JesusMarie.com
 Abbé Henri Brémond, s.j.

de l'Académie française.
 (1865-1933)

Histoire Littéraire du Sentiment Religieux en France depuis la Fin des Guerres de Religion jusqu'à nos Jours
Tome 5


Tome V L'ECOLE DU PÈRE LALLEMANT ET LA TRADITION MYSTIQUEDANS LA

COMPAGNIE DE JÉSUS
 

PARISLIBRAIRIE BLOUD ET GAY3, RUE GARANCIÈRE, 31923
 

Nihil obstat :Ferdinand CAVALLERA,Professeur à la Faculté de Théologiede l'Institut

catholique de Toulouse.Toulouse, 19 mars 1918. Imprimatur :H. ODELIN, V. G. Parisiis, die

21 Maii 1918.
 
 
 

CHAPITRE PREMIER : LA DOCTRINE SPIRITUELLE DE LOUIS LALLEMANT

I. Lallemant et son école. — Pierre Champion et la tradition de l'école. — Louis Lallemant.

— Son curriculum vitae. —Ses épreuves. — Lallemant et les supérieurs de la Compagnie.

— Ses disciples et leurs premières résistances. — « Pas d'autre maître que le Saint-Esprit

». — Lallemant, Balthazar Alvarez et les mystiques dans la Compagnie. — Principaux

caractères de l'école.II. A. La seconde conversion. — La troisième année de noviciat chez

les jésuites. — Trop de bon sens. — Les deux conversions. — Le salut dépend de la

seconde. — Le « bon Père » des Provinciales. — Prétendues infiltrations jansénistes dans

la Compagnie. — Les non-convertis. — Plus en danger que les séculiers. — Le monde au

couvent. — Antinomies résolues par saint Ignace. — Les religieux et l'orgueil. — Le palliatif

des « bonnes intentions ». — Néant du zèle naturel. — « Franchir le pas ». — Facilité

d'une transformation soudaine et totale. — Caractère nettement mystique de la seconde

conversion. B. La critique de l'action. — Les jésuites et l'action. — « Le principal, qui est

l'intérieur ». — Qu'une vertu solide et pratique ne suffit pas à un Ordre actif et qu'il faut

aller jusqu'au mysticisme. — Nulle initiative, « fort peu d'action au dehors ». —Dosage de

l'action. — L'action « pour la vie intérieure u. — Primauté de l'obéissance. — « Par manière

de divertissement ». — Que l'apostolat n'a pas à souffrir de cette doctrine. —

Instrumentum conjunctum cum Deo. — Critique du « moralisme ». — L'action et la prière;

qu'il n'est pas nécessaire dans l'oraison de tout « rapporter à l'action ». — « L'essence »

des vertus. — Ne pas mettre « le but de toutes les » inspirations divines, « en l'action et en

la pratique ». C. La garde du coeur. — « Purgation» et « garde » du coeur. — a Ce n'est

pas l'examen de conscience ». — « En sentinelle ». — Difficulté et nécessité de cet

exercice. — Entraînement à l'analyse morale. — Pratique de la garde du coeur. — Les

sacrements « exercices principaux de la perfection ». — « La pureté du coeur, plutôt que

l'exercice des vertus ».—Alphonse Rodriguez et la doctrine contraire. — L'avocat de

Marthe. — La présence de Dieu « moyen pour bien faire... nos actions ». — Ascétiques et

mystiques. — Ascèse plutôt négative de Lallemant, et qui conduit à « l'union divine ». D. La

conduite du Saint-Esprit. — Principe fondamental et clef de tout le système. —

S'abandonner, « se lier » au Saint-Esprit. — « Dieu l'instruit lui-même ». — « A peu près

comme nous avons la lumière du soleil ». — Le P. Lallemant et l'esprit intérieur » des

calvinistes. — Et le voeu d'obéissance. — « Prudence humaine » des supérieurs qui

traitent cette doctrine d'illusion. — L'obéissance ne dirige que « pour le regard de

l'extérieur ». — La direction du Saint-Esprit et les cas de conscience. — Et la vie spirituelle.

— Et les divers ministères. — L'oraison est « la principale préparation pour la chaire ». —

Les dons du Saint-Esprit. — Lallemant et Newman. — Don d'intelligence ou de réalisation.

— Sagesse et science. — Le discernement des esprits. — Revanche des mystiques sur les

moralistes. — Casuistique surnaturelle. —       Les « lumières subites ». — « Assurances

certaines » du don mystique. — Contemplation ordinaire et extraordinaire. — « Un lion en

peinture... un lion vivant ». — « La vraie sagesse ». — Contre la timidité des directeurs. —

« Plus de vertu et plus tôt » que par les voies communes. — « Sans la contemplation, on

n'avancera jamais beaucoup dans la vertu ». — « On criera ». — La vie mystique et la

nécessité de « l'application » à Jésus-Christ. — Dieu unique souverain de l'intérieur. — «

L'intérieur qui est sans bornes ». — « Après l'Incarnation, nous ne devons rien admirer ». I.

Plus une, plus originale, plus sublime vingt fois et vingt fois plus austère, plus dure que

Port-Royal, l'école que nous allons étudier a fait peu de bruit. Les contemporains l'ont à

peine soupçonnée : nul Sainte-Beuve n'a parlé d'elle et pour la plupart des catholiques

d'aujourd'hui, elle n'est qu'un nom. Son fondateur, le jésuite Louis Lallemant, est mort en

1635 sans avoir rien écrit. Parmi les disciples de ce grand homme, un seul, le P. Surin, a

connu la gloire, mais une gloire combattue, longtemps suspecte, infiniment douloureuse.

Du moins laissait-il après lui une oeuvre immortelle. Mais de l'école elle-même et de sa

tradition presque souterraine, le souvenir achevait de s'éteindre, lorsque vers la fin du XVIIe

siècle, le P. Champion entreprit de le réveiller.Pierre Champion de La Mahère était né près

d'Avranches en 1632, trois ans avant la mort de Louis Lallemant, et il avait fait ses études

chez les jésuites de Caen. Avranches, Caen, cette Normandie était alors un centre

mystique des plus actifs, comme nous l'avons entrevu déjà quand nous 5 parlions du P.

Eudes et comme nous le montrerons mieux encore dans notre prochain volume. Jésuite en

1651, Pierre Champion demande à partir pour les missions de l'Extrême-Orient; « on les lui

fait espérer ; mais en attendant, on l'applique à l'enseignement de la grammaire...

Rennes..., Quimper... Dans cette dernière ville, il se met en rapport avec le vénérable P.

Maunoir, l'apôtre et le thaumaturge de la Basse-Bretagne. » Remarquons ce trait. Le jeune

régent est déjà curieux de sainteté. Il veut connaître de tout près et il sait bien trouver les

citoyens de « l'empire mystique » — cette alliance de mots, alors peu banale, est de lui (1).

Ainsi plus tard, dans cette même Bretagne, il ira droit à un autre saint et lui dérobera son

beau secret. « Maunoir aurait voulu en faire son successeur, mais Pierre Champion ne

savait pas le breton », et rêvait d'aller missionner beaucoup plus loin. Une fois prêtre, il

sollicite de nouveau l'Orient. « On l'envoie à Rouen se préparer au départ... puis on l'avertit

de venir à Paris, de se tenir prêt. C'en est donc fait, il va partir... Mais voici qu'un professeur

de grammaire au collège d'Eu tombe malade et le P. Pierre prend sa place. » Tant mieux,

car il faut qu'il reste en France et qu'il apprenne, mais à la perfection, cette « exactitude

et... pureté du style que l'on recherche si fort dans le siècle où nous sommes » (2), C'est

encore lui qui parle. En 1666, il touche enfin au terme de ses voeux. « Déjà Pierre a quitté

Paris pour se rendre à Marseille ; il voyage à pied... sans avoir égard à la saison dont les

chaleurs sont déjà brûlantes... Il arrive à Marseille, mais épuisé. Une défaillance le saisit à

la veille du départ et les médecins s'opposent à son embarquement. » Heureuse et

providentielle défaillance. On peut (1) Il dédie sa vie du P. Rigoleuc à la Sainte Vierge,

parce que, dit-il, ce livre « traite d'un des plus dignes sujets de cet empire mystique où

vous régnez sur les âmes qui, se dégageant parfaitement des créatures, n'ont plus

d'autres occupations que de s'unir intimement à Dieu … La Vie du P. J. Rigoleuc..., Paris,

1686.(2) La Vie du P. J. Rigoleuc..., préface. 6 dire, sans la moindre exagération, que ce

départ manqué est un événement de toute première importance dans l'histoire du

mysticisme français.Après cela, de vaillants travaux qui ne doivent pas nous occuper : «

missions urbaines et rurales... missions navales, à la suite du comte d'Estrées, sur les

vaisseauxdu Roi ». Quelques naufrages. Nous savons bien qu'il ne sombrera pas. Enfin « il

est envoyé à Nantes... et... il emploie au bien des âmes les vingt dernières années de sa

vie » (168o-17o1) (1).De Nantes, son ministère appelait souvent le P. Champion en

Bretagne. C'est là que semblait l'attendre pour lui passer le flambeau, un jésuite

septuagénaire, le P. Vincent Huby, disciple et héritier spirituel du P. Jean Rigoleuc, qui

l'avait été lui-même du P. Louis Lallemant. Cette généalogie mystique, cette « suite » si

intéressante pour nous, est nettement marquée par le P. Champion.La doctrine spirituelle

du P. Lallemant, écrit-il a été fidèlement recueillie par le P. Jean Rigoleuc, né en 1595 et

mort en 1658, qui, loin de lui rien ôter de sa force ai de son onction, lui en a plutôt ajouté.

Le recueil qu'il en avait fait a été gardé par un autre saint homme, que la reconnaissance

demande que nous fassions connaître à son tour. C'est le P. Vincent Huby qui, par le

pouvoir qu'il avait sur mon esprit, m'a engagé à entreprendre les petits ouvrages auxquels

je donne le peu de temps que mes occupations me laissent libre (2). (1) Letierce, Études

sur le Sacré-Coeur, Paris, 1891, t. II, pp. 48-52.(2) La doctrine spirituelle du P. Louis

Lallemant... précédée de sa vie... Avertissement. Je citerai de ce petit livre, plusieurs fois

réimprimé, l'édition la plus récente (Paris, Lecoffre-Gabaida, 1908). Cette édition a, je crois,

été faite sur l'édition publiée chez Méquignou en 1843. Je retrouve dans l'une et dans

l'autre les n'élues fautes d'impression, parfois très graves. Ainsi plusieurs Font pour Sont.

Voici la plus énorme de ces coquilles. Champion avait écrit : « Méditer sur l'enfer, c'est voir

un lion en peinture ; contempler l'enfer, c'est voir un lion vivant ». Beau texte et très

important. Les deux éditions modernes corrigent ainsi « méditer dans l'enfer, c'est voir un

lion en peinture » ! ! Méquignou, p, 292 ; Gabalda, p. 431. A cela près, ces deux éditions

reproduisent le texte primitif. La plus récente n'a pas d'autre originalité due de supprimer la

précieuse dédicace à l'évêque de Nantes, Gilles de Beauveau. 7 Ces « petits ouvrages »

sont d'abord la Vie du P. Rigoleuc... avec ses traités de dévotion et ses lettres spirituelles,

qui parut chez Etienne Michallet en 1686, deux ans avant les Caractères (1); ensuite, la

Doctrine spirituelle du P. Lallemant, qui ne fut publiée qu'en 1694. Curieuses dates:

L'heure semblait en effet assez mal choisie pour des traités de ce genre. Ridiculisés,

harcelés par les jansénistes, les mystiques battaient en retraite. La querelle du quiétisme

commençait. Le Saint-Siège, alarmé par les excès de Molinos, se montrait sévère, même à

des spirituels éminents qui avaient jusque-là joui de l'estime universelle. Canfeld, Bernières

étaient condamnés en même temps que les faux mystiques. Condamné lui aussi, pour son

Catéchisme spirituel, un élève de Louis Lallemant, et quel élève, le P. Surin! D'où l'on peut

conclure que les supérieurs de la Compagnie auront soumis les deux livres du P.

Champion à une censure plus que rigoureuse. Mais Champion était la sagesse,

l'orthodoxie même. Je ne crois pas qu'il y ait moyen de le prendre en faute. On a essayé

peut-être ; certainement on n'aura pas réussi. Prudent, mais plein de courage, tant s'en

faut qu'il ait peur de la vérité, qu'il cherche à minimiser la précieuse tradition dont il est

dépositaire et qui, sans lui, allait se perdre. Nous ne savons pas quelle est au juste la part

qui lui revient dans l'oeuvre commune. Bien que très étroitement docile aux deux maîtres

qu'il édite, il use de ses documents avec assez de liberté. « Je n'ai jamais rien changé » à

leur « pensée », nous assure-t-il. On doit le croire sans hésiter. Sont de lui pourtant le  (1)

Il est amusant de voir se rencontrer dans la boutique — ou sur les rayons — de Michallet,

mystiques et moralistes, ces frères ennemis. La Bruyère écrira bientôt ses Dialogues sur le

quiétisme. En 1684, Michallet avait publié la grande édition in-folio des oeuvres complètes

du P. Guilloré. Bien que très combattus, les mystiques étaient encore de bonne vente. Eux

aussi, ils auront arrondi la dot de la e petite amie » de La Bruyère. 8 choix, l'ordre et le

style. C'est plus que nous ne voudrions aujourd'hui, mais il faut nous contenter de ce

qu'on nous donne et qui peut-être vaut mieux que ce que nous regrettons. Champion disait

tantôt qu'à nous être présentée par le P. Rigoleuc, la doctrine du P. Lallemant n'avait rien

perdu et tout au contraire. Je croirais volontiers qu'il en faut dire autant de ces deux

pensées formulées à nouveau par le P. Champion. Celui-ci n'avait reçu du P. Huby que

des feuilles détachées, il nous a laissé deux livres, deux vrais livres et qui ne passeront

pas.« Le Père Louis Lallemant naquit en Champagne, à Châlons-sur-Marne en 1578. Il

était fils unique du bailli de la comté de Vertus, qui a été autrefois un apanage des filles de

France. Son père l'envoya dès ses plus tendres années à Bourges, pour y commencer ses

études au collège des Pères de la Compagnie de Jésus. Dieu lui avait donné toutes les

dispositions de la nature et de la grâce, qui étaient nécessaires pour l'accomplissement

des grands desseins qu'il avait sur lui ; un esprit éminent et capable de toutes les sciences

; un jugement pénétrant et solide ; un naturel doux, franc et honnête; beaucoup d'amour

pour l'étude ; une horreur extrême du vice, et principalement de l'impureté ; une haute idée

du service de Dieu et un attrait particulier pour la vie intérieure. Tout enfant qu'il était, il

pratiquait le recueillement intérieur, sans le connaître : Il faut, disait-il, que je demeure

toujours chez moi. Il n'en faut jamais entièrement sortir. Cette maxime.., était gravée si

avant dans son coeur, qu'il avait dès lors une continuelle attention sur lui-même, ne fuyant

rien tant que de s'épancher au dehors (1). »Jésuite en 16o5, le P. Lallemant fait son

noviciat à Nancy et ses études à Pont-à-Mousson. Puis il enseigne « en divers lieux les

sciences spéculatives : trois ans la (1) La Doctrine..., pp. 7-8. 9 philosophie ; quatre ans les

mathématiques ; trois ans la théologie morale et deux ans la scolastique à Paris. Ensuite il

fut quatre ans recteur au noviciat et maître des novices; trois ans directeur du second

noviciat — c'est la grande époque de sa vie — préfet des hautes études et quelques mois

recteur du collège de Bourges », où il meurt le 5 avril 1635. « Il était d'une taille haute, d'un

port majestueux : il avait le front large et serein, le poil et les cheveux châtain, la tête déjà

chauve, le visage ovale et bien proportionné, le teint un peu basané, et les joues

ordinairement enflammées du feu céleste qui brûlait son coeur ; les yeux pleins d'une

douceur charmante, et qui marquaient la solidité de son jugement et la parfaite égalité de

son esprit... On ne pouvait voir un homme ni mieux fait de corps, ni plus composé dans

tous ses mouvements, ni d'un extérieur plus dévot et plus recueilli (1). »Les Jésuites, ses

contemporains, et notamment les supérieurs de l'Ordre ont bien connu l'exceptionnelle

valeur du P. Lallemant. Les hautes charges qui lui furent confiées le montrent assez2.Nous

savons néanmoins, par quelques lignes discrètes mais très significatives de son biographe,

qu'il n'eut pas (1) La Doctrine..., pp. 9-10 ; 46-47.(2) Il fut particulièrement lié avec

quelques-uns des hommes les plus considérables de la Compagnie à cette époque. Le P.

Julien Hayneufve « qui a mérité par ses écrits et ses héroïques vertus l'estime et la

vénération de tout le monde, étant recteur du noviciat de Rouen, pendant que le P.

Lallemant y était directeur..., voulut être un des disciples de ce maître accompli, assistant

comme les novices à toutes les exhortations où il trouvait, disait-il, des lumières et une

onction qu'il ne rencontrait point partout ailleurs ». La Doctrine..., p. 31. Champion nous

donne aussi comme l'un des « plus intimes amis de L. Lallemant », le P. Jean Bagot.

Celui-ci était plus jeune et je ne vois pas bien à quelle époque ils ont pu se lier ainsi, mais

je m'en rapporte. C'est le fameux Bagot, directeur de la « Société des bons amis s, qui fut

comme le noyau des missions étrangères, et qui recommence à faire parler d'elle, à cause

de ses rapports avec la Cabale des dévots. Un des congréganistes de Bagot, le breton

Vincent de Meut-, était en correspondance avec le P. Surin. Par la s'expliquerait — s'il y a

erreur — l'erreur de Champion. Cf. sur Jean Bagot une foule de précieux détails que

donne le P. de Rochemouteix : Les Jésuites et la Nouvelle France, Paris, 1896, II, pp.

24o-275. 10 toujours à se louer de ses frères. « Dieu permit... assez souvent, écrit le P.

Champion, que quelques-uns de ceux qui devaient avoir pour lui, ou plus de bonté,

comme ses supérieurs, ou plus de respect et de soumission, comme ses inférieurs et ses

disciples, s'oubliassent un peu à son égard et lui fissent de la peine (1). » Encore vivants et

douloureux, plus d'un demi-siècle après la mort du P. Lallemant, de tels souvenirs donnent

à penser. Manifestement il ne s'agit pas ici des menues épreuves de la vie commune ; un

homme aussi grave que Champion ne parlerait pas de ces riens. Il y a donc eu souffrance,

et sérieuse et sans doute prolongée. J'imagine qu'on aura trouvé sa direction un peu trop

mystique et, de ce chef, légèrement contraire à l'esprit de la Compagnie. Il parait du reste

que les jeunes Pères qu'on envoyait à son école et dont la plupart bientôt ne juraient plus

que par lui, commençaient par lui résister, ce qui laisserait croire qu'ils lui arrivaient plus ou

moins prévenus contre sa doctrine. Nous ne remarquions jamais aucun empressement

dans le P. Louis Lallcinant, écrit le P. Rigoleuc, bien qu'au commencement nous ne

fussions pas tous également dociles et soumis à ses sentiments ; mais il nous charma tous

par sa douceur et sa condescendance et par une humilité si rare et si obligeante qu'il n'y

en avait pas un seul de nous qui n'avouât qu'il n'avait jamais vu un tel supérieur. Enfin

avant trois mois il avait absolument gagné tous les coeurs (2). On nous dit encore que «

dans la théologie mystique », il n'eut pas d'autre maître que le Saint-Esprit. « Il ne l'apprit

point des hommes; et quoiqu'il eût eu pour directeurs des religieux d'une grande vertu et

capacité, il n'avait point trouvé en eux les avantages que » ses propres disciples, « le P.

Surin et le P. Rigoleuc, trouvèrent en  (1) La Doctrine..., pp. 28.29.(2) La vie du P. Jean

Rigoleuc, p. 495. Il ne dit pas « tous les esprits ».  11 lui (1) ». Il aurait été « entre les

jésuites de France ce que le P. Alvarez fut entre ceux d'Espagne. » Rapprochement qui en

dit long. Tout le monde sait en effet que le P. Balthazar Alvarez fut violemment et d'ailleurs

très injustement accusé de vouloir introduire dans la Compagnie une spiritualité nouvelle et

tendant à l'illuminisme (2). « Il est certain, continue le P. Champion, qu'il joignait

éminemment, comme cet illustre directeur de sainte Thérèse, la connaissance et la

pratique de la théologie mystique, et qu'il eut comme lui pour disciples, les hommes les

plus spirituels et les plus intérieurs que la Compagnie ait eus parmi nous. On a remarqué

jusqu'ici que tous ceux qui avaient fait sous lui leur premier ou leur second noviciat, se sont

communément distingués des autres, par une conduite religieuse qui répondait aux

excellentes leçons qu'ils avaient apprises de lui, et surtout par l'amour du recueillement et

de la vie intérieure (3) ». Pour toutes ces raisons, et pour d'autres encore il faut, je crois,

regarder le P. Lallemant et son école comme formant, non pas, ce qu'à Dieu ne plaise, un

état dans l'état, une faction plus ou moins suspecte ou indépendante, mais un groupe

assez nettement distinct, une extrême droite spirituelle, une élite un peu singulière, que les

supérieurs n'ont pas essayé de disputer à la grâce et qu'ils ont approuvée, sans toutefois

l'encourager très activement. Ils ne les désavouent pas, de beaucoup s'en faut, mais ils

refusent de s'identifier avec eux.Aux mystiques, la Compagnie, dans son ensemble, préfère

les ascètes : aux Lallemant, aux Surin, aux Guilloré, les Bourdaloue, les Ravignan, les

Olivaint, modèles (1) La Doctrine..., p. 34.(2) Cf. La vie du P. Baltasar Alvarez..., par le P.

Dupont (traduite par R. Gaultier), Paris, 1618; chap. XI. : « D'une grande bourrasque qui

s'éleva lors de sa manière d'oraison et de l'héroïque humilité et patience dont il supporta ce

mépris » ; chap. XLI : « Des raisons de cette bourrasque et qu'il répondit aux difficultés

qu'on lui opposa contre l'oraison de quiétude et de silence. »(3) La Doctrine..., pp. 27,

28. 12 moins brillants, mais plus sûrs, qui lui paraissent réaliser excellemment l'idéal sobre,

volontaire, méthodique, immédiatement pratique, sur lequel un fils de saint Ignace doit se

régler lui-même et régler les âmes dont il a la charge. On pense bien qu'un simple

historien n'a pas à se prononcer entre ces deux tendances. Il suffit que nous les

distinguions une fois de plus, car de cette distinction vient en grande partie l'extrême

intérêt du présent chapitre. C'est précisément parce qu'ils sont jésuites que le témoignage

du P. Lallemant et de ses disciples a pour nous une force particulière, le milieu qui les a

formés n'ayant pu que nourrir chez eux l'amour des voies communes et la crainte de

l'illusion. D'un autre côté, ils n'ont pu triompher des sages résistances que leur opposait ce

même milieu, qu'en se montrant eux-mêmes plus jalousement fidèles à la tradition

ascétique de la Compagnie, et, si l'on peut dire, plus jésuites. Tout mysticisme orthodoxe

exige une abnégation totale, mais ceux-ci insistent plus que d'autres, et plus en détail sur

les dures exigences, sur l'envers crucifiant de la vie mystique. Psychologues, moralistes,

comme tout vrai jésuite doit l'être, et bien davantage, ils poussent, jusqu'à l'excès parfois,

comme nous le voyons dans l'oeuvre de Guilloré, l'inquiète pénétration de leurs analyses,

la pressante et impitoyable sévérité de leurs conseils. Peu de couleur, nul lyrisme. Leur

sublime se devine certes, mais n'éclate que rarement. J'ai même peur qu'on ne les trouve

ternes. La joie leur manque et l'esprit des enfants. Ils ont hésité, lutté longtemps avant de

s'abandonner à la grâce : ils ont pesé le pour et le contre dans les balances d'une

théologie rigoureuse ; même après s'être enfin rendus, ils restent constamment sur leurs

gardes, se déliant, non pas certes de Dieu, mais de leur propre misère. Qu'importe! Nous

les préférons ainsi. Les mystiques d'avant-garde ne nous manquaient pas. Derrière eux,

pour modérer leur impétuosité et pour couvrir leur retraite, il nous fallait cette 13 petite

armée de jésuites, lente à s'émouvoir, prudente, pesante, sans panaches, sans musique,

mais invincibles.II. Dans l'exposé que nous allons faire des principes de cette école, nous

nous en tiendrons aux deux textes fondamentaux, je veux dire : 1° aux leçons du P.

Lallemant qui nous sont connues par les notes du P. Rigoleuc ; 2° aux petits écrits

spirituels qui sont l'oeuvre personnelle de ce même P. Rigoleuc. Publiés l'un et l'autre, et

plus ou moins remaniés par le P. Champion, ces deux textes, en réalité, n'en font qu'un.

Ce sont, pour ainsi dire, les deux états d'une seule et même pensée. Nous consulterons

aussi les importants ouvrages de Surin, disciple immédiat de Lallemant, comme Rigoleuc.

Mais Surin a son originalité propre : il paraît d'ailleurs moins sûr et moins unanimement

approuvé par les supérieurs de son Ordre. De toute façon, il mérite d'être étudié à part, ce

que nous ferons tout à l'heure. Quant à la doctrine des premiers, on peut la ramener me

semble-t-il, à ces quatre chefs : A. La seconde conversion ; B. La critique de l'action ; C. La

garde du coeur ; D. La conduite du Saint-Esprit. A. — La seconde conversion. Pour bien

réaliser et le pittoresque moral et l'importance véritablement historique de ce qui va suivre,

il ne faut jamais perdre de vue que le P. Lallemant parle à des jésuites. Non à des novices,

à des commençants, mais à des prêtres mûris par quinze ou vingt ans de vie religieuse. «

Pères du troisième an », comme on les appelle dans la Compagnie, ces prêtres, leurs

études enfin terminées, sont venus se recueillir pendant une année entière, avant de

prononcer leurs derniers voeux et de se consacrer pour toujours à l'apostolat dont ils ont

du reste déjà fait l'apprentissage (1). Avec de tels hommes on peut traiter librement, (1) Je

ne sais pas le nombre exact des « tertiaires » qui ont eu le p. Lallemant pour maître. Il y

eut, comme je l'ai dit, trois promotions. Chacune devait compter de 10 à 15 personnes. En

1639, c'est-à-dire, peu d'années après le 3e an des PP. Rigoleuc et Surin, lorsque le P.

Maunoir fit son 3° an à Rouen, sous la conduite du P. Ayrault, il n'y avait, dans cette

promotion que huit tertiaires. Cf. le status donné par le P. Séjourné, Histoire du V. S. de D.

Julien Maunoir, Paris, 1895, I, p. 402. 14 et sans peser tous les mots. On n'a pas à craindre

de les troubler, de les rendre scrupuleux, de les décourager par une direction trop haute,

ou de les détraquerpar des discours imprudents sur les voies mystiques. Ils sont d'âge à

se défendre, moins exposés à l'illuminisme qu'à l'excès contraire : trop de sagesse, ou

plutôt une sagesse trop humaine, trop raisonneuse, fermée aux inspirations de l'Esprit. On

ne se conduit, écrit le P. Rigoleuc, que par la prudence humaine, déguisée sous le nom de

bon sens. On rapporte tout à la règle de ce prétendu bon sens. C'est même selon cette

fausse règle que l'on juge des choses spirituelles, des opérations divines et des merveilles

de la grâce, n'en approuvant que ce qui s'accommode à son caprice. Suivant cette règle,

on se fait un système de la vie spirituelle, avec la même liberté que les philosophes et les

mathématiciens imaginent leurs systèmes du monde et des globes célestes. On ménage

les grâces de Dieu en soi et dans les autres selon les maximes de la sagesse humaine, et

par un étrange aveuglement qui est la juste punition des esprits superbes, on croit ne

suivre que la raison et le bon sens, lorsqu'on s'éloigne davantage de l'esprit de Dieu (1). Et

le P. Lallemant : La plupart des religieux, même des bons et des vertueux, ne suivent dans

leur conduite particulière et dans celle des autres, que la raison et le bon sens ; en quoi

plusieurs d'entre eux excellent. Cette règle est bonne, mais elle ne suffit pas pour la

perfection chrétienne. Ces personnes-là se conduisent d'ordinaire par le sentiment

commun de ceux avec lesquels elles vivent et comme ceux-ci sont imparfaits, bien que leur

vie ne soit pas déréglée, parce que le nombre des parfaits est fort petit, jamais elles

n'arrivent aux sublimes voies de l'esprit : elles vivent comme le commun (2). (1) La vie du

P. J. Rigoleuc, pp. 85, 86.(2) La Doctrine..., pp. 187, 188.  15Justement l'heure de la grâce

a sonné pour eux, l'heure de sortir du « commun », de s'orienter décidément vers « les

sublimes voies », en un mot, l'heure de la seconde conversion. Il arrive d'ordinaire deux

conversions à la plupart des saints, et aux religieux qui se rendent parfaits ; l'une par

laquelle ils se dévouent au service de Dieu, l'autre par laquelle ils se donnent entièrement

à la perfection. Cela se remarqua dans les Apôtres, quand Notre-Seigneur les appela et

quand il leur envoya le Saint-Esprit ; en sainte Thérèse et en son confesseur le P. Alvarez,

et en plusieurs autres. Cette seconde conversion n'arrive pas à tous les religieux et c'est

par leur négligence. Le temps de cette conversion, à notre égard, est communément le

troisième an de noviciat (1). Cette seconde est-elle seulement, pour ainsi parler, une

conversion de luxe ; le P. Lallemant ne le pense pas. Le salut d'un religieux est

inséparablement attaché à sa perfection (2). Dure parole et qu'il ne faudrait pas trop

presser. Lallemant veut dire sans doute que, dans la vie religieuse, il est toujours infiniment

grave de renoncer, par un acte formel, non pas à tel ou tel point de perfection, mais à la

perfection en elle-même. Remarquons-le en passant, dans le huis-clos de leur chapitre,

ces jésuites ont une singulière façon de s'entraîner à la morale relâchée. Le « Bon Père »

des Petites lettres était là sans doute, ou quelqu'un des siens. Il n'a pas bronché

cependant. On répète que la vraie réponse aux Provinciales, c'est Bourdaloue. Sans doute,

mais ses frères ne l'avaient pas attendu ; ils n'avaient même pas attendu l'attaque de

Pascal, lequel ne doit paraître que plus de vingt ans après la mort de Lallemant. Qu'on ne

dise pas non plus, comme on l'a l'ait hier encore, que si les spirituels de cette école frôlent

parfois (1) La Doctrine..., pp. 113, 114. (2) Ib., p. 91. 16 d'assez près le rigorisme, la faute

en est au jansénisme, dont ils ont respiré « l'atmosphère lourde ». En 163o, le jansénisme

n'était pas né. Déjà néanmoins Lallemant inclinait à nous présenter sous des couleurs trop

noires la corruption originelle; la « malice infinie » qui est en nous et «que nous ne voyons

pas ». Ainsi faisaient de leur côté les maîtres de l'école française, les Bérulle, les Condren,

comme nous l'avons déjà rappelé (1).Le P. Lallemant partage donc le monde religieux en

deux classes : d'une part le petit groupe des convertis, des « intérieurs », des « parfaits »,

des « contemplatifs »,auxquels nous viendrons tantôt; d'autre part, les non-convertis, les

médiocres, qu'on va voir qu'il ne flatte guère. Il y en a de deux sortes : Les premiers ne

refusent rien à leurs sens. Ont-ils froid ? Ils se chauffent. Ont-ils faim ? Ils mangent...

toujours déterminés à se satisfaire sans presque savoir en pratique ce que c'est que de se

mortifier. Pour leurs fonctions, il les font par manière d'acquit, sans esprit intérieur, sans

goût et sans fruit. Entendons-le bien. Sommeiller au coin d'un pauvre feu, dévorer trop

avidement la Gazette, le P. Lallemant n'attache pas à ces innocentes faiblesses une

importance (1) On peut lire dans le très brillant a discours sur l'histoire universelle » qui

termine le Christus, les lignes suivantes « L'influence du Jansénisme... fut profonde.

Plusieurs, et des plus nobles parmi les champions de l'Église, sans avoir jamais partagé

les dogmes de la secte, en respirèrent l'atmosphère lourde ». Le texte vise notamment

Bossuet, mais la note reconnaît loyalement qu' « il y a jusque chez les ascètes jésuites de

la seconde moitié du siècle une sévérité et une exagération dont lejansénisme est

responsable ». Christus, nouvelle édition, 1916, p. 1206. Je ne pense pas me tromper en

croyant qu'on fait ici allusion à quelques-uns des disciples de Lallemant, à Surin, entre

autres. Au reste, je ne trouve pas les ascètes jésuites de la 2e  moitié du XVIIe siècle,

sensiblement plus sévères que leurs prédécesseurs immédiats. Ai-je besoin d'ajouter que

ni les uns ni les autres ne sont jansénistes ? Si rigorisme il y a, leur rigorisme est surtout

mystique, ainsi que nous l'avons remarqué plus haut. Cf. 2e partie, ch. II. S'ils tendent à

exagérer les effets de la corruption originelle, ce n'est pas sur le dogme de la chute qu'ils

fondent les exigences de leur dure doctrine. Alors même que la fomes peccati, ne

troublerait pas notre intérieur, il nous faudrait travailler à nous « vider » de nous-mêmes et

de la misère « qui nous est naturelle comme à des créatures tirées du néant. » La

Doctrine..., p. 135. 17 démesurée. Ce qui l'inquiète chez ces braves gens, c'est le

parti-pris, peu conscient, mais solide, que leur attitude révèle, c'est leur pli bourgeois, le «

profond oubli d'eux-mêmes », c'est leur coeur « enivré par le tracas des choses extérieures

» et toujours « absent ». Voilà qui dégrade, épuise et menace enfin d'atrophier leur

conscience. Ceux-là sont en danger de péché mortel, et même quelquefois, ils sont

effectivement en péché, bien qu'ils ne s'en aperçoivent pas. Les séculiers, sachant bien

qu'ils tombent quelquefois clans le péché mortel, se défient d'eux-mêmes et leur crainte

leur donne de la précaution. Mais ceux-là se confiant en leur état et s'appuyant sur cette

fausse présomption que, dans la religion, il est rare qu'on pèche mortellement, vivent dans

une trompeuse sécurité qui les fait tomber sans qu'ils s'en donnent de garde (1). La

seconde classe, celle qui, d'après le P. Lallemant, représenterait la moyenne des religieux,

mène une vie plus mortifiée, plus noble et, en apparence, plus sainte,mais en réalité, aussi

peu intérieure et aussi mondaine. (1) La Doctrine..., pp. 88-91. Le P. Lallemant revient à

plusieurs reprises sur cette psychologie que la casuistique orthodoxe n'admet pas sans

réserves et que lui-même, très certainement, il ne proposerait pas telle quelle à des

scrupuleux, à des ignorants. « Ils ne s'aperçoivent pas de leur chute » p. 9o. Or il n'y a pas

de péché qui ne soit voulu, et nil volitum nisi cognitum. « Il est impossible que vivant de la

sorte (c'est-à-dire ne s'inquiétant pas des fautes vénielles) il ne tombe quelquefois dans le

péché mortel, même sans le connaître. Mais il ne laisse pas d'être coupable des péchés

qu'il commet dans cette ignorance, parce qu'elle est comme affectée » p. 139. La clef du

problème est sans doute dans ce dernier mot. Ces péchés que l'on finit par commettre,

sans les connaître et par suite, sans les vouloir expressément, on les a comme connus et

voulus en bloc, le jour où par une sorte de renonciation formelle à la vie parfaite, on s'est

résolu à tout se permettre sauf les péchés graves. Sans doute, mais cette renonciation

elle-même, presque personne ne la fait en une fois et d'une façon quasi solennelle. Elle

est impliquée dans une feule de menues capitulations qui ne sont elles-mêmes que des

péchés véniels. Or les théologiens n'admettent pas la coalescence des péchés véniels.

Additionnés, ace et zoo de ceux-ci ne font pas un péché mortel. Reste qu'il faut prendre

tout cela d'une manière morale et non pas en rigueur de théologie. 18 Car, dans la religion,

il y a un petit monde, dont les éléments sont l'estime des talents humains, des emplois;

des charges et des lieux considérables; l'amour et la recherche de l'éclat et de

l'applaudissement. Voilà de quoi le démon fait comme un jeu de marionnettes pour nous

amuser et nous tromper. Il remue tout cela à nos yeux de telle manière que nous nous y

arrêtons et nous laissons séduire (1). N'allons pas nous scandaliser de ces aveux. La

tentation qu'ils nous révèlent est des plus subtiles. Qu'on songe en effet au paradoxe

pratique que saint Ignace a voulu réaliser en fondant sa Compagnie. L'esprit de cet Ordre

«joint ensemble des choses contraires en apparence, comme la science et l'humilité, la

jeunesse et la chasteté, la diversité des nations et une parfaite charité, etc. ». « Le dernier

point de la plus haute perfection » que ces religieux doivent se proposer, « est le zèle des

âmes ». Or,  pour former ce zèle, il faut un certain tempérament qui ne se rencontre

qu'avec peine et qui résulte du mélange des choses contraires. Il faut, par exemple, mêler

dans notre vie une grande affection aux choses surnaturelles avec l'étude des sciences et

avec d'autres occupations naturelles ; or il est fort aisé de se jeter trop d'un côté. On peut

avoir trop de passion pour les sciences et négliger l'oraison (2),  ou inversement. On doit

vouloir le succès et ne pas goûter la gloire qu'il traîne, d'ordinaire, après lui. Que

d'antinomies (1) La Doctrine..., pp. 3o1, 3o2.(2) Ib., p, 477. Ceci est pris dans le résumé

des conférences de Lallemant, fait par le P. Surin et ajouté par le P. Champion à la fin du

volume. Au reste, je ne vois pas bien que la difficulté dont parle ici le P. Lallemant soit

propre à la Compagnie de Jésus. Tous les théologiens, tous les prédicateurs ont la même

antinomie à résoudre. Après le texte qu'on vient de citer, en vient un autre, assez

malheureux, me semble-t-il, et qu'on ne devrait pas laisser sans explication dans les

éditions populaires de la Doctrine. « L'esprit de Dieu a donné à saint Ignace une lumière

particulière pour joindre ensemble ces choses-là, dans notre Institut. D'autres qui n'avaient

pas cette lumière, se sont tellement attachés à la solitude, à la pénitence, à la

contemplation, qu'ils semblent avoir porté jusqu'à l'excès le mépris de tous les talents

humains » . Ib., p. 478. Qui vise-t-il? Les chartreux, je pense, ou d'autres Ordres

contemplatifs. Mais ces Ordres, quel besoin ont-ils de tant cultiver les « talents humains »

? 19 à résoudre ! Est-ce merveille que seule, une élite peu nombreuse atteigne un tel

idéal?Mais enfin cet idéal, il faut qu'on le rappelle sans cesse à des hommes d'étude

qu'attendent ou de si hautes joies intellectuelles, ou des échecs si douloureux; à des

prédicateurs qui demain transporteront leur auditoire ou qui feront le vide autour de leur

chaire. Il faut qu'on leur dise que le grand mal, celui qui les guette constamment, c'est

l'orgueil, Nous faisons en un jour plus de cent actes d'orgueil (1); et qu'on leur répète que

cet orgueil n'est même pas raisonnable. La sagesse divine est une folie au jugement des

hommes et la sagesse humaine est une folie au jugement de Dieu. C'est à nous à voir

auquel de ces deux jugements nous voulons conformer le nôtre... Si nous goûtons les

louanges ou les honneurs nous sommes fous... et autant que nous prenons de goût à être

estimés et honorés, autant avons-nous de folie... C'est un monstre que, même dans la

religion, il se trouve des personnes qui ne goûtent que ce qui peut les rendre

considérables aux yeux du monde ; qui ne font tout ce qu'elles font pendant les vingt et les

trente années de la vie religieuse, que pour avancer au but où elles aspirent ; n'ont

presque de joie ni de tristesse que par rapport à cela, ou du moins sont plus sensibles à

cela qu'à tout autre chose. Tout le reste qui regarde Dieu et la perfection, leur est insipide,

elles n'y trouvent point de goût. Cet état est terrible et mériterait d'être déploré avec des

larmes de sang (2). Rigoleuc, toujours sous l'inspiration de son maître, mais aussi, toujours

personnel, reprend et achève cette ébauche émouvante : L'orgueil est le sujet le plus

ordinaire de tous les mécontentements des religieux. Le plus grand obstacle à la

perfection, (1) La Doctrine..., p. 143.(2) Ib., p. 215. 20 et ce qui les empêche de suivre la

conduite du Saint-Esprit, de s'adonner à la vie intérieure... c'est l'esprit de vanité qui les

enchante sous divers prétextes, qu'il sait artificieusement colorer. D'abord on se laisse

éblouir par l'éclat des talents extérieurs, de l'esprit, de l'éloquence, du savoir, que l'on

entend sans cesse louer dans ceux qui les possèdent. On se remplit l'esprit de l'idée de

ces avantages qui efface insensiblement celle que l'on avait conçue de la perfection... On

ne parle que de ceux qui se distinguent par la connaissance des belles-lettres et par leurs

ouvrages, ou de prédicateurs qui ont la vogue. On voit bien que tout ceci est pris sur le vif.

Nulle aigreur du reste chez le P. Rigoleuc. Libre à lui, s'il l'eût voulu, de se faire un nom

parmi les humanistes du temps. Pendant ses années de régence, « les mieux versés en la

connaissance de la langue latine, le P. Gabriel Gossart, par exemple, préféraient ses

compositions à celles du fameux P. Pétau, soit pour le tour d'éloquence, soit pour la

politesse du style » (1). Mais continuons : On veut aussi paraître. On en cherche les

occasions et pour acquérir de la réputation, l'on se porte à l'étude avec excès, jusqu'à

étouffer le peu de dévotion qu'on avait. L'on fait des veilles indiscrètes... On néglige ses

exercices spirituels pour en donner le temps à des lectures et à des compositions où l'on

épuise toutes les forces de son esprit. On veut l'emporter par dessus ses égaux, et l'on

regarde leurs succès d'un oeil de jalousie. On tâche de les rabaisser, et on n'en parle que

froidement... On ne peut souffrir le moindre mépris et quand on se voit postposé aux

autres, on en est inconsolable. On aime l'éclat, le grand monde, les visites,

l'applaudissement et les louanges. On porte ses désirs aux premières chaires, aux emplois

éclatants. On aspire à la ville capitale, comme au centre de son ambition, et pour y arriver,

pour s'y maintenir et pour venir à bout de ses prétentions, que ne fait-on pas ? On prend

un esprit d'intrigue, de politique et de flatterie. On se fait des amis et des patrons au

dedans et au dehors. On s'attache aux personnes de qui l'on espère de la faveur et de

l'appui, aux (1) La vie du P. Rigoleuc, pp. 6, 7. 21 considérables de l'Ordre, aux grands du

siècle. On devient courtisan, et l'on n'est plus religieux qu'en apparence... Devant Dieu l'on

est tout séculier. Voilà où la vanité mène peu à peu des religieux... et voilà ce que j'estime

la souveraine misère (1). Pour se tranquilliser eux-mêmes, pour satisfaire tout ensemble et

à leur amour-propre et à l'Evangile, invoqueront-ils, avec le jésuite de Pascal, notre grande

méthode de diriger l'intention, dont l'importance est telle dans notre morale, que j'oserai

quasi la comparer à la doctrine de la probabilité (2) ? Non. Ce compromis ne servirait de

rien et le P. Lallemant le condamne sans pitié. Pour nous flatter dans notre aveuglement,

nous pallions de mille beaux prétextes la passion qui nous aveugle. Nous nous forgeons

une bonne intention, et après cela nous passons par-dessus tous les mouvements de la

grâce (3). Ou encore : Ils forment un dessein suivant leur inclination; puis ils cherchent des

motifs de vertu pour colorer leur choix et justifier leur conduite (4) ; et, reprend le P. Surin

qui ne fait ici que répéter les paroles de son maître, pour se pouvoir vanter de ne rien faire

que pour Dieu, ils lui en font une offrande superficielle disant : Mon Dieu, je vous offre

cela... Cette façon sèche de rapporter à Dieu ce qui n'est pas véritablement pour lui, n'est

pas l'intention des âmes sérieusement parfaites. A quoi bon dirai-je que je réfère mes

actions à Dieu, si avec cela je repais mon amour-propre, me délectant en la vanité et

sensualité ou en mes autres appétits. Il faut que (1) La vie du P. Rigoleuc..., pp. 83-86.(2)

VII. Provinciale.(3) La Doctrine..., p. 138.(4) Ib., p. 90. 22 j'éloigne dans le fond de mon

coeur le goût bas, humain et corrompu que j'ai (1). Qu'ils ne se consolent pas non plus en

pensant à la plus grande gloire de Dieu, qu'aura du moins procurée leur zèle : Soyons

bien persuadés que dans nos fonctions nous ne ferons de fruit qu'à proportion de notre

union avec Dieu et de notre dégagement de tout intérêt propre. Un prédicateur, quand il.

est bien suivi ; un missionnaire, quand il fait un grand fracas ; un confesseur, quand il voit

son confessionnal entouré d'un grand nombre de pénitents; un directeur, quand il a la

vogue... tous se flattent de faire beaucoup de fruit et à en juger parles apparences, on le

croirait. Le monde les loue, l'applaudissement les confirme dans la bonne opinion qu'ils ont

de leur succès. Mais sont-ils unis à Dieu par l'oraison? Sont-ils parfaitement dégagés

d'eux-mêmes ? Qu'ils prennent garde de se tromper... On se propose la gloire de Dieu et

le bien des âmes; mais oublie-t-on sa propre gloire et ses petits intérêts ? On s'emploie aux

oeuvres de zèle et de charité ; mais est-ce par un pur motif de zèle et de charité ? N'est-ce

point parce qu'on y trouve sa satisfaction et qu'on n'aime ni l'oraison ni l'étude, qu'on ne

peut demeurer dans sa chambre ni souffrir le recueillement (2) ? Tant d'agitation est en

pure perte, puisque seule « la sainteté de vie » nous rend « propres à procurer le salut des

âmes (3) ». C'est une chose prodigieuse de voir les hommes appelés à la vie apostolique,

porter l'ambition et la vanité dans le sacré ministère de la prédication. Quel fruit peuvent-ils

faire? Ils ont obtenu ce qu'ils poursuivaient depuis six ou sept ans. Ils en sont venus à

bout, aux dépens d'une infinité de péchés et d'imperfections. Quelle vie ! Quelle union

avec Dieu ! Comment Dieu se servira-t-il de tels instruments (4) ? (1) Oeuvres spirituelles

du P. J. Surin, publiées par le P.M. Bouix. Traité inédit de l'Amour de Dieu, Paris, s. d., pp.

183, 184, 196.(2) La Doctrine..., p. 316.(3) Ib., p. 123.(4) Ib., pp. 125, 126.  23 «

Souveraine misère » d'un coeur ainsi partagé, stérilité presque absolue d'un zèle tout

naturel, pour n'avoir pas voulu se décider à la seconde conversion, on manquesa vie, et,

comble d'amertume, on sait bien qu'on la manque. Nous passons les années entières, et

souvent toute la vie, à marchander si nous nous donnerons tout à Dieu. Nous ne pouvons

nous résoudre à faire le sacrifice entier. Nous nous réservons beaucoup d'affections, de

desseins, de désirs, d'espérances, de prétentions, dont nous ne voulons pas nous

dépouiller pour nous mettre dans la parfaite nudité d'esprit qui nous dispose à être

pleinement possédés par Dieu... Nous combattons contre Dieu des années entières et

nous résistons aux mouvements de sa grâce qui nous poussent intérieurement à quitter

une partie de nos misères en quittant les vains amusements qui nous arrêtent, et nous

donnant à lui sans réserve... Mais accablés de notre amour-propre, aveuglés de notre

ignorance, retenus par de fausses craintes, nous n'osons franchir le pas ; et de peur d'être

misérables, nous demeurons toujours misérables (1).  « Franchir le pas », cette image

résume l'idée très curieuse que le P. Lallemant se fait d'une seconde  (1) La Doctrine...,

pp. 65, 66. Toutes ces peintures du religieux moyen ne paraîtront forcées qu'aux profanes.

Après tout, Lallemant ne fait ici que développer quelques-unes des règles fondamentales

de saint Ignace. Son auditoire le sait bien et ce n’est pas sur ces points-là qu'il songeait à

lui résister. Je pourrais citer vingt maîtres spirituels qui parlent de même. En voici un qui

figure, je crois, parmi les disciples lointains du P. Lallemant. S'adressant aux personnes «

qui aspirent même à la plus haute perfection », « d'où vient, leur demande le P. Nepveu,

qu avec quantité de pratiques très bonnes qu'elles observent, avec des mortifications et

des austérités quelquefois excessives... avec des oraisons fort assidues et ce semble

même fort élevées..., d'où vient, dis-je, qu'elles rampent néanmoins toute leur vie, avançant

très peu dans la vertu. croupissant honteusement dans des fautes considérables, telles

que sont un orgueil secret et une immortification très grande... de sorts qu'elles ne

viennent jamais à acquérir, dans un degré considérable, aucune des vertus évangéliques,

comme sont une humilité profonde, une douceur inaltérable, un grand mépris du monde,

un grand détachement d'elles-mêmes ); ? Fr. Nepveu. s. j. De l'Amour de N.-S.

Jésus-Christ, 1692. Pourquoi d'ailleurs ne pas rappeler ici l'épigramme de Pascal? Les

saints subtilisent pour se trouver criminels et accusent leurs meilleurs actions, et ceux-ci

(les jésuites) subtilisent pour excuser les plus méchants. » Pensées, III, pp. 347,

348. 24 conversion. Il semble supposer en effet la possibilité, la facilité d'une

transformation quasi-soudaine et totale. On se donnerait à Dieu, « sans réserve, sans

remise », et pour toujours, comme on se résout à distribuer son bien aux pauvres, ce qui

peut se faire en quelques minutes. Il ne faut donc que renoncer une bonne fois à tous nos

intérêts et à toutes nos satisfactions, à tous nos desseins et à toutes nos volontés, pour ne

dépendre plus désormais que du bon plaisir de Dieu (1). L'étrange chose! Que peut bien

être cette renonciation, capable de transformer ainsi, et je le répète, pour toujours, l'âme

qui l'a consentie? Il ne s'agit pas de ces « directions d'intention » dont le P. Lallemant

critiquait tantôt le caractère irréel et factice, la pauvreté, le mensonge. Il ne s'agit pas

davantage d'un ferme propos ordinaire, d'une résolution à la manière d'Epictète, d'une de

ces règles de vie que les personnes pieuses se fixent à la fin d'une retraite. De telles

décisions, utiles, recommandables, ne modifient pas immédiatement l'intérieur de qui les a

prises. Cherchons autre chose. Consultons le P. Surin : D. — Qu'appelez-vous âmes de

bonne volonté?R. — Ce sont celles qui de tout leur coeur cherchent à faire le bien et ce

qui est de la perfection, en quoi plusieurs personnes qui s'estiment dévotes n'ont pas

quelquefois fait le premier pas.D. — Croyez-vous que toutes les personnes religieuses

puissent être ainsi nommées ?R. — Nenni; car bien souvent plusieurs, faisant profession

d'une vie religieuse et qui seront docteurs et prédicateurs, n'ont pas fait ce premier pas,

pour autant qu'il ne suffit pas pour cela de faire plusieurs choses estimées bonnes, mais il

faut entrer dans un certain ordre et chemin de perfection.D. — Quel est le premier pas?R.

— C'est une volonté déterminée de laisser tous les (1) La Doctrine..., p.

66. 25 empêchements à la sainteté et de renoncer aux propres satisfactions, pour

demeurer en la présence de Dieu et opérer en sa lumière le bien qui sera connu, sans lui

rien refuser. Or peu de personnes se mettent dans cet ordre et chemin, voilà pourquoi elles

ne sont pas pour parvenir à ce bienheureux état ; et quoiqu'elles fassent beaucoup de

bonnes choses, elles demeurent pourtant en arrière et ne peuvent être dites véritablement

parfaites (1). Ces passages nous donnent la clef de l'énigme. « Franchir le pas », c'est

prendre un « chemin » nouveau; c'est pénétrer dans un « certain ordre » différent de

l'ordre commun que l'on n'avait pas encore quitté ; c'est, en un mot, passer la frontière du

monde mystique. Non pas quo l'aventure héroïque oit l'on est invité, se présente d'abord

sous ce jour. Il n'est pas question de changer d'ordre, de monter plus haut. Mais

simplement, l'on est pressé de « renoncer une bonne fois », à tous les intérêts, à toutes les

volontés propres ; de « faire le sacrifice entier » ; de se « mettre dans une parfaite nudité

d'esprit ». De cette perte de soi-même, on ne voit pour l'instant que l'horreur presque

infinie ; on hésite devant le vide affreux qui va se faire et l'on n'imagine pas la plénitude qui

doit suivre, si l'on accepte, si l'on s'abandonne, si l'on « franchit le pas ». Et l'on sent aussi

que ce drame intime est du dernier sérieux, que si l'on a le courage de ne pas reculer, on

sera pris au mot, que l'on se perdra pour de bon. C'est une toute autre angoisse que celle

qui précède les résolutions ordinaires de la vie chrétienne. Celles-ci caressent toujours

plus ou moins l'amour-propre, elles enchantent l'imagination. Après tout, on ne change pas

de maître ; on reste le « capitaine de son âme », comme dit un poète anglais. Ici, au

contraire, on doit, on va livrer tout son être, le plus cher, le plus profond. Dans la première

conversion, l'on ne cède que l'usufruit, dans la seconde, on cède la propriété de son âme ;

dans l'une, les fleurs et les (1) Surin. Catéchisme spirituel (M. Bouix), Paris, s. d., I, pp.

257, 258. 26 fruits, dans l'autre, l'arbre tout entier. Mais quoi ! à la prendre du côté de

l'homme, la vie mystique n'est pas autre chose. L'homme a tout donné. Dieu fera le reste ;

l'homme ne vit plus et Dieu vit en lui. Telle est, me semble-t-il, la seconde conversion dont

le P. Lallemant a voulu parler. En vrai jésuite qu'il est, il présente d'abord presque

uniquement l'aspect moral et psychologique de cette divine histoire. De ce point de vue,

nulle illusion n'est à craindre. On n'entraîne pas une âme à l'illuminisme en lui disant de se

renoncer. B. — La critique de l'action Par «action», on doit entendre ici l’ « action extérieure

», les divers exercices du zèle : prêcher, confesser, écrire, diriger, enseigner, discuter avec

l'hérétique, soigner les malades, visiter les pauvres, travailler dans les missions lointaines

au salut des infidèles. De l'action ainsi comprise, le P. Lallemant affirme sans relâche

qu'elle n'est presque jamais le plus grand bien, qu'elle est presque toujours dangereuse et

souvent mauvaise. Ce disant, il ne s'arrête plus, comme tout à l'heure, aux tares

accidentelles, je veux dire aux intentions, aux arrière-désirs intéressés, coupables — esprit

de vanité, de domination, d'avarice, par exemple — qui vicient naturellement les oeuvres

les plus saintes; non, il prend l'action en elle-même et comme telle, il la compare aux

activités intérieures, à la contemplation. D'un côté, Marthe qui se dévoue de bon coeur à un

ministère excellent et qui ne s'en fait pas accroire ; de l'autre, Marie. Et il s'adresse, ne

l'oublions pas, à des religieux, qui ont pour devise : Ad majorera Dei gloriam, à des jésuites

frémissants de zèle, impatients de donner enfin libre carrière à une activité qui depuis

quinze ou vingt ans, s'entraîne aux diverses formes de l'action.Comment prendront-ils la

chose? Ils sont très intelligents pour la plupart. Ils savent que le P. Lallemant n'est 27 pas

devenu fou. Nul d'entre eux n'ira croire qu'on lui conseille de laisser là toutes les oeuvres

de zèle et de s'abîmer dans un nirvana quiétiste. Aussi bien la doctrine ne leur est-elle pas

si imprévue. Jamais néanmoins, on ne l'a présentée devant eux avec tant de force et si peu

de précautions. Pour la première fois, on les oblige à la réaliser vivement. Ils résisteront, je

le crois, j'en suis même sûr, à voir l'insistance de leur maître. Lallemant tourne et retourne

sa maîtresse thèse avec l'opiniâtreté du vieuxRomain. Oh ! pas d'éloquence. Ils sont du

métier. Ni Bérulle ni Bossuet ne viendraient à bout de ces raisonneurs. Ils ne se rendront

qu'à la scolastique. Il leur faut un logicien, un géomètre. Le voici : Nous devons imiter la vie

intérieure de Dieu en ce qu'il a au dedans de soi une vie infinie. Ensuite de quoi, il agit au

dehors selon son bon plaisir, par la production et par le gouvernement de l'univers, sans

que cette action extérieure cause aucune diminution ni aucun changement dans sa vie

intérieure, de sorte que pour le regard de celle-ci, il agit au dehors comme s'il n'agissait

pas.Voilà notre modèle; nous devons avoir, premièrement au dedans de nous, et pour

nous-mêmes, une vie très parfaite par une continuelle application de notre entendement et

de notre volonté à Dieu. Puis, nous pourrons sortir au dehors pour le service du prochain,

sans préjudice de notre vie intérieure... Notre principale occupation sera toujours la vie

intérieure (1). Autant dire : jésuites, s'il y a moyen et en courant, pour ainsi parler, mais

d'abord chartreux ? Non, rien que jésuites: Notre premier soin et notre principale étude doit

être notre perfection; qu'il faut préférer à toutes choses... Quiconque fait autrement, peut

s'assurer que, bien qu'il porte l'habit de la Compagnie, il n'en a nullement l'esprit, notre

règle et notre profession nous obligeant de faire plus de cas des moyens de (1) La

Doctrine..., pp. 293, 294. 28 perfection qui nous unissent à Dieu, comme instruments à la

cause principale dont nous devons recevoir le mouvement, que de tous les autres

exercices. C'est ainsi qu'il faut modérer tout le reste selon le principal qui est l'intérieur

(1). Mais dans cet intérieur, il y a du plus et du moins. Une vertu solide et pratique doit

suffire à un ordre actif. Exigez-vous que, dans son ensemble, la Compagnie de Jésus aille

jusqu'au mysticisme? Mais oui et sans aucune espèce de doute : Si nous nous jetons tout

au dehors et que nous donnions tout (ou du moins le principal) à l'action, nous

demeurerons indubitablement dans les derniers degrés de la contemplation, qui sont une

oraison commune et les autres exercices de piété pratiqués d'une manière basse et

imparfaite (2). Il suppose donc que tout religieux, loin de se contenter d'une « oraison

commune », doit tendre aux plus hauts degrés de la contemplation. Tel doit être le souci

constant et qui règle tous les autres. Peu d'action, aussi longtemps que l'intérieur ne sera

pas tout à Dieu. Jusque-là, nous ne devons sortir au dehors pour le service du prochain,

que faisant des coups d'essai. Il faut être comme des chiens de chasse qu'on tient encore

à demi en laisse. Quand nous en serons venus à posséder Dieu (par la contemplation),

nous pourrons donner une plus grande liberté à notre zèle (3). « Après nos fonctions

envers le prochain » — ces coups d'essai — qu'on se retire vite « à l'oraison », comme «

l'aigle qui s'envole en l'air sitôt qu'il a pris sa proie » Qu'on ne cède pas aux

démangeaisons du zèle, qu'on ne prenne pas l'initiative de telle ou telle oeuvre : Ce n'est

pas à nous à faire le choix de nos emplois. De nous-mêmes nous ne devons penser qu'à

nous, si l'obéissance, (1) La Doctrine..., p. 92. (2) Ib., p. 314.(3) Ib., p. 61.(4) Ib., p. 315.

 29 ne nous applique aux fonctions qui regardent le prochain... Tandis qu'elle nous laisse

en repos, demeurons-y volontiers. C'est une grande témérité de nous ingérer de

nous-mêmes au gouvernement des âmes (1). Ou encore : Jusqu'à ce qu'on ait acquis une

vertu parfaite, on ne doit prendre que fort peu d'action au dehors (2). Il y a plus : Quand

nous nous trouverons trop chargés d'occupations, demandons au supérieur d'en être

déchargés, au moins dune partie pour un temps. Quittons celles qui ne nous sont pas

commandées (3). Mais voici les supérieurs dans l'embarras. Tant de ministères à remplir et

si peu de monde ! A eux de voir et aux inférieurs d'obéir. « Que si les Supérieurs en

donnent trop, on peut se confier que la Providence » y pourvoira (4). Quoi qu'il en soit les

principes restent et nul Ordre religieux ne souffrira de les appliquer. Il faut joindre

ensemble de telle sorte l'action et la vie extérieure avec la contemplation et la vie intérieure,

que nous (1) Doctrine..., p. 318. (2) Ib., p. 317.(3) Ib. Le « trop » est expliqué par les textes

que nous avons déjà donnés.(4) Ib., p. 317. Il ne faut pas prendre ce mot pour une défaite.

Du point de vue surnaturel, le religieux reconnaît Dieu lui-même dans la personne du

supérieur qui lui donne un ordre, qui lui confie tel ou tel ministère. D'où il suit que nul

ministère ne doit, ne peut sérieusement éloigner de Dieu, celui qui n'entreprend ce

ministère que pour obéir. On répondrait d'une manière analogue à une objection plus

spécieuse, basée sur l'antinomie apparente entre le devoir de la vie intérieure et celui de la

charité. « Il nous faut toujours rester unis à Dieu ; mais si nous sommes chargés de

quelque soin pour le service du prochain, nous devons regarder ce travail comme la

meilleure prière. » C'est Tauler qui parle. Et encore : « Un homme serait-il élevé à une

contemplation aussi sublime que celle de saint Pierre... s'il vient à apprendre qu'un pauvre

malade demande une soupe ou tout autre chose, qu'il serve en toute charité ce pauvre

malade, et il fera ainsi un acte plus vertueux que s'il poursuivait sa contemplation ».

J'emprunte ces deux textes à l'excellente traduction de l' Imitation de la vie pauvre de N.-S.

Jésus-Christ, publiée parle R. P. Noël, Paris, 1914. pp. 225, 226. Le P. Lallemant ne

touche pas ce point. S'il le faisait, il dirait j'en suis sûr, la même chose, et il ajouterait, je

crois, que l'action charitable ainsi entreprise, n'interrompt pas la contemplation d'un

homme vraiment intérieur. Puisque j'effleure ce délicat sujet qu’on me permette une autre

citation. Je l'emprunte aux Lettres chrétiennes sur la nécessité de la retraite dans chaque

état du P. Louis Le Valois, s. j. 2e partie, Paris, 1684. L'auteur veut décider à la retraite une

dame dévote qui donne le meilleur de son temps aux bonnes oeuvres « Vous devez plus à

votre âme qu'à tous les pauvres du monde... La charité bien réglée veut que vous préfériez

non seulement votre salut, mais même votre perfection spirituelle au soulagement, à la

consolation et à la satisfaction de tous les hommes », pp. 342, 343. Dans le sens contraire,

cf. les deux chapitres de Rodriguez qui ont pour titre : Que nous devons prendre garde de

ne pas tomber dans une autre extrémité qui est de nous retirer entièrement du commerce

du prochain, sous ombre de nous appliquer à notre salut.— De quelques remèdes contre

la timidité de ceux qui n'osent s'engager dans les emplois de la charité, de crainte de n'y

pas faire leur salut. Pratique de la perfection chrétienne et religieuse par le P. Alphonse

Rodriguez... Traduction nouvelle par M. l'abbé Régnier Des Marais, Paris, 1688, t. III, 3e

partie, Ier Traité, ch. VI et VII. Non moins surnaturel que celui de Lallemant, son argument

de fond est que Dieu, ayant « institué » la Compagnie pour le service des âmes, doit lui

donner la grâce nécessaire pour que cette fin soit obtenue. Citons enfin le mot de

Lallemant : « Plus une âme a… d'amour de Dieu, plus elle est sensible aux intérêts du

prochain a au lieu que la dureté de coeur « est extrême dans les grands du monde, dans

les riches avares, dans les personnes voluptueuses, et dans ceux qui n'amollissent point

leur coeur par les exercices de la piété ». La Doctrine..., p..149. Cf. Guilloré, Maximes

spirituelles, Paris, 1853. Livre IV, maxime VII : Que les commençants, « ne doivent pas sitôt

se produire au dehors ». 30 donnions à celle-là à proportion que nous aurons plus ou

moins de celle-ci. Pesante école, disions-nous tantôt. On voit que je ne lescalomniais pas.

Leur poésie est business; même quand ils volent, ils semblent marcher. Ce mélange de

sublime et de positif est bien remarquable. C'est du reste par là que les mystiques de la

Compagnie rejoignent les spirituels moins éminents de leur Ordre, les Rodriguez et les

Bourdaloue. Mais aussi de là vient leur solidité. Achevons cette page de « grand livre » : Si

nous avons beaucoup d'oraison, nous donnerons beaucoup à l'action ; si nous ne sommes

que médiocrement avancés dans la vie intérieure, nous ne donnerons que médiocrement

aux occupations de la vie extérieure; et si nous n'avons que fort peu d'intérieur, nous ne

donnerons RIEN DU TOUT à l'extérieur, à moins que l'obéissance n'ordonne le contraire

(1). (1) La Doctrine..., pp. 314, 315.  31 Ce « rien du tout », sec, froid, morne, terre-à-terre,

prenez-y garde, il soulèverait le monde des âmes. Chez les métaphysiciens et chez les

poètes de la mystique, vous ne trouverez rien de plus fort. Et le moyen en vérité de

prétendre qu'un tel homme se paie de mots! Au reste, il ne demande pas seulement,

comme on pourrait le croire, que la contemplation anime, protège, sanctifie l'action; il veut

encore que celle-ci ne soit entreprise que dans la mesure où elle « sera une aide pour la

vie intérieure » (1). Il faut que parmi les travaux extérieurs de la vie active, nous jouissions

toujours du repos intérieur de la contemplation et que nos emplois ne nous empêchent

point de nous unir à Dieu ; mais plutôt qu'ils servent à nous lier plus étroitement et plus

amoureusement avec lui, nous les faisant embrasser en lui-même, par la contemplation, et

dans le prochain, par l'action (2). Il subordonne ainsi, mais tout à fait, la seconde à la

première. Les oeuvres de zèle, non seulement si elles interrompent l'oraison, mais encore

si elles ne la nourrissent point, on devrait y renoncer. Dans tous les cas, pour ceux qui

n'ont pas reçu cet excellent don, il est dangereux de s'épancher trop dans les fonctions qui

regardent le prochain. On ne doit s'y employer que par manière d'essai, si ce n'est qu'on y

fût engagé par l'obéissance (2). Il disait tantôt cela pour les novices, maintenant pour les

parfaits. II ira même plus loin et trop loin peut-être, lorsqu'il invitera ces derniers

eux-mêmes et avec eux tous les apôtres à ne s'appliquer « aux fonctions extérieures que

comme par manière de divertissement, pour ainsi dire » (4). Les missions du Canada, les

in-folio de Suarez, (1) La Doctrine..., p. 317.(2) Ib., p. 23o.(3) Ib., p. 43o.(4) Ib., p. 294. On

se rappelle le mot de Pascal : « Sans examiner toutes les occupations particulières, il suffit

de les comprendre sous le divertissement ». Pensées, II, 52. 32 les sermons de

Bourdaloue, un « divertissement » plus ou moins comparable au jardinet des chartreux !

Encore une fois il ne s'adresse pas à des sots, mais on avouera que la pauvre Marthe n'a

jamais été si fort malmenée (1).Et qu'on ne dise pas qu'hypnotisé par son idée fixe, il finit

par oublier une des fins essentielles de son Ordre, à savoir le salut des âmes. Je réponds

que c'est tout le contraire et qu'il est certain qu'un homme d'oraison fera plus en un an

qu'un autre en toute sa vie (2).Un homme intérieur fera plus d'impression sur les coeurs

par un seul mot animé de l'esprit de Dieu, qu'un autre par un discours entier qui lui aura

coûté beaucoup de travail, et où il aura épuisé toute la force de son raisonnement (3). Quoi

de plus évident pour un chrétien ? Les règles de la Compagnie définissent l'homme

apostolique — et du reste, il n'y a pas d'autre façon de le définir: Instrumentum

conjunctum cum Deo; un instrument uni à Dieu. Plus étroite sera cette union, et plus

abondante la grâce qui, par l'intermédiaire de l'apôtre, touchera les âmes. Nous ne faisons

point de fruit parce que nos fonctions ne sont point animées de l'esprit de Dieu, sans

lequel, avec tous nos talents, nous ne pouvons parvenir à la fin que nous prétendons, et

nous ne sommes que comme « un airain sonnant et une cymbale retentissante

(4)». Malgré son égoïsme apparent, le contemplatif n'est pas moins zélé que l'homme

d'action, et son zèle a plus d'efficacité. Tauler l'avait déjà dit, le dominicain avant le jésuite

: Ce désir de jouir de la contemplation divine fait que l'homme intérieur voudrait être

toujours seul pour ne pas être (1) Rappelons, au passage, que le P. Lallemant avait

supplié les su rieurs de le laisser partir pour le Canada.(2) La Doctrine..., p. 115.(3) Ib., p.

3o4.(4) Ib., p. 304.  33 détourné des communications célestes. Il omettra, par suite,

certaines pratiques extérieures de charité ; mais ce qu'il perdra de ce côté, il le retrouvera

de l'autre et d'une manière bien supérieure, car il a la charité essentielle qui opère tout en

Dieu (1). Ce qui est vrai du zèle l'est également des autres vertus. L'homme intérieur, le

parfait, le contemplatif, les possède, les pratique toutes d'une façon éminente, pour parler

comme les théologiens, et sans passer par les voies ordinaires de l'ascèse, ou du moins

sans trop s'attarder, sans trop peiner dans ces voies. Théorie fort délicate, mais d'un tel

intérêt et si curieuse sous la plume d'un jésuite, que nous devons nous y arrêter quelques

instants.Un des chapitres de la Doctrine spirituelle a pour titre : En quel sens l'oraison de

la Compagnie doit être pratique? Et Lallemant de répondre :  En deux manières :

premièrement en ce qu'elle sert à rendre la volonté meilleure et à régler les autres

puissances de l’âme; secondement en ce qu'elle produit divers actes intérieurs, et donne le

mouvement aux actions extérieures, pour les faire selon le modèle qu'on se

propose. Dardons toute notre attention sur la belle stratégie que ce début nous annonce.

L'action, l'action, l'action, avec ses préjugés et ses chaînes, le P. Lallemant vient de la

découvrir comme blottie dans la prière elle-même. Blottie et qui plus est, triomphante,

menaçante. Il la poursuivra jusque-là, non pour la déloger de cet asile suprême, mais pour

lui montrer qu'elle ne doit pas y régner en maîtresse. Eh! sans contredit, est excellente

l'oraison qui « donne le mouvement aux actions vertueuses » ; mais il y a une (1) Tauler,

op. cit., p. 197. Cf. aussi, dans la Doctrine, pp. 428 sq., tout un chapitre : que la

contemplation est nécessaire pour la vie apostolique, bien loin de lui être opposée.—

Comment le contemplatif n'aurait-il pas autant et plus de zèle que personne, lui qui réalise

plus vivement et pleinement que personne, a) la valeur infinie des âmes, lesquelles sont «

capables de posséder Dieu » par la contemplation; b) les droits du Christ sur les âmes ; c)

la laideur du péché. 34 autre oraison, et plus excellente et non moins « pratique »

: L'oraison propre de la Compagnie est pratique en ces deux sens et qui prétendrait qu'il

ne suffit pas qu'elle soit pratique au premier et qu'il faut qu'elle le soit au second, aurait tort

; parce qu'il s'ensuivrait que la contemplation (qui ne se tourne pas à l'action) ne serait pas

à l'usage de la Compagnie; ce qui est faux. On voit qu'il a pris son armure scolastique :

preuve que la circonstance est grave. La suite, vive et légère, va nous reposer. C'est une

erreur dans l'oraison que de se gêner pour la rapporter toute à l'action. Nous nous...

inquiétons pour voir comment nous ferons en telle ou telle occasion, quels actes d'humilité,

par exemple, nous pratiquerons. Cette voie des vertus est fatigante et capable de donner

du dégoût. Ce n'est pas qu'il ne soit bon de s'exercer ainsi dans l'oraison, de prévoir les

occasions et de s'y préparer; mais cela se doit faire avec liberté d'esprit, sans rebuter le

simple recueillement de la contemplation, lorsqu'on s'y sent attiré. Car alors

Notre-Seigneur donnera à une âme, par une seule oraison, une vertu et même plusieurs...

dans un plus haut degré qu'on ne les acquerrait en plusieurs aimées par ces moyens

extérieurs. Saint Paul ermite avait la vertu de patience et celle de charité envers le

prochain, bien qu'il ne les exerçât pas... On doit (donc) tenir pour oraison pratique, et non

purement spéculative (ou comme nous dirions aussi, platonique) celle qui affectionne l'âme

à la charité, à la religion, à l'humilité, etc., bien que cette affection demeure dans l'âme et

qu'on n'en vienne point à des actes extérieurs (1). Qu'il se présente une occasion de

pratiquer telle ou telle vertu, l'âme, unie par la contemplation au modèle de toutes les

vertus lequel est aussi la source de toutes lesgrâces, l'âme se trouvera prête. Quant aux

vertus  dont nous n'aurons pas l'occasion, nous... (en) aurons l'esprit et, pour ainsi dire,

l'essence, ce que Dieu recherche principalement; (1) La Doctrine..., pp. 96, 97.  35 car on

peut faire quelque acte de vertu sans en posséder l'esprit et l'essence (1). Sainte

Thérèse ne cherchant que Dieu en toutes choses..., ne se souciait pas même des vertus,

quand il s'agissait de Dieu, de sa présence et de sa jouissance... et il n'y a point en cela

d'illusion; car, que pouvons-nous avoir sans Dieu, et si nous l'avons, quelles vertus nous

peuvent manquer (2) ? Mais le « moralisme », mais l’ « activisme » — qu'on me pardonne

ces mots, — mais tous les systèmes qui redoutent le repos mystique, veulent au moins

une concession. L'amour-propre a tant de plaisir à palper, à compter nos actes. Il veut

donc que l'on ordonne aux contemplatifs de lettre à profit, pour le perfectionnement moral

de l'âme, toutes les inspirations de la grâce. — A quoi bon apporter de l'eau à la mer ? La

plante que l'on veut mettre sous verre, a déjà donné sa fleur: Quand Dieu nous donne

quelque lumière, DÈS LA que nous l'avons reçue, elle opère incontinent l'effet que Dieu

prétendait, parce qu'elle a disposé l'âme à ce que Dieu voulait, savoir à être plus capable

de l'union divine, à quoi tout aboutit. Il ne faut donc pas mettre, comme font quelques-uns,

le but de toutes les lumières en l'action et en la pratique, de sorte que nous tenions pour

vaines celles qui ne nous portent point à agir. Il suffit qu'elles disposent peu à peu (1) La

Doctrine..., p. 133. Cf. Tauler : « Il faut que (l'homme) opère vertueusement, non pas une

fois en passant, mais en quelque sorte, par essence ; non pas en se multipliant, mais dans

une parfaite unité ». Il parle aussi de « l'homme transformé en la substance de la vertu ».

Cf. op. cit., pp. 33, 34 et la savante note du R. P. Noël, pp. 33-36.(2) La Doctrine..., p. 457.

Il dit ailleurs sur « la meilleure manière de pratiquer la vertu » : « Quelques-uns s'arrêtent

trop aux objets formels des vertus lesquels ne sont que naturels... Il vaudrait mieux agir par

un principe qui nous élevât droit à Dieu, comme fait l'amour divin. Il est vrai que toutes les

vertus nous y mènent par leurs motifs propres ; mais c'est plus lentement et avec moins de

perfection ». « L'acte de tempérance... qu'on pratique pour imiter Notre-Seigneur et pour lui

plaire, est bien plus excellent que celui qu'on fait précisément pour garder la modération

que la tempérance prescrit » Ib., pp. 391, 322 ; cf. p. 71 ; cf. aussi pp, 4o7, 4o8. 36 notre

âme à s'unir à Dieu, qui est la fin même de toutes nos oeuvres (1). Quelque jugement que

l'on porte sur cette doctrine, on avouera qu'elle se tient. Pour peu que l'on ait le goût, je ne

dis pas de la mystique, mais simplement des choses de l'intelligence, on me pardonnera

de m'attarder ainsi aux pieds d'un tel maître. Abstraction faite du fond des choses, Spinoza

et lui nous donnent des plaisirs de même nature. Ce qui nous reste à dire, loin de modifier

cette impression, la rendra plus vive (2). C. — La garde du coeur (3). Les deux éléments de

la vie intérieure sont la purgation du coeur et la direction du Saint-Esprit. Ce sont là les

deux pôles de toute la spiritualité (4). (1) La Doctrine..., pp. 158, 159. Il ajoute une

observation qui intéresse également les mystiques et les profanes : « Quand les lumières

et les sentiments sont passés, nous ne devons faire aucun effort pour les rappeler... Si

toutefois Dieu nous les remet en mémoire, le souvenir n'en est pas mauvais, mais il n'y a

guère que les commençants qui les doivent écrire ». Voilà pour éclairer la psychologie du «

Journal intime ». — Quant aux lumières qui « opèrent incontinent », cf. une thèse toute

voisine, développée par le P. Rigoleuc : « Il suffit de contempler, par un simple regard,

Jésus-Christ, ses perfections, ses vertus... Tout ce qui est en J.-C. n'est pas seulement

saint, il est encore sanctifiant et il s'imprime dans les âmes qui s'appliquent à lui, si elles

sont bien disposées... Ses... vertus s'impriment dans ceux qui les contemplent, ce que l'on

peut faire sans aucune réflexion sur soi-même ». La vie du P. J. Rigoleuc, p. 187. On

reconnaît là un des articles de la méthode oratorienne. Cf., dans notre précédent volume,

le chapitre sur la doctrine de Bérulle.(2) Sur les tendances décidément mystiques de cette

critique de l'action, cf. un texte important de Rigoleuc : « Mortifier le plus qu'on peut sou

activité, sa précipitation... retirer (son entendement) doucement de toutes les

connaissances distinctes, non seulement des créatures, mais de Dieu même et le tirer

uniquement en Dieu par un simple regard et une connaissance confuse et universelle de

cet Être des êtres ». La vie du P. Rigolettc, p. 252. Nous retrouverons cette « connaissance

confuse » dans les écrits de Surin. Leur maître à tous, saint Jean de la Croix en parle

souvent.(3) Lallemant parle surtout de la e pureté », Rigoleuc de la « garde » du coeur. Ils

pensent du reste exactement de même sur ce point. Si je préfère ici la manière de parler

de Rigoleuc, c'est pour éviter une équivoque. On pourrait croire que le P. Lallemant donne

à « pureté » le sens de « chasteté ».(4) La Doctrine..., p. 18o, 181.  37 Simplification

lumineuse, trait de génie, comme nous le montrerons bientôt. La pureté de coeur consiste

à n'avoir rien dans le coeur qui soit tant soit peu contraire à Dieu et à l'opération de la

grâce.Tout ce qu'il y a de créatures au monde, tout l'ordre de la nature et celui de la grâce

(1), toute la conduite de la Providence, tend à ôter de nos âmes ce qui est contraire à Dieu

(2). A nous donc de collaborer pour notre part à ce travail, à ce déblaiement. La garde du

coeur, écrit le P. Rigoleuc, n'est autre chose que l'attention qu'on apporte aux mouvements

de son coeur et à tout ce qui se passe dans l'homme intérieur, pour régler sa conduite par

l'esprit de Dieu. Ce n'est pas « l'examen de conscience » : L'examen se fait en certains

temps réglés; la garde du cœur se pratique à toute heure et n'a point de temps limité.

L'examen est une revue des actions passées et de plusieurs actions ensemble..., la garde

du coeur est une vue des actions présentes et une application d'esprit aux diverses parties

d'une action, à mesure qu'on la fait. L'examen envisage les choses plus en gros et plus

superficiellement ; la garde du cour les considère en détail et d'une manière plus distincte

et plus intime (3). Elle nous tient sans cesse comme en sentinelle, dans un petit

retranchement intérieur, pour observer les mouvements de notre coeur (4). (1) Qu'on

remarque cette concession importante à l'humanisme dévot. Si donc le P. Lallemant nous

paraît exagérer parfois les suites de la faute originelle il ne va pas jusqu'au jansénisme,

lequel dirait plutôt que tout « l'ordre de la nature » tend à remplir nos âmes de ce qui est

contraire à Dieu.(2) La Doctrine.., p. 13o.(3) La vie du P. J. Rigoleuc, p. 225, 226.(4) Ib., p.

242 38 Nous voyons assez du reste, par notre expérience propre, qu' entre tous les

exercices de la vie spirituelle, il n'y en a point à quoi le démon s'oppose (davantage)... Il

nous laissera faire quelques actes extérieurs de vertu, nous accuser en public de nos

fautes, servir à la cuisine, aller aux hôpitaux et aux prisons, parce que nous nous

contentons quelquefois en cela, et que cela sert à nous flatter et à empêcher les remords

intérieurs... mais il ne peut souffrir que nous jetions les yeux sur notre coeur, que nous en

examinions les désordres, et que nous nous appliquions à les corriger. Notre coeur même

ne fuit rien tant que cette recherche et cette cure qui lui fait voir et sentir ses misères (1). Il

s'agit donc de réaliser, non par de vagues affirmations générales sur « la corruption

naturelle du coeur humain », mais par une surveillance minutieuse et de tous les instants,

la « malice infinie » qui est en nous ; il s'agit d'assister les yeux bien ouverts à ce draine

intérieur « où le démon et la nature jouent d'étranges personnages, pendant que nous

sommes tout absorbés dans le tracas et dans l'empressement des occupations extérieures

(2)» Car il est certain qu'à moins que nous n'ayons fait de. nos tables progrès dans la

grâce, notre coeur n'est presque jamais sans dérèglement; qu'il n'agit d'ordinaire que dans

le trouble et dans l'impureté de l'amour-propre et qu'il s'oppose incessamment à l'esprit de

Dieu. Outre que son inconstance naturelle lui fait changer de face à toute heure, qu'il

prend les différentes couleurs des divers événements de la vie et que les diverses

impressions qu'il reçoit du dehors le tiennent dans une perpétuelle vicissitude de

sentiments contraires, il est encore sujet à une fièvre continue de quantité de passions qui,

par la violence de ses accès, l'empêche de demeurer dans le juste tempérament où il doit

être pour jouir d'une parfaite santé... Sa délicatesse et sa sensibilité sont extrêmes... Les

moindres atteintes le blessent. Il est plein de détours et de (1) La Doctrine..., p. 133.(2) Ib.,

pp. 131, 307, 3o8.  39 déguisements. Il aime les illusions qui le flattent, et, pour comble de

ses maux, il ne fuit rien tant que de se connaître et il se jette au dehors par toutes les voies

qu'il rencontre, pour n'être pas obligé de rentrer en lui-même...... On ne saurait croire

combien le démon prend d'empire sur un coeur ainsi abandonné ; comme en la présence

ou même à la simple idée des objets, il y excite quelle passion il lui plaît; comme il y

étouffe les bonnes inspirations ;... comme, dans les plus fortes impressions de l'esprit de

Dieu, il y fortifie tantôt les inclinations, tantôt les répugnances de la nature; comme il y

renouvelle les vieilles habitudes, il y rallume les affections éteintes, il y réveille les

sentiments assoupis, il y remue les semences et les idées des péchés passés ; comme il y

traverse les desseins de Dieu.Ainsi le coeur demeurant ouvert aux objets étrangers, exposé

aux surprises de l'ennemi, troublé par la guerre intestine de ses passions ; clans la

faiblesse et la corruption de la nature où nous vivons; dans le commerce du monde qui est

si contagieux ; dans l'embarras des affaires qui se succèdent les unes aux autres ; parmi

une foule de soins qui partagent notre attention ; parmi les amorces du péché qui se

rencontrent partout, il n'est pas concevable de combien de défauts il se remplit, combien il

se souille, combien de plaies il reçoit sans presque s'en apercevoir. De là nous pouvons

juger quel besoin nous avons de veiller sans cesse sur nous-mêmes (1). Veiller en simple

curieux, et à la manière de Montaigne, manifestement ne suffirait pas. Mais nos maîtres

s'adressent à des religieux dont la bonne volonté leur est assurée. Qu'ils se connaissent à

fond, qu'ils découvrent (1) La vie du P. J. Rigoleuc, pp. 227-23o. cf. les pensées de Pascal

sur le divertissement. Je n'ai pas besoin de faire remarquer la virtuosité de ces pages. Qui

devons-nous admirer ici, du P. Rigoleuc lui-même, ou du P. Champion, sou éditeur ? Le

premier, dira quelqu'un, puisque la doctrine de Lallemant, éditée aussi par le P. Champion,

est rédigée avec moins de soin. Preuve insuffisante. N'avons-nous pas déjà rappelé que la

doctrine du P. Lallemant ne nous était connue que par les notes du même Rigoleuc? Or il

est tout naturel que résumant la pensée d'autrui, une série de discours, ou néglige tout à

fait la forme. N'oublions pas que Champion avoue qu'il a « changé » le style de sou auteur

qui lui paraissait manquer de pureté et d'exactitude. Il y a là tout un problème de critique

assez délicat. Pour moi j'inclinerais à croire que le P. Champion a collaboré beaucoup plus

activement aux écrits de Rigoleuc lui-même qu'aux résumés de Lallemant donnés par

Rigoleuc. 40 tout ce qui se cache en eux « d'idées fausses..., de jugements erronés,

d'affections déréglées, de passions... de malices », et la « purgation » suivra presque

d'elle-même (1). Aussi voyons-nous Lallemant, et plus encore peut-être, Rigoleuc, insister

de préférence sur le côté « spectaculaire » de la méthode, si l'on peut ainsi parler. Nous

découvrirons au dedans de nous-mêmes un nouveau monde caché à ceux qui n'ont des

yeux que pour admirer la figure de ce monde visible... ; une autre vie, inconnue à ceux qui

se laissent charmer aux plaisirs de la vie présente. Nous y verrons comme un grand

théâtre, où trois sortes d'esprits, celui de Dieu, celui de la chair et le malin esprit paraissent

sans cesse, ou tous ensemble ou séparément; comme un champ de bataille, où ces trois

esprits combattent sans trêve pour la conquête de notre âme. Nous remarquerons cent fois

le jour, dans ces spectacles et ces combats intérieurs, les faiblesses de la nature, les ruses

du démon, les artifices et les détours de l'amour-propre plus redoutable que le démon, les

conduites amoureuses de l'esprit de Dieu et les ressorts admirables de la grâce

(2). Admirez comme ils restent de leur Ordre et de leur siècle, vrais jésuites et

contemporains de l'auteur des Maximes, je veux dire passionnés pour l'analyse morale.

Chose singulière, cette analyse, ils en font une partieintégrante de leur doctrine mystique

et ils la poussent plus avant que les auteurs ascétiques de la Compagnie. Ceci qui paraît

assez déjà, nous frappera davantage quand nous étudierons le P. Guilloré.Pour la pratique

de cette garde du coeur, le P. Rigoleuc noms conseille de marquer « par écrit nos fautes

plusieursfois par jour, » ce qui est de si grande importance que sans cela tout le reste ne

servira pas beaucoup. (1) La Doctrine..., p. 131, cf. aussi p. 149, où Lallemant suppose le

cas d'un religieux qui ayant reconnu en lui-même la présence d'une « pensée inutile »,

travaille tout un jour à s'en affranchir.(2) La vie du P. J. Rigoleuc, p. 241. 41 Exactitude «

un peu gênante », mais à laquelle on se condamnera plus volontiers, si l'on considère que

nos péchés étant des caractères de confusion, marqués sur le front de nos âmes et lisibles

à toute éternité, à moins que la pénitence ne les efface, il est bien juste de les écrire du

moins sur le papier, afin que les lisant, nous soyons excités à les pleurer (1). De son côté,

le P. Lallemant voudrait que l'on prît l'habitude de se confesser tous les jours (2). C'est que

dans sa doctrine si fortement organisée, si jalousement, si intégralement, pour ainsi dire, et

si humblement catholique, les Sacrements, un peu négligés par d'autres spirituels,

tiennent une place considérable. Les principaux exercices de la perfection sont les

Sacrements... et cependant chose étonnante, c'est ce qu'il semble qu'on néglige le plus.

Les sacrements donnent des grâces qui tendent à produire en nous les effets qui leur sont

propres (3). Or, la grâce propre du sacrement de Pénitence étant « la pureté de

conscience », « plus on se confesse, plus on se purifie (4) ». Nous parlions tantôt de «

moralisme », visant par ce mot les spirituels à la Sénèque. Ils sont beaucoup plus

nombreux que l'on ne pense. Or vous ne trouverez pas chez eux des phrases comme

celle-ci « Les principaux exercices de la perfection sont les sacrements ». Il n'y a guère que

des banalités de ce genre dans le petit livre du P. Lallemant. Est-ce pour cela qu'il nous

paraît tout ensemble et si riche et si nouveau ?Banale aussi à première vue, je l'avoue,

cette doctrine sur la « purgation », la « garde du coeur ». Elle est, semble-t-il, partout.

Rare, néanmoins, et profonde, et (1) La vie du P. J. Rigoleuc, pp. 235, 236.(2) La

Doctrine…, p. 67, 68. « Il y a une démonstration morale, que rien ne contribue davantage

au progrès des âmes que la confession et la communion journalière. »  (3) La Doctrine...,

p. 119. Sur l'Eucharistie, cf. un texte important, Ib., P. 456. 42 originale, pour trancher le

mot, dès qu'on la médite de plus près. Remarquez combien étroitement elle se rattache à

cette belle « critique de l'action » qui nous occupait tantôt. La voie la plus courte et la plus

sûre pour arriver à la perfection, c'est de nous étudier à la pureté de coeur, plutôt qu'à

l'exercice des vertus (1). Voilà qui n'est certainement pas dans tous les livres et qui modifie,

d'une étrange sorte, la stratégie ordinaire des ascètes chrétiens, de saint Jean Climaque,

par exemple, ou d'Alphonse Rodriguez. Le texte que je vais citer de celui-ci ne se rapporte

pas immédiatement au sujet que nous traitons, mais il montre bien l'esprit de l'école, ses

prédilections essentielles et ses répugnances. Ce qu'il y a surtout de considérable et ce

qu'il faut principalement remarquer, c'est que, lorsqu'on se constitue en la présence de

Dieu, CE N'EST POINT POUR EN DEMEURER LA ; mais c'est afin que cette présence

nous serve d'un MOYEN pour bien faire toutes nos ACTIONS. Car Si nous nous

contentions de la simple attention à la présence de Dieu, et que du reste nous vinssions à

nous négliger dans nos actions et à y commettre des fautes, cette attention ne serait point

une dévotion utile, ce serait une illusion préjudiciable. Ou doit donc faire état que, tandis

que l'on a un oeil attaché à contempler Dieu, il faut se servir de l'autre pour regarder à bien

faire toutes choses pour l'amour de lui ; en sorte que la considération que nous sommes

en sa présence, nous soit un moyen pour nous obliger à mieux faire tout ce que nous

faisons (2). (1) La Doctrine..., p. 132.(2) Pratique de la Perfection..., Ière partie, VI° traité,

chap. V. J'ai cité la traduction de Régnier-Desmarais qui est entre toutes les mains depuis

plus de deux siècles, mais voici la vieille traduction de Duez qui sur ce point là parait moins

ridicule, plus décente, bien que le sens foncier du passage reste le même dans les deux

cas : « La troisième et principale et à laquelle il convient ici bien prendre garde, c'est que la

présence de Dieu n'est pas seulement pour s'arrêter eu icelle, mais nous doit servir de

moyen pour bien faire les actions que nous faisons : partant si nous nous contentions

d'être seulement attentifs et attachés à Dieu qui est présent et que pour cela nous

négligeassions nos oeuvres et y fissions des fautes, ce ne serait point une bonne dévotion,

mais une illusion ». Pratique de la perfection et des vertus chrétiennes et religieuses,

composée en espagnol par le R. P. A. Rodriguez... traduite en fiançais par le P. Paul Duez.

Dernière édition, Rouen, 1643, p. 291. La Ire édition (celle que Lallemant a dû lire) est de

1621. 43 Il faudrait tout souligner de ce plaidoyer pour Marthe. Au reste, je ne discute pas

le raisonnement de Rodriguez dont les prémisses louchent quelque peu — c'est bien le

cas de le dire. Car enfin, le plus pressé de quitter la présence de Dieu peut bien, lui aussi,

apporter de la négligence dans ses actions et y commettre des fautes. Qui sait même si

Marthe n'en commettra pas de plus graves que Marie? Mais on voit ce qu'il veut dire et je

n'abuserai pas de ces maladresses de forme qui ajoutent encore je ne sais quelle

épaisseur roturière à la sagesse du fond. Nous retrouverons plus tard Rodriguez et nous le

traiterons avec les égards qu'il mérite. Je ne le cite en ce lieu que pour rendre sensible —

mais jusqu'au pénible — la différence entre deux écoles également orthodoxes.

Manifestement, ces deux fils de saint Ignace, Rodriguez et Lallemant n'habitent pas tout à

fait le même monde; ils n'ont pas tout à fait la même langue. On ne leur apprend rien, ni à

l'un ni à l'autre en parlant ainsi.Elles sont chrétiennes l'une et l'autre, ces deux écoles,

elles reconnaissent la nécessité de la grâce et la primauté de la prière, mais à cela près, la

première se rapproche davantage du moralisme et de l'ascétisme stoïcien (1). Ils veulent

nous faire acquérir les vertus par un effort immédiat, direct, personnel. Effort d'ailleurs

dispersé, puisqu'il doit s'appliquer tour à tour à l'humilité, à la douceur, à la (1) Il n'est

peut-être pas mauvais de rappeler ici le curieux texte de Galien « Les chrétiens observent

une conduite digne des vrais philosophes .. Il y en a... qui, dans le gouvernement et la

maîtrise de l'âme et dans la recherche passionnée de l'Honnêteté, sont allés aussi loin que

les vrais philosophes »; cité par F. Martinez. L'ascétisme chrétien vendant les trois premiers

siècles de l'Eglise, Paris, 1913, pp. 47, 48. Ceci peut indiquer à de jeunes travailleurs les

recherches et rapprochements sans nombre auxquels donnerait lieu l'étude attentive de

nos mystiques français. Ainsi nous remarquions tantôt (p. 40) l'attitude « spectaculaire » de

Lallemant et de ses disciples. Cela ne fait-il pas penser à l'ascétisme alexandrin ? cf.

Martinez, op. cit., pp. 109-169). 44 patience et aux autres vertus. L'échelle de saint Jean

Climaque a trente-six degrés; la Pratique d'Alphonse Rodriguez, vingt-quatre traités.

Chacun de ces derniers commence par célébrer l'excellence et par montrer la nécessité de

la vertu particulière dont il traite. Viennent ensuite les avantages qui résultent de ces vertus

bien pratiquées, les moyens de s'entraîner à cette pratique, et ainsi du reste. Dans les

principales, on distingue plusieurs degrés, trois presque toujours, et parfois, dans chaque

degré, trois ou quatre échelons. L'autre méthode nous prépare « un chemin plus droit, plus

court, plus aisé, dit le P. Rigoleuc », plus sûr, ajoute le P. Lallemant, « pour parvenir à la

sainteté », c'est-à-dire à la perfection de toutes les vertus (1). Un seul « exercice », « la

garde du coeur » tiendra lieu des exercices presque infinis qu'exige Rodriguez. Quoi de

plus simple : Dieu est prêt à nous faire toutes sortes de grâces, pourvu que nous n'y

mettions point d'obstacle. Or c'est en purifiant notre coeur que nous retranchons ce qui

empêche l'opération de Dieu. De sorte que les empêchements ôtés, il n'est pas concevable

combien Dieu opère en nous d'admirables effets (2). Programme presque tout négatif. Du

positif, Dieu se charge. On n'a qu'une seule consigne, à savoir « le commandement exprès

que Notre-Seigneur nous fait de veiller incessamment, en attendant sa venue ». On est «

la sentinelle du lit de l'Époux ». Nul quiétisme d'ailleurs. Il est vrai qu'une sentinelle se

donne moins de mouvement qu'un tirailleur; mais dans son immobilité même, elle déploie

une activité moins mêlée, moins agitée et par suite plus intense. Pierre, tout « action »

quand il s'agit de chercher des armes — besogne facile et vaine — n'a pas la force de

veiller une heure auprès de son Maître. (1) La vie du P. Rigoleuc, p. 238.(2) La Doctrine...,

p. 132.(3) La vie du P. J. Rigoleuc, pp. 237, 238.  45 La première méthode est belliqueuse ;

elle nous sort de nous-même, et par là nous trouble, nous dissipe toujours plus ou moins.

On sait bien que Dieu aidera, mais on se tourmente, on se démène comme si l'on était

seul. La seconde, toute ramassée, attend paisiblement les « lumières » divines, dont le P.

Lallemant nous parlait tantôt et qui, ne l'oublions pas, « opèrent incontinent l'effet que Dieu

» prétend d'elles. La première, quand l'ordre de ses multiples exercices invite l'âme à « se

constituer en la présence de Dieu », répète avec Rodriguez, que « ce n'est point pour en

demeurer là », mais, uniquement, « afin que cette présence nous serve d'un moyen pour

bien faire toutes nos actions. » Le P. Lallemant estime au contraire que l'on n'est jamais

aussi bien que « là », que l'on n'y demeure jamais trop, et que l'on « fait » d'autant mieux «

toutes ses actions » que l'on y demeure davantage. Rien qu'à suivre cette méthode, une

âme peut arriver à un degré de pureté où elle ait un tel empire sur son imagination et sur

ses puissances qu'elle n'auront plus d'exercice que dans le service de Dieu. Elle ne pourra

rien vouloir, ni se souvenir de rien, ni penser à rien, ni rien entendre, que par rapport à

Dieu, de sorte que, dans les conversations, si l'on vient à tenir des discours vains et

inutiles, il faudra qu'elle se recueille sur elle-même, faute d'espèces ou d'images pour

comprendre ce qui se dit ou pour en conserver la mémoire (1). Qu'est-ce à dire enfin, sinon

que par une suprême originalité, la méthode est tout ensemble ascétique et mystique ? «

C'est proprement en cet exercice que consiste l'essence de la vie purgative... C'est par la

garde du coeur que l'on commence la carrière de la vie spirituelle » (2). C'est aussi par elle

que l'on est conduit normalement « à l'union (1) La Doctrine..., p. 135.(2) La vie du P.

Rigoleuc, pp. 237, 239. 46 divine et l'on n'y arrive point d'ordinaire par d'autres voies

(1)». D. — La conduite du Saint-Esprit Le but où nous devons aspirer... c'est d'être

tellement possédés et gouvernés par le Saint-Esprit que ce soit lui seul qui conduise toutes

nos puissances et tous nos sens, et qui règle tous nos mouvements intérieurs et extérieurs,

et que nous nous abandonnions nous-mêmes entièrement par un renoncement spirituel de

nos volontés et de nos propres satisfactions. Ainsi nous ne vivrons plus en nous-mêmes

mais en Jésus-Christ par une fidèle correspondance aux opérations de son divin Esprit

(2). Toute la doctrine du P. Lallemant se ramène à ce principe. C'est pour en venir là qu'il

critique sans pitié les curiosités, les empressements et la suffisance orgueilleuse de l'action

humaine ; c'est pour le même but que, sans la détendre, il simplifie l'ascèse commune, ne

lui prescrivant qu'un seul exercice et presque tout négatif. Dans notre sanctification, l'Esprit

agit plus que nous, et notre activité, en cela du reste moins paresseuse, plus intense que

toute autre, doit uniquement s'accommoder, se livrer à celle de Dieu. De notre part tout

l'effort spirituel consiste à remarquer les voies et les mouvements de l'Esprit de Dieu en (1)

La Doctrine..., p. 132. A la définir en termes mystiques, la garde du coeur n'est autre chose

que la retraite vers le centre de l'âme. Quant à l'aspect plus immédiatement ascétique de

cet exercice, cf. une remarque importante du P. Lallemant « Vous verrez quelquefois des

gens qui feront, disent-ils, l'oraison de simple vue, ou qui prendront les perfections divines

pour le sujet de leurs méditations, et cependant qui seront tout pleins d'erreurs et

d'imperfections grossières, parce qu'ils ont monté trop haut sans avoir auparavant purifié

leurs coeurs... Et après tout, il faut les remettre aux premiers éléments de la vie spirituelle,

c'est-à-dire, à la garde du coeur », car « Dieu établit le fondement avant que de bâtir

l'édifice et ce fondement est la connaissance de nous-mêmes et de nos misères ». La

Doctrine..., pp. 232, 233. Mais aussi l'édifice dont no nous parle étant d'ordre mystique, il

suit que le fondement lui-même appartient d'une certaine façon à cet ordre.(2) La

Doctrine..., p. 183.  47 notre âme, et à fortifier notre volonté dans la résolution de les suivre

(1); en d'autres termes, à nous lier au Saint-Esprit et à nous tenir attachés à lui (2).  C'est

un fait certain : Quand une âme s'est abandonnée à la conduite du Saint-Esprit, il l'élève

peu à peu et la gouverne. Au commencement, elle ne sait où elle va, mais peu à peu la

lumière intérieure l'éclaire et lui fait voir toutes ses actions et le gouvernement de Dieu en

ses actions, de sot te qu'elle n'a presque autre chose à faire que de laisser faire à Dieu en

elle et par elle, ce qu'il lui plaît; ainsi elle avance merveilleusement (2). Et encore, et, du

reste, à chaque page : Quand une âme est parvenue à une entière pureté de coeur. Dieu

l'instruit lui-même (4), et non pas seulement par les lumières de la foi, mais par les dons

du Saint-Esprit qui, par des principes plus relevés, sans discours, sans perplexité, nous

montrent ce qui est le meilleur, nous le faisant voir dans la lumière de Dieu, avec plus ou

moins d'évidence, selon le degré où nous le possédons (5). Les vrais spirituels ont cette

lumière du Saint-Esprit, à peu près comme nous avons la lumière du soleil pour voir les

objets qui se présentent à nos yeux (6). Les commençants ont beaucoup de belles

pratiques et font quantité d'actes extérieurs (1) La Doctrine..., p. 182.(2) Ib., p. 176.(3) Ib.,

p. 174,(4) Ib., p. 124.(5) Ib., p. 199, 200.(6) Ib., p. 167, 168. 46 de vertu : ils sont tout dans

l'action matérielle de la vertu. Cela leur est bon, mais il est d'une bien plus grande

perfection de suivre l'attrait intérieur du Saint-Esprit et de se conduire par son mouvement

(1), Mais où nous mène-t-on ? Ne serait-ce pas « à l'esprit intérieur des calvinistes? » Non,

pas du tout, répond le P. Lallemant : Les calvinistes veulent tout régler par leur esprit

intérieur, lui soumettant même l'Eglise et ses décisions, et ne connaissant point d'autre

règle de leur foi... au lieu que cette conduite que nous recevons du Saint-Esprit... suppose

la foi et l'autorité de l'Eglise, les reconnaît pour règle, n'admet rien qui leur soit

contraire. Même réponse au sujet de « l'obéissance qui est due aux Supérieurs » et qu'un

jésuite aurait moins que personne le droit de mettre en péril : Comme l'inspiration intérieure

de la grâce ne détruit point la créance qu'on donne à la proposition extérieure des articles

de la foi, mais plutôt incline doucement l'entendement à croire, de même la conduite... du

Saint-Esprit, bien loin de détourner de l'obéissance, en aide et facilite l'exécution... (Et

puis) toute cette conduite intérieure et même les révélations divines, doivent toujours être

subordonnées à l'obéissance; ils se doivent entendre avec cette condition tacite que

l'obéissance n'ordonne point autre chose. Ce n'est pas à dire pour cela que les Supérieurs

religieux soient toujours guidés par une lumière surnaturelle. On peut craindre au contraire

qu'ils  ne suivent quelquefois trop la prudence humaine et que, sans autre discernement,

ils ne condamnent les... inspirations du (1) La Doctrine..., p. 182. Lallemant ajoute ces

mots très significatifs : « Il est vrai que dans cette manière d'agir, il y a moins de

satisfaction sensible, mais il y a plus d'intérieur et plus de vertu ». 49 Saint-Esprit, les

traitant d'illusions et de rêveries, et ne prescrivent des bouillons à ceux à qui Dieu se

communique par ces sortes de faveurs (1). Que faire en ce cas ? Obéir. Mais Dieu saura

bien un jour corriger l'erreur de ces esprits téméraires et leur apprendre à leurs dépens à

ne pas condamner ses grâces sans les connaître et sans être capables d'en juger

(2).  Aussi bien le P. Lallemant n'est-il pas de ceux qui demandent à l'autorité de les

dispenser de toute initiative, de toute responsabilité morale; — conception plus ou moins

formaliste et, en quelque façon, quiétiste. Mes Supérieurs, mes règles, les devoirs de mon

état, peuvent bien me diriger pour le regard de l'extérieur, et me marquer ce que Dieu veut

que je fasse en tel temps et en tel lieu, usais non pas m'enseigner la manière avec laquelle

Dieu veut que je le fasse (3).   Pour obéir au son de la cloche, il faudrait quitter l'extase

même, mais les actions dont la cloche donne le signal ne sont après tout qu'extérieures.

Perinde ac cadaver, mais à la condition de ressusciter ensuite. Il en va de même pour les

ordres du Supérieur et pour les diverses prescriptions de la règle. Qui leur obéit

docilement,comme il le doit, est bien loin d'épuiser son devoir. Reste l'intérieur » que Dieu

veut régler, « aussi bien que l'extérieur » ; reste « la manière » qui n'est pas moins (1)

Lallemant dit ailleurs que « ceux qui ne se conduisent que par la prudence humaine, sont

infiniment timides ». « Ce défaut est fort ordinaire aux Supérieurs et fait que de peur de

faire des fautes, ils ne font pas la moitié du bien qu'ils pourraient faire ». La Doctrine..., p.

258. Cf. aussi une curieuse page sur le danger pour les supérieurs subalternes ou « de

trop » ou de ne pas assez obéir, p. 240.(2) La Doctrine..., pp. 177-179.(3) Il va sans dire

que tout acte d'obéissance est « intérieur ». Le P. Lallemant suppose cette évidence. Cf.

sur le même sujet, Guilloré, Maximes spirituelles pour la conduite des âmes, Paris, 1853,

pp. 381-397. 5o importante que « la substance de l'action ». De celte action, Dieu veut

gouverner jusqu'aux moindres circonstances, et sa Providence s'étend à diriger toutes mes

puissances et tous les mouvements de mon coeur ; sans cela il y aura du vide dans mes

actions ; (bien que réglées par l'obéissance), elles ne seront pas pleines de la volonté de

Dieu... Le meilleur n'y sera pas, qui est l'intérieur. Mais cette volonté de Dieu, « où

pourrai-je donc » l'apprendre ? C'est dans mon intérieur et au fond de mon coeur où Dieu

fait luire sa grâce pour éclairer au dedans de moi... Je marcherai dans sa lumière qui me

fera voir ce qu'il désire de moi et les moyens de l'accomplir, et la perfection intérieure qu'il

veut que je pratique en cela (1). Et puis, si étroite qu'on l'imagine, l'obéissance ne peut, ni

ne veut du reste, et tout prévoir et tout régler. En dehors d'elle, un religieux se heurte

chaque jour à des cas de conscience qu'il ne peut décider « sûrement que par la direction

du Saint-Esprit » Les vertus morales dégénèrent en vices quand on les prend (1) La

Doctrine..., pp. 297-299, cf. p. 168. « Quand tout ce qu'il y a d'esprit et de bon sens

répandu dans tous les hommes serait ramassé en un, celui-ci ne saurait juger en telle et

telle rencontre ce qui nous est le meilleur et ce qui est dans l'ordre de la Providence à

notre égard. Les anges mêmes ne le sauraient dire, car qui peut savoir ce que Dieu veut de

nous, où il nous mène et par où il veut nous mener, les voies intérieures des justes étant

aussi différentes que leurs visages ». Et qu'on n'aille pas prendre le P. Lallemant pour un

jésuite plus ou moins indépendant ou en marge de l'Ordre. Il était lui-même d'une

obéissance parfaite et recommandait singulièrement cette vertu à ses novices. 11 semblait

que « saint Ignace lui avait donné sou esprit, et lui avait obtenu de Dieu le pouvoir de le

communiquer à ses enfants ». Ainsi parle le P. Champion, La Doctrine.... pp. 26, 27, 35,

36. Au reste, il se faisait de la Compagnie une idée toute divine, estimant qu'elle ne doit se

conserver et perfectionner que par des « moyens surnaturels ». Ainsi, disait-il, « nous ne

devons pas désirer que nos Pères soient cardinaux et confesseurs des rois. Ce serait faire

injure à Notre-Seigneur que d'appuyer sur le crédit des Princes un ouvrage dont il est si

visiblement l'auteur ». La Doctrine..., p. 104. Il disait encore magnifiquement : « Maintenir

l'autorité de la Compagnie dans les classes et dans les autres emplois, sans vouloir souffrir

aucune humiliation, c'est ruiner la Compagnie ». Ib., p. 103. 51 hors d'un certain point. qui

n'est pas toujours le même, la moindre circonstance du temps, du lieu, des personnes

étant capable de le changer... C'est le Saint-Esprit qui apprend a trouver infailliblement ce

milieu et à s'y maintenir quand on l'a trouvé (1). A plus forte raison le Saint-Esprit

enseignera-t-il à ses fidèles « la science de la vie intérieure. » C'est d'en haut que vient

l'onction et la lumière qui l'enseigne. Une âme pure en apprendra plus en un mois par

l'infusion de la grâce que d'autres en plusieurs années par le travail et l'étude (2). Aussi

notre plus grand soin doit être, non pas tant de lire les livres spirituels, que de donner

beaucoup d'attention aux inspirations divines qui suffisent avec peu de lecture Il parle ici

des livres spirituels, qui « sont partie de la grâce et partie de la nature », mais pour le livre

tout divin qu'est la Bible, on ne le lira jamais trop :C'est un moyen pour recevoir le

Saint-Esprit et pour être conduit par sa direction que de lire souvent l'Ecriture sainte. C'est

un grand abus de tant lire les livres spirituels et si peu l'Ecriture sainte... Il faut la lire même

avant les Pères,  (1) La Doctrine..., p. 166, cf. p. 128. « Dans la décision des cas de

conscience, il faut faire plus de fond sur les lumières du Saint-Esprit... que sur le

raisonnement humain », Ne dirait-on pas, encore une fois, qu'il a prévu les Provinciales ?

Chose assez piquante, le P. Lallemant tire de ces considérations, un argument contre ce

qui sera demain le jansénisme. Puisque la vertu est « in medio », et que seul le

Saint-Esprit nous apprend à trouver infailliblement ce milieu », « il faut conclure : 1° que

hors de la vraie Eglise, on ne peut avoir aucune vertu morale en sa perfection; 2° que ce

qui est bien en un temps ne l'est pas en l'autre, et qu'ainsi plusieurs choses qui étaient

autrefois en usage dans la discipline de l’Eglise, ne le sont plus à présent ; que plusieurs

canons des conciles n'ont plus maintenant de vigueur à cause des changements qui sont

arrivés de siècle eu siècle ; qu'on ne peut pas pour cela blâmer l'Eglise de relâchement

comme font les novateurs » oubliant « que le même Esprit qui gouvernait autrefois l'Eglise,

la gouverne aujourd'hui et qu'il accommode sa conduite aux temps et aux différentes

dispositions des fidèles », pp. 166-167. Par où éclate à nos yeux, une fois de plus,

l'anti-mysticisme foncier du jansénisme.(2) La Doctrine..., p. 233.(3) Ib., p. 185. 52 d'autant

que, par la pureté de coeur, on entre peu à peu dans les divers sens qu'elle contient

(1). Même consigne pour les divers emplois de la vie apostolique. La conduite du

Saint-Esprit est le chemin « le plus court et le plus aisé pour faire du fruit dans lesâmes » ;

« le vrai moyen... d'avoir de quoi remplir un sermon, une exhortation, un entretien spirituel

». Quand le prédicateur s'est fait un bon style, il ne doit plus penser qu'à faire en sorte que

la grâce anime en lui l'art et la nature et que l'Esprit de Dieu règne dans son discours,

comme l'âme fait dans le corps (2).La principale préparation pour la chaire, est l'oraison et

la pureté de coeur. Dieu se fait quelquefois un peu attendre pour vous éprouver, mais ne

vous ennuyez point... Il viendra enfin et ne manquera pas de répandre en vous sa lumière

(3). L'étude « dessèche l'esprit de dévotion », elle n'apprend pas « à parler au coeur des

auditeurs ». Mais nous ne pouvons nous défaire de notre propre suffisance, ni nous

abandonner à Dieu (4). Il n'y a rien là du reste, qui doive le moins du monde surprendre un

croyant. Lorsqu'il parle avec une si paisible assurance de ces lumières surnaturelles, le P.

Lallemant ne fait que prendre à la lettre les enseignements communs de la foi. Il est de foi

que sans la grâce d'une inspiration intérieure, en quoi consiste la conduite du Saint-Esprit,

on ne peut faire aucune bonne oeuvre (5). (1) La Doctrine..., pp. 21g-22o. Lallemant

lui-même relisait constamment la Bible et en revanche, il semble avoir peu lu les

mystiques. Rigoleuc, bien davantage, quoiqu'il se réduise à deux ou trois, Surin, au

contraire, cite une foule d'auteurs.(2) Ib., p. 123-125.(3) Ib., p. 228.(4) Ib., p. 124.(5) Ib. , p.

177.  53 Il est donc certain que ces inspirations, Dieu ne les refuse jamais à qui les

demande. Mieux encore, tout bon chrétien en est, pour ainsi dire, comme « enveloppé », la

grâce sanctifiante fortifiant les puissances naturelles et les rendant « souples aux

mouvements » de l'Esprit, par certaines « habitudes ou qualités permanentes »,

c'est-à-dire par les dons du Saint-Esprit (1). On peut le dire, je crois, sans rien exagérer. La

plupart des fidèles, et même nombre d'écrivains prétendus spirituels, ignorent

pratiquement cette doctrine. On a bien vu dans le catéchismequ'il y avait sept dons du

Saint-Esprit. On y croit sans doute comme à tout le reste, mais enfin on ne s'y intéresse

pas beaucoup plus qu'à ces Agnus Dei, si chers à la dévotion de nos pères. Pour le P.

Lallemant, au contraire, rien n'est plus sérieux, plus réel, ni de plus de conséquence

(2). On s'étonne, dit-il par exemple, de voir tant de religieux qui, après avoir vécu en état de

grâce des quarante et cinquante ans, disant la messe tous les jours et pratiquant tous les

saints exercices de la vie religieuse et par conséquent ayant les dons du Saint-Esprit dans

un degré physique fort élevé... on s'étonne, dis-je, de voir que ces religieux ne font rien

paraître des dons du Saint-Esprit dans leurs actions et dans leur conduite ; que leur vie est

toute naturelle; que, quand on les blâme, qu'on les désoblige, ils en marquent leur

ressentiment ; qu'ils témoignent tant d'empressement pour les louanges... Il n'y a pas sujet

de s'en étonner. C'est que les péchés véniels qu'ils commettent continuellement, tiennent

les dons du Saint-Esprit comme liés ; de sorte que ce n'est pas (1) La Doctrine..., p.

196. (2) Je note en passant que, même aujourd'hui, la doctrine des dons du Saint-Esprit

tient une grande place dans la spiritualité des vrais maîtres, et par exemple dans les écrits

mystiques de M. le chanoine Sandreau, lequel, du reste, suit le P. Lancinant de très près.

D'après Lallemant, « entre les dons du Saint-Esprit, celui de piété semble être le partage

des Français. Ils le possèdent plus avantageusement qu'aucune autre nation. Le cardinal

Bellarmin étant venu en France, fut charmé de la dévotion qu'il y remarqua partout et il

disait depuis qu'à peine les Italiens lui semblaient-ils catholiques, quand il les comparait en

piété avec les Français s, La Doctrine..., p. 248.  54 merveille qu'on n'en voie point en nous

les effets... Si ces religieux s'étudiaient à la pureté de coeur.,. les dons du Saint-Esprit

éclateraient en toute leur conduite (1). Dans le volume où les PP. Rinoleuc et Champion

ont résumé la doctrine spirituelle de Lallemant, près de cent pages — un cinquième de

l'ouvrage — sont consacrées aux dons du Saint-Esprit. Ce ne sont pas les moins

remarquables (2). Un simple curieux, et même incrédule, ne les lirait pas sans plaisir,

comme du reste le livre tout entier. On y trouverait, par exemple, à propos du don

d'Intelligence, de Sagesse et de Science, des vues qui s'accordent fort heureusement avec

la fameuse grammaire de Newman et qui la complètent. Ce que la foi nous fait simplement

croire, le Don d'intelligence nous le fait pénétrer plus clairement et d'une manière qui, bien

que l'obscurité de la foi demeure toujours, semble rendre évident ce que la foi enseigne;

de sorte qu'on s'étonne que quelques-uns ne veuillent pas croire les articles de notre

créance, ou qu'ils en puissent douter.Ceux dont l'office est d'instruire les autres, les

prédicateurs, les directeurs doivent être remplis de ce don. Il a éclaté dans les Pères

(3). On reconnaît là ce real assent, cette réalisation que Newman oppose à une adhésion

toute notionnelle, abstraite et de surface. Le Don de Sagesse nous rend capable d'une

réalisation plus intime et plus ardente. Goût spirituel et « délicieux, qui s'étend même

quelquefois jusqu'au (1) La Doctrine..., pp. 2o5, so6. Ainsi de la grâce sacramentelle (cf.

plus haut) présente, mais liée et relativement inopérante chez ceux qui négligent la garde

du coeur, « C'est cette absence de chez nous et cette nonchalance à régler notre intérieur

qui sont la cause que les dons du Saint-Esprit sont en nous presque sans effet et que des

grâces sacramentelles qui nous sont données en vertu des sacrements que nous avons

reçus ou que nous fréquentons, demeurent inutiles », p. 308.(2) Un illustre contemporain

de Lallemant, le P. J.-B. Saint-Jure traite le même sujet encore plus longuement, mais, me

semble-t-il, d'une manière moins originale. Cf. L'Homme spirituel, Paris, 19ot, t. I, pp.

394-563.(1) La Doctrine..., p. 319.  55 corps... façon de connaître plus relevée ». Le Don de

Science plus intellectuel, si j'ose dire, et moins immédiatement réalisateur,  est une lumière

du Saint-Esprit pour connaître les choses humaines et pour en porter un jugement certain

par rapport à Dieu. Don de décision appliqué surtout aux choses morales. De lui relève « le

discerneraient des esprits ». Par lui nous voyons  promptement et certainement tout ce qui

regarde notre conduite et celle des autres.Un prédicateur connaît par ce don ce qu'il doit

dire à ses auditeurs et comment il doit les presser ; un directeur connaît l'état des âmes

qu'il a sous sa conduite, leurs besoins spirituels, les remèdes de leurs défauts... ce que

Dieu opère en elles (2). Lumière bien supérieure à celle que donne la seule expérience des

ascètes, même chrétiens. Grâce à un tel don, les vrais spirituels prennent leur revanche

sur les moralistes : Ils voient des merveilles dans la pratique des vertus. Ils y découvrent

des degrés de perfection qui sont inconnus aux autres. Ils voient d'une simple vue si les

actions sont inspirées de Dieu et conformes à ses desseins. Sitôt qu'ils s'écartent tant soit

peu des voies de Dieu, ils s'en aperçoivent. Ils  (1) La Doctrine..., pp. ao8, 225. Notons

encore ce très curieux parallèle entre Sa{esse et Science : « Toutes deux font connaître

Dieu et les créatures ; mais quand on connaît Dieu par les créatures et qu'on s'élève de la

connaissance des causes secondes à la cause première... c'est un acte de la Science.

Quand on connaît les choses par le goût qu'on a de Dieu et qu'on juge des êtres créés par

les connaissances qu'on a du premier Etre, c'est un acte de la Sagesse ». Ib., p. 224, 225.

En tout ceci le P. Lallemant suit de très près la Somme de saint Thomas, mais quoi qu'il

emprunte aux anciens maîtres, il renouvelle tout, et cela, par une prodigieuse puissance de

« réalisation ». Cf. à ce sujet des mots étonnants : « Le miracle des espèces séparées de

leur sujet dans la Sainte Eucharistie, est inouï». ib., p. 37o. « La dignité de Mère de Dieu

est quelque chose de si grand que la sainte Vierge ne la comprend pas elle-même », ib., p

337.(2) La Doctrine..., pp. 224, 225. 56 remarquent des imperfections où les autres n'en

peuvent reconnaître (1). Quand on leur propose des difficultés de conscience, ils les

résoudront excellemment. Demandez-leur la raison de leur réponse, ils ne vous diront mot

parce qu'ils connaissent cela sans raison, par une lumière supérieure à toutes les raisons

(2). Mais enfin cette casuistique surnaturelle, ni rien de ce qui s'ordonne directement à la

formation de l'apôtre, n'est le principal de la vie intérieure. Les plus fréquentes

communications de l'Esprit nous ramènent au centre de nous-mêmes, non pour nous

occuper de notre chétive personne, mais pour nous habituer à ne plus penser qu'à Dieu.

Lorsque nous sommes parvenus à la direction du Saint-Esprit, parfois... Dieu nous

représente en un moment l'état de notre vie passée, de la façon qu'il nous sera représenté

au jugement. Il nous fait voir tous nos péchés, tout notre bas âge (3) ; d'autres fois, il

manifeste toute l'économie du gouvernement de l'univers ; ce qui produit en l'âme un

parfait assujettissement à Dieu (4). « En un moment ». Qu'on y prenne garde : il ne s'agit

plus ici des lumières naturelles, de celles dont Bossuet, (1) « Quand Dieu a fait entrer une

âme dans la contemplation, elle découvre en elle-même des défauts et des imperfections

qu'elle ne voyait point auparavant : comme d'arrêter les yeux sur le visage d'une personne

bien faite, se trouver et s'entretenir volontiers avec cette personne, l'aimer à cause de sa

bonne grâce ». La Doctrine..., p. 428.(2) La Doctrine..., pp. 226, 227. Je pensais à cette

dernière phrase dont le début se trouve mot à mot dans Newman — lorsque je disais plus

haut que la doctrine de Lallemant sur les dons du Saint-Esprit, complète la philosophie de

Newman. Elle en dégage le mysticisme latent. Quant au discernement des esprits, il va

sans dire que le Don de Science achève une formation déjà commencée par les exercices

dont il a été question plus haut. « Ceux qui se sont appliqués durant trois ou quatre ans à

veiller sur leur intérieur... savent déjà traiter avec dextérité beaucoup d'affaires, et sans

jugement téméraire, pénètrent comme naturellement le coeur des autres, et en voient

presque tous les mouvements par la connaissance qu'ils ont de leur propre intérieur et des

mouvements naturels de leur coeur e. La Doctrine. ., p. 31o, cf. La vie du P. Rigoleuc, p.

241.(3) Il faut remarquer ici d'une part le retour à la pensée des fins dernières — le

jugement — d'autre part l'origine surnaturelle attribuée par le P. Lallemant à l'évocation

plus lumineuse des « souvenirs d'enfance et de jeunesse ».(4) La Doctrine..., p. 31o.

 57 par exemple, disposait, quand il écrivait le Discours sur l'Histoire Universelle. Tout cela

 se fait sans peine par des lumières subites que Dieu communique à l'âme... Pour lors elle

n'est pas loin de la contemplation et elle a comme des assurances certaines des grands

dons que Dieu lui va faire (1). Texte décisif entre tous et qui nous révèle l'arrière-pensée

constante, l'aboutissement normal de cette longue dialectique. Seconde conversion,

critique de l'action, conduite du Saint-Esprit, le terme où l'on veut insensiblement nous

conduire c'est la pleine vie mystique, la « contemplation ». Une âme qui, par la

mortification, s'est bien guérie de ses passions, et qui par la pureté de coeur s'est établie

dans une parfaite santé, entre en des connaissances de Dieu admirables, et découvre des

choses si grandes qu'elle ne peut plus agir par ses sens (2). Dans cette vie mystique, le P.

Lallemant distingue deux degrés. La contemplation ordinaire est une habitude (habitus)

surnaturelle par laquelle Dieu élève les puissances de l'âme à des connaissances et à des

lumières sublimes... Il y a une autre sorte de contemplation plus relevée qui est dans les

ravissements, dans les extases, dans les visions et dans les autres effets

extraordinaires. Mais la seconde n'est que le développement de la première ; « celle-là

conduit à celle-ci (3) ».« La contemplation est une vue de Dieu, ou des choses divines,

simple, libre, pénétrante ». « Elle les fait voir distinctement et comme de près ». Elle « les

fait toucher, (1) La Doctrine..., p. 232.(2) Ib., p. 21o.(3) Ib., p. 42o. 58 sentir, goûter,

expérimenter dans l'intérieur ». Réalisation aussi parfaite qu'il est possible ici-bas. Méditer

sur l'enfer, par exemple, c'est voir un lion en peinture ; contempler l'enfer, c'est voir un lion

vivant (1). Elle « montre à l'âme un monde nouveau dont la beauté la ravit ». Par elle « une

âme pure découvre sans peine et sans effort des vérités qui la font pâmer (2) ». La

méditation lasse et fatigue l'esprit et ses actes sont de peu de durée ; mais ceux de la

contemplation, même de la commune, durent des heures entières, sans travail et sans

ennui ; et dans les âmes les plus pures, la contemplation peut durer aisément plusieurs

jours de suite, au milieu même du monde et dans l'embarras des affaires. Elle ne ruine pas

la santé ni les forces (3).La contemplation est la vraie sagesse. C'est ce que les livres de la

Sagesse, de l'Ecclésiaste et de l'Ecclésiastique recommandent tant. Ceux qui la

dissuadent font une grande faute. Elle n'est point du tout dangereuse, quand on y apporte

les dispositions requises,  bien qu'il puisse y avoir quelque « danger d'illusion dans les

ravissements et dans les extases (4). (1) La Doctrine..., p. 43o, 431 ; cf. p. 433. « Ceux qui

disent... que l'objet de la contemplation m'est proprement que Dieu seul, se trompent ».

Ainsi pense du moins le P. Lallemant, mais, comme on le sait, tous les théologiens

mystiques ne sont pas de cet avis.(2) Ib., p. 426.(3) Ib., p. 425, 426.(4) Ib., p. 424. Sur

l'analyse théologique de ces expériences, cf. ib., p. 432 « Suarez tient que l'acte de

contemplation est un acte de foi ou d'un raisonnement théologique; mais il semble que ce

soit un acte de ces habitudes surnaturelles qu'on appelle Dons du Saint-Esprit, et qui

perfectionnent la foi et les autres vertus infuses ». Les plus sûrs parmi les maîtres

modernes, et notamment le chanoine Saudreau, sont de cet avis. Pour les ravissements et

les extases, le P. Lallemant est un des premiers, je crois, à dire nettement qu'ils «

marquent... quelque sorte d'imperfection... comme de n'être pas encore entièrement

purifiés ou accoutumés aux grâces extraordinaires ». La foule est surtout frappée par ces

apparences, mais « à mesure qu'une âme se purifie, l'esprit devient plus fort et plus

capable de porter les opérations divines, sans émotion ni suspension des sens, comme

faisait Notre-Seigneur et la sainte Vierge » La Doctrine..., p. 21o. « Quand l'âme étant

parfaitement forte et habituée aux plus rares communications de la grâce, n'est plus sujette

à être ravie hors d'elle-même, elle a sans ravissement, les effets du ravissement. Les

impressions de la grâce sont alors purement spirituelles et n'agissent plus sur le corps,

comme quand il n'était pas parfaitement soumis à l'esprit ». Ib. , pp. 436-437. 59 « Peu

spirituels ou trop timides », la plupart des directeurs ont peur de ces grâces : Maintenant,

si quelqu'un aspire à quelque don d'oraison un peu au-dessus du commun, on lui dit

nettement que ce sont les des dons extraordinaires que Dieu ne donne que quand et à qui

il lui plaît et qu'il ne faut ni les désirer ni les demander; ainsi on lui ferme pour jamais la

porte de ces dons. C'est un abus (1). On ne songe pas que par cette voie, l'âme « acquiert

plus de vertu et plus tôt » que par les voies communes. Sans la contemplation, jamais on

n'avancera beaucoup dans la vertu et l'on ne sera jamais bien propre à y faire avancer les

autres. On ne sortira jamais entièrement de ses faiblesses et de ses imperfections. On sera

toujours attaché à la terre et l'on ne s'élèvera jamais beaucoup au-dessus des sentiments

de la nature humaine. Jamais on ne pourra rendre à Dieu un service parfait. Mais avec elle,

on fera plus, et pour soi et pour les autres, en un mois, qu'on ne ferait sans elle, en dix ans

(2). On peut croire qu'un homme si grave, si paisible, qu'un théologien aussi exact, aussi «

littéral » pèse tous ses mots quand il parle de la sorte. Il a pleinement conscience de

l'attitude qu'il prend dans un débat qui ne finira sans doute jamais. Il a entendu toutes les

objections et il sait le poids de ses adversaires. Mais il n'ignore pas non plus qu' « on voit

des esprits éminents qui sont néanmoins très aveugles dans les choses spirituelles (3) ». Il

n'aura pas le nombre pour lui, mais cela lui importe peu.Au reste, quiconque fait état de

mener une vie intérieure et d'être solidement spirituel et homme d'oraison, doit

s'attendre (1) La Doctrine..., p. 425, cf. pp. 421, 128.(2) Ib., p. 421, 429.(3) Ib., p. 142, cf. p.

222. « Le vice opposé au Don d'intelligence est la grossièreté à l'égard des choses

spirituelles ». 6o qu'étant arrivé à un certain degré, on criera contre lui, qu'il aura des

adversaires et d'autres traverses, mais qu'à la fin, Dieu lui donnera la paix et fera réussir le

tout à son avantage et au progrès de son âme (1). On parle toujours comme si les illusions

étaient le propre des contemplatifs. La vie active n'a-t-elle pas aussi les siennes, et en

grand nombre, et moins faciles à démasquer? S'il y a de faux mystiques, n'y a-t-il pas de

faux dévots? Quoiqu'il en soit, la mystique moderne, instruite par l'expérience du passé,

dispose d'une pierre de touche infaillible. Lui est suspect quiconque, sous prétexte de

s'élever à de plus « sublimes pensées de Dieu » cesse de « s'appliquer à Jésus-Christ »

(2). Quelques-uns dans leur oraison, laissant la sainte humanité, volent à la contemplation

de la divinité. Cette conduite est ordinairement téméraire et mauvaise, et, si l'on sonde ces

personnes jusqu'au fond de leur coeur, on trouvera qu'elles sont pleines d'imperfection,

d'attache à leur sens, d'orgueil et d'amour-propre (3). Jésus-Christ « est la porte et la voie

», « Dieu ne nous aide qu'en » lui. (1) La Doctrine..., p. 299.(2) Ib., p. a88. Je n'ai pas

besoin de montrer que la méthode du P. Lallemant réduit autant que possible les chances

d'illusion. Qui a plus insisté que lui — parmi les mystiques — sur la « garde du coeur » ?

Qui est moins tenté que lui de brûler les étapes de l'entraînement mystique ? Cf. p. 417. «

Chacun doit se tenir fidèlement à l'oraison propre du degré et de l'état où il est dans la vie

spirituelle... La méditation ou l'oraison de discours convient aux commençants », etc. Nous

avons vu ce qu'il pensait des directeurs anti-mystiques ; il n'approuve pas davantage les

exaltés qui « portent indifféremment tout le monde (à la contemplation) et ne parlent que

d'oraison de simple vue, que de grâces extraordinaires, que de paroles intérieures, que de

visions, que de révélations et d'extases ». Ib., pp. 421-22. Il n'admet pas non plus le

paradoxe d'une quiétude absolue : « On dit que dans cette sorte d'oraison, on ne fait point

d'actes. Cela n'est pas vrai à la rigueur, car on en fait toujours quelques-uns, mais d'une

manière plus relevée, plus simple et comme imperceptible. Une entière suspension de tout

acte est une pure oisiveté très dangereuse ». Ib., p. 421.(3) Ib., p. 416. On aura remarqué

le mot « ordinairement » qui sauve tout.  61 Ainsi nous ne parviendrons jamais à une

grande perfection, sans une grande dévotion à Notre-Seigneur... Mais quand une âme

s'est bien exercée dans l'amour et dans l'imitation du Verbe incarné, Dieu l'attire aux

degrés les plus éminents des vertus et des communications divines; et quand il a une fois

pris possession de l'intérieur.., de là il gouverne tout l'homme... l'esprit, le coeur,

l'imagination, l'appétit, les yeux, la langue, tous les sens. Plus Jésus-Christ est au dedans,

plus il parait au dehors, l'extérieur se revêtant des perfections de l'intérieur, ou plutôt la

grâce intérieure rejaillissant jusque sur le corps (1). Jésus-Christ « est le Roi des coeurs et

de la vie... intérieure! » (2). En lui et par lui nous atteignons notre fin qui « consiste en

notre assujettissement à Dieu », En effet, il n'y a que Dieu qui ait droit de souveraineté sur

les coeurs. Ni les puissances séculières, ni l'Eglise même, n'étendent point jusque-là leur

domaine Ce qui s'y passe ne relève point d'eux. Dieu seul en est le roi. C'est là proprement

son royaume... C'est en ce règne intérieur que consiste sa gloire... Dieu s'applique plus au

gouvernement surnaturel d'un coeur où il règne, qu'au gouvernement naturel de tout

l'univers, et qu'au gouvernement civil de tous les empires. Dieu ne fait état (1) La

Doctrine..., pp. 366-367. Cette doctrine s'accorde sans peine avec ce qui a été dit plus haut

sur le Saint-Esprit. « Notre Seigneur... conçu du Saint-Esprit... a voulu être conduit dans

toutes ses actions, non seulement par la personne du Verbe, mais encore par celle du

Saint-Esprit, pour nous apprendre que, connue ce divin Esprit est le principe de notre

régénération spirituelle dans le Baptême, il doit titre aussi le principe de notre conduite,

qu'il doit nous gouverner en toutes choses... puisque les membres doivent être animés du

même esprit que le chef ». La Doctrine..., pp 342-343. J'ai déjà dit la place que tenaient les

sacrements, et plus particulièrement celui de l'Eucharistie, dans le système du P.

Lallemant, cf. ib., pp. 456-457. Ainsi pour la Sainte Vierge. Cf. un très beau chapitre, ib.,

pp. 357-363. Tout cela va de soi, mais il n'est pas inutile de souligner, dans les écrits de

Lallemant et de son école, les preuves d'une dévotion toute spéciale à saint Joseph,

devenu, surtout depuis sainte Thérèse, le patron de la vie intérieure. Cf. La Doctrine..., pp.

21-24.(2) La Doctrine..., p. 338.(3) Cf. Un beau mouvement analogue dans la méditation

sur le Jugement dernier : « Maintenant tout se gouverne par les puissances établies de

Dieu. Mais alors cessera l'exercice de toutes les puissances humaines, angéliques,

diaboliques. Il n'y aura plus de papes, d'empereurs... tous seront vassaux d'un seul

souverain seigneur... Les hommes n'auront plus le pouvoir de remettre les péchés aux

hommes et d'offrir à Dieu le sacrifice d'un Homme-Dieu »..., pp. 354-355. 62 que du coeur ;

pourvu qu'il le voie assujetti à son pouvoir, pourvu qu'il le possède, il est content (1). Un

spirituel de l'école théocentrique, de l'école française, arrêterait là son hymne à l'intérieur

(2). Lallemant poursuit. Royaume de Dieu, l'intérieur est aussi le royaume de l'homme : Le

plus grand malheur d'un homme de notre profession est d'être tout entier et d'action et

d'affection dans la vie extérieure, n'en connaissant presque point d'autre... S'il ne

s'attachait point à une misérable petite portion de la vie extérieure, s'il se donnait

solidement à l'intérieur qui est sans bornes, il y trouverait des espèces comme infinies de

grâces, de vertus et de perfection, où son âme serait pleinement rassasiée (3). « L'intérieur

qui est sans bornes! » Mais notre ambition est si courte, si vite épuisée! Nous avons le

coeur infiniment petit. Si Dieu nous donne la moindre consolation, une larme de dévotion,

nous en prenons sujet de nous élever merveilleusement à nos yeux. (1) La Doctrine..., pp.

54-55.(2) M'appuyant sur des observations déjà données dans le volume précédent (ch. II),

j'ai déjà attiré l'attention du lecteur sur ce qu'on peut appeler l' anthroprocentrisme du P.

