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 Abbé Henri Brémond, s.j.

de l'Académie française.
 (1865-1933)

Histoire Littéraire du Sentiment Religieux en France depuis la Fin des Guerres de Religion jusqu'à nos Jours
Tome 4


Tome IV  L'ÉCOLE DE PORT-ROYAL
 
 
 
 
 

PARIS
LIBRAIRIE BLOUD ET GAY
3, RUE GARANCIÉRE, 3
1923
 
 
 

Nihil obstat :
Ferdinand CAVALLERA,
Professeur à la Faculté de Théologie
de l'Institut catholique de Toulouse.

                    Toulouse, 19 mars 1918.

 

                    Imprimatur :

                    H. ODELIN, V. G.

                    Parisis, die 21 Maii 1918.

 
 

AVANT-PROPOS

 
 
 
 

Pour des raisons que l'on imaginera sans peine, je m'étais d'abord promis de laisser presque entièrement de côté ce chapitre de Port-Royal qui a déjà occupé tant d'historiens. Je n'aurais gardé que Pascal et que Nicole, le premier pour le comparer au plus grand spirituel de cette époque, le P. Charles de Condren, le second, parce que dès le milieu du XVIIe siècle, il organise la campagne contre les mystiques. De nouvelles réflexions m'ont amené à changer d'avis. Ayant relu Sainte-Beuve, il m'a semblé que l'auteur du Port-Royal ne s'était pas placé au point de vue exclusivement religieux qui doit être le nôtre. Sa curiosité est plus littéraire ou morale que mystique, si l'on peut ainsi parler. Il a certes voulu peindre et discuter de grands chrétiens, ou plutôt le christianisme lui-même, mais le christianisme est avant tout pour lui un corps de doctrine, une règle des moeurs, au lieu qu'il est avant tout pour nous, dans nos présentes recherches, une religion, un « sublime commerce de l’âme avec Dieu », comme disait le P. Yves de Paris. Au fond, la prière proprement dite de Saint-Cyran, du grand Arnauld, de la Mère Angélique le touche peu. N'a-t-il pas dit lui-même :

 

II

 

« Dès que la prière commence, la critique littéraire expire (1) ». Ses contemporains ne soupçonnaient pas que ce qu'il y a de plus intime dans la vie chrétienne pat être un sujet d'étude. Sainte-Beuve, en leur racontant M. Hamon, M. de Saci, M. Duguet, faisait preuve d'une véritable hardiesse. Il ouvrait la voie. Si aujourd'hui la psychologie religieuse a le droit de se montrer moins timide, c'est à lui, plus qu'à tout autre Français peut-être, que nous le devons.

Méditée du point de vue que je viens de dire, l'histoire du jansénisme nous réserve quelques surprises. On s'aperçoit bientôt, par exemple, que ce mouvement religieux — considéré, dis-je, et uniquement comme un mouvement religieux — n'a pas eu d'abord l'importance et l'originalité que l'on croit. Il y eut là sans doute d'insignes dévots, et que je n'avais pas le droit de négliger ; mais leur vie intérieure rappelle d'assez près celle que menaient, vers le même temps, nombre de saintes personnes. Saint-Cyran n'est en somme qu'un Bérulle malade et un peu brouillon ; la Mère Agnès aurait fait une excellente visitandine ; Tillemont, un bénédictin. Je ne parle, bien entendu, que de la première génération. Pris en bloc, non seulement ils ne dépassent pas les autres groupements contemporains, l'école française, l'école du P. Lallemant, l'école franciscaine et le petit monde spirituel qui gravite autour de Jean de Dernières, mais encore ils n'apportent rien de nouveau. Ils ne paraissent pas plus austères que les oratoriens, que M. Olier, que les mystiques de la Compagnie de Jésus. Quant à leur prière, elle n'est pas encore janséniste dans l'ensemble, elle ne

 

(1) Nouveaux Lundis, I, p. 251

 

III

 

respire pas encore les dogmes terribles de l'Augustinus. Bref, c'est à peine s'ils forment une école particulière au sens rigoureux du mot.

Il est donc bien entendu que, dans les pages suivantes, je ne me donne pas le ridicule de refaire, après Sainte-Beuve, l'histoire extérieure, littéraire, morale ou politique de Port-Royal; je la suppose connue. Les aspects proprement théologiques du sujet ne m'arrêteront pas davantage. A quoi bon du reste ? Personne n'ignore quel est sur ce point l'enseignement catholique. Ce qui nous intéresse présentement et, je le répète. uniquement, c'est la religion personnelle du premier Port-Royal et des premiers jansénistes.
 
 
 
 

CHAPITRE PREMIER DU PRÉTENDU « STYLE JANSÉNISTE »

 
 
 
 

I. La première rencontre de Sainte-Beuve avec Port-Royal; les deux aspects du jansénisme. — M. Hamon préféré au grand Arnauld. — Une étude plus critique confirme cette première impression. — Déviation précoce : l'esprit d'Arnauld substitué à celui de Saint-Cyran. Le a prêtre » vaincu par le « docteur ». — Cinq volumes sur six raconteront la décadence de Port-Royal. — Enthousiasme bien naturel de Sainte-Beuve . il ne connaissait pas d'autres chrétiens.

II . Les reliures jansénistes. — Sainte-Beuve et le style janséniste. — Théories anti-littéraires de Saint-Cyran. — Les stylistes de Port-Royal; d'Andilly. — M. Le Maître et les rythmes de la prose. — Nicole contre « l'éloquence d'eau chaude ». — Tous gens de lettres.

III. S'ils ont créé le style janséniste, ce fut malgré eux. — L'ont-ils créé? — Le témoignage des contemporains. — Les Messieurs de Port-Royal écrivent comme les autres écrivains religieux de l'époque. — La prose après Balzac. — Le P. Grasset. — Voluptés perdues; Le Maître et Flaubert. — Qu'il n'y a pas de style janséniste et que, soit pour le style, soit pour le reste, ils furent peut-être moins originaux qu'on ne l'a cru.

 

I. Le Port-Royal de Sainte-Beuve n'est pas, comme plusieurs se l'imaginent, une apologie du jansénisme (1). Le héros de Volupté, Amaury, c'est-à-dire le jeune Sainte-Beuve d'avant le fameux cours de Lausanne, s'expliquait

 

(1) Ce qui ne veut pas dire qu'il soit une apologie du christianisme orthodoxe. Il est au fond tout le contraire. Nos pères s'y sont trompés. A la lecture des premiers volumes du Port-Royal, ils ont cru que l'auteur ne tarderait pas à se convertir. Sainte-Beuve du reste leur avait donné dans Volupté, des gages troublants et qui ne manquaient pas tout à fait de sincérité. Mêmes gages offerts au protestantisme, pendant les années de Lausanne et celles qui suivirent immédiatement. Il a déçu tous les chrétiens. Le vrai sens du Port-Royal, Sainte-Beuve l'a défini dans les pages mémorables qui terminent le livre et qui furent écrites en 1857 (T. VI, pp. 243-246). Lu à la lumière de ces pages, le livre n'est plus que le récit d'une conversion manquée. Ce qui l'attirait dans le Port-Royal, c'était le christianisme lui-même, « la religion seule » ; et a cette religion, dit-il, il m'a été impossible d'y entrer autrement que pour la comprendre ».

 

 

4

 

déjà sur ce point avec une clarté suffisante. « Il y avait dans Port-Royal, disait-il, un esprit de contest et de querelle que je n'y cherchais pas et qui m'en gâtait la pureté. J'entrais le moins possible dans ces divisions mortes et corruptibles que l'homme en tout temps a introduites dans le fruit abondant du christianisme. Heureux et sage qui peut séparer la pulpe mûrie de la cloison amère, qui sait tempérer en silence Jérôme par Ambroise, Saint-Cyran par Fénelon ! Mais cet esprit contentieux qui avait promptement aigri tout le jansénisme au XVIIIe siècle, était moins sensible ou moins aride dans la première partie de Port-Royal réformé et durant la génération de ses grands hommes. C'est à cette ère d'étude, de pénitence, de persécution commençante et subie sans trop de murmure, que je m'attachais. Parmi les solitaires, dans la familiarité desquels j'entrai de la sorte plus avant, derrière les illustres, les Arnauld, les Saci, les Nicole et les Pascal, un surtout, devint bientôt l'un de mes maîtres invisibles... M. Hamon (1). »

Il juge à vue de pays et assez confusément. Toutefois son merveilleux instinct l'incline déjà vers les distinctions nécessaires. Il tend à négliger le « docteur » pour le « saint », le grand Arnauld pour M. Ramon. Impression de poète que l'historien qui se prépare aura bientôt confirmée, précisée et dépassée.

« Port-Royal et jansénisme, dit-il dès le début du cours de Lausanne, ne sont pas tout à fait ni toujours la même chose... Lorsqu'on lit, par exemple, l'Histoire du jansénisme de dom Gerberon, on ne croirait pas qu'il s'agit des mêmes événements, de la même histoire que celle qui nous intéresse si fort chez Lancelot, Fontaine et leurs amis. C'est qu'en effet ce n'est pas la même. Le jansénisme qui part de Jansénius et de son gros livre de l'Augustinus est une affaire avant tout théologique ; il y eût là l'école

 

(1) Volupté, édition de 185o, p. 338, 34o.

 

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sur le premier plan, la Sorbonne, le collège..., enfin une complication de diplomatie canonique et de vocifération scolastique qui eussent toujours été p'eu attrayantes pour nous... Port-Royal, par bonheur, est autre chose que cette controverse, quoiqu'il se rencontre bien souvent, trop souvent avec elle et qu'il n'apparaisse à certains moments qu'enveloppé de toutes parts, au plus fort du feu et de la fumée. Mais même alors, même aux plus chauds instants de la dispute sorbonique et jésuitique... malgré tout, il y eut, presque sans interruption, le cloître, le sanctuaire, la cellule et le guichet des aumônes, la pratique chrétienne des moeurs et l'intérieur inviolable de certaines âmes, le cabinet d'étude pauvre et silencieux, le désert et la grotte des conférences près de la source de la Mère Angélique et non loin des arbres plantés de la main de M. d'Andilly (1). »

Il y a là encore quelque incertitude, un peu de mélange. Un pas de plus, et nous arriverons àla sentence définitive, à la grande ligne de partage nettement, résolument fixée, à la pensée maîtresse qui inspire tout le Port-Royal.

Il vient de citer une page mélancolique de Lancelot qu'il reprend ainsi, qu'il achève : « Ici, sur cette fin s'entrevoit et se trahit comme involontairement une pensée sur laquelle j'aurai bien des fois occasion de revenir : c'est que, selon Lancelot et quelques autres, au temps même où il écrivait ces mémoires, c'est-à-dire en 1663, il y avait une diminution et, si j'ose dire plus et dégager toute sa pensée, une déviation de l'esprit du premier Port-Royal, du Port-Royal de M. de Saint-Cyran. Cette déviation eut lieu, ce me semble, aussitôt après la mort de celui-ci (1643), et par le fait surtout de la polémique croissante et de l'influence dominante du grand Arnauld. Les Provinciales elles-mêmes ne se rattachent guère à ce premier esprit de Saint-Cyran. J'induis tout ceci d'une multitude de

 

(1) Port-Royal, I, pp. 35, 36.

 

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petits faits... Le Port-Royal au moment où il deviendra le plus célèbre, sera déjà un Port-Royal moins parfait et renfermant un principe de décadence (1). »

Ainsi tantôt Port-Royal et le jansénisme, bien que distincts, restaient comme soudés l'un à l'autre pendant le cours d'une longue histoire. Et sans doute, uniquement désireux de pénétrer le mystère a de ces Aines pieuses, de ces existences intérieures », Sainte-Beuve entendait bien négliger le côté querelleur de Port-Royal, pour recueillir seulement « la poésie intime et profonde » qui s'exhalait de la maison. Mais cette poésie, il ne l'atteindrait, pensait-il, qu'en se résignant à traverser « le feu et la fumée » de tant de controverses rebutantes. Bref, il ne soupçonnait pas encore que, dès que le jansénisme commence, Port-Royal, le vrai Port-Royal est près de finir. Il le sait maintenant. Après la mort de Saint-Cyran et l'avènement d'Arnauld, il cherche le Port-Royal de ses rêves et il ne le trouve plus. La zone embaumée et fervente qu'il se figurait si vaste, n'est plus qu'un petit jardinet qui ne verra pas deux printemps ; le poème qui devait être une épopée n'est plus qu'un trop bref cantique. Ne croyez pas d'ailleurs que Sainte-Beuve ait beaucoup gémi sur cette précoce décadence. II s'en accommode aisément. A vrai dire, elle le sert, elle lui rend sa liberté, d'abord charmée par les vertus et la piété des premiers solitaires. La pureté de leur âge d'or doit si peu durer ! Pourquoi les suivrait-il au désert? Quoi qu'il en soit, il insiste volontiers sur cette déviation fatale. Après avoir raconté les guerres intestines qui suivirent la bulle d'Innocent X, le paisible M. Singlin penchant vers la soumission, Pascal bousculant le bonhomme, Arnauld donnant raison à Pascal, « on a déjà vu, écrit encore Sainte-Beuve, Lancelot toucher et déplorer, bien que timidement, cette déviation de l'esprit primitif; je crois que M. Singlin, dans les dernières années,

 

(1) Port-Royal, I, pp. 436, 437.

 

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jugea de même. Je juge comme eux, autant que j'en ai le droit, et plus explicitement encore.  Il me semble qu'à Port-Royal où de si grands hommes se succédèrent, 'M. de Saint-Cyran ne fut jamais remplacé... Les talents d'Arnauld et le génie de Pascal,... s'il faut le dire, ont plutôt hâté que combattu la déviation que je signale, et je n'en voudrais d'autre preuve que ce moment significatif où le Prêtre, M. Singlin, se trouva insuffisant, et où le Docteur, M. Arnauld, l'emporta. Notre Port-Royal complet était déjà sorti de son véritable esprit intérieur, pour entrer dans sa seconde période, celle de la polémique, qui le perdit (1) ».

La ruine morale commençant de si bonne heure et pour ne plus s'arrêter, on voit bien que ce n'est pas là dans l'esprit de Sainte-Beuve, simple hypothèse, mais conviction mûrie longuement et très ferme. Des six volumes de lui sur la grandeur et la décadence de Port-Royal, les cinq derniers seront consacrés à la décadence. Ainsi d'un Montesquieu paradoxal qui verrait s'éteindre la vraie gloire de Rome dans le bocage funèbre où disparaît le pieux Numa. Rien au reste dans ces conclusions qui sente le paradoxe. Peut-être même devrons-nous reconnaître qu'elles font encore la part trop belle à ce Port-Royal de l'âge d'or que de notre côté nous abordons avec beaucoup de respect, mais qui ne nous parait ni le seul ni le plus haut refuge de l'esprit chrétien en France pendant la première moitié du XVIIe siècle. La ferveur qu'inspirent au jeune Sainte-Beuve ses visites à Port-Royal, s'explique sans peine. C'était son premier pèlerinage, sa première rencontre avec la vie intérieure du chrétien, sa première intimité avec les amis de Dieu. Au tournant d'une de ces inquiètes promenades qu'il nous a racontées dans son roman, il découvre soudain l'ordre de la Charité. Endolori, déçu, livré au vague des passions et, — pourquoi

 

(1) Port-Royal, I, pp. 476, 477.

 

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non? — travaillé par la grâce divine, cette Jérusalem imprévue qui s'offrait à ses regards, le toucha profondément, plus sans doute qu'il n'osera l'avouer sur ses vieux jours. Quoi qu'il en soit, novice, étranger de la veille, ce petit monde devait lui paraître, non seulement admirable, mais exceptionnel, mais unique. A nous au contraire, qui avons déjà fait le tour du Paris mystique et qui avons déjà vécu dans la familiarité de tant de saints — plus âgés pour la plupart que M. de Saint-Cyran — l'austère maison réserve moins de surprises. Dès le seuil nous la devinons. Elle n'est pour nous qu'un des vingt ou trente quartiers de la Cité, pour Sainte-Beuve elle est cette Cité même. Il ne connaît pas d'autre abbaye, d'autre réforme que celle de la Mère Angélique, pas d'autre directeur que Saint-Cyran, pas d'autre pénitent que M. Le Maître. D'où chez lui une tendance naturelle, qui d'ailleurs lui ressemble si peu, à mettre l'abstrait pour le concret, à identifier esprit chrétien et esprit de Port-Royal, direction et Saint-Cyran, pénitence et solitaires des Granges ; je néglige les nuances, j'appuie lourdement, ce qui est deux fois ridicule quand on traite d'un si prodigieux critique, mais pour l'ensemble, c'est à peine si j'exagère. N'a-t-il pas dit : « M. de Saint-Cyran, pour le définir d'un mot, c'est le Directeur chrétien par excellence, dans toute sa rigueur, dans toute sa véracité et sa certitude » (1), et n'est-il pas intrépide de parler ainsi? Aussi bien une de ces digressions littéraires qu'il aimait, va nous donner le moyen de mieux dégager et d'illustrer l'idée très simple, mais essentielle vers laquelle nous tâchons d'acheminer le lecteur.

II. Enfant, je croyais la reliure janséniste réservée aux livres de Port-Royal ou de ses amis. Ceux qui prêtent à ces messieurs un style particulier, ne font-ils pas une confusion analogue? Port-Royal est-il vraiment une école littéraire, au plein sens du mot, a-t-il un programme à lui,

 

(1) Port-Royal, I, p. 342.

 

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une manière propre ? On affirme ce dogme depuis si longtemps que j'ose à peine dire combien il me parait chancelant, dès qu'il est soumis à la critique. On sait par coeur la belle philippique, d'ailleurs si profondément injuste. de Joseph de Maistre :

 

 

« Je te vomirai », dit l'Ecriture en parlant à la tiédeur. J'en dirai autant en parlant à la médiocrité. Je ne sais comment le mauvais choque moins que le médiocre continu. Ouvrez un livre de Port-Royal, vous direz sur le champ, en lisant la première page : Il n'est ni assez bon ni assez mauvais pour venir d'ailleurs. Il est aussi impossible d'y trouver une absurdité ou un solécisme qu'un aperçu profond ou un mouvement d'éloquence : c'est le poli, la dureté et le froid de la glace (1).

 

Sainte-Beuve se fâche  — son duel avec Joseph de Maistre est un de ses beaux endroits, — mais après tout il répète la même chose. La clef seule est changée. A la rhétorique de Balzac, il oppose « la théorie littéraire chrétienne de Saint-Cyran », qui aurait a dominé, inspiré et comme affecté la littérature entière de Port-Royal et toute cette manière d'écrire saine, judicieuse, essentielle, allant au fond, mais, il faut le dire, médiocrement élégante et précise, très volontiers prolixe au contraire, se répétant sans cesse, ne se châtiant pas sur le détail et tournant surtout à l'effet salutaire (1)... Méthode d'écrire, suffisante et saine plus que travaillée et châtiée... L'utilité morale fut la règle du style de Port-Royal ; le style suffisant les contentait mieux que la grâce suffisante (2). »

Il est séduisant comme toujours. Sachons néanmoins lui résister. Il nous impose une sorte de miracle, je veux

 

(1) De l’Eglise gallicane, livre I, ch. v. On avait déjà le très curieux jugement de Voltaire, faisant aux solitaires, dit encore J. de Maistre a l'honneur de croire ou de dire que, par le tour d'esprit châle, vigoureux et animé, qui faisait le caractère de leurs livres et de leurs entretiens... ils ne contribuèrent pas peu à répandre en France le bon goût et la véritable éloquence ». Il simplifie en apparence et généralise plus qu'on ne voudrait, mais on voit bien qu'il vise surtout Pascal et le grand Arnauld. Du coup, le problème change.

(2) Port-Royal, II, pp. 43, 85.

 

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dire, un groupe d'écrivains nés, renonçant héroïquement au plaisir de bien écrire, visant à rester médiocres, mortifiant leur imagination, leur sensibilité et même leur goût, pour mieux obéir à l'austère consigne d'un maître qui certes prêchait d'exemple. Car pour Saint-Cyran, aucun doute n'est possible, il écrivait mal sans le moindre effort. Aussi conseillait-il volontiers le style insuffisant (1). Mais à qui fera-t-on croire qu'il ait converti personne ? D'Andilly voulut bien se retirer des affaires, nous dit le P. Rapin, mais « pour le talent qu'il avait d'écrire, il continua de s'y appliquer sans écouter les scrupules que lui en voulait faire Saint-Cyran, lequel avait entrepris de réformer son style... où les plus habiles ne trouvaient rien à redire, car il a été un des premiers qui, par la politesse de son style, a affectionné les personnes de qualité à lire les livres de dévotion et à inspirer cet esprit à notre siècle (2).

D'Andilly est un des coryphées de l'école, puisque école il y a. Si peu nombreux du reste. Dix ou douze tout au plus ! (3) Dira-t-on que Robert, tout formé déjà lorsqu'il se

 

(1) Port-Royal, II, p. 85.

(2) Histoire du jansénisme, parle P. René Rapin (édit. Domenech.) Paris, s. d. pp. 314, 315. Le P. Rapin oublie en bloc nos humanistes dévots et ceux mêmes de sa robe : il oublie saint François de Sales. Avant leur siècle de Louis XIV, rien n'existait pour ces raffinés. Cent ans plus tard, l’abbé Racine, dans son Abrégé de l'histoire ecclésiastique, fera sien, mais en le jansénisant à outrance, le jugement de Rapin. Le passage est curieux. Les messieurs de Port-Royal a ont connu les vérités de la grâce dans toute leur étendue ; ils ont vu combien elles influaient sur la morale et ils ont fait sentir les liaisons qu'avait le molinisme avec les relâchements honteux des casuistes. Enfin ils n'ont pas défendu ces vérités dune manière sèche et spéculative. A l'exemple de saint Augustin, ils les ont rendues intéressantes aux fidèles. Ils ont montré qu'elles étaient le trésor du chrétien et non un objet stérile de ses connaissances. Ils en ont fait usage dans leurs livres de piété et c'est ce qui les rend si précieux à ceux qui ont le goût d'une piété solide ». Racine, T. XI, p. 6o.

(3) Nul n'a jamais songe, que je sache, à trouver « janséniste » le style des trois religieuses, Angélique, Agnès, Angélique de Saint-Jean. Trois belles plumes certes Pourquoi toujours oublier les femmes lorsqu'on étudie le prétendu style de Port-Royal? Elles gênent la théorie. Le grand Arnauld de même est toujours excepté. Qui lui reprocherait de manquer d'éloquence? A l'école donc appartiendraient d'Andilly, Le Maître, Saci, Nicole, Fontaine, Lancelot, Thomas du Fossé, Claude de Sainte-Marthe... C'est d'eux que l'on parle, ou plutôt que l'on devrait parler. Mais en fait, on ne vise guère que Saci et Nicole. Je ne dis rien de Tillemont. Moliniste, peut-on croire qu'il eut écrit à la manière de Michelet ? Ajoutez quelques jansénistes in partibus, Hermant par exemple. S'il n'a pas la jolie plume de Rapin, s'il est illisible dans ses Mémoires, est-ce bien la faute de Saint-Cyran ?

 

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mit sous la direction de Saint-Cyran, ne fut jamais qu'un pénitent de parade (1) ? Je veux bien. Que l'on prenne donc la chère conquête du saint abbé, sa proie magnifique, l'insigne solitaire, M. Le Maître. L'attitude de celui-ci en face de la bagatelle littéraire, jugeons-la non pas sur les méchancetés de Racine, mais sur le témoignage d'un disciple, d'un enfant de choeur.

« Pour tout ce qui regardait les humanités et les sciences, raconte M. du rossé, il (M. Le Maître) me donnait en maître, mais en maître très habile, des leçons que je n'ai jamais depuis oubliées. Il s'appliquait à me former peu à peu sur des règles qu'il possédait si parfaitement. II me lisait ou me faisait lire des endroits choisis des poètes ou des orateurs et m'en faisait remarquer toutes les beautés, soit pour la force du sens, soit pour l'élocution. Il m'apprenait aussi à prononcer comme il faut les vers et la prose ; ce qu'il faisait admirablement lui-même, ayant le ton de la voix charmant, avec toutes les autres parties d'un grand orateur. Il me donnait aussi outre cela plusieurs règles pour bien traduire, me faisait comprendre combien l'art d'une traduction fidèle, noble et élégante, était difficile et important (2). »

Ces « règles » que M. Le Maître possède si parfaitement, qu'il observe lui-même avec scrupule, qu'il enseigne à la jeunesse de Port-Royal, nous les avons, en partie

 

 

(1) Pour les profanes comme moi, Robert d'Andilly reste surtout amusant. Si je charge un peu le bonhomme, c'est pour mieux protester contre le sombre, l'odieux portrait que Varin a donné de lui dans la Vérité sur les Arnauld. Cet écrivain sincère et très érudit manquait un peu de jugement. Sainte-Beuve qui l'avait rencontré à l'Arsenal, (Varin était bibliothécaire) et qui l'aimait assez, fut littéralement stupéfait à la lecture de ce livre qu'il fallait écrire sans doute, mais d'autre façon. Voir dans la table de Part-Royal l'article Varin. Il saute aux yeux que, sur ce point, Sainte-Beuve est dans le vrai.

(2) Mémoires de Pierre Thomas sieur du Fossé (édition Bouquet, Société de l'histoire de Normandie) Rouen, 1875, I, pp. 291, 292.

 

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du moins, dans un précieux document dont Sainte-Beuve parle à peine et qui jette un jour imprévu sur le « style janséniste ». Saint-Cyran, nous avait dit Lancelot, « ne voulait pas qu'on s'amusât tant à épiloguer sur les paroles, et à être plus longtemps à peser les mots qu'un avaricieux ne serait à peser l'or à son trébuchet, parce que rien ne ralentit plus le mouvement de l'Esprit e 1. Or voici que

M. Le Maître non seulement commet ce péché contre le Saint-Esprit, mais encore assaisonne de mille raffinements le fruit défendu. Le choix des mots, le souci d' « une grande justesse de paroles a, c'est le péché de tout le siècle de Louis XIV. Le Maître pousse la perversion beaucoup plus loin. Il se passionne, autant que Balzac, pour l'arrangement des mots.

 

Le plus beau membre (d'une période) enseignait-il par exemple, est celui qui est au-dessous ou au-dessus de la moitié d'un grand vers héroïque, c'est-à-dire qui est de cinq ou sept syllabes. Les huit syllabes sont bonnes aussi. Mais il faut prendre garde que si la période finit par un mot masculin, il est bon que le précédent soit un féminin, comme par exemple, sur la montagne de Sinaï. On a mis montagne, qui est un mot féminin, à cause de Sinaï, qui est masculin et qui finit la période. Car on ne considère pas ce petit mot de. Au reste, il ne faut pas s'assujettir à finir toujours par quelqu'un de ces beaux membres qui ne sont proprement que pour la fin des grandes périodes, parce que le discours en paraîtrait moins naturel par cette affectation perpétuelle (2).

 

(1) Port-Royal, II, p. 84.

(2) Règles de la traduction française composées par M. Le Maître pour M. du Fossé dans Mémoires de P.-Th. du Fossé, op. cit., 1, 329, 33o. On les trouve aussi dans les Mémoires pour servir à l’histoire de Port-Royal, par M. Fontaine, Cologne, 1228. t. II, pp. 176-188. Je ne crois pas du tout que Sainte-Beuve ait voulu nous dérober un témoignage qui allait si directement contre sa thèse. Il n'était pas capable d'un si méchant tour, mais il n'avait rien du styliste et ces minuties l'agaçaient. Il n'aura trouvé qu'enfantillage dans les pages de Le Maître. Cf. à ce sujet le témoignage de Saint-Evremont. « Chaque mot (dans les traductions de d'Ablancourt) y est mesuré par la justesse des périodes sans que le style en paraisse moins naturel; et cependant une syllabe de plus ou de moins ruinerait je ne sais quelle harmonie qui plait autant à l'oreille que celle des vers ». Oeuvres mêlées, édit. Ch. Giraud, t. II, p. 35o.

 

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Plus « auditifs e que e visuels », héritiers de Balzac, ils tenaient avant tout à e plaire aux oreilles ». « Un beau membre », comme répète Le Maître avec une volupté qui nous gagne, « un beau membre », bien mis en sa place, — la montagne (de) Sinaï — les transportait. Dans ce désert qu'on nous a peint si austère, c'étaient de véritables débauches d'harmonie, des concerts sans fin.

Nicole, élevé à la Montaigne par son père et que nul soupçon de pédantisme ne peut effleurer, moins curieux des menus détails du style, mais plus humaniste, mais d'un goût plus fin et plus rare, Nicole, emunctissimæ paris, n'était pas non plus d'avis que l'on prit un cilice pour écrire. La bassesse du style, le rampant, lui font horreur. Il veut qu'on choisisse jalousement, pour les faire apprendre par coeur à la jeunesse, les endroits les plus « éclatants a des classiques et rien que ceux-là. En vue de les armer contre les a difficultés des libertins », qu'on leur donne « le recueil des pensées de M. Pascal ».

 

Outre l'avantage incomparable qu'on en peut tirer pour les affermir dans la véritable religion, il y a de plus un air si grand, si élevé, et en même temps si simple et si éloigné d'affectation dans ce qu'il écrit, que rien n'est plus capable de leur former l'esprit et de leur donner le goût et l'idée d'une manière noble et naturelle d'écrire et de parler.

 

Sont-ce là les propos d'un homme qui voit dans e l'utilité morale », la seule règle du style et qui se tient pour satisfait lorsqu'un ouvrage ne renferme rien de trop choquant? Le voulez-vous aussi talon rouge en matière de goût, aussi dédaigneux que Joseph de Maistre? Écoutez encore :

 

La vérité, la justesse des sentiments, l'élévation de l'esprit, le génie sont certaines qualités pour lesquelles peu de gens ont du goût... C'est maintenant le règne de l'éloquence d'eau chaude, ou autrement de l'éloquence anodine ;

 

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et c'est un goût peu connu que celui qui est exprimé dans ce vers :

 

Haec demum sapiet dictio quæ feriet

Un discours a du goût quand il frappe le coeur (1).

 

 

Je pourrais les prendre ainsi les uns après les autres, Saci, Fontaine, du Fossé. Aucun d'eux ne s'est héroïquement voué au terne, au médiocre. Aucun d'eux ne serait fâché d'égaler M. Pascal. Ils font de leur mieux. Lancelot est le seul à ma connaissance qui peut-être ait tâché d'éteindre ses feux. Il aura bientôt fait. Encore n'en suis-je pas sûr. Le plaisir d'écrire le chatouille visiblement. E t voilà, me semble-t-il, à quoi se réduit, pour le prestige et l'influence, n la doctrine littéraire chrétienne » de M. de Saint-Cyran.

III. Si donc ils avaient créé le «. style janséniste », c'eût été à leur corps défendant et pour avoir manqué le but tout contraire qu'ils se proposaient. Mais, au fait, ont-ils si mal réussi? Le P. Rapin répète à satiété dans ses Mémoires que le jansénisme dut ses premiers succès à « l'élégance des livres de Port-Royal ». D'après lui, si le Père Esprit, de l'Oratoire, donne dans « les nouveautés » c'est a en qualité de bel esprit dont il faisait une profession déclarée ».

 

(1) De l'Education d'un Prince, 2e partie du t. II des Essais de morale, passim. Nicole est du reste sur presque tous les points, et notamment sur les points essentiels de la vie intérieure, aux antipodes de Saint-Cyran. Si j'avais eu le temps de prendre tous mes avantages, j'aurais parlé de Nicole écrivain latin. Il n'écrivait en français qu'à contre coeur. Cf. Essais t. VII, Lettre XLIII : « Qu'il serait utile à l'Église et aux auteurs mêmes que les bons livres qu'on fait en notre langue eussent été écrits en latin a. Si donc on veut bien connaître les principes littéraires de Nicole, c'est avant tout dans sa traduction latine des Provinciales qu'il les faut chercher. Or, cette traduction est de l'aveu de tous, l'oeuvre d'un styliste consommé. Cf. la thèse de M. Le Roy. De litteris Provincialibus in latinam linguam a Wendrockio translatis, Paris, 1892.

Parmi les autres preuves qu'il est facile d'apporter, je dois au moins indiquer, le manifeste, l'encyclique du grand Arnauld, ses Réflexions sur l'éloquence des prédicateurs. Dans cet ouvrage, tant estimé par Boileau, Arnauld réfute victorieusement la « théorie littéraire chrétienne a de du Bois, c'est-à-dire, de Saint-Cyran lui-même, que du Bois ne faisait que répéter. Cf. Vie de M. A. Arnauld (à la fin de la grande édition de Lausanne) pp. 310, 311 ; Port-Royal, V. pp. 469. 47o: Jaequinet, Les Prédicateurs du XVIIe siècle avant Bossuet, Paris, 1863, p. 336.

 

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Voici encore un mot de lui sur un des premiers livres d'Arnauld (Apologie de M. Jansénius, Paris 1643). Cette apologie, du style dont elle était écrite, avec bien de la pureté et bien de L'élégance, fit beaucoup d'impression. C'était un traité des matières les plus épineuses et les plus profondes de la théologie et écrit d'un style si beau que les gens de la Cour pouvaient prendre plaisir à le lire », l'auteur y ayant mêlé e cet agrément qui attire la curiosité des honnêtes gens » (1). « Quel langage, quel ton dans l'arrangement des mots ! On croit n'avoir lu de français qu'en ce livre » (2). Ainsi parle Mme de Sévigné envoyant à sa fille les Essais de Nicole. Le P. Bernard Lami, dont Malebranche et J.-J. Rousseau faisaient tant de cas, estimait de son côté « qu'on doit lire » M. Nicole « pour prendre de bonne heure une belle manière d'écrire » (3). Saint-Réal, puriste à la Bouhours, reproche sans doute à nos Messieurs un certain nombre de néologismes; il les tient cependant pour « le plus fort parti de gens de lettres qu'il y ait aujourd'hui en France » (4). Voltaire lui-même les admire. Un moderne, au reste franchement pervers en matière d'esthétique, va plus loin encore. Soit pour taquiner Sainte-Beuve, auquel il ne pardonne pas de tant s'intéresser « aux produits des siècles réfléchis », soit aussi pour formuler et défendre par ce biais sa propre théorie

 

(1) Mémoires du R. P. René Rapin (Aubineau), Paris, 1865, I., pp. 87, 91 95.

(2) Lettre du 12 janvier 1676.

(3) Entretiens sur les sciences, Lyon, 17o6, p. 365.

(4) Cité par Fréd. Godefroy. Histoire de la littérature française,  XVIIe siècle, Prosateurs, I, p. 149. La langue de plusieurs de ces écris vains n'est pas toujours pure. Cela s'explique par bien des raisons. Ils avaient un peu la manie de tout réformer. De plus, latinistes, grammairiens, et « rationalistes » ils ne tenaient pas assez compte de l’« usage ». Un trouve enfin chez quelques-uns d'entre eux —non pas chez Nicole, certes! — mais chez Lancelot, chez le vénérable Isaac, un peu de rusticité. Plusieurs d'entre eux vivaient à la campagne. Lancelot retrouvait dans les Enluminures de Saci les grâces des Provinciales ! Au demeurant, si toutes les critiques que leur adressaient Saint-Réal et plus encore Bouhours, (Nouveau Testament de Mons) ne sont pas imméritées, elles atteignent également la plupart des écrivains religieux de l'époque, même molinistes.

 

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du style, Renan veut nous faire croire que « la langue des écrivains de Port-Royal est la perfection ». Cette langue « suffit à tout », dit-il encore, e elle peut servir à exprimer des pensées opposées aux leurs » (1). Voilà son malin secret. Revêtir les idées les plus audacieuses du style placide, limpide et probe de Nicole, il l'a fait souvent. L'auteur de Thaïs connaît bien ce procédé. Quoiqu'il en soit, n'en croyez pas Joseph de Maistre qui, soit dit en passant, aimait fort Nicole. Le commerce de ces Messieurs n'est pas ennuyeux. Rien de trop excitant. C'est un certain naturel joliment suranné, une simplicité facile, élégante parfois et délicate, qui ne bande point l'esprit, qui ne lui présente que des images communes, mais agréables, que des pensées prévues, mais bienfaisantes (2). Leur prolixité même n'est pas sans charme. Ils font merveille entre chien et loup, entre veille et sommeil. Ils nous reposent, nous pacifient et cependant nous corrigent presque à notre insu. Quand on s'est mis sous leur conduite, on les délaisse quelquefois pendant plusieurs semaines, mais on leur revient toujours. Qui n'a pas une de ces discrètes personnes, M. Hamon, M. Nicole, pour chapelain particulier, ignore de très douces joies. Mais quand tout est dit. la description que Sainte-Beuve nous a faite de leur manière reste d'une parfaite justesse. Le trait, la couleur et le saisissant leur manquent : ils écrivent la platitude ; ils écrivent comme écrit de leur temps quiconque n'a pas de génie (2).

 

(1) Nouvelles études d'histoire religieuse, pp. 453-499 passim. Renau du reste ne connaissait l'histoire de Port-Royal que par Sainte-Beuve. Il dit bravement a Port-Royal est le seul réduit du XVIIe siècle où la rhétorique n'ait pas pénétré ». Mais il définit supérieurement et Sainte-Beuve et son Port-Royal. La conclusion du livre — ce morceau tout renanien et que Renan lui-même ne dépassera pas — naturellement l'enchante. Il le transcrit de la première à la dernière ligne. Ces pages écrites en 1857 auront peut-être achevé de le révéler lui-même à lui-même.

(2) Cf. une très jolie page des Essais de morale, II. De l'éducation d'un Prince, § 2 ; XXXIX.

(3) Parmi ceux qui leur ressemblent ou auxquels ils ressemblent, je citerais volontiers le P. Rapin, non pas dans son beau poème latin ou dans ses malicieux Mémoires, mais dans ses oeuvres proprement spirituelles. M. Gazier dit de Rapin qu'il composait « à l'usage des mondains des ouvrages de piété plus ou moins semblables à la Dévotion aisée du P. Le Moine ». (Mémoires de G. Hermen . Paris, 1905, t. I. p. 6). Singulier rapprochement. M. Gazier aurait-il négligé de lire ces deux auteurs? Le P. Rapin n'est certes pas de l'école de Le Moine, et tout au contraire. Il ressemblerait bien plutôt à d'Andilly que du reste il n'égale pas. Terne, banal, ennuyeux, moins toutefois que M. Hermant. On imagine d'ailleurs aisément la spirituelle induction qui a conduit M. Gazier à ce jugement trop sommaire. Il se sera dit : le P. Rapin « sémillant » dans ses Mémoires, n'aura pu manquer de l'être dans ses traités de dévotion. Mais quoi! L'on disait jadis que le P. Rapin « servait Dieu et le monde par semestre ». M. Gazier a-t-il donc besoin que je lui rappelle ce joli mot ?

 

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C'est la qu'enfin en voulais venir. Entre l'école littéraire de Port-Royal, et les autres écrivains religieux de la même époque, un juge attentif et libre de tout préjugé ne trouvera pas de différence appréciable. Que l'on prenne par exemple un ouvrage de propagande janséniste, un des plus fameux et des plus caractéristiques, la vie de Dom Barthélemy des Martyrs, et qu'on le compare à la vie de Mme Acarie par M. Duval, à celle de sainte Chantal par M. de Maupas, à celle de M. de Renty par le Père Saint-Jure. Ou bien que l'on rapproche des méditations du P. Hayneufve, jésuite, les effusions pieuses de M. Hamon. Ils obéissent tous de leur mieux aux consignes d'une même rhétorique. Composition, style, mêmes qualités, mêmes défauts. C'est la manière passe-partout des talents honnêtes pendant lit seconde moitié du XVIIe siècle. L'humanisme dévot bat en retraite, le printemps s'est enfui avec ses grelots. Le vieux tyran des mots, des syllabes et de bien autre chose, Malherbe règne en vainqueur Vaugelas, Patru, d'Ablancourt, Robert, notre Robert d'Andilly, ont fixé la nouvelle prose et mis fin aux intempérances de l'époque précédente. L'imagination est en pénitence, le bel esprit a quitté la place, autant du moins qu'il peut la quitter chez nous. Boileau chantera demain cette victoire qui ne l'avait pas attendu. Dès lors s'organise, s'ordonne, se dépouille, se dessèche enfin pour se propager dans les milieux graves, surtout dans les milieux religieux, le style qu'il plait à Sainte-Beuve et à Renan d'appeler janséniste, mais qui a

 

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fait néanmoins la fortune de tant de jésuites. « Aimez donc la raison»... « Empruntent d'elle seule »... Dire clairement, longuement, bonnement, un peu tristement, ce que l'on veut dire, tel est le mot d'ordre que suivront sans trop de

peine des ascètes de profession, brouillés de longue date avec le frivole, et qui du reste ont suivi pendant six ou sept ans des cours de théologie scolastique.

 

J'ai cru — nous dit l'un d'eux, le P. Crasset, jésuite d'un goût exquis — devoir écrire d'un style qui tint plus de l'école que de la chaire et qui fit voir dans sa simplicité, un caractère de candeur et de vérité, que recherchent ceux qui ne veulent point être trompés.

Chacun a son attrait : pour moi, j'avoue de bonne foi que je ne puis goûter les livres de piété qui sont écrits avec tant d'art et de politesse et que si mon esprit les admire, mon coeur n'en peut être touché. Ces discours si étudiés, ces paroles si choisies, ces expressions si nobles et si relevées, ces tours d'esprit si ingénieux ont un certain air de vanité qui ne ressent pas la simplicité de l'Evangile (1).

 

(1) La véritable dévotion envers la Sainte-Vierge, par le R. Père Jean Crasset... 2e édit., Paris, 1687. Nous retrouverons plus tard le P. Gra-set. Il y avait chez les jésuites, cieux courants littéraires : d'une part. les disciples de Balzac, les modérés, les sages, les puristes, le P. Grasset, par exemple, le P. Rapin ; d'une autre part, les retardataires, assez nombreux, les disciples de Garasse, mais qui n'avaient pas le génie de leur maître, ainsi les PP. Piuthereau et Brisacier. Celte dernière école, Arnauld l'a raillée dans sa Remontrance aux Pères jésuites. Il y a là deux ou trois chapitres des plus- intéressants, au point de vue littéraire. Voici quelques lignes. Bien entendu, c'est Arnauld qui souligne « le phébus, les galimatias et les barbarismes a de ses adversaires : a Reconnaissez, mes Pères, que ces Messieurs du Port-Royal, ne se sont point encore avisés de vous appeler, comme vous vous appelez en ce libelle, les insolents étalons du semi-pélagianisme.., ni de nommer leur doctrine : la crème de toute la doctrine de saint Augustin, ni de dire qu'ils l'out puisée dans les sources intarissables des lumières de cet aigle des Docteurs. Ils ne trouvent point tant d'appas dans le mot d’appas... Ils laissent à ceux qui enseignent qu'il est permis quelquefois de faire avorter les femmes, de se servir de cette phrase si élégante de faire avorter les stratagèmes, de faire avorter les desseins les mieux concertés... et de dire si souvent qu'il ne tient qu'à nous de faire avorter ou de faire valoir les grâces de Dieu. (Malgré le venin qu'il y ajoute, la leçon est bonne)... Ayant appris notre langue ailleurs que dans Nervèze ou dans le Soldat français, ils n'imiteraient pas le style coquet et affété de votre Père Le Moine, eu disant que les religieux n'en veulent qu'aux fers de la liberté et qu'ils ne se passionnent que pour affranchir cette illustre esclave... Ils ont souvent reconnu que la doctrine catholique de la Prédestination a étonné saint Paul... mais ils n'ont point dit qu'elle effare les esprits... Ils réfutent vos méchants livres, mais ils ne les contreminent point, vous laissant ce terme, comme au P. Petau ceux de contrecarrer des raisons et de contretirer des pratiques sur l'original de l'Antiquité... Ils ne vous ont fait que trop voir que le livre de M. d'Ypres était invincible à toutes vos attaques, mais ils ne Pont pas pour cela appelé irréfutable, comme vous faites ». Il ajoute : « Aimant la solitude champêtre, comme votre Père Labbe nous en raille, nous ne baissons pas la rusticité du style, pourvu qu'elle soit pieuse ». Entendez que s'il fallait choisir entre un style tout à fait simple et celui de Brisacier, ils n'hésiteraient pas. Mais tout le passage montre assez qu'ils tiennent à leur réputation littéraire. Un de ses grands arguments dans le factum que nous citons est celui-ci : vous nous attribuez un libelle trop mal écrit pour sortir de Port-Royal. Cf. Oeuvres d'Arnauld, t. XXIX, p. 498-5o1.

 

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A qui en veut-il? Probablement à ces Messieurs de Port-Royal. Il ne trouverait pas leur style assez janséniste. Au demeurant, gardons-nous d'exagérer. L'ascétisme littéraire dont nous parlons est moins rigoureux, la langue moyenne de cette époque, moins mortifiée, moins exclusivement raisonnable qu'on ne le croit. Je le rappelais tantôt, chaque Age a ses plaisirs qui parfois laissent insensibles les âges suivants. Les voluptés de l'oreille restaient alors, non seulement permises, mais commandées. La génération qui avait grandi sous le charme de Balzac, n'aurait pas renoncé de gaîté de coeur aux délices d'une phrase nombreuse. Trop d'aventures nous ont rendus sourds. Nos pères ne l'étaient point. Quand un homme d'aujourd'hui, Flaubert par exemple, s'aperçoit que le français est une musique, il se pâme d'admiration. Les sonorités dont il se délecte auraient paru bien rudimentaires, à M. Le Maître, au P. Yves de Paris, au P. Bonal, au P. Crasset, habitués dès leur enfance à savourer des rythmes plus savants, plus délicats et qui ne nous sont pas moins imperceptibles que la musique des sphères. Mais enfin, la raison dominait alors et avec elle cette manière d'écrire que. Sainte-Beuve a si bien définie : « saine, judicieuse, essentielle, allant au fond, mais, il faut le dire, médiocrement élégante et précise, se répétant sans cesse, ne se châtiant pas sur le détail (au rythme près) et tournée surtout à l'effet salutaire ». Les sujets même que traitaient nos spirituels le voulaient du reste ainsi. Plus

 

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s'étendait le mouvement mystique dont nous racontons l'histoire, et plus aussi triomphait le sérieux de la vie chrétienne, la gravité, la « tristesse évangélique », pour parler comme La Bruyère. Faut-il s'étonner que l'étincelant Joseph de Maistre, que Sainte-Beuve encore mal guéri du romantisme, mal désébloui, aient trouvé Saci, Nicole, Thomas du Fossé, mornes, ternes et pour tout dire, ennuyeux? Ils le sont en effet pour nous, mais leurs contemporains les voyaient d'un autre oeil et ne les jugeaient pas moins attrayants que les spirituels des écoles voisines. Plusieurs même disaient, à tort ou à raison, que dans un genre aussi peu divertissant que celui-là, les Messieurs de Port-Royal avaient su mieux que d'autres apprivoiser le monde profane par les grâces de leur style, et l'élégance de leur esprit. N'avons-nous pas entendu plus haut le jésuite Rapin, féliciter d'Andilly d'avoir mis la dévotion à la mode, comme avait fait jadis saint François de Sales? Pour moi, je ne voudrais leur reconnaître aucun monopole, ni celui du beau langage, ni celui de la tiédeur et de l'ennui. Au point de vue strictement littéraire, ou bien ils ne sont pas jansénistes, ou tous les écrivains du second ordre le sont avec eux (1).

Prise en elle-même, cette conclusion est à peine de notre sujet, mais elle invitera plus d'un lecteur à se demander si d'aventure et sur des points bien plus importants, on n'aurait pas surfait jusqu'iei l'originalité de Port-Royal (1).

 

(1) Qu'on ne dise pas : tel dogme, tel style. Il résulterait de cet axiome, si c'en était un, que Port-Royal, affolé par la plus sombre des doctrines, a du taire passer dans sa prose toutes les transes du désespoir. Or justement on les trouve trop placides, trop monotones. Du moins, substituant la crainte à l'amour, n'aurait-il pas fatalement manqué d'onction ? Non, je montrerai plus loin que pendant sa première période — la seule qui nous occupe — leur dogme cruel n'avait pas encore pénétré leur imagination, leur sensibilité, leur prière, comme il le fera plus tard. A cette époque, rien de plus artificiel que l'adhésion de la plupart aux enseignements de leurs maîtres. Quoi qu'il en soit, on ne peut aucunement affirmer, comme l'a fait J. de Maistre, que les écrivains de Port-Royal, pris en bloc, manquent d'onction. Qu'on lise, ad aperturam, trois pages de Lancelot, de Fontaine, de M. Hamon, de Thomas du Fossé, on sentira l'injustice d'un tel reproche. A propos de problème littéraire qui vient de nous occuper,cf. un très singulier chapitre de Jacquinet (op. cit., pp. 321-361) sur Port-Royal et l'éloquence chrétienne. Ce critique d'un goût si fin et de tant de sagesse, égaré sans doute par l'exemple de Sainte-Beuve, veut qu'il y ait une éloquence — comme un style — janséniste. Attribuer à Port-Royal la réforme de la chaire me parait bien imprudent. J'entends bien que toute propagande sérieusement religieuse aura son contre-coup sur l'éloquence de la chaire. Mais l'Oratoire, mais Saint-Lazare. mais tant d'autres centres de ferveur! Bérulle, Condren, M. Vincent suffisent à expliquer Lejeune, Bossuet et jusqu'au P. Desmares.
 
 

CHAPITRE II : L'ÉCOLE FRANÇAISE ET LE RIGORISME DE PORT-ROYAL

 
 
 
 
 

Une tête de Méduse l'épitaphe d'Arnauld. — Le vrai talisman des jansénistes: leur grand air de religion et d'austérité. — Que récole française présente la même « rigueur a et que par suite l’originalité de Port-Royal tient du mythe. — L'humanisme dévot et l'école française. — Les exagérations et le a pessimisme n de celle-ci. — Gibieuf et l'augustinisme de Bérulle. — Morale de la voie étroite. — Le P. Lejeune. — Saint-Cyran et l'école française. —Le jansénisme dénoncé dès le début par les maîtres de cette école. — Olier et Vincent de Paul. — A quel point ces maîtres diffèrent du jansénisme, malgré quelques ressemblances de surface. — Que leur mysticisme corrige leur pessimisme.

 

I. Dans une de ces notes parthiques, rageuses, qui font pour nous un si joli contraste avec la haute raison et la pateline sérénité du texte, l'auteur de Porc-Royal, après s'être donné le plaisir de transcrire tout du long les vers sublimes sur la mort d'Arnauld : a Au pied de cet autel... », interpelle ainsi les Jésuites du second Empire

Telle est l'épitaphe du grand docteur honnête homme, par un poète honnête homme également. I1 la faut montrer aux ennemis comme une tête de Méduse : qu'en dites-vous, mes Révérends Pères ?

 

(1) Port-Royal, V, p. 176.

Distinguons les époques et surtout les manières. Sous la plume ordinairement décente et précautionnée de Sainte-Beuve, ces trois lignes ont une toute autre portée qu'elles n'auraient sous la plume d'un journaliste. Pour écrire de la sorte, il faut que Sainte-Beuve soit eu colère. I1 l'était en effet. Non pas que son attachement (?) à Port-Royal l'eut brouillé avec les jésuites. Sans les aimer, il les estima longtemps. N'oublions pas le rare exemple de libéralisme et de probité qu'il a donné le jour où il inséra dans son Port-Royal, le mémoire du P. de Montezon sur la Compagnie et le jansénisme. Il se montrait d'ailleurs fort sensible aux politesses qui lui venaient de ce côté-là, et par exemple à ces mots charmants du P. Callour: « M. Sainte-Beuve, homme aux aperçus si fins qu'il aurait pu dire le dernier mot sur les querelles du Formulaire, s'il avait eu ce qu'un homme du inonde n'a pas toujours, autant d'orthodoxie que d'esprit » (Bibliothèque critique des Poètes français, Paris, 1863, t. II. p. 53). Les hommes de goût s'entendent toujours entre eux. On sait d'ailleurs que les catholiques mirent beaucoup de temps à se déprendre des espérances que leur avait données le demi-converti de Volupté et le christianisme de désir qui animait les premiers volumes du Port-Royal. Où et par qui fut déclarée la guerre ? Je l'ignore. L'Univers aura donné de bonne heure, bien que Veuillot estimât fort Sainte-Beuve. Le compliment du P. Cahour (1863) montre le désir de rester sur le pied d'une paix armée. Quoi qu'il en soit la rupture définitive entre Sainte-Beuve et les jésuites fut amenée, je crois, par la publication des Méritoires du P. Rapin, en 1865. Cette publication l'exaspéra. C'était, avec la sienne propre et l'Abrégé de Racine, la seule histoire du jansénisme qu'un honnête homme put lire. Elle jetait un jour nouveau sur plus d'un problème, elle contenait quantité d'anecdotes intéressantes. A l'extrême rigueur, un esprit prévenu pouvait craindre qu'elle ne fit oublier le Port-Royal. Sainte-Beuve eut peut-être cette crainte puérile que l'événement devait si peu justifier. Les Mémoires étaient publiés et annotés par un écrivain de l'école de l’Univers, Léon Aubineau, derrière lequel se cachait un jésuite, le P. Le Lasseur. Sainte Beuve vit tout l'ultramontanisme et tout le « jésuitisme » ligués coutre lui. D'où les emportements et parfois, je le dis à mon grand regret, les grossièretés de ses notes (cf. à la Table, les noms Rapin, Aubineau, Cahour, Montezon, etc., etc). Aubineau est particulièrement malmené. Ce n'était pas un grand esprit. Plusieurs des critiques que lui adresse Sainte-Beuve rite paraissent justes, mais le ton en est fâcheux. On pense bien d'ailleurs que parfois sa colère lui dicte des pages très savoureuses. Ainsi la petite Provinciale au P. Rapin (I, pp. 482, 483). Mais là encore l'allusion aux « mœurs » du P. Bouhours n'est pas dans le ton qui convient à un Sainte-Beuve.

 

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Il exagère, et cette fois, il manque de mesure, de goût, de justesse. Tête de Méduse, mais pour enfants ! Quand on a pu survivre aux Provinciales, on peut attendre de pied ferme les traits de Boileau. « Loups dévorants », « Noire cabale », quelques gros mots ajoutés à tant d'autres, voilà Sainte-Beuve bien avancé (1)! En vérité, il gâte sa cause à plaisir. Port-Royal dispose en effet d'un talisman bien plus redoutable, je veux dire son excellence propre, son grand air de religion et d'austérité. De là vient cette sorte de fascination qu'il exerce, aujourd'hui encore, sur de bons esprits, sur des catholiques sincères (2).

 

(1) Les adversaires ont aussi leur tête de Méduse, les petites lettres de Racine. Hélas! je les aime fort, mais ce faisant, je me sens complice d'une mauvaise action. N'abusons pas d'un si médiocre avantage. Ce n'est pas ainsi que l'Evangile veut qu'on le défende. Heureuses lettres pourtant et dont l'histoire fait tant d'honneur A. la charité de ces Messieurs. De Racine, vouant ses maîtres à un ridicule immortel ou de Nicole qui pardonne tendrement à l'enfant prodigue, qui est le plus grand ?

(2) Voici le jugement de J.-P. Charpentier, professeur de rhétorique à Saint-Louis et qui écrivait en 1835, c'est-à-dire, avant la publication du Port-Royal : « Ces ruines (de Port-Royal) saintes et éloquentes, parlent toujours à l'imagination et au coeur... D'où vient donc cette curiosité d'intérêt, cette sympathie profonde ? Est-ce le souvenir seul du génie de Port-Royal qui excite ces puissantes émotions? Non. Dans ces regrets... dans ce culte, il y a autre chose que l'intérêt, du malheur et l'attrait du génie ; dans Port-Royal un monde moral a péri, les vieilles et fortes croyances, les joies de la prière mêlées aux Saintes joies de l'étude, les louanges de Dieu, aux chants des prophètes et aux sons de la lyre antique, tes merveilles du génie et les enchantements de la foi, voilà ce que nous regrettons dans Port-Royal... est-il un culte plus légitime?... » Tableau historique de la littérature française au XVe et XVIe siècle par J.-P. Charpentier, Paris, 1835, pp. 308-329. Il y aurait profit à suivre ainsi une des traditions universitaires les plus anciennes. Au reste, ce Charpentier ne manque pas d'intérêt.

 

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Les jansénistes, disait Joubert, ont porté dans la religion plis d'esprit de réflexion et plus d'approfondissement; ils se lient davantage de ses liens sacrés ; il y a dans leurs pensées une austérité qui circonscrit sans cesse la volonté dans le devoir; leur entendement enfin, a des habitudes plus chrétiennes (1).

 

Que nous parlez-vous de tête de Méduse? Les épouvantails ne sont pas de mise à la porte d'un lieu sacré. Dites-nous plutôt, comme vous l'avez si bien fait ailleurs, rte dès que l'on a pénétré dans l'intimité du premier Port-Royal, on pense d'abord ne plus trouver devant soi que « la religion seule, dans sa rigueur et le christianisme dans sa nudité » (2). C'est par lui surtout que ce petit monde nous impressionne. Combien de fois, quand j'étais plus jeune, venu estiez eux pour m'égayer de leurs ridicules, n'ai-je pas dît rentrer en moi-même, admirer, envier le sérieux de leur prière !

 

And fools, who came to scoff, remain'd to pray (3).

 

Mais si nous ne trouvons pour notre part aucune difficulté à vénérer dans le premier Port-Royal ce qui est proprement vénérable, cette flamme intense, que l'esprit sectaire menace déjà sans doute, mais n'étouffe pas encore,

 

(1) Cf. Port-Royal, I, p.272.

(2) Ib., VI, p. 248.

(3) Goldsmith. Deserted village.

 

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nous ne voyons pas d'un autre côté à quelles enseignes on ferait de cet ensemble de tendances une singularité propre au seul abbé de Saint-Cyran et aux disciples immédiats de ce personnage. Une autre école et plus ancienne, et plus nombreuse, et plus importante, et plus sûre, présente exactement ces mêmes caractères de e rigueur » et de « nudité chrétienne » ; c'est la grande école de M. de Bérulle, du P. de Condren, de M. Olier. La définition de Joubort que nous venons de citer ne convient pas moins à cette école qu'à l'autre, elle lui convient même davantage. Qu'on se rappelle plutôt les textes sans nombre que nous avons cités au cours du volume précédent. Pour la religion comme pour le style, l'originalité de Port-Royal ne serait-elle pas un de ces mythes que tout le monde accepte de confiance et qui néanmoins s'évanouissent dès qu'on les serre de près (1)?

On parle toujours comme s'il n'y avait pas de milieu entre humanisme dévot et jansénisme. On se contente d'opposer Francois de Sales A Saint-Cyran, les jésuites à la famille Arnauld. On oublie l'entre-deux si riche, un demi-siècle de sainteté, l'école française.

J'entends bien que tous les maîtres catholiques, pleinement d'accord stir les vérités essentielles, ne se distinguent

 

 

(1) Mythe auquel Port-Royal s'est pris lui-même, qu'il professe à tout propos et hors de propos, avec une force et une candeur d'affirmation, qui doit impressionner beaucoup les profanes. Ainsi Lancelot dans ses Mémoires. « La vérité était si peu connue en ce temps-là que presque personne n'en parlait et qu'on n'en découvrait aucune trace dans la pratique » I, p. 5o. « Ce temps-là » est celui que nous avons raconté dans les trois volumes précédents. Ainsi Thomas du Fossé dans ses Mémoires : Dieu, écrit-il, donna à mon père « la connaissance de ceux qui étaient capables de l’instruire du véritable esprit de notre religion, si peu connue tes personnes qui se piquent souvent de tout connaître... » Les lettres de Saint-Cyran « servirent comme de flambeau aux savants eux-mêmes pour les faire entrer dans l'intelligence des divines Ecritures et des maximes de l'Evangile, ou ignorées entièrement ou déguisées par les adoucissements d’une morale relâchée ». Mémoires (édit. Utrecht. 1739) p. 9. Ni François de Sales, ni Bérulle, ni Condren, ni personne enfin. La préoccupation est prodigieuse, mais encore une fois comment un historien profane d'aujourd'hui, un Sainte-Beuve, un Brunetière, pourraient-ils résister à de tels oracles? Je citerais par centaines des textes analogues et même plus forts.

 

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les uns des autres que par des nuances et souvent très délicates. François de Sales .ne fait pas plus de concessions au dogme de Pélage que Bérulle à celui de Calvin. L'humanisme dévot n'enseigne pas une morale commode; l'école française n'impose pas à notre faiblesse d'insupportables fardeaux. N'oublions pas du reste que chaque maître garde son caractère propre. Tel passage de la Philothée nous rappelle bien moins le P. Binet que le P. de Condren ; telle lettre de M. Olier semblerait dictée par l'évêque de Genève. N'oublions pas non plus que dans l'ordre de la grâce, les batailles gagnées le sont pour toujours. L'Église ne rebrousse jamais chemin. Si l'influence de François de Sales nous paraît décroître pendant les deux derniers tiers du XVIIe siècle, quelque chose de son esprit, le meilleur peut-être, demeure, combattu sans doute par des théologiens moins humains, mais atténuant, à leur insu, la dureté de ces théologiens eux-mêmes. Le grand Arnauld n'écrit pas comme il eût fait si François de Sales n'était pas venu. Mais enfin il n'en est pas moins vrai que lorsqu'on passe de l'humanisme dévot à l'école française, on a l'impression de pénétrer dans un sanctuaire plus auguste, plus sombre et plus accablant. La religion de Bérulle et de Condren n'est certainement pas, mais en quelque façon, elle paraît, si j'ose dire, plus religieuse que celle de François de Sales. Je ne dis pas que la crainte l'emporte chez eux sur l'amour — je suis assuré du contraire — mais que la moindre de leurs paroles respire le néant de l'homme et le tout de Dieu. D'où la sévérité de leur vie, les exigences de leur direction, la majesté, le caractère presque tout divin de leurs écrits. Peut-être dépassent-ils quelquefois la juste mesure. Se garder de tout excès, même dans le bien, est difficile. Nous avons vu l'humanisme dévot s'écarter insensiblement de la voie toute sainte que lui avait tracée François de Sales. La Dévotion aisée du P. Le Moine est sans doute un livre orthodoxe, ce n'est déjà plus un livre

 

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pieux. L'optimisme très innocent du P. Yves de Paris peut conduire un esprit mal fait, une conscience lâche, à perdre le sens du péché. Très mortifiés pour la plupart, les humanistes dévots cachent leur jeûne sous trop de parfum. L'école française est exposée à l'excès contraire ; plus douce que Jacob, il lui arrivera de prendre les vêtements d'Esaü qui sentent le fauve.

« Il ne faut pas le dissimuler, écrit à ce sujet M. le curé de Saint-Sulpice, cette école, dès l'origine, a été influencée par le milieu du temps qui était tout imprégné d'un certain pessimisme augustinien. On était environné de calvinistes, de baïanistes, de jansénistes et, sans nullement   pactiser avec eux, on croyait devoir prendre dans l'école de Saint-Augustin les idées pessimistes sur la corruption originelle... De là une tendance rigoriste dans la morale et dans l'ascétisme, une incapacité d'imiter saint François d'Assise souriant aux oiseaux, au soleil, à la musique ; de là une attitude souvent trop craintive devant la majesté de Dieu, devant le T.-S. Sacrement (1). » C'est qu'en effet les premiers maîtres de l'école française n'avaient pas attendu les leçons de Saint-Cyran pour se faire l'idée la plus haute du don rédempteur. Tous, à ma connaissance, ils acceptent sur la théologie de la grâce, non seulement la doctrine commune, mais encore les interprétations; particulières de cette doctrine, qui poussent aussi loin que possible la dépendance où nous sommes du secours divin. S'éloignant en cela de François de Sales, ils senti thomistes résolument et jalousement.

Avant que le P. Gibieuf entrât parmi nous, raconte à ce sujet l'historien de l'Oratoire, a n'ayantguère étudié qu'une multitude de scolastiques, il avait donné dans un molinisme outré sur les questions de la grâce et du libre arbitre. Plein des préventions qu'il avait sucées, il parlait et disputait dans les conversations selon son système.

 

(1) M. Letourneau, Écoles de spiritualité. L'école française du XVIIe siècle, Paris 1913, p. 13.

 

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M. de Bérulle pensait autrement que lui, mais, avec sa douceur ordinaire, ne jugeait pas à propos de le relever, de peur d'exciter des contestations sans fin. Il se contentait de lui dire quelquefois agréablement : « Vous me paraissez, mon cher Père, un pauvre chrétien; vous ne donnez pas assez à Jésus-Christ ; vous lui avez plus d'obligation que vous ne pensez. » D'autrefois, lui expliquant la profondeur des plaies que le péché d'Adam avait faites en nous, il lui faisait inférer combien puissant devait en avoir été le remède, quelle reconnaissance nous devions à notre libérateur, et combien intimes étaient les rapports que nous avions avec lui; en sorte qu'après avoir préparé ainsi son esprit à la vérité, il laissa à l'Esprit de Dieu de faire le reste ; et, en effet, un jour qu'il le prit pour l'accompagner dans une visite de charité, pendant qu'il parlait en particulier à la personne qu'il était allé voir, le P. Gibieuf tira de sa poche les épîtres de saint Paul pour en lire quelques versets. Et, à mesure qu'il en médita le sens, il sentit comme des écailles lui tomber des yeux, et il se trouva tout à coup tellement saisi des vérités les plus sublimes de cet apôtre, touchant la grâce de Jésus-Christ qu'il ne pouvait concevoir comment il avait eu si longtemps des opinions si contraires et si désavantageuses à Jésus-Christ (1). »

Remarquons en passant à quel point dévotion et théologie se compénètrent dans la pensée de ces vieux docteurs. Défendre le thomisme, pour eux c'est montrer « plus intimes les rapports que nous avons avec notre... libérateur ».

 

(1) Batterel, Mémoires domestiques polo servir à l'histoire de l'Oratoire,  I, pp. 239, 24o. Batterel ajoute un détail intéressant : « Son ami, le P. Bertin, excellent esprit, mais grand moliniste, en ayant appris la nouvelle à Rome, par le canal de notre T. Il, Père, lui en écrivit, en 1624, pour le prier de lui exposer les motifs de son changement, lui avouant que Dieu lui paraissait ouvrir l'esprit à plusieurs sur cette matière, pour leur faire embrasser le thomisme, qu'il n'en était pas lui-même éloigné, mais qu'il était encore frappé de trois grandes difficultés... A savoir : comment la prémotion physique n'ôtait pas à l'homme sa liberté, ne faisait pas Dieu auteur du péché et n'allait pas à rendre la grâce suffisante inutile », ib., pp. 24o, 241.

 

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Nous savons assez les petitesses gui se mêlent souvent à ces disputes d'école. N'oublions pas leur grandeur. Bérulle et Gibieuf, si le molinisme triomphait, se verraient dans la même détresse que Madeleine auprès du tombeau vide : Nescio ibi posueruni eum. Au reste et toujours dans le même esprit passionnément religieux, ils ne s'arrêtent pas au thomisme, lequel — chacun le sait— n'a rien de commun avec le jansénisme (1), ils vont encore jusqu'à l'augustinisme le plus extrême, exagérant fort la corruption et l'impuissance de l'homme déchu et frôlant peut-être sur ce point les limites de l'erreur (2). Tout se tient. L'école française suit logiquement la morale de la voie étroite. Bien avant les Provinciales et les écrits d'Arnauld ils s'opposent, sans fracas, mais avec énergie aux complaisances de certains casuistes et nous devrons constater plus loin chez les jésuites de l'école Lallemant, Guilloré entre autres, une même sévérité.

 

(1) Cf. les intéressants et fougueux chapitres du R. P. Mortier. Histoire des Maîtres Généraux de l'Ordre des Frères Prêcheurs, t. VII (Paris,. 1891), pp. 44-68, 224-238. Cette distinction entre thomisme et jansénisme est un des leitmotive de la campagne anti-janséniste de Fénelon.

 

(2) Cf. Doctrine de M. Olier par M. Icard, Paris, 1889, pp. 44-66 et l'étude du R. P. Lebrun qui sert d'introduction au Royaume de Jésus (T. I des Oeuvres complètes du vénérable Jean Eudes, Paris. 19o5, p. 22-24). « On discute, écrit le P. Lebrun sur la gravité de la corruption de la nature par le péché d'Adam. De nos .jours, où le naturalisme prévaut et s'infiltre partout, nous sommes portés à la diminuer. Au XVIIe siècle, il semble qu'on l'ait quelquefois exagérée. C'était l'époque de Baïus et de Jansénius et il est possible que les idées de ces hérétiques aient quelque peu déteint sur leurs adversaires. Il est si difficile d'échapper complètement à l'influence des erreurs de son temps ». Au contraire, rien n'est plus facile à qui du moins fait, campagne contre ces erreurs. Or c'était le cas du B. P. Eudes et de M. Olier. A-t-on vu des molinistes fléchir sur ce point el de nos jours, Veuillot céder à la contagion libérale ? Je ne crois donc pas, malgré l'autorité du P. Lebrun et celle de M. Letourneau, rapportée plus haut, que M. Olier, le B. P. Eudes et les autres augustiniens antijansénistes, aient été influencés le moins du monde par Baïus ou Jansé. Leurs convictions augustiniennes viennent de plus loin, c'est-à-dire de ce courant occamiste dont nous avons parlé dans notre premier volume, et de Saint-Augustin lui-même (cf. L'humanisme dévôt, pp. I1-17). Ajoutons du reste, avec le P. Lebrun, que cet augustinisme n'a jamais été condamné par l'Eglise. Sur les relations, très étroites entre cette doctrine et la spiritualité de l'école française, cf, une page excellente du même P. Lebrun, op. cit., p. 24. Etroites, mais non pas logique meut nécessaires : Bérulle et Condren comptent plus d'un moliniste parmi leurs disciples.

 

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Le plus conciliant de tous ces maîtres, le plus attaché à la méthode salésienne, le plus zélé pour la répression du jansénisme, Vincent de Paul en un mot, ne craint pas d'écrire :

 

La sainte sévérité tant recommandée par les canons de 1'Eglise et renouvelée par saint Charles Borromée fait incomparablement plus de fruit que la trop grande indulgence, sous quelque prétexte que ce soit (1).

 

Même tendance et souvent beaucoup plus accusée chez plusieurs autres. Disciple immédiat de Bérulle, le P. Lejeune, pour ne citer que lui, a paraîtra parfois bien rigoureux, écrit un bon juge. On se demandera si, dans ses ardentes prédications sur la pénitence, sur la vie simple et retirée du chrétien, où il semble prendre pour mesure des renoncements qu'il exige les moeurs du christianisme primitif, il ne perd pas de vue les différences nécessaires des temps (2) ». Bref on sera tenté de les trouver quelque peu jansénistes. C'est toujours la même erreur de perspective, le même oubli du principe : pars major trahit ad se minorem. Pour moi, je ne dirai pas que l'école française se rattache à Saint-Cyran, mais bien plutôt que Saint-Cyran se rattache à l'école française. Effacez-le de l'histoire. La

 

(1) Oeuvres complètes (non mises dans le commerce), t. XI, p. 114.

 

(2) Jacquinet. Les prédicateurs du XVIIe siècle avant Bossuet, pp. 172, 173. Rappelons à ce propos le travail si remarquable où M. A. Degert étudie la réaction des Provinciales sur la théologie morale en France (Bulletin de l'Institut catholique de Toulouse, nov. 1913). D'après M. Degert, les Provinciales « non seulement entraîneront l'abandon de la casuistique en vigueur, mais elles y provoqueront l'apparition de tout un nouveau système de théologie morale dont l'autorité s'imposera à peu près exclusivement pendant deux siècles à tout le clergé français ». Je ne songe certes pas à nier l'influence des Provinciales sur le mouvement théologique en France, je demande seulement si cette réaction contre les excès de la casuistique n'a pas commencé chez nous bien avant Pascal. Les Manuels ne sont pas tout, et souvent ils ne marquent pas l'heure. Prenez Bérulle, Condren, J.-B. Gault, Dom Eustache de Saint-Paul, Dom Sans de Sainte-Catherine, le jésuite Lallemant, prenez-les, dis-je, au confessionnal. Dans l'ensemble, ils ne vous paraîtront pas moins sévères que les confesseurs venus après les Provinciales. Ne croyons pas du reste à trop d'uniformité. Malgré son augustinisme, le P. Eudes, quand il en faut venir à la pratique, n'est pas si rigide. Cf. son livre Le bon confesseur (t. IV des Oeuvres complètes).

 

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réaction d'austérité, commencée bien avant lui et suite presque nécessaire du grand mouvement de ferveur qui se produisait alors, aurait continué son développement normal. Saint-Cyran est entré dans ce mouvement avec ses disciples, il le représente, il le propage, il le pousse à l'outrance, mais il ne l'a pas créé. Ce n'est certainement pas lui qui a fixé le premier l'attention de la France catholique sur les enseignements de saint Charles Borromée; ce n'est pas lui qui a prêché la réforme dans les abbayes bénédictines, qui a introduit chez nous la règle thérésienne, bien autrement rigide que celle de Port-Royal; enfin ce n'est pas lui qui a fondé l'Oratoire, dicté les Élévations de Bérulle ou les lettres de Condren. « Le jansénisme était comme attendu » (1), écrit M. Rébelliau. Mot profond, mais qui sans doute n'en dit pas assez. Dépouillez, par la pensée, le jansénisme des fâcheux développements qui ont attire' sur lui les condamnations de l'Eglise, laissez-lui seulement cette âme de religion et d'austérité, d'où lui vient d'ailleurs toute sa poésie, tout son prestige ; vous conclurez qu'on n'avait plus à l'attendre : il était déjà venu. En d'autres termes ce que l'on admire dans le jansénisme, c’est encore l'école française. Pour la secte elle-même, telle qu'elle se dessine peut-être dans la solitude embrouillée de Saint-Cyran, telle qu'elle prend figure et vie avec Arnauld, elle ne répondait d'aucune façon au pressentiment, à l'attente des âme; saintes. La suite des événements le fit assez voir.

N'est-il pas bien significatif, en effet, que dès le début de la propagande janséniste, les maîtres de l'école française aient donné l'alarme, épouvantés par les dangers qu'allait faire courir à, l'Eglise la propagande de Saint-Cyran et de ses disciples? Que, vers le même temps, les jésuites aient aussi mobilisé, la chose n'a pas de quoi nous surprendre. Ils étaient visés. Les diminuer par tous les

 

(1) Lavisse, Histoire de France, VII, § I, p. 89.

 

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moyens, c'est encore l'article le plus clair du programme janséniste. Mais ni Saint-Cyran ni Jansénius n'en voulaient aux fils de Bérulle ; ils avaient au contraire combattu poux eux ; ils les tenaient pour des frères en saint Augustin, peu favorables aux casuistes, très décidés contre Molina. L'on pouvait dong compter, sinon sur leur concours actif, du moins sur une neutralité bienveillante. Au lieu de cela, nous le savons avec certitude, les premières défiances viennent de l'école oratorienne et les premiers coups. L'intervention pressante du P. de Condren achève de décider Richelieu à sévir contre Saint-Cyran. Au lit de la mort, ce même P. de Condren se désole de n'avoir pas assez fait contre les novateurs, il envoie au combat ses disciples les plus chers, Amelote, M. Olier, que les derniers jansénistes poursuivent encore de leurs anathèmes (1). Le secrétaire, l'alter ego de Bérulle, l'insigne P. Gibieuf, augustinien renforcé et comma tel, harcelé par le P. Annat, se déclare nettement contre le parti (2). Vincent de Paul ne paraît pas moins décidé ; il supplie le Pape de réprimer par une condamnation prompte et radicale, « ces opinions nouvelles qui sympathisent tant avec Calvin ». Nous avons ses lettres, ses confidences :

 

Qui ne se jettera sur ce petit monstre qui commence à ravager l'Eglise et qui enfin la désolera, si on ne l'étouffe à sa naissance? Que ne voudraient avoir fait tant de braves et saints évêques qui sont à cette heure, s'ils avaient été du temps de Calvin (3) !

 

Ainsi du P. Eudes et de beaucoup d'autres (4). Cette opposition spontanée qui dresse contre le jansénisme l’élite

 

(1) Sur le thomisme d'Amelote, et Richard Simon, Bibliothèque critique, III. p. 187 et suiv.

(2) Cf. la lettre de Gibieuf aux Carmélites, publiée par Houssaye (Les Carmélites de France.. courte réponse. Paris, 1873, pp. 115-117 et la thèse de M. Gilson. La liberté chez Descartes et la théologie, Paris, 1913.

(3) Lettres de Saint Vincent de Paul (édition à l'usage du public), l'avis, 1882, I, p.p. 378, 377.

(4) Je ne dis pas de tous les oratoriens, dont plusieurs, en effet, montrèrent dès le début quelque faveur au jansénisme. Il me suffit que les disciples les plus autorisés de Condren se rencontrent sur ce point avec les molinistes.

 

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de l'école française, des hommes conciliants, des saints authentiques, le P. de Condren, M. Olier, Vincent de Paul, le B. P. Eudes, est un fait considérable qui a échappé, je ne sais pourquoi, à l'attention de plusieurs historiens et qui éclaire singulièrement les tendances profondes des deux partis en présence. Même pessimisme augustinien d'un côté et de l'autre, même sévérité qui va parfois, des deux côtés, jusqu'au rigorisme. On devrait, semble-t-il, ou s'entendre ou du moins, Rome n'ayant pas encore parlé, se pardonner quelques outrances. On ne le peut pas. C'est qu'en vérité il n'y a là que des ressemblances de surface on augustinise, on rigorise, mais dans un esprit tout différent. Pour la religion personnelle, pour cette prière intime qui révèle le fond des coeurs, il n'y a quasi rien de commun, je ne dis pas entre les hommes, mais entre les tendances. « Pessimiste », M. Olier, disions-nous tantôt, suivant en cela de graves autorités, mais regrettant la sinistre ambiguïté du terme et nous réservant de l'éclaircir. Eh! sans doute, M. Olier, comme tous ceux de son école, et contre la théologie apparemment plus humaine de l'humanisme dévot, se fait de la nature déchue l'idée la plus noire. Mais cette noirceur n'assombrit aucunement leur vie intérieure et la réjouit plutôt. Ne rend-elle pas, en effet, plus manifestement nécessaire, plus facile, plus doux, le dépouillement total de nous-mêmes, qui doit permettre au Verbe incarné de nous envahir, de se substituer à nous? Ce débris infect et sordide, ce vain et intolérable fardeau, le vieil Adam,  l’ « homme naturel », la « chair de péché », plus nous en serons dégoûtés et plus aussi nous aurons de joie à nous en dépouiller pour faire place au nouvel Adam, à l'esprit, à la loi de grâce.

Il y a mieux encore. Un disciple de Bérulle et de Condren ne s'arrête pas en effet à la contemplation de lui-

 

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même. Il s'oublie pour ne voir que Dieu. S'il ne craint pas d'exagérer sa propre misère, c'est que, plus celle-ci paraîtra lamentable, plus aussi elle exaltera, par un contraste aussi absolu que possible, la souveraine perfection de Dieu et la bonté infinie qui s'est abaissée jusqu'à notre ordure. Ce néant qui chante à sa manière le tout de Dieu, on le voudrait plus néant encore. Ainsi le pessimisme augustinien se transforme-t-il en une sorte d'optimisme extatique : il a suffi de changer la perspective, de laisser le point de vue de l'homme, et de se mettre au point de vue de Dieu. Dès lors, nos propres défaillances ne présentent plus rien d'accablant. Ecoutez M. Olier :

 

Votre âme, qui est l'image de Dieu, est créée pour faire les fonctions de Dieu même, et pour l'imiter dans ses opérations. Or Dieu ne se plaît point à voir le péché. D'où vient qu'il le couvre, comme dit l'Écriture, c'est-à-dire qu'il le détruit et l'anéantit pour ne plus le voir en nous. Et pour cela même il se fait homme, et met devant les yeux de son Père une nuée de sang, afin que notre nature étant unie à la nature divine, il l'enveloppe et ôte aux yeux de Dieu la vue de nos péchés.

Nous sommes nés pour voir les grandeurs de Dieu, notre âme est faite pour contempler les beautés éternelles et non pas les monstres (1).

 

On le voit, c'est toujours le même théocentrisme, le même besoin de tout oublier pour ne voir que Dieu. A ces hauteurs, les distinctions scolastiques s'effacent : thomistes, augustiniens, molinistes se confondent. Par des voies différentes, humanisme dévot et école française arrivent au même but. Il n'y a qu'un pur amour et tous les mystiques se ressemblent comme des frères. Mais justement, le janséniste tourne le dos au mysticisme. Bien loin de se laisser absorber par Dieu, il s'hypnotise devant les « monstres e dont parle M. Olier, la corruption originelle et les péchés propres. Puritain de l'espèce la plus

 

(1) Lettres de M. Olier, Paris, 1885, t. I, pp. 311, 313.

 

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commune, tout en lui est égoïste jusqu'à cet amour dont il parle tant. Suis-je trop dur ? Je définis le jansénisme et non pas les jansénistes, des tendances et non des personnes. Pour celles-ci, nous verrons bien. Chacune est un monde. Mais d'ores et déjà nous pouvons affirmer que dans la mesure où elles s'élèvent à une vie intérieure plus joyeuse et plus noble, à une piété plus désintéressée, dans la mesure enfin où elles se rapprochent des vrais mystiques, elles ne sont pas jansénistes (1).

 

(1) Sur le rigorisme préjanséniste cf. l'étude très intéressante du R.P. M. Dubruel : Un épisode de l'histoire de l'Église de France au XVIIe siècle, Nicolas Pavillon... et Etienne de Caulet (Recherches de science religieuse, janvier-mars 1917). Ce n'est pas le jansénisme qui a rendu des deux prélats rigoristes, c'est au contraire leur rigorisme qui peu à peu les jansénisa. Cf. ib., mai-septembre 1919 ; janvier-mars 1918
 
 
 
 
 
 

CHAPITRE III : LA MISÈRE DE M. DE SAINT-CYRAN (1)

 

Sa réputation a gardé je ne sais quoi
de contesté, de difficile et d'obscur. Il
mérite qu'on s'y applique de tout son
effort.

(Sainte-Beuve, Port-Royal, I, p. 357 )

 

 

I. Un malheureux. — Exagération de ses admirateurs et de ses adversaires. — Fascination exercée par lui. — Madame de Chantal. — Ce qui peut expliquer son prestige. — Illuminisme au moins apparent. — Banalité de ses oracles. — « Quand un prophète m'aurait parlé... » — Prodigieusement occupé de soi. — « Nous avons, Dieu merci, des pensées plus hautes ». — Son héroïsme prétendu. — Le théâtre et la vie réelle.

II. Hérédité psychopathique. — La Question royale. — Récidive « grave de symptôme ». — « Ou n'est pas fait comme cela ou on est extraordinaire ». — Les lettres saisies. — L'esprit de Principauté. — Le rival de Richelieu. — Courbe de sa névrose. — Vers l'hébétude. — Les aphasies soudaines. — Les velléités. — Le cabinet d'Allemagne. — Inconstance: il n'achève rien. — Saint-Cyran à Port-Royal. — Les autres malades de la famille : obsession du jeune de Hauranne. — Mélancolie douce ; rien de sinistre. — Les enfants. — Délire de la persécution. — Les larmes. — Retour à l'enfance. — Mégalomanie morbide ; ataxie intellectuelle. — Un génie et un saint manqués.

III. Le réformateur. — « Sieyès spirituel en disponibilité ». —Beaucoup de bruit pour rien. — Post hoc ergo propter hoc. — Pourquoi pas le grand Arnauld ? — Témoignage de Vincent de Paul. — Leur intimité. — Il l'a vénéré, il n'a pas pris au sérieux ses boutades réformatrices. — Saint-Cyran à Vincennes. — Le beau cas de conscience pour Vincent de Paul. — Loin de charger le prétendu réformateur, il l'excusera de son mieux. — La déposition de Vincent. — Un cerveau mal fait, mais un saint homme. — Toute complaisance serait ici criminelle. — Second jugement de Vincent de Paul sur Saint-Cyran. — Comment peut s'expliquer ce revirement ? — Auquel des deux jugements faut-il croire — Le premier, résultat d'une longue série d'observations ; le second, d'un raisonnement.

 

 

I. — Un malheureux ! Sa vie entière ne fut qu'une longue faillite, rendue plus amère par quelques succès apparents

 

(1) Né à Bayonne en 1581 ; fils de boucliers et non pas d'une famille noble, comme sa légende le dira plus tard ; (E. Ducéré donne un inventaire après décès, 1521, de son aïeul, Joantot du Verger, boucher, déjà possesseur de la maison de Candéprat, Histoire des rues de Bayonne, 188 I, p. 164. Le futur abbé de Saint-Cyran naquit et demeurait à la rue de la Boucherie, ibid.) EM1des à Louvain où il fut très choyé par Juste Lipse, et où, très probablement, il n'a pas connu Jansénius (1585-1638) avec lequel il se liera bientôt, mais à Paris, de 1604 à 1610. A Bayonne, avec Jansénius, en 1611. Leur fameuse retraite de Candéprat n'a duré que deux ans, car Jansénius dut retourner dans son pays en 1614. (Cf. J.-M. Drevon, Histoire d'un collège municipal (Bayonne), Agen, 1889, p. 170, seq.) C'est là qu'ils auraient poussé à fond l'étude de l'antiquité chrétienne. En 1617, il est à Poitiers, appelé par l'évêque H. de la Rocheposay et devient assez vite un personnage. C'est à Poitiers, que par l'intermédiaire de Condren, il se lie avec Bérulle ; à Poitiers encore, qu'il a rencontré Robert Arnauld d'Andilly en 1620. Amitié qui s'étendra peu à peu à toute la famille Arnauld. En cette même année 1620, ou lui donne l'abbaye de Saint-Cyran. Il y résidera peu et désormais ne quittera presque plus Paris. Ce n'est qu'en 1633, qu'il prend décidément la haute main sur Port-Royal. Depuis longtemps il inquiétait de graves personnages par ses propos très hardis sur la décadence de l'Eglise. Dans les lettres patentes envoyées au juge Laubardemont pour informer contre Saint-Cyran, le 5 juin 1638, ou donnait pour raison de son emprisonnement, « ses mauvaises maximes et la fausse doctrine », qu'il tentait « d'insinuer en l'esprit de plusieurs ». Cf. Reliques de l'abbé de Saint-Cyran, par le P. Pinthereau, 1646. Richelieu le fait emprisonner h Vincennes en 1638. Libre après la mort du cardinal, il meurt en 1643. La bibliographie du sujet est considérable, mais il n'existe encore aucun travail d'ensemble et véritablement critique sur Duvergier de Hauranne. Bien que très utile, le mémoire de M. J. Laferrière : Etude sur Jean Duvergier de Hauranne, Louvain, 1912, n'est qu'un bon résumé des travaux antérieurs.

 

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dont il ne se dissimulait pas toujours la vanité désolante. Je sais bien que Sainte-Beuve, presque toujours infaillible en matière d'anatomie morale, tient Saint-Cyran pour un génie souverain, pour un caractère incomparable ; grave préjugé contre l'impression toute contraire qu'une évidence peut-être fallacieuse, me force à défendre. Mais ce qui me gêne encore davantage, c'est la peur, non de manquer moi-même, car j'en suis très éloigné, mais d'inviter quelque jeune lecteur à manquer de respect envers Saint-Cyran. Son zèle, que je crois sincère, sa piété que je crois fervente, l'extrême vénération qu'ont toujours eue pour lui de saints personnages, Bérulle et Mme de Chantal par exemple, et surtout peut-être les infirmités que nous allons dire, tout nous commande envers lui, une attitude déférente et précautionnée. Aussi bien n'est-il pas inutile de rappeler que Saint-Cyran a quitté ce monde

 

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avant le conflit du Formulaire. Aurait-il souscrit en bon catholique ? Sainte-Beuve le croirait assez volontiers et moi comme lui, pour des raisons qu'on verra bientôt (1). En tous cas, nous n'en savons rien et le casuiste le plus relâché ne nous permettrait pas d'affirmer le contraire. Nos fautes réelles ont assez de poids; s'il faut encore que l'on nous impute celles que nous aurions pu commettre, Domine, Domine, quis sustinebit ! Son parti l'a célébré sans mesure, ses adversaires l'ont accusé de crimes affreux. Pas plus que la dévotion délirante des uns, je ne veux imiter à son endroit la sévérité passionnée des autres. Vu de près et mis à nu, le pauvre homme ne justifie pas de tels excès. Ardent génie, mais fatalement voué à l'impuissance, volonté généreuse, mais rongée par d'incurables faiblesses. Des deux forces ennemies qui se disputaient Saint-Cyran, l'une voulait qu'il marchât l'égal de François de Sales, de Bérulle, de Condren, l'autre qu'il dépassât et qu'il achevât Calvin ; il a déçu tout ensemble et les bons et les mauvais anges, il n'a fait ni le bien qu'il aurait voulu, ni le mal qu'à certaines heures il se vit peut-être tenté de faire, ou que du moins il portait en lui ; il n'a rien créé, il n'a rien détruit. Grand homme si l'on veut, mais grand homme manqué, plus digne de pitié que d'admiration ou de colère. Croyez-en plutôt ses disciples prétendus qui se partagent ses ossements, qui trafiquent de sa gloire, mais qui font bon marché comme nous le montrerons, de sa doctrine et de son esprit.

« Un de ses principaux talents, écrit le P. Rapin, était de prendre de l'autorité sur les esprits, quand une fois

 

(1) Il est mort le si octobre 1643, il a donc connu la condamnation de l'Augustinus par Urbain VIII en 1642 (promulguée en France par l'archevêque de Paris, le 11 décembre 1643. Cf. d'Avrigny, Mémoires chronologiques, II, ad annum.). On sait d'ailleurs que Saint-Cyran avait accueilli de très mauvaise grâce la condamnation de son ami et qu'il poussa le jeune Antoine Arnauld à défendre la doctrine de Jansénius e contre deux sermons prononcés pendant l'Avent de 1642. Vie d 'Arnauld, Lausanne, 1783, p. 37. Mais enfin la bulle n'était pas encore « acceptée e par l'église gallicane et l'on connaît sur ce point les théories de ce temps-là.

 

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on l'écoutait et de s'en rendre maître (1) ». « Un de sec principaux », non, c'est là son principal talent, c'est le seul don, royal d'ailleurs, qui le distingue (2). La plupart des chers catholiques, Bérulle, Condren, et, plus tard, M. de Meaux, ont eu moins de prestige, ou un prestige moins foudroyant. Bien que peu vraisemblable, le fait est certain. Pour l'expliquer en l'atténuant, ses adversaires prêtent à Saint-Cyran ce grand air d'austérité qui, disent-ils, séduira toujours les femmes (3). Il avait au contraire beaucoup de cordialité simple, le visage souvent joyeux et, dans ses dernières années surtout, une bonhomie un peu sénile. « Cet air gai, nous dit Lancelot, avec lequel il savait si bien gagner les coeurs (4)» . Pour les femmes,

 

(1) Histoire..., p. 75.

(2) Je me décide, non sans répugnance, à donner ici quelques lignes qui permettront de mesurer le prestige de Saint-Cyran. 11 s'agit de la conduite de Lancelot au lendemain de la mort de son maître. a Je fis tremper — c'est lui qui parle — quantité de linges dans son sang. Je fia prendre son coeur (pour d'Andilly)... je fis mettre à part ses entrailles qui furent enterrées à Port-Royal de Paris pour satisfaire la dévotion de la feue Mère Angélique. Je fis réserver la partie supérieure de son test... J'eus soin de ramasser toute la poudre qui s'était faite, lorsqu'on lui sciait la tête. Je rompis encore des morceaux assez grands de ce qui restait du test par derrière... et je réservai la chemise dans laquelle il était mort, que la Mère Angélique avait aussi demandée. Le lundi au soir M. Le Maître arrive... et ayant su toutes ces petites richesses que j'avais ménagées, il ne fut pas encore content ; il voulut avoir ses mains, « ces mains, disait-il, toutes pures et tontes saintes... qui ont tant écrit de vérités »... Il le fit trouver bon à M. Siuglin; mais la chose n'était pas aisée à exécuter parce que le corps était déjà enseveli et mis dans un cercueil de bois... On jugea à propos de me charger de l'exécution... et baisant dévotement ces nains si dignes de vénération, je …, …. et le lendemain je les portai à la Mère Angélique ». Mémoires, I, pp. 256, 257. Oui, je sais tout ce que l'on peut dire là-dessus, mais qu'on ne parle plus de leur christianisme « raisonnable ».

(3) Voici du reste comme il s'explique à ce sujet pendant son procès. «Il fait profession (c'est lui qui parle ici de lui-même) de tolérer beaucoup, contre l'opinion qu'on a qu'il est trop sévère, et... il ne domine sur personne. Que tous ceux de la maison du dit répondant en témoigneront assez, comme aussi les filles du Port-Royal. Et... il trouve d'autant moins étrange qu'on ait accusé lui répondant, d'erreurs, puisqu'on l'accuse de sévérité, ce dont il est si éloigné . Recueil de plusieurs pièces, pour servir à l'histoire de Port-Royal, ou supplément aux Mémoires de MM. Fontaine, Lancelot et Du Fossé, Utrecht, 174o, p. 110. C'est dans ce recueil que se trouve l'interrogatoire de Saint-Cyran par Lescot, texte capital sur lequel nous aurons souvent à nous appuyer.

(4) Mémoires touchant la vie de M. de Saint-Cyran par M. Lancelot, Cologne, 1738, t. II, p. 159. Lancelot est un guide de tout repos; un témoin unique. Naïf, je le sais et pour tout dire, un peu benêt par endroits, mais d'autant plus recommandable. Comme a priori il canonise tout, il ne craint pas de dire tout, bien assuré qu'il n'y a pas deux façons d'interpréter les faits qu'il rapporte. On me demandera : si vraiment les Mémoires donnent sur Saint-Cyran, la vérité toute crue, comment la prudence janséniste en a-t-elle permis la publication intégrale ? Je réponds : a) Les éditeurs se trouvaient plus ou moins dans le même état d'esprit que Lancelot. Ils jugeaient souverainement édifiantes des pages qui ne le sont pas. b) Ils ont bien vu néanmoins que tout n'allait pas, et ils ont fait quelques suppressions, notamment en ce qui pouvait convaincre Saint-Cyran d'illuminisme. Une bonne copie est à la B. Nationale F. franç. 25.o85; 25.086. Qu'on prenne par exemple 25.o85, on verra une suppression longue et significative de la page 322 à la page 325. Mais ces suppressions sont peu nombreuses. D'où nécessité d'une autre explication. c) L'édition a été confiée à un homme que harcelait manifestement la démangeaison de dogmatiser. S'il conserve le texte, c'est qu'il se promet bien ou de l'expliquer ou de l'excuser ou de le réfuter en note. Et Dieu sait qu'il ne s'est pas refusé ce plaisir! Ainsi tout est pour le mieux.

 

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les plus sérieuses, les plus héroïques seules, une Mère Angélique, une Chantal, se rendent à lui d'abord. Les autres s'enfuient, quelques-unes avec le fou rire (1). Il se soucie peu d'elles et elles le lui rendent bien. De la Mère Agnès et de Marie-Claire Arnauld que, soit zèle, soit ambition, on dit qu'il a voulu subjuguer, il a dû faire longuement le siège. Leur frère, Robert d'Andilly, gagné dès la première rencontre est devenu son esclave pour toujours. L'avocat Le Maître n'est pas une femme, Lancelot non plus, qui dira plus tard avec une tendresse qui nous désarme : « C'était une de mes dévotions de m'arrêter quelquefois à considérer M. de Saint-Cyran comme une des plus vives images de Jésus-Christ que j'eusse jamais vues. Car je ne pouvais remarquer ni en ses paroles, ni en ses actions, aucun défaut (2). »

Sur Bérulle, sur le P. de Condren, sur le P. Bourgoin, sur le P. Amelote, sur Vincent de Paul lui-même et sur une infinité d'autres, il exerça longtemps une sorte de fascination (3) ; Richelieu, grand connaisseur d'hommes,

 

 (1) Cf. Port-Royal, II, p. 28.

(2) Mémoires, II, 3o4.

(3) Bourgoing l'estimait au point de vouloir lui confier la Vie de Bérulle. Il lui écrivait en 163o : « Pour la vie de Mgr le Cardinal, j'avoue que les idées, l'esprit et les dispositions en doivent être l'âme, et ses actions, ajoutées comme le corps. Vous pouvez plus que personne en former quelque exemplaire et croyez que vous en devez être prié ». La naissance du jansénisme découverte… par le sieur de Préville (P. Pinthereau, s. j.), Louvain, 1644. Pinthereau a publié là une quinzaine de lettres de Bourgoing à Saint-Cyran, trouvées parmi les papiers de ce dernier.

 

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l'avait choisi pour accompagner Henriette de France en Angleterre : plus tard il lui fera l'honneur de le redouter (1). Arnauld enfin, le grand Arnauld l'écoute et le suit avec. la docilité d'un enfant.

Ce don, ce prestige, il le connaît bien, il s'y complait d'une manière assez puérile, il en joue volontiers. Reconnaissons néanmoins qu'il ne vise pas à se rendre populaire, à s'attacher beaucoup de fidèles. Un très petit nombre d'âmes rares lui suffit. Ambitieux, dit-on. Pour moi je ne sais, mais plus encore, réservé, solitaire. Détail

 

(1) Les sentiments de Richelieu à l'endroit de Saint-Cyran restent pour. moi un mystère. A-t-il vraiment voulu se l'attacher ? Les Jansénistes l'affirment, mais sans preuves. Quand il l'envoie à Vincennes, obéit-il à sa conscience, je veux dire, aux conseils du P. de Condren, de Zamet, ou à un autre sentiment ? Et comment expliquer la longueur de cet emprisonnement, alors qu'il semble bien que ni les perquisitions, ni les interrogatoires n'aient rien donné de très grave ? Mystère. Ce qui est clair, en revanche, c'est l'insigne maladresse de cette mesure, prélude de tant d'autres. Comme le remarque le R. P. Brucker : « L'on ne peut faire un reproche à Richelieu d'avoir voulu arrêter la propagande de Saint-Cyran, (Vincennes était-il le seul moyen d'arrêter cette propagande ?) mais le mode de répression employé, violent en apparence, fut bénin en réalité et manqua entièrement son but. La prison ne servit qu'à mettre plus en relief le réformateur et à lui attirer de nouvelles sympathies » Brucker, Recherches de science religieuse, juillet-octobre 1913. Je citerai constamment ce précieux article ainsi qu'un précédent du même écrivain (ib., septembre-octobre 191 s), soit Brucker I, Brucker II. Dans ces deux articles,_ le R. P. Brucker nous communique la découverte qu'il a faite à la bibliothèque de Munich, d'un lot de lettres inédites de Saint-Cyran, préparées pour la publication et qui, pour une raison ou pour une autre, n'avaient pas été publiées. Les jansénistes ont marqué d'un coup de crayon les passages qu'ils ne voulaient pas faire connaître, lesquels sont, naturellement, pleins d'intérêt. Le R. P. Brucker cite bon nombre de ces passages et on peut croire qu'il aura pris la fleur du recueil. Détail piquant et significatif : le R. P. a été déçu par sa découverte. Il s'attendait à un Saint-Cyran plus noir. « Il faut reconnaître, dit-il fort loyalement, que dans ces lettres inédites, comme dans celles que d'Andilly a publiées, Saint-Cyran prêche le plus souvent les vertus de l'ascétisme orthodoxe, et il s'applique particulièrement à faire apprécier aux âmes le bienfait de la vocation religieuse, le prix des observances régulières et surtout les assurances qu'elles donnent pour le salut. Mais ici même l'outrance coutumière n'est pas absente » (B. II, 371). Certes non, mais quel étrange exemple d'outrance le R. P. est-il allé chercher! « S'il recommande l'obéissance, il appellera le supérieur : « votre Dieu visible en terre ». L'exagération est-elle donc si forte et, saint Ignace, dans sa fameuse Lettre sur l'obéissance ne s'explique-t-il pas à peu près de la même façon?... Qui vos audit me audit.

 

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d'une grande importance sur lequel nous aurons à revenir, Saint-Cyran a peu de goût pour le confessionnal. « Ayant si peu aimé à confesser », dit-il de lui-même dans son interrogatoire de Vincennes. « II trouvera bon de ne confesser jamais si l'on veut ». « De vingt cinq ou trente personnes que le dit répondant a confessées en sa vie », dit-il encore, et parlant d'une maison religieuse où il aurait pu s'imposer sans la moindre difficulté, puisque la supérieure lui était acquise. « Il parait bien, continue-t-il, qu'il n'avait pas grand dessein de troubler la Visitation de Poitiers, puisqu'il n'a confessé dans la dite maison que la... (supérieure) et une autre » (1). Il n'a pas à chercher les âmes ; elles viennent à lui d'elles-mêmes. Il faut donc enfin que d'une manière ou d'une autre, sainteté, génie, aient rayonné de ce vaste front contracté, de ces yeux ardents, et de tout son être. Ajoutez à cela, spontanée ou affectée — les deux peut-être — la mimique céleste de l'oracle, du prophète. Ne l'oublions pas. Son époque se montrait plus sensible que nous ne voudrions aux manifestations extérieures, même forcées, à l'appareil, même théâtral, de la vertu. Saint-Cyran qui n'était pas homme à perdre un pouce de sa sainteté, aura sans doute et plus d'une fois, sincèrement, pieusement joué à l'homme de Dieu.

De graves théologiens l'ont accusé d'illuminisme Le reproche ne manque pas de quelque apparence. Saint-Cyran, à l'en croire, ne fait jamais rien de lui-même, il attend, il suit pas à pas les inspirations particulières qui le conduisent; c'est un « mouvement » spécial de Dieu qui lui commande la moindre de ses démarches, qui lui dicte le moindre de ses propos :

Ma révérende Mère, écrit-il à l'abbesse de Port-Royal, je me suis trouvé aujourd'hui avec quelque volonté de vous

 

(1) Recueil, etc., pp. 89, 67, III.

(2) Brucker, II, p. 366, 367.

 

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aller parler de la croix, laissant à Dieu à me déterminer sur le champ et à l'heure, si ce sera en public ou à l'assemblée. La révérence que je dois à Dieu me tient ainsi suspendu, lorsqu'il s'agit de parler de lui (1).

 

Pour se rassurer sur l'initiative qu'il vient de prendre en écrivant une lettre de direction,

 

il faut croire, remarque-t-il, que puisque je vous écris, c'est Dieu qui me le commande. Il ne faut plus douter que ce ne soit lui qui m'y a engagé et qui a livré votre âme, comme parle l'Ecriture, entre mes mains (2).

 

On ne doit pas s'exagérer la gravité de ses formules qui étaient alors d'usage courant. François de Sales parle souvent de la sorte. Bossuet, qu'on ne peut guère soupçonner d'illuminisme, aime à dire à Mme Cornuau et aux autres que ce qu'il leur écrit vient de lui être « donné ». Mais chez ces grands hommes, tout est limpide et modeste, au lieu que Saint-Cyran nous inquiète par une insistance fâcheuse. Il ne se croit pas inspiré, mais il serait à peine fâché de le paraître Ce qui d'ailleurs nous choque davantage dans ses lettres et ses propos, c'est la banalité presque habituelle et la futilité fréquente de ces prétendus oracles. On verra bientôt que je ne force pas la note. Encore une fois, il n'est pas jusqu'à son illuminisme qui n'ait quelque chose de gauche et de mesquin. Voici du reste à ce propos une curieuse anecdote que Lancelot avait pieusement recueillie dans ses Mémoires et que la censure de Port-Royal se garda bien de laisser passer.

« Une... fois qu'il nous fit l'honneur de dîner avec nous, on lut de Josèphe ce qu'il rapporte du rationarium

 

(1) Brucker, II, p. 367, 368.

(2) Ib., p. 37o.

(3) Dans l'information judiciaire de 1639, interrogé s s'il n'avait point dit qu'il n'apprenait point ses maximes dans les livres, mais qu'il les lisait en Dieu, et qu'il se conduisait en tout, suivant les sentiments intérieurs qui lui sont donnés de Dieu », il répondit « ne l'avoir jamais dit et n'y avoir jamais pensé ». D. Brucker, II, p. 366.

 

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du Grand-Prêtre où l'on reconnaissait sensiblement la volonté de Dieu. Et après le dîner, il nous dit : « On pourrait croire que les Juifs en cela étaient plus avantagés que nous, puisqu'ils pouvaient voir ce que Dieu voulait d'eux dans les rencontres. Mais il n'en est pas ainsi, puisque cette onction dont parle l'Apôtre, non seulement fait voir aux chrétiens ce qu'ils doivent faire, mais aussi qu'elle le leur fait faire ».

« Et il ajouta : «Mais vous me direz peut-être que les Juifs voyaient cela plus clairement que nous », « Mais au contraire, disait-il, soyez fidèles à Dieu, à suivre les mouvements de charité qu'il vous donne, et pourvu qu'il n'y ait point de passion et de cupidité secrète en vous, votre lumière croîtra peu à peu comme celle de midi, et vous verrez clairement ce que Dieu demande de vous dans les rencontres ».

« Et M. de Saint-Cyran pratiquait tout à fait en ceci le conseil qu'il donnait aux autres. C'est pourquoi, une personne de considération l'étant venue saluer chez lui depuis sa sortie de Vincennes, voulant délibérer avec ses amis s'il lui rendrait visite, il arriva qu'en cette conjoncture, on lui apporta le billet qu'on lui avait tiré pour le mois d'août. (Le saint du mois). Aussitôt, interrompant ce qu'il disait, il se mit à genoux et ayant pris un peu de temps, il regarda son billet. C'était saint Augustin qui lui était échu et la sentence était que celui à qui la charité de Dieu et du prochain a été donnée, doit prier Dieu sans cesse qu'il soit rendu digne de mépriser toutes les autres amitiés et de souffrir beaucoup. Après quoi, il se remit encore à prier ; puis se relevant, il dit : « Me voilà parfaitement résolu. Je ne le dois point faire (rendre la visite), et quand un prophète m'aurait parlé, je ne me tiendrais pas plus assuré de ce que Dieu veut de moi en cette rencontre (1) ».

 

(1) Manuscrit des Mémoires, pp. 322-325.

 

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S'il était seul, on se contenterait de hausser les épaules. Mais la mise en scène, mais tant d'embarras pour si peu de chose, mais la prodigieuse importance qu'il se donne, tout cela est bien affligeant, pour ne rien dire de plus.

« Un jour que M. de Rebours l'était allé voir, après quelques entretiens, ou nécessaires, ou de civilité, sitôt que l'on fut quelque temps sans rien dire, il entra dans ce recueillement où il était comme absorbé et qui lui était ordinaire, et le feu qui l'embrasait au dedans venant à éclater, il dit: «Fiat voluntas tua! Voilà une grande parole ! » Puis, voyant qu'il était découvert, il se leva et se retira : par où l'on reconnut cille Dieu remplissait vivement son serviteur, lors même qu'on le croyait le moins occupé de lui (1). »

Il s'enfuit, il disparaît, mais après avoir allumé son auréole. Je ne prétends pas, ce qu'à Dieu ne plaise, que la scène soit arrangée par un acteur tout à fait conscient ; je crois néanmoins qu'il s'est réveillé de sa petite extase avec une certaine complaisance. On me dira que j'y mets vraiment trop peu de bonne volonté et que je pourrais bien lui permettre cinq minutes de ravissement. Je lui permettrais le septième ciel si cela ne dépendait que de moi. Que faire pourtant? Je n'écoute pas les adversaires de Saint-Cyran, je m'en tiens au témoignage du plus abondant, du plus éperdu de ses panégyristes. C'est Lancelot. Dans les Mémoires de celui-ci, je ne demandais qu'à rencontrer enfin une de ces lignes qui nous rendent comme sensible la possession d'une âme par Dieu. Je n'ai rien trouvé. Les vertus de Saint-Cyran que l'on veut nous faire admirer, paraissent assez communes ; on nous dit par exemple qu'il ne crachait dans les églises que le moins possible (2) ; les oracles de lui qu'on a recueillis avec tant de piété sont pour la plupart de cette même qualité. Aux moments les

 

(1) Lancelot, Mémoires, II, p. 4.

(2) « Jamais il n'y parlait et à peine osait-il y cracher ». Mémoires, II, 77.

 

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plus solennels, les plus saints, il garde un je ne sais quoi de malade, d'un peu louche et de légèrement comique. On dirait d'une cloche fêlée. Le lecteur aura bientôt vu que je ne veux pas lui en imposer.

Il était prodigieusement occupé de lui-même. Dans ses lettres, pourtant corrigées par l'urbanité de d'Andilly, son moi s'étale avec une obstination déplaisante (1). Ses disciples eux-mêmes n'en revenaient pas, mais les plus candides s'efforçaient de donner un tour mystique à cette manie. « Il avait accoutumé, nous dit Lancelot, de regarder ses discours et ses ouvrages comme il aurait regardé ceux d'un autre et c'était sa maxime que quand une chose était faite, il la fallait perdre en Dieu, en n'y prenant plus de part que pour adorer ses dons... C'est ce qui peut servir de réponse à ceux qui ont remarqué que M. de Saint-Cyran parlait souvent de lui dans ses lettres (2). »

L'explication ne vaut pas. Saint-Cyran, au contraire, a toujours peur de ne pas paraître assez héroïque. Dès que tel de ses actes peut donner une idée moins haute de sa sainteté, il prend les devants et prescrit l'exégèse orthodoxe.

« Une fois il me disait : « Pensez-vous, parce que vous voyez ici (aux petites écoles) le fils de M. Bignon, que ce soit en considération de son père, ou seulement parce que c'est mon ami ? Ce n'est point pour cela, c'est pour tacher de l'élever chrétiennement... Voilà mes neveux. Pourquoi les ai-je pris chez moi? Est-ce uniquement parce qu'ils sont mes neveux? Nous avons, Dieu merci, des pensées plus hautes et il nous fait la grâce de ne regarder que lui (3). »

Il avait des aphasies soudaines sur lesquelles nous

 

(1) Qu'on lise par exemple sa première lettre à Sainte-Chantal (Lettres chrétiennes ae édit., Toulouse, 1647; pp. 73-99). O miseras hominum mentes! La sainte, habituée aux lettres de François de Sales, souffre, provoque, admire les lettres de Saint-Cyran. Et quelles lettres !

(2) Mémoires, I, p. 47.

(3) Ib., I, p. 14o.

 

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aurons bientôt à consulter les médecins. Mais il nous prévient comme toujours. a Je l'ai vu souvent, après s'être élevé comme un aigle en nous parlant, s'arrêter tout court. De peur que cela ne nous surprit, il disait : « Ce n'est pas que je ne trouve rien à dire, mais c'est au contraire parce qu'il se présente trop de choses à mon esprit et je regarde Dieu pour voir ce qu'il est à propos que je vous dise (1). »

Un jour il fait une exhortation, et par bonheur, ne s'arrête pas en plein vol. Le bon disciple aussitôt de courir à son encrier. « Je voulus écrire quelque chose de cette conférence... Mais ce discours était si divin que l'un de nous lui ayant dit que j'en avais remarqué quelque chose, il lui répondit : « Comment aurait-il pu le faire, puisque... j'ai voulu moi-même en mettre quelque chose sur le papier et ne l'ai pu. » a L'esprit de Dieu, disait-il, est quelquefois vadens et rettiens... Deux jours après, il me parla lui-même de cette conférence : « Eh bien ! Avez-vous compris ce que nous dîmes... En voilà assez pour toute votre vie... »

Cet air guilleret que prend la sibylle descendue du trépied, ce large sourire quand on lui dit que le pauvre M. Lancelot se flatte de résumer sur ses tablettes une révélation aussi riche, non, cela ne rend pas le son plein et franc du véritable inspiré.

« Il disait quelquefois que s'il avait voulu se produire, il aurait gouverné la moitié de Paris (3). » A quoi bon le dire? Au reste, il est à peu près dans le vrai, quand il parle ainsi. Mais que penser de sa fameuse et cornélienne tirade, tant admirée par Sainte-Beuve? Saint-Cyran est loin de Paris

 

(1) Mémoires, I, p. 45. On lit dans les Lettres spirituelles du P. Jean Rigoleuc : « Nous remarquions que le P. Louis Lallemant se taisait quelquefois tout court pour obéir à la lumière qui lui montrait quelque imperfection en ce qu'il avait commencé à dire... Mus Acarie... faisait la même chose », La vie du P. Jean Rigoleuc... par le P. P. Champion, Paris, 1636. Lallemant étant le chef d'une école rivale, j'ai cru bon de marquer ce menu contraste.

(2) Mémoires, I, pp. 46, 47.

(3) Ib., II, p. 95.

 

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et des archers, à Port-Royal des Champs, dans la cellule de M. Le Maître, développant je ne sais quel fantastique projet de réforme. Lancelot, frais débarqué parmi les solitaires, écoute, partagé entre l'ahurissement et l'enthousiasme. Soudain Saint-Cyran s'arrête. Il a remarqué les yeux écarquillés du bon jeune homme et, changeant de ton :

 

Vous n'êtes pas encore accoutumé à ce langage, lui dit-il, et on ne parle pas comme cela dans le monde; mais voilà six pieds de terre où on ne craint ni le chancelier ni personne. Il n'y a point de puissance qui nous puisse empêcher de parler ici de la Vérité comme elle le mérite !

 

« Mâle indépendance », se récrie Sainte-Beuve, naïf pour une fois. Ni François de Sales, ni Bossuet, ni Fénelon n'osèrent jamais défier ainsi les puissants (1). — Je l'espère bien pour eux. Eh ! sans doute, face à face avec Richelieu ou le Pape, ce Mirabeau d'Eglise nous semblerait sublime. Que vaut toutefois ce courage à portes fermées, cette confession, criée, j'entends bien, mais du fond d'un désert et en présence de deux disciples, fidèles entre les fidèles ? Ne croyez pas du reste que lorsqu'il enfle ainsi la voix, Saint-Cyran veuille se moquer de nous. Il se prend très au sérieux et frémit lui-même au sentiment de son héroïsme. Voilà ce qui me gêne. Car enfin, ce qui s'appelle brave, il ne le fut jamais. Dès qu'il sort de sa forteresse, il va, mystérieux comme un conspirateur, le doigt sur les lèvres, avouant lui-même en riant que, pour éviter des aventures, il dit souvent le contraire de sa pensée. A Vincennes, le crayon à la main, et dans des lettres que des mains très sûres porteront à des amis éprouvés, il fait encore, quelquefois du moins, la figure d'un assez beau vinctus Christi. Avec ses juges, il biaise, il perd pied,

 

(1) Port-Royal, I, pp. 363, 364. Il faut lire ces deux pages, et les relire pour apprendre, s'il en est besoin, ù faire peu de cas de soi-même. Un homme de tant d'esprit, s'éprendre d'une rhétorique aussi grossière, j'ose à peine y croire!

 

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il recule. Ses panégyristes eux-mêmes ont de la peine à ne pas le voir piteux. 11 est prisonnier, res sacra; il a d'autres excuses que nous apporterons bientôt. A Dieu ne plaise que nous lui reprochions ses misères ! Nous demandons seulement qu'on ne l'élève pas au rang des héros.

Ce constant souci de se peindre en saint, cette sorte de charlatanisme dévot, parait aussi dans ses confidences les plus directement pieuses. Ecoutons encore Lancelot : « Il faisait avec grande dévotion les petites adorations qui ont été imprimées à la fin de son Catéchisme, et... lorsqu'il prit la peine de me les apprendre, il me fit remarquer expressément qu'il disait : « Béni soit le jour et l'heure de la résurrection, de la mort et passion, et de la naissance de Notre-Seigneur Jésus-Christ ; mettant la résurrection la première, parce, disait-il, qu'elle était comme la source de toutes les grâces qui sont découlées dans l'Eglise... Néanmoins il ajoutait qu'on pouvait commencer par la naissance, si cil voulait suivre l'ordre qui parait le plus naturel. »

Toujours la même tendance à magnifier le néant, lorsque ce néant porte sa propre marque. Lancelot continue sur-le mode épique :

« C'était en 1638, au mois de janvier, où il faisait un froid horrible et il me disait qu'à cause du grand froid, je pouvais faire ces adorations avec mes bas, ajoutant néanmoins que pour lui, il les faisait toujours nus-pieds et nues-jambesl. »

Encore une fois, pourquoi le dire ? Gardons-nous pourtant de le juger trop vite. Cette plénitude est peut-être moins triomphale, plus inquiète et plus douloureuse qu'on ne le croirait.

II. En s'affirmant et en s'exaltant de la sorte, à tout propos et hors de propos, ne cherchait-il pas en effet à se rassurer contre lui-même ? Pour ma part, je m'arrêterais

 

(1) Mémoires, II, p. 81.

 

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volontiers à cette hypothèse. Il avait certes de beaux moments, oà le génie bouillonnait en lui, où il se sentait de force à subjuguer l'univers ; mais ces transports s'éteignaient bientôt pour faire place au trouble, à la confusion, à l'accablement. Après tout tt malgré quelques triomphes, il ne serait jamais qu'un pauvre impuissant. Il le savait. Connaissait-il aussi la vraie raison de cette inguérissable misère ? J'espère que non. Quoiqu'il en soit, il me parait difficile de ne pas reconnaître dans son cas des indices nettement morbides, une hérédité psychopathique assez accusée. Trop de lecture lui aura tourné la tête, disait de lui, son examinateur de Vincennes, Jacques Lescot — plus tard évêque de Chartres — après douze séances d'un tête à tête fatigant et décevant (1). Beaucoup lire n'a jamais brouillé une bonne tête. Le mal assurément venait de plus loin. Port-Royal a-t-il connu ce triste secret ? Oui et non. Pour qui s'est décidé à tout voir en beau et en saint, les excentricités d'un malade peuvent ressembler à à la folie de la croix. Néanmoins Saint-Cyran les a inquiétés plus d'une fois. Peut-être même, dans les derniers mois, essayait-on de le montrer le moins possible. On pense bien que Lancelot n'a rien voulu dire sur ce chapitre. Il nous éclaire, sans doute, mais à son insu. Au reste je ne propose ici, comme d'ordinaire, que des conjectures. Que n'avons-nous à notre disposition un petit signe typographique, une clef de doute qui voudrait dire : « Ici, tenez-vous sur vos gardes ; bien que l'auteur fasse claquer son fouet, il n'est pas sûr du chemin où il s'engage. Voyez, jugez par vous-même? »

Jeune encore, mais déjà grave, Saint-Cyran débute par un livre fort bizarre, sa Question royale. Simple jeu d'esprit, nous assurent ses fidèles, constamment réduits à nous demander des actes de foi. Saint-Cyran humoriste et à la manière du doyen Swift, pour ma part je le croirai

 

(1) Laferrière, op. cit., p. 189, cf. Mémoires de Lancelot, I, p. 144.

 

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lorsque l'on aura trouvé dans les papiers de Bossuet une esquisse de Lutrin (1).

« Ce qui est plus singulier, écrit Sainte-Beuve, et tout à fait caractéristique, c'est que M. de Saint-Cyran récidiva à quelques années de là. Liant à Poitiers auprès de l'évêque, en 1617, il fit imprimer un ouvrage sous ce titre : Apologie pour H. L. Ch. de la Rocheposay, évoque de Poitiers, contre ceux qui disent qu'il n'est pas permis aux ecclésiastiques d'avoir recours aux armes en cas de nécessité. »

Livre absurde, ce ne serait rien, mais deux fois imprévu sous la plume d'un homme qui songeait dès lors à restaurer la pureté primitive du sacerdoce.

Cette récidive de paradoxe, continue Sainte-Beuve... nous paraît assez grave de symptôme : il était temps qu'il s'arrêtât (2). » Or justement et quoiqu'on en dise, il ne s'arrêtera pas. Dans les premières lettres à Robert d'Andilly, le déséquilibre mental éclate jusqu'à l'évidence (3). Si

 

(1) Sur la Question royale, on trouvera toutes les indications voulues dans le Port-Royal, I, pp. 276, seq., et dans la thèse de M. Laferrière, pp. 22, seq. Voir aussi le bizarre plaidoyer pour la brebis égorgée. Pori-Royal, I, p. 282.

(2) Port-Royal, I, pp. 278, 279. On trouvera de même un bon résumé de ce livre dans Sainte-Beuve.

(3) Ces lettres sont partout citées, depuis qu'elles parurent dans le Progrès du jansénisme découvert, par le sieur de Préville (P. Pinthereau, s. j.), Paris. 1655, p. 122, seq. Voici pourtant quelques lignes. A Robert A. d'Andilly « Si la réjouissance que j'ai eue d'avoir appris l'heureux accouchement de Mlle d'Andilly ne m'eut transporté jusqu'à me faire quitter tout pour répondre par un homme qui est sur le point de partir, à votre lettre ; je ne puis le faire comme je voudrais à cause de la hâte de cet homme et de mes empêchements qui sont tels qu'ils ne peuvent être surmontés par ma passion, qui est toujours au comble, ne pouvant dévaler et ne pouvant monter plus haut, parce que ma connaissance, mon affection et mon souvenir sont dans leur borne. C'est un mot que j'emprunte de notre philosophie qui nous apprend que la même circonscription que les corps ont par leur quantité, les anges l'ont par leurs actions, ce qui m'ôte le moyen d'étendre ma passion en votre endroit et m'oblige de reconnaître mon être créé eu la seule limitation qui me le ferait haïr, si je n'aimais en vous l'être incréé qui ne demande de moi que le même amour que je vous porte, dont vous demeurerez sans doute content, puisque, ne pouvant trouver en moi de l'infinité, vous la trouverez en lui qui vous aime en moi, et par mon entremise d'un amour infini, vous m'obligerez d'agréer que je dise à Mme d'Andilly que j'étais sur l'alliance de ces deux pensées, etc., etc. » Cité par Rapin, Histoire, p. 164. Espérons que Robert n'aura pas lu cette lettre à l'accouchée! Quant au lecteur, il comprendra que je m'en tienne à une citation.

 

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l'auteur de ces lettres ne nous était pas connu, l'on hésiterait à peine sur l'épithète qui lui convient. Longtemps et péniblement contenue, c'est une explosion de vagues projets grandioses et tout ensemble de tendresse passionnée pour le confident, pour l'agent peut-être, que le malade croit avoir enfin rencontré. « Dans le fond, on n'est pas fait comme cela, ou on est extraordinaire », prononce avec modération le P. Rapin (1). Sainte-Beuve lui-même est tout abasourdi, tout honteux. Il cite courageusement quelques phrases d'une incohérence folle, ne voulant pas nous dissimuler, dit-il, « que ce fût là le point de départ, le premier, le long et confus tâtonnement de la pensée de celui qu'on verra un si souverain docteur » Oublie-t-il que ce « souverain docteur a avait alors plus de quarante ans ? Mais laissons les passages simplement baroques et qu'il serait trop long de citer. Choisissons plutôt la lettre qui, d'après Sainte-Beuve rachèterait par son incontestable beauté, les ridicules de cette correspondance; le « petit billet où notre prochain et définitif Saint-Cyran va déjà (!) grandement s'ouvrir et comme apparaître dans sa hauteur ».

 

 

Cet onzième d'août, entre dix et onze heures de nuit... Les grands sont si peu capables de m'éblouir que, si j'avais trois royaumes, je les leur donnerais, à condition qu'ils s'obligeraient à en recevoir de moi un quatrième, dans lequel je voudrais régner avec eux : car je n'ai pas moins un esprit de Principauté que les plus grands Potentats du monde... Si nos naissances sont différentes, nos courages peuvent être égaux et il n'y a rien d'incompatible que Dieu ayant proposé un royaume en prix à tous les hommes, j'y prétende ma part. Cela irait bien loin, s'il n'était après dix heures de nuit et si je

 

(1) Histoire, p. 163.

(2) Port-Royal, I, p. 286.

(3) « Celles de ses lettres qui n'out pas été retouchées par MM. de Port-Royal sont d'un caractère tout propre à réjouir ». D'Avrigny, Mémoires chronologiques, II, 98. Petit livre toujours amusant et très précieux à qui veut se renseigner en peu de temps sur la controverse janséniste.

 

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n'avais peur de parler en vain en voulant inspirer par mes paroles un désir de royaume dans l'esprit d'un ami que je ne puis bien aimer à ma mode s'il n'a une ambition égale à la mienne, qui va plus haut que celle de ceux qui prétendent à la monarchie du monde.

 

Sur quoi Sainte-Beuve écrit sans sourire :

« A cette heure de nuit, dans réchauffement de la solitude, dans la présence lointaine et prosternée d'un disciple soumis, il lâche son secret : cet homme, qui a plus d'ambition que le cardinal de Richelieu, et qui, son opposé en tout, son rival, son rebelle dans l'ombre, n'en sera ni séduit, ni intimidé, ni vaincu, il est trouvé (1) ! »

 

Oserai-je bien le dire ? Sainte-Beuve n'a pas compris. Ayant accepté des deux mains le Saint-Cyran légendaire — celui de Port-Royal et celai de l'ennemi, le réformateur sublime ou redoutable, le rival de Richelieu, — il le retrouve partout, même dans les propos incohérents d'une nuit de fièvre. La principauté dont parle Saint-Cyran et qu'il définit dans le seul endroit sensé de sa lettre, c'est tout bonnement le royaume du ciel que Dieu propose « en prix à tous les hommes ». Traduite en prose raisonnable la lettre dit simplement : Je veux être un bon chrétien et que vous, Robert, le soyez aussi. Intention salutaire mais qui n'égale pas à Richelieu les prêtres innombrables qui l'ont formée.

Le reste est fumée, aspiration confuse vers la grandeur, demi-hallucination peut-être (2). En tout cas, ce petit billet ressemble de point en point aux lettres qui le précèdent et qui gênaient si fort Sainte-Beuve. Toute cette correspondance avec d'Andilly rend le même son alarmant,

 

(1) Port-Royal, I, pp. 286, a87.

(2) Si l'on résiste à cette exégèse, je demanderai : oui ou non, est-il question quelque part dans cette lettre du royaume de Dieu offert à n'importe qui ? Si oui — et comment le mettre en doute? — de deux choses l'une : ou bien ce royaume se confond avec la « principauté » du début — c'est mon interprétation — ou il s'en distingue. Dans cette dernière hypothèse, l'incohérence de la lettre entière parait encore plus flagrante.

 

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présente le même caractère morbide. S'il m'était permis de préciser à ce point mes conjectures, je dirais qu'à l'époque où ces lettres furent écrites, — vers 162o, — les troubles cérébraux dont nous cherchons le diagnostic, atteignent leur plus haut degré d'intensité. Nulle violence d'ailleurs, même à cette époque. C'est une mégalomanie douce qui s'épuise en paroles et ne tend pas à l'action. Ensuite, ce peu d'activité commence à décroître. Ici encore, nulle violence : la mélancolie grandissante ne va jamais jusqu'au désespoir. Dépression paisible qu'interrompent quelques beaux réveils, mais qui tend vers une sorte d'hébétude majestueuse. Telle est du moins l'impression que nous laissent les lettres de ce déclin, toujours bizarres, toujours pleines de son moi, mais de plus en plus lasses (1). Pendant ses années de Paris, lorsqu'on nous le montre si redoutable, lorsqu'on le dresse contre Richelieu, Saint-Cyran n'est peut-être déjà plus qu'un précoce vieillard. Il essaie bien encore parfois de remonter sur son Sinaï, mais ses oracles eux-mêmes languissent. Suprême secousse, suprême trépied, Vincennes l'achèvera (2).

 

(1) Ces lettres ont été soigneusement émondées par les éditeurs. Même en cet état, nul bon esprit ne les trouverait parfaitement saines. Mais il faut lire surtout les extraits inédits publiés par le P. Brucker. L'impression de lassitude ne m'y parait pas discutable. Quant aux bizarreries voici un exemple de galimatias théologique — et mégalomane — assez indécent. Rappelant à un gentilhomme converti par lui les « occasions extraordinaires » — c'est-à-dire la rencontre de Saint-Cyran lui-même — qui avaient amené cette conversion, il écrit : « Ces occasions et ces grâces tiennent de l'unité de Dieu. Et quand trois ou quatre circonstances notables se rencontrent et composent cette grâce unique, elles représentent les trois personnes divines de la Sainte-Trinité qui ne font qu'un Dieu. » Cf. Brucker, oc. cit., II, p. 359. Les éditeurs qui savaient le métier, avaient biffé ce passage.

(2) Peu après son arrivée à Vincennes, a il fut, pendant une quinzaine de jours, tourmenté par des images horribles, par des frayeurs des jugements de Dieu, qui lui causèrent des peines inconcevables. Tout ce qu'il lisait dans l'Ecriture ne contribuait qu'A l'effrayer... Il semblait que Dieu l'eût abandonné pour un temps et que le démon eut obtenu la permission de le cribler... Après la tempête, Dieu le combla de consolation pendant tout le temps de sa captivité. » Clémencet, Histoire de Port-Royal, II, p. 112. Cette expérience qui ne suffirait naturellement pas à prouver notre hypothèse, s'accorde peut-être avec elle. La détente était commencée, je le crois, dès avant Vincennes, mais l'emprisonnement aura déterminé une nous elle et terrible crise; puis la détente, « la consolation » dont parle Dom Clémencet. Il y eut d'ailleurs, quelques sursauts de mégalomanie aiguë ; cf. la lettre à Arnauld, Laferrière, op. cit., p. 214.

 

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Son érudition semble avoir été prodigieuse. Arnauld rapporte à ce sujet un épisode extrêmement curieux et qu'ont négligé la plupart des historiens. II y a quelques années, dit-il, que M. de Saint-Cyran (il vivait encore), « porta parole à une Communauté de lui faire avoir la Chaire de Théologie d'une célèbre Université de France, pour y lire le Maître des Sentences, ou le texte de saint Thomas; s'étant obligé en même temps de donner des éclaircissements et des notes, sur celui de ces auteurs que l'on choisirait. Et comme saint Thomas n'a pu mieux témoigner qu'il avait autant d'humilité que de science, qu'en disant, à la tête de sa Somme théologique, qu'il ne l'a faite que pour les novices, c'est-à-dire, pour initier les hommes à la Théologie, il (Saint-Cyran) proposait de faire passer ceux qui seraient instruits en cette école, à une autre leçon théologique de toutes les oeuvres de la grâce de saint Augustin, recueillies en trois volumes, qu'il promettait de donner tout interprétés et éclaircis, tant par des annotations marginales que par des gloses interlinéaires » (1). Le projet n'eut pas de suite. Pris au mot du reste, Saint-Cyran attrait trouvé quelque bonne raison pour se dégager, car il ne voulut jamais se lier. Quoi qu'il en soit, toutes ces connaissances que son étonnante mémoire retenait sans peine, se mêlaient, se heurtaient chez lui, produisant les associations d'idées les plus imprévues et les plus bizarres. Ici encore le mot propre me fait peur. Il faut bien dire pourtant que sa conversation et ses lettres sont comme un tissu de coq-à-l'âne théologiques. J'en veux donner un exemple que j'emprunte aux souvenirs de la Mère Anne-Eugénie Arnauld,

 

(1) Apologie pour M. l'abbé de Saint-Cyran, Oeuvres de messire Antoine Arnauld... Lausanne, 1779, t. XXIX, pp. 290-291. Arnauld ajoute : « Une personne de condition, qui a droit de nommer à la chaire de cette Université, rendra témoignage à ces vérités, si la communauté à qui cette parole a été donnée, n'aime mieux le faire ». Voilà encore bien des mystères à éclaircir.

 

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aimable créature, aussi ingénue qu'on peut l'être dans la famille.

 

La Mère Agnès (sa soeur) qui était alors notre abbesse, m'ayant demandé si quelque soeur de la chambre des enfants pourrait balayer une petite montée qui en était proche, je n'acceptai pas cette proposition, pensant qu'elles avaient assez affaire, et ayant dit cela à la Mère, elle s'en contenta.

 

C'était une faute contre l'esprit d'obéissance et qui méritait certainement quelque pénitence légère.

 

Il arriva que M. de Saint-Cyran m'envoya quérir ce jour-là pour me parler d'une chose qui ne me regardait point et qu'ensuite il me demanda si je n'avais point quelque conduite à prendre de lui. Il me vint dans l'esprit de lui dire ce qui s'était passé. Il voulut savoir pourquoi je n'avais pas accepté de balayer cette montée.

 

Il avait raison et faisait même paraître en la circonstance plus de finesse qu'on n'aurait cru. La suite le montre bien.

 

Je lui dis que c'était de peur qu'il ne m'entrât de la poudre dans la gorge, qui m'empêchât de chanter. Il me répondit : « On a bien affaire de votre chant ».

 

Ceci encore est charmant et des deux côtés. Mais Saint-Cyran ne s'en tient pas là.

 

« Si Dieu, reprend-il, avait inspiré à une personne de se faire religieux, et qu'après il lui fît connaître qu'il veut qu'il fasse un grand pèlerinage qui l'en pût empêcher, il doit obéir au dernier ».

 

Ne trouve-t-on pas qu'ici le déraillement, si j'ose dire, est manifeste. Que vient foire cette minutie de casuiste, cette niaiserie? A la peccadille qu'on lui proposait, à l'incident très simple qu'il avait à juger, quelle idée d'aller accrocher un cas de conscience aussi fantastique. N'oubliez pas du reste que ses paroles sont des oracles. Aussi Eugénie va-t-elle ruminer longtemps cette solution plus que

 

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douteuse et qui mènerait droit à l'illuminisme. Mais nous aurons plus tard d'autres preuves de son imprudence. Ici je voulais seulement faire comme toucher du doigt l'étrange travail, la fermentation baroque de cet esprit bourré de lectures. II finit par où il aurait dû commencer :

 

Je lui dis que notre Mère ne m'avait pas dit nommément de le faire. « Eh bien! me répondit-il, le Père Eternel avait-il dit précisément à son Fils de souffrir tout ce qu'il a souffert pendant la Passion? Il connut seulement qu'il l'aurait agréable... Rendez votre volonté pliable à l'obéissance ». Je fus touchée de ces paroles et me mis à balayer la montée, avec joie de pouvoir réparer ma faute (1).

 

Plusieurs de ses obiter dicta rapportés par Lancelot, sont d'une telle incohérence, d'un tel saugrenu que les éditeurs des Mémoires ont jugé bon de les supprimer. Nous avons par bonheur à la Bibliothèque nationale une bonne copie et non expurgée; on y lit des choses curieuses. « Un jour Lancelot et ses écoliers vont voir le prisonnier (à Vincennes). Celui-ci les bénit en leur faisant une croix sur le front et leur dit : « Encore que je ne sois pas évêque, je suis pourtant prêtre de Jésus-Christ ». Puis il donne à chacun trois dragées de Verdun. Aussitôt il recommence à leur en donner à chacun encore autant, en l'honneur du mystère de la Sainte Trinité, disait-il. Ainsi faisait-il presque toutes ses actions au nombre de trois. Tous les matins, il se lavait les mains, les yeux et la bouche, et cela par trois fois, en disant à la première : Je me lave en l'honneur du Père; à la seconde : Je me lave en l'honneur du Fils ; à la troisième : Je me lave en l'honneur du Saint-Esprit. Et il recommandait à ses disciples d'en faire autant.

 

(1) Mémoire de la soeur Anne-Eugénie de l'Incarnation Arnauld, sur le premier esprit de Port-Royal... dans Mémoires pour servir à l'histoire de Port-Royal et à la vie de la R. M. M. Angélique... Utrecht, 1742, t. III, p. 376, 377. — Pour la punir de cette désobéissance, il lui défendit de 1 communier jusqu'au dimanche suivant. Nous reviendrons sur ce chapitre de la communion à Port-Royal.

 

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Un soir que Lancelot voulait aller le reconduire, « Ne venez pas, lui dit l'abbé, je crains que vous n'ayez quelque mauvaise rencontre en revenant. — Et comme l'autre insistait : « Ce n'est que pour votre manteau que je crains, ajouta-t-il, car pour vous, quand on vous aurait tué, vous seriez bienheureux » (1).

Il ne parlait pas non plus comme tout le monde, mais «par bonds et volées » (2). De longs silences laborieux, coupés par des explosions haletantes. Il s'interrompait souvent et court, quelquefois sans doute parce qu'il s'apercevait brusquement qu'il en avait trop dit, mais quelquefois aussi parce que lui manquaient soudain ou les mots ou les idées (3). Nous avons cité plus haut un exemple de ces arrêts

 

(1) Cité par Laferrière, op cit., pp. 179, 180. J'ai fait d'autres emprunts à la partie inédite des Mémoires. Un des propriétaires de la copie qui est présentement à la Bibliothèque Nationale, peut-être le P. Batterel, avait déjà comparé la copie au texte imprimé et marqué les passages supprimés.

(2) Cf. Le témoignage de M. Le Féron, Port-Royal, I, 316.

(3) La découverte du P. Brucker (mentionnée plus haut, cf. p. 41) est sur ce point, comme sur plusieurs autres, d'une extrême importance. Ayant eu main toute une série de lettres inédites de Saint-Cyran, le R. P. s 'est aperçu que « les avis à M. Le Maître et à M. Singlin que Fontaine a insérés dans ses Mémoires, et que Sainte-Beuve a tant admirés, sont en réalité UN AMALGAME FAIT PAR FONTAINE DE PLUSIEURS LETTRES que nous retrouvons dans le manuscrit de Munich ». Et voilà qui déjà nous autoriserait à critiquer avec moins de remords le Saint-Cyran construit par Sainte-Beuve. « Il semble bien, continue le P. Brucker, que Saint-Cyran écrivait, non seulement plus volontiers, mais plus facilement qu'il ne parlait. Ce n'était pas l'avis de Sainte-Beuve a M. de Sainte-Cyran, dit-il, n'accorde rien à la littérature. En général, il savait peu écrire, mais il parlait à merveille. Ce qu'on a de ses entretiens notés sur l'heure et transmis (par Fontaine) est fort supérieur à ses écrits par la beauté continue du sens chrétien ». Ce jugement favorable ale tort d'être fondé sur des textes arrangés par des hommes qui assurément savaient écrire beaucoup mieux que Saint-Cyran. De plus ces textes que Sainte-Beuve a acceptés bonnement (et comment se défier du naïf Fontaine ?) comme des a entretiens notés sur l'heure », ne sont pour la plupart, sinon tous que des extraits choisis de lettres ou d'instructions données par écrit » Brucker, II, p. 343. — Cette rare découverte aurait dû passionner les pascalisants. Le fameux « ENTRETIEN » sur Epictète et Montaigne, c'est Fontaine qui nous l'a conservé. L'a-t-il entendu ? N'aurait-il pas plutôt utilisé, romancé et dramatisé quelques « écrits a de Pascal et de Saci, comme il a fait pour les prétendus entretiens de Saisit-Cyran? — Dun autre côté, il ne faudrait pas exagérer la difficulté de parole qu'on remarque chez Saint-Cyran. Il parait en effet certain que ses conférences, ses homélies, faisaient sur l'auditoire une impression profonde. Voici à ce sujet un texte important : « Le Père Amelote... venait le plus souvent qu'il pouvait avec... M. de Bazancourt, entendre (les conférences) que M. de Saint-Cyran nous faisait... Lorsque M. de Saint-Cyran était sorti du parloir, ils s'approchaient quelquefois de la grille pour nous témoigner l'estime qu'ils taisaient d'ut' si grand homme... L'un disait que c'était un saint Jérôme, l'autre un saint Denis. Je me souviens que le Père Amelote nous dit un jour de la Pentecôte, qu'il viendrait de cinquante lieues pour entendre semblables discours et quand on manquait à les en avertir, ils en faisaient de grands reproches ». Mémoires pour servir à l'histoire de Port-Royal (op. cit.), I, p. 55o, cf. ib., p. 344.

 

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singuliers, et on sait bien que ces phénomènes, surtout quand ils deviennent chroniques — c'est bien ici le cas — relèvent directement de la médecine. Il ne parait pas d'un autre côté que la volonté ait fonctionné chez lui d'une manière normale. Presque tout se passait en velléités. Lancelot nous a raconté la curieuse façon qu'avait son maître de faire l'aumône : « Lorsqu'il nous venait voir à Port-Royal... il donnait toujours à trois ou quatre pauvres qui étaient placés derrière les Chartreux (1), un sol à chacun, et parce qu'il ne portait pas d'ordinaire d'argent, laissant tout le soin de son temporel à M. son neveu, quand j'avais l'honneur de l'accompagner, il me disait de lui en prêter, pour donner à ces pauvres, et il ajoutait bonnement : « Je vous le rendrai, car il ne faut pas faire l'aumône aux dépens d'autrui ». Mais, comme je lui répondais que j'étais bien aise qu'il me présentât ces petites occasions de la faire, il s'en contentait, étant aussi aise de satisfaire en cela mes inclinations que celles du pauvre (2). »

Ainsi le bonhomme, au chapitre des a vertus » de M. de Saint-Cyran. Je ne dis pas qu'il y ait rien là qui sente l'épilepsie, mais l'anecdote m'a paru jolie et du reste elle nous rappelle une autre aventure, non moins amusante, peut-être plus significative. Saint-Cyran, nous raconte le P. Rapin, étant allé un jour voir l'évêque de Langres, a dans sa maison du Pré-aux-Clercs... il loua fort une Bible en plusieurs langues, ayant appartenu au roi d'Espagne, Philippe II. L'évêque la lui offrit ; l'abbé l'en remercia, mais

 

(1) Saint-Cyran avait une petite maison tout près des Chartreux, et par conséquent, tout près de Port-Royal de Paris.

(2) Mémoires, II, 2o5, 2o6.

 

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il fut surpris en arrivant chez lui, le soir, au cloître Notre-Dame, où il logeait, de trouver un crocheteur, chargé de cette Bible, qui la lui apportait de la part de l'évêque.

« L'abbé, touché de cette honnêteté, pour répondre à ce présent, fit mettre sur le dos de ce crocheteur un cabinet d'Allemagne qu'on estimait, et qu'il aimait lui-même beaucoup. Mais à peine fut-il chargé sur les crochets du porteur qu'il le fit décharger et remettre en sa place, disant tout haut qu'il sentait bien que Dieu se contentait de sa bonne volonté ; car il agissait souvent comme un inspiré par des mouvements intérieurs qu'il attribuait à faux au Saint-Esprit... L'abbé de Prières, m'ayant raconté ce procédé de l'abbé, me dit qu'alors il en divertit le cardinal de Richelieu, lequel y prit plaisir, disant que c'était un visionnaire. En effet, c'était une de ses manières, d'agir de la sorte, et quoiqu'il y ait en cela de la minutie, il est quelquefois bon d'observer dans les personnages extraordinaires jusqu'aux plus petites choses, qui sont souvent des marques de leur caractère (1). »

Ces riens paraissent plus intéressants quand on les compare aux défaillances chroniques d'une volonté plus ardente que tenace. Il commence avec élan, mais se décourage ou du moins se dégage presque aussitôt. Il n'est constant que dans son goût pour la solitude et le silence. Là est son idée, son désir fixe. Ainsi pour la composition de ses livres, sur laquelle d'ailleurs les détails nous manquent. Peut-être se contentait-il de tracer le plan, de communiquer ses fiches. D'autres, notamment Barcos, son neveu, se chargeaient de la rédaction. Il annonçait en grande pompe un immense ouvrage qui devait en finir avec le protestantisme et auquel il travaillait, disait-il et disait-on, depuis toujours. Lui mort, pas de livre,

 

(1) Histoire, pp. 262, 263. Au reste, et on l'aura bien vu, je ne veux pas dire du tout que Saint-Cyran fut avare. Généreux, au contraire, et désintéressé.

 

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même ébauché (1). Pour son oeuvre la plus originale, elle s'est faite en quelque manière toute seule. Il convertit M. Le Maître et lui conseille le désert. Quelques autres suivent et la petite communauté s'organise comme elle peut. Ainsi pour les petites écoles. L'idée est de lui, mais à peine la machine en branle, il se retire. Il fait bien d'ailleurs, car il avait eu la chance de trouver à ses ordres des lettrés, des grammairiens et des éducateurs du premier mérite. Il vient les voir, il les critique du haut de son nuage et à peine parti, il ne pense plus à eux. Ambitieux paradoxal, qui ne conçoit le dessein d'une oeuvre que pour s'en désintéresser au plus vite. On veut qu'il ait remué ciel et terre pour évincer Zamet de Port-Royal et prendre sa place à la tête de l'abbaye. Je n'en crois rien. Il a désapprouvé la direction de Zamet comme il désapprouvait à peu près tout le monde, mais tout au plus aura-t-il vraiment désiré se charger de la Mère Angélique et des autres soeurs de son ami d'Andilly. « Il me refusa encore plus que les autres, écrit la Mère Angélique, ce qui est une nouvelle preuve du peu de dessein qu'il avait de s'autoriser dans la maison (2) ». « Si l'on s'en rapporte — et pourquoi pas ? — à ce qu'il dit à M. Lescot en 1639, il déclare avoir « vu les filles de Port-Royal par l'espace de dix ans ou environ sans en avoir confessé aucune a, et n'en avoir confessé que huit ou neuf avant 1636, quand la Mère Angélique et la Mère Agnès alors abbesse « le contraignirent de confesser les autres, sans que jamais

 

(1) « L'on avait toujours cru, dit Lancelot, que Cet ouvrage était une affaire assez avancée... M. Singlin dit aux évêques qui étaient venus à son enterrement que M. de Saint-Cyran était un David qui avait ramassé les matériaux pour le bâtiment du temple, mais qu'il se trouverait un Salomon pour l'achever. Néanmoins on a su depuis de M. de Barcos même que ce qu'il y avait de fait n'était guère que le recueil des livres des hérétiques ». I, 227. Cependant Arnauld mentionne, dans son Apologie pour M. de Saint-Cyran, de gros ouvrages de théologie que celui-ci aurait laissés manuscrits. Et nous voilà en face d'une nouvelle énigme. Qu'a-t-on fait de ces reliques? Pourquoi ne pas les avoir publiées. Les a-t-on trouvées ou compromettantes ou insignifiantes ?

(2) Mémoires pour servir à l’histoire de Port-Royal, op. cit. I, p. 476.

 

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depuis trois ans, elles aient pu l'induire à les prêcher, hormis une fois » (1). Lorsque la direction de toute l'abbaye lui fut offerte, il eut peut-être un moment de joie. C'était là pour son zèle confus, brouillon, mais sincère, un beau champ d'expériences. Quoi qu'il en soit, à peine installé dans la place, il aspire à la quitter :

 

Il est vrai, écrit-il à un religieux, que je ne me mêle point de conduire les âmes que par force, et je fuirai cette occupation par mer et par terre (2).

 

Dès que cela lui fut possible, il se déchargea de la besogne sur M. Singlin. Je sais bien qu'il explique à sa manière cette promptitude de détachement. a Je fuis la conduite des filles... parce qu'on en trouve peu de dociles » (3). Excuse insuffisante. Port-Royal ne manqua pas de docilité. Croyons plutôt que sa volonté malade ignore les joies viriles de l'effort, d'une application patiente. Il critique, il rêve, il n'a pas la force d'agir.

Je ne dis rien de ses longues maladies sur lesquelles on ne nous a laissé que des indications fort vagues (4), mais je ne puis taire ce que nous savons de plusieurs membres de sa famille. Son neveu Barcos, abbé de Saint-Cyran lui aussi, honnête d'ailleurs, savant et saint homme, avait certainement quelque chose d'assez excentrique (5). Taciturne,

 

(1) Brucker, II, p. 363. L'auteur fait ici une observation qui ne me semble pas s'appliquer à la circonstance : « C'est souvent une manière de se faire désirer que de se refuser ainsi ». La Mère Angélique le désirait assez d'elle-même. Quant à cet a espace de dix ans », c'est plutôt six qu'il aurait fallu dire. Ajoutez ce mot d'Arnaud « Tout le monde sait que son esprit est si éloigné. d'attirer personne à lui qu'il est même accusé de plusieurs de ne recevoir pas avec assez de facilité ceux qui le recherchent » Apologie, op. cit., p. 226.

(2) Brucker, II, p. 37o.

(3) Ib., p. 377.

(4) Il ne pouvait pas se tenir debout. D'où pour lui la nécessité ou de ne pas dire la messe ou de la dire au galop. Lancelot admire fort un de ces galops car, dit-il, « tout est saint dans les saints ». II, 79. Autre infirmité : «  Il avait été autrefois si grand amateur de jeûne qu'il s'était causé une espèce de faim canine qui l'obligeait à manger un peu de pain à diverses heures ». Ib., II, 310.

(5) Voir l'amusant récit de l'essai de retraite que fit M. Thomas du Fossé à l'abbaye de Saint-Cyran. Mémoires (édit. Bouquet) I, pp. 297-321.

 

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beaucoup plus rigide que son oncle, le parti le révère de loin, mais ne l'aime pas et semble plutôt le redouter. Un autre neveu est « pulmonique », avec « une grande débilité d'estomac » (1); un autre enfin, hystérique au plein sens du mot. « M. de Hauranne fut obsédé pendant quelque temps... Les esprits venaient quelquefois la nuit tirer ses rideaux... Quelquefois il chantait d'une voix si mélodieuse qu'il ravissait tout le monde, quoique de lui-même il ne sût point chanter. D'autres fois il lui prenait de si furieuses contorsions que trois hommes n'auraient pu l'arrêter ni le retenir. Souvent il disait aux domestiques leurs pensées. D'autres fois il disait des choses si relevées que M. de Saint-Cyran faisait mettre M. d'Arguibel auprès de son lit pour les écrire. Mais lorsqu'il le voyait dans ses contorsions, il en était extrêmement affligé et en pleurait. Cependant, étant bien assuré du fond de sa piété, il le faisait communier tous les huit jours (2). »

On n'affirme pas : tel neveu tel oncle. Qui ne sent néanmoins que dans la circonstance présente, la névrose du petit de Hauranne donne à réfléchir? Il va du reste sans dire que les crises de Saint-Cyran, fréquentes, semble-t-il, mais assez courtes, ne présentaient rien de trop choquant. Un médecin, libre d'esprit, n'aurait pas aimé cette exaltation, mais les disciples que nous avons vus si bizarrement prévenus, n'avaient pas trop de peine à la croire toute divine. Aussi bien cette hérédité morbide tendait-elle naturellement chez lui non pas à la fièvre chaude, mais à un assoupissement progressif des facultés mentales. Ni violent, ni même sombre. N'allons pas lire sur son visage les cinq propositions de Jansénius. Il est mélancolique, mais avec beaucoup de bonhomie et de douceur. Très gentiment serviable, très affectueux. « Le croira-t-on,

 

(1) Mémoires, I, p. 373.

(2) Ib., I, p. 366. Ce neveu était aux petites écoles.

 

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se demande un docte jésuite, Saint-Cyran, dans ses lettres inédites aux religieuses de Port-Royal prodigue les assurances de son affection » (1). On le construit a priori

froid, sec et sinistre et naturellement l'on s'étonne de lui trouver des dispositions toutes contraires. Il avait un coeur excellent. Comme il se lasse vite de tout et que d'ailleurs, il estime que tout va de travers en ce monde, il se passe volontiers de la société des grandes personnes. Mais les jeunes gens ne le fatiguent jamais et, de leur

côté, ne le trouvent point farouche. Les enfants surtout lui sont chers.

 

Je vous avoue, disait-il à M. Le Maître, que ce serait ma dévotion de pouvoir servir les enfants. Etant au bois de Vincennes, je m'occupais avec le petit neveu de M. le Chantre; je lui montrais les rudiments, les genres et la syntaxe. Après l'avoir nourri pendant quelque temps, je l'envoyai à Saint-Cyran. J'aurais pu le garder comme une espèce de jouet dans ma prison, mais j'aimais mieux m'en priver pour le tirer de bonne heure d'un lieu où il ne pouvait avancer dans la vertu. J'aime extrêmement toute sorte d'enfants (2).

 

« Une espèce de jouet » ! Ces petits êtres, qu'il choisissait aussi volontiers dans la classe pauvre, t'amusaient; ils charmaient sa mélancolie, comme David celle de Saül. Quand on aime les enfants, on ne les épouvante guère. Et voilà pour détendre encore l'austère visage qu'on lui a fait.

 

(1) Brucker, II, 380. Brusque néanmoins parfois, ou chagrin, ou dur. « J'ai appris qu'il a été quelquefois un peu rude à la défunte Mère Angélique qui était néanmoins sa bien-aimée et qu'elle le ressentit quelquefois jusque-là qu'un jour elle lui dit « Mon Père, il me semble qu'il u'y a que ceux qui abusent de votre charité et qui vous trompent, qui puissent avoir meilleur marché de vous ». Lancelot, Mémoires, II, pp. 278, 279. Il semble du reste que Lancelot s'aventure un peu eu disant que Saint-Cyran avait une prédilection pour Angélique. Bien plutôt pour la Mère Agnès, qui moins inquiète, plus sage, plus douce, le pacifiait davantage.

(2) Port-Royal, II, p. 39. On remarque ici encore la manie qui le tient de forcer l'attention sur ses vertus. Un autre paragraphe nous le montre brillant à concevoir, inerte à exécuter « J'avais envie... d'envoyer vers les frontières recueillir quelques petits enfants orphelins... pour les nourrir en mon abbaye ». pp. 39, 4o. Ce beau rêve, mais qui lui suffit.

 

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Nulle violence, disons-nous, cela est vrai pour l'extérieur, mais peut-être fut-il obsédé quelquefois par de noirs fantômes. N'aurait-il pas eu. très atténué d'ailleurs, le délire de la persécution ? « M. de Saint-Cyran me dit une fois... qu'un de ses domestiques avait voulu attenter sur sa personne, et qu'il avait été ravi d'avoir trouvé cette occasion pour pratiquer la modération envers ses ennemis (1). »

On le voit : une tendre complaisance envers lui-même dénoue aisément ses crises. Autre solution également pacifiante ; il pleure beaucoup. Sainte-Beuve s'attendrit : « Cela fait honneur aux hommes austères quand ils pleurent » (2) Austère ou non, est-ce bien d'un homme qu'il s'agit? Pour s'en éclaircir, que l'on veuille réaliser dans sa laideur pitoyable, le tableau suivant.

« Un jour, comme il était au parloir à Port-Royal avec la princesse de Guéménée, la Mère Angélique et quelques autres, on vint à parler de la pauvreté du monastère, qui certainement était grande en ce temps-là... Comme l'on parlait donc de cette nécessité où la maison était réduite, M. de Saint-Cyran entra dans un mouvement qu'il est difficile d'exprimer. Il dit, la larme à l'oeil, et c'était sans doute une larme de joie : « Ou plaint assez la pauvreté des filles de Port-Royal, mais personne ne s'avise de plaindre la pauvreté de l'abbé de Saint-Cyran, laquelle est encore quelquefois plus grande que la leur n. Cette parole parut assez surprenante et je m'imagine que M. de Saint-Cyran ne se laissa aller à ce mouvement que pour

faire voir qu'il ne recommandait pas seulement la pauvreté,

 

(1) Mémoires, II, pp. 289, 29o. Voir à ce sujet la lettre de Saint-Cyran à Vincent de Paul. Cf. P. Coste; Rapports de saint Vincent de Paul arec l'abbé de Saint-Cyran, Toulouse, 1914, pp. 19, 20.

(2) Port-Royal, I, p. 3o3. A ce sujet, il aurait peut être fallu donner la grande scène de l'octave de la mise en liberté. Je ne l'ai pas fait a) parce que le texte est cité intégralement par Sainte-Beuve, Port-Royal, Il, p. 29-31 ; b) parce qu'après tout, de telles scènes, si bizarres qu'elles nous paraissent, pourraient se rencontrer dans la vie d'un saint authentique; c) et, parce que nous avons presque tous, à l'heure où j'écris, un frère ou un ami prisonnier en Allemagne.

 

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mais qu'il la pratiquait, et pour détourner la tentation d'orgueil dont ces saintes et vertueuses épouses de Jésus-Christ eussent pu être attaquées, à cause des louanges que l'on donnait à leur pauvreté (1). »

Pour être héroïque, le contresens que se permet ici Lancelot ne saurait convaincre personne. La candeur, poussée à de telles extrémités, prend un autre nom. Scène lamentable : ces femmes qui souffrent de la faim et Saint-Cyran au milieu d'elles, pauvre imaginaire et très assuré de ne manquer jamais de rien, Saint-Cyran, la larme à l'oeil, suppliant que l'on pleure aussi et plus encore sur lui-même. — Filles de Jérusalem ne pleurez pas sur moi! — S'il ne touchait pas alors à cette hébétude finale qui selon nous le guettait depuis son enfance, imagine-t-on vanité plus niaise, égoïsme plus répugnant? On dira que je m'arrête aux divagations d'un vieillard. Excuse dangereuse. Saint-Cyran est mort à soixante-deux ans. La seconde enfance commence normalement beaucoup plus tard. Quoi qu'il en soit, et ce dernier fait et les autres se ressemblent, se tiennent et paraissent nous inviter, avec plus ou moins de force au même diagnostic :mégalomanie morbide, ataxie intellectuelle et morale, ces deux infirmités s'impliquant et s'intensifiant l'une l'autre. Nous ne disons pas, ce qu'à Dieu ne plaise, que Saint-Cyran ne soit que cela, mais à un degré quelconque il est cela, constamment cela. Notre explication paraît-elle peu fondée, estimez-vous cet homme parfaitement sain? Comme il vous plaira. Les indices que nous avons recueillis et ceux que nous aurions pu ajouter à une série déjà trop longue, n'en subsistent pas moins. Il faut les expliquer d'une manière ou d'une autre. L'hypothèse que nous proposons est encore la plus bénigne. Elle ne grandit pas Saint-Cyran, elle nous le montre foncièrement impropre au rôle imposant que lui a taillé sa légende, mais en revanche elle nous permet d'excuser les

 

(1) Mémoires, II, pp. 222, 223.

 

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erreurs d'un cerveau malade, d'atténuer la responsabilité d'une volonté vite défaillante, de juger sans irritation Tes travers qu'on ne supporterait pas chez un homme ordinaire, et de suivre enfin, comme nous allons le faire avec une sympathie mêlée de pitié, les aventures religieuses d'un génie et d'un saint manqué (1).

III. Nous avons vu son visage de faiblesse. Il en a un autre que nous n'admirerons pas sans réserve, mais que nous trouverons assez émouvant. Ce malade, cet impuissant a l'âme naturellement et passionnément religieuse. Pour certaines raisons que nous devrons dire, il s'arrête au seuil du haut mysticisme, mais enfin sa vie profonde, la seule après tout qui compte, est pleine de Dieu. Chose étrange ! Le meilleur et le vrai Saint-Cyran, l'homme de prière, l'histoire le soupçonne à peine. On s'obstine à nous le présenter comme un réformateur considérable, comme le chef, les uns disent d'une élite, les autres d'une secte chrétienne. Chef, réformateur, que d'ironie dans ces titres appliqués à un Saint-Cyran ! C'est bien là du reste, je le sais trop, le personnage qu'il aurait voulu, qu'à certains moments, il a cru jouer. D'où qu'elle vienne, sa tare originelle, sa mégalomanie stérile le voulait acteur, mais elle le condamnait d'un autre côté, à mal tenir, à

 

(1) Plus d'un contemporain avait remarqué la «mélancolie » de Saint-Cyran, et l'on connaît bien le sens qu'avait alors ce mot de « mélancolie ». « Ceux qui l'ont pratiqué plus familièrement que moi et qui même étaient prévenus de l'estime de son mérite et de l'affection qu'ils avaient pour sa personne, l'ont reconnu pour un esprit un peu particulier et d'une humeur assez mélancolique et sévère, qui s'est toujours rempli d'une haute opinion de soi-même qui le portait à mépriser tout le monde et à traiter les plus grands maîtres de la théologie et les plus célèbres prédicateurs comme des ignorants de la science des Pères... Les Pères jésuites... étaient le principal objet de son aversion ». Abra de Raconis, évêque de Lavaur, Examen et jugement du livre de la Fréquente Communion fait contre la fréquente communion et publié sous le nom du sieur Arnauld..., Paris, 1644. On trouve à la Bibliothèque de l'Institut, Fonds Godefroy, vol. 268, pp. 194, 196, 226, 230, quatre lettres écrites à Saint-Cyran. Dans l'une de ces lettres qui est d'un évêque d'Aire (ou Gilles Boutault, ou plus probablement Bouthilier), on peut lire « Mon cher frère... je dis ceci pour vous tirer un peu de votre humeur mélancolique, que je lis en vos lettres et laquelle je crois que vous devez combattre avec un soin très particulier ». La lettre est de 1618.

 

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lâcher bientôt son rôle. Ce qu'il a fait dans cet ordre, ou plutôt ce qu'il a rêvé de faire est pur artifice, autosuggestion, vie d'emprunt; tout cela, incohérence et faillite. Dépouillons-le de cet appareil de théâtre avant de l'aborder enfin dans sa vérité.

On nous accorde qu'il a mis bien du temps à se déclarer.

« En somme, écrit Sainte-Beuve, et avant le moindre éveil malveillant, M. de Saint-Cyran, fort respecté, fort admiré et vanté sous main de tous ceux qui le connaissaient, restait jusqu'à cet âge de plus de quarante ans, à l'écart, sans charge ni lien, enveloppé comme d'un manteau de prudence, attendant l'heure et faisant ses voies lentes et profondes en divers sens : une sorte de Sieyès spirituel en disponibilité (1). »

Tantôt Richelieu, maintenant Sieyès. Poésie peut-être que tout cela. La réalité parait moins brillante. Cette longue inaction de Saint-Cyran, avouée par Sainte-Beuve, ne ressemblerait-elle pas plutôt au grave silence de certains diplomates, ne cacherait elle pas le néant ? (2) Il ne fait rien parce qu'il n'a pas d'autre programme qu'une vive animosité contre les jésuites, qu'un désir âpre et confus de « principauté ». Aurait-il enfin conçu quelque dessein précis, que sa faiblesse nerveuse reculerait bientôt devant les difficultés d'un effort persévérant. Je sais bien que, du jour oit il aura quitté son manteau de prudence, on nous promet des merveilles. Ainsi, plus haut, à chaque nouvelle brochure de cet écrivain malheureux, nous assurait-on qu'on ne l'y reprendrait plus et qu'à l'avenir il se montrerait raisonnable. Il recommençait de plus belle. Ici, je veux dire quand il s'agit de passer du rêve aux

 

(1) Port-Royal, I, p. 3o9.

(2) Je ne dis pas inaction intellectuelle, mais extérieure. C'était un liseur, un preneur de notes acharné. Lors de son arrestation, il fallut plusieurs charrettes pour transporter ses papiers chez les enquêteurs. On n y trouva quasi rien d'intéressant, rien de a composé ». Poux ses ouvrages antérieurs à l'arrestation, notamment pour le Petrus Aurelius, 1633, on ne sait au juste ce qui lui revient. J'ai déjà dit qu'il se faisait beaucoup aider.

 

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actes, le malheur est qu'il ne commence pas, ou si peu que rien. Il continue à rechercher la solitude, il tâtonne, il se dérobe, timide malgré ses façons de prophète. De vagues soupirs, des chuchotements sur la décadence présente de 1'Eglise; une ou deux réformes bizarres, mal agencées, qu'il annonce avec fracas et qu'il exécute pour sa part sans entrain, sans conviction; des lettres encore plus banales que solennelles; une quantité de petits papiers d'une insignifiance totale, telle est en cieux mots l'activité de Saint-Cyran, pendant ses années d'initiative et de gloire. On a le théâtre, les acteurs, l'affiche ; manque la pièce. La ville se pavoise, les cloches sonnent; le prince n'arrive pas.

Ces vues paraîtraient moins paradoxales si l'on se tenait plus en garde contre l'illusion d'optique, bien connue des logiciens et qui donne tant d'apparence à la construction de Sainte-Beuve. Post hoc, ergo propter hoc. Le mouvement janséniste ayant immédiatement suivi la carrière mystérieuse de Saint-Cyran, on se trouve naturellement tenté d'éclairer la première de ces aventures par la seconde, d'établir une étroite dépendance entre l'une et l'autre, d'attribuer enfin au suspect de Vincennes l'organisation et la mise en train d'une secte qu'il n'aura peut-être néanmoins ni prévue ni voulue d'aucune manière et dont le développement, s'il avait pu prophétiquement le connaître, ne l'aurait peut-être pas moins ahuri que désolé. A ce pauvre cerveau si peu cohérent, on fait couver de vastes desseins, à ces épaules que nous avons vues si chancelantes, on fait porter un long siècle de manoeuvres tenaces. Eh! sans doute, le vrai jansénisme commence avec la Fréquente communion du grand Arnauld, et tout laisse croire que Saint-Cyran a fourni l'idée première et la documentation de ce livre (1). Sérieux indice, je

 

(1) Je tendrais pour ma part à croire que cette collaboration de Saint-Cyran au livre d'Arnauld fut moins sérieuse qu'on ne l'a dit. C'est là du reste un problème très délicat ; cf. le livre d'A. de Raconis qu'on vient de citer. Pour Raconis, Saint-Cyran serait le principal auteur du livre ; Arnauld n'aurait guère fait que prêter son nom, hypothèse peu vraisemblable pour mille raisons. D'après la Vie de M. Antoine Arnauld, Saint-Cyran aurait revu les cahiers d'Arnauld à mesure qu'ils étaient composés. Ceci est fort possible et même probable. Un autre ouvrage janséniste tend au contraire à minimiser la part que Saint-Cyran aurait eue à la composition de la Fréquente, c'est l'Apologie pour M. Arnauld... contre un libelle publié par les jésuites intitulé Remarques judicieuses sur le livre de la Fréquente communion, 1644.

 

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l'avoue, mais d'où l'on n'a pas le droit de conclure que le docteur Arnauld, à l'individualité si puissante et si tranchée, ait été simplement le lieutenant et l'exécuteur testamentaire d'un aussi débile conspirateur. Est-ce à dire que nous le jugeons inoffensif. Non, très dangereux au contraire, comme nous le dirons bientôt. Mais il y a danger et danger. Saint-Cyran a fort bien pu caresser et insinuer à sa confuse façon des erreurs beaucoup plus graves que les cinq propositions de Jansénius; rêver d'un schisme beaucoup plus radical que celui d'Arnauld.

On voudrait avoir sur lui, mais sur lui encore vivant — et non pas sur le Saint-Cyran posthume, expliqué peut-être, mais peut-être aussi défiguré, si l'on peut dire, par la conduite de ses amis jansénistes — sur lui seul, dis-je, l'impression d'un homme sage, en dehors des partis, et qui l'aurait connu de première main. Ce témoin exceptionnel, par bonheur, nous le tenons. C'est Vincent de Paul. Ils avaient vécu, pendant de longues années, dans une intimité fraternelle. Bourse commune, rencontres fréquentes, et, s'il n'avait tenu qu'à Saint-Cyran, même logis (1). Nous imaginons sans peine leurs attitudes respectives :

 

(1) Au sujet des relations entre saint Vincent de Paul et Saint-Cyran, résumons un épisode littéraire des plus curieux et qui d'ailleurs se rattache à l'histoire de l'Humanisme dévot, ou, si l'on préfère, de la propagande salésienne. Depuis fort longtemps, un certain Silvain Pouvreau, « prêtre du diocèse de Bourges », tenait en échec la sagacité de ceux qui étudient chez nous la littérature basque. Pouvreau était leur quadrature du cercle. On n'arrivait en effet ni à retrouver le curriculum vitae du personnage, ni à s'expliquer par suite de quelles vicissitudes, un prêtre berrichon eu était venu à se passionner pour la langue basque et à publier, dans cette langue, bon nombre de livres, parmi lesquels une traduction de la, Philothée. Harcelé comme tant d'autres, par ce mystérieux Pouvreau, M. le chanoine Dubarat, à qui rien n'est inconnu de ce qui touche au diocèse de Bayonne et à l'histoire religieuse da Béarn, d'ailleurs curieux de tout, et en cette dernière qualité, relisant un jour les Mémoires de Lancelot, eut la joie de trouver dans ce vieux livre la clef de l'énigme, la solution de la Crux Cantabrica. Voici comment : « M. de Saint-Cyran, écrit Lancelot, eut un valet qui était d'auprès de son abbaye (dioc. de Bourges), et qui avait étudié avec beaucoup de pauvreté et de misère pour se jeter dans l’Eglise comme beaucoup d'autres. Il tâcha de le désabuser de ce dessein, mais il n'y gagna rien. Néanmoins, il le garda quelque temps parce qu'il avait la main fort légère et que c'était une chose assez difficile de pouvoir trouver quelqu'un qui allât assez vite pour écrire sous lui et pour ne pas retarder la vivacité de ses pensées, ce qui lui faisait une peine considérable. Avec cela M. de Saint Cyran faisait aussi transcrire... à ce jeune homme certains extraits des Pères et des Conciles dont il ne faisait pas scrupule de garder des copies pour lui ». Il y a là, comme on le voit, de précieuses indications pour nous, v. g. sur la nervosité de Saint-Cyran. On y voit aussi comment il se faisait aider dans ses travaux. Car le jeune homme n'était certainement pas un simple copiste, lui qui « savait fort bien les langues » et qui utilisait les « recueils » de Saint-Cyran de façon à mécontenter son maître. Malgré ce dernier, le jeune berrichon finit par « se jeter dans les Ordres », grâce à la protection de M. Vincent qui le recommande fort à M. Fouquet (frère du surintendant) lequel, nommé évêque de Bayonne, prend avec lui ledit jeune homme. D'où colère et scandale de Saint-Cyran. «  M. de Bayonne, disait-il, a fait un prêtre et un pasteur d'un homme dont je n'ai pas pu faire un bon chrétien », Lancelot, II, 19o, seq. En quoi mauvais chrétien? Parce qu'il s'était approprié les recueils de Saint-Cyran ? Parce qu'il avait résisté aux idées du personnage ? J'abrège la démonstration, mais on aura bien deviné que le jeune homme n'était autre que notre Silvain Pouvreau. Vincent de Paul, en relations constantes avec Saint-Cyran, aura vu chez lui le secrétaire, qui lui aura fait ses confidences, etc. Pouvreau n'est d'ailleurs resté que peu de temps dans le diocèse de Bayonne. Il y était arrivé en 1642 et son protecteur, Fouquet, passe en 1643, à l'évêché d'Agile. Les prêtres étrangers, amenés par Fouquet et parmi lesquels était A belly, futur biographe de Vincent de Paul, durent bientôt quitter le diocèse. Le curieux est que l'ouvreau, même loin du pays basque, ait continué à s'intéresser à la langue basque ; sa traduction de la Philothée est de 1664. Cf. le résumé de cette aventure dans la Revue de linguistique et de philosophie comparée... oubliée par J. Vinson, article de J. Vinson, 5 janvier 1911, pp. 34 seq... Cf. à ce sujet quelques précieuses lignes de M. le chanoine Daranatz. « Duvergier de Hauranne était basque... fils de Jean et d'Agnès d'Etcheverry. Mgr d'Echaux, évêque de Bayonne, lui trouvait une science de la langue basque suffisante pour lui confier la cure d'Itxassou. Toutefois l'abbé de Saint-Cyran ne put « se résoudre à faire résidence... parmi des basques qui ne savaient pas le français : il en traita avec un prêtre navarrais, nommé Guilleutcna, qui fut pourvu du bénéfice, moyennant pension... (Il) avait d'ordinaire auprès de lui ses trois neveux : de Barcos, de Haitze et d'Arguibel. Et tous les trois étaient basques... on parlait couramment basque à la maison de Saint-Cyran, lui compris. C'est là que Pouvreau commença à l'apprendre et l'apprit assez bien pour l'écrire. » Société bayonnaise d'Etudes régionales, 1er fascicule. Cette traduction de la Philothée par Pouvreau, plus ou moins remaniée depuis, eut un grand succès, et durable, dans tout le pays basque, où pourtant la propagande janséniste fut si intense. Cette région a eu un autre maître spirituel, Louis de Grenade, popularisé par le chef-d'oeuvre d'Axular, curé de Sare (B. Pyr), le fameux Gvero (Après), dont la 1ère édition est de 1643. Cf. Una fuente del « Gvero »... por Julio de Urgnijo... Saint-Jean-de-Luz, 1912.

 

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du côté de Vincent de Paul, vénération tendre, mais aussi réservée ; de l'autre côté, bonté protectrice et très

 

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confiante. Sous ses airs de réformateur, il était prodigieusement simple et naïf. Le prétendu secret de Saint-Cyran, Vincent l'aura su, je crois bien, sur le bout du doigt et beaucoup mieux qu'Arnauld, moins humble, moins disciple et qui du reste a joui moins longtemps des confidences du maître. Secret pitoyable d'ailleurs. Ni plan de campagne, ni rien de semblable ; une complainte, sinistre et saugrenue, qu'il recommençait indéfiniment et qu'il enrichissait, le cas échéant, d'une strophe nouvelle : la pauvre Eglise n'existe plus depuis cinq cents ans; Calvin pensait juste, mais son expression l'a trahi; qui nous délivrera des jésuites ! Le reste à l'avenant. C'était là tout ce qu'il avait trouvé pendant ses longues années de préparation ou de « disponibilité », comme parle Sainte-Beuve (1). Il avait essayé cet air sur une quarantaine d'amis, notamment sur le P. de Condren ; mais celui-ci, homme du Nord, avait bientôt froncé le sourcil. Vincent était du midi et proche voisin de notre basque. Il savait donc ce que parler veut (lire dans ce pays-là, et il écoutait de sang-froid ces fantastiques propos. Son jeu est limpide : ne pas irriter en lui résistant de front un saint et savant homme, pressé, par moments, d'ouvrir une soupape aux fumées qui lui brouillent le cerveau. Il avait

 

(1) M. R. Allier se résigne difficilement à croire que Saint-Cyran ait pu tenir de pareils propos. Il « sentait si bien que sa pensée allait contre les doctrines courantes que pour éviter les condamnations sommaires et les scandales inutiles, il ne s'en ouvrait qu'à des amis sûrs et en état de le comprendre ». La cabale des Dévôts, Paris, 1902, p. 165. Le fait néanmoins ne peut être contesté, comme M. Allier le reconnaîtra sans peine, s'il veut prendre la peine d'étudier la correspondance et les oeuvres de Vincent de Paul. Au reste, les jansénistes ne cherchent pas à nier l'authenticité des paroles incriminées : ils se bornent à dire que Saint-Cyran n'a pas été compris. Ainsi Lancelot, I, p. 79 (au sujet de Condren et du concile de Trente) : ainsi Joachim Colbert : « Si M. de Saint-Cyran a dit de Calvin, bene sensit, male locutus est, à l'occasion de quelque abus contre lequel Calvin se sera élevé, ces paroles sont très innocentes ». (Appendice aux Mémoires de Lancelot, II, p. 485). Ajoutons que M. R. Allier, est ici parfaitement logique. Si l'on admet, comme il le fait, l'image traditionnelle de Saint-Cyran, il faut bien admettre aussi qu'un si profond politique, qu'un si accompli conspirateur, n'a pu commettre la sottise de livrer son secret au premier venu, encore moins à des catholiques aussi intransigeants que Vincent de Paul ou Condren.

 

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l'âme grande et ne croyait pas facilement le mal. Il finit cependant par s'inquiéter quelque peu. Il essaya donc de calmer Saint-Cyran et de lui faire entendre raison,  l’informant des soupçons qui couraient sur lui et l'invitant à plus de prudence. L'autre, que les vives émotions rendaient muet, subit tout congestionné — nous le savons par lui-même — la remontrance de son ami ; puis il s'abîma, pendant de longs jours, dans la contemplation de son propre martyre; puis il répondit par lettre, qu'on le calomniait atrocement — je ne romance pas d'une ligne : ceci est écrit en toutes lettres dans nos documents (1). Ce drame avait naturellement mis fin à l'ancienne intimité, mais on continuait à se voir. Sur ces entrefaites, éclata dans le monde parisien, l'étrange nouvelle : M. de Saint-Cyran à Vincennes (15 mai 1638). Belle occasion de tourner définitivement le dos à ce malheureux. Vincent fera le contraire. Il court chez le neveu du prisonnier, Barcos, le console, l'encourage à la patience. Date locum irae, lui dit-il, attendez que s'évapore la colère du cardinal! Maternel, il songe aux interrogatoires qui vont être infligés à ce bègue, à cet insigne maladroit, qui, même à l'air libre, dit tant de bêtises ; il lui fait tenir ce sage conseil : surtout ne parlez pas, ne répondez que par écrit (2).

Mais le plus compliqué restait à faire. Très certainement, on convoquerait Vincent devant les juges; on lui demanderait, à lui prêtre, son opinion sur l'orthodoxie d'un homme qu'il avait connu mieux que personne. Quel serait son témoignage ?

 

(1) Cf. P. Coste, Rapports de saint Vincent de Paul avec l’abbé de Saint-Cyran, Toulouse, 1914, pp. 18 seqq. Il y a là une lettre de Saint-Cyran que je me permets de recommander à ceux qui douteraient de notre diagnostic sur le personnage.

(2) Ces derniers faits nous ont été racontés par le neveu de Saint-Cyran. M. Coste (op. cit., p. 39) n'ose pas les nier a priori. Il a bien raison. Barcos a pu commettre plusieurs inexactitudes dans le long récit qu'il a donné des relations entre son oncle et Vincent de Paul, mais je le crois profondément sincère. D'ailleurs tous ces détails ne portent-ils pas la marque du saint?