Lallemant et du milieu spirituel qui l'a formé. Tendance que je ne présente pas du tout

comme répréhensible, qui est au contraire parfaitement conciliable avec la devise des

jésuites A. M. D. G. mais enfin qu'il est intéressant de constater. La voici nettement

formulée.La sainte âme de N.-S. Jésus-Christ n'a été créée que pour l'amour de nous; son

sacré corps n'a été fermé que pour nous ; son humanité n'a été unie à la Personne divine

du verbe que pour les hommes. (La Doctrine..., p. 326). Il n'y a pas de mal à parler ainsi.

Bérulle néanmoins, en tant que Berulle, ne l'aurait pas fait, ni Condren, ni M. Olier, ni

Fénelon. Le P. Lallemant n'en admet pas moins, comme tous les mystiques, le principe de

l'amour désintéressé si fort combattu par Bossuet. Que faisons-nous pour le Christ, se

demande-t-il quelque part? Nous ne l'aimons que pour notre intérêt. Nous ne cherchons la

dévotion que pour contenter notre goût. Nous ne désirons la perfection que par le motif de

notre propre excellence... Il n'y a que fort peu d'âmes qui aiment et qui servent Dieu

purement, sans retour sur elles-mêmes. Nos oeuvres sont pleines de propre intérêt... Il faut

sortir de cette misérable servitude de nos intérêts et servir Notre-Seigneur purement pour

l'amour de lui. (La Doctrine..., pp. 333-334). Même doctrine chez le P. Rigoleuc, chez le P.

Surin. (3) La Doctrine..., pp. 3o5-3o6.  63 Qu'est-ce pourtant que cela? Ce n'est pas la

millième partie de ce que Dieu veut nous donner (1). Pourquoi nous arrêter « à si peu de

chose? Dieu nous garde bien d'autres faveurs » (2). « Plusieurs n'arriveront jamais à une

grande perfection, parce qu'ils n'espèrent pas assez » (3). Le sublime de la vie mystique à

laquelle nous sommes appelés, nous fait peur. Cela serait trop beau. Lents à espérer,

parce que nous sommes encore plus lents à croire. Nous avons peine à croire certaines

grâces extraordinaires lue nous lisons dans les vies des saints. Qui croit la faveur que Dieu

a faite aux hommes en se faisant homme, n'en doit trouver nulle autre incroyable ou

surprenante. Toutes les communications que Dieu peut faire après celle-là, ne sont

rien. Ainsi répond-il d'un mot à l'incrédulité des adversaires de la mystique, rabattant du

même coup la vanité desfaux mystiques. Toutes ces communications ne sont rien... Après

l'incarnation, nous ne devons rien admirer (4). Faute de place, je dois arrêter sur ces fortes

paroles, une analyse déjà trop longue, encore beaucoup trop rapide néanmoins, mais qui,

je l'espère, aura laissé entrevoir la simplicité lumineuse et profonde, et, plus encore, la

cohésion, la solidité de cette doctrine. On s'explique maintenant que, derrière ce rude

granit, près de trois siècles de mysticisme aient pu s'abriter. Nous avons des contemplatifs

plus sublimes que le P. Lallemant, je n'en connais pas de plus réfractaire à l'esprit

d'aventure, de mieux équilibré, de plus sage, de plus sûr. D'autres ont plus de (1) La

Doctrine..., p. 148.(2) Ib., p. 157.(3) Ib., p. 75.(4) Ib., pp. 326-325. 64 génie, ou plus de

charme, un je ne sais quoi ou de plus humain ou de plus noble, mais peut-être inspirent-ils

à l'ensemble de la communauté catholique une confiance moins absolue, soit que leur

théologie paraisse moins exacte ou moins précautionnée, soit qu'on les trouve plus

spéculatifs que pratiques, soit enfin qu'ils aient peu ou prou négligé, non pas certes

d'accepter pour eux-mêmes, mais d'enseigner explicitement les principes de l'ascétisme.

Sur tous ces points, la doctrine spirituelle de Lallemant défie la critique. On ne l'a jamais

suspectée, bien qu'elle ait été publiée en 1694, c'est-à-dire à l'heure même où les

mystiques semblaient en déroute, à l'heure où Nicole triomphant déclarait « immondes »

les écrits du jésuite Guilloré et où mille censeurs, au premier rang desquels figuraient les

théologiens jansénistes, ajoutaient chaque jour un nouveau nom à la liste des précurseurs

ou des disciples de Molinos. Scolastique dans les moelles et jusqu'à un littéralisine qui

parfois nous grue un peu; jésuite, et plus fidèle que personne aux leçons de sain! Ignace,

Lallemant a toujours gardé une autorité devant laquelle tout le monde s'incline. Inconnu

des profanes, le modeste livre que nous venons d'étudier n'en reste pas moins l'un des

trois ou quatre livres essentiels de la littérature religieuse moderne. Comme grammaire de

la mystique, comme manuel d'initiation à la vie contemplative, rien ne peut lui être préféré :

Ruysbroeck, Tauler, Suso, Thérèse, Jean de la Croix, François de Sales et les autres,

Louis Lallemant n'égale certes pas ces incomparables, mais il faut commencer par lui (1).

Et on lui revient (1) Lallemant est avant tout ce que l'on appelle un mystique expérimental.

Il ne dit rien qu'il n'ait étudié sur lui-même et il se contente de maximer, pour ainsi parler,

son expérience. Il y aurait néanmoins un utile travail à faire sur les sources de sa doctrine.

Il ne cite qu'un très petit nombre d'auteurs, parmi lesquels, saint Laurent Justinien. En

dehors de l'Ecriture sainte à laquelle il revient toujours, il devait lire fort peu, très différent

eu cela du P. Surin. Peut-être a-t-il étudié d'assez près le Tractants de vita svirituali de

saint Vincent Ferrier. Voici du moins un texte de ce dernier qui résumerait excellemment la

Doctrine spirituelle. § 5. Quomodo ad uniouem divinam anima, jam purificata, ascendit :

Generabitur in te... humilites quae interiores oculos aperit ad Dei conspectum, cor

humanum ab omni superflua cogitatione purgando. (Cette chasse aux pensées inutiles

occupait fort le P. Lallemant). Nam dum homo in suam resilit parvitatem... suam nihilitatem

considerando, sibi ipsi intentissime displicendo... in factum circa propria negotia occupatur,

quod omnis alia inutilis cogitatio evanescit. Et sic, dum anima omnia audita, visa... a se

repellit... incipit ad seipsam redire, et modo admirabili in seipsa convalescit, et sic ad

originalem justitiam et coelestem puritatem appropinquare incipit SIC DUM IN SEIPSA

REFLECTITUR, CONTEMPLATIONIS OCULUS DILATATUR, ET IN SE SCALAM ERIGIT,

PER QUAM TRANSEAT AD CONTEMPLANDUM ANGELICUM SPIRITUM ET DIVINUM. R.

P. Fages, Oeuvres de saint Vincent Ferrier, Paris, 1909, I, p. 22. J'entends lien que cette

doctrine n'a rien de propre à Vincent lui-même, cependant un disciple de Lallemant, le P.

Surin disait du Tractatus : « Celui qui le possédera pourra dire avoir toute la science de la

vie de l'esprit » Fages, op. cit., p. 3. 65 toujours, car, mieux ci me personne, il enseigne les

principes essentiels de la mystique et sa divine simplicité.
 

CHAPITRE II : MARIE DE VALENCE, LE P. COTON ET LA TRÊVE DU ROI 36
 

§ 1. — Marie de Valence. § 2. — Le Père Coton et la trêve du Roi. I. Dans la plupart des

grandes entreprises religieuses du XVIIe siècle, on découvre l'inspiration d'une femme. —

Que ce fait ne doit pas surprendre. — Primauté incontestée de la hiérarchie. — Dextérité

féminine. — M. Olier. — La mystique et son directeur. — Première phase de leurs rapports.

— Seconde phase. — Maternité spirituelle. — La route de Dammartin. — Marie de

Valence, le P. Coton et Henri IV. — Le biographe de Marie. — Louis de la Rivière et

Marguerite Chambaud. — Enfance et mariage de Marie. — Mathieu de Pouchelon, notaire

et guerrier. — La petite maison de Valence. — Le P. Coton. — Marie et les prédicateurs. —

Visites du P. Coton. — Il veut faire venir Marie à Paris. — L'ambassade de Richelieu. —

Marie de Valence et M. Olier.II. Vie intérieure de Marie. — De sainte Gertrude à sainte

Thérèse. — Châteaux, vergers, jeunes dames. — Le jardin enchanté du Sieur de la

Buysse. — Les 36o « interrogats » aux créatures. — Les oiseaux merveilleux. — Les deux

processions et le haut dessein. — Plus haut que les images. — Marie de Valence et

l'assemblée du clergé de 1651. — Une victime de Port-Royal.III. Que Marie de Valence

n'est pas une exception. — Les mystiques de la foule. — « Nous avons ici dedans un

jour ». — La bergère de Ponçonas. — Barbe de Compiègne et le P. de Condren. — Un

complot contre Louis XIII . — Le grand nombre des mystiques. — Les faux prouvent les

vrais. — Nicole Tavernier et Mme Acarie. — Le P. Surin et le coche de Rouen. — C'est

Dieu qui fait les mystiques. Dans la plupart des entreprises qui, de près ou de loin, tendent

ou s'ordonnent à la conquête mystique de notre pays, pendant la première moitié du XVIIe

siècle, et notamment dans la mission du P. Coton, par où doit commencer notre histoire, se

découvre l'inspiration d'une femme. Ce phénomène constant, cette loi presque absolue n'a

rien qui doive surprendre ni gêner un esprit sérieux, 37 encore moins, un . esprit chrétien.

Certes, le catholicisme, religion d'autorité, hiérarchie justement jalouse de ses droits et très

ennemie de l'illuminisme, non seule ment se réserve de juger tous les mystiques, mais

encore tend de plus en plus, depuis l'époque moderne, à restreindre la parcelle d'autorité

dont jouissaient les Abbesses et les. voyantes du moyen âge. Mais inspirer, mais diriger

même, n'est pas gouverner. Si l'Eglise avait regardé les initiatives féminines comme

contraires à son organisation fondamentale, elle n'aurait pas permis à une simple femme, à

sainte Thérèse, de présider à la réforme des carmes. Elle sait que «l'esprit souffle où il veut

», et que la femme est particulièrement souple à l'action spéciale de Dieu qui fait les

mystiques. L'Eglise n'ignore pas non plus que dans le plan divin, ces grâces plus sublimes

doivent rayonner sur la communion des simples fidèles, et sur les pasteurs eux-mêmes.

Reste à concilier l'expansion de ces forces. ardentes et lumineuses avec la mission

exclusive qu'a reçue la hiérarchie d'enseigner et de gouverner toutes les âmes. Cette

conciliation ne paraît difficile que dans l'abstrait et aussi longtemps qu'on s'obstinerait à en

déterminer d'une façon trop précise le protocole ondoyant. Dans la pratique, rien n'est plus

simple et comme il reste bien entendu qu'au premier signe, même arbitraire, de l'une des

deux parties, l'autre n'a plus qu'à se taire, on ne voit pas d'où surgiraient les conflits.Qui ne

sent du reste qu'une vraie mystique se plie aisément à la souple délicatesse du rôle qui lui

convient en de telles circonstances? Elle est sainte : ses voix lui prêchent plus encore le

renoncement que la hardiesse. Elle est femme : elle sait donc l'art de dire sans dire,

d'atténuer suavement les résistances, d'arriver par une pente insensible à ses propres fins.

Ignorantes ou non, peu importe, mais Dieu ne les choisit jamais vulgaires. On dirait même

à leur voir tant d'esprit, une imagination si vive, une sensibilité si exquise, qu'il existe je ne

sais quelle corrélation  38  entre leur grâce naturelle et l'appel céleste. Même quand elles

ignorent le monde, leur dextérité est admirable. « Je ne me souviens pas, — écrit M. Olier,

avec une ingénuité confiante et humble qui ne nous permet pas même un demi-sourire, —

d'avoir abordé aucune sainte âme qui ne m'ait témoigné avoir pour moi plus de sentiments

de respect et de charité qu'elle n'en avait jamais éprouvé pour personne. Cela a paru en

soeur Marie de Valence..., en soeur Agnès (de Langeac)..., en un mot dans toutes les

âmes avec lesquelles Dieu a voulu me mettre en rapport. Je ne dis pas que toutes aient

éprouvé pour mon intérieur d'aussi grandes tendresses, mais seulement que ces

tendresses pour moi étaient plus grandes que pour toutes les autres personnes qu'elles

eussent encore vues » On ne peut mettre en doute la sincérité des saintes femmes qui ont

parlé de la sorte à M. Olier. Mais quoi! Ce qu'elles lui ont dit, elles ont pu le dire aussi bien

à d'autres qu'a lui et le dire sans mentir le moins du monde, les moindres instants de ces

vies merveilleuses ayant toujours quelque chose d'unique, d'au-dessus de tout. Quoi qu'il

en soit, leur don de persuasion enveloppante et conquérante paraît assez dans cet

exemple piquant. Pour tourner dextrement les difficultés que présente l'antinomie que nous

avons dite, on peut se fier à de tels esprits.En dehors des cas très rares où la mystique

s'adresse immédiatement de la part de Dieu aux supérieurs ecclésiastiques, comme a fait

par exemple Catherine de Sienne, son action ne s'exerce que sur le ou les directeurs —

car elles en ont souvent plusieurs — qui sont auprès d'elle les délégués officiels de

l'Eglise. Le rythme de ses rapports avec ceux-ci, quoique fort varié dans les détails, suit,

dans l'ensemble et pour l'ordinaire, la même courbe. Sujette le plus souvent à des

confesseurs peu experts en ces hautes matières, la mystique se (1) Vie de M. Olier... par

M. Faillon, 4e édit., Paris 1873, II, p. 232. 39 demande avec angoisse le vrai nom de l'esprit

qui menace et commence de l'envahir. Est-ce Dieu lui-même, est-ce le démon? Famille ou

couvent, autour d'elle les avis se partagent. Quelques-uns déjà se prosternent, comme les

Hébreux devant Moïse, devant l'homme qui a vu Dieu. La prudence des autres, se défie

grandement, songe à la douche ou aux exorcismes. Mais si cruelles qu'elles deviennent,

ces agitations du dehors ne sont qu'une brise insignifiante auprès des tempêtes

intérieures, des doutes mortels qui déchirent la voyante. Plus elles sont appelées, plus

elles tremblent, car les plus hautes sont aussi les plus humbles. Arrive enfin le directeur

attendu qui d'abord hésite, examine lui aussi, puis qui d'un geste énergique, paisible et

sûr, écarte les vaines craintes et commande à la mystique de s'abandonner à la grâce.

Pendant cette première phase de son intervention, le prêtre n'est que prêtre, je veux dire

qu'autorité, il dirige seul, on ne songe qu'à lui obéir.Chez lui cependant s'amorce bientôt

un travail intérieur qui modifie insensiblement son attitude. Certes, il n'est pas venu pour

lui-même, pour ses intérêts personnels. Il n'est d'abord, il ne veut être, auprès de cette

âme, que l'ambassadeur de Dieu et de l'Église. Mais il ne peut pas s'oublier ainsi toujours.

Je le suppose pétri d'idées surnaturelles, comme il convient. Qu'est-ce pour lui qu'une

mystique, sinon une créature qui se dépouille et s'efface en quelque sorte pour s'ouvrir

tout entière à la toute-sagesse et à la toute-puissance de Dieu ? Après avoir reçu les

confidences de cette femme, comment le directeur ne serait-il pas amené tôt ou tard à lui

faire les siennes propres ; comment ne se pencherait-il pas, pour se rafraîchir, s'instruire et

se fortifier lui-même, sur la source qui jaillit si près de lui ? Quant à la mystique, dès que le

directeur cesse de lui parler au nom de l'autorité divine, elle ne voit plus en lui qu'une âme

à secourir, à élever au-dessus de terre. Elle voudrait lui rendre tout le bien 40 qu'elle en a

reçu, l'associer aussi intimement que possible, le faire participer aux grâces sublimes dont

elle est comblée. Ne lui dites pas que désormais c'est elle qui dirige l'autre. Elle n'y

prétend aucunement. Elle sait d'ailleurs adapter ses propres démarches aux divers

personnages que son directeur revêt tour à tour devant elle. Qu'il ordonne, et il la trouve

humblement soumise ; mais il n'ordonne pas toujours, mais ses oui ou ses non sont

bientôt dits. Ses décisions une fois données, il n'est plus qu'une âme comme les autres,

altérée, incertaine et bégayante. Il ne fait plus les gestes du maître, mais plutôt ceux du

disciple. Pourquoi se refuserait-elle à la prière de ces nouveaux gestes ? Ce n'est pas,

encore une fois que, chétive et abîmée dans son propre néant, elle parle jamais d'autorité.

Elle dirige en se racontant et en chantant son cantique. Elle stimule, elle insinue, elle

rayonne, suave dominatrice qui règne à genoux. « Je bénis Dieu, écrit à ce sujet M. Olier,

qui dans tous les états périlleux de ma vie a suscité pour moi des âmes saintes... et qui

non seulement a permis qu'elles eussent avec moi des liaisons spirituelles, mais leur a

ordonné de m'offrir continuellement à lui dans les temps de leur union plus intime avec sa

divine bonté. O grand Dieu ! je vous suis infiniment redevable pour tous ces biens, comme

aussi à ces âmes bienheureuses qui se sont si puissamment intéressées pour mon salut.

Je vous rends grâce aussi de les avoir portées... à me découvrir les grâces dont vous les

combliez et de m'avoir ainsi fait connaître vos libéralités et vos trésors en leurs personnes.

» (1)Que maintenant cette femme soit cultivée ou ignorante, grande darne ou villageoise,

encore un coup cela n'a pas la moindre importance. « Si de Paris je voulais aller à

Dammartin, disait Fénelon, et qu'un paysan du lieu se présentât pour me conduire, je le

suivrais et me fierais en lui, quoique (1) Faillon, op. cit., I, p. 193. 41 ce ne fût qu'un paysan

(1). » Sainte Thérèse pensait de même. « Au lieu de faire, ici les étonnés, écrivait-elle, et

de considérer ces choses comme impossibles, qu'ils sachent que tout est possible à Dieu

et qu'ils prennent sujet de s'humilier de ce qu'il plaira à Sa Majesté de donner plus de

lumière à quelque bonne petite vieille que non pas à eux avec toute leur science (2). » Que

telle fut bien la persuasion commune pendant la période qui nous intéresse, l'histoire de

Marie de Valence va nous le montrer.Marie de Valence parait ici la première. L'ordre

chronologique lui permet, l'ordre raisonné de notre livre lui commande de prendre la tête

du pieux cortège qui va se dérouler devant nous. Née aux environs de 1575, c'est-à-dire à

la veille du mystique mouvement qui nous occupe, elle est morte en 1648, au moment où

cette renaissance atteint son apogée et où paraissent déjà les menaces d'une décadence

prochaine. D'un autre côté, nous avons, je crois, de bonnes raisons de réserver à l'humble

voyante ce chapitre de début où nous voulons étudier le milieu et les conditions politiques

qui sans doute n'ont pas fait naître le mouvement, mais qui l'ont si puissamment soutenu.

Nos mystiques doivent beaucoup à Henri IV, Henri IV beaucoup au P. Coton, et le P. Coton

beaucoup à Marie de Valence, comme on le verra bientôt.Aussi bien, et quoi qu'il en soit de

ces multiples et significatives occurrences, Marie de Valence éclaire vivement toutes les

avenues et les plus secrètes de notre sujet. Soeur Marie n'a fondé aucune oeuvre, elle n'a

appartenu à aucune communauté religieuse. C'est une pure contemplative, elle n'est pour

ainsi dire que contemplation. Ni de près ni de loin, elle n'est la fille des livres. Aucun maître

humain ne l'a façonnée. Théodidacte, au plein sens du mot, lorsque en 1599, le P. Coton

l'a rencontrée pour (1) (Phelipeaux), Relation de l'origine... de Quiétisme, Paris, 1732, I,p.

44, cf. H. Bremond, Apologie pour Fénelon, p. 43. (2) Cf. Apologie pour Fénelon, p.

44. 42 la première fois, il l'a trouvée déjà pleinement épanouie à la vie mystique, et il a sans

doute plus appris d'elle qu'il ne lui a appris lui-même. Ces quelques traits nous indiquent

assez quelles étaient, vers la fin du XVIe siècle, les réserves intérieures, les possibilités

spirituelles de notre pays. Car Marie de Valence n'est pas un prodige unique, ainsi que

nous l'avons déjà rappelé. Les circonstances seules ont mis cette lumière sur le

chandelier, pendant que tant d'autres brûlaient des mêmes feux dans l'ombre. Si le P.

Coton n'avait pas visité Valence en 1599, si Valence ne s'élevait pas au bord du Rhône, si

le Rhône n'était pas une de nos routes royales, les grands de la terre auraient-ils connu et

recherché Soeur Marie, la vie de cette béguine aurait-elle été écrite « de l'ordre exprès de

la reine régente et imprimée par le commandement de Sa Majesté» ?A tant de raisons qui

déjà nous attachent à cette mystique, s'ajoute l'originalité personnelle de son biographe, le

minime Louis de La Rivière. Ce moine, d'une tendresse et d'une candeur charmante, a

vécu plus de trente ans dans l'intimité de Marie de Valence, la regardant de tous ses yeux,

peinant de tout son esprit à la comprendre, l'aimant et la vénérant de tout son coeur.

Etait-il son directeur? Non. Il laissait au P. Coton ou à d'autres ce titre et cette mission qui

l'auraient écrasé lui-même, tant il se faisait petit devant Soeur Marie. Il était son chapelain,

son théologien et son confesseur ordinaire. Il était surtout son enfant. « Elle l'a toujours

affectionné tendrement, nous dit-il, et a eu beaucoup de confiance en sa naïveté.» Elle lui

avait choisi pour soeur une pieuse personne , Marguerite Chambaud, qu'elle avait,

semble-t-il, régulièrement auprès d'elle et qui lui servait de confidente ou de secrétaire. «

Les deux enfants, continue délicieusement Louis de la Rivière, ont toujours été de parfaite

intelligence par ensemble. Elle le reconnaissait fort bien et souvent de bonne grâce, elle

leur disais qu'ils ne lui communiquaient 43 pas tous leurs petits secrets. Ils se sont ainsi

aimés, comme frère et soeur, plus de trente-six ans d'un amour saint, franc et constant

(1). »Bien que nous l'aimions fort nous aussi, nous lui en voulons d'avoir évité

scrupuleusement dans son livre les détails pittoresques — la rue, la maison, le jardin, sans

doute, et peut-être à trois pas du Rhône — qui nous auraient permis d'évoquer ce

minuscule et doux béguinage. Quant aux menus complots de Louis de La Rivière et de

Marguerite, nous les devinons fil par fil. Leurs ruses candides devaient tendre à découvrir

les derniers secrets de la sainte qui leur paraissait chaque jour et plus ravissante et plus

insondable. Pour Marguerite Chambaud, nous la connaissons à peine, mais telle est bien

l'attitude constante de Louis de La Rivière en face de Marie de Valence et ce n'est pas là le

trait le moins précieux de son abondant témoignage.Les moindres mots de Marie

l'obsèdent et le pénètrent. Il n'est jamais sûr de les avoir bien entendus. Il soupçonne

partout de nouveaux miracles ou des profondeurs inconnues. Non pas qu'il manque de

théologie. Il arrive au contraire laborieusement, doctoralement, à accorder le livre vivant

qu'il épèle avec les livres morts qu'il possède à fond. Mais il a l'impression très vive et

d'ailleurs très juste que tout ce que Marie laisse échapper des merveilles qu'elle

contemple, n'est que poussière auprès de l'infinie richesse de ces visions elles-mêmes. Ce

n'est pas non plus qu'il pèche par un excès de crédulité. Non, il passe au crible toutes les

paroles qui lui arrivent et l'esprit critique s'allie chez lui sans effort avec l'avide curiosité du

divin.Un jour, par exemple, il aperçoit, dans une prière composée par Marie, une

expression qui lui fait dresser (1) Histoire de la vie et moeurs de Marie Tessonnier... par le

R. P. L. de la Rivière, Lyon, ,65o, p. 133. Cf. aussi Marie de Valence par l'abbé Trouillat, 3°

édition, Paris-Valence, 1896. 44 l'oreille : ambroisie divine, appliquée à la sainte hostie. «

Comme j'examinais la servante de Dieu sur cette oraison, écrit-il, je ne m'arrêtai pas aux

beaux et amoureux termes dont elle est composée, sachant de longue main qu'ils lui

étaient familiers. Néanmoins, retournant un peu après sur mes brisées, je fus curieux de

savoir si elle entendait ce mot ambroisie, ne jugeant pas qu'il fût de son crû. Je lui dis donc

d'où avez-vous puisé ce terme ? Elle répondit qu'il lui était venu en esprit avec les

autres.— Savez-vous bien ce que veut dire ambroisie, lui dis-je. — Je crois que oui, me

répondit-elle... Ambroisie se prend pour une viande qui cause l'immortalité à ceux qui en

usent (1).» Ne le chagrinons pas sottement en lui demandant si Marie n'aurait pas

rencontré ce mot dans quelque sermon, il nous répondrait, comme il le fait quelque part: «

De grâce, ayons l'esprit docile et le coeur humble. Laissons-nous porter avec une simplicité

colombine à croire pieusement ce qui peut nous édifier. La charité croit tout, dit l'apôtre,

c'est-à-dire celui qui aime bien Dieu croit aisément le bien et ne se persuade pas

légèrement qu'on le veuille tromper (2) ». Tout cela n'est pas si mal dit.Un dernier mot de

lui sur lui-même achèvera de le peindre, et montrera le sérieux profond de son amitié pour

la Soeur Marie. « Je confesse ingénument, dit-il, que sachant ce que je savais d'elle, je ne

me souviens point de l'avoir onques été voir, — et si en trente-huit ans je me suis

transporté chez elle une infinité de fois, par manière de dire, — sans avoir au préalable fait

une légère revue de mon intérieur, tant était grand le respect que je portais à la céleste

lumière qui éclairait son âme (3). »Marie de Valence, ainsi appelée parce qu'elle est née et

qu'elle a passé la plus- grande partie de sa vie à Valence, (1) La Rivière, op. cit., p. 169(2)

Ib., pp. 166-167.(3) Ib., p. 331. 45 en Dauphiné, s'appelait de son vrai nom Marie

Teyssonnier. Elle avait eu une enfance et une jeunesse encore plus bizarre que

malheureuse, du fait de ses parents, — petits marchands qui avaient traversé puis

abandonné plus ou moins le calvinisme, — et de son mari. Baptisée au temple des

huguenots, on la força d'épouser un notaire calviniste, Mathieu Pouchelon qui demeurait à

la Baume. Cornillane, village huguenot presque tout entier. Elle avait alors treize ans et on

lui laissa deux ans de répit avant de l'expédier au domicile conjugal. Il n'y avait, semble-t-il,

ni prêtre ni église à la Baume, et Marie, catholique, puisque ses parents l'étaient devenus,

mais d'une ignorance totale en la matière, se laissa chaperonner par une huguenote de

l'endroit. Elle allait donc au prêche, comme tout le monde, mais une fois là, seule elle se

mettait à genoux. Il est touchant de penser que tout son petit bagage orthodoxe tenait

dans ce geste qui fit scandale. « Est-ce que le ministre ne prie pas pour tous ? » disait-on.

Louis de La Rivière ne nous parle qu'à mots couverts de ce brumeux passé que sans doute

Marie de Valence n'évoquait pas sans tristesse. Il paraît bien pourtant, qu'au bout de trois

ou quatre ans de cette vie singulière, elle a dû se croire calviniste.La chose est si naturelle.

J'ai connu un petit français que six mois d'Angleterre avaient déraciné tout à fait. Marie

néanmoins se rappelait vaguement, regrettait et désirait la messe. Il n'est pas douteux que

la grâce l'ait travaillée dès lors, mais comme elle travaille un enfant. Il lui était venu « un

grand désir d'avoir le livre des quatre Evangiles... et quoiqu'elle ne sût ni lire ni écrire, elle

n'était satisfaite que quand elle l'avait auprès de soi et dans une grosse maladie qu'elle

eut, il fallut pour son contentement que, jour et nuit, il fût sous son chevet et sa tête

dessus ainsi que sur un auriller » (1). (1) La Rivière, op. cit., p. 18. 46 Son mari, le notaire

Pouchelon ne ferait pas mauvaise figure dans le Roman comique ou dans le Capitaine

Fracasse. Louis de La Rivière, comme il convenait du reste, l'a trop chargé. Grand buveur,

tête brûlée, mari à scènes jusqu'au couteau tiré inclusivement, il terrorisait parfois la

pauvrette, sauf à se laisser désarmer au bon moment. Il l'aimait beaucoup et semble bien

l'avoir regardée comme une sainte, ou plutôt — car ce dernier mot n'était pas de son

vocabulaire — comme une créature exquise, lointaine et très au-dessus de lui. Il le fit bien

voir lorsque les médecins prescrivirent l'air de Valence à la jeune femme que minait je ne

sais quelle langueur. Non seulement il autorisa ce voyage, mais encore la messe que, par

la même occasion, sa femme lui demandait. « — Allez à la messe quand vous voudrez, lui

dit-il, qu'aussi bien y veux-je aller. » Elle ne le se fit pas dire deux fois, car elle en mourait

d'envie. On voit que le calvinisme du mari n'était pas féroce. Au bout de quelque temps, « il

prit fantaisie d'aller à la guerre » et « porta les armes un couple d'années ». A son retour, il

trouva Marie décidément catholique. Il se laissa bonnement supplier par elle et catéchiser

par un jésuite qui, pour le convertir, n'eut sans doute pas besoin de relire les controverses

de Bellarmin. Il n'avait plus qu'à mourir en bon catholique, ce qu'il se hâta de faire. Tel fut

le premier miracle de Marie Teyssonnier, veuve Pouchelon, qui va s'appeler insensiblement

Marie de Valence. Pour les dates des événements qu'on vient de résumer, ne les

demandez pas à Louis de La Rivière. Ou il les néglige, ou, quand il les imagine, elles sont

fausses. Pouchelon a dû mourir peu avant ou peu après 1595. Marie avait alors de vingt à

vingt-cinq ans. Son notaire-guerrier ne lui avait pas laissé de fortune, mais elle avait à

Valence une petite maison assez décente, sans doute, puisque l'évêque lui permettra plus

tard d'y installer une chapelle et d'y faire célébrer la messe. Sauf quelques rares voyages

ou pèlerinages — la Sainte-Baume, Lyon, Grenoble —elle est restée 47 là jusqu'à sa mort

(1648). Trop frêle pour gagner sa vie par son travail, elle s'abandonnait à la Providence.

Les bonnes âmes de Valence l'aidaient un peu. « Souvent étant à l'église, sans qu'elle y

prit garde, on mettait diverses pièces d'or dans ses heures (1). » Cette manne n'aurait pas

suffi. Plus tard M. Olier, approuvé en cela par le P. de Condren, régularisa une situation

qui malgré le prestige croissant de la voyante, ne laissait pas d'être assez précaire. « Mon

directeur, écrit-il dans ses Mémoires, avait jugé utile que je donnasse à Marie de Valence

cent livres par an, ce qu'elle-même avait estimé devoir suffire à tous ses besoins ; j'étais

trop heureux de cette grâce (2). »Nous ignorons tout des premiers pas de Marie sur la voie

mystique. Une chose du moins, et très remarquable, est certaine. En 1599, c'est-à-dire au

lendemain de son veuvage, cette jeune femme, convertie d'hier au catholicisme, était déjà

parvenue à ce point critique où l'âme, assaillie par les visites divines et plus ou moins

inquiète sur l'origine des mouvements qu'elle éprouve, attend, cherche, demande un guide

sûr qui la pacifie et lui ordonne, au nom de Dieu, de ne plus résister à la grâce. En 1599,

qui a dit à Marie que ce guide allait venir, qui a conduit cette novice au confessionnal du P.

Coton ?Le même instinct sans doute qui, huit ans plus tard, fera tressaillir Jeanne de

Chantal à la rencontre de François de Sales. En tout cas, Marie n'eut pas à se repentir cle

sa démarche et le P. Coton moins encore. Le jésuite eut bientôt connu la rare droiture et

les dons surnaturels de cette femme qui ne savait pas encore lire et qui portait en elle les

signes manifestes d'une formation divine. Leur première entrevue fut courte, mais dès cette

date la vocation contemplative de Marie de Valence était fixée. Très souple, très large et (1)

La Rivière, op. cit., p. 27. (2) Faillon, op. cit., I, p. 193. 48 très respectueux de la liberté des

âmes, le Père Coton ne voulut rien changer au plan de vie tout simple et tout naïf que

Marie s'était choisi sans même y penser. Elle ne quitterait ni Valence ni le inonde, elle

continuerait sur place son petit train obscur et paisible. Révélée seulement à quelques

rares intimes, l'humble et pure flamme achèverait de se consumer dans la nuit.Néanmoins

il n'en fut pas tout à fait ainsi. Marie ne quitta point Valence, mais elle devint peu à peu,

assez vite peut-être, la « sainte » notoire, officielle, si l'on peut dire, du pays. Comment la

légende s'empara-t-elle de cette vivante, sensée, ennemie de toute affectation, très

réservée, même avec les prêtres? Manifestement, la présence divine qui était en elle devait

transparaître d'une façon extraordinaire. Une lumière discrète et douce émanait d'elle

quand elle priait. « A la vérité, dit excellemment Louis de La Rivière, les ravissements de

Marie se passaient dans une parfaite tranquillité et quiétude, dans une parfaite

componction et modestie. II n'y avait point de convulsions, point de tremblements, point de

mines en quelque façon messéantes (1). » De cette mesure qu'elle gardait ainsi, même

dans les mouvements qui ne dépendaient plus d'elle, de cette grâce décente, vient, sans

doute, l'attrait particulier qu'elle exerça toujours sur l'élite de ce temps-là. Sa lumière n'était

pas aveuglante. Assez de surnaturel pour remuer doucement tout le monde, pas assez

pour bouleverser personne. La foule la vénérait, mais sans fracas, et c'est là aussi

peut-être ce qui explique, en partie, l'oubli rapide qui a recouvert son nom. Son message

allait plus directement aux âmes que rapprochait d'elle ou leur genre de sainteté, ou leur

culture plus raffinée, ou même, et pourquoi pas, leur distinction naturelle. La France

d'alors qui de loin semble un peu fauve et rutilante, avait une prédilection pour les fleurs

les plus rares; elle a compris (1) La Rivière, op. cit., p. 287. 49 Jeanne de Chantal et

François de Sales, Madeleine de-Saint-Joseph et la Soeur Marie.Son extrême délicatesse

valut à celle-ci une aventure assez piquante que nous avons déjà résumée dans le

précédent volume (1). Elle avait beaucoup de dévotion pour Marie-Madeleine. « Cette

grande sainte lui était souvent apparue... elle n'en parlait guère qu'avec des

épanouissements de coeur... Que si les prédicateurs, ou en chaire ou en devis familier,

exagéraient, avec trop peu de prudence et d'honnêteté, ses défauts, cela la mortifiait et

piquait jusques au vif. « Qu'est-il besoin, disait-elle, de regretter si fort et d'exprimer avec

des paroles messéantes les manquements de cette sainte, puisque la miséricorde de Dieu

a passé l'éponge là-dessus »? Pourquoi « rouvrir si cruellement des plaies que

Notre-Seigneur a guéries et encore avec des termes qui ne sont ni beaux ni bienséants en

la bouche de ceux qui font profession de pudeur et d'honnêteté!... Un certain prédicateur

prêchant le carême à Valence traita assez inconsidérément de sainte Madeleine ;

quelques-uns des auditeurs vinrent trouver notre Marie et lui témoignèrent que le sermon

ne leur avait pas agréé.. « Ni à moi aussi », dit-elle tout simplement. Ceci vint aux oreilles

du prédicateur lequel n'y prit pas plaisir. Le mois de juillet suivant, il arriva que le R. P.

Bazan, de notre Compagnie (minime) prêcha le jour de la fête de cette sainte et sans

savoir ce qui s'était passé, en discourut honorablement et trancha net qu'il fallait parler des

fragilités esquelles autrefois elle était tombée avec beaucoup de retenue »(2). Réparation

solennelle et qui fut une grande joie pour notre voyante.Dieu me garde d'un jugement

téméraire, mais je ne jurerais pas que tout le clergé de Valence ait goûté la Soeur Marie.

Ou par zèle encombrant ou par intérêt de (1) Cf. L’Humanisme dévôt, pp. 384, 385. (2) La

Rivière, op. cit., pp. 67-69. 50 secte, plusieurs, réguliers ou séculiers, avaient essayé de

pénétrer chez elle et Marie fatiguée avait dû fermer le verrou. Toutes les mouches qui

visitent les fleurs ne sont pas mouches à miel. Parmi ces intrus, il est intéressant de

rencontrer un janséniste d'avant la lettre et qui tâche d'augustiniser à sa manière la fille

spirituelle du P. Coton. « Un certain religieux.., la vint voir, il avança cette proposition qu'il

n'y avait personne qui pût faire ce qui était de son devoir envers Dieu (1). » Marie ne l'invita

pas à revenir. Comme elle ne sortait que pour aller à l'église, il est tout naturel que le

monde ecclésiastique l'ait intéressé. « Elle n'aimait pas, nous dit Louis de La Rivière, que

les prédicateurs tirassent l'écriture par le poil (2). » Elle adorait les sermons et a elle y

courait comme au feu », mais elle n'approuvait pas qu'on usât « d'afféteries », qu'on

alléguât des « curiosités importunes » ou qu'on « entrelaçât » le discours a de fables et

d'histoires profanes ». Chez les plus hauts mystiques de ce temps-là, et même chez les

plus doux, on rencontre souvent cet esprit juste, ferme, franc et qui ne manque pas

d'indépendance.Peu à peu on vint chez elle de tous les côtés de Valence, et, chose plus

curieuse, on y vint en groupe. « Quantité de personnes grandes et petites commencèrent à

s'assembler chez elle à certaines heures du jour... Certes, continue Louis de La Rivière,

nous avons vu non seulement des demoiselles et des gentilshommes, mais encore des

prêtres et ecclésiastiques prendre de ses mains des exercices de dévotion (3). » Il est

probable que suivant une méthode alors assez répandue, elle écrivait ou faisait écrire par

Marguerite Chambaud ou Louis de La Rivière, des formules de prières qu'elle distribuait à

ses visiteurs, soit pour la récitation commune dans son petit (1) La Rivière, p. 60. (2) Ib., p.

298. (3) Ib., p. 231. 51 oratoire, soit pour leur usage particulier. Elle devait bien choisir son

monde et conduire avec beaucoup de tact cette confrérie, puisqu'elle réussit à éviter les

graves ennuis que provoquent le plus souvent les vénérations et les groupements de ce

genre. Nous ne voyons pas qu'elle ail été sérieusement inquiétée. Elle avait du reste

quelques ennemis, ayant dépisté bon nombre de fausses dévotes et ayant fait grise mine à

certains membres du clergé qui prirent leur revanche, après sa mort, comme nous verrons.

Mais tant qu'elle vécut elle fut protégée et par la dévotion que sa ville avait pour elle et par

les hautes amitié qu'on lui connaissait. De près et de loin, par lui-même ou par ses amis, le

P. Coton veillait sur elle et lorsque le fameux jésuite mourut, plus de vingt ans avant elle,

Marie de Valence dont il avait souvent entretenu la Cour et les plus illustres spirituels de

l'époque, était vénérée de la France entière.Ces relations entre Marie et le P. Coton sont

bien touchantes. Après leur première rencontre en 1599, celui-ci n'avait pas manqué une

occasion de s'arrêter à Valence où nous le voyons, par exemple, en 1600, en 1601 , en

16o3, en 1618, et en 1624. Il lui écrivait régulièrement, semble-t-il, et se faisait envoyer tous

les papiers intimes de la voyante. Tout cela n'était pas encore assez pour lui. Il aurait voulu

l'avoir, à Paris, tout près de lui, « afin, dit Louis de La Rivière, de s'informer plus

amplement... de ce qui se passait en son intérieur ». « A cet effet, continue le même

auteur, il employa quelques personnes de qualité et entre autres, Mme la duchesse

d'Aiguillon et feue Mme de la Fare. Ces dames, peur obliger le P. Coton, firent monts et

merveilles pour... prendre (Marie) dans leur carrosse et la mener à Paris », et, sans

l'intervention de l'évêque, André de Leberon et des notables, le projet aurait réussi. Or le

zèle, d'ailleurs très vif, du P. Coton pour les affaires (1) La Rivière, op. cit., p.

102. 52 spirituelles de sa philothée ne suffit pas à expliquer de telles instances. Le seul

intérêt de Marie n'exigeait pas qu'elle quittât Valence, où elle était confiée à des mains très

sûres, le P. de La Rivière, son sous-directeur, si l'on peut dire, demeurant lui-même

parfaitement soumis au P. Coton. C'était donc pour d'autres fins qu'on la voulait à Paris.

En vérité on avait besoin d'elle. Le P. Coton n'oubliait pas que Marie lui avait prédit

longtemps à l'avance la mission qu'il aurait à remplir auprès du roi ; il se rappelait d'autres

lumières ou secours du même genre que l'humble femme lui avait communiqués de la part

de Dieu. Il aurait voulu pouvoir la consulter à toute heure, placé qu'il était dans une

situation infiniment délicate. Sans doute aussi espérait-il ou gagner, ou élever par elle

d'autres âmes dont il avait le souci. Certes les mystiques ne manquaient pas à Paris. Le P.

Coton vivait là dans l'intimité de plusieurs, de Mme Acarie, par exemple. Mais aucune de

ces gloires n'éclipsait à ses yeux la fleur délicate qui lui avait été révélée jadis sur les bords

du Rhône et qu'il avait lui-même révélée au monde, la provinciale chétive et charmante que

la Providence semblait avoir associée d'une manière plus étroite à sa propre destinée.La

cour vint à elle, puisqu'elle ne voulut pas aller à la cour. Attendant Louis XIII à Lyon, après

le siège de Montpellier, Marie de Médicis fit demander à la sainte de Valence de se rendre

auprès d'elle. La reine-mère n'avait pas choisi le premier venu pour cette ambassade.

Armand de Richelieu, évêque de Luçon, se présenta chez Marie, « il s'entretint avec elle en

particulier pour le moins une grosse heure d'horloge, la considéra fort attentivement, lui fit

à force questions, la consulta sur plusieurs choses secrètes qu'il n'est pas nécessaire de

spécifier », en un mot il la sonda de toutes façons. Marie le connaissait-elle de réputation

ou le devina-t-elle sur place ? Quoi qu'il en soit, continue Louis de La Rivière, « elle se tint

toujours 53 grandement sur la réserve et se donna bien de garde de lui rien avancer qui lui

pût bâiller à connaître ou mêmement à soupçonner qu'elle eût des communications

extraordinaires avec Dieu. Néanmoins elle lui parla si judicieusement et répondit si

prudemment qu'il resta pleinement satisfait ». La connaissance ainsi faite, Richelieu

s'acquitta de sa mission et comme Marie accueillait avec quelque répugnance l'invitation de

la reine-mère, « C'est un faire le faut, madame, ajouta ce seigneur. Ou à Lyon, ou à Paris,

vous ne pouvez vous en dédire (1) ». Elle préféra Lyon, mais très décidée à ne dire à la

reine que ce que la première chrétienne venue aurait pu lui dire.Elle n'aimait pas faire la

sainte. Elle réservait ses beaux secrets soit à ceux qui avaient charge de la conduire,

comme le P. Coton, soit à ses jeunes disciples, comme Louis de La Rivière et M. Olier.Ce

dernier qui appartient à la seconde génération spirituelle du XVIIe siècle, et que nous

retrouverons à sa date, n'était encore qu'à ses premiers pas dans la vie mystique lorsqu'il

vint prendre contact avec Marie de Valence et s'éclairer auprès d'elle. La sainte femme

avait alors plus de soixante ans, Jean-Jacques Olier n'avait pas encore trente ans (1637 ou

1638). Marie, que nous avons vue si fermée en face de Richelieu, reconnut d'abord la

grâce de ce jeune prêtre et s'épancha devant lui avec le plus extrême abandon. « Après la

mort de soeur Agnès, dit-il lui-même, Notre Seigneur me donna la connaissance de Marie

de Valence qui me témoigna tant d'ouverture que depuis la mort du P. Coton, son

directeur, elle n'en a jamais tant témoigné à personne, jusque-là qu'elle voulut me

découvrir toutes les grâces qu'elle avait reçues depuis la mort de son directeur (1626) et

m'apprendre celles qu'elle avait mises par écrit de son vivant. Elle a pour moi une vraie (1)

La Rivière, op. cit., p. 276. 64 charité de mère (1). » Tous ces détails, qui nous renseignent

sur la tradition du flambeau mystique me, semblent d'un vif intérêt. On ne trouvera pas

moins significatif le parallélisme entre les deux « maternités » de Marie de Valence. La

même femme qui avait prédit au P. Coton qu'il serait un jour auprès du roi et qui l'avait

constamment encouragé dans cette mission, orienta, semble-t-il, Jean-Jacques Olier du

côté de la sanctification des prêtres séculiers, l'assurant que Dieu voulait aussi faire de

grandes choses par son ministère. Ils se revirent. six mois avant la mort de Marie. M. de

Bretonvillliers, qui accompagnait M. Olier, nous a dit l'impression extraordinaire que cette

visite lui avait faite. « Je croyais voit plutôt un ange du ciel, écrit-il, qu'une créature encore

vivante sur la terre ; elle me parut si remplie de l'Esprit de Dieu et la modestie ravissante de

son visage, qui avait quelque chose de surnaturel, me fit une telle impression

qu'aujourd'hui même, quoiqu'il se soit écoulé bien des années depuis notre entrevue, j'en

suis tout aussi ému quand j'y songe que, si je l'entendais encore à présent. » A quelque

temps de là, M. Olier revint à Valence, et après avoir prié sur la tombe de son amie, il se

rendit chez un peintre qui en avait fait le portrait : « J'y trouvai, dit-il, autre chose pour

laquelle sans doute cette bonne âme m'y conduisait. Car outre que dans son portrait, je ne

rencontrai point de ressemblance, ce dont. je n'étais pas beaucoup en peine, aimant mieux

son esprit et l'impression de sa grâce que son extérieur, j'y trouvai un grand tableau qui

était fort déshonnête. Ce qui fit que m'adressant au peintre pour lui montrer sa faute, je lui

parlai avec tant de force qu'il se soumit à tout ce que je désirais et me vendit ce tableau;

sur l'heure, l'ayant mis. en pièces, je fis allumer du feu et le brûlai en sa présence (2) ». (1)

Faillon, op. cit., p. 150.(2) Ib., II, p. 599. Cf. Lettres de M. Olier, II, p. 61, 62. 55 II. On peut

étudier l'activité. spirituelle de cette ignorante, dans les élévations et dans les souvenirs

qu'elle a dictés à son disciple émerveillé, Louis de La Rivière. Cette activité se plie avec

aisance au rythme normal de,l'initiation mystique, suavement appropriée par la divine

pédagogie à une imagination jeune et rustique. Plus que d'autres, Marie s'attarde dans la

région des objets sensibles, d'où il suit que chez elle le dépouillement progressif des

images, leur sublimation, si l'on peut dire, est plus facile à suivre. Elle commence avec

sainte Gertrude et finit avec sainte Thérèse.« Dieu lui donne un beau château spirituel qui

lui représente la glorieuse Vierge Marie », ou bien « on lui fait voir en vision que la

glorieuse Vierge était un beau verger » ; ou encore « elle se voit entre les mains un vase

plein d'une précieuse liqueur et entend ce que cela signifiait (1) ». Une fois, « les vertus en

forme de jeunes dames », se présentèrent à elle et lui firent fête. « La première qui

s'avança se nommait la Charité de Dieu... Parmi toutes ces caresses, elle disait beaucoup

de bien de sa soeur, la Charité ou Amour du prochain, et l'appelant avec grand honneur et

respect par son nom, elle l'invita à prendre son logement dans le coeur de la vertueuse

femme. Puis, toutes deux ensemble, lui firent un beau panégyrique de leur troisième soeur

qui se nommait Patience, la conviant de l'héberger chez soi. Et toutes trois, d'un commun

accord, se mirent par après à célébrer les louanges de leur quatrième soeur, l'Humilité, la

conjurant aussi de la vouloir retirer dans l'hôtel de son coeur... Et d'une manière admirable,

elle sentit entrer en son âme ces aimables vertus, ainsi à proportion que des colombes

dans leur colombier et ainsi que des abeilles dans leur ruche (2). » (1) La Rivière, op. cit.,

chap. XXXIII, XXXIV, XXXIX(2) Ib., p. 241. 56 Une théologie, très sûre et même exigeante,

réglait ces imaginations préraphaélites. Nous avons de ces scrupules en la matière, un bel

exemple rapporté par son biographe. « L'an 1614, un prédicateur de notre Ordre prêcha

les avents à Valence... Il avait pris pour sujet les vertus théologiques et morales. Son texte

était ce passage tiré des Actes des Apôtres : « L'esprit dit à Philippe : approchez-vous de

ce carrosse ». Or, il représentait ces susdites vertus en leur haut appareil, portées sur des

chars de triomphe, roulant sur quatre mystiques roues, auxquels étaient attachés deux

chevaux et chaque char triomphal avait son cocher. L'invention était assez agréable, suivie,

suffisamment remplie et profitable. Notre Marie prenait un singulier plaisir à ouïr les

descriptions de ces nobles vertus, mais le Saint-Esprit les lui faisait voir incomparablement

plus belles (1). » Le sermon avait pourtant un léger ou grave défaut qui n'échappa point à

la critique de notre théologienne. Le prédicateur avait e mieux réussi » les vertus morales

que les théologiques. Marie remit tout dans l'ordre, marquant par le menu à ses disciples

comme il fallait retoucher ce gracieux et subtil carton. En vérité, de tels entretiens

n'évoquent-ils pas une académie platonicienne de la Renaissance? Avions-nous tort, dans

notre premier volume, d'attacher tant d'importance à cet humanisme pieux que la littérature

de dévotion répandait alors, même chez les humbles ?Vers 1613, Marie, se rendant à

Grenoble où l'appelait sa grande amie, la duchesse de Nevers, fit halte à Voyron, chez le

sieur de La Buysse, qui la vénérait aussi et qui tint à lui faire les honneurs de son jardin, «

un des plus beaux de tout le Dauphiné ». Louis de La Rivière était du cortège qui se

composait de sept à huit personnes. Il notait avidement les impressions de la sainte ainsi

promenée parmi de nouveaux symboles. Comme (1) La Rivière, op. cit., p. 238. 57 La

Buysse conduisait Marie « par une allée découverte, il lui fit apporter un pare-sol à cause

que le soleil était piquant. Elle s'excusa de s'en servir, mais je lui dis qu'elle le prit

seulement. » Elle obéit et sa simplicité fut aussitôt récompensée par une extase où Dieu lui

fut montré « préservant nos âmes des ardeurs de la convoitise (1)».« Or, ainsi qu'elle se

promenait par le jardin, elle arriva en un lieu fait en forme de grotte, où on lui donna la

récréation d'une fontaine artificielle qui jetait, par divers tuyaux, les eaux, en haut, en bas,

de ça, de là et de tous côtés. Là aussi étaient disposés plusieurs gentils artifices, comme

d'oiseaux qui semblaient gazouiller, d'un ermite qui sonnait la cloche, et tout plein d'autres

inventions qui faisaient merveille par le laps et la chute des eaux. Quand voilà qu'à

l'instant, elle vit en l'esprit Jésus-Christ à l'instar d'une fontaine limpide... »« De là, on la

mena voir une autre belle fontaine au sommet de laquelle il y avait un tuyau dans lequel on

mit une chandelle allumée. A même temps on desserra certains ressorts, et l'eau sortant

de dessous le tuyau, elle se forma en vase autour de la chandelle... Cette eau montait et

descendait sans cesse autour de la chandelle, et en montant et descendant, le vase d'eau

demeurait toujours parfaitement formé en ovale avec la chandelle en dedans et si pourtant

ne s'éteignait pas... Mais voilà que tout à coup le Saint-Esprit lui fit voir intérieurement que

l'âme bien fondée en charité était un chef-d'oeuvre de Dieu où l'on voyait tout à la fois l'eau

de vie de la grâce et le feu du divin amour (2). »Tout est mystique aux mystiques, ou tout le

devient aisément. « Où est celui que j'aime ? » telle est leur question de tous les instants

et la réponse ne tarde jamais à (1) La Rivière, op. cit.. p. 264. (2) Ib., op. cit., pp.

264-267. 58 venir. Marie nous l'a dit elle-même dans un écrit dicté par elle à Louis de La

Rivière. Me voyant mourante en moi-même et languissante d'amour, que dois-je faire, sinon

de m'en aller droit à vous, et quel chemin dois-je tenir si ce n'est de vous demander à tout

ce que je rencontrerai?Dites moi donc, cieux, quel chemin dois-je tenir peur trouver mon

bien-aimé? N'est-ce pas de m'élever très haut au-dessus des choses d'ici-bas?Dites moi,

eau, le chemin qu'il faut tenir pour trouver mon bien-aimé? N'est-ce pas de couler

doucement, par pures affections, vers le lieu de mon origine ?... « Cet exercice contient

environ 36o interrogats et autant de réponses... De ce petit échantillon, on peut aisément

conjecturer de toute la pièce (1). »C'est ainsi que toutes les créatures sont bonnes à qui

aime Dieu, ainsi que le mystique spiritualise tous les spectacles du monde visible. a Notre

Seigneur, dit encore le P. de La Rivière, lui avait donné nn monde spirituel. c'est-à-dire lui

avait représenté vivement en l'esprit ce grand monde et tout ce qui y est compris tellement

spiritualisé qu'elle ne voyait rien de corporel... Le globe du monde fut surnaturellement

figuré et imprimé dans l'entendement de cette dévote femme... ; toujours elle le voyait, et

en sa maison et par les rues. Les éléments, les cieux, le soleil, la lune et les étoiles, les

astres, en un mot toutes choses lui paraissaient spiritualisées et en icelles elle voyait les

perfections de Dieu... Or, elle demeura plusieurs années en ce beau et agréable monde,

elle y faisait ses exercices et tout ce qu'elle y découvrait était le sujet de ses dévotions... Sa

mémoire n'était point surchargée ni son esprit fatigué de la continuelle attention qu'il avait à

tant et de si différents objets... Après quelques années cette image du monde lui fut ôtées.

» (1) La Rivière, op. cit., p. 260. (2) Ib., pp. 213-215. 59 Un trait manque à ces fines

analyses. Louis de La Rivière ne .dit pas assez que pour être sublimé de la sorte, le monde

de ces visions n'en paraissait pas moins réel, sensible et concret. Il n'est pas exact que

l'oeil de la sainte n'ait vu « rien de corporel ». Le biographe se corrige du reste, sans y

penser, à un autre endroit.« Un jour, écrit-il, étant en oraison, elle vit le ciel et la terre ; avec

l'ornement de la beauté que Dieu leur avait communiqué avant la chute... Elle voyait aux

créatures tant d'excellentes prérogatives, elle les considérait si agréables, si douces et si

bénignes à nous départir leurs influences et vertus que c'était merveille... Un autre jour,

Dieu lui fit passer devant les yeux divers oiseaux de diverses espèces dont quelques-uns

étaient couverts de si belles plumes que c'était un contentement de les voir. Durant un

assez long espace de temps, cette vue lui servait d'exercice et l'occupait en l'admiration de

leur auteur... Je me souviens qu'elle les appelait ses oiseaux et qu'elle mous disait de fort

bonne grâce qu'ils avaient un si beau plumage que rien plus. Je me souviens aussi qu'elle

nous racontait que si elle se fût tant soit peu arrêtée à regarder curieusement la variété de

leur plumage, au lieu d'en tirer les fruits et les motifs spirituels qu'elle devait, soudain elle

en portait la peine et sentait une extrême confusion. » Elle regarde ces oiseaux avec amitié,

elle les distingue fort bien les uns des autres. Mais, ce faisant, elle ne doit pas les séparer

des objets spirituels que leur beauté rappelle et représente. L’imperfection la «curiosité »,

n'interviennent que lorsque la voyante s'oublie à contempler ces oiseaux en eux-mêmes et

pour eux-mêmes. Elle les voit aussi nettement que faisaient les encyclopédistes dévots

dont nous avons parlé dans notre premier volume, mais elle les voit sans curiosité. Bien

que subtilement diverses, les deux attitudes sont toutes voisines et l'une conduit à l'autre.

C'est bien en effet pour former des spirituels à la manière de Marie de Valence qu'ont écrit

les Binet et les Richeome. 60 Mais l'imagination de Marie n'avait pas recours à ces manuels

de symbolisme. « Plusieurs des espèces qui lui furent montrées, continue Louis de La

Rivière, nous sont inconnues et même les livres n'en font aucune mention que je sache...

En somme, Dieu donna à cette sienne servante une particulière notice des choses

naturelles (1). »Les visions de son zèle présentent les mêmes caractères de précision

concrète et minutieuse. Pour lui révéler le « haut dessein » qu'elle avait à remplir,

c'est-à-dire les âmes particulières dont la conversion ou la sanctification dépendait de ses

propres prières et de ses pénitences, Dieu fit un jour défiler devant elle tout le monde des

humains. « Vous eussiez dit voir une procession qui passait gravement et modestement,

une armée qui filait en bel ordre, enseignes déployées. » L'infini détail de ce cortège

interminable est bien curieux. Toutes les conditions y passent, chacune au rang précis que

lui assigne la hiérarchie religieuse, politique et sociale. Après le Pape, les cardinaux, les

nonces, l'épiscopat, les supérieurs d'Ordres, les rois, les ambassadeurs, venaient « tous

les ducs ensemble »... les soldats, les gens de justice; « suivaient les médecins à part, les

chirurgiens à part », les bourgeois, les marchands, les gens de métier, les villageois et le

menu peuple. Puis cette multitude ainsi groupée d'après un ordre terrestre, vain et

menteur, se disloque pour se reformer aussitôt, mais distribuée cette fois selon les

diversités de vie intérieure et de grâce, les pécheurs d'abord, puis, les convertis, les

pénitents, les innocents, les justes, et enfin les saints De ces deux cortèges, le second

seul intéresse directement le haut dessein que l'Esprit allait proposer à Marie. Le premier

n'était sans doute qu'une sorte de parade, destinée à familiariser la voyante avec ces

masses énormes. Ayant ainsi vu à vol (1) La Rivière, op. cit., pp. 3o3, 3o4. (2) Ib., pp. 542,

545. 61 d'oiseau la fourmilière humaine, Marie s'effraierait moins de la vaste mission qui

sera la sienne. Quoi qu'il en soit, lorsqu'elle eut ainsi devant les yeux tous les vivants ses

contemporains, groupés du point de vue de l'éternité, Dieu lui fit connaître les âmes qu'il

comptait lui donner pour sa part d'apostolat et de conquête, cinquante mille pécheurs à

convertir, trente mille pénitents à confirmer dans leur ferme propos, quinze mille justes,

douze mille saints à maintenir et à faire croître. J'avoue que cette arithmétique peut gêner

plusieurs esprits qui ne savent pas l'importance que tous les signes concrets, et les

nombres en particulier, prennent aux yeux des mystiques. Mais comment ne pas admirer et

ces ambitions sans limites et l'optimisme éclatant qui a réglé cette grandiose mise en

scène ? Douze mille saints liés ainsi à la prière et aux sacrifices d'une seule et chétive

créature ! Quelle magnifique idée Marie ne se faisait-elle pas des largesses divines et des

possibilités humaines !Ce ne sont là du reste que les premières étapes de sa vie

contemplative. A la vérité, une telle diversité d'images n'encombrait ni ne fatiguait les

facultés de Marie. Tant et tant de symboles s'harmonisaient, s'unifiaient d'eux-mêmes et

fort aisément. Mais enfin, elle devait, elle aussi, se dégager peu à peu de presque tout le

sensible. « Elle jouissait, nous dit Louis de La Rivière, et spécialement pendant les deux

dernières années de sa vie, d'une particulière présence de Dieu fort pure et simple. Nous

avons, elle et moi, à diverses reprises et longuement, conféré de cette sorte de présence.

Les termes dont elle usait pour s'expliquer étaient ceux-ci : voir Dieu, voir Dieu en Dieu, voir

les créatures en Dieu, se voir soi-même en Dieu. Elle usait de ces termes tout simplement

et naïvement. Néanmoins, lui représentant qu'il n'était pas probable qu'elle eût vu

l'essence de Dieu, comme humble et simple qu'elle était, elle acquiesça et se contenta de

croire que ce qu'elle avait vu n'était qu'une pure lumière qui lui représentait 62 cette divine

essence (1) ». Mais écoutons-la décrire elle-même une de ces expériences ineffables. Ce

que je voyais était une chose sans forme et figure et néanmoins elle était infiniment belle et

agréable à voir. C'était une chose qui n'avait point de couleur et cependant elle avait la

grâce de toutes les couleurs. Ce que je voyais n'était pas une lumière semblable à celle du

soleil ni du jour, et si pourtant, cela rendait une clarté admirable, et de là provenait toute

lumière corporelle et spirituelle. Ce que je voyais n'occupait point de place, et cependant il

était partout, eu tout et remplissait tout. Ce que je voyais ne se remuait point, et toutefois il

agissait et opérait en toutes les créatures (2). Sublime bégaiement que reprendront, mais

chacun à sa manière propre, les autres héros de notre livre. Nous nous ferons peu à peu à

l'impuissance de ces images qui se heurtent et se détruisent dans la nuit, de ces mots

vains et splendides qui ne disent rien et pourtant qui voudraient tout dire. A d'autres de

peser ces témoignages, à nous simplement de les recueillir.Nous l'avons déjà dit, lorsque

mourut Marie de Valence ( 1er avril 1648), le mouvement mystique à l'expansion duquel

cette sainte amie du P. Coton avait contribué pour une bonne part, touchait au terme de

son épanouissement et, d'ici, de là, commençait à décroître. Dans l'histoire mémo du livre

de Louis de La Rivière, on entend déjà gronder l'orage qui se prépare contre les mystiques.

Ce livre, écrit et publié sur l'ordre d'Anne d'Autriche, parut à Lyon en 165o. Parmi les

autorités dont il se couvre, l'auteur avait fait sonner bien haut les « approbations des RR.

PP. de la Compagnie de Jésus », du P. Georges de Rhodes. et de plusieurs autres. La

préface, d'ailleurs pacifique, est d'un homme qui se tient sur ses gardes, et - scrute

l'horizon avec inquiétude. « Pour le regard des (1) La Rivière, op. cit., p. 437.(2) Ib., p.

285. 63 choses ardues, difficiles à comprendre et extraordinaires dont cette histoire est.

extrêmement fertile et abondante, on les peut lire en assurance et sans le moindre

scrupule du monde ; car tout a passé par l'étamine... Et je puis assurer que les docteurs...

ne m'ont pas fait grâce d'une page, pas d'une ligne, pas d'un mot. II a fallu que sept mois

durant, je leur aie tout lu, ligne par ligne et mot par mot. Ils ont épluché jusques au

moindre terme... C'est pour dire que jamais vie de saint ou de sainte n'a été plus

exactement examinée. » Il va de soi que tout ce petit concile était pleinement favorable à

Marie de Valence, mais on tenait une sorte de conseil de guerre en vue de déranger les

plans de l'ennemi. Ils avaient raison de trembler. Sur le rapport de l'abbé de Champvallon,

l'assemblée du clergé, dans sa séance du 29 mars 1651, sans improuver la personne

même de Marie, blâma sévèrement le culte que Valence commençait à rendre à cette

femme, et le livre de Louis de La Rivière. Impressionné plus que de raison par cette

sentence, Picot, l'historien classique de la religion en France pendant le XVIIe siècle, n'a

pas osé célébrer Marie de Valence et l'a reléguée, dans une note hésitante, parmi ces

mystiques honteux qu'on vénère à part soi, mais dont on ne parle qu'en rougissant. Il était

pourtant facile d'y voir clair dans cette histoire posthume d'une mystique que Rome n'a

point censurée et qui a pour elle François de Sales, Bérulle, Olier et Vincent de Paul.

L'évêque de Valence qui déféra à l'assemblée de 1650-1651 l'ouvrage de Louis de La

Rivière, est celui-là même qui, à l'assemblée du 9 mars 1654, s'éleva contre la bulle qui

avait condamné Jansénius, et demanda si l'on voulait aussi condamner saint Augustin.

Marie, dit fort à propos mais non, peut-être, sans quelque exagération, le biographe de

J.-J. Olier, « avait eu pour directeur le P. Coton, jésuite ; sa vie avait été approuvée par des

jésuites ; les jésuites la regardaient comme l'une des âmes les plus éminentes de son

siècle, et l'évêque de Valence n'aimait ni les jésuites ni la doctrine 64 qu'ils défendaient. Il

prétendit n'avoir pas été consulté pour la publication de cette Vie, quoiqu'on assure le

contraire dans les approbations et il improuva ce livre ainsi que le culte qu'on rendait à la

défunte » (1).Pour le culte, il se peut que les fidèles de Marie aient commis plus d'une

imprudence — la belle affaire, en vérité ! mais le livre, si minutieusement examiné par des

hommes du métier, ne doit rien présenter que d'orthodoxe. Aussi bien la docte assemblée

l'a-t-elle jugé de très haut et au pied levé, « rempli de vaines imaginations et de révélations

ridicules » (2). Pour jouer un tour aux jésuites, ils en auraient dit autant de sainte Thérèse.

Au lecteur de décider entre la piété, facile à croire, certes, mais clairvoyante, mais élevée

de Louis de La Rivière et l'impertinence de ses critiques. Quoi qu'il en soit c'est là, pour

l'historien, un jugement très précieux. Il nous annonce l'indifférence méprisante que la

seconde moitié du XVIIe siècle affectera vis-à-vis de tous les mystiques ; il nous rappelle

que les divisions religieuses de notre pays n'ont pas été étrangères à l'origine et à la

diffusion de tels sentiments; il nous fait mieux apprécier l'immense service qu'ont rendu au

mysticisme français la politique pacificatrice de Henri IV et de son ami, le P. Coton.III. Des

circonstances particulières ont mis en évidence la voyante dont nous venons de parler. Elle

s'est trouvée providentiellement sur le chemin du P. Coton; elle a guidé le confesseur du

roi de France ; elle a eu d'autres disciples et parmi eux l'insigne religieux qui nous a donné

sur elle un livre charmant. A cela près, elle n'offre rien d'exceptionnel, rien qui l'élève

au-dessus de tant (1) Faillon, op. cit., I, p. 206. Cf. une note moins sévère dans Trouillat,

op. cit., pp. XIV-XXX.(2) Actes, titres et mémoires concernant les affaires du clergé de

France contenant ce qui a été fait depuis l'assemblée générale du clergé tenue à Paris les

années 1645 et 1646 avec ce qui s'est aussi passé ou obtenu pendant l'assemblée

générale tenue en l'an 165o et 1651, Paris, 1652,pp. 83-8. 65 d'autres mystiques qui se

cachaient alors dans la foule et dont la plupart ne sont connus que de Dieu.Un jour,

raconte le biographe de Marie de Valence,. a une certaine paysanne vint la visiter, mue,

ainsi qu'elle l'affirmait, par l'inspiration d'en haut. Son discours était à la vérité fort grossier

et rustique, mais assaisonné d'une merveilleuse sapience... Elle pouvait bien être âgée de

soixante ans... Sa demeure ordinaire était en un village situé dans les montagnes de

l'évêché de Die. En ce lieu, tous étaient huguenots, hormis peut-être une demi-douzaine. Il

n'y avait point de curé et la messe ne s'y disait que fort rarement. Cette bonne créature

vivait là comme le fidèle Abraham parmi les infidèles chaldéens. Elle s'adonnait à l'oraison

mentale. Notre-Seigneur lui avait appris de la faire, car jamais personne ne lui avait donné

la moindre instruction qui en approchât. En récitant le Pater et le Credo elle avait des

admirables considérations et ressentait dans son âme des consolations toutes célestes. Le

béni Créateur avait logé dans son entendement une lumière surnaturelle qui la conduisait

intérieurement et lui enseignait merveilles. Quelquefois cette lumière lui révélait de s'en

aller en tel et tel village... d'autant qu'on y célébrerait la sainte messe... Un jour, elle fut

inspirée de s'en aller trouver un dévot prêtre qui demeurait bien loin d'elle. Sa céleste

lampe l'y mena. Après l'avoir salué, elle lui dit : « Monsieur, je suis venue ici vers vous afin

qu'il vous plaise me faire participer de cette grande bénédiction que Dieu vous a donnée,

pour la distribuer à nous autres pauvres pécheurs ». Par cette grande bénédiction, elle

entendait le pouvoir d'absoudre en confession les péchés. Sa coutume était d'appeler

Jésus-Christ : Père, et Notre-Dame : Mère, ou la Mère bienfaisante. Une fois, s'entretenant

avec la soeur Marie des dons qu'elle recevait du ciel, elle lui dit : «Nous avons ici dedans

un jour », et ce disant elle mettait la main au front;.. « ce jour dont je parle n'est pas le jour

que nous voyons des yeux corporels, 66 et dans ce jour, je vois le Père, c'est-à-dire le

Sauveur, et la Mère bienfaisante» (1).Pour cette page auguste, pour ce « jour », je

donnerais peut-être et le livre entier de Louis de La Rivière et bien d'autres vies. Et les traits

de ce genre ne sont pas si rares, je dis ceux dont il nous reste quelque trace. La Mère de

Ponçonas, fondatrice des bernardines réformées en Dauphiné, étant à Ponçonas (2)

pendant son enfance, « il lui tomba entre les mains une pauvre vachère laquelle d'abord

lui parut si rustique qu'elle crut qu'elle n'avait aucune connaissance de Dieu. Elle la tire à

l'écart où elle commença de tout son coeur à travailler à son instruction... Cette

merveilleuse fille... la pria avec abondance de larmes de lui apprendre ce qu'elle devait

faire pour achever son Pater, car, disait-elle, en son langage des montagnes, je n'en

saurais venir à bout. Depuis près de cinq ans, lorsque je prononce ce mot : Pater et que je

considère que... celui qui est là-haut, disait-elle en levant le doigt, que celui-là même est

mon père... je pleure et je demeure tout le jour en cet état en gardant mes vaches

(3)».Anne le Barbier, née vers 1598, à Neuilly-l'Evesque près de Caen, « gardant les brebis

dans la campagne, était déjà attirée à une voie d'oraison fort sublime... n'ayant point alors

d'autre directeur que le Saint-Esprit qui opérait des choses en elle qui lui étaient

inconnues... Elle assemblait les bergères et autres femmes de Neuilly et leur apprenait les

commandements de Dieu et de l'Église » (4).C'est ici du sublime pur, dégagé, ou peu s'en

faut, de tout ce détail profane et curieux qui se mêle souvent à la (1) La Rivière, op. cit., pp.

12o, 124.(2) Petit village de la Mure mataisine dans le diocèse de Grenoble.(3) La vie de la

Mère de Ponçonas (16ou-1657) institutrice de la congrégation des bernardines réformées

en Dauphiné. Lyon, 1675, pp. 26, 27.(4) Eloges de plusieurs personnes illustres en piété

de l'Ordre de saint Benoît. Paris, 1679, II, pp 132, 133, ce livre, dont nous parlerons plus

loin, a pour auteur la Mère Jacqueline de Blémur. 67 vie de nos mystiques et dont nous

trouvons un exemple dans cette histoire merveilleuse, recueillie par l'historien du P. de

Condren. « Barbe, pauvre servante, d'une honnête famille de Compiègne, raconte le P.

Amelote, fut touchée de Dieu dès son enfance, et comme un autre Amos, fut remplie de sa

lumière, gardant les vaches à la campagne. Dès lors, elle assistait en esprit au saint

sacrifice, n'y pouvant assister autrement, et, sans autre direction que Jésus-Christ, elle fut

conduite par toutes les voies de la Passion... Dieu se plaisait à faire porter à son innocence

les péchés d'autrui, et à continuer en elle les dispositions du sacrifice de son Fils. Après

que Jésus-Christ l'eut dirigée de cette sorte l'espace de quinze ans, il lui fit connaître qu'il

lui voulait donner un homme pour directeur et qu'il fallait qu'elle lui rendît compte des

grâces qu'elle avait reçues. Dieu lui fit naître l'occasion de voir cet homme par une

rencontre bien mémorable. L'esprit d'enfer avait inspiré à un méchant le dessein d'une

conjuration contre le Roi (Louis XIII). Dieu qui chérissait ce grand prince et qui veillait à sa

conservation, découvrit l'entreprise à cette fille qui était alors en service. Il lui en fit voir les

particularités et l'obligea d'en donner avis. L'obligation fut si pressante qu'elle persuada à

son maître et à sa mai tresse de l'amener à la cour, afin qu'elle avertit les ministres de

l'attentat qui se projetait. Etant à Paris, il ne fut pas en son pouvoir de dire un mot à une

personne de grande considération à qui on l'avait adressée, et peu s'en fallut que le maître

ne demeurât confus des paroles qu'il avait avancées touchant sa servante. Enfin elle

tomba entre les mains de monsieur le cardinal de Bérulle, en qui elle trouva une

correspondance avec son esprit, et, lui ayant conté l'histoire et ensuite à ceux à qui il fut

nécessaire de la redire, les conjurés furent convaincus et condamnés à la mort.

»N'oublions pas qu'en tout ceci, le P. Amelote, personnage 68 des plus graves et peu

crédule, rapporte scrupuleusement ce qu'il tient de la bouche même de son ami intime,

l'insigne P. de Condren. Barbe ayant rencontré ce dernier à Saint-Magloire, connut aussitôt

« que c'était l'homme qui lui avait été promis » et « elle lui ouvrit son coeur ».« Le P. de

Condren, continue Amelote, m'a dit qu'il n'avait jamais vu personne qui eût tant de

connaissance qu'elle de Jésus-Christ crucifié... Elle était si puissamment retirée dans.

l'intérieur de Jésus-Christ souffrant, et avait tant de société. avec son état d'hostie pour les

péchés, qu'elle était souvent deux ou trois heures comme morte de douleur. Alors,

disait-elle, Dieu lui faisait goûter le péché et il n'est point au monde de semblable peine à

celle qu'elle sentait à mâcher son amertume (1). »Ce qui suit, et je le répète, venant d'une

telle plume, est d'une souveraine importance. « Je pourrais faire un livre des âmes

extraordinaires que ce bon Père a connues. Elles le cherchaient de toutes parts, et, dans

ses voyages, Dieu lui adressait toujours les saints des lieux par où il passait. Il a dit

quelquefois qu'il y en avait autant en notre siècle qu'il y en a eu aux premiers, encore qu'ils

ne fussent (1) Il ajoute des traits fort curieux. « La première fois, dit-il, que j'ouis parler de

cette âme au P. de Condren, je n'avais encore nulle intelligence des choses de la grâce.

Le respect que je lui portais me faisait suspendre mon jugement sur les discours qu'il me

faisait, que j'eusse méprisés, s'ils fussent venus d'une autre bouche que de la sienne. Mais

je fus convaincu qu'il se passait en vérité, dans les saints, des mystères que ma  théologie

ne m'avait pas découverts, lorsqu'il me raconta un avis que cette pauvre fille lui avait

donné. Dieu l'avait obligée à faire pénitence pour une personne, qui était loin d'elle de plus

de cent lieues et qu’il assurait qu'il ne pouvait jamais avoir connue. Cependant l'impression

que Dieu avait faite en son âme de l'état de cette personne absente était si forte qu'elle

sentait ses péchés et ses dispositions ; et elle disait au Père en grand secret qu'elle

commettait telle et telle offense. Elle passa bien plus avant, car elle l'avertit que cette

même personne viendrait dans un an à Paris ; qu'elle s'adresserait à lui à dessein de le

tromper ; qu'elle lui dirait telle et telle chose, contre la vérité; qu'il s'en donnât de garde

qu'enfin néanmoins elle se convertirait et lui ferait une confession générale. Toutes

lesquelles choses bien qu'éloignées de toute apparence, ne manquèrent point d'arriver

ponctuellement. » La vie du Père Charles Condren, Paris, 1643, pp. 264, 265. 69 pas si

connus. Il en avait vu de toutes sortes, et c'était même par leurs grâces et par la conduite

que Dieu tenait sur eux, qu'il avait extrêmement accru ses lumières. Ce qui est merveilleux

dans la connaissance qu'il a eue de tant de saints, c'est qu'en sa jeunesse, il l'avait désirée

et que Dieu, qui fait la volonté de ceux qui le craignent, l'avait accordée à ses prières

(1). »Et qu'on ne nous parle pas d'illusion! Les Condren savent mieux que nous, que pour

une extase authentique, il en est deux ou trois de contrebande. Nous renvoyons à un

chapitre d'ensemble ce que nous avons à dire de ce fléau qui, après tout, n'est pas de

notre sujet. Les historiens de la littérature profane s'occupent-ils des plagiaires ou des

maniaques? Les faux mystiques prouvent les vrais auxquels nous savons d'ailleurs qu'ils

inspirent une répugnance invincible et soudaine. J'en pourrais citer une multitude

d'exemples. En voici un que j'emprunte à l'historien de mine Acarie.« Nicole Tavernier,

native de Reims, vivait à Paris pendant les troubles de la Ligue, et elle avait la réputation

d'être une très sainte fille et d'opérer des miracles. Elle expliquait les passages difficiles de

l'Ecriture de manière à étonner les plus fameux docteurs. Elle avait des extases, des

visions et des révélations ; elle prédisait les choses figures, et avertissait les moribonds des

péchés qu'ils n'avaient pas confessés ; et ce qu'elle avait dit se trouvait véritable... Un

prêtre qui avait eu intention de consacrer un pain pour la communion, ne trouva pas

l'hostie qu'il lui destinait, quand. le moment de la communion fut venu; elle assura qu'un

ange la lui avait apportée. Etant à côté de Mme Acarie, dans l'église des capucins de

Meudon, elle disparut pendant plus d'une heure. Lorsqu'elle revint, cette sainte femme lui

demanda ce qu'elle était devenue ; elle répondit qu'elle était allée à Tours pour

détourner (1) La vie du Père Charles de Condren, pp. 262, 266. 70 quelques grands

seigneurs d'exécuter un projet qui devait nuire à la religion.« On la consultait de toutes

parts ; les grands du royaume se recommandaient à ses prières; les ecclésiastiques et les

religieux l'estimaient beaucoup ; et personne n'avait encore remarqué en elle... aucune

imperfection... Elle annonçait que, si on se repentait de ses péchés, bientôt on verrait

cesser les calamités publiques. Sur sa parole, le peuple se confessait et communiait; on

ordonna même des processions dans plusieurs villes de France. Elle en fit faire une à

Paris, à laquelle assista le Parlement, accompagné des autres cours souveraines et d'une

grande multitude de citoyens ; elle avait osé dire à l'évêque que, si cette procession ne se

faisait pas, il mourrait avant la fin de l'année.« Malgré l'estime générale dont jouissait cette

fille, filma Acarie et M. de Bérulle n'avaient aucune confiance en elle. La bienheureuse avait

dit dès le commencement que cette âme était dans l'illusion; que le démon était l'auteur de

tout ce qui se voyait en elle et qu'il savait perdre un peu pour gagner beaucoup ; que

l'extase et les ravissements pouvaient avoir lieu dans une pécheresse ; que l'esprit de

ténèbres avait pu enlever l'hostie qui avait disparu de dessus l'autel; que le prétendu

voyage à Tours n'était nullement prouvé et que d'ailleurs il ne surpassait pas le pouvoir du

malin esprit ; enfin que cette personne paraissait absolument dépourvue de l'esprit de

Dieu. »Laissons de côté les explications qu'elle donne de ces faits étranges. Au surplus, la

raison foncière et décisive, c'est la dernière : en cette personne excentrique, elle n'a pas

reconnu l'esprit de Dieu.« Mme Acarie persistait à dire cela avec tant d'assurance qu'on

commença d'avoir des doutes sur la vertu de cette fille ; et ses doutes se changèrent en

une entière certitude, lorsque la bienheureuse qui l'avait reçue dans sa maison, 71 l'eut

mise à différentes épreuves, et convaincue de plusieurs mensonges (1). »Vers ce même

temps, un des personnages qui nousoccuperont bientôt. Jean de Quintanadoine, mis en

défiance par son amie, la prieure du carmel de Lisbonne, démasquait l'imposture d'une

prétendue stigmatisée qui affolait tout le Portugal. « Après avoir considéré attentivement

les résistances que fit cette religieuse, sous ombre d'humilité, de montrer ses mains... il

reconnut à un geste vain et léger qui échappa à cette fille au mouvement de ses mains...

que tout ce beau miracle n'était que vanité. » Quintanadoine était, comme nous verrons, le

plus simple des spirituels, mais sa divine candeur lui donnait de la finesse. Il avait d'ailleurs

affaire à une véritable prestidigitatrice. Cette créature « s'était artistement et

ingénieusement peint des figures de plaies aux mains, aux pieds et aux côtés », elle élevait

« son corps hors de terre par le moyen de ses souliers ou patins qu'elle portait fort hauts et

que dextrement elle appuyait sur un gros bâton... ; tout cela accompagné de fausses

lumières qu'elle faisait resplendir autour d'elle par le moyen de certains petits vases de

terre qu'elle cachait dans ses manches (2)».Contrefaits ou non, tous ces à-côté de l'extase

n'impressionnaient aucunement nos mystiques. En revanche, une je ne sais quelle «

céleste lampe », un attrait divinateur les conduisait droit aux obscures retraites où se

cachaient les amis de Dieu. « Dans ses voyages, Dieu lui adressait toujours les saints des

lieux par où il passait », ce beau mot d'Amelote ne s'applique pas au seul Père de

Condren, mais à tous nos spirituels. Je suis, écrivait de Marenne, en 1654, le P. Surin,

dans un lieu champêtre, loin du grand monde et de ses modes et (1) Vie de la B. Marie de

l'Incarnation, par J. B. A. Boucher (édition Bouix). Paris, 1873, pp. 187-189.(2) Vie

manuscrite de M. de Bretigny, par M. Champagnol, pp. 40, 43, chap. VI. 72 de tout ce qu'il

y a de poli dans la vie humaine. Il faut pourtant avouer qu'en ce petit lieu il se trouve de

grands trésors de grâces et il me semble que la divine Providence m'y a conduit, pour me

faire entrer dans la connaissance des grandeurs de Dieu... Ce n'est pas en moi que je

trouve ces grandeurs de Dieu, c'est en des âmes qu'il a merveilleusement enrichies de ses

dons, et en qui je puis voir, comme au travers de quelques petites fentes, la lumière de

l'autre vie (1). Et il décrit les états sublimes de deux mystiques inconnues auprès

desquelles de très hauts spirituels feraient figure de commençants. Il racontait, vingt ans

plus tôt, à son maître, le P. Louis Lallemand, une expérience toutesemblable. Je voudrais

vous faire un récit fidèle de l'heureuse aventure, dont il a plu à Dieu de me favoriser au

sortir de Rouen, par la rencontre d'un bien que je ne saurais assez priser, je veux dire

d'une âme des plus rares.Je me trouvai placé dans le coche auprès d'un jeune homme

d'environ dix-huit ans, simple et fort grossier en tout son extérieur, et particulièrement en sa

parole; qui ne savait ni lire ni écrire, ayant passé toute sa vie au service d'un prêtre, mais

au reste rempli de toutes sortes de grâces et de dons célestes si relevés, que je n'ai encore

rien vu de pareil.Il n'a jamais été instruit par des hommes dans la vie intérieure, et

cependant il m'en a parlé avec tant de subtilité, d'abondance et de solidité, que tout ce que

j'en ai lu et oui dire, n'est rien au prix de ce qu'il m'en a dit. Comme d'abord je découvris ce

trésor, je ménageai, autant qu'il me fut possible, toutes les occasions de lui parler en

particulier. Je n'avais de conversation qu'avec lui et nous prenions ensemble nous deux

seuls nos repas; hors de nos entretiens, il était continuellement en oraison...Son oraison

est très sublime. Ses commencements furent des extases, qui sont, dit-il, des

imperfections dont il avoue que Dieu l'a retiré. D'ailleurs aucune outre-cuidance. Il se

révélait ainsi lui. même presque sans y prendre garde. (1) Lettres spirituelles du R. P.

Surin, Avignon, 1721, I, p. 116. 73 Aussitôt qu'il faisait réflexion sur ce qu'il m'avait dit, il

voulait se jeter à mes pieds pour s'humilier...Il me fallut user d'une grande adresse pour le

faire parler. Je feignais ne tenir compte de lui et je lui persuadais qu'il était obligé par

charité de m'entretenir de quelques bons discours, puisque je ne pouvais pas toujours

parler. Par ce moyen, je le faisais insensiblement entrer en matière. Il s'enflammait aussitôt

et ne faisant plus de réflexion sur soi-même, il s'abandonnait à sa ferveur et parlait suivant

l'impétuosité de l'Esprit-Saint qui l'anime. Dès que je me fus recommandé à ses prières, il

entra en défiance et commença à se tenir sur ses gardes. Mais comme il est extrêmement

simple et qu'il se croit le moindre de tous les hommes, il s'est plus découvert qu'il n'a

pensé. Je ne puis transcrire toute cette splendide lettre qui est un véritable traité de

mystique. Des sommets elle descend parfois jusqu'à nos vallées et l'on y trouve des

choses charmantes. Notre-Seigneur lui a enseigné à ne se scandaliser de personne et à

excuser toujours le prochain. Ce qu'il fait en deux manières : la première par cette maxime

que Dieu conduit les âmes par des voies différentes... la seconde d'attribuer tout à

simplicité... Un jour, voyant passer devant nous un cavalier avec un manteau d'écarlate, il

me dit : mon Père, ces bonnes gens, suivant l'inclination de l'orgueil, prennent ces

couleurs vives pour se faire voir de loin et se faire craindre par les apparences du feu et de

la lumière. Pressé de dire s'il n'avait point eu de directeur qui l'eût instruit, il me dit que non

: qu'il n'avait point eu d'autre maître que le Saint-Esprit; que quand les livres sacrés

seraient perdus, il pourrait s'en passer, Dieu lui ayant assez appris par lui-même pour son

salut (1). A plus forte raison, ne devait-il rien aux maîtres de la vie contemplative. Ignorants

du reste ou savants, ils sont tous ainsi. C'est Dieu qui fait les mystiques. Je devais (1)

Surin, op. cit., I, pp. I, 15. 74 rappeler cet axiome dès les premiers chapitres d'une histoire

où l'initiative secondaire de l'homme menacera parfois de nous absorber. Nous étudierons

de fortes organisations religieuses, nous traverserons des écoles, nous ne quitterons guère

la cité des livres, mais cela ne devra jamais nous faire oublier l'expérience fondamentale et

exclusivement divine d'où tout le reste rayonne et dont nous venons d'apporter de si clairs

exemples. § 2. — Le Père Coton et la trêve du Roi.  I. Coton nous appartient tout entier. —

Famille d'anti-ligueurs et d'antijésuites. — Le libéralisme du P. Coton. — Sa douceur

naturelle. — Rabelais et les écrivains dévots. — Coton et la controverse protestante. —

Style truculent. — Responsio mollis frangit iram. — Aménité et urbanité habituelles du P.

Coton controversiste.II. Situation très spéciale du P. Coton à la Cour. — Agent et otage des

jésuites. — Politique de Henri IV à l'endroit des jésuites. — Sa méfiance profonde. —

Evolution de ses sentiments. — Arrivée de Coton à la Cour. — « Attachement de tendresse

». — L'édit de Rouen. — Mécontentement de la cour de Rome et du général des jésuites.

— Le point de vue français et les « italiens ». — Dangers de la politique romaine. — L'acte

héroïque du P. Coton.III. Homme de cour, diplomate et mystique. — Le P. Coton et le P.

Joseph. — De la religion de Henri IV. — L'épieikeia et la conscience du roi. — Coton

devait-il laisser la partie ? — Son apostolat à la Cour. — Le Théologien dans les

conversations avec les gens du monde. — L'Intérieure occupation et la Philolhée.IV. La

Trève du Roi. —L'Union sacrée et la renaissance mystique.V. Vie intérieure du P. Coton. —

Influence italienne. — Coton et François de Sales. — Sermons. — Méditations. — Les

deux étendards. — Le portrait de Lucifer. —Les bons anges. — Archanges et

archi-démons. — Particularités du style pieux à cette époque. — Tendresse et noblesse. —

L'Holocauste. — Le pur amour facile à tous. — Les formules du pur amour. — Le pur

amour au seuil même de l'enfer. — Magnanimité.VI. Coton et les mystiques de son temps.

— Sa carrière d'exorciste. —. Adrienne Dufresne. — « Personne ne m'a porté plus

efficacement à Dieu qu'elle ». — La vie mystique de Jeanne-Marie Coton. — Le P. de La

Chaise. — Derniers jours du P. Coton. — Les mystiques de la Compagnie de Jésus et le

P. Coton. 1. Le P. Coton nous appartient tout entier. En effet si d'une part, ami, conseiller

et collaborateur de Henri IV, il a secondé autant et plus que personne la mystique

renaissance que nous racontons, il reste, d'un autre côté, par son action directe sur les

âmes et sa propre vie 76 intime un des témoins les plus éminents de cette renaissance. On

ignore aujourd'hui communément ce dernier aspect de son génie et de sa grâce, mais,

seuls juges compétents en la matière, les mystiques et les saints de ce temps-là ne s'y

sont pas trompés. Au lendemain de la misérable intrigue qui força le roi Louis VIII à

congédier son confesseur (1617), le futur chancelier de Marillac, que nous célèbrerons en

son lieu, trouvait, pour peindre le noble exilé, une image encore plus juste que

charmante.« Le P. Coton, disait-il, sort de la Cour, aussi calme, libre et paisible qu'on

saurait désirer ; il ne s'en ressent non plus qu'un cygne qui sort de l'eau et dont les

plumes ne paraissent aucunement mouillées. » Plus précis et plus gauche, le fils spirituel

et le biographe de Marie de Valence, L. de La Rivière, parle dans le même sens et nous

rapporte à ce sujet un témoignage encore plus considérable que le sien : « Cet ange,

écrit-il, parmi les distractions de la Cour se tenait soigneusement en la présence de Dieu...

De l'oeil gauche, il regardait le siècle pour le mépriser; du droit, il contemplait l'éternité

pour l'aimer. Un jour, le sieur Gallemant, docteur de Sorbonne, homme ,fort contemplatif...

me dit, parlant du P. Coton, que c'était un personnage fort intérieur et qu'il était tout autre

que plusieurs ne se persuadaient pas (1). » Avec cela, comme nous vivons aujourd'hui

sous un prince ennemi de la fraude, je veux dire sous le règne de la critique indépendante,

assez indépendants nous-mêmes, nous ne perdrons pas notre temps à discuter les mille

sottises que l'on a écrites sur ce grand homme. Au reste, nous n'avons pas à défendre le

P. Coton, mais à le peindre au naturel, et avec toute l'attention que nous commande un

des personnages essentiels de notre vaste récit.Comme plusieurs des mystiques de son

temps — sainte (1) Cf. Prat, Recherches historiques et critiques sur la Compagnie de

Jésus en France du temps du P. Coton, Lyon, 1876, t. III, pp. 76o, 767. 77 Chantal, par

exemple —Pierre Coton, forézien, né en 1564 à Neronde (1), a grandi dans un milieu où

l'on avait la « Sainte Ligue » en horreur. Son père poussait même un peu loin les choses.

Guichard Coton, seigneur de Cheneveux, collaborateur de Claude d'Urfé dans le

gouvernement du Forez, puis secrétaire des commandements de la reine Catherine,

détestait d'un même coeur, soit les huguenots, soit les jésuites, et il formait ses enfants à

craindre cette double peste. Le biographe officiel du P. Coton, le R. P. Prat, déplore

amèrement la seconde de ces inclinations où nous serions tentés plutôt de voir un coup de

la Providence. II nous semble, en effet, que les réflexions que le jeune homme, devenu

jésuite, et fervent jésuite, n'a pu manquer de faire sur les souvenirs de son enfance, ont dû

préparer ce qu'on peut appeler d'un très beau mot le libéralisme du P Coton. Il ne lui est

certes rien resté des sentiments hostiles de son père envers les ultramontains et la

Compagnie de Jésus, mais il a vu de bonne heure sur un cher exemple, qu'il se trouve de

très honnêtes gens des deux côtés du rempart. Cette leçon qu'il aura constamment

l'occasion de mettre à profit, lui a donné un certain pli qui le distinguera des fanatiques de

gauche ou de droite, un esprit de modération conciliante qui déconcertera jusqu'au bout

ses adversaires naturels et le rendra même quelquefois plus ou moins suspect à ses chefs

et à ses amis.Sa nature propre ne le prédestinait pas non plus à figurer jamais parmi les

violents. Solitaire, ami des livres, un peu timide, il était d'une douceur et d'une gentillesse

extrêmes, que ses contemporains reconnaissent unanimement, sauf à l'attribuer parfois à

quelque magie. Il passait aux yeux des huguenots pour un « charmeur », pour un «

enchanteur », deux mots qui, à cette date, sentent le sabbat. Il avait simplement beaucoup

de tendresse. (1) Deux ans plus tôt que son compatriote Honoré d'Urfé. 78 Avec cela, un

grand air, des manières et une voix très séduisantes. « Il a, disait Palma-Cayet, une grâce

si attirante qu'on ne se peut lasser de l'écouter (1). » «  Il était beau de visage, écrit de son

côté le P. de La Rivière, qui l'a bien connu, d'une riche taille, d'un port grave; d'un parler

gracieux, facile à aborder, condescendant, doux et affable tout ce qui se peut (2). »Tel on

l'avait déjà vu, dès les premiers pas de sa carrière apostolique, dans ses nombreuses

rencontres avec les ministres protestants. Soit qu'il écrivit contre eux, soit qu'il prit part à

ces réunions contradictoires qui étaient alors de mode et qui ressemblaient souvent à

certaines séances de la Chambre contemporaine, il surprenait, il gênait, il gagnait aussi

quelquefois ses adversaires par l'humanité de ses propos. ll faut bien que, ce faisant, le

jeune controversiste ait montré quelque originalité, puisque nous voyons les ministres

répandre le bruit de la conversion du P. Coton au calvinisme, et plusieurs catholiques se,

rallier en gémissant à cette infamie. La chose alla si loin que le jésuite dut se défendre

publiquement du crime de trahison, apprenant ainsi de bonne heure que les pacifiques ne

« possèdent la terre » qu'au prix des humiliations les plus douloureuses. Non pas que s'il

eût voulu s'abandonner à sa verve naturelle, il eût manqué de verdeur ou de mordant. Plus

délicat d'esprit et de coeur, moins truculent que ces géants qui, près de lui, écrasaient

l'hérétique à coups de massue, et qui, dans le fond, n'étaient pas plus méchants que

l'auteur de l'Histoire des variations, Pierre Coton n'en rappelle pas moins d'ici de là, son

frère, l'ingénu et terrible Garasse, ou, si l'on préfère; un beaucoup plus grand que

Garasse. C'est un des traits les plus amusants de la littérature religieuse à cette époque:

tant de pieux écrivains qui n'ont presque (1) Prat, op. cit., II, p. 111. (2) La Rivière, op. cit.,

p. 99. 79 pas lu. Rabelais, qui l'anathématisent et qui néanmoins, pour le style s 'entend,

relèvent de lui.Qu'on en juge plutôt sur cette page où le P. Coton s'en prend à

« l'amplissime personne » de Daniel. Charnier, ministre à Montélimar et coupable d'avoir

inventé. de toutes pièces et puis répandu à profusion l'Histoire notable du P. Henry, jésuite

« condamné en la ville d'Anvers, aux flammes, pour sa paillardise ». Après avoir prouvé

l'inanité de cette fable, Coton en vient aux déclamations de Charnier sur l'intempérance

des moines. Vrai Dieu, s'écrie-t-il, où en sommes-nous ? Le ministre pansifique. et joufflu,

assisté de sa margot, entouré de sa marmaille, sera, le bonnet rouge en tête, assis au bout

d'une table chargée de tripes attendries au serein, (c'était, parait-il, le plat favori de

Charnier; on lui aurait donné de ce chef le sobriquet de tripier) remplissant, en toute

carrure, les larges dimensions d'une chaise, poitrine débraillée, manches renversées

jusques au coude, pétrissant des deux joues et tirant des deux mains coup sur coup,

suant, dégouttant et reniflant à force de graisse, soupirant en basse-contre... J'abrège et

pour cause. Ce qui suit est d'un même. élan, mais d'une veine plus haute. Le ministre

grimaudant sur un livre, entonnant un psaume, galopant de synode en synode aux dépens

de la cause; le ministre querellant, grondant, rebellant, disant ce qui lui semble en matière

de foi; interprétant, comme il lui vient en bouche, l'Ecriture; fanfarant ses rêveries; bref, le

ministre, vivant ministralement, sera estimé saint personnage, réformé pasteur, exemplaire

de l'honnêteté, prévôt de l'Eglise surgissante et arc-boutant de l'Evangile nouvellement

imprimé; et ces pauvres hères de capucins, minimes, chartreux, jésuites, etc. ne seront

que des maroufles (1). Oubliant de trop justes répugnances, qu'on veuille bien remarquer

surtout la précision et la couleur des touches pittoresques qui se pressent dans ces textes

passionnés. (1) Prat, op. cit., I, pp. 687, 688. 8o C'est là un des traits caractéristiques du P.

Coton écrivain. Pour peu qu'il y prît garde, il saisissait vivement et il savait peindre les

ridicules de ses adversaires. Ainsi,par exemple des prières théâtrales dont certains

ministres assaisonnaient leurs exercices publics de controverse Le prédicant, en ce lieu,

faisant le marmiteux, renverse les prunelles, et va roulant ses yeux, tirant un long soupir du

plus profond de ses arrière-poumons et du plus creux de son âme voûtée, bâtant à donner

l'âme et le mouvement à un moulin à vent, et puis, laissant aller ses bras, comme celui qui

branle d'un bicacolier plutôt que de les croiser (1). Ailleurs, il prend sur le vif un ministre

matamore qui défie tout à son aise l'ennemi absent. On vous a vu... après mon départ,

arpenter la place Saint-André, faisant le pot-aux-anses, en démarche de victorieux; si

quelqu'un se présentait, bien épousseter les absents, à joues enflées faire le quos ego,

qu'il n'en viendrait pas un à qui l'on ne fît perdre terre; bref pratiquer le proverbe :

lepusculus barbam vellit leoni mortuo, ne vous souvenant plus des beaux et sages

documents que Mgr de Lesdiguières, soigneux de votre honneur, vous a donnés si

souvent, que si un tel était là, vous n'oseriez ouvrir la bouche, et que vous ne vous en

mélassiez plus ; que vous étiez trop souvent sur vos choux et porreaux et que d'heureuse

mémoire, vous aviez naguère fait gagner une bataille au Pape, présumant de disputer avec

M. Tholosain à Saint-Marcellin; et que toute chose vous serait mieux que la langue en la

bouche ou la plume en la main. On avouera que le bonhomme est épousseté de maîtresse

main et que Lesdiguières lui avait donné un sage conseil en l'engageant à se tenir coi.

Quelques mots de latin ne gâtent rien à l'affaire. Ceux qu'on va lire sont plus rares et d'un

effet plus amusant. Voici la troisième fois qu'il me taxe de faire des arguments cornus et

conséquences cornues, et lui semble, à force d'appréhension, (1) Prat, op. cit., I, pp.

331. 81 de voir. toujours des cornes, tant il a sur ce sujet, l'imagination lésée : scilicet ad

sylvas et sua lustra redit (1). J'ai dû donner quelque idée de sa plume de combat, mais ce

n'est pas là le ton ordinaire du P. Coton. Il ne se flattait aucunement lorsqu'il écrivait sur la

couverture d'un de ses livres ces mots des Proverbes : « Responsio mollis frangit iram. La

douce réponse apaise le courroux », et il pouvait reprocher à ses adversaires leur

emportement, sans craindre qu'on lui renvoyât le reproche. Il fallait être plus modéré et

plus attrempé pour nous en faire croire. Qui toujours souffle, toujours bourdonne, toujours

écume, toujours grince des dents, il brave et bave et c'est tout (2). Quant à lui, qui veut

connaître son attrait et sa manière n'a qu'à savourer la brochure spirituelle, paisible et

cordiale qu'il écrivit pour rassurer les catholiques sur son apostasie prétendue et pour

détromper les huguenots de leurs folles espérances. Il s'adresse au premier auteur de 'ces

étranges nouvelles, au pasteur Charnier. Eh, quoi! Monsieur Charnier, c'est donc la

modestie (au sens de modération) et douceur dont j'ai usé , c'est donc l'affection que je

vous porte, c'est donc la charité que j'estime de vous devoir, qui ont servi d'occasion à une

si grande acrisie que de m'ombrager de chose que je déteste cane pelus et langue et que

j'abhorre par habitude infuse et acquise un inonde de fois plus que la mort même... Vous

chatouillez-vous si aisément pour vous faire rire, au préjudice de votre salut et de la

renommée de ceux qui vous aiment, hors la religion ? Vous tressaillez de joie, dites-vous,

sur cette espérance ; et qui vous a enseigné à vous paître ainsi de vanité, gorger

d'ombrage et faire substance de mensonge ?...Pourquoi n'espériez-vous pas aussitôt

qu'un matin j'étais pour devenir faune, satyre, lycanthrope, hippocentaure... ou que,

descendant en Avignon, je me précipiterais dans le (1) Prat, op. cit., I, pp. 325-329. (2) Ib.,

1, p. 534. 82 Rhône.., ou que je chargerais bientôt le turban ? Voilà ce que c'est que de

s'être accoutumé à refuser créance aux choses qui sont, et s'engager à perte de vue, à

celles qui ne sont pas.Je vous avais envoyé des livres, il est vrai :je vous avais parlé de

coeur et d'affection, je l'avoue : l'un contenait la réponse au livre du sieur du Plessis...

l'autre montrait le zèle que j'ai de votre salut, vous présentant de coeur et d'affection

comme je confesse de l'avoir en votre endroit singulière, l'antidote de vos fautes et le

contre-poison de vos erreurs, -cherchant s'il y aurait moyen de sauver une âme que je

chéris...Permettez, permettez, s'il vous plaît, que je vous aime et que je haïsse vos

conceptions; que je vous affectionne et que je reprenne ce qui est en vous; que je prise

votre personne et que je méprise vos habitudes (habitus) ; que je loue vos qualités et que

je vitupère, sauf l'honneur, votre condition ; que je me réjouisse des dons naturels que je

vois en vous et que je soupire pour les surnaturels. Après comme avant cet incident, il veut

rester l'ami du ministre. Qu'on sache bien seulement qu'il n'a pas trahi l'Église. Charnier

doit rétablir la vérité sur ce point. La pose faite, on n'aura raisonnable sujet de s'ébahir

comment une telle liaison 'put exister entre un jésuite et un ministre, c'est-à-dire entre un

archi-catholique et un archi-huguenot, attendu que l'amitié prend sa source non de la foi,

mais de la charité, laquelle est avec autant d'avantage de mon côté que la charité, jointe à

la vraie foi surmonte l'autre qui n'est que naturelle. Théologie un peu subtile si l'on veut, en

matière d'amitié, mais toute charmante. Catholique, il aime deux fois ceux qu'il aime. Et il

ajoute, avec une délicieuse malice, que depuis la venue du Christ, « se doit vérifier encore

la vision d'Isaïe : habitabit lupus cum agno et parclus cum hcedo accubabit; vitulus et ovis

et leo simul morabuntur. Nous sommes frères, non ja utérins, n'ayant même église pour

mère, ratais da côté de Dieu, notre Père et commun Seigneur (1). (1) Prat, op. cit., pp. 411,

417. Comme nous n'avons pas ici -à nous occuper directement de Daniel Charnier, je me

contenterai de citer deux mots de lui qui sonnent d'étrange façon : « Bon Dieu, écrit-il en

réponse à ce qu'on vient de lire, quelle fureur dans sa lettre ! Jamais je n'ai rien lu de plus

atroce : ce n'est pas de la colère, c'est de la frénésie », et il achève en comparant le P.

Coton à un chien enragé. (Prat, I, 418.) 83 Sauf les nuances du temps, - n'est- ce pas ,le

propre style de saint Anselme ou de Fénelon ? On voit de reste, semble-t-il que lorsque le

P. Coton écrit de ,la sorte, il suit sa pente naturelle. Ce n'était pas là simplement, politesse

et charité. Son esprit aimait la mesure et fuyait l'outrance. On a souvent loué la modération

doctrinale de Bossuet dans ses livres contre les protestants, et notamment dans

l'Exposition. Le P. Coton a publié un ouvrage du même genre en un temps où de telles

initiatives demandaient plus de hardiesse, et comme Bossuet le sera plus tard, il fut lui

aussi suspect de minimisme. Si elle n'avait pas eu l'appui du roi de France et de Bellarmin,

son oeuvre, nous dit-on, n'aurait pas évité l'Index. Mais la doctrine de ce grand

controversiste n'est pas de notre sujet. Nous voulions seulement prendre un premier

contact avec cet illustre pacifique et préparer, en quelque sorte, le choix que Henri IV va

faire de lui, pour l'associer à cette politique d'union et d'apaisement qui devait, sinon

promouvoir, du moins seconder merveilleusement, la renaissance mystique de notre

pays.II. Le P. Coton, qui d'ailleurs ne fut chargé de la conscience du roi qu'à la mort du

curé Benoît en 16o8, n'occupait pas à la Cour la situation qui sera faite plus tard aux

confesseurs de Louis XIV. Il tenait là toutes sortes de rôles plus ou moins protocolaires.

Prédicateur ordinaire du Roi, représentant officieux. du Saint-Siège, au moins pendant la

nonciature d’Ubaldini qui eut, la sagesse d'user largement de ses services, précepteur du

Dauphin, casuiste, directeur ou catéchiste de qui voulait, toutes ces fonctions et d'autres

encore s'étaient peu à peu comme greffées sur la curieuse et glissante mission qui l'avait

amené dans ces parages. Il était là surtout en sa qualité 84 de jésuite, agent, et, disons le

mot, otage de la Compagnie.L'histoire est connue. En 1595, un ancien élève des jésuites

ayant tenté d'assassiner le roi, le parlement avait dextrement profité de cette occasion pour

pendre un jésuite, le P. Guignard et bannir les autres du royaume. Une pyramide élevée

sur les ruines de la maison de Châel, et décorée par le protestant Joseph Scaliger de

quatre inscriptions frénétiques,commémorait ces prouesses et symbolisait massivement le

sentiment de la plupart des parlementaires, des réformés et d'une partie de la Sorbonne,

envers la Compagnie de Jésus. De son côté, le fils de Jeanne d'Albret n'éprouvait aucune

sympathie pour les jésuites. Il avait trop de sens et trop de mémoire pour les rendre seuls

responsables de la Ligue, mais il les croyait plus romains que français, vendus à l'Espagne

et docteurs en régicide. On le lui avait assez dit. A tous ces titres, il en avait peur, ce qui

s'appelle peur, au plein sens du mot. D'autre part, ils avaient des amis chauds et

puissants. Ils étaient partout. Villes et provinces se les disputaient, bravant sans vergogne

la sentence du Parlement de Paris. Sollicité en sens inverse à leur sujet, le roi, que

n'aveuglait aucun fanatisme, s'était lentement et mûrement décidé à composer avec eux.

Les vues politiques qui l'avaient amené à cette solution et qui nous paraîtraient moins

géniales si depuis lors tant de gouvernements n'avaient pas fermé les yeux à de telles

évidences, sont bonnement exposées dans une longue lettre de Henri IV à Jacques Ier, roi

d'Angleterre. C'est aussi, lui disait-il, la cause principale qui m'a empêché de traiter à la

rigueur les jésuites, pour être un corps et un Ordre, qui est aujourd'hui si puissant en la

Chrétienté, étant composé et rempli de plusieurs personnes d'entendement et de doctrine,

lesquels ont acquis une grande créance et puissance envers les catholiques; si, qu'en les

persécutant, et désespérant (les forçant à désespérer) de leur conservation en

mon 85 royaume, c'était bander directement contre moi plusieurs esprits superstitieux,

malcontenter un grand nombre de catholiques, et leur donner quelque prétexte de se

rallier ensemble et exécuter de nouveaux troubles en mon dit royaume et même prêter

l'oreille aux ennemis de la tranquillité d'icelui, tant étrangers qu'autres. Il rappelle ensuite

que plusieurs provinces les ont conservés, en dépit de la loi et que s'il eût employé son

autorité contre elles, « peut être qu'il y eût eu de la résistance, de laquelle l'exemple eût

été préjudiciable à ses affaires ». L'aimable machiavélisme qui suit n'est pas moins

sage. J'ai considéré aussi qu'en laissant quelque espérance aux dits jésuites d'être

rappelés et remis en mon dit royaume, je les divertirais et empêcherais de se donner

entièrement aux ambitieuses volontés du roi d'Espagne, en quoi j'ai reconnu ne m'être

mécompté... Or ayant gagné ce point sur eux, j'ai désiré renfermer et régler en mon

royaume leur puissance et fonctions, afin d'en être servi et obéi à l'avenir sans ombrage, ni

leur laisser la liberté et faculté de me desservir, ores que la volonté leur en vînt. Et c'est à

quoi je veux maintenant pourvoir par un bon règlement, lequel étant bien observé, ils ne

pourront quand ils voudront, servir ledit roi d'Espagne, ni même le Pape, à mon préjudice

(1). S'il faut en croire le dernier biographe du P. Coton, ce précieux document ne nous livre

pas la vraie pensée du roi de France. On ne doit pas le prendre à la lettre. Désireux de

ménager Jacques Ier, il lui parle la seule langue qu'un souverain protestant puisse

comprendre. Pour lui-même, à la date où il écrit de la sorte (15 août 16o3) il est tout à fait

revenu de tous ses anciens préjugés de secte ou de parti contre les jésuites. Il est

désormais pleinement acquis à la Compagnie. Cette glose ingénue nous paraît

inacceptable. Le P. Coton serait, je crois, de notre avis, lui qui eut tant de peine à chasser

de l'esprit et du coeur (1) Prat, op. cit., II, pp. 132, 133. 86 du roi cette vieille défiance que

d'autres entretenaient activement et que la moindre occasion ne manquait pas de réveiller.

Il est vrai que dans sa lettre au roi d'Angleterre, Henri IV atténue quelque peu les

concessions qu'il a déjà faites aux jésuites et celles qu'il songe à leur faire dans un avenir

aussi lointain que possible. Mais, pour les raisons qui lui dictent ce changement d'attitude,

il les déduit avec une franchise absolue. Il parle ici comme il se parlait il lui-même. Sa

pensée très nette est bien d'abord de couper court à tous les désordres que risquerait

d'entrain« la continuation des mesures persécutrices, ensuite de s'at. tacher, s'il y a

moyen, un Ordre insigne et d'utiliser son génie comme ont fait d'autres souverains

catholiques. Très méfiant, il entend bien les surveiller de près au moment même où il les

embrasse; politique, il entend ne leur distribuer ses faveurs que goutte à goutte, soit pour

les enchaîner plus étroitement à son service, soit pour endormir par cette lenteur l'inquiète

résistance du Parlement, de la Sorbonne et des réformés. Telle était en 16o3,  telles

resteront longtemps encore les pensées de Henri IV sur les jésuites, pensées toutes

politiques que le P. Coton eut le rare mérite de transformer peu à peu et d'attendrir. En

16o3, il les redoute, il ruse avec eux, il joue au plus fin ; bien avant 162o, il les aimera pour

de bon.Le roi et le jésuite se rencontrèrent pour la première fois à Fontainebleau, le 29 mai

16o3. Ils ne devaient plus se quitter. Le P. Coton achevait alors une série de prédications

dans la capitale de la Provence. Il avait trente-neuf ans. Plusieurs voix surnaturelles lui

avaient déjà donné à comprendre qu'une haute mission l'attendait, qu'il était l'instrument

choisi de Dieu pour le triomphe de la Compagnie. Il ne fut donc qu'à moitié surpris par les

ordres du roi qui le mandaient à la Cour. En chemin, il tint à s'arrêter à Valence auprès de

sa sainte. Cet homme qu'on nous a représenté comme un intrigant, entre sur 87 la scène

politique avec la foi et la simplicité d'un enfants Marie de Valence lui promit le coeur de

Henri IV. Douce prédiction qui se réalisera deux fois et qui, palus tard, consolera l'immense

détresse de ce serviteur, loyal et tendre, lorsqu'il recevra, pour le porter au collège de la

Flèche, le coeur inanimé de son prince.D'autres jésuites éminents, Louis Richeome, Ignace

Armand, avaient déjà commencé le siège du roi, et dans la pensée de celui-ci le plan que

nous dessinions tantôt était déjà nettement fixé. Il n'y avait plus qu'à réaliser ce programme

sinueux et lent. Pour connaître à fond cette mystérieuse Compagnie, Henri IV voulait

auprès de lui un jésuite type,. si j'ose dire, qu'il pût sonder à loisir en le questionnant et le

retournant de tous les côtés. Ce jésuite serait ainsi tout ensemble l'exemplaire vivant,

l'agent officiel et l'otage de son Ordre. Qu'on le surprît à nouer quelque trahison et les

jésuites seraient perdus. D'un autre côté, si ces hommes-là méritaient leur renommée, un

jésuite de marque ornerait la Cour et servirait, de bien des façons, à la politique royale. A

toutes ces fins, Henri IV accepta, provoqua même à moitié, l'offre que lui firent les

supérieurs de lui donner le P. Coton qu'il savait être un des premiers prédicateurs du

royaume et dont Lesdiguières, bon juge, lui avait dit « tous les biens du monde ». On ferait

un essai de l'éloquence du jésuite et de sa personne. Coton se prêterait à l'examen du roi

et prêcherait devant lui. Si la première impression était bonne, on le garderait.Ils se virent

donc. Avec son grand air de simple franchise, sa belle humeur et ses. bras ouverts, le roi

fut charmant. Son accueil, nous dit un vieil historien jésuite d'une exquise décence, « fit

naître, dans le coeur du P. Coton, pour la personne de ce grand monarque, cet

attacheraient de tendresse qu'on a plutôt pour son ami que pour son maître. Aussi ce

prince sentit bien, dès lors, qu'il aurait pour le P. Coton quelque chose de plus que 88 les

sentiments ordinaires d'un souverain pour un bon sujet » (1).Quelques jours après, Coton,

ayant suivi la Cour à Paris, écrivait à un de ses amis : Le roi nous parla diverses fois aux

Tuileries devant et après la messe et toujours avec beaucoup de bienveillance, une fois

notamment qu'il nous tînt avec soi plus de demi-heure, en présence des principaux de sa

Cour et de Paris... Avant son départ, Il nous dit ces paroles : « Venez à Saint-Germain,

vous verrez mon Dauphin.Sa Majesté depuis daigna nous mener voir partie de ses grottes

artificielles, et la chapelle qu'il fait bâtir avec peintures exquises. Le lendemain il nous

assigna une heure pour nous conduire par ses fontaines, où l'eau industrieuse fait

merveille et au delà de tout ce qui se voit, dit-on, à Pratolino et à Tivoli. Ses faveurs furent

que, au rejaillissement fallacieux de telles embuscades, il ne garantissait personne que

Mgr le Prince et nous, nous enseignant les endroits où nous serions à garant de l'eau, et

nous pressant contre sa personne ès angles et lieux plus étroits.Une fois je fus en sa

présence, avec M. Duperron, plus de deux heures de suite, discourant de plusieurs choses

saintes et utiles, montrant Sa Majesté d'y prendre beaucoup de contentement (2). Le P.

Coton ne perdait pas la tête, mais visiblement, il était enchanté de tant de caresses qui lui

semblaient, et justement, de bon augure. De son côté, le roi le trouvait tout à fait à son

goût. Mais Henri IV n'était pas homme à donner tête baissée dans la confiance.De fait,

nous savons qu'on réussit plus d'une fois à l'alarmer sur les desseins que tramait le doux

jésuite. Un jour celui-ci se vit à deux doigts de sa perte. On avait trouvé le complot.

Impatientés par les lenteurs du P. Coton, ses complices l'avaient trahi. D'abord à moitié

rassuré par un démenti limpide, le roi prit peur de nouveau, à (1) P. d'Orléans, cité par le

P. Prat, op. cit., II, p. reg. (2) Prat, op. cit., II, pp. 114, 115. 89 l'apparition d'un soudain

nuage affreusement noir et piqué de points rouges. Les éléments se mettaient de la partie.

Henri IV, qui était à table, ne mangeait plus. Enervé, « il tirait machinalement des plats vers

lui, puis les repoussait de la même manière ». Coton suivit quelque temps ce manège, puis

se penchant vers l'oreille du roi, il dit qu'il y avait un moyen très simple de prévenir le

danger. Puisque c'était lui-même qu'on redoutait, on n'avait qu'à s'assurer de sa personne.

La garde n'était pas loin. Il ne ferait pas de résistance. Pour que rien ne manquât au

triomphe de l'innocence, on vint dire, au même moment, que le gros nuage avait

disparu.Dans cette scène, et d'autres analogues que l'on imagine aisément, l'attitude de

Henri IV parait moins piteuse qu'on ne le croirait au premier abord. Malgré tous ses

défauts, il avait l'âme grande. Mettre en doute la loyauté d'un ami si cher lui était

souverainement pénible. Si Coton lui-même le trahissait, quelle fidélité serait sûre ? Ajoutez

à cela l'idée ridicule sans doute mais excusable que le prince, fraîchement initié aux

choses d'Église, se faisait de l'obéissance religieuse. N'y avait-il pas chez le P. Coton deux

hommes, le français et le jésuite, et ce dernier n'était-il pas aveuglément soumis aux ordres

d'un supérieur étranger, Aquaviva, esclave lui-même d'une autre puissance qui pouvait, au

premier jour, s'allier avec l'Espagne ? C'était plus qu'il n'en fallait pour aviver la défiance

instinctive du roi et pour rendre singulièrement épineuse la tâche principale que le P.

Coton avait à remplir auprès de lui. Dans les premiers mois qui suivirent l'arrivée du jésuite

à la Cour, il s'agissait en effet de résoudre, une bonne fois, la question des jésuites. On l'a

déjà vu, le roi consentait en principe au rappel de ces religieux, mais une foule de points

restaient à régler. Aquaviva et le Saint-Siège espéraient des bonnes dispositions du

souverain une mesure pleinement libératrice, une restauration pure et simple, toutes

choses que Henri IV ne pouvait, 90 guère et sans doute ne voulait pas accorder. Les

jésuites rentreraient en France. Cela était bien entendu, mais au prix de certaines

conditions plus ou moins paralysantes ou humiliantes, qui les maintiendraient plus

étroitement et constamment que les autres Ordres sous la dépendance du pouvoir royal.

De toutes ces conditions, la plus inacceptable aux yeux du Général et. du Pape était

l'obligation du serment de fidélité au Roi que les jésuites auraient à prêter au

commencement de chaque année. Après, de longues discussions, Coton avait obtenu que

ledit serment ne serait exigé de chaque religieux qu'une seule fois. On lui avait fait de

même plusieurs autres concessions, mais enfin, lorsque parut le fameux édit de Rouen,

qui rouvrait la France aux jésuites (1er septembre 16o3), ni le Pape ni le gouvernement

suprême de l'Ordre ne furent contents. On jugea que le P. Coton avait péché par excès de

condescendance et on se mit, sans plus attendre, en campagne, afin d'obtenir dare-dare la

modification de l'édit.Alors parurent dans leur plus beau jour l'habileté diplomatique, la

noblesse, l'esprit pacifique et libéral, la sainteté du P. Coton. Disons-le bien haut à leur

honneur, la plupart des jésuites français étaient avec lui. Ils aimaient leur roi. Ils avaient

pleine confiance dans les promesses verbales qu'ils avaient reçues de lui et qui leur

faisaient attendre, pour un avenir prochain, des faveurs plus étendues. Ils connaissaient

aussi la résistance passionnée de leurs ennemis. Bref, l'édit de Rouen les comblait

d'allégresse. « Ne rien faire ni entreprendre contre nos services, la paix publique et le

repos de notre royaume », le serment qu'on leur imposait ne leur coûtait pas.Plus

embarrassé que ses frères de France, puisqu'il avait reçu de son Général un blême formel,

le P. Coton restait à la peine. Avant de se mettre en mouvement, le nonce Buffalo à qui le

secrétaire d'État Aldobrandini avait donné l'étrange mission que nous avons dite — à

savoir 91 l’ordre de demander au roi la modification ou  la suppression de plusieurs articles

de l’Édit — s'était ouvert de ses perplexités au P. Coton. On ne lira pas sans plaisir et

admiration, bien que traduite en français moderne sur l'original latin, la réponse du jésuite,

qui, par l'entremise du nonce, s'adresse en réalité au Général et au Pape. Elle est adroite,

puisqu'elle présente uniquement la pensée d'une tierce personne indépendante — le

secrétaire d'État du roi ; elle est émouvante et noble, parce qu'on voit bien, à la lire, que le

P. Coton pense exactement comme Villeroy. Tous ceux de nos amis que j'ai consultés, sur

la communication de Votre Seigneurie Illustrissime m'ont répondu qu'il fallait s'adresser à

M. de Villeroy qui seul pouvait dire s'il était opportun d'en parler au Roi, si on pouvait

attendre du Conseil quelque modification de l'Édit, enfin ce qu'on pouvait écrire à Rome.

J'allai donc le trouver hier au soir (29 octobre 16o3) bien avant dans la nuit. Ayant lu la

lettre de l'illustrissime cardinal Aldobrandini, il me dit qu'il n'y avait pas lieu, à son avis,

d'importuner le Roi sur cette affaire, car il serait irrité d'apprendre que ce qui a été

approuvé à Venise et ailleurs, est blâmé par les jésuites romains, peut-être inspirés par

l'Espagne... Il jugea donc qu'on pouvait faire, tant à l'illustrissime cardinal Aldobrandini

qu'à nos Pères, une réponse ainsi conçue.Quant au serment... le Roi, en nous le

prescrivant, pensait moins à ses intérêts qu'aux nôtres ; car il est nécessaire pour faire

tomber les faux bruits répandus malicieusement contre nous dans le public, pour obtenir le

consentement du Parlement... pour prévenir le reproche de mauvaise volonté, qu'on ne

manquerait pas de nous faire, si on nous voyait tant soit peu difficiles sur ce point. Mais

pourquoi exiger des jésuites un acte qu'on n'exige pas des autres religieux? Parce que

ceux-ci, à tort ou à raison et bien qu'ils aient eu parmi eux des ligueurs de belle taille, n'ont

pas été exilés du royaume, parce que les pamphlets les ont plus épargnés, enfin et surtout

parce qu'un voeu spécial ne les engage pas au Saint-Siège, comme fait le quatrième voeu

des jésuites. Après d'autres 92 raisons également lumineuses, viennent ces lignes plus

frémissantes qui, si je ne me trompe, ne sont pas de Villeroy : Si nous ne pouvons pas

exercer autrement nos ministères en France, ne faut-il pas y entrer avec la loi du royaume,

pour revenir avec la loi de Jésus-Christ? Ne faut-il pas relâcher quelque chose de notre

droit particulier, ou du droit commun des religieux, afin que le droit commun de la nature et

des gens, et celui de l'Eglise ou du Saint-Siège, soit intégralement maintenu, par ce

moyen, dans ce vaste royaume ? Puisque la gloire de Dieu nous porte quelquefois à revêtir

des habits laïques, à nous mêler à des réunions de fêtes séculières, pourquoi le même

motif ne nous engagerait-il pas à déposer entre des mains laïques l'expression de la fidélité

que nous devons au Roi et à l'Etat. L'admirable prêtre et le bon Français! Ceci dit, le

secrétaire d'État peut rentrer en scène. Il semble à M. de Villeroy, continue le P. Coton,

 qu'on ne doit pas ainsi pointiller quand on ne peut douter de la bonne foi avec laquelle on

veut ce qui est bon et équitable. Or il est certain que nous ne désirons pas autant prêter

nos services à la France que le Roi désire les recevoir ; mais il faut se fier à Sa Majesté et

ne pas lui refuser l'hommage de notre fidélité. Et il n'y aura plus à craindre ni retour, ni

tergiversation, pourvu que nous ne le blessions point par toutes ces difficultés, comme si

nous voulions marchander notre fidélité. Telle fut au fond, et à peu près dans les mêmes

termes, la réponse de M. de Villeroy. Villeroy avait bon dos, et, du reste, dans toute cette

affaire, il s'entendait à merveille avec le jésuite. L'un et l'autre, ils savaient la susceptibilité

très naturelle du roi et ses intentions généreuses. J'ajouterai ici, conclut le P. Coton, un

trait qui prouve qu'il n'y faut pas regarder de si près avec un prince si bienveillant, si digne

de respects et d'égards. Il y a quatre jours qu'il me demandait ce que pensaient les italiens

de l'édit de notre rétablissement—« Sire, lui répondis-je, tous en rendent 93 grâces à Votre

Majesté, mais quelques-uns disent que le fruit n'a pas répondu à un si pénible

enfantement .—«Ecrivez-leur, reprit le Roi, que la mère est féconde et qu'elle enfantera

encore. » Et en effet, une expérience de chaque jour noua montre qu'il a l'intention de

nous accorder de nouveaux bienfaits (1). Écrit vite et par un homme qui va d'instinct aux

raisons les plus nobles, ce document ne dit pas assez combien l'opposition romaine à l'édit

de Rouen risquait de devenir dangereuse. A cette date, les destinées de la Compagnie en

France et la politique prévenante du roi envers le Saint-Siège, ne tenaient qu'à un fil.

Qu'on le comprît ou non à Rome, Henri IV, en signant l'édit de Rouen, avait donné un coup

de barre énergique, hardi, périlleux peut-être, du côté romain. Ce faisant, il avait joué gros

jeu, tant l'opposition gallicane et anti-jésuite était chez nous tenace et puissante. Après

s'être engagé avec cet éclat, si ni le pape, ni les jésuites n'étaient contents, le roi, blessé

au vif dans ses sentiments et contrarié dans sa politique, aurait bientôt congédié des amis

encore plus importuns que compromettants. Coton ne se faisait aucune illusion là-dessus.

Villeroy pas davantage. Si vous persistiez dans vos exigences, écrivait ce dernier à

Aquaviva, « je craindrais quelque malheur pour votre Ordre et même pour la religion

catholique» (2). Quelle ne fut donc pas la consternation du P. Coton lorsque, peu de jours

après avoir écrit la lettre qu'on vient de lire et qui n'avait pas encore eu le temps d'arriver à

son adresse, il reçut de son Général, avec de nouvelles expressions de blâme, l'ordre

formel d'insister auprès du roi sur la question du serment! Il n'avait plus qu'à obéir. Il le fit

la mort dans l'âme, très assuré qu'il marchait à sa propre disgrâce, et, ce qui lui était

beaucoup plus dur, à la ruine de son oeuvre. La lettre digne et pathétique qu'il écrivit peu

de jours après à son (1) Prat, op. cit., II, pp. 171-175. (2) Ib., II, p. 284. 94 Général nous

rendra présente, dans son détail le plus émouvant, cette héroïque aventure. Ici encore

nous donnons la traduction du texte latin. J'ai été profondément affligé quand j'ai vu dans

la lettre de Votre Paternité (c'est ainsi que les jésuites s'adressent à leur général) que cette

négociation n'avait point l'approbation de celui auquel j'ai toujours ardemment désiré de

plaire selon Dieu. J'ai cherché alors, comme toujours, ma consolation dans la volonté

divine. Car qu'y a-t-il pour moi dans le ciel et que désiré-je sur terre sinon elle ?Votre

Paternité croit que l'affaire aurait pu se traiter et se régler d'une autre manière. Ce n'est pas

la pensée de ceux qui connaissent cette Cour, les dispositions du Conseil du Roi et le

caractère de ce prince. Je m'en rapporterai cependant au sentiment de Votre Paternité,

comme il convient, autant de temps qu'elle le conservera. Dès qu'il a reçu « les ordres »

d'Aquaviva, il s'est rendu chez Villeroy qu'il a trouvé inquiet, mécontent et répétant « que

les italiens ne comprenaient pas nos affaires ». Même impression chez M. de Sillery. Quant

à Leur grand ami La Varenne, il en avait le frisson, tenant les jésuites pour perdus si l'on se

hasardait à remettre au roi les lettres d'Aquaviva. J'aurais certainement empêché, s'il n'avait

tenu qu'à moi que ces lettres n'arrivassent à la connaissance du Roi, mais j'ai dû soumettre

mon jugement et ma volonté au jugement et à la volonté de Votre Paternité. C'est

pourquoi, après avoir recommandé la chose au Seigneur, je consentis qu'on lût les lettres

au Roi. A peine les eut-il entendues qu'il me fit appeler et, comme je me présentai : « Vos

Pères d'Italie, me dit-il d'un air irrité, n'approuvent donc pas ce que nous avons arrêté

jusqu'à présent, ni ce que tous approuvent, excepté les espagnols? Ils ne peuvent pas

souffrir ce serment de fidélité. Qu'est-ce que cela veut dire? » — Je répondis le plus

doucement possible, apportant les plus fortes raisons que j’avais pu trouver. Mais le Roi ne

les accepta pas. « Vous vous trompez, me dit-il, il n'en va pas ainsi ; ou ils sont mal

disposés à mon égard, ou ils jugent mal des choses. Car enfin ne voient-ils pas qu'en

refusant 95 ce serment, ils semblent s'avouer coupables de tout ne qu'on vous a reproché

jusqu'à présent... Vous voulez absolument porter une tache que je m'efforce d'effacer...

Ces étrangers ignorent les moeurs françaises et cependant ils veulent tout soumettre à leur

manière de voir. Eh bien, puisqu'ils refusent de me promettre fidélité, je ne veux pas non

plus me fier à eux. Mais puisque je vous l'ai promis, choisissez-en douze parmi ceux qui

sont en France ; je ne permets pas à un plus grand nombre de rester avec vous et de

partager vos fonctions.» Ce fut par ces reproches et d'autres paroles également dures que

le Roi me manifesta son irritation. De quel coeur je lui répondis, celui-là seul le sait qui

n'abandonna jamais les siens et que les prières et les sacrifices de Votre Paternité

m'avaient rendu favorable. Le Roi s'apaisa et il me congédia avec des marques de bonté.Je

l'accompagnai ensuite à la messe. L'a, selon sa coutume, il me fit quelques questions sur

l'invocation de la Sainte Vierge. Ensuite il me fit assister à son repas durant lequel il me

proposa diverses questions à résoudre. Comme il me témoignait une grande bienveillance,

je crus devoir profiter de l'occasion que Dieu m'offrait pour détruire tout ce qui aurait pu

rester de ressentiment dans son coeur, et je m'y appliquai de tout mon pouvoir. Le

Seigneur, dans sa miséricorde, daigna encore me seconder, car le Roi s'expliqua les

craintes de Votre Paternité qui lui parurent raisonnables... et il promit de faire une réponse

dont nous serions tous satisfaits (1). Nous avons en effet cette réponse du roi de France au

général des jésuites, réponse royale certes, mais pacifique et bienveillante. Malgré la

dangereuse initiative qu'avaitprise Aquaviva, les choses en restaient an même point qu'au

lendemain de l'édit de Rouen. Le Roi ne modifiait aucun des articles de l'Edit, mais il

prenait « en trèsbonne part » les observations du Général. Il avait à coeur le rétablissement

des jésuites dans son royaume et ne serait content que lorsqu'il l'aurait conduit « à sa

perfection ». Partant, concluait-il,  je désire que vous vous en reposiez sur moi qui ai, avec

la (1) Prat, op. cit., II, pp. 18o-183. 96 bonne volonté, meilleure connaissance que

personne de ce qu'il convient de faire pour cet effet (1). Ces promesses furent largement

tenues, mais nous n'avons pas ici à pousser plus loin cette histoire. Il est d'ailleurs tout

naturel que le P. Coton ait mieux connu les vrais sentiments du roi de France que des

religieux italiens et que le Pape lui-même. Ce n'est pas cette facile clairvoyance que nous

tenions à mettre en lumière, mais bien l'esprit généreux et conciliant de ce grand homme

prêt, de son côté, à accepter sans barguigner pour lui-même et pour ses frères des

conditions onéreuses, humiliantes et qui semblaient contraires soit « au droit particulier des

jésuites », soit « au droit commun des religieux ».III. Nous nous sommes arrêtés peut-être

avec trop de complaisance sur ces incidents mémorables qui, scellant une sorte de pacte

entre la Maison de France et la Compagnie de Jésus, appartiennent, de ce chef, à l'histoire

générale de notre pays bien plus qu'à notre propre sujet. Mais l'occasion nous a paru

bonne d'éclairer, par un bel exemple, un ensemble de phénomènes qui étaient alors

communs et qui ne sont pas sans embarrasser les historiens profanes. Nous avons en

effet quelque peine à comprendre, à ramener à une satisfaisante et édifiante unité, la riche

complexité de tant de personnages qui passaient alors, avec aisance, de la contemplation

éminente à des soucis plus terrestres, à la science pure, à la politique, au gouvernement, à

l'art même de la guerre. Quand le P. Joseph examine, en homme qui est ou qui se croit du

métier, les fortifications de la Rochelle, comment reconnaître en lui le fondateur d'un Ordre

religieux exclusivement voué à la piété, l'auteur d'une foule d'écrits spirituels, un maître et

un modèle de vie intérieure? Avec lui j'avoue bien que l'antinomie touche à ses limites

extrêmes. Plus humain, plus aimable, selon moi, et si l'on (1) Prat, op. cit., II, pp. 183,

184. 97 préfère, moins étrange que le fameux capucin, le P. Coton nous aide à mieux saisir

ce dernier. La chose publique ne l'attirait guère. On le rencontrait plus souvent dans les

pèlerinages qu'aux tranchées. Il se mêlait aussi peu que possible aux affaires et ne s'est

intéressé, je crois, un peu vivement qu'au projet des mariages espagnols. Etait-ce là de

bonne politique, y avait-il intérêt ou non pour nous, à ce qu'une fille de Henri IV n'épousât

pas le prince de Galles, à ce que le Dauphin épousât une princesse d'Espagne, je n'en

sais rien, mais à tort ou à raison, le P. Coton résolvait la question d'une manière simpliste,

uniquement guidé par le point de vue catholique. Il va sans dire que le P. Joseph, lui aussi,

réduisait tout à ce point de vue, mais en dernière analyse et par des calculs plus

compliqués. Bon gré mal gré, néanmoins, Coton fait figure d'homme de cour et de

diplomate. Quels que soient ses goûts intimes, il quitte souvent son oratoire pour le cabinet

de Villeroy. Eh bien ! n'est-il pas évident, par les textes qu'on a lus plus haut, qu'au plus

embrouillé de ses négociations, cet homme-là continue à se mouvoir dans un monde

surnaturel, que ce qu'il nous a plu d'appeler son libéralisme s'appuie constamment à des

vues, à des mobiles, je ne dis pas seulement droits et généreux, mais tout à fait saints.

Pendant que tonne la colère de Henri IV, il s'arme d'une prière rapide et fervente ; le

triomphe de sa réplique qui dut être si humble et doucement pathétique, il l'attribue aux «

saints sacrifices » , aux messes promises par Aquaviva. Sous sa plume, ce ne sont pas là

des phrases. Il voyait très clairement le coeur de son roi entre les mains puissantes de

Dieu, l'ange du royaume, l'ange de son Ordre et son ange gardien à lui mettant, sur ses

lèvres, les paroles qu'il fallait dire. Nous reviendrons à sa vraie vie intime pénétrée par de

telles pensées. Pour l'instant, les actes suffisent. Qu'on imagine le brisement de ce

religieux, désavoué par ses chefs, au lendemain d'un succès qui lui a coûté de si longs

efforts 98 et sur lequel reposent tant d'espérances. Il sait, il ne peut pas ne pas savoir que

le Pape et que le Général se trompent. Il tâche pourtant d'incliner son propre jugement, de

le rapprocher du leur, comme il tâchera, bientôt, --avec quelle gentillesse! — de rendre

cette erreur excusable, louable même, aux yeux de Henri IV. Enfin il obéit; son voeu le lui

commande et il croit fermement que d'une manière ou d'une autre, même s'il échoue, tout

se trouvera pour le mieux.A ces grandes scènes qui, pour les raisons que nous avons

dites, nous paraissent avant tout religieuses, Henri IV n'assiste pas en simple étranger.