 

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Le beau cas de conscience ! Accabler un accusé, même coupable, sous les confidences que l'on a reçues de son amitié, cela répugnait fort à la noblesse naturelle du saint. C'était bien là pourtant ce que le cardinal espérait de Vincent de Paul. L'affaire avait été engagée très à l'étourdie, l'accusation manquait de preuves. Si la justice suivait son cours normal, on allait à un non-lieu. De quel secours ne serait pas la déposition de Vincent! On le savait en froid avec Saint-Cyran. Il n'avait pu se retirer ainsi de lui que pour de graves raisons. Bref, il dirait sans doute le mot décisif. Vincent ne l'entendait pas de cette oreille. Servir Richelieu n'était pas son affaire. Comme il manquait de naïveté, le zèle religieux, soudain manifesté par le ministre, lui semblait assez équivoque. Une fois encore du reste, on violait sans pudeur les lois de l'Église, on abandonnait la foi et l'honneur d'un prêtre à un juge laïque, à quel juge, grand Dieu ! à Laubardemont. Recommencerait-on Loudun ? Autant de raisons et très fortes, qui inclinaient Vincent ou à se taire ou à prendre la défense de Saint-Cyran. D'un autre côté, il avait, lui, mais singulièrement jalouse, la passion de l'orthodoxie; mais vive jusqu'à lui donner le cauchemar, l'horreur de l'hérésie et du schisme. Aurait-il hésité à dénoncer Calvin, à le charger de toutes ses forces? Tout se résumait clone à déterminer exactement ce qu'il pensait lui-même de Saint-Cyran et de ses tendances. Qu'il le jugeât sérieusement engagé sur la voie mauvaise, et le misérable était perdu. Qu'on y songe bien. Au point où en étaient les choses, il n'y avait plus que deux attitudes possibles : ou l'anathème au sectaire, ou la main tendue à l'innocent. A-t-il hésité longtemps ? Nous l'ignorons, mais nous savons bien qu'en son âme et conscience, il n'a pas voulu de l'anathème.

Nous avons sa déposition, je dirais son plaidoyer, si Vincent de Paul pouvait avoir, dans de pareilles circonstances,

 

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un autre client que Dieu lui-même (1). C'est un petit chef-d'oeuvre d'exégèse charitable. Qui ne voudrait d'un tel défenseur ?

Il prend une à une, comme le demandait l'interrogatoire, les singularités doctrinales que l'on reproche à Saint-

 

(1) Ce document, publié en 173o par l'évêque de Montpellier, J. Colbert, et tenu jusqu'à ces derniers temps pour apocryphe par les historiens catholiques, parait néanmoins foncièrement authentique. Tel est du moins l'avis du savant qui est chargé de préparer l'édition critique de Vincent de Paul. Je serais pour ma part, encore plus affirmatif à ce sujet que M. Coste, op. cit., et pour quatre raisons

a. Il ne parait pas possible que Richelieu qui avait fait battre tous les buissons, ait négligé de convoquer Vincent de Paul. Il n'est pas non plus vraisemblable que la déposition du saint ait chargé Saint-Cyran. Ou voit en effet les adversaires de ce personnage publier ou résumer toutes les dépositions qui lui avaient été contraires. Ils ne citent pas Vincent dont le témoignage aurait eu beaucoup plus de force que celui de Zamet, par exemple, ou de l'abbé de Prières. Voilà de quoi infirmer

singulièrement l'objection que l'on fait a priori à notre document : il innocente Saint-Cyran, donc il n'est pas authentique. b. Comme n'importe qui du reste, un janséniste est capable de tout. Mais a posse ad actum non valet illatio. S'ils publient un document qui ne porte pas en soi des marques certaines d'inauthenticité, les présomptions sont eu leur faveur. Colbert aurait-il commis un faux ? Je ne le crois pas. c. Si l'on examine la pièce, il est difficile de ne pas y reconnaître l'esprit et la manière de Vincent. d. La pièce gène surtout ceux qui s'attachent à l'image classique et stéréotypée de Saint-Cyran, au grand chef admiré par Sainte-Beuve, au conspirateur du P. Rapin. Vincent ne l'aurait pas vu sous ce jour. Donc. — Sans doute. Mais prenons garde au cercle. La question est précisément de savoir quelle a été la vraie physionomie de Saint-Cyran.

M. Coste trouve la preuve — ou un indice très grave — d'authenticité dans les premiers mots du document : « Je, Vincent de Paul, âgé de cinquante-neuf ans ». Si la pièce avait été forgée par un janséniste, le faussaire aurait mis « âgé de soixante-trois ans ». Il faut savoir eu effet — l'histoire est jolie et instructive — que les biographes du saint, désireux de pallier dans sa vie ou de dissimuler un je ne sais quoi, « lui donnent quatre ou cinq ans de plus qu'il ne se donne lui-même et qu'ils modifient en ce sens les passages de ses lettres et de ses discours qui relatent son âge » (op. cit., p. 3o). Les jansénistes ne pouvaient pas être dans le secret : ils acceptaient, comme tout le monde, les dates données par les biographes officiels.

A vrai dire, cela ne prouve pas l'authenticité de toutes les ligues du document. Sommés de montrer l'original, les jansénistes ont toujours, parait-il, négligé de le faire. D'où l'on peut conclure, avec une certaine vraisemblance, qu'ils ne l'ont pas publié tel qu'il était. M. Coste pense qu'ils auront ajouté quelques passages, celui-ci par exemple : « (En lui) j'ai reconnu un des plus hommes de bien que j'aie jamais vus ». Mais quoi! c'était alors l'impression commune, celle de sainte Chantal, par exemple, et, pendant longtemps ç'avait été celle de Vincent de Paul. Le saint avait fini par reconnaître que ce grand homme de bien délirait parfois. Il pouvait encore l'estimer beaucoup. Je croirais plutôt à des suppressions assez nombreuses et assez graves. Supposons par exemple — et quoi de plus vraisemblable ? — que Vincent se soit expliqué catégoriquement sur la cause véritable des excès reprochés à Saint-Cyran : qu'il ait dit : Mais vous voyez bien que ce malheureux n'a pas toujours tout son bon sens a, les jansénistes auraient ils maintenu un passage de ce genre ? Il est plus que permis d'en douter. Ajoutons que les jansénistes racontent l'itinéraire de la pièce d'une manière très plausible (Caste, p. 23) ; ajoutons que le biographe le plus moderne du saint et le plus initié à la critique, M. Maynard est beaucoup plus ému par cette pièce qu'il ne veut bien l'avouer. Si tranchant d'ordinaire, c'est à peine s'il se hasarde à conclure (Saint Vincent de Paul, Paris, 1860, t. II, p. 265-283). — N'oublions pas d'ailleurs que dans ce procès tout est bizarre et contre les règles ordinaires, et couchions que si, à l'extrême rigueur, le problème exige qu'on l'examine de nouveau, l'issue de cet examen ne parait presque pas douteuse.

Est-il d'ailleurs bien sûr que les jansénistes, comme le dit M. Coste, aient refusé de montrer l'original? Voici, à ce sujet, le texte des Nouvelles ecclésiastiques (2 août 1731 : M. de Marseille, Belsunce ( l’interrogatoire de Vincent de Paul avait été publié par J. Colbert dans une lettre à Belsunce) « ne paraît pas persuadé que l'interrogatoire de feu M. Vincent... soit véritable; il demande d'où on l'a eu. Mais il semble qu'il doit lui suffire de savoir qu'on est en état de lui représenter l'original de cette pièce, laquelle est en la disposition de M. de Montpellier, bien et dûment écrite, signée et paraphée de la main de M. Vincent ». L'autorité des Nouvelles ne nous impressionnerait d’aucune façon, mais faire de Colbert le complice d'une pareille supercherie me paraîtrait de la dernière injustice. Il n'a pas montré l'original, nous dit-on. Je réponds : Le lui a-t-on demandé? Belsunce a-t-il envoyé quelqu'un à Montpellier pour prendre connaissance du texte, et ce quelqu'un a-t-il été éconduit par M. de Montpellier ? Si oui, on nous l'aurait dit.

 

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Cyran et il les explique avec une aisance tranquille qui ne va pas toujours sans malice.

 

Sur la demande, si je n'ai pas ouï dire audit sieur de Saint-Cyran que le pape... et la plupart des évêques ne font pas la véritable église...

Je réponds ne lui avoir jamais ouï dire ce qui est contenu dans la dite demande, si ce n'est une fois seulement, que plusieurs évêques étaient enfants de la cour et n'avaient point de vocation. Jamais néanmoins, je n'ai vu personne plus estimer l'épiscopat que lui, ni quelques évêques, comme feu M. de Comminges (Donnadieu de Griet)... Il avait grande estime aussi de feu François de Sales .. et l'appelait bienheureux (1).

 

A-t-il déclaré les voeux de religion contraires à la liberté de l'esprit de Dieu?

 

Je suis en doute si je lui ai ouï dire les dites paroles... Je sais néanmoins qu'il a assisté un sien neveu pour se faire capucin…

 

(1) Cf. Caste, op. cit., 27, 28. Le texte se trouve dans la brochure déjà citée de M. Coste, pp. 24-29 : à la fin des Mémoires de Lancelot (II, pp. 493-5o1) ; dans le Vincent de Paul de Maynard ( II, pp. 517-524).

 

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et mené lui-même le fils d'un de ses amis aux carmes réformé (1).

 

On a la note : on voit aussi la méthode. A tous les on-dit qui pèsent sur l'accusé, le saint oppose ou des affirmations toutes contraires de Saint-Cyran, ou même des actes. Qu'a-t-il dit tel jour sur les vœux? Je n'en sais trop rien ; mais un autre jour je l'ai rencontré, conduisant un de ses intimes dans un cloître. Façon élégante de montrer qu'il ne faut pas prendre au sérieux les déclamations de Saint-Cyran.

Il est bien curieux que Saint-Cyran, de son côté, harcelé par le juge d'instruction, ait adopté le même moyen de défense.

 

Il lui arrive souvent, dit-il, quand il parle à des personnes sûres et ois il n'y a nul danger, d'exprimer ses pensées avec des paroles trop fortes ; et que la figure qu'on appelle catachrèse, c'est-à-dire, abus de paroles, lui est fort familière, sans que pour cela il ait dessein de blesser la vérité.

 

Plus loin, il avoue encore qu'il use

 

souvent de catachrèses ou exagérations lorsqu'il parle des choses de Dieu avec quelque sentiment (2).

 

Il est ainsi fait : toujours excessif et parfois jusqu'aux outrances les plus singulières. Les énormités que l'on rapporte de lui vont-elles jusqu'à l'hérésie ? Non, répond Vincent. Les plus folles restent susceptibles d'un sens orthodoxe. — De quel droit les interpréter avec bienveillance? —Mais c'est un devoir :

 

Je pense que cela se doit expliquer par les actions de la vie du ait sieur de Saint-Cyran, qui étaient la plupart pour le soutien de l'Eglise, témoins ses écrits et ce qu'il faisait faire pour le salut des âmes (3).

 

(1) Coste, op. cit., pp. 28, 29.

(2) Recueil..., pp. 110, 112.

(3) Coste, op. cit., p. 27.

 

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Il applique ce principe, et très habilement, à la plupart des propos incriminés. Il donne un sens catholique à tout ce qu'il se rappelle des confidences de Saint-Cyran. Pour les autres, sur lesquelles on l'interroge, il en a perdu le souvenir. Autant dire qu'il attachait bien peu d'importance à ce qui lui venait de ce côté-là. Deux mots résument sa déposition.

 

Un des plus hommes de bien que j'aie jamais vus... Jamais je n'ai appelé le dit sieur de Saint-Cyran mon maître (1).

 

Un saint homme, incapable de vouloir le mal, de songer à l'hérésie ou au schisme, très uni à Dieu, très édifiant ; un cerveau mal fait, confus, incohérent, tout en lueurs fugitives et qui, par moments, semble divaguer un peu. C'est ainsi que le jugeait saint Vincent de Paul, en 1639, après avoir eu « depuis quinze ans ou environ... assez grande communication avec lui (2) ».

Il ne faut pas dire, comme on l'a fait quelquefois : le saint était si bon ! il aura poussé jusqu'à l'extrême limite les complaisances de l'amitié. On pense l'excuser ; il estimerait qu'on le déshonore. L'excuser, et de quoi ? De nous avoir présenté, dans sa déposition, un Saint-Cyran aussi peu conforme que possible au portrait classique et traditionnel de cet énigmatique personnage ? Mais quand ce dernier portrait serait le bon, quand l'Église même — ce qu'elle n'a jamais fait — en aurait sanctionné la ressemblance, en condamnant la personne de Saint-Cyran, que résulterait-il de là sinon que le saint aurait manqué de clairvoyance? (3) Simple erreur d'appréciation,

 

(1) Coste, op. cit., p. 24, 26.

(2) Je résume et traduis à la moderne un texte long et qui se trouve aisément, mais je ne le trahis pas. Vincent n'avait pas à tracer le portrait, mais à dire comment il avait compris les confidences de Saint-Cyan. Exégèse donc, mais qui renferme implicitement une appréciation d'ensemble sur le personnage. Un homme sain d'esprit et qui parle comme tout le monde n'a pas besoin qu'on l'explique ainsi. Ou Vincent a voulu dire qu'il ne prenait pas au tragique les extravagances de Saint-Cyran, ou il n'a rien dit.

(3) Les principaux ouvrages de Saint-Cyran sont à l'Index, mais de cette condamnation il ne résulte pas que l'Eglise ait tenu Saint-Cyran lui-même pour mauvais catholique, pour schismatique, etc.

 

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de psychologie, comme nous disons, et qui n'entraînerait pas l'ombre d'une faute vénielle. Au lieu de cela, vous préférez une je ne sais quelle faiblesse de coeur, un Vincent de Paul désarmé par la pitié, faisant bon marché et de la foi du serment et des dangers de l'Eglise, palliant à force de réticences et de restrictions mentales, des fautes qu'il savait ne pas être imaginaires, des erreurs dont il pressentait le venin. A quelle attitude le réduisez-vous, de quelles responsabilités ne chargez-vous pas sa conscience? S'il n'avait tenu qu'à lui, Saint-Cyran était acquitté, libre de reprendre et avec un nouveau prestige, une propagande que le saint croyait à un degré quelconque funeste. Il était si bon ! Sa grande bonté l'empêchera-t-elle bientôt de prendre la tête de la croisade anti-janséniste, de tout remuer en vue d'écraser sans retard le schisme naissant? Qu'elle nous plaise ou non, pourquoi lésiner avec l'évidence ? Soit qu'il tende au prisonnier de Vincennes une large main confiante, comme il vient de le faire, ou qu'il anathématise le même Saint-Cyran, comme il fera dix ans plus tard, le saint est également, je veux dire, absolument et passionnément sincère.

On ne peut douter en effet que, dans les dernières années de sa vie, Vincent de Paul se soit s'expliqué sur le compte de Saint-Cyran avec une rigueur implacable. « Un auteur d'hérésie », disait-il par exemple, et qui méditait e d'anéantir l'état présent de l'Église et de la remettre en son pouvoir » (1). Et il ne l'accusait pas en l'air, il donnait des preuves, publiant très haut le souvenir de ses propres entretiens avec Saint-Cyran, toutes ces extravagances, auxquelles il trouvait jadis un sens orthodoxe, ou qu'il se refusait de prendre au sérieux. Métamorphose complète que les historiens du saint ont

 

(1) Les textes nombreux, formels et d'une authenticité indiscutable se trouvent réunis dans la brochure de M. Ceste, passim. Cf. aussi Maynard, op. cit., II, pp. 209-379.

 

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constatée avant nous et qu'ils expliquent sans peine.

« Il y eut d'abord d'honnêtes gens, écrit l'un d'eux, qui ne prirent pas à la rigueur toutes les expressions du novateur... et il semble que notre saint inclina assez longtemps de ce côté là. »

Collet, que nous citons, n'admettait pas l'authenticité de la fameuse déposition, mais il sentait bien et au besoin, les jansénistes lui auraient fait voir que la conduite du saint, dans ses relations avec Saint-Cyran, eût été sans excuse s'il n'avait pas cru et pendant longtemps à la bonne foi et à l'orthodoxie foncière de son ami (1).

« Il ne savait à quoi attribuer les discours étranges qui échappaient à son ami, et son extrême charité les lui fit peut-être quelquefois prendre plutôt pour les saillies indiscrètes d'un esprit qui ne pèse pas ses termes, que pour des erreurs auxquelles il fût attaché par système et par conviction. Le temps le détrompa pleinement... Le livre de Jansénius,.. la part que Saint-Cyran y avait eue,.. la liaison plus ou moins sensible entre les maximes de Saint-Cyran et cette foule d'erreurs du nouvel Augustin,.. l'usage que des personnes ou prévenues ou séduites faisaient

 

(1) Cf. là dessus un mouvement assez pressant de Joachim Colbert : « On ne voit pas le tort que l'on fait à la mémoire de M. Vincent, en lui mettant dans la bouche les discours qu'on lui fait tenir contre M. de Saint-Cyran. Si ces discours sont véritables, j'oppose le bienheureux Vincent au bienheureux Vincent. et je demande pourquoi, tenant M. de Saint-Cyran pour un hérétique très pernicieux, il ne l'a pas dénoncé... Je demande pourquoi, ayant su qu'ou devait faire interroger M. de Saint-Cyran, il eut soin de le faire avertir qu'il ne se contenta pas de répondre de vive voix ?... Je demande pourquoi, M. de Saint-Cyran ayant été mis en liberté, M. Vincent lui rendit encore une visite pour lui marquer combien il y était sensible ? Je demande pourquoi. M. de Saint-Cyran étant mort, M. Vincent alla d'abord jeter de l'eau bénite sur son corps?... Je demande pourquoi, étant du Conseil de conscience, il ne fit aucune représentation pour empêcher que l'on ne donnât à M. de Barcos l'abbaye de Saint-Cyran qu'avait eue M. son oncle, sachant très bien que M. de Barcos était dans les mêmes sentiments que M. de Saint-Cyran ? Je demande pourquoi M. Vincent voulut être le porteur de cette nouvelle et l'annoncer à M. de Barcos ?... ». Cf. Mémoires de Lancelot, II, pp. 485-487. Colbert se trompe s'il pense prouver par là que Vincent de Paul n'ait pas dit sur le compte de Saint-Cyran ce que nous savons, autographes en main, qu'il a dit. Mais l'argument est sans réplique contre ceux qui ne veulent pas admettre la variation qui nous occupe.

 

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du nom et des paroles de cet abbé, qu'on faisait valoir pour contrebalancer le poids et l'autorité de ceux qui poursuivaient la condamnation du système de l'évêque d'Ypres ; tous ces motifs déterminèrent enfin le saint prêtre à révéler ce mystère d'iniquité (1) ».

Et Maynard de son côté :

« Le projet et l'existence d'une secte étaient un secret ignoré de tous et surtout de Vincent. Mais quand le bruit se fit autour de l'Augustinus, quand parut le livre de la Fréquente communion et que le trouble et la division s'introduisirent dans l'Église et dans l'État, dans les écoles et dans les communautés religieuses, dès lors il (Vincent de Paul) vit toute la portée des confidences de Saint-Cyran et des efforts que celui-ci avait faits pour le séduire ».

Quoi de plus naturel ! Dans les premiers troubles jansénistes, Vincent a cru trouver l'explication de Saint-Cyran et la clef de ses propos. Cet homme qu'il avait tenu pendant quinze ans et plus pour un saint au cerveau quelque peu dérangé, lui apparaissait enfin dans sa vérité sinistre. Sous des dehors dévots et bon-enfant, Saint-Cyran n'avait cessé de préparer la machine qui allait déchirer l'Église; de former l'équipe de traîtres qui mets trait en branle le fatal engin. Éclairé trop tard par les événements, Vincent donnerait du moins l'alarme, et substituerait au bonhomme inoffensif du procès de Vincennes, le puissant, l'habile et tenace novateur qui est devenu, ou peu s'en faut, et grâce peut-être surtout à Vincent lui-même, le Saint-Cyran de l'histoire. Chétifs que nous sommes, oserons-nous combattre une substitution que sanctionne une autorité aussi considérable, en appeler de M. Vincent à M. Vincent, des terribles lettres du saint contre le sectaire, à la bénigne déposition de 1639 ?

 

(1) Cité par M. Coste, op. cit., pp. 32, 33.

(2) Maynard, op. cit., II, pp. 281, 282.

 

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Nous simplifions, nous idéalisons très vite nos morts. Ils ne sont plus là pour opposer la protestation de leur présence réelle, au fantôme ou trop embelli ou trop diminué que nous évoquons. Vivants, ils n'avaient même pas besoin de parler pour arrêter l'excès de nos admirations ou de nos mépris. Lorsqu'il déposait devant les juges de Saint-Cyran, Vincent de Paul avait encore dans les yeux ce visage de misère que nous avons dessiné plus haut, un pauvre homme dans toute la force du mot. Il voyait aussi, avec la même évidence, la naïveté, la piété foncière, le zèle touchant et très efficace de ce bon prêtre. Aussi convaincu de sa faiblesse que de sa vertu, il haussait les épaules à la pensée des conceptions grandioses et perverses dont on accusait son ami. Du reste, cette impression, il ne la devait qu'à lui-même. Pour connaître Saint-Cyran, il n'avait alors besoin de consulter personne, mais simplement l'image parlante qui s'était lentement et sûrement formée dans sa propre mémoire. Dix ans après, il jugera, plus ou moins, mais fatalement, sur la foi d'autrui. Et les jansénistes et les adversaires s'accordaient à faire de Saint-Cyran le chef du nouveau parti, les premiers, trop habiles pour ne pas se recommander d'un homme aussi considérable, et qui avait été leur ami, les seconds, trop combattus jadis par Saint-Cyran pour ne pas incliner volontiers à le rendre responsable du mal qui avait suivi sa mort. On ne dit pas que Vincent ait accepté bouche bée de pareils soupçons. Mais comment n'en aurait-il pas été frappé ? Ne répondaient-ils pas à l'idée que Saint-Cyran avait de lui-même et qu'il imposait aux candides? Après tout, ce mégalomane n'aurait-il pas essayé d'accomplir la mission exceptionnelle dont il se croyait chargé? Tout se paie en ce monde et surtout nos péchés mignons. Sa farouche légende, Saint-Cyran ne la doit peut-être qu'à sa propre vanité.

Le premier jugement de Vincent de Paul était le fruit d'une série d'intuitions, contrôlées et confirmées les unes

 

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par les autres, pendant une longue intimité avec Saint-Cyran. Intuitions irraisonnées, mais qui n'en paraissent que plus sûres. Alexandre n'aurait pas su défendre par de bons arguments la confiance absolue que lui inspirait son médecin. Il fit bien pourtant de boire la coupe. Ainsi de Vincent, lors du procès de Vincennes. Il avait l'esprit si juste et si fin! Le second jugement qu'il a fait de Saint-Cyran est d'un tout autre ordre. C'est la conclusion d'un raisonnement. Il pense appliquer le principe de causalité. Peut-être se laisse-t-il égarer par le post hoc, ergo propter hoc. « Je vois une secte organisée ; je cherche l'organisateur (1) ». Ce raisonnement nous impressionne, mais sans nous convaincre. D'instinct, je préférerais m'en rapporter aux intuitions de Vincent. Saint-Cyran lui-même, comme on va le voir, semble nous donner raison. Confessons-le. Il nous avouera peut-être que s'il rêva parfois, dans ses heures folles, d'établir une religion nouvelle, cette religion n'était pas le jansénisme.

 

(1) Post hoc, ergo propter hoc. On pense bien que nous ne coupons pas les ponts entre Saiut-Cyran et la petite armée janséniste. Au moment de la mort de Saint-Cyran, l'armée était là, prête au combat. Chacune des unités de cette armée avait été ou convertie, ou dirigée par Saint-Cyran. Tous le vénéraient. Il y avait donc en fait un groupement et très certaine. meut voulu, regardé avec complaisance par Saint-Cyran. Autre fait, non moins incontestable. Au sein de ce groupement, se dessine, dès 1643, (c'est-à-dire, dès que la bulle. d'Urbain VIII est promulguée en France, peu après la mort de Saint-Cyran) un mouvement schismatique. Tout le problème est de savoir si en présidant à ce groupement. Saint-Cyran a prévu et voulu cette révolte; s'il entendait avec et par cette armée, faire triompher, et contre l'autorité de l’Eglise, un programme défini. Voilà ce que peur nia part, j'ai peine à admettre et ce qui ne me parait pas démontré. Je ne dis pas non plus qu'Arnauld ait rien prémédité de pareil. Mais enfin il s'est trouvé en fait chef au moment critique, lorsqu'il a fallu choisir entre obéissance et révolte et c'est, me semble-t-il. Centrée en scène d’Arnauld qui a transformé en secte formelle, ce qui n'était jusque-là qu'une réunion, un peu inquiète, frondeuse, mais en somme, catholique.

 
 
 
 

 CHAPITRE IV : SAINT-CYRAN CONSPIRATEUR

 

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I. NOTE BIBLIOGRAPHIQUE ET CRITIQUE. — 1. Les lettres de Jansénius à Saint-Cyran. — La publication et l'éditeur de ses lettres. — Les suppressions. — Le commentaire du P. Pinthereau. — Impression que donnent ces lettres. — 2. Le Procès de Vincennes. — Irrégularités du procès. — Principales pièces. — Les témoins à charge. — Dom Jouaud, abbé de Prières. — Son importance dans cette histoire. — Ses relations avec Rapin. — Ce que les jansénistes opposent à son témoignage, lequel d'ailleurs doit faire foi. — La dénonciation de Zamet. — Critique de cette pièce. — Lettres et mémoires qui ont servi au procès. — Interrogatoire de Saint-Cyran. — La défense. — Apologie pour Laubardemont.

II. Qu'on peut sans témérité soupçonner Saint-Cyran des pires desseins. — La consigne du secret. — Les secrets innocents. — Ce qu'il ne pouvait dire à d'Audilly qu' « à la faveur des ombres des arbres ». — Procédes indécents qu'il emploie pour s'assurer le secret. — Que nul ne fut moins secret que lui. — Ses folles imprudences. — La scène devant les murailles de Maubuisson. — Les deux Saint-Cyran : à l'état normal et pendant les crises. — Le théologien et l'illuminé. — Lequel des deux est le vrai ?

III. « La grande affaire », l'ultime secret. — Saint-Cyran et Jansénius. -- Activité des conspirateurs de Louvain et importance de leur rôle. — Pilmot. — Qu'ils ne trament. pour l'instant, rien contre l'Eglise. — Leur désir de rester en communion avec les Universités catholiques. — Leur soumission au Pontife romain. — Qu'ils désiraient gagner le Pape à leur conspiration. — Le Pilmot original, vague projet de contre-réforme — L'évolution de Pilmot.

IV. § 1. La hiérarchie et la guerre aux réguliers. — « Nous défendons partout l'autorité épiscopale ». — Que c'était là une des directions de la contre-réforme catholique. — Le P. Bourgoing, l'Oratoire et l'esprit hiérarchique. — Les conjurés soutiendront la même doctrine, mais en la prenant sous son aspect négatif et agressif. — L'assaut contre les jésuites. — Que Saint-Cyran n'avait aucune raison de leur en vouloir. — Ses neveux confiés aux Pères. — Acharnement de Jansénius et bientôt de tout le parti. — § 2. La restauration de l'augustinisme. — Que le premier projet des doux conjurés n'était certainement pas de répandre la fausse doctrine sur la grâce que Jansénius proposera dans l'Augustinus. — En 1619, ils sont déjà d'accord sur Pilmot et cependant ni

 

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l'un ni l'autre n'a la moindre idée des futures cinq propositions. — En 1620, Jansénius « découvre » saint Augustin et les cinq propositions. — Il fait part à Saint-Cyran de la bonne nouvelle, mais sans entrer à ce sujet dans le moindre détail. — La grande lettre du 5 mars 1621 , document capital dans l'histoire du jansénisme. — « Voilà ce que je ne vous ai pas dit jusqu'à maintenant », et il ne le lui dit pas encore. — Caractère de sa découverte et qu'elle n'a rien de religieux. — Que les deux fondateurs du jansénisme, Jansénius et Arnauld ne sont que des intellectuels. —Saint-Cyran, confident de tragédie, continue à ne rien savoir de la découverte. — Qu'avaient-ils donc fait pendant leur retraite de Bayonne ? — Saint-Cyran de moins en moins spéculatif, et plus érudit que théologien. — Excitateur plus que maître. — Qu'il n'a rien appris à Jansénius. — Enfantillages qui les occupaient. — Rendu à lui-même, Jansénius a pris son essor et fait la fameuse découverte. — Comment Saint-Cyran adopte l'Augustinus. — Renversement des rôles : Saint-Cyran à la remorque de Jansénius. — Qu'à partir de cette époque, Pilmot et l'Augustinus ne font qu'un.

 

I. NOTE BIBLIOGRAPHIQUE ET CRITIQUE. — Après le diagnostic d'ensemble et les analyses morales que l'on vient de lire, nous entrons dans le vif d'un des sujets les plus embrouillés qui soient. Il me semble donc utile de dire ici quelques mots sur les principaux documents qui désormais vont éclairer notre route. Je m'en tiendrai du reste aux documents (correspondances, pièces juridiques) et aux ouvrages contemporains (plaidoyers ou réquisitoires). Pour ces derniers, leur caractère même nous dit assez dans quel esprit on doit les lire. Quant aux documents, il faut bien savoir qu'ils sont tous plus ou moins suspects. On admet communément leur authenticité globale, mais rien ne prouve que les premiers éditeurs n'aient pas supprimé les passages qui leur paraissaient gênants ; on n'y regardait pas alors de si près. (Voir à ce sujet la discussion proprement critique par Arnauld d'un factum publié contre Saint-Cyran en 1638 et republié en 1644, non sans de notables altérations : Apologie pour feu M. Jean du Vergier de Hauranne Oeuvres d'Arnauld, t. XXIX, première partie, p. 175-218. Les altérations censurées par Arnauld sont avouées par la partie adverse, cf. Le Progrès du jansénisme, p. 116).

 

1. LES LETTRES DE JANSÉNIUS A SAINT-CYRAN. — Ces lettres ont été saisies parmi les papiers de Saint-Cyran en 1638. Laubardemont les avait gardées chez lui. A sa mort, le précieux dépôt tomba entre les mains des jésuites. Sous le pseudonyme du sieur de Préville, le P. Pinthereau publia ces lettres et quelques autres (Calenus, Bourgoing, etc.). C'est le

 

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fameux ouvrage qui a pour titre : La naissance du jansénisme découverte... Louvain, 1654. Peu après, le même Pinthereau publia d'autres pièces,  à mon avis, beaucoup plus importantes, qui venaient du même lieu. Nous en parlerons bientôt. C'est l'ouvrage qui a pour titre : Le progrès du jansénisme découvert par le sieur de Préville, Avignon, 1655. Les deux livres sont aujourd'hui très rares et les manuscrits originaux semblent perdus.

Pinthereau eut le très grand tort de ne pas publier intégralement ces lettres de Jansénius, pièce maîtresse de tout le procès. « Que si je ne rapporte pas tout au long chaque lettre, c'est qu'il y en a quantité qui ont beaucoup de choses fort peu considérables.., et qui, étant d'ailleurs fort grossières, conçues en mauvais termes et pleines d'incongruités, ne donneraient que de l'ennui et du dégoût aux lecteurs. » Ainsi parle-t-il dans son avant-propos. Cet aveu, qui nous inquiéterait de la part (le n'importe qui, paraît encore plus inquiétant sous la plume de Pinthereau. Car il rapporte (et je ne m'en plains pas) nombre de passages qui, de son point de vue, n'offrent aucun intérêt. (Ainsi l'histoire, d'ailleurs jolie, du mulet de Jansénius à Madrid : « Mon mulet me pensa tuer, il y a quelques jours... je suis prêt à le vendre, vu que je m'en sers fort peu ; sortant quelquefois plus pour l'amour de lui que lui pour l'amour de moi ». S'il a gardé ce passage, c'est pour en rire et lourdement. «Ne remarquez-vous point combien le mulet de Jansénius était obligé à son maître? » pp. 68, 69.) En revanche, il abuse des coupures qu'il indique, du reste, par de loyales astérisques. D'où notre inquiétude. Ainsi dans une lettre de toute importance : a On me dit ici (à Louvain) qu'il y a de là (à Paris et en Sorbonne) une bien forte l'action... qui tâche à toute force de ravir ou de diminuer l'autorité de Cérardus (le Pape)... Qu'il y en a aussi qui soutiennent que toutes les confessions faites aux réguliers sont nulles, ou choses semblables, qui sont des principes capables de donner des désordres » (p. 41). Pinthereau arrête ici la citation, et court à un autre sujet. Or rien ne donne à croire que de la Sorbonne, Jansénius ait passé à sa mule ou à quelque autre a incongruité ». On peut, au contraire, conjecturer avec vraisemblance, qu'il continuait à déplorer avec autant et plus d'énergie, de tels écarts de doctrine. Nous n'en savons rien, mais à qui la faute? En tout cas, libre à nous de craindre qu'on n'ait supprimé un passage nettement orthodoxe et antirichériste.

 

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A la vérité, on peut répondre que Pinthereau avait mis loyalement les originaux à la disposition du public. Oui, sans doute, mais dans quelles conditions? On pouvait venir au collège de Clermont a confronter... l'écriture de Jansénius n, nais tout probablement se bornait là et il n'y a pas d'apparence qu'on ait permis au public de comparer tous les manuscrits avec l'imprimé de Pinthereau, sans quoi, il se serait certainement trouvé quelqu'un pour prendre connaissance et copie des passages supprimés.

Il n'est pas certain non plus que Pinthereau ait toujours exactement déchiffré le vocabulaire de convention dont se servaient les deux conspirateurs. (Cf. l'édition critique des mêmes lettres par F. du Vivier (D. Gerberon) et Sainte-Beuve, Port-Royal, I, p. 287). Quant au furieux commentaire dont le P. Pinthereau a cru devoir accompagner la publication de ces lettres, le sage et indulgent M. Laferrière, le juge a parfois fantaisiste et presque (!) toujours malveillant », op. cit., p. 52. Quoi qu'il en soit les lettres paraissent beaucoup moins compromettantes qu'on ne le croirait d'abord, à voir tout le mystère dont elles s'enveloppent. Nulle trace de vie intérieure. La vanité de Jansénius s'y étale à chaque page et son peu de délicatesse. On le voit aussi acharné contre les jésuites. Au demeurant, conclut M. Laferrière, à la lecture de ces lettres donne l'impression que Jansénius aimait sincèrement la vérité et qu'il voulait la tirer du chaos où elle se débattait, tirée en tous sens par les différentes écoles », ib., p. 55. Cf. l'analyse des lettres dans Jansénius... sa soumission au Saint-Siège.., par des membres de... l'Université catholique de Louvain, Louvain, 1893, pp. 110-125.

 

2. LE PROCÈS DE VINCENNES. — Les documents abondent, mais toute cette histoire soulève une foule de problèmes non encore résolus. Cela ferait un très beau sujet de thèse. Qu'a voulu Richelieu et faut-il rattacher le procès de Saint-Cyran à l'affaire du P. Caussin? (Cf. Batterel, Mémoires domestiques, II, pp. 158-193; Laferrière, op. cit., p. 159-164). Quel fut au juste le rôle du P. Joseph, quelles ses raisons d'intervenir? En tout cas, il y eut là, semble-t-il, un abus de pouvoir. M. Le Maître l'a fort bien dit : a Si l'on eut voulu former une accusation légitime contre M. de Saint-Cyran, on ne le pouvait faire selon les décrets des Papes et des Canons que devant les évêques, c'est-à-dire, devant le tribunal ecclésiastique, s'agissant

 

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de ponts de foi et de doctrine a. Au lieu de cela, on l'accuse « devant un Ministre d'Etat (Richelieu) qui pouvait être son ennemi, mais qui n'était pas son supérieur et son juge ecclésiastique » (Réponse générale à un mémoire de Mgr l'évêque de Langres, publiée à la suite de l'Apologie pour M. de Saint-Cyran, Œuvres d'Arnauld, t. XXIX, p. 317 seq.). Mêmes illégalités dans la conduite du procès. Rien n'a été fait selon les règles ordinaires de la justice, même civile. « On n'a pu le convaincre de la moindre apparence d'erreur en cinq années de recherche et de détention, ni par un seul écrit vérifié en justice, ni par le témoignage d'un seul homme qu'on lui ait osé confronter ». (Arnauld, Apologie, op. cit., p. 216). La manière dont Lescot a choisi les points de son interrogatoire est aussi bien mystérieuse. Il semble ne pas vouloir faire état des divers moyens d'information réunis par Laubardemont. Il ignore ou paraît ignorer des pièces que nous estimerions capitales, la déposition de l'abbé de Prières, par exemple.

Nulle enquête sur les nombreux ouvrages attribués à Saint-Cyran? Mieux encore, des lettres qu'il avait reçues de Jansénius et qui néanmoins, si j'ose dire, sentaient le conspirateur, on ne lui souffle mot. L'occasion était bonne pourtant d'en percer le mystère? Nous ne savons pas non plus dans quelles conditions fut délivrée la levée d'écrou. Bref, tout se passe comme si, du côté de l'accusation, l'on n'avait pas pris les choses très au sérieux; comme si l'on avait voulu simplement mettre Saint-Cyran à l'ombre pour quelques années. Un semblant de procédure pour lui faire peur, un traitement assez bénin, puisqu'il était sous la garde d'un de ses fidèles, ce que Richelieu ne pouvait pas ignorer. Je croirais volontiers qu'on s'en est tenu à la déposition de Vincent de Paul, au Saint-Cyran bon catholique, mais extravagant. Cela n'expliquerait certes pas tout. Resterait à savoir d'où venait l'extrême intérêt que le gouvernement portait à ce maniaque, car enfin on ne les mettait pas tous à Vincennes.

Comme pièces juridiques, il nous reste un très beau dossier : A. Information de la doctrine de l'abbé de Saint-Cyran; A’. Interrogatoire des disciples de l'abbé de Saint-Cyran; B. Lettres et mémoires qui ont servi au procès; B' Déposition de M. Vincent; C. Interrogatoire de M. de Saint-Cyran, par Lescot. A, A' et B qui se trouvaient (nouvelle anomalie) dans les papiers de Laubardemont, ont été publiés par le Pinthereau (Le progrès du jansénisme) ; B' et C que Lescot avait aussi

 

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conservés, finirent par arriver entre les mains des jansénistes qui les publièrent à leur heure : B' en 173o (publié par Joachim Colbert. Cf. la brochure souvent citée de M. Coste), C en 1740, dans le Recueil de plusieurs pièces pour servir à l'histoire de Port-Royal (Utrecht). Je ne dirai rien ici de A' qui n'est que tris amusant et qui naturellement ne donna rien; nous avons déjà parlé de B'. Restent A, B et C.

A. Information de la doctrine de l'abbé de Saint-Cyran par Joan Martin de Laubardemont (1638), cf. Pinthereau, op. cit., p. 1-28. — huit témoins à charge, parmi lesquels, un des confesseurs de Saint-Cyran! A ces huit dépositions, il faut ajouter la dénonciation orale faite, dit-on, par le P. de Condren à Richelieu et sur laquelle nous ne savons rien, et la dénonciation écrite, mais extra-juridique, de l'évêque de Langres, Zamet. Soit dix pièces, d'ailleurs toutes concordantes, mais dont la plupart n'apprennent rien à qui a déjà lu la déposition de Vincent de Paul. De part et d'autre, en effet, il s'agit des mêmes boutades, que Saint-Cyran répétait à tort et à travers. Aucun doute ne paraît possible sur l'authenticité de ces boutades. Il a dit tout ce qu'on lui fait dire, mais au lieu que Vincent de Paul ou interprétait ces paroles dans un bon sens, ou en atténuait le venin, les témoins du procès les prennent toutes au sérieux et comme exprimant la vraie pensée de Saint-Cyran. Détail curieux : un de ces témoins à charge, François de Caulet, plus tard évêque de Pamiers, où il luttera héroïquement pour défendre les droits du Saint-Siège, saint homme assurément, François de Caulet sera, non sans raison, plus que suspect de jansénisme. Nous ne retiendrons que les deux dépositions les plus « sensationnelles », celle de l'abbé de Prières, celle de Zamet.

a) Jusqu'ici malheureusement on n'a pas assez étudié ce Dom Jouaud, bernardin, abbé de Prières, qui fut néanmoins un des premiers rôles, et peut-être la cheville ouvrière de tout le procès. Comme semble l'avoir fort bien vu, l'historien janséniste de Port-Royal, Dom Clémencet, l'abbé de Prières « peut être regardé comme la principale cause de la persécution contre ce premier homme de son siècle et par conséquent, l'auteur de tous les troubles arrivés depuis dans l'Eglise ». (Histoire de Port-Royal, II, p. 134). L'auteur, du côté catholique, s'entend. Dom Jouaud avait l'oreille de Richelieu. Je me demande même si ce n'est pas lui qui a décidé le P. de Condren à intervenir auprès du cardinal; mais je ne puis retrouver

 

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la fiche sur laquelle s'appuyait cette conjecture. II avait certainement partie liée avec Zamet. Bref, j' suis quasi persuadé qu'il a mis le procès en branle. Notons en passant que Dom Jouaud, ancien élève des jésuites et très dévoué à ses maîtres, fut plus tard l'ami et l'inspirateur du P. Rapin. Dans l'Histoire du jansénisme par ce dernier, c'est bien souvent Dom Jouaud lui-même que nous entendons. Sa déposition est très catégorique et jusqu'à nous paraître manquer de la sérénité qui convenait à un témoin, à un prêtre. Toutefois la pleine sincérité de Dom Jouaud ne fait pas doute. Il n'a retenu que le mal, mais ce qu'il nous rapporte, il l'a très certainement entendu et de Saint-Cyran lui-même. Dom Clémencet assure que cette déposition a été depuis a envenimée » par Laubardemont et de la part de ce dernier, tout est possible. De leur côté, les jansénistes décrient à Dom Jouaud le droit de témoigner au procès; d'abord, parce qu'il n'a vu Saint-Cyran que très peu, ce qui paraît vrai; ensuite, parce qu'il avait des raisons personnelles d'en vouloir à l'accusé, ce. qui n'est pas non plus sans vraisemblance. On sait, en effet, que la Mère Angeligne, pleinement approuvée en cela par le Saint-Siège, et pour d'excellentes raisons, avait fuit passer la maison cistercienne de Port-Royal sous la juridiction épiscopale. Dom Jouaud était cistercien. Il se trouvait donc vis-à-vis, des religieuses de Port-Royal et de leurs directeurs, dans la même situation que les carmes vis-à-vis des carmélites de France et do Bérulle. D'où tension, animosités, amertumes. D'après la Mère Angélique, Dom Jouaud aurait essayé de ramener Port-Royal à l'observance primitive, ce que Saint-Cyran n'aurait pas approuvé. (Mémoires pour servir à l’histoire de Port-Royal, I, p. 361, cf. pp. 446, 447). Ce fut aussi très probablement sous l'influence, ou sous la. pression de Dom Jouaud, qu'une des meilleures de Port-Royal, la Mère Suzanne de la Roche, quitta l'abbaye pour une autre maison, demeurée sous la juridiction cistercienne (cf. ib.). Ces détails ne sauraient infirmer l'authenticité des propos de Saint-Cyran rapportés par Dom Jouaud, mais peut-être ils nous expliquent que celui-ci ait jugé Saint-Cyran avec moins de bienveillance que ne le lit saint Vincent de Paul. Il faut lire aussi au sujet de l'abbé de Prières, les pages 374, 375, 389, 39o, du factum d'A. Le Maître en réponse à Zamet (Apologie pour M. de Saint-Cyran, op. cit.).

b) De Zamet nous parlerons longuement plus tard et nous

 

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n'en dirons que du bien. M. Prunel a pleinement réhabilité cette victime du jansénisme et ans l'ensemble on peut affirmer que le jugement de M. Prunel restera (Sébastien Zamet.., Paris, 1912). J'avoue cependant qu'il m'est impossible d'apprécier la dénonciation de Saint-Cyran par Zamet, comme l'a fait M. Prunel, et que je n'arrive pas 'a trouver tout à fait négligeables les réponses de M. Le Maître et de la Mère Angélique à cette dénonciation (Apologie pour M. de Saint-Cyran, op. cit., pp. 317-390 ; Relation de la conduite que M. Zamet... a tenue à l'égard du monastère de Port-Royal.,. pour servir d'éclaircissement et de réponse à un Mémoire de ce prélat, par la Mère Marie-Angélique Arnauld, dans Mémoires pour servir à l’histoire de Port-Royal, 1, pp. 474-495. Voici mes raisons.

1° La pièce a un caractère amphibie. Ce n'est ni la déposition d'un témoin, ni une dénonciation juridique. Rien d'épiscopal. Un je ne sais quoi de gêné et d'un peu honteux. Quoi qu'il en soit de cette impression toute subjective, elle n'a juridiquement aucune valeur. Cf. Le Maître, op. cit., p. 328.

2° La pièce parait dictée par une ou deux femmes et très passionnées, lesquelles nous sont connues. Nous savons aussi ce qui les passionne. Elles ont eu la mère Angélique pour rivale et elles ont été vaincues par la fille spirituelle de Saint-Cyran. Beaucoup des propos extravagants et des pratiques de Saint-Cyran dénoncés par Zamet, celui-ci ne les a pas connus de lui-même; il ne les tient que de ces « filles ». Il l'avoue lui-même expressément.

3° Zamet n'a pas le coeur tout à fait libre. Peu à peu la confiance de ses filles spirituelles est allée à M. de Saint-Cyran. Elles ne voient plus que par les yeux de ce dernier; elles ne connaissent plus M. Zamet. Or, s'il est un fait acquis dans les histoires de ce genre, c'est que, très innocemment, les plus saints personnages sont très sensibles à de tels abandons. La pièce est des plus amères. Elle contient des mots regrettables. Encore une fois c'est un saint évêque, j'en suis sûr, qui parle, mais il ne parle ni en évêque, ni en saint.

4° Zamet veut faire croire et croit sans doute qu'il a mis des années avant de soupçonner le danger qu'il signale enfin. Ceci n'est pas vraisemblable et ne lui ferait pas grand honneur. « J'ai donné, écrit-il, M. de Saint-Cyran aux filles du Saint-Sacrement, comme le croyant capable de les servir en la vie spirituelle, mais avant que de l'avoir assez connu ». Or il l'avait vu longuement avant de le contraindre — le mot est

 

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juste — à accepter la direction de ces filles; il aurait voulu le prendre lui-même pour son propre directeur. Bien plus, il a beaucoup travaillé, par l'entremise de M. Molé, à se le faire donner pour successeur sur le siège de Langres. Sur quoi M. Le Maître, un peu boursouflé, mais difficilement réfutable : « Que s'il veut lui-même persuader qu'il n'agissait pas avec assez de prudence en des actions si importantes, quelle créance et. quelle autorité peut-il prétendre en toutes les autres? Et si, en tant d'années, et dans des communications si particulières, il n'a pu reconnaître l'esprit de M. de Saint-Cyran, est-il vraisemblable qu'il ne l'ait connu que depuis qu'il s'est séparé de lui, que sa connaissance n'ait commencé qu'avec sa haine et qu'il n'ait eu de discernement que depuis qu'il a eu de la passion »? (op. cit., pp. 346, 347).

5° Mais, en vérité, Zamet savait fort bien et depuis longtemps, savait à peu près tout ce que l'on pouvait reprendre dans la conduite et dans les paroles de Saint-Cyran. Si, par exemple, il se plaint que la Mère Angélique lui ait caché les innovations, vraies ou prétendues, du réformateur, il ajoute aussitôt avec une maladresse inconcevable : « Mais je ne laissais pas de les savoir par les filles dudit monastère ». Sur quoi M. Le Maître : « Mgr l'évêque de Langres les approuvait donc, puisqu'il les savait et ne s'y opposait pas, bien que, selon son Mémoire, il eût l'autorité de Supérieur. Car un Supérieur qui n'arrête pas le cours du mal qu'il connaît, et qui ne défend point aux personnes qui sont sous sa charge, de recevoir les instructions de ceux qu'il sait leur donner de mauvaises maximes, les approuve et les autorise par son silence » (ib., p. 361). Aussi bien nous avons des lettres de lui et postérieures à sa brouille avec Saint-Cyran, dans lesquelles il continue à défendre la doctrine de l'abbé. « M. de Langres... a laissé passer deux ans entiers, depuis leur séparation, jusqu'à son Mémoire, sans le faire. Et s'il avait tant de zèle à découvrir à toute l'Eglise des hérésies cachées dans l'esprit de M. de Saint-Cyran, il ne devait pas attendre deux ans à l'en accuser» ( ib., p. 331). J'avoue ne pas voir ce qu'on peut répondre à cet argument; je tiens donc que jusqu'à la brouille et même pendant les deux premières années qui suivirent la brouille, Zamet au courant de tout, a jugé Saint-Cyran comme faisait de son côté saint Vincent de Paul.

Ajoutons quelques détails d'origine janséniste et dont nous ne pouvons pas contrôler l'exactitude. Le Maître ayant répondu

 

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au Mémoire de Zamet, M. Molé aurait présenté cette réponse à Richelieu, lequel aurait dit « qu'il n'avait fait nul état de ce Mémoire; qu'il n'y avait eu aucun égard dans la détention de M. de Saint-Cyran et qu'il n'était point nécessaire d'y faire aucune réponse ». Ils prétendent aussi que, e durant un an de séjour qu'il avait fait à Paris a, peu après la divulgation de son Mémoire, M. de Langres « n'avait pu se résoudre à rendre une seule visite à M. Molé (son ami)... de peur d'en recevoir des reproches a. Ils disent avoir entre les mains des lettres où Zamet témoigne à ce sujet son déplaisir. Enfin, — je continue à les citer, — « la suite de cette affaire lui aurait causé un si sensible regret, que n'ayant ni assez d'humilité pour en donner un désaveu, ni assez de malice pour défendre plus longtemps les effets de sa passion, il se serait retiré pour tout le reste de ses jours dans son diocèse, sans oser revenir à Parie, où la liberté de M. de Saint-Cyran, qui était la plus forte de tontes les apologies, l'aurait couvert de confusion » (Oeuvres d'Arnauld, t. XXIX; Préface historique et critique (de l'éditeur), p. XXI. Il est de fait que Zamet n'a jamais répondu à M. Le Maître et qu'il n'a plus quitté son diocèse. Vertu, lassitude, dit avec raison M. Prunel (op. cit., p. 276), mais cela peut-être n'explique pas tout. Pour moi je tendrais à croire qu'au moment où il rédigea un peu fiévreusement son Mémoire, Zamet était certainement poussé par le zèle de la maison de Dieu, mais aussi qu'il cédait plus ou moins, soit à un mouvement d'humeur, soit aux instances de l'abbé de Prières. Saint-Cyran l'avait souvent inquiété, mais tout comme Vincent de Paul, Zamet tâchait d'interpréter charitablement les extravagances d'on personnage dont il admirait encore et la science et la piété. Sa conviction n'était pas faite, si elle le fut jamais.

B. Lettres et mémoires qui ont servi au procès (Le Progrès du jansénisme, pp. 74-114). — On nous donne, dans ce dossier, quelques lettres adressées à Saint-Cyran par des religieuses (la visitandine Anne de Lage de Puylaurens; la Mère Angélique; la Mère Agnès, d'autres encore) et par d'autres personnes (notamment l'oratorien Maignard) qu'il dirigeait. Malheureusement on ne cite que des extraits, le plus souvent, très courts. Pour certaines lettres, on ne cite même pas, on résume, ce qui est encore plus suspect. Ainsi pour une lettre du P. Maignard : « Il dit manifestement, résume le P. Pinthereau, qu'il s'affermit journellement en la créance qu'on lui a donnée qu'au Sacrement de Pénitence, il n'est point nécessaire de confesser

 

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le nombre des péchés mortels, ni les circonstances qui changent l'espèce du péché » (Le Progrès..., p. 87). Voilà certes des propositions peu orthodoxes ! Pourquoi ne donne-t-on pas le texte, alors qu'on publie intégralement de pures lettres de compliment?

On nous dit qu' « il y avait un nombre presque infini de lettres de diverses personnes, écrites à Saint-Cyran, pour réponses aux siennes, par lesquelles il leur donnait l'instruction de ses maximes » (Le Progrès du jansénisme, p. 117). Pourquoi n'en a-t-on gardé — ou publié — qu'un si petit nombre? On ne donne que douze lignes de la Mère Angélique qui d'ailleurs ne disent pas grand'chose. Quoi qu'il en soit, là se trouve plus d'une pièce très grave et qui prouve à tout le moins combien était équivoque, étourdie, troublante, la direction de Saint-Cyran, comme nous aurons à le montrer dans le présent chapitre. Je dois dire cependant que le plus long et le plus accablant de ces papiers, la lettre de la visitandine Anne de Lage, m'a tout l'air d'un faux. Pinthereau avoue qu'il n'a pas entre les mains l'original, mais seulement une copie « que feu M. de Laubardemont en a tirée ou fait tirer par son secrétaire » (p. 71). Je crains bien que ce copiste, excellent théologien et charmant ironiste, ne se soit livré à sa fantaisie. La lettre originale contenait plus d'un passage compromettant. Lescot s'en est beaucoup servi pendant l'interrogatoire. C'est une des très rares pièces qu'il ait extraites du dossier réuni par Laubardemont et c'est sans doute pour cela que dans les papiers de ce dernier, on n'a trouvé qu'une copie de la lettre. Aux experts de décider.

On peut ajouter à ce dossier la longue lettre de Saint-Cyran à Vincent de Paul, autour de laquelle roulera presque tout l'interrogatoire de Lescot (cf. Coste, op. cit.). Il y est mystérieusement traité des « quatre choses » que Vincent de Paul avait amicalement reprochées à Saint-Cyran. Le document prouve à l'évidence la mégalomanie de Saint-Cyran, mais, à mon avis, rien de plus. Il est certain que, la lettre reçue, ils se revirent, que Vincent remercia Saint-Cyran de s'être « déchargé » à lui e par la dite lettre de la fâcherie qu'il... avait eue » des remontrances de son ami. (Cf. Coste, op. cit., pp. 26, 27.) Pinthereau ajoute au dossier les lettres de Saint-Cyran à d'Andilly. Il n'en relève que les extravagances. Ici l'authenticité éclate à chaque ligne. Depuis le commencement du monde, il n'y a eu qu'un seul homme pour écrire ainsi. Et remarquez

 

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que bien qu'il prétende écrire avec une « négligence affectée » (p. 14), il n'en fait pas moins un brouillon.

C. Interrogatoire de M. de Saint-Cyran par Lescot. — Les informations de Laubardemont(juin 1638) étaient « si odieuses, — je cite les jansénistes — si irrégulières et si informes qu'on fut obligé de les interrompre; qu'on n'a jamais pu en faire aucun usage, ni osé les donner au public dans leur entier » (Préface au t. XXIX des Oeuvres d'Arnauld, p. XVI). On en publia un résumé qui se trouve dans le Progrès du jansénisme (pp. 112-114), sous le titre : Les maximes de l'abbé de Saint-Cyran (ib., p. 112-114) et, c'est à ce résumé que répond l'Apologie pour M. de Saint-Cyran par le grand Arnauld. Bien que très intéressant et très habilement fait, cet extrait n'a aucune valeur officielle. Il résume les dépositions des témoins et ne tient nul compte des explications de l'accusé. « Lorsque M. Lescot, confesseur du cardinal, docteur et professeur de Sorbonne, fut chargé l'année suivante (mai 1639) de... faire de nouvelles (informations), pour couvrir en apparence le défaut d'incompétence, il les fit à nouveaux frais, sans faire aucune mention de celles de M. de Laubardemont. Cet interrogatoire de M. Lescot lui-même, contenait des marques si visibles de l'innocence et de l'intégrité de la doctrine (?) et des moeurs de M. de Saint-Cyran, qu'il fut totalement supprimé; qu'on en refusa la communication à M. Molé, premier président du Parlement de Paris... et qu'on 'ne l'a eu dans la suite que parce que on en trouva une copie dans les papiers de M. Lescot après sa mort » (Préface du t. XXIX des oeuvres d'Arnauld, p. XVI, XVII). Quoi qu'il en soit des interprétations que les jansénistes leur donnent, tous ces faits paraissent exacts. Cette longue enquête n'a pas abouti. Il n'y a pas eu de jugement, ou du moins on n'a rien voulu faire connaître au public. Tout cela reste fort mystérieux. Quant à l'interrogatoire trouvé dans les papiers de Lescot, et publié par les jansénistes, qui nous assure qu'on l'a publié dans son intégrité? Au reste, il n'est pas vrai que Saint-Coran y paraisse toujours à son honneur. Ses réponses manquent parfois ou semblent manquer de franchise. L'interrogateur n'est pas non plus tris brillant. Ajoutons un petit fait assez curieux. Bien avant la publication de cet interrogatoire, le P. Pinthereau avait eu connaissance de quelques-nues des réponses faites par Saint-Cyran à Lescot au sujet de la lettre à Vincent de Paul (Le Progrès du jansénisme, p. 7o-73). Pourquoi ne lui aurait on

 

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laissé voir que cette partie de l'interrogatoire? S'il a vu le reste, pourquoi ne l'a-t-il pas publié?

D. La défense. — C'est bien simple, il n'y en a pas eu. Je me trompe : on a laissé parler un avocat, mais qu'on n'avait pas mandé pour cet office. Nous l'avons entendu. C'est Vincent de Paul. Que le saint ait conclu à l'acquittement, la chose n'est pas douteuse, bien que sa déposition, publiée par les jansénistes, ne puisse nous inspirer une confiance absolue. Si Vincent de Paul s'était prononcé dans un autre sens, s'il avait appuyé de son témoignage la déposition de l'abbé de Prières, on nous l'aurait dit; on aurait publié cette preuve décisive, comme on a fait pour les autres. Il a d'autres défenseurs, et qui ne manquent pas d'éloquence, je veux parler des écrits innombrables saisis chez lui. Je ne crois pas qu'il ait fait disparaître ceux qui devaient lui sembler les plus gênants, puisqu'il n'a pas détruit les lettres de Jansénius et de la Mère Angélique. Il avait composé, nous assure-t-on, des traites complets de théologie; il avait rédigé plusieurs sermons;  nous le savons, car de temps à autre, il en fait passer à son ami Jansénius), il avait accumulé des montagnes de notes. On a dépouillé tout cela. Comment n'a-t-on rien trouvé de grave ? Ou continent ne I'a-t-on pas mis en face de ces écrits dans lesquels il avait exposé ex professo et à tête reposée ses idées religieuses? Tout récemment on a découvert des lettres inédites de lui. Leur doctrine n'est pas toujours sûre, de beaucoup s'en faut, mais enfin elle ne s'accorde pas avec les absurdités de ses obiter dicta, de ce que nous appelons ses boutades, de ce qu'il appelait lui-même ses catachrèses et de ce que ses adversaires nous donnent comme ses maximes, comme la quintessence de son esprit. D'un autre côté, pourquoi les héritiers de Saint-Cyran n'ont-ils édité qu'une très faible partie des papiers de leur maître? Sans doute, parce qu'ils auront trouvé cela bien indigeste et médiocre, tuais peut entre aussi parce qu'ils l'auront trouvé compromettant. Rien n'est clair dans cette affaire, et toutes les conjectures restent permises.

E. Apologie pour M. de Laubardemont. — Nous désignons ainsi un document du plus haut intérêt que le P. Pinthereau publie sous le titre de : Apologie touchant l'information de l'abbé de Saint-Cyran, trouvée parmi les papiers de feu M. de Laubardemont et dont probablement il est auteur (le Progrès du jansénisme, pp. 115-121). Non, je ne crois pas que Laubardemont

 

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ait écrit ce factum. Il est probablement d'un jésuite (cf. pp.116, 117, où la conduite des jésuites depuis l'origine du conflit est défendue point par point; détail qui n'aurait pas intéressé Laubardemont). En tous cas, l'auteur a dû se renseigner en haut lieu. Il veut prouver que rien ne fut plus régulier que ce procès. Là-dessus il perd sa peine, car les irrégularités de la procédure sont flagrantes. Il la perd aussi quand il nous dit gravement que les amis de Saint-Cyran, s'ils n'étaient pas contents de cette procédure, n'avaient qu'à « faire faire le procès aux accusateurs et aux témoins » (p. 121) ! On y trouve du reste une foule d'inexactitudes, mais enfin c'est le seul document qui fasse profession de nous éclairer sur la marche et la conclusion du procès.

Je citerai le passage le plus important. « On a procédé à son interrogatoire; il répond à tout par des dénégations, ou bien avec des variations qui font voir beaucoup de malice; il tombe aussi parfois en une telle confusion, qu'en voyant ses réponses, on se trouve plus ému à concevoir pitié de la faiblesse de son esprit que de s'aigrir contre lui (impression qui me paraît tout à fait juste) ; de sorte que son interrogatoire étant rapporté au Roi, Sa Majesté eut agréable... de lui faire présenter une déclaration conforme à l'opinion et à la pratique de l'Eglise, afin de lui faire signer, et après cela, délibérer sur sa liberté. Mais... il refusa de la signer et demeura dans son obstination à dénier d'avoir tenu pies maximes contraires à celles de l'Eglise, auxquelles pourtant il ne voulait pas souscrire ni promettre de les suivre à l'avenir. »

Ces dernières affirmations ne m'inspirent qu'une confiance médiocre. Les maximes de l'Eglise, Saint-Cyran les avait reconnues comme siennes au cours de l'interrogatoire. A-t-il vraiment refusé d'y souscrire, de promettre par écrit qu'il les suivrait à l'avenir? C'est possible, mais dans ce cas, il faut bien comprendre les raisons de son refus. Il n'aurait pas voulu reconnaître implicitement par cette signature qu'en fait, il avait tenu jusque-là des maximes contraires à celles de l’Eglise. Continuons :

« Il était par ce moyen convaincu suffisamment. (?) La vérité des dépositions des témoins ne pouvait point être révoquée en doute. Les témoins n'eussent pas eu de peine à la maintenir en la confrontation, (alors, pourquoi n'a-t-on pas voulu de cette confrontation?) et aucun d'eux ne pouvait être valablement reproché, étant tous... la plupart de ses meilleurs amis.

 

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(Sophisme : ils avaient été de ses amis, non pas tous ; ils ne l'étaient plus, et depuis longtemps, à l'heure du procès). Mais le dessein n'était pas de le faire mourir. L'on considéra de quel dommage avait été à 1'Eglise le juste supplice de quelques hérésiarques. (El est piquant de prêter cette sage réflexi( n à M. de Laubardemout). Sa personne était en considération à plusieurs... I1 était dans un âge fort avancé (58 ans), et ainsi il était plus utile à l'Eglise et à-l'Etat de lui laisser finir ses jours dans sa prison, étant privé de la liberté de faire le mal, auquel i1 était porté par son orgueil », p. 118. C'est bien à peu près comme cela, en effet, que les choses ont dû se passer. L'auteur ajoute que Saint-Cyran ne fut plus tard rendu à la liberté, que sous la condition expresse de ne plus dogmatiser. Cela encore semble probable. Citons néanmoins ces deux mots de M. Le Maître sur « la délivrance de M. de Saint-Cyran, qui a couronné sa justification, et qui passera dans la postérité, si elle en sait jamais toute les circonstances particulières, pour une visible et miraculeuse protection de Dieu sur lui » (Apologie..., p. 336). Encore une fois que de problèmes! Ce n'est pas à nous de les résoudre.

 

II. Reconnaissons qu'il n'y a pas de jugement téméraire à le soupçonner d'abord des pires desseins. II s'est donné savamment toutes les apparences d'un conspirateur louche et tortueux. Les preuves de cela sont partout et rien sans doute n'aura contribué davantage à noircir la mémoire de Saint-Cyran. e Il recommandait très expressément à ceux à qui il écrivait de faire brûler ses lettres et de tenir ses

maximes secrètes »(1). Une visitandine lui écrit : «J'ai observé ce que vous m'avez commandé de faire de vos lettres, au moins de celles qui touchent le sujet même de ces papiers » (2). « Je vous supplie, écrit de son côté un oratorien, que la crainte que ce que vous m'écrirez ne soit vu, ne vous en empêche point; car je vous promets que j'observerai exactement toutes les défenses que vous m'en faites » (3). Le saint abbé de Foix, F. de Caulet, affirme sous serment

 

(1) Le progrès du Jansénisme, p. 117.

(2) Ib., p. 77.

(3) Ib., p. 87.

 

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« qu'en la plupart des choses qu'il lui disait, il lui recommandait de n'en parler à personne, lui disant que s'il en parlait, il le nierait » (1). Tout cela est aussi vrai que fâcheux, et d'abord semble autoriser tous les soupçons. Mais en présence d'un personnage aussi bizarre, il ne faut jamais se hâter de conclure. On ne pense pas toujours à mal quand on se cache. Des gens très inoffensifs ont cette manie, surtout dans le monde des écrivains (2). Ainsi vous verrez citer partout comme particulièrement accablantes, ces quelques lignes adressées par Saint-Cyran à son ami Robert d'Andilly : « Si la peste, dont on nous menace ici, n'est trop forte à Paris, je m'y rendrai bientôt après et là, je, vous dirai, dans les allées de Pomponne, à la faveur des ombres des arbres, ce que je n'estimerais pas être assez bien caché dans ce papier (3). » Vous pensez qu'il ne peut s'agir ici que de quelque affreuse communication. Il n'ose écrire un des moyens qu'il a conçus pour ruiner l’Eglise. Eh bien! non ! A quelque temps de là, Saint-Cyran, écrivant encore à d'Andilly, s'enhardit à lui dévoiler, mais encore bien timidement, une partie du mystère.

 

Si je meurs bientôt, vous saurez, relisant quelquefois mes papiers, qu'il y avait autrefois un homme en la terre, qui vous aimait jusqu'au point qu'il n'osait vous dire ce qu'il disait à Dieu tous les jours pour lui témoigner l'excès de son amour, et l'engager à vous aimer de même, en arrachant de votre âme tout l'amour du monde, qui a une malignité plus grande que vous ne pensez (4).

 

(1) Le progrès du Jansénisme, p. 23.

(2) Et même des personnes très sages ont cette habitude. On lit, par exemple, dans les notes intimes d'un des généraux de l'Ordre des FF. Prêcheurs, Antoine Bremond : a Me souvenir toujours que le secret est nécessaire pour réussir dans ses entreprises a, cf. R. P. Mortier. Histoire des Maîtres généraux de l'Ordre des FF. Prêcheurs, VII, Paris, 1914, p. 363. C'est là du reste un lieu commun.

(3) Le progrès du Jansénisme, p. 138.

(4) Ib., p. 139. L'exégèse que je propose de ce fameux passage est confirmée par le contexte. Immédiatement avant d'en venir à la fameuse phrase sur les allées de Pomponne, Saint-Cyran, qui vient de parler de son amitié, de son amour, écrivait : « Je n'ose pas en dire davantage, de peur que je ne sois accusé d'avoir trop d'amour pour moi-même, voulant exagérer celui que je me sens avoir pour vous ; m'étant fort difficile, etc., etc., etc. ». La lettre est ridicule comme toutes celles qu'il a écrites a d'Andilly. Nous savons maintenant pourquoi. Tout bonnement d’Andilly l'intimidait. Saint-Cyran voulait en faire un saint. D'où ce prodigieux entortillement.

 

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En d'autres termes, la mondanité de d'Andilly lui faisait peine ; il aurait bien voulu le harceler sur ce point et lui prêcher la retraite, mais il n'en avait pas le courage.

Il en venait même quelquefois, pour sauver ce redoutable secret, à des procédés plus que déplaisants : le dit Saint-Cyran, raconte dans sa déposition l'abbé de Prières, m'a « fortement recommandé de ne point dire à personne

les maximes » que je lui avais « ouï tenir, alléguant pour cela le passage : occulte, propter metum judaeorum » et ensuite me fit récit

 

d'une histoire qu'il disait s'être passée entre lui et un autre ecclésiastique auquel il s'était aussi ouvert desdites Maximes et... dit que craignant que ledit ecclésiastique en fît rapport à Mgr l'évêque de Poitiers, ou à quelque autre, il l'aurait (avait) arrêté tout court sur un chemin où ils étaient en propos... et l'aurait prié de le confesser en ce lieu-là à l'heure même, a quoi le dit ecclésiastique s'étant accordé... il se serait confessé à lui et lui aurait déclaré en sa confession qu'il reconnaissait avoir manqué en lui proposant les dites Maximes, et l'aurait requis de lui en bailler I'absolution, ce qu'il disait avoir ainsi fait afin d'obliger ledit ecclésiastique de garder sous le sceau de confession les dites Maximes qu'il n'eût pu autrement tenir secrètes. En faisant ce récit, il riait avec telle effusion que, lui, déposant, ne l'a jamais vu rire de la sorte (1).

 

L'anecdote n'est pas belle et très certainement l'abbé de Prières ne l'a pas inventée. J'estime néanmoins que si elle diminue l'homme, le prêtre et le casuiste, elle n'exalte pas non plus la finesse du conspirateur. Comment! C'est à l'abbé de Prières que Saint-Cyran fait, à brûle-pourpoint, de si graves confidences, qui peuvent le perdre, qui le perdront en effet. Il le connaît à peine, et depuis quatre ou

 

 

(1) Le progrès du Jansénisme, pp. 13-14.

 

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cinq jours qu'ils se sont rencontrés à Maubuisson, ils n'ont fait que se quereller. Et c'est à ee moine intransigeant qu'il enseigne, non pas seulement ses propres maximes hérétiques, mais encore le moyen qu'il a trouvé de les enseigner sans péril. Sans cette confession, dit-il, l'ami de Poitiers l'aurait trahi. Va-t-il donc se confesser aussi à l'abbé de Prières? II serait bien reçu. Pour ma part, je vois là beaucoup de vulgarité, beaucoup de sottise, mais après un tel aveu, il ne reste rien du machiavélisme de Saint-Cyran. Son secret, mais tout le monde le connaît. Il le dit au premier venu. « Il est ridicule, dit fort bien le grand Arnauld, de prétendre que M. de Saint-Cyran ait eu dessein de cacher sa doctrine, et néanmoins de produire une information de quantité de témoins qui en découvrent, sinon les principales, au moins les plus criminelles et les plus extravagantes maximes. Il faut bien, ou qu'il n'ait point parlé avec tant de confiance, à tant de personnes, ou qu'il n'ait pas eu dessein de tenir secret ce qu'il leur disait (1) », ou plutôt, comme nous pensons, il faut qu'à certaines heures de démence, ce malheureux, ce malade, bavard et dissimulé tout ensemble, ait confié à quelques centaines d'oreilles et avec des airs de mystère, les ridicules idées qui lui traversaient le cerveau. On le voit bien du reste dans les Informations juridiques. Dès la première visite qu'il reçoit d'eux, il dit tout à des inconnus, à des jeunes gens : il s'amuse à les ahurir :

 

Le dit sieur de Saint-Cyran, dépose l'un d'eux, se serait lors mis 'a blâmer par des discours la conduite des religieux et de toutes les autres personnes spirituelles de ce temps, disant qu'ils n'entendaient aucunement l'Evangile... et que lui, sieur de Saint-Cyran, avait les véritables lumières de l'Évangile... donnant à entendre que tous les hommes étaient dans les ténèbres, ce qui était aussi confirmé avec chaleur par un des neveux dudit (2).

 

(1) Apologie pour M. de Saint-Cyran, p. 31o.

(2) Le progrès du Jansénisme, p. 18.

 

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Car la chambre était pleine, quatre personnes pour le moins. Singulière façon de prêcher dans les ténèbres. Et, n'en doutez pas, ces balivernes, saint Vincent de Paul, le P. de Bérulle, le P. de Condren, Zamet, bien d'autres personnes recommandables, les ont entendues (1). Qu'on ait mis si longtemps à s'éloigner de lui, que même après le grand éclat du procès, beaucoup et des meilleurs lui soient restés fidèles, là est le mystère. De toute évidence, il faut qu'on l'ait pris pour un saint homme et qu'on ait cru qu'il n'était pas toujours dans son bon sens. Saint-Cyran lui-même n'en revenait pas. A ces moments-là, son démon le ravissait bien sans doute, mais aussi l'épouvantait. Il savait qu'il allait dire des choses énormes, mais il prenait plaisir à les dire. Au lieu de les taire, ce conspirateur, unique en son genre, les aurait criées. Pour finir par un trait qui nous dispenserait de toute autre preuve, le voici encore pris en flagrant délit de mystère. C'est toujours l'abbé de Prières qui parle :

 

Dit être bien mémoratif qu'allant un jour dire la messe dans l'église de Maubuisson, il aurait rencontré près la grande porte de la dite église, le dit Sieur de Saint-Cyran, avec son neveu, lequel l'aurait arrêté, lui disant : e J'ai une pensée épouvantable, laquelle je ne vous dirai pas, parce que vous n'en êtes pas capable », et puis lui dit : « Toutefois, je vous la dirai; c'est que, voyant cette grande porte fermée pour la clôture des religieuses, je considère qu'au temps que cette porte était ouverte, et que les religieuses avaient liberté de sortir pour faire leurs processions, et aller à leurs affaires, elles étaient bien plus sages que celles d'à présent ». Et le déposant, lui ayant répondu avec simplicité qu'il croyait bien

 

(1) Arnauld, la Mère Angélique, tout Port-Royal, étaient de même au courant. Ils faisaient semblant de ne pas entendre et ils attendaient, comme le vieil Enée, que la sybille eut repris la maîtrise d'elle-même. Naturellement ils s'étaient fait une loi de ne pas trahir la chose au dehors. Ainsi presque toute l'Apologie pour M. de Saint-Cyran, revient à dire : est-il possible de prêter de telles aberrations à un homme aussi grave, retenu, prudent que M. de Saint-Cyran? cf. v. g. p. 129 : « Sachant avec quelle retenue il (Saint-Cyran a accoutumé de parler de ces choses! » Il eut été beaucoup plus adroit d'avouer les absences de l'oracle. Encore une fois, ce n'était pas le secret de Port-Royal seulement, mais de tout le monde.

 

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que les filles de ce temps-là étaient sages, et que depuis, étant devenues folles, il avait fallu les enfermer, il aurait répliqué que si les filles de ce temps-là étaient folles, celles d'à présent sont enragées depuis la clôture (1).

 

« Je ne vous la dirai pas » — « Je vous la dirai ». Cet impulsif pouvait-il mieux faire éclater son incontinence verbale, l'impossibilité où il se trouve de taire quoi que ce soit? La faiblesse de ses nerfs n'est pas moins évidente. La moindre opposition le démonte, le pousse aux gros mots. Egarement d'autant plus significatif que le vrai Saint-Cyran est bonhomme, doux, conciliant, plein de bonté. Avec cela, je n'ai pas besoin de souligner le haut comique de cette scène. Que l'on songe au choeur invisible, aux colombes de Maubuisson séparées de nos deux augures par quelques pierres et une ou deux grilles. « Folles » ou « enragées », la messe dite, ils les retrouveront au parloir et se disputeront leur confiance. Car il y a conflit, de ce chef, entre les deux prêtres; cistercien lui-même, l'abbé de Prières redoute qu'à l'exemple des filles de Port-Royal, celles de Maubuisson n'abandonnent la juridiction de l'Ordre, et l'abbé de Saint-Cyran, grand défenseur de la Hiérarchie, voudrait voir toutes les religieuses sous la juridiction des évêques. Mais cela n'est rien auprès de la richesse symbolique de cette anecdote. Elle nous livre tout Saint-Cyran. Ce sont là de ces traits qu'il faudrait inventer, si la vie, plus ingénieuse que le meilleur romancier, ne les inventait pour nous. Voici donc l'abbé de Saint-Cyran pris d'une soudaine horreur pour la clôture. S'il ne tenait qu'à lui, il renverserait toutes les grilles et rendrait aux moniales la liberté des premiers siècles. Néanmoins, le même abbé prêche la clôture, l'impose aussi rigoureuse que possible à ses filles du Saint-Sacrement. Volontiers il s'armerait d'un glaive de feu pour la défendre. Ainsi pour tous les sujets

 

(1) Le progrès du Jansénisme, p. 14.

 

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d'ordre religieux : réception des sacrements, voeux, distribution de la grâce et le reste. A l'état normal et reposé, à sa table de travail, à son prie-dieu, il voit les choses sous un certain jour ; il les voit sous un autre, quand ses accès le prennent. Egalement sincère et convaincu dans les deux cas, mais avec cette différence que pendant la crise, soit, par exemple, devant la porte de Maubuisson, ses convictions ne durent que peu de minutes. Le soir même, il n'y pense plus, il n'en garde qu'un souvenir vague, d'ailleurs persuadé qu'Il y avait da vrai dans les oracles « épouvantables » qu'il a proférés. Cinq ans après, mis en face de la déposition de l'abbé de Prières, il jurerait qu'on l'a mal compris, qu'on le calomnie, qu'il a toujours été pour la clôture, et, disant de la sorte, il resterait en somme dans la vérité, parce qu'enfin sa pensée consciente et réfléchie, celle de ses écrits et de ses conférences, répudie énergiquement les boutades folles, la malédiction frénétique lancée aux murailles de Maubuisson. Ses disciples pareillement. La Mère Angélique, la Mère Agnès, avec une même émotion, mais avec une franchise plus entière, refuseront de reconnaître dans la déposition de l'abbé d-e Prières les leçons quotidiennes du maître. D'un autre côté, puisqu'il n'y a pas moyen de faire de l'abbé de Prières un calomniateur et un parjure, comment empêcherez-vous les adversaires de Saint-Cyran d'enrichir d'une maxime nouvelle la liste déjà longue de ses hérésies? Ils ont raison, ils ont tort, les uns et les autres, car en vérité, ils ne traitent pas du même personnage, malgré l'identité du nom et des traits extérieurs. Il y a deux Saint-Cyran : celui des heures calmes et celui des extravagantes ; le théologien et l'illuminé. Des deux lequel est le vrai, celui qui répond le mieux au type original que chacun de nous porte en lui-même, aux tendances profondes qui nous dirigent d'ordinaire et souvent à notre insu! Je crois, pour ma part, que chez lui, c'est l'illuminé qui domine et que le patriarche janséniste,

 

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vénéré par ses fidèles de Port-Royal, n'est qu'un Saint-Cyran de surface. Nous reviendrons bientôt à ces distinctions essentielles. Au reste, il va de soi que ces deux personnages ne vivent pas indépendants l'un de l'autre. Il se fait entre eux des échanges constants où ce n'est pas le plus raisonnable qui reçoit le moins. La doctrine réfléchie, consciente, officielle, de Saint-Cyran est en quelque façon traversée, contaminée et tour à tour ou réduite ou exagérée par les paradoxes qui obsèdent ce malade. Le moins sensé de ses deux « moi » projette son ombre sur l'autre ; il l'enchante en même temps qu'il l'épouvante. De là viennent d'un côté, ce continuel besoin de secret et ces précautions infinies; de l'autre, ces indiscrètes et quotidiennes saillies. Qui se fait peur à soi-même voudrait naturellement se cacher aux autres; mais, en revanche, quand on est l'hôte de quelque démon fougueux et brillant, on ne résiste guère à la tentation de le montrer et par là d'étonner, d'éblouir le Inonde.

III. De l'accord souterrain de ces deux esprits était né un vaste projet, magnifique et puéril, saint et suspect, mais tellement confus qu'on peut affirmer que Saint-Cyran lui-même aurait eu beaucoup de peine à le définir. C'est le grand, l'ultime secret dont il livrait des parcelles à tout venant; c'est la grande affaire, au succès de laquelle devait concourir la petite armée qu'il avait groupée. Malade, impuissant, arrêté chroniquement par de longues dépressions, et avec cela toujours pressé de fuir la société de ses semblables, pour ne plus penser qu'à son propre salut, il s'était choisi un second, à l'esprit net et vigoureux, à la volonté ferme, aux nerfs solides, le flamand Jansénius. De retour à Louvain, celui-ci avait gagné à la cause de savantes recrues : le Dr Fromond, Calenus, le cordelier Conrius, plus tard évêque en Irlande, l'archevêque de Malines et d'autres encore. Quel que soit l'objet de l'entreprise, tous ces hommes s'y intéressent très activement, et quelques-uns plus peut-être que Saint-Cyran,

 

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ou si l'on veut d'une manière moins platonique et plus réaliste. Accueillie par eux, l'idée première se réduit et se précise; elle gagne en clarté ce qu'elle perd en vague magnificence. Saint-Cyran continue à faire figure de chef, mais peut-être un peu honoraire. Ils tiennent à la liaison avec Paris. Louvain toutefois devient peu à peu le foyer principal, jusqu'au jour où le plus jeune des Arnauld aura pris la robe virile. On n'a peut-être pas assez remarqué cette évolution et par suite, on n'a pas assez étudié l'activité de ces préjansénistes flamands. Je dis cela pour rappeler une fois de plus que l'histoire critique du jansénisme est encore à désirer, et non pas le moins du monde pour atténuer la responsabilité de Saint-Cyran. Ce que voudront ses lieutenants de là-bas, il le veut aussi. Ne faut-il pas qu'il les suive, puisqu'il est leur général? Ces messieurs l'expliquent lui-même à lui-même. Il se reconnaît dans leur programme, ou il croit s'y reconnaître, et il se donne beaucoup de mal dès qu'on en vient à l'exécution (1).

Quoiqu'il en soit de cette distribution des rôles, le fait de 1.a conspiration n'est aucunement douteux. Dans ses lettres à Saint-Cyran, heureusement saisies avec les autres papiers de ce dernier, et publiées en partie par les jésuites, Jansénius ne parle guère d'autre chose. Cent trente lettres pour le moins et qui vont de 1617 à 1635 : un véritable trésor. Pour faire court, et pour dépister les cabinets noirs qui pouvaient intercepter leur correspondance, ils avaient baptisé leur entreprise d'un nom qui sent la cabale. Ils l'appellent Pilmot. Entendez par là, non comme on le fait souvent, tel ou tel détail du programme, mais le complot lui-même dans son ensemble et ses diverses appartenances.

 

(1) Sur le pré jansénisme flamand, il y a de précieuses indications dans l'Histoire du P. Rapin. C'est là même une des parties excellentes de cet ouvrage mais notre curiosité voudrait davantage.

 

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Je crois, écrivait Jansénius en 1622, pour encourager Saint-Cyran à refuser l'épiscopat,

 

que vous voyez trop bien que si vous vous embarrassiez en ceci, il est du tout impossible que vous vous mêliez de cette AUTRE NOTRE GRANDE AFFAIRE QUE VOUS SAVEZ, étant entièrement incompatible avec semblables charges ; l'importance de laquelle est telle que, quand nous y emploierions toute notre vie, sans nous mêler d'autre chose, elle ne devrait être tenue que bien employée devant Dieu et pleine de mérite, puisqu'elle requiert tout le zèle et toute l'industrie que nous y saurions apporter.

 

A cette chaleur, ne dirait-on pas qu'il redoute que Saint-Cyran, dont il connaît la faiblesse, ne renonce à la partie?

 

Vous y êtes engagé et ne sauriez reculer sans offenser ceux à qui votre promesse vous oblige : je vous supplie de ne nous abandonner point (1).

 

Ils n'ignorent pas les difficultés de l'entreprise — negotii gravitas, dit-il dans une autre lettre. Ils s'attendent à des réclamations infinies ; ils devront réduire bien des contradicteurs au silence, aussitôt que le combat sera commencé — quibus os obstruendum erit, ac praelium tuera inchoatum; enfin ils sentent bien que la chose ne pourra réussir que par la conspiration de beaucoup — negotium istud finiri non posse nisi conspiratione multorum (2).

Que trament-ils donc ? Une hérésie ? — Un schisme ? — Non, et pour l'instant rien que d'avouable. Conspiratio, en latin, n'a pas nécessairement un mauvais sens ; dans une lettre familière, cabale, non plus, quoi qu'on en ait dit. Jansénius estime qu'il ne pourrait mieux travailler à l'honneur de Dieu et au bien de l'Eglise : nihil se magis ex honore Dei et ex re ecclesiae facere posse (3). Ce disant, il ne

 

(1) La naissance du Jansénisme, pp. 25-a6.

(2) Ib., pp. 23- 24. C'est une des rares lettres qui soient en latin.

(3) Ib., p. 23.

 

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s'adresse pas à la galerie, mais au chef des conspirateurs. Si l'occasion se présente à lui d'écrire une réponse urgente aux ministres protestants de Bois-le-Duc, il n'hésite pas à se distraire du complot :

 

Les obligations des Ministres ont été telles que je crois que sans faire tort à Pilmot, on y a dû satisfaire.., je crois que Dieu y a été servi autant que s'il (lui-même) se fût opiniâtré à accélérer davantage Pilmot (1).

 

Ils tiendraient à ne pas s'écarter de l'enseignement commun des docteurs. Ayant eu à faire le coup de feu contre un jésuite de Louvain, le savant P. Léonard Lessius, ils demandent ce que les autres universités catholiques pensent du sujet de la controverse :

 

Il y en a ici qui entièrement s'accordent avec (nous).., sans que nous nous ayons vus ; ce que je tiens pour marque de la vérité... De même voudrai-je bien savoir, sites jésuites en France, à Bordeaux, à la Flèche, à Paris et ailleurs enseignent comme le P. Lessius, ou bien comme nous. Car j'entends qu'en toute l'Espagne, et l'Italie on ne sait rien de la doctrine de Lessius sur ces deux points. Je ferai la même enquête pour les Universités d'Allemagne, car je me doute que ce ne sera pas la dernière attaque que nous aurons sur ce sujet (2).

 

Je ne les donne pas pour des ultramontains bien farouches, mais enfin, à plusieurs reprises, ils se séparent nettement de Richer et de son gallicanisme extrême, publiquement « condamné » en un Concile et même réfuté

 

(1) La naissance du Jansénisme, p. 119. Quand il parle de lui-même, il se donne différents noms, parmi lesquels celui de Quinquarbre. M. le chanoine Dubarat m'apprend d'où vient ce dernier nom, et me montre, dans sa bibliothèque, une vieille grammaire hébraïque : Quinquarboreo, Io. Aurilaceus : Institutiones in linguam hebraïcam sive epitome operis de re grammatica Hebræorum, Parisis, 1559. Il y aurait d'amusantes recherches à faire sur les autres noms. Saint-Cyran s'appelle tour à tour : Celias, Solion, Durillon, Rongeant : le général de l'Oratoire (Berulle, puis Condren), Sémir ; les jésuites : Gorphoroste, Pacuvius, Porris, Ciprin, Chimer, Satan romaniste ; la Sorbonne : Blemar, Salti ; le Pape : Gérardus, Pardo, Domini, etc., etc. Telle est du moins la lecture du P. Pinthereau.

(2) La naissance du Jansénisme, p. 11.

 

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par Duval comme « hérétique » (1), et ils désapprouvent la « forte faction qui tâche à toute force de ravir ou de diminuer l'autorité de Gerardus (le Pape) (2) ».

Dans ses thèses doctorales, Jansénius avait soutenu sans restrictions l'infaillibilité du Pape, et l'on sait bien qu'au lit de la mort, il abandonna purement et simplement au jugement de l'Eglise, son Augustinus pour lequel il avait écrit une longue dédicace au Pontife romain (2).

 

(1) La naissance du Jansénisme, p. 115, cf. p. 41. Rapin n'affirme pas, mais voudrait insinuer que Jansénius vit avec plaisir les progrès de Richer et de ses amis. « Il ne faut pas s'étonner, écrit-il, si Jansénius était si animé contre les jésuites, s'informant curieusement de tout ce qui se disait ou se faisait contre eux, puisqu'il n'épargnait pas même le Pape ». Grave accusation et qu'il faudrait prouver. Voici la preuve : « Car, ayant appris qu'il se formait en la Sorbonne.. un parti puissant contre l'autorité du Saint-Siège, par un docteur.. nommé Richer, il était ravi d'en apprendre le détail, et par une lettre du 1er juillet 1622, il prie l'abbé de l'en instruire et de lui envoyer ce qu'on écrira dans cette cabale contre l'autorité du Pape, pour la diminuer ou même pour la détruire, et il prenait grand plaisir à ces sortes de nouvelles ». Histoire du Jansénisme, p. 145. J'ai cité plus haut, mais revoici le texte sur lequel est fondée cette imputation : «  1er juillet 1622... Je viens de recevoir votre lettre qui parle de la dispute qui s'est levée en Sorbonne sur ce Comvendium et serai bien aise d'en voir la censure. Car on me dit ici qu'il y a de là une bien forte faction, qui s'est commencée à former, lorsque j'étais de là, et qui tâche, à toute force, de ravir ou de diminuer l'autorité de Gérardin (le Pape) et qu'elle est après à composer un ou deux livres ». La naissance du Jansénisme, p. 41. De bonne foi, y a-t-il là un seul mot qui, même de très loin, suggère l'interprétation donnée par Rapin? Qu'un docteur de Louvain tienne à connaître ce qui se discute en Sorbonne, rien de plus innocent. Au reste, nous avons une longue lettre de Jansénius où il est question du richérisme (La naissance, pp. 113-115) et cette lettre ne laisse pas le moindre doute sur la vraie pensée de Jansénius. J'ajoute qu'il y a beaucoup d'autres inexactitudes dans le résumé d'ailleurs très intelligent, qu'a donné Rapin de toute cette correspondance. Que l'on veuille bien, par exemple, rapprocher les pages 131 et 132 de Rapin, des pp. 28-29 et 31 de La naissance du Jansénisme.

(2) La naissance du Jansénisme, p. 41.

(3) « Romanus Pontifex... supremus est omnium de religione controversiarum judex, cujus judicium rectum, verum et infallibile est, quum universae Ecclesiae aliquid sub anathemate tenendum definit » (Jansénius, ses derniers moments, etc., p. 94. Dans la dédicace de l'Augustinus — non publiée, comme on le sait, par les héritiers de Jansénius, éditeurs de l'ouvrage — on peut lire ces mots : « Quam cathedram consulemus, nisi ad quam perfidia non habet accessum? Quem denique Judicem devoscemus nisi Vicarium viae, veritatis et vitae, quo duce ac Doctore, nec errare, nec falli, nec mori quisquam a Deo sinitur ». Il apporte donc son oeuvre aux pieds du Pape, « probans, improbans, figens, refigens, quidquid probandum ad improbandum ex avostolica aube intonuerit », cf. ib., pp. 187-188. Enfin voici les fameuses paroles du testament. Jansénius vient de dire qu'il lui parait difficile que l'on modifie quoi que ce soit à son livre, mais enfin, continue-t-il, « si tamen Romana sedes aliquid mutari velit, sum obediens filius et illi Ecclesiae in qua sempes vixi usque ad hunc lectuum mortis, obediens sum ». (Ib., pp. 26-27). Sur l'authenticité, qui parait indiscutable de ce document, cf. toute la brochure publiée par les professeurs et élèves de Louvain, en 1893. Il n'est pas mauvais de rappeler ici l'abominable bévue commise par l'éditeur de l'Histoire du P. Rapin, au sujet de cette clause du testament. Rapin avait écrit que Jansénius avait légué son livre à ses deux amis, Calenus et Fromond, « les suppliant de ne rien changer dans son ouvrage, s'ils ne trouvaient quelque chose de peu conforme, etc. »  Histoire (manuscrite) du Jansénisme, citée par H. Chérot, Jansénius et le P. Rapin... Bruxelles, 1890, p. 39. Or l'éditeur Domenech, fait dire à Rapin exactement le contraire : « les suppliant de ne rien changer dans son ouvrage, S'ILS TROUVAIENT quelque chose de peu conforme aux sentiments de l'Eglise romaine ». Histoire du Jansénisme, p. 37o. On sait d'ailleurs que toute cette édition est à refaire (cf. Chérot, ib., passim). On a beaucoup discuté sur la sincérité de cette déclaration suprême. Les plus sages, parmi les adversaires de Jansénius, les plus décents, et pour tout dire, les plus chrétiens, se rendent à l'évidence. Ainsi le P. Rapin. Plusieurs jésuites le suivent ou le précèdent et, très justement, tirent de cette soumission même un argument contre l'obstination janséniste. Il y en a malheureusement d'autres : « Après quoi, écrit le P. Pinthereau, se persuadera qui voudra que cette soumission qu'il a faite au Pape, de son livre et de sa personne vient de lui ou que c'est tout de bon qu'il l'a rendue, et non pour amuser les peuples et les simples! » (Cité dans la brochure de Louvain, p. 68), (cf. La naissance., p. 127). Passe pour des jésuites contemporains, encore sous le coup de la première et légitime émotion que leur out causée les lettres de Jansénius. Mais un prêtre d'aujourd'hui, mais Mgr Fuzet ! Ce dernier, dans son livre sur les Jansénistes — il n'était pas encore évêque — affirme sans la moindre hésitation que la soumission de Jansénius ne fut « qu'une suprême hypocrisie que Jansénius ajouta à tant d'autres » (cf. la brochure de Louvain, p. 87). Au reste, n'eût-il pas donné cette preuve décisive de catholicité, que nous n'aurions aucunement le droit de prononcer aussi catégoriquement sur les sentiments d'un évêque, certainement pieux et zélé, qui a vécu et qui est mort en communion avec le Saint-Siège. Voici pourtant ce qu'a pu écrire Maynard : « Dans son testament, Jansénius l'avait soumis (son livre) au jugement de Rome. Ainsi avait-il fait déjà dans la préface et l'épilogue du livre lui-même. Mais il paraît s'être privé du bénéfice de cette déclaration par sa correspondance avec Saint-Cyran, si remplie d'enseignements schismatiques », Saint Vincent de Paul, II, p. 28.. On peut le mettre au défi de citer une seule ligne clairement et formellement schismatique dans cette correspondance. Quoi qu'il en soit, les lettres dont Maynard fait état sont antérieures — et la plupart de beaucoup — à la mort de Jansénius. Gravement coupable en 162o ou même en 1632, pourquoi n'aurait-il pas pu se convertir en 1638 ? La grâce lui aurait-elle nécessairement manqué et Maynard serait-il donc plus janséniste que Jansénius lui-même ? Sur tous ces points, cf. des détails très abondants et sûrs dans la brochure de Louvain et dans celle de H. Chérot.

 

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Mais il y a plus décisif. A leur complot, à cet énigmatique Pilmot, ils voulaient associer le Pape en personne. L'un des conspirateurs, Conrius, fit même un voyage à Rome pour celte fin. Ils avaient, écrit naïvement le P. Pinthereau, « des personnes affidées qui tachaient

 

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de gagner le Pape et la cour de Rome à leur parti (1) ».

Il est vrai que Jansénius, plus clairvoyant, ne croyait pas à la possibilité rc d'avancer en rien les affaires de Cumar (autre nom de Pilmot) avec Domini (le Pape) (2) ». Qu'importe ! Ils y avaient très sérieusement travaillé. Or, quoi qu'on pense de l'état mental de Saint-Cyran, les autres — parmi lesquels trois évêques, lesquels ont vécu et sont morts dans la communion catholique — les autres n'étaient pas assez fous pour se flatter de gagner le Pape à une conspiration contre les dogmes et la discipline de I'EgLise. Nous avons une bonne partie de leurs papiers secrets, publiés, expurgés par un adversaire passionné qui fatalement et avec la meilleure foi du monde, a choisi le pire. Tels quels, on n'y trouve rien, je dis rien, qui, même de loin, sente l'apostasie, si l'on peut ainsi parler. Hardis, téméraires, mais pas jusqu'au crime, à moins que, violant les principes élémentaires de la justice, on ne leur impute la désobéissance formelle, le schisme d'Arnauld.

IV. Le Pilmot original était une chimère à plusieurs têtes, aux yeux de feu et dont les contours s'effaçaient dans un brouillard insondable. Le premier effroi passé, quand on s'habitue au monstre, on voit se dessiner sous son enveloppe tragique et ridicule, quelque chose de très simple, de très beau et de très connu. En effet, les grands chrétiens de cette époque avaient aussi leur Pilmot, auquel l'histoire a donné un autre nom. Le Pilmot de Saint-Cyran, c'est, tout bonnement, la contre-réforme conçue et voulue par un mégalomane au cerveau brouillé. Il pensait avoir seul mis le doigt sur les plaies de l'Eglise, avoir seul trouvé des remèdes admirables pour la guérir. Bref, il se croyait investi d'une haute mission réformatrice, ignorant, dans sa candeur, qu'une foule de saints qui ne l'avaient pas attendu, poursuivaient, à côté de

 

(1) La naissance du Jansénisme, p. 22.

(2) Ib., p. 27, cf. ce mot de Pinthereau : « le désespoir qu'ils concevaient tous de pouvoir attirer le Pape à leur parti », ib., p. 24.

 

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lui, mais, sans fracas et avec prudence, la même entreprise. Du reste, il exagérait le mal, comme il faisait toute chose; il croyait le catholicisme mort depuis quelques siècles. Pilmot essaierait de ressusciter ce cadavre; il prêcherait et procurerait par tous les moyens le retour à La doctrine et aux moeurs des temps primitifs. Pour le programme détaillé de cette croisade chimérique, Saint-Cyran ne s'en occupait guère. Il voyait gros et trouble. Fata vitam invenient. Ce n'est pas lui qui fixa le premier les résolutions positives, mais, sous son nuage, les conspirateurs de Louvain, guidés eux-mêmes et stimulés par les circonstances du moment. Ce disant, je ne consulte pas ma fantaisie, mais uniquement les textes. Quand on suit, une à une, les lettres de Jansénius, on voit Pilmot se dégrossir, se définir et s'amincir peu à peu. Il finit par désigner, non plus l'immense rêve des débuts, mais deux objets particuliers : d'abord, restauration de la hiérarchie catholique, et pour cela guerre aux réguliers; ensuite, restauration de la doctrine soi-disant augustinienne. C'est beaucoup sans doute, mais je n'y trouve que cela : de la communion plus ou moins fréquente, de l'absolution longtemps suspendue, de l'insuffisance de l'attrition, Jansénius ne souffle pas mot (1).

 
§ 1. — La hiérarchie et la guerre aux réguliers.

 

Le vrai Saint-Cyran, celui d'ailleurs qui n'avait que par moments conscience de ses instincts profonds, celui-là, dis-je, se souciait médiocrement de la hiérarchie ecclésiastique. Nous le verrons mieux plus tard, mais d'ores et déjà, l'on peut affirmer que ses tendances natives l'auraient

 

(1) Jansénius semble dire, en février 1623, que le dessein primitif a été changé. Une entrevue avec Saint-Cyran lui parait « nécessaire pour ce changement de dessein ». La naissance du Jansénisme..., p. 55. Jusqu'ici personne n'a deviné ce dont il voulait parler. Pinthereau se demande s'il ne s'agirait pas de «quelque liaison avec les intrigues de la Cour, où était... engagé le sieur d'Andilly », ib., p. 56.

 

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conduit à une conception tout intérieure, et par suite, individualiste, anarchiste, du christianisme. Néanmoins, par une de ces contradictions qui ne doivent nous étonner chez personne, encore moins chez lui, un des articles les plus nets, les plus fermes, ou si l'on veut, les moins flottants, de son programme, était de rehausser la splendeur et de rétablir tous les anciens privilèges de la puissance épiscopale.

 

Pour nous, disait la Mère Angélique, fidèle écho de son maître, nous défendons partout l'autorité épiscopale. Je me suis tirée de la juridiction des moines pour me soumettre et soumettre les autres religieuses de mes amies, comme le Lys, à celle des évêques. Vous les avez tous défendus depuis dix ans — elle parle à M. Le Maître — et ce sont eux qui nous font la guerre (1).

 

Il faut retenir ce point, si l'on veut s'expliquer les hautes sympathies qui encouragèrent, sinon les jansénistes, du moins le préjansénisme. « Défendant» les évêques, Saint-Cyran, beaucoup moins original qu'il ne le croyait, ne faisait que suivre, en la faussant et en l'envenimant plus ou moins, une des principales directions de la contre-réforme. Pour des raisons qui n'appartiennent pas à notre sujet, les saints personnages qui avaient pris la tête du mouvement, sans chercher querelle aux réguliers, visaient à exalter autant que possible le prestige et les pouvoirs de l'épiscopat. D'où venait, pour ne citer que cet exemple, la création de tant de communautés moins indépendantes des Ordinaires que ne le sont les Ordres religieux proprement dits. Ainsi l'Oratoire et Saint-Sulpice.

De cette disposition, nous trouvons la vive trace dans une curieuse lettre, adressée à Saint-Cyran par le P. Bourgoing, alors supérieur des oratoriens à Malines :

 

(1) Mémoires pour servir à l'histoire de Port-Royal, II, p. 378, cf. P. 377.

 

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Ce mot... pour vous rendre compte de notre petit progrès... L'esprit dans lequel nous devons entrer en ce pays est de nous lier beaucoup au clergé et ne point faire bande 'a part ; et pour moi, j'embrasse volontiers cet usage, car plus nous nous donnons au clergé, plus il se donne à nous et nous affectionne... Je fais toujours instance sur ce point avec le P. Bertin, et ensemble avec N. R. P. (Goudren) de nous rendre plus ecclésiastiques et non pas moines, et de prendre un esprit plus général et universel dans l'Eglise, et non si limité et borné à l'état, à l'usage et aux fonctions ; et ç'a été celui de défunt mon très cher et très honoré Père (Bérulle), qu'il a témoigné toujours et partout... Ce point est très important, et vous en saurez mieux juger et décider et les conséquences avec N. R. P. (Condren)... (1)

 

 

Et Saint-Cyran avant répondit, comme toujours, en sa désolant qu'il n'y eût plus de justes en Israël, Bourgoing

reprend :

 

Sur ce que vous dites, que vous ne voyez personne capable de cet esprit hiérarchique, c'est ce que je trouve grandement à plaindre, et vous nommerai toutefois ceux qui l'entendent et y sont portés : le P. Bertin et les deux PP. Gault qui sont trois personnes recommandables. Je ne parle point de N. R. P. (Condren) qui y est fort porté. Je sais plusieurs autres, non seulement incapables de cela, mais du tout contraires (2)…

 

(1) La naissance du Jansénisme, p. 142. II y a quatre suppressions dans cette lettre, telle que je la cite. La première seule est de moi ; les autres du P. Pinthereau. Il est très difficile de croire que dans les passages supprimés, on ne parlait que de la pluie et du beau temps. Mais Pinthereau aura peut-être obéi à un scrupule de délicatesse. Bourgoing vivait encore en 1614 ; et on lui jouait déjà un assez méchant tour en publiant ses lettres intimes, saisies avec les autres papiers de Saint-Cyran. Grâce à Dieu, un tel sans façon ne serait plus possible aujourd'hui, ou provoquerait indignation unanime. Au reste, il est très intéressant de voir qu'à cette époque, 163o, Saint-Cyran jouissait encore à ce point de la confiance de Condren. Quant à Bourgoing, il lui parle tout uniment comme à son supérieur. Que tout cela est curieux

 

(2) La naissance du Jansénisme, p. 143. Bourgoing dit, dans la même lettre,  « qu'un hérétique a été trouver M. Jansénius à Louvain pour disputer coutre lui ». Sur ces mots Pinthereau arrête la citation et passe aux compliments de la fin. II est difficile de ne pas croire que le passage supprimé fût à l'honneur de Jansénius. Il aurait, par exemple, ou converti ou victorieusement réfuté cet hérétique.

 

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Bourgoing, J.-B. Gault, Bérulle, Condren, voilà donc de très orthodoxes, d'irréprochables, de saints Pilmotaires, pour parler la langue de Jansénius. Toutefois, comme bien l'on pense, l'authentique Pilmot allait beaucoup plus loin. Nos conjurés soutenaient sans doute des idées plus ou moins semblables à celles que l'on vient d'exposer, mais ils les passionnaient, ils les outraient, les envisageant surtout sous leur aspect négatif et agressif.

Ainsi Jansénius, à propos d'un conflit récent entre réguliers et séculiers :

 

J'ai été étrangement étonné de voir les excès qui se trouvent dans l'écrit que vous m'avez envoyé. Vraiment il semble que la repentance ou le dédire soit un vice à ces gens-là (les réguliers), compte la tristesse au stoïcien. Plût à Dieu que cette dispute fût mue et si vigoureusement aussi soutenue ailleurs, puisque les brèches qu'ils font à la puissance ordinaire sont trop visibles ; qui, à dire vrai, est une chose oh je perds la patience, voyant l'ordre tellement renversé par ceux qui font semblant aux savants et font croire aux ignorants, qu'ils le rétablissent. Je suis infiniment aise que la France ait des prélats qui leur osent montrer les dents, pour soutenir la hiérarchie ecclésiastique, contre une inondation universelle de cette nation (1).

 

Je ne sais quels perturbateurs il visait dans ce passage, mais à lire les autres lettres, on voit bien qu'ils en voulaient surtout aux jésuites. Presque pas une page oit il ne soit parlé de leur ambition, de leur suffisance, de leurs fausses doctrines et de leurs autres excès.

Il ne semble pas cependant que Pilmot ait été d'abord ce qu'il deviendra plus tard et presque uniquement, à savoir, une machine de guerre contre la compagnie de Jésus. Saint-Cyran n'avait pas eu à souffrir de ses maîtres qui lui avaient mis plutôt le pied à l'étrier. Il adorait le casuistique et la plus biscornue — qu'on se rappelle la Question royale, l'apologie de l'évêque de Poitiers, le cas

 

(1) La naissance du Jansénisme, p. 14.

 

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de conscience à Marie-Claire. Il était d'ailleurs beaucoup moins terrible au confessionnal qu'on ne l'a dit, et, somme toute, assez voisin des humanistes dévots, comme nous verrons en son lieu. Aussi bien, deux de ses neveux étaient-ils élevés chez les jésuites de Louvain, au moment même où Jansénius constatait avec joie les merveilleux « avancements » de Pilmot. Tendrement attaché à ses neveux, Saint-Cyran les aurait-il confiés à ses mortels ennemis, à d'insignes perturbateurs ? Non, les jésuites ne lui apparaissaient pas encore sous ce jour. A Jansénius non plus qui, si l'on en juge par ses lettres, nourrissait à leur égard moins de haine que de mépris, et qui les distinguait à peine des autres « clabaudeurs » de la même espèce. Car on n'imagine pas, soit dit en passant, la suffisance pédantesque du personnage et la grossièreté de son jargon (1). Mais enfin, tôt ou tard, ils ne pouvaient manquer de leur déclarer la guerre. Après tout, cet Ordre nouveau s'identifiait de plus en plus avec l'Eglise des derniers temps ; il en avait épousé, aggravé et glorifié les abus, dissimulant sous une vaine apparence de renouveau et précipitant la ruine imminente. Quel accueil ne réservait-il pas aux rudes sauveurs envoyés par Dieu au chevet de la moribonde? A la vérité, les jésuites n'étaient pas plus exempts que les autres religieux de la juridiction épiscopale, mais si jeunes, si conquérants, leur exemption menaçait plus sérieusement l'édifice chancelant de la hiérarchie catholique. Maîtres de l'heure, ils préludaient à la prochaine apothéose de leur premier siècle, par de somptueuses fêtes en l'honneur d'Ignace et de Xavier mis sur les autels. Leur superbe n'allait plus connaître de bornes.

 

Pacuvius (la Compagnie), écrivait Jansénius en 1622, continue à forger des nouveautés et hardiesses. Il semble que Pardo (le Pape) a eu tort de pousser ces gens encore davantage

 

(1) Il traite d'aussi haut tel des conjurés, l'archevêque Conrius.

 

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vers le précipice, en leur faisant cette faveur qu'il a faite naguère à deux de leur corps (la canonisation d'Ignace et de Xavier). Gorphoroste (les jésuites de Louvain) a fait imprimer des thèses ici qui contiennent soixante et sept impertinents (c'est un de ses mots par excellence, tendant tous à l'exaltation de la fête de Cyprin (saint Ignace) qu'il appelle du titre : Theologorum plurimoruni patri, Magistro, Doctori, suo suorumque calamo, voce, vita, morte clarissimo; Academiarum protectori, scolarum instauratori... Somme, il semble qu'il

ne reste autre chose à leur opinion, sinon qu'il se mette à gouverner le ciel, comme Cyprin tâche de le gouverner en terre (1).

 

On rougit de transcrire ces bassesses, qui nous font saisir, comme sur le vif, l'évolution de Pilmot. Ajoutez à cela qu'en se déchaînant contre les jésuites, ils pouvaient espérer de gagner au triomphe de la « grande affaire », quiconque ne les aimait pas. Non que Jansénius et Saint-Cyran, réunis en conseil de guerre, aient déduit toutes ces diverses raisons. Les choses ne se passent pas ainsi d'ordinaire. Les circonstances, la logique immanente de leur zèle et de leur ambition, les auront insensiblement dirigés (2). En 1614, on les aurait fort surpris, l'un et l'autre, si on leur eût dit qu'ils méditaient d'anéantir les jésuites : dix ou douze ans plus tard, ils se gouvernent comme s'ils n'avaient jamais conçu de plus cher dessein

 

(1) La naissance du Jansénisme, p. 37.

(2) Parmi les circonstances, il faut noter l'ancienne et toujours vive animosité des docteurs de Louvain contre des concurrents redoutables l'ardente reprise du conflit séculaire entre réguliers et séculiers, à l'occasion de certaines mesures prises par Richard Smith, vicaire apostolique en Angleterre. On sait que le Petrus Aurelius se greffa, si l'on peut dire, sur cette dernière querelle.

(3) Je «l'ai pas à entrer dans le détail de cette longue campagne. Nombreux factums de Saint-Cyran, notamment contre Garasse; Petrus Aurelius, cf. la thèse de M. Laferrière). La 31e des Maximes de l'abbé de Saint-Cyran, extraites de son information, est ainsi conçue : « Que les Pères jésuites sont très dommageables à l'Eglise pour le bien de laquelle il les faut exterminer ». (Cf. Le progrès du Jansénisme, p. 114). Sur cet unique point, saint Vincent de Paul a presque plaidé coupable, dans sa déposition de 1639: « Me semble lui avoir ouï dire que s'il était en son pouvoir de ruiner les jésuites ou quelqu'un d'eux, il le ferait... Il me semble de plus lui avoir ouï dire qu'Il ne voulait point de mal à la Compagnie des dits jésuites, et qu'il donnerait la vie pour icelle et pour chacun d'eux, qui fait que j'estime qu'il voulait dire par ruiner les jésuites que, si cela dépendait de lui, il leur ôterait la faculté d’enseigner la théologie. » Coste, op. cit., p. 114. Quoi que l'on pense de cette interprétation bienveillante, il semble certain que Saint-Cyran a dit en secret à quelques centaines de personnes son désir de voir « exterminer les jésuites ». Là-dessus, je me demande si d'accord avec ses amis de Louvain, il n'aurait pas rêvé d'obtenir du Saint-Siège, par l'intermédiaire soit des évêques, soit des universités, la suppression canonique de la Compagnie. Arnauld ne nous révélerait-il pas le secret de son maître dans le commentaire explicatif et justificatif qu'il a douté de la Maxime citée plus haut. « Que s'ils continuent d'introduire une nouvelle morale .. d’accomplir de plus en plus les prophéties de deux Facultés fameuses (La Sorbonne et Louvain, d'un saint cardinal (Bérulle) et d'un docteur célèbre (Duval) (qui tous auraient annoncé, d'après Arnauld, la décadence des jésuites, et, avant eux, la Sorbonne en 1554, ce qui était vraiment se presser un peu)... (la période se poursuit pendant deux pages grand in-4°). Ils ont sujet de craindre, qu'abandonnant la vérité de Dieu pour leurs intérêts, Bien ne les abandonne à sa Vérité et à sa Justice ; et que celui qui a condamné et puni si sévèrement les plus estimés en la science d'entre les Juifs, à cause de leurs vices spirituels, qui étaient l'union du bien et de la gloire, l'envie et les persécutions contre les justes, ne fasse tomber dans le mépris et l'aversion des Princes et des peuples, des religieux qui (qui... et qui). Que s'ils s'imaginent, comme ils font dans leurs libelles, que ce soit une impiété criminelle de déplorer ces désordres dans un esprit de charité, ils doivent considérer que leur Institut peut être fort bon et leur conduite fort mauvaise : que la permission que le Concile (Trente) leur a donné de servir l'Eglise. ne leur donne pas le droit de la troubler et de la détruire... sans que personne s'en puisse plaindre : que l'ORDRE DES HUMILIÉS A ÉTÉ AUTREFOIS PLEIN DE PIÉTÉ, APPROUVÉ DES PAPES ET ÉTABLI POUR SERVIR L’ EGLISE ET QU'IL N'A PAS LAISSÉ D'ÊTRE DÉTRUIT PAR L'AUTORITÉ DES ÂMES PAPES ET DE MÊME EGLISE. » Oeuvres d'Arnauld, t. XXIX , pp. 287, 288. (Article XVIIIe de l'Apologie pour M. de Saint-Cyran) ; cf. un avertissement analogue à la fin de la Remontrance aux Pères jésuites. ib., p. 534-536. Je croirais volontiers que cette idée qu'ils exprimaient en 1644, c'est-à-dire un an après la mort de Saint-Cyran, leur venait de Saint-Cyran lui-même. On a vu plus haut la lettre de Jansénius au sujet de la canonisation de Saint Ignace. Le Pape a eu tort de « les pousser davantage vers le précipice ». Au reste,  « exterminer » pour des théologiens et des canonistes, n'a pas d'autre sens. Ainsi les menées qui finiront par aboutir sous Clément XIV, auraient été amorcées entre 1622 et 1638 (date de l'enquête sur Saint-Cyran). Quoi qu'il en soit de cette conjecture, les jésuites étaient plus que fondés à voir dans les premiers Pilmotaires et dans leurs disciples, une faction acharnée à la ruine de la Compagnie. Par là s'explique l'extrême violence des Pinthereau, des Brisacier et de quelques autres. « Quelle merveille est-ce, écrivait Pinthereau, que les jésuites contre qui l'un et l'autre (Saint-Cyran et Jansénius) armaient tout le monde et qu'ils attaquaient par toutes les voies possibles... se soient sentis obligés à se défendre? » La naissance du Jansénisme, p. 106.

 

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§ 2 — La restauration de l'augustinisme.

 

Le présent paragraphe nous réserve une heureuse surprise. Au lieu des hypothèses dont nous avons dû jusqu’ici

 

 

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qu'ici nous contenter, nous allons enfin rencontrer, étreindre une certitude imprévue,  je l'avoue, mais éblouissante. et sur un point de très sérieuse importance. On sait déjà ce que nous cherchons. Deux personnages masqués, Saint-Cyran et Jansénius, conspirent ensemble sous nos yeux. Nous avons leurs petits papiers. Ils s'entretiennent de leur Pilmot, c'est-à-dire de la « grande affaire», dont ils ont arrêté le dessein vers 1614 qui ne cessera de les occuper. L'un d'eux, Saint-Cyran, se donne à une foule de besognes, qui toutes doivent tendre probablement au succès de Pilmot, mais dont le sens demeure pour nous assez équivoque. Nous ne tirerons rien de lui. L'autre, en revanche, Jansénius, est l'homme d'un seul travail : il rédige son Augustinus, c'est-à-dire, un gros livre où seront proposées des vues particulières sur la grâce, vues que l'Eglise, seule infaillible juge de sa propre créance, condamnera bientôt de la façon la plus éclatante. Nous voyons, d'un antre côté, que Saint-Cyran surveille avec une extrême sollicitude le progrès de cet ouvrage. Publié, il le recommande chaudement; discuté, suspect, il arme pour le défendre son jeune lieutenant, Antoine Arnauld. D'où il semble que nous tenions enfin le mot de l'énigme. Tel qu'il se présenta d'abord à l'imagination des deux conjurés, Pilmot ne pouvait être que la personnification d'une théologie nouvelle et hétérodoxe : dès le début, leur « grande affaire » n'aura pas eu d'autre objet que de répandre habilement, par la plume et par la parole, les cinq propositions, dans lesquelles tout le monde aujourd'hui s'accorde à reconnaître la quintessence de l'Augustinus. Eh bien! non, ce n'est pas cela. Lorsqu'ils ont signé leur pacte mystérieux, ni Saint-Cyran, ni Jansénius n'avaient encore la moindre idée de ces fausses doctrines, que d'ailleurs, ils s'accorderont plus tard à soutenir; ils ne soupçonnaient rien, absolument rien de ce qui devait un jour devenir l'évangile janséniste, et telle est la précieuse certitude que nous annoncions tantôt.

 

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Le 19 avril 1619, Jansénius écrivait à Saint-Cyran qu'il espérait le voir à Louvain bientôt,

 

car pour moi, ajoutait-il,... non possum venire (à Poitiers) comme je le désirerais faire parfois, tant ai-je le coeur et la mémoire et l'envie de vous voir, qui ne peux souvent chanter vos louanges ici, mais à ceux quelquefois qui ne peuvent pas comprendre que des vertus parmi lesquelles ils ont été nourris, ces résolutions généreuses leur étant inconnues. En cette matière même, je sens être véritable ce que vous avez dit souvent, qu'il ne faut point profaner les bons discours, mais dire ce que dit le Proverbe : Secretum meum mihi, secretum meurn mihi (1).

 

On admet communément, et ce texte montrerait au besoin, qu'à cette date, ils ont partie liée. Jansénius s'est pris d'une vive et enthousiaste amitié pour Saint-Cyran ; il est au courant des vastes — et, selon moi, des très vagues projets que celui-ci a conçus pour la réforme de l'Eglise ; il l'annonce, autour de lui, dans le monde universitaire, au risque d'étonner parfois les personnes qui sont incapables d'apprécier « les résolutions généreuses » ; enfin il a réalisé combien son ami était sage de tant recommander le secret. Tout ceci en 1619 ; qu'on veuille bien ne pas l'oublier. Cependant il travaille fort.. Il voudrait n'aspirer jamais à aucune charge universitaire polir pouvoir étudier dès cette heure à son aise » (2).

 

Ma vie, écrit-il, (est) assez portée à étudier à mon aise, sans être contraint à suivre la routine de l'Ecole et à faire l'âne toute ma vie : mais cela aura son temps (3).

 

Et encore, quelques mois plus tard (novembre 1619) :

 

Je suis merveilleusement porté à étudier à ma fantaisie.

 

Ne méprisons pas ces menues confidences, on en verra bientôt le prix. Si je ne me trompe, nous touchons

 

(1) La naissance du Jansénisme, p. 5.

(2) Ib., p. 7.

(3) Ib.. p. 8.

 

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en effet, au point critique entre tous de l'histoire du jansénisme. A peine commencé, le mouvement va entrer dans une phase nouvelle. A la sainte croisade que rêvait d'abord Saint-Cyran, succédera une guerre bien moins religieuse qu'intellectuelle et scientifique. Evolution capital, à laquelle Saint-Cyran se pliera sans doute, mais qu'il n'avait certainement pas prévue. Serrons nos textes de près, et nos dates.

Le 14 octobre 1620, c'est-à-dire un an après les lettres que nous venons de citer, Jansénius écrit à Saint-Cyran : il regrette de ne pas l'avoir vu depuis « quelques années » car, dit-il, cette entrevue si désirée

 

me ferait parler de beaucoup de choses que je réserve maintenant; afin (de peur) qu'en leur donnant de l'air, avant que d'être venues à maturité, et digérées avec plus de loisir, elles ne s'évanouissent en fumée. Car j'ai à vous dire beaucoup, touchant certaines choses de notre profession (veut-il dire : notre profession de prêtre, ou notre « grande affaire ».?) (lui ne sont pas de peu d'importance, et particulièrement de saint Augustin qu'il me semble avoir LU SANS LIRE (jusqu'ici) et ouï sans entendre. Que si les principes sont véritables qu'on m'en a découverts, comme je les juge être... ce sera pour étonner avec le temps tout le monde (1),

 

et vous, Saint-Cyran, tout le premier. On voit en effet que ce dernier ne soupçonne rien du mystère que son ami se réserve de lui révéler plus tard ! Que s'est-il donc passé de 1619 à 162o? Il s'est passé que Jansénius, continuant d'étudier « à sa fantaisie », vient d'entrevoir, pour la première fois, l'embryon, les rudiments, mais encore très vagues, de la doctrine particulière qu'il exposera plus tard dans l'Augustinus. Quelqu'un l'a mis sur la voie ; très probablement, le vieux professeur Janson, Iovaniensis lui aussi, disciple impénitent du professeur condamné, Michel Baïus. Nous savons d'ailleurs par ses lettres, que dans le courant de cette même année 162o, les Actes

 

(1) La naissance du Jansénisme, p. 13.

 

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du Synode de Dordrecht l'ont fortement impressionné. Bref, il se demande s'il n'aurait pas découvert la vraie théologie de la grâce. A la vérité ces vues nouvelles l’étonnent, mais il s'apprivoise peu à peu avec elles. Il lit et relit saint Augustin. A quelques mois de là son siège sera déjà presque fait.

Mais arrivons enfin à la grande lettre du 5 mars 1621, merveilleux document que je dois citer presque tout entier.

 

Je poursuis mes études que j'ai commencées après (depuis) un an et demi, ou deux ans environ, c'est-à-dire à travailler à saint Augustin... je ne saurais dire combien je suis changé... du jugement que je faisais auparavant de lui et des autres : il m'étonne tous les jours davantage... que sa doctrine est si peu connue parmi les savants, non de ce siècle seulement, mais de plusieurs siècles passés.

Car, pour vous parler naïvement, je tiens fermement qu'après les hérétiques, il n'y a gens au monde, qui aient plus corrompu la théologie que ces clabaudeurs de l’Ecole que vous connaissez... Ce qui me fait admirer grandement les merveilles que Dieu fait à maintenir son Epouse d'erreurs. Je voudrais vous en pouvoir parler à fond, mais nous aurions besoin de plusieurs semaines et peut-être mois.

Tant est-ce que j'ose dire avoir assez DÉCOUVERT, par des principes immobiles, que quand toutes les deux écoles, tant des jésuites que des jacobins, disputeraient jusqu'au bout du jugement,... ils ne feraient autre chose que s'égarer davantage. Je n'ose dire à personne du monde ce que Je PENSE, selon les principes de saint Augustin, d'une grande partie des opinions de ce temps, et particulièrement DE CELLES DE LA GRACE ET PRÉDESTINATION, de peur qu'on ne me fasse le tour à Rome, qu'on a fait à d'autres, devant que toute chose soit mûre (1)... Et s'il ne m'est pas permis d'en parler jamais, j'aurai un grandissime contentement d'être sorti de cet étrange labyrinthe d'opinions que la présomption de ces crieurs a introduites aux écoles, là où chacun semble travailler à introduire des nouveautés dangereuses

 

(1) Cet aveu n'a pas le mauvais sens que l'on pourrait croire. Si Jansénius garde le silence, c'est qu'il veut être jugé, non pas sur des rapports plus ou moins fidèles, mais sur mie rédaction longuement posée. Cf. le commentaire passionné de Pinthereau, ib., p. 16.

 

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et se faire admirer en rejetant les Anciens — qui par tant de Conciles et de Papes ont été approuvés. Cette étude m'a fait perdre entièrement mon ambition, à poursuivre aucune chaire en l'Université, voyant assez qu'il m'y faudrait ou taire, ou me mettre au hasard en parlant, ma conscience ne me permettant pas de trahir la vérité connue... VOILA CE QUE JE NE VOUS AI PAS DIT JUSQU'A MAINTENANT, ayant été presque toujours en suspens et à m'affermir en la connaissance des choses qui PEU A PEU SE DÉCOUVRAIENT, pour ne me jeter point témérairement à des extrémités (1).

 

On voit que je n'exagérais tantôt ni l'impérieuse clarté, ni l'importance de ces textes, qui nous font assister, en quelque sorte, à la naissance de l'Augustinus.

Là-dessus, faisons d'abord, mais en courant, une remarque dont nous aurons plus tard à tirer profit. Les cinq propositions sont nées, comme il est assez évident, non pas dans un oratoire, mais dans une bibliothèque. Filles des livres et non pas de la piété. Elles ne traduisent pas l'inquiétude et les divers sentiments d'un mystique ; elles répondent aux recherches impersonnelles d'un savant. Nous ignorons l'intérieur de Jansénius, mais nous sommes assurés que la découverte qu'il vient de faire n'a pas modifié cet intérieur. Nulle autre émotion chez lui que la joie d'apprendre et de savoir. S'il tremble parfois, comme d'autres lettres de lui nous le montrent, c'est uniquement à la pensée des scolastiques résistances qu'il prévoit déjà. Prise en soi, la terrible doctrine dont il se borne à fixer les contours abstraits, ne trouble aucunement sa propre conscience. Autant dire que, pris de ce point de vue, le mouvement qui déjà s'organise, n'intéresserait pas l'historien du sentiment religieux. Nous parlerons de même quand nous rencontrerons au seuil de la seconde étape janséniste, un autre pur intellectuel, le grand Arnauld. De tels hommes, éminents à bien des titres, nous pourrions les négliger, car ils n'ont rien à nous révéler sur

 

(1) La naissance du Jansénisme, pp. 14, 15.

 

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l'évolution proprement religieuse de notre pays. Pets â peu cependant, les doctrines qu'ils auront travaillé à répandre, affecteront la vie intérieure d'une foule de chrétiens. A leur théologie janséniste succèdera tôt ou tard une religion janséniste, religion que ses propres fondateurs n'auront pas vécue, dont ils n'auront pas souffert.

Pour l'instant là n'est pas ce qui nous occupe, mais seulement la mystérieuse conjuration, tramée à Bayonne, vers 1614, et de laquelle nous pouvons affirmer qu'elle n'avait aucunement pour objet la composition et la diffusion de l'Augustinus. Non, après les lettres que l'on vient de lire, il n'y a plus moyen d'attribuer à Saint-Cyran la conception du fatal ouvrage. Son rôle, dans cette affaire, est beaucoup moins actif que celui d'un confident de tragédie. Ce dernier du moins, on le met au courant des décisions qui se prennent ; souvent l'on fait mine de le consulter, au lieu que Saint-Cyran, à la date de 1622, ignore encore totalement, ensemble et détail, le découverte de son ami. Non pas du reste qu'on se cache de lui. S'il était là, Jansénius lui dirait tout. Mais cela prendrait plusieurs mois, peut-être une année, tant le digne homme paraît novice en cette matière, au théologien qu'on veut qu'il ait inspiré! En vérité, on n'a pas besoin de lui, aussi longtemps du moins qu'il s'agit d'approfondir, de fixer les idées nouvelles. On aura recours à Saint-Cyran quand l'heure sera venue de lancer l'Augustinus et de lui trouver des protecteurs. En tous cas, il résulte de toutes les lignes de cette dernière lettre, que Jansénius théologien ne travaille pas à la remorque et sous la dépendance de Saint-Cyran. Cette conclusion n'a rien qui doive surprendre, pour peu que l'on connaisse les deux personnages. Et, sans doute, Saint-Cyran avait jadis dégrossi Jansénius, pendant les deux ou trois années qu'ils passèrent ensemble à Bayonne. C'étaient alors des entretiens, ou plutôt des monologues infinis. Matin et soir, il l'éblouissait et le stimulait, déployant devant lui les trésors bariolés d'une érudition

 

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prodigieuse. « Mon fils, répétait Mme du Vergier, vous tuerez ce bon flamand. » Mot légendaire peut-être, mais qui aurait dû être prononcé. Quand il entreprenait quelqu'un sur le dogme ou sur la morale, il le harcelait sans trêve. « Dieu m'a donné cet homme pour mon bourreau, dira plus tard l'évêque de Langres, car il me fait connaître la vérité par lui et je n'ai pas la force de la suivre; cela me tue » (1). Jansénius se laissait tuer plus volontiers. Pour un jeune homme que brûlait déjà la soif de connaître, rien de plus enivrant qu'un tel surmenage. Combien d'entre nous, à leurs débuts dans la carrière, n'ont-ils pas rencontré et suivi avec délices, un de ces autodidactes de province, qui semblent tout savoir et qui vaticinent sur les sujets les plus divers avec une verve ardente et stérile. Ainsi le bon Nodier, en matière de linguistique. Rien de plus utile que de tels excitateurs pourvu qu'on les quitte après en avoir reçu l'étincelle et qu'on aille chercher de vrais maîtres. Jansénius n'a pas perdu son temps à Bayonne, mais il n'y a rien appris. On nous les représente penchés l'un et l'autre, l'un guidant l'autre, sur les in-folio des Pères. Or ils n'ont même pas approfondi saint Augustin. On répète que Saint-Cyran déjà calvinisé lui-même, a infecté, de son venin hérétique, l'avide candeur du disciple. Or, ils n'ont même pas parlé de la grâce, ou si peu que rien. Sans cela, Jansénius lui apprendrait-il en 1622 que les modernes théologiens n'ont rien entendu à ces hauts mystères ? Il ferait au moins une exception. Il remercierait son maître de lui avoir, le premier, indiqué la voie, donné la clef d'Augustin. En vérité, au lieu de méditer avec lui, sur les problèmes qui comptent, Saint-Cyran s'amusait ailleurs. « Un homme qui a promis d'entrer en religion et que Dieu sollicite de prendre le bâton du pèlerin, que doit-il faire? » ces enfantillages

 

(1) Le mot est rapporté par un témoin intéressé, la Mère Angélique, mais celle-ci n'a pas dû l'inventer. Cf. Mémoires pour servir à l’histoire de Port-Royal, 1, p. 475.

 

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l'enchantaient. Il en était plein et il les traitait avec une telle majesté qu'on finissait par les trouver graves. Il parlait aussi beaucoup de l'Antéchrist, de la figure que celui-ci prendrait, qu'il allait prendre demain en face de Pilmot, son mortel adversaire. Je n'invente rien. Dix ans après, Jansénius se rappelle ces conversations sur l'Antéchrist. Elles l'ont fort impressionné et il en écrit à Saint-Cyran (1). Non pas qu'à l'occasion, celui-ci ne fût capable de maîtriser des questions plus dignes de lui. Il ne manquait ni de pénétration, ni de fonce. Mais il avait l'esprit bizarre et mal fait. Les hauts sujets eux-mêmes, il les rongeait, d'ordinaire, par le petit bout, choisissant, avec une prédilection significative, les chicanes les plus menues (2). Bref, quand Jansénius quitta Bayonne, il n'en savait pas beaucoup plus qu'à l'arrivée, mais il avait l'esprit en feu, le désir de se mettre pour de bon au travail. Avec cela, très intelligent, patient, méthodique, moins génial. mais aussi plus cohérent et plus sérieux que l'autre, d'ailleurs éclairé par des hommes du métier, Janson, par exemple, nous avons vu le chemin qu'il avait fait.

Il n'en reste pas moins que Saint-Cyran adoptera publiquement le système théologique de Jansénius et que ce dernier ne mettra bientôt plus de différence entre leur commun Pilmot et la composition de l'Augustinus. Mais cela non plus ne doit pas nous surprendre. La force des choses le voulait ainsi. Leur « grande affaire n, nous l'avons vu, se présentait à eux comme une vaste croisade. Réforme religieuse, théologique, morale, disciplinaire, ce beau dessein embrassait tout, ou, pour mieux dire, n'excluait rien de ce qui pouvait s'offrir à l'activité, au

 

(1) Cf. Les deux très curieuses lettres de février et de mars 1623 La naissance du Jansénisme, pp. 55, 56.

(2) Ainsi le problème de l'attrition. Grand en soi, mais qu'à mon avis, Saint-Cyran rapetisse. Ainsi pour la Communion, et pour la pénitence publique, soit par bizarrerie érudite, soit aussi par esprit frondeur, il s'est amusé à recueillir tout ce qu'il a pu sur l'ancienne discipline. Nul vrai souci scientifique, ni religieux en cette recherche.

 

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zèle des deux conjurés. Indéfinie, au point de départ, l'affaire se définirait en cours de route. Baptisé dès avant de naître, l'élastique Pilmot se prêterait à bien des « actualisations », pour parler comme les scolastiques. Aussi voyons-nous Saint-Cyran et Jansénius se précipiter, bannière au vent, sur les directions particulières qui s'offrent à eux. On ne songeait pas d'abord à exterminer les jésuites, on y est vite venu. Pour le dogme, on se promettait de restaurer les doctrines primitives, quand on les aurait enfin découvertes. Jansénius, qui n'était qu'un homme d'étude, arriva le premier au but, et Saint-Cyran d'accepter aussitôt, les yeux fermés, la rare trouvaille, de l'annoncer autour de lui, de sonner les cloches. On peul croire que Jansénius aura fini par lui tout expliquer, mais comme un industriel faisant part à son associé des bénéfices qu'il vient de réaliser au cours d'un lointain voyage. Saint-Cyran a-t-il examiné le brouillon de l'Augustinus; dans sa prison de Vincennes a-t-il lu sérieusement le livre enfin publié, l'a-t-il compris, je veux dire, en a-t-il dégagé les cinq propositions essentielles et les a-t-il approuvées ? C'est possible, probable même, si l'on veut (1). Mais pour lui, si peu spéculatif, si peu cohérent, ces particularités dogmatiques ne tirent pas à conséquence. De l'Augustinus, il aimait, en bloc, l'étrangeté, l'audace, la patine antique. Le livre aurait de l'éclat, déprécierait jésuites et jacobins — coup double — opposerait une fois de plus 1'Eglisc d'aujourd'hui à celle d'autrefois; il n'en fallait pas davantage pour le gagner. Adhésion superficielle, frondeuse, sectaire déjà, mais nullement cordiale et de toute l'âme; ratais qui ne révèle aucune concordance profonde entre les cinq propositions et la vraie vie intérieure de Saint-

 

(1) Ou trouve dans le Petrus Aurelius une des cinq propositions. « Illud Deus vult omnes homines salvos fieri, quemadmodum NON DE SINGULIS HOMINIBUS intelligi debeat. Cf. La Ferrière, on. cit.. p. 80. Mais cela ne prouve rien et pour deux raisons. a) Saint-Cyran dit constamment le pour et le contre (Cf. La Ferrière, op. cit. p. 81) ; b) il a inséré dans le Petrus de longs mémoires rédigés par Jansénius.

 

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Cyran. Quant à Jansénius, je n'ai pas besoin de dire qu'il aura tout bonnement substitué sa propre affaire — son livre — à la grande affaire commune. Quoi de plus naturel, surtout chez un écrivain ? Il ne s'avouait pas, ce qu'à Dieu ne plaise, que son excitateur d'autrefois devenait son élève, mais il se réjouissait de voir un tel oracle, providentiellement choisi pour être le précurseur de l'Augustinus.

Par là, son entreprise, d'abord toute personnelle, et simple plaisir intellectuel, se trouvait sanctifiée et glorifiée; par là elle aurait à son service et armée pour sa défense, une pieuse coterie, habituée de longue date à jurer sur la parole de M. de Saint-Cyran. Aussi voyons-nous, non sans un peu d'amusement, qu'à partir du jour où il commence à rédiger son Augustinus, Jansénius s'enthousiasme de plus en plus pour la « grande affaire » qui jusque-là ne semble pas l'avoir beaucoup passionné. C'est à peine s'il y faisait allusion une ou deux fois dans ses premières lettres : désormais, il ne parlera plus que de cela, si bien que les historiens seront tout à fait excusables de ne pas distinguer Pilmot de l'Augustinus. Candide et retors, ambitieux et désintéressé tout ensemble, Saint-Cyran se prête à ce jeu avec sa magnificence habituelle. Semblable au vieux patriarche aveugle, il donne sa bénédiction au second fils, au neveu plutôt, qui a pris le nom, qui a revêtu les habits du premier et crépusculaire Pilmot. Tous les Pilmots lui sont bons et si Jansénius, au lieu de retrouver le baïanisme dans saint Augustin, avait découvert le pélagianisme de saint Jean-Chrysostome, Saint-Cyran n'aurait pas accueilli avec moins de faveur ce revenant, témoin lui aussi de la tradition primitive. Rare conspirateur qui laisse à ses agents le soin de lui apprendre ce qu'il veut lui-même! S'il nous arrive bientôt de ne pas attacher trop de poids à d'autres oracles tombés du même trépied, nous nous tromperons peut-être, mais nous ne serons pas sans excuses.
 
 
 
 
 
 
 

CHAPITRE V : LA RELIGION DE SAINT-CYRAN

 

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I. Saint-Cyran et le rigorisme janséniste. — Vague de ses prétentions réformatrices. — Peu de sérieux que présente son rigorisme. — Il approuve des confesseurs molinistes. — Saint-Cyran, humaniste dévot. — Ne se mettre « en peine de rien ». — Les expériences mystiques de Saint-Cyran. — Le renouvellement de Lancelot. — Saint-Cyran au confessionnal. — La direction de Port-Royal. — « La communion tous les dimanches ou même une fois de plus dans la semaine ». — Le a renouvellement » à Port-Royal. — Déformation progressive de la doctrine de Saint-Cyran.

II. Semences d'hérésie dans la pensée confuse de Saint-Cyran. — La clairvoyance de Condren. — Vers un christianisme purement intérieur. — Individualisme mystique substitué au catholicisme. — Asacramentaire. — Indépendance absolue du chrétien intérieur. — Mais peut-être est-il imprudent de lui attribuer, même en puissance, une doctrine quelconque ?

III. Le vrai et le meilleur Saint-Cyran. — Le solitaire, le contemplatif. — Les deux aspects de sa vie intérieure. — Méditation lyrique. — Tumulte et magnificence. — Le flux et le reflux de la grâce. — Intensité religieuse et humanité. — De la « coutume ancienne de suspendre le Saint-Sacrement ». — Saint-Cyran précurseur du romantisme catholique. — La prière du pauvre. — Vers la contemplation. — Nul quiétisme. — Silence et flexibilité. — Le jansénisme trouvera Saint-Cyran trop mystique. — Ce qui l'empêche de parvenir au vrai mysticisme. — Les « témoignages de Dieu ». — Grandeur et misère de Saint-Cyran.

 

Il n'est pas étonnant que sur les divers points qui font l'objet des présents chapitres, nous arrivions à des conclusions, ou probables, ou même parfois certaines, qui semblent d'abord contrarier l'opinion courante. Sagement conduite par les historiens et par les controversistes catholiques, celle-ci ne connaît d'ordinaire, ne doit connaître que le jansénisme adulte, déjà parvenu à l'état de secte.

 

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Nous, au contraire, nous le prenons encore dans les langes et même avant sa naissance ; nous tâchons de démêler les obscures et lointaines démarches qui ont, tour à tour, procuré, gêné, hâté, retardé peut-être son futur épanouissement. Le sujet particulier que nous traitons nous impose cette curiosité particulière. Historien du sentiment religieux, nous avons à nous demander si, oui ou non, le jansénisme de l'histoire se rattache naturellement, étroitement, nécessairement à la vie intérieure des personnages qu'on lui donne communément pour fondateurs, et de ses premiers adeptes; en d'autres termes, s'il fut, dès son origine, un mouvement religieux, au propre sens du mot, comme il le sera plus tard, quand il aura modifié profondément la prière d'un grand nombre de catholiques français. Au lieu de cela, n'aurait-il pas été, à ses débuts, un mouvement superficiel, artificiel, la fantaisie d'ailleurs

malsaine d'un frondeur au cerveau malade ou d'un spéculatif outrecuidant? Saint-Cyran était religieux. Aucun doute n'est possible là-dessus, mais la vraie religion du

vrai Saint-Cyran était-elle janséniste, voilà ce que nous devons éclaircir avant tout le reste. Ce que nous venons de dire sur la conspiration de Bayonne et sur la découverte des cinq propositions par Jansénius, a déjà déblayé notre route. Venons maintenant à la propagande personnelle de Saint-Cyran, à son rigorisme, à ses idées de derrière la tête.

Nous n'allons pas en effet soutenir qu'il n'ait été pour rien dans le rigorisme de la sombre secte. Gêner et troubler les âmes par des scrupules sans fin sur les dispositions qu'il faut apporter à la confession et à la communion, la première et confuse idée de cette direction funeste parait certainement de lui.

 

En ce temps, disait-il, au sujet des trois sacrements de la Pénitence, de l'Eucharistie et de l'Ordre, la plupart des hommes qui font profession de science, parlent des dispositions qui y sont nécessaires autrement que la tradition. Mais

 

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il a plu à Dieu de me faire cette miséricorde de désaveugler par moi le monde (1).

 

Il se flatte un peu. L'Eglise ne l'avait pas attendu pour combattre les abus qu'il prétend avoir enfin dénoncés. Avant, pendant et après le Concile de Trente, la contre-Réforme avait travaillé, non sans quelque succès, aux épurations nécessaires. N'aurait-il jamais entendu parler de saint Charles Borromée'? Peut-être même pouvait-on déjà craindre que d'une certaine manière cette réaction n'eût trop réussi. Nous avons cité plus haut de bons auteurs qui reprochent à notre école française un excès de sévérité. Légères outrances, que tempérait l'esprit évangélique de ces maîtres. Saint-Cyran n'a fait qu'exagérer davantage, d'autant plus — faut-il dire excusable ou inexcusable? — qu'il était en ces matières plus hésitant et moins convaincu.

Entraîné par le courant réformiste de son époque, porté, comme beaucoup de malades à croire que le monde allait de travers, persuadé enfin qu'il avait une mission exceptionnelle à remplir, mais d'ailleurs assez incertain sur

 

(1) Brucker, op. cit., II, p. 342. En distinguant comme je le fais et comme le fait tout le monde entre jansénisme théologique (défense plus ou moins franche des cinq propositions) et le jansénisme rigoriste, je n'entends certes pas nier les rapports logiques qui unissent les deux erreurs. Collet parle fort bien d'une a liaison plus ou moins sensible entre les maximes (rigoristes) de Saint-Cyran et cette foule d'erreurs de l'Augustinus» (cf: Coste, op. cit., p 53) La Fréquente Communion d'Arnauld dépend étroitement de l'Augustinus. « Pouvait-il en être autrement, écrit le P. Gazeau, d'une hérésie qui pour mettre l'homme sous l'empire d'un attrait invincible dans les circonstances présentes, le suppose d'abord créé avec la grâce, comme étant due à sa nature, puis le dépouille même de son libre arbitre par le péché, jusqu'à le rendre incapable de toute bonne oeuvre et le laisse dès lors sans espérance devant le Rédempteur qui n'est pas mort pour tous les hommes ; devant les sacrements dont il faut qu'il s'éloigne contrite indigne... etc. (Gazeau, Bossuet et le jansénisme, Etudes, août 1874, p. 188.) Avec tous les théologiens orthodoxes, nous admettons donc cette liaison, mais pour les raisons que nous avons données, nous estimons que Saint-Cyran ne l'a que très confusément soupçonnée.

(2) Cf. à ce sujet la visite du Dr Bourgeois au cardinal Capponi et à d'autres disciples de saint Charles. Hermant, op. cit., 1, pp. 364 seqq. Bourgeois, comme on le sait, était allé à Rome en vue d'empêcher la condamnation de la Fréquente Communion.

 

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l'objet précis de cette mission, il a choisi le rigorisme, mais sans prendre garde que, ce faisant, il allait contre son propre génie et contre les exigences profondes de sa vie intérieure. Sa mélancolie n'avait rien d'atrabilaire, douce plutôt et facile aux attendrissements. Malgré sa manie de contredire et quelque rudesse impulsive dans le reproche, son humanité et son indulgence lui gagnaient les coeurs. En d'autres temps, et si les jésuites n'avaient pas donné dans la casuistique, il eût fait lui-même un bon casuiste, sinon bien subtil, du moins très accommodant. Pour ses premières brochures, il méritait une place dans les Provinciales, à côté du P. Bauny. Après tout, redisons-le, puisque ses panégyristes l'oublient, il avait été l'élève des jésuites et il gardait, bon gré mal gré, leur empreinte. L'élève aussi du grand humaniste Juste Lipse qui avait même dû le guérir d'un goût trop vif pour les poètes païens. Il accepte, à la vérité, les thèses les plus noires sur le nombre des élus et autres objets voisins, mais, je crois, sans les réaliser vivement. Il ne voyait pas Dieu si terrible. Un peu inquiète parfois, sa piété est d'ordinaire affectueuse, confiante et simple, comme nous le montrerons bientôt. Il s'est toujours réclamé de François de Sales. Ce que c'est que de nous ! Le masque farouche que la légende impose à ce personnage, nous voile peut-être un humaniste dévot.

 

Souvenez-vous dans tous vos exercices de chasser l'inquiétude, écrivait-il à un religieux, portez toujours la paix dans vous-même, en l'honneur de la paix que Notre-Seigneur a laissée au monde (1).

 

Il disait encore :

 

Il n'y a aucune parole dans l'Evangile qui paraisse plus véritable que celle qui dit que le joug de Jésus-Christ est plein de suavité. Car il ne faut que l'aimer et en l'aimant, on satisfait à toutes les obligations de la Loi, sans même les accomplir

 

(1) Oeuvres chrétiennes, IV, p. 199.

 

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extérieurement, quoiqu'il soit plus pénible à celui qui aime, d'en être dispensé par les empêchements que Dieu fait naître pour le délivrer de peine, que de subir les peines qu'il y a en ce travail. Autant l'âme a de passion de faire plusieurs bonnes oeuvres... et de se décharger par ce moyen de l'amour qui la presse au dedans, (autant) Dieu, poussé d'une affection toute contraire, l'empêche et lui résiste, soit qu'il veuille la soulager, comme ceux qui aiment ne prennent pas plaisir aux peines que leurs amis souffrent pour eux, soit qu'il la veuille travailler davantage, en faisant croître par les empêchements qu'il apporte à ses bonnes oeuvres, les mouvements et les peines intérieures de son amour (1).

 

C'est la plume de Saint-Cyran et de Robert d'Andilly, mais c'est, ou peu s'en faut, la pensée de François de Sales.

 

Encore que je vous demande une continuelle action de grâces vers Dieu, je ne vous oblige pas à vous tourmenter beaucoup l'esprit pour la lui rendre, puisque toutes les fois qu'il voit que vous l'aimez, et que vous êtes tout à lui par la disposition (habituelle) de votre coeur, il la reçoit aussi bien de nuit que de jour ; dans les divertissements naturels que dans les applications volontaires à son service... Les privations lui sont aussi agréables que les actions, lorsqu'il voit la plénitude de la volonté et qu'il n'y a que l'impossibilité de l'infirmité humaine qui en empêche l'effet (2).

 

Ainsi dans la lutte contre le mal. Les pensées

 

qui ne sont pas d'une manifeste cupidité et d'une corruption visible à tous les fidèles... doivent être simplement le rebut de l'âme. Il faut plutôt qu'elle les méprise que non pas qu'elle s'occupe à les considérer. Ce sont des jeux et des amusements de notre ennemi qu'il faut laisser passer sans se remuer, ou ne les regarder qu'en passant, comme un homme sage regarde les jeux des charlatans, lorsque passant par les places publiques, il jette par rencontre la vue sur eux (3).

 

(1) Oeuvres chrétiennes et spirituelles Lyon, 1679,  III, pp. 254, 255.

(2) Ib., III, p. 253.

(3) Ib., III, p. 221.

 

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Nos fautes passées, présentes ou futures, ne doivent pas non plus nous troubler. Nous devons

 

les porter paisiblement comme les objets de la vraie pénitence et les effets de la corruption naturelle à tous les hommes (1).

 

En un mot, dit-il encore à une religieuse, il ne faut pas

 

se mettre trop en peine, ni de votre oraison, ni de votre action de grâces, ni de rien (2).

 

Quant à ses vues particulières sur la réception des sacrements d'Eucharistie et de Pénitence, peut-être les trouverons-nous beaucoup moins arrêtées, beaucoup plus fuyantes qu'on ne l'aurait cru.

 

a) La communion. —Laissons d'abord la parole à Lancelot: «Je fus longtemps — écrit cet excellent homme, avec sa naïveté déconcertante — sans savoir en quoi consistait le principal de la pénitence et l'ayant plus. dans le coeur que dans l'esprit, je m'imaginais qu'il n'y avait qu'à faire beaucoup d'austérités... La première fois que je découvris quelque chose de la pénitence fut comme on nous lisait quelques homélies de saint Césaire, où il marque clairement la séparation de l'Eucharistie. Je me mis à dire : Eh ! d'où vient qu'on ne fait plus cela? Que ne travaille-t-on comme on faisait alors ? Pour moi, il me semble que j'en aurais de la consolation. »

Comme on le voit, l'initiative première ne vient pas du maître, mais du disciple.. Tous les mots du reste sont à méditer. Dans cette pénitence, en d'autres termes dans cette «séparation de l'Eucharistie », Lancelot pressent une douceur particulière. La séparation est douloureuse certes, mais d'autant plus consolante. Les aspérités, mais aussi l'onction de la croix, dirait-il avec saint Bernard. Etrange

 

(1) Oeuvres chrétiennes, III, p. 341.

(2) Ib., III, p. 256.

 

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perversion, mais qu'il faut connaître si l'on veut juger, exactement, non pas les agités ou les chicaneurs qui n'ont rien de mystérieux, mais les vraiment dévots de la secte; un Lancelot, une Mère Agnès. Laissons-le continuer.

« M. Singlin remarqua cette parole sans dire mot, mais comme le jour de la Purification fut venu, il me demanda; si je voulais communier à la grand-messe... Sans savoir quasi pourquoi, je lui répondis que je n'avais point de volonté, que M.. de Saint-Cyran; me confessant la veille, ne m'avait rien dit là-dessus et que j'étais d'avis d'attendre qu'il me l'ordonnât. J'ai su depuis que M. de Saint-Cyran lui avait dit que si je lui demandais à communier, il me laissât faire; mais lui, me voyant dans cette bonne disposition, me répondit fort doucement : « Eh bien ! puisque Dieu vous donne ce mouvement, vous ferez bien de le suivre ». Je ne communiai donc pas à cette fête là…, je passai en cet état jusqu'à Pâques, pratiquant avec une joie que je ne saurais exprimer tout ce que je pouvais, découvrir de la vérité de la Pénitence. »

Saint-Cyran, dans la coulisse et l'oeil au guet, n'est pas moins intéressant que Lancelot sur la scène. Il expérimente, sur une âme d'élite, la réforme qui sans doute par instants le séduit assez lui-même, mais sur l'excellence de laquelle il reste en suspens.

« La semaine sainte, M. de Saint-Cyran... me confessa à l'ordinaire. A la fin de la confession, il ajouta que je ne manquasse point de me trouver à la paroisse sur les neuf heures pour assister à la messe et y communier. Moi qui commençais à goûter un peu de la vérité et qui n'avais qu'un désir sincère de me renouveler devant Dieu, tout surpris de cette parole... je le priai avec beaucoup d'humilité de me laisser encore en pénitence toute l'année jusqu'à Pâques suivant. Mais lui, au contraire, plein d'un excès de bonté, me répondit avec beaucoup de tendresse : « Non, non, il ne faut pas. Croyez-moi, je n'ai jamais trompé personne : il faut que vous communiiez demain. »

 

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Comme je vis qu'il faudrait se rendre,  je lui dis fort simplement, car je n'étais pas encore tout à fait instruit de la Pénitence : « Mais, Monsieur, ne ferai-je point une confession générale auparavant? » Il me répondit avec une effusion de joie et une force qui m'enleva « Hé ! vous l'avez déjà faite. Ce que vous n'avez dit de votre vie passée ne suffit-il pas ? Tout est fait et il ne vous reste qu'à communier (1). »

Telle est sa méthode. Nous n'approuvons pas tous les principes qui la dirigent. De beaucoup s'en faut. Mais nous en aimons la marche prudente, la modération relative, la suavité. Nous ne le comparons pas, juste ciel! au roi des directeurs, à François de Sales, mais nous ne lui trouvons pas non plus une figure de bourreau. On dirait même qu'il oublie au confessionnal ses gestes de théâtre et sa manie d'éblouir. Il se révèle à nous plus simplement prêtre que jamais, et nous nous expliquons avec moins de peine son incontestable et troublant prestige. Il garde bien son fâcheux sourire de suffisance, mais seul à seul avec une âme, et si candide et si joyeusement prête à

 

 

(1) Si l'on veut un document de plus sur l'invincible bizarrerie, sur l'incohérence héroïque du personnage, il faut méditer la fin de cet entretien. Ravi de cette expérience qui a si bien réussi, « Vous pouvez croire, dit-il à Lancelot, qu'après cela, je ne vous abandonnerai jamais », et m'ayant dit d'autres choses, il me répéta encore la même chose, en y ajoutant son neveu : ( « Ni moi, ni mon neveu ne vous abandonnerons jamais ».) Il faisait visiblement allusion à la situation de Lancelot, qui d'un jour à l'autre pouvait devenir précaire. Après cela, c'est-à-dire pour avoir si bien deviné mes idées sur la pénitence, vous ne manquerez jamais de rien. S'il voulait racoler des sectateurs, parlerait-il autrement ? Il ne songe à rien de pareil, mais dans l'excès de sa joie, ses idées se brouillent de la façon la plus saugrenue. Lancelot lui-même n'y comprend rien : « Je ne sais pourquoi il marquait si expressément ce point là, vu que je n'ai point eu peur qu'en servant Dieu, je puisse manquer de sien et il savait bien lui-même que ce n'était pas mon faible. Mais c'était sans doute l'excès de sa charité qui lui faisait voir qu'il est bien raisonnable que nous nous chargions en toute manière de ceux qui se donnent entièrement à nous... Pour moi, j'ai toujours pris ces paroles dans un sens plus relevé, et ne doutant point que sa charité ne soit devenue plus parfaite dans le sein de Dieu, je le lui dis quelquefois, avec une confiance pleine de joie, en le suppliant de m'obtenir que je ne m'éloigne jamais de son esprit... et qu'il lui plaise de ne me point abandonner jusqu'à ce qu'il m'ait tout à fait attiré là où il est » Mémoires, I, p. 50-54. Malgré tout ce que l'on peut dire, cela est beau.

 

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l'esclavage, il la respecte, il la laisse vivre de sa vie propre, il s'efface. Eh ! sans doute, les idées qui travaillent cette âme, Saint-Cyran, qu'il l'ait voulu ou non, les lui a insinuées. Du moins en surveille-t-il le progrès avec toute la sagesse dont il est capable. Réaliser les avantages de cette pénitence mal venue, goûter, dans la séparation de l'Eucharistie les joies de l'humilité et du sacrifice, tel est bien le bizarre programme qui le séduit par instants lui-même. Mais d'une part il semble tenir encore en suspicion la pleine justesse de ces vues, et d'autre part il n'entend pas que l'on en poursuive l'application avec une rigueur fanatique. Après ces deux mois de a pénitence », il ordonne à Lancelot de retourner à la table sainte, et pour couper court aux scrupules, il fait comme les jésuites, il ne veut pas entendre parler d'une confession générale. Encore une fois, il n'est pas notre homme, mais nous l'aurions cru plus farouche (1).

Après une série d'expériences analogues, Saint-Cyran s'est-il reconnu le droit, a-t-il jamais eu la pensée d'ériger en règle absolue et générale une inspiration, j'allais presque dire une fantaisie, longtemps incertaine à ses propres yeux, el corrigée du reste, comme nous venons de le voir, par une inspiration toute contraire? En d'autres  termes, en est-il venu à dresser entre l'Eucharistie et les fidèles une barrière infranchissable de respect et de terreur? Non certainement. Où donc en effet, sinon à Port-1 Royal, son royaume, aurait-il imposé cette règle criminelle? Nous savons pourtant qu'il n'a fait rien de pareil. N'en croyez pas des adversaires passionnés, prêts à répéter contre Saint-Cyran et Port-Royal les accusations les plus invraisemblables, jusqu'à soutenir que, dûment fidèles

 

(1) Saint-Cyran — pour le dire au moins en note — célébrait la sainte messe tous les jours. Il écrit à la Mère Angélique : « Je vous rendrai, non pas par moi-même, mais par celui que j'immole tous les jours dans mes mains, plus que la pareille de toutes les prières que vous ferez pour moi qui ne sauraient avoir de force et d'efficace que celles qu'elles tireront de ce divin sacrifice ». Lettre citée dans la vie manuscrits de la Mère Angélique, Bibl. de l'Institut cath. de Paris, p 114.

 

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à l'esprit de leur maître, les religieuses n'admettaient pas le dogme de-la présence réelle et ne priaient pas la sainte Vierge (1) ; — adversaires condamnés par l'autorité ecclésiastique, mais qui n'en ont pas moins fortement impressionné bon nombre d'apologistes. A un jésuite de redresser loyalement l'injuste légende. Ce sera le R. P. Brucker, appuyé sur des documents inédits de la plus haute importance.

« Aux âmes « renouvelées » et avancées dans la vertu, écrit-il, Saint-Cyran veut bien accorder la communion tous les dimanches, ou même, une fois de plus dans la semaine ; mais, de temps à autre, elles devront « se séparer, du corps de Jésus-Christ », pour se punir des fautes vénielles ou simplement, pour faire une pénitence que le réformateur déclare très agréable à Dieu (2). »

 

(1) Mauvaise en soi, cette calomnie devait avoir de tristes conséquences qu'on n'a pas assez remarquées. A ceux qui les suppliaient de signer le formulaire, les religieuses étaient tentées de répondre et répondaient en effet : Jansénius et nous, nous avons les mêmes adversaires. Si nous ne pouvons juger par nous-mêmes du fait de Jansénius, nous savons à quoi nous en tenir sur le fait de Port-Royal. Or, nous savons, et mieux que personne, qu'à Port-Royal on communie souvent, on prie la Sainte-Vierge, et, si donc on nous calomnie, pourquoi n’aurait-on pas aussi calomnié M. d'Ypres ? — Sophisme certes,  l’Eglise n'ayant aucunement approuvé les calomnies contre Port-Royal, mais sophisme qui gardait assez d'apparence et qui a pu tranquilliser plus d'une religieuse. — Notons en passant que le P. Rapin désapprouve tel de ses confrères, le P. Meynier, qui avait accusé les religieuses de Port-Royal de ne pas croire à la présence réelle. Mémoires, II, pp. 432, 433. Le livre du P. Meynier a pour titre : Port-Royal et Genève d'intelligence contre le Saint-Sacrement de l'autel. Il y eut d'autres pamphlets et plus violents.

 

(2) Brucker, op. cit., p. 373 Cf. A ces textes ainsi résumés par le R. P. B., on en pourrait ajouter nombre d'autres, plus ou moins retouchés pour le style, mais non moins authentiques pour le fond. En voici un de tout à fait remarquable :

« Si nous croyons assurément que tout le bien de l'Eglise et tout ce qui peut arriver d'avantageux aux âmes chrétiennes est contenu dans l'Eucharistie... serons-nous toujours si lents.., à nous en approcher ? Soit que nous soyons innocents ou pénitents, nous sommes obligés de la désirer et de la rechercher avec acidité : parce que les innocents et les pénitents... lui font tort de s'en tenir séparés, en prétendant l'honorer par cette séparation.

« Si en quelque état que l'on soit, ou innocent ou pénitent, on évite deux choses : la véritable paresse et la fausse humilité, on sera toujours en état de la recevoir. Il n'y a point de paresse que Dieu condamne davantage que celle qui... nous éloigne du Saint-Sacrement. Faites ce que vous devez faire, et jamais vous n'en pourrez être privé avec raison: N'employez pas votre humilité à vous priver du souverain bien de la terre, sous prétexte que vous êtes indisposé. Etablissez entre l'indisposition de votre âme et la sainte communion, une humble et soigneuse pénitence, et jamais vous n'en serez longtemps séparé. Que si vous négligez la pénitence même des justes et la sainte communion et que vous vous accoutumiez à vivre de la sorte, ne doutez pas que la privation de ces deux choses ne soit pire que les péchés mêmes pour lesquels vous vous en privez par une fausse humilité ». Lettres chrétiennes, III, pp. 331, 332, cf. ib ; pp. 188-193, 216-218.

 

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L'aveu nous suffit, bien qu'atténué le plus possible. A le lire, on imaginerait en effet que Port-Royal se partageait en deux classes : les parfaits, —  une minorité naturellement . — et les autres. Aux premières; la communion fréquente, aux secondes, l’infréquente — comme on disait alors,  jouant sur le titre du livre d'Arnauld — ou même, qui sait? le refus des. sacrements. Telle ne peut être la pensée du R. P. Brucker. Il sait mieux, que nous que les choses ne se passaient pas de la sorte (1). C'étaient plutôt les parfaits qui se privaient « pour un temps » de la communion. Il faut, songer du reste que, dans la pensée de Saint-Cyran, « renouvellement », avancement dans la vertu ne sont pas synonymes de perfection héroïque. Il le dit expressément dans une lettre dont, à la vérité, l'autographe nous manque, mais qui n'a dû subir que des retouches de style :

 

La vie bonne et chrétienne qu'on mène dans la voie étroite suffit pour donner droit à un chrétien d'aller sans rien craindre à la sainte communion tous les dimanches et toutes les fêtes (2).

 

Les nuances n'étaient pas son fait. Le monde se composait bien pour lui de réprouvés et de saints, mais il prenait

 

(1) S'il y avait dans les inédits de Munich la moindre preuve du contraire, le R. P. l'aurait certainement donnée.

(2) Maximes saintes... p. 48. Je n'oublie pas que les textes de Saint-Cyran publiés par les jansénistes sont suspects. Mais si je reste persuadé que les éditeurs ont beaucoup « gratté », il me semble, d'autre part, infiniment probable qu'ils n'ont jamais eu la hardiesse de prêter à Saint-Cyran des pensées de leur cru. Il y a des corrections innombrables, mais toutes d'ordre exclusivement littéraire. En tout cas, ils étaient en général, beaucoup plus « jansénistes » que Saint-Cyran, beaucoup plus opposés quo lui à la communion fréquente et cette dernière remarque suffit à me rassurer au sujet du texte en question et de beaucoup d'autres.

 

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ce dernier mot dans l'acception la plus indulgente. Saints, le doux Lancelot, encore si novice ; toutes les religieuses de Port-Royal ; les solitaires ; M. et Mme du Fossé; le neveu hystérique, qu'il faisait communier tous les huit jours, en plein accès, et contrairement, semble-t-il, à l'usage de cette époque ; beaucoup, beaucoup d'autres, et jusqu'à Robert d'Andilly. Sainteté, bonne volonté, au fond, c'est tout un pour lui. Si je l'ai bien compris, avant d'admettre dans son paradis, non pas toutes les personnes dont il avait la conduite, mais seulement les plus hautes, il exigeait d'elles une sorte d'épreuve qui l'assurât une fois pour toutes du sérieux de leur conversion ou, comme il disait, de leur renouvellement. La plus décisive — mais non pas la seule (1) — de ces épreuves était celle à laquelle nous venons d'assister, dans le cas de Lancelot. Pour avoir nettement saisi la « Vérité », — c'est encore un de leurs mots, — pour avoir compris que la suprême e Pénitence » consistait à s'éloigner pour un temps de l'Eucharistie et pour avoir accepté pieusement, allègrement celte privation, le jeune Lancelot se classait parmi les bien-aimés du Père céleste. D'où l'explosion de joie et de tendresse que nous avons remarquée chez Saint-Cyran, à la fin de cette mémorable aventure (2). Port-Royal a vu plusieurs fois

 

(1) Il y avait aussi, par exemple, la rupture brusque et totale avec le monde, la fuite au désert.

(2) On trouvera dans les livres dogmatiques contre le jansénisme ou sur la communion fréquente, la réfutation des sophismes sur lesquels s'appuie cette théorie de la « Pénitence » ; je remarquerai cependant que l'on prête d'ordinaire à la pensée de Saint-Cyran une noirceur qu'elle n'a pas. Il ne dit pas : la communion est terrible; tremblez d'en approcher sans respect : cela, c'est plutôt la doctrine d'Arnauld ; il dit, au contraire : la communion est le sacrement d'amour, la plus parfaite joie qui soit ici-bas : donc mortifiez-vous quelquefois, en vous privant de cette joie. « La plus rigoureuse peine de cette vie... est celle de nous séparer pour un temps de la jouissance de Dieu résidant au Saint-Sacrement ». Maximes... p. 60. Cf. Le Maître. «  Ce n'est point par crainte qu'une âme de cette sorte, demande ou souffre d'en être privée, c'est par amour. » Apologie pour M. de Saint-Cyran, loc. cit., p. 357. D'où l'on s'explique bien qu'il n'impose pas à tous cette pénitence héroïque. Ainsi comprise et d'ailleurs proposée avec prudence, la méthode ne serait pas manifestement condamnable. Nous voyons, en effet, les jésuites se priver de dire la sainte messe pendant la « première semaine » des Exercices, semaine de « pénitence ». Malheureusement Saint-Cyran n'a pas l'esprit juste, il outre tout et même lorsqu'il pense bien, il s'exprime de travers. Ainsi il accepte ou tolère une « pénitence s de plusieurs mois, ne prenant pas garde aux graves dangers d'une telle méthode. Pratiquement il aboutirait aux mêmes résultats qu'Arnauld. — Cf. à ce sujet de curieux textes de Bérulle et de François de Sales, cités par Le Maître. Apologie pour M. de Saint-Cyran, p. 354, 358.

 

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des scènes du même genre. Dans cette maison toutefois, où d'autres maîtres l'avaient précédé, où il avait à « renouveler » des âmes déjà formées et de longue main à la vie dévote, il rencontra parfois d'assez longues résistances. Ainsi par exemple, auprès de la Mère Agnès. Il y avait aussi, même après le premier succès de l'épreuve, des inquiétudes, des regards tristes vers le passé, une révolte invincible du sens chrétien. C'est là même une des multiples raisons pour lesquelles Saint-Cyran gai tait si peu la direction des femmes. Que si du reste il en avait eu le désir, il n'aurait pas eu la patience d'appliquer la méthode à tontes les religieuses, content d'expérimenter sur quelques âmes d'élite et ne demandant aux autres que les vertus moyennes du cloître. Quoi qu'il en soit, et malgré des exceptions sur le nombre et la gravité desquelles nous sommes mal informés, la communion n'était pas moins en honneur à Port-Royal que dans les maisons les plus saintes de cette époque.

« Il est aisé de justifier, par le témoignage des (de ces) filles, écrit à ce propos M. Le Maître, qu'elles communiaient d'ordinaire tous les dimanches, toutes les fêtes et tous les jeudis, et quelques-unes encore plus souvent. Et que si Dieu avait donné autant de grâces à toutes les personnes que M. de Saint-Cyran a conduites, comme il en avait donné à quelques-unes, il les aurait fait communier presque tous les jours (1) ». Et de son côté la Mère Angélique « Tant s'en faut qu'il dissuade la sainte communion, qu'il n'excite à rien tant (2) ». Citons encore le témoignage de la Mère de Ligny :

 

Mgr l'évêque de Meaux (son oncle) m'avoua tout ce qu'on

 

(1) Apologie pour M. de Saint-Cyran, p. 35». Toute la page est à lui.

(2) Mémoires pour servir à l’histoire de Port-Royal, I, p. 478, cf. ib., PP. 452, 453, 483, 527, 574.

 

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lui avait fait entendre et à M. le chancelier (Molé) pour leur rendre M. de Saint-Cyran suspect, particulièrement au sujet de la sainte communion dont on disait qu'il détournait les âmes. Je lui rendis donc compte de toute la conduite qu'il avait tenue sur moi, des avis qu'il nous avait donnés pour communier souvent et des cas auxquels il nous conseillait de nous en priver quelquefois, ce qui n'était jamais pour longtemps, parce que c'était une de ses maximes, que pourvu qu'on eût soin d'interposer une humble et fidèle pénitence entre sa faute et la communion, on s'en devait bientôt rapprocher (1).

 

Dira-t-on qu'elles atténuent la doctrine de celui qu'elles craignent de compromettre ? Il serait possible. Aussi, quoique persuadé à part moi de la sincérité foncière de ces divers témoignages, n'en ferais-je pas état, si les inédits publiés par le P. Brucker, ne les confirmaient pleinement. On se tromperait donc du tout au tout si l'on jugeait la pratique du premier Port-Royal d'après le rigorisme mortel des générations postérieures. « Filles du Saint-Sacrement », la communion était vraiment le foyer de leur vie religieuse. Avec Saint-Cyran, elles pensaient toutes que

la félicité de cette vie consiste à être dans l'Eglise, à y voir Dieu et à y être nourri de la substance de son corps et de son esprit sous les voiles du Saint-Sacrement

 

(1) Mémoires pour servir à l’histoire de Port-Royal, ib., I, p. 571. Saint, Cyran lui-même, pour se punir de ses fautes contre le recueillement un grand péché, à ses yeux — se privait de dire la messe.

(2) Maximes... p. 6o. On n'attend pas de moi des statistiques, que d'ailleurs un érudit du métier aurait peut-être beaucoup de peine à établir. Mais, à les prendre moralement, les conclusions que je propose me paraissent peu discutables. A la preuve décisive, je veux dire, aux lettres de Saint-Cyran résumées par le R. P. Brucker, s'ajoutent d'autres considérations, a. L'archevêque de Paris a fait faire plusieurs enquêtes sur Port-Royal. Des visiteurs, installés au coeur même de la place, ont tout examiné de près. Evidemment les religieuses étaient sur leurs gardes, mais elles n'auraient pas contrefait, sans jamais se trahir, une vie de communauté différente de celle qu'elles menaient avant l'enquête. D'un autre côté, l'attention des enquêteurs était certainement éveillée sur le chapitre des communions. Or ils n'ont rien remarqué de répréhensible sur ce point. A son obstination prés, ils ont toujours dit que la communauté était exemplaire. Je le crois du moins, n'ayant pas dépouillé ligne à ligne, ce formidable dossier. b. Des biographies des religieuses, des récits de captivité, etc., etc., se dégage la même impression. Lorsque l'autorité ecclésiastique leur refuse l'usage des sacrements, que de lettres, que de livres ne faut-il pas pour les consoler! Auraient-elles tant souffert d'une privation qu'on les aurait habituées depuis longtemps A accepter de gaieté de coeur et qui serait devenue la règle ordinaire ? Voila pour la maison prise dans son ensemble. Reste une difficulté intéressante mais dont la solution, quelle qu'elle fat, ne changerait pas nos conclusions. Cette « pénitence » à la manière de Saint-Cyran, comment Port-Royal la comprenait-il ? Je ne réponds que par des conjectures. a. J'ai dit que ce ne fut vraisemblablement pas une règle commune, imposée à toutes les religieuses. b. Je crois aussi que Saint-Cyran satisfait — et fatigué — d'avoir jeté la bonne semence, ne prenait pas la peine d'en suivre l'éclosion, sauf dans un très petit nombre de cas. Il aura laissé ce soin à M. Singlin, disciple très entêté de la doctrine du maître, mais bonhomme et peu résistant. En somme, les religieuses auront suivi leur inclination. D'où les sottises et les réparations que nous allons rappeler. c. Dans la ferveur des débuts, il y a eu de graves excès, des pénitences qui duraient peut-être (mais je crois, en très petit nombre) près d'un an. Ceci, par la faute sans doute ou de la négligence de Saint-Cyran, ou de la complaisance béate de Singlin. Nous ne pouvons savoir le nombre de ces cas de folie, étant plus que vraisemblable que les annalistes en auront fait disparaître la trace. d. Il semble que les religieuses, aidées par la grâce, éclairées par les résultats médiocres ou funestes de l'expérience, entraînées par leur simple ferveur qu'on ne peut révoquer en doute, auront d'elles-mêmes et assez vite, corrigé ce qu'il y avait de plus excessif dans ces excès. La méthode n'était pas née viable : elle devait ou s'évanouir peu à peu, ou s'aggraver au point de changer de caractère. Ce n'eût plus été bientôt la privation mortifiante de la plus grande joie, mais ou la terreur ou l'indifférence absolue. Il ne semble pas que Port-Royal — celui qui nous intéresse présentement — ait suivi la seconde de ces directions. Tout nous invite, comme j'ai dit, à croire le contraire. Insensiblement, ou s'est rapproché du droit chemin. Ne serait-ce que pour mieux réagir contre les accusations du dehors, les confesseurs amis de la maison auront aidé les religieuses à s'émanciper d'une contrainte qui déjà leur pesait assez. e. Soit au début, soit ensuite, estimait-on que la « pénitence »devrait être périodiquement recommencée? Oui, probablement, mais la première « pénitence » — la grande épreuve — devait être beaucoup plus longue que les autres. Je me résume en deux mots : la semence était mauvaise, elle aurait dû normalement porter des fruits qui auraient épouvanté Saint-Cyran tout le premier ; mais les âmes qui la recevaient, se refusaient à sa croissance. Ames excellentes, malgré des misères qui n'éclataient pas encore, mais qui les travaillaient peut-être déjà. Nous reviendrons sur la plupart de ces points au chapitre de la Mère Agnès.

 

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Est-ce bien Saint-Cyran qui parle ainsi ?Mais sans doute. Dès qu'il cesse de se prendre pour un être extraordinaire, dès qu'il se résigne à n'écouter que le meilleur de lui-même, il dit d'excellentes choses (1). Ses vues sur la

 

(1) Mais toujours à surveiller de très près, car il n'a pas l'esprit juste. Que de maladresses, par exemple, et que de suppositions erronées, dans le passage suivant, d'ailleurs précieux parce qu'il nous montre un Saint-Cyran plus tendrement pieux, plus épanoui que celui de la légende ! « Celui qui va à la communion sans avoir une secrète joie dans le coeur, n'y est pas bien préparé, et si, en communiant et après avoir communié il ne ressent dans le coeur une double joie, il témoigne qu'il n'a pas été au banquet, à la noce et à la fête du ciel » Maximes... p. 52. Fausse direction et dangereuse. Il n'est pas donné à tous de ressentir cette joie que Saint-Cyran semble bien vouloir sensible. C'est là d'ailleurs une tendance commune aux spirituels jansénistes. La théorie des deux délectations les obsède.

 

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confession ne nous causeront pas moins de surprise (1).

b) La confession. — Vues mêlées, incertaines et peut-être contradictoires, comme tout ce qui est sorti de ce bizarre cerveau. J'avouerai mon ignorance. Il m'est impossible de définir exactement la réforme qu'on affirme qu'il voulait établir dans l'administration de ce sacrement. Regardait-il sérieusement l'absolution comme une formalité vaine, comme un geste perdu et même coupable, lorsqu'elle n'avait pas été précédée par un acte de contrition parfaite et par de nombreux e fruits de pénitence ? » On l'a dit, il l'a dit lui-même peut-être ou paru le dire (2). Sa vraie pensée à ce sujet n'en reste pas moins douteuse (3), car nous ne savons pas au juste ce qu'il entendait par « attrition » (4). Pour sa pratique ordinaire au confessionnal, peut-

 

 (1) Il est curieux de constater que Saint-Cyran, avait, sur l'âge de la première communion, presque les mêmes idées que S. S. Pie X. Voici une page de son catéchisme. « D. A quel âge faut-il communier ? — R. A rage de discrétion qui vient aux uns plus tôt qu'aux autres, comme SEPT, HUIT ou DIX ans et quelquefois plus tard, comme aussi QUELQUEFOIS PLUS TOT. — D. Est-on obligé de communier à cet âge de discrétion ? — R. Oui. — D. Les pères de famille sont-ils obligés de faire communier leurs enfants, leurs serviteurs et servantes, à cet âge de discrétion ? — R. OUI, pourvu qu'ils les aient instruits ou fait instruire auparavant. » M. Laferrière cite ce passage d'après une copie manuscrite. Les éditeurs jansénistes du Catéchisme l'avaient supprimé. Cf. Laferrière, op. cit., pp. 200, 201.

(2) Cf. à ce sujet Brucker, II, p. 343, sqq. L'interrogatoire de Vincennes roule presque uniquement sur ce point.

(3) L'exemple de Lancelot que nous avons apporté plus haut ne suffit pas a nous éclairer. En effet, dans le cas de Lancelot, Saint-Cyran n'avait pas à hésiter. Il y avait contrition parfaite, puisque le jeune homme poussait l'amour de Dieu jusqu'à renoncer pour de longs mois aux consolations de la communion (je parle bien entendu, comme parlerait Saint-Cyran). Il y avait fruits de pénitence, Lancelot s'étant retiré du monde.

(4) « Savez-vous bien que pour avoir l'absolution d'un péché véniel, il faut avoir une telle détestation de l'objet qui vous a fait pécher que vous soyez entièrement résolu de ne le plus aimer, de sorte que si vous aimez encore la vanité, par exemple, lorsque vous vous confessez, c'est comme si vous ne vous en confessiez point?» Qui parle ainsi ? Un jésuite et de marque, le P. Hayneufve (Méditations pour le temps des Exercices... Paris, 1645, p. 290). Peut-être Saint-Cyran ne voulait-il pas dire autre chose. Mais alors, demandera-t-on, pourquoi se donner comme le réformateur de la pénitence, ainsi qu'il l'a fait plusieurs fois ? Je réponds par la psychologie du personnage telle que l'on vient de la dessiner.

 

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être sommes-nous mieux renseignés. Interrogé par Laubardemont,

 

il se dit sieur Abbé (de Saint-Cyran) l'a tenu en pénitence, (ajoutant que) par ces mots il entendait : confesser une personne et remettre à lui donner l'absolution, jusqu'à ce qu'il eût une contrition parfaite... si le dit sieur Abbé ne l'avait pas traité de la sorte,

 

M. Le Maître, et sous la foi du serment répond :

 

Non. Que le dit sieur Abbé lui avait donné l'absolution toutes les fois qu'il l'avait confessé (1).

 

Pressé à son tour de s'expliquer sur ce point, Saint-Cyran

 

dit qu'il y a une seule chose qu'il confesse avoir fait quelquefois, qui est de différer de donner l'absolution sur le champ après la confession, mais dit... ne l'avoir fait qu'à ceux qui s'y sont portés volontairement et par eux-mêmes (2).

 

Peut-être biaise-t-il un peu. J'ai déjà dit qu'il fait une assez pauvre figure au cours de l'interrogatoire. Six mois de prison ne lui avaient ni débrouillé l'esprit ni donné du coeur. Pour ne pas dire la simple vérité avec une pleine franchise, pour jouer au plus fin, il se donne parfois l'air de mentir. Mais enfin ses moyens de défense ne sont pas mauvais. Il affirme par exemple qu'

 

il ne différait jamais l'absolution que lorsqu'on lui faisait des confessions générales.

 

De très orthodoxes, à cette époque surtout, en faisaient autant. Autre circonstance plus qu'atténuante :

 

et qu'il n'a jamais guère confessé que des personnes qui avaient

 

(1) Recueil..., pp. 6, 7. D'après cet interrogatoire, M. Le Maître communiait environ tous les huit jours (p. 9). II faut lire ces curieuses pages. Dans tout l'entretien, Le Maître a le beau rôle et traite Laubardemont comme celui-ci méritait de l'être.

(2) Ib., p. 65.

 

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de grandes difficultés et que c'était la raison pour laquelle on les lui présentait (1).

 

Mais « quel temps pour le plus, le dit répondant a a-t-il différé de donner l'absolution ?

 

A dit n'avoir point de temps, étant toujours prêt à donner l'absolution quand les pénitents le veulent, l'empêchement et le délai venant plutôt d'eux que de lui.

 

Ceci paraît un peu faible. Car enfin, c'est à lui, confesseur, de couper court aux scrupules du pénitent, si toutefois il y a scrupule au sens propre, ce dont après tout il reste seul juge. Ce qui suit est plus décisif:

 

Quand il a différé l'absolution du temps (quelque temps), il ne l'a jamais fait qu'une fois au regard d'une même personne après la confession de toute sa vie, la remettant depuis dans l'ordre commun,

 

Il pourrait à la rigueur s'en tenir là, mais il veut que la réponse porte et il continue. Il en dira trop selon moi. Le délégué du pouvoir civil qui l'interroge, un prêtre pourtant, non seulement lui laisse la parole, mais encore le harcèle de questions qu'aujourd'hui nous trouverions intolérables. L'étrange époque en vérité !

 

Dit qu'il s'en trouvera quelques-unes qui diront que lui répondant, les a souvent pressées de recevoir l'absolution, lesquelles ne l'ont jamais voulu, désirant de pleurer encore leurs péchés ; que de vingt cinq ou trente personnes que le dit répondant a confessées en sa vie et non plus, il s'en trouvera plusieurs qui diront qu'il les a absous sur le champ et que les autres avaient de tels empêchements qu'ils eussent mal fait de recevoir l'absolution et lui répondant de la donner (2),

 

La curiosité du juge n'est pas satisfaite :

 

Interrogé combien de temps pour le plus il a différé l'absolution, a dit.., que quand à lui, il a été toujours prêt de donner

 

(1) Recueil..., p. 75.

(2) Ib., p. 66, 67.

 

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l'absolution, et qu'il se souvient que quelques religieuses, comme soeur Marie-Angélique

 

Des noms! Il ne manquait plus que cela!

 

et autres, sont demeurées quelquefois trois ou quatre mois sans la recevoir et sans communier, quoique lui répondant, ait fait beaucoup de voyages pour les presser (1).

 

Qu'en pense t-on ? Ai-je tort de croire que s'il a dans la tête quelque vague dessein de réforme, lorsqu'il en vient à la pratique, il hésite, en bon prêtre qu'il est, et, somme toute, s'écarte à peine de l'usage commun. Plus facile peut-être que bien des confesseurs de son temps, mais aussi plus faible et plus imprudent. Qu'il ressemble donc peu à ce dictateur des consciences que Sainte-Beuve a tant admiré. Même à Port-Royal, il n'arrive pas à se faire obéir. Au reste sur ce point encore — point capital — Vincent de Paul l'a nettement défendu :

 

Interrogé si je ne lui ai pas ouï dire que c'est un abus de donner l'absolution incontinent après la confession, suivant la pratique ordinaire : je réponds ne lui avoir jamais ouï dire que ce fût un abus d'en user de la sorte. Mais l'expérience fait voir comme il entendait ce qui est dit en la dite demande, parce qu'il nous a fait faire la Mission dans les paroisses qui dépendent de son abbaye de Saint-Cyran, et nous a offert maintes fois un prieuré qu'il a auprès de Poitiers, pour faire de même dans l'évêché de Poitiers et chacun sait que nous (donnons l'absolution aussitôt après la confession et sans attendre que la pénitence soit faite et sans avoir exigé du pénitent un acte de contrition parfaite) (2).

 

Il choisit pour confesser dans les terres de son abbaye, des prêtres qu'il sait fidèles à la méthode commune, et il ne leur propose même pas d'essayer de sa réforme. Aurait-il peur de se compromettre aux yeux de Vincent ? Non, il lui a dit des choses beaucoup plus extraordinaires.

 

(1) Recueil..., p. 75.

(2) Coste, op. cit., p. 28.

 

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Se serait-il incliné devant l'expérience et la doctrine du saint? Non, il le traite au contraire en disciple et passablement chétif.

Ainsi, le grand réformateur, de quelque côté qu'on l'étudie, n'aboutit à rien de sérieux, à rien de durable. Si les choses eussent suivi leur cours naturel, Saint-Cyran, après avoir édifié, inquiété et amusé ses contemporains, aurait disparu sans laisser de trace. Son malheur et le nôtre ont voulu que l'héritage, obscur et caduc de ce visionnaire, fût exploité par un grand homme et par un parti puissant. Les velléités rigoristes de Saint-Cyran, solidifiées, si j'ose dire, systématisées, exagérées et faussées par l'auteur de la Fréquente Communion, sont devenues la charte du jansénisme, et sur le Port-Royal de Saint-Cyran, où l'on communiait deux fois par semaine, ont cru se régler plusieurs générations de sectaires, qui ne se hasardaient pas sans épouvante à communier une fois par an (1).

II. C'était bien toutefois une hérésie qui germait sourdement dans les arrière-conceptions, dans les aspirations crépusculaires de Saint-Cyran; mais ce n'était pas le jansénisme. Nous opposions tantôt les appréciations portées sur ce mystérieux personnage par deux des chefs du parti

 

(1) Ainsi pour le sacrement de Pénitence et les absolutions différées. La vague réforme que Saint-Cyran avait peut-être imaginée mais qu'heureusement il n'avait pas eu le courage de mettre en pratique, devint la règle des confesseurs jansénistes. Voici à ce sujet de curieux vers du P. Martial de Brives (Cf. Humanisme dévot, pp. 198-sol).

 

Qu'on apporte aux pécheurs l'ordinaire pardon

Sans suspendre jamais cet admirable don,

Qu'en l'excès seulement d'une extrême importance.

Mais quant à la conduite observée en ces temps,

Qui donnant pénitence aux pécheurs pénitents,

La leur fait accomplir avant que les absoudre,

Qui sèche et qui flétrit ce qu'il faut arroser,

Qui n'a que des discours de tonnerre et de foudre,

Il faut absolument l'éteindre et l'excuser.

 

Il la faut excuser, puisqu'elle a pour auteurs,

Et des prêtres dévots et d'habiles docteurs ;

Le désir est si bon que le ciel s'en contente.

J'ajoute qu'il la faut éteindre en l'excusant,

Puisqu'insensiblement nous voyons qu'elle augmente

Les désordres passés d'un désordre présent.

 

Parnasse séraphique, pp. 56 sq.

 

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catholique, Condren effrayé des hardiesses du novateur, Vincent de Paul se refusant à prendre au sérieux ces mêmes hardiesses, ou leur donnant un sens acceptable. A l'intransigeance du premier, nous semblions préférer l'indulgente exégèse du second. Telle n'était pas notre pensée. Pour nous, ils avaient également raison l'un et l'autre. Avec le P. de Condren, nous estimons Saint-Cyran fort dangereux ; avec Vincent de Paul, plus ou moins irresponsable, assez innocent. Tout dépend du point de vue auquel on se place. Homme d'action, réaliste, pragmatiste enfin au sens orthodoxe du mot, Vincent juge des idées par l'homme : il interprète et, au besoin, il corrige les extravagances de Saint-Cyran, en les essayant, si l'on peut dire, sur l'homme en chair et en os qu'il avait regardé vivre, et dont la conduite, loin de traduire, dans l'ordre des faits, ces extravagances, se dressait contre elles pour les contredire. Apologie incomplète, mais suffisante dans la circonstance. On lui demandait : est-il coupable, faut-il le punir? Et le saint répondait : non. Condren est un philosophe, un théologien, un gardien de la foi. Custos, quid de nocte ? Il sonde les ténèbres des intelligences et des coeurs, attentif à ces vagues poussées, à ces premiers tressaillements, qui annoncent la naissance d'une erreur, ou nouvelle ou renouvelée. Condren laisse l'homme, ses idées conscientes et ses intentions au jugement de Dieu,  nous ajoutons pour notre part, à celui des médecins. Bon ou pervers, responsable ou visionnaire, peu importe. Qu'il le sache ou non, qu'il le veuille ou non, il dit quelque chose, et de très grave; de ses propos, rapprochés les uns des autres, rattachés à leurs racines lointaines, se dégage une ébauche de système et très redoutable. Quel système ? Condren ne s'est pas expliqué là-dessus ; mais il n'est pas difficile de répondre. Saint-Cyran, à son insu, et certainement sans le vouloir, tendrait à substituer au catholicisme un christianisme purement intérieur, dans lequel on s'unirait directement à Dieu, sans recourir à la grâce

 

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des sacrements et sans dépendre de l'autorité de l'Église.

Un jour, raconte Lancelot, certain directeur « qui avait plus de réputation que de science » — c'est Vincent de Paul — « fit entendre à M. de Saint-Cyran que sa doctrine sur l'Église lui était suspecte. Sur quoi M. de Saint-Cyran lui demanda : « Mais vous-même, Monsieur, savez-vous bien ce que c'est que l'Église? » Cet ecclésiastique se contenta de dire que c'était la congrégation des fidèles sous notre Saint-Père le Pape, et M. de Saint-Cyran, sans s'expliquer davantage sur ce qui manquait aux lumières de cet ami, lui répliqua d'une manière grave et pleine d'autorité : « Vous n'y entendez que le haut allemand ». Ce n'est pas qu'il ne révérât en effet l'Église composée des Pasteurs dont le Pape est le premier, et des fidèles, mais il était affligé de ce que ce grand directeur ne connaissait pas mieux l'esprit et la majesté de l'Esprit de Jésus-Christ, lui qui conduisait beaucoup d'ecclésiastiques de mérite et qui aurait dû être en état de les instruire solidement, après s'être nourri lui-même, non plus simplement de ce que saint Augustin après saint Paul appelle le lait de l'enfance chrétienne, mais de ces aliments forts et dignes des parfaits, qu'on trouve dans les Saints Pères et dans les canons des anciens conciles. Car c'est là ce que M. de Saint-Cyran voulait lui faire comprendre... (à savoir) que pour bien juger de l'esprit de l'Eglise et même de la vraie doctrine, il ne suffit pas de voir ce qui se pratique communément, ou quelles sont les opinions les plus reçues dans les écoles modernes, mais qu'il faut... remonter aux sources toutes pures de la tradition la plus universelle (1). »

 

(1) Mémoires, II, pp. 301, 3o2. Je continue la citation pour montrer une fois de plus que le maître et le disciple avaient tout à fait perdu le sens du ridicule « Je crois que ce fut à l'occasion de cette personne (Vincent) que M. de Saint-Cyran fit sur les degrés de l'humilité un écrit qu'il nous communiqua... Il y parlait du danger qu'il y a à avoir plus de réputation, qu'on n'a de fond, ce qui fait quelquefois qu'une personne se trouve engagée dans des emplois qui sont beaucoup au-dessus de sa force ».

 

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Il ne faut que presser un peu ce verbiage pour arriver à des conclusions que certes ni Lancelot ni Saint-Cyran n'auraient acceptées, mais qui n'en restent pas moins logiques. Leur église n'est pas l'Église vivante et visible de Vincent de Paul. Saint-Cyran ne disait-il pas un jour en termes formels : « Je vous confesse que Dieu m'a donné et me donne de grandes lumières : il m'a fait connaître qu'il n'y a plus d'Église (1) ». Folie, mais qui n'est pas sans rejoindre, à travers les méandres de l'inconscience, des affirmations plus sérieuses. Il faut se souvenir, écrit-il,

 

que Dieu a réduit toute la religion à une simple adoration intérieure, faite en esprit et en vérité, et qu'ainsi, lorsque l'homme a reçu le don d'une telle adoration au dedans, la moindre action de charité et de piété au dehors est grande devant Dieu (2),

 

et qu'ainsi, ajouterons-nous, on peut assez commodément se passer des sacrements, se résigner à la disparition de l'Église. Il ne substituerait pas, comme on le répète, une religion de crainte à la religion d'amour, mais un individualisme mystique au catholicisme. Le grand Arnauld aboutirait à l'hérésie ou au schisme, Saint-Cyran à la négation même de l'Église et de toute église.

 

Par là s'expliquerait peut-être le malaise sourd qui perce dans les confidences de Saint-Cyran et dans beaucoup de ses écrits. Tout vrai catholique lui trouvera l'air d'un étranger et d'un étranger malheureux. Mélancolie très différente de celle de Pascal. Il n'est pas à charge à lui-même, content de soi bien plutôt. C'est — encore une fois, nous le poursuivons ici dans ces régions chaotiques

 

(1) Coste, p. 11.

(2) Brucker, II, p. 360. Ainsi, dans le Petrels Aurelius : « Obligationes novae legis ejusdem sunt naturae cum nova lege; nova autem tota interior est,  tota amoris, tota cum praceptis, institutis, ac obligationibs suis in cantate consistit » P. A. Opera, Vindiciae, Paris, 1645, p. 135.

 

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où le comprendre et le vouloir ne sont encore que d'imperceptibles semences — c'est le catholicisme qui l'assiège et qui le blesse : « l'adoration intérieure », esclave d'une autorité étrangère, soumise à des rites précis; des canaux officiels prescrits à la grâce; des conditions, une surveillance imposées par la créature aux visites du Créateur. Voilà bien au fond ce qu'il reproche à l'Eglise. Si elle ne s'interposait pas entre Dieu et lui, il la trouverait moins corrompue. De cette révolte implicite, et non pas d'une théologie puritaine, découlent ses vues sur les sacrements. Exiger pour que l'absolution soit valide, un acte préalable de pur amour, des fruits éclatants de pénitence, autant dire que l'absolution n'a pas d'efficace. La réconciliation s'est faite dans le silence et loin du prêtre. Ainsi du malade qui n'attend pas pour guérir la visite du médecin. On l'a dit presbytérien et non sans quelque apparence. Mais le presbytérianisme ne pouvait être pour lui qu'une étape. Fatalement on irait plus loin. Sainte-Beuve l'a bien pressenti. Saint-Cyran dans le Petrus Aurelius, dit-il, « sous air de maintenir la prérogative extérieure et les droits de l'Épiscopat... revenait en bien des endroits sur la nécessité de l'Esprit intérieur qui était tout. Un seul péché mortel contre la chasteté destitue selon lui l'évêque et anéantit son pouvoir. Le nom de chrétien ne dépend pas de la force extérieure du sacrement, soit de l'eau versée, soit de l'onction du saint-chrême, mais de la seule onction de l'Esprit. En cas d'hérésie, chaque chrétien peut devenir juge ; toutes les circonscriptions extérieures de juridiction cessent ; à défaut de l'évêque du diocèse, c'est aux évêques voisins à intervenir, et, à défaut de ceux-ci, à n'importe quels autres; cela mène droit, on le sent, à ce qu'au besoin chacun fasse l'évêque, sauf toujours, ajoute Aurelius, la dignité suprême du Siège apostolique; simple parenthèse de précaution. Mais qui jugera s'il y a vraiment cas d'hérésie ? La pensée du juste, en s'appliquant autant qu'elle peut à la

 

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lumière de la foi, y voit comme dans le miroir même de la céleste gloire. Ainsi se posait dans l'arrière-fond de cette doctrine, l'omnipotence spirituelle du véritable élu... Derrière l'échafaudage de la discipline qu'il se piquait de relever; Saint-Cyran érigeait donc sous main l'idéal de son évêque intérieur, du Directeur en un mot, ce qu'il sera lui-même en personne dans un instant (1). »

Admirable clairvoyance ! Comme il l'emporte sur le commun des profanes qui se mêlent de théologie. Mais pourquoi tourner court en si bon chemin? La logique du système ne laisse pas l'ombre d'un trône à cet e évêque intérieur» dont parle Sainte-Beuve, elle exige que le premier venu e fasse » et l'évêque et le prêtre. En effet il ne s'agit pas d'opposer la juridiction du directeur à celle de l'évêque ou du prêtre, mais l'indépendance absolue du chrétien intérieur, à n'importe quelle direction transmise par l'homme.

 

Vers la fin de sa vie, il avait pris une bizarre habitude qui peut-être se rattachait, dans l'arrière-fonds de sa pensée, aux tendances que l'on vient de dire. Le dimanche, ne pouvant plus célébrer la messe à cause de ses infirmités, il venait à Saint-Jacques du Haut-Pas, sa paroisse, où il se mêlait, non sans quelque ostentation, à la foule des laïques. Avec eux, il allait à la sainte table. Un surplis rappelait toutefois sa dignité et faisait éclater sa condescendance. Ce n'est là manifestement qu'un indice, et beaucoup moins grave que tant et tant de paroles anarchistes répétées par lui avec une insistance troublante. Qu'on

 

(1) Port-Royal, I, pp. 318, 319. C'est l'auteur qui souligne. Cette note ne figurait pas dans les premières éditions. Ce seul exemple nous avertirait de l'extrême intérêt que doivent présenter les notes du Port-Royal. — Il va du reste sans dire que cette interprétation du Petrus Aurelius n'est pas acceptée par les apologistes de Saint-Cyran. D'un tel écrivain — nous l’avons bien vu — l'on peut toujours tout expliquer. Et puis, je tiens à le répéter, nous ne saurons sans doute jamais dans quelle proportion Saint-Cyran est responsable du Petrus Aurelius, oeuvre singulière à laquelle Jausenius, Barcos et d'autres semblent avoir très activement collaboré.

 

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veuille bien se rappeler la folle scène devant la porte de Maubuisson : M. de Saint-Cyran, assailli par une pensée « épouvantable » qu'il ne veut pas dire, qu'il dit pourtant. Je crois volontiers qu'en de telles crises, le vrai Saint-Cyran, l'illuminé, le mystique individualiste et asacramentaire, faisait explosion.

 

Ni église, ni prêtre, ni dogme, rien que Dieu et moi. Il semble du moins que l'on ait le droit de construire ainsi la philosophie religieuse qui s'agite, à l'état de larve, dans les dernières retraites de cette conscience : philosophie encore trop informe et trop débile pour maîtriser la pensée consciente de Saint-Cyran, assez active déjà néanmoins pour inspirer à ce docteur étourdi quelques sacrilèges boutades et pour entretenir chez lui une inquiétude éternelle.

Je tâche de l'ausculter à fond et je le harcèle en conséquence. A Dieu ne plaise toutefois que je prétende le tenir. Le système qu'on vient d'exposer n'est après tout qu'une construction de notre esprit. Il y a dans les écrits de Saint-Cyran des textes sans nombre, formels, éclatants, qui justifieraient une construction toute contraire. Pourquoi d'ailleurs ne lui laisserions-nous pas le bénéfice de ses impuissances naturelles et de ses manies ? Qu'on doive le tenir pour un maître dangereux, je l'ai assez dit, mais que la philosophie destructive que l'on tire, et très logiquement, de ses propos inconsidérés, réponde aux désirs, aux appels de sa pensée, de sa vie profonde, cela ne me paraît que probable. Comme novateur, même inconscient, on a peine à le prendre si fort au sérieux. Les fâcheuses semences que nous allions chercher dans les plus intimes replis de son être, n'ont peut-être fait que traverser, pendant quelques minutes de fièvre ou d'irritation, la surface de son esprit. Pour peu qu'on l'ait  pratiqué, l'on reste moins effrayé de ses hardiesses que déconcerté par ses enfantillages. Trouver un sens quelconque à tel ou tel de ses oracles, pour ma part j'y ai renoncé. Quoi de

 

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plus simple cependant que les sujets qu'il traite, la vie chrétienne, les sacrements, la sainteté du sacerdoce! Un profane se résigne à ne pas tout comprendre d'Emmanuel Kant, mais non, d'une lettre sur la communion (1). Que s'il en est ainsi de certains de ses écrits, à plus forte raison lui arrivait-il, en conversation, de parler sans bien s'entendre lui-même.

Il avait du reste la rage de contredire. Donnez-lui n'importe quel truisme, la  définition de l'Église par exemple ; il répondra que vous n'y entendez goutte. Censurez Calvin ; il lui trouvera du bon, ce qui ne l'empêchera pas, une fois seul dans sa chambre, d'exorciser les livres de Calvin avant de les lire. Un mot lâché ne revient pas. Les extravagances de Saint-Cyran appartiennent donc à l'histoire. Libre à nous de les méditer, mais enfin il ne faut pas oublier que ce prophète parle quelquefois des choses les plus augustes avec une légèreté prodigieuse. Quant à mettre en système ces extravagances, peut-être, — je dis peut-être — est-ce leur faire beaucoup trop d'honneur.

III. Des deux Saint-Cyran, celui dont nous venons de voir l'auréole s'éteindre, ne mérite guère que notre pitié. Reste le « grand serviteur de Dieu », que vénérait sainte Chantal, le beau génie religieux, qui, s'il n'a pas tenu toutes les promesses d'une élection manifeste, n'en garde pas moins, dans le témoignage qu'il rend aux réalités invisibles, cet accent particulier que nul art humain ne saurait contrefaire et qui remue si étrangement les coeurs.

Le meilleur Saint-Cyran, le seul bon, est avant tout, est presque uniquement un solitaire, un méditatif, un homme d'oraison. Se recueillir, prier est la seule occupation qui le satisfasse tout à fait. Mégalomanies, rêves de réforme, le reste l'amuse un instant, le fatigue bientôt, ne le

 

(1) Cf. entre autres, Lettres chrétiennes, III, pp. 188, 193 ; 216, 218, où il traite de la « disposition à la communion selon le premier ordre de Jésus-Christ ». Il n'oublie que de définir ce « premier ordre ».

 

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possède jamais. Pour subjuguer des âmes sans nombre, il n'avait qu'à se montrer. Il ne l'a pas fait. Je le reconnais, de deux solitudes, il choisit volontiers la plus en vue, heureux que d'en bas plusieurs aperçoivent son buisson ardent, et, quand il descend de sa montagne, il prend volontiers l'air et le ton du prophète ; enfantillages auxquels nous devions donner leur vrai nom, puisqu'on s'obstinait à bâtir sur un aussi fragile fondement une légende trompeuse ; mais enfantillages qui ne doivent pas nous cacher le sérieux profond de toute une vie de prière.

Cette vie intérieure rappelle curieusement le contraste que nous avons déjà remarqué. Façade pompeuse, disions-nous de lui, derrière laquelle apparaît une créature de faiblesse. Il a tout de même, si l'on peut ainsi parler, comme une prière de façade, sérieuse sans doute et véritablement dévote, mais trop magnifique et trop encombrée. Prière du docteur ou plutôt du poète, qui s'agite, qui se grise un peu de son propre génie et qui s'en impose à lui-même. L'autre est moins sonore et de moins d'éclat. Toute paisible et douce, elle s'abandonne en silence aux mouvements de la grâce. Elles ne s'opposent pas l'une à l'autre ; elles doivent au contraire s'accorder; la première n'étant que la préparation de la seconde, portique solennel ouvrant sur l'humble auberge des pèlerins d'Emmaüs.

La première, que nous pouvons reconstituer d'après les lettres de Saint-Cyran, est proprement une méditation lyrique et passionnée. « On ne saurait lire les livres saints avec attention qu'on ne prie» (1), disait-il, non sans un retour sur lui-même, car il ne se perd jamais de vue. Sauf pendant la première période de sa vie, il ne demande d'abord en effet à ses immenses lectures que de nourrir sa dévotion. Nulle curiosité spéculative, il ne veut que s'édifier par de grandes idées religieuses. Ce travail, aidé par une érudition patristique que le P. Rapin lui-même jugeait

 

(1) Maximes…,  p.339

 

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prodigieuse, porte la marque de son esprit, élevé, puissant, mais chaotique, inégal, d'une justesse plus que douteuse, porté aux ingéniosités puériles. Du plus haut sublime il tombe dans la platitude. Ou bien il s'attarde à des subtilités compliquées, presque inintelligibles et que l'on devine ou très peu sûtes ou tout à fait vaines.

Trop de pensées, à peine effleurées pour la plupart et que nul lien sérieux ne rattache les unes aux autres (1).

 

(1) C'était son orgueil : une seule de ses conférences ou de ses lettres pouvait suffire aux méditations d'une longue vie. Il le disait à Lancelot ( cf. p. 47). Cf. Lettres, III, p. 231. Pour étudier ces amalgames de pensées, que l'on prenne, entre vingt autres, la longue lettre à une novice qui était prêle de faire profession, III, p. 219. 267. Voici un passage : Ne craignez pas le diable, « il n'emportera pas la moindre herbe de votre terre, tant s'eu faut qu'ils approprie le moindre cheveu de votre tête, puisque vous êtes à la veille de les consacrer tous à Dieu comme un holocauste, sans (remarquez ici le vol éperdu du bourdon fonçant sur une autre vitre) violer pour cela, dans la suite de votre vie, le commandement de l'Apôtre, qui veut que la fille et la femme prient Dieu, la tête couverte, et que leurs cheveux leur servent de voile et de couverture, parce qu'en échange des vôtres, vous recevrez un autre voile de Dieu par la main de l'évêque (faux sens et surtout incohérence effarante. A une autre vitre :) Car on ne saurait rien donner à Dieu qu'il ne le rende au double an même instant : ce qui nous est représenté tous les jours au sacrifice de la messe, où le prêtre reçoit de la main de Dieu le corps de Dieu même aussitôt qu'il le lui a offert ». C'est ainsi qu'il prend son élan et qu'il bat des ailes jusqu'à ce que — je ne dis pas sa raison — mais son imagination échauffée le soulève enfin et le simplifie. Il faut voir la suite, compliquée, excessive toujours, mais plus une. « Le moyen principal pour vous défendre contre les attaques... des démons, est votre voile. Il ne faut que le regarder d'un clin d'oeil, ou le toucher du petit doigt, pour donner la chasse à toutes les armées de l'enfer… Moyse, intercepté entre les morts et les vivants pour arrêter le feu, n'a pas plus fait que fait ce voile... Que le diable donc fasse la ronde... il ne saurait vous nuire tandis que vous vivez sous l'ombre de votre voile et dans une sainte maison où il y a plusieurs voiles... (autre bond). Que si, en pleine mer, la vue des voiles d'une flotte donne souvent de la frayeur à deux ou trois vaisseaux qui naviguent seuls, qui peut douter que les dénions, qui n'entrent jamais qu'eu petit nombre dans les maisons de Dieu, où il y a toujours des armées qui campent, comme il est dit dans la Genèse, au dedans et au dehors, ne soient épouvantés par ce nombre de voiles toutes pleines de mystères qu'ils ont en horreur ». L'image des deux ou trois vaisseaux effrayés par les voiles de toute une flotte, lui a rappelé que les diables ne vont jamais qu'eu petit nombre dans les couvents. Nouveau motif qui l'enchante et qu'il se hâte de traiter, non sans le compliquer à sa façon. « Car les démons n'ont nulle part aucune consistance, changeant toujours de place comme des oiseaux volages : mais les deux lieux qu'ils abandonnent plus promptement sont l'enfer qu'ils fuient tant qu'ils peuvent comme leur prison, et les maisons saintes, d'où la foi des mystères a plus de pouvoir de les chasser que les anges même » III, pp. 23o-237. C'est ainsi que Saint-Cyran parlait à Port-Royal, et quand on a tout dit, on est bien obligé de reconnaître qu'une telle parole devait fortement impressionner des religieuses. Pour ceux qui se persuadent qu'il n'eut pas d'autre souci que de janséniser ces pauvres filles, ils feront bien de méditer ce dernier passage : « Sans violer le silence intérieur ou extérieur, celui de la bouche ou celui du coeur, c'est-à-dire, sans paroles et presque sans pensées, vous pouvez, par le seul attouchement de votre voile, dissiper toutes les illusions, les tentations et les calomnies les plus secrètes du diable », III 242. J'ai souligné presque, que je crois interpolé, Saint-Cyran n'ayant pas l'habitude de cet adverbe.

Quelques-unes de ses directions, beaucoup moins compliquées, gardent une originalité assez aimable. Il disait, par exemple, à la soeur Marie-Eugénie Arnauld : « Lorsque l'on est obligé de veiller sur les actions des autres.. (il faut) excuser tout ce qui se peut excuser, et quand cela ne se peut pas, attendre que l'on ait fuit trois fois la même faute, auparavant que de la dire, et alors le faire en un mot ». Toujours charmante, la soeur Eugénie ajoute : « Ce que j'ai reconnu venir de l'Esprit de Dieu, ayant vit que les mêmes fautes ne se faisaient Isis trois fois, et qu' ainsi il d'état pas besoin d'en parler ». Mémoires pour servir à l'histoire de Port-Royal, III, p. 373. N'est-ce pas une perle de la plus belle eau ?

 

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Aucune suite, aucune harmonie : les dix doigts au hasard, et le coude même, sur le clavier. Bref on s'explique sans peine que Bossuet n'ait trouvé que galimatias dans cette spiritualité que traversent pourtant de si beaux éclairs et qu'anime une religion si profonde. Quel service, pour une fois, ses amis de Port-Royal ne lui ont-ils pas rendu, lorsqu'ils ont extrait de ses lettres fastidieuses, les thèmes les plus riches, les plus éclatants ou du moins les plus graves, un millier de Maximes saintes et religieuses. Livre bien nommé et qui, réduit de moitié, serait un trésor. Qu'on en juge sur deux de ces extraits. Le premier est une maxime au sens ordinaire du mot. On y trouve la quintessence de longues réflexions sur la vaine gloire.

 

Il faut faire comme mourir les bonnes oeuvres en Dieu, en se retirant dans la solitude, après les avoir faites, puisque c'est le seul moyen de leur donner leur dernière perfection. Car la mort qui se fait en Dieu est une vie et pour les tunes et pour les corps et pour les bonnes oeuvres.

 

 

Voici maintenant la même pensée, magnifiquement développée dans la prière.

 

Je ne suis rien devant vous et vous êtes tout devant mes yeux ; je me trouve encore un néant après être sorti par votre double miséricorde du double néant de la nature et du péché;

 

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et je porte incessamment l'un et l'autre dans moi-même par la continuelle défaillance que je sens.

Je vous vois en figure dans l'océan et vous êtes la vraie mer infinie de l'être de la nature et de la grâce, non une mer nubile et coulante, mais immobile et permanente. En tous les siècles éternels, vous répandez vos eaux volontairement et comme il vous plaît et les retirez de même, faisant faire à votre esprit des flux et des reflux ineffables et divins dans les âmes que vous aimez, et il n'y a point d'autre vent qui souffle dans cette nier infinie que cet Esprit divin. Je vois de mes yeux que les eaux qui croupissent et cessent tant soit peu de couler sur la terre et dans leurs canaux, se corrompent. Ce qui me fait craindre que si mon âme retient un seul moment vos eaux et vos grâces sans les faire retourner vers leur origine, ce moment auquel elles s'arrêteront en moi ne cause de la corruption dans mon âme. Car au lieu que les eaux des fleuves du monde en s'arrêtant se gâtent elles-mêmes et non pas le canal par lequel elles coulent, celles des fleuves de votre grâce ne se gâtent jamais elles-mêmes en s'arrêtant, mais seulement le canal, c'est-à-dire, l'âme où elles s'arrêtent.

Je reconnais, mon Dieu, par de notables expériences qu'il est plus difficile de faire remonter vers vous la grâce de l'âne qui l'a reçue, c'est-à-dire vers la source, par un humble remerciement, que de l'attirer dans l'âne vers l'oraison ; et qu'ainsi ces rejaillissements vers la source sont de plus grandes grâces que ces effusions hors de la source. C’est pourquoi je vous demande cette unique grâce qui contient toutes les autres, que votre grâce ne s'arrête point en moi ; qu'elle n'y descende jamais que pour remonter vers vous ; et qu'elle ne remonte jamais en vous que pour descendre encore en moi, afin qu'éternellement je sois arrosé de vous et que vous soyez comme arrosé vous-même des eaux que vous verserez dans mon cœur (1).

 

Ni Bossuet, ni Pascal, je le veux bien, mais une variété particulière de sublime et qui ne le cède à aucune autre. Le sublime à la Saint-Cyran, massif, lent, subtil, toujours aux confins de l'outrance, unique néanmoins par un je

 

(1) Maximes..., pp. 129 ; 127-129. Nous n'avons pas le texte brut qui devait être fort mal écrit, mais ni les idées ni le mouvement ne viennent de Port-Royal. Les éditeurs n'ont prêté à Saint-Cyran que leur style — et l'on voit une fois de plus que celui-ci n'est pas janséniste.

 

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ne sais quel mélange d'intensité religieuse et d'humanité. L'auteur de cette élévation, bien qu'il ne respire que Dieu, reste fraternellement des nôtres, un être de chair et de sang, aussi peu aigle que possible. Si haut qu'il s'élève au-dessus de nous par son génie et par sa fui, son humble ferveur le rapproche de notre misère, elle pénètre ceux-là mêmes qui n'entendent qu'à demi ces fortes pensées, elle les invite à prier avec lui et comme lui.

On a pu voir sur ce bel exemple que la méditation de Saint-Cyran est bien moins d'un théologien ou d'un philosophe que d'un poète. Quoi qu’en ait dit Sainte-Beuve, il ne paraît pas plus abstrait que François de Sales. Peut-être même pourrait-on montrer qu'il ne pense que par images. Par où s'expliqueraient et la splendeur et les à peu près doctrinaux de son oeuvre. Chose plus curieuse et qui le distingue de la plupart de ses contemporains, il emprunte ses images, non seulement aux grands spectacles de la nature ou à la Bible, mais encore à la tradition et à la vie catholique. Il attrait mieux compris le Génie du christianisme que n'auraient fait Bérulle, Pascal, Bossuet, et Fénelon. Qu'on lise, de ce point de vue, une mince brochure de lui qui a pour titre : Raisons de la cérémonie et de la coutume ancienne de suspendre le Saint-Sacrement dans les églises au-dessus du grand autel. La colombe eucharistique entre ciel et terre ; la crosse « qui sort de l'autel en s'élevant », qui a se courbe après et se tourne en bas » ; « au bout de la crosse, l'ange qui tient la colombe dans ses mains » ; « le petit pavillon qui la couvre presque de toutes parts » : autant de symboles que Saint-Cyran développe avec une dévotion minutieuse et ravie (1). Son primitivisme que l'on a cru puritain, n'était peut-être qu'une première ébauche du romantisme.

 

(1)  « Cette manière de suspendre au haut des autels le saint ciboire », le P. Rapin estime qu'on voulait  l’ « introduire pour rendre la communion du peuple plus difficile en la faisant dépendre de ces sortes de machines pour en détourner les fidèles ». Mémoires, I, p.  28. On ne comprend pas chez un homme de sens, un tel parti pris.

 

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Pourquoi faut-il qu'un tel homme ait manqué sa vie ?

Saint-Cyran n'est donc pas l'inerte illuminé que nous ont présenté certains critiques (1). Sa vie intérieure laisse une large part aux activités de l'esprit et sa direction fait de même. Assurément les religieuses qui recevaient de lui des sujets de méditation, n'auront pas trouvé qu'il fit jeûner leurs facultés intellectuelles. Je crois plutôt qu'elles auront souffert quelquefois du surmenage qu'il leur imposait. Aussi bien ce travail, prière déjà, mais insuffisante, n'est-il qu'un acheminement aux divers degrés de la véritable prière. Cette dernière doctrine, d'ailleurs très simple et très attachante, nous livrera,  je le crois, le secret de Saint-Cyran.

« Il était, nous dit Lancelot, tout à fait opposé aux grandes méditations qui ne sont que des efforts de l'esprit humain et qui ne se font que par art et par méthode avec une contention qui fait mal à la tête ». A tous, mais plus encore aux commençants, aux convertis, il recommandait une autre méthode qu'il appelait « celle du pauvre » et qu' « il aimait particulièrement ».

« Dans cet état on ne fait qu'exposer ses plaies et ses nécessités à Dieu, afin qu'il lui plaise seulement de les regarder, comme les véritables pauvres qui parlent souvent plus en exposant leurs misères aux yeux des passants que ceux qui nous importunent par leurs empressements et leurs discours. C'était, ce semble, la disposition de David lorsqu'il disait : Deus, vitam menin annuntiavi tibi, posuisti lacrymas meas in conspectu tuo... et ailleurs : Respice in me et miserere mei, quia unicus et pauper sum ego... Les Psaumes sont pleins de ces oraisons de pauvre, et l'âme qui est affligée se doit estimer heureuse de se pouvoir seulement tenir en la présence de celui que la foi lui

 

(1) « Il n'indique, écrit le P. Brucker, ni ne prescrit aucun exercice des facultés actives et particulièrement de la raison. Le raisonnement, appliqué aux choses religieuses, n'est-il pas l'ennemi de la foi et de la vertu? » Brucker, II, p. 371.

 

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apprend être toute sa force et tout son refuge. Ainsi M. de Saint-Cyran disait qu'en cet état il suffisait de se présenter devant Dieu avec foi et humilité et de le laisser faire' a.

Saint Augustin, saint Bernard, saint François de Sales, tout le monde enfin l'avait déjà dit. Ce qui est nouveau et révélateur, c'est d'insister constamment sur cette humble méthode; c'est de l'enseigner dans une Théologie familière, dans un catéchisme à l'usage de la jeunesse et des ignorants. « Ne peut-on pas encore prier Dieu en quelque autre manière, demande la Théologie familière de Saint-Cyran ? Et elle répond :

 

Oui.., nous pouvons encore prier en nous présentant simplement à Dieu comme mendiants, sans lui rien dire, lui montrant seulement nos maux et notre misère, comme les pauvres se tiennent couchés dans les rues sans parler, exposant leurs plaies et leur pauvreté aux yeux des passants (2).

 

Jusqu'ici nul quiétisme. Le mendiant qui e s'offre », qui « se montre », s'il ne parle pas, n'en produit pas moins une foule d'actes. Loin d'être paresseuse, l'attente est au

 

(1) Mémoires, II, pp. 37, 39. Ce chapitre de Lancelot « De la manière de prier de M. de Saint-Cyran » et, plus encore peut-être, l'addition dans laquelle Lancelot décrit longuement sa propre prière, sont tout à lait dignes d'attention. Je les recommande aux spirituels d'aujourd'hui que passionne la très délicate question des « méthodes d'oraison ». Saint-Cyran que nous avons vu d'ailleurs si méditatif, et Lancelot, sont très hostiles aux « méthodes nouvelles », c'est-à-dire, pour parler franc, à la méthode des Exercices spirituels. « Prétendre que les méthodes d'oraisons et les divisions de points puissent rendre quelqu'un homme de prière, c'est faire dans la vie spirituelle, comme feraient dans la rhétorique et dans la philosophie, ceux qui prétendraient que pour bien raisonner, il soit avantageux de promener son esprit par les règles de logique et les formes de l'argumentation. La vraie prière aussi bien que la véritable éloquence ne peuvent venir que du dedans; et comme la solidité d'un bon esprit contribue infiniment plus à bien parler que toutes les règles... de même la fidélité à écouter Dieu est infiniment plus utile pour bien prier que toutes les méthodes ». Lancelot, II. p. 5o. Il est piquant de voir Lancelot, le grammairien, l'auteur des Racines, on révolte contre l'ancienne rhétorique, contre les « règles ». Le vent soufflait de ce côté-là, beaucoup plus qu'on ne le croirait. Qu'on lise par exemple la rhétorique du P. Lamy, chère à Malebranche.

 

(2) Oeuvres chrétiennes..., IV, p. 43. La Théologie familière que nous citons, commence à la page 79 de ce volume et à une pagination particulière.

 

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contraire prodigieusement active, les psychologues le savent bien (1).

Ce stage de mendicité spirituelle doit occuper les premiers mois qui suivent la conversion. Dans sa retraite, écrit Saint-Cyran, le nouveau candidat à la perfection.

 

se présentera à Dieu, soit assis ou à genoux ou debout de temps en temps, selon qu'il se trouvera mieux disposé (2), sans faire aucune chose que le regarder de coeur, sans dire aucune parole, s'il ne s'y trouve porté et, se tenant devant lui un demi-quart d'heure, plus ou moins, en vrai mendiant. Car c'est la première prière d'un homme qui vient de loin (3).

 

Il revient toujours à cette méthode, qui sans doute l'aida souvent lui-même dans ses heures d'accablement. Quand il veut la recommander, tout parle chez lui. e Une fois

 

(1) Cf. à ce sujet, une page curieuse de Th. de Quincey. Pendant les guerres de l'Empire, Wordsworth et de Quincey, impatients d'avoir des nouvelles, allaient à la rencontre du courrier. Ln jour que ce dernier se faisait attendre encore plus qu'à l'ordinaire, Wordsworth s'étendit tout de son long sur la route, et l'oreille contre terre, pour entendre plus tôt le bruit lointain des roues. Le courrier ne vint pas ce jour-là. De Quincey vit alors le poète se relever lentement, les yeux fixés sur une étoile et comme eu extase. Lui ayant plus tard demandé ce que cela voulait dire, Wordsworth répondit ou à peu près : «J'ai souvent remarqué que lorsque notre attention a été énergiquement tendue dans le sens d'une observation quelconque et d'une attente passionnée, si, au moment même où elle commence à se détendre, un bel objet nous frappe, il nous subjugue d'une façon toute particulière. Ainsi tantôt, j'étais là, l'oreille contre terre, à guetter le bruit des roues. Puis lorsqu'il m'a fallu abandonner tout espoir, au moment même où mon attention commençant à se relâcher, je me suis levé pour le retour, une étoile brillante a soudain frappé ma vue, et m'a pénétré d'un sentiment de l'infini mais intense et tel que je ne l'aurais pas éprouvé dans d'autres circonstances ». Puis il continue, donnant d'autres exemples. (De Quincey, Literary Reminiscences ch. XV.) J'ignore si les psychologues ont analysé des expériences analogues. Mais en tout cas, il doit se passer quelque chose de plus ou moins semblable dans la « prière du pauvre » et dans beaucoup d'autres prières, la grâce se pliant volontiers aux mouvements de la nature.

 

(2) Saint Ignace parle de même dans les Exercices.

 

(3) Brucker, II, p. 349. Il dit ailleurs au sujet d'une postulante a Je la chargerais de se présenter à Dieu dans l'église chaque fois qu'elle viendra et de se mettre tous les jours trois fois devant Dieu chez elle, le matin à 5 heures, à midi, à 5 heures, pour lui dire : Mon Dieu, je vous prie de me conduire fans mon dessein, par l'intercession de la Sainte-Vierge. Rien davantage, et puis baiser la terre. Et à chaque fois qu'elle verra lever le corps du Fils de Dieu à la messe après l'avoir adoré, elle fera la même prière et baisera la terre dans l'église, même devais tout le monde ». Brucker, II, pp. 37o, 371.

 

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M. de Séricourt le supplia de lui apprendre à prier, lui disant que comme il sortait de la profession des armes, il avait plus besoin de cette instruction que les autres. M. de Saint-Cyran lui répondit plus par action que par paroles : il ne fit autre chose que joindre un peu les mains, baisser un peu la tête et lever les yeux vers Dieu et il lui dit : « Il ne faut que faire cela, Monsieur ; car il suffit que nous nous mettions humblement devant Dieu et que nous nous estimions trop heureux qu'il nous regarde ». Et M. de Séricourt en me rapportant ceci me dit qu'il avait paru un tel recueillement sur le visage de M. de Saint-Cyran dans cette rencontre passagère, que cela l'avait plus touché et lui avait plus imprimé le sentiment de la prière que tous les livres du monde (1). »

Mais ce n'est là que le premier degré de la prière parfaite. A l'humilité de ce pauvre qui se contente de la dernière place, Dieu répond d'ordinaire par une invitation à monter plus haut :

 

Les paroles, les désirs, les bons mouvements et le reste de l'oraison viendra après, selon qu'il plaira à Dieu de regarder son mendiant et de l'exaucer dans cette grande pauvreté qu'il lui aura offerte quelque temps, en humilité de coeur. Car il n'y a que l'Esprit de Dieu qui nous fasse prier selon qu'il entre et droit en nous (2).

 

En effet nous ne monterons jamais de nous-mêmes à degré supérieur que Saint-Cyran appelle contemplation, sans du reste préciser ce qu'il entend par ce mot.

Fort de l'autorité de saint Paul, « M. de Saint-Cyran nous faisait remarquer que c'était l'Esprit-Saint qui formait la prière en nous, car Dieu est si grand et si saint qu'il ne peut y avoir rien autre chose qui lui soit proportionné que son Esprit même »

 

(1) Mémoires, II, p. 41.

(2) Brucker, II, p. 349.

(3) Mémoires, II, p. 4o.

 

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Parvenue à ce point, une méditation trop laborieuse, loin de hâter la visite divine, la retarderait plutôt.

« Il ne croyait pas que l'on tint faire quelque effort pour s'appliquer à quelque point ou à quelque pensée particulière, qu'autant que Dieu nous la mettait dans le cœur parce que la véritable prière est plutôt un attrait de son amour, qui emporte notre coeur vers lui et nous enlève comme hors de nous-mêmes, que non pas une occupation de notre esprit qui se remplisse de quelque objet quoique divin, de sorte que quelquefois, comme il le disait souvent, lorsqu'on croit avoir moins prié et qu'effectivement on a eu moins de pensées, c'est alors que l'on a le plus prié, si l'âme s'est plus humiliée et si le coeur a été plus touché de son amour (1).

Non pas qu'il prêchât le moins du monde une oraison de torpeur :

« Il disait qu'on pouvait se servir de l'Evangile ou de quelque endroit des Psaumes, pour commencer à se recueillir, lorsque l'on est un peu distrait, c'est-à-dire, — et la distinction est tout à fait remarquable — non pour fournir à notre esprit matière d'oraison, mais plutôt pour le séparer de ses propres pensées, en écoutant l'Esprit de Dieu (2). »

Ainsi l'on évite d'un côté, l'inaction des quiétistes et de l'autre, cette agitation intellectuelle qui risque de faire obstacle aux mouvements de la grâce. Mais enfin, rien n'est plus simple, plus suavement tranquille que cette prière.

 

Jésus-Christ n'a pas moins réduit en abrégé les opérations de la charité que les paroles de la vérité et il y a un repos qui est aussi agréable à Dieu que toutes les oeuvres et les occupations, comme il y a un silence qui lui plait autant que tous les discours (3).

 

(1) Mémoires, II, pp. 44, 45.

(2) Ib., P. 49.

(3) Maximes, p. 156.

 

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D'où vient que pour Saint-Cyran les deux vertus essentielles du chrétien intérieur sont, non pas comme on l'a cru, la crainte et la pénitence, mais bien le silence et la flexibilité, c'est-à-dire la souplesse aux inspirations divines (1).

 

Il y a mille moyens pour nous perdre, et il n'y en a qu'un pour nous sauver, savoir l'humilité qui n'a point de plus fidèle compagnie que le silence sans lequel elle ne saurait subsister, parce que toutes les autres vertus reposent dans le silence comme dans leur lit

S'il envoie si volontiers ses pénitents au désert, c'est moins pour les mortifier que pour leur faire trouver Dieu dans le silence. Plus que des ascètes, il veut former des contemplatifs. (2)

 

Le silence et la retraite sont deux moyens qui attirent l'esprit de Dieu qui seul prie en nous (3).

 

Silence extérieur, bouche close, cela va sans dire, mais aussi pour aider le silence intérieur, la suspension du travail de l'esprit ou du « discours », au sens des mystiques.

 

Notre mal étant venu de la tête, par les cieux parties qui y résident, qui sont la raison et la langue, qui veut remédier à tout le reste n'a qu'à bien régler sa langue et sa raison, ce qu'il fera, s'il s'empêche d'être curieux et discoureur, pour ne pas dire raisonneur. Il n'y a pas de règlement plus universel, il renferme tous les autres. C'est la cause pourquoi saint Augustin se plaint d'être obligé par sa charge de parler des choses de Dieu dans l'Eglise. Il le fait si souvent que j'en ai dressé autrefois un cahier (4).

 

La cause aussi pourquoi Saint-Cyran lui-même fuit, non seulement tout ministère actif, mais encore toute spéculation

 

(1) « Faire pénitence et s'efforcer par là d'assurer sa prédestination, c'est en quoi se résume la vie chrétienne selon Saint-Cyran. Aux âmes même consacrées à Dieu, il ne proposera pas un autre idéal ». Brucker, II, p. 362. Cela ne me paraît pas exact.

(2) Maximes, p. 87.

(3) Ib., p. 339.

(4) Brucker, II, pp. 36o, 361.

 

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proprement dite (1). Et ce « cahier » ! N'allons pas le négliger ! En vérité la jolie façon, personnelle, intelligente, déjà moderne et néanmoins toute dévote de lire les Pères.

L'autre vertu sur laquelle Saint-Cyran insiste beaucoup aussi, se distingue à peine du silence intérieur. Elle porte un nom que plusieurs s'étonneront de trouver sous la plume du rigide et farouche réformateur. On oublie toujours que François de Sales est un de ses modèles préférés.

 

La flexibilité est un effet de ce coeur de chair que la grâce forme en la place du coeur de pierre et endurci qu'elle détruit. Il n'y a point de marque plus grande d'une véritable conversion due d'être susceptible de toutes les bonnes inspirations et avis qui nous viennent de Dieu et de la part de ceux qui nous tiennent sa place en ce monde...

Je ne crois pas qu'il y ait de règle plus importante ni plus universelle et j'admire que l'Eglise demande au Saint-Esprit pour ses enfants, qu'il lui plaise de les rendre flexibles (Flecte quod est rigidum) et de leur ôter cet esprit de roideur qui les empêche de lui obéir avec facilité en toutes les occasions. Je le lui demande tous les jours dans mon coeur afin qu'il le rende comme un ciel, le rendant aussi mobile à son égard, eu toutes les occasions, que le ciel qui environne toute la terre l'est à l'égard de l'ange qui lui donne le mouvement et qui le roule sans cesse (2).

 

A plus forte raison cette flexibilité est-elle nécessaire dans la prière.

 

(1) La soeur Eugénie Arnauld, si intelligente, l'avait bien remarqué ; a Ce que j'ai reconnu de fort varticulier dans la conduite de M. de Saint-Cyran, était de porter les Âmes à la retraite et séparation du monde, à n'aller au parloir que par obéissance..., y étant, tâcher... de ne prendre point de part à tout ce qui s'y dit d'inutile... Se séparer des personnes avec qui l'on vit, en ce qui est de défectueux ». Mémoires pour servir à l’histoire de Port-Royal, III, p. 372. cf. la bizarre lettre de Saint-Cyran à Arnauld a Si j'étais allé voir un homme, sans une affaire entièrement nécessaire et que j'eusse passé une heure avec lui, je ne pourrais dire la messe le lendemain, moins encore si je l'avais reçu chez moi et m'étais entretenu avec lui deux heures, parlant de libres et de diverses choses de notre métier qui ne fussent pas dans quelque nécessité pressante pour le bien de l'Eglise », cf. Laferrière, op .cit., p. 211.

(2) Oeuvres chrétiennes, III, pp. 3o3, 3o5.

 

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Qu'attendait-il de ce recueillement, de ce repos, de ce flexible silence ? Rien d'autre, me semble-t-il, que les inspirations ordinaires de la grâce. Je l'ai guetté de mon mieux pour le surprendre en flagrant délit d'illuminisme proprement dit. Je n'ai rien trouvé de sérieux. Il a eu la sagesse et le courage de résister, sur ce point, à ses plus intimes penchants. Il n'a des illuminés que l'apparence, que les grands airs, que les certitudes pompeuses. Mais je ne vois pas qu'il s'attribue jamais des lumières spéciales et directes, des révélations. L'action de l'Esprit, à laquelle il s'offre dans sa prière et qui, pour parler comme saint Paul, est la prière même, Saint-Cyran ne l'éprouve que d'une manière à peine sensible. Tout se passe dans les régions obscures de l'âme, à la source même de nos pensées et de nos désirs.

« Une fois je disais à M. de Saint-Cyran pour me consoler avec lui et m'accuser de ma dureté, que j'avais lu ce jour-là une partie de la Passion sans en être presque touché. C'était un vendredi et il voulait que nous en lussions quelque chose tous les vendredis. Il me rejeta bien loin et nie dit avec une certaine force qui guérissait presque la blessure sans l'envisager : « Hé ! L'esprit de la grâce est-il sensible? L'opération de Dieu n'est-elle pas au-dessus de tous les sens? Il suffit que nous lisions les choses saintes en esprit de prière et d'adoration, en nous anéantissant en sa présence, et lui laissant à en former le fruit qu'il lui plaît de nous communiquer (1). »

Rien du reste qui lui appartienne en propre dans ce qu'il a écrit sur ces matières. Il n'a fait que s'assimiler, mais avec une conviction intense et paisible, les sentiments et les expressions mêmes des anciens docteurs, notamment de saint Augustin. A le serrer de trop près, on risquerait de s'en prendre à plus grand que lui. Non pas qu'il ne puisse ici encore plus ou moins troubler et

 

(1) Mémoires, II, pp. 4o, 41.

 

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fausser les âmes novices. Excessif, embrouillé, maladroit, il ne fera jamais un maître parfaitement sûr. Je crois néanmoins que, pour ce qui le concerne directement, on ne peut lui reprocher tout au plus qu'une vague pointe d'illuminisme. Ainsi du soupçon de quiétisme, comme nous l'avons assez montré. Chose singulière, mais très significative et que du reste il fallait prévoir, le second Port-Royal goûte peu la prière de Saint-Cyran. Il la trouve trop peu active, trop peu inquiète, trop paisible, trop douce. Le vrai janséniste n'aime que le Saint-Cyran aux méditations ardues, à la dévotion éloquente. Le recueillement, le silence intérieur, le repos mystique ne leur disent rien de bon. Logiques d'ailleurs avec leur doctrine, ils veulent tout ensemble, et raisonner et sentir, de grands efforts intellectuels et de vives délectations. Bref tout ce qui s'oriente vers la vie mystique leur est ennemi. Les éditeurs de Lancelot nous fournissent la preuve de cette divergence capitale. Le chapitre sur « la prière de M. de Saint-Cyran », ils l'ont publié intégralement sans doute, mais hérissé de longues notes qui mettent le lecteur en garde contre les dangers d'une spiritualité si peu janséniste. S'ils ne faisaient que préciser la pensée toujours un peu flottante de Saint-Cyran, que redresser telle ou telle exagération, nous applaudirions des deux mains. Ils ont tout à fait raison, par exemple, d'insister sur l'excellence de la méditation proprement dite et sur l'utilité des méthodes. Mais on pense bien que ce faisant, leur arrière-pensée n'est pas d'exalter les Exercices de saint Ignace. Sous couleur de combattre le quiétisme et les autres formes de la paresse religieuse, ce qu'ils veulent surtout est de substituer à la doctrine de Saint-Cyran celle du vrai maître spirituel des jansénistes, à savoir de Pierre Nicole, le grand adversaire des faux, mais aussi des vrais mystiques, ainsi que nous le verrons en son lieu. Quoi qu'il en soit, la piété de Saint-Cyran me parait plus foncièrement conforme à celle des saints. Quand il la

 

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commente en se donnant lui-même pour modèle, il peut bien caresser parfois ses rêves de mégalomane, il peut — on ne le répétera jamais trop — forcer la note et frôler d'assez graves illusions, mais, dans la solitude et le silence, il n'est plus qu'humilité, que simple ferveur.

Non pas du reste qu'il s'élève d'ordinaire à l'oraison des grands spirituels et des mystiques. Il s'arrête aux frontières du pur amour. Il est en effet trop occupé de lui-même. Lorsqu'on l'invite à « monter plus haut », ce mendiant reste un mendiant. Il ne se contente plus d'étaler silencieusement sa misère, comme dans la prière du pauvre, mais il tend la main. Que veut-il ? Oh ! sans doute l'avènement du règne de Dieu, mais aussi, ou plus encore, ou, pour le moins, d'un même désir, 1:assurance de son propre salut. Il écrivait un jour à la Mère Agnès ces lignes, les plus révélatrices, à mon avis, qui soient jamais sorties de sa plume.

 

Quand Dieu crérait cent mille mondes et qu'il m'en donnerait le gouvernement, comme à Adam celui du paradis,

 

Voilà bien le malade avec ses rêves de grandeur; voici le vrai Saint-Cyran :

 

je ne m'en consolerais pas comme d'un petit sentiment qu'il me donnerait, dans de notables circonstances, qu'il m'a reçu en sa grâce et due je suis à lui pour toujours. C'est comme il vous a traitée (1).

 

Cette certitude, telle est l'aumône que demande ce pauvre, la grande, l'ultime ou plutôt la seule grâce qu'il attend de sa constante solitude, de ses longues heures de silence. Lui reprochons-nous pareille ambition ? A Dieu ne plaise ! Des saints authentiques ont cru possible, et pour eux-mêmes et pour d'autres âmes qui leur étaient chères, une certitude analogue, non pas infaillible, puisqu'il est écrit que nul ne connaît ici-bas s'il est digne d'amour

 

(1) Brucker, II, p. 378.

 

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ou de haine, mais enfin morale et pleinement rassurante. A la vérité Saint-Cyran s'exprime sur ce point de manière à nous inquiéter. Il semble attendre le ciel entr'ouvert, la nue embrasée, la promesse éclatante, ou bien le Thabor ou bien la conversion brusque, bouleversante, totale et définitive qui s'opère dans les réveils d'Outre-Manche. Mais peut-être exagère-t-il une fois de plus, déformant à plaisir sa propre pensée. On en peut juger par ce qu'il dit de la Mère Agnès que nous savons d'ailleurs si peu faite pour le méthodisme. « C'est comme il vous a traitée ». D'après lui, elle aurait donc eu cette grâce qu'il sollicite si ardemment pour lui-même. Dans le cas de la Mère Agnès, les « circonstances notables » ont dû se produire sans trop de fracas. Un autre passage des lettres achèverait au besoin de me persuader que « notable » doit ressembler aux autres superlatifs de Saint-Cyran. Le texte est long, mais tellement beau que je n'ai pas le droit de l'écourter.

 

Je sens qu'on peut (tire en quelque sorte des amis qu'on aime pour Dieu, ce qu'on fait de Dieu même. Mihi autem adhaerere Deo bonum est. C'est ce qui me fait connaître qu'il se fait un esprit de Dieu et de celui qu'on aime par son Esprit. Je ne vous puis céler que tout le plaisir que j'ai en cette vie ne consiste qu'en cela; et que pour tout le reste quand il serait joint ensemble, et en mon pouvoir, je ne saurais m'en réjouir et que la première pensée que j'aurais, ce serait à qui je le pourrais donner pour l'amour de celui qui occupe tout mon coeur.

 

Malgré de nombreuses divergences, déjà se devine le parallélisme entre ce passage et celui qu'on vient de lire plus haut. « Quand Dieu créerait... » « Tout le reste, quand il serait joint... », Saint-Cyran, avait si l'on peut dire, la hantise de la Tentation du Christ au désert. A lui aussi l'empire du monde est offert, mais, à ce comble de gloire et de puissance, il préfère « le petit sentiment » que nous avons dit :

 

C'est vous témoigner assez que je n'ai pas été sans joie de

 

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vous avoir vu et embrassé. Ce serait pour moi dans la chaleur où je me trouve le sujet d'un discours infini, tant je m'estime heureux que, DANS LA RECHERCHE QUE JE FAIS DE CES TÉMOIGNAGES DE DIEU QUI PEUVENT PERSUADER A L’AME QU'ELLE EST RÉCONCILIÉE AVEC LUI, J'EN PUISSE RENCONTRER UN DES PLUS GRANDS DANS L'AMOUR QUE ME PORTENT CEUX QUI N'AIMENT QUE

LUI (2).

 

Tenir pour un des « témoignages » les « plus grands », les plus « notables » de notre prédestination bienheureuse, l'amitié que nous portent les saints, assurément cela n'est pas le méthodisme. Je ne crois pas non plus qu'il poursuive « la recherche... de ces témoignages » avec une inquiétude morbide et paralysante. Mais enfin les mystiques, les vrais religieux nous paraissent beaucoup moins absorbés par le souci de leur intérêt propre qu'ils abandonnent sans crainte à la divine miséricorde. Les actes d'espérance qu'ils font, comme tout chrétien doit les faire, les passionnent moins que les actes de charité. Glorifier Dieu, l'aimer pour lui-même, telle est leur attitude constante. Saint-Cyran a le sentiment religieux beaucoup trop profond pour ne pas s'élever, lui aussi, et souvent peut-être, à cette pure charité ; mais il ne peut s'oublier longtemps. Mystique d'inclination et d'élection, mais, pour une raison ou pour une autre, amour-propre ou naturel ou maladif, mystique manqué. Nous finissons ainsi par où nous avons commencé. Saint-Cyran ne mérite ni l'enthousiasme de ses fidèles, ni toutes les sévérités de ses adversaires. Beau génie impuissant, haute vertu mal épanouie. Il n'est certainement pas le souverain, l'unique directeur, célébré par Sainte-Beuve ; il n'est probablement pas non plus le sinistre sectaire que d'autres nous avaient dit. On se rappelle l'opinion que Vincent de Paul, pendant les dernières années de sa vie, s'était formée sur son compte. Comme lui, le P. Rapin voyait en Saint-Cyran

 

(1) Oeuvres chrétiennes, III, pp. 35i, 352. Le destinataire de cette lettre n'est pas nommé. Certains indices pa raissent indiquer M. de Saci.

 

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Coran l'auteur principal, le responsable par excellence, le conspirateur qui, de longue date, avait tout prévu et tout machiné. Il aura beau mourir en 1643, à la veille de la révolte formelle ; celle-ci est en si bon train qu'elle peut désormais se passer de lui. Sainte-Beuve est moins clair : il dit ou donne à supposer le pour et le contre. Si d'une part, il exalte en Saint-Cyran, le Richelieu, le Sieyès du jansénisme, d'un autre côté, il ne se lasse pas de répéter que l'oeuvre de ce chef insigne est morte avec lui; d'où l'on conclut aisément que, telle que nous la connaissons, la secte janséniste, ne réalise en aucune manière, la pensée de celui que d'autres lui assignent pour fondateur. C'est bien là du reste ce qui nous semble à nous-mêmes, et que nous estimerions presque certain, si les affirmations catégoriques d'historiens éminents ne nous commandaient moins d'assurance. Mais enfin, quand il s'agit d'un problème purement historique, sur lequel l'Eglise ne s'est jamais prononcée et dont la solution n'intéresse ni la foi ni les moeurs, l'argument d'autorité ne saurait suffire. « Je vois, nous dit-on, une secte organisée; je cherche l'organisateur, et qui serait-ce que Saint-Cyran? » — Organisée, et en tant que secte? En êtes-vous sûr? Le jansénisme, ce parti que nous verrons bientôt si fortement lié, ne devrait-il pas sa naissance à une sorte de génération spontanée? Savait-on dès le début, où l'on allait ? Y avait-il, dès avant la mort de Saint-Cyran, une armée proprement dite, un plan de campagne, et des consignes précises. Une armée déjà rebelle ou orientée, dans la pensée de son chef, vers la rébellion? Bien intrépide qui l'affirmera, dans l'état présent de nos connaissances. Pour l'organisation, pour l'orientation précise et définitive du parti, le grand Arnauld ne suffisait-il pas, Arnauld de qui Sainte-Beuve assure qu'il « outrepassa dans le fait l'intention de ses parrains en chrétienne chevalerie, qu'il alla trop loin, combattit trop et qu'à force d'avoir raison et de pousser ses raisons, il mena Port-Royal et les siens hors

 

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des voies premières dont les limites sont atteintes » à la mort de Saint-Cyran ? (1)

Non pas que nous songions à le canoniser. Nous avons assez dit que sa doctrine profonde et inconsciente était pire que le jansénisme. Nous lui reprochons aussi d'avoir indirectement et à son insu, mais efficacement, préparé le schisme. C'est lui qui a rassemblé, unité par unité, la plupart de ceux qui refuseront demain de signer le Formulaire. Ou convertis, ou du moins dirigés par lai, tous le vénèrent, le tiennent pour saint et lui obéissent. Lui, de son côté, il regarde avec complaisance s'accroître le nombre de ses disciples. Peut-être aussi, comme il avait parfois en tête un vague idéal de grandeur, un désir confus de principauté, caressait-il, par moments, l'espérance de conduire un jour ces brillantes recrues à quelque noble aventure. Laquelle? Je pense pour ma part qu'il n'en savait rien, et j'ai dit pourquoi. Il a fait plus et plus grave. Il a créé un milieu, une atmosphère propice à la contagion qui va se répandre. Mécontent de tout, parlant sans relâche de réforme et de primitive Eglise, il a développé, dans ce petit monde, des inquiétudes, des rancoeurs et des aspirations pareilles aux siennes propres. Ces incertaines prémisses, grosses d'indépendance, ne contenaient pas nécessairement, mais n'excluaient pas non plus avec assez de vigueur, ce qui sera le jansénisme. Le prophète ne voyait pas si loin, dans sa funeste innocence, trop incohérent pour mesurer la portée de ses boutades ou, comme il disait, de ses catachrèses. Un autre viendra, esprit logique, orgueil solide, coeur résolu et sur un ordre de celui-ci, du jour au lendemain, la petite armée deviendra secte, naïvement assurée, du reste, qu'en se pliant à cette mémorable transformation, elle reste fidèle à l'esprit de M. de Saint-Cyran.

Mais enfin ce malheureux valait mieux que cela. Après

 

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l'avoir ausculté avec une compassion qui pouvait paraître cruelle, nous n'avons pas refusé de nous prêter pieusement à lui, heureux de lui rendre une pleine justice, heureux aussi d'éprouver sur nous-mêmes, et par là, de nous expliquer son rare prestige. Certes le chrétien qui a sauvé sa vie intérieure du naufrage dont la menaçaient d'une part les assauts d'une vanité puérile, d'autre part une faiblesse et plus innocente et plus redoutable ; le solitaire maladroit et bégayant qui a su communiquer à tant d'âmes choisies sa propre passion religieuse ; celui enfin à qui nous devons cette sublime page sur le flux et le reflux de la grâce et celle, non moins belle, sur la théologie de l'amitié, n'était pas un homme ordinaire. Parmi les spirituels de cette époque je n'en connais pas de plus émouvants. En revanche je n'en connais pas de plus incomplets, de plus manqués, pour répéter ce mot qui dit toute ma pensée. Gomme génie, il n'était peut-être pas inférieur à ses insignes contemporains, à Pierre de Bérulle, au P. de Condren, à M. Olier, aux autres qui nous attendent : sa grâce première ne lui réservait peut-être pas une sainteté moins haute. Des causes que nous entrevoyons sans pouvoir les définir avec certitude, ont paralysé ce génie ; d'autres causes, troublé le développement de cette grâce. Ses grands émules n'ont fait que du bien ; l'on n'en peut dire autant de lui. Qui sait même après tout s'il n'aura pas fait plus de mal que de bien. Mais de ce mal, quel qu'il ait été, Dieu lui aura-t-il demandé compte ? Saint-Cyran a tant d'excuses ! Nous n'affirmons pas qu'il ait toujours et tout à fait manqué de bon sens, mais peut-être n'en a-t-il jamais eu que dans sa prière.

 

(1) Port-Royal, II, p. 25.
 
 
 
 
 

CHAPITRE VI : LA MÈRE AGNÈS

 

I. Les deux soeurs. — Agnès nous représente mieux qu'Angélique la vie intérieure de Port-Royal. — Le tableau de Champaigne. — Il n'est pas janséniste. — Les pêches de Robert d'Andilly. — Sainte-Beuve et les deux soeurs. — Le Port-Royal franciscain et salésien des débuts. — Le P. Archange. — Rigorisme précoce d'Angélique. — Le P. Archange et la mère Agnès. — François de Sales A Port-Royal.

II. Agnès fidèle à ses premiers maîtres. — Contre les scrupules. — « Souffrez comme si vous étiez juste ». — L'esprit des enfants. — L'humanisme dévot à Port-Royal. — La direction des novices. — Sainte et saine allégresse. — « Vous m'entendez bien, ma soeur ». — Le « baptême du sang ». — « Il faut avoir de bous sentiments de Dieu ».

III. Le Port-Royal oratorien. —  Zamet et Condren. — Prompte initiation à la spiritualité de l'école française. — Angélique et l'extase qui dépend de nous. — Agnès et Condren. — La « désistance de l'âme ». — L'empreinte oratorienne. — Le Chapelet secret. — La légende et l'histoire. — La protestation de la Mère Agnès. — Doctrine foncièrement oratorienne du Chapelet secret. — « Cessez d'être. afin qu'il soit ». — « Inapplication ». — Que le Chapelet n'est pas un pamphlet coutre la communion fréquente et qu'il ne traite pas de la communion. — La rancune d'O. de Bellegarde et sa vengeance. — Un autre lutrin.

IV. Saint-Cyran à Port-Royal. — Une expérience méthodiste. — La crise. — Le retour au bon sens et à la tradition. — La communion fréquente à Port-Royal. — Agnès et la communion fréquente. — «  Les imparfaits ont droit de communier souvent ». — Quiétisme apparent de la Mère Agnès. — Contre l'oraison qui « dépend du raisonnement ». — Vers l'union mystique. — Quamodo obscuratum est aurum ?

V. Le Port-Royal angevin. —Henry Arnauld. — Bourrigaut et Marie-Constance. — Le théâtre au couvent ; une farce anti-moliniste. — Le grand Arnauld à Angers. — La fin de Vert-Vert. — Le Port-Royal pour rire et les excuses du vrai Port-Royal. — Agnès essayant de lutter contre l'esprit de secte. — Avantages de l'humiliation. — Le pardon et le silence. — Agnès, sa nièce et la signature du formulaire. — « A Dieu ne plaise que je domine sur la foi d'autrui. » — Port-Royal pendant l'exil de la Mère Agnès. — La guerre au couvent. — L'agonie de Madeleine Mechtilde. — Les nouvelles Provinciales. — Les derniers jours de la Mère Agnès et la décadence de Port-Royal.

 

I. Puisque, dans l'impossibilité où nous sommes de nous occuper sérieusement de l'une et de l'autre, il nous faut choisir

 

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entre les deux soeurs, négligeant bien à regret la plus fameuse, nous n'étudierons ici que la Mère Agnès (1). Celle-ci paraît en effet l'image la plus parfaite de ce Port-Royal intime, qui seul doit nous retenir. Réformatrice, reine ou chef d'armée, Angélique ne se montre guère à nous que sur le chantier, ou sur le trône, ou sur le rempart. Elle entraîne ses religieuses plus qu'elle ne les forme; elle gouverne plus qu'elle ne dirige. Toujours debout aux heures de crise pour donner les signaux héroïques, elle laisse à d'autres, je ne dis pas de propos délibéré, mais par la force des choses, le soin de suivre pas à pas et dans le détail les intérêts spirituels de sa maison. Ni ses lettres, ni ses entretiens ne nous font bien connaître cet au jour le jour obscur, silencieux, insensible qui, après tout, soit au couvent, soit dans le monde, est la vie réelle. Il en va tout autrement pour la Mère Agnès et pour ses écrits. Moins sublime que l'autre, mais plus lumineuse, plus spirituelle — et dans tous les sens du mot, — plus souple aux leçons des maîtres divers qui ont évangélisé Port-Royal, méditative, égale, paisible, cloîtrée de coeur, d'esprit et de goût, attentive uniquement aux choses de l'âme, c'est elle qui façonna pendant un demi-siècle l'élite de ses religieuses et qui, retirée au centre de la ruche mystique, leur apprit à faire le miel. On vénère la Mère Angélique, on l'adore presque, on tremble devant elle; on aime la Mère Agnès, on se prête joyeusement à son influence, on travaille à lui ressembler. Parmi tant de vertus, Angélique a parfois tels gestes impérieux, tels sursauts d'orgueil qui annoncent ou du moins qui expliquent en partie le Port-

 

(1) Jeanne-Catherine-Agnès Arnauld (en religion, Catherine-Agnès de Saint-Paul) est née à Paris, le 31 décembre 1593. On lui donna en 1599 l'abbaye de Saint-Cyr qu'elle quitta pour devenir simple religieuse à Port-Royal. En 16ao, elle fut faite coadjutrice de sa soeur, la Mère Angélique, puis envoyée au monastère de Tard, A Dijon, qu'elle gouverna longtemps ; puis abbesse de Port-Royal de 1636 à 1642, et de 1658 à 1661. Elle mourut à P. R. des Champs le 19 février 1671. Elle a beaucoup écrit, mais, fidèle à notre méthode, nous citerons surtout ses lettres.— Cf. Lettres de la Mère Agnès Arnauld... publiées... par M. P. Faugère, Paris, 1858.

 

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Royal de la décadence. Moins agitée, plus humble et surtout plus intérieure, l'autre reste l'âme du Port-Royal calme et fleuri qui a longtemps réjoui les anges et qui ne doit pas lui survivre (1).

Qui ne la connaît ? Des religieuses d'autrefois, aucune n'aura vu tant de regards attachés sur son image. Est-ce le génie d'un de nos peintres les plus émouvants, est-ce le hasard d'une présentation heureuse? Je ne sais, mais quiconque traverse, même pressé, la grande galerie du Louvre, s'arrête, comme d'instinct, devant le portrait de la Mère Agnès. Plusieurs fois, ne venant là que pour elle, j'ai dû attendre mon tour. Que dit-elle à tant de visiteurs soudain recueillis? Autre mystère. Du moins suis-je assuré qu'elle ne leur prêche pas le jansénisme. Un de nos écrivains les plus judicieux et les plus aimables, a cru pourtant le contraire. Ce chef-d'oeuvre de Champaigne, écrit M. A. Hallays, « par son esprit, son accent, sa couleur est la vivante image du jansénisme » (2). Pour la couleur, je réponds timidement qu'elle importe peu. La trouve-t-on beaucoup moins joyeuse que celle de Lesueur! Peintre officiel des jésuites — et pourquoi pas? — pense-t-on que

 

(1) Dans l'admirable mémoire qu'elle a écrit sur les discussions soulevées au sujet de sa dot, Jacqueline Pascal indiquait déjà l'un des aspects de ce contraste. Cf. Port-Royal, II, pp. 488, 499. Je n'ai pas à insister sur cette affaire que tout le monde connaît, je rappellerai seulement le passage de Jacqueline où le rôle de la Mère Agnès est nettement défini, « Ce qui était admirable, c'était de voir la diversité de la conduite que le même Esprit saint... leur inspirait. Car notre Mère (Angélique) prenait avec raison l'intérêt de la maison... La Mère Agnès... ne s'occupait principalement qu'à faire profiter sa novice (Jacqueline) de tout ce qui se passait: car, à chaque fois que je la voyais, elle examinait soigneusement tout ce qu'il y avait eu d'humain dans mon procédé ou qui sentait l'esprit du monde et, par une charité infatigable, elle ne cessait de faire tous ses efforts pour prévenir... les fautes où je pouvais tomber, ou pour m'en relever... et pour faire que je ne perdisse aucune des occasions qui s'offraient de pratiquer ou la patience, ou la tolérance, ou l'humanité... » Je cite le texte donné par Cousin, Jacqueline Pascal, pp. 719, 940. Cf. Victor Giraud, Blaise Pascal, Paris, 1910, pp. 248, seq. et F. Strowski, Pascal et son temps, Paris, 1907, II, pp. 326, seq.

(2) Le pèlerinage de Port-Royal, Paris, 1909, p. 58. Comme supplément poétique — mais d'une poésie classique tout ensemble et moderne — au Port-Royal de Sainte-Beuve, on ne peut rien imaginer de plus délicieux ni de moins sectaire.

 

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Champaigne eût ressemblé davantage au moliniste Rubens ? C'est ici, d'ailleurs, sous un autre aspect, le problème que tantôt nous discutions au sujet du style prétendu janséniste ? Après Rousseau et Chateaubriand, M. Le Maître, M. Nicole, M. de Saci nous paraissent gris et mornes. Leur beau style n'en fit pas moins la fortune du parti. J'avoue bien que, semblable à celles du Carmel ou du Val-de-Grâce, la cellule où la petite malade et la Mère Agnès attendent le miracle n'a rien d'un boudoir. Mais ces clairs rayons qui enveloppent la pieuse abbesse et qui éclairent si doucement le visage de la novice, ne suffisent-ils pas à exorciser les démons de la tristesse? Pour moi ce tableau traduit excellemment, mais uniquement, la poésie de la prière chrétienne, considérée, si l'on peut dire, dans ses deux états moyens, la prière des enfants, la prière de ceux qui ne le sont plus, mais qui le redeviennent avec le secours de la grâce : l'une et l'autre, suave et confiante, quoique à des degrés différents. Qu'il s'apprête ou non à accorder le miracle, Dieu est là. D'une même certitude, la soeur de Sainte-Suzanne et la Mère Agnès le sentent présent. On dirait qu'elles le voient, résignées, toutes les deux, heureuses, quoi qu'il arrive. Moins naïve, la Mère Agnès ne paraît pas moins sereine. Une solide bourgeoise et de Paris, sans rien qui rappelle la sainte Catherine du Sodoma défaillante aux approches de l'extase. La foi seule brille pour l'instant dans ses yeux, mais au pli des fines lèvres, on devine, maîtrisée sans doute, toujours prête néanmoins à se réveiller, la malice des Arnauld. Du bon sens, une solidité de nature et de grâce, peut-on concevoir un visage, des gestes plus reposés, plus calmes, en un mot moins jansénistes, je veux dire, moins dominés par une religion de terreur. Assurément le Dieu qu'elle prie ne commande pas l'impossible et ne prédestine personne à l'enfer. Eh quoi ! L'imagination comme l'intelligence aurait-elle ses préjugés? Tout ce qui appartient à Port-Royal nous sera-t-il janséniste? Paysages, bâtiments, écrits, portraits, faudra-t-il que tous

 

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respire pour nous une auguste sécheresse, une tragique majesté, une simplicité grandiose et triste? Rendons au parti ce qui est au parti, l'âpreté de ses convictions, l'entêtement de ses résistances, et le reste; rendons à l'Evangile ce qui est à l'Evangile, à savoir, entre autre choses de grand prix, l'humble et paisible prière de la Mère Agnès. S'il était permis de passer brusquement du sérieux au plaisant, j'appliquerais volontiers au sublime ex-voto de Philippe de Champaigne, un joli mot de la Reine-Mère. Lorsqu'arrivaient à la Cour les beaux fruits des espaliers de Pomponne, Anne d'Autriche « qui les aimait fort, raconte le P. Rapin, en faisait de petites railleries agréables avec la marquise de Sénecé, à qui elle en donnait à manger, en lui disant qu'elle pouvait en conscience manger des pêches et des fruits de M. d'Andilly, parce qu'ils n'étaient pas jansénistes (1) ».

Sainte-Beuve qui, prévenu par sa jeune ferveur janséniste, avait un peu négligé la Mère Agnès dans le Port-Royal, lui a consacré depuis un charmant lundi. « C'était, dit-il, une personne d'infiniment d'esprit, plutôt que de grand caractère (?), d'une piété tendre, affectueuse, attirante, d'une délicatesse extrême et des plus nuancées. Si elle avait vécu dans le monde, on aurait parlé d'elle comme des précieuses du bon temps et de la meilleure qualité. Oui, la Mère Agnès, si elle avait suivi la carrière du bel-esprit et de la galanterie honnête, ne l'eût cédé à personne de l'hôtel de Rambouillet. Toutes ses vertus et tous ses sérieux mérites, toutes ses mortifications n'ont pu émousser sa pointe d'esprit et même de légère gaité. Née

 

(1) Rapin, Mémoires, I, p. 66. Nièce du saint cardinal de la Rochefoucauld, la marquise de Sénecé eut un rôle très important dans l'histoire du premier jansénisme. C'est, en partie par elle, que les jésuites, ses directeurs, éclairaient la religion et entretenaient le zèle de la reine-mère. Sainte-Beuve ne l'a su que trop tard, c'est grand dommage. Cf. Port-Royal, III, pp. 16s, 163. Que n'eut-il en mains, dès la première heure, les Mémoires du P. Rapin très riches en particulier sur ce point-là cf., la note du t. I. p. 91 sur Mme de Motteville et la marquise de Sénecé? Le non parti avait aussi ses « mères de l'Eglise », ce qui ne pouvait pas aller beaucoup à une solution pacifique du conflit.

 

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en 1593, entrée au cloître dès l'enfance, elle suivit sa soeur aînée dans ses austères réformes ; elle n'en eut point l'initiative, mais elle les embrassa avec zèle, avec ferveur, sans reculer jamais, et en se contentant de les présenter adoucies et comme attrayantes en sa personne. Tout en elle conviait au divin Maître et semblait dire :  Son joug est doux. « La Mère Angélique est trop forte pour moi, je m'accommode mieux de la Mère Agnès, n disaient les personnes du monde qui s'adressaient d'abord à l'une et â l'autre dans une intention de pénitence. Toutes deux avaient été dans un temps, en relation assez étroite avec saint François de Sales. La Mère Agnès en avait plus gardé l'impression visible que sa soeur... On conçoit que la Mère Agnès eût très bien pu se passer de M. de Saint-Cyran et qu'elle eût été une Philothée parfaite, une fille accomplie du saint évêque de Genève; elle aurait pu remplir toute sa vocation et ne recevoir sa ligne de conduite que du directeur et du père de Mme de Chantal (1). »

 

(1) Port-Royal, IV, appendice, pp. 576, 577. Sur la sévérité d'Angélique, voici quelques témoignages de la Mère Agnès. Dans la visite quelle va vous faire, écrit cette dernière, a ma soeur Angélique... sera, selon son nom, comme les bons anges, qui épouvantent au commencement de leurs visites et qui réjouissent à la fin ». Lettres, I, p. 3o6. « Je me réjouis extrêmement de ce que vous ne craignez plus ma soeur Angélique », Ib., I, p. 479. Elle écrit, après la mort d'Angélique : « Que sa voix se fusse entendre toujours parmi nous et qu'elle soit, comme elle a toujours été, une voix de tonnerre, qui nous réveille de notre assoupissement ». Ib., II, p. 103. Voici un autre texte fort suggestif. « Il y a de nos soeurs qui préfèrent (à la Mère Angélique) feu la Mère Geneviève (Le Tardif ), ce qui ne peut titre que parce qu'elle parlait mieux ; car du reste la vertu de celle-ci (Angélique) parait tout autrement solide, forte et immuable... et je pense qu'on peut dire d'elle : bienheureux celui qui ne sera point scandalisé en elle. Je ne le dis pas pour vous, mais pour ceux qui y trouveraient à redire, en la regardant avec des yeux charnels » Ib., I, p. 344. Geneviève Le Tardif était, me semble-t-il, la grande rivale. Je signale cette piste à qui voudrait écrire enfin l'histoire vraie de Port-Royal.

Quand à l'aménité de la Mère Agnès, Sainte-Beuve force peut-être un peu la note. Elle parle à plusieurs reprises de son « naturel froid et peu agréable » Ib., I, 151. Elle exagère, elle aussi, mais elle se connaissait fort bien. Je trouve, dit-elle, en Mme de Longueville « une douceur si attirante que ma froideur sera obligée de disparaître en présence d’une si grande bonté » Ib., II, p. 10. Peu de manifestations de tendresse (moins peut-être qu'Angélique, cf. Cousin, Jacqueline Pascal, p. 193: ( Elle (Angélique) me tient une heure entière appuyée sur son sein..., etc.) « mais beaucoup d'amabilité grave et souriante. Elle ne pouvait souffrir les familiarités et ce qu'elle appelle « les badineries » de couvent. Elle ne voulait pas que celles qui conduisent les âmes se rendissent a de pair avec elles ». La voici d'ailleurs définie par elle même: « Une conduite grave, sérieuse, majestueuse, qui n'exclut pas pourtant la douceur et accommodement, mais non pas une familiarité qui console les sens et dissipe la grâce », Ib., II, p. 468. D'après la Mère Angélique — qui d'ailleurs exagère presque toujours — Agnès aurait été, dans sa jeunesse, « vaine et glorieuse à l'excès, jusqu'à demander à Dieu pourquoi il ne l'avait pas fait naître Madame de France qui a été depuis reine d'Espagne ». Mémoires pour servir à l’histoire de Port-Royal, II, p. 266. La belle preuve, en effet ! Voici un autre trait, rapporté par la même Angélique : « Un jour la Mère Agnès... montrait à chanter (à la soeur Pinot) , et comme la vieille gamme était difficile, elle apprenait peu. La Mère Agnès prompte et impatiente, QUOIQUE FROIDE, jeta le livre de chant, en lui disant: « Je perds mon temps à voue montrer ». Ib., p. 4o4.

 

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Ces derniers mots, d'ailleurs si justes, ne disent peut-être pas assez l'originalité spirituelle de la Mère Agnès. Que celle-ci ait gardé jusqu'au bout l'empreinte de François de Sales, nous le montrerons bientôt plus longuement que Sainte-Beuve n'avait à le faire, mais nous montrerons aussi qu'elle s'est prêtée avec la même aisance d'assimilation à tous les autres maîtres qui ont dirigé Port-Royal. C'est par 1à qu'elle doit surtout nous intéresser et qu'elle se distingue d'Angélique, beaucoup moins souple, très personnelle, très impérieuse, même lorsqu'elle veut et croit obéir.

Pendant la période des débuts (1609-1625), Port-Royal diffère peu des autres abbayes bénédictines, déjà réformées depuis quelques années ou qui se réformaient vers le même temps. Il est sous l'étroite dépendance du grand état-major que nous connaissons déjà et qui travaillait alors à refaire une France chrétienne et mystique. Le feuillant Eustache de Saint-Paul, les jésuites Suffren et Binet, le Dr Duval, d'autres encore donnent leur soin à cette jeune communauté, j'allais dire à ce pensionnat (1).

 

(1) La Mère Angélique, semble avoir assez estimé le P. Suffren, charmant homme, en effet, et très attachant, dont j'aurais dû parler dans l'humanisme dévot. Angélique dit de lui : « Le P. Suffren, jésuite, était bon et il s'opposa longtemps lui seul (P) à la contradiction que ses Pères apportaient à l'établissement... (de) l'Oratoire. Il paraissait, en ce point, plus juste et plus désintéressé qu'eux. Mais quelque temps après, il me lit des plaintes de ce que les dits Pères de l'Oratoire, prenaient des Collèges, voulant me persuader qu'ils lui avaient comme promis de n'en point prendre... J'attribuai cela à sa robe de jésuite, etc.» Mémoires pour servir, etc., II, p. 298. Ce mémoire est un résumé fidèle des entretiens de la Mère Angélique et da M. Le Maître. La Mère s'y montre dans sa vérité vraie et d'une liberté prodigieuse à juger le prochain.

 

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Deux influences dominent pourtant, celle des capucins, notamment d'Archange de Pembrock qui fut le premier directeur de Port-Royal, et celle de François de Sales.

Dans son autobiographie, écrite un demi-siècle plus tard et quelque peu jansénisée, la Mère Angélique juge ainsi le P. Archange :

 

Il était vraiment prudent et sage, il était anglais et de grande maison... Si ce bon Père n'eût point été nourri dans la lecture dus casuistes, il ne lui eût rien manqué pour être un parfait religieux : mais n'ayant point d'étude que celle-là, elle lui a fait grand tort, néanmoins il nous était meilleur pour ce temps-là que nul autre... et ses conseils étaient proportionnés à ce que nous pouvions faire (1).

 

 

Ce ton d'aigre suffisance est bien déplaisant. Que ne laissait-elle parler son bon sens et son bon coeur! Le P. Archange n'a fait à Port-Royal que du bien. Casuiste, oui, Dieu merci ! Ecoutez plutôt comme il lui parle dans son anglais :

 

Vous me mandez que votre infirmité vous a rendue débile. Je ne sais pourtant si vous êtes au lit ou bien languissante par la maison. Soit l'une ou l'autre, vous êtes obligée de rompre le jeûne et avec la dispense de votre confesseur, de manger des oeuvres, même si le médecin trouvait expédient que vous devrez manger de la chair. Autrement le prophète dira par reproche à celles qui ont charge de vous, qu'elles auront persécuté celle que le Seigneur a frappée et ont advisé sur la douleur de ses plaies. J'espère davantage de la charité de votre bonne soeur... ayant bien pitié et compassion de leur pauvre abbesse. Il faut aussi approuver la discrétion tant pour elle somme pour ses filles, sachant qu'elle a sur sa charge des

 

(1) Cité par le P. Ubald d'Alençon qui a le premier tracé le plan de ce chapitre à peine effleuré par Sainte-Beuve (Les Frères Mineurs à Port-Royal des Champs... Paris, 1911..., p. 7). Un autre P. Archange, dont la Mère Angélique parle durement dans ses lettres à sainte Chantal, est le P Archange du Tillet, cf. Ubald, op. cit., p. 43.

 

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enfants tendres et des petites brebiettes, que si elle les hâtait trop, tout bercaille mourrera en un jour (1).

 

Sans doute lui reprochait-il souvent de trop se hâter elle-même et de trop hâter les jeunes soeurs. De la part de ces enfants, telles que nous les connaissons, les excès de ferveur étaient plus à craindre que la mollesse. Pour Angélique, l'esprit de crainte la tourmentait déjà, car ce n'est certainement pas M. de Saint-Cyran qui l'a gâtée. Le P. Archange qui n'avait pas lu Corneille, voulait bien, je pense, de la journée du guichet, mais il savait à l'occasion modérer l'inutile rigueur de sa petite abbesse, de sa petite madame, comme il l'appelait.

 

Si quelque esprit se voulait mêler par dela qui voulut vous diviser d'avec M. votre père, je crois que vous ne le devez écouter facilement, ains plutôt le tenir pour suspect (2).

 

« Que si son affection naturelle qu'il ne peut oublier », portait M. Arnauld

 

à choses dont seulement vous reçussiez quelque léger empêchement, comme de vous vouloir voir plus souvent que le désir de votre retraite et solitude ne le voudrait permettre, je crois quant à moi que, pour peu de chose comme cela, vous ne devez facilement l'estranger de vous.

 

Angélique redoutait jusqu'aux entretiens de sa mère, cette bonne Mme Arnauld :

 

Quand est de l'entrée que demande mademoiselle votre mère, ayant obtenu permission du pape, tant s'en faut que deviez craindre qu'elle vous soit nuisible, que plutôt je crois qu'elle vous aidera et de paroles et de prières (3).

 

C'était un humaniste dévot. Il croyait que « la nature du bien et de la vertu » est « d'être plaisante et agréable (4) ».

 

(1) Ubald, op. cit., p. 32. On trouve dans cette précieuse brochure, toutes les lettres du P. Archange qui ont été conservées

(2) Ubald, op. cit., p. 19.

(3) Ib., pp. 16, 17.

(4) Ib., p. 14.

 

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Très ferme, d'ailleurs, très prudent, sévère quand il le fallait:

 

Le premier avis qu'il me donna, raconte la mère Angélique... ce fut de ne jamais laisser parler nos soeurs à pas un religieux, ni même aux capucins, quand ils prêcheraient comme des anges, que cela ne leur donnait pas le droit de bien conduire, qui est très rare (1).

 

En cela nulle jalousie. Ne venant lui-même à Port-Royal qu'assez rarement, on le voit toujours occupé de leur envoyer des hommes de son choix. Avait-il prévu que le parloir serait la ruine de la maison ? On le dirait à lire les lignes suivantes qui datent de 1607 :

 

Je suis d'avis que fassiez envers M. votre père qu'il vous octroie un religieux bon, simple et âgé, car si vous metteriez entre les mains de ces bacheliers et docteurs, ils prendront tel pied et tant d'autorité que vous ne serez qu'un chiffre (a cipher, un zéro en chiffre) ce que vos amis ne désirent pas (2).

 

La jeune Mère Agnès venait d'arriver à Port-Royal, lorsque le P. Archange prit la direction de l'abbaye. Il l'eut bientôt devinée :

 

Etant encore novice, raconte la Mère Angélique, par le conseil du capucin qui nous assistait, je la fis maîtresse des novices... Elle s'en acquittait très bien. Ce Père me dit lorsqu'elle n'avait encore que dix-sept ans, que ce serait une des plus grandes religieuses du royaume de France (3).

 

Il craignait pour elle l'ascendant de son aînée. Si la Mère Agnès n'est pas devenue une seconde Angélique, c'est peut-être au P. Archange que nous le devons. Il écrivait à la fougueuse abbesse :

 

Jésus-Christ vous garde comme sa belle colombe en son sein ouvert avec la lance ! Vous suppliant d'avoir égard que

 

(1) Ubald, op. cit., p. 7.

(2) Ib., op. cit., p. 31.

(3) lb., op. cit., p. 8.

 

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votre petite soeur ne fait rien par excesse, car j'appréhende que sa ferveur trop indiscrète la conduise en quelque extrémité (1).

 

Nous n'avons que peu de renseignements sur ce premier chapitre de l'histoire de Port-Royal. Les lettres des deux soeurs nous manquent et de celles du capucin l'on n'a sauvé qu'une dizaine. Ce peu néanmoins éclaire d'une lumière très sûre le contraste que nous avons à coeur d'établir. Le détail nous échappe, mais nous savons qu'après dix ans de patience, le P. Archange a dû renoncer à humaniser la Mère Angélique. Intraitable dès les premiers pas de sa course, où nous mène-t-elle? Mais il

n'aura pas travaillé en vain. Agnès conservera dans son coeur ces leçons franciscaines qui allaient si bien et à sa nature et à sa grâce. A l'aînée plus héroïque, le capucin

préférait la cadette plus aimable et plus sage. Ainsi plus tard Saint-Cyran lui-même, et, je le crois, M. Singlin. Le P. Archange parle à la Mère Agnès avec tant de confiance qu'il lui laisse voir ce qu'il pense d'Angélique. Un jour, il avait pu craindre que la jeune religieuse négligeât ses propres conseils pour suivre nous ne savons quel ambitieux caprice de l'abbesse. Elle le rassure elle-même et il lui répond :

 

La vôtre m'était autant plus agréable comme était grande mon appréhension de votre disposition, à cause de la résolution de madame votre soeur. Ses lumières sont extraordinaires, aussi sont ses sentimentes, elles éblouissent ma vue et mon esprit ne peut étendre jusque là... J'ai mieux présenter cette affaire à Dieu que d'en parler sans y être demandé (2).

 

Nul ne l'aura mieux jugée que cet Anglais, et, à une époque où l'on ne parlait pas encore de jansénisme. Ce billet est de 1622. Angélique s'était lassée du P. Archange, comme elle se lassera plus tard de Zamet, comme elle aurait fait de Saint-Cyran, j'imagine, si celui-ci n'était pas devenu

 

(1) Ubald, op. cit., p. 27.

(2) Ib., p. 31.

 

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un signe aussi éclatant de contradiction. Elle demandait l'impossible, un Tertullien, la main toujours tendue vers les cieux inaccessibles, et en même temps un saint Jean l'Évangéliste, un saint Anselme, pour la pacifier, pour calmer son inquiétude éternelle. Nature à la fois très haute et très faible, d'une part, elle ne goûtait que le sublime, d'autre part, repliée sur elle-même, bourrelée de scrupules et accablée par le silence de Dieu, elle aurait eu besoin qu'on l'encourageât comme la plus craintive des converses. Malgré son génie, elle n'était pas tout à fait saine, pas humble peut-être non plus, ni simple, malgré sa vertu (1).

C'est merveille qu'elle ait cru aimer François de Sales, si peu cornélien. A vrai dire, ils se sont très peu connus. Leur première rencontre, une courte visite, est de 1619, puis des lettres, des lettres et le saint évêque meurt en 1621. A cette même date, Angélique achève de rompre avec le P. Archange. N'était-ce pas rompre avec l'esprit même de François de Sales? « Casuiste a, écrit-elle plus tard. L'auteur de la Philothée ne l'était certes pas moins que le P. Archange. Leur vraie fille spirituelle, celle des deux soeurs qui doit maintenir à Port-Royal la tradition spirituelle de ces deux humanistes dévots, c'est la Mère Agnès (2).

 

(1) Voici d'elle une page très significative : « Quand j'allai à Maubuisson... en 1618, je passai par Paris et allai loger chez mon père. J'y trouvai ma petite soeur Madelon qui était mondaine et qui faisait la belle, comme elle l'était aussi. Aussitôt que je la vis, j'en fus affligée et lui dis : « Qu'est-ce, ma petite soeur Madelon, ne voulez-vous point être religieuse ?... » A quoi elle me répondit hardiment : « Non, ma soeur,  je n'en ai pas la moindre envie ». — « Eh ! que voulez-vous donc devenir, mon enfant? » — « Ma soeur, j'ai envie d'être mariée ».— A quoi je lui répondis : « Eh ! qu'est-ce qui vous fait désirer le mariage ? » — « Rien autre chose, me dit-elle, que l'affection que j'ai pour les petits enfants. Je les aime de tout mon coeur; je ne puis me lasser de baiser et de tenir mes petits neveux (Le Maître et Saci) et c'est ce qui me donne envie d'en avoir ». Il est vrai que cette simplicité d'une petite fille de dix ans qui ne savait ce que c'était que la virginité et le mariage... me fit rire un peu d'abord ; mais ensuite, je sentis de la douleur de la voir si mondaine et si éloignée de se donner à Dieu ». Mémoires pour servir..., II, pp. 339, 34o. Elle n'avait donc pas attendu Saint-Cyran pour déraisonner.

 

(2) Je n'avais pas à étudier ici, après tant d'autres, les relations entre François de Sales et Port-Royal (Port-Royal, t. II). Il est bien clair, ainsi que le remarque Sainte-Beuve, que Port-Royal « met un pieux orgueil a, et peut-être une certaine exagération à se parer « des moindres anneaux d'or qui le rattachent à l'incorruptible mémoire du saint » ( II, p. 2o7). Mais d'un autre côté, nous ne devons pas essayer de nier l'évidence, comme plusieurs ont voulu le faire, allant jusqu'à suspecter l'authenticité de la correspondance entre sainte Chantal et Port-Royal. Pour les graves confidences qu'Angélique prétend avoir reçues du saint, elles sont peut-être amplifiées, mais au fond, je les crois exactes. Il n'y a là de faux que le ton qui est celui de Saint-Cyran. A distance, la Mère Angélique prête le même visage à ses deux maîtres. Cf. dans les Etudes du 20 février 1910, un article de M. R. Plus. Angélique Arnauld . Ses relations arec saint François de Sales.

 

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II. « Elle portait déjà gravée dans son âme une image de l'éternité, écrit sa nièce Angélique, car elle ne regardait jamais que le moment présent : ayant aussi peu d'inquiétude sur l'avenir qu'elle faisait peu de réflexion sur le passé » (1). Parmi les grandes religieuses de cette époque, je n'en connais pas de moins portées au scrupule, de plus saines:

 

Pour l'inquiétude, écrivait-elle en 1634, c'est-à-dire douze ans après la mort de François de Sales, on ne la peut pas empêcher comme la réflexion qui en est la cause, laquelle il faut retrancher continuellement, comme une chose tout à fait contraire à la voie de Dieu, dans laquelle il faut toujours aller sans regarder derrière soi... Le bienheureux évêque de Genève disait une excellente parole qui me donne conduite en ces choses-ci : « Si Dieu veut venir à moi, j'irai à lui, mais s'il ne veut point venir à moi, je n'irai point à lui et ne bougerai de ma place » (2).

 

Elle écrivait dans le même sens à son frère d'Andilly, bonhomme du reste, même dans ses relations avec Dieu, et plus agité que timoré.

 

Je ne trouve rien si utile, mon cher frère, que d'aller toujours, sans faire réflexion sur ce que nous avons fait... Il me

 

(1) Cité par Varin. La vérité sur les Arnauld, II, p. 3o7. Varin parle en ces termes de la Mère Agnès : « Moins impérieuse que son aînée, moins absolue que sa nièce (l'autre Angélique et la plus farouche des deux), aussi grande, aussi ferme... que toutes deux, elle réalisa à la fois l'idéal de la sagesse humaine et de la vertu chrétienne. Son courage plus prudent, ses affections plus mesurées, ses élans mieux contenus semblaient la détacher davantage de la terre ».

(2) Lettres, I, 25.

 

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semble que regarder nos manquements de la manière dont nous avons accoutumé de les voir qui est avec confusion de notre misère en tant qu'elle humilie notre amour-propre), c'est les renouveler et nous servir de la lumière que la grâce nous donne — pour les connaître et nous en retirer, — pour nous y enfoncer encore davantage, selon ce que dit le Fils de Dieu que si la lumière qui est en nous est ténèbres, ces ténèbres seront extrêmement grandes (1).

 

Cela me parait noble et beau. Sainte-Beuve qui n'a jamais confessé que des livres, juge cette spiritualité e trop subtile », reproche qu'il faisait de même à François de Sales. D'où il conclut que les écrits de la Mère Agnès ne peuvent avoir aujourd'hui « aucun effet de piété et de dévotion » (2). Il se trompe grandement. Les tentations de la vie dévote ont aussi leur subtilité à laquelle il faut répondre par une subtilité meilleure.

Elle ne veut pas non plus qu'on se laisse troubler par de stériles ambitions, même de ferveur.

 

La troisième marque des désirs imparfaits, c'est qu'ils inquiètent et qu'on n'a point de repos qu'ils ne soient accomplis : au lieu que les bons sont tranquilles et soumis à l'ordre de celui qui les a donnés.

Je ne dis pas tout ceci, ma chère soeur, pour condamner le désir que vous avez eu que je vous écrive, ne voulant point juger qu'il soit mauvais,

 

Que cela, pour le dire en passant, est peu janséniste !

 

mais pour vous instruire... sachant que vous avez inclination à désirer plusieurs choses avec beaucoup d'ardeur ; ce qui vous fait avoir besoin de la maxime du bienheureux évêque de Genève qui disait qu'il avait fort peu de désirs, et que, ce qu'il désirait, il le désirait fort peu ; ce qui a peut-être été la source de cette admirable tranquillité qui le faisait paraître comme un bienheureux dès ce monde (3).

 

(1) Lettres, I, pp. 51, 52.

(2) Port-Royal, IV, p. 576.

(3) Lettres, I, p. 119.

 

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Cette lettre est de 1645. Comme le saint lui reste présent!

D'autres ne rêvent qu'expiation : dans ce qui leur arrive de fâcheux, ils reconnaissent la main de Dieu qui les châtie. La Mère Agnès a des vues bien différentes :

 

Il me semble, ma soeur, que vous ne devez point croire que ce soit pour vos péchés que Dieu vous met où vous êtes ; il vaut mieux que vous le preniez par esprit d'amour que de pénitence, et je crois que c'est pour vous rendre semblable à Jésus-Christ... élevez donc, s'il vous plait, votre esprit dans ce dessein de Dieu, plutôt que de demeurer abattue de la vue de vos péchés. Souffrez comme si vous étiez juste, aimant  mieux donner vos peines à l'amour de Jésus-Christ que de les appliquer à la satisfaction de vos fautes (1).

 

« Souffrez comme si vous étiez juste », comment ne pas admirer la plénitude, la vigueur et la noblesse de ces quelques mots? Elle stimule en même temps qu'elle encourage :

 

Je ne sais pourquoi, écrit-elle à une des filles de d'Andilly, vous vous servez dans votre lettre des paroles de l'enfant prodigue, puisque je ne vois point aucune marque de son dérèglement dans ce que vous m'écrivez. Il s'en alla en un pays bien éloigné, et vous ne bougez de votre cellule ; il perdit son père de vue, et vous tâchez de l'avoir toujours présent; il demeurait avec les pourceaux, et vous ne conversez qu'avec nos soeurs qui sont quasi des anges. Il est vrai qu'il arrive quelquefois qu'en un moment ou s'éloigne de Dieu, et qu'on nourrit quelque tentation ou quelque passion qui nous rendrait semblables à ce pauvre enfant égaré ; c'est pourquoi il faut dire comme lui : Je me lèverai et m'en irai à mon Père, et tout aussitôt représenter sa misère à Dieu, sachant qu'il ne perd point sa qualité de père, quoique nous ne le traitions pas en enfants; et après cela ne penser plus qu'à nous réjouir des faveurs qu'il nous fait, et rentrer de nouveau dans la qualité d'enfant qui ne désire que de plaire à son père et non pas de mercenaire qui cherche son intérêt...

 

(1) Lettres, I, pp. 29, 3o.

 

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L'autre tante, Angélique, a lu cette lettre. Avant de l'expédier, elle ajoute un post-scriptum très savoureux

 

Je vous dis les mêmes choses de tout mon coeur que vous dit la Mère Agnès.

 

Ceci est parfait, mais soudain elle songe qu'on fait ce jour-là ( 24 août 1653) la fête de saint Barthélemy, apôtre, et elle ajoute :

 

Il faut souffrir qu'on vous écorche : je prie ce grand apôtre qu'il vous obtienne la grâce de le désirer (1).

 

Cette modération et cette magnanimité salésienne inspirent aussi la Mère Agnès dans la solution de ces menus cas de conscience qui tourmentent si fort tant de religieuses :

 

Je ne sais pourquoi vous vous étiez persuadée qu'il ne fallait point écrire ni recevoir de lettres. 11 est vrai qu'il faut être préparé à s'en passer ; mais cela ne se doit pas prendre si fort au pied de la lettre, parce qu'il y a des temps où l'on peut en avoir besoin, et Dieu ne veut pas absolument qu'on se fasse tant de contrainte pour des choses qui ne sont point mauvaises, puisqu'il nous dit que son joug est doux. Quand on le trouve pesant et que d'ailleurs on a bonne volonté, c'est signe qu'on y ajoute quelque chose qui n'est pas de lui, qui ôte le repos de l'âme (2).

 

Aucune mollesse. Elle n'aime pas les enfantillages d'affection :

 

Ne pensez point à me revoir, ce ne sera de longtemps, écrivait-elle à une religieuse qui l'aimait avec trop d'inquiétude... Dieu veut des dons éternels. Ceux qu'il nous fait sont de cette sorte. Donnez-moi à lui pour toujours. Adieu (3).

 

(1) Lettres, I, pp. 281, 282.

(2) Ib., I, p. 431.

(3) Ib., I, p. 479.

 

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Mais, en revanche, elle écrit à une autre plus timide et plus resserrée :

 

Je me satisfais en vous donnant une petite marque de ma sensibilité, pour opposer aux tentations que vous avez de notre dureté prétendue (1).

 

Elle n'approuvait pas non plus que l'on s'en tint, dans une lettre, au style dit janséniste. Mme d'Aumont ayant envoyé aux religieuses des Champs une image qui avait touché la sainte épine, la Prieure l'avait remerciée d'une manière un peu courte. La Mère Agnès la reprend :

 

Ce n'était rien d'extraordinaire que je demandais ni qui surpassât votre portée; au contraire je m'étonnai de ne pas trouver en votre lettre un certain agrément qui vous est naturel, et que vous avez même pensé, tuais il vous échappa en écrivant : qui est ce que vous me mandez que vous vous teniez fort obligée... qu'elle a prévenu le désir que vous aviez eu... Tout cela est de vous-même et aurait été fort joli à dire (2).

 

Pour elle, on a bien vu qu'elle ne dédaignait pas ces bagatelles. Écrire joliment ne lui déplaît certes pas, et tout en courant, elle s'y applique. Elle est d'une sûreté, d'une vivacité et d'une souplesse étonnantes. Fille et petite-fille d'avocats, soeur et tante d'une tribu de gens de lettres, elle boucle en se jouant, des périodes qui nous donnent le vertige:

 

Encore que l'espérance que j'ai presque toujours eue que Dieu ferait quelque chose d'extraordinaire en notre faveur, ait été contraire au dessein qu'il fait paraître maintenant de nous vouloir abandonner à la volonté de ceux qui ont résolu de nous pousser à toute extrémité, je me promets néanmoins que cette confiance n'aura pas été désagréable à Dieu, puisque j'ai toujours tâché de l'allier avec la soumission que je dois à ses ordres, pour n'être point surprise, s'il lui plaisait d'en disposer autrement (3).

 

(1) Lettres, I, p. 442.

(2) Ib., 1, pp. 420, 421.

(3) Ib., II, p. 181, à son frère, l'évêque d'Angers.

 

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Elle a pris ce ton naturellement, parce qu'elle s'adressait à un évêque et très grave. Ses lettres à Mme de Sablé et au chevalier de Sévigné sont d'un tour malin, tendre, légèrement et délicieusement précieux qui charmait Sainte-Beuve. Elle acceptait, non sans un peu d'humeur que l'on parlât de la « rusticité » de Port-Royal (1), mais, disait-elle, «il y a un peu d'affectation à ne vouloir pas prétendre à la politesse ». Nul ne lui reprochera cette affectation.

Avec les religieuses, sa finesse parait tout ensemble et plus grave et plus aiguë :

 

Je ne pensais pas être simple, disait-elle à une de ces compliquées, car c'est une vertu que je n'ose m'attribuer ; mais je vous avoue que les tours et les détours de votre esprit nie font croire que le mien n'en a point tant (2).

 

Elle y allait plus bonnement en effet, mais elle n'en devinait pas moins ces « tours et détours »

 

Je vous trouve toutes les fois que je vous rencontre, plongée dans la mélancolie, que cela est fort pénible à voir. Et ne relevez point ce mot de pénible, pour dire que vous êtes bien marrie de donner de la peine; car ce n'est pas pour cela que je le dis, et c'est le moins que je puisse faire de porter un peu du beaucoup que vous souffrez (3).

 

et elle reprend :

 

Je vous trouve un peu éloignée de la disposition d'enfant dans laquelle vous dites que Dieu vous met pour mon regard. Un enfant n'a point de défiance ni de réflexion et vous en êtes toute remplie. Vous m'observez beaucoup plus que je ne vous observe.

 

Ai-je besoin de souligner le piquant de ces derniers mots?

 

Je vous supplie de penser à ce que dit le bienheureux évêque de Genève... Un enfant dit ses besoins quand il en a,

 

(1) Lettres, I, p. 442.

(2) Ib., II, p. 470.

(3) Ib., II, p. 503.

 

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sans attendre qu'on le prévienne ; et je ne saurais obtenir de vous que vous demandiez à nous parler, n'ayant, dites-vous, rien préparé pour dire ; et vous portez écrit sur le visage ce que vous devez communiquer et vous en avez le coeur si plein que vous n'avez jamais tout dit. Appelez-vous cela être connue un enfant (1) ?

 

Coeurs et visages, comme elle sait lire et comme l'on sent qu'elle n'a rien, elle-même, de cet amour-propre mesquin, de ces inquiétudes vaines (2) ! Voici du reste une lettre d'elle qui nous la montre dans sa belle et saine allégresse. Mal guérie d'une bronchite, on l'avait envoyée aux Champs. Le duc de Luynes avait été du cortège. Elle écrit à la Mère Angélique :

 

Ma très chère Mère, nous avons fait le plus heureux voyage qu'il est possible. Je n'ai eu ni froid, ni chaud, ni faim, ni soif; je ne laissai pas de manger un biscuit en catimini. Ma soeur Euphrosine m'offrit à boire plusieurs fois tout haut, dont j'étais bien honteuse, et comme elle vit que je n'en voulais point, elle me montrait souvent la bouteille... Nous eûmes des heures de silence, et par intervalle, M. Duchesne parlait à Mgr le duc, et je parlais aussi, mais sobrement, de peur de le faire impertinemment. Il fallut descendre au-dessus de Châtillon, parce que les pluies ont rompu le chemin ordinaire... J'eusse bien voulu aller un peu de temps h pied tant j'étais drue, et le temps était si doux et si beau que merveille, quoiqu'il y eût bien du vent depuis, mais je ne laissai pas de demeurer la tète levée et mon voile de même, trouvant que cet éventail me faisait du bien ; et en effet je ne toussai point du tout, sinon deux ou trois fois que je fis seulement un ou (3).

 

Alerte, drue, tête et voile levés, elle respire à son aise. Le vent qui soufflait sur le saint désert n'était donc pas toujours le simoun. Autre scène non moins  épanouissante. Richelieu mort, la prison de M. de Saint-Cyran s'est ouverte.

 

(1) Lettres, II, p. 5o5.

(2) Je ne puis citer une lettre admirable, mais trop longue, sur la psychologie du parloir, t. II, pp. 435-437.

(3) Lettres, I, pp. 288, 289 .

 

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« On eut la nouvelle à Port-Royal que M. d'Andilly partait pour l'aller quérir. La Mère Agnès, l'ayant appris en venant au réfectoire, au sortir du parloir, elle ne voulut pas différer de donner cette joie à la communauté, ni interrompre le silence, mais pour faire entendre ce qu'elle ne voulait pas dire, elle prit sa ceinture et la délia devant la communauté, pour faire entendre que Dieu rompait les liens de son serviteur. Comme on espérait déjà sa liberté, on comprit aussitôt ce signe et la joie se répandit du coeur sur les visages, sans parole et sans aucune dissipation (1). »

Bon sens, fermeté paisible, joie enfin, presque toutes ces lettres, el il y en a plus de quatre cents, rendent ce même son. Par quelle étrange préoccupation, plusieurs historiens n'ont-ils retenu de cette correspondance que les deux pages où la Mère Agnès déclare à M. Le Maître que s'il prend femme, elle ne le verra plus (2)? On oublie qu'elle avait de l'esprit et on ne remarque pas qu'elle ne prend jamais tout à fait au sérieux le jeune avocat. Ce neveu-là, peut-être un peu trop solennel pour elle, excite sa verve. Qui ne sait au reste, qu'elle plaisantait volontiers sur le péché mignon des Arnauld? Il reste d'elle, à une

 

(1) Vie de la M. M. Angélique Arnauld, ms. de l'Institut catholique, p. 124.

(2) Nous avons du reste la réponse de M. Le Maître à cette lettre. A la lire, on comprend que la Mère Agnès ait cédé plus d'une fois à la tentation de taquiner un neveu aussi majestueusement bouffon. a Pensez-vous, ma chère tante, que j'ai pu trouver mauvais des souhaits aussi saints que les vôtres ! Doit-on attendre autre chose d'une personne religieuse ? On accusa autrefois... une vierge vestale d'incontinence, parce qu'elle avait dit dans un vers qu'il était doux de se marier ; et je trouverais étrange que vous parlassiez avec moins de zèle de la vie que vous avez embrassée ?... Qui ne sait que le mariage remplit la terre et que la virginité remplit le ciel ? » — Dans la même lettre, il la félicitait d'avoir été détendue victorieusement par l'abbé de Saint-Cyran, au moment de la tempête du Chapelet secret dont nous parlerons bientôt. « Dieu a permis, ma chère tante, que des hommes vous aient attaquée et il vous a donné un ange pour vous défendre, je puis bien comparer, ma chère tante, ce défenseur à cet ange qui garda la chaste Suzanne, selon l'opinion de quelques Pères, puisqu'il a comparé lui-même ces deux Scribes et Pharisiens qui voulaient vous déshonorer, aux deux vieillards qui la voulaient perdre ». Mémoires pour servir..., I, pp. 47o-474.

 

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de ses nièces, un « vous m'entendez bien, ma soeur » qui a fait fortune :

 

Je ne m'étais pas aperçue que vous eussiez rougi, et quand je l'eusse remarqué, je ne m'en fusse pas mise en peine, ne croyant pas que votre paix intérieure tienne à si peu, quoique ce soit votre principal défaut de la laisser souvent altérer ; ce qui diminuera à mesure que vous deviendrez plus humble, car votre timidité ne vient que du contraire, à quoi votre nom ne contribue pas peu. Vous m'entendez bien, ma sœur (1).

 

De sa jolie lettre à Le Maître on a conclu que la Mère Agnès fermait le ciel à tous les mondains. Il suffisait de tourner la page, on aurait vu comme elle parle d'un autre de ses neveux, M. de Séricourt, jeune officier que l'on croyait tué à la prise de Philippsbourg :

 

Je me doute bien, ma très chère soeur... que ce qui rend cette mort plus sensible, c'est la surprise et l'incertitude où vous êtes de l'état de cette âme ; mais il faut avoir de bons sentiments de Dieu et présumer de sa clémence qui est infinie, un succès aussi heureux pour l'éternité qu'il a été malheureux dans le temps. On dit que Dieu ne punit pas une faute deux fois, aussi ne donne-t-il pas des récompenses temporelles et éternelles. Cet enfant était d'une profession qui lui devait acquérir de la gloire et il en est privé pour en recevoir une meilleure.

 

Et, sûre du grand coeur de Dieu, elle se console par une pensée qui n'est plus hardie en 1916, mais qui l'était encore en 1635, et qui ne serait venue, en ce temps-là, qu'à un petit nombre de croyants :

 

Que s'il y a un baptême de sang, pourquoi ne croirons-nous pas que ce pauvre enfant en a reçu le fruit, et que si Dieu tient le compte des cheveux de ses élus, il n'aura pas détourné ses yeux de tant de blessures qui auront satisfait à sa justice et rendu cette âme digne de sa miséricorde (2)?

 

(1) Lettres, I, p. 92.

(2) Ib., 1, pp. 77, 78.

 

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Cette lettre, et tant d'autres, qui serait surpris de les voir attribuées à François de Sales, ou, ce qui revient au même, au P. Archange de Pembrock ? « Il faut avoir de boue sentiments de Dieu », de ce principe si peu janséniste, découle toute la doctrine spirituelle de la Mère Agnès. Le reste, chez elle, ou bien n'est que de surface, ou bien s'accorde harmonieusement avec les vérités fondamentales de l'humanisme dévot. Que cette affirmation semble ou non paradoxale, on avouera, je l'espère, que loin de solliciter les textes, nous nous laissons conduire par eux.

III. En 1624, la Mère Angélique, agitée de mille troubles, se met, ainsi que son abbaye, sous la direction de l'évêque de Langres, Sébastien Zamet, qu'elle traitera plus tard de casuiste, mais qu'elle regardait alors comme un a homme de Dieu » et dont elle exaltait le mérite avec son exagération habituelle.

Zamet gouvernera la maison jusqu'en 1636. Pendant cette longue période, remplie d'événements singuliers et mime de menus drames qu'il ne nous appartient pas de raconter (1), le Port-Royal intérieur continue son développement

 

(1) Pour les événements, le plus remarquable, à savoir la fondation difficultueuse et la prompte ruine de l'Ordre du Saint-Sacrement, on en trouvera l'histoire, écrite de maîtresse main, dans la thèse déjà citée de M. Prunel. Cet excellent travail, ainsi que la publication documentaire qui l'accompagne — Lettres spirituelles de Sébastien Zamet, Paris, 1912 est une des contributions les plus importantes qui aient été faites depuis longtemps à l'étude des origines du jansénisme. Jusqu'à ces derniers temps, en effet, l'on s'en tenait sur « la période de M. Zamet » à la version janséniste que Sainte-Beuve lui-même, avait suivie, les yeux quasi fermés. (Cf. Port-Royal, 1, pp. 310-341). Zamet n'aurait enseigné aux religieuses qu'une dévotion à l'eau de rose et aurait manqué perdre la maison. Son crime n'était pas là, mais bien d'avoir dénoncé l'un des tout premiers, let erreurs et les intrigues de Saint-Cyran. On sait que le parti ne pardonne pas. Zamet devint une de ses bêtes noires, comme plus tard Fénelon, et plus tard, Belsunce. M. Prunel répond à la légende janséniste par l'histoire vraie et parles écrits spirituels de l'évêque de Langres. Il montre — et par le menu — que l'évêque de Langres fui un des bons ouvriers de la contre-réforme française. Ce n'est pas à dire que Zamet, directeur de Port-Royal, n'ait pas commis quelques imprudences. Comme son père, le financier magnifique, il avait le goût du faste et il oublia trop que l'ama nesciri est la devise et le salut des contemplatives. Il habitua ces filles à trouver tout naturel que l'univers eût les yeux sur elles. Si plus tard, elles doivent avoir une telle idée de leur importance, Zamet n'y est pas pour rien. Un peu agité lui aussi peut-être, même en matière de religion. Il y a, par exemple, dans la vie d'Angélique par sa nièce (mss. de l'Institut catholique, pp. 117-118), des accusations précises, outrées, je le crois, mais qui ne doivent pas manquer de tout fondement et que je regrette que M. Prunel n'ait pas discutées. Dans le même sens, le P. Rapin ( Histoire, pp. 255, 256) : « Elles couraient quelquefois par le couvent comme des insensées et quelquefois même affectaient de se montrer aux parloirs défigurées afin de passer pour folles ». Tout cela est raconté sur des on-dit fort malveillants et l'on doit certainement en rabattre. Cf. aussi Laferrière, op. cit., p. 118. Au reste, il faut bien se rappeler que ces excès n'étaient point particuliers à Port-Royal, de beaucoup s'en faut. Nous avons discuté plus haut le Mémoire de Zamet contre Saint-Cyran, cf. PP. 90-93.

 

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paisible et achève de s'épanouir à la vie parfaite. On ne s'écarte pas de la formation primitive, bien au contraire on s'ancre plus solidement que jamais dans l'esprit de François de Sales, on s'initie néanmoins à une spiritualité nouvelle, plus complexe, plus subtile, mais non moins catholique certes, non moins excellente que la première. Pour tout dire d'un mot que nos lecteurs sont préparés à comprendre, de 1624 à 1633 ou 1634, le Port-Royal franciscain et salésien des débuts se donne à cette grande école française, dont tout le volume précédent raconte l'histoire.

Souvent retenu loin de Paris par l'administration d'un vaste diocèse, Zamet ne pouvait se charger seul de la direction de Port-Royal. Il avait donc introduit ou maintenu dans la maison dés prêtres éminents, les jésuites Suffren et Hayneufve, par exemple. Mais, grand ami de Bérulle, il était avant tout l'homme de l'Oratoire. « Mgr l'évêque de Langres, est-il écrit dans la chronique de Port-Royal, commença de prendre la conduite de la maison (année 1625), et dans ce même temps, les Pères de l'Oratoire y fréquentaient fort et dirigeaient les filles. M. de Bérulle y vint quelquefois, le P. de Condren et quantité d'autres, comme le P. de Coligny qui fut depuis M. de Coligny, le P. Prépavin, le P. Lambert, le P. Benoist, le P. Bonnefoi et le P. Desmarets (d'autres encore). Cela a duré jusqu'à l'année 1633 (1). »

Bref, Port-Royal était devenu comme une colonie

 

 

(1) Peut-être un peu plus longtemps, cf. Mss. de l'Institut catholique, p. 115.

 

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oratorienne. On nous le dit, mais nous l'aurions deviné. Le P. de Condren et ses disciples ont des manières de parler qui ne sont qu'à eux, et ce langage, nos religieuses, dès 1626, l'avaient si bien adopté qu'elles le mêlaient, non sans grâce, à leurs plaisanteries de couvent.

« 1626... La Mère Agnès, lisons-nous encore dans la chronique, alla cette même année à l'abbaye de Gomerfontaine où l'abbesse la désirait, mais elle n'y fit pas grand fruit, et elle y trouva toutes choses... en si pitoyable état qu'écrivant à la Mère Angélique..., elle lui mandait agréablement que Dieu l'avait envoyée en ce lieu pour y honorer l'article du symbole : descendit ad in feros (1). »

Si la Mère Angélique, déjà rigoriste, déjà presque janséniste, veut défendre à ses soeurs d'occuper les loisirs du dimanche à transcrire des « extraits de dévotion », c'est leur dira-t-elle, qu'au lieu de s'adonner à des « niaiseries », il faut « adorer le repos éternel de Dieu » (2). Cela encore est signé, si je puis ainsi parler. Bien qu'assez étroite et fort peu souple, la Mère Angélique a tellement compris la spiritualité du P. de Condren qu'elle nous aide à la comprendre. Elle parle mieux que personne, à ma connaissance, de l'humble extase où doit conduire le mysticisme oratorien.

 

Ma Soeur Marie de la Nativité vint à parler d'extases, sur quoi la Mère lui répondit :

Il y en a de trois sortes, la première est de Dieu, la seconde, de nous-mêmes, la troisième, du démon.

 

Celle de Dieu » est l'extase au sens propre du mot.

 

Celle qui vient de nous-mêmes est bonne, nous devons tâcher de l'avoir et nous pouvons nous y mettre de nous-mêmes, c'est-à-dire par la grâce commune que nous avons... sans cette grâce extraordinaire à quoi il ne faut point prétendre. Cette extase donc que je dis que nous pouvons avoir, si nous voulons, est

 

(1) Mss. de l'Institut catholique. p. 117.

(2) Cité par Prunel, op. cit. p. 234

 

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celle de la foi et de la charité, par un profond abaissement de nous-mêmes devant Dieu, en considérant sa grandeur divine et sa plénitude de sainteté et de perfection, dans une vus au-dessus de toutes vues; ce qui nous doit faire anéantir dans l'abîme de notre coeur ; car il y a en nous un abîme et nous devons nous y mettre en présence de cette sublime majesté. C'est un silence du coeur et de l'esprit, qui ne font qu'adorer et admirer cette essence souveraine et incompréhensible ; c'est être comme sainte Madeleine aux pieds de Jésus-Christ., qui écoute en paix et en silence ce qu'on lui dit. Pensez-vous qu'elle fit des questions à Notre-Seigneur? Point du tout. Elle l'écoute seulement, dans un silence profond et une paix divine. C'est l'état où elle a été durant les trente années de sa solitude, toujours adorant Dieu, l'écoutant et l'admirant. C'est un état de béatitude commencée (1).

 

Mais l'école française avait au coeur de Port-Royal, une alliée naturelle, beaucoup plus apte à se pénétrer de ces hauts principes et mieux douée pour les répandre. La Mère Agnès n'était sans doute pas plus intelligente que sa

soeur, mais elle avait l'esprit plus libre, plus affranchi de cette inquiète recherche du moi qui tourmentait et diminuait la Mère Angélique. « Se perdre a en Dieu lui était facile, comme à Bossuet. De la spiritualité de Condren elle saisissait, elle aimait, elle s'assimilait aisément toutes les nuances. On pouvait même craindre que, dans la ferveur d'une première initiation, cet esprit très élevé, mais curieux, précieux et subtil ne raffinat quelque peu. C'est là du reste ce qui devait arriver, comme nous verrons bientôt. Elle se meut, avec une aisance admirable parmi les abstractions sublimes — et d'ailleurs divinement concrètes, si j'ose dire — de ses maîtres. Elle écrit par exemple à une malade :

 

Adorez l'indépendance de Dieu dans votre inutilité et confessez, par votre résignation à être saine ou malade, que Dieu n'a que l'aire de vous ni de votre santé, et faites plus d'estime

 

(1) Entretiens et conférences de la R. M. Marie, Angélique Arnauld, Bruxelles, 1757, pp, 251 253.

 

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de ne rien faire parce que Dieu vous y réduit, que de travailler beaucoup pour son service, en tant qu'actions qui partent de nous et par conséquent qui sont petites et bornées.

Mais où Dieu se trouve, il y a toujours infinité, pourvu que l'âme entre en lui et en ses desseins; et c'est peut-être en ce sens que saint Paul dit que ce qui est faiblesse en Dieu est plus fort que les hommes, et que la vertu se perfectionne en l'infirmité, le prenant pour l'infirmité spirituelle qui est une désistance de l’âme qui a tout laissé à Dieu, sachant qu'elle ne peut subsister par elle-même et qu'il n'y a rien de si avantageux pour elle que de porter les dispositions de Dieu (1).

 

C'est trop dense; tout le système y passe ; une malade s'accommoderait mieux de réflexions plus légères, plus aérées. La Mère Agnès vient de prendre ses grades, mais enfin il parait bien qu'elle ne récite pas une leçon. L'assimilation est achevée. Voici plus alerte et plus simple. Elle écrit à Robert d'Andilly, nommé intendant de l'armée du Rhin et obligé de renoncer à ses rêves de solitude :

 

Comme disait le bienheureux évêque de Genève, Dieu hait la paix de ceux qu'il appelle à la guerre. Vous devez donc à présent honorer la vie conversante du Fils de Dieu, aimer l'embarras comme vous avez aimé la quiétude (2).

 

François de Sales d'abord, puis Condren, la fusion est parfaite entre les deux esprits. A sa soeur, Mme Le Maître, qui devait attendre avant d'être enfin admise à prendre l'habit:

 

Il me semble, ma soeur, que vous devez être dévote au mystère d'Egypte auquel Notre-Seigneur Jésus-Christ et sa sainte Mère portèrent le bannissement du peuple de Dieu et furent associés aux idolâtres qui affligeaient leurs âmes saintes en une manière qui ne se peut penser (3).

 

(1) Lettres, I, pp. 5, 6.

(2) Ib., I, p. 66, 67. La lettre est charmante. Relevons un joli mot et très salésien sur « la précieuse tranquillité qui est l'ornement de la vie civile, mais plutôt de la vie chrétienne », p. 67.

(3) Lettres, I, p. 10.

 

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Condren, Olier, et les autres, c'est bien toujours la même manière : se « désappliquer » de  tout et de soi-même (1), « adhérer » (2), aux e états » du Verbe incarné ou aux perfections de Dieu.

 

Et c'est une chose étrange que, pour rendre notre petitesse capable de Dieu, il la faut rendre encore plus petite, afin que de ce néant Dieu en tire une capacité digne de lui... « Qui perdra son âme, il la gardera pour la vie éternelle » ; et c'est se perdre que de s'oublier et n'avoir aucun appui sur soi-même, entrant continuellement dans l'infinité de la puissance divine pour y trouver ce que nous avons perdu en nous-mêmes; ce qui nous met dans un état de résurrection par lequel, étant morts au péché, nous vivons à Dieu, séparés de nos infirmités et revêtus de sa force ; et il n'est pas possible de faire une action de vertu qu'il ne faille entrer dans cette mort et dans cette vie... Ce qui me donne dévotion au titre que Dieu prit autrefois quand il s'appela Celui qui est. Dans le ciel, les saints le louent de ce qu'il a été, qu'il est et qu'il sera. Mais en la terre, il faut seulement considérer qu'il est et tâcher de faire qu'il soit en nous dans chaque moment (3).

 

Cette même empreinte oratorienne, d'un relief si accusé, on la reconnaît sans peine, ou si j'ose dire, elle saute aux yeux, dans un petit écrit de quelques pages, rédigé par la Mère Agnès en 1627 et qui devait rester à jamais fameux. C'est le Chapelet secret du Saint-Sacrement.

Saint-Cyran étant devenu le directeur de Port-Royal (1635), raconte le P. Rapin, la soumission que lui témoigna la Mère Angélique, « acheva tellement de le gâter par la bonne opinion qu'elle lui donna de ses visions, qu'il commença à les débiter sans se ménager et sans se contraindre; mais rien ne fut comparable à celles qui lui passèrent alors par la tête sur le Saint-Sacrement de l'autel, et pour la nouveauté du dessein et pour l'extravagance des pensées. Il fit le projet d'un ouvrage, qui était une espèce de

 

(1) Lettres, I, p. 13.

(2) Ib., I, pp. 43, 44.1.

(3) Ib., I, p. 51.

 

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censure de la bonté de Dieu en ce sacrement qu'il s'efforçait de faire passer pour terrible, quoique ce soit la marque la plus éclatante de son amour envers les hommes... Le but de l'abbé de Saint-Cyran était d'éloigner les hommes de la fréquentation de ce sacrement, par les idées redoutables qu'il en donnait (1) ».

Autant de mots, autant d'erreurs. Avec une étourderie sans égale, le P. Rapin se fait ici, pour ne rien dire do plus, le complice d'une mystification véritable qu'il n'aurait certainement pas imaginée, mais qu'il appuie de sa grande autorité de jésuite et d’honnête homme (2). A la Mère Agnès de répondre :

 

Je soussignée, Catherine Agnès de Saint-Paul... reconnais et certifie qu'aucune que moi n'a composé l'écrit intitulé : le chapelet secret du Saint-Sacrement; que je l'ai fait plus de quatre ans avant que je connusse feu M. l'abbé de Saint-Cyran, sinon de réputation, et pour l'avoir vu une seule fois à noire monastère des Champs... et que je n'ai eu autre dessein en écrivant ce chapelet , que de m'exprimer plus facilement que je ne pouvais faire de vive voix, au révérend P. de Condren, supérieur général de l'oratoire, auquel je désirai de communiquer ces pensées et qui m'ordonna de les écrire. C'est ce que je fis avec grande simplicité, et les envoyai aussitôt à Mgr l'évêque de Langres, qui gouvernait lors ma conscience, et il me fit l'honneur de m'écrire que je devais révérer ces pensées non comme miennes, mais comme pensées de Jésus-Christ en moi.

C'est ce qui me donna la liberté... d'arrêter mon esprit sur

 

(1) Rapin, Histoire... pp. 274, 275.

(2) « Etourderie », le mot est bien doux. Rapin avait entre les mains des pièces d'où il résultait nécessairement que Saint-Cyran n'avait pu être ni l’auteur, ni l'inspirateur du Chapelet secret. Il avait lu, par exemple, ou il aurait dû lire la Défense (par Arnauld) de la censure que M. l'Arch. de Paris a faite du livre du Père Brisacier, jésuite..., Paris, 1652. Dans ce factum, Arnauld s'explique tout au long sur le Chapelet secret, cf. pp. 575-588 du tome XXIX des Oeuvres d'Arnauld. Les affirmations d'Arnauld, que l'on peut du reste contrôler sans peine, sont irréfutables. Cf. aussi du même Arnauld, L'Innocence et la vérité défendues, 1652 (t. XXX). Que Rapin ait négligé des documents de cet ordre et qu'il avait sous la main, c'est ce qui nous parait incompréhensible. Que si du reste, et toujours d'après le P. Rapin, nul des autres griefs, contre Saint-Cyran n'est a comparable » à celui-là, les amis de l’abbé n'auront-ils pas beau jeu à le défendre ?

 

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ces pensées, sans que j'aie néanmoins désiré d'établir sur elles aucune nouvelle dévotion, et encore moins... qu'on en fit aucune pratique, soit en ce monastère, soit ailleurs, comme aussi n'en a-t-on fait aucune. Je puis au contraire assurer que j'ai plutôt appréhendé que ce petit écrit vît le jour, et que ç'a été le sujet qui me fit lui donner le titre de chapelet secret, croyant que ces pensées, que Dieu, autant que j'en puis juger, m'avait données en l'oraison, ne devaient point être proposées à d'autres âmes... de peur qu'elles ne les prissent à contre-sens.

 

Elle déclare ensuite que « les impiétés et les blasphèmes que quelques-uns ont voulu trouver dans quelques paroles de cet écrit... ont toujours été et sont encore... très éloignés » de ses sentiments, de ses intentions et de son esprit.

 

C'est ce que je suis prête d'assurer même avec serment... m'étant sentie obligée à faire cette déclaration... parce que j'ai appris depuis peu avec douleur que quelques-uns, attribuant faussement ce chapelet à M. l'abbé de Saint-Cyran, en ont fait un des principaux fondements des étranges calomnies dont ils s'efforcent de diffamer sa mémoire (1).

 

Il m'est évident qu'elle dit la vérité. Alors même du reste qu'on se croirait le droit de douter de sa parole, les faits (2), les dates lui donnent raison, mais plus encore, s'il est possible, le Chapelet secret lui-même.

C'est une suite de seize méditations en l'honneur des seize siècles écoulés depuis l'institution de l'Eucharistie. A chaque siècle correspond l'un des attributs de Jésus-Christ au Saint-Sacrement : Sainteté, Vérité, Liberté, Existence, Suffisance et les autres. Voici, par exemple, pour « l'Existence ».

 

Afin que Jésus-Christ s'établisse dune tout ce que les âmes

 

(1) Lettres, I, pp. 226,  227. La déclaration est de 1652. M. Prunel a publié une déclaration de Gamet, faite sous la foi du serment, et qui est pleinement d'accord avec la déclaration de la Mère Agnès, op. cit., pp. 245,  246.

(2) Pour n'en citer qu'un, on sait bien que la Mère Agnès aura plus tard beaucoup de peine à accepter la direction de Saint-Cyran.

 

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sont, qu'il ne souffre point la subsistance de la créature, qu'il soit tout ce qu'il doit être et fasse disparaître tout autre être, comme le soleil efface toute autre lumière, qu'il soit pour être et que la fin de son établissement soit pour lui, et non pour l'avantage de l'âme qui le porte (1).

 

Le moyen de ne pas reconnaître dans cette phrase la vérité fondamentale : Oportet illum regnare, mais interprétée par les maîtres de l'école française ?

 

Laissez être le Fils de Dieu en vous — écrivait le P. de Condren — en tel état qu'il lui plaira... et vous, cessez d'être, afin qu'il soit (2).

 

Il saute aux yeux, encore une fois, que dans le texte du Chapelet qu'on vient de lire, la Mère Agnès ne fait autre chose que répéter, à sa manière, les sublimes leçons qu'elle a reçues de Condren, des autres Pères de l'Oratoire et de Zamet leur disciple. Sans aucun doute possible, nous tenons la clef de ce petit livre qui deviendrait un volume formidable si je voulais étaler à la fin de chacun de ses chapitres, les textes sans nombre où Bérulle, Condren, Olier, Eudes, Amelote, Quarré, Bourgoing, Saint-Pé, disent et redisent, mais avec infiniment plus de clarté, de prudence et de précision théologique, les mêmes choses que la Mère Agnès (3), Non pas que tout soit également obscur et gauche dans

 

(1) Le texte — ou du moins un des états du texte — se trouve dans la Relation sur l'établissement des filles du Saint-Sacrement et sur le Chapelet secret (B. N. Ld. 156). Cf. Prunel, op. cit., p. 243. Toutes les brochures publiées pour ou contre le Chapelet sont devenues très rares. Dans le recueil de la Biblioth. Nat. que je viens de citer on trouve la brochure communément attribuée au P. Binet et qui est d'une belle violence. Je n’ai pu me procurer la première défense du Chapelet par Saint-Cyran, mais bien la seconde qui est à la B. Nat. « Réfutation d'un examen naguère publié contre la réponse qu'on fit l'année passée aux remarques d'un théologien contre le Chapelet..., 1634.

(2) Lettres et discours du R. P. Charles de Condren, Paris, 1668, p. 104.

(3) Le P. Rapin qui ne connaît pas le lexique oratorien, prétend que tous les « grands mots » du Chapelet secret ont été créés par Saint-Cyran « pour donner à sa nouvelle dévotion un air plus mystérieux » Histoire, p. 276. Double erreur.

 

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ces élévations si curieusement ramassées. On y trouve d'assez belles choses, celle-ci par exemple.

 

12. Incompréhensibilité : Afin que Jésus-Christ demeure dans ses voies, qu'il les connaisse lui seul et qu'il ne rende compte qu'à lui-même des desseins qu'il prend sur ses créatures; que les âmes se rendent à l'ignorance et qu'elles aiment le secret des conseils de Dieu, qu'elles renoncent à la manifestation des choses cachées de Dieu.

 

Mais l'ensemble est fort mal venu et prête, en vingt endroits, à ces dangereux « contre-sens » que la Mère Agnès craignait elle-même (1). Ce sont bien toujours exclusivement les principes de l'école française, mais développés à perte de vue et poussés jusqu'aux dernières limites du raisonnable par la logique simpliste d'une femme et par l'ardente métaphysique d'une précieuse. Si, par exemple, le P. de Condren ou M. Olier nous montrent que toute la vie spirituelle doit être une « adhérence », une « application » de nous-même, aussi étroite, aussi constante que possible, aux « Etats» du Verbe incarné, la Mère Agnès, transpose et retourne cette consigne avec une subtilité prodigieuse et inquiétante :

 

16. Inapplication. Afin que Jésus-Christ s'occupe de lui-même, et qu'il ne donne point dans lui d'être aux néants; qu'il n'ait égard à rien qui se passe hors de lui; que les âmes ne se présentent pas à lui pour l'objet de son application,

 

(1) Le P. Surin vise, je crois, le Chapelet secret, dans un chapitre du Catéchisme spirituel, sur les « fausses dévotions »? (cf. I, pp. 356-358 et dans l'édition modernisée, V, VII). Sa critique est un peu sévère, mais du moins a-t-il mis le doigt sur la plaie. Il ne reproche pas à la Mère Agnès de rendre la communion « inaccessible », mais seulement d'être trop subtile. « Ordinairement, dit-il, l'esprit humain n'agit, en vérité, que par des sentiments naïfs et simples... (Nous ne voyons aucun saint) qui ait fait ces contemplations et exclamations par des choses métaphysiques, subtiles et qu'on ne peut concevoir d'abord ». Eh! quoi, n'aurait-il donc jamais feuilleté le pseudo-Denis ou bien classerait-il ce métaphysicien parmi les auteurs faciles? Et lui-même, Surin, se bornerait-il aux « sentiments naïfs et simples » ? On en jugera plus tard, quand nous parlerons de lui. Et puis que veut dire « subtil »? Un homme très simple trouve toujours moins subtil que soi. La Bruyère est trop subtil pour M. Prudhomme, Joubert pour La Bruyère et Fénelon pour Joubert.

 

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mais plutôt pour être rebutées par la préférence qu'il doit à soi-même; qu'elles s'appliquent et se donnent à cette inapplication de Jésus-Christ, aimant mieux être exposées à sort oubli, qu'étant en son souvenir, lui donner sujet de sortir de l'application de soi-même pour s'appliquer aux créatures.

 

J'ai pris ce passage parmi les plus déconcertants. Nul directeur sensé ne songera jamais à répandre de pareilles formules de prière. Que l'on y prenne garde néanmoins, et qu'avant de crier trop fort au scandale, on compare la Mère Agnès à son directeur :

 

Vous travaillerez tous les jours une heure, écrit le P. de Condren, en l'honneur de la vie de Jésus Christ ressuscité, et vous vous donnerez à lui pour entrer eu la séparation qu'il a de vous et de vos pensées et désirs par sa retraite en Dieu(1).

 

Qu'est-ce à dire sinon : vous vous appliquerez à l'Inapplication du Christ ressuscité? Sous une forme alambiquée et troublante, chacune des strophes de ce bizarre cantique ne fait en somme que paraphraser les paroles du Baptiste : Il faut qu'il grandisse et que je diminue. Oportet illum crescere, me autem minui.

 

Transformé par Agnès, écrit le récent biographe de Saint-Cyran, le Dieu de l'Eucharistie si doux, si bon, si miséricordieux, est devenu un Dieu terrible, le Dieu des Hébreux, Jehovah, dont il ne faut s'approcher qu'avec crainte et tremblement (2).

 

Rien de moins exact. Agnès ne s'arrête pas à ceux des al tributs divins qui intéressent directement les créatures; elle ne voit pas le juge redoutable, le Dieu des vengeances, mais l'Être des êtres; elle ne tremble pas, elle s'humilie, elle s'oublie, elle voudrait s'anéantir, elle s'anéantit en effet, docile aux leçons de son maître :

 

Vous pourrez prier ainsi, disait Condren : Je me sépare de tout ce que je suis ; j'adhère à tout ce que Dieu est (3).

 

(1) Lettres et discours, p. 179.

(2) Laferrière, op. cit., p. 194-

(3) Lettres, et discours, p. 181.

 

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Ses péchés s'ajoutent à son néant, le font encore plus néant; mais serait-elle sans péché, simple créature, elle n'en continuerait pas moins, avec Augustin, avec Condren, avec Bossuet, avec Fénelon, son Te Deum métaphysique : Je ne suis pas et vous êtes. Prière désintéressée et par suite, — nous l'avons dit cent fois au cours des présentes études — toute sereine, également opposée à la présomption et au désespoir. Quant à voir dans ces quelques pages, comme l'a fait le P. Rapin, un pamphlet contre la communion fréquente, la sournoise préface du livre d'Arnauld, en vérité c'est pousser la prévention au delà de toute limite. Dans le Chapelet, il ne s'agit pas de nos communions, mais de l'Être divin pris en lui-même. L'Inaccessibilité qu'adore la Mère Agnès n'est pas un « attribut de l'Eucharistie », comme le croit un historien d'aujourd'hui, mais un attribut du Verbe éternel, dont l'inaccessibilité manifestement persiste à la minute même où l'on communie (1).

On peut fort convenablement réciter le Chapelet secret

 

(1) Cf. Vie de Mme d'Herculais par l'abbé F. Tournier, Paris s. d. (19o3). On lit à la page 7o « Inaccessibilité, dit le Chapelet secret, premier attribut de l'Eucharistie ». Ce n'est pas le premier, mais le onzième, et ce n'est pas un attribut de l'Eucharistie. En vérité, l'on ne s'attendait pas à voir le Chapelet secret figurer dans la vie de Mme d'Herculais. Voici par quelle route subtile, M. Tournier l'y fait arriver. Le confesseur que Mme d'Herculais « avait à Saint-Vallier, gagné aux doctrines hérétiques du jansénisme, qui commençaient alors (c'est-à-dire en 1642 !) à se répandre dans les provinces, lui défendit de communier pendant six mois ». Nous voyons là un cas très intéressant de préjansénisme. Au reste, s'il est possible, il est aussi peu probable qu'un prêtre de Saint-Vallier ait tenu les bonnes feuilles de la Fréquente communion qui ne paraît qu'en 1643. Mais qu'avait-il besoin de ce livre, répondra M. Tournier, le Chapelet secret ne l'avait-il pas initié déjà ? Jusque-là, nous dit-on encore, un petit livre... le Chapelet secret, a été transmis de main en main et sous le manteau ». Qu'en savez-vous où sont les preuves de cette diffusion ? M. Tournier continue : « C'est ainsi que dix ans après, nous le retrouvons dans les mains de Mme d'Herculais ; au moins, à travers les plaintes résignées qu'elle adresse à son Sauveur, on peut entendre un écho des instructions que sou directeur a puisées dans le libelle hérétique », p. 7o. Ce qu'on nous prouve par quelques lignes de Mme d’Herculais. Celle-ci se déclare-t-elle « indigne de s'approcher » de la Sainte Table, indigne « d'une si divine communication », manifestement elle répète le Chapelet secret. L'Eglise, de même, sans doute, quand elle nous fait dire : Domine non sum dignus !

 

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avant ou après la messe, tout comme les belles prières métaphysiques de Fénelon. Bref, malgré tous ses défauts, ce malheureux opuscule, écrit plusieurs années avant l'Augustinus et par une fille spirituelle de François de Sales, approuvé et admiré par le P. de Condren et par Zamet, c'est-à-dire par les deux théologiens qui devaient bientôt, les premiers de tous, dénoncer la secte naissante, ce Chapelet n'est aucunement janséniste (1).

On pense bien du reste qu'abandonnées à leur destinée naturelle, ces quatre ou cinq pages manuscrites que presque personne n'avait lues, n'auraient pas fait de bruit dans le monde (2). Pour métamorphoser pareille souris en montagne, il n'aura fallu rien moins qu'une intrigue et dextrement concertée. Insignifiante elle aussi, grave pourtant par ses résultats, cette intrigue, nous la connaissons. Lorsque fut créé par les soins de la Mère Angélique et de Zamet, cette filiale éclatante mais éphémère de Port-Royal, l'Institut du Saint-Sacrement (3), le Pape avait confié le gouvernement de cette congrégation nouvelle à l'archevêque de Paris, Jean François de Gondi, à

 

(1) Il est certain que Zamet et Condren ont donné au Chapelet une approbation formelle, certain que Zamet (sinon Condren) l'a fait lire à certaines âmes délite qu'il dirigeait. Mais on peut aller plus loin. Je crois en effet, sans être naturellement en mesure de le démontrer, je crois que le texte original a dû être retouché par ces deux théologiens. De ce texte qui. on l'a vu, inquiétait la Mère Agnès elle-même, nous ne devons pas avoir la première rédaction. Quand à la pleine orthodoxie du Chapelet, je n'avais pas à la discuter ici. Je n'y trouve rien, pour ma part, qui ne puisse être défendu. Aux théologiens de voir. J'ai voulu seulement montrer qu'il n'était pas janséniste. Peut être faudrait-il reprocher à la Mère Agnès, non pas, certes, d'avoir ébranlé par une attaque directe le dogme de l'Incarnation, mais d'avoir en quelque sorte réduit les avantages spirituels de la croyance à ce dogme. De l'Homme-Dieu, plusieurs, même catholiques, ne semblent retenir que l'Homme. Que d'ariens inconscients ! Agnès penche peut-être vers l'excès contraire : elle semble ne s'adresser qu'au Verbe éternel, ne connaître de l'Evangile que les premiers mots de Saint Jean. Tendance imperceptible et qui reparaîtra peut-être plus tard, non moins imperceptible, mais plus inquiétante, dans les écrits de Fénelon.

(2) « Il n'y eut jamais que deux ou trois copies écrites à la main » assure Arnauld et «  lorsqu'on commença ce bruit en 1633, on eut grande peine à en trouver quelque copie » Défense de la censure..., p. 574, 585.

(3) Sainte-Beuve et M. Prunel ont raconté longuement l'histoire de cet Institut. Je n'avais pas à y revenir.

 

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l'archevêque de Sens, Octave de Bellegarde et à Sébastien Zamet. La Mère Angélique ne voyant alors que par les yeux de M. de Langres, et celui-ci ayant eu l'initiative de la fondation, le rôle des deux autres supérieurs ne pouvait être que très effacé. Ils prirent la chose moins bien qu'on n'aurait voulu, d'autant plus piqués dans leur amour-propre que les filles du Saint-Sacrement débutaient avec plus d'éclat. Tout Paris se pressait dans leur chapelle et remplissait leur parloir. Eclipsés par leurs collègues, raconte M. Prunel que nous résumons, nos deux prélats n'usaient « guère de l'autorité qu'ils détenaient que pour lui susciter des difficultés... Gondi commença, Bellegarde suivit, mais si maladroitement qu'il dut cesser tout commerce avec ses deux autres collègues — et avec la maison du Saint-Sacrement (1)... » Bref, un autre Lutrin; et telles furent les causes mesquines « de cette tempête du Chapelet secret qui reste à la charge d'Octave de Bellegarde comme un acte inexcusable ».

Le malheur de Port-Royal voulut en effet qu'une des rares copies de ce petit cahier tombât dans les mains de l'archevêque. Celui-ci e ravi de pouvoir jouer un vilain tour à l'Institut du Saint-Sacrement, déféra le Chapelet à la Sorbonne, et obtint une condamnation signée de huit docteurs (1633)... Cette condamnation eut un effet immédiat. L'Institut si applaudi jusque-là devint aussitôt suspect. Les religieuses passèrent pour « sorcières ». M. de Langres était humilié, M. de Sens triomphait ».

Zamet s'empressa de se défendre, et très énergiquement, auprès de Richelieu qui l'aimait et qui, semble-t-il, lui donna raison. Mais cela ne suffisait pas, il fallait encore e essayer d'atténuer le mauvais effet produit sur l'opinion publique par la censure de la Sorbonne, c'est alors qu'un

 

(1) Lancelot dit rondement « M. l'A. de Sens..., s'indisposa contre M. de Langres à l'occasion de quelques religieuses de Port-Royal, qui avaient quitté sa direction pour se mettre sous la conduite de M. Zamet ». Mémoires, I, pp. 39o, 391.

 

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nouveau personnage entre en scène. Duvergier de Hauranne, abbé de Saint-Cyran, l'homme le plus savant de l'Europe, au dire de Richelieu, examina l'écrit contesté, le déclara parfaitement orthodoxe et obtint une approbation signée des docteurs de Louvain, en particulier de Jansénius et de Fromond. Il fit plus; il écrivit, sans toutefois la signer, une Apologie pour servir de défense au Chapelet, et pour répondre aux Renzarques, également anonymes, publiées contre le Chapelet, par un jésuite que l'on croit être le P. Binet. Cette Apologie eut beaucoup de succès. L'opinion se modifia. Rome, que l'archevêque de Sens voulut obliger à se prononcer, supprima simplement le Chapelet, sans le censurer, « parce qu'elle y reconnut, dit Guilbert, l'expression des mystiques, et rien autre chose (1)».

Cette Église gallicane, soit dit en passant, paraît bien étrange. A tout propos et pour des choses de néant, — quatre ou cinq pages de prières écrites par une religieuse — fatiguer, harceler le Pape ! Que serait-ce donc, s'ils le croyaient infaillible ? Encore faut-il qu'il ne leur mande jamais rien qui leur déplaise. Sans quoi, le Roi, le Parlement, les Assemblées, tout est mis en branle pour arrêter la réponse. Quoi qu'il en soit, cette ridicule querelle « eut un résultat d'une portée incalculable. La réputation de l'Institut du Saint-Sacrement avait été sauvée par l'Apologie du Chapelet. Pour témoigner sa reconnaissance à M. de Saint-Cyran, M. de Langres l'introduisit au Saint-Sacrement et l'engagea à prêcher et à confesser dans le monastère (1634). Bientôt l'étoile de Zamet allait décliner : l'abbé de Saint-Cyran allait devenir tout-puissant sur l'esprit des religieuses (2) ».

 

(1) Voici comment l'éditeur de Lancelot résume le décret de Rome. Comme il se sert d'italiques, il semble avoir connu le texte de ce décret : « Le Chapelet ne serait ni censuré, ni mis à l'Index, mais... il demeurerait supprimé de peur qu'il fût un sujet de scandale aux simples et aux ignorants ». C'est, comme on voit, la sagesse même. Mémoires, I, pp. 397, 398.

(2) Prunel, op. cit., (242-248). Même après cet excellent chapitre, il faut consulter sur l'histoire du Chapelet secret la notice de Nicole (note II à la XVIe Provinciale); la Relation de l'origine et de la querelle du Chapelet secret... par la Mère Angélique de Saint-Jean Arnauld, Mémoires pour servir..., I, p. 456, seq. Cf. aussi les appendices aux Mémoires de Lancelot où se trouvent nombre de détails intéressants I, pp. (389-400). Bonne occasion de remarquer une fois de plus les tendances anti-mystiques du 2e Port-Royal. Nicole avait d'abord approuvé le Chapelet; sur ses vieux jours, il le trouva trop mystique. (Cf. Lancelot, I, pp. 399. 400). Cf. aussi Mémoires pour servir, etc., I, pp. 431, 432. Le Chapelet leur paraissait alors quiétiste.— Cf. d'autres détails amusants et significatifs dans les mêmes Mémoires, I, pp. 457, 459, 46o, où il est question de le carmélite Marie de Jésus. Nous ne pouvions entrer dans ce détail. D'ailleurs tout le mystère n'est pas éclairci. Car enfin la sotte jalousie de Bellegarde n'explique pas tout. D'où sont venus à M. de Sens tant de soldats armés pour sa querelle, et si résolus, si violents qu'ils ont bien l'air de soutenir leurs intérêts propres ? D'où cet acharnement contre une poignée de religieuses ? Faut-il recourir à la clef qui ouvre aujourd'hui toutes les serrures, évoquer la cabale des Dévots? M. Prunel y a pensé. L'Institut du Saint-Sacrement se trouvait en effet affilié, du moins équivalemment à la fameuse « Compagnie » dont Zamet faisait partie. Les nombreux ennemis de la Compagnie du Saint-Sacrement n'auraient-ils pas essayé de la compromettre elle-même en discréditant les religieuses ? Ou bien devrions-nous voir dans l'affaire du Chapelet une reprise des anciennes campagnes contre la spiritualité de Bérulle ? J'abandonne aux érudits ces problèmes. Cf. Prunel, op. cit., pp. 239, 24o.

 

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IV. La Mère Agnès avait plus de quarante ans lorsqu'elle se rangea, sans attrait d'abord et même à contre-coeur, mais docilement, par devoir et peu à peu avec une ferveur enthousiaste, sous la direction de Saint-Cyran. A cette époque les fondations de sa vie intérieure étaient assurées, son pli spirituel était pris et la courbe de son ascension nettement tracée. Elle ne se trouvait pas à l'abri des entraînements extrêmes, des affolements qui menacent toujours les âmes contemplatives. Mais si l'autorité d'un directeur imprudent, si les conseils et l'exemple d'une soeur intransigeante doivent un jour l'enfiévrer, la conduire à des outrances fâcheuses, on peut être sûr que cette âme, foncièrement saine, reprendra bientôt son équilibre et reviendra d'elle-même aux bienfaisantes leçons de ses anciens mitres. Si le nouveau directeur qu'un véritable coup d'état lui impose voulait effacer chez elle l'empreinte de François de Sales et de Condren, il n'y réussirait pas. Le jansénisme de Saint-Cyran, si tant est que l'on doive donner ce nom aux erreurs du personnage, ne sera guère qu'une rougeole, je ne

 

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dis pas pour la Mère Angélique, vouée de naissance à une religion de crainte, mais pour la Mère Agnès et, dans l'ensemble, pour la première génération de Port-Royal.

On peut juger le fait de Saint-Cyran de bien des façons. J'ai déjà dit à quelles opinions moyennes, sévères tout ensemble et indulgentes, je croyais sage de m'en tenir à son sujet. Le peu que nous savons de son passage à Port. Royal confirme ces opinions, ces conjectures. Il y parait assez dénué de sens et d'expérience, mais non pas, je le crois du moins, novateur et décidément janséniste. Je me représente les débuts de son ministère dans cette maison comme une mission, ou mieux encore, comme un réveil à l'anglaise. Il y a chez lui du Wesley, bien qu'il soit très inférieur à ce grand homme. A peine en fonction, il s'agit pour lui de réduire et sans tarder ces âmes d'élite, de les prendre d'assaut, de les élever, tambour battant, à la plus haute perfection. Il tente un coup d'éclat, une de ces belles expériences qui lui sont chères et dans lesquelles s'épuisent rapidement son activité plus exaltée que persévérante. Il veut un renouvellement soudain et sensationnel: il veut une Pentecôte (1).

 

(1) Il faut ici réaliser nettement deux choses. a) Il y avait alors, dans la communauté de Port-Royal, une sorte de guerre civile. Quelques religieuses, ou justement mécontentes de la Mère Angélique ou un peu jalouses de son prestige et de son autorité, faisaient profession de résister à M. de Saint-Cyran. D'où chez elles, tendance à critiquer les directions données par lui, d'où chez les Saint-Cyranistes, une tendance, toute naturelle, à outrer, comme par une sorte de saint défi, ces mêmes directions... b) Il ne faut pas croire que par le dit « renouvellement » et les religieuses et Saint-Cyran lui-même aient compris uniquement, ni même avant tout la « séparation » des sacrements. Ce mot de « séparation » était bien devenu le cri de guerre, mais il avait un sens beaucoup plus général, lequel les rebelles, innocemment ou non, affectent de ne pas saisir, cf. à ce sujet un des récits de la « Pentecôte » : « Dieu toucha ces filles d'un si grand mouvement de pénitence, qu'on eut plus besoin de les faire se modérer que de les exhorter à réparer leurs fautes par une satisfaction exemplaire... Les unes SE SÉPARÈRENT de la Communauté par une très étroite et très longue retraite. Une autre reprit le rang et l'habit de novice. Et ma soeur Marie-Claire... désira... d'embrasser l'état des soeurs converses... De tels changements ne pouvaient qu'ils ne parussent fort étranges à Mme de Pontcarré. Elle s'en raillait et les condamnait ouvertement ». Mémoires pour servir..., I, pp. 5o4, 5o5.

 

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Comment ne l'aurait-il pas, secondé qu'il est, stimulé, bientôt débordé par la Mère Angélique, cent fois plus impérieuse et plus tenace que lui. Laissons parler celle-ci :

 

Dieu nous ayant fait connaître par les sermons que M. de Saint-Cyran nous avait faits, quelle était l'obligation des religieux, et surtout de nous qui prétendions fonder un Ordre dédié à honorer le Saint-Sacrement, nous demeurâmes si confuses de la manière dont tout cela s'était fait, et du peu de préparation que nous avions apporté à une telle oeuvre qu'il était malaisé de nous modérer ; et nous n'eûmes pas moins besoin de sa prudence, pour retenir nos soeurs afin qu'elles n'excédassent point, que nous avions eu de sa lumière et de son zèle pour nous faire connaître nos devoirs et nous exciter à nous y rendre (1).

 

Une mission, un réveil. Il arrive avec son grand air inspiré, critiquant sans mesure les quelques abus qui s'étaient glissés dans la maison sous la e conduite trop douce e de M. Zamet, proposant, à sa manière ardente et fumeuse, l'idéal suréminent de la primitive Église, brandissant l'autorité des canons, des anciens conciles,

 

Il y avait bien aussi, du moins pour quelques-unes, la « séparation » provisoire de l'Eucharistie, mais il n'y avait pas que celle-là et précisément la tactique des rebelles fut de faire croire qu'il n'y avait que celle-là. Toute cette histoire est encore à faire. Cf. de précieuses indications dans la thèse déjà citée de M. Prunel. Voici un autre témoignage, qui doit être médité. « Un... Père de l'Oratoire dit à une religieuse de Port-Royal que M. de Saint-Cyran était ennemi des confessions et communions Cette calomnie s'était répandue dans la ville, par l'entremise de cette demoiselle de Chamesson qui était sortie de la Maison du Saint-Sacrement et de Mme,« de Pontcarré qui demeurait a Port-Royal. Celle-ci disait dans les compagnies que les personnes que M. de Saint-Cyran gouvernait, ne communiaient point, non pas mémo le jour de Pâques ; parce qu'il arriva que deux filles, qui ne se trouvèrent pas disposées à communier le jour de la fête, différèrent jusqu'à l'octave... Cependant ce retardement... venait plus de ces personnes-là que de lui. Il ne faisait que suivre Dieu en elles et obéir à l'instinct qu'elles avaient de se priver de la sainte communion pour quelque temps, qu'elles prolongeaient quoiqu'il les pressât souvent de l'abréger. Et de même pour l'absolution... Au reste, il confesse comme un autre et quand une personne se présente à lui avec sincérité et douleur de son péché, il l'absout sans s'enquérir si c'est attrition naturelle ou surnaturelle, ou contrition ». Mémoires pour servir..., I, pp. 452, 453. Ainsi parle la soeur Catherine de Saint-Jean (Mme Le Maître) laquelle m'inspire plus de confiance que telle autre de ses soeurs.

 

(1) Cf. Prunel, op. cit., p. 274.

 

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des Pères, principalement de saint Augustin. Nous avons déjà dit l'idée subtile qu'il se faisait de la pénitence chrétienne. A ces filles de qui l'on pouvait se promettre tous les héroïsmes, à quelques-unes, dis-je et non pas à toutes, il propose ce difficile et dangereux programme, mais avec si peu de préparation, si peu de prudence et surtout si peu de clarté qu'il recule bientôt lui-même, effrayé par le redoutable succès d'une telle expérience.

 

Pour la sainte communion, continue la mère Angélique, je confesse que j'ai été depuis Pâques jusqu'à l'Assomption de la sainte Vierge, sans m'en approcher, non par la persuasion de M. de Saint-Cyran qui vint exprès les veilles de l'Ascension, de la Pentecôte, du Saint-Sacrement et de la Visitation, pour m'y exhorter, mais je ne m'y pus résoudre.

 

Elle reconnaît également — comme l'en accusait Zamet dans son Mémoire contre Saint-Cyran — qu'elle passa une année le jour de Pâques sans communier ; elle ajoute :

 

M. de Saint-Cyran ne sut rien de cette omission, que le jour de l'Octave que je m'acquittai de ce devoir ; ce qui Ôte le prétendu crime de cette faute, à laquelle j'ai satisfait devant Dieu, comme je crois, si j'ai souffert avec humilité les discours qu'on en a faits par tout Paris (1).

 

On disait en effet tout uniment que leur directeur les dispensait du devoir pascal. C'était pure calomnie. Il amorce étourdiment l'expérience que nous avons dite, curieux de voir si ces filles auront le courage du sacrifice dont

 

 

(1) Prunel, op. cit., pp. 274. 275. Dans le cas de la Mère Angélique, il y eut deux « omissions » vers le temps pascal, une en 1636, l'autre en 1637. On vient de l'entendre parler de l'une et de l'autre. Au sujet de celle de 1636, elle dit encore : « S'il m'était permis d'exprimer les sentiments qui me portèrent à cette séparation, je m'assure que je les ferais aussi bien approuver aux autres, que je persuadai alors à M. de Saint-Cyran de me les souffrir. POUR NOS AUTRES SOEURS, QUELQUES-UNES S'EN SÉPARÈRENT AUSSI, MAIS POUR FORT PEU DE TEMPS »,  Mémoires pour servir..., I, p. 478, cf. ib., p. 483. Une autre dit que la première « séparation » (la plus longue) dura, pour l'ensemble de celles qui l'acceptèrent « quatre semaines, ou un peu plus », ib., p. 527.

 

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ses discours enflammés leur ont montré l'excellence — se priver par amour plus encore que par crainte du plus grand bien qui soit au monde ; puis il disparaît, il rentre dans sa solitude, il les laisse se débattre seules, parmi les angoisses que l'on imagine, et quand d'aventure il s'aperçoit qu'elles vont trop loin, quand il les invite à communier, plus logiques que lui, elles le renvoient à ses propres principes et refusent de lui obéir. La Mère Agnès elle-même a cédé à la contagion; elle écrit a Saint-Cyran :

 

Mon esprit se perd en la proposition que vous m'avez faite de communier ; ce mystère, par la privation que j'y ai portée, m'est devenu terrible (1).

 

il connaissait peu la nature féminine, et se payant lui-même de grands mots, de vagues déclamations sur la pureté de l'Évangile, il comprenait mal que l'on voulut passer aux actes. Ses prouesses et celles de Port-Royal durent commencer vers le milieu de 1635. En sont 1636, Saint-Cyran abandonne la direction de l'abbaye à M. Singlin, lequel sans doute essaiera de maintenir l'esprit du maître, mais avec plus de modération (1). Sur tout ce détail, nous sommes réduits à de simples hypothèses. Il me parait toutefois certain qu'en 1638, lorsque Saint-Cyran fut conduit au château de Vincennes, Port-Royal avait repris depuis quelque temps déjà la vie normale et qu'en règle générale on y communiait deux fois par semaine. Comment s'était dénouée la crise ? Je croirais assez volontiers que Saint-Cyran lui-même, enfin éclairé car les folles conséquences de sa prédication, aura tâché d'enrayer le mouvement et chargé Singlin d'agir en ce

 

(1) Le progrès du jansénisme, pp. 82, 83. Je rappelle que les textes publiés dans cet ouvrage n'inspirent pas une absolue confiance. Je crois par exemple que la lettre que je viens de citer, a été plus ou moins manipulée par l'éditeur.

(2) La Mère Agnès écrivait à Singlin en 164o, qu'ayant un confesseur porté à la priver de la communion, elle avait cessé de s'adresser à lui « voyant, écrit-elle, que vous n'approuviez pas que je m'en retirasse si souvent », Lettres, I, p. 98.

 

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sens. Peut-être aussi aura-t-il suffi qu'il se soit désintéressé de l'entreprise, qu'il ait tourné son zèle sur des objets moins scabreux. Dieu aidant, et la sagesse naturelle de quelques-unes des Mères, notamment de la Mère Agnès, et les souvenirs des anciens directeurs, et la claire vue des tristes résultats qu'on avait obtenus, les choses seront insensiblement rentrées dans l'ordre. A quelque chose malheur fut bon. La première génération de Port-Royal se trouva comme vaccinée contre le rigorisme janséniste. Les nombreuses lettres de la Mère Agnès sur la communion, un jésuite pourrait les signer.

A M. De La Potherie qui voulait être renseigné sur les pratiques pieuses de Port-Royal, elle écrivait en 1656 :

 

Je crois que vous savez les petits devoirs que nous rendons au Saint-Sacrement, qui sont une assistance continuelle de jour et de nuit, les unes après les autres... Tous les dimanches, hors ceux de l'Avent et du Carême, on fait une adoration après Vêpres, où l'on donne la bénédiction du Saint-Sacrement.

 

Cet usage n'avait pas encore prévalu partout.

 

Nous avons demandé à Rome que le Saint-Sacrement fat exposé tous les jeudis, mais nous ne l'avons pu obtenir (1)... Pour les dispositions intérieures, on nous recommande fort l'imitation des vertus que Notre-Seigneur Jésus-Christ pratique en ce mystère... l'on nous dit aussi que les communions fréquentes conviennent à cet Institut et on en use selon l'avancement que les âmes font en la vertu (2).

 

Et l'on ne leur demandait pas pour cela d'être sans défauts. A une religieuse timorée :

 

Il est vrai que j'ai toujours de la peine, quand je vous parle

 

(1) L'usage à cette époque et longtemps après, était de n'exposer le Saint-Sacrement que le jour de la Fête-Dieu et pendant l'Octave. Cf. J.-B. Thiers, Traité de l'Exposition du Saint-Sacrement, Avignon, 1777, II, p. 10.

(2) Lettres, I, p. 4o4. Il faut regretter que les derniers éditeurs de Pascal aient négligé de citer cette lettre dans leur introduction à la XVIe Provinciale. Les deux textes sont de la même année, mais la lettre est du 3o janvier et la Provinciale du 4 décembre 1656.

 

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de la sainte communion, de la manière dont vous me répondez, qui est dans le cachement. Ce n'est pas que je m'attende que vous me deviez dire les sujets pourquoi vous ne la faites pas, car étant le fond de votre conscience, il suffit que vous le disiez à votre confesseur... Ce que vous êtes obligée de faire à quelque supérieure que ce soit, c'est de lui dire toutes les fois que vous ne communiez pas aux jours ordonnés. Pour moi, je vous ai demandé si vous le faisiez tous les huit jours, et si l'omission venait de l'ordre de votre confesseur, parce que je sais la tentation que vous avez de vous en retirer par vous-même, qui ne peut être bonne en façon quelconque, mais une nouvelle faute que vous ajoutez aux autres (1).

 

On sait bien que même aujourd'hui la tentation dont parle ici la Mère Agnès est assez fréquente. Combien plus au XVIIe siècle ! A Mme de Foix, coadjutrice puis abbesse de Saintes, et qui la consultait fréquemment :

 

Fallait-il, ma très chère mère, vous priver de la sainte communion le jour du Bon Pasteur, puisque votre trouble ne procédait que de l'amour de votre troupeau (2) ?

 

A une autre : Ne tombez jamais

 

en cette faute de perdre la sainte communion pour ne vous être pas confessée à qui vous désiriez (3).

 

Dedit fragilibus Corporis ferculum, écrivait-elle, « il faut se sustenter et non pas jeûner ».

 

et je crois vous engager davantage à la fidélité que vous devez à Dieu par la réception de sa grâce que par la considération de votre indignité

 

C'est le pain quotidien

 

qui nous fait subsister dans la voie de Dieu et nous donne des forces pour combattre nos ennemis; et c'est pourquoi l'esprit

 

(1) Lettres, II, p. 448.

(2) Ib., II, p. 90.

(3) Ib., II, p. 486.

(4) Ib., II, p. 494, 495

 

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malin fait ce qu'il peut pour nous en éloigner... en nous donnant de trop grandes craintes (1).

 

Citons enfin une longue lettre où elle expose, à sa pénétrante manière, sa théologie sur le sujet. Une Soeur lui avait demandé si elle devait se priver quelquefois de la communion,

 

sans autre sujet que pour la révérence qui est due à ce divin sacrement.

Je vous dirai, ma chère Soeur, qu'il me semble que vous feriez mieux de communier que de vous en abstenir... Vous pouvez joindre ces deux motifs ensemble, celui d'un profond respect et d'une humble confiance. C'est ce que l'Eglise nous apprend en nous faisant dire : Seigneur, je ne suis pas digne que vous entriez chez moi, en même temps qu'elle introduit ce divin Sauveur dans nos âmes. 11 est certain que l'état où vous êtes vous doit disposer à une communion très fréquente. Votre solitude, vos infirmités, votre âge qui vous approche de la mort, et par conséquent qui vous détache de toutes choses, font un vide en vous que Dieu veut remplir de lui-même.

Vous avez encore un autre droit de vous en approcher, qui est l'obligation d'honorer ce saint et divin mystère qui consiste principalement à le recevoir.

Nous nous proposons assez de ne vouloir servir qu'à Dieu, mais insensiblement, en obéissant à ses passions, et à ses désirs, on se constitue plusieurs maîtres. Je ne dis pas cela pour vous, ma chère Soeur, car je ne sais pas si vous avez des passions qui vous dominent; mais il s'en faut toujours défier, et bien demander à Dieu lorsqu'il vient en nous par la sainte communion, qu'il se lève et qu'il dissipe ses ennemis... c'est-à-dire nous-mêmes ; car tout ce qui est en nous lui déplaît, et il vient pour le détruire afin de se mettre à la place.

 

On touche ici du doigt les ressemblances de surface et les oppositions profondes entre la doctrine oratorienne qui est celle de la Mère Agnès, et la janséniste.

 

Et comme cette destruction ne se fait que peu à peu, parce que nous avons peu de grâce, c'est pourquoi Notre-Seigneur

 

(1) Lettres, I, p. 191.

 

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Jésus-Christ réitère ses visites; et nous devons en cela admirer s'a charité merveilleuse qui ne se rebute point de ce qu'il ne peut opérer que fort peu à chaque fois, par notre petite capacité de recevoir ; au contraire, c'est pour cela qu'il se donne en qualité de viande, voulant traiter nos âmes comme nos corps, qui ne subsistent que par la réitération de la nourriture. Ainsi les imparfaites ont croit de communier souvent, pourvu que ce soit à dessein de l'être toujours moins, et de diminuer à chaque communion quelque chose de la source du péché qui est en nous (1)...

 

A lire tant de passages, on comprend que les jansénistes du XVIII° siècle, qui pourtant ne manquaient pas d'imprimeurs, aient négligé de publier la correspondance de la Mère Agnès. Comment auraient-ils mis volontiers sous les yeux du grand public, ces textes qui réprouvaient si formellement le plus sacré de leurs dogmes ?

Ces lettres les gênaient aussi pour d'autres raisons. Je jurerais qu'ils les ont trouvées trop mystiques. Ainsi ont-ils jugé les écrits de Saint-Cyran et de Lancelot, le jansénisme, dès qu'il eût pris conscience de lui-même, dès qu'il se fût en quelque sorte figé dans sa révolte, n'ayant plus éprouvé qu'une répugnance de plus en plus vive pour la prière des saints. La Mère Agnès n'est pas quiétiste, mais elle aurait semblé telle à Nicole. Si parfois elle donne prise à la critique, elle se redresse aussitôt. La disposition que nous devons avoir à l'oraison, disait-elle,

 

est d'aller à Dieu quand il vient à nous, c'est-à-dire faire des

 

(1) Lettres, I, pp. 375, 376. Sur ce point et sur plusieurs autres, j'aurais pu tout aussi bien étudier Jacqueline Pascal. Son interrogatoire est un document de première importance qu'on ne saurait trop méditer. Cf. Pascal (G. E.), X, pp. 129, sq. Citons du moins ces lignes de la Mère du Fargis « Ma soeur Euphémie (Pascal) a oublié de mettre dans sa relation qu'il (M. Bail) lui demanda fort si on allait souvent à confesse. Elle répondit : autant qu'on en a besoin... Il lui demanda... si on ne lui donnait point quelquefois pour pénitence d'être plusieurs mois sans communier. Elle répondit un grand Jésus ! non ! Monsieur, dont il demeura satisfait. Il lui demanda beaucoup aussi si on ne différait point de lui donner l'absolution jusqu'à ce qu'elle eut fait la pénitence. Elle lui dit que non.., » Pascal, IX, p. 132.

 

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actes quand il nous en donne le mouvement et quand il n'agit point en nous, demeurer sans action.

 

Le raisonneur Nicole n'aurait pas manqué de rayer ces derniers mots à la sanguine. C'est ainsi qu'il lisait les mystiques (1) n'entend pas ce « sans action ».

 

Personne ne vient à moi, continue la mère Agnès, si mon Père qui est aux cieux ne le tire. Il faut donc attendre ce tirement et ne pas nous lever devant le jour, comme dit le prophète... Cessez, et voyez que je suis Dieu. Je ne prends que le premier mot : cessez, qui nous apprend que nous devons cesser toute pensée, tout acte, toute affection, et ne point cesser de cette cessation, jusqu'à ce que Jésus-Christ nous en tire, nous obligeant d'exercer quelque acte qui nous réveille de ce sommeil dont parle l'Epouse... Je dors et mon coeur veille. Elle dort parce qu'elle n'agit point, mais elle veille, parce qu'elle est attentive à recevoir les impulsions de 1a grâce, pour les suivre fidèlement, et c'est ce qui fait que cette oisiveté est sainte et non vicieuse, parce qu'elle est référée (et par des actes, certes !) au faire de Dieu, et que c'est par respect à ces opérations saintes que nous n'osons agir, et non par paresse ou stupidité (2)

 

Elle ne voulait pas d'une oraison trop intellectuelle :

 

Saint Benoit nous apprend dans la règle à prier tout d'une autre sorte, sans pensées et sans considérations, mais avec larmes et ferveur d'esprit ; et comme cette manière est sans méthode et qu'on ne l'a pas quand l'on veut, on a trouvé moyen de composer une oraison qui ne peut manquer parce qu'elle dépend du raisonnement, et ceux qui ont plus de mémoire et de subtilité d'esprit y réussissent le mieux (3).

 

Nous avons une bien curieuse lettre à son jeune frère, le futur grand Arnauld, qui dans une retraite (1634) avait

 

(1) Dom Claude Martin avait donné à Nicole, une lettre de Marie de l'Incarnation (Mme Martin) et Nicole a barré à la sanguine les mots qui le gênaient. M. Grisolle a trouvé ce curieux autographe à la Mazarine. Cf. Griselle, La V. M. Marie de l'Incarnation, supplément a sa correspondance. Paris, s. d., pp. 41-49. Dans un des passages barrés, il est question de la dévotion au Sacré-Coeur.

(2) Lettres, I, pp. 25, 26.

(3) Ib., II, pp. 1o4, 1o5.

 

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pris la résolution de « profiter davantage en la science des saints qu'en celle de l'école », celle-ci enfermant, disait-il « un tumulte de disputes ». Agnès admire ce beau zèle, et, chose piquante, croit devoir le modérer. Elle veut qu'Antoine soit tout ensemble grand contemplatif et grand scolastique. L'une de ces prières du moins, doit être exaucée.

 

Si vous étiez le premier qui vous seriez jeté dans la dispute, on aurait à craindre que cet esprit de contradiction ne fût contraire à la démission qu'on doit avoir de ses propres pensées, et qu'il n'y eût de l'inutilité à tant contester sur des vérités qui doivent être plutôt adorées qu'examinées. Au lieu que cette manière d'exercer les esprits ayant été mise en usager par des saints, se peut pratiquer saintement comme ils ont fait. Encore que des plus grands personnages de notre siècle (elle pense, je crois, à Bérulle) désirent que tout cela cesse pour rentrer dans la première façon de concevoir les choses divines, par élévation d'esprit, admirant la sagesse éternelle dans la profondité des divers sens de l’Ecriture, sans les vouloir accorder par des subtilités scolastiques... Mais toutes choses ont leur saison. Il est un temps d'étudier et un temps de prier, temps d'être savant et temps d'être saint (1).