Qu'en ces matières sa préoccupation de premier plan fût d'ordre politique, nous l'avons

assez répété. C'est en sa qualité de roi pacificateur, faiseur d'unité, qu'il impose une trêve

aux partis qui se déchiraient, qu'il rappelle les jésuites; mais aussi, comme fera plus tard

Leibniz et par les mêmes voies, il entend travailler au règne, « à la gloire de Dieu ». On

pense bien que nous ne faisans pas de lui un mystique, mais, d'autre part, ni le nombre de

ses maîtresses, ni les vues intéressées qui ont manifestement activé sa conversion au

catholicisme, ne font rien à l'affaire. L'Église romaine, ses dogmes, ses rites, son esprit

étudiés par lui avec une sorte de curiosité affectueuse ne laissaient pas son coeur

insensible. Faisant la communion un jour de Saint-Martin, on le vit pleurer de piété. Le

nonce, qui était là, en avise son gouvernement : martedi, giorno, di san Martine, si

communio con tanta devotione che piangeva. « On est moins étonné de ces sentiments,

écrit là-dessus le P. Prat, quand on sait que depuis ses entretiens avec le P. Maldonat, en

1522, Henri de Navarre avait toujours eu sur le Très Saint-Sacrement les idées les plus

justes et les plus élevées. Lors même que le dépit, la politique et les événements l'eurent

ramené dans le parti protestant, il ne goûta jamais un système de religion qui n'avait pas

un sacrifice divin. Le Dieu de l'Eucharistie 99 était à ses yeux l'âme, le centre, la raison,

l'essence de la vraie religion. Et il le déclarait souvent aux ministres. « J'ai ce scrupule, leur

disait-il, dès l'an 1584... qu'il faut croire que véritablement le corps de Notre-Seigneur est

au Sacrement, autrement tout ce qu'on fait en la religion n'est qu'une cérémonie »

(Palma-Cayet)... Aussi avoua-t-il, dans les conférences qui précédèrent sait abjuration, qu'il

n'avait jamais eu aucun doute sur ce point. Et, dans la suite, l'Eucharistie fut toujours celui

de nos dogmes qui lui inspira le plus de respect et de vénération (1).» Évêque du dehors,

et, de ce point de vue, incomparable évêque, il était encore, bien qu'à sa façon, catholique

du dedans.Il goûtait, en la personne du P. Coton, non seulement l'ami fidèle et d'un

commerce charmant, mais le prêtre, mais l'homme de Dieu. Nous avons déjà rappelé que

le jésuite ne fut confesseur en titre, qu'à la mort du curé Benoit, c'est-à-dire pendant un

peu plus de deux ans (mars 16o8-mai 161o). Ce ministère lui faisait peur et pour

cause.Jusque-là, une très jolie vertu —  si rare chez nous, parait-il, que, depuis les vieux

scolastiques, on n'a pas encore su lui trouver un nom français, alors que les noms des

vices contraires abondent — l'epieikeia, en un mot, lui avait suffi pour se tirer de la situation

délicate où le mettaient souvent les folles aventures du roi. Il avait fait sans doute à l'oreille

du coupable les observations nécessaires, comme prêtre, mais non comme confesseur.

Les nouvelles responsabilités qui pesaient maintenant sur lui étaient bien plus

accablantes. Dès avant son entrée en charge, il les confiait à son Général : Il y a lieu, lui

écrivait-il, d'appliquer l'epieikeia dans la plupart des circonstances en dehors de la

confession, mais en va-t-il de même dans la rigueur et la vigueur du Sacrement? Et (1)

Prat, op. cit., II, pp. 188, 189. 100 cependant que de choses ne passe-t-on pas presque

toujours aux princes !... Je suis effrayé, en lisant les anciens Pères, du zèle qu'ils

déploient... Tout cela me fait trembler (1). Pour que rien ne manquât à ses tourments, il

venait, comme l'on sait, à une époque lamentablement et ridiculement critique dans la vie

amoureuse de Henri IV. Ce qu'il dit et ce qu'il fit auprès de son pénitent, reste le secret du

P. Coton et celui du roi. Il y eut des hauts et des bas et l'autorité du confesseur fut

certainement moins inefficace qu'on serait tenté de le croire, lorsqu'on se contente d'une

vue d'ensemble sur la chronique scandaleuse de ces deux tristes années. Le P. Coton, dit

excellemment Louis de la Rivière « si bien il ne réussissait pas toujours à empêcher tout le

mal qu'il eût désiré, du moins il empêchait qu'il y en eût tant (2) ». Le Roi avait des accès

de bon sens, de remords, d'un demi-courage. C'est ainsi qu'on put l'absoudre au

commencement de 16o9. Absolution quelque peu tremblante, et joie douloureuse. Qu'y

faire ? Au P. Coton, d'ailleurs bon théologien, il manquait la rigide formation de Port-Royal.

Il était bon, il croyait aux miracles de la grâce. Il savait d'ailleurs mieux que nous quel était

précisément son devoir de chaque jour. En janvier 1609, il écrivait à son Général, ne lui

disant, bien entendu, que ce qu'il avait le droit de lui dire : Grâce à la bénédiction du

Souverain Pontife, à la grâce du jubilé et aux prières de Votre Paternité, le Roi a

dernièrement mis ordre à sa conscience... Il a formé de nouveaux désirs, de nouvelles

intentions et de nouveaux projets. Veuille le Père des lumières, de qui descend tout don

parfait, que ces bons propos soient efficaces. Ils le seront, si je ne me trompe, du moins en

partie, car, ou le pénitent s'amendera, ou le confesseur se déchargera d'un emploi si

redoutable. Je suis entre la crainte et l'espérance (3). (1) Prat, op. cit., III, p. 8.(2) La

Rivière, op. cit., p. 99.(3) Prat, op. cit., III, p. 3o. 101 L'espérance recommençait toujours

malgré tout. Bref, il est resté. Je crois que saint François de Sales aurait fait tout comme

lui, et Bérulle et beaucoup d'autres. M. de Saint-Cyran serait-il parti, lui du moins ? Il est

permis de croire que non.L'action intime du P. Coton à la Cour ne s'exerçait pas seulement

sur la conscience royale. Fier de la science et de la sainteté de son ami, très désireux

d'augmenter par lui le prestige des jésuites et de faire tomber les ridicules légendes qui

dès lors couraient sur leur compte, Henri IV offrait, prêtait volontiers son confesseur à tout

le monde. Les demandes affluaient. Malgré son essentielle frivolité, la Cour aimait qu'on lui

parlât religion. « Si on parle de Dieu, quelque part que ce soit, écrivait le P. Coton, on y

accourt comme les abeilles aux fleurs. » Nos pères sont déconcertants. Pendant plus d'un

siècle, le sermon fut pour eux un régal, la théologie, une distraction de haut goût. On a

trop répété qu'ils savaient leur religion mieux que nous. Leur ignorance au contraire, à

certaines époques, et non des moins cultivées, était criante. Les contemporains de Henri

IV, même nés catholiques, avaient presque tout à apprendre des choses de la foi. Les

bribes doctrinales qu'ils avaient retenues dans leurs chaudes cervelles étaient bien

confuses, plus agressives, si l'on peut ainsi parler, que nourrissantes. C'est un grand

malheur de n'apprendre le catéchisme que contre quelqu'un. Ceux-ci se trouvaient mieux

renseignés sur les abominations dogmatiques et morales du calvinisme que sur les réalités

catholiques. Je ne parle pas, bien entendu, de quelques laïques éminents ni, encore

moins, de l'élite du clergé, formés par la discipline des grands Ordres ou par cette vieille

Sorbonne, maîtresse admirable et qui n'a pas encore été remplacée. Notre volume

précédent a rendu justice à cette riche pleïade. Mais justement, cette élite, (1) Fouqueray,

Histoire de la Compagnie de Jésus en France, II, p. 653. 102 au début du XVII° siècle,

descendait à la foule par le livre, par le sermon ou par les entretiens de la vie commune,

toutes choses dans lesquelles le P. Coton excellait. La curiosité publique, soulevée chez

plusieurs par un sentiment plus profond, allait de ce côté-là. Beaucoup voulaient savoir

pour savoir, beaucoup pour mieux vivre.Les libertins se mettaient volontiers de la partie.

Bref, toute la Cour, transformée en une sorte d'académie théologique, harcelait le P.

Croton. Celui-ci avait de quoi répondre aux uns et aux autres. Il nous reste là-dessus un

document qui serait de tout premier ordre s'il n'avait été retouché par une main trop

élégante, mais qui, tel quel, est des plus curieux. « Au retour de ces entretiens,

lisons-nous dans le P. Prat, le P. Coton avait la coutume de noter ce qui en avait fait le

sujet, les objections qu'on lui avait faites, les arguments qu'il y avait opposés, les

développements qu'il avait donnés à sa thèse. Il se proposait de coordonner plus tard

toutes ces notes, de les mettre en oeuvre et d'en faire un livre. Ses occupations ne lui

permirent jamais d'accomplir ce projet, mais ses papiers étant tombés entre les mains du

P. Michel Boutauld, qui avait eu le bonheur de converser pendant deux ans avec lui, il en

tira un ouvrage de philosophie et de religion, où l'excellence du fond est encore relevée par

la beauté du langage. Il le publia sous le titre suivant qui en exprime parfaitement l'idée :

Le Théologien dans les conversations avec les gens du monde (1). »Dans ces discussions

les difficultés pratiques et théoriques de la morale chrétienne n'étaient pas négligées non

plus. A cette époque où foisonnaient les régicides, à la veille ou au lendemain de la

Conspiration des poudres, on glosait, à perte de vue, devant le frère du P. Garnett, sur le

secret de la confession. Dépositaire d'une confidence monstrueuse, le prêtre n'avait-il pas

le droit et le devoir (1) Prat, op. cit., II, pp. 599, 600. 103 de prévenir à temps la police?

Henri, que la chose touchait d'assez près, avait sur ce point sa théologie propre à laquelle

il essayait de convertir le P. Coton. Autre problème qui flottait aussi dans l'air du temps. Le

Pape pouvait-il excommunier le souverain ? Du haut de Sirius, les théologiens du Collège

romain discutaient paisiblement là-dessus, insouciants des angoisses parfois tragiques que

leurs spéculations ne manqueraient pas de causer aux jésuites français épiés par le

Parlement. A la Cour, le P. Coton, mis sur le sujet, se tirait gentiment d'embarras,

remettant la controverse au jour où Néron monterait sur le trône de France. Escrimes de

luxe, plus vaines encore qu'irritantes. Les conférences casuistiques prenaient d'ordinaire

un tour plus humble et d'une utilité plus immédiate, surtout quand la reine ou ses femmes

s'en mêlaient, ce qui arrivait souvent. Un jour la reine dit aux dames de sa suite : « Il faut

que nous menions à Notre-Dame de Liesse le P. Coton. Il nous dira en quoi nous sommes

dangereuses d'offenser Dieu mortellement. Puis, quand il nous échappera d'y tomber,

nous nous avertirons l'une l'autre que c'est ce dont on nous aura admonestées » (1). Le P.

Coton formait ces consciences, il acheminait à la sainteté véritable celles qui lui

paraissaient capables de monter plus haut. Un mot dit tout. Il introduisait les meilleures de

la Cour à la vie dévote. Non moins tendre et persuasif que François de Sales, il travaillait à

la même fin que l'évêque de Genève et par les mêmes moyens. Nous avons de lui un petit

livre charmant, L'intérieure occupation d'une âme dévote qui précéda l'Introduction de

quelques années. Comme le chef-d'oeuvre, cette ébauche est faite de lettres écrites par le

jésuite à une grande dame qu'il dirigeait. On y trouve des « oraisons et considérations

passagères, selon les occurrences des choses qui peuvent survenir la journée ». Que,

par (1) Prat, op. cit., II, p. 120. 104 exemple, en « contemplant un jardin ou parterre », on

s'écrie : Si la terre des mourants est si belle, que sera-ce de la terre des vivants (1)! «

Voyant une campagne fleurie » : L'odeur du Fils de Dieu et de l'enfant de Marie est comme

celle d'une campagne, sur qui le ciel a versé ses bénédictions (2). Quand on sera tenté de

trop admirer « la beauté de quelques bâtiments », on songera « qu'ainsi les avettes prisent

leur ruche ». On dira, « quand on flaire un bouquet » : Telle est l'odeur de mon bien-aimé

Jésus ;  « en s'aidant de l'éventail » Vent divin qui procédez de la bouche du Père et de

celle du Verbe, comme d'un seul principe, rafraîchissez les ardeurs de nos passions et

l'intempérie de nos affections ; et; à la vue des « grandeurs de la Cour » on fera cette

méditation, on savourera ce cantique : 1. Choses plus grandes nous ont été racontées de

vous, ô Céleste Sion.2. Tout ceci n'est que la balayure du Ciel.3. Quant est-ce que nous

vous verrons en votre propre splendeur, ô Roi de gloires ! Ne nous lassons pas de le

redire. Qu'on le goûte ou non — eh ! pourquoi non ! — tout ceci est de l'histoire. Une

partie de la Cour a vécu, si l'on doit ainsi parler, ce petit livre du P. Coton ou des livres plus

ou moins semblables. Que d'autres bruits plus sonores ne nous voilent (1) L'intérieure

occupation, p. 129.(2) Ib., p. 13o.(3) Ib., pp. 13o-137. 105 pas ces pieuses cloches. Parmi

tant d'autres fumées, regardons monter cet encens.IV. Des liens innombrables rattachent

les âmes dévotes que nous venons d'entrevoir aux vertus plus éclatantes qui germaient en

ce même temps ou qui achevaient de s'épanouir sur tous les points du royaume. Je n'ai

pas à résumer ici le tableau de ce mouvement puisque c'est là l'objet de tout le présent

ouvrage, mais je dois rappeler en peu de mots de quelle façon la politique royale a su

protéger la conquête mystique de notre pays. En effet, qui ne le comprend? Tant de saints

personnages, dès qu'ils voulaient agir en dehors de leurs cellules, ne pouvaient guère se

passer du roi de France. Même s'ils voulaient jouir d'une cellule, ils avaient besoin de lui.

Pour les fondations de toute sorte qui furent entreprises pendant le règne de Henri IV et le

suivant, il fallait l'approbation et le concours du pouvoir civil. Plus difficultueuse, en bien

des cas, la réforme des anciens Ordres exigeait le même appui. A la vérité celui-ci n'aurait

pas suffi sans l'intervention des grandes familles, des princes et princesses du sang, mais

qui ne sait que ces précieux auxiliaires règlent le plus souvent leur générosité suries

intentions et l'exemple du souverain? Or la sympathie très réfléchie, très active de Henri IV

était acquise à toutes ces oeuvres. Nous avons vu ce prince à l'oeuvre lorsqu'il s'agissait de

rétablir les jésuites. Nombre de- projets analogues recevaient de lui le même accueil, son

conseiller le plus écouté en ces matières, le P. Coton, ayant le coeur trop large pour

réserver sa sollicitude à l'Ordre qui le touchait de plus près.La France, du reste, en cet

heureux temps, voyait de ses yeux, palpait de ses mains un miracle qui dépasse tous les

autres, qui les explique en partie et les rend moins surprenants. Les catholiques ne se

déchiraient plus entre eux. Ils avaient accepté sincèrement pour eux-mêmes la politique

pacificatrice de Henri IV, ils avaient signé la trêve du Roi. 106 Renonçant aux polémiques et

aux rivalités d'autrefois, les hommes admirables que nous voyons à la tête du mouvement,

cardinaux, évêques, docteurs de Sorbonne, chartreux, feuillants. capucins, jésuites et les

autres, travaillaient fraternellement la main dans la main. Rien n'est plus constant que ce

fait, comme la suite de cette histoire le fera bien voir. Que l'on prenne, par exemple, la

fondation du Carmel français ou la réforme des bénédictines de Montmartre. Dans les

réunions où s'élaborent ces hardis projets, dans les parloirs et les chapitres où on les

propage, passent et se rencontrent pêle-mêle, prêtres séculiers et réguliers, moines et

religieux de toute robe. A quel prêtre revient l'honneur d'avoir dirigé Mme Acarie ? A

Bérulle, à M. Duval, au P. Benoit de Canfeld, à Dom Beaucousin, au P. Coton, c'est-à-dire

à l'Oratoire, à la Sorbonne, aux capucins, aux chartreux, à la Compagnie de Jésus, l'on

hésite à répondre. Chacun de ceux-ci et d'autres avec eux ont soutenu, inspiré, guidé cette

âme sainte. Aucune petite chapelle ne peut la réclamer comme exclusivement sienne.

Veut-on un autre exemple, et plus singulier, s'il est possible, de cette concorde parfaite ;

qu'on médite sur la noble amitié que Pierre de Bérulle et Pierre Coton, l'oratorien et le

jésuite, ont eue l'un pour l'autre, sur le dévouement avec lequel Bérulle a défendu les

jésuites persécutés, sur le ferme et courageux appui donné par le P. Coton à l'Oratoire

naissant.Dans les premières années de Louis XIII, on proposa de Paris au pape Paul V le

projet d'une commission qui, d'accord avec l'autorité pontificale, réglerait les mille

problèmes que soulevait la réforme des anciens Ordres. A la tête de cette commission se

trouveraient les cardinaux de La Rochefoucauld et de Retz et quelques évêques; puis,

viendraient deux bénédictins; deux jésuites, Séguiran et Arnoux ; un chartreux; un capucin,

Honoré de Champiguy ; un feuillant, Eustache de Saint-Paul (Asseline) ; un oratorien,

Bérulle, plus quelques laïques, Marillac et Mathieu 107 Molé (1). La présence des deux

bénédictins est ici tout à fait significative. C'est de réformer leur Ordre qu'il s'agit surtout et

ils consentent volontiers qu'à une discussion aussi délicate prennent part les représentants

des Ordres nouveaux.Aussi bien la trêve du Roi n'a-t-elle duré qu'un jour, soit quinze ou

vingt ans et peut-être moins encore. Mais ce fut assez pour fixer l'orientation, pour assurer

les fondements de tant de vies, de tant d'oeuvres saintes. La paix, la douce paix a présidé

aux mystiques semailles de ces années indéfiniment fécondes. La ronce maudite

n'étouffera ni les premières moissons, ni même celles qui seront fauchées plus tard, au

bruit des querelles recommençantes.Nous ignorerons toujours la loi souveraine qui règle le

nombre et les nuances des vocations mystiques. Pourquoi cette prodigieuse multiplication

de contemplatifs pendant la première moitié du XVIIe siècle ? A cette époque, les

mystiques sont partout. On les aime, on les vénère, et si on ne leur obéit pas toujours, on

ne se permet guère de les discuter. Les années passent. Il se trouve encore des mystiques

sur le sol français, il s'en trouvera toujours. Mais ils sont ou paraissent être en petit

nombre. L'élite même du pays ne les connaît pas et quand elle s'avise de leur existence,

elle les tient pour suspects. Encore une fois, la cause dernière de ces phénomènes reste le

secret de Dieu, mais il nous est sans doute permis de réfléchir sur d'autres phénomènes

parallèles, sur d'autres oscillations, que les mêmes périodes nous présentent et qui

peut-être, n'ont pas été sans agir, d'une façon ou d'une autre, sur un revirement si étrange.

Nous remarquerons, chemin faisant, quelques-unes de ces coïncidences, mais (1) L'idée

de cette commission ne plut pas à Rome. Par un bref du 8 avril 1622, Grégoire XV conférait

à La Rochefoucauld, pour six ans, puissance pleine et absolue, à l'effet de réformer, en

France, les Ordres de Saint Augustin, de Saint Benoît, de Cluny, et de

Citeaux. 108 aucune, sans doute, ne nous semblera plus significative que celle que nous

venons de rencontrer. Ne voit-on pas en effet que l'atmosphère la plus favorable à la

diffusion et au plein épanouissement de la vie mystique, est une atmosphère de paix, je dis

de cette paix que les persécutions du dehors compromettent beaucoup moins que les

divisions du dedans. Les fauves du Colisée n'ont pas interrompu l'extase de saint Ignace,

est-il bien sûr que l'oraison de saint Jérôme n'ait pas été troublée par les querelles, justes

ou non, peu importe, que le terrible lutteur cherchait à ses frères ? Extrema linea amure

haud nihil est, disait Térence. Un soupçon, une ombre d'amour, c'est déjà beaucoup. Il en

va de même pour les sentiments contraires. Mille fois dilué, au point de rester

imperceptible à celui-là même qui le couve, un atome de malveillance ou d'aigreur, c'est

déjà beaucoup. En tout cas, cela suffit ordinairement pour rendre languissante ou

trébuchante l'ascension des âmes. Le souvenir des religieuses de Port-Royal, la vague de

sécheresse qui couvre la moitié la plus combative du XVIIe siècle, nous le rappellent assez.

Le vrai siècle de Louis XIV, celui de Bossuet et de Fénelon aurait vu s'épanouir sans doute

plus de mystiques, s'il avait compté moins de frères ennemis.Ce n'est pas à dire, et il s'en

faut, que la trêve de Henri IV, suspendant toutes les guerres intérieures, ait rallié tous les

coeurs. La race des jaloux, des brouillons et des exaltés respire encore, elle s'agite, elle

maudit. L'es-prit de parti continue ses menées mesquines. Aux raisons démodées que l'on

croyait avoir de se défier du voisin, de nouvelles se substituent insensiblement qui demain

feront fortune. Ai-je besoin de redire que même chez nous, la modération du P. Coton

cause du scandale ? Lâche flatteur, tiède chrétien et toujours prêt à faire fléchir les droits

de l'Église, on ne lui fait grâce d'aucune des violences accoutumées. Pour une formule de

piété un peu confuse, mais très orthodoxe, Bérulle devient la proie des faiseurs

de 109 pamphlets. Du haut de,la chaire un religieux injurie François de Sales. J'en pourrais

dire beaucoup plus long là-dessus, mais enfin, le Roi aidant, les voix discordantes se

perdent et l’harmonie générale n'est pas troublée. Les maîtres de l'heure s'entendent. Pour

un instant, la Cité de Dieu n'est pas, ou n'est presque pas divisée contre elle-même; pour

un instant, l'unanimité des saints la conduit.V. Après ce qui vient d'être dit, le lecteur sera

moins surpris de nous voir consacrer une étude spéciale à la vie intérieure du P. Coton. De

ce point de Vue que l'histoire profane a totalement négligé et qui, chose plus singulière,

n'a presque pas tenté le pieux biographe du jésuite, celui-ci ne me semble ni moins curieux

ni moins attachant que François de Sales lui-même. Non, je ne crains pas pour lui cette

comparaison redoutable qui nous aide soit à les mieux connaître l'un et l'autre, soit à définir

avec plus de précision le caractère religieux de leur temps.Que le forézien Pierre Coton soit

plus simplement et authentiquement français que l'évêque de Genève, cela ne fait aucun

doute ; mais, comme celle de François de Sales, sa piété a reçu l'empreinte italienne et

dans des conditions remarquables. Novice jésuite à Arona, il a vu passer Charles Borromée

mourant (t584). Des bords du lac Majeur, il a fait en vrai pèlerin, c'est-à-dire à pied et sans

argent, le voyage de Lorette. A Rome il a eu Louis de Gonzague pour condisciple,

Bellarmin pour directeur, Vasquez pour professeur et, pour modèles, quelques vieux

jésuites qui avaient connu saint Ignace.Quant à la formation théologique et spirituelle,

François de Sales et Pierre Coton se ressemblent comme deux frères. Même doctrine sur

la matière de la grâce. Ils sont également aux antipodes d'un esprit vieux comme le monde,

qui s'appellera bientôt l'esprit janséniste. Une même sagesse les met en garde contre les

visionnaires et les spirituels orgueilleux ou chimériques. Mais d'un 110 autre côté ils ne

demandent qu'à humilier leur science apprise devant les âmes saintes qui en savent plus

long que les livres, puisque Dieu lui-même les instruit. Coton semblait peut-être, sur ce

point, sinon moins prudent, du moins plus empressé, plus avide que François de Sales.

Enfin et surtout ils sont merveilleusement équilibrés et concilient sans effort les exigences

qui parfois semblent contraires de la vie dévote et de la vie proprement mystique. Très

active et mettant en jeu toutes les puissances de l'âme, leur prière qui se nourrit d'images,

respire la tendresse naïve de la piété médiévale, mais cette abondance fleurie ni ne les

absorbe ni ne leur suffit. Ils ne sont pas arrivés, semble-t-il, à la contemplation la plus

hante, mais ils professent, mais ils vivent la doctrine de l'amour pur, de laquelle découle et

à laquelle se ramène tout vrai mysticisme. Également aptes à introduire les simples fidèles

à la vie dévote, à comprendre, à soutenir et même à suivre les âmes choisies qui vont à

l'union divine par une route plus obscure et plus dépouillée. Leur originalité foncière est

peut-être dans cet équilibre, dans cette harmonie que tels de leurs successeurs les plus

éminents, un Fénelon par exemple, n'ont pas su toujours atteindre. L'amour pur de

l'évêque de Cambrai est bien le même que celui de Coton et de François de Sales. Mais

Fénelon se donne trop l'air de l'isoler de la piété commune, il y mêle un je ne sais quoi de

volontaire, de tendu et de compliqué. Quelle spontanéité, au contraire, quelle aisance,

quelle familiarité avec le sublime dans le traité de François de Sales et dans les sermons

du P. Coton !Lui aussi, le P. Coton a beaucoup écrit sur les choses spirituelles. J'ai déjà

cité son Intérieure occupation. D'autres recueils pieux de ce temps-là contiennent nombre

de prières qui portent son nom. Enfin et surtout nous avons ses beaux sermons qu'il a

publiés lui-même, longtemps après les avoir prononcés, les dépouillant jusqu'à un certain

point de leur appareil oratoire et les présentant 111 comme un recueil de méditations. A la

vérité, les psychologues religieux se défient de l'éloquence. De tous les documents qu'ils

soumettent à leurs analyses, les sermons sont parmi les plus équivoques, les plus

décevants. Si nous les prenions comme autant de témoignages auto-biographiques, il

nous faudrait canoniser trop de monde, Bossuet dépasserait tous les saints. Il est pourtant

des serinons qui valent les plus sûres confidences, ceux du P. Coton, par exemple, si nous

ne l'avons pas lu de travers. J'ai déjà dit qu'il avait publié ces sermons sous forme de

méditations. Ce faisant, il les ramenait à leur origine. Il me semble certain, en effet,

qu'avant d'être prêchés, les sermons du P. Coton ont été « priés », si un pareil solécisme

ne dépasse pas toute licence. Ils suivent la méthode, ils gardent l'accent tout personnel de

ces entretiens intimes avec Dieu auxquels le jésuite se livrait dans sa cellule avant de

monter en chaire, en se conformant, avec autant d'exactitude que de souplesse, aux

enseignements des Exercices de saint Ignace. Les sermons du P. Coton ne sont en réalité

qu'un commentaire très original, très vivant de ce petit livre, sur lequel on sait bien que les

jésuites façonnent leur propre vie intérieure. Il est même assez piquant de voir un frère de

Coton, le P. Gisbert, dans son Histoire critique de la chaire françoise, se crever les yeux

pour échapper à une telle évidence, et trouver bouffonne une page des sermons qui

reproduit, de point en point, la fameuse contemplation de saint Ignace sur les deux

étendards. A nous qui avons sans doute moins de goût que ce raffiné, la page parait au

contraire d'une grande allure et d'une sombre beauté. La voici donc, deux fois curieuse par

le jour qu'elle jette sur l'imagination religieuse du prédicateur et sur les besoins particuliers

de l'auditoire. Je me représente Lucifer, prince des malheureux démons, au milieu du

champ de Babylone, assis dans une chaire toute rouge de feu, lui ardant et fumant en tous

les endroits d'un 112 corps que j'effigierai en mon imagination le plus horrible que je

pourrai.Puis j'oyrai comme il appelle à soi divers démons et en particulier, Leviathan qui

tente d'orgueil, Baalberit qui allume la colère, Beelzebub qui excite l'envie, Mammon qui

attise la cupidité des richesses, Asmodée qui enflamme la concupiscence, Beelpbeger qui

induit à gourmandise, Baalin et Astaroth qui nourrissent la paresse, et après ceux-ci une

fourmilière d'autres esprits immondes auxquels il parle ainsi : « Ma volonté est de réduire

sous le joug de mon obéissance toutes les âmes chrétiennes... et de faire en sorte qu'...

aucune ne relève du Crucifix. Sus donc, esprits guerriers, puissants en malice, vaillants en

audace, courez-moi les Itales, les Allemagnes, les Espagnes, les Gaules, les Iles

britanniques ! Passez la mer Méditerranée, donnez en Grèce et partout où le Galiléen est

invoqué. Brouillez leur créance et embarrassez leur foi par la variété des sectes et

prétendues églises qui toutes se disent les Illuminées, Réformées, Sanctifiées. Et sur

l'incertitude de la vraie parmi les vraisemblables, n'en laissez aucune qui ne soit

chancelante et conséquemment hors la circonférence de la vraie foi. Mettez le siège

apostolique en jalousie, sous ombre de la puissance spirituelle que le Fils de Marie a

communiquée prodigalement à Pierre ; faites en sorte que pour être estimé homme d'État,

on croie qu'il ne se faut tourmenter de la religion et que pour être bon français, il ne faut

être ni espagnol, ni papiste. Vous avez cuidé ruiner l'Etat de France, sous ombre de la

religion ; ruinez maintenant la Religion sous prétexte de l'Etat. Et si quelque religieux en

veut causer, si quelque cafard ou frère frappart s'en ressent, décriez-moi cette vermine,

exterminez cette voirie, injuriez, calomniez, imposez. Ne leur donnez le loisir de respirer, ni

de vivre ; rendez-les moi si contemptibles qu'il y ait du déshonneur à les maintenir, aimer et

favoriser. Bien qu'il cite ce passage à titre d'épouvantail, le pudique Gisbert en a

néanmoins retranché quelques mots qui lui faisaient trop de peine et que nous avons

rétablis en les soulignant. Le discours de Lucifer continue, car il faut que chacun des

auditeurs soit prémuni contre les tentations particulières qui le menacent. Et d'autant qu'il y

a des âmes bigotes... (si elles) veulent 113 vivre en la présence de Dieu avec sérénité

d'esprit, brochez-les de scrupules, anxiétés, perplexités, mélancolies... Si c'est une âme

soucieuse de pureté, ne commencez jamais de la tenter par des tentations grossières,

mais la rendez plutôt mercenaire en ses dévotions, désireuse de consolations, sensuelle

en ses affections, puis la mettez en sécheresse et aridité d'esprit, afin qu'elle commence à

mendier les consolations des créatures, comme seraient compagnies agréables, lecture

des auteurs profanes, les histoires tragiques, les Astrées, les Armides. Faites-leur croire

que ce n'est point à intention de mal faire, mais pour apprendre à parler, à répondre, à

écrire. Faut après éveiller en elles la souvenance des choses lues et leur former des

imaginations conformes à la souvenance, exciter la curiosité d'entendre que c'est, ne fût-ce

que pour être propre au mariage, chatouiller peu à peu la sensualité, veiller à ce que

l'amorce prenne feu... Il ne se faut oublier de rendre la confession suspecte et de décrier,

par quelque voie que ce soit, les confesseurs. Au demeurant, n'épargnez les blés, les vins,

les fruits, courez l'une et l'autre mer, excitez les orages, remettez sus les duels, et si vous

trouvez qu'il y ait des édits contraires, faites revivre les assassinats, afin qu'ils servent, par

réflexion, à la restauration des duels. La péroraison, où sonne, soit dit en passant, un vers

de Corneille, n'est pas d'un orateur médiocre. Ce Satan-là manquait peut-être de goût,

mais il savait le français. Allez donc, dit-il, en finissant, à ses troupes infernales, Allez donc,

braves esprits, marchez, courez, volez et vous vengez de Celui qui vous a condamnés à de

si horribles peines, et puisqu'il vous tourmente toujours, offensez-le toujours; puisqu'il vous

fait la guerre sans espérance de trève, faites-la-lui incessamment, continuellement et

cruellement. O éternité, réceptacle de rage (1) ! Ne diriez-vous pas, conclut de son côté le

critique Gisbert, ne croiriez-vous pas que c'est arrivé, que le P. Coton a vu tous ces

diables, qu'il a entendu la harangue de (1) Sermons sur les principales et plus difficiles

matières de la foi, faits par le R. P. Pierre Coton, réduits par lui en forme de méditations,

Paris, 1617, pp. 134-135. 114 leur chef. « Je serais presque tenté de croire, écrit-il, qu'il

s'est tenu une assemblée pareille à celle que le P. Coton vient de peindre avec des traits si

vifs (1). » Le bon Père s'amuse. Il n'y a pas de quoi. Eh! certainement, après saint Ignace,

après le Christ, le P. Coton réalisait, avec une netteté saisissante, les acteurs et les scènes

du monde invisible, qui lui était aussi présent que le visible et qui, au total, lui semblait plus

vrai. Ses contemporains étaient comme lui, le Roi entre autres. Les diables, en chair et en

os, si l'on peut dire, leur causaient plus de cauchemars qu'ils n'en causaient au P. Coton.

Celui-ci, en effet, ne s'attarde pas à peindre au naturel le personnage. Il nous invite à «

l'effigier » « le plus horrible » que nous pourrons, mais, pour lui, il ne se donne pas cette

peine. Pressé d'entendre Lucifer, il ne tâche pas de le voir. C'est encore le réalisme pieux

du moyen âge, mais déjà largement modernisé, je veux dire, spiritualisé. Il y a beaucoup

mieux. Remarquez, en effet, comment, dans la page qu'on vient de lire, Lucifer lui-même

nous invite. — oh! très indirectement — à ne pas avoir trop peur du mal qu'il peut nous

faire : « Brochez-les, dit-il aux démons plus subtils qu'il envoie à la conquête des âmes

dévotes, brochez-les de scrupules, anxiétés, perplexités, mélancolies », rendez-les «

mercenaires » en leurs dévotions. « Mercenaires », voilà une idée qui va loin et que, près

d'un siècle plus tard, Bossuet trouvera scandaleuse. Agir dans un esprit mercenaire, par

opposition à l'esprit filial, disent les mystiques, c'est agir avec une préoccupation trop

absorbante de la récompense ou du châtiment, du ciel ou de l'enfer. N'est-il pas significatif

que, près d'un siècle avant la controverse du quiétisme, un tel enseignement ait été donné,

non pas dans un livre à l'usage des initiés, mais du haut de la chaire. Ces vérités

fondamentales de la vie mystique dont il était lui-même si (1) Revue Bourdaloue, 1902, p.

369. 115 profondément pénétré, le P. Caton ne craignait pas de les faire entendre aux

simples fidèles. Nous le montrerons mieux tout à l'heure sur des textes éclatants.Dans ce

monde invisible que le jésuite réalisait avec tant d'intensité, les bons anges tiennent

beaucoup plus de place que les mauvais. Où avait-il puisé l'extraordinaire dévotion qu'il

avait pour les esprits bienheureux, dans sa famille, ou chez les jésuites, en France ou en

Italie, pour répondre à cette question, je devrais avoir sur l'histoire de la piété au XVIe

siècle une érudition qui me manque (1). Quoi qu'il en soit, dans la période qui

présentement nous occupe, je ne connais personne qui ait vécu aussi intimement, aussi

constamment que le P. Coton dans la compagnie des bons anges.« Je ne m'étonne pas,

dit à ce propos le confident habituel de Marie de Valence, Louis de la Rivière, si vivant

ici-bas angéliquement... les anges l'ont quelquefois gratifié de leur présence. D'une chose

suis-je assuré, qu'à son retour de Rome il déclara à la soeur Marie que, célébrant en la

sainte chapelle de Notre-Dame de Lorette, son bon ange lui était apparu, celui de ladite

soeur Marie et celui de demoiselle Marguerite Chambaud. Il était encore familier avec

l'ange tutélaire du royaume de France (2). »Pour mieux se convaincre de leur présence et

de leur puissance, il s'appuyait, avec une logique très humaine, sur les sentiments

particuliers qu'inspiraient à la plupart de ses contemporains la présence et la puissance

des démons. Quand les magiciens, disait-il, joignent leur perverse volonté à celle des

démons, ils ont souvent le pouvoir de (1) Si je ne me trompe, cette dévotion aux anges,

telle que le P. Coton la comprend, est une des dévotions caractéristiques de la

Renaissance. La lecture du Pseudo-Denis a dû l'accréditer. On la trouve parvenue à son

parfait développement dans un livre peu connu, mais essentiel, le Mémorial d'un savoisien,

d'un des premiers compagnons de saint Ignace, le Bx P. Lefèvre. Bien curieux aussi de

suivre le déclin, ou si l'on veut, les transformations modernes de cette même dévotion.(2)

Histoire de la vie et moeurs de Marie Tessonnier, p. 99. 116 nuire et Satan exploite par eux

une infinité de maux sous cou-leur de poudres, onguents, caractères, parchemins vierges

et autres ustensiles d'une impiété exécrable. Pourquoi ne croirais-je donc pas que les bons

anges seront propices à moi et à mes prochains, quand je joindrai ma volonté à la leur et

eux et moi la nôtre, à celle de Dieu. N'ont-ils pas autant de puissance au bien qu'eux au

mal? (1) Joindre sa volonté à celle des anges, cette idée d'une magie à rebours et toute

spirituelle n'est-elle pas très heureuse ? Les anges sont à la fois et les vives images et les

instruments de cette « grâce prévenante » que les jésuites n'ont pas inventée, mais sur

laquelle leur théologie les a conduits peut-être à insister davantage. Il faut reconnaître

l'entremise des anges jusques aux moindres choses, mais beaucoup plus aux plus

grandes, d'où dépend l'état de toute la vie; en cette manière, saint Grégoire le

Thaumaturge remercie son bon ange de ce qu'il avait eu pour précepteur Origène (2). Ou

bien encore et beaucoup mieux : Que dirai-je des allées et venues (des anges) de Dieu à

nous, de nous à Dieu, excitant l'un, apaisant l'autre ; portant des voeux, rapportant des

présents ! Quoi, de tant d'inspirations, secrets mouvements, bénignes influences, de tant

d'aides intérieures et extérieures, de tant d'inventions angéliques, ruses et stratagèmes de

charité (3) ! Bossuet avait-il lu ce passage en composant son magnifique sermon sur les

anges gardiens, je ne sais, mais les anges qu'il nous propose me semblent un peu plus

lointains, un peu moins fraternels que ceux du P. Coton. Celui-ci en voit sur tous ses

chemins. Nous n'avons pas seulement de l'obligation à nos anges mais encore à ceux de

nos progéniteurs et notamment de nos (1) Sermons..., pp. 112, 113.(2) Ib., p. 132.(3)

L'intérieure occupation..., p. 46. 117 mères qui se seraient mille fois affolées sans

l'assistance de leur ange custode. Vu aussi que, selon Tertullien, les corps sont organisés

dans le ventre des mères par les anges, ce qu'il appelle « divin office », au lieu des

déesses alémones, nones, décimes, partules, lutines que la superstition païenne estimait

présider à la conception, port et accouchement des femmes (1). Deux anges, donc, pour

s'intéresser au berceau le plus chétif. Que sera-ce quand il faudra présider aux destinées

des puissances qui mènent le monde ? Les actions publiques des grands ne sont jamais

petites... Aussi ç'a été un trait de votre sapience (ô mon Dieu) de mettre les rois et

souverains de la terre en la protection et spéciale conduite des archanges. Les démons qui

les combattent sont relevés en puissance (2). Ces deux êtres surnaturels, l'archange et

l'archi-démon du roi de France, quelle place n'auront-ils pas tenue dans la pensée, dans la

vie du P. Coton ! Mais le plus présent de tous, mais l'ami de coeur, pour lui, c'est l'ange

gardien. Gouverneur de ma vie, escorte de mon pèlerinage, porte-flambeau de mon

entendement, précepteur de mon âme (3), quand il commence ces litanies, il ne sait plus

s'arrêter. Je viens donc à vous, fidèle ami, doux compagnon et débonnaire pédagogue...

Vrais explorateurs de la terre promise, encouragez-nous à la conquête de notre vraie patrie

; vous êtes les gouverneurs de notre vie, les escortes de notre pèlerinage, les pilotes de

notre navigation, le phare de nos jours... les catéchistes qui épurez nos entendements, les

capitaines qui marchez devant nous aux combats, et en un mot, les plus intimes amis que

nous ayons en ce monde (4). Les curieux de style auront remarqué ces longues séries

d'appositions et d'épithètes. Cette forme, que (1) Sermons..., pp. 131, r32.(2) Ib., p. 118.(3)

L'intérieure occupation..., p. 44.(4) Sermons..., pp. 141, 142. 118 Balzac et Vaugelas ont

étranglée, était bien dans les habitudes littéraires de ce temps-là et Rabelais lui avait dû

d'assez beaux effets. Chère à nos vieux écrivains, elle était aussi d'église et se prêtait bien

mieux, semble-t-il, que la période, aux divers mouvements de la prière. Le P. Coton s'en

sert constamment et la trouve très délectable. Elle satisfaisait chez lui, et l'humaniste,

chargé de réminiscences, et l'homme de Dieu. Je vais donner un exemple des jolis rythmes

qu'il obtenait, en faisant alterner, dans un même paragraphe, la période et la litanie. O

Mère, Reine des anges, Emperière du monde, la plus pure entre les pures, la plus sainte

entre les saintes, par les flancs qui ont porté mon Rédempteur et par les mamelles qui l'ont

allaité, je vous adjure, ô Immaculée, et vous supplie, ô la plus charitable qui soit et qui sera

jamais entre toutes les pures créatures, qu'il vous plaise m'obtenir cette grâce... Et vous,

âmes très heureuses, qui avez droit de bourgeoisie en la céleste Jérusalem, âmes qui êtes

assises à la table du grand Roi, faites-nous part des reliefs et des miettes qui avancent à

vos divins repas. Epouses du grand Assuère, votre mariage a été contracté ici-bas ; jetez

vos yeux débonnaires sur nous et nous rendez participants de vos bénignes influences ;

moissonneurs du céleste Booz, laissez quelques épis pour ceux qui glanent après vous ;

fidèles explorateurs de la terre promise, puisque vous tenez la grappe en la main, faites

que quelque liqueur en distille jusqu'à nous ; colombes qui niellez sur l'arbre de vie,

délivrez-nous du sacre infernal, des harpies et oiseaux tripiers qui ne cherchent qu'à faire

curée de nos âmes; agneaux sans macule, qui paissez sur les montagnes de Sion, ayez

soin de la brebis errante que vous voyez dans le désert de ce monde... Et vous ô divin

Salomon, qui bâtissez le temple de votre gloire du Liban de ce monde, conservez et

réservez-nous pour être un jour les matériaux de la divine Sion. Et comme le marteau ne

fut ouï en la structure de votre maison, ainsi les passions et persécutions de cette vie ne

puissent rien sur les pierres d'élite, destinées pour un si noble édifice (1). (1) Sermons...,

pp. 166-168. 119 Comme on le voit, une familiarité douce, « l'esprit des enfants », anime

cette prière pittoresque et jaillissante. Au reste, la prédestination, ce dogme inévitable sur

lequel tant d'âmes, mal conduites, vont bientôt s'hypnotiser désespérément, n'inspirait au

P. Coton que des sentiments d'abandon filial et d'allégresse. L'anxiété que je pourrais avoir

pour ignorer ce qui me doit arriver après cette mortelle et misérable vie m'est entièrement

ôtée quand je remémore, ô Dieu de mon âme, l'amour qu'il vous plaît nous porter, ce que

votre Fils nous est et ce que par lui nous vous sommes... Si ma prédestination dépendait

de moi, je m'en tiendrais assuré à cause de l'affection naturelle que je me porte à

moi-même. Or celle que vous me portez est surnaturelle, divine, infinie et conséquemment

autant supérieure à la mienne qu'il y a de distance entre lie ciel et la terre... Que je suis

donc heureux de tomber en si bannes, mains au sortir des miennes et de voir que mon

salut soi remis et commis à celui qui m'aime infiniment plus que je ne m'aime moi-même

(1) !  Ce ne sont pas là de molles effusions. Le P. Coton avait l'esprit ferme et le coeur viril.

On peut estimer qu'il manque de goût quelquefois, mais on ne trouve chez lui ni

sensiblerie ni fadeur. Très humain et tendre, ce n'est pas néanmoins en considération de

ses chétifs intérêts propres, mais par égard pour les perfections divines, qu'il se refuse à

faire de la piété chrétienne un exercice de terreur. L'idée qu'il se forme de Dieu est même si

auguste qu'elle écraserait une âme moins profondément et moins joyeusement religieuse.

La vie mystique telle qu'il la comprend et la pratique, est un holocauste; le chrétien un

sacrificateur au plein sens du mot. Je voudrais,  vous aimer si ardemment, dit-il à Dieu, que

je me détruise et consomme en aimant... jusqu'à ce point que rien du mien ne restera en

moi, si ce n'est la seule hideuse souvenance de ma (1) Sermons..., pp. 232,

233. 120 passée misère, laquelle puisse servir de cendre à ce feu et à conserver

inextinguiblement le brasier de votre charité (1). Avec lui-même, c'est tout l'univers qu'il

voudrait ainsi faire passer par ces flammes mystiques qui respectent toutes les formes de

l'être et qui ne brûlent que le mal ou que le néant. On trouve là-dessus, dans l'Intérieure

occupation, une formule de prière qui me paraît d'une rare magnificence. On a fait jusques

à présent beaucoup d'honneur aux grands de la terre.., l'on encense aux idoles, l'on

idolâtre les beautés corporelles. Je prends, ô Dieu de mon âme, toutes ces pensées,

paroles, actions et passions profanes, et avec toute l'étendue de ma volonté et toutes les

forces de mon franc-arbitre, j'en sépare comme je puis la déformité pour vous offrir et faire

sacrifice de tout leur être, dont vous êtes l'auteur (2). La flamme de toutes les idolâtries

passées et présentes, de celles qui ont adoré les faux dieux et de celles qui ont divinisé la

créature, et cette flamme purifiée de ses éléments sacrilèges, peut-on imaginer un bûcher

plus immense ou plus somptueux ! On a là un bel exemple de ces hautes spéculations ou

imaginations religieuses que Bérulle mettait en honneur presque vers le même temps et

dans lesquelles excelleront bientôt Condren et M. Olier. Je pourrais cueillir nombre de

beaux textes analogues dans les oeuvres du P. Coton, mais j'ai hâte d'en venir à ce qui

fait, me semble-t-il, son originalité souveraine, à sa doctrine sur l'amour de Dieu.« La

charité... considère (Dieu) comme bon en soi-même quand elle n'en attendrait aucune

récompense (3). » Quand il écrit de la sorte, le P. Coton n'a certes pas le moindre mérite.

En effet tous les théologiens, et Bossuet comme les autres, à ses bons moments,

admettent qu'il (1) Sermons..., pp. 63, 64.(2) L'intérieure occupation..., p. 3.(3) Sermons...,

p. 341. 121 est possible et louable d'aimer Dieu en lui-même, pour la simple raison qu'il est

aimable. Mais beaucoup semblent croire que l'amour ainsi compris dépasse les forces

communes et que seuls les grands saints en sont capables. A ceux-ci, le pur amour; aux

chrétiens ordinaires la peur de l'enfer, l'attente du centuple promis dès ce monde, le désir

du ciel. Le P. Coton, au contraire, ne se résigne à ce partage, à ce compromis ni pour

lui-même, ni pour les autres. Le pur amour lui paraît non seulement la plus essentielle,

mais presque la plus simple des vertus chrétiennes. Il y revient constamment, soit qu'il

prêche, soit qu'il écrive. Non pas qu'il l'enseigne ex professo, comme si l'on pouvait avoir le

moindre doute sur une vérité aussi évidente. Non, ce pur amour, il en fait les actes devant

ceux qui l'entendent ou qui le lisent et, sur son propre exemple, il façonne les autres à le

pratiquer. Et c'est là, me semble-t-il, un extraordinaire spectacle. Je ne parlerais pas ainsi,

si nous avions devant les yeux un exalté, un chimérique ou un Père du désert. Mais non, le

P. Coton nous est connu. L'Ordre religieux qui l'a formé et qui l'a jugé digne des missions

les plus délicates, ne passe pas pour goûter les visionnaires. L'ami de Henri IV est un

homme sage, modéré, qui a reçu, au confessionnal, des milliers de confidences et qui sait

à fond l'humaine misère. Cet homme pourtant s'adresse à la Cour et aux auditoires de nos

paroisses, comme il ferait à des carmélites. A tous, il propose sans distinctions, sans

réserves, cette même doctrine qui près de cent ans plus tard paraîtra souverainement

ridicule à la sagesse du monde et contre laquelle se dressera tout armé le plus beau génie

de l'Église gallicane. Quoi de plus étrange, mais aussi quoi de plus révélateur! Puisque

enfin le P. Coton n'est pas un excentrique, puisque, en même temps que lui, nombre de

français et de françaises, ou bien enseignent expressément ou, ce qui est mieux, vivent ces

vérités sublimes, n'avons-nous pas le droit de saluer cette prodigieuse époque

de 122 notre histoire, comme l'âge d'or du mysticisme français?Nous l'avons déjà dit, la

théologie du P. Coton était plus exacte et plus précautionnée que celle de Fénelon. Elle

entoure donc le grand principe mystique des explications et des restrictions nécessaires.

Ainsi elle admet qu' il n'y a homme si saint et si parfait sur terre qui n'ait besoin de faire

quelquefois l'enfant et de retourner à l'exercice des apprentis, faisant son profit des

frayeurs de l'enfer et des espérances du ciel (1). Cela va de soi, mais la concession est

aussi parcimonieuse que possible et elle n'empêchera pas le P. Coton de poursuivre sans

ménagements ce qu'avant Fénelon il appelle « l'esprit mercenaire », comme paralysant

l'ascension normale de la vie dévote. Soit nature, soit grâce, les deux sans doute, il ne

s'absorbait ni dans la contemplation de lui-même, ni dans le souci de ses intérêts propres.

Peu tendre pour les « narcisses transis » qui passent leur temps devant le miroir, il eût été

certainement « très marri qu'une seule âme du monde fût occupée à penser en » lui (2).Il

s'occupe si peu de lui-même, il a tant de peine, je ne dis pas à excuser, mais à

comprendre l'amour-propre ! Ecoutez-le parler de tous ceux et celles qui se cherchent en

toutes choses, (et qui) ne feraient un pas, ne diraient une parole que pour leur intérêt,

c'est-à-dire, s'ils n'y sentaient du plaisir, de l'honneur ou du profit. Leurs dévotions,

continue-t-il, s'exercent incessamment en la satisfaction de l'amour-propre : toutes leurs

joies, tristesses et réflexions, tours et retours intérieurs donnent là, comme s'ils étaient faits

pour eux-mêmes : bref ne bougeant de chez eux, quelque part qu'ils aillent (3). (1)

Sermons..., p. 353. (2) Ib., 108. (3) Ib., pp. 107, 108. 123 Cette maladie que d'autres

disent, universelle, il s'en étonne, il s'en amuse même, il trouve pour la railler de très jolis

mots.D'un autre côté, les réflexions, les retours les plus innocents de l'amour-propre, lui

paraissaient en contradiction avec le mouvement naturel de la vraie prière. Il l'explique à sa

jolie façon limpide, savante et profonde. Saint Antoine le Grand, fort expérimenté en telles

affaires disait, au rapport de Cassien, que l'oraison ne se peut dire parfaite quand celui qui

prie s'aperçoit qu'il prie : d'autant que si elle est parfaite, elle ravit tellement l'esprit en Dieu

qu'il ne fait aucune réflexion et ne se souvient d'autre chose sinon de Dieu avec lequel il

traite et converse. L'Orateur romain, en chose semblablement dissemblable, a laissé par

écrit qu'il ne faut estimer l'éloquence laquelle donne loisir aux auditeurs de remarquer

qu'on dit bien. Quelque autre quasi en même sens estimait que la douleur qui se peut dire,

ne se peut dire douleur (1). Cette psychologie, si on la pressait un peu, éclaircirait

singulièrement une question qui a fait couler beaucoup d'encre, résoudrait par ricochet le

sophisme fondamental de La Rochefoucauld et, dans tous les cas, rassurerait les bonnes

âmes qui se croient trop égoïstes et « mercenaires » pour atteindre jamais à la charité

parfaite. Quoi qu'il en soit, les formules les plus exquises, les plus suavement ingénieuses

du pur amour naissent spontanément sous la plume du P. Coton et avec une telle

abondance, une telle fraîcheur, une telle poésie, que visiblement elles expriment la

tendance habituelle de ce noble coeur. Il dit à Dieu, par exemple : Je vous remercie de ce

que vous êtes en vous-même, comme du plus grand bien que j'aie et qui me puisse arriver

(2). ou encore, dans le même sens : Ce m'est un bonheur et le plus grand qui me puisse

arriver (1) Sermons..., p. 391.(2) L'intérieure occupation..., p. 4. 124 que vous soyez

heureux par vous-même, sans rien emprunter d'ailleurs ; que tout dépende de vous et vous

de nul autre ; et il continue, faisant sonner comme des cloches d'allégresse, tous les

articles du symbole d'Athanase. Enfin, il achève ainsi ce cantique : O que je me tiens

obligé à vous de ce que vous êtes si absolument parfait que vous ne pouvez recevoir ni

diminution de gloire pour toutes les malédictions des réprouvés, ni augmentation

d'honneur pour toutes les louanges des prédestinés !Et d'autant que vous remplissez le

ciel et la terre et vous trouvez en l'essence de toutes les créatures, je vous adore en toutes

et les reconnais toutes en vous.Je vous révère en l'être des éléments, en la composition

des corps, en la forme végétante des plantes...Vous êtes seul et je n'ai à démêler qu'avec

vous. Quand vous serez content, tout est content (1). L'adoration peut-elle aller plus loin ?

« Il n'y a pour moi, disait Newman, que deux êtres, moi-même et mon créateur. » Je n'ai

jamais relu cette phrase, peut-être sublime, sans avoir le coeur serré. Il est donc

quelqu'un, lui, Newman, en face de Dieu, et, en face de Newman, nous, ses frères, nous

ne sommes rien ! J'aime beaucoup mieux le « vous êtes seul » du P. Coton. Sa contrition

parle un même langage : Ce n'est pas tant pour éviter la peine due à mes iniquités que je

vous demande ce pardon, comme pour ôter de devant vos yeux, en la meilleure manière

que je le peux faire, tout ce qui vous peut déplaire (2). Aussi bien toute son intimité avec le

monde invisible respire-t-elle le pur amour. « Je me sens tant son obligé pour vous avoir

été fidèle », dit-il à Dieu de l'archange saint Michel (3). S'adressant à tous les saints : (1)

L'intérieure occupation, pp. 13-18. (2) Sermons..., p. 278. (3) Ib., p. 119. 125 Trois et quatre

fois heureuses âmes qui êtes devant Dieu ! J'ai autant et plus à m'éjouir de ce que vous

êtes qu'à me douloir de ce que je suis... La raison en est péremptoire, parce que vous

honorez plus notre commun Seigneur que je le déshonore : vous êtes plus pures que je ne

suis impur, plus justes que je ne suis injuste, plus heureux que je ne puis être misérable.

Et c'est pourquoi, je remercie de toutes mes forces celui qui vous a bienheurées, le

bénissant sans cesse de ce que la moindre d'entre vous lui apporte plus de gloire que tous

les pécheurs du monde ne lui causent de déshonneur (1). Qu'on veuille bien ne pas

l'oublier, ces prières et vingt autres du même ordre que je pourrais citer, le P. Coton les

propose comme toutes simples au commun des fidèles. Quoi de plus naturel chez lui ! Ces

sublimes sentiments que d'autres voudraient ne réserver qu'aux plus hauts mystiques, il

les prête hardiment à ceux-là mêmes qui n'ont plus d'espérance. Vers la fin d'une

méditation sur le jugement, il évoque en effet les damnés qui viennent d'entendre leur

sentence et qui, dans les rapides instants qui leur restent avant de disparaître, font ainsi

leurs adieux à la terre et au ciel. Adieu puisqu'il le faut, adieu, l'enfant de Marie ! Adieu

l'amour du ciel et de la terre! Adieu les délices du monde, adieu Jésus!...Adieu donc,

colombe sans tache, adieu le refuge des misérables !Pour être ce que nous sommes et

hors de toute espérance, vous ne laissez d'être ce que vous êtes.Mais vous, ô nos bons

anges, de quel ton, de quel accent et de quelle voix vous saluerons-nous ?... Ah ! que de

déplaisirs nous vous avons donnés !... En vain, ô bons génies, avez-vous pris toutes ces

peines. Que le grand Dieu, par le commandement et l'amour duquel vous faisiez toutes

ces choses, le vous rende et rémunère votre charité. Adieu ! ô quel cruel adieu ! Adieu, nos

gardiens, adieu nos tutélaires... Voici les loups ravissants, voici les lions bruyants, gueule

bée, dent affilée, patte étalée... Adieu, pères et mères... Adieu âmes heureuses ! (1)

Sermons..., p. 163 126 reines ! Allez, allez donc troupe d'élite, montez, vivez et régnez,

louez notre Dieu et le louez pour vous et pour nous (1). Dans la foule des saints qui monte,

à ce même instant, vers la droite du Père, il en est peut-être qui n'ont jamais fait de leur vie

une prière aussi désintéressée. Pour quelques secondes, ces maudits s'élèvent jusqu'à

l'amour pur. S'ils ne le disent pas expressément, toute leur attitude dit pour eux; « vous

étes seul... quand vous serez content, tout est content ». Je sais bien que ce n'est là qu'un

mouvement oratoire, mais de telles imaginations nous révèlent la grandeur d'âme, la

sainteté de celui qui les a conçues, de celui qui s'entraînant un jour aux plus rudes

sacrifices, se disait à lui-même : Allons donc à lui (à Dieu), mon âme, allons en démarche

de géants (2). Oui, c'étaient des géants, lui et tant d'autres qui nous attendent, mais

d'aimables géants, simples et humains. La bonne humeur et la tendresse amortissent chez

eux les aspérités de l'héroïsme. L'héroïsme domine pourtant, ou plutôt, cette magnanimité

chrétienne que le P. Coton a fièrement définie et dont toute la vie de ce grand homme

nous est un exemple. L'homme spirituel encore qu'il parle, traite et opère devant tout le

monde, il ne fiche ses yeux que sur le Roi du ciel et de la terre qui est là présent, et en

comparaison duquel tous les monarques et potentats de la terre sont gens de basse étoffe;

s'il tâche de complaire, c'est à celui-là; s'il craint de déplaire, c'est à lui seul, et ne regarde

aux hommes sinon en tant que Dieu même veut qu'il essaie de leur être agréable pour leur

bien-faire. Et ce faisant, il acquiert une magnanimité si héroïque qu'il foule aux pieds toutes

les choses du monde (3). (1) Sermons..., pp. 76o-771.(2) Ib., p. 957.(3) lb , p. 447. 127 VI.

Puisque nous avons choisi le P. Coton comme l'un des plus représentatifs » pariai les

saints personnages de son temps, nous devons dire quelques mots de l'attitude qu'il eut

très souvent l'occasion de prendre en face de ces manifestations extraordinaires qui

paraissent plus ou moins liées à la vie mystique, bien que du reste elles ne

l'accompagnent pas toujours. On ne peut décider si ces phénomènes, qui étaient alors si

fréquents, exigent du prêtre qui doit se prononcer sur leur vraie nature, plus de prudence

ou plus de respect. Mauvais directeur, celui qui haussant les épaules, croit tout expliquer,

soit par la fourberie du sujet ou quelque intervention diabolique —les anti-mystiques du

temps du P. Coton n'avaient guère que cette alternative — soit par des troubles nerveux,

comme font les anti-mystiques d'aujourd'hui. Le P. Coton avait des idées toutes différentes.

Persuadé, après vingt expériences, que le bras de Dieu n'était pas raccourci, il ne se

montrait pas lent à croire les merveilles intérieures ou extérieures de l'union divine. Les

signes sensibles de cette emprise toute-puissante sur les âmes l'intéressaient, le

touchaient profondément. Il recherchait avec une avidité confiante la société de ces êtres

privilégiés sur le front desquels il voyait transparaître un reflet de la lumière céleste. Nous

l'avons vu plus empressé que personne auprès de Marie de Valence ; nous le verrons plus

tard parmi les familiers de Mme Acarie. Il a bien connu Jeanne de Matel à Roanne, Anne

de Xaintonge à Dôle, et Madame de Sainte-Beuve à Paris. Précautionné et très défiant de

lui-même, il n'était pas néanmoins pins crédule que les sages de son temps. Quelques

traits de sa carrière de directeur et d'exorciste nous le montreront sous ces deux aspects.«

Le cardinal de Lorraine, raconte en son beau et spirituel langage le P. d'Orléans, se

croyant ensorcelé, avait fait venir de Milan à Nancy un Père Michel — ce un est joli —

Général de l'Ordre de Saint-Ambroise, qu'on disait avoir un don tout particulier pour

exorciser les 128 démons et pour faire cesser les maléfices. En effet, ce prince s'étant senti

soulagé, et attribuant son soulagement à la vertu du Général, mit le médecin en grande

vogue et peut-être aussi le mal. Car des personnes de qualité de la Cour de France,

s'imaginant en être attaquées, prièrent la Reine de faire en sorte que le Général passât par

Paris, en s'en retournant en Italie. La Reine s'y employa et l'obtint. Ce Père étant donc

arrivé, on lui amena de Picardie une jeune fille nommée Adrienne Dufresne, véritablement

possédée et par un démon fort opiniâtre. Le Général donnait quelque espérance d'y

réussir, lorsqu'il fut rappelé en Italie pour une affaire importante de son Ordre. Avant que

de partir il pria la Reine, qui s'était quelquefois trouvée aux exorcismes, de ne pas

permettre que cette pauvre fille demeurât abandonnée et sans secours contre la cruauté

de son mauvais hôte.« Comme la Reine menait avec elle le P. Coton, elle s'était aperçue

que le démon en avait plus d'aversion que des autres et semblait le craindre davantage.

Ce fut une raison pour elle de jeter les yeux sur lui pour continuer cette oeuvre de charité.

Elle lui en fit donc la proposition ; mais elle y trouva tant de résistance que, ne croyant pas

que dans une affaire de cette nature, l'autorité royale le pût faire condescendre à ce qu'elle

désirait de lui, elle y employa celle de l'évêque de Paris et lui en fit faire un

commandement dans les formes. Quelque répugnance qu'eût le serviteur de Dieu à

exercer un ministère aussi délicat, surtout pour des gens qui ne font jamais impunément

une mauvaise démarche, il plia sous l'autorité épiscopale, pour laquelle il eut toujours un

très grand respect.« Il s'appliqua d'abord à faire reconnaître évidemment la possession,

pour en convaincre les hérétiques... mais comme il donnait de l'exercice au démon, le

démon le menaça de lui en donner à son tour et il ne se passa pas longtemps qu'on ne vît

l'effet de ces menaces. Car, comme on se fut aperçu que, pour vérifier la possession, le

Père 129 faisait des questions au démon, les mal intentionnés s'avisèrent de faire courir

dans le monde, premièrement un billet, puis de gros écrits pleins d'interrogations curieuses

qu'on supposait que l'exorciste avait faites ou devait faire au malin esprit. De toutes les

persécutions qu'on fit jamais au serviteur de Dieu, celle-ci fut la plus cruelle et la plus

fâcheuse à essuyer (1). »Nous n'entrerons pas dans le récit de ces graves ennuis qui ne

sont pas de notre sujet et nous négligerons de même la « possession » d'Adrienne, les

incidents de ce genre ayant sévi si fréquemment et si violemment au XVIIe siècle qu'il nous

faudra leur consacrer un chapitre spécial. Une seule chose, dans cette histoire, a pour

nous un intérêt direct et immédiat, je veux dire les sentiments de pitié, de vénération et

presque d'envie que la pauvre et vraiment sainte femme inspirait au P. Coton. On n'ignore

pas en effet que, dans nombre de cas, la mystique divine et la diabolique se rencontrent.

Chez Adrienne Dufresne, si les facultés inférieures et les sens étaient parfois livrés au

démon, la fine pointe de l'Aine jouissait au même temps de l'union divine. Ainsi du moins

en jugeait le P. Coton, comme nous l'atteste en des termes fort remarquables, « un saint

prêtre, nommé Sellier et curé de Hauteville, en Normandie » directeur ordinaire

d'Adrienne.« Ce respectable ecclésiastique ne laissait rien ignorer au P. Coton de l'état de

cette âme ni de la conduite qu'il tenait envers elle ; et, quand il se rendait à Paris, il ne

manquait jamais de s'entretenir avec lui sur un sujet qui les intéressait tous les deux. Dans

la suite, il déposa authentiquement que le P. Coton, l'entendant un jour parler du

déplorable état où cette âme souffrante était réduite, s'écria touché de compassion : O

altitudo divitiarum sapientiæ et scientiae Dei ! et que les larmes qu'il versait en abondance

lui ayant ôté l'usage de la parole, il (1) P. d'Orléans, cité par le P. Prat, op. cit., II, pp.

411-413. 130 demeura longtemps sans parler. Après quoi, faisant un effort sur lui-même, il

lui avait tenu ce discours : « O mon frère, que la Providence est admirable dans la conduite

qu'elle tient suries âmes... N'abandonnez point, je vous en conjure, le soin de celle qu'elle

vous a mise entre les mains... Je regarde comme une des plus grandes grâces que Dieu

m'ait faites, en toute ma vie, la connaissance qu'il m'en a donnée. Personne ne m'a porté

plus ,efficacement à Dieu qu'elle. Sa conversation m'a fait plus de bien que tout ce que j'ai

jamais lu de bons livres. Aussi n'ai-je jamais trouvé personne qui approchât de sa

perfection... Dieu veut se servir d'elle et de l'état où il l'a mise, depuis l'âge de deux ans,

pour la conversion d'un grand nombre d'hérétiques et de beaucoup de catholiques. Elle a

servi, de ma connaissance, pour réunir à l'Église plus de cinq cents huguenots, et pour

faire faire plus de dix mille confessions générales, comme le démon qui la possède a été

obligé de l'avouer »... Le Roi, ajoute le P. d'Orléans, savait bien l'estime que le Père Coton

faisait de la vertu de cette servante de Dieu, et cette connaissance que le Roi en avait la

rendit célèbre. (1)»Je ne doute pas que le lecteur ne trouve matière à réfléchir dans ce

témoignage. I1 ne s'agit pas de savoir si le P. Coton s'abuse ou non, lorsqu'il porte si haut

la vertu de cette femme. A cette époque surtout, nous n'en sommes pas à une sainte près

et la question n'a pas d'importance. Ce qui est vraiment significatif, est de voir le prix

extraordinaire qu'un homme de la taille du P. Coton attache à ses relations avec une âme

qu'il croit spéciale.. ment unie à Dieu même. Élève du fameux Vasque; bon théologien de

son côté et maître d'une science presque universelle, le jésuite donnerait tout ce qu'il sait

et tout ce que les livres peuvent apprendre pour quelques heures d'entretien avec une

sainte. Voilà pour les doctes et ce (1) Cf. Prat, op. cit., pp. 422-425. 131 n'est pas là une

constatation médiocre ; mais la foule aussi a son mot à dire. La vue de cette Adrienne,

visible preuve des réalités invisibles vaut, pour la conversion des protestants ou des

catholiques, mieux que tous les sermons et que tous les ouvrages de controverse. Le

surnaturel hante également tout le monde. Parmi les prétendus sceptiques eux-mêmes,

plus d'un voudrait le toucher.Ainsi disposé, l'on imagine aisément la joie inquiète, le doux

et saint effroi du P. Coton, lorsqu'il eut lieu de croire, sur de sérieux indices, que sa propre

famille était appelée à rendre à Dieu ce lumineux témoignage. Une de ses soeurs,

Jeanne-Marie Coton, mariée à Guillaume de La Chaize, seigneur d'Aix, recevait en effet,

nous rapporte le P. d'Orléans « une si grande abondance de grâces et des

communications si extraordinaires que ceux qui la conduisaient immédiatement, dans les

lieux où elle demeurait, se trouvèrent souvent dans les mêmes embarras que les directeurs

de sainte Thérèse. L'opération de Dieu était si sensible et les extases si fréquentes que

tout le monde s'en aperçut. Le peuple la vénérait comme une sainte ». Son mari aussi. «

Mais ses confesseurs appréhendaient que le démon n'y mêlât quelque chose du sien, par

quelque subtile illusion. » On manda le P. Coton qui avait déjà contemplé d'autres

extatiques, mais à qui celle-ci dut paraître deux fois émouvante. Dans tous les cas, il dut la

mettre à l'épreuve avec une double prudence. Non, il n'y avait rien à craindre. Le démon

n'était pour rien là-dedans. Néanmoins, comme M. de Bérulle faisait vers ce temps-là un

voyage aux environs du Forez (1614), le P. Coton désira qu'on lui lit voir Mme d'Aix, et il

écrivit là-dessus à son beau-frère la curieuse et admirable lettre qu'on va lire (1). Je vous

rends grâces, monsieur,... de ce que vous compatisses (1) Nous devons cette précieuse

lettre au P. d'Orléans qui a eu l'original entre les ma ns et l'a jugé digne « d'être rapporté

tout au long ». La copie ne m'inspire pas une absolue confiance. Un lettré de 1688,

résistant à la tentation de balzaciser les textes qu'il reproduit, serait un miracle. Ceci pour

l'édification des critiques littéraires. Du reste les retouches n'auront porté que sur le rythme

et les autres détails du style. 132 aux infirmités corporelles de ma soeur et de ce que vous

lui permettez des exercices spirituels, sans lesquels elle ne saurait vivre. Selon la

connaissance que nous en avons, l'oeuvre est de Dieu et dans sa substance et dans ses

principales circonstances. Il est seulement à craindre qu'il n'y survienne quelque illusion du

malin esprit, qui se transfigure en ange de lumière, quoique l'union intime qu'elle a avec le

Dieu de vérité, les splendeurs qui accompagnent l'effusion du Saint-Esprit dans son âme,

son humilité, la haine implacable qu'elle a d'elle-même, l'obéissance aveugle qu'elle rend à

ses directeurs et à ses confesseurs, nous soient de bons garants de sa conduite. Ici, le P.

Coton glisse un mot de frère et qui est charmant. J'ai autrefois beaucoup plus craint pour

elle la faiblesse de la nature que les ruses du démon ; mais voyant ce qui s'est passé et ce

qui se passe encore en elle, joint au désir unique de plaire à Dieu, je ne puis douter que

l'opération divine n'ait fait en l'âme ce que nous voyons, et plus que nous ne voyons, au

corps. Néanmoins, parce que dans les choses extraordinaires, il faut prendre aussi des

précautions extraordinaires, je suis d'avis, et vous en prie autant que je le puis, que vous

meniez ma soeur à Roanne, environ le 8 de juin, avec M. de La Mure, son confesseur

auquel j'en écris, pour consulter un grand personnage qui doit passer par là. Il se nomme

M. de Bérulle ; il est Général de la Congrégation de l'Oratoire en France, et Supérieur de

tous les monastères des Carmélites. Il a entre autres rares qualités, le don de discerner les

esprits et a heureusement conduit une personne dans un état à peu près semblable à

celui de ma soeur (1). Suivent d'autres recommandations moins intéressantes. Aussi bien

ne voudrais-je pas montrer cette lettre à tel romancier de ma connaissance. En effet,

comment se défendre d'un demi-sourire à la vue du seigneur d'Aix, ravi sans doute, mais

déjà légèrement embarrassé par les extases de sa femme et les consultations théologiques

auxquelles a donné lieu ce cas manifestement difficile, (1) Cf. P. Prat, op. cit., IV, pp.

7-1o. 133 obligé maintenant de s'aboucher avec le P. de Bérulle qui lui-même, si besoin

est, devra s'adjoindre les jésuites de Montbrison ? Qu'y faire. Les gloires, même les plus

saintes, ont ainsi parfois leurs revers. Quant à Jeanne-Marie Coton, devenue veuve, elle

essaya de l'Ordre nouveau que François de Sales et Jeanne de Chantal venaient de

fonder. Puis, sur le conseil du P. Coton lui-même, elle revint paisiblement à Roanne où,

soit avant, soit après sa mort, on la vénéra comme une sainte, et comme une sainte à

miracles. Un de ses fils, François d'Aix, fut jésuite et des plus distingués; un de ses

petits-fils, jésuite lui aussi, François d'Aix de La Chaize, a fait parler de lui davantage. Le

célèbre confesseur de Louis XIV était petit-neveu du confesseur de Henri IV et de Louis

XIII.Comme nous n'avons pas voulu écrire ici l'histoire proprement dite du P. Coton, mais

seulement exposer son esprit, analyser sa vie intérieure et fixer la part qu'il a prise au

mouvement religieux de son temps, nous nous contenterons de rappeler en deux mots les

dernières étapes de sa carrière. Après qu'il eut quitté la Cour en 161g, il avait repris

quelque temps son ancien ministère de prédicateur. En 1620, il fut nommé Recteur du

collège de Bordeaux, où il retrouva et vit bientôt mourir son vieil ami le P. Richeome ; en

1622, Provincial d'Aquitaine; pais à la fin de 1624, Provincial de Paris. Dans ces nouvelles

fonctions, l'attendaient des épreuves moins directement personnelles, mais plus

douloureuses que tout ce qu'il avait dû subir jusque-là. Henri IV mort, le Parlement de

Paris comptait bien prendre sa revanche contre les jésuites, et comme Richelieu oscillait

encore entre les deux partis, la moindre maladresse pouvait ruiner en quelques jours

l'oeuvre capitale du P. Coton. Cette maladresse ne se fit pas attendre. Les thèses du

jésuite italien Santarelli sur la puissance pontificale fournirent au Parlement l'occasion

guettée. Le P. Garasse a raconté dans un beau livre qui me semble très digne de foi, ces

événements, 134 peu glorieux pour la justice de notre pays, qui usèrent les suprêmes

forces et qui semblent avoir précipité la fin du P. Coton. Le noble vieillard mourut le 19

mars 1626. Paris aimait le fidèle ami du feu roi et vénérait en lui un vrai saint. « Au retour

de nos prédications, écrit Garasse, environ sur les dix heures du même jeudi, 19 de mars,

nous fûmes effrayés du concours et de l'affluence du peuple que nous trouvâmes dans la

maison professe (1). Je puis dire sans amplification que les deux tiers de Paris visitèrent le

corps du saint homme », exposé d'abord dans une chapelle mais qu'on avait dû

transporter dans la sacristie, plus vaste et qui se prêtait mieux à l'empressement de la

foule. « Il y eut, continue Garasse, depuis midi jusqu'à sept heures du soir, le plus grand

concours qui se fût vu de mémoire d'homme dans Paris. On vit bientôt les portes et les

fenêtres enlevées de leurs gonds, les armoires rompues et tout comme au pillage. Il n'y

avait rien qui pût résister aux ondées, je ne dis pas d'une simple populace, mais des

seigneurs et dames qui remplissaient nos trois basse-cours, notre sacristie, une bonne

partie de notre jardin. » On l'enterra, le soir même, au pied du maître-autel, après l'absoute

donnée par l'archevêque de Paris. A quelques jours de là, Richelieu vint en grande pompe

à Saint-Paul-Saint-Louis, pour y célébrer une messe pontificale et prier sur la tombe du P.

Coton. Les jésuites étaient sauvés. Nous les retrouverons souvent dans les pages qui vont

suivre. A la date où nous sommes arrivés, toute une jeune génération, Louis Lallemand,

Jean Rigoleuc, Joseph Surin et tant d'autres, marche déjà au s'apprête à marcher sur les

traces spirituelles du P. Coton. Ils iront plus loin et plus haut que lui, mais dans une

histoire où ils tiendront tant de place, il convenait que l'oeuvre propre de leur glorieux

précurseur fût cordialement célébrée. (1) Aujourd'hui Lycée Charlemagne.
 

CHAPITRE III : BENOIT DE CANFELD, LE P. JOSEPH ET LA TRADITION SÉRAPHIQUE
 

I. Les Ordres nouveaux. — Capucins, jésuites. — Contrastes et ressemblances. — La

méthode franciscaine et les Exercices spirituels. — Les jésuites et la mystique. — Arrivée

des capucins en France. — Que la renaissance religieuse leur doit beaucoup.II. Ange de

Joyeuse. — Rencontre du Frère Ange et da cardinal de Joyeuse. — Vocation du comte de

Bouchage. — Lettres de Henri III. — De la haire à la cuirasse. — Ange de Joyeuse après la

Ligue. — Sommations du P. Benoit de Canfeld. — De la cuirasse à la haire.III. Conversion

de Benoit de Canfeld. — Ses premières impressions en France. — Ce qu'il pense de la

décadence du catholicisme français. — La Règle de perfection. — Du prétendu quiétisme

de Canfeld. — La partie réservée de son livre. — Les garants de Canfeld. — Les Moyens

courts.IV. Le frontispice allégorique du livre. — Les outils de la vie active. — Spéculation

intellectuelle et vie mystique. — Activité suréminente de la vie mystique. — « Annihilation »

des activités inférieures. — Union foncière des deux vies. — La Passion. — « Non dimittam

te ». — Les disciples de Canfeld.V. Le P. Joseph et Richelieu — Mystique in partibus

infidelium. — L'Introduction à la vie spirituelle et la Règle de Canfeld. — Les aigles

séraphiques. — Le chariot triomphant ». — Le P. Joseph et Bossuet. —  Eloquence. —

Génie allégorique du P. Joseph.VI. Le P. Joseph à l'école de saint Ignace. — Modifications

apportées à la tradition franciscaine. — La méthode. — De Manrèse au mont Alverne. —

L'oraison du P. Joseph et le jeu des facultés intellectuelles. — La crèche et le berceau de

Moyse. — Préludes à l'union mystique. — La mystique proposée aux commençants. — «

Toutes les clefs ensemble ». — « L'étroite férule de la vie active ». — Le P. Joseph et les

ennemis de la mystique. — Importance particulière de son témoignage. — Le P. Joseph et

François de Sales. — L'union mystique. — Quiétude conquérante du P. Joseph. — « O

bras plus étendus que tous les cieux ! »VII. Le secret du P. Joseph. — L'agent de

Richelieu a-t-il pu rester le 136 disciple de Canfeld ? — Fondation du Calvaire. —

Généalogie de deux dans mystiques, les Longueville et les Gondi. — Le Calvaire et la «

modernisation » de l'ordre bénédictin. — Saint François et saint Benoit. — Dévouement du

P. Joseph aux Filles du Calvaire. — Ce qu'il a écrit pour elles. — Tristesse,

désenchantement de certains de ces écrits. — Les chrétiens et les Turcs. — Encore les

aigles séraphiques.  I. Il n'est sans doute pas inutile que j'en fasse ici la remarque une fois

pour toutes : lorsque, dans Ies pages qui vont suivre, nous mentionnerons, sans préciser

davantage, les « Ordres nouveaux » qui ont pris une part active au mouvement que nous

racontons, par « Ordres nouveaux », nous désignons les jésuites certes, mais aussi les

Frères Mineurs capucins, cette jeune tige que poussa le vieil Ordre franciscain à l'aube de

la Contre-Réforme. A première vue, et pour des raisons que tout lecteur sent de lui-même,

ce rapprochement peut sembler étrange. Serait-il encore plus déconcertant qu'il ne mettrait

que mieux en relief l'unité profonde et miraculeuse d'une renaissance à laquelle ont

travaillé des esprits si différents et qui par suite n'est l'ouvre et la gloire propre ni des

capucins, ni des jésuites, ni de personne, mais de celui qui sait faire concourir à une fin

unique les instruments qui se ressemblent le moins. Gardons-nous toutefois de trop

accuser des contrastes qui amusent ou qui gênent l'imagination, plus qu'ils ne frappent

l'intelligence. Capucins, jésuites, au point de vue où nous devons nous placer, ne

représentent en réalité que les aspects divers d'une seule et même force, à savoir, cette

impulsion mystérieuse, massive, invincible qui, dès avant le Concile de Trente, poussait le

catholicisme moderne, non pas d'abord à la réforme de quelques abus séculaires, mais

bien à une pratique plus intense de la prière intérieure, de l'oraison sous toutes ses

formes. D'une même ardeur, bien que selon des méthodes différentes, jésuites et capucins

prêchent l'oraison à tous, laïques aussi bien que religieux ; ils la présentent comme le pivot

essentiel 137 de toute vie sérieusement chrétienne ; ils écrivent des livres sans nombre

pour en faciliter la pratique, favorisant ainsi l'éclosion de ces grâces plus hautes et

proprement mystiques qui ne dépendent aucunement de l'industrie humaine, mais qui,

dans le plan divin, s'il faut en croire sainte Thérèse et presque tous les contemplatifs,

couronnent, achèvent comme normalement la méditation patiente et fervente.Remarquez

aussi que dans la fameuse controverse qui va passionner le monde chrétien et révéler le

fond des esprits, capucins et jésuites se rangeront, spontanément, du même côté.

N'avons-nous pas vu l'histoire de l'humanisme dévot s'ouvrir par le portrait d'un jésuite et

se terminer par celui d'un capucin ? Dès la première heure, Yves de Paris et plusieurs de

ses frères se dressent contre la Fréquente communion du grand Arnauld, et jamais depuis,

les capucins, pris dans leur ensemble, ne témoigneront la moindre sympathie à la cause

janséniste. Je ne sache pas du reste que dans la longue suite de leur histoire, l'entente

cordiale entre les deux Ordres ait été troublée par d'irréductibles conflits. Tendresse, non ;

mais amitié de raison et dont les racines, perdues sous le sol, n'en restent pas moins

vivaces. Dans l'oeuvre philosophique et théologique des grands jésuites, Scot ne

retrouverait-il pas au moins ses tendances les plus intimes, je n'ai pas qualité pour

répondre à cette question, mais que les Exercices spirituels de saint Ignace continuent, sur

bien des points, la tradition franciscaine, il n'est pas permis d'en douter. Au demeurant, le

plus ancien des deux Ordres ne doit rien, n'empruntera rien au plus jeune (1). Pour tout ce

qui touche aux disciplines de la vie intérieure, les capucins gardent la méthode médiévale,

la méthode de saint Bernard et de saint Bonaventure, des Meditationes vitæ Jesu Christi et

du Stimulus Amoris. La spiritualité franciscaine parait plus (1) Il y a naturellement des

exceptions, le P. Joseph par exemple. 138 affective., celle des jésuites plus volontaire et

spéculative; la première est peut-être plus libre, plus épanouissante, la seconde plus

rigide, entourée de plus de contraintes ; l'une enfin s'ouvre plus naïvement au don

mystique,  l'autre, plus timide, plus en garde contre l'illusion, plus résignée au silence de

Dieu, vise moins aux douceurs de la contemplation qu'au dépouillement du. vieil homme.

On l'a fort bien dit, les fils d'Ignace offrent « à l'immense majorité. des fidèles d'instruction

moyenne, une méthode de piété claire, pratique, raisonnée, une série d'exercices

engageant l'âme tout entière et faisant servir toutes ses facultés, maintenues ou remises

en équilibre... La méthode chère aux jésuites, celle dont la théorie leur est aussi familière

que la pratique, c'est la méditation active, discursive, cherchant prudemment ses points

d'appui (1)», plus ascétique en un mot que proprement mystique. Note juste mais qu'il ne

faut pas forcer. Le caractère mécanique, tatillon, bourgeois que des commentateurs à

courte vue donnent aux Exercices spirituels, ni l'auteur même de ce livre, ni les grands

jésuites ne l'approuvaient. Au lieu de s'enchaîner à des règles méticuleuses, Ignace veut

que l'âme a se tienne tranquille, pacifiée, prêta à subir l'action de Dieu ». François d'Assise

parlerait-il autrement? « Toute méditation, disait-il encore, où l'entendement travaille,

fatigue le corps. Il y en a d'autres qui sont dans l'ordre et qui reposent. Elles apaisent

l'entendement, ne fatiguent pas les parties inférieures de l'âme et se font sans tension

extérieure ni intérieure. » « Le propre de notre oraison, dira de son côté un jésuite qui avait

pu recueillir les traditions de son Ordre, au lendemain de la mort d'Ignace, est de n'être

enchaînée à aucune règle fixe, ce qui est bon pour les débutants... En somme, il n'y a

qu'an maître d'oraison, l'Esprit-saint. » Enfin « nous (1) H. Joly, Sainte Thérèse (Les

saints), p. 214, texte cité et approuvé par le R. P. Brou s. j. dans son article : La

Compagnie de Jésus, Revue de philosophie, mai-juillet 1913 p. 456. 139 avons sur cette

matière, la pensée officielle de la Compagnie, dans une lettre du général,Claude

Aquaviva... « Les religieux qui se sont exercés souvent à la méditation, qui, par un long

usage, ont acquis la facilité dans la prière, n'ont besoin qu'on leur assigne ni matière fixe à

méditer, ni méthode spéciale. L'Esprit du Seigneur marche sans lisières (laxissimis

habenis). Pour éclairer les âmes et se les attacher étroitement, il a des voies innombrables

; aussi, pas de frein pour lui, pas de limites marquées... Donc, tout en étant sévères pour

les faux contemplatifs, il faut s'en tenir à l'expérience constante des saints Pères, ne pas

interdire aux nôtres la contemplation. S'il est une chose attestée, prouvée par ces saints

Pères, c'est que la vraie, la parfaite contemplation est plus puissante, plus efficace que

toute autre méthode d'oraison pour briser l'orgueil de l'homme, pour l'écraser... » Tout cela

est vrai, mais enfin, saint Ignace, de qui l'on disait que « le superlatif lui était inconnu... ne

craignait pas de répéter « Sur 100 personnes admises à l'oraison (ici opposée à la

méditation proprement dite) 90 sont dans « l'illusion ». Le Père qui rapporte ce propos,

ajoute : « Et je me demande s'il ne disait pas 99 ». Il précisait : le danger pour elles, c'est

l'entêtement, l'attachement au sens propre, la tentation de vouloir mener les autres par

leurs voies à elles. Le sujet lui tient à coeur : il en fait l'objet d'une règle spéciale : « Qu'on

leur enseigne (aux jeunes religieux) à se prémunir dans leurs prières contre « les illusions

du démon ». Et avec une insistance significative, quand on lui parlait d'oraison supérieure,

il revenait sur la mortification » (1), sachant bien du reste que la méditation elle-même, telle

qu'il la propose dans son livre, serait pour (1) Tous ces textes sont empruntés à l'article du

R. P. Brou, cité plus haut. Bien qu'à tendances légèrement paradoxales, puisqu'il prétend

nous montrer en saint Ignace « un maître de liberté », cet article, savant, pénétrant, et

d'ailleurs très modéré de ton, contient quelques-unes des meilleures pages que l'on ait

écrites sur ce difficile sujet. 140 beaucoup un exercice ascétique, une mortification

véritable.De son côté, la spiritualité franciscaine n'encourage ni l'indolence, ni les mysticités

équivoques, ni les excès du sens propre ; mais elle veut garder à la vie intérieure une

allure plus confiante, plus spontanée. A des examens de conscience trop exigeants, elle

préfère l'abandon, la joie des enfants de Dieu. Elle croit que, même chez les débutants, on

peut laisser « l'Esprit du Seigneur marcher sans lisières ». Ne regardant pas les grâces

mystiques comme des expériences rarissimes, elle en parle peu ; elle les désire comme un

enfant désire croître, et la fleur s'épanouir, mais elle attend sans fièvre l'heure divine de

cette floraison bienheureuse. Avec sainte Thérèse et la plupart des mystiques, elle tient

qu'une vie de prière et de méditation « aboutit à la contemplation et à l'oraison de quiétude

et de recueillement comme à son terme naturel » (1). Simple historien, je n'ai pas à me

prononcer entre ces deux voies, mais encore dois-je rappeler que l'Église les approuve

l'une et l'autre et que toutes les deux se justifient par leurs fruits.Fondés en 1524, les

Frères Mineurs capucins avaient été appelés d'Italie chez nous par Catherine de Médicis

en 1574, et ils avaient occupé bientôt les principales villes du royaume. La France avait

accueilli le mieux du monde ces colonies qui d'abord n'étaient composées que de religieux

italiens. Les foules se pressaient dans leurs chapelles. « Deux choses les attiraient surtout,

dit l'historien du couvent de Toulouse, l'une était notre façon simple et lugubre de chanter

l'office... l'autre était la pauvreté et la propreté, dans la chapelle et sur l'autel : celui-ci était

orné de fleurs, usage alors inconnu dans ce (1) R. P. Ubald d'Alençon. De la méthode

traditionnelle de l'oraison au moyen âge. Etudes franciscaines, t. XXIX, p. 314. Abbé Jean

Delacroix, Ascétique et mystique, Paris, 1912. Cf. aussi la très précieuse brochure du P.

Ubald d'Alençon ; L'Ame franciscaine, Paris, 1913, et la traduction que le même auteur a

donnée du Stimulus Amoris. (L'Aiguillon d'amour, Paris, 1900.) 141 pays (1). » Ils se

recrutèrent sans peine et parmi les meilleures familles du pays. « Les Anges, s'écriera

bientôt le P. Joseph, n'ont rien de plus agréable, que de voir les chrétiens prendre les

livrées de cet enfant de Bethléem, couvert de pauvres drapeaux... Rien ne les contente

plus que de voir les beaux esprits courir à la foule en cet équipage pour être pages

d'honneur du vrai David (2). » La simplicité, la bizarrerie parfois de leur appareil et de leurs

discours ne doit pas nous donner le change. Les premiers capucins français comptent

dans leurs rangs presque autant d'humanistes et peut-être plus de gentils-hommes que

les jésuites. Malgré le souvenir de la Ligue, il ne faut pas non plus que l'on se représente

ces religieux sous des couleurs trop violentes. Ils ont eu leurs fanatiques et de belle taille,

mais l'ensemble de l'Ordre parait très humain. Lorsqu'il s'agit d'envoyer des missionnaires

aux huguenots du Vigan, « Sa Majesté, écrit le P. Joseph, a désiré se servir en cette part

de ceux de notre Ordre spécialement, ayant su que plusieurs de ce pays-là les y

demandaient et que communément ils sont reçus des huguenots avec moindre aversion

que les autres » (3). De jolies anecdotes font prendre sur le vif cette modérante réciproque

et ces amitiés commençantes. Lorsqu'en 16o9, les capucins vinrent prendre possession du

couvent qu'on leur offrait à Montpellier, le chevalier de Montmorency, fils naturel du

connétable, et un autre seigneur, se placèrent l'épée nue aux côtés du supérieur, le P.

Jacques d'Auch, prêts à défendre les religieux contre la colère de la foule. La dernière rue

que devait traverser le cortège avant d'arriver an couvent, « était pleine de gens d'armes.

Dès que le P. Jacques d'Auch (1) Toulouse chrétienne, Histoire des Capucins..., par le P.

Apollinaire de Valence, Toulouse, 1897, I, p. 7.(2) Méthode d'oraison du P. Joseph du

Tremblay..., Le Mans, 1897, pp, XXIV, XXV.(3) Apollinaire de Valence, op. cit., t  I, p.

211. 142 les aperçut, il pria le chevalier de Montmorency et l'autre de se retirer ou de

quitter leurs épées, la croix ayant assez de force pour se défendre. Comme ces Messieurs

résistaient, il s'arrêta. L'évêque (Fenouillet, l'ami de François de Sales) intervint et les fit

retirer ». A quelque temps de là, les rebelles eurent de nouveau le dessus et les capucins

durent fuir en toute hâte. Par bonheur, continuent nos chroniques, « trois de nos voisins,

bien que huguenots, s'étaient pris d'affection pour nous et nos relations avec eux étaient

fort cordiales. Un d'entre eux enterra l'a cloche dans sa maison, un autre reçut les livres, le

troisième se chargea du calice et des meubles de la sacristie» (1).Plus on étudie les

documents et plus on se persuade que leur juste place n'a pas encore été faite aux

capucins dans l'histoire de la renaissance que nous racontons. Zèle ou succès, j'ai comme

la certitude qu'ils ne le cèdent personne et néanmoins très peu les connaissent. Qu'ils s'en

prennent d'abord à eux-mêmes. Jusqu'à ces derniers temps (2), ils ont par trop négligé

d'entretenir les gloires et d'exposer les prouesses de leur Ordre. Quel soin ont-ils pris de

leurs grands humanistes, Yves de Paris, Zacharie de Lisieux ? Où voit-on qu'ils aient

défendu leur incomparable mystique, Benoît de Canfeld, contre des suspicions pires que

l'oubli? Aussi bien pourquoi ne pas avouer que leur histoire même nous éblouit, nous

déroute? Une je ne sais quelle prédestination les a voués à l'étrange, si l'or peut ainsi

parler. Leurs deux Pères, je ne dis pas les plus insignes, mais les plus fameux, les plus

captivants, nous déconcertent. Je parlerai bientôt du P. Joseph. Qu'on me laisse dire un

mot d'Ange de Joyeuse. (1) Apollinaire de Valence, op. cit., pp. 75-87.(2) Quelques érudits

du premier mérite, les PP. Edouard et Ubald d'Alençon, par exemple, sont aujourd'hui sur

la brèche ; la revue Etudes franciscaines publie d'excellents travaux, On comprend du

reste que des savants franciscains se passionnent surtout pour les premiers siècles de leur

Ordre. 143 II. Il nous touche de plus près qu'on ne pourrait croire. Ce fut lui que Paris vit

passer tour à tour,Du siècle au fond d'un cloître et du cloître à la cour : Vicieux, pénitent,

courtisan, solitaire,Il prit, quitta, reprit la cuirasse et la haire.Du pied des saints autels

arrosés de ses pleurs, Il courut de la Ligue animer les fureurs,Et plongea dans le sein de la

France éploréeLa main qu'à l'Eternel il avait consacrée (1). Fils de Guillaume de Joyeuse,

lieutenant-général du Roi en Languedoc, et de Marie de Batarnay, il s'appelait Henri, comte

de Bouchage. On ne sait au juste ce qu'il faut pardonner à sa jeunesse, moins « vicieuse »

sans doute que Voltaire ne l'affirme. Il était, je crois, la grâce, la séduction même, la perle

des Joyeuse et c'est beaucoup dire. Une vieille chronique, récemment découverte,

délicieuse de naturel et d'humanité, nous montre à quel point on l'aimait dans sa famille. Il

était déjà capucin à l'époque où se place le trait qu'on va lire. Il achevait ses études de

théologie à Venise et le Général des capucins, Jérôme de Polizzi l'avait appelé auprès de

lui à Gênes, pour l'envoyer en Provence. Un de ses frères, le cardinal de Joyeuse était

alors en Italie lui aussi, et s'en revenait en France après l'élection d'Innocent IX (octobre

1591).« Le P. Ange, raconte le secrétaire du P. Jérôme de Polizzi, était venu à Sestri voir le

Général. Après quelques jours de repos, il partit un matin de bonne heure pour se rendre

-par nier à Savone, et de là continuer sa route. Le même jour, arriva le Cardinal, qui, ayant

su la présence de son frère à Gênes, avait couru la poste afin de l'y trouver avant son

départ ; il ne voulait pas perdre cette occasion de le revoir... On devine son chagrin,

lorsqu'il apprit que le P. Ange était parti le matin. Il se lamentait avec le P. Général : « Je

ne le verrai donc pas ? Comment pourrais-je faire ? n'y aurait-il aucun (1) La Henriade,

chant IV. 144 remède ? » Le P. Jérôme ne savait que lui dire pour le consoler, alors je vins

à son aide. « Monseigneur, lui dis-je, il y a encore un moyen. Que Votre Éminence, avec

les moyens dont elle dispose, fasse rejoindre le P. Ange demain matin et il reviendra. » —

« Il reviendra ?» demandait le Cardinal. — « Mais bien sûr, s'il voit une obédience, que le

P. Général ne vous refusera pas.« Sur l'heure on se met en quête d'une barque, on écrit

l'obédience, ordonnant au P. Ange de revenir de suite, à cause de l'arrivée de son frère. Le

Cardinal la remet lui-même au patron de la barque, en lui recommandant de faire vite et lui

promettant un bon pourboire, s'il lui ramenait son frère. Il partit aussitôt et le lendemain il

ramenait le P. Ange. Quand le Cardinal fut averti que la barque était en vue, il se rendit sur

le rivage, d'où il faisait de grands signes de joie à son frère ; mais son impatience de

l'embrasser était si vive, qu'il ne put attendre que les marins l'eussent déposé à terre. Il alla

au-devant de lui, entra dans l'eau, se baignant non seulement les pieds, mais tout le bas

de sa soutane rouge, afin de lui donner la main. Quand il fut à terre, il le baisa plusieurs

fois, l'appelant avec grande tendresse : « Père Ange, mon frère bien-aimé ! Père Ange,

mon frère ! »« J'avais accompagné le Cardinal, car le Général était retenti au lit et se

tournant vers moi il me disait: « Père, comme il a bonne mine, mon frère; je suis convaincu

que vous avez des égards pour lui ». — « Sans aucun doute, Monseigneur, nous lui

donnons des choux, des oignons, des fèves bouillies. C'est le pain de la grâce que ne lui

ménage pas le Seigneur, c'est le bonheur d'être religieux et la paix de l'âme qui lui font

cette mine superbe. » Alors le Cardinal me racontait qu'ils avaient été six ou sept frères et

soeurs ; cependant leur mère ne se préoccupait que du P. Ange, qui avait l'estomac si

délicat qu'elle ne savait qu'inventer pour le nourrir. Ils restèrent quelques jours ensemble,

et chacun d'eux repartit pour sa  145 destination (1). » Sa mère, ses frères, le roi de

France, les Pères capucins, les foules du Languedoc — ce fief, ce royaume des Joyeuse

— les auditoires de nos églises, les couvents où il prêche la Réforme, tous l'aiment

ainsi.Quelques années avant cette délicieuse rencontre sur les bords de la Rivière de

Gènes, celui qui devait s'appeler un jour Père Ange, commençait à la cour une brillante

carrière. Spirituel et brave, frère de l'amiral Anne de Joyeuse, beau-frère du duc d'Épernon

par son mariage avec Catherine de Nogaret de la Valette, il pouvait tout se promettre et de

son mérite et du prestige croissant de sa famille et plus encore de l'amitié royale. Il se

montrait d'ailleurs, semble-t-il, également sensible et aux attraits de l'avenir qui s'ouvrait à

lui et à des impressions très différentes. Paris et plus encore peut-être l'entourage de Henri

III regardaient alors avec une stupeur émue ces capucins qui avaient pris récemment

possession de leur couvent de la rue Saint-Honoré et qui contraignaient « les esprits les

plus durs à la dévotion par la seule austérité qui paraissait en leur habit ». « Arrive un jour

que le comte de Bouchage (Henri de Joyeuse) revenant de la ville avec le roi en son

carrosse, car rarement allait-il sans lui, il en vit par hasard, ou plutôt par quelque spéciale

providence de Dieu, deux qui passaient avec leur besace sur le dos. Il arrête longtemps sa

vue sur eux, à l'ordinaire de ceux qui désirent avec violence. Le Roi, le voyant devenu

pensif tout à coup, et les yeux immobiles sur ces religieux, jugea de là qu'il les avait autant

dans le coeur que dans les yeux (2). »Il entra chez les capucins, au mois de septembre

1587, peu de jours après la mort de sa femme. Il avait alors vingt-quatre ans. « Peu s'en

fallut, dit-on, que Henri III (1) Edouard d'Alençon, Pages inédites de la vie du P. Ange de

Joyeuse, Etudes franciscaines, août 1913, pp. 138, 139.(2) La vie du R. P. Ange de

Joyeuse..., par M. Jacques Brousse, Paris, 1621, pp. 59, 6o. 146 ne tombât pâmé à la

renverse », lorsqu'il vit son compagnon de tous les jours « dans cet habit, la tête rasée et

les pieds nus (1)». Une brochure du cardinal Duperron,l'Adieu au monde de M. de Joyeuse

entrant en religion, traduisit la vive émotion de la Cour et de la ville. Sur la pleine sincérité

de cet héroïsme, sur la ferveur du beau novice, aucun doute n'est permis.Les ouvrages

anciens et modernes consacrés au F. Ange tiennent plus du roman que de l'histoire (2).

Cela est vrai notamment du plus populaire de ces récits, le Courtisan prédestiné du sieur

Jean de Callières. On veut, par exemple, que dès l'entrée d'Henri au couvent, et les

Joyeuse et le Roi aient décidé d'employer tous les moyens, et même la force, pour enlever

le fugitif. La vérité est plus simple etplus touchante. Au Provincial des capucins qui

s'appelait alors Bernard d'Osimo, Henri III n'a demandé, et très gentiment, qu'une seule

chose, à savoir qu'on n'éloignât pas le novice de la capitale, Mon Père, lui écrit-il en

octobre 1587, je suis bien aise que vous soyez en bonne santé arrivé à votre bon couvent.

Dieu vous y maintienne ! Je sais que vous m'aimez. Je vous en sens infinie obligation, mais

pour la vous avoir extrême, et moi donner un contentement très grand, c'est et sera,

comme je m'as. sure que vous ne me refuserez une si juste requête, que Frère Ange, que

j'ai aussi cher comme s'il était moi-même, ou mon enfant, ne bouge du couvent de Paris; et

je vous en prie de tout mon coeur, donnez-moi cette joie qui me sera extrême, afin que je

le puisse voir et me recommander à ses prières et aux vôtres, comme je fais maintenant;

car, pour le moins, si je l'ai perdu près de moi, l'estimant très heureux de s'être mis à servir

notre bon et grand Maître, que j'aurai ce bien de lui pouvoir voir en ce saint lieu faire son

salut et par son intercession devant Dieu et sa sainte Mère, aider au mien. Mais, mon Père,

vous me donnerez la vie, tant j'ai cela à (1) Brosse, op. cit., p. 96.(2) L'observation est du

P. Edouard d'Alençon qui certainement ne veut pas viser par 1à les premiers chapitres du

P. Apollinaire de Valence, cf. Toulouse chrétienne, II. 147 coeur, vous êtes, je m'assures

bien aise de l'avoir avec vous, mon Père, et lui, j'estime qu'il est très heureux d'avoir élu

cette bonne et assurée voie. Si je pouvais avoir ce bien que de vous voir, je serai fort aise;

je séjournerai jusques à lundi, ici, qui est à Pluviers (Pithiviers) ; vous y seriez en deux tu

trois jours, qui serait dimanche, et je vous logerai bien pour un jour ou deux, et puis vous

direz au retour de mes nouvelles à Frère Ange. Je vous dirai un, lieu où je pense que je

pourrai faire un couvent de capucins, que vous pourrez voir, qui est à Blois. Dieu vous

conserve, me recommandant à tous les bons frères. HENRY. Ces pauvres derniers Valois !

A lire ces lignes charmantes de roi très chrétien et d'enfant gâté, on comprend l'indulgence

des plus saints personnages de l'époque.Quant au Frère Ange, « vicieux... courtisan »,

voici comme Henri lui écrivait : Jesus Maria.Mon fils, mon ami, j'ai désir, et vous le savez,

de faire mon salut au monde, car en tout lieu, bien qu'il y soit plus malaisé, se peut-il faire

à mon opinion. C'est pourquoi j'ai désiré voir (connaître) le Tiers-Ordre de saint François.

Mais comme vous avez été du monde et avez pris depuis la sainte voie, vous donnant à

notre ben Dieu, si savez-vous bien comment l'on y peut, au monde, dis-je, faire son salut,

détestant le péché et embrassant la vertu. C'est ce qui me fait vous prier de toute mon

affection de m'en mander votre avis bien particulièrement et les règles que je devrais tenir.

 À Dieu (1). Après quelques années de solitude et de ferveur, F. Ange reparaît soudain sur

la scène profane. En 1592, son Général l'envoie en Provence, comme nous l'avons déjà

rappelé. La mission qu'on lui avait confiée n'était pas moins politique que religieuse. Je

parle à la moderne ; de telles distinctions frappaient moins les esprits de ce temps-là. La

Ligue à moitié vaincue menaçait de se disloquer. Il (1) Ces précieuses lettres ont été

découvertes et publiées par le P. Edouard d'Alençon, cf. Pages inédites..., loc. cit., pp.

126, 127. 148 s'agissait de faire au moins la part du feu, de réduire, autant que possible, le

triomphe du roi de Navarre, et pour cela, nous dit-on, « de former une sorte de fédération,

qui en rendant indépendante chacune des provinces (méri        dionales), les unirait

pourtant sous la protection du Pape ». Ligueur jusqu'aux moelles, beau-frère du

gouverneur de Provence, frère du gouverneur de Languedoc, parent du gouverneur du

Lyonnais (Charles-Emmanuel de Savoie), le F. Ange est chargé ou se charge — les deux

peut-être — de ces tractations diplomatiques. Au bout de quelques mois, il arrive à se

convaincre que le projet n'aboutirait pas, mais dans l'intervalle, le jeune capucin avait

insensiblement repris son éclat d'avant la bure. Malgré cinq ans de « haire », « la cuirasse

» lui irait encore assez bien.En octobre 1592, le gouverneur du Languedoc, Scipion de

Joyeuse, surpris et défait parles troupes royales, meurt, noyé dans le Tarn. C'était le

dernier des Joyeuse, le dernier, s'entend, qui pût conduire des troupes à la bataille, —

l'aîné et le cinquième tués à Coutras, le second, cardinal, le troisième, capucin —; puisque

à toute force on voulait pour chef un Joyeuse, il n'y avait plus qu'à choisir entre le cardinal

et le capucin. Le choix n'était pas douteux. Là-dessus pourparlers sans fin, supplications

de « tout le commun peuple qui, à milliers, ayant environné le couvent de toutes parts, et

le jardin en étant tout plein, criait d'une voix pitoyable : « Nous voulons le F. Ange, capucin,

pour notre gouverneur », avec menaces de l'enlever de force et de brûler le couvent » (1).

La haute théologie est consultée; Baronius, Bellarmin approuvent; Rome offre les

dispenses nécessaires. Ange se rendit enfin. « Le lendemain, il parut vêtu de noir en

témoignage de son deuil intérieur, Mgr le cardinal, son frère, archevêque de Toulouse, lui

ayant ceint l'épée. » La chanson de Roland n'a rien de plus sublime ni de plus doux tout

ensemble. (1) Brousse, op. cit., pp. 138, 139, cf. la Toulouse chrétienne du P.

Apollinaire. 149 que ce dernier geste. Le Turpin de 1592 a refusé de se battre, mais il est

ravi de passer l'épée à son frère, le capucin ; jamais ce frère ne lui a paru plus beau.La

voix du peuple, vox Dei, acclamait le nouveau chef. « De dire que, parmi tant de clameurs,

son coeur fut dedans lui, c'est ce que je ne crois pas; il était en Dieu... et n'eut pas sitôt

pris l'épée, lui ayant rasé la couronne et un peu raccourci la barbe, qu'accueillant la

noblesse qui venait le saluer, il rendait à un chacun selon son grade et sa qualité, avec un

maintien si relevé et accompli, comme si jamais il n'eût entré dans le cloître, montrant en

sa naturelle douceur qui ressentait un peu du religieux, un port si plein de majesté, comme

requiert la qualité de capitaine et gouverneur... que, marchant après ses gardes, parmi la

noblesse, l'on remarquait en lui quelque chose hors du commun, qui le rendait à tous

admirable. » Il portait la croix blanche de Malte, le pape ayant changé ses voeux de frère

mineur « avec celui de l'Ordre de Saint-Jean de Jérusalem » (1).Nous ne le suivrons pas

dans un monde où notre curiosité des choses mystiques ne trouverait plus à se nourrir.

Son exil loin du paradis franciscain dura sept ans (1592-1599). Exil moins dur à supporter

que les panégyristes du Frère Ange ne voudraient nous le faire croire. « De s'imaginer,

disent-ils ingénument, que dans les armées, il eut le pouvoir de poser une cuirasse pour

faire la discipline, cela est hors de toute apparence. » (2). Non, la haire n'est pas si difficile

à cacher et, pour la discipline, on trouve toujours, si l'on veut, un coin pour la prendre.

Qu'on avoue franchement que le Frère Ange s'est évanoui. Reste le plus honnête ligueur

du monde, Henri de Joyeuse. Honni soit qui mal y pense ! Au demeurant, le capucin

d'avant-hier semble peu pressé de terminer ses vacances. La Ligue n'ayant plus (1)

Brousse, op. cit., pp, 14o-142.(2) Ib., p. 348. 15o de raison d'être, il fait sa paix avec Henri

IV qui le reçoit à bras ouverts et lui rend tous ses anciens titres ; il cherche, pour sa fille, un

établissement digne des Joyeuse (1) ; bref, immobile, il laisse courir le temps. Après tout,

sa situation était canoniquement régulière : rien ne l'obligeait à un nouvel acte d'héroïsme,

plus difficile que le premier à un homme qui n'était plus tout à fait jeune et qui venait de

vivre uni pareil roman. Ses amis, veillaient pourtant, disons plutôt nos amis, puisque nous

allons les rencontrer à toutes les pages de notre histoire. Je veux parler de l'état-major des

mystiques parisiens qui, dès la fin de la Ligue, avait ses chefs, ses cadres, ses plans de

croisade. Henri de Joyeuse était sous la direction de l'insigne chartreux Dom Beaucousin et

il voyait encore son ancien confrère, le P. Benoit de Canfeld dont nous dirons bientôt la

gloire unique. L'un et l'autre, chacun à sa manière, le poussaient vers le même but,

Beaucousin, avec sa discrétion doucement prenante, Canfeld, l'extatique et qui allait

bientôt courir au martyre, Canfeld, dis-je, avec une fraternelle et sublime rudesse. Nous

avons une des lettres de ce dernier « au Père Ange de Joyeuse, pendant le: temps de son

retour au monde » : Il ne se peut expliquer combien, ô très cher frère en Jésus-Christ, doit

être fort le lien d'amour entre ceux qui sont frères, non pas d'une même mère charnelle,

mais spirituelle, divine, séraphine et rayonnante, savoir est de la religion de saint

François. Là-dessus, il vient au fait : Où est la vie unitive et extative... le rude habit, la

grosse corde, le manteau rapiécé et les sandales à vos pieds, où sont les jeûnes, les

disciplines, le manger en pain et eau ; où sont les humilités de baiser en terre, de balayer

la maison... ? Le  (1) Sa fille unique, Catherine, qui avait 18 mois lorsque son père entra

chez les capucins, fut mariée d'abord à Henry de Bourbon, duc de Montpensier; après la

mort de celui-ci, à Charles de Lorraine, duc de Guise : elle a pour fille Marie de

Bourbon. 151 miroir de France est-il maculé... le vaillant capitaine entre les Frères Mineurs

est-il fui de la bataille..., l'enfant de saint François et de la religion séraphique, est-il tué ?

Frère Ange est-il mort ? Je déplore sur vous, ô mon frère Jonathas… Et qu'il ne dise pas

qu'il fera « beaucoup de bien en tuant les hérétiques avec l'épée ». Je dis que vous en

tuez davantage avec l'oraison. Aussi bien, il est la chose de saint François ; aucune

casuistique n'effacera cette vérité. Et quant à ce que, par le dehors de cette lettre, je vous

appelle de Joyeuse, et par dedans, je vous appelle mon frère, vous ne vous en devez

ébahir, puisque par dehors seulement et extérieurement vous êtes due de Joyeuse, mais

par dedans et intérieurement Frère Ange ; et non seulement vous devez l'être, mais aussi

vous ne pouvez être autre chose que Frère Ange, voire avec la dispense du Pape (1). Il

redevint donc Frère Ange, reprit la grosse corde et l'habit rapiécé, recommença « la vie

unitive et extative ». On était en 1599. Le siècle finissant — et quel siècle ! — léguait au

XVIIe cet exemple mémorable. L'autre ligue, la nôtre, l'immaculée, la mystique commence

par là ses triomphes. Ange de Joyeuse fut un de ses premiers soldats. Benoit de Canfeld

quittant Paris lui confiera la réforme de Montmartre, comme nous le verrons en son lieu. Il

avait le droit de prêcher le sacrifice. Autour de ce noble front, le reflet de la cuirasse

abandonnée brillait comme une auréole. Étrange destinée du moine soldat ! On ne peut

songer à sa dernière heure sans évoquer des bruits de bataille. Revenant de Rome en

France, Ange de Joyeuse meurt à Rivoli, le 28 septembre 16o8.III. Je pourrais citer dans

cette première génération capucine, bien d'autres personnages de premier ordre, et par

exemple le P. Honoré Bochart de Champigny qui (1) Brousse, op. cit., pp.

685-7o3. 152 seconda plusieurs des grandes Abbesses réformatrices qui nous occuperont

tout à l'heure (1); ou encore le P. Archange de Pembroke qui fut longtemps (de 1609 à

1620) le directeur préféré de la « petite Abbesse » de Port-Royal et dont Sainte-Beuve a

loué la sagesse humaine et fleurie (2), mais je viens droit à celui qui les dépasse tous et

par la splendeur de son génie mystique et par l'étendue de son influence.Guillaume Filch,

qui s'appellera bientôt Benoit de Canfeld, était né à Canfeld en Essex, pendant les

premières années du règne d'Elisabeth. Assez riche pour ne rien faire, il aurait eu, nous

dit-il lui-même, une jeunesse fort dissipée :   « Hélas! s'écrie-t-il quelque part, combien de

temps ai-je été un batteur de pavés, un coureur aux jeux, combien un spectateur de

comédies, combien un fainéant à l'église de Saint-Paul profanée, combien un fréquenteur

d'écoles, non de doctrines mais d'escrime et de danse (3). » Converti par la lecture d'un

livre pieux, il passe le détroit et vient à Douai pour s'initier plus complètement à la vie

catholique. Aucune désillusion ne l'attendait sur le sol de France. Il a résumé ses

impressions dans une longue prière autobiographique qui est fort belle. Nous arrivâmes au

port désiré, savoir est en un pays catholique, là où premièrement je vis ce que je n'avais

jamais encore vu, à savoir, la majesté, beauté et magnificence de votre Eglise et qu'avec

grande joie et contentement je remarquai... le bel ordre qui se voit en cette Eglise militante

et hiérarchie céleste depuis le plus haut degré du Pape... jusqu'aux séculiers. (1) Cf.

Histoire du V. S. de Dieu, le P. Honoré de Paris..., par M. l'abbé Mazelin, Paris, 1882.(2) Cf.

Port-Royal, I, pp. 177-181, et surtout : Les Frères mineurs et les débuts de la réforme d

Port-Royal des Champs..., documents inédits publiés par le P. Ubald d'Alençon.(3) La vie

du R. P. Ange de Joyeuse..., ensemble la vie des R. R. P. P. Benoit Anglais et Archange

Ecossais du même Ordre, par M. J. Brousse, Paris, 1621, p. 457. 153 Ce catholicisme

français qui l'enthousiasme est celui que tant d'historiens, même et, je puis dire, surtout

pieux, nous représentent comme descendu à l'extrême décadence. Pour mieux exalter nos

réformateurs du XVII° siècle, n'aura-t-on pas exagéré les ruines qu'ils eurent à relever?

Nous aurons bien des fois l'occasion d'accueillir ce doute. A la vérité, Canfeld nous arrive

d'un pays où des révolutions religieuses contradictoires ont fait le chaos. La vieille Église

ne serait-elle chez nous qu'un débris, elle garderait encore de quoi enchanter les yeux, le

coeur etla pensée de ce néophyte. Mais que dirons-nous quand nous verrons bientôt les

religieuses espagnoles, venues en France pour la fondation du Carmel français, faire, avec

plus de surprise, les mêmes remarques. Elles s'étaient embarquées pour Babylone ; peu

s'en faut que dans le Paris de 16o5, elles ne reconnaissent la sainte Sion. Quand je

voyais, continue Canfeld, les hauts et magnifiques bâtiments de vos temples, les grands et

spacieux édifices des monastères, et la beauté des images sculptées, peintures et

ouvrages exquis dont, par dedans et dehors, ils étaient si merveilleusement ornés, je ne

pouvais que considérer la gravité et majesté de votre sainte Eglise... Avec votre psalmiste,

Seigneur, j'ai aimé la décoration et ornement de votre maison. Par icelle grande et

magnifique structure des monastères, je ne pouvais que voir la grande piété et dévotion

que produisait la foi catholique.Les beaux et glorieux services de votre Eglise me

semblaient l'embellir et la magnifier. Car, quand je vois la grande solennité de la messe,

célébrée avec les prêtres, diacres, sous-diacres et acolytes, chacun revêtu d'ornements

convenables à son degré, et administrant chacun selon son office; quand je voyais l'autel

bien paré, une multitude de cierges sur l'autel et tout à l'entour du chœur; quand je voyais

qu'avec dévotion et pieuse intention, et en belle façon, l'on encensait l'autel d'une senteur

odoriférante; quand je voyais les grandes et solennelles processions rangées en si beau et

dévot ordre et d'un grand nombre de peuple, avec torches, flambeaux et infinis luminaires;

quand je voyais le choeur fourni de prêtres, clercs et chantres, chacun en sa place et

revêtus de blanc... quand, 54 dis-je, je voyais toutes ces choses, je ne pouvais que je ne

visse, avec une singulière dévotion, comme dedans un miroir la beauté, magnificence et

majesté de votre sainte Église. Il n'avait lu ni Chateaubriand, ni Walter Scott. Ce sont bien

là néanmoins les sentiments qui, deux siècles et demi plus tard, hâteront la conversion et

réjouiront le sacrifice de Newman, de Faber et de tant d'autres. La musique de nos églises

le transportait plus encore. Sur toutes choses, Monseigneur, ma douceur, quand

j'entendais chanter l'ineffable douce mélodie, et l'incomparable et divine harmonie des

orgues bien accordées et des voix très suaves, qui tous ensemble, chantaient en l'église...

mon coeur ne pouvait qu'il ne tressaillît de joie et de liesse ; voire même très abondamment

se coulait la douceur de telles harmonies dedans le plus profond de mon coeur bouillant

de ferveur, si violemment arrachait-elle ma pensée du monde et la fichait au ciel... A peine

pouvais-je jamais entendre telle harmonie que les grosses larmes ne me ruisselassent des

yeux... Ces voix découlaient au dedans de mon coeur et la connaissance et ressouvenance

des choses célestes tombaient tout doucement dans mon coeur, comme qui lui eût distillé

par un canal. Quand les orgues jouaient et le choeur chantait alternativement, ces orgues

en haut me semblaient comme le choeur céleste, tous les tuyaux me semblaient autant de

voix d'anges en bel ordre... lesquels, nous voyant en ce val de misère, comme

compassionnés avec nous, étaient descendus dans votre église.., pour nous consoler,

inviter au Paradis et s'associer avec nous aux divines louanges. Le choeur des chantres

représentait le peuple chrétien qui... entendant (les anges) leur répondaient par grande

dévotion et haussant leurs esprits et voix, montraient qu'ils étaient tout prêts de laisser la

terre et s'enrôler avec eux en paradis (1). Nous l'avons dit vie dévote et vie mystique sont

deux : n'oublions pas toutefois que le maître de toute une génération de mystiques n'eut

pas une dévotion moins poétique, moins affective, moins tendre que François de Sales

lui-même. (1) Brousse, op. cit., pp. 517-524. 155 A ce sujet, le biographe de Canfeld nous

raconte une anecdote, un peu romancée peut-être, mais pleine de sens. « Étant une fois

envoyé à Andely pour y demeurer, il arriva qu'entrant dans la chapelle qui est à l'entrée de

l'église, il vit qu'il n'y avait point de tableau sur l'autel, ce qui lui toucha vivement le coeur.

Car, quoique sachent dire les hérétiques, non seulement les images sont les livres des

ignorants, mais encore des plus parfaits. Il pria qu'on lui trouvât quelques couleurs avec

lesquelles, quoiqu'il n'eût jamais touché peinture ni pinceau, il fit un tableau de

Notre-Dame, où sont représentés tous les symboles et hiéroglyphes dont on se sert pour

exalter les vertus de cette Reine des cieux (1). »Il prit l'habit de capucin à Paris en r586. On

ne nous donne que peu de détails sur les incidents de sa vie religieuse. Nous savons

seulement qu'il a dû séjourner, pendant un temps assez long, dans la capitale. Novice, ses

longues extases firent peur aux religieux du couvent. On le croyait ou malade ou victime de

quelque jeu diabolique. Dans un de ses ravissements qui dura deux jours, « les médecins

qui, le plus souvent, n'ont recours à Dieu, tant qu'ils peuvent trouver quelque refuge en la

nature, ordonnèrent qu'on lui mît des pigeons fraîchement égorgés... sur la tête... ; on lui

piquait les jambes et les cuisses avec de grosses épingles » mais sans parvenir à le

réveiller (2). Au reste, on fut bientôt convaincu de l'excellence, de sa grâce.Il essaya bien

de passer en Angleterre, mais les agents d'Élisabeth faisaient bonne garde. II fut arrêté et

mis en prison. Délivré sur les instances de Henri IV, il revint à Paris où il mourut en 16r t.

Aujourd'hui complètement oublié, nous avons quelque peine à réaliser l'importance de son

action. Tout ce qu'en disent néanmoins ses (1) Brousse, op. cit., pp. 648, 649. (2) Ib., p.

573. 156 panégyristes paraît au-dessous de la vérité. e La sublimité de sa doctrine a été

connue et recherchée dans les cloîtres... et Dieu seul sait le nombre des religieux et

religieuses qui... aidés de ses documents, tant par parole que par écrit, se sont élevés à de

sublimes états de perfection (1). » Maître des maîtres eux-mêmes, de Bérulle, de Mme

Acarie, de Marie de Beauvillier, de tant d'autres, c'est lui, je le crois du moins, qui, plus que

personne, a donné à notre renaissance religieuse le caractère nettement mystique que ce

mouvement va prendre sous nos yeux et qu'il gardera pendant toute la première moitié du

XVIIe siècle.La bibliographie de Canfeld est assez obscure. De tel livre qu'on lui attribue, il

n'a peut-être jamais circulé que des copies manuscrites. C'était en effet sa méthode, et

d'ailleurs celle du temps. Il prêtait aux personnes qu'il dirigeait de petits cahiers appropriés

à leurs besoins. On en faisait ensuite des copies qui se distribuaient sans assez de

discrétion et souvent contre la volonté expresse de l'auteur. Dans une lettre à un capucin

de ses amis, Canfeld se plaint amèrement de cet abus et dit qu'il va faire intervenir les

supérieurs pour y mettre fin. Certains « jaloux » parlaient « sinistrement » de ces écrits et,

pour « en ôter le goût aux âmes », faisaient courir sous main des cahiers de leur façon.

Quoi qu'il en soit, l'oeuvre maîtresse de Canfeld est le petit livre qu'il n'a fait paraître que

dans les dernières années de sa vie et qui a pour titre : Règle de perfection réduite au seul

point de la volonté divine, livre qui est pour nous d'une importance capitale puisqu'il a servi

de manuel à deux ou trois générations de mystiques.C'est une belle oeuvre ardente,

lumineuse et dont, pour ma part, je m'explique sans peine le grand succès (2). (1)

Brousse, op. cit., p. 593.(2) Les vues qui vont être exposées sur la spiritualité de Canfeld

se trouvent heureusement tout à fait conformes à celles que le R. P. Ubald d'Alençon a

développées dans ses récentes conférences à l'Institut catholique de Paris (janvier-mars

1916). 157 Certains critiques d'aujourd'hui, je ne sais à quelles enseignes, le trouvent

obscur; mais on loue communément d'autres livres qui le sont bien davantage. On allègue

contre lui l'autorité de saint François de Sales lequel permettait bien aux visitandines de lire

les deux premières parties de la Règle de perfection, mais préférait qu'on n'abordât pas la

troisième. « On peut, écrivait-il, laisser lire le livre de la Volonté de Dieu (c'est

probablement la Règle de perfection), jusqu'au dernier, qui, n'étant assez intelligible,

pourrait être entendu mal à propos » Rien de plus sage, mais Benoit de Canfeld lui-même

n'entendait pas autrement les choses. Je désire et avise, disait-il expressément, que

personne n'entreprenne cette troisième partie, que premièrement elle n'en soit estimée

capable, non par son propre jugement, mais par celui de son supérieur, confesseur ou

directeur. Que si quelque âme capable était par iceux retenue trop longtemps, qu'elle

prenne cela comme la volonté de Dieu.., et indubitablement elle fera ainsi double avance et

sera plus élevée immédiatement par cette divine volonté (manifestée par les supérieurs)

que moyennant la lecture de cette troisième partie. Je ne sais que dire davantage pour

empêcher que les incapables n'entreprennent ce traité. Ces précautions prises, n'avait-il

pas le droit de se donner carrière ! Ce n'est pas chose équitable, dit-il encore, que les

âmes bien avancées soient privées de viandes solides sous prétexte que les commençants

ne peuvent manger que du lait; ni qu'on ôte au philosophe ses livres de philosophie, sous

ombre que le grammairien ne les entend pas (2). Je ne crois pas du reste que, même dans

cette partie réservée de son oeuvre, Canfeld étudie les états les plus exceptionnels de la

vie mystique. Il ne s'aventure pas aussi  (1) Oeuvres de saint François de Sales, IV, p. IX,

cf. P. Poulain ; Les grâces d'oraison, 5° édit., p. 592.(2) La règle..., pp. 273, 274. 158 haut

que son contemporain Jean de Saint-Samson ou que saint Jean de la Croix. Mais il a un

tour d'esprit assez particulier qui peut surprendre et gêner plus d'un lecteur. Théologien et

très subtil, il pousse quelquefois les analyses psychologiques avec une curiosité trop

complaisante; logicien, il aime les belles symétries systématiques aux arêtes vives. Chez

lui, ce n'est pas à proprement parler le mystique, c'est le spéculatif que certains peuvent

trouver compliqué, bien qu'il s'exprime toujours avec une lucidité merveilleuse. Joignez à

cela une imagination de poète et une externe chaleur de style. Pour être un grand écrivain,

il lui manque seulement d'avoir été l'homme d'une seule langue. Il oscille entre l'anglais, le

latin et le français. Quoi qu'il en soit, il a ravi ses contemporains, même les plus ignorants.

C'est le livre de Benoit de Canfeld qui a formé à la vie intérieure le petit berger provençal

qui s'appellera le Père Yvan. Quant aux savants, qu'il me suffise de dire que huit docteurs

de Sorbonne ont publiquement approuvé la Règle de perfection, et parmi eux, deux

autorités du premier ordre, André Duval et le chartreux Beaucousin. Je laisse d'autres

garants aussi peu suspects, Mme Acarie par exemple, le P. Joseph et le Général des

capucins qui donna l'ordre, en 1621, de publier une nouvelle édition de Canfeld. On

trouverait peut-être, dans la Règle de perfection, comme aussi bien dans la plupart des

ouvrages mystiques publiés avant la condamnation de Molinos, quelques expressions plus

ou moins fautives. Qui pourtant le taxerait de quiétisme manquerait aux règles les plus

élémentaires, je ne dis pas seulement de la justice et de la décence, mais de la critique.

Tout le livre de Canfeld respire contre Molinos, si l'on peut ainsi parler (1) Très

certainement le R. P. Poulain n'avait pas lu Canfeld et ne connaissait pas l'histoire de ce

grand homme, lorsqu'il plaçait l'auteur de la Règle de perfection, en tête de sa a liste

d'auteurs quiétistes » (Grâces d'oraison, 5e édit., p. 592). A la vérité, une des multiples

éditions, ou pour parler plus correctement, une des traductions de Canfeld a été mise à

l'Index en 1689, c'est-à-dire an lendemain de la condamnation de Molinos. Mais tel livre du

P. Surin a eu le même sort et l'on ne voit pas cet insigne mystique figurer aux côtés de

Canfeld dans la liste du P. Poulain. Du reste, les nombreuses citations que je vais faire ne

laisseront pas le moindre doute à ce sujet. 159 Plusieurs spirituels du grand siècle

ramenaient toute la vie intérieure à la pratique d'une seule vertu fondamentale. Méthode

pédagogique qui répond à la tendance de certains esprits et qui évite aux débutants soit la

fatigue intellectuelle soit la dépression morale que leur cause d'ordinaire un programme

trop détaillé. Les sots et les tièdes abusent de tout, mais un homme de bonne volonté et

de sens, bien persuadé que le royaume des cieux souffre violence, n'ira jamais se

promettre d'arriver en deux jours, sans effort, une fois pour toutes, au sommet de la

perfection.. Toutes les vertus se tiennent, s'entr'aident, s'engendrent les unes les autres;

qui s'attache d'un esprit généreux à l'une d'elles, est nécessairement amené à pratiquer

les autres. « Aime et fais ce que tu voudras », disait Augustin. La réponse du Christ au

jeune homme, désireux de bien faire, est à peine plus longue. Pour Benoit de Canfeld, et

plus tard, pour le jésuite Caussade, la vertu par excellence, celle qui résume tout, c'est

l'abandon, mais actif, mais héroïque à la volonté divine. « Règle de perfection réduite au

seul point de la volonté divine» tel est son « moyen court », sa clef d'or. Simplification

apaisante attrayante, stimulante, mais qui certes ne nous laisse oublier aucun de nos

devoirs. Faire, « par le seul motif de plaire à Dieu, tout ce qu'on connaît que Dieu veut,

commande, conseille, inspire » n'est-ce pas la perfection même (1) ? (1) Cf. à ce sujet les

observations, un peu courtes, du R. P. Poulain (loc. cit., pp. 5os, 5o3) Dans le seul titre de

Canfeld, il flaire du quiétisme. Est-ce donc un paradoxe si dangereux de prétendre que

tout le devoir du chrétien se ramène à « vouloir ce que Dieu veut » ? Le « veni, sequere

me » de l'Evangile dit-il autre chose ? Le R. P. se figure toujours et gratuitement, je veux

dire, sans avoir lu Canfeld, que pour ce maître, il suffit d'attendre bouche bée les

inspirations divines, comme si la volonté de Dieu ne nous était pas clairement et de cent

façons notifiée presque à chacun de nos pas. 16o Ce livre, écrit un de ses approbateurs,

Dom Beaucousin, « est accommodé à la capacité des âmes pieuses et religieuses, tant

commençantes, profitantes que parfaites, moyennant qu'elles entrent comme Esther

devant Assuérus par chacune porte, par ordre ». Chacun y trouve les conseils qui

conviennent à son degré propre, et qui, fidèlement suivis, lui permettront de franchir, une à

une, les étapes de la vie intérieure. La Règle n'est pas, uniquement, comme certains

semblent le croire, une somme de théologie mystique ; elle est encore et d'abord un

manuel d'ascèse chrétienne, Canfeld restant d'ailleurs persuadé que cette ascèse

elle-même prépare, entraîne normalement les âmes, à la réception des sublimes grâces

qui font les parfaits.IV. Les premières éditions de la Règle présentaient un beau frontispice

synthétique, dessiné ou du moins dicté par l'auteur lui-même et dont voici tout ensemble la

description et le commentaire : Cette figure, en forme de soleil, représente la volonté de

Dieu. Les visages placés ici en l'un (soleil), signifient les âmes vivantes en l'autre (volonté

divine)... Ces visages sont rangés en cercle par trois rangs, montrant les trois degrés de

cette divine volonté. Le premier degré signifie les âmes de la vie active; le second, celles de

la contemplation; le troisième, celles de la suréminente.Et pour ce, au dehors du premier

rang sont beaucoup d'outils manuels (pinces, marteaux), qui dénotent la vie active ; au

dedans du troisième est : Iehoüa; au cercle et au rang du milieu, il n'est rien mis pour

signifier qu'en cette sorte de vie contemplative, sans autre spéculation et pratique, il faut

suivre le trait de la volonté de Dieu. Les outils sont sur la terre et en obscurité, d'autant que

les oeuvres extérieures d'elles-mêmes sont pleines de ténèbres. Ces outils toutefois sont

touchés du rayon et frappés de la clarté de ce Soleil, pour être les oeuvres éclairées et

illuminées de cette volonté de Dieu.La clarté de cette volonté divine donne peu sur les

visages du premier ordre ; sur les seconds, beaucoup davantage... ; mais les troisièmes

sont tout resplendissants. Les premiers 161 paraissent beaucoup plus; les seconds, moins

; les troisièmes, presque point : ce qui montre que les âmes du premier ordre sont

beaucoup en elles-mêmes : celles du second sont moins en elles-mêmes et plus en Dieu;

et`celles du troisième ne sont presque point en elles-mêmes, mais tout en Dieu et

absorbées en sa volonté essentielle. Toutes ces figures ou visages ont les yeux fichés en

cette volonté de Dieu. Nous avons perdu le sens et le goût de ces compositions

symboliques que nos anciens plaçaient volontiers à la première page de leurs livres. C'est

grand dommage. Ces frontispices qui fixaient aisément dans l'esprit, l'imagination et la

mémoire des simples, la doctrine abstraite d'un long traité, servaient aussi comme de pierre

de touche, et, s'il en était besoin, de correctif à la doctrine elle-même. Si Jansenius avait

confié à un peintre flamand l'illustration de l'Augustinus, Port-Royal aurait certainement

reculé d'horreur devant un système que, faute d'imagination, il ne réalisa jamais

pleinement. Que nous parle-t-on du quiétisme de Canfeld? Regardez plutôt ces outils de la

vie active, ces pinces, ces marteaux, « frappés de la clarté » du soleil divin. Cette image

nous montre aussi que, malgré les demi-ténèbres qui l'enveloppent, l'humble vie active des

commençants n'est pas en opposition avec la quiétude contemplative des parfaits. Mieux

l'âme s'acquitte des devoirs de son degré, plus elle se rapproche du soleil, plus elle s'élève

à ce repos mystérieux qui, loin de l'assoupir, doit au contraire lui donner un élan nouveau.

Ces outils, en d'autres termes, ces actes rudimentaires de nos puissances, gardons-nous

de les mépriser, mais n'allons pas non plus nous satisfaire, nous glorifier d'un appareil

aussi misérable. Égarés par de vaines terreurs ou par une vanité encore plus ridicule, ne

refusons pas de monter plus haut. Telle est, en effet, l'erreur  de ceux qui, étant trop

adonnés au ministère de Marthe, ne veulent pas choisir la meilleure part avec Marie ;.. ce

que nous 162 n’entendons pas seulement de la vie active extérieure, mais principalement

de la vie active intérieure, consistant aux actes de l'entendement et de la volonté. Car

quelques-uns se voyant comme tirés par la main hors de la vie active et de leurs

accoutumés actes de discours, méditation et aspiration, et comme forcés par cette droite

règle de ficher toute la force de leur esprit en cette seule volonté de Dieu et y adhérer (en

quoi consiste la pure et suréminente contemplation), ils ne savent où ils en sont ni

comment il s'y faut comporter et ainsi s'en détournent et rejettent telle pure et nue

contemplation, estimant que la pratique spirituelle de l'âme soit sans profit et vérité, qui

n'est accompagnée de leurs actes accoutumés et discours d'entendement. Ils sont à la

table des esclaves; on leur fait une place au banquet du Roi et, craignant de mourir de

faim, ils se cramponnent à leur misérable pitance. Pour remède duquel erreur, et pour

retrancher ces actes superflus, premièrement ceux de l'entendement (il faut) savoir que

notre intérieur n'est pas perfectionné, ni la vraie contemplation acquise, par tels discours et

spéculations, qui sont actes d'entendement, mais par ferveur, amour et affection, qui sont

les actes de la volonté; pour ce que nulle spéculation d'entendement ne peut posséder, ni

jouir de Dieu, mais bien l'amour de Dieu... (Comme l'a dit saint Denis), « les cachées

ténèbres de Dieu, lesquelles il appelle abondance de lumière, sont inconnues à toutes

lumières et cachées à toute connaissance. Et si quelqu'un voyant Dieu, a connu ce qu'il a

vu, il n'a pas vu Dieu, mais quelque chose qui lui appartient ». Car la spéculation de

l'entendement proportionne Dieu tout-puissant, infini et incompréhensible, à notre petite

capacité ; mais au contraire la volonté, par amour, se proportionne en quelque degré à

l'infinité et toute puissance de Dieu... Cette spéculation d'entendement est chose humaine,

nous faisant demeurer en nous-mêmes, mais l'amour de la volonté est chose divine, nous

élevant et tirant hors de nous-mêmes et nous transformant en Dieu. Et pour ce, il est

manifeste que telles spéculations et discours d'entendement ne sont pas perfection, ni

vraie contemplation, laquelle consiste à une certaine vision de Dieu, autant que cette

mortalité le permet, à laquelle la spéculation est même préjudiciable. 163 Et pour ce,

l'Esprit céleste en admoneste l'Epouse aux Cantiques, lorsque il dit : Averte oculos tuos a

me, détourne de moi tes yeux, à savoir des curieux discours et spéculations..., quia ipsi me

avolare fecerunt, d'autant qu'ils m'ont fait envoler, à savoir de ta vue, laquelle obscurcie par

tels discoure, ne me peut regarder.La même chose nous est enseignée mystiquement par

l'ange qui rendit Jacob boiteux d'une jambe... Ces deux puissances de l'âme ressemblent

à deux chevaux en un carrosse, dont l'un est tardif et l'autre vite, la volonté étant si lente à

faute d'amour, qu'à peine peut-elle marcher, et l'entendement si léger par curiosité, qu'il

veut toujours courir, de sorte que l'un a besoin d'aiguillon et l'autre de bride (1). Et cette

volonté elle-même, elle se dépouille aussi dans la contemplation, non pas de son acte

essentiel — car nous n'avons rien de meilleur, et c'est là le fond de l'homme — mais de

cette floraison sensible qui n'est pas l'amour. C'est une imperfection de trop désirer les

douceurs de la prière et de les préférer à la sécheresse apparente et crucifiante de l'union

mystique. Certains ne sont jamais en repos qu'ils n'aient quelque sentiment d'union ; d'où

advient qu'ils vivent toujours en la pauvreté de leur âme. En vain, l'Esprit les pousse à

quelque sortie généreuse « hors du pourpris de nature » ; le sens l'empêche, qui ne veut

être sevré de la mamelle de sensible consolation, ains comme un animal, va toujours béant

après sa pâture et hennissant après son avoine, et ainsi ne cesse qu'il n'ait abattu par son

importunité, l'esprit élevé (2). On veut chercher Dieu, le sentir à la surface de l'âme; « on

ne voit pas qu'on a (déjà) ce qu'on cherche ». Pourquoi le désirer « comme s'il était absent

»? Au lieu de le désirer « comme absent », il faut « en jouir (1) La règle..., Ire partie, ch.