 

Bien que naturellement très active et très subtile, elle tend vers l'union paisible et silencieuse des mystiques, selle attache peu de prix à la raison qui « agit violemment », peu de prix aux joies sensibles de la prière. Elle sait que la foi

 

fait son impression dans le fond de l'esprit si secrètement et si intimement qu'il est besoin d'une autre foi pour croire à une opération si imperceptible (2).

 

Ce travail que Dieu poursuit en nous, et à quoi se ramène toute la vie spirituelle, la Mère Agnès le réalise avec la plus émouvante lucidité :

 

Il me semble qu'il n'importe pas de connaître la grâce en

 

(1) Lettres, I, pp. 6o, 61.

(2) Ib., I, p. 56, 57.

 

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nous, pourvu quelle y soit... mais qu'il faut seulement être en elle et assujettis à elle, soit qu'elle soit en nous ou hors de nous. Je dis hors de nous, parce qu'il semble que l'intime de notre âme, où la grâce se cache quelquefois, ne soit pas nous-mêmes, puisque nous ne pouvons entrer dans ce fond, qui est ténèbres pour nous, et que c'est là où Dieu habite. Et Dieu a mis des ténèbres à l'entour de lui, lesquelles ténèbres sont appelées en un autre endroit lumières inaccessibles; c'est pourquoi, sans aucune apparence, ains malgré les apparences, il faut adorer Dieu caché dans le fond de notre esprit, et se donner à lui pour porter ce cachement et tous les effets si pénibles qui en résultent.

 

Ces quelques lignes prêteraient à des réflexions infinies. Il y a là, si je ne me trompe, une intelligence rare des choses spirituelles, une grâce merveilleuse de direction. Je ne range pas la Mère Agnès parmi les mystiques de haut vol, mais si elle n'a pas l'expérience directe des extases sublimes, elle en a plus que le pressentiment. Vraie fille de l'école française, c'est par le revers pratique qu'elle aborde ce monde sublime, c'est par le dépouillement et l'anéantissement de soi, par une application, une adhérence obscure et généreuse à l'Être divin.

 

Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avez-vous délaissé ?... En ce point a été l'achèvement de sa consommation, car il a dit aussitôt : Tout est consommé. Les âmes se doivent donner à cette consommation, en disant les mêmes paroles : consummatum est, et les suivantes, et inclinato capite, emisit spiritum. Dites-les en vous prosternant en terre, comme fait l'Eglise... et consentez, en hommage de la douloureuse séparation de l'âme de Jésus-Christ d'avec son corps, d'être séparée de l'âme de votre âme, qui est la puissance de vous rendre à Dieu en la manière (sensible) que vous le désireriez, de laquelle vous portez la privation, afin que votre mort soit véritable, et votre perte parfaite, n'y pouvant voir aucun gain... Il faut subsister sans subsistance et se laisser à la pure merci de Dieu.., et que notre consolation soit en ces paroles... : Qui perdra son âme pour l’amour de moi, il la trouvera et la sauvera (1).

 

(1) Lettres, II, pp. 412, 413. Quant à l'influence de Saint-Cyran ou de Singlin sur le développement spirituel de la Mère Agnès, je n'ai rien

 

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Ne nous lassons pas de le redire, ces textes qui nous touchent moins sont autrement beaux que le tu ne me chercherais pas, si tu ne m'avais pas trouvé. Pas de flamme, ni de joie, ni de pleurs de joie. Elle s'oublie au point de ne pas demander à connaître si elle a trouvé. L'admirable femme! hélas! que ne pouvons-nous dire aussi, la grande sainte ! Quomodo obscuratum est aurum, mutatus est color optimus ? Heureux sommes-nous du moins de lui trouver, à elle et à ses soeurs, tant d'excuses. L'orthodoxie la plus rigoureuse, disons tout, la plus farouche, devant elles s'attendrit, s'apaise et laisse tomber ses foudres. L'abbé Maynard est bien connu, l'était plutôt. Nous le retrouverons plus tard, lui ou son groupe. Assurément nul ne parut moins suspect de libéralisme, pas même Veuillot. Voici pourtant comme il parle du Port-Royal d'après la chute :

«  La vraie gloire de la famille Arnauld est dans les femmes. Là on trouve splendeur dans l'obscurité, force dans la faiblesse, vertu dans le silence et les modestes pratiques. Elles furent aussi bien obstinées pourtant ; pures comme des anges, orgueilleuses comme des démons... Ne les condamnons pas. Écrions-nous avec Varia : « Ames tendres dont le besoin d'aimer fit toute l'erreur, dont l'erreur ne fut que de la confiance, mais dont la confiance devint de l'obstination. Croyaient:-elles réellement en Jansénius? Elles souffrirent pour ce nom, mais elles ne croyaient qu'à leur famille et en Dieu. Qui donc oserait leur dire anathème ? Anathème à ceux qui les ont trompées peut-être — à elles jamais ! (1) »

 

trouvé dans les lettres. Après François de Sales et Condren, il ne pouvait plus s'agir que d'enrichissements de détail, à moins qu'il n'y eût déviation ce qui, me semble-t-il, ne fut pas. On voit la Mère Agnès très attentive aux moindres paroles de Singlin, mais dans ces paroles on ne voit pas les indices d'une orientation nouvelle.

 

(1) Maynard. Pascal, sa vie et son caractère, Paris, 185o. Elles ont toujours affirmé qu'elles repoussaient de toutes leurs forces les cinq propositions de Jansénius. Je réai pas de peine à les croire. Voici du reste à ce sujet un texte assez lumineux. La Mère Angélique me dit — c'est M. Maître qui parle, a qu'avant qu'elle eût jamais ouï parler des sentiments de saint Augustin sur la grâce, il y a environ vingt-cinq ans, elle avait dressé une oraison française de vingt lignes, que toutes les petites filles savaient par coeur, qui était toute conforme à la doctrine de saint Augustin : que toutes les rimes religieuses et les personnes d'oraison, si elles n'étaient prévenues d'ailleurs, avaient tous ces sentiments dans le coeur, et qu'ils étaient encore plus vrais dans la pratique que dans la théorie. Voici cette oraison qu'elle fit l'année 1632, au mois de septembre, étant maîtresse des enfants... « O Dieu éternel, vive source de tout être et soutien de toute vie, je viens à vous, comme à mon origine et dernière fin, pour trouver eu vous ce qui me manque, qui est la force de vous rendre ce que je vous dois. Bonté infinie, regardez votre ouvrage, qui, sans votre grâce, est tout imparfait et misérable. Donnez-la moi par les mérites de votre Fils, mon sauveur Jésus-Christ ; unissez mon esprit au sien, afin que je répare le crime d'Adam, en vous rendant les devoirs qu'il vous a déniés, et que, dans cette divine union, je vous aime, je vous adore et accomplisse à jamais votre très sainte volonté. Séparez-moi d'Adam, de sa vie et de ses voies, et que je sois inséparablement unie à Jésus, mon Sauveur, que vous m'avez donné pour vie et pour voie ». Mémoires pour servir et l'histoire de Port-Royal, II, pp. 361, 362. Si c'est là ce qu'elle appelle la doctrine de saint Augustin, on comprend qu'elle fût prête à se faire hacher plutôt que de consentir à renier de tels dogmes. Tous les catholiques, jésuites compris, en feraient autant.

 

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Une historiette peu connue et quelques détails sur l'intérieur du premier Port-Royal confirmeront, je le crois, cette équitable sentence. A vrai dire, l'aventure des Visitandines que nous allons d'abord raconter et que Gresset aurait pu mettre en vers, semble un peu nous écarter de notre sujet, elle s'y ramène pourtant et du reste le lecteur a sans doute besoin d'un peu de relâche.

V. A Nevers donc, chez les Visitandines... Au lieu de Nevers, mettons Angers. On sait que cette dernière ville eut très longtemps (1650-1692) pour évêque Henry Arnauld, le frère des nôtres, personnage fort curieux, non moins aimable, non moins amusant que Robert d'Andilly, patelin, finassier, au demeurant bonhomme, d'une intelligence et d'une vertu rares, et pour tout dire, aussi peu janséniste que le P. de La Chaise, s'il en faut croire le très honnête et très intéressant mémorialiste d'Angers, M. Grandet (1). Il

 

(1) Ecrivant à l'abbé de la Pérouse qu'on faisait venir à Angers pour une série de retraites pastorales, « Je me trouvais obligé de lui dire —lisons-nous dans les Mémoires de Grandet,— qu'Une s'agissait plus de jansénisme en ce diocèse et qu'à l'heure qu'il était (169o) tout était sur la doctrine dans une paix profonde... que, DANS LE FOND, NOTRE PRÉLAT ÉTAIT JANSÉNISTE COMME LUI ET MOI, et que quelquefois je disais à ses meilleurs amis pour le lui redire, que je faisais prière à Dieu pour qu'il le devint, c'est-à-dire qu'il imitât la conduite de feus Messeigneurs d'Aleth et de Pamiers, qu'on disait avoir été dans la dernière exactitude pour faire observer la discipline de 1'Eglise dans leurs diocèses... qu'ainsi nous le priions (La Pérouse) de garder ici un respectueux silence sur toutes les matières dont il n'était plus question, mais de parler fortement coutre le dérèglement des moeurs et.. contre la morale relâchée ». Mémoires de Joseph Grandet. Histoire du séminaire d'Angers..., publiés par G. Letourneau. Angers, 1893, II, p. 445. Ce texte est des plus curieux. On ne saurait d'ailleurs trop recommander aux historiens la lecture de ces Mémoires, encore trop peu connus. Grandet — uu vrai saint et l'un des héros de la coutre-réforme en province — avait une mémoire d'or qui lui permettait de reproduire de longues conversations. Toutes celles — et il y eu a beaucoup — où figure H. Arnauld, sont de vraies scènes de comédie qui me fout penser au fameux chapitre de Gil Blas. C'est là un document psychologique de premier ordre, et qu'il faut lire pour le plaisir, alors même qu'on ne serait pas curieux de quantité de détails sur la vie religieuse de ce temps-là.

 

 

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n'entendait rien à ces disputes. Malheureusement son frère le docteur faisait de lui tout ce qu'il voulait, le surveillant, lui envoyant des actes à signer, le stimulant de toutes manières. Il vint même une fois le harceler sur place, en compagnie de Nicole. Mais enfin, le bon prélat se proclamait très haut janséniste et servait de son mieux les intérêts du parti.

C'est ainsi qu'en 1666, il avait donné pour directeur aux visitandines d'Angers, un certain Bourrigaut, grand ami de Port-Royal et qui, de ce fait, avait eu quelques désagréments à souffrir. Ici commence notre historiette, un peu romancée, j'en suis certain, mais fort bien contée par M. Grandet (1).

« Ce Bourrigaut, à peine fut-il dans la maison qu'il se rendit maître de presque tous les esprits et il s'attacha si fortement ces religieuses, qu'il leur persuada bientôt l'amour immense qu'il avait tâché jusqu'alors de tenir caché... pour les nouveaux sentiments sur la grâce, pour tous les prétendus disciples de saint Augustin et pour tous les livres de Port-Royal. On les lisait au réfectoire et partout ailleurs, comme les Lettres au provincial, les Visionnaires, et généralement tous les autres, qui leur donnèrent une si grande aversion pour les jésuites qu'elles

 

(1) Dans Port-Royal, IV, 594, une lettre de Nicole à Bourrigaut est mentionnée. Sainte-Beuve n'a pas connu le Port-Royal angevin dont va nous parler M. Grandet. Il touche un mot (V. p. 157) de la soeur Constance qu'il nous montre en relations intimes avec le grand Arnauld.

 

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n'en parlaient qu'avec horreur et un si grand éloignement pour les sacrements que quelques-unes étaient des années entières sans en approcher (1).

« Ce nouveau directeur fut admirablement secondé dans le dessein qu'il avait pour la propagation du jansénisme, par la soeur Marie-Constance Constantin, fille de qualité, qui avait autrefois pensé épouser M. de Lyonne, secrétaire d'État..., grand esprit et l'intime amie de Me l'évêque, laquelle donna tellement dans toutes ces nouveautés que, non seulement, elle les favorisa dans sa Communauté, pendant plus de dix-huit ans qu'elle en fût supérieure, à diverses fois, mais qu'elle entretenait sur les matières du temps un commerce réglé de lettres avec MM. Arnauld et Nicole, en sorte qu'on l'estimait avec raison plus instruite de tous les mystères du parti que Mme la duchesse de Longueville. En effet le seigneur évêque n'avait rien de nouveau et de secret qu'il ne lui communiquât; même il prenait ses conseils dans ses grandes affaires qui lui arrivaient...

Cette Marie-Constance — Grandet, qui ne peut la voir, la désigne ainsi familièrement — comptait en effet parmi les grands vicaires officieux d'henry Arnauld. J'imagine qu'elle a dû tenir les secrets du parti, bien avant de connaître M. Bourrigaut. Notons en passant que l'évêque s'adressait encore, avec une extrême et touchante confiance, à d'autres conseillers dit même sexe. Les adversaires de Jansénius étaient représentés auprès de lui par une sainte femme, Marie Rousseau; le juste milieu, par une ancienne élève de Port-Royal, Mme des Bottes-Lorières (2). Tout ce monde parle et s'agite dans les Mémoires

 

(1) Grandet exagère certainement.

(2) M. Grandet qui avait eu besoin de cette dernière en diverses occasions et qui s'était fort bien trouvé de ses services, la juge ainsi. « Il n'y a personne des officiers de Monseigneur, ni de ses meilleurs amis par qui on puisse lui faire parler de ces matières de confiance. Dans le fond, il est bien aise qu'elle lui en parle ; il l'écoute et lui dit ses sentiments. C'est une femme qui a près de quatre-vingts ans, qui a infiniment de l'esprit, qui n'est point du monde, qui va tous les jours à l'évêché... qui n'est pas capable de gâter une affaire, qui aime le bien, qui est fort riche et fort charitable, qui a été élevée à Port-Royal et auprès de la feue marquise de Sablé, qui passe pour janséniste, mais qui sen excuse tant qu'elle peut ; elle est savante et entend le latin et les matières du temps » Mémoires, II, pp. 463, 464. Sur Marie Rousseau, on trouvera une foule de précieux renseignements dans les Mémoires. (Voir table des noms propres). Les lettres qu'elle reçoit de l'évêque sont tout à fait curieuses.

 

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de Grandet, de la manière la plus piquante. Il fait bon voir, par exemple, Mme des Bottes-Lorières, octogénaire, se rendant chaque jour « à certaines heures marquées voir le seigneur » qui avait alors quatre-vingt-quatorze ans, et l'empêchant de céder à la pression janséniste. Mais revenons à notre couvent.

« Il se forma deux partis dans la maison, dont le plus petit qui tenait pour la régularité et pour l'obéissance au Saint-Siège, était composé de sept ou huit religieuses... (vaillantes, mais qui ne purent empêcher) que le plus grand parti, composé de plus de trente religieuses, à la tête desquelles étaient l'évêque, la supérieure et le directeur, ne prévalût et qu'on ne fit de cette maison un véritable Port-Royal.

« Elles allèrent si loin sur cette matière dont elles étaient parfaitement instruites, qu'une d'entre elles, qui était poète, composa deux pièces en vers, sur les matières de la grâce, qui furent représentées deux années de suite sur le théâtre, le jour de la fête de Marie-Constance, pour lui servir de bouquet.

«Le jansénisme était établi dans ces pièces dans toutes ses dimensions. Le principal personnage était M. Arnauld le docteur, qui prenait à tâche de combattre les Pères Brisacier et Annal... fameux jésuites. Les cinq propositions y étaient prouvées par des passages de saint Augustin ; le formulaire y était tourné en ridicule... ; mais ce qu'il y a de plus surprenant, c'est qu'elles firent deux farces pour servir d'entr'actes à ces deux pièces... dans l'une desquelles M. Arnauld était mené en triomphe dans un carrosse attelé de deux jésuites... et le drap mortuaire de la maison servait d'impériale à ce carrosse. Dans

 

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l'autre farce, elles avaient introduit deux paysans..., Robin... et... Mathelin qui disaient mille pauvretés contre les jésuites et contre les missions qu'ils font au Japon, dont le dénouement était qu'elles les chassaient de dessus le théâtre à coups de fourches et de bâton.

« Il faut être possédé d'un terrible esprit de vertige pour ne pas apercevoir l'aveuglement d'un tel excès. M. Arnauld et Mme Angran, à qui on les lut trois ou quatre ans après, (1671) au parloir de la Visitation (d'Angers) pour les divertir, dirent, après en avoir bien ri, qu'on n'en avait jamais tant fait à Port-Royal, quoiqu'on y eût fait un jésuite poupée, mené dans un bateau sur un bassin plein d'eau, que les petites pensionnaires prenaient plaisir de noyer (1) ».

Comme on le voit, Arnauld lui-même était venu passer l'inspection de ce régiment.

« Ce qui acheva de perdre cette maison fut le voyage que fit M. Arnauld avec M. Nicole, Mme Angran et sa fille, qui vinrent en Anjou dans l'été de l'année 1672 (2)... (Mme Angran) put descendre avec sa fille au monastère de la Visitation et loger dans l'intérieur de la maison... en sorte que, par maladie ou autrement, Mme Angran demeurait presque tous les jours au lit, afin que MM. Arnauld et Nicole, allassent plus librement la voir, sous un prétexte canonique d'entrer dans ce monastère que l'on nommait pour cela en ville l'hôtellerie des jansénistes.

« Ce fut dans ces entrevues fréquentes, longues et secrètes, que M. Arnauld et M. Nicole instruisirent... tout à leur aise, de leurs maximes et de leurs sentiments, Marie Constance et toutes les religieuses attachées plus encore à sa personne qu'à son parti.

 

(1) Desmarets raconte que les petites élèves de Port-Royal, noyèrent dans le canal de l'abbaye, des poupées représentant Escobar cf. Pascal, t. IV, p. 219.

(2) D'après Goujet, probablement plus exact, ce voyage est de 1671. Arnauld et Nicole demeurèrent un mois entier à Angers, le mois d'octobre 1671, « pendant lequel la ville charmée de les posséder, leur envoya des députés, pour leur faire des présents..., etc. (Vie de Nicole à la suite des Essais de morale, Luxembourg, 1732, t. II, pp. 57, 58.)

 

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« Après que M. Arnauld fut retourné Paris, le mal de ce monastère devint infiniment plus grand », tant qu'enfin il fallut sévir. Exilée chez les visitandines de La Flèche, Marie Constance partit pour sa nouvelle destination dans le carrosse de l'évêque. « Elle n'y fut pas plus tôt arrivée qu'elle prit le Père Recteur des jésuites pour confesseur, lequel, s'il eût voulu l'en croire, l'eût prise pour une moliniste de profession (1) ».

 

Couvert de honte, instruit par l'infortune,

L'oiseau contrit se reconnut enfin;

Il oublia les dragons et le moine :

Et pleinement remis à l'unisson...

Il redevint plus dévot qu'un chanoine...

 

Voilà donc, vingt ans après la mort de Mme de Chantal, je veux dire à une époque où la ferveur primitive devrait encore les animer, ces visitandines qui n'ont pas été élevées par des jansénistes, que nul lien naturel ne rattache au parti et qui néanmoins, soit pour capter les faveurs de leur évêque, soit plutôt pour le plaisir d'intriguer, s'entêtent d'un conflit qui ne les regarde point, risquant à ce triste jeu, non seulement le bon ordre et la paix de leur monastère, mais encore, l'intégrité de leur foi. Les filles de Port-Royal au contraire, disciples de Saint-Cyran dont elles savent les relations étroites avec M. d'Ypres ; soeurs, tantes, nièces ou amies des chefs jansénistes; dirigées par M. Arnauld, par M. Singlin, par M. de Saci; préparées de longue main aux éventualités d'une lutte prochaine par d'insignes docteurs que nous avons certes le droit d'estimer dangereux, mais dont elles ne pouvaient discuter ni le génie, ni la vertu; encouragées à la résistance par cet évêque d'Aleth que toute la France vénérait comme un saint des anciens jours; quel droit n'ont-elles pas à l'indulgence de l'histoire et combien ne paraissent-elles pas plus excusables que les

 

(1) Grandet, op. cit.,      pp. 181-188.

 

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amazones du Port-Royal angevin? Que si, du reste, j'ai parlé trop longuement de ces dernières, ce n'était pas seulement pour indiquer ce contraste, mais encore pour faire toucher du doigt le peu de sérieux qu'eurent souvent à l'origine ces épisodes jansénistes. Peu à peu tous ces rebelles se pénétreront jusqu'aux moelles de la théologie qu'ils défendent, mais, au début, l'esprit de cabale suffisait, dans bien des cas, à les ébranler. Au lieu de ce Bourrigaut, si on leur eût envoyé un agitateur moliniste, il eût fait beau voir les visitandines d'Angers partir en croisade contre les vrais « disciples de saint Augustin ». Même dissipation, mêmes discordes. Sur le théâtre du couvent, leur Robin et leur Mathelin auraient expulsé à coups de fourche la Mère Angélique et la Mère Agnès ; elles auraient attelé M. Arnauld et M. Nicole au char triomphal de Molina. L'affaire de la signature à Port-Royal est bien si l'on veut une comédie, mais infiniment triste et d'ailleurs au cours de laquelle, comme nous le montre la correspondance de la Mère Agnès, l'esprit chrétien ne perdit pas tous ses droits (1).

 

(1) Je n'ai fait valoir, et rapidement, que les excuses psychologiques ou morales que l'on peut apporter en faveur des religieuses, laissant de côté les théologiques, dont l'examen nous mènerait trop loin. Celles-ci peuvent se ramener à deux chefs : 1° l'incertitude et même les erreurs formelles de plusieurs théologiens gallicans, chargés de convertir Port Royal à la signature. Ceux de ces théologiens qui n'admettaient pas l'infaillibilité de l'Eglise sur les faits, Perélixe et Bossuet par exemple, n'avaient aucunement le droit d'exiger le serment. C'est du moins ce qu'établit un docte jésuite, le R. P. Gazeau ( Etudes, juillet 1875 ; mars 1876). « Concluons, écrit-il que... Bossuet leur a présenté des rai-sons qui devraient leur faire refuser plutôt qu'accorder la signature pure et simple du formulaire ». Bossuet avouait aux religieuses qu'après tout, l'autorité de l’Eglise n'était pas infaillible en ces matières ; l'archevêque ne leur tenait pas un autre langage « Je ne vous demande, leur disait-il, qu'une soumission respectueuse à une décision que le pape a faite... Que s'il a mal jugé, c'est pour lui ». Lettres de la Mère Agnès, II, 191, « Et voilà ces filles scrupuleuses confirmées par Bossuet lui-même dans la crainte qu'elles avaient de commettre un péché (un parjure) en attestant comme vrai... ce qui pourrait bien être faux » (Etudes, mars 1876, pp. 349, 35o). Le P. Gazeau ne fait ici que reprendre l'argumentation de Fénelon (cf. 3 et 4 Instruction pastorale, Oeuvres, IV, p. 95. sq. et surtout le chapitre : Examen d'une opinion imputée à M.  de Meaux sur le formulaire. Fénelon n'admettait pas ou feignait de ne pas admettre l'authenticité de la lettre de Bossuet aux religieuses. Cf. Correspondance de Bossuet, I, pp. 84 sq.) Pour montrer que le P. Gazeau n'écrit pas à l'aventure, cf. ces mots de la Mère Agnès « On veut que nous parlions avec science d'une chose que nous ne savons pas, en nous servant de ces mots : Je crois et je confesse de cœur et de bouche ». Et l'interprétation de tout cela est fondée sur la révélation qui en a été faite au pape et qui nous a été proposée en notre chapitre comme une vérité constante », Lettres, II, p. 166. Elle force un peu. On ne leur aura pas parlé de révélation, ou leur aura dit simplement qu'en ces matières le pape ne pouvait pas se tromper. Bossuet leur dit le contraire et leur rend ainsi leur liberté qu'il s'enlève à lui-même le moyen de réduire. 2° L'équivoque fâcheuse sur les mots : sens de Jansénius. Sur ce point comme sur le précédent, il nie semble bien que les théologiens orthodoxes, pris de court par la tactique d'Arnauld, n'ont pas su trouver la solution satisfaisante. Fénelon, maître incontesté de la controverse janséniste, ne paraîtra malheureusement que beaucoup trop tard. Ne confondons pas, répétera-t-ille sens intérieur d'un auteur (que I'Eglise ne peut aucunement uger) avec le sens extérieur de son texte (qui relève du magistère infaillible) » Cf. Oeuvres, IV, p. 320. Cette distinction sauvait tout. Eu effet ce qui choquait les religieuses était d'admettre que M. d'Ypres eût eu des idées i affreuses. L'Eglise ne leur demandait pas cela, mais simplement d'accepter la condamnation d'un texte, lequel texte avait un sens obvie et grammatical, objet direct et unique de la censure. C'est la du reste le distinction qui permettra à Fénelon, condamné lui aussi, d'écrire : « Je n'ai jamais pensé les erreurs qu'ils m'imputent » (cf. mon Apologie pour Fénelon, p. 183. seq.). Cette déclaration ne l'empêchait pas de condamner le texte mal venu de son livre. Une foule d'auteurs s'imaginent que, ce faisant, Fénelon reprenait la distinction du droit et du fait. Non, pas du tout. Il se soumet au droit et au fait : les articles condamnés et sont des erreurs et se trouvent dans les Maximes. Mais il distingue et il a le droit de distinguer entre le fait du livre et le fait de l'auteur, ce dernier fait restant, de l'aveu de tous, un phénomène intérieur dont l'écrivain intéressé est seul juge, et avec lui, Celui qui sonde les reins et les coeurs.

Il faudrait discuter ici la très intéressante conjecture proposée par Sainte-Beuve. Celui-ci croyait fermement que s'il n'avait tenu qu'à la Mère Agnès, Port-Royal aurait signé le Formulaire sans trop de façons (Port-Royal, IV, p. 577). Je crois pour ma part le contraire et que la Mère Agnès, alors même que toute la maison eût signé, ne l'eût point fait. Le cas de conscience une fois tranché, la résolution une fois prise, elle n'aurait pas consenti à un compromis dans lequel elle croyait voir un péché mortel. Signer, disait-elle, « serait plutôt une véritable désobéissance, puisque l'obéissance qui est une vertu ne peut avoir d'autre objet que le bien », Lettres, II, p. 171. Elle écartait même résolument les habiletés d'Arnauld : « Quand ils n'exigeraient autre chose sinon que nous priions Dieu qu'il nous donne sa lumière en communiant, pour connaître ce que nous devons faire, je craindrais cela... car encore qu'il soit vrai, en général, que nous devons nous défier de nous-mêmes... néanmoins, étant question d'un fait particulier qui ne charge pas, je ne pourrais du tout y appliquer ces maximes générales et j'en aurais autant d'horreur que de dire que je prierais Dieu qu'il me fit commettre si la religion catholique est meilleure que celle de Calvin » Lettres, II, pp. 228-229. Il y a vingt textes de cette force. Mais, à prendre les choses de plus haut, Sainte-Beuve ne s'est pas trompé. Uniquement gouverné par la Mère Agnès, Port-Royal ne se serait pas donné l'air de faire cause commune avec les défenseurs de Jansénius. Plus sensée, plus intérieure qu'Angélique, elle n'aurait pas laissé tous les docteurs endoctriner à loisir les religieuses et les préparer a la guerre. Bref, la maison de prières ne serait pas devenue la citadelle d'un parti. On peut le croire du moins.

 

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Elle écrivait à la Prieure des Champs, le lendemain de !a censure d'Arnauld par la Sorbonne (1656)

 

Enfin, ma chère Mère, la vérité a été opprimée...

 

C'est leur illusion, leur idée fixe, mais, aussitôt après, voici la vraie note :

 

Il faut, comme vous dites, s'attacher à la pratique de la vérité, que les hommes ne nous sauraient ravir, parce qu'elle dépend de l'esprit de Dieu qui nous fait pratiquer la vérité par

 

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la charité... Et si nous nous tourmentions autant pour agir selon la vérité que nous nous intéressons qu'elle soit défendue, nous mériterions que Dieu la protégeât davantage... Nous voudrions bien souffrir pour la vérité, et il faudrait commencer à le faire en amortissant les désirs trop empressés que nous avons de savoir ce qui se passe pour cela, qui n'avancent point les affaires et qui déplaisent à Dieu, parce qu'on diminue autant le regard qu'on doit avoir vers lui (1).

 

Elle calme la ruche en ébullition. Suivre au jour le jour la lutte qui vient de s'engager, n'est pas leur affaire. Aux docteurs les discussions infinies, aux religieuses, le silence, la paix, l'effort continu vers la perfection. Et qu'on n'aille pas se griser de son propre martyre. Certes

 

il ne petit y avoir de plus grandes douleurs que d'être estimées hérétiques...

 

mais enfin, Dieu

 

nous comble de ses faveurs pour des persécutions légères. Je dis légères, car encore qu'elles soient grandes, eu égard à la mauvaise volonté de ceux qui les font, Dieu en arrête les effets en sorte que nous n'en souffrons rien... Il y a plus d'avantage à être estimées de ceux qui nous connaissent qu'à être méprisées de ceux qui ne nous connaissent pas. Enfin si nous pensons faire beaucoup valoir ce que nous souffrons, nous nous séduisons nous-mêmes. Nous devons bien plutôt avouer que Dieu nous donne le centuple avec les persécutions. Tout ce que nous avons à craindre, c'est l'ingratitude (2).

 

(1) Lettres, I, pp. 410, 411.

(2) Ib., I, p. 422.

 

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Qu'on ne dise pas que leur imagination se monte, qu'elles ont trop de hâte à se croire persécutées. En 1656, date des passages qu'on vient de lire — et de la XVI° Provinciale — elles n'avaient encore rien fait de sérieusement coupable. Cela me semble certain. Elles n'avaient pas fourni d'autres armes à leurs adversaires que le Chapelet secret, auquel du reste on revenait toujours, avec bonne foi, nous pouvons le croire, mais assurément, nous l'avons démontré, contre la justice. Déjà pourtant certains auteurs de libelles, d'ailleurs désapprouvés par l'Eglise, mais très répandus, les poursuivaient avec un zèle qui ressemblait à de la haine et qui ne reculait devant aucune calomnie. Je dis devant aucune, et l'on m'entend bien.

 

Nous étudions tous les jours ce verset des psaumes : Il m'est bon, Seigneur, que vous m'ayez humiliée... Nous nous estimons heureuses que... (Dieu) nous ait contraintes d'entrer dans la maison de deuil, où l'Ecriture dit qu'il vaut mieux demeurer que dans une maison de banquet, comme celle du mauvais riche qui faisait des festins continuels. On croirait que les religieuses qui vivent d'une vie réglée sont exemptes de ces crimes ; mais l'amour-propre a un festin secret, parce qu'il se nourrit de viandes spirituelles, qui sont la louange et l'estime des hommes.

 

« Orgueilleuses comme des démons ».

 

C'est de quoi le nôtre fait un bon jeûne, et je voudrais qu'il fût si maigre et si languissant qu'il vînt à défaillir tout à fait, et non pas nos frères, les pauvres de Jésus-Christ, qui sont réduits à des extrémités inconcevables et qui devraient nous pénétrer de douleur (1).

 

Elle fait allusion à l'immense misère de ce temps-là (1662), heureuse que son propre orgueil s'étiole faute d'aliments, mais accablée à la pensée des pauvres qui meurent de faim. C'est là, si l'on veut, du précieux, mais qui voisine, d'assez près, avec le sublime. Un de leurs admirateurs

 

(1) Lettres, II, p. 49.

 

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avait rédigé sur elles un grand morceau lyrique. « Nous ne vous enverrons pas cette lettre a, écrit la Mère Agnès à une amie, la coadjutrice de Saintes, qui la demandait,

 

et je vous la refuse hardiment, étant assurée que vous êtes trop bonne pour vous fâcher contre moi sur ce sujet, puisqu'il y va de notre conscience de ne pas faire notre panégyrique nous-mêmes, en produisant les louanges que l'on nous donne, sans que nous les ayons méritées (1).

 

Enfin sur le devoir plus difficile du pardon, elle ne paraît pas moins pressante :

 

Vous savez, ma chère soeur, que l'amour de nos ennemis est un sentier des plus étroits, et par conséquent des plus parfaits... Comme la tendresse que nous avons pour nos amis nous empêche de désirer que Dieu les confonde et les humilie pour les convertir, de même, l'amour de notre propre âme nous arrête dans le désir de l'humiliation de nos ennemis, craignant d'y prendre quelque satisfaction en la vue de notre propre intérêt. Que s'ils comparent à Judas un véritable disciple de Jésus-Christ, leur disgrâce n'a pas le pouvoir de le séparer de la grâce de son maître. Ainsi les maux qu'ils tâchent de faire ne sont qu'en peinture ; et ceux qu'on se ferait à soi-même en prenant plaisir que Dieu fit rentrer dans leur coeur leur propre épée, seraient réels et véritables, puisqu'il (ce plaisir) offenserait celui qui nous commande de rendre des bénédictions pour des malédictions. Je parle à moi, ma très chère soeur, en vous disant ceci, étant besoin de veiller à toute heure sur son coeur, pour retenir la pente naturelle qu'il a de rendre le mal pour le mal (2).

 

Elle appartenait à cette élite du premier Port-Royal qui n'approuvait pas les Provinciales. Qu'on ne l'appelle donc plus « cette vieille sectaire », comme on le fait, en de certains livres. Vieille? La noble femme n'y pouvait rien; elle n'aurait demandé qu'à mourir avant ces épreuves.

 

(1) Lettres, I, p. 5o6

(2) Ib., I, p. 423.

 

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Sectaire ? Qu'on lise plutôt l'admirable lettre ou elle mande à l'évêque d'Angers, son frère, sur la signature de la soeur Angélique de sainte Thérèse A. d'Andilly, leur nièce. Cette enfant avait accompagné la Mère Agnès dans son exil chez les visitandines du faubourg Saint-Jacques, et là, vivement pressée par Bossuet, elle avait fini par

signer le Formulaire, mais la mort dans l'Aine, et du reste pour se rétracter bientôt après.

 

Vous serez peut-être en peine, mon très cher frère, comme j'ai pris cette action. Je vous dirai que cette chère enfant m'a ouvert son coeur de tout ceci, avec tant de confiance que si je lui avais témoigné que je serais affligée qu'elle fit. autre chose que moi, elle ne l'aurait jamais fait. Mais à Dieu ne plaise que je domine sur la foi d'autrui. Je sais que les âmes sont à Dieu et que c'est à lui à leur donner les sentiments qu'elles doivent avoir. Tout ce que j'ai désiré d'elle, c'est qu'elle prit conseil et c'est aussi ce qu'elle a fait sans se hâter... Je lui ai promis que je l'aimerais toujours ; et elle m'y oblige en toutes façons, et principalement à cause de la manière dont elle a agi, avec beaucoup de crainte de Dieu et d'appréhension de l'offenser : ce qui lui fait une telle impression que j'ai toutes les peines du monde à la consoler, comme je crois le devoir faire, puisqu'elle n'a eu d'autre motif dans ce qu'elle a fait que de suivre l'avis d'une personne sage et qui est à Dieu (1).

 

Ce ne sont pas là des mots, mais des actes et qui paraissent aussi opposés que possible à l'esprit de secte (2). En vérité, la stratégie de Louis XIV fut bien maladroite. La

 

(1) Lettres, II, pp. 189, 190 (novembre 1664). La a personne sage et qui est à Dieu a est M. Oléron, qu'on fit venir pour lever les derniers scrupules de la soeur Angélique. 11 faut lire les lettres qui suivent. Je connais peu de documents aussi douloureux. Bossuet et les autres pensaient bien faire en leur proposant la signature comme une formalité de peu d'importance, mais enfin, pour ces pauvres filles, signer n'était rien moins qu'un péché mortel, qu'un parjure. Le P. Gazeau (op. cit.) montre sans peine qu'on n'aurait jamais dû accepter d'elles un serment qu'elles rétractaient au moment où elles le prêtaient.

(2) Je ne me permettrais pas non plus d'appeler sectaire la Mère Angélique. Elle aussi a tâché de maintenir la paix, l'esprit de foi et de charité, dans la maison que bouleversaient les approches de la tourmente ; je n'avais pas à l’étudier ici et, d'un autre côté, l'on sait bien qu'elle mourut avant la crise suprême

 

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Mère Agnès exilée, on comptait que les religieuses capituleraient sans peine (1). On aurait dû prévoir, au contraire, que la maison, abandonnée à de jeunes chefs et d'une vertu moins haute, s'ancrerait décidément dans le schisme.

L'expérience fut bientôt faite. Pour en apprécier les résultats, pour constater cette prompte décadence, religieuse et morale, il suffit de parcourir les fameuses Relations des filles de Port-Royal, commencées après le départ de la Mère Agnès, ces petites Provinciales méchantes, rageuses, mais d'un esprit endiablé, et qui donnaient le fou-rire au grave Royer-Collard Qu'elle signe ou non le Formulaire, écrivait la Mère Agnès au sujet de sa nièce, « je lui ai promis que je l'aimerais toujours... à Dieu ne plaise que je domine sur la foi d'autrui ! » A Port-Royal, au contraire, les pauvres filles qui se ,laissaient convertir, aussitôt vouées à ces persécutions dévotes que les femmes savent rendre si cruelles, ne faisaient que changer d'agonie, si l'on peut ainsi parler. Après avoir signé,. lisons-nous dans nos Relations, la soeur Madeleine-Mechtilde

 

fut voir M. Chamillart qui la congratula... Mais cela n'empêcha pas qu'elle ne fit des pleurs et des cris si extraordinaires que nous crûmes qu'elle se désespérait, ne voulant ni boire ni manger. Et elle dit que ce n'est pas pour ce qu'elle a fait, ne croyant point du tout avoir mal fait, mais parce que ma soeur Marie de Sainte-Agnès, qui la pleure avec la même amertume que si elle était morte, et nous toutes, la regardions avec moins d'affection et comme une personne séparée de nous... Le lendemain elle vint dire en l'assemblée ces propres paroles, à genoux, en pleurant : e Mes soeurs, je vous supplie très humblement de prier Dieu pour moi. Je signai hier, parce que j'y fus contrainte, n'ayant pu résister aux raisons que l'on me

 

(1) Il faut en dire autant des mesures prises pour éloigner M. Singlin. On ne le connaissait pas, mais nous savons, à n'en pas douter, qu'il n'encourageait pas à la résistance et qu'il fut, de ce chef, suspect aux violents du parti.

(2) Cf. Port-Royal, IV, p. 195.

 

 

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dit. Je vous prie de croire que je ne ferai rien contre vous et je prie Dieu de tout mon coeur, si je l'ai offensé, ce que je ne crois pas néanmoins, l'ayant fait par pure obéissance, de me punir en ce monde (1).

 

Sur une autre, coupable du même crime :

 

Ma soeur Elisabeth des Anges est une bonne grosse pièce de chair, bien pesante et bien lourde, et puis c'est tout (2).

 

La Mère Agnès n'aurait pas souffert non plus les indignes farces auxquelles donnèrent lieu les visites, d'ailleurs malheureuses, de Péréfixe. Une autre des victimes de cette tragi-comédie, la Mère Eugénie, visitandine, déléguée à la surveillance de ces vierges folles, n'en pouvait croire ni ses yeux ni ses oreilles :

 

Je reçus hier au soir une sévère réprimande de la mère Eugénie, pour avoir communié sans sa permission... « Je ne voulais pas me persuader (me dit-elle) que vous eussiez assez de hardiesse pour oser faire volontairement une communion indigne... sans avoir fait aucune satisfaction à Monseigneur de ce que vous avez écrit de lui dans le procès-verbal et de la manière dont vous lui avez soutenu... Je vous avoue que si jamais cornes me sont venues à la tête, c'est de vous voir parler comme vous faites et de voir votre cohue (3).

 

Il leur venait bien parfois quelques scrupules, mais vite calmés :

 

Puisque la confession nous est interdite, il faut que je vous confesse mes fautes par écrit... Il est nécessaire que je vous expose ma disposition au regard de M. l'Archevêque et le remède que vous me donnerez, servira pour plusieurs qui m'ont priée de vous en écrire parce qu'elles sont dans la même

 

(1) J'emprunte ce trait et ceux qui suivront à un grand recueil factice in 4° qui a pour titre ; Actes, lettres et relations des religieuses de Port-Royal, et qui appartient à la bibliothèque de mon ami, Maurice Blondel. Relation de ma Soeur Geneviève de l'Incarnation (Pineau), p. 61. Madeleine Mechtilde était une des soeurs de M. du Fossé; cf. sur toute cette scène et les incidents qui suivirent les Mémoires de du Fossé, t. II, pp. 187, 198.

(2) Actes, lettres..., p. 3o.

(3) Ib., p. 45.

 

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disposition. Nous en avons une idée qui nous le représente comme un homme tout païen qui est dans cette horrible politique qui règne à la cour. Nous sommes quantité qui sont bien résolues de ne jamais communier à sa messe, quand il nous en donnerait permission... Ce qui augmente notre aversion, c'est de voir ce que sa conduite produit dans celles qui parlent à ce bon seigneur. Elles sont si égarées et si dissipées, que leurs actions tiennent de la folie. Elles font pitié et lui aussi. Il s'offre à les venir voir toutes les fois qu'elles le souhaiteront, qu'il quittera toutes ses affaires pour elles et que ce sera toute sa joie de les entretenir. Il fait des bassesses qui ne conviennent pas à un archevêque de Paris et qu'un saint ne ferait jamais. Je crains de pécher dans de si étranges pensées et je ne vois pas le moyen de les empêcher (1).

 

Leur équilibre, quand elles l'ont à peu près repris, est encore plus inquiétant que la démence des premiers jours. C'est un orgueil froid, tranquille, invincible. Il n'y a de vraies religieuses qu'à Port-Royal. Les autres, et par exemple, les Filles de Sainte-Marie qu'on leur a données

 

(1) Actes, lettres, p. 65. On entend bien que du côté des signeuses, tout n'était pas uniquement céleste. S'il y avait là d'excellentes filles, il y avait aussi de véritables intrigantes. Ce disant, je pense à vous, trop fameuse Soeur Flavie, et je ne crois pas faire un jugement téméraire. Certes vous avez eu raison de vous séparer des rebelles, mais la faute de celles-ci ne vous donnait pas le droit de les déshonorer de tout votre pouvoir, comme vous l'avez fait, et par de grossières calomnies. — Pour parler en prose, je crois fermement qu'il faut passer au crible tous les dires de la soeur Flavie, recueillis avec confiance par Ies adversaires de Port-Royal — le P. Rapin notamment — et qui ne furent bien souvent que des commérages. En 167o, le bruit ayant couru que la soeur Flavie était gravement malade, la Mère Agnès écrivit à cette religieuse qui avait fait profession de l'aimer beaucoup, une lettre admirable de charité, une lettre de sainte. Flavie, moins malade qu'on ne lavait cru, ne vit dans cette lettre qu'une nouvelle occasion d'intriguer encore. La Mère Agnès lui répondit de maîtresse main, et mettant les points sur les i « votre conscience, lui dit-elle, ne peut ignorer ce que le public même a su de votre conduite envers nous ; et on n'a vu de votre part aucun désaveu de plusieurs faits tout-à-fait contraires à la vérité que l'on a publiés contre nous sur votre rapport et sous votre nom... J'allais au-devant de vous, vous embrasser de tout mon coeur, afin de faire la moitié du chemin que vous étiez obligée de faire vous-même pour vous réconcilier avec nous... » (Lettres, II, p. 346). En 167o, elles étaient l'une et l'autre à la veille de mourir. Je n'ai pas à juger la soeur Flavie à cette heure redoutable. Elle avait pu se former la conscience, comme on dit, mais entre son attitude insolente, fermée, obstinée et les affirmations solennelles de la Mère Agnès, nul critique, nul honnête homme ne peut hésiter.

 

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pour compagnes, elles les observent, les toisent et les méprisent avec une suffisance prodigieuse :

 

Ces bonnes filles sont presque toutes formées sur un même modèle ; elles sont toutes d'un esprit et d'une capacité très bornés et l'on voit clairement que les personnes qui les conduisent veulent qu'elles soient ainsi, parce qu'elles sont resserrées dans de certaines instructions et dans des lectures qui empêchent leur esprit d'entrer dans la connaissance et le discernement de plusieurs choses. Elles ne lisent que les livres de M. de Genève, des livres des jésuites et quelques livres des Pères de l'Oratoire. Hors de là, elles ne savent quoi que ce soit... On voit clairement que les personnes qui les conduisent, veulent qu'elles soient ainsi bornées à des bagatelles..., de crainte sans doute que si elles avaient de plus grandes connaissances, elles ne fissent divorce avec l'obéissance aveugle qui est si commode aux Pères jésuites (1).

 

Si l'on y prend garde, cela fait trembler. Il ne s'agit plus d'une simple mutinerie; on dépasse même les audaces ordinaires de l'esprit de secte et l'on s'oriente, sans le vouloir, mais logiquement, vers une émancipation plus radicale. Ces phrases tranchantes, dégagées, annoncent déjà l'acuité, l'indépendance absolue de Mme du Deffand. Je ne dis pas que leur foi soit en péril. Une heureuse inconséquence les sauvera des suprêmes chutes, mais leur vie intérieure a perdu la fraîcheur, l'abandon, la joie des enfants. Ce n'est pas le jansénisme qui les a flétries, rétrécies, désolées ; c'est l'aigreur même de leur révolte qui les a rendues jansénistes. L'hiver est venu. « Dans ces premiers temps, écrit Sainte-Beuve..., il y avait place chez les religieuses de Port-Royal à une fleur d'imagination et à un sourire dans la dévotion qui plus tard se retrouvera moins ou ne se retrouvera plus, et qui tenait simplement peut-être à la jeunesse de ces belles âmes, à celle de l'entreprise même : novitas tum florida mundi. »

 

(1) Actes, lettres, pp. 32, 34. J'omets quelques lignes moins intéressantes. Qu'on ne croie donc pas que « bagatelles » s'applique nécessairement aux lectures dont il est question plus haut.

 

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Oui, mais qui tenait aussi à leur humilité, à leur charité, aux souvenirs fidèles qu'elles gardaient de leurs premiers maîtres, le P. Archange, François de Sales, Condren. e La seconde génération en effet, continue Sainte-Beuve la Mère Angélique de Saint-Jean, la soeur Euphémie Pascal, la soeur Christine Briquet, toutes si éminentes par l'esprit, par l'instruction, auront moins de ces fraîches et naïves impressions de jeunesse ; leur noviciat se passera déjà au fort des disputes, et elles seront, bon gré mal gré, plus scientifiques dès l'abord (1). » Entendez : moins intérieures.

Cela ne s'applique pas à toutes les soeurs, mais seulement à celles qui donnaient le ton. Au demeurant ce détail ne serait plus de notre sujet. Le Port-Royal qui nous appartient, celui qui reste, malgré ses défaillances, une des gloires du catholicisme français, finit avec la Mère Agnès. Il est douloureux de penser que la noble femme, rendue à ses filles des Champs, a pu suivre de ses yeux clairvoyants, la première étape de la décadence. Du moins eut-elle la joie de mourir pleinement en règle avec l'Église, la paix de Clément IX lui ayant permis de ne pas signer le fait de Jansénius. Pour nous, catholiques tout court, les décisions de l'Église, quelles qu'elles soient, nous trouveront également soumis. Il nous est permis toutefois de garder une reconnaissance particulière au pontife, qui, plus généreux que le père de l'enfant prodigue, voulut faire, vers des enfants égarés, la moitié du chemin et même un peu plus (2).

 

(1) Port-Royal, I, p. 175. Varin fait la même remarque au sujet d'Angélique de,Saint-Jean :  « Elle est bien loin, à notre avis, de posséder l'esprit de charité à un degré aussi éminent que ses deux tantes, la Mère Angélique et la Mère Aguès. Sa fermeté est presque toujours voisine de la rébellion et de l'entêtement. Avec une nuance de plus, cette fermeté deviendrait chez elle ce qu'elle est devenue chez quelques-unes de ses compagnes, de l'aigreur, de l'emportement et presque de la haine » op. cit., II, 333.

(2) Je n'avais pas à discuter ici le problème embrouillé de la Paix de l'Église. Que tort n'ait pas été de la dernière droiture dans les tractations qui précédèrent cette paix, c'est fort possible, mais il me semble

 

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peu probable que ces manoeuvres aient trompé le pape. Quoi qu'il en soit, la bonne foi des religieuses ne peut être mise en doute. Sur la paix de l'Eglise, on trouvera beaucoup de détails peu connus dans les Mémoires de Grandet. Cf. aussi le dernier chapitre — un peu trop maussade pour un ultramontain : il l'était d'ailleurs si peu ! — des Mémoires de Rapin et la note III, p. 5o7. D'après M. Paquier (Le jansénisme, Paris, 1909, pp. 362, 363), la thèse, encore inédite, de M. Claude Cochin sur Henry Arnauld, prouver a, par des arguments irréfutables, que le pape « approuva les quatre évêques en pleine connaissance de cause ».

J'ai dit pourquoi je devais me borner à étudier la mère Agnès. Voici pourtant sur la vie intérieure d'une autre des religieuses, un texte que je me reprocherais de ne pas citer, car il est tout ensemble et très révélateur et très beau. C'est une lettre de la fameuse Marie-Claire Arnauld, une de celles que précisément l'on nous montre déprimées par le jansénisme. Elle s'adresse, je crois, à Singlin (164o). « Il n'y a rien, mou Père, de quoi je parle plus obscurément que de mou oraison, parce que j'ignore quelle elle est. Je ne fais aucune distinction entre l'oraison que je fais à l'église et celle que je fais en marchant par le monastère. En l'une ni en l'autre, je ne m'attache à aucun sujet : je reçois ce qui m'est donné et le porte le plus simplement qu'il m'est possible. Mon oraison change aussi souvent que mes dispositions, car ce sont elles qui forment mou oraison. J'en ai pourtant quelques-unes ordinaires qui se succèdent sans que je les appelle et que je prends quand elles se présentent. Je leur vais donner des noms pour vous les faire entendre ».

(Remarquons ici, une fois de plus, le génie didactique et lumineux de la famille).

« J'en ai une d'invocation et de cri qui se fait dans une instance que je ne puis exprimer ; une de gémissement... sous le poids du péché qui m'opprime; une autre, où je n'ai rien de présent, sinon ces paroles : Domine ante te omne desiderium meum... me laissant à la vue et à la connaissance divine, de laquelle j'approuve et l'adore le jugement sans dire un mot. D'autres fois je suis fort sèche et fort stérile... Quelques autres fois, je suis si effrayée de me trouver devant Dieu que j'ai si fort offensé, que je ne puis subsister. Mon recours est de m'anéantir sous la justice de Dieu ; car ne pouvant pas faire que mes péchés ne soient pas commis, je m'abandonne à lui, pour eu passer par où il lui plaira.

« J'ai peine, mon Père, à vous dire le reste, tant il est différent ; je le ferai néanmoins avec sincérité. J'ai donc quelquefois une oraison de paix et de jouissance qui ne m'arrive ordinairement qu'après quelque tempête, dans laquelle j'ai invoqué la sainte Vierge. Car je vous dois dire que toutes mes invocations s'adressent à elle, n'osant du tout entreprendre de parler à Dieu, depuis qu'il m'a rappelée. J'ai toujours eu cette appréhension, et je ne lui demande due par la sainte Vierge, que je crois être la seule voie par laquelle je puis espérer la miséricorde de Dieu. Je suis la plupart du temps toute occupée d'elle, que vivant que sous son ombre; ce qui m'arriva dimanche, est un exemple de tout ceci.

« Je sortis de confesse troublée, à cause que j'avais eu la pensée de vous parler de quelque point de ma vie passée, qui me revint à l'esprit et que je n'avais pas osé le faire de peur de vous importuner. Je pensais, dans cette inquiétude, que je ne devais pas communier; je me recommandai à la sainte Vierge, afin qu'elle éclairât mes ténèbres, et je me trouvai ensuite tout à fait sans scrupule, dans la croyance qu'il me devait suffire que ma vie eût été jugée comme très mauvaise, toute dans l'erreur et dans le péché et qu'après cette connaissance, ces petites particularités que j'avais voulu dire, n'étaient pas considérables... Je reçus la sainte communion ensuite dans une confiance merveilleuse...

« Il est vrai que j'ai des moments si heureux qu'il n'y a rien de si doux en la terre ; mais la première faute que je fais après ces grâces, en efface

 

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l'impression, me jette dans la tentation et me rend plus craintive. Et ce qui m'étonne, c'est que tout passe, sans que je puisse rappeler la disposition d'un jour pour l'autre, étant dans une perpétuelle indigence de grâce, de force et de lumière, sans laquelle je ferais tous les péchés du monde. Je ne sous fais point d'excuses de tout ce discours, je sais que vous avez plus de patience qu'il n'est long ». Mémoires pour servir à l'histoire de Port-Royal, III, pp. 470-475. Les profanes la trouveront peut-être un peu craintive, mais ceux qui ont l'expérience des couvents admireront et les richesses intérieures et la sagesse de Marie-Claire. On peut du reste, juger par elle, s'il est vrai que le premier Port-Royal se soit déclaré contre la dévotion à la sainte Vierge.

 
 
 
 
 
 

CHAPITRE VII : LES SOLITAIRES ET SÉBASTIEN LE NAIN DE TILLEMONT

 

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I. — Les « Messieurs de Port-Royal ». — Nous reprenons notre bien. — Le Maître et Saci, absous par le P. Rapin. — La pénitence à Port-Royal. — Cella interrupta. — La dévotion. — La joie. — Retraités et gens de lettres. — L'encre à Port-Royal. — Les distractions. — Préludes sectaires. — Le manque d'humour. — Fatuité dévote. — Leur désert n'est pas catholique. — Ils ignorent la vraie communion des saints. — Cisternas dissipatas.

Il. Archéologues, revenants et jacobites. — Pas encore jansénistes. — Leur Walter Scott. — Sainte-Beuve et M. Hamon. — Les concessions de M. de Tillemont. — Le rythme de sa vie intérieure : de l'angoisse à la paix. — Une prière critique. — La religion en fonction de la morale. — Tillemont peint par lui-même. — Les tentations des paoifiques. — « Tout homme est soldat ». — Tentations des hommes d'étude. — Le savant chrétien.

III. Devoirs envers le prochain : l'indépendance du chrétien et du savant. — Les parents. —Manifesta teipsum mundo. — M. Le Nain. — Quid tibi et mihi mulier ? — Le commerce avec les méchants : libertins ou molinistes. — Trajan et Marc-Aurèle. — Le scandale de l'histoire. — Commerce avec les justes. — Les médisants à Port-Royal. — Les domestiques. — Vers le mysticisme. — La piété intérieure et le silence du ciel. — L'élève de Port-Royal « en droiture et qui n'a pas dévié ». — Sancte educatus, sancte rixit. — Le Port-Royal préjanséniste.

 

Port-Royal est pour nous une zone assez mal délimitée dont une partie est inféodée certainement à la secte janséniste et dont l'autre partie est nôtre. Reprendre notre bien — j'entends le bien de Rome, de l'Église, de la Cité de Dieu — c'est ce que nous avons fait jusqu'ici et ce que nous ferons encore, abandonnant du reste à des experts moins pressés et plus déliés, l'examen de certains cas difficiles — la Mère Angélique par exemple — dont la solution n'importe aucunement au but que nous nous sommes fixé. A nous encore, la plupart des premiers

 

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solitaires, et beaucoup des « Messieurs de Port-Royal ». Parlant de M. Le Maître, rien, écrit le P. Rapin, « ne fit tant d'honneur à la nouvelle opinion que la retraite d'un homme aussi célèbre... Et la vie qu'il mena dans cette solitude, l'amour de la piété, du silence, de l'austérité de vie, de la pauvreté et des autres vertus qu'il y pratiqua, dans la seule vue de faire son salut, sans se mêler de ces intrigues qui occupaient alors la plupart des esprits de ce parti, fit encore plus d'honneur à la morale de Port-Royal, qu'on ne pouvait regarder sans admiration, en voyant la conduite d'un tel homme, si détaché de la terre et qui ne pensait plus qu'au ciel. Il mourut vers la fin de... 1658..., Agé seulement de cinquante ans... On dit qu'il se tua d'étude, de travail et de solitude, car il ne s'occupait que de cela; on le trouvait quelquefois dans le fond de la forêt au pied d'un arbre, à rêver des jours entiers, sans voir personne, et son attachement à la méditation et à la solitude était si profond qu'il ne prenait pas même garde à ceux qui passaient et qui le trouvaient en cet état (1) ».

Je sais bien que le P. Rapin pardonne beaucoup aux orateurs et aux écrivains de marque. Il est de la confrérie. A faire tant de vers latins, et de si beaux, il était devenu, si j'ose dire, quelque peu libéral, à moins que l'on ne préfère renverser la phrase et dire, qu'étant né libéral, et d'ailleurs trop raffiné pour goûter notre prosodie, il n'a pu manquer de faire de beaux vers latins. J'ai déjà dit que la prose janséniste l'éblouissait, e car on était en possession à Port-Royal d'imposer silence à toute la terre en matière d'écrire; on y régnait par l'éclat de cette fastueuse éloquence qui se faisait respecter (2) ».

Le P. Rapin acquitte de même, et sur les mêmes considérants, un personnage, encore plus important que M. Le Maître dans l'histoire du jansénisme, à savoir

 

(1) Mémoires, III, pp. 26, 37.

(2) Ib., p. 343.

 

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M. de Saci, « la meilleure plume du parti sans exception » (1).

« C'était un esprit doux, paisible, éloigné de toutes sortes de contestations que Saci, qui, pour éviter d'entrer dans la controverse de la nouvelle opinion, s'attacha aux traductions, ayant plus de valeur pour écrire que tous les autres ».

Il y tient décidément. Ce qui suit est fort curieux. « Et si l'on l'eut laissé faire, il n'aurait jamais rien mêlé de la doctrine de Jansénius dans sa traduction du Nouveau-Testament, qu'il prétendait traduire tout simplement sur la Vulgate et dans le sens littéral ». Il avouait aux intimes e que son oncle Arnauld n'avait voulu travailler à cet ouvrage avec lui, que pour y fourrer la nouvelle doctrine de la grâce, malgré lui, ayant dessein de la débiter par là, en quoi, lui, Saci, avait trouvé à redire, d'altérer l'Évangile pour donner cours à une nouveauté, ajoutant que le Testament Nouveau traduit de sa main n'aurait point fait de bruit si on eût voulu le laisser faire. C'est ce qu'il dit, quelques années avant que de mourir, au précepteur des enfants du secrétaire d'État (Pomponne) de qui je l'ai su. Ainsi, quoique dans le fond Saci fut innocent, on le tint assez longtemps à la Bastille, où il fut près de deux ans, avec bien de la rigueur » (2).

Ceci n'est pas moins vrai de M. de Séricourt et des militaires pénitents qui vinrent en nombre à Port-Royal, de M. Thomas du Fossé, de M. Le Nain de Tillemont, et,

 

(1) Il y a là un joli problème que Sainte-Beuve n'est malheureusement plus là pour résoudre. Comment expliquer l'antipathie naturelle de Rapin à l'endroit de Nicole ? Tout l'agace de l'auteur des Essais, même le style. Barbares que nous sommes, nous préférons — et Sainte-Beuve avec nous — la prose de Nicole à celle de M. de Saci. Quand je dis barbares, je n'y mets pas la moindre ironie, assuré que le P. Rapin avait plus de goût que nous. Mais qui nous définira notre barbarie ? Il est d'ailleurs possible que la passion ait aveuglé le bon Père. Nicole polémiste avait alors un harcelant que nous ne pouvons plus imaginer. Ce n'est pas pour rien qu'il faisait les délices de Bayle. Cf. Port-Royal, IV, pp. 459, 46o

(2) Mémoires, III, p. 363, 364. Même indulgence envers d'autres solitaires. Rapin savait fort bien que le vrai mal ne venait pas de ce côté. Il ne cite même pas M. Hamon, deux mots sur Lancelot, un sur du Fossé.

 

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j'imagine, d'à peu près tous les autres. A moins que l'on ne confonde austérité et jansénisme, ils n'étaient pas jansénistes. Cette austérité même n'avait du reste rien de si affreux. N'allons pas nous représenter les solitaires, semblables au saint Jérôme des peintres, nus dans leurs grottes et se déchirant la poitrine à coups de cailloux. Saint-Cyran prêchait la pénitence plutôt que les pénitences. Haires, cilices, disciplines, Port-Royal usait peut-être de tout cela, mais avec beaucoup plus de modération que les autres saints de l'époque. Je ne leur en fais pas un reproche; j'essaie uniquement de les voir dans leur vérité. Certes, leur Thébaïde n'était pas une Thélème, mais ce n'était pas non plus une Trappe. Aussi bien nulle chaîne pour les retenir. Cella interrupta dulcescit. La porte restait grande ouverte. Ils sortaient beaucoup. Il y avait là d'authentiques gyrovagues, M. de Pontchâteau, par exemple; mais presque tous, et M. de Tillemont lui-même, ils aimaient fort les voyages. Leur vie intérieure n'était pas non plus le perpétuel cauchemar que l'on pourrait croire. Pas mal de scrupules, — où ne se glissent-ils pas? — mais autant d'amour que de crainte. Ils pleuraient beaucoup, mais de dévotion. A la Bastille, seul avec sa Bible, les yeux de M. de Saci « sont devenus deux sources d'eaux qui ne tarissent guère » . « C'est une prière continuelle, et une prière qui n'a rien de sec, et qui fait sortir autant de larmes de ses yeux qu'elle pousse de soupirs de son coeur » (1).

Ils chantaient. Ainsi le voulait un des quatre ou cinq articles du programme que M. de Saint-Cyran leur avait tracé.

« Cantantes et psallentes... raconte Lancelot. Et chacun le pratiquait en son logis..., de sorte qu'on y entendait chanter doucement des cantiques de tous côtés, ce qui me remettait dans l'esprit l'image de cette première Église

 

(1) Fontaine, cité par Sainte-Beuve, Port-Royal, II, p. 352.

 

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de Jérusalem oit saint Jérôme dit qu'encore de son temps on entendait de toutes parts... résonner le chant des psaumes. »

Naturellement, c'était mieux encore qu'à Jérusalem :

« Ceux qui se chantaient chez M. de Saint-Cyran se disaient d'une voix si douce et si modérée que les voisins n'en pouvaient rien du tout entendre » (1).

M. Lavisse l'a fort bien vu. « Port-Royal, fut un des très rares endroits de la France, où des êtres vécurent en ce temps-là une vie heureuse (2). »

Lancelot qui n'avait presque jamais ri jusque-là, dès qu'il fut à Port-Royal, prit sa revanche. Il fallut même que M. de Saint-Cyran le rassurât là-dessus, lui apprenant que le fou-rire avait parfois une origine céleste.

« Ce n'était que joie parmi nous, écrit-il, et nos coeurs en étaient si remplis qu'elle paraissait même sur notre visage... Je ne m'étais jamais trouvé à une telle fête... Dieu... disposait tellement toutes choses pour mon bien et pour mon édification, que je ne pouvais assez admirer la grandeur de ses miséricordes (3). »

Les autres Mémoires, ceux de Fontaine, un peu romancés, et ceux de du Fossé, beaucoup plus sûrs, nous laissent la même impression. Deux sources de joie; deux enfances : d'abord et surtout celle du chrétien qui a gagné le port, qui touche déjà la récompense; puis celle du célibataire retraité qui jardine, qui fait des murs ou des souliers. Faut-il ajouter cette autre enfance oit nous établit insensiblement

 

(1) Port-Royal, I, p. 435.  Je ne voudrais pas taquiner une fois de plus le bon Lancelot, mais peut-être ne devons-nous pas trop nous plaindre d'avoir manqué ces concerts. Que pouvaient bien être les modulations de ces guerriers pénitents, M. de Pontis, M. de la Petitière ? Les Arnauld, avaient des poumons superbes, d'Andilly et la Mère Angélique une « voix de tonnerre». Le Maître ne murmurait pas ses plaidoyers. M. du Fossé nous apprend de lui-même que lorsqu'il parlait bas, les sourds l'entendaient. Notons en passant qu'il n'y avait pas de jolies voix chez les religieuses, C'est M. de Pontchâteau qui l'affirme et qui s'en frotte les mains.

(2) Histoire de France, VII, I, p. 97.

(3) Port-Royal..., I, p. 435.

 

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la rage d'écrire. Traductions— huit in-folio pour le seul Robert d'Andilly — commentaires, biographies, relations, copies et calligraphies de tout genre, un fleuve d'encre coule à pleins bords dans le pays de Jansénie.

Le grand nombre d'écrivains m'épouvantait, écrit M. I-Imon et je nie fis une prière que je disais tous les jours, en réparation de ma faute... » et de celle de ses amis. La prière est fort belle :

 

Miserere, Domine, prophetantium ex corde suo es currentium cum tu eos non miseris, ut redeant ad cor suum et requiescant in securitate humilis silentii;

 

Ce repos dans la sécurité d'un humble silence, Port-Royal l'a peu connu;

 

aut certe incipiant plus facere quam docere, nec ante doceam Evangelium quam vere secundum Evangelium vixerint. — Je disais cela plus pour moi que pour aucun autre (1),

 

et sa prière faite, il se remettait à écrire. Rien d'aussi pacifiant. Ecrire, c'est-à-dire, vivre sans vivre, s'occuper de soi et s'oublier. Après la prière, les anciens moines copistes n'avaient pas d'arme plus sûre contre le démon de midi. Ainsi de nos solitaires. Avec le salut qu'ils attendaient d'une âme sereine, — Saci mourant s'écriera : 0 bienheureux purgatoire ! — la santé faisait leur plus gros souci. Encore le célibataire et son égoïsme ingénu ! Port-Royal était le paradis des donneurs de recettes et des empiriques, bien plus écoutés que la Faculté, laquelle, représentée par M. Hamon, tâchait d'offrir à Dieu ces cruels mépris (2).

L'affaire du jansénisme vînt apporter un assaisonnement

 

(1) Relation de plusieurs événements de la vie de M. Hamon faite par lui-même sur le modèle des confessions de saint Augustin. 1734, pp. 170, 121.

(2) Maladies et remèdes tiennent une grande place dans les Mémoires de du Fossé. Ce gentilhomme avait même fini par pratiquer lui-même la médecine.

 

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de haut goût à ce pieux roman qui parfois devait paraître un peu monotone à plusieurs de nos Messieurs. Déjà leur était venue une distraction providentielle, lorsque, pendant la Fronde, ils avaient dû mettre Port-Royal en état de siège, pour tenir tête aux bandes qui ravageaient les environs de Paris. M. Le Maître lui-même avait pris le casque et fait l'exercice. Cedat armis toga. Pour les guerriers pénitents, M. de Pontis entre autres, je laisse à penser leur joie. Cette vive alerte avait malheureusement peu duré, mais la police de Louis XIV les dédommagea bientôt, ouvrant une vaste carrière à leurs facultés d'intrigue. Perquisitions, expulsions, déguisements, rapports souterrains avec les religieuses prisonnières, impressions clandestines, ballots de Hollande à faire pénétrer citez nous, quel divertissement — non, certes pour tous mais pour quelques-uns! Ils jouaient aux martyrs, aux catacombes, et — pourquoi pas — à la révolution. M. de Saint-Gilles, un des solitaires, « ira trouver Retz, alors vagabond, à Rotterdam (vers 1658) pour lui porter des paroles du parti (1) », pour lui dire « qu'il pouvait compter sur le crédit et la caisse d'amis puissants, s'il voulait « éclater » (2). Notons en passant que pour remplir cette caisse et pour organiser ces amitiés puissantes, il aura fallu faire plus d'une brèche à la prière continuelle du saint désert.

Ni d'esprit, ni de coeur la plupart ne sont encore jansénistes, presque tous cependant, il portent déjà les stigmates de la secte. Chose curieuse, mais certaine et qui a dû se réaliser bien des fois dans l'histoire religieuse, ils sont marqués avant d'avoir eu la maladie qui va bientôt

 

(1) Port-Royal, II, p. 294.

(2) Lavisse, op. cit., p. 108. II n'est que juste de rappeler le parfait loyalisme de plusieurs jansénistes, d'Arnauld notamment. Quand à ces exploits de la police, ce n'est pas un des beaux chapitres de l'histoire de l'Ancien régime. Cf. à ce sujet le récit de l'embastillement de Saci et des deux du Fossé dans les Mémoires de du Fossé, II, p. 277-297. L'espionnage organisé autour de ces trois innocents, l'assaut donné à leur maison et le reste, on ne peut lire cela sans honte, colère et dégoût

 

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sévir chez leurs descendants. Ils ne disent pas encore avec les pharisiens : « je vous rends grâce de n'être pas un chrétien comme les autres » , mais leurs gestes, leurs singularités le disent pour eux.

Saint Jean Climaque, si bien traduit par Arnauld d'Andilly, raconte quelque part qu'un solitaire, « à qui on avait apporté dès le point du jour une grappe de raisin, ne vit pas plutôt partir celui qui la lui avait donnée, qu'il la dévora tout d'un coup avec une extrême avidité, mais qui n'était qu'apparente, affectant par là de passer pour intempérant aux yeux des démons » qui trompés sans doute par cette « adresse sainte » cesseraient de le tenter de gourmandise (1). Nos solitaires sont ainsi. Foncièrement humbles, je le dis sans la moindre ironie, on croirait qu'ils travaillent à ne le paraître pas. Etrange héritage que leur a laissé M. de Saint-Cyran et dont leur vigilance n'a rien laissé perdre; morne travers qu'on ne saurait bien définir, mais qu'on respire en leur compagnie et qui, dès les premiers jours, décolore leur légende. Nul homme de goût ne me contredira sur ce point. M. Le Maître donne le ton dans les deux lettres où il annonce sa résolution de fuir au désert; l'une est adressée à son père :

 

Monsieur mon père, Dieu s'étant servi de vous pour me mettre au monde...

 

(1) L'échelle sainte ou les degrés..., composés par S. Jean Climaque... traduits du grec en français par M. Arnauld d'Andilly, Paris, 1661, p. 385. Voici le principe de cette ingénieuse tactique « Autant de victoires qu'on remporte sur ses passions, sont autant de blessures qu'on fait aux démons. Et l'adresse sainte avec laquelle on feint d'être sujet à ces mêmes passions, trompe ces mêmes démons et nous rend invincibles à tous leurs efforts ». Ib. L'humilité y trouve aussi son compte. Voici dans le même sens, et avec plus de subtilité encore, quelques mots de la Mère Agnès « J'ai appris d'une âme fort travaillée de la colère qu'elle en avait été soulagée par un instinct que Dieu lui donna de se livrer à cette passion pour en souffrir les violences, en quoi elle fit un sacrifice à Jésus-Christ qui lui coûta beaucoup, sinon que le mouvement de la grâce ne lui permit pas de le considérer, l'emportant comme un torrent par son impétuosité, qui est en quelque manière perdre son âme... afin de la sauver ». Lettres, I, p. 42. J'ai déjà dit qu'il lui arrive de paraître côtoyer le quiétisme.

 

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l'autre, au public (1). Il y fait sa propre oraison funèbre. Fatuité solennelle et dévote, dont l'innocence nous déconcerte encore plus que l'indécence. Ils seront presque tous ainsi, humblement gonflés ou de leur propre mérite ou, et plus souvent, de celui de leurs amis. Ils se font de leur importance, ou personnelle ou corporative, une idée prodigieuse, se prenant au sérieux plus qu'il n'est permis au chrétien honnête homme. « Retranchez-vous dans votre sérieux », leur disait méchamment Racine, l'esprit vous réussit mal. Pélagiens d'un nouveau genre, ils réalisent la corruption, mais non pas le ridicule de l'homme déchu ; ils se méprisent très sincèrement, mais la tentation ne leur vient jamais de rire d'eux-mêmes, de savourer leur insignifiance propre, comme faisaient de si bonne grâce les premiers Pères du désert, Thomas More le martyr et Vincent de Paul. Dissent kills the sense of humour, remarque Mme Humphrey Ward ; le dissent, la vie sectaire tue l'humour. Peut-être serait-il mieux de dire que c'est le manque d'humour qui fait les sectaires.

Mais pourquoi, dès ces débuts, le jansénisme manque-t-il d'humour, ou, si l'on préfère la question posée sous une forme moins profane, pourquoi ces hommes excellents qui ne veulent que faire leur salut, vont-ils s'orienter, quasi fatalement, vers le schisme?

Le désert, leur désert du moins, n'est pas catholique. Qu'on se représente en effet ces jeunes gens, à peine convertis et encore tout à fait ignorants des choses spirituelles. La sainteté qu'ils rêvent d'atteindre, ils sont allés en apprendre les éléments, non pas dans une chartreuse ou dans n'importe quelle autre retraite, où ils pourraient communiquer avec des saints vivants, mais dans file de Robinson. Ils ont bien un vague directeur, mais qui est lui-même un isolé, un grand original, sinon un sectaire. Saint-Cyran d'ailleurs les dirige de très haut, toujours pressé

 

(1) Sainte-Beuve donne les deux pièces, que, dans sa première componction, il admirait fort. Port-Royal, I. pp. 386, 391.

 

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de regagner son propre désert. Il se contente d'amorcer des expériences religieuses, il n'en suit pas le progrès, il n'en modifie pas les conditions au gré des besoins particuliers de chaque disciple. Il prend son brevet et laisse la machine se construire toute seule. Il a bien là son agent, M. Singlin, mais celui-ci, bien que naturellement beaucoup plus sensé, a trop peu d'esprit, trop de timidité, pour maîtriser ce groupe enthousiaste, où les excentriques ne font certes pas défaut, où l'humanité moyenne ne compte pas de représentants. Bref ils sont abandonnés à eux-mêmes. Entre leur jeune ferveur et la société chrétienne de leur temps, les ponts sont coupés.

Plus sage, le fondateur de l'école française. Nous l'avons dit, Bérulle, si précoce, si personnel, reste en rapports intimes avec les maîtres les plus divers, François de Sales, Camus, le P. Coton, Saint-Cyran. Capucins et chartreux le dirigent. II voit beaucoup les jésuites, les feuillants ; il va jusqu'en Espagne étudier l'esprit de sainte Thérèse. L'air catholique circule librement dans son âme, dans ses écrits, dans ses oeuvres. Nul réduit mystérieux où couvent les germes du schisme. Il ne borne pas les limites du monde spirituel à son Oratoire. Si des critiques lui viennent, il se défend, comme il le doit, mais il ne se retire pas, boudeur, sur quelque mont sacré. Il est l'homme de l'Eglise universelle : sa doctrine s'adresse à tous. Sulpiciens, eudistes, jésuites mêmes la propagent. C'est un bien commun, et que ne désigne le nom ni d'un particulier, ni d'un groupe. Il ne sera pas signe de contradiction comme Port-Royal. Gardons-nous cependant d'exagérer. Après tout, qu'un brillant avocat se retire au désert et qu'une dizaine de pénitents viennent l'y rejoindre, pour former avec lui je ne sais quelle sorte de congrégation laïque, l'aventure, bien qu'un peu bizarre, n'aurait pas grande importance. Si, vers ce même temps, le Dr Arnauld était mort d'une fluxion de poitrine, Le Maître, Lancelot et les autres auraient sans doute plus ou moins couru les dangers

 

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que nous prévoyons à coup sûr, mais sans ébranler pour autant la paix du monde. Une sécession insignifiante, minuscule, et qui s'ignore, un schisme rentré comme il s'en rencontre parfois. En fait nous savons l'éclat qui va suivre. L'histoire est pleine de ces paradoxes, de ces accidents ridicules, mais qui nous font trembler sur les conséquences indéfinies que peut avoir le moindre de nos actes. La retraite de M. Le Maître à Port-Royal, un fait-divers digne tout au plus d'occuper pendant quatre jours les langues d'une centaine de Parisiens, nos arrière-neveux en parleront encore.

Ils ne sont pas seuls : Saint-Cyran a peuplé leur île de ces augustes fantômes qui l'enchantent lui-même, qui lui suffisent, qui l'aident à oublier la corruption et les ténèbres du siècle présent. Faute de maîtres, ils ont des livres, Augustin, Jérôme, toute la patrologie. Livres excellents, mais dont le texte inerte prête à des contre-sens fanatiques, lorsqu'on les sépare de la tradition vivante qui les éclaire, les redresse au besoin, les complète, les continue. Elèves eux aussi d'Augustin, les Pères du Concile de Trente en savent plus long sur la grâce que le Docteur de la grâce. François de Sales, précisément parce qu'il a recueilli l'héritage mystique de l'Eglise primitive, du moyen âge, de la Renaissance, précisément parce qu'il se trouve en possession de rendre son propre témoignage au divin travail qu'il voit de ses yeux se poursuivre dans les âmes, est un directeur plus bienfaisant, plus sûr que saint Jean Climaque. On sait bien du reste qu'une éducation toute livresque ne fera jamais que des primaires, des demi-barbares. De là naissent les fanatismes littéraires, politiques, religieux : par là souvent commencent les sectes. Fides ex auditu, dit l'Ecriture, et cela est vrai du bon sens, du goût, de l'intelligence, des moeurs, de la piété même, comme de la foi. Aux plus beaux livres, aux plus saints, pour qu'ils portent leurs vrais fruits, doivent s'ajouter les mille gloses civilisantes, humanisantes du foyer, du collège,

 

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de la chaire, des salons, du forum, en un mot de la vie. Ces gloses dégagent l'esprit, le sauvent des obscurités, des rigidités, des insuffisances fatales de la lettre. Un villageois qui n'aurait appris le français qu'à l'école des anciens classiques, parlerait, écrirait fort mal. Nous le prendrions pour un Allemand. Exclusivement formés par des morts lointains, les solitaires feront plus ou moins la même figure. Leurs mots, leurs termes seront d'Augustin ou de Grégoire, et cependant ils ne parleront pas catholique. Ils sentiront l'étranger. Ils le savent du reste, ils le veulent et ils en sont fiers. Ainsi notre villageois, prouverait, textes en main, aux bons écrivains d'aujourd'hui, qu'ils no soupçonnent pas les délicatesses de la langue. Par là s'explique cette humilité panachée d'orgueil que nous avons remarquée chez eux. Ils s'abîment aux pieds des Pères, ils se redressent devant nous et nous toisent du haut de leur piédestal patristique. Morgue dévote, la plus irritante de toutes, la plus inguérissable et qui les mure, si l'on peut dire, dans leur isolement superbe. La contradiction rendra le mur plus épais (1). Ils se complaisent dans les défiances qu'ils provoquent, dans les anathèmes qui les frappent et qui, du même coup, les consacrent. Ils inquiètent M. Olier et M. Vincent : ils auraient ravi saint Augustin. Il leur est bon de n'avoir pas les faveurs d'une Eglise décadente. Aussi réduisent-ils autant que possible leur communion intime avec le catholicisme de leur temps, le seul néanmoins en qui

 

(1) C'est l'un des dangers de ces guerres, aujourd'hui comme toujours. Les vrais chrétiens savent prévoir ces dangers et s'en défendre. Un silloniste noble et charmant, Henry du Roure, disait excellemment dans une sorte de méditation qu'il proposait à ses camarades « On parle trop de nous. Chaque jour nous apporte trop d'injures et trop d'éloges. Les injures, nous disons que ce sont nos idées qui nous les attirent... Nous nous complaisons dans cette attitude, et chaque jour nous risquons de nous y complaire davantage. Peu à peu nous nous habituons à considérer que le fait d'être du Sillon nous confère des droits très nombreux. Nous disons « notre cause », « nos idées » un peu comme on dit « ma maison». Essais et nouvelles, Paris, 1916, p. 346. On entend bien que je ne compare le Sillon à Port-Royal que pour opposer le sectarisme inconscient du second à l'obéissance catholique du premier.

 

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survive l'Eglise d'autrefois, le seul qui garde le bénéfice des « promesses » et du long travail des siècles. Dereliquerunt me fontem aquæ vivæ, dirais-je, si l'éloquence m'était permise, et foderunt sibi cisternas... Ils ont abandonné la source jaillissante, ancienne toujours et toujours nouvelle, ils se sont creusé de chétives citernes dans les bas-fonds de leur désert, des citernes qui ne tiennent pas l'eau, cisternas dissipatas.

II. Port-Royal n'est donc pas une école spirituelle du premier ordre, égale en importance à l'école française, à celle de Jean de Berrtières, à celle du P. Lallemant. Il lui manque cette jeunesse, cet élan, cette vie spontanée et débordante d'où se forment les grands courants mystiques. Ces lents ruisseaux, timides, compassés, aux rives géométriques, ne promettent pas un fleuve, mais un petit lac. Plus tard, une mare. Pieuse et noble, la vie intérieure du premier Port-Royal présente un je ne sais quoi de vieillot, un air de pastiche. Ce sont des archéologues, des revenants.

Instinctivement, ils tournent le dos à ce mysticisme qui doit être l'achèvement normal de toute sainteté : plus tard, sous les ordres de Nicole, ils lui résisteront d'une manière positive et non sans aigreur. Leur défiance à cet endroit les juge et les condamne. Ils ne se laissent donc pas conduire à cette grâce dont ils parlent tant ; ils lui fixent le chemin qu'elle doit suivre en eux, les bornes auxquelles ses inspirations doivent s'arrêter. Ainsi du moins devaient-ils faire, s'ils restaient constamment fidèles à leurs principes. Par bonheur, ils les oublient quelquefois. A Port-Royal, comme partout, le naturel, chassé par des consignes paralysantes revient, non pas au galop, certes! mais à petits pas et par des chemins de traverse. Et puis l'action dépasse les systèmes qui prétendent la régler, ce qui se vérifie plus encore dans la vie chrétienne, où Dieu lui-même agit avec nous, souvent contre nous. Bref ils sont très intéressants, très édifiants et de tous points supérieurs aux sectaires proprement dits

 

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qui bientôt se réclameront de leur prestige. Mais enfin quoi qu'on puisse dire des particuliers, l'histoire, telle que nous la comprenons, l'histoire du catholicisme vivant doit bien reconnaître que ce groupe de vénérables chrétiens représente surtout le passé, qu'il attriste le présent et qu'il gêne l'avenir.

Ces jacobites ont trouvé leur Walter Scott et qui peut-être n'a jamais rien écrit de plus exquis, de plus judicieux, de plus achevé que ses nombreux chapitres sur les Messieurs de Port-Royal. On peut, on doit retoucher le Saint-Cyran de Sainte-Beuve, et sa Mère Agnès, mais son portrait de M. Hamon est une pure merveille. J'ai essayé d'oublier ce portrait et, je le dis à ma confusion, d'aborder le même sujet avec une curiosité aussi libre et neuve que possible. Bonne leçon d'humilité et de méthode. Comme il sait lire les textes, ne garder que la fleur, définir et peindre! Il a tout dit et divinement. Reprendre après lui M. Hamon serait une impertinence. Je ne parlerai non plus ni de M. de Saci, ni de M. de Pontchateau, ni des autres, me contentant des remarques générales que l'on vient de lire et qui, soit dit en passant, contrarient à peine les jugements de Sainte-Beuve. N'est-il pas significatif qu'il avoue lui-même, à pleine bouche, que les meilleurs de Port-Royal, dans ce qu'ils ont de plus rare, ne sont pas de Port-Royal? D'après lui, « la fine spiritualité » de M. Hamon « proteste, sans qu'il le dise », contra, la rigidité de l'école janséniste. Son action vive et tendre n'a rien de leur sécheresse. Il n'est pas « figé en esprit sur l'extrémité d'un dogme dur». « Entre les justes de Port-Royal, car Port-Royal n'a que des justes et point de saints, — voilà le Sainte-Beuve infaillible — il est le seul de son espèce (1). »

 

(1) Port-Royal, IV, pp. 331, 333. Avouons pourtant que le M. Hamon de Sainte-Beuve est légèrement surfait. Je ne saurais, pour ma part, ranger ce poète parmi « les grands spirituels du XVII° siècle » (ib., p.  289). Tout s'explique du reste. Sainte-Beuve, ici comme toujours a évité d'étudier les textes trop directement religieux. Il s'en tient aux Mémoires de M. Ramon, à ses lettres et aux Traités de piété, c'est-à-dire, aux petits écrits composés pour la consolation des religieuses. Ce qui est spiritualité proprement dite, le commentaire du Psaume 118 par exemple, il ne l'a lu qu'en courant. Et il a bien fait. Il y a là beaucoup de pieux verbiage. La plume à la main, le bonhomme ne s'arrêtait plus.

 

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Il ne me reste que M. de Tillemont. Ce n'est pas un lot méprisable. Sainte-Beuve lui a fait une longue visite, mais sans lui demander — et il n'avait pas à le faire — les menus secrets de sa dévotion ingénue et frileuse. Nous avons sur l'intérieur de cet admirable chrétien deux documents, sa vie par son secrétaire, M. Tronchai, le même qui a corrigé les Mémoires de Fontaine, et certainement l'un des meilleurs écrivains de Port-Royal; puis Les Réflexions morales de M. Le Nain de Tillemont sur divers sujets de morale — mauvais titre, morne et trompeur (1). Enchanté par la Vie qui est un chef-d'oeuvre, Sainte-Beuve a glissé vite sur les Réflexions qui paraissent d'abord assez ordinaires. Il semble ne s'être pas aperçu que chacune de

 

(1) Ces deux textes sont ordinairement réunis, bien qu'avec une pagination spéciale, sous un titre commun : La vie et l'esprit de M. de Tillemont, Cologne, 1711. — Sébastien Le Nain de Tillemont — fils de Jean Le Nain, maître des requêtes et grand ami de Port-Royal — est né en 1637, à Paris. Tout jeune, on l'envoie aux Petites écoles avec son frère, Pierre, depuis trappiste (d'où les relations de Tillemont avec Rancé et la Trappe) ; ordonné prêtre en 1676, il meurt en 1698. Je ne dis rien de son oeuvre — continuée par Tronchai — et de laquelle Sainte-Beuve a fort bien parlé ; voir notamment la réponse au dédain cavalier de J. de Maistre. Au reste, ce chapitre du Port-Royal sur Tillemont (IV, pp. 1-41) ne me paraît pas moins parfait que les deux, plus fameux, sur M. Ramon. J'attire l'attention des curieux sur la note de la page 8 où Sainte-Beuve — d'une probité littéraire toujours scrupuleuse — dit qu'il empruntera « continuellement à cet excellent volume (de Tronchai) sans en avertir». Peut être n'a-t-on pas assez remarqué chez Sainte-Beuve l'emploi de ce procédé. J'en veux citer un exemple. « M. de Tillemont, cet enfant de Port-Royal, si irrécusable et si authentique, dans la circoncision générale de coeur et d'esprit dont toute sa vie offre l'exemple, semble fait, en même temps, pour adoucir, sur plus d'un point et pour modérer ce que certaines de nos teintes ont pu présenter de trop sévère et de trop antipathique à la nature » Ib., p. 26. Densité, plénitude du sens, nuances, le voilà bien et avec ses défauts, son manque d'euphonie par exemple. Peu de grands écrivains ont eu l'oreille aussi dure. Voici maintenant d'où lui vient un des cubes les plus précieux de sa mosaïque « On remarquait en lui (Tillemont), écrit du Fossé, comme le caractère d'une circoncision générale qui lui faisait retrancher de ses paroles, de ses actions, de ses regards et même de ses mouvements, tout ce qui ne répondait pas parfaitement à la sainteté de l'état ou l'ordre de Dieu l'avait engagé». Mémoires, IV, p. 26. Phrase de sermon et selon la formule, mais aussi fumier d'Ennius. Encore une fois nul n'a su lire aussi bien que Sainte-Beuve.

 

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ces réflexions, si mal nommées, était en réalité une confidence personnelle, un fragment de confession (1).

« Quand il devait dire la messe, raconte M. Tronchai, il s'y disposait quelquefois par de petits écrits de piété qu'il faisait, pour se remplir l’esprit de bonnes pensées et s'entretenir dans les dispositions nécessaires (2). »

Ainsi faisait-il en d'autres circonstances du même genre et telle est l'origine de ces Réflexions morales. Il priait souvent la plume à la main, fidèle en cela, comme en tout le reste, aux conseils ou à l'exemple de ses premiers maîtres. A Port-Royal en effet, « ce qu'il faut pour écrire » n'est jamais loin du prie-dieu. A vrai dire, les plus grands spirituels conseillent peu cette méthode aristocratique et littéraire. L'encre leur fait peur avec ses mensonges. Mais l'humble Tillemont est tout le contraire d'un homme de lettres. On ne le soupçonna jamais ni de rhétorique, ni même d'éloquence. Sa prière, chaude mais tremblante, s'allume au plus profond, au plus vrai de son être. Cantique sans ailes, inquiet et joyeux tout ensemble, confiant et accablé. Elévations, mais timides, lentes, pesantes et dont chacune nous présente ces menus drames intérieurs qui faisaient toute sa vie : menus, pour nous

 

(1) Tronchai s'était pourtant expliqué aussi clairement que possible sur l'origine de ces Réflexions. Ce a sont pour la plupart, des effusions de coeur... c'est l'examen qu'il faisait de son intérieur devant Dieu, et comme une confession où il lui exposait ses dispositions les plus secrètes». Il ajoutait curieusement « Il semble que j'aurais dû les supprimer. C'est néanmoins cette raison même qui m'a déterminé à les mettre au jour». Voilà qui est parler, mais voilà qui nous attriste un peu. Tronchai, homme du XVIIe siècle et qui pis est, janséniste, n'aura pas eu le courage de tout publier de ces papiers intimes. Sainte-Beuve, de son côté n'aura pas fait attention à ces lignes de la préface, ou ne les aura pas prises, comme il le fallait, à la lettre. Il a feuilleté les Réflexions, ne les a pas trouvées intéressantes et les a laissées là. J'avais fait moi-même d'abord tout comme lui, et j'allais négliger le livre quand je suis tombé sur un passage où le moi se montrait à nu. On entend bien que je n'accuse pas Sainte-Beuve d'une méprise quasi fatale. Il cite le joli mot de l'abbé de La Bléterie « En général M. de Tillemont parait mi peu peiné des bonnes qualités des païens, sur tout de celles de Julien». (Port-Royal, IV, p. 4o) Sainte-Beuve, s'il avait lu les Réflexions, aurait certainement cité à ce propos le passage sur Trajan et Marc-Aurèle qu'on lira plus loin, un de ces mots qui ouvrent de longues perspectives.

(2) La vie..., p. 26.

 

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dont la conscience est plus épanouie, ou plus large, ou plus frivole, mais, pour lui, d'une prodigieuse gravité. « On le verra avec étonnement, dit son biographe, se reprocher des choses qui ne paraîtraient pas répréhensibles à la plupart des personnes de piété, et trembler dans un état au-dessous duquel une infinité de gens se croiraient dans une pleine assurance (1).»

Dans ces examens paisiblement lyriques, Tillemont suit toujours le même rythme, et ce serait là, s'il en était besoin, une nouvelle garantie de la sincérité absolue de ses effusions. Il part de lui-même, de son devoir quotidien ; il se propose telle vertu à pratiquer, tel défaut à combattre, mais, vertus ou défauts, au degré le plus rare, le plus subtil, le plus fuyant. Il allègue les pour et les contre; il se tourmente, il se perd bientôt à les opposer les uns aux autres ; finalement, il laisse à la grâce de dénouer le problème et se repose tranquille dans cet abandon. D'abord un juge ultra-scrupuleux, ensuite, un enfant.

 

Modération difficile, mais nécessaire pour ne point pécher par la langue.

Nous ne pouvons pas demeurer dans un entier silence. Nous ne pouvons pas même ne parler que de choses saintes, parce que nous ne les avons pas assez dans le coeur... Mais pourquoi au moins, ne nous prescrivons nous pas quelque sorte de silence, en ne disant rien qui ne soit tout à fait nécessaire ?... Cette petite gêne servira même à nous recueillir et à nous tenir dans une gravité et une modestie plus digne d'un chrétien.

 

Oui, mais... mais... : antistrophe :

 

mais peut-être aussi que cette gêne nous rendra plus fixistes, plus farouches et plus difficiles à supporter ce qui nous déplaira.

 

Impasse, ténèbres ;

 

Mon Dieu, quelle est la multiplicité de nos misères ! Est-il possible que les remèdes mêmes nous causent du mal !

 

(1) La vie..., avertissement non paginé.

 

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Cet appel vers Dieu ramène la sérénité. A la grâce, de résoudre elle-même de telles antinomies. « En attendant », il s'arrête, mais libéré de toute angoisse, à la résolution la plus dure:

 

Si je ne mérite pas de recevoir de vous cette gaieté honnête et modeste qui est le fruit dune conscience pure, qu'en l'attendant, j'aime mieux paraître trop triste qu'enjoué (1).

 

Qu'on ne se laisse pas refroidir par ce manque de couleur et d'élan. Avais-je promis un nouveau Cantique des créatures, un autre Mystère de Jésus ? Non, mais la prière d'un critique, j'allais dire, une prière critique. La chose n'est pas si commune. Qu'on ne dise pas non plus que ce sont là des exercices d'assouplissement, de raffinement moral à la stoïcienne, plutôt que des effusions proprement religieuses. Tillemont qui a vécu dans l'intimité de Marc-Aurèle, a le stoïcisme en horreur. «Le plus profond abîme de l'orgueil », écrit-il. Il ne conçoit l'examen de conscience que sous la forme d'un entretien avec Dieu, avec le Juge, le Père, le Sauveur dont il réalise très vivement la présence. Prière critique, ennemie de ces à-peu-près, de ces psittacismes qui encombrent la littérature religieuse. D'autres prières plus éclatantes et qui veulent paraître plus enflammées, souvent nous inquiètent ou du moins nous touchent peu. De celle-ci tout est vrai. Semblable à l'Oeuvre historique de Tillemont, elle nous laisse une impression unique de solidité, de sécurité. Qu'on médite ces quelques mots par exemple :

 

Qu'êtes-vous, Seigneur, si vous souffrez que je vous fasse cette demande ? Qu'êtes-vous, dis-je, selon la faible idée que nous pouvons tirer de vos Ecritures et de vos saints, sinon la charité, la vérité, la sagesse, la justice et tout ce que nous pouvons nous figurer être éternellement, essentiellement, immuablement bon et vrai, rassemblé dans une union et une simplicité parfaite. Quand donc je crois avoir quelque amour

 

(1) Réflexions, pp. 98, 100.

 

 

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pour la justice, pour la charité, pour la sagesse, ne puis-je pas m'imaginer que c'est vous que j'aime (1) ?

 

Crainte des illusions de l'amour-propre, il répondra non. Mais qu'importe! II se définit Dieu comme il fixerait une date, comme il identifierait un personnage historique. Plus d'un lecteur, je l'espère, ne trouvera pas ces quelques lignes moins émouvantes que les transports de Lacordaire ou de Bossuet.

Non moins émouvantes, mais je ne dis pas aussi nobles, aussi religieuses. De beaucoup s'en faut. Dans la vie intérieure de Tillemont, la religion n'intervient, s'il faut ainsi parler, qu'en fonction de la morale. C'est là du reste, nous ne saurions trop le répéter, le trait distinctif de Port-Royal, sa tache originelle. Leur moi qu'ils prétendent haïr, les obsède. L'école française offre à Dieu un sacrifice de louange, Port-Royal des essais de morale, Tillemont, des examens de conscience. C'est bien toujours de l'encens, mais de moindre qualité. Le titre d'un de ces examens fera comprendre ma pensée.

 

Comment il faut travailler à profiter de la Passion de Nôtre-Seigneur Jésus-Christ ?

 

C'est presque la seule fois où le Verbe incarné paraisse dans ces trois cents pages et il ne parait que pour s'offrir à qui veut profiter de lui. Profiter, le plus égoïste, le plus anti-mystique des mots. On m'entend bien : tout cela est excellent, mais d'un grand chrétien comme Tillemont, on voudrait quelque chose de plus. Ecoutons Bérulle :

 

Plusieurs travaillent aux vertus, cela est bon et même nécessaire : mais cela ne suffit pas. Je désire de les avoir toutes de Jésus-Christ et que ce soit lui qui me les donne, afin de tenir

 

(1) Réflexions, p. 107. Toute la méditation est fort belle, mais trop dense et trop longue pour que je puisse la citer. Il se demande s'il aime les vertus comme il faut les aimer, ou simplement « l'idée » qu'il s'en forme et la « vanité qu'il en tire ». On croirait qu'il vient de lire les Maximes.

 

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tout de lui... et jamais rien de moi. Plusieurs cherchent Ies vertus, pour être disposés en eux-mêmes selon que la droite raison et leur devoir le requièrent; cela est louable, mais pour moi, depuis qu'il a plu à Dieu de se faire homme et pratiquer en sa personne les vertus dont nous avons besoin pour être parfaits, j'estime bien plus la vertu en ce qu'elle me fait ressembler à Jésus-Christ et qu'elle me donne liaison et rapport à lui comme à mon modèle, qu'en ce qu'elle nie rend conforme à la raison et à mon devoir : car si ce dernier motif est saint, l'autre est divin (1).

 

Tillemont ne repousserait pas ces pensées, mais on ne voit pas qu'elles le possèdent. Ces réserves faites, suivons ce grand homme, si aimable et, au sens mondain, si peu égoïste, suivons-le dans ses introspections minutieuses et pathétiques. Trois objets l'occupent uniquement : son propre caractère, ses études, ses relations avec le prochain : trois chapitres, d'une haute édification et, — que son ombre me pardonne! — plus divertissants qu'on ne pourrait croire.

D'autres, saint Jérôme par exemple, souffrent ou devraient souffrir de leur extrême vivacité ; Tillemont, plus doux qu'un agneau, craignait que cette douceur ne fût pas de grâce, qu'elle ne le portât qu'à lui-même, « c'est-à-dire à l'amour-propre et à l'orgueil ».

 

S'ils s'examinent bien... ils trouveront qu'ils sont doux et bons envers les autres, parce qu'ils aiment leur propre repos; et c'est pour cela qu'ils ne veulent pas troubler le repos des autres. C'est pourquoi quand leur devoir les oblige à parler avec quelque force, ils ne le peuvent, parce qu'ils troubleraient la tranquillité qu'ils aiment, et dont ils se flattent, ou dans eux-mêmes, ou encore à l'égard des autres... S'il s'agit de faire quelque action de zèle et de force, ils n'osent... moins dans la crainte d'offenser Dieu en se mettant en colère, que de peur d'offenser les hommes.

 

Je prie le lecteur de suppléer à l'abstrait de tous ces

 

(1) Cité par Quesnel : La piété envers Jésus-Christ, édition de Liège, 1757, p. 19.

 

 

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mots. Avec Tillemont nous ne quittons jamais le concret. Mais qui nous dira les chétives anecdotes auxquelles il fait allusion?

 

Mon Dieu, gardez notre coeur de ces fausses vertus et de ces vrais vices !

 

Nulle vie ne fut plus réglée, pas môme celle de Kant. Le tableau que nous en a laissé Tronchai et qu'a repris Sainte-Beuve pacifierait, pour une minute, les plus agi, lés. Mais quoi, la paix n'aurait-elle pas ses démons aussi bien que le trouble : les démons de la régularité, du cons fort, des tièdes habitudes ?

 

Nous vivons dans la retraite et dans quelque règlement de vie. Et nous nous reposons sur cela; nous croyons avoir beaucoup fait ; nous nous regardons comme assurés de notre salut. Et après cela, faut-il s'étonner si nous ne voulons pas nous donner des peines que nous jugeons, dans le fond de notre coeur, nous être inutiles ? Car avec cet orgueil nous sommes humbles : nous n'aspirons pas à avoir les premières places dans le ciel.

 

Ces vertus à la bergamote ne paveraient-elles pas les routes de l'enfer ?

 

Car que faisons-nous que les philosophes n'aient pas fait?... Chacun n'a-t-il pas ses inclinations dans le monde? Et pourquoi n'y en a-t-il pas qui soient portés à la retraite et à la règle? Ce sont même souvent les génies les plus faibles et les plus bas. Bénissons Dieu néanmoins de nous avoir donné quelque inclination pour une vie qui en elle-même est bonne... mais ne nous fions pas sur cela...

 

Il a beau néanmoins fermer les yeux, il ne peut pas ne pas entendre certains bourdonnements qui viennent trop souvent ébranler sa ruche, il ne peut pas n'en pas souffrir. Cependant,

 

gardons-nous bien de désapprouver le zèle que nous voyons dans les autres pour quelques bonnes oeuvres.

 

(1) Réflexions, pp. 48. 49.

 

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M. Arnauld, M. de Pontchâteau, P. Quesnel, et autres bourdons, et autres brouillons, Sainte-Beuve ici vous aurait nommés !

 

S'il n'est pas selon la science et selon la discrétion, ils ont leur juge qui condamnera peut-être moins les défauts de leur zèle que notre innocence froide et inanimée. Un homme qui agit et qui travaille, quoiqu'il fasse des fautes vaut souvent mieux qu'une femme (Eccli), et qu'une âme lâche et efféminée qui ne fait ni bien ni mal, ou même qui fait diverses choses bonnes en elles-mêmes, mais sans avoir la chaleur de l'Esprit de Dieu (1).

 

Et puis, bien qu'en principe on doive e se porter à la retraite comme en son centre », «tout homme est soldat ». lorsqu'il y va de I'Église menacée. D'un autre côté, l'état de guerre met l'intérieur en danger :

 

Il faut prendre garde h ne pas aimer le tumulte, les affaires, l'éclat extérieur des bonnes oeuvres, de peur de nous perdre en prétendant sauver les autres.

 

Qu'il est difficile de connaître son devoir ! Dans le doute, choisissons le parti le plus contraire à nos goûts. Que M. Arnauld se voue au silence, M. de Tillemont au

fracas!

 

Il faut... abandonner cette douceur, souffrir la perte de la gloire qu'elle nous acquerrait parmi les hommes, et défendre Jésus-Christ avec l'épée, c'est-à-dire, avec une vigueur généreuse, qui perce ses adversaires jusques dans le coeur... On ne demande point de douceur et de froideur à un soldat qui combat l'épée à la main (2).

 

L'agneau s'est fait lion. Je le répète, ce ne sont pas là des phrases. Quelque peine que l'on éprouve à se représenter Tillemont l'épée à la main, je jurerais que, d'une manière ou d'une autre, cette résolution a été vaillamment tenue.

 

(1) Réflexions, pp. 95, 96.

(2) Ib., pp. 110, 113.

 

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Ses études ne causaient pas moins d'anxiété à cette conscience infiniment délicate. N'est-ce pas tomber encore dans « la vanité des philosophes »,

 

de travailler beaucoup pour connaître les choses saintes, les actions des saints, l'histoire de l'Eglise, sa discipline, sa doctrine même.., si l'on s'arrête à cette connaissance, sans passer au fruit... qu'on en doit tirer pour régler sa vie ? N'est-ce pas même ajouter la profanation à la vanité?

 

Je me fais violence pour abréger ce beau texte.

 

Mon Dieu, plus je me sens faible à éviter cet abus, plus j'ai recours à votre miséricorde toute-puissante. Eloignez de moi l'esprit de curiosité. Ne permettez pas que j'étudie les actions de vos saints, ou pour me repaître moi-même d'une vaine idée de science, ou pour m'enfler par les vaines louanges des autres (1).

L'expérience m'apprend qu'on y trouve encore plus de ténèbres que de lumières, qu'il faut souvent se contenter de conjectures incertaines, qu'on se trompe souvent, lorsqu'on prend plus garde à ne se pas tromper. Mais enfin quand on y réussirait mieux que tous les autres, on ne fait que ce que peuvent faire des gens sans piété et des hérétiques ; et après tout, les démons sauront mieux tout cela que nous. Est-ce là où nous mettons notre gloire, d'approcher un peu des démons ? Seigneur,.. que les désirs de mon coeur ne tendent qu'à vous : et s'il faut que mon esprit s'applique à d'autres choses, parce qu'il est trop faible pour ne s'occuper que de vous, que je me plaigne et que je m'humilie de mon malheur, comme un homme à qui le Prince donnerait le soin de ses bâtiments parce qu'il ne serait pas capable des affaires les plus importantes de l'État (2).

 

Bien des fois, on le devine, il a voulu quitter ce travail qu'il craignait de trop aimer. Il ne tenait bon que sur

 

(1) Je ne voudrais pas radoter, mais comment ne pas remarquer une fois encore l'utilitarisme moral et exclusif des grands jansénistes ? Que ne s'oublie-t-il un peu lui-même, que ne pense-t-il à la gloire que son oeuvre rend à l'Eglise, aux saints, à Dieu ?

(2) Réflexions, pp. 18, 20.

 

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l'ordre formel de son directeur, auquel il obéissait comme un enfant (1).

 

Si je ne dois point quitter l'emploi et l'étude où je me suis engagé, ne devrais-je pas au moins le modérer, surtout avant la messe et au moins le dimanche et les fêtes ? Est-il possible que je ne puisse m'occuper quelques heures à quelque lecture sainte sans m'y ennuyer et sans craindre que cet ennui me jette dans la paresse ?... N'est-il point vrai que je me dégoûte des choses saintes parce que j'ai trop de goût, trop d'attache, trop d'empressement pour mon travail (2).

 

Si je ne m'appliquais, dit-il, à l'histoire des saints qu'en vue de e profiter » des exemples et des leçons qu'ils me donnent, l'étude

 

n'enflerait point mon esprit; elle ne sécherait point mon coeur ; je serais toujours disposé à la quitter pour prendre des lectures encore plus saintes, et pour me présenter devant vous dans la prière ; je n'étendrais point insensiblement et sous divers prétextes le temps de l'étude, pour diminuer par dégoût le temps dû à d'autres emplois (3).

 

Absorbé, desséché par cette dangereuse passion, ne va-t-il pas encore jusqu'à oublier les besoins de ses frères, les devoirs de la charité?

 

Je plains quelquefois le temps qu'il faudrait mettre ou à parler aux autres, ou à penser à ce que je leur dois dire. Je plains les livres qu'il leur faudrait donner. Et ainsi l'avarice me domine en plusieurs manières (4).

 

Ne prêter ses livres qu'à regret, ce fut là sans doute le plus grand péché de Tillemont.

 

 

(1) Son rêve eût été de ne dépendre aucunement de lui-même. « Il me semble assez souvent que si vos serviteurs m'ordonnaient en détail et avec autorité ce que je devrais faire, cela m'aiderait ». Ib., p. 101 Perinde ac cadaver et plus encore qu'un jésuite. C'est là du reste une des conséquences logiques de l'esprit de Port-Royal.

(2) Réflexions, p. 99.

(3) Ib., p. 21.

(4) Ib., pp. 36, 37.

 

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Ah ! Monsieur, écrivait au lendemain de sa mort un autre écrivain de Port-Royal, l'excellent, l'admirable Thomas du Fossé, le condisciple et le cher « ancien ami » de Racine (1), ah! Monsieur, que le savant que nous venons de perdre condamnera d'autres savants ! Je crois que Dieu l'avait donné à l'Eglise pour apprendre aux ecclésiastiques à n'étudier, et h ne faire usage de leur étude que par rapport au bien de l'Eglise, et à retrancher toutes les inutilités dont les hommes chargent ordinairement leur esprit et leur mémoire. La science des faits curieux, extraordinaires, peu connus... est ce qui enfle davantage les gens d'étude... Je crois qu'il n'y a guère eu d'hommes dans ce siècle ni dans plusieurs siècles, qui aient eu plus de faits dans la tête que le savant dont je parle, et jamais homme n'en a eu l'esprit moins gâté ni le coeur moins enflé... Dans son application à une chose qui est si sèche et qui souvent dessèche la piété, il a toujours conservé l'onction de l'esprit de Dieu (2).

 

III. Ses livres ne le rendaient pas indifférent aux intérêts du prochain. Comment se conduire, et dans le détail des actions quotidiennes, avec ses parents, ses amis, son domestique, avec les justes de Port-Royal et avec les e méchants », et même avec certains personnages, morts depuis des siècles, mais dont les ombres hantaient son cabinet de travail, tel est le souci constant, aigu de cet érudit, de cet ermite qui d'ailleurs parlait si peu ; tel est l'objet principal de ses réflexions, de ses examens de conscience et de sa prière.

 

(1) Racine écrivait dans une de ses dernières lettres : « Je n'ai point été surpris de la mort de M. du Fossé, mais j'en ai été très touché. C'était pour ainsi dire, le plus ancien ami que j'eusse au monde. Plût à Dieu que j'eusse mieux profité des grands exemples de piété qu'il m'a donnés ! » Port-Royal, VI, p. 156. « Tillemont, du Fossé, Racine, ajoute Sainte-Beuve trois élèves de Port-Royal, morts coup sur coup (1698-1699), avant Port-Royal lui-même si mourant !».

(2) Cité par Tronchai, dans la Vie, pp. 144, 145. Tronchai dit de son côté a La critique est une étude sèche qui fait presque toujours quelque tort à la piété de ceux qui en font leur principale occupation. Trop heureux les savants, dont le coeur n'en éprouve point la sécheresse! » Tillemont était dace nombre. « Un mot qu'il dit quelquefois en passant sur un fait, porte avec soi l'impression d'une foi vive et ardente. » (Avertissement). Il y aurait eu lieu de chercher et de citer ces « mots » auxquels Tronchai fait allusion et de les rapprocher des mots tout contraires, que se permet Gibbon, surtout dans les notes.

 

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Tout débonnaire et pliant que nous le connaissions, il entend néanmoins garder et défendre au besoin avec énergie son indépendance de savant et de chrétien, surtout de chrétien. Nous avons sa réponse aux plaintes anonymes d'un écrivain dont il avait critiqué la courte science et à qui, très suavement du reste, il avait reproché de « copier un autre auteur sans le citer ». La pièce est fort belle et tous les gens de lettres, devraient la relire une fois par an.

 

Que si j'ai été obligé quelquefois de témoigner que je n'entrais pas dans vos sentiments, ce qui ne s'est pu faire sans marquer ce qui me paraissait de défectueux dans vos preuves, pardonnez-le, je vous supplie, à la nécessité où se trouvent les personnes qui examinent les choses un peu à fond. Si j'ai dit que vous copiez le P. Hardouin sur les ouvrages de saint Denis, le P. Hardouin n'est pas un ennemi de la vérité qu'on ne puisse suivre sans crime... Je n'ai garde de trouver h redire qu'on copie les autres, puisque je ne fais autre chose autant que je puis ; et j'en fais une déclaration publique en les citant...

Dieu me garde de disputer avec vous ni avec personne du goût de l'antiquité, de peur de perdre le goût de la piété qui est bien d'une autre importance. La grâce que je demande à Dieu, c'est de me mettre avec sincérité dans mon coeur au-dessous de vous et de tous les hommes.

 

Il se ferait encore plus petit si c'était possible, mais, quand tout est dit, il reste sur ses positions :

 

Il faut cependant que j'use du talent qu'il a plu à Dieu de me donner,

 

et que je défende les bonnes méthodes. Avec mille gentillesses, il enfonce le trait avant de finir :

 

Je vous suis obligé de plusieurs choses que j'ai apprises, dans vos ouvrages, comme j'ai soin de le reconnaître en les citant, quand l'occasion s'en présente.

 

L'anonyme prit bien la leçon, ou fit tout comme Tillemont

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l'alla voir peu de temps après et il en fut reçu comme il le méritait... Ils se virent encore une ou deux fois depuis, en se prévenant mutuellement d'honnêtetés et de démonstrations d'amitié » (1).

Même indépendance, mais pleine de vénération et de tendresse vis-à-vis de ses parents. Il a une longue méditation, et toute concrète, sur ce principe « que les parents ne doivent pas trouver mauvais qu'on ne se conduise par eux dans les affaires de conscience ».

 

Ils doivent trouver bon que leurs enfants, leurs neveux, etc. prennent conduite d'un autre et y aient plus de confiance qu'en eux-mêmes. Cependant cela est difficile et je ne sais si bien des pères ne disent point en leur coeur ce qu'ils ne voudraient pas dire de bouche, qu'ils aimeraient mieux que leurs enfants eussent moins de piété, afin qu'ils eussent plutôt confiance en eux qu'en des étrangers.

Ce passage paraît bien étrange; lorsque l'on connaît la haute vertu de M. et de Mme Le Nain. Deux mots latins jetés en passant éclairent un peu l'énigme :

 

Quelque bons, quelque sages, quelque saints même qu'ils soient, ils (les parents) nous aiment toujours un peu selon la chair et il est bien difficile que les meilleurs mêmes ne nous disent pas dans leur coeur : Manifesta teipsum mundo.

 

M. Le Nain aurait très innocemment voulu qu'un peu de gloire au moins le dédommageât de la privation de son fils, toujours caché dans quelque solitude. M. Tronchai nous conte à ce sujet une anecdote bien touchante et dont la vérité n'est pas douteuse. Quand M. de Tillemont

 

eut donné son premier volume au public, le Journal des Savants parla de l'auteur et de l'ouvrage d'une manière fort avantageuse. M. Le Nain son père, voulut lui faire lire cet article : mais M. de Tillemont le pria de l'en dispenser. Il répondit qu'il n'avait pas besoin de nourrir son orgueil de l'opinion trop avantageuse qu'on pouvait avoir de lui (2).

 

(1) Vie, pp. 96-1o3. La lettre est longue.

(2) lb., pp. 52, 53. « Il ne voulut point pour la même raison faire paraître son nom à la tête de ses livres. Ce fut contre son gré qu'on en mit quelques lettres. Néanmoins, il ne put le cacher ». Mais tout le monde ne sait pas a qu'il abandonna à M. Hermant, les vies de saint Athanase, de saint Basile, de saint Grégoire de Nazianze, de saint Ambroise... Il communiqua de même (à Du Fossé) celle de Tertullien et d'Origène... ; celle de saint Cyprien, au traducteur de ce Père.., et plusieurs autres parties de son travail à différentes personnes. Toute la grâce qu'il leur demandait était de ne le point faire connaître ». Ib., p. 51. Arnauld suivait une autre méthode. Il signait. Nicole écrivait. Chacun sa grâce !

 

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Peut-être y eut-il aussi entre le père et le fils des conflits plus graves. Les Réflexions nous donnent beaucoup à rêver là-dessus. Tillemont, si pacifique d'ordinaire, s'anime, s'irrite presque. Il souffre certainement :

 

Quand faudra-t-il dire : Quid titi et mihi est, mulier, sinon quand on voudra se mêler de ce qui regarde la conduite de notre âme... ? Les apôtres mêmes ne veulent pas dominer sur notre foi. Les directeurs les plus éclairés se peuvent tromper. Combien un père a-t-il plus sujet de croire qu'il peut se tromper aussi!

 

La paix revient comme toujours, mais douloureuse :

 

Mon Dieu, vous savez quelles sont quelquefois mes peines sur ce sujet. Vous m'avez donné un père que j'ai tous les sujets du monde, non seulement d'aimer, mais encore d'estimer et d'honorer, quand même il ne serait pas mon père. Cependant je crains souvent de le blesser en ne lui témoignant pas assez d'ouverture et en n'entrant pets assez dans ses sentiments. Il me semble que je n'aurais point de plus grande joie que de lui plaire en tout, et je sais bien que cela ne m'engagerait point à rien qui fit absolument mauvais. Mais on s'éloigne de vous par bien des petites. choses... Je veux aimer mon père et je le dois ; mais je voudrais ne l'aimer que parce que je le dois et par l'amour que vous me donneriez pour lui... Car par ce moyen, je n'aurais point cette crainte basse de le blesser, s'il arrivait des occasions où votre ordre m'obligeât de le faire (1).

 

Le grave M. Le Nain, qu'on devine un peu sévère — il ne fallait pas l'être beaucoup pour intimider Tillemont — n'aura sans doute jamais soupçonné la détresse que cette

 

(1) Réflexions, pp. 253, 258.

 

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curieuse page nous révèle. Nous ne saurons pas non plus — et je le regrette fort — le nom des personnages en chair et en os auxquels pensait Tillemont lorsqu'il médis

tait sur la « nécessité de rompre tout commerce avec les méchants ».

 

C'est une chose bien fâcheuse d'être uni de société avec ceux qui ne craignent pas Dieu... Les méchants mêmes s'autorisent de l'amitié qu'ils ont avec ceux qui passent pour gens de bien.

 

Témoignons

 

en nous retirant que nous désapprouvons au moins le mal que nous ne pouvons pas empêcher (1).

 

Se retirer, il ne le peut pas toujours et d'ailleurs il sait trop que cette fuite ne résoudrait pas tout le problème.

 

Que je vous aime, ô mon Dieu!... Que j'aime vos saints et vos serviteurs comme ils le méritent ! Que j'aime les méchants mêmes, parce qu'ils peuvent devenir bons ! Que je condamne ces éloignements et ces répugnances! Que je travaille à les détruire! Que je crie vers vous, de peur que je ne me perde en perdant la charité pour mon frère. Et alors désirant sincèrement de l'aimer, ne puis-je avoir quelque confiance que je l'aime..., et lui témoigner sur cela de l'amitié dans le désir de l'acquérir même par ces témoignages extérieurs?

 

Mais n'est-il pas déjà trop porté à les aimer ?

 

Répondez-moi, s'il-vous-plaît, ô Vérité que je consulte... éloignez de moi... cette basse flatterie qui veut plaire aux autres pour jouir de la vaine douceur de cette vie, et qui témoigne estimer ceux qu'elle méprise... Que j'aime mon prochain pour le porter à vous et que dans cette vue, je lui dise librement ce qui me paraît en lui de contraire à son salut ! Que si je suis obligé de tolérer les défauts sans pouvoir les corriger, que ce soit en gémissant... S'il faut estimer ce qu'il a de bon, que ce ne soit jamais au delà de ce que j'en crois sincèrement... Mon Dieu, quelle multitude de fautes je commets

 

(1) Réflexions, pp. 217, 218.

 

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tous les jours sur ce sujet, non, ce me semble, pour tromper les autres, mais pour ne pas blesser une amitié qui m'est douce, pour ne pas blesser la paix de la terre.

 

C'est ici plus que jamais que Sainte-Beuve nous manque, d'abord pour admirer avec nous ces bouleversements, ces tendres aveux d'une conscience délicate, ensuite pour nous aider à trouver le nom de ces méchants dont l'amitié faisait plus douce — mais hélas! « d'une vaine douceur » —la vie de Tillemont. Peut-être d'autres savants, malheureusement engagés dans l'erreur moliniste. Pourquoi pas le P. Hardouin ou tel autre de ses frères? Peut-être des érudits libertins. Je pencherais pour les molinistes.

La suite de cet admirable morceau est assez déroutante. Il semble que Tillemont oublie insensiblement les « méchants » de son intimité pour méditer sur le problème du mal, sur les « méchants a de l'histoire universelle. Peut-être aussi brouille-t-il un peu les deux groupes, les « persécuteurs » d'aujourd'hui lui rappellent ceux d'autrefois. C'est assez la manière de Port-Royal.

 

Ils ont persécuté les saints... parce qu'ils n'ont pas aimé la vérité : ils n'ont point compris comment Dieu gouverne ses créatures... comment il agit sur nos esprits et sur nos coeurs... Voilà ce qui a fait les Dioclétien et les Dèce, et tous les autres persécuteurs de la vérité.

 

Non, il oublie le chétif présent; Tillemont n'est plus ici l'ami de Port-Royal, mais uniquement, l'historien des empereurs. Le voici donc aux prises avec des fantômes, plus réels pour lui que les vivants et qui lui ont donné tant de scandale, tant de cauchemars, le voici avec Trajan, avec ce Marc-Aurèle que deux siècles plus tard Renan pleurera a comme s'il était mort d'hier » (1).

 

Mais souffrez, Seigneur, que je vous demande si vous détruisez toujours ceux qui ne comprennent point les ouvrages de vos

 

(1) Marc Aurèle, p. 488.

 

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mains, ceux qui trahissent leurs frères par des paroles de paix? Vous avez détruit assez visiblement Néron, Domitien, etc., mais avez-vous détruit de même Trajan et Marc-Aurèle, qui certainement ont mérité de ne point comprendre les merveilles de votre grâce qu'ils avaient devant les yeux, et qui pour cela ont persécuté vos serviteurs ? Cependant ils sont morts dans leur lit, honorés, révérés, aimés, estimés de tous les hommes. Combien de perfides jouissent jusqu'à la fin de leur perfidie et possèdent la vigne de Nahoth sans même être enfin tués comme Achab ! Mais pourtant ils meurent. Et quelle effroyable destruction, lorsqu'ils voient la justice et la vérité s'élever contre eux, avec une main toute puissante que rien ne peut plus arrêter (1).

 

Voilà pour les méchants. Les justes lui donnent d'autres soucis. Qui l'aurait cru? Ses compagnons ordinaires, les Messieurs de Port-Royal, ne lui étaient pas un bien sans mélange ! Chose émouvante, cet érudit aurait voulu de leur part un peu plus de tendresse. Il se plaint, non pas, de leur froideur, mais des exigences criminelles de son amour-propre :

 

On souffre bien des choses d'une personne quand on est persuadé qu'elle nous aime dans le coeur, quelque indiscrétion, quelque brusquerie, quelque mauvaise humeur qu'elle puisse avoir. Et si nous aimons notre frère, nous n'aurons pas de peine à croire qu'il nous aime... C'est pour l'ordinaire un jugement téméraire de croire qu'on ne nous aime pas et qui ne vient que de ce que nous n'aimons pas nous-mêmes (2) :

 

Cela ne serait rien. Ils ont un autre défaut, et plus grave, le péché mignon de Port-Royal, la médisance dévote. Ce vice

 

est même à craindre parmi les personnes de piété et il faut veiller sur soi dans les entretiens que l'on a avec les plus sages, les plus saints, les plus craignant Dieu, avec les anges, si l'on ose dire, et les anges de lumière...

… Quand même ils ne diraient rien qui ne fût exactement

 

(1) Réflexions, pp. 246-253.

(2) Ib., pp. 138, 139.

 

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vrai, il est souvent dangereux, surtout aux faibles, de savoir les défauts des autres.

 

Ils gémissent tout haut sur les défaillances de leurs propres saints, de M. Singlin par exemple. Avec quel,e liberté ne parleront-ils pas de leurs adversaires!

 

Mon Dieu, gardez, s'il-vous-plaît, ma bouche e mes lèvres, gardez mes oreilles, gardez mon coeur !

 

Qu'à l'égard des molinistes eux-mêmes,

 

je ne parle jamais de leurs défauts, ni par haine, ni par malignité, ni pour m'élever au-dessus d'eux...

Gardez mes oreilles, mon Dieu, afin que je n'aime point à entendre parler des autres autrement que votre vérité m'apprend que j'en puis parler moi même !

 

Timide et chétif, si je ne puis « arrêter » les Provinciales, écrites ou parlées,

 

que je témoigne ou par mon silence, ou par un air sérieux et triste que je ne puis approuver ce que votre justice condamne.

Que je respecte donc, Seigneur, ceux que j'ai sujet de croire aimés de vous. Mais que je joigne la prudence du serpent avec la simplicité de la colombe, pour imiter la sainte Vierge qui examina les paroles mêmes de votre archange ! Que je distingue dans vos saints (de Port-Royal) les effets d votre grâce, de ce qui y reste encore de l'infirmité humaine. Que je n'approuve point en eux les choses qu'ils y condamnent peut-être eux-mêmes, plus que je ne puis le faire (1).

 

Reste son petit royaume; son secrétaire, son personnel, tous ceux dont il a la responsabilité devant Dieu.

 

Vous ne m'avez chargé que d'un très petit nombre de personnes ; et pour ce petit nombre même, j'ai besoin de cette sagesse que Salomon vous demandait pour tout un grand peuple... On n'est pas digne de prendre part au soin de votre Eglise, ni par conséquent d'avoir part à votre sacerdoce, si on n'a le soin qu'on doit de sa maison,

 

(1) Réflexions, pp. 173, 179.

 

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La « patience nécessaire pour supporter leurs défauts sans aigreur », n'est pas ce qui lui coûte. Il a plus de peine à laisser les empereurs romains pour veiller sur la conduite de ce petit monde, pour entretenir ces continuels « soupçons » qui e sont nécessaires à l'égard de ceux dont nous sommes chargés », comme l'enseigne saint Augustin. Plus de peine encore à sévir :

 

Donnez-moi encore la force de les reprendre s'ils font des fautes un peu importantes, sans crainte de troubler ni leur paix ni la mienne, ou plutôt notre mollesse commune, puisque la paix qui n'est point fondée sur la vérité, sur la piété, sur la justice, n'est point une véritable paix (1).

 

Je m'attarde plus longtemps peut-être qu'il ne convient dans cette cellule, vouée à l'étude minutieuse et passionnée du devoir chrétien. Encore ai-je dû laisser beaucoup de beaux textes que je m'étais promis de remettre en lumière ; encore n'avons-nous, sans doute, dans le recueil des Réflexions morales, qu'un très petit nombre de ces papiers quotidiens, le reste ayant été détruit ou par Tillemont lui-même ou par la timidité de son éditeur. Ce qu'il y avait là de plus personnel, de plus pittoresque, de plus ému, pour tout dire, de moins janséniste, Tronchai ne l'aurait pas reproduit. Si nous l'avions tout entier, ce grand homme nous paraîtrait peut-être moins replié sur lui-même, moins exclusivement possédé par la peur de mal faire ; d'une religion moins égoïste, enfin d'une ferveur toute pioche de celle des mystiques. Une sublime page que j'ai gardée pour la fin me permet cette conjecture.

 

La piété intérieure est l'âme du christianisme, elle commence

dans le temps ce qui fera l'occupation des saints

dans l'éternité.

 

Ce ne sont pas nos voix que Dieu entend, dit Saint-Cyprien, mais nus coeurs. Ainsi la véritable piété, le véritable culte..,

 

(1) Réflexions, pp. 143, 144.

 

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ne sont point toutes les actions extérieures de la religion, quand elles sont seules : mais cette adoration intérieure, par laquelle l'âme s'humilie profondément devant son créateur pour se soumettre absolument à sa volonté.

Si cette piété intérieure qui est propre à la religion chrétienne, pouvait être parfaite en cette vie, elle y produirait, peut-être, un culte et une adoration toute intérieure et toute spirituelle, comme dans les anges. Mais ce qu'elle ne peut pas faire présentement, elle le fera un jour dans le ciel, où les saints adoreront et loueront Dieu sans cesse, par les cantiques divins que l'amour formera dans leur coeur, sans qu'ils soient interrompus par le tumulte des voix et des sons corporels qui passent, puisqu'il n'y aura rien que d'immuable et éternel.

 

Pour mieux comprendre et savourer ce passage, il faut se rappeler à quel point Tillemont fut homme d'Église, ecclésiastique. Rubriques, offices paroissiaux, processions, il aurait satisfait, sur tous ces points, le très difficile Bourdoise. « Il servait ordinairement de diacre à la grand'-messe. Dans les grandes fêtes où il assistait à tout l'office, il était presque toujours à l'église, depuis quatre heures du matin jusque vers les cinq heures du soir. Lorsqu'il n'allait pas à la paroisse pour vêpres, il les chantait dans sa chapelle à quatre heures ». Du reste, « il aimait extrêmement le chant d'Église qu'il avait appris de lui-même dès sa plus tendre jeunesse et il le savait si parfaitement qu'il le composait très bien » (1). Mais reprenons :

 

C'est là qu'étant remplis de Dieu même et jouissant de sa vérité par une contemplation pleine de lumière et d'ardeur,

 

(1) Vie, pp. 94, 99. II y a là tout un détail fort curieux. II dit dans les Réflexions : a Si nous sommes seuls, nous nous amuserons à chanter, nus rêverons à la première imagination qui nous viendra». Réflexions, p. 164. En revanche, et toujours, comme glose au passage que nous citons, « il était bien aise qu'on apportât les plus petits à la messe et il n'appréhendait pas tant qu'on fait d'ordinaire, de les y entendre pleurer. Leurs cris, disait-il, après un saint Père, sont leurs prières... Il aurait volontiers dit à ceux qui ne les peuvent souffrir, ce que saint Paemen, abbé en Egypte, disait à ses frères, qui voulaient quitter leur retraite, parce qu'ils y entendaient les pleurs des enfants : « C'est donc à cause des voix des anges que vous voulez quitter ce lieu ! » Vie, p. 76. Tillemont et les enfants, beau sujet, mais qu'il n'est pas permis de traiter après Sainte-Beuve

 

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nous chanterons ses louanges, non par clos syllabes qui passent avant qu'on les ait entendues, et par des paroles aussi imparfaites que la foi qui les produit est obscure, mais dans un silence digne de sa grandeur. Toutes les passions qui nous déchirent maintenant par tant de différents désirs ; tous les différents objets des créatures, qui nous donnent tant de distractions dans la prière ; tant d'imaginations et de pensées que nous cause la mobilité et la légèreté de notre esprit : tout cela se taira alors. Rien n'interrompra notre silence, et notre âme toute réunie en elle-même, ou plutôt en Dieu, par un bonheur opposé à ces ténèbres extérieures dont Jésus-Christ menace ses ennemis, ne verra plus que Dieu, n'entendra plus que Dieu, ne goûtera plus que Dieu, enfin n'aimera plus que Dieu (1).

 

« Humble, lent, monotone, — pouvons-nous dire maintenant avec Sainte-Beuve, et en nous appuyant sur des textes que Sainte-Beuve n'a pas connus, — attentif à se dérober dans le sillon qu'il creuse », nous avons suivi Tillemont a et nous nous sommes peu à peu élevés... jusqu'à des accents qui viennent de nous toucher, j'espère, par leur profondeur et leur tendresse, par une sorte d'angélique beauté » (2). Mais en prolongeant notre entrevue avec lui, j'ai moins voulu céder au plaisir d'admirer qu'à celui de comprendre et de définir. Tillemont est pour nous ce témoin unique, idéal, et qu'on a toujours tant de peine à rencontrer. Mieux que les meneurs et que les agités du jansénisme, mieux que Lancelot, qui a ses parties d'illuminisme et qui manque de bon sens, mieux que M. Ramon, trop original pour être vraiment d'une école, ce paisible érudit paraît le représentant le plus authentique, le plus « irrécusable » de tout le groupe. Je n'oublie pas que cet élève des Petites écoles appartient à la seconde génération de Port-Royal, mais je sais aussi avec Sainte-Beuve qu'il est resté le parfait disciple de la première génération, a l'élève en droiture et qui n'a pas dévié ». En lui se continuent

 

(1) Réflexions..., pp. 183-185

(2) Port-Royal..., p. 23.

 

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les traditions de Port-Royal présectaire, préjanséniste. Ils ont leurs défauts que nous avons assez dits ; ils ont aussi leurs grandeurs que je viens de rappeler, en décrivant la vie intérieure de Tillemont. Sancte educatus, sancte vixit. Un juste, mais près d'être un saint. Ce sont des archéologues et qui, pour vouloir ressusciter l'Église d'autrefois, ignorent trop celle du présent. Ils entravent, soit en eux-mêmes, soit autour d'eux, les développements providentiels que François de Sales, Bérulle, Condren, Olier, Eudes, Surin et tant d'autres eurent mission de promouvoir. Ce sont des timides, des scrupuleux. Le Sinaï leur cache la colline des béatitudes; ils ne connaissent que la loi écrite sur les deux tables de pierre ou dans les canons des anciens conciles; ils n'ont pas compris que le plus sûr moyen de sauver son âme, c'est de la perdre, c'est de l'oublier. Mais leur charité suffirait à couvrir des étroitesses beaucoup plus fâcheuses. Par elle, ils gardent le contact avec la communion des saints, des saints de leur temps. Ils ont résisté, du mieux qu'ils ont pu, à l'exemple, à la pression du grand Arnauld, à l'invasion fatale de l'esprit sectaire. Leur candeur s'exagère sans doute les mérites de plusieurs de leurs amis, mais ils n'ont pas la faiblesse, « la grande faiblesse, comme dit Tillemont, de ne pas assez distinguer dans les saints ce qui y est d'eux et ce qui y est de Dieu » (1). Quant à ce qui leur déplaît chez les ennemis de leurs amis, ils savent se taire. Ils ne dénoncent pas la morale relâchée, ils se contentent de la combattre en eux-mêmes, casuistes à rebours, qui ne raffinent pas moins sur la charité fraternelle que sur les autres vertus. Admirables chrétiens et qui avaient eux aussi une mission providentielle à remplir. Pourvu que l'unité foncière ne soit pas déchirée, il faut des minorités, des retardataires, dont la résistance paisible tempère l'impétuosité des jeunes écoles, rende plus étroite la liaison entre le

 

(1) Réflexions, p. 176.

 

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passé et le présent. M. Le Maître, M. de Saci, M. Hauron, M. de Tillemont, non, ces revenants ne sont pas de trop parmi nous. Ils nous reviennent d'un si beau pays, riches de tous les trésors de l'antiquité chrétienne qui reluit plus encore dans leur vie que dans leurs écrits. Ils nous appartiennent presque tout entiers.
 
 
 
 

CHAPITRE VIII : LE GRAND ARNAULD. LE JANSÉNISME ET LE SENTIMENT RELIGIEUX EN FRANCE PENDANT LE SIÈCLE DE LOUIS XIV

 
 
 
 

I. Que la poésie de Port-Royal n'est pas janséniste. — Ce que serait mie poésie, un lyrisme janséniste. — Erreurs théologiques; bizarreries; esprit de secte. — Tout ce que nous admirons chez eux reste catholique.

II. Le grand Arnauld. — Un docteur qui n'est que docteur. — Ses jarretières. — Son innocence. — Ses martyrs. — Les « ballots ». — Le « testament spirituel». — Tartufe et le pharisaïsme doctoral. — La messe de tous les jours et Vincent de Paul. — « Cela n'appartient qu'à M. Arnauld». — Qu'il nous aide à comprendre ce que n'est pas la religion. — « Ce qui s'appelle vraie spiritualité leur est entièrement inconnu». — Arnauld et Bossuet. — Du lyrisme au mysticisme.

III. Influence d'Arnauld. — Directement il fait des sectaires. — La fureur doctorale « dévorant le coeur de la charité qui fait vivre l'Eglise». — Bourdaloue, Jurieu, Malebranche, Quesnel. — Les bureaux de diffamation. — Jansénisme négatif. — Piété catholique des premières générations jansénistes. — Peu à peu l'organe créera la fonction et la secte, l'hérésie. — Le jansénisme du XVIIIe siècle.

IV. Progrès et ravages de l'intellectualisme sectaire. — Un héros national. — Boileau et le grand Arnauld. — La guerre civile. — Prudence et modération des grands spirituels. — La bonne cause a eu ses Arnauld. — Influence fâcheuse de ces polémiques sur la vie intime du catholicisme français. —  Les agités. — Le P. Rapin et les modérés. — Le P. Rapin et, l'Evangile. — La retraite de M. Le Maître. — Les honnêtes gens et les mystiques. — « Polémiques déprimantes et stérilisantes ». — Le jansénisme et la retraite des mystiques.

 

I. Jusqu'ici nous n'avons pas quitté la première génération de Port-Royal, Saint Cyran, la Mère Agnès, les solitaires. Il est vrai que les dates nous refusaient Tillemont. Nous l'avons retenu néanmoins, sur la foi de Sainte-Beuve, comme représentant à merveille la ferveur de cet âge d'or qui seul nous intéressait. Nous l'avons assez

 

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répété, cette génération n'est pas, comme on l'avait dit, extraordinaire, unique dans l'histoire du sentiment religieux en France; mais elle a sa poésie à laquelle on aura bien vu que nous ne restions pas insensibles, et cette poésie, nous l'avons montré, je crois, est foncièrement catholique. Saint-Cyran, Agnès et les autres, nous n'avons pas caché leurs travers. Une ombre d'hérésie, ou plutôt de schisme, menace de les couvrir. Leurs vertus, leur prière en sont plus ou moins voilées, mais enfin ni ces vertus ni ces prières, ne contrarient directement les traditions de l'Église mère. Aussi bien il ne parait pas que la plupart d'entre eux aient adhéré d'esprit et de coeur aux dogmes jansénistes. De Saint Cyran on ne peut rien affirmer. J'ai dit pour quelles raisons je le verrais plutôt vaguement méthodiste ou illuminé que puritain. De la Mère Agnès et de beaucoup d'autres, tout nous invite à croire qu'ils ont repoussé très sincèrement les cinq propositions et que chez eux, la distinction du fait et du droit ne cache aucune finesse. Resterait la révolte qui n'est pas le même péché et qui trouble la vie intérieure d'une autre manière. Ici encore, au moins pour les femmes, nous avons plaidé les circonstances atténuantes. Quoi qu'il en soit, essayant de discerner dans ces âmes partagées et j'allais dire, dans ces saintetés manquées, ce qu'elles nous présentent de religieux, d'admirable, nous n'avons rien trouvé à admirer que de catholique. « Voulez-vous être le poète de Port-Royal, disait Vinet, sachez la théologie de Port-Royal » (1). Autant dire que la poésie de Port-Royal, c'est le jansénisme. Nous avons retourné, pour ainsi parler, cette affirmation. Voulez-vous être le poète de Port-Royal, disons-nous à notre tour, ignorez leur théologie, ou plutôt sachez-la, mais pour mieux comprendre que cette théologie, bien loin d'inspirer cette poésie, lui répugne au contraire, la combat, et dans la

 

(I) Port-Royal, I, p. 548.

 

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mesure où elle triomphe d'elle, la diminue, l'assombrit, l'épuise.

Cette poésie où donc serait-elle? Laissons, comme Vinet le faisait sans doute, la poésie du malheur, les archers assiégeant l'abbaye, les pauvres femmes exilées, et plus tard la maison rasée. Des pélagiennes persécutées par un roi augustinien ne paraîtraient pas moins touchantes. Laissons de même ce que l'on pourrait appeler la poésie de la conscience. Ils ont tout sacrifié, elles surtout, à ce qu'ils croyaient leur devoir. Cela n'est pas sans beauté, mais d'une beauté morale. Pélagiennes, encore une fois, elles n'auraient pas faibli davantage. Il ne peut donc s'agir ici que d'une poésie proprement religieuse, je veux dire, inspirée par une doctrine religieuse. Or on ne songe aucunement à nier qu'il y ait dans les cinq propositions un ferment lyrique. Ce Dieu lointain, muet et d'une terrible insouciance, cette grâce nécessaire, mais suspendue à de sinistres caprices, ce Christ avare et impitoyable, comptant sur la croix les rares prédestinés dont il veut le salut, on imagine sans peine le Lucrèce à rebours qui exploiterait pareille matière, les oraisons d'épouvante et de désespoir qui s'accorderaient à ces imaginations cruelles. Mais quoi! le premier Port-Royal ne nous montre rien de tout cela — et, pour le dire en passant, le vrai jansénisme ne nous en montrera qu'une caricature sordide et inanimée, car enfin ils n'ont jamais eu de lyriques. Dans cette première génération, la seule poétique, au dire de. tous les bons juges, nous avons cueilli les plus nobles fleurs. A la vérité celles-ci n'ont pas toutes le même parfum. La prière de la Mère Agnès n'est pas elle de Tillemont, mais ni l'une ni l'autre ne respire l'épouvante. Agnès, d'abord toute salésienne, puis élève de Condren, garde jusqu'au bout la double empreinte que nous avons dite et dont elle marque à son tour l'élite des religieuses. Sérieux profond, mais nulle angoisse. II y a peut-être moins de tendresse — non pas chez M. Hamon — mais

 

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chez Tillemont, chez Saint-Cyran. La face sublime de la religion les occupe davantage, mais on ne voit pas qu'elle les accable. Bérulle, Condren, M. Olier en plus magnifique, ont ce même esprit, d'ailleurs teinté de rigorisme, ainsi qu'on l'a vu plus haut. Quant aux erreurs doctrinales que l'on reproche à Saint-Cyran, il n'est pas démontré qu'elles aient pénétré jusqu'à la vie profonde d'un homme aussi peu cohérent et, dans tous les cas, ce n'est certainement pas là ce qu'il y a d'admirable dans ses écrits religieux. J'en puis dire autant des excentricités pénitentielles des solitaires. Si pour expier d'anciens désordres, certains d'entre eux cessent de dire la messe, prennent des habits couleur de cendre, se font appeler a Monsieur Charles » afin que périsse jusqu'au souvenir du nom de M. Duchemin, on peut, si l'on veut, s'attendrir à la vue de ces niaiseries, mais nul, j'imagine, ne les dira poétiques, et le très délicat Vinet moins que personne. Encore un coup, leur poésie n'est pas là.

Elle n'est pas non plus dans leurs concessions à l'esprit de secte. Sainte-Beuve s'est expliqué sur ce point avec toute l'énergie désirable. D'où je conclus enfin que cette première génération, abandonnée à ses vrais instincts, à sa grâce, n'aurait pas, si l'on peut dire, trop mal tourné. Elle a cédé comme tant d'autres aux influences mystiques de cette époque. Dans l'ensemble, elle côtoie d'assez près l'école française. Malheureusement leur étoile les a mis sur le chemin, sous la fascination d'un personnage dont la ferveur ne paraît pas douteuse, mais qui manquait d'équilibre. Vers ce même temps, une autre étoile et de plus fâcheux augure, présidait aux veilles ardentes, aux débauches spéculatives d'un théologien flamand, lié à Du Verger de Hauranne. Un in-folio se préparait, qui devait restaurer la pure doctrine d'Augustin et confondre à jamais les jésuites. Les amis de nos amis sont nos amis. Voilà donc Port-Royal embarrassé dans la fortune de ce livre que pour la plupart ils n'ont pas ouvert et dont leur propre

 

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vie intérieure repousse décidément les principes. Abandonnés, je le répète, à leurs inclinations personnelles, ils auraient sans doute souffert de la condamnation de l'Augustinus. Quelque mauvaise humeur, peut-être un soupçon de révolte, les auraient aigris. N'oublions pas néanmoins que le premier mouvement de l'honnête Singlin, l'héritier authentique de Saint-Cyran, fut de céder, de signer en gémissant. Quoi qu'il en soit, tout serait peu à peu rentré dans l'ordre. Les excentriques auraient gardé leur habit couleur de cendre, les scrupuleux, race éternelle, aimaient continué peut-être à ne pas dire la messe : on aurait vu quelques beaux essais de pénitence publique ; les filles de Port-Royal auraient trouvé dans les criminels bibliques la vive image des jésuites et de M. de Péréfixe. Bref des folies, des fautes, un ras-de-marée. C'eût été, comme avant la condamnation, une extrême droite catholique, avec ses archaïsants, ses rigoristes, encombrants, agaçants, mais peut-être utiles, comme contre-poids aux excès possibles de l'humanisme dévot ; ce n'eût pas été une secte. Pour le malheur commun de ces bonnes gens et de la France, un homme s'est rencontré (1)...

 

II. Surtout, n'allons pas le grandir, ce brave homme d'Arnauld, en faire un Calvin, un Luther, un ange de ténèbres. Ses adversaires de jadis l'ont vraiment trop pris au sérieux. La « corruption de son coeur », écrit Rapin lui-

 

(1) M. Strowski l'a dit mieux que moi, et nous ne faisons du reste, lui et moi, qu'expliciter les arrière-pensées de Sainte-Beuve : « L'inhumaine doctrine aurait pu, malgré tout, se développer avec humanité... Elle aurait pu aussi se développer d'une façon catholique et selon l'orthodoxie. M. de Saint-Amour, en 1652, M. de Barcos toujours, et sans doute la Mère Angélique (et Singlin, et d'autres) ont été d'avis de sacrifier les cinq propositions, de se soumettre à la condamnation prononcée par le pape, et de continuer à défendre la grâce efficace, au sens universellement admis (ou permis). Il y avait à choisir entre le chemin orgueilleux où s'engage Arnauld, réfutant, dogmatisant, anathématisant et subtilisant, et le chemin de la soumission où, par les écrits et surtout par l'exemple, les enfants de Saint-Cyran auraient montré ce qu'est un chrétien et ce qu'opère la grâce efficace ». Pascal et son temps, Paris, 19o7, I , p. 281, 282

 

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même, ce délicat. Le coeur d'Arnauld ne mérite pas tant  d'éloquence, son oeuvre non plus. Je l'avoue, il a fait une chose humainement grande : il a créé la secte janséniste, mais sans le vouloir, sans même y songer. On ne conteste pas son génie d'écrivain et de polémiste. Racine l'admirait fort et l'on ne dira jamais assez tout ce que lui doit Pascal'. Un peu massives, les Provinciales d'Arnauld n'en sont pas moins admirables. C'est l'homme chez lui, l'homme religieux, qui me paraît peu de chose. Pour tout dire crûment, il n'existe pas. Une machine à syllogismes, une mitrailleuse théologique au mouvement perpétuel, mais tout à fait dénuée de vie intérieure. Religieusement et moralement, Arnauld a dû mourir vers sa quinzième année. Dès sa première argumentation en Sorbonne, il a rendu l'Aine. Qu'avons-nous perdu ce jour-là, nous ne le saurons jamais. Il avait pour mère une sainte. Bien qu'assez déplaisant par son égoïsme placide, le père n'était pas sans bonté. La plupart des soeurs ont beaucoup de charme. D'Andilly n'en manque pas. On se moque volontiers de lui et il y prête, mais on l'aime. L'évêque, un peu finaud, mais tendre et capable de s'oublier. Bonne, très bonne race. Antoine paraît le moins aimable de tous, mais enfin il aurait gardé quelque chose d'humain. Le docteur a tout englouti.

Vivre ? Il n'en a pas eu le temps. Dès qu'il accorde une trêve à sa fureur doctorale, il somnole, il disparaît. « M. Arnauld s'endormait souvent après avoir roulé ses jarretières devant elle, ce qui la faisait un peu souffrir ». Ainsi le malin Nicole au malin Racine Elle, c'est 1fine de Longueville, laquelle ne pouvait « plus souffrir ses privautés u, nous dit de son côté le P. Rapin, qui ne le tenait pas de Nicole. « Lui qui ne sait pas vivre », encore le

 

(1) Cf. l'article décisif de M. Lanson, R. H. L., 1900, pp. 194, seq. et Strowski, op. cit., pp. 39, seq.

(2) Notes de Racine, citées par M. Gazier à la fin de son édition de l'Abrégé de l'histoire de Port-Royal, Paris, 1903, p. 201.

 

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P. Rapin. Mais nous, plus miséricordieux, plus justes, nous disons que s'il a jamais vécu, ce fut pendant ces pauvres heures où il roulait ses jarretières. Là reparaissait le Benjamin des Arnauld, celui d'avant la Sorbonne. Il ren• trait dans le réel, dans l'humanité. L'autre Arnauld, celui des livres et de la défense janséniste, n'est que psittacisme éloquent. Le P. Rapin lui ouvre l'enfer. Non, sa place est aux limbes, parmi les enfants éternels.

Oh ! que Racine et ses autres fidèles ont raison de nous le dire bonhomme et sans malice. Ce qui nous paraîtrait son crime inexpiable, selon le code des honnêtes gens, je veux dire d'avoir sacrifié à sa vaniteuse querelle les filles (le Port-Royal, cela même chez lui n'est pas une faute, n'appartient pas à la catégorie des actes humains. Guetté par le chasseur, cet oiseau rare, moitié faucon, moitié pie, va se cacher près du colombier. Ce serait déjà fort laid. Il trouvera mieux. Il veut en effet, il trouve tout simple que ces femmes le défendent, épousent sa cause, souffrent et meurent pour lui. Il leur donne sa procuration pour le martyre. Mais tout cela bonnement. L'épaisseur de son épiderme nous irrite sans doute, mais aussi elle nous désarme. Êtres complexes que nous sommes, nous ne pouvons pas réaliser la monstrueuse et candide simplicité d'un docteur qui n'est que docteur.

Il a eu d'autres martyrs, ceux par exemple qui pour introduire en France les ballots de ses livres, risquaient les galères. « Il y eut jusqu'à onze personnes dans les chaînes au sujet de ces ballots », écrit Sainte-Beuve, et parmi elles, un homme du premier mérite, qui sans le veto royal aurait été général de l'Oratoire, le vénérable P. Du Breuil, qui traîna de prison en prison les sept dernières années de sa vie. L'histoire n'est pas belle. Mais seul Arnauld nous occupe, lequel porte assez gaillardement les « traitements assez rudes a, c'est son mot, que l'on fait souffrir à ses amis. Il aurait voulu que Bossuet parlât au Roi. De qui? Des victimes? Oui, à la rigueur, s'il

 

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en avait eu le temps et le courage, mais au moins des ballots.

 

Je ne suis pas trop satisfait de votre ami (M. de Meaux)... Ce n'aurait pas été un grand effort de générosité de se rendre garant qu'on ne ferait rien contre (mon livre) ; il a assez d'accès auprès du roi pour lui faire entendre raison sur cela.

 

Sur quoi Jurieu :

 

La perte d'une intendance à un très honnête homme et celle de la liberté à deux fort honnêtes gens, ne lui font rien, quoi.. qu'ils soient ses victimes et qu'ils souffrent pour lui ; mais il ne peut souffrir qu'on supprime des ouvrages dont il croit qu'il lui doit revenir une grande gloire. C'est pourquoi, après avoir dit quelques mots (dans une autre lettre) en faveur de ses amis... il s'occupe tout entier à intercéder pour l'élargissement de ses livres. Il est idolâtre de ses productions, et l'on ne saurait le châtier par un endroit plus sensible (1).

 

« Sujet pénible » et qui a failli gêner Sainte-Beuve, d'ailleurs ravi de cet embarras. « Il semble mener un peu trop de front et presque ex-æquo (ceci est trop bienveillant) le soin de ces ballots et l'inquiétude pour les pers sonnes : il se plaint du séquestre des uns autant que de l'emprisonnement des autres. Cela fait un peu sourire. Ce n'était pas indifférence de sa part, ce n'était que bonhomie. Il ne cessa d'être tendrement préoccupé du Père du Breuil (1). » « Tendrement a est une façon de parler. Chez lui, nous assure le P. Quesnel, son commensal pendant longtemps, « les sens ont si peu de part à l'amitié... que la mort de ses amis ne change guère sa situation. Son état est l'image de la vie de la foi... Il a cet avantage de ne reconnaître, pour ainsi dire, ses amis et ce qu'ils ont d'aimable, que comme il connaît Dieu, et il est heureusement nécessité à ne s'y attacher que par des liens spirituels et sacrés (2) ».

 

(1) Jurieu. L'esprit de M. Arnauld, I, pp. 26-28 ; Port-Royal, V, pp. 325, 329,

(2) Un janséniste en exil, correspondance du P. Quesnel... publiée par

Mme A. Le Roy, Paris, 19oo, I, pp. 151, 152.

 

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A merveille! jusqu'à ses amis qui le mettent hors de l'humanité. Nul moyen sans cela, je ne dis pas seulement de l'excuser, de le souffrir, mais de le comprendre.

Un document de premier ordre nous atteste cette irréalité, cette inconscience presque totale. C'est la Déclaration autobiographique, ou plutôt l'apologie suprême que l'on appelle dans le parti « le testament spirituel (le M. Arnauld ». Il a rédigé cette pièce décisive « du lieu de sa retraite », le 16 septembre 16i9 ; il l'a relue et ratifiée purement et simplement, le Io juin 1694, peu de jours avant de mourir. Testament, mais sous forme de prière, de psaume. Il répond aux accusations diverses portées contre lui et prend Dieu à témoin de la parfaite innocence de ses propres voies. « Vous savez, ô mon Dieu... » ; « Daignez, ô mon cher Jésus... ». Tout y vient, même la légende de Bourgfontaine. — Arnauld avait neuf ans lors de cette prétendue « assemblée de déistes a, à laquelle l'insigne maladresse de ses adversaires le faisait assister. — Il assure même et avec le plus grand sérieux qu'il n'est jamais allé au sabbat. Comme il ne voit rien autre à dire au grand Juge, il l'entretient solennellement de ces bêtises. Pour le sérieux, trois lignes nous suffiront :

 

Quelque touché intérieurement que je fusse de l'état déplorable où 1'Eglise de France se trouvait réduite par ce fantôme du Jansénisme, depuis même cette paix (de Clément IX) qui est si mal observée d'un côté, j'ai attendu en silence que vous-même, ô mon Dieu, apportassiez quelque remède à ces maux; ET VOUS SAVEZ QUE JE N'AI EU AUCUNE PART A CE QUI A PARU EN PUBLIC QUI Y AIT PU AVOIR RAPPORT. Ainsi ma conscience ne me reproche d'avoir rien fait par imprudence, ou par un zèle mal réglé, qui ait pu donner occasion de me faire regarder comme un chef de parti dont on devait observer toutes les démarches (1).

 

Si peu au courant que l'on soit de l'histoire du jansénisme, on ne me contredira pas si j'affirme que

 

(1) Vie de M. Arnauld. Dernier volume des Oeuvres complètes, Lausanne, 1783, p. 43 des pièces justificatives.

 

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cette phrase est prodigieuse. A la lire, le P. Rapin déchirerait sa robe, et crierait au sacrilège. Nous ne ferons rien de semblable, persuadé qu'Arnauld se raconte ici, à son « cher Jésus m, tel qu'il se voit. Je ne dis pas qu'il ait renoncé pour la circonstance à ses finesses de dialecticien. La phrase est adroite et flaire souvent la restriction mentale. Il a pris ses précautions même avec le grand Juge. Mais enfin il ne ment certainement pas. L'agneau de la fable n'était pas plus sûr de son fait. D'où nous le tenons. Quand on est capable d'une telle inconscience, on n'est plus homme. Ce qui fait de nous des êtres moraux, c'est le privilège, noble et douloureux, de nous entrevoir par moments, sinon de nous bien connaître. Perdus de crimes, nous ne nous parlons pas à nous-mêmes de nos vertus. Le Tartufe de Molière aurait écrit son Testament spirituel dans les mêmes termes, mais seulement pour la galerie et s'il l'avait écrit au lit de la mort, du moins aurait-il réalisé pleinement l'horreur de cette imposture suprême. Mais les pharisiens de la doctrine, pas plus que les autres, ne savent qu'ils sont des pharisiens. Comme la psychologie de Molière paraît courte auprès des perspectives que nous ouvre l'Évangile sur l'hypocrisie substantielle, sereine, inaccessible aux remords, que nous pouvons être! En vérité, la pauvre figure que fait Tartufe, comparé à ce grand Arnauld, remerciant le ciel de l'avoir aidé à ne répondre aux calomnies des Jésuites que par un silence plein de pardons ; de l'avoir sauvé de l'esprit de secte ! Merveilleuse psychologie et trop profonde pour la scène ! Le public ou bien se laisserait prendre à l'onction d'un si brave homme, ou bien le jugerait plus fourbe que Tartufe. Double contre-sens qui gâterait tout (1) !

 

(1) Dans l'explication que je donne du Testament spirituel, je suis de près les conseils des éditeurs jansénistes « Ce serait, écrivent-ils, un fort grand péché de ne pas ajouter foi à ce qu'il veut bien nous dire des dispositions de son âme dont il est, après Dieu, le seul juge et le seul témoin,. La présence et la majesté du Juge à qui il parle doit imposer silence et faire regarder en cela sa cause comme une cause réservée au juge des coeurs ». A merveille, et l'on a bien vu que nous ne commettions pas ce « grand péché ». Mais, d'un autre côté, ces messieurs avouent que tout n'est pas clair dans cet invraisemblable document. « Si on y trouvait quelque chose où l'on ne croirait pas pouvoir entrer, ce qui assurément ne touchent ni la foi ni les bonnes moeurs, on n'en doit pas faire un sujet de contestation et de dispute ». A Dieu ne plaise! Mais il faut tacher de comprendre. C'est ce que nous avons fait et qui nous empêche de louer Dieu « des grands dons de lumière et de grâce qu il avait mis dans ce coeur si ardent de l'amour de la vérité ». Cf. op. cit., p. 34.

 

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Mais qu'avons-nous besoin du Testament spirituel (1)? Le grand Arnauld, tel que nous venons de le décrire, est déjà tout entier dans la Fréquente communion. Vincent de Paul ne s'y est pas trompé. Un beau livre certes, mais tout extérieur et vide; le livre d'un homme qui ne réalise pas ce qu'il écrit et qui ne s'élève pas au-dessus de la rhétorique pieuse. Pas une ligne qui nous livre l'homme, le prêtre ; qui nous ouvre les sources vives.. première vue, on peut s'y tromper, car c'est d'excellente rhétorique. Mais Arnauld lui-même a pris soin de dissiper cette erreur. Comment prendre au sérieux un homme qui après avoir écrit tant de pages, et sublimes, sur les formidables dispositions que l'on doit apporter à la célébration des saints mystères, nous apprend sans sourciller et la bouche ronde, qu'il dit la messe tous les jours? Confession qui vaut un suicide. Le moyen de le prendre pour un Pascal? Que faire de lui? Pitié? Ironie ? L'un et l'autre. Écoutez plutôt Vincent de Paul :

 

Et quand on fermerait les yeux à toute autre considération, pour remarquer seulement ce qu'il dit en plusieurs endroits des dispositions admirables sans lesquelles il ne veut pas qu'on communie, se trouvera-t-il homme sur la terre qui ait si bonne opinion de sa vertu qu'il se croie en état de pouvoir communier dignement ? Cela n'appartient qu'à M. Arnauld, qui, après avoir mis ces dispositions à un si haut point qu'un saint Paul

 

(1) Dans ce même Testament, il nous assure qu'il a toujours répudié le dogme janséniste. « Vous m'êtes témoin, ô mon Dieu, que j'ai condamné très sincèrement les cinq propositions ». Pourquoi pas? Je sais bien qu'on leur a souvent reproché leur manque de franchise en la circonstance. « Il est impossible, écrit M. Rébelliau, qu'ils aient été sincères en souscrivant à une condamnation qui atteignait leur doctrine sur la grâce ». (Lavisse, Histoire de France, VII, I, p. toi). Mais non, rien n'est impossible à de pareilles natures. Leurs ressources d'inconscience sont infinies.

 

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eut appréhendé de communier, ne laisse pas de se vanter, par plusieurs fois, dans son apologie, qu'il dit la messe tous les jours ; en quoi son humilité est aussi admirable qu'on doit estimer sa charité et la bonne opinion qu'il a de tant de sages directeurs, tant séculiers que réguliers, et de tant de vertueux pénitents qui pratiquent la dévotion et qui les uns et les autres servent de sujet à ses invectives ordinaires (1).

 

« Cela n'appartient qu'à M. Arnauld ». Voilà de ces mots qui déchirent les apparences, qui pénètrent jusqu'à la vérité profonde, qui disent le tout d'un homme. Vincent de Paul sait bien que dans l'histoire de la littérature et surtout des polémiques religieuses, les Arnauld ne se comptent pas. Mais Antoine les résume, les annonce, les surpasse tous, comme une idée pure surpasse les êtres mêlés qui tout en la réalisant, la diminuent plus ou moins. Manifestement sincère, j'en suis du moins persuadé, le beau pharisaïsme du grand Arnauld réunit, incarne toutes les variétés du mensonge religieux, et pour que rien ne manque à sa perfection d'archétype, il est éloquent. Nul ne peut aussi bien que lui nous aider à comprendre ce que n'est pas la vie religieuse. Eh ! sans doute, nous connaissons une foule d'êtres chez qui le sentiment religieux se trouve comme atrophié. Mais ceux-ci,d'ordinaire, ignorent la religion, ou ils la méprisent et ne s'occupent d'elle que pour la combattre. Ils ne se croient pas et l'on n'est pas tenté de les croire religieux. Arnauld tout au contraire.

 

Grand Dieu, j'ai combattu cinquante ans pour ta gloire !

 

Sainte-Beuve lui-même l'a pris pour un grand chrétien, et Boileau. Il a même de la dévotion. A la vérité, l'énorme travail qu'il doit fournir le sèvre souvent des douceurs de la prière. Seul, devant Dieu, il lui arrive de continuer ses arguments, de pourfendre les jésuites. Ou bien il sommeille. Mais ne lui croyez pas l'âme sèche. La grave

 

(1)  Lettre citée dans le Saint Vincent de Paul de la Bibliothèque française, édité par M. Calvet, Paris, s. d. (1913), pp. 135, 1376

 

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passion qui soulève les périodes de la Fréquente communion est presque d'un Père de l'Église. Son Testament spirituel a dû beaucoup l'attendrir. Il pleurait peut-être de reconnaissance quand il nous racontait sa messe de tous les jours. Eh ! quoi, n'était-il pas ému lui aussi et tout pénétré d'une paix quasi céleste, cet Arnauld de l'ancienne loi qui rendait grâces dans le Temple ? De celui-ci nous ne connaissons que deux ou trois mots et qui sonnent assez mal à nos oreilles chrétiennes. Mais le reste de sa prière pouvait être fort touchant. Quoi qu'il en soit, ils se ressemblent comme deux frères, à quelques nuances près que le pharisien du I siècle parait bien excusable d'avoir négligées. Ils ont la foi, les oeuvres, le zèle, surtout le zèle ; ils ont la joie d'une conscience satisfaite, le ciel déjà sûr la terre, mais un ciel où il manque Dieu. Leur religion n'est qu'une apparence, qui a bien pu les tromper eux-mêmes, mais qui ne doit pas nous tromper.

On entend bien que je prends ici religion au sens fort, au sens éclatant du mot. Il ne s'agit pas de ce minimum de vie intérieure qui est nécessaire au salut et que du reste personne n'aurait le droit de fixer. Nous disons simplement que, du point de vue historique et littéraire où nous devons nous tenir, la vie intérieure d'Arnauld parait vulgaire, insignifiante, qu'elle ne correspond d'aucune manière aux prétentions du personnage ou à sa légende. Pierre et Jean n'ont pas eu plus de religion que lui, mais ni Pierre ni Jean n'ont publié la Fréquente communion; ils n'ont pas fondé de secte ; ils ne nous ont pas donné le droit et nous n'avons pas le moyen de les confesser.

Noverim me, noverim te. Arnauld est exactement le contraire d'un mystique. Il s'ignore tout à fait lui-même, encore moins se méprise-t-il. L'infini ne le tourmente point. Docteur, il croit le tenir (1). Il n'a jamais pénétré dans

 

(1) Ce n'est pas là un cas de « bovarysme » pour employer le mot nouveau qu'on a donné à une très vieille chose. Le bovarysme, dit M. Jules de Gaultier, est a le pouvoir départi à l'homme de se concevoir autre qu'il n'est ». Or, il y a sans doute du bovarysme chez Arnauld. Ainsi lorsqu'il se flatte d'avoir gardé le silence, d'avoir observé jalousement la trêve de Clément IX. Néanmoins dans l ensemble il se conçoit tel qu'il est. Il ne se trompe que sur le nom. Il appelle « religieux s un état d'esprit qui ne l'est pas. Le vrai bovaryste — Emma par exemple — a de l'inquiétude, du malaise. Il se désire plutôt qu'il ne se conçoit autre qu'il n'est. Il fait effort pour se hausser à la perfection du type rêvé. Arnauld est au contraire pleinement satisfait ; il peut bien imaginer un autre Arnauld supérieur au D'Antoine, mais dans le même ordre de perfection. Il ne fait pas de châteaux en Espagne, parce qu'il ne sait pas même qu'il y a une Espagne.

 

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cette zone profonde de notre être, où l'on cherche, où l'on trouve Dieu. L'autre zone, toute de surface, celle où se construisent les arguments et où se déroulent les phrases, lui suffit. Là est son activité, son bonheur, sa facile paix, sa vertu, sa prière, sa gloire. C'est de là qu'il juge, et les autres âmes et la sienne propre. Là est pour lui le lieu de la rencontre entre Dieu et l'homme. Les grands spirituels ont fort bien décrit cette illusion et cette impuissance. A qui veut entendre et trouver Dieu, ce qui est nécessaire, écrit le P. Surin,

 

c'est l'entendement humilié, de quoi sont fort éloignés les savants qui ont de l'orgueil : car quoiqu'ils semblent doux... s'ils sont pleins de confiance en leurs lumières propres et en leurs raisonnements, jusqu'à se fâcher grièvement quand on leur résiste, ils demeurent si bas, pour le regard de Dieu qu'ils ne sont pas assez proches de lui pour l'entendre, car il prononce toujours sa parole en silence. C'est merveille combien les savants sont établis en l'estime de leurs raisonnements et de leurs spéculations : ils sont si pleins de cette estime, qu'ils méprisent, sans pourtant la connaître distinctement, cette même parole qui seule est capable de les rendre sages,

 

et de les introduire dans l'ordre religieux.

 

Car quoique Notre-Seigneur, s'ils sont gens de bien et qu'ils cherchent son service, leur communique plusieurs bonnes lumières, néanmoins celles qui sont de la vraie sagesse divine, leur sont entièrement cachées et ce qui s'appelle vraie spiritualité — disons : vraie religion, car c'est tout un — leur est entièrement inconnu, jusqu'à ce qu'ils se soient humiliés

 

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par la vraie persuasion qu'ils sont peu de chose, et qu'effectivement ils entrent en défiance de leur propre sagesse (1).

 

Cette doctrine, cette éloquence, dont Arnauld est si fier e' qui lui font croire qu'il aime Dieu, voilà comme les mystiques les jugent. Incapable de silence et de ce qu'on a appelle vraie spiritualité ». Que de lumière dans ces quelques mots ! Il est vrai, la grâce multiforme et qui nous prend tels que nous sommes, peut s'accommoder de ces infirmités brillantes. Nous connaissons un autre docteur, un autre éloquent et dont nous ne dirons jamais qu'il manque de vie intérieure. C'est celui-là même à la pensée de qui nous ne pouvons souffrir qu'Antoine Arnauld soit appelé grand.  Il n'y a pas de « littérature » dans les Pensées de Pascal, il y en a dans les fameuses lettres à une demoiselle de Metz, dans les Sermons, dans le Traité sur la concupiscence; mais il n'y a pas que cela. Parvenue à un certain degré, l'éloquence de Bossuet, l'enlève tellement à lui-même qu'il se « perd », comme il le répète souvent, et que se perdant, il se trouve. A ce maître unique des arguments et des phrases, les arguments et les phrases finissent par ne plus suffire. Echauffe, entraîné par le « discours », il entrevoit, il désire, il touche enfin cette région du mystique silence, où le fond de l'âme rencontre Dieu. A force de lyrisme, il devient, sinon mystique, du moins proprement « spirituel a, confirmant de la sorte la thèse du P. Surin et tout ensemble la complétant. Rien de pareil chez Arnauld. Bossuet, du reste avec plus de génie, a l'âme plus simple, plus humble, plus sereine, par suite plus religieuse. Et puis aux ténèbres qui aveuglent le docteur qui n'est que docteur, s'ajoutent chez Arnauld les fumées de la dispute et cinquante ans de polémique. II n'avait pas de haine, affirme Racine. Eh ! je le crois Lien ! Sa colère est innocente, je veux dire, irréelle, creuse comme tout le reste. L'âme profonde ne s'y trouve pas engagée.

 

(1) Les fondements de la vie spirituelle, Lyon, 1682, pp. 293, 294.

 

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Aussi peut-il se voir plein de mansuétude comme il s'est vu religieux. Il n'est sérieusement ni l'un, ni l'autre. Mais cette fièvre de combat, cette virulence chronique achèvent de l'extérioriser, de le déshumaniser, de le rendre réfractaire à tout recueillement, à tout silence, à toute religion véritable.

III. Tel homme, telle influence. L'abbé de Saint-Cyran a une vie intérieure, plus ou moins désordonnée, mais sérieuse. Son action normale est religieuse : elle aura, si l'on peut dire, la couleur de sa piété, de ses doctrines, bonnes ou mauvaises ; il ne prépare des sectaires qu'indirectement. La propagande d'Arnauld suit une ligne tout opposée. Directement il fait des sectaires et ce n'est que par l'intermédiaire de l'esprit de secte, qu'il modifiera insensiblement, entendez qu'il jansénisera, lui si peu janséniste, si peu tourmenté par la pensée d'un Dieu terrible, la vie intime d'un grand nombre.

Il a formé ses disciples à son image, développant en eux cette fureur doctorale, cette « aigreur que rien ne peut adoucir n, comme parle Bourdaloue.

 

On les voit toujours allumés de colère, écrivait M. Olier, pleins d'invectives et d'injures contre leurs frères, dévorant le coeur de la charité qui fait vivre l'Eglise, par l'amertume de leur zèle fier et insolent, engendrant le mépris de tout ce qui n'est de leur parti, pour être seuls ouïs et regardés de tous, comme des gens singuliers et extraordinaires en l’Eglise.

Ma fille, vous savez ce que cette teinture peut faire de ravage dans une âme particulière et même dans une société. Que pensez-vous qu'opèrent de malheurs dans le corps universel des fidèles de semblables personnes ? Qu'est-ce que Dieu demande pour être l'instrument de sa grâce et de sa bénédiction en l'Eglise? Une âme douce et humble de coeur; des personnes soumises, simples, respectueuses, démises de leur sens, en qui rien ne paraît de propre, où tout est absorbé dans la vie de Dieu et de son fils Jésus (1).

 

(1) Lettres de M. Olier, II. pp. 146, 147.

 

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Il leur a transmis son inconscience héroïque. « On est sévère u, disait Bourdaloue, « mais en même temps » on conserve e des haines implacables,

 

on est sévère, mais en même temps, on entretient des partis contre ceux qu'on ne se croit pas favorables..., on les poursuit avec chaleur... on ne manque pas une occasion de déchirer le prochain et de déclamer contre lui (1)...

On a trouvé moyen de consacrer la médisance, de la changer en vertu et même dans une des plus saintes vertus, qui est le zèle de la gloire de Dieu : c'est-à-dire qu'on a trouvé le moyen de déchirer et de noircir le prochain, non plus par haine ni par emportement de colère, mais par maxime de piété et pour l'intérêt de Dieu... Cette direction d'intention rectifie tout cela. Elle ne suffirait pas pour rectifier une équivoque, mais elle est plus que suffisante pour rectifier une calomnie, quand on est persuadé qu'il y va du service de Dieu (2).

 

Il est jésuite, mais les arguments n'ont pas de robe. Qui lui répondra jamais, qui dispensera le chrétien d'obéir à l'Evangile ? Ecoutons un protestant :

 

Ces messieurs, écrit Jurieu, n'ont pas toujours tort dans le fond, mais ils pèchent extrêmement dans les manières. Les plus justes censures deviennent des libelles diffamatoires, quand on les fait par un esprit de vengeance et qu'on les répand clandestinement. Dieu ne veut pas défendre la vérité avec la même méthode dont le démon se sert pour semer les calomnies et pour établir le mensonge. Ces messieurs, sous prétexte de venger Dieu des outrages qu'on lui fait, satisfont leurs passions particulières, Nous pouvons dire que, de tous lei, saints, il n'y en a jamais eu de plus désespérément vindicatifs que les jansénistes. Car pourvu qu'ils n'emploient ni le fer, ni le feu, ni le poison, à cela près, ils croient que tout leur est permis contre leurs ennemis (3).

 

(1) Cité par Sainte-Fleuve, Port-Royal, II, p. 16g, qui avoue, en note, que ce portrait d'Arnauld et des siens est « ressemblant ».

(2) Sermon sur la médisance,  1ère partie, Cf. F. Castels, Bourdaloue, Paris, 1904, pp. 315, seq.

(3) L'esprit de M. Arnauld, I. pp. 72, 73.

 

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Les vrais disciples de Saint-Cyran, plus charitables d'ailleurs que leur maître, n'auraient pas voulu d'une polémique aussi manifestement opposée à l’Evangile.

 

L'excès que l'on commet en défendant la vérité peut être une preuve que ce n'était pas elle que l'on défendait. Car comme la vérité est Dieu même, plus on a d'amour pour la vérité, plus on est proche de Dieu (1).

 

Ainsi parlait M. Ramon. Arnauld l'emporta.

 

Je vous renvoie la Morale pratique (des jésuites) écrivait le P. Malebranche au P. Le Tellier..., et je plains fort M. Arnauld de ressembler exactement (et plus qu'un frère) à l'auteur de ce livre infâme. Ce n'est pas seulement son style, c'est encore un même tour d'imagination... (Il) ne craint pas de prendre Dieu à témoin qu'il a été poussé par la charité qu'il a pour les jésuites, à publier tant de calomnies ; assurément ces deux auteurs se ressemblent fort, et ne connaissent guère leur disposition intérieure.

 

Comme on le voit, Malebranche nous donne raison.

 

Si ce n'est peut-être, ce qui fait horreur à penser, qu'ils aient voulu calomnier de gaieté de coeur et de guet-apens, ce que je m'efforce de ne point croire tout à fait, malgré les preuves pressantes que nous en avons (2).

 

Calomnie ou médisance, perdre de réputation quiconque leur fait obstacle, telle sera dès lors la consigne du parti :

 

Les Romains verront ce qu'ils y gagneront, écrivait Quesnel. Puisqu'ils ne veulent point de paix, ils n'en auront point, et puisqu'ils veulent bien que l’Eglise soit désolée par leurs folles prétentions, ils porteront le paquet au jugement de Dieux (3).

 

(1) Principes de conduite dans la défense de la vérité, 1734, p. 7. J'ai déjà parlé des scrupules de Tillemont. Comme lui, son ami Thomas du Fossé tache de rester charitable.

(2) Blampignon. Etude sur Malebranche, suivie d'une correspondance inédite, Paris, 1862, p. 41 des inédits.

(3) Un janséniste en exil, op. cit., I, p. 272.

 

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L'injure leur devient naturelle. « Ces gens-là sont des misérables » (1) dit encore le P. Quesnel, il parle de dominicains coupables de n'avoir pas défendu un de ses livres. « Que ces gens-là sont méprisables! il parle des cardinaux.

 

La guerre entre les bénédictins et les jésuites s'échauffe... Les jésuites sont bien battus, mais ces ladres ne sentent rien qu'une passion ardente de calomnier sans pudeur. I1 n'est pas que vous n'ayez entendu parler d'une tragédie des jésuites d'Ancône (quelque scandale). On avait offert de la mettre dans la Gazette de Hollande, mais ne sachant pas si elle est vraie, j'ai attendu (1).

 

C'est un sage : il ne veut pas de fausse joie, il attend les pièces du procès. Mais dès que le scandale sera certain, il le criera sur les toits. Ne fait-il pas beau voir l'auteur des Réflexions morales sur le Nouveau Testament, apprendre à la Hollande protestante, les désordres d'un jésuite d'Ancône? Evidemment, il aimerait mieux un jésuite plus connu. Aussi quel triomphe quand on lui apprend de Paris que le P. Bouhours fait parler de lui ! Il ose à peine y croire. Ce serait trop beau. Pendant trois semaines, ses lettres reviennent à cette aventure. Par lui, demain, les presses de Hollande en aviseront l'univers (4).

Voilà bien leur tendance à tous et d'autant plus accusée qu'ils s'éloignent davantage de la période primitive. De très bonne heure, et le quartier-général du parti et les centres provinciaux, deviennent des officines, des bureaux de diffamation. Nous aurons du reste plus d'une fois l'occasion de les voir à l'oeuvre, car nos mystiques n'ont pas eu d'ennemis plus acharnés. Pour l'instant, qu'il nous suffise d'avoir souligné chez eux la prédominance de l'esprit sectaire. Ils sont plus anti-jésuites ou anti-romains,

 

(1) Un janséniste en exil, II, p. 55.

(2) Ib., I, pp. 385, 386.

(3) Ib., Il, p. 73.

(4) Ib., I, p. 176, seq.

 

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que sérieusement jansénistes. Leurs dogmes les occupent beaucoup moins qu'on ne le croirait : ils les défendent et par l'offensive ; ils ne songent guère à les vivre. Il est vrai que dès l'apparition du livre d'Arnauld, on remarque une diminution notable dans le nombre des communions, mais la promptitude même de ce résultat donne à réfléchir. Ce ne fut là peut-être pour plusieurs qu'un jansénisme tout négatif. Chrétiens frivoles, ils auront allègrement saisi le beau prétexte qui s'offrait à eux de rompre avec des pratiques gênantes. J'ai déjà dit que Port-Royal continue à communier fréquemment. A l'abbaye de Gif, dont l'abbesse, ancienne élève de Port-Royal, Anne-Victoire de Clermont de Monglat, avait fait une des citadelles du jansénisme féminin, on communie plusieurs fois par mois. Nous le savons, chose curieuse, par le testament d'un des chapelains jansénistes de Gif, qui lègue tous ses biens au monastère, à condition qu'il participera « à la communion » générale des religieuses qui a lieu plusieurs fois chaque « mois » à des jours clairement désignés n. Jansénisme encore tout négatif lui aussi, me semble-t-il, cette critique imprudente des grandes dévotions catholiques. Ni Saint-Cyran, ni le premier Port-Royal n'avaient donné dans ce dangereux travers. L'Augustinus lui-même n'y conduisait pas logiquement. Mais il fallait faire pièce aux jésuites, au P. de Barry, au P. Crasset, les discréditer par tous les moyens. Jansénisme négatif ou d'opposition, ces essais de pénitence publique, approuvés d'ailleurs par quelques prélats à peu près orthodoxes — tels que le cardinal Le Camus — et voués à un échec certain. Parades auxquelles seuls les naïfs se laissaient prendre, mais qui servaient à maintenir l'agitation contre la morale relâchée. J'en pourrais dire autant des autres singularités et par exemple des

 

(1) Alliot. Histoire de l'abbaye et des religieuses bénédictines de Notre-Dame du Val-de-Gif, Paris, 1892, p. 229, « Quand Madeleine de Chaulnes meurt en 1681, « ce fut l'abbesse elle-même (Mlle de Clermont) qui voulut qu'on écrivit, dans la Nécrologie, l'amour que cette moniale avait pour la fréquente communion ». Ib., p. 227.