XVIII. (2) Ib., III, ch. x. 164 comme présent » (1). Quel triste leurre quand l'âme ne regarde

pas son Epoux comme vraiment présent, et comme plus présent qu'elle-même, plus

dedans elle qu'elle-même, plus elle qu'elle-même, mais comme en Paradis ou quelque

part plus éloigné d'elle qu'elle (2). Là, au centre de nous-mêmes, se fait l'union mystique,

bien au delà de la région obscure où s'agitent l'intelligence raisonnante et le sentiment. A

ces profondeurs immobiles, a l'Esprit s'approche si près de l'âme qu'ellevoit son ombre

vraie » (3). O quelle immense beauté reluit en cette vision où est découverte la divine face

amoureusement riante sur l'âme (4) !Ici elle étend ses purs et candides bras pour plus

étroitement embrasser et étreindre son Époux ; mais en est plus étroitement embrassée et

étreinte; ici, elle ouvre la capacité de tout son esprit pour engloutir cet abîme, niais au

contraire, s'en trouve être heureusement absorbée (5). Activités que tout cela. « La volonté

essentielle, dit un des éditeurs de Canfeld, a une manière d'opérer qui parait purement

passive, en ce qu'il semble que l'âme nefasse rien de son côté et que Dieu opérant tout en

elle, il suffit qu'elle reçoive son impression : d'autant que la lumière du don de Sagesse qui

éclaire l'âme dans cet étatsuréminent est si simple et l'amour qu'elle porte à Dieu si

spirituel, son opération si délicate, qu'il semble qu'elle n'ait ni connaissance, ni amour de

Dieu, ni aucune autre opération. C'est ainsi qu'il faut entendre notre auteur quand il dit

dans la 36 partie, que l'âme, étant toute passive, elle n'opère plus par ses puissances ; ce

qu'il faut (1) La règle..., III, ch. X.(2) Ib., III, ch. IV.(3) Ib., III, ch. V. (4). Ib., III, ch. VI. (5) Ib.,

III, ch. VII. 165 entendre d'une opération grossière et perceptible, quoique l'âme ne soit

jamais si éclairée (et donc si active), et qu'elle n'aime jamais Dieu avec plus d'ardeur que

dans cet état passif où la force de l'action est si grande que l'âme ne peut fournir à la

véhémence de l'opération et à la réflexion qu'il faudrait faire sur son opération, pour en

avoir une connaissance distincte (1). » Canfeld avait dit tout cela en deux mots : On opère

ainsi d'autant plus que plus on est oiseux et d'autant moins que moins on est oiseux

(2). Que d'ailleurs cette conduite ne favorise en rien l'oisiveté paresseuse des faux

mystiques, Canfeld ne se lasse pas de le répéter. Notez bien que nous n'entendons point

quand nous disons qu'il ne faut retourner à la volonté extérieure — celle dont le travail

divin a suspendu les opérations grossières et perceptibles — qu'il faille mépriser ni laisser

les oeuvres extérieures. Mais entendons par là que par les moyens susdits on les

spiritualise et annihile à mesure qu'on les fait (3). En d'autres termes, le contemplatif ne

renonce pas aux vertus communes, à la pénitence par exemple : il prend la discipline aussi

bien que les commençants ; mais le « grossier » et le « perceptible » de cet exercice ni ne

l'occupe, ni encore moins ne l'absorbe. Le geste le plus extérieur, commandé par le haut

mystique, devient en quelque façon mystique lui-même. Si cela est vrai des gestes

extérieurs, cela doit l'être plus encore de l'activité ordinaire de nos facultés spirituelles. Et

voilà la vraie vie active et contemplative, non pas séparées, comme quelques-uns pensent,

mais jointes en un même temps, pour ce que la vie active de telle personne est aussi (1)

Préface de l'édition de 1696.(2) La règle..., III, ch. XIV.(3) Ib., III, ch. XIII, voir aussi III, ch.

XIV un très beau parallèle entre la bonne et la mauvaise oisiveté. 166 contemplative; ses

oeuvres extérieures, intérieures ; corporelles, spirituelles; et temporelles, éternelles, faisant

ainsi utraque unum, de deux choses l'une (1). Ainsi de la différence entre les serviteurs de

l'esprit et ceux de la lettre pure, entre le vrai chrétien et le pharisien. Le second exalte,

gonfle, si je puis dire la lettre, au point d'oublier l'esprit ; le premier reste fidèle à la lettre,

mais il la spiritualise et par là, en quelque manière, il l’ « annihile ». Un, prame, tel que

nous le sommes, ne saisit pas le plein sens de ces dissociations subtiles, mais il sent que

cela se tient et que, moins épais, il comprendrait mieux. Là où ceux s'abusent qui, quand

ils sont commandés à faire quelque chose, murmurent et s'excusent, sous prétexte de

s'adonner à l'esprit, fuyant ainsi ce qu'ils disent chercher, à savoir Dieu qui est en telle

oeuvre, et causant un triple obstacle et ténèbres : premièrement l'oeuvre ; secondement, la

crainte d'icelle ; troisièmement, leur propre volonté et inobédience.Quand l'âme s'introvertit,

(s'engage dans les voies mystiques), elle s'enfuit et a comme une certaine crainte des

choses extérieures; aussi d'autant plus qu'elle s'enfuit et a peur, d'autant plus leurs images

s'impriment eu elle. Davantage, elle leur donne le lieu et la place de Dieu qui, au lieu qu'il

devrait être en tout lieu, tellement que sa vraie présence devrait faire évanouir les choses,

elle au contraire, donne tant de lieu à ces choses que leur présence fait évanouir Dieu

(3). Enfin et toujours pour la même raison — car je le répète, nous avons ici affaire à un

métaphysicien qui ne perd jamais de vue la clef de voûte de son système --enfin, dis-je, le

contemplatif ne doit pas céder à la tentation, malheureusement trop fréquente, à l'attrait

spécieux qui l'invite à négliger le Verbe fait chair, pour s'engloutir plus entièrement, plus

directement dans l'essence divine. (1) La règle..., III, ch. VII.(2) Ib., III, ch. XIII. Après ces

textes décisifs, j'ai bien le droit de répéter que, pour accuser Canfeld de quiétisme, il faut

ne l'avoir pas lu. 167 Un des chapitres, et le chapitre fondamental de cette troisième partie,

réservée aux mystiques de haut vol, a pour titre : qu'il faut toujours pratiquer et contempler

la passion de Notre-Seigneur. Le ruban rouge, que Rahab mit à la fenêtre de sa maison,

enseigne que Dieu veut que nous mettions sa Passion rouge et sanglante à la fenêtre de

notre maison intérieure, qui est notre entendement, pour l'y pouvoir toujours méditer et

contempler (1). « Toujours », même lorsqu'on est parvenu aux sommets qui dominent de si

loin les images créées, et jusqu'aux plus saintes. Alors Dieu lui-même semble appeler

l'âme à ne plus contempler que la divinité, mais l'âme se cramponne aux scènes

évangéliques de la Passion. Dimitte me, lui dit le Christ, aurara est : laisse ma nature

humaine, car tu vois poindre l'aube du vrai jour, ma divinité. Et l'âme répond : non dimittam

te; je ne te laisserai pas (2). Et cela, je veux dire, s'attacher étroitement au Dieu homme, il

le faut, non pas uniquement parce que le christianisme, mais encore parce que la plus

haute contemplation elle-même est à ce prix. Ici revient le grand principe qui tantôt nous

gardait et du quiétisme et du panthéisme : Dieu tellement partout et avec une telle

plénitude d'être que « sa vraie présence devrait faire évanouir » les êtres inférieurs lesquels

n'en gardent pas moins leur substance propre, On nous montrait tantôt le mystique fidèle

au littéralisme de l'ascèse, mais spiritualisant, mais annihilant les pratiques « à mesure

qu'il les fait »; il en va de même pour notre union avec le Verbe incarné. « La lumière de la

foi anéantit les images » dont nous ne voulons pas que l'extase même nous

détourne. Encore que nous ayions la représentation d'un crucifix... l'immensité de la foi

l'absorbe et l'anéantit (3). (1) La règle..., III, ch. XVI. (2) Ib., III, ch. XX. (3) Ib., III, ch.

XVII. 168 Que les philosophes veuillent bien relire ces textes, ils les trouveront sublimes, de

ce limpide et profond sublime qui semble illuminer soudain les avenues du mystère.

Commenter cette divine métaphysique dépasserait mes forces et ne serait pas ici de

saison. Qu'il me suffise d'avoir fait entrevoir la splendeur et la solidité de ce petit livre sur

lequel vont se façonner tant de mystiques, et entre autres, un personnage singulier que

peut-être l'on ne s'attendait pas à rencontrer ici, l'Éminence grise, le Père Joseph.V. Nous

le savions déjà, mais Canfeld vient de nous le redire et de nous en donner la raison

dernière : entre la vie contemplative et les oeuvres extérieures, il n'y a pas d'opposition,

mais au contraire, une étroite convenance, de secrètes harmonies. La flamme mystique

d'une part exalte merveilleusement les puissances, même naturelles de l'homme et d'autre

part brûle, « annihile » les impuretés de l'action. Néanmoins lorsqu'elle s'applique à de

certains objets, lorsqu'elle se meut à l'aise en de certains milieux, lorsque, sans trop de

répugnance, elle fait flèche de certains bois, lorsqu'enfin elle présente certains caractères

d'intensité, il nous est plus difficile de rattacher l'activité humaine à un foyer tout mystique

et tel paraît, si je ne me trompe, le cas du P. Joseph, confident, conseiller, agent et, pour

parler grec, « démon » du cardinal de Richelieu. Sa politique fut-elle d'un saint? Dans

l'ensemble, très certainement il l'a voulue, très probablement il l'a jugée telle, mais ce

faisant, a-t-il discerné, avec une parfaite justesse, le véritable esprit qui le conduisait? Pour

nous, Richelieu est moins gênant. Il a peur de l'enfer, il aime la théologie; il ne se

désintéresse pas tout à fait des choses de Dieu, mais enfin son royaume est de ce monde.

Le P. Joseph, au contraire. Jamais il n'a rétracté les saintes ambitions de sa jeunesse

capucine, jamais oublié les sublimes enseignements de ses maîtres, François d'Assise,

l'Aréopagite, Harphius, Benoit de Canfeld. 169 Ce diplomate à l'ancienne mode et qui sait

les tours du métier, entend bien rester le héraut de l'amour divin, garder la simplicité de

l'esprit d'enfance. Ce sous-secrétaire d'Etat, accablé de tant de soucis profanes, chargé de

tant d'étranges besognes, fait l'oraison de quiétude. Mystique toujours, nous assurent ses

panégyristes. Je ne demande pas mieux. Mais enfin mystique in partibus in fidelium et

sous un nuage que je laisse à de plus pénétrants que moi le soin de percer. Qu'on veuille

bien prendre ces derniers mots à la lettre et comme un aveu de mon impuissance. Du jour

où commence pour de bon la vie politique du P. Joseph, je me perds dans les profondeurs

de cet homme extraordinaire. Je comprends mieux et j'aime aussi davantage sa première

vie, celle dont il nous a laissé le mémorial deux fois émouvant dans un des plus beaux

livres de notre littérature religieuse : l'Introduction à la vie spirituelle par une facile méthode

d'oraison (1). (1) Sur la carrière politique du P. Joseph tout le monde connaît l'ouvrage

définitif et classique de M. Fagniez : Le P. Joseph et Richelieu. M. le chanoine Dedouvres

prépare, depuis plus de vingt ans, la Vie du P. Joseph et a publié soit dans la Revue des

Facultés catholiques de l'Ouest, soit dans les Etudes franciscaines les premiers chapitres

de ce grand ouvrage. Maître de toutes les avenues de ce vaste sujet et si peu connu, M.

Dedouvres a voué au P. Joseph une admiration sans réserves, sans nuances, à laquelle

nous ne désespérons pas tout à fait de nous associer quelque jour. Je rappelle ici, en deux

mots, le curriculum vite du fameux capucin, pendant la période qui nous intéresse.

François Leclerc du Tremblay, baron de Maffliers naît à Paris, le 4 novembre 1577, de Jean

Leclerc, président aux requêtes, puis ambassadeur de France à Venise, et de Marie de

Lafayette, d'abord élevée dans le calvinisme. On lui donne une éducation d'humaniste et

particulièrement brillante : grec, latin, droit, philosophie, fortification, mathématiques,

italien, anglais, espagnol, hébreu. Tout jeune, une heure durant, il parle en latin « dans

une assemblée solennelle de seigneurs, réunis à l'occasion du service funèbre de Ronsard

a. Ce ne pouvait être le premier service funèbre en 1685. (Ainsi Ronsard aura été célébré

au moins par trois de nos humanistes dévots, Du Perron, Garasse (cf. Humanisme dévot..,

p. 192) et le P. Joseph.) En 1595, il part pour l'Italie et fait un long séjour à Padoue, où

Peiresc se trouvait aussi. Il revient en France par le plus long (Trente, Nuremberg,

Augsbourg, Strasbourg) ; assiste au siège d'Amiens en 1597 et peu après, passe en

Angleterre, avec l'ambassadeur Hurault de Maisse. « En 1597, Shakespeare donnait

plusieurs de ses grands drames..., Hurault nous dit dans ses mémoires qu'il vit jouer

Hamlet à la Cour. Le baron de Maffliers dut le voir aussi. » Alas, poor Yorick! Bonne

méditation pour un futur missionnaire. Revenu en France en 1598, nous le retrouvons,

comme presque tous nos mystiques, dans le petit monde Bérulle-Acarie. Ami intime de

Bérulle, il a pour directeurs André Duval et Benoit de Canfeld. Capucin en 1599, et bientôt

lecteur en philosophie, maître des novices, grand prédicateur, fondateur avec Antoinette

d'Orléans de la congrégation du Calvaire. Vers 1613, il commence à graviter dans l'orbite

de Richelieu et devient insensiblement l'intime auxiliaire du grand homme. Voir surtout :

Dedouvres : Un chapitre de la Vie du P. Joseph, le baron de Maffliers, Angers, 1906; et Le

P. Joseph..., ses charges, ses prédications de 16o4 à 1613, Angers, sg15.  170 D'après M.

Dedouvres, ce livre, qui ne fut publié qu'en 1616, aurait été composé de 1613 à 1614,

c'est-à-dire pendant les années mémorables où le P. Joseph achève de se donner à

Richelieu. Pour moi, je croirais volontiers que, huit ou neuf ans plus tôt, des copies

manuscrites de l'Introduction circulaient déjà, soit chez les capucins, soit dans les autres

maisons religieuses et que le P. Joseph n'aura fait que mettre au jour, en 1614, les leçons

qu'il donnait en 1604 et 1605 aux novices capucins du couvent de Mention. Certes, qu'il

parle ou qu'il écrive, à trente ans comme à cinquante, le P. Joseph paraît toujours

frémissant et sur le trépied, mais plus il avance dans la vie et plus une je ne sais quelle

amertume menace de flétrir son enthousiasme d'ailleurs invincible, au lieu que

l'Introduction est une oeuvre merveilleusement jeune et d'une allégresse inouïe. Aussi

bien, ce livre, nous le connaissons déjà : c'est la Règle de Benoit de Canfeld, mais rédigée

à nouveau, dans l'ivresse de la découverte et du triomphe, par un écrivain de race, par un

cornette du Roi des Rais, au son du tambour (1). Lisez, entendez plutôt : Si les vrais

Frères Mineurs, qui portent en leur habit la couleur et l'âpreté de l'aigle, grisâtre et mal

peignée, savent conserver la royauté et la prééminence de leur vie spirituelle, (1) Comment

M. Dedouvres a-t-il pu écrire que dans l'Introduction du P. Joseph « les mystiques, Sainte

Thérèse, le P. Benoit de Canfeld, Taulère, Ruysbroek, Harphius, saint Denis..., sont loués,

mais fort peu exploités s ? (Un précurseur de Bossuet, le P. Joseph écrivain, Angers, 1 , p.

s4. Le contraire est l'évidence même. Nous savions a priori que le P. Joseph n'avait pas

inventé cette science mystique qui, de son temps, était arrivée à son plus haut

développement. Et de plus, l'inspiration de Canfeld se manifeste dès le 1er  chapitre du

Traité de l'oraison. « Bref formulaire et fondement de la Méthode d'Oraison sous la

comparaison du soleil » cf. plus haut, pp. 160, 161. 171 lors ils seront en leur beau jour;

les hommes couverts de sac tiendront lors la pointe dans cette belle troupe d'aigles, ils

s'étendront d'un vol hardi à prêcher la gloire de Dieu hors de la solitude, parmi les ennemis

les plus farouches; à la façon de l'aigle, oiseau royal, ils porteront en la bouche le foudre

flamboyant, comme il est dit, sur le sujet des derniers temps, de ces deux vaillants

conducteurs des armées chrétiennes, le grand Elle et l'innocent Enoch (1). Il se dépeint

lui-même, lorsqu'il nous présente le maître des novices élevant chacune des âmes qui lui

est confiée, « à la sublimité de la perfection séraphique ». Lors, tenant le dessus de cette

âme, avec autorité, comme d'en haut, il roule facilement et vole au-dessus de sa tête, dans

le chariot d'une instruction flamboyante, et fait tomber sur lui le manteau et l'habit qu'il lui

avait donnés à l'entrée du noviciat, non plus comme une étoffe commune et en forme de

pauvre haire, tel qu'était alors le manteau d'Elie quand il le mit au commencement sur

Elisée ; mais il le lui offre, au temps de la profession, comme un accoutrement de fin or

purgé au feu, ayant pris une très nouvelle teinture et très brillant éclat de sainteté dans les

flammes qui environnent ce chariot triomphant (2). M. Dedouvres aime à le comparer à

Bossuet. Oui, si l'on veut, mais à un Bossuet franciscain et séraphique, qui n'aurait pas lu

Balzac et qui aurait oublié Térence. Aigles tous deux, mais le « mal peigné » regarde

peut-être le soleil d'un oeil moins étonné que l'autre et monte plus haut dans la région des

éclairs: Bossuet; il suffit en effet d'avoir lu deux pages de l'Introduction pour attendre et

pour redouter ce parallèle qui nous révèle peut-être une des intimes faiblesses du P.

Joseph. Il est orateur lui (1) Méthode d'oraison du P. Joseph du Tremblay..., revue et

annotée par le P. Apollinaire de valence. Le Mans, 1897, p. 171. Je m'en tiens à cette

bonne réédition de l'Introduction. J'ignore pourquoi le P. Apollinaire a simplifié le titre. Les

anciennes éditions, deux ou trois, sont d'ailleurs rarissimes. Remarquons en passant le

peu de succès qu'ont eu et les anciennes éditions et la moderne.(2) Méthode..., pp. 44,

45. 172 aussi. Plus directement et profondément mystique, il parlerait peut-être avec moins

d'éclat du mystère suprême qui se consomme au centre de l'âme, loin de cette zone

brillante où s'ordonnent les belles pensées et où s'élaborent les périodes. Il connaît

certainement par son expérience personnelle les premiers degrés de cette vie ineffable,

mais lorsqu'il s'aventure à de certaines hauteurs, il semble ne plus nous dépasser que par

son génie.Génie plus rude que tendre, passionné presque sans relâche. Nous le voyions

tantôt dans son chariot prophétique et cinglant vers les étoiles. Penché sur la bassesse de

l'homme, il ne sera pas moins saisissant. Notre vocation, dit-il, étant pour des aigles, voire

pour des séraphins, quand on continue longtemps à marcher à pas de boeuf et que, au

lieu d'immoler ses bêtes, on les nourrit avec soin... tel novice mérite bien qu'on le renvoie

paître le foin au râtelier du mondeLes uns, encore qu'ils trempent dans la boue d'une vie

imparfaite, ne laissent pas, ainsi que les grenouilles, de s'égayer au soleil dessus l'herbe

verte : je veux dire que nonobstant l'impureté de leur indévotion, et dans le fangeux

accroupissement de leurs affections vénielles, ils se consolent en l'espoir que Dieu leur est

propice, ce qu'ils croient plutôt par une gaie humeur que par une confiance filiale. Or, les

vrais serviteurs de Dieu estiment tous les impurs plaisirs et les recherches des créatures

comme le fond d'une vieille citerne, où la bourbe croupit et la bonne eau s'écoule (2). Il a

des scrupules d'humaniste, mais s'il file ainsi ses métaphores, c'est qu'il est très vivement

impressionné par les images qu'il évoque. Ces grenouilles amusaient François de Sales,

plus divers et moins intense : elles dégoûtent le P. Joseph, elles lui rappellent l'optimisme

plat du faux dévot qui, digérant bien, pense que tout va pour le mieux et dans ce monde et

dans l'autre. (1) Méthode..., p. 34. (2) Ib., pp. 374, 375. 173 Ses images sont toujours

chargées de sens : L'amour-propre, instruit par Satan le superbe, dans l'école de la nature

paresseuse, fait croire à quelques-uns qu'ils sont déjà entrés dans le cabinet de l'Epoux et

admis au chaste repos de cette couche nuptiale. Ainsi, ayant la tête grosse d'orgueil et de

paresse, il les vient endormir dans l'étable de leurs sentiments, vautrés sur le fumier de

leurs inclinations corrompues, et cependant leur fait accroire qu'ils sont dans la chambre

dorée de la vie unitive (1). Ailleurs, parlant de cette quiétude commençante — «bouquet de

fraises et plat de lait » — qui peut bien à la vérité préluder à l'appel mystique, mais qui

n'est souvent qu' « un léger et commun mouvement de sensible consolation », on voit,

dit-il, que « le susdit touchement » ne mérite pas qu'on s'y arrête,  lorsqu'il dure peu et

laisse l'âme comme saoule et dégoûtée d'entrer plus avant aux actes suivants, et plus

facile puis après aux distractions; car c'est signe que la nature, ayant fait son petit repas et,

comme un limaçon, s'étant nourrie dans sa propre coquille, et de sa propre écume, et

après avoir poussé ses faibles cornes et pointes d'esprit émoussées, rentre dans son

écaille sans plus se soucier de s'avancer dans le droit chemin d'oraison, en l'acquisition

des vérités et du vrai amours. Pourvu qu'il enfonce le trait, la vulgarité ne lui fait pas peur. Il

passe des images les plus nobles aux plus triviales, avec le sans-façon du vrai

gentilhomme et du vrai poète. Quelques-uns, dit-il, perdent tout le temps de l'oraison à

examiner scrupuleusement leur conscience comme une jeune fille badine, laquelle estime

qu'il suffit, pour se parer au jour de ses noces, de s'amuser à s'éplucher les doigts ; et

comme si toute l'oraison consistait à se décrotter et à secouer toutes les petites poussières.

Dieu commande bien à l'âme, par son prophète, de se tenir nette et de s'époudrer ; mais il

veut au même texte, qu'elle se dresse en pieds en (1) Méthode..., pp. 95, 96. (2) Ib., pp.

116, 117. 174 contenance majestueuse et maintien royal ; qu'elle se revête des

accoutrements de sa gloire. Ce qui veut dire qu'en l'oraison, il ne faut pas tant s'occuper à

se débarbouiller soi-même, qui n'est souvent que se barbouiller davantage et faire croître

sa plaie en la grattant... Non qu'il ne faille connaître et entièrement amender ses fautes;

car (le négliger) serait entretenir sa teigne et se laisser pourrir la tète sous une belle coiffe,

mais il faut que chaque chose ait son temps (1). Mais le P. Joseph écrivain nous mènerait

plus loin que nous ne voulons aller. On a vraiment trop négligé jusqu'ici de l'étudier sous

ce jour. Même dans un sujet tout mystique il promet au lecteur profane de nobles plaisirs

(2).VI. Bien qu'il s'inspire constamment de Benoit de Canfeld et des vieux maîtres, le P.

Joseph modifie d'une certaine manière, les habitudes franciscaines. Comme presque tous

les spirituels de son temps, il a traversé l'école de saint Ignace. De là, sans doute, lui sera

venue l'idée de soumettre l'ancienne liberté à une discipline plus rigoureuse, de faire de la

méditation, un « art », un exercice méthodique. D'ailleurs il s'était rompu de bonne heure

aux pratiques plus ou moins semblables qui préparent l'orateur, le philosophe, le stratège,

le chef de bureau. Et puis le monde religieux, dans lequel il avait grandi, commençait à

attacher beaucoup d'importance à ces questions de méthode. Nous l'avons déjà rappelé,

les hommes de la Contre-Réforme prêchaient unanimement et avant tout le retour à

l'intérieur, ou, pour parler plus clair, la pratique (1) Méthode..., pp. 237, 238.(2) Cf.

Dedouvres : Un précurseur de Bossuet : le Père Joseph écrivain..., Angers, 1898. Ce n'est

là qu'une belle ébauche et envisagée d'un point de vue particulier. L'arrière-pensée de M.

Dedouvres est de placer les oeuvres du P. Joseph parmi « les sources auxquelles a daigné

puiser l'aigle de Meaux ». Ses preuves ne m'ont pas convaincu. Deux orateurs et qui

s'inspirent constamment des Livres saints, doivent présenter souvent les mêmes idées et

sous les mêmes images. — Aussi bien savons-nous que Bossuet avait peu de goût pour

les écrivains de son temps (quelques oratoriens excepté) et encore moins pour les

écrivains mystiques. S'il avait lu et estimé le P. Joseph, il ne se moquerait pas d'Harphius,

comme il l'a fait, et il ne trouverait pas si bizarres les expressions ordinaires des

mystiques. 175 de l'oraison. L'oraison c'était là une chose toute nouvelle aux pieux laïques

et même à quantité. de religieux; nouvelle et, en apparence du moins, assez compliquée.

Avant de s'engager pour de bon dans cette entreprise, comment n'auraient-ils pas

demandé un itinéraire détaillé, un organon, des règles claires, précises et à la portée de

tous, des recettes, en un mot, une méthode. Par là s'explique, en grande partie, soit dit en

passant, l'immense succès qu'eurent alors les jésuites. Dans le petit livre que leur

fondateur leur avait légué, ils trouvaient une méthode toute prête et répondant si bien aux

besoins du plus grand nombre qu'elle s'imposa bientôt presque partout et jusque dans les

abbayes bénédictines, ces forteresses de la dévotion ancienne. Plus jeunes, plus

indépendants, les Frères Mineurs n'eurent pas de peine à concilier la tradition séraphique

avec les exigences de l'esprit nouveau. Étudiée de ce point de vue, la méthode d'oraison

que le P. Joseph a dressée pour les novices capucins parait très intéressante. C'est bien à

peu près la gymnastique ignatienne, mais pratiquée dans l'attente du don mystique. De la

grotte de Manrèse, le P. Joseph nous entraîne, nous enlève avec lui jusqu'au mont

Alverne. Il y a là peut-être des analyses trop poussées, un programme trop menu, trop de

scolastique, trop de divisions et subdivisions, l'empreinte un peu. pédantesque de l'ancien

lecteur en philosophie; mais ces quelques défauts ne font que mieux ressortir l'excellence

de la méthode, une des, plus stimulantes, des plus entraînantes et peut-être même des

plus simples que je connaisse. Quant aux légères taches que nous avons indiquées,

l'auteur nous les fait oublier par la splendeur de ses vues, la chaleur de son style et la

sublimité de la fin qu'il nous propose. Avouons du reste que cette méthode n'est pas pour

les médiocres : On pourrait dire que ces enseignements excèdent la portée des novices.

Oui, s'ils n'étaient novices capucins, auxquels le P. Maître peut dire, comme Samuel à

Saül, lorsque celui-ci 176 était encore ânier, jeune garçon courant après les ânesses : « A

qui appartiendront tous les trésors plus riches de l'esprit apostolique et tous les biens des

vrais Israélites, sinon à toi et à la maison de ton père (1)? » La méditation des spirituels

n'est pas celle des philosophes : connaître pour connaître ne lui suffit pas; elle ne se

termine jamais aux seuls contentements de l'esprit et se tourne toujours à aimer. Sur ce

point, saint Ignace ne se distingue aucunement du P. Joseph, mais la méthode de celui-ci

fait aux opérations de l'entendement une part beaucoup plus restreinte, leur laissant à

peine le tiers ou tout au plus la moitié du temps que l'on doit consacrer à l'oraison. Ainsi

réduites pour la durée de leur jeu, le capucin impose toutefois à l'imagination et à

l'intelligence (1) Méthode... p.19. Je ne puis entrer dans l'examen technique de cette

méthode et je me contente de la résumer en quelques mots. Trois parties : la préparation ;

la méditation ; l'affection : c'est bien là, en apparence, la division ignatienne : préludes,

méditations, colloques, mais dès qu'on en vient au détail, les différences s'accusent et

multiples et profondes.§ 1. Préparation. — Quatre actes : droite intention ; profonde

humiliation ;envisageaient du sujet; désaveu des distractions — on reconnaît là les

préludes ignatiens, qui d'ailleurs ne gagnent rien, perdent plutôt à être exposés de la sorte.

On trouvera néanmoins que peu de commentateurs des Exercices ont expliqué les dits

préludes avec autant d'onction et de force que le P. Joseph (Méthode..., pp. 73, 74). Il

semble aussi que le P. Joseph donne à cette première partie plus de temps que ne le fait

saint Ignace.§ 2. Méditation, c'est-à-dire, application des facultés intellectuelles

(imagination, mémoire, intelligence) à un sujet donné. Pas de divisions en points comme

fait saint Ignace, mais quatre actes : 1° connaissance de Dieu, prototype de la perfection

particulière à laquelle on va s'appliquer ; 2° connaissance de soi-même ; 3° connaissance

des opérations ou des souffrances du Sauveur; 4° connaissance de la fin pour laquelle le

Sauveur agit ou souffre. Il y a là, me semble-t-il, une réminiscence de la fameuse

Contemplatio ad Amorem qui termine les Exercices et, moins clairement, de la méditation

du Règne. Mais il est très significatif que le P. Joseph exige ces quatre considérations, dès

le début de ses exercices, et pour chacun d'eux. Dans sa pensée, cette méditation ne doit

occuper qu'un peu plus du quart de l'exercice; une vingtaine de minutes pour une oraison

d'une heure, et cela encore est bien curieux.§ 3. Affection; encore quatre actes : 1°

l'offrande — ici encore souvenir manifeste du Suscipe, qui termine la Contemplatio ad

Amorem ; 2° la demande; 3° l'imitation; 4° l'union. Celle-ci a trois degrés qui s'acheminent

insensiblement vers la haute quiétude des mystiques. — On trouvera d'excellentes pages

sur cette méthode dans la Vie de la Mère Antoinette d'Orléans..., par M. l'abbé Petit, Paris,

s. d. (1879). Introduction, pp. 54-73. 177 une activité beaucoup plus intense. L'équilibre se

rétablit de la sorte et l'on pourrait soutenir sans paradoxe que le plus intellectualiste des

deux maîtres n'est pas le jésuite. Jusque dans sa prière, le P. Joseph se laisse voir à noua

tel que le reste de son histoire nous le montre, philosophe de formation et de goût,

humaniste, orateur, grand faiseur de projets, et quoi qu'il entreprenne, toujours en

ébullition. Voici par exemple le programme, très joliment enluminé, d'une méditation sur

l'enfance du Christ. L'auteur commence par nous prémunir contre la tentation d'une activité

trop inquiète. Il ne demande, dit-il, que « quelques actes de foi vive et attentive ». II ne veut

pas que l'âme enfonce comme avec des marteaux, dans son imagination, toutes les

circonstances corporelles de cette action, en sorte qu'elle ne soit contente si tous ses

sentiments n'en sont remplis de consolation et d'admiration, jusqu'à vouloir étendre avec la

Mère les drapeaux sur le tendre corps de l'Enfant, faire le feu avec Joseph, et prendre

hardiesse, par la licence et privauté du boeuf et de l'ânesse, de l'échauffer de l'haleine de

ses baisers respectueux, et sauter de joie avec les pasteurs. Bref, il n'est besoin que, pour

y loger tout ce bel équipage de Bethléem, elle s'ouvre le cerveau, par la pointe de telles

représentations aiguisées, comme sur l'enclume et à vive force, de difficiles

arraisonnements. Il critique ici peut-être ou saint Ignace, ou tel commentateur des

Exercices spirituels. Il ne veut, dit-il, qu'une foi vive, peu curieuse soit de voir, soit de sentir.

En effet  quand notre sentiment et la raison humaine se portent (sur un mystère), c'est

comme si, avec un gros botteau de paille mouillée, on voulait de nuit voir un riche tableau :

la fumée de cette ombrageuse et courte lumière nous en déroberait la plus grande part,

même au hasard de brunir la peinture. Bref, cette lueur dure peu et, au bout, si nous ne

voulons avoir les mains brûlées, il faut quitter et laisser choir en terre cette paille. Je veux

dire que la connaissance sensible, voire la seule spéculation de notre intellect sur les

divers mystères,  178 jette beaucoup de vapeur et peu de clarté, ôte même je ne sais quoi

de la splendeur de ces mystères, nous les fait paraître comme enfumés, finit bientôt et

s'éteint souvent par plusieurs distractions. Que si elle brûle jusqu'au bout et demeure

allumée, elle termine pour l'ordinaire en tant de vanités, curiosités et peut-être incrédulités

et persuasions erronées, qu'il s'en faut secouer les mains comme d'un feu très

dangereux. Avouons qu'il a le don des allégories pittoresques et profondes. De ce chef, ne

dépasserait-il pas quelquefois François de Sales lui-même? On peut certainement se le

demander. Tout ce qu'il vient de dire est d'ailleurs la justesse même, mais dès qu'il en

arrive à la pratique, il se hâte d'oublier ces belles leçons. Voici en effet comme il nous

apprend à nourrir l'acte de foi vive et simple qu'il a prescrit. Pour mieux comprendre — il

s'agit toujours du mystère de la Crèche — j'étendrai ma considération dessus trois choses,

que nous connaîtrons plus clairement par la comparaison suivante d'un tableau.Prenons le

cas que ce soit le portrait de Moyse dans le coffret de joncs, sur la rive du Nil. D'une part,

la fille de Pharaon et de l'autre, la mère et la soeur de cet orphelin et enfant trouvé

l'envisagent avec plaisir. Si je veux dignement m'acquitter de l'honneur que je dois à la vue

de la portraiture d'un si digne personnage, je dois y voir trois choses. En d'autres termes, il

va faire, et avec quel entrain! précisément ce qu'il nous détournait de faire. Les profanes

n'y perdront rien. Premièrement, le petit Moyse renclos à l'étroit dans ce lit branlant qui

aborde au rivage : c'est là comme le corps de ce tableau ; mais en ce corps, au dedans, il

faut une âme, et de beaux vêtements par le dehors. Donc secondement, les belles robes et

accoutrements du tableau, ce sont les paysages et accompagnements d'autres diverses

figures convenables à l'ornement du sujet principal... Par exemple, l'y voilà et ne craignez

pas qu'il passe vite, je pourrai voir ce cofin — berceau du grand Moyse qui 179 doit faire

passer à sec au travers de la nier tant de milliers de peuples — embarrassé dans des

roseaux et au péril de s'enfoncer dans cette bourbe limoneuse, d'être mangé des

crocodiles et de tant d'autres serpents, hôtes du fleuve égyptien. Je pourrai voir la

princesse se promener sur le quai pour y prendre l'air, mais conduite plutôt par la divine

Providence, pour donner air et respir à cet innocent prisonnier étouffé dans le panier. Je la

puis voir touchée de pitié au cri de cet enfant. Mais beaucoup plus, je vois sa bonne soeur

Marie, transie dans l'incertitude de cet événement, pleine d'espoir que cette dame, selon la

douceur de son sexe, s'attendrira de compassion, mais pâmée à demi d'effroi que cette

égyptienne ne soit toujours barbare... Ce sont là les accoutrements et robes de cette

peinture.Troisièmement, en voici l'esprit et l'âme, qui ne se peut pas voir, ains concevoir.

Du milieu de ces joncs, et dans ce petit corps, de la figure j'élèverai ma pensée à la vérité.

Non seule-ment je me figurerai ou le tableau, ou le corps même de Moyse, présent et tout

en vie, comme si je pensais au petit Romulus couché aussi dans un coffret de jonc et

exposé à l'aventure ; mais par le burin de la foi, selon que l'Ecriture m'en assure, je

graverai dans mon esprit les profils et les linéaments de ce rare et céleste esprit, l'ami de

Dieu et à face découverte, lequel tient en sa main les clefs de la nature, et, comme

économe fidèle et maître d'hôtel en la maison de Dieu, tient le bâton au poing, et au seul

mouvement de sa baguette impérieuse, fait fuir l'eau de la mer, la fait couler des stériles

rochers, et fait que les anges dans l'air pétrissent la manne, et font rouler dessus la tête

des hébreux, dans la colonne de nuée, un four portatif, pour leur cuire le pain céleste et un

pare-soleil pour les défendre de l'ardeur dans le chaud du jour...Et référant à Dieu tous les

rayons des vertus héroïques de Moyse, ainsi qu'à leur soleil, elles me servent à trois

choses . lune à mieux connaître combien ce prophète est grand devait. Dieu;

secondement, combien je suis petit à l'égal de lui, et troisièmement, si je veux appliquer

tout le globe de cette lumière sur la vue des circonstances décrites dans le tableau à

l'entour de Moyse, elles l'éclaireront d'un tout autre jour, connue étant illustrées par un

éclair de divinité, qui de l'esprit de Moyse rejaillit dans son corps et aux actions qui

l'accompagnent. 180 Or, revenons à notre crèche, et voyons en elle, comme dans un

tableau, ces trois (mêmes) choses (1)... Deux activités, comme on le voit, d'abord celle qui

évoque « les belles robes et accoutrements du tableau », ensuite le travail de

spiritualisation, si l'on peut ainsi parler. L'artiste d'abord, puis le philosophe, le théologien.

Et à l'artiste, quoiqu'il en dise, le P. Joseph ouvre une très libre carrière. C'est ainsi qu'il

nous montre quelque part la Vierge « logée dans une grotte à Nazareth, qui était dans le

rocher et sans fenêtre, comme l'on voit le long de la rivière de Loire, où les pêcheurs et

pauvres gens habitent (2) ». Encore cela n'est-il qu'une prise d'élan, qu'un moyen de

pénétrer plus profondément « l'esprit et l'âme » des mystères. Du « petit Romulus » dans

son « coffret de jonc », des «crocodiles... du fleuve égyptien », il s'élève insensiblement

d'abord aux vertus héroïques de Moyse, puis au divin soleil dont ces vertus sont le reflet ;

ou encore du petit Moyse à Jésus enfant, et, chemin faisant, il ruminera toute l'histoire du

peuple de Dieu et tout l'Évangile. Assurément on ne lui reprochera point de réduire à

l'inaction les puissances intellectuelles du contemplatif; on se demandera plutôt s'il ne les

surmène pas.Tout cela néanmoins, n'est dans la pensée du P. Joseph que le prélude — et

relativement assez court — de l'oraison véritable. Ces mouvements de l'esprit n'ont pas ici

d'autre fin que de guider et stimuler les affections de la volonté ; et ces affections

elles-mêmes, d'autant plus paisibles qu'elles deviennent plus intenses, doivent enfin

aboutir normalement à l'union mystique, à la quiétude Par cette orientation mystique, la

méthode du P. Joseph se distingue nettement de celle de saint Ignace, et rejoint la

tradition franciscaine.Dès ses débuts dans l'oraison, l'on entr'ouvre au novice (1)

Méthode..., pp. 18o-184. (2) Les dix jours..., p. 197. 181 capucin les portes de la vie

mystique. Si l'on prétend qu'il ne faut exercer cette vie qu'après les deux autres (purgative,

illuminative), je dis que non, affirme catégoriquement le P. Joseph, car ce serait contre le

premier principe qui veut que, sans tarder, Dieu soit aimé de toutes nos forces, qu'il soit

logé par tous les étages de notre palais, comme maître absolu, auquel on pré-sente toutes

les clefs ensemble. Mais on doit dire qu'il faut exercer ces trois vies, non l'une après l'autre,

mais l'une plus que l'autre, selon la classe de ceux qui les pratiquent.En toutes les

conditions, il est nécessaire à chacun de savoir, au plus fort des tempêtes, jeter au besoin

sa vue vers le Bien souverain, comme vers un clair flambeau qui de loin lui rayonne, vers

lequel il tâche d'arriver par cet acte de l'union, non en qualité ni selon l'éminence des

parfaits, non à pleines voiles ni en pleine mer d'une totale dénudation et abandon des

moyens ordinaires, comme font les grands navires, mais en côtoyant terre à terre le rivage

connu, sans laisser sa méditation et les autres actes décrits en la Méthode, qui conduisent

à l'union (1). Ce témoignage est ici d'une extrême importance. Non que j'attribue au P.

Joseph l'autorité suréminente d'un Jean de la Croix, la sagesse presque infaillible d'un

François de Sales. J'estime au contraire qu'il ne connaît les derniers secrets de la mystique

que par les livres et que, d'un autre côté, son intelligence est moins juste que puissante.

Mais il représente la tradition la plus vénérable ; mais il ne dit rien qu'il n'ait éprouvé sur un

grand nombre de jeunes âmes. Il y a plus. De tous les spirituels de son temps, l'auxiliaire

de Richelieu est assurément le moins suspect d'illusion en ces matières. Très

intellectualiste, très actif, et, j'ajoute, très soupçonneux, il flairait partout de faux mystiques.

La France n'aurait pas eu assez de prisons pour les quiétistes qu'il croyait voir pulluler par

tout le royaume, comme nous dirons en son lieu. Néamoins, (1) Méthode..., pp. 105,

106. 182 moins, il reprend, sans se lasser et avec une conviction inébranlable, les principes

qu'il vient d'énoncer. On ne peut avec raison improuver de donner aux commençants

quelque accès à l'union (mystique). Car il ne faut pas les tenir toujours serrés sous l'étroite

férule de la vie active, ainsi que des enfants de bonne maison, enfermés dans le collège

sous un pédagogue sévère qui ne leur veut permettre aucunement de voir leurs parents.

Cette rigueur pourrait être un mal nécessaire, pour en prévenir un plus grand, comme

serait si ces jeunes gens étaient portés à la débauche, ou bien si l'aise du logis les tenait

en sorte qu'ils ne voulussent en partir et s'en retourner à l'école. Toujours le même

bonheur dans l'allégorie! Deux traits saisissants et voilà tout le quiétisme défini. Mais enfin,

continue-t-il, toujours cette captivité servile ne laisserait pas d'être un mal qui pourrait les

rendre peut-être tout hébétés et mal appris, d'une humeure pédante et toujours écolière,

incapables pour l'avenir des affaires et conversations convenables à leur noblesse. Ces

quatre dernières lignes sont toutes d'or et elles vont loin. On semble souvent oublier que si

la propagande mystique n'est pas toujours sans danger, le zèle des anti-mystiques peut lui

aussi devenir funeste. Pédagogues ternes et maladroits, qui pour mieux écarter la

séduction romantique, n'enseignent à leurs élèves que l'orthographe. Bourreaux innocents,

mais semblables à celui du Temple qui veut faire un manant de Louis XVII. Obsédés par le

fantôme du quiétisme, leur prudence étroite et basse engourdit, éteint les aines d'élite, leur

fait prendre en dégoût la vie intérieure, les pousse quelquefois jusqu'au scepticisme. Ce

n'est pas moi qui le dis : De vrai, sans cette union intérieure, le joug de l'école chrétienne

est dur, et à plus forte raison, celui des religions austères, qui ne doivent consister, à la

judaïque, en des seules cérémonies et pénitences extérieures. Or Dieu n'épanche pas

 183 le baume sacré sur les pieds et parties inférieures de l'âme, mais, comme au sacre

des rois et des grands-prêtres, sur le chef, pour de la descendre partout. Le directeur qui

craint mal à propos et sans spéciale raison d'instruire le commençant en quelque manière

d'acte d'union, fait comme Mai embue voudrait découvrir la tête d'un enfant appelé à la

royauté et le tiendrait toujours dans son béguin, de peur de le morfondre. Et cependant,

faute de le sacrer, les affaires de son royaume pourraient mal aller. Ainsi souvent, l'âme

non apprise à régner sur ses inclinations par la vertu de la grâce — que l'on reçoit très

grande en l'acte d'union, où lui est mis en la main le sceptre de l'esprit pour dominer ses

sentiments, — souvent, dis-je, cette âme trouve après quelque temps ses passions

naturelles si embrouillées et son intérieur si confus qu'à peine elle y peut mettre ordre.

Lors, perdant, le courage et fuyant la peine requise pour se remettre en la tranquillité de la

vie unitive, elle fait comme le pauvre Miphiboseth, enfant royal de la lignée de Saül, mais

boiteux et homme de petit courage, qui aima mieux vivre à l'aise en personne privée que de

tâcher de prévaloir en la prétention de ses droits, contre ses puissants ennemis (1). Vous

ne voulez pas de mystiques ou le moins possible. Prenez garde : vous allez grossir le

nombre des incrédules. Pour plus d'un, renoncer, de gré ou de force, àcette vie

supérieure, à ce don royal, c'est renoncer au surnaturel, à toute grâce. Fénelon vous

épouvante ou vous amuse ; à votre aise, mais faites-lui renier son pur amour : vous aurez

un autre Bayle, plus séduisant et plus dangereux.Logique avec lui-même. Le P. Joseph

décrit minutieusement l’union mystique, dans ce petit livre qui n’est, après tout, qu'un

manuel pour les commençants. C'est la plus longue partie de l'Introduction et, je ne dis

pas la plus lumineuse, mais la plus splendide. François de Sales, qui va traiter bientôt le

même sujet dans le Traité de l'amour de Dieu, s'il nous éblouit et nous ravit moins, nous

éclaire et nous persuade davantage. Dans ces matières ineffables, (1) Méthode..., pp.

398-409. 184 pas de flamme oratoire sans quelque fumée. Entre les deux livres, un vrai

mystique n'hésiterait pas, mais pour nous le lyrisme haletant du P. Joseph a bien sa

beauté 1. Dieu daigne entrer en nous et nous fait la grâce d'entrer en lui par une

immersion mutuelle et un réciproque plongement ; ce qui est exprimé dans la sainte

Ecriture quand Dieu nous y commande d'ouvrir la bouche et nous promet de la remplir.

Cette dilatation veut dire que l'âme, en ce degré d'union (le premier), doit étendre toute la

plénitude de sa volonté et élargir l'entière capacité du franc arbitre, c'est-à-dire, produire

des actes du plus grand et entier amour qu'elle peut concevoir. Définition plus claire sans

doute pour l'auteur lui-même que pour le commun des lecteurs. Que l'orateur vienne donc

au secours du théologien, de l'analyste impuissant. Et ce n'est pas assez d'ouvrir la

bouche d'une façon commune, comme on fait pour manger, pour parler ou pour respirer,

qui sont des actions ordinaires : il faut ressembler à celui qui, ayant couru longtemps avec

violence après quelque chose qu'il désire éperdument atteindre, demeure tout hors

d'haleine, ouvre la bouche et sent battre son coeur comme s'il était près d'expirer.Les uns

ouvrent leur volonté à Dieu, comme pour manger, c'est-à-dire pour en recevoir quelque

douceur intérieure; les autres, pour parler et pour en savoir discourir; les autres, pour

respirer, afin de donner quelque relâche et rafraîchisse ment à leur esprit, étouffé dans

l'embarras des soins du monde.Tout cela n'est point aimer Dieu pleinement. Il faut pousser

au dehors la vie du propre amour à grosse haleine, et faire rendre les abois à la nature, au

bout d'une course irrévocable vers la perfection, pour s'exhaler et infondre tout soi-même

à   (1) « Oserai-je bien mettre en parallèle deux oeuvres d'une fortune aussi inégale — se

demande M. Dedouvres — et comment ferai-je croire que deux livres dont l'un fut dès sou

apparition répandu dans l'Europe tout entière, et l'autre a dû attendre près de trois cents

ans pour franchir le seuil des monastères..., puissent avoir des mérites, sinon communs,

du moins équivalents, et, dans des qualités différentes, présenter des titres égaux à

l'attention et à l'estime? Telle est pourtant ma conviction.» (Revue des Facultés catholiques

de l'Ouest, oct. 1897.) 185 bouche ouverte dans la bouche de Dieu, et verser toute sa

volonté dans la sienne. Lequel, à la fin de cette carrière, nous attend à bras ouverts, pour

recueillir notre âme, comme sortie après lui hors de nous-mêmes, la faire couler, par la

royale porte de ses lèvres, dans l'accueil de ses courtoises prévenances et gracieux

baisers de paix, jusqu'au cabinet de son coeur.Ainsi l'Ecriture nous dit, selon l'hébreu, que

Moyse est mort sur la bouche de Dieu : car, après avoir couru toute sa vie en la recherche

de la gloire de son Seigneur, après avoir si souvent parlé avec lui face à face, non tant par

la claire vision des yeux que par la naïve ouverture de leurs coeurs, après tant de mers, de

solitudes et de montagnes traversées, il meurt, il se pâme, il expire sur la bouche de

Dieu.O sacré reposoir de très heureuses lassitudes! O trésor d'éternel repos, duquel avec

soi notre âme porte les hauteurs et les largeurs, puisque Dieu s'ouvre autant à elle qu'elle

a voulu s'ouvrir à lui (1)... Est-ce ma faute ou la sienne, si l'auteur me semble piétiner?

Qu'importe, il remplit son humble mission qui, ici, est d'exciter en nous le désir de la terre

promise. Il a bien franchi lui-même les premières défenses qui nous séparent de ce pays

merveilleux ; mais ses propres expériences mystiques, il a dû les mener à sa façon

bouillonnante, en stratège, en croisé et, si j'ose dire, tambour battant. Sa quiétude même

est agitée, belliqueuse. Lisez plutôt cette trépidante et sublime explication du second degré

d'union. Le vrai, le meilleur P. Joseph est là tout entier. David, enveloppé dans l'orage et

engravé dans le fond de la vase, ne laisse pas d'être tout dévoré du zèle de la maison de

Dieu ; il avance la main de ses souhaits pour bâtir les murs de Sion, restaurer l'honneur de

l'Eglise et serrer dans le large repli de ses bras spirituels, le ciel, la terre, la mer et tous les

siècles à venir, pour les presser à rendre des actions de grâces à son Seigneur.O bras

plus étendus que tous les cieux, qui ne contiennent pas seulement dessous leurs voûtes

arrondies tous les siècles (1) Méthode..., pp. 355-357. 186 ensemble, ains les créatures

distribuées d'âge en âge ! Le désir d'une âme zélée à l'intérêt de Dieu contient et

environne tous les esprits bienheureux, en la durée de tous les temps, se délecte en leur

félicité, honore les saints du ciel, soulage ceux du purgatoire, et entretient une étroite

société avec les fidèles qui habitent. encore sur la terre. Qui peut borner son étendue,

puisque même elle embrasse Dieu? Elle se réjouit de sa gloire, et bien qu'elle la voie

dépasser avec tant d'avantage toutes les bornes de ses désirs, elle voudrait ceux-ci plus

grands.Ses bras chaque jour lui croissent, comme ceux d'un enfant, qui se dénouent.,

s'allongent et se ferment alentour du col de sa mère. Dieu tient ainsi ses enfants et ses

véritables serviteurs pendus à son col, les caresse comme une tendre mère, les porte aux

mamelles, les tient sur ses genoux, leur fait voir la longueur de ses bras, et les invite de

ployer les leurs pour approcher des effets de sa main puissante, afin qu'ils soient plus

capables de lui apporter à brassées, des quatre coins du monde, les âmes à milliers pour

présents d'élite...Ainsi, en ce second degré d'union, l'âme se résoud de toutes ses forces

de travailler pour Dieu dans les oeuvres d'obéissance, de bon exemple et de charité. Avec

Moyse, elle ouvre les bras et met en fuite les bataillons rangés des athées, des hérétiques,

dès infidèles et de tant d'autres adversaires que le diable met aux champs contre l'Eglise

(1). Pauvre explication de l'union mystique, laquelle certes ne contrarie pas le zèle, mais ne

se confond pas avec lui. D'une part le centre de l'âme, l'anéantissement des actes

humains; de l'autre les bras, et encore et toujours les bras ! Qu'importe encore une fois, ce

sont les bras d'un géant. « 0 bras plus étendus que tous les cieux » ! Queson Richelieu,

qui d'ailleurs le fascinait, a dû souvent lui sembler petit!VI. Ce dernier texte nous laisse au

bord du magnifique problème que je formulais en commençant et que je n'essaierai pas de

résoudre. Pendant de longues années, où son nom, constamment associé à celui du

grand cardinal, tenait l'Europe suspendue, quel jugement le P. Joseph a-t-il (1) Méthode...,

pp. 365-367. 187 porté sur lui-même ? Au service d'un autre maître, s'est-il cru, néanmoins

jusqu'au bout le disciple fidrèIe de Canfeld? Danse ses oraisons toujours enflammées, ne

llui. est-il pas arrivé d'entendre la parole d'un plus grand que Richelieu : Martha, Martha,

sollicita es et turbaris erga plurima, ou de méditer la réponse faite jadis à un prophète :le

Seigneur n'est pas dans le tremblement de terre, ni dans le feu, ni dans la tempête ? Je ne

mets en doute ni la solidité de sa vertu ni la ferveur de son zèle. On entend bien que la

difficulté que je me pose est plus délicate et n'intéresse aucunement l'honneur du P.

Joseph. Le moraliste que tenterait ce problème trouverait sans doute quelques éléments

de solution dans les mille documents que gardent les archives du Calvaire.« De toutes les

oeuvres du P. Joseph, écrit M. Dedouvres, celle qui a fait briller d'un plus vif éclat et son

zèle et son esprit religieux, celle pour laquelle il a pris le plus de peine et produit des écrits

d'une spiritualité plus élevée, est la congrégation des Religieuses bénédictines de

Notre-Dame du Calvaire, dites aussi les Filles du Calvaire. Cette congrégation est née

d'une Réforme du grand Ordre de Fontevrault. Le P. Joseph l'établit à Poitiers le 25

octobre 1617, avec le concours de Madame Antoinette d'Orléans, qui était la fille de Léonor

d'Orléans, duc de Longueville et de Marie de Bourbon. Mais Madame d'Orléans étant

morte le 25 avril 1618, six mois après la fondation . du Calvaire,, le P. Joseph: dut

continuer serti livre entreprise et commune (1). »Ici qu'on me permette une digression.

D'Antoinette d'Orléans elle-même, faute de place, je ne veux rien: dire, mais, comme, dans

le: cours du présent volume, nous rencontrerons vingt fois les deux familles de cette

princesse, je vais rappeler en peu de mats la généalogie de deux de nos fiefs, ou de nos

dans mystiques, si l'on peut (1) Dedouvres, Le Père Joseph et le Sacré-Coeur, Angers,

1899, pp. 14, 15. 188 ainsi parler. Antoinette d'Orléans est Longueville par sa naissance,

Gondi par son mariage. Voilà de grands noms!Léonor d'Orléans, duc de Longueville

(1551-1573) descend de Charles V roi de France, par son quadrisaïeul, Jean d'Orléans,

bâtard de Dunois, comte de Longueville. Il épouse Marie de Bourbon, qui descend de saint

Louis. De ce mariage naissent six enfants dont plusieurs joueront un rôle dans notre

histoire.C'est d'abord Henri d'Orléans, duc de Longueville dont le fils, Henri II épousera

une soeur du grand Condé – la duchesse de Longueville de la Fronde, de Port-Royal, de

M. Cousin ; ensuite, François, dont la femme, Anne de Caumont, figure parmi les saintes

du temps de Louis XIII ; Catherine, demoiselle de Longueville ( + 1638) qui fondera la

première maison du Carmel français, avec sa très pieuse soeur, Marguerite d'Estouteville ;

ensuite, Antoinette et enfin Éléonore de Matignon, dont la fille sera calvairienne.Antoinette

nous introduit dans un autre monde, moins royal certes, mais prodigieusement curieux et

où les saints ne manqueront pas. Elle épouse, en effet, Charles de Gondi marquis de

Belle-Ile, fils d'Albert de Gondi, duc de Retz, maréchal de France ; neveu de Pierre,

cardinal de Gondi, évêque de Paris, mort en 1616.Charles de Gondi a trois frères, tous

intéressants, et une soeur qui ne l'est pas moins, qui l'est pour nous, davantage,

l'admirable marquise de Maignelais ; quant à ses frères, c'est d'abord Henri de Gondi,

évêque de Paris, cardinal de Retz, mort en 1622 ; puis Philippe-Emmanuel de Gondi,

général des galères, qui installera dans sa propre maison saint Vincent de Paul, qui

mourra prêtre de l'Oratoire et qui aura pour fils Jean-François-Paul, cardinal de Retz,

coadjuteur de Paris ; enfin Jean-François de Gondi (+ 1654) qui vit changer en archevêché

l'évêché de Paris et qui eut pour coadjuteur son très illustre et très peu mystique neveu.

Antoinette d'Orléans 189 fondatrice du Calvaire est donc la soeur de la princesse de

Longueville, fondatrice du Carmel; la belle-soeur de la marquise de Maignelais ; la tante du

cardinal de Retz (1). Mais revenons au Calvaire.Cette congrégation nous offre un nouvel

exemple des heureuses modernisations que l'on essayait alors de tous les côtés et que

nous examinerons plus en détail quand nous en viendrons à la réforme des vieux Ordres.

Au lieu de se condamner superstitieusement à un primitivisme rigide et fatalement stérile,

on cherchait, on trouvait sans peine un accord harmonieux entre les coutumes du passé et

les saintes aspirations du présent. Nous avons vu le P. Joseph se mettre à l'école de saint

Ignace. On pourrait montrer de même que les règles des filles du Calvaire s'inspirent tout

ensemble et de l'esprit du stigmatisé d'Assise et de celui de saint Benoit. Heureux mélange

et qui laisse intact le meilleur de la tradition bénédictine. « J'ai remarqué, disait à ce sujet

une autorité non suspecte, le fameux Grégoire Tarisse, Général de Saint-Maur, que jamais

personne de saint Benoit en Franco n'avait mieux compris l'esprit de saint Benoit que Dieu

ne l'avait communiqué au P. Joseph (2). » Et pour que rien ne manque à cet éclectisme

généreux et bienfaisant, il se trouve que ce même capucin, dans ses exhortations aux

bénédictines du Calvaire, aura prêché sans relâche, et avec une netteté prophétique, cette

dévotion au Sacré-Coeur que l'on dénoncera un siècle plus tard comme une innovation

jésuitique et contre laquelle se liguera d'instinct le primitivisme de Port-Royal (3). (1) Les

deux familles s'éteindront bientôt. Les deux fils de la duchesse de Longueville, Jean-Louis

d'Orléans, prêtre, mort en 1694 et Charles-Paris, duc de Longueville, élu roi de Pologne et

tué au passage du Rhin en 1672 — mourront sans enfants. Quant aux Gondi, le dernier

représentant de la famille est une arrière-petite-fille d'Antoinette d'Orléans,

Marie-Catherine, supérieure générale du Calvaire, morte en 1716.(2) Dedouvres, Le Père

Joseph et le Sacré-Cœur, p. 19.(3) Dedouvres, ib. Dans cette précieuse brochure, M.

Dedouvres a réuni un nombre considérable de textes qui montrent, d'une manière décisive,

qu'il faut ranger le P. Joseph parmi les précurseurs les plus directs de

Marguerite-Marie. 190 Mais « ce qui passe la créance humaine, dit encore le P. Tarisse, est

que le temps que les personnes occupées dans les grands emplois prennent pour se

relâcher et se divertir, le P. Joseph s'en servait pour s'enfermer davantage et traiter de

dévotion avec les bonnes religieuses du Calvaire et leur donner des conférences

spirituelles, qu'il faisait avec tant de ferveur, de lumière et une si haute doctrine mystique

que c'est tout ce que les plus doctes, les plus contemplatifs, bien préparés, auraient pu

faire et n'ont peut-être jamais fait, après un long travail et étude, avec étant de clarté et de

facilité. Et on ne croirait jamais que ces choses eussent été faites par un esprit opprimé

d'occupations si étranges, si éloignées, voire si contraires, sans autre temps ni préparation

que le seul changement de lieu (1). » Miracle de zèle et de génie tout ensemble! Pour ses

filles, nous dit M. Dedouvres, le P. Joseph composa « divers petits Traités, des

Constitutions, des Exercices spirituels, la Vocation des religieuses de la première règle de

saint Benoît ; il écrivit, du moins en partie, l'Histoire de Madame Antoinette d'Orléans ; il

leur adressa — je ne compte que ce qui nous a été conservé — plus de onze cents lettres

de direction, plus de quatre cents exhortations. C'est une oeuvre qui, si elle était imprimée

toute entière, ne comprendrait guère moins de trente volumes in-octavo de cinq cents

pages chacun » (2).On vient de publier un fragment de cette oeuvre immense que nul

sans doute ne songera jamais à nous donner tout entière. C'est la retraite des Dix jours,

prêchée en 1635 — trois ans avant la mort du P. Joseph — aux calvairiennes d'une des

maisons de Paris ; oeuvre curieuse, forte et sublime par endroits, au reste confuse,

inégale, hérissée, inférieure de tous points à l'Introduction, en un (1) Dedeuvres, Le Père

Joseph et le Sacré-Coeur, p. 19. (2) Ib., pp. 17, 18. 191 mot très décevante. 1615! Il a bien

changé depuis sa jeunesse triomphante. II parait triste, désenchanté, amer peut-être ; il

critique les autres congrégations religieuses avec une franchise morose; il n'est pas même

tout à fait sûr de ses propres filles. « Je vous confesse, leur dit-il souvent, qu'il n'y en a pas

beaucoup qui suivent l'esprit du Calvaire. (1) » Il sent autour de lui des jalousies, des

ambitions, je ne sais quelles manoeuvres. « Il y en a beaucoup qui veulent brouiller, mettre

la faucille en la moisson d'autrui (2). » Il en veut, non seulement aux quiétistes, mais

encore, dirait-on, à presque tous les spirituels du temps. S'il loue saint Paul avec le bel

enthousiasme d'autrefois, c'est pour ajouter aussitôt : « Et je ne sais où l'on va chercher

ailleurs des lumières spirituelles, et qu'on s'alambique l'esprit pour en faire à sa mode

(3). » De lui-même non plus il n'est pas content : Je sais par moi qui, en punition de mes

fautes et pour avoir abusé du temps que j'ai eu, n'ayant tant de loisir maintenant de penser

à mon intérieur, et qui suis toujours distrait en diverses occupations, le mal que c'est de

n'être pas uni à Dieu, et de ne donner pas possession à l'esprit de Jésus dans notre âme,

pour la conduire selon sa volonté, et combien il est nécessaire pour cela d'être en une

bonne compagnie, où l'on puisse sue fortifier et entr'aider les uns les autres. Tous les

saints, dira quelqu'un, parlent de même. Eh! pense-t-on que je le mette sur la sellette pour

le condamner par ses propres aveux. Il ne s'agit que de le connaître, de le plaindre, et

peut-être même, de l'aimer davantage. Quand je pense à cela et que je vois comme je vis

et la plupart des créatures, je crois que le monde est une fable, et que nous avons tous

perdu le jugement, ne faisant pas de différence entre nous, les païens et les Turcs,

excepté quelque extérieur. Ce n'est pas que l'Eglise ne soit pure et que le premier esprit ne

soit en quelques âmes ; car, sans cela, je crois (1) Les dix jours, p. 411. (2) Ib.(3) Ib., p.

299. 192 que Dieu consumerait tout l'univers, hâtant le dernier jugement, ou ferait un

nouveau monde (1). La croisade contre le Croissant avait passionné toute sa vie, et

maintenant, pour n'avoir pas vécu « en une bonne compagnie », il est tenté de ne plus

faire de différence entre le chrétien et le turc. Pouvait-il rien dire de plus douloureux? Mais

je ne finirai pas sur ce cri d'angoisse. Il mérite de nous une autre épitaphe, cette période

merveilleuse qu'il écrivait dans les premiers jours de son allégresse franciscaine, au

noviciat de Meudon, loin de Richelieu : Comme, lorsque les séraphins entonnent là-haut le

Trois fois Saint, tous les gonds du Temple en tremblent, comme si les ferrures s'ouvraient

d'elles-mêmes, ainsi, lorsque les âmes séraphiques, en quelque lieu qu'elles soient, se

tiendront près de Dieu, le visage couvert, dans la dévotion de leur retraite, et les ailes bien

déployées pour porter aux hommes les messages enflammés du divin amour, lors, les

chrétiens, chacun selon sa condition, seront émus à servir notre commun Roi, selon la

prophétie que saint François a reçue de sa bouche, que l'état de l'Eglise sera heureux,

quand les Frères Mineurs s'acquitteront de leur devoir (2). (1) Les dix jours, pp. 3oo,

299.(2) Méthode..., p. XXV. Je ne pouvais citer ici que les témoins les plus fameux de la

tradition franciscaine pendant la période qui nous occupe, mais il en est d'autres et par

exemple le P. Simon du Bourg-en-Bresse qui, dans ses Saintes élévations de l'âme à Dieu

par tous les degrés d'oraison, Avignon, 1657, redit avec conviction les enseignements de

Benoit de Canfeld. — Le P. Simon avait eu aussi pour maître le R. P. Archange Ripault qui,

nous dit-il, « a dignement écrit de cette matière ». Ce P. Ripault, nous l'avons déjà

rencontré, dans un roman de Camus. Simon est persuadé que Dieu appelle le grand

nombre à la vie mystique. « Pour comble de malheur, la plupart des prédicateurs,

docteurs, confesseurs et directeurs ignorent entièrement ces choses divines, du moins

pour le regard de la pratique et de l'expérience... les méprisent, les décrient, les

calomnient et en retirent les âmes », p. 38. « Et puis ces choses ne sont hautes et

extraordinaires que par une opinion erronée ou bien par la paresse et la corruption de notre

vicieuse nature, et comme elles ne demandent point les hautes spéculations et qu'elles

consistent particulièrement en l'amour, certes elles sont pour tous et particulièrement pour

les plus simples, et de vrai elles ne requièrent qu'une volonté bonne, véritable, sincère et

ardente... Abus donc et ignorance de n'oser aspirer à ces choses par crainte des périls et

des illusions de Satan, car les dangers de l'océan et des pirates ne détournent pas les

avares marchands de la navigation et du riche trafic des Indes », pp. 34, 35.
 
 

CHAPITRE IV MADAME ACARIE ET LE CARMEL
 

§ 1. — Madame Acarie. § 2. — Jean de Quintanadoine de Brétigny et les origines du

Carmel français.§ 3. — Madeleine de Saint-Joseph et les deux carmels de Paris. I.

Fluctuations de la gloire des saints. — Difficultés du sujet. — Impossibilité de peindre Mme

Acarie. — Son biographe. — Mérites du Dr Duval. — Naissance et éducation de Barbe

Avrillot. — Son mariage. — Pierre Acarie. — Premières extases. — Benoit de Canfeld. —

Les indiscrétions de Pierre Acarie.II. L'Hôtel Acarie. — La Ligue. — Exil de Pierre Acarie. —

Apprentissage de Mme Acarie dans les affaires. — Mme Acarie éducatrice.III. La charité et

les oeuvres. — Les dix mille conversions. — Henri IV. — Les ursulines.IV. « Divina

patiens ». — Fréquence de ses extases. — Mission et action mystique. — Sa discrétion

absolue en ces matières. — Elle n'écrira jamais. — Mme Acarie et François de Sales. —

Initiation mystique d'André Duval. — Clairvoyance et autorité spirituelle. — « Liaison avec

Marillac». — Réforme de Montmartre. — Essais de congrégations religieuses. — La

congrégation de Sainte-Geneviève. — Pierre Acarie et «la jolie troyenne». — Choix et

formation des futures carmélites. — Importance de Mme Acarie dans l'histoire mystique du

XVIIe siècle. I. Mme Acarie, ou comme on disait alors, Acarie, ou, pour lui donner son nom

de carmélite et de bienheureuse, Marie de l'Incarnation, est, sans aucun doute possible, le

personnage le plus considérable de tous ceux que nous avons déjà rencontrés ou que

nous rencontrerons, au cours du présent volume. François de Sales lui-même ne vient

qu'après elle, ne serait-ce que pour l'excellente raison qu'Annecy n'est pas encore en

France et n'est pas Paris. Je parle uniquement — cela va sans dire — de l'influence

personnelle que Mme Acarie a exercée de son vivant, car elle n'a rien écrit. L'activité de

 194 cette femme, morte à cinquante-deux ans, de cette infirme, de cette extatique, est un

miracle : elle a introduit en France le Carmel de sainte Thérèse qui, à sa mort, comptait

déjà chez nous dix-sept maisons; autant et plus que Mm° de Sainte-Beuve, elle a travaillé

au développement des ursulines ; la réforme des abbayes bénédictines lui doit beaucoup

et ses autres oeuvres ne se comptent pas ; enfin elle a connu, groupé, stimulé, dirigé

môme presque tous les grands spirituels de son temps. On peut l'écrire hardiment, de tous

les foyers religieux qui se sont allumés sous le règne de Henri IV, nul n'égale, en éclat, en

intensité, en rayonnement, l'hôtel Acarie.Cette grande gloire est morte pourtant. Seuls, nos

carmels et quelques âmes pieuses lui restent vraiment fidèles. S'il faut en croire un sûr

témoin, l'abbé Boucher qui publia en 1800 une nouvelle vie de Mme Acarie, « cette sainte

femme... n'était presque plus connue », lorsque, vers la fin du XVIII° siècle, l'Église la

plaça sur les autels. Il ne semble pas que les choses aient beaucoup changé depuis,

malgré les efforts de Mgr Dupanloup, du biographe de Bérulle, l'abbé Houssaye, du

traducteur de sainte Thérèse, le P. Bouix et de plusieurs autres. « La vie de Mme Acarie est

un peu oubliée », écrivait en 1893 le cardinal Richard. Prudent euphémisme qui voile à

peine un fait trop évident. Qui nous expliquera l'histoire posthume des saints ? Un vaste

courant de dévotion se porte aujourd'hui vers la tombe d'une jeune carmélite, morte d'hier,

que presque personne n'a connue de son vivant et dont la béatification paraît bien

probable. Les catholiques du XXI° siècle se rappelleront-ils encore le nom de la Soeur

Thérèse de l'Enfant Jésus ? Toujours merveilleusement paisible, comme au temps où les

légions romaines la traversaient,— incredibili lenitate— la Saône verra-t-elle encore, dans

trois siècles, passer innombrables les dévots du curé d'Ars?Les pages qu'on va lire ne

ressusciteront pas Mme Acarie. 195 Pour ma part, je ne la vois pas. Elle était de ces êtres

achevés qui désespèrent les peintres. Les contemporains eux-mêmes n'ont pu nous la

rendre telle qu'ils l'ont vue. « Elle avait ce don qui n'est pas petit d'imprimer aux âmes une

disposition sérieuse u' écrit son premier biographe. Disposition tellement sérieuse que

lorsqu'on se trouvait auprès de cette femme, on ne songeait ni à la trouver aimable, ni à

l'aimer, saisi que l'on était par la lumière d'une perfection presque absolue. Qu'on n'aille

pas se représenter une vertu morne et rigide. « Sa conversation était affable, franche et

plutôt gaie que triste ; son abord doux, facile et modeste, donnant aux âmes, par cet accès

si aisé, une certaine liberté de s'ouvrir (2). » Rien de plus humble, de plus simple. Elle ne

manquait ni de vivacité -- car elle était naturellement prompte — ni de grâce, bien que,

peut-être, -- je dis : peut-être — elle n'ait pas eu je ne sais quelle fleur d'imagination et

d'esprit. Parler de son charme ne conviendrait pas. On éprouve en sa présence un

sentiment beaucoup plus profond que le respect et pour lequel notre langue n'a pas de

nom. Awe, disent les anglais, sans doute plus familiers que nous avec les impressions de

ce genre. Encore ce mot, lorsqu'on l'applique à Mme Acarie, veut-il être atténué, attendri.

Parmi les religieuses qui allaient la consulter lorsqu'elle fut elle-même carmélite, « il y en

eut une qui n'osait lui parler, parce qu'elle l'avait vue dans le monde si honorée de chacun

et si sérieuse en ses paroles, qu'elle n'eut la force que de lui dire : « Ma Soeur, je ne puis

vous parler, je vous appréhende trop ; je viens seulement ici à cause que notre Mère le

veut (3). » Ce n'était pas là timidité commune, mais, je le répète, un sentiment tout religieux

qui nous aidera bientôt, plus que tout le reste, à définir Mme Acarie et sa prodigieuse

influence. (1)Duval, La vie admirable de... Mme Acarie, Paris, 1893, p. 63.(2) Ib., p. 63.(3)

Ib., p. 283. 196 Que dire encore, avant d'aborder ce chapitre, aussi redoutable que

fascinant ? Des trois saintes, grandes entre les grandes, que virent naître les dernières

années de cet extraordinaire XVIe siècle français — Barbe Acarie (1566) ; Jeanne de

Chantal (1572) ; Marguerite d'Arbouze (158o) — je ne parle pas de M1e de

Fontaines-Maran, aussi grande, certes, mais dont le nom est moins connu — de ces trois

fameuses donc, les deux dernières me paraissent moins lointaines et plus attachantes que

leur aînée. Moins ardente que la baronne de Chantal, moins diverse et d'une sensibilité

moins riche, Mme Acarie d'un autre côté ne nous transporte pas en plein moyen âge,

comme fait Marguerite d'Arbouze dont toute l'histoire est poésie. La légende dorée n'aurait

pas de place pour cette femme et chez qui brille presque uniquement l'incompréhensible

sérieux de la sainteté.Trois ans après la mort de la bienheureuse — la voix publique l'avait

déjà béatifiée le De André Duval publia sa vie (1621) qui dès 1627 comptait sept éditions et

qui, traduite en diverses langues, fut bientôt répandue dans l'Europe entière. C'est un livre

de premier ordre. Les biographes qui sont venus depuis, l'excellent Bouclier par exemple

(1800), n'ont guère fait que le transcrire en le complétant quelque peu. Puisque, par un

oubli qui me paraît inexplicable, on n'avait pas songé à charger de ce travail le seul écrivain

capable de le conduire à la perfection, je veux dire M1e de Fontaines (Madeleine de

Saint-Joseph), on ne pouvait en vérité faire un meilleur choix que Duval. Michel de Marillac,

plus lourd peut-être et plus gris, avait été pressenti d'abord, mais il avait refusé par

humilité, se bornant à rédiger des mémoires que Duval a reproduits, je crois, sans y rien

changer. Par bonheur, l'infatigable P. Binet, grand ami lui aussi de la sainte, ne s'était pas

mis en avant, épargnant ainsi plus d'un malheur à cette délicate mémoire. Il a du reste

collaboré à l'ouvrage de Duval, mais, comme son honneur d'écrivain n'était pas 197 en jeu,

il a fait trêve, pour la circonstance, à son verbiage fleuri. Plusieurs autres, et notamment les

filles de Mme Acarie ont aussi confié leurs souvenirs et leurs impressions à Duval qui a su

lier très harmonieusement cette gerbe de témoignages. Duval n'est pas ce qu'on appelle

un grand écrivain, mais son noble français n'en a pas moins une aisance, une ampleur et

une sûreté remarquables. On n'admirera jamais trop ces hommes de la vieille Sorbonne

qui savaient tant de choses, et si à fond que les mots ne leur manquaient jamais pour les

dire. Duval était la théologie faite homme. Il ne quitte jamais sa robe doctorale qui du reste

n'est pas rigide et fait même d'assez beaux plis. Le modèle qu'il s'est proposé de peindre

ne l'éloigne pas de la contemplation des principes premiers et les vastes vues d'ensemble

qu'il déploie au début de ses chapitres, donnent à son oeuvre, d'ailleurs très suffisamment

flexible, une force et une majesté singulières. Ainsi, par exemple, avant de raconter

comment Mme Acarie « se comportait avec le prochain » et le « grand fruit qu'elle y a fait »,

« il y a, nous dit-il, beaucoup de personnes qui se comportent bien dans la vie privée, mais

il y en a peu qui conversent comme il faut en public. Ce sont choses bien différentes d'être

homme de bien et d'être bon citoyen : l'un regarde la personne en soi et l'autre la

considère avec le public. Plusieurs se sont grandement endommagés par la conversation

du prochain qui toutefois étaient des anges, avant qu'ils y entrassent » (1).Ainsi encore,

lorsqu'il en vient aux extases de la bienheureuse : « Nous ne mettons pas, écrit-il, les

ravissements et les extases au nombre des grâces gratifiantes, parce qu'ils se retrouvent

chez les méchants aussi bien que chez les gens de bien et de vertu. Même quelques

philosophes platoniciens les ont expérimentés, par une forte et véhémente application de

leur esprit à quelque (1) Duval, op. cit., chap. IV, p. 58. 198 clause, et par la tromperie de

l'esprit malin, qui en conduisait plusieurs (plusieurs et non pas tous; en 1621, cette vue est

significative), pour séduire les autres par l'admiration de ces choses extraordinaires (1)».

Ailleurs, il parle avec une claire énergie de « l'émotion de l'appétit inférieur envers Dieu »,

de cette partie animale de l'homme qui est « le siège de la dévotion sensible », laquelle

doit être «grandement modérée et réglée (2)». Controversiste de profession, il n'a garde de

négliger la valeur convertissante de la vie qu'il raconte. Si l'on ne publiait pas les vertus de

cette française d'aujourd'hui, écrit-il, on ravalerait la France « au-dessous des autres

nations qui ont été en ce siècle favorisées du Ciel de saints fort illustres, et semble que la

France a plus d'intérêt en cela que le reste de la chrétienté, pour ce qu'étant en plusieurs

lieux pleine d'un grand nombre d'hérétiques, il est à présumer que par la lecture de cette

vie, ils demeureront confus, ne voyant aucun de même parmi soi honoré de grands

miracles, comme a été celle dont nous écrivons (3) ».Aucune exaltation d'ailleurs. Je ne

sais commune il s'y prend, lui, si grave, si modéré, pour ne jamais nous paraître froid. « Ce

qui l'embrasait tout à fait, dit-il de la sainte, et mettait son âme en feu, s'il faut ainsi parler,

c'était le Saint-Sacrement (4). » Il soupçonne de hardiesse une image qui nous paraît

aujourd'hui très simple. M'emploie néanmoins, lui donnant plus de force par cette

hésitation même. Mais pourquoi spécifier ces détails que le lecteur relèvera bientôt sans

que je lui tire la manche? Un chef-d'oeuvre de plus dans une littérature religieuse aussi

riche que la nôtre, vaut à peine qu'on s'y arrête. Celui-ci est beaucoup mieux qu'un

chef-d'oeuvre. Ce qui doit surtout nous retenir ici, c'est de voir toute la Sorbonne, en la (1)

Duval, op. cit., p. 5o7.(2) Ib., pp. 485, 486.(3) Ib., p. XXII.(4) Ib., p. 476.  199 personne de

son représentant le plus illustre, donner publiquement, solennellement, des lettres de

créance au mysticisme déjà triomphant. Qu'on médite à ce sujet une belle page de

l'avertissement au lecteur. Encore que sur les raisons (que je viens de dire) j'eusse été

.d'avis que l'on devait faire part à notre siècle de cette admirable vie, si est-ce que, pour

mon regard, j'ai été quelque temps retenu d'y mettre la main, pour ce qu'il me semblait ne

le` pouvoir dignement faire, n'ayant pas comme il faut, l'expérience des choses

extraordinaires qui s'y liront, presque en chaque chapitre, et consécutivement que je ne les

pouvais pas décrire selon leur mérite ; et d'ailleurs qu'il faut être saint pour écrire la vie des

saints... Néanmoins, comme il n'est pas nécessaire que les trompettes qui animent au

combat les cavaliers, aient un courage pareil à eux, athletae suis incitatoribus fortiores

sunt, aussi n'est-il pas requis que ceux qui écrivent la vie des personnes illustres en

sainteté et perfection, soient saints et parfaits comme eux; c'est assez qu'ils aient la

perfection en désir et soient marris de ne la point avoir; ils sont, par ce moyen, assez

disposés d'en parler et écrire (1). Il ne faudrait pas conclure de cet aveu touchant que

l'auteur ne connaissait pas d'expérience au moins les plus humbles degrés de l'union

mystique; mais quoi qu'il en soit, Duval n'était certainement qu'un novice en ces matières,

auprès de Mme  Acarie. D'ailleurs lent à croire et persuadé avec les jésuites, ses grands

amis, qu' « il y a peu d'âmes attirées à Dieu extraordinairement (2) ». C'était un homme de

bibliothèque, âpre au travail, jaloux de sort temps. La moindre distraction l'agaçait. « Il n'y a

rien, dit-il quelque part, qui étourdisse plus que le carillon descloches et qui nous ôte plus

promptement l'attention de l'esprit. (3) » De quel coeur néanmoins il quittait ses livres,

désertant sa retraite sonnante mais en somme recueillie de la montagne Sainte-Geneviève,

pour courir dans le (1) Duval, op. cit., pp. XXII, XXIII.(2) Ib., p. 494. (3) Ib., p.

471. 200 tapage jusqu'à la rue des Juifs où était l'hôtel Acarie; de quel coeur, il

s'embarquait, plus tard, pour Amiens ou Pontoise, avide de contempler une fois de plus ce

que les livres définissent peut-être mais ne font pas voir, les extases d'une sainte ! Il n'était

pas le plus intime confident de Mme Acarie et elle ne lui a presque rien dit, semble-t-il, du

sublime secret qu'elle portait en elle. Qu'importe ! Ce secret transparaissait en quelque

manière sur son visage. Révélation lointaine et silencieuse, mais qui ravissait le Dr

Duval.Barbe Avrillot, c'est le nom de notre sainte, est née à Paris le 1er février 1566,

probablement dans la rue des Mauvais-Garçons. « Nicolas Avrillot, son père, seigneur de

Champlâtreux, près Luzarches, maître des comptes de la Chambre de Paris et chancelier

de la reine de Navarre, (Marguerite plutôt que Jeanne) était un homme de bien, fort attaché

à la foi catholique, ce qui fut pour lui, comme pour bien d'autres, un motif d'entrer dans la

Ligue. Il s'y ruina, et, après la mort de sa femme, il se fit prêtre» (1), ainsi que fera le père

d'une autre carmélite insigne, M. de Fontaines-Maran, et, plus tard, le père de Bossuet. Sa

mère, d'une bonne famille parisienne plus ancienne que les Avrillot, s'appelait Marie

Luillier. Barbe était cousine de Mme de Sainte-Beuve (Madeleine Luillier) et petite-cousine

du P. Honoré Bochart de Champigny que nous avons déjà rencontré. Du peu que l'on

nous dit sur les parents de la sainte, j'imagine que celle-ci a grandi dans un milieu

passablement morose. Sa mère semble avoir été dure jusqu'à la violence, le père, meilleur

peut-être, mais raide et distant, Barbe elle-même, timide et craintive. Son père lui fit

toujours peur, son mari aussi, du reste, comme nous verrons, et c'est merveille qu'une

nature si longuement contrainte ait su garder tant d'initiative, tant de courage. Enfant, elle

ne s'est vraiment (1) Boucher, op. cit., p. 5. 201 épanouie qu'auprès d'une de ses tantes,

dans un couvent très régulier où on l'avait mise. Douce maison qu'elle visitera souvent

dans la suite et qu'elle voudra revoir une dernière fois avant de quitter le monde (1). Là,

sans doute, lui étaient venues ses premières idées de vocation. Elle aurait voulu être

religieuse de l'Hôtel-Dieu de Paris, nous dit Duval, pour y servir les pauvres, « qui y sont en

si grand nombre qu'ils y donnent une odeur fort difficile à supporter» (2). « Mais sa mère

n'était pas comme elle » et voulait, bon gré mal gré, marier cette unique enfant. On la

maria donc au plus tôt. Elle avait seize ans et demi lorsqu'elle devint « Mademoiselle Acarie

» (24 août 1582).« Conseiller du roi et maître ordinaire en sa Chambre des comptes de

Paris,.» — comme son beau-père Avrillot et plusieurs Luillier, — Pierre Acarie a joué son

rôle dans l'histoire générale, ayant été l'un des quarante parisiens qui formaient le conseil

du « vaillant prince d'Aumale », et, de ce chef, ayant subi un exil assez long, après la

victoire de Henri IV. On l'appelait le laquais de la Ligue, s'il en faut croire Maimhourg qui ne

l'aime guère et lui reproche trop aigrement d'avoir mal imité les vertus de sa femme. Le

sobriquet irait assez bien à cet agité que les biographes de Mme Acarie nous ont peint, je

crois, avec des couleurs trop aimables. Il a sa légende qui est allée s'embellissant, depuis

l'honnête Duval qui le loue comme il peut, jusqu'à l'indulgent Boucher qui lui donne, de sa

grâce, à peu près toutes les vertus. Il séduira moins quantité de lecteurs qui ont rencontré

cent fois des parisiens et des maris de sa façon, têtes brûlées, fantasques, indolents,

taquins, passant du gros  (1) Elle fit sa première communion à 12 ans. Duval voit là une

preuve de sa sainteté précoce, e car en ce temps-là, dit-il, comme on ne communiait pas

souvent, on n'y présentait pas non plus sitôt les enfants », p. 4. Ainsi l'habitude des

premières communions tardives ne vient pas des jansénistes, comme on l'a dit quelquefois.

Lorsque naquit Jansénius (1585) Barbe était déjà mariée.(2) Duval, op. cit., p. 7. 202 rire à

la colère avec une rapidité déconcertante, la joie tour à tour et la terreur de leurs proches,

au demeurant solides chrétiens et d'un très bon coeur.Quand il se cabrait, ce qui lui arrivait

souvent, un jésuite seul, le P. Commolet en avait raison. On avait un jour grand besoin de

M Acarie à Pontoise, pour les travaux d'un monastère commencé, raconte Duval « et on lui

avait écrit plusieurs lettres, afin qu'elle y allât. Néanmoins, son mari ne le voulant point, elle

se tint en repos... Le P. de Bérulle qui savait fort bien comment il fallait obtenir quelque

chose de M. Acarie (son cousin), me conseilla d'en parler au R. P. Commolet qui avait un

grand pouvoir sur son esprit. Je fus trouver ce bon Père, lequel lui en parla, et incontinent

le congé fut donné (1) ». Un peu porté sur sa bouche et rebelle aux médecins qui le

voulaient mettre au régime, comme sa femme n'avait pas la hardiesse de contester avec lui

là-dessus, « à cause du trop grand respect qu'elle lui portait, elle envoyait prier le P.

Commolet de le venir voir, et le malade aussitôt déférait aux remontrances de ce bon Père

(2)». « Trop grand respect » est une façon de parler. « On eût dit, écrit plus franchement le

même témoin, qu'elle était comme un enfant qui craint la verge et tremble devant son

maître (3). » Frère Edmond de Messa qui avait servi chez les Acarie avant d'entrer à

l'Oratoire, dit « que plusieurs fois, il a ramené (sa maîtresse) de la ville et de ses dévotions,

à la maison et qu'elle tremblait de crainte que son mari ne se fâchât (4) ». Au fond il l'aimait

ainsi, bien qu'il ait prétendu parfois désirer u qu'elle ne fût point si exacte et si

respectueuse en son endroit (5) ».Il entre dans notre histoire par un geste assez

amusant (1) Duval, op. cit., p. 34.(2) Ib., p. 35.(3) Ib., p. 33.(4) Ib., p. 34.(5) Ib., p.

31. 203 et qui devait être décisif. Un jour, — c'était vers la sixième année de leur mariage --

Pierre Acarie surprit la jeune femme absorbée dans la lecture d'Amadis qu'une amie lui

avait prêté. D'autres romans étaient sur la table. Une scène s'en suivit, affectueuse ou

bruyante, les deux sans doute. Il n'aimait pas les romans, au moins pour sa femme. Mais,

bon prince, et ne voulant pas trop mortifier le goût qu'il venait de lui découvrir pour la

lecture, il court chez son propre confesseur, M. Roussel, très saint prêtre de

Saint-Étienne-du-Mont, et il en revient chargé d'ouvrages de piété (1). Ces livres-là du

moins seront de tout repos. La pile épuisée, M. Roussel viendra lui-même la remplacer par

une autre, marquant d'un coup de crayon les plus beaux passages. Ayant ainsi faut réglé,

sûr d'être obéi et l'âme en paix sur la vertu de sa femme, l'âme Acarie retourne en courant

chez ses amis de la sainte Ligue, s'échauffer avec eux contre la politique de Henri III. Il

s'agite, Dieu le mène et le fait concourir à de hauts desseins.Il est certain, en effet, que ces

livres pieux, conseillés, imposés même par M. Acarie à sa jeune femme, ont déterminé

d'une façon presque foudroyante la vocation mystique de cette dernière. Crise mémorable

que Duval a racontée avec une simplicité très émouvante. Elle recevait ces livres, nous

dit-il, « et les lisait volontiers, tant pour rendre obéissance à son mari et à ce son

confesseur que parce qu'elle y prenait plaisir. Ce bon prêtre lai en apporta un jour un, dont

je ne sais pas l'auteur — (combien c'est fâcheux!) — qu'il lui vanta grandement et dans

lequel il lui montra cette sentence : trop est avare à qui Dieu ne suffit. Ces mots la

changèrent si fort et si soudainement qu'on eût dit que Dieu l'eût frappée d'un coup de

tonnerre, tant elle était renversée sens dessus dessous. Elle se sentait tout autre

qu'auparavant, non seulement (1) Sur M. Roussel, cf. plus haut, p. 5. 203 quant aux

affections qui n'étaient plus pareilles, mais encore en ce qu'il lui semblait qu'elle avait une

autre âme, un autre coeur, un autre entendement, marchant, écoutant, voyant et parlant

tout autrement ; tant fut impétueux le trait divin qui lui fut alors donné et qui lui a duré toute

sa vie ! Souvent elle était contrainte de s'enfermer en sa chambre, tant pour cacher les

fortes attractions qui lui arrivaient, que pour en empêcher la trop grande impétuosité; elle

se mettait alors à marcher rapidement, à frotter ses mains et ses bras, ou à s'appliquer

fortement à quelque oeuvre pénible... Quelquefois, elle prenait une épinette, dont elle

jouait fort bien, non pour attirer sur soi le mouvement divin, comme il se lit de quelques

saints, mais plutôt pour l'empêcher et s'en distraire. Et souvent toutes ces choses

ensemble n'étaient pas suffisantes pour arrêter le cours de ses ravissements qui la

consumaient et la minaient comme à petit feu (1) ». Boucher, d'ordinaire très exact dans

ses calculs, fixe à ces premières extases, la date approximative de 1588. Mme Acarie avait

alors vingt-deux ans. Les trois premiers de ses enfants étaient déjà nés (1584, 1585, 1587).

Elle en aura trois encore (1589, 159o, 1592), tous fort bien venus. Fraîche, vive, rieuse, on

ne lui connaissait aucune maladie. « Elle était alors d'une couleur vermeille », si bien que

lorsque les médecins furent consultés sur ces accidents extraordinaires, ils la traitèrent par

des saignées sans nombre « estimant que c'était une abondance de sang (2) ». Il ne

semble pas non plus que les livres qu'on lui prêta aient rien eu de proprement mystique, si

l'on en juge par la courte sentence qui fit très certainement sur elle le plus d'impression et

qui, jusqu'au bout, lui resta présente : Trop est avare à qui Dieu ne suffit. Elle s'était

d'ailleurs si peu entraînée à de telles émotions, elle trouvait dans (1) Duval, op. cit., pp. 21,

22. (2) Ib., p. 24, 25. 205 son entourage, et même chez ses confesseurs, si peu de

lumières ou d'encouragements à ce sujet, qu'elle demeura cinq ans avant de connaître «

d'où cela venait », avant de « savoir que dire de tant d'extases et de ravissements qui lui

arrivaient (1) ».A son embarras s'ajoutait une confusion extrême. Où qu'elle fût et, surtout

dans les églises, dès qu'elle s'appliquait à quelque pensée pieuse, elle pouvait craindre un

de ces brusques assauts qui la terrassaient. Un matin par exemple, et qui plus est un

dimanche, elle se rendait pour la grand'messe à Saint-Gervais, sa paroisse, où elle se

plaçait d'ordinaire dans la chapelle des Acarie, près de la chapelle de la Vierge. Une heure,

deux heures, la matinée se passe, le soir vient et elle ne reparaît pas. Il était nuit,

lorsqu'après l'avoir cherchée de tous les côtés, on finit par la trouver dans sa chapelle «en

extase, ressemblant à une personne morte ». Réveillée, elle demande si la grand'messe

était finie. Une autre fois « allant en procession parmi les autres dames et demoiselles de

la paroisse, elle ressentit un si fort et puissant trait d'amour divin qu'il lui sembla que son

coeur se fendit en deux et elle poussa un si grand cri que chacun ne savait que dire ». «

Cela lui arrivait assez souvent, même en présence de sa belle-mère», ajoute Duval avec sa

candeur ordinaire et sans un soupçon d'humour (2). La plupart de ces extases étaient

accompagnées de souffrances très vives auxquelles s'ajoutèrent bientôt des douleurs

stigmatiques nettement caractérisées (3). Elle avait beau (1) Duval, op. cit., pp. 24, 25. (2)

Ib., p. 24.(3) Sur les stigmates de Mme Acarie, nous avons le témoignage formel du P.

Coton (Boucher, pp. 554, 545), seul, dans le secret, avec Bérulle. Il semble en effet que

cette stigmatisation ait été moins apparente que beaucoup d'autres. L'humble femme

cachait ses mains de son mieux. Pour les pieds, elle pouvait aisément donner le change,

s'étant cassé trois fois la jambe et ne marchant qu'appuyée sur des béquilles. Duval

affirme le fait, mais très prudemment, craignant de se mettre en opposition avec le décret

de Sixte IV, qui défend, sous peine d'excommunication, d'attribuer les stigmates à d'autres

qu'à François d'Assise. Benoît XIII, s'appuyant sur les travaux du futur Benoit XIV, a depuis

détendu la rigueur de ce décret. 206 se contraindre, prendre les moyens les plus

énergiques, elle ne pouvait pas toujours « s'empêcher de crier ». Un trait suffit à montrer

combien le spectacle de ces crises devait être pénible. Lorsque, longtemps après, Mme

Acarie prit l'habit chez les carmélites, les supérieurs décidèrent que la cérémonie aurait lieu

de grand matin, ne voulant pas que le peuple d'Amiens fût témoin d'un de ces

ravissements douloureux qui ne pouvait manquer de se produire et qu'on aurait apprécié

de travers (1). Sage mesure, et qui nous rappellerait au besoin que les vrais spirituels de

ce temps-là jugeaient de ces phénomènes si complexes à peu près comme nous le faisons

aujourd'hui. Il ne faut pas croire, en effet avec le vulgaire, écrivait récemment un théologien

insigne, le R. P. L. de Grandmaison, « que ces phénomènes extatiques constituent

l'essentiel de l'état mystique, et appellent notre admiration; ils n'en sont que Ies

concomitants, les suites, la rançon. Ils sont dus à la faiblesse, à l'imperfection, à

l'insuffisante spiritualisation de l'instrument humain, et ils diminuent avec les progrès de

celle-ci, (Nous savons que, vers les dernières années de sa vie, Mme Acarie parut

beaucoup plus paisible dans ses extases.) L'extase, et je restreins ce nom présentement

aux phénomènes d'inhibition, d'insensibilité temporaire, n'est pas un honneur, ni une

puissance : elle est un tribut payé par les mystiques à la nature humaine. Aussi peut-elle

être imitée, ou, pour mieux dire, produite par des causes de tout ordre (2) ». Il va donc

sans dire qu'à les prendre au sens médical du mot, si l'on peut ainsi parler, les extases de

Mme Acarie ne nous intéressent pas en elles-mêmes, mais seulement dans la mesure où

elles se trouvent liées, d'une manière ou d'une autre, aux grâces (1) Duval, op. cit., p.

241.(2) L. de Grandmaison. La religion personnelle. Etudes, 5 mai 1913, pp.

328-339. 207 vraiment mystiques dont cette âme était comblée. Mais je suis sûr que plus

d'un lecteur ne m'écoute guère, curieux d'en venir au revers pittoresque de notre histoire,

aux impressions de Pierre Acarie, lorsque, ayant dit son mot sur les affaires de la Ligue, il

rentre chez lui pour y trouver sa femme en extase.Est-ce oubli de la part des biographes,

ou devons-nous croire que la stupeur et l'inquiétude accablèrent d'abord le pauvre homme,

toujours est-il que Pierre Acarie parait à peine au lendemain des premières crises. On ne

nous parle que de sa mère, jusque-là très éprise et très fière de sa bru et qui allait répétant

: «Quel mal a donc ma fille Je n'y connais rien et ma satisfaction, hélas, a peu duré... »

C'est elle qui montra le plus de décision et qui imposa les visites des médecins, malgré les

répugnances -de la malade. Lorsqu'il fut bien avéré que les médecins n'y comprenaient

rien non plus et qu'ils aggravaient plutôt le mal avec leurs saignées éternelles, toute la

maison retomba de plus belle dans l'accablement et l'effroi jusqu'au jour où la grande

autorité mystique du temps, le P. Benoit de Canfeld les tira provisoirement de peine,

affirmant, sans la moindre hésitation, que « le tout venait de Dieu » et qu'il fallait que la

jeune femme s'abandonnât sans frayeur et. sans résistance, à l'opération divineCette

décision du P. Benoit fut donnée vraisemblablement en 1593, mettant fin à cinq années

d'angoisse comme nous l'avons déjà remarqué et non sans surprise. Il est en effet

extrêmement curieux qu'an ait attendu si longtemps avant d'y voir clair en cette affaire qui

aurait paru, je crois, moins mystérieuse dans un milieu plus modeste. Encore quelques

années, et des manifestations de ce genre, lorsqu'elles se produiront dans la noblesse ou

dans la haute bourgeoisie, étonneront beaucoup moins'. Il se (1) Duval, op. cit., p. 26.(2)

Bien que le petit travail critique que cette page résume s'appuie sur la chronologie de

Boucher qui semble mériter confiance, je serais porté soit à avancer la date de la rencontre

avec Benoit de Canfeld (1591 ou 1592 au lieu de 1593), soit plutôt à retarder la date de la

première crise (1589 ou même 1590 au lieu de 1588). Ajoutons une curieuse observation

de Duval : «  Loin que ces austérités et ces élancements violents amoindrissent ses forces,

elle en devenait plus grasse et plus vermeille », p. 83. 208 peut aussi que soit le caractère

particulier de ces crises, soit les contraintes que s'imposait Mme Acarie pour échapper à

ces extases et les cacher au public, aient compliqué le problème, mais quoi qu'il en soit,

l'oracle du P. Benoit rendit à Pierre Acarie tous ses moyens. Le revoici enfin sur la scène

qu'il encombrera désormais.A ces bonnes nouvelles, son premier soin fut de courir chez

les jésuites pour y faire authentiquer ou du moins expliquer ce qu'avait dit le capucin. Alors

« ayant reconnu, écrit Duval, toujours sans une ombre de sourire, tant par ce Père

capucin, que par le Père Innocent, jésuite, son confesseur, que ce .qui se passait en sa

femme était de Dieu, et que, par des grâces extraordinaires, il l'élevait à un sublime degré

d'oraison, il se mit aussitôt à rechercher les livres spirituels qui traitaient de l'intérieur et de

la théologie mystique, pensant par ce moyen l'assister et soulager. Il lui fit, entre autres,

traduire le livre d'Angèle de Foligno, qui semblait avoir été conduite par le même chemin ;

mais elle n'y lut jamais et n'y pouvait lire, parce que la lecture la détournait de son intérieur

et empêchait les irradiations et assistances divines, comme elle l'a raconté plusieurs fois à

ses amis familiers » (1). Nouvelle stupeur, aussitôt suivie d'un revirement complet. La

mouche saurait bien arrêter le coche qui prétendait se passer d'elle. « M. Acarie donc,

voyant que les livres qu'il avait soigneusement recherchés, principalement celui d'Angèle

de Foligno, ne servaient de rien à sa femme, parce qu'elle ne les lisait point, et n'entendant

point ce (1) Duval, op. cit., pp. 26, 27. Cette consultation chez le P. Innocent fixe une de

ces dates essentielles dont les anciens biographes ne s'inquiétaient guère. On sait en effet

que les jésuites furent expulsés à la fin de 1594, aussitôt après l'attentat de Châtel (24

décembre). Le lecteur aura compris, du reste, que Pierre Acarie ne fit pas traduire Angèle

de Foligno par sa femme, mais pour elle. 209 genre de dévotion, commença à lui résister

en beaucoup de choses et à lui dire que les autres demoiselles, qui étaient grandement

estimées par la ville, n'avaient point ces manières de dévotion, qu'il appelait habituellement

scrupules et quelquefois pures suggestions de l'ennemi. Il allait faire ses plaintes aux

prédicateurs de leur paroisse, leur représentant les manières d'être de sa femme comme

des scrupules qui étaient cause, disait-il, qu'elle quittait tout le soin de sa maison, de lui et

de ses enfants. Il était cru d'eux, parce qu'il était fort estimé (et parce que nombre de

prêtres croient toujours tout ce qu'on leur dit contre les mystiques) et en effet il était

homme de bien. Et lorsque les prédicateurs lui avaient promis de parler contre telles

dévotions... il commandait à sa femme et à ses filles de chambre d'aller au sermon. »

Clamer ses difficultés conjugales en pleine sacristie de Saint-Gervais, faire assister les

domestiques à la confusion publique de leur maîtresse, qui sera rustre, s'il ne le fut pas? «

Les prédicateurs, continue Duval, ne s'épargnaient pas de reprendre les femmes qui, sous

ombre de dévotion, ne rendent pas le devoir qu'elles doivent, tant à leurs maris qu'à leurs

maisons, et spécifiaient quelquefois des choses si particulières que les domestiques

jugeaient manifestement que ce bon seigneur avait parlé au prédicateur, de sorte que les

servantes étant de retour en la maison, disaient à notre bienheureuse demoiselle : «

Qu'est-ce que Monsieur a fait dire à ce bon Père en son sermon ? » Elle souriait et

répondait seulement : « Il faut le laisser dire, cela se passera (1) ». Être ainsi caricaturée

du haut de la chaire, et par un prédicateur du temps de la Ligue, c'est déjà beaucoup. Le

clergé de Saint-Gervais trouva pourtant le moyen de mortifier plus cruellement cette

innocente. « Un prêtre à qui M. Acarie avait fait les mêmes plaintes contre son épouse,

passa le tour de cette dame en (1) Duval, op. cit., pp. 27-29. 210 distribuant la communion

et elle n'en murmura pas (1). » Nous n'imaginons pas la rude grossièreté de ce temps-là et

la reconnaissance que les françaises d'aujourd'hui doivent à leurs soeurs mystiques

d'autrefois, au moins autant qu'à l'hôtel de Rambouillet. Mais il s'agit bien de délicatesse.

Le bonhomme Acarie qu'on nous dit si franc, est beaucoup moins excusable qu'il ne parait

peut-être à plusieurs. Nous lui permettons certes de trouver incommode à certaines heures

l'étrange situation où la Providence l'a placé, d'égayer, s'il lui plaît, ses amis d'église par un

couplet de son crû sur les surprises du mariage. Mais qu'il n'aille pas dire, comme il le tait,

que tout va de travers dans son logis depuis que sa femme a des extases. L'extatique des

deux, c'est-à-dire, pour parler comme lui, le paresseux et le propre à rien, n'est pas celui

qu'il pense. S'il y a quelqu'un dans ce logis qui fasse piteuse figure, ce n'est pas Mme

 Acarie. Nous l'aurons bientôt démontré.II. Extatique, stigmatisée, bientôt réduite, par un

triste accident, à ne plus marcher que sur des béquilles,  Mme Acarie parut toujours en

effet admirable d'intelligence et de dévouement, dans l'accomplissement de tous ses

devoirs d'état et dans cette foule d'oeuvres qu'elle sut mener à bien, sans que ses propres

affaires aient jamais souffert d'une telle dispersion. On l'avait déjà vue, avant les premières

crises que nous avons rapportées, laisser hâtivement la messe au moment de s'approcher

de la sainte table, pour ne pas suspendre d'une minute le petit déjeuner de son mari; on

ne la verra pas maintenant déserter son rôle de femme, de mère, de maîtresse de maison,

pour se réfugier dans une quiétude confortable et nonchalante. « M. Acarie, son mari, ne

se voulant pas occuper de beaucoup d'affaires domestiques, c'est Duval qui parle et il ne

veut pas charger le mari, c'était elle qui portait tout le faix, non seulement du temporel qui

était (1) Boucher, op. cit., p. 46. 211 grand, mais aussi des enfants, tant garçons que filles,

et de plusieurs serviteurs et servantes. Elle pourvoyait si prudemment à tout, que l'ordre y

reluisait jusque dans les moindres choses (1). »Loin d'être pour elle du moindre secours,

son mari lui rendait la tâche plus lourde. Exigeant, querelleur, tracassier, ce ne serait rien,

mais il compliquait de vingt autres façons le gouvernement de sa femme. Malgré sa réserve

ordinaire et ses tours abstraits, Duval évoque assez clairement quelques-unes de ces

difficultés quotidiennes. « Elle voulait, dit-il, que ses enfants et serviteurs lui portassent (à

son mari) un grand respect. Car, comme ce bon seigneur était d'humeur facile et d'une

complexion assez gaie, se familiarisant avec chacun, même avec des serviteurs ou autres

qui lui devaient du respect, la bonne demoiselle craignait que ceux-là n'en abusassent ;

aussi elle y tenait la main ferme, ne pardonnant aucune faute en cela, si petite qu'elle fût

(2). » Sans elle, il n'aurait pu se faire obéir ni du personnel, ni même de ses enfants, des

garçons du moins, dont un ou deux me paraissent avoir été peu commodes. Pour achever

le tableau, disons que Pierre Acarie gaspilla jovialement une immense fortune, donnant de

toutes mains à ses amis de la Ligue ou à d'autres bonnes oeuvres. A l'heure même où il «

déférait » sa femme aux prédicateurs, comme dit Duval, il travaillait bellement à la mettre

sur la paille, elle et leurs six enfants. Très homme de bien, je le crois fermement, mais sans

la moindre cervelle, et dupé, semble-t-il, par des aigrefins qui faillirent lui faire perdre plus

que son argent. La fin de la Ligue le trouve en effet, non seulement criblé de dettes, mais à

la veille d'une catastrophe encore plus redoutable, sur laquelle on ne nous parle qu'à mots

couverts, et que sa vaillante femme aura, lui parti, beaucoup de peine à con- (1) Duval, op.

cit., p. 346. (2) Ib., p. 35. 212 jurer. Son exil en 1594 vint au bon moment et le sauva lui et

les siens, en permettant à Mme Acarie d'intervenir dans ces troubles affaires qu'on lui avait

soigneusement cachées jusque-là. Heureux exil, et qui fut, du reste, assez bénin, grâce,

nous dit-on, à l'estime qu'Henri IV faisait déjà de Mme Acarie, ou plutôt, selon moi, grâce à

l'insignifiance politique du personnage. Le roi ne l'obligea pas à passer la frontière, mais

seulement à s'éloigner de la capitale. Toujours original dans ses décisions, il choisit, pour

sa retraite, la chartreuse de Bourgfontaine, près de Villers-Cotterets, prenant avec lui

comme compagnon, le curé ligueur de Saint-Germain l'Auxerrois, M. Cueilly, lequel n'était

pas un foudre de guerre. On assure que M. Acarie édifia grandement ses hôtes. Il eut du

reste des distractions assez vives, ayant un jour été enlevé par une bande en maraude. M.

Cueilly eut si peur, ce jour-là, qu'il s'enfuit jusqu'en Italie. Mme Acarie qui luttait encore

contre la misère, trouva de quoi payer la rançon de son mari, et profita de l'événement pour

demander au roi une mitigation de peine. L'exilé put se rapprocher de Paris, séjournant

d'abord dans ses terres de Luzarches, puis à Ivey où il était encore, semble-t-il, en 1598.

J'ignore la date exacte de sa rentrée dans Paris, mais, pour nous, l'important est de retenir

que la séparation des deux époux fut relativement assez longue — au moins quatre ans.

Ce veuvage provisoire, qui sans aucun doute faisait beaucoup de peine à Mme Acarie, n'a

pu manquer d'avoir des répercussions intéressantes sur la destinée et le développement

de notre sainte.Je crois que ces années de parfaite indépendance lui furent bonnes,

l'aidant à prendre une pleine conscience de ses dons et de sa mission apostolique,

rendant plus facile le rayonnement de son influence. Elle n'avait certes jamais manqué

d'énergie, elle qui depuis douze ans gouvernait un mari difficile et tenait tête aux charges

d'une grande maison. Craintive, nous l'avons dit, elle savait pourtant 213 commander. Soit

de gré soit de force, il fallait qu'on lui cédât. C'est ainsi que pendant l'affreux siège de

1590, elle contraignit sa belle-mère à partager avec les pauvres la provision de blé que

cette prudente ménagère avait mise en réserve. Elle ne menaçait de rien moins que d'aller

avertir les magistrats chargés de la répartition des vivres. Mais enfin elle n'aimait pas à se

produire et la déférence timide qu'elle témoignait à son mari paralysait souvent les

inspirations de son zèle. Une fois maîtresse d'elle-même, elle dut paraître toute autre et

s'affirmer en public comme elle ne l'avait jamais fait jusque-là. Il le fallait bien d'ailleurs, si

elle voulait rétablir les affaires de sa maison. En effet, dès le lendemain du départ de son

mari, les huissiers et leur escorte avaient fondu sur la pauvre femme. « Un Père minime

m'a dit, raconte Duval, qu'étant un jour venu visiter cette bienheureuse, tandis qu'elle

dînait, il vit les sergents entrer en sa maison et saisir tout, même les plats de sa table et

jusqu'à l'assiette qui était devant elle... Après cette saisie elle ne pouvait dire que quelque

chose lui appartînt et cependant elle se voyait chargée d'un mari et de six enfants, avec

son père (ruiné aussi par la Ligue). Ce qui la pouvait ébranler encore davantage, c'est

qu'elle avait à lutter contre beaucoup de malveillants que diverses passions animaient

contre son mari et que, celui-ci étant absent, on l'accusait de beaucoup de choses qui

eussent pu leur faire perdre à tous deux l'honneur, la vie et les biens (1). » Ces derniers

mots nous rappellent le petit mystère historique dont je parlais tout à l'heure et qu'il me

faut livrer à la sagacité des chartistes, étant difficile que de cette alerte qui donna lieu à des

paperasses infinies, il ne reste plus aucune trace. Duval ne romance pas l'aventure, il

l'atténuerait plutôt, soit par délicatesse naturelle, soit pour ne pas gêner les enfants de

Pierre Acarie qui vivaient (1) Duval, op. cit., p. 77. 214 tous encore lorsque parut la vie de

leur mère. L'impulsif avait dû commettre quelque énorme imprudence. Bien qu'innocent,

les apparences étaient certainement contre lui. Quoi qu'il en soit, notre extatique que rien

n'avait préparée à des initiatives de ce genre, se trouva, du jour au lendemain, à la hauteur

d'une tâche encore plus accablante qu'embrouillée. Contre ces principes en matière

d'éducation, mais pour être tout entière à ce pressant devoir, elle commença par « se

décharger de tous ses enfants », même des filles dont la plus jeune n'avait pas trois ans. «

Alors, continua Duval, elle put s'appliquer entièrement à ce qu'il fallait faire, allant

elle-même solliciter les juges qui la faisaient attendre souvent au clair de la lune » et dans

la rue. « En attendant elle ne perdait pas de temps, car elle instruisait de bonnes filles

dévotes qui l'accompagnaient, en l'oraison, aux vertus, ou en quelque point concernant la

vie intérieure (1). » Je ne dis rien des avanies qu'elle dut subir. On la croyait perdue et les

amis de la veille lui tournaient le dos. « Manquant un jour de pain, elle prit avec elle

quelques bijoux qui lui restaient et s'en alla chez un de ses parents, dans l'intention de lui

emprunter de l'argent et de lui laisser ses bijoux pour gage. » Pour tout argent, on lui

conseilla « de mettre ses enfants en métier chez un cordonnier ». « Ma mère, dit à ce sujet

la fille aînée de la sainte, ne fut sensible qu'à ce dernier mot ; tout le reste lui avait paru

peu de chose. Elle excusait même ce parent de son refus, mais elle ne croyait pas que

nous fussions nés pour les métiers qu'il indiquait (2). » « Elle ne voyait pas seulement ses

juges, reprend Duval, mais faisait elle-même la plupart de ses écritures, travaillant

quelquefois tout le long de la nuit, pour donner aux juges l'intelligence de son fait, qu'elle

déclarait si nettement et avec de si (1) Duval, op. cit., p. 78.(2) Boucher, op. cit., pp. 5o,

51.  215 puissantes raisons que les avocats n'avaient rien à ajouter ou à retrancher,

s'étonnant au reste de la grande clarté et netteté de son esprit. Enfin elle fit tant par ses

sollicitations et pourvut si bien à toutes ses affaires qu'elle les débrouilla, délivra son mari

des effets de la malveillance, et releva sa maison qui était fort proche d'être ruinée (1). »

Tels furent les premiers essais de ce génie pratique et lumineux, qui devait bientôt susciter,

organiser et entretenir tant d'oeuvres saintes. Bénies soient les dettes et les autres folies

de Pierre Acarie ! Grâce à lui, sa femme est faite désormais aux audaces, aux conceptions

vives, à la patience obstinée, bref à toutes les vertus humaines que va nécessiter sa tâche

divine. Mais de peur que le lecteur, après avoir donné au mari plus de compassion qu'il

n'en mérite, n'aille s'alarmer sur le sort de la famille, montrons vite que les enfants de Mme

Acarie n'ont souffert ni des extases, ni du zèle de leur mère.Sur Mme Acarie éducatrice,

nous avons le plus authentique des témoignages, celui de ses trois filles qui ont confié les

souvenirs de leur enfance, d'abord à M. Duval, puis aux enquêteurs du procès de

béatification. Carmélites, comme leur mère l'était devenue, ces trois filles ont une tendance

naturelle à tout louer de l'éducation qu'elles ont reçue d'une sainte et même les disciplines

que leur petit âge avait trouvé parfois quelque peu sévères. Mais une telle idéalisation

s'accuse et se corrige à première vue, et je suis assuré que les enfants de Mme Acarie

auraient fait envie à tous les jeunes français, garçons ou filles, qui grandissaient vers la

même époque. Comme tous les autres mérites de cette femme, celui-ci est d'autant plus

original qu'il est non seulement plus rare — à cette époque sur tout — mais plus spontané,

ses propres parents ne lui ayant donné que des exemples à ne pas suivre et son mari

n'étant jamais intervenu dans la nursery que pour (1) Duval, op. cit., p. 79. 216 y semer le

désordre. Elle n'est pas non plus la fille des livres, et quoique d'une condition très haute,

elle ne sait guère que ce que lui ont appris son esprit naturel, son coeur et sa grâce. J'ai

déjà dit qu'elle tenait autant que possible à garder ses enfants auprès d'elle. Sur le soin

qu'elle prenait d'eux, pendant leur toute première enfance, Duval nous a conservé deux

anecdotes qu'il jugeait significatives, car le pittoresque en soi n'arrêterait jamais ce grave

docteur. « Elle faisait aller son aîné à Saint-Louis, qui est la maison professe de la

Compagnie de Jésus (l'enfant avait dix ans lorsque les jésuites furent expulsés) où on...

enseignait (le catéchisme). Il arriva que le maître fit faire montre de tous ses petits

catéchumènes, déjà néanmoins baptisés. Le fils de notre bonne demoiselle fut choisi pour

porter l'enseigne; elle lui en fit faire une belle de taffetas cramoisi, où Notre-Seigneur

appelant à soi les petits enfants était représenté, et le fit marcher en cet équipage par la

ville à la tête de ses petits compagnons, afin de lui donner courage de bien apprendre la

doctrine chrétienne (1). » « Il advint vers ce temps-là, dit encore Duval, que M. Guincestre

parla dans un de ses sermons en l'église de Saint-Gervais, contre les pères et mères qui

négligeaient de faire apprendre le catéchisme à leurs enfants et il usa de ces termes : « Si

je dis à un enfant : venez ça, mon fils, dites-moi : qu'est-ce que la foi ? » La belle-mère de

notre demoiselle (de Mme Acarie) avait alors entre les bras un de ses enfants, qui n'était

encore qu'à la bavette; pensant que le prédicateur lui parlait, il se prit à dire hautement : «

La foi, c'est un don de pieu », et il eût poursuivi la définition jusqu'au bout, si sa

grand'mère, voyant que le monde se retournait vers cet enfant, ne lui eût mis aussitôt les

mains sur la bouche (2). »Pour que rien ne manque à la saveur de cette historiette, (1)

Duval, op. cit., p. 39. (2) Ib., p. 39. 217 il faut se rappeler qu'au lendemain du massacre du

duc de Guise, ce même Guincestre, ligueur fougueux, avait fait jurer à tout son auditoire, y

compris le premier président de Harlay qu'il apostropha personnellement, qu'ils mettraient

tout en oeuvre pour venger leur martyr. Il devait bien connaître Pierre Acarie et ces diverses

rencontres nous livrent peut-être le nom d'un des prédicateurs qui dénoncèrent les

négligences maternelles et conjugales de Mme Acarie, du haut de la chaire de

Saint-Gervais.« Elle les accoutumait à lui venir dire leurs pensées, prenant la patience de

les écouter attentivement (1) » pour les façonner à une franchise et à une liberté cordiales.

Aussi bien, pour connaître ses enfants, n'avait-elle pas besoin de leurs confidences. Ils «

sentaient qu'elle pénétrait par un simple regard jusque dans le fond de leur âme (2) ». « Il

ne fallait point, reprend Duval, que quelqu'un s'entremêlât de lui dire : « Vos tilles sont de

tel naturel, ou ont telle ou telle vertu », car elle savait tout ce qui était en elles, jusque dans

le fond de leur âme (3). » « Une des fautes qui lui déplaisaient le plus était le mensonge,

quoique léger, et elle aimait tellement la vérité qu'elle ne pardonnait jamais les fautes qui y

étaient contraires, disant souvent à ses filles : « Quand vous auriez perdu et renversé toute

la maison, si vous l'avouez lorsqu'on vous le demandera, je vous le pardonnerai de bon

coeur ; mais je ne vous pardonnerai jamais le plus petit mensonge ; fussiez-vous aussi

hautes que ce plancher, — elle était petite — je Jouerais des femmes pour vous tenir

(pendant les verges) plutôt que d'en laisser passer un sans châtiment, et tout le monde

ensemble ne pourrait pas obtenir de moi que je vous pardonnasse (4). » On croit (1) Duval,

op. cit., p. 44.(2) Ib., p 45.(3) Ib., p. 48.(4) Ib., p. 5o. 218 l'entendre, la voir encore, et je

jurerais que ses filles n'ont pas modifié d'un seul mot ce petit discours d'ailleurs inoubliable

pour elles. « Fussiez-vous aussi hautes que ce plancher, je louerais des femmes pour vous

tenir. » Il n'y a plus d'histoire possible, si l'on croit le docteur Duval capable d'inventer de

pareils et de si beaux traits.Lorsque ses filles avaient commis une faute qui « méritât

châtiment, elles allaient elles-mêmes chercher les verges ; s'il arrivait qu'elles eussent le

coeur gros ou qu'elles se voulussent excuser, la bienheureuse ne les châtiait pas sur

l'heure, mais elle attendait qu'elles fussent calmées et que Dieu eût mis en leur âme une

vraie et sincère connaissance de leur faute ; puis, selon la qualité de la faute, elle les

châtiait, voulant que durant ce châtiment elles se missent à genoux et dissent le Pater ou

l'Ave Maria, leur faisant même baiser les verges et la remercier du bien qu'elfe leur avait fait

(1) ». De la verge, ou des violences plus primitives et plus soudaines qui se pratiquent

aujourd'hui chez nous, je ne sais ce qui vaut le mieux, mais l'essentiel, qu'on oublie

presque toujours et que l'exemple de Mme Acarie nous rappelle, est qu'il ne faudrait jamais

toucher un enfant, à la minute même de sa faute el, tant qu'il a « le coeur gros »Elle

combattait la vanité dans le coeur de ses enfants par des moyens qu'il nous est difficile

d'apprécier mais qui nous renseignent sur les moeurs intimes de ce temps-là. « Elle ne

voulait pas qu'aucun de la maison appelât (ses filles) autrement que par leur nom de

baptême sans adjonction de Mademoiselle ; elle le défendait absolument aux serviteurs de

la maison, et pour les personnes qui venaient du dehors, elle les priait de ne point le faire ;

elle pratiqua toujours cela à l'endroit de sa fille aînée, quoiqu'elle fût âgée de dix-sept à

dix-huit ans, ne pouvant souffrir qu'on l'appelât autrement que Marie... Pour (1) Duval, op.

cit., p. 49. 219 le même motif, elle voulait ainsi que ses filles parlassent aux serviteurs et

servantes de la maison fort doucement et humblement, quand même ce n'eût été qu'à un

laquais, de sorte qu'elles n'eussent pas osé lui dire : « Faites ceci ou cela »; mais « je vous

prie », ou « s'il vous plaît », et le laquais avait ordre de ne point leur obéir sans cela... Elle

leur imposait encore quelques actes de mortification et d'humiliation, comme d'aller

demander pardon à celles qui les avaient vues faillir, ou baiser leurs pieds : et, ce à quoi

elle voyait que ses filles sentaient plus de répugnance, c'était ce qu'elle leur commandait.

C'est ainsi qu'elle chargeait son aînée (plus fière et difficile que les deux autres), de

balayer les escaliers et de faire d'autres choses basses et viles. Et voyant qu'elle épiait

pour faire cela le moment où il n'y avait personne en la maison... elle la reprenait fortement

et la faisait balayer devant tous (1). » Même discipline pour l'obéissance. Ses filles devaient

être « toujours prêtes à faire ou à laisser tout ce qu'elles faisaient sans montrer de

mauvaise humeur (3) ». L'aînée, s'embarquant un jour pour une partie de plaisir, sa mère «

la fit descendre du carrosse et en ôter ses hardes pour demeurer; puis, lorsqu'elle la vit

contente et paisible en l'obéissance, elle la fit remonter en carrosse (3) ».Qu'en pense le

lecteur ? Pour moi j'hésiterais, soit à louer sans réserve, soit à condamner ces exercices

d'ascèse. A la vérité quelques-uns de ces exercices sentent un peu le couvent, si l'on peut

ainsi parler. Mais quelle ascèse n'en est pas là, plus ou moins ? Un seul point est

nécessaire ; assouplir l'enfant sans le briser, l'humaniser, sans le flétrir. Mme Acarie avait

beaucoup de tact, elle n'ignorait rien de ses enfants, elle dosait, avec une vigilance

parfaite, les épreuves qu'elle leur imposait, enfin, (1) Duval, op. cit., pp. 49, 5o. (2) Ib., p.

43.(3) Ib., p. 41. 220 elle connaissait mieux que nous ce qui convenait exactement à leur

condition. Nous savons aussi qu'elle aurait eu horreur de les pousser au couvent. « Quand

j'aurais cent enfants, disait-elle, et que je serais dépourvue de ressources pour les établir,

je ne voudrais pas en mettre de moi-même un seul en religion (1). » « Elle pleura

beaucoup un jour, raconte Boucher, après qu'une de ses filles fut entrée en religion ; elle

craignait qu'en faisant cette démarche, elle n'eût suivi les conseils d'une amie (2). » « Ma

mère, dit encore sa fille aînée, nous habillait toujours fort proprement (on sait le vieux sens

de ce mot), évitant néanmoins la vanité, et elle nous avertissait souvent de nous tenir droit.

Comme une dame de ses amies paraissait surprise de son attention à ces deux points, elle

répondit fort sagement : « J'élève mes enfants de manière à ce qu'ils puissent suivre leur

vocation, à quelque état que la Providence les appelle : s'ils entrent dans l'état religieux, je

veux qu'aucun défaut corporel ne puisse servir de motif à leur démarches ». De tels

sentiments n'étaient pas communs à la fin du XVI° siècle et ne devaient pas le devenir de

si tôt. Plus rare encore peut-être le spectacle d'une mère si fort occupée de l'éducation de

ses enfants. Qu'avec cela, Mme Acarie ait montré quelquefois et surtout vis-à-vis de sa fille

aînée, une exigence excessive, elle le reconnaîtra plus tard elle-même. Quand elles étaient

carmélites l'une et l'autre, cette fille s'amusait doucement à la taquiner là-dessus, parlant «

en la récréation, de ce qu'elle lui faisait, lorsqu'elle était petite, pour la mortifier. Cette

bienheureuse paraissait alors par grande simplicité en avoir de la confusion, et ne lui disait

autre chose sinon : « Je vous ai fait bien du mal, j'ai été bien méchante ». (1) Boucher, op.

cit., p. 108. (2) Ib., p. 108.(3) Ib., 107, 1o8.(4) Duval, op. cit., 431. 221 « Elle nous traitait

fort doucement, dit cette même fille, mais elle joignait à cette douceur une gravité si

majestueuse et si imposante qu'il nous était comme impossible de ne pas nous rendre à ce

qu'elle désirait de nous. » « Elle avait grand soin de me tenir le coeur fort bas — écrit de

son côté la cadette (Marguerite, la plus exquise de toutes), mais elle le faisait de si bonne

grâce que je n'avais aucun dégoût pour l'exercice qu'elle donnait à mon amour-propre.

Quand elle était obligée de me punir, elle y mettait une manière si agréable qu'il ne me vint

jamais en pensée qu'elle me corrigeât sans raison, et que la correction ne me donna

jamais d'humeur contre elle (1)». Ajoutons que dans leur « petite jeunesse », elle leur

achetait elle-même, « des jonchets, des dames, martres » et autres semblables. Même «

perdue et abîmée en Dieu », écrit expressément Duval, elle montrait à ses enfants « la

manière dont il fallait jouer, disant que la jeunesse ne doit pas être trop contrainte et que

cela émousse la pointe de l'esprit. Aussi, quand quelqu'une de ses filles. avant douze ans,

faisait trop la sage en sa contenance ou était trop sérieuse, elle la reprenait, regardant cela

comme un fruit qui vient trop tôt et qui s'en va de même qu'il est venu (2) ». (1) Boucher,

op. cit., pp. 110, 111.(2) Duval, op. cit., p. 44. Lorsque nous en viendrons aux origines du

Carmel français, nous retrouverons les filles de Mme Acarie, au moins la seconde et la plus

fameuse, Marguerite du Saint-Sacrement, qui dépassait la sainteté même de sa mère, au

dire de la marquise de Maignelais et qui m'a paru très attachante. Pour les garçons, on

voudrait aussi les connaître, mais Duval et la première tradition acarienne semblent avoir

pris à tâche de les ignorer. Il y a là peut-être un petit mystère qu'on n'éclaircirait pas sans

profit, si, comme je suis porté à le croire, l'infortune de ces inconnus fut d'avoir été surtout

les fils de leur père. Le second, néanmoins, Pierre, fut irréprochable et, nous dit Boucher, «

paraît avoir été très éclairé». « Après être sorti du collège (Navarre) il entra chez les

jésuites. Il quitta leur Société avant la mort de sa mère », (car M. de Marillac et le P. Coton

qui lui firent avoir un bon prieuré à sa sortie de chez les jésuites, eurent à lutter, sur ce

point, contre les scrupules de Mme Acarie, toujours sévère en matière de bénéfices

ecclésiastiques). Très en faveur auprès de l'archevêque de Rouen, Harlay de Champvallon

— le premier du nom — nous le voyons occupé, en 1622, de la béatification de sa mère et,

en 1629, député, du clergé rouennais aux états de Normandie. « Il avait beaucoup de livres

qu'il légua au chapitre de la cathédrale de Rouen, à condition qu'on en donnerait le libre

usage au public... Depuis sa mort, les chanoines dînaient en commun dans leur

bibliothèque, tous les ans, le jour de l'Ascension, et dans l'action de grâces qui terminait ce

dîner, ils priaient pour-le repos de l'âme de M. Pierre Acarie, qui donna commencement à

cette bibliothèque. » Il est piquant et touchant de voir ainsi dans le livre d'or des

bibliophiles, le fils d'une grande sainte, si absorbée en Dieu que depuis sa première

extase, la lecture des livres de dévotion lui fut impossible. Pierre Acarie tenait ce goût de

son père. Noua savons, en effet, que lorsque celui-ci eut brûlé les romans de sa femme,

les ouvrages pieux qu'il mit en leur place étaient magnifiquement reliés. Archidiacre d'Eu,

official et théologal de Rouen, le chanoine bibliophile mourut en 1637. Il avait cinquante et

un ans. Son plus jeune frère, Jean, qui était né en 1589, eut une carrière plus ondoyante

et plus trouble. Il avait probablement hérité de l'humeur fantaisiste de son père. Muni

d'abord, comme Pierre, d'un bon prieuré, il quitta — nous ne savons ni quand, ni comment

— l'état ecclésiastique pour la cuirasse. Il n'était sûrement pas dans les ordres lorsque se

fit cette métamorphose. Nous voyons d'ailleurs, en 1617, l'évêque de Verdun prendre logis

chez le jeune officier, dont la conduite néanmoins inquiétait beaucoup sa mère. Peu après,

ses traces se perdent presque de l'autre côté du Rhin. Il partit pour l'Allemagne, s'y maria

et probablement ne se montra plus en France. Il fit souche de soldats. « L'aîné de ses

petits-fils devint aide de camp du prince Xavier de Saxe, frère de la Dauphine, mère de

Louis XVI, et fut tué d'un coup de canon en allant sommer un château de se rendre. » Un

des neveux de celui-ci vivait encore à Strasbourg, à la fin du XVIII° siècle, lorsque sa

bisaïeule fut béatifiée par Pie VI. Comme le fils aîné de Mme Acarie n'avait pas eu

d'enfants, les Acarie d'Alsace étaient donc les seuls descendants directs de la

bienheureuse. Ils s'en faisaient gloire, et étaient restés en relations plus ou moins

fréquentes avec les carmélites de France. Cf. Boucher, op. cit., p. 113, 114. 222 Ces

enfants qui jouent aux jonchets près de leur mère en extase, cette mère qui interrompt ses

extases pour se mêler aux jeux de ses enfants, c'est ainsi que les vrais mystiques

réconcilient le ciel et la terre, répondant, d'un même coeur, à toutes les voix qui les

appellent, aux plus humbles comme aux plus sublimes. Il semble du reste que le souci

constant d'une maison à gouverner ou à rétablir, d'une nombreuse famille à élever, aurait

pu suffire à l'activité de cette femme qui devait lutter contre Dieu même, pour avoir la tête et

les mains libres, dans l'accomplissement de tous ses devoirs. Il n'en est rien cependant et

de toutes les oeuvres de religion ou de charité qui surgirent à Paris sous le règne de Henri

IV, je n'en connais aucune à laquelle Mlle Acarie ait marchandé son concours, lorsque

d'elle-même elle ne l'avait pas entreprise. 223 III. Il y a, dans le livre de Duval, une scène

sans paroles si belle, si prenante et d'un pathétique si simple qu'on la croirait tirée des

Évangiles. Mme Acarie allait à Rouen pour y fonder une maison de carmélites. Duval

l'accompagnait dans ce voyage. « Quand nous fûmes, dit-il, sur le mont Sainte-Catherine,

d'où l'on voit toute la ville de Rouen, je fis arrêter le carrosse, afin qu'elle la regardât et

considérât. Elle le fit parce que je le désirais. Et après l'avoir vue si grande, si pressée, le

port si plein de navires, elle fut touchée intérieurement, et demeura quelque temps sans

parler et sans même remuer (1). » Ce ravissement d'amour, de pitié, de zèle ne nous fait-il

pas songer invinciblement à la plainte divine : « Jérusalem, Jérusalem... si tu avais su !

».Mme Acarie s'ouvrait, se donnait ainsi à toute misères ne s'approchant jamais du

prochain, « avec un esprit préoccupé » d'elle-même. « Étant jeune mariée, il arriva qu'uni

ouvrier qui travaillait d'ordinaire en sa maison, étau devenu malade, la pria de lui vouloir

faire quelque aumône, ce qu'elle fit ; et en la faisant, il lui vint la pensée que cet homme

était nécessaire à sa (propre) maison. (2)» Elle pleura beaucoup de ce retour égoïste et en

fit une bonne pénitence. Je sais bien que ni la bonté ni le désintéressement ne sont rares

chez les vrais saints, mais l'activité charitable et apostolique de Mme Acarie présentait un

caractère moins commun sans doute. Son zèle dépendait en quelque façon de sa vie

contemplative : sa grâce la suivait, la dirigeait et la maîtrisait partout, et ses bonnes oeuvres

continuaient ses extases. Ce ne sont là ni des mots en l'air ni des à peu près, ni des

subtilités louangeuses. Duval à qui nous devons ces analyses, avait observé Mme Acarie

avec la curiosité, non pas seulement d'un amateur d'âmes, mais aussi d'un théologien et

consommé. Nous pouvons (1) Duval, op. cit., p. 173. (2) Ib., pp. 59, 6o. 224 nous fier à lui.

« 11 ne faut point douter, écrit-il, qu'en son âme... il n'y eût quelque rayon spécial de la

divine Providence, qui lui permettait de pénétrer en matière d'affaires, les choses du ciel et

celles de la terre. Et de fait, elle reçut une fois de Dieu une vue admirable de la providence

divine sur les hommes, qui lui dura trois jours, ne voyant, n'écoutant, et ne pouvant penser

à autre chose qu'aux incompréhensibles moyens par lesquels Dieu gouverne toutes

choses... (et comme ce gouvernement divin s'étend à tout) on la voyait en même temps

donner des avis sur des choses grandement spirituelles et aussitôt s'abaissant à en donner

d'autres pour le corps et les affaires temporelles (1). »Par suite de cette disposition

foncière, « elle ne s'appliquait pas volontiers à une affaire, sans en ressentir au préalable

quelque mouvement intérieur » (2). Si les voix restaient muettes, il fallait un ordre formel de

ses confesseurs, pour la déterminer à entreprendre une oeuvre quelconque. Enfin, et ceci

est encore plus significatif, « elle ne traitait presque jamais avec personne, au moins

d'affaire importante, que ce ne fût avec une vue intérieure entièrement recueillie et

présente à Dieu; de sorte que, cette vue venant à lui manquer, elle s'arrêtait tout court,

paraissant ne savoir où elle en était, sans se soucier de ce qu'en penseraient ceux avec qui

elle traitait » (3). Dom Sans de Sainte-Catherine a fait la même remarque :Quand en

parlant, écrit-il, elle s'apercevait qu'elle disait quelque chose qui n'était pas nécessaire, ou

en la manière qu'il ne fallait pas, c'est-à-dire, sans cette vue de Dieu, elle s'arrêtait court et

ne l'achevait pas, bien qu'elle parlât à gens de qualité et que la chose ne fût pas de

grande conséquence (4) ». C'est ainsi qu'il faut la voir dans ses (1) Duval, op. cit., p. 59.

(2) Ib , p. 6o.(3) Ib., pp. 60, 61.(4) Ib., p. 61. 225 oeuvres innombrables, elle si active et

d'un esprit si vif', toujours repliée sur elle-même et les sens intérieurs toujours tendus vers

,les moindres signes ou vars les silences d'un guide invisible. C'est de là aussi que

rayonne son extraordinaire prestige. Ceux qui viennent à elle ont l'impression très nette, la

certitude qu'ils vont se trouver tout près de Dieu même.Ces vues d'ensemble qui font

rentrer l'activité extérieure de Mme Acarie dans le cadre de notre livre, doivent nous suffire.

Le détail d'un tel chapitre serait infini et l'érudition nécessaire me ferait défaut. On nous dit

par exemple qu'elle visitait constamment les hôpitaux voisins de la rue des Juifs, celui de

Saint-Gervais et l'Hôtel-Dieu, et l'on ajoute qu' « elle fit revivre parmi les dames de qualité

la coutume qui s'était depuis longtemps abolie, de fréquenter les hôpitaux et d'y servir les

malades » (1). Avant d'utiliser une affirmation aussi grave, nous devrions la contrôler par le

menu, car je ne suis pas sûr que la noblesse française eût tout à fait déserté les hôpitaux

pendant le XVI° siècle, je ne suis pas sûr non plus que Mme Acarie ait renoué la première

cette tradition magnifique. Où nous conduiraient ces problèmes historiques et si nous les

abordions ici, de quel droit plus tard réduirions-nous à quelques pages rapides ce que

nous comptons dire sur Vincent de Paul et les Filles de la Charité ? Mme Acarie fut de

même une insigne « convertisseuse ». « M. Gauthier, qui d'avocat général au grand conseil

devint conseiller d'État, et qui fut très lié avec la bienheureuse... a attesté avec serment (au

procès de béatification) que le nombre des conversions qu'elle avait faites montait à plus

de dix mille (2). » Qui ne voit que nous devons ici nous interdire les longues enquêtes qu'il

nous faudrait amorcer, d'abord pour discuter ces chiffres miraculeux, ensuite pour (1)

Boucher, op. cit., p. 131. (2) Ib., p. 134. 226 évoquer sous leurs vivantes couleurs, cette

multitude dames en détresse auxquelles Mme Acarie a rendu la paix? Elle était le recours,

et, d'une certaine façon, la conscience de Paris. Nous avons là-dessus le témoignage

certain du premier parisien de ce temps-là. « Un jour, raconte Duval qui tient le Lait de

première main, quelques malveillants ayant fait courir an mauvais bruit surale Roi par

Paris, aussitôt qu'il fût revenu de Fontainebleau, envoya vers elle le P. Coton, pour

l'assurer que ce bruit était faux et la prier de ne le pas croire, car il l'avait en une telle

estime qu'il lui suffisait que cette bienheureuse ne crût point cette calomnie (1). » Oui, sans

doute, mais en habile homme qu'il était toujours, même dans ses inspirations les plus

spontanées, il n'était pas fâché non plus de garder l'estime de cette femme, une des

puissances de la capitale. Autres temps, autres soucis chez ceux qui gouvernent; un peu

moins de deux siècles après cette visite serait diplomatique du P. Coton à Mme Acarie,

Napoléon  tâchera de composer avec Mme de Staël.Comme l’histoire de la charité

chrétienne et des pécheurs convertis au XVIIe siècle, celle des congrégations enseignantes

nous est interdite. Ainsi nous se parlerons plus tard des premières ursulines françaises que

dans la mesure où celles-ci ont pris part au mouvement plus intime qui seul nous occupe.

Qu'on n'oublie pas néanmoins que l'une des branches les plus florissantes de cet institut,

les ursulines de Mme de Sainte-Beuve, pourrait aussi bien s'appeler les ursulines de Mme

Acarie. C'est elle qui eut l'idée de cette fondation, que d'après Duval « plusieurs grands

personnages » regardaient comme « impossible et inutile » ; elle, qui décida sa propre

cousine, Mme de Sainte-Beuve, à l'entreprendre; elle, qui choisit et façonna les premières

recrues. « Elle a été, affirme Duval, le principal, et, j'oserais bien dire le premier

instrument (1) Duval, op. cit., pp. 549, 55o. 227 dont Dieu s'est servi pour établir ces

ursulines... Dieu lui en jeta dans l'âme de tels désirs qu'elle ne pouvait avoir l'esprit  en

repos, si cette bonne oeuvre ne se  faisait. » Aussi bien, ajoute le même écrivain, dont le

témoignage a tant de poids et qui s'adresse aux contemporains de la bienheureuse, « de

son temps, il ne se faisait rien de notable pour la gloire de Dieu qu'on ne lui en parlât, ou

qu'on n'en prît son avise (1) ».Mais parmi tant et tant d'oeuvres, il en est une à laquelle se

ramènent toutes les autres, comme je l'ai déjà dit, et qui est toute nôtre. Je veux parler de

l'action proprement spirituelle de Mme Acarie, et de cette sorte de rayonnement mystique,

de contagion qui, pendant près de trente ans, s'est développée autour d’elle. Nous le

disions en commençant, elle rendait sérieux quiconque l'approchait. Il est temps de

compléter, ou plutôt d'expliquer cette riche formule, de se rappeler que le mysticisme n'est,

à le bien prendre, que le plus sublime degré du sérieux, j'entends, du sérieux chrétien.

Dieu seul fait les saints et les mystiques, mais l'appel qu'il adresse à ceux qu'il a choisis,

est souvent presque imperceptible. Beaucoup ne l'entendent pas ou n'osent pas

l'entendre. Soit faiblesse, soit humilité et prudence mal comprises, ils paralysent, ils

étouffent même leur grâce. Or, et c'est ici la grande loi providentielle qui règle la plupart

des ascensions surnaturelles, la parole, la simple vue d'une âme vraiment sainte et

manifestement possédée de Dieu, révèle leur propre don à ces timides, à ces hésitants,

ces élus qui s'ignorent. Devant cette toile vivante qui leur est soudain présentée, fascinés

et encouragés tout ensemble, ils sont trop modestes sans doute pour répéter à leur tour le

fameux mot du génie qui s'éveille, ed'anch'io, mais leur vocation n'en est pas moins fixée

par cette rencontre décisive, et ils prennent d'un pas résolu, ce haut sentier (1) Duval, op.

cit., p. 218. 228 qui, la veille encore, leur paraissait inabordable, leur faisait peur. Telle a

été l'histoire certaine d'un grand nombre de chrétiens, de chrétiennes, de prêtres même,

de prêtres surtout, dont Mme Acarie a « libéré la grâce », pour me servir d'une splendide

formule, appliquée au cardinal de Bérulle, mais qui ne semble pas convenir moins

exactement à la mission de cette femme extraordinaire. A la vérité, les mystiques de tous

les temps ont exercé le même genre d'influence, mais l'action de celle-ci présente un

caractère particulier dont nous saisirons mieux l'originalité saisissante, lorsque nous aurons

étudié rapidement la vie mystique de Mme Acarie elle-même.IV. Le meilleur des juges,

puisqu'il est assurément le moins prévenu en faveur des mystiques, saint homme certes

mais aigu, malicieux, défiant, le P. Binet enfin, pour l'appeler par son nom, s'explique en

ces termes sur les dons surnaturels de Mme Acarie. « Je n'ai jamais connu personne,

écrit-il, en qui on vit plus clairement ce que saint Denis appelle : divina patiens, c'est-à-dire

qu'elle souffrait plus qu'elle n'agissait, — nous aurons bientôt à préciser, à modifier

quelque peu cette distinction, — étant prévenue continuellement de telles lumières et de si

abondantes faveurs du ciel, et ayant Dieu si présent en son âme, que si elle ne s'en fût

détournée, elle fût souvent tombée en extase, et ravie hors d'elle-même (1). » Il disait aussi

« avec grande raison, que l'application de cette bienheureuse à Dieu par le moyen de son

oraison, était in modum fulguris coruscantis, non seulement à cause de la promptitude et

vivacité avec laquelle elle s'y appliquait, mais aussi parce qu'ayant une très grande

privauté et familiarité avec Dieu, son visage, de même que celui de Moïse, en devenait tout

lumineux. Le même Père fait remarquer que si on venait à l'interrompre quand elle parlait

de quelque affaire temporelle ou de (1) Duval, op. cit., p. 556. 229 piété, elle se taisait à

l'instant, et, en ce court espace de temps, elle s'appliquait à Dieu si efficacement qu'elle

oubliait ce qu'elle disait auparavant et qu'il fallait lui aider à s'en ressouvenir... Pour moi,

ajoute Duval qui rapporte le témoignage de Binet, je lui ai vu arriver cela plusieurs fois

pendant que je lui parlais (1) ». « Quelquefois, dit ailleurs le même témoin, en regardant le

ciel, elle ne pouvait presque parler. Elle disait : « parlons-en, je vous prie, » mais elle ne

pouvait achever, et était comme forcée de montrer par signes la joie dont son âme était

alors remplie (2). »Ces attractions soudaines, irrésistibles, lui rendaient toute prière vocale

extrêmement difficile. « Je l'ai vue, continue Duval, allant aux champs avec elle, comme

elle commençait son chapelet avec sa fille aînée, n'en pouvoir dire le premier ave, sans

aussitôt n'être plus à elle. Un recueillement intérieur la saisissait incontinent. Sa fille ne

s'en étonnait nullement, car elle savait que cela lui était ordinaire ; elle disait bien à ses

oreilles deux ou trois mots de ce qu'elle devait dire ; mais voyant qu'elle ne lui répondait

rien, elle se mettait à l'achever seule. C'est pourquoi ses confesseurs avaient peine à lui

donner une pénitence (et souvent) ne lui enjoignaient que ces deux paroles : Jésus, Marie,

ou bien quelque aumône, ou de se prosterner à terre (3). »La lecture ne lui était pas plus

possible que la prière vocale. « A la première rencontre, son esprit s'élevait tellement en

Dieu qu'elle ne pouvait passer outre. » C'était bien un livre pourtant qui avait été « la cause

première de son attraction », mais « comme lorsque l'arcade est faite, on jette ce qui la

soutient, ainsi l'âme de cette bienheureuse, ayant été élevée de Dieu au sommet de

l'oraison, elle n'eut plus besoin de lecture... il lui suffisait (1) Duval, op. cit., pp. 497, 498.

(2) Ib., p. 473.(3)  Ib., p. 495. 23o de regarder dans le fond de son âme. Aussi, bien que

plieurs personnes de dévotion tant réguliers que séculiers... lui fissent présent de certains

exercices ou livres spirituels, qui se composaient alors, et principalement de ceux qui

traitaient de la, vie suréminente, toutefois elle ne les lut jamais et n'était pas en état de les

lire. Elle pouvait dire avec raison, comme saint Paul, que ceux qui semblaient être les plus

grands dans l'Eglise, ne lui avaient rien appris, ayant tout puisé en Dieu. Ce livre-là,

continue ce grand liseur d'André Duval, ne lui faisait point mal aux yeux, et elle y lisait

aussi bien au milieu de la plus sombre nuit qu'en un clair midi, et de plus elle ne s'en

lassait point... Toutefois sur la fin de sa vie... elle se mit à lire quelques livres spirituels,

pour se distraire de la forte occupation en Dieu qu'elle avait alors. Parmi. les livres qu'elle

lisait ainsi, le principal fut le Chemin de la perfection de la sainte Mère Thérèse de Jésus,

celui des Points d'Humilité ou bien le Combat Spirituel. Elle estimait extrêmement le dernier

ouvrage », en quoi elle se rencontrait avec son, ami François de Sales dont elle n'a

peut-être jamais ouvert, ou du moins, jamais achevé les propres ouvrages. Notons encore

que mémo lorsqu'il ne lui était pas permis de lire elle-même, « elle écoutait parfois ses

filles, ou quelques autres qui lisaient (1) ». Curieux effet de la voix humaine, ainsi capable

de retarder, d'empêcher même les assauts divins ! Mais combien. ne paraîtra pas plus

curieuse la courbe que Duval, observateur insigne, vient de décrire : un livre occasionnant

la première extase ; puis toute lecture rendue impossible parla nouvelle extase qu'une

seule ligne menaçait de déchaîner; enfin, sur le déclin de la vie, les extases devenues si

absorbantes qu'on essaie de s'en distraire par une lecture piteuse.Loin de diminuer les

activités de cette mystique, (1) Duval, op. cit., pp. 491-494. 23o sait de regarder dans le

fond de son âme. Aussi, bien que plusieurs personnes de dévotion tant réguliers que

séculiers... lui fissent présent de certains exercices ou livres spirituels, qui se composaient

alors, et principalement de ceux qui traitaient de la vie suréminente, toutefois elle ne les lut

jamais et n'était pas en état de les lire. Elle pouvait dire avec raison, comme saint Paul, que

ceux qui semblaient être les plus grands dans l'Eglise, ne lui avaient rien appris, ayant tout

puisé en Dieu. Ce livre-là, continue ce grand liseur d'André Duval, ne lui faisait point mal

aux yeux, et elle y lisait aussi bien au milieu de la plus sombre nuit qu'en un clair midi, et

de plus elle ne s'en lassait point... Toutefois sur la fin de sa vie... elle se mit à lire quelques

livres spirituels, pour se distraire de la forte occupation en Dieu qu'elle avait alors. Parmi

les livres qu'elle lisait ainsi, le principal fut le Chemin de la perfection de la sainte Mère

Thérèse de Jésus, celui des Points d'Humilité ou bien le Combat Spirituel. Elle estimait

extrêmement le dernier ouvrage », en quoi elle se rencontrait avec son ami François de

Sales dont elle n'a peut-être jamais ouvert, ou du moins, jamais achevé les propres

ouvrages. Notons encore que même lorsqu'il ne lui était pas permis de lire elle-même, «

elle écoutait parfois ses filles, ou quelques autres qui lisaient (1) ». Curieux effet de la voix

humaine, ainsi capable de retarder, d'empêcher même les assauts divins ! Mais combien

ne paraîtra pas plus curieuse la courbe que Duval, observateur insigne, vient de décrire :

un livre occasionnant la première extase ; puis toute lecture rendue impossible parla

nouvelle extase qu'une seule ligne menaçait de déchaîner; enfin, sur le déclin de la vie, les

extases devenues si absorbantes qu'on essaie de s'en distraire par une lecture pieuse.Loin

de diminuer les activités de cette mystique, (1) Duval, op. cit., pp. 491-494. 231 comme il

arrive en apparence du moins si souvent, ou, pour mieux dire, loin de la réduire à ces

activités si profondes et si simples qu'elles paraissent immobiles et pure passion, les

ravissements de Mme Acarie la rendaient au contraire plus « fertile » — le mot est d'elle —

en « conceptions », en sentiments et en images. Pour nous en convaincre, nous n'avons

qu'à examiner le récit impuissant, mais lumineux qu'elle a fait elle-même d'une de ces

longues extases. Jetant l'oeil extérieur sans un dessein sur un crucifix — écrit-elle à

Bérulle, son directeur, dans une des trop rares lettres d'elle qui nous aient été conservées

— l'âme (1) fut touchée si subitement, si vivement, que je ne pus pas même l'envisager

davantage extérieurement, mais intérieurement. Te m'étonnai de voir cette seconde

personne de la très sainte Trinité, accommodée de cette sorte pour mes péchés et ceux

des hommes. Il me serait du tout impossible d'exprimer ce qui se passa en l'intérieur, et

particulièrement l'excellence et dignité de cette seconde personne. Cette vue était si

efficace et avait tant de clarté, qu'elle ne pouvait consentir et comprendre, qu'ayant tant

d'autres moyens pour racheter le monde, il avait voulu ravilir une chose si digne et si

précieuse ; jusqu'à ce qu'il plût au même Seigneur soulager les angoisses auxquelles elle

était, (et crois que si cela eût duré plus longtemps, elle ne l'eût pu porter), l'informant si

particulièrement et si efficacement et surtout avec tant de clarté, qu'elle ne pouvait

nullement douter que ce fût lui qui donnait jour à ces ténèbres, et l'enseignait, comme

ferait un bon père, son enfant, ou un bon maître, son disciple. Ce qui se sentait

intérieurement ne se peut exprimer ni moins dire. Il me souvient bien que l'âme admirait sa

sagesse, sa bonté et particulièrement l'excès de son amour envers les hommes. La joie et

la douleur tout  (1) Soit pour dépister les indiscrets par une précaution d'ailleurs ingénue,

soit pour se soumettre aux habitudes conventuelles qui proscrivent le « je » et le

remplacent par le « nous » ou par le style indirect, Mme Acarie essaie de disparaître ainsi

de ses propres lettres. Mais sa vivacité naturelle l'entraîne souvent et elle revient à un « moi

» qui est parfaitement aimable sous sa plume. On rencontre une maladresse et une

confusion analogues chez beaucoup de religieuses mystiques. Je me permets de souligner

dans le texte ces incertitudes qui dénotent aussi peut-être chez les mystiques une certaine

tendance à se désapproprier de leur âme même. 232 ensemble faisaient divers effets et

rendaient l'âme fertile en conceptions. Que ne disait-elle à ce Seigneur qui lui était si

efficacement présent ! Quels besoins oubliait-elle ! Quels désirs et quels souhaits ! Quels

remerciements...! Oh! combien elle lui demandait l'efficace de ce qu'il avait opéré pour

notre salut... ! Les douleurs aux extrémités dont nous nous sommes plainte depuis tant

d'années (les stigmates) furent rendues douces et suaves, quoique douloureuses... Bref, je

ne saurais dire comme j'étais ; cela dura le temps de l'oraison du matin qui fut bien de

quatre ou cinq heures (1). Bossuet lui-même n'aurait pas soupçonné de quiétisme une

extase si occupée, et qui nous parait si dense, si « fertile », dans le terne résumé qu'on

nous en donne. Du reste, le lecteur aura remarqué la vive justesse de cet esprit et même

de cette langue qui n'a certes pas été travaillée. Si la voyante renonce à décrire ce qui s'est

passé en elle, ce n'est pas manque, mais au contraire, surabondance de lumière. On aura

bien vu aussi, car elle n'omet rien d'essentiel, que chez elle, tout l'être humain,

conceptions, images, sentiments et sensations même, agit, souffre et palpite d'un bel

accord sous la divine étreinte, les douleurs stigmatiques devenant à la fois plus intenses et

plus douces à mesure que l'esprit se trouve inondé d'une « clarté » plus éblouissante.

Nous savons aussi que cette activité se trahissait au dehors et que souvent Mme Acarie

parlait ses extases, si l'on peut s'exprimer ainsi. Au plus fort de ses recueillements, et sans

qu'elle en eût conscience, « elle ne laissait pas de proférer des paroles tantôt à Dieu...

tantôt contre soi-même ». Son visage « lumineux » parlait pour elle quand ses lèvres ne

s'ouvraient pas (2). (1) Boucher, op. cit., pp. 517-519.(2) Ib., ib. On me permettra d'ajouter

ici, en note, à l'adresse des théologiens et des savants, la très intéressante notation d'un

des confesseurs de Mme Acarie, M. Fontaine, qui l'assista lors de sa dernière maladie

jusqu'à l'arrivée de M. Duval. Nous avons déjà dit que les extases de cette sainte étaient

souvent accompagnées de ces phénomènes extérieurs, accablants pour qui les subit,

troublants pour beaucoup de ceux qui les regardent, et qui loin de prouver en eux-mêmes

l'action divine, ne font que rendre plus visible l'infirmité de toute chair mortelle. On a pu

saisir les prodromes d'une crise de ce genre dans l'oraison que nous venons d'analyser,

lorsque Mme Acarie nous dit elle-même que, si l'angoisse où la mettait la pensée du plan

rédempteur « eût duré plus longtemps, elle ne l'eût pu porter u. Il y aurait eu donc, au

moins dans ce cas, une sorte de corrélation entre la crise extatique et l'activité pieuse dont

nous parlons dans le texte. Quoi qu'il en soit, M. Fontaine a cru remarquer une corrélation

de ce genre dans les phénomènes qui se sont produits pendant les dernières semaines de

Mme Acarie. Laissons là-dessus parler M. Duval qui arriva le jour même de la mort. « Sur

les quatre heures et demie, les convulsions la prirent fort violentes et fréquentes, se

succédant presque immédiatement l'une à l'autre... J'arrivai à Pontoise sur les cinq heures

et demie... je trouvai les tourières effrayées... la malade en une convulsion très forte. Je dis

au médecin : « Voilà un accès bien étrange! » Il me dit pourtant qu'elle n'en mourrait pas et

qu'elle en avait eu d'aussi violents... M. Fontaine, le confesseur, me dit pareillement qu'elle

avait eu d'aussi forts accès, dont elle était revenue. « Elle vous semble assoupie, me dit-il,

c'est qu'elle est occupée intérieurement en Dieu, et cette sorte d'occupation en Dieu,

lorsqu'elle est générale, ne lui fait point de mal; mais quand, au milieu de cette occupation,

il lui survient une vision de l'humanité de Notre-Seigneur ou de la Sainte Vierge ou de

quelque saint et sainte, son esprit se départ de cette considération et attention générale, et

cela lui travaille grandement le corps, encore qu'elle en reçoive quelque allègement à

l'intérieur », Duval, pp. 312, 313. Le dernier « en » est à peine équivoque. Fontaine veut

dire que ce mal physique allège un peu les souffrances intimes qui ont résulté des visions.

L'allègement ne vient pas de ce que l'esprit s'est départi de « cette considération et

attention générale ». Ce texte deux fois précieux nous rappellerait au besoin qu'il ne faut

pas juger des grâces d'oraison de Mme Acarie sur le texte qu'on a lu plus haut, lequel ne

fait aucune mention de cette « occupation... générale ». Nous ne pouvons dire lequel de

ces deux états était le plus fréquent chez elle. 233 Après ce qui vient d'être dit, il paraîtrait

assez naturel d'expliquer par la fertilité et la brûlante richesse de ces ravissements

l'influence mystique dont notas rappelions tantôt l'étendue et la profondeur. Semblable à

une Gertrude, à une Thérèse, à une Marguerite d'Arbouze, Mme Acarie aurait fasciné et

formé ses nombreux disciples en leur communiquant les divines lumières qui lui étaient si

libéralement départies. Il n'en est rien cependant. De toutes les grandes mystiques, je n'en

connais pas de plus silencieuse que Mme Acarie et c'est là, me semble-t-il, le trait le plus

original de sa merveilleuse histoire.« On lui demanda un jour, raconte Duval, pourquoi elle

ne s'était point mise à écrire de la vie intérieure, attendu l'expérience qu'elle en avait. Elle

répondit qu'elle en avait au commencement écrit quelque chose, mais que depuis elle avait

tout brûlé, voyant combien ses paroles étaient 234 petites. » Pour parler de Dieu « il fallait

qu'elle s’oubliât ». « Car sitôt, disait-elle, que je m'en aperçois, voyant manifestement que

les choses de Dieu sont si hautes, et que mes paroles partent d'un lieu si infect et si

pauvre, tout ce que je dis me semble si fade que je l'ai à contre-coeur. » « Aussi

quelquefois, lorsqu'elle parlait de Dieu en très. grande ferveur, et rapportait des choses fort

hautes, on la voyait s'arrêter court, sitôt qu'elle s'en apercevait (1). » Plus encore que la

misère des mots, son humilité lui aurait fermé la bouche. « Je ne pense pas, dit le P. Binet,

que personne puisse bien parler de soeur Marie de l'Incarnation, sinon elle-même. Sa

profonde et très solide humilité a été le voile qui a couvert le sancta sanctorum de son

âme... de façon que je crois que le plus savant n'en a guère su (2). » De ses grâces

extraordinaires, écrit de son côté Duval, « on n'a presque rien pu connaître, sinon

lorsqu'elle n'était point à elle » (3)Dès qu'elle reprenait l'usage de ses sens, elle

décourageait sans pitié la curiosité, même de ses plus intimes. Elle n'a parlé, je crois, en

toute liberté qu'à trois de ses confesseurs, à Benoit de Canfeld, au cardinal de Bérulle et

au P. Coton, et à ce dernier plus encore qu'à l'autre, autant du moins que j'ai pu m'en

assurer.Canfeld, Coton, Bérulle, tous les autres, même peut-être le chartreux Dom

Beaucousin qui devint son directeur depuis le départ de Canfeld jusqu'en 16o2, date de

son propre départ, même et très certainement Duval, qui fut son directeur intermittent

pendant de longues années, et qui lui devint de plus en plus cher, tous les autres, Mme

Acarie les a tenus à distance. Que dirons-nous des étrangers de passage ? « Il se trouva

un jour, écrit Duval, un religieux qui lui dit quelques mots de la sublimité de son oraison (à

elle). Elle lui répartit soudain: « Mon (1) Duval, op. cit., pp. 363, 364.(2) Ib.,.p. 555.(3) Ib.,

p. 391. 235 Père, je, me contenterais si je pouvais, vivre en la crainte de Dieu, en

l'observance de ses commandements, et savoir bien dire mon chapelet (jolie fuite et très

sincère puisque ses extases l'empêchaient souvent de dire son chapelet). Que sait faire

une femme mariée comme moi qui a un ménage et des enfants à gouverner (1) ? » Bien

mieux reçu d'elle, comme certes il le méritait, Dom Sans de Sainte Catherine qu'elle voyait

beaucoup et estimait fort, n'entrait guère plus avant dans ses confidences. Même avec lui,

elle cessait brusquement de dire « des choses fort hautes:.. sitôt qu'elle s'en apercevait ».

« Elle aimait mieux, ajoute Duval, être réputée folle et égarée d'esprit en ses discours

qu'éclairée d'une divine et céleste lumière (2).» Il faut bien du reste qu'elle leur ait fait

sentir à tous sa volonté inflexible sur ce point, pour que personne de côte qui avaient droit

à son obéissance n'ait osé lui commander d'écrire le récit de ses ravissements, comme cela

se pratique souvent et trop souvent même. Saint François de Sales aurait-il été plus

heureux que d'autres ? Il semble l'avoir cru. En tous cas, elle ne lui a rien dit, comme il

nous l'apprend lui-même : « Ce fut une grande servante de Dieu, écrivait-il après la mort

de Mme Acarie, que j'ai confessée plusieurs fois et presque ordinairement six mois durant

(en 1632) et notamment en ses maladies de ce temps-là. Oh ! que je fis une grande faute

de ne pas faire mon profit de sa très sainte conversation. Car elle m'eût volontiers

communiqué toute son âme, mais l'infini respect que je lui portais me retenait de l'enquérir

(3). » Cet « infini respect », sous une telle plume, vaudrait mille portraits, mais, par

bonheur, le saint lui-même a développé depuis ces lignes si intéressantes. Quelques mois

avant sa mort, raconte un des premiers biographes de François de Sales, Dom Jean de

Saint, (1) Duval, op. cit., p. 381.(2) Ib., p. 387.(3) Cf. Boucher, op. cit., p.

147. 236 François, « je lui demandai s'il avait eu quelque connaissance plus particulière

des grâces extraordinaires que Dieu communiquait à cette sainte demoiselle (Mme Acarie),

et que ceux qui ont parlé d'elle (Duval) ont laissées par écrit. Il me répondit franchement

que non ; pour ce, me disait-il, que d'abord, quand il approchait de cette sainte âme, elle

imprimait en la sienne un si grand respect à sa vertu qu'il n'eut jamais la hardiesse de

l'interroger de chose 'qui se passât en elle ; et n'avait voulu savoir de son intérieur rien de

plus que ce qu'elle avait bien voulu lui en communiquer de son propre mouvement, sans

autre invitation. Or, disait-il, parlait-elle plus volontiers de ses fautes que de ses grâces ; et

je la regardais non comme une pénitente, mais comme un vaisseau que le Saint-Esprit

avait consacré pour son usage » (1). Précieux témoignage, et qui donnerait beaucoup à

réfléchir. Averti sans aucun doute des sublimes grâces que recevait Mme Acarie, François

de Sales a entendu pendant six mois la confession de cette extatique déjà fameuse en

dehors du confessionnal, il l'a rencontrée plusieurs fois, et toujours il s'est interdit avec elle

la moindre parole qui aurait pu provoquer ou des confidences plus intimes ou même, et il

devait le savoir, une nouvelle extase. Si, dans leurs rapports avec les autres mystiques de

ce temps-là, vraies ou fausses, tous les directeurs s'étaient montrés aussi réservés, aussi

peu curieux que l'évêque de Genève, on aurait coupé court à bien des abus, retardé,

empêché peut-être la victoire finale des antimystiques. Non que j'éprouve envers ces

derniers une sympathie excessive, mais, en vérité, trop d'imprudents ou de bavards ou de

nigauds, leur ont fait la partie belle, comme nous le verrons en son lieu.On entend bien du

reste que François de Sales n'était pas homme à faire fi des vrais ravissements d'une

vraie (1) Cf. Boucher, op. cit., p. 148. 237 sainte. Évêque d'un diocèse lointain, confesseur

intérimaire de Mme Acarie, il s'était contenté, avec sa délicatesse ordinaire, du rôle effacé

qu'il avait à remplir auprès de la grande mystique parisienne, mais loin de les blâmer, il

enviait plutôt, comme on a pu voir, ses propres amis, Coton, Bérulle, Binet, Duval,

Beaucousin, Sans de Sainte-Catherine et les autres qu'il savait empressés autour de Mme

Acarie en extase et tâchant de surprendre, au moins par lambeaux, le divin secret. Quoi

qu'il en soit, cette pieuse avidité de tant d'illustres personnages, si divers, et, comme on dit,

« représentatifs » nous intéresse au plus haut point. Nous allons l'analyser sur un bel

exemple.André Duval - c'est-à-dire, ne l'oublions pas, toute la peu crédule et très

scolastique Sorbonne — n'avait probablement jamais étudié l'extase que dans sa paisible

bibliothèque, lorsque la troublante réalité de ces phénomènes lui fut révélée — vers 1595

ou 1596 — auprès de Mme Acarie. « Pour moi, dit-il, la visitant une fois au logis de Mme de

Bérulle, où elle s'était retirée durant l'absence de son mari, je la trouvai sur le lit avec de si

grandes violences et inquiétudes que je crus qu'elle était malade à l'extrémité, et demandai

à la fille qui la gardait si on n'était point allé chercher le médecin. Néanmoins, parmi ces

grandes inquiétudes (1), je trouvai sa face rayonnante comme le soleil. J'en demeurai fort

étonné, quoique je n'en disse rien à cette fille;.et sur le soir, je rapportai à son confesseur,

M. de la Rue, docteur, l'état auquel je l'avais trouvée sur les trois heures. Il me dit : « Je

viens de la voir ; elle se porte très bien et aussi bien que de coutume. » J'en demeurai

encore plus étonné et je compris alors que ce que j'avais vu en elle n'était point maladie,

mais un effort impétueux par lequel Dieu l'avait (1) Louons la délicatesse de ce beau mot

abstrait; mais que l'on comprenne bien le vrai caractère de ces inquiétudes qui firent croire

à Duval que la voyante allait rendre l'âme. 238 visitée (1). » Peu à peu, une sainte curiosité

fit place chez le bon docteur à cette première surprise. Il ne se lassait pas de l'observer. «

Je la vis une fois, dit-il, en une église, où l'on attendait une procession fort solennelle,

chacun étant fort occupé pour recevoir convenablement cette procession, et tous allant de

côté et d'autre, et faisant un grand bruit auprès d'elle; je la considérai fort longtemps, mais

jamais je ne la vis faire aucun mouvement... Saint Antoine se plaignait du soleil quand il se

levait, garce qu'il- empêchait l'union de son esprit à Dieu, par la multitude des objets qu'il

lui découvrait, mais cette bienheureuse n'en était aucunement empêchée (2). » Ni les

processions, ni le soleil, que ne dira donc pas cet homme de silence et de travail, lorsqu'il

aura vu Mme Acarie tellement ravie par « le carillon des cloches » qu'elle « en perdait

l'usage de ses sens, étant contrainte quelquefois de se boucher les oreilles pour ne

l'entendre point » (3). «Je ne l'ai guère communiée, dit-il encore, bien que je l'ai fait

plusieurs fois, sans la voir hors d'elle-même... Il m'est souvent venu en pensée, sur le point

de la communier, tant je la voyais recueillie dans son intérieur, qu'il faudrait lui faire

quelque signe comme de la pousser, afin de l'avertir qu'on voulait la communier ; et

néanmoins, m'approchant, j'étais étonné de voir qu'elle ouvrait les lèvres et la bouche si à

propos qu'on eût dit que son bon ange l'en avertissait... Toutefois, M. Gallot, docteur, m'a

dit qu'en la communiant, il était quelquefois contraint de la toucher avec le doigt, afin de lui

faire ouvrir la bouche, tant elle était hors de soi en cette action (4). » M. Duval, professeur

royal, M. de la Rue, docteur, M. Gallot, docteur, on voit si elle occupait la Sorbonne.

Curieux, disions-nous, empressés, avides, mais aussi beaucoup plus (1) Duval, op. cit., pp.

83, 84.(2) Ib., p. 471.(3) Ib., p. 471.(4) Ib., pp. 476, 477. 239 discrets qu'on ne pourrait

croire. Loin de chercher à multiplier de son fait, les précieuses expériences, Duval les aurait

empêchées plutôt. « Il me souvient, écrit-il, que je dis un jour à cette bienheureuse que

soeur Angélique de la Trinité, fille de M. le maréchal de Brissac, m'avait demandé ce que

signifiaient ces paroles de l'Écriture : Il faut servir Dieu en justice et en vérité; je lui

rapportai l'explication que je lui en avais donnée. Elle me dit : « Il y en a encore une autre

que je vous dirai, si vous le voulez ». Je m'aperçus, comme elle commençait à me la dire,

qu'elle entrait en un grand recueillement intérieur qui l'allait priver de l'usage de ses sens.

J'eus crainte, parce qu'elle était nouvellement relevée de maladie... que cela ne la fît

retomber. Je l'arrêtai et lui défendis de continuer... J'ai été depuis marri de ne l'avoir pas

laissée dire; nous jouirions à présent de cette belle exposition (1). » Des scènes analogues

se rencontrent à presque toutes les pages du livre de Duval. Je ne citerai plus que la plus

belle et la plus significative. Notre docteur faisait un jour la visite du carmel d'Amiens où

Mme Acarie, devenue Soeur Marie de l'Incarnation, avait fait profession et qu'elle allait

quitter pour celui de Pontoise. « En passant par le cloître, écrit-il, je n'aperçus point soeur

Marie de l'Incarnation, qui était au pied des degrés qui descendent au cloître, parce que je

regardais les verrières où est peinte la vie de la bienheureuse Mère Thérèse. Celui qui

m'accompagnait m'avertit que je ne regardais pas sœur Marie de l'Incarnation. Je me

retournai soudain, et je ne la pus au commencement reconnaître, son visage

m'apparaissant si lumineux et resplendissant que ma vue en était presque éblouie. Bien

que je l'eusse vue un million de fois dans le monde, je dis néanmoins à celui qui m'avertit :

« Je ne l'eusse pas reconnue, si vous ne m'eussiez pas averti que c'était elle ». Je proteste

que (1) Duval, op. cit., pp. 322, 323. 240 jamais je ne l'avais vue en tel état; et cette vue

m'en est demeurée si fortement imprimée depuis, que je ne pense guère à elle, qu'aussitôt

cette même vue du cloître d'Amiens ne me soit vivement représentée (1). » Encore une fois

ce n'est pas un poète, mais un docteur de Sorbonne qui parle ainsi. Quand il évoque

l'image de son amie, Duval la voit toute lumineuse. Un jésuite, — et quel jésuite, le P.

Binet! -- nous l'avons déjà dit, la voyait de même. Quant au chancelier de Marillac, « sa

vénération pour elle était si grande, qu'il s'élevait presque toujours en lui un sentiment

extraordinaire, quand il l'abordait ou même quand sa voiture commençait à entrer dans la

rue où elle demeurait (2) ».Une autre lumière, moins éblouissante mais qui ne paraissait

pas moins merveilleuse à Duval lui-même, ajoutait au prestige de Mme Acarie et conduisait

vers elle des disciples innombrables. Cette mystique, si peu curieuse de sa grâce propre et

si désireuse de la soustraire à la curiosité d'autrui, excellait dans la direction spirituelle. Elle

avait, a en un degré grandement sublime », ce qu'on appelle le « discernement des esprits

», cette faculté de critique surnaturelle qui « par une vue interne et pénétrante... se porte

jusqu'au fond de l'âme et y reconnaît évidemment le principe de ses mouvements » (3). Ce

don avait alors son emploi, les mystiques vrais ou prétendus, commençant à paraître un

peu de tous les côtés, notamment dans la capitale, et les confesseurs, surpris par cette

invasion soudaine, n'ayant pas encore appris, comme ils le feront plus tard, à manoeuvrer

dextrement entre les deux écueils également funestes de la sotte crédulité et du

scepticisme. Tels hommes très graves portaient aux nues des aventurières et des

hystériques ; d'autres, non moins imprudents, décourageaient (1) Duval, op. cit., pp. 272,

273.(2) Boucher, op. cit., p. 159.(3) Duval, op. cit., pp. 331, 332. 241 certaines âmes,

vraiment appelées à l'union mystique et dont la grâce les dépassait. Si humble et si

discrète, comment Mme Acarie devint-elle assez promptement une des autorités les plus

écoutées en ces délicates matières? Ce problème paraîtra moins difficile à résoudre si l'on

songe au nombre des prêtres éminents qu'elle recevait et que l'on regardait fort justement

comme les arbitres du monde mystique. La plupart de ceux-ci n'étaient d'abord venus chez

elle que pour l'aider dans l'organisation de ses oeuvres charitables et religieuses.

Insensiblement, ils s'étaient mis à la consulter sur leurs propres besoins et sur les âmes

dont la vocation mystique les préoccupait. Cela s'était fait tout seul, si j'ose dire, et sans

que Mine Acarie y prit garde. « On parlait un jour en sa présence, et en celle du R. P.

Coton, nous dit Duval, de deux âmes qu'on tenait pour fort dévotes et on en rapportait des

choses admirables, à tel point qu'on les préférait à quelques personnes qui, de longue

date, étaient tenues pour saintes. La compagnie étant partie, et le P. Coton étant demeuré

seul, elle lui dit : « Si ces deux âmes étaient en ma conduite, je remuerais de fond en

comble leur intérieur. L'amour-propre, les recherches secrètes et la sensualité de la

dévotion leur fait faire la plupart des choses que l'on estime et admire en elles ». Elle

ajouta qu'elle n'aurait garde de dire cela à un autre, parce que ces âmes étaient fort

estimées en la ville, mais qu'à lui il fallait dire ce qui en était, parce qu'il pourrait les aider.

(1) » Cette anecdote singulièrement instructive puisqu'elle évoque à nos regards tout un

milieu avide, inquiet, un peu crédule, nous vient en droite ligne du P. Coton, qui semble

bien avoir partagé l'illusion commune sur les deux visionnaires, et qui se rendit compte par

la suite que seule Mme Acarie avait vu juste. D'autres aventures du même genre eurent

bientôt fait de fonder l'autorité particulière de cette (1) Duval, op. cit., p. 333. 242 femme

sur tant de prêtres également pieux, sages et puissants, sur des jésuites, comme Binet,

Jacquinot, Coton, sur des feuillants, comme Sans de Sainte-Catherine et Asseline, sur des

oratoriens comme Bérulle, sur des séculiers comme Duval. Consultés eux-mêmes par leurs

amis ou leurs disciples, tous ces personnages prenaient à leur tour l'avis de Mme Acarie

ou, plus simplement, ils cons fiaient à sa propre conduite les personnes qui les gênaient

trop. « Un homme très versé dans les choses spirituelles, » disait aux plus compliquées de

ses pénitentes : « Je veux vous envoyer pendant un mois à l'école de Mme Acarie, afin de

m'assurer de votre manière de prier (1). »Il n'y a pas à discuter avec les esprits, bien on

mal faits, je l'ignore, qu'irriterait cette intervention d'une femme dans la vie intérieure de

l'Église. Je me suis déjà expliqué là-dessus à propos de Marie de Valence et s'il nous fallait

reprendre ce débat, à chaque nouvelle occasion qui s'en présentera dans le cours de notre

histoire, le présent livre n'aurait pas de fin. Aussi bien, dans l'abstrait, le problème est-il

insoluble et vide de sens, la femme en soi ni le prêtre en soi n'ayant jamais paru sur la

terre des vivants. Le concret met tout au point. C'est Mme Acarie qu'il nous faut voir,

exquise de tact. de pénétration et de modestie, pour ne pas parler des grâces qui

l'illuminent. Femme, je le sais, et par suite, dénuée de toute juridiction officielle. Au

confessionnal, le prêtre le plus ignorant, le plus grossier, le plus corrompu exerce un

pouvoir dont elle ne détient pas la moindre parcelle, peut d'un mot provisoirement définitif,

casser toutes les décisions qu'elle donne, et s'il lui commande à elle-même de résister à

l'esprit divin qui la possède, elle devra se soumettre, obéir comme elle pourra. Qui ne voit

en effet que réserver aux seuls mystiques le jugement des mystiques, c'est fonder

l'illuminisme et nier (1) Boucher, op. cit., p. 145. 243 l'Église? L'histoire est pleine de ces

beaux duels entre l'autorité divine du prêtre et l'inspiration, divine aussi, du mystique,

l'ordre exigeant toujours que la seconde cède à la première et Dieu à Dieu même. Mais qui

parle ici d'autorité proprement dite? Si le P. Coton n'arrive pas à se reconnaître dans les

douteuses visions d'une de ses pénitentes, pourquoi ne soumettrait-il pas ce cas difficile à

l'observation d'une femme qu'il sait très clairvoyante et très sainte? Si Michel de Marillac

hésite à s'abandonner aux obscures lumières qui semblent l'appeler à une voie d'oraison

plus haute, pourquoi ne prendrait-il pas le conseil d'une femme qui a l'expérience de ces

voies particulières et qui porte sur son visage même un reflet de Dieu? Et M' Acarie enfin,

pourquoi refuserait-elle à ceux qui viennent à elle les quelques mots, très simples, très

clairs qui décideront de leur sainteté et peut-être de leur salut?Il ne faudrait pas du reste

que ce mot de direction nous impressionnât plus que de raison. Ars artium regimen

animarum : c'est l'art des arts que de gouverner les âmes, est-il écrit sur la première page

des manuels de direction. Qui en doute? Mais cet art si difficile est peut-être encore plus

simple. Les livres ne l'apprennent guère à qui ne l'a reçu en naissant. Est-ce un art en

vérité, n'est-ce pas plutôt, ou une sorte d'instinct spirituel, ou, si l'on aime mieux, une

grâce, ou les deux ensemble ? « Seigneur, vous avez dit mon âme », chante le poète. Mais

dire notre âme, c'est ce que nous demandons à un directeur. Pense-t-on que l'homme seul

soit en état de nous rendre ce service et que la vive intuition d'une intelligence ou d'un

coeur de femme n'y puisse suffire ? A ces dons naturels de sympathie divinatrice dont il ne

semble pas que l'homme ait le monopole, ajoutez chez une grande mystique, telle qu'était

Mme Acarie, l'expérience personnelle des réalités plus sublimes, un sens aigu, si j'ose dire,

de la présence et de l'action divine. Que veut-on de plus ? « La bienheureuse, écrit

Boucher, a dit à plusieurs personnes les plus 244 secrètes pensées de leur esprit, mieux

qu'elles ne les auraient dites elles-mêmes... Elle déclara au P. Coton l'état de son âme sur

des objets fort importants, et il a avoué que cette déclaration lui avait été fort utile et qu'il

en avait ressenti l'effet pendant fort longtemps. Elle fit la même chose à l'égard du P.

Binet, provincial des jésuites : « Ce qu'elle me déclara, dit ce Père, était connu de Dieu

seul; elle me montra toutes les suites que la chose pourrait avoir, et rien n'était plus vrai

que ce qu'elle me disait (1) ». Direction que tout cela, très simple sans doute et sans

ombre d'outrecuidance, mais aussi très heureuse, puisque de tels directeurs se félicitent

de l'avoir reçue et de s'y être soumis.Quel âge doit avoir une femme avant d'exercer autour

d'elle une action aussi délicate, je l'ignore, assuré du reste que cette question saugrenue

n'aura pas même effleuré l'esprit du lecteur. Une sainte n'a pas d'âge. A vingt-cinq ans,

elle ne commande pas moins le respect que si elle avait les cheveux blancs. On est même

un peu gêné de voir les précautions inquiètes qu'ont prises à ce sujet quelques-uns des

familiers de M' Acarie et le plus savant de ses biographes. Ce dernier, M. Bouclier, a une

excuse puisqu'il écrivait à la fin du XVIIIe siècle. Nous avons fait du chemin depuis, et les

honnêtes gens d'aujourd'hui, croyants ou non, n'ont pas besoin qu'on leur prouve la

parfaite innocence de ces « liaisons spirituelles » qui se rencontrent constamment dans la

vie des saints. Voici pourtant deux témoignages pittoresques qui du moins nous aident à

nous représenter Mme Acarie dans ses rapports avec ses amis.Le premier est de Mlle

d'Abra de Raconis qui était née protestante et que le P. de Bérulle avait convertie. « Quand

M. de Bérulle sut que le P. Benoit de Canfeld, sous la direction duquel il m'avait mise..,

s'en allait en (1) Boucher, op. cit., p. 190. 245 Angleterre... il eut l'attention de me mettre

sous la conduite de Mme Acarie. Cette pieuse dame, pour me donner la facilité de jouir de

sa charité, me reçut dans sa maison, et j'y voyais fort ordinairement M. de Bérulle. Je n'ai

jamais rien vu de si admirable que la conversation de ces deux saintes rimes. Oh ! qu'elle

était pure, quoiqu'elle fût très fréquente! En effet, je ne crois pas qu'en six ou sept ans, il y

ait eu un seul jour où ils ne se soient pas vus, lorsqu'ils étaient à Paris. Comme ils

s'occupaient tous les deux d'oeuvres considérables de piété et de charité (notamment de

fonder le Carmel français), ils avaient besoin de communiquer très souvent ensemble,

outre que pour son intérieur, elle était conduite par lui, et se confessa d'ordinaire à lui, dès

qu'il fut prêtre. Néanmoins, dans cette grande fréquentation, je n'ai jamais remarqué

aucune parole de familiarité de la part de l'un ou de l'autre. Leur abord était aussi sérieux

que s'ils ne se fussent jamais vus, et tout leur entretien se passait dans un fort grand

respect (1). »« La liaison de M. de Marillac avec M°'° Acarie, dit encore Boucher, fut aussi

très sainte. Leur intime union ne commença qu'au mois de juillet 16o2, peu de jours avant

qu'on enregistrât les lettres patentes qui autorisaient l'établissement des carmélites

(Marillac, comme nous verrons, s'était occupé très activement de cette affaire)... Cependant

avant l'époque que nous venons de marquer, M. de Marillac n'était pas tout à fait étranger

à Mme Acarie : il avait étudié avec son mari au collège de Navarre et il demeurait dans le

même quartier qu'elle. La bienheureuse le rencontrait souvent à l'église ou en différentes

maisons, et croyait voir en lui de la disposition à acquérir une vertu sublime; c'est ce qui lui

avait inspiré le désir de se lier étroitement à lui... (jeunes encore l'un et l'autre en 16o2). Il

serait difficile de dire (1) Boucher, op. cit., p. 15o. 246 combien ils mirent de gravité dans

leurs entrevues, de réserve dans leurs communications, de précautions dans leur intimité,

pendant les douze ans que Mme Acarie passa encore dans le monde avant d'entrer en

religion. Quoi. qu'ils se vissent à peu près tous les deux jours, pendant environ une heure,

ils ne se permirent jamais aucun de ces mots, de ces ria et de ces gestes que des amis se

per. mettent souvent, sans néanmoins passer les bornes d'une honnête familiarité. C'est

M. de Marillac lui-même qui l'atteste, et il ajoute : « C'était de sa part vertu et grâce; etie- la

mienne, effet de cette grâce qui rejaillissait sur moi ». Ce dernier mot qui dit et si bien tant

de choses, parait pourtant moins suggestif que le simple trait que nous rencontrions, plus

haut dans les souvenirs de François de Sales. Malgré sa majesté paisible et silencieuse,

celui-ci ne manquait pas d'une certaine vivacité dans ses propos. La première fois qu'il vit

la baronne de Chantal, il fit gentiment la guerre au luxe, d'ailleurs très discret, de la jeune

veuve. Il semble que Mme Acarie lui en ait imposé davantage. S'il ne s'agissait pas d'une

sainte et si simple nous dirions qu'elle l'intimidait un peu. La vraie nuance du sentiment

qu'il éprouvait auprès d'elle est plus rare et leur fait plus d'honneur à l'un et à l'autre.

Comme Bérulle, Coton, Binet, Marillac et tous les autres, François de Sales s'inclinait

religieusement devant le prestige de cette femme. « Elle m'eût volontiers communiqué

toute son âme, écrit-il, mais l'infini respect que je lui portais me retenait de l'enquérir.

»Aussi bien la France entrait-elle alors dans une de ces périodes — je ne dis pas de

transition; elles le sont toutes — mais de fermentation religieuse, où surgissent

d'elles-mêmes et bientôt s'affirment, sans étonner ni presque gêner personne, les

initiatives les plus hardies, les plus imprévues. Il s'agissait bien de s'attarder à de longs (1)

Boucher, op. cit., pp. 152-159. 247 scrupules sur les privilèges, les droits particuliers ou les

protocoles, en face du mouvement timide, incertain, mais plein de promesses qui

s'annonçait de tous les côtés, dans toutes les classes. Il fallait courir au plus pressé, battre

le fer pendant qu'il était chaud, soutenir, dégager, fortifier les aspirations confuses qui

soulevaient un si grand nombre vers la sainteté, grouper les bonnes volons tés qui

s'ignoraient encore les unes les autres, rajeunir les oeuvres anciennes, créer de toutes

pièces des organisations plus conformes aux besoins du moment, enfin démasquer les

intrigants et refroidir les exaltés qui pullulent toujours dans un milieu ainsi remué. Nous

avons déjà rencontré, nous rencontrerons encore partout, les chefs improvisés de cette

vaste campagne. Boutefeux, entraîneurs incomparables, c'étaient pour la plupart des

hommes nouveaux, religieux, prêtres, laïques même, merveilleusement unis pour l'oeuvre

commune, sans autre autorité que leur zèle ou que leur génie et à. qui la plupart des

évêques avaient la sagesse de laisser, pour ainsi parler, carte blanche. La France

chrétienne de Henri IV ressemblait à un pays de mission, dans la première période de la

conquête. La discipline essentielle n'était certes pas en souffrance. Mais pour bien des

détails on n'y regardait pas de si près. Les canonistes de profession auraient levé les bras

au ciel si on avait pris le temps de les consulter avant chacune des démarches que

nécessitaient les circonstances. Très attentive au progrès du mouvement, Rome donnait à

ces bons ouvriers dont elle était sûre, une sorte de blanc-seing, chargeant, par exemple, le

cardinal de la Rochefoucauld de faire tout le nécessaire pour la réforme bénédictine. Nous

raconterons bientôt le miracle de cette réforme. A ne consulter que le droit strict, les chefs

naturels de l'Ordre auraient pu défendre l'entrée de leurs abbayes, aux jésuites, aux

capucins, aux feuillants et autres réformistes. En temps ordinaire, les tenants des anciens

usages, forts d'une 248 prescription séculaire, auraient suscité des conflits inextricables qui

auraient duré jusque sous Louis XVI. Les créations nouvelles ne furent pas menées d'une

façon moins expéditive, grâce à l'appui de la Cour et des évêques. Défenseurs des

augustes lois, les parlements avaient beau crier au scandale. Pendant que le greffier

s'attardait à ses paperasses inutiles, un nouveau couvent était sorti de terre, la cloche des

matines apprenait au Président et aux conseillers qu'ils étaient vaincus avant le combat.

Qu'on se rassure. Ce branle-bas ne va pas durer toujours, mais pour l'instant rien ne doit

nous surprendre, pas même le grand miracle de cette époque fertile en miracles, je veux

dire Mme Acarie.« Elle s'appliqua premièrement, écrit Duval, à la réforme de quelques

monastères de filles; et quoique d'ordinaire les personnes religieuses ne défèrent pas

volontiers à celles qui sont mariées, au moins en ce qui concerne leur conduite intérieure,

toutefois Dieu lui avait donné pour cela une grâce si particulière et elle s'y comportait avec

tant d'humilité et de dextérité, qu'elles ne faisaient aucune difficulté de lui ouvrir

entièrement leur coeur et de lui en déclarer les plus secrètes pensées. Comme il y a

quantité de monastères à Paris et aux environs, elle allait presque partout, excitant les

unes à vivre mieux et à faire une forte guerre à leurs passions, les autres à entreprendre la

réforme de leurs maisons. L'Abbesse de Montmartre s'étant mise en clôture avec ses filles

et ayant commencé heureusement la réforme de sa maison, elle l'allait consoler et fortifier,

prenant soin de quelques bonnes filles plus attirées que les autres à la vie intérieure (1). »

Tous les mots portent dans ce passage, dans ces dernières lignes surtout. La réforme des

abbayes bénédictines fut en effet, comme nous le montrerons, un mouvement mystique,

au sens propre de ce mot. Quand (1) Duval, op. cit., pp. 102, 103. 249 nous étudierons Ies

mystiques de Montmartre, nous n'oublierons pas que Mme Acarie a passé par là. «

Lorsque les troubles eurent cessé, continue Duval, elle visita les monastères plus éloignés,

comme celui de Saint-Étienne-lez-Soissons. Elle voyait l'Abbesse, l'assistait de ses

conseils, parlait à la plupart de ses filles, et avec la bonne résolution que ces religieuses

avaient déjà, la réforme s'est tellement établie dans cette maison qu'elle a servi à celle de

beaucoup d'autres du même Ordre. Elle visitait aussi quelquefois le Charme (abbaye), de

l'Ordre de Fontevrault, dont elle procura l'entrée à de bonnes filles. Ce monastère était

sous la conduite d'une vertueuse prieure, nommée Mme Drouin, qui ne se conduisait que

par l'avis de la bienheureuse, et il est parvenu à un tel éclat de perfection qu'il est estimé

l'un des plus accomplis de l'Ordre.« La grandeur de sa charité ne s'étendit pas seulement

sur les religions, mais aussi sur plusieurs congrégations de filles séculières qui

commençaient alors à s'assembler, pour vivre dans l'obéissance, s'adonner à la pratique

des vertus et instruire les petites filles dans la crainte de Dieu et dans les connaissances

convenables à leur sexe, Sachant que M. Gallemant, docteur, avait fondé une semblable

congrégation dans la ville d'Aumale, elle les alla visiter ety demeura quelques jours... Elle

alla pareillement à Pontoise, où le même M. Gallemant,. tandis qu'il préchait le carême,

avait fondé une congrégation de filles, comme à Aumale. Ces filles étant fort neuves en ce

qui regardait la vie de communauté, plusieurs gens de bien craignaient que leur

congrégation ne s'en allât en fumée. Cette bienheureuse s'y achemina, et durant une nuit

qu'elle passa sans dormir, elle leur parla à toutes, l'une après l'autre, si efficacement

qu'elles prirent courage et se résolurent, malgré leurs difficultés, à la persévérance : de

sorte que cette petite communauté a donné naissance à deux florissants couvents de

carmélites et  25o d'ursulines, qui sont aujourd'hui établis en cette ville. »Ursulines,

carmélites, ces grandes oeuvres vont naître en effet. Encore vingt ans et elles auront

couvert la France entière. Dans la mesure où elles appartiennent à notre sujet, nous leur

ferons leur juste place, mais quelqu'ait été leur succès, l'historien doit s'arrêter, avec une

curiosité encore plus vive peut-être, sur les groupements éphémères qui ont préparé dans

l'ombre l'éclosion de ces magnifiques entreprises. Qui pense aujourd'hui à ces béguinages

d'Aumale ou de Pontoise où des « filles séculières » vivaient en commun, pour s'adonner à

la vertu et « instruire les petites filles », non seulement « dans la crainte de Dieu », mais

aussi « dans les connaissances convenables à leur sexe ». Humbles ébauches,

pressentiment généreux, dont le grand coeur et le génie prophétique de Mme Acarie

avaient deviné l'importance. Dans Paris même, elle suivait de près les groupements de ce

genre. « Outre ces filles qui vivaient en congrégation, continue Duval, il y en avait d'autres

qui vivaient en leurs maisons particulières, ou bien demeuraient trois ou quatre ensemble.

Mme Acarie les dirigeait pour leur conduite intérieure. Ces filles, après l'entrée du Roi, se

mirent à porter la cape par la ville, tant pour marcher modestement et avec quelques

marques de piété, que pour ne voir personne et n'être pareillement point vues. Ceci devint

si commun à Paris qu'on ne voyait presque par les rues que filles ou femmes portant la

cape. Cela fut cause de plusieurs inconvénients, car quelques personnes se mirent à

contrefaire les dévotes et à porter la cape pour n'être point reconnues. Notre bonne

demoiselle y remédia heureusement et promptement, avec Mme Du Jardin qui avait aussi

un grand crédit dans la ville. Elles commandèrent à foutes ces filles d'ôter leurs capes et

de marcher comme les autres, vêtues toutefois modestement et sans vanité, si bien que

ces occasions de mal cessèrent incontinent partout. Comme ces filles dévotes ne se

conduisaient 251 pas toutes comme il le fallait, qu'il y avait de l'excès dans les dévotions

de quelques-unes et, chez les autres, de notables défauts, cette bienheureuse apporta

une prudence et une dextérité admirables à modérer la ferveur des unes et à échauffer la

tiédeur des autres (1). »Ces jolis détails justifient, semble-t-il, l'image que nous employions

tantôt, en parlant de la fermentation religieuse de ce temps-là. On voit aussi que nous

n'avons exagéré ni l'activité ni l'influence de Mme Acarie. Il va sans dire, et il est bon que

l'honnête Duval nous rappelle, qu'elle n'était pas la seule femme à la tête du mouvement,

mais elle exerçait vraiment une sorte de lieutenance-générale sur le tout-Paris dévot. Un

signe d'elle, et ces capes disparaissent, innombrables pourtant, puisqu'elles ont offusqué

tant de fois le docteur Duval dans les rues de Paris. Qu'tin remarque aussi la sagesse de

ce coup d'état. Supprimer les capes, c'était décourager les têtes folles qui n'arboraient ces

insignes que pour jouer à la sainteté et se mettre en évidence. Singulier travers qui ne

nous menace plus guère aujourd'hui, mais qui, sous une forme ou sous une autre, renaîtra

souvent, au cours du XVII° siècle, aiguisant la malice des anti-mystiques, égarant ou

compromettant les véritables dévots.Nous avons déjà vu Mme Acarie recueillir chez elle

Mlle de Raconis, récemment convertie au catholicisme et que Bérulle avait confiée à sa

direction après le départ du P. Benoît de Canfeld, c'est-à-dire vers 1599. Le même motif

amenait souvent d'autres pensionnaires dans cette vaste maison. Les moeurs hospitalières

de l'époque enlevant sans doute à de telles dispositions la singularité qu'elles

présenteraient aujourd'hui. C'est ainsi que bientôt on trouva presque naturel de voir

succéder à ces hôtes de passage, une communauté plus stable et d'un caractère

semi-officiel qui devait un jour devenir et rester (1) Duval, op. cit., pp. 1o7.

108. 252 fameuse sous le nom de congrégation de Sainte-Geneviève. « Pendant qu'on

traitait en Espagne et à Rome l'affaire de la fondation (du Carmel français), Mme Acarie...

réunit dans sa maison, avec le consentement de son époux (récemment revenu d'exil) , un

certain nombre de personnes de son sexe qui se sentaient appelées à être carmélites.

Elles avaient conçu l'idée d'embrasser cet état, en lisant les oeuvres de sainte Thérèse

qu'on venait de donner au public, et comme les démarches qu'on faisait en France, pour

établir des religieuses de sa réforme, n'avaient pu être secrètes, elles avaient demandé

d'être admises dans cet établissement. D'ailleurs les ecclésiastiques (Bérulle, Duval,

Gallemant), qu'on avait désignés pour être supérieurs de l'Ordre, étaient bien aises d'avoir

des sujets éprouvés qu'ils pussent fournir aux carmélites espagnoles, quand elles

arriveraient en France; et comme ils connaissaient le talent de Mme Acarie pour la conduite

des âmes, ils l'avaient chargée d'examiner la vocation des personnes qui se présentaient,

et de les former à l'Institut qu'elles voulaient suivre.« Telle fut l'origine de la petite

congrégation de Sainte-Geneviève qui rendit à l'Ordre naissant de si précieux services. Elle

lui épargna les difficultés qu'aurait entraînées le choix des sujets qui devaient le composer

; elle empêcha son affaiblissement et peut-être sa ruine, qu'aurait occasionnée le départ

précipité des carmélites espagnoles pour la Flandre; elle le peupla d'excellentes

religieuses qui, pour la plupart, devinrent fondatrices des maisons qu'on érigea bientôt en

grand nombre dans la France ; et elle fournit encore aux ursulines des sujets pour

commencer leur établissement... (D'abord) on ne reçut dans la petite congrégation que

douze postulantes, mais on ne tarda pas à en recevoir un plus grand nombre ; et pendant

les cinq ou six ans que subsista cette congrégation, on y forma beaucoup de sujets; il y en

eut vingt-six qui prirent 253 l'habit religieux, dans la première année de la fondation (1)» du

Carmel.Cette page, qu'on voudrait plus frémissante, car elle résume une histoire unique,

devrait être gravée sur le marbre dans l'église de Saint-Gervais, paroisse de Mme Acarie.

Nous reviendrons longuement aux premières carmélites françaises et tous conviendront

alors qu'on ne peut rien imaginer de plus beau. Mais on ne hausse jamais trop le ton

lorsqu'on parle des oeuvres de Mme Acarie. Cette congrégation fondée, gouvernée par

elle, n'a pas été seulement un Carmel d'attente. D'autres Ordres, et notamment les

ursulines, lui ont dû plusieurs de leurs sujets les plus éminents. Encore une fois, tout cela

tient du paradoxe, car enfin cette femme qui vivait avec son mari et continuait à élever ses

enfants, n'avait pas la moindre parcelle de l'autorité que l'Église concède aux Abbesses et

aux autres supérieures proprement dites. En l'admirant elle-même, n'oublions pas

d'admirer aussi le noble, intelligent et généreux prélat qui lui a laissé faire tout ce qu'elle a

voulu dans sa propre église, Henri de Gondi, évêque de Paris de 1598 à 1622, premier

cardinal de Retz.Rien n'est plus délicat dans le gouvernement d'une maison religieuse,

que d'admettre ou de congédier les sujets qui se présentent. Mme Acarie avait là-dessus

des idées très arrêtées et une sûreté de coup d'œil extraordinaire. Elle ne tranchait pas

d'elle-même, mais on ne résistait guère à ses impressions. « Elle fit refuser, écrit Boucher,

une demoiselle en qui on (Bérulle ou les autres) croyait voir les qualités nécessaires pour

l'état religieux et qui devait donner une dot assez considérable. « Si cela dépendait de moi,

dit-elle à M. Duval, je ne la recevrais pas pour toute chose au monde. Elle est de ces

esprits prudents et accorts qui, par prudence et accortise, et non par grâce, évitent de faire

des fautes. » (1) Boucher, op. cit., pp. 23o-235. 254 « La bienheureuse s'opposa à la

réception d'une autre demoiselle, dont le père était un homme de bien qui avait beaucoup

souffert pendant les guerres civiles. M. Duval qui regardait cette demoiselle comme

appelée à la vie religieuse, demandait qu'on l'admît (aussi) en considération du mérite de

son père. Mais Mme Acarie... la connaissait mieux. « Cette fille n'est pas franche (dit-elle),

et sa bouche n'est pas d'accord avec son coeur... » Elle estimait tant la franchise dans un

sujet qu'elle pressa les supérieurs de recevoir une demoiselle qui n'osait pas demander

qu'on la reçût, parce qu'elle apercevait encore en elle-même quelques imperfections : «

L'esprit de cette fille, dit-elle, est simple et ouvert ; c'est ce qu'il faut en religion ».« Dans

une autre circonstance, on présentait deux demoiselles : l'une était faible dans la pratique

du bien et tourmentée par des peines intérieures ; l'autre avait la conscience, tranquille, et

montrait de grandes dispositions pour l'état religieux : « Celle-ci, dit Mme Acarie, pourra

bien avancer dans la vertu ; mais elle ne fera aucun progrès dans les voies intérieures; elle

est arrivée au point où Dieu veut qu'elle reste. I1 n'en est pas de même de celle-là : elle

avancera à force de chutes et de rechutes... »« Les considérations humaines n'entraient

pour rien dans les avis que donnait cette sainte femme. Une jeune veuve, recommandée

par des ecclésiastiques très respectables, offrait dix mille écus de dot pour aider à bâtir le

premier couvent (du Carmel). Dès la première entrevue, Mme Acarie s'aperçut qu'elle

n'avait pas de vocation... « Je ne m'inquiète pas (disait-elle), de l'argent dont on a besoin

pour construire le bâtiment matériel ; je m'inquiète seulement des pierres vivantes qui sont

nécessaires pour bâtir l'édifice spirituel. Si je connaissais une âme qui fût propre à cette

construction, je donnerais tout l'or de l'univers pour l'acheter; et pour en exclure une qui

n'y serait pas propre, je donnerais autant d'or... » 255 Un prêtre qui confessait les

demoiselles de la petite congrégation, se plaignait quelquefois de ce que Mme  Acarie

rendait trop difficile la réception des sujets. La bienheureuse dit à M. Duval en parlant de

cet ecclésiastique : « Il a de la vertu, mais comme il est bon, il pense que tout le monde lui

ressemble et croit trop aisément ce qu'on lui dit... Il faut pénétrer jusqu'au fond du coeur et

voir si Dieu y est, ou du moins s'il y sera, quand l'âme sera cultivée par la religion (1) ». «

Si Dieu y est, ou s'il y sera », voilà de ces mots qui illuminent tout, et non pas seulement la

vie mystique. Trouvera-t-on rien de plus décisif dans les vingt volumes de François de

Sales, je ne le crois pas, en tout cas, d'ores et déjà, nous pouvons assurer que les

premières carmélites françaises, choisies, éprouvées, façonnées par Mme Acarie, seront

dignes d'elle.Elle paraît si grande, parmi ces docteurs et ces novices, qu'on éprouve

quelque embarras à voir de nouveau reparaître sur la scène, un comparse que de longues

années d'exil et de silence n'auront fait que plus pétulant. Mais, l'histoire que nous

racontons, plus elle est sublime, plus il nous faut aussi la montrer réelle, en la baignant

dans son atmosphère vraie, le Paris bourgeois qui ne fut jamais sublime. Lorsque Pierre

Acarie était revenu dans ses pénates, il les avait trouvés transformés, et le salon, presque

semblable à un parloir de couvent. D'abord il ne sut trop que penser de ce changement et

de la merveilleuse élévation de sa femme : « Il avait quelque petite peine, écrit Duval, de ce

qu'un grand nombre de personnes de toute condition, grands et petits, hommes, femmes,

filles, religieux et séculiers, venaient en sa maison, pour parler à sa femme et qu'on lui

envoyait des lettres de tous côtés. Néanmoins au fond il en était content, et n'eût pas voulu

qu'il en eût été autrement (2). » Pour un (1) Boucher, op. cit., pp. 238-24o. (2) Duval, op.

cit., p. 32. 256 professeur royal de théologie, voilà qui est fort bien vu. Mais le bon docteur

que liront demain les propres enfants de Pierre Acarie, ne peut pas tout dire. « M. Acarie,

complète Boucher, voyait souvent de fort mauvais oeil le concours de personnes...

qu'attirait chez lui la réputation de sa femme... Il ordonnait à ses domestiques de leur

refuser l'entrée de la maison, ou, si on les y admettait, il leur disait des choses

désagréables... « C'est une chose très incommode, disait-il un jour à un ecclésiastique de

sa connaissance, que d'avoir une femme si vertueuse et de si bon conseil Je l'entends bien

ainsi, mais à l'heure même où nous serions presque tenté de le plaindre un peu, ce

maladroit trouve le moyen de nous irriter. Curieux de tout, même de mystique, ayant son

mot à dire sur tout, il aurait voulu prendre sa part de ces pieux entretiens. Comme on

oubliait de l'y convier et que d'ailleurs un je ne sais quoi lui défendait peut-être d'écouter

aux portes, il se dédommageait en furetant dans les papiers de sa femme. Duval nous le

dit, sans trop se fâcher. « Comme les lettres que l'on écrivait à la bienheureuse étaient

affaires de conscience, qui ne devaient pas être divulguées, elle apportait une soigneuse

dextérité à ce qu'il ne les vît point, parce qu'il était un peu curieux ; quelquefois elle ne le

pouvait éviter et alors elle le dissimulait sagement (2). »Il avait fait meilleure mine aux

futures religieuses qui s'étaient réunies et vivaient dans sa maison. Celles-ci ne restaient

pas tout le long du jour en prière ou enfermées avec Mme Acarie. Elles avaient de beaux

noms et plus d'esprit qu'il n'en fallait pour amuser le bonhomme. Elles le prenaient par ses

faibles. Comme on ne respirait à l'aise que lorsqu'il n'était pas là, l'une ou l'autre, se

dévouant, sortait avec lui ou le poussait dans un coin pour lui faire raconter ses hauts faits

du temps de la Ligue. La (1) Boucher, op. cit., p. 91 . (2) Duval, op. cit., p.

32. 257 marquise de Bréauté, entre autres, le menait par le bout du doigt. Bien qu'elle

n'eût pas encore quitté son hôtel, elle venait chez Mme Acarie presque tous les jours.

Quand le mari menaçait de faire une scène nouvelle, « la vertueuse marquise, nous dit

Boucher, pour le tirer de sa mauvaise humeur, le menait promener dans sa voiture.

Celui-ci, charmé de la complaisance que cette dame avait pour lui, disait quelquefois à son

épouse : j'espère au moins que vous ne ferez pas carmélite cette aimable marquise (1) ». II

va sans dire que cet espoir fut déçu. Son humeur folâtre n'était pas moins redoutable que

ses colères. Il « aimait à rire et s'ennuyant de la gravité qui régnait dans cette espèce de

noviciat, il venait souvent en déranger les exercices sous prétexte de voir si les novices ne

manquaient de rien... » Désireux, comme il le dit dans son paisible langage, de nous «

faire connaître la gaieté de M. Acarie et les dérangements qu'il causait dans les exercices

de la petite communauté », le biographe ajoute un trait qui ne manque pas de piquant: «

Une des novices, écrit-il, nommée Lejeune, qui était native de Troyes et qui avait une figure

agréable, croyait devoir rire, et même jouer et danser avec lui pour ne pas le désobliger.

Aussi: M. Acarie disait-il à sa femme : « Toutes tes dévotes sont guindées ; il n'y a que ma

troyenne qui soit raisonnable ». La bienheureuse ne répondait rien, mais elle prenait à part

la jeune postulante et lui faisait des reproches sur son excessive complaisance. Celle-ci lui

exposait naïvement la difficulté où elle se trouvait de se conduire autrement : « Madame, lui

disait-elle, que puis-je faire? M. Acarie est ici le maître et je ne dois pas le contredire»(2).

La jolie troyenne devint plus tard une excellente carmélite. Au reste on pense bien que

Pierre Acarie n'avait pas d'autre défaut que de fatiguer la maison tour à tour par ses

violences et ses entrechats. Honnête homme de tout (1) Boucher, op. cit., p. 317.(2) Ib.,

pp. 235, 236. 258 repos, il n'était qu'insupportable. Aussi dut-on le quitter bientôt et

chercher pour la pieuse communauté une demeure moins tapageuse. La duchesse de

Longueville acheta, pour cette fin, une maison mer la place Sainte-Geneviève, d'où vient le

nom que l'on donne ordinairement à cette société qui ne fut jamais une congrégation

proprement dite. On n'avait pas quitté l'habit séculier et l'on ne faisait pas de voeux. La

maison, fut fermée en 16o7. «Toutes les personnes de cette congrégation qu'on avait cru

être appelées au Carmel étaient entrées dans les couvents » qu'on venait d'établir. Quant

aux autres « qui sans avoir de vocation pour être, carmélites, étaient néanmoins appelées à

la vie religieuse », on recruta parmi elles les premières ursulines de Mme de Sainte-Beuve.

Mais cette expérience originale avait si pleinement réussi qu'an décide de la perpétuer, en

quelque façon, chez les carmélites elles-mêmes, Mme Acarie ayant décidé les supérieurs

de cet Ordre « à régler qu'à l'avenir on ne donnerait plus, l'habit aux postulantes »,

qu'après un datage de trois mois. « En proposant ce règlement, elle avait pour but de

mettre les religieuses à portée de mieux, connaître la vocation, le caractère et la santé des

personnes qui se présentaient pour vivre avec elles et de les renvoyer avec moins d'éclat,

si elles ne jugeaient pas à propos de les admettre. Elle pensait qu'on ne saurait trop

éprouver les postulantes et les novices, et qu'une des plus grandes fautes qu'on puisse

commettre dans les monastères, faute qui les fait bientôt dégénérer de leur ferveur, c'est

d'y recevoir des sujets avec trop de facilité. » La plupart des grands mystiques sont ainsi

faits. Pour peu qu'on les fréquente, on finit par les trouver divinement sages. La grande

gloire de Mme Acarie n'est pas seulement d'avoir fondé les carmélites françaises, mais de

les avoir fondées sur de tels principes. Elle a choisi, elle a formé Mlle de Fontaines, la

marquise, de Bréauté et (1) Boucher, op. cit., pp. 354, 355. 259 les autres que nous

verrons tout à l'heure. Faut-il moins l'admirer pour cette quantité de jeunes filles que

malgré les instances de Bérulle, de Duval ou de Gallemant, elle a rendues au monde et

dont la médiocrité ou la détresse auraient troublé la pure lumière du Carmel français ?

Après la mort de son mari (1613) Mme Acarie entra elle-même chez les carmélites, mais en

qualité de soeur converse. Envoyée d'abord au carmel d'Amiens, puis à celui de Pontoise,

elle mourut, dans ce dernier monastère, en 1618. Sur les instances de Louis XVI, de Louise

de France et de l'Église gallicane, elle a été déclarée bienheureuse en 1791.Ces pages

trop longues, trais courtes, trop sèches, ont essayé de fixer les traits distinctifs de cette

femme extraordinaire qui fut, me semble-t-il, la plus grande force religieuse de son temps,

et de quel temps! Ai-je tort de lui soumettre, comme je le fais, tant d'autres gloires?

L'historien ne réussit pas toujours à imposer aux lecteurs, son impression très nette, très

vive, sur le caractère propre et l'importance respective de ses divers personnages. Pour

l'histoire politique et même littéraire, la difficulté paraît moins grande. Une Jeanne d'Arc, un

Richelieu, un Ronsard, un Shakespeare, chacun les apprécie comme il l'entend, mais nul

ne songe à leur disputer la place vraiment royale que chacun dans leur ordre, ils ont

occupée. Maie quand il s'agit de maîtrise morale, religieuse, mystique, le problème devient

beaucoup plus délicat, et il se complique encore étrangement si l'action qu'on, voudrait

définir est morte, pour ainsi parler, avec celui qui l'a exercée et avec ses premiers disciples.

Quelle idée chétive ne nous ferions-nous pas de l'influence de Socrate si Platon n'avait

écrit qu'en son propre nom? Mme Acarie n'a rien écrit non plus, et ses livres, je le crois. du

moins, si elle en eût fait, ne nous l'auraient pas rendue présente. Non pas du reste qu'an

la dise plus sainte que les spirituels de son temps; voilà proprement ce qui

n'aurait 26o aucun sens, — ni qu'on la mette plus haut que les maîtres. Canfeld voyait en

elle une seconde Catherine de Gènes, plus admirable que la première. Il avait le droit de

parler ainsi, lui qui savait d'elle ce que trois personnes seules, lui-même, Coton et Bérulle

en ont pu connaître. Ces parallèles nous sont interdits. Une seule chose nous est claire et

nous suffit. Les contemporains de Mme Acarie ont trouvé en elle la vive image de cette vie

sublime vers laquelle, en ce temps-là, des âmes sans nombre se sentaient confusément

appelées. Ses extases n'étaient pour les uns et pour les autres qu'un signe, ce qu'est une

lumière au voyageur qui cherche son chemin dans la nuit. Fascinés d'abord par ces

phénomènes extraordinaires, ils apprenaient bientôt d'elle des vérités plus simples et d'une

tout autre portée. Son message tenait en deux mots qui se trouvent dans l'Évangile, mais

dont les seuls mystiques réalisent le plein sens : « Le royaume de Dieu est au dedans de

vous ». « Il faut, disait-elle, pénétrer jusqu'au fond du coeur et voir si Dieu y est, ou du

moins s'il y sera. » Elle entendait très certainement parler de cette présence de Dieu plus

intime qui est le tout de la vie mystique. C'est ainsi que décidant sur la vocation d'une

jeune fille très vertueuse, elle disait : « celle-ci pourra bien avancer dans la vertu, mais elle

ne fera aucun progrès dans les voies intérieures ». Elle ne croyait pas que tout le monde

fût appelé à s'engager dans de telles voies, mais elle savait que beaucoup de timides

ignorent leur grâce ou n'osent pas s'y abandonner. Utile à tous, elle l'était plus encore à

ces timides, et comme elle avait horreur de toute subtilité en ces matières, de tout

raffinement et, plus encore, de toute affectation vaniteuse, infiniment simple elle-même

dans la possession de sa grâce, elle avait plus de facilité que personne à montrer que tout

ce sublime est de la dernière simplicité.Simplicité, qu'on me pardonne de répéter si

souvent ce mot capital. Nul ne convient mieux aux origines du 261 mouvement spirituel que

nous avons entrepris de raconter. De la vie mystique ainsi ramenée à son essentielle et

salutaire simplicité, François de Sales — nous le verrons à la fin du présent volume — sera

le grand docteur. Mme Acarie en fut la grande inspiratrice et le modèle achevé. Également

décisifs et libérateurs l'un et l'autre, également sages, ils n'ont pas enseigné de la même

manière, n'ayant pas reçu les mêmes dons et ne tenant pas le même rang dans l'Église,

mais ils ont enseigné la même doctrine. Le Traité de l'Amour de Dieu formule, établit,

défend et propage, avec l'autorité du théologien et du pontife, ce que, bien avant la

publication de ce livre, tout le monde avait pu lire, beaucoup avaient lu dans le livre vivant

qu'était Mme Acarie. Grands et petits, tous ceux de leur génération leur ressemblent plus

ou moins. Après eux, et pendant la première moitié du XVIIe siècle, le mouvement ne va

pas cesser de s'étendre, de s'enrichir, et, en même temps de se compliquer, jusqu'au jour

où, dans ces complications elles-mêmes, nous croirons apercevoir les symptômes ou les

menaces d'une dissolution prochaine. La première période, représentée par les deux

grands noms que l'on vient de rapprocher, est peut-être moins éclatante que les deux

autres ; elle compte peut-être, dans l'ordre humain, de moins hauts génies, mais elle paraît

peut-être plus pure. Elle raisonne, elle s'analyse elle-même, elle dogmatise et elle raffine

moins. Mystique, presque sans le savoir, mystique, comme l'oiseau est oiseau. Saine

candeur qui se flétrira trop vite. A la simplicité de cet âge d'or succéderont des splendeurs

incomparables. Après le P. Coton, nous aurons le P. Surin; après Marillac, M. de

Bernières; après Duval, le P. de Condren et M. Olier; après Mme Acarie, une autre Marie

de l'Incarnation, Mme Martin. Je n'oublie pas ces lumières éblouissantes, mais je songe

aussi à la troisième génération qui va suivre. Derrière Mme Acarie, derrière Mme Martin, je

vois poindre une très haute, très 262 séduisante, une fatale figure, Mme Guyon. Je ne

compte pas accabler la noble femme qui voulut ressusciter sous Louis XIV les merveilles

mystiques du temps de Henri IV et de Louis XIII. Je ne suis pas non plus de ceux qui

tiennent Fénelon pour un génie malfaisant. Il est venu trop tard dans un siècle trop vieux et

qui depuis trop longtemps riait des mystiques. Contemporain, ami, disciple de Mme Acarie,

Fénelon n'aurait pas écrit les Maximes des Saints. Que lui aurait-il manqué pour écrire le

Traité de l'Amour de Dieu (1) ? (1) Ce qui vient d'être dit de l'influence de Mme Acarie n'est

strictement vrai que de notre première période; pendant la seconde, Bérulle vivant ou mort

me parait le personnage prédominant.  § 2. — Jean de Quintanadoine de Brétigny et les

origines du Carmel français. I. De l'intérêt particulier qui s'attache à Quintanadoine. Que

Bérulle n'a pas eu dans la fondation du Carmel le rôle prépondérant que certains lui

prêtent. — Origine des Quintanadoine. — Jean à Séville, à Rouen. — Second séjour en

Espagne (1582-1586). — Découverte du Carmel. — L'esclave du Carmel. —Le Congo. —

Jean projette d'établir le Carmel en France.II. Projets de mariage. - Ministère apostolique.

— Les petits écrits spirituels de Quintanadoine. — Dialogues mystiques . — Jean de

Quintanadoine et Blaise Pascal. — Les fiançailles. — Troisième séjour en Espagne

(1592-1594). — Opposition des carmes. — Retour en France et traduction de la vie de

sainte Thérèse. — Influence de ce livre.III. Mme Acarie et sainte Thérèse. — Réunion chez

les chartreux. — La fondation est décidée. — La princesse de Longueville. — Le prieuré de

Notre-Dame des Champs. — Marillac. — Bulle de Clément VIII.IV. Les carmélites et les

carmes déchaussés. — Des supérieurs canoniques des couvents de femmes et des limites

de leur influence. — Raisons qui ont amené les carmes à s'opposer à la fondation. — Le

grand voyage d'Espagne (1603-16o4). — Mme  Jourdain. — Le retard à Nantes et la

défection de René Gauthier. — Les Françaises à Valladolid et la Mère Casilde. — Départ

de Bérulle pour l'Espagne. — Anne de Jésus et Anne de Saint-Barthélemy. — Victoire des

Français.V. Le retour. — Les deux carmes du cortège. — La Bidassoa. — Miracles. — Les

Espagnoles s'offrent en vain au martyre. — Arrivée à Paris. — Saint-Denis. — Inauguration

du carmel du faubourg Saint-Jacques.VI. Les premières carmélites françaises. — Ce qui

manquait encore à leur formation. — Gouvernement d'Anne de Jésus. — Initiation

mystique. — Anne de Jésus et le quiétisme. — Prompte diffusion de l'Ordre. — Fondation

de Dijon. — Anne de Jésus, Marie d'Hannivel et la baronne de Chantal.VII. Que soit

Quintanadoine, soit les supérieurs canoniques de l'Ordre ne sont ici que de second plan.

— Rôle de Bérulle. — M. Gallemant et M. Duval. — Les carmélites ont moins reçu de leurs

supérieurs qu'elles ne leur ont donné. — Détresse intérieure de Quintanadoine. — Départ

d'Anne de Jésus et de quatre espagnoles pour la Flandre. — Leur oeuvre était faite. —

Prophétie de Mme Acarie. — Quintanadoine et les 264 fondations en Flandre. — Vivacités

d'Anne de Jésus. — Carmels de Rouen et de Beaune. — Encore le Congo. — Derniers

jours de Quintanadoine.  Étranges variations de la curiosité, du goût, du sens historique! Il

y a cinquante ans, un écrivain de mérite, l'abbé Houssaye, entreprend de raconter, dans

son histoire du cardinal de Bérulle, les origines du Carmel français. A chaque ligne des

documents dont il dispose, il rencontre un de ces personnages que n'importe quel

historien d'aujourd'hui trouverait émouvant, un de ces êtres qui nous font sentir notre sujet,

comme disait d'Aurevilly. Ce personnage laisse froid l'abbé Houssaye; cet original ne lui

arrache pas un sourire ; cet acteur de première importance n'est pour lui qu'un indistinct et

insignifiant comparse. S'attacher à lui, le creuser, il n'y songe même pas. Pour l'abbé

Houssaye, le héros de cette histoire, c'est Pierre de Bérulle; pour nous, c'est d'abord Mme

Acarie, puis immédiatement derrière elle, Jean de Quintanadoine. Qui a raison de lui ou de

nous, le lecteur en décidera, mais la question n'est pas indifférente. Lorsqu'il attribue le

premier rôle à Pierre de Bérulle, l'abbé Houssaye entend servir un système, très séduisant

à la vérité, mais qui me semble plus que douteux (1). II veut faire de notre Carmel, une

oeuvre toute bérullienne et spécifiquement française, un autre Oratoire. A l'en croire, le

message que nous apportent les premières carmélites serait bien sans doute le message

de sainte Thérèse, mais remanié, mais adapté à nos exigences nationales et à l'esprit très

particulier de Bérulle. Ainsi plus tard du génie de Shakespeare, acclimaté chez nous

par (1) Sur l'abbé Houssaye et tous les problèmes historiques ou canoniques que soulève

l'histoire très compliquée des origines du Carmel français, le me réfère constamment au

Mémoire sur la fondation, le gouvernement et l'observance des carmélites déchaussées,

publié par les soins des carmélites du premier monastère de Paris, Reims, 1894. Cette

oeuvre de tout premier ordre ne se trouve pas dans le commerce, mais les carmélites ne

font pas difficulté de la communiquer à ceux qui veulent sérieusement s'instruire sur

elles. 265 Ducis ou encore par les romantiques. Voilà qui va loin et qui menace de fausser

une histoire unique. Si nos carmélites ne sont que des bérulliennes, elles ne m'intéressent

plus. De ce point de vue, nous aurions beaucoup mieux, à savoir Bérulle lui-même et ses

grands disciples. A Dieu ne plaise que je méconnaisse le fondateur de l'Oratoire! Bérulle

est un monde, que nous explorerons plus tard, admirant alors sans réserve l'homme qui a

formé Condren, Vincent de Paul et M. Olier, Bossuet lui-même. Mais enfin l'esprit de

Bérulle diffère de cet esprit de sainte Thérèse, plus simple, plus humain, plus mystique,

plus universel, qu'ont répandu chez nous les premières carmélites. Plusieurs de celles-ci

doivent beaucoup à Bérulle qui les forma de maîtresse main, mais il n'a fait que vivifier

chez elles une semence étrangère. Celles qui ont le plus reçu de lui restent avant tout

filles de sainte Thérèse. Espagnoles? Françaises? Il importe peu. Pour ce qui vraiment

compte, la haute mystique ne connaît pas de frontières. La France ne s'ouvre pas moins

avidement que l'Espagne à l'insigne réformatrice. Qu'il s'implante chez nous, le Carmel

sera le Carmel, tout cela, mais rien que cela. Rectifions ce que nous disions plus haut,

l'unique héros de l'histoire qui nous attend, c'est sainte Thérèse, conquérant notre

pays.Jean de Quintanadoine a été l'instrument providentiel de cette conquête vers laquelle

toute notre curiosité doit se tendre, agent chétif, obscur, maladroit, mais obstiné,

indécourageable. Loin de le diminuer à mes yeux, sa petitesse l'exalte plutôt. Introduire

sainte Thérèse en France, ce rêve le tient, l'absorbe et le définit. Il n'existe que pour cela. Il

ne nous distraira pas de sainte Thérèse, comme le ferait immanquablement le très

personnel Bérulle. Voyons en lui un de ces serviteurs comme il s'en trouve dans les

romans enfantins, un bonhomme tout à fait désintéressé, têtu, passionné et qui

parviendrait enfin à gagner à son maître un vaste royaume. Pour le  266 montrer tel que je

le vois, il me faudrait l'art du romancier. Un jésuite du XVIIIe siècle, le P. de Beauvais a écrit

sa vie et fort bien, mais avec une solennité épique qui magnifie Jean de Quintanadoine

plus que de raison et qui le Banalise, si l'on peut ainsi parler. Une vieille biographie inédite,

écrite par un de ses familiers, M. Champagnot et les admirables chroniques du Carmel

nous le montrent plus simple et plus vrai. De ces récits, minutieusement exacts, se

dégage, pour nous, modernes, un soupçon d'humour que je ne craindrai pas d'accuser un

peu. L'histoire du Carmel, toujours joyeuse, ne veut pas d'une plume trop janséniste.

J'ignore si les carmélites espagnoles, introduites en France par Jean de Quintanadoine,

emportèrent, dans leur bagage, le tambourin de sainte Thérèse, mais je sais qu'elles

:avaient la fraîche gaîté de leur mère. Quintanadoine vivant a dû les amuser pins d'une

fois. Aujourd'hui encore, lorsqu'on redit son nom dans le parloir de quelque caramel, on

croit deviner, derrière la grille, des commencements de sourire, des éclairs de malice

tendre. Trop grave, l'historien de Quintanadoine ne serait pas dans la tradition.Les

Quintanaduenãs viennent de Séville. L'aïeul de notre héros, Jean de Quintanaduenas,

seigneur de Brétigny-sur-Brionne, fait partie « de cette colonie espagnole qui vint, au XVIe

siècle, se fondre lentement dans la population normande ». Si la Normandie va devenir mi

des foyers principaux de la renaissance mystique que nous racontons, n'est-ce pas en

partie à cette invasion espagnole qu'elle doit un honneur qui, de prime abord, nous

surprend un peu ? Le fils aîné de Jean, Fernand, sert « avec éclat dans l'armée de Charles

IX, épouse en 1552 une riche héritière du Roumois, Catherine Cavelier de Villequier,

renonce à la carrière des armes et se fixe à Rouen », rue Saint-Mienne-des-Tonneliers, où

naît, le 6 juillet 1555 , le futur fondateur du Carmel français. Nos anciens avaient le goût

niveleur. Pour eux, Jean, que les carmélites espagnoles 267 appelaient habituellement

Don Juan, et la plupart de ses contemporains, M. de Quintanadoine, n'est plus que M. de

Brétigny. M. Houssaye ne lui donne pas d'autre nom, dédaignant ces belles syllabes

sonores qui rappellent l'origine et qui expliquent la mission de ce compatriote de sainte

Thérèse. Une des soeurs de Fernand était dame d'honneur d'Éléonore d'Autriche, seconde

femme de François Ier ; une autre, plus jeune, épouse Robert de Hanyvel, ou d'Hannivel,

et aura pour fille l'insigne carmélite, Marie d'Hannivel, (Matie de la Trinité), l'une des

fondatrices du carmel de Dijon où elle accueillera, aimera et formera la baronne de Chantal

(1).La première initiation religieuse ale Jean de Quintanadoine est tout espagnole. Enfant,

on l'envoie chez un de ses oncles, .à Séville, où il reste près de dix ans. Il revient alors en

Normandie. Bientôt commence pour lui la besogne qui l'occupera jusqu'à la fin. II signe, il

signe et il signe encore des lettres de change. Son père, très bon et qui ne lui refusait rien,

avait une grande fortune ; Jean lui-même disposait, en son particulier, de revenus assez

abondants qu'il mit de bonne heure au service des pauvres et de l'Église. Imaginons-le

semblable à ces riches industriels du Nord que l'on voit aujourd'hui bâtir de splendides

monastères, comme Maredsous, ou soutenir des oeuvres de propagande, comme les

publications de la rue Bayard. Quintanadoine avait la passion de donner. On a trouvé dans

ses papiers — car il ne brûlait rien — des preuves touchantes de sa charité, les lettres de

demande ou d'action de grâces qu'on lui adressait, môme lorsqu'il n'avait encore ,que vingt

ans. En 1577, des 'amis qui reviennent d'Anvers lui disent la misère d'une jeune veuve

flamande, chargée d'enfants et dont la vertu est très menacée. Vite un chèque et en retour

une noble lettre que Quintanadoine classe méthodiquement dans ses (1) J'emprunte la

plupart de ces précisions à une étude de M. Paul Baudry : Les religieuses carmélites à

Rouen, documents inédits, Rouen, 1879. 268 dossiers. Vers ce même temps, un de ses

camarades d'Espagne battait les routes d'Italie pour se divertir et allait se « précipitant

dans le vice ». Lorsque l'argent lui manquait, cet écervelé faisait appel à son ami

Quintanadoine et celui-ci répondait par de fréquentes lettres, « pleines de salutaires avis et

de saints avertissements auxquels il joignait de temps en temps des lettres de change (1)

». C'est sa manière et bien que plaisante, elle réussit. A son retour d'Italie, le jeune homme

se fera chartreux. Encore quelques années et voici venir, pour Quintanadoine, un grave

souci qui va l'obséder longtemps. Que fera-t-il de sa vie ? Très humble et d'ailleurs peu

instruit, le sacerdoce lui faisait peur. La vie religieuse l'attirait fort, mais il était de santé trop

délicate pour les offices d'un frère lai. D'un autre côté, son père le pressait de se marier.

Jean ne disait pas non, mais son oui manquait d'allégresse. Lent, méthodique et ayant

toujours besoin de s'aider de la plume, il se met à écrire sur ses tablettes intimes l'image

de l'épouse parfaite, « où il spécifiait les qualités de la personne à qui il se fût voulu

engager et en qui il requérait quasi toutes les vertus d'une arrivée à une haute perfection ».

Moyen innocent de faire traîner les choses. A force de se tourmenter, il tombe malade. «

Les médecins disent que c'est mélancolie, écrit-il à une parente, c'est en quoi, ils se

trompent le moins ». Heureuse infirmité qui dure « autant de temps qu'il était besoin pour

le délivrer du mariage où on avait eu dessein de l'engager ». Non pas que ce chapitre du

mariage soit fini. Rien ne va vite dans cette vie hésitante. Mais le bon Fernand de

Quintanadoine ne veut pas brusquer ce grand garçon timide. Pour le distraire et pour le

guérir, (1) Vie inédite de Jean de Quintanadoine, par M. Champagnot, p. 14. Je cite ce

précieux document d'après une copie, de la seconde moitié du XVIIe siècle, conservée au

Premier carmel de Paris (exilé présentement à Bruxelles). Cette copie m'inspire toute

confiance. Elle a été faite avec une conscience scrupuleuse, le ou la copiste n'ayant pas

reculé devant certains mots assez gênants et que je ne puis reproduire. 269 il l'envoie en

Espagne. Voyage d'agrément, mais aussi d'affaires. Jean aurait à vendre des fonds

considérables que sa famille possédait encore là-bas. « C'était par ces voies qui n'avaient

en apparence rien d'extraordinaire, que la Providence disposait l'exécution de ses vues

miséricordieuses sur son serviteur » et sur la France. Dans le plan divin qu'il ne

soupçonnait pas encore, il partait « pour goûter des fruits du jardin de la grande sainte

Thérèse, pour en transplanter après des meilleures, plus rares et exquises plantes dans le

terroir de la France, dont la suavité de l'odeur de leurs fleurs et la douceur de leurs fruits

furent si ravissantes que non seulement elles se sont provignées par tout ce grand

royaume, mais aussi ont efficacement invité la Flandre, la Bourgogne et autres pays

circonvoisins à vouloir jouir de ce bonheur ».J'ai déjà dit que Jean ne se pressait jamais.

Ce voyage dura quatre ans (1582-1586). A peine arrivé à Séville, il se lie avec un pieux

jeune homme, Don Pierre de Tholosa, qui lui demande un jour de l'accompagner chez les

carmélites. Jean, semble-t-il, n'avait jamais entendu parler de sainte Thérèse, et, du reste,

« sur ce qu'il savait du peu de régularité qui régnait dans certaines communautés en

Espagne, il craignait de mettre le pied dans ces sortes de maisons ». « Chaque religieuse,

nous dit Champagnot pour justifier cette répugnance, avait un dévot et cette dévotion

consistait en fréquentes visites et longs discours vains et inutiles et à s'entre-envoyer

fréquemment de petits présents. » Mais personne, que je sache, n'a jamais résisté

longtemps au charme du Carmel, et, dès sa première entrevue avec la prieure de Séville,

Marie de Saint-Joseph, Jean fut gagné pour toujours. « Il sentit naître dans son coeur une

ardeur qui le pressait de (1) Champagnot, op. cit., pp. 21, 12 ; Beauvais, La Vie de M. de

Bretigny, Paris, 1747, p. 38. Je puise, tour à tour, à ces deux sources. Du reste le P. de

Beauvais n'a guère fait que moderniser le livre de Champagnot. 270 s'intéresser à la

propagation du nouvel Ordre... et il ne trouvait de satisfaction que dans l'église des filles

de sainte Thérèse... Il s'y retirait tous les jours l'après-midi et il y passait quelques heures

en prières. Le silence et le recueillement qui régnaient dans cette église et qui n'était

interrompu que par une psalmodie lente et affectueuse, lui faisaient répandre des torrents

de larmes et réveillaient tous ses désirs pour l'exécution du grand projet que la grâce

venait de lui inspirer... Il voulut s'instruire plus particulièrement de ce que contenait la

réforme de sainte Thérèse », et la prieure lui procura la facilité de savoir tout ce qu'il

désirait, en l'adressant au P. Jérôme Gratian, premier provincial des carmes déchaussés. «

C'était un homme d'un mérite distingué, d'une naissance illustre, d'un profond savoir et

d'une expérience consommée dans les voies de Dieu. Après avoir passé les premiers

temps de sa vie à la cour de Philippe II, roi d'Espagne, il avait généreusement renoncé aux

espérances les plus flatteuses du monde pour embrasser la réforme de sainte Thérèse. Il y

donnait un grand éclat par ses lumières et ses vertus. Ce fut donc auprès de ce saint

religieux que M. de Brétigny vint apprendre tout cc qui pouvait lui donner une juste idée du

nouvel Ordre. » Ce que voulait Jean de Quintanadoine, il le voulait bien. Trois mois durant,

il passa, chaque jour de longues heures, mêlé aux novices du P. Gratian, vivant de leur

vie, suivant tous leurs exercices, gentilhomme le reste du jour et provisoirement décidé à se

marier plus tard. Dans les dernières années de sa vie, il prendra plaisir à se rappeler les

ardents souvenirs de ce temps-là, et à les raconter à son ami Champagnot. Des-quelles

expériences, écrit ce dernier, « j'en veux bien rapporter ici une qui servira d'échantillon pour

conjecturer quelles pouvaient être les autres. Il me disait donc qu'en ces rencontres, il

voyait assez souvent que le maître des novices (Gratian), élevant un crucifix, disait en

élevant 271 la voix : Qui en quiere morir por Cristo?... cela voulait dire... non seulement de

mourir pour Jésus-Christ, si l'occasion s'en présentait, mais dès à présent recevoir est

endurer une bonne mortification... A peine avait-il achevé de parler qu'en un moment,

comme d'une seule voix, tous ces novices, paraissant enflammés comme autant de

chérubins, s'écriaient à qui mieux mieux . c'est moi, c'est moi... et le vénérable prêtre, me

racontant ces choses, s'élevait quelquefois en telle ferveur qu'il paraissait tout enflammé »

(1). Au sortir de là, on pense bien que le monde ne le tentait guère. Une de ses oeuvres

préférées était d'aller trouver les courtisanes de Séville. li arrivait les poches pleines et «

pactisait » avec ces « misérables de ce qu'il leur donnerait chaque jour qu'elles

s'abstiendraient de pécher ». Le voyant se ruiner de la sorte, sa tante, chez laquelle il

demeurait, lui faisait scènes sur scènes : «Garde ton argent pour tes enfants, lui criait-elle,

et en venant jusqu'aux injures et par exagération lui souhaitait une cinquantaine d'enfants

» (2).Quelques mois avaient fait de ce jeune laïque, lent et pesant, l'admirateur passionné,

l'agent, l'esclave dit Carmel. Le Portugal demandant quelques religieux de la réforme

thérésienne, Quintanadoine « fut chargé, malgré sa jeunesse, d'aller à Lisbonne, disposer

tout au service de la sainte oeuvre ». Ayant réussi, c'est encore lui qui escorte de Séville à

Lisbonne, avec une équipe de dix gendarmes, la Mère Marie de Saint-Joseph et les autres

carmélites choisies pour cette fondation, lui qui les installe dans la nouvelle maison et qui

veille à tous leurs besoins. Il était de ces êtres délicieusement bons et humbles, dont on

accepte le dévouement comme la chose la plus naturelle. Peu s'en fallut à cette date que

son zèle pour les filles de Thérèse ne lui fît passer les mers. A Lisbonne, (1) Champagnot,

op. cit., pp. 23, 29. Beauvais, op. cit., pp. 46, 47. (2) Ib., p. 32.  272 il apprend « qu'une

infante, fille du roi du Congo, en la Guinée, ayant vu l'image de la Sainte Vierge habillée en

carmélite, en voulut savoir la raison », et que, sa curiosité satisfaite, il lui avait pris « un

grand désir de se faire religieuse de cet Ordre » (1), comme elle en écrivait elle-même à la

Mère Marie de Saint-Joseph, demandant qu'on lui envoyât un essaim de carmélites. On

vivait alors en pleine légende. Rien ne paraissait trop beau. Marie de Saint-Joseph accepte.

A qui s'adresserait-elle pour l'exécution de ce vaste projet, sinon à Quintanadoine? Mais

celui-ci, « lorsque il se disposait à passer en Afrique, avec trois religieuses de la réforme...,

eut la douleur d'apprendre que des événements inopinés avaient renversé toutes ses

espérances ». Les missionnaires de là-bas « n'avaient plus d'accès au palais, ni auprès de

la princesse » : cruelle déception et prémices de beaucoup d'autres. Mais Quintanadoine

ne s'avoue jamais vaincu. Longtemps après, nous le verrons préparer, avec sa confiance

imperturbable, le voyage du Congo.Comment l'idée ne lui serait-elle pas venue d'introduire

aussi le Carmel en France, et comment la mère Marie de Saint-Joseph n'aurait-elle pas

accueilli avec ravissement cette magnifique espérance. « J'irai plutôt en France qu'en pas

un autre lieu », écrira plus tard cette dernière, fidèle sur ce point, comme sur tous les

autres, à l'esprit de la grande réformatrice. Ne savons-nous pas en effet que, lorsqu'elle

entreprit l'établissement de sa réforme, sainte Thérèse avait « spécialement en vue le salut

de la France » ? « Ayant appris, dit-elle dans son Chemin de la perfection, les coups

portés à la foi catholique en France,... j'en eus l'âme navrée de douleur; voyant que cet

adorable Maître avait tant d'ennemis et si peu d'amis, (1) Je cite la relation originale de

Champagnot. Il est curieux de remarquer la traduction libre que le P. de Beauvais donne

de ce texte : « on lui présenta (à l'infante) plusieurs images de dévotion... ; il y en avait

quelques-unes qui représentaient des saintes avec l'habillement des filles de sainte

Thérèse a, p. 59. 273 je souhaitais que du moins ceux-ci fussent d'un dévouement à toute

épreuve. Ainsi je résolus de faire le plus qui dépendait de moi » Du reste et dussions-nous

la trouver étrange, réalisons la vraie pensée de ces âmes généreuses. La France, pour

elles, c'était le martyre presque assuré. Elles ne trouveraient guère chez nous que des

protestants et que des bourreaux. Elles nous sauveraient, mais en s'immolant pour

nous.Bientôt d'accord avec les carmélites, Quintanadoine «partit de Séville pour aller

proposer ce grand projet aux Pères carmes de la réforme, qui alors tenaient leur

assemblée à Pastrana, dans la nouvelle Castille. Il leur exposa le désir que Dieu lui donnait

de procurer à sa patrie l'établissement de leur réforme, les motifs qu'il en avait et les

moyens qu'il comptait mettre en oeuvre pour réussir. Les Pères bénirent Dieu de la sainte

résolution qu'il inspirait à ce coeur généreux. Ils lui donnèrent un plein pouvoir d'agir selon

ce qu'il jugerait de plus efficace pour la réussite ;de l'entreprise et ils signèrent

unanimement la commission dont il voulait bien se charger. Saint Jean de la Croix était du

nombre de ceux qui présidaient à cette vénérable assemblée... Après lui avoir remis les

patentes de sa commission, ils lui représentèrent seulement qu'il était à propos de leur

ménager d'abord à eux-mêmes la permission de s'établir en France, afin qu'ils fussent en

état de servir les religieuses de la réforme qui, sans ce secours, eussent été dans

l'embarras à leur arrivée. M. de Brétigny déféra à tout ce que ces Pères lui proposèrent. Il

revint à Séville, il arrangea ses affaires de famille et... il se mit en chemin pour la France.«

En passant à Madrid, il fit part de son projet à M. de Longlée, ambassadeur de France, qui

en fut charmé et qui lui donna des lettres de recommandation pour la Cour. (1) Chemin de

la perfection, chap. I.  274 Cet ambassadeur lui écrivit ensuite à Burgos où il s'était arrêté.

Voici ce que contenait la lettre, elle était digne d'un ministre du Roi très-chrétien. « Je vous

renvoie ce que vous m'avez confié des mémoires qui concernent la réforme que la Mère

Thérèse de Jésus a établie, J'y joins une copie de la lettre que j'écris au Roi à ce sujet.

Vous verrez que j'entre bien sincèrement dans vos vues et combien je désire de m'y

employer. A Madrid, le 2 novembre 1586, Longlée. »Curieux temps, où les ambassadeurs

du Roi très-chrétien écrivaient de pareilles lettres ! Et ce n'étaient pas là de vaines

promesses. Rendant compte à Henri III « de ce qui pouvait prouver son zèle pour le service

de Sa Majesté », Longlée « met au nombre de ses bons offices en Espagne, l'ardeur qu'il a

eue de faire passer en France une nouvelle congrégation de religieuses, la plus propre à

attirer la bénédiction de Dieu sur ce royaume et à y répandre une édification qui pût

remettre dans l'ordre tant d'autres communautés dont la première ferveur s'était ralentie »

(1). Comme on le voit, l'entreprise lui semble raisonnable et possible. Lui non plus, il ne

prévoit pas les obstacles qui vont arrêter, pendant près de vingt ans, les projets de

Quintanadoine. Mais enfin, il a pris très au sérieux l'initiative de ce jeune laïque. Ainsi

avaient déjà fait d'insignes carmélites et le grand conseil des carmes. Quintanadoine était

donc plus considérable qu'on ne serait tenté de le croire, à voir le peu d'attention que lui

donneront les historiens du Carmel français. Il n'a pas l'agilité diplomatique que Bérulle

déploiera plus tard, il n'a pas non plus l'éminente sagesse de Mme Acarie. Très humble du

reste, il disparaîtra volontiers devant ceux qui doivent un jour achever son oeuvre. Il nous

paraît plus zélé et plus tenace que génial. N'allons pas néanmoins le voir trop petit. (1)

Beauvais, op. cit., pp. 64-68 275 Laissons l'Espagne, revenons avec lui en Normandie,

mais sachons bien que ni les retards ni les déceptions n'étoufferont la semence française

jetée par Quintanadoine dans ces quelques couvents espagnols. J'aurais voulu, lui écrivait

une de ces carmélites, que vous eussiez pu voir, ces jours passés, un navire, en ce

couvent, avec enseignes de cramoisi, voiles et tambour, disant : qui se veut embarquer

pour France ? Vous eussiez vu accourir tant de religieuses, embrassant la croix et

protestant de vouloir mourir pour la défense de la foi ; mais aussitôt d'autres survenaient

avec bâtons et couteaux, frappant sur elles comme si elles les eussent voulu faire toutes

mourir. Ces essais, quoique en matière feinte, procédaient néanmoins d'un véritable

désir. C'est ainsi qu'elles évoquaient notre pays dans leurs jeux innocents et

pittoresques. Cette pécheresse Marie, lui écrivait de son côté Marie de Saint-Joseph, est

toute prête d'aller en France. Je vous écris la présente lettre en français avec l'aide de la

Mère Catherine du Saint-Esprit, qui est ma maîtresse en cette langue et qui se réjouit fort

de ce que notre Révérend Père lui a promis que si nous allons en France, elle y viendra

pour nous servir de truchement, car elle sait fort bien le français, l'espagnol et le

flamand. Et Quintanadoine de répondre : Le Seigneur commence à accomplir le désir de

son pauvre serviteur. J'avais demandé à Sa Majesté qu'il lui plût être glorifié, béni et loué

des âmes de votre Ordre en langue française (1). II. De retour en Normandie où il va

demeurer près de six ans (1586-1592), Quintanadoine se retrouve aux prises avec

l'insoluble problème qui l'avait jadis rendu malade et que ses travaux d'Espagne lui avaient

fait oublier. Mariage ou prêtrise, que serait sa vie à lui-même? Son (1) Champagnot, op.

cit., pp. 51, 52, 55.  La réponse de Quintanadoine est du 11 octobre 1586. 276 père le

suppliant de prendre un parti, il lui dit qu'il était prêt à faire ses volontés, en d'autres

termes, à se marier, « mais il lui ajouta qu'il lui demandait en grâce de lui permettre d'en

conférer en France et en Espagne avec des personnes respectables dont il suivrait

aveuglément les avis ». Chose amusante : à l'exception de ses carmélites, tous les

consulteurs opinèrent pour le mariage, et Jérôme Gratian lui-même. « Si je considère, lui

écrivait ce dernier, l'état où en sont les affaires de France, je pense qu'un homme marié,

bien fervent et dévot, peut faire beaucoup de bien, élevant une famille dans la piété, et être

le refuge de ceux qui font l'office des apôtres (1). » Il se déclare donc prêt au mariage.

Mais la chose en reste là.En dehors des oeuvres nombreuses qui lui prenaient presque

tout son temps et tout son argent, « ce fut alors que sa charité lui suggéra de faire son

essai dans la vie apostolique. Sans y exercer le ministère de la parole, il tâcha d'en remplir

une des plus importantes fonctions. Il s'appliqua donc à dresser pour différentes

personnes, une suite d'avis spirituels qu'il proportionnait aux états dont elles lui donnaient

la connaissance. Il y réussissait singulièrement et il suppléait ainsi à cette timidité

extraordinaire qui le retenait lorsqu'il s'agissait de parler dans les conversations.« Il s'était

fait une loi de ne passer aucun jour sans pratiquer cette bonne oeuvre qui lui était aussi

chère que ses autres exercices. On a recueilli plusieurs de ces lettres instructives; elles

sont remplies de discernement et ne respirent en tout que l'esprit de Dieu...

Ecclésiastiques et religieux, personnes consacrées à Dieu, engagées dans le monde, tous

s'adressaient au saint jeune homme et trouvaient dans ses conseils les ressources les plus

convenables à leurs dispositions (2). » Ce n'étaient pas, à  (1) Champagnot, op. cit., p.

102. (2) Beauvais, op. cit., pp, 83, 84. 277 proprement parler, des lettres spirituelles, mais

de petites notes pieuses, de courtes méditations, et « certaines façons de dialogues où il

introduisait Dieu ou quelque saint et lui s'entre-parlant et s'entre-répondant ». « Je vois

bien que ces petits papiers me parlent à coeur n, lui écrivait une carmélite, et une autre

: Peu avant que je partisse de Séville, je reçus quelques-unes de vos lettres que je lus, en

laissant une pour un autre temps. Mais étant sur mon départ que je désirais beaucoup par

rapport à la douleur que causaient nos soeurs par leurs larmes, je m'assis près d'une

fenêtre, pour soulager ma peine qui n'était pas petite, et tirant votre lettre, je la lus. Mais de

ma vie je ne reçus tant de consolation. Il semblait que vous devinassiez tout ce qui se

passait dans mon âme, de sorte que je pleurais et riais tout ensemble et je me trouvais

toute résolue à partir pour la plus grande gloire de Dieu, car il semblait que vous m'y

forçassiez (1). Ces tracts s'envolaient dans les directions les plus imprévues. « Il écrivit

plusieurs de ces petits cahiers aux dames et demoiselles de la Cour royale du royaume du

Congo en Afrique, et les adressa à Brascorrea, confesseur et prédicateur de ce roi nègre,

pour les distribuer à celles qu'il jugerait à propos. » Brascorrea « les traduisit et les lut

publiquement en chaire avec l'applaudissement général de l'assemblée » (2).Beaucoup de

ces feuilles, la plupart peut-être, Quintanadoine ne les écrivait d'abord que pour son usage

personnel, pour continuer et fixer sa propre prière. Mais celles-là même, il ne déplaisait pas

à ce timide, à ce muet de les faire lire à quelques intimes. Imaginez Pascal envoyant le

Mystère de Jésus à Mlle de Roannez ou à M. Singlin. La comparaison n'est pas si bizarre

qu'on le croirait. Au génie près, qui en ces matières importe si peu, c'est bien la même

ardeur grave et tendre, la même (1) Champagnot, op. cit., p. 75. (2) Ib., p.

73. 278 profondeur de sentiment. C'est bien aussi, le même moule dramatique. Qu'on lise,

par exemple, cette petite feuille émouvante, écrite pendant le siège de Rouen. Du jour de

Saint-Martin 11 novembre 1591. — Un homme demanda à Dieu qu'il préservât le peuple de

Rouen. Le Seigneur lui commanda qu'il se levât à cinq heures du matin pour l'amour de

lui, et que jusqu'à sept, il s'employât à la prière.Il lui demanda encore d'avoir pitié de ce

royaume et de ne pas permettre qu'il s'y perdît tant d'âmes. Le Seigneur le lui accorda et

lui commanda qu'il travaillât à faire venir le Carmel en France et qu'il aidât la Compagnie

de Jésus dans le besoin où elle se trouvait alors.Il lui dit encore : Seigneur, ayez pitié de

mon père, de mes frères et de ma maison. Le Seigneur l'accorda et dit : Sers ton père et

tes frères, négocie tes affaires, afin que je voie comme tu seras diligent à faire les miennes.

Car comment pourras-tu bien faire mes affaires, puisque tu t'acquittes si mal des tiennes

?Il lui demanda en troisième lieu : En vérité, Seigneur, pour l'amour de votre Fils bien-aimé

et pour l'amour de moi, votre grand pécheur, vous donnerez aujourd'hui la gloire à toutes

les âmes du Purgatoire. Le Seigneur l'octroya et lui dit : Tu te confesseras et communieras

et diras cent Pater et cent Ave sur des grains bénits et tu feras dire quatre messes pour

elles.Il demanda encore et dit : Seigneur, ayez pitié de ceux qui sont en péché mortel. Il

faut en vérité, que pour l'amour de votre Fils et de moi, grand pécheur, vous eu tiriez mille

du péché...Il demanda encore et dit : Seigneur, faites que j'amène le Carmel en France. Le

Seigneur l'accorda (1). Dans cette longue oraison, il s'oublie tout à fait, comme on le voit. Il

compte si peu à ses propres yeux ! Voici une lettre plus personnelle et plus douloureuse

qu'il écrira, plus tard, à une des premières carmélites françaises. Le texte original, « un des

joyaux » des archives de Rouen, dit un érudit, est en espagnol.Mère Marie de la Trinité.

Pontoise. — Jésus! A qui écrirai-je, (1) Champagnot, op. cit., pp. 95-98   279 mon Dieu et

mon Seigneur, à qui adresserai-je mes larmes? Sur qui me reposerai-je, ô vous, mes amis

compatissants, car grande est ma peine. —         O Seigneur, il me semble que le Ciel et la

terre sont fermés.—         Jean, grand est ton amour-propre, parce que peut-être est-ce à

cause de toi et non par pur amour que tu es affligé. —         O Seigneur, je suis plein

d'amour-propre et de mille péchés.—         Jean, tu as le châtiment de tes fautes, parce

que tu as perdu le temps et que tes oeuvres, tu les as faites mal et imparfaitement. Tu es

comme celui qui entrerait dans le trésor du Roi, rempli d'argent, d'or et de pierres

précieuses de grande et de petite valeur et auquel le Roi dirait : prends tout ce que tu

voudras et que tu pourras, pendant que l'horloge sonne ; tout sera pour toi. Ah ! que cet

homme serait diligent à prendre et à se gorger de richesses, et comme il se chargerait vite

(les diamants, plutôt que de ce qui est de moindre valeur. Ainsi dois-tu faire, pendant que

sonnet horloge de ta vie.—         Seigneur, je regrette le temps passé...—         Eh bien !

commence et emploie-le bien maintenant.—         0 Seigneur, que je l'emploie bien

maintenant!..—         Jean, comme tu perds le temps...—         O Seigneur, quelle perte de

ne pas vous servir! O quelle perte ! Que je vous serve, ô mon Dieu !—         Qui donc

t'empêche de nie servir?—         Je suis mon empêchement à moi-même... O Seigneur, il y

a longtemps que je vous ai offert mon corps, mon âme... puisque ceci vous appartient,

prenez-le...—         Jean, puisque c'est à moi et que tu me l'as donné, je le prends et le

reçois comme ma chose. Maintenant, je vais te le confier de nouveau, non comme ta

chose; mais comme la mienne.—         O Seigneur... donnez-moi votre grâce, et je vivrai,

non comme ma chose, mais comme la vôtre et pour vous (1). Ces lignes très simples et qui

paraîtraient banales sous une autre plume, nous émeuvent par leur vérité profonde. On

sent bien, je ne saurais dire à quelles enseignes, qu'ici (1) Baudry, op. cit., pp.

69-71.  28o le dialogue n'est pas un artifice littéraire, une fiction languissante. Bon gré, mal

gré, ils sont là deux, Jean et un autre, cet autre que la seule éloquence ne nous rendrait

pas sensible, et que nous reconnaissons dans les bégaiements de l'humble

Quintanadoine, aussi clairement que dans la sublime prose de Pascal.Cependant, « un

mariage sortable du côté du bien et de la condition » s'étant présenté, Quintanadoine

accepta bravement le choix que son père avait fait pour lui, ne demandant d'autre grâce

que la permission d'aller en Espagne avant la cérémonie, afin d'y régler l'affaire des

carmélites. Aucun machiavélisme dans ces atermoiements suprêmes. Il consentait à

célébrer les fiançailles avant son départ; il offrait un collier de perles à sa fiancée. Tout au

plus se réservait-il l'arrière-désir, qu'à la dernière minute, un coup de grâce imprévu lui

rendît sa liberté. Du reste il n'avait pas prévu que cette absence durerait deux ans

(1592-1594). Le voilà donc de nouveau sur toutes les routes d'Espagne, allant de carmel

en carmel, prêchant sa croisade et reçu partout avec transports. La plupart des carmélites,

écrit-il lui-même, « demandaient avec tant d'instances d'être enrôlées pour une si sainte

expédition que, si on les eût voulu croire, il eût fallu presque dépeupler la plus grande

partie des couvents d'Espagne » (1). Les carmes faisaient paraître moins d'empressement,

Philippe II et ses conseillers, moins encore. En réalité, l'heure était mal choisie pour un

projet de ce genre. Quel accueil ferait à ces conquérants espagnols la France de la Satire

ménippée? De guerre lasse, et après deux ans d'instances, il fallut céder. Quintanadoine

reprit tristement le chemin de la Normandie. Une grosse fièvre le brillait. Le mal empira

pendant le voyage. Il arrive enfin à Rouen, mais si défait que l'on croit sa fin prochaine. On

ne refuse rien à un mourant. Son père n'a plus le coeur de lui parler de (1) Mémoire sur la

fondation, le gouvernement et l'observance des carmélites déchaussées..., I, p.

528. 281 mariage et lui propose lui-même d'entrer dans les ordres. C'était le miracle si

longtemps attendu. Enfin le ciel faisait connaître sa volonté. Bientôt le malade reprend ses

forces. Il va se mettre sous la direction de M. Gallemant, un des plus saints personnages

de ce temps-là. Sous-diacre en 1596, il est fait prêtre en 1598.On pense bien que pendant

ces péripéties, il n'abandonnait pas son cher dessein. Quarante, cinquante ans de

déceptions ne l'auraient pas ébranlé. Il s'avise soudain d'une voie très simple. La France

ne connaît pas encore sainte Thérèse. C'est lui, Quintanadoine, qui la révélera à son pays

d'adoption. Lors d'un de ses voyages d'Espagne, apprenant que la Mère Anne de Jésus

s'occupait « de la publication des oeuvres de sa sainte Mère, retirées des mains de

l'Inquisition », il lui avait laissé une somme considérable pour faire les frais de cette

première édition, qui avait paru en 1588. Il se met maintenant à traduire en français la vie

de la sainte, aidé, dans son travail, par le P. du Chèvre, prieur de la chartreuse de

Bourgfontaine (16o1). Il fait aussi tirer en taille douce le portrait de sainte Thérèse. Cette

image « se répandit bientôt avec ses ouvrages par toute la France, par le moyen desquels

toute sorte de personnes de tout état et qualité, furent attirées à la vie intérieure et un très

grand nombre de filles de toutes les meilleures villes du royaume, désirèrent de se pouvoir

engager dans cet Ordre » (1).Ainsi finit le premier chapitre de l'admirable histoire que nous

racontons. Nous retrouverons bientôt Jean de Quintanadoine, car son rôle n'est pas

terminé. Mais plus zélé que jamais, il s'effacera de plus en plus devant la grande

fondatrice et les premiers supérieurs du Carmel français, Mme Acarie, Bérulle, Duval,

Gallemant. Qu'importe, l’oeuvre qui va triompher reste bien son oeuvre. Comme le dit la

Vénérable Mère Anne de Saint-Barthélémy, (1) Cf. Mémoire..., I, p. 543. 282 « entre tous

les Français qui travaillèrent à implanter la réforme de sainte Thérèse en France, Dieu

donna la palme à Jean de Quintanadoine : Entre todos Dios le Clio la Ventaja (1).III.

Laissons le Dr Duval nous raconter par quelle suite de circonstances merveilleuses, Mme

Acarie lut amenée à entreprendre la fondation du Carmel français.. « Les livres de la sainte

mère Thérèse, avec sa vie... ayant été traduits d'espagnol en français, se vendirent à Paris

et furent lus par les personnes de dévotion. Or comme celles-ci, fréquentant la maison de

Mme Acarie, lui en firent l'éloge, la bienheureuse désira qu'on lui en lût quelques

chapitres, car les lire elle-même, elle ne le pouvait pas, Dieu l'attirant aussitôt hors de ses

sens. Elle les écouta attentivement, mais elle n'y prenait pas grand goût au

commencement, et s'étonnait comment cette sainte Mère avait pu fonder un si grand Ordre

en l'Église. C'était sans doute le diable qui, prévoyant ce qui est arrivé depuis, lui causait

ces dégoûts et ces refroidissements, car, à la moindre parole de Dieu ou de l'Écriture

sainte, quelle qu'elle fût, elle était ordinairement ravie. A quelques jours de là, comme elle

se trouvait en oraison, voici la sainte mère Thérèse, qui lui apparut visiblement, et l'avertit

que Dieu voulait qu'elle s'employât à fonder en France des monastères de son Ordre. Dire

la qualité de cette vision, si elle fut intellectuelle out sensible, nous ne le pouvons pas,

parce que son directeur, le P. Dom Beau. cousin étant mort, il n'y a plus moyen de le

savoir; mais elle lui demeura si présente et si fortement gravée dans le fond de l'âme,

qu'elle ne put s'empêcher, quelque résistance qu'elle y fit, de prier ce bon Père de

considérer le tout devant Dieu. Il le fit fort particulièrement... (et) fut d'avis qu'on tint une

assemblée pour aviser aux moyens de faire heureusement réussir ce projet, (1)

Autobiographie de la vénérable mère Anne de Saint-Barthélemy..., ouvrage traduit par le P.

M. Bouix, Paris, 1869, pp. 93, 94. 283 car il ne doutait point que ce ne fùt la volonté de

Dieu.« On pria M. Gallemant et M. de Brétigny, qui étaient alors en Normandie, de venir à

Paris, car on les savait grandement portés à l'établissement de cet Ordre. L'assemblée se

fit, (à la chartreuse de Paris), en la chambre claustrale de Dom Beaucousin ; nous y

assistâmes, le P. de Bérulle et moi. L'affaire étant proposée, on y trouva de si grandes

difficultés qu'on la jugea totalement impossible ; et l'on dit à cette bienheureuse d'ôter cela

de son esprit, au moins jusqu'à. ce que Dieu eût détourné les grands empêchements qu'il

y avait alors. »On était au lendemain de la Ligue (1601). La grande difficulté, on le

comprend, était de faire accepter au roi et au pays une invasion espagnole. Mi0 Acarie,

continue Duval, « demeura tranquille et résolut de n'y plus penser. Mais voici que sept ou

huit mois après, la sainte Mère lui apparut pour la seconde fois, lui commandant plus

fortement et puissamment qu'à la première, de mettre derechef cette affaire en délibération

et l'assurant qu'... elle réussirait. Cette seconde révélation étant communiquée au Père

chartreux, il convoqua les mêmes personnes qui avaient assisté à la première assemblée,

et avec eux, M. de Sales, évêque de Genève, qui prêchait alors à Paris avec grande

réputation.« En cette assemblée... l'affaire fut conclue en sa substance et il ne resta plus

qu'à traiter des moyens de l'effectuer. On en délibéra et on fut d'avis, premièrement que le

premier monastère s'érigerait à Paris... parce que cette ville étant la capitale du royaume et

le lieu de réunion de toutes les personnes de qualité, l'Ordre se dilaterait aisément de là

dans toutes les provinces... Et comme il est nécessaire à l'érection d'un Ordre de concevoir

l'esprit qui le vivifie... il fut décidé en second lieu qu'on ne se contenterait pas d'avoir le livre

de la règle et des constitutions..., mais qu'on irait en Espagne demander des religieuses.

Troisièmement, bien que l'Ordre fût déjà établi et reçu 284 par l'Église, en Espagne et en

Italie, néanmoins on résolut, avant son établissement en France, de recourir à Notre Saint

Père le Pape, car il n'y a point de plus grand défaut que le manque de pouvoirs...« Il fallait

encore que le monastère fût fondé par une personne de qualité. » Sollicitée par Mme

Acarie, la princesse de Longueville donna volontiers son nom et promit de s'employer

auprès du roi dont l'agrément était nécessaire. « Depuis elle accomplit heureusement sa

promesse et obtint les lettres de fondation, accordées par Henri IV, le 18 juillet 1602 et

enregistrées aussitôt par le Parlement. » Quant à la place où l'on bâtirait le monastère,

«l'on trouva plus à propos... de le mettre au faubourg Saint-Jacques, au lieu où était

auparavant un prieuré de l'Ordre de Saint-Benoît, dit Notre-Darne-des-Champs. C'était là,

selon la tradition tenue de toute antiquité à Paris, que demeurait saint Denis, l'apôtre de la

France, lorsqu'il annonçait la foi catholique aux parisiens ». Obtenir ce précieux terrain ne

fut pas chose facile, mais tout devait céder à la volonté discrète et persévérante de Mme

Acarie. On n'avait encore ni l'approbation de Rome, ni les religieuses espagnoles. Sûre

néanmoins que ni d'un côté ni de l'autre, elle ne serait déçue, la vaillante femme se mit à

l'oeuvre, façonnant de sa main les premières pierres françaises de la fondation prochaine,

je veux dire les jeunes femmes et les jeunes filles qu'elle avait groupées autour d'elle,

et (1) Duval, op. cit., pp. 120-126. Au sujet de ce prieuré, cf. l'excellent ouvrage de M.

l'abbé J. Grente, Une paroisse de Paris sous l'ancien régime. Saint-Jacques du Haut-Pas,

Paris, 1897, et la Notice historique sur Notre-Dame des Champs, Paris, 1885 (s. n.

d'auteur). Cette dernière notice, consacrée à la paroisse actuelle, et toute moderne, de N.

D. des Champs, rappelle fort à propos les souvenirs de l'ancien prieuré de ce nom et du

carmel qui s'éleva sur l'emplacement de ce prieuré. Après la prise de possession des

carmélites, le nom de Notre-Dame des Champs disparaît de la carte du Paris mystique et «

il serait tombé dans l'oubli, malgré les glorieux souvenirs qui s'y rattachaient, s'il n'eut été

donné, au XVIIIe siècle, à une rue voisine du Luxembourg. Mais aucune église de Paris ne

le portait plus, quand une nouvelle paroisse fut créée sous ce vocable, dans le quartier du

Mont-Parnasse en 1858 » (Notice historique..., passim.) 285 surveillant activement la

construction du monastère. Un grand homme de bien, le futur chancelier Michel de

Marillac, l'appuyait de son crédit déjà très grand et de son expérience des affaires. Emu, lui

aussi, par la vie de sainte Thérèse et ayant eu vent des projets de Mme Acarie, il était venu

se mettre à ses ordres. Princes du sang, docteurs de Sorbonne, hauts magistrats, femmes

héroïques du plus grand monde et du plus humble, toute la France conspirait à la

fondation du Carmel français.« Le 21 mars 16o3, les clefs du prieuré de

Notre-Dame-des-Champs étaient remises entre les mains de M. de Marillac, agissant au

nom de la princesse de Longueville. Les ouvriers y entrèrent aussitôt, tout devant y être

dis-. posé comme le voulait le plan tracé par sainte Thérèse elle-même, pour les couvents

d'Espagne. Le 29 mars, la duchesse de Nemours, représentant la reine Marie de Médicis

qui avait accepté le titre de première fondatrice, posa la première pierre des lieux

claustraux : la princesse de Longueville et la princesse d'Estouteville, sa soeur, posèrent la

seconde pierre en qualité de secondes fondatrices. La cérémonie eut lieu en grande

pompe et devant une assemblée nombreuse et brillante, comme l'étaient en ce temps

toutes les réunions de ce genre. Quelques jours plus tard, M. de Bérulle et M. de Marillac

posèrent la première pierre du choeur. Mme Acarie était descendue avec eux et l'architecte

dans la tranchée du bâtiment. Plongée dans un profond recueillement pendant toute

l'opération, elle n'en sortit qu'à la fin pour dire à M. de Bérulle : « Vous serez le fondement

de cet édifice pour le spirituel », et à M. de Marillac, en se tournant vers lui : « et vous pour

le temporel », ce qui se réalisa à la lettre, M. de Bérulle ayant été, jusqu'à sa mort, le

directeur de conscience du nouveau couvent, et M. de Marillac, ayant non seulement

donné de grandes sommes pour son établissement, mais ayant été, durant 286 de longues

années, leur homme d'affaires volontaire (1). »Quelques mois après, arrivaient de bonnes

nouvelles de Rome. Le 3 novembre 16o3, Clément VIII accordait la bulle d'institution et

dans des termes qui donnaient toute satisfaction aux désirs des fondateurs. On n'attendait

plus lue les carmélites espagnoles, mais viendraient-elles jamais (2)?IV. Les carmélites de

l'observance thérésienne vivaient alors en Espagne, sous la juridiction des carmes

déchaussées, c'est-à-dire, de cette branche de l'Ordre des carmes qui avait accepté la

réforme de sainte Thérèse et à laquelle appartenaient les plus chers amis de la sainte,

Jérôme Gratien et Jean de la Croix. « En ce moment, écrivait un jour la grande

réformatrice, il se fonde pour les religieux de notre Ordre, des monastères de la règle

primitive, sur le modèle de ceux que j'ai établis pour les religieuses et où régnera le même

esprit d'oraison et la même mortification; c'est à ces monastères que nous devrons être

soumises (3). » Rien de plus juste, rien de plus naturel que cette direction générale. Il ne

faut pas croire néanmoins que la sainte ait fait de cette soumission des carmélites aux

carmes déchaussés, une règle imprescriptible. Elle-même, lorsque les circonstances

l'exigeaient, n'hésitait pas à mettre ses monastères sous une autorité étrangère à l'Ordre.

C'est ainsi que pendant de longues années, la maison d'Avila n'avait pas eu d'autre

supérieur que l'évêque de cette ville, Don Alvaro de Mendoza. Aussi bien la question

n'a-t-elle pas l'importance qu'un profane pourrait croire. (1) Prince Emmanuel de Broglie,

La bienheureuse Marie de l'Incarnation, Paris, i913, pp. 111-113.(2) J'ai résumé à grands

traits ce chapitre dont le détail serait infini. Ceux qui voudraient en savoir plus long, n'ont

qu'à se rapporter au 1er volume de M. Houssaye, M. de Bérulle et les Carmélites de

France, et surtout à l'admirable Mémoire sur la fondation; etc., que nous allons suivre de si

près dans ce qui nous reste à dire.(3) Lettres de sainte Thérèse (Bouix) I, p. 84.  287 Le

supérieur canonique d'une maison religieuse dirige celle-ci d'assez haut : il laisse une très

large part d'initiative à l'abbesse ou à la prieure ; il n'intervient que dans certains cas

nettement délimités par l'usage et les règles de l'Église. Il n'a pas le droit, et c'est à peine

s'il aurait le moyen, de modifier à sa guise l'organisme intérieur, les traditions essentielles,

l'esprit du couvent qui lui est soumis. Aujourd'hui, par exemple, à voir les diverses

congrégations d'un même diocèse conserver leur physionomie particulière, qui se douterait

que toutes ces congrégations n'ont en réalité qu'un seul et même supérieur, l'évêque du

diocèse? J'insiste sur ces principes élémentaires, parce qu'en réalité, il y va de tout, dans

l'histoire très délicate que nous racontons. Que les carmélites soient gouvernées par des

carmes, par des évêques ou par n'importe quels autres délégués de l'autorité pontificale,

elles n'en restent pas moins des carmélites tout court. Ainsi très certainement l'entendait le

pape Clément VIII, lorsque dans sa bulle de fondation du Carmel français, il plaçait les

futures religieuses sous l'autorité, non pas des carmes qui n'étaient pas encore introduits

en France, mais de trois ecclésiastiques : M. de Bérulle, M. Gallemant et M. Duval. Ce

triumvirat n'avait aucunement et du reste ne s'attribuera jamais la mission de créer un

Ordre nouveau, ni même de modifier un Ordre ancien en l'adaptant à des circonstances

nouvelles, en le francisant, mais uniquement de maintenir sur le sol français et avec la

dernière exactitude, le pur esprit de sainteThérèse.D'un autre côté, et pour ce qui touche

non plus à ce gouvernement officiel des monastères, mais à la direction intime des

religieuses, la sainte n'avait jamais voulu asservir ses filles, ou s'asservir elle-même, à la

conduite d'un seul Ordre. Prêtres séculiers, religieux de toutes robes, nous la voyons

s'adresser librement à qui il lui plaît, au jésuite Alvarez, par exemple, au

dominicain 288 Banès, au franciscain Pierre d'Alcantara. Même facilité pour ses carmélites

: On s'imagine, écrivait-elle avec sa vive et haute sagesse, que c'est un grand gain pour la

Religion, de ne traiter qu'avec un seul confesseur, et le démon arrive à prendre les âmes

par cette voie... Si, dans leur anxiété, les religieuses demandent un autre confesseur, il

semble aussitôt que le bon ordre de la religion soit ruiné, et si ce confesseur est d'un autre

Ordre, fût-ce un saint Jérôme, c'est faire affront à l'Ordre tout entier que de traiter avec lui.

Rendez de grandes actions de grâces à Dieu, mes filles, de vous avoir donné la liberté

dont vous jouissez. Car, sans traiter, il est vrai, avec un grand nombre de confesseurs,

vous pouvez, en outre des ordinaires, avoir des rapports avec quelques-uns qui soient

capables de vous éclairer en toutes choses (1). Quoi qu'il en soit, l'union était

naturellement très étroite entre les carmes déchaussés et les carmélites. Même règle,

même esprit, mêmes souvenirs héroïques des luttes engagées pour la réforme, même

tendre vénération pour une mère commune, tout les rapprochait. Rompre cette union, ne

pouvait être, de part et d'autre, que fort douloureux. C'était là pourtant le sacrifice que l'on

allait demander, soit aux carmélites espagnoles qui seraient choisies pour la fondation

française, soit aux carmes. Ceux-ci avaient bien accepté jadis les propositions de

Quintanadoine, mais à la condition qu'on les appellerait aussi chez nous et que le Carmel

français resterait sous leur dépendance. De cette condition il n'était plus question

aujourd'hui. Les religieuses choisies pour cet exode — et assurément on les prendrait

parmi les plus éminentes — partiraient seules. La Bidassoa franchie, ni elles, ni leurs

novices de France ne resteraient sous l'autorité des carmes. Sacrifice, ai-je dit et pour les

uns et pour les autres. A l'heure enthousiaste du départ, les espagnoles ne verraient sans

doute que la beauté de (1) Chemin de la perfection, ch. VIII, cf. d'autres textes analogues,

Mémoire, I, p. 295. 289 leur mission, mais peu à peu, exilées dans un pays dont elles ne

connaissaient pas les moeurs et dont elles entendaient à peine la langue, soumises à la

direction de prêtres deux fois étrangers pour elle, puisqu'ils n'étaient ni carmes ni

espagnols, ou bien toutes, ou la plupart d'entre elles, regretteraient la patrie, la famille

absente. Qu'on juge de ce que pouvait être, de ce que fut en effet leur désarroi, sur cette

prétendue vision, burlesque mais significative, d'une de ces carmélites, et non de la

moindre. La mère Anne de Saint-Barthélemy voit ou croit voir sainte Thérèse. La sainte

pleure : Voyez, s'écrie-t-elle, voyez ma fille, ces religieuses qui se séparent de l'Ordre, et

elle m'en montrait un grand nombre (nos carmélites françaises?) rassemblées en un parloir

où elles s'entretenaient avec des personnes du dehors (Bérulle, Duval, Gallemant, le P.