 

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extravagances liturgiques imaginées par le De Petitpied : pas de fleurs sur les autels, le moins de cierges possible, l'église nue à la genevoise. La sévérité croissante et souvent excessive des confesseurs paraît un phénomène plus grave, mais elle n'est pas, comme nous l'avons dit, le fait des seuls jansénistes. Au reste je sais bien qu'on ne joue pas impunément avec les principes. Par toutes ces infiltrations, l'erreur s'insinue, elle menace de gagner les couches profondes où se forme la vraie prière, de désorienter, puis de fausser pour de bon les consciences. Mais ce travail de pénétration, de réalisation exige beaucoup plus de temps qu'il n'en faut pour une adhésion théorique, psittaciste et de combat. Ce qui s'est développé d'abord et très vite, c'est l'esprit de secte. La naissance d'une spiritualité nouvelle et proprement hérétique, d'une religion de terreur, ne viendra que plus tard. On n'est encore janséniste ni d'esprit, ni de coeur, mais pour diverses raisons, on se donne au parti, on s'identifie avec lui, on souffre, on combat pour lui. Malgré soi néanmoins, on lui refuse ce dont on ne peut du reste disposer soi-même au gré de la fantaisie ou de la passion, à savoir le fond de l'âme (1). Dans la mesure où l'on vit d'une vie religieuse, on reste fidèle aux principes que la secte condamne et que l'on condamne de bouche avec elle. Ainsi le grand Arnauld, si tant est que l'on puisse découvrir chez lui une ombre de vie intérieure. Sa prière est moliniste, au moins autant que celle du jésuite des Provinciales. Ainsi Quesnel, qui nous occupera plus tard, sectaire déterminé s'il en fut, mais, pour sa dévotion personnelle, tout oratorien, et même plus tendre, plus facile que le P. de Bérulle. Il me parait aussi peu janséniste

 

(1) Très peu réalisent ce dont il s'agit. Ceux qui se rendent compte, hésitent beaucoup. De ces dernières, Mme de Sévigné est un exemple tout à fait intéressant. Cf. Castets, Bourdaloue, Paris, 1884, II p. 85 seq. L'analyse de M. Castets est très ingénieuse, mais ne me semble pas démontre la jansénisation finale et complète de la marquise. En tous cas, Mme de Sévigné a fort bien vu où tout cela menait.

 

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que François de Sales. Il le sait bien du reste, le malheureux, et c'est là ce qui nous le rend beaucoup plus déplaisant qu'Arnauld, lequel après tout, ne se connaît pas.

Jansénisme extérieur, factice et comme plaqué. Il n'y a rien là de réel et de vivant que la haine du jésuite. Beaucoup d'autres sont plus foncièrement rigoristes, comme aussi bien les maîtres de l'école française, mais sans qu'on les puisse dire sérieusement acquis aux dogmes cruels de l'Augustinus (1). Bon gré, mal gré, l'humanisme dévot tient bon. Il garde la maîtrise des âmes, on ne lit plus l'Introduction à la vie dévote et, si l'on osait, on la déclarerait semi-pélagienne. Pratiquement néanmoins on se conforme à ses directions. Ce n'est pas moi qui le dis, mais un savant controversiste de cette époque. A la théorie janséniste, le P. Le Porcq oppose triomphalement la prière des jansénistes eux-mêmes et les « sentiments » très orthodoxes « qu'inspire l'esprit de piété », à tous les spirituels de la secte :

 

Je fais voir, dit-il dans sa préface, que ce que l'esprit de piété dit au coeur de ceux qu'il anime, est formellement opposé à la doctrine de Jansénius ; qu'il porte l'âme à penser et à croire que Dieu ne manque jamais le premier de fidélité au juste... Il est peu d'ouvrages de piété ou plutôt il n'y en a aucun où ces sentiments ne se remarquent (2).

 

 

(1) Il y a naturellement des exceptions. On peut voir par exemple un beau cas de jansénisation totale dans l'Histoire abrégée de la conversion de M. Chanteau écrite par feu M. Feuillet, chanoine de Saint-Cloud. Nouvelle édition, Paris, 17o6.

(2) Les sentiments de saint Augustin sur la grâce, opposés à ceux de Jansénius, par le P. Jean Le Porcq, Lyon, 17oo. préface. Il cite : Godeau, Hermant, la Mère Agnès, Desmares, Saint-Cyran, M. de Saci, Le Tourneur, Feydeau et Nicole. Il  y a pourtant une exception et que Le Porcq ne mentionne pas, c'est Dom Gerberon, Celui–ci a vraiment essayé de faire accorder la vie spirituelle avec le dogme de l'Augustinus. Son livre, Le miroir de la piété chrétienne, Liège, 16ss, est un vrai manuel de désespoir. Qu'on en juge sur cette prière « O abîme des jugements de Dieu, je tremble lorsque je pense que de ceux-mêmes qui ont reçu la fini, et qui ont vécu dans les sentiments et dans les exercices de la piété chrétienne, il y en a plusieurs à qui vous n'avez donné cette grâce que pour un temps et que par un secret jugement vous les devez laisser tomber dans l'erreur et dans le crime, et enfin les laisser mourir dans leur péché». Ou encore « Quelle terreur... me donne votre justice, lorsque je considère que d'un si grand nombre de justes, il y en a si peu à qui votre miséricorde donne cette grâce singulière, sans laquelle quelque sainteté que l'on ait eue, l'on finit sa vie dans le crime et l'on est irrévocablement damné »! Le Miroir... pp. 151, 156. Mais, chose bizarre, de si abominables principes altèrent à peine l'allégresse dévote de Dom Gerberon. « Que puis-je, dit-il encore, que me jeter entre vos bras et m'abandonner à votre amour». Au reste, Dom Gerberon est l'enfant terrible du parti. Sa courageuse franchise gênait fort ses coreligionnaires, Je crois aussi qu'il était fou. Exil, prisons, il eut beaucoup à souffrir. Sur ses vieux jours, il se calma, signa bonnement le formulaire. Il mourut paisible à Saint-Germain-des-Prés. Il mériterait une thèse de doctorat. Puisque nous en sommes 1à, réfutons en passant, l'opinion fort répandue qui veut que la dévotion de Port-Royal ait été plus grave, plus « raisonnable » ou moins « puérile », que celle des couvents molinistes. Si l'on veut s'édifier à ce sujet qu'on étudie les Exercices de piété à rasage des Religieuses de Port-Royal, attribués par la tradition janséniste à la Mère Angélique de Saint-Jean, et publiés « au désert » en 1787. Je recommande spécialement la série des 31 billets « du mois », sur « les repos de l'âme». Repas « entre les bras de la sainte Vierge avec J.-C. » ; « avec J.-C. dans les bras de saint Joseph » : « dans les bras de J.-C. » ; « sur les épaules de J.-C. » ; « sous les ailes de J.-C. » ; « sur les genoux de J.-C. » ; « dans les entrailles de J.-C.». Plus digne d'attention, à un autre point de eue, est le XVIIIe repos « Dans le coeur de J.-C., c'est-à-dire, dans l'amour éternel qu'il a pour ses élus... », le XXIe, « dans le côté percé de J.-C... porte sacrée qui... nous donnera entrée dans le coeur de J.-C. » Dès avant la diffusion de la dévotion nouvelle qu'ils devaient poursuivre de tant de sarcasmes, les jansénistes parlaient fréquemment du « Sacré-Coeur »,  le P. Quesnel cotre autres, comme nous le verrons en son lieu.

Ainsi, pour le merveilleux. Citons à ce sujet une anecdote peu connue, et qu'ils nous racontent avec leur manque d’humour habituel. « On a lieu de croire que Dieu donnait à la Mère Angélique des lumières extraordinaires... C'était, A Port-Royal, la coutume de donner chaque mois, des billets où étaient écrits les noms des personnes de la famille royale et des amis de la maison, pour lesquels chaque religieuse priait, pendant le mois, selon le billet qui lui était échu. Il arriva un jour que la Mère Angélique eut celui du jeune Duc de Chartres, Philippe d'Orléans, depuis Régent du royaume, qui avait alors un an. Au bout du mois, elle pria qu'on lui laissât le même billet. Cela parut si remarquable qu'on la pressa de dire si Dieu ne lui avait rien fait connaître au sujet de ce Prince. A quoi elle répondit enfin qu'elle avait connu qu'il sauverait l'Eglise de France, ce qui a rapport à la liberté qu'il accorda, à la mort de Louis XIV et qui donna occasion à l'Appel de la Bulle Unigenitus, lequel a conservé le témoignage de la vérité dans l'Église». Mémoires pour servir à l'histoire de Port-Royal, III, pp. 583, 584. On avouera qu'ils n'avaient pas le sentiment du ridicule.

 

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Bref, plus on médite les textes et les récits contemporains, plus on se persuade que l'influence directe du jansénisme sur le sentiment religieux en France, fut longtemps moins sensible et moins étendue que l'on n'aurait pu le craindre. Fruit lui-même d'un long développement, l'humanisme dévot triomphe encore, il règle la  vraie prière de ceux-là même qui s'élèvent contre lui. Heureuse

 

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inconséquence et qui ne doit pas nous surprendre. Quand il s'agit d'une propagande de ce genre, l'extérieur cède le premier, l'intime ne se modifie que plus tard. D'abord le simple caprice, le pharisaïsme, les petites passions mauvaises qui n'attendaient qu'un prétexte pour s'exaspérer; ensuite les désordres qu'entraîne l'hérésie pleines ment acceptée et maîtresse de la place. En quelque manière, c'est ici l'organe qui crée la fonction, ou la secte, l'hérésie (1). La troisième génération se laisse imprégner jusqu'aux moelles de ces mêmes dogmes que les générations précédentes avaient soutenus, mais sans les réaliser pour de bon. On déclame contre la communion fréquente et l'on communie deux fois par semaine. Plus logique, le jansénisme du XVIIIe siècle n'osera plus approcher des sacrements. J'en puis dire autant des dogmes de l'Augustinus. Ils ne commenceront à donner tout leur fruit que sous la régence. Le redoublement de sectarisme qui suivra la bulle Unigenitus achèvera de mûrir ce fruit. Alors s'accompliront, de point en point, les menaces prophétiques de nos humanistes dévots, celles de Bonal par exemple, dénonçant avec tant de clairvoyance cette

 

secte hardie et superbe de réformateurs qui effaroucheront les plus doux naturels... et qui à force de hérisser le christianisme et d'en faire une profession épineuse, effroyable et inaccessible, feront peut-être avec quelque petit nombre d'austères suffisants, beaucoup d'infirmes désespérés et plus encore de libertins impertinents (2).

 

Dans quelle mesure et de quelle manière ce complet

 

(1) Cf. A ce sujet une profonde remarque du P. Louis Lallemant. « Ceux qu'une passion porte à faire profession de l'hérésie, comme fit un prince allemand pour déplaire à Charles-Quint, au commencement ne sont hérétiques que d'affection et de passion, ayant dans l'âme un jugement contraire aux erreurs de la fausse religion qu'ils professent extérieurement. Mais dans la suite, la passion se fortifiant et les péchés se multipliant, ce qui restait des lumières de la foi se perd, l'entendement s'aveugle et ils deviennent entièrement hérétiques. » La doctrine spirituelle, édit. de Paris, 1843, p. 182.

(2) Cf. L'Humanisme dévot, p. 412.

 

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développement du puritanisme français doit-il modifier chez nous le sentiment religieux, nous l'étudierons plus tard.

IV. Mais quoi qu'il en soit de son influence positive et directe sur la vie intérieure de ses premiers adeptes, le jansénisme nous a fait, indirectement et dès ses débuts, un mal dont nous souffrons encore aujourd'hui. Il n'a pas vaincu, je le crois du moins, l'humanisme dévot; il n'a pas réussi à créer cette chose, presque impossible à concevoir, une France puritaine, mais il a tari pour longtemps la sève mystique de notre pays, en développant, en organisant, en éternisant chez nous cet intellectualisme sectaire, auquel notre tempérament national répugne si peu. A quoi sert de nous flatter? Ce n'est pas sans raison que notre grand siècle s'est pris d'une telle admiration pour le grand Arnauld. Il s'est reconnu dans ce personnage. Un si beau raisonneur, un dialecticien, un grammairien, un géomètre, un théologien capable de continuer Descartes, de faire la leçon à Malebranche, d'embarrasser les jésuites et de pulvériser Jurieu. Arnauld, un syllogisme vivant; bien mieux, un syllogisme casqué, hérissé, ne craignant personne, décidé à vaincre par tous les moyens. Mieux encore, un syllogisme religieux et même dévot. Si vide, si peu chrétien qu'il soit en réalité, son christianisme lucide, savant, éloquent, guerrier, nous en impose. Il faut un effort pour lui demander ses titres, pour le comparer à l'idéal évangélique. Ne nous parlez pas des mystiques. Ils raffinent trop. Leur religion ne pense qu'à Dieu. Vivre, pour nous, c'est comprendre, discuter et donner des coups. Loué soit l'archevêque Turpin, qui vole au paradis sur un cheval de bataille; loué, le grand Arnauld, offrant au Père éternel le sacrifice, non pas d'un coeur contrit et humilié, mais de cent jésuites scalpés de sa main et couverts d'injures. Laissons aux siècles naïfs leur légende dorée avec ses doux miracles, laissons au siècle de Louis XIII l'inerte poésie de ses extatiques.

 

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De notre légende à nous, la plus belle fleur n'est-elle pas l'héroïque épitaphe :

 

Au pied de cet autel de sculpture grossière... ?

 

Voilà nos saints. Boileau, le Boileau de l'Art poétique : — « Aimez donc la raison ; — des satires : — «J'appelle un chat un chat » — de la glaciale épître sur l'Amour de Dieu, Boileau, si français lui aussi, a presque adoré le grand Arnauld. Je le sais, dogme ou morale ou dévotion, le jansénisme n'a rien qui nous plaise. Il s'agit bien de cela! Il nous a donné le grand Arnauld, et avec lui, et par lui, façonnés à son image, échauffés à son ardeur, militarisés, enrégimentés sous ses ordres, des quantités d'autres Arnauld, moyens ou petits, hommes et femmes, je veux dire, des docteurs qui ne sont que docteurs, et pour qui le principal de la religion se ramène à disputer sur la religion. Sainte-Beuve a tout dit d'un mot. Les filles du second Port-Royal, et avec elles, les autres jansénistes militants « seront, bon gré mal gré plus scientifiques » (1). Science fort courte chez la plupart, mais qui les absorbe et les dessèche tous également. Elle leur fait croire qu'ils vivent ces hauts mystères dont ils parlent tant ; elle leur donne aussi le moyen de satisfaire en toute sécurité de conscience, et même avec la joie d'un saint devoir accompli, cette démangeaison naturelle qui nous porte à médire du prochain.

Même charitable, sereine et toute de curiosité, cette disposition d'esprit serait déjà fatale au développement régulier de la vie religieuse. Les théologiens de métier le savent bien. Leurs guides spirituels les mettent sans cesse en garde, non seulement contre l'orgueil de l'esprit qui menace tous les savants, mais aussi contre le pharisaïsme particulier où conduit l'étude purement intellectuelle des choses saintes. Ils ont du moins leurs grâces

 

(1) Port-Royal I. p. 179.

 

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d'état, car il faut à l'Eglise des docteurs, et d'un autre côté la vraie science se moque de la science; plus elle est sérieuse, plus elle réalise son imperfection foncière. Mais d'une théologie à bon marché tout est à craindre.

 

Ne vous remplissez point l'esprit, ma chère fille, des questions débattues — écrivait M. Olier à une de ces théologiennes ridicules, — ne vous embrouillez point de part ni d'autre. Cela n'est que débat et, selon saint Paul, des questions qui n'engendrent que des querelles et l'altération de charité pour une matière défendue de l'Eglise et de Dieu même, qui nous veut cacher des choses que nous voulons connaître... Ma fille, vous ne sauriez croire combien le silence de ces choses est profitable et combien il tient l'âme en liberté, en humilité et simplicité ; combien, tout au contraire, on s'embarrasse, on se ( ?) , on s'élève le coeur secrètement par la curiosité, la recherche et l'entretien qui n'est pas de notre ressort et pour lequel nous n'avons point de grâce pour traiter (1).

 

On sait bien du reste qu'ils ne se contentent pas de dogmatiser. Leur intellectualisme est toujours querelleur; empruntée ou de bon aloi, leur science, toujours agressive et riche en injures. Le premier manifeste du parti, le livre que, sous une forme ou sous une autre, ils vont recommencer, aggraver indéfiniment, la Fréquente communion, tient du libelle. Ils écrivent, ils pensent, ils vivent contre quelqu'un. Ils ont une théologie de guerre civile. En un mot, pour répéter la terrible sentence portée sur eux par M. Olier, ils « dévorent le coeur de la charité qui fait vivre l’Eglise » et les âmes, de la charité sans laquelle toute apparence de religion, la plus rigide comme la plus douce, n'est enfin qu'une comédie sacrilège.

 

Ma fille, disait encore M. Olier, tirez-vous de ce commerce fâcheux au salut et au bien spirituel de votre âme, cet esprit fort, cet esprit propre et naturel qui est toujours rempli de

 

(1) Lettres de M. Olier, I, pp. 463, 464.

 

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soi et de superbe, glisse toujours et insinue son poison et son venin dans ses ouvrages, et quoique tout paraisse beau, néanmoins la malignité cachée dans sa source, se glisse et s'insinue partout, et l'on se voit rempli, sans y penser, de cet esprit même (1).

 

Esprit d'orgueil intellectuel. Tout l'Evangile, mais sans l'humilité, sans l'amour.

Telles sont, me semble-t-il, malgré bien des exceptions, d'heureuses inconséquences, les suites naturelles de la première propagande janséniste. Avant de pénétrer au fond des consciences, elle ruine la paix nécessaire à toute religion véritable; avant de faire des convaincus, elle fait des partisans, des sectaires, que tous, plus ou moins, elle soustrait fatalement aux mystiques influences qui régnaient alors. Je dois l'avouer aussi : le jansénisme a fait des sectaires de quelques-uns de ceux-là même qui le combattaient. Son intellectualisme batailleur, son zèle âpre et violent a débordé, comme une contagion, dans la cité sainte. Nos spirituels avaient prévu ce malheur, ils ont essayé de l'empêcher. Il fallait sans doute et de toute nécessité lutter contre la séduction d'une erreur nouvelle, trois et quatre fois condamnée par l'Eglise, et néanmoins toujours obstinée. Mais il fallait aussi, d'une part éviter d'écraser tant de mèches qui fumaient encore, et d'autre part circonscrire le scandale. Voilà ce qu'auraient voulu saint Vincent de Paul, et M. Olier, et le Bienheureux P. Eudes. Laissons parler le sage et savant biographe de ce dernier. Parmi les adversaires du jansénisme, écrit le R. P. Boulay, e les uns, d'une nature plus ardente, combattaient l'erreur, pied à pied, par la plume et par la parole... En public, comme en particulier, ils lui livraient une guerre à outrance. Certains mêmes, dans leur haine de l'hérésie nouvelle, emportés par la passion, suspectaient de connivence avec elle quiconque ne montrait pas le même

 

(1) Lettres de M. Olier, II. p. 147.

 

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acharnement à la combattre, et prodiguaient les épithètes injurieuses à des gens d'ailleurs fort orthodoxes...

 

« (Le P. Eudes) se plaça parmi les modérés et les sages, parmi ceux qui, fortement attachés aux constitutions pontificales, savaient, au besoin, agir et parler, mais évitaient, d'ordinaire, les chocs d'opinion et les combats de paroles tant recherchés par d'autres. Son attitude fut celle de Vincent de Paul et de Olier.

«  A M. d'Horgny qui lui demandait : « Faut-il que les missionnaires prêchent contre les opinions du temps, qu'ils s'en entretiennent en le monde, qu'ils disputent, attaquent et défendent à cor et à cri les anciennes opinions ? » saint Vincent de Paul répondait :

 

Ah ! Jésus, nenni ! Voici comme nous en usons: jamais nous ne disputons de ces matières ; jamais nous n'en prêchons ; jamais nous n'en parlons dans la compagnie, si l'on ne nous en parle ; mais, si on le fait, l'on tâche d'en parler avec le plus de retenue que l'on peut, M... excepté, qui se laisse emporter par son zèle, à quoi je tâcherai de remédier.

 

Et à ses missionnaires de Pologne :

 

Quoique nous n'aimions point les nouveautés, j'ai néanmoins exhorté la Compagnie à n'en parler ni pour ni contre.

 

«M. Olier ne tenait pas une autre conduite. Il interdisait dans ses communautés, toute dispute sur ces erreurs.

« Tels étaient les sentiments du P. Eudes, telle sa conduite... Les nouveaux sectaires le regardaient comme leur ennemi déclaré. Au fait, il méritait qu'ils eussent de lui cette idée... mais (sauf quand il prêchait dans la capitale) il jugeait inutile de protester publiquement contre une hérésie dont le simple peuple connaissait à peine l'existence... Il se bornait... et il ordonnait à ses enfants de se borner, dans les instructions publiques, à bien convaincre les fidèles de l'obligation que Jésus-Christ leur impose d'écouter l'Église... Quant aux questions

 

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controversées, il leur interdisait de les traiter en chaire et d'en occuper leurs auditeurs » (1).

Nous savons aussi que, de Rome, les supérieurs des jésuites parlaient dans le même sens. Ils se demandaient s'il ne serait pas mieux de laisser sans réponse les libelles publiés contre la Compagnie. Au moins exigeaient-ils que, si l'on croyait, malgré tout, devoir se défendre, on le fit avec une modération chrétienne, évitant les mortelles injures qui rendent toute réconciliation impossible'. Sur-naturelle prudence, à laquelle la simple sagesse humaine conseillait aussi d'obéir. Je sais bien qu'on avait affaire à des théologiens enragés, retors, lancinants. Aujourd'hui encore ils nous irritent par leurs arguties, Ieurs personnalités viles, par leurs redites sans fin. Mais quoi ? Pen-sait-on les réduire jamais au silence ? Puisqu'on n'aurait pas le dernier mot, à quoi bon prolonger indéfiniment la dispute ? Bourdaloue a dit tout ce qu'il fallait dire et comme il fallait le dire, en honnête homme, en chrétien, en prêtre. Il eût été mieux de commencer par là, de s'en tenir là. On ne le fit point. Chose triste à dire, dans le fameux passage de Bourdaloue sur la médisance janséniste, certains anti-jansénistes auraient pu se reconnaître. Aux libelles on répondit quelquefois par des libelles, aux injures par des injures. Toutes les armes paraissaient bonnes, même empoisonnées. J'ai raconté plus haut l'injuste campagne dont le Chapelet secret fut le prétexte, Saint-Cyran accusé d'avoir attaqué la communion fréquente dans un opuscule qui ne lui appartenait à aucun titre et où il ne s'agissait pas de la communion. Tel autre raisonnait ainsi : l'hérétique n'est jamais chaste ; or, ces messieurs et ces dames de Port-Royal sont hérétiques; donc...L'auteur de cet odieux syllogisme dit la messe, il fait oraison, il se reprocherait

 

(1) Vie du vénérable Jean Eudes... par le P. D. Boulay, Paris, 1907, III, pp. 258, 262.

(2) Cf. le beau Mémoire du P. Montézon, inséré dans le Port-Royal de Sainte-Beuve, I, pp. 543 sq.

 

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la moindre infraction à la règle du silence. Qu'il ait consenti de propos délibéré à une faute mortelle, à la calomnie, un pareil doute ne me traverse même pas l'esprit. Non, c'est un furieux inconscient. Nous aussi nous en avons; du moins, ils se disent nôtres. Sous couleur de zèle religieux, ils satisfont leur tempérament ou vengent leur propre querelle. Le nombre de ces malheureux ? Un ou deux seraient déjà trop. Au surplus, on les lit beaucoup. Du concierge au courtisan, la France, ou plutôt l'homme naturel, aime les pamphlets. Une foule de catholiques se sont nourris des cruelles insinuations dont je viens de rappeler un exemple. Ils ont applaudi à cette humiliation de Port-Royal. Tout chauds d'une joie mauvaise, quelle pouvait être leur prière? Et les voilà tous, hommes et femmes, ignorants et doctes, qui discutent sur le dogme de la grâce, qui trouvent les cinq propositions dans l'Augustinus. « Ah ! Jésus, nenni ! » leur crie saint Vincent de Paul, telles ne sont pas les voies où l'on trouve Dieu. Qui se sert du glaive, périra par le glaive. A ce jeu que vous aimez trop, non seulement vous précipitez la ruine de vos frères, mais encore vous achèverez de vous rendre vous-mêmes insensibles aux inspirations de l'Esprit.

On me dira que j'ai tort d'attacher une telle importance à quelques exaltés. Chaque parti a les siens. L'Église elle-même, la beata pacis visio, ne réussit pas toujours à s'en défendre. Nous aurons longtemps encore nos énergumènes, prompts à ramasser dans le Jardin des oliviers, l'épée ensanglantée de saint Pierre. Et puis ce sont bien souvent d'excellentes personnes, et qui ne veulent aucunement le mal qu'elles font. Le controversiste que je citais plus haut manque peut-être surtout d'imagination. S'il avait réalisé la honte et la détresse des religieuses de Port-Royal, publiquement assimilées par lui à des impudiques, il aurait déchiré son livre. Sa violence même l’excuse, l'immunise en quelque façon. Bien que

 

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malfaisante au dehors, on peut concevoir qu'elle laisse subsister, à peu près intacte, la ferveur religieuse d'un calomniateur presque innocent. Mais quoi! pour être plus modérées, plus décentes, les guerres de plume ne dessèchent, ne déchristianisent, ne démysticisent pas moins ceux qui les entreprennent ou qui les continuent d'un coeur trop léger. Je n'ai pas voulu nommer le calomniateur de Port-Royal. Les érudits le connaissent et cela suffit. Je serai moins discret avec un autre adversaire du jansénisme, homme de meilleure compagnie et du reste plus représentatif, si l'on peut ainsi parler. Avec lui, que j'estime et que j'aime, je suis tout à fait sûr de ma plume, je n'ai pas à craindre de donner à mon tour dans le travers qui s'impose présentement à nos analyses.

C'est le P. Rapin, humaniste incomparable, gentleman accompli, charmant causeur, digne prêtre, et que Mme de Sévigné a beaucoup goûté. On n'est pas moins fanatique Certains même jugeraient qu'il ne l'est pas suffisamment Il aime sa Compagnie, mais pas jusqu'à l'excès; Rome et le Pape, mais avec calme. Il ne parle avec une sorte de chaleur que du Roi. S'ils n'avaient désobéi qu'au Saint. Père, les jansénistes lui paraîtraient peut-être moins odieux. Un peu de chaleur aussi, et que je ne lui reproche certes pas, lorsqu'il rappelle ses adversaires au respect des vrais grands hommes. Saint-Cyran ayant traité de petit garçon une de nos gloires, Rapin se friche presque rouge :

 

Je n'exposerai point, dit-il, le détail des injures ou plutôt des calomnies, dont il a voulu flétrir l'honneur de la Société,... afin de m'attacher davantage à décrire l'indignité avec laquelle il traita le P. Sirmond, le plus savant homme du siècle dans les matières de religion, et le plus digne de respect par la gloire où son rare mérite l'avait élevé (1)

 

(1) Histoire, p, 237.

 

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C'est excellent, et d'ailleurs de bonne guerre. Remarquons-le néanmoins : Sainte-Beuve, si respectueux lui aussi des grandeurs de l'esprit, aurait parlé tout de même. Or voilà justement ce qui m'inquiète. En somme, les plus vives émotions du P. Rapin sont d'ordre profane. J'avoue que d'abord, séduit, entraîné par une récréation de haut goût, on ne prend pas garde à la pauvreté religieuse de ces quatre gros volumes. Il y a là tant d'esprit, des vues parfois si pénétrantes, des portraits d'une telle vérité, de si jolis commérages, si peu d'apprêt, un si aimable tour d'aisance mondaine ! Mais, sauf quelques lignes d'ailleurs commandées, banales — une vingtaine, si j'ai bien compté rien là qui révèle une foi vivante. On ne s'ennuie pas dans ce salon ; où est la chapelle ? Qu'un jésuite du XVIIe siècle, que l'auteur des Jardins, ait du monde, rien de plus naturel. Mais enfin le sujet qu'il traite et, auquel il a donné vingt ans de recherches, n'est pas que mondain. Le Père n'a pas l'air de s'en douter. Son livre pourrait aussi bien nous venir d'un incroyant. On me dira que, de toute façon, la sensibilité religieuse du P. Rapin fût restée courte. Il me semble pourtant que la polémique anti-janséniste, que le besoin constant de prendre un adversaire en faute et de le montrer ridicule, ont fini de le dessécher. Il oublie même ingénûment la lettre de l'Évangile. Qu'on médite à ce sujet, mais avec amitié, la page extraordinaire où il raconte la retraite de M. Le Maître, victime de M. de Saint-Cyran :

 

Tout le Palais se plaignit de perdre un si bon sujet. Les honnêtes gens n'approuvèrent pas cet amour malentendu de la retraite, dans un homme qui donnait de si grandes espérances au public de le servir... (Richelieu) attentif qu'il était aux choses agréables, après avoir établi les nécessaires, et regardant l'éloquence comme un des plus grands ornements de 1'Etat..., fut choqué de ce que Saint-Cyran avait pour ainsi dire dérobé au public un si important sujet, et par une conduite si bizarre et par des chemins écartés, l'avait caché dans l'obscurité d'une retraite. La nouveauté même de cette

 

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conduite, qui n'avait point d'exemple, acheva de donner à ce ministre toute la méchante opinion qu'il avait déjà conçue contre lui, par les rapports qu'on lui en avait faits, et rien ne fit alors plus de tort à cet abbé que le bruit de cette retraite, qui fut généralement désapprouvée de tous les honnêtes gens (1).

 

On voit de reste qu'il pense là-dessus tout comme les honnêtes gens, et comme le monde païen d'autrefois, lorsque le grand Arsène courut au désert. Qu'un jeune avocat d'avenir quitte le siècle, renonce à ces « choses agréables » que nos pères moins civilisés traitaient de « bagatelles », mais dont M. le Cardinal nous a fait connaître le prix, qu'il y renonce, dis-je, pour ne plus s'occuper que de son propre salut et des « choses éternelles », voilà qui dépasse le P. Rapin, qui lui paraît saugrenu, inouï, — « la nouveauté même de cette conduite » — qui le scandalise, qui est fou. Folie en effet, mais dont saint Paul nous avait entretenu jadis sur un autre ton... Et Graeci sapientiam... Nos autem... Qu'on ne biaise pas, qu'on n'aille pas dire qu'après tout, ce qu'il reproche à Le Maître, c'est la bizarrerie de son procédé. Qu'y avait-il là de si bizarre? Et puis serait-il entré chez les chartreux, on ne l'aurait pas jugé moins sévèrement. Son vrai crime, aux yeux des honnêtes gens, est de lèse-éloquence. Moins beau parleur, on lui permettrait de quitter la place. Mais un homme qui aurait pu être de l'Académie ! En vérité, de toutes les hardiesses de M. de Saint-Cyran, celle-ci est la plus « choquante ». Qu'on l'enferme, et sans tarder, dans quelque prison d'Etat.

Comme on le voit, je n'ajoute rien au texte. Il est assez clair. Se peut-il rien de plus étrange sous la plume d'un jésuite ! Eh ! que n'était-il à Pampelune pour rappeler son père Ignace au sens commun, à la théologie des honnêtes gens »; pour lui démontrer que la place d'un

 

(1) Histoire, p. 334.

 

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brillant officier n'est pas dans la grotte de Manrèse? Rapin a commis d'autres écarts. Il croit très volontiers que les jansénistes font boire de mauvais café aux docteurs qui leur déplaisent. D'un archevêque, ami de la secte, il nous raconte par le menu les escapades galantes ; il y ajoute peut-être, ou il les romance et non sans brio ; il parait plus heureux de prendre un janséniste en flagrant délit d'incontinence, que honteux pour l'Église d'un pareil scandale. Voilà certes qui nous en dit long sur les effets démoralisants de la polémique. Mais, si l'on y veut réfléchir, on trouvera beaucoup plus grave, beaucoup plus révélatrice, son oraison funèbre de M. Le Maître. Ici nulle passion qui l'aveugle, et qui l'excuse. Il nous livre placidement le fond de sa pensée. Nulle haine non plus. Il admire M. Le Maître, il l'aime, il le plaint sincèrement de laisser ainsi « les morts enterrer les morts », de quitter les honneurs et la richesse pour suivre le Christ. Ailleurs, il admirera sa vertu. Inconscience, inconséquence? Eh! je l'entends bien de la sorte, mais si l'habitude de tout ramener à l'optique de la controverse a pu troubler à ce point la vision d'un bon esprit, d'un auteur spirituel, un peu morne sans doute, mais sérieux, de quel aveuglement, de quelle atrophie progressive du sentiment religieux ne seront pas menacés, au cours de ces disputes éternelles, tant de catholiques moins fervents, plus foncièrement mondains et déjà si peu mystiques ? Ce disant, je ne fais qu'appliquer à la vie intérieure ce qu'un historien plus autorisé que moi a dit de la désastreuse influence qu'exerça le jansénisme, sur le développement de la pensée chrétienne.

« Je crois, écrit le R. P. Brou, que le jansénisme n'a été une école ni de largeur d'esprit ni de sens critique. Ceux qui l'ont touché par quelque endroit n'en ont retiré ni agrandissement des horizons ni précision dans les méthodes... J'irai plus loin : je dirai que les adversaires eux-mêmes du jansénisme, quels qu'ils soient, en ont souffert.

 

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Ils ont subi l'influence de ces polémiques déprimantes et stérilisantes. Trop de forces intellectuelles ont été dépensées contre ces ennemis du dedans. En ce qui regarde les jésuites en particulier, trop de calomnies pleuvaient sur eux de toutes parts, auxquelles il fallait bien répondre quelque chose, pour qu'au jour du grand assaut rationaliste, les soldats de l'Église fussent en mesure de faire face à l'ennemi du dehors (1). » Il en sera de même au jour du grand assaut contre les mystiques. Il est vain d'expliquer par une seule cause les variations du sentiment religieux. Il semble néanmoins que si la querelle janséniste n'avait pas absorbé pendant si longtemps les forces vives du catholicisme français, on aurait pu, sinon empêcher tout à fait, du moins retarder la retraite des mystiques dont nous aurons à raconter plus tard les péripéties lamentables. Nicole n'aurait pas remplacé François de Sales; les mystiques auraient conservé leur prestige (2).

 

(1) R. P. Brou, Les jésuites de la légende, Paris, 1906, I, pp. 338, 33g, Citons encore du même écrivain ces quelques lignes fort sages « L'habitude est prise en certains milieux de prêter aux jésuites de ce temps-la, le monopole des violences, de l'agression, des calomnies. « Voilà le ton des adversaires d'Arnauld, écrit-on, (c'est M. Gazier, Revue des C. et Confér., 15 janvier 1905, p. 447), je n'ai pas besoin de vous dire que ce n'était pas le sien ». Disons-le tout de suite, dans ces luttes doctrinales, les jésuites n'ont pas toujours eu pour eux la prudence, l'habileté, la modération. Ils étaient de leur temps, et le bon goût manquait! On les attaquait avec trop d'insistance et de mauvaise foi pour que, dans les répliques, la passion ne se mit de la partie. Il serait plus facile aujourd'hui de les défendre, si eux-mêmes alors avaient toujours ménagé leurs traits. Mais nous en parlons à notre aise... etc. ». Ib., I, pp. 319, 320. Du même auteur je tiens à recueillir ce jugement : « Lui-même, Rapin, écoutait un peu trop aux portes, ce qui n'est pas toujours le meilleur moyen d'entendre », Ib., p. 387. Voilà qui est d'un galant homme et d'un prêtre, et voilà ce qu'on ne trouve malheureusement pas sous la plume des éditeurs de Rapin (Aubineau et le P. Le Lasseur).

(2) Un des théologiens qui ont bien voulu examiner les épreuves du présent volume, m'a communiqué les remarques suivantes : « A vous lire, il semble que le jansénisme ait été une sorte de génération spontanée, par rencontre presque inconsciente de déviations multiples et sans provocation, en sorte que s'il s'est trouvé dans la suite des hommes aussi areligieux que Rapin, des controversistes aussi dénués de charité et de sens chrétien, c'est le jansénisme qui a originellement introduit cette aberration, par l'abus de son esprit éristique et de sa confiance pharisaïque. Eh bien, je ne crois pas que ce soit une vue complète et équitable des choses. Il me semble que l'Humanisme dévot, ayant partiellement évolué vers une mondanité et un laxisme qui méconnaissaient gravement « le sérieux incompréhensible de la vie chrétienne », a suscité Pilmot. Et l'erreur, le tort de Pilmot, ç'a été de recourir, non à la méthode des saints, mais à une manie de controverses, à une prétention d'austérité, à un zèle amer, âpre et hautain, à des moyens finalement tout naturels, sous couleur de surnaturalisme pur. La leçon, ainsi présentée, me parait encore plus édifiante et elle laisse peser sur les autres la part de responsabilité qu'ils ont encourue. »

Sans contester absolument le bien fondé de quelques-unes de ces critiques, je réponds : a) Oui, et très volontiers, j'attribuerai la naissance du jansénisme à une sorte de génération spontanée. — Le nez de Cléopâtre... Le jansénisme historique est pour moi un véritable monstre. En tant que monstre, il n'a pu devoir sa naissance qu'à de bizarres et imprévisibles rencontres. b) L'humanisme dévot avait-il évolué dans le sens que l'on dit? Franchement, je ne le crois pas. Si vous prenez la majorité des auteurs spirituels de cette école, même à son déclin, vous ne trouverez pas trace de laxisme. Quant aux casuistes, je suis prêt à les défendre, jusqu'à un certain point, mais, pour faire court, je veux qu'ils aient contribué à faire fléchir le niveau moral et religieux de l'époque ; il n'y a rien à conclure de là, sinon qu'une réaction était nécessaire, un retour à une conception plus religieuse de la religion. Mais justement. c) Cette réaction était commencée, et bien avant les premières campagnes jansénistes. C'est l'école française, c'est l'école Lalemant, etc., etc. Dans la mesure où M. de Saint-Cyran et ses disciples ont travaillé à cette réaction, d'ailleurs toujours nécessaire, ils ont fait œuvre bonne. d) Est-ce à dire que je méconnaisse la part de responsabilité encourue par « les autres » ? Non certes. Si on ne peut leur imputer la naissance du jansénisme, ils ne sont pas innocents de son progrès. Tel de leurs adversaires me paraît aussi peu sympathique que le pire janséniste. N'ai-je pas dit, en termes exprès qu'il y avait des Arnauld dans les deux camps ?
 
 
 
 
 
 

CHAPITRE IX : LA PRIÈRE DE PASCAL

 

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La doctrine janséniste a-t-elle pénétré la vie intérieure de Pascal? Complexité particulière du problème. — Jansénius a été le premier maître de Pascal. — Les deux opinions reçues : la prière de Pascal toute janséniste ; — toute catholique. —Qu'il y a lieu de chercher une solution moyenne.

 

§ 1. — La joie de Pascal.

 

La vie intérieure de Pascal n'a pas été assombrie par le jansénisme. Maine de Biran. — « Joie, joie, pleurs de joie ». — La doctrine « douce et savoureuse » de Calvin. — La piété janséniste et la certitude, au moins implicite, du salut. — Formules dévotes à l'usage de Port-Royal. — Joie de « ceux qui, par un heureux sort, se trouvent du petit nombre » des élus. — Je t'aime, comme j'aime « mes élus... Ne t'inquiète donc pas». — Le sens catholique et le sens janséniste du « Je te veux guérir». — « Espérer extraordinairement». — «  non timeo quia amo ».

 

§ 2. — Le « signe » donné à Pascal et la « consolation » sensible.

 

Comment sait-il qu'il est aimé ? — « Ce que je te le dis est un signe », et un signe qui n'est pas donné à tous. — Ce n'est pas une révélation proprement dite, mais une grâce de dévotion sensible. — « Consolation » et « Désolation », d'après les spirituels catholiques. — La « Consolation » et l'ascèse ignatienne». — Développement tardif de la sensibilité religieuse chez Pascal. — La conversion de 1646. — Qu'il y a loin de « sentir Dieu » à l'aimer. — La rechute. — « Horribles attaches » et « moments » de ferveur. — L'automne de 1654 et la crise de « désolation ». —  « S'il avait les mêmes sentiments de Dieu qu'autrefois... »

 

§ 3. — Le « signe » de « feu».

 

I. Caractère unique du « ravissement ». — Hallucination ? expérience mystique? simple ferveur? Pourquoi pas les trois ensemble? — La conversion de saute Gertrude. — Une conversion méthodiste : Henry Alline – Celle de Pascal est entre les deux. — Le « Feu » du Mémorial; Dominus Deus tuus ignis consumens. — Les deux moments de l'expérience. — Au ravissement succède une méditation ordinaire. — II. Encore la certitude du salut. — Pour les jansénistes, l espérance chrétienne a consiste à se regarder comme étant du nombre des élus». — La joie du remords. — Certitude et crainte. — Sens catholique et sens janséniste du « Tu ne me chercherais pas...». — La tristesse de Pascal. — Les mystiques, les humanistes dévots et l'École française contre Pascal.

 

§ 4. — La religion de Pascal.

 

A. Le « Dieu » de Pascal. — Joie tragique. — Un monde maudit. L' « opposition invincible entre Dieu et nous ». — Doctrine contraire de François de Sales. — La peur de Dieu. — Pascal et l'idée de Dieu. « Impossible, inutile, dangereux... de le connaître ». — Nous ne devons nous représenter Dieu qu'en fonction de la faute originelle. — Pas d'autre Dieu que « le réparateur de notre misère ». — La faute de Pascal « n'est pas de suivre une fausseté, mais de ne pas suivre une autre vérité ». — Le Dieu des Pensées et le Dieu de la liturgie catholique.

B. Le devoir religieux. — « Marque d'orgueil que de vouloir aller à Dieu directement». — Que c'est là au contraire le devoir religieux par excellence. — « Pourquoi Dieu a établi la prière ? » ; Réponse de Pascal ; réponse des grands spirituels catholiques. — La prière est avant tout « adoration, louange ».— « Premièrement regarder Dieu ». — L'adorer « par ce qu'il est en soi plutôt que par ce qu'il est au regard de nous ». — Dévotion de l'Ecole française à la sainte Trinité. — Théocentrisme lyrique de Bossuet. — Que l'Eglise, dans sa liturgie, entend nous élever à cette religion parfaite.

C. « Jésus-Christ ! Jésus-Christ ! ». — Joubert et Sainte-Beuve : les Jansénistes «  ôtent au Père pour donner au Fils». — Et cependant la christologie de Pascal diminue le Christ. ?) Le Christ de Pascal n'a pas su racheter le monde. — Combien plus grand le Christ de l'humanisme dévot! — O felix culpa! — Le Christ vaincu de Pascal et notre Christ-Roi. — Le cantique de Fortunat. ?) Le Christ de Pascal uniquement pour l'homme, celui de l'Eglise d'abord pour Dieu. — L'adorateur parfait. ?) L'Ecole française et sa dévotion théocentrique au Verbe incarné.

D. Le meilleur Pascal. — Que le fond véritable de Pascal n'est pas janséniste. — Contradictions inconscientes que tôt ou tard il eût aperçues. — « Le Pape est premier » . — La dernière conversion. — « Le coeur » de Pascal et la « cime de l'âme». — Mysticisme des Pensées — Pascal et la dévotion à la personne du Christ.

 

 

Nous avons essayé de montrer qu'à peu d'exceptions près, les dogmes particuliers de Jansénius ont pénétré moins profondément qu'on ne le croit d'ordinaire, les premières générations dites jansénistes. La tradition et l'instinct catholique luttaient en elles contre cette hérésie néfaste; ceux-là même qui semblaient la professer, lui résistaient au fond de leur coeur. Ils étaient donc sincères Lorsque, réprouvant les cinq propositions — question de

 

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droit— ils prétendaient ne contester que le fait, admettant par exemple que Jésus-Christ avait donné sa vie pour tous les hommes, mais se refusant à reconnaître que Jansénius eût enseigné le contraire. Stratégie d'ailleurs ruineuse, puisqu'elle réduisait à néant l'autorité de l'Église, mais enfin qui ne mettait pas immédiatement en péril la doctrine de la Rédemption et de la grâce. Sur le grand Arnauld, il y aurait sans doute beaucoup à dire; il n'était pas la droiture même et il n'a pas toujours condamné les cinq propositions autant du moins qu'il a voulu le prétendre. Aussi bien n'est-ce pas chez un polémiste que nous devons étudier la vraie religion de Port-Royal. Mais ni Saint-Cyran, ni M. de Saci, ni Tillemont, ni la Mère Agnès, ni le subtil et prudent Nicole, qui nous occupera plus tard, n'ont adhéré de toute leur âme à l'hérésie janséniste. Ils ont pu céder plus d'une fois aux inspirations de l'esprit sectaire, je crois néanmoins que leur vie intérieure reste foncièrement catholique, et c'est pourquoi nous leur faisons, sans hésiter, leur juste place dans cette histoire où les hétérodoxes ne sont pas admis.

Pascal nous embarrasse davantage. Il n'a pas été formé à la vie spirituelle par François de Sales ou par Condren, comme les religieuses de Port-Royal; à la théologie, par saint Thomas, comme Nicole. Il a commencé par Jansénius, et bien qu'il ait beaucoup varié d'une Provinciale à l'autre, bien qu'à mon avis il se soit peu à peu rapproché de la pure doctrine catholique, on ne saurait nier qu'il n'ait gardé longtemps l'empreinte de ses premiers maîtres. Que l'on songe par exemple à tant de passages des Pensées où il nous montre Dieu s'appliquant en quelque façon à priver des lumières indispensables toute une catégorie de pécheurs, leur refusant même la grâce initiale sans laquelle il n'est pas de salut possible. « Il donne la prière à qui il lui plaît » (1), et il la refuse. Qu'un pur théologien comme

 

(1) Pensées et opuscules publiés par M. Léon Brunschvieg, Paris, 1904, p. 562. (Je renverrai d'ordinaire à cette édition qui est entre toutes les mains). Cf. des textes beaucoup plus catégoriques dans les inédits de Pascal publiés par M. Jovy et reproduits dans l'édition des Grands écrivains. a Reconnaissez donc que la prière est toujours l'effet d'une grâce efficace ; que ceux qui ont cette grâce prient, que ceux qui ne l'ont pas, ne prient pas et qu'ils n'ont pas le pouvoir prochain de prier; que, tant que Dieu ne laisse pas sans la grâce de prier, on prie ; que ceux qui ne prient pas sont laissés sans ce pouvoir». Pascal, G. E., XI, p. 236. Cf. la même pensée vingt fois répétée. Ib., XI, pp. 2o2, 214-232, 241,  242.

Ainsi encore pour la possibilité d'accomplir « les commandements. Pascal a écrit plus de cent pages sur cette question (Ib., XI, pp. 156-297). Il reconnaît bien sans doute avec le concile de Trente que a les commandements ne sont pas impossibles aux justes », mais « quand ils sont secourus par la grâce. » (Ib., p. 289.) Or il est visible que la seconde de ces deux affirmations détruit la première, puisque enfin cette grâce, sans laquelle et Pascal et la tradition admettent qu'il est impossible d'observer les commandements, Pascal soutient qu'il ne dépend aucunement de nous, qu'il nous est impossible de l'obtenir. Nous n'avons même pas le pouvoir prochain de la demander. « Concluons... que Dieu par sa miséricorde donne, quand il lui plaît, aux justes le pouvoir plein et parfait d'accomplir les préceptes, et qu'il ne le donne pas toujours, par un jugement juste, quoique caché. » Ib., p. 295.

 

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Arnauld parle tout de même, la chose, du point de vue où nous nous plaçons ici, aurait moins d'importance ; il y a chez lui comme une cloison étanche entre la spéculation et la vie. Pascal est bien différent : connaître, sentir, aimer, vivre, tout cela ne fait qu'un chez lui. Dans la mesure donc où les dogmes jansénistes auront séduit son intelligence, l'esprit janséniste aura pénétré, marqué sa prière. Non pas toutefois à l'exclusion absolue de l'esprit contraire. Disons une fois pour toutes ce que nous voudrions répéter sans cesse et ce que nous supplions le lecteur de ne jamais oublier : Pascal est trop riche, trop mobile, trop souple , aux inspirations divines et au travail de la grâce pour qu'un nom de secte suffise à le définir. De la vient l'extrême difficulté de l'analyse qui s'impose à nous. Et puis nous avons affaire, non pas à un système figé, mais à une vie, et encore très jeune, en pleine croissance. Nos documents nous présentent pêle-mêle les états successifs d'une âme qui n'a pas cessé de se transformer.

Pascal n'est pas simple. Philosophe, apologiste ou polémiste, il n'est exclusivement ni catholique ni janséniste

 

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Dans sa prière même, d'ailleurs foncièrement, surtout catholique, peut-être nous faudra-t-il reconnaître plus de traces jansénistes que dans la prière de Saint-Cyran, de la Mère Agnès ou de Tillemont (1).

 
§1. — La joie de Pascal.

 

On se représente assez ordinairement la vie intérieure de Pascal comme assombrie par le jansénisme et, de ce chef, on oppose volontiers la religion sublime, mais terrible des Pensées à celle tout aimante et pacifiante d'un François de Sales ou d'un Fénelon. « 0 bon Fénelon, viens me consoler, s'écriait Maine de Biran, après une lecture de Pascal, tes divins écrits vont dissiper ce voile dont (le)... janséniste avait couvert mon coeur, comme la douce pourpre de l'aurore chasse les tristes ténèbres. » (2) Invocation deux fois remarquable, puisqu'elle nous vient de Maine de Biran et qu'elle a été écrite en 1794, je veux dire, bien avant que Sainte-Beuve et le romantisme eussent accrédité la légende du Pascal « byronien » et torturé (3). Remarquez aussi que Biran n'a pas connu le Mystère de Jésus, qui sans doute lui aurait appris à

 

(1) A ceux que pourrait intéresser le détail de mes tâtonnements personnels, je dirai que, dans tout le présent chapitre, j'ai bien l'intention de rectifier la théorie par trop simpliste qui m'avait séduit jadis : la théologie de Pascal janséniste, sa prière catholique. Je crois bien encore que sa prière aura peu à peu corrigé sa théologie ; je crois que, dès le ravissement, elle résistait déjà, eu quelque façon, à cette même théologie; mais il ne me parait presque pas douteux que, jusqu'à la dernière année de Pascal (exclusivement), sa vie intérieure ait été plus ou moins Imprégnée d'esprit janséniste. Cf. II. Bremond. L'Inquiétude religieuse, 2e série, Paris, 1909, pp. 7-42. Je ne me permettrais pas cette remarque toute personnelle, si l'un des pascalisants les plus autorisés, le R. P. Petitot n'avait fait sienne la distinction par moi proposée entre la théologie et la vie mystique de Pascal. Cf. Il. Petitot, Pascal, sa vie religieuse... Paris, 1911, p. 419.

(2) Journal intime, pp. 115, 116, cité par M. de La Valette Monbrun. Maine de Biran critique et disciple de Pascal, Paris, 1914, p. 1o5. Il y a dans le texte : « ce voile dont ton janséniste adversaire... » Bien qu'intéressante et facilement explicable, l'expression étonne d'abord.

(3) Sainte-Beuve est rarement tout à fait sûr de ce qui n'est pas tout à fait vrai. Il écrira par exemple : Molière « était triste... plus que Pascal, qu'on se figure si mélancolique ». Port-Royal, III, p. 275.

 

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distinguer entre la théologie et la religion personnelle de Pascal. De ce que la première puisse paraître assez accablante, il ne s'en suit pas que la seconde ait été si douloureuse. Voici néanmoins un écrivain d'aujourd'hui qui n'admet pas cette distinction : « Même quand il répand son âme dans le Mystère de Jésus, nous dit-on, Pascal est tendre et poignant plus que tendre » (1). Il n'y a pas moyen de discuter une impression aussi vive, mais, pour ma part, j'ai de la peine à la partager. Je ne vois rien de plus tendre ni dans l'Introduction à la vie dévote ni dans les Lettres de Fénelon. Dès que les textes nous la révèlent — au plus tard dès la conversion définitive de 1654 — la prière de Pascal est facile et douce ; elle est dévotion, au sens le plus délectable du mot; elle est plaisir, un plaisir divin : « Dieu sensible au coeur ». Elle est joie : a Joie, joie, pleurs de joie ». Mais cette joie elle-même est-elle « simplement catholique » ou janséniste ? La question se pose ; elle me paraît capitale. Essayons de la résoudre.

Car lui aussi, le jansénisme, bien qu'on le représente d'ordinaire comme uniquement sinistre, lui aussi, peut être, non pas à tous, mais à quelques-uns, source de dévotion et de joie. Avec presque tout le monde j'avais cru longtemps que cette cruelle théologie devait fatalement désespérer ses adeptes, mais je me trompais. Leur vrai maître, celui duquel ils dépendent à leur insu, Calvin a bien su les rassurer avec sa doctrine sur l'inamissibilité de la grâce et la certitude du salut (2).

 

(1) R. P. Humbert Clérissac, Le mystère de l'Eglise, Paris, 1918, p. 177.

(2) Ma théologie, disait Calvin, est « fort douce et savoureuse a, au lieu que celle des catholiques « nous exhorte à terreur et tremblements». De son point de vue, il a raison. Ecoutez plutôt : « C'est chose certaine que Jésus-Christ, priant pour tous les élus, demande pour eux ce qu'il avait demandé pour Pierre, c'est que leur foi ne défaille point. Dont nous conclurons qu'ils sont hors de danger de chute mortelle, vu que le fils de Dieu, ayant requis qu'ils demeurassent fermes, n'a point été refusé. Qu'est-ce que nous a ici voulu apprendre Christ, sinon de nous ACERTENER que nous aurons salut éternel, puisque nous avons une fois été faits siens ?... Par cela les fidèles peuvent avoir quelque goût de ce que nous avons dit..., à savoir que la prédestination, si elle est bien méditée, n'est pas pour troubler et ébranler la foi, mais plutôt pour la confirmer très bien. Cf. Mgr Baudrillart, art. Calvinisme dans le Dictionnaire de théologie catholique (Vacant-Mangenot, col., 1412, 14o5, 145). Sur quoi la théologie orthodoxe et le simple bon sens demandent d'où peut lui venir, à lui, Calvin et à n'importe qui, une pareille assurance. Pascal en personne répondra bientôt à cette question importune, mais enfin, de quelque manière qu'une âme de bonne volonté arrive à se persuader qu' « une fois » pour toutes, Dieu l'a faite sienne, il va de soi que la prière de cette âme sera paisible, joyeuse, et très facilement dévote. C'est ainsi par exemple que le premier livre sur la plus tendre des dévotions — la dévotion au Sacré-Coeur — a été écrit par le bon puritain Thomas Goodwin, lequel avait appris dans tels chapitres « infiniment doux » — How sweet! — de Calvin à ne pas douter de sa prédestination bienheureuse. Cf. The works of Thomas Goodwin, Edinburgh, 1861, Il, p. LIII. Nous avons déjà parlé de Goodwin et de son livre sur le Sacré-Coeur, dans le t. III. Cf. à ce sujet, un mot très juste de M. H. Bois : « Ce qui nous épouvante, c'est ce qui rassure Calvin, et cela seul ; ce qui nous parait affreux, parait à Calvin délicieux ». La prédestination d'après Calvin. (Revue de métaph. et de morale, septembre-décembre 1918, p. 695)

Il va du reste sans dire que Pascal se sépare énergiquement de Calvia, dont il juge la théologie « épouvantable..., injurieuse à Dieu et insupportable aux hommes » 16., p. 133 ; et il y a en effet entre la doctrine calviniste et la janséniste bien des différences, dont voici la principale : Calvin est supralapsaire ; Jansénius et Pascal ne le sont pas. « Le supralapsarisme affirme un décret de prédestination absolu, éternel, antérieur à toute considération, ou prévision, de l'homme et de son existence, tandis que l'infralapsarisme donne pour objet au décret divin des hommes prévus, créés et déchus. Le premier préordonne et le second subordonne la prédestination à la chute ». H. Bois, article cité, p. 67o. Pascal explique fort bien cette distinction (G. E., XI, pp. 133 ; 153-155); mais il montrera difficilement que la doctrine de Calvin — plus logique d'ailleurs et plus simple — soit beaucoup plus inhumaine que celle de Jansénius.

Puisque nous venons de citer à nouveau les précieux Écrits sur la grâce, on voudra bien me permettre à leur sujet deux ou trois remarques : ?) Du point de vue littéraire, il y a vraiment d'admirables choses dans ces brouillons trop longtemps négligés. ?) Au moment où il les écrit, Pascal accepte manifestement la plupart des propositions condamnées et, en somme tout le jansénisme. ?) Remarquons enfin que, dans ces divers écrits, Pascal a pour objet de convaincre — de rassurer — non pas des adversaires, mais des amis du Port-Royal, mais des personnes que nous appellerions jansénistes et qui, en fait, ne l'étaient pas. Deux difficultés les arrêtaient : d'abord la cruauté de la doctrine elle-même, ensuite et peut-être plus encore, la condamnation que I'Eglise en avait faite. On nous a caché tant qu'on a pu ces hésitations, ces scrupules. Sans un heureux hasard nous aurions ignoré toujours que « Mme de Longueville... était très timide touchant la foi » janséniste (Pascal, G. E., X, p. 65). Combien comme elles ! Or, c'est à un, à une, ou à plusieurs de ces timides que paraissent adressés — en partie du moins — les écrits de Pascal sur la grâce.

J'espère que parlant ici en historien, je n'aurai scandalisé personne en rappelant les origines calvinistes du jansénisme. Voici du reste à ce sujet , quelques lignes de Richard Simon : « A vous dire la vérité quant aux dogmes de la grâce efficace par elle-même ou victorieuse, comme ils l’appellent. Je ne vois guère de différence entre les jansénistes et les calvinistes. Il y a peu de temps que je donnai à lire à un de mes amis qui, étant jeune, avait été élevé dans ce parti là, l'écrit de Calvin contre Pighius. Il ne l'eut pas plus tôt lu qu'il m'avoua librement qu'il ne voyait non non plus que moi aucune différence entre le traité de Calvin et les livres des jansénistes qu'il avait lus. Aussi quelques-uns d'entre eux qui ont de la sincérité, disent nettement qu'on a condamné mal à propos Calvin sur cette matière, mais que son nom étant odieux, il y aurait de l'imprudence à le vouloir défendre. » Lettres, IV, p. 189.

 

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Il est très vrai qu'ils exagèrent la corruption de l'homme déchu et son impuissance; très vrai qu'ils restreindraient volontiers à un petit nombre de prédestinés les effets de la volonté rédemptrice et, ce qui revient au même, la distribution des grâces vraiment efficaces, mais leurs maximes

 

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désolantes, ni Pascal ni ceux qui lui ressemblent ne se les appliquent à eux-mêmes, au moins dans ce qu'elles ont de désolant. Si Jésus-Christ n'est pas mort pour tous, il est mort pour eux; si la grâce a manqué et manquera nécessairement à la foule, elle ne leur manquera pas, à eux. On entend bien du reste qu'ils ne disent pas cela en propres termes. Leur assurance est naturellement moins consciente, moins raisonnée, moins inébranlable que celle de Calvin ou des puritains anglais. Interrogés sur ce point ils parleraient à peu près comme nous le faisons et ils prêcheraient avec Pascal, la nécessité de « conserver cette crainte qui modère notre joie » (1). Mais quoi! serait-ce donc la première

 

(1) Pensées et opuscules, p. 221. Dans telle page des Écrits sur la grdce, Pascal se prononce très nettement contre la certitude du salut (G. E., XI, pp. 23a-235). Voici un curieux passage que j'emprunte à ces mêmes Ecrits : «  Tous les hommes du monde sont obligés de croire, mais d'une créance mêlée de crainte et qui n’est pas accompagnée de certitude, qu'ils sont de ce petit nombre d'élus que J.-C. veut sauver et de ne juger jamais d'aucun des hommes, tant qu'il leur reste un moment de vie, qu'ils ne sont pas du nombre des prédestinés ». Ib., p. 137. On peut rapprocher ce dernier texte de celui que les auteurs du Dictionnaire des livres jansénistes (De Colonia et Patouillet) disent avoir cueilli dans l'Augustinus Yprensis vindicatus... ver Aegidium Albanum : « A la page 112, ch. XXIII, l'auteur établit, et il en fait la matière du chapitre entier, que tout chrétien est obligé par un précepte divin de croire fermement qu'il est du nombre des prédestinés». Dictionnaire des livres jansénistes... Anvers, 1752, 1, p. 132. Je n'ai pu vérifier le texte qui d'ailleurs ne me surprend pas. L'auteur du Traité de l'espérance chrétienne, le P. G. Vauge, de l'Oratoire, mort en 1739, un jansénisant, je crois, mais d'une rare dextérité et d'un grand mérite— écrit de son côté : « Chaque fidèle est obligé d'espérer qu'il est du nombre des élus » Traité de l'espérance chrétienne. Paris, 1732, p. 215. A cette phrase assez habile, un théologien catholique répondrait en niant le supposition, à savoir l'élection au sens calviniste du mot. L'auteur veut dire — j'en suis quasi sûr : « Obligé d'espérer qu'il est de ceux qui, par un heureux sort, se trouveront du nombre des élus ». Or, cet « heureux sort » est pour nous pure fiction. Nous reviendrons à cette question capitale.

 

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fois qu'une âme, d'ailleurs sincère, n'oserait, ne saurait s'avouer à elle-même la doctrine profonde qui la console et dont elle vit?

Quelques formules dévotes à l'usage des religieuses de Port-Royal — mais qui n'appartiennent pas, me semble-t-il, à la première génération janséniste — nous aident à prendre sur le fait la disposition que je viens de dire, et par là-même, à réaliser la sérénité religieuse de Pascal. Rien de moins craintif assurément, rien de plus tendre que l'oraison de ces pieuses filles. O mon Sauveur, priaient-elles,

 

si votre miséricorde n'avait amolli votre coeur à notre égard, vous seriez toujours demeuré insensible à nos misères...; mais depuis que votre charité a rendu votre coeur comme de la cire fondue, il n'y a rien de si aisé que de le toucher; un seul regard que le pur amour d'une âme jette sur vous, une seule pensée de piété que votre esprit forme en elle, vous fait une blessure de tendresse (1).

 

(1) Exercices de piété à l'usage des religieuses de Port-Royal du Saint-Sacrement. Au désert, 1757, p. 18. Curieux, bon, à quelques taches près, et même beau livre. Beaucoup des formules pieuses qu'il contient out été écrites par la Mère Angélique de Saint-Jean — nièce de la grande Angélique, et la mieux douée peut-être de cette géniale tribu. On parle assez communément de la prière du Port-Royal sans la connaître et en l'imaginant telle qu'on se figure qu'elle devrait être. De notre côté, on la dit tendue, sèche, dénuée d'onction, et rien n'est moins exact; de l'autre côté, on oppose volontiers le sérieux, le « raisonnable » de cette prière à la puérilité sentimentale des formules salésiennes ou « jésuitiques ». Or, on trouvera dans les Exercices plus d'une page qui ne le cède en rien aux plus enfantines, aux plus ridicules du P. Binet. Cf. notamment Les repos de l'âme, pp. 378-400. L'unique différence entre ces prières et les nôtres est dans les présuppositions semi-calvinistes — certitude du salut — que j'essaie présentement de dégager. Un peu de subtilité parfois et des phrases prodigieusement longues, mais une foule de formules presque parfaites. Ainsi : « Mon âme est devenue capable de voir votre lumière et de l'aimer, de connaître mes ténèbres et de les haïr, de me déplaire à moi-même et de chercher avec ardeur la lumière de votre visage. Ne me le cachez donc pas, gnon Sauveur ; car c'est l'unique demande que j'ai à faire, et je n'ai pas la témérité de vous demander à voir où vous reposez au midi, dans la splendeur des saints, parce que ce jour sans couchant n'éclaire que ma sainte patrie et j'en suis encore exilée pour mes péchés. Je vous demande seulement de pouvoir regarder de loin les rayons qui sortent de votre visage, afin qu'ils m'éclairent à marcher dans la profonde nuit de mon bannissement », p. 73. Parmi les traits dominants de ces Exercices, on remarquera un sens liturgique très sûr et une dévotion particulière à l'Eucharistie. L'avertissement est aussi digne d'attention. Il y est dit par exemple : « Encore aujourd'hui (17871 s'il reste une étincelle de foi sur la terre, si la solide piété n'y est pas entièrement éteinte, c'est à P.-R. que nous en sommes redevables». A force de répéter ce prodigieux paradoxe, ils en out presque fait une vérité.

 

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François de Sales ne dirait pas mieux. Attendez néanmoins et bientôt vous verrez poindre, à peine formulée du reste, la vraie raison de cette affectueuse confiance. Elles savent, elles sentent que la « charité éternelle » les tient « déjà de sa main puissante pour résister aux efforts du monde et du démon. Craindre que la divine bonté les abandonne serait « une défiance criminelle » (1). Prenez garde : ce n'est pas ici la simple espérance du chrétien. D'autres en effet, pensent-elles, ont tout à redouter de ce Dieu, qui peut-être ne formera jamais dans leur âme «une

seule pensée de piété ». Port-Royal, non :

 

 

            Il n'y a certes rien tant à craindre, ô mon Dieu, que le mépris que vous faites de ceux qui ne vous aiment pas : vous les abandonnez comme la poussière que le vent emporte. Mais, pour ceux qui vous appartiennent, ils sont comme la prunelle de vos yeux... J'espère donc que je vous serai fidèle parce que... vous m'avez donné la volonté d'accomplir la vôtre.

 

Nous sommes le « petit troupeau », la race choisie. Les menaces de l'avenir doivent nous laisser aussi tranquilles que les souvenirs du passé. Le Fils de Dieu ne commande-t-il pas à ses disciples « d'être assurés lorsque tout le monde séchera de crainte à la vue des signes étranges et épouvantables qui précéderont le jugement » (3) ? Pourquoi tremblerions-nous? Ne sommes-nous pas « DE CEUX QUI, PAR UN HEUREUX SORT, SE TROUVENT DU PETIT NOMBRE DE VOS ÉLUS (4). »)

 

 

(1) Exercices, p. 22.

(2) Ib., pp. 25, 26.

(3) Ib., pp. 354, 355.

(4) Exercices, p. 63. Il va sans dire qu'elles ne témoignent pas toujours la même assurance. Ainsi : « Que si je ne cours pas autant que je dois..., je demeurerai sans couronne ». Ib., p. 3o. « La tempête dont le péril me menace toujours en cette vie de tentation », p. 35. Plus expressément : « Ne permettez pas que je sorte du tremblement où je dois toujours être... en prenant une vaine assurance qui ne serait que présomption..., puisque ce n'est qu'à vos plus fidèles serviteurs que vous donnez une parfaite confiance et qui ne l'est même pas toujours ». Ib., p. 16o. Heureuse inconséquence dont il faut toujours faire état dans l'analyse de ces âmes partagées, chez qui le pur instinct catholique l'emporte souvent. Au reste ces différentes prières ne sont pas toutes de la même main. J'ajoute qu'elles ont parfois une singulière façon de se mettre en règle avec la doctrine orthodoxe. Ainsi, par exemple : « Vous voulez, mon Sauveur, que j'opère mon salut avec tremblement; mais un tremblement qui ne me prive pas de la paix de l'âme, quand elle se souvient que vous l'avez rachetée et qui ne regarde pas cependant notre rédemption comme un sujet d'assurance ». A merveille! mais allez jusqu'au bout. « Puisqu'elle vous est encore plus redevable pour avoir donné votre vie pour elle que pour l'avoir délivrée de ses péchés ». Ib., p. 20. Donc, si je comprends bien, une véritable assurance et qui exclut la crainte, mais non pas l'humilité. « Trembler » veut dire ici « reconnaître qu'on n'a rien fait pour mériter la prédestination bienheureuse, de laquelle néanmoins on reste assuré. Cf. Un curieux passage : Des intentions de l'Office. A Matines : « En l'honneur de l'amour éternel que Dieu a porté à ses élus lorsqu'...il ne voyait encore en eux que des péchés, nous prierons pour TOUS LES ÉLUS qui sont encore dans le monde, soit Juifs, turcs.., et mauvais chrétiens ». Ib., p. 272.

 

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Que l'on cesse donc une bonne fois de répéter que les jansénistes n'ont pas connu les délices de la dévotion. Pour quelques textes désolés, désespérés même, qui semblent justifier ce lieu commun, j'en apporterais cent qui le réfutent. Leur faiblesse, leur illusion serait bien plutôt de trop rechercher une prière affective et de voir dans les douceurs de la prière un « signe » de prédestination. — C'est là, comme nous le montrerons bientôt, la disposition habituelle de Pascal. — Pessimistes, si l'on veut, mais quand ils songent à la foule des réprouvés ; optimistes, quand ils se regardent. Vues sous leur aspect terrible, les cinq propositions ne les intéressent pas. Dès avant leur naissance, « un heureux sort » les a séparés des boucs, rangés parmi les brebis. Telle est bien, au fond, l'arrière conviction à peine consciente, mais agissante, qui fait la « joie » et des religieuses et de Pascal.

Nous n'ignorons pas, continuent-elles, que « nous ne pouvons avoir sur la terre la même assurance que les saints du ciel », mais

 

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il faut que nous ayons une confiance ferme et immobile, comme dit saint Paul, ne regardant point nos péchés, qui ne nous doivent pas inquiéter.

 

 

— Et Jésus à Pascal : « Ne t'inquiète donc pas» —

 

si nous les avons noyés dans le sang de Jésus-Christ.

 

« Si » veut dire « puisque ». — « J'ai versé telles gouttes de sang pour toi. »

 

et n'être pas trop en crainte de l'avenir, mais espérer en ce que dit le même apôtre : « Il nous a délivrés, il nous délivre et nous espérons qu'il nous délivrera de nos péchés passés, présents et à venir » (1).

 

Même confiance, mais encore plus ferme, chez Pascal :

 

C'est me tenter plus que t'éprouver que de penser si tu feras bien telle ou telle chose absente. Je la ferai en toi, si elle arrive... C'est mon affaire que ta conversion... Il te sera dit : « Vois les péchés qui te sont remis ».

 

Perdre coeur ! pourquoi ?

 

Je te veux guérir... je t'aime plus ardemment que tu n'as aimé tes souillures,

 

et comme j'aime « mes élus ». Tout est dans ce mot.

 

Je te suis plus un ami que tel et tel : car j'ai fait pour toi plus qu'eux et ils… ne mourraient pas pour toi... comme j'ai fait et comme je suis prêt à faire et fais dans mes élus (2).

 

Eh quoi ! demandera-t-on, ces divines paroles qui ont consolé tant de détresses, un catholique n'a-t-il pas le droit, le devoir même, de se les approprier ? Oui, certes, mais en les adaptant à une théologie qui n'est vraisemblablement pas tout à fait celle de Pascal. Nous croyons, comme lui, que le Christ a versé telles gouttes de

 

(1) Exercices, p. 354.

(2) Pensées et opuscules, pp. 576, 577.

 

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sang, qu'il est mort pour nous ; mais à cette bienheureuse certitude nous ne sommes pas arrivés par le même chemin que Pascal. « Puisque le Christ est mort pour tous les hommes, disons-nous, il est mort pour moi ». Pascal : « Bien que peut-être, bien que sans doute, il ne soit pas mort pour tous les hommes, il est mort pour moi». Qu'il professe formellement ou non la cinquième proposition condamnée (1), celle-ci ne lui paraît certainement pas aussi abominable qu'à nous. Peut-être, peut-être, n'irait-il pas jusqu'à l'affreuse négative : « Le Christ n'est pas mort pour tous », mais l'affirmation : « Il est mort pour tous », le trouverait hésitant. Il distingue, il se débat. « Il y a hérésie, dira-t-il à expliquer toujours omnes de tous, et hérésie à ne le pas expliquer quelquefois de tous (2) ».

 

(1) Voici le texte de cette 5e proposition : « C'est une erreur des semi-pélagiens de dire que Jésus-Christ soit mort ou qu'il ait répandu son sang pour tous les hommes sans exception. »

(2) Pensées et opuscules, p. 69o. C'est ainsi du moins que E. Havet a compris ce fragment, et je crois qu'il a raison.  « Il semble, dit-il, que l'intention de ce fragment est d'insinuer qu'il peut être permis de dire que Jésus-Christ n'est pas mort pour tous. » (Edit. classique nouvelle, Paris, 1891, p. 481). En revanche, il me serait difficile d'accepter sur ce point l'interprétation de Dom Pastourel. « Sans doute, estime le docte bénédictin, Pascal pensait que Jésus-Christ est mort pour tous. » Et il nous renvoie au fragment 781: « Jésus rédempteur de tous ». Oui, mais si « tous » ne veut pas dire « tous », comme le fragment 775 que je viens de citer le donne à entendre?? « Il serait injuste, continue». Pastourel, de le confondre avec les jansénistes de la décadence (??)... Peut-être même est-il injuste de le rattacher sur ce point à la théorie condamnée de Jansénius ». Comment concilier ce « peut-être » avec le a sans doute » de tantôt? Quant à cette distinction entre les jansénistes de la décadence et les autres, qu'on la juge sur les propres paroles d'au des jansénistes de l'âge d'or. « Jésus-Christ est mort, disait le grand Arnauld, et n'a prié son Père que pour le salut de ceux qu'il a aimés d'un amour éternel et irrévocable, qui sont ses élus. » (Cf. Strowski, op. cit., III, p. 127). Dom Pastourel invoque le fragment 781. N'y aurait-il rien lu de troublant? e Les figures de la totalité de la rédemption, comme que le soleil éclaire à tous, ne marquent qu'une totalité ; mais (les figures) des exclusions, comme des Juifs élus à l'exclusion des Gentils, marquent l'exclusion ». N'est-ce pas là une autre façon de dire que « tous » ne signifie pas « tous » ? Et encore : « Jésus-Christ, en qualité de rédempteur, n'est pas peut-être maître de tous ; et ainsi, en tant qu'il est en lui, il est rédempteur de tous». Autant dire : il a racheté tous les hommes, mais, naturellement, à l'exception de ceux dont il n'était pas maître, de ceux qu'il ne pouvait songer à racheter, de ceux enfin que lui arrachait un décret préalable de réprobation. Il est mort pour tous les siens. Du dernier paragraphe de ce même fragment on ne peut rien conclure non plus en faveur de la pleine orthodoxie de Pascal. Il ne s'agit là, remarque fort justement M. Brunschwicg, que de « l'application pratique » de la doctrine. Si Pascal ne veut pas que l'on prêche que Jésus-Christ n'est pas mort pour tous, ce n'est pas que cette doctrine lui semble hérétique, mais c'est qu'elle risque de « favoriser le désespoir ». Mieux vaut « favoriser l'espérance », et par là, encourager les hommes à la pratique des vertus chrétiennes, laquelle pratique du reste n'empêchera pas la damnation finale de plusieurs d'entre eux. Et là-dessus Pascal revient à sa théorie de l'automatisme et au pari : que la religion soit vraie ou non, il est bon de choisir le plus sûr, de prendre de l'eau bénite, etc. ; et, de même : que le Christ soit ou ne soit pas mort pour tous, il est bon à chacun de faire comme si le Christ était mort pour lui. C'est du moins ainsi que je comprends le fragment 781, qui n'est pas toujours très limpide. (Pensées et opuscules. pp. 692, 693 ; Dom Pastourel, Le Ravissement de Pascal, Annales de phil. chret., février 191 t, p. 499). On peut croire aussi que Pascal a varié sur ce point. Si, comme la chose me semble presque certaine, le fragment 55o (Pensées et opuscules, p. 572) est des derniers mois de sa vie, il en serait venu à la pure doctrine catholique : « J'aime tous les hommes, parce qu'ils sont tous rachetés ». Il est vrai que l'incidente a été rayée, et, nous assure-t-on, par lui-même ( ??). Mais cela importe peu. Cf. aussi G. E., XI, pp. 136; 142, i i3 : 149.

Calvin lui aussi avait déjà essayé de tourner et, si j'ose dire, d'escamoter ce « tous ». « Rien n'est plus curieux, écrit encore M. Bois, plus faible et plus subtil que la façon dont il cherche à écarter les textes qui gênent sa théorie de l'élection. « Tout le monde » veut dire non pas « chacun en particulier », mais « tous états et tous peuples »... Le Christ a donné à ses apôtres « commission de prêcher à toute créature ». Mais cela ne veut pas dire que « Dieu veuille sauver chacun homme ». Et, suivant son habitude, Calvin adresse de gros mots à ses adversaires. C'est « folie » ou « plutôt bêtise » que d'abuser de ce passage pour anéantir l'élection de notre Dieu»... Dieu présente à tout le monde le salut, mais « il n'y attire pas tout le monde ». C'est une grâce spéciale que Dieu fait « à ceux que bon lui semble ». Bref, Calvin cherche à nous convaincre que tous ne signifie pas tous. » Bois, op. cit., pp. 673, 674. Soyons francs et avouons que saint Augustin lui-même a donné parfois l'exemple de ces interprétations forcées. Cf. les textes dans Petau, De Incarnat., l. XIII, ch. IV (Edit. Vivès, VI, pp. 647, sq.). Il va même jusqu'à dire : « Cela signifie que tous ceux qui sont sauvés ne le sont que parce que Dieu le veut » ! A ce compte, il n'y a plus moyen de prouver quelque vérité que ce soit par un texte de l'Écriture . Mais, quoi qu'il en soit de saint Augustin, pour l'Église infaillible « tous » veut dire « tous ».

 

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Imaginer un entre-deux entre ce oui et ce non, rien de plus conforme aux habitudes pascaliennes, rien de plus humain.

Et qu'on ne dise pas que, dans cette méditation, Pascal ne s'occupe que de lui-même : — « Ne te compare point aux autres ». Qu'importe, si, en vérité, le Christ ne lui parle que comme il peut le faire à ses privilégiés, à ses « élus » ? C'est qu'en effet ces mots : « Je suis mort pour toi » ont deux sens et très différents. A nous ils disent : « J'ai fait de mon côté et surabondamment tout ce qu'il était possible de faire pour ton salut; le reste dépend de

 

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toi». A Pascal : « Les gouttes de sang que j'ai versées pour toi, ont décidé une fois pour toutes de ton salut : elles t'ont mérité une de ces grâces dont l'effet ne manque jamais». « Je te veux guérir », cieux sens encore : «  Je le veux, et te guérirai, mais si tu le veux aussi toi-même » ; — « Je le veux, et de telle sorte que tu le veuilles aussi ;

en le voulant moi-même je te donne de le vouloir: je le veux pour toi » (1).

« Ne t'inquiète donc pas », mais ne t'enorgueillis pas non plus. Et de quoi? Tu n'es pour rien dans cet « heureux sort », refusé à tant de misérables qui te valaient bien.

 

— Qu'à moi en soit la gloire et non à toi, ver de terre. Si tu connaissais tes péchés, tu perdrais coeur.

— Je le perdrai donc, Seigneur.

— Non, car il te sera dit : « Voici les péchés qui te sont remis » (2).

 

De bonne foi, imagine-t-on une intimité plus cordiale, une confiance plus sereine, une prière moins sèche, j'allais dire une certitude plus absolue? L'espérance de nos saints, et des moins « inquiets », va-t-elle aussi loin ?

La légende tient bon néanmoins. « Le christianisme de Pascal, affirmait-on hier encore, sera toujours tourmenté parla défiance et l'incrédulité ; de là ces paroles de découragement que l'on a interprétées parfois comme des aveux de scepticisme o. Quelles paroles ? Une lettre de lui à

 

(1) « Il y a cette différence entre les rois de la terre et le Roi des rois que les princes ne rendent pas leurs sujets fidèles, mais qu'ils les trouvent tels; au lieu que Dieu ne trouve jamais les hommes qu'infidèles et qu'il les rend fidèles quand ils le sont. » Pensées et opuscules, p. 213. Prise en soi, cette phrase, comme la plupart de celles que nous discutons présentement, pourrait avoir un sens tout catholique, mais on voit bien comment elle s'accorde aussi avec les propositions condamnées, v. g. avec la deuxième « Dans l'état de nature corrompue, on ne résiste jamais à la grâce intérieure. » La volonté « qui sera dominante et maîtresse de l'autre sera considérée comme unique... non parce qu'elle le soit, mais parce qu'elle renferme le concours de la volonté suivante». G. E., M. p. 129. « La volonté de Dieu est la cause et la source et le principe de la volonté de l'homme et qui opère en lui cette volonté». Ib., p. 183.

(2) Pensées et opuscules, pp. 576, 577.

 

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Gilberte, oit il se plaint de sa a faiblesse » qui est si grande ». Et qu'importe sa faiblesse? L'entraînerait-elle à des fautes graves, qu'elle ne lui ferait pas perdre coeur.

Il te sera dit que tes péchés te « seront remis ». On insiste et on explique : « Si Pascal doute, ce n'est jamais de Dieu, mais de soi » (1). Fort bien ; cela c'est notre doute à nous, que vous appelez pélagiens ou arminiens. Nous ne doutons pas de la volonté de

 

Dieu, mais de la nôtre, laquelle peut rendre inutiles les gouttes de sang qui ont été versées pour nous. Pascal, au contraire, ne doutant pas de la volonté divine, ne doute pas— ou, pour mieux dire, logiquement, il ne devrait pas douter — de la sienne propre dont il reconnaît d'ailleurs et très humblement la misère. L'une lui répond de l'autre ; la première a déterminé, fixé les suprêmes décisions de la seconde. Bon aux autres de se tourmenter, mais pour nous, rendons à Dieu

 

des grâces infinies de ce que, s'étant caché en toutes choses pour les autres, il s'est découvert en toutes choses et en tant de manières pour nous (2).

 

Pour vous? Mais si la grâce vous abandonnait? Ces faveurs ineffables que vous nous rappelez, si elles devaient être les dernières? Non, cela ne se peut :

 

C'est une parole bien consolante que celle de Jésus-Christ : « Il sera donné à ceux qui ont déjà ». Par cette promesse, ceux qui ont beaucoup reçu ont droit d'espérer davantage, et ainsi ceux qui ont reçu extraordinairement doivent espérer extraordinairement (3).

 

Il parle ainsi au duc et à Mlle de Roannez, qui ont beaucoup moins reçu que lui. S'ils doivent espérer « extraordinairement », où s'arrêtera donc l'espérance de Pascal ? (4)

 

(1) Pensées et opuscules, p. 85.

(2) Ib., p. 215.

(3) Ib., p. 212.

(4) Remarquons néanmoins encore une fois qu'il ne regarde pas comme impossible la chute finale de ces deux âmes (Ib., p. 217). La sienne non plus, d'ailleurs : « Mon Dieu, me quitterez vous? » Le problème nettement posé, il aurait admis sans aucun doute la possibilité absolue de sa propre réprobation. Mais justement l'assurance que nous étudions chez lui l'empêche de s'arrêter longuement au problème ainsi posé. S'il a plusieurs théologies et qui se combattent, le sentiment qui domine chez lui est bien, me semble-t-il, celui que nous indiquons.

 

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Et sans doute il a tout connu de l'humaine détresse. « Un homme dans un cachot. » Oui, mais qui sait que a son arrêt est donné », et un arrêt de douceur (1). Il se voit d'ores et déjà délivré de la plus lourde de ses chaînes; l'autre tombera bientôt :

 

Souffre les chaînes et la servitude corporelle. Je ne te délivre que de la spirituelle à présent (2).

 

« Le silence éternel de ces espaces infinis » l'effraie. Oui, mais qu'importe encore une fois le silence des sphères à celui qui entend claire, distincte, suave et créatrice, la parole de Dieu même ?

 

Et ce que je te le dis est un signe que je te veux guérir... Je t'aime...

 

« Si notre condition était véritablement heureuse». —Non certes, elle ne l'est point. Mais laquelle ? Celle de Méré, de Miton, obligés à se divertir pour secouer « une tristesse insupportable » (3), ou celle du vrai chrétien qui a trouvé Jésus-Christ ?

 

Sans Jésus-Christ, il faut que l'homme soit dans le vice et dans la misère. Avec Jésus-Christ, l'homme est exempt de vice et de misère. En lui est toute notre vertu et toute notre félicité (4).

 

« Nul n'est heureux comme un vrai chrétien » (5). Et Pascal,

 

(1) Pensées et opuscules, p. 426.

(2) Ib., p. 576.

(3) Ib., p. 4o5.

(4) Ib., p. 571.

(5) Ib., p. 569. Cf. pp. 223, 569, 57o.

 

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on se place-t-il? Avec le triste Méré ou avec ceux qui ont trouvé celui qu'ils cherchaient ? A lui de répondre :

 

Je bénis tous les jours de ma vie mon Rédempteur... qui, d'un homme plein de faiblesses, de misères, de concupiscences (d'un autre Méré), a fait un homme exempt de tous ces maux par la force de sa grâce (1).

 

Il dit bien quelque part que les chrétiens ont leur joie a mêlée de la tristesse d'avoir suivi d'autres plaisirs et de la crainte de la perdre» (2). Les Livres saints, la tradition, l'usage l'obligent à parler ainsi, mais non pas les retours douloureux, anxieux que l'on pourrait croire. La tristesse du vrai pénitent est joie — nous le montrerons bientôt — et quant à la crainte, Pascal essaie bien, par devoir, de l'entretenir en lui, mais comme d'autres font l'espérance ! (3) Sa crainte est joie, elle aussi ; à peine conçue, elle s'abîme dans l'amour :

 

Dignior plagis quam osculis non timeo, quia amo (4).

 

Note en latin et qui, par conséquent, ne devait pas figurer dans son grand ouvrage ; note qui n'est vraie que pour lui. « Digne de coups bien plus que de caresses, il semble que je devrais craindre, et je ne crains pas, parce que j'aime ». — Vous aimez? A quoi bon, si par un malheureux sort, Dieu ne vous aime pas? — O lents à comprendre ! Il m'aime, puisque je l'aime. Le moyen de l'aimer, s'il ne m'aimait pas? Ce n'est ici du reste qu'une

 

(1) Pensées et opuscules, p. 573.

(2) Ib., p. 22!.

(3) Dans cet exercice de la vertu de crainte, il y aurait, si j'ose dire, une sorte de Iusus pedagogicus et très pascalien. Il ne s'agirait pas de s'entraîner à craindre vraiment, mais de se mettre dans l'attitude de la crainte, en vue de s'entraîner non pas à la crainte même, mais à une vertu voisine, l'humilité. « Les élus mêmes sont quelquefois laissés pour leur apprendre la crainte et l'humilité. » (Jovy, Pascal inédit, cité par Strowski, on. cit., III, p. 167). Entendez : pour leur apprendre, par cet essai ou ce jeu de crainte, l'humilité.

(4) Pensées et opuscules, p. 573.

 

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première impression, mais que ce qui nous reste à dire confirmera, je l'espère.

 
§ 2. — Le « signe « donné à Pascal et la « consolation » sensible.

 

Qu'il soit aimé et que, par suite, il aime, comment le sait-il? J'ai retardé jusqu'à maintenant cette question cruciale, pour que, d'elle-même, et de plus en plus impérieuse, aiguë, lancinante, elle assiégeât l'esprit du lecteur. Et aussi pour l'isoler, pour nous réserver le moyen de l'aborder, autant que faire se peut, toute nue. Car c'est ici le problème fondamental ; si nous arrivions à le résoudre, nous tiendrions, me semble-t-il, la clef de Pascal. Du moins aurions-nous saisi la nuance presque imperceptible qui distingua longtemps sa prière de la nôtre.

La réponse est encore dans le Mystère de Jésus, et d'autant plus solennelle que Pascal se la fait donner du ciel. Ne nous lassons pas de creuser ce texte, révélateur entre tous.

 

—         Si tu connaissais tes péchés, tu perdrais coeur.

—         Je le perdrai donc, Seigneur, car je crois leur malice sur votre assurance.

—         Non, car moi par qui tu l'apprends, t'en peux guérir et CE QUE JE TE LE DIS EST UN SIGNE QUE JE TE VEUX GUÉRIR... IL TE SERA DIT : « Vois les péchés qui te sont remis » (1).

 

Entendez : cela te sera dit après chacun des péchés que, fatalement, tu dois encore commettre. Faute de quoi, Pascal n'aurait, tôt ou tard, qu'à perdre coeur.

On lui donne donc un « signe », et qui lui est propre, qui n'est pas donné à tous. Nous, en effet, nous n'avons pas reçu de signe particulier. Au reste nous n'en demandons pas, en dehors du signe universel qui a été arboré sur le Calvaire : Jésus mort pour tous les hommes. La foi nous suffit. Nos autem credidimus charitati; nous croyons, nous

 

(1) Pensées et opuscules, pp. 576, 577.

 

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nous abandonnons à l'amour, avec une confiance, égale après tout sans doute à celle de Pascal, ruais qui ne s'appuie pas aux mêmes raisons. L'expérience personnelle que nous pourrions faire de la bonté de Dieu ajouterait sans doute à la douceur, mais non pas à la solidité de cette foi. Il n'est pas dit à chacun de nous : e Vois les péchés qui te sont remis a, mais à tous indistinctement : « Vois ces gouttes de sang versées pour tous les pécheurs, assez nombreuses, assez efficaces pour laver tous les péchés:

 

Mite corpus peloratur,

Sanguis, unda profluit,

Terra, pontas, astra, mundus

Quo lavantur flumine.

 

Et cela, qui nous le dit ? Le catéchisme, nos livres d'Heures, l'Eglise enfin, et non pas immédiatement Jésus lui-même. Nul « signe » pour nous, au sens naturel de ce mot. Pascal, au contraire : le signe qu'on lui promet est aussi nettement spécifié que possible, il ne s'adresse qu'au seul Pascal. Si l'on n'admet pas cette exégèse, le texte auguste qui nous occupe n'a plus d'intérêt, plus même de sens. Jésus ne renvoie pas son interlocuteur à l'Evangile ou aux prières de la liturgie, mais à une parole particulière, directe : « Ce que je te le dis. » Qu'avec cela Pascal ait pris pour un signe ce qui n'en est peut-être pas un, c'est une autre question et à laquelle nous devrons revenir; mais qu'il ait cru recevoir un signe, mais que, pour l'avenir, il ait compté sur de nouveaux signes, comment en douter ? «  Il te sera dit. »

S'agit-il d'une parole au sens propre, de quelque révélation ? Je ne le crois pas. L'instinct catholique si profond chez lui, malgré tout, le sauvera d'un illuminisme total. Ni vision, ni voix entendue. A la vérité, Dieu lui « parle » et le « conseille souvent» (1), mais sans frapper son oreille. Simplement il se « fait sentir » à lui, comme présent au-dedans

 

(1) Pensées et opuscules, p. 578.

 

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de lui, mais d'une telle manière et si douce, que cette présence même vaut, signifie pour lui les assurances les plus explicites d'amour, de miséricorde, de pardon (1). Rien de miraculeux, rien même de rare. D'innombrables chrétiens ont fait et font encore chaque jour une expérience toute pareille ; ils ne l'interprètent pas toutefois comme Pascal. Il y voit un « signe, » et nous n'y voyons qu'une grâce, très précieuse certes, mais qui ne prouve pas que nos péchés nous soient remis, mais qui prouve encore moins que nos péchés futurs doivent finalement nous être remis (2).

Pris en soi et indépendamment de telle valeur spéciale

 

(1) Et c'est là, du reste, si je ne me trompe, le « témoignage du Saint-Esprit n sur lequel les méthodistes, et Calvin lui-même, fondent l'assurance du salut. Ni Wesley, ni Calvin ne font appel à une révélation proprement dite. Cf. plusieurs textes de Calvin cités par M. H. Bois, op. cit., pp. 69o, 691, celui-ci entre autres : « La vraie persuasion que les fidèles ont... de leur salut... ne procède point du sens de la chair ni des raisons humaines ou philosophales, mais du sceau du Saint-Esprit qui rend leurs consciences tellement assurées qu'ils n'en sont plus en doute. » On nous renvoie donc à un phénomène subjectif, à une impression qui ne peut être en somme que le « sentiment » dont parle Pascal.

(2) Les auteurs les plus orthodoxes admettent bien certains a signes de prédestination », mais tellement généraux et conditionnés que leur valeur de signe se réduit à presque rien. Ainsi le P. Saint-Jure, paraphrasant saint Bernard : Qui peut dire : Je suis des élus ; je suis prédestiné à la vie... ? A la vérité, nous n'avons point d'assurance de cela, mais pourtant l'espérance nous comble et nous fortifie, de peur que l'incertitude d'une chose si importante ne nous accable tout à fait. Pour cette raison, Dieu nous a donné certains signes qui rendent ce grand point de la prédestination si assure que l'on ne peut douter, parlant moralement, que celui ne soit du nombre des prédestinés en qui ces signes se trouvent et demeurent constamment. Data sunt signa quaedam et indicia manifesta salutis, ut indubitabile sit eam esse de numero electorum, in quo ea signa permanserint. Or, entre tous (ces signes) celui de l’amour de N.-S. est le plus grand. » De la connaissance et de l'amour da Fils de Dieu... par le R. P. J.-B. Saint-Jure, Paris, 1633, I, pp. 238. 239. Qui ne voit qu'un tel signe : a) n'est pas offert à tel chrétien déterminé, mais à tous ; b) qu'il dépend de nous et d'une longue suite d'actes (permanserint), et que, par suite, il perd sa valeur de signe. Dans le Mystère de Jésus, il n'est pas dit à Pascal : « Si tu m'aimes jusqu'au bout et sérieusement tu seras sauvé. » Eh! qui douterait de cela ? Mais bien plutôt : « Tu m'aimeras jusqu'au bout, tu mourras dans cet amour, tu seras sauvé. » Sur ce point, nous avons d'un côté l'enseignement traditionnel que vient d'exposer le R. P. Saint-Jure; de l'autre, la théorie calviniste, en germe déjà et plus qu'en germe chez Luther, mais clairement exploitée par Calvin. Pascal oscillerait entre les deux. Sur la certitude du salut chez les premiers protestants, Cf. Denifle-Paquier, op. cit., Paris, 1916, III, pp. 4o, 41 ; 42o-468.

On pourrait nous objecter sainte Monique, pour qui telle consolation divine, plus ou moins semblable à celles de Pascal, était un signe. « Elle me disait, rapporte saint Augustin, qu'elle reconnaissait la différence qu'il y avait entre les révélations qu'elle recevait de Dieu et ses songes, parle moyen d'une certaine saveur intérieure — nescio quo sapore — que son âme goûtait et qu'elle ne pouvait expliquer. » Confessions, VI, 13. Ce qui veut dire : il y a des douceurs sensibles dans la prière qui nous viennent de la grâce ; d'autres qui ne sont que des illusions. Comment les distinguer les unes des autres? Monique répond : « A un je ne sais quoi, à une saveur spéciale que je trouve dans les premières seules. » Celles-ci seraient donc comme le signe d'elles-mêmes. Or, Pascal ne se pose pas du tout la même question. Les consolations ou paroles intérieures qu il a lieu, par ailleurs, de croire célestes (il ne nous dit pas à quelles enseignes) lui sont un signe, non plus d'elles-mêmes et de leur origine sainte, mais de son propre salut.

 

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qu'on lui accorde ou qu'on lui refuse, le « signe » de Pascal serait tout simplement ce que les auteurs spirituels appellent « dévotion sensible » ou « consolation » (1).

 

J'appelle consolation, enseigne saint Ignace dans ses Exercices, ce mouvement qui se forme à l'intérieur de l'âme et qui l'enflamme d'un tel amour pour son Créateur et Seigneur, que, de toutes les créatures qui se trouvent sur la face de la terre, elle n'en peut plus aimer une seule que pour lui. Consolation encore, ces larmes d'amour que fait jaillir (en espagnol : lança) soit le regret des péchés passés, soit le souvenir de la Passion de Jésus, soit tout autre objet directement ordonné au service et à la gloire de Dieu. Consolation enfin, tout accroissement d'espérance, de foi et de charité, comme aussi toute joie intime qui, renouvelant dans une âme la pensée et le goût des choses célestes, l'accoise et la pacifie dans son Créateur et Seigneur.

 

L'état contraire, celui oit le signe est refusé, comme dirait Pascal, nos auteurs le nomment sécheresse ou désolation spirituelle.

 

Ce ne sont plus alors, reprend saint Ignace, que ténèbres, qu'angoisses. Rien ne remue l'âme que l'attrait des plus viles choses d'ici-bas; en proie à mille inquiétudes, balloté et tenté de mille manières, l'homme est tout près de perdre coeur; tout abattu, tiède, inerte, il se voit comme séparé de son Créateur et Seigneur (2).

 

Les consolations spirituelles, écrit un des maîtres de

 

(1) Sainte Thérèse les appelle « contentements », los contentos. Les théologiens, Suarez entre autres, « dévotion accidentelle », et cette dénomination en dit long. Cf. M. Saudreau, Les degrés de la vie spirituelle. Paris, 1912, I, pp. 245, 246.

(2) Exercices spirituels, règles 3 et 4 pour le discernement des esprits.

 

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la spiritualité contemporaine, M. Saudreau, a supposent bien, il est vrai, comme les émotions esthétiques,... l'action des facultés spirituelles ; mais la part qu'y prennent les facultés sensibles est si grande, l'âme est si vivement impressionnée par les joies qui envahissent l'appétit sensitif, que, dans le lamage ordinaire, l'on passe sous silence le rôle joué par l'intelligence et la volonté, et l'on appelle ces ph nom<'nes les opérations sensibles de la grâce. Telles sont les émotions produites, soit par des représentations imaginatives de choses saintes, comme la naissance, la passion (l'agonie) de Notre-Seigneur, le ciel, le jugement ; soit par des objets ou faits extérieurs, comme cérémonies, manifestations éclatantes du culte, chants, images, tableaux » (1), soit encore, et non moins souvent, par la lecture d'un beau livre, par la conversation d'un saint ou par l'éloquence d'un missionnaire. «Nous avons vu, dit le P. Yves de Paris, quelques personnes religieuses qui, toutes les fois qu'elles entraient en l'église, étaient surprises d'une sainte horreur et se trouvaient comme éblouies de lumière, dans une certaine suspension qui leur était le présage des grâces plus grandes qu'elles allaient recevoir » (2). C'est là un exemple entre mille, de ces opérations mystérieuses, dans lesquelles l'action divine s'ajuste, avec une admirable dextérité, au tempérament, à la formation, aux dispositions acquises ale ceux qu'elle veut charmer, ravissant M. de Meaux par un clair de lune ; — « Je me suis levé cette nuit avec David...» — Huysmans, par une toile flamande; la foule, par une musique barbare. Peu importent les intermédiaires, pourvu que le coeur touché reconnaisse la présence de Dieu. « Ex motu cordis, chante saint Bernard, intellexi praesentiam Dei (3). Car tout se ramène à ce point, nul spirituel

 

(1) Saudreau, op. cit., p. 246.

(2) La conduite des religieux, Rennes, 1653, p. 276.

(3) Sermon 57, in Cant. Cf. Saint-Jure, l'Homme spirituel, Paris, 1901, I, 268.

 

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ne mettant en doute que la vraie consolation ne soit une visite et une grâce de Dieu (1).

« Dans sa miséricorde infinie, écrit à ce sujet un des grands mystiques du XIXe siècle, Dieu prend l'âme selon la faiblesse de sa nature, et par le côté où elle est attirée à lui. Elle est toute répandue dans les sens et, habituée à recevoir ses impressions par les sens, à juger, à aimer et à agir par les sens, elle ne vit (en quelque manière) que par les sens. La voyant dans cet état et voulant l'attirer à une vie de sainteté, la grâce divine opère nécessairement sur ses sens intérieurs, lui fait percevoir Dieu

par le secours de l'imagination, impressionne les sens (l'appétit sensitif) et donne à l'âme une impulsion sensible vers Dieu. Autant la jouissance est grande, autant le mouvement passionné qui tend vers cette jouissance est violent. » Et le même écrivain, s'exprimant, sans qu'il s'en doute, comme Pascal dans l'écrit sur la conversion du pécheur :

 

Dieu dispose les facultés sensibles à se prêter à des vues de miséricorde par la douceur, les jouissances et les contentements. Les facultés affamées et pleines des ordures des créatures, commencent à voir que c'est en Dieu que réside leur véritable bien. Elles commencent à rompre avec les créatures et prennent l'habitude d'aller à Dieu. Cela les purifie des désirs grossiers de se satisfaire dans les créatures; elle- sont contentes, elles jouissent de Dieu : elles aiment à ne jouir que de lui (2).

 

Et cela parait tellement dans l'ordre, que l'âme pieuse demande, réclame naïvement cette pâture de joie. « Seigneur Jésus-Christ, s'écrie le vieil auteur du Miroir de l'âme, qui, lui aussi, nous rappellera Pascal,

 

tu sais bien que je ne puis être sans plaisir : pauvre, indigent, j'en ai faim et j'en ai soif, tourne-toi vers moi dans ta piété;

 

(1) Une grâce actuelle, mais non pas la grâce tout court.

(2) V. P. Libermann, cité par M. Saudreau, op. cit., I, pp. 247, 248.

 

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de 1a table de tes parfaits, laisse tomber sur moi une miette de ta douceur, et une goutte vive du torrent de tes voluptés. Pour qu'ayant ainsi effleuré de telles délices, ce qui est de la chair me répugne et que je tourne le dos aux choses du dehors : pour que, réconforté et comblé de plaisir par toi, je m'élève au-dessus de moi-même et de toutes les créatures. Ceux-là, Seigneur, qui, pour l'amour de toi ont méprisé la gloire du siècle, ne voulant plus être glorifiés qu'en toi; ceux qui ont renoncé aux joies du monde, pour n'exulter qu'en toi ; ceux qui ont mortifié leur chair, pour se délecter en toi, tu ne les récompenserais pas à ton heure, en les comblant de consolations spirituelles? C'est impossible, car le Prophète a dit : « Selon la multitude de mes douleurs, tes consolations ont réjoui mon âme ». Quoi encore ? Comment le goût de l'âme, ainsi purifié de l'infection des voluptés charnelles, ne s'ouvrirait-il pas de lui-même aux saveurs infinies que la contemplation lui présente ? Quoi encore? Se figure-t-on les facultés spirituelles de l'âme plus paresseuses au plaisir que les facultés sensitives et animales ? (1)

 

Putas ne virs animae spirituales pigriores in delectando quam... animales?... Saisissante et profonde philosophie, sur laquelle nos spirituels les plus austères, les plus pratiques, n'ont pas craint de se régler. Ces facultés spirituelles, non moins capables de plaisir, non moins avides que les autres, nous devons empêcher que leur pointe s'émousse, et pour cela les exercer à se satisfaire. C'est là un des

articles essentiels de l'ascèse minutieuse que prescrit saint Ignace dans les Exercices. Le retraitant demande-t-il si, pendant l'oraison, il lui faut rester à genoux, debout, assis, prosterné : on lui répond de s'en tenir à l'attitude qui l'aura le plus aidé à obtenir ce qu'il veut, — id quod volo, — à savoir : les consolations, les larmes et le reste. Ainsi pour les heures de sommeil, pour la quantité de pourriture. Pas de consigne universelle. A chacun de fixer, après quelques tâtonnements, le régime qui assurera la

 

(1) Speculum anime sen soliloquium Heinrici de Hassia, cap. 8. Ce précieux opuscule de 15o, a été republié intégralement par le R. P. Watrigant dans la Collection de la bibliothèque des Exercices de saint Ignace, n° 9 (1907).

 

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réalisation de son désir, id quod desiderat, ut lacrymas, consolationes. Si, dans telle des pensées qu'il avait à méditer il a trouvé « ce qu'il cherchait », qu'il ne se hâte pas de passer à un autre point, mais au contraire qu'il épuise, jusqu'à la dernière goutte, le plaisir céleste qui lui est offert. Ibi quiescam... donec mihi satisfaciam (1). On sait bien que saint Ignace se propose avant tout d'amener l'homme à se vaincre, à changer de vie, mais il n'en est pas moins vrai que cet insigne volontaire a placé les « consolations » parmi les objets qu'un chrétien doit vouloir et vouloir à l'espagnole : intendendo semper ad quaerendum id quod volo,... ut lacrymas, consolationes. Or, c'est bien là aussi ce que Pascal a constamment voulu et cherché. Quel que soit d'ailleurs, je le répète, le sens particulier qu'il accorde à ces faveurs célestes, la « consolation spirituelle » a été la grande affaire, la faim et la soif de sa vie (2).

 

(1) Quatrième et dixième additions. Ainsi encore pour la a répétition i, de tel exercice, on ira droit aux points « in quibus senserit quis aliquant cognitionem, consolationem, sel desolationem » (3e contemplation de la 2e semaine). Je n'ai pas besoin d'expliquer pourquoi saint Ignace conseille de revenir aussi aux points qui n'auraient, si j'ose dire, rien donné, pendant l'exercice qu'il s'agit de recommencer, desolationes. Il y a là une source de consolation possible qui, peut-être, finira par s'ouvrir.

(2) Pour le R. P. Poulain, la consolation spirituelle n'a rien de « difficile à comprendre ». Des grâces d'oraison, Paris, 1906, p. 12 ; le R. P. parle de l'oraison affective, mais cela revient au même. Comme je l'envie de comprendre sans peine a une visite de Dieu e, quelle qu'elle soit ! A moi, au contraire, tout parait obscur dans la moindre de ces expériences. Je laisse de côté les diverses activités naturelles auxquelles s'adaptent ou qu'utilisent les grâces de consolation. Leur jeu, pris en soi, est déjà très compliqué. Nul doute, par exemple, que, parmi ces activités, l'on ne doive ranger, et en belle place, l'émotion esthétique (Prière de Bossuet et, à l'autre perle, de Huysmans). Or, qu'est-ce, à proprement parler, qu'une émotion esthétique? Mais passons; lorsqu'on aura clairement défini l'éloquence lyrique des Elévations, surgira le vrai problème : de quelle manière la grâce de la dévotion a-t-elle été comme ajustée par Dieu à cette éloquence ? Quand et comment un plaisir d'ordre esthétique, un plaisir humain, est-il devenu divin ? L'assurance du R. P. tient du reste au curieux système que son livre nous présente : la consolation n'ayant rien pour lui, mais rien, ce qui s'appelle rien, de proprement mystique, n'a donc rien de mystérieux. Mais pourquoi ces cloisons que l'antiquité n'a pas connues? Ne serait-on pas beaucoup plus près de la vérité en voyant dans ces motions divines qui produisent l'expérience religieuse commune, en y voyant l'ébauche grossière et même le commencement de l'expérience proprement mystique ? Quoi qu'il en soit, la psychologie de la dévotion sensible mériterait d'être étudiée à fond par un spécialiste, lequel avouerait sans doute bientôt que le sujet n'est pas si facile.

 

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au moins, pendant la période critique où nous le prenons.

Il se peut que cette sensibilité religieuse, qui devait un jour tout dominer chez lui, soit restée à peu près dormante pendant les vingt-deux premières années de sa vie, et qu'il n'ait commencé à « sentir Dieu » qu'au moment de sa conversion, en 1646. Nous n'en savons rien, mais s'il en eût été autrement, si sa ferveur avait été aussi précoce que son génie scientifique, Mme Périer n'aurait pas manqué de nous le dire. Blaise n'a pas connu sa mère; son père était, semble-t-il, à cette époque du moins, plus croyant que religieux et plus religieux que dévot. Émerveillé des rares dispositions que l'enfant laissait voir, il aura surtout voulu faire de ce jeune prodige, un véritable savant, lui inspirant, du reste, « un très grand respect », mais peut-être un peu lointain, un peu froid, « pour la religion ». Il lui avait appris à distinguer rigoureusement entre le permis et le défendu en matière de spéculation : d'un côté, la «curiosité », la libre investigation des «choses naturelles », de l'autre, une foi aveugle et d' « enfant ». Consigne plus ou moins analogue à celle que Descartes s'imposait vers le même temps, très insuffisante d'ailleurs à la formation d'un «vrai chrétien »,mais qui n'aura pas peu contribué à sauver de l'ombre même du « libertinage », a cet esprit si grand, si vaste et si rempli de curiosités, qui cherchait avec tant de soin la cause et la raison de tout ». « Ces maximes — respect de la religion ; intangibilité de la foi — qui lui étaient souvent réitérées par un père pour qui il avait une très grande estime, et en qui il voyait une grande science accompagnée d'un raisonnement fort net et fort puissant, faisaient une si grande impression sur son esprit, que, quelque discours qu'il entendît faire aux libertins, il n'en était nullement ému » Mais peu de ferveur sensible. La croyance personnelle de Pascal ne doit rien à l'apologétique des Pensées; le jeune

 

(1) Pensées et opuscules, p. 11.

 

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géomètre a cru, et solidement, et pour toujours, avant de « sentir » ; il a connu avant d'aimer. Les grâces de sa première conversion vont lui révéler quelque chose de cet amour, dont l'absence ne l'avait pas encore fait souffrir; puis commencera pour lui une phase de sécheresse consciente et douloureuse, de e désolation », pendant laquelle, réalisant combien « il y a loin de la connaissance de Dieu à l'aimer », il cherchera, non pas à connaître, c'est chose faite, mais à aimer; enfin la e consolation » lui sera rendue. Id quod volo... « Joie, joie, pleurs de joie! »

Croire et ne pas sentir que l'on aime, ces dispositions du jeune Pascal sont fort communes. Après la première enfance, dont il faut laisser à Dieu les secrets, chez beau. coup, même très croyants, même pratiquants, le vrai sentiment religieux se dessine à peine. Dans la cité sainte, il y a bien des demeures, et de celle-ci, où Pascal semble avoir séjourné longtemps, les spirituels catholiques parlent avec une aimable indulgence. Avant la conversion de 1646 et après la rechute qui l'a suivie, si Pascal avait confessé au jésuite des Provinciales les e horribles attaches » qui lui donneront tant de remords pendant l'automne de 1654, le bon Père n'aurait pas levé les bras au ciel et il aurait eu raison. Avoir été « préservé, par une protection de Dieu particulière, de tous les vices de la jeunesse », n'est-ce donc rien? (1) Bref, nous le placerions parmi ces fidèles que nos auteurs jugent médiocres, mais non pas « bien coupables ». « Chrétiens moins favorisés, écrit M. Saudreau, à qui Dieu ne semble pas demander une grande perfection. Il peut se faire que, sans s'élever à la piété..., ils arrivent à un état satisfaisant, et qui n'est pas sans mérite ; leur foi est vive, leur résolution d'être fidèles à Dieu est sincère, toutefois leur amour demeure toujours faible, et leur esprit de renoncement bien impar

 

(2) Ib., p. 11. Il va sans dire que ces testes sont plus ou moins sujets à caution, mais nous n'avons que cela.

 

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fait. Souvent aussi, (et voici tout à fait pour nous) après être restés longtemps dans cet état, on les voit soudain prendre un généreux élan et marcher d'un pas ferme dans la voie du progrès. C'est en effet la conduite la plus ordinaire de la Providence, de laisser les âmes chrétiennes, pendant un temps plus ou moins long, dans cet état intermédiaire de demi-piété, de fidélité sans grande ardeur. » Cette période achevée, ils « semblent soudain touchés de la grâce ; ils prennent goût aux choses de la piété, ils éprouvent un attrait plus grand au service de Dieu; les exercices de la prière, la fréquentation des sacrements deviennent pour eux pleins de charme, leur esprit parait avoir reçu de nouvelles lumières, mais surtout, leur coeur attendri savoure bien mieux qu'auparavant les douceurs de la dévotion... Cette faveur de Dieu vient parfois sans que le fidèle ait rien fait de plus qu'à l'ordinaire; dans ce cas, c'est souvent à l'occasion de quelque événement extérieur que s'opère cet heureux changement: mission, carême, pèlerinage » (1). Dans le cas de Pascal, ce fut, comme l'on sait, la rencontre et l'entretien de deux gentilshommes normands, gagnés eux-mêmes à la dévotion par le fervent curé de Rouville, M. Guillebert (2). Que du reste ces messieurs aient vénéré Saint-Cyran, que les lectures par eux conseillées à leur converti aient empreint d'un certain jansénisme l'intelligence de Pascal, cela est vrai, mais n'intéresse pas encore l'analyse particulière qui présentement nous occupe (3). Ce qui a le plus impressionné Pascal, ce

 

(1) Saudreau. Op. cit., I, pp. 113, 114 ; pp. 236, 237. M. Saudreau ajoute : s D'autres fois, et plus souvent, croyons-nous, ce sera comme une récompense d'efforts un peu plus généreux que de coutume. » C'est là ce qui s'est produit au moment de la seconde conversion de Pascal. Pour la première, nous ne savons.

(2) Préjanséniste à la manière de Saint-Cyran, Guillebert sera de ceux — plus nombreux que l'on ne pense — qui n'approuvaient pas le développement sectaire du parti. Cf. l'Index du Port-Royal.

(3) Il ne mes emble pas juste de soutenir, avec M. Brunschwicg, que « tout le christianisme de Pascal est dans ces lectures de la première heure », qu'il fit alors sous l'influence de ces messieurs. « Dès 1646, continue M. B., Pascal connaît et adopte la foi dans laquelle il est mort » (Pensées et opuscules, p. 55). Laissons la mort; c'est là un autre problème. Mais Pascal n'aurait-il donc pas lu aussi, et dès cette heure, l'Evangile ? Au reste, des lectures auxquelles on fait allusion — fragments de l'Augustinus ; lettres de Saint-Cyran, etc. — comment prouvera-t-on qu'il n'ait retenu que les éléments jansénistes ? N'y a-t-il pas là bien des pages qui sont chrétiennes tout simplement et qu'aurait pu écrire n'importe quel écrivain orthodoxe ? On a bien vu que je ne cherchais pas à minimiser le jansénisme de Pascal, mais dire que, soit l'une, soit l'autre de ces deux conversions furent «jansénistes », cela me parait insoutenable, et, si j'ose dire, vide de sens. M. B. cite Sainte-Beuve : « On appelle conversion à Port-Royal ce qui semblerait un surcroît presque sans motif dans un christianisme moins intérieur » (Port-Royal, II, p. 12). Port-Royal aurait-il donc le monopole du christianisme intérieur ? Etienne Pascal et ses enfants, continue M. B., « avaient pris l'habitude de mettre la religion à part des affaires de ce monde, de la considérer comme un domaine séparé, en dehors duquel se trouvaient les sciences, les dignités, les plaisirs de la vie sociale. Or, ce que Saint-Cyran leur apprit, c'est qu'on ne fait, pas à la religion sa part, c'est qu'elle n'est rien, si elle n'est l'homme tout entier; qu'il ne suffit pas de la reconnaître avec son esprit, qu'il faut l'aimer dans son coeur, et surtout qu'il faut la pratiquer dans la moindre circonstance. » Béni soit M. de Saint-Cyran de leur avoir appris tant de bonnes choses ! Mais enfin, si on leur avait fait suivre les Exercices de saint Ignace, ou si on leur avait donné à méditer la Vie dévote, les écrits de Bérulle, ou encore l'Imitation, ou tout bonnement l’Evangile, n'y auraient-ils pas trouvé exactement la même leçon ?

 

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dont il a gardé le plus cher — et bientôt le plus navrant — souvenir, ce ne fut pas d'abord telle ou telle vue théorique sur la grâce, mais l'expérience même de la grâce. Pour la première fois peut-être, il avait eu de vifs « sentiments de Dieu », remplis a de suavités et de charmes ». Il s'était découvert une faculté nouvelle, le goût des choses célestes, faculté dont on nous disait tantôt qu'elle ne parait pas moins avide au plaisir que, dans leur ordre misérable, les appétits du vieil Adam. Expérience toujours émouvante, mais commune : « Lorsqu'on commence à se donner à Dieu, écrit le P. Grou, il nous traite d'abord avec beaucoup de douceur, pour nous gagner; il répand dans l'âme une paix, une joie ineffable ; il nous fait trouver du goût à la retraite, au recueillement, aux exercices de piété. Il nous facilite la pratique de la vertu; rien ne coûte, on se croit capable de tout » (1), et, si l'on est actif, conquérant, apôtre, si l'on est le jeune Pascal, on gagne à la dévotion toute une famille, on dit à Gilberte : « Renonce aux ajustements et aux parures du siècle » ; à Jacqueline :

 

(1) Cf. Saudreau, op. cit., I, pp. 237, 238.

 

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« Cesse de penser à ce beau mariage et ne vis plus que pour Dieu » (1).

Il y a loin toutefois de « sentir Dieu », à l'aimer effectivement. Ces divins plaisirs dont Pascal se montrera si avide, préludent bien d'ordinaire à la conversion  véritable, mais ils ne l'achèvent pas ; ils risquent même. parfois de la retarder, en nous faisant prendre le change sur nos dispositions profondes. II ne suffit pas de s'écrier, très sincèrement du reste et très ardemment : « Seigneur, je vous donne tout ». Pierre l'avait dit avant Pascal. Par où l'on pressent déjà ce que nos spirituels nous expliqueront mieux tout à l'heure, et ce que Port-Royal n'a jamais pleinement saisi, à savoir combien reste fragile et superficielle une conversion qui repose uniquement sur de grands a sentiments de Dieu ». Il se produit souvent en effet chez les nouveaux convertis une curieuse transposition et inconsciente : au zèle que la grâce avait d'abord, ou semblait avoir allumé, succède très vite une fièvre toute naturelle. On se croit encore entraîné par la première et l'on est déjà le jouet de la seconde. Pour avoir

 

(1) Du point de vue calviniste, cette première conversion de Pascal ne serait pas conversion, régénération véritable. Croyez-en un bon juge, l'insigne puritain Th. Goodwin : « I began to have some slighter workings of the Spirit of God, from the time I was six years old. I could weep for my sins... and had flashes of joy upon thoughts of the things of God (Vifs «sentiments de Dieu»)... This showed how far GOODNESS OF NATURE might go, as well in myself as others, to whom yet TRUE SANCTIFYING GRACE NEVER COMES. But this I thought was grace... (Au moment de ma première communion), I felt my heart cheered after a wonderful manner, thinking myself sure of heaven, and judging all these workings to be infallible tokens of God's love to me and of grace in me; all this while not considering that these were but more STRONG FITS OF NATURE'S WORKING. God hereby made way to advance the power of his grace the more in me, by shening me how far I might go and yet deceive myself, and making me show that grace is a thing surpassing the power of nature : and therefore he suffered me to fall away, not from these good motions, fer I could raise them when I would, but from the oractice of them; insomuch as then my heart began to suspect them as COUNTERFEIT». Th. Goodwin, op. cit., II, LIII. Comme on aurait voulu proposer ce beau texte aux réflexions de Pascal ! Je profite de cette occasion pour recommander aux théologiens et aux curieux de psychologie religieuse, les oeuvres complètes de ce Goodwin. Ils y trouveront de vrais trésors. Nous l'ignorons en France, et tout an plus savons-nous qu'il hit un des chapelains de Cromwell. Cf. Dr Alexander Whyte, Thirteen Appreciations, Edinburgh, s. d.

 

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tranché l'oreille de Malchus, Pierre se croit le soldat de Dieu ; Pascal, encore tout chaud de ses pieuses lectures, au lieu de commencer une vie de e renonciation totale et douce », ne songe qu'à réformer le prochain. Conversion manquée, et qui semble n'avoir attendri un instant le coeur que pour renouveler l'orgueil de l'esprit. Nous attendions un vrai pénitent ; nous n'avons qu'un inquisiteur laïque — race farouche — de plus. Il fait la police théologique du pays normand; il donne la chasse au F. Saint-Ange. « Il y a des commençants, écrit saint Jean de la Croix, que leur zèle inquiet fait tomber dans un (certain) genre de colère spirituelle ; ils s'emportent contre les fautes d'autrui ; ils observent le prochain et sont parfois saisis d'un impétueux désir de le reprendre avec indignation. Ils le font même quelquefois comme s'ils étaient la règle souveraine de la vertu » et de l'orthodoxie (1). Ainsi Pascal, et, par une suite quasi nécessaire, ce zèle de la chair et du sang, masqué en vertu, rendra, si l'on peut dire, leurs coudées franches à d'autres passions, lesquelles n'auront pas besoin de se déguiser pour le séduire : ce sera la simple curiosité scientifique, la recherche des commodités de la vie, l'ambition de primer.

Tiède, médiocre, incapable d'héroïsme; rien de plus. Telle devait être aussi la pensée de Jacqueline. Après l'avoir connu si fervent, puis si vite et. si complètement repris par le monde, elle aura d'abord quelque peine à prendre au sérieux la nouvelle exaltation dont elle sera témoin pendant l'automne de 1654. La confession qu'il me fit, écrira-t-elle, « me surprit autant qu'elle me donna de joie et dès lors je conçus des espérances que je n'avais jamais eues » et pas même peut-être dans les commencements de la première conversion. Elle avait désespéré, non de le voir quitter une existence criminelle, mais

 

(1) Cf. Saudreau, op. cit., I, p. 266.

 

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embrasser pour de bon une vie de recueillement et de sacrifice, à la manière de M. Lemaître. Il lui semble bien à ce coup que la grâce a touché sérieusement le coeur de son frère, mais que se promettre de cette sensibilité impétueuse et changeante ? « Voilà ce qu'il est à cette heure. Il n'y a que Dieu qui sache ce qu'il y aura un jour. » Si donc je m'aventure à vous mander ces belles, mais encore douteuses nouvelles, c'est « afin de vous obliger à prier Dieu » (1).

Il ne faut pas croire du reste que, pendant cette longue période, les divertissements que nous avons dits aient complètement paralysé la sensibilité religieuse de Pascal. Nous le savons par lui-même, a il fallait qu'il eût eu en ce temps-là d'horribles attaches, pour résister aux grâces que Dieu lui faisait et aux mouvements qu'il lui donnait » (2). Appels si pressants et si pleins de charmes que, lorsque enfin la voix de Dieu aura cessé de se faire entendre, Pascal ne tardera pas à réaliser douloureusement la vanité des autres plaisirs. Tant il est vrai que, de toute manière, comblé ou déçu, le besoin de a sentir Dieu » commande sa vie !

Nous avons peu de détails sur les années de dissipation qui suivirent cette conversion manquée (3). Il semble bien que Pascal ait goûté a avec transport... les choses périssables qui le charmaient », mais il semble aussi que ces choses, auxquelles a il s'abandonnait avec une pleine effusion de coeur », aient été simplement a fragiles et vaines », plutôt que mauvaises (4). « Horribles attaches », dira-t-il plus tard, mais un pénitent peut juger ainsi les bagatelles assez indifférentes dont la fascination l'a détourné de

 

(1) Pascal. G. E., IV, p. 62.

(2) Ib., p. 62.

(3) Pour constater l'obscurité (peut-être un peu voulue par les premiers biographes de Pascal) qui plane sur cette longue période, on fera bien de méditer les articles récents et si remarquables de M. Ch. Boudhors : Pascal et Méré (Rev. Hist. Litt., 1913.)

(4) Pensées et opuscules, p. 197.

 

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l'unique bien. Il est vrai. que Port Royal ne le connaît plus ; mais ce jardin fermé n'accueille que des saints authentiques. La Mère Angélique disait « qu'il n'y avait pas lieu d'attendre un miracle de grâce en une personne comme lui » (1), mais elle en aurait dit autant d'à peu près tous les jésuites, sans les menacer, pour cela, j'espère,  de l'impénitence finale.

En effet, après avoir essayé en vain d'oublier cette confuse détresse en s'abandonnant avec de nouveaux « transports » aux joies de la terre, il « commence à considérer comme un néant tout ce qui doit retourner dans le néant, le ciel, la terre, son esprit, son corps... les biens, la pauvreté,... l'honneur, l'ignominie »... Tout ce qui doit moins durer que son âme est incapable de satisfaire le désir de cette âme qui recherche sérieusement à s'établir dans une félicité aussi durable qu'elle-même. A quoi bon néanmoins ces graves pensées que la raison et la foi imposent à son esprit, mais qui ne parlent pas à son coeur? Cette « félicité durable » dont il avait eu autrefois des avant-goûts si délicieux, n'est plus désormais pour lui que la froide et lointaine conclusion d'un raisonnement. Il trouve a encore plus d'amertume dans les exercices de piété que dans les vanités du monde. D'une part, la présence des objets visibles le touche plus que l'espérance des invisibles, et de l'autre la solidité des invisibles le touche plus que la vanité des visibles. Et ainsi la présence des uns et la solidité des autres disputent son affection, et la vanité des uns et l'absence des autres excitent son aversion ». Où se prendre ? Les impossibles joies du ciel lui ont gâté celles de la terre ; il ne peut vivre sans plaisir, et tous les plaisirs lui échappent. a Confusion... désordre..., » désolation (2).

Nous n'inventons rien, nous écrivons, mot à mot, sous la dictée de Pascal lui-même, ou de Jacqueline :

 

(1) Strowski, op. cit., II, pp. 227, 228 ; III, p. 8.

(2) Pensées et opuscules, p. 197.

 

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Vers la fin de septembre dernier (1654) (1), il me vint voir, et à cette visite il s'ouvrit à moi d'une manière qui me fit pitié, en m'avouant qu'au milieu de ses occupations qui étaient grandes et parmi toutes les choses qui pouvaient contribuer à lui faire aimer le monde, et auxquelles on avait raison de le croire fort attaché, il était de telle sorte sollicité de quitter tout cela, et par une aversion extrême qu'il avait des folies et des amusements du monde, et par le reproche continuel que lui faisait sa conscience, qu'il se trouvait détaché de toutes choses, d'une telle manière qu'il ne l'avait jamais été...

 

Détaché! La grande grâce, et infiniment supérieure à toutes les consolations sensibles. L'Évangile demande-t-il davantage ? Abneget semetipsum, Le plus dur est fait. Pourquoi se plaindre? Il nous a déjà répondu, écoutons encore :

 

mais que d'ailleurs il était dans un si grand abandonnement du côté de Dieu, QU'IL NE SENTAIT AUCUN ATTRAIT DE CE COTÉ-LÀ...

 

Ne pas sentir, être abandonné, pour lui c'est tout un...

 

qu'il s'y portait néanmoins de tout son pouvoir, mais qu'il sentait bien que c'était plus sa raison et son propre esprit qui l'excitait à ce qu'il connaissait le meilleur, que non pas le mouvement de celui de Dieu (2).

 

Illusion; c'est bien la grâce qui le « sollicite » et non pas sa propre raison (3), mais une grâce à peine sensible,

 

(1) C’est la fameuse lettre à Gilberte. Remarquons en passant, que pour écrire cette lettre, Jacqueline a attendu le 25 janvier 1655. Manifestement elle n'osait pas d'abord croire à un tel « miracle ».

(2) « Dieu, pour purifier (l'âme), lui enlève, au moins par intervalles et pour un temps, les consolations sensibles. Les émotions suaves qu'elle éprouvait jadis au souvenir des vérités religieuses ou dans l'exercice des oeuvres de piété cessent alors de se faire sentir ; les considérations les plus frappantes laissent le coeur froid et comme impassible ; aux consolations ont succédé les aridités et un dégoût inexprimable et universel». Saudreau, op. cit., p. 275. S'il en va de la sorte pour les âmes ferventes, comment s'étonner qu'après six ans de dissipation, Pascal ne trouve plus maintenant qu' « amertume » dans sa prière ?

(3) Il dira lui oigne plus tard beaucoup plus exactement : « La première chose que Dieu inspire à l'âme qu'il daigne toucher véritablement est une connaissance et une vue tout extraordinaire par laquelle l'âme considère les choses et elle-même d'une façon toute nouvelle. » Pensées et opuscules, pp. 196, 197. De très vieilles vérités nous semblent nouvelles quand la grâce nous les fait sentir fortement.

 

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et que n'accompagnent pas ces émotions délicieuses, ces « charmes a, auxquels Pascal s'est habitué à donner la valeur d'un « signe». Pas de joies, pas de signe ; et pas de signe, pas de grâce. Il eût reculé peut-être devant ces formules ; telle est bien cependant sa pensée profonde, la philosophie vivante qui le possède, le désole et le paralyse (1)...

 

et que, dans le détachement de toutes choses où il se trouvait, s'il avait les mêmes sentiments de Dieu qu'autrefois, il se croyait en état de pouvoir tout entreprendre (2).

 

Ainsi au seuil de la conversion définitive, il attend, il mendie une grâce, non pas de force, mais de joie. Ou

 

(1) Il est vrai que dans l'Ecrit sur la conversion du pécheur, Pascal semble enseigner le contraire. Encore que l'âme, dit-il, « ne sente pas ces charmes dont Dieu récompense l'habitude dans la piété, elle comprend néanmoins que les créatures ne peuvent pas être plus aimables que le Créateur, et sa raison, aidée des lumières de la grâce, lui fait connaître qu'il n'y a rien de plus aimable que Dieu, et qu'il ne peut être ôté qu'à ceux qui le rejettent, puisque c'est le posséder que de le désirer. » Pensées et opuscules, p. 199. Tout le monde voit que ce texte ne s'accorde pas avec les confidences rapportées par Jacqueline. En septembre 1654, Pascal se plaint, non pas certes de ne pas « comprendre », mais, au contraire de comprendre, et pourtant de ne point « sentir », au lieu que, dans l'écrit sur la conversion du pécheur, il console ceux qui ne peuvent pas « sentir », et il leur dit qu'il suffit de connaître. Mais, a) L'authenticité de cet écrit n'est pas certaine. Je m'en suis bien servi dans mes analyses, mais seulement lorsque les paroles que je citais se trouvaient confirmées par des textes authentiques. b) Si l'écrit est de Pascal, il date vraisemblablement d'une époque postérieure à 1654, et, par conséquent, nous renseigne moins exactement que la lettre de Jacqueline sur les vrais sentiments de Pascal, à l'heure de la seconde conversion. c) Enfin et surtout, les deux textes sont moins différents l'un de l'autre qu'ils ne le paraissent d'abord. Pascal aura probablement rencontré un ou plusieurs convertis qui ne trouvaient aucune espèce de « charme » dans leur prière, et qui par suite doutaient de leur propre conversion. Il les encourage, il leur parle comme fait ou doit faire tout directeur catholique eu de pareils cas : il leur dit que la foi suffit, que « sentir » n'est pas nécessaire. Mais, à part lui, il n'arrive pas à réaliser ce douloureux état. Aussi la désolation qu'il essaie de décrire n'est-elle pas la désolation véritable, mais une expérience intermédiaire, crépusculaire, d'où le sentiment n'est pas tout à fait banni. Il parle de « componction », d'ardentes prières. Consolation réduite, mais consolation. Le converti qu'il nous montre a d'autres lumières que celles de la pure foi.

(2) G. E., IV, pp. 61, 52.

 

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plutôt, disons-le encore, force et joie, sentir et vouloir, pour lui, c'est presque une seule et même chose (1). Et combien qui lui ressemblent! Nous savons du reste que lui, du moins, il aura bientôt ce qu'il demande, et beaucoup plus encore : ce sera la joie débordante et surhumaine, la certitude extatique du 23 novembre 1654.

 
§ 3. — Le « signe » de feu.

 

I. Il paraît bien en effet que le seul juge compétent, Pascal lui-même, ait reconnu dans cette expérience une faveur extraordinaire du ciel, très supérieure à ces vifs sentiments de dévotion qui lui avaient été donnés autrefois et qu'il ne se consolait pas d'avoir perdus.

 

Car la manière dont Dieu cherche l'homme, lorsqu'il lui donne les faibles commencements de la foi, pour faire que l'homme lui crie dans la nuit de son égarement : Seigneur, cherchez votre serviteur, est bien différente de celle dont Dieu recherche l'homme quand il exauce cette prière, et qu'il le cherche pour se faire trouver (2).

 

Entre la douce chaleur de ces consolations commençantes et le e feue de la nuit de saint Clément, très certainement il a senti une différence profonde, qu'il n'avait pas du reste à spécifier. Il n'a écrit la courte page du Mémorial que pour lui seul, désireux de fixer le souvenir, non pas d'un éblouissement dont il se rappellerait toujours la surprise, mais des « certitudes » qu'avait fait naître en lui cette grâce, mais, et plus encore, des résolutions

 

(1) Et logiquement. En effet, « la volonté de Dieu est la cause de la volonté de l'homme». G. E., XI, p. tag, et ce qui revient au même la force de Dieu, force de l'homme. Or, Dieu nous communique sa force, il nous fait vouloir en nous faisant éprouver une délectation — ou joie — invincible. En effet, l'homme déchu « est maintenant esclave de la délectation; ce qui le délecte davantage l'attire infailliblement ». Ib., 226. On voit que je n'en impose pas à Pascal. L'unique artifice auquel j'ai recours, artifice exclusivement pédagogique, est de remplacer le nom de a délectation », par celui de a consolation spirituelle a, moins vague et plus familier. Ai-je besoin d'ajouter que, dans la pensée de Pascal, notre volonté, bien qu'infailliblement déterminée, reste libre ?

(2) G. E., XI, p. 168. Cf. le texte de Th. Goodwin cité plus haut, p. 349.

 

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qu'elle l'avait amené à prendre. Quant aux problèmes spéciaux que la curiosité moderne se pose à ce sujet, Pascal, s'il les avait prévus, aurait sans doute répondu qu'ils ne valaient pas une heure de peine, ajoutant avec le miraculé de l'Évangile : J'étais aveugle et je vois ; je ne sentais pas et je sens; que me faut-il et que vous faut-il davantage? Les curieux néanmoins ne se contentent pas de si peu et après tout ils ont peut-être raison. Hallucination, déclarent les uns; extase, disent plusieurs ; pour d'autres enfin à qui ces deux mots font également peur, simple crise de ferveur religieuse, semblable à celle qui nous vaudra plus tard le Mystère de Jésus, bien que plus intense peut-être (1). Ils n'ont que le tort, me semble-t-il, les uns et les autres, de simplifier à l'excès l'analyse d'un épisode aussi riche, de prendre la partie pour le tout, de traiter cette expérience comme un bloc homogène et indivisible. N'oublions pas en effet que celle-ci a duré « depuis environ dix heures et demie du soir jusques environ minuit et demi », soit deux heures, pendant lesquelles il est peu vraisemblable que Pascal ait gardé une

 

(1) « Je crois qu'il serait puéril, sans vigueur, et même sans franchise de contester qu'il y out là une vision. A d'autres de l'expliquer par des raisons naturelles ou surnaturelles. Le certain, c'est que les idées encore mal saisissables que Pascal portait en lui et qui le tourmentaient ont pris un corps et la vision a éclaté ». Maurice Barrès, l'Angoisse du Pascal, Paris, 1918, pp. 69, 7o. Il semble que, pour M. Barrès, l'angoisse à laquelle mit fin le ravissement du 23 novembre, serait surtout d'ordre intellectuel; le Mémorial serait « le bulletin de sa victoire sur les ténèbres » (p. 6o). a L'angoisse de Pascal, ce n'est pas la peur de l'enfer, comme l'a cru B. d'Aurevilly; ce n'est pas non plus la mélancolie d’Hamlet devant la tête de mort; et ce n'est pas davantage, le vertige d'un philosophe, qui se jette par désespoir dans la solution chrétienne. Pascal, c'est un esprit scientifique qui cherche la vérité totale, la vérité qui discipline le monde de l'âme et voudrait recevoir de l'univers une règle de vie, mais il constate l'impuissance de la science à nous livrer ce secret essentiel». Ib., pp. 31, 32). M. Barrès connaît trop Pascal pour lui prêter une inquiétude uniquement spéculative : « Vérité totale » ; « règle de vie », ou encore : « On n'entre dans la vérité que par l'amour et les mouvements du coeur » (p. 73). pe crois néanmoins qu'il fait encore trop de place à l'élément intellectuel. En novembre 1654, Pascal possède « une règle de vie » ; il n'a pas à a entrer dans la vérité» ou, pour mieux dire, il n'a pas à atteindre la vérité. Il ne sera pas plus « croyant » le 24 qu'il ne l'était le 22. Et sans doute, le ravissement du 23 lui apporte une « certitude » nouvelle, usais particulière et qui n'intéresse que lui : « Deum meum». Ne « sentant» plus Dieu, il craignait de l'avoir perdu : maintenant, il l'a retrouvé.

 

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seule et même attitude, active ou passive. Au lieu d'une expérience unique, n'y en aurait-il pas eu au moins trois, suffisamment distinctes, quoique solidaires en quelque façon; trois, et qui ont pu se répéter, s'enchevêtrer, sans néanmoins que l'on ait le droit de les confondre ? D'abord un ébranlement quelconque accompagné d'une hallucination de la vue ; ensuite, une grâce mystique, au sens propre du mot : Dieu sensible, non pas au coeur de chair, mais à la fine pointe de l'esprit, au centre de l'âme ; enfin, et à mesure que s'efface cette divine « touche », seraient venus les douceurs, les réflexions ardentes et abondantes, les « transports » affectueux, les « larmes » de la prière commune. Le Mémorial rappellerait d'un mot la première de ces expériences : Feu — une simple note suffisait; il ne dirait quasi rien de la seconde qui est ineffable ; il tracerait le rythme, il résumerait les impressions et résolutions de la troisième (1).

 

(1) Voici, à ce sujet, la théorie proposée par un savant religieux, le R. P. Dom. Pastourel, qui a longuement étudié le Ravissement de Pascal (Annales de phil. chrét., oct. 1910; février 1911). Pour faire court, je me permets de glisser entre crochets les difficultés que semblent soulever les affirmations du R. P. « Il faut différencier le ravissement de Pascal des visions prophétiques et, en général, de ces états mystiques, connus en théologie sous le nom d'extases, qui ont rempli, par exemple, l'existence de sainte Thérèse. [La théologie connaît d'autres états mystiques que l'extase. Ce n'est là du reste qu'une question de mots. Pour moi, je ne crois pas que ! Pascal ait eu, cette nuit-là, une extase proprement dite, mais simplement et, quelle qu'elle soit, une grâce d'ordre mystique.] On le doit d'abord à cause de la longueur de la crise; les extases de sainte Thérèse ne dépassaient guère une demi-heure. [Soit ; mais qui nous dit que, dans cette expérience de deux heures, la phase proprement mystique ait duré plus de quelques minutes?] Et puis, surtout, il n'y a pas eu chez Pascal aliénation des sens. On a décrit souvent l'immobilité de l'extatique, son insensibilité à tout ce qui n'est pas son rêve [curieuse expression]. Pascal n'eut rien de semblable : il put lire [?] et même écrire [?]. Et quand cela serait, il faudrait encore prouver que, de 10 heures et demie à 1s heures et demie, il put lire constamment et écrire. Qui le prouvera?] Et si ce n'est pas en ce moment même qu'il rédigea le .Mémorial, il a bien fallu qu'il en conservât un souvenir très précis, pour en faire une exposition aussi détaillée. [Comment prouverez-vous qu'il ait fait, dans le Mémorial, une exposition « détaillée » de toutes les phases de l'expérience ? Si, par exemple, comme il est vraisemblable, le mot s Feu » se rapporte à une de ces phases, estime-t-on que ce mot nous donne force détails ?] Les extases des mystiques sont en général extrêmement courtes ; elles consistent en un monoïdéisme, une intuition indivisible; le ravissement de Pascal, au contraire, est plutôt discursif, il est le déploiement d'une idée et d'un sentiment. [C'est toujours la même assomption. S'il y a eu ravissement ou grâce mystique, aussi longtemps qu'a duré cette grâce, il n'y a pas eu de travail discursif : celui-ci a suivi] (Annales de phil. chrét., oct. 1910, pp. 13, 14).

 

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On a cru trouver « dans l'histoire philosophique des équivalents à cette crise de Pascal ». « Chez Secrétan (par exemple) qui, dans une soirée d'hiver, sur la terrasse d'une vieille église, sentit entrer en lui, avec le rayon d'une étoile, l'intelligence de l'amour de Dieu ». Tel serait encore l'épisode, « qui ouvre le journal de Biran (et) qui décide sa vocation philosophique : « Les larmes étaient au bord de mes paupières. Combien de sentiments ravissants se sont succédé! Si je pouvais rendre cet état permanent, que manquerait-il à mon bonheur » (1)? Oui, sans aucun doute, mais, puisque le Dieu du Mémorial n'est pas celui des « philosophes et des savants », ne vaut-il pas mieux illustrer le ravissement de Pascal en le comparant à des expériences plus simplement et plus explicitement chrétiennes (2) ?

 

(1) Dom Pastourel, op. cit., pp. 13, 14.

(2) Bien que, dans le récit auquel nous faisons allusion, Secrétan s'en tienne au langage habituel des philosophes, son Dieu est néanmoins le Dieu des chrétiens, et son expérience, toute chrétienne. Voici d'ailleurs cette belle page. On aura bientôt vu que l'histoire qu'elle nous présente. ressemble étrangement par certains côtés à celle de Pascal : « Dieu veut le bien; par conséquent, il veut notre bien, il nous aime.., je sais qu'il est parce que je sais que j'en suis aimé : je ne subsiste que par son amour [Pascal n'aurait pas écrit cela, du moins en 1654, il aurait écrit : « Je savais bien déjà qu'il est, et que je ne subsiste que par sa puissance, et qu'il aime un certain nombre d'hommes : pénible certitude, aussi longtemps qu'il ne m'a pas fait sentir qu'il n'aimait moi-même. Or, il me l'a fait sentir cette nuit... On remarquera que Secrétan emploie indifféremment le je et le nous]. Dans une soirée d'hiver... je sentis entrer en moi, avec le rayon d'une étoile [peut-être le feu de Pascal], l'intelligence de cet amour [mais, semble t-il, universel : Dieu est bonté. En sentant qu'il m'aime, je sens qu'il nous aime tous]. Il y a bien cinquante ans de cela. je rentrai chez moi avec quelque hâte, j'essayai de me concentrer et d'adorer. Pressé de traduire l'impression reçue en pensées distinctes [C'est la troisième phase, dont nous parlions plus haut : ces deux mots semblent bien indiquer le caractère exceptionnel et mystique de l'expérience centrale, quelque chose d'analogue à la seconde phase de la nuit de Pascal, au ravissement proprement dit], j'écrivis avec une impétuosité que j'ignorais, et qui n'est jamais revenue. [Ceci encore montre le caractère exceptionnel de cette expérience : elle a été immédiatement suivie d'une activité discursive et sensible tout à fait intense]. Je m'efforçai de graver l’ÉCLAIR en des pages que je n'ai jamais relues. [Écrire est pour plusieurs, à de tels moments, un impétueux et irrésistible besoin. Ainsi le P. Surin, Mme Guyon et tant d'autres. Il se peut que Pascal ait obéi à une impulsion analogue.] Depuis ce moment... les motifs de nier ont passé sur mon âme, j'ai vu les difficultés se dresser l'une sur l'autre, j'ai compris que je n'avais réponse à rien, mais je n'ai jamais douté. L'ÉVIDENCE DU CONTACT PRÉVAUT SUR TOUS LES RAISONNEMENTS. » Secrétan cité par W. James. L'expérience religieuse, trad. Abauzit, Paris, igo8, pp. 56, 57. « L'ÉVIDENCE DU CONTACT », c'est exactement et plus explicitement la « Certitude » du Mémorial. Mais le doute, que cette même évidence supprime tout à fait n'est pas le même chez Pascal et chez Secrétan. Pascal a la certitude que Dieu l'aime, et d'un amour de prédilection; la quasi-certitude de son propre salut. Secrétan, la certitude que Dieu est, et qu'il est bon. Et comme le Dieu avec lequel il vient de prendre un tel contact est aussi le « Dieu de Jésus-Christ », Secrétan, fort de l'évidence de ce contact, ne doutera plus jamais, ni du Dieu créateur ni du Dieu rédempteur.

Autre différence entre Pascal et Secrétan : avant l'expérience, le premier n'a aucun doute sur l'existence de Dieu, tandis que la foi du second était moins entière. Il avait trouvé quelque force « aux motifs de nier ». On aura de plus remarqué que Secrétan n'a jamais relu les pages dont il nous parle. Elles n'étaient pas pour lui un memento. Le parchemin plié de Pascal a est avant tout un Mémorial, écrit à ce sujet Dom Pastourel, mais on conviendra que le meilleur moyen de garder une chose « présente à ses yeux et à son esprit », n'est pas de la coudre dans son pourpoint; il serait plus simple et plus sûr de l'attacher à un objet usuel, un livre de chevet, par exemple. Il est donc probable que pour Pascal, ce parchemin était autre chose. Condorcet l'a dénommé une amulette mystique. M. Maurice Barrès le nomme le talisman de Pascal. Il y a quelque chose de vrai dans cette théorie. Pascal, en portant sur lui le souvenir des plus grandes grâces qu'il ait revues, a cru en recevoir comme une protection. Il a dû attacher à ce parchemin autant d'importance que certaines personnes en mettent par exemple au port d'une médaille ou d'une relique » ( Annales de phil. chrét., févr., 1911, p. 509). Cela peut se rattacher aussi à ce que Nicole appelle a la pratique des Conventions », laquelle suppose « que pour multiplier les actes d'amour envers Dieu et des autres vertus..., il n'y a qu'à convenir avec Dieu que, toutes les fois qu'on fera quelques actions et quelques mouvements extérieurs, on lui marquera par là qu'on l'aime ou qu'on veut l'aimer... D'où l'on prétend conclure qu'en donnant cette signification à ses aspirations et a ses respirations, au battement de son coeur, à tous ses pas, Dieu qui entendra sans doute ces signes, les prendra tous pour des actes d'amour ». Nicole n'a pas de peine à démasquer l'illusion qui se glisse aisément sous de telles pratiques, alors assez en vogue, semble-t il. Néanmoins il ne les condamne pas absolument. « Il est remarqué dans la vie de quelques personnes de piété qui avaient de fâcheuses tentations contre la foi, qu'elles mettaient sur leur coeur une profession de foi qu'elles avaient écrite et qu'en la touchant seulement, elles prétendaient marquer à Dieu qu'elles y étaient véritablement attachées. Toute la religion est pleine de ces signes et l'on peut dire que toutes les cérémonies de l'Eglise, tous les habits des prêtres, des religieux sont de ce nombre. De sorte que, pour pratiquer cette dévotion, il vaut bien mieux se joindre avec l'Eglise et se servir des signes qu'elle a institués que d'en instituer de nouveaux. » Traité de la prière, Paris, 1724, II, pp. 44-46.

 

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Des deux que nous choisirons entre mille, la première me paraît symboliser admirablement l'idée catholique de la conversion. C'est l'histoire de sainte Gertrude passant d'une tiédeur relative à une vie sainte. Réduite à ses éléments

 

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essentiels, c'est aussi l'histoire d'à peu près toutes les conversions de ce genre qui s'opèrent chaque jour parmi nous. J'emprunte la seconde à ces documents d'origine calviniste ou méthodiste, que William James a imposés à l'attention des savants. C'est la conversion de Henry Affine, expérimentant soudain, au milieu de sa dissipation, l'amour que Dieu a pour lui. Le ravissement de Pascal tenant à la fois de ces deux expériences, nous indiquerons, chemin faisant, les traits principaux de ce double parallèle. Gertrude s'adresse au Seigneur :

 

J'étais sur la vingt-sixième année de mon âge,

 

Pascal, sur la trente et unième,

 

lorsque le lundi, vingt-cinquième janvier avant la fête de la Purification de votre chaste mère, dans cet heureux jour pour moi, à une heure assez favorable, après Complies, sur la fin du jour, Seigneur, vous qui êtes la vérité plus claire que toutes sortes de lumière, mais aussi plus cachée que tous les plus profonds secrets, ayant résolu de dissiper l'obscurité de mes ténèbres, vous commençâtes ma conversion d'une manière douce et obligeante, en apaisant le trouble que vous aviez excité dans mon coeur depuis plus d'un mois.

 

Beau prélude et qui respire déjà l'esprit catholique le plus pur. Bien que la grâce ne s'interdise pas absolument les coups de foudre, ici tout se fera « d'une manière douce et obligeante». Pas d'éblouissement, pas de « feu». Ceux des nôtres qui ont le droit de parler de la grâce, la comparent le plus souvent, non pas à l'éclair, mais à la rosée. La rosée est moins un « signe » que l'éclair. Mais, justement, nous ne demandons pas de signe. Dans les deux cas néanmoins, Gertrude et Pascal, l'expérience paraît moins soudaine que ne le sont en général les conversions méthodistes. Le Pascal des visites à Jacqueline est déjà un homme changé ; moins éclairé pourtant que Gertrude, il n'attribue pas à l'action directe de la grâce, le trouble qui le travaille. Autre différence : la détresse de Gertrude est

 

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plus morale, si l'on peut dire, que religieuse ; la pieuse moniale souffre de sa misère personnelle — « vaine gloire, curiosité, orgueil », dit-elle; — Pascal, du silence de Dieu; il se croirait de force à tout entreprendre, s'il avait seulement les mêmes consolations qu'autrefois.

 

Étant donc au milieu de notre dortoir... et m'étant abaissée par respect pour saluer une ancienne religieuse qui venait à moi, relevant la tète, je vous aperçus, mon très aimable Rédempteur, surpassant en beauté les enfants des hommes, et sous la forme d'un enfant de seize ans, rempli de modestie et de charmes, et capable d'arrêter tout au moins les yeux de mon corps par la clarté infinie de votre gloire, que vous aviez la bonté de proportionner à la faiblesse de ma nature.

 

Toujours pas de « feu». Très certainement la rencontre de Pascal avec le « Dieu de Jésus-Christ », fut plus saisissante. Elle présente un je ne sais quoi de plus miraculeux, de plus imprévu. Il est vrai que Gertrude semble parler d'une vision, au sens technique du mot; mais une vision toute simple en quelque sorte, et tout à fait dans la logique des promesses de l'Evangile . « Ce que vous ferez à n'importe qui des miens, c'est à moi que vous le faites». Comme sa règle le lui commande, elle vient de s'incliner avec respect devant une religieuse plus ancienne, qui lui représente Jésus-Christ même; sa vision n'est qu'une réalisation très vive de ce qu'elle croit. Et c'est ainsi, je le répète, que cette scène merveilleuse se déroule dans une atmosphère toute morale : comme préparation lointaine, un mois de remords ; comme prélude immédiat, un acte d'humilité et de charité. Ainsi pour ce qui va suivre, « salut » est synonyme de e sanctification »; chez Pascal au contraire et, à plus forte raison, chez le méthodiste, « salut », ou tout autre mot semblable, signifie e sentiment de Dieu », appréhension vive de la grâce régénérante.

 

Et vous étant arrêté devant moi, vous me dites ces paroles

 

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pleines de douceur et de tendresse : « Votre salut viendra bientôt, pourquoi vous laissez-vous sécher de tristesse ?Est-ce que vous n'êtes plus capable de conseil, de vous être ainsi laissé changer à la douleur ? » Après que vous eûtes dit ces choses, quoique que je susse que mon corps était présent au lieu où j'ai dit (le dortoir), il me sembla néanmoins que j'étais au choeur, dans l'endroit même où j'ai accoutumé de faire mes prières avec tant de tiédeur.

 

La préoccupation morale, même à ce moment, ne la quitte pas.

 

Et ce fut là que j'entendis ces paroles : «Je vous sauverai (sanctifierai), je vous délivrerai (de vos imperfections), n'ayez point de crainte. » Et après les avoir entendues, je vis que vous mettiez votre main droite dans la mienne, comme pour ratifier votre promesse.

Vous poursuivîtes encore en ces termes : « Avec mes ennemis, vous avez léché la terre, vous avez sucé le miel parmi les épines ; enfin revenez à moi, je vous recevrai, je vous enivrerai du torrent de mes délices célestes». A ces paroles, je sentis en moi-même mon Aune toute émue, et m'efforçant de m'approcher de vous, ouvrant les yeux, je vis entre vous et moi — j'entends depuis votre main droite jusqu'à ma main gauche — une haie d'une si prodigieuse longueur que je n'y voyais point de fin, ni devant, ni derrière moi, et le haut m'en paraissait si fort hérissé d'épines, que je ne trouvais aucun passage pour vous rejoindre... Ensuite je m'arrêtai pour gémir de mes défauts et de mes crimes, qui étaient sans doute figurés par cette haie, qui nous séparait l'un de l'autre. Dans l'ardeur des désirs que j'avais pour vous, et... dans ma défaillance, ô Père charitable des pauvres..., vous me prîtes par la main et me plaçâtes auprès de vous, à l'instant sans peine, en sorte que, jetant les yeux sur cette main précieuse que vous m'aviez donnée pour gage de vos promesses, je reconnus, ô doux Jésus, les traces glorieuses de ces plaies qui ont ruiné les prétentions de tous nos ennemis.

 

Nous avons des mystiques plus sublimes que sainte Gertrude, je n'en connais pas de plus saines. Rien chez elle de morbide, rien de romanesque. Aucune exaltation nerveuse, aucune de ces images que dictent la chair et le

 

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sang. Chez elle l'imagination elle-même, pourtant si active, la sensibilité, pourtant si vive, sont d'un pur esprit. Ses visions ne sont que la transposition pittoresque d'un acte de foi. Elle vient de chanter l'antienne de Complies : In manus tuas, Domine; voir ces mains, quoi de plus simple! Mais prenez garde qu'elle les a vues d'abord, sans ouvrir les yeux. A la fin seulement, elle distinguera, glorieuse, à peine visible, la trace des plaies. Remarquez aussi l'infinie délicatesse avec laquelle elle a traité, esquivé plutôt, ce qu'il y a de plus essentiel dans sa vision, le dénouement. Elle s'est arrêtée à peindre la longueur décourageante de cette haie, ces épines infranchissables. Puis, soudain, avec l'immobilité rapide d'un oiseau, elle se voit de l'autre côté de la haie; ou, pour mieux dire, soudain il n'y a plus de haie : « Vous me prîtes par la main et me plaçâtes près de vous, à l'instant, sans peine ». Si pure, si légère, le noli me tangere, s'il lui était dit à elle, n'aurait pas de sens.

 

Ce fut par ces commencements de votre vocation toute charitable, qu'éclairant et confondant l'esprit de présomption qui était en moi, vous me détachâtes puissamment, par une action intérieure, de l'amour des lettres et de toutes mes vanités ; de manière, Sauveur de mon âme, que je n'avais que du mépris pour toutes les choses étrangères qui m'abusaient, et dans lesquelles je cherchais auparavant une fausse satisfaction, et généralement pour tout ce qui n'était point Dieu. Et, Seigneur, le palais malade de mon âme commençait à n'avoir de goût que pour vous seul... Votre joug, qui me semblait si rude, lue sembla doux, et je trouvai léger un fardeau que je trouvais auparavant presque insupportable (1).

 

Comme tantôt sa désolation, son allégresse reste plus morale que religieuse, entendant par là que Gertrude se réjouit moins d'avoir senti la bonté de Dieu que d'avoir

 

(1) La vie et les révélations de sainte Gertrude... nouvellement traduites du latin en français par Dom Mère, religieux de la Congrégation de Saint-Maur... Paris, 5671 (Livre II, chap. I), pp. 8o-83.

 

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été portée par cette bonté à commencer une vie sainte. Dans la conversion du méthodiste et dans celle de Pascal, l'allégresse est plus religieuse que morale. Qu'on me permette une façon de parler ridicule, mais claire et commode: en quelque manière, c'est Dieu qui se convertit, plutôt que Pascal; Dieu qui change ses voies : il se taisait, maintenant il parle; insensible tantôt, maintenant sensible. Gertrude a bien reçu la même faveur céleste, mais sans l'avoir attendue avec une avidité passionnée, mais presque sans en être surprise. A cette expérience elle n'attache ni le même sens que Pascal, ni le même prix. Que demain son confesseur lui affirme qu'elle s'est trompée, qu'il aille jusqu'à la traiter de visionnaire, elle n'en demeurera pas moins décidée à porter joyeusement le joug léger du Seigneur. Vision véritable, ou simple imagination dévote, les théologiens discuteront ce détail; pour elle, il importe peu. Pour les deux autres, au contraire, qui ne sent qu'il y va de tout? La « certitude », la « joie de Pascal ne sont qu'illusion si Dieu lui-même n'a pas allumé le « feu » du Mémorial (1).

 

 

(1) En exaltant ainsi, comme plus catholique, plus excellente, plus saine, l'expérience — si peu « crise » — de Gertrude, je suis en opposition délibérée avec W. James : « On peut dire, écrit celui-ci, qu'en se développant dans le sens de la vie intérieure, le christianisme, a toujours insisté davantage sur cette crise salutaire. De Rome à Luther, puis à Calvin; du calvinisme à la religion de Wesley; du méthodisme enfin jusqu'au « libéralisme » pur, qu'il soit ou non du type de la mind-cure ; dans toutes ces formes diverses et successives du christianisme... nous pouvons marquer les progrès incessants vers l'idée d'un secours spirituel immédiat, dont l'individu désemparé FAIT L'EXPÉRIENCE, et qui ne dépend ni d'un appareil doctrinal ni de rites propitiatoires ». L'Expérience religieuse, p. 179. Or : a) Toutes les expériences dont il est ici question dépendent d'un appareil doctrinal. En effet, elles ont été déchaînées — c'est bien le mot — par la théologie de Luther. b). En elles-mêmes, elles ne témoignent pas d'un progrès dans la vie intérieure ; elles nous ramèneraient plutôt au vieux montanisme, « forme » heureusement dépassée du christianisme. c). Il y a eu progrès constant, mais dans un tout autre sens. Plus de vie intérieure, une dévotion plus vive à la personne du Christ, plus de mystiques, etc., etc. Mais entre l'expérience du mystique et celle du méthodiste, il y a de profondes différences. — Ou pense bien que je ne veux pas harceler le bon James. Comment parler de lui sans amitié? Mais enfin, il aurait bien avoué lui-même qu'il ne connaissait pas le catholicisme, « forme » néanmoins assez intéressante du christianisme. Bon gré mal gré, il reste fidèle à ses ancêtres, les Pilgrim fathers.

 

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Mort, il y a une centaine d'années, Henry Affine est un de ces innombrables « convertis » de langue anglaise qui nous ont raconté leurs « expériences ». J'ignore la secte particulière à laquelle il appartenait, mais ils se ressemblent tous. Je le choisis parce que W. James l'a déjà fait connaître à beaucoup de ceux qui me lisent, et parce que son « témoignage » tient en peu de mots.

Ni sceptique, ni débauché. Les fautes qu'il se reproche et dont la pensée l'obsède depuis quelques semaines, nous paraissent, à nous catholiques, et sont en effet très

vénielles. Nous le prenons à l'heure même où la crise de sa conversion va éclater.

 

Vers le coucher du soleil (26 mars 1775), j'errais dans les champs, en me lamentant sur mon état déplorable. Je me sentais perdu sans ressources... Je revins à la maison... Au moment où j'avais le pied sur le seuil, j'entendis ces mots, comme un son doux et subtil, mais puissant : « Tu as cherché, prié, travaillé à te corriger; tu as lu, écouté, médité ; as-tu fait ainsi ton salut? es-tu prêt pour le ciel, prêt à comparaître devant le tribunal équitable de Dieu?

 

N'oublions pas que pour lui les oeuvres ne signifient rien. Nous, catholiques, nous faisons notre salut, en priant, en nous corrigeant, et le reste. Luther a changé tout cela, préparant ainsi d'indicibles tortures à une foule de bonnes âmes, mais aussi d'indicibles joies à une foule d'autres. Que répondra le pauvre garçon à cette demande saugrenue, cruelle : « As tu fait ton salut? »

 

Cela me fit terriblement sentir mon état de péché.

 

Sainte Gertrude aussi commence par là. Toutefois, la ressemblance entre les deux cas n'est qu'apparente. Affine n'est pas accablé par le souvenir de ses fautes passées, mais par l'angoisse de ne pas sentir qu'une fois pour toutes l'état de grâce a succédé en lui à «l'état de péché ». Et voilà qui ressemblerait davantage à l'angoisse de Pascal, bien que la théologie de celui-ci, moins simpliste,

 

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moins contraire à la doctrine catholique, tende à émousser l'aiguillon de cette angoisse.

 

Je dus reconnaître que je n'avais pas avancé d'un pas et que j'étais aussi coupable, aussi condamné, aussi misérable que jamais.

 

Pour eux, en effet, il n'y a pas de plus ou de moins. On a beau remplir les devoirs essentiels, aussi longtemps que l'on ne s'est pas senti « régénéré » soudain par une sorte de coup d'état céleste, on ne diffère pas du pécheur le plus endurci.

Je m'écriai : « Je suis perdu, Seigneur, et si toi-même tu ne me découvres pas quelque moyen de salut dont je ne sais rien, je ne serai jamais sauvé... »

 

Qu'on me permette de l'arrêter une fois encore. Lui et nous catholiques, nous ne parlons pas la même langue. « Salut a ne signifie pas « sanctification », comme dans le récit de Gertrude, mais élection particulière, prédestination. Celle-ci ne dépendant pas de nous, il va de soi que nous en ignorons les « moyens ». Par où l'on voit que « moyen » n'est pas ici le mot propre; il faut dire « signe ».

 

Ces intuitions continuèrent jusqu'au moment où j'entrai dans la maison ; je m'assis plein de trouble et d'angoisse, comme un homme qui se noie; saisi par l'agonie, je me retournai brusquement et voyant sur une chaise un fragment d'une vieille bible, je m'en saisis et l'ouvris au hasard, et mes yeux tombèrent sur le Psaume 38.

 

Ici un premier coup de foudre :

 

C'était la première fois que m'apparaissait vraiment la Parole de Dieu ; elle s'empara de moi avec une telle puissance, qu'elle semblait pénétrer toute mon âme, comme si Dieu priait en moi, pour moi... Me servant des paroles du psaume : « Aide-moi, m'écriai-je, Rédempteur des âmes, sauve-moi, ou je suis à jamais perdu. Tu peux, cette nuit, si tel est ton plaisir, avec une goutte de ton sang racheter mes péchés, apaiser la colère

 

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de Dieu. » A l'instant précis ou je remettais tout entre ses mains, L'AMOUR RÉDEMPTEUR FIT IRRUPTION DANS MON AME, s'exprimant par maintes paroles de l'Écriture, avec une telle puissance que mon âme semblait fondre d'amour (1).

 

Je n'ai pas besoin de dire combien nous nous rapprochons ici du Mémorial :

 

Le fardeau de la condamnation du péché,

 

chez Pascal, le fardeau du silence de Dieu,

 

avait disparu..., mon coeur était doucement humilié, rempli de gratitude ; mon âme qui, peu d'instants avant, gémissant sous une montagne de douleur et de mort, criait à un Dieu inconnu,

 

Inconnu veut dire ici « insensible »,

 

prenait maintenant son essor... et s'écriait : « Mon Seigneur et mon Dieu ! Tu es mon rocher et ma forteresse..., ma vie..., ma joie. »

 

Au début de l'expérience, il avait vu, lui aussi, un certain « feu »

 

Levant les yeux, je vis la lumière, mais son aspect était différent,

 

sans doute, beaucoup plus éblouissante, beaucoup plus « signe » que d'abord.

 

Aussitôt le dessein de Dieu fut révélé... Rien de ce que  je vois de mes yeux n’est plus certain que l'oeuvre de ma conversion (2).

 

Joie et pleurs de joie. Il a senti qu'il était en état de grâce; il a connu l'amour d'élection que lui porte le Christ rédempteur, et la régénération accomplie en lui par cet amour. L'essentiel du drame intérieur auquel il vient

 

(1) Ce sont ici presque les mêmes termes que dans le récit de Secrétan.

(2) W. James, op. cit., pp. 183-185.

 

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d'assister passivement, se ramène pour lui à cette heureuse certitude, infuse soudain, imposée par Dieu lui-même. Peu à peu ces transports s'apaisent; à cette sorte d'extase succède une réaction d'ordre moral et pratique. Alline prend la résolution de prêcher l'Evangile et de se conduire désormais en prédestiné. Il finit donc comme Gertrude. Au reste, la vision de Gertrude et le ravissement d'Henry Alline nous échappent également. Ce que nous concevons et distinguons sans peine, ce sont les principes, formulés ou non, mais très actifs, qui les dirigent l'un et l'autre, ce sont les sentiments que font naître, chez l'un et chez l'autre, ces expériences mystérieuses : ici, conversion au sens catholique du mot; là, conversion au sens méthodiste. Celle de Pascal est entre les deux.

« Feu », un subtil pascalisant, Dom Pastourel, s'efforce d'atténuer la fulguration de ce mot. Une étoile filante ; même pas, une luciole ; tout au plus, un photisme à peine ébauché. Pourquoi ne pas éteindre aussi les « langues de feu a de la Pentecôte ? C'est d'ailleurs peine perdue. Nous ne pouvons naturellement pas décrire ce feu, mais que Pascal l'ait jugé tout à fait merveilleux et signe d'une grâce plus extraordinaire encore, cela me parait l'évidence même. II suffit, pour s'en convaincre, de regarder le Mémorial : ce petit mot écrit en lettres majuscules, seul, au milieu de la première ligne, commandant, illuminant, embrasant tout le parchemin. Ici manifestement, tout se tient : s'il n'y a plus de feu, il n'y a plus de certitude et s'il n'y a plus de certitude, il n'y a plus de joie.

Aussi bien ce feu, — lumière et chaleur — nous ne devons pas le distinguer des émotions affectives, des intuitions intellectuelles et des ébranlements intérieurs plus profonds peut-être, qui l'accompagnent. Il ne faut pas que les mots, fatalement distincts, du Mémorial nous égarent. « Feu » d'abord, puis « Dieu d'Abraham a, et le reste. Au premier moment, tout cela ne fait qu'un seul bloc, étincelant et brillant; qu'une seule et massive expérience :

 

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la majesté et l'amour de Dieu envahissant soudain la cellule de Pascal, enveloppant, assiégeant, remplissant Pascal lui-même; expérience plus ou moins analogue à celles dont nous parlent les Livres saints et les écrits des mystiques. Majestas Domini implevit domum — Et implebit splendoribus animant tuam — Ut implearis spiritu sanclo — Probasti cor meum et visitasti nocte. On entend bien dans quel esprit j'apporte ces textes sacrés : je tâche uniquement de décrire l'impression personnelle de Pascal. Celui-ci d'ailleurs, aussi longtemps que dureront ces minutes ineffables, n'est pas un « philosophe », pas un « savant». Il ne dit pas : tout feu a son foyer, et le foyer de ce feu qui présentement me pénètre, ire peut être que Dieu même. Moise a-t-il fait ce raisonnement, lorsque, «du milieu du buisson enflammé, Dieu lui apparut dans le feu » ? Non; tout l'être de Pascal a saisi d'une appréhension unique, immédiate, directe, le feu et le foyer; le signe et la chose signifiée; il a senti, au plus profond de lui-même, Dieu aimant et Pascal aimé; son coeur et sa chair ont tressailli au contact du Dieu vivant : cor meum et caro mea exultaverunt in Deum vivum. « Contact», mot de philosophe, mais combien pauvre, glacé, ridicule même; qui nous paraît plus clair et qui n'est que plus impropre. Pascal a mis : feu, parce que son Dieu, le Dieu d'Abraham... le Dieu de Jésus-Christ, est un feu consumant. Quia Dominus Deus tuus ignis consumens est; feu vivant et qui pénètre jusqu'aux régions inaccessibles où réside l'âme de l'âme , pertingens usque ad divisionem animae ac spiritus.

« Certitude », mot de savant, ou de méditatif, non plus de mystique. Pascal est sorti de la zone de l'extase, il entre dans celle de la dévotion ordinaire. Le ravissement proprement dit s'achève, au moins pour un temps; le « feu » décline et s'éteint ; il se rallumera peut-être et plus d'une fois avant « minuit et demi ». Ces textes qui se pressent dans la mémoire de Pascal, ces réflexions, ces raisonnements, ces bons propos, on voit bien que les

 

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diverses facultés, plus ou moins suspendues tantôt, ont retrouvé leur activité normale. Et, comme il arrive toujours en de pareils cas, l'ont retrouvée plus intense (1).

 

(1) Ainsi d'après nous, et comme nous l'avons indiqué en commençant, le Mémorial fixe le souvenir non pas d'une seule expérience, mais de deux, et très distinctes; je laisse l'hallucination qui n'a pas d'importance. Il y a eu d'abord une expérience proprement mystique ; puis, amorcée et stimulée par celle-ci, une méditation affective du même genre que le Mystère de Jésus. Pour mieux nous faire comprendre, appliquons cette distinction aux remarques formulées par le R. P. Petitot. Celui-ci trouve « difficile d'admettre avec M. Michaut » que, « dans une première entrevue », Pascal se soit a directement entretenu avec le Dieu vivant ». « Entretenu» n'est pas le mot propre, mais « directement » paraît excellent. Sans entrer dans des explications qu'il n'avait pas à donner, M. Michaut insinue que Pascal aura éprouvé quelque chose d'analogue « au sentiment de présence », à « l'union » dont parlent les mystiques. Dieu lui aura été plus immédiatement sensible que dans la prière commune. Telle est bien aussi mon impression. Manifestement, nous n'avons le droit de rien affirmer. Il ne s'agit ici que de vraisemblances. Nous disons simplement que la comparaison critique des deux textes nous invite à imaginer une différence profonde entre l'expérience que résume le Mémorial et celle que résume le Mystère de Jésus. Pour définir cette différence, suffit-il de dire que dans la première de ces expériences, il y a eu hallucination de la vue ? Il nous semble que non. Venons maintenant aux explications du R. P. Petitot : « La raison principale pour laquelle il semble qu'il n'y ait pas eu vision (ou expérience proprement mystique), c'est que nous ne voyons dans le Mémorial qu'une exaltation et comme une explosion désordonnée des pensées et des sentiments qui couvaient et fermentaient depuis longtemps dans l'âme de Pascal. » A quoi je réponds : Il n'y a dans le Mémorial qu'un seul mot — « Feu » — qui rappelle l'expérience mystique de celte nuit-là. L'explosion de pensées et de sentiments distincts a suivi cette expérience. Le R. P. veut-il s'appuyer sur ce fait, qu'après tout, la dite expérience n'a rien appris de bien nouveau à Pascal, puisque fermentaient déjà chez lui les idées et les sentiments qu'il traduira dans le Mémorial?Sans doute, mais on peut en dire autant de tous les mystiques. Leur grâce n'est pas d'enseignement, mais d'union; leur expérience n'est pas révélation doctrinale, mais contact (cf. L'Invasion mystique, pp. 592, 593). Il n'y a rien eu de nouveau que l'expérience elle-même, le fait contingent et personnel, Dieu sensible immédiatement au coeur de Pascal. Rendu à lui-même et au libre exercice de son activité intellectuelle, Pascal raisonnera sur ce fait et il en déduira une a certitude » tout à fait nouvelle, la même certitude qu'Henry Alline : « Je viens d'être régénéré; d'expérimenter l'état de grâce : expérimentation qui ne serait pas possible, si je n'étais pas du nombre des élus. » — C'est là du moins le raisonnement imperceptible, à peine conscient, que je lui prête ; mais quel qu'ait été l'objet précis de l'activité intellectuelle et sentimentale dont témoigne le Mémorial, cette activité, qui n'a rien de mystique, a commencé après le « Feu ».

« De plus, continue le R. P., une vision qui dura deux heures, et durant laquelle Pascal aurait conservé assez de liberté d'esprit pour penser à tout ce qu'il a écrit dans le Mémorial est presque inadmissible ». Mais bien entendu ; je dirai même que le « presque » est de trop. Une expérience mystique pendant laquelle on garderait une pareille activité d'esprit et de coeur, est une contradiction dans les termes, un cercle carré. Encore une fois, nous sue prétendons pas que la vision, en tant que telle, ait duré deux heures, Encore moins prétendons-nous que pendant cette « vision », Pascal ait pensé explicitement, didactico, humano more, à tout ce qui va l'occuper après la vision. Mais nous disons qu'après une expérience mystique — Feu — qui a duré ce qu'elle a duré, et dont la nature échappe tout à fait à qui n'a jamais eu d'expérience semblable, Pascal, rentrant dans les voies de la méditation ordinaire, a pensé et senti a ce qu'il a écrit dans le Mémorial ». Il va sans dire qu'on n'avait pas à lui demander, ces précisions et que vraisemblablement il eût été fort empêché de marquer le point où la lumière proprement mystique fit place aux lumières de la prière commune ; d'autant plus que le « feu » a pu reparaître plus d'une fois. Cf. R. P. H. Petitot, Pascal, sa vie religieuse... Paris, 1911, pp. 67, 68. Encore une fois, je ne dis pas que l'explication proposée par le R. P. soit insoutenable, mais uniquement qu'elle n'est pas démontrée. D'aucune des oraisons de Jean de la Croix, nous ne sommes obligés de croire qu'elle fut a extraordinaire ». A plus forte raison pour le « ravissement » de Pascal.

 

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II. Certitude presque toute pareille à celle du méthodiste. De part et d'autre le ravissement » a mis fin à une crise, non pas de scepticisme, mais d'angoisse religieuse ou d'indifférence. Certitude, non pas que Dieu est, mais qu'il est à moi, qu'il m'est présent. Pascal pourrait dire comme le calviniste Bunyan : « Cette nuit-là, le Christ fut un Christ précieux pour moi. » (2) Entendez : à partir de cette nuit-là, où j'ai reçu enfin le signe attendu, où une bienheureuse expérience m'a rendu certain de l'amitié particulière que le Christ a pour moi. e Pascal possède Dieu, écrit fort justement Dom Pastourel, et il sait que ce n'est pas son esprit propre, mais celui de Dieu qui agit en lui » (3). Oui certes, mais il faut aller plus loin. De cette « certitude »

 

(1) Prétendons-nous conclure de là que le ravissement de Pascal ne soit qu'illusion? Non — et la conversion d'Affine, et l'expérience de Secrétan, pas davantage. Que ces hommes de bonne volonté aient reçu des grâces très spéciales, il n'y a rien là qui nous étonne, encore moins qui nous gène. Mais à ces faveurs célestes, Henry Alline donne certainement, et Pascal semble donner, incline à donner, doit logiquement donner une signification que la théologie orthodoxe refuse d'admettre. Nous acceptons leur a expérience », mais nous l'interprétons à notre manière. (Ainsi pour le miracle vrai ou prétendu de la Sainte-Epine. Il ne me paraît pas prouvé, mais le serait-il que cela ne convaincrait pas d'injustice les papes qui ont condamné l'Augustinus). Nous ne nous entendons avec eux ni sur le signe, ni sur la chose signifiée. D'une part, en effet, la théologie catholique répudie cette prédestination absolue que soutiennent, bon gré, mal gré, les diverses écoles dérivées du calvinisme : jansénisme, méthodisme, etc., et.. ; d'autre part, nous n'admettons pas qu'une expérience personnelle, si consolante, si fulgurante qu'on l'imagine, puisse être un signe certain de confirmation en grâce et de prédestination. L'illusion est toujours à craindre ; elle peut se glisser même dans l'extase des sainte.

(2) W. James, op. cit , p. 158.

(3) Ann. Phil. chrét., février. 1911, p. 491.

 

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la théologie janséniste lui permet de passer logiquement à une autre et plus joyeuse. Si, en effet, Pascal n'était pas « de ceux qui, par un heureux sort, se trouvent du petit nombre des élus », s'il appartenait « la masse de perdition », promise à l'enfer, Dieu pousserait-il l'ironie, la cruauté jusqu'à le combler ainsi de ses grâces? (1) Après de

 

(1) Desmarets a fort bien vu cela : « HORTENSE : A quoi connaissez-vous notre réprobation et votre élection? — CAMILLE (la janséniste) : Nous avons sujet de nous croire des élus, parce que nous sommes dans la voie de la vérité et que nous sentons en nous la grâce efficace. — SOSTHÈNE : Et comment la sentez-vous ? — CAMILLE : Je la sens toutes les fois que je sens mes entrailles émues pour quelque bon sujet... et tomme le Samaritain sentît la grâce efficace, sentant ses entrailles émues quand il vit le pauvre blessé. » Quatrième partie de la réponse aux insolentes apologies de Port-Royal avec les remarques générales et particulières sur la traduction... (de) Mons par le sieur S. Sorlin Des Marests, 1668. La plaisanterie est fort basse et je m'excuse de la reproduire ici, mais elle fait toucher du doigt les conséquences logiques des divers systèmes qui de près ou de loin se rattachent au calvinisme. Suivant ses dispositions particulières, — sécheresse constante, ou dévotion tendre — chacun sera conduit, soit au désespoir, soit à la certitude du salut. Ai-je besoin d'ajouter que nul

janséniste n'a jamais parlé comme Camille ? Remarquons en passant que dans cette 4e partie du pamphlet, la critique purement littéraire tient beaucoup de place. Desmarets, même converti, même fanatique, reste homme de lettres jusqu'au bout des ongles. Cette expression « entrailles émues », qui revient souvent dans le N. T. de Mons. paraît l'avoir particulièrement agacé.

« HORTENSE : Pourquoi avez-vous toujours vos entrailles en la bouche Cela nous fait mal au coeur. — CAMILLE : C'est la belle façon de parler des élus et... ils ne doivent plus dire avoir pitié, ainsi que je l'ai appris dans cette belle traduction. » Comme le livre n est pas commun, je vais transcrire ici, à l'usage des curieux de style, quelques-unes des corrections : « Je m'en vas » ; « Je ne cesserai point de le dire». « Puisque nos messieurs ont écrit: Prophétise, Christ, qui t'a frappé, nous devons dire aussi : prophétisez ce que j’ai fait ce matin » : « Leur je n'ai vas pu, je n'ai point vu, dont ils se servent toujours». « Dire souvent deux mots pour un : règne et empire, force et puissance, légation et ambassade ». « Encore une façon de parler à laquelle j'ai bien de la répugnance, quand je lis tout à la fois dans notre livre : Il est ressuscité après sa mort... car l'on sait bien qu'on ne ressuscite qu'après la mort». « Répétition de paroles avec le mot : dis-je, même lorsque les paroles ne sont pas éloignées ». « Le mot s'entreproposer me semble effroyable. ». « Se réconcilier à son ennemi. ». « Les cornes que vous avez vues dans la bête (Apoc.)... Si on les a vues, elles sont dehors. » « Je veux que vous ne fassiez point cela. » « Le dragon donc... Tous ces marchands donc. » « Ils ont affecté une politesse si délicate qu'ils n'ont presque jamais voulu dire ni voici, ni voilà pour traduire ecce. » « Peut-on dire d'une femme guérie d'un flux de sang : elle est guérie de sa plaie ? » « Elèvement. » « Cupidité. » « Ils jetèrent donc le (filet) et ils ne pouvaient plus le tirer à cause de la multitude de poissons qui y étaient pris. Ils ont ajouté au texte ces mots qui y étaient pris, et les ont mis en lettre italique, pour faire bien remarquer leur judicieuse addition et explication, afin que chacun sût que la difficulté de tirer le filet

 

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telles avances, le converti, le « régénéré », essaiera bien puisqu'il le faut, de pratiquer la vertu de crainte, mais au fond il ne doutera plus de son salut. Assurance, plus ou moins combattue, je l'avoue, ferme cependant, durable et qu'entretiendront, que renouvelleront au besoin, de nouveaux signes, moins fulgurants sans doute que le feu du Mémorial, mais encore assez lumineux: ainsi, par exemple, les grâces de consolation spirituelle accordées à Pascal

 

était pour la multitude des poissons qui y étaient pris, et non pas pour la multitude des poissons qui n'y étaient pas pris, dont il y avait encore une très grande multitude dans la mer. Ces Messieurs ont oublié leur Despautère qui dit : Supprimit Orator quae Rusticus edit inepte ».