Coton ?) ; c'étaient des séculiers, des ecclésiastiques et des religieux d'autres Ordres que

le nôtre. Les religieuses, tandis qu'elles leur parlaient, devenaient noires comme des

corbeaux. Et ceux du dehors avaient des cornes. Les religieuses avaient des becs, tout

ainsi que si t'eût été des corbeaux (1). Ajoutez à cela une autre raison, puérile pour nous,

mais qui pour des étrangers et surtout pour des espagnols, ne manquait pas de

vraisemblance. Je l'ai déjà remarqué, ils croyaient la France perdue, nos églises au pouvoir

des huguenots et nos prêtres, nos évêques même chancelant dans la foi, pour ne rien dire

de plus. S'ils n'étaient pas avec elles pour les accompagner jusqu'au martyre, pensaient

les carmes, que ne réservait-on pas à leurs filles spirituelles. Enfin ces graves espagnols

s'imaginaient volontiers que le beau zèle des français tomberait bientôt comme un feu de

paille. Le tenace Bérulle et les autres, comme nous verrons, firent assez pour les

détromper. « A la fin, raconte le secrétaire de Quintanadoine, M. Jean Navet, j'ouïs dire au

R. P. Joseph, provincial (1) Mémoire..., I, p. 189. 290 de la province de Castille : ahora veo

no es furia francesa : je vois maintenant que ce n'est pas là de la folie française (1). »Tout

faisait donc prévoir que les carmes opposeraient aux ambassadeurs de Mme Acarie une

résistance obstinée. Selon toute vraisemblance, laissés à eux-mêmes, et le bon et timide

Quintanadoine qui fut d'abord chargé de cette mission, et le volontaire et plus génial

Bérulle, qui lui succéda, auraient échoué. Par bonheur, ils avaient avec eux beaucoup

mieux que le Général des carmes, à savoir le Pape qui voulait résolument le succès de

l'entreprise. Indépendamment de la bulle de fondation, les ambassadeurs de Mme Acarie

étaient munis d'un bref pontifical, dit bref de jussion, qui mettait les carmes en demeure de

s'exécuter, sous peine d'encourir de graves censures. Nos français n'useront enfin de ce

bref qu'après avoir épuisé les autres moyens de vaincre une opposition habile et tenace. Le

Général cédera « malgré lui », comme il l'a écrit lui-même, mais il cédera.Il n'y a pas lieu

d'en dire ici plus long sur ces choses pénibles qu'il nous fallait sans doute connaître, mais

qui ne doivent pas nous distraire longtemps de nos contemplations pacifiques. Une

histoire, aux acteurs innombrables, n'est jamais bonne et sainte de tous points, mais, grâce

à Dieu, les épisodes ou sublimes, ou attachants ou simplement pittoresques, l'emportent

de beaucoup sur les autres dans l'histoire, dans le poème qui nous occupe. Pour que rien

désormais ne manque à notre plaisir, la belle aventure nous est contée par les acteurs

eux-mêmes, par Jean Navet, intendant de Quintanadoine, et mieux encore, par une femme

d'infiniment d'esprit, Mme Jourdain.Celle-ci, veuve d'un bourgeois de Paris, s'était retirée

du monde après la mort de son mari et se préparait, sous (1) Méritoire..., I, p. 714.  291 la

direction de Mme Acarie, à entrer au Carmel. L'introduire ici plus longuement serait inutile.

Elle se peint elle-même, sans le vouloir, dans les mémoires piquants et charmants que je

citerai.« Il y avait déjà six mois, écrit Boucher, qu'on travaillait à bâtir le premier couvent des

carmélites, et la bulle qui devait en autoriser la fondation, allait étre accordée à Rome.

Cependant on était encore éloigné d'obtenir en Espagne les religieuses qu'on demandait

pour commencer l'établissement. Depuis près d'un an, M. de Brétigny (c'est notre

Quintanadoine) écrivait des lettres... au Général de la congrégation espagnole des carmes

réformés... et jamais il n'en recevait que des réponses défavorables... Tel était l'état de la

négociation, lorsque M. de Brétigny partit pour traiter en personne avec les carmes

espagnols. Ce fut Mme Jourdain..., qui donna lieu à ce voyage. « Si l'on ne peut avoir des

carmélites d'Espagne, on sera forcé de se contenter des constitutions de l'Ordre pour

former les premiers sujets », lui dit un jour Mme Acarie, que les refus du Général espagnol

inquiétaient beaucoup. « Si vous n'avez pas des religieuses de l'Ordre, vous ne ferez rien

avec ces constitutions, répondit Mme Jourdain. » « Qui les ira chercher? » reprit la

bienheureuse. a Ce sera moi, » répliqua la jeune veuve. Ces paroles furent un trait de

lumière pour Mme Acarie... Il fut décidé sur-le-champ que M. de Brétigny irait en Espagne

chercher des carmélites, et qu'il emmènerait avec lui quelques dames françaises, afin

qu'elles accompagnassent les religieuses qu'on enverrait en France. »Adjoindre quelques

dames de qualité à Quintanadoine, remarquez en passant la parfaite convenance de cette

idée de femme. Un voyage est toujours une assez grave affaire pour des religieuses

cloîtrées. Dans la compagnie de personnes de leur sexe, les espagnoles trouveraient la

route moins dure. Quintanadoine n'avait pas pensé à cela lorsqu'il s'embarquait jadis pour

l'Espagne avec son valet de 292 chambre et un chapelain. Et puis, comme l'écrivait le P.

Jérôme Gratian, un des plus fidèles partisans du projet français, « ce sera un rare exemple

de vertu et d'édification que des dames de qualité et d'un pays si éloigné, viennent avec

tant d'empressement chercher dans un royaume étranger ce de quoi le monde aujourd'hui

fait si peu d'estime, et accréditera par deça la dévotion française » (1).« Mme Jourdain,

continue le biographe de Mme Acarie, qui avait offert d'aller en Espagne, fut choisie la

première pour y être envoyée. On choisit ensuite Mme du Pucheuil, parente de M. de

Brétigny (et mère d'une des futures carmélites) ; elle était espagnole d'origine et se

nommait de Quesada. On leur donna, pour les servir dans le voyage, une fille de la petite

congrégation de Sainte-Geneviève, nommée Rose Lesgue, laquelle, dans la suite, se fit

religieuse. M. Gauthier (conseiller d'État) fut aussi du voyage. Henri IV, à la prière de la

duchesse de Longueville, l'envoya demander en son nom des carmélites réformées... et à

cet effet il lui donna des lettres pour son ambassadeur à Madrid et pour Philippe III qui

régnait en Espagne.« Afin que le voyage fût secret, Mme Acarie fit changer de nom à tous

les voyageurs. Elle craignait que si les carmes d'Espagne venaient à être informés de ce

voyage, avant qu'on arrivât dans leur pays, ils n'en empêchassent le succès, en faisant de

nouvelles difficultés. M. de Brétigny prit les devants avec Navet, son domestique ; il devait

passer par la Normandie... ; les autres partirent par la route ordinaire, le 26 septembre

16o3, et ils sortirent de Paris si secrètement, que Mme Jourdain ne vit pas même ses

enfants (2). »Avant de partir, Quintanadoine avait écrit au Général des carmes cette

suprême prière :Je vous écris, en toute humilité et révérence, ce peu de (1) Mémoire..., I, p.

647.(2) Boucher, op. cit., pp. 249-252. 293 lignes que je vous supplie recevoir bénignement

pour l'amour de Notre-Seigneur. Souvenez-vous que l'intention et la fin que Dieu donna à

la sainte Mère Thérèse... lorsqu'elle commença ses premiers monastères, fut qu'ayant ouï

parler du grand nombre d'âmes qui se perdaient en France par l'hérésie, pour concourir,

en quelque façon, au remède d'un si grand mal, elle assembla ses filles, afin de

s'appliquer à l'oraison et pénitence, pour inspirer de Dieu des prédicateurs et défenseurs

de l'Eglise. Souvenez-vous aussi que Jésus-Christ a dit à la sainte Mère qu'elle fondât de

ses couvents autant qu'elle pourrait et n'en refusât aucun qu'on lui présentât.Je vous

supplie, mon révérend Père, de considérer ces deux points et vous rendre héritier et

successeur de cette sainte, et, avec son même esprit, procurer le remède à tant d'âmes qui

se perdent et fonder beaucoup de ces monastères esquels Dieu se délecte... Voyez la

bonté divine qui veut que le même pays, pour le bien duquel votre réforme est instituée,

vienne vous demander de vos religieuses pour y fonder des monastères... Vos entrailles

paternelles pourront-elles bien refuser de vos filles, pour peupler ce royaume, racheté du

sang du Fils de Dieu ?Vous tenez la place de Jésus-Christ en ce saint Ordre, vous êtes

successeur de sainte Thérèse fondatrice : faites ce que le même Seigneur et la sainte Mère

feraient à présent. Ecoutez l'humble supplication que nous vous faisons d'envoyer de vos

filles, et de vrais portraits de cette sainte Mère, qui plantent en ce royaume sa sainte règle

et façon de vivre. Vous jouirez, mon révérend Père, des fruits qui croîtront de ces plantes et

vous seront à jamais augmentation de gloire, et tant plus avec le temps ils croîtront, tant

plus aussi croîtra votre joie en l'éternité. De Valogne, le 3o septembre 16o3 (1).  On devait

prendre la mer à Nantes, mais, pendant six semaines, le vent fut tellement contraire, qu'on

ne put mettre à la voile. Il fallut camper tour à tour à Saints Nazaire ou au Pouliguen.

Quintanadoine qui avait l'habitude de ces monastères volants, installe ses compagnons

dans une mauvaise petite maison au bord de la mer, fixe un règlement, compose et

distribue ses papiers spirituels et (1) Mémoire..., I, pp. 652, 653. 294 préside aux exercices

communs. Première épreuve, bientôt suivie d'une seconde et plus lamentable. Ce laïque

prudent et avisé, ce conseiller d'État, cet ambassadeur de Henri IV, M. Gauthier enfin les

quitta. « Tous les soirs, après le souper, raconte Champagnot, le vénérable Jean

choisissait autant de noms de saints qu'ils étaient de personnes et les écrivait sur autant

de billets; il y ajoutait une vertu à pratiquer avec une oraison... pour demander le bon vent

et le succès de leur voyage. Ensuite il les leur distribuait, les faisant tirer au sort. En

approchant de Saint-Martin, il échut un de ces billets à M. Gauthier, où par vertu, il devait

garder le silence, qu'il voulut observer si exactement qu'il passa toute la journée (une

journée de novembre), sur un rocher, au milieu d'un champ où l'on pouvait aller lorsque la

mer s'était retirée. La fin du jour l'ayant fait sortir de cette solitude, il vint rejoindre la

compagnie et leur dit sans vouloir beaucoup s'expliquer qu'il avait des raisons pour s'en

retourner à Paris (1). » Nous ne saurons jamais ces raisons. Je dois ajouter que la peste

désolait la ville de Nantes et que le domestique de Gauthier était mort de ce fléau. « Fut-ce

la peine que lui causa cet accident, ou la conviction que M. de Brétigny, malgré ses

grandes vertus, ne réussirait jamais, abandonné à lui-même, dans cette si difficile

négociation ? (2) » Fut-ce une crise de dépression nerveuse, causée tout à la fois par le

voisinage de la peste, par ce long retard, et par les ennuis de cette discipline continuelle à

laquelle M. Gauthier n'était pas accoutumé? Ajoutez un soupçon de jalousie. Il a dit

quelque part, avec assez d'aigreur, que Jean de Quintanadoine, en sa qualité de prêtre «

prétendait la conduite des affaires, quoiqu'il n'eût charge que de faire les frais du voyage

(3). » De toutes façons, il nous parait misérable. Il reviendra bientôt avec Bérulle et

rendra (1) Champagnot, op. cit., p. 158. (2) Houssaye, I. p. 285. (3) Ib., I., p. 285. 295 de

bons services ; il traduira aussi, d'espagnol en français, d'excellents ouvrages, la Fleur des

Saints de Ribadeneira, la Vie de Balthazar Alvarèz du P. Dupont. On a peine toutefois à lui

pardonner sa défection ; on évoque sans amitié, sa piteuse silhouette juchée sur cet

humide rocher, ses jambes pendantes, ses yeux mornes et qui demandent aux vagues

inconstantes des conseils de lâcheté.« On mit à la voile le 10 novembre, et on débarqua

dix jours après, non sans avoir essuyé plusieurs tempêtes, à Laredo, village de la Biscaye.

Les inquisiteurs, selon la coutume, vinrent visiter les effets et les livres des voyageurs qu'ils

traitèrent avec déférence (1). » « Après s'être reposé pendant quelques jours, on monta

sur des mulets et on se mit en marche (par Burgos et Valladolid) ; on eut beaucoup de

peine à passer les montagnes et à franchir les précipices qui se trouvaient sur le chemin. »

— Au bord de ces abîmes béants, Mme Jourdain disait avec allégresse : « Je ne saurais

tomber qu'en Dieu ! » (2) — et l'on n'arriva que le 3o décembre à Valladolid. Mme Jourdain

et ses compagnes y demeurèrent jusqu'au temps où l'on quitta l'Espagne ; elles menaient

une vie retirée et n'allaient (guère) que chez les carmélites de la ville, à qui elles rendaient

de fréquentes visites, pour s'instruire des règles et des usages de l'Ordre (3). »Sur ce

séjour à Valladolid, nous avons quelques notes de Mme Jourdain que je trouve

singulièrement précieuses. Un jour, écrit-elle, étant allées entendre la messe au carmel,

les françaises « reçurent le Saint-Sacrement comme à l'ordinaire. La Mère prieure (Casilde

des Saints-Anges) les fit demeurer, laquelle les avait vues en oraison, et les désirant

connaître aussi à l'intérieur, leur dit : « Vraiment, mesdames, je vous porte grande envie.

Il (1) Mémoire..., I, p. 661.(2) Ib., I, p. 662.(3) Boucher, op. cit., p. 252. 296 me semble voir

le temps de la primitive Église en vous, et êtes tant en oraison et toujours à genoux!

Dites-moi, s'il vous plaît, quelle est votre oraison? » Et elle les entendit l'une après l'autre.

La dernière qui parla — c'est manifestement Mme Jourdain elle-même — lui répondit à

toutes demandes et à celles qu'elle ne trouvait pas à propos de dire, elle disait qu'elle ne

pouvait se bien expliquer, à cause de son ignorance de la langue espagnole. Elles

traitèrent assez longtemps des opérations que Dieu fait en l'Aine et des manières

d'oraison... La Mère... dit... « Vraiment, je loue Dieu de voir son esprit en tous lieux, et en

ces créatures, semblable à celui qu'il donne ici. Je crains bien une chose, qui est que notre

sainte Mère Thérèse ne transporte son esprit en la France (1).» C'était déjà fait. Mais en

vérité, la noble scène : l'Espagne, dans ce qu'elle a de plus exquis et de plus saint,

l'Espagne épiant, contemplant la France mystique et s'humiliant devant elle !A leur

manière, paisible mais très efficace, elles aidaient aussi les négociations diplomatiques de

Quintanadoine et de Bérulle. Philippe III résidait souvent à Valladolid. « En leur habit

français, assez regardées et admirées », Mme Jourdain et Mme du Pucheuil allaient « tous

les jours plusieurs heures chez les darnes de la Cour, pour traiter de leurs affaires, pour

gagner toujours du crédit, ce qu'elles avaient assez. Car toutes ces darnes les favorisaient

grandement et leur montraient beaucoup d'amitié, entendu le sujet même de leur venue

qui était une chose laquelle leur donnait grande dévotion, ce qui faisait que les Françaises

avaient facile entrée vers toutes... Même la reine leur portait affection et les aidait »

(2).Comme cependant les choses n'allaient pas vite, et que, selon le mot du premier

biographe de Bérulle, Habert de (1) Mémoire..., I, p. 67o. (2) Ib., I, pp. 698,

699 297 Cerisay, les « bons Pères carmes » continuaient à défendre « l'entrée et

l'approche » des carmels « avec des armes de feu », on résolut d'envoyer du renfort à

Quintanadoine, Bérulle partit donc de Paris le 9 février 16o4, en compagnie de M.

Gauthier, et aussitôt arrivé, il se mit à manoeuvrer par lui-même. Nous ne le suivrons pas

dans ce détail monotone et rebutant. On lui a beaucoup, et, à mon avis très injustement

reproché de n'avoir pas toujours suivi, dans ces longues négociations, les règles de la

simplicité évangélique. Mais, demandent les carmélites d'aujourd'hui, à qui nous devons

un ouvrage décisif sur tous ces problèmes, comment s'étonner « qu'il ait traité l'affaire en

diplomate ? N'était-il pas en droit de le faire vis-à-vis du Général qui manifestement agissait

de même» (1) ? Il tint bon avec une âpreté sainte et doucement têtue qui fit grande

impression sur les espagnols. La Mère Anne de Jésus disait de lui avec admiration : «Ce

petit don Pedre a plus de force et de vigueur qu'eux tous », — sans doute plus que les

carmes et que le débonnaire Quintanadoine. « — Notre sainte Mère, ajoutait-elle, l'aurait

bien aimé » (2). Quand le Général dut enfin capituler sur l'ensemble, il essaya de prendre

sa revanche sur le détail, de n'accorder que des carmélites de peu d'éminence et qui

n'avaient pas été formées par sainte Thérèse. Mais Bérulle avait fait son choix. « On

m'apprend ici à être opiniâtre, écrivait-il à Mme Acarie, je suis décidé à revenir en France

sans avoir de religieuses, plutôt que d'en avoir de médiocres (3). » Enfin le Nonce apporta

« le dernier remède » qui fut d'envoyer au Général des carmes, « par personne exprès,

excommunication majeure et déposition d'office, à faute de livrer à l'heure même au porteur

les obédiences », c'est-à-dire le congé en bonne et due forme des six carmélites (1)

Mémoire..., I, p. 732 cf. Houssaye, appendice pp. 541-547. (2) Mémoire.... I, p. 751.(3)

Boucher, op. cit., p. 238. 298 exigées par Bérulle (1). La bataille était gagnée. Elle avait

duré plus de six mois (décembre 16o3 — 12 août 16o4).« Le petit Don Pedre », guidé en

cela du reste par ses amis d'Espagne, avait bien choisi, moissonnant sans pitié, j'allais

presque dire, sans discrétion, les plus rares fleurs du mystique jardin que lui avaient ouvert

les ordres formels du Pape. « Si sainte Thérèse vivait encore, écrivait-il à Mme Acarie, elle

ne pourrait pas donner à la France de meilleures carmélites, à m oins qu'elle n'y vînt

elle-même. » La Mère Anne de Jésus, supérieure de la précieuse colonie, était regardée

par les contemporains comme un prodige de sainteté et de sagesse. Entrée chez les

carmélites en 157o, à l'âge de 25 ans, sainte Thérèse lui avait confié presque aussitôt les

plus hautes charges. Un « Provincial l'appelait la capitainesse des prieures après Thérèse

de Ahumada et la sainte ne faisait pas difficulté de dire : Anne a les oeuvres, et j'ai le bruit;

— ainsi dira plus tard Bossuet de lui-même et d'une autre carmélite, Mme de la Vallière —

j'ai jeté les fondements de l'édifice, mais elle l'a élevé et soutenu (2) ». Ma fille et ma

couronne, lui écrivait-elle un jour, je ne puis assez remercier Dieu de la grâce qu'il m'a faite

en vous appelant à notre Ordre ; car, de même que lorsqu'il tira les enfants d'Israël de la

captivité d'Egypte, il fit marcher devant eux une colonne qui durant la nuit les guidait et les

éclairait, et qui pendant le jour, les défendait contre le soleil, de même semble-t-il montrer

aujourd'hui la puissance de son bras à l'égard de notre Ordre; et c'est vous, ma très chère

fille, qui êtes cette colonne qui nous garde, qui nous éclaire et qui nous défend. Il paraît

bien que Dieu est dans votre âme, puisque vous mettez tant de grâce et de noblesse dans

ce que vous faites (3). Saint Jean de la Croix, l'appelait un séraphin. Dominique Barrès «

disait qu'Anne n'était pas inférieure à sa (1) Houssaye, I, p. 544.(2) Boucher, op. cit., pp.

26. seq. (note du P. Bouix). (3) Mémoire..., I, p. 32. 299 Mère, en dons surnaturels et

qu'elle la surpassait en qualités naturelles » (1). Bref, ils l'ont tous louée sans mesure.

Quoi d'étonnant que les carmes aient chèrement disputé à Bérulle sa proie

magnifique?Disons-le pourtant avec la liberté de l'historien et à la lumière des faits qui vont

suivre. Si la France a vu les extases d'Anne de Jésus, elle n'a pas vu en elle cette « grâce

» que lui reconnaissait sainte Thérèse, cet unique assemblage de « qualités naturelles »

qu'admirait Barrès. La perfection n'est pas de ce monde, mais souvent les imperfections

des saintes sont aimables. Celles d'Anne de Jésus ne le sont pas. Sa rigidité majestueuse,

glaciale, maussade parfois, ses préjugés d'espagnole, d'autres travers encore, ont fait

souffrir nos premières carmélites françaises, ont même failli compromettre l'oeuvre de Mme

Acarie. Il est vrai qu'elle n'était venue chez nous qu'à son automne, mais déjà, nous le

savons, son héroïque printemps n'avait pas. eu moins d'épines que de fleurs. Sainte

néanmoins et grande sainte, insigne gloire de notre Carmel.Après Anne de Jésus, Anne de

Saint-Barthélemy tient la première place dans cette histoire. Chétive paysanne, elle avait

été reçue en 1568 au monastère d'Avila, pour y remplir les humbles offices des soeurs du

voile blanc. Pendant de longues années et jusqu'à la mort de sainte Thérèse, « elle eut le

privilège de ne quitter la sainte ni jour ni nuit, de lui prodiguer ses soins, de lui préparer

ses aliments, de blanchir son linge, de la vêtir, car son bras trois fois cassé lui refusait tout

service, enfin de prendre soin de tout ce qui regardait sa personne » (2). « Le jour où elle

mourut, dit-elle dans son autobiographie, je la changeai de tout, linge, manches, toque,

vêtements; elle se regardait, toute contente de voir comment elle serait propre et, tournant

les yeux sur moi, elle me regarda (1) Boucher, op. cit., pp. 265, 266.(2) Autobiographie de

la V. M. Anne de Saint-Barthelémy (Bouix), p. VIII. 3oo en souriant, et me témoigna par

signes sa reconnaissance (1).» De celle qui a écrit ces lignes, comment parlerions-nous

sans tendresse ? Du reste, elle est à peine de la terre. Sa vie n'est qu'une longue suite de

visions et d'extases. Arrivée en France, on l'éleva à la même dignité que ses soeurs et on

lui donna le voile noir. Dieu aidant, elle fera chez nous de grandes choses. Elle n'avait

certes ni la haute intelligence, ni l'invincible caractère d'Anne de Jésus. « Timide et simple,

ignorante des affaires, facile à troubler et prompte à changer d'avis, sa nature aimante et

douce, que l'éducation n'a pas développée, sent vivement et s'exagère parfois les froideurs

dont elle croit être l'objet. » Ainsi la jugent nos carmélites d'aujourd'hui Mais quelles que

soient ses infirmités, ce que la France avait alors de plus rare s'est laissé conduire avec

joie par cette humble femme dont les yeux semblaient refléter encore la suprême extase de

sainte Thérèse. Les quatre autres — Eléonore de Saint-Bernard, Isabelle de Saint-Paul,

Isabelle des Anges et Béatrix de la Conception — moins éclatantes, mais non pas moins

lumineuses, paraissent tout à fait aimables. Elles ont plus de finesse et de jugement

qu'Anne de Saint-Barthélemy, plus de souplesse et d'humanité qu'Anne de Jésus. La plus

âgée de la précieuse troupe, Anne de Jésus avait alors cinquante-neuf ans, la plus jeune,

Eléonore de Saint-Bernard, vingt-sept ans.V. « Les vainqueurs ne remportent pas les

trophées de leur victoire et ne partagent pas avec tant d'allégresse les dépouilles des

vaincus, que notre troupe française recevait de contentement de ce qu'elle emportait les

trophées de tant de combats. Quelles plus riches dépouilles se pouvaient imaginer que de

voir tirer d'Espagne, sans toutefois en priver l'Espagne, l'esprit séraphique de la (1)

Autobiographie..., p. IX. (2) Mémoire..., I, p. 35. 301 sainte Mère Thérèse... », ainsi M. Navet

qui continue longtemps sur ce ton. « Que pouvons-nous dire, écrit de son côté Mm

Jourdain, et comment pouvons-nous expliquer la joie que sentirent tous nos voyageurs

français qui, après tant de peines et de travaux, tenaient enfin la pierre vive de l'édifice

qu'ils voulaient bâtir, toute taillée et préparée de la main du Très-Haut et de sa très chère

amie, la bienheureuse sainte Thérèse de Jésus (1). »De Valladolid que l'on quitta le z4

août 16o4, on se dirigea d'abord vers Salamanque, où l'on devait prendre la Mère Anne de

Jésus et deux autres Soeurs, puis sur Avila où résidait Anne de Saint-Barthélemy. Le

Général des carmes avait choisi ce dernier couvent pour dire adieu à ses filles. La scène

fut très émouvante. « Les religieuses montrèrent en répandant des larmes qu'elles

regrettaient beaucoup leur père spirituel. Quoiqu'elles s'empressassent d'aller en France,

pour y établir leur Ordre, elles n'en restaient pas moins attachées de coeur au

gouvernement des carmes espagnols. Le Général les remit entre les mains du Provincial

de Castille et d'un autre carme réformé qu'il avait chargés de les conduire à Paris. On partit

d'Avila le 29 août et l'on se rendit à Burgos pour y prendre... (celles des religieuses

choisies qui manquaient encore). Lorsqu'on y fut arrivé, le Provincial éleva une difficulté qui

pouvait retarder le départ pendant longtemps. Il exigea qu'on fournit une caution de deux

mille écus d'or, pour payer les frais du retour des carmélites espagnoles, si elles ne

restaient pas deux ans en France. M. de Brétigny, (qui avait épuisé son carnet de chèques

mais) qui avait du crédit à Burgos... fournit la caution qu'on exigeait (2). » (1) Mémoire..., I,,

p. 753.(2) Boucher, op. cit., pp. 262-279. Fâcheux épisode et de mauvais augure, ce

dernier essai d'atermoiement et les raisons qu'on lui donne. Par ces moyens et d'autres

analogues, on gravait, dans la pensée et le coeur des carmélites espagnoles, le désir,

l'espoir de revenir un jour ou dans leur pays ou, du moins, sous la juridiction des carmes.

Idée fixe qui ne quittera plus certaines d'entre elles et notamment Anne de Jésus. Aussi

verrons-nous que dès que l'occasion se présentera pour elles de se remettre sous l'autorité

des carmes, elles fuiront la France, à l'exception de la très généreuse et vaillante mère

Isabelle des Anges. « Notre Seigneur et la sainte Vierge, dira celle-ci, m'ont donné la

France pour partage et je ne la quitterai jamais. » (Boucher, op. cit., p. 284.) Il est vrai que

la fondation accomplie, on pouvait se résigner à voir partir les fondatrices. Sans elles, tout

se passera le mieux du monde, mais en partant, elles risquaient d'accréditer, dans

certaines têtes moins solides, cette idée tout à fait inexacte, que le Carmel français, dirigé

comme il l'était par des supérieurs étrangers aux carmes, n'était pas dans une situation

régulière, n'était pas le vrai Carmel. D'où naîtront bientôt de graves ennuis et des

désordres sans nom. 302 La Mère Anne de Saint-Barthélemy nous présente ainsi le

cortège et ses propres impressions de voyage. « Deux religieux de notre Ordre, grands

serviteurs de Dieu, deux prêtres français... (Bérulle et Quintanadoine), M. René Gauthier,

avec trois Français à cheval, nous accompagnèrent. Les trois dames françaises étaient

seules en un carrosse, et les six religieuses dans un autre. Nous nous réunissions dans les

hôtelleries. Les dames françaises nous enseignaient leur langue : il faut en convenir, nous

n'y fîmes pas de grands progrès. A peine pouvions-nous dire quelques phrases.

Notre-Seigneur voulut nous mortifier en ce point et je crois que ce fut meilleur pour nous.

Car nous ne nous sommes pas mal trouvées de parler peu : chaque nation a ses

coutumes. — (bizarres réflexions, soit dit en passant). Je laisse à considérer ce que durent

souffrir de pauvres femmes dans un si long voyage; qu'on juge surtout combien il en

coûtait à des religieuses, je ne dis pas de marcher souvent à pied, mais de se voir

exposées à la vue des gens, et d'être obligées d'accepter le secours du premier venu, pour

se tirer des endroits pendants en précipices ou de profonds bourbiers. Je ne puis penser à

tant de périls sans frissonner encore de crainte.« Mais je ne saurais donner d'assez justes

louanges aux Français, pour les soins qu'ils ne cessèrent de prendre de nous, et pour la

vertu qu'ils firent constamment paraître. Ils nous traitaient avec tant d'égards, leur conduite

était 303 si parfaite que... nous en étions toutes confuses. Dans tout ce long voyage, ils ne

firent pas entendre un mot messéant, ni aucune parole d'impatience ; ils ne se permirent

même pas aucun de ces mots plaisants par lesquels on cherche naturellement à faire

diversion des ennuis et des fatigues de la route (1). »Mais tant de sollicitude n'empêchait

point que les Mères « n'endurassent assez, d'autant qu'il était nécessaire qu'elles missent

pied à terre par la pluie et fanges, allant assez loin et n'étant chaussées que d'alpargates

ou souliers de cordes. Lors M. de Bérulle ne manquait, en sa charité ordinaire, d'aussitôt

mettre pied à terre pour les soulager et mener, (leur offrant le bras). Mais les bonnes Mères

s'en excusaient fort et le trouvaient étrange, à cause que c'était chose toute contraire à la

façon d'Espagne (2) ».Un des deux carmes du cortège était « d'un esprit assez rude et

contrariant. Cela, remarque Mme Jourdain, ne venait guère à propos pour l'humeur de la

France, mais Dieu y remédia... Il semblait que les bêtes même le contrariaient, d'autant

qu'il voulait faire que sa mule allât contre la portière du coche des Mères, afin de pouvoir

leur parler en particulier, lorsqu'il y apercevait M. de Bérulle, lequel souvent les côtoyait.

Mais sitôt que ce bon Père avait commencé son discours, les chevaux du coche se

mettaient à courir de toute leur puissance et le Père demeurait là. Cela se faisait si souvent

que ce bon Père s'en fâchait, et ne se faisait point ainsi, lorsque c'était M. de Bérulle. Cela

fut si apparent que les Françaises s'en aperçurent très bien, leur coche allant après celui

des Mères. Ce bon Père leur faisait faire souvent de bien petites journées. Quand il voyait

qu'il était un peu tard à la dînée, il ne voulait pas que l'on passât plus outre » (3). C'est

ainsi que toujours la niaiserie et la petitesse de (1) Autobiographie..., pp. 119-121. (2)

Mémoire..., I, p. 763. (3) Ib., I, p. 763. 3o4 l'homme jettent leur ombre ridicule sur l'oeuvre

de Dieu.« Enfin on arriva à une petite rivière — elle a un nom mais qui n'était pas encore

fameux — qui sépare l'Espagne de la France. On la passa dans des barques. En posant le

pied sur le sol de notre pays, la Mère Anne de Jésus s'écrie : Ahora io son madre : c'est

maintenant que je suis mère ». Elle est ainsi toute rayonnante, quand elle s'abandonne à

sa grâce. Mais, « comme il y à douze heures au jour », disent nos chroniques, le beau

rayon s'éclipse parfois. A peine débarqué, « le bon M. Gauthier... se met à genoux, élève

les mains au ciel, baise la terre de France et entame tout haut les paroles du prophète

royal : Laudate Doininum mites gentes... Laqueus contritus est et nos liberati sumus. » Les

deux carmes sans doute, auront fait semblant de ne pas comprendre cette allusion

biblique aux lacs rompus et aux colombes envolées.On pense bien que jusqu'ici les

miracles n'avaient pas manqué. Anne de Saint-Barthélemy gardait un cornet d'eau bénite,

pour exorciser les diables qu'elle voyait agriffés aux roues du carrosse. Nôs Françaises

avaient aussi leurs visions, mais plus charmantes : « Les saints voyageurs poursuivirent

leur route jusqu'à Saint-Jean-de-Luz, première bourgade française. On chercha une église

pour y entendre la messe ». En en sortant, Mme Jourdain, c'est elle qui le dit mais sans se

nommer, « sentit une suave et très douce odeur, et cela lui donnait un recueillement plus

qu'ordinaire. Elle dit aux Mères seulement l'odeur ». Une desquelles lui dit : c'est notre

sainte Mère, Thérèse de Jésus, qui marche avec nous à présent. Les religieuses « eurent

aussi part à ce dévot respir », qui « montrait, disaient-elles, que la sainte les recevait en

France (1) ». « Seulement l'odeur», cette exquise créature avoue le par. film, grâce légère

et qu'elle croit offerte à ses compagnes, mais elle cache l'extase. La France mystique, et

même la (1) Cf. Mémoire..., I, pp. 773, 774. 305 France simplement chrétienne est ainsi

faite. Elle garde son secret. Ainsi nous voit-on frivoles, sinon pervers. Éclate quelque jour

une guerre entre l'Allemagne et nous, l'Espagne catholique fera des voeux pour nos

ennemis.Bérulle et M. Gauthier avaient pris les devants, « afin de faire préparer le logis à

Bayonne et de prévenir le comte de Grammont, gouverneur de la province, de l'arrivée des

Mères. M. de Grammont les accueillit avec les plus grands égards, et, sur leur demande,

donna ordre qu'on laissât les portes ouvertes jusqu'à l'arrivée des voyageurs. Pendant ce

temps, ceux-ci poursuivaient leur chemin et, le soir étant venu, ils ne se trouvaient plus

qu'à un quart de lieue de la ville, lorsqu'un violent orage les surprit. Les cochers refusèrent

d'avancer. On dut se résoudre à demeurer ainsi jusqu'au jour. On détela les mules ; les

françaises allèrent retrouver les Mères dans leur coche afin de laisser le leur à ces

messieurs et ce fut de la sorte que s'écoula la première nuit que les Mères passèrent en

France. « Cette disgrâce venait assez bien un jour de jeûne, dit M. Navet, car si elle fût

tombée un autre jour, l'on eût fait un maigre souper de bonne fortune. » Mais (un des

carmes, ce P. Joseph dont Mme Jourdain avait suivi d'un oeil amusé les chevauchées

malheureuses) prenait la chose plus tragiquement. « Ce n'est pas là amener des

religieuses pour fonder, répétait-il indigné, mais pour être tuées. »« Dans la ville, M. de

Bérulle et M. Gauthier étaient agités des plus vives inquiétudes. Craignant que leurs

compagnons ne se fussent égarés... ils avaient fait allumer des feux sur les murailles, afin

de guider leur marche... Dès la pointe du jour, ils envoyèrent à la recherche des voyageurs

un homme qui les trouva bientôt et les amena heureusement jusqu'à Bayonne. C'était le 21

septembre, jour de saint Mathieu (1). » (1) Houssaye, I, pp. 352-354. 3o6 Quatre jours à

travers les Landes et souvent à pied. On avait savamment monté la tête de ces bonnes

Espagnoles, on leur avait donné de notre pays les idées les plus sinistres. Mais le martyre

ne les effrayait pas : elles s'étonnaient plutôt que l'heure d'offrir leur vie tardât si

longtemps. « Nos saintes religieuses, à dessein de confesser hautement Jésus-Christ et

s'attirer le bonheur inestimable du martyre... passaient leurs mains hors du coche, tenant

leurs crucifix et chapelets, pour les faire voir au peuple (1). » Parlant des villages qu'on

avait traversés de Bayonne à Paris, la très-grave Anne de Jésus ne dira-t-elle pas, dans

une lettre à ses soeurs d'Espagne : « Presque tous les habitants étaient hérétiques ; c'est

ce qu'on voyait bien du reste à leur visage, car ils avaient vraiment des figures de

condamnés ? » N'écrira-t-elle pas aussi que les évêques de France « ne sont pas tous

catholiques (2) » ?A Bordeaux, Bérulle les quitta pour aller prévenir le Roi. et préparer leur

entrée dans Paris où l'on arriva le 15 octobre. Soit dans une pensée de dévotion, soit que

le couvent du faubourg Saint-Jacques ne fût pas tout à fait prêt, on décida de pousser

jusqu'à Saint-Denis Passant donc « outre au travers de la ville de Paris, les coches étant

au Petit-Châtelet... se trouva là qui venaient au devant deux carrosses : l'un auquel étaient

Mlles les princesses de Longueville, les fondatrices de ce premier couvent ; et l'autre, Mme

Acarie et ses trois filles et demoiselles. S'y trouva aussi M. de Bérulle, bien en ordre, monté

à cheval lequel avait une housse si bien équipée qu'il semblait bien un grand prélat. Ils

tournèrent tous bride et venant avec les Mères tous jusque hors la porte Saint-Denis, un

peu loin, et puis s'arrêtant, mirent leur pied à terre, se saluant tous avec une joie et un

contentement indicibles» (3). Ladmsilique et son trésor émerveillèrent nos espagnoles. (1)

Mémoire..., I, p. 778.(2) Ib., II, pp. 19-22.(3) Ib., II, p. 2. 307 Ces saints lieux, écrit la Mère

Anne de Jésus, « sont si richement ornés que tout ce qui se voit à l'Escurial n'est qu'une

bagatelle, comparé au trésor de reliques qu'il y a ici. Le temple est si magnifique qu'il

rappelle celui de Salomon, car non seulement les murailles, mais même le sol sur lequel

on marche sont travaillés en or. Il y a jusqu'aux vases que la reine de Saba apporta à

Jérusalem. Tout cela est confié à un couvent de trois cents religieux bénédictins, ils ne

sont pas réformés, bien qu'ils soient occupés sans interruption à chanter au choeur (1) ».

Préparée au pire, en somme elle n'a trouvé qu'édification dans toutes les maisons

religieuses qu'elle a visitées pendant le voyage. La France n'était donc pas si gâtée.Le

lendemain, ce fut mieux encore. Marie de Beauvilier et ses bénédictines, parmi lesquelles

se trouvait la fille de Mme Jourdain, les reçurent à Montmartre. « Elles sont saintes, écrit

encore Anne de Jésus, car grâce aux livres de notre sainte Mère, elles se sont réformées, il

y a deux ans, en sorte qu'en bien des choses elles semblent déchaussées (2).»Plus tard,

et lorsqu'elle aura fait connaissance avec cette Babylone qu'on lui avait peinte si noire, elle

rira de Paris : Les rois de ce pays nous montrent beaucoup de bienveillance... et nous font

demander des prières parle P. Coton. Le Roi en a grand besoin, quoique l'on m'assure

qu'il est très catholique et que la nécessité qu'il en a n'est pas en matière de foi. Il y a fort

peu de celle-ci en quelques lieux de France ; mais ici, à Paris, qui est un véritable monde,

on voit de grands signes de religion ; la fréquentation des sacrements ressemble à celle de

la primitive Eglise ; aussi on s'étonne de ne pas nous voir communier davantage (3). (1)

Mémoire..., II, p. 21.(2) Ib., II, p. 21.(3) Ib., II, p. 24. 3o8 Enfin, le 17 octobre, les religieuses

espagnoles furent installées dans le prieuré de Notre-Dame-des-Champs. Avant la fin de

cette même année 1604, les sept premières carmélites françaises avaient pris l'habit.VI.

C'étaient : Andrée Levoix, femme de chambre de Mme Acarie, soeur converse, mais qui eut

le pas sur les autres et qui du reste mourut saintement au bout de peu de mois; Mlle

d’Hannivel (1579-1647), en religion, Marie de la Trinité; Mme Jourdain (1569-1628), en

religion, Louise de Jésus ; Mme de Fontaines-Maran (1578-1637), en religion, Madeleine de

Saint-Joseph ; Mlle Deschamps (?-1634), en religion, Aimée de Jésus ; Mme du Coudray,

fille du président Sevin (1571-1657), en religion, Marie de la Trinité ; et Charlotte de Harlay

de Sancy, marquise de Bréauté (1579-1652), en religion, Marie de Jésus : jeunes femmes

ou jeunes filles, de 33 à 23 ans, choisies, formées par Mme Acarie, et dignes d'une

louange immortelle. Dans leurs carmels d'Espagne, Anne de Jésus et les autres n'avaient

jamais rencontré ni plus de sainteté, ni plus de ces qualités humaines que sainte Thérèse

priaait si haut : le bon sens, l'esprit, la grâce.Après de longs mois passés dans la

congrégation de Sainte-Geneviève, elles n'étaient plus de simples novices. Il leur fallait

néanmoins se mettre docilement à l'école de ces espagnoles et se façonner sur elles à cet

ensemble de pratiques et de rites qui donnent à chaque Congrégation sa couleur

particulière. Apprentissage un peu mortifiant sur quelques points, mais en somme facile et

doux. Sans avoir quitté Paris, elles se trouvaient cloîtrées dans un monastère espagnol du

temps de sainte Thérèse. Les six carmélites qu'on était allé chercher si loin, continuaient

sous leurs yeux, et avec une vigilance renouvelée, cette même vie qu'elles vivaient hier

encore dans leurs maisons d'Avila ou de Salamanque, et qu'elles avaient mission

d'implanter chez nous. Ces mille détails qui effarouchent les profanes, cette routine sainte,

s'apprennent vite et se 309 transmettent de génération en génération, avec une facilité

extrême. Aujourd'hui encore nos carmels français observent, à peu près dans son intégrité

première, ce programme minutieux, ce « point d'exaction » que les Mères espagnoles

avaient apporté en France (1).Mais tout ceci n'était que la lettre, mesquine chose, quand

l'esprit ne l'anime point. « La perfection avec laquelle notre sainte Mère a fondé ses

maisons, écrivait un jour à Quintanadoine la Mère Casilde, prieure de Valladolid, ne peut

être écrite ni en pas une constitution, ni en pas un livre. Cela consiste beaucoup plus en ce

qu'elle a été gravée dans les coeurs de celles qui la virent travailler et traitèrent avec elle,

comme chose infuse de Dieu en leur âme, pour perpétuer cette manière d'agir si excellente

et si relevée, parce que le principal fond fut une intime et parfaite communication avec Dieu

et un grand dénûment de toutes choses créées, et c'est ce que je vous dis qui ne peut être

écrit dans les constitutions, et les nôtres sont fort courtes, consistant plus dans l'esprit que

dans les cérémonies (2). » Ce trésor d'impressions et de souvenirs, cette tradition vivante,

voilà surtout ce qu'on était allé demander aux carmels d'Espagne, et ce que nos françaises

devaient précieusement recueillir.Leur initiation fut menée de maîtresse main. La prieure,

Anne de Jésus « avait un génie supérieur » et elle était née pour gouverner. Foncièrement

bonne, nous assure-t-on, mais distante, froide, d'une fermeté à toute épreuve et d'une

alerte vigueur — ou rigueur — qui parfois dépassait la juste mesures. D'ailleurs immobile,

figée dans ses souvenirs et ses préjugés nationaux, incapable de rien trouver en France

qui la contentât pleinement. Ses lettres sur nous sont presque toujours chagrines : «

Envoyez-moi, (1) Cf. Régularités ou Point d'exaction tiré de celui que les Mères espagnoles

ont apporté en France, Agen, 1883.(2) Mémoire ..., I, pp. 642, 643.(3) Cf. Mémoire ..., II, pp.

12, 15. 310 demande-t-elle à ses soeurs d'Espagne, quelque image de la Nativité, car

celles que l'on fait ici ne me satisfont point , ou encore, « quelques parfums pour notre

église, car il n'y en a point ici et ceux que j'ai apportés d'Espagne touchent à leur fin (1) ».

Quant à ses filles françaises, elle les trouvait « polies, mais elle était persuadée qu'elles

étaient naturellement moins dures sur elles-mêmes que les espagnoles (2) ».Nous avons

d'elle, néanmoins, sur la grande œuvre qui s'achevait alors, et qui devait avoir de telles

conséquences dans l'histoire du mysticisme français, une lettre fort précieuse. Dès le

moment de leur prise d'habit, dit-elle de nos françaises, leur esprit se trouve comme

renouvelé en une manière d'oraison différente. J'ai soin qu'elles considèrent et imitent

Notre-Seigneur Jésus-Christ, car ici on se souvient peu de lui. Tout se passe en une simple

vue de Dieu : je ne sais comment cela se peut faire. Depuis le séjour du glorieux saint

Denis, qui écrivit la théologie mystique, tout le monde a continué de s'appliquer à Dieu par

suspension, plutôt que par imitation. C'est là une étrange manière de procéder ; en vérité,

je ne l'entends point, non plus que leur façon de parler ; on ne peut pas même la lire

(3). Elle suit sa pente ordinaire ; elle exagère, elle tire des quelques observations qu'elle a

pu faire pendant peu de mois, des conclusions beaucoup trop générales. Pour se vouer à

la contemplation et à l'imitation du Christ, ni la France catholique du passé, ni les disciples

de Mme Acarie et de Bérulle, n'avaient attendu les leçons de la Mère Anne de Jésus. Au

demeurant, quelle clairvoyance géniale, et chez une femme, qui ne sachant pas notre

langue, devine, plutôt qu'elle n'entend, les confidences reçues! Comme elle a saisi ce

danger quiétiste qu'a souvent fait courir à la (1) Mémoire..., II, p. 25.(2) Ib., II, p. 15.(3) Ib.,

II, p. 23. 311 spiritualité française, et plus encore à la germanique et à la flamande, une

dévotion trop littérale aux écrits du pseudo-Denis. Elle oppose la mystique latine et

thérésienne, la nécessité des actes et d'un retour constant au Verbe Incarné, elle l'appose,

dis-je, à ce mysticisme, plus ou moins mêlé d'éléments néo-platoniciens, qu'à la vérité de

grands saints ont laborieusement et subtilement rendu orthodoxe, mais qui garde,

néanmoins, sous l'obscurité redoutable de ses formules, je ne sais quels ferments de

panthéisme et d'indifférence morale. Nous reviendrons à cette question dans notre

quatrième volume, lorsque nous essaierons d'expliquer la réaction antimystique qui domine

la seconde moitié du XVIIe siècle, et qui, foncièrement injuste et plus encore funeste, n'en

était pas moins justifiée en quelque façon par d'indéniables excès. Pour l'instant qu'il nous

suffise de remarquer l'extrême vigilance déployée par Anne de Jésus, dès l'aube du

splendide mouvement que nous racontons . Admirons aussi la jeune souplesse de nos

Françaises. De l'aveu du juge le plus compétent et le plus sévère, elles ont recueilli et se

sont assimilé dans sa pureté originelle, la tradition thérésienne. Au bout de quelques mois,

les voici toutes carmélites. « Leur esprit se trouve comme renouvelé en une manière

d'oraison toute différente. » Encore un coup, elles avaient moins à faire pour cela que ne

l'a cru l'ardente Espagnole. Quoi qu'il en soit, elles ont bientôt reçu la touche suprême qui

manquait encore à leur formation. Filles d'oraison, elles se meuvent dans le jardin

mystique avec une aisance et une sûreté merveilleuse, mûres déjà pour la propagande

qu'attend d'elles notre pays.Dès 16o5, moins d'un an après la première fondation, elles

essaiment : c'est le carmel de Pontoise, et bientôt celui de Dijon. Puis Amiens (16o6) ;

Tours (16o8) ; Rouen (1609) ; Bordeaux et Châlons (161o) ; Besançon (1614) ; Dieppe

(1615). En 1644, à la mort d'Isabelle des Anges — la dernière Espagnole restée en France

-- le Carmel français 312 ne comptera pas moins de 55 monastères. De chacune de ces

créations on pourrait suivre le rayonnement. C'est ainsi, par exemple, que la Mère

Elizabeth de Quatre-barbes ira du carmel de Tours à Beaune, « conduire dans les voies de

la sainteté » Marguerite du Saint-Sacrement, laquelle doit un jour diriger une foule de

grands spirituels, et notamment M. de Renty ; c'est ainsi encore que le sublime P. Surin se

rattache au carmel de Bordeaux, fondé par Isabelle des Anges. « A peine âgé de dix ans...

il venait souvent visiter les carmélites... C'est dans leur église qu'il reçut, à plusieurs

reprises, des grâces singulières qui eurent sur toute sa vie une influence décisive. La Mère

Isabelle se plaisait à l'initier à la vie intérieure et à lui enseigner le saint exercice de

l'oraison(1). » Je serais infini sur ce chapitre, mais une fondation nous intéresse entre

toutes les autres, celle du carmel de Dijon.Poussée, dirait-on, par une inspiration

prophétique, Anne de Jésus avait énergiquement voulu cette fondation qui effrayait un peu

Bérulle et les autres : elle-même, elle en accepta la charge, laissant pour cela le carmel de

Paris, et prenant avec elle deux autres Espagnoles, Isabelle des Anges, Marie de la

Conception, et quelques françaises parmi lesquelles Marie de la Trinité (d'Hannivel).

Quintanadoine et M. Gallemant accompagnèrent l'expédition. On se détourna un peu du

chemin pour aller prier sur les ruines de Clairvaux. On était arrivé dans les derniers jours

de septembre et, dès la fin d'octobre, on donnait l'habit à trois bourguignonnes. « Cette

cérémonie, disent nos chroniques, causa tant d'allégresse aux Mères espagnoles que ne

pouvant contenir la joie toute sainte qui les transportait, elles l'exprimèrent par des

cantiques figurés, accompagnés par une déclamation espagnole qui y donnait beaucoup

de grâce. Mais le caractère français n'est pas digne de les comprendre — eh ! (1) Mémoire

..., I, p. 144. 313 pourquoi donc ? — et notre langue ne peut en rendre l'énergie. » La

poésie commençait par ces mots : Voici venir trois cigales Touchées du grand Dieu

d'amour. Le refrain était moins rare : Qui va chercher la perfection La trouvera aux filles de

Dijon (1). Loin de Bérulle qui l'intimidait peut-être un peu, Anne de Jésus s'épanouissait,

dans ce milieu plus intime. Elle semble avoir beaucoup aimé cette maison de Dijon. Elle

avait du reste auprès d'elle, une exquise française, la soeur Thérèse de Jésus, qui, pour lui

plaire, avait appris l'espagnol. Un jour, en récréation, la soeur Thérèse « chanta... de sa

voix angélique, des couplets dont voici le refrain : O anges glorieuxVenez quérir mon âme,

emportez-la aux cieux. « Ces paroles firent une telle impression sur la Mère Anne de Jésus

qu'elle mena toutes ses filles devant le Saint-Sacrement, où, transportée, comme David

devant l'Arche, on vit cette vénérable Mère, plus semblable à un séraphin qu'à une

créature mortelle, former certains tours dans le choeur, chantant et frappant des mains

selon les manières des espagnoles, mais avec tant de majesté, de douceur et de gravité

que, saisi d'un saint respect, on se sentait intérieurement touché et élevé à Dieu. Nos

Françaises, peu accoutumées à ces pieuses démonstrations, n'en furent pas moins

édifiées que les autres (2). »Mais la grande gloire du carmel de Dijon est d'avoir révélé la

baronne de Chantal à elle-même, et par là, comme nous le dirons en son lieu, d'avoir

achevé l'initiation (1) Mémoire, II, pp. 73, 74.(2) Ibid., II, p. 75. Je ne connais pas l'autre

nom de S. Thérèse de Jésus. 314 mystique de François de Sales. La jeune veuve encore

hésitante sur les voies intérieures où Dieu l'appelait, viendra souvent dans ce parloir du

carmel, elle écoutera la Mère Anne de Jésus, elle se liera d'une chère amitié avec la Mère

Marie de la Trinité. Longtemps après, dans un voyage que la fondatrice des visitandines fit

à Troyes, a M. Duval lui permit d'entrer chez les carmélites ; et pour laisser à la Mère Marie

de la Trinité (alors prieure de cette maison) un gage de son amitié, elle lui fit présent d'une

image que saint François de Sales lui avait dédiée à sa fête et qui représentait l'enfant

Jésus dans unes rose. La sainte avait collé derrière cette image les deux vers suivants que

le saint évêque lui avait envoyés en même temps : Ma mère, en cette rose Notre vie est

enclose. En faisant ce présent à son amie, elle lui dit : je vous donne ce que j’aime le

mieux, parce que vous êtes la Mère que je chéris le plus (1) ».VII. Depuis le plein succès

de l'oeuvre à laquelle il a consacré sa vie, c'est à peine si nous avons nommé Jean de

Quintanadoine. Mais quoi, avons-nous fait beaucoup plus de place aux trois autres, aux

supérieurs canoniques des carmélites françaises, à Bérulle, à Gallemant, à Duval? Silence

délibérément voulu et qui s'imposait à nous, non seulement parce que nous ne devions

prendre que la fleur d'un sujet si vaste, mais pour des raisons plus impérieuses.

Redisons-le nettement : qu'il soit gouverné par des Pères carmes, par des prêtres

séculiers, ou par des évêques, le Carmel reste le Carmel : il a sa vie propre et

indépendante que les supérieurs peuvent sans doute ou seconder ou contrarier plus ou

moins, mais qu'une autorité extérieure ne modifierait pas d'une (1) Boucher, op. cit., p. 381

(Note du P. Bouix). 315 manière appréciable. Là me paraît être, la lâcheuse erreur de

l'insigne historien du cardinal de Bérulle. Il prête à son héros le premier râle dans une

affaire ,où Bérulle a sans doute rendu les plus grands services, mais en sous-ordre, si l'on

peut ainsi parler. « Appelé aux conférences préliminaires des chartreux (où fut décidée la

fonda.. Lion de notre Carmel)... sa voix se confond avec celle des saints personnages qui,

à l'unanimité, décident de faire la fondation, selon les constitutions et l'esprit primitifs et

avec l'approbation expresse du Saint-Siège. Il est choisi par la bienheureuse (Mme Acarie)

pour diriger la conscience des saintes prétendantes réunies par elle... il s'occupe des

négociations à Rome, non pas seul, mais avec Mme Acarie et M. de Brétigny, et cela selon

les dispositions prises aux chartreux... En Espagne, s'il concerte ses plans presque seul, si

même il ne communique : ses desseins qu'à un petit nombre, il s'en ouvre pleinement à

Mme Acarie. Il ne cède point sur le choix des religieuses, mais en cela il accomplit une

commission dont il est expressément chargé, celle de ramener des carmélites du temps de

la sainte Mère, et il obéit moins encore à ses propres lumières qu'aux recommandations

instantes de la Bienheureuse et aux avis des plus célèbres docteurs... Enfin, il termine

l'affaire par un bref de jussion, comme on avait, d'Espagne même, conseillé de le faire,

alors que M. de Brétigny seul s'occupait des négociations...L'histoire nous apprend bien ce

que M. de Bérulle a fait pour fonder en France le Carmel primitif ; nous cherchons

vainement ce qu'il a fait pour y fonder un Carmel (bérullien ou) national » comme l'a voulu

M. Houssaye (1).Le Carmel fondé, Bérulle n'est pas seul à le gouverner. Il est plus en vue

que Gallemant et que Duval; il s'occupe du Carmel parisien qui attire davantage l'attention,

mais ses deux collègues n'ont pas moins d'autorité que lui sur (1) Mémoire..., I, pp. 705,

7o6. 316 l'oeuvre naissante. A l'occasion, ils ne craignent pas de casser purement et

simplement telle décision de Bérulle. D'ailleurs et dans l'en semble, très unis tousles trois,

comme il convenait. Ils gouvernent donc : aucune fondation nouvelle ne se fait sans leur

avis et sans qu'ils désignent eux-mêmes les fondatrices ; ils règlent aussi quelques menus

points de discipline. Confesseurs ou directeurs, ils surveillent et facilitent les progrès du

travail divin dans ces âmes qui s'ouvrent à eux. Là s'arrête leur action. Au demeurant, et

dans cet échange d'influences qui a dû nécessairement se faire entre les supérieurs du

Carme et les carmélites, on peut affirmer, je crois, que ces dernières ont beaucoup moins

reçu qu'elles n'ont donné. Les carmélites sont à l'école de sainte Thérèse et de la grâce,

Gallemant, Duval et, jusqu'à un certain point, Bérulle lui-même, à l'école des carmélites.Ils

l'entendaient bien de la sorte. Nous avons défini plus haut l'attitude du Dr Duval en face de

Mme Acarie. Les nouvelles carmélites, confiées à ses soins, le plongeaient dans le

ravissement. « Sans faire tort aux autres religieuses », il mettait celles-ci au-dessus de tout,

lorsqu'il pouvait parler librement. « Quelques-unes, disait-il, reluisent de miracles... de

sorte qu'encore que Dieu départe toujours ses grâces aux bonnes religions, néanmoins il

les fait pleuvoir comme à seaux, quand elles sont en leur orient... C'est pourquoi il faut

faire grand état de l'esprit primitif des Ordres, et le conserver soigneusement, car où il est,

il opère choses grandes (1). » Gallemant, plus mystique et qui me semble avoir eu plus

simplement et purement que les deux autres l'esprit du Carmel, Gallemant pensait de

même. Pour mieux diriger ces extatiques, il avait reçu quelque chose de leur grâce. « C'est

lorsque Dieu lui donna sur elles l'autorité de supérieur, qu'il fut introduit dans cet état

d'oraison où l'on reçoit passivement (1) Mémoire..., II, pp. 607-619. 317 les impressions de

la divinité, ce qui le rendit... apte à comprendre et à guider les âmes appelées à atteindre

les sommets de la vie spirituelle (1). » Loin de les amener à lui, il fut élevé jusqu'à elles.

Bérulle paraît plus indépendant, moins détaché de ses conceptions propres. Il fait plus

figure de maître. Il est dirigé néanmoins autant qu'il dirige. Les visions de la Mère Anne de

Saint-Barthélemy l'émeuvent profondément. Très soumises et très aimantes, Madeleine de

Saint-Joseph, Catherine de Jésus, Marguerite du Saint-Sacrement exercent sur lui une

influence profonde. J'en pourrais dire autant des supérieurs qui succéderont au triumvirat,

du P. Gibieuf par exemple. Certes, l'Oratoire a une mystique particulière, qui n'est pas

celle de sainte Thérèse et dont nous dirons plus tard la sublimité. Mais dans le

développement de cette mystique elle-même, on reconnaîtrait sans peine l'action du

Carmel.Aussi prompt à se replonger dans son néant qu'à s'offrir à tous les dévouements

qu'on accepterait de lui, notre Quintanadoine restera jusqu'à la fin l'humble esclave du

Carmel. En 16o5, au moment de la fondation de Dijon, avait commencé pour lui une

période d'épreuves. Pendant le voyage, nous dit-on, il fut une fois « tellement tourmenté

par les esprits de ténèbres que M. Gallemant, qui couchait dans la même chambre que lui,

se leva au matin pour le recommander aux prières des religieuses, leur disant qu'il semblait

que tout l'enfer se fût mis en furie contre lui... Peu de temps après, un homme envoyé

exprès de Rouen, vint à lui, pour lui annoncer une perte notable des biens de sa maison,

ce qui l'obligea de partir en diligence, pour y apporter quelque ordre... Les peines

intérieures augmentèrent pour lors à un tel point qu'il se crut être entièrement abandonné

de Dieu. Il fallut en ce temps-là, que M. Mass, curé de sa paroisse, lui servît la messe. (1)

Mémoire…, p. 606.  318 pour le résoudre aux peines qui lui survenaient... Hors de l'autel, il

se jetait toutes les heures plusieurs fois à genoux et s'écriait : Deus, Deus meus, Deus,

Deus meus, ut quid dereliquisti me? » En février 16o6, il écrivait à une carmélite d'Espagne

: « J'ai quasi entièrement perdu les dons intérieurs et (suis) par mes péchés, devenu tout

terre et ne sais comme je me puis souffrir; il ne me reste qu'un filet d'espérance en la

bonté de Dieu (1) ». Une nouvelle mission pourtant l'attendait, presque aussi importante,

mais à certains égards, moins aimable que la première. Ces carmélites-espagnoles qu'il

avait en quelque façon, données à h France, il allait maintenant, et dans toute l'innocence

de son âme, nous les enlever.En i606, l'Infante Isabelle, gouvernante des Pays-Bas,

désireuse d'établir à Bruxelles un couvent de carmélites, avait fait écrire, pour cette fin, à

Quintanadoine qui se chargea volontiers de la nouvelle négociation. La princesse désirait

vivement que la Mère Anne de Jésus fût la première prieure du monastère qu'elle allait

établir. Ni Bérulle, ni les autres supérieurs ne firent à ce projet qu'une opposition de pure

forme. Ils donnèrent à la Mère Anne toute permission de prendre avec elle les religieuses

qu'elle jugerait propres à la seconder, et à Quintanadoine les pouvoirs nécessaires pour

procéder à la fondation. Assurément l'entreprise était de conséquence. Après Bruxelles, le

Carmel se propagerait bientôt dans les autres villes des Flandres, vaste perspective qui ne

pouvait laisser froids les dévots de sainte Thérèse. On ne peut néanmoins s'empêcher de

trouver assez étrange l'extrême facilité avec laquelle la France se résignait à voir partir

aussi vite cette même Anne de Jésus que, deux ans auparavant, on désirait avec tant

d'ardeur et qu'on avait eu tant de peine à obtenir. Aussi bien, plusieurs de ses soeurs

l'accompagnaient-elles et l'on pouvait aisément prévoir que la plupart (1) Mémoire..., II, p.

65. 319 des autres ne tarderaient pas à la suivre, ce qui arriva en effet. Une seule devait

nous rester. On jugeait apparemment qu'elles avaient fait leur oeuvre chez nous et que,

présentes on absentes, la flamme allumée par elles ne s éteindrait plus. Quant aux Mères

elles-mêmes, on devine les raisons d'une décision aussi prompte. La Flandre étant

soumise à l'Espagne et ayant accueilli les carmes déchaussés, elles reviendraient là-bas

sous la juridiction et la direction de leurs Pères. Et puis, aller à Bruxelles, c'était déjà, pour

elles, prendre le chemin du retour. Elles voulaient mourir dans leur pays. Touchant désir

qui ne les avait jamais quittées et qui ne se réalisera que pour une seule d'entre elles, la

Mère Béatrix de Jésus (1).Ce mélancolique dénouement, Mme Acarie l'avait pressenti. Au

jour de l'inauguration du premier carmel parisien, seule, nous raconte son biographe, elle «

ne participait point à la joie publique... (ou du moins) ne pouvait s'empêcher d'éprouver

une certaine tristesse. Notre-Seigneur lui faisait connaître alors, ainsi qu'elle l'a dit depuis à

la marquise de Bréauté, que les carmélites espagnoles, qu'on était allé chercher si loin, et

avec tant de peines et de dépenses, commenceraient l'édifice du Carmel français, sans

l'achever. En effet, quatre d'entre elles quittèrent ta France, dans l'espace de trois ans, et

après l'année 1611, il n'y resta plus que la Mère Isabelle des Anges.«Ainsi, l'on peut dire

avec vérité que les carmélites espagnoles, après avoir donné la naissance à leur. Ordre en

France, le laissèrent au berceau et que les carmélites françaises lui donnèrent

l'accroissement de la jeunesse et la consistance de l'âge mûr, en fondant la plupart des

maisons qui en dépendent (1). » (1) La plupart cependant n'abandonnèrent la France que

malgré elles, Béatrix de Jésus entre autres. Mais, d'un côté on avait décidé pour elles et de

l'autre , elles ne voulaient pas se séparer des deux grandes prieures, Anne de Jésus et

Anne de Saint-Barthélemy, très impatientes, l'une et l'autre, de revenir sous la juridiction

des Carmes.(2) Boucher, op, cit., pp. 294, 295. 320  Quoi qu'il en soit, la responsabilité de

ces décisions mémorables ne pèse aucunement sur les faibles épaules de Quintanadoine.

Bien qu'on l'eût nommé supérieur des fondations qui allaient se faire en Flandre, il reste

presque uniquement le courrier, l'homme à tout faire, ou encore, comme le dira bientôt

quelqu'un qui s'y connaissait, le « portefaix » du Carmel.Il partit de France pour la

Belgique, avec Anne de Jésus, en décembre 16o6; plein de bonne volonté, mais assez

empêché parmi les difficultés matérielles ou canoniques que soulève l'installation d'un

monastère. Plus encore que ses maladresses, son calme agaçait fort la vive espagnole. Oh

! si vous pouviez voir, écrivait-elle de Bruxelles, ce que me fait endurer la sérénité du

seigneur Don Juan. Lorsque je lui dis la peine que j'éprouve... il me répond : « Ne parlez

pas ainsi ma mère, c'est ici que nous mourrons ». Et il ne fait rien autre chose que l'office

de portefaix (1). Il faisait très froid, cet hiver-là et la vénérable Mère prétend qu'elle « enlève

de sa plume les glaçons qui s'y forment ». C'est encore la faute de Quintanadoine. Quant

à notre Don Juan, il se réjouit de tout... je lui ai dit aujourd'hui qu'il n'avait pas un coeur de

père. Il se baigne dans de l'eau de rose quand il nous voit souffrir. Navet (le secrétaire) et

lui sont fort bien accommodés chez les ecclésiastiques qui m'ont demandé à les recevoir.

Vous ne pouvez vous imaginer le froid qu'il faits. A la bonne heure ! Nous ne nous

plaindrons plus qu'elle manque d'humanité. Elle s'amuse, il faut bien le croire, mais enfin,

dans une autre expédition, quand il s'agira de procurer un logement à Quintanadoine, «

voulant sans doute, disent nos chroniques, lui donner quelque expérience, elle ajoutera

agréablement : « Ne vous en occupez (1) Mémoire, II, p. 342. (2) Ib., II, p. 314. 321 pas

d'avance : laissons-le souffrir quelque incommodité (1) ».Ces quelques traits achèvent de

nous peindre le seigneur Don Juan Après Bruxelles, Louvain, Mons et Anvers, il revient en

France et réalise un de ses voeux les plus anciens en donnant un carmel à sa chère ville

de Rouen. Puis on le vit, et toujours pour la même mission, en Franche-Comté, puis à

Beaune. Les hommes lents et pacifiques ont du temps pour tout. Au milieu de tant

d'aventures, il gardait une correspondance régulière avec le roi, la reine, les princesses et

les missionnaires du Congo. Il espérait toujours établir une maison de carmélites dans ce

beau pays. « Hâtez-vous, lui écrivait-on de là-bas, hâtez-vous de blanchir ces négresses

pour qui notre doux Jésus a donné sa vie (2) » Avec les carmélites, on enverrait d'autres

apôtres, des carmes et des jésuites. Les négociations préliminaires n'aboutissant pas, il

s'embarque pour Rome en 1612 et remet aux mains de Paul V la plus émouvante

supplique. Ces pauvres peuples, dit-il, demandent le pain de la parole évangélique et il ne

se trouve personne qui le leur rompe. J'avoue, Très Saint Père, que je n'ai pas les talents

nécessaires à ces grandes fonctions, mais Dieu me donne encore dans mon âge avancé —

56 ans — le désir et la volonté de conduire et de servir les ministres zélés que vous y

enverrez et d'être auprès d'eux jusqu'à la mort. Je promets à Votre Sainteté de consacrer à

la bonne oeuvre quinze cents écus d'or pour le voyage et de fonder à Lisbonne une rente

de cent écus pour faire toucher aux missionnaires chaque année dans leurs nécessités.

C'est ce que j'ose offrir à Votre Sainteté avec tout ce que je possède au mondes. A Rome,

« s'il mangeait, il fallait l'entretenir des nègres, s'il était triste, la mémoire du voyage du

Congo le réjouissait. (1) Mémoire..., II, p. 3,4.(2) Champagnot, op. cit., p. aog.(3) Beauvais,

pp. 3o9, 31o. — Le texte est certainement retouché. 322 « O que je serais heureux,

disait-il, si Dieu me faisait la grâce d'y mourir tenant entre mes bras un petit nègre converti

à la foi (1). »L'Espagne ne voulut pas. Quintanadoine vint alors se fixer dans sa ville natale

qu'il ne devait presque plus quitter, et où il visitait et exhortait chaque jour ses carmélites.

Peu de jours avant sa mort, il se fit porter chez elles une dernière fois, il y dit la messe,

assisté de deux ecclésiastiques qui le soutenaient, et « après avoir parlé à toutes les

religieuses assemblées à la grille du choeur... à l'exemple des anciens patriarches, il leur

donna en commun sa bénédiction et il se recommanda à leurs prières ». Il mourut le 8

juillet 1634, âgé de 78 ans. On donna son coeur aux carmélites de Beaune. Son corps fut

enseveli devant le grand autel du carmel de Rouen, et l'on plaça, sur la grille du choeur,

deux grandes pierres de marbre noir sur lesquelles était gravée cette épitaphe : A Dieu soit

l'honneur et la gloire et à la mémoire de vénérable et noble Jean de Quintanadoine, prêtre,

premier fondateur de ce monastère, seigneur de Brétigny, de Saint-Denis de Bost-Guérard

et de Saint-Léonard, le premier qui ayant traduit, d'espagnol en français, les livres de

sainte Thérèse, procura que son Ordre des religieuses carmélites déchaussées fût établi

en France, Bourgogne et Flandre. Alphonse de Quintanadoine, sieur de Brétigny, son frère

et son héritier, a fait faire cette épitaphe avec le tombeau l'an 1634 (2). (1) Champagnot,

op. cit., p. 219.(2) Voici comment le P. de Beauvais parle de cette épitaphe : « Elle subsiste

encore aujourd'hui, mais dans un langage trop suranné pour avoir place ici », op. cit., p.

331. C'est à n'en pas croire ses yeux. § 3. — Madeleine de Saint-Joseph et les deux

carmels de Paris.  I. Rencontre de Bérulle et de Mue de Fontaines-Maran. — L'entretien de

sept heures. — Madeleine de Saint-Joseph et les destinées du Carmel français. — Les

reines et leur suite. — L'apostolat des carmélites. —. Séduction particulière du Carmel. —

Richelieu et le siège de la Rochelle.II. « La vie de Sœur Catherine de Jésus ». — Mérites

singuliers de ce livre. — « Le grand des grands », et l'apothéose de la « petitesse ». —

Vocation de Catherine de Jésus. — Etapes de son ascension mystique. — Dépossession

de soi-même. — Les tentations. — Suprême décence. — Correspondance de Catherine de

Jésus avec Bérulle.III. Originalité de Marguerite Acarie. — Aucune auréole. — « Une

manière d'agir extrêmement libre ». — La carmélite idéale. — L'hôtel Acarie. — Sainteté

précoce. — Indépendance. — Marguerite, Quintanadoine et Bérulle. — « Simplifiez votre

esprit.  » — Le Maître intérieur et les directeurs. — La mort de Bérulle. — Les écrits de

Marguerite du Saint-Sacrement. — « Ne vous redressez point tant.  » — Encore le siège de

la Rochelle. — Illusion probable de Bérulle. — Lettres de Marguerite pendant le siège. —

Philippe-Emmanuel de Gondi. — Prophéties. — Male de Chantal au parloir de la rue

Chapon. — Congé donné aux deux reines. — Les coliques du Miserere. — « Sans mines,

sans façons, sans grimaces. » — Les primaires de la mystique et le charme du

Carmel.  Étant venu à Tours, pendant le carême de 1603, pour y traiter avec les

bénédictins de Marmoutiers, de qui dépendait le prieuré de Notre-Dame-des-Champs,

désiré pour le futur carmel, M. de Bérulle fit une rencontre qui ne devait pas avoir de moins

splendides conséquences que la fameuse rencontre de l'année suivante, 16o4, entre

François de Sales et la baronne de Chantal. Aux environs de Tours vivait alors « un grand

homme de bien. Antoine du Bois, seigneur de Fontaines (du Plessis-Barbe, de Maran en

Touraine, et d'autres lieux) avait été autrefois ambassadeur en Flandre ; mais, depuis bien

des années déjà, d'accord avec sa femme Marie Prudhomme, soeur de 324 la chancelière

de Sillery, il avait renoncé à la politique La charge de secrétaire d'État que lui offrait avec

insistance Henri III, n'avait point ébranlé sa résolution. Retiré dans sa terre de Fontaines, il

y donnait le rare exemple d'une vie toute consacrée à Dieu et au soulagement des pauvres.

La mort de Mme de Fontaines avait redoublé son amour pour la solitude et il ne quittait

plus sa terre que pour venir à Tours aux grandes époques de la vie ecclésiastique. Les

prédications du Carême l'y avaient attiré. Il y a des instincts de grâce comme de nature. M.

de Bérulle... dès qu'il fut instruit de sa présence, vint le chercher en son hôtel, il trouva

auprès de lui sa fille, Madeleine.« Mlle de Fontaines (née à Paris, le 17 mai 1578, près de

l'hôtel de Guise et dans la maison du président de Saint-Mesmin) avait alors vingt-deux

ans Douée... d'un jugement solide, d'un esprit vraiment grand... « La belle enfant ! disaient

en la voyant les amis de son père, mais qu'elle est donc rêveuse ! » Elle ne rêvait pas, elle

pensait. Se pensée avait même dès lors un caractère frappant de virilité et d'originalité

puissantes. Ferme sans roideur, digne sans fierté, d'une vivacité qui tempérait sa douceur,

avec un visage qui exprimait fidèlement la mâle beauté de son âme, elle avait reçu du ciel

une de ces natures rares où la délicatesse se marie à la force, et qui semblent nées pour

exercer et faire aimer le commandement. Sur un fonds si riche, la grâce avait travaillé en

liberté, et son ouvrage était vraiment admirable. »Ainsi parle l'historien de Bérulle, à qui je

laisse d'autant plus volontiers la parole que j'ai personnellement plus de peine à me

représenter la Mère Madeleine. Avec Mme Acarie, celle-ci est, à n'en pas douter, la plus

haute gloire de notre Carmel. Les Espagnoles et les Françaises, une foule de

contemporains insignes par leur intelligence et (1) Houssaye, I, pp. 272,  273. 325 leur

vertu, s'accordent à nous la représenter comme une seconde Thérèse. Tous ceux qui lisent

sa vie, disait un grand jésuite de ce temps-là, « sont frappés de trouver entre la grande

réformatrice et sa fille de France » tant de conformité de grâce et d'esprit », qu'il semble

que ce soit « une même eau, puisée en même fontaine et mise en deux vaisseaux (1)».

Tous disent de même et une telle unanimité ne laisse aucun doute sur l'unique beauté de

cette femme extraordinaire. Aussi bien n'en suis-je pas tout à fait réduit à ne faire sur elle

qu'un acte de foi. Sous le voile assez épais qui nous la dérobe, on entrevoit des merveilles

de nature et de grâce, la sainteté la plus attachante. Mais elle n'a pas beaucoup écrit et les

lettres que je connais d'elle, paraissent moins révélatrices qu'on ne le voudrait. Et puis sa

vie a été composée par un écrivain d'un rare mérite — le P. Senault — mais éloquent,

balsacien, académique, en un mot trop peu curieux de ces touches concrètes qui donnent

la vie à une peinture. Quoi qu'il en soit, la Mère Madeleine nous reste infiniment précieuse.

Bien que l'Eglise ne l'ait encore placée qu'au rang des Vénérables, du fond du coeur, nous

l'appelons sainte.« Il est entre les âmes, continue l'abbé Houssaye, des parentés

mystérieuses plus profondes et plus anciennes que la connaissance qu'elles en peuvent

avoir et qui au moment voulu de Dieu, se déclarent tout à coup. M. de Bérulle et Mlle de

Fontaines se voyaient pour la première fois; et cependant, à peine avaient-ils échangé

quelques mots, que leurs âmes se reconnurent. Elles sentirent de quels liens étroits elles

furent unies dans la charité de Jésus-Christ. Une confiance mutuelle leur ouvrit le coeur.

Leur premier entretien dura sept heures, et ils étaient tellement absorbés que, bien qu'ils

fussent dans une salle où passaient plusieurs personnes, rien ne fut capable (1)

Mémoire..., II, p. 598. 326 d'interrompre leur conversation (1). » Dès cette rencontre

mémorable, la vocation de la jeune fille était décidée. Mme de Fontaines serait

carmélite.Elle prit l'habit, l'une des premières (novembre 16o4). Un an après, on la jugeait

déjà tellement pénétrée de l'esprit de l'Ordre qu'on la faisait maîtresse des novices. S'ils

n'avaient pas eu de tels sujets sous la main, les supérieurs auraient moins facilement

consenti au départ des espagnoles. Élue prieure en 16o8 ; fondatrice en 1617 du second

carmel parisien, celui de la rue Chapon (2) ; depuis et jusqu'à sa mort en 1637, presque

toujours à la tête de l'un ou de l'autre couvent, elle ne quittera plus Paris que pour de

courtes missions en province. De ce poste plus en vue, écoutée comme un oracle, non

seulement par les religieuses, mais encore par les supérieurs et notamment par Bérulle,

Madeleine exercera sur les destinées du Carmel français une influence prépondérante et

décisive. Il n'est pas vrai, comme on l'a dit, qu'elle ait marqué de son empreinte

personnelle et plus ou moins modifié les traditions primitives ; mais il est certain qu'elle a

travaillé avec plus d'efficacité et plus d'éclat que personne, à maintenir, à répandre chez

nous, soit parmi les carmélites elles-mêmes, soit au dehors, le véritable esprit de sainte

Thérèse.Marillac l'avait bien prévu. Le Carmel serait aisément dans Paris, d'abord une rare

curiosité, puis un foyer de grâces. Ecrivant à Bérulle, alors en Espagne et insistant sur la

nécessité de bien choisir les religieuses espagnoles, « Vous savez, disait-il, quels esprits il

faut pour les esprits des nôtres qui vaquent à la dévotion ; quels (1) Houssaye, I, p. 274.(2)

Ainsi, moins de quinze ans après l'introduction de l'Ordre en France, chacune des deux

rives de la Seine, chacun des deux grands centres de la vie parisienne, avaient leur

carmel. Le premier, celui du Faubourg Saint-Jacques s'appelait indifféremment : Monastère

de l'Incarnation, Grand Couvent, Grandes Carmélites ; le second, celui de la rue Chapon :

Monastère de la Mère de Dieu ou Petit Couvent. 327 esprits pour les mondains... car celles

qui viendront auront à parler au Roi, à la Reine et tout le monde les voudra venir voir » (1).

Mondains et dévots seraient également attirés par les carmélites françaises. « Elles avaient

laissé trop de traces de leur passage dans le monde, ces grandes et aimables religieuses,

pour qu'il les oubliât si vite. Il sentait trop d'instinct le besoin qu'il avait d'elles, pour ne pas

essayer de les ressaisir ; et les moyens ne lui manquaient pas. Quelque rigoureuse, en

effet, que fût la clôture, il fallait bien que la porte s'ouvrît devant la Reine, et la Reine,

n'entrait pas seule : des dames d'honneur l'accompagnaient toujours. Le réfectoire et sa

rigoureuse abstinence; les cellules et leur austère nudité; sur les murs, des sentences qui

ne parlent que de pénitence, de mort, d'éternité; dans les cloîtres, des religieuses, toujours

en silence, les seules heures de récréation exceptées, s'avançant gravement, sans bruit...

quelle étrange vision pour des jeunes femmes, esclaves de leurs caprices et du monde !..

Et lorsque, sur l'ordre de la prieure, se détachant du groupe de ses compagnes, quelque

religieuse... soulevant son voile noir, montrait à la Reine, amaigris peut-être, mais

transfigurés, les traits que la Cour avait admirés en une Charlotte de Sancy, une Anne de

Viole, une Marie d'Hannivel, on comprend ce que devaient ressentir des femmes qui,

encore esclaves du monde, découvraient « une vie si sereine et si libre, libre de la

souveraine liberté » (2), chez celles qui l'avaient sacrifiée. Ainsi, par les mains de ces

humbles religieuses, l'Évangile... était dressé au milieu de la société et la société

s'habituait à ce spectacle... Les âmes mondaines s'inclinaient devant la doctrine du

sacrifice, en la voyant pratiquer par des femmes dont la haute raison et l’incorruptible

sincérité leur étaient connues. Elles sentaient (1) Houssaye, I, p. 513.(2) M. Houssaye cite

ici une ligne de Montalembert, Moines d'Occident, introduction, p. LXXXI. 328 diminuer leur

crainte en découvrant les joies austères, mais incomparables que les épouses de

Jésus-Christ goûtaient au pied de la Croix...« A la Reine et à ses daines, il fallait répondre :

il fallait, à la grille, gagner les parents des jeunes filles au coeur desquelles Dieu avait

parlé. Toutes, sans doute, ne profitaient pas aussitôt de ces graves et pénétrantes

instructions. Lorsque Scieur Catherine de Jésus, s'adressant à une des jeunes et brillantes

suivantes de la Reine, lui disait : « Que vous sert-il, Madame, d'être belle aux yeux de

vous-même et de ne l'être pas aux yeux de la divine Majesté ? » elle n'était peut-être pas

immédiatement écoutée. Néanmoins la semence était jetée et, tôt ou tard, elle portait ses

fruits. Aussi, lorsque venait pour ces femmes, entraînées par l'âge et le plaisir, l'heure des

désenchantements, des amertumes secrètes, elles se rappelaient tout à coup qu'elles

avaient un refuge, la pénitence ; des guides, les carmélites.« Il y avait d'ailleurs, chez les

filles de sainte Thérèse..., à côté d'élans célestes, d'un zèle généreux et hardi, d'un

détachement héroïque, je ne sais quoi de raisonnable, d'ordonné; une charité intelligente

et suave, qui rassurait ceux que des vertus si hautes auraient pu effrayer ou décourager...

Les femmes qui venaient frapper à la porte (du Carmel)... y trouvaient donc des religieuses

mortes au monde, vivantes cependant à toutes les nobles choses qui font vibrer la raison

et le coeur. Séduites par une vertu si haute, des idées si larges, tant de liberté d'esprit et

d'aimable enjouement, elles accouraient de plus en plus nombreuses ; et, au sortir du

monastère, elles se sentaient décidées à lutter contre elles-mêmes, à donner à Dieu la

victoire.« C'est ainsi que le Carmel travaillait doucement dans l'ombre, mais profondément,

à enraciner Jésus-Christ dans les coeurs. Il ne s'adressait pas à la foule, mais à des âmes

préparées par la douleur ou pressées par la charité, 329 toujours prévenues par des

glaces de choix. Par elles, par ce groupe restreint qui dans la noblesse, dans la

magistrature et même dans la finance, fréquentait ses couvents, le Carmel opérait une

grande oeuvre (1).»Malgré leur élégance un peu molle, ces belles pages de l'abbé

Houssaye peignent assez exactement le Carmel de ce temps-là dans ses rapports avec le

monde. Je ne saurais faire mieux. Aussi bien, qui pourrait analyser la séduction particulière

qui se dégage d'un couvent de carmélites ? Charme unique, ceux à qui il a été donné de

l'éprouver, essaieraient en vain de le définir. Ils diront seulement que nulle cloche de

monastère n'est plus attirante, nulle grille moins farouche. Un enfant et tout frivole, peut

être déjà sensible à cette impression qu'il s'étonnera plus tard de retrouver aussi vive, aussi

fraîche qu'au premier jour, et plus lumineuse. Sourd à d'autres voix plus impérieuses,

rebelle à des disciplines moins humaines, après quelques minutes d'entretien avec ces

femmes qu'on ne voit pas, il déposera ses colères, son orgueil, l'amertume de ses

déceptions éternelles, ses doutes même et les plus tenaces, livrée de misère qu'il

reprendra bientôt sans doute, mais légère désormais et comme transfigurée. A cette Eglise

dont les titres lui semblaient incertains, le Carmel reste soumis ; ce monde invisible, qui

pour lui n'allait plus être qu'un mot, est pour ces créatures de chair et de sang, la réalité

suprême. Il s'écrie, il chante avec l'un des pères de l'humanisme : brûlés de l'amour de

trouver l'amour, nous avons cherché l'amour, nous l'avons trouvé : amore incensi

inveniendi Amoris, Amorem quaesivimus et invenimus (2).C'étaient aussi de bonnes,

d'ardentes Françaises, passionnément occupées des intérêts même temporels du

royaume. « Les affaires publiques, nous dit le biographe (1) Houssaye, I, pp. 513-517.(2)

Marsile Ficin, cité par Barton. Anatomie de la mélancolie, sect. III, préface. 33o de

Madeleine, lui étaient en une si particulière considération qu'elle était toujours en prières et

en pénitences pendant les guerres de ce royaume... Ayant su que les Anglais devaient

descendre dans l'île de Ré, le jour de sainte Madeleine, elle passa toute la nuit précédente

avec sa communauté, devant le Très Saint-Sacrement, et fit apporter le tableau de cette

grande sainte, afin qu'elle fût l'avocate de la France (1). » Intervention toute mystique, mais

que les politiques ne craignaient pas alors de faire entrer dans leurs propres calculs.

Homme du moyen âge plus qu'on ne croirait, Richelieu pressait les carmélites, non

seulement de prier pour ses entreprises, mais encore de lui révéler les secrets de Dieu.

Dans une lettre du 16 novembre 1627, Bérulle « lui promettait au nom d'une personne qu'il

ne nommait pas — la Mère Marguerite du Saint-Sacrement — une nouvelle défaite des

Anglais, et finalement le triomphe. Dès le 23 novembre, Richelieu demandait la date de la

victoire et consultait sur les moyens de la précipiter. « On continue à prier et à bien espérer

— (on, c'est le Carmel), lui répondit M. de Bérulle, et, à mon avis, le temps de

l'accomplissement n'est pas long. Ces choses ne peuvent être bien spécifiées... la

puissance de Dieu est sur cet oeuvre aussi bien que sur celui qui est passé et que vous

tenez évidemment miraculeux »... Mais Richelieu, avec la persévérance impérieuse des

génies de sa trempe, revenait à la charge ; il voulait connaître à l'avance le jour où La

Rochelle lui ouvrirait ses portes (2). » II lui aurait fallu des prophétesses d'Etat.Son

mysticisme n'est pas des plus nobles. A sa manière simpliste, Richelieu, néanmoins,

s'incline, comme tout Paris, devant le prestige du Carmel ; il sait que, dans ces maisons de

prière, habite la force de Dieu. (1) La vie de la Mère Madeleine de Saint-Joseph, par un

prêtre de l'Oratoire, Paris, 1645, p. 240.(2) Houssaye, III, pp. 273, 274. 331 II. Sans l'avoir

certes voulu, la Mère Madeleine a laissé paraître la sublimité de ses dons surnaturels, la

sagesse et la douceur de sa direction et j usqu'à lavivacité de son esprit, dans un petit livre

qui ne porte pas son nom, mais que seule pouvait écrire une sainte de génie. C'est la vie

d'une de ses carmélites, Catherine de Jésus, publiée en 1631 « par le commandement de

la Reine, mère du Roi », et magistralement préfacée par le cardinal de Bérulle. Plusieurs

fois réédité pendant le xvlle siècle, ce livre est rapidement tombé dans l'oubli, comme tant

d'autres merveilles. Je ne crois pas en effet que jamais les mystères de la haute mystique

aient été présentés d'une façon plus heureuse. Les notes intimes de Catherine de Jésus

longuement citées, le récit et les rapides explications qu'il entraîne, sont d'une simplicité et

d'une sincérité célestes ; les deux styles, d'une transparence inouïe. Pas une goutte de

cette onction huileuse, douceâtre, qui nous gêne trop souvent dans les livres de ce genre,

pas un soupçon de rhétorique dévote. Rien qui réponde mieux à l'idée que les maîtres

nous ont donnée de la perfection. « Veux-tu donc voir, Philothée, écrit le docteur de

Sorbonne qui a approuvé le livre, une carmélite, toute blanche d'innocence, dépouillée de

tout ce qui n'est pas Dieu, pour vivre immobilement en lui, transmuée en pur esprit...

perdue et abîmée dans l'Éternité incréée, à force de sortir d'elle-même et d'entrer en des

unions surcélestes et suressentielles, lis à loisir ce recueil des papiers intimes de la Mère

Catherine de Jésus... Je soussigné, continue-t-il avec un enthousiasme et une précision

qui lui font grand honneur, moi, Docteur en la Faculté de Théologie, et professeur des

Saintes-Lettres, aux Écoles de Sorbonne, que l'on ne peut parler des mouvements sacrés

de l'Esprit de Dieu, des voies occultes et inscrutables qu'il découvre aux âmes d'élite, des

mystérieux entretiens de l'Époux et de l'Épouse du Cantique..., plus catholiquement, plus

éminemment et avec un style plus net, plus intelligible et plus convenable 332 à la dignité

du sujet, que ce petit miracle de grâce... Quant à l'extrait de sa vie... il est voirement de

l'une de ses soeurs ; mais en le lisant à loisir et en y ayant repensépar plusieurs actes de

réflexion, j'ai cru y avoir trouvé la plume et l'esprit de la défunte (1). » C'est bien cela et

mieux encore. Madeleine n'aurait pas si admirablement compris et décrit la grâce de

Catherine, si elle n'avait reçu elleaussi la même grâce ou de plus hautes faveurs.Un peu

redondante et laborieuse, la préface de Bérulle — une épître à la Reine-mère, — est

néanmoins digne du livre. Le Grand des grands a fait les grands et les petits, ce dit la

Sapience divine... Je parle à Votre Majesté de la petitesse, en l'honneur de cette petite

âme, dont la vie vous est dédiée... Cette petite âme avait rencontré un corps très

au-dessous de la taille moyenne. La reine le savait bien. Il y a un lieu où il semble que le

Fils de Dieu veut établir le triomphe de la petitesse et confondre l'orgueil de la terre et du

ciel. C'est en saint Luc, 9, complexus illum... statuit ilium secus se. Il semble en cette

action que le Fils de Dieu veut, à la vue du ciel et de la terre, loger la petitesse en son sein

comme dans le trône de son amour, et en cette liaison douce, tendre et familière,

prononcer ses oracles en faveur de la petitesse et lui assujettir les plus grands de son

empire.C'est chose grande et douce de voir Jésus, où repose la plénitude de la divinité et

de la sapience éternelle, en cet état; de le voir joint à ce petit enfant et de voir cet enfant

joint à Jésus ; enfant heureux d'être en un si bon lieu et si proche du coeur où repose et

triomphe la Trinité même ! Mais si cette pensée est douce et grande, le sens où elle

conduit est fort et sévère, l'effet en est puissant et la fin semble étrange. Car Jésus, par

son action et sa parole, abaisse non seulement les grands de la terre, ce serait peu, mais

les grands même de son état divin et céleste. Il prononce cet arrêt épouvantable, et cette

négative formidable : Nisi efficiamini sicut PARVULI, (1) La vie de Soeur Catherine de

Jésus, avec un recueil de ses lettres et vieux écrits.. Paris, 1631. Je cite l'édition de 1631

qui est la troisième, la première est de 1628. 333 non intrabitis in regnum caelorum. Cet

oracle nous doit épouvanter et ce spectacle nous doit tirer les larmes des yeux, fondre

l'orgueil dans la douceur de Jésus, et abaisser les plus hauts cèdres du Liban pour jamais,

et les mettre aux pieds de Jésus et des petits de Jésus sur la terre. Ce ne sont pas là des

mots. Cèdre du Liban lui-même, Bérulle, fondateur de l'Oratoire, confident de deux reines,

chef d'un grand parti politique, Bérulle s'est mis aux pieds de cette chétive créature dont il

préface la vie. Directeur de Catherine de Jésus, il a toujours approché la jeune voyante,

avec une vénération profonde, persuadé que « le Grand des grands » était en elle et tous

les trésors de la « Sapience divine ». Ce qu'il a entrevu d'elle, dit-il, est trop beau pour que

les mots humainspuissent le rendre et ce que l'auteur en rapporte « est beaucoup inférieur

à la grâce de cette âme ». Ce qui reste en son esprit de ses relations avec Catherine de

Jésus « est beaucoup plus haut et plus élevé que ce qui est ici représenté » (1). Ce peu

toutefois le dépasse lui-même. Il n'aurait pas su l'écrire, au lieu que les mystères de cette

existence perdue en Dieu paraissent à la Mère Madeleine aussi limpides, j'allais dire, aussi

naturels que la lumière du jour. Je n'ai écrit de ces merveilles, dit-elle, « que l'ombre de ce

que j'en sais » (2).Catherine de Jésus — nous ne lui connaissons pas d'autre nom, — était

née à Bordeaux, le 5 avril 1589. Vers « l'âge de sept ou huit ans, trouvant un livre de sainte

Catherine de Sienne, elle y lut et y reçut les premiers touchements de la grâce... Elle sentit

en elle un effet de la divine Majesté, l'attirant à le chercher et à fuir leshommes; en sorte

que, prenant à la lettre, selon son innocence, cette fuite des hommes, elle ne sortit plus de

son logis que pour aller à l'église... ne voulant plus que son (1) La vie de Soeur Catherine

de Jésus... épître.(2) Ib., p. 66. 334 maître à écrire lui tînt la main ». Les pénitences qu'elle

fit dès lors « l'empêchèrent tellement de croître et la rendirent si faible qu'elle en est

demeurée toute sa vie fort petite » (1). Visiblement prédestinée à une vie suréminente, les

religieux qui la dirigeaient pensaient à l'envoyer chez les feuillantines, lorsqu'un cousin de

Bérulle, M. de Gourgues, plus tard premier président au Parlement de Bordeaux, « lui fit

obtenir une place » au Carmel du faubourg Saint-Jacques. Elle arrive à Paris en août 1606,

fait chez Mme Acarie un stage assez court, pendant lequel on la confie aux soins du P.

Coton; enfin elle prend l'habit sans avoir apporté « aucune dot de religion, étant pourvue

de biens beaucoup plus recommandables » (2). La Mère Madeleine venait d'être nommée

prieure du Grand carmel et lorsque, quatre ans plus tard, elle alla fonder le couvent de la

rue Chapon, elle prit Catherine de Jésus avec elle. Leur intimité de tous les jours ne

cessera qu'à la mort de cette dernière, en 1623.La jeune carmélite avait eu, de bonne

heure, la vue, mais très vague, de ce que Dieu lui préparait : « Durant quelques années,

elle disait : je me jette en Dieu, comme en un abîme profond, pour faire de moi des choses

qui semblent n'avoir point de limites ni de fin ». Et, dans une note qu'elle écrivait, au seuil,

pour ainsi parler, de la zone mystique : Perte en Dieu, lequel doit être ma suffisance. Dieu

m'est sagesse; Dieu m'est science ; Dieu m'est puissance. Il me suffit que Dieu est

suffisant à lui-même (3). A 20 ou 21 ans, pendant les fêtes de Noël, elle ressenti  une

grande « occupation de Dieu ». « Elle ne se souvenait point d'être en la terre, quoiqu'elle

fît toutes les actions communes et ordinaires, mais pensait être au ciel et fut (1) La vie...,

pp. 3, 4. (2) Ib., p. 20. (3) Ib., pp. 23, 24. 335 fort étonnée quand elle se vit parmi nous (1).

» Elle ne reprenait que pour peu de temps cette vie que « l'homme-animal » appelle réelle.

A 22 ans, continue la Mère Madeleine qui a suivi de ses yeux les étapes de cette

ascension, « Dieu la fit changer de voie et l'éleva en une vie intérieure si grande et si

particulière que l'on n'en peut dire que peu de choses, parce que les plus grandes en

étaient cachées, Dieu ne voulant pas découvrir au monde les secrets qu'il met dans ses

saints... Je dirai donc qu'en ce temps, Jésus-Christ... l'attira à soi et prit possession d'elle,

la marquant de sa marque, pour la faire être à lui, dès ce moment, pour son éternité. Et ce

que je dis qu'elle fut marquée de sa marque, ce sont les propres termes qu'elle me dit, et

je ne puis pas exprimer ce qu'était cela, sinon que c'était un effet de Dieu en l'âme, qui lui

était montré en qualité de marque ,eu de cachet, imprimé au plus intime d'elle-même,

comme une chose arrêtée et assurée à sa divine Majesté. Et cet effet fut opéré par Jésus,

comme enfant, lequel la prit à lui pour appartenir au mystère de son enfance, entre les

autres choses qui sont en lui... Il prit donc possession de cette âme et selon que je puis

juger, il demeura en elle par présence et par opération, jusqu'au dernier soupir de sa vie

(2). »Union merveilleuse avec Dieu au plus intime de l'âme, mais par l'intermédiaire du

Christ, ainsi le veut la mystique catholique et particulièrement la mystique thérésienne;

union opérée a par Jésus comme enfant », ainsi le veut la mystique du XVIIe siècle, et

particulièrement celle de Bérulle, comme nous le montrerons plus tard. Autre particularité

de la même époque : sainte Madeleine, « la Madeleine séraphine » comme disait Catherine

de Jésus, leur paraît, après la sainte Vierge, l'exemplaire le plus achevé (1) La vie..., p. 4o.

(2) Ib., pp. 45-47. 336 de cette union. Parlant de l'instant de la conversion de la

Madeleine, O instant ! s'écriait-elle, je ne puis me lasser de te nommer et admirer, tant tu

es aimable !... Jésus navra de son amour cette sainte âme en un instant. 0 qu'est-ce

qu'elle vit et sentit! o quels effets ! Car étant à l'heure quasi hors de soi, sans

entendement, sans langue et sans sentiment, ô comme elle demeura toute occupée en

Jésus ! et s'adressant à la sainte : Au même instant que vous ouïtes les paroles de

Jésus-Christ, l'amour vous priva de vous-même et Jésus-Christ en prit possession (1). Tous

les mots, « occuper » par exemple, ont ici leur plein sens et plus que leur sens. La jeune

extatique s'expliquait « comme elle pouvait et avec très grande difficulté pour l'ordinaire et

en termes fort brefs, et de peu de paroles, mais pleines de sens et d'élévation très grande

et très sainte (2) ». Puis-je ajouter une remarque frivole ? Des deux femmes, ce n'est pas

Mme de Fontaines, c'est l'humble bordelaise qui écrit le mieux. Également lucides, la

seconde me ravit par la densité lumineuse et les rythmes souples de ces notes qu'elle n'a

certainement rédigées que pour elle-même (3). Quoi qu'il en soit, elles ont, l'une et l'autre,

à décrire l'ineffable, je veux dire ce long et persévérant travail qui vide les âmes

d'elles-mêmes et qui les remplit de Dieu.Elle écrivait dans un de « ces billets : « Je porte

un effet de Dieu si pénétratif et si grand qu'il consomme  (1) La vie..., pp. 36, 37.(2) Ib., pp.

67, 68.(3) D'après un érudit qui, d'ordinaire, ne parle pas à l'aventure, si la vie de la Mère

Catherine « est de la Mère Madeleine..., l'ordre et le style sont de Nicolas le Fèvre, sieur de

Lézeau, conseiller d'Etat » et grand ami du Carmel. Cf. Notes inédites de Mercier de

Saint-Léger, Bertrand, Mélanges de biographie et d'histoire, p. 356. Il est d'ailleurs

possible, mais je ne crois pas que Lézeau ait beaucoup retouché la prose de S.

Catherine. 337 mon âme et mon esprit », Dieu voulant détruire en elle ce qui était

d'elle-même., pour faire des effets cachés et divins, en sorte que cette pauvre âme ne se

voyait plus, ni les opérations de Dieu en elle, si ce n'était lorsque cet esprit qui habitait en

elle, au lieu du sien, lui donnait quelque peu de relâche pour se connaître et Dieu en elle.

Dieu avait dessein de cacher cette âme à elle-même et aux autres, au moins pour la plus

grande partie des choses qui se sont passées en elle » (1). Peu de lumière, mais assez

pour qu'elle pressente ou devine ou entrevoie les merveilles de cette vie ténébreuse. Il me

semble qu'étant en cet état, Dieu prit tout mon esprit, et le tira à soi, afin que je

n'entendisse pas quelque chose de très particulier que Dieu voulait opérer en moi

(2). Qu'a-t-elle besoin d'en savoir davantage ? « Si je voyais ce qui se passe en moi,

disait-elle, je serais divisée et il ne le faut pas, mais tout occupée en souffrance et en

amour. (3). » Je sens que toutes les puissances de mon âme sont hors de leurs opérations

et sont occupées, sans que je connaisse cette opération, et cela me prive de tout désir et

mémoire d'aucune chose ; mais il me semble que parmi toutes ces impuissances, je

comprends une grande chose, et encore, de ce que je comprends, il en demeure bien peu,

pour ce que, l'opération s'augmentant, ce qui s'opère en moi se fait en moi et sans que je

le voie. De moi, je ne puis penser ni dire comme je suis. Je me trouve sans désir du ciel et

de la terre, tellement que je ne puis opérer aucune chose, et quelquefois je me trouve

parlant de quelque chose, qu'en l'intérieur, j'en suis bien éloignée (4). Et sans doute, ces

beaux textes n'apprennent rien de proprement nouveau à ceux qui ont étudié les oeuvres

de Catherine de Gènes, de Thérèse, de Jean de la Croix. (1) La vie..., p. 49. (2) Ib., p.

58.(3) Ib., pp. 52, 53.(4) Ib., pp. 65, 66. 338 Aurions-nous présenté la grâce de Catherine

de Jésus comme exceptionnelle? Non, c'est, à un degré qu'il nous est impossible de fixer,

la grâce commune de ces êtres d'exception. Tous les vrais mystiques se reconnaîtraient

dans ces claires confidences. Mais cette expérience, toujours ancienne et toujours

nouvelle, d'une part, Catherine la décrit avec la simplicité des enfants, ce qui donne à ses

« petits papiers » une je ne sais quelle couleur particulière de réalité ; d'autre part, elle se

borne à dire ses impressions telles qu'elle les éprouve et qu'elle tâche de les comprendre,

sans rien nous communiquer des pensées ni des émotions qui précèdent ou qui suivent

son ravissement.« On a trouvé un petit papier écrit de sa main où il y a ces paroles « je

vois que mon âme doit être réduite à n'avoir qu'un consentement au regard de Dieu ». Elle

voulait dire : je vois que tout doit être anéanti en moi, excepté un acte de consentir au

vouloir de Dieu... Et bien souvent, elle recommençait plusieurs fois une même chose sans

la pouvoir achever, disant un mot sans pouvoir dire le second ou le troisième. Et ainsi cette

âme parlait et agissait selon qu'il plaisait à Dieu qu'elle fit, ou plutôt lui de faire en elle, car

cette divine Majesté avait pris un si grand pouvoir sur elle qu'il ne lui restait rien d'elle dont

elle pût user, selon le cours et l'usage ordinaire que nous avons de nous-mêmes. Et elle

disait fort souvent : je n'ai plus rien à moi, je ne suis plus à moi, une puissance au-dessus

de moi me possède et me tient toute. (1) »« Cette bonne Soeur eut un jour un effet de Dieu

si puissant qu'il la forçait de parler, en sorte qu'elle fut une heure dans le jardin, sous une

treille, marchant toujours et disant ces paroles : Dieu met en moi sa puissance; Dieu met

en moi sa puissance ; Dieu met en moi sa sapience et sa science; recommençant

continuellement les mêmes (1) La vie..., pp. 67, 68. 339 paroles, et se passant en elle de

grands effets, lesquels elle ne put jamais dire. Même lorsqu'elle rapporta cela à la Mère

Prieure (Madeleine), ce fut avec quelque étonnement de ce que cela voulait dire, disant

qu'elle avait fait tout ce qu'elle avait pu pour s'empêcher de cette action, mais qu'il n'avait

pas été en sa puissance. Ce qui témoigne que l'éminence de cette grâce lui était en partie

couverte, afin qu'elle demeurât dans l'humiliation et dans l'ignorance en laquelle on est

dans cette vie (1).»Pour que ce vide fût encore plus complet et plus douloureux, après

l'avoir dépossédée d'elle-même, Dieu semblait encore, par moments, vouloir la déposséder

de lui.« Il lui imprimait quelque chose du délaissement du Père éternel qu'il porta en la

croix... Cela faisait en elle un effet si grand et si extrême qu'elle croyait retourner au néant,

exprimant sa peine, tantôt par le nom d'anéantissement, mais plus ordinairement par celui

de privation, lui semblant que Dieu lui faisait porter un retirement de lui qui lui était

insupportable, non pas qu'elle vit que Dieu se retirait d'elle par la grâce nécessaire à salut,

ni par aucune sorte de grâce, mais c'était une manière de privation dont Dieu usait sur elle,

par une sorte d'épreuve et de souffrance,... laquelle ne se peut pas expliquer... et n'en

peut-on donner aucune raison, sinon que celui qui est tout-puissant, l'a voulu et l'a fait

ainsi (2). » Le Père de famille, disait-elle, renverse toute la maison pour trouver la dragme

et Dieu renverse l'intérieur de sa créature pour trouver son âme qui est enveloppée et

perdue en elle-même et en ses opérations (3). « Pour ce qui est des tentations de l'esprit

malin, reprend la Mère Madeleine qui dose son récit avec une maîtrise absolue, j'en dirai

quelque chose, selon ce qu'il (1) La vie..., p. 147. (2) Ib., pp. 107, 1o8. (3) Ib., p.

146. 34o plaira à Dieu de m'en donner mémoire et que je verrai à propos d'écrire, sachant

que les choses qui se passent dans les âmes de Dieu ne doivent pour la plupart être

connues que dans le ciel. » Que de maux n'aurait-on pas empêchés si l'on avait toujours

imité cette discrétion royale ! «Il plut à Dieu faire voir à cette âme, par plusieurs fois, les

peines des enfers... II lui est arrivé d'en être si épouvantée et étonnée qu'elle en perdait la

connaissance, l'espace de deux heures, pendant lesquelles elle n'entendait, ne voyait ni

sentait aucune chose, demeurant couchée -par terre au lieu où elle se trouvait. Et cela

néanmoins, ne lui est jamais arrivé que lorsqu'elle était seule, ou quelquefois avec la Mère

prieure, ou une autre soeur au plus. Et sur ce sujet, il s'est passé tant de choses... que

cela ne se doit ni ne se peut dire, ni jusqu'où Dieu avait permis aux esprits malins de la

travailler. » (1) Souveraine décence de ces lignes ! Hélas, combien d'autres n'auraient ils

pas appuyé complaisamment sur ces pénibles tableaux !Elle tenait peu de place dans le

couvent, mais on l'aimait bien. « Sa façon était si dévote que toutes les religieuses

prenaient plaisir d'être auprès d'elle, et à la voir, encore qu'elle ne leur dit mot, car bien

souvent, elle ne pouvait pas parler. » Lorsqu'elle se mêlait un peu à l'entretien, elle

s'exprimait « si naïvement et d'une façon si douce qu'il semblait que l'on oyait parler un

petit ange (2) ». D'autant plus chétive à ses propres yeux qu'elle était davantage « privée »

d'elle-même, elle avait « une très grande charité pour les oeuvres de Dieu ». « Un jour, du

temps de ces dernières guerres contre les hérétiques rebelles, Dieu lui montra qu'il la

chargeait des besoins de la France et qu'il voulait qu'elle prît cela sur elle, ce qu'elle

accepta et dit à Notre-Seigneur : Bien, mon Dieu, j'aurai soin de la France et de votre

peuple, et vous aurez soin de moi. — (1) La vie..., pp. 54, 55. (2) Ib., p. 98. 341 « Et en

effet, tout le temps que les affaires de la guerre durèrent, elle dit à la Mère prieure qu'elle

n'avait rien demandé à Dieu pour elle, et elle était en un soin de l'état des affaires tout ainsi

que si elle n'eût rien eu autre chose dans l'esprit. Et demandait souvent à la Mère prieure :

comment est-ce que tout va ? A-t-on pris une telle ville ou fait quelque avance (1)? » Je

vois, disait-elle, une plénitude de Dieu en toutes choses, jusques à un petit fourmi, qui fait

que mon âme est portée à rendre un honneur à Dieu en tout lieu et en toute chose (2). Elle

ne s'absorbait pas à contempler le divin travail qui se poursuivait en elle, « n'étant

nullement attachée à ces choses-là » et ayant docilement remis le soin de son intérieur à

ceux qui avaient charge de la diriger. Elle découvrait ingénument les secrets de son âme,

soit à Bérulle, soit à la Mère Madeleine, « mais, l'on n'y faisait rien que suivre ce que Dieu y

mettait » (3). Avec Bérulle, les confidences étaient plus difficiles. Elle lui écrivait un jour : Je

me trouve toute interdite et avec crainte lorsque je vous parle, je ne sais si vous ne vous en

êtes point aperçu. Cela m'étrange et me retient. Je vous donne ma volonté pour la donner

à Dieu (4). Elle est plus libre, la plume à la main. A certains jours néanmoins, toute

communication lui est impossible. Je suis si captive que je ne saurais écrire un mot, sinon

pour vous dire que je vous ai désiré aujourd'hui ici, à cause de la facilité que j'ai eue pour

parler de Dieu, ce qui m'arrive assez peu souvent, étant d'ordinaire dans une grande

privation et impuissance. Je ne sais où je suis ni ne désire le savoir, si (1) La vie... pp. 90,

91. (2) Ib., p. 116.(3), Ib., p. 109.(4) Ib., pp. 173, 173. La Mère Madeleine ne nomme pas le

destinataire des lettres qu'elle publie, mais j'ai l'intime persuasion que la plupart sont

adressées à Bérulle 342 Dieu ne le veut... J'ai essayé souvent de vous écrire ce qui nous a

été impossible (1). Le « nous » que les usages du Carmel préfèrent à l'orgueil du « je »,

embarrasse un peu cette spontanéité naïve. Ne craignez, s'il vous plait, que nos petits

maux nous ôtent le souvenir de vous devant Dieu. Je m'oublierais plutôt moi-même., je

vous supplie de le croire, et que votre âme nous est chère devant lui (2). Je vous suis tant

obligée que je ne sais comme le reconnaître, sinon m'appliquant à Dieu pour vous (3). On

ne goûte pas toujours les écrits de certains mystiques, même très grands, mais celle-ci est

d'une simplicité et d'une gentillesse charmantes. Bérulle lui ayant proposé ses propres

scrupules, Le bon Jésus, lui répond-elle, a déjà oublié tout ce en quoi vous pourriez

craindre avoir manqué et je m'offre à lui pour en porter la pénitence pour vous (4). Ou

encore, ne soyez point en peine pour les endormissements que vous avez. Cela n'est rien.

Je m'en ressens aussi quelquefois (5). Ce léger souffle et si pur acheva de s'éteindre le 19

février 1623. « Elle me dit plusieurs fois en sa maladie : je vois les vierges qui m'appellent.

Elle disait ainsi : je vois les petites vierges... elles me demandent pour aller avec elles (6). »

Son doux corps, de si peu de poids, fut porté sur un carrosse, au monastère du faubourg

Saint-Jacques. La marquise de Maignelais l'accompagna d'un carmel à l'autre (1) La Vie..,

p. 202.(2) Ib., pp. 226, 227.(3) Ib., p. 186.(4) Ib., p. 182.(5) Ib., p. 187.(6) Ib., pp. 120,

121. 343 et, dans la personne d'André Duval, la Sorbonne attendrie récita les dernières

prières sur la tombe.Telle est cette vie que je n'ai pas su lourer, mais qui rayonne assez

d'elle-même. Il y a des saintes plus éclatantes ; au cours de nos recherches, nous en

rencontrerons plusieurs qui nous captiveront davantage, soit par l'ardeur de leurs

sentiments, soit par l'excellence de leurs dons naturels, soit par le mérite de leurs oeuvres.

Je n'en connais pas de plus exquise, de plus propre à nous rendre presque sensible

l'union mystique, dans sa vérité simple et sublime.III. Il manquerait à ce long chapitre, un

de ses paragraphes essentiels, si je ne consacrais pas, au moins quelques pages, à la

seconde des trois filles de Mme Acarie — toutes les trois carmélites — à Marguerite, en

religion, Marguerite du Saint-Sacrement. Pour faire ici une place à ce dernier portrait, je

dois renoncer à la charmante marquise de Bréauté, Marie de Jésus — Cousin a

longuement parlé d'elle ; — renoncer à beaucoup d'autres.Pour bien des raisons qu'il

serait trop long de déduire, Marguerite s'impose à nos préférences. Figure très originale et

en même temps des plus représentatives. Elle ne vit pas comme sa mère dans une extase

continuelle. Dieu ne se l'est pas gardée pour lui seul; il n'a pas mis un sceau sur ses

lèvres, comme il a fait pour Catherine de Jésus. Elle a moins de majesté, une suréminence

moins sensible que Madeleine de Saint-Joseph. On disait de celle-ci qu' « entre cinquante

religieuses, elle se faisait reconnaître par une certaine onction de grâce qu'elle répandait

par sa présence » (1). Marguerite au contraire, reste dans le rang, disparaît sans peine. De

petite taille et d'une humeur aussi peu solennelle que possible, elle ne frappe pas d'abord.

Aucune auréole sur le front de cette parisienne vive; soudaine, ronde, un peu brusque

et (1) Mémoire..., II, p. 592, 344 toujours simple dans ses propos. Une religieuse qui ne

l'avait pas rencontrée encore et qui s'approchait d'elle avec tremblement, parce qu'elle «

s'attendait de voir une personne très sérieuse et d'un air très grave, fut étonnée de la voir

avec un visage gai, un air très vif et une manière d'agir extrêmement libre » (1). Loin

d'affecter les grands airs, elle cherchait plutôt à donner le change, à jouer la sotte ou la

pécheresse. Par de sinistres confidences sur son propre compte, un jour elle affole sa

mère, la très clairvoyante Mme Acarie, qui avoue ingénument aux autres carmélites du

faubourg Saint-Jacques, « l'appréhension où elle est que l'intérieur de sa fille ne soit en un

état déplorable » (2). Mme Acarie lui demande une autre fois ce qu'elle devrait faire pour

son propre avancement spirituel. « Il vous faut bien mortifier, répond Marguerite, car

comme vous avez tant enseigné les autres, et que vous avez agi selon vos inclinations,

quoique très bonnes, il y a pourtant de votre propre jugement dans votre fait et c'est ce

que vous avez besoin de faire mourir en vous ». Un peu surprise, mais édifiée plus encore,

Mme Acarie dit la chose à « quelques religieuses, dont une, témoignant à la Mère

Marguerite l'étonnement où elle était de ce qu'elle avait parlé à sa mère avec tant de

sévérité, lui dit en riant: « Comme vous y allez! » Notre jeune professe ne lui fit point

d'autre réponse, sinon : « Pourquoi s'est-elle adressée à moi qu'elle sait bien n'être qu'une

bête et une étourdie ? Je n'y saurais que faire, j'ai dit ce que j'ai pensé ». Pourtant cette

liberté d'allure et de propos ne trompe personne. On s'accorde à nous la présenter comme

d'une vertu extraordinaire. « Elle ira plus loin que sa mère », disait le P. Binet. Incident

unique je crois dans l'histoire des procès de ce genre, « la marquise de (1) La vie de la V.

M. Marguerite Acarie... par M. T. D. C. (Tronson dé Chenevière), Paris, 1689, p. 145.(2) Ib.,

p. 70.(3) Ib., pp. 71, 72.  345  Maignelais, en déposant pour la béatification de la mère, ne

put s'empêcher de faire aussi l'éloge de la fille, quoique celle-ci vécût encore : « Mme

Acarie, dit-elle, était sainte ; mais la Mère Marguerite, sa fille, l'est encore davantage », M.

de Lézeau a rapporté cela d'après le greffier qui avait écrit la déposition de la marquise de

Maignelais » (1). On raconte d'elle quantité de jolis miracles, mais qu'elle faisait, si j'ose

dire, sans avoir l'air d'y toucher, et à plus forte raison, sans avoir l'air d'y croire. Avec cela,

très intelligente, d'un « esprit décisif », incomparable dans la conduite des rimes. Le guide

spirituel que l'on a composé en combinant des extraits de ses lettres et de ses notes, est

un des meilleurs livres de direction que je connaisse (2). Humaine, bonne, « fort civile et

caressante » (3), mais invinciblement réfractaire à toute fadeur, pour moi, si j'avais à

désigner, parmi les grandes religieuses du passé, la carmélite idéale, celle qui répond le

mieux à l'image que je me suis faite d'une fille française de sainte Thérèse, je nommerais,

presque sans hésiter, Marguerite du Saint-Sacrement.Elle était née à Paris le 6 mars 159o.

La marquise de Maignelais, une Gondi, je le rappelle, et la propre tante du cardinal de

Retz, a dit à plusieurs personnes et notamment à Vincent de Paul, « qu'étant allé rendre

visite à M' Acarie, peu de temps après la naissance de Marguerite, elle fut conduite dans

une chambre où on avait mis son berceau et qu'elle fut très surprise de le voir tout en feu,

mais qu'elle fut rassurée par la voix secrète d'un bon ange qui lui dit : « les flammes sont la

figure du feu céleste qui embrasera cette âme (4) ».Nous connaissons l'hôtel Acarie. Dans

cette serre (1) Boucher, op. cit., p. 328.(2) Conduite chrétienne et religieuse selon les

sentiments de la V. M. Marguerite... par le P. J. M. de Vernon, Paris (20 édit), 1691.(3) La

vie..., p. 234.(4) Ib., pp. 10, 11. 346 chaude, la piété de la jeune fille mûrit très vite. On a

pourtant l'impression nette qu'un développement si précoce n'eut rien de forcé. Mal tresse

d'elle-même, comme elle sera toujours, incapable de se contrefaire, docile sans doute mais

indépendante , elle se prête aux influences qui conviennent à sa grâce, elle échappe aux

autres. Humble profondément, prompte à se mépriser elle-même, elle n'était pas née

disciple. Elle vénère les saints amis de sa mère, elle les tient pour d'insignes serviteurs de

Dieu, mais d'aucun d'eux elle ne portera l'empreinte. Carmélite, elle n'aura d'autres livres

que l'Imitation et que les écrits de sainte Thérèse. Peut-être n'a-t-elle même pas ouvert les

ouvrages de Bérulle, son directeur néanmoins et très aimé. Nous avons plusieurs de ses

lettres au grave Marillac qui lui fut peut-être encore plus cher que Bérulle. Très déférente,

on voit bien qu'il ne la domine pas. Sa mère non plus, et c'est tout dire. Placez une femme

de cette trempe à la tête de Port-Royal, Saint-Cyran n'aurait eu qu'à battre en

retraite.Parmi les visiteurs de l'hôtel Acarie, elle avait remarqué notre Quintanadoine et lui

avait demandé quelques conseils. Voici comme elle lui écrit, alors « qu'elle n'avait encore

que douze à treize ans », ainsi que nous l'assure Quintanadoine lui-même. Monsieur et

très honoré Père en Notre-Seigneur Jésus. La paix de Notre-Seigneur vous soit donnée

pour humble salut. Je vous prie de m'excuser si j'ai pris la hardiesse de vous écrire, pour

vous mander la disposition en laquelle je me suis trouvée depuis que je vous ai parlé

touchant l'oraison : je me suis aidée du livre que vous m'avez baillé et vous en remercie

très humblement; mais depuis que j'ai parlé à M. de Bérulle, il m'a dit que je me servisse

du livre de Jean Gerson, et il me semble qu'il me sert de beaucoup, parce que je n'ai pas

tant de curiosité qu'à celui que vous m'avez baillé, où il y a beaucoup de points trop hauts

pour moi, et particulièrement sur la création du monde et des anges. Mon esprit se perd en

cela 347 et est beaucoup plus curieux que je ne l'avais, lorsque je vous parlai, et pour ce,

je ne m'en sers plus. Mais, par la grâce de Dieu, j'ai l'esprit plus tranquille depuis trois ou

quatre jours que je n'avais il y a deux semaines. Je vous supplie de me faire tant de bien

de m'envoyer un scapulaire pour donner à une bonne âme, laquelle a le grand désir de

l'avoir, et aussi je vous supplierai volontiers de m'envoyer une haire pour moi, J'en ai la

dévotion, et parce que le sujet serait trop long à vous l'écrire, je vous le dirai mieux de

bouche. Je vous prie de me l'envoyer avec le scapulaire, vous suppliant de prier Dieu pour

moi (1). Un peu plus tard, mais toujours avant l'âge de quinze ans, elle écrivait à la Mère

Anne de Saint-Barthélemy cet autre billet qui n'est pas moins surprenant : J'ai seulement

les vertus en imagination, mais en effet, je n'en ai pas une... Ce qui est de pire, c'est que

j'ai l'esprit si prompt et léger, qu'à la moindre contradiction qui me vient, je me laisse

emporter sans le reconnaître. Tellement que lorsque je viens pour faire l'oraison, je me

trouve sans aucune retenue ni application à Dieu. Devant que j'aie accoisé et rendu mon

esprit tranquille, j'y perds beaucoup de temps, et j'ai toujours l'esprit si aride que rien plus

(2). Dans ces lettres si au-dessus de son âge, pas un de ces mots irritants qui trahissent la

suffisance d'un enfant prodige. Elle ne s'écoute ni ne s'admire. Très mûre sans doute, très

experte dans la connaissance de soi-même et l'appréciation des valeurs spirituelles, mais

plus encore naïve et vraie, elle dit ce qu'elle pense comme elle le pense; elle donne leur

plein sens aux mots qu'elle emploie. Choseadmirable, ce relinque curiosa, une des leçons

les plus subtiles de la vie mystique, elle l'a déjà compris. Etcomme elle tient déjà les rênes

de son âme ! Entre le livre trop « curieux » que lui proposait Quintanadoine et l'Imitation,

conseillée par Bérulle, librement, elle fait son choix. (1) La vie..., pp. 3o, 31. (2) Ib., p.

32. 348 Il y aurait plaisir à suivre l'épanouissement de cette jeune et virile sagesse.

Carmélite à quinze ans, et bientôt prieure, en province d'abord, puis au Petit Carmel de la

rue Chapon, elle ne cessera plus de croître, mais selon sa ligne première : vigueur, netteté,

indépendance, non pas cette indépendance, fruit de l'orgueil, qui ajoute à nos autres

chaînes, mais celle qui n'est qu'une des formes de l'oubli de soi. Simplifiez votre esprit,

disait-elle, dans toutes les choses de néant et superflues, oui même dans votre conduite

spirituelle... Sainte Thérèse a excellé dans cette simplification d'esprit (1). Le programme

de la vie intérieure et de la mystique, pour elle, tient en deux mots : Il faut nous oublier

nous-mêmes pour l'amour de Dieu, afin qu'il établisse notre âme hors de nous-mêmes,

pour être toute sienne, vu qu'il ne peut avoir beaucoup de lieu en nous, lorsque nous

vivons dans un si continuel regard de nous-mêmes (2). Nous aider à nous « établir » « hors

de nous-même » et en Dieu, la direction n'a pas d'autre raison d'être ; trop nous occuper

du directeur n'est qu'une subtile façon de nous occuper et remplir de nous. Les naturels

tendres et sensibles ont besoin d'une conduite bien solide, si on ne les veut ruiner et

perdre par une trop longue attention à leurs plaintes. Les filles spirituelles ont de la joie

d'avoir bien de quoi dire et entretenir leurs pères spirituels. Je confesse que j'en aurais

plutôt de ne savoir que dire, tant j'ai d'aversion d'employer le temps si mal. S'occuper de

soi le moins que l'on peut, c'est bien le meilleur.Il faut employer nos bons moments à nous

donner à Dieu... et nous accoutumer enfin à être hors de nous-mêmes... J'admire comme

on peut tant entretenir les directeurs ; car, pour l'ordinaire, étant toujours même chose, un

avis bien pratiqué donne assez d'ouvrage (3). (1) Conduite chrétienne..., p. 379.(2) Ib., p.

19.(3) Ib., p. 18. 349 « Plusieurs se mettent entre les mains d'autrui pour en jouir et y

trouver repos ; en quoi, ils se trompent bien fort », et deux fois; d'abord parce que les

directeurs ne doivent tendre qu'à nous faire mourir à nous-mêmes; ensuite, parce que, en

vérité, ils peuvent si peu ! L'assistance que nous espérons d'eux n'est rien qui nous

approche de Dieu, si Dieu même ne nous tend pas les bras de sa bonté. Les efforts

humains sont si mêlés de faiblesses et d'ignorances que je ne sais comment nous les

osons regarder comme une chose véritable et sainte... Si un ange était appliqué à nous

répondre comme la multiplicité de nos pensées et de notre amour-propre le désirent, il

nous nuirait plutôt que de nous servir (1)...Aux créatures, quelque saintes qu'elles soient

sur la terre, il n'y a que du vide pour nous qui les recherchons, ayant du visible conforme à

nous et du trompeur; car cette créature estimée peut être un diable inconnu à nous,

puisque ayant part aux choses visibles et sensibles, elle plaît selon l'estime ou l'affection

que l'on a, qui ne peut être utile à notre sanctification qu'en superficie. Suivons la grande

sainte Madeleine qui ne se peut arrêter aux anges ni au sépulcre où elle les quitte, pour

chercher son Maître (2). « Son Maître », le Maître intérieur qui prime tout, et auprès duquel

le directeur le plus accompli paraît si peu de chose, ou, pour mieux dire, auprès duquel le

directeur, plus il est accompli, plus il s'efface, ne laissons pas fuir l'occasion de souligner

ces beaux principes dont je voudrais, dont je dois faire l'âme ardente et lumineuse du

présent travail. « Au reste, continue la Mère Marguerite, cela n'empêche pas qu'on ne se

communique et qu'on ne reçoive la conduite d'autrui. » « Les lumières que l'on reçoit des

directeurs servent beaucoup (3). » (1) Conduite chrétienne, pp. 14, 15.(2) Ib., pp. 147,

148.(3) Ib., pp, 248, 123. Elle ajoute fort sagement : s Il est souvent hors de notre lumière

de discerner si c'est par besoin ou par amour-propre, quand nous nous déchargeons à

notre directeur de nos peines et de notre état. C'est pourquoi il vaut mieux nous laisser

aller à le faire simplement et sans discernement. Le silence est quelquefois le meilleur, il

est vrai ; mais la trop grande peine donnerait lieu au diable de nous affliger et tourmenter

dangereusement » . C'est ainsi qu'elle résout d'avance les scrupules que donnerait à une

âme sainte, le raffinement des Maximes. 35o Lorsque Bérulle mourut en 1629, Marguerite

écrivit à one Abbesse bénédictine de ses amies, une lettre fort remarquable qui nous la

montre au naturel, je veux dire, à la fois très avidement soumise et très détachée, dans ses

rapports avec l'homme de Dieu qui fut le plus écouté de ses directeurs. Si nous mettions

notre perfection et notre salut aux hommes, nous aurions sujet de nous inquiéter; mais

étant en nos mains avec Dieu, nous n'avons qu'à nous retirer en lui, et à faire usage de la

conduite des saints qu'il nous a donnés en notre établissement. C'est ce que je vous

désire et à toute votre maison, de recueillir la grâce pour en profiter seule, quand la mort

vous ôtera ce qu'il a plu à Dieu de vous donner. (Elle fait allusion sans doute au présent

directeur de cette abbaye.) C'est un repos qui ne se peut dire d'être à Dieu en tout temps,

et non plus aux créatures. Puisque tout passe, et que le bien des choses créées ne

demeure pas toujours bien, nous ne sommes pas de meilleure condition, ni plus saints que

les autres, pour avoir notre grâce stable et permanente en cette vie. Dieu me veuille faire

miséricorde en l'autre ! Il m'a donné ce que je lui ai demandé, qui était d'entrer en religion

du temps des saints et plus grands personnages, pour prendre naissance parmi eux ;

prévoyant bien les orages que le temps pouvait apporter à ce que je voyais, lorsque j'entrai

(1). Ainsi je me sens obligée à Dieu de m'avoir fait cette grâce... Il est bon de s'accoutumer

de bonne heure à n'aimer que Dieu, et qu'il nous soit toutes choses (1) Il est bien curieux

que toute jeune, et avant même d'entrer en religion, elle ait prévu le conflit qui éclata dans

le Carmel lorsque les Pères carmes, introduits en France, tentèrent de substituer leur

juridiction à celle des supérieurs ecclésiastiques, nommés par le Pape. Histoire

douloureuse et scandaleuse, dans le détail de laquelle je suis fort heureusement dispensé

d'entrer. On trouvera là-dessus toutes les indications nécessaires dans le Mémoire des

Carmélites déjà cité plusieurs fois et dans la Courte réponse de M. Houssaye : Les

Carmélites de France et le cardinal de Bérulle..., Paris, 1873(2) La vie..., pp. 196,

197. 351 Peut-être lui voudrait-on, en cette occurrence, plus de sensibilité. Au demeurant,

je ne suis pas sûr qu'il lui manque cette fleur de tendresse qui nous émeut dans les lettres

de sainte Chantal. Les « saints et grands personnages », dont elle parle, et Bérulle

notamment, avaient peut-être plus de vertu et de prestige que de grâce humaine. D'un

autre côté, notre vive parisienne, avec son énergie souple et douce, s'était établie de bonne

heure dans un équilibre parfait, réglant, comme il lui plaisait, ses propres sentiments et

leur expression . « Les violences n'étant point de Dieu, pensait-elle, il ne les faut pas

entretenir (1).» D'ailleurs peu d'illusions sur quoi que ce soit. « Nous trouverons, disait-elle

encore, le paradis tout nouveau, en ayant si peu goûté sur la terre (2). » « Nous avons à

supporter en nous et en autrui force défauts, comme c'est la vie de la terre de manquer de

ferveur (3).» « La vie intérieure est silence, souffrance et patience (4). » Ni froide, ni sèche

pourtant, mais, au contraire, aimable à voir, à entendre : sa main, si peu molle, guérit les

malades, ses lèvres, si raisonnables, chassent les démons.Nulle sécheresse non plus

dans l'esprit. Son style a quelque chose de réel, d'intense, de discrètement passionné qui

s'empare de toute l'âme. Suivez plutôt cette déduction vigoureuse et rigoureuse. Notre

intérieur étant sans confiance en Dieu, Rous sommes réduits dans le plus pénible et le

plus misérable. de tous les états. Voilà pourquoi le diable, ayant pouvoir de nous travailler

et de nous abattre sur ce sujet qui fait l'appui le plus essentiel de l'âme pécheresse, il lui

est aisé de nous accabler d'un moment à l'autre, mais non pas d'anéantir la vérité de Dieu

qui tient notre âme liée à la créance qu'il est notre Dieu, notre Père et tout notre salut.Cette

vérité que le diable ne peut ôter, le fait enrager contre (1) Conduite.... p. 17. (2) Ib., p. 25,

26.(3) Ib., p. 23.(4) Ib., p. 13o. 352 l'âme. Il la trouble et l'obscurcit tant qu'il peut, ce que

Dieu lui permet, pour notre exercice. Ne disons point et ne donnons jamais lieu à croire que

nous sommes en l'entière séparation de Dieu. Je sais bien que les péchés ne le méritent

que trop ; mais tant que nous vivrons, il nous faut adorer, demander et espérer les

miséricordes de Dieu. Il n'y a que l'enfer qui est impénétrable à les recevoir. Donc, puisque

c'est une vérité, ne recevons pas une suggestion qui est fausse et qui n'honore point Dieu,

savoir qu'il n'y a point de miséricorde pour nous (1). Elle est maîtresse de sa pensée et de

sa plume, comme de son âme. Disons de sa direction ce qu'elle dit elle-même de la vie

intérieure : elle « est de peu de paroles et de grande étendue vers Dieu » (2).On s'explique

dès lors que l'on ait tant recherché sa conduite. Elle avait une extrême vivacité d'intuition et

l'on croyait communément qu'une lumière céleste ' lui révélait le fond des coeurs.

Lorsqu'elle arriva, comme prieure, au couvent de Saintes, raconte naïvement une de ses

religieuses, « il y avait quatre mois que j'y étais. Je dis en moi-même : puisque cette bonne

Mère est si pénitente, elle est sans doute fort sérieuse. Il faut donc que je le paraisse aussi.

Nous allâmes toutes à la porte pour la recevoir, avec sa compagnie qui était de quatre

religieuses. Elle nous embrassa toutes ; nous n'étions que six, et quand elle vint à moi, elle

me dit : Voici ma soeur Anne du Saint-Sacrement, ce qui m'étonna fort, n'ayant jamais eu

le bien de la voir. Mais je fus bien plus surprise, lorsque, me passant la main sur le visage,

elle me dit : « Orgueil, orgueil, ne vous redressez point tant; marchez dans l'humilité de

Jésus-Christ. Qu'importe qu'on nous estime folles ? Il n'y a point de péché d'être estimées

telles, mais il y en peut avoir en vous redressant ainsi. Laissez-vous aller à votre naturel... »

Je ressentis une si grande joie en  (1) Conduite..., pp. 135, 136. (2) Ib., p. 13o. 353 mon

âme des paroles qu'elle me dit, que je désirais d'être continuellement avec elle

(1) ».Bérulle qui l'avait vue naître et grandir, la croyait divinement inspirée. Trop avide

peut-être de merveilleux, ce fut surtout sur la parole de la Mère Marguerite qu'il pressa

Richelieu d'assiéger la Rochelle, affirmant que telle était la volonté de Dieu et

qu'assurément le Roi prendrait cette ville. Je ne dis pas non, et de quel droit le dirais-je ?

Néanmoins, comme l'Église nous laisse, en pareille matière, toute notre liberté d'analyse,

je suspends mon adhésion à cette merveille. Bérulle est sincère, mais n'impose-t-il pas à la

carmélite ses propres idées ? On voit si bien, comment la chose a pu se passer. Le progrès

des huguenots le tourmente. Comme souvent, lorsqu'il est dans l'embarras, i 1 vient au

parloir de la rue Chapon, il demande la prieure, il dit sa propre angoisse devant la grande

misère du pays. Que faire ? Que conseiller au cardinal ? Eh! pourquoi ne pas assiéger la

forteresse des rebelles, forcer la bête dans son trou ? Peu au courant de ces choses,

Marguerite approuve la stratégie qu'on développe devant elle, comme nous faisions, au

printemps de 1915, quand les journalistes préconisaient l'offensive générale. Par-dessus

les moyens, qui importent peu et dont elle n'est pas juge, la carmélite est trois fois sûre

que Dieu ne manquera pas à la France catholique. Bérulle accorde cette certitude au fil de

sa propre conception et fait signe au cardinal de la part de Dieu. Tout cela, je le répète, de

la meilleure foi du monde. L'homme est ainsi fait et, tout spécialement, Bérulle. «II la

consultait souvent, nous dit-on, sur des affaires importantes et suivait ses avis avec

beaucoup de succès. Il a dit même à une Abbesse très célèbre, que lorsqu'il avait de la

peine en la conversion de quelqu'un, il lui en parlait comme d'une chose qui lui était

indifférente, et par manière (1) La vie.... pp. 13o-132. A son arrivée à Saintes, la Mère

Marguerite avait avec elle une fille de Séguier, la Mère Marie de

Jésus-Christ. 354 d'entretien, — notez ces deux mots, — à quoi elle faisait des réponses si

justes et si prudentes, qu'il ne pouvait douter qu'elle ne fût l'organe dont le Saint-Esprit se

servait pour lui apprendre la volonté de Dieu (1). » Voici du reste comme elle écrit

elle-même, au sujet du siège de la Rochelle. Sa lettre est écrite « à une personne d'une

vertu singulière qui avait suivi le Roi en cettefameuse expédition », et qui semble avoir eu,

comme soldat ou comme conseiller d'État, une part directe à l'entreprise. Après avoir dit

qu'elle n'espère rien de la« puissance des hommes », vous me demandez ma pensée,

continue-t-elle, à vous seul je la dis (2). J'espère le secours de Dieu par une extraordinaire

miséricorde et par le travail de ses serviteurs. Je ne laisse pas de craindre et de prier. Vous

savez que nos pensées (les siennes propres) sont si légères et si fragiles que vous ne

devez trouver de consolation que du courage que Dieu vous donnera pour agir en ces

extrémités (3). Cette humble, qui a toujours si, adroitement caché son mérite et qui fait si

peu de cas de ses pensées « légères », « fragiles », aurait-elle ordonné au cardinal de la

part de Dieu, le siège de la Rochelle, j'ai beaucoup de peine à le croire. Elle écrit encore au

même personnage cette lettre à l'exorde magnifique : Nous sommes plus présents à vos

travaux et aux armées du Roi que vous-même. Je suis en crainte et en espérance d'une

heureuse issue, qui nous semble plus certaine et plus solide que la crainte. Néanmoins la

crainte nous occupe et nous travaille comme si nous étions sans espérance. Dieu fait ses

oeuvres et ses merveilles dans les moments sans nous donner aucun jour dans ceux qui

suivent. Vous avez travaillé dans nos affaires — les troubles du Carmel sans doute —

pendant (1) La vie..., pp. 34, 35.(2) Si elle ne dit sa pensée qu'à lui, ce n'est pas qu'elle

attache à cette pensée une importance divine, mais au contraire parce qu'elle n'aime pas

se mettre en évidence, parler d'elle-même.(3) La vie..., p. 182. 355 quatre ans dans

l'ignorance et les ténèbres. Maintenant vous travaillez pour l'Etat et la Religion en ces

extrémités environnées de périls. C'est ce même Etat qui me donne l'espérance certaine de

la victoire ; car Dieu en est sa science, son intelligence et sa puissance, et les hommes en

sont comme néants, accablés d'ignorance et d'impuissance, se jetant dans les périls sans

savoir comment en sortir. Enfin, monsieur, plus vous êtes en cet Etat sous la main

puissante de Dieu, plus il est à vous, et vous êtes instrument de ses merveilles (1). Voilà

comme elle parle à un intime et à qui elle ne veut rien cacher. « Vous me demandez toute

ma pensée; à vous seul je la dis. » A-t-elle été plus explicite avec Bérulle ? Pour ma part je

ne le crois pas. Aussi bien la chose en soi n'a-t-elle qu'une médiocre importance, mais il

convenait de saisir au passage, la transformation fatale que peuvent subir les propos d'une

mystique, rapportés par un directeur prévenu.Quoi qu'il en soit, le bruit public attribuait à la

Mère Marguerite et le don des miracles et le don de prophétie. Dans un mémoire rédigé par

lui sur l'insigne carmélite que tant de liens attachaient à sa propre famille, « je crois, écrit le

cardinal de Retz, que je pourrais remplir un volume, si je voulais déposer tout ce que j'ai

ouï dire de la Soeur Marguerite du Saint-Sacrement.., à des personnes d'une foi

irréprochable. Je me contenterai de rapporter en ce lieu ce que je trouve en ma propre

maison, et d'une manière si particulière et si convaincante, qu'il n'y peut avoir, ce me

semble, aucun lieu d'en douter. J'ai ouï dire plusieurs fois à feu mon père

(Philippe-Emmanuel de Gondi), que plusieurs années avant qu'il entrât dans la

congrégation de l'Oratoire, et dans le temps qu'il était encore engagé dans les intrigues et

dans les plaisirs de la Cour, il fut pressé par feu ma mère d'aller voir la Mère Marguerite;

qu'il y résista longtemps, et que s'y étant résolu à la fin par pure complaisance, il y

trouva (1) La vie..., p. 183. 356 feu M. le cardinal de Bérulle, avec lequel il n'avait aucune

habitude, et que la Mère Marguerite lui dit en l'abordant ces propres termes : « Voilà,

monsieur, le R. P. de Bérulle que vous ne connaissez pas, mais vous le connaîtrez

quelque jour. Il sera l'instrument le plus efficace dont Dieu se servira pour votre salut. Vous

vous moquez de moi à l'heure qu'il est, mais vous connaîtrez un jour que je vous dis vrai. »

J'ai ouï faire ce récit à feu mon père une infinité de fois depuis qu'il a été à l'Oratoire ; mais

je me souviens de le lui avoir même ouï faire dans mon enfance, longtemps devant qu'il eût

la pensée d'y entrer; et lorsque Mme de Gondi vivait encore »« Mais pourquoi aller

chercher hors du couvent de la Mère de Dieu des preuves de ce don si extraordinaire

qu'avait la Mère Marguerite du Saint-Sacrement?... Quand on lui demandait son sentiment

sur les malades de la maison, on ne saurait nombrer combien de fois elle a prédit ce qui en

arriverait, disant nettement : cette soeur en mourra : celle-là n'en mourra pas ou bien : la

maladie d'une telle sera longue. Ce qui s'est toujours trouvé vrai, au grand étonnement des

médecins, à qui l'état et la qualité des maladies avait souvent fait faire des pronostics tout

contraires. Mais il est important de remarquer que bien qu'elle possédât ce don au point

qu'on le peut juger, son humilité ne lui permettait pas ordinairement de s'apercevoir qu'elle

l'eût. Car souvent elle ne croyait pas avoir dit les choses aussi clairement qu'elle s'en était

expliquée. Et quand on la voulait faire ressouvenir de ce qu'elle avait prévu, elle répondait

un peu brusquement : (1) La vie..., pp. 169, 17o. Cf. Chantelauze, Saint Vincent de Paul et

les Gondi, Paris, 1882, pp. 178, 179. Le biographe de Marguerite donne encore (pp.