Etc., etc., etc. La plupart des corrections me paraissent justes. Eu les faisant, Desmarets savait du reste fort bien qu'il touchait les jansénistes à la prunelle de l'oeil. Il fait dire à l'un d'eux : « Si notre Eglise perdait la grande estime qu'elle a pour le bon sens pour le latin et pour le grec, et pour l'éloquence, cela lui ferait plus de tort dans le monde que si tous les jésuites nous accusaient de grandes erreurs en la doctrine » (p. 100). Et c'est bien là que le bât le blesse, lui aussi. Déjà, dans sa première réponse, il avait écrit tout un chapitre sur la folle vanité (d'Arnauld) pour sa lumière et pour son éloquence; un autre sur la fausse réputation des ouvrages jansénistes. Cf. notamment la critique, très intéressante d'une de ces «épouvantables périodes » que le grand Arnauld se permettait volontiers — (celle ci a 27 lignes et 19 que). — « Ou peut aussi lire la préface de la 4e partie, laquelle il commence par Quoiqu'on et qui est toujours dans un embarras horrible, où il veut parler d'une opinion qui flatte, dit-il, la cupidité — c'est un méchant mot dont il se sert fort souvent — et pour en venir à une autre opinion qu'il dit être aussi pour n'incommoder pas la cupidité... Il est excusable de ne pas parler poliment, puisqu'il est retiré du monde, mais il n'est pas excusable d'avoir un si grand mépris pour la plume des autres, et il est moins excusable encore de faire de si longs discours pour dire si peu de chose. L'on peut dire qu'il a ce que Salluste dit de Catilina : Loquentiae , multum, eloquentiae parum. » Réponse à l'insolente apologie des religieuses de Port-Royal avec la découverte de la fausse Eglise des Jansénistes et de leur fausse éloquence, Paris, 1666, pp. 28, 29. Il commit le métier, et son témoignage n'est pas négligeable. Sur le fond même de la controverse, il y a sans doute dans les pamphlets de Desmarets bien des outrances, bien des calomnies (ainsi lorsqu'il accuse formellement nos Messieurs de ne pas croire à la présence réelle), mais il y a là aussi bien des pages intéressantes. On ne perd pas son temps à le lire. En traitant Desmarets de « fou » (Visionnaires), Nicole a passé toutes les bornes, et il n'a pas été mieux inspiré eu lui reprochant les poésies profanes de sa jeunesse. Desmarets lui a répondu de bonne encre : « Si je me fusse tourné de leur côté, comme un des leurs m'en a tant recherché, et si j'eusse composé pour eux des satires contre les prélats, tous les ouvrages de ma jeunesse n'eussent été estimés par eux que comme des fleurs de mon printemps. J'eusse été assuré par eux de la grâce efficace, et j'eusse été pour le moins aussi bien traité par eux d'esprit éminent que la petite Pascal l'a été dans leurs apologies, pour les poésies qu'elle avait faites en l'âge de douze ans. J'ai fuit des poésies, mais, grâce à Dieu, je n'ai point fait d'hérésies » Quatrième partie, pp, 219, 26o.

 

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pendant la méditation du Mystère de Jésus. Aussi bien, je l'ai déjà dit, la logique du calvinisme et des théologies qui en découlent, permet-elle — si elle ne l'exige pas, — cette certitude. A nous, catholiques, suffit l'espérance. Nous tenons les « promesses» ; nous sommes sûrs qu'elles auront leur effet, si nous n'y mettons pas d'obstacles ; sûrs qu'il dépend de nous de les voir réalisées en notre personne, avec le secours de la grâce, qui ne manquera jamais. Mais au janséniste, aussi longtemps qu'il n'a pas reçu de « signe », l'espérance chrétienne est plus que difficile, puisqu'il ne sait pas si Jésus-Christ est mort pour lui, ou non ; s'il aura la grâce, ou non; si les commandements lui seront possibles, ou impossibles. A-t-il au contraire reçu un signe, alors il n'espère plus, il sait qu'il ira au ciel. Encore une fois, la première génération janséniste n'a pas tiré cette conséquence d'un système qu'elle faisait d'ailleurs profession, et très sincèrement, je le crois, de répudier. Faut-il néanmoins s'étonner que Pascal, théologien novice, impétueux, frémissant, se soit montré plus logique. Un jour viendra, du reste, où les docteurs du parti déclareront sans ambages que « l'espérance chrétienne... fait que, nous regardant comme étant du nombre des élus, nous espérons que Dieu nous conduira au terme de notre élection». Et comment pourrait-il ne pas nous y conduire, si nous sommes vraiment a du nombre des élus »? « La confiance, disent-ils encore, à la prendre dans toute son étendue, consiste à se regarder comme étant du nombre des élus et à espérer en conséquence toutes les faveurs que Dieu répand sur ceux qui appartiennent à cet heureux troupeau » (1). Telle est, si je ne me trompe, la confiance de Pascal.

 

(1) Traité de la confiance chrétienne, cité par les auteurs du Dictionnaire des livres jansénistes, IV, pp. 124, 125. On prend là sur le vif cet art de fausser le sens des mots dans lequel, depuis Quesnel surtout, les jansénistes ont excellé. Encore une fois espérance » et « certitude » du salut sont inconciliables. Voici d'autres citations intéressantes que j'emprunte — non sans quelque défiance — au même recueil. Dans le Catéchisme annuel et commode Dict., I. p. 225).

 

Ne pèche plus, la grâce est stable,

C'est l'ordre commun, pensez mieux,

Pécheurs trompés, ouvrez les yeux,

Alleluia, pieux, joyeux.

 

Dans l'Entretien sur le devoir pascal (Dict., II., p. 52) « Ordinairement, les vrais pénitente ne perdent plus la grâce... Il arrive rarement qu'un pécheur, après avoir été véritablement converti, vienne dans la suite à se relâcher peu à peu.». Dans le Nouveau Testament de Ch. Huré,  1702, (Dict., IV, p. 68). « La seconde naissance ayant pour principe la vie et l'éternité de Dieu même, renferme une vertu qui la rend immuable et éternelle». Ces textes ne permettent pas de conclure que la majorité des écrivains jansénistes ait jamais enseigné explicitement les deux dogmes calvinistes de l'inamissibilité de la grâce et de la certitude du salut. Mais, redisons le ce n'est pas de cette adhésion explicite que j'entends parler ici. Que si, du reste, l'on veut comparer cette certitude ou quasi-certitude janséniste à la confiance catholique, à la véritable vertu d'espérance, on n'a qu'à lire certains chapitres excellents du livre de Mgr Languet qui a pour titre : Traité de la confiance en la miséricorde de Dieu pour la consolation des âmes que la crainte jette dans le découragement, 3e édit., Nancy, 1720. « Qu'avez-vous à craindre de la rareté du nombre des élus, si vous avez de grands sujets de croire que vous y êtes compté ? » p. 173. Confiance permise, commandée mène aux âmes de bonne volonté, mais qui n'est pas l'assurance janséniste. De part et d'autre en effet, on ne définit pas l' « élection » de la même manière ; d'où il suit que le vrai janséniste ne saurait approuver ce principe premier, nettement formulé par Languet : « Je ne parle pas seulement ici de l'assurance commune que NOUS AVONS TOUS que ce Dieu de bonté nous aime assez pour vouloir nous sauver, et de l'obligation que nous avons de croire qu'il eu a un vrai désir, qui est suivi de secours puissants, qui nous rendent possibles le salut et la persévérance » (p. 174). Nous aussi nous admettons que la confiance est, en quelque manière, un signe de prédestination, ou, pour mieux dire, un moyen d'assurer notre salut, mais par sa vertu même. « La confiance... est inséparable de l'amour : elle est même une sorte d'amour, ou tout au moins, la marque du plus tendre et du plus véhément de tous les amours. On sait qu'à l'amour il n'y a rien d'impossible. » Ce n'est pas Dieu qui, par une grâce nécessitante, nous remplit de confiance, c'est notre confiance même, une confiance libre, volontaire et méritoire, qui nous sauve : « Comment est-ce en effet que Dieu pourrait résister à cette confiance? Sa gloire, son amour, son coeur ne sont-ils pas intéressés à ne pas tromper celui qui se confie pleinement à lui ?.. Je croirais... mon honneur et ma gloire intéressée à ne pas tromper la confiance généreuse qu'on aurait prise en ma probité. Est-ce donc que notre Dieu... etc. », pp. 177-179.

Puisque tantôt, et pour illustrer la tradition calviniste en ces matières, nous avons fait appel à un puritain anglais, Thomas Goodwin, il ne serait pas maintenant sans intérêt, d'invoquer à l'appui de la tradition catholique les théologiens de l'anglicanisme, qui ont eu plus souvent et plus longtemps lue nous le moyen d'étudier sur le vif l'illusion qui nous occupe. Je citerai un des précurseurs de la renaissance anglicane au XIXe siècle, Charles Siméon : « I think it clear, even to demonstration, that assurance is not necessary to saving faith ; a simple reliance on Christ for salvation is that faith which the word of God requires; assurance is a privilege, but not a duty. The true source of all the mistakes that are made in the religions world about assurance is that men do not distinguish, as the. ought, between an assurance of faith and and assurance of hope.  » La certitude de foi a pour objet « the power and willingness of Christ to save to the uttermost all that came auto God be him » , tandis que l'espérance se rapporte « to our own personal interest». Or, on peut avoir la certitude que le Christ peut et veut sauver tous les hommes, « and yet not be assured that Christ has actually imparted salvation », à telle personne en particulier. W. Carus, Memoirs of the life of the Rev. Charles Siméon... Lon-don, 1847, pp. 15, 16.

 

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Pleurs de joie.

On a pensé que, dans la nuit même du ravissement, cette

 

 

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joie n'avait pas été sans mélange. a Arrivée à son point culminant, écrit Dom Pastourel, elle engendre une tristesse... Après les paroles : « Joie, joie, pleurs de joie », immédiatement commence une période d'angoisse : « Je m'en suis séparé; je l'ai renoncé; je l'ai crucifié » (1). Tristesse, peut-être, angoisse même, si l'on veut, mais de celles qui, loin de la suspendre, augmentent la joie. Ecoutez à ce sujet un grand spirituel que Pascal n'aurait certes point contredit. « Les regrets de la vie passée n'empêchent aucunement la paix de l'âme ; elle tire même de nouvelles consolations de ses larmes (et, dans la logique du jansénisme, elle y reconnaîtrait de nouveaux signes), parce qu'elles lui donnent le témoignage d'un double amour et de celui qu'elle porte à Dieu et de celui dont Dieu la gratifie (2). Le souvenir de ses anciens désordres ne fait que donner plus de prix à l'innocence et à la paix dont elle jouit à présent. Après ces lamentables expériences de ses faiblesses, elle a bien sujet de reconnaître que tout ce qu'elle a de tranquillité et de douceur ne lui vient pas de son cru, que ce sont des grâces particulières

 

(1) Ann. phil. chrét., octobre 191o, p. 15. L'auteur ajoute : « Que des pleurs de joie produisent une tristesse, il n'y a rien là que de physiologiquement nécessaire, surtout pour celui qui admet la théorie de l'origine périphérique de l'émotion». Comme il lui plaira, si c'est bien là un fait, nous ne lui opposerons pas le témoignage expérimental des spirituels que nous allons citer, mais nous l'interpréterons par ce témoignage.

(2) Qu'on remarque cette distinction toute catholique. lin janséniste conséquent ne la ferait pas, ou ne la ferait que de bouche. En effet « Dieu seul fait tout en nous. » — « Si Dieu ne me force — par de puissants attraits — comme je suis sans force — je n'agirai jamais. » — « Jésus-Christ fait en nous par sa grâce tout le bien que nous faisons, agissant au lieu de nous ». « Il n'est pas plus possible aux pécheurs de résister à la grâce ou d'y coopérer qu'à ce lépreux de résister ou de coopérer à sa guérison miraculeuse... Notre coopération n'est autre chose que l'ouvrage de Dieu en nous. » Cf. Dict. des livres jansénistes, IV, pp. 273-275.

 

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de Dieu » (1). Sainte Thérèse ne parle pas autrement : « Quoiqu'on se voie une grande pécheresse, dit-elle... néanmoins si cette humilité est véritable, cette peine est accompagnée de tant de douceur, de paix et de plaisir que l’on ne voudrait pas ne l'avoir point. Non seulement elle n'inquiète ni ne trouble pas l'âme, mais, au contraire, elle lui donne une plus grande liberté et une plus grande paix » (2). Un autre enfin : « La douleur et la joie paraissent... incompatibles ; cependant la douleur des vrais pénitents s'accorde très bien avec la joie, ce qui a fait dire à un Père : Qu'un pénitent soit toujours dans la douleur de ses péchés et qu'il fasse toujours sa joie de sa douleur même : semper de peccato doleat; semper de dolore gaudeat » (3).

On s'explique moins facilement que cette joie puisse coexister avec la crainte. Mais, qu'avons-nous besoin de l'expliquer? Il doit me suffire, répondrait l'auteur des Pensées, que, d'une part, Dieu nous ordonne à tous de craindre et que, d'autre part, il produise en moi cette e certitude a qui vous semble inconciliable avec la crainte. Écoutons encore un écrivain, janséniste ou semi janséniste, du XVIII° siècle, qui, ayant beaucoup médité Pascal, peut nous aider à le comprendre : « Toutes les vertus chrétiennes sont étroitement liées les unes avec les autres, elles se prêtent un secours mutuel, se soutiennent et se fortifient les unes les autres. Il est impossible qu'elles soient contraires les unes aux autres, parce que Dieu, qui nous les commande toutes, ne peut pas se démentir et être contraire à soi-même... La simplicité ne raisonne pas tant ». Ma certitude ne doit pas m'empêcher

 

(1) Yves de Paris, La conduite du religieux, Rennes, 1653, p. 262, Pascal écrit de son côté : « C'est la joie d'avoir trouvé Dieu qui est le principe de la tristesse de l'avoir offensé ». P. et O., p. 221 .

(2) Cité par l'auteur du Traité de l'espérance chrétienne, p. 149.

(3) Traité de l'espérance chrétienne, p. 143. L'auteur ne dit pas quel est ce Père. Je n'ai cité que des auteurs catholiques, mais il va de soi qu'a plus forte raison, un janséniste doit penser ainsi.

 

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de trembler et ma crainte ne doit pas diminuer ma certitude. Pour résoudre ces contradictions apparentes, je compte sur « un secret et artifice admirable de la grâce divine » (1). Après tout, Calvin enseignait déjà une doctrine toute semblable :

 

Or cependant.. les fidèles ne laissent pas de craindre, combien qu'ils s'assurent sur la bonté de Dieu... Cheminons en crainte et sollicitude et advisons de n'être point enveloppés parmi la condamnation des méchants (2).

 

Mieux encore, cette crainte elle-même est un signe d'élection et « un des moyens par lesquels Dieu a coutume d'exécuter le décret de sa prédestination. Et loin d'affaiblir la confiance que chacun de nous est obligé d'avoir d'être du nombre des élus, elle doit au contraire l'augmenter, puisque c'est un des grands moyens de notre salut, et que c'est l'état où Dieu veut que nous soyons pour y arriver » (3). Heureuse crainte et source nouvelle de joie : Semper timens, semper de timore gaudeat. » Un vrai chrétien doit toujours vivre dans la crainte et trouver toujours sa

joie dans sa crainte même... Beatus vir qui timet Dominum » (4).

Et voilà enfin qui nous livre le vrai sens de la fameuse parole : « Tu ne me chercherais pas si tu ne m'avais trouvé... Si tu ne me possédais ». Après sa conversion définitive, Pascal connaîtra des heures, des semaines peut-être, de sécheresse, de « désolation ». Insensible à son coeur, Dieu semblera s'être éloigné. Il le cherchera donc et avec une certaine angoisse. Mais cette angoisse même

 

(1) Traité de l’espérance chrétienne, pp. 152, 153. Cf. le fragment 862, sur les contraires. « La foi embrasse plusieurs vérités qui semblent se contredire : Temps de rire ; temps de pleurer... Toutes choses doublée, et les mêmes noms demeurant... Les deux hommes qui sont dans les justes... Et ainsi tous les noms leur conviennent, de justes, pécheurs; mort vivant;... élu, réprouvé, etc. ». Pensées et opuscules, p. 729.

(2) Cf. H. Bois, op. cit., p. 686.

(3) Traité de l’espérance chrétienne, p. 218.

(4) Ib., p. 243.

 

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sera pour lui un nouveau signe d'élection, elle renouvellera et redoublera la joie du ravissement. Sa théologie lui enseigne en effet qu'il ne chercherait pas de la sorte si, dès avant sa naissance, il n'était prédestiné à trouver, si donc il n'avait pas déjà trouvé une fois pour toutes; elle lui enseigne encore que, s'il cherche, c'est qu'une grâce efficace l'y oblige, une de ces grâces qui obtiennent infailliblement leur effet; ou pour mieux dire, ce n'est pas lui qui cherche, mais Dieu en lui et par lui, le Dieu qui lui a été montré dans le « feu » du 23 novembre, le Dieu, « plus un ami que tel et tel a, qui lui a parlé comme il ne parle qu'à ses élus.

Non pas que ces mots adorables impliquent nécessairement la prédestination absolue de Jansénius. Ils étaient déjà familiers aux âmes pieuses bien avant Pascal. « Non possent quaerere non habentes », avait dit saint Bernard reprenant une pensée de saint Augustin (1). J'en pourrais citer plusieurs autres, mais je me bornerai à un grand spirituel de la première moitié du XVIIe siècle, au P. Yves de Paris, lequel, du reste, a plus d'une affinité avec Pascal. Il est un peu long, mais il a du moins l'avantage de nous faire très exactement connaître l'angoisse particulière que veut consoler le « Tu ne me chercherais pas » du Mystère de Jésus.

 

Si (comme il le faut) la privation (des) goûts sensibles ne vous donne point (trop) d'inquiétude..., vous jouirez d'une paix intérieure, incomparablement plus précieuse que celle qui vient des douceurs dont les novices sont ordinairement gratifiés ; si ces torrents de consolations divines ne coulent plus, ne laissez pas de continuer les exercices où vous aviez coutume de les recevoir. Vous pouvez demander à Dieu qu'il vous rende

 

(1) Pascal, G. E., XI, p. 401. Autre formule de saint Bernard, mais que Pascal aurait jugée semi-pélagienne : « Quem nequaquam quaereret, nisi jam ... ALIQUATENUS dilexisset». Cf. Ib., ib. Cf. un autre texte de saint Bernard, cité et commenté par le R. P. Dom Hébrard, (Les Cahiers, 15 avril 1914) : « Il est impossible de vous chercher, si déjà on ne vous a trouvé». Pascal avait-il lu ces textes ? Cela me parait moins certain qu'au R. P.

 

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les joies de son salutaire, et sa présence bienheureuse (et le sentiment de sa présence). Les larmes mènes avec lesquelles vous ferez cette demande vous donneraient plus de consolation que toutes les délices de la terre. Car la soif que vous avez de cette fontaine de vie, n'est pas sans en avoir quelque goût. Vous cherchez la face du soleil couvert d'un nuage et c'est à la faveur de sa lumière que vous le cherchez. Votre désir n'est donc pas sans jouissance : vous l'aimez quand vous voulez le connaître davantage pour le plus aimer. Dieu est charité ; il est donc en vous quand vous avez cet amour pour lui et EN LE CHERCHANT, VOUS LE POSSÉDEZ (1).

 

La formule est donc traditionnelle, mais il ne parait pas que Pascal la prenne tout à fait au sens de la tradition. Les paroles de saint Bernard et du P. Yves, chaque fidèle peut se les approprier sans la moindre hésitation, tandis que le « Tu ne me chercherais pas e ne s'adresse en définitive qu'à un petit nombre. D'après la théologie catholique, pour chercher il faut sans doute une grâce, mais celle-ci n'est

 

(1) La Conduite du religieux, Paris, 1653, pp. a69, a7o. Le P. Yves renvoie à saint Augustin : In psal., 118 et lib. 83, quaest. 35. II avait dit quelques pages plus haut, et toujours appuyé sur Augustin : « Je vois bien que je ne vous connais qu'à la faveur de vos lumières; que mon amour n'est rien qu'un effet du vôtre, que je ne vous suis que parce que vous me tirez». Ib., p. 262. Voici la même pensée formulée par cardinal de Cusa. « Quoties te invoco prope es, nam invocare te est me convertere ad te; non potes illi deesse qui se ad te convertit, nec potest quis ad te converti adsis prias; ales antequam ad te convertar ; nisi enim adesses et sollicitares me, te penitus ignorarem et ad te quem ingorarem, quemodo converterer? » De visione Dei, cap. 5 (Edit. d'Ascensius, Paris [1514], t. I, f° 6). cf. la traduction anglaise de ce passage, donnée par l'Anglais Giles Randall (soupçonné d'anabaptisme), ap., Rufus M. Jones, Spiritual reformers in the 16 th. and 17 th. centuries, London, 1914. p. 561. Cf. dans ce dernier ouvrage, le « Tu ne me chercherais pas », du mystique Dons Denck, disciple de Th. Münzer, qui lui-même avait beaucoup étudié Tauler. « Sans Dieu, impossible, soit de chercher, soit de trouver Dieu ; car celui qui cherche Dieu, en vérité déjà le possède. » Spiritual reformers, p. XXX. Voici encore un auteur du XVIIIe siècle : « L'espérance des chrétiens n'a point de désirs qui les inquiètent (Aug. in Ps., 37) qui les agitent et qui les rendent misérables. Ils ne désirent rien qu'ils ne commencent de posséder, dans le moment même qu'ils commencent à le désirer... Ces désirs, quelque ardents qu'ils soient, au lieu de les troubler,... les remplissent de joie et de paix, parce qu'ils savent que pour commencer à posséder Dieu, il suffit de le désirer et que plus ou le désire ardemment, plus ou l'a déjà dans son coeur, et plus on le possédera parfaitement dans le ciel. » Traité de l’espérance chrétienne, pp. 413, 414 (L'auteur ne connaissait vraisemblablement pas le Mystère de Jésus, encore inédit). Comme on le voit c'est un lieu commun.

 

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refusée à personne, elle donne à tous le moyen de trouver et elle est donnée pour que l'on trouve. En la donnant, Dieu se donne lui-même à nous ; aussi, dès que nous commençons à le chercher, nous commençons à le posséder; mais non pas une fois pour toutes, non pas avec l'assurance de ne jamais le perdre. « Quem nequaquam quaereret, dit saint Bernard , nisi jam ALIQUATENUS dilexisset. Sage doctrine qui réconcilie sans effort la joie et la crainte : dilexisset commande et justifie la première, aliquatenus la seconde. Pour les jansénistes au contraire, la grâce de chercher n'est offerte qu'à ceux-là seuls qui doivent infailliblement trouver. D'où la « certitude » et la joie immense de ces derniers, lorsque, par un « signe » quelconque, ils arrivent à se persuader qu'ils cherchent vraiment. D'où la détresse des autres : d'une part, ils n'ont point de « signe »; ils savent, de l'autre, qu'une multitude innombrable est d'avance condamnée, ou à ne chercher l'aucune manière, ou à chercher comme ceux qui ne doivent pas trouver. Si leur malheureux sort les a voués à l'enfer, la prière même leur est impossible. Certes, dit Pascal, Dieu « ne laisse jamais ceux qui le prient », mais à ceux qu'il veut laisser, « il refuse tous les secours nécessaires pour prier » (1). Quand on ne trouve pas Dieu, c'est parce qu'il ne fait pas qu'on le cherche (2); « quand on le quitte, c'est parce qu'il ne retient pas. Donc il arrive PREMIÈREMENT que Dieu ne retient pas et ensuite on le quitte; car ceux qu'il retient ne le quittent pas... Le premier délaissement consiste en ce que Dieu ne retient pas, ENSUITE DE QUOI l'homme quitte et donne lieu au délaissement par lequel Dieu le quitte ». Or, ajoute Pascal, « il n'y a rien d'étrange en ce que Dieu quitte des hommes qui le quittent, mais le premier délaissement (par lequel Dieu fait qu'on le quitte)

 

(1) C. E., XI, p. 9.13.

(2) Quesnel écrira plus tard : « Quand Dieu nous cherche pour se faire chercher, on le trouve infailliblement » Réflexions morales, Rom. II. 7. Cf. Eclaircissement sur quelques ouvrages de théologie par M. X.., docteur de Sorbonne, Paris, 1712, pp. 38, 39.

 

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est tout mystérieux »(1). Et de même, il n'y a rien d'étrange en ce qu'on ne trouve pas Dieu, si on ne le cherche pas, mais que Dieu lui-même nous mette dans l'impossibilité de le chercher, cela parait plus difficile à croire. Pascal le croit cependant, ou du moins il le croyait encore lorsqu'il a écrit le « Tu ne me chercherais pas ». C'est ainsi qu'une seule et même formule se trouve exprimer deux théologies différentes, celle de l'Eglise, celle de Jansénius ; deux théologies et deux prières, s'il est vrai, comme il me parait, qu'on n'a pas le droit d'imaginer une sorte de divorce entre la vie intérieure de Pascal et sa doctrine, entre le chrétien du ravissement et le théologien des écrits sur la grâce. Quand Pascal se trompe, il se trompe de toute son âme et si, comme tout le prouve, il a professé, pour un temps, les dogmes de Jansénius, il n'aura pas été un janséniste pour rire, un psittaciste, un simple ergoteur, encore plus superficiel que passionné (2).

 

(1) G. E. XI. p. 189. Et encore : « Le juste ne quitterait jamais Dieu, si Dieu ne le quittait pas en ne lui donnant pas toute la grâce nécessaire pour persévérer à prier ». Ib., p. 190.

(2) Contre cette conclusion, cf. Léonce Couture, Bulletin de Toulouse, mai 1910, et les travaux déjà cités; celui de Dom Hébrard et le chapitre de mon Inquiétude religieuse. Mais de ces trois pascalisants, le plus considérable ne connaissait vraisemblablement pas les Ecrits sur la grâce, publiés par M. Jovy, après la mort de Couture. Quant à Dom Hébrard et à l'autre, peut-être n'avaient-ils pas assez médité ces mêmes écrits. On peut en dire autant, me semble-t-il, du R. P. Petitot. Celui-ci ne conteste pas que, « dans le Mystère de Jésus des traces de jansénisme soient aisément reconnaissables », mais, bien qu'il ne le dise pas eu propres termes, il ne reconnaîtrait pas de telles traces dans le « Tu ne me chercherais pas », qui est, manifestement, une des lignes essentielles de tout le morceau. Il y a du reste, et j'en suis désolé, désaccord total entre la théorie du R. P. et celle que je viens de proposer. Pour le R. P., Pascal est foncièrement catholique parce qu'il est foncièrement joyeux; tandis que, d'après moi, Pascal serait moins joyeux, ou plutôt le serait d'une autre manière, s'il n'était pas janséniste. « Il ne faut plus répéter, écrit le R. P. ce qu'on lit encore dans les manuels de littérature, que le jansénisme a empoisonné la piété de Pascal. [Certes non]... Que le jansénisme ait donné à la dévotion de Blaise un aspect austère, qu'il ait plutôt incliné sa piété vers la crainte et la terreur, cela est incontestable. [Cela me parait au contraire fort contestable.] Cependant, quand cette crainte est dominée par la joie, l'espérance (?) et l'abandon à la volonté de Dieu, l'abandon facile à une volonté qui a pré-déterminé et qui assurera infailliblement le salut de Pascal, quand le jansénisme est tempéré par la tendresse, par l'amitié la plus confiante en Jésus, il n'est plus le jansénisme; il devient une forme très orthodoxe, très traditionnelle de la piété chrétienne a. R. P. Petitot, op. cit. pp. 90, 91. A quoi je réponds : a) a priori, qu'il n'y a rien de plus attendrissant que la certitude du salut, rien qui porte davantage à la confiance. b) a posteriori, que nous connaissons des puritains dont la dévotion est fort tendre, Thomas Goodwin par exemple.

 

 

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Heureux toutefois en quelque façon, et catholique, si j'ose dire, dans son erreur même, puisque des deux issues que lui ouvrait fatalement sa doctrine, le désespoir ou la joie, il n'a pas choisi le désespoir.

Au reste, cette joie qu'il a choisie, mériterait un autre nom, qui la distinguât de la joie toute catholique annoncée au Inonde par les anges de Noël. Elle garde quelque chose de tendu, de sévère et de morne. Malgré la bienheureuse certitude où elle se fonde, elle porte en elle des ferments de tristesse qui ne peuvent pas ne pas l'assombrir. Pour mieux expliquer ce point, il nous faut entrer plus avant dans la religion de Pascal. Nous verrons que cette religion, d'ailleurs si intensément chrétienne, n'est pourtant, ou, pour mieux dire, tend parfois à ne plus être qu'un christianisme décoloré, diminué, appauvri, réduit presque à un seul dogme —le dogme du péché originel, devenu chez Pascal une sorte d'obsession. On voudra bien me laisser m'expliquer à ce sujet avec la pleine liberté que nul ne songe à refuser aux critiques d'Augustin ou des anciens Pères. Pascal nous commande une simplicité et une droiture absolue. Aussi bien ne s'agit-il pas de lui infliger les insignifiantes chicanes du premier venu ; il s'agit de lui opposer la coalition plus redoutable de ces traditions spirituelles que les volumes précédents nous ont appris à connaître : humanisme dévot, mystiques, école française. Nous lui adresserons à lui-même, et sans la moindre passion, l'invitation qu'il aurait voulu « crier » aux jésuites : «Allez au milieu de l'Eglise ; informez-vous des lois que les anciens lui ont laissées et suivez ces sentiers (1) ». En d'autres termes, nous le renvoyons à ceux qui ont autorité parmi nous, sans en excepter les grands modernes, plus « anciens» que les anciens. Quelle que soit l'issue du débat, qui ne le

 

(1) Pensées et opuscules, p. 741.

 

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trouverait digne de Pascal? Et lui, de son côté, nous ne le verrons pas seul. Derrière lui nous évoquerons ces chrétiens innombrables, que la révolution religieuse du XVIe siècle a plus ou moins troublés et désorbités. Avant de nous émouvoir et de nous convaincre, les Pensées ont soutenu dans leur résistance plusieurs générations jansénistes. Celles-ci comprenaient Pascal à leur manière, nous à la nôtre, et ce faisant, ni les uns ni les autres, nous ne le faussons, car il est assez riche, assez profond pour se prêter à des interprétations différentes. Le Virgile de Dante et des moines du moyen âge n'est pas moins vrai que celui d'Horace ou de Mécène. Si, pour la plus grande gloire du divin poète, le christianisme nous a rendus plus virgiliens que Virgile, faut-il s'étonner que la pleine possession de la vérité catholique nous permette aujourd'hui d'être plus pascaliens que Pascal?

 
§ 4. — La religion de Pascal.
A. — Le Dieu de Pascal.

 

La joie de Pascal est la joie discrète, gênée, tragique, de l'homme qui vient d'échapper à un immense naufrage où presque toute sa famille a péri. La pensée même de son propre salut, nécessairement lui présente aussi la perte des autres. Pascal l'entend bien ainsi. L'image qu'il se fait de l'univers est navrante. De quelque côté qu'il se tourne, il ne rencontre que des maudits :

 

Les exemples des morts généreuses de Lacédémone et autres ne nous touchent guère, dit-il, car qu'est-ce que cela nous apporte... Nous n'avons pas de liaison à eu (1).

 

Sentiment aussi contraire que possible à celui de Térence, que nos humanistes dévots ont si cordialement partagé. Or, il en doit dire autant de tous les baptisés que Dieu « ne

 

(1) Pensées et opuscules, p. 551.

 

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retient pas », que Dieu « a quittés le premier » et pour toujours. La chute du premier homme a corrompu l'humanité jusqu'aux moelles. Nous ne sommes que péché. « Il y a une opposition invincible entre Dieu et nous (1). » « Nous naissons » et la plupart demeurent « contraires » à l'amour de Dieu (2). Mais à quoi bon exposer plus en détail cette doctrine, qui désole toutes les pages des Pensées, et que nous avons déjà étudiée en la comparant à l'optimisme des humanistes dévots?

 

Bien que nous soyons grandement dépravés par le péché, enseigne François de Sales,... la sainte inclination d'aimer Dieu sur toutes choses nous est demeurée. Il n'est pas possible qu'un homme pensant attentivement en Dieu, voire môme par le seul discours naturel, ne ressente un certain élan d'amour.

 

Et cette inclination, commune à tous, Dieu s'applique à la combler :

 

Dieu ne nous donne pas une simple suffisance de moyens pour l'aimer, et en l'aimant, nous sauver, mais... une suffisance riche, ample, magnifique et telle qu'elle doit être attendue d'une si grande bonté comme est la sienne (3).

 

La philosophie religieuse que résument ces deux textes scandaliserait l'auteur des Pensées. Au temps du Mémorial, le « Dieu d'Abraham et de Jacob » ne l'effrayait pas. C'est qu'alors il ne s'occupait que de lui-même. Dieu l'ayant choisi de préférence à tant d'autres, pour lui donner cette grâce de salut dont l'effet ne manque jamais, Dieu l'ayant prédestiné à une éternité bienheureuse, comment Pascal ne s'adresserait-il pas à lui avec la plus tendre confiance? Dans les Pensées, la perspective a changé. Pascal a maintenant

 

(1) Pensées et Opuscules, p. 547.

(2) Ib., p. 554.

(3) Cf. L'Humanisme dévot, pp. 118-12o. Cf. dans le même ouvrage, les chapitres sur l'optimisme chrétien et le parallèle entre humanisme dévot et jansénisme.

 

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devant les yeux ces hommes sans nombre qui, d'après la doctrine janséniste, ont si peu de chances de se trouver parmi les élus. De ce point de vue l'idée de Dieu, loin de réjouir Pascal, le consternerait plutôt, Dieu, veux-je dire, dans son être pur, dans l'ensemble de ses attributs. Du nom même de Dieu, il voudrait en quelque façon, qu'on pût se passer. Il écarte plus ou moins délibérément le Dieu des Confessions, celui de saint Anselme, celui du Traité de François de Sales; le Dieu « auteur des vérités géométriques et de l'ordre des éléments» (1), source de toute vie et de toute beauté, l'Être des êtres, celui que nous révélerait au besoin e le seul discours naturel » et vers qui tout homme bien fait, s'il en faut croire Saint François de Sales, s'élève « par un certain élan d'amour ». Le Dieu ainsi conçu, Pascal, sinon, encore une fois, le Pascal du Mémorial, au moins celui des Pensées, répète, en effet, qu'il nous est « impossible, inutile,... dangereux de le connaître » : impossible, parce que a tous ceux qui ont prétendu connaître Dieu (d'une connaissance religieuse) et le prouver, (ou le prier) sans Jésus-Christ, n'avaient que des preuves impuissantes » (2), ou n'obéissaient qu'à des inclinations purement naturelles ; il est dangereux

 

(1) Pensées et opuscules, p. 581.

(2) Ib., p. 571. Pour prévenir une confusion possible, qu il soit bien entendu que nous laissons ici de côté le fidéisme vrai ou prétendu de Pascal. Dans tous les textes des Pensées que nous utilisons, nous donnons un sens orthodoxe (i-e. conforme aux définitions du c. du Vatican) aux mots : « connaître » et « prouver » Dieu. Malgré quelques affirmations qui semblent nettement fidéistes, pour ma part je ne pense pas que Pascal juge notre raison incapable de prouver l'existence de Dieu. Il veut dire simplement et justement que la connaissance de Dieu où nous conduisent les simples spéculations de la philosophie, n'est pas en soi « connaissance religieuse », qu'elle n'avance d'aucune façon notre salut. Mais fort curieusement il ne voit pas qu'on peut en dire autant de la connaissance du « Médiateur». Celle-ci n'est pas nécessairement « sentiment du coeur » « connaissance religieuse » [Cf. l'excellent travail de M. J. Louis :Note sur le prétendu fidéisme de Pascal. Revue de philosophie, 1er janvier 1912. M. Louis rappelle fort à propos ces mots de Jansénius « Duplex modus penetrandi mysteria Dei : humana ratione et charitate ; ille periculosus est, proprius philosophorum; iste, tutus, christianorum ». Affirmation parfaitement acceptable pourvu qu'on ne donne pas à charitate un sens janséniste. Cf. Aussi un beau texte de Saint-Cyran (Pensées et opuscules, p. 458)].

Ainsi nous admettons la distinction pascalienne entre connaissance purement philosophique, et connaissance proprement religieuse. Mais, contrairement à ce que Pascal semble vouloir, nous admettons que la connaissance philosophique de Dieu (i. e. philosophique quant à son objet et à ses preuves) peut conduire à une connaissance vraiment religieuse et à une prière véritable. Le a Dieu des philosophes », celui que nous font connaître les preuves classiques (celles de saint Thomas, par exemple), il est possible, il est bon, il est religieux de le connaître et de le prier. Nous montrerons mieux plus loin que, dans l'ordre présent, lequel est tout surnaturel, nous n'arrivons à une connaissance « religieuse » et salutaire du Dieu des philosophes, que par une a grâce s à nous méritée par Jésus-Christ. D'où il suit qu'en un sens très orthodoxe, mais qui n'est pas le sens de Pascal, nous ne connaissons pas « sans Jésus-Christ », le Dieu des philosophes. Nous le connaissons néanmoins sans penser explicitement au médiateur, à notre misère et au péché originel.

 

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de le connaître, puisque ni dans cette connaissance où nous conduisent les preuves classiques de l'existence de Dieu, ni dans la prière qui put suivre cette connaissance, n'interviennent le souvenir et la honte de notre misère. Connaissance donc, non seulement inutile, mais encore pleine de « superbe » (1). S'il y a quelque part des hommes étrangers à la race maudite d'où nous sortons, ceux-là ont peut-être droit à « l'adoration d'un Dieu considéré comme grand et puissant et éternel » (2) et infiniment aimable; droit à s'approprier le Cantique des créatures et les élévations métaphysiques de saint Augustin; mais nous, fils d'Adam, nous ne devons plus nous représenter Dieu qu'en fonction de la faute originelle, si l'on peut ainsi parler. A chaque fois que nous l'abordons, lépreux que nous sommes, il faut que la pensée de notre lèpre nous accable et nous absorbe, rende impossible toute autre pensée. Le malade, qui se présente au médecin, pense-t-il à autre chose qu'à sa maladie, ou le coupable, sur la sellette, à autre chose qu'à l'issue

 

(1) « Il est également dangereux à l'homme de connaître Dieu sans connaître sa misère, et de connaître sa misère sans connaître le Rédempteur. Une seule de ces connaissances fait, ou la sagesse des philosophes, qui ont connu Dieu et non leur misère, ou le désespoir des athées qui connaissent leur misère sans Rédempteur v. P. et O., p. 58o . « Quod curiositate cognoverunt, superbia amiserunt. C'est ce que produit la connaissance de Dieu qui se tire sans Jésus-Christ ». Ib., p. 57o. Nous admettons aussi qu'une connaissance purement spéculative ou curieuse de Dieu, est propre à entretenir la superbe philosophique; mais comment Pascal prouvera t-il que toute connaissance de Dieu sans Jésus-Christ est nécessairement « curieuse », ne peut être aussi religieuse?

(2) Pensées et opuscules, p. 579.

 

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de son procès ? Que diriez-vous d'un lépreux, qui, indifférent au mal qui le ronge, parlerait de botanique ou d'astronomie à son médecin, et du repris de justice qui, en plein tribunal ou en prison, disserterait sur le mérite littéraire ou sur la généalogie de son juge. Ainsi ferions-nous pourtant si, oubliant notre misère, nous avions l'impertinence d'offrir à Dieu un sacrifice de pure louange, in cymbalis bene sonantibus, in tympano et choro. Le Dieu des Pensées n'est donc plus le Dieu du Mémorial ; il n'est pas davantage ce Père céleste qui s'intéresse à la vie du passereau, à la parure des lys et infiniment plus au bonheur des hommes. « Nous ne pouvons bien connaître (et à plus forte raison, bien prier) Dieu qu'en connaissant nos iniquités (1) » qu'en nous rappelant tout à la fois notre « misère » et sa miséricorde, qui nous « en peut guérir » (2). Or « ceux qui ont connu Dieu par médiateur (et ceux-là seuls), connaissent leur misère » (3), sentent le besoin qu'ils ont de la miséricorde infinie. D'où il suit que, « sans ce Médiateur, est ôtée toute communication avec Dieu »

 

(1) Pensées et opuscules, p. 572. Ce qui veut dire : a) Nous ne pouvons logiquement arriver à la connaissance de Dieu que par ces deux moyens termes : nos iniquités, le médiateur et, par suite, b) que nous ne pouvons penser à Dieu que relativement, soit à nos iniquités, soit au médiateur. D'où la conclusion qui va suivre : Dieu pour nous , Jésus-Christ.

(2) Pensées et opuscules, p. 580.

(3) Ib., p. 570.

(4) Ib., p. 571. Répétons-le, car en de telles matières, on ne saurait avoir trop de scrupules : dans l'ordre présent — le nôtre —toute communication religieuse avec Dieu est l'effet d'une grâce. Or, toute grâce est due à Jésus-Christ, que, d'ailleurs, la théologie franciscaine nous représente comme «constitutif de toute créature et de toute béatitude ».Mais Pascal veut davantage. II veut que toute connaissance ou tout amour de Dieu, que toute prière se termine formellement, exclusivement à Dieu considéré comme «réparateur », en d'autres termes, se termine à Jésus-Christ.

Voici du reste sur ce point quelques précisions utiles données par un mystique éminent du XVIIe siècle. La question est ici de savoir « s'il y a quelque temps ou quelques états dans l'Oraison, où il faille laisser l'image de Jésus-Christ, et quels ils sont ? » Réponse : « L'âme peut s'unir à Jésus-Christ en deux façons ; la première par voie d'imitation, ou de trans-formation ( l'adhérence de Bérulle, le service de saint Ignace) ; la seconde, par voie d'oraison ou de méditation. S'il est question de la première sorte d'union avec Jésus-Christ, je dis qu'il ne la faut jamais laisser, parce que... celui qui a en soi le Fils de Dieu a la vie, comme au contraire celui qui a pas le Fils de Dieu en soi, n'a point la vie. » Au reste, et à bien prendre les choses, la question ne se poserait même pas, puisque, dans l'ordre surnaturel, nous ne pouvons avoir d'autre activité que celle qui nous est communiquée par Jésus-Christ. Si Pascal n'avait voulu dire que cela, nous n'opposerions pas sa doctrine à celle de la tradition. « Mais si nous parlons de l'union avec Jésus-Christ par voie d'oraison, je dis qu'il y a certains temps ou états, dans lesquels l'âme peut et même doit laisser les images de l'Humanité de Jésus-Christ, savoir est quand elle est tirée à la pure contemplation de Dieu, tel qu'il est en lui-même et en tant que dernière fin de toute créature... (N’oublions pas toutefois que) Jésus-Christ est Dieu et homme tout ensemble. En tant que Dieu, il est l'objet final qui doit attirer et attacher l'âme et lui donner le repos avec sa dernière perfection. En tant qu'homme uni à Dieu, il est le moyen et la voie qui la conduit à cette bienheureuse fin. Il faut donc dire que l'union à laquelle tend l'âme par la méditation et par l'oraison, a pour OBJET FINAL LA DIVINITÉ et Dieu en lui-même, en tant qu'il est Dieu infiniment parfait .. C'est là le terme et la fin de tous ses exercices et de toutes ses pratiques intérieures, parce qu'elle ne doit voir ni aimer en cet objet que lui-même ; ni lui adhérer ou se reposer en lui que pour l'amour de lui-même, et non pas à raison de l'être, des grâces et des dons qu'elle a reçus de lui en sa création ou justification (réparation). Je ne veux pas dire que l'aine ne puisse et ne doive regarder son Dieu, l'aimer et s'unir à lui comme au principe de son être ou à la source de son bonheur ; qu'elle ne le puisse encore considérer, comme dit le divin Apôtre (et Pascal après lui) ... comme la réconciliant à soi en Jésus-Christ son sauveur, mais ce que je prétends est de lui faire connaître que TOUT CELA N'EST PAS SON PRINCIPAL OBJET, mais Dieu en lui-même ; et QUE LES AUTRES CHOSES, ET JÉSUS-CHRIST MÊME DANS SON HUMANITÉ ne sont que des effets et des moyens qu'il nous donne, pour arriver à lui comme à la fin dernière... Et si l'excellent Apôtre nous assure que Jésus-Christ crucifié qui comprend non seulement la nature divine, mais encore l'humaine, est l'objet de sa science et de son oraison, il ne veut pas dire que l'âme ne doive jamais avoir pour objet la Divinité pure, ruais seulement que, par l'Humanité de Jésus-Christ, elle est conduite comme parla main à la connaissance de la Divinité et, pour cet effet, il proposait cette Humanité sainte aux commençants, et particulièrement sous l'objet de ses douleurs, comme le lait qu'on donne aux enfants, auxquels par après comme devenus parfaits, il proposait la connaissance de la Divinité comme une viande solide. » (Pierre de Poitiers, capucin) Le jour mystique ou l'éclaircissement de l'oraison et de la théologie mystique, t. II, 2e  partie, pp. 76o-779. Les théologiens dogmatiques et les plus opposés au quiétisme, le P. Massoulié, par exemple, ne parlent pas autre, ment : « La considération de Dieu en lui-même est, pour ainsi dire, le sommet de l'oraison ordinaire; et quand on ne peut pas s'y soutenir, ou qu'on n'y sent plus assez d'ardeur, il faut descendre un ou deux degrés plus bas…, considérer l'Humanité sainte de Jésus-Christ, les exemples qu'il nous a montrés, les bienfaits dont il nous a favorisés. » Massoulié, Traité de la véritable oraison (Edit. Roussel), Paris, s. d. (1901).

 

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et que le seul Dieu qu'il nous soit permis et utile de concevoir, le seul auquel il nous soit permis et utile de parler, ne peut « être autre chose que le réparateur de notre misère (1)». « Jésus-Christ est donc le véritable Dieu des hommes » (2) à l'exclusion du Dieu très haut et très bon, du Dieu créateur et providence, du Dieu Père, vers qui les

 

(1) Pensées et opuscules, p. 572.

(2) Ib., p. 572.

 

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prophètes de l'ancienne loi et les docteurs de la nouvelle, vers qui les apôtres et Jésus-Christ lui-même, ont dirigé la prière du genre humain. Ce disant je précise, j'explique, j'exagère aussi vraiment la négation de Pascal, mais je ne crois pas la fausser (1).

Sa « négation », disons-nous, car on pense bien que ce que nous regrettons ici chez Pascal, ce n'est pas ce qu'il affirme, mais ce qu'il nie. « Tous errent d'autant plus dangereusement qu'ils suivent chacun une vérité; leur faute n'est pas de suivre une fausseté, mais de ne pas suivre une autre vérité » (2). Telle est bien sa faute à lui-même, dans les nombreux textes que nous méditons, et de là vient qu'à la première lecture, ces textes nous étonnent peut-être moins qu'il ne faudrait. Qui de nous en effet hésite à reconnaître en Jésus-Christ « le véritable Dieu des hommes »? Mais notre inquiétude s'éveille, lorsque, rapprochant ces derniers mots de tant d'autres qui les précèdent ou qui les suivent, nous constatons que le

 

(1) Il dit encore : « Tous ceux qui cherchent Dieu hors de Jésus-Christ... tombent ou dans l'athéisme ou dans le déisme, qui sont deux choses que la religion chrétienne abhorre presque également ». Pensées et opuscules, p. 581. Il y a déjà dans ce « presque également » une exagération prodigieuse. Si ce texte ne nous surprend pas davantage, c'est que pratiquement nous donnons au mot déisme une je ne sais quelle couleur encyclopédique ou voltairienne. Mais seraient déistes au sens des Pensées, et les commentaires de saint Basile ou de saint Ambroise sur l’Hexameron et le Sero te amavi, pulchritudo antiqua de Saint Augustin, et la plupart des homélies de saint Jean Chrysostome, et dans son intégrité, le Traité de saint François de Sales sur l'Amour de Dieu.

On trouvera une piquante et fâcheuse confirmation de nos remarques dans un livre récent sur la dévotion au Sacré-Coeur. L'auteur veut montrer que saint François de Sales aurait pu longuement parler du Sacré-Coeur, s'il n'avait pas craint d' u effaroucher » les protestants. Je me suis expliqué déjà, dans le volume précédent, sur cet invraisemblable paradoxe : je me bornerai donc ici à ce qui touche directement au sujet du présent chapitre : « C'est cette même condescendance, croyons-nous, qui explique le peu de place que tient la sainte humanité de Notre-Seigneur dans la mystique du bon docteur... La mystique de la Vie dévote et du Traité de l'Amour de Dieu, par condescendance, sans doute, pour les erreurs de l'époque, protestantisme et humanisme (!!!), aime à mettre l'âme plus directement en relation avec Dieu. » R. P. Hilaire de Barenton. La dévotion au Sacré-Coeur, Paris, s. d. (1914). Nous retenons le fait et nous l'opposons à Pascal, mais, encore une fois, il va sans dire que nous repoussons les raisons que le R. P. donne de ce fait.

(2) Pensées et opuscules, p. 730.

 

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« Jésus-Christ » de Pascal, au lieu d'aplanir et d'élargir toutes les voies possibles qui mènent à Dieu, nous est au contraire présenté comme un voile, un écran, si j'ose dire, entre Dieu et nous. Pascal exalte le « médiateur », mais il cache, il exile Dieu. Ainsi les Hébreux, au pied de la montagne sainte. Ils ne veulent avoir affaire qu'à Moïse : Parle toi-même au Seigneur, lui disent-ils, car nous mourrions sur le coup, si, par malheur, nous entendions sa voix : Si audierimus vocem Domini, moriemur.

L'Église ne l'entend pas ainsi. Non qu'elle se lasse jamais de contempler le Christ, mais au Christ lui-même elle demande de nous montrer le Père, que du reste elle ne craint pas d'aborder directement et qu'elle invoque avec allégresse : Praesta Pater piissime. — Aeterne rerum conditor — Lucis creator optime — Rerum Deus tenax vigor — Te aeternum Patrem omnis terra veneratur..

 

Jans nunc Paterna claritas,

Te postulamus affa[int...

Te cordis ima concinant,

Te vox canora contrepet,

Te diligat castus amer,

Te mens adoret sobria...

 

Au chrétien qui n'aurait appris sa religion que dans les Pensées, la plupart de nos cantiques devraient paraître suspects, puisqu'ils ne renferment aucune allusion à la blessure du vieil Adam, puisqu'ils ne s'adressent pas uniquement, exclusivement au « Réparateur de notre misère ». Est-ce à dire que l'Eglise, gagnée de trop bonne heure à l'erreur pélagienne, permette aux fidèles l'oubli total de cette e misère » ? On sait bien que non (1). A ses

 

(1) Tant s'en faut du reste que la théologie orthodoxe nous oblige à suivre les vues de Jansénius et de Pascal sur les conséquences de la faute originelle, c'est-à-dire, sur l'impuissance foncière de l'homme déchu à toute espèce de bien. « Humiliez-vous, raison impuissante; taisez-vous, nature imbécile » P. et O p. 531.) Pas si impuissante, notre raison, puisque d'après le Concile du Vatican, elle peut connaître l'existence de Dieu et la vérité du christianisme. « Si l'homme n'avait jamais été que corrompu, il n'aurait aucune idée ni de la vérité ni de la béatitude » (Ib., p. 532). Et ainsi, à chaque page des Pensées. A ces exagérations noue avons déjà opposé la philosophie de l'humanisme dévot.

Quant à la « preuve de la religion » que Pascal pense pouvoir tirer de se même péché originel et de la misère » qui s'en est suivie, j'avoue n'en pas sentir la force. Pour moi, c'est la révélation qui me fait croire au péché originel, et non pas le péché originel qui me persuade de la vérité du christianisme. Car enfin, s'il ne le sait pas déjà par cette foi à laquelle il tâche précisément de nous conduire, qui lui a dit que notre présente a misère e, d'ailleurs indiscutable, était nécessairement la punition du péché d'A dam ? Pourquoi l'homme ne se trouverait il pas soumis aux assauts de la concupiscence ou de la maladie, simplement parce qu'il est composé d'un corps et d'une âme? Pourquoi ne mourrait-il pas, simplement parce que sa nature propre le veut mortel, et qu'il ne peut échapper à la mort qu'en verte d'un privilège surnaturel auquel, par définition, sa nature n'a aucun droit ? Et sans doute la foi nous apprend que ce privilège a été offert à l'humanité dans la personne du premier homme, et offert à une condition qui n'a pas été remplie; elle nous apprend donc qu'en fait, dans l'ordre présent, notre « misère » a le caractère d'une punition proprement dite et qui aurait pu nous être épargnée. Mais comment 1c seul examen de cette misère nous prouverait-il qu'elle est punition, puisque, en soi, elle pourrait aussi bien s'expliquer d'une autre manière ? Pour affirmer que tel homme est un a amputé de la guerre e il ne nous suffit pas d'avoir constaté que cet homme n'a plus de bras. On aura du reste remarqué le parallélisme si curieux entre ces vues de Pascal sur le péché originel et celles que nous avons déjà méditées dans notre paragraphe § 3. Au fond, il incline à croire que le surnaturel est objet d'expérience. De même que tantôt il expérimentait sa prédestination, de même il avait, au préalable, expérimenté la chute originelle, en expérimentant sa propre misère. Or — et abstraction faite du phénomène mystique, lequel est d'un ordre tout différent — il ne semble pas que le chrétien puisse connaître — par expérience — soit l'état de grâce, soit l'état de a non grâce». La ferveur sensible est bien salis doute objet d'expérience, mais non pas la grâce elle-même, puisque cette ferveur ne provient pas nécessairement d'une grâce et peut avoir une cause toute naturelle. Ainsi de la concupiscence et de nos autres misères. Nous en faisons certes l'expérience, mais non pas comme « loi de péché », non pas comme punition. Eh quoi, dira-t-on, ne parlez-vous pas vous-même « d'expérience religieuse » ? Oui, sans doute, pour faire court, et parce qu'il nous est facile de donner un sens catholique a cette expression. Mais celle-ci n'en reste pas moins d'origine luthérienne ou calviniste. C'est bien Luther en effet, avec sa théorie. de la foi justifiante, c'est Calvin, avec son dogme de la régénération sentie, qui ont déchaîné, si l'on peut dire, dans le monde chrétien, ce désir passionné de « sentir »,  d'expérimenter la grâce. Que, par l'intermédiaire de Jansénius, ce trouble nouveau, cette joie nouvelle aient plus ou moins pénétré l'âme de Pascal, cela me paraît presque évident.

 

 

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jours et à ses heures, elle nous remet en mémoire les raisons que nous avons de pleurer : exules fillii Evae ... gementes et flentes, mais elle ne veut pas que ces déplorables souvenirs nous poursuivent sans relâche, qu'ils dominent sur toute notre piété, qu'ils nous rendent terrible le nom de « notre Père qui est au ciel ». Surtout elle ne veut pas qu'en nous repliant fatalement sur nous-

 

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mêmes, l'obsession de notre misère et de nos besoins nous empêche de rendre à Dieu l'adoration désintéressée, la pure louange, l'amour que, toute créature raisonnable déchue ou non, doit au créateur (1).

 
B. — Le devoir religieux.

 

Car tout se tient, et Pascal, en nous privant de notre Dieu, prive Dieu lui-même du culte essentiel que la tradition nous avait appris à lui rendre. « Pour Pascal, écrit Dom Pastourel, c'était une marque d'orgueil que de vouloir aller à Dieu directement ». (2) Prodigieux scrupule ; paradoxe inouï et désastreux ! Eh quoi ! n'est-ce pas Dieu qui a fait de cet orgueil prétendu un devoir, et le devoir religieux par excellence : « Tu adoreras le Seigneur ton

 

(1) On s'étonnera peut-être, et non sans raison, de ne pas avoir rencontré dans ce paragraphe, la fameuse définition de Dieu : « Le Dieu des chrétiens est un Dieu d'amour et de consolation; c'est un Dieu qui remplit l'âme et le coeur de ceux qu'il possède ; c'est un Dieu qui leur fait sentir intérieurement leur misère et sa miséricorde infinie ; qui s'unit au fond de leur âme ; qui la remplit d'humilité, de joie, de confiance, d'amour; qui les rend incapables d'autre fin que de lui-même ». Pensées et opuscules, p. 581, ou encore : « Le Dieu des chrétiens est un Dieu qui fait sentir à l'âme qu'il est son unique bien... qu'elle a ce fonds d'amour-propre qui la perd et que lui seul la peut guérir ( Ib., pp. 57o, 571). Pourquoi, demandera-t-on, ne pas faire état de ces textes ? Parce qu'ils n'atténuent pas les conclusions où nous ont amené d'autres textes plus explicites. Ici Pascal ne fait ou ne semble faire qu'affirmer, et nous avons déjà dit que sa faute « n'est pas de suivre une fausseté, mais de ne pas suivre une autre vérité ». Au reste, rien n'est plus simple que d'appliquer à celte définition (plus affirmative en apparence) les observations que nous avons déjà proposées dans le texte. Il est très vrai qu'une des idées que nous pouvons et devons nous faire de Dieu est celle d'une « miséricorde infinie », guérissant notre « misère », mais il n'est pas vrai qu'il soit « inutile », « dangereux » au chrétien d'envisager Dieu sous d'autres aspects. Ceux de nos saints que la contemplation d'une fleur ou des étoiles soulevait jusqu'à l'extase, François d'Assise, Ignace, par exemple, oui ou non, adoraient-ils dans cette extase le « Dieu des chrétiens » ? Et nous-mêmes, faut-il qu'à chaque fois que nous nous mettons à prier, s'impose à notre pensée « ce fonds d'amour-propre » dont le Dieu que nous prions peut nous guérir ? Bref, cette définition n'efface pas les textes plus nets que nous avons médités. En un sens, elle les aggraverait plutôt, puisqu'elle y ajoute une nouvelle restriction. En effet, remarquez-le : « Dieu des chrétiens » veut dire ici : « Dieu des prédestinés, des élus, des seuls élus. » Car, dans la pensée de Pascal, telle que nous l'avons développée plus haut, c'est aux élus seuls que Dieu « fait sentir » qu'il les aime : ce sont les élus seuls qu'il remplit d'humilité, de joie, de confiance, d'amour.

(2) Annales de phil. chrét., février 1911, p. 488.

 

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Dieu..., tu l'aimeras de toutes tes forces ». Leçon d'orgueil encore que nous donnerait le catéchisme : « Pourquoi avez-vous été mis au monde ? » — « Pour aimer Dieu et me sauver ». De ces deux fins de la création, Pascal ne veut retenir que la seconde. Pourquoi se demande-t-il, Dieu a-t-il établi la prière? Nous répondrions avec nos spirituels, parce que la prière est d'abord louange, et que nous avons été créés d'abord pour cette louange. Homo creatus est ut laudet Deum, comme dit saint Ignace dans la méditation fondamentale de ses Exercices, mais Pascal :

 

Pourquoi Dieu a établi la prière :

1° Pour communiquer à ses créatures la dignité de la causalité.

2° Pour nous apprendre de qui nous tenons la vertu.

3° Pour nous faire mériter les autres vertus par travail (1).

 

En un mot, Dieu a établi la prière parce qu'il nous est utile à nous de prier ; il l'a établie pour nous. Que si, par impossible du reste, elle ne nous était d'aucun secours. elle n'aurait plus de raison d'être. Encore une fois le malade en présence de son médecin, ne doit penser qu'à sa maladie. Tout le reste paraît superflu, sinon « dangereux » (2).

Il est vrai, écrit à ce sujet le P. Grou, que, « dans la plu-part des chrétiens, l'amour-propre borne toutes leurs prières à eux-mêmes, et qu'ils y oublient les intérêts de Dieu... pour se concentrer dans les leurs ; mais il n'est

 

(1) Pensées et opuscules, p. 562. Non pas certes qu'il oublie la n prééminence v de Dieu. Il la rappelle au contraire expressément, mais il ne la conçoit qu'en fonction de la créature. Il ajoute en effet : « Pour se conserver la prééminence, il donne la prière à qui il lui plaît ». C'est toujours la double obsession, d'une part, le péché originel, de l'autre, la prédestination calviniste.

(2) J'aurais pu citer ce curieux fragment : « Probabilité. — L'ardeur des saints à chercher le vrai était inutile, si le probable est sûr. La peur des saints qui avaient toujours suivi le plus sûr (sainte Thérèse ayant toujours suivi son confesseur) » (P. et O., p. 744 ). Sa pensée de derrière la tête, son anthropocentrisme absolu, se livrent naïvement dans ce premier jet. Les saints lui répondront que, même « si le probable est sûr », leur ardeur ne serait pas inutile, puisqu'elle glorifierait Dieu. Leur grand souci n'est pas de chercher le plus sûr, mais le plus parfait. La voie étroite les attire, non pas uniquement parce qu'elle mène plus infailliblement au ciel, mais encore et surtout parce qu'elle est plus mortifiante, et que le pur amour vit de sacrifices. On entend bien du reste que, dans cette définition de la prière, la faute de Pascal n'est pas « de suivre une fausseté » mais de négliger une autre vérité et capitale. On ne lui reproche pas son plus son « anthropocentrisme », nul chrétien n'ayant le droit de se désintéresser de son propre salut. Mais, ces remarques faites, j'ai peine à me rallier au jugement d'un philosophe contemporain sur le désintéressement de Pascal. Celui-ci, écrit M. Brunschwieg,  « nous demande le sacrifice de tous nos intérêts sensibles, en vue d'une transformation totale de l'être, qui nous obtienne, avec la vertu, la lumière et la béatitude; il nous somme de tout subordonner à l'intérêt moral ; l'homme ne connaît pas une forme plus haute de désintéressement ». G. E., II ; Pensées, II, p. 172.

 

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pas moins vrai que ce faisant, ils vont contre l'intention et l'exemple du Sauveur. Nous ne concevons la prière que sous l'idée d'une demande ; mais n'est-elle donc pas aussi (et avant tout) une adoration, et comme une extase d'amour à la vue de la grandeur et des perfections de Dieu ? N'est-elle pas une adoration, une louange, une action de grâces, un dévouement, un désir que Dieu soit connu et aimé?.. Y a-t-il même dans la prière quelque chose d'aussi noble et d'aussi excellent que ce qui regarde DIRECTEMENT l'intérêt de Dieu? » (1) Le peuple chrétien, écrit de son côté M. Le Tourneux, n'a que trop de pente à oublier cette fin première de la religion. En effet, « depuis le péché, l'homme, n'aimant plus que soi-même, n'a plus regardé les choses que par rapport à soi et, au lieu de considérer ce qu'elles ont en elles-mêmes de bonté, pour les aimer selon le degré de cette bonté, il ne les regarde et ne les aime plus qu'autant qu'elles lui sont bonnes et avantageuses, et qu'il croit pouvoir être heureux en les possédant » (2). Or, justement, les mystiques de la Contre-réforme rappelaient sans relâche aux contemporains de Pascal, qu'il ne suffit pas de regarder Dieu « par rapport à nous », et comme « le réparateur de notre misère », mais qu'il faut encore et surtout l'adorer, le louer, l'aimer pour ses perfections infinies. Tel était l'objet de celte grande

 

(1) L'intérieur de Jésus et de Marie (édit. liaison), Paris, 1909, p. 164.

(2) Principes et règles de la vie chrétienne..., par M. Le Tourneux, Paris, 1765, pp. 9, 10. Je le cite, bien que de tendances jansénistes.

 

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croisade théocentrique dont nous avons longuement parlé dans notre volume sur l'école française (1).

 

Il faut premièrement regarder Dieu, enseignait Bérulle, et non pas soi-même, et non point opérer par ce regard et recherche de soi-même, mais par le regard pur de Dieu (2).

 

Et le P. Bourgoing : Nous devons d'abord rapporter toute notre oraison, « non à notre profit et utilité spirituelle », non à la guérison de notre misère propre,

 

mais à la seule gloire de Dieu, sans aucune considération de notre intérêt ou satisfaction particulière ; en sorte que nous nous proposions pour but et fin de l'oraison, de révérer, de connaître et d'adorer la souveraine majesté de Dieu, par ce qu'il est en soi, plutôt que par ce qu'il est au regard de nous, et d'aimer plutôt sa beauté pour l'amour d'elle-même, que par un retour vers nous (3).

 

Ils estimaient qu'on ne peut aller trop « directement » à Dieu, et c'est pour cela qu'ils recommandaient, au moins à l'élite des fidèles, une dévotion particulière à la sainte Trinité. Remarquez du reste les raisons qu'ils nous donnent pour nous inviter « à révérer cet auguste mystère » :

 

C'est, disait le P. de Condren, qu'il est le plus séparé de la créature et le plus propre à Dieu ; les autres mystères du Fils de Dieu, desquels celui-ci est la source, comme l'Incarnation, la Nativité..., sont tous mystères opérés pour notre bien et utilité, ou pour la gloire et la clarification de l'humanité sainte de Jésus-Christ. Mais au reste ce sont tous mystères qui n'ajoutent rien

 

(1) Ces vues ne cesseront pas de s'imposer aux âmes généreuses. « Tu as bien raison, écrivait hier encore, et en pleine guerre, le lieutenant de vaisseau Pierre Dupouey, d'insister sur ces devoirs de louange et d'action de grâces, tellement perdus de vue. Cette attitude de louanges est d'ailleurs pour l'esprit une des plus réelles et des plus profondes sources de bonheur. Plus on loue, moins on demande, plus on est près du bonheur et du vrai». Lettres intimes de Pierre Dupouey... publiées par André Gide, Le Correspondant, 10 juin 1919.

(2) Oeuvres du card. de Bérulle (Migne), p. 124.

(3) Les vérités et excellences de Jésus-Christ, Paris, 1636, Avis (non paginés).

 

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à Dieu, qui ne le rendent point plus grand…, car Dieu est toujours un et de même, auquel on ne peut rien ajouter... Mais la génération de son Verbe en son sein, et la production de son Saint-Esprit, c'est ce qui le rend saint, glorieux... c'est ce qui fait qu'il est Dieu...

 

D'où il suit que nous sommes obligés

 

à des devoirs inexplicables et infinis vers ce mystère ; car nous devons être entièrement dans les intérêts de Dieu, et non dans les nôtres. Que si nous reconnaissons les obligations que nous devons à Dieu pour les mystères de Jésus-Christ, qui nous glorifient, quelle reconnaissance ne devons-nous pas avoir vers celui-ci..., qui est la gloire et la félicité de Dieu même... Nous sommes plus obligés à Dieu de ce qu'il est sa propre félicité et complaisance, que non pas à cause qu'il nous rend bienheureux en soi (1).

 

Ils parlent, ou du moins, ils vivent tous ainsi. Je n'en citerai plus qu'un, mais en qui l'on entend, à certains jours, l'unanimité des Docteurs, c'est Bossuet, lequel ne peut être suspect, ni de trop aimer les subtilités mystiques, ni d'atténuer l'impuissance de l'homme déchu.

 

Où vais-je me perdre ! Dans quelle profondeur, dans quel abîme ! Jésus-Christ avant tous les temps, peut-il être l'objet de

 

(1) Considérations sur les mystères de J.-C., par le R. P. Ch. de Condren, publiés pour la première fois (par le P. Ingold), Paris, 1882, pp. 177, 178. On ne trouve, si je ne me trompe dans les Oeuvres de Pascal que deux ou trois allusions aux écrivains de l'Ecole française. 1°) Jacqueline parle à son frère de M. de Renty, élève lui-même de Condren, et qu'elle a dû connaître par le P. Saint-Jure. Mais rien ne prouve que Pascal ait lu cette vie. 2°) Il cite le P. de Goudron. « M. de Condran. Il n'y a point, dit-il, de comparaison de l'union des saints à celle de la sainte Trinité. Jésus-Christ dit le contraire » (Fragment 865, G. E., Pensées, Hl, p. 3o8). Voici le texte de Condren auquel Pascal fait allusion : « Vous considérerez la société des trois personnes divines qui vivent ensemble en même pensée, en même vouloir, en même amour, en une même vie et un même être... Toute société en la terre n'est rien en comparaison de cette société et la société des anges et des saints au ciel ne mérite pas de lui être comparée. » (Lettres et discours de R. P. Charles de Condren, Paris, 1868, p. 9o. La 1ère édition est de 1642). Il est trop évident que Jésus-Christ ne dit pas, ne peut pas dire le contraire, parce qu'il ne peut pas dire une absurdité. Il dit bien : « Qu'ils soient un comme nous sommes un, mon Père et moi » ; mais il dit également : « Soyez parfaits comme le Père céleste est parfait » et l'on avouera qu'à parler rigoureusement, il n'y a pas de comparaison possible entre la perfection de Dieu et la nôtre. Pascal a-t-il lu ce passage dans le texte ? Peut-être, mais rien de moins sûr. J'imagine qu'un de nos Messieurs, Arnauld, Nicole, ou un autre, lui aura proposé cette remarque de Condren, au moment des querelles sur le Formulaire, avant ou après le fameux évanouissement. On lui aura dit ou écrit pour le consoler Que voulez-vous ? Les chrétiens les plus fervents ne sont pas toujours d'accord. Le P. de Condren reconnaît lui-même qu'il n'y a parfaite unanimité qu'en Dieu. » On sait d'ailleurs que Poet-Royal en voulait fort à Condren d'avoir considéré Saint-Cyran comme un novateur dangereux. D'où le peu d'amitié dont témoigne ce fragment de Pascal. Ou prononçait alors de Condran, ou, et plus souvent, Gondran. A Saint-Sulpice, aujourd’hui encore on dit : M. de Condran. 3°) Dans le mystérieux fragment où sont mentionnés d'un mot, sainte Thérèse et le « Roman rose », Pascal a écrit : « Le Père Saint-Jure — Escobar. » Voulait-il les opposer l'un à l'autre ? Qui le dira ? (Gr. E., Pensées. III, p. 399) .

 

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nos connaissances (et de nos prières)? Sans doute, marchons sous la conduite de l'aigle des Évangélistes. « Au commencement était le Verbe ». C'est par où il commence à faire connaître Jésus Christ. Hommes, ne vous arrêtez pas à ce que vous voyez commencer dans l'Annonciation de Marie.

 

C'est-à-dire, ne vous arrêtez pas au Dieu fait homme, au médiateur, à Jésus-Christ envisagé comme « réparateur » de votre misère. Eh ! qu'importe celle-ci, quand il s'agit d'adorer les trois divines Personnes ?

 

Où suis-je ? que vois-je? qu'entends-je ? Tais-toi, nia raison, et sans raison, sans discours, sans images tirées des sens..., disons au dedans, disons par la foi : Au commencement, sans commencement, avant tout commencement... était celui qui est et qui subsiste toujours, le Verbe, la parole, la pensée éternelle et substantielle de Dieu... ah ! je me perds, je n'en puis plus; je ne puis plus dire qu'amen; il est ainsi... Quel silence! quelle admiration!... Je vois ce Dieu, qui était au commenceraient, qui subsistait dans le sein de Dieu... Amen... Voilà tout ce qui me reste de tout le discours que je viens de faire, un simple et irrévocable acquiescement, par amour, à la vérité que la foi me montre. Amen, amen... A jamais amen.

Délectons-nous donc... dans le Verbe, dans la pensée, dans la sagesse de Dieu !... Aillions la prière, la communication, la familiarité avec Dieu... Qui sera celui qui, s'imposant silence à soi-même et à tout ce qui n'est pas Dieu, laissera doucement écouler son coeur vers le Verbe, vers la sagesse éternelle... Apprenons à regarder toutes choses en ce bel endroit (1).

 

(1) Elévations sur les mystères. XIIe semaine, VII, VIII et Xe élévation, passim.

 

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Cet «Amen », cette «communication a directe et familière avec les trois Personnes divines, cette pure adoration, cet oubli de soi dans la prière, pourquoi faut-il que Pascal, et Pascal seul à certains moments paraisse nous les défendre? Objectera-t-on que de telles dispositions d'esprit et de coeur sont peu accessibles au commun des hommes, et qu'à vouloir « faire l'ange », la plupart « feront la bête » ? Eh ! quoi ! le maître infaillible de la prière, et l'Eglise drossée par lui — divina institutione formati — ne proposent-ils pas à tous, et sans exception, un sublime au moins égal à celui de Condren ou de Bossuet ? Gratias agimus tibi propter magnam gloriam tuam... Vere dignum et justum est... cum angelis et archangelis... Sanctus, sanctus, sanctus. N'est-ce pas là inviter le plus « misérable » des pécheurs à « faire l'ange » ? L'Eglise sait bien qu'il y a sinon de l'orgueil, de l'impertinence, du moins de l'audace à parler ainsi ; mais elle ne recule pas devant cette audace : audemus dicere... Pater poster..., sanctificetur nomen tuum. Que ce nom soit loué, c'est notre prière quotidienne. Au reste, on ne prétend pas que tous les fidèles réalisent constamment et pleinement le haut sens de ces formules, ni qu'ils s'élèvent sans effort, sans défaillance à cette religion parfaite, mais chacun doit y prétendre et nul assurément n'a le droit de la combattre (1).

 
C. — «Jésus-Christ ! Jésus-Christ! »

 

Les observations que l'on vient de faire, ne sont pas nouvelles, on les trouve déjà clairement amorcées et en très bon lieu, je veux dire dans une note du Port-Royal :

 

M. Joubert... a merveilleusement touché et fait saillir

 

(1) Intelligenti vauca. Il ne s'agit naturellement pas de savoir si oui ou non, Pascal récitait le Pater, le Gloria in excelsis ou le Te Deum, mais de savoir si sa doctrine lui permettait de louer Dieu directement. Quidquid oratur, ad modum orantis oratur. Il est également fort vraisemblable que Bossuet récitait chaque matin l'acte de charité, lequel est un acte d'amour pur, et cela au moment même où, à la face de l'Eglise, il tentait d'exterminer l'amour pur.

 

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ce point central du jansénisme : « Les Jansénistes, dit-il, ont trop ôté au bienfait de la Création pour donner davantage au bienfait de la Rédemption... ILS OTENT AU PÈRE POUR DONNER AU FILS ». Les Pélagiens au contraire, et tous les Déistes, rendent d'autant plus au Père qu'ils tiennent à se passer du Fils. Il arrive donc que les Jansénistes, à un certain moment, se trouvent contre les Déistes du côté des Athées, en tant qu'ils ôtent comme eux le. plus qu'ils peuvent au Père ; Jansénius et Pascal, quand ils jugent la nature, ne sont pas très loin de Pline et de Boulanger. Ils n'en sont séparés que par la Croix ; c'est beaucoup, mais il semble que, sans elle, ils ne croiraient à rien et que, SANS LE FILS EN UN MOT, ILS AURAIENT PEINE A REMONTER JUSQU'AU PÈRE (1).

 

C'est lui, Sainte-Beuve qui est ici merveilleux, au moins autant que Joubert, mais il oublie, et non sans malice, que le christianisme authentique repousserait comme un blasphème la seule idée d'une alternative pareille. L'Eglise, non seulement, n'ôte rien au Père — nous l'avons assez montré — mais encore elle tient si peu à « se passer du Fils » qu'elle trouverait timide, courte et chétive la christologie de Pascal. Vous pensez peut-être que l'auteur du Mystère de Jésus exalte plus que personne le «Médiateur» ; en vérité, il le diminue. Ceci voudrait un volume; je me borne à quelques indications sommaires.

?) Le Christ de Pascal n'a pas su racheter le monde, lequel, s'il en fallait croire les Pensées, attesterait, aujourd'hui encore, par une misère sans nom, soit le venin tenace de la blessure originelle, soit la nécessité persistante d'un « Réparateur ». Depuis seize cents ans, l'eau du baptême a coulé sur des fronts innombrables et cependant rien ou presque rien n'a changé sur la face de la terre. Le Verbe s'était fait chair pour nous guérir des suites de la première faute, mais nous n'en restons pas moins aussi malades que s'il n'était pas venu, et plus criminels. Combien plus grand, le Christ des humanistes dévots ! Grâce à lui nous pouvons bénir « l'heureuse faute »,

 

(1) Port-Royal, II, pp. 114, 115.

 

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si magnifiquement réparée. O Felix culpa ! « Ces paroles, écrit un de nos docteurs, contiennent en abrégé le fond de la religion chrétienne et, sans rien diminuer de la malice du péché, comprennent les avantages inestimables de l'état des chrétiens sous Jésus-Christ, par-dessus la condition que devaient avoir les hommes sous Adam, même considéré revêtu de tous les ornements et de tous les privilèges de l'état d'innocence (1) ». Voilà un vrai médecin ! Il fait mieux que de rendre à ses malades la santé perdue; il leur donne une constitution nouvelle, plus robuste que l'ancienne. Ecce nova facio omnia. Je pourrais apporter cent témoignages analogues, mais on les trouvera dans notre volume sur l'Humanisme dévot:.

Il en va de même pour la royauté du Christ. Le Médiateur de Pascal, règne sur l'Église minuscule, l'Église d'hier, où sont rassemblés les rares élus pour qui son Père lui a permis de prier. Notre Christ à nous, sur l'univers tout entier et depuis le commencement des âges. Aucune frontière n'arrête le rayonnement de sa puissance, ni dans l'espace ni dans le temps. Christus vincit,

 

(1) Cf. L'Humanisme dévot, p. 372. Et voilà pourquoi — je le répète à ma honte — je n'arrive pas à saisir la force d'un des principaux arguments de Pascal. Sa majeure est celle-ci : nous constatons en nous-mêmes et chez tous les hommes une misère telle qu'elle reste inexplicable si elle n'est pas la punition de quelque faute commise par le premier représentant de l'humanité. Majeure indémontrable, puisque, dans l'état de pure nature, l'homme n'aurait pas été moins misérable (au sens que Pascal donne à ce mot) qu'il ne l'est dans l'état de nature déchue. Mais, pour l'instant, peu importe. Admise comme certaine, cette vérité nous inviterait bien à conclure que nous avons besoin d'un réparateur, mais du même coup, à conclure aussi, ou bien que ce réparateur n'est pas venu, ou bien que s'il est venu, il n'a pas réussi dans son entreprise.

(2) Pour ne pas répéter ce qui a été dit plus haut, je laisse de côté une autre considération qui sera venue d'elle-même à l'esprit de tous. Si la a médiation » du Christ avait réussi, nous ne devrions pas craindre d'aborder a directement » le Père céleste. C'est là néanmoins ce que Pascal ne nous permet pas. Voici, en sens contraire, l'enseignement formel de la tradition. « Le mystère de la sainte Trinité est si saint, si divin, si haut et si auguste que la créature n'a aucun droit par soi-même ni aucune puissance de lui rendre ses devoirs et ses hommages (Dans l'état de nature pure, l'homme s'adresserait directement à Dieu, mais non pas aux trois divines Personnes que nous ne pouvons connaître sans un secours surnaturel, et dans l'ordre présent, sans la grâce de Jésus-Christ.)... Avant le mystère de l'Incarnation, celui (de la Trinité) était couvert et voilà à tout le monde, et si un petit nombre de prophètes en ont découvert quelque chose par la lumière de l'esprit de Dieu, ce n'a été qu'en la vue et en considération du mystère de l'Incarnation, lequel a rendu la terre digne en quelque façon d'avoir relation à celui de la Trinité ; car depuis que le Verbe éternel s'est fait homme... Dieu a commencé, non seulement à découvrir ce divin mystère, mais encore à nous obliger d'y rendre de grands devoirs et hommages, desquels nous ne sommes capables que par lui et en lui. C'est pourquoi nous avons très grande obligation à Jésus-Christ et nous devons user fidèlement d'un si digne moyen, comme est le Fils de Dieu même, pour une si haute fin qui est d'honorer dignement le mystère de la sainte Trinité, car c'est en Jésus-Christ seul, vrai trésor des fidèles, où nous devons puiser toute la capacité pour honorer un si adorable mystère». Ch. de Condren, Considérations sur les mystères de Jésus-Christ, pp. 175, 176.

 

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Christus imperat. Joubert nous le rappelait tantôt, Pascal enlève a au, bienfait de la Création n, pour magnifier davantage leva bienfait de la Rédemption ». D'où chez lui cette épouvante devant les e espaces infinis » . En dehors des étroites provinces que la Rédemption a rachetées, la création, c'est le mal. Pour nous, au contraire, nous ne saurions opposer Création et Rédemption, puisque celle-ci a recouvert de point en point celle-là, puisque notre Christ a tout recréé, soumettant à son « règne de douceur », et les « espaces infinis », et les a raccourcis d'atomes et toutes les consciences humaines. Le surnaturel nous enveloppe, nous pénètre de toutes parts ; la grâce nous presse, offerte, à tous et à ceux-là même qui ne connaissent pas le nom du Médiateur ; bref, il n'est pas une seule âme qui n'ait reçu de la plénitude du Christ. Faut-il ajouter que cette Christologie triomphale, splendidement exposée par les humanistes dévots et par les maîtres de l'école française, n'est pas nouvelle parmi nous ? Moins prévenu, Pascal l'aurait trouvée à toutes les pages de son bréviaire.

 

Salve testa dies, toto venerabilis aevo,

Qua Deus infernum vicit et astra tenet..,

 

On a reconnu l'hymne de Fortunat pour la procession de Pâques.

 

Ecce renascentis testatur gratia mundi

Omnia cum Domino DONA redisse suo.

 

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Namque triumphanti post tristia Tartara Christo,

Undique fronde nemus, gramina flore favent.

Legibus inferni oppressis, super astra meantem

Laudant rite Deum lux, polus, arva, fretum.

Qui crucifixus eras Deus, ECCE PER OMNIA REGNAT

DANTQUE CREATORI CUNCTA CREATA PRECEM...

Christe salus rerum...

Solve catenatas inferni carceris umbras

Et revota sursum quidquid ad ima ruit.

Eripis INNUMERUM POPULUM de carcere mortis

Et sequitur liber quo suus auctor adit.

Hinc tumulum repetens post Tartara, carne resumpta

Belliger ad caelos, ampla trophoea refers...

Rex sacer, ecce tui radiat pars magna triumphi

Cum puras animas sacra lavacra beant (1).

 

Essayez d'appliquer ces glorieuses strophes au « Réparateur » impuissant, au conquérant malheureux, au roi en exil qu'invoque Pascal (2)!

?) « Médiateur », a Réparateur », et rien que cela, le Christ de Pascal est uniquement pour l'homme ; le Christ de la tradition est d'abord pour Dieu ; il est avant tout l'adorateur et le « religieux » par excellence :

 

Dieu, écrit à ce sujet le P. Grou, ne pouvait être dignement adoré que par un Homme-Dieu. Il mérite un hommage infini; et nulle pure créature n'est en état de lui rendre un pareil hommage, auquel elle ne peut donner un prix au-dessus de ce qu'elle est en elle-même. Il faut à la vérité que l'hommage dû à Dieu lui soit rendu par une nature inférieure; parce que c'est un hommage par lequel on reconnaît tenir l'être de lui et

 

(1) Je prends le texte donné par M. Ulysse Chevalier : Poésie liturgique traditionnelle de l'Eglise catholique en Occident, Tournai, 1894, pp. 64, 65. Il m'a été fort utile de méditer parallèlement les Pensées et ce précieux recueil où notre a misère a tient, en somme, si peu de place. Lex orandi, lex credendi.

(2) Dira-t-on que cette Christologie n'est qu'une construction de l'esprit ? Oui, sans doute, mais une construction théologique, c'est-à-dire, fondée sur l'Ecriture et les vérités révélées. Il en va de même pour toutes les méditations des Pères et des Docteurs sur la Trinité, la grâce, etc. Aucune constatation expérimentale ne démontrerait soit la distinction des trois Personnes divines, soit la surnaturalité de l'ordre présent. Mais la révélation une fois admise, l'expérience du fait chrétien, l'histoire des saints, et peut-être même l'histoire du monde, confirment les vues que nous venons de résumer sur le vrai triomphe du Christ réparateur.

Quant à la Christologie de Pascal, elle dépend comme d'ailleurs tout le jansénisme, de la théologie luthérienne ou calviniste. Eux aussi, Luther et Calvin, diminuent le médiateur qu'ils pensent exalter, diminuent la grâce. La « justification » luthérienne n'est qu'une « réparation a très imparfaite, plus extérieure que profonde. Le Christ nous aurait obtenu des lettres de grâce, et non pas des lettres de noblesse, comme le veut la théologie catholique. J'avoue bien que tout ceci est à la fois trop long et trop court. Il faudrait pourtant exterminer une bonne fois le lieu commun qui livre au jansénisme le monopole de la grâce et même du Christ.

 

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devoir le consacrer entièrement à son service. Mais, pour être digne de Dieu, il faut qu'il soit infini comme lui, et par conséquent qu'il lui soit rendu par une personne égale à lui. C'est ce que Jésus-Christ seul a fait et pouvait faire. Sa personne divine adorait Dieu le père, reconnaissant qu'elle tenait de lui la nature humaine, à qui elle était unie et la dévouant entièrement à sa gloire. En ce sens Jésus-Christ est l'unique adorateur (1).

 

C'est là son occupation principale, le plus essentiel et le plus sublime de son « mystère ». Si donc, laissant de côté le parfait adorateur, nous n'aimons en Jésus que le rédempteur de l'homme, qui ne voit que notre amour, si tendre qu'il soit, l'humilie en quelque sorte et le rapetisse?

?) Et voilà pourquoi, les spirituels de l'école française, dans leur dévotion au Christ, s'adressaient d'abord à son excellence suprême, à sa « religion ». Avant de l'occuper « de notre bassesse », comme dit fortement le P. Amelote, ils « l'appliquent à la grandeur de son Père », se conformant ainsi, du mieux qu'ils peuvent, « aux inclinations de sa naissance divine». Telle est leur manière, toute désintéressée, de s'unir à « l'intérieur de Jésus ». « Il y avait dans le Christ, dit encore Amelote, une vie si sainte et si retirée en Dieu son père, qu'encore qu'on entendît ses paroles et que l'on vît ses actions, si est-ce que jamais nul esprit n'a su pénétrer dans la profondeur de son application à Dieu. C'était cet abîme d'attention à Dieu

 

(1) L'intérieur de Jésus et de Marie (Hamon, p. 272). Pour un développement plus complet de ces mêmes vues, qu'on me permette de renvoyer le lecteur à notre chapitre sur la doctrine de Bérulle : Tome III. Conquête mystique : L'école française.

 

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que le P. de Condren appelait la vie cachée de Jésus-Christ, et il y avait tant de dévotion qu'il ne trouvait rien en lui de plus adorable que cette incomparable occupation de son Père... (Il) l'aimait de tout son coeur dans cet état, et... entrait sans cesse dans les dispositions cachées de l'âme de Jésus, et vivait plus dans ce qui lui en était inconnu que dans ce qu'il en pouvait apercevoir » (1).

 
D. — Le meilleur Pascal.

 

Mais à côté, ou pour mieux dire, au-dessous de ce Pascal, plus ou moins profondément intoxiqué par la théologie de ses maîtres, il y en a un autre qui échappe à ces maîtres, et dont l'influence doit un jour ramener au catholicisme intégral des âmes sans nombre ; l'un et l'autre également vrais, mais le premier d'une vérité passagère, si l'on peut ainsi parler, voulant dire par là que, dans la mesure où il s'abandonne à sa grâce et à son génie, le disciple de Jansénius et d'Arnauld condamne les principes jansénistes comme tout à fait contraires à son fond véritable, à sa philosophie la plus personnelle.

Le Pascal janséniste essaie de légitimer, de canoniser la résistance qu'il sait bien qu'il oppose à la véritable Eglise. Nous avons, par malheur, ces tristes brouillons. D'inconscients humoristes les publient comme fragments de l'Apologie ! — « Le Pape... très aisé à être surpris, à cause de la créance qu'il a aux jésuites » (2). Eh ! qui vous assure que les Papes des premiers siècles n'auraient pu être surpris ? Où nous menez vous ? « Si l'ancienne Eglise était dans l'erreur, l'Eglise est tombée. Quand elle y serait aujourd'hui, ce n'est pas de même » (3). Distinct ion commode, mais sur quoi repose-t-elle ? Où finit l'ancienne Eglise ?

 

(1) Vie du Père de Condren, Paris, 1663, II, pp. 337, 338.

(2) Pensées et Opuscules, p. 735. Brunetière, qui avait du sens, a publié ces fragments à la suite des Provinciales.

(3) Ib., p. 731.

 

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Dans l'Eglise d'aujourd'hui, ou bien « zèle sans science », ou bien « science sans zèle », ou enfin « ni science ni zèle». A Port-Royal, au contraire, « et zèle et science » ;

ils « sont excommuniés de l'Eglise et sauvent néanmoins l'Eglise » (1).

Voilà certes de quoi réjouir les protestants et tranquilliser les libertins; mais voici que, jusque dans ces boutades anti-catholiques, se trahit le meilleur Pascal :

 

En considérant l'Église comme unité, le Pape, qui en est le chef, est comme tout. En la considérant comme multitude, le Pape n'en est qu'une partie.

 

Qu'importe ce dernier point ? Il nous suffit que le Pape soit « chef », qu'il n'y ait pas d'unité possible en dehors de lui, que « la multitude qui ne se réduit pas à l'unité », et que, par suite, le jansénisme, soit « confusion » (2).

 

Le Pape est premier... Quel autre est reconnu de tous, ayant pouvoir d'insinuer dans tout le corps, parce qu'il tient la maîtresse branche, qui s'insinue partout ? Qu'il était aisé de faire dégénérer cela en tyrannie ! (3)

 

Que nous importe encore une fois ? Tyran, Dieu le jugera, mais ses pires fautes ne l'empêcheront point de tenir « la maîtresse branche». Ainsi de l'Eglise, elle n'« inspire » pas, comme Dieu, et je ne sache pas d'ailleurs qu'elle prétende à ce rôle, mais enfin elle « enseigne... infailliblement... Ce qu'elle fait suffit pour condamner » (4). Après cela, comment s'étonner que, dans la dernière

 

(1) Pensées et Opuscules, p. 732.

(2) Ib., p. 733.

(3) Ib., p. 735.

(4) lb., p. 735. Dire que Pascal avait le droit d'ignorer le concile du. Vatican serait une échappatoire. Même à s'en tenir aux principes gallicans, ce n'était pas le Pape seul, mais bien n l'Eglise e qui avait condamné solennellement le jansénisme, l'Eglise gallicane ayant adhéré aux bulles pontificales contre le jansénisme, et les autres Eglises n'ayant aucunement protesté. Entre la condamnation du jansénisme et celle du calvinisme, il n'y avait pas, même pour un gallican, de différence appréciable.

 

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année de sa vie, loin de ses amis jansénistes, seul avec Dieu et avec les pauvres, Pascal, enfin apaisé, rendu à lui-même, enfin logique, ait tiré la conséquence nécessaires de telles prémisses ? Ecoutez son confident suprême, le génovéfain Paul Beurrier, que « M. Pascal, six semaines avant sa mort, envoya quérir pour le

consulter sur les affaires de sa conscience »; qui vint le voir « très souvent, » et qui le confessa « plusieurs fois », pendant les « six semaines » que « dura... sa dernière maladie ». Dès notre première entrevue, raconte Beurrier,

 

il me mit... sur les matières du temps qui faisaient tant de bruit entre les doctes catholiques sur la doctrine de la grâce, de la puissance et autorité du Pape... et me dit qu'il gémissait fort de voir cette division entre les fidèles... m'ajoutant, qu'on l'avait voulu engager dans ces disputes, mais que..., depuis deux ans, il s'en était retiré brusquement, vu la grande difficulté de ces questions si difficiles de la grâce et de la prédestination. Et pour la question de l'autorité du Pape, il l'estimait aussi de conséquence, et très difficile à vouloir connaître ses bornes, et qu'ainsi, n'ayant point étudié la scolastique,

 

beaucoup de « zèle », mais pas assez de « science »

 

il avait jugé qu'il se devait retirer de ces disputes... et ainsi qu'il se tenait au sentiment de l'Eglise touchant ces grandes questions, et qu'il voulait avoir une parfaite soumission au vicaire de Jésus-Christ, qui est le Souverain Pontife (1).

 

(1) E. Jovy, Pascal inédit,  II, Vitry-le-François, agio, pp. 489-496.

L'heureuse publication par M. Jovy des aléatoires de Beurrier a été l'occasion d'une longue et fastidieuse polémique dans le détail de laquelle je n'ai pas à entrer ici et dont on trouvera la bibliographie dans l'avant-dernier volume du Pascal des Grands écrivains. Il est évident que si l'on admet comme un dogme révélé l'infaillibilité des historiens jansénistes, le témoignage de Beurrier pèse aussi peu dans la balance que les plaisanteries de Voltaire contre la Bible. « Il n'est pas nécessaire, écrit M. Gazier, de faire une nouvelle Vie de Pascal et une nouvelle histoire de Port-Royal; les anciennes sont bonnes et ABSOLUMENT CONFORMES A LA  VÉRITÉ. » Une telle conviction étant d'ordre religieux, nous aurions mauvaise grâce à la discuter d'après les règles ordinaires de la critique. Aussi bien mettrions-nous également hors de cour le jésuite attardé qui jurerait par les Mémoires du P. Rapin. Mais, pour ceux que le vrai seul intéresse, ils ne liront sans défiance ni le P. Rapin ni les historiens de Port-Royal, bien que nous ne mettions en question ni la bonne foi de l'un, ni celle des autres. Rapin est un très honnête homme, mais il accepte de toutes mains et parfois très étourdiment tout ce qui lui parait convenir à sa thèse ; quant aux historiens jansénistes, ils n'ont dit que ce qu'il leur a plu de nous dire ; nous savons pertinemment que les restrictions mentales leur sont familières et qu'ils excellent dans l'art d'arranger l'histoire. Dans le cas présent, nous prenons sur le vif leur habileté coutumière. Ils avaient par devers eux certains papiers qu'ils avaient obtenus de Beurrier, une rétractation, disaient-ils. En vérité, ces papiers, tels qu'ils ont fini par les publier, ont peu d'importance ; mais pourquoi ont-ils attendu pour les publier, la mort de Beurrier? Et ceci très certainement de dessein prémédité : nous le savons par Arnauld lui-même, qui écrit au détenteur des dits papiers : « Le bonhomme dont vous n'osez produire l'attestation tant qu'il vivra, ne peut vivre longtemps a. Pourquoi n'osait-on pas? Craignait-on que le « bonhomme a ne répondit par de nouvelles explications ? Voulait-on « arranger » ses lettres ? Quoi qu'il en soit, voici en deux mots les raisons qui nous permettent de retenir sans inquiétudes. Le témoignage de Beurrier.

1° C'est un excellent et savant prêtre, estimé de tous, notamment de plusieurs jausénistes. Il sera demain général de son Ordre. Il est curé de Saint-Etienne-du-Mont et se trouve donc bien placé, pour connaître l'état d'esprit janséniste. Il a eu vraisemblablement plus d'une fois à résoudre, auprès de ses paroissiens mourants, le cas de conscience que soulevait le refus formel de souscrire aux bulles pontificales. C'est un homme de juste milieu : il approuve la campagne coutre la morale relâchée, mais il ne transige pas sur la question de l'obéissance au Saint-Siège. Discret, ennemi du bruit, il a attendu cinq ans et un ordre formel de l'archevêché pour faire, sous serment, sa fameuse déclaration sur les derniers sentiments de Pascal. Ami de la famille Périer, et très désireux de réduire autant que possible la peine qu'il a dû leur faire avec sa déclaration à l'archevêque, une foule de raisons l'invitaient à garder le silence et il ne l'a pas gardé.

2° Toutes les objections que l'on nous apporte aujourd'hui contre son témoignage, Beurrier les a connues et il en a fait délibérément justice. II écrit en effet dans ses Mémoires : « Les personnes des deux partis se mirent à gloser sur mon écrit (la déclaration à l'archevêque), un chacun expliquant à sa mode et selon son sentiment, et plusieurs me vinrent voir pour me demander si c'était la réponse de M. Pascal et l'expression de son sentiment, et as RÉPONDIS QUE OUI ASSURÉMENT; plusieurs me dirent crue j'avais mal pris sa pensée, en me priant de ne pas trouver mauvais s'ils l'expliquaient d'une autre manière que je ne faisais. Je leur répondis qu'ils le pouvaient faire et que je me contentais d'avoir écrit ce que j'ai écrit : QUOD SCRIPSI, SCRIPSI; que je ne répondrais à aucun écrit qui paraîtrait contraire à l'explication et au sens que j'avais ouï moi-même de la bouche de M. Pascal, que j'aimais et estimais beaucoup, et plus pour sa charité, son humilité, sa modestie et sa soumission à l’Église et au souverain Pontife que pour la grandeur de son esprit ». Suis-je téméraire en affirmant que toute critique sérieuse doit être impressionnée par de telles paroles ? N'est-il pas évident que c'est par elles qu'il faut interpréter les lettres de Beurrier où l'on a voulu voir coûte que coûte, un désaveu, une rétractation ?

3° Mais ces lettres elles-mêmes, on aura beau les presser, les tordre; on ne leur fera jamais dire ce qu'elles n'ont pas dit, à savoir que Beurrier s'était trompé sur les sentiments de Pascal mourant. Il y a bien là une rétractation, mais sur un seul point et dont l'importance est très secondaire. Beurrier avait cru comprendre que Pascal avait rompu tout à fait avec ses amis de Port-Royal. Or, en parlant de rupture, Pascal avait dit seulement qu'il avait rompu avec la doctrine. En fait il ne voyait plus ses anciens amis, mais ce n'était pas là cette brouille que Beurrier avait dite d'abord dans sa première déclaration. Qui ne voit que cela ne fait rien à l'affaire ? Pascal ne jugeait pas ses anciens amis; il était sûr de leur bonne foi ; il ne les croyait pas hérétiques, mais, pour lui, il ne se reconnaissait plus le droit de penser comme eux.

4° Voici enfin qui me paraît décisif. Si, comme on le répète, Beurrier n'a pas compris ce que lui disait Pascal, il y a quelqu'un assurément qui a dû, bien avant M. Gazier, s'apercevoir de ce malentendu : c'est Pascal lui-même. Les deux hommes se sont vus, ils ont conversé plusieurs fois. Dans ces conversations, Beurrier n'a pas pu ne pas laisser voir, d'une manière ou d'une autre, le sens erroné qu'il avait prêté aux confidences de son pénitent. S'il en est ainsi, prenez garde t « Si l'on veut que Beurrier n'ait pas compris— je cite M. Monbrun — que reste-t-il ? Il ne reste qu'à suivre la version du P. Rapin : « Pascal s'alla cacher dans un trou du faubourg », où il trouva « un curé commode »..., en d'autres termes, Beurrier ne s'est pas trompé, mais Pascal l'a trompé. Or, qui pourrait croire à la déloyauté d'une telle âme et à un pareil moment ?... Il n'ignorait pas que Beurrier ne pouvait lui donner les sacrements que s'il acceptait la Bulle. Ne pas s'expliquer clairement, c'était jouer Beurrier, ses amis, tout le monde, Dieu lui-même... et tenir une conduite autrement « abominable » et « méprisable » que celle que (jadis) il reprochait amèrement aux partisans de la signature avec restriction. Mais Pascal, tel que nous le connaissons,... tel aussi qu'il nous apparaît dans le récit de ses derniers moments par Mm Périer, uniquement occupé de Dieu et de son salut, Pascal, bien loin de déguiser sa pensée, n'a même pas dû attendre les questions de son confesseur. Il n'a rien caché, il n'a point usé de termes ambigus ; si la soumission qu'il manifestait envers le Pape parut suffisante à Beurrier pour l'absoudre, sans rétractation formelle préalable, c'est que vraiment elle suffisait. De novembre 1661 eu août 1662,... l'auteur des Provinciales s'est retiré du jansénisme. Beurrier a bien compris. » (J. Monbrun, Les Derniers sentiments de Pascal, étude documentaire, Bulletin de littérature ecclésiastique... de Toulouse, avril, mai 1911). Toutes les citations que je viens de faire sont empruntées à ces deux articles, qui résument excellemment et, pour moi, terminent la controverse.

 

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Ayant ainsi reconnu, en catholique et en savant, les imprudences « dangereuses » de ses premières aventures

 

 

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théologiques (1), ayant compris d'une part que la véritable tradition ne s'apprend pas en quelques semaines, et d'autre part que ni la « science », ni le « zèle » des maîtres de

 

(1) Ceci ne s'applique pas à la campagne contre la morale relâchée. Sur ce point, Pascal n'a jamais cédé. Il déclare à Beurrier qu'en tout ce qui touchait à la matière de la grâce, « il se soumettait parfaitement à l'Eglise et au Souverain Pontife..., mais que, pour l'apologie des casuistes et la morale relâchée, il ne la pourrait souffrir ». Jovy, op. cit., pp. 498, 499. Cette expresse réserve, pour le dire en passant, prouverait à elle seule que Beurrier n'a pas pu comprendre de travers les confidences de Pascal. Mais, quoi qu'il en soit, il ne s'agissait plus ici d'une vérité de foi, l'Eglise n'ayant jamais approuvé, ayant au contraire condamné les excès des casuistes. Tout au plus reprocherait-on à Beurrier de n'avoir pas rappelé à l'auteur des Provinciales que, même pour défendre une bonne cause, on n'en est pas moins tenu à la justice et à la charité.

 

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Port-Royal ne sauraient prévaloir contre l'autorité infaillible de l'Église, si Pascal avait eu le temps de se remettre à « ces questions difficiles de la grâce et de la prédestination », on peut croire qu'il aurait fini tôt ou tard par donner raison, non plus seulement en catholique docile, mais en savant, aux adversaires de Jansénius. I1 se trouvait du reste, et depuis longtemps, orienté vers cette évolution bienfaisante. Comment veut-on en effet qu'un génie si vigoureux, si lumineux, si loyal n'ait jamais entrevu l'infirmité congénitale, si j'ose dire, d'une école dont les chefs ou bien ne s'entendaient pas eux-mêmes ou bien n'avaient pas le courage d'avouer toute leur pensée. D'une Provinciale à l'autre, on lui avait fait défendre le pour et le contre, aujourd'hui ridiculiser, demain louer les thomistes. Au nom de Jansénius, on l'avait façonné à croire, — et il avait cru certainement — que Jésus-Christ n'est pas mort pour tous les hommes, que certains commandements sont impossibles aux justes (question de droit), et bientôt les mêmes maîtres lui avaient enseigné que Jansénius n'a point soutenu ces monstres d'erreur (question de fait). Or, je sais bien qu'en pleine bataille, on n'y regarde pas de si près; la passion l'emporte sur la logique; par tous les moyens, il faut vaincre ou du moins tenir; mais le calme enfin revenu, un philosophe, un Pascal découvre bientôt les paralogismes qui lui avaient d'abord échappé. On l'a fort bien dit, Pascal, dans la fièvre d'une polémique, « ne se rend jamais. La contradiction l'excite et l'arme de puissances nouvelles et de nouvelle volonté. Mais son intelligence est plus impartiale que son tempérament » (1) ; elle ne lui permettrait pas de concilier indéfiniment le oui et le non. Aussi bien avouait-il au discret Nicole, « qu'il trouvait un peu à redire à quantité d'écrits jansénistes », y compris, je pense, aux rudes thèses de M. Arnauld. « Quoiqu'il finit la personne du monde la plus roide et la plus inflexible pour les

 

(1) M. Boudhors, Revue d'hist. Litt., 1914, p. 387.

 

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dogmes de la grâce efficace, il disait néanmoins que s'il avait eu à traiter cette matière, il espérait de réussir à rendre cette doctrine si plausible et de la dépouiller tellement d'un certain air farouche qu'on lui donne, qu'elle serait proportionnée au goût de toutes sortes d'esprit » (1). Ceci, bien entendu et comme on le voit, au plus vif de sa ferveur janséniste. Que n'a-t-il eu le temps et la force de tenter cette chimérique entreprise? Il eût bientôt vu que la difficulté n'était pas, comme il l'imaginait, d'ordre littéraire ou moral, mais dogmatique, et que nul « tempérament » n'atténuerait la « dureté » foncière du Jansénisme. Ce n'est pas telle ou telle formule de Jansénius ou d'Arnauld, c'est leur doctrine même qui est e farouche ». François de Sales en personne arriverait-il à dire suavement que le Christ n'est pas mort pour tous ? (2)

Mais à quoi bon chercher si loin? Une lecture attentive des Pensées ne rend-elle pas sensible, soit le conflit que nous avons dit entre le Pascal janséniste et l'autre, le meilleur Pascal, soit la victoire suprême du second sur le premier? Qui ne voit en effet que ce qu'il y a de plus original, de plus vivant, de plus fort dans l'apologétique des Pensées, de plus profond dans la vie intérieure de Pascal, respire, comme on disait alors, contre les dogmes de Jansénius? Et sans doute, il a d'abord conçu la grâce comme une concupiscence sainte, une assurance béatifiante, une certitude personnelle; sans doute l'intime jouissance de sa prédestination le tient dans la joie, modifie sa foi, son espérance, sa charité; donne un autre accent que celui que l'on croit entendre d'ordinaire au Mémorial et au Mystère de Jésus; mais enfin il n'y a pas que cela dans sa

 

(1) Traité de la grâce générale par M. Nicole, 1715, I, pp. i-3.

(2) Nous avons dit plus haut que, loin d'assombrir sa vie intérieure, les dogmes jansénistes avaient été pour Pascal source de a joie ». D'où chez lui, — au moment des entretiens avec Nicole — cette conviction que, si la doctrine décourage certaines âmes, c'est qu'on n'a pas su la présenter comme il faut. Néanmoins elle découragera fatalement quiconque n'a pas eu, comme Pascal, l'assurance de son élection.

 

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conception et son sentiment du christianisme : il y a encore l'idée réelle et vécue de la coopération personnelle et de l'amissibilité, possible malgré tout, de la vocation et de la grâce ; il y a l'idée anti-janséniste du travail méthodique et ascétique de la volonté, organe de créance ; il y a la recherche d'une voie spéculative et pratique pour exercer une action sur les incroyants, il y a le désir apostolique de susciter dans l'âme de ses lecteurs une initiative, de leur faire tendre, à tous, les bras au Libérateur. S'il paraît quelquefois se mettre en contradiction avec les mystiques et avec l'école française sur l'objet suprême de la religion, il rentre dans l'orthodoxie par son insistance à proclamer, contre les faux mysticismes, que Jésus-Christ est la seule voie, la seule vérité, la seule vie. S'il exagère les suites de la faute originelle, et si nous préférons de ce chef aux outrances de son augustinisme la philosophie plus humaine et tout ensemble plus divine de François de Sales, son erreur même sur tous ces points nous met en garde contre un optimisme décevant qui méconnaîtrait, soit la malice intrinsèque du mal, soit la distinction nécessaire entre l'ordre de la nature et celui de la grâce, comme si la création n'avait qu'à se déployer en son sens pour atteindre la fin divinement marquée à sa destinée. Encore une fois, je n'oublie pas que, dans vingt endroits de son livre, Pascal nous montre le monde présent comme un enfer où toute communication est rompue entre Dieu et l'homme. Il le dit, il le répète, mais à quoi bon, puisque le meilleur de ses arguments suppose une philosophie toute contraire, son appel aux raisons du coeur n'étant plus qu'une ironie désespérante si la faute originelle a complètement perverti le coeur auquel cet appel s'adresse? J'avoue qu'il humilie notre raison, et avec outrance, mais parce qu'elle n'est que raison, et non parce qu'elle est raison déchue. Pourquoi ferait-il crédit à notre coeur, lequel ne serait pas moins déchu que notre raison? Qu'on s'y prenne comme l'on pourra et que l'on choisisse : si le plus profond Pascal

 

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résiste à cette philosophie de François de Sales, que tantôt nous opposions au Pascal, disciple d'Arnauld, l'Apologie est bâtie sur un sophisme, elle ne vaut plus que par le style.

« C'est le coeur qui sent Dieu et non la raison. Voilà ce que c'est que la foi, Dieu sensible au coeur » (1) si, comme on le reconnaît, je crois, Pascal n'a rien écrit de plus personnel que cette bienheureuse phrase, qui ne voit encore que par là nous est rendu le Dieu créateur, le Dieu Père que toute la tradition chrétienne nous ordonne et que le Pascal janséniste ne nous permet pas d'aborder « directement » ? « Je dis que le coeur aime l'être universel naturellement » (2), oui certes, et saint Thomas et saint François de Sales l'ont dit avant vous. Or cet amour, quasi instinctif, possible, facile à toute créature raisonnable, bien que, dans l'ordre présent, chrétiens ou païens, nous en devions les inspirations vraiment salutaires à la grâce du Christ-Tédempteur, cet amour ne saurait avoir pour objet direct l'Homme-Dieu envisagé comme a réparateur de notre misère »; il s'adresse directement à l'Être des êtres, à Dieu même. Enfin et comme tout se tient dans une tête bien faite, voici que par le même chemin qui le rapproche des humanistes dévots, Pascal rejoint aussi les mystiques, ses vrais frères. Ce coeur, en effet, qui sent Dieu et qui nous fait connaître « les premiers principes» (3), doit toucher, au moins par ses ultimes frontières à cette a suprême pointe de l'esprit a, je veux dire, à cette zone profonde où se fait la rencontre mystique entre l'âme et Dieu. Et c'est ainsi que, dans une âme vraiment vivante, la vie elle-même, complète, corrige et déborde les formules trop étroites sur lesquelles on avait cru la régler.

 

(1) Pensées et Opuscules, p. 458. Il n'est pas besoin de répéter qu'il ne s'agit pas ici d'une connaissance purement spéculative de Dieu — laquelle connaissance n'est pas au-dessus des forces de lac raison » — mais d'une connaissance proprement religieuse.

(2) Ib., p. 458.

(3) Ib., p. 459.

 

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« Vivante », ces trois syllabes résument ce que j'aurais voulu dire dans ce long chapitre. Plusieurs, je le crains, m'en auront voulu de tant insister et si lourdement sur le jansénisme de Pascal. On connaît aussi bien que moi les textes que j'ai invoqués, mais, au lieu de les prendre tels qu'ils sont, l'on s'ingénie à les tourner. (1) La raison raisonnante et querelleuse de Pascal aurait accueilli les dogmes du jansénisme, son coeur les aurait toujours combattus ; la théologie de Pascal aurait été plus ou moins sectaire; sa prière, exclusivement catholique; abandonnant le polémiste à ses amis de Port-Royal, nous garderions pour nous le mystique. Oui certes, si nous en avions le droit, mais la solution me paraît plus élégante que solide. Encore un coup, Pascal n'était pas homme à ne pas essayer de vivre les dogmes que ses maîtres lui présentaient comme essentiels au christianisme. En fait, il les a vécus.

Et sans doute nous aimerions mieux qu'il eût été autre, car nous voudrions, de lui à nous, une communion parfaite, nous à qui l'état d'esprit janséniste est devenu tellement inassimilable que nous ne pouvons même pas le concevoir; usais quelle compensation ne nous offre pas la belle expérience dont nous venons d'esquisser la courbe et quia conduit Pascal de l’un à l'autre pôle de la philosophie chrétienne, c'est-à-dire de Jansénius à François de Sales, du demi-calvinisme ou du méthodisme au mysticisme traditionnel et à l'humanisme dévot. Expérience qui perdrait presque tout son prix si nous réduisions, au gré de nos préférences personnelles, la jansénisation première de Pascal. Quoi qu'il en soit, ou bien les textes n'ont plus de sens, ou il faut nous résigner à voir en lui, non pas seulement un disciple quelconque, mais l'enfant terrible du parti ; celui qui se moque des subterfuges et qui voudrait afficher sur les toits la doctrine

 

(1) Qu'on me pardonne la vivacité de ce dernier mot. Ce « on » c'est moi-même. Cf. plus haut, p. 322, note 1.

 

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qu'on le suppliait de garder pour lui. Enfant terrible plus encore dans sa vie intérieure que dans son activité spéculative. Quand le grand Arnauld se met en prière, il laisse, à la porte de la chapelle, son bagage doctoral. Pascal au contraire ; pour lui, toute doctrine religieuse est ferment et règle de vie religieuse. Et de là vient le prodigieux intérêt de l'expérience que nous racontent le Mémorial, le Mystère de Jésus, toutes les Pensées.

Nous avons reconstitué, pas à pas, cette expérience. Comme il arrive souvent, elle n'a pas donné d'abord les résultats que nous aurions cru. — « Joie, joie, pleurs de joie! » — Nous attendions plutôt des cris d'angoisse, les affres du désespoir,  un Pascal tout semblable à ce que nous serions nous-mêmes si nous pensions comme lui. Ici encore, il a fallu nous incliner devant les faits. Que nos prévisions le condamnent ou non à la tristesse, Pascal n'est pas triste. Mais plus attentif à la logique de la vie morale et aux leçons de l'histoire, bien loin d'être déconcertés par cette joie, nous l'aurions presque prévue. L'amour-propre est en effet le plus subtil des théologiens; s'il accepte une doctrine cruelle, soyez sûr qu'il saura l'humaniser, l'attendrir. Ni le calvinisme, ni les écoles qui découlent de lui, n'auraient pu se propager, s'ils n'avaient invité plus ou moins expressément chacun de leurs adeptes à ne pas douter de son propre salut. Qu'importe, leur disait-on, que le Christ ne soit mort que pour quelques privilégiés, puisque nous vous offrons le moyen de croire qu'il est mort pour vous? Vieux talisman que les montanistes connaissaient déjà, et auquel la révolution religieuse du XVIe siècle avait donné un regain de force. Il ne peut presque plus rien aujourd'hui, grâce au progrès constant de la civilisation chrétienne. Nous ne voudrions plus d'un Christ qui n'eût versé « telles gouttes de sang » que pour nous, qui eût rigoureusement exclu des mérites de sa passion, les trois quarts de l'humanité. Mais Pascal en voulait encore, trop noble

 

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néanmoins pour ne pas trouver douloureux le revers de son privilège, en quoi il diffère de ses terribles contemporains, les « saints » du puritanisme.

Et puis, et surtout, nous ne devons pas oublier la complexité d'une expérience où Pascal ne fut pas le seul agent ni le principal. Dieu l'a visité dans la nuit du ravissement ; le Christ est avec lui, lui parlant comme un ami à un ami, lui interdisant l'inquiétude et lui commandant la joie. Que, du reste, il ait interprété ces grâces exceptionnelles d'après les dogmes qu'il professait alors; qu'elles aient donc été pour lui ce qu'elles n'étaient en effet ni ne pouvaient être, à savoir des « signes » certains de « prédestination », il n'y a rien là qui puisse nous embarrasser. La grâce nous prend tels que nous sommes, elle se risque même à paraître confirmer pour un temps les illusions dont elle veut, dont elle saura bien nous guérir. Faisons-lui crédit : l'âme qu'elle travaille ici est souple, mobile, vivante au sens le plus intense du mot.

Plus nous avançons, plus l'expérience se complique. Deux courants ou deux ferments opposés se disputent la prière de Pascal, d'une part l'instinct catholique et la grâce, de l'autre les idées-forces du jansénisme. Il va sans dire que de cette contradiction permanente et active, Pascal n'a pas conscience. Elle ne l'en divise pas moins, comme nous l'avons longuement montré, suivant, dans ses outrances, d'ailleurs logiques, l'enfant terrible du parti, le voyant s'écarter de plus en plus de la tradition religieuse qu'il pense défendre, pendant qu'une philosophie plus haute et qu'une prière plus profonde, insensiblement le ramènent au catholicisme intégral. A-t-il nettement reconnu dans les derniers mois de sa vie, a-t-il effacé le schisme intérieur que l'on vient de dire, cela nous paraît presque certain, mais quand il nous faudrait rejeter parmi les fables l'affirmation ferme, franche, décisive du prêtre qui reçut, à maintes reprises, ses dernières confidences, nous n'en resterions pas moins persuadés que le meilleur, que

 

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le vrai Pascal est tout nôtre. Il l'est par tout ce qu'il y a d'unique vraiment dans ses Pensées; il l'est par les principes premiers de son apologétique victorieuse ; M'est plus encore par l'incomparable témoignage qu'il a rendu à la personne de notre Christ. Si le coeur a ses raisons que la raison ne comprend pas, l'amour de Pascal pour le Rédempteur a sa théologie qui déborde, qui réfute surabondamment les inhumaines spéculations de l'auteur des Écrits sur la grâce. Si Pascal a d'abord cru chercher le Christ de Jansénius, il a sûrement trouvé le Christ de l'Évangile et de l'Église, celui qui nous a enseigné le Pater noster, celui qui est mort pour tous les hommes. Ce Rédempteur, cet Homme-Dieu, on peut dire, je crois, sans exagération que, personne, depuis bien des siècles, per-sonne autant que Pascal, ne nous a convaincus de sa réalité et de son amour. Sans phrases, sans éloquence, et même sans poésie. « Il est si peu déclamatoire et si vrai », disait de lui Maine de Biran. (1)

 

Je pensais à toi dans mon agonie, j'ai versé telles gouttes de sang pour toi...

Je te suis plus ami que tel ou tel...

Je t'aime plus ardemment que tu n'as aimé tes souillures.

 

Pour ces divines paroles, qui ne donnerait les plus beaux sermons du monde, et jusqu'aux Élévations de Bossuet (2). « Il faut avoir beaucoup prié pour apprendre aux autres à prier » (3). Non, cela ne suffit pas toujours ; il faut encore avoir prié d'une certaine façon, d'ailleurs ineffable, qui émeuve d'abord les moins recueillis, qui leur donne comme la sensation du Christ présent. Telle est la prière de Pascal. Nous en connaissons de plus sublimes, mais

 

(1) La Valette-Monbrun, Maine de Biran, critique et disciple de Pascal, p. 3o1.

(2) Quelqu'un a dit : « On peut lire les Élévations de Bossuet dans un fauteuil ; Pascal nous met à genoux. »

(3) Pensées de Quesnel, Paris, 1842, p. 41.

 

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non, si l'on peut dire, de plus contagieuses, mais non de plus semblables aux prières de l'Évangile. « Seigneur, à qui donc irions-nous, puisque c'est vous, et vous seul, qui dites les paroles de la vie éternelle ? » — « Seigneur, voici que celui que vous aimez est malade. » ; — « Seigneur, la nuit tombe, restez avec nous». Pascal voit le Christ, il lui parle, il l'entend comme l'ont vu, l'ont entendu et lui ont parlé, Pierre, Madeleine et les disciples d'Emmaüs. Il peut dire avec saint Jean : Quod vidimus... et manus nostrae contrectaverunt de verbo vitae.

 

 
 
 

CHAPITRE X : PIERRE NICOLE OU LE JANSÉNISTE MALGRÉ LUI

 
 
 
 
 

I. Pourquoi l'étudier dès maintenant ? — Récapitulation de ce qui a été dit plus haut sur le mouvement janséniste. — Importance capitale de l'intervention d'Arnauld. — Premières ambiguïtés et premières maladresses. — Nicole réparera les maladresses d'Arnauld ; grâce à lui, Arnauld n'aura pas à choisir entre la pleine révolte et la pleine soumission.

 

II. Nicole et la distinction entre le fait et le droit. — Habileté et loyauté. — Cette distinction apaise les angoisses intérieures de Port-Royal. — On avait peur que le jansénisme ne fût la vérité. — Tendances molinistes de Nicole. — La cour de Rome et le thomisme. — Les « cinq articles » thomistes de Nicole approuvés par le Pape. — Thomisme atténué. — Du prétendu « pouvoir » accepté par les jansénistes et qui n'est qu' a un pouvoir garrotté par des liens invincibles. » — Une véritable grâce, et « surnaturelle » donnée à tous les hommes. — « Les ruines d'un édifice surnaturel sont surnaturelles ». — Quam me delectat Theramenes; Nicole et Pascal sur les vertus des « Lacédémoniens ». — Curieuse sévérité de Sainte-Beuve à l'endroit du « psychologiste » Nicole. — La politesse en enfer. — Nicole et l'humanisme dévôt.

 

III. Qu'il y a d'autres Pères que saint Augustin, et que saint Augustin à lui seul n'est pas l'Eglise. — « Comparant autorité à autorité, il semble juste de préférer celle du Pape D. — Nicole suspect aux intransigeants du parti. — A-t-il joué double jeu, comme on l'en accuse des deux côtés. — Que Nicole a toujours cru à l'orthodoxie foncière d'Arnauld. — A quelles enseignes ? — Psychologie de l'entêtement doctoral : « On combat un sentiment parce qu'on l'a combattu ». — Arnauld thomiste, mais honteux. — Malentendu persistant entre les deux théologiens du parti. — Timidité et optimisme de Nicole. — Sa responsabilité dans la renaissance du jansénisme, après «  la paix de l'Eglise ».

 

IV. Nicole essayant d'arrêter le développement de la secte. — Des a vues de conscience » qui d'abord lui avaient permis d'intervenir dans la lutte. — Polémiste malgré lui; ses regrets. — Il ne se reconnaît pas le droit d'écrire contre les « ministres de l'Eglise ». — Le droit de ne pas médire. — Les lois de la polémique chrétienne. — L'assurance de M. Arnauld. — « Je ne me puis appuyer... sur la vocation de M. Arnauld, puisque j'en doute ». — L'utilité de cette lutte, « la chose du monde dont je doute le plus ». — Dans quel esprit est-il permis de s'indigner contre l'injustice. — Nicole et Gerbet. — Nicole n'est pas janséniste.

 

V. Dangers que peuvent présenter les Essais de morale. — Exagérations

 

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et déclamations pessimistes. — Indulgence foncière de Nicole. — Qu'il y a plus de « fautes d'obscurcissement » que de « fautes de passion ». — La méthode morale de Nicole et l'inoculation du scrupule. — Plus moraliste que religieux. — Sainte-Beuve, Joubert et la véritable infériorité de Nicole. — « Quand le christianisme est raisonnable, il n'a plus de force ». — Nicole n'est pas mystique.

 

I. Bien que, d'une part, l'ordre chronologique nous le permette et que d'autre part, le titre même du présent volume semble nous le commander, il est sans doute prématuré d'étudier dès maintenant Pierre Nicole (1). Nul en effet, si ce n'est Bourdaloue peut-être, ne représente plus parfaitement que l'auteur des Essais de morale ce moralisme chrétien que nous aurons à définir et qui va dominer pendant la seconde moitié du XVIIe siècle ; nul, parmi les croyants, n'a travaillé plus délibérément, plus constamment, plus habilement, ni avec plus de succès, à contrecarrer, à refouler cette conquête mystique dont nous n'avons pas encore achevé de raconter l'histoire étonnante. Je crois néanmoins qu'il y a, somme toute, moins d'inconvénients que d'avantages à présenter Nicole dans son

 

(1) Sur Nicole, nous avons un ouvrage excellent (bien que naturellement sujet à caution en tout ce qui regarde la doctrine) de l'abbé Goujet Continuation des Essais de morale, tome quatorzième contenant la vie de M. Nicole et l'histoire de ses ouvrages. Luxembourg, 1732. C'est une mine inépuisable de renseignements très sûrs. Nous avons aussi les deux grands chapitres du Port-Royal, t. IV. Voici les événements principaux. — Né à Chartres en 1625, d'une famille de grands lettrés, Pierre Nicole se donne de bonne heure à Port-Royal et devient le collaborateur d'Arnauld, puis de Pascal, pendant la campagne des Provinciales. Depuis la paix de l'Eglise, il renonce tout à fait à la polémique projanséniste. Il meurt en 1695. Ecrits innombrables : La logique ou l'art de penser, 1646, excellent ouvrage, comme chacun sait, et auquel Nicole a eu plus de part qu'Arnauld ; Disquisitiones sex Pauli Irenaei, 1657 ; Traduction latine des Provinciales (Wendrock) 1658. Lettres sur l'hérésie imaginaire, 1664 ; Visionnaires, 1665 ; Perpétuité de la foi de l'Eglise sur l’Eucharistie, 1669, 1672, 1676 ;  Traité de l'éducation d'un Prince, arec plusieurs autres traités de morale, 167o ; Essais de morale, 1672, 1687, 1688 ; Traité de l'Oraison, 1679 ; Réfutation des principales erreurs des quiétistes, 1695. Après sa mort, on a publié : Instructions théologiques sur les sacrements (1700) ; 5e et 6e volume des Essais de morale, 1700, 1714 ; Lettres de M. Nicole, 1702, 1718 (trois volumes qui forment les tomes VII, VIII, et VIII. A. des Essais) ; Traité de la grâce générale, 1715. Il est fâcheux, presque scandaleux que personne n'ait encore fait une étude approfondie de Nicole. Les jeunes travailleurs, les jeunes prêtres surtout, qui se donneraient à cette besogne, seraient largement payés de leur peine.

 

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milieu historique, à la suite de M. de Saint-Cyran, qu'il n'a pas connu et dont les singularités l'ont toujours inquiété; de la Mère Agnès, des solitaires, dont il n'a pas ignoré les petits ridicules et dont il a vénéré les grandes vertus ; de M. Arnauld, son héros, son tyran et parfois son cauchemar; de Pascal, son ami et son élève (1). A parler de lui sans tarder nous gagnerons de voir naître et s'organiser de très bonne heure, la réaction qui menace nos mystiques ; nous y gagnerons aussi de mieux connaître les liens qui rattachent cette réaction à la propagande janséniste Avec cela, le lucide et loyal Nicole, janséniste malgré lui, nous aidera mieux que personne, mieux que Sainte-Beuve lui-même, à débrouiller cet imbroglio janséniste au milieu

 

(1) Je ne comprends pas que Sainte-Beuve ait pu écrire : « Pascal eut sans doute la plus grande influence sur Nicole, qui émane de lui ». Port-Royal, IV, p. 420. C'est le contraire qui me semble vrai, bien plutôt. Qu'on se rappelle, tout ce que nous savons sur la préparation des Provinciales. Ils étaient à peu près du même âge, mais Nicole, clerc et théologien, avait de ce chef vingt ans de plus que Pascal. Il est vrai toutefois que, dans certains de ses écrits — les moins beaux d'ailleurs — Nicole semble imiter le style de Pascal. On l'a trouvé bien fastidious dans sa fameuse lettre sur les Pensées (cf. Port-Royal, IV, pp. 465, 476). Mats on oublie de se demander si, d'aventure Nicele. n aurait pas reconnu son propre bien dans quelques-uns des petits papiers laissés par Pascal. Ils se voyaient beaucoup. Pourquoi Pascal n'aurait-il pas noté quelques-unes des idées que lui communiquait le très fertile Nicole? Posons la question autrement. Quand on rencontre dans les écrits de Nicole une réflexion , qui se trouve déjà dans les Pensées, a-t-on le droit d'affirmer que l'emprunt a été fait par Nicole ? Ne convient-il pas d'hésiter et d'autant plus que Nicole n'éprouve aucun embarras à rendre à Pascal ce qu'il doit à Pascal. Il y a pourtant un cas particulier qui m'inquiète. Dans les Instructions théologiques et morales sur le Symbole (je cite l'édition de Paris, tome, II, pp. 2-5), Nicole donne presque textuellement, et sans guillemets d aucune sorte, le fameux passage des Pensées , « Le Dieu des chrétiens est un Dieu qui fait sentir à l'homme. etc... ». Ces Instructions, publiées après sa mort, Nicole ne les a composées — dans leur ensemble — que vers la fin de sa vie, et donc à une époque où il avait pris connaissance des Pensées. Ajoutez à cela certains indices qui rendent l'emprunt quasi évident. Au reste, la publication n'ayant pas été dirigée par lui, il est deux lois innocent de n'avoir pas mis de guillemets. Mais on peut supposer aussi que, pour les raisons données plus haut, Nicole (aussi peu homme de lettres que possible), se soit cru le droit de disposer comme si elles étaient siennes. de telles ou telles pages des Pensees. Ajoutez à cela que cet infatigable écrivait beaucoup et que les copies de ses manuscrits circulaient parmi tes intimes de Port-Royal. Pascal aurait été un des premiers servis. J'indique le problème, sans y attacher plus d'importance qu'il ne mérite. Pure curiosité; pur amusement. Pascal est-il moins Pascal depuis eue l'on a identifié certains passages des Pensées qui n'étaient pas de lui et que certains admiraient comme de lui ?

 

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duquel nous n'avons cessé jusqu'ici de nous débattre, et qui reste un des paradoxes les plus déconcertants de notre histoire religieuse. Nous commencerons par ce dernier point, mais non sans avoir engagé le lecteur pressé à négliger le présent chapitre, qui s'adapterait mal au sujet qu'il traite s'il n'était pas ennuyeux. Tel quel, je le dois aux théologiens qui me font l'honneur de me lire et aux curieux qu'intéressent les bizarreries de l'esprit humain.

Nous l'avons déjà dit, ce qui devait devenir un jour le jansénisme ne fut d'abord qu'un de ces multiples mouvements de rénovation religieuse, comme il s'en dessinait chez nous de tous les côtés, depuis la fin des guerres de religion. Rien d'unique, rien qui justifie l'enthousiasme exclusif de Sainte-Beuve. L'abbé de Saint-Cyran ne dépasse pas les grands chefs spirituels de son époque, un François de Sales, un Canfeld, un Bérulle, un Lallemant— qui, presque tous du reste, l'avaient devancé ; il y a d'autres pénitents que les solitaires, d'autres abbayes réformées que celle de Port-Royal. Mais rien non plus d'opposé à l'esprit de la Contre-Réforme. Saint-Cyran ne veut que le bien. Il est vrai que, par ses allures mystérieuses, ses airs de prophète, ses propos inconsidérés, ce malade inquiète à bon droit les clairvoyants. Comme les esprits frénétiques ont besoin de penser et de vivre contre quelqu'un, il lui a plu de rendre les jésuites responsables de tous les maux de l'Eglise, par où il menace l'union sacrée que le P. Coton et ses amis avaient eu tant de peine à établir. Mais il a les qualités de ses défauts, peu de cohérence dans les idées, une volonté débile et changeante. Au surplus, cet impuissant disparaît vite. Lui mort, tout rentrerait facilement dans l'ordre ; Robert Arnauld d'Andilly continuerait ses traductions et qui sait? finirait même par coqueter avec les beaux esprits de la Compagnie de Jésus ; M. Lemaître, M. de Saci, M. Hamon vivraient saintement dans leur solitude, pacifiant par leur exemple

 

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les agités de la bande ou du moins leur rendant impossible un désert où il n'y aurait plus de prétexte à conspirer ; le pieux M. Singlin, rendu à son bon sens naturel et discrètement secondé par la Mère Agnès, plus intelligente que lui et formée par de meilleurs maîtres, ferait contre-poids aux outrances rigoristes de la Mère Angélique; bref, l'âge aidant et la grâce, qui ne saurait manquer à de si bonnes volontés, le petit groupe, guéri d'un léger accès de fièvre, retrouverait bientôt son équilibre, rivaliserait de ferveur avec les autres centres mystiques et ne s'emploierait plus à la réforme universelle qu'en se réformant lui-même. Sans la fureur doctorale d'Antoine Arnauld, tel eût été, selon toute vraisemblance, le cours paisible des événements. « Le nez de Cléopâtre, s'il eût été plus court, toute la face de la terre aurait changé.» On nous assure, et il est possible que, si Luther n'était pas venu, un autre aurait pris sa place. Je ne crois vraiment pas qu'on en puisse dire autant du grand Arnauld. L'histoire de Port-Royal s'ouvre par un accident, n'est qu'un accident. Brave homme néanmoins et désireux de ne pas rompre l'union de l'Eglise, Arnauld, malgré son magnifique tempérament de lutteur, n'aurait fait qu'un chef médiocre. Que voulait-il au juste, où allait-il? Il ne l'a jamais bien su. Il débute par un beau succès, mais non par un coup de maître, la Fréquente Communion, qui lui vaut le suffrage, et de tous ceux qui n'aimaient pas les jésuites, et de beaucoup d'autres. Le livre a de l'allure, mais, par endroits, il tient du libelle. Plus tumultueux d'ailleurs que limpide. Fréquente Communion, ou infréquente ? On ne voit pas trop. Confusion voulue et perfide, comme on l'a dit ? Non, me semble-t-il. L'oeuvre est incertaine, comme la pensée de Saint-Cyran qui l'a inspirée, comme celle du jeune partisan qui l'a composée. Un géomètre pourtant ! Détail significatif et lourd de menaces : dès leurs premier mots, les futurs jansénistes peuvent se plaindre, et sincèrement, qu'on ne les a pas entendus. Autre fausse manoeuvre, toujours

 

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dans le même livre. L'auteur veut-il, oui ou non, ramener la France de Louis XIV à la pénitence publique? Si oui, la voici déjà sur la pente du ridicule ; pourquoi pas la glossolalie ? Si non, pourquoi tant s'échauffer sur une réforme qu'il sait chimérique? On croit peut-être qu'en m'attardant à cette revue, j'oublie notre bon Nicole. En vérité, je ne pense qu'à lui. Sa curieuse destinée n'est-elle pas en effet de réparer, une à une, les maladresses du grand Arnauld, et, par là, d'éterniser la querelle janséniste?

Autre maladresse et beaucoup plus grave : rallier pour la défense d'un in-folio théologique — l'Augustinus — la petite armée, encore en formation, dont on disposait, femmes comprises, c'est-à-dire abandonner pour de pures spéculations, la propagande religieuse et morale qu' avait absorbé jusque-là le zèle des Saint-Cyranistes.

Et quelles spéculations ! La grâce, les décrets prédestinants, toutes matières sur lesquelles les erreurs encore fraîches de Calvin. obligeaient l'Eglise à un redoublement de sollicitude. Pour comble d'imprudence, le jeune docteur, grisé par une première lecture de l'Augustinus, se flattait de n'appartenir ni à l'une ni à l'autre des deux écoles fameuses qui, sous l'oeil résigné de Rome, se combattaient dans les limites de l'orthodoxie. Ni jacobin ou thomiste ; ni jésuite ou moliniste. Calviniste ? pas davantage. Jansénius et moi, c'est assez. De bonne foi, vit-on jamais plus invraisemblable aventure ? Je veux qu'ils aient trouvé la solution idéale, la formule définitive. Y avait-il donc tant d'urgence à troubler le royaume pour la gloire d'une découverte qui, débattue dans le huis-clos des Sorbonnes, aurait fini par s'imposer tôt ou tard ? Quoi qu'il en soit, on ne peut avoir aucun doute sur la pensée, ou plutôt, sur les aspirations premières d'Arnauld. Il biaisera bientôt, lorsque se dresseront de tous côtés les objections formidables que sa jeune fougue doctorale n'avait pas prévues, mais gardant toujours par devers lui son impossible idéal d'une doctrine orthodoxe, qui ne serait ni le thomisme

 

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ni le molinisme, il ne se prêtera que malgré lui à la stratégie de Nicole, plus claire et plus catholique. C'est de là du reste que naîtra l'imbroglio janséniste, je veux dire, de cette alliance contre nature, entre deux théologiens qui se prétendent, qui se croient sans doute unanimes, et qui néanmoins diffèrent très sensiblement.

Dans l'obscure campagne qui s'ouvrait ainsi, les Arnaldins n'auront pas le monopole de la maladresse. Nous avons déjà vu que, des deux côtés, on se montra peu difficile sur le choix des armes. Aux calomnies de la Fréquente Communion et des Provinciales on répondit par d'autres calomnies qui, pour être moins habiles et d'un style moins exquis, n'en étaient pas moins regrettables. Quel droit avait-on, par exemple, d'attaquer les moeurs de Port-Royal ou de publier que les jansénistes ne croyaient pas à la présence réelle ? Et quelles chances de réussir par de tels moyens ? Ajoutez à cela tant de mesures mal concertées, incohérentes; la calme sagesse de la Cour de Rome harcelée par les catholiques français, plus impatients, dirait-on, d'humilier leur adversaire que de le convaincre. On avait pourtant commencé par une belle manoeuvre qui reste un des hauts faits de notre Sorbonne. Jansénius savait son métier. Se croyant en possession d'un système très orthodoxe, mais nouveau, et contre lequel se hérisseraient fatalement les autres écoles catholiques, il insinue ses idées plutôt qu'il ne les expose. Elles sont l'âme de son livre, mais on ne les trouvera pas exprimées en toutes lettres à chaque page de l'Augustinus. D'où le danger, bien peu de théologiens se trouvant de force à donner un corps à cette âme ; d'où la gloire de Nicolas Cornet, qui sut ramasser en quelques propositions limpides tout ce qu'il y avait de mauvaise doctrine dans l'Augustinus. Nous disons dans l'Augustinus et non dans la pensée personnelle de Jansénius. Car cette dernière nous échappe, comme celle de Fénelon, lequel tout en réprouvant sincèrement les Maximes des Saints, se réservait

 

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le droit d'écrire : « Je n'ai jamais pensé les erreurs qu'on m'impute ». Nicole, dont l'opinion ne paraît point méprisable, estimait que Jansénius ne se fût jamais reconnu dans les Cinq propositions. C'est possible et peu nous importe. Quand l'Eglise examine un ouvrage, elle ne s'attarde pas à deviner ce que l'auteur a voulu dire ; elle prend le texte lui-même, dans le sens qu'il présente naturellement à l'esprit, ut verba sonant. Après quoi, libre au condamné de soutenir qu'il s'est mal expliqué. Heureux les écrivains qui n'ont jamais eu l'occasion de faire un pareil aveu !

Mais quoi qu'il en soit de Jansénius, mort en soumettant son ouvrage au jugement du Pape infaillible, il faut bien que la théologie que résumaient les cinq propositions coïncidât d'assez près avec la propre théologie d'Arnauld, puisque celui-ci, aussitôt les propositions condamnées à Rome, se soit mis en posture de les défendre, acceptant sans sourciller le défi que lui portaient de concert la Sorbonne et le Saint Siège. Franchise, du reste, mais qui l'aurait fatalement conduit aux abîmes. Qu'il persiste en effet dans cette première attitude — la seule qui réponde à ses convictions du moment — et l'immense majorité de ses troupes ne tarderait pas à l'abandonner. Qu'on y prenne garde : ni les religieuses de Port-Royal, ni les solitaires, ni les quelques docteurs de Sorbonne qui, pour l'heure, semblent suivre la bannière d'Arnauld, ne sont prêts au schisme. Rome s'étant clairement prononcée, l'Eglise gallicane ne pouvant manquer de suivre, de toute façon, la cause est finie, la partie perdue. Arnauld n'aura bientôt plus qu'à choisir : ou la soumission pure et simple, ou la révolte décidée. Où se tournera-t-il ? Allons-nous voir un nouveau Calvin, plus chétif, plus seul que l'autre ? Port-Royal, en larmes, va-t-il commencer des processions de pénitence pour obtenir le retour du Docteur prodigue ? Ou bien le frère d'Angélique et d'Agnès confessera-t-il bravement qu'il s'est trompé ? Ni l'un ni l'autre. Voici paraître un génial prestidigitateur

 

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qui d'un coup de baguette nous tirera d'embarras, en supprimant le problème, en offrant au grand Arnauld le moyen d'être tout ensemble et révolté et soumis. C'est Pierre Nicole avec la distinction mémorable, qu'il a contribué, plus que personne, à défendre (1).

II. Résumons en deux mots cette solution inespérée. Les cinq propositions, pensait Nicole, sont hérétiques et l'Eglise les a justement condamnées, mais personne jusqu'ici, parmi les catholiques, ne s'est aventuré à les soutenir, pas même Jansénius, pas même M. Arnauld. Sur quoi, de l'un et de l'autre côté de la barricade, on s'impatiente, on se fâche : les ultra, du jansénisme, parce que, avec la distinction du fait et du droit, la farouche croisade qu'ils avaient rêvée se trouve réduite à une chicane puérile ; les orthodoxes, parce qu'ils ne voient là qu'une échappatoire, ruse suprême de la secte aux abois. Aux premiers, nous donnerons raison tout à l'heure ; quant aux seconds, nous voudrions les amener à nuancer leur sentence.

Non, pour ma part, je ne croirai jamais à la duplicité de Nicole. Il est habile certes, mais son habileté n'est que le revers de sa franchise. Répétons du reste que ses adversaires lui faisaient la partie belle. Entêtés de leurs préjugés gallicans, ils n'admettaient pas que, sur les questions de fait, l'Eglise fût infaillible. Comment le serait-elle devenue, du jour au lendemain, sur le fait de Jansénius? Il n'y avait pas à répondre, me semble-t-il, à cet argument, et je ne vois pas qu'on ait répondu jusqu'au jour où Fénelon, plus libre d'esprit, plus catholique, déclarera sans ambages que l'Eglise est également infaillible sur le fait et sur le droit, infaillible sur le premier, parce qu'on ne peut le séparer du second. Hors de là, vous

 

(1) « C'est lui, disait Brienne qui est l'inventeur de la distinction du fait et du droit, à quoi, sans lui, M. Arnauld et M. de Lalane n'auraient jamais pensé ». Cf. Port-Royal, IV, p. 418. Avec la mauvaise humeur qu'il laisse voir, ce témoignage est très important. Cf. la dernière note du présent chapitre.

 

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n'obtiendrez rien de Nicole et de ses élèves. D'où vient que, dans sa rencontre avec Bossuet, la Mère Agnès aura, bon gré mal gré, le beau rôle et le dernier mot. Il lui disait : Eh! sans doute, ma Mère, le Pape peut se tromper ainsi que vous sur le sens de Jansénius : aussi ne vous demandons-nous qu'un acte de foi humaine — Mais alors, Monseigneur, changez votre protocole et ne parlez plus de serment. Jurer sur la foi d'un homme faillible, c'est prendre en vain le nom du Seigneur. Je puis bien reconnaître que je ne me crois pas plus savante que le Pape; je puis m'engager sous serinent à un silence respectueux, mais non pas jurer que telle hérésie se trouve dans l'Augustinus — un livre que je n'ai pas lu — alors que, de votre propre aveu, il n'est pas certain qu'elle s'y trouve. Nous avons déjà dit tout cola, nous appuyant sur l'autorité d'un docte jésuite, peu suspect de tendresse à l'endroit de la Mère Agnès, mais je ne crains pas de me répéter, si par là, je rends plus intelligible l'intervention de Nicole dans l'histoire intime et dans les destinées du jansénisme.

Toutefois cette stratégie, si fort qu'elle ait gêné les controversistes orthodoxes, n'aurait mérité que mépris, si elle n'avait d'abord et surtout, rassuré, libéré, épanoui les meilleurs, et, sans doute, les plus nombreux du petit troupeau. Le peu de fronde qu'on leur permettait encore par là — amusement cher à plus d'un, et satisfaction d'amour-propre — n'était rien, en réalité, auprès du facile dénouement que la distinction du fait et du droit apportait à l'angoisse confuse, mais grandissante dont souffraient tant de bonnes âmes. Nous avons vu tantôt avec quelle allégresse Pascal pouvait adapter à sa propre vie intérieure — ou du moins à la surface de cette vie — les dogmes authentiques du jansénisme. Loin de le troubler, les cinq propositions lui faisaient verser des larmes de joie. Mais le moyen de tourner ainsi la cruauté de ces dogmes n'était pas à la portée de tous. Il y avait à Port-Royal des consciences inquiètes, scrupuleuses, tourmentées et, qui

 

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n'avaient que trop de pente à s'appliquer à elles-mêmes, dans toute sa rigueur désespérante, la doctrine première d'Antoine Arnauld. Obscurément elles sentaient lever, au plus profond de leur pensée, les semences de cette doctrine, à peine formulée du reste, mais que des maîtres encore tâtonnants leur laissaient du moins pressentir. Elles entrevoyaient, elles créaient à leur façon, le vrai jansénisme et elles se demandaient avec terreur s'il ne serait pas la vérité. D'où l'immense soulagement que leur apporta la distinction. Il était donc hérétique de croire que le Christ ne fût pas mort pour tous, que la grâce, nécessaire au salut, fût refusée à des foules sans nombre ; et ainsi du reste. Jamais, on ne leur avait enseigné rien de pareil ; c'était elles qui avaient mal compris, et Rome avec elles. Mais grâce Dieu et à ce bon M. Nicole, le brouillard se dissipait. Tout se réduisait à je ne sais quel malentendu sur une petite question de fait. Et voyez la conséquence, ridicule et touchante, de cette paix retrouvée. Plus on avait tremblé à la perspective d'une erreur qu'on n'était pas loin de prendre pour la vérité, et plus allègrement on résisterait désormais aux jésuites, aux évêques, au Saint Père, capables précisément d'imputer cette erreur au saint M. d'Ypres et à l'admirable M. Arnauld.

Mais ces épouvantes de la pieuse troupe, il est essentiel de savoir que Nicole ne les a point partagées. Il jugeait le jansénisme doctrinal — les cinq propositions — tellement contraire à une saine théologie qu'en soupçonner qui que ce fût lui aurait semblé une faute mortelle contre la charité et la justice. Que son ombre me pardonne ce que M. Nicole vivant aurait pris pour une injure : cet excellent homme a manqué sa vocation ! Jésuite ? Je n'irai pas jusque-là, car aussi bien, l'on n'imagine pas ce timide, prêchant l'Evangile aux Hurons ou aux Nez-percés. Mais enfin, son génie le voulait moliniste, comme on s'en convaincra sans peine en méditant ses écrits sur la grâce générale. Il faut entendre les vrais Arnaldins, il faut les voir, souriant

 

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de compassion. quand ils parlent de u la grâce de M. Nicole ». C'est qu'en effet le désaccord théologique entre lui et eux parait complet. Bien que leur opportunisme ait accepté, vaille que vaille, la distinction du fait et du droit, Arnauld et son petit groupe restent fidèles au premier article, d'ailleurs plutôt négatif, de leur programme : ni molinistes, ni thomistes (1). Nicole, au contraire, n'a pas d'autre doctrine sur la grâce que le pur thomisme (2). Vers 1692, il écrivait au P. Quesnel :

 

Il faut considérer, monsieur, l'état de l'Eglise catholique, dans laquelle nous vivons et nous voulons tous mourir. Cette

 

(1) Dans ce petit groupe, je range Pascal, Lalane et quelques autres, théologiens de métier ou simples amateurs. Deux traits les distinguent du gros de l'armée Port-royaliste : ce sont des intellectuels ; la querelle doctrinale les passionne ; ce sont aussi de vrais jansénistes, entendant par là qu'en somme et à quelques distinctions prés, ils acceptent volontiers les propositions condamnées. La condamnation les a fortement déçus ; ils sentent confusément qu'elle les atteint. Hérétiques ? Pas encore, mais, si l'on peut dire, eu fermentation d'hérésie. Ils sont très intéressants. Soumis vaille que vaille à la stratégie de Nicole, à la distinction du fait et du droit, ils gardent néanmoins quelque chose de leurs premières tendances. C'est par eux que l'esprit janséniste se perpétuera dans la secte.

En face de ce groupe (gauche ou extrême-gauche) il y aurait lieu d'étudier les modérés — le centre — lesquels nous sont à peine connus, parce que, fuyant les querelles, soit extérieures, soit intérieures, ils ont peu écrit. Nous connaissons leur existence — que d'ailleurs nous aurions devinée — par un passage très important de Nicole, dans sa correspondance avec Quesnel. Il s'agit toujours de la persécution que le bonhomme avait à subir pour ses idées anti-arnaldines sur la grâce. Il écrit donc : « On ne change pas facilement des pensées dans lesquelles on est affermi depuis trente ans, et sur lesquelles on a toujours agi et parlé : et ce que je puis vous dire, c'est que tous les amis les plus forts et les plus francs du allier n'y trouvera pas (à mes idées sur la grâce) le moindre inconvénient ni la moindre difficulté, et prennent tout ce qu'on dit en vos quartiers dans l'entourage d'Arnauld, pour des terriculamenta ». Essais de morale, VIII. B, III, pp. 199, 200. Les lettres de Nicole forment trois volumes dans la série des Essais de morale ; le tome VII, le VIII, et un supplément au tome VIII. Pour moins d'embarras, je renverrai à : Lettres I, Lettres II, Lettres III.

(2) Ici, comme dans tout le présent chapitre, je simplifie de propos délibéré je néglige les nuances. Il n'est donc pas impossible que Nicole, d'abord séduit lui aussi par Jansénius, ait passé par une période d'hésitation. Mais la lecture attentive des Pères grecs et de saint Thomas l'auront bientôt ramené, fixé. Avouons tout bas que ce raffiné ne lisait pas sans une souffrance réelle le latin du Docteur angélique. Il écrit par exemple: « Le style farouche de saint Thomas qui est peut-être l'auteur du monde le plus disgracié, c'est-à-dire, le plus dépourvu de ce qui peut plaire dans un discours, m'...avait autrefois dégoûté » de tel système. Lettres, III, p. 235.

 

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Eglise a le Pape pour son chef, et le Pape est de droit le premier chef de la doctrine. Je ne le crois pas infaillible, ni vous non plus, mais il a une espèce d'infaillibilité de fait. C'est que, par la disposition des peuples et par la créance qu'il a dans le commun de l'Eglise, s'il condamne quelque doctrine, même injustement et sans raison, rien n'est plus difficile que de s'en relever, et de ne demeurer pas opprimé sous sa puissance.

 

Inutile de se récrier; il parle comme aurait pu faire Bossuet. Fénelon lui-même, quoique plus romain, n'admettait pas l'infaillibilité personnelle du Pape.

 

Il faut donc éviter ces condamnations avec toute sorte de soins. L'amour même de la vérité y oblige, et la chose n'est pas impossible pourvu qu'on s'y applique avec le soin nécessaire. En voici les moyens :

La Cour de Rome ne sait dans la science de l'Eglise que ce qu'en savent les théologiens dont elle se sert pour examiner les points de doctrine et les livres qui les contiennent. Ces théologiens sont des scolastiques de divers pays, qui n'ont guère étudié que les auteurs scolastiques, mais qui savent assez bien l'histoire des opinions qui ont eu cours depuis cinq cents ans. Parmi ces opinions, il en est qui ont passé constamment pour orthodoxes, quoiqu'elles ne soient pas universellement suivies. Il yen a même qui sont approuvées par certains ordres entiers, certains corps, certaines congrégations.

Or, la Cour de Rome, assez constante dans les maximes politiques, en a une qu'elle garde inviolablement, de ne condamner jamais les sentiments, opinions, dogmes, qui ont acquis cette réputation publique de catholicité et d'orthodoxie depuis un assez long temps, et principalement s'il y a des ordres et des congrégations qui les soutiennent...

Si donc il se trouve que la vérité permette de se ranger à un sentiment d'une catholicité et d'une orthodoxie non contestée..., il semble que ce soit un moyen très sûr de ne pouvoir être troublé par l'accusation d'hérésie. Et c'est en effet ce moyen où l'on s'est réduit pour se tirer de cet effroyable embarras où l'on était par l'accusation d'hérésie fondée sur le jansénisme.

 

« On », c'est Nicole en personne. Il fait ici allusion aux « cinq articles » rédigés par lui et où il réduisait a toutes

 

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les opinions que l'on tenait (à Port-Royal) sur les cinq propositions, à la doctrine commune des thomistes ». Bon gré mal gré, Arnauld avait accepté ces articles qui pourtant le gênaient fort ; il les avait même donnés comme étant de sa façon et le Pape les avait trouvés satisfaisants (1).

 

Ce moyen a réussi et il ne pouvait pas ne point réussir ; car les hommes ne sont pas assez injustes pour imputer une erreur à des gens qui font une profession publique de ne soutenir point d'autre doctrine... que celle qu'ils expriment clairement. Et des théologiens, engagés solennellement à soutenir certains sentiments, comme les thomistes, ont trop d'intérêt à les défendre pour les laisser condamner parce que d'autres les auront embrassés (2).

 

Habileté sans doute, mais aussi pleine franchise. Sur le fond des choses, il ne pensait pas autrement que les thomistes. Encore réduisait-il le thomisme à ses éléments primitifs, essentiels. A tort ou à raison, il en « retranchait » expressément le « dogme particulier » de la prémotion physique, lequel, disait-il a n'est point reçu dans le commun de l'Eglise et... produit de grands embarras dans la matière de la grâce » (3). Je ne voudrais le brouiller avec personne, mais force m'est bien d'écrire sous sa dictée. Aux théologiens de voir s'il n'y aurait pas chez ce prétendu janséniste une curieuse tendance à atténuer, et si j'ose dire, à moliniser le thomisme (4). De toute façon, l'on trouvera,

 

(1) Les cinq articles ont été approuvés par un bref de juillet 1663. Nicole les avait dressés avec le concours de M. Girard, docteur de Sorbonne, qui semble avoir été pleinement d'accord avec lui, je veux dire exclusivement thomiste, et comme tel opposé aux intransigeants du parti. On trouvera le texte des articles dans la vie de Nicole par Goujet, I, pp. 102-117.

(2) Traité de la grâce générale, 1715, II, pp. 4-7.

(3) Grâce générale, I, p. 235. Il ne permettait pas que l'on donnât de l'hérétique aux molinistes. « Ce n'est pas seulement faute d'autorité qu'on ne les traite pas comme hérétiques, mais c'est qu'effectivement ils ne sont point hérétiques et qu'il y a une très grande différence entre eux et des hérétiques cachés dans la communion de l'Eglise ». Lettres, III, p. 158. La concession, à cette époque surtout, était beaucoup plus généreuse qu'on ne pourrait croire.

(4) voici là-dessus les judicieuses remarques de Duguet : « M. Nicole avoue bien sincèrement qu'à ne considérer que les passages (bibliques) sur lesquels il appuie principalement, on pourrait en conclure que tous les hommes ont une grâce telle que Molina l'a conçue. fi est vrai qu'il soutient au même lieu que les autres passages de l’Ecriture empêchent qu'on ne tire cette conséquence : en quoi il a très grande raison. Mais c'était cela même qui devait l'avertir qu'il donne trop à ces premiers passages généraux et qu'il ne peut établir sur eux une volonté conditionnelle en Dieu à l'égard de tous les hommes et offrir à tous les hommes une grâce conditionnelle, modo ipsi velint, sans établir lui-même les principes de la grâce molinienne dont il ne saurait nier les conséquences que par caprice. » Lettre sur la grâce générale dans le Recueil de quatre opuscules fort importants de feu M. l'abbé Duguet, Utrecht, 1737, p. 146.

 

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je crois, plaisir et profit à le lire, notamment, lorsqu'il insiste avec sa fermeté lucide et malicieuse sur le pouvoir donné à chacun d'éviter l'enfer ou sur « l'impuissance» janséniste que, disait-il, « je ne digère point ».

 

Il n'y a point dans l'homme d'autre cause d'impuissance que la volonté inflexible et opiniâtre dans le mal, et je ne saurais accorder avec cette doctrine de saint Augustin, un autre non potest (janséniste) qui viendrait du retranchement d'une grâce, sans laquelle l'homme, même innocent, n'aurait pu faire le bien librement.

 

Le pouvoir que Jansénius nous laisse, ou M. Arnauld, est

 

semblable à un oeil sain qui est sans lumière, à des jambes saines bien garrottées. En un mot c'est un pouvoir garrotté par des liens et des liens naturels, invincibles et tels que, la concupiscence même étant guérie, le non potest subsisterait. Et cela étant, il me parait de nul usage pour répondre aux adversaires de sauta Augustin.

(En effet) il faut avouer que de dire d'un homme garrotté qu'il peut marcher et courir sont des expressions si extraordinaires qu'à l'exception de quelques philosophes,

 

remercions-le pour ce joli mots (1),

 

(1) Il venait aussi de dire . « Cette expression que les damnés out pu se sauver, doit être une expression qui ait un sens populaire et qui n'ait pas besoin de philosophie pour être entendue e. On peut rapprocher cette jolie page : « Cette puissance physique de faire le bien... n'est pas une puissance inconnue. On la sent et on en est convaincu. On voit bien qu'on ferait le bien si on le voulait et qu'on peut le vouloir. L'expérience nous peut apprendre que nous ne voulons jamais si Dieu ne nous touche le coeur, mais pour le pouvoir on sent qu'on l'a... C'est le sentiment de cette puissance qui nous rend naturellement pélagiens, parce qu'on le porte trop loin en s'imaginant que, sans grâce, ou avec une grâce soumise à notre volonté, nous voulons quelquefois actuellement faire le bien ; mais ce sentiment n'est pas entièrement faux, étant réduit au terme où il le doit être. Il est mauvais et faux quand on s'attribue les bonnes actions et les bonnes volontés actuelles. Il est juste, quand il nous sert à reconnaître sincèrement que nous sommes coupables dans les mauvaises actions... Au contraire, quoiqu'il soit juste d'attribuer à Dieu toutes les bonnes volontés... on peut.., abuser de cette doctrine en ne s'attribuant pas assez les mauvaises et en les regardant plutôt comme des misères inévitables que comme des péchés »... Grâce générale, I, pp. 243, 244.

 

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elle passent pour fausses parmi tout. le reste du monde. Elles n'expliquent donc point suffisamment les expressions (des Pères) où il est dit que les hommes ont pu se sauver, et un pouvoir garrotté par un lien naturel est de nul usage pour cela. On veut faire voir que c'est la faute des hommes de ne pas faire le bien et que cela dépendait d'eux ; or, le pouvoir garrotté d'un lien naturel n'y sert de rien. Il n'en est pas de même d'un pouvoir qui n'est empêché d'agir que par la volonté, quelque inflexible qu'elle soit. Toute la terre est pleine de volontés déterminées infailliblement par la concupiscence dominante ; et ces deux expressions : Il peut et ne peut, subsistent également dans le langage ordinaire et sont aussi fréquentes l'une que l'autre. On dira du prince d'Orange qu'il peut rendre la couronne au roi Jacques et qu'il ne le peut, selon qu'on sera frappé oui de l'idée du pouvoir qu'il en a par sa volonté, ou de l'impuissance oit le met sa cupidité.

Ainsi quand on ne fait dépendre l'impuissance de l'homme que de la seule concupiscence, on dit raisonnablement et non philosophiquement, qu'il peut et ne peut pas. Mais si vous admettez ce lien naturel qui garrotte son pouvoir, on a beau l'appeler physique et suffisant, on ne trouvera personne qui dise qu'avec un tel pouvoir on puisse, et que cette impuissance ne soit pas antécédente. Voilà, monsieur, ce qui me donne inclination à cet aide sine quo non (une grâce donnée à tous), avec lequel on est de plus uni à un million de théologiens qui l'admettent. Mettez-le, si vous voulez, dans ces lumières que vous appelez naturelles,

 

Il me suffit que ces lumières viennent de Dieu et qu'elles ne soient refusées à personne (1).

 

Ces derniers mots nous conduisent à une des thèses

 

(1) Grâce générale, I, pp. 495-503. Nicole, montre en passant, que, sur ce point là, Jansénius enseigne le oui et le non.

 

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maîtresse de Nicole. Motions ou lumières, il estime en effet, au grand scandale d'Arnauld, qu'il faut appeler grâce, mais vraie grâce et surnaturelle, tous les secours que Dieu donne à l'homme, chrétien ou non, pour l'aider à faire le bien, à gagner le ciel.

 

 

Quand on me vient dire que les lumières du bien et de la justice qu'avaient les païens, n'étaient que naturelles, je leur demande comment ils le savent. C'est vouloir s'embarrasser inutilement que de vouloir soutenir dogmatiquement que les païens n'ont point eu de pensées surnaturelles ; et c'est charger inutilement la doctrine de saint Augustin de propositions odieuses. L'Inquisition a condamné par son dernier décret ceux qui disent que les païens n'ont reçu aucune influence de grâce. Je ne sais si elle a eu assez de fondement pour le faire (1); mais je sais qu'on en aurait encore moins pour dire que toutes les pensées véritables qu'ils ont eues étaient toutes des suites de la nature. Car d'où pourrait-on le savoir (2) ?

 

N'en doutez pas, ces lignes paisibles que je viens da transcrire et que j'espère on aura lues sans horreur, un vrai janséniste doit les trouver, les trouve en effet, sacrilèges Des pensées surnaturelles formées par Dieu lui-même clans l'âme d'un païen, ou bien M. Nicole n'est qu'un jésuite déguisé, ou bien ce malheureux a perdu la raison. Or, j'avoue bien que cette résistance aurait dû éclairer Nicole sur le calvinisme profond, bien qu'inaperçu d'Arnauld, mais, ne nous lassons pas de le redire, cet excellent homme ne veut, ne peut admettre qu'un si grand docteur méconnaisse

à ce point la théologie catholique. D'accord sur le fond, l'on ne s'entend pas sur les mots.

 

Voilà donc, — continue-t-il après une longue liste de citations

 

 

(1) Qu'on l'entende bien : il est tout à fait du même avis que l'Inquisition, mais il n'est pas certain que la thèse implicitement soutenue par le Décret puisse être donnée comme de foi définie. N'oublions pas que tous les écrits de Nicole sur la grâce générale, sont un plaidoyer pro domo sua, présenté aux arnaldins intransigeants... D'où une tendance à minimiser le désaccord.

(2) Grâce générale, I, pp. 502-502.

 

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patristiques, — cette lumière commune écrite de Dieu dans nos esprits, dont l'âme est arrosée comme d'une rosée, qui est une participation de Jésus-Christ comme Verbe et une impression de l'image de Dieu ; et j'avoue que je ne vois pas pourquoi l'on ne prendrait pas cette grâce pour une grâce suffisante, semblable à celle d'Adam, puisque, selon saint Augustin, cette grâce était aussi une participation de la lumière de Dieu et une lumière qui brillait dans son esprit.

 

Ici, nouveaux anathèmes du côté janséniste. Essayons de les calmer. Cicéron nous aidera peut-être :

 

Ce que Cicéron disait des Stoïciens, qui ôtant aux douleurs et aux autres peines de la vie, le nom de maux, leur en laissaient plusieurs autres équivalents, et qui formaient la même idée dans l'esprit, que c'était là définir la douleur, mais non pas l'ôter. — Definis tu mihi, non tollis dolorem — se peut dire

 

de ceux qui ne veulent pas entendre parler d'une vraie grâce donnée aux païens.

 

Ils définissent en effet les grâces surnaturelles (celles qui sont réservées aux seuls élus) par les divers titres qu'ils sont obligés de donner à cette lumière qui nous découvre Dieu comme vérité, comme justice, comme sainteté, et qui nous fait connaître les premiers principes de la loi naturelle. Ce n'est pas, disent-ils, une grâce surnaturelle : c'est un nom qu'il ne leur plaît pas d'y donner.

 

Simple querelle de mots, pense Nicole, mais enfin bizarre dangereuse répugnance, et qu'il n'est pas loin de trouver absurde. A son tour, il s'anime, il s'irrite presque, et bientôt oubliant toute prudence, il osera porter un coup droit à Jansénius lui-même. Appelez cette grâce, comme vous voudrez, dit-il, mais enfin,

 

c'est, selon saint Thomas, une irradiation de la vérité éternelle que tout le monde connaît.

Elle est écrite dans les coeurs, non par la main des hommes, mais par la main du Créateur, manu formatoris nostri, dit saint Augustin.

 

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Elle consiste dans des vérités que nous n'avons pas besoin d'apprendre des hommes. Et c'est pourquoi saint Augustin demande souvent, à l'égard des préceptes de la loi naturelle : Quis te docuit ?... Ce sont des vérités que Dieu manifeste aux hommes et dont saint Paul dit : Deus enim illis manifestavit.

C'est le Verbe de Dieu qui illumine tous les hommes venant au monde, et le Verbe de Dieu est lui-même cotte lumière C'est un rayon de 1a lumière de Dieu, c'est sa voix, et cette voix et ce rayon sont le Verbe même. C'est un je ne sais quoi dont notre âme est arrosée ; unde illud nescio quid quo aspergitur anima tua . C'est un je ne sais quoi qui brille dans nos esprits : nescio quid quod coruscat menti tuae.

Ce sont là, selon les SS. Pères, les semences des vertus, restées à la nature. Ce sont des linéaments de l'image de Dieu. Or, selon les Pères, cette image, en tant qu'elle pouvait être effacée et que nous devons la retracer en nous, consistait en des grâces de Dieu que l'homme a perdues et les linéaments doivent être de même nature que les traits formés.

Mais, dit Jansénius, ce ne sont pas là tant des semences de vertus que des ruines : non tam semina quam ruinas, ex illa primæca integritate superstites. Je le veux, mais les ruines d'un édifice sont de même nature que l'édifice. Ainsi les ruines d'un édifice surnaturel sont surnaturelles (1).

 

Après cela, si le P. Rapin ne tend pas la main à Nicole, je désespère du P. Rapin, lequel, soit dit en passant, n'a jamais si bien parlé. « Et ne croyez pas qu'il s'agit ici d'un rayon lointain et glacé ». La « grâce générale » de M. Nicole est tout ensemble lumière et motion ; elle ne s'arrête pas à la surface de l'intelligence, elle pénètre le coeur :

 

Quam me delectat Theramenes, dit Cicéron, quant excelso animo est! Etsi enim flemus, cum legimus, tamen non miserabiliter vir clarus emollitur. C'est qu'il y avait dans sa mort un certain éclat de vertu, de justice, de constance et de fermeté qui plaisait à ceux qui n'y avaient point d'intérêt.

 

Cicéron pleure en lisant le récit de cette mort de Théramène ; c'est la grâce générale qui le touche, qui, par

 

(1) Grâce générale, I, pp. 208-211.

 

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ce beau spectacle, réveille en lui l'amour de la vertu. Que nous sommes loin de Pascal : « Les exemples des morts de Lacédémoniens et autres ne nous touchent guère. Nous n'avons pas de liaison avec eux » (1)! Du point de vue janséniste, il est dans le vrai. Mais, pour l'orthodoxe Nicole, nous avons liaison avec tous les hommes, baptisés ou non, qui ont pu faire le bien, puisque ce bien, ils n'auraient pute faire, sans une grâce de notre Christ.

 

Il semble donc que les lumières du Verbe qui éclairent l'esprit (celui de Cicéron par exemple) ne sont pas absolument sans chaleur et sans mouvement. Et saint Augustin joint l'un et l'autre dans ce passage : Possunt homines percipere sapientiam, si se illius luci et calori admoverint. Cette lumière a donc de la chaleur, c'est-à-dire qu'elle produit du mouvement dans la volonté. Il faut juger de cette illumination par ses effets : elle excite, elle pousse, elle veut entrer : pulsar, excitat, vult introire, selon les Pères, à moins que la malice du coeur ne lui ferme la porte (2).

 

Telle est sa jolie manière, « raisonnable », humaine, vivante, de dogmatiser. Rien ne ressemble moins aux « lemmes » tranchants d'Arnauld. Sainte-Beuve cependant — qui l'eût jamais pensé? — préfère la massue du docteur géomètre. «Selon moi, écrit-il, si on avait cru (Nicole) un grand théologien », il en fallut rabattre quand furent publiés ses écrits posthumes sur la grâce générale, — ceux-là même qui présentement nous occupent. « Un grand théologien voit les choses bien autrement... Nicole est tout dans les intervalles, dans les nuances... il n'est qu'un psychologiste habile et surtout un moraliste » (3). Rien qu'un « psychologiste» ! Excusez du peu. Sainte-Beuve lui-même, dans son ordre, est-il autre chose et se croit-il, pour autant, plus petit que M. Cousin ? Mais, en vérité, il a lu très vite ces écrits sur la grâce, qui, moins prévenu, l'auraient

 

(1) Pensées et Opuscules, p. 551.

(2) Grâce générale, II, pp. 247, 248.

(3) Port-Royal, IV, p. 5o6.

 

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enchanté. Il reste fidèle aux consignes de son clan ; il juge Nicole comme l'ont jugé les farouches de Port-Royal. Résumons tout ce débat : Pour éviter les « brouilleries »,

 

il faudrait convenir du sens de ces mots, naturel et surnaturel. Pour moi, toute impression de Dieu séparable de la nature de l'homme (1) et qui tend à le rendre bienheureux, me paraît surnaturelle (dans l'état présent). Le Verbe est la vie de l'homme, et il le vivifie en l'éclairant et le portant à aimer. Toute lumière qui tend donc à vivifier l'homme est surnaturelle. Hais cette lumière de vie a différents degrés. Ce qui en reste dans l'homme (depuis la faute... est souvent appelé naturel par quelques auteurs.., mais peut être aussi très légitimement appelé surnaturel. Cette lumière, jointe au libre arbitre, ôte le non potest, qui naît de la nature, et ne laisse plus qu'une impuissance volontaire, qui nuit de la concupiscence ; le libre arbitre n'est lié par aucun lien naturel, mais il est lié sua ferrea voluntate. La grâce efficace (distincte de la grâce générale donnée à tous) est nécessaire pour rompre celien, et je ne crois pas que vous trouviez dans saint Augustin un autre usage de cette grâce. Mais quoique ceux qui ne l'ont pas soient dans une impuissance qui les prive de toute bonne action, néanmoins cette impuissance n'est pas physique, parce qu'elle subsiste avec un pouvoir physique, libre et non garrotté par aucun lien naturel, qui est pareil à tous les pouvoirs que l'on a des choses contraires à la concupiscence dominante. Ainsi il est vrai de dire que l'on peut et ne peut pas ; que Dieu ne nous ôte pas la possibilité, comme dit saint Prosper, et néanmoins que la possibilité du bien est perdue, comme dit saint Augustin. Mais elle est perdue, dit Jansénius, non detractione gratiae, sed laesione naturae, et cette laesio naturae n'est rien que la concupiscence dominante.

 

Je ne dis certes pas que la doctrine soit ce qu'on peut imaginer de plus consolant, mais seulement que Nicole se sépare des jansénistes, en ne faisant dépendre que de la volonté humaine, l'impuissance dont il parle. Manifestement il avait encore à faire un petit bout de chemin avant de rejoindre

 

(1) Et celle dont il parle, en est séparable, puisque —nous l'allons voir — les damnés ne l'auront pas.

 

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Molina (1). Il est mort trop tôt. Voici néanmoins pour nous égayer et tout ensemble nous réconforter :

 

Il y a toujours quelques degrés de cette lumière dans cette vie; mais, après la mort, elle sera soustraite aux réprouvés, soit

 

(1) En effet et comme les théologiens l'avaient déjà deviné, la médaille a son revers, mais orthodoxe, mais thomiste. Cela peut nous chagriner ou nous réjouir ; mais, pour moi, il me suffit présentement de montrer que Nicole n'est pas janséniste. Voici, plus en forme, ses propositions fondamentales. Je les tire du petit écrit qui a pour titre : Système entier selon cette opinion de la grâce générale.

 

III. En considération de l'Incarnation de son Fils, (Dieu) a continué dans la même volonté de... donner à l'homme, (à tous les hommes) la béatitude, s'il voulait se repentir, et de lui fournir pour cela un grand nombre de grâces intérieures et extérieures.

IV.  Il a résolu de plus par une bonté particulière de donner à un certain nombre d'hommes des grâces victorieuses de leur malice, qui leur font effectivement obtenir le salut...

V. Jésus-Christ est entré dans les mêmes sentiments... Il donne moyen à tous

de participer (ans mérites de sa mort).

VI. Mais de plus, il a une volonté efficace et absolue de procurer le salut à un certain nombre de prédestinés... qu'il exécute par une suite de grâces victorieuses de la cupidité...

X. L’homme a un véritable pouvoir physique de reconnaître Dieu.., d'obtenir de plus grands secours... Rien ne lui manque que la volonté.

XI. Ceux qui font le bien ne le font jamais par les seules grâces communes et générales, mais par les grâces spéciales de Jésus-Christ, qu'il ne donne qu'à ceux à qui son Père les a destinées. Ib., I, pp. 253-257.

 

Bref, faute d'une nouvelle grâce, et qui sera refusée à beaucoup, cette « puissance de faire le bien » que Nicole suppose chez tous et qu'il défend coutre les jansénistes ne passe « jamais jusqu'à l'action ». C'est là une des raisons pour lesquelles Nicole se croyait moins éloigné d'Arnauld qu'il ne l'était en effet, une des raisons pour lesquelles la vive querelle que lui cherchaient ses amis, lui semblait n'être qu'une querelle de mots. Avec mon système, aurait-il pu leur dire, vous n'aurez pas un damné de moins ; alors de quoi vous plaignez-vous? Puisque ma grâce générale, eu fait, laisse l'homme dans son impuissance d'aller au ciel, qu'est-il besoin d' « augmenter d'un degré » cette impuissance, en lui donnant aussi pour cause une volonté antécédente de Dieu, amenant le refus de toute grâce? (Ib., I, p. 46). Quoi qu'on pense de cette doctrine, on ne doit pas la confondre avec le jansénisme, oui est presque tout entier dans ce « degré » de plus. On trouvera du reste dans ces mêmes écrits sur la grâce générale, une réfutation humoristique du thomisme. En voici un échantillon :

« Si un laquais, dans le dessein de voler son maître, ayant tenté de passer dans son cabinet par une fenêtre fermée par des barreaux de fer, s'était trouvé pris par le milieu du corps entre deux des barreaux, sans pouvoir avancer ni reculer, comme je sais effectivement que cela est arrivé à quelqu'un, on ne trouverait nullement à redire que son maître le fit rouer. — Mais si, au lieu de cela, le maître, dans le dessein de se faire honneur d'une extrême modération, lui venait dire : « Vous êtes un malheureux ; vous mériteriez que je vous fisse rompre bras et jambes, mais j'ai pitié de vous ; il ne vous sera fait aucun mal, on ne vous rompra ni bras ni jambes, car, comme je veux que vous continuiez à me servir, je ne veux pas vous réduire à l'impuissance de le faire, je veux vous laisser un pouvoir physique de me suivre et de travailler. — Il n'y a seulement que l'impuissance volontaire où vous vous êtes précipité en vous garrottant... ainsi vous-même, que je ne veux pas vous ôter. Et je défends qu'on vous retire de ce lieu. C'est assez que vous ayez des bras et des jambes. Vous avez en cela une preuve sensible de ma bouté pour vous, et un vrai pouvoir physique de me servir. Si vous y manquez et que vous ne me suiviez pas dans tous mes voyages, vous êtes inexcusable et je vous ferai éprouver de beaucoup plus grands supplices que ceux que vous venez de mériter par ce crime ».

« De bonne foi, que pourrait-on penser du procédé de ce maître ?... Et ce laquais n'aurait-il pas raison de lui dire : « Je vous remercie, M., de votre prétendue faveur. J'aime bien mieux que vous me fassiez rouer dès à présent que de me réserver à de plus grands supplices, sous prétexte d'un prétendu pouvoir de vous servir que je ne réduirai jamais en acte, et qui ne me servira de rien, tant que vous ne me délivrerez pas de l'impuissance que vous appelez volontaire ». — Et la comparaison continue de plus en plus pressante.

Le thomiste Nicole répond que « ce qu'il y a de plus éblouissant dans cette objection » n'est que rhétorique. C'est là, en effet, raisonner « de Dieu trop humainement » et mesurer ce qui est en lui « à l'aune des affections et des désirs des hommes ». Qu'on embrasse du reste, « le parti des pélagiens, des molinistes, des congruistes, des thomistes, des augustiniens, enfin que l'esprit humain forme tel système qu'il lui plaira, comme il y trouvera toujours des abîmes impénétrables à notre intelligence, il sera contraint d'y attribuer à Dieu des conduites contraires aux lumières de notre misérable raison... Jamais notre raison, dans l'état où elle est, ne goûtera que Dieu produis, des créatures dans la prévision certaine qu'elles abuseront de toutes ses grâces... Si l'homme, avec les lumières qu'il a, était en pouvoir de créer de telles créatures, il ne le ferait jamais avec de telles conditions. Or, c'est une condition inséparable de tout système. » Grâce générale, I, pp .353-362. La réplique, hélas ! n'est que trop forte. Ce laquais pourtant... mais de quoi vais-je me mêler ? Cf. Duguet, Lettre sur la grâce générale, passim. Sur toutes ces controverses, on peut lire aussi les Instructions théologiques et morales sur le Symbole par feu M. Nicole, Paris, 1742, I, pp. 204-407. Je n'ai jamais rien lu de plus clair. Remarquons toutefois que dans cet ouvrage écrit pour le grand public, Nicole atténue singulièrement la doctrine de ses écrits sur la grâce générale. il fait profession de s'appuyer sur les P. P. Pétau et Thomassin, deux anti-jansénistes, comme l'on sait.

 

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qu'ils soient privés de toute lumière véritable à l'égard de la justice, soit qu'ils soient seulement privés d'un certain sentiment de cette justice, qui y est toujours joint dans cette vie, et qui cause une horreur des grandes injustices et une approbation de la justice, lorsqu'elle n'est pas contraire à nos intérêts et aux passions... Une personne (lui, peut-être, ou M. de Tréville) tirait de là une assez plaisante conséquence, c'est que, comme il supposait que c'était par un sentiment d'honnêteté qu'il y a très peu de gens qui ne répondent civilement quand on leur demande par où il faut aller quelque part, et QU'IL ATTRIBUAIT CETTE HONNÊTETÉ A UNE VUE DE CETTE VÉRITÉ ÉTERNELLE, que c'est une injustice de ne pas faire du bien au prochain, quand on le peut faire sans se nuire, il en concluait que, qui demanderait en

 

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enfer le chemin d'un lieu à un autre, ne trouverait personne qui y répondit, parce qu'il supposait que ce sentiment d'honnêteté, (impression en nous de la lumière du Verbe) ne serait plus en enfer. Mais, dira-t-on, ce sentiment qui fait répondre civilement les gens quand on leur demande leur chemin, est-ce une grâce? Appelez le comme il vous plaira; mais c'est un sentiment et une approbation d'une vérité éternelle, séparable de la nature de l'homme, car l'homme peut n'être point du tout touché de cette vérité et ce sera apparemment l'état des damnés (1).