171-173) d'après le témoignage de l'archevêque de Sens, O. de Bellegarde, une version

plus détaillée et, sur quelques points, probablement plus exacte, du même prodige.

D'après Bellegarde qui tenait aussi le fait du P. de Gondi lui-même, ce ne fut pas « en

l'abordant », mais après plusieurs visites que Marguerite découvrit au général des galères

l'avenir qui l'attendait. Cf. aussi, Batterel, Mémoires domestiques pour servir à l'histoire de

l'Oratoire, Paris, 19o2, t. I, pp. 34o-341. 357 Mon Dieu ! A quoi prenez vous garde ? Je ne

sais la plupart du temps ce que je dis. »Suit une scène fameuse, un peu rude, mais dans

son fond haute et touchante, belle à peindre et surtout des plus caractéristiques. Il s'agit

de « ce qui se passa entre elle et Mine de Chantal, lorsque vers le mois de juillet de

l'année 1641, elle vint au couvent de la Mère de Dieu ». Notons en passant la fidélité

d'affection que la sainte — elle entrait dans sa soixante-dixième année — garde aux

carmélites. « La R. M. Anne des Anges, qui en était prieure, voulant témoigner à cette

dame qu'on y avait toute l'estime et la vénération qui lui était due, mena au parloir sa

communauté pour la mieux recevoir. La Mère Marguerite... au lieu d'y aller avec les autres,

se retira en un endroit écarté, où elle se mit en oraison. Cette digne fondatrice des Filles de

Sainte-Marie la cherchant des yeux entre les autres, et ne la voyant point, en demanda des

nouvelles. La Mère prieure et une autre carmélite allèrent aussitôt la chercher pour la faire

venir, et l'ayant trouvée dans le lieu où elle était en prières, elles furent quelque temps à la

presser de venir avec elles au parloir_ Elle essaya de s'en excuser par ces paroles : je ferai

quelque impertinence, je parlerai en folle. — Mais la Mère prieure, lui ayant dit positivement

qu'il fallait qu'elle y vint, elle lui obéit. » — Avant de la juger fantasque, comprenez-la. Sa

réputation de thaumaturge, ces exhibitions au parloir, où tant d'indiscrets l'avaient fatiguée

en la regardant et la consultant comme un oracle, lui étaient devenues intolérables.

Délivrée de la charge de prieure, elle avait le droit de fuir ces visites qui lui faisaient perdre

son temps et qui lui semblaient du dernier ridicule. Un tête-à-tête avec la fille spirituelle de

M. de Genève, avec l'amie, la presque novice du Carmel de Dijon, enfin avec la sainte

admirable, elle en aurait bien voulu. Mais la compagnie, mais ce cercle de visages béants,

d'oreilles tendues vers quelque déclaration sibylline, l'irritait d'avance. 358 « Aussitôt que

ces deux saintes personnes furent en présence l'une de l'autre, elles se mirent à genoux

pour se saluer. Et comme Mme de Chantal parut être incommodée en se relevant, ce fut

là-dessus que la Mère Marguerite... prenant la parole, lui dit : «Je me réjouis de vous voir

pour me recommander à vos prières ; car vous irez bientôt jouir de la vue de Dieu dans le

ciel. » — A quoi cette illustre veuve répondit en s'écriant : « Ah ! bonne nouvelle ! — et

répéta plusieurs fois : ô Dieu ! la bonne nouvelle! » — Mais les filles de Sainte-Marie qui

l'accompagnaient, ne purent entendre ce discours sans témoigner la peine qu'elles en

eurent. Et une d'entre elles, considérant plus dans ce moment l'intérêt spirituel de leur

Communauté que la volonté de Dieu qui s'expliquait par la bouche de cette incomparable

fille, ne put s'empêcher de dire : « Ah! nia Mère, nous avons encore besoin de notre bonne

Mère; nous espérons que Dieu nous la conservera. » — A quoi elle répartit : « Ma soeur,

quand Dieu veut quelque chose, les créatures n'y peuvent rien ; il ne vous en demandera

pas congé; il le fera sans vous. » — Et aussitôt elle sortit du parloir, laissant toutes celles

qui y étaient dans une surprise très grande.« Mme de Chantal étant morte peu de temps

après, les filles de Sainte-Marie qui avaient été présentes à cette entrevue, n'oublièrent pas

de rapporter ce détail à M. l'évêque d'Evreux qui avait dessein d'écrire sa vie. Il vint au

couvent de la rue Chapon, pour en apprendre plus particulièrement la vérité. lien parla

même à la R. M. Marguerite... Mais son humilité qui lui attirait des grâces si extraordinaires,

la porta à le prier de passer cet entretien sous silence : « Gardez-vous, Monsieur, lui

dit-elle, de mettre dans votre livre ce que je lui dis. Il ne faudrait que cela pour le décrier.

Je parlai sans faire de réflexion ». Mais ce docte prélat », comme l'on pense, se garda bien

de lui obéir (1). (1) La vie..., pp. 264-268.  359 Elle ne mettait pas plus de façons dans ses

rapports avec les deux « sérénissimes reines », Anne d'Autriche et Marie de Médicis,

visiteuses très assidues et, on peut le dire, sans leur manquer de respect, un peu

encombrantes. Marguerite savait trop « le luxe et l'éclat qui suivent ordinairement les têtes

couronnées ; elle craignait avec raison que... cette pompe profane ne fît (sur les carmélites

du Petit couvent), une impression semblable à celle que le souvenir des viandes d'Egypte

faisait sur l'esprit des Israélites, et qu'elles ne regrettassent cet asservissement à la

corruption où la plupart des gens du monde sont malheureusement engagés ». Aussi

décida-t-elle de lutter de son mieux contre cet abus. Avec Marie de Médicis, ce fut bientôt

fait et dextrement. « Cette illustre reine, ayant été avertie des intrigues qui se formaient à la

Cour contre elle, alla plusieurs fois au carmel de la rue Chapon pour en entretenir la R. M.

Marguerite... et pour savoir ses pensées sur ce qu'il lui en devait arriver. » Elle aussi, elle

voulait une prophétie. « Mais cette prudente fille, jugeant fort sagement qu'elle ne devait

point entrer en ces sortes d'affaires, fut si adroite qu'elle s'exempta toujours de lui parler et

lui fit perdre l'espérance de pouvoir apprendre ses sentiments par elle-même. Sa Majesté

fut donc obligée d'y employer des personnes de confiance, qui la pressèrent tellement de

s'expliquer sur ce sujet, qu'elle leur répondit : « Que lui dirai-je ? Il n'y aura plus que

traverses et afflictions pour elle sur la terre. » Et quelques jours après elle lui envoya un

crucifix qu'elle accompagna d'un mot de lettre, où elle lui manda qu'il n'y avait plus pour

elle, dans le monde, que le partage de la croix (1). » La reine ne revint plus.On fit encore

moins de frais, si j'ose dire, pour en finir avec la très débonnaire Anne d'Autriche. « Cette

auguste Reine, étant retournée à ce couvent, avec une (1) La vie..., pp. 186-189. 36o suite

nombreuse... comme la communauté était devant elle, dans le lieu où l'on avait accoutumé

de la recevoir, la Mère Marguerite se mit derrière quelques religieuses qui la cachaient,

parce qu'elle était de petite taille. La Reine, ne la voyant point, demanda où elle était. Cela

obligea ces religieuses de se retirer à côté, pour la faire paraître. Aussitôt que la Reine l'eut

aperçue, elle lui dit : « Vous ne dites mot, Mère Marguerite? » — Alors cette véritable

carmélite, s'approchant d'elle, lui fit ce compliment : « Si j'osais, Madame, je demanderais

une grâce à Votre Majesté. Elle nous fait beaucoup d'honneur quand elle veut bien

prendre la peine de venir céans, mais si elle savait l'effet que ses visites font sur nous, et le

temps qu'il nous faut pour nous remettre de l'impression que l'éclat qui accompagne Votre

Majesté fait sur nos esprits, je pense qu'elle aurait la bonté de nous laisser dans notre

solitude. » — La Reine fut surprise de ce compliment, n'étant pas accoutumée d'en

entendre de semblables dans les maisons religieuses... Néanmoins, elle voulut bien avoir

la complaisance... de n'aller plus dans ce couvent. » A quelque temps de là, « Sa Majesté

ayant ouï quelques personnes qui s'entretenaient, auprès de sa chaise, de la Mère

Marguerite... elle dit : je ne lui fais pas plaisir d'aller chez elle ; mais c'est une sainte ».Peu

de temps avant sa mort, elle fut prise d' « une de ces coliques effroyables que l'on nomme

d'ordinaire miserere ». Les autres remèdes restant sans effet, les médecinsfurent « d'avis

d'en venir à celui de l'incision », sur quoi la prieure se vit fort embarrassée, cc se

persuadant que la (1) La vie..., pp. 276, 277. Cf. dans ce même ouvrage, pp. 278, 279,

l'histoire piquante d'un bon paysan du Dauphiné, le Frère Antoine, que l'on avait attiré à

Paris et que beaucoup de gens de la Cour considéraient comme un prophète. La marquise

de Maignelais voulut que le Frère Antoine eût un entretien avec la M. Marguerite. Quand ils

furent en présence, la carmélite dit an prophète que l'air de la Cour ne lui valait rien et qu'il

n'avait rien de mieux à faire que de s'en revenir au plus vite dans son Dauphiné. Le

bonhomme fut émerveillé de la sagesse de Marguerite et s'empressa d'obéir à ses

conseils. 361 pudeur (de la Mère Marguerite) s'opposerait à cette opération ». Mais deux

fois héroïque et par son courage et par son bon sens, la sainte fille ne témoigna ni surprise

ni répugnance. Pendant que les chirurgiens se préparaient à faire leur devoir, un lourdaud

et bavard de médecin, « s'étant approché de son lit, lui parla de la peine que la pudeur

pouvait lui causer en cette occasion ». Elle répondit avec sa rondeur ordinaire, coupant

court à l'homélie saugrenue que l'autre avait préparée. Est-il besoin de dire qu'elle ne

broncha pas ? Nous avons là-dessus le témoignage d'un autre médecin, M. de Lorme, vieil

ami de Marguerite : « Je me trouvai, dit-il, à la vue de ces cruelles souffrances en une telle

défaillance, que l'on fut obligé de me jeter de l'eau sur le visage et de me donner du

vinaigre... Je confesse que rien ne m'a touché en ma vie, ni de ce que j'ai vu, ni de ce que

j'ai entendu dans les sermons, comme cette action de cette sainte fille. Avoir fait une telle

chose sans mines, sans façons, sans grimaces, je ne l'oublierai jamais de ma vie, et cela

me confirme bien dans l'opinion avantageuse que tout le monde a de sa sainteté (1) ».«

Sans mines, sans façons, sans grimaces », ces trois mots expliquent mieux peut-être que

tous les autres, le charme propre et de la Mère Marguerite et du Carmel. Il est très

remarquable en effet, et ce disant, je parle d'expérience, que ces contemplatives que nous

devinons si éminentes, paraissent presque toujours, soit dans leur attitude, soit dans leurs

propos, soit même dans leurs écrits, d'une si franche, si vive et si parfaite simplicité.

Comme les lettres et les sciences, la mystique a ses primaires, dévotes personnes, trop

conscientes de leur grâce, trop désireuses qu'on y prenne garde, trop éblouies par les

termes sublimes qu'elles ont toujours à la bouche. Menu travers auquel la divine

indulgence est moins sévère que nous, mais qui rendent la sainteté elle-même peu

attirante. Dans leur (1) La vie..., pp. 337-342. C'est probablement le savant de Lorme,

médecin de trois de nos rois. 362 ensemble, les carmels, ceux que l'histoire nous montre et

ceux que j'ai eu l'intime joie de voir de mes yeux, les carmels ne connaissent pas de

primaires.. C'est pour cela sans doute qu'une tradition de tendresse garde plus

particulièrement chère, au coeur des carmélites françaises, la mémoire de Marguerite

Acarie. Fille, d'oraison, mais dont l'oraison est restée jusqu'à ce jour le secret de Dieu.

«Pour son état intérieur, dit une de ses filles, c'était lettres closes. pour nous, mais- on le

tenait pour fort solide et élevé. »Aussi, il semble que Dieu ait regardé le secret de son

coeur, comme un trésor d'un prix si extraordinaire, que les hommes n'étaient pas capables

d'en concevoir le mérite, et qu'il ait été si jaloux de le conserver pour lui. seul, qu'il a permis

que la plupart de ceux à qui elle l'avait découvert soient morts avant elle. C'est sans doute,

dans cette vue, que M. de Bérulle qui la connaissait jusqu'au fond de l'âme, disait « qu'elle

était réservée à Dieu comme quelques saints dont les grâces étaient si cachées et si

éminentes (1) ». Parmi les, articles du Testament de la sainte Vierge Marie pour le joie de

son Assomption — pieuse méditation rédigée par la Mère Marguerite — je lis ces lignes

: Je vous laisse part à mon silence que j'observais dans les grâces et les lumières reçues

de Dieu, laissant l'intelligence de ces mystères à la divine Providence, pour la grandeur de

Sa Majesté... Apprenez à imiter cet humble silence... ne parlez. point de choses hautes,

mais de choses utiles, pour ne pas vous rendre coupables de cette vanité d'esprit (2). Dans

ce Carmel primitif, où abondaient les manifestations éclatantes des faveurs célestes, dans

ce monastère de la rue Chapon, où Madeleine de Saint-Joseph, Catherine de Jésus et

d'autres encore, avaient vécu entre ciel et terre, on a bien cherché à surprendre la fille de

Mme Acarie en extase, on n'y a pas réussi. (1) La vie..., pie 57, 58.(2) Conduite

chrétienne..., pp. 344, 345.
 

CHAPITRE V :  JEAN DE SAINT-SAMSON
 

I. Les carmes de la place Maubert. — Mathieu Pinault. — L'organiste aveugle. — Jean du

Moulin et Mathieu Pinault en route pour Dol. — Enfance et jeunesse de Jean du Moulin. —

Ses progrès dans la musique. — Sa retraite. — Jean de Saint-Samson novice. — La peste

de 16o7. — Décadence du couvent de Dol.II. Philippe Thibaut. — Projets de réforme. —

L'état-major des spirituels parisiens et l'Union sacrée. — Réforme des carmes de la

province de Touraine. - Le prophète Elie et saint Ignace. — Esprit des constitutions

nouvelles. — La réforme et la modernisation des anciens Ordres. — Jean de Saint-Samson

et la réforme des carmes. — Prestige. — Epreuves.III. Formation mystique de Jean. — Il a

grandi seul. — Enquêtes sur ses « états ». — Spiritum nolite extinguere. — Les oeuvres de

Jean et leur éditeur. — Pourquoi Jean de Saint-Samson parait plus obscur que d'autres

mystiques. — « Par-dessus toute espèce sensible ». — Le noble « brouillard ». — « De la

consommation du sujet en son objet ». — Ni panthéisme, ni quiétisme. — La « guerre

d'amour ». — La plus haute extase.IV. Les disciples de Jean de Saint-Samson. —

Dominique de Saint-Albert. — La« vraie théologie s et celle qu'apprennent les livres. —

Léon de Saint-Jean. — Son importance. — Sa propagande mystique. — « Les divins écrits

de saint Denis » . Tout chrétien a obligé D à l'étude et à la pratique de la théologie

mystique. — L'obscurité. de saint Denis, et celle de saint Paul. — Réponse aux

anti-mystiques. I. « On raconte que. saint Louis, à son retour de terre sainte, fut surpris par

une affreuse tempête, dans les eaux du Mont-Carmel. Dans le pressant danger où il se

trouvait, il se tourna vers l'auguste Marie, spécialement honorée sur la sainte montagne, il

fit voeu d'aller la visiter, s'il échappait au danger. La tempête se calma, et le saint roi

accomplit sa promesse. Il gravit les pentes du Carmel, pria à l'autel de la Vierge, s'entretint

avec les religieux 364 et, consolé autant qu'édifié par leurs paroles et leurs exemples, il en

prit avec lui six, français d'origine anciens croisés sans doute — et les conduisit à Paris

(ia54). A son retour en France, il donna aux six Pères qui l'avaient suivi une maison, qu'on

abandonna quelques années plus tard, pour fuir les débordements de la Seine, et se

rapprocher de l'Université. Les Carmes achetèrent, en conséquence, en r3og, dans la rue

de la Montagne-Sainte-Geneviève une maison, dite du Lion. Ce fut cette maison qui,

agrandie à plusieurs reprises, devint l'immense et beau couvent de la place Maubert, si

renommé par la science de ses docteurs et le grand nombre d'étudiants qu'il envoyait à

l'Université (1). »Parmi ces étudiants que les différentes maisons de l'Ordre envoyaient au

séminaire de la place Maubert, se trouvait, dans les premières années du XVIIe siècle, un

jeune carme breton, du couvent de Dol, le Fr. Mathieu Pinault, très honnête religieux,

assez fervent même, mais sans formation spirituelle, tristement résigné soit aux

adoucissements très réguliers que l'on avait apportés  (1) Vie du vénérable frère Jean de

Saint-Samson..., par le R. P. Sernin-Marie de Saint-André, Carme déchaussé, Paris, 1881,

pp. 25, 26. Quoi qu'il en soit des origines pré-chrétiennes de l'Ordre des carmes, a

l'époque des Croisades, en introduisant l'élément latin dans son sein, devint pour lui le

départ d'une vie nouvelle. Des européens de toute nation, mais surtout français, anglais et

italiens, entraînés par leur piété, attirés par le charme des grands souvenirs bibliques, se

fixèrent sur le Carmel ». A dater de 1142, nous voyons, coup sur coup, deux français

appelés au gouvernement de l'Ordre. Sur les premières migrations occidentales des

Carmes, il est difficile de dire où la légende finit et où commence l'histoire. Quelques

fondations auraient précédé de quelques années celle que i'on fait remonter à saint Louis.

Ainsi, il y aurait eu des carmes, près de Marseille, aux Aygalades, dès 1244. Ils auraient

bien choisi le lieu de leur ermitage. Notons en passant que le bon poète de la Cépède —

dont nous avons parlé dans le précédent volume — fit reconstruire de ses deniers le

couvent des Aygalades, et fut inhumé en 1622 dans la chapelle dudit couvent. — Quant à

la maison de la place Maubert, elle fut démolie en 1811, par ordre de Napoléon. Voici

l'article 5 du décret : « Le marché actuel de la place Maubert sera transféré sur

l'emplacement de l'ancien couvent des carmes, près de cette place, et dont, à cet effet,

nous faisons don è notre bonne ville de Paris. v C'est sans doute le marché couvert qui

regarde présentement, de l'autre côté du boulevard Saint-Germain, la statue d'Etienne

Dolet. — Cf. Vie du V. P. Jean da Saint-Samson, p. 63, 353, 354. 365 depuis un temps

immémorial à l'austérité primitive, soit aux abus proprement dits qu'avait entraînés le

malheur des temps. Je l'ai déjà dit et je ne saurais trop le redire, la réforme des anciens

monastères ne présentait pas alors autant de difficultés que l'on pourrait croire. Les

bonnes volontés ne manquaient pas. Ce que l'on racontait du renouveau spirituel qui avait

suivi le Concile de Trente, en Italie, en Espagne, et sur plusieurs points de la France,

entretenait chez plusieurs le désir, l'espoir d'une réforme prochaine. Les hommes

d'initiative sont toujours rares, mais en revanche il y avait alors chez nous, et nombreuse,

cette élite de second rang, où les grands réformateurs recrutent leurs premiers disciples et

sans laquelle les plus beaux plans de réforme restent lettre morte. Mathieu Pinault

appartenait à cette élite. La grâce le trouvera prêt. Il sera l'un des bons ouvriers de la très

intéressante réforme que le P. Philippe Thibaut imposera bientôt à l'une des plus riches

provinces de l'Ordre des carmes. Aussi bien, ne jouera-t-il dans notre histoire religieuse

qu'un rôle, considérable à la vérité, mais de peu d'éclat. Toutefois d'harmonieuses

rencontres ont lié son nom à celui d'un de nos mystiques les plus sublimes. A parler

humainement, c'est Mathieu Pinault qui a donné Jean de Saint-Samson aux Carmes; c'est

lui qui va nous le présenter.Depuis son arrivée à Paris, il avait remarqué bien des fois,

hésitant dans les boues de la place Maubert, un jeune aveugle, à l'air tout céleste, qu'on

disait s'appeler Jean du Moulin, et toucher de l'orgue dans une des églises du quartier

latin. Ce Jean du Moulin logeait, « chez un épicier, proche les carmes, raconte le P. Pinault

; un petit garçon l'amenait au matin à six heures à l'église des carmes de la place Maubert,

là où il demeurait le plus souvent jusques après midi, étant toujours en oraison, proche le

grand autel, là où il communiait presque tous les jours et se confessait quelquefois à un

Père carme, 366 nommé le P. Jacques ». Ainsi va la vie : on passe devant le mystère ;

ému, l'on s'arrête quelques minutes, puis on continue son chemin. Si Jean du Moulin

n'avait pas pris les devants, Mathieu, ses études finies, serait revenu en Bretagne, menant

jusqu'au bout sa vie médiocre. Artiste lui aussi, ou du moins amateur, il tenait l'orgue du

couvent. À son jeu, où se révélaient peut être je ne sais quelles possibilités de grâce,

l'aveugle l'avait-il deviné ? Un jour de sainte Agnès, le jeune carme, assis devant son

clavier, s'apprêtait à accompagner la messe conventuelle lorsque Jean s'approcha de lui et

lui demanda la faveur de le laisser jouer, pour cette fois, en sa place. Ils se lièrent

ainsi.Peu à peu, les vraies confidences commencèrent. Jean « se crut autorisé à parler de

vie spirituelle et d'oraison et à demander au jeune religieux où il en était sur ce point

important. Il lui fut répondu qu'on faisait des lectures de piété dans des livres qui avaient

peu de valeur doctrinale ; que l'on était exact à prier vocalement, mais que pour l'oraison

mentale, on ignorait absolument ce que c'était : réponse, hélas, tristement éloquente et qui

dit clairement ce que devait être la vie intime d'un Ordre, appelé par sa vocation première à

la contemplation. Jean... commença par mettre dans les mains du jeune religieux des

auteurs spirituels sérieux, tels que Louis de Grenade, Arias, et autres semblables, et

comme le fruit d'une lecture spirituelle dépend essentiellement de la manière dont elle est

faite, il le pria de lui lire chaque jour quelques pages mystiques... La lecture se faisait

lentement, et lorsqu'on trouvait un passage ou plus affectif, ou plus profond, on le relisait

jusqu'à trois fois... Jean apprit aussi à son élève la manière de méditer... Enfin, souvent,

dans leurs pieux entretiens, il parla d'avenir et s'efforça, en élargissant à ses yeux les

horizons de la vie de l'âme, d'exciter sa ferveur et d'augmenter son amour pour la réforme

(1) ». (1) Sernin, op. cit., pp. 26-28. Ce livre excellent est, sans doute, ce que l'on a écrit de

mieux sur ce rare sujet. Je ne ferai guère que le résumer, tout en regrettant fort que

l'auteur se substitue trop volontiers aux documents qu'if met en œuvre et dont le texte

original ferait bien mieux notre affaire. Le P. Sernin a du reste sur moi le grand avantage

d'être initié, par une expérience personnelle, aux mystères de la vie mystique. Son style est

un peu trop fleuri à mon gré et d'une dévotion trop « poétique ». 367 Peu à peu, un ou

deux autres moines vinrent se joindre à ces entretiens. Insensiblement, Jean du Moulin se

trouvait de la maison. Il s'était déjà dépossédé de sa fortune, ne gardant que le strict

nécessaire. Les carmes lui offrirent une cellule et le peu qu'il fallait pour sa nourriture.

Quelques leçons de musique paieraient sa pension. Il n'était pas question de le recevoir

dans l'Ordre et lui-même ne pensait pas à demander cette faveur. Quelques années se

passent de la sorte. Enfin, lorsque le P. Mathieu Pinault, ayant achevé ses études, se

préparait à repartir pour sa Bretagne, Jean lui déclara qu'il ne voulait pas le quitter. Dieu

l'appelait à prendre l'habit lui aussi et à procurer la réforme, de concert avec le P. Pinault.

La chose ne paraissait pas faisable. Elle se fit néanmoins. Le couvent de Dol agréa cette

vocation singulière. Ils partirent donc tous les deux, dans le courant de 16o6. Notre novice

avait alors trente-cinq ans, on lui laissa son beau nom de Jean, auquel on ajouta celui de

Saint Samson, premier évêque de Dol et patron de l'église cathédrale.« Il laissait après lui

des regrets sincères. Plusieurs religieux, entraînés par son exemple, résolurent d'aller

embrasser la réforme... et un de ses lecteurs, fils d'un procureur de Paris, les imita dans ce

généreux dessein. Les habitués de l'église du monastère regrettèrent long.. temps, eux

aussi, le bon aveugle qui les avait édifiés par son recueillement, ses longues oraisons et la

piété angélique avec laquelle il approchait de la sainte table. Le phénomène surnaturel

qu'on a toujours admiré chez les saints, se remarquait en lui sa belle âme se laissait voir à

travers son enveloppe terrestre et le transfigurait... On raconte que M. de Morlencourt,

prêtre éminent, que sa piété et sa science avaient fait aimer à la Cour de  368 Henri III et à

celle de Henri IV, ayant contemplé notre aveugle, au moment où il prenait congé des

religieux, fut si étonné du recueillement empreint sur son visage amaigri, qu'il ne pût

s'empêcher de manifester son admiration (1). »Jean du Moulin était né à Sens, en 1571, de

Pierre du Moulin, contrôleur des tailles et de Marie d'Aiz. On ne sait quasi rien de ses

parents, honnêtes bourgeois et, semble-t-il, dans l'aisance. Il eut deux frères. L'aîné, «

brillant cavalier », au service de Henri IV, « mourut vaillamment, les armes à la main en

défendant la ville de Corbeil contre les espagnols ». Le second, nommé Jean-Baptiste, eut

une jeunesse un peu singulière, mais sur laquelle nos documents ont glissé trop vite. «

Après de sérieuses études, nous dit-on, il passa quelque temps à Rome, où il sut se faire

estimer et aimer, et rentra en France à la suite de Marie de Médicis — que d'énigmes

tentantes dans ces quelques mots ! — Marié à Paris avec la fille de M. Douet,

trésorier-payeur de la gendarmerie française, il fut pourvu de cette charge après la mort de

son beau-père et mourut lui-même à Lyon en 1601 (2). » Ces lueurs éclairent un peu la

physionomie et l'histoire extérieure de Jean du Moulin. Bien que, très jeune, il ait fait

abandon de ses biens et accepté les humiliations de la pauvreté, il garde l'apparence et les

avantages d'un homme de bonne maison.C'est pour cela, je pense, que cet aveugle sera si

facilement reçu chez les Pères carmes, auxquels il ne pouvait rendre d'autre service que

d'accompagner sur l'orgue les offices conventuels. Il ne sera que frère lai, son infirmité lui

défendant d'aspirer plus haut, au demeurant, d'une éducation pour le moins aussi relevée

que la plupart de ses frères en religion. Gardons-nous de le confondre avec ces (1) Sernin,

op. cit..., p. 36.(2) Ib., pp. 6, 19, 13. 369 mystiques de la foule qui doivent uniquement leur

prestige au signe céleste qui brille sur eux.Aveugle depuis l'âge de trois ans, et peu après,

orphelin de père et de mère, il « passa sous le toit de son oncle maternel, Zacharie d'Ais,

qui lui avait été donné pour tuteur. Cet oncle s'occupa avec soin de son instruction et lui fit

même donner des leçons de langue latine par M. Garnier, curé de Saint-Pierre-le-Rond.

L'enfant fit des progrès si rapides, qu'il se rendit capable en peu de temps d'entendre et

d'expliquer le latin, nous disent les documents que nous possédons sur cette époque de

sa vie. Mais cet oncle s'efforça de le rendre habile surtout dans la musique. Il apprit à jouer

de l'épinette, de la viole, de la mandore, du luth, de la harpe, de la flûte, mais ses

préférences furent pour l'orgue et si remarqués furent les progrès qu'il fit dans ses études

d'organiste, qu'à l'âge de douze ans, il tenait déjà l'orgue de l'église des dominicains dans

sa ville natale ». Déjà, semble-t-il, assez porté à la dévotion, mais sensible au beau sous

toutes ses formes, «il aimait à se faire lire des livres, et employait son argent pour en

acheter ». Il racontait plus tard au P. Pinault qu' « en sa jeunesse, il se faisait lire par ses

parents et amis toutes sortes de livres, tels que historiens, poètes français, et qu'il avait

tellement inculqué en son imagination le style et la phrase du poète Ronsard, qu'il faisait

des sonnets et autres vers à son imitation ». « Il se reprochait même d'avoir une fois, à la

prière d'une de ses parentes, composé quelques vers galants ».Il avait, je pense, une

vingtaine d'années, lorsque se dénoua la crise qui devait l'arracher aux « fascinations de la

bagatelle ». « L'art dont il était épris et qui lui attirait des applaudissements mérités, devint

bientôt pour lui une source d'ennuis. Le monde, toujours prêt à tendre des pièges aux

coeurs innocents, essaya de lui inspirer le goût des faux plaisirs ; il l'invita à ses

réjouissances, fit de fréquents appels à son habileté musicale, et trouva 370 des complices

où il aurait dû trouver des adversaires, car le tuteur de notre jeune aveugle et quelques

autres membres de sa famille, au lieu d'écarter de lui les dangers, l'entraînaient au

contraire, par leurs conseils, dans une voie qui ne pouvait manquer de le conduire à la

perdition. Il prit alors une de ces résolutions qui trahissent une âme forte. et prédestinée à

de grandes choses : voyant que des périls se cachaient pour lui dans la maison de son

tuteur, il n'hésita pas à la quitter» (1). Il se choisit donc une retraite, où il pût suivre en

liberté l'attrait croissant qui le portait vers la vie spirituelle. Au bout de cinq à six ans, une

inspiration nouvelle le conduit à Paris où nous l'avons aperçu tantôt.« Le couvent de Dol...

sera bientôt réformé, mais il ne l'est pas encore, et les abus que la décadence de la

discipline monastique entraîne avec elle y règnent en partie... Nous ne croyons pas qu' (il)

eût descendu les dernières pentes du relâchement,. loin de là... Il régnait dans ses murs.

de la, piété, et, à défaut de la régularité voulue, du moins de bonnes intentions. Il avait

l'estime des populations : malades et infirmes accouraient à son église, car il s'opérait de

nombreux miracles dans la chapelle de la Vierge, et, chaque jour, des marins, échappés à

la tempête, venaient y offrir leurs actions de grâces. Cependant un souffle de décadence

avait passé sur lui (2). » C'est bien là en effet, l'impression que nous laissent nos trop rares

documents. Comme tant d'autres, à cette époque, le monastère devait ressembler à ces

cloîtres italiens d'aujourd'hui qu'une loi, peut-être encore plus cruelle que miséricordieuse,

n'a pas voulu fermer d'un seul coup et qui traînent, dans une pauvreté sordide, leur agonie

lamentable. Cinq ou six vieillards, pareils à ceux que l'on rencontre dans nos hospices

d'incurables, ont la garde des (1) Sermin, op. cit., pp. 9-13. (2) Ib., op. cit., p. 371 longs

couloirs sonores, des cellules vides, de la chapelle désolée et des ronces du jardin..

Quand le dernier de ces vétérans aura fini de mourir, l'Etat prendra possession de ces

pauvres murs, y installera ses écoles ou ses manufactures. Les frères de Jean de

Saint-Samson à Dol ne faisaient pas figure de thélémites. Pauvres gens qui n'étaient

jamais assurés de la maigre pitance du lendemain, la plupart suivaient mécaniquement

l'ancienne routine. Mais chez plusieurs d'entre eux, la flamme sainte brillait encore. Le

vaillant qui leur apporterait la réforme, serait béni.Le noviciat de Jean de Saint-Samson au

couvent de Dol s'ouvre par une scène horrible, sublime et qui ferait un beau pendant au

Lépreux de la cité d'Aoste. Peu après son arrivée « la peste se déclara dans la ville... Un

religieux du monastère ne tarda pas à être atteint et mourut en peu de jours. Les religieux

commencèrent à trembler et lorsque le fléau eut frappé encore un novice, neveu du

supérieur, ils résolurent de quitter la maison et de n'y laisser qu'un jeune religieux, nommé

Olivier, qui n'était pas encore prêtre, avec un domestique séculier... Jean de Saint-Samson

n'imita pas sa communauté. Sa cécité même, qui semblait le rendre impropre au soin des

malades, ne lui parut pas être un motif suffisant pour s'éloigner ; il voulut rester auprès du

pestiféré... Un jour, il rencontre le malade qui, dans un accès de délire, allait se précipiter

par la fenêtre. Il l'arrête, et ayant appelé ses deux compagnons, retirés par. crainte du

fléau au fond du jardin, il le fait rapporter dans son lit. Assis à son chevet, il priait Dieu de

lui rendre l'usage de la raison et de lui accorder la grâce d'une mort calme et consolée par

les secours de la religion. II eut le bonheur de voir sa prière exaucée : car, au même

moment, la raison revint au malade, et 1 e supérieur étant venu savoir de ses nouvelles,

Jean prit aussitôt le pauvre pestiféré dans ses bras et le lui apporta, afin qu'il entendit sa

confession. Peu d'instants après, le malade, rapporté dans son lit, passait à une meilleure

vie. 372 Le saint homme pria à côté du dangereux cadavre et aida à l'ensevelir. Le religieux

qui était resté dans le monastère avec lui, ayant à son tour été atteint par la terrible

maladie, fut servi avec la même charité... Jean le soigna du mieux qu'il put... et obtint de

Dieu sa guérison. Il fut enfin frappé lui-même. Il y avait près de la ville un lieu appelé

Champ de Saint-James, où les personnes frappées de la peste étaient envoyées... Conduit

en ce lieu, Jean y donna des preuves nouvelles de sa charité. Il encourageait les malades

avec tendresse, les excitant à la confiance par de saints discours ; il parlait surtout aux

agonisants, avec tant de ferveur et de charité, qu'ils rendaient le dernier soupir au sein

d'une paix confiante et douce. Le terrible fléau disparut enfin ; les religieux rentrèrent dans

leur monastère (1)» et Jean avec eux.II. Vers ce même temps, un carme angevin, affilié à la

province de Touraine, — l'une des plus importantes de l'Ordre — le P. Philippe Thibaut,

sous-prieur et bientôt prieur de la maison de Rennes, imprimait un élan décisif à la cause

de la réforme. Ce chef éminent, à qui l'on a jadis consacré de gros volumes et que

néanmoins nous ne pouvons suivre ici dans le détail de son oeuvre et de sa vie, se

rattachait à ce grand centre parisien qui stimulait alors la plupart des mouvements

réformistes et qui présidait à la renaissance mystique de tout le pays. Jeune religieux,

après un premier stage à la place Maubert, il était allé, de son propre mouvement,

semble-t-il, achever ses études sous la direction des jésuites, dans l'Université de

Pont-à-Mousson, où s'étaient formés, peu avant lui, trois autres réformateurs de marque,

saint Pierre Fourier, Servais de Lairuels et Didier de la Cour. La décadence où il voyait son

Ordre, l'affectait profondément, et ne croyant pas encore à la possibilité d'une réforme, il

songeait, d'accord avec cinq de ses compagnons, animés du même (1) Sernin, op. cit.. pp.

39, 4o. 373 esprit, ou bien à se retirer dans quelque chartreuse, ou à se joindre aux carmes

d'Italie qui avaient adopté la réforme thérésienne. On le retint à Paris, où il avait pour

directeur le chartreux Beaucousin, pour amis, Bérulle, Duval et plusieurs jésuites.

Remarquez en passant la catholicité de ses goûts, si j'ose parler ainsi. C'était le grand

bonheur de cette période trop courte, la source vive de sa force, le vrai principe de ses

victoires. Jamais l'union sacrée ne fut mieux comprise, ni acceptée d'un coeur plus sincère.

Cependant les entretiens qu'il avait avec tant de saints personnages rendaient plus dure

encore au P. Thibaut l'inertie de ses propres frères. Découragé plus que jamais, il allait

même partir pour la Grande Chartreuse, lorsqu'une lumière soudaine se fit en lui. Ses

supérieurs l'appelaient au couvent de Rennes, où ils lui promettaient de laisser libre cours

à son zèle. Au commencement de 16o8, il partit à pied de Paris et se dirigea vers la

Bretagne. Un plein succès l'attendait là-bas.Conçue dans un esprit large et prudent, la

réforme qu'il fit adopter à la province de Touraine est avant tout intérieure et mystique.

C'est par là qu'elle nous intéresse d'une façon particulière. Pour rédiger ses constitutions, il

se mit à l'école, non pas seulement de sainte Thérèse, mais encore de saint Ignace,

essayant de « marier » l'esprit de la Compagnie « à celui du Carmel, dans les points où

cette union n'était pas rendue impossible par la différence du but principal propre à chacun

des deux Ordres ». « Nous savons — écrira plus tard un des religieux de cette réforme,

dans un livre de controverse où il s'adresse aux jésuites — que notre humble réforme, qui,

par la bénédiction de Dieu, s'est propagée dans la Franco, les Pays-Bas, l'Allemagne, la

Pologne et jusque dans le Nouveau-Monde, a pris ses heureux commencements dans la

Bretagne, par le zèle et sous la conduite du V. Philippe Thibaut, assisté des conseils des

vôtres, après avoir accommodé nos constitutions à celles de la Compagnie, autant

que 374 le pauvre et solitaire esprit d'Élie le peut souffrir (1). » Qui ne voit la portée d'un

pareil aveu? On se persuade assez communément que l'objet principal, unique même, de

tant de réformes monastiques qui renouvelèrent alors la face de l'Église, dut être un retour

pur et simple à la discipline primitive. Rien de moins fondé que cette impression. Dans son

ensemble, le mouvement fut bien plus profond que cela et la transformation, plus radicale.

Le primitivisme aura beau faire, il ne recommencera jamais le passé. Sans répudier certes

quoi que ce soit de l'esprit de leurs fondateurs, et, tout au contraire, en vue de réaliser plus

pleinement cet esprit, les vieux Ordres ont dû plus ou moins se modeler sur les modernes,

s'adapter, comme avaient fait ces derniers, aux inspirations présentes de la grâce, aux

exigences particulière- d'un monde nouveau. Nous reviendrons à cette remarque, lorsque

nous étudierons les grandes Abbesses et la réforme bénédictine. Mais d'ores et déjà, nous

aurons vu un insigne réformateur, le P. Thibaut, « accommodant », de propos délibéré, ses

constitutions à celles de saint Ignace, pliant aux innovations du plus jeune de tous les

Ordres, la discipline et l'esprit de la famille religieuse qui se flatte d'avoir eu pour fondateur

un prophète de l'ancienne loi.« Quel était l'esprit de ces constitutions — c'est un Père

carme qui parle — et en quoi a consisté précisément la réforme de la province de

Touraine? Lorsque le P. Philippe Thibaut voulut donner à sa réforme des lois définitives,

des amis, plus zélés qu'éclairés, lui conseillèrent de revenir purement et simplement à la

règle primitive ; mais, en homme pratique et qui se rendait parfaitement compte du terrain

sur lequel il marchait et des difficultés qui surgiraient infailliblement, s'il poursuivait un but

trop élevé, il résista énergiquement à leurs sollicitations. Revenir en effet à la lettre pure et

simple de la règle primitive, 375 c'eût été s'exposer à décourager beaucoup d'esprits,

d'ailleurs bien pensants... Le P. Thibaut pensa donc, et avec raison, croyons-nous, qu'il

devait porter ses vues moins haut (que sainte Thérèse et Jean de la Croix) ; il crut que

sans sortir de l'édifice vieilli de la mitigation, il était possible de le réparer et d'y trouver un

abri sûr... Rester dans la mitigation, mais lui inoculer une vie nouvelle, tel fut son ,but... Il

revint à une pauvreté sévère, abolit les privilèges, rétablit le règne de l'humilité et de

l'égalité religieuse ; et après avoir ainsi reconstitué ce qui est l'essence même de toute vie

monastique, il chercha à lui donner de forts soutiens dans des pratiques de vie intérieure et

de pénitence. Le jeûne, la mortification, la, retraite, le silence, l'oraison mentale, la

récitation de matines à minuit, furent les plus importantes de ces pratiques. On était donc

véritablement revenu à l'esprit du Carmel, et, sous ce rapport, la réforme de la province de

Touraine, quoique moins sévère que la réforme de sainte Thérèse, se rapprochait

singulièrement de son aînée (1). » On ne saurait mieux dire. La grande originalité de sainte

Thérèse n'est pas en effet d'avoir restauré les austérités de l'ancienne observance, mais

bien d'avoir fondé cette restauration elle-même sur la vie intérieure, sur l'oraison. Il en va

tout de même pour saint Ignace et les autres grands ouvriers de la Contre-Réforme. Ils ont

relevé la discipline, renforcé l'autorité des supérieurs, séculiers ou réguliers, exalté la vertu

d'obéissance, mais cela, ils l'ont fait en vue d'une fin plus haute et pour mieux établir le

règne de Dieu dans les âmes. Ils n'enchaînent les volontés que pour libérer la grâce. En

un mot, leur croisade est foncièrement mystique. Des deux livres de saint Ignace — les

Exercices spirituels — les Constitutions de la Compagnie de Jésus — le premier a, dans la

pensée de l'auteur, infiniment plus d'importance que le second. Avant de se décider (1)

Sernin, op. cit., pp. 82, 83. 376 à donner des règles à ses frères, ce rigide espagnol, que

plusieurs voient si autoritaire, si formaliste, a balancé de longues années, persuadé, écrit-il

lui-même « que la loi intérieure d'amour et de charité que le Saint-Esprit a coutume d'écrire

et de graver dans les coeurs » contribuerait plus efficacement « que des constitutions

écrites » au maintien et au progrès de l'Ordre nouveau.Jean de Saint-Samson fut le

principal collaborateur du P. Thibaut. Appelé en 1612 à Rennes où, sauf une courte

mission réformatrice au couvent de Dol, il doit résider jusqu'à sa mort, en 1636, « ses

hautes vertus et les faveurs surnaturelles qu'il recevait d'en haut lui créèrent une position

exceptionnelle... Il devint le conseil non seulement des simples religieux, mais aussi des

supérieurs. Ceux-ci le consultaient sur l'esprit qu'il convenait d'inoculer à la nouvelle

réforme; ceux-là lui ouvraient leur intérieur, recevaient ses conseils, se soumettaient à sa

direction ». « Dieu l'avait destiné pour être le plus clair flambeau de notre petite observance

dans les choses spirituelles », a écrit de lui son premier biographe. A cette influence de

l'exemple et de la parole, « il faut ajouter celle qu'il exerça par ses écrits. On peut affirmer,

toute proportion gardée, qu'il fut sous ce rapport le saint Jean de la Croix de la nouvelle

réforme ». Dans son Vrai esprit du Carmel « il prouve que la contemplation forme l'esprit

principal de l'Ordre et donne des règles pour s'incorporer cet esprit et s'élever jusqu'aux

sublimes hauteur de la vie mystique ». D'autant — écrit-il dans le prélude de ce livre —

que notre règle est extrêmement essentielle et concise, et plus au dedans de l'esprit qu'au

dehors de l'expression, il faut méditer avec plus d'étendue la nécessité que nous avons

d'être spirituels, afin qu'au moins nous vivions dans son excellente pratique, dans un état

de grande pureté, et que nous fassions ce qu'elle nous ordonne, qui est de recouler en

Dieu de toutes nos forces en bon ordre et en vrai moyen par notre continuelle activité

(1). (1) Sernin..., pp. 90, 91. 377 Pressé que je suis d'en venir aux oeuvres proprement

mystiques du saint aveugle, je ne m'attarderai pas au peu que l'on nous a transmis sur ses

longues années de vie religieuse. Même en dehors du couvent de Rennes, son autorité

était grande. Nombre de personnes dévotes et plusieurs grands personnages, parmi

lesquels je note un des amis de François de Sales, Mgr de Révol, évêque de Dol, venaient

fréquemment le consulter. Marie de Médicis, espérant toujours quelque miraculeux retour

de fortune, s'adressait à Jean de Saint-Samson par l'intermédiaire du P. Philippe Thibaut

qu'elle aimait beaucoup. Il écrit aux possédées de Loudun pour les consoler dans leur

détresse. On voudrait savoir de quelle nuance particulière — tendresse ; pitié; crainte — se

colorait la vénération qu'on avait pour lui. Il semble avoir été parfaitement bon, un peu

perdu entre ciel et terre, ingénument obstiné à ne parler que de Dieu. Par là

s'expliqueraient les tracasseries, menues sans doute, qu'il eut à subir de quelques-uns de

ses frères. « On trouvait à redire à ses écrits, à sa doctrine, on mettait en doute son esprit

de mortification, on faisait un sujet de plaisanteries de ses paroles et de ses façons d'agir.

Non seulement on lui refusait la vénération qui lui était due à tant de titres, mais l'absence

de respect était poussée jusqu'à devenir moquerie « ce qu'il ne ressentait aucunement, dit

son premier biographe, ains il s'en réjouissait, et moi ne le pouvais supporter, tant qu'une

fois je m'en plaignais à mon supérieur, qui savait bien tout cela, lequel me dit ces paroles

de Notre-Seigneur en croix : Nesciunt quid faciunt. »« L'artiste ne fut pas plus épargné que

le saint. Jean de Saint-Samson tenait l'orgue de la chapelle du couvent de Rennes ; or son

jeu n'était pas du goût de quelques jeunes religieux que leur ignorance en fait de chant et

de musique... aurait dû rendre plus modestes. La communauté ayant fait reconstruire son

orgue, ils finirent, à 378 force de prières et de blâmes, par obtenir un autre organiste. Jean

de Saint-Samson fut donc mis de côté (1). » Il accepta ce sacrifice, un des plus durs sans

doute qu'on pût lui imposer, avec une allégresse non feinte. Qui sait même si, parvenu aux

sommets de la contemplation, les plus belles harmonies d'ici-bas ne lui semblaient pas

vulgaires. Cependant il jouait encore quelquefois du manicorde. « Lorsqu'il fallait cesser,

Dieu l'en avertissait par un coup qu'il entendait distinctement frapper au fond de cet

instrument de musique ». S'il faut en croire un de ses intimes, des signaux de ce genre le

guidaient assez souvent. « Un jour, en conférence avec son confesseur, ils ouïrent tous

deux, après quelque temps, frapper un coup sur la table de la chambre. Le Frère qui savait

bien que cela s'adressait à lui, se leva à l'instant et dit à son confesseur que Dieu

l'avertissait par ce coup... que c'était assez parlé et qu'il fallait se retirer. Ce qu'il lui

confirma encore le jour suivant, disant que s'il eût manqué de se retirer sur l'heure, ils

eussent bien entendu autre bruit; chose qui a été aussi entendue diverses fois par

plusieurs des nôtres, si bien que tout son temps était divinement compassé (2). » Au reste,

rien du prophète ni dans son allure ni dans ses propos. « Ceux qui auraient ignoré la

sublimité de sa vie, l'auraient pris pour la plus commune personne du monde. » Quant à «

ceux qui la connaissaient et qu'il dirigeait et en qui il avait de la confiance, et aux simples et

aux novices, c'était chose merveilleuse de le voir leur parler de Dieu... ; c'était un vrai

paradis en terre, aux vrais amoureux de Dieu, car il parlait des heures entières sans

réfléchir et d'une mysticité si perdue, qu'il embrasait du divin amour les coeurs préparés à

le recevoir (3) ».III. Nous ignorons tout de l'initiation mystique de Jean de Saint-Samson.

Lorsqu'il arrive à Paris, âgé de vingt- (1) Sernin, op. cit., p. 263. (2) Ib., pp. 305, 306. (3) Ib.,

p. 273. 379 six ou vingt-sept ans, il a déjà franchi le cercle de l'oraison commune et les

premiers degrés de la vie contemplative. Il est déjà tout sublime. A Sens ou à Paris, a-t-il

soumis ses expériences à l'examen d'un spirituel éprouvé, c'est possible, probable, si l'on

veut, mais non pas certain. La grâce d'une part, et de l'autre, les vieux livres qui lui ont

expliqué à lui-même les effets de cette grâce, lui auront peut-être suffi. On lui connaît

beaucoup de disciples, mais personne ne fait auprès de lui figure de maître. De là vient

peut-être ce caractère indépendant, personnel, un peu étrange et comme lointain, qui

l'isole parmi les mystiques de son temps. Littérairement, si j'ose dire, il a les mêmes

origines que Benoit de Canfeld. Comme l'insigne franciscain, il s'est assimilé profondément

Taulère, Harphius, le pseudo-Denis. Mais Canfeld a été formé par cette tradition vivante qui

éclaire l'enseignement des livres et le modernise ; il a conféré de ses propres états et des

problèmes spéculatifs de la mystique avec les maîtres de son temps. Jean de

Saint-Samson a grandi seul. A le lire, on le prendrait pour un contemporain, non pas de

François de Sales, ni même de sainte Thérèse, mais de Ruysbroek. Quoi qu'il en soit, les

hommes compétents le placent parmi les mystiques du vol le plus haut. A les en croire, il

serait le Jean de la Croix des carmes français. Je n'ai, pour ma part, ni les moyens ni le

désir de discuter un semblable éloge.Avant de laisser à ce laïque pleine liberté d'enseigner

aux religieux du couvent de Rennes les derniers secrets de la perfection, le P. Philippe

Thibaut avait soumis les « états » de Jean de Saint-Samson à des enquêtes rigoureuses. «

Feignant, nous dit-on, de douter qu'un simple frère convers eût pu, dans un couvent non

réformé, comme était celui de Dol, s'élever si haut dans la contemplation divine, il ordonna

au F. Jean d'indiquer, dans un court exposé, sa manière de faire oraison. Jean, pour obéir

à cet ordre, dicta les premières pages d'un admirable 38o traité, qu'il acheva dans la suite

et qu'il intitula : De la consommation du Sujet en son Objet. Ces pages furent soumises

aux P.P. carmes déchaussés (récemment établis en France), réunis en chapitre provincial:

elles furent encore communiquées aux P.P. capucins, réunis aussi en chapitre provincial

sous la présidence de leur supérieur général; aux P.P. jésuites de Rennes, à M. Gibbius

(1), savant docteur de Sorbonne et à M. Duval : tous déclarèrent y trouver les signes

manifestes de l'action divine et approuvèrent unanimement les voies et l'esprit du pieux

aveugle. Les P.P. carmes déchaussés écrivirent à ce sujet, au P. Thibaut, une lettre dans

laquelle ils le priaient avec affection de laisser les desseins de Dieu s'accomplir dans ce

fervent religieux, ajoutant ces paroles de l'Apôtre : «  Gardez-vous d'éteindre l'esprit,

spiritum nolite extinguere ».Saluons, une fois de plus, ce grand conseil, cette fédération de

toutes les forces spirituelles du pays, carmes, capucins, jésuites, oratoriens, docteurs de

Sorbonne. D'une si belle et si féconde unanimité, trop tôt l'on pourra dire : sed lacet Arius

fuere.« Le P. Thibaut continua néanmoins à éprouver Jean de Saint-Samson; il redoubla

même de rigueur dans sa Manière de le conduire ; il s'arrêta enfin et sûr de la vertu de son

inférieur, tranquille sur l'esprit qui le conduisait, il lui ordonna d'édifier ses frères par des

entretiens sur la vie spirituelle et de dicter ce que l'esprit de Dieu lui inspirerait (2). »Cet

ordre fut scrupuleusement obéi. Nous l'avons déjà dit pour les entretiens. Quant aux

dictées, elles formaient à la mort de Jean de Saint-Samson une masse énorme : Cabinet

mystique, Méditations; De la souveraine  (1) Le P. Sernin aura peut-être mal lu ses

documents ou se sera servi d'une copie fautive. Ce Gibbius ne serait-il pas le fameux

oratorien Gibieuf (Gibiefus), qui venait d'entrer à l'Oratoire et que Bérulle aura sans doute

indiqué à son ami, le P. Thibaut ?(2) Sernin, op. cit., pp. 102, 1o3. 381 consommation de

l'âme en Dieu par amour; Le Miroir et les flammes de l'Amour divin ; Contemplations et

divers soliloques... et bien d'autres ouvrages. « C'était chose merveilleuse dit un des amis

du F. Jean, de lui voir dicter ses traités, avec une telle promptitude, sans aucune réflexion,

que ses écrivains en étaient tous fatigués, car il fallait une vive attention pour retenir ce

qu'il disait, et la main prompte afin de le pouvoir suivre... Et encore, c'est chose admirable

que lorsqu'on ne retenait pas bien ce qu'il avait dit premièrement et que l'on venait à le lui

faire répéter, lui y réfléchissant, j'ai remarqué cela plusieurs fois, il ne pouvait se

ressouvenir de ce qu'il avait dit la première fois et ne le disait en si bons termes, signe

évident que l'Esprit de Dieu agissait en lui, et qu'il était sans réflexion. Et il m'a dit plusieurs

fois, après avoir écrit des traités, qu'il ne savait assurément ce qu'il avait dicté, avant qu'il

en entendit la lecture (1). »Vers le milieu du XVIIe siècle, le P. Donatien de Saint-Nicolas

publia d'abord séparément quelques-uns de ces traités, puis une édition globale in-folio et

en deux volumes : Les oeuvres spirituelles et mystiques du divin contemplatif et mystique

Jean de Saint-Samson. Edition encore bien incomplète, « y ayant des livres entiers

desquels (le P. Donatien) n'a rien fait imprimer, et d'autres qu'une partie seulement et

d'autres, beaucoup de retranchements ». Mais, chose plus grave, continue le même

religieux, qui avait eu en main les originaux, « ledit R. P. Donatien, en ses impressions, a

changé plusieurs mots, voire périodes entières (les poésies elles-mêmes n'ont pas été

respectées) si bien que cela diminue beaucoup de la simplicité, pureté, piété et nudité de

son esprit... (On a craint sans doute) que ses mots et son style si abstrait et perdu ne fût

approuvé et goûté de tout le monde. Je donne seulement cet avis aux mystiques

consommés, afin, s'ils les (1) Sernin, op. cit.p. 117. 382 désirent voir en leur pureté et

vérité, qu'ils aient recours aux originaux... Les souverainement mystiques seront bien plus

satisfaits des originaux (1) ». Hélas! nous pensons de même, mais ce trésor, s'il existe

encore aujourd'hui, paraît introuvable. Les imprimés eux-mêmes sont rarissimes, ce qui

semble bien prouver que, dès avant la fin du XVIIe siècle, Jean de Saint-Samson ne

comptait plus guère chez nous. Passionnément fidèle à ses moralistes, notre Jérusalem

gallicane oublie ses prophètes. J'ai rencontré par centaines les Essais de Nicole, ces

minuscules volumes qui semblaient faits pour ne vivre qu'un jour ; je n'ai mis qu'une fois la

main sur un des in folio du « divin contemplatif et mystique Jean de Saint-Samson (2) ».A

la vérité, ces livres ne s'adressaient pas à tout le monde, mais aux « souverainement

mystiques ». Aussi n'irai-je pas les citer longuement. On le dit obscur, et c'est ne rien dire.

Au lecteur profane, quel mystique n'est-il pas obscur? Plusieurs d'entre eux, doués d'une

intelligence plus subtile ou d'une imagination plus vive, éclairent, égaient les avenues

sinueuses qui mènent au mystère de l'union divine, ils nous enchantent, comme font les

poètes et les philosophes de la terre et par les mêmes moyens ; mais dès qu'ils en

viennent au mystère lui-même, nous ne les entendons plus. Assurément Jean de Saint-.

Samson ne manque pas de génie. « Quand on lit ses oeuvres, on est vraiment

impressionné ; on se sent en présence d'un  (1) Sernin, op. cit., pp. 345, 346.(2) Le P.

Sernin est aussi peu précis que possible dans les indications qu'il nous donne soit sur les

éditions soit sur les manuscrits Il semble n'avoir examiné de première main que l'in-folio

manuscrit contenant les oeuvres poétiques de Jean de Saint-Samson, conservé, dit-il, aux

archives départementales d'Ille-et-Vilaine (cf. pp. 120, 121). Du reste, il ne cite les vers de

Jean que d'après le texte du P. Donatien. « On voit, dit-il, en parcourant ce manuscrit, que

le P. Donatien n'a publié qu'un très petit nombre de pièces. On voit aussi que ce Père a fait

subir des corrections au texte, quant à la forme, ce qui est plus grave ici que pour le reste

des ouvrages du pieux aveugle. A la vérité, ces corrections sont en général bien entendues

et conformes au progrès de la langue poétique; mais se faisait-il une idée bien exacte de

ses devoirs d'éditeur ? » Les vers que cite le P. Sernin m'ont d'ailleurs paru médiocres (cf.

pp. 118-121). 383 géant. » Mais il n'est, à proprement parler, ni philosophe de métier, ni

poète. Sa pensée, qui d'ailleurs nage dans le concret, si je puis dire, nous paraît

terriblement abstraite. « Son expression revêt souvent une singulière énergie ; mais il ne

cherche pas à orner sa pensée, et il emploie rarement la comparaison pour rendre

intelligibles ses hautes conceptions. Sa palette a peu de couleurs. Est-ce dédain ? N'est-ce

pas plutôt qu'ayant été empêché par son infirmité de se mettre en contact avec la nature

extérieure, il lui a été impossible de peupler et d'embellir son imagination? Cette infirmité l'a

empêché aussi d'acquérir la discipline intellectuelle que donnent des études fortes et

suivies, et qui se fait tant remarquer dans les oeuvres de saint Jean de la Croix (1) ». Enfin

n'oublions pas que le texte de Jean de Saint-Samson, tel qu'on nous le donne, a été

retouché, rationalisé, banalisé, bref mis au goût d'une génération deux fois timide, et dans

l'ordre des lettres humaines et dans l'ordre de la Charité.Le mémoire, écrit sur l'ordre du P.

Thibaut et dans lequel notre aveugle exposait sa manière de faire oraison, commençait

ainsi : Mon exercice consiste en une élévation d'esprit, par-dessus tout objet sensible et

créé, par laquelle je suis fixement arrêté au dedans, regardant d'une manière stable Dieu,

qui tire mon âme en simple unité et nudité d'esprit. Cela s'appelle oisiveté simple, par

laquelle je suis possédé passivement par-dessus toute espèce sensible, en simplicité de

repos, duquel je jouis en cela même toujours également, soit que je fasse quelque chose

au dedans de moi, ou bien au dehors de moi, par action ou discernement raisonnable.

C'est ce que je puis dire de mon intérieur. Ma constitution est simple, nue, obscure et sans

science de Dieu même. C'est une nudité et obscurité d'esprit, élevé par-dessus toute

lumière inférieure à cet état. En quoi je ne puis opérer de mes puissances internes, qui

sont toutes unanimement tirées et arrêtées par la force de l'unique et simple espèce, qui

les arrête nûment et simplement en (1) Sernin, op. cit., pp. 180-182. 384 suréminence de

vue et d'essence, au plus haut de l'esprit, par-dessus l'esprit; je veux dire, en la nudité et

l'obscurité du fond, tout à fait incompréhensible à cause de son obscurité. Là tout ce qui

est sensible, spécifique et créé est fondu en unité d'esprit, ou plutôt en simplicité

d'essence et d'esprit.  Dans mon ignorance, je copie aveuglément, de peur de retrancher

quelque mot décisif. Je ne me flatte ni de l'entendre pleinement ni encore moins de ne pas

l'entendre. Que dirait-on d'un aveugle qui prendrait Chateaubriand pour un visionnaire;

d'un maître d'école qui déclarerait vide de sens une page d'Aristote, ou de saint Thomas ?

Mon dessein du reste n'est pas d'expliquer la mystique, maisseulement d'indiquer ces

régions mystérieuses et de dire, comme les anciens cartographes, hic sunt leones. Qu'il y

ait eu chez nous, au XVIIe siècle, quantité d'hommes et de femmes, capables de se

reconnaître dans une telle peinture, voilà ce qui m'intéresse. Achevons. Je crois du reste

que la fin paraîtra moins ténébreuse Et les puissances sont là fixement arrêtées au

dedans, toutes attentives à regarder fixement Dieu, qui les arrête toutes également à le

contempler. C'est lui qui les ravit et occupe simplement par l'opération de son continuel

regard, qu'il fait en l'âme et que l'âme fait mutuellement en lui. En cet état, il n'y a ni créé,

ni créature ; ni science, ni ignorance ; ni tout, ni rien; ni terme ; ni nom ; ni espèce; ni

admiration; ni différence de temps passé, futur, ni même présent, non pas même le

maintenant éternel. Tout cela est perdu et fondu en cet obscur brouillard, lequel Dieu fait

lui-même, se complaisant ainsi dans les âmes, en qui il lui plaît de faire cette noble

opération (1). Il s'agit là, nous dit un théologien, et nous l'en croyons, sans peine, « de ce

qu'il y a de plus élevé dans la théologie mystique ». Dieu a conduit cette « âme jusqu'à

cetétat d'union consommée où elle pense divinement, où elle jouit divinement, où elle est

en quelque sorte, une même (1) Sernin, op. cit., pp. 1o4, 1o5. 385 chose avec lui. L'Objet

s'est emparé du Sujet et l'a transformé en lui ; le Sujet, en souffrant, en se dépouillant de

soi, en passant par toutes les épreuves mystiques, s'est écoulé dans son bienheureux

Objet, et il lui est maintenant uni dans la paix, dans la lumière, dans le repos des

puissances ».Il serait aisé de prouver, et le récent biographe de Jean de Saint-Samson

prouve effectivement, par quantité de textes formels, que notre mystique ne peut être

soupçonné ni de panthéisme ni de quiétisme. Ses formules sont parfois d'une hardiesse

déconcertante. Élève du pseudo-Denis et des mystiques allemands, son pli était déjà pris

lorsque, sur le tard, il fit connaissance avec l'école espagnole. Bien qu'il ne le dise pas en

propres termes, on sent bien que la divine modération de Jean de la Croix lui paraît

timidité. Mais enfin les quelques outrances verbales qu'on peut lui reprocher ne servent

qu'à mettre en relief la foncière et profonde sagesse de ce grand « illuminé ». « Encore,

dit-il quelque part, que nous soyons Dieu même, nous différons pourtant infiniment de

cette suressentialité suressentielle,... notre être crée nous demeurant toujours ; car croire

autrement, ce serait chose étrange et tout à fait absurde ». Et, vigoureux jusqu'au sublime

dans sa pesante dialectique d'autodidacte, en Dieu, dit-il, il n'y a que Dieu, il n'y a que son

être essentiel en sa suressentialité ; et il n'y aura, et il n'y eut jamais aucun être créable

qui, nonobstant toute la jouissance compréhensive qu'il ait de lui, en lui et par lui, lui

puisse être conjoint, sinon d'une infinie distance. Car s'il en était et pouvait être autrement,

cet être créé serait une substance divine et incréée. Que si, par impossible, il pouvait

arriver que quelque substance créée en approchât par passion excessive d'union

jouissante, au delà du degré et des bornes et limites de sa capacité créée, je dis en

excessive abondance d'influence, ou (1) Sernin, op. cit., pp. 1o6, 107. Le livre du R. P.

Sernin de Saint-André a été approuvé par le Général des carmes déchaussés et par le

cardinal (alors Mgr)  de Cabrières. 386 bien en excessive privation, au plus profond de

l'esprit, cette substance créée serait au même instant réduite à rien (1). Quant à cette «

passivité » ou « quiétude » qu'il décrit si fréquemment, rien n'est plus « actif ». Qu'on en

juge sur ce qu'il appelle « guerre ou combat d'amour » O ma douce Vie, je ne vous ai pas

spécifié les moyens que je veux employer pour me venger de vous, pour la douce et

amoureuse guerre que vous me faites en perpétuité d'amour. Ce qua je ferai donc pour

cela, c'est que, si vous vous complaisez, o ma chère Vie, dans les actes de votre plus

profond amour, par lesquels vous venez incessamment à moi, j'irai aussi réciproquement et

incessamment à vous en la force de mon amour. Et il se fera une rencontre mutuelle et

très fréquente d'esprit à esprit, jusqu'à ce que l'un de nous deux ait succombé dans son

action — mais que dis-je ? Pardonnez-moi cet excès, ô mon Amour! — jusqu'à ce que,

veux-je dire, mon action, mon pouvoir et mes forces, animées de votre amour, aient

succombé sous les vôtres, et qu'ainsi je sois totalement vaincu, pour me laisser désormais

mouvoir et posséder à pur et à plein, sans aucune résistance possible de ma part. Dans

cette guerre, tout est esprit, tout est transport, tout est ravissement, tout est extase et

suspension : tout y est ivresse, feu, chaleur, embrasement et ardeur indicible d'amour. Ce

n'est que plaisir, délices, langueur, union, transformation de l'âme en Dieu... Ce n'est

qu'oubli de sa propre vie et de soi-même pour la vie et le plaisir d'amour en tout l'amour.

Ce n'est que simple largeur, profondeur, longueur et hauteur. Ce n'est qu'unité,

qu'éternité, que perte et aliénation de toutes choses et de soi-même (2). La violence de cet

amour « mettait notre pieux contemplatif dans un état tout extatique. Il n'est pas question

ici de l'extase ordinaire, laquelle, enlevant l'usage des sens, prouve généralement dans les

personnes qui en sont (1) Sernin, op. cit., pp. 188, 189.(2) Ib., pp. 161, 162, cf. des

passages équivalents de Ruysbroek, cités par le P. Sernin, pp. 199 sq. 387 favorisées,

qu'elles sont encore novices dans les voies supérieures de l'esprit, et accuse par

conséquent en elles une certaine faiblesse relative ;... l'extase dont. il s'agit ici a lieu dans

la partie la plus noble de l'âme et elle; est soutenue sans défaillance. « L'âme, dit Jean de

Saint-Samson, est divine à proportion qu'elle soutient en soi les opérations du feu d'amour,

sans en recevoir lésion, faiblesse ou empêchement quant à sa nature corporelle au

dehors... » Voici comment notre pieux aveugle décrit cette extase. Quoique ces créatures

ne soient pas entièrement ravies hors de leurs corps par l'immensité de ce feu amoureux,

en la manière que le sont ceux qui sont dans une ardente action d'amour en l'état actif,

elles sont néanmoins aussi loin d'elles-mêmes, que ce feu est grand et capable de tout

engloutir et perdre en soi : l'âme étant là totalement éloignée de ses sens et de ses

opérations, demeure très parfaitement esprit selon sa propre substance, laquelle, toute

pénétrée de ce feu de gloire, n'a plus d'autre vie que la vie de ce même feu. Là toutes les

intellections et les formes créées sont donc aussi parfaitement anéanties que si elles

n'avaient jamais été. Dans la jouissance de cet état de profonde extase, on ne fait autre

chose que soutenir et regarder son Objet immense dans son infinie fruition ; et s'il arrive

même qu'on fasse quelque chose de ses membres, par acte commandé de la raison, c'est

par cela même que toute l'âme se perd et s'extasie de plus en plus en l'abîme de son infini

Objet béatifique (1). Ainsi « les transports qu'il éprouvait ne franchissaient pas le seuil de

son âme, et tandis que chez lui, l'homme intérieur était plongé dans l'ivresse la plus

suave,l'homme extérieur, humble et calme, ne laissait pas soupçonner de tels mystères.

Par moments cependant, la lumière qui inondait son esprit et les flammes qui consumaient

son coeur se trahissaient au dehors, par un certain éclat visible à tous les yeux. « Dans ces

états extraordinaires, raconte le P. Donatien, on l'a vu très souvent la (1) Sernin, op. cit.,

pp. 164, 163. 388 face divinement épanouie et éclatante de je ne sais quel rayon lumineux

qui y était répandu; dont moi-même suis témoin, avec plusieurs autres religieux très dignes

de foi (1). »IV. Sensible parfois, mais plus habituellement toute spirituelle, plusieurs

générations de jeunes carmes se sont éclairées à cette lumière. Là est pour nous l'extrême

intérêt de cette vie qui par ailleurs nous échappe. Si haut qu'il nous paraisse, Jean de

Saint-Samson n'est pas seul. Nous l'avons dit plus haut, ces écrits qui nous ont plus

éblouis, plus accablés que charmés, une sorte de concile gallican où siégèrent des

spirituels de toute robe, les a compris, approuvés et admirés sans restriction. «

Gardez-vous d'éteindre ce flambeau », ont écrit les carmes déchaussés au supérieur de la

réforme de Touraine. On ne l'a pas éteint. Pendant près de trente ans, Jean de

Saint-Samson a tenu école de mysticisme, et cela, non pas dans un coin obscur, mais au

foyer même d'une des réformes les plus fameuses de cette époque féconde en réformes.

De tant de religieux que vit alors passer le couvent de Rennes, beaucoup certes n'auront

absolument rien compris au message du saint aveugle. Ceux qui ont ri du musicien, que

n'auront-ils pas fait du mystique ? Plusieurs, respectant du reste ce qu'ils ignoraient,

auront fort justement pensé que de telles leçons n'étaient pas pour eux. Cinquante, vingt,

dix peut-être, que nous importe, il a formé des disciples qui à leur tour sont devenus

maîtres. Ainsi naissent et se propagent, humbles ou grandioses, les mouvements qui

entretiennent et renouvellent la haute vie de l'Église.Après le P. Mathieu Pinault, dont nous

parlions en commençant, un autre jeune breton, Dominique de Saint-Albert (Vincent

Leschart), né à Fougères en 1596 et mort à Nantes en 1634, paraît avoir été le disciple

préféré de Jean de Saint-Samson. Nous avons de lui quelques lettres (1) Sernin, op. cit.,

p. 1o3. 389 lumineuses. « Il avait été nommé professeur de théologie, et l'enseignement

spéculatif, pour lequel il avait une aptitude remarquable, heurtait néanmoins ses goûts les

plus chers, parce qu'il remplissait son esprit d'images qui troublaient le pur regard de sa

contemplation (1). » L'exercice de la spéculation, écrivait-il à Jean de Saint-Samson, est la

plus profonde mort que l'esprit amoureux puisse souffrir. Je l'ai nouvellement expérimenté :

car, ayant eu trêve pour quinze jours, tout ce temps-là me semblait un paradis. Mais étant

arrivé à mon étude, et ayant embrassé ma spéculation avec vivacité d'esprit, car il le faut

faire, je suis devenu comme hors du sens, à tel point que je pensais mourir de tristesse. Et

si je ne me fusse forcé de cacher ma douleur, les religieux eussent pensé que j'étais fort

malade. Toutefois je me plais en cette mort, laquelle je crois toujours être meilleure que la

vie. Il lui écrivait une autre fois, sur le même sujet : J'enseigne deux traités tout d'amour,

celui de la Grâce et celui de l'Incarnation. Je fais infiniment plus d'état de la connaissance

que Dieu m'en a donnée en mon intérieur que de celle que j'apprends dans les livres.

Celle-ci est mienne, l'autre pour autrui; celle-ci la sagesse, l'autre, la science : haec est

sapientia, illa scientia. Mon frère, vous goûtez ce que c'est que la vraie théologie, et moi,

quoique indigne, j'en goûte aussi quelque chose, non par mes livres, mais par la

communication que Notre-Seigneur m'en fait (2). Le P. Dominique mourut trop jeune. A son

défaut, un autre carme breton, le P. Léon de Saint-Jean, se chargera de répandre, au

cours d'une longue et brillante carrière d'orateur et d'écrivain, les enseignements du

mystique de Rennes.Nous avons déjà rencontré, dans l'histoire de l'humanisme dévot, ce

personnage, aujourd'hui très oublié, mais jadis fameux et digne de l'être (3). Il occupa les

plus hautes (1) Sernin, op. cit., p. 208. (2) Ib., pp. 208, 209.(3) Il s'appelait Jean Macé. Né

à Reims en 1600, mort à Paris en 1671. 390 charges de son Ordre et fut, après le P.

Thibaut, une des plus solides colonnes de la réforme des carmes. Richelieu qui l'estimait

fort, lui fit sa dernière confession. Prédicateur ordinaire de Louis XIII et de Louis XIV, son

goût souvent déplorable ne doit pas nous rendre insensible à son éloquence vraiment

géniale. Bien des pages de lui me rappellent Lacordaire. Ses in folio, français, latins ne

semblent pas négligeables. C'était certainement une belle intelligence, originale et

puissante. Trop dispersé, plus spéculatif peut-être qu'il, ne convient à un véritable

contemplatif, le P. Léon n'en garde pas moins l'empreinte première qu'il a reçue de son

maître, de cette « grande âme » comme il dit lui-même. Il a beaucoup écrit sur la mystique

qu'il regardait comme nécessaire en quelque façon à l'éducation de l'honnête homme.

Jésus-Christ en son trône établissant la vraie religion, la morale chrétienne et la théologie

mystique, tel est le titre d'un de ses meilleurs ouvrages (1). Il rapprochait très curieusement

l'expérience mystique du sentiment religieux lui-même. La religion, écrit-il d'une plume

toute moderne, est née avec l'homme : elle consiste dans le sentiment ou instinct secret,

dans la connaissance et dans l'amour de Dieu. Dans les maximes de la théologie

mystique, on préfère l'amour à la connaissance, à raison qu'il approche davantage de ce

sentiment spirituel et occulte qui forme le premier concept, c'est-à-dire, l'essence de la

religion (2). La haute contemplation ne serait que le suprême développement de cette

première semence, développement (1) On trouve notamment des précisions lumineuses

sur l'indifférence mystique dans son Religionis christiante liber primus, de numinis satura

ac moribus, deque rerum omnium conditione, Paris, 1643. Ce livre porte une chaude

approbation de J.-P. Camus. Le Jésus-Christ en son trêve est de 1657. J'ai déjà cité, dans

le t. I, son Studium sapientiae universalis. On voit qu'il avait le goût des grands ouvrages

encyclopédiques. Sa langue est aussi bien curieuse. De toute façon, il mériterait d'être

étudié.(2) L'économie de la vraie religion chrétienne, catholique, dévote, par un

raisonnement naturel, moral, politique..., Paris, 1643, II, p. 7. Remarquez encore ce titre

vaste et praegnans. 391 moins exceptionnel qu'on: ne l'imagine. Dans une série de

sermons prêchés à Montmartre pour l'octave de saint Denis, le P. Léon s'exprime à ce sujet

avec une netteté et une conviction singulières. Il n'est point de chrétien, quoi qu'on en dise,

qui par les devoirs de sa profession sur les saints fonts du baptême, ne soit obligé à

l'étude et à la pratique de la théologie mystique... Tous ces admirables sentiments qu'on

n'approprie presque plus qu'à l'état monastique, primitivement et littéralement,

appartiennent à tous les chrétiens. « Vous n'êtes plus de ce monde. Vous êtes morts et

votre vie est cachée en Dieu. » Pour qui, ô mon maître, prononcez-vous tous ces grands

oracles? -Pour le cloître ? Non pas d'abord. C'est pour toute l'Eglise. A qui et de qui

entendez-vous parler, ô grand Saint Paul. Des solitaires, des religieuses, des bénédictines,

des dionysiennes de Montmartre? (1) Nanny? De qui donc? Des baptisés, des fidèles, des

chrétiens. Particulièrement, ô français, ô parisiens, puisque vous êtes les enfants et les

disciples de saint Denis, n'êtes-vous pas encore plus obligés d'écouter ses leçons et de

pratiquer sa doctrine (2)?  En conséquence, il ne craint pas de consacrer tout un

panégyrique aux « divins écrits de saint Denis », suivant hardiment l'Aréopagite au plus

épais de « la vraie caliginosité mystique ». Etant arrivé dans les sacrées ténèbres, il bannit

tous les discours et les raisonnements scientifiques. Il n'est plus désarmais ni aux autres,

ni à soi-même, ni à personne. Enfin il jouit là d'une divine cessation de toute connaissance

et d'un bienheureux repos, parce qu'il est uni, par la pointe la plus pure et la plus intime de

son âme, à celui qui est au delà de (1) Une tradition plaçait à Montmartre, et dans

l'enceinte même de l'abbaye des bénédictines, le premier temple chrétien élevé par le

premier apôtre de Paris. D'où le mot de dionysienne, appliqué aux bénédictines. Le P.

Léon, dans un sermon précédent, avait discuté les critiques opposées à cette légende.

« Mon Dieu, s'écriait-il, que ne laisse-t-on le monde comme il est, quand il n'est pas mal ?

» La France convertie..., octave à l'honneur du B. S. Denys l'Aréopagite, par le R. P.

Léon..., Paris, 1661, p. 180.(2) La France convertie..., pp. 3o5, 3o6. 392 tout. Là il voit et

connaît admirablement toutes choses, en cela même qu'il ne voit et ne connaît plus rien du

tout (1). Cela vous paraît dur, absurde même. Prenez garde pourtant aux conséquences

logiques de vos superbes dédains. On ne peut faire des reproches contre une science qui

ne retombent sur le maître. Et toute la mysticité n'a rien de si sublime ni de si obscur qui,

après tout, pour ne rien dire de l'Apocalypse et des visions d'Ezéchiel, ne se trouve dans

les divines Epîtres de l'Apôtre du troisième ciel (2). Ne nous laissons pas arrêter par de

vaines apparences. Cette voie si sublime et si éminente... si nous étions fidèles à la grâce,

est la chose du monde la plus simple. Voyez mes trois preuves que je crois convaincantes

: se dépouiller, ignorer et aimer, à votre avis se peut-on rien imaginer de plus facile ? a)

Tout le monde ne peut pas s'enrichir; il n'est personne qui ne puisse s'appauvrir. — b)

Melius jungimur ignoto. Pour sacrifier à un Dieu inconnu, pour s'approcher de ce Souverain

par la voie de l'ignorance qui est la plus sûre, comme la plus facile, il ne faut être ni

Cicéron, ni Aristote. c) Enfin, aimez Dieu : vous voilà spirituel et mystique. Avec tout cela, je

n'ose pas nier que toutes les grandes choses ne sont pas sans danger. Du reste,

entendons-le bien. Son vrai but n'est pas ici d'initier les fidèles à une science que Dieu seul

peut enseigner, il veut seulement confondre les ennemis de cette science, ceux qui

plongés dans une vie grossièrement animale, ou purement raisonnable, ou sensiblement

dévote, font passer toutes les choses mystiques pour des idées et des chimères de (1) La

France convertie..., p. 3o4. (2) Ib., p. 316. 393 Platon ; pour de belles illusions et des

imaginations agréables, mais au reste oiseuses, stériles et pleines d'écueils. Tous les mots

portent dans ce passage capital, dans ce manifeste. Véritablement, continue-t-il, je

pardonne aux athées et aux hérétiques, aux libertins et aux savants orgueilleux, d'avoir ces

sentiments, parce que chacun doit juger de ce qu'il sait et ne pas se mêler d'un métier qu'il

ignore, mais il est insupportable que ceux mêmes qui ont en main la règle d'or pour

mesurer tout ce qui est dans le temple de Jérusalem, prennent si mal leurs alignements

pour ce qui est du sanctuaire. Saint Denis et tous les mystiques, si on les en veut croire,

volent trop haut ; leurs écrits sont sans méthode, leur style est inintelligible, — ou au plus

sont-ce des paroles ampoulées — n'enferme que des choses vulgaires, mais déguisées et

sophistiquées. Mais quoi ! Ne veut-on pas que Dieu soit Dieu, inaccessible, inconcevable,

ineffable ? Tu es Deus vincens scientiam nostram. Veut-on limiter les saintes plénitudes et

retenir les sacrées inondations de son esprit qui souffle où, quand et comme il lui plait?

Veut-on ôter au plus intime de l'âme ses saintes expériences qui surpassent tout ce qui est

du sensible ? Est quidam tactus Divinitatis omni cognitione melior. Au reste, chacun parlant

à la mode de son pays et selon les usages de son métier, pourquoi couper la langue à la

charité et ôter le langage à ceux qui aiment. Lingua amoris, dit le second saint Denis de

notre France, non amanti barbara. Laissons à Dieu sa majesté, à saint Denis ses

élévations, à la mystique ses expressions, et nous contentons de révérer ce que nous ne

pouvons concevoir (1). Lorsqu'il parlait ainsi dans les dernières années de sa vie (1661), le

vieux disciple de Jean de Saint-Samson ne s'en prenait pas à des fantômes. Déjà

grondaient de toutes parts contre les mystiques, ces mépris et, je puis dire, ces haines

dont nous aurons plus tard à montrer les origines et à suivre les ravages. (1) La France

convertie..., pp. 313-315.
 

CHAPITRE VI : LES GRANDES ABBESSES
 
 

§ 1. — La Réforme.§ 2. — Marie de Beauvillier et les mystiques de Montmartre§ 3. —

Marguerite d'Arbouze I. Le grand nombre des Abbesses réformatrices. — Les « Eloges a

de la Mure dé Blémur: — Jacqueline de Blémur et Madeleine de Chaugy. — J. de Blémur,

son talent, ses vues suer la mystique. — Décadence des abbayes bénédictines. — La

Déserte de Lyon. — Abus réels mais que les historiens de la réforme exagèrent peut-être.

— Causes, caractères et limites de ces abus. — Les jeunes Abbesses et Henri IV. —

Ruches endormies, mais vivantes. —Florence de Werquignoeul et les adieux de l'ancien

régime au nouveau.II. Les Abbesses réformatrices. — Leur extrême jeunesse. — Genèse

de l'idée de réforme. — Claude de Choiseul et le passage des carmélites. — abbesses de

transition. La réforme plue facile qu'en ne le croit. — Prestige des réformatrices . — Leur

science. — Leur naissance . — Leur « grand air ». — Leur beauté ; « la belle écossaise

».III. Les inspirateurs et les directeurs de la réforme. — Que tout le pays collabore à ce

mouvement. — Influence des Ordres nouveaux.IV. Le retour à l'observance accepté

d'enthousiasme, en plus d'un monastère. — Françoise de Foix et la réforme de Saintes. —

La part du feu. — La réforme et les réformatrices, jugées du point de vue des « anciennes

». — Tracasseries inutiles : Anne d'Aligre et le cahier des menus. — Quelques mégères de

la vieille garde. L'opposition des familles. — Une autre « journée du guichet », et plus

belle. — Facilité relative pour la clôture ; difficultés pour le retour à I'ancien habit. — La

communauté. — Madeleine de Sourdis à Bordeaux. — Blanc contre noir.V. La réforme

dans la réforme. — Introduction d'un- esprit nouveau. — Influence prépondérante des

jésuites. — Diffusion de leurs méthodes spirituelles dans les abbayes bénédictines. —

Méditation ; retraites. — Laurence de Budos à l'école de saint Ignace.  I. De 157o a 167o, la

France a vu naître, régner et mourir une légion de magnifiques Abbesses qui, en moins de

trente ans, ont rétabli sur tous les points du royaume le prestige à peu près ruiné de

l'Ordre de Saint-Benoît. Un 395 tel miracle dépasse peut-être ceux que nous avons déjà

racontés et les autres qui nous attendent, la création d'un Ordre nouveau étant sans doute

un phénomène moins inexplicable que la résurrection d'un Ordre mort. Par malheur, ce

nouveau miracle défie en quelque sorte l'historien de la renaissance religieuse au XVIIe

siècle, si cet historien, fidèle à sa méthode, préfère à de sèches statistiques le détail vivant.

Jusqu'ici en effet, nous n'avions à peindre que des groupes relativement peu nombreux ou

du moins resserrés dans des limites assez étroites. Maintenant quelle différence ! Marie de

Beauvillier, Abbesse de Montmartre; Madeleine de Sourdis, Abbesse de

Saint-Paul-les-Beauvais;Louise de l'Hospital, Abbesse de Montivilliers; Anne-Bathilde de

Harlay, Abbesse de Notre-Dame de Sens; Claude de Choiseul-Praslin, Abbesse de

Notre-Dame de Troyes ; Laurence de Budos, Abbesse de la Sainte-Trinité de Caen; Marie

de Lorraine et Madeleine de la Porte, Abbesses de Chelles; Renée de Lorraine et

Marguerite de Kiroaldi, Abbesses de Saint-Pierre de Reims; Anne de Plas et Françoise de

la Châtre, Abbesses de Faremoustier; Charlotte-Flandrine de Nassau, Abbesse de

Sainte-Croix de Poitiers ; Marie de Laubépine, Abbesse de Saint-Laurent de Bourges,

Marguerite d'Angennes, Abbesse de Saint-Sulpice ; Françoise de Foix, Abbesse de Saintes

— j'en passe et beaucoup — en vérité, elles sont trop. Ajoutez à cela que chacune d'elles

a son cadre particulier, son cortège propre -de disciples, de directeurs, d'amis, d'ennemis.

Dix gros volumes n'épuiseraient pas leur histoire. Ajoutez que cette histoire est plus

profondément associée à notre vie nationale que celle des carmélites, des capucins et

même des jésuites, tous nouveau-venus et sans racines dans notre pays. Les abbayes de

ce temps-là se transforment, s'intériorisent, s'isolent autant que possible du monde, elles

tendent à ne plus être que des couvents, mais elles n'en sont pas encore. De là, dans

leurs chroniques, mille rencontres pittoresques, piquantes, parfois tragiques, où le

mysticisme 396 n'a que faire, mais qu'un historien ne sacrifierait pas sans peine.

Demandez plutôt à Sainte-Beuve, lequel, ayant mis une fois le pied dans une abbaye qui

n'est pas, et tant s'en faut, la plus insigne, n'en peut plus sortir. Force nous est donc de

nous restreindre, de résister à des tentations trop séduisantes, de laisser la plupart de nos

Abbesses aux hagiographes, et l'histoire véritable de la réforme bénédictine à l'écrivain qui

choisira ce vaste sujet. Nous ne retiendrons, pour les étudier à notre aise, qu'un petit

nombre de moniales, et nous ferons précéder cette étude d'une vue panoramique sur la

réforme.Nous avons pour nous conduire une foule de notices contemporaines et d'oraisons

funèbres, mais surtout une oeuvre de première importance, les « Éloges » de la Mère de

Blémur. Par une faveur peu commune, puisqu'elle a été refusée aux bénédictins de

Saint-Maur, aux capucins, aux jésuites, aux carmélites et à beaucoup d'autres, les grandes

réformatrices françaises de l'Ordre de Saint-Benoît ont en effet rencontré, dès le XVIIe

siècle, un historien digne d'elles et que l'on peut hardiment placer tout à côté de la

délicieuse artiste à qui nous devons la vie de sainte Chantal et la chronique de la Visitation

commençante.Madeleine de Chaugy et Jacqueline Bouëtte de Blémur : le couvent et

l'abbaye. La bénédictine a moins de fraîcheur, moins de suavité, moins de grâce que la

visitandine. Elle écrit d'une main qui aurait porté dignement la crosse abbatiale, elle

raconte, avec une sérénité grave et sans surprise, les plus récentes prouesses d'un Ordre

vénérable entre tous. Aucune solennité pourtant, mais une majesté simple, souriante et

qu'atténue souvent une légère pointe d'humour. Il y a chez Madeleine de Chaugy plus de

parfums et plus de fleurettes. Son livre nous promène dans un doux jardin printanier, celui

de Jacqueline de Blémur, dans une forêt de chênes. Chez la première, plus d'onction,

chez la seconde, plus de 337 religion, au sens auguste du mot. Du reste la moniale aime

plus les livres et les connaît mieux que la religieuse. L'écriture, les Pères, tout le passé

chrétien est familier à Jacqueline de Blémur. Elle excelle — on le verra bien — dans ces

rappels bibliques qui sublimisent, si l'on peut dire, les détails les plus ordinaires. Parlant

d'une Abbesse qui, ayant dû reconstruire son abbaye incendiée, laissait en mourant

beaucoup de dettes, « ses édifices, écrit-elle, ne furent pas ceux de Salomon. David ne lui

avait pas assemblé les pierres, le bois et le marbre. Ce furent des édifications pénibles

comme ceux des Macchabées » (1). D'un autre côté, les touches concrètes, quelles

qu'elles soient, ne lui font pas peur. Elle tient à remarquer que telle Abbesse ne passait

jamais devant les statues des saints, « sans faire une génuflexion, quoique embarrassée

de sa personne, à cause de sa grosseur prodigieuse » (2). Voici encore peinte par elle,

cette même infirme à la veille de mourir. On lui proposa de souffrir qu'on lui donnât un lit

de plume, (elle ne dormait que sur une planche), elle répondit que l'on pouvait faire ce que

l'on voudrait, ne voulant plus contester ; niais, quand elle y entra, ne trouvant plus ce

ferme qui la soutenait, elle enfonça dans un creux dont elle ne put se relever. Elle

demeura en silence, comme elle faisait dans tout ce qui travaillait sa nature, mais voyant

l'effroi de ces pauvres filles, elle leur dit : ne vous alarmez point, mes chères enfants, que

l'on me glisse à terre. Quand elle y fut, elle ne put pas s'en retirer, mais il semblait qu'elle

avait de la complaisance en cette posture si humiliées (3). (1) Eloge de Mme Françoise de

Foix..., abbesse de Saintes, seconde du nom..., par la M. de Blémur (1692), p. 23. La

bibliographie de la M. de Blémur est assez compliquée. La plupart des éloges que je vais

citer, se trouvent réunis dans un recueil en deux gros volumes in-4°, que j'indiquerai par

ces mots : Blémur I ; Blémur, II. Mais, j'ai eu aussi entre les mains des éloges détachés

que j'indiquerai par leur titre, ainsi pour Françoise de Foix et pour Anne d'Aligre.(2) Ib., p.

32.(3) Ib., pp. 54, 55. 398 Très haute, Jacqueline de Blémur est aussi très humaine.Elle

comprend tout, elle fait siens les sentiments qu'elle doit peindre. Je lis encore dans cette

même notice, consacrée à l'Abbesse de Saintes, Françoise de Foix : Sa tendresse sans

nulle correspondance l'a fait le plus souffrir. Elle avait donné son amitié à une personne

sur laquelle elle faisait un grand fond : elle lui disait même quelquefois, en lui parlant de

l'inconstance d'une autre : « Je serais bien à plaindre si vous étiez infidèle comme la

créature dont il s'agit ». Cela arriva pourtant. On demandait d'elle une chose qu'elle ne

pouvait accorder, parce qu'elle la croyait injuste et ce refus lui a coûté bien des veilles et

bien des larmes. Elle a dit cent fois en gémissant aux pieds de son crucifix : « Bon Dieu en

quel état m'avez-vous réduite, de ne pouvoir apaiser l'amertume de coeur d'une personne

qui m'est si chère, sans vous déplaire... » Depuis ce temps-là, elle n'a presque pas eu de

santé, la violence qu'elle se faisait pour ne pas témoigner sa peine, ayant absolument

changé son tempérament. Son coeur ne pouvait mollir, parce que Dieu s'y opposait, mais

d'ailleurs, il ne pouvait se dégager de sa tendresse, ayant aimé cette personne depuis

plusieurs années (1). Avec cela une sagesse, une solidité à la Maintenon. Née en 1618,

morte en 1696, elle hésite un peu entre les deux courants spirituels qui se partagent le

siècle. Lorsqu'elle se mit à rédiger ses éloges, les choses mystiques la gênaient un peu. Il

y a chez elle un je ne sais quoi qui lui ferait hausser les épaules, lorsqu'elle entend parler

des formes les plus sublimes de l'oraison. Elle flaire là-dessous de l'illusion ou du

verbiage. Elle se rend néanmoins peu à peu, elle finit par apprendre, par aimer et par

écrire avec une rare maîtrise la langue mystique, devenant ainsi l'un des témoins les plus

considérables de la renaissance que nous racontons. Du reste, Jacqueline ne fait bien

souvent, j'imagine, que revoir, raturer et embellir à sa manière, qui me semble très

reconnaissable, les mémoires qui lui sont venus des autres abbayes. C'est l'Ordre tout (1)

Eloge de Mme Françoise de Foix..., pp. 33, 34. 399 entier, ou l'élite lettrée de l'Ordre qui

nous parle par elle et puisque l'histoire que nous écrivons est avant tout littéraire, puisque

nous voulons surprendre le mouvement religieux dans les écrits du temps, nous avons

toutes les raisons de laisser la parole aussi souvent que passible à cette pléïade

d'hagiographes.Un prochain volume nous montrera Jacqueline, parmi ses contemporaines

de la seconde génération bénédictine, en compagnie d'Elisabeth de Brême et de Catherine

de Bar. Pour l'instant restons avec elle., dans les abbayes nouvellement réformées où déjà

commence à sortir de terre la moisson mystique des âges suivants.Tout le monde

s'accorde à reconnaître que vers la fin des guerres de religion, nos abbayes bénédictines

étaient dans un état lamentable. a Puisque ces choses sont de notre âge, s'écriait en 1675

un jésuite, le P. Poila, dans l'oraison funèbre de Marguerite de Quibly, Abbesse et

réformatrice de la Déserte de Lyon, il serait malhonnête de ne vouloir pas croire ce que tant

de personnes ont vu et dont elles rendent témoignage. Il est donc certain, messieurs, que

toutes les voûtes de cette église étaient crevées, que l'ancien bâtiment n'avait quoi que ce

soit d'habitable, que les rentes, les fonds et les droits de l'abbaye étaient perdus. Pour le

spirituel, j'apprends du bref d'Urbain VIII ,qu'il ne restait aucun vestige que les Dames de la

Déserte eussent jamais été sous, aucune des règles approuvées dans l'Eglise ; qu'on eût

été en communauté dans leur monastère, ni qu'on y eût gardé quelque espèce de clôture ;

que l'habit, dont usaient les dames, ne les distinguait point de celles du siècle; qu'on ne

savait si elles étaient religieuses ou non. Tout ce que les Dames avaient d'observances

consistait à se trouver dans cette église, quand bon leur semblait et sans y être séparées

du peuple, à y chanter ce qu'elles voulaient de l'office canonial. De vous dire quelle était

leur conduite en particulier, ce serait un détail où sans me donner 400 beaucoup de peine,

je trouverais bien des couleurs pour faire les teintes obscures de ma pièce. Je ne veux pas

pourtant y entrer; j'inquiéterais les cendres de celle dont je fais le portrait, car je sais

qu'elle eut toute sa vie une aversion mortelle de tout ce qui peut ternir la réputation ou

flétrir la mémoire des gens. Je vous dirai seulement que les religieuses dont nous parlons

ou pour mieux dire, dont je ne veux point parler, étaient toutes maîtresses de leurs actions;

la jeune autant que l'ancienne, la novice autant que la professe (1). »J'ai choisi ce passage

parce qu'il est d'un joli tour et parce qu'il nous donne en quelques traits le tableau du

relâchement bénédictin vers la fin du xvIe siècle. Biographes et panégyristes parlent dans

le même sens, la Mère de Blémur comme les autres. Manifestement nous devons accepter

leur témoignage, mais, je le crois du moins, avec une certaine réserve.Nos auteurs n'ont

pas toujours l'esprit juste et ils déclament souvent. Ainsi le sombre biographe de la Mère

de Ponçonas nous affirme, le plus sérieusement du monde que son héroïne, une fois

novice à l'abbaye des Aies, « but dans la coupe d'iniquité comme les autres, et s'enivra du

vin subtil et mortel de la mondanité ». Ces grands mots, parce que la jeune fille

s'appliquait « à dire les choses avec finesse... à faire un récit avec agrément ». Autre

iniquité : contrefaite de naissance elle tâchait de « se dédommager par son esprit, du

préjudice que portaient au dessein qu'elle avait de plaire, les défauts de son corps (2) ».

On déplore la « prévarication manifeste », les « crimes » de cette abbaye, mais par

bonheur, on nous apprend aussi que «l'affectation d'avoir de beaux meubles », n'était «

pas le moindre de ces crimes » II faut donc les (1) Oraison funèbre de Mme Marguerite de

Quibly..., Lyon, 1675. pp. 8-1o.(2) La vie de la Mère de Ponçonas, institutrice de la

Congrégation des bernardines réformées..., Lyon, 1675 pp. 35-37.(3) Ib., p. 40. 401 lire

avec précaution, contrôler leurs affirmations éloquentes par les précisions qu'ils apportent,

et bien se garder de suppléer par des imaginations trop basses aux détails qu'ils négligent

de nous donner.Sauf quelques exceptions très rares, nos abbayes n'étaient pas devenues

des lieux de plaisance, pour la bonne raison que beaucoup d'entre elles n'avaient plus le

sou. Les gens de guerre d'un côté, les huguenots de l'autre avaient passé là, et avec eux

le pillage et l'incendie. La jeunesse n'affluait plus comme autrefois dans ces maisons

constamment menacées. Lamentables elles-mêmes, les gardiennes de ces ruines

lamentables auraient été fort embarrassées, de toute façon, pour mener joyeuse vie. Nous

verrons bientôt que les réformatrices eurent fort à faire pour ramener aux exigences de la

pauvreté religieuse, l'instinct propriétaire de ces vieilles filles. Celles-ci avaient pour excuse

le souvenir tout récent des mauvais jours qui leur avaient appris l'avidité et l'avarice. Elles

s'étaient refait péniblement, âprement, grain par grain, comme des fourmis, leur petit

trésor. J'avoue que toutes n'étaient pas si vieilles, celles de la Pommeraye, près de Sens,

par exemple, qui « ne faisaient point de scrupule de se déguiser en bergères, d'aller en cet

habit aux assemblées de la campagne et de danser aux noces du village». Mais je crois

bien que de telles cigales sont, en somme, l'exception. Qu'il y ait eu de graves désordres

et de ceux qu'une bénédictine ne peut raconter qu'à mots couverts, la chose est claire,

mais il ne faudrait pas croire à une corruption universelle. La clôture ayant disparu, la porte

restait ouverte aux scandales. « Il arriva un jour, lisons-nous dans la vie de Laurence de

Budos, qu'un gentilhomme de ses amis, qui se chauffait avec elle, s'échappa de lui dire

deux mots de galanterie. Elle en fut tellement émue (1) Blémur, II, p. 256. 402 de colère

que sans faire d'autres réflexions sur son impertinence, elle prit la pomme du chenet

qu'elle lui jeta à la tête... Elle congédia de sa maison toutes les personnes dont la

réputation était un peu tachée de ce côté-là, sur quoi elle eut beaucoup à souffrir, et s'il

était permis de particulariser cette matière, j'embellirais bien son éloge, mais la prudence et

la charité m'imposent le silence. (1) » La hardiesse du gentilhomme et la stupeur indignée

de la jeune Abbesse, nous indiquent assez les justes proportions du bien et du mal qui se

heurtaient dans nos abbayes. Nous voyons aussi qu'on pouvait se défaire, non sans

difficulté, mais assez rondement des brebis galeuses.Henri IV, était, comme l'on sait, de

l'humeur du dit gentilhomme. Nos Abbesses ne le recevaient pas à coup de pomme de

cuivre et devaient s'y prendre autrement pour le tenir à distance. Renée de Lorraine, «

ayant appris que le roi Henri IV se disposait au voyage de Reims, elle pria Mme sa mère

d'être de la partie, craignant de se trouver seule avec ce monarque... (Celui-ci) qui n'aimait

pas les vertus si sauvages, ne laissa pas que de publier que Mme l'Abbesse de

Saint-Pierre était la première Abbesse du royaume, en vertu et en dignité » (2). Marie de

Lorraine, Abbesse de Chelles, faisait mieux encore, s'il est possible. Elle recevait le roi, «

accompagnée de toute sa communauté » (3).Il semble d'ailleurs, que, peu ou prou, bien

ou mal, on chantait encore l'office, même dans ces églises à moitié brûlées. Malgré des

misères sans nombre, la vie claustrale continuait, médiocre et tiède en apparence, mais

insensiblement féconde. C'est ainsi, qu'à Saint-Pierre de Reims, et dès avant la réforme,

l'Abbesse, Renée ,de Lorraine, 2e du nom, et les religieuses « portaient des chemises de

grosse serge, et dans le temps des guerres (1) Blémur, II, p.119.(2) Ib., I, p. 152.(3) Ib., II,

p. 491. 4o3 civiles, ayant éprouvé toutes les rigueurs inséparables des armes, elles ne

quittèrent jamais cette sévérité ni l'assiduité de l'office divin, la nuit et le jour. Que si la

clôture et la communauté du linge cessèrent et que les séculiers eussent la liberté d'entrer

au dedans du monastère, jamais pourtant elles ne commirent d'immodesties. Cee fleurs

des champs et ces lys des vallées conservèrent l'odeur et la blancheur de ceux qui étaient

environnés de haies ou au milieu des jardins fermés. On doit ce témoignage à leur vertu

(1). » Dans beaucoup d'autres endroits, ces moniales, sages ou folles, avaient encore un

peu d'huile dans leur lampe. Il y avait là, nous le devinons et nous le savons, beaucoup de

bonnes âmes qui ne demandaient qu'à reprendre une vie tout à fait régulière. Comme le dit

un vieil historien, « la Providence qui a un soin particulier des maisons religieuses qui sont

à Dieu par des titres spéciaux, ne les laisse presque jamais sans quelque semence de

bénédiction et sans quelque Jacob qui demeure en paix dans les tentes et sous les

pavillons où s'apprend la sagesse, cependant que les Esaüs battent la campagne et vont à

la chasse des bêtes et de leurs plaisirs » (2). Quant aux vierges folles, elles étaient pour

l'ordinaire, plus sottes que méchantes. Après tout, c'est dans ce milieu qu'a jailli

spontanément et sur tous les points du royaume, l'idée de réforme, et puisque si peu

d'années ont suffi à l'achèvement de cette grande oeuvre, nous avons bien le droit de

conclure qu'une vie très haute et très généreuse animait encore toutes ces ruches

endormies.On trouve à ce sujet, une scène touchante et symbolique, dans l'histoire de

Florence de Werquigneul, première Abbesse de la Paix-Notre-Dame à Douai. Florence

avait fait profession à l'abbaye de Flines et c'est là qu'elle avait (1) Blémur, I, p. 146.(2) La

vie du Reverendissime évêque Claude de Granyer..., par le R. P. B. Constantin, Lyon,

164o, p. 24. 404 gagné sept ou huit religieuses à l'idée de la réforme. Comme Flines ne

voulait rien changer à ses habitudes, on décida d'aller fonder une autre maison. Quand on

fut sur le point de se séparer, les réformées « s'accusèrent généralement et publiquement,

de toutes leurs fautes contre la règle et demandèrent pardon à toute la Communauté...

Après le Chapitre, toutes les autres religieuses firent de même avec tant de larmes et de

tendresse qu'elle ne pouvaient pas assez se satisfaire en s'embrassant les unes les autres.

Celles qui avaient paru plus contraires, étaient celles qui paraissaient alors plus humbles

et plus affectionnées, assurant que ce qu'elles avaient dit ou fait, avait été plus par

ressentiment de leur séparation que par défaut d'affection. Tout le jour se passa en ces

tristes et ensemble très aimables entretiens. L'Abbesse choisie menait son petit troupeau

de côté et d'autre, particulièrement au quartier des anciennes, lesquelles les recevaient

avec beaucoup de candeur et d'affection, et les exhortaient à persévérer en leur généreuse

entreprise; leur protestant que si elles ne se pouvaient accoutumer aux exercices de la

réforme, elles pouvaient sans difficulté retourner à Flines et qu'on les y recevrait à

l'ordinaire très agréablement.« Le lendemain, elles entendirent la messe de grand matin et

allèrent ensuite à la table de Madame pour manger un morceau. Alors les religieuses

venaient en grand nombre pour leur donner le dernier adieu, demandant Je nouveau

pardon avec de nouvelles larmes; et ne pouvant se séparer les unes des autres, leurs

coeurs s'arrachaient et se partageaient de tendresse et d'amour. Enfin, la vénérable

Abbesse de Flines qui les devait conduire avec la prieure et quelques autres, étant sur un

chariot, suivirent nos prétendantes de la réforme qui étaient en un autre chariot ; chaque

chariot en contenait sept; ainsi il y en avait sept pour rester et sept pour retourner. Comme

il était encore nuit, la lune qui paraissait en son 4o5 plein, conduisait les chariots, de même

que l'Etoile les trois rois mages (1). »Rien ne manque à ce Memling d'une couleur si douce

et d'une humanité si pénétrante. « Si c'est trop dur, revenez-nous », disent les anciennes

aux jeunes qui s'en vont à une perfection plus austère. Au fond, elles voudraient bien partir

elles aussi, mais elles sont trop vieilles et l'inconnu les épouvante. Jamais ancien régime

fit-il des adieux plus tendres, plus nobles, à la jeune génération qui l'abandonne et qui va

bientôt l'éclipser?II. C'est bien en effet le triomphe de la jeunesse que chante cette histoire

de la renaissance bénédictine. A l'heure où elles ont entrepris la réforme, nos Abbesses

étaient toutes de très jeunes filles, presque des enfants. On nous dit de l'une d'elles, que

lorsqu'elle commença la réforme, sa plus forte passion était le sommeil. « Les soeurs qui

avaient charge de l'éveiller pour aller à Matines, avaient compassion de la violence qu'il lui

fallait faire, car bien souvent on la mettait hors du lit toute endormie, et on l'habillait sans

qu'elle s'en aperçût (2) ». La plupart n'avaient pas vingt ans. Deux fois plus jeunes, en un

sens, puisqu'elles n'ont pas traversé le monde. L'abbaye les a reçues toutes petites,

quelques-unes même avec leur nourrice dont elles ne pouvaient pas encore se passer.

Renée de Lorraine, fille de Henri, 3e duc de Guise et de Catherine de Clèves, « n'avait que

six semaines lorsqu'on la porta à l'abbaye de Saint-Pierre, afin que Madame sa tante prît le

soin entier de son éducation n. Six ans plus tard, la petite reçut l'habit religieux. «

Pourrait-on bien s'imaginer, écrit la Mère de Blémur, que dans un âge si tendre, cette

bénite enfant eût commencé son noviciat. Je ne doute pas que cela ne passe pour un

paradoxe. Il est certain néanmoins que dès le jour de sa vêture, elle coucha (1) La vie de

noble Dame Florence de Werquignaeul... Douai, 1733, pp. 87-9o. C'est, je crois, la

publication d'un texte plus ancien,(2) Blémur, II, p. 124. 4o6 dans une cellule du dortoir

joignant celle de Madame sa tante (1). » Anne de Plas est donnée, deux mois après son

baptême, à sa tante, Mme de la Châtre, abbesse de Faremoutier. Tante sévère et très

ennemie du miroir. « Sachant que cette nièce était une des plus belles filles de son siècle,

elle ne la faisait voir à personne et un jour que la reine mère entra dans l'abbaye, elle

l'enferma dans sa chambre. » L'enfant avait une voix délicieuse. On lui faisait chanter le

Parvulus, la nuit de Noël et « on accourait de tous côtés pour l'entendre », ce qui n'allait

pas du tout à la digne Abbesse. Pendant dix ans, Anne de Plas eut à Faremoutier une

petite compagne qui sera plus tard la Princesse Palatine. Leur « grande récréation à toutes

les deux était la lecture de la vie des Pères du désert dont on les régalait; elles résolurent

de les imiter » et de se blottir avec trois pains, dans une vieille masure au fond d'une cour

(2). Bossuet aurait pu retenir ce trait dans l'oraison funèbre de la Palatine. Quant à la

terrible tante, Madame de la Châtre, elle avait six ans lorsque ses parents la conduisirent

au prieuré de Glatigny en Berry; Claude de Choiseul-Praslin, quatre ans, lorsqu'on la

confia à sa tante, Mme de Dinteville, Abbesse de Notre-Dame de Troyes. Marie de

Châteauneuf, à peine venue au monde, on eut ordre « de la mettre dans l'abbaye royale

de Saint-Laurent de Bourges, dès qu'elle serait sevrée » (3). Et ainsi, à peu près, de toutes

les autres. Tel était le système de ce temps-là. Quelque jugement que l'on puisse, ou

même que l'on doive, à notre sens, porter là-dessus, on conviendra que ces jeunes filles

connaissaient par le menu et déjà possédaient leur petit royaume, lorsque, à la mort des

Abbesses, leurs tantes, elles prenaient le pouvoir.L'instinct maternel de la plupart de ces

femmes, le zèle officieux de quelques-unes, leur rendaient chère et (1) Blémur, II, pp. 145,

146.(2) Ib., II, pp. 155, 156.(3) Ib., I, p. 292. 407 précieuse; cette nièce de Madame

l'Abbesse, cette dauphine qui demain porterait la crosse. Qui ne sent d'ailleurs que les

effluves d'innocence qui se dégageaient de ces enfants, luttaient avec avantage contre les

inspirations moins saines qui venaient d'ailleurs ? Lorsqu'elles quittaient, non sans regret,

ni parfois sans trouble, ces parloirs trop ouverts, il dut être bon à plus d'une moniale de se

pencher sur un berceau ou de rencontrer, sous les arbres du jardin, des petites filles

jouant à la sainteté.Comment était venue à celles-ci l'ambition de changer l'ordre de

choses au milieu duquel elles avaient grandi et qui ne leur avait pas été si funeste ? Ce

phénomène, cette contagion, paraîtra moins inexplicable, si l'on prend garde soit aux

trésors de droiture, de générosité et de foi que beaucoup de ces enfants avaient hérité, de

Ieur famille„ soit aux germes héroïques qui flottaient alors partout. Nous voyions tantôt

Anne de Plas et Anne de Gonzague s'enchantant à la lecture des Pères du Désert. Des

exemples plus récents, des vertus encore vivantes devaient impressionner davantage ces

vives natures. Elles avaient entendu parler des Ordres nouveaux qui se fondaient autour

d'elles, de tant de personnes saintes qui faisaient alors l'admiration de la Cour et de la

ville. Leurs propres abbayes avaient hospitalisé plus d'une fois ces conquérantes

mystiques. Les premières carmélites arrivant d'Espagne avaient fait halte à Sainte-Croix de

Poitiers. Lorsque Madeleine de Saint-Joseph alla fonder le carmel de Lyon, elle s'arrêta à

Notre-Dame de Troyes. La future réformatrice de cette abbaye, Claude de Choiseul, était

là, avec sa petite soeur qui devait être Abbesse après elle. Ravies par cette sainte, l'une et

l'autre auraient voulu la suivre au Carmel.Le panégyriste de Claude de Choiseul a

commenté cet incident avec beaucoup de bonheur. Dès qu'elle fut novice dit-il, Claude

commença à se plaindre... comme l'Epouse des cantiques qu'au lieu de l'Epoux qu'elle

cherchait dans cette solitude, elle 4o8 n'avait trouvé que l'ombre des forêts ; que l'ayant

séparée du monde par un chemin, on l'y avait ramenée par un autre, d'autant plus

dangereux qu'il avait les apparences du véritable, et jugeant bien dès cet âge que

Jésus-Christ n'était point dans la mollesse de cette vie relâchée, ni dans les épaisses

ténèbres de l'ignorance qui régnait dans cette maison, elle prit un dessein au-dessus de

son âge... La providence divine avait déjà découvert à la France ces précieuses vallées du

mont Carmel, où la discipline religieuse fleurissait avec toute sa vigueur et toute sa pureté

depuis que l'illustre Thérèse l'y avait rétablie. Elle courut sur ces montagnes éclairées, elle

frappa à tous les monastères qu'elle y put rencontrer. Adjuro vos, filiæ Jérusalem, si

inveneritis dilectum meum ut nuntietis ei quia amore langueo : heureuses habitantes de

cette Jérusalem, qui est sans doute le véritable séjour de mon Époux, si vous le possédez,

apprenez-lui les langueurs d'une âme qui ne cherche, qui ne soupire qu'après lui, aussi

bien que vous; et s'adressant à ce sage cardinal qui en avait la conduite (Bérulle), elle mit

sa crosse et son abbaye à ses pieds, et lui protesta qu'elle préférait le sac d'une pauvre

carmélite à toutes ces marques honorables dont on l'avait chargée. Mais la repartie de

l'Epoux dans les Cantiques fut à peu près celle qui lui fut portée de sa part. Si ignoras te,

abi post vestigia gregum et fasce haedos tuos; ma fille, lui dit ce grand homme, si vous

ignorez le dessein de Dieu sur vous, sachez qu'il veut que vous repreniez la houlette, que

vous retourniez à la conduite de votre bercail et que vous rameniez les brebis errantes

dans les voies dont elles se sont égarées (1). D'autres stimulants analogues venaient aussi

du dehors. Disons enfin que les idées de réforme couvaient depuis quelque temps déjà

dans les monastères. On sentait confusément que les choses ne pouvaient pas aller

toujours du train qu'elles avaient pris. La vie moins austère, à laquelle on s'était fait peu à

peu, avait ses revers, même pour les moins ferventes, car les intérêts matériels d'une

abbaye dépendent toujours en quelque façon, de son prestige. (1) Oraison funèbre de

Madame Claude de Choiseul-Praslain,.. par un prêtre de l'Oratoire, 1667, pp. 12, 13. 409

Plus d'une moniale, plus d'une Abbesse souffraient en silence, appelant de meilleurs

jours.Quand la Mère Anne de Jésus alla fonder le Carmel de Dijon, « elle s'arrêta quelques

jours à Troyes, où Mme de Dinteville, Abbesse de Notre-Dame et tante de notre petite

(Claude de Choiseul) la reçut avec toute l'estime possible. Elle lui parla confidemment du

désir qu'elle avait de réformer son abbaye et de la difficulté qu'elle rencontrait dans cette

entreprise; sur quoi elle lui dit : « Ne vous affligez pas, Madame, si je vous assure que Dieu

se contente de votre bonne volonté et que vous n'aurez pas la consolation d'établir la

réforme parmi vos filles ». Puis prenant Mlle de Praslin entre ses bras, qui n'était âgée que

d'un an et demi, elle ajouta : « Ce sera cette enfant qui accomplira ce grand ouvrage. Dieu

la destine exprès et il demande que vous l'éleviez dans la piété avec un soin non pareil »

(1).C'était donc comme une conspiration obscure, timide, chacune de ces moniales

gardant pour soi le même secret d'humiliation et d'espérance. Si elles avaient connu leur

force, elles auraient commencé plus tôt et n'auraient pas laissé -à une phalange de jeunes

filles l'honneur de cette décision libératrice. Dès que Marie de Beauvillier eut ranimé l'une

des abbayes les plus dégradées du royaume, dès que la flamme eut jailli sur la colline de

Montmartre, des feux soudains lui répondirent de tous les côtés.Soudaine, foudroyante

même, il va sans dire que la réforme ne se fit pas toute seule et sans se heurter à des

résistances très vives. Nourries dans la place, nos Abbesses ne pouvaient avoir aucune

illusion là-dessus. Mais, fort heureusement, la partie n'était pas égale entre leur jeunesse

et le bloc des non-réformistes. Ce fut le combat de l'aurore contre la nuit. Il serait, en effet,

difficile d'exagérer l'ignorance, et, je puis bien dire, la sottise de ces vieilles filles qui

luttèrent alors désespérément pour leurs (1) Blémur, II, p. 347. 410 traditions de tiède

confort, de coquetterie et de paresse. Très amie des livres elle-même, la Mère de Blémur

nous répète avec complaisance que ses héroïnes savaient beaucoup. Françoise de la

Châtre, Abbesse de Faremoutier, « parlait les langues latine, espagnole et italienne comme

sa maternelle.., elle aimait fort le chant grégorien et elle y était si savante qu'elle composa

les offices propres de son monastère (1)». Claude de Choiseul, dès l'âge de quatre ans, «

apprit à lire en français et en latin, mais très parfaitement et elle trouva une telle

satisfaction à la lecture qu'il ne fallut plus lui parler d'autres récréations » (2). La future

réformatrice de Montivillier, Louise de l'Hospital, élevée au monastère de Poissy « apprit les

langues latine, espagnole et italienne ». Plus tard, lorsqu'elle travaille à la réforme, on

nous la montre fort occupée « de la lecture de Grenade et des Pères qui traitent de la

perfection religieuse, se servant des originaux dont elle entendait la langue »

(3).Marguerite d'Arbouze, étant encore à Saint-Pierre de Lyon, sitôt qu'elle fut professe,

c'est-à-dire, vers 1599, écrit Claude Fleury, son biographe, « se mit à apprendre l'italien et

l'espagnol, pour entendre les livres spirituels qui sont écrits en ces deux langues et qui

n'étaient pas encore traduits en français » (4). Lorsque Madeleine de Clermont-Tonnerre

était maîtresse des novices, sa grand' tante, Madeleine de Sourdis, nous dit l'oratorien

Malinghen, « l'obligea de rédiger l'histoire de l'abbaye de Saint-Paul et on l'envoya à

l'auteur des chroniques de l'Ordre qui l'a mise tout entière dans son histoire avec éloge.

L'ouvrage est très bien fait, plein de piété et de sincérité. Comme elle avait l'esprit bon et

solide, elle ne se laissait pas aisément surprendre et elle savait pénétrer dans les

obscurités des temps, avec bien de la lumière et (1) Blémur, I, p. 326.(2) Ib., I, p. 347.(3)

Ib., II, pp. 189, 192.(4) La vie de... M. d'Arbouse... par M. Cl. Fleury, Paris, 1865, p. 5. 411

du discernement. Personne n'avait encore osé tenter ce travail, à cause de ses difficultés et

elle l'acheva dans un temps où die ne manquait pas d'occupation » (1)... Je pourrais citer

beaucoup d'autres traits analogues, mais comment ne pas rappeler la coadjutrice de

Saint-Cyr, Anne d'Aligre, petite-fille du chancelier, et fille de notre ambassadeur de France

à Venise, une « intellectuelle », celle-ci, et, pendant quelques années, au mauvais sens de

ce mot. Encore tout enfant, à l'abbaye de Bellmer, elle « s'enfermait dans sa petite cellule

» et « dévorait les livres ». Avec cela, bientôt frivole et très désireuse de quitter l'abbaye. «

Ce qui aida au désordre de Mme d'Aligre, ce fut cette grande ardeur pour la science... Elle

apprit l'histoire sainte et la profane, la Carte et la Sphère. Cette inclination faisant du bruit

dans le monde, un prêtre la vint voir par curiosité et dans le dessein de lier commerce avec

elle. Il ne manqua pas de lui offrir les secrets de l'Astrologie, espérant que par ce moyen il

serait souvent à la grille, mais elle le renvoya fort froidement en lui disant qu'elle n'avait pas

dessein de passer pour un cerveau démonté (2). » Elle lisait tout, sauf les médecins

auxquels elle ne croyait pas, et les hérétiques auxquels elle avait peur de trop croire. Car

elle était foncièrement chrétienne et du reste elle ne tarda pas à se convertir. Depuis lors,

nous dit la Mère de Blémur dans un texte bien curieux, « elle souffrit des tentations contre

la foi des plus violentes; sa grande intelligence et la force de son raisonnement lui

causèrent des peines inexplicables. Elle voyait tout ce qu'il y a de plus vénérable dans

notre sainte religion comme de pures rêveries et des inventions de l'esprit humain, elle

avait des doutes sur tout et dans ces années de détresse, toutes les pratiques de la vie

menas. (1) La vie de Madame Magdeleine de Clermont-Tonnerre..., Paris, 1704, pp. 110,

121. — Il y a eu deux Madeleine de Clermont-Tonnerre, Abbesses de

Saint-Paul-lez-Beauvais. La première était nièce, la deuxième petite-nièce de Madeleine de

Sourdis. C'est de la seconde qu'il s'agit ici. On a du reste écrit la vie de toutes les deux.(2)

Eloge de feue Madame Anne d'Aligre... (Blémur), p. 591. 412 tique lui paraissaient ridicules

» (1). Au temps de ses avidités intellectuelles, lorsque « ses frères lui fournissaient tous les

livres qui la pouvaient divertir » (2), Anne d'Aligre aurait-elle pris contact avec les auteurs

sceptiques de cette époque ? Quoi qu'il en soit, même convertie, même toute sainte, elle

resta balzacienne jusqu'au bout. Il est vrai qu' « elle n'approuvait pas la délicatesse en fait

de lecture, disant que la rudesse du style n'empêchait pas qu'on ne découvrît la vérité et

que, pour elle, bien souvent, elle en avait appris d'incomparables en de vieux papiers. Elle

aimait pourtant les livres nouveaux et les plus belles plumes, et son discernement était si

juste et si fin, qu'elle a quelquefois remarqué des défauts d'importance dans des pièces

que tout le monde admirait... Elle n'en disait pas son sentiment en public, cela eût été

contraire à la charité et à la modestie ; mais elle ne le pouvait dissimuler à quelques

personnes familières, qui savaient comme elle la valeur des choses (3) ». Le lecteur

goûtera, j'espère, l'humanisme de ces derniers mots.Nos Abbesses avaient d'autres armes

plus éclatantes et plus redoutables. « Un jour, raconte la Mère de Blémur dans son éloge

de Françoise de la Châtre, Mme la comtesse de Saint-Paul avait demandé à voir la

communauté et quand elle fut assemblée, elle se tourna vers Mme de la Châtre en lui

disant : « Elles sont toutes filles de qualité ? — Oui, Madame, repartit celle-ci, elles sont

toutes filles d'un grand Roi, elles sont toutes les épouses de Jésus-Christ (4) ». — A la

bonne heure ! Les faits sont là néanmoins et Jacqueline de Blémur, très ennemie des

grimaces, nous les rappelle avec une émotion qu'elle ne songe pas à cacher. Il n'est pas

une de mes héroïnes, dit-elle, ou à peu près, dès sa préface, qui ne soit grande par sa (1)

Eloge de feue Madame Anne d'Aligre, p. 612.(2) Ib., p. 593.(3) Ib., p. 621.(4) Blémur, I, p.

327. 413 naissance et elle commence chacune de ses notices par des généalogies plus

éblouissantes les unes que les autres. L'abbesse de Saintes, Françoise de Foix, écrit-elle

par exemple, « était parente au 3e degré de la reine-mère Anne d'Autriche, cousine deux

fois de la maison d'Angleterre et par Candale et par France, alliée à nos monarques par la

maison de Valois, en particulier trois fois à Louis le Juste, la première par Médicis et les

autres par celle de Foix même» (1). Il en va de même, en plus ou moins haut, pour les

autres, tant et si bien que dans les introductions de la Mère de Blémur, défilent toutes les

gloires de l'ancienne France. Même abondance fastueuse dans les oraisons funèbres de

nos Abbesses. Certes les orateurs répètent à qui mieux mieux le « vous n'attendez pas,

messieurs... » et le reste, mais cette concession accordée au principe chrétien qui n'admet

d'autre noblesse que la vertu, d'autre roture que le péché, on n'en revient pas moins à faire

le panégyrique armorié qu'on avait dit qu'on ne ferait pas. On ne sera pas fâché de trouver

ici un rare échantillon de ces figures de rhétorique. Je le prends dans l'oraison funèbre de

Henriette de Lorraine d'Elboeuf, Abbesse de Notre-Dame de Soissons, prononcée le 12

mars 1669 par l'abbé du Pille. L'exorde de ce discours me paraît du reste assez beau. Voilà

où aboutit la grandeur humaine ! Voilà où tend la haute naissance ! On laisse quelque

sorte de ressouvenir dans un petit nombre d'âmes généreuses et reconnaissantes et ce

ressouvenir et toute la gloire que l'on peut laisser, à la bien estimer, n'est rien. Cependant

il faut paraître devant le tribunal redoutable du juge sévère... L'église fait des prières

ferventes, mais incertaines et dont elle ne sait quel doit être l'événement...Quand on fait

l'oraison funèbre des grands, simplement grands, je doute qu'il soit bien séant à un

prédicateur de l'évangile de Jésus humilié, de s'étendre à relever ces longues et

orgueilleuses histoires de la vanité des hommes. Ici je (1) Blémur, I, p. 558. 414 n'ai point

ces erreurs à craindre... Si (notre princesse) fût demeurée dans le monde, on se récrierait

maintenant : je fais l'éloge de très haute et très puissante princesse, Mme Henriette de

Lorraine. A. ce grand nom, on ajouterait de grands titres, des duchés, des principautés et

peut-être des royaumes, car elle était d'une condition dont les espérances n'ont point de

bornes et qui peut naturellement aspirer à tout. Ces grands titres, ces mots superbes, ces

qualités relevées, embelliraient et empliraient un discours. Mais disons librement la vérité.

N'est-il pas plus doux à un prédicateur chrétien de dire dans un ton plus simple : Ecoutez

une partie des vertus d'une religieuse humble et d'une Abbesse qui, si nous pouvons nous

en croire, voit maintenant Dieu? Que ces noms sont faciles à prononcer et viennent bien

dans la chaire (1) ! N'est-ce pas d'une simplicité chrétienne et très émouvante? Qui croirait,

après ce début, que la bonne moitié du discours soit consacrée à la gloire, à la « lumière »

et à la « douceur » de la maison de Lorraine ? Tout bien considéré, c'était mieux ainsi. Il ne

faut pas séparer ce que l'histoire a uni d'une façon si étroite, je veux dire lanoblesse de

France et la réforme des abbayes bénédictines. Cette noblesse avait eu sa très large part

de responsabilité dans la décadence des abbayes ; à parler humainement, elle a eu

presque tout l'honneur de leur renaissance. Si les monastères étaient pour elle comme

autant de fiefs héréditaires, la réforme ne pouvait se faire ni contre elle ni même sans elle;

seule, elle pouvait l'emporter d'assaut. On imagine aisément quel devait être, sur les

moniales de ce temps-là, le prestige de ces nobles filles, toutes nées pour commander.

Ecoutez le P. Marc Donfrère dans sonoraison funèbre de Catherine de Montluc de

Balagny, Abbesse d'Origny. Notre jeune princesse qui avait la mine avantageuse et cette

noble fierté de son père (le propre neveu de Blaise) et qui avait l'humeur et le courage

élevé de sa mère (Renée d'Amboise, (1) Oraison funèbre de feue Madame Henriette de

Lorraine d'Elboeuf... par M. l'abbé du Pille, Soissons, 1669, pp. 3-5. 415 petite-nièce des

deux cardinaux) avait hérité de tous les deux cette grandeur d'âme qui rend les hommes

naturellement maîtres et souverains des autres hommes, qui donne du penchant à l'empire

et au commandement. Du côté paternel, elle était loup, continue plaisamment le bon Père :

C'est être loup, que d'être de Montluc, puisque lukos  veut dire un loup en notre langue.

Si, plus tard, elle fut agneau, cela ne lui vint pas de Renée d'Armoise, dont les faits de

guerre sont assez connus. La princesse sa mère lui avait donné l'éducation des amazones.

La réprimande âpre et sévère qu'elle lui fit, à l'âge de quatre ou cinq ans, à cause qu'elle

avait paru effrayée d'un boulet de canon qui avait percé la chambre où elle était lui avait

appris, une fois pour toutes, à ne trembler devant rien (1). Luce de Luxe, au nom moins

féroce, venait, elle aussi, d'une race où l'on savait se faire obéir. « Elle n'usait point de

violence dans tous ses règlements, écrit la Mère de Blémur, elle se contentait de dire les

choses et d'ajouter que de vraies bénédictines en usaient de la sorte. Sa douceur et son

adresse faisaient le reste. Il est vrai pourtant qu'avec son adresse, elle avait un certain air

ferme et absolu, qui ôtait aux filles la pensée de lui résister (2). » Le biographe de Louise

d’Humières, abbesse de Mouchy, nous dit qu' « un certain air de gravité qu'elle conserva

toujours, put bien contribuer à augmenter la vénération que sa vertu lui attirait et peut-être

même à la faire un peu craindre » (3).Et le P. Bouhours, parlant de la Mère de Bellefont : «

le (1) Oraison funèbre de Mme Marie C. de Montluc de Balagny..., par le R. P. M. Donfrère.

Saint-Quentin, 1666, pp. 21, 32, 31.(2) Blémur, I, p. 8.(3) La vie de Madame d'Humières

(Félibien), Paris, 1711. 416 moindre signe, je ne dis pas de son indignation, mais de son

mécontentement semblait un coup de foudre... Le grand air qu'elle avait, jetait un éclat qui

éblouissait d'abord et qui inspirait de la crainte » (1).Que ce « certain air » ait été, soit à

Saint-Ausone d'Angoulême, où régnait Luce de Luxe, soit ailleurs, un des facteurs

importants de la réforme bénédictine, cela ne me semble pas douteux et n'a rien non plus

qui doive nous chagriner. Précisément parce qu'elle leur était pour ainsi dire comme

naturelle, l'autorité n'éblouissait pas ces jeunes filles. On sait bien que le gouvernement

des parvenus n'est pas le plus doux. Quoi qu'il en soit, il y a plaisir à les surprendre, au

moment où elles font les reines, sans même y penser. Qu'on l'éprouve sur une très noble

scène que la Mère de Blémur a rapportée dans l'histoire de Laurence de Budos, Abbesse

de la Trinité de Caen. « Afin qu'on connaisse d'abord le caractère de notre digne Abbesse,

voici une circonstance qui n'est pas à négliger. Elle trouva (en arrivant) dans un grenier un

vieux coffre rempli des plus importants papiers de la maison. Elle voulut connaître par la

lecture de quoi ils traitaient et s'en étant instruite par soi-même, elle se chargea des

principaux et les emporta dans sa robe. En descendant, elle fit rencontre de l'intendant,

qui avait servi sous Madame sa devancière, lequel la voyant ainsi chargée, s'offrit de la

soulager, sur quoi elle lui dit d'un ton ferme : « Je suis surprise, Monsieur, qu'un homme

d'esprit et en qui je veux croire de la probité, ait si peu de soin de ce qu'il y a de plus

précieux en cette abbaye ». L'intendant fut confus de ce reproche et répondit qu'elle

méritait bien la charge que le Roi lui avait donnée, puisqu'elle en commençait de si bonne

heure les fonctions. Nous sommes convaincus par nos propres yeux — Jacqueline de

Blémur était professe de Caen — de l'ordre incomparable qu'elle (1) La vie de Madame de

Bellefont, supérieure et fondatrice du monastère.., de Rouen. Paris, 1691, D. 90. apporta

sur ce sujet, quand l'âge eut fortifié ses bonnes inclinations et je crois qu'il n'y a point de

maison où les papiers soient en meilleur ordre qu'elle laissa les siens lorsque la mort nous

la ravit (1). »Avec cela — je ne dis pas malgré cela — nos Abbesses, du moins la plupart

d'entre elles, se faisaient aimer. Qu'on en juge sur deux traits charmants. « Je dirai en

passant, raconte la Mère de Blémur au sujet de Guyenne de Médavy, Abbesse de

Saint-Nicolas de Verneuil, que sa bonté entrait dans tous les besoins de ses filles et pour

le faire voir par une circonstance qui le marque fort à mon sens : il faut se souvenir qu'elle

avait la voix admirable et qu'elle soutenait tout le choeur en chantant des deux côtés ;

mais, bien davantage, lorsque quelque soeur devait chanter quelque chose seule et qu'elle

se trouvait surprise de crainte, comme il arrive assez souvent, elle regardait son Abbesse

qui venait aussitôt vers elle, l'assurant par sa présence, la soutenant quand sa voix

s'abaissait, et lui aidant même quand elle le jugeait nécessaire. En ces rencontres, elle

faisait signe à la communauté de s'asseoir, quoique ce ne soit pas la coutume quand

l'Abbesse est debout, mais elle ne souffrait point qu'on s'incommodât pour elle et elle

opposait l'obéissance au respect pour tenir tout le monde en repos (2).»Pour abattre sa

fierté naturelle, et ne pas foudroyer sur place les moniales qui lui manquaient de respect,

Françoise de Foix faisait sur elle-même de si violents efforts qu'elle les « payait toujours...

par une fièvre double tierce. Elle avait commencé jeune à combattre l'élévation de son

esprit. Sa grande naissance semblait autoriser le penchant qu'elle avait pour la gloire et

elle fut obligée de prendre beaucoup sur elle pour s'humilier autant qu'elle le faisait » (3).

En revanche, beaucoup de gentillesse, de (1) Blémur, II, 116.(2) Ib., II, p. 386.(3) Eloge de

Madame Françoise de Foix..., p. 35. 418 tendre bonté. La Mère Galiote de Gourdon, écrit

une de ses religieuses, « avait cette coutume que lorsqu'elle nous voyait pleurer, en lui

récitant nos imperfections, elle pleurait comme nous (1)».A tant d'avantages, pourquoi ne

pas ajouter celui que la Mère de Blémur elle-même, très sainte pourtant, se plaît à leur

reconnaître? Elles étaient belles, toutes ou presque toutes, s'il faut en croire leurs

biographes. Lorsque Marguerite de Kircaldi, venue d'Écosse, on ne sait dans quelles

circonstances, fut confiée à l'abbaye de Saint-Pierre de Reims, « on ne la nommait.., que la

belle écossaise et il était bien à propos que ce beau lys fût mis dans un jardin fermé ».

Comme la clôture n'était pas encore établie, « notre petite colombe se cachait dans les

masures et dans les trous de la pierre, elle fuyait dans les caves, lorsqu'il entrait quelqu'un

de remarquable dans la maison, sachant bien qu'on demandait toujours à voir la belle

écossaise»(2). Pour Marie-Françoise Lescuyer, Abbesse du Lys, « on ne saurait croire

l'affliction qu'elle avait d'être belle et tout ce qu'elle fit pour noircir son teint. Dans la plus

grande ardeur du soleil, elle lavait son visage, puis se tenait longtemps exposée à l'air,

espérant qu'elle deviendrait laide et hâlée. Mais elle se trompa et jamais ne put venir à

bout de cet humble dessein. Notre-Seigneur l'aimait en l'état qu'il l'avait faite. Il ne voulut

point gâter son ouvrage, et si elle lui disait quelquefois avec l'Épouse : Je suis charmée de

votre beauté, mon bien-aimé, il répondait: Vous êtes très agréable à mes yeux, ma soeur,

ma colombe, vous êtes toute parfaite, il n'y a point de défauts en votre personne (3) ». «

On eût pu trouver une beauté plus régulière » que Marie Granger, fondatrice de Montargis,

« mais son (1) Histoire de la vie et des vertus de la Vénérable Mère Galiote de Gourdon,

par le R. P. F. Thomas d'Aquin de Saint-Joseph, Paris, 1633. (La Mère de Gourdon n'est

pas bénédictine.)(2) Blémur, II, pp. 538, 539.(3) Ib., II, p. 3o5. 419 agrément l'emportait

presque dans toutes les compagnies (1) ». On les voit ainsi, les unes après les autres, ou

belles, ou majestueuses, ou charmantes de grâce et de fragilité. Une herbe n'aurait pas

porté l'empreinte des pas d'Anne d'Aligre. « Elle était d'une complexion si délicate que ses

habits qui étaient grossiers la soutenaient et quand elle allait à la procession, et que le vent

entrait dans sa robe, elle tombait à terre (2) ». Le moyen de ne pas l'aimer? Petite aussi,

Laurence de Budos, mais moins blanche et moins frêle, « belle de visage » et « d'une

grande santé ». Ainsi faite, elle dut se présenter à Henri IV, pour soutenir les droits de son

abbaye. « Le roi l'écouta non seulement avec patience, mais avec plaisir, car elle était fort

agréable et parlait de la meilleure grâce du monde. Et comme la justice de sa cause lui

inspirait un peu de chaleur, le prince eût bien voulu que la remontrance eût été bien

longue » (3). Que d'esprit, quelle vue noble et saine des choses, dans ce livre qu'une

moniale écrivait en 1669 pour édifier nos abbayes et les réjouir !III. Derrière nos jeunes

Abbesses, il nous faut compter aussi les François de Sales, les Pierre Coton, les Canfeld,

les Bérulle, les Asseline, les Condren, d'autres encore, en un mot tous ces fameux

spirituels dont l'action, discrète mais souveraine, inspire, soutient et fait réussir toutes les

entreprises religieuses du XVIIe siècle commençant. Nous l'avons déjà dit, c'est une des

lois constantes qui président au vaste mouvement que nous racontons. Depuis le roi

jusqu'à d'obscures saintes de village, depuis les plus hautes classes jusqu'aux plus

humbles, le pays tout entier collabore à ce mouvement vraiment national dont les chefs

eux-mêmes, à quelque robe qu'ils appartiennent, capucins, jésuites, oratoriens, feuillants

et bénédictinsréformés, sont unis et unanimes comme autant de frères. (1) Blémur, I, p.