 

Bien que développée un peu lourdement, celte charmante fantaisie nous révélerait, à elle seule, le platonisme informulé sans doute et à peine conscient, mais vivace, ou pour mieux dire, l'humanisme dévot de Nicole. « Que l'humanité est belle », s'écriait Shakespeare! Oui certes, et plus belle encore que vous ne pensez, ou plutôt, belle pour des raisons que vous pressentez confusément, mais que vous ne sauriez définir. C'est le novus ordo de Virgile, la nova creatura des poètes chrétiens. Belle, parce que le surnaturel l'enveloppe, la dore de toutes parts, parce que le plus chétif des rayons qui l'éclairent, émane du Verbe, splendeur du Père, lumière vivante du monde. On nous avait appris que, donner un verre d'eau en son nom, nous serait compté. Nicole veut encore que l'idée même de donner ce verre d'eau ne puisse nous venir que du Christ. Ainsi, que nous le sachions ou non, tout ce que nous faisons de bien nous le faisons en son nom, en lui, par lui, avec lui. Un verre d'eau, une politesse dans la rue, dès qu'une ombre de bonté s'ébauche dans un acte humain, cette ombre est un reflet de la bonté divine. La lumière du visage de Dieu est inscrite comme un sceau indélébile sur notre front : Signatum est super nos lumen vultus tui. How beauteous mankind is ! J'entends bien que cette merveille n'a plus de quoi nous surprendre, après tout ce que nos humanistes dévots nous ont répété, mais peut-être ne s'attendait-on pas à retrouver le même

 

(1) Grâce générale, I, pp. 510-511.

 

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cantique sur les lèvres de Nicole. L'harmonie serait complète si Nicole, ainsi rallié, en dépit de lui-même, à l'humanisme dévot, consentait encore à ne pas se raidir contre

la mystique ; mais c'est là trop lui demander, comme nous le verrons dans le chapitre suivant.

III. Il différait encore des jansénistes intransigeants par l'idée beaucoup plus orthodoxe qu'il se faisait de la tradition. Il ne croyait pas que la moindre ligne de saint Augustin fût inspirée, ni qu'on eût le droit de sacrifier à cet unique docteur l'ensemble des Pères. Cette grâce donnée à tous, leur disait-il, et dont vous ne voulez pas,

 

est utile pour ne pas rejeter comme des erreurs tendantes au semi-pélagianisme une infinité de passages des Pères grecs et latins, qui se peuvent concilier, par ce moyen, avec saint Augustin, ce qui est un avantage très considérable, cette contrariété prétendue produisant de très mauvais effets. Car elle affaiblit d'une part l'autorité de saint Augustin et elle diminue l'autorité de la Tradition, eu donnant lieu de regarder la plupart des Pères comme ayant été dans l'erreur.

Elle donne moyen de comprendre que la plupart des saints d'Orient et d'Occident n'ont point établi leur piété sur... de fausses maximes : ce que l'on serait obligé de dire sans cela. Car il est certain qu'ils ont tous regardé Dieu comme rapportant toutes choses au salut des hommes par une volonté sincère... C'est sur cela qu'ils ont fondé leur gratitude envers Dieu et la condamnation de l'ingratitude des hommes, enfin l'admiration et l'amour de la bonté de Dieu; c'est ce qu'ils ont prêché à tous les hommes (1).

 

Après les Pères, il en venait aux docteurs du moyen âge, puis aux modernes — car Nicole a tout lu — et il concluait :

 

Il me serait facile d'entasser encore plusieurs passages d'auteurs qui précèdent Molina... Et sur cela, je vous prie, monsieur, de considérer si c'est faire un grand honneur à la doctrine de saint Augustin, de mettre (tous les Pères d'abord, puis) tous les théologiens au nombre de ses adversaires.... (2)

 

(1) Grâce générale, II, pp. 24o, 241.

(2) Ib., I, p. 55o.

 

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Et puis saint Augustin n'est pas l'Eglise, dépend de l'Eglise, ne saurait prévaloir contre l'Eglise. Apprenez donc à vous « modérer davantage » dans ce que vous dites « de l'autorité de saint Augustin » :

 

Car encore qu'il puisse arriver qu'on ait raison de préférer un sentiment de saint Augustin à celui d'un Pape, ce n'est jamais par la seule autorité de saint Augustin, c'est uniquement par celle de l'Eglise qui y est jointe. De sorte que, comparant autorité à autorité, il semble juste de préférer celle du Pape (1).

 

Ai-je besoin d'ajouter que, sous ce mot d'Eglise, aucune

équivoque sectaire ne se glisse. Ecoutez-le plutôt répondre à qui lui reproche ses variations :

 

Il n'est point vrai que j'aie changé de sentiments sur aucun point de doctrine. Je n'en ai jamais eu de différents de l'Eglise catholique, apostolique et romaine. J'ai toujours reconnu, non seulement l'Eglise ancienne, nais aussi l’Eglise présente, qui n'en est pas différente, comme la règle de ma foi, sans avoir jamais eu la moindre pente à soutenir aucun dogme condamné par cette Église (2).

 

(1) Lettres, III, p. 235.

(2) Lettres, III, p. 294. A propos de cette obéissance et dévotion de Nicole à l'Eglise présente, je veux citer quelques passages d'une lettre de lui extrêmement curieuse sur le bloc de la foi, sur la part de fantaisie ou de caprice qui se mêle aux tentations contre la foi, sur l'impossibilité d'examiner une 5 une toutes les difficultés contre la foi, et, par suite, sur la nécessité de se tenir aveuglément attaché à l'autorité de l'Église. Sainte-Beuve reproche à Nicole de n'avoir pas eu l'esprit critique. Le reproche est tout à fait mérité pour ce qui touche à la critique biblique, inaugurée par Richard Simon et à laquelle Nicole n'entendait absolument rien. (C'est lui, soit dit eu passant. qui armait Bossuet contre Simon.) — Mais, dans le domaine de l'histoire du dogme, il n'est pas vrai du tout que Nicole ait manqué d'esprit critique, on le verra bien à certains passages de la lettre suivante, on verra aussi comment Nicole s'est cru obligé à enchaîner cet esprit critique :

« C'est une espèce de peine que je n'ai jamais éprouvée que celle qui regarde la foi, soit que je n'aie pas l'esprit si pénétrant ni si actif, soit que Dieu m'en ait préservé par une grâce particulière. Il est certain que j'ai eu toujours l'esprit tellement assujetti à l'autorité de l'Eglise, et si pénétré de la nécessité de cet assujettissement que je n'ai jamais vu que de fort loin les difficultés qui la combattaient. Ainsi, quoique j'aie été obligé de lire un assez grand nombre de livres hérétiques, ces lectures n'out jamais fait d'autre effet sur moi que de me donner plus d'aversion pour leur esprit et pour leurs erreurs. Et c'est ce qui a fait que toutes les accusations d'erreur et d'hérésie dans lesquelles j'ai été enveloppé avec beaucoup d'honnêtes gens, au lieu de me troubler, m'ont été toujours un sujet de consolation, parce que ma conscience me rendait témoignage qu'en matière de foi, je n'avais pas la moindre chose à me reprocher... »

Il passe ensuite à « certaines considérations... qui peuvent, pense-t-il, beaucoup contribuer à préserver l'esprit de ces doutes incommodes et dangereux ».

« Ce qui fait ordinairement qu'on a des difficultés sur certains articles de la doctrine catholique, c'est... que l'on fait peu de réflexions sur a les difficultés que présenteraient aussi bien les autres articles de cette doctrine. « J'ai vu... des gens à qui les décisions du dernier concile faisaient de la peine (Saint-Cyran, par exemple) et qui étaient blessés de ce qui s'y est passé ; mais, pour moi, je n'ai jamais pu donner entrée à ces sortes de peines, parce que je voyais clairement qu'il faudrait en donner à tant d'autres que l'on en serait accablé. Croit-on, par exemple, qu'on n'en pût pas dire autant des conciles d'Ephèse et de Chalcédoine que de celui de Trente ? Croit-on que les matières du Nestorianisme, de l'Eutychianisme, du Monothélisme aient été mieux discutées ? Croit-on que les auteurs, qui ont combattu ces anciens hérétiques, fussent plus bustes dans leurs raisonnements que ceux qui ont combattu les derniers ? Ce sont, monsieur, pensées de gens qui n'ont guère examiné ces anciennes disputes. »

Il voit donc fort bien les difficultés de cet ordre, et beaucoup mieux peut-être que n'eût fait Bossuet. Ce n'est donc pas le sens critique qui lui fait défaut. Mats ces difficultés vues ou plutôt entrevues, il en détourne aussitôt sa pensée Telle est la force et la sérénité de sa foi. Mais si l'on peut, si l'on doit prêcher cette méthode aux simples fidèles, ne semble-t-il pas qu'un théologien comme Nicole, qu'un défenseur de l'Eglise et qui a devant lui de subtils antagonistes, Daillé entre autres, devrait montrer plus de courage? Ces difficultés que suggère l'histoire vraie des anciens conciles, Newman ne s'est pas contenté de les entrevoir, il a voulu les discuter, les résoudre (Historical Sketches, passim). N'est-ce pas mieux ? Ce qui suit me parait bien intéressant :

« La plupart de nos peines sont donc des peines de caprice et non de raison. Il nous plaît de n'avoir aucune peine sur ces anciennes questions, parce que nous ne voulons pas nous y appliquer : et il nous plaît au contraire d'en avoir sur les dernières décisions de l'Eglise, parce que nous primons la liberté de nous en rendre les juges : mais tout cela n'est qu'un pur effet de fantaisie. (Voilà de quoi pulvériser Saint-Cyran et les autres primitivistes de son école.) Si nous voulons nous arrêter aux difficultés que noire esprit peut former, pourquoi en excluons-nous tant d'autres qui ne sont pas moindres ; et si nous pouvons bien assujettir notre esprit aux anciennes décisions, nonobstant les difficultés qui les accompagnent, que ne pratiquons-nous le même à l'égard des nouvelles ?

« La multitude des difficultés que l'on pourrait former sur les matières de théologie doit donc avoir pour effet de nous délivrer de toutes difficultés. Prétendre les examiner toutes est une pure folie ; en choisir quelques-unes en négligeant les autres, est un pur caprice. Il n'y a donc rien de plus raisonnable que de se tenir fortement attaché à l'autorité de I'Eglise, qui peut seule délivrer nos esprits de cette agitation inquiète et infinie. » II y a dans cette attitude, un je ne sais quoi qui d'assez loin annonce Newman. Citons encore ces quelques lignes qui résument excellemment la pensée de Nicole : « Entre les illusions humaines, je n'en trouve point de plus extravagante dans le fond que celle de vouloir établir sa foi sur l'examen particulier des dogmes. Car, si on ne veut point s'aveugler soi-même, on trouvera que cette voie n'a peut-être jamais été suivie de personne. Que les Calvinistes disent tant qu'il voudront qu'ils n'établissent leur foi que sur la parole de Dieu, je mets en fait qu'il n'y en a peut-être pas un qui ne l'établisse sur une autorité humaine. On examine deux ou trois articles avec quelque soin et l'on embrasse tout le reste sur l'autorité et le consentement de la société à laquelle on est uni ». C'est aussi le procédé des catholiques, mais raisonnable de leur part, « parce qu'ils admettent (et sur bonnes preuves) l'autorité de l'Eglise ». Lettres, III, PP. 37-42.

 

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En s'exprimant de la sorte, Nicole n'avait certes pas en vue, comme un malveillant pourrait le croire, d'endormir la vigilance ou de s'attirer la sympathie des théologiens

 

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orthodoxes. Dans les écrits tout confidentiels que je viens de citer, et oit perce en plus d'un endroit la peur du cabinet noir (1), il s'adressait exclusivement à l'extrême droite du parti, à ceux qui lui reprochaient, ainsi que doit le faire un jour Sainte-Beuve, d'amoindrir, d'énerver, de réduire à néant la pure doctrine de M. d'Ypres. Il n'avait affaire qu'à l'inquisition janséniste. A vrai dire, on ne l'excommuniait pas selon les rites, on ne lui donnait pas, en public, du faux-frère, du moliniste, du jésuite. Port-Royal n'avoue ses divisions intestines que lorsqu'il ne peut pas t'aire autrement ; il cache ses blessés et ses morts. C'est ainsi que, sans la déclaration du P. Beurrier, à laquelle il fallut répondre en faisant la part du feu, nous ignorerions aujourd'hui encore sans doute, les violents démêlés sur la signature. Mais, à portes fermées, on se gênait moins, et Nicole, suspect de thomisme, a pu dire qu'il n'y avait pas, de son temps, d'homme plus décrié que lui. Magnanime à ses heures, Arnauld, qui devait tant au véritable auteur de la Grande Perpétuité — livre en remerciement duquel l'insigne docteur qui ne l'avait pas écrit avait reçu un bref du Pape — Arnauld prenait sa défense, mais comme d'un soldat fatigué qu'on doit laisser mourir en repos. Nicole était d'ailleurs si aimable, il consentait si volontiers à ne rien publier de ses hérésies, qu'on pouvait souffrir avec plus de sérénité sa révolte silencieuse contre le pape de Port-Royal. Et puis

 

(1) Il a, par exemple, recours au grec, pour désigner un tiers qu'il ne veut pas compromettre. Il ne dit que le moins possible, par « la crainte de nuire à nos amis en traitant ces matières dans des lettres qui peuvent être surprises ». Lettres, III, p. 354.

 

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on s'expliquait le scandale par des raisons extra-théologique, l'humeur pacifique de M. Nicole, sa timidité morbide. Un homme qui ne pouvait monter sans mille terreurs au haut d'un clocher, comment aurait-il pu tenir tête à la Cour de Rome et aux jésuites ? Les sectes vont ainsi ; leur intolérance ne le cède à aucune autre. Donnez-leur un gage, si insignifiant soit-il, elles ne vous permettent plus de respirer. C'est ainsi encore que le bon Nicole se plaignait en souriant qu'on voulût le dépouiller de son petit moi (1). D'autres pourtant allaient plus loin. A les en croire, Nicole, dans toute cette affaire, aurait joué double jeu. « Janséniste, écrit l'un d'eux, mais « peut-être par la crainte seule de déplaire à M. Arnauld, puisque, dès 1689, il écrivait au P. Quesnel, qu'il y avait plus de trente ans qu'il était dans les pensées qu'il a exprimées dans son Traité de la grâce générale ; c'est-à-dire, qu'il écrivait pour le jansénisme, pendant qu'il avait dans l'esprit un système qui y est diamétralement opposé » (2). Nous avons entendu plus haut, du côté catholique, un même reproche, mais en sens inverse : il n'aurait défendu la distinction du fait et du droit que pour donner le change et masquer son hérésie : janséniste d'esprit et de coeur, catholique de bouche, disent les uns. Janséniste de bouche, reprennent les autres, catholique

 

(1) Sainte-Beuve a cité à ce sujet la très jolie réplique de Nicole à ceux qui le voulaient charger « du personnage de Caton ». Port-Royal, IV, p. 487. Je continue la citation, qui éclaire ce qui vient d'être dit sur le despotisme des sectes, despotisme capricieux qui, dans le cas présent, permettait à M. Hamon, à M. Le Roy, A M. de Pontchâteau de se tenir coi, d'éviter les coups, et qui prétendait maintenir le pacifique Nicole dans les tranchées de première ligne : « Il y a de certaines gens qu'on regarde en eux-mêmes et qui subsistent par eux-mêmes dans l'esprit des autres, et d'autres au contraire qu'on ne considère que par rapport à autrui. On a égard aux besoins, aux peines, aux difficultés, aux dispositions des premiers ; mais, pour les derniers, on s'accoutume à ne considérer ni leur âme, ni leur corps... On décide uniquement de leur sort par rapport à ceux à qui on les a attachés. C'est à peu près la manière dont bien des gens m'ont regardé jusqu'ici,... Quelque démarches que j'aie faites pour cela en me séparant de M. Arn, il y a plus de dix ans, je n'ai pu jamais parvenir à faire considérer que J'AVAIS UN CORPS ET UNE AME A PART et que par conséquent je pouvais avoir des besoins et des devoirs séparés ». Lettres, III, pp. 351-352. La page reste bonne à méditer, même aujourd'hui.

(2) Port-Royal, IV, p. 516.

 

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d'esprit et de coeur. Pauvre Nicole, pris entre deux feux également meurtriers ! S'il est janséniste, pense-t-on encore, qu'il l'avoue franchement et qu'il abandonne sa distinction déloyale ; sinon, qu'il se sépare de M. Arnauld. A merveille, mais, pour échapper à ce beau dilemme, Nicole n'a qu'un mot à dire : je n'ai jamais écrit pour le jansénisme; je n'ai jamais défendu que le thomisme ; quant à M. Arnauld, je ne le crois pas janséniste ; entre l'Eglise et lui, je n'ai donc pas à choisir.

Nicole, en effet, je ne le répéterai jamais trop, ne mettait pas en doute l'orthodoxie frontière de son ami. Naïveté ? Oui et non. Loyauté surtout. Eh quoi! cette distinction du droit et du fait, M. Arnauld ne l'avait-il pas acceptée, reconnaissant par là-même qu'un vrai catholique ne pouvait défendre les propositions condamnées ? N'avait-il pas souscrit aux cinq articles thomistes formulés par Nicole et approuvés par le Pape ? N'avait-il pas même laissé croire que de ces articles il était l'auteur? Après cela, Nicole devait-il le prendre pour un maître fourbe? Non, puisque nous-mêmes, plus libres certes et tout détachés, nous faisons scrupule d'aller jusque-là. En somme, Nicole jugeait fort bien son ami. Sous le fracas et le tranchant d'une dialectique trop louée, il discernait très justement, d'après moi, l'inconsciente détresse d'une pensée peu sûre d'elle-même et qu'embarrassaient encore davantage les involontaires résistances d'un coeur obstiné. C'est qu'en effet, même parvenu à l’âge mûr, Arnauld restait le prisonnier de ses engouements, de ses éclats de jeunesse. Excité au combat par la parole ardente et fumeuse de Saint-Cyran, il avait couru sur la brèche avec plus de fougue que de réflexion, et sans calculer les risques théologiques de son équipée. Ayant une fois pris position étourdiment, bruyamment, à l'extrême frontière de l'orthodoxie, pour ne pas dire plus loin, la difficulté de reculer était grande. Le « psychologiste » Nicole a bien diagnostiqué cet état d'esprit.

 

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Il faut toujours, écrivait-il au P. Quesnel, bannir de toute élection et de toute rejection d'une doctrine théologique, tout préjugé et tout éloignement sans fondement et sans examen. Cependant, si l'on n'y prend garde, on ne saurait s'empêcher d'avoir certains dégoûts qui viennent de cette source. ON COMBAT UN SENTIMENT PARCE QU'ON L'A COMBATTU... CE N'EST POINT QUE LES RAISONS DE L'ÉLOIGNEMENT QUE L'ON A EUES SUBSISTENT DANS L'ESPRIT, MAIS C'EST QU'AU LIEU DE CES RAISONS, IL SE FORME UNE CERTAINE DISPOSITION D'HORREUR ET D'ENTÊTEMENT, QUI FAIT A PEU PRÉS LES MÊMES EFFETS. Il faut avouer qu'il y avait autrefois quelque chose de cet esprit parmi ceux qu'on disait avoir le plus de zèle pour ce qu'on appelait la vérité (Arnauld manifestement). Le thomisme leur déplaisait, et les expressions de ces théologiens leur étaient suspectes, et je sais des gens (Nicole lui-même) que l'usage de ces expressions a perdus de réputation, lors même qu'on en ressentait l'utilité pour la paix que l'on (toujours Nicole, avec les cinq articles) avait procurée par ce moyen (1).

 

Développez ces précieuses lignes et obus arriverez à la construction suivante : d'abord séduit par l'erreur janséniste, mais éclairé bientôt par la résistance de la Sorbonne et par les décrets de Rome, Arnauld serait prudemment, sincèrement revenu à une théologie plus sûre, moins indéfendable, laquelle ne peut être que le thomisme; mais cette retraite, non content de la dissimuler de son mieux aux spectateurs du conflit, il aurait encore essayé de ne pas se l'avouer à lui-même ; attitude instinctive, innocente, et qui s'explique d'autant plus aisément que la nouvelle stratégie, poursuivie par l'ami Nicole, détournait, concentrait sur d'autres points les spéculations, la vigilance, la passion de ce disputeur éternel. Thomiste donc, mais thomiste honteux et continuant à fronder par des chicanes puériles la doctrine à laquelle il avait dû se raccrocher sous peine de rompre avec l'unité catholique. Ce disant, j'explicite Nicole, mais sans trop le tirer à moi. C'est bien ainsi qu'il a voulu voir, qu'il a vu son illustre

 

(1) Grâce générale, II, pp. 12, 13.

 

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compagnon, après l'avoir observé, interrogé, ausculté, confessé — lui, Nicole, le moraliste sans pareil — pendant tant d'années.

Aucun Pape n'ayant encore défini — et pour cause — les dispositions intérieures, la «psychologie» d'Arnauld, libre à chacun d'apprécier, comme il l'entendra, l'analyse de Nicole. Pourmoi, dans l'ensemble, elle me satisfait pleine-. ment, car elle s'adapte seule aux faits qui nous sont connus, le sais bien que des deux côtés, on nous propose du grand Arnauld d'une image ou plus héroïque ou plus inflexible. Mais quoi! oublie-t-on que, dans l'ordre doctoral comme dans les autres, les plus intransigeants, les plus rigides sont parfois les plus incertains et les plus fuyants? Et puis, si Nicole l'a mal vu, si, pour Arnauld, la distinction du droit et du fait ne fut qu'une ruse de guerre, l'en trouverez-vous plus grand ? Révolte pour révolte, n'aimeriez-vous pas mieux la franchise, l'intrépidité de Calvin ?Je crois toutefois que Nicole exagère un peu lo. squ'il se persuade que plus rien ne subsistait dans l'esprit d'Arnauld des premières impressions intellectuelles, qui d'abord l'avaient fait pencher vers le jansénisme authentique. Quo semel est imbuta recens... Arnauld a toujours pensé que Nicole ne donnait pas assez à la grâce, toujours apporté d'inquiètes et de grondeuses réserves, soit à la distinction du fait et du droit, soit aux cinq articles. Mais il y a loin de ces velléités doctrinales à un système lié, à une hérésie proprement dite. Pour bien des raisons, au premier rang desquelles il faut mettre les insinuations persévérantes de Nicole, le calvinisme latent d'Arnauld n'est jamais arrivé à s'épanouir. Thomiste honteux et tout ensemble calviniste honteux, voilà pour le docteur, pour le chercheur de querelle. L'homme est beaucoup plus simple, un brave homme, le fils d'une sainte mère, le frère d'une légion d'héroïnes héros lui-même à ses heures, enfin et avant tout, catholique et très sincèrement stupéfait quand on lui reproche d'avoir médité un schisme. Heureux les ingénus qui

 

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s'étonneront de ce mélange et qui nous trouveront trop subtils. Leur propre intérieur s'ils y pénétraient jamais, les scandaliserait bien davantage (1) !

Mais alors même que l'on reprocherait à cette analyse ou trop de rudesse ou trop d'indulgence, notre erreur, quelle qu'elle fût, n'intéresserait d'aucune manière la solution du problème qui présentement nous occupe. Ce qu'il nous importe ici de connaître, ce n'est pas Antoine Arnauld pris en lui-même, c'est le Dr Arnauld de M. Nicole, c'est l'idée particulière que Nicole, à tort ou à raison, s'est faite de son ami et de son chef. Car tout se ramène là en effet, si, comme je le crois, cette idée est, pour ainsi dire, le noeud central de l'imbroglio, le facteur essentiel dans l'évolution historique du jansénisme. Nul ne l'ignore, en effet, ces deux hommes, l'un sur la scène, l'autre dans les coulisses, mènent le parti, lui fixent son programme doctrinal et ses orientations pratiques, ils président à ses destinées. Or, par une rencontre qui tiendrait du vaudeville, si les conséquences n'en devaient pas être aussi graves, non seulement ces deux hommes ne s'entendent pas sur l'objet précis de la campagne commune, mais encore ils n'arrivent jamais, ni l'un ni l'autre, à réaliser clairement ce désaccord, à en fixer l'étendue, à en mesurer la portée : Arnauld, parce que, toujours moins

 

(1) J'entrevois bien — mais sans avoir le droit de l'indiquer autrement que dans une note — un autre trait qu'on pourrait ajouter au portrait d'Arnauld et qui achèverait de justifier le jugement de Nicole. Ce chef, si décidé en apparence et si inflexible, n'aurait-il pas été plus mené que meneur? La petite bande, fanatique ou intrigante, que nous connaissons, n'aurait-elle pas veillé sur lui, attentive à paralyser par une excitation continue, l'influence apaisante de Nicole ? Je le croirais volontiers, et Sainte-Beuve lui-même n'est pas loin de ce sentiment. Il dira par exemple : « M. de Pontchâteau et la Mère Angélique de Saint-Jean avaient conseillé qu'on tâchât de .. déterminer (Nicole) à aller à Rome... ; on craignait qu'à Paris il n'affaiblit trop M. Arnauld ». (Port-Royal, IV, pp. 484,485, cf. Ib., IV, p 44). Malheureusement l'histoire intime de Port-Royal nous est trop peu connue pour que l'on puisse s'abandonner en toute sécurité à ces conjonctures. Pontchâteau a joué certainement un rôle des plus actifs et des plus brouillons. Il était la bête noire de Nicole qui, de sou côté, le gênait et l'agaçait fort. Pour Angélique de Saint-Jean, je serais beaucoup moins affirmatif. C'était une femme d'un mérite extraordinaire, et Nicole semble l'avoir beaucoup estimée.

 

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soucieux de comprendre et d'éclairer que de réfuter et de vaincre, il ne sait pas bien lui-même ce qu'il pense ; Nicole, parce qu'il refuse a priori de mettre en doute l'orthodoxie et la docilité foncière d'Arnauld, et aussi, ajoutons-le, parce que sa timidité l'empêche d'exiger, per fas et nefas, les explications nécessaires. Dès qu'Arnauld dans l'embarras fronce les sourcils, Nicole biaise, bégaie, recule, s'efface; il ne retrouve son courage que loin du danger. Si, du moins, la plume en main, il avait poussé pointe, mais non, il n'est pas homme à prendre le taureau par les cornes. Non pas qu'il abandonne ses propres vues, bien plus assurées que celles d'Arnauld, mais il expose plus qu'il ne combat; il se définit lui-même au lieu de vicier à fond son adversaire, si j'ose m'exprimer ainsi ; il se défend plus qu'il n'attaque, stratégie désastreuse en face d'Arnauld.

Car il est plus facile à ce dernier de railler le thomisme de Nicole que de lui opposer une doctrine positive, nettement distincte et du thomisme et du jansénisme. En quelques « lemmes » dédaigneux, cassants, le docteur a bientôt balayé les échafaudages de Nicole, et comme celui-ci, même dans ses plus grandes audaces, s'obstine à soutenir qu'il ne s'agit après tout que d'une querelle de mots, cette passe d'armes inégale et confuse, les laisse tous les deux sur leurs positions, mais toujours unis. D'où les complications inextricables de l'aventure janséniste, l'apparente duplicité des chefs, l'ambiguïté constante des consignes qu'ils passent à leurs troupes, et des déclarations officielles qu'ils lancent d'une même voix, mais auxquelles ils ne donnent pas le même sens. Le jansénisme serait mort presque avant de naître, si l'on eût éclairé à temps cet imbroglio : enfant mal venu, que méconnaissait l'oeil même de son père, mais qui, recueilli, ranimé, couvé, transformé par la tendresse imprudente de Nicole, est devenu l'invraisemblable créature, frêle et robuste à la fois, toujours agonisante et toujours vivace, qui désolera, pendant près de deux siècles, l'Eglise de France.

 

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Dans toute cette affaire, Nicole me paraît en effet, non pas certes plus coupable, mais plus responsable qu'Arnauld. Je me le représente comme un médecin appelé auprès d'un malade, qui ne connaît pas son mal ou qui le soupçonne à peine. Au médecin de le connaître et de le traiter en conséquence. Il arrive tout souriant, persuadé que la famille se monte la tête. Qu'y a-t-il? Une je ne sais quelle tumeur au front ; beaucoup de rouge et, d'ici de là, quelques taches noires. Peut-être un peu de fièvre, mais assez naturelle : le prétendu malade vient justement d'abattre un chêne, sa récréation de chaque matin. Les nuits sont bonnes, l'appétit superbe. A la vérité, ces points noirs étonnent, mais la nature est si bizarre! En ce temps-là sans doute, on traitait bosses et tumeurs comme faisaient hier encore les borines d'enfants, on les écrasait sous un gros sou. Déjà il n'y parait plus et notre médecin tant-mieux s'en va soigner ailleurs des affections plus sérieuses.

Ainsi notre excellent Nicole. L'idée qu'une infection dangereuse travaille M. Arnauld, ce colosse, lui paraîtrait simplement absurde. II est vrai que la famille — l'Eglise s'inquiète de voir ce grand homme prendre avec tant de chaleur la défense d'un livre plus que suspect. Il est vrai encore que ce docteur manifeste une répugnance fort singulière à l'endroit de la doctrine thomiste, dernière limite pourtant de l'orthodoxie, puisqu'il ne veut pas du molinisme. S'il repousse avec mépris cette grâce donnée à tous dont le fatigue M. Nicole, ne serait-ce pas qu'au plus profond de son intelligence, il inclinerait vers le jansénisme authentique? Ces taches noires ne trahiraient-elles pas l'obscure activité de quelque foyer purulent? Ne faudrait-il pas ouvrir Ies chairs, atteindre jusqu'aux dernières racines d'un mal peut-être bénin, peut-être mortel? Nicole ne se pose même pas la question ; il hausse les épaules. Le moraliste en lui fait taire les scrupules du théologien. Il a déjà vu tant de docteurs ; ils sont tous les mêmes : manie querelleuse,

 

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obstination, chicanes verbales et, par là-dessous, une orthodoxie décidée. Encore une hérésie imaginaire, dit-il, et là-dessus il tourne le dos. Que si l'Eglise insiste et gronde, une opération de bonne femme l'aura bientôt rassurée ; c'est la distinction du fait et du droit ; le gros sou de tout à l'heure.

Or, selon toutes les vraisemblances, il se trompait (1). Et, dans tous les cas, la plaie avait assez mauvaise mine pour mériter un examen plus approfondi. Grave ou non, il y avait là un foyer, facile à éteindre, étant donné la religion d'Arnauld, mais qu'on ne supprimerait pas en le niant, et qui risquait plutôt de s'enflammer davantage sous la pression hâtive qui prétendait en avoir raison. Une hérésie n'est pas tout à fait imaginaire lorsqu'elle détermine tels réflexes, lorsqu'elle entraîne telles convulsions. Nicole ne pouvait pas ne pas voir qu'Arnauld acceptait de mauvais coeur cette distinction du droit et du fait qu'il aurait défendue plus allègrement, si elle avait répondu à sa véritable pensée. Mêmes symptômes chez quelques autres jansénisants, thomistes par contrainte, mais jansénistes de tendance. Et de fait, s'ils avaient tous professé la même théologie que Nicole, on n'aurait pas tant épilogué stir la distinction, on n'aurait pas saisi avec tant d'empressement cette occasion de remplacer la première fronde par une seconde et de rester sur la brèche. Si la tumeur avait disparu, le foyer restait intact: la propagande continuerait plus sourde qu'auparavant, mais d'autant plus dangereuse. Le loyal, le pénétrant, mais trop optimiste Nicole n'a pas vu cela, et par suite, il n'a pas senti qu'avec sa distinction prématurée, il allait insuffler une nouvelle vie au jansénisme. Nous l'avons déjà

 

(1) Il va sans dire que tout le petit système, péniblement échafaudé dans ce chapitre, s'écroulerait net, si l'on admettait, comme Arnauld faisait sans doute. que le thomisme lui-même ne fut jamais qu'un jansénisme honteux. Mais à Dieu ne plaise que je me permette d'envisager, fût-ce pour deux secondes, la possibilité d'une telle identification ! On sait du reste qu'il est rigoureusement défendu aux deux grandes écoles catholiques — thomiste, moliniste — de se renvoyer l'accusation d'hérésie.

 

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dit : sans lui, Arnauld et son petit bataillon d'intellectuels auraient dû promptement choisir entre le demi-calvinisme de Jansénius condamné par l'Eglise et le thomisme; entre la révolte franche et la soumission totale. Ils n'auraient pas choisi la révolte. Pourquoi faut-il que Nicole les ait dispensés de choisir ? Au lieu de cela, on a battu en retraite ; on n'a plus osé soutenir les cinq propositions ; on a même pu se persuader qu'on ne les avait jamais soutenues ; mais, d'un autre côté, l'on n'a pas voulu se rallier franchement, et par une adhésion positive à la doctrine catholique ; on a préféré se jeter dans le maquis des équivoques, des négations et des procédures. La bonne foule a suivi, sans bien savoir où on la menait, uniquement désireuse de se modeler sur l'infaillible M. Arnauld; troupeau lamentable, petite église ridicule et douloureuse que le P. Quesnel achèvera bientôt de fanatiser, mais qui, sans M. Nicole, n'eût pas été une secte. Vit-on jamais pareille chose : de maussades chouettes couvées par une colombe?  Imbellis feroces progenuit.

Il me paraît toutefois, certain que si, dès leur naissance Nicole avait eu seul la direction de cette couvée encore incertaine, que s'il avait pu les élever, les former à son image, il en aurait fait des colombes. La politique, habile, mais loyale, qu'il avait imaginée, aurait tout apaisé en quelques semaines, si elle n'avait pas été appliquée par les violents du parti sans Nicole, contre Nicole (1).

 

(1) Par là s'expliquent, et c'est dans ce sens qu'il faut entendre les déclarations vingt fois répétées de Nicole. Aux intransigeants qui lui reprochaient d'avoir tourné casaque, il ne cesse de répondre : « Je fus engagé avec M. Arnauld pour l'aider dans ce qu'il croyait devoir faire pour sa défense... L'étude qu'il me fallut faire du fond des différends dont il s'agissait, ne lit qu'augmenter en moi la persuasion où j'étais déjà de la bonté de la cause... et je vous puis dire que sur ce point il ne s'est point levé le moindre doute dans mon esprit durant tout le cours de ces contestations. Je n'ai jamais aussi été ébranlé le moins du monde dans l'estime et l'affection que j'ai toujours eue et pour la maison de P.-R. et pour M. Ara. eu particulier ». Lettres, III, pp. 38s, 383. Entendez : j'ai toujours cru que notre cause commune était le pur thomisme. On comprendra mieux cette assurance si l’on veut bien se reporter à la lettre citée plus haut (p. 443). Il y a des difficultés que Nicole s'interdit à lui-même d'éclaircir. « Je n'ai jamais eu, Dieu merci, de sentiments que je puisse être tenté de changer, parce que je n'en ai jamais eu d'autres que ceux de l'Église catholique... et JE N'AI JAMAIS EU DE LIAISON AVEC PERSONNE QUE PAR LA CONVICTION PLEINE ET ENTIÉRE QUE J'AI EUE QU'ILS ÉTAIENT DANS LES MÊMES DISPOSITIONS.... Les ayant connus de plus près, j'ai mieux connu que personne la pureté de leurs sentiments et la droiture de leurs intentions et de leur conduite ». Lettres, III, p. 410. Oui certes, mais il aurait encore fallu discuter à fond et en toute liberté la cohérence de leur doctrine, sonder l'inexplicable répugnance que leur inspirait le thomisme, savoir enfin si, oui ou non, le fond de leur pensée n'était pas janséniste.

 

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IV. Sa ligne à lui n'est pas d'un sectaire. Après cette fameuse « paix de l'Eglise », à laquelle il avait contribué plus efficacement que personne, il aurait voulu que l'on s'abstint de toute espèce de polémique. Non seulement plus d'offensive contre les jésuites — plus de Provinciales — mais encore, plus de défensive. Prière, étude, silence. Trop faible pour faire prévaloir ces vues pacifiques, il y conformait du moins, envers et contre tous, sa propre conduite, refusant, par exemple, en 1679, de rejoindre Arnauld qui l'appelait en Hollande pour commencer une nouvelle campagne, ou encore promettant à l'archevêque de Paris (Harlay) qu'il éviterait désormais «tout ce qui peut faire du bruit ». Là-dessus, on avait naturellement

crié à la trahison, et l'on avait essayé de le mettre en contradiction avec lui-même, en lui rappelant ses premières luttes pour la bonne cause. Nicole a souvent répondu à cette difficulté et, parfois, d'une manière qui trahit quelque embarras.

 

Vous demanderez peut-être pourquoi j'ai cru avoir autrefois engagement et vocation à écrire de ces matières de contestation et que je crois présenteraient n'y en point avoir; quelle raison j'ai pour ne me point mêler de l'affaire présente, que je n'eusse point alors. Je vous puis dire, monsieur, que j'ai des réponses certaines et décisives sur toutes ces difficultés, mais qu'elles sont néanmoins du nombre de celles dans lesquelles je ne crois point devoir entrer, et qui sont fondées sur un grand nombre de vues de conscience que la prudence m'oblige de tenir secrètes. Ainsi je suis contraint de me remettre sur cela à votre équité qui trouvera peut-être assez de raisons pour suspendre son jugement dans l'obscurité des dispositions des

 

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âmes, et dans la défense que Jésus-Christ fait de juger des choses secrètes (1).

 

Le curieux passage ! Quelles pouvaient bien être ces « vues de conscience » dont parle Nicole, et qui lui avaient fait d'abord un devoir de s'engager à fond dans le conflit janséniste — Provinciales, Imaginaires, Visionnaires et le reste ? Ne serait-ce pas qu'il aurait voulu disputer le grand Arnauld, soit à l'inclination confuse qui l'attirait vers les propositions condamnées, soit à la funeste pression de l'extrême gauche janséniste? Retenons du moins que Nicole ne s'était jeté ni étourdiment ni joyeusement dans cette aventure.

 

 

Je ne fais... point difficulté d'avouer que, quoique je n'aie jamais douté de la justice de la cause, à la défense de laquelle j'ai contribué ce que j'ai pu pendant quelque temps, cette nécessité néanmoins m'a été extraordinairement pénible. J'en ai souhaité ardemment la délivrance (2).

 

Tant s'en faut du reste que tout lui partit irréprochable dans ce qu'il avait fait ou écrit pendant cette période belliqueuse. II savait bien que les meilleures intentions du monde ne justifient pas un à un les détails des démarches qu'elles inspirent

 

Il y a, disait-il, des écrits que j'ai faits autrefois sur lesquels je ne me saurais rassurer quant à la manière, car, pour le fond, je vous répète... que je n'en ai pas eu le moindre doute, parce que des personnes sages les ont désapprouvés (ces écrits) quoiqu'ils aient été approuvés par d'autres (3).

 

Ainsi, volontiers, Nicole aurait plaidé coupable. Mais, quoi qu'il en fût, sa conscience ne lui permettait plus désormais (1679) de rester le théologien occulte du parti, le second de M. Arnauld :

 

(1) Lettres, III, pp. 320, 321.

(2) Ib., III, p. 290.

(3) Ib., III, p. 344. Ne penserait-il pas notamment à sa part de collaboration aux Provinciales ?

 

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Cet engagement qu'on me reproche d'avoir refusé n'avait pour fin que d'écrire contre des personnes autorisées dans l'Eglise. Sans cela, il aurait été fort inutile que nous demeurassions ensemble, M. Arnauld et moi. Or, toutes les vues que j'ai eues m'ont persuadé qu'on ne saurait prendre de parti plus dangereux... Tout le fruit qu'on peut espérer de ces écrits est d'attirer quelques louanges stériles et de contenter la malignité de certaines gens. Mais tout cela n'est que passager et vain, au lieu que les maux, qu'on s'attirerait par cette conduite, seraient stables et permanents; qu'on aurait scandalisé une infinité de faibles ; qu'on engagerait le Roi à mettre son honneur à exterminer le nom de P. R... et qu'on perdrait le seul bien qui reste, qui est la réputation d'être persécuté injustement (1).

 

Aussi bien, de quel droit interviendrait-il ?

 

Que ne dirait-on... point dans le monde, si on voyait un simple clerc attaquer par des écrits publics ce qui aurait été fait par l'autorité publique?... Ne croirait-on pas avoir réfuté tout ce que je pourrais écrire, en répliquant que c'est un simple clerc qui a l'insolence d'attaquer l'archevêque de Paris (2)?

Le pis est que, si l'on me faisait ces reproches, ma conscience, bien loin de m'en défendre, y consentirait. Car je trouve bien des exemples de clercs et de laïques qui ont écrit contre des hérétiques, ou sur des matières ecclésiastiques non contestées, mais je n'en trouve point qui se soient élevés par des écrits publics contre les premiers ministres de l'Eglise (3).

 

(1) Lettres, III, p. 334.

(2) Nicole répète souvent qu'un simple clerc, écrivant contre l'archevêque de Paris serait ridicule. « Or, ajoute-t-il fort joliment, il est rare que Dieu appelle les gens à se rendre ridicules, parce qu'il est rare qu'un écrit qu'on tourne en ridicule puisse être utile ». Ib., p. 367.

(3) Lettres, III, p. 338. A ceux qui lui auraient objecté derechef qu'il avait mis bien du temps à s'aviser de tout cela, il répond : « Il est vrai que j'ai eu dès ce temps-là même une partie de ces vues, mais, comme il faut plus de mesures et de raisons pour sc dégager que pour ne se pas engager, elles ne produisaient que des irrésolutions, que des doutes, qu'un désir ardent de nie voir délivré de ces occupations, et de fortes résolutions de ne m'y plus engager, si j'en étais une fois délivré s. Et puis, il ne s'agissait plus de la même affaire. 1° Les religieuses ne sont plus privées des sacrements ; on ne les accuse plus d'hérésie ; 2° Les temps sont changés ; 3° On avait alors avec soi plusieurs évêques, et l'on y agissait en leur nom. « Il n'y en a point ici » ; 4° « Le nom de M. Arnauld me couvrait presque entièrement... Il ne me couvre plus » ; 5° Il s'agissait alors de se conserver dans la communion de l'Eglise, en montrant qu'on n'était point hérétique... Il ne s'agit (plus maintenant) que de la privation de quelques emplois... et de la réduction d'un monastère à cinquante religieuses, etc. Ib., 348-351.

 

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Ou encore :

 

Ne voyant pas clairement si j'avais dû attaquer... des ministres de l'Eglise, ma conscience ne m'assurerait pas assez que je ne fusse pas du nombre des médisants (1).

 

Triste débat et qui en dit long sur les effets démoralisants de l'esprit de secte ! Etrange renversement! Harcelé, décrié par ses amis —il y a là des prêtres, d'excellents prêtres — le pauvre Nicole en est réduit à s'excuser de bien faire, à supplier qu'on lui pardonne l'extraordinaire résolution qu'il a prise de ne pas médire.

 

La vocation de Dieu à certains ministères se manifeste par les instincts et les inclinations de l'esprit de ceux qu'on y veut appliquer. J'ai toujours vu qu'on a eu beaucoup d'égards à ces instincts, quand il s'est agi des autres. Il ne faut pas, dit-on, engager M. H. (amon) à écrire, parce que ce n'est pas son instinct. Or, on ne peut pas avoir moins d'instinct pour ces sortes d'écrits que j'en ai. Il y faut parler des défauts des supérieurs ecclésiastiques et les publier ; et c'est sur quoi je ne me saurais rassurer. J'ai une aversion terrible d'avoir part à des écrits où l'on se croît obligé de faire connaître leurs dérèglements. On s'est plaint de ce que je n'ai point approuvé la Morale pratique (de M. Arnauld). J'avais peut-être tort, mais cela venait de ce fond, quoique les jésuites ne soient pas mes supérieurs (2).

 

Retenons cette dernière confidence, qui, avec tant d'autres indices, nous apprend à ne pas croire au prétendu bloc janséniste. En pleine bataille, Nicole critiquait hardiment les erreurs du grand chef. Il n'admettait pas

comme Arnauld que tout fût permis. Il allait bien jusqu'aux Provinciales, dont la « manière » devait l'inquiéter plus tard, mais celles-ci marquaient pour lui l'extrême limite, passé laquelle le livre devient libelle.

 

(1) Lettres, III, p. 348.

(2) Ib., III, p. 345.

 

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Personne, écrira-t-il, ne peut avoir plus d'éloignement que j'en ai pour tout ce qu'on appelle libelle, et mon aversion sur ce point est si connue que jamais personne ne se hasardera de m'en faire confidence (1).

 

Arnauld y mettait moins de façons, ou plutôt il voyait plus gros. Il n'a jamais soupçonné que sa Morale pratique pût être un libelle. N'était libelle à ses yeux que ce

que l'on écrivait contre lui.

Nicole ne prétendait pas néanmoins qu'il fût toujours défendu de critiquer, dans des écrits publics, les ministres de l'Eglise. On pouvait avoir mission du ciel pour cela, comme saint Bernard, un de ses maîtres préférés. Mais le premier venu ne devait pas se croire appelé à une besogne aussi délicate et pleine de tant de périls.

 

 

Car il ne s'agit pas ici de faire des écrits humains qui puissent avoir quelque approbation dans le monde. Il ne s'agit pas même d'en faire qui soient solides et véritables. Quelque convaincu que je sois de la petitesse de mes talents, peut-être y pourrais-je réussir jusqu'à quelque point. Il s'agit de faire des écrits qui soient agréables à Dieu, qui soient des fruits de son esprit, qui soient animés par sa charité, qui soient réglés par la lumière de sa sagesse, où l'on garde toutes les mesures et tous les tempéraments de prudence qu'elle prescrit, où l'on rende à la vérité, à la justice, à la charité, à l'autorité de l'Eglise, à celle des rois, ce qui leur est dû, et enfin qui puissent contribuer à la sanctification de ceux qui y travaillent (2).

Le monde n'y considère autre chose que quelques talents pour soutenir une cause avec éclat, pour faire des écrits... qui soient capables de mettre les habiles gens de son côté, mais il faut bien d'autres qualités que celles-là pour pouvoir s'en charger avec conscience.

 

Je cite longuement, car tous ceci déborde de tous les côtés la petite querelle janséniste. Nous aurons à nous rappeler ces admirable textes quand nous étudierons la polémique religieuse du siècle dernier.

 

(1) Lettres, III, p. 4o4.

(2) Ib., III, p. 341.

 

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Il faut qu'une personne qui prétend soutenir la vérité et la justice dans des temps comme celui-ci, qui ont besoin de tant de ménagements,

 

tous les temps en ont besoin,

 

ait une exemption entière de passions et surtout une patience invincible pour ne s'échapper jamais, et pour se tenir tellement dans les bornes d'une exacte modération que rien ne soit capable de l'en faire sortir, et de le porter à dire des choses qui, quoique justes en elles-mêmes, ne laisseraient pas de faire de mauvais effets.

Il faut qu'il ait une lumière extraordinaire pour conserver une infinité d'égards qu'il faut avoir, et pour éviter tout ce qui peut nuire et donner prise... Une ligne de la seconde lettre de M. Arn., très véritable en soi, mais dont il se fût peut-être bien passé, l'a fait exclure de Sorbonne avec soixante et dix docteurs... Il faut une charité qui ne s'irrite de rien et qui empêche que le coeur ne conçoive aucune aigreur... Il faut avoir une âme recueillie et fort attentive à Dieu pour n'être pas entièrement possédé de ces écrits (1).

 

De cette dernière condition, l'on fait d'ordinaire assez bon marché. L'on se dit que l'on quitte Dieu pour Dieu, et, sur cette belle raison, on se tranquillise. Nicole est plus scrupuleux :

 

Il faudrait que ces écrits fussent faits avec un esprit recueilli et appliqué à Dieu, et qu'ils en fussent des fruits. Cependant, bien loin que je sois capable de ce recueillement, il est certain qu'ils me serviraient d'un obstacle perpétuel à le prière, et cela par suite de mon tempérament qui ne peut changer que par miracle. Car j'ai l'esprit naturellement si étroit qu'aussitôt que je l'applique à quelque affaire importante et embarrassée, cet objet le remplit tout entier. Il saisit mon imagination, il m'est présent en marchant, en mangeant et en priant. Il exclut toute autre application et toute autre pensée. Il me possède et m'empêche de me posséder. Il excite une foule de pensées et de mouvements qui me confondent et me mettent hors d'état de penser à moi et de veiller sur mes actions... Je ne

 

(1) Lettres, III, pp. 364-366.

 

vois (donc) pas qu'une personne vraiment spirituelle... me voulût porter à choisir, pour l'occupation de toute ma vie, des écrits qui m'engageraient à une telle dissipation et qui seraient ainsi des fruits, non de mes prières, mais de mes distractions, ou plutôt qui feraient de toute ma vie une distraction continuelle (1).

 

Qu'on ne lui oppose donc plus l'exemple de M. Arnauld, A chacun son âme.

 

M. Arn. a des qualités qui lui rendent cet emploi proportionné. Il est prêtre, docteur, directeur; on ne s'étonnera donc point qu'il entreprenne la défense de l'Eglise, dans les choses où il la croira blessée. Sa lumière apparemment l'y porte... Cette occupation ne lui fera point perdre le repos. Il ne s'empressera point. Il a plus de confiance que de défiance, plus de zèle que de crainte. Je suis dans des dispositions intérieures et extérieures toutes contraires (2).

 

Je n'ai pas besoin de souligner l'imperceptible ironie de ces lignes où le roseau juge le chêne. Aussi bien Nicole s'est-il assez défendu. Qu'il déclare donc hardiment que la morale qu'il vient de se prêcher à lui-même regarde tout le parti, sans en excepter M. Arnauld. Vous me direz, répond-il, que, a par l'union avec M. Arnauld », dans cette campagne recommencée, j'aurai l’ « assurance » qui me manque de faire ce que Dieu veut de moi,

 

(1) Lettres, III, pp. 342,343. Sur l'agitation cérébrale et la nervosité de Nicole cf. un joli texte donné par Sainte-Beuve, Port-Royal, IV, pp. 491-493

(2) Lettres, III, pp. 353, 354.
Habitué à s'examiner indéfiniment, à ne rien se pardonner, et, d'un antre côté, controversiste lui-même et vivant au milieu d'une controverse éternelle, Nicole avait beaucoup réfléchi sur la psychologie, la morale et la casuistique des contestations, Cf. à ce sujet un de ses chefs-d'oeuvre, la lettre à M. de Sainte-Marthe : « Réflexions sur les contestations qui arrivent antre les amis ». En voici un paragraphe : « Il ne faut pas seulement que nos paroles soient vraies, il faut aussi qu'elles soient proportionnées à la disposition du prochain. il faut que ce soit la charité qui les emploie. Ce que l'on a dit peut être vrai, mais, servant d'armes à notre passion, il s'est revêtu de ses qualités. OR, C'EST UN GRAND OUTRAGE QUE L'ON FAIT A LA VÉRITÉ QUE DE L'EMPLOYER A BLESSER LES AUTRES, ELLE QUI EST DESTINÉE A LES GUÉRIR ». Lettres, II, p. 133.

 

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mais je vous réponds qu'en cette occasion je ne l'aurais point du tout. Car comme je doute de la nécessité et de l'utilité de ces écrits, JE DOUTE AUSSI QUE QUI QUE CE SOIT Y SOIT APPELÉ.

 

«Qui que ce soit ». Ne vous frottez pas les yeux. Vous avez bien lu. Il ne s'agit donc plus des scrupules particuliers qu'inspire à M. Nicole et sa propre insignifiance — un petit clerc — et la difficulté qu'il éprouve à mener de front la polémique et la prière. C'est toute l'agitation janséniste qui lui paraît suspecte, pour ne rien dire de

plus. Lui qui n'a jamais vu clans le jansénisme qu'une hérésie imaginaire, il en est venu à trouver également imaginaire la mission batailleuse que s'arroge M. Arnauld. Venant d'une plume aussi précautionnée, ceci est extrêmement grave. Notez encore que Nicole s'adresse au plus agité, au plus indiscret du parti, à M. de Pontchâteau, qui demain, promènera dans tout Paris ces confidences scandaleuses. Nicole insiste pourtant :

 

L'âme a besoin dans tout emploi et dans tout engagement de quelques principes clairs, qui la puissent soutenir dans les découragements et les défiances qui lui arrivent... Or, je puis vous dire avec vérité que je n'en vois point ici. Je ne me puis appuyer sur l'autorité extérieure de l'Eglise, puisqu'il n'y en a point qui s'applique à ces écrits ; ni sur la nécessité de quelque ministère, puisque je n'en ai aucun ; NI SUR LA VOCATION DE M. ARNAULD, PUISQUE J'EN DOUTE ; ni sur les conseils que l'on m'en donne, puisqu'ils sont de gens sans autorité dans l’Eglise ..., ET QUI ME PARAISSENT TÉMÉRAIRES; ni sur mes dispositions et mes mouvements intérieurs, puisque je n'en ai point qui n'y soient contraires.

Qui me soutiendrait donc ?... Serait-ce la justice de la cause? Mais je sais bien que tout le monde n'est pas appelé à soutenir les causes les plus justes, et qu'on peut être téméraire en s'engageant à défendre et la justice et l'Eglise. Serait-ce la nécessité ou l'utilité de ces écrits ? MAIS C'EST LA CHOSE DU MONDE DONT JE DOUTE LE PLUS. Je me regarderais donc dans cet emploi comme un homme qui serait au haut d'un clocher sans appui et sans avoir rien à quoi il se pût tenir (1).

 

(1) Lettres, III,pp. 345-3.47. On sait que la moindre échelle lui faisait peur.

 

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Bref, « il faut laisser là cette querelle » (1), prier et se taire.

 

J'ai toujours bien de l'inclination pour la mort civile. Rien n'est plus capable de mettre à bout les ennemis (2).

 

Se taire, et non pas seulement de cet habile silence qui souvent blesse l'ennemi plus qu'une riposte, mais en toute sérénité, mais devant Dieu. Au lieu de se tenir constamment en posture de persécuté, au lieu de s'hypnotiser sur l'iniquité du persécuteur, il faut s'attacher à la grâce que Dieu a cachée pour nous dans la persécution elle-même (3). Soit, par exemple, les nouvelles mesures prises contre la sainte abbaye, en 1679 :

 

Ces bonnes religieuses ne travailleront donc plus h former des filles et des pensionnaires, c'est-à-dire que Dieu veut qu'elles travaillent davantage sur elles-mêmes ; il n'y a qu'à s'en tenir là.

Quand on regarde comme son unique affaire celle de son salut, on trouve facilement la paix dans les orages, parce que rien ne nous peut empêcher d'y travailler (4).

 

Eh! quoi, ne faut-il pas que l'injustice noms irrite, au mois en secret? Oui, mais si nous sommes vraiment capables d'une indignation exclusivement surnaturelle :

 

(1) Lettres, III, p. 175.

(2) Ib., III, p. 175.

(3) Lorsqu'il fut question de publier les lettres de M. de Saci, Nicole écrivait à la Sceur Briquet : « Entre les lettres que M. Picot (le censeur) a laissé passer, il y en a qui donnent l'idée que P.-R. souffre une persécution et qui portent les religieuses à prendre leurs maux pour des grâces et des faveurs... que Dieu fait aux innocents et aux saints. Ce qui est bien contraire à l'idée que les jésuites voudraient qu'on en eût. Ils seraient donc bien plus indulgents qu'il n'y a lieu de l'espérer, s'ils n'attaquaient pas ce livre par cet endroit, et je ne vois pas ce qui les pourrait empêcher de réussir à le faire supprimer, en disant au roi qu'on y donne l'idée que sa conduite a été une persécution injuste de saintes religieuses... Il faudrait donc délibérer s'il ne serait point à propos de ne rien laisser dans ces lettres qui pût donner ces idées » . Sauf, bien entendu, et le détail a son prix, sauf à réserver ce qu'on aurait retranché des lettres, « pour ajouter quelque jour à quelque édition qui s'en fera aux pays étrangers ». Lettres, III, pp. 171,172,

(4) Lettres, III, p. 5.

 

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On regarde souvent trop humainement ces traverses, qui sont causées aux gens de bien par la malice et par l'injustice des hommes. En les considérant plus par les yeux des sens et de la raison que par ceux de la foi, on ajoute aux sentiments que l'amour de la vérité et de la justice nous peut inspirer beaucoup d'autres mouvements, qui n'ont pour principe que la nature. Car il n'y a rien de plus ordinaire que de passer ainsi de la foi aux sens et de concevoir des passions toutes humaines pour une cause qui est elle-même toute sainte. La raison en est que l'amour-propre se fait un intérêt de tout, et prend part à tout. De sorte que, sitôt qu'on est entré en union avec quelques gens de bien pour les sujets du monde les plus légitimes, on se rend propre leur cause, on se revêt de leur intérêt, on regarde leur abaissement comme le sien, et on conçoit sur tout ce qui leur arrive les mêmes passions que les gens du monde ressentent dans les affaires temporelles de leurs amis.

 

Si donc la sainte colère est une de nos grâces, mieux vaut l'appliquer à des objets qui ne nous toucheront pas de trop près, soit par exemple aux persécuteurs des premiers siècles ou aux simoniaques d'aujourd'hui.

 

C'est... de l'injure que reçoit la vérité qu'il faut s'attrister, et non de celles que l'on fait aux hommes. Et si c'est là le sujet de notre douleur, nous ne la renfermerons pas dans une seule ville, ni dans un seul diocèse (ni dans le seul Port-Royal); nous serons touchés des outrages que les hommes font à Dieu, en quelque lieu que ce soit (1).

 

Bien sectaire, après tout cela, qui l'accuserait d'être sectaire! Et ce ne sont pas là seulement de vagues sermons, ce sont des actes. Dans presque tous les passages que je viens de citer, Nicole s'adresse courageusement aux plus brouillons et aux plus exaltés du parti, à l'abbé Le Roy, à M. de Pontchâteau, au P. Quesnel. Eux gagnés, la secte entière se fût pacifiée sans retard. Que si, pour une raison ou pour une autre, décence, timidité, il ne va pas droit au grand Arnauld — rien du reste ne prouve

 

(1) Lettres, I, pp.  202, 203.

 

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qu'il ne l'ait pas fait — il sait parfaitement que toutes ses lettres seront soumises à la critique impatiente du vieil athlète. En tout cas, il a conformé scrupuleusement sa conduite à ses paroles. « C'est le Mélanchthon d'Arnauld », a dit Sainte-Beuve (1) ; passe, mais avec cette différence, que Mélanch thon exécute, bien qu'en gémissant, des consignes qu'il désapprouve, tandis que le timide Nicole suit inflexiblement et coûte que coûte, malgré son maître, contre son maître, les lumières de sa propre conscience. Nous le comparerions plus volontiers à Gerbet, et avec la conviction que ce rapprochement les honore tous les deux. Car pour moi, je ne vois pas à quelles enseignes on tiendrait plus rigueur à Nicole qu'on ne fait aux anciens disciples de Lamennais, à Gerbet, à Lacordaire, à Rohrbacher et aux autres. Ceux-ci avaient adhéré d'esprit et de coeur à la philosophie de leur maître, une philosophie que le Saint-Siège devait bientôt condamner. Nicole n'a jamais professé que le pur thomisme. Si, bien malgré lui, et souvent d'autant plus excessif qu'il était plus hésitant, il a participé, entre le grand Arnauld et Pascal, à la première agitation janséniste, je ne sache pas que l'Avenir ait été un journal si modéré. Enfin, à tout péché miséricorde. Pendant les seize dernières années de sa vie (1679-1695), Nicole n'a pas écrit une seule ligne à tendance schismatique ou sectaire. Seuls l'ont tenu pour suspect les irréconciliables de son parti, ceux-là même avec lesquels une vague tradition et simpliste et téméraire s'obstine à le confondre. Théologien ordinaire de Bossuet, théologien officieux de l'archevêque de Paris, qu'on l'appelle janséniste, si l'on veut, mais comme on appelle Gerbet mennaisien.

V. Ce n'est pas à dire que Nicole nous paraisse un auteur de tout repos, un François de Sales. Pour peu que l'on ait le sens de la direction et l'expérience des

 

(1) Port-Royal, IV, p. 423.

 

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âmes, on ne conseillera pas les Essais de morale au premier venu. Comme à peu près tous les maîtres de l'école française, il tend à exagérer la corruption, l'impuissance

de l'homme déchu, et comme tous ses amis de Port-Royal, les misères de l'Eglise finissante.

 

C'est (la justice de Dieu) écrira-t-il, qui permet (aux) démons, non seulement de posséder entièrement toutes les nations infidèles,

 

entièrement ? Qui le lui a dit ? Mais Nicole était persuadé que pas un « Américain a n'irait au ciel.

 

mais de causer des ravages étranges dans l'Eglise même dont ils usurpent souvent les ministères, en y faisant entrer des gens vides de charité, dans lesquels ils habitent et excitent leur puissance. Ce qui fait dire au Prophète : « J'assemblerai toutes les lignées des royaumes d'Aquilon, et ils viendront tous mettre leur trône à l'entrée des portes de Jérusalem... » Car plusieurs de ceux qui sont comme établis pour garder les portes de l'Eglise... et un grand nombre de ceux à qui sa discipline est commise... sont des habitants d'Aquilon, c'est-à-dire des gens sans charité et qui n'ont point en eux la chaleur de l'Esprit de Dieu...

Ainsi le monde entier est un lieu de supplices où l'on ne découvre, par les yeux de la foi, que des effets effroyables de la justice de Dieu... Figurons-nous un lieu vaste, plein de tous les instruments de la cruauté des hommes, et rempli, d'une part de bourreaux, de l'autre d'un nombre infini de criminels abandonnés à leur rage...

Nous passons nos jours au milieu de ce carnage spirituel, et nous pouvons dire que nous nageons dans le sang des pécheurs ; que nous en sommes tout couverts et que ce monde qui nous porte est un fleuve de sang (1).

 

Ce cauchemar n'est pas janséniste et n'en vaut pas mieux pour cela. I1 a du moins un rare mérite, c'est que, si j'ose dire, il ne prend pas. La foudre de Nicole est toujours mouillée. Ces tristes imaginations, il y croit sans

 

(1) Essais de morale, I, pp. 153-157, cf. Port-Royal, IV, pp. 471-475.

 

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doute, mais son Ame placide et tendre ne les réalise point. Il plaisante agréablement dans une de ses lettres sur la grâce que Dieu lui a faite en lui refusant l'éloquence, terrible don qui entraîne des responsabilités si redoutables, et qui tourne si vite à la rhétorique, au fléau. Tel n'est pas du reste le ton ordinaire des Essais et, pour ma part, je ne connais pas de professeur d'indulgence, pas de pacificateur égal à Nicole. Ni dureté, ni amertume. Il a beau promener sa lanterne dans les bas-fonds de nos coeurs, rien ne l'irrite, rien ne l'étonne. Il nous humilie sans relâche, il ne nous décourage jamais. Tendre et sévère tout ensemble, il poursuit l'amour-propre dans ses dernières retraites et cependant il ne nous permet pas de nous mépriser tout entiers. A sa discrète et judicieuse façon, il transpose l'esprit janséniste, beaucoup plus commun, en ce temps-là, que le jansénisme ; il le fait remonter du coeur à la tête, et par là il lui enlève presque tout son venin. Evidemment, le péché originel nous a réduits à ne pas valoir grand'chose, mais enfin notre volonté n'est pas aussi dérangée que notre cervelle. « Il faut, répète Nicole, extrêmement distinguer les fautes d'obscurcissement et de défaut de lumière, des fautes de passion ; les fautes d'esprit, des fautes du coeur. » La distinction n'a rien d'imprévu, mais n'est-il pas vrai que, dans la pratique, nous l'oublions presque toujours. Nicole s'y tient, s'y obstine. C'est un pli qu'il s'est donné et qu'il laisse à ses vrais disciples. Si la charité s'accommode fort de cette perspective morale, l'orgueil n'y trouve pas son compte. A parler franc, nous aimerions mieux pécher par le coeur que par l'esprit. Tout le monde se plaint de sa malice et personne de son jugement. Tant pis et tant mieux pour nous, notre malice n'est jamais aussi parfaite, aussi mortelle que notre orgueil voudrait nous la faire voir. Jusque dans l'horreur du crime le plus authentique, la lanterne de Nicole discernerait quelques « faute d'obscurcissement » et quelque « défaut de lumière ». Et si le plus pénétrant des moralistes

 

 

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chrétiens nous trouve des excuses, quelle indulgence ne devons-nous pas attendre de la pénétration infinie ? « Mon Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font » (1).

Mais si l'inspiration habituelle de Nicole me paraît foncièrement saine et presque voisine de l'optimisme salésien, sa méthode morale ne risque-t-elle point ou de faire naître, ou d'entretenir, ou d'exaspérer dans beaucoup de consciences la maladie du scrupule ? Imaginez en effet telle maxime de La Rochefoucauld, devenue un traité ou une lettre, retournée lentement sous tous ses aspects, appliquée minutieusement aux cas particuliers que présente le train ordinaire de la vie dévote. Ajoutez à cela une sorte d'acharnement à distinguer jusqu'aux nuances les plus imperceptibles du bien et du mal. Lisez, par exemple, à la fin de son traité sur les jugements téméraires, le curieux chapitre, troublant tour à tour et réconfortant, dont voici le sommaire :

 

Qu'il n'est pas permis de juger témérairement des morts ni de nous-mêmes. Qu'il n'est pas permis non plus de juger témérairement en bien. Mauvaises suites de ces jugements téméraires en bien (2).

 

Tout cela, pris en soi, est excellent. Pour un esprit bien équilibré, une Sévigné, par exemple, ou une Mme de Rémusat — « mon Nicole », disait cette dernière — rien de plus sain, de plus stimulant, mais en retour, je crains bien que les Essais n'affolent, ne détraquent même ces pauvres

 

(1) C'est ici un des principes fondamentaux des morales de Nicole, cf. Essais, tome I. Des moyens de conserver la paix parmi les hommes ; Des jugements téméraires; III. Des rapports ; De la guérison des soupçons ; Qu'il ne faut pas se scandaliser des défauts des gens de bien. V. Qu'il y a beaucoup a craindre dans les contestations mérite pour ceux qui ont raison. Lettres, I. Lettres 7 et 8 sur les Préventions ; II. Lettre 78 sur les Contestations, 100 ; De la manière dont on peut être mécontent des hommes ; III, presque tout entier.

(2) Essais de morale, I, pp. 325-327.

(3) Lettres de Mme de Rémusat, I, p. 312. Cf. Léon Séché. Sainte-Beuve, Paris, 19o4, I, pp. 176, 177.

 

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têtes — nombreuses dans les milieux fervents — à qui le moindre examen de conscience est une torture, et que François de Sales, infiniment plus sage, pacifierait en leur répétant qu'il faut aller avec Dieu comme avec les hommes, « à la grosse mode », « à la bonne franquette ». Aussi ne douté-je point que Nicole, si bienfaisant à tant d'autres, n'ait contribué à maintenir l'angoisse dans cette société janséniste du XVIIIe siècle, où il n'a pas été moins lu que le P. Quesnel.

Je sais bien que Pasteur n'est pas responsable de tant de folies déchaînées par la peur des microbes, et qu'après tout, n'importe quel traité de morale produirait plus ou moins les mêmes effets sur une âme déjà surtendue et découragée par la théologie janséniste. Mais précisément ce que je reproche le plus à Nicole, c'est en somme de n'avoir composé que des essais de morale, et dont la partie la plus exquise s'ajusterait aussi bien au Manuel d'Epictète qu'à la Perfection du jésuite Rodriguez. Il y a deux hommes chez lui, le chrétien et le moraliste. Ils s'entendent à merveille, vivent sur le même palier et se voient souvent. Lorsqu'il s'agit pour l'un ou pour l'autre de faire une conférence, ils se passent leurs cahiers. Mais enfin, ils se distinguent l'un de l'autre ; ils pourraient un jour se brouiller. Il se trouve d'ailleurs que, de ces cieux, c'est le second — le moraliste — qui parle le plus souvent et le mieux, qui seul nous intéresse, nous prenne et nous pénètre. Nous ne supportons guère les amplifications religieuses du premier que dans l'espérance d'y voir bientôt reparaître les analyses morales du second. Singulier dualisme, gros de signification et de conséquences. Sainte-Beuve a fart bien senti cela, mais sans prendre la peine de l'expliquer. Savez-vous ce qu'il s'est imaginé d'aller trouver surprenant dans les écrits de Nicole ? Sa foi sereine et inébranlable. Pesez tous les mots :

 

Nicole, qui a des parties si fines d'analyse et de critique

 

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morale, est AU FOND un croyant très solide.., et n'a jamais douté des fondements du christianisme (1).

 

Saint-Cyran, la Mère Angélique, Pascal non plus. Sainte-Beuve pourtant ne s'en était pas étonné. Mais Nicole croyant, voilà une surprise et qui méritait d'être soulignée. Et il y revient, comme si la fenêtre qu'il enfonce lui paraissait mal ouverte,

 

Nicole CROIT DONC très fort et ferme qu'il y a une vérité et une justice qui est Dieu, et le Dieu chrétien (2).

 

Ne dirait-on pas qu'ayant fait un mauvais rêve — Nicole incrédule ! — il tâche de se rassurer et nous avec lui? Ou bien que Nicole l'a déçu. Il promettait un Bayle, un Fontanelle, un Renan, et il va jusqu'à croire au diable. Heureux ou penaud, ne riez pas, car Sainte-Beuve a raison, eu quelque manière, et plus qu'il ne pense. Que Nicole ait une foi entière, cela n'est qu'un heureux accident. Cela pourrait ne pas être, ne découle pas nécessairement de sas livres. Bayle aurait écrit le meilleur des Essais de morale, ou Sainte-Beuve, ou Renan, tandis qu'on les défie bien d'écrire jamais une seule ligne du Mystère de Jésus. Après Sainte-Beuve, Joubert :

 

Ce n'est pas ce qu'il dit, mais ce qu'il pense, qui est sublime; il ne l'est pas par l'élévation naturelle de son esprit, mais par celle de ses doctrines (2).

 

 

Autre façon d'insinuer que le vrai et le plus profond Nicole, c'est le moraliste; que sa religion, plus sublime eu soi que sa morale, ne domine pas, ne transfigure pas celle-ci, et lui reste subordonnée. Il manque à Nicole ce je ne sais quoi, cette noblesse, ce sublime particulier que donne à Pascal, à la Mère Angélique, à Saint-Cyran,

 

(1) Port-Royal, IV, p. 439.

(2) Ib., IV, p. 439.

(3) Ib., IV, p. 441.

 

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le contact de Dieu. Morale très pure, très haute; religion bourgeoise. « Chose singulière, disait Vinet, quand le christianisme est raisonnable, il n'a plus de force (1) ! » Nous tenons enfin la clef de l'énigme. Nicole est trop raisonnable ; ou plutôt Nicole n'est que raisonnable. Tranchons le mot : Nicole n'est pas mystique.

 

(1) Cité par G. Goyau, Une Ville-Eglise, Genève, Paris, 1919, II, 57.

(2) Je profite de ce vaste blanc que me laissent les hasards de la mise en pages pour préciser, sur un point de conséquence, la pensée qui domine ce chapitre. Un ami me fait remarquer en effet que je m'exprime d'une manière assez équivoque lorsque je semble attribuer à Nicole la paternité de la distinction entre le fait et le droit. En vérité la distinction n'était pas nouvelle. Coeffeteau s'en sert dans sa Réponse au Mystère d'iniquité du sieur du Plessis, et c'est à Coeffeteau que s'en réfère Arnauld dans le Fantôme du jansénisme, Cologne, 2e édit., 1688, p. 129 (Cf. Ch. Urbain, Nicolas Coeffeteau, p. 192). De Nicole ou d'Arnauld qui a, le premier, employé cette distinction, je l'ignore et, du point de vue où je me place, il importe peu. Ce que je veux dire est que le grand Arnauld n'a vu d'abord dans cette distinction qu'un expédient, tandis que Nicole y retrouvait toute sa propre pensée. D'où l'allégresse de conviction avec laquelle Nicole l'a soutenue.

 
 
 
 

CHAPITRE XI : PIERRE NICOLE OU L'ANTI-MYSTIQUE

 

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§1 . — Trente ans de campagne contre les mystiques.

 

I. Stupeur croissante causée à Nicole par l'enseignement des mystiques, — Un courant mystique, même à Port-Royal. — Desmarets de Saint-Sorlin, les Délices de l'esprit et les Visionnaires. — Le succès de Desmarets révèle à Nicole les étranges progrès de la propagande mystique au XVII° siècle. — Mystiques plus importants : J. de Bernières et Guilloré. — Indignation de Nicole. — Le Traité de l'Oraison ; rare mérite de cet ouvrage. — Période d'apaisement : Nicole entrevoit la difficulté et le sérieux du problème mystique. — Qu'on ne peut a raisonnablement » condamner l'oraison de quiétude. — Louables efforts, mais inutiles : il ne comprend pas. — Débuts de l'agitation anti-quiétiste ; Mme Guyon chez Nicole. — L'esprit de l'escalier. — Bossuet, Nicole et la Réfutation des principales erreurs du quiétisme. — Mort de Nicole.

 

II. La trilogie anti-mystique de Nicole et son importance. — Ne serait-ce pas uniquement une trilogie anti-quiétiste ? — Attitude de Nicole à l'endroit des mystiques modernes ; défiance respectueuse; craignant d'avoir à les condamner, il ne veut pas les étudier. — « Gardons-nous de prendre ABSOLUMENT pour illusion » l'oraison a extraordinaire » dont ils parlent. — Saint Bernard et saint Jean de la Croix. — Est-il vrai que les Pères n'aient:pas connu l'oraison mystique ? — Le vice fondamental de la méthode de Nicole; il ne s'agissait pas de comparer les faux mystiques du siècle aux Pères des premiers temps, mais aux vrais mystiques de l'époque moderne. — Balzac et le serment de Strasbourg. — Les spirituels qu'il a combattus sont-ils vraiment de faux mystiques ? — Bernières, Malaval, d'Estival, Guilloré, Mme Guyon. — Erreurs et imprudences, mais orthodoxie foncière des quatre premiers. — On lui abandonne Mme Guyon. — Lui abandonnerait-on les autres, qu'il resterait à savoir si les arguments que Nicole fait valoir contre eux, ne vont pas à exterminer tout aussi bien les vrais mystiques.

 

« Comment peut-on être Persan? »

 

I. Ou bien, comment peut-on être mystique? Pendant toute sa vie, Nicole s'est posé cette question et avec une stupeur croissante. Il est mort en la répétant. Bizarre destinée de ce clair esprit—le bon sens même — condamné

 

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à se débattre sans interruption dans un cercle d'hallucinés. D'une part, les jésuites, les évêques de France, Rome enfin prenant au sérieux le a fantôme du jansénisme »; de l'autre, une foule de pieuses personnes, qui ne mettent plus de différence entre dormir et prier. De ces deux groupes de a visionnaires n, le premier lui faisait sans doute beaucoup de peine, mais le second le tourmentait bien davantage, comme plus absurde et plus redoutable. Absurde surtout ! Il voyait venir le moment où, d'un commun accord, on enseignerait que deux et deux font cinq, que le tout est plus petit que la partie et la nuit, plus lumineuse que le jour. Imaginez l'effet qu'eût produit sur Boileau la poésie de Mallarmé, ou sur le grand Arnauld la philosophie de M. Bergson. La doctrine de Jean de la Croix ne consternait pas moins le sage Nicole, l'auteur de l'Art de penser. Sa pauvre tête par moments n'y tenait plus ; il se demandait si ce n'était pas lui-même qui devenait fou. D'où l'aspect émouvant du chapitre plutôt ridicule que nous commençons. Au reste, il ne faut pas rire de Nicole, ou du seul Nicole. Car il s'appelle légion, et c'est pour cela d'abord qu'il nous intéresse.

Sa détresse datait de loin. Une tante de Pierre Nicole, l'excellente Mère Suireau, abbesse de Maubuisson, avait eu maille à partir avec des mystiques — vrais ou prétendus, je ne sais — qui menaçaient, parait-il, de mettre sa maison à l'envers. Nous retrouverons plus tard cet épisode, curieusement raconté dans un livre, que le neveu, tout frémissant, a inspiré et revu. Mais c'est à Port-Royal même qu'il s'était rencontré pour la première fois et face à face avec le monstre. Ceci est très important. J'ai déjà dit que M. de Saint-Cyran me paraissait pencher bien plus vers l'illuminisme que vers le jansénisme. D'un autre côté, nous n'avons pas eu de peine à reconnaître une tendance mystique, assez confuse, mais beaucoup plus sûre, chez la Mère Agnès. Ajoutez à cela que, dans ces milieux où l'on aimait médiocrement les Jésuites, on était assez porté à

 

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taxer de rationalisme ou de pélagianisme les Exercices de saint Ignace. Ni M. de Barcos, ni M. Singlin ne goûtaient la méditation proprement dite, si chère à ce jésuite manqué de Nicole. Nous savons par celui-ci que ses amis faisaient courir sous le manteau des feuilles volantes qui avaient pour but, non seulement de prévenir les abus de la méthode ignatienne, mais encore d'exterminer la méditation elle-même, eam funditus explodere (1). Rien de nouveau sous le soleil ; les modernes adversaires de la prière méthodique ignorent vraisemblablement que Port-Royal les a devancés.

Il y avait donc là un danger réel, mais qu'atténuait, aux yeux de Nicole, l'éminente vertu de ces bonnes âmes. Querelle de mots peut-être, comme les sarcasmes de M. Arnauld contre le thomisme.

En ce temps-là, du reste — avant la paix de l'Eglise — l'auteur des Imaginaires avait une besogne plus urgente que de poursuivre les mystiques. II s'agissait avant tout de défendre Port-Royal. Et puis, il se rendait compte qu'il n'était pas encore prêt à intervenir dans une controverse aussi délicate. Il se contentait donc de méditer les anciens spirituels et de mener discrètement sa petite enquête, lorsqu'un accident imprévu, aubaine inespérée, lui fit un devoir de brusquer l'attaque. Le plus furieux des ennemis de Port-Royal, Desmarets de Saint-Sorlin ne venait-il pas en effet de publier un in-folio tout mystique, les Délices de l'Esprit. En ridiculisant cet ouvrage, on vengerait à la fois l'innocence de Port-Royal et le sens commun. Desmarets dûment convaincu de folie, que resterait-il de ses pamphlets contre les prétendus jansénistes ? Tels sont l'origine et le théine de ces nouvelles Provinciales, violentes, féroces même, mais par endroit très intéressantes, que Nicole a intitulées : Les Visionnaires (1665-1666) (2). C'est ainsi que l'esprit

 

(1) Lettres, III, p. 433.

(2) Tout le monde sait que c'est à l'occasion du passage des Visionnaires où  Nicole traitait les dramaturges d' « empoisonneurs », que Racine, exaspéré, écrivit ses deux fameuses lettres contre Port-Royal.

 

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de parti et les passions qu'il engendre, même chez les plus placides, ont surexcité et envenimé presque dès le début les répugnances instinctives de Nicole à l'endroit de la mystique. Alors même que son esprit serait libre de tout préjugé, son coeur ne le serait point.

Non pas que, dès son premier engagement contre la mystique, nous lui donnions tous les torts. Le bon sens ne les a jamais, malgré ses oeillères. Sous les erreurs les plus inconcevables de Nicole, perce toujours une âme de vérité, que pour notre part, nous ne manquerons pas de mettre en lumière. Après tout n'avait-il pas quelque raison de trouver extravagantes les prétentions de ce Desmarets, un laïque, un homme de théâtre, un converti de la veille qui se mêlait de dogmatiser et d'un ton d'autorité sur les hauts mystères de la vie intérieure. Nous-même qui le lisons sans parti pris, pour ne pas reprocher son impertinence à cet académicien métamorphosé en contemplatif, nous avons besoin de nous rappeler que l'Esprit souffle où il veut. Car enfin, et à quelques exagérations près, la doctrine spirituelle de Desmarets, dans les Délices de l'Esprit, paraît assez orthodoxe, soit qu'il parle vraiment d'expérience, comme il l'assure, soit que sa vive intelligence lui ait permis de s'assimiler parfaitement les leçons des maîtres (1). Serait-il néanmoins encore plus exact que l'on aurait le droit de se demander s'il n'allait pas contre la prudence, en proposant indistinctement à tous, dans un livre destiné au grand public, cette oraison plus sublime, où les vrais saints ne s'aventurent pas sans angoisse. Mais, en ce temps-là, de telles entreprises n'étonnaient personne ; preuve éclatante du prodigieux, et pour tout dire, de l'inquiétant succès qu'avait eu la mystique propagande, inaugurée au début du siècle par les Canfeld, les François de Sales, les Lallemant, les

 

(1) Cf. Poulain, Des grâces d'oraison, p. 583.

 

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Condren. Nicole, qui n'avait encore soupçonné ni la portée ni l'étendue de ce mouvement, en restait ahuri, au pied de la lettre.

 

Ce qu'il y a de plus extraordinaire en cela, écrivait-il, n'est pas la folie du sieur Desmarets; car il n'est pas fort étrange qu'un homme s'évanouisse en visions extravagantes. Mais c'est qu'il y ait des personnes qui, n'ayant pas perdu l'esprit, se laissent surprendre à ces folies et qui croient bonnement qu'il est un prophète, ou au moins un homme fort spirituel (1).

 

Et il y en avait beaucoup, paraît-il :

 

            Car quelque visible que soit son illusion, il y a néanmoins une infinité de gens qui ne la veulent pas voir; et cela doit me servir d'excuse de le réfuter un peu sérieusement. M. de Paris (Péréfixe) le prend pour son apologiste (contre Port-Royal , le reçoit à sa table, lui donne retraite chez lui... ; on lui permet... de s'établir, tout laïque qu'il est, directeur d'un grand nombre de femmes et de filles..., de leur écrire des lettres de conscience pleines d'une infinité de choses très dangereuses... S'il enseigne bien à des athées convertis depuis huit jours.. ses hauts secrets de la vie mystique, que n'enseignera-t-il point à des religieuses (2)?

 

Nicole reste donc persuadé

 

qu'il était important à l'Eglise de bien faire connaître un homme qui, tout fanatique qu'il est.., ne laisse pas de séduire un grand nombre d'âmes simples par ses fausses spiritualités (3).

 

Tout ceci est fortement romancé, poussé au noir et même assez ridicule. Fanatique ou non, Desmarets n'avait pas une telle importance, et, parmi tant de spirituels éminents qui abondaient à cette époque, on peut dire qu'il ne comptait pas. Au fond Nicole le sentait bien. S'abandonnant, sans plus réfléchir, à l'espèce d'horreur que lui inspirait tout écrit mystique, il venait de commettre une de

 

(1) Les Visionnaires ou seconde partie des lettres sur l’hérésie imaginaire. Liège, 1667, Avertissement.

(2) Ib., pp. 101, 102.

(3) Ib., pp. 3o8, 309.

 

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ces étourderies auxquelles les hommes de bon sens se trouvent exposés comme les autres. Ce ne sera ni la dernière, ni la plus fâcheuse.

A quelque temps de là, il s'apercevait en effet que le livre de Desmarets n'avait rien de si exceptionnel. Nombre d'écrivains, plus autorisés, plus répandus et par suite, plus dangereux, enseignaient couramment les mêmes absurdités — je parle sa langue — et pire encore. C'était par exemple, Jean de Bernières, encore un laïque, mais vénéré par toute la France, et dont l'ouvrage posthume, Le chrétien intérieur, s'était vendu, en moins de quinze ans, à e plus de trente mille exemplaires » (1). C'était le jésuite Guilloré, très populaire lui aussi dans les milieux fervents.

A la vérité, ceux-ci non plus n'apportaient rien de si nouveau. Mais Port-Royal faisait profession de ne lire que les anciens. Le modernisme commençait pour eux immédiatement après saint Bernard Aussi la stupéfaction, la colère de Nicole furent-elles grandes à la lecture de ces deux auteurs. Guilloré surtout lui partit abominable. Celui-là, disait-il, ne s'arrête même pas à la limite de l'obscénité. Oeuvre délirante d'une imagination surchauffée, ses livres présentent des dogmes affreux qu'il n'y a vraiment moyen pour un honnête homme ni de citer dans le texte, ni même de résumer, ne tam spurcis imaginibus lectorum animi foedarentur (2). Ici encore l'homme de parti montre le bout de l'oreille. Guilloré lui eût paru moins abominable s'il n'eût pas été jésuite, Bernières — le fondateur de l'ermitage de Caen — s'il ne s'était pas déclaré avec tant de violence contre la Vérité (janséniste)

 

(1) Cf. M. Souriau, Deux mystiques normands au XVIIe siècle, M. de Rente et Jean de Bernières, Paris, 1913, p. 247. Bernières, que noas retrouverons dans un de nos prochains volumes, était mort en 1659. Nicole n'a dû le lire qu'après la publication des Visionnaires (1G65). Il atteste lui-même (dans une lettre de 1679) l'étonnant succès du Chrétien intérieur « Libelle plus quam quadraginta editionibus intra sexdecim annos celebrato ». Lettres, III, p. 433.

(2) Lettres, III, p. 434.

 

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et ses défenseurs : cum ab homine scriptus sit veritatis inimicissimo et in ejus defensores impotentissime debacchato (1). Nous reviendrons à Bernières et à Guilloré, mais pour rassurer d'ores et déjà la religion du lecteur, je rappellerai seulement que le Chrétien intérieur a été réédité par un des plus savants évêques français du XIXe siècle, Mgr Doney, et que, malgré ses défauts, le P. Guilloré reste un des classiques de la littérature spirituelle.

Le Traité de l'oraison — le second acte du long drame dont nous suivons présentement les péripéties — plus calme que les Visionnaires, plus érudit, plus fin, est une façon de chef-d'oeuvre. On ne le lit plus, et c'est grand dommage, car, pour tout ce qu'il renferme d'original, de supérieur, je ne sache pas qu'on l'ait remplacé. Pourquoi faut-il que nous ignorions ainsi nos richesses ? Tel que Nicole l'avait conçu d'abord, le Traité ne devait être qu'une réfutation et passablement agressive des spiritualités modernes. Sages pour une fois et du reste éclairés, si l'on peut dire, par le long feu qu'avaient fait les Visionnaires, ses amis lui conseillèrent de renoncer à cet appareil belliqueux et de s'en tenir à une exposition sereine de la vraie doctrine. Nicole leur obéit et d'autant plus allègrement, nous dit-il lui-même, que, par le temps qui courait (1679) la moindre chiquenaude donnée à un jésuite pouvait amener des catastrophes : quos vel leviter pestringi nostris temporibus grande piaculum est (2.) Mais bien que moucheté pour la forme, bien que paisible et dévot, le traité n'en est pas moins un livre de combat : telle partie vise M. de Bernières, telle autre, le P. Guilloré; telle autre, le propre neveu de M. de Saint- Cyran — un ami certes de Nicole, mais un contemplatif. Tout le bloc enfin, et toutes ses lignes visent les mystiques (3).

 

(1) Lettres, III, p. 433.

(2) Ib., III, p. 432.

(3) Il confie lui-même à Jean de Neercassel (l'évêque de Castorie) que  le chapitre ni du livre IV est dirigé coutre Bernières ; et que les deux derniers livres, VI et VII, « Toti sunt fere in repellenda cujusdam nostratis jesuitae philosophia ». C'est le P. Guilloré. Pour Barcos, il a les honneurs de tout le livre II. Quand Nicole avait entrepris d'écrire sur l'oraison, il ne connaissait encore ni Bernières, ni Guilloré. Il n'en voulait qu'à Barcos, irréconciliable qu'il était de nature avec l'esprit de ces deux Basques, l'oncle et le neveu. Goujet nous donne à ce sujet des précisions très intéressantes : a Pendant que l'on imprimait le quatrième volume des Essais de morale, M. Nicole s'appliqua d revoir son Traité de l'oraison, qu'il fit imprimer l'année suivante, 1679. Ce livre avait été originairement composé à l'occasion de quelques remarques que M. de Barcos, abbé de Saint-Cyran, après Jean du Verger de Hauranne, son oncle, avait fait sur un petit traité de l'oraison mentale, donné par la Mère Angélique de Saint-Jean Arnauld, abbesse de Port-Royal et soeur de M. de Pomponne... Ce petit ouvrage (que je n'ai malheureusement pas pu me procurer) avait été imprimé sous le nom de Philérème et peu de personnes en savaient le véritable auteur. Il ne plut pas à M. de Barcos, et ce fut l'occasion de ses remarques. (Nous n'avons pas non plus ces remarques, mais il est certain que le mystique Barcos avait censuré l'intellectualisme pélagien de la nièce de M. Arnauld.) Ces remarques tombèrent entre les mains de M. Nicole, qui, se trouvant d'avis contraire, résolut de les réfuter et d'appuyer par de nouvelles preuves l'écrit de la Mère Angélique (c'est-à-dire d'insister davantage sur la nécessité de l'effort humain dans la prière, en d'autres termes, sur l'excellence de la méditation). Mais cette dispute demeura secrète ; on ne la crut pas assez importante pour en instruire le public et l'on craignait d'ailleurs de donner lieu de croire que ce partage de sentiments entre des amis avait entraîné après soi quelque division des coeurs. (Retenons cette confidence naïve). Cependant M. de Barcos étant mort (août 1678)., M. Nicole revit cette matière a, ajouta à ses anciens écrits contre Barcos, ce qu'il avait plus récemment composé contre les mystiques du camp ennemi, et, son livre se trouvant ainsi complet, il le publia.— Vie de M. Nicole, II, pp. 71, 72. Quant aux citations, ou supprimées ou voilées, Nicole tient à ce que l'on sache qu'il n'eût pas été embarrassé pour les produire : « C'est... une justice que ceux qui liront ce traité lui doivent, que d'être persuadés qu'il ne s'est point formé des chimères pour les combattre et qu'il n'a point deviné les fausses pensées qu'il réfute, quoique, pour ne faire querelle à personne, il en ait dissimulé les auteurs ». Traité de l'oraison, Paris, 1679, préface, pp. 16, 17. Je citerai toujours d'après l'édition originale et non d'après le texte remanié que Nicole a publié en 1694 sous le titre de Traité de la Prière. La comparaison entre ces deux éditions est d'ailleurs très intéressante.

 

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Cependant il recueillait les fruits de l'extrême et très méritoire modération qu'il avait gardée dans la composition de ce livre. Un nouveau pamphlet l'eût ancré désespérément dans son parti pris ; au lieu qu'une étude sereine et pieuse promettait de l'en dégager plus ou moins. Toute discussion violente et semée d'injures est en effet un péché contre la lumière ; on n'éclaire pas ceux qu'il s'agirait de convaincre, et l'on s'aveugle soi-même. Le faiseur de libelles coupe les ponts, non seulement entre lui et ceux qu'il injurie, mais encore entre lui et la vérité. Autant

 

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dire que les contemplatifs auront beaucoup à retenir du Traité de l’oraison et que Nicole y aura gagné d'entrevoir, comme il ne l'avait pas encore fait, la complexité du problème mystique. C'est du reste vers le même temps qu'il abandonne pour jamais la controverse janséniste, et qu'il disparaît sous sa tente. Pendant ces années de piété et de paix, je crois remarquer que son anti-mysticisme, d'ailleurs congénital et peut-être incurable, tend à s'adoucir quelque peu. Voici là-dessus une lettre de lui bien intéressante; elle fait grand honneur à son humilité, à sa droiture et à sa pénétration.

 

J'ai recul, monsieur, la lettre que vous m'avez fait la grâce de m'écrire, qui marque d'autant plus votre charité que le mot de mystique, dont on vous a dit que je m'étais servi sur votre sujet, pouvait recevoir un mauvais sens.

 

Ici, nous prenons sur le fait, encore hésitantes, les premières atteintes portées à ce mot, que la controverse du quiétisme va décidément ridiculiser pour plus de deux siècles.

 

Pour moi, je ne me souviens pas précisément de quels ternies j'ai pu user. Mais je vous puis bien assurer... que l'entretien que j'ai eu l'honneur d'avoir avec vous ne m'a laissé que des idées très avantageuses de votre piété et de votre mérite, et que je ne vois pas que je puisse avoir eu d'autres sens et d'autres vues en me servant de ce terme, sinon que paraissant intelligent dans la matière des mystiques, j'aurais bien désiré d'en conférer avec vous, non par une simple curiosité, mais dans la vue d'une utilité réelle.

 

On peut croire que ce correspondant n'avait pour directeur ni le P. Guilloré, ni quelque autre jésuite. C'était plutôt un ami de Port-Royal et qui n'était pas seul, dans les milieux jansénistes, à regretter l'anti-mysticisme de Nicole.

 

Ce que vous me dites qu'il y avait des gens qui se plaignaient

 

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que l'on eût condamné, dans le livre de l'Oraison, celle que vous appelâtes l'oraison de foi, m'en était aussi une raison.

 

Or, on l'a mal compris si l'on a cru qu'il rejetait u absolument cette oraison de simple regard » ou de pure foi — celle en un mot qui n'est pas la méditation commune, puisque, dit-il,

 

je n'ai jamais été persuadé qu'on le pût faire (c'est-à-dire la condamner) raisonnablement.

Je demeure (en effet) d'accord... qu'il ne faut pas témérairement borner à ce que le commun des chrétiens éprouve, les sentiments que Dieu peut opérer dans les âmes, dans lesquelles il lui plaît d'agir d'une manière extraordinaire (1) ; je ne trouve pas même que ce soit une conséquence tout à fait juste de dire que tels et tels saints n'ayant pas éprouvé certains états, ils doivent passer pour illusions. Car peut-être que nous verrons dans l'autre monde que Dieu aura conduit chaque âme d'une manière singulière, et par des sentiments singuliers. Il en faut donc juger par d'autres règles, et surtout par les effets bons ou mauvais, qui naissent de ces dispositions qui nous paraissent singulières.

Je ne suis pas aussi de ceux qui traitent tout ce qu'on en dit ou de fable ou d'imagination. C'est une injustice manifeste que d'accuser de mensonge tant de personnes, et ce terme d'imagination ne me parait qu'une couverture de la paresse et de l'ignorance, par lesquelles on condamne ce qu'on ne veut pas examiner ou ce qu'on ignore absolument. Quand ce serait même des imaginations, ce serait des imaginations extraordinaires, que tout le monde n'a pas et ne peut pas avoir.

 

Il ira même plus loin et à des concessions moins indéterminées, plus positives :

 

Je demeure d'accord... du fait qui est, qu'il y a certaines

 

 

(1) Ce mot, à lui seul, nous avertirait que Nicole ne comprend pas encore les mystiques ; en fait, il ne les comprendra jamais. Pour lui, en effet, « extraordinaire » veut dire « miraculeux » et par suite « infiniment rare ». Voilà pour réduire les concessions que d'ailleurs il semble faire; les vrais mystiques ne trouvent rien de a miraculeux a dans leur oraison; ils la croient même fort ordinaire. Nous reviendrons sur tous ces points dans la seconde partie du présent chapitre.

 

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âmes qui demeurent devant Dieu dans la prière sans aucune variété de pensées, et s'appliquent à Dieu ou à quelqu'un de ses attributs par une vue qui les y fixe et qui les y fait comme demeurer collées ; en sorte que leur esprit ne voit aucun autre objet et qu'ils oublient en quelque sorte toutes les créatures et leur propre vie. Je sais des personnes très sincères et très vertueuses, qui sont dans cette disposition et qui y entrent presque toujours quand elles s'appliquent à Dieu.

 

Il en connaît donc plus d'une, lui, Pierre Nicole, simple tonsuré, et dans le cercle forcément très limité dont l'intérieur lui est accessible. A quelles enseignes s'étonnera-t-il plus tard, lorsqu'il verra des prêtres, voire des jésuites, dont le champ d'expérience est plus étendu et les moyens d'investigation ou de contrôle plus abondants, de les voir, dis-je, écrire des traités spéciaux, qui aient pour but de guider l'élite chrétienne dans les chemins difficiles de cette prière « sans aucune variété de pensées » ? Pourquoi? Parce que malgré l'humble et loyal effort de compréhension que cette lettre nous fait connaître, l'expérience mystique est restée pour lui une sorte de paradoxe, une antinomie, un défi au bon sens, quelque chose enfin qui ne peut s'expliquer que par un jeu miraculeux de la puissance divine. Ainsi bâti, ses préjugés rationalistes l'emporteront tôt ou tard chez lui sur la claire et simple leçon des faits. Mais, à l'époque où nous le prenons, il ne demande encore qu'à s'instruire ; les derniers mots de sa lettre sont charmants.

 

Si vous voulez m'écrire vos sentiments, et encore plus l'expérience que vous avez, ou par vous-même ou par d'autres, des effets de cette manière de prier, je le recevrai, monsieur, comme une très grande faveur. J'estime beaucoup ces sortes d‘ histoires, quand elles viennent par le canal d'un homme sincère et intelligent comme vous, et qui ne fait pas une vertu d'une crédulité indiscrète. IL ME SEMBLE QUE CE SONT DES NOUVELLES DE L'AUTRE MONDE QUI SERVENT A DÉTACHER DE CELUI-CI (1).

 

(1) Lettres, II, pp. 5-16.

 

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Lignes toutes d'or, que j'aurais pu donner pour épigraphe à mes gros volumes, et qui me rassureraient au besoin sur la tâche que j'ai entreprise.

Chemin faisant, nous sommes arrivés à la période critique entre toutes, à cette agitation pro ou anti-quiétiste, qui bientôt va mettre aux prises Bossuet et Fénelon, et qui se terminera par la retraite, non seulement des quiétistes, mais des mystiques. Nicole a été mêlé de très près aux débuts de cette affaire et, pour ma part, je regrette fort qu'il n'ait pu la suivre jusqu'à la fin. A cette date — vers 1687 — il était encore, si je ne me trompe, dans les dispositions conciliantes, expectantes, que l'on vient de dire, lorsque, un beau matin, il vit arriver chez lui, qui clone, juste ciel? Mme Guyon elle-même, déjà traquée de divers côtés, mais surtout par les jansénistes. Très prévenu contre elle par son ami, l'abbé Boileau de l'archevêché monté lui-même par une autre visionnaire, la Soeur Rose, tous personnages avec lesquels nous ferons quelque jour plus ample connaissance, prévenu, mais encore plus curieux, Nicole n'était pas fâché de voir de ses yeux cette singulière femme qui, disait-on, renouvelait à sa manière les folies de Desmarets, de M. de Bernières et du P. Guilloré. Mme Guyon a raconté l'entrevue, qui dut être bien amusante et, sauf quelques menus embellissements, il n'y a pas lieu de mettre en doute la vérité de son récit.

 

Une personne de ma connaissance, fort ami de M. Nicole, et qui l'avait ouï plusieurs fois déclamer contre moi sans me connaître, crut qu'il serait aisé de le faire revenir de sa prévention, si je pouvais avoir quelques entretiens avec lui... Comme ses incommodités ne lui permettaient pas de sortir, je m'en. gageai, après quelques honnêtetés qu'on me fit de sa part, à lui rendre une visite. Il me mit d'abord sur le Moyen court,

 

c'est l'oeuvre la plus célèbre de Mme Guyon,

 

et me dit que ce petit livre était plein d'erreurs. Je lui proposai de le lire ensemble, et le priai de me dire avec bonté

 

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celles qui l'arrêtaient, et que j'espérais lui lever les difficultés qu'il y trouverait. Il me dit qu'il le voulait bien,

 

L'imprudent ! Mais, pris de court, et le couteau sur la gorge, il ne sait rien refuser,

 

et commença à lire le petit livre, chapitre par chapitre, avec beaucoup d'attention. Et sur ce que je lui demandais si, en ce que nous venions de lire, il n'y avait rien qui l'arrêtât ou lui fit de la peine, il me répondit que non et que ce qu'il cherchait était plus loin.

 

Toujours les Provinciales. Mais, n'en doutez pas, le mot est de lui; je l'entends d'ici.

 

Nous parcourûmes le livre d'un bout à l'autre, sans qu'il trouvât rien qui l'arrêtât.

 

Elle exagère naturellement, mais à peine. Nicole aura fait mine, trois ou quatre fois, de lever les bras au ciel, il aura bégayé quelques : cependant, madame..., mais il aura, sans tarder, repris son sourire.

 

Et souvent il me disait : « Voilà les plus belles comparaisons qu'on puisse voir. » Enfin, après avoir longtemps cherché les erreurs qu'il croyait y avoir vues, il me dit : « Madame, mon talent est d'écrire, et non pas de faire de pareilles discussions.

 

Encore un mot que; Pascal lui-même n'eût pas inventé. Je n'ai pas besoin _d'en souligner le haut comique. Et voilà, soit dit en passant, pour nous expliquer l'éternel malentendu entre M. Arnauld et Nicole. De vive voix, celui-ci cède toujours. Et ce n'est pas uniquement timidité, vertige; c'est aussi vivacité, souplesse d'esprit. Il entre aussitôt, à pleines voiles, dans les raisons qu'on lui oppose; il s'étonne de n'avoir pas prévu telle objection, telle réponse qui, présentée par un docteur — et quel docteur ! — ou par une femme — et quelle femme! — lui paraissent, pour une minute, accablantes. « C'est lui raconte Sainte-Beuve, qui disait de certain docteur qui

 

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avait sur lui l'avantage dans la dispute : « Il me bat dans le cabinet, mais il n'est pas encore au bout de l'escalier que je l'ai confondu » (1). Elle achève :

 

« Mais si vous voulez bien voir un de mes amis, il vous fera ses difficultés... il s'entend mieux que moi à tout cela... C'est M. Boileau. »

 

La gueule du loup. Elle y alla et ne fut point dévorée. Nicole néanmoins, malgré son éclipse, ne lui gardait pas rancune. Au contraire, il aurait désiré la revoir souvent, l'agréger au clan des saints, et, pour tout dire, l'enlever aux jésuites. On sait que Mme Guyon,. pourtant si habile, se confessait aux jésuites. On ne pense pas à tout.

 

M. Nicole me proposa de prendre une maison auprès de lui, d'aller à confesse au Père de La Tour (oratorien et de grand mérite), et me parla comme s'il avait fort souhaité que je fusse de ses amis et liée avec les siens.

 

Elle déclina ses offres, et à un moment où l'appui d'une coterie aussi puissante lui aurait été utile.

 

Nous ne nous en séparâmes pas moins bons amis, et je sais qu'il s'était fort loué de moi à quelques personnes à qui il avait parlé de ma visite (2).

 

Comme les autres, ce dernier trait est fort vraisemblable, Nicole n'ayant jamais entretenu le moindre doute sur la vertu personnelle de Mme Guyon (3). Mais on pense bien

 

(1) Port-Royal, IV, p. 429.

(2) Ce passage de l'autobiographie de Mme Guyon a été cité par Sainte-Beuve, (IV, pp. 43o, 431) qui donne parallèlement une lettre de M. Du Vaucel (il la date de 1668, distraction ou faute d'impression, car cette date est impossible; 1688 plutôt) où il est dit que Mm° Guyon aurait refusé l'entrevue avec Nicole. Les deux textes ne se contredisent pas nécessairement, puisque Mme Guyon avoue elle-même qu'elle avait beaucoup hésité avant de se déterminer à cette visite. Quoi qu'il en soit, la véracité de notre récit ne me semble pas contestable ; Sainte-Beuve, à part lui, n'en doute pas davantage, cf. Port-Royal, IV, p. 5o8.

(3) Il dit d'elle dans la préface de son livre contre les quiétistes : « Une personne... que ses autres qualités rendraient estimable. » Réfutation des principales erreurs du quiétisme, Paris, 1685.

 

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qu'une fois la dame au bout de l'escalier, reprenant le Moyen court, il y retrouva tous les passages qui lui avaient fait de la peine avant l'entrevue. Il se remit derechef à les juger condamnables. Ce fut un nouveau mémoire ajouté aux nombreuses notes déjà prises par lui sur le sujet, et qui bientôt le mettraient à même, soit d'intervenir de sa personne dans la querelle du quiétisme, soit de stimuler et de documenter M. de Meaux.

«  L'incendie » ayant éclaté, raconte Goujet, a ce grand prélat, qui était ami particulier de M. Nicole... l'engagea à le seconder dans ses travaux et à faire un dernier effort pour venir encore une fois au secours de l’Eglise... Cette entreprise était difficile : M. Nicole se sentait affaiblir de jour en jour ; ses infirmités ne lui donnaient presque aucune relâche... Cependant, animé par les sollicitations de M. Bossuet, il employa le reste de ses forces à examiner les nouvelles erreurs et à les réfuter. Il lut alors, avec une application beaucoup au-dessus de son âge, (7o ans) et encore plus de ses infirmités, presque tous les écrits de Molinos, de l'abbé d'Estival, de Falconi, de l'aveugle Malaval, et de MIDe Guyon... Le fruit de cette étude fut le livre intitulé : Réfutation des principales erreurs du quiétisme qui fut imprimé... en 1695 » (1). Peu de mois après, (novembre 1695) le bon, le savant, l'admirable M. Nicole achevait d'écrire et de souffrir. « Il avait prié... un ami de faire porter sen coeur à Port-Royal des Champs, pour y reposer à côté de celui d'Arnauld (touchant retour); mais l'ami ne fut informé de cette mort presque subite que lorsqu'il était trop tard. » Dernier trait qui achève la vie de ce janséniste malgré lui ; « on oublie de porter son cœur à Port-Royal (2) ! »

II. Voici donc, de la même main — et c'est incontestablement

 

(1) Vie de M. Nicole, II. p. 2o5, 206. Je crois aussi que Nicole a préparé, sinon rédigé de toutes pièces, l'ordonnance de M. de Paris (Harlay) contre les quiétistes (1695) . Au reste, il faisait partie du conseil de vigilance, comme nous dirions aujourd'hui

(2) Port-Royal, IV, p. 513.

 

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la main d'un maître — voici trois ouvrages consacrés à la critique de la prière chrétienne. Les Visionnaires (1665) ; le Traité de l’oraison (1619) ; la Réfutation des principales erreurs des quiétistes (1695). Ils doivent nous retenir assez longuement, s'il est vrai, comme nous l'avons déjà répété, que ces trois ouvrages, que ces trente années de réflexion, de tâtonnements, de combats, nous aident à prendre sur le vif, en quelque sorte, les dispositions religieuses du catholicisme français pendant la seconde moitié du XVIIe siècle, ou, pour parler plus précisément, la réaction triomphante du moralisme et du rationalisme chrétien contre le mysticisme de la période précédente. Mais avant d'aller plus avant, nous devons répondre à une difficulté préalable qui sera déjà venue à l'esprit de tout le monde : ne s'agirait-il pas en tout ceci et uniquement d'une lutte contre les faux mystiques, la saine tradition des contemplatifs orthodoxes restant sauve et hors du débat? Mystici in tuto, disait Bossuet au fort de sa campagne contre Fénelon; Nicole ne peut-il en dire

autant ?

Eh bien non ! Il ne le peut pas, ni aucun de ceux — et ils sont innombrables — qui professent les mêmes principes que lui. Ses principes, entendez l'âme de ses livres, qui seule ici nous importe.

Que ses intentions, sur ce point comme sur tous les autres, soient excellentes ; qu'il fasse profession en vingt endroits de vénérer les véritables mystiques et de ne poursuivre que les faux, j'en tombe d'accord ; mais que sa philosophie profonde l'oblige à exterminer également les vrais et les faux, voilà qui me paraît l'évidence même. Vis-à-vis des contemplatifs orthodoxes, son attitude est déjà bien curieuse, sinon inquiétante. Après les avoir réduits de sa grâce à un nombre infime, il les relègue au sommet d'une montagne inaccessible, dans une obscurité qu'il veut croire sacro-sainte, et où il se défend obstinément de pénétrer. La pensée de leurs états «  extraordinaires »

 

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le trouble, lui donne le vertige ; la crainte seule de blasphémer ce qu'il ignore et d'offenser Dieu dans ses saints le retient de crier à l'absurdité. Gardons-nous, écrit-il,

 

de prendre absolument pour illusion tout ce qui n'est pas dans le cours ordinaire de la grâce, soit par un défaut de foi, soit par une autre espèce de vanité, qui fait qu'on a peine à reconnaître en autrui ce qu'on ne reconnaît pas en soi. L'orgueil, aussi bien que la grâce, a plusieurs formes. Et il se peut fort bien faire que, comme il y en a qui s'attribuent par vanité des révélations et des grâces extraordinaires, il y en ait aussi qui fassent vanité de n'en avoir point, et de n'en croire en personne. Car, par là, on se distingue des gens crédules, et on se relève par une apparence de solidité d'esprit.

 

Rien de plus juste, sauf toutefois cet adverbe gros de réserves, absolument, qui nous a fait froncer le sourcil. Continuons, et nous verrons bientôt poindre chez lui une défiance plus marquée, et qui diminue singulièrement le prix de ces concessions nécessaires.

 

Saint Bernard peut... servir à guérir de ces soupçons. Car, quoiqu'il n'y ait guère eu d'esprits plus solides que le sien, il parait néanmoins, par divers endroits de ses ouvrages, qu'il connaissait certaines grâces extraordinaires, qu'il les avait éprouvées, qu'il estimait heureux ceux à qui Dieu les avait accordées.. Et ce qu'il dit sur ce sujet fait voir que, bien loin de mépriser ces grâces dans les autres, quand on a sujet de les croire véritables, on ne les saurait trop estimer. « Je ne me possède pas, dit-il, dans l'excès de la joie que je ressens de ce que cette souveraine Majesté ne dédaigne pas de se rabaisser jusqu'à avoir avec nous une union si étroite et si familière ; de ce que la divinité veut bien s'unir par un mariage tout divin avec une âme exilée... »

 

Vous respirez, vous pensez que ces claires paroles, déjà si modernes, couvrent les grands mystiques d'après saint Bernard, Jean de la Croix, par exemple. Détrompez-vous :

 

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Je ne prétends point du tout conclure de là que saint Bernard ait connu les oraisons et les états extraordinaires décrits par les mystiques ; ce qui serait assez difficile à prouver, et demanderait de grandes discussions (1).

 

Vous voyez se dresser le rempart, et l'armée des contemplatifs, coupée en deux; avant et après saint Bernard; d'un côté, les orthodoxes, ceux dont la moindre parole nous doit être précieuse, de l'autre — comment dirons-nous ? les illusionnés, non, puisque l'Eglise les approuve — disons donc : de l'autre, ceux qu'il vaut mieux laisser dans leur troublant mystère, ceux qu'il ne nous est pas bon de fréquenter. Encore une fois, nous ne nous permettons pas de fixer des bornes à la grâce ; après tout et bien que cela dépasse, renverse nos habitudes d'esprit les plus sires, les plus saines, après tout, Dieu peut souffrir, vouloir, bénir, féconder même cette contemplation dont parlent tant les mystiques post-bernardins, et qui nous parait à nous, à moi Nicole, pure paresse, ou — tranchons le mot, car il le tranche — « stupidité ». On verra bientôt que je ne force aucunement sa pensée.

 

Je n'examine pas, dit-il encore, ce que l'on doit juger de cet état que les mystiques appellent oraison de quiétude, de simplicité, de simple regard, de silence ; si ce peut-être un effet naturel, ou si c'est toujours une grâce surnaturelle (2). Ce qui est certain est que, comme on trouve cette manière d'agir dans la prière en des âmes qui paraissent très vertueuses..., on trouve aussi une disposition qui s'exprime par les mêmes termes dans des personnes certainement abusées... Peut-être que, qui examinerait bien les uns et les autres, on y trouverait bien des différences.

 

« Je n'examine pas », « Qui examinerait », et, plus haut, « Je ne prétends point», mais, faites-les donc ces examens, ayez-en le coeur net une bonne fois. Dites-nous en quoi

 

(1) Traité de l’oraison, pp. 5o6-5og.

(2) Il reconnaît curieusement que cette a manière d'oraison... devient présentement assez commune. » Ib., p. 5o1.

 

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précisément le « mariage spirituel », qui enchante saint Bernard, diffère de celui dont parle sainte Thérèse ; dites-nous si, oui ou non, toute oraison de quiétude est « un effet naturel »; dites-nous par où précisément se distinguent l'oraison des faux mystiques et celle des vrais. Là est le problème. Puisque vous le posez, il faut le résoudre. Nicole s'en gardera bien. Sa vraie pensée de derrière la tête est que l'oraison des modernes mystiques, pauvre chose, sinon tout à fait ridicule, ne mérite pas qu'on la prenne au sérieux. Mais cela, il n'a pas le droit de le dire ; d'où son embarras, ses réticences, ses échappatoires.

 

Mais le jugement le plus favorable que l'on puisse faire de cette oraison, dans celles qu'on n'a pas lieu de soupçonner d'illusion, est de la prendre pour une opération extraordinaire de Dieu dans les âmes

 

 

« Extraordinaire » est certainement un euphémisme. Encore une fois, tout est possible à Dieu, même l'absurde.

« Elle est en effet, » continue-t-il, « si extraordinaire », que « les Pères les plus éclairés n'en ont point parlé ». « Et de cela seul il semble qu'on ait droit de conclure » qu'elle est de très peu de prix.

 

Car, quoiqu'il soit au pouvoir de Dieu d'agir dans les âmes comme il veut, ceux qui les conduisent ne doivent pas croire qu'il leur soit permis de leur proposer des routes nouvelles, et de les éloigner de celles qui leur ont été marquées par les Pères. Or on ne trouvera point qu'aucun ancien auteur ait jamais enseigné ce chemin d'aller à Dieu (1).

 

Et, reprenant cet argument décisif dans son livre contre les quiétistes,

 

en vérité, continue-t-il, il ne faudrait que cette seule raison pour détourner les personnes sages de cette pratique. Car est-il croyable que si cette sorte d'oraison était une source si abondante de grâces...) on n'en trouvât aucun vestige dans les

 

(1) Traité de l’oraison, pp. 501-503.

 

 

siècles où Dieu a répandu ses grâces avec plus d'effusion... ; que Jésus-Christ... eût caché à tous les saints des premiers siècles ce rare secret (1).

 

Dixit, abiit. A lire ces affirmations paisibles, on pense rêver. Eh quoi ! n'aurait-il jamais entendu parler du pseudo-Denis, ou bien le jugerait-il négligeable ? Et il y en a beaucoup d'autres. Mais on a beau le lui dire, Nicole tient bon.

 

Je sais bien que quelques auteurs modernes, pour remédier à cet inconvénient, n'ont pas craint d'avancer « que les anciens n'ont rien ignoré de toutes ces connaissances, mais qu'ils n'ont pas eu la commodité, comme nous, de les voir ou rédigées ou éclaircies au point où nous les voyons ». Ce sont les propres termes du sieur Malaval. Mais, comme il se défiait de pouvoir persuader au monde une chose si incroyable, et qu'il ne voulait pas s'obliger à la prouver,

 

ce qui eût été bien facile,

 

il a tâché de prévenir ses lecteurs par une autre considération qu'il croit fort raisonnable et fort solide : « Je prie, dit-il, ces gens de considérer que l’Eglise augmente tous les jours en lumières et en connaissances, qu'elle continue à recevoir les anciennes avec plus de clarté et qu'aussi elle en reçoit de nouvelles (2).

 

(1) Réfutation, pp. 192, 193.

(2) Ib., pp. 195, 196.

Nicole n'a cité, et pour cause, qu'une minime partie de ce texte. Complétons-le : « Mille ans étaient passés et plus, que l'on n'avait point encore vu de théologie réglée, de corps du droit canon achevé, de traités méthodiques et résolutifs de la dévotion et de la perfection chrétienne... Nous venons, comme de riches héritiers, moissonner le champ que nos pères ont semé et cultivé par leurs sueurs. (Puis et comme s'il eût prévu les attaques de Nicole). S'il y a plus de saints ou non en ce temps, ce n'est pas ici le lieu de le décider. Il est certain que Dieu en tous les temps a deys trésors cachés... Si bien qu'il y a des esprits forts dans le christianisme, qui, déplorant les abus du siècle et la corruption des moeurs, comme il est juste de les déplorer, NE SE SOUVIENNENT PAS ASSEZ DES MAUX DES VIEUX TEMPS, et ressemblent en ce point au prophète Elie, dont je veux croire qu'ils imitent la ferveur, lequel gémissait devant Dieu de ce qu'il était le seul qui l'adorait dans tout Israël ; et néanmoins Dieu lui fit voir qu'il y en avait encore cinq mille parmi son peuple, qui n'avaient point courbé les genoux devant l'idole de Baal ». Pratique facile pour élever l’âme à la contemplation. Paris, 167o (Avertissement).

 

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Et voila qui parait du dernier bouffon au sage Nicole. Il n'a pas lu Denis — c'est entendu — mais, a priori, il jurerait que ce mystérieux écrivain est infiniment plus lumineux, plus sûr, plus précis que saint Jean de la Croix, que sainte Thérèse. Tantôt, lorsqu'il avait h défendre son petit système sur la grâce générale, il faisait sonner bien haut les théologiens des cinq derniers siècles. Mais, dès qu'il s'agit de mystique, plus de tradition vivante, plus de progrès possible dans l’Eglise (1).

Ces quelques textes nous font, pour ainsi dire, toucher du doigt le vice essentiel de la méthode adoptée par Nicole dans tout ce débat, et qui consiste à tenir pour non existante la série entière des mystiques post-bernardins, à les reléguer en bloc dans un nuage protecteur, bref à les ignorer délibérément de peur d'avoir à les combattre. Manque de courage intellectuel et stratégie puérile. En leur tournant le dos, supprimera-t-il ces quelques centaines de témoins? On s'explique fort bien que Nicole n'ait pas voulu troubler ses lecteurs parla discussion sérieusement poussée de la grave difficulté qui s'offrait à lui. Mais il nous parait inexcusable de n'avoir pas fait cette discussion pour son propre compte, de n'avoir pas étudié à fond quelques-uns de ces écrivains tabous qu'il juge, mais qu'il n'ose appeler suspects, Tauler, Suso, Harphius, Jean de la Croix, Canfeld, François de Sales, Jean de Saint-Samson, par exemple. Au lieu de cela que fait-il? D'une part, il dégage, et le mieux du monde, la doctrine spirituelle des Pères, celle du moins que l'on proposait au commun des fidèles pendant les premiers siècles ; et d'autre

 

(1) Dans un chapitre qu'il a cru devoir consacrer au « Père Jean de la Croix », il dit expressément : « Or, quoique les livres de ce Bienheureux ne soient pas la règle qu'on doive suivre dans la direction des fidèles, qui doivent être nourris des instructions qui se trouvent dans la tradition de l'Eglise, et non de ces lumières particulières... » Traité de l’oraison, p. 519. Mais quoi ! les lumières particulières des grands docteurs — que ceux-ci s'appellent Augustin, Chrysostome ou Jean de la Croix et François de Sales — n'enrichissent-elles pas constamment la tradition de l'Eglise ? Saint Jean de la Croix n'est pas l'unique règle ; mais saint Augustin non plus.

 

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part la doctrine, non pas, encore une fois , des maîtres autorisés parmi les modernes, mais seulement de ceux d'entre les contemporains, qu'à tort ou à raison, il tient pour manifestement dangereux. Puis, il compare l'un à l'autre ces deux corps de doctrine et n'a pas de peine à montrer que le premier s'accorde mal avec le second. Or qui ne voit que cette méthode est tout ce qu'on peut imaginer de plus opposé à l'esprit critique : 1° parce que, de part et d'autre, ces différents spirituels n'avaient pas le même objet : les Pères dont il apporte de si beaux extraits s'adressent à la foule ; les quiétistes, vrais ou prétendus, qu'il censure, prétendent n'avoir pas affaire aux commençants ? Il aurait donc fallu comparer ces suspects à ceux des Pères qui ont écrit pour les parfaits, au pseudo-Denis entre autres, à Cassien, dans telle de ses Conférences... Au reste, ce rapprochement ne pouvait suffire ; 2° il fallait, en effet, et de toute nécessité, opposer ces Malaval, ces Bernières, ces Guilloré, aux modernes mystiques, à Harphius, à Jean de la Croix, dont ils se réclament, et que précisément Nicole ne se croit pas le droit de condamner. Le P. Guilloré vous semble absurde et immoral ? Fort bien. Prenez donc les autres maîtres contemporains auxquels vous ne vous permettriez pas d'appliquer ces épithètes et montrez-nous, textes en main, que Guilloré ne les a pas compris, qu'il s'abuse lui-même et nous abuse quand il se donne pour leur interprète. L'oraison de Malaval n'est pour vous qu'un parfait sommeil? Je le veux aussi, mais quand vous nous aurez montré qu'elle ne ressemble pas à cette oraison de quiétude, célébrée, d'une seule voix, par tous les mystiques post-bernardins. Tant que vous n'aurez pas fait cela, vous n'aurez rien fait, car vraiment nous ne vous avions pas attendu pour savoir que saint Ambroise ne recommandait pas l'oraison de quiétude au bon peuple de Milan. Ce disant, je ne prends encore parti pour aucun des spirituels que Nicole a poursuivis de ses anathèmes. Je demande seulement qu'on leur

 

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applique tous les règles du droit. Un exemple achèvera, s'il en est besoin, de faire comprendre ma pensée. Je suppose donc que Richelieu ait déféré à l'Académie l'examen grammatical et linguistique du Socrate chrestien. Pour remplir cette mission, la première chose, l'unique eût été naturellement de comparer la langue de Balzac, soit à celle d'autres écrivains, réputés corrects, soit à l'usage des honnêtes gens. Mais ces écrivains, cet usage, pensez-vous qu'on serait allé les chercher au XII° siècle, et ne va-t-il pas de soi qu'on aurait choisi Rabelais, Amyot, Calvin, François de Sales et ce que la France de Louis VIII présentait de plus distingué? S'il eût été là, Nicole, après un grand coup de chapeau donné à nos classiques de la décadence — « je n'examinerai pas » — aurait exigé que l'on s'en référât, mais uniquement, au cernent de Strasbourg et à la cantilène de sainte Eulalie. Après quoi, le Socrate chrestien n'était plus bon que pour le bûcher.

Laissant donc à d'autres la besogne plus délicate d'examiner l'ensemble, inquiétant, mais vénérable, des mystiques modernes, il se réserve la mission plus facile et plus urgente d'exterminer ceux-là seuls, parmi les modernes, dont la doctrine lui semble mettre en péril les principes élémentaires de la tradition chrétienne et du sens commun. Mais qu'il ne se croie pas pour autant au bout de ses peines. Reste à savoir en effet, d'abord, si la proie qu'il s'est choisie ne peut lui être disputée, ensuite si la critique impitoyable qu'il a faite de ces quiétistes, vrais ou prétendus, n'atteint pas également le mysticisme lui-même.

a) Jean de Bernières, le jésuite Guilloré, l'abbé de Saint-Cyran (Barcos), Mme Guyon — aucun de ces quatre n'est désigné par son nom ; — Desmarets de Saint-Sorlin, Molinos, Falconi, Malaval, l'abbé d'Estival ; en tout neuf victimes, si j'ai bien compté. Laissons Desmarets, par trop insignifiant, Barcos dont nous ne possédons pas les

 

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écrits, Falconi, qui tient peu de place dans la Réfutation, laissons Molinos, que l'Eglise a solennellement condamné et que le très honnête Nicole ne se permettrait pas de confondre avec ses autres adversaires. Les cinq que nous gardons, on nous les présente comme atteints à peu près de la même folie. Le moins malade, serait, je crois, M. de Bernières ; viendrait ensuite le saint et aveugle Marseillais, Malaval, chez qui paraissent encore quelques lueurs de raison ; puis l'abbé d'Estival, enfin, au plus bas degré de l'échelle, Mme Guyon et le P. Guilloré. C'est tout, mais admirons une fois de plus la clairvoyance de Nicole. Sa liste n'est pas si mal établie. Bernières dépasse en effet de beaucoup les quatre prévenus au milieu desquels on ne voit pas bien du reste ce qu'il vient faire, Nicole ne lui ayant cherché qu'une querelle d'Allemand, et sur un point qui ne tire pas à conséquence. On peut le rayer. Et de même je lui sais gré de s'être montré, par endroits, presque juste envers Malaval, gré encore d'avoir senti, d'avoir presque dit qu'avec l'abbé d'Estival, il y aurait peut-être moyen de s'entendre. Quant à l'exécration manifestement ridicule qu'il a vouée au jésuite, eh bien ! oui, Dieu me pardonne, je la comprends. Nul certes ne goûte le P. Guilloré plus que moi, mais je n'en recommanderais la lecture qu'à des esprits bronzés et rassis. Bizarre, excentrique même, il a la manie d'ahurir ses lecteurs en donnant un air de paradoxe aux vérités les plus simples, de malice et de cruauté aux plus bienfaisantes. On n'y prendrait même pas garde s'il avait la main légère, mais c'est un vrai paysan du Danube, et ravi de l'être. Chose amusante, si on lui enlevait sa tunique de poils de chèvre, pour l'habiller plus à la mode, il ressemblerait comme un frère à Pierre Nicole, un frère qu'on aurait mis en nourrice et laissé grandir chez les Thraces. Ils excellent pareillement dans cette analyse impitoyable — lancinante pour les uns, mais que d'autres trouvent savoureuse — des derniers replis du coeur humain. Que l'on parcoure par exemple son livre sur les illusions de

 

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la vie spirituelle (1). C'est du Nicole barbare, mais c'est du Nicole et du meilleur. Chose plus amusante encore, Guilloré, dans ce même livre, réfute les quiétistes avec plus de vigueur que Nicole ne fera jamais, Nicole n'aura donc lu de lui qu'un petit nombre de pages ; scandalisé, il ne sera pas allé plus avant (2).

 

(1) J'emprunte quelques titres à la table des matières. LIVRE I. LES ILLUSIONS DE L'EXTÉRIEUR : des austérités ; du jeûne; de la vie retirée; dans le choix d'un directeur ; dans les communications spirituelles; dans la sanctification des âmes ; illusions de la dévotion aisée. — LIVRE II. DES ILLUSIONS DES VERTUS : Humilité ; patience ; douceur ; pauvreté ; chasteté : (a. Les illusions de ceux qui sont chastes par nature ; b, de ceux qui sont chastes par des prévenances particulières de la grâce - c, de ceux qui sont chastes parla victoire sur eux-mêmes), etc. LIVRE III. LES ILLUSIONS DE L'ESPRIT : Illusions de l'amour divin (dans ses idées ; dans les paroles ; de la part du tempérament) ; illusions de la ferveur (il y en a qui pensent facilement que toute leur ferveur... est un feu du Saint-Esprit...) ; des désirs ; des sentiments de pénitence; de l'oraison; des douceurs intérieures, des soupirs et des larmes ; de la paix de l'âme; des dépouillements intérieurs, — Sur à peu près tous ces points, Guilloré devance Nicole et quoique le commerce de celui-ci soit plus agréable, je crois bien que celui-là mériterait le prix. Si, du reste, il a poussé plus loin que Nicole l'analyse de certaines illusions en matière de vie intérieure, il doit cet avantage à sa claire intelligence des choses mystiques.

(2) Ou bien il n'a pas su, n'a pas voulu savoir lire, ne retenant de ces ouvrages de Guilloré, d'ailleurs si bien faits pour lui plaire, que ce qui entretenait et justifiait son parti-pris. Ayant décidé une fois pour toutes que Guilloré était fou, Guilloré ne peut plus être sage qu'au prix d'une contradiction qui achève de le convaincre de folie. Qu'on veuille bien se rappeler à ce sujet la curieuse lettre, citée plus haut (p. 443) où Nicole préconise la méthode des oeillères, l'art de ne pas voir ce que l'on a un intérêt quelconque à ne pas voir. Saine méthode, avons-nous dit, lorsqu'il s'agit de simples fidèles (rudes; charbonniers) qui n'ont aucunement le moyen — et par suite pas le droit — de chercher à résoudre, par l'examen critique de tous les dogmes particuliers, les objections qui troublent leur foi ; mais inconcevable méthode chez un docteur dont c'est le métier de répondre pertinemment à chacune de ces objections. Nicole n'était pas tenu d'écrire sur la question mystique, mais s'il lui plaît d'aborder en docteur cette question, il est tenu de l'étudier à fond et sans peur. C'est là ce qu'il n'a point fait et, pour ma part, je ne connais pas de plus rare exemple de onesidedness sereine, obstinée, consciente et voulue. J'ai dit qu'il s'était défendu de critiquer, et même de lire, les représentants quasi-officiels de la tradition mystique parmi les modernes. Il a lu néanmoins François de Sales ; il le cite souvent et avec beaucoup de déférence, mais il ignore résolument les livres entiers du Traité de l'amour de Dieu qui ruinent, de fond en comble, son propre système anti-mystique , Ainsi pour sainte Thérèse. Nicole a bien su trouver les textes excellent; où la sainte prémunit ses filles contre le danger quiétiste, mais des textes non moins excellents où la même sainte décrit, autorise, célèbre l'oraison de quiétude, Nicole ne souffle pas mot. Mauvaise foi ? Certainement non. Mais timidité, faiblesse et, j'allais dire, rachitisme intellectuel. Si bien doué par ailleurs, si fin et si pénétrant, Nicole n'est pas proprement un grand esprit.

 

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C'est du reste par cette crainte obsédante et parfois morbide de l'illusion que Guilloré se distingue des trois autres, plus naïfs, moins précautionnés et, par suite, plus dangereux. Mais, pour tout ce qui touche au fond de la doctrine mystique, ces quatre prétendus suspects ne s'écartent vraiment pas de la tradition orthodoxe. Non que je veuille défendre, ligne à ligne, tous les passages de leurs livres que Nicole a censurés. Comme lui, je remarque chez eux — surtout chez Malaval et. plus encore chez l'abbé d'Estival — des exagérations, des imprudences, bien des formules douteuses, que le contexte éclaire et justifie la plupart du temps, mais qui n'en sont pas moins regrettables. Aussi voyons-nous sans trop de surprise tel d'entre eux, François Malaval par exemple, condamné par Rome, Malaval que le jésuite Guilloré mettait au-dessus de tout (1). Si large toutefois que l'on fasse la part de leurs erreurs, nul théologien sérieux n'a le droit de les appeler quiétistes, au sens propre de ce mot. Quant à Mme Guyon, comme elle nous mènerait loin, et que plus tard nous ne pourrons l'éviter, nous l'abandonnerons pour l'instant à son aimable bourreau. Nicole est un gentleman, il sait les égards que mérite une lemme « estimable » et malheureuse. Et puis, après trente ans de campagne, irions-nous lui disputer cet humble et cet unique trophée?

b) Mais ne laissons pas dévier notre beau débat. Mettons que je n'ai rien dit, et sans le chicaner sur un détail

 

(1) Si Malaval est quiétiste, le jésuite Guilloré ne l'est pas moins, lui qui approuve, sans réserve, la doctrine du saint aveugle. Voici le texte : « Je vous renvoie au livre intitulé : Pratique pour élever à la contemplation, dont on peut dire que l'auteur a reçu de Dieu, pour ces sortes de matières, des lumières encore plus grandes que ne le sont les ténèbres de ses yeux ; où, après l'approbation que lui ont donnée les plus intelligents dans la vie intérieure, j'ose aussi avancer que, selon mon sens, on ne peut rien voir de mieux expliqué dans un sujet si infini, et rien de plus facile pour donner entrée dans un exercice qui semblait inaccessible, sinon aux grandes âmes. Je vous en conseille particulièrement la lecture ». Guilloré, Les Progrès de la vie spirituelle, Paris, 185o, p. 288. De ce même livre de Malaval, le R. P. Poulain estime a qu'il a fait un mal immense. » Libre à lui, mais puisque, de sa grâce, il a placé Malaval dans la liste des « auteurs quiétistes », je ne m'explique pas qu'il n'y ait pas aussi placé le jésuite Guilloré. Cf. Grâces d’oraison, p. 592.

 

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qui présentement ne nous intéresse point, accordons à Nicole tout ce qu'il demande : un bûcher pour le P. Guilloré, une cellule d'aliéné pour les quatre autres. En revanche nous demandons qu'on ne lève pas la séance et que Nicole à son tour se mette sur la sellette. Bien que nous en acceptions provisoirement les conclusions, son réquisitoire nous inquiète, nous aussi. Nous voulons savoir si, en se déchaînant contre les quiétistes, il n'aurait pas fait du même coup le procès des vrais mystiques, ou, en d'autres termes, si les arguments qu'il oppose à Malaval, à Bernières, il ne pourrait pas tout aussi bien, il ne devrait pas, en bonne logique, les opposer à Jean de la Croix, à François de Sales. Pour être dans le vrai, il ne suffit pas d'attaquer le faux, et pour avoir raillé les jansénistes, Voltaire n'est pas devenu un défenseur de la foi. Bonum ex integra causa, disent les scolastiques, d'un composé dont tous les éléments ne sont pas bons, on ne peut pas dire sans plus qu'il est bon. Il en va de même pour la vérité. Nous n'avons pas le droit de porter ses couleurs, si, la caressant d'une main, nous l'étouffons de l'autre. Tel est précisément le cas de Nicole. Beaucoup lui ressemblent. Faute de courage — intellectuel ou moral — ils ne vont pas jusqu'au bout de leur pensée, ils ne s'avouent pas à eux-mêmes la dernière raison de leurs répugnances, ils prétendent n'en vouloir qu'aux faux mystiques, alors que de tout leur être profond, ils se hérissent contre les vrais. Pour prendre encore un exemple dans l'ordre littéraire, n'est-ce pas ainsi que, parmi les plus farouches ennemis des romantiques, si les hommes de goût ne manquent pas, il se trouve au moins quelques impuissants ?

 

Nous allons essayer de réduire à quelques chefs principaux la riche matière éparse dans les trois volumes de Nicole. La plupart du temps, nous ne ferons que le citer; il se réfute assez de lui-même. Non que j'entreprenne

 

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ici un plaidoyer pour les mystiques. A la vérité, je suis entièrement persuadé quo l'Eglise ne survivrait pas à leur défaite, mais, simple historien, je n'ai pas qualité pour décider entre les deux camps. Je me borne donc à leur proposer à tous une trêve qui me permette de confesser les assaillants, c'est-à-dire Pierre Nicole et du même coup ses troupes innombrables. Les mystiques en effet, peuvent se passer de notre ministère, ayant mille fois décrit et aussi nettement que possible leurs propres dispositions. Chose curieuse, dans cette guerre éternelle, les ennemis des mystiques s'arrangent toujours de manière à n'avoir pas le soleil dans les yeux. 11s sont le bon sens, le zèle; ils demandent des comptes et n'en ont point à rendre. Leurs victimes elles-mêmes, tout occupées à se défendre, ne songent pas à l'offensive. Pour une fois, nous intervertirons les règles du jeu, et, profitant des confidences qu'ils nous ont faites sans y prendre garde, nous essaierons de connaître l'état d'esprit des anti-mystiques, ce qui du reste ne laissera pas de nous éclairer sur les mystiques eux-mêmes : dis-moi qui ne t'aime pas et je te dirai qui tu es.

Nous ne nous priverons pas cependant d'opposer parfois à l'image que Nicole s'est formée de ses adversaires, l'image, toute différente que ceux-ci nous offrent d'eux-mêmes. Le bonhomme se bat dans la nuit, un triple bandeau sur les yeux. La plupart de ses coups ne traversent que des feux follets. D'où, à la longue, une sorte d'exaspération chez ceux qui le lisent. Il faut l'arrêter à chaque ligne. Cette maladie, que les logiciens nomment, je crois, ignoratio elenchi, est chez lui, non seulement chronique, mais toujours à l'état suraigu. La patience d'un ange n'y tiendrait pas, si l'on ne retrouvait pas aussi, et à chaque page, le meilleur Nicole, notre ami de toutes les heures. Qu'avec cela, n'ayant jamais reçu de grâces proprement mystiques, il se trouve dans l'impossibilité d'imaginer ce qu'il n'a point éprouvé, ce n'est certes pas moi qui lui

 

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en ferai un crime. Mais de ne pas comprendre qu'il ne comprend pas, et qu'il n'a pas le moyen de comprendre, mais de trouver nécessairement absurde toute expérience qu'il n'a point faite lui-même, voilà ce qui me paraît impardonnable chez un homme de tant d'esprit. Trouve-t-il absurde son ami, M. de Champaigne, ou M. Lulli, ou Virgile ? Pas que je sache. On le défie bien toutefois d'imaginer, de comprendre le don particulier, le sixième sens qui distingue de M. Nicole ces divers génies.

 
§ 2. — L'anti-mysticisme de Nicole.

 

I. ANALYSE DE LA PRIÈRE CHRÉTIENNE.

 

§ 1. Dans toute prière, deux activités collaborent, celle de Dieu et celle de l'homme.

§ 2. D'où il faut conclure que l'on est exposé dans la prière commune à des illusions sans nombre.

§ 3. Palinodie.

§ 4. Nécessité de l'effort humain (intelligence, volonté) dans la prière. — Apologie de la méditation et de saint Ignace.

§ 5. Critique de l'effort humain dans la prière. — L'illuminisme quiétiste de plusieurs jansénistes et le quiétisme prétendu des mystiques orthodoxes.

 

II. LE PRÉJUGÉ ANTI-MYSTIQUE.

 

§ 1. Obsession de la faute originelle.

§ 2 . Obsession morale.

§ 3. Obsession rationaliste.

§ 4. Obsession jansénisante ou rousseauiste. — La grâce conçue comme un divin plaisir, comme une délectation victorieuse.

 

III. LE ROMAN MYSTIQUE D'APRÈS NICOLE.

 

§ 1. Tout le mal est venu des livres.

§ 2. La fascination de l'inertie.

§ 3. Le sommeil réparateur.

§ 4. Les pensées imperceptibles.

§ 5. — Les « pensées imperceptibles ».

 
I. ANALYSE DE LA PRIÈRE CHRÉTIENNE.

 
§ I. — Dans toute prière deux activités collaborent, celle de l'homme et celle de Dieu.

 

La prière est un « saint désir ». C'est la définition anthropocentrique un peu étroite, qu'a proposée saint Augustin et que Nicole préfère (1). Pour l'instant elle suffit.

 

(1) La définition des catéchismes dit tout et vaut mieux : « Une élévation de l'âme vers Dieu pour lui rendre nos devoirs et lui demander ses grâces ». Cette formule comprend l'adoration, la louange, l'action de grâces. Augustin peut faire entrer tout cela dans « un saint désir », en d'antres termes, l'adoration, la louange, prennent aisément, naturellement la forme du désir. Ainsi : «  Adveniat regnum tuum. Loué soit Jésus-Christ ! » Mais, pour l'anthroprocentiste et jansénisant Nicole, la prière est avant tout demande. Demander ce que l'on désire, là est pour lui ce « qui s'appelle proprement prier ». Ce qui nous porte d'abord à prier, « est notre propre intérêt » Traité de l’oraison, p. 313.

 

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Dans cette formule, « saint » est synonyme de « surnaturel » ; un saint désir est un désir formé en nous désiré en nous — par la grâce. D'où il suit que, de lui-même et abandonné à ses propres efforts, l'homme ne saurait prier. On peut comparer l'ensemble des actes humains qui interviennent dans la prière aux divers appareils qui ont pour objet de faire parvenir le courant électrique à tel point donné ; l'activité divine, la grâce, à la force électrique elle-même. Pas de contact avec k courant et pas de lumière ; pas de grâce et pas de prière (1).

 

Que l'on ait l'esprit rempli de tant de saintes (objectivement) pensées que l'on voudra ; que l'on exprime ses souhaits par des paroles enflammées ; que l'on fasse des méditations, des cousit, dérations, des résolutions, des colloques, des élévations et des entretiens dans toutes les règles; que l'on prononce extérieurement et intérieurement les plus ferventes prières; qu'on proteste à Dieu, tant qu'on voudra, qu'on l'aime, qu'on le désire, que l'on n'aime que lui... ; que l'on exprime ses demandes en des manières si vives et si touchantes qu'elles produisent dans l'imagination et dans les sens de certains mouvements sensibles ; qu'on se représente si vivement tous les mystères qu'on voie la croix et Jésus-Christ couvert de son sang, comme s'il mourait devant nos yeux ; que l'imagination soit tellement attentive à ce spectacle qu'elle n'en soit point distraite par aucune autre pensée ;... qu'on passe sans dégoût l'heure qu'on s'est prescrite pour prier; qu'on en sorte recueilli, ému et attendri, et, si l'on veut, qu'on y ait versé des larmes, il se peut faire néanmoins et il  arrive même souvent

 

Souvent! que d'étourderie dans cet adverbe ! quelle arme pour nous contre Nicole? Nous ne la laisserons pas tomber. « Il se peut faire » suffisait. C'est la rhétorique

 

(1) Il ne s'agit donc pas seulement des grâces innombrables — extérieures ou intérieures — qui out précédé l'acte même de la prière, mais surtout de celles qui donnent l'impulsion dernière à cet acte et qui entrent, si l'on peut dire, dans la composition de cet acte. Charitas (c'est-à-dire, l'amour surnaturel où nous élève la grâce) IPSA GEMIT, IPSA ORAT. Cf. Traité de l’oraison, pp. 8, 9.

 

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janséniste, c'est aussi et plus encore le préjugé anti-mystique qui ont dicté ce « souvent (1) ».

 

il arrive même souvent qu'avec tout cela l'on n'a pas prié et que tout ce qu'on a fait ne mérite nullement le nom d'une prière chrétienne (2).

 

Pourquoi cela ? Parce que ce réseau de fils ne s'est pas trouvé en contact avec l'électricité divine, parce que la grâce n'a pas surnaturalisé tous ces mouvements.

Or si l'électricité nous révèle sa présence et sa force par des effets qui tombent sous le sens, il n'en va pas de même pour la grâce. Nous voyons bien que nos lampes s'allument, nous ne voyons pas nos pensées, nos désirs, nos génuflexions devenir prière sous l'influence du courant divin. « Toutes les actions » que le Saint-Esprit nous « fait faire », quand il prie en nous, « ne se distinguent pas sensiblement (d'une manière sensible) de celles dont la nature est capable », Dieu aimant à « cacher ses opérations surnaturelles sous des moyens qui paraissent tout humains » (3). Rien de plus assuré, comme nous le montrerons mieux tout à l'heure, et quoi qu'en aient dit les illuminés de tous les temps. Mais ce principe, que Nicole ne se lasse pas d'invoquer, loin d'embarrasser les mystiques, les sert plutôt (4). Comment s'étonner en effet de

 

(1) On le comprendra mieux plus tard, mais il est bon de remarquer d'ores et déjà que, dans la pensée de Nicole, tout ce passage vise aussi les mystiques, et les vise sans les atteindre aucunement. Cette ferveur sensible, ces Larmes ne sont pas la grâce mystique.

(2) Traité de l’oraison, pp. 8, 9. Je dis bien : pages 8 et 9. C'est dès le début d'un ouvrage de vulgarisation, d'édification, destiné à tous, que Nicole fait ces déclarations redoutables. Ce qu'il dit peut, doit se dire sans doute, mais autrement. On n'a pas idée d'une pareille imprudence. Si le plus sage des jansénistes en est là, que ne faut-il pas craindre des

autres ?

(3) Traité de l’oraison, pp. 95-97.

(4) Il a souvent recours à cette doctrine, dans son traité de la Grâce générale, contre les illuminés du jansénisme. Ceux-ci, désireux de refuser aux païens toute grâce véritable, et d'autre part obligés à admettre que la « lumière du Verbe » a illumine tout homme venant en ce monde », croyaient se tirer d'affaire en appelant cette lumière «naturelle », et en affirmant qu'elle se distinguait sans peine des lumières ou autres motions surnaturelles à nous méritées par le sacrifice du Christ. — Comme si, redisons-le, car tout se tient, car tout revient là, comme si le Christ n'était mort que pour un petit nombre. La discussion est du reste extrêmement intéressante, et je regrette de ne pouvoir m'y arrêter longuement. Ils se fondaient a sur le sentiment intérieur de ce qui se passe en nous ». Calvinisme, méthodisme, illuminisme, vous ne les tirerez pas de là. « Parle sentiment intérieur, disaient-ils, chacun peut éprouver qu'il y a une grande différence entre les lumières extraordinaires que Dieu nous donne quelquefois et celles qu'il nous communique en conséquence des lais générales de l'union de l'esprit avec la souveraine raison... Les premières sont bien plus vives, plus pénétrantes, plus actives, plus appliquantes (heureuse expression) et plus salutaires que les secondes. Les premières sont d'ordinaire imprévues, inattendues et non procurées par l'attention ». — Echec au roi, je veux dire à saint Ignace et aux Exercices spirituels. Si, en effet, les lumières du ciel tombent sur nous à l'improviste, qui inédite selon les règles perd sou temps, plus encore, il tente Dieu. — « Au contraire, souvent, plus on fait d'efforts, plus on s'applique à vouloir les retenir et les augmenter, plus elles échappent ; au lieu que les secondes sont attendues, sont prévues et sont procurées par l'application et l'attention..., cause naturelle à laquelle Dieu les a attachées ». — Il me faudrait donner toute la réfutation ; elle est fort belle. Eu voici quelques passages : « Il est rare d'éprouver ces pensées imprévues..., et parmi ce petit nombre, il en faut rejeter plus de la moitié. Car, les esprits se remuant dans notre cerveau, pour des causes qui ne sont pas connues, y peuvent exciter de ces pensées surprenantes... ; parce que nous ne concevons pas l'ordre avec lequel ils se remuent, ni les causes qui les agitent. Ce qui est imprévu et inattendu à l'égard de la pensée dont l'esprit est occupé, a souvent une cause fixe et un ordre certain à l'égard du mouvement des esprits. Jamais on ne saurait savoir si une pensée est vraiment surnaturelle, parce qu'on ne saura jamais si c'est le mouvement de Dieu, ou le mouvement inconnu des esprits qui la rend imprévue ». Et lourdement, ut solet, mais avec une ironie qui ne manque pas de grâce. « Il faudra donc désormais que la principale partie de l'examen que les plus justes feront de leur vie, consiste à considérer s'ils ont agi avec cette attention et application, ou par des pensées imprévues... Car, si leurs actions sont des suites de leurs réflexions, méditations et applications, ils ont droit et nécessité de les condamner comme mauvaises, et ils ne peuvent avoir aucun repos de conscience, selon cette doctrine, à moins qu'ils ne se souviennent qu'ils les ont faites par l'impression de pensées imprévues ». Ainsi pour les autres caractères, vivacité, chaleur, etc. Grâce générale, 1, pp. 384-41o. Et ailleurs : « Si toutes les lumières naturelles étaient jaunes, et les lumières surnaturelles, vertes, il faudrait certainement renvoyer les lumières jaunes en attendant pour agir les lumières vertes. Je ne prétends par là que faire sentir qu'il faut au moins avouer que les lumières naturelles véritables ne sont pas sensiblement distinguées des surnaturelles... Vous me pardonnerez, s'il vous plait, les lumières jaunes et vertes ». Ib., p. 482. Si nous lui pardonnons ! « Les lumières surnaturelles n'ont point de distinction perceptible et marquée, qui les -sépare des lumières naturelles; il n'y a que Dieu qui les puisse distinguer ». Ib., p. 5o3. A force de le citer, arriverai-je à donner à quelque travailleur le goût de Nicole et le désir d'étudier à fond un si rare esprit — d'étudier, moins ce qu'il a donné que ce qu'il aurait pu donner. Que de germes, les uns orthodoxes, les autres passablement dangereux ? Ne sentez-vous pas, à certains moments, poindre chez lui Condillac ?

Sur le même sujet, voici quelques lignes d'un auteur contemporain : « On enseigne communément qu'on ne fait pas la plus petite oeuvre surnaturelle, même un acte de politesse, sans une grâce actuelle. Mais ces grâces échappent parfois totalement à notre observation. (J'avoue ne pas comprendre ce timide « parfois » ; il me semble en effet que l'intervention de l'agent divin n'est jamais tellement évidente qu'il suit impossible d'attribuer l'expérience à un principe exclusivement naturel, en dehors, bien entendu, du miracle proprement dit ; mais il ne s'agit pas de cela.) Nous nous déterminons avec pleine conscience de ce que nous voulons, des motifs auxquels nous obéissons, hésitants ou pleins d'entrain, suivant l'attrait plus ou moins grand des motifs que nous suivons. La part d'action du Saint-Esprit échappe totalement à la conscience ; il semblerait que Dieu ne fasse à peu près rien de plus que lorsqu'il donne dans l'ordre naturel son simple concours à l'exercice de nos facultés (ici encore, il me semble que cet « à peu près rien » se concilie mal avec le « totalement » qui précède. De quoi a-t-on peur ? Ce n'est pas le surnaturel, mais le sentiment du surnaturel qui est en cause). Aussi quelques théologiens ne veulent-ils pas voir dans ce concours surnaturel donné à l'exercice des vertus infuses une véritable grâce. (Question de mots, sans quoi on ne s'expliquerait pas ces théologiens.) En tout cas, ces grâces sont toujours à notre disposition » R. P. E. Lamballe, La contemplation ou principes de théologie mystique, Paris, 1916, pp. 8, 9. Excellent, excellent livre, et que nous aurons vingt fois le plaisir de citer.

 

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ne pas comprendre l'action surnaturelle qui produit l'oraison de quiétude, si l'on admet, comme il le faut bien, que les racines de la prière la plus commune plongent,

 

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pour ainsi parler, dans le mystère ? « Je ne trouve pas raisonnable, écrivait à Jean-Jacques Mme de Verdelin, qu'on rejette un mystère lorsqu'on en admet un autre tout aussi difficile à résoudre (1) ». Quand Nicole nous expliquera la motion divine sans laquelle il n'est pas de véritable prière, nous lui expliquerons en retour celle qui fait les mystiques. Je dirai même que la seconde de ces deux grâces est, en quelque façon, plus sensible que la première; elle échappe moins à l'expérience. Non que le surnaturel, le divin se laisse plus apercevoir dans l'une que dans l'autre; il ne paraît jamais que dans le miracle proprement dit. Mais enfin l'expérience mystique présente quelque chose de rare, de singulier, de frappant, et dont la science incroyante elle-même doit tenir compte, sauf à l'attribuer à une cause naturelle. Tout se passe comme si l'homme était envahi, dominé par une activité supérieure ; tandis que, dans l'autre cas, tout se passe comme si prier dépendait uniquement de nos efforts, comme si nous étions seuls à prier. Si je ne crois pas au surnaturel, un traité

 

(1) Cf. Nouveaux lundis, IX, p. 415.

 

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élémentaire de psychologie et la Logique de Port-Royal me donneront aisément la clef des oraisons de Nicole; celles de sainte Thérèse me gêneront davantage (1).

 
§ 2. — D'où il faut conclure que l'on est exposé dans la prière commune à des illusions sans nombre.

 

Puisque nos prières ne sont prières que e par le fond de la charité », par la grâce qui les doit produire, et que, d'un autre côté, « il n'y a rien de si caché que ce fond de charité qui réside dans le coeur », il faut bien admettre « qu'il n'y a rien de plus obscur que notre prière a, de plus douteux, en un mot de plus sujet à l'illusion (2). Défiance donc, défiance, telle est la conclusion pratique que le malin Nicole entendait tirer des principes qu'il vient de nous rappeler, mais défiance à l'endroit surtout des mystiques. Notre malice à, nous sera de lui renvoyer la balle, en lui montrant que, de son propre aveu, une suspicion au moins aussi redoutable plane sur les oraisons les plus ordinaires, et qu'un bataillon de scrupules devrait monter la garde autour de chaque prie-dieu. Chasseur peu vigilant, quelle ardeur t'égare ! Regarde ce que tu as pris dans tes filets. Pour un petit nombre de colombes, tu auras cassé les ailes à des milliers de passereaux. Voici en effet notre grave étourdi — l'espèce en est plus commune qu'on ne le pense — qui s'engage, une fois encore, sur une voie dangereuse. La bizarre passion qui le précipite contre les mystiques lui fait oublier ce même bon sens dont il se croit le soldat. Aussi bien ces analyses, d'ailleurs si remarquables, que nous allons résumer — cette adaptation des Maximes de La Rochefoucauld aux choses de la vie spirituelle — Nicole les regrettera-t-il un jour. Il essaiera, mais un peu tard, d'exorciser les scrupules qu'auront déchaînés ses charmes subtils. Nous

 

(1) Nicole ne met sans doute pas en question, mais enfin il n'affirme pas assez que la grâce de prier n'est jamais refusée à qui la demande.

(2) Traité de l’oraison, p. 12.

 

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accepterons sa palinodie, mais à la condition qu'il nous permette d'en faire bénéficier aussi nos mystiques.

Illusion à droite; illusion à gauche ; illusion de tous les côtés.

 

a) Prendre les pensées pieuses pour des mouvements du coeur et les « pensées de vertus » pour des vertus.

b) Prendre pour religieux et surnaturels des mouvements du coeur, qui en réalité ne le sont pas.

c) Prendre les premières étincelles de la dévotion pour de vives flammes d'amour.

En d'autres termes: le psittacisme religieux ou moral ; le pharisaïsme; le romanesque. Quand nous aurons par. couru ces trois points, nous serons pleinement initiés à l'art du scrupule.

a) La prière se nourrit de « pensées », la prière vocale aussi bien que l'autre, car en vérité elle ne se sépare pas de la prière mentale, puisque e la pénétration (nécessaire, cela va de soi) du sens des paroles est une pensée (1) ». Or,

 

ces pensées sont de deux sortes : les unes consistent dans l'idée de certaines vérités et de certains objets saints (grandeur, bonté de Dieu, par exemple), les autres dans l'idée des mouvements avec lesquels nous devons regarder ces vérités et ces objets (2).

 

Celui qui dit à Dieu avec l’Eglise : « Heureux ceux qui se conservent purs dans la voie ! », doit CONCEVOIR deux choses : l'image de ce bonheur, et L'IMAGE DU DÉSIR QUE NOUS EN DEVONS AVOIR. Car l'un et l'autre est marqué par ce mot : heureux, qui représente l'élancement de l'âme vers ce bonheur qu'elle désire de posséder (3).

 

Mais, aussi longtemps que la volonté elle-même ne l'a point formé, un « élancement de l'âme » n'est que l'idée

 

(1) Ib., p. 53.

(2) Ib., p. 53.

(3) Traité de l’oraison, pp. 108, 109.

 

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ou l'image d'un élancement; il n'est pas un élancement véritable, pas plus que le plan dessiné par l'architecte n'est une maison.

 

Les actions de la volonté ne sont pas des pensées, mais des mouvements, des inclinations, des pentes du coeur vers son objet... Dire à Dieu, soit extérieurement, soit intérieurement, que nous l'aimons, et dresser notre esprit vers lui, n'est qu'une pensée et une réflexion d'esprit, et par conséquent ce n'est point un acte d'amour de Dieu, mais tout au plus un témoignage de l'amour que nous lui portons, si nous lui en portons véritablement (1).

 

L'illusion consiste donc à prendre une pensée pieuse pour un mouvement de piété. Dans le psittacisme ordinaire, on ne pense pas les mots (extérieurs) que l'on parle; dans le psittacisme religieux ou moral, on ne vil pas les mots (intérieurs) que l'on pense, Un petit enfant qui récite : adveniat regnum tuum ne sait pas ce que ces mots veulent dire; un théologien le sait parfaitement, il leur donne tout leur sens, il peut néanmoins les réciter sans désirer d'aucune façon qu'arrive le règne de Dieu. L'image d'un désir n'est pas un désir. Extérieures ou intérieures, toutes les formules, celles que l'Eglise nous propose et celles due nous créons de nous-mêmes, ne contiennent que des pensées; « ces pensées se passent dans l'esprit; résident clans l'esprit » et e il s'en faut bien que tout ce qui est dans l'esprit ne soit dans le coeur... où réside le Saint-Esprit qui est la source des prières chrétiennes » (2). Ainsi défions-nous de cette e inclination naturelle de l'amour-propre qui nous porte à prendre nos pensées pour des vertus, et à croire que nous avons dans le coeur tout ce qui nage sur la surface de notre esprit » (3). Oui, mais défions-nous aussi de ces moralistes qui savent donner un air de profondeur inquiétante et de nouveauté aux

 

(1) Traité de l’oraison, pp. 22, 23.

(2) Ib., p. 10.

(3) Visionnaires, p, 317.

 

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truismes les plus inoffensifs et les plus chenus. Au fond, et pour peu que l'on ait de vie intérieure, on sait bien qu' « aimer Dieu ce n'est pas dire à Dieu qu'on l'aime » (1). On ne le sait même que trop ; je veux dire que l'on n'est déjà que trop porté à se défier, à rougir des ferventes formules que l'on emploie et, qu'on a pourtant le droit de faire siennes (2). Et puis le jeu de nos facultés est moins simple, le divorce entre penser et vouloir plus rare, l'illusion enfin qui nous guette, plus spécieuse. Nicole, du reste, va nous le montrer lui-même dans un beau chapitre que je dois citer presque tout entier (3).

 

b. Cette différence des pensées de l'esprit d'avec les mouvements du coeur, dans lesquels consiste la véritable prière, est

 

 

(1) Traité de l’oraison, p. 9.

(2) Dans les textes qu'on vient de lire, Nicole ne fait en somme que reprendre, mais à sa manière plus exquise, la psychologie simpliste, épaisse, livresque et bougonne qui a dicté au grand Arnauld sa diatribe contre les actes de contrition (Fréquente communion, 2e partie, chapitre XII.) D'après lui, « rien de plus pernicieux aux âmes que la confiance qu'ou leur donne dans ces actes imaginaires de contrition et d'amour de Dieu, qu'ils pensent assurément avoir faits quand ils out récité certaines prières, que l'on dresse pour cet effet ». Personne avant lui ne s'était douté qu'il ne suffit pas de crier : Seigneur, Seigneur! pour entrer dans le royaume des cieux. Mais c'est leur manie de voir partout des abus. Pour se justifier à eux-mêmes la mission réformatrice qu'ils se donnent, ils prêtent aux autres, à l'Eglise entière, les théories ou les ignorances les plus absurdes. Puis, le bon sens reprenant le dessus, force lui est bien d'avouer que « les petites prières qu'on appelle des actes de contrition... sont dévotes et saintes ». Il ne faut que les bien entendre. Où donc a-t-il vu qu'autour de lui on les entendit si mal ? Quant au résultat, pas d'autre que de troubler les âmes simples, qui seront très impressionnées par cette poudre aux yeux philosophique. Encore une fois tout cela n'est que truismes. Le vrai moraliste commence exactement où finit le docteur Arnauld : on peut mesurer la distance de l'un à l'autre, en comparant notre paragraphe a) à notre paragraphe b) . Ici Arnauld, mis au point par Nicole et non sans élégance, là Nicole. — Le chapitre IV du livre I du Traité de l’oraison est emprunté à Arnauld, pp. 22-29.

(3) Nicole critique aussi à ce propos, avec une insistance pénible, une dévotion assez répandue de son temps, la « pratique des conventions, laquelle consiste « à convenir avec Dieu que toutes les fois qu'on fera quelques actions et quelques mouvements extérieurs on lui marquera par là qu'on l'aime... ; d'où l’on prétendait conclure qu'en donnant cette signification à ses aspirations et à ses respirations, aux battements de son coeur, à tous ses pas, Dieu entendra sans doute ces signes, les prendra tous pour des actes d'amour » etc., etc., etc. Suit l'anatomie des illusions qui risquent de se glisser dans cette pratique. Il n'y a qu'un mot à répondre : Da amantem et sentiet... Nicole ferait gravement tout un cours sur l'histoire naturelle du cheveu pour ramener à plus de sérieux une mère qui garderait les boucles blondes de ses enfants. Et puis, c'est toujours la manie tâtillonne, pointue de ces éternels réformateurs. Imaginez le même sujet traité par François de Sales. Traité de l’oraison, pp. 35-4o. C'est dans ce chapitre que nous avons pris le passage cité plus haut au sujet du Mémorial, cf. p. 358)

 

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si importante qu'il est nécessaire de l'éclaircir encore davantage pour mieux comprendre comment il arrive qu'il se glisse tant de défauts dans les prières., et que souvent on ne prie point du tout, lorsqu'on s'imagine prier avec le plus de ferveur.

Nous avons déjà rappelé que la rhétorique janséniste était responsable de ces « souvent », de ces « point du tout » ; n'y revenons pas.

 

Ce qui fait que l'on s'y trompe n'est pas toujours que l’on ignore qu'il n'y a point de vraie prière qui ne vienne du coeur,

 

A merveille : nous quittons ici la zone des truismes pour entrer dans celle de l'analyse sérieuse :

 

c'est qu'il n'est pas facile de distinguer les mouvements du coeur de ceux de l'esprit. Car ce coeur et cet esprit ne sont pas deux régions séparées, dont les limites soient visibles. Ils se mêlent et se confondent dans leurs actions. Le coeur aime ce que l'esprit propose ; l'esprit conçoit ce que le coeur aime. Le coeur aime les actions de l'esprit; l'esprit conçoit les mouvements du coeur, et de tout cela il se fait un mélange, qu'il n'y a proprement que Dieu qui démêle avec une entière certitude.

A la vérité, l'on sent fort bien la différence du coeur et de l'esprit, lorsqu'ils sont opposés l'un à l'autre, comme il arrive dans les prières de ceux qui sont grossièrement hypocrites, et qui désavouent par une volonté expresse ce que leur esprit pense et ce que leur bouche prononce. Mais il n'y a rien de cela dans ces prières humaines dont nous parlons. S'il y a quelques vues et quelques retours vers les créatures, quelques désirs de leur plaire ou de se plaire à soi-même, l'esprit n'y fait pas une attention expresse, et il y a même dans la volonté des mouvements qui ressemblent assez à ceux de la grâce, et qui semblent entièrement conformes aux pensées de l'esprit.

Pour DÉMÊLER donc ce qui se passe en cela, il faut concevoir que les vérités chrétiennes étant peintes dans la mémoire, comme les autres vérités dont elle est dépositaire, l'esprit

 

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est capable d'en faire le sujet de ses réflexions, de les joindre, de les arranger, de les étendre, d'en tirer des conséquences, et quo selon qu'on a plus d'imagination et de mémoire, on est naturellement plus disposé à faire de ces sortes de réflexions.

Il est plus facile de donner à ces réflexions UN TOUR DE PRIÈRE, en y joignant l'image des désirs que ces vérités devraient exciter. Il est facile d'en tirer des conséquences pour la conduite de sa vie et de concevoir l'idée des résolutions qu'elles devraient produire dans notre coeur.

Or quoique l'idée d'un désir ne soit pas un désir et que l'idée de l'amour ne soit pas l'amour même, c'est pourtant quelque chose d'agréable à l'âme, CAR L'AME AIME SES PASSIONS. Elles lui plaisent ; elle est bien aise de les sentir, et par conséquent elle en aime l'idée. Ainsi, en concevant l'idée des mouvements qu'elle devrait ressentir, ELLE SENT EN EFFET quelque chose qui lui plaît, et elle confond aisément ce sentiment avec l'amour et le désir effectif.

 

Je me demande si l’on a jamais discerné avec plus de finesse et de fermeté le mal profond d'où naissent les diverses contrefaçons du sentiment religieux. En même temps, et par là-même, ne dirait-on pas que Nicole prévoit la psychologie romantique de l'amour?

 

L'âme trouve de plus dans ces oraisons diverses choses qui lui sont agréables, et qui peuvent produire en elle un goût et un contentement humain.

Cette facilité de passer de pensée en pensée, et de tirer des conséquences des vérités qui se présentent à l'esprit, donne déjà quelque satisfaction, parce que l'âme aime tout ce qu'elle fait sans peine. Il s'y mêle de plus assez aisément une certaine vue, qu'on est favorisé de Dieu, qu'on est intérieur et spirituel, qu'on éprouve ce que les saints ont éprouvé. Car ON FAIT INSENSIBLEMENT DE LA PIÉTÉ UN CERTAIN MÉTIER, dans lequel on veut réussir comme dans les autres, et l'on prend pour marque de ce succès les goûts qu'on ressent dans ses prières..., on s'en sert pour apaiser ses scrupules, et pour établir en soi une paix humaine que le diable n'a garde de troubler...

 

Suit une comparaison, immanquable d'ailleurs sous la plume de Nicole et qu'il faut lui pardonner. Il était de ces

 

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esprits, bizarres peut-être, malheureux certainement, et essentiellement « vrais », que l'éloquence gêne, fait souffrir, même et surtout celle de la chaire.

 

On conçoit facilement qu'un prédicateur, qui s'applique à penser à un sujet de piété dans le dessein d'en entretenir ses auditeurs, peut avoir un contentement fort humain des belles pensées qui se présentent à son esprit, et des mouvements même avec lesquels il se propose de les exprimer; et il est aisé de comprendre que ces mouvements dont il a l'idée ne sont point effectivement dans son coeur, qu'ils ne sont que sur la surface de sa pensée, et qu'ils ne le satisfont que dans la vue secrète qu'il a que ces mouvements étant exprimés exciteront dans ses auditeurs des sentiments qui lui seront favorables...

Mais il faut concevoir de plus que, sans ce retour même que la vanité fait faire sur le jugement de ceux qui connaîtront nos pensées, il suffit, pour en avoir une vaine complaisance, qu'on y fasse soi-même réflexion, et que l'on soit comme l'auditeur et l'approbateur de ce que l'on fait dans cet exercice.

 

Ainsi « la prière humaine » la plus silencieuse tiendrait en quelque sorte du sermon, et pourrait être également viciée par le péché d'éloquence (1).

 

Car on s'imagine souvent que l'on aime les objets quoique cet amour se termine à nous-mêmes, qui regardons ces objets. Ou n'aime pas Dieu, on n'aime pas la dévotion, on n'aime pas la vérité et la justice; mais on s'aime comme dévot, comme spirituel, comme avancé dans les voies de Dieu. Ce personnage nous plaît, on aime à se regarder en cet état. Et pour nous donner lieu à nous-mêmes de nous y concevoir avec quelque fondement, on aime la facilité de s'entretenir avec Dieu dans

 

(1) Je trouve dans ce beau et cruel Father and son —livre indispensable h qui veut étudier la psychologie religieuse — une observation qui peut éclairer en l'amplifiant l'analyse de Nicole. Le Père lit à haute voix auprès du lit de son fils. Soudain, vive distraction de celui-ci ; colère du père. « It is difficult for me to justify to myself the violent jobation which my Father gave me,... except by attributing to him something of the human weakness of vanity. I cannot help thinking. that he liked to hear himself sneak to God in the presence of an admiring listener. (Même seul, il eùt éprouvé un plaisir analogue). He prayed with fervour and animation, in pure Johnsonian English, and I hope I am not undutificl if I add my impression Mat he was not displeased « with the sounds of his own devotions”. Father and son (E. Gosse). Londres, 1907, p. 171.

 

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l'oraison. On aime ces mouvements humains qu'on y éprouve, et l'on se livre par là à toutes les illusions qui flattent l'amour-propre.

 

Eh quoi! les saints n'enseignent-ils pas qu' « aimer l'amour de Dieu est déjà un commencement d'amour »? Oui, « si cet amour de l'amour de Dieu, de la justice ou des autres vertus, vient de la pente de notre coeur vers ces objets mêmes », inclination produite en nous par la grâce,

 

mais il n'en est pas de même quand cet amour de l'amour de Dieu n'a pour principe que l'amour-propre, comme il arrive souvent. Car l'esprit concevant la charité comme quelque chose de grand qui nous... ennoblit..., nous distingue du commun, cette idée peut fort bien exciter en nous des désirs de ces vertus, qui seront toutes humaines, et qui n'en seront point ainsi des commencements (1).

 

Sur quoi, les humanistes dévots lui répondraient qu'il y a deux sortes d'amour-propre, dont l'une est le fait des âmes généreuses. Celles-ci désirent ce e quelque chose de grand qui les ennoblisse a, non pour la médiocre satisfaction de se voir au-dessus de la foule, mais pour obéir au meilleur instinct d'une nature créée à l'image de Dieu, et invinciblement portée à tout ce qui peut la rapprocher de cette divine ressemblance. La grâce s'accommode aisément de ces instincts, et ne demande qu'à seconder leur élan. Quoi qu'il en soit, où nous conduit-on, à quelles angoisses morales, et bientôt à quelle paralysie de nos facultés de décision, si l'on exige de nous, non pas seule ment avant chacun de nos actes, mais encore sur chacun de nos « mouvements » ou e élancements », ces examens indéfinis que propose étourdiment le sage Nicole ? Dans le salon de Mme de Lafayette, ces jeux de puzzle ont leur intérêt, que nous ne contesteront point; au confessionnal, ils affoleront, cruellement, inutilement la plupart des âmes.

 

(1) Traité de l’oraison, pp. 12-17.

 

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A une religieuse, déjà bourrelée de scrupules, allez donc demander de distinguer entre l'amour de Dieu et l'amour de cet amour; puis, si, chez elle, cet amour de l'amour vient uniquement de la grâce. Et ces remarques vont plus loin que l'on ne pense; elles nous font toucher du doigt l'incompétence absolue et désastreuse de Port-Royal en matière de direction. Facile à ces amateurs de condamner les casuistes! Qu'ils viennent derrière la grille; nous verrons alors s'ils auront le coeur d'offrir les scorpions de leur psychologie à tant d'êtres ignorants, confus, douloureux qui leur demandent du baume et du pain.

 

c) Il y a encore une autre sorte d'illusion sur ce sujet, qui n'est pas moins ordinaire. C'est que, comme on se trompe quelquefois en prenant pour des mouvements d'amour de Dieu de pures pensées de l'esprit, ou des mouvements tout humains,

on se trompe encore plus souvent, lorsqu'ayant en effet quelques mouvements (surnaturels) d'amour et de charité, on s'imagine qu'ils sont aussi forts que notre pensée nous les représente...

Cette illusion se rencontre très souvent dans les prières de ceux qui conçoivent de grands désirs de faire pour Dieu des oeuvres excellentes, qui se représentent les tourments des martyrs, et qui s'imaginent sur cela qu'ils auraient eu la force de les souffrir, et enfin qui s'attribuent effectivement les dispositions dont ils conçoivent l'idée. Car quoiqu'il se puisse faire que, dans ceux qui ont quelque piété, ces idées soient accompagnées de quelques mouvements intérieurs, il s'en faut bien néanmoins qu'ils n'aient droit de croire sur ces simples désirs que ces dispositions soient dans leur âme, au degré de perfection qu'ils conçoivent (1)...

 

Arrêtons-le, car il s'aventure derechef vers les plates régions du truisme. Au reste, il en a assez dit pour trahir la vulgarité foncière de sa doctrine spirituelle. Les héros ne calculent pas ainsi, les saints non plus. Pour illustrer cette illusion nouvelle — et, d'après lui, plus répandue

encore que les autres — Nicole est allé chercher le pauvre

 

(1) Traité de l’oraison, pp. 17, 18.515

 

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saint Pierre, « lorsqu'il disait à Jésus-Christ qu'il était prêt à exposer sa vie pour lui ». Il l'a trahi, comme vous savez. C'est donc qu'il avait pris une « volonté faible pour une volonté pleine et qu'en un mot il croyait pouvoir ce qu'il sentait qu'il voulait :  PUTABAT se posse quod se velle sentiebat » (1). C'est Nicole ravi qui souligne ce mot de saint Augustin. Comme il leur plaira, mais quand tout sera dit sur la présomption de Pierre, avouez que nous l'aimons mieux ainsi. Qui ne le comprend, qui ne l'excuse ? Il y a de belles présomptions, et, après tout, vingt défaillances ne font pas un lâche, tandis que trop de sagesse fait les médiocres. Un grand amour ne donne pas toujours tout ce qu'il promet, néanmoins en nous persuadant que nous pouvons l'impossible, il nous permet souvent de l'atteindre. Mais revenons à nos mystiques, puisque enfin cette longue analyse les vise d'abord et prétend les convaincre d'illusion, sinon de folie.

Quoi de plus simple? Cette mystérieuse « union », qu'ils nous vantent, n'est qu'une « pensée d'union » ; les « mouvements a qu'ils éprouvent, et qu'ils attribuent à une grâce de choix, c'est le plus souvent l'amour-propre qui les produit en eux; les délices de leur contemplation ineffable ne sont qu'un roman.

 

« Dieu ne laisse point de vide dans la nature, dit le sieur Desmarets, et quand une âme se défait de tout ce qui n'est point Dieu, il la remplit aussitôt. » Cela est très véritable. Mais comment le sieur Desmarets sait-il que, lui ou ses (disciples) sont défaits de tout ce qui n'est point Dieu ? Qui lui a fait voir le fond de son coeur et les tours et retours infinis de cet abîme? Qui lui a dit qu'il n'y avait point de cupidité cachée, qui servit d'obstacle aux grâces de Dieu? Il l'a pensé ; il a dit à Dieu qu'il se présentait à lui détaché des choses créées, et il a conclu de là qu'il en était effectivement détaché.

Nous aimons à nous tromper de la sorte, parce que cela est tout à fait commode pour l'amour-propre. Car comme il est en

 

(1) Traité de l’oraison, p. 17.

 

 

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notre pouvoir de penser à tout ce que nous voulons, nous nous mettons par là en état d'être aussi vertueux que nous le voulons...; nous nous plaçons dans la classe de spiritualité qui est le plus à notre goût, et enfin c'est par ce moyen qu'on.. devient (mystique) en très peu de temps. On pense que l'on n'est rien et que Dieu est tout, et par là on devient un rien et l'on se plonge dans le tout de Dieu (1).

 

Ai-je dit qu'il manquât d'esprit? Mais Voltaire en avait aussi, j'imagine. Si votre étourderie lui donne le ton, prenez garde, toute l'Ecriture y passera, et toute la vie chrétienne : Gentibus... stultitiam. On commence par rire de Mme Guyon, on continuera par sainte Thérèse, on finira par saint Paul.

« Pure imagination », « prétendues merveilles », tout du reste lui paraît suspect et bouffon dans les textes mystiques qu'il examine et parmi lesquels il en est plusieurs de fort beaux. Nous citerons chemin faisant, quelques échantillons de cette critique désespérément courte et frivole. Ce qu'il n'a pas éprouvé lui-même ne peut être qu'illusion, et, pour appuyer cette prévention déconcertante, il ne trouve rien de mieux que de faire appel à l'autorité même de ses adversaires.

 

S'il faut s'en rapporter à l'expérience, on peut produire sur ce sujet... l'Abbé d'Estival, homme d'expérience s'il en fût jamais en cette matière. Cependant cet Abbé, parlant de quelques personnes trop zélées pour cette oraison (mystique), et qui y engageaient trop légèrement les âmes, déclare que presque toutes ces personnes étaient tombées dans l'illusion ou dans une haute vanité. VOILA UN ÉTRANGE EFFET DE CETTE ORAISON (2).

 

Autant dire que, parce qu'il y a de faux mystiques, il ne saurait y en avoir de vrais. Je veux bien, mais puisque, par ailleurs, on nous répète qu'une foule d'illusions se glissent dans la prière commune, je conclurai, d'après une

 

(1) Visionnaires, pp. 317, 318.

(2) Réfutation, pp. 314, 315.

 

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logique semblable, que toute prière est illusion. Nicole l'avoue, du reste :

 

Il peut fort bien arriver que des gens qui auront fait plusieurs heures de méditation réglée toute leur vie, n'aient pourtant jamais prié... Il peut arriver de même, que ceux qui ont versé des larmes dans leur oraison n'aient jamais prié... ; (et) voilà le dénouement de cette expérience si ORDINAIRE par laquelle on voit souvent tant de défauts grossiers et sensibles dans ceux que l'on appelle des gens d'oraison. Car il parait par là qu'il y en a bien à qui on donne ce nom, qui ne le méritent pas et qui avec toutes leurs méditations si réglées n'ont guère prié DANS TOUTE LEUR VIE (1).

 

Commune ou mystique, toute prière lui est suspecte :

 

Ainsi il faut reconnaître qu'il y a d'extrêmes ténèbres dans toutes sortes d'oraisons, soit communes, soit non communes; que la grâce, la nature et l'opération du démon y sont tellement semblables qu'il est très difficile de les distinguer. Et comme il est certain néanmoins qu'il n'y a de vraie oraison que celle qui vient de la grâce..., il est clair qu'il n'y a rien de plus caché que la vraie prière, et qu'il se peut bien faire, comme on a déjà dit, que des gens fassent tous les jours plusieurs heures d'oraison mentale, sans avoir prié comme il faut une fuis en toute leur vie (2).

 

A son aise, mais enfin, grâce à lui, voici nos mystiques en repos. A qui viendrait désormais leur soutenir qu'ils l'évent tout éveillés, ils n'auront qu'à montrer ces beaux textes de M. Nicole. Prière vocale, méditation méthodique, contemplation, extase, nous sommes tous logés à la même enseigne; tout n'est qu'illusion. Guérissez

d'abord les vôtres et nous écouterons vos réprimandes. Ah! si les mystiques savaient se défendre, si toutes les armes leurs semblaient bonnes, comme ils seraient forts !

 

(1) Traité de l’oraison, pp. 10, 11

(2) Ib., pp. 44-45.

 

 

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§ 3. — Palinodie.

 

Nicole ne semble pas avoir entrevu cette conséquence. Merveilleux de pénétration en face d'un objet réduit, son esprit myope se trouve impuissant à dominer les ensembles. Analyse par ci, analyse par là, mais qui ne se contrôlent point les unes par les autres, et dont les résultats ne s'accordent pas toujours entre eux. Dès qu'il lui faut s'élever, il se recroqueville, il semble noué, et, d'ailleurs, ravi de l'être, car il ne craint rien tant que le vertige. Infirmité plus morale peut-être qu'intellectuelle : au fond, et comme nous l'avons déjà montré plusieurs fois, il a peur de la lumière. Quand l'incertitude le prend, il affirme un peu plus haut, comme d'autres chantent pour se donner du courage. Après avoir cédé à son impulsion première, en écrivant ce chapitre des illusions, il avait néanmoins trop de sens pour ne pas comprendre que le bel épouvantail, dressé par lui contre les «fausses spiritualités », sèmerait fatalement la panique dans les rangs des simples dévots. A Port-Royal même on a dû, je crois, lui en faire la remarque. Humble et docile, aussi a-t-il essayé d'estomper, d'effacer presque, tant d'exagérations imprudentes. C'est là du reste leur méthode habituelle; ils commencent par mettre le feu à la maison, puis ils courent chercher les pompiers. Hier croquemitaines, aujourd'hui bonnes d'enfants. Sancta sanctis, gronde le grand docteur au frontispice de sa Fréquente communion ; après quoi, il nous rassure : ne vous frappez donc pas, moi qui vous parle, je dis la messe chaque matin. Ou encore : abus lamentable des actes de contrition ! L'effet produit, on ajoute du ton le plus bonhomme :

 

Je ne dis pas néanmoins que ces petites prières qu'on appelle des actes de contrition ou d'amour de Dieu ne soient dévotes et saintes (1).

 

(1) Traité de l’oraison, p. 27.

 

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Palinodie ou douche écossaise, pour peu qu'on ait manié les âmes, on concevra plus d'un doute sur l'efficacité de cette méthode.

Pourvu qu'on ait soin d'éviter cette illusion, écrira Nicole, annulant par avance la douteuse consolation qu'il va nous offrir,

 

on ne saurait justement blâmer qu'après avoir considéré une vérité ou un mystère, après nous en être servis comme d'un flambeau, pour découvrir nos obligations et nos défauts, nous tâchions de concevoir des idées vives des mouvements que ces objets y devraient produire, et que nous les exprimions par des paroles intérieures, COMME SI NOUS LES RESSENTIONS.

 

« La machine », disait Pascal.

 

Peut-être les avons-nous en effet, peut-être ne les avons-nous pas ; mais il est toujours utile de pratiquer un moyen qui est de lui-même propre à les faire naître, comme il est utile ale prononcer des psaumes pleins de saintes affections, pour tâcher d'imprimer ces affections dans son coeur (1).

 

Dans la coupe, enduite de miel, c'est bien encore le poison du « que sais-je? », mortel aux simples, et peut-être aussi aux compliqués. Récitez néanmoins les psaumes ; après tout, il se peut faire que ce ne soit pas du temps perdu. A la vérité,

 

il se peut faire (aussi) que tout cela ne soit rien encore que des pensées. MAIS NOUS NE LE SAVONS PAS, et nous savons que ces pensées sont utiles, et que Dieu s'en sert souvent pour faire impression sur notre coeur (2).

 

Quand vous prenez un billet à la loterie, êtes-vous sûr de gagner?

 

Il faut donc bien se donner de garde de détourner les chrétiens de la pratique de ces actes et l'on ne saurait au contraire les y exciter trop ;

 

(1) Traité de l’oraison, p. 241.

(2) Ib., p. 107.

 

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Vous respirez, attendez la fin :

 

mais il faut seulement les avertir d'éviter TROIS SORTES D’ABUS dans lesquels on peut tomber en les pratiquant (1).

 

C'est proprement le supplice des Danaïdes. Trois abus, trois illusions, celles qu'on nous a décrites plus haut. Et notez bien que, si par impossible, vous arrivez à vous apprivoiser avec la première, les autres soudain se dressent. Suis-je bien sûr, par exemple, que le plaisir que je trouve à chanter les psaumes ne vienne pas de quelque

vanité secrète ? Ne serais-je pas le corbeau de la fable, ou l'âne porteur de reliques? Non vous n'en êtes pas sûr, reprend notre consolateur, cependant ne vous désespérez pas, aussi longtemps du moins que vous ne serez pas sûr du contraire :

 

Il est vrai que la raison seule, conduite et appliquée par l'amour-propre, peut produire en nous quelque chose de fort semblable à... une pauvreté de foi, c'est-à-dire qu'elle peut nous faire connaître et confesser nos misères, former des pensées et prononce r des paroles d'humilité, pousser des gémissements, avouer notre orgueil, afin d'obtenir de Dieu ce que nous lui demandons.

Mais connote il est certain aussi que nous ne saurions distinguer avec évidence le fond de notre coeur et le principe de nos actions, il faut toujours faire ce que la vérité nous prescrit, et souffrir humblement l'incertitude où il nous laisse à l'égard de ce qui no us fait agir (2).

 

Rien de plus sage; ce qui l'est moins est de rappeler constamment aux simples, aux timides les raisons qu'ils ont de se défier d'eux-mêmes.

 

L'incertitude doit produire la crainte, mais non le désespoir, qui suppose au contraire la certitude du mal que l'on craint.

 

Axiome géométrique, mais sophisme psychologique : en

 

(1) Traité de l’oraison, p. 109

(2) Ib., p. 326.

 

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fait, cette Incertitude — forse che si, forse che no — équivaut chez plusieurs à la certitude du pire.

 

Je dis de plus que cette incertitude ne nous doit point ôter la confiance, parce qu' (elle) n'est fondée que sur ce que nous ne savons pas assurément que la volonté que nous avons d'obéir à Dieu... soit sincère et effective..., or quand on sent cette volonté en soi dans quelque degré, le doute qui reste si elle est sincère n'empêche pas la confiance, qui naît de ce témoignage intérieur. Il est difficile de croire qu'on ne veuille pas sincèrement ce qu'on croit vouloir (1).

 

Admirables paroles, mais vaines; parce qu'elles viennent trop tard et quand le mal est fait, je veux dire, quand on a consacré tant de pages à nous démontrer que ce a témoignage intérieur » reste sujet à l'illusion. Qu'on me permette une dernière citation qui me paraît d'une rare beauté, et où toute cette philosophie, troublante pour les uns, rassurante pour les autres, est excellemment résumée.

 

Nous avons donc toujours en nous un principe divin ou un principe humain pour accomplir ce qu'il y a d'extérieur et de sensible dans ces exercices de la vie chrétienne. Souvent même nous avons tous les deux ensemble, mais nous ne pouvons pas, savoir avec certitude lequel de ces deux principes domine dans notre coeur et produit nos actions.

 

(1) Traité de l’oraison, p. 361. Il dira plus explicitement dans sa Réfutation des quiétistes : « Lors donc que l'âme, par une vue droite et juste, (qui lui dira si elle est droite et juste ?) se porte à la recherche de la vérité dans la méditation... et qu'elle y cherche sa nourriture et sa lumière, on n'a nul sujet d'attribuer ce mouvement à la nature et à un effet purement humain... On n'a pas sujet d'attribuer l'application à la vérité à un mauvais amour. La raison veut donc qu'on l'attribue au bon amour ». Réfutation, pp. 102, 103. — Mais quoi, ne nous avez-vous pas dit cent fois le contraire, et que rien n'est plus « caché » que le principe de notre prière? Plus loin, dans le même sens et excellemment : « Il faut toujours de la droiture et de la pureté de coeur pour être convaincu que ce que nous voyons de vertu et de piété dans les âmes vient plutôt d'une grâce de Dieu que de la force de la nature. Dieu agit toujours en Dieu caché ; et s’il répand assez de lumière pour faire connaître aux personnes humbles l'opération de sa grâce, il y mêle assez d'obscurité pour la cacher aux superbes ». Ib., p. 211. C'est la philosophie de Pascal, mais, encore un coup, elle vient trop tard.

 

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Vérité incontestable, sans laquelle nous n'aurons jamais raison des illuminés, mais qu'il vaut mieux taire aux scrupuleux, aux inquiets, c'est-à-dire, à la moitié au moins des âmes pieuses.

 

Et quoiqu'il soit de notre devoir de nous purifier sans cesse de tout intérêt et de tout amour-propre, nous ne savons pas néanmoins si ce désir même d'en être purifiés ne vient point d'un autre intérêt plus spirituel et plus délicat. Car on peut désirer par amour-propre d'être délivré de l'amour-propre; on peut désirer l'humilité par orgueil. Il se fait un cercle infini et imperceptible due retours sur retours, de réflexions sur réflexions, dans ces actions de l'âme, et il y a toujours en nous un certain fond et une certaine racine, qui nous demeure inconnue et impénétrable durant toute notre vie. C'est l'état où Dieu veut que les hommes vivent clans le monde.

 

Mais Dieu ne veut pas que tous les hommes aient une conscience aiguë de cet état. Cela n'est bon que pour les esprits semblables à Nicole, je veux dire raffinés et paisibles comme lui.

 

Nous sommes condamnés à ces ténèbres par sa justice (?), et sa miséricorde nous les rend avantageuses quand elle sait que nous nous en servons pour être plus humbles.

 

Et elle nous les cache quand elle sait qu'à essayer de sonder ces ténèbres, nous deviendrions fous.

 

Et ainsi il est visible que ces ténèbres étant justes et inévitables d'une part, et de l'autre, nous étant utiles,

 

« Inévitables » en soi, mais beaucoup ne les réalisent, ne les soupçonnent même point, et pour beaucoup entre ces beaucoup, il vaut mieux qu'il en soit ainsi. Il est inévitable que l'air que nous respirons pullule de germes dangereux; il est « utile » qu'un certain nombre de têtes solides, averties de la présence de ces germes, travaillent à purifier l'atmosphère; mais si vous parlez à tort et à travers de microbes, vous détraquerez bien dut monde.

 

la raison même nous porte à demeurer en repos,

 

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Une raison solide, saine, placide comme celle de Nicole

 

et à adorer en paix la bonté divine qui les ordonne pour notre bien, et qui nous tient comme captifs clans cette prison obscure, jusqu'à ce qu'elle nous expose à sa lumière qui nous fera connaître ce que nous sommes. Toutes nos inquiétudes ne nous tireront pas de cette nuit et de cette obscurité : elles NE FERAIENT PLUTOT QUE L'AUGMENTER et nous empêcher d'en tirer du fruit. Il faut donc les éviter si nous le pouvons ; et nous le pouvons toujours

 

Nicole, oui; tout le monde, non,

 

ou par grâce, ou par un effort humain qui suffit pour nous PROCURER UNE PAIX HUMAINE qui ne se distingue pas sensiblement de la paix de Dieu, et qui vaut toujours mieux que l'inquiétude qui accable l'âme, et qui la réduit à la paresse et au désespoir (1).

 

Cette « paix humaine » est une des plus rares imaginations de Nicole. Il s'y est peint tout entier; mélange prodigieux d'épaisseur et de finesse, de foi et de scepticisme, de bon sens et d'étourderie. S'étonnera-t-on, après ce long chapitre, que nous lui préférions François de Sales, et au pessimisme mal guéri des jansénistes, à leur confiance troublante, l'optimisme courageux des humanistes dévots (1). Credidimuscharitati, disent ces derniers. Les autres voudraient

 

(1) Visionnaires, pp. 294-296. Il continue, et de façon à nous rappeler le pari de Pascal : a La même raison qui nous fait préférer la paix à l'inquiétude, nous doit faire aussi préférer la pratique de tous les exercices de la vie chrétienne, à une vie molle, négligente et paresseuse. Car il est certain que ceux qui ne les pratiquent pas ne sont pas dans la voie de Dieu... Au contraire, ceux qui pratiquent ces saints exercices sont tous en quelque sorte dans la voie de la paix ; ils sont dans la compagnie de ceux qui vont au ciel... » Ib., pp. 296, 297.

(1) Ce que je critique ici chez Nicole, ce n'est pas à proprement parler cette idée, très juste en soi, d'une paix humaine ; c'est le long travail destructeur qui l'amène à se réfugier dans cette paix, et tout ensemble devrait normalement l'empêcher d'y arriver. Il va du reste sans dire que, pour tout ce qui concerne le mérite surnaturel de nos actes propres, nous n'arrivons jamais qu'à une certitude morale. L'imprudence de Nicole consiste à ébranler inutilement cette certitude. Sur la foi humaine nécessaire aux contemplatifs eux-mêmes cf. de longs développements dans le tome I, livre II du Jour mystique, livre que nous allons beaucoup citer.

 

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bien, ils n'osent pas croire à l'amour. Qu'on mesure donc l'intervalle entre le « pax vobis » de l’Evangile et le « cercle infini et imperceptible de retours sur retours » dans lequel Nicole, qu'il le veuille ou non, travaille à emprisonner ses lecteurs. « Pax vobis, ego sum, nolise timere ». Dans toute âme de bonne volonté, la « paix humaine» que recommande Nicole, est déjà la « paix de Dieu ». J'avoue du reste que

cette glose sur la palinodie de Nicole nous a entraîné un peu loin de la question mystique ; mais l'occasion était bonne de compléter ce que nous avons déjà dit sur un sujet presque vierge ; la religion et la spiritualité de Port-Royal (1).

Concluons, que puisque « il n'y a aucune sorte d'oraison, dans laquelle on ne puisse être trompé a, il n'est pire illusion que de vivre constamment dans la crainte de l'illusion.

 

C'est un grand abus, nous apprend sainte Thérèse, que de quitter la contemplation, crainte d'être trompé. « Souvent, on nous veut empêcher le chemin, en nous disant qu'il y a danger, qu'une fille s'est perdue par là, qu'une autre a été abusée. (c'est le grand argument de Nicole contre les mystiques) On ne doit faire cas de ces craintes et dangers, puisque c'est le chemin royal et assuré, par lequel a été notre Roi, et par lequel ont cheminé tous les élus et les saints... Que le chemin de l'oraison soit le chemin de danger, à Dieu ne plaise ! Le diable a inventé ces craintes pour en faire tomber aucuns qui faisaient oraison. Le monde ne voit pas les milliers qui sont tombés en des hérésies et en d'autres grands maux, sans avoir d'oraison (2).

 

(1) Voici encore une preuve de l'inquiétude que laissait à Nicole cette minutieuse critique de l'illusion dans la prière. Je l'ai déjà remarqué, cette critique, à laquelle il revient du reste sans cesse d'un bout à l'autre du volume, était exposée ex professo dans la première partie du Traité de l’oraison, qui a pour titre : Que les pensées seules ne sont point oraison. Commencer l'initiation pieuse par une leçon d'incertitude, de défiance, de scrupule, on n'imagine rien de plus étourdi : je tiens à ce mot, le seul qui soit propre. Quand il a refondu son livre en 1694, il a renvoyé ces dites leçons au second volume, sous le titre : Des conditions de la prière chrétienne. Il a du reste renvoyé également à ce second volume, tout ce qui était d'ordre plus spéculatif que pratique. C'est fort bien fait. Cf. l'Avertissement du traité de la Prière.

(2) Le Jour mystique, pp. 657-659.

 

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§ 4. — Nécessité de l'effort humain (intelligence, volonté) dans la prière commune. — Apologie de la méditation et de saint Ignace.

 

Mais si « les pensées seules ne sont point oraison », elles sont « le moyen ordinaire par lequel nous devons exciter en nous l'esprit d'oraison », nous mettre en posture d'oraison, nous acheminer à recevoir la grâce nécessaire à la véritable oraison. Il est donc « permis de les rechercher », et comme il n'y a pas d'autre moyen de les rechercher, que de méditer, la méditation est bonne, elle est même communément nécessaire, quoiqu'en disent M. de Saint-Cyran (Bancos) et les faux spirituels, qui recommanderaient une « oraison sans pensées ». Et sans doute, c'est bien toujours Dieu qui prie en nous, mais il le fait en subordonnant son action propre aux efforts de l'homme, en adaptant son concours au jeu normal de nos facultés. Toute prière est un acte surnaturel d'amour; mais, pour aimer, il faut connaître; et pour connaître, penser.

 

Ainsi la vérité allie ce qui paraît contraire à ceux qui ne la connaissent qu'imparfaitement. Tout dépend de Dieu; donc il ne faut point travailler, disaient certains hérétiques. Il faut travailler, donc la vertu ne dépend point de la grâce, disaient les Pélagiens. Mais la doctrine catholique consiste à unir ces vérités et à rejeter ces fausses conclusions. Il faut travailler, dit-elle, et néanmoins tout dépend de Dieu. Le travail est un effet de la grâce et un moyen ordinaire d'obtenir la grâce. Croire que le travail et les vertus qu'on obtient par le travail ne sont pas des dons de Dieu, c'est une présomption pélagienne, Mépriser les moyens dont Dieu se sert ordinairement pour communiquer sa grâce aux hommes, c'est tenter Dieu en voulant renverser l'ordre de la sagesse divine. Ainsi la piété véritable consiste

 

à rechercher de pieuses pensées, autrement dit, à méditer, et à « reconnaître que c'est Dieu », qui, par ce moyen, prie lui-même en nous (1). Saint Ignace disait la même

 

(1) Visionnaires, p. 292.

 

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chose en deux mots. « N'attendons le succès que de la grâce, mais travaillons commis s'il ne dépendait que de nous ».

Saint Ignace ! Nous avons insinué plusieurs fois que Pierre Nicole, ce janséniste prétendu, cet inspirateur des Provinciales, appartenait en vérité, non pas au corps, mais à l'âme de la Compagnie. Le présent chapitre apporte une nouvelle preuve à ce paradoxe. Je ne crois pas en effet que personne, même parmi les jésuites, ait expliqué avec plus de limpidité et d'élégance, ait justifié avec plus de force la psychologie des Exercices spirituels. Lorsqu'il y a quelques années, on s'est remis de plusieurs côtés à critiquer la méthode ignatienne, les défenseurs de cette méthode auraient pu se borner à rééditer le second livre du Traité de l’oraison qui a pour

titre : De l'utilité des bonnes pensées et de ce qu'on appelle oraison méthodique (2).

 

 

(2) Il est très possible, que Nicole n'ait jamais étudié les Exercices. Il les connaissait du moins par François de Sales, cf., Traité de l’oraison, p. 58. Que le savant directeur de la Bibliothèque des exercices veuille donc bien faire figurer dans ses précieuses rééditions, et les pages de Nicole que nous allons résumer, et sa lettre, si remarquable, pour nous si piquante, à un supérieur (non de Maredsous, qui n'existait pas encore ; mais) de l'ordre de Cîteaux, et dont voici le sommaire . « Divers avis sur la manière dont on doit travailler à rétablir la régularité ancienne dans les monastères de cet Ordre. Qu'on y doit conserver les pratiques nouvelles qui peuvent contribuer à la sanctification des religieux, comme l'oraison mentale ». Lettres, Il, pp. 91-1oo. J'en donne quelques extraits : « On témoigne... ne pas approuver le règlement fait par les Chapitres généraux, que l'on fera dans toutes les maisons, deux fois par jour... une demi-heure de ce qu'on appelle méditation. La manière dont on en parle tend à faire regarder ce règlement comme un relâchement contraire à la règle et au premier esprit de l'Ordre... Cependant j'ai vu (à Port-Royal) des gens très persuadés de l'abus qu'on peut faire des méditations, et qui croient néanmoins qu'à l'égard du commun des religieux, c'est le tentas le moins mal employé de toute la journée... Si saint Benoît n'a pas établi ce moyeu, c'est qu il a supposé que ses maisons seraient composées de personnes, qui pourraient joindre aux exercices extérieurs la méditation... Il faut avoir une très grande idée de la lumière et de la sagesse des saints fondateurs... Mais cela n'a pas empêché l'Église de remédier par de nouveaux règlements aux abus... S'il y a des dispenses justes, je crois que l'on peut mettre de ce nombre un décret qui diminuera quelque chose de la longueur de l'Office, ou de quelque autre exercice régulier, pour donner moyen aux religieux de s'appliquer à eux-mêmes et à considérer leurs devoirs avec plus d'attention... Cogitavi vias meas ». Et encore : « Je dirais presque la même chose sur ce qu'on dit contre la retraite annuelle qui se pratique dans tous les nouveaux Ordres... Comme (elles) ne sont... incompatibles avec aucune règle, ni aucun Institut, il est bon de témoigner en les approuvant et même en les pratiquant, qu'on n'aime pas son Ordre par un certain amour-propre, et parce que nous nous sommes fait un honneur de le soutenir, mais parce que la vie qui y est établie est agréable à Jésus-Christ...; en sorte que nous soyons disposés à pratiquer toute autre bonne oeuvre, quand elle n'aurait pas cet attrait particulier d'être de notre Ordre, et d'avoir été prescrite par ceux qui l'out fondé... Jésus-Christ était hier et il est aujourd'hui... Il anime les saints de ce temps (même saint Ignace) comme il a animé les anciens ». Sur la récente controverse à laquelle je fais allusion, cf. F. Cavaliers, Ascétisme et Liturgie, Paris, 1914.

 

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Dieu nous prend tels que nous sommes, et, dans l'espèce, actifs, curieux de pensées multiples et distinctes.

 

L'homme, par son péché, a perdu l'oeil de la contemplation par lequel il contemplait, dans l'état de l'innocence, la vérité et la loi éternelle.. il est tombé dans l'amour des corps, dans la multiplicité des créatures..., il est devenu incapable de concevoir et d'aimer (de lui-même) les choses spirituelles (dans leur divine simplicité)... Dieu (a) formé le dessein... de le rappeler à cette vérité dont il était déchu..., mais en se servant de l'état même auquel il était tombé, pour l'en relever.

Il aimait les corps et les objets sensibles ; il lui a donné un corps et des objets sensibles à aimer. Il aimait la multiplicité, et il lui a donné une sainte multiplicité à laquelle il peut s'appliquer légitimement... (Dieu) a voulu guérir les hommes, amoureux des corps, en leur présentant un Dieu revêtu d'un corps, et les élevant ainsi par l'amour de son Humanité divinisée jusqu'à l'amour de sa Divinité; l'Humanité est le moyen, la Divinité est la fin et le terme. Il n'élève pas tout d'un coup les hommes grossiers à l'amour tout pur de sa Divinité... Il ne les attache pas à un seul attribut, mais il leur présente la variété de ses Mystères par lesquels il veut qu'ils remédient à l'amour de la multiplicité que le péché leur a inspiré...

 

Le péché nous avait faits curieux; la Rédemption nous fera méditatifs.

 

Ce chemin qu'il a tracé par son Incarnation et par ses mystères..., c'est la voie d'une sainte multiplicité, dans laquelle on passe par la considération de divers mystères, et l'on se soutient par le changement et la variété des objets..., ut humana mens (comme l'a dit Hugues de Saint-Victor) et in multiplicitate excitationem,

 

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et in varietate delectationem, et in intermissione recreationem inveniat.

 

L'Eglise l'a bien compris:

 

c'est pour cela qu'elle a distribué l'année selon les Mystères de Jésus-Christ; qu'elle nous propose chaque jour de différents saints à honorer ; qu'elle a partout institué des psalmodies qui partagent le jour par des prières différentes (1),

 

et en voilà plus qu'il n'en faut pour fermer la bouche à ceux qui voudraient opposer la liturgie à la prière méthodique, la première n'étant autre chose

 

QU'UNE MÉTHODE DORAISON MENTALE, dans laquelle l'Eglise nous fournit les pensées mêmes des vérités que nous devons considérer, et l'idée des mouvements que nous devons exciter en nous...

(L'Eglise) veut que nous formions dans notre cœur ces mêmes mouvements dont elle peint l'image dans notre esprit; que nous admirions Dieu quand nous concevons l'idée de l'admiration..., que nous gémissions quand (les paroles liturgiques) nous marquent des gémissements..., et enfin que nous nous transformions dans tous les saints mouvements et toutes les passions divines, que le Saint-Esprit a exprimées dans les psaumes et dans les autres prières de l’Eglise (2)...

 

(1) Lettres, III, pp. 8-t2. Le texte de Hugues de Saint-Victor est d'une splendeur incomparable. Nicole savait choisir.

(2) Traité de l’oraison, pp. 51-55. Il est trop évident que, pour Nicole, ce travail intellectuel diffère de la spéculation proprement dite, laquelle trouve sa fin en elle-même : « Le dessein de l'oraison n'est pas de s'occuper de Dieu, mais de s'en nourrir comme du pain unique de l'âme, qu'on demande dans la prière ». Ib., p. 49. Ce n'est pas un exercice d'esprit, qui ait pour but de produire des pensées nouvelles. C'est un effort de l'âme pour pénétrer les vérités anciennes. » Ib , p. 127. « Il faut donc tâcher, non à multiplier les connaissances dans la prière, mais à augmenter la clarté de ces connaissances et l'impression qu'elles font sur notre coeur ». Ib., p. 133 ; en d'autres termes, tâcher, non pas tant de découvrir la vérité que de la réaliser, au sens newmanien du mot, Sur quoi Nicole apporte l'admirable texte de saint Augustin, mais sans se douter que ce texte ruine de fond en comble son propre intellectualisme: Non enim diligitur quod venitus ignoratur, sed cum diligitur quod ex quantulacumque parte cognoscitur, IPSA EFFICITUR DILECTIONE UT MELIUS PLENIUSQUE COCNOSCATUR.

«  Si c'est Dieu qui nous tienne occupés de quelques-unes des considérations que nous avons marquées, il est vrai que nous y pouvons être longtemps arrêtés, mais aussi nous en devons être heureux. (Saint Ignace avait déjà dit la même chose.) Et en ce cas, nous ne devons pas nous mettre en peine d'aller plus avant, puisque nous serions arrivés d'abord par cette voie abrégée au terme où nous prétendions aller. (Id quod solo, comme disent les Exercices.) Toutes ces diverses considérations ne tendent qu'à allumer en nous l'amour de Dieu. Si Dieu l'allume par une seule, nous avons ce que nous devions prétendre, et nous faisons en l'aimant beaucoup plus que par toute cette diversité d'actes ». Ib., p. 228. Par où l'on voit que son anti-mysticisme, traité par un médecin compétent, n'eût peut-être pas été sans remède. Enfin: « Le lieu de la vérité n'est pas l'esprit, mais le coeur. C'est où elle doit être écrite par le Saint-Esprit. Elle n'est que loi ancienne. lorsqu'elle n'est que dans l'esprit ; mais elle devient loi nouvelle et évangélique, lorsqu'elle est gravée dans le coeur. Nous ne sommes que juifs en la connaissant, mais nous sommes chrétiens en l'aimant ». Il faut donc, dans la prière, « se tenir devant (Dieu) comme un vase ouvert, pour l’y recevoir, et comme une table rase afin qu'il s'y imprime ». Ib., p. 278. (Je ne sais pourquoi il me semble que Nicole a dû emprunter ce dernier texte à quelqu'un de ses devanciers, à Saint-Cyran peut-être). Il ne faut donc pas attribuer à un goût trop vif pour la spéculation l'intellectualisme de Nicole, mais seulement à l'impossibilité où il se trouve d'imaginer pour connaître Dieu une autre voie que le pur raisonnement. Et néanmoins les textes que nous venons de citer n'ont de sens que si le raisonnement n'est pas l'unique voie de connaître Dieu.

 

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On peut donc à... (l’) exemple (de l'Eglise) disposer aussi en un certain ordre les pensées intérieures auxquelles on a dessein de s'appliquer, afin d'arrêter l'inconstance de l'esprit ; et c'est cette disposition qu'on appelle proprement une méthode d'oraison mentale, et il est aisé de voir par sa nature et par sa fin, qu'on ne la saurait blâmer sans blâmer en même temps l'office, dont l'Eglise prescrit la récitation aux ecclésiastiques, puisque cette méthode n'est autre chose qu'un ordre de pensées et de mouvements, comme l'office de l'Eglise est tout ensemble un ordre de pensées, de mouvements et de paroles (1).

 

Ainsi la méditation ignatienne continue la méditation liturgique; la première est en germe dans la seconde, et, loin de s'opposer l'une à l'autre, elles s'appellent plutôt, la récitation des prières liturgiques stimulant l'oraison privée, et celle-ci préparant le fidèle qui s'y adonne à pénétrer, à goûter davantage le sens de la liturgie.

 

(1) Traité de l’oraison, p. 149. La logique voudrait davantage, et, pour moi au lieu de dire : la méditation est bonne puisque la liturgie est bonne; je dirais plutôt : la liturgie est bonne puisque la méditation est bonne. Qui ne voit en effet que la liturgie suit et suppose la méditation ? Les premières formules liturgiques, qu'elles aient été ou non rédigées en vue de leur emploi liturgique, n'ont fait que traduire la prière intime de leur auteur. Il en va naturellement de même pour les formules qui ont été ajoutées dans la suite des âges. Prenez telle pièce liturgique, l'Exultet, le Caelestis urbs Jérusalem; qui ne voit, encore une fois, qu'elles sont le fruit d'une méditation proprement dite, et combien profonde ! Propter quod unumquodque tale et illud magis...

 

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Ainsi la différence qu'il y a entre ces derniers temps de l'Eglise et les premiers, en ce qui regarde la prière, n'est pas qu'on ait commencé dans les derniers siècles à prescrire des méthodes d'oraison, et qu'on ne l'ait point fait dans les premiers, mais c'est que, dans les premiers, on s'est contenté d'est proposer une très facile et très proportionnée à toutes sortes d'esprits, qui consiste à fournir aux fidèles les pensées des choses auxquelles ils doivent s'appliquer, et les idées des mouvements qu'ils doivent avoir, et à ne laisser plus au Saint-Esprit qu'à donner le seul mouvement du coeur, en laissant à chacun la liberté de se former d'autres méthodes sur le modèle de celle-là ; — au lieu que, dans les derniers siècles, on a prescrit des méthodes moins particulières, où l'on ne détermine pas si précisément à l'esprit les pensées et les mouvements qu'il doit avoir, mais où on lui laisse plus de liberté pour l'un et pour l'autre (1).

 

Et cette « liberté » elle-même n'est pas nouvelle. Tous les Pères nous y invitent, aucun d'eux n'ayant eu l'idée plus que bizarre de borner les exercices de la vie intérieure à la récitation, même fervente, des prières liturgiques. Sur un texte donné, saint Jean Chrysostome nous apprend à « considérer celui qui parle, à qui il parle, le sujet qui le fait parler (2) ». Quis, quid, ubi, quibus auxiliis... Saint Augustin nous veut ruminants :

 

Salomon dit que « le Sage tient longtemps dans sa bouche un trésor désirable, et que le fou l'avale aussitôt », c'est-à-dire en

 

(1) Traité de l’oraison, pp. 57, 58. Ou encore : « Il y a seulement cette différence, que l'office étant fait pour tous les ecclésiastiques, l'Eglise, qui juge utile d'obliger ceux qui le récitent à une espèce d'uniformité, ne leur permet pas de se dispenser de l'ordre des prières qu'il contient, sous prétexte qu'ils auront plus d'attrait à un autre. Mais, les prières purement intérieures étant laissées à la liberté de chacun, personne ne doit tellement se lier à aucun ordre qu'il n'en suive un autre sans scrupule, s'il plaît à l'Esprit de Dieu de l’y appliquer ». Ib., pp., 149. 15o. Et c'est là certainement, aux yeux de Nicole, un incontestable progrès. On comprend du reste qu'à part lui, cet esprit approfondissant ait préféré la méditation à la prière liturgique, celle-ci « effleurant » tant de matières et ne faisant « qu'errer et courir par toute l'étendue de l'Ecriture ». Cf. la curieuse citation de Cassien (Ib., p. 81) que Nicole appliquerait volontiers à la récitation de l'Office. On sait du reste, et nous montrerons plus tard en détail, que le XVIIe siècle n'était pas plus étranger que le XXe à l'esprit liturgique, l'était beaucoup moins.

(2) Traité de l’oraison, p. 83.

 

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un mot que le sage rumine, et que le fou ne rumine point... Il y a des hommes, qui sont signifiés par les pourceaux, qui sont impurs, non par leur nature, mais par leur vie ; et ce sont ceux qui, écoutant avec plaisir les paroles de la Sagesse, n'y pensent plus ensuite. Car rappeler dans sa pensée ce qu'on a fait passer dans sa mémoire comme dans l'estomac de l'âme, c'est faire d'une manière spirituelle ce qu'on appelle ruminer dans les animaux; et ceux qui ne le font pas sont figurés par ces espèces d'animaux que l'Ecriture appelle immondes (1).

 

Ainsi pensent tous les autres Pères,

 

tant il est vrai que l'exercice de la méditation est de soi-même un exercice commun de la vie chrétienne et, par conséquent a été pratiqué dans tous les temps (2).

 

Et ce n'est encore qu'une querelle de mots. Celui de « méthode » vous fait peur. Vous le trouverez pourtant dans saint Ambroise : « Oratio frequens quamdam operatur DISCIPLINAM ORANDI » (3). Songez aussi que,

 

comme... les préceptes de la rhétorique ne sont que des réflexions sur ce que les hommes éloquents ont pratiqué sans préceptes, de même les méthodes d'oraison ne sont que des réflexions sur ce que les chrétiens ont toujours pratiqué sans méthode (4).

 

A la bonne heure! Mais comment ne voit-il pas qu'on en peut dire autant des méthodes proposées par les mystiques ? C'est toujours la précieuse « lanterne » de Nicole ; elle n'éclaire que les petits sentiers où il la promène ; mieux vaut le soleil.

 

(D'où) il est visible qu'il y a peu de solidité à ce qu'on a accoutumé de dire, qu'il ne faut point de méthode pour gémir,

 

(1) Traité de l’oraison, pp. 6o, 61.

(2) Ib., p. 83. On trouvera là une mine de beaux textes, non seulement décisifs, mais savoureux, v. g. dans le chapitre vu, où Nicole se fait fort de montrer que le De consideratione de saint Bernard « n'est dans le fond qu'un traité de l'oraison mentale ». Ib., p. 84.

(3) Ib., P. 97.

(4) Ib., p. 62.

 

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puisque, selon saint Augustin, ou plutôt selon l'Eglise, la méthode de gémir est de concevoir par l'esprit les objets dont on doit gémir, et l'idée de ces gémissements; et que l'Eglise a pratiqué cette méthode depuis son commencement jusqu'à présent, et la pratiquera jusqu'à la fin du monde (1).

 

Ils disent encore que saint Ignace est bien impertinent d' « assujettir le Saint-Esprit à nos heures et à nos fantaisies ». Mais quoi ! pour célébrer la sainte messe, attendez-vous l'heure de l'Esprit?

 

Tant s'en faut que cette détermination du temps, qu'on veut employer à la prière soit capable d'éloigner l'esprit de Dieu, qu'elle est capable de l'attirer. Car Dieu aime l'ordre et la régle, et est ennemi de la confusion et du désordre. Ainsi tout ce qui contribue à faire que notre vie soit plus uniforme et plus réglée contribue à attirer l'esprit de Dieu en nous... En effet, nous ne sommes pas assurés que le Saint-Esprit nous favorise de ses grâces à l'heure que nous aurons choisie et... nous sommes encore moins assurés qu'il nous favorise en quelque autre que ce soit;

 

et ce qui est vrai de l'heure, l'est également de tous les autres détails de la méthode;

 

mais la résolution que nous prenons de prier à une certaine heure, contribuant au règlement et à l'uniformité de notre vie, est plus capable d'engager Dieu à nous donner sa grâce que si nous priions sans règle et par le pur mouvement de notre fantaisie (2).

 

Tout le monde avoue du reste, et jusqu'aux jésuites, que

 

le Saint-Esprit pouvant former dans le fond du coeur des mouvements contraires aux pensées et aux motifs qu'on se propose, il ne se faut pas lier absolument à une certaine méthode (3).

 

Il y a des gens qui, reconnaissant, d'une part, qu'il est utile

 

(1) Traité de l’oraison, p. 57.

(2) lb., pp. 121-123.

(3) Ib., p. 49.

 

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de prendre tous les jours un certain temps pour se tenir devant Dieu en silence et en esprit de prière, ne voudraient point de l'autre qu'on prescrivit aucune règle pour cet exercice. Ils représentent même d'une manière odieuse la difficulté de tous ces actes que l'on prescrit d'ordinaire, et ils paraissent assez disposés à croire que toutes ces pratiques sont plutôt un exercice laborieux de l'esprit et une espèce de rhétorique, qui apprend à trouver des pensées, et à s'imaginer des mouvements sur certains sujets pieux, qu'un secours de la véritable oraison.

Et à la vérité, ils auraient tout à fait raison, si, en proposant ces règles, on avait intention d'y lier servilement les âmes, et si on les voulait obliger à passer par tous les degrés qu'on leur marque. Mais il y a peu de livres qui traitent de cette matière, qui n'avertissent le monde que ce n'est pas là l'intention de ceux qui les prescrivent; que lorsque Dieu occupe l'âme de quelques sentiments ou de quelques lumières, on fait fort bien de s'y arrêter et de les goûter, et qu'on ne doit se servir des méthodes que lorsque l'esprit demeure entièrement vide et que, ne sachant sur quoi s'appuyer, il est agité de pensées vagues et inutiles et même mauvaises. Ils enseignent tous qu'on doit préférer l'attrait et le mouvement de Dieu à toutes les méthodes, et ils ne préfèrent leurs méthodes qu'à l'instabilité du coeur et à la dissipation de l'esprit.

AINSI LA PREMIERE RÈGLE DE CES MÉTHODES EST QU'IL Y A BIEN DES GENS QUI N'ONT POINT BESOIN DE MÉTHODE (1).

 

Et c'est ainsi que de 1679 à 1789, et même au delà, les jansénistes, grands lecteurs du Traité de l’oraison, auront été façonnés, par le bon M. Nicole, à prier dans l'esprit et selon les méthodes de saint Ignace.

Nous l'avons dit, « ces gens e, que Nicole avait en vue, en écrivant son panégyrique des méthodes d'oraison, c'étaient d'abord M. de Barcos et les quelques Port-Royalistes qui suivaient sa direction. Ce détail a beaucoup d'importance pour qui veut connaître la direction suivie par Nicole en ces matières, l'origine assez mêlée, et, si l'on peut dire, la couleur de son anti-mysticisme. C'est à Port-Royal

 

(1) Traité de l’oraison, pp. 112-143.

 

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qu'il a fait connaissance avec le quiétisme. Quand, plus tard, et dans des milieux tout différents, il croira rencontrer de nouveaux quiétistes, il les assimilera, sans plus de critique, aux quiétistes de Port-Royal, sauf, bien entendu, à les juger moins raisonnables que ses propres amis. Mais ceci veut être exposé dans un paragraphe spécial, que Nicole, toujours limpide, même quand il parle de ce qu'il ne comprend pas, nous aidera, j'espère, à rendre limpide.

 
§ 5. — Critique de l'effort humain dans la prière. — L'illuminisme quiétiste de plusieurs jansénistes, et le quiétisme prétendu des mystiques orthodoxes.

 

Le quiétisme plus ou moins enveloppé que Nicole rencontrait dans certains milieux jansénistes, est d'origine calviniste (1). Il part de ce principe que, nos facultés ayant été corrompues jusqu'à la racine par la faute du premier homme, plus elles s'exerceront dans la prière, et moins la prière sera bonne. D'où la répugnance qu'inspirait à Barcos toute oraison méthodique, le seul mot de méthode évoquant l'idée d'un effort humain plus concerté, plus énergique, plus persévérant. L'idéal serait que l'action divine se substituât complètement dans la prière à l'action de l'homme. Si cela ne se peut pas, du moins doit-on réduire autant que possible ce que Nicole appelle malicieusement « le péché d'activité » (2). Il a fort bien décrit cette illusion fondamentale, qu'il attribue du reste libéralement aux mystiques, vrais ou faux, mais non plus jansénistes, qu'il s'est proposé de combattre.

 

Le mal est que l'on condamne toute activité et toutes sortes d'efforts, sans distinction; on ne les condamne pas à cause du

 

(1) « Les calvinistes, dit Nicole, condamnent même de péché toutes les actions les plus saintes, à cause de la part qu'ils prétendent que la volonté. » Mais curieusement il ne découvre cette source calviniste que dans le quiétisme, vrai ou prétendu, de Malaval, de Guilloré et des autres. Par suite du parti-pris que nous avons étudié plus haut, il ne songeait pas à attribuer à l'influence calviniste le quiétisme de Barcos.

(2) Réfutation, p. 118.

 

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mauvais principe dont elles peuvent naître, mais... parce, qu'on suppose que toute activité et tous les efforts naissent du vieil homme, c'est-à-dire, d'un mauvais principe, et que c'est une action d'Adam qui doit être détruite par l'esprit de Jésus-Christ.

On ne reconnaît pour pensées et pour mouvements produits par la motion divine, que ceux qui sont sans effort, qui sont accompagnés de facilité, de joie, de repos, oit l'on ne se sent pas agir, et qui se font sans recherche et sans application. L'on veut que l'on demeure en repos, et que l'on ne se remue pas, jusqu'à ce que Dieu forme lui-même les pensées et les mouvements, sans que nous y employions aucun effort.

Enfin on ne reconnaît qu'un seul genre d'actions, qui soit exempt d'impureté, et ce sont les actions auxquelles on ne se porte point par une application volontaire..., et qui surprennent l'âme par le repos qu'elle y ressent, sans qu'elle s'y soit portée par aucun désir. Toutes les autres actions, qui se font par dessein et par délibération, toutes celles auxquelles on se prépare..., sont, selon ces spirituels, infectées de propriété et d'activité, et ont besoin d'être purifiées ou, dans ce monde, par la destruction pénible de cette activité, ou, dans l'autre, par les flammes du purgatoire.

Toutes ces actions sont des actions vivantes, c'est-à-dire... produites par la vie d'Adam et par la nature corrompue ; ce sont des actions infectées de la corruption et de la malice de l'homme, qu'il faut faire mourir, évacuer et détruire par l'esprit de Dieu (1).

 

D'où l'on arrive logiquement à un quiétisme universel :

 

Car, s'il ne faut point se remuer dans la prière, s'il ne faut s appliquer volontairement à rien, s'il faut attendre que Dieu nous remue, il n'y a aucune raison de vouloir se remuer soi-même dans le reste de sa vie... Il ne nous est pas plus défendu d'agir de nous-mêmes dans la prière que dans tout le reste de la vie. Si l'activité est une source d'impureté pour la prière, elle ne l'est pas moins pour toutes les autres actions. Nous n'avons pas plus besoin de la motion divine pour prier que pour agir (2).

 

(1) Réfutation, pp. 87-89.

(2) Ib., pp. 114, 113. A ce propos, donnons en passant une nouvelle preuve de l’anti-jansénisme foncier de Nicole : « J'ose... dire que, si l'homme agissant par lui-même, pouvait se conduire par la vérité et agir par l'amour de Dieu, ses actions n'auraient aucune impureté, et n'auraient point besoin d'en être purifiées, ni dans cette vie, ni dans l'autre (ce qui atténue singulièrement le vulneratus in naturalibus dont parlent les théologiens) ; car l'impureté de l'homme ne consiste nullement à agir, à faire des efforts, mais à agir pour la créature et pour l'amour de soi-même. Otez ce rapport et cet amour, Dieu ne haïra rien dans nos actions, parce qu'il ne hait rien que la cupidité (in actu) Non culpat nisi cupidinem. Et les actions purement humaines, auxquelles la grâce n'a point de part, ne sont corrompues que parce que la cupidité y domine ». Réfutation, pp. 69, 70.

 

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Tout cela parait décisif, je l'avoue, mais uniquement contre le quiétisme janséniste ; car c'est bien là, je le rappelle à Nicole, qui, sur ses vieux jours, l'avait oublié, c'est bien la doctrine, au moins implicite, de M. de Barcos et de ses disciples (1) . Quant aux spirituels qu'on s'est flatté d'exterminer dans les pages qu'on vient de lire, ils n'enseignent rien de pareil.

Ils partent de ce principe, non pas que l'activité humaine est corrompue dans ses actes et dans son principe, mais que l'activité divine est infiniment plus parfaite que l'activité humaine; d'où il suit que, lorsqu'il plaît au Dieu tout-puissant d'intervenir plus activement dans notre prière, et, pour cela, de réduire, de simplifier, de suspendre en quelque manière, le jeu normal de nos facultés, nous ne devons pas lui opposer de résistance. Rappelons-nous qu'il faut de toute façon qu'une a motion divine » élève, surnaturalise toute prière; mais, au lieu que, dans l'oraison commune, — prière vocale, méditation — nous tâchons d'obtenir, par une suite d'efforts, cette motion divine, sans laquelle il n'est pas de véritable prière, on nous demande, dans l'oraison mystique, de nous a accommoder au divin Esprit, agissant et dominant intérieurement, et d'en suivre fidèlement les opérations (2) ». La quiétude janséniste découle de cette erreur théologique : l'agent humain est irrémédiablement mauvais, tolus malus;

 

(1) Il va de soi que, ni Barcos, ni personne de raisonnable ne reconnaîtrait sa pensée dans la description impitoyable que Nicole vient de faire. Nicole est le premier à le reconnaître, il ne veut que montrer les dernières conséquences du système.

(2) Guilloré, Maximes spirituelles, Paris, 1853, p. 247.

 

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la quiétude mystique, de cet axiome métaphysique : l'agent humain, si excellent qu'il soit, reste inférieur à l'agent divin (1).

Or, prenez garde que cet axiome, trois fois évident, nous révolte d'abord, nous devient presque insupportable, dès qu'il est question de nous l'appliquer à nous-mêmes, de le réaliser pratiquement, d'en faire, ou plutôt d'en subir l'expérience, en un mot, dès qu'il est question de mourir peu à peu à nos propres opérations, pour laisser la place libre aux opérations de Dieu.

 

Ce n'est pas toujours par humilité, écrit Malaval, qu'on refuse les faveurs du ciel, c'est quelquefois par orgueil, pour ne pas démordre de ses sentiments. C'est aussi, bien souvent, par lâcheté et par pusillanimité, comme au sujet de la contemplation. On ne craint pas cette oraison, parce qu'elle est sublime, mais parce qu'elle est mortifiante. La véritable contemplation est la mort des sens ; une âme qui veut jouir de Dieu rejette avec soin tout l'embarras des images et toutes les occupations qui la peuvent retirer de son objet, et elle ne laisse agir ses sens qu'autant que le demande son devoir et le train de sa profession. La contemplation... est une mort volontaire (volontairement acceptée) de toute action (il veut dire de toute l'activité normale de nos facultés), de toute affection, de tout raisonnement, et de tout ce qui n'est pas Dieu (agissant en nous). Cela est dur à la nature, Philothée, qui veut toujours agir (à sa manière habituelle) ; cela est dur à la science, qui veut toujours raisonner; cela est dur à la vanité, qui veut toujours éclater, jusque dans la dévotion même, par des préparatifs, par des contenances et par des discours (2).

 

(1) Nous avons eu déjà, nous aurons encore l'occasion de le remarquer, les mystiques en général (et mime ceux de l'école française, qui inclinent pourtant à exagérer les suites de la faute originelle) insistent plus volontiers sur le néant (métaphysique) que sur la corruption accidentelle de l'homme. Nicole, au contraire, n'aime pas beaucoup ce rappel de notre néant.

(2) Pratique facile, II, pp. 187, 188. C'est là un des liens communs de la littérature mystique. Si je cite Malaval, plutôt qu'un maître plus exact, ce n'est pas qu'il me satisfasse tout à fait ; c'est que Nicole l'a eu entre les mains, et qu'il n'a pas su le lire. Il aurait trouvé dans ce seul livre une réponse à toutes les objections, cent fois réfutées, qu'il ressasse. Au reste, je n'ai, pour ma part, aucun doute sur l'orthodoxie foncière de Malaval. Il corrige lui-même, et fort bien, ses propres exagérations.

 

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Il semble, écrit un autre spirituel, que « l'âme devrait avoir inclination à l'oraison de repos s, et néanmoins, il n'est pas de violences qu'elle ne se fasse, pour se maintenir en état d'activité. C'est que le démon d'abord lui persuade qu'elle perdra son temps à ne plus agir. Comme il appréhende

 

qu'elle ne surgisse à bon port au havre de l'oraison de quiétude..., il se met dextrement sur le passage qui est du sens à l'esprit, pipant et attirant l'âme par le même sens, l'entretenant en des choses sensibles, de peur qu'elle ne lui échappe.

 

Et puis, et surtout,

 

c'est l'amour-propre, lequel naît dans nous comme un mauvais germe et un provin de nos sens, et partant brutal comme eux. Cet amour ne pouvant comprendre une opération si spirituelle qu'est celle de l'oraison sans pensées, persuade à l'âme d'y renoncer, comme A. une chose où il ne voit goutte ; il est incité par les sens qui ne goûtent point cette opération si subtile, à laquelle ils contribuent fort peu. L'amour-propre, qui veut contenter les sens, excite l'âme à prendre une opération qui soit plus sensible (1).

 

De là vient cette critique sévère de l'effort humain, que nous trouvons chez tant de mystiques, et qui parfois semble rejoindre la critique janséniste. Sentant par leur

propre expérience, combien il est dur de renoncer à l'activité propre, ils s'appliquent à montrer que cette activité est en somme peu de chose. Non pas un « péché », je le répète, mais un « néant ». Qui ne voit la différence ? Un néant du reste. qui par sa faiblesse même, tourne facilement au péché. Ainsi, dans l'effort intellectuel par où l'on « rumine » une pensée pieuse — quis, quid, ubi, — il n'y a certes rien de mauvais, mais, d'une part, ce long travail ne conduit qu'à une connaissance très imparfaite

 

(1) Le jour mystique ou l'éclaircissement de l'oraison et théologie mystique, par le Révérend Père P. de P. (Pierre de Poitiers), Paris, 1671, tome I, pp. 4o7, 4o8. Ce qu'il dit de l'action du démon est emprunté à Jean de la Croix, Vive flamme, cant. 3.

 

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et lointaine de Dieu ; d'autre part, il risque de donner lieu à des tentations multiples, mouvements de vanité, par exemple, ou d'impatience. Ne vous plaignez donc pas, vous qu'une vocation meilleure invite à quitter ces exercices chétifs.

Voulez-vous savoir, écrit Guilloré, « pourquoi il faut faire cesser l'opération propre dans ces personnes élevées à l'union » ?

 

Je vous réponds, Théonée, et je pose pour principe, que tout ce qui est créé, quelque spirituel qu'il soit, apporte quelque empêchement à la parfaite opération divine, parce qu'il faut toujours une séparation entre ces deux extrêmes, Dieu et l'homme; et l'opération propre, étant une production humaine, jette comme un nuage entre l'homme et Dieu, ou, si vous voulez, multiplie, et, par cette multiplication, empêche la parfaite union...,

 

laquelle d'ailleurs, n'est jamais, ou n'est que très rarement parfaite ici-bas.

 

C'est une chose connue de tous les spirituels, que l'opération propre retarde l'opération divine, et que, tandis que nous agissons en nous-mêmes tumultuairement, Dieu agit très peu, parce que Dieu a pour fin d'opérer seul en l'âme avec le temps. Ce qui est si sensible, que, plus on s'approche de Dieu, plus on sent un poids secret, qui porte à ce qu'on appelle (improprement) inaction, et au silence intérieur.

 

A ce « tumultuairement » répond le joli mot de sainte Thérèse sur l'entendement qui n'est qu'un faiseur de bruit, moledor ou qui moud avec fracas Ce bruit, si gênant, si encombrant qu'on le suppose, n'est pas un péché, pas davantage une suite du péché, pas plus que le tic-tac du moulin.

 

Et puis, conclut Guilloré, ne sait-on pas que, lorsque l'âme opère, quelque unie qu'elle soit avec Dieu, elle peut aisément se souiller par quelque satisfaction, par quelques regards

 

(1) Saudreau, Les degrés de la vie spirituelle, Paris, 1912, II, p. 1o6.

 

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curieux sur ce que Dieu fait, et par quelque complaisance dans son opération (1).

 

Remarquez bien : il ne dit pas qu'elle se souillera fatalement — cela, c'est la thèse janséniste — mais qu' a elle peut aisément se souiller D. Il ne parle pas du a péché d'activité n, mais des fautes particulières auxquelles nous échappons difficilement quand nous exerçons notre activité ; péché d'amour-propre, et non pas d'activité, car agir est bon. Ainsi d'une source très pure à son origine, mais que des feuilles mortes ont troublée. Ces misères inévitables n'ont d'ailleurs ici que peu d'importance. Revenons à l'impuissance foncière de l'activité humaine, appliquée à trouver Dieu.

 

Les conceptions intellectuelles distinctes (celles qui entretiennent l'oraison commune), sont insuffisantes à nous faire saisir la Divinité, à nous mettre en contact avec Dieu.

 

De cette infirmité radicale, le principe n'est pas à chercher dans une faute quelconque de l'homme, mais uniquement dans la nature même de nos facultés.

Tout ce que nous concevons à l'aide du raisonnement, continue M. Saudreau, ne peut nous donner de Dieu qu'une idée très imparfaite. Oculus non vidit... C'est là encore l'enseignement très juste de saint Jean de la Croix. D'après ce saint auteur, de même que la mémoire ne pourra jamais former dans l'imagination des images qui représentent Dieu, de même aussi l'entendement,

 

(1) Guilloré, Maximes, pp. 244, 245. Lui aussi, je le choisis pour les raisons données plus haut au sujet de Malaval. Il dit ailleurs : « Dieu en vient à ces manières de possession, parce que let puissances et les sens ne peuvent presque opérer qu'ils ne se souillent et ne se corrompent; et pour empêcher cette corruption, il détruit peu à peu et par degrés leur opération, jusqu'à ce qu'il agisse seul avec toute la pureté et la sainteté de son esprit ». Maximes, p. 316. Je veux qu'il y ait une pointe d'exagération dans ces formules; le principe reste sauf. C'est par là qu'on expliquera certaines épithètes, plus ou moins équivoques. Ils parleront par exemple des impuretés de l'effort humain, impuretés actuelles, accidentelles et non pas nécessaires, constitutives. Ainsi encore, lorsqu'ils parlent de faire mourir en nous le vieil Adam : il meurt bien à ce coup, mais, si j'ose dire, par concomitance et comme tombent les branches d'un arbre dont on a scié le tronc.

 

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avec toute son activité, ne saura rien concevoir qui soit semblable à Dieu, et la volonté ne pourra savourer des délices et des voluptés qui approchent de ce bien suprême. Ainsi donc, les considérations les plus sublimes sur l'être de Dieu, les pensées les plus justes, qui nous seront présentées ou que nous nous formerons nous-mêmes sur ses perfections, seront toujours très éloignées de Dieu, et ne peuvent que très imparfaitement nous unir à Dieu.

Pour nous unir à lui aussi parfaitement qu'il est possible en cette vie, « segun que en esta vida se puede », il faudra une connaissance de Dieu dégagée du sensible, et supérieure à celle que donnent les plus beaux raisonnements, même éclairés par la foi (1).

 

Comme tout cela paraît simple, séduisant, sensé, et plus encore quand on le compare aux billevesées dont Nicole nous entretenait si gravement tout à l'heure. Non pas que je me fasse une idée claire de cette connaissance qu'on nous dit « supérieure à celle que donnent les plus beaux raisonnements ». Il ne s'agit pas de cela, mais, en revanche, je vois, plus clair que le jour, combien ]'attitude de Nicole est peu raisonnable en face d'une expérience, que ni lui ni moi nous ne pouvons comprendre, et qu'on ne nous demande pas de comprendre. Au lieu de s'amuser à des bagatelles, au lieu d'exorciser des fantômes, pourquoi refuse-t-il de se rencontrer avec les mystiques, sur le terrain commun, solide, connu, où ceux-ci nous donnent rendez-vous avant de prendre leur vol? Pas n'est besoin d'être mystique, ni même de croire aux mystiques, pour juger pleinement convaincante cette critique de l'activité humaine que les mystiques nous proposent, et qui est, en quelque sorte, leur point de départ. Oui ou non, admettez-vous avec eux que « les représentations, les imaginations et toutes les opérations sensibles de l'âme humaine n'ont aucune proportion, aucun rapport immédiat avec Dieu », et que, par suite, a elles ne

 

(1) Saudreau, Les degrés, II, pp. 47, 48.

 

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sont pas un moyen prochain de nous unir à Lui (1) »? Si vous n'admettez pas cette évidence, à merveille ! il n'y a plus de question mystique ; si vous l'admettez, ou, en d'autres termes, si vous avouez que vos « méditations », quelque lumineuses ou affectueuses qu'elles soient, n'arrivent point à rassasier, à apaiser en vous ce cor irrequietum dont parle saint Augustin, du coup vous aurez compris que le problème mystique se pose, compris comment il se pose. Reste à le résoudre; reste à savoir si les mystiques sont dans l'illusion, quand ils nous assurent qu'il y a, dès ici-bas, pour aller à Dieu une voie plus directe que la prière commune. Mais ceci n'est pas notre affaire. Il nous suffit d'avoir montré qu'en répétant à satiété quo l'activité humaine n'est pas mauvaise, que la méditation n'est pas un péché, l'on n'a rien fait contre les mystiques (2).

 

(1) Saudreau, op. cit., p. 47.

(2) Je n'en finirais pas si je voulais révéler une à une les inexactitudes vraiment prodigieuses de Nicole. Il dira, par exemple, et sans sourciller, que la « nouvelle spiritualité », celle de Malaval, de l'abbé d'Estival, de Guilloré et des autres, « consiste dans la condamnation de toute autre oraison u. Réfutation, p. 63. Or tous ces auteurs, d'accord sur es point avec tous les mystiques, admettent, répètent sans relâche : a) que la méditation est bonne pour les commentants ; b) que, dans l'ordre providentiel, elle est la voie normale qui mène à la contemplation; c) que, même parvenu à la contemplation, il faut encore redescendre à la méditation, dès que l'appel mystique ne se fait pas clairement entendre.

Les textes foisonnent et nombre d'entre eux, sinon tous, Nicole les a eus sous les yeux; il les a lus vraisemblablement, mais sans modifier, pour autant, la sentence qu'on vient d'entendre. « Celui-là, Philothée, qui boit quelquefois d'un vin exquis et délicieux ne perd pas pour cela le goût de l'eau ». Malaval, Pratique, II, p. 97. « Il y a plus d'âmes qui sont capables de méditer, ou au moins plus d'âmes qui s'adonnent à cet exercice que de celles qui peuvent ou qui veulent embrasser la contemplation. C'est pourquoi il est expédient de proposer la méditation au plus grand nombre, comme la voie la plus générale, sans que cet usage doive empêcher de contempler ceux qui sentent un attrait particulier du divin Esprit D. Ib., pp. 249, 25o. Voici Guilloré : « Il en est tant aujourd'hui qui Pejettent toutes les règles, qui se donnent pour l'oraison; on les appelle des amusements ou des retardements de ce divin exercice, des inventions de 1 homme, des empêchements à la grâce ; et là-dessus on prétend que, pour y bien réussir, il ne faut point prendre d'autre règle que celle de s'abandonner simplement au Saint-Esprit, par un dépouillement total de toutes les opérations de l'âme. Eh ! que dit-on là, Théonée ? Mon Dieu, que de façons ! On ne doute point qu'il ne soit à désirer que le Saint-Esprit seul fasse oraison dans nous, et que ce ne soit la fin à laquelle il faut tâcher de parvenir par la pureté de nos âmes; mais que, tout aussitôt et toujours, il faille ne point se donner d'autre règle d'oraison que la pure motion du divin esprit, ah !... que cette illusion mérite les indignations les plus justes! » Les progrès de la vie spirituelle suivis des secrets... qui en découvrent les illusions, Panis, 185o, pp. 536, 537.

Et puis, il faut n'avoir rien, absolument rien compris des mystiques, pour s'imaginer qu'ils veulent supprimer dans l'oraison, toute activité humaine. Cela est hon pour le quiétisme janséniste, mais tous les mystiques, et avec eux, les Malaval, les d'Estival, etc., soutiennent au contraire que l'âme n'est jamais plus active que lorsqu'elle s'abandonne a l'activité divine. Et comment s'abandonnerait-elle, sinon par un acte. Répétons ce que nous avons eu déjà l'occasion de dire : c'est ce mot d'oraison passive qui a tout gâté. On l'a pris, faute de mieux, et sur la foi des anciens, mais on eût mieux fait de ne pas le prendre. En tous cas, rien de plus facile que de découvrir ce que les mystiques entendent par ce mot. Ecoutons Malaval :

« Dieu produit bien tous les principes surnaturels de l'action, applique, détermine, fortifie, pousse et élève l'âme au temps et en la manière qu'il lui plaît... Mais l'âme produit toujours ses actions avec une détermination de sa part, avec advertance, suavité, liberté, pouvoir d'agir et ne pas agir, conformément à son élévation et à son état : SON ACTION PROPRE ET VITALE NE POUVANT ÊTRE EMPRUNTÉE NI COMMUNIQUÉE ». Pratique facile, II, p. 83. « Celui-là n'est pas oisif..., qui SE TENANT en la présence de Dieu, GARDE un silence intérieur de ses puissances pour son amour. Car la VOLONTÉ DE GARDER LE SILENCE est un acte de vénération, la présence de Dieu un acte de foi, et le silence même un hommage. L'âme, bien loin d'être oisive, exerce un acte universel, fort noble et fort excellant, qui est la suspension (acceptée par un acte) de ses actes particuliers, pour s'absorber en Dieu seul. » Ib.. p. 258.

Ainsi Guilloré : « Cette attente et ce respect devant Dieu n'est pas une pure oisiveté, mais une oisiveté saintement agissante. C'est une sorte d'oisiveté, parce que l'âme semble à elle-même ne rien opérer, tant elle le fait suavement et simplement. Cette oisiveté est pourtant agissante, parce qu'en effet l'âme n'est en silence que par un actuel empire de la volonté... Et par là vous voyez que, quand j'avance qu'il faut dépouiller (telle) personne... de toutes ses propres opérations, je l'entends des opérations sensibles, QUOIQUE BONNES, des vives, des raisonnantes, des turbulentes, pour faire place à la relus simple (qui est aussi la plus active) manière d'agir, et pour rendre l'âme capable de recevoir l'opération de Dieu ».

Ainsi l'abbé d'Estival, que je ne cite pas parce qu'il ne fait guère, lui-même, que citer ses maîtres, et parce qu'il est beaucoup moins intelligent que Malaval ou Guilloré. — Et nunc erudimini ! Vous avez là un bel exemple de la justice que l'on rend aux mystiques. Si le subtil, l'honnête, le calme Nicole en est là, que feront les autres ?

 

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II. — LE PRÉJUGÉ ANTI-MYSTIQUE

 

Il est fait de quatre obsessions, que nous étudierons successivement, mais en nous attachant davantage à la principale, qui est aussi la plus commune et la plus inguérissable, l'obsession intellectualiste ou rationaliste.

 
§ I. — Obsession de la faute originelle.

 

« Ce serait trop beau, donc cela n'est pas. » La formule n'est pas de Nicole, mais elle rend bien sa pensée. Que

 

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le Saint-Esprit et que les prétendus mystiques se le tiennent donc pour dit. Nicole rappelle le premier à plus de mesure, les seconds à un sentiment plus aigu de leur misère. Il invite l'un et les autres à ne plus oublier les premiers chapitres de la Genèse. La contemplation, écrit-il, est e plutôt de l'état d'innocence » et « tient quelque chose de l'état d'Adam avant le péché (1) ». Et, à un de ses amis jansénistes qui défendait auprès de lui l'oraison de simple regard :

 

Vous êtes un peu trop de la religion de l'état d'innocence, et trop peu de celle des hommes pécheurs (2).

 

Autant dire que l'homme-Dieu n'a pas su « réparer e le monde. C'est bien toujours la conception chagrine, courte, égoïste et presque sordide, qu'ils se font de la religion. Notre piété, à nous fils d'Adam, ne doit s'occuper que de nos petits intérêts propres, elle ne doit jamais quitter ses robes de deuil. Elévation de l'âme vers Dieu ? Non pas certes ; mais reploiement sur elle-même.

 

C'est une disposition nécessaire à la prière d'être dans un abaissement intérieur, qui naisse du sentiment de nos misères... C'est ce sentiment qui distingue les cris des misérables tels que nous sommes des louanges pleines de joie, que nous aurions données à Dieu dans l'état d'innocence (2).

 

Un mendiant ne chante pas de cantiques; il tend la main. Ne livrez pas à Nicole la clef de ces armoires du temple, où sont renfermés les joyeux instruments qu'énumère le Psalmiste et qui sonnent si joliment dans la traduction de Racan ; tambours, tambourins, tympanons, décachordes, il briserait tout. Et bien entendu, au nom de saint Augustin : In paradiso non clamabas, sed laudabas, dit ce grand docteur, foris positus clama (4). Par où l'on

 

(1) Lettres, II, p. 8.

(2) Ib., II, p. 4.

(3) Traité de l’oraison, p. 190.

(4) Ib., p. 318. On pense bien que Nicole, au besoin, se contredira. Il a tout un chapitre, et fort beau, sur l'Adoration. « Il est... bien étrange que ce qui fera notre unique emploi dans l'autre vie, nous occupe si peu dans celle-ci, etc., etc. ». Ib., p, 158. Cf., en revanche, le chapitre, particulièrement fâcheux, et non sans quelque bassesse, qu'il a dirigé contre Jean de Bernières : « S'il est bon, dans la prière, de rapporter tous les objets dont on s'occupe à la rie crucifiée, la pauvreté, le dépouillement , l'anéantissement, les privations ? » « Nous ne devons pas nous contenter d'aimer Jésus-Christ pauvre, humilié, souffrant et anéanti. Il faut aimer Jésus-Christ juste, SAGE, obéissant, doux et humble de coeur... Il n'est pas moins aimable dans toutes ces qualités, et l'homme corrompu n'est pas plus capable de les aimer purement que d'aimer ses humiliations, sa pauvreté et ses souffrances ». Ib., p. 246. Saint Paul ne voulait connaître que Jésus, et crucifié, scandale à la SAGESSE des Grecs.

 

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voit qu'il ne nous est plus permis de louer Dieu. Que dire de le contempler?

 
§2 — L'Obsession morale.

 

Ni cantiques, ni contemplation. Alors même que nous ne serions pas indignes de tels exercices, mieux vaudrait les fuir, car ils ne nous servent de rien, et gaspillent un temps précieux. Notre unique affaire, c'est la morale, et la religion n'a pas d'autre utilité que de nous aider à remplir tous nos devoirs. Que si, par impossible, on arrivait à donner un sens raisonnable aux écrits des mystiques, il n'y aurait pas lieu de faire grand cas de ces livres, qui se bornent à célébrer la grandeur, la beauté, la bonté de Dieu. Le païen Sénèque, à tout prendre, serait préférable. Mais enfin, il ne manque pas de moralistes chrétiens. Il y a le De Officiis de saint Ambroise, il y a les Morales de saint Grégoire, et, pour ne pas parler des treize volumes des Essais de morale, il y en a même chez les jésuites. La plaisante idée, en vérité, quand on a sous la main le Père Rodriguez, de lire la Vite flamme d'amour, ou les Châteaux de sainte Thérèse ! Avec cela, défions-nous du Malin. La poésie des mystiques est un piège qu'il nous tend ; elle caresse en effet notre amour-propre, en lui proposant ces « connaissances sublimes de Dieu », qui nous détournent de sonder nos consciences, et qui ne servent point à « régler nos pas ».

Non que l'on doive toujours repousser toutes les lumières qu'il plait à Dieu de nous donner; on doit pourtant plutôt

 

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appréhender que désirer celles qui ne sont pas nécessaires à la conduite de notre vie ; ce qui nous oblige de nous renfermer autant qu'il nous est possible, clans la méditation de celles qui nous découvrent notre chemin, et qui nous éclairent et nous fortifient pour y marcher.

C'est pourquoi nos méditations ordinaires doivent regarder nos devoirs. Elles doivent tendre à en pénétrer l'étendue, à connaître les moyens de les pratiquer, à régler nos occupations et nos actions, soit à l'égard de ce qui en fait le corps, soit à l'égard de l'esprit avec lequel il les faut faire...

 

Excellente définition des Essais de morale. Nicole n'y pense pas. Mais enfin il est orfèvre. Eh ! que parlons-nous de Nicole ? C'est ici la charte religieuse du vrai siècle de Louis XIV. Ne regrettons pas le temps que nous mettons à la méditer.

 

On doit prévoir les tentations auxquelles on est sujet, et celles où l'on peut être exposé dans chaque action... On doit y prendre des voies et des mesures pour y réussir. On doit tâcher de s'y connaître dans ses misères, dans ses défauts, dans ses péchés, afin de les exposer à Dieu. C'est à ces objets qu'on doit rapporter toutes les vues que l'on a sur les mystères, et il les faut croire PEU UTILES Si elles ne nous portent à nous humilier devant Dieu et à régler nos actions. Voilà à quoi il faut se porter par soi-même, en regardant toute autre voie comme dangereuse, à moins que Dieu n'y engage lui-même, ce qu'il fait à l'égard de peu de personnes...

 

Il ne serait pas Nicole s'il n'ajoutait pas tout aussitôt :

 

Mais, dans cette pratique même de méditer ses devoirs, il peut arriver une illusion qu'on doit extrêmement appréhender (1)...

 

Mais alors, il faudrait réduire toutes nos oraisons « à des examens » ? Eh bien ? où serait le mal? »

 

Il y aurait en cela moins d'inconvénients qu'on ne pense et... il serait à souhaiter que bien des gens qui perdent le

 

(1) Traité de l’oraison, pp. 134. 135.51j7

 

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temps à s'entretenir de pensées égarées et inutiles, l'employassent à un examen sérieux de leurs misères passées et présentes, comme faisaient la plupart des anciens religieux, et principalement ceux de saint Bernard (1)...

 

Craignez-vous qu'à tant s'occuper de la connaissance de soi-même, on ne tombe « dans un trop grand abattement »? Rassurez-vous. « Cette disposition est assez rare » Cent mille tièdes pour un scrupuleux ! Nicole l'affirme. Comme

on voit qu'il n'a jamais confessé personne !

Entendez-le bien. A la rigueur, il vous permet d'élever votre Aine vers Dieu. Seulement, il y a la manière :

 

Si le sieur Malaval cherche un moyen de penser toujours h Dieu, en voilà un tout trouvé. Car la pensée de la loi de Dieu est inséparable de celle de Dieu. On ne regarde point cette loi comme quelque chose de différent de Dieu, mais comme Dieu même nous donnant ses préceptes, nous manifestant ses volontés, nous découvrant sa justice. C'est donc penser à Dieu que de penser à sa loi, mais C'EST Y PENSER UTILEMENT (3),

 

toute pensée de Dieu nous étant inutile, « qui n'enferme l'idée d'aucun précepte, d'aucune règle qu'il faille observer, ni d'aucun vice qu'il faille éviter (4) ». Ce n'est là du reste, j'imagine, qu'une concession à ce bizarre instinct qui fait que malgré nous l'infini nous tourmente. A parler franc, la loi importe seule ; une fois promulguée et connue, elle se suffit. Quand je dois appliquer tel article du code, ai-je besoin de penser à Napoléon, et n'est-il pas à craindre, au contraire, que cette pensée — les Pyramides; le sacre, Iéna — ne me donne de fâcheuses distractions, qui gêneraient mon examen de conscience ? Il m'est peut-être bon de penser au gendarme, mais non pas à la personne du législateur. Et voilà qui réduit encore l'avare permission

 

(1) Traité de l’oraison, p. 195.

(2) Ib., p. I97.

(3) Réfutation, p. 1.37.

(4) Ib., p. 239.

 

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que l'on nous laisse de nous occuper de Dieu. C'est tant de gagné !

 

Car enfin, il n'y a nulle vie vraiment chrétienne sans l'observation de ses devoirs, et sans la vigilance à éviter les péchés ; et cette seule obligation demande tant de réflexions, de pensées distinctes, de prières particulières, de lectures, d'instructions, de conseils qu'il est difficile de comprendre où l'on pourra placer

 

la contemplation. Que si l'on s'obstine à lui chercher une place, on tombe dans l'horrible inconvénient marqué par Jonas, évêque d'Orléans : Sunt nonnulli... Il est vain de prier quand on se moque de la loi de Dieu. » Que vous faut-il davantage? Les faits du reste sont la. Ouvrez les yeux et avouez que la contemplation est la mère à peu près de tous les vices.

 

L'expérience ne fait que trop voir que ces gens, si pénétrés de Dieu et si attachés à leurs oraisons, sont souvent les moins instruits des devoirs essentiels du christianisme, les moins scrupuleux sur des vérités capitales, ce qu'on ne peut guère attribuer à une autre cause qu'à la confiance qu'ils prennent à leur prétendue oraison, avec laquelle ils croient que Dieu ne les peut damner (1).

 

Vous ne voulez pas que je lui réponde ? Je n'en aurais pas le courage, tant je lui sais gré de nous avoir étalé, avec une telle candeur, le secret de la répugnance instinctive que lui inspire le mysticisme. Cela nous suffit. Ecouté (le notre point de vue, son réquisitoire contre les mystiques est le plaidoyer le plus impressionnant que l'on puisse imaginer en leur faveur. Sainte Thérèse ne défendrait pas mieux sa propre cause, Nicole nous ayant montré, jusqu'à l'évidence que, pour détruire la contemplation, il faut, bon gré malgré, s'en prendre à la vertu de religion elle-même. A quoi bon discuter du reste ? Ceux que ses arguments n'auront point blessés, révoltés, nous ne trouverions pas

 

(1) Réfutation, pp. 335, 336.

 

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le moyen de les éclairer. Congédions-les plutôt, mais amicalement, comme d'honnêtes étrangers, qui, habitués à d'autres usages que les nôtres, ont bien le droit de nous trouver ridicules —Monsieur est Persan 1— A-t-on inquiété le fameux sage, qui demandait ce que peut bien prouver une tragédie de Racine ? Nous n'inquiéterons pas davantage qui nous demande à quoi « sert » le sens religieux. Il n'y a pas de pharisaïsme à parler ainsi. Le pharisien, on vient de l'entendre, calomniant les moeurs des mystiques. Ce n'est pas notre propre vie morale ou religieuse — ni celle de personne — que nous opposons ici à celle de Nicole, c'est uniquement l'idée que nous nous faisons, et que nous ne pouvons pas ne pas nous faire, de ce que devrait être cette vie. En fait, Nicole est beaucoup moins anti-mystique qu'il ne croit ; sa vraie prière crie contre sa doctrine ; sa religion personnelle, assez courte, peu noble, mais fervente, contre l'irréligion de son moralisme absolu. Que si toutefois nous voulions l'inviter à juger moins témérairement de choses qui le dépassent, nous n'aurions qu'à lui renvoyer ses propres aveux. « Je sais a, écrivait-il longtemps avant les dernières pages qu'on vient de lire, je sais, (mais à la vérité, parmi les jansénistes)

 

des personnes très sincères et très vertueuses, qui sont dans cette disposition (mystique), et qui y entrent presque toujours quand elles s'appliquent à Dieu, et qui marquent par une vie très exacte, très pénitente, et très attachée à leurs devoirs,

 

« Leurs devoirs » ? Elles les connaissent donc!

 

que cette sorte d'oraison fait de très bons effets en elles. Car, comme elle se termine d'ordinaire par un état un peu plus actif', il leur en reste une pente à toutes sortes de biens, qui leur ôte la difficulté des actions chrétiennes, qui fait qu'elles s'y portent avec ardeur, et qui excite en elles diverses lumières selon les objets qui se présentent (1).

 

Négligeant une poignée d'aventuriers ou d'imposteurs,

 

(1) Lettres, pp. 7, 8.

 

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— la morale a aussi les siens, et la dévotion commune — si Nicole avait observé avec la même bienveillance, le même respect, la même justice, les mystiques de son temps, et de tous les temps, il aurait fait sur eux les mêmes remarques. A force de ruminer ce mystère, peut-être même aurait-il enfin soupçonné que le sentiment religieux est plus moralisant que la morale, et que le moyen court d'observer toute la loi est d'aimer le législateur. De deux conscrits de Napoléon qui vont se faire tuer, l'un par obéissance au code, l'autre par un mystique dévouement à la personne de son empereur, où sera le meilleur soldat?

 
§ 3. — L'obsession rationaliste.

 

 

Nous leur en voulons de ce manque
d'imagination, qui les empêche de
supposer un cas où ils ne pourraient
se suffire.

M. Barrès. Méditation sur
Sainte-Beuve.

 

Un petit village des Alpes, à peu près inaccessible, d'où pratiquement on ne sort jamais, et où, de père en fils, tout le monde a le goitre. L'office du dimanche. Entre dans l'église, un voyageur égaré. Ou se retourne ; on se pousse du coude, et bientôt le fou-rire éclate sur tous les bancs. Il n'a pas le goitre! Du haut de sa chaire, le pasteur, pris lui-même à la contagion, essaie néanmoins de ramener ses ouailles à une attitude plus tolérante. «Après tout, si ce brave homme n'est pas fait comme nous, il n'en est que plus à plaindre. N'insultons pas davantage à sa bizarre infirmité. — Cette fable symbolise à merveille le rationalisme anti-mystique et de Nicole et de beaucoup d'autres. Le goitre, c'est la connaissance rationnelle qu'ils ont de Dieu, et qui leur paraît l'unique décente, l'unique possible. Comme moyen de communication entre lui et nous, ils n'admettent que la voie abstraite du raisonnement, des images, des idées distinctes, et des

 

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sentiments qu'éveillent ces mêmes idées. L'homme, disent-ils, est un animal raisonnable. Ange ne puis. Animal, il a des sens, par oit les objets extérieurs pénètrent d'une certaine manière chez lui, ou du moins lui font comme toucher leur présence. La flamme le brûle; tine épine le déchire ; une douce main le caresse. Raisonnable, il manipule à sa façon les données de ces sens, aidé pour cela d'un curieux petit flambeau, qui l'invite à comparer ces données entre elles, à donner des noms qui conviennent, non pas à une seule flamme, à une seule épine, mais à toutes; puis, à concevoir d'autres objets, invisibles ceux-ci et impalpables, l'âme par exemple, les âmes, et Dieu. Ces derniers objets échappent, par définition, à toute prise immédiate, directe, en un mot sensible ; ils échappent à l'expérience. On arrive pourtant à se les représenter, vaille que vaille, et si bien qu'on peut écrire sur eux des in-folio, riches de concepts clairs et distincts : Dieu créateur, providence, omniscient, tout-puissant, bon, juste et ainsi de suite. Il est entendu que, par ces concepts, nous n'atteignons pas Dieu lui-même, mais seulement une certaine image de lui, d'ailleurs assez claire, assez émouvante pour exciter dans notre volonté et dans nos facultés affectives la vénération , l'obéissance, l'amour. Au ciel nous le verrons face à face ici-bas dans le, miroir d'un miroir.

Les mystiques prétendent parvenir à Dieu par une autre voie, plus ténébreuse à la vérité, mais, en revanche, plus directe. Quand ils veulent décrire cette voie, ils sont bien embarrassés. Les mots leur manquent. Faute de mieux, ils ont recours d'ordinaire aux mots qui rendent l'impression, confuse mais forte, que font sur nous les objets sensibles chaleur, goût, étreinte, par exemple, mais en nous avertissant que ces mots ne doivent pas être pris au sens propre Dieu n'est pas une flamme, il n'est pas un fruit, il n'a pas de mains. Bref, leur connaissance mystique, leur contemplation se distingue, et de la connaissance rationnelle et de la sensible; elle est connaissance comme celle-là, mais

 

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indistincte ; elle est contact, comme celle-ci, mais spirituel. D'après saint Jean de la Croix, « la théologie mystique est la connaissance mystérieuse et surnaturelle de Dieu ». «La contemplation, écrit, de son côté saint François de Sales, n'est autre chose qu'une amoureuse, simple et permanente attention de l'esprit aux choses divines (1)». Et M. Saudreau : « Ce qui fait le fond, l'essentiel de la contemplation, c'est une union intime du coeur à Dieu, union amoureuse due, non point à des considérations précises et raisonnées, mais à une connaissance de Dieu générale et indistincte (2) ».

Ces définitions courageuses appellent une remarque, que Nicole, pour son malheur, n'a pas su faire, et qui, à mon avis, tranche le débat. Ne sentez-vous pas en effet que les mystiques doivent être bien sûrs d'eux-mêmes, et du trésor qu'ils se flattent de posséder, pour s'exposer ainsi, dès le seuil de leurs ouvrages, à l'ironie des savants? Songez au sens défavorable que suggèrent d'abord presque tous les mots que l'on vient de lire ; au tranquille aveu qu'ils renferment d'impuissance et de pauvreté : « mystérieux », autrement dit, inexplicable, inintelligible ; « simple », autrement dit vide de concepts ; « générale », autrement dit, vague, confuse ; enfin « irraisonnée, imprécise, indistincte ». Vit-on jamais inventeur de quelque philosophie nouvelle allécher la galerie par d'aussi creuses promesses ? D'habitude, on nous annonce plus de lumière; ici, au contraire, plus de ténèbres. Or tous les mystiques ne sont pas des sots; beaucoup d'entre eux ont ln Aristote, saint Thomas, voire Descartes et la Logique de Port-Royal, où ils ont appris, s'il en était besoin, que la confusion en soi n'est pas un mérite. Il faut donc que leur confusion, puisqu'ils l'arborent si haut, ne soit pas une confusion comme les autres ; il faut que, dans leur pensée,

 

(1) Lamballe, La contemplation, pp. 47, 48.

(2) Saudreau, Les degrés, II, p. 37. Connaissance et amour, l'un entraînant l'autre; mais, comme nous discutons ici le préjugé rationaliste, nous parlons surtout de « connaissance ».

 

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les épithètes qu'ils emploient n'aient pas le sens péjoratif et humiliant qu'elles auraient, appliquées à d'autres objets ; il faut enfin que l'expérience qu'ils nous présentent leur paraisse d'un tel prix, d'une telle splendeur, que l'idée ne puisse venir à personne de la comparer aux vagissements de l'enfance ou aux lueurs incertaines des pense-petit. Ils s'attendaient bien à trouver des incrédules, mais intelligents, mais critiques, et qui traiteraient sérieusement une discussion aussi grave. Avant d'imputer à qui que ce soit des absurdités par trop criantes, et la négation des premiers principes, on y regarde communément à deux fois.

Ainsi lorsqu'un homme, réputé sage, prêche la folie de la Croix, on entend sans peine que cette folie n'est pas comme les autres, et l'on ne court pas dénoncer à la police l'hystérie du prédicateur. N'attendez toutefois ni de Nicole, ni de la plupart des anti-mystiques, une aussi élémentaire sagesse. A peine entendues ces épithètes malsonnantes, « confus », « indistinct », leur rationalisme voit rouge, si l'on peut ainsi parler; il se précipite sur ces horribles syllabes, il les éventre de ses cornes, il en piétine sans fin dans l'arène les honteux débris. Je ne demande pas grâce pour mes ridicules métaphores. Toutes les exaspérations sont permises à qui vient de lire, hélas! et de relire, la Réfutation des erreurs des quiétistes. Essayez plutôt.

Tout se ramène, dans ce maudit livre, à un argument cent fois répété : il est absurde de préférer une idée confuse à une idée claire, ou, si vous voulez, un pépin à la vigne en fleur, un centime à un louis, une larve à la belle Hélène. Evidemment cela est absurde, aussi les mystiques, et Mme Guyon elle-même, n'ont-ils jamais soutenu rien de semblable. Ils ne comparent, ils ne préfèrent pas telle idée à telle idée, mais, ce qui est tout différent, tel ordre de connaissance à tel autre ordre. A la connaissance rationnelle, qui se forme des idées et qui raisonne sur elles,

 

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ils opposent la connaissance mystique, la contemplation, c'est-à-dire, un moyen direct, immédiat — non pas de concevoir Dieu — ce qui n'aurait pas de sens, mais de l'étreindre en quelque sorte et de le posséder. La question n'est donc pas de savoir si une idée confuse de Dieu vaut plus ou moins qu'une idée claire, mais si l'expérience de Dieu présent à l'intime de notre âme, et rendant cette présence comme sensible, vaut plus ou moins que les conceptions théologiques d'un savant ; ou encore, de savoir si l'analyse chimique de nos aliments est plus nourrissante qu'un bon repas. Mais, demandera-t-on, cette connaissance mystique de Dieu est-elle possible? Pour l'instant, je n'en sais rien, et justement je reproche à Nicole de n'avoir pas nettement posé, franchement discuté cette question, l'unique question. Au fond, je crois bien qu'il n'oserait pas déclarer qu'une telle connaissance est impossible; mais toute son argumentation la suppose telle. S'entêtant à ne concevoir qu'un seul ordre de connaissance, la connaissance rationnelle, il tient constamment pour démontré ce qu'il devrait précisément démontrer, à savoir qu'il n'y a que cet ordre de connaissance. Et c'est là, si je ne me trompe, ce qu'en bonne logique on appelle une pétition de principe, pour ne pas employer de mot plus affreux (1). Ainsi d'une réunion de savants à laquelle, du temps de M. Thiers, on aurait soumis le plan d'un avion. On ne peut voler, auraient-ils dit, qu'avec des ailes vivantes d'oiseau ou d'ange. Or, de votre propre aveu, non seulement vous n'avez pas d'ailes, mais encore, votre homme-oiseau, ne remuerait que le bout des doigts.

Second péché, également mortel, contre la méthode, contre la lumière. Les définitions que l'on vient de rappeler, Malaval, Guilloré, Bernières, ne les ont pas inventées ;

 

(1) On pourrait dire également que tous les syllogismes de Nicole ont quatre termes, le terme : connaissance, ayant au moins deux sens, et très différents : rationnelle, mystique ; d'où une perpétuelle équivoque, un calembourg. Ainsi : Le serpent est un instrument de musique ; or la vipère est un serpent. Donc.

 

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ils les tiennent des grands mystiques, de sainte Thérèse, de Jean de la Croix, l'une et l'autre canonisés par l'Eglise. Or ceux-ci, Nicole s'interdit formellement

de les discuter. Une génuflexion, et il passe. Manque de courage, de logique, de probité? à lui de voir. Il n'en reste pas moins évident que, lorsque Malaval, Guilloré, Bernières disent exactement les mêmes choses que sainte Thérèse, si les premiers sont absurdes, l'autre l'est aussi. Venons à la preuve.

 

Il faut avouer qu'il n'y eut jamais d'enthousiasmes (folies) pareils à ceux auxquels ces mystiques s'emportent, quand leur imagination s'échauffe, et je ne puis m'empêcher d'en rapporter ici un exemple remarquable, qui est du sieur Malaval, et qui a été adopté par l'abbé d'Estival comme une fort belle chose:

« Cette contemplation, dit-il..., n'est pas la considération des oeuvres de la nature ou de la grâce, ni une réflexion sur les passages de la sainte Ecriture ou des pères..., ni la méditation de la vie ou de la mort du Sauveur..., ni une haute spéculation sur les attributs de Dieu. Ce n'est pas une diversité de raisons dans l'entendement, ni une multitude d'affections dans la volonté, ni un souvenir de choses pieuses dans la mémoire, ni une fiction d'images et de figures dans la fantaisie. Ce n'est enfin ni tendresse, ni douceur, ni sensibilité; mais une vue simple et amoureuse de Dieu, appuyée sur la foi qu'il est partout. Nous voyons Dieu et nous le contemplons par ce simple regard en un très profond silence, dans une vue très simple et suréminente d'un être impénétrable et ineffable..., qui nous ôte toute autre conception et expression, et dans un transport si doux de la volonté qu'elle ne s'embarrasse nullement pour chercher le motif de son amour, qui est Dieu seul, ce qui se fait par une vue toute simple de foi et sans réflexion... C'est ici où l'âme trouve un délicieux repos, qui l'établit au-dessus de la hauteur et de la bassesse, au-dessus des délices et des extases; au-dessus des plus belles manifestations, des notions et des spéculations divines (sur Dieu) ; au-dessus de tous les goûts et de toutes les sécheresses. Donc que les paroles, les voix et les langues intellectuelles comme les corporelles, cessent et cèdent au très profond, au très amoureux, au très intime silence, où les hommes peuvent arriver en présence de Dieu. »

 

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Ne pensez pas que cet auteur entende ce qu'il dit on qu'il en ait aucune idée distincte. Cela serait contraire à ses principes. Les âmes qu'il prétend décrire n'ont ni manifestations, ni notions, ni spéculations, ni goûts, ni délices, ni extases. Qu'ont-elles donc ? Elles n'en savent rien, dit-il; celui qui en parle n'en sait rien non plus. Cependant, après avoir fait taire les voix intellectuelles et corporelles, il n'a pu faire taire la sienne; et, à quelque prix que ce soit, il faut qu'il parle de ce qu'il fait profession de n'entendre pas (1).

 

Malaval fait-il aussi profession de ne pas l'éprouver? Toute la question est là. Riez néanmoins, si cela vous plait, mais ayez le courage de votre ironie, et riez de sainte Thérèse.

 

Ainsi ce grand Dieu, écrit-elle, montre qu'il écoute l'âme qui lui parle, suspendant son entendement, arrêtant ses pensées, lui retirant, comme on dit, la parole des lèvres, en sorte qu'elle n'en peut proférer aucune sans un pénible effort. Elle connaît que le divin Maître l'instruit sans bruit de paroles, tenant ses puissances suspendues, parce que leur activité, loin de lui être de quelque secours, ne pourrait alors que lui nuire. Chacune des puissances jouit de son divin objet, mais d'une manière qui lui est incompréhensible. L'âne se sent embrasée d'amour sans savoir comment elle aime. Elle connaît qu'elle jouit de ce qu'elle aime, tout en ignorant comment elle en jouit. Mais sa jouissance, elle le comprend, dépasse absolument toute la portée du désir naturel... Et cela, mes filles, c'est la contemplation parfaite. Vous pouvez connaître maintenant en quoi elle diffère de l'oraison mentale (2).

 

Justement, nous y voici, reprend Nicole. Dans l'oraison mentale, on comprend quelque chose, et dans la contemplation, rien du tout. Celle-ci consiste,

 

dit-on, dans une connaissance confuse, générale et indistincte de Dieu. Qu'y a-t-il en cela de si excellent, et le moyen

 

(1) Réfutation, pp. 175, 176.

(2) Apud Lamballe, op. cit., pp. 74, 25. Cf. Nicole : « Si l’âme même ne sait pas ce qu'elle y fait, quelle apparence y a-t-il que l'abbé d'Estival le sache, et soit en état de nous le dire? Et peut-on prendre tout ce qu'il en compte pour autre chose que pour de pures imaginations » ? Réfutation, pp. 173, 174.

 

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même de concevoir Dieu plus faiblement ? Tous les hommes les moins spirituels conçoivent Dieu en cette manière, quand ils en parlent (1) ?

 

Encore ces intelligences rudimentaires se forment-elles quelque idée de Dieu, mais la contemplation » n'instruit de rien » (2).

 

Pour ce qui regarde la connaissance, il est difficile d'en concevoir une plus mince. On n'y connaît pas même Dieu, en chrétien et en catholique (3).

 

A en croire Malaval, qui, répétons-le, ne parle pas autrement que sainte Thérèse,

 

les Siamois et les Chinois seraient les gens les plus sublimes du monde en spiritualité : car les Européens sont bien éloignés de porter aussi loin qu'eux la fantaisie de l'inaction du corps et de l'esprit (4).

 

Et plus doctoralement, plus ex cathedra :

 

On n'augmente point en lumière en renonçant à toute lumière.

 

Les mystiques ne renoncent pas à toute lumière, mais uniquement à celles, incontestablement très misérables, très « minces » que notre raison nous donne sur Dieu. Nicole insiste :

 

On ne croît point en amour de Dieu en ne se représentant Dieu sous aucune idée, qui puisse le faire aimer, et c'est ce qui arriverait dans cette voie (5).

 

Et de même, on ne risque pas de se brûler, en ne se formant aucune idée scientifique de la flamme, et en se

 

(1) Réfutation, pp. 167, 163.

(2) Ib., p. 335.

(3) Ib., p. 31o. Les mystiques répètent sans cesse que la contemplation suppose la foi : que leur « simple vue » est « une vue de foi ».

(4) Ib., p. 311.

(5) Ib., p. 212.

 

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contentant de tenir le doigt sur la flamme d'une bougie. Ou encore :

 

Il n'y a donc rien dans... (cette) connaissance (mystique) de fort édifiant, ni qui soit capable d'éclairer l'esprit, ni de toucher le coeur. Mais quand ces connaissances seraient mille fois plus hautes, cela ne ferait rien pour relever le mérite de cette oraison. On ne possède point Dieu dans cette vie par la seule connaissance (1).

 

Par la seule connaissance intellectuelle, certainement. Mais justement, il s'agit de savoir si la contemplation, laquelle du reste est à la fois connaissance et amour, ne nous met pas en état de posséder Dieu. C'est toujours le même paralogisme, et si, par instants, le rationaliste se lasse de piétiner loin de la question, le moraliste revient à la charge. Nous le connaissons déjà, et son épaisseur prodigieuse. Il est bon toutefois de voir Pierre Nicole proposer, imposer ses Essais de morale à sainte Thérèse. Bon, pourvu que l'on n'aie pas les nerfs trop sensibles. Car il vient un moment où l'on est tenté de dire, avec Sainte-Beuve exaspéré par les énormités du grand Arnauld : « Que tout cela est donc bête ! » Chez moi, du moins, ce moment est déjà venu. Apprenez donc — c'est à sainte Thérèse, à Jean de la Croix, à François de Sales que ce discours s'adresse, — apprenez qu'il y a une « partie des devoirs de la vie chrétienne qui consiste à éviter le mal. Diverte a malo ». — Ce latin va leur faire peur, — et que pour éviter le mal, il ne faut pas le prendre pour le bien, et qu'on risque fort de tomber dans ce travers « si l'on ne connaît DISTINCTEMENT le bien et le mal ». D'où suit déjà a la nécessité d'une foule de pensées distinctes », faute desquelles, sainte Thérèse elle-même, avec tous ses simples regards, ne saura jamais s'il lui est permis ou non de mentir. Mais il y a une seconde partie a des devoirs de la vie chrétienne ». celle a qui nous oblige à faire le bien, et fac bonum... » Or

 

(1) Réfutation, p. 171.

 

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ce bien ne se doit pas faire au hasard, il faut concevoir pour cela quantité de règles... Il faut préférer les actions de devoir et d'obligation à celles qui n'en sont pas, et pour cela, il faut les discerner par des lumières distinctes... Non seulement il faut pratiquer la charité, mais il en faut varier l'ordre. Il faut préférer les actions les plus importantes à celles qui le sont moins. Il faut accompagner ses actions de quantité de circonstances ; il y faut éviter beaucoup de défauts. Tout cela ne se connaît que par des pensées distinctes. Les pensées confuses ne peuvent produire que de la confusion.

Aussi David mettait-il Salomon en garde contre l'illusion mystique : ut intelligas universa quae agis. Bref, comme ces deux devoirs : diverte a malo; fac bonum

 

remplissent toute la vie, je ne sais où l'on pourra placer la contemplation et le simple regard (1).

 

Assez! assez! fuyons cette grise bacchanale. Quand le bon sens délire, il est par trop ennuyeux.

Au demeurant, ne nous plaignons pas de Nicole. Nul n'excelle, comme lui, à ne pas comprendre. Le commun des anti-mystiques est beaucoup plus agaçant; ils tâtonnent, ils ont peur de se fourvoyer, ils évitent de se déclarer sans ambages. Leur méprise foncière, assez apparente d'ailleurs, est moins radieuse, moins intelligente — il n'y a que ce mot — que celle du clair Nicole. Ils donnent tous dans le même panneau, mais Nicole, de la tête aux pieds, avec allégresse. Timide, nous l'avons dit, devant certaines puissances, mais franc du collier en face de la doctrine elle-même. La contemplation — non pas seulement telle que l'entendent Malaval ou Guilloré — mais la contemplation en soi, une pauvre chose, un retour à l'ignorance du sauvage ou aux rêves des Siamois; la contemplation, un quiétisme absolu et en opposition directe avec les principes élémentaires de toute morale; voilà ce qui s'appelle parler! Loin de lui en vouloir

 

(1) Réfutation, pp. 329-334.

 

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pour cette belle franchise, nous l'en aimons davantage. Prenons-le, une fois encore, en flagrant délit d'incompréhension absolue, mais vaillante, mais délectable.

La contemplation, disent les mystiques, est bien une connaissance, mais d'un caractère particulier, et qui tient plutôt de l'expérience sensible. Par elle, « l'homme a le sentiment d'entrer... en contact immédiat, sans images, sans discours, mais non sans lumière, avec une bonté infinie ». C'est e une perception quasi-expérimentale de Dieu e accompagnée d' « une sorte d'évidence immédiate, indiscutable, imposée » (1). C'est, en un mot, une grâce mystérieuse, qui nous fait, non pas concevoir par l'intelligence, mais saisir, goûter, réaliser la présence de Dieu au plus intime de notre être. Ecoutons sainte Thérèse :

 

Le sentiment de la présence de Dieu me saisissait alors tout à coup. Il m'était absolument impossible de douter qu'il ne fat au dedans de moi, ou que je ne fusse tout abîmée en lui. Ce n'était pas une vision; c'est, je crois, ce qu'on appelle théologie mystique (2).

 

« Pas une vision » ; un je ne sais quoi de plus confus, de moins distinct, mais aussi de plus délicieux, de plus prenant, de plus profond. Rien qu'un sentiment, mais quel sentiment ! Rien que d'une présence, mais de quelle présence! Là-dessus, je rappellerai qu'un sentiment n'est pas une idée, et que l'idée d'une présence diffère singulièrement du sentiment de cette même présence.

 

Les amants humains se contentent parfois d'être auprès ou à la vue de la personne qu'ils aiment, sans parler à elle et sans discourir à part eux, ni d'elle, ni de ses perfections, rassasiés, ce semble, de savourer cette bien-aimée présence, non par aucune considération qu'ils fassent sur icelle, mais par un certain accoisement et repos que leur esprit prend en elle (3).

 

(1) Léonce de Grandmaison, Etudes, 5 mai 1913, pp. 323, 324. Qu'on nous permette de renvoyer là-dessus à la petite esquisse qui se trouve à l'appendice de notre invasion mystique.

(2) Cf. Lamballe, op. cit. p., 4o.

(3) Cf. Saudreau. Les degrés, Il, 35; cf. une remarque semblable chez Nicole, qui n'en est pas à une contradiction de plus ou de moins. Traité de l’oraison, p. 129.

 

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Cette rare philosophie, sain te Thérèse, qui n'était qu'une femme et qu'une Espagnole, l'a pressentie à sa modeste façon.

 

Ce grand Dieu veut que l'âme comprenne (sente, réalise) QU'IL EST PRÈS D'ELLE ; qu'ainsi, elle peut lui parler sans envoyer de messagers, et sans élever la voix, parce que, A CAUSE DE SA PROXIMITÉ, il l'entend au moindre mouvement de ses lèvres. Ce langage peut paraître étrange (notamment à M. Nicole) ; ne SAVONS-nous pas en effet que Dieu nous entend toujours, puisqu'il est toujours avec nous?

 

Puisque, notre catéchisme nous a enseigné, nous a donné l'idée claire que Dieu est partout, donc tout près de nous,

 

En cela, nul doute. Mais ce... Maître adorable veut que nous nous rendions compte qu'il nous entend, QUE NOUS ÉPROUVIONS LES EFFETS DE SA PRÉSENCE (1).

 

Il veut qu'avec l'idée, qui nous laissait froids et vides, nous ayons aussi le sentiment de sa présence. Maintenant écoutons le maître : c'est M. Nicole.

 

On ajoute à cette faible idée confuse l'idée distincte de la présence de Dieu en nous.

 

Je vous avais promis que, dès le premier pas, bravement, allègrement, il donnerait, tout de son long, dans le piège. C'est déjà fait. Il suppose donc que les mystiques, honteux in petto de leur contemplation vague, qui ne leur apprend rien du tout, auraient imaginé d'enrichir un peu cette « idée confuse », en y ajoutant une idée proprement dite, assez pauvre en vérité, mais enfin distincte, celle de la présence de Dieu en eux. Soit deux moments: d'abord une sorte de vagissement intellectuel, ou, comme ils disent mystérieusement, un « simple regard », à la manière des Siamois, et qui ne voit rien; ensuite, et pour obéir à un reste

 

(1) Cf. Lamballe, op. cit., p. 4o.

 

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de bon sens, ils font succéder au « simple regard » un petit effort d'intelligence, une affirmation : Dieu est là. Bref, Nicole ne soupçonne même pas la différence élémentaire que nous venons d'établir entre idée et sentiment de présence; il ne soupçonne pas davantage que, pour les mystiques, « simple regard » « contemplation » et « sentiment de présence », c'est la même chose. L'obsession rationaliste qui le tient, l'empêche de se mettre, fût-ce pour le discuter librement, au point de vue des mystiques; il s'obstine à prêter à ses adversaires sa propre manière de voir; à l'heure même où ceux-ci lui répètent qu'il ne s'agit pas de concevoir, mais de sentir, il discute éperdument leurs concepts. Ainsi nos savants de tout à l'heure qui obligeraient l'aviateur à se dévêtir pour compter ses plumes et pour mesurer l'envergure de ses ailes. O raison, sainte raison, que de déraison parfois chez ceux qui t'adorent !

Il continue à pérorer. Ces pauvres mystiques, puisque enfin il leur a bien fallu recourir à une « idée », que n'ont-ils su mieux choisir? La « présence de Dieu »,

 

mais c'est l'attribut le moins capable de soi-même de nous porter à l'amour, parce qu'il n'enferme nullement l'idée de bonté ni d'amabilité (1).

 

(1) Dieu « partout présent », Dieu « présent as fond de notre coeur », ces formules, qui se rencontrent constamment chez les mystiques, exaspéraient, en quelque manière, le bon Nicole. Ah! sans doute, Dieu est partout, mais quand vous aurez cent fois répété cette évidence, en serez-vous plus avancé ? Ne vaut-il pas mieux « le faire regarder comme dans le ciel, et pénétrant du ciel toutes nos pensées, que de faire concevoir qu'il est partout ». Réfutation, p. 17o. « Pourquoi le sieur Malaval veut-il que je m'attache à l'attribut (il ne s'agit pas de cela !) de Dieu présent partout, et par conséquent (atqui ; ergo) dans mon âme ? Eli quoi ! si la dévotion me prend de suivre l'idée que Jésus-Christ même nous donne, et de le regarder comme présent dans les cieux... Qui es in coelis, par quelle raison me l’interdira-t-il ? Il s'agit de fixer son esprit (mais pas du tout ; il s'agit de le laisser fixer par Dieu, ou plutôt, il ne s'agit pas de l'esprit, mais de tout l'être). Eh bien, je le fixerai à Dieu présent dans le ciel. Cela est tout aussi facile que de le regarder comme présent dans mon âme, et le choix de cet attribut à l'exclusion des autres, ne peut être qu'une observation inutile et en quelque sorte superstitieuse. Car pourquoi ne fixerais-je pas aussi bien mon simple regard (!!!) à Dieu considéré comme sage..., comme pénétrant à nu les pensées des hommes ? » Ib., pp. 322, 323. N'est-ce pas à crier ? Ceci me rappelle que Saint-Sorlin a reproché au Nouveau Testament janséniste d'avoir traduit le IN ipso enim vivimus, et movemur et sumus par ces mots : Car c'est PAR lui que nous avons la vie, le mouvement et l'être. » Et Desmarets continuant : « Voilà ma fausse spiritualité, de croire que Dieu est en tout, et que tout est en Dieu, comme saint Augustin a dit : « J'allais chercher Dieu bien loin, de moi et il était en moi. » — Quatrième partie de la réponse aux insolentes apologies de Port-Royal... par le sieur de S. Sortie Desmarets, 1668, p. 265.

 

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Si... on avait regardé Dieu comme le souverain bien, l'idée de présence pourrait fortifier cette idée; si ou l'avait regardé comme un objet de terreur, elle le rendrait encore plus terrible; mais le considérer comme présent, sans l'avoir (au préalable) conçu comme bien, laisse la volonté dans le même état, et n'est pas capable de soi-même de la toucher (1).

 

Que n'ont-ils consulté l'auteur des Essais de morale? Il leur eût suggéré un concept bien plus efficace :

 

L'idée que Dieu connaît et pénètre toutes choses, jusqu'aux replis les plus secrets de notre coeur, a été regardée par les saints comme tout autrement importante pour la réformation de nos moeurs, et tout autrement efficace pour contenir les hommes dans le respect et dans la crainte de la majesté de Dieu.

C'est pourquoi saint Benoît (2)...

 

L'idée, toujours l'idée ! (3). Une suprême fois, il ne s'agit

 

(1) D'un tout petit mot, le R. P. Lamballe ruine tout cet échafaudage : a Si on entend par sentiment de la présence de Dieu, un effort actuel que l'on fait pour se représenter Dieu présent, ce n'est pas de la contemplation ». Op. cit., pp. 48, 49 ; cf. Nicole, Essais de morale, I, pp. 86-89.

(2) Réfutation, pp. 168, 169.

(3) Il faudrait l'arrêter à chaque mot. Ces idées, ces rotions dont il nous fatigue, où a-t-il vu que les mystiques (lesquels ne sont pas que mystiques) ne les eussent point? Ils sont allés au catéchisme, ils savent que Dieu est bon, juste, etc. Cette science ne suffit pas à le leur rendre présent, mais si, d'un autre côté, elle ne les occupe pas directement, dans l'acte même de la contemplation, elle n'en demeure pas moins fixée dans leur esprit, éclairant, à sa manière, la contemplation elle-même. En dehors des cas très rares où la suspension des puissances serait totale, l'intelligence n'est déjà que trop portée à se mettre de la partie. Rien de plus mouche-du-coche que cette agitée, elle brandirait sa chandelle à la face du soleil, et si les mystiques la tarabustent, croyez qu'ils ont pour cela de bonnes raisons. Mais, pour mieux répondre à Nicole, prenons un cas extrême, impossible, celui d'un homme, qui n'ayant aucune idée de Dieu, qui, ne soupçonnant même pas l'existence de Dieu, se trouverait élevé soudain à la contemplation proprement dite. Par hypothèse, il ne peut nommer l'être dont la présence vient de s'imposer à lui, mais comment le sentiment qu'il éprouve ne l'assurerait-il point de la bonté de cet être? Incessu patuit. Connaissance confuse de cette bonté, mais combien profonde ! Ainsi que la connaissance expérimentale du feu. Une première brûlure ne nous apprend-elle rien sur cet élément ?

 

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pas de cela, mais d'une présence réelle, et par suite, souverainement e édifiante », béatifiante, efficace. Allez dire à sainte Thérèse qu'elle n'aime pas ; allez lui dire qu'au lieu de laisser agir en elle ce Dieu présent, elle ferait mieux de méditer sur les Morales de saint Grégoire et d'examiner sa conscience!

 

(1) Il va de soi que le préjugé rationaliste ne s'affiche pas toujours avec une pareille simplicité. Nicole est un enfant terrible du parti anti-mystique. Bravant tous les ridicules, il trahit le dernier secret de l'invincible résistance, que notre premier mouvement à tous est d'opposer aux mystiques. On ne veut, on ne peut admettre un mode de connaissance qui ne se ramène pas en définitive à la connaissance rationnelle, qui ne rentre pas dans les cadres et qui n'observe pas les lois de la connaissance rationnelle. On suppose toujours qu'il faut des ailes pour voler. Bref, on veut que, dans l'acte même de la contemplation, l'intelligence intervienne, comme elle intervient dans la spéculation ordinaire. On accordera volontiers du reste que Dieu la surélève, l'exalte, l'illumine, mais enfin on veut lui faire sa part, laquelle devient fatalement la part du lion. Je m'explique mal ; on ne veut pas, on ne se doute pas que l'on veut cela, mais on parle, on discute comme si le contraire était impossible. Une de ces manières d'intellectualiser la contemplation serait de l'assimiler, ou presque, à la vision béatifique, laquelle, étant d'un contenu riche et distinct, ressemble davantage, ou paraît ressembler, à la connaissance rationnelle. Si l'on en vient ainsi à imaginer une sorte de miracle (contrairement à l'enseignement commun des mystiques) c'est au fond qu'on ne veut pas s'accommoder d'une connaissance générale, indistincte. On en rougit ; on a peur que les mystiques ne paraissent pas assez intelligents ; peur que M. Ingres ne se tire mal de sa partie de violon. Nous verrous plus loin que Nicole a recours, lui aussi, à un miracle, pour tirer de honte le nombre infime de contemplatifs auxquels il permet de vivre. C'est par là peut-être que s'expliquerait, en dernière analyse, et que se résoudrait ipso facto, la belle controverse entre M. Saudreau et le R. P. Poulain, ce dernier peut-être beaucoup plus voisin de Nicole qu'il ne l'imagine. Et puisque je suis en veine d outrecuidance, M. Saudreau, notre maître à tous, me permettra bien, j'espère, de lui demander si lui-même, à certains moments, il n'est pas en coquetterie avec la raison raisonnante. Il écrit, par exemple: « L'expérience confirme cette doctrine des saints, et montre que CETTE PERCEPTION GÉNÉRALE ET CONFUSE des amabilités de Dieu est plus parfaite que la connaissance distincte et raisonnée de ses perfections s. Comment l'expérience montrerait-elle directement cette supériorité à un intellectuel qui ne connaît lieu de cette perfection confuse ? « On voit en effet tous les jours des gens simples et illettrés, mais fervents et favorisés de ce don, avoir DES IDÉES BIEN PLUS JUSTES et une conviction bien plus profonde et bien plus forte des grandeurs de Dieu que des savants beaucoup plus instruits ». Les degrés, II, p. 53. N'y a-t il pas là deux confusions possibles ? a) Il va de soi que la connaissance mystique produit eu nous une conviction bien plus profonde, mais celle-ci ne tombe pas sous l'expérience d'un pur intellectuel ; en elle-même, dis-je. Nous les voyous plus saints, d'où nous concluons logiquement à une conviction plus profonde, à un amour plus intense. b) Il est très possible et tout naturel que ces illettrés aient des idées plus justes de Dieu que de purs savants ; mais ces id, est claires, distinctes, j'imagine) ce n'est pas l'acte même de la contemplation qui les leur a procurées. Ou conçoit très bien que leurs facultés rationnelles, plus ou moins suspendues pendant la contemplation, gagnent à cette suspension elle-même, et aux sublimes expériences qui l'accompagnent, une activité merveilleuse, et proprement rationnelle. Mais cette activité, productrice d'idées claires et distinctes, ne peut se confondre, me semble-t-il, avec la contemplation elle-même. Ce disant, je ne fais que répéter ce que M. Saudreau m'a appris.

Avant de clore cette note, voici encore, mais sous une forme un peu nouvelle, l'utile, le magnifique contre-sens de Nicole : « Il est question, dit le sieur Malaval..., d'écouter Dieu même au fond de votre coeur, qui vous parlera mieux que tous les livres. Sur quoi Nicole : « Comme c'est au fond du coeur qu'il parle, ce n'est pas par les oreilles du corps que l'ou l'entend, c'est par l'esprit ; or, ce que l'on entend par l'esprit, se comprend par la pensée ». Toujours la même pétition de principe, la intime impossibilité d'accepter provisoirement le point de vue de l'adversaire. « Il  faut donc que Dieu imprime et forme des pensées dans l'esprit, et, comme il parle fréquemment, il faut qu'il fasse fréquemment penser. Voilà donc des pensées dans l'esprit, de quelque manière qu'elles soient produites ». Réfutation, pp. 245, 246.

 

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§ 4. — L'obsession jansénisante, ou obsession de la grâce conçue comme un divin plaisir, comme une délectation victorieuse.

 

La contemplation est tout ensemble connaissance et amour; mais connaissance et amour d'un ordre particulier, dans lequel l'activité ordinaire de nos facultés intellectuelles et affectives se trouve, plus ou moins, mais également suspendu. Le mysticisme dont nous parlons, le seul qui ait occupé Nicole et les anti-mystiques du XVIIe siècle, n'est donc pas celui que poursuivent certains penseurs contemporains, notamment le baron Ernest Seillière. Libre du reste à chacun d'employer les mots qui lui plaisent ; il suffit de les définir. M. Seillière n'y manque pas « Mystique » est pour lui synonyme de e sentimental » ou de romanesque. Il dira par exemple : « Ces revendications sentimentales, nous les nommons mystiques pour notre part » (1). Il appelle mystique e l'affectivité débridée » d'une sensibilité que la raison ne gour erre plus (2). D'où la « nuance féminine » que le mysticisme lui paraît naturellement revêtira; d'où il suit enfin que le mystique par excellence,

 

(1) Le péril mystique dans l'inspiration des démocraties contemporaine? Paris, s. d. (1918 ?) p. 122.

(2) Ib., p. 19.

(3) Ib., p. 51.

 

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le mystique pur, n'est pas Jean de la Croix, mais bien Jean-Jacques Rousseau. Pour moi, j'y consens, bien que cette laïcisation d'un des mots les plus saints de la langue chrétienne me fasse peine. Mais si, d'une question purement verbale, on en vient au fond des choses, je me révolte bien davantage, persuadé, comme je le suis, que jamais les mystiques n'ont voulu exalter la sensibilité aux dépens de l'intelligence (1). Nicole n'en est pas moins persuadé que nous, puisqu'il reproche aux mystiques, vrais ou faux, de son temps, non pas seulement, comme nous l'avons montré, d'humilier, d'appauvrir l'intelligence, mais encore de mortifier, d'affamer le coeur et par là de pervertir entièrement les conditions de la prière chrétienne.

Pour bien comprendre ce nouveau procès, et l'obsession

 

(1) Et moins que personne le sec Fénelon. « Le fénelonisme, dit encore M. Seillière, fut un effort de la pensée catholique pour traduire, dans un langage mystique acceptable par la raison, les aspirations affectives de rame moderne. » Ib., p. 5o. Non, pas du tout, me semble-t-il. Nous reviendrons à Fénelon, mais j'avoue ne pas comprendre que l'idée puisse même venir de lui reprocher d'avoir fait la part trop belle à la sensibilité religieuse. Ce n'était certainement pas là son côté faible. En fait de « dévotion sensible », affective, Bossuet l'emporte de beaucoup sur lui. Cf. Apologie pour Fénelon, pp. 4o, 41.

Quoi qu'il en soit, je m'explique très bien, quoique je le regrette, le choix que M. Seillière a fait de ce mot « mystique ». Il avait à étudier une maladie très spéciale, et qui lui paraissait nouvelle. C'est moins a l'affectivité débridée », car celle-ci ne date pas d'hier, que cette même affectivité, essayant de justifier, de sanctifier et par là d'exalter ses propres transports en leur conférant une qualité proprement religieuse. D'où le mot : mystique. Malheureusement, celui-ci était déjà en circulation, et désignait tout le contraire de ces états d'âme rousseauistes, comme je vais le montrer dans le texte. Mais on s'explique de nouveau très bien la confusion qui a dû se faire, à ce sujet, dans l'esprit de M. Seillière. Nous avons dit plus haut que, faute de l'avoir expérimentée nous-mêmes, nous penchions tous fatalement à intellectualiser la contemplation si peu intellectuelle, si a-intellectuelle des mystiques. Par suite d'une tendance analogue, et toujours pour n'avoir pas éprouvé nous-mêmes l'amour très particulier, très peu sensible, dont ils nous parlent, nous sensibilisons cet amour, pour ne pas dire que nous le sensualisons. Ainsi aura fait Rousseau. Les «goûts », les « suavités » dont il a pu lire la description enthousiaste chez tel ou telle mystique, il les aura pris pour les seuls goûts, les seules « suavités » qu'il lui fût donné, à lui, de connaître. Ainsi, à entendre Fénelon parler de « pur amour », Rousseau aura compris qu'il s'agissait là d'un sentiment religieux prodigieusement tendre, et d'une tendresse sensible. Et c'était là un prodigieux contre-sens. Quant à cette confusion fâcheuse, malsaine « de la religion et de l'amour », nos troubadours l'avaient faite bien avant Rousseau. Cf. Robert de Labusquette, Autour de Dante. Les Béatrices, Paris, 1920, I, part. chap. III, § 19.

 

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qui le passionne, il est bon de se rappeler ce que nous avons dit plus haut sur la dévotion sensible ou a consolation ». Toute prière est en définitive un acte d'amour, dît à la mystérieuse collaboration de la volonté humaine et de la grâce. Cette volonté, puissance massive, sèche et froide, assez ordinairement ne s'ébranle que lorsque les puissances de sentiment ont mis en action ses rudes ressorts, l'animal raisonnable et volontaire que nous sommes ne se décidant d'habitude à vouloir tels ou tels objets, que lorsque ces objets ont déjà excité chez lui, dans la partie sensible de son être, une assez vive complaisance. Je vois qu'il est bon en soi de faire l'aumône et, en même temps, je sens une certaine chaleur qui me sollicite à cette oeuvre, qui m'en promet, qui m'en donne déjà, du plaisir. Trahit sua quemque voluptas. Il n'y a pas de mal à cela ; il y en a si peu que Dieu, ajustant sa grâce à ce mécanisme naturel, souvent nous fait sentir délectables les actes de vertu qu'il attend de nous. Ainsi deux « délectations » nous tirent en sens contraire, celle du mal, et celle du bien. Les joies du sommeil ou du jeu, la peur de l'effort ou de l'ennui me détournent de la prière; l'attente de consolations célestes peut m'y ramener. C'est la doctrine de saint Augustin.

Les jansénistes vont beaucoup plus loin. Ils tiennent la volonté pour si malade, son libre arbitre pour si peu libre, si porté au mal ou si rouillé, qu'elle ne se décide jamais au bien qu'entraînée par une délectation préalablement envoyée du ciel. Ce n'est pas nous qui nous décidons, c'est la grâce, « plaisir divin », qui nous décide, ou mieux qui décide pour nous. Ainsi, et pour en revenir au sujet particulier qui nous occupe, on ne prie jamais sans avoir été déterminé à le faire par une « consolation » victorieuse. Tout pieux sentiment n'est pas prière, — l'illusion se glisse partout, comme vous savez — mais toute grâce de prière est sentiment, et toute prière est d'autant plus sainte qu'est plus intense, j'allais dire avec M. Seillière,

 

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plus « débridé » le sentiment qui l'a préparée, qui l'accompagne et qui la suit. Dans un coeur sec, jamais Dieu ne travaille, bref, sans ferveur sensible et très sensible, sans un délicieux frémissement de tout l'être — cor meum et caro mea exultaverunt in Deum — pas de vraie prière (1). Je signale ces a affectifs a à M. Seillière; ils ont droit à figurer désormais parmi les ancêtres spirituels de Jean-Jacques, ancêtres plus authentiques, plus directs, que ces mystiques du XVIe siècle, y compris Mme Guyon, contre lesquels le « sentimental » Nicole a pris la défense du sentiment.

 

Il en veut surtout à Guilloré qui, du reste, n'enseigne rien en ces matières que l'on ne trouve déjà chez tous les spirituels antérieurs (2); mais avec ses formules peu veloutées, et parfois peu délicates, ce jésuite a le don d'irriter Nicole. Guilloré prétend donc qu'une âme, privée de toutes les douceurs de la prière, ne doit pas se tourmenter, et bien au contraire.

 

Je voudrais, écrit-il, que vous aimassiez cet état (de sécheresse) plus qu'aucun autre, parce que nous apprenons du

 

(1) On aura bien reconnu la théorie de Pascal : « Ces peines-là ne sont pas sans plaisirs, et ne sont jamais surmontées que par le plaisir... Dieu ne verse ses lumières dams les esprits qu'après avoir dompté la rébellion de la volonté par une douceur toute céleste qui la charme et l'entraîne. « Pensées et opuscules, pp. 220, 221, 186.  Voici là-dessus les justes remarques d'un théologien peu connu. « Les sectateurs de ces erreurs jansénistes) voulaient que la grâce, dont les humiliations et les mortifications de la croix de Jésus-Christ sont les divins canaux, tirât le pécheur de son état pervers par le plaisir et l'agrément qui l'y ont engagé et qui l’y retiennent. Cette erreur ayant causé la perte d'une infinité d'âmes, qui voulaient à elles-mêmes se faire de la force de leurs passions une impuissance d'en sortir, sans une grâce qui les tirât avec un agrément sensible de l'état où ils se plaisaient, contre les assurances de... Jésus-Christ à ses apôtres... que son Esprit ne se communiquerait point à eux, jusqu'à ce qu'ils fussent privés du plaisir qu'ils recevaient de sa compagnie ». La lumière du chrétien, Nantes, 1693, II, p. 49. Ce livre, rare, je crois et qui m'a très intéressé a pour auteur G. de la Baume Le Blanc de la Vallière, ancien jésuite et évêque démissionnaire,

(2) Il en parle, mais de mauvaise grâce, n'aimant pas les lieux communs : « Voici donc... les sécheresses de l'intérieur. C'est une matière qui n'a pas manqué d'être traitée jusqu'ici par beaucoup d'auteurs... Je ne m'y arrêterai guère, ayant assez à coeur de ne point vous importuner de matières qui ont été tant rebattues ». Les Progrès, p. 175. Ces quelques mots auraient dû mettre Nicole sur ses gardes : mais il n'y a pire sourd...

 

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Prophète que l'âme aride et desséchée de toutes les douceurs des consolations est plus capable de voir la vertu et la gloire infinie de Dieu... N'est-ce pas dans ces aridités de l'âme que Dieu se fait mieux connaître en l'arrosant de ses divines eaux, quand elle n'en attend rien ?... Quand vous êtes dans les sécheresses, j'aime l'état où vous êtes..., je l'aime parce que vous tomberez dans cette heureuse pauvreté d'esprit..., laquelle nous rend dignes d'être remplis de Dieu, puisqu'alors la place est toute pour lui (1).

 

Sur quoi Nicole se fâche et ricane : Eh! quoi! Jonas évêque d'Orléans, Rupert, saint Benoît, en un mot le torrent des docteurs ne nous ont-ils pas appris que la dévotion était une bonne chose, et François de Sales lui-même, au moins dans sa Philothée ?

 

Selon cette philosophie, il faudrait changer, non seulement le langage des Saints Pères, mais aussi celui des prières et des hymnes de l'Eglise, et au lieu, par exemple, de dire à Jésus-Christ, comme on fait, dans l'hymne de la Transfiguration, que, quand il lui plaît de visiter nos âmes, il en chasse les ténèbres et y verse des consolations : Pellis mentis caliginem et nos reples dulcedine, il lui faudrait dire que, lorsqu'il nous visite par une grâce abondante, il couvre notre âme de ténèbres et nous prive de toute douceur. Il faudrait demander à Dieu, comme des dons précieux, les ténèbres, le dégoût, la froideur, la sécheresse et la dureté de coeur. Au lieu de dire, comme David : Sicut adipe et pinguedine repleatur anima mea, il lui faudrait dire : que jamais mon âme ne soit remplie d'aucune onction, et qu'elle demeure toujours dans la stérilité et la sécheresse...

Il vaut donc mieux sans doute s'en tenir à la spiritualité des Pères et PRENDRE LES SÉCHERESSES POUR UNE ABSENCE DE GRACE, et par conséquent pour un état où l'amour est moins fort.

 

(1) Les Progrès, p. 175. Il conclut par ces trois lignes qui résument excellemment le sujet, et qui d'avance réfutent Nicole, tout en prévenant les réflexions très justes que celui-ci n'a pu manquer de faire : « Les sécheresses de l'âme sont tantôt la punition des goûts sensuels qu'elle a pris parmi les créatures (et Nicole n'a guère vu que cela) ; tantôt une soif, que Dieu embrase afin qu'elle prie après la divine rosée , (c'est-à-dire, afin qu'elle apprécie mieux, par cette perte momentanée, les douceurs sensibles de la prière) ; et tantôt une disposition à des déluges de pluies célestes que Dieu lui prépare », c'est-à-dire une disposition, un prélude à l'état mystique. Ib., p. 177.

 

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Il avoue bien que cette privation «ne laisse pas d'être utile à quelques âmes, pour les purifier des impuretés qu'elles peuvent mêler aux grâces de Dieu, lorsqu'elles y sont attachées par amour-propre ». Punition, épreuve, remède contre l'illusion, mais enfin,

 

il est toujours vrai de dire que l'état de sécheresse diminue et affaiblit l'amour de Dieu (1).

 

Tantôt, dit-il aux mystiques, vous condamniez les «pensées » pieuses; maintenant les « mouvements de piété ». Ni pensées, ni sentiments. Le vide absolu! Ajoutez à cela que, pour Nicole, la ferveur sensible, c'est la grâce même, et vous comprendrez sa colère. Oui certes, et nous comprenons aussi qu'il n'est plus ici nécessaire de débrouiller ces équivoques perpétuelles, cet amalgame désespérant d'erreur et de vérité. Dans cette page, en effet, on aura déjà reconnu la méprise fondamentale que nous avons signalée plus haut. Qu'il s'agisse de la sensibilité ou de l'intelligence, c'est toujours, de la part des mystiques, la même attitude, et de la part de Nicole, la même incompréhension qui tient du miracle.

Non, pas plus que l'intelligence, les mystiques ne condamnent le sentiment, comme devrait faire, et ne fait pas, soit dit en passant, le quiétisme janséniste. Méditation, dévotion, tout cela leur paraît excellent. Il y a mieux néanmoins, il y a la contemplation, et quand la grâce appelle à ce mieux, a-t-on le droit d'hésiter? On hésite pourtant, et de même que, tout à l'heure, on souffrait d'échanger de claires idées contre une connaissance confuse, de même on se cramponne aux joies du sentiment, comme à une bonne amitié, connue de longue main, et qui semble plus chère à l'heure du départ pour une terre inconnue. De là vient, comme tantôt, l'insistance avec laquelle Guilloré et les autres maîtres mystiques montrent ta pauvreté

 

(1) Traité de l’oraison, pp. 488, 489.

 

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des consolations sensibles auprès de l'union obscure qui les remplace. Insistance d'autant plus indispensable que les préludes de cette union sont d'ordinaire plus douloureux. L'homme est un. Peu à peu cette présence de Dieu à la cime de l'âme, cette union réelle s'étendront, en quelque manière, jusqu'à la surface où se joue l'activité de nos puissances; la connaissance confuse stimulera, enrichira la connaissance rationnelle; les délices insensibles de l'union rejailliront sur les facultés affectives. Ayant tout sacrifié, on retrouve tout. Mais au début, souvent, il n'en va pas de la sorte. Un des chapitres les plus longs de la théologie mystique a pour objet les étranges épreuves, par où se fait, si l'on peut dire, l'apprentissage de la contemplation. Or, où vont toutes ces épreuves, sinon an dépouillement progressif, à la « purification » d'une âme encore trop encombrée d'elle-même, trop avide de comprendre et de sentir ? Envers ténébreux et douloureux de la sublime grâce, qu'elles annoncent, qu'elles préparent et qu'elles voilent, ces épreuves dépouillent implacablement le contemplatif novice de toutes ses attaches trop humaines, de tout ce qui faisait hier encore sa joie, sa force, parfois son orgueil : délices de la prière, facilités de la vertu. Elles délogent l'amour-propre de ses retraites, « désappliquant » nos facultés, réduisant ce « petit filet de vie naturelle qu'on ne rompt presque jamais, parce qu'il en coûte trop de renoncer sans retour à toute action propre de l'esprit ou du coeur » (1). Le divin bourreau harcèle sa victime. il la vide peu à peu d'elle-même, ou plutôt de ce peu do chose — mais conscient, mais sensible — qu'elle croit être son moi, qui n'en est que l'ombre ; la refoulant nue, désolée, épouvantée vers on ne sait quel précipice invisible — le néant, l'enfer peut-être ! — qui n'est en réalité que ce bienheureux centre de l'âme où, les épreuves terminées, se consomme l'union mystique. Et voilà ce que veut dire

 

(1) P. de Caussade, Instructions spirituelles en forme de dialogues sur les divers états d'oraison, Perpignan, 1741, p. 387.

 

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le panégyrique de la sécheresse par le P. Guilloré. La construction a de l'apparence et elle se tient, ce qui n'a rien de surprenant si l'on songe à tant de nobles génies qui l'ont élevée peu à peu. Sable ou granit, à une critique sérieuse d'en examiner les fondements ; mais, en attendant, on avouera, je l'espère, que la vrille épaisse et mal appliquée de Nicole, n'a pas ébranlé ce bel édifice.

 

(1) Il me paraît superflu de répondre plus scolastiquement à l'objection de Nicole. « La grâce, dit-il, n'étant autre chose que la charité, il y a plus de grâce où il y a plus de charité ». Traité de l’oraison, p. 487. La distinction saute aux yeux. La grâce n'est autre chose que la charité surnaturelle, évidemment ; que la charité sensible, ou que la douceur sensible, qui accompagne parfois cette grâce de charité essentielle, certainement non. Cette douceur sensible est ou peut être une grâce; elle n'est pas la grâce. Il dira encore : « Si l'amour était plus grand dans l'état de sécheresse, la grâce y serait plus grande. Et par conséquent ce serait un état d'abondance, et non pas de pauvreté ; et l'on passerait au contraire à l'état de pauvreté et de disette de grâce, quand on viendrait à aimer Dieu avec goût, avec ferveur, avec sentiment, et avec joie ». Ib., p. 487. Pas le moins du monde! Un millionnaire ne passe pas à l'état de pauvreté quand il fait un bénéfice de 100 francs Mais étant sûr de ses millions, il ne se désole pas quand ce minuscule bénéfice lui échappe.

Citons encore. L'état de sécheresse « n'a rien en soi qui ne soit mauvais ». Ib., p. 481. « L'absence de la grâce, c'est-à-dire, l'état de sécheresse et d'insensibilité ». Ib., p. 497. Cf. la même doctrine dans les Visionnaires, pp. 3;7-34o. Or je n'ai pas besoin d'ajouter que cette doctrine, manifestement opposée à l'enseignement de fous les mystiques, n'est pas moins en contradiction avec tous les auteurs ascétiques de quelque sérieux. Et c'est même ici une nouvelle preuve de la prodigieuse et redoutable incompétence de Nicole — et de Port-Royal, — en matière de direction. Car enfin. et pour rester sur le terrain de la prière commune, les douceurs sensibles ne dépendent pas de nous; elles sont refusées parfois, souvent même, aux plus méritants. Or si vous dites à ceux-ci que leur sécheresse est manque de grâce, qu'elle est et ne peut être que punition, à quel découragement ne risquez-vous pas de les réduire ? Nicole semble avoir entrevu cette difficulté, et voici comme il s'en tire : Par état de ferveur, « non, n'avons pas entendu... une ferveur d'imagination accompagnée de goûts sensibles, qui est plus commune à ceux qui commencent (saint Bernard l'oblige à parler ainsi)..., mais un certain état de l'âme, qu'on prenne garde au tour de prestidigitation qui se prépare) dans lequel elle se SENT poussée avec PLÉNITUDE DE COEUR aux bonnes oeuvres..., où elle SENT un grand éloignement du mal, quoique tout cela soit plus spirituel que sensible. Cette espèce de ferveur n'enferme point nécessairement, de bouts sensibles, mais elle est aussi fort éloignée de la sécheresse d'une âme languissante qui fait tout avec peine et dégoût ». Traité de l’oraison,. pp. 517, 518. Poudre aux yeux et confusion. Par ces goûts, il entend je ne sais quelles sucreries spirituelles, une délectation presque sensuelle. Il n'exige doue que la « plénitude de coeur », que l'allégresse religieuse et morale. Mais justement c'est là le sensible qui est en question. Bref, il se donne l'air de rester fidèle à la tradition et il maintient son principe : pas de sensible, pas de grâce.

 

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III. – LE ROMAN MYSTIQUE

 

Après avoir tant détruit, il faut construire. Ridicule ou non, les mystiques sont un fait : pas de fait sans cause. Cherchons la cause.

 
§ 1. — Tout le mal est venu des livres mystiques.

 

Nicole nous a déjà dit que « la source la plus commune des illusions qui se mêlent dans nos prières, est que l'on y prend les pensées de l'esprit pour les mouvements de la volonté; ou des mouvements purement naturels, excités

par l'amour-propre, pour des mouvements de l'Esprit de Dieu ». Or,

 

cela n'a pas seulement lieu à l'égard des mouvements sensibles, qui ne sont pas fort éloignés de l'état commun, mais aussi à l'égard des états les plus extraordinaires, et des sentiments les plus étranges, dont parlent les mystiques. Car les personnes qui ont l'imagination fort vive, comme les filles et les femmes l'ont d'ordinaire, et qui lisent la description de ces états... dans les livres qui en parlent, ou qui en sont instruites par ceux qui croient les entendre, sont sujettes à s'en former des images et à désirer de les éprouver ; et il n'y a pas fort loin de là jusqu'à croire qu'on y est effectivement, ou à avoir même quelques sentiments qu'on n'avait point eus auparavant ; parce que l'imagination, excitée par ce désir, fait effort pour animer davantage ces images, et d'ordinaire y réussit (1).

 

On montrerait par un raisonnement du même genre que le vieil Homère est responsable de tous les adultères commis depuis l'Iliade. Nicole est enchanté de cette explication et il y revient souvent :

 

Ces personnes, ayant oui parler dans quelques livres spirituels de vie intérieure, d'opérations divines, de recueillements, de pur amour, se laissent surprendre par l'éclat de ces mots, et conçoivent un désir présomptueux d'éprouver l'état qu'ils voient décrit dans ces livres, non par un amour véritable de

 

(1) Traité de l’oraison, pp. 41, 42.

 

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la justice, mais par un orgueil secret qui leur fait désirer d'être grands et élevés dans la grâce, et qui n'est pas moins dangereux que celui qui leur ferait désirer d'être grands et élevés dans le monde. Ainsi ils se forment des idées à leur mode de tous ces états divins, que l'on ne conçoit jamais bien sans les avoir éprouvés. Ils en font l'objet de leurs spéculations e t de leurs raisonnements. Ils en apprennent les principes par mémoire, comme ceux d'une autre science. Ils arrangent en mille manières ces mots et ces idées extraordinaires dont ils se sont rempli l'esprit. Ils s'échauffent l'imagination pour les comprendre; et la faiblesse de leur esprit, jointe à l'impression du démon qui s'y mêle, leur persuade bientôt qu'ils les comprennent et qu'ils les éprouvent (1).

 

Qu'est-ce à dire sinon qu'il y a de faux mystiques, ce que nul ne songe à contester, comme il y a des faiseurs de vers qui se croient poètes ? Mais la psychologie par

trop simpliste de Nicole expliquera-t-elle qu'il se rencontre un si grand nombre de mystiques parmi ceux qui ne savent pas lire, et qui n'ont jamais entendu parler de ces choses ? Et il s'en trouverait bien davantage, si tant de directeurs, prévenus des mêmes préjugés que Nicole, ne gênaient de toutes manières cette sublime vocation dans les âmes qui s'adressent à eux. Nous avons sur ce point les affirmations formelles, cent fois répétées, des plus grands maîtres. Si tout le mal vient des livres, d'où viennent les livres?

 
§ 2. — La fascination de l'inertie.

 

Une fois délestés de leur verbiage inintelligible, à quoi se réduisent tous les ouvrages mystiques, sinon à une glorification de la paresse ? Là est leur attrait et tout ensemble leur venin. Ils prétendent en effet

 

qu'après s'être mis en la présence de Dieu, il faut, pour éviter toute impureté et tout péché, se tenir en repos sans se remuer, en attendant que Dieu nous remue, et qu'il excite en nous, s'il

 

(1) Visionnaires, p p. 42, 43.

 

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lui plaît, de bonnes pensées et de bons sentiments auxquels il faut.., se laisser aller... Tout effort que l'on peut faire, tout mouvement que l'on peut exciter en soi infecte l'âme d'impureté et de péché, et empêche l'opération de Dieu (1).

 

Voulez-vous arriver à la contemplation, rien de plus facile : cessez d'agir, excluez de votre esprit et de votre coeur, « toutes les idées que l'Ecriture nous donne de Dieu et... tous les mouvements qu'elle prétend exciter dans nos coeurs ». « Pure fantaisie, poursuit Nicole, qui n'a pour fin que de dire quelque chose de nouveau, et de se distinguer des autres par une pratique sans raison, dans laquelle on prescrit des choses qui n'ont aucune proportion avec la fin d'obtenir » les grâces extraordinaires que l'on fait miroiter à nos yeux (2). En effet, « la renonciation à sa propre opération n'a point pour suite naturelle que Dieu s'empare de l'âme et commence d'agir seul en elle ». Il n'y a que sept sacrements, et l'inertie n'est pas de ce nombre. « C'est donc une erreur et une hérésie que d'attacher » à cette inertie une longue suite de grâces (3).

Autre absurdité ; ils font de toute action, sinon un péché, du moins une imperfection, et contre laquelle nos anciens avaient oublié de nous mettre en garde :

 

Qu'on voie toutes les formules de confession pour toutes sortes de péchés, et on n'en trouvera aucune où celui-là soit exprimé, et je m'assure qu'il n'y a point de confesseur qui ne fût surpris si quelque dévote portait au tribunal ce péché d'une nouvelle espèce : qu'elle s'est remuée dans l'oraison avant que d'avoir senti l'attrait de Dieu, et qu'elle a pensé à Dieu avant que Dieu eût formé dans son coeur cette pensée..., ou qu'elle s'accusât... d'avoir pensé à la naissance de Jésus-Christ le jour de Noël (4).

 

Au reste, leurs « principes sont si mauvais que personne

 

(1) Réfutation, p. 90.

(2) Ib., p. 216.

(3) Lettres, III, p. 180.

(4) Réfutation, p. 118.

 

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ne les a pu suivre dans toute leur étendue, et qu'on est contraint de les borner par des exceptions de fantaisie ».

 

Car s'il ne faut point se remuer dans la prière, s'il ne faut s'appliquer volontairement à rien, s'il faut attendre que Dieu nous remue, il n'y a aucune raison de vouloir se remuer soi-même dans (quelque circonstance que ce soit)... Si l'activité est une source d'impureté pour la prière, elle ne l'est pas moins pour toutes les autres actions.

 

 

D'où il suit que ces mystiques ne devraient pas se permettre de saluer quelqu'un dans la rue, à moins que d'en avoir été avertis, au préalable, « par un mouvement intérieur du Saint-Esprit », mais, grâce à Dieu, un reste de bon sens les sauve de ce ridicule.

 

Ils ne disent pas qu'il ne faut point donner de la nourriture à un malade dont on est chargé. Je veux croire qu'ils permettent de s'informer combien il y a de temps qu'il n'a rien pris, car ils ne sont pas entièrement insensibles à ces inconvénients grossiers et sensibles (1).

 

On devine les faciles plaisanteries qu'il amorce et que sa délicatesse ne lui permet pas de développer. Il insinue, d'autres appuieront, La Bruyère, par exemple. Et de rire. Ils trouvaient moins bouffons les premiers vers de l'Art poétique, sur « l'influence secrète » qui seule permet d'enfourcher Pégase.

Tout cela est enfantin, pour ne pas employer le mot juste. Il faut bien que je le redise, puisqu'on ne cessera plus désormais d'opposer de pareilles niaiseries à l'enseignement commun des mystiques, Nicole n'a pas compris. Aussi bien lui avait-on déjà répondu ; le capucin Pierre de Poitiers entre plusieurs autres :

 

Une âme sans pensée ressemble a une souche de bois, la raison n'opérant point en elle, qui n'opère que par pensées.

 

(1) Réfutation, pp. 112-122.

 

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Je réponds que cela ne se peut dire que par des âmes qu n'ont pas expérimenté cette mystique opération.

Il semble qu'abandonner les pensées, soit mépriser les actes de charité et les autres vertus.

Je réponds qu'il n'y a que l'intention qui fasse le mépris ; ce n'est pas un mépris de quitter un bien moindre pour un plus grand, comme la foi, au ciel, pour la vision, et les figures pour la vérité. ON NE QUITTE LES PENSÉES QUE TANDIS QU'ON EST EN UN ÉTAT PLUS PARFAIT. Ce serait plutôt mépriser les grâces de Dieu, si on retenait des opérations humaines et acquises pour laisser les infuses et les grâces extraordinaires.

Il semble que ce soit tenter Dieu, de vouloir prier sans pensées.

Je réponds que ce n'est pas tenter Dieu que de prier sans pensées, quand il nous veut occuper sans elles, car en cela il manifeste assez sa volonté (1).

 

Ces derniers mots disent tout. Nicole s'imagine que c'est l'âme qui d'elle-même, un beau matin, et pour s'entraîner aux expériences merveilleuses dont les livres l'entretiennent, essaie délibérément de ne plus penser, de ne plus agir. Non, lui explique Jean de la Croix, c'est Dieu qui a conduit l'âme dans une voie telle que, si elle

voulait opérer d'elle-même et par son industrie, elle troublerait l'action divine en elle au lieu de l'aider » (2).

 

Et ailleurs, blâmant les mauvais directeurs : « Il viendra, dit-il, quelqu'un qui ne sait que frapper sur l'enclume comme un forgeron, qui dira : « Allez, tirez-vous de là ; c'est perdre le temps et demeurer oisive. Méditez et faites des actes ». Parce que, ne comprenant pas que cette âme est déjà en la voie de l'esprit, en laquelle il n'y a plus de discours, où le sens cesse et OU DIEU EST PARTICULIÈREMENT AGENT, ils... ruinent... l'ouvrage excellent que Dieu peignait en elle (3).

 

Si Dieu agit, reprend Nicole, que nous parlez-vous de méthode? Il a raison, mais ici encore, les mystiques ont

 

(1) Le jour mystique, I, pp. 146, 147.

(2) Ib., p. 134.

(3) Ib., 1, pp. 134, 135.

 

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pris les devants. Tous en effet, ils reconnaissent qu'au sens propre du mot, il n'y a pas de «méthode » qui élève l'âme à la contemplation:

 

Les dons de Dieu, écrit Malaval, ne s'acquièrent pas à la vérité par méthode, mais il y a quelque méthode à s'y disposer, quand on convient une bonne fois qu'on les peut rechercher. La méthode de contempler vise à écarter les empêchements; la méthode fait connaître quelles doivent être les dispositions de notre part, et quels doivent être les signes de la part de Dieu... La méthode sert à connaître la nature de la contemplation, ses différences, ses propriétés et ses effets. La justification est le plus grand miracle qui s'opère au monde, et l'on prescrit néanmoins des méthodes pour exciter les larmes et la contrition afin d'obtenir cette faveur... La méthode n'est pas pour le don, elle est pour celui qui l'attend, ou qui le veut cultiver. La méthode ne produit pas le miracle, elle prépare le coeur pour le recevoir sans contradiction, sans empêchement et sans scrupule (1).

 

« Sans contradiction, sans empêchement, sans scrupule », ces derniers mots de Malaval sont d'une psychologie beaucoup plus juste que les déclamations de Nicole C'est qu'en effet, je dois le redire, l'initiation à la vie mystique n'a rien qui séduise des âmes sérieusement chrétiennes, et il ne saurait être question que de celles-ci. Aux approches de la grâce, qui commence à les dépouiller de

leur activité propre, leur premier mouvement est de stupeur, et le second d'épouvante. Vertige, agonie, bien loin de céder voluptueusement à l'inertie apparente qui les gagne, elles redoublent au contraire d'activité, « pensant qu'elles sont oisives a, dit encore Jean de la Croix, et s'efforçant « de méditer, discourir et produire des actes ; ce que ne pouvant faire, à raison que ce n'est plus là le chemin par lequel Dieu les conduit, elles s'inquiètent, pensant être

 

(1) Pratique facile, II, pp. 24o-242. Et M. Saudreau : « Il est bien vrai que l'homme peut se disposer à ces opérations contemplatives, mats non se les procurer. II s'y dispose d'une façon éloignée par le renoncement parfait… ; d'une façon prochaine, par l'acte derécollection ». Op. cit., II, p. 87.

 

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perdues ; et leurs conducteurs les aident bien à le croire)) '. D'où l'excellence des livres, des méthodes, où elles apprennent, non pas comme dit Nicole, à désirer, mais à souffrir paisiblement le martyre de l'inertie.

 
§ 3. — Vapeurs et non pas martyre.

 

« Après avoir donné des avantages chimériques a à cette oraison paresseuse, les mystiques

 

tâchent de persuader à leurs disciples d'y joindre des martyres chimériques, par lesquels ils font passer les âmes qui s'engagent dans ces pratiques. Ils trouvent par là ce merveilleux qu'ils cherchent, comme une des choses les plus capables d'attirer les âmes à ces nouvelles spiritualités.

 

C'est ici le chapitre des « épreuves », lequel tient en effet beaucoup de place dans les traités de mystique. « L'histoire de tous les saints, écrit à ce sujet M. Saudreau, nous présente des épreuves a infiniment douloureuses a et se prolongeant... pendant des années. Ayant dompté les résistances de la nature, on pourrait croire que l'heure de la paix a sonné » ; tout au contraire, « ces peines et ces combats redoublent de toutes parts ». L'âme, en effet, « étant devenue capable d'une plus complète purification », ces épreuves finissent par atteindre un degré d'intensité effrayant... L'attraction divine devient de plus en plus puissante ; mais, par là-même deviennent de plus en plus vives les douleurs de l'âme, incapable de s'unir à Dieu, comme elle le voudrait... On ne peut se faire une idée de l'état où l'âme est alors réduite. « Il lui semble (dit Jean

 

(1) Le jour mystique, I, p. 135.

(2) C'est toujours le même contre-sens initial ; les âmes ne s'engagent pas elles-mêmes dans l'oraison de pure foi. Cette oraison n'est pas une « pratique », comme le chapelet ou l'examen particulier. Jamais du reste les mystiques ne persuadent à leurs disciples de « joindre », i.e. de s'infliger à eux-mêmes les « martyres » dont il est question. Simplement, ils avertissent leurs disciples des peines intérieures qui les attendent, afin qu'ainsi préparés, ils ne s'étonnent pas, ils ne se croient pas perdus quand ce martyre commencera.

 

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de la Croix) que cela durera toujours », et les angoisses qui la torturent sont inexprimables »,

Elles vont si loin que nous autres, profanes, quand nous lisons, dans l'autobiographie des mystiques, le récit de ces épreuves, souvent la pensée nous vient de nous écrier avec le poète :

 

Vous les voulez trop purs les heureux que vous faites,

Et quand leur joie arrive, ils en ont trop souffert.

 

Naïfs que nous sommes ! Le clairvoyant Nicole nous apprend qu'il faut en rabattre :

 

Après tout, il ne faut pas s'imaginer que ses maux d'imagination soient aussi réels dans la vérité qu'ils sont terribles dans l'expression. On ne les sent pas, mais on s'imagine les sentir, ce qui est fort différent ; car ces imaginations n'empêchent pas qu'on ne se porte quelquefois fort le;en. Cela se réduit tout au plus à quelque langueur corporelle. Une de ces visionnaires souffrait, à ce qu'elle disait, une grande multitude d'enfers redoublés, pendant qu'elle se portait aussi bien qu'une autre, dans une ville de Normandie (2). Il ne faut donc pas s'effrayer... de leurs expressions... Car ces gens sont éloquents merveilleusement dans les descriptions qu'ils font de ces martyres spirituels. Molinos leur en donne de beaux modèles (3),

 

et saint Jean de la Croix avant lui. Je ne m'arrête pas à discuter ces platitudes. C'est déjà trop, pour la honte de Nicole, que de les citer.

 
§ 4. — Le sommeil réparateur.

 

Nicole, à ses bons moments, n'est pas sans entrevoir le sérieux et la difficulté du problème mystique. Parfois des scrupules le prennent. Confusément il se rend compte que ses arguments vont plus loin qu'il ne voudrait

 

(1) Saudreau, op. cit., II, pp. 362, 363.

(2) Il doit faire allusion à Marie des Vallées. Cf., dans notre tome III, un long chapitre sur elle et sur le P. Eudes.

(3) Réfutation, pp. 223-225.

 

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et que, par delà les quiétistes, ils menacent d'atteindre aussi, de ridiculiser, d'exterminer des saints authentiques. Aussi bien savons-nous déjà que, jusque dans l'enceinte sacrée de Port-Royal, il a connu de ferventes personnes dont l'oraison ressemblait fort à celle dont il est parlé dans ces méchants livres de Malaval, de Bernières et de Guilloré. D'où son embarras. Attribuer à l'orgueil ou à quelque délire de l'imagination les « états e mystérieux d'une religieuse de Port-Royal, il ne le peut d'aucune façon. Il constate, d'un autre côté, avec une pénible surprise, que, dans ces mêmes états, l'activité normale de l'intelligence et de la volonté paraît provisoirement fort diminuée, sinon suspendue. Comment se tirer de peine ? Il essaie de « tenir les deux bouts de la chaîne », comme parle Bossuet : continuant à soutenir qu'une « oraison sans pensée e est un exercice fort humiliant et tout à fait indigne d'une créature raisonnable, il prête à Dieu le bizarre dessein d'élever quelques saintes âmes à cet exercice, ou plutôt de les y abaisser par le moyen d' « une grâce particulière », et pour des « raisons qu'il connaît ». Mais avant d'en venir à ce paradoxe suprême et triomphal en voici un autre qui a bien son prix.

Il avait fait, non pas sur les petites folles que dirigeait le P. Guilloré ou qui se grisaient du livre de Malaval, mais sur les personnes que l'on vient de dire, une remarque intéressante, à savoir que « cette sorte d'oraison», si étrange que cela puisse paraître, produit « de très bons effets ». « Car, comme elle se termine d'ordinaire par un état un peu plus actif, il en reste une pente à toutes sortes de biens qui... ôte la difficulté des actions chrétiennes, qui fait que (ces personnes) s'y portent avec ardeur et qui excite en elles diverses lumières ». (1) Que

 

(1) Lettres, II, pp. 7, 8. L'observation a été faite par tous les auteurs, Tauler par exemple : Dès que cesse la suspension de leurs puissances, dès que les mystiques « reviennent à eux-mêmes, ils retrouvent une connaissance des choses plus lumineuse et plus parfaite ». Cf. Maréchal, A propos du sentiment de présence chez les profanes et chez les mystiques, Louvain, 1909, pp. 98, 99.

 

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l'amour de ces âmes « s'augmente et se fortifie » dans une oraison où « l'on suppose qu'elles aiment sans pensées », Nicole trouvait la chose bien surprenante, mais il s'inclinait devant le fait, et jugeant la contemplation par ses fruits, il n'osait pas la dire mauvaise. Plus tard, et lorsqu'il n'a plus affaire qu'à des mystiques ennemis, il se ravise : après tout, écrit-il,

 

on ne sait si leur amour augmente ou n'augmente pas en cet état, ni si elles y aiment ou n'y aiment pas, puisqu'on suppose qu'elles ne s'aperçoivent pas de leur action. Tout ce que l'on peut dire, c'est que lorsqu'elles agissent ensuite avec connaissance, elles croient agir avec plus d'ardeur, c'est-à-dire que leur action est plus vive, ce qui peut être un effet, non de l'augmentation de l'amour, mais d'un cerveau plus reposé, comme tout le monde s'aperçoit qu'il conçoit mieux les choses après avoir dormi et lorsqu'il a plus de liberté d'esprit (1).

 

A merveille, mais si j'étais lui, je conseillerais aux dévots d'installer une chaise-longue auprès de leur prie-dieu. Après chaque point de la méditation, ils s'offriraient quelques minutes de sieste, pour reprendre ensuite leur exercice avec plus d'entrain et de sentiment. Est-ce ma faute si les anti-mystiques n'ont rien de plus fort à nous opposer?

 
§ 5. — Les « pensées imperceptibles ».

 

Roman, illusion, persévère Nicole. Ces bonnes gens nous la baillent belle avec leur « oraison sans pensées ». Peu ou prou, quand on ne dort pas, on pense toujours, mais d'une façon plus ou moins confuse. Et là-dessus, il applique à nos contemplatifs la philosophie ingénieuse, élégante qui lui a tant servi dans ses écrits sur la grâce générale, lorsqu'il voulait démontrer au grand Arnauld que la lumière du Verbe éclaire tous les hommes venant en ce monde, même les sauvages.

 

(1) Réfutation, pp. 215

 

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La tête d'un Américain, quelque aveugle et hébété qu'on le suppose, quelque rempli qu'il soit de superstitions et de folies tirées du commerce de ses semblables..., ne laisse pas d'entrevoir un grand nombre de vérités morales qui rayonnent dans son esprit, et que la lumière de Dieu lui fait voir, non par raisonnement, mais par sentiment. Le Verbe de Dieu, comme lumière, perce son esprit en une infinité d'endroits : Lux in tenebris lucet. Les ignorants et les savants ne sont pas si distingués que l'on pense, et les ignorants sentent d'ordinaire ce que les savants expriment ...

 

Prenez au hasard le plus ignare des bandits ;

 

Je mets en fait, qu'il n'y a presque point de maxime de morale, qui, étant indistinctement conçue. n'ait fait impression sur son esprit, lorsqu'il a été question d'agir, quoiqu'il l'ait rejetée par quelque passion plus forte. Il est vrai, qu'en habillant ces vues et ces maximes de paroles précises, il niera fermement qu'il les ait jamais eues ; et il aura raison de le nier, car il ne les a jamais conçues eu cette manière; mais aussi c'est une manière bien captieuse de s'y prendre pour tirer de lui cette confession.

Il en est de même des vérités qui tendent à prouver Dieu et les devoirs auxquels l'homme est obligé envers lui. Les Américains les sentent comme les autres hommes ; elles passent par leur esprit, non pas chaussées et vêtues comme des pensées distinctes, mais comme des rayons de vérité, qui les inclinent à certaines actions, en se faisant sentir obscurément (1).

 

C'est délicieux, et nous le voyons enfin sur la route qui mène au mysticisme. Défions-nous toutefois, car nous avons affaire à un intellectualiste inguérissable. Pour lui, «sentir », c'est encore et toujours a penser ». «Ce qu'on appelle sentiment n'est qu'une moindre perceptibilité ». Nous appelons « pensées imperceptibles... celles qui sont connues par sentiment ». Prenez-y garde ; il y va de tout : ce terrible M. Nicole est tout bonnement en train de s'annexer M. Pascal et de cartésianiser, si l'on peut dire, l'apologétique des Pensées.

 

(1) Grâce générale, I, pp. 103, 104.

 

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Tout cela n'est fondé que sur une vérité assez commune et qui est marquée par divers auteurs et, entre autres, par M. Pascal, qu'il y a beaucoup de choses qu'on ne connaît que par sentiment, par où l'on veut dire, qu'on n'en a pas l'idée distincte, maniable, formée. Or, quand il s'agit de ces sortes de choses (vérités morales, existence de Dieu, etc.), on ne peut pas dire qu'on ne les sent point, mais on peut dire fort bien qu'elles sont imperceptibles, parce qu'on ne les considère pas dans l'état où on les sent, et dans lequel on les pourrait apercevoir si on s'y appliquait, mais dans l'état où elles tombent bientôt après, où l'on les oublie entièrement. Ainsi elles sont d'abord peu perceptibles, et ensuite purement imperceptibles. Voilà tout le mystère des pensées imperceptibles... Ce ne sont que les pensées connues d'abord par sentiment, c'est-à-dire, des pensées (de vraies pensées) délicates, promptes, confuses, indistinctes et ensuite oubliées (1).

 

(1) Grâce générale, II, pp. 463, 464. Il est fort probable que Pascal et Nicole auront disserté de compagnie sur les «raisons du cœur ». D'où la gravité de l'interprétation que Nicole nous donne ici de l'apologétique pascalienne. Mais quelque grande que soit en pareille matière son autorité, elle ne doit pas trop nous émouvoir. S'il est en effet manifeste que Nicole n'a pas compris les mystiques, il va de soi qu'il n'aura pas compris davantage Pascal, lorsque celui-ci oppose une connaissance d'ordre mystique à la connaissance proprement rationnelle, la seule que Nicole puisse concevoir.

Tout ce que Nicole a écrit sur les pensées imperceptibles. (Traité de la grâce générale, I et II, passim) mériterait, même au simple point de vue de la critique littéraire, une étude spéciale. Voici quelques passages : « Il est si commun dans les discours, tant intérieurs qu'extérieurs..., de faire des enthymèmes, qu'il est rare d'y faire des syllogismes parfaits et catégoriques ; et même souvent ces enthymêmes sont renfermés dans une seule proposition qui naît de vues qu'on n'exprime point. Or ces vues non exprimées ne sont point distinctement et expressément conçues. L'esprit les voit et les sent d'une manière indistincte et confuse... On consent sans peine à ce vers enthymématique de la Médée d'Ovide :

 

Servare potui, perdere an possim rogas ?

Je t'ai pu conserver, je te pourrai donc perdre.

 

« Cependant bien des gens auraient peine à en marquer distinctement la majeure. La plupart des pensées gnomologiques et sententieuses, auxquelles l'esprit se rend, sont fondées aussi sur des vues et des raisons confuses, que l'on sent sans les distinguer... Il y a presque toujours une raison secrète de ces sentences, qui cause ce consentement de l'esprit ; et il en est de même de presque tous les conseils : on ne les approuve qu'en vertu de cette raison secrète et non exprimé »... Et ceci, qui est tout à fait exquis :

« Les livres n'étant que des amas de pensées, chaque livre est en quelque sorte double, et imprime dans l'esprit deux sortes d'idées. Car il y imprime un amas de pensées formées, exprimées et conçues distinctement, et, outre cela, il y en imprime un autre composé de vues et de pensées indistinctes, que l'on sent, et que l'on aurait peine à exprimer ; et c'est d'ordinaire dans ces vues excitées et non exprimées que consiste la beauté des livres et des écrits.

« Ceux qui en excitent plus, donnent plus de plaisir à l'esprit, parce qu'ils sont plus vifs et plus pénétrants : ceux au contraire qui n'en excitent, point et qui ne présentent à l'esprit que des pensées exprimées, sont des écrits fades et languissants, qui ne réveillent point l'esprit. Et c'est ce qui fait le style scolastique... (Et) il ne faut pas s imaginer que ces vues et que ces pensées simplement excitées, agissent faiblement sur l'esprit. C'est d'elles au contraire que dépend toute l'efficace des pensées exprimées, le plaisir de l'esprit et la force de la persuasion ». Ib., I, pp. 93-96. Que de concessions à l'anti-rationalisme, au mysticisme! Comment Nicole ne l'a-t-il pas vu ? Si bien lancé, comment a-t-il pu s'arrêter court? Je l'ai déjà rappelé, il avait l'esprit plus fin et plus pénétrant que puissant. Timidité congénitale et en même temps voulue, cultivée. Quoi qu'il en soit, donnez-lui de bons élèves, M. Pascal par exemple, et ceux-ci iront jusqu'au bout de sa pensée.

 

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Ceci posé, tout s'éclaircit, et la prétendue « oraison sans pensées » des mystiques n'est plus qu'une oraison à l'américaine où passent et repassent des pensées imperceptibles. Entre les deux cas, il y a néanmoins une différence : en ces matières morales ou religieuses, l'Américain n'a jamais eu que des pensées confuses, que des sentiments ; les mystiques, au contraire, ont commencé par des pensées distinctes, lesquelles, s'évaporant peu à peu, ont fini par devenir confuses.

 

On comprend aisément ce qui met l'esprit (des mystiques) dans cette suspension, et qui, fait ce qu'on appelle le repos et la quiétude.

Il y a des âmes qui ayant reçu de Dieu des mouvements d'amour plus vifs et plus fréquents qu'on n'en reçoit d'ordinaire, s'y sont livrés avec une plénitude de coeur particulière, et out fait Dieu l'unique objet de leurs désirs et de leur joie. Comme elles ont donc beaucoup aimé Dieu, il n'est pas étrange qu'il reste en elles beaucoup de dispositions à se souvenir confusément de Dieu avec amour... Car c'est une des qualités de l'esprit de l'homme, de pouvoir concevoir d'une manière confuse ce qu'il a conçu d'abord particulièrement et distinctement, à peu près comme les sons clairs et aigus se changent ensuite en un certain retentissement qui dure longtemps. On ne conçoit plus distinctement les attributs qui rendent Dieu aimable, mais on conçoit confusément et généralement Dieu comme bon. Ainsi, de toutes ces différentes idées distinctes de Dieu et distinctement aimé, il se forme une idée confuse de Dieu

 

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comme objet aimé et aimable; et cette idée confuse produit un mouvement et une idée confuse vers Dieu, dans lequel l'âme peut s'entretenir longtemps, et que Dieu continue dans certaines âmes par une grâce particulière... De sorte qu'on peut dire que ces âmes éprouvent proprement ce qui est exprimé par ces paroles de David : «  Reliquiae cogitationum diem festum agent tibi. Les restes de mes pensées vous célébreront une fête ». Car cette joie qu'elles ressentent, ces recueillements, cette tranquillité, ce sommeil sont proprement des restes de pensées et de mouvements d'amour que. Dieu veut qu'elles aient, pour les raisons qu'il connaît... De savoir de quel prix ces états sont devant Dieu, et quelle estime il en faut faire, c'est ce qu'il n'est pas possible de déterminer (1).

 

De cette page, d'ailleurs si intelligente, mais visiblement embarrassée, il résulte sans doute que nous devons traiter les meilleurs des mystiques avec indulgence, que nous n'avons pas le droit de les accuser tout uniment de paresse, mais il en résulte aussi que ces malheureux, loin de constituer l'élite du peuple chrétien, appartiennent à une catégorie inférieure. Il saute aux yeux en effet — et telle est, sans aucune date, la conviction de Nicole — que la pleine activité de nos puissances est préférable à leur demi-sommeil, comme la lumière de midi à l'obscure clarté des étoiles, comme un charbon embrasé à une poignée de cendres, comme un festin aux miettes qu'il laisse après lui : Reliquiae cogitationum. Jusque-là rien de nouveau : c'est toujours la même pétition de principe. Nicole, supposant a priori ce qu'il devrait démontrer, à savoir que la prétendue connaissance mystique est en réalité du même ordre que la connaissance rationnelle, conclut delà, très logiquement, que la seconde l'emporte sur la première. Une idée distincte vaut mieux qu'une idée confuse; on nous l'avait

déjà dit et nul ne songe à le contester. Cette fois néanmoins, il nous fait, sans y penser, une grave concession, et qui va le perdre. Ces âmes, dont il veut nous expliquer

 

(1) Réfutation, pp. 218, 219.

 

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l’oraison crépusculaire, sont de son propre aveu toutes saintes ; elles méditent le mieux du monde ; elles reçoivent de Dieu « des mouvements d'amour plus vifs et plus fréquents qu'on n'en reçoit d'ordinaire ». D'un autre côté, aucune imperfection n'est venue interrompre ou diminuer le courant des grâces divines qui stimulent si merveilleusement leur activité dans la prière. Soudain toutefois, voici qu'aux idées distinctes de Dieu et aux mouvements distincts de dévotion, succèdent chez elles « des idées confuses » et des «mouvements confus vers Dieu ». Fâcheuse dégradation, que rien n'explique et dont Nicole sent fort bien l'invraisemblance, pour ne pas dire l'absurdité. Mais il ne reculera point. On a vu la solution désespérée que la logique lui commande et qui achève sa propre déroute. Pour expliquer l'inexplicable, il imagine « une grâce particulière », qui a pour objet de ramener ces âmes de choix au niveau des « Américains » ou des sauvages, à « un état de stupidité » (1). Si le plus subtil de ses adversaires en est réduit à des inventions aussi lamentables, le mysticisme a cause gagnée.

 

Il m'en coûte néanmoins de laisser le bon Nicole en si fâcheuse posture, et à l'heure même où nous devons lui faire nos adieux. Mais on aura vu déjà qu'il faudrait des motifs plus graves pour nous brouiller avec lui. S'il a contribué plus que personne à précipiter la défaite de nos mystiques, à démysticiser la seconde moitié du siècle de Louis XIV, on aura trouvé, j'espère, bien des raisons de l'admirer, de l'aimer dans le chapitre même où nous venons de raconter cette fâcheuse croisade (2). Nous finirons

 

(1) Réfutation, p. 344.

(2) Voici, pour le quitter sub rosa, quelques ligues de lui que nous aurions dû citer dans le premier chapitre du présent volume, où il est traité des scrupules littéraires de Port-Royal. Il écrit à M. de la Chaize, auteur d'une Vie de saint Louis : « Je suis moins choqué d'une chose qui choquerait davantage dans un écrit de moindre étendue. C est que vos périodes finissent par six syllabes ou six syllabes et demie. C'est ainsi

 

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avec lui ce que nous avions à dire de l'école de Port-Royal Duguet et Quesnel seront mieux à leur place dans le volume où nous étudierons les dernières années du mule siècle, et l'orientation religieuse du XVIIIe.

 

que j'appelle la syllabe de l’E féminin qui est à la fin et qui termine le dernier hémistiche d'un grand vers ou d'un vers de six syllabes. Il serait à souhaiter qu'il y en eut moins, et vous pourriez en ôter beaucoup dans une seconde édition. Il ne faut quelquefois que transposer les mots, comme en un endroit où il y a : de l'avarice et de l'ambition, qui est un grand vers ; il ne faut que mettre de l'ambition et de l'avarice ». Lettres, II, pp. 188, 189. Je ne veux pas finir en le taquinant ; mais enfin : De l’ambition et de l'avarice est encore un grand vers de dix syllabes.
 
 
 
 
 

APPENDICE : L'INVESTISSEMENT D'UNE ABBAYE BÉNÉDICTINE PAR LE JANSÉNISME; NOTRE-DAME DU VAL-DE-GIF

 
 
 
 

On n'a pas encore fait, que je sache, un travail d'ensemble sur les abbayes ou couvents de femmes plus ou moins gagnées au jansénisme. J'ai mentionné plus haut la Visitation d'Angers. D'autres maisons de cet Ordre donnèrent dans le même travers, et d'autres familles religieuses. Une des plus curieuses à ce point de vue est l'abbaye de Gif, sur laquelle nous avons un bon travail de l'abbé Alliot : Histoire de l'abbaye et des religieuses bénédictines de Notre-Dame du Val-de-Gif, Paris, 1892. Voici, résumées ou citées, quelques pages de ce livre, qui me paraissent confirmer de point en point les vues que nous avons proposées.

En 1651, Catherine Morant, « femme d'une simplicité excessive, d'une intelligence bornée », et sans volonté, reçoit de Louis XIV son brevet d'abbesse. Elle se met sous la direction de la Mère Angélique Arnauld, qui « l'effraya bientôt par la considération de son insuffisance et de la grandeur de sa charge. Prise de scrupules affreux,... Catherine considère que son élévation au siège abbatial a été une affaire de famille, plutôt qu'un appel de Dieu », et « se résout, dès le mois de novembre 1653, à  donner sa démission ». Elle se retire à Port-Royal de Paris, mais bientôt, « incapable de rien entendre aux disputes de la grâce..., entêtée comme tous les esprits bornés, poussée par sa famille, qui tenait essentiellement à ne pas se brouiller avec le pouvoir, elle quitta ce monastère, rentra à Gif et un peu plus tard, s'en alla à Malnouë, où elle meurt en 1705 ». M. Alliot ne la tient pas pour janséniste, mais, dit-il, « le germe de la sévérité outrée était entré par elle à Gif et s'il n'y

 

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produisit pas des fruits immédiats, ce fut grâce aux circonstances ». Il s'y développera plus tard.

En 1654, Françoise de Courtilz succède à Catherine Morant. Elle a pour prieure la Mère Hurault de Cheverny. Une des nièces de celle-ci, Anne-Victoire de Clermont de Monglat doit surtout nous occuper. Anne-Victoire, « placée dès L'âge de deux ans à Port-Royal des Champs, où l'une de ses tantes, Mme d'Aumont, s'était retirée..., avait vécu et grandi près des solitaires ». C'est une des miraculées de la Sainte-Epine. Elle prend l'habit à Port-Royal, mais, sur l'ordre du roi, elle doit quitter cette maison. Elle fait profession à Gif en 1667, et dès lors commence à propager la morale janséniste parmi les jeunes religieuses de l'abbaye. Mais cette propagande est sagement entravée par l'abbesse, Françoise de Courtilz, qui écarte « avec soin les esprits brouillons, qui soufflaient des idées nouvelles à ses filles, notamment certain visiteur régulier secrètement favorable à ces nouveautés ». J'attire l'attention du lecteur sur la présence et l'activité de ces agents. Le parti en avait un peu partout.

Françoise de Courtilz meurt en 1669. La prieure, Madeleine de Cheverny lui succède. Nous voici au vif du sujet. « A l'ombre de l'autorité de sa tante, Victoire de Clermont, bien qu'elle n'eût encore que trois ou quatre ans de vie religieuse », prend « bientôt dans le cloître une influence... néfaste... Sous son inspiration, l'abbesse augmenta en quelques points la sévérité de l'observance (multiplication des jours de jeûne ; pénitences corporelles; lever de nuit). Ces modifications ont valu à Mme de Cheverny le nom glorieux de réformatrice de l'abbaye... Il n'y avait d'ailleurs aucunement lieu à réformer ». « En personne prudente et réservée, Mme de Cheverny, tout en autorisant sa nièce et quelques-unes de ses compagnes à vivre d'une vie plus austère, n'avait point voulu qu'on en fît une affaire d'obligation... » Il y eut des conflits entre réformées et « mitigées ». L'abbesse « s'effraya... et bientôt se découragea... C'est qu'en effet, la tendance à la sévérité..., louable en elle-même... procédait... d'un autre esprit, que l'on devine. Le jansénisme apporté à l'abbaye par Catherine Morant, habilement cultivé par Victoire de Clermont, y a dès lors poussé quelques racines, qui, à leur tour, se sont développées et apportent comme fruit la discorde.

Toutefois ce n'est point encore le jansénisme doctrinal. A part une ou deux, nos religieuses sont peu instruites. Toutes

 

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ont signé, sans savoir pourquoi, mais sans résistance... le Formulaire... L'abbesse... est calme de caractère et d'âge ; femme d'affaires plus que de doctrine, on l'étonnerait très fort, si on lui parlait de grâce efficace... De plus, M. de Péréfixe a veillé avec soin... sur l'orthodoxie du couvent. Il en a banni les livres dangereux... Enfin Victoire.., est bien jeune ; prudente et habile, elle se tait et dissimule. La doctrine peut donc encore paraître intacte, ou à peu près. Ce jansénisme, puisque jansénisme il y a, est plutôt une affaire de sentiment, de tendance que... d'opinion, de doctrine, de conviction.

« Néanmoins, il a suffi que le nom en fût prononcé pour qu'aussitôt le malaise régnât dans la communauté. Dès 1674, tiraillée d'un côté par sa nièce..., de l'autre par sa conscience, et ses vieilles compagnes, Mme de Cheverny songe à donner sa démission ». Elle le fera l'année suivante, 1675, et, chose bizarre, le roi donnera la crosse abbatiale à Victoire de Clermont. « La vérité est que les jeunes religieuses... s'agitaient beaucoup, elles et leurs familles, pour cette nomination; que de plus, le parti janséniste, soutenu par de puissants alliés près du roi, s'y employa et y réussit. Ce qui est inexplicable, c'est de voir la Cour, qui pourchassait si vigoureusement ailleurs le jansénisme, consentir à l'introniser à Gif, dans la personne de la nouvelle abbesse ».

Victoire avait alors vingt-neuf ans. Presque naine, bossue et contrefaite, laide, aux yeux gris qui pétillaient d'esprit, parlant couramment la langue de Cicéron, enthousiaste, volontaire, elle achève, sans tarder, la réforme. Office de nuit en entier, abstinence perpétuelle, cilices, etc., etc. Il y eut des réclamations, mais les opposantes moururent bientôt. Laissons parler M. Alliot.

« Dans toute autre occasion, la question de la réforme eût été séparée de celle du jansénisme ; car, Dieu merci, il y avait ailleurs que dans les rangs de la secte, des âmes avides de pénitence... A Gif..., les deux questions se trouvaient intimement liées. Aussi, à partir de ce moment, les livres jansénistes furent librement introduits dans le cloître. Bien plus, l'abbesse commenta les doctrines du parti... Bref, aucune des moniales ne fut plus réputée bonne bénédictine, si elle n'était en même temps bonne janséniste.

« Et comme si Mme de Clermont n'eût pas suffi..., elle eut bientôt auprès d'elle des auxiliaires. Claude Ameline, le visiteur (nommé pourtant par Harlay!) était.., du parti. Il s'efforça

 

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de placer au couvent des prêtres imbus de l'esprit nouveau... Ce n'est pas tout encore. Car que fait donc à l'abbaye ce René Bobusse, dont on a eu la singulière idée de faire un sacristain dans un couvent de femmes ? Il ne semble pas né pour cet emploi..., (il) a de l'aisance... Et ce Jacques Poisson, qui exerce la charge de portier du monastère, au lieu et place des sueurs qu'on y voyait autrefois ?... Et ce Simon Akakia ?... Tous ces personnages sont des jansénistes éprouvés. Ils jouent à Gif le même rôle que les solitaires à Port-Royal. Leur principale mission est de veiller à ce qu'aucune personne étrangère n'entre à l'abbaye... »

Que tout cela est intéressant... et humiliant ! Car enfin, voici prise sur le fait, une organisation savante, et nous ignorons qui la dirige. N'est-il pas vrai due la véritable histoire du Jansénisme est encore à faire ?

« La maison se trouvant sur le chemin de Port-Royal, tous ceux qui s'y rendent sans prendre la route de Versailles passent à quelques pas des murs de notre couvent. Comment n'y pas entrer ? Quelle tentation... de visiter cette abbaye, dans laquelle on devine des âmes sympathiques, des coeurs amis auxquels il sera si doux de prêcher la bonne doctrine ! Aussi ne manquent-ils point à l'occasion. Ce sont des allées et venues de tous les suppôts de la secte : prêtres et laïques se glissent dans les parloirs, le matin, le soir, à toutes les heures du jour et de la nuit... Ils entretiennent nos bénédictines des progrès de la bonne doctrine, des miracles opérés par les saints du parti, des épreuves. Ainsi tout pousse cette malheureuse communauté a l'abîme ».

« Tâchons de préciser jusqu'à quel point elles étaient engagées. Il est toujours vrai qu'a part l'abbesse, aucune d'elles n'est capable d'entendre les cinq propositions... Quand on parle d'un couvent janséniste, on se figure presque toujours un Port-Royal au petit-pied, où les religieuses, changées en autant de docteurs en béguin, discutent, raisonnent, sont en révolte ouverte contre le pape et les évêques, et surtout ne communient jamais ou très rarement. Telle n'est point la situation à Gif. Loin de là. Le jansénisme de l'abbaye est un jansénisme à soupirs, à gémissements..., à regards tournés vers le ciel. On déplore dans un langage voilé... l'aveuglement et l'ignorance des prélats qui ont condamné Jansénius, Saint-Cyran, Arnauld. La religion du pape et celle du roi ont été surprises. Saint Augustin était un grand docteur, dont le vrai

 

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sens est exposé dans les livres du parti. Surtout on a horreur du relâchement : arrière les prêtres faciles et coupables qui prêchent un christianisme trop large, et absolvent trop aisément des pécheurs impénitents !... Tels sont les entretiens qu'on échange dans les parloirs et dans les cours. Mais on n'y discute pas, on ne se révolte pas ; on s'obstine, mais on ne fronde pas. Quant à ce qui est de la communion, on a tendance à s'en éloigner, cependant on la pratique plusieurs fois le mois ».

En 1686, Victoire donne sa démission. « Elle se plaint de troubles d'âme, de craintes ; elle se sent indigne ». Toujours la contagion des scrupules de la Mère Angélique. Victoire est remplacée par Marie de Béthune, professe de Saint-Pierre de Reims, et reste à Gif en qualité de prieure. « Chose rare, la bonne entente ne cessera de régner entre l'ancienne et la nouvelle abbesse, durant les quinze ans qu'elles (vont passer) l'une près de l'autre : preuve évidente qu'elles étaient toutes deux femmes supérieures, et, pourquoi ne pas le dire ? foncièrement vertueuses ».

Bien que favorable, semble-t-il, aux erreurs du jansénisme, Marie de Béthune a ne doit pas être confondue avec ces jansénistes querelleurs, batailleurs et intransigeants, qui n'acceptaient ni tempéraments, ni observations. Elle avait signé sans résistance et sans réticence le formulaire... Tout en elle était modéré, aimable, doux, bienveillant ». Elle avait introduit dans la maison comme confesseur, un janséniste militant, mais assagi, Ambroise Morna. Ce furent des années prospères.

« Elles sont jansénistes, c'est vrai, continue curieusement notre historien, et elles sacrifient la miséricorde à la justice ; (on voudrait ici bien des précisions), mais leur erreur, qu'une saine doctrine ne peut que condamner, trouve au moins son excuse dans les vertus dont elles font preuve... Même en blâmant leur opiniâtreté, on ne saurait leur refuser toute sympathie, tant la paix, la concorde... et le parfum de toutes les vertus du cloître se laissent respirer parmi elles... Point de coteries, de murmures, de mauvais esprit... point de disputes ou de basses jalousies ». Nombre de moniales étrangères viennent à Gif, attirées par le bon renom de l'abbaye. « Cette grande famille, composée de plus de cent-vingt personnes, subit... le charme et l'ascendant de l'abbesse. Il y a du jansénisme, il est vrai, dans le ciel du monastère, mais si mesuré, si tempéré, grâce à la sagesse et à la prudence (de l'abbesse), qu'il n'est ni militant,

 

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ni dogmatique. Ambroise Morna lui-même... dissimule avec soin ses tendances et ses doctrines rigoristes ». Dans les livres spirituels écrits par Marie de Béthune, «la piété est présentée avec ce ton particulier aux femmes, qui mêlent toujours (?) une imagination nuageuse aux doctrines les plus arides. Le jansénisme y est distillé assurément, mais à dose tellement diluée qu'on a peine à l'y saisir ».

Marie de Béthune aimait fort une jeune religieuse qui devait faire bientôt le malheur de l'abbaye. Françoise de Ségur, née en 1697, élevée à Gif, novice en 1714, spirituelle, très cultivée, mais initiée au jansénisme le plus étroit par Ambroise Morna et par le dominicain d'Abizzi, est nommée en 1719 coadjutrice de Marie de Béthune. Le faible Noailles la dispense de souscrire à la Bulle Unigenitus. Sous sa direction, le noviciat devient « un nid de jansénistes intransigeants ».

Tout cela était « parfaitement connu de M. de Noailles, qui n'en demeurait pas moins bienveillant pour l'abbaye. « Marie de Béthune » ne semble point s'être opposée non plus aux entreprises de la coadjutrice, soit que le désir de la paix... l'ait emporté chez elle sur tout autre sentiment..., soit plutôt qu'elle eût une confiance absolue dans Mme de Ségur. » Bref, à la mort de Marie de Béthune, (1733) l'abbaye de Gif était notoirement janséniste.

Un jour, en 1748, Françoise de Ségur « se mit à examiner les livres... du couvent ; elle en retira tous ceux qui ne lui parurent pas conformes à l'esprit et à la doctrine de Jansénius et de Quesnel, puis elle en fit un autodafé. « Je viens, écrivait-elle le lendemain, de purger notre bibliothèque de tous les livres jésuitiques... et je voudrais que tous ceux de cette espèce, répandus par le monde, eussent le même sort ». Elle mourut dans ces sentiments, après avoir proféré « les plus violents anathèmes contre le pape, la bulle Unigenitus et tous ceux qu'elle en nommait les fauteurs » (1759). Elle fut la dernière abbesse de Gif, ayant contribué plus que personne, à la ruine de cette maison.

fin tome IV.
 
 

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CH-1897 Le Bouveret (VS)

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