185.(2) Eloge de feue Madame Anne d'Aligre, pp. 589, 59o.(3) Blémur, II, pp. 114, 117. 42o

Plus d'une de nos réformatrices a reçu l'étincelle ou est venue rallumer son zèle dans le

cénacle de Mme Acarie. Louise de L'Hospital, bien qu'elle fût portée à la dévotion et que,

nommée Abbesse en 1596, elle eût fait son entrée dans sa bonne ville de Montivilliers,

pieds nus, « sur du petit caillou pointu », ne laissait pas de se montrer parfois à la capitale

et dans un appareil moins mortifié. Par bonheur, on la mit en relation avec le P. de Bérulle,

le chartreux Dom Auger, Mme Acarie, Gamache et Gallemant. Ce fut avec l'aide de ce

dernier qu'elle commença la réforme. Marie de Beauvillier, dont nous parlerons plus en

détail, eut l'appui constant de ces mêmes personnages et Dieu sait si la pauvre fille eut

besoin d'appui ! Je trouve parmi ses conseillers habituels, deux capucins, deux bénédictins

et deux jésuites. « Les Pères Gontier et de Montigny, de la Compagnie de Jésus, dit la

Mère de Blémur, travaillèrent (à la réforme de Montmartre) avec le P. Potier (bénédictin)

conspirant tous ensemble pour établir le règne de Jésus-Christ (1). »Les jésuites de

Bourges et notamment les PP. de Salin et Lallemant dirigeaient Marie de Chateauneuf,

Abbesse de Saint-Laurent. Laurence de Budos qui était en relations épistolaires avec le P.

de Condren, s'adressait en même temps aux oratoriens et aux jésuites. Trente ans plus

tard, la rencontre de ces deux Ordres dans un même parloir aurait donné matière à

quelque méchante épigramme, mais les petites chapelles s'effaçaient alors devant la.

grande. II n'est pas jusqu'au premier Port-Royal qui n'ait eu recours indistinctement à des

jésuites, à des capucins; et à des feuillants. Madeleine de Sourdis réunissait à

Saint-Paul-les-Beauvais, tout un concile, le cardinal de Sourdis et l'évêque de Maillezais ;

Gallemant et Duval; plusieurs bénédictins de Saint-Vanne; quatre capucins : Ange de

Joyeuse, Honoré de Champigny, Benoit de Canfeld (1) Blémur, II, 164.421 et Archange de

Pembroke. L'oeuvre était assez importante pour mériter le concours de tant d'hommes

éminents. D'un autre côté, n'y avait-il pas à craindre que par leur éminence même et la

diversité de leur origine, ces auxiliaires ne fissent plus ou moins dévier la réforme

bénédictine ? Cette question délicate a vivement occupé l'esprit traditionnel et chercheur

de la Mère de Blémur. « Les Pères bénédictins, écrit-elle, sont en droit, plus que tous les

autres, d'inspirer l'esprit de l'Ordre, personne ne pouvant donner ce qu'il n'a pas... Les

autres religieux peuvent bien former dans les âmes les sentiments de vertu en général,

mais non pas en particulier ceux de saint Benoit dont ils n'étudient pas les maximes (1). »

Cette sentence un peu radicale est juste pourtant, et elle nous avertit de prendre garde à

un phénomène extrêmement curieux, sur lequel nous allons bientôt revenir, à la

transformation décisive qui se produisit alors dans la plupart de nos abbayes. Comment en

eût-il été autrement? Puisque ces vieilles maisons avaient besoin d'une réforme, puisque

d'autre part les bénédictins qui commençaient à peine à se réformer, n'étaient pas encore

assez nombreux pour présider seuls à la réforme de leurs soeurs, il était inévitable que

l'entreprise fût conduite dans un esprit et par des mains plus jeunes. Oratoriens, capucins,

jésuites, avaient beau se pénétrer de cette règle bénédictine, à la rénovation de laquelle ils

travaillaient, ils n'en restaient pas moins, et très profondément, des hommes modernes,

des religieux post-tridentins. D'où il suit que, sans perdre l'essentiel de leur originalité

primitive, nos abbayes ont été marquées d'une empreinte nouvelle. L'Ordre de Saint-Benoit

avait médité longtemps avant le Concile de Trente et la naissance de Saint Ignace. Il

semble pourtant que cette sorte de réforme dans la réforme, si l'on peut ainsi parler, ait

introduit dans les abbayes une vie intérieure (1) Blémur, I, p. 149. 422 plus systématique,

plus réglée, plus semblable à la vie des congrégations nouvelles, et, pour dire le mot, plus

conforme aux Exercices de saint Ignace. On ne se contenta pas de revenir à la régularité

des anciens jours, à la clôture, à la pauvreté religieuse, à la splendeur des offices

liturgiques, mais en même temps on essaya de façonner les bénédictines à des méthodes

et à des pratiques que les premiers siècles de l'Ordre n'avaient pas connues. Nous le

montrerons bientôt plus en détail, car il est temps de revenir à nos Abbesses, à leurs

combats pour la réforme, et à leur triomphe (1).IV. En plus d'un endroit, soit que la majorité

des religieuses ait désiré vivement la réforme, soit que la réformatrice ait déployé plus de

grâce ou plus de génie, la bataille fut aussi vite gagnée que livrée. « Ce qui coûta bien de

la peine ailleurs se fit ici avec une paix inconcevable », nous dit la Mère de Blémur au sujet

de la réforme de Chelles. Bien loin de murmurer contre le rétablissement de la clôture, les

moniales de Saint-Pierre de Reims « en témoignèrent une joie sensible et avouèrent qu'il y

avait longtemps qu'elles désiraient cette séparation du mondes ». A Beauvais, on était si

pressé de revenir à l'ancienne observance, que l'on faillit mettre à la porte l'Abbesse,

Madeleine de Sourdis, certes très disposée à la réforme, mais beaucoup trop jeune pour

l'entreprendre. Elle n'avait pas encore l'âge voulu pour la profession ; elle voulait attendre

ses bulles et la bénédiction abbatiale. « Quelques religieuses qui voulaient le bien, mais

non pas dans les règles de la sagesse, s'ennuyant de ce retardement et voulant voir la (1)

L'abbesse de Montmartre a « dressé » pour ses religieuses un Exercice religieux (Paris,

1620), petit volume dans lequel elle ne fait guère que réunir divers traités à elle « commis

en divers temps par plusieurs personnes bien fort religieuses ». — Assurément plusieurs

de ces traités, sinon tous, ont été écrits par des jésuites ou sous leur dictée, ainsi, pp.

193-195, la « formule et instruction pour l'examen particulier ». Cf. à ce sujet la curieuse

citation que nous avons faite plus haut, pp. 373, 374.(2) Blémur, II, p. 488.(3) Ib., I, p. 147.

423 réforme promptement établie en leur maison, résolurent de demander une autre

Abbesse au Roi, dont l'âge étant plus avancé, elle pourrait aussi agir plus fortement (1). »

Je n'aurais pas relevé ce menu trait, s'il n'était pas bon de rappeler qu'il y eut parfois dans

le camp des réformistes une part d'intrigue et quelques excès. En revanche, rien n'est plus

pur, ni plus délicieux, ni plus simple que le récit de la réforme de Saintes. Abbesse depuis

1606, Françoise de Foix, une des plus aimables de nos héroïnes, était d'abord allée sans

bruit apprendre l'exacte observance dans les abbayes déjà réformées de son voisinage, à

la Trinité et à la Sainte-Croix de Poitiers (1610, 1611). Ce noviciat dura six mois. « Aussitôt

qu'elle fut de retour, elle assembla la communauté et leur parla, comme eût fait un ange,

sur les obligations des âmes religieuses, sur la véritable paix qui se trouve dans la vie

crucifiée, enfin elle leur dit des vérités si touchantes, que ce petit troupeau se rendit à ses

raisons. Elles commencèrent à se priver du commerce des séculiers... on congédia toutes

les personnes dont les visites paraissaient inutiles ou suspectes; on bâtit des parloirs, la

porte fut fermée et le monastère ceint de grandes et fortes murailles. Cette maison devint

le jardin clos de l'époux, la fontaine cachetée, la vigne enfermée d'une haie pour la

défendre des sangliers ; on commença d'entretenir le Bien-Aimé dans le secret et de jouir

de ces divines caresses qu'il ne fait jamais en public, au sentiment de saint Bernard. Il faut

avouer que la main de Dieu opérait puissamment par cette incomparable fille, puisque en

moins de huit jours elle venait à bout des choses que les autres n'emportent qu'après bien

des années de travail et une longue patience. C'était pour elle que les chemins étaient

aplanis et les montagnes abaissées. Il y avait plus de deux cents ans que la propriété

s'était glissée parmi les (1) Blémur, I, p. 5o7. 424 religieuses; chacune vivait en particulier,

disposant en liberté d'une portion qu'elle tirait du monastère. Il est vrai que les Abbesses

avaient toléré ce désordre et qu'elles-mêmes avaient soin d'en faire la distribution. Ce point

parut terrible à Madame de Foix... Elle proposa donc à ses filles le désir qu'elle avait

d'établir la table commune et (de) leur ôter le soin de la nourriture... Cependant elle les

assura qu'elle n'avait nul dessein de les contraindre, qu'elle était persuadée qu'ayant fait

leur profession sans lumière, Dieu excuserait leur ignorance ; enfin elle usa d'une douceur

qui demeura victorieuse; plusieurs se rendirent au même moment, et les autres les

suivirent en moins d'une semaine. Elles apportèrent tout ce qu'elles avaient de propre aux

pieds de leur Mère, ne se réservant rien et s'abandonnant absolument à son soin et à sa

charité. Le jeudi saint de cette année 1611, la communauté fut établie, et la table ouverte

aux soeurs de bonne volonté, laissant la liberté aux anciennes d'en user comme elles le

trouveraient à propos. Cette condescendance fut le charme qui les attira, suivant cette

parole : je les attirerai par les cordages d'Adam, par les liens de la charité (1). »Quand la

Mère Gautron se fut décidée à établir la réforme dans son prieuré de Saumur, « elle pria le

P. Letard et quelques autres prêtres (de l'Oratoire) de venirfaire des instructions fortes et

pathétiques... On vit alors dans la communauté un remuement presque pareil à celui qui

se voit dans les villes au temps de quelque mission célèbre ». Image parfaitement juste et

qui éclaire fort toute cette histoire. Elle-même un jour, la Mère Gautron entretint ses filles «

avec tant de force sur les conversations avec les séculiers, qu'elles demandèrent toutes

qu'on mît au parloir des châssis de toile au travers desquels on parlerait. Elle profita de

cette bonne volonté, fit faire aussitôt des châssis. Les soeurs y clouèrent la toile. La Mère

de (1) Blémur, I, pp. 561, 562. 425 Lézé (fondatrice de la maison) mit le premier clou et

chacune voulut avoir part à ce travail (1) ». Activité de jeu, attrait du nouveau, Dieu se sert

de tout.Comme on le devine aisément, la tactique ordinaire était de faire la part du feu. On

gagnait d'abord, on groupait, on armait les jeunes professes, naturellement plus

généreuses et moins enracinées dans les abus. Pour les anciennes, si elles ne voulaient

rien entendre, on se contentait de les isoler, tout en les laissant pleinement libres de

continuer leur petite vie semi-séculière. Je l'ai déjà dit, plusieurs d'entre elles, qui

malheureusement n'ont pas écrit leurs mémoires et que nulle Blémur n'a immortalisées,

étaient de bonnes filles, plutôt bornées que vicieuses. Leur opposition n'était pas sans

excuse, puisque enfin on les troublait dans leurs droits acquis, dans l'observance que

l'abbaye pratiquait au moment de leurs propres engagements. Il est tout simple qu'elles

aient fait grise mine à ces jeunes héroïnes, parfois peut-être un peu harcelantes ou

moqueuses, et qui, même très douces et humbles, censuraient, par leur conduite, une

tradition vénérable. L'histoire d'Anne d'Aligre, l'intellectuelle que nous avons déjà

rencontrée, contient à ce sujet une anecdote très savoureuse. « La première fois qu'elle fut

celérière, elle trouva quelques vieilles Mères, lesquelles ayant été religieuses avant la

réforme, avaient conservé le droit de demander ce qu'elles voulaient pour leur repas et

comme le goût de chacune était différent, les soeurs cuisinières étaient fort surchargées de

la peine qu'il fallait prendre pour les satisfaire. Mme la coadjutrice, les voulant remettre

dans leur devoir, s'avisa d'un stratagème fort plaisant. Tout le monde étant assemblé à la

récréation, elle apporta du papier et de l'encre, pour écrire le nom des difficiles et

au-dessous les choses dont elles ne pouvaient manger, quoique l'on en servit aux autres.

Elle commença (1) La vie de la R. M. Madeleine Gautron, prieure de Saumur... Saumur,

1688, pp. 38-4o. 426 pas la Mère prieure, témoignant que sa mémoire n'était pas assez

fidèle pour se souvenir de chaque article et que désirant fort de les contenter, elle avait

trouvé le secret de ce registre, qu'elle mettrait en vue dans la cuisine. Véritablement, une

telle proposition surprit fort les intéressées et principalement l'ancienne prieure qui était de

ces bonnes israélites, sans fourbe ni malice, et elle eut tant d'horreur de ce billet qu'elle dit

à notre. Mère, qui se nommait de Saint-Louis : « Madame Saint-Louis, ma mie, au nom de

Dieu, ne me mettez pas sur votre papier; je mangerai de tout ». En effet, elle tint parole,

étant d'ailleurs très vertueuse, et nulle des privilégiées ne voulut que son nom fût écrit au

mémoire de la cuisine (1). »            Plusieurs trouveront, j'espère, que la jeune coadjutrice

abuse de ses avantages et se montre bien cruelle. Quoi qu'il en soit, l'armée ennemie

comptait parfois des chefs autrement redoutables que ces pauvres et pieuses vieilles. On

vit alors en effet, et dans plusieurs abbayes, de véritables mégères, hérissées contre la

réforme. Nous en retrouverons bientôt quelques-unes à Montmartre qui fut une de leurs

principales forteresses. Les anciennes de Reims exercèrent longtemps Marguerite de

Kircaldi et «lui dirent des choses dont le récit ferait rougir le papier» (2). C'est la Mère de

Blémur qui écrit ainsi, elle, très libre d'ordinaire et qui sait ce que parler veut dire. Anne de

Harlay était à Chelles, sous Marie de Lorraine, lorsqu'elle fut nommée par le roi Abbesse

de Notre-Dame de la Pommeraye, près de Sens. La pauvre fille qui savait à quoi s'en tenir

sur la dégradation de son abbaye, mit trois ans avant de se résoudre à quitter Chelles, et

lorsque enfin, le 3o septembre 1633, elle alla prendre possession de la Pommeraye, « à

peine eut-elle aperçu la pointe du clocher, qu'elle versa un torrent de larmes. Cependant

son amertume (1) Eloge de feue Mme Anne d'Aligre, pp. 624, 625.(2) Blémur, II, p. 541.

427 augmenta beaucoup, lorsqu'elle connut le caractère de ses filles qui formèrent une

querelle au milieu de la cérémonie, à qui signerait la première l'acte de la prise de

possession, et la chaleur y fut si grande qu'elles furent au hazard de se frapper l'une

l'autre... Quand, il tut question d'établir une espèce de vie régulière entre elles, il n'y a que

Dieu seul qui connaisse combien la pieuse Abbesse eut à souffrir (1). » Lorsque, après des

épreuves sans nom, la noble et douce femme eut transporté sa communauté à Sens et

acclimaté la réforme, deux. formidables anciennes, furent. là peur lui rappeler sans trêve

son premier enfer. « Elles ne parlaient que de sauter les murs ;elles jetaient des lettres

par-dessus, remplies de plaintes et d'invectives, elles criaient par le cloître.... disaient des

injures à leur Abbesse ». Un jour, « on lui vint dire qu'une de ces anciennes était dans une

agitation furieuse et que. le médecin croyait qu'elle n'avait plus que trois ou quatre heures

à vivre. Elle se fit conduire à sa chambre et demeura seule avec elle, mais à peine l'eut-elle

observée une demi-heure qu'elle connut que sa maladie était feinte et qu'elle usait d'une

drogue pour se noircir la langue ». Pour gêner la réforme en mettant toute la maison sur

les dents, elle n'avait rien trouvé de mieux que de simuler des maladies terrifiantes. Quant

à l'autre, « on l'a vue lever la main pour frapper la bonne Abbesse », et, en pleine église,

pendant l'office, « elle faisait des clameurs. qui donnaient de l'effroi aux, séculiers (2) ».

Croirait-on, s'écrie le P. Poila, dans l'oraison funèbre de Marguerite de Quibly, croirait-on

qu'une des révoltées de l'abbaye de la Déserte « s'arma un jour d'un tison pour aller

mettre le, feu à l'endroit où se trouvait alors son Abbesse, afin de l'y brûler toute vive (3) ».

Parfois de jeunes intrigantes s'associaient à ces vieux. (1) Blémur, II, p. 257.(2) Ib., pp.

262-264.(3) Oraison funèbre de Mme Marguerite de Quibly, p. 48. 428 démons, telle cette

novice qui « eût passé sur un pont de feu pour monter au trône (1) ».Il y avait à

Saint-Paul-les-Beauvais, en guise d'antipape, une moniale, qu'un semblant d'élection avait

faite Abbesse et dont Madeleine de Sourdis dut tolérer longtemps les prétentions ridicules.

Lorsque Marie Lescuyer, qui était d'une beauté ravissante, arriva à l'abbaye du Lys, elle y

trouva, nous dit la Mère de Blémur, « une vieille Abbesse qui avait résigné sa maison...

après bien des aventures qui ne sont pas de mon sujet. Cette bonne dame fut prise par les

yeux, quand notre belle postulante entra dans le monastère, et bien loin d'approuver son

zèle pour l'état religieux, elle essaya de l'en divertir et de lui faire épouser un de ses

parents (2) ». Il faut bien le dire, cette vieille garde anti-réformiste rencontrait parfois des

renforts assez imprévus. Claude de Choiseul, ayant décidé qu'on n'irait plus au parloir que

le voile baissé, la colère fut grande, dans la ville de Troyes, à la nouvelle de cette réforme.

« Le jour de l'Assomption de l'Impératrice du ciel, les chanoines de l'église cathédrale de

Troyes ont accoutumé de venir chanter tierce à l'abbaye Notre-Dame, d'y faire une

exhortation et d'y laisser trois de leur corps, avec trois prêtres et deux enfants de choeur,

pour célébrer la grande messe. Il arriva que le doyen, voyant que les religieuses avaient le

voile baissé pendant la conférence, il invectiva furieusement contre la pieuse Abbesse. Elle

l'écouta sans émotion, et quand il eut cessé de parler, elle lui dit que saint Paul ordonnant

aux femmes de se voiler dans l'église par respect aux anges, elle accomplissait ce

précepte en leur personne, sachant que les ministres de Jésus-Christ sont véritablement

des anges. (3) » Évidemment Claude de Choiseul avait plus d'esprit que (1) Blémur, I, p.

209.(2) Ib., II, p. 3o7.(3) Ib., II, p. 354. 429 ce chanoine qui nous parait encore moins odieux

que ridicule, mais que d'esprit, et que de ferme souplesse ne fallait-il pas lorsque, pour

une raison ou pour une autre, la réforme déplaisait à l'autorité épiscopale, comme il arriva

quelquefois. On avait aussi, et très souvent, à composer avec de moindres sires, je veux

dire, avec les confesseurs ordinaires des abbayes, dérangés dans leurs habitudes par ces

explosions d'austérité et fort enclins à se ranger, avec les anciennes, du côté de la

tradition. Ajoutons enfin à cette coalition, les familles, les amis des moniales et des

Abbesses, petit monde intéressé au maintien de l'ancien régime pour des raisons que le

lecteur devine sans peine.Sainte-Beuve a raconté, sur le mode sublime, la journée

héroïque du « guichet », Angélique Arnauld inflexiblement décidée à la réforme intégrale et

fermant à son propre père la porte de Port-Royal. Des scènes analogues ne manquent pas

dans l'histoire de nos Abbesses. En voici une, par exemple, deux fois intéressante et par la

qualité des personnages et par l'éloquence du panégyriste qui nous la rapporte. Je la

trouve dans l’« oraison funèbre de Mme Claude de Choiseul de Praslin, Abbesse et

réformatrice de la royale abbaye de Notre-Dame aux Nonnains de Troyes », prononcée le

13 septembre 1667, par un Père de l'Oratoire Vous concevez assez, Messieurs, que le plus

grand obstacle qu'elle eut à vaincre était l'amour d'un père (le Maréchal) dont la puissance

en cette province rendait impossible tout ce qu'il ne voulait pas et dont la tendresse pour

sa fille le faisait être d'intelligence avec tous ceux qui s'opposaient à la vie austère qu'elle

voulait embrasser. Quand il l'avait sacrifiée à la religion, il n'avait pas senti la douleur et les

violences que ce sacrifice cause dans l'âme des pères et des mères. Non pas que la fierté

martiale eût éteint en lui les sentiments de la nature, ce coeur, insensible en toute autre

occasion n'avait que cette faiblesse qui fait la vertu et le caractère des véritables pères,

mais parce que l'état religieux, tel qu'il était alors, ne la séparait de 43o lui qu'à demi et que

l'éclat d'une abbaye qui la suivait en sa retraite, lui avait laissé quelque image de sa

première condition, il se persuadait qu'elle serait encore à lui tandis qu'elle ne serait à Dieu

et séparée du monde que de cette sorte. Mais quand il lui vit prendre ces tristes résolutions

de se donner à l'un et quitter l'autre tout à fait, ce fut alors que ne grand héros sentit ne

qu'il était faible et sensible comme les autres hommes, et que la prophétie du Fils de Dieu

s'accomplit en lui, qu'il n'était venu dans le monde que pour mettre la division entre le père

et la fille. Tous eussiez dit qu'en cette guerre innocente, la tendresse paternelle faisait faire

à ce grand Maréchal tout ce que l'adresse et le courage lui inspirait dans une bataille ou à

l'assaut d'une ville ennemie... Quels foudres, quels éclairs ne lança-t-il pas lorsque,

nonobstant toutes ses résistances, il trouva le sceau de la clôture sur toutes les portes de

ce monastère, que celles par lesquelles il avait passé le jour précédent, étaient murées et

qu'il ne lui était plus permis de voir sa file qu'au travers d'une grille et d'une muraille dent

elle s'était t'ait une prison volontaire ! Mais enfin comme il arrive quelquefois qu'un grand

orage est dissipé par un furieux éclat de tonnerre, dont l'impétuosité, portant bien loin la

pluie et les nuages, ouvre le ciel et laisse un calme inopiné sur la tête de ceux qu'il avait

effrayés, les emportements de cette pieuse colère furent incontinent suivis d'un soudain

changement et du calme lorsqu'il était le moins attendu. Me sera-t-il permis de découvrir ici

les faiblesses de ce grand héros ? Pourrai-je dire, sans obscurcir sa gloire, que le

conquérant de tant de villes, le vainqueur de tant de batailles, fut vaincu dans cette

rencontre, que cette colère qui avait fait si souvent trembler des armées, ne put ébranler la

constance d'une fille et que reconnaissant en elle la générosité de son sang, il fut contraint

de loi céder le champ de bataille (1) ? La Mère de Blémur raconte avec moins de fracas

une scène du même ordre, mais peut-être plus douloureuse. Lorsque Laurence de Bados

avertit son frère qu'elle allait établir la clôture à la Trinité de Caen, celui-ci « lui fit

comprendre que Madame sa Mère s'en offenserait, et qu'elle prit bien garde de ne la pas

chagriner là-dessus, parce (1) Oraison funèbre, etc., pp. 13-15. 431 qu'elle serait au

hasard de ne la voir jamais, ce qui ne fut que trop véritable. Mais notre courageuse.

Abbesse... persévéra dans sa sainte résolution... et en leur présence et sans écouter leurs

conseils, elle mit la clôture, le dimanche des Rameaux et dès le lendemain, Madame sa

mère s'en retourna sans lui dire adieu et ne la vit plus de sa vie (1) ».Le rétablissement de

la clôture n'était pas néanmoins le point critique de la réforme, comme notre imagination

d'hommes, et d'hommes d'aujourd'hui, tendrait à le croire. Les femmes de ce temps-là

étaient des créatures étranges, assez généreuses pour accepter bravement les sacrifices

les plus durs, la grille, l'office de nuit par exemple, assez  enfants pour se cramponner

désespérément à des niaiseries, à la couleur d'une robe et aux dentelles d'un surplis. Il

semble en effet que dans l'échelle des. sacrifices imposés par la réforme, les deux articles

qui dans la plupart des abbayes soulevèrent les résistances les plus dramatiques, furent le

retour à ce qu'on appelle en langue bénédictine la « communauté » et le retour à l'ancien

habit.La pauvreté » bénédictine — semblable du reste à celle d'une foule d'Ordres et

notamment des jésuites — a moins d'épines, mais elle n'est pas. moins exigeante que la

franciscaine. Le religieux ne possède rien en propre et dépend du supérieur pour tous ses

besoins. Or, au moment qui nous occupe, cet article fondamental de la règle n'était plus

dans les abbayes qu'un souvenir extrêmement lointain, comme chez nous le baptême par

immersion et la communion sous les deux espèces. Très légitimement propriétaires, par

suite d'une tolérance universellement admise, nos moniales. administraient librement leur

pécule, grand ou petit, achetaient de leurs deniers, linge, objets de dévotion, livres,

vaisselle et le reste, et quand leurs moyens le leur permettaient, elles prenaient chez elles

ou (1) Blémur, II, pp. 118, 119. 432 leurs repas réguliers ou des repas supplémentaires,

dont elles fixaient le menu et réglaient la dépense.Un curieux texte de la mère de Blémur

nous rend assez présent cet état de choses. Après que Laurence de Budos, dit-elle, « eut

commencé la réforme de son monastère par la clôture, elle continua en y établissant peu à

peu le reste des observances, comme la communauté du linge, la table commune du soir,

au moins les jours de jeûne — comme on le voit, cette dernière réforme, particulièrement

difficile, ne put se faire que par degrés ; — car, comme chaque religieuse avait une

pension pour s'entretenir, on ne leur donnait pas la moitié des choses nécessaires à la vie

— c'est pour cela que l'on commença la table commune par les jours de jeûne — de sorte

que celles qui voulaient être bien traitées, mangeaient dans leurs cellules, avec leurs

bonnes amies. Madame retrancha cet abus, aimant mieux que la dépense fût plus grande

et que toutes ses filles prissent leur repas au réfectoire, où elle se trouvait toujours la

première (1) ».Ainsi l'abbaye elle-même, par économie, invitait les moniales à se tirer

d'affaire comme elles pourraient. Ailleurs s'étaient établis d'autres abus plus ou moins

semblables. On conçoit que ce régime particulariste ait eu beaucoup d'attraits, surtout pour

des femmes, mais l'on conçoit aussi, entre mille inconvénients plus ou moins graves, quel

souci, quelle humiliation de tous les jours, ce même régime devait causer aux religieuses

qui manquaient d'argent ou qui n'avaient pas de « bonnes amies ». Il est certain que la

gêne dans laquelle vivaient ces malheureuses, a dû faciliter singulièrement l'introduction

de la réforme. La Mère de Blémur l'insinue fort bien, dans son beau style abstrait et

biblique. «Auparavant, écrit-elle, elles étaient contraintes à faire mille bassesses, pour

obtenir de quoi fournir à leurs nécessités. Le temps se passait en des conversations (1)

Blémur, II, p. 119. 433 inutiles et le Prince du monde tenait l'empire sur elles, les

gouvernant par l'entremise de ses sujets, au lieu que depuis la rupture de ces chaînes et

le consentement qu'elles donnèrent à cette précieuse nudité, dont parle l'Apôtre, elles ne

gémissent plus et ne mendient plus le secours d'Égypte ni de Babylone (1). » Ces images

grandioses cachent des réalités précises, sordides souvent et douloureuses que nous

n'avons pas ici à décrire. Quant aux richesses, ordinairement très humbles, mais d'autant

plus chères, que nos moniales conservaient jalousement dans leurs cellules, on s'en défit

avec moins de peine. Souvent une exhortation touchante, une impulsion contagieuse

précipitèrent le sacrifice.« Le désordre des guerres, dit encore admirablement la Mère de

Blémur, ayant ruiné une partie du revenu de l'abbaye (Saint-Paul-lès-Beauvais), les

religieuses y cherchèrent du remède auprès de leurs parents, et au lieu de baiser la main

qui les avait dépouillées, dans le dessein de les enrichir des trésors de sa grâce, elles

renoncèrent à la pauvreté d'esprit, souffrant avec peine celle où la vicissitude des choses

humaines les avait réduites. C'est ce qui ouvrit la porte à cent petites libertés... Les

particulières avaient des pensions dont elles disposaient à leur gré ; elles recevaient des

présents à leur profit et la plus accommodée recevait l'applaudissement dont parle le

Psalmiste : Ils ont dit : bienheureux le peuple qui possède les richesses de la terre ; mais

aussi elles n'avaient point de part à la suite des paroles, puisque le Seigneur n'était point

leur Dieu, leur part, ni leur héritage. Notre admirable Abbesse (Mme de Sourdis) obligea

les RR. PP. Honoré de Champigny et Benoit de Canfeld de faire quelques conférences sur

cette matière, ce qu'ils exécutèrent avec tant d'efficace, que le huitième de juin 16o7, dans

l'assemblée du Chapitre, toutes les soeurs renoncèrent d'une franche volonté (1) Blémur, I,

p. 522. 434 à tout ce qu'elles possédaient en propre, et pour en donner une preuve

convaincante, elles apportèrent à l'heure même, l'argent et les autres choses qui étaient

dans leurs cellules, abandonnant au soin de leur charitable Mère, leurs nécessités

présentes et à venir (1). » Va et vient touchant, pittoresque, un peu amusant quelquefois,

et que l'imagination du lecteur évoquera d'elle-même. A Notre-Dame de Troyes, la

délicieuse Abbesse, Claude de Choiseul, n'était ente chargée de toute la besogne,

profitant d'une veille de fête de saint Benoit pour proposer à ses filles la dure parole. « A la

fin de son discours, elle dit qu'elle ne voulait pas faire de violence pour établir la réforme,

mais qu'elle assurait celles qui voudraient bien vivre en commun, qu'elles seraient traitées

comme sa propre personne... Elle sortit ainsi du Chapitre laissant la compagnie aussi

interdite que si la foudre fût tombée sur leur tête. Elles allèrent chanter complies et la fête

(du lendemain) se passa en silence, mais non pas sans fruit... puisque le lendemain, dès

quatre heures du matin, toutes les religieuses apportèrent aux pieds de leur Mère, tout ce

qu'elles avaient d'argent, de linge, de bijoux, de vaisselle d'argent, enfin toutes les choses

superflues, avec une joie qui ne pouvait procéder que du Saint-Esprit. Il est vrai qu'il sen

trouva quelques-unes, moins sincères que les autres, qui n'agirent pas droitement, mais

elles en furent punies en ce monde (par de tragiques remords) comme Ananas et

Saphira... Madame de Notre-Dame fit faire six grands chandeliers de vermeil doré, pour le

grand autel, de sa vaisselle d'argent et de celle que Madame sa soeur et les autres

religieuses lui avaient rendue (2). »Mais, presque partout, le plus dur fut, semble-t-il, de

renoncer à la robe blanche qui avait, depuis longtemps, remplacé la noire. Quoique ce

changement d'habit (1) Blémur, I, pp. 521, 522.(2) Ib., II, pp. 353, 354. 435 « paraisse de si

petite conséquence », il coûta à nos Abbesses, à Laurence de Budos, par exemple, mille

difficultés de la part des religieuses. a Celles-ci, nous dit-on, étaient. si attachées à leur

habit blanc que la proposition de prendre le noir était odieuse. L'Épouse ne paraissait point

belle à ces innocentes bergères dont parle Salomon, parce qu'elle était hâlée, et

cependant c'était un effet des regards du soleil qui cachait quelque chose de grand sous

cette obscurité. Ainsi ces bonnes Mères, se croyant filles du jour, pensaient que la couleur

d'un vêtement qui ne symbolisait pas avec la lumière, n'était pas bienséante à leur

condition. Elles engagèrent tout le monde à prendre leur parti, jusqu'au confesseur qui se

déclara pour elles centre la volonté de Madame (L. de Budos). Elle souffrit un an entier

cette petite révolte depuis qu'elle eut fait faire les habits. Four moi, je suis persuadée que

les plus raisonnables eurent honte d'avoir tant disputé pour quitter un habit si peu

convenable à des religieuses de saint Benoit, non pas quant à la couleur qu'il laisse libre

dans la sainte règle, mais pour la façon et la qualité des étoffes. Car, au lieu d'en prendre

à vil prix, comme il nous l’ordonne, elles avaient des robes de serge délicate et par-dessus

des surplis en toile fine, plissés et empesés avec beaucoup de vanité, en sorte que les

plus ajustées emportaient le prix entre elles. Il y avait de la jalousie à qui aurait le plus

beau chapelet, le plus grand nombre de bijoux, croyant que ces choses les faisaient

remarquer , et passer pour des filles de conséquence (1). »Cette obstination, pour eu

contre le blanc, s'explique donc surtout par les ornements et fanfreluches qui en fait

s'étaient ajoutés et qui, peut-être, allaient mieux naturellement aux robes de cette couleur.

Sans doute aussi voyait-on, de part et d'autre, dans ce passage du jour à la nuit, un

symbole plus impressionnant de la transformation (1) Blémur, II, pp. 119, 12o. 436 radicale

qui se poursuivait alors. C'est ainsi qu'à Beauvais, on dut faire la guerre, non plus au

blanc, mais au noir. « Au lieu de l'habit d'église, (les moniales de Saint-Paul) usaient d'un

surplis de toile noire qu'on croit avoir été apporté dans la maison par Magdeleine de

Clermont, qui avait été religieuse de Fontevrault. On ne peut pas expliquer la difficulté qu'il

fallut vaincre pour ôter cette sorte de vêtement ridicule. Il est vrai que la clôture ne donna

pas tant de peine (à Mme de Sourdis) et qu'elle ne fut contredite que d'une seule des

soeurs, encore ne demeura-t-elle que quinze jours dans son opinion, mais pour le surplis,

on ne voulait point entendre parler de le quitter et jusqu'aux plus sages, elles alléguaient

que l'ayant reçu à la profession, elles le porteraient jusqu'à la mort (1). » Cela fit une petite

révolution dans le monastère, la cabale qui subissait, dans un aigre silence, les autres

réformes, ayant saisi cette occasion pour rallier quelques bonnes filles, affolées par leur

amour pour le surplis noir, et l'évêque de Beauvais, Augustin Potier, s'étant mis

étourdiment avec les rebelles. J'avoue que tout cela parait assez enfantin. Mais quoi,

n'avons-nous pas vu une question de drapeau passionner les politiques et diviser la

France? Encore un coup, la réforme était un bloc dont les divers articles se soutenaient,

s'entraînaient les uns les autres. Comme le dit un panégyriste, louant Marie de Montluc

d'avoir changé la robe blanche pour la noire, « il parut fort aux grands effets et aux

heureuses suites de cette travestiture qu'il est quelquefois bon de se mettre en peine et

d'être en souci pour le vêtement (2) ».V. Tous les détails que nous venons de dire s'étaient

déjà vérifiés dans les nombreuses réformes bénédictines des siècles antérieurs. Comment

en serait-il autrement, puisque le programme commun de ces réformes était de (1) Blémur,

I, p. 526.(2) Oraison funèbre de Mme Marie de Montluc, p. 76. 437 revenir à la pureté de

l'observance primitive, telle qu'elle est fixée dans un document écrit, c'est-à-dire, la règle

de saint Benoît, et puisque, d'autre part, les relâchements, les lézardes ruineuses ont dû

toujours paraître, à peu de chose près, sur les mêmes points du rempart monastique.

Néanmoins la réforme dont nous parlons a son originalité propre, comme nous l'avons

insinué plus haut. Entreprise à l'heure où la France catholique éprouvait partout un besoin

de renouvellement intérieur, elle avait été dirigée par des hommes nouveaux, étrangers

pour la plupart à la vieille famille bénédictine, qui tous, bien que très persuadés de la

nécessité des observances religieuses, étaient avant tout des contemplatifs, des mystiques

et, plusieurs du moins, très sublimes. De tels hommes ont dû façonner plus ou moins la

réforme à leur image, plier la souplesse de la règle bénédictine à leurs expériences

propres, à leurs habitudes pieuses et à leur esprit. Certes, il serait peu scientifique de trop

accuser le contraste entre les bénédictins et les religieux que vit et fit naître la

Contre-réforme. Il serait même ridicule d'attribuer à ces derniers je ne sais quel monopole

de vie intérieure, comme si leurs devanciers, quelque peu barbares, avaient borné leur

vertu à l'observation matérielle d'une règle. Les Ordres religieux, comme l'Église, ne vivent

vraiment que par l'esprit et s'il y a toujours eu, soit chez les anciens, soit chez les

modernes, des formalistes et même des pharisiens, il y a toujours eu aussi des spirituels et

des mystiques. Tout cela est trop évident. On peut dire toutefois, non pas que les

modernes ont plus cordialement pratiqué, mais qu'ils ont enseigné, plus explicitement,

plus méthodiquement et avec plus d'insistance, les exercices intimes de la vie dévote.

Chose curieuse, et qui prêterait à de longues réflexions, les modernes semblent avoir

ramené à l'intérieur cette discipline fixe et rigoureuse que les anciens réservaient à

l'extérieur, je veux dire, à la vie commune et publique de leurs abbayes. La règle de saint

Benoît 438 commande la méditation, mais elle laisse les religieux libres de méditer aux

heures et de la façon qu'il leur plaira. La règle de saint Ignace marque les heures et la

méthode avec la dernière précision. On me dira que cet esprit vient des seuls jésuites. Ce

serait déjà beaucoup, étant donné le nombre et l'importance de ces religieux, mais, les

jésuites eux-mêmes, d'où viennent-ils, ne sont-ils pas, comme tout le monde, les fils de

leur temps qu'ils ont marqué, je lie veux, mais après avoir été marqués par lui? Quoi qu'il

en soit, comment ne pas reconnaître leurs leçons et leur influence, ou des leçons et des

influences très voisines de celles des jésuites, dans ces méditations régulières et

quotidiennes, dans ces retraites annuelles de huit ou dix jours, imposées par nos

Abbesses aux abbayes réformées ?Ce n'est pas à dire pourtant que ces abbayes soient

devenues comme autant d' a extensions » féminines de la Compagnie de Jésus,

semblables, de ce chef, au Sacré-Cœur de Mme Barat, et aux nombreuses Congrégations

du siècle dernier qui suivent la règle de saint Ignace. Non, et pour des raisons très

intéressantes. Et d'abord, les jésuites n'ont pas été les seuls directeurs de nos Abbesses.

A côté d'eux, nous avons vu des feuillants, des capucins, des oratoriens et des séculiers

de marque. A la vérité, ces diverses influences tendaient à une fin commune, à cet

épanouissement de la vie méditative et contemplative que nous avons dit, mais elles ne

prenaient pas toutes le même chemin. La prière oratorienne fait plus de place à la

spéculation que la prière des jésuites et cette dernière paraît moins spontanée, moins

affectueuse peut-être et, dans tous les cas, plus méthodique que celle des

capucins.Disciples tour à tour d'un Condren, d'un Jacquinot, d'un Canfeld, nos abbayes

ont donc reçu le plus riche et le pis. exquis de ces traditions éminentes, parmi lesquelles,

d'ailleurs, elles ont dû discerner, à la lumière de leurs propres traditions, ce qui leur

convenait davantage. 439 L'eau prend la forme da vase qui la reçoit, et de même que les

carmélites, malgré leurs relations intimes avec l'Oratoire, n'ont pas échangé l'esprit. de.

sainte Thérèse contre celui de Bérulle, nos abbayes ont adapté aux exigences de la vie

bénédictine les directions étrangères qu'elles ont reçues.La mère de Blémur a raconté,

avec son charme biblique, et d'après ses souvenirs personnels, l'initiation laborieuse et

naïve, l'entraînement d'une abbaye réformée — la Trinité de Caen — à ces exercices

spirituels qui étaient alors une nouveauté pleine de mystères.« Dans le temps dont je

parle, écrit-elle, le seul nom d'oraison mentale était: si inconnu parmi nos religieuses,

qu'elles en avaient frayeur et, semblables aux Israélites, elles ne voulaient point que Dieu

leur parlât, crainte de mourir. Madame (Laurence de Budos), qui n'avait guère plus

d'ouverture sur ce sujet que les autres, résolut d'en faire l'essai pour quelque temps, afin

de juger de son utilité. Elle communiqua ce dessein à la mère de Blémur, sa chapelaine,

qu'elle honorait d'une bienveillance particulière et, pour le mettre en usage, elles allaient,

sur les neuf heures du soir, à Péig1 se, lorsque toutes les soeurs étaient retirées au dortoir,

pour étudier cette noble leçon, et, comme d'autres Nicodèmes, conférer avec Jésus

pendant la nuit. Un an tout entier se passa de la sorte et telle qui était constituée la

sentinelle d'Israël, veillait à la porte de la Sagesse, pendant que ses filles dormaient en

sûreté. Il est bien probable qu'elle fut introduite dans la maison, puisque sa promesse (de

la Sagesse) y était engagée : Ceux qui veilleront à ma recherche, dit-elle, me trouveront. La

grande fidélité qu'elle fit paraître toute sa vie en ce divin exercice, nous a fait juger des

faveurs qu'elle y recevait de Notre-Seigneur. Après cette première année d'étude, elle

convia ses chères filles de s'appliquer comme elle à l'oraison, et leur en fit donner

l'instruction par un Père de la Compagnie de Jésus, grand serviteur de Dieu…  440 «

Lorsque ce pieux usage fut Introduit dans la communauté et que la communication avec

Dieu eût rendu ses filles capables des exercices intérieurs, Madame y établit la retraite des

dix jours, qu'elle pratiqua aussi avant que de la permettre aux autres. (Ce qui suit a déjà

été cité, mais mérite d'être remis sous les yeux du lecteur.) Elle eut pour directeurs des

Pères jésuites et des prêtres de la congrégation de l'Oratoire d'éminente vertu, et depuis

encore un Père de la Mission, qu'elle choisit pour son directeur, dont la piété est sublime...

Ce fut en suite des exercices que les sacrements commencèrent d'être fréquentés, car

auparavant l'usage en était rare (1). »Ce dernier trait parait très significatif, si l'on se

rappelle que l'abbaye avait déjà accepté la réforme, lorsqu'elle se mit à l'oraison, pour en

venir ensuite à la fréquentation des sacrements. Curieuse progression et qui nous rappelle

que la réforme, au sens strict du mot, c'est-à-dire le retour à la règle intégrale, laissait

encore beaucoup à faire et n'était qu'un commencement. Du reste, je ne voudrais pas

affirmer que cet ordre ait été suivi partout, mais quoi qu'il en soit, nos abbayes acceptèrent,

dans l'ensemble, une méditation quotidienne et à heures fixes — d'ordinaire, une

demi-heure le matin et autant le soir — et la retraite annuelle de dix jours. Cette innovation

qui, par sa nature même, ne pouvait pas soulever les mêmes orages que la clôture, la

communauté du vivre ou du linge et le changement d'habit, dut néanmoins embarrasser,

plus d'une jeune professe, telle l'ingénue dont la Mère de Blémur nous parle, dans la

notice de Mme de Chateauneuf, Abbesse de Saint-Laurent de Bourges. L'Abbesse, nous

dit-on, « ne manquait jamais de se trouver à l'oraison commune, qui se faisait deux fois le

jour... S'il arrivait que quelque religieuse eût de la peine dans ce saint exercice, elle se

mettait auprès de sa bonne Abbesse, afin qu'elle (1) Blémur, II, pp. 121, 122. 441 lui dît de

temps en temps quelque parole qui pût élever son esprit. On a vu plusieurs fois une jeune

professe la tirer trois ou quatre fois pour ce sujet pendant l'oraison, afin qu'elle lui fournît

des lumières (1) ».C'étaient des enfants encore, mais qui s'ouvraient de tout leur coeur à

l'action divine, mais qui se préparaient par tant de sacrifices à des grâces plus relevées.

Comme tous les mouvements religieux de cette période, la renaissance de vie intérieure qui

suivit la réforme bénédictine, promettait au vieil ordre des Gertrude et des Mechtilde une

nouvelle floraison de mystiques. Nos prochains volumes rencontreront plusieurs de ces

âmes rares dans les premières générations d'après la réforme, mais dès le début de cette

réforme, on eut partout l'impression que l'ère des miracles allait revenir, revenait déjà. (1)

Blémur, I, p. 3o6. § 2. — Marie de Beauvillier et les mystiques de Montmartre. I. Marie de

Beauvillier louée, de son vivant, à l'égal des plus granites saintes. — Que, malgré la

grandeur de son oeuvre, tant et de tels éloges surprennent un peu l'historien. — Une

famille de mystiques. — Débuts de Marie de Beauvillier. — L'Abbesse de

Beaumont-les-Tours. — On donne à Marie l'abbaye de Montmartre. — Colère de l'Abbesse

de Beau-mont. — La légende scandaleuse de Montmartre. — Ignorabimns. — La petite

armée des réformatrices. — Marie Alvequin. — Benoit de Canfeld. — Ange de Joyeuse et

les antres auxiliaires de la réforme. — Plein et éclatant succès. — Apothéose de Marie de

Beauvillier.II. L'abbaye de Montmartre, à cette époque, centre, mais non pas école de

mysticisme. — Marie Alvequin et les Augustines Pénitentes. — Dons surnaturels et

prestige. — Vénérée du tout-Paris spirituel. — Les images. — Marie Granger. —

Humiliations et détresses. — Les deux côtes soulevées. — Indiscrétion de reine. —

Ravissements. — Le Sacré-Coeur. — Jacqueline de Blémur et la vie mystique. —

Geneviève Granger. — Dépouillement spirituel. — La Mère Granger et son élève, Madame

Guyon.III. Charlotte Le Sergent. — La cime de l'âme. — Le charbonnier à Saint-Jean-en

Grève. — a Géhennes » de l'examen particulier. — La Mère de Blémur et les jésuites. —

Désir du Carmel. — La grâce et la méthode. — Aurore mystique. — La « campagne

lumineuse » et les templa serena. — Le rideau tiré. — La persécution. — « Frayeur de

l'état passif ». — Elèves de Charlotte. — Ses lettres. — M. de Ber. nières. — Catherine de

Bar. I. Marie de Beauvillier fut, de son vivant, chargée de gloire. Si elle n'avait pas eu la tête

solide, l'encens qu'on ne lui ménageait guère, l'aurait enivrée. « Grande Abbesse qui avez

eu la gloire de remettre la première les monastères de notre siècle dans la pureté des

siècles passés », lui criait un prédicateur du haut de la chaire. Et un autre, le P. Nicolas

Caussin : Le plus auguste des empereurs disait qu'il avait trouvé une Rome de briques et

qu'il la laissait de marbre. Mais vous pouvez dire, avec toute humilité, qu'ayant trouvé une

Montagne 443  des Martyrs de fange et de fumier, vous l'avez fait reluire en or et en azur.

Vous avez bâti, orné et enrichi la maison de Dieu de pierres matérielles et spirituelles. Votre

zèle a effacé la tache que la dissolution passée avait imprimée sur la cendre des Martyrs, a

donné de la lumière aux choses ténébreuses, du règlement aux déréglées, de la fermeté

aux chancelantes, de la dévotion aux tièdes, de la nouveauté aux anciennes, de l'autorité

aux nouvelles, de l'ordre et de la grâce à toutes les affaires de votre Religion (1). Tout cela

n'est pas de trop, bien qu'il faille nous garder de mettre Marie de Beauvillier au-dessus de

ses soeurs ou de ses filles. Plusieurs des nobles femmes dont nous avons déjà parlé n'ont

pas surmonté moins de difficultés que la réformatrice de Montmartre et quelques-unes ont

eu, peut-être, plus de charme qu'elle. Placée sur unthéâtre plus éclatant que tous les

autres, secondée par les spirituels les plus éminents de son siècle, elle a certes fait de

grandes choses. Elle a relevé Montmartre, elle a donné le voile à deux cent vingt-sept

filles, elle a envoyé plus de cinquante de ses religieuses réformer ou fonder des maisons

de l'Ordre. Avec cela, elle a été, je ne dis pas l'âme véritable, — ce que j'ignore tout à fait

et ce que je serais plutôt porté à mettre en doute — mais le centre d'un groupe mystique

très important, lequel d'ailleurs, à tort ou à raison, m'attache plus qu'elle-même.L'histoire

vit ainsi de simplifications et de symboles que nous avons parfois de la peine à nous

expliquer. Elle aime à faire tenir dans une seule gloire tout ce qu'il luiplaît de nous

transmettre. Le plus souvent, ce n'est pas le caprice qui lui dicte le choix de ces gloires

dominatrices et absorbantes, et lorsqu'on se permet de remanier les classements officiels,

on est toujours téméraire, sinon (1) Les devoirs funèbres rendus à l'heureuse mémoire de

Mme de Beauvillier coadjutrice de Mme l'Abbesse de Montmartre..., par le P. N. Caussin,

Paris, 1634, pp. 38, 39. Malgré l'emphase de l'apostrophe qu'on vient de lire, cette oraison

funèbre d'une des nièces de Marie de Beauvillier, renferme de très belles pages. 444

sacrilège. Nos audaces ne vont pas si loin, nous dirons seulement que Marie de Beauvillier

nous présente une vie glorieuse mais que, pour notre part, nous ne pourrons peindre que

par le dehors.Marie de Beauvillier, raconte la Mère de Blémur que nous allons citer sans

mesure, vint au monde en 1574, « au château de la Ferté-Hubert, en Sologne, entre

Orléans et Cléry, appartenant à M. le comte de Saint-Aignan son père ». On connaît les

Saint-Aignan. L'insigne mystique, Anne-Berthe de Béthune (1637-1689), Abbesse de

Beaumont-les-Tours, est une des nièces de l'Abbesse de Montmartre, par sa mère,

Anne-Marie de Beauvillier qui avait épousé un des neveux de Sully. Le gouverneur du duc

de Bourgogne, l'ami de Fénelon et le disciple, d'ailleurs très prudent, de Mme Guyon, Paul

de Beauvillier (1648-1714) est un des petits-neveux de Marie, disciple elle-même de Benoît

de Canfeld. Je ne sais si ces rencontres signifient grand'chose, mais elles soudent assez

curieusement les unes aux autres les trois périodes que nous avons cru devoir distinguer

dans l'histoire du mysticisme français au xvile siècle.Vers l'âge de dix ans, Marie de

Beauvillier fut novice à Beaumont-les-Tours dont sa tante, Anne Babou de la Bourdaisière,

était Abbesse (1). A quelque temps de là, « étant allée chez Mme de la Bourdaisière (la

soeur de l'Abbesse) pour nommer une de ses filles, elle y rencontra malheureusement un

gentilhomme qui, la voyant si belle, regretta que tant de charmes fussent cachés dans un

cloître. Il ne manqua pas de lui représenter son portrait, peint des (1) Claude de

Beauvillier, comte de Saint-Aignan, avait épousé Marie Babou de la Bourdaisière, soeur de

l'Abbesse de Beaumont. Cette dernière, très attachée à sa nièce et qui fit, comme nous

verrons, l'impossible pour l'empêcher d'accepter Montmartre, l'avait fait nommer coadjutrice

de Beaumont. Ala mort de sa tante (1623) Marie, Abbesse de Montmartre et de Beaumont,

eut à opter entre les deux abbayes. Elle n'hésite pas et obtint l'abbaye de Beaumont pour

sa cousine germaine, Anne Babou, II° du nom. Cf. l'excellent livre du chanoine Boissonnot

; La Lydwine de Touraine, Anné-Berthe de, Béthune, Paris, 1912. 445 plus vives couleurs

et de lui dire qu'une fille de sa qualité et qui avait autant d'avantages, était sans doute

destinée pour un prince. C'était le souffle empoisonné du serpent qui pensa flétrir cette

fleur délicate. Elle revint à Beaumont fort mélancolique et demeura assez longtemps tentée

contre sa vocation, sans que sa peine allât pourtant jusqu'au péché, comme son

confesseur en a rendu témoignage (1) ». A seize ans elle fit ses voeux (159o).Le Beaumont

d'alors représentait, je crois, assez bien, ces abbayes mitigées que nous avons montrées

plus haut presque mûres pour la réforme. Trop bornée, semble-t-il, pour entreprendre rien

de nouveau, l'Abbesse, vertueuse elle-même et passablement rigide, maintenait dans sa

maison un ordre fort honorable. Néanmoins on ne s'explique pas facilement que ce milieu

honnête, gris et froid ait nourri les deux illustres cousines, Marie de Beauvillier et Madeleine

de Sourdis, qui s'y trouvaient à la même date et qui, à peine sorties de Beaumont, devaient

prendre la tête du mouvement réformiste, l'une à Montmartre, l'autre à

Saint-Paul-les-Beauvais. Le confesseur du monastère était un sot en trois lettres. Y avait-il

parfois, à côté de la sienne, des influences plus hautes, nous l'ignorons tout à fait. J'incline

pourtant à croire que Marie de Beauvillier, assez concentrée et d'une énergie silencieuse,

n'a été aidée de personne dans son développement intérieur. Effrayée peut-être par le

silence un peu « mélancolique » et par la « beauté incomparable » de la jeune fille, sa

tante, l'Abbesse, la faisait passer par les emplois les plus humbles, les plus durs même et

trouvait excellent qu'elle se rendit invisible, lorsque la reine Louise (la veuve de Henri III),

qui demeurait à Tours, venait à Beaumont et demandait « la belle Madame de Saint-Aignan

».Cependant, le beau-frère de la jeune fille, Pierre Forget de Fresne, secrétaire d'État,

avait obtenu pour elle (1) Blémur, II, pp. 144, 145. 446 l'abbaye ,de Montmartre et Marie de

Beauvillier s'était laissé faire, à la grande colère et au scandale de l'Abbesse de Beaumont,

qui désirait fort transmettre son abbaye à sa nièce et qui d'ailleurs, renseignée là-dessus

par un Père minime, envoyé tout exprès dans la capitale, tenait Montmartre «pour une

maison scandaleuse dont l'entrée même était défendue aux gens de bien (1) ». Cette

opposition alla si loin que le confesseur du monastère, gagné .par l'Abbesse, fut trais mois

sans vouloir absoudre la pauvre innocente. Dans cette détresse, celle-ci « fit un songe

mystérieux, dont elle eut l'intelligence quelque temps après. Il lui sembla qu'elle était sur le

bord d'un précipice, quasi prête à tomber et qu'un capucin, lui ayant prêté la main, l'avait

soutenue ». De quelque manière qu'on l'explique, ce songe qu'elle a dû raconter plus tard

elle-même, lui promettait Benoît de Canfeld. Ainsi, peu d'années après, Jeanne de

Chantal, inquiète et sans guide, aura la vision mais, semble-t-il, beaucoup plus précise, ,de

François de Sales. Quoi qu'il en soit, après une longue et pénible attente, pendant laquelle

elle -eut besoin de toute sa ténacité paisible, pour résister à la pression de la tante et du

confesseur, Marie de Beauvillier, ayant enfin ses bulles, quitta Beaumont pour Montmartre,

dans le courant de janvier 1598. Sa tante lui avait refusé sans pitié les deux ou trois

religieuses de Beaumontqu'elle aurait voulu prendre avec elle et dont elle aurait eu tant

besoin. Elle partit seule, « avec une pauvre fille de village qui avait un grand désir d'être

religieuse... (et qui était) d'une oraison sublime (2) ». Ne nous lassons pas de saluer au

passage ces humbles voyantes. Elles sont alors partout.Je ne décrirai pas ici l'es

désordres qui rendaient la réforme de Montmartre et plus urgente et plus difficile que

beaucoup d'autres. Ce détail qui d'ailleurs sort de (1) Blémur, II, p. 148.(2) Ib., II, p. 149.

447 mon sujet, exigerait une érudition minutieuse. Je crois en effet que sur tous ces

incidents qui étaient déjà vieux de plus de cinquante ans lorsque la Mère de Blémur se mit

à les raconter, et que celle-ci n'a pu connaître que par les souvenirs, déjà plus ou moins

légendaires, des réformistes victorieuses, cet écrivain, qui est d'ailleurs la probité mime, ne

mérite pas une confiance absolue. On nous dit, par exemple, que les moniales de

Montmartre tentèrent à plusieurs reprises d'empoisonner leur Abbesse. C'est possible,

vraisemblable même si l'on veut, mais ce n'est pas sûr. Quant aux aventures licencieuses

que cette pieuse plume, chaste et hardie tout ensemble, nous suggère, on ne peut les

révoquer en doute, mais on voudrait savoir à quoi s'en tenir r l'étendue et le nombre de

pareils scandales. Il y avait là trente-trois religieuses. Que cinq ou six d'entre elles aient

toute honte hue, cela suffit et largement pour expliquer l'horreur rétrospective qu'ont

éprouvée les réformistes, au récit de ces tristes exploits, mais cela ne nous apprend

presque rien sur les autres moniales, qui n'étant ni saintes ni perverses, n'ont pas fait

parler d'elles et qui néanmoins formaient peutitre la majorité, assez vulgaire, j'entends

bien, mais à peu près décente, de notre abbaye. Complices au moins par leur résignation

silencieuse, non encore. Qui nous dit en effet qu'on ne se cachait point d'elles? Et puis, le

moyen de protester, si les coupables avaient pins de prestige eu de puissance que les

autres? Comment auraient pu s'y prendre les plus humbles filles de Maubuisson pour

s'opposer au bon plaisir de leur Abbesse, Jacqueline d'Estrées? Montmartre du reste ne

semble pas avoir égalé Maubuisson. La Mère de Blémur nous apprend elle-même que

l'archevêque de Paris, Henri de Gondi, ignorait presque tout de ces désordres et que, les

ayant appris, il les déplora certes et tâcha de les supprimer, sans toutefois se prononcer

pour Marie de Beauvillier contre les anciennes. Comme les réformistes, celles-ci avaient

leur parti, à la 448 Cour et à la ville, et dans ce parti, nous rencontrons des chrétiens

irréprochables.Tout cela donne à réfléchir. L'imagination des réformistes n'aura-t-elle pas

rapproché peu à peu les divers méfaits de leurs adversaires, je veux dire, les vrais

scandales des unes et la résistance obstinée que les autres firent à la réforme ? A mesure

que reculaient dans le passé tant de souvenirs dont quelques-uns étaient délicats à manier

pour des âmes pures, le parti vainqueur n'aura-t-il pas confondu les tièdes et les

pécheresses dans une même réprobation? Aussi bien, que nous importe ! L'histoire

religieuse n'est ni un roman, ni un mélodrame. Les scandales ni ne l'effraient ni ne

l'intéressent. Quand elle les rencontre dans les documents, elle les relate, mais sans

prêter à ces faits-divers plus d'intérêt qu'ils n'en méritent, réservant sa curiosité pour des

phénomènes plus intérieurs et moins éclatants.Contre les anciennes de Montmartre, folles

ou non, Marie de Beauvillier avait avec elle quatre religieuses, mais toutes les quatre fort

attachantes. Nous avons nommé la première, cette mystique de village qu'elle avait prise

en Touraine. Nient ensuite une moniale qui ressemble un peu au Serenus de Jules

Lemaître, à ce martyr qui meurt pour l’Évangile auquel il ne croit pas. Dieu, raconte la Mère

de Blémur, lui adressa... une ancienne qui était moralement civile et qui la servit avec soin

dans les affaires temporelles, mais sans vouloir entendre parler de réforme. Elle aimait son

Abbesse... (et le lui montrait) par une application entière au bien de la maison, mais cela

ne passait pas outre; en sorte que l'on peut dire qu'elle avait trouvé une bonne dépositaire

dans une mauvaise religieuse . » Après les tentatives d'empoisonnement, vraies ou

imaginaires, dont nous avons parlé, cette excellente fille prit soin qu'on ne présentât rien à

l'Abbesse « qu'elle n'y eût goûté la première, parce que, l'aimant tendrement, elle aurait

exposé de bon coeur sa vie pour la 449. sienne (1)». Cette apparition d'une morale quasi

indépendante dans un milieu où va triompher le plus haut mysticisme, méritait d'être

relevée. L'abbaye possédait aussi deux parisiennes vraiment saintes, Catherine et Marie

Alvequin, qui gémissaient depuis longtemps sur la misère spirituelle de la maison et qui se

rallièrent à Marie de Beauvillier dès le premier jour. Elles étaient religieuses depuis près ou

plus de vingt ans, la plus jeune, Marie, ayant été reçue à Montmartre en 1578. D'après le

biographe de cette dernière, la décadence de l'abbaye n'aurait commencé qu'avec les

guerres civiles qui bouleversèrent la France et Paris pendant les dernières années du

siècle. Si le fait est exact, il confirmerait les réserves indulgentes que nous proposions

tantôt. Comme dans toutes les autres abbayes, la ruine matérielle de Montmartre était pour

beaucoup dans le relâchement de ces pauvres filles. Les religieuses se trouvaient dans la

plus extrême indigence et le commun souci était de ne pas manquer de pain. En vérité, on

n'imagine pas l'étendue de cette détresse. Réduites à tant de privations et privées de

presque tous les secours religieux, les soeurs Alvequin se demandaient si leur devoir

n'était pas de fuir. « Dans cette incertitude, elles eurent recours à un saint homme, nommé

Frère Jean, qui vivait pour lors au Mont Valérien en odeur de sainteté... Ce grand homme

avait souvent de saintes inspirations et son esprit, pénétré des lumières du ciel, découvrait

les desseins de la Providence, pour les déclarer avec humilité à ceux qui le consultaient.

Nos deux bonnes religieuses avaient une extrême confiance en ce serviteur de Dieu, elles

lui découvraient leur intérieur, lui écrivant quelquefois. (2) » Elles lui confièrent donc leur

projet de passer en Flandre pour entrer dans une maison réformée. Le pieux ermite, après

quelque temps, leur fit dire que Dieu (1) Blémur, II, pp. 151, 155.(2) La vie et les actions de

la V. M. Marie Alvequin..., par M. H. de La-tout, sieur de Marivaut, Paris, 1687, pp. 46, 47.

450 enverrait à Montmartre une Abbesse pleine de vertu et de courage, et qu'il les avait

réservées toutes les deux pour aider celle-ci dans la réforme de l'abbaye. Marie de

Beauvillier les trouva donc à ses ordres dès qu'elle arriva. Elle leur confia les charges les

plus importantes et s'appuya constamment sur elles.Ces précieux auxiliaires s'effacent

néanmoins devant le très grand homme qui fut, pendant les premières années de la

campagne héroïque, la lumière et la force de la jeune Abbesse. Je veux parler du P. Benoît

de Canfeld que Marie de Beauvillier avait pris pour directeur, sur le conseil du cardinal de

Sourdis et dans lequel elle eut bientôt reconnu le capucin, le sauveur qu'un songe

mystérieux lui avait jadis montré. Nous avons déjà célébré ce personnage, un des plus

importants de tout le siècle. Aussi bien le simple et rapide récit dé ses relations avec

l'Abbesse de Montmartre suffirait à nous le montrer dans sa grandeur originale et

puissante. Qu'on veuille bien se les représenter en face l'un de l'autre, soit au parloir soit

au confessionnal, elle tour à tour pressée d'agir ou accablée par des obstacles

insurmontables, lui, paisible, lointain, perdu en Dieu, oublieux, dirait-on, de cette abbaye

rebelle, où les délégués de l'évêque de Paris sont accueillis par des vociférations, où plane

encore la honte de scandales récents, où se trament peut-être des assassinats. Quand il le

faut, notre mystique sait bien diriger l'énergie de l'Abbesse vers quelque initiative décisive,

mais son vrai souci n'est pas là. C'est à peine, dirait-on, s'il prend garde à l'armée

redoutable de ces anciennes qui ont juré d'empêcher la réforme. Il ne voit qu'une seule

âme et il la traite comme si elle était seule au monde, comme il ferait d'une moniale

inconnue, cachée dans une communauté régulière et sainte. La Mère de Blémur l'a dit

magnifiquement : «Le Père Benoît de Canfeld ne lui manqua pas, mais son travail n'était

pas tant pour remédier aux désordres extérieurs que pour former l'intérieur à supporter les

croix 451 avec soumission aux ordres de Dieu. Il composa un exercice de là divine volonté

— nous connaissons ce chef.. d'oeuvre mystique : c'est la Règle de perfection — qui fut

très utile à Madame de Montmartre, parce qu'elle en entreprît la pratique avec une

merveilleuse ferveur, rendant compte au Père des moindres défauts qu'elle y commettait ;

ce qui la fit avancer à grands pas dans les voies de la grâce, ne s'arrêtant plus sur les

difficultés qui lui firent beaucoup de peine dans les commencements, mais seulement dans

les choses qui pouvaient avancer la gloire de Notre-Seigneur... II arrivait quelquefois que

conférant avec lui, il était tout d'un coup ravi en Dieu, demeurant quelque temps hors de

soi-même, sans parole et saris mouvement ; puis revenant de ces extases, il continuait à

l'entretenir de choses si saintes et si élevées qu'elle en recevait uni très grande

consolation. (1) »Quand le mystique eut achevé son oeuvre, les hommes d'action entrèrent

en scène. Benoît de Canfeld, quittant la France, avait obligé le Père Ange de Joyeuse « de

servir de protecteur à Madame de Montmartre ; ce qu'il exécuta avec beaucoup de soin ».

Le P. Honoré de Champigny venait souvent lui aussi, mais l'honneur de convertir les

anciennes de Montmartre revient, et c'était dans l'ordre, à celui des deux capucins qui était

le mieux rompu aux arts de la diplomatie et de la guerre. « Le Père de Joyeuses nous

dit-on, fit plus de fruit que les autres dans la communauté, gagnant la jeunesse par sa,

douceur, si bien qu'il ne demeura que huit des anciennes. qui vécurent en leur particulier,

sans vouloir se soumettre aux observances régulières, prenant toujours le parti contraire de

ce que leur supérieure ordonnait (2). » Certes, il restait encore beaucoup à faire et à Marie

beaucoup d'épreuves à traverser, pendant lesquelles elle fut soutenue par François de

Sales, (1) Blémur, II, pp. 156, 157.(2) Ib.,  II, p. 158.  451 les PP. Coton et Gonthier et tout

le groupe de Mme Acarie. Mais dès 1600 ou 16o1, la réforme était admise en principe. Du

reste les jeunes recrues, nécessaires à la rénovation totale de la vieille abbaye,

commençaient de venir. Qui le croirait? La vraie bataille pour la réforme ne dura pas plus

de trois ans.Telle fut, chez nous du moins, la première réforme d'une abbaye bénédictine

de femmes, au XVIIe  siècle. Les nouvelles allaient bon train de ce temps-là comme du

nôtre, et le triomphe de Marie de Beauvillier fut bientôt connu dans tout le royaume.

Montmartre devint et resta, pendant plus de cinquante ans, le mont sacré des réformistes,

la source pure où l'on vint puiser l'esprit de saint Benoît, le rare modèle sur lequel les

autres abbayes se renouvelèrent. Les vocations y affluaient de nos provinces les plus

écartées. Nous avons déjà dit que la glorieuse Abbesse donna le voile à plus de deux

cents religieuses. On- vit aussi nombre d'Abbesses passer de longs mois aux pieds de

Marie de Beauvillier, pour apprendre à conduire plus parfaitement la réforme de leurs

monastères. De la ruche mère partirent aussi dans toutes les directions des filles de

Montmartre, chargées de réformer d'anciennes abbayes ou d'en fonder de nouvelles. Pour

Marie elle-même, nous ne pouvons que la dire très grande et très sainte, impuissants que

nous sommes à nuancer et à colorer par des traits vivants ces vagues épithètes. Il est

manifeste qu'un si prodigieux et si long succès ne fut pas l’oeuvre d'une femme commune,

mais enfin nous ignorons, ou du moins j'ignore la figure et la beauté propre de Madame de

Montmartre. Elle semble avoir été assez frêle, ce qui rendrait plus dramatique la ténacité,

l'indomptable énergie de cette femme. Incomparablement belle, nous affirme-t-on, je crois

la deviner quelque peu distante et fermée. Trop personnelle peut-être et moins généreuse

qu'on ne le voudrait pour les plus éminentes de ses filles, pour Marguerite d'Arbouze, par

exemple, qu'elle fit souffrir. Magnifique 453 néanmoins et d'une vertu resplendissante,

puisque tous les spirituels du temps se sont inclinés devant elle et que trois générations de

moniales l'ont canonisée. Au bout de quelques entretiens avec elle, Benoît de Canfeld

l'avait jugée digne de cheminer par la voie royale de l'abnégation absolue et du pur amour

(1). Ce trait vaut tous les éloges. Pour le reste, résignons-nous à l'entrevoir de loin,

imposante, hiératique, sur son siège abbatial, dans un nuage d'encens. Pour que rien ne

manque à sa majesté, elle reste indéfiniment à son poste, voyant mourir les unes après les

autres, non seulement les anciennes qui avaient fini par se rendre toutes, mais une foule

de nouvelles et notamment les deux coadjutrices qu'elle s'était données, sa nièce, Marie de

Beauvillier et sa petite cousine, Henriette de Sourdis. Une princesse de la sérénissime

maison de Lorraine, Madame de Guise, professe de Saint-Pierre de Reims, fut sa dernière

coadjutrice. Marie de Beauvillier mourut enfin elle-même, le 21 avril 1657. Elle avait 83 ans

; elle était née deux ans après la Saint-Barthélemy et elle avait assez vécu pour voir de ses

yeux le roi Louis XIV.II. Qu'une vie si longue et si pleine, que tant de triomphes et de

splendeurs aient été ordonnés, dans le plan divin, non pas seulement à la suppression de

quelques abus, de quelques scandales, mais encore, mais surtout à l'enrichissement

spirituel et mystique de plusieurs générations de moniales, cela, pour nous, ne fait aucun

doute, et cette remarque, nous la ferions aussi bien au sujet des autres (1) On peut

deviner d'après ses écrits qu'elle était assez avancée dans les voies mystiques. Son

Exercice divin ou pratique de la conformité de notre volonté à celle de Dieu..., (par R. M. M.

D. B., Paris, 1631), est une adaptation, élémentaire mais pertinente, des enseignements de

Canfeld et du pseudo-Denis. Voici par exemple un passage révélateur ; « Le discours est

chose humaine, mais l'amour est chose divine, et bien souvent le discours de

l'entendement n'est pas la perfection ni la vraie contemplation, et quelquefois il est

contraire et préjudiciable à la perfection. Saint Denis conseille à son disciple Timothée de

retrancher et suspendre l'opération de l'entendement », pp. 149, 15o. C'est la leçon

commune, mais bien comprise. Le plus curieux est que l'Abbesse propose cet

enseignement de haute mystique à l'ensemble des moniales . 454 réformatrices dont nous

n'avons pas eu le temps de parler. A toute cette histoire de la réforme bénédictine, comme

du reste à tous les vastes mouvements religieux, nous appliquons hardiment, le modifiant à

peine, le mot de saint Paul : Omnia propter mysticos. Si d'une part, en effet, on doit juger

de l'intention de l'ouvrier par les rèsultats les plus achevés de son travail, il est constant,

d'un autre côté, que tout ce qui renouvelle la vie intérieure et l'esprit de prière dans un

groupement religieux quelconque, tend normalement à libérer la grâce, à dilater, à forcer,

pour ainsi dire, les puissances mystiques d'une élite, beaucoup plus nombreuse qu'on ne

le croit d'ordinaire — normalement, disons-nous, parce que les pressions extérieures ou

intimes qu'inspirent souvent les préjugés anti-mystiques, gênant les âmes saintes et

contrariant l'action divine, suspendent plus ou moins cette loi. Que si d'ailleurs tout le

travail chrétien prépare, en quelque façon, l'épanouissement des mystiques, il n'est pas

moins certain que les mystiques nous rendent avec usure ce qu'ils ont reçu de nous. Ils ne

vivent pas moins pour nous que nous ne vivons pour eux. L'Église universelle reçoit de leur

plénitude, comme toutes les pages du présent livre ou l'ont déjà montré ou le montreront.Il

ne faut pas néanmoins nous représenter le Montmartre de cette période comme une école

spéciale de mysticisme dont Marie de Beauvillier aurait eu la direction. Le mot d'école, qui

du reste convient toujours assez mal en ces matières, ne conviendrait pas du tout aux

mystiques qui ont vécu, plus ou moins vers le même temps, sous la crosse de Marie de

Beauvillier. Il y a entre elles des différences assez notables; rien ne montre qu'elles aient

eu le même directeur, dans cette vaste communauté où chaque religieuse s'adressait

librement, semble-t-il, à qui lui (1) Il y a bien des écoles de spiritualité — celle de saint

Ignace, par exemple, celle de Bérulle : il ne peut pas y avoir, à proprement parler, d'écoles

de mysticisme. 455 plaisait davantage. Je ne crois pas non plus que l'Abbesse ait exercé

une influence directe sur le développement spirituel de cette pleïade mystique. Bref, si

elles se ressemblent les unes aux autres, ce n'est pas comme professes de Montmartre,

mais comme filles de saint Benoît, par un je ne sais quoi de mûr et de grave, par un

sentiment religieux plus auguste qu'ont fait naître et coloré sans doute la vie liturgique, la

lecture plus fréquente de l'Ancien Tes. Lament et des Pères de l'Eglise, la majesté des

souvenirs bénédictins. Ce n'est pas l'esprit de crainte, mais ce n'est pas non plus tout à fait

l'esprit des enfants. La Mère de Blémur a dit de l'une d'elles, Geneviève Granger, qu'« elle

était un peu de l'Ancienne Loi », et que « la circoncision lui était vénérable» (1). Plusieurs

autres nous donnent la même impression. Si ces vues, qui demanderaient, à être exposées

d'une manière moins sèche, se trouvent exactes pour le fond, nos mystiques de

Montmartre annonceraient les abbesses victimes, Catherine de Bar, Anne de Béthune et

leurs soeurs douloureuses que nous étudierons dans les volumes suivants. J'ajoute que

nous ne savons en somme que peu de chose sur les mystiques dont je vais parler et qu'il y

en a eu certainement d'autres, beaucoup sans doute, qui nous sont totalement

inconnues.Avec Marguerite d'Arbouze — à qui nous devons réserver une étude particulière

— la plus ancienne des mye tiques de Montmartre est cette Marie Alvequin que nous

avons déjà vue luttant avec sa soeur et Marie de Beauvillier, dès les premiers jours de la

réforme. Sa vie a été écrite assez convenablement, par un certain sieur de Marivaut. En

1616, Marie Alvequin, accompagnée de sept religieuses de Montmartre, parmi lesquelles

se trouvait Adrienne Colbert, tante du futur ministre, avait quitté son abbaye pour aller

réformer les Augustines Pénitentes de Paris qui habitaient depuis 1572 l'antique monastère

de (1) Blémur, II, p. 433. 456 Saint-Magloire. Marivaut nous rappelle, très à propos, qu'il ne

faut pas confondre pénitentes et repenties, et nous donne une foule de détails intéressants

sur la fondation de ces pénitentes, sous Charles VIII et Alexandre VI; sur leur première

maison, si belle et commode que Catherine de Médicis la leur enleva pour y fixer sa cour

en 1572, et sur leur église de Saint-Magloire, qui renfermait encore, à la fin du XVIIe siècle,

des « restes vénérables de l'antiquité…. des figures, les unes d'une grandeur

extraordinaire, vêtues en habits de pénitents, le casque en tête et chargées de chaînes de

fer, et les autres comme des enfants parfaitement bien faits »(1). Je note au passage ces

curieux détails, pour rappeler aux travailleurs le multiple intérêt de ces livres pieux que les

conservateurs de nos dépôts publics ont dédaignés pendant si longtemps et qu'on ne

trouvera bientôt plus que dans les bibliothèques d’Amérique. Marivaut nous dit aussi que

les augustines étaient l'objet d'une prédilection particulière de la part -de nos rois, depuis

Charles VIII et Louis XII, jusqu'à Henri IV qui « fit l'honneur à ces religieuses de les visiter

les premières après son entrée dans Paris (2) ». La faveur royale se fixera bientôt, à

quelques pas de Saint-Magloire, sur le Val-de-Grâce. Quant à la réforme des augustines,

elle se fit avec autant de succès et aussi vite que celle de Montmartre. Nous n'avons pas à

la raconter, mais seulement à voir défiler dans le parloir du monastère, l'élite chrétienne de

cette époque, insatiable dans son désir d'approcher les amis de Dieu. Des dons

surnaturels de Marie Alvequin, un seul nous est bien connu. De loin, comme de près, elle

lisait au fond des âmes. Elle allait « trouver pendant la nuit des religieuses, dans leurs

cellules, au plus fort de leurs agitations .et presque à demi vaincues par la violence des

attaques (1) Marivaut, op. cit., pp. 142, 148.(2) Ib., p. 94. 457 du démon (1)». Des traits

pareils n'ont rien qui nous étonne, mais j'ai beaucoup plus de peine à comprendre la

rapidité avec laquelle le Paris de ce temps-là savait bientôt qu'il comptait une voyante de

plus. « Cet esprit de pénétration, dit fort bien notre Marivaut, ne se renfermait pas dans les

limites de son cloître. La grâce dont le caractère est de se répandre, comme une

émanation du souverain bien, se répandait sur tous ceux qui avaient le bonheur d'aborder

notre incomparable Mère. Les personnes d'une éminente sainteté et d'un rare mérite qui la

fréquentaient plus communément et tous ceux qui venaient conférer avec elle de leur

conscience, étaient obligés d'avouer, après les lumières et les consolations qu'ils avaient

retirées de sa conférence, que l'esprit de Dieu résidait dans son coeur. » Les « plus grands

hommes de son siècle se faisaient une douce consolation d'entrer dans ses conseils et de

participer à ses lumières; le révérend Père Gondrant (Condren), M. l'Abbé de Soluëres,...

M. Charton, grand pénitencier, M. de Gamache, son cousin germain, docteur de Sorbonne,

Mme Zacharie (Acarie), enfin M. de Bérulle... et une infinité d'autres », tous avides de

mettre à profit « ce don de pénétration qui lui faisait leur découvrir des choses si secrètes

et si particulières dans la conduite de leur vie (2) ».Anne d'Autriche était de ses bonnes

amies et, comme à tous les saints et saintes qu'elle connaissait, elle lui avait demandé

vingt fois d'obtenir pour elle-même, pour Louis XIII et la France, le fameux miracle dont le

désir obséda si longtemps et si fort tant et tant de monastères. Marivaut a là-dessus une

métaphore de sa façon qui mérite d'être conservée et que Victor Hugo reprendra (1)

Marivaut, op. cit., pp. 166, 167.(2) Ib., pp. 168-171. — Remarquons-le en passant, comme

les bénédictines de Montmartre eurent longtemps leurs « frères convers », les augustines

pénitentes avaient des frères quêteurs, qui demeuraient hors de la clôture et qui faisaient

leurs voeux à la grille, entre les mains de la supérieure et du confesseur. Cf. Ib., pp. 87,

88. 458 plus tard — oh ! sans plagiat — pour l'appliquer à la naissance du roi de Rome. «

J'ose dire, écrit-il, que quoique plusieurs saintes âmes eussent sollicité le ciel avec elle par

leurs soupirs, et grossi par leurs larmes cet heureux nuage qui devait faire pleuvoir ce rare

don du ciel, Louis XIV..., elle (Marie Alvequin). avança, par l'ardeur de ses prières et la

ferveur de ses oraisons, la naissance de ce Dauphin (1). » Un détail encore, et qui est

moins commun, sur cette mystique. Elle aimait beaucoup les images saintes. Au plus haut,

étage du couvent rebâti par elle, s'étendait une vaste galerie « commode aux religieuses,

pour se promener dans les heures permises ». Bronze ou pierre, nous ne savons, mais elle

avait fait « faire à un des bouts de cette grande allée, une grotte de sainte Madeleine, où

elle paraissait répandre des torrents de larmes... ; à l'autre extrémité, Béthanie, où était la

figure de Notre-Seigneur et Madeleine à ses pieds ». Dans un autre endroit de la maison,

elle avait fait mettre Jésus-Christ ressuscité et défendant à Madeleine de le toucher,.. «

comme si elle n'eût pas voulu que la joie de la Résurrection eût émoussé les pointes » de

la Passion (2).Plus haute, sans doute, que Marie Alvequin, Marie Granger, maîtresse des

novices à Montmartre, où elle était arrivée en 1617; puis, de 163o à 1636, fondatrice et

supérieure de l'abbaye de Montargis, où elle passa les dernières années de sa courte vie,

impressionna certainement davantage. les contemporains par les manifestations

extérieures de sa grâce. La Mère de Blémur a écrit sa vie avec une ferveur particulière et il

faut bien que la réputation de cette mystique, aujourd'hui oubliée, ait été grande, puisqu'on

eut la pensée d'appliquer de ses reliques sur. le front des possédées de Loudun (3).

C'était une créature de faiblesse et de souffrance que tourmentaient de terribles (1)

Marivaut, op. cit., pp. 185, 186.(2) Ib., pp. 133-138.(3) Cf. Blémur, I, p. 238. 459 maladies et

qui, semblable à tant d'autres mystiques, fut à plusieurs et souvent un objet de terreur, de

mépris ou de cruauté. « On la fit passer pour une personne travaillée du mal caduc, avant

qu'elle fût supérieure, et celle qui lui procura une mortification si sensible,. se réjouissait de

la voir abandonnée de tout le monde, chacun appréhendant la contagion d'un mal si

redoutable. Elle honorait alors la cruelle déréliction de son Époux, traité de son Père

comme un lépreux, et elle put se plaindre avec lui que ses amis se tenaient loin d'elle.

Cependant elle soutint cet opprobre sans murmure, sachant que le pécheur est un

épileptique spirituel. Pendant son gouvernement, elle souffrit des contradictions

perpétuelles ; on condamna toutes ses grâces extraordinaires et on fit entendre à ceux qui

révéraient sa sainteté, que c'était une fille trompée. Et ce qui la tourmentait davantage,

c'est qu'étant solidement convaincue de son néant, elle était du parti de ses ennemis et

croyait avec eux qu'il était peut-être vrai que ses lumières n'étaient que des illusions. Dans

cet état tout lui était suspect et elle avait peur d'elle-même (1). » Je suis tourmentée de

blasphèmes — lit-on en effet dans un des trop rares écrits que nous ayons d'elle —

j'entends que l'on crie à l'oreille de mon âme que je suis une folle et une abusée de courir

après un Dieu qui s'enfuit de moi, de chercher un .amour qui est sans amour pour moi (2).

Quelquefois, la nuit, . « elle se jetait par terre, ne pouvant douer au lit et se servant des

paroles du plus affligé de tous les hommes, elle disait: Qui me fera la grâce que celui qui a

commencé de m'écraser, m'achève; qu'il ne m'épargne point dans mes douleurs et que je

ne contredise point aux paroles du Saint : Il est temps, mon Dieu, que le péché prenne fin

». Comme tout cela rend un son vrai et profond ! (1) Blémur, I, pp. 210, 211.(2) Ib., I, p.

224. 46o Si pourtant, continue-t-elle, vous avez juré ma ruine, j'accepte cet arrêt, par

soumission à votre divine ordonnance. Mais au moins faites-moi la grâce que je n'emporte

point le péché avec moi. La peine ne m'en est pas insupportable comme la souillure, et le

feu de l'enfer me sera agréable, pourvu que j'y brûle en qualité d'une victime qui ne soit

point dans votre disgrâce (1). Quelle noble langue, dirais-je, s'il était permis de mêler des

pensées frivoles à la vue d'une telle détresse. Abîmée dans son néant, elle souffrait des

grâces trop visibles qui excitaient autour d'elle ou la dévotion ou la jalousie. La Mère de

Blémur nous la montre dans une page émouvante : « Quand elle ne pouvait résister à

l'esprit de Dieu qui l'attirait puissamment, et que ces transports avaient paru, sa confusion

était extrême et pour cacher l'opération divine, elle voulait qu'on crût qu'elle était tombée en

faiblesse. S'il arrivait qu'elle demeurât en extase au parloir..., celle qui avait part à son

secret lui apportait du vin, feignant qu'elle était tombée en syncope. C'est ainsi que cette

excellente créature dissimulait tout ce qui brillait aux yeux des hommes, jusqu'à

s'égratigner les bras et se mettre tout en sang, pour s'empêcher le ravissement. Elle voulait

bien ressentir la pointe des épines qui couronnèrent son maître, mais elle ne voulait pas

qu'elles eussent seulement la figure d'un diadème. L'ombre de la gloire suffisait pour lui

donner de la terreur (2) ».Le désir de garder pour eux leur divin secret se rencontre en effet

chez tous les véritables mystiques. Une sorte de pudeur, une humilité profonde et la peur

qu'ils gardent toujours plus ou moins d'être les jouets de quelque illusion, leur rendent

insupportable la nécessité où ils se trouvent souvent d'être donnés en spectacle à un

monde éternellement curieux du surnaturel, même lorsqu'il prétend n'y pas croire. Depuis

un accident mystérieux qui (1) Blémur, I, p. 225.(2) Ib., I, p. 201. 461 remontait à ses

premières années de Montmartre, Marie Granger se trouvait particulièrement et

constamment exposée à cette curiosité, d'autant plus pénible aux âmes délicates, qu'elle

est souvent grossière et malsaine. « Sa charité, dit la Mère de Blémur, augmenta de telle

sorte qu'elle dilata son coeur, qui ne la pouvait plus contenir, élevant deux côtes par sa

violence, qui demeurèrent deux ans élevées de deux doigts et toute sa vie, séparées des

autres, s'élevant et s'abaissant selon les mouvements de son amour. Ne fallait-il pas qu'il

fût sans mesure pour enfler son coeur, pour élever sa poitrine et pour faire un prodige qui

n'a guère d'exemples dans les siècles passés ? Plusieurs des religieuses qui ont vu cette

merveille l'ont attestée (1). » Le directeur de Marie Granger, homme d'une sainteté peu

commune, le P. Rabasse, récollet, attachait peut-être trop d'importance à cette merveille,

ou du moins en parlait plus que de raison. La reine-mère ayant passé par Montargis,

lorsque Marie Granger qu'elle avait connue dès Montmartre, était dans cette ville, « elle

entra dans le monastère et entendit la messe dans le choeur des religieuses, ensuite ayant

ordonné aux Dames de la laisser seule, elle entra au parloir pour conférer avec le P.

Rabasse, en présence de notre bonne supérieure. Le serviteur de Dieu n'eût pas plutôt

commencé à traiter de la vie spirituelle, que la Mère entra dans un profond ravissement, ce

qui donna lieu au P. Rabasse de faire le récit à Sa Majesté des grâces extraordinaires que

Notre-Seigneur communiquait à cette âme et, en particulier, de l'élévation de ses deux

côtes. La reine les voulut toucher, mais elle ne put, à cause de son grand habit. Elle revint

de son extase, sans s'être aperçue de ce qui s'était passé et elle entretint deux heures

entières notre auguste princesse... (qui) lui promit sa protection et lui commanda de

s'adresser à elle dans toutes les choses où elle aurait besoin de son autorité. En (1)

Blémur, p. 202 462 effet, lorsque Madame de Montmartre voulut retirer ses religieuses

(qu'elle avait prêtées à la fondation de Montargis), la reine eut la bonté de lui écrire et de

lui témoigner qu'elle lui ferait plaisir de les laisser à notre Mère (1). ». J'ai conservé ces

dernières lignes qui prennent sur le vif une des nombreuses circonstances dans lesquelles

les Abbesses d'alors avaient besoin de la Cour. Pour le reste, j'avoue que l'anecdote me

gêne un peu. Béni soit ce grand habit contre lequel échoua l'indiscrétion conjuguée du P.

Rabasse et de la reine ! Plus gênée que nous assurément, Marie G ranger se cachait de

son mieux aux yeux des créatures. « Lorsqu'elle demeurait encore à Montmartre, la cave

de Saint-Denis était le lieu de sa retraite et de ses ravissements ; elle y demeurait des

quatre ou cinq heures... et elle y eût passé bien souvent les nuits entières, si quelques

religieuses confidentes n'avaient pris soin de l'en retirer. Depuis qu'elle eut obtenu de Dieu

que ces abstractions ne parussent point devant le monde, toutes les nuits elle était visitée

de Notre-Seigneur et c'était au milieu de ce grand silence des créatures qu'il traitait avec

elle (2). »« On n'a pu savoir précisément ce qu'elle voyait dans ses ravissements » ajoute

la Mère de Blémur. L'on n'en -peut juger que par une parole admirable de notre voyante,

qui, lorsqu' « elle rencontrait quelque image... ne pouvait s'empêcher de plaindre

l'ignorance des peintres, de copier si mal des originaux si parfaits (3) ». Dès qu'elle

redescendait sur terre, elle ne vivait plus que pour souffrir. « Elle fit des choses que l'on

n'ose spécifier; nous dirons seulement qu'elle but longtemps dans le crène d'un mort et

qu'étant fort altérée, elle se contentait de regarder de l'eau, sans en avaler une goutte, afin

d'exciter sa soif. Étant malade et n'osant manger du (1) Blémur, I, p. 211.(2) Ib., I, p.

221.(3) Ib., I, p. 221. 463 fruit, elle cherchait les occasions d’en voir, afin d'en offrir la

privation à Notre-Seigneur ». Sa grâce était du reste exigeante et sévère; soit pour

elle-même, soit pour les autres. « Elle eût fait scrupule de sentir, une fleur et voyant une

religieuse qui s'y arrêtait, elle ne put s'empêcher de l'en reprendre » Enfin lorsqu'elle fut:à

l'agonie, elle dut plier devant une épreuve suprême que n'aurait pas inventée sa propre

ingéniosité à se faire souffrir elle-même. Le confesseur de cette agonie « était un homme si

grossier et si ignorant qu'il était plus propre à chagriner les âmes qu'à leur inspirer des

sentiments de piété. Il est vrai qu'on lui fit venir un Père de la Compagnie de Jésus, qui

,prêchait dans la ville, mais comme il ne la connaissait pas, elle n'en eut pas le

soulagement qu'elle eût pu désirer. Il fallait qu'elle mourût dans le délaissement et qu'elle

honorât par état l'abandon: du Fils de Dieu» (2). Marie Granger compte aussi parmi les

précurseurs, les annonciateurs les plus précis de cette dévotion au Coeur de Jésus que

prêchera, vers la fin du XVIIe siècle, une visitandine de Paray-le-Monial, Marguerite-Marie

Alacoque. Vers 163o, « notre divin Sauveur lui apparut, tenant une croix en sa main, avec

un cœur percé de trois clous et une couronne d'épines; il paraissait que ce coeur répandait

des gouttes de sang : « Ma fille, lui dit Notre-Seigneur, je vous donne ce blason et je, ne

veux pas que vous en preniez jamais d'autre. Vous triompherez par la croix ». La servante

de Dieu l'accepta avec beaucoup de reconnaissance, elle en fit graver un cachet, dont nos

religieuses de Montargis se servent encore aujourd'hui (3) ». La Mère de Blémur écrivait

ces lignes en 1679.Après ce que nous avons dit plus haut sur le caractère assez

indéterminé du groupe de Montmartre, nous n'aurons aucun scrupule à parler ici de

Geneviève Granger, (1) Blémur, I, p. 23o.(2) Ib., I, p. 234.(3) Ib., I, pp. 2o4, 2o5. 464 qui n'a

jamais appartenu à cette maison, et qui ayant d'abord fait profession dans l'abbaye de

Hautebruyère, Ordre de Fontevrault, vint en 163o rejoindre à Montargis sa soeur Marie

qu'elle remplaça et continua dignement de 1636 à 1674. Également dévouée à ces deux

soeurs, qui manifestement l'enchantent d'une manière toute particulière, la Mère de Blémur

a peut-être une sympathie plus vive pour la seconde, dont la vie intérieure fut

accompagnée de moins de prodiges. J'ai déjà dit que cet historien exquis des mystiques

bénédictines croit éprouver ou feint d'éprouver un curieux embarras dès qu'il rencontre sur

son chemin le pur mysticisme. Jacqueline de Blémur n'a-t-elle jamais connu par une

expérience personnelle ces oraisons sublimes; extrêmement raisonnable, a-t-elle craint de

peindre ces grâces de choix sous des couleurs trop engageantes et qui auraient égaré de

jeunes lectrices; a-t-elle partagé sur ce point, ou plus simplement, a-t-elle voulu ne pas

irriter une défiance presque universelle à l'époque où elle écrivait, je ne saurais dire, mais

de toute façon, il y a plaisir à la suivre lorsqu'elle s'insinue dans ces jardins réservés,

hésitante, bégayante, curieuse pourtant, avide malgré qu'elle en ait. Aussi devons-nous

recueillir avec attention la page lumineuse qu'elle a écrite sur les « états » de Geneviève

Granger.Geneviève, comme tant d'autres, était mystique, en dépit d'elle-même. C'est là

sans doute ce qui explique en partie du moins les prédilections que la Mère de Blémur a

pour elle. Effrayée encore plus qu'attirée par les exemples douloureux de sa soeur Marie,

mais appelée et d'une manière irrésistible à des grâces du même ordre, elle « disait

quelquefois qu'elle avait eu une peine extrême à se rendre et qu'elle ne pensait pas qu'il y

eût jamais eu d'âme plus opiniâtre que la sienne pour la faire entrer dans les voies

intérieures, ce sont ses propres paroles (1) ». (1) Blémur, II, p. 441. 465 Il ne s'agissait pas

pour elle, comme pour Marie, de fuir des faveurs trop éclatantes, mais au contraire, de se

laisser conduire par une voie d'inaction et de ténèbres apparentes qui devait paraître

singulièrement rude à cette âme claire, vive et décidée. D'une plume très sûre, la Mère de

Blémur a rendu cette immobilité et ce crépuscule. « Ceux qui ont connu l'état de grâce de

cette bienheureuse Mère, écrit-elle, ont dit qu'elle possédait Dieu d'une manière qui lui était

inconnue et que plus il habitait en elle, et plus elle sentait sa nudité et l'impureté de la

créature. Elle avait un trésor et elle se jugeait pauvre... Cette vertueuse fille n'avait point de

lumière pour voir les grâces que Dieu avait mises en elle... L'opération de Dieu tendait à

faire mourir tout le reste dans son âme, et à la mettre dans la disposition d'une victime

toujours préparée au sacrifice et à la destruction. Elle arriva au point de cette bienheureuse

indifférence où l'âme laisse agir Dieu purement, sans rien voir ni connaître de ce qui se

passe en elle... La pureté de Dieu l'appauvrissait de tout, lui ôtant jusqu'à la vue de son

dénûment. Elle ignorait son état et l'usage très saint qu'elle en faisait. Tout se passait dans

son intérieur sans qu'elle y prît garde. Elle ne croyait pas faire oraison, ni avoir de présence

de Dieu. Les ténèbres lui cachaient la voie intérieure et l'aidaient à se perdre toute en Dieu

(1). » Je ne voudrais pas d'autres lignés que celles que l'on vient de lire pour faire toucher

du doigt aux esprits les plus prévenus, la réalité et l'excellence du don mystique. « La

pureté de Dieu l'appauvrissait de tout », je le sais trop, à peine donnons-nous un sens à

ces mots splendides, mais nous sentons que ce n'est pas là du phébus, et si, les

reprenant patiemment, nous tâchons de les éclairer à la lumière de nos propres

expériences les plus ineffables, nous sentons aussi que loin de s'éloigner de l'humanité

par ce mystérieux appauvrissement de tout, les (1) Blémur, II, pp. 439, 44o. 466 Mystiques

s'en rapprochent au contraire et en épuisent, si je puis dire, les dernières possibilités.

Quelle est la beauté, même sensible, qui, dans un certain sens, n'exige pas, elle aussi,

que celai qui la contemple se vide de lui-même pour mieux l'accueillir et se modeler sur

elle? Que le lecteur, même incrédule, me pardonne donc ces citations qui de prime abord

lui semblent étranges, si ce n'est vaines. Le sentiment de Geneviève Granger, tous nos

mystiques l'ont éprouvé, et ils se sont efforcés de le formuler, chacun à sa manière, usant

ainsi de mille tours souples et subtils pour plier notre langue à l'expression de ce qu'il y a,

tout ensemble; de plus humain et de plus divin dans le fond des coeurs.. Que Geneviève

Granger nous répète donc les mêmes choses, mais d'une autre façon, et cette fois avec un

enjouement malicieux que, jusqu'ici, je n'ai jamais trouvé que chez elle.« Au mois de juillet

de l'année 1666 — elle avait alors soixante six ans — on lui dit à l'oreille du coeur qu'elfe

n'avait pas encore la sainte liberté d'esprit en Dieu. On lui marqua en particulier ce qui

retardait son avancement. On lui interdit toutes les pratiques ordinaires, jusqu'aux

pensées, aux désirs, aux aspirations, excepté les prières du matin et du soir qu'on lui

prescrivait, encore très courtes. Dans cette nudité, elle se moquait d'elle-même, disant

agréablement à une personne de confiance : « Avez-vous jamais vu quelque chose de

pareil, on ne me permet pas seulement de penser aux saints, sinon en tant qu'ils sont

cachés en Dieu ». Quelque temps après, elle confessa lie bonne foi à la même personne

qu'après avoir passé bien des jours, sans faire autre chose que de perdre tout en Dieu, elle

avait éprouvé un avancement notable et qu'assurément il fait tout dans l'âme, qui ne veut

rien faire d'elle-même, par adhérence à sa conduite, et qu'un moment de l'opération divine

vaut mieux que l'ouvrage aie boute la vie d'une créature (1) ». Tout cela est du pur (1)

Blémur, II, pp. 44o, 441. 467 cristal. Encore deux coups de pastel qui achèveront

délicieusement le portrait.Ainsi dénuée de tout et d'elle-même, « elle avait pourtant la

discrétion de ne pas mettre la communauté dans un dénument qui surpassât leur grâce,

sachant qu'il est écrit qu'il ne faut pas être plus sage que l'on ne doit... Elle était bien aise

que l'on tendît à cet heureux dépouillement, mais elle n'usait point de violence pour

l'imposer... » « J'essaie de conserver la paix dans les âmes » disait-elle souvent (1). Le

meilleur de la direction et du gouverne. ment religieux tient dans ces deux mots. Pour

marquer une fois de plus les étapes, les vicissitudes de la tradition mystique, ajoutons que,

pendant plus de vingt ans, (1652-1674), la Mère Granger a eu sous sa conduite la très

attachante, très haute et très inquiétante personne qui, sous le nom de Mme Guyon, doit

faire un jour tant de bruit (2).III. Parmi toutes les mystiques de Montmartre — bien entendu

parmi celles que nous connaissons et sans en excepter Marguerite d'Arbouze — Charlotte

Le Sergent (16o4-1677) paraît être la plus sublime. Nous devons encore l'abrégé de sa vie

à Jacqueline de Blémur qui du reste n'a fait que citer ou résumer les papiers intimes de

Charlotte Le Sergent elle-même et qui par suite, a pu rompre plus hardiment avec la

consigne de réserve, qu'elle s'impose ordinairement en ces délicates manières. Son petit

livre, malheureusement devenu très rare, est une des perles de notre littérature religieuse.

Il faut le mettre tout à côté de la vie de Catherine de Jésus par la Mère Madeleine de

Saint-Joseph. Comment se fait-il qu'une oeuvre pareille n'ait excité lors de sa publication,

en 1685 — fâcheuse date, je l'avoue pour un ouvrage de ce genre, (1) Blémur, II, p. 439.(2)

Née à Montargis en 1648, Jeanne-Marie Bouvier de la Motte fut mise dès l'âge de 4 ans

chez les bénédictines. Jeune fille, puis jeune femme, elle restera en rapports intimes avec

la Mère Granger. 468 — que l'intérêt d'un très petit nombre, et qu'elle ait bientôt sombré

dans l'oubli, mais dans un oubli si complet et si tenace que le nom même de Charlotte ne

figure pas dans l'histoire récente et d'ailleurs fort érudite, d'une de ses élèves les plus

illustres, Anne-Berthe de Béthune, Abbesse de Beaumont-les-Tours? Je crois néanmoins

que pour peu qu'on ait l'esprit curieux et qu'on aime la lumière, on lirait d'un trait ce livre

limpide, transparent comme un dialogue de Berkeley. Ici nulle éloquence, bien que la Mère

de Blémur ait prêté sa plume; pas un soupçon de lyrisme dévot, à la Bossuet; j'allais

presque dire, pas une goutte d'onction. La région qu'habite Charlotte Le Sergent et où

celle-ci voudrait fixer ses disciples, est tout ce qu'on peut rêver de plus dépouillé, de plus

nu. C'est proprement le centre ou la cime de l'âme, la pointe extrême de l'abîme sans fond,

où Dieu donne rendez-vous à la créature. Ni l'imagination, ni la sensibilité, ni la raison

raisonnante n'agissent plus que par des battements imperceptibles et toujours réprimés,

dans cette atmosphère irrespirable pour elles. Seul l'esprit de l'esprit, l'âme de l'âme s'y

meut librement, s'y dilate et s'y réalise. Qu'on discute comme l'on voudra ces expériences,

qu'on dise qu'à cette altitude ou dans ces profondeurs, les mystiques ne trouvent

qu'eux-mêmes ; qu'à ce rendez-vous qu'ils croient fermement que Dieu leur assigne, ils

descendent ou ils montent seuls, pour n'y converser qu'avec leur propre image, on se

trompe, je le crois, mais l'expérience n'en reste pas moins réelle, splendide et digne

assurément de passionner quiconque prétend faire sien l'homo sum de Térence. Or, cette

expérience, je ne sais si la Mère Charlotte Le Sergent l'a poussée plus loin que tels autres,

mais je sais bien qu'elle l'a décrite avec une lucidité et un relief extraordinaires. Toute sa

vie intérieure a du reste consisté dans cette désappropriation totale, toute son activité

religieuse dans cette lutte héroïque contre nos activités de surface et contre les méthodes

469 qui règlent ces dernières. Pour tout le reste, les couleurs manquent à son portrait et

les accidents pittoresques à son histoire. Mais on n'y prend même pas garde, fasciné que

l'on est par les profondeurs de cette âme transparente. Disons pourtant qu'elle est née à

Paris en 16o4 et qu'elle est morte à Montmartre en 1677, après avoir rempli dans plusieurs

maisons de son Ordre des missions de confiance. Elle avait beaucoup d'esprit et de sens,

de la gaieté, de l'entrain et de l'énergie, une extrême vivacité. Elle avait goûté le monde et

ne l'avait pas trouvé déplaisant. Toute jeune, « Dieu la suivait de près, nous dit-elle, et de

son côté elle en avait une impatience qui allait jusqu'à la fureur, étant même tentée de

blasphémer et d'une malignité si terrible qu'elle était presque résolue de faire tout du pis

qu'elle pourrait, afin que ce divin amant se retirât d'elle et qu'il la laissât vivre à son aise

».Elle avait de quatorze à quinze ans, lorsqu'elle commença de se rendre aux instances

divines. « Etant un. jour dans l'église de Saint-Jean-en-Grève, à genoux devant le crucifix,

elle aperçut un pauvre charbonnier qui le contemplait avec des yeux chargés de larmes.

Comme elle avait accoutumé de se divertir à regarder les passants, la noirceur de celui-ci

lui fit croire qu'elle s'allait bien réjouir à ses dépens; mais Dieu lui fit changer de pensée,. il

la toucha par les larmes de ce pauvre artisan, et regardant elle-même l'image de

Jésus-Christ crucifié, il lui sembla entendre une voix qui, frappant son intérieur, l'attira,

avec autant de force que de douceur, à s'appliquer aux douleurs de ce Dieu souffrant et à

sortir du misérable état où elle était. En ce moment... elle reçut un don d'oraison sublime

avec une telle impression des souffrances de Notre-Seigneur qu'elle en était toute

pénétrée (1). » A quelque-temps de là, « on lui dit.., en raillant que c'était la mode d'aller

aux jésuites, et qu'il y avait un confesseur auquel (1) Abrégé de la vie de la V. M. Charlotte

Le Sergent... (par la M. de Blémur), Paris, 1685, pp. 10-12. 47o l'on avait grande liberté de

découvrir ses secrètes pensées. Elle en voulut essayer comme les autres », mais cet essai

compliqua la peine de cette étrange parisienne, partagée entre le divertissement qu'elle

recherchait encore, et la grâce déjà très simplifiante qui la possédait. Le jésuite vit bien

d'abord qu'il avait affaire à une âme peu commune, mais il ne sut pas démêler, ou du

moins il trouva trop précoce la vocation particulière de Charlotte. Il la mit au régime de saint

Ignace, lui ordonnant surtout « de bien examiner le fond de son âme;... elle en frémit en

elle-même,craignant la vue de son portrait », mais comme, très généreuse, elle voulut

aussitôt « faire les revues continuelles » dont on lui avait parlé, « elle éprouva des

géhennes et des tortures d'esprit inconcevables, et au lieu de la sainte liberté qui se

rencontre dans le service de Notre-Seigneur, elle se trouva dans une étrange servitude.

Elle entreprit d'abord de faire l'anatomie de tout ce qui passait par son imagination, de

marquer sur un papier tous ses mouvements», rentrant ainsi «dans toutes ses tentations

passées, avec une augmentation de peine, parce qu'ayant une petite ouverture à l'esprit

intérieur et à l'oraison, elle se sentait attirée de ce côté-là dans l'intime de son âme,

pendant que tout le reste était révolté », par ces réflexions laborieuses et décourageantes

(1).Cette aventure, qui, du reste, va se reproduire plusieurs fois dans la vie de Charlotte,

est très significative. Si je ne me trompe, la Mère de Blémur insiste là-dessus avec une

complaisance manifeste. C'est qu'en effet, cette dernière, bien que, dans ses Eloges, elle

ne parle jamais des jésuites qu'avec une vénération très sincère, manque rarement les

occasions de marquer son peu de goût pour une prière trop disciplinée. Pénétrée à un

haut degré de l'esprit bénédictin, elle voulait une « sainte liberté » dans tous tes exercices

pieux  ni se font en dehors de l'office (1) Abrégé..., pp. 14-16. 471 liturgique. Quoi qu'il en

soit, Charlotte ayant essayé, vers ce même temps, « d'user d'une méthode expliquée dans

un livre... elle n'y trouva que de l'obscurité et nulle onction intérieure (1)». Autant de

précieux indices. La grande mystique qui se prépare à nos yeux, comprendra plus tard que

Dieu a voulu « être son maître, à l'exclusion de toute autre créature (2) ». Ce qu'elle eut à

souffrir pendant ses premières années de couvent acheva de l'éclairer sur ce point.Au lieu

du Carmel qu'elle désirait, ses parents lui imposèrent Montmartre, qui, bien que réformé,

n'en flattait pas moins les ambitions et la vanité d'une famille considérable, comme était la

famille de Charlotte. La jeune fille dut obéir. « Elle était encore si simple en ce temps-là

qu'elle se promit que si le Seigneur n'agréait pas ce changement (de vocation), il la ferait

enlever par les anges, pour la porter au Carmel » Les anges ne vinrent point. Il me paraît

toutefois certain que la grâce propre de Charlotte aurait causé moins d'étonnement et

soulevé moins de résistance chez les carmélites qu'elle ne fit chez les filles de saint Benoît.

Celles-ci jugèrent en effet très et trop sévèrement leur nouvelle novice qui leur sembla

bientôt difficile, plus ou moins fantasque. Elle était du reste beaucoup plus jeune que son

âge, lorsqu'elle prit le voile. Ignorant presque tout de la vie religieuse, mais attirée déjà à

une prière sublime, elle n'avait d'inclination que pour la solitude. La rare facilité qu'elle avait

à se recueillir était sa seule vertu. Les pratiques du couvent la fatiguaient et lui paraissaient

odieuses. Cette mauvaise disposition, continue la Mère de Blémur, allait si loin qu'elle lui

donnait « du dégoût des choses les plus saintes et en même temps les plus agréables,

comme le chant de l'Église et les saintes cérémonies. Tout le monde (1) Abrégé..., pp. 20,

21.(2) Ib., p. 33.(3) Ib., p. 34. 472 sait quel empressement on témoignait pour entendre le

divin office à Montmartre. L'on y courait de toutes parts et chacun en était charmé, pendant

que notre postulante ne le pouvait souffrir. Elle demanda même d'être reçue en qualité de

converse, afin d'éviter l'assujettissement que les Soeurs de choeur avaient pour ce saint

exercice, ce qui lui fut refusé » (1). Ainsi la vive enfant jetait sa gourme, inquiétant son

entourage et jusqu'à la Mère Abbesse qui la chapitrait d'importance. On avait certes raison

de plier à toutes les exigences de la règle cette innocente rebelle. Les folles pousses du

mysticisme doivent être retranchées sans pitié, même sur les tiges les mieux venues et l'on

aurait évité de grands malheurs, si l'on avait soumis, soixante ans plus tard, Mme Guyon à

des contraintes analogues. Mais enfin il y a moyen de régler les âmes sans les étouffer.

Les excès mêmes de Charlotte Le Sergent indiquaient assez le sens voulu de Dieu pour le

développement de cette novice qu'il aurait fallu manier avec plus de clairvoyance et plus de

souplesse. On exigeait « qu'elle fit l'oraison par méthode et qu'elle s'assujettit aux points

de méditation qu'on lisait au noviciat... C'était pour elle de l'arabe... La captivité où sa

maîtresse des novices l'arrêtait, touchant la manière de faire l'oraison, était pour elle une

espèce de tyrannie. Plus on essayait de lui donner des lumières et plus son ignorance

devenait profonde » (2). Une impuissance aussi décidée ne tenait plus ni de

l'immortification ni du caprice. Sûrement, c'était la grâce elle-même qui résistait aux

méthodes. On déchirait inutilement cette jeune conscience, en l'obligeant à choisir entre

son invincible attrait et les ordres de ceux qui lui commandaient de la part de

Dieu.L'épreuve fut si dure que Charlotte en vint à craindre a de perdre l'esprit » et que, «

pour éviter une telle dis- (1) Abrégé..., pp. 3o, 31.(2) Ib., p. 3o-32. 473 grâce, elle chercha

du divertissement dans les choses extérieures ». Mais chez elle, comme chez tant d'autres,

ces diversions ne réussirent pas mieux que les efforts qu'elle avait tentés pour se rompre

aux méthodes communes et pour secouer par là l'étreinte divine. Elle tenait désespérément

à ne pas manquer sa vie. « Cette inclination qu'elle avait eue pour les carmélites se

réveillant plus que jamais, elle crut qu'elle ne serait heureuse qu'en dormant, parce qu'elle

songeait toutes les nuits qu'elle était avec ces saintes filles. Mais autant ses rêves lui

étaient agréables, autant s'affligeait-elle de leur courte durée (1). » Délicieux enfantillage et

qui nous rassure sur la destinée de Charlotte. Comme les vrais mystiques, elle a cette

obstination douce devant laquelle toutes les résistances cèdent tôt ou tard.Il serait trop

long de suivre une à une les étapes de son ascension. « Cette fille qui devait un jour

conduire tant de personnes dans les voies de la grâce, passa dans tous les degrés

différents de la vie intérieure, afin que nul secret ne lui fût inconnu. » Une puissante main

la paralysait, l'arrêtait tout court », dès que sa curiosité ou sa vivacité naturelle

l'entraînaient trop vite ou trop loin. A ses débuts, elle fut introduite dans un amour

également fort et tendre envers la sainte Humanité ». Puis le temps vint qu'elle se trouva

toute abîmée en Dieu. Il est vrai que par intervalles, elle était encore appliquée à l'âme

sainte de Jésus-Christ... qui semblait faire un épanchement sacré dans la sienne, y

opérant cet anéantissement si nécessaire aux personnes qui aspirent à la vraie perfection.

Son état était alors un dégagement intérieur et une grande conformité à Jésus-Christ

souffrant, mais quoiqu'il fût si relevé, on lui ôta enfin cette occupation sensible, dans

laquelle les puissances supérieures de l'âme ont bien peu de lumière. Son entendement

se trouva tout à coup dans une (1) Abrégé..., p. 34. 474 vase campagne si lumineuse qu'il

en était charmé » et où « on lui expliquait les secrets des mystères avec tant de clarté et

tant de certitude qu'il lui eût été impossible d'y former aucun doute(1). » Elle quittait ainsi

peu. à peu la surs face de son âme, mais qu'elle était loin encore de la simplification

suprême où elle tendait sans le savoir! « Elle a confessé elle-même qu'il y avait bien de

l'impureté de cette voie, (impureté) qu'elle ne connaissait pesaient, tacet elle était absorbée

dans ses lumières. « La curiosité et la vanité de mon esprit, dit cette humble créature,

l'appui et l'attache que j'avais à mes lumières, laissaient ma volonté froide et pesante.»

Voilà qui est assez clair, mais d'où vient que ces pures lumières sont plus stimulantes que

nourrissantes, d'où vient le froid et la stérilité de cette atmosphère, Charlotte elle-même

essaiera de nous l'expliquer.On a vu où l'avaient conduite ses précédentes étapes,

c'est-à-dire, à un tel détachement des images et de tout. le sensible que la contemplation

des scènes évangéliques ne lui était plus permise et bienfaisante que par intervalles. Alors

s'était ouverte devant elle, la « campagne lumineuse » dont elle parle. Décrire cette région

m'est impossible, mais assurément il ne faut pas la confondre avec les templa serena des

philosophes ni même avec les retraites plus saintes où Malebranche écoute le Verbe, car

c'est une région à la fois intellectuelle et mystique au sens propre du mot. La divine

présence, dont la rencontre aussi immédiate que possible fait tout le mysticisme, est là,

plus directe, plus concrète, si j'ose dire, que dans la contemplation de l'Évangile, mais elle

est encore comme voilée par les spéculations intellectuelles qu'elle provoque elle-même,

d'où cette première joie de Charlotte, bientôt suivie d'une impression d'accablement et de

froid ; d'où le geste divin qui va brusquement (1) Abrégé..., pp. 43, 54, 55.(2) Ib., pp. 59,

6o. 475 faire la nuit dans cet esprit encore trop curieux, encore trop amoureux; de

lui-même.            « Ce fut alors, en effet, que la Sagesse incréée, la voulant faire entrer

dans une voie de simple intelligence, tira un rideau afin qu'elle ne vit plus qu'au travers et

dans un simple regard les vérités divines ; que cette impression alluma dans son coeur un

ardent désir de la possession de Dieu et qu'il lui plût Mer les obstacles qui empêchaient

ses plus pures opérations dans son âme. » Ce nouvel état n'était pas de pures ténèbres et

bien des mystères lui furent alors rendus plus intelligibles, mais « elle regardait comme

une tentation cette avidité de connaître ces choses par ses propres lumières, dans un

temps oit les nouvelles approches de Dieu et son attrait subit, faisaient une impression

admirable en son émet». Du reste, lerideau était trop épais pour rien apercevoir. Elle était

comme reléguée dans des cavernes profondes ou obscures, avec un effroi intérieur qui lui

faisait appréhender la rencontre d'un objet de mort et d'anéantissement » (1). Nous

retrouvons des expériences analogues chez la plupart des mystiques, mais je doute que

cette descente de l'âme au plus profond d'elle-même ait jamais été dessinée d'un trait plus

net et plus émouvant.On ne nous dit pas à quels signes la communauté de Montmartre put

s'apercevoir du progrès de Charlotte, mais de telles âmes rayonnent toujours autour

d'elles, attirant les uns, irritant les autres, sûres de rencontrer à la fois des persécuteurs et

des disciples. « Elle avait déjà composé des exercices et des méditations dont plusieurs se

servaient avec utilité. Elle conférait avec quelques Soeurs et leur disait simplement ses

pensées. Ces entretiens innocents furent comme les songes de Joseph. Ils mirent l'alarme

dans le monastère, en sorte que toute une Visite fut employée à cette affaire. Pendant cet

orage, on tenait (1) Abrégé..., pp. 6o, 61. 476 la servante de Dieu dans une chambre des

malades, sous la conduite de la Mère infirmière qui avait ordre que personne ne lui parlât ;

ce qui ne fut pas si bien observé que quelques Soeurs ne fussent assez adroites pour lui

donner avis de ce qui se passait. Le Visiteur avait fait un commandement exprès que l'on

mit entre ses mains tous les papiers de cette pauvre Mère : ce fut la seule chose qui

l'humilia, n'ayant pas eu dessein que ces écrits vissent le jour, mais elle riait de tout le

reste. Enfin elle comparut devant lui... On voulut lui montrer... qu'elle s'était lourdement

trompée » sur le dogme, mais elle se défendit sans peine et le Visiteur, moins terrible qu'il

ne voulait s'en donner l'air, se tira d'embarras par une combinaison à l'italienne, grondant

la pauvre fille en plein Chapitre, « quoique en particulier il eut assez de prudence pour ne

pas la décréditer et qu'il permit à celles qui avaient quelque chose d'elle, d'en user à

l'ordinaire » Dans tout ceci, comme dans d'autres persécutions du même genre que

Charlotte Le Sergent eut à souffrir à Montmartre, l'Abbesse, Marie de Beauvillier, ne parait

pas à son avantage. Peut-être ne savait-elle pas résister à la pression de quelques

moniales, mesquines ou jalouses, qui animaient leurs propres directeurs contre la douce

mystique, peut-être aussi n'aimait-elle pas que l'on dépassât trop le niveau commun. Mais,

elle était droite et sainte. Dès qu'elle eut compris qu'elle s'opposait à l'oeuvre divine, en se

conduisant de la sorte, elle encouragea Charlotte ou du moins la laissa libre d'agir à sa

guise et de faire des prosélytes, soit au dehors, soit dans l'enceinte même de l'abbaye.On

ne saurait trop le redire, pour couper court à des émotions assez inutiles, les pires

tracasseries ne sont rien pour les mystiques, auprès des tourments intimes qui achèvent

de les dégager de la créature et d'eux-mêmes. L' « esprit naturel » de Charlotte « avait

frayeur de l'état (1) Abrégé..., pp. 68-7o. 477 passif». « Quoi, disait-elle, ne rien faire, ni

considérations ni affections; renoncer à toute connaissance; marcher à l'aveugle dans les

ténèbres et dans l'ombre de la mort » ! « L'intime de son âme, reprend excellemment la

Mère de Blémur, trouvait des délices ineffables en ce dénument, pendant que les sens y

avaient une répugnance extrême... Un certain directeur lui ayant dit qu'elle devait fort

prendre garde à ne pas demeurer inutile dans le temps précieux de l'oraison, il pensa tout

gâter, parce que, voulant obéir, elle essayait de multiplier les actes, et Dieu, de son côté,

lui faisait voir la beauté d'une âme qui ne veut être autre chose qu'une pure capacité de sa

divine opération. Elle souffrit bien des peines en cet état et les découvrit à un Père capucin

qui lui fit voir que Dieu l'appelait à l'oraison de simple regard, mais qu'elle y commettait de

grandes fautes, opposant l'impureté des actes humains à l'opération divine. Ce mot fut,

pour elle, comme la lumière du soleil, qui dissipa tous les nuages de son esprit. Depuis ce

montent, elle se mit sous la direction de ce Père. » Le P. Benoît de Canfeld avait dirigé la

réforme de Montmartre, un autre religieux du même Ordre libère la grande mystique de

cette abbaye. Coïncidence, je le veux bien, mais curieuse à remarquer. Sous la direction de

ce Père, dont on aurait bien dû nous dire le nom, Charlotte, « après six mois d'exercices,

interrompus par la vivacité de son esprit naturel, accoutumé à vouloir connaître toutes

choses, résolut enfin d'anéantir tout ce qu'il y avait de contraire à l'attrait de sa grâce...

Cette résolution prise, il lui sembla ressentir au plus intime de son âme, un approche de

Dieu très secret et très certain. » Enfin « Dieu fit un vide dans son âme, comme quand on

prend un balai et que l'on pousse les ordures hors d'une chambre. En effet, elle se trouva

si déchargée qu'elle respirait à son aise et sans nulle peur » (1). Combien avait duré (1)

Abrégé..., pp. 71-75. 478 ce laborieux apprentissage? Plusieurs années, semble-t-il, mais

peut-être moins longtemps que les longues et admirables analyses de la Mère de Blémur

ne le feraient croire.Maîtresse des novices à Montmartre et prieure en d'autres endroits,

Charlotte Le Sergent semble avoir gouverné nombre de disciples dignes d'elle, telle, par

exemple, Marguerite Guérin, élevée à « la plus haute contemplation passive, qu'elle n'a

pourtant jamais connue et dont elle portait les effets à l'aveugle, les nommant : perte

d'esprit » (1), telle encore, Marie Pavin qui « était avertie en dormant de ce qu'elle devait

faire le jour (et qui) n'était jamais trompée » (2); telle, Catherine Guiette qui avait appartenu

au groupe de MIDe Acarie ; telle, Anne-Berthe de Béthune. Mais il serait trop long de les

énumérer toutes; trop long aussi, et je le regrette plus encore, de parler en détail du propre

frère de Charlotte qui était entré fort jeune chez les minimes de la Place royale et dont

elle-même a écrit la vie. Moins subtil que Charlotte, il avait à peu près la même grâce

qu'elle. « On m'a donné, disait-il, de certaines connaissances qui me font voir sans voir et

goûter sans goûter des choses qui n'ont ni nom, ni goût, ni saveur, ni couleur. C'est

quelque chose au-dessus de toute intelligence et de tout être et qui ne se peut dire. L'on

m'ouvre un rideau et je vois tant de beautés, tant de vérités, tant de raretés que j'en

conçois plus en un moment, que je ne ferais en dix ans de lecture. Je la quitte souvent

pour me mettre à genoux devant le livre, demeurant abîmé dans mon néant, à la vue d'un

Dieu qui m'est présent. » « II se vit consumer peu à peu, comme une victime qui perdait

chaque jour quelque chose de son être naturel, portant en patience les effets de la grâce,

quoique pénibles aux sens. Il disait quelquefois à sa soeur qu'on le faisait aller par un

chemin qui lui était inconnu, qu'il y marchait à l'aveugle, (1) Abrégé..., p. 175.(2) Ib., p. 192.

479 sans savoir autre chose sinon qu'il voulait Dieu tout seul et qu'il estimait tout le reste

un pur néant... Quelques années avant sa mort, il ne se voyait plus lui-même : il ne voyait

que Dieu tout seul. On lui ôta tout le reste, sans qu'il soupirât de se voir ainsi dépouillé

(2).»Nous avons plusieurs des lettres que Charlotte Le Sergent écrivait aux nombreuses

personnes qui la consultaient sur les choses spirituelles.  Il y a là des choses, ou très

belles ou très instructives, dictées, sans nul doute, par le souvenir des expériences

personnelles que nous rapportions plus haut. Une supérieure lui ayant demandé « son

avis touchant une religieuse extraordinaire de sa dépendance, Vous vous moquez de moi,

répond Charlotte, ma très chère fille, de me faire une pareille proposition... Je connais

seulement due toute l'opération de la créature n'est qu'impureté et que c'est à Dieu à se

glorifier lui-même... Mais hélas! que voilà un langage où le pauvre esprit de son esclave

comprend peu ! L'entende qui pourra! (elle aime ce mot). C'est une vérité que l'âme est

comme perdue sans savoir où elle est, ni ce qui se passe en elle. Elle n'ose pas même

remuer... (Quant à celle dont on lui parle ), il y a des personnes auxquelles on ne peut

donner de lois, il les faut abandonner aux règles de l'amour et le laisser prendre tel empire

qu'il lui plaît sur elles... Il me semble qu'elle a encore la vue de ses intérêts spirituels, qui

est une faute dans la voie de l'anéantissement ; portez-la, ma chère fille... à ne prendre

aucun appui sur toutes ses lumières (2). A un religieux, qui vraisemblablement l'avait

appelée sa directrice, elle répond d'un très noble style : Le titre que vous prenez dans

votre dernière lettre, mon révérend Père, m'imposerait un silence éternel avec votre charité,

si je n'étais pressée d'ailleurs de louer notre bon Dieu de la manière dont il se communique

à votre âme, à laquelle j'avoue que la mienne une liaison très étroite, dans le coeur de

Jésus-Christ (remarquons en passant ces derniers (1) Abrégé..., pp. 157-159.(2) Ib., pp.

1o9-112. 48o mots). Mais, mon Père, je vous conjure de ne pas renverser l'ordre établi

dans l'Eglise, en traitant avec une pauvre fille simple et ignorante telle que je suis, comme

si je méritais quelque rang à votre égard. Je puis bien vous dire mes pensées, mais

nullement user de maîtrise. Dieu me préserve de cette témérité qui serait fort opposée à

son esprit! Il lie quelquefois de certaines âmes pour s'aider par une charité mutuelle, sans

avoir d'autre autorité que cette union de grâce (1). Comme elles écrivaient bien, et juste

surtout !L'on connaît déjà l'importance exceptionnelle de M. de Bernières-Louvigny dans

l'histoire du mysticisme français. Quand nous le retrouverons prochainement,

souvenons-nous qu'il fut, lui aussi, un des disciples de Charlotte. « Tout le monde, écrit la

Mère de Blémur, est informé du mérite extraordinaire de feu M. de Bernières et on peut dire

sans exagérer, que la réputation de sa vertu a passé au delà des mers. Cependant cet

homme que chacun consultait comme un oracle et dont les lumières étaient si perçantes,

ne croyait point se faire tort de les soumettre .au jugement de notre vénérable Mère.

Répondant à une de ses lettres, elle lui dit entre autres choses : Mon âme s'est trouvée

non seulement humiliée, mais anéantie, en recevant votre chère lettre. Elle répond

néanmoins, bien qu'elle se juge incapable de le faire : Il m'a semblé que votre âme se

rabaissait par trop — l'admirable mot ! — en réfléchissant sur elle-même et sur les

opérations divines dans son intérieur. Elle doit, à mon avis, être plus simple et s'attacher

uniquement à l'auteur de cet ouvrage et non pas à ses effets... Je conçois mieux ceci que

je ne l'explique. Je désire seulement que vous laissiez tout écouler dans la source des

biens qui vous sont donnés, sans vous appuyer en quoi que ce soit d'étranger... Il faut faire

usage d'une foi nue et élevée au-dessus des sens, cette vertu ayant le pouvoir d'arrêter

l'âme en Dieu, pendant le tintamarre qui (1) Abrégé..., pp. 132, 133. 481 se fait en bas et

que la Sagesse divine permet afin que chacun connaisse quelle serait sa faiblesse, s'il était

abandonné à soi-même. Il faut que cette vue soit le préservatif d'une secrète estime qui se

forme aisément dans l'esprit humain... Si l'âme veut agir par elle-même, elle oppose son

action basse et ravalée à celle de Dieu. Cette inclination d'agir est un reste des activités

passées qu'il faut anéantir et écouler en Dieu pour lui laisser l'âme abandonnée (1). Elle ne

se lasse pas de l'avertir « de se moins appliquer à lui-même et de ne point tant réfléchir sur

ses intérêts spirituels ». Dans une autre lettre, « elle le félicite de sa léthargie spirituelle et

se réjouit de la captivité de ses puissances » (2). Qu'on ne croie pas d'ailleurs que cette

direction ne touchât jamais terre. Chez notre mystique, comme du reste chez presque tous

les autres, le sublime et une sagesse plus commune se donnent la main. Pressé de

certains désirs un peu trop dramatiques et d'ailleurs excité par un directeur impétueux,

Bernières, qui était fort riche, songeait à se dépouiller de tout pour vivre en mendiant.

Charlotte ni n'approuve ni n'improuve ce beau projet, mais elle veut qu'on l'examine plus

mûrement. Il ne faut pas, mon cher frère, écrit-elle, vous arrêter à l'avis d'un seul directeur,

dont la conduite a plus d'ardeur que de solidité. Je le crois un très homme de bien, mais

trop arrêté à ses lumières particulières, et qui veut des exécutions promptes et nullement

examinées (3). Mais enfin de toutes les élèves de Charlotte Le Sergent, c'est Catherine de

Bar qui lui fut la plus chère et qu'elle a la mieux façonnée à sa propre image. Elle avait

connu d'avance la vocation particulière de cette future « victime » dont nous admirerons

plus tard le génie et l'apostolat. Etant en oraison ce matin, lui écrivait-elle, je vous ai vue

entre les bras de Jésus-Christ, comme une hostie qu'il offrait à son (1) Abrégé..., pp.

136-141.(2) Ib., pp. 15o, 151.(3) Ib., p. 145. 482 Père pour lui-même et d'une manière où

votre âme n'agissait point, mais elle souffrait en simplicité ce que l'on opérait en elle... Vous

n'avez rien à craindre, le je ne sais quoi qui vous va séparant de toute douceur est ce que

j'estime le plus simple et le plus sûr en votre voie... Je vous dis ce que l'on me met en

l'esprit sans le comprendre, étant dans un état où je n'ai rien, rien, rien, sinon une certaine

volonté qui veut ce que Dieu veut et qui est disposée à tout  (1). Catherine de Bar, ou, pour

l'appeler de son nom de religion, Mechtilde du Saint-Sacrement, avait été chassée de son

abbaye de Rambervillers par la guerre et s'était réfugiée pour quelque temps à Montmartre

en 1641. C'est alors qu'elle s'était liée avec la toute jeune Anne-Berthe de Béthune et

surtout avec la Mère Le Sergent. Depuis lors, elle ne cessa pas de correspondre avec

elles. Montmartre, sa grande Abbesse et les autres Soeurs, lui avaient laissé un souvenir

ineffaçable. « S'il y a un paradis en terre, écrivait-elle à Élisabeth de Brème, je puis dire

que c'est Montmartre. » Je sais, ajoute-t-elle assez curieusement, que vous avez eu dans

la pensée que la réforme n'y était pas, je puis vous assurer qu'elle est si exactement

pratiquée par les saintes religieuses de ce lieu que leur ferveur ravit d'admiration»

(2).Eprouvez mon coeur — écrivait-elle à une fille de Montmartre qu'on ne nomme pas

mais qui est probablement notre Charlotte elle-même — et voyez s'il sera assez lâche que

de vous manquer. Oui, je vous demande, pour marque de la bonté du vôtre que vous usiez

de moi comme vous feriez d'un chiffon sous vos pieds, car je suis plus à vous que ne serait

ce chiffon (3). Et Charlotte, de son côté : Mon âme a eu ce matin quelque petite

intelligence de la conduite (de Dieu) envers vous. J'ai vu tout votre être absorbé (1)

Abrégé..., pp. 116-118.(2) Vie de la vénérable Mère Catherine de Bar..., Nancy, 1775

(abbéDuquesne), p. 113.(3) Boissonnot, La Lydwine de Touraine, A.-B. de Béthune..., p.

16. 483 dans une lumière, devant laquelle la vôtre est disparue, et je voyais en cette région

lumineuse, un jour sans ténèbres où la créature n'était plus rien, Dieu étant tout. L'âme

demeure entre les bras de son Seigneur, sans le connaître et sans même s'en apercevoir...

Mon Dieu, que j'ai un grand désir de vous entretenir et que nous puissions parler un peu à

notre mode de ce je ne sais quoi que je ne puis écrire (1) ! Comme nous le verrons,

Catherine de Bar, toujours éclairée et soutenue par la Mère Le Sergent, fonda en 1653

l'Institut de l'adoration perpétuelle où, plus tard, Jacqueline de Blémur viendra la rejoindre

et se mettre à son école. Ainsi tous ces grands noms s'évoquent les uns les autres, et

dans les nobles écrits de la Mère de Blémur, c'est encore Charlotte Le Sergent que nous

entendons. Finissons par une scène dont on goûtera la couleur et l'harmonie et que la

Mère de Blémur a contée fort justement sur le mode épique : « Après avoir gouverné tant

de personnes rares; après avoir été consultée par des gens consommés dans les voies

intérieures; après avoir été prieure tant d'années, il arriva que de petites pensionnaires de

Montmartre, apprenant la musique, les assistantes du parloir se lassèrent de leur tenir

compagnie, trois heures de suite, tous les matins. Pour les décharger de cette fatigue

d'esprit, on mit la vénérable Mère (Le Sergent) à leur place et on dit que cet emploi était

fort bon pour elle. Elle en demeura d'accord (2) ». Cette classe sur la colline sainte, ces

petites parisiennes, ces gammes maladroites sur les clavecins, ces religieuses hautaines et

moroses qui fuient le charmant tapage, cette douce vieille femme qui a vu, qui voit Dieu,

attentive et paisible au milieu de cette volière bruyante, le tableau qui certes se suffirait à

lui-même nous rappelle aussi, comme le dit la Mère de Blémur, que la vertu de Charlotte «

n'a point éclaté au point qu'elle méritait, (1) Abrégé..., pp. 127, 128.(2) Ib., pp. 221, 222.

484 étant héroïque et surnaturelle ». Inconnue, persécutée, oubliée, même de son vivant,

par celles dont elle faisait la gloire, une telle vie n'en est pas moins comme la fleur

suprême de la réforme bénédictine, fleur suprême, mais non pas unique, ainsi que nous le

verrons plus tard quand nous parlerons d'Elisabeth de Brème, d'Anne-Berthe de Béthune,

de Catherine de Bar et de quelques autres. 485 § 3. — Marguerite d'Arbouze. I Marie de

Beauvillier et Marguerite. — L'Abbesse idéale. — Son biographe Ferraige. — Caractère du

livre de Ferraige ; rapprochements constants entre Marguerite et les bénédictines

médiévales. — Ces rapprochements voulus et réalisés par la sainte elle-même. — Culte de

la tradition bénédictine. — La bibliothèque de Marguerite. — Extrême réserve sur la vie

mystique. — Le P. Binet. — Les couvents « où les directeurs abondent ». — Les trois

hommes dans Ferraige. — Ferraige et Claude Fleury. — Simplicité essentielle de notre

prose.II. Origine et enfance de Marguerite. — De Saint-Pierre de Lyon à Montmartre. — La

Ville-l'Evêque. — Jeune prestige de Marguerite. — Bataille de reines. — Marie de

Beauvillier sera vaincue. — Factieuse. —   En route pour le Val-de-Grèce. — Réforme

tambour battant. — Transfert de l'abbaye au faubourg Saint-Jacques.III. Amitié d’Anne

d'Autriche. — Les deux jours de la Reine. — Les ardélions. — L'état-major du mysticisme

parisien et le parloir du Val-de-Grâce. — Le grand directeur. — Marguerite, le P. Binet et

les jésuites. — « Esprit œcuménique ». — Omniscience. — « Douce envers elle-même.

»IV. Démission de Marguerite. — Elle supprime et l’inamovibilité et la quasi-hérédité de la

crosse abbatiale. — Fondation de la Charité-sur-Loire. — Les mystiques en voyage. — Les

larmes du départ. — Le cortège. — Les adieux de M. Fiant. — « La dévotion de ce voyage

». — Conférences mystiques. — Meliora sunt ubera tua vino. — « Le divin voyage ». — Les

fleurs dans le carrosse. — L' « Epoux blanc et rouge » et « la marguerite ». — Les derniers

mois. — Les dévotions nouvelles. — Dernier voyage. — Agonie de Ferraige ; « Il faut que

je la voie une autre fois mourir ». — « Comme jadis... Catherine de Sienne qui... mourut

d'amour ». — L'entêtement de Dom Mauvielle. —  « Oder Margaritae, » — Marie de

Burges. — Anne d'Autriche Richelieu et le Val-de Grâce. — « La martyre de la reine ». —

Le dôme. — Fin de l'histoire da Val-de-Grâce. I. Lorsque Anne d'Autriche venait au

Val-de-Grâce, comme elle faisait fréquemment, « l'Abbesse, la menait devant le

Saint-Sacrement — l'église actuelle n'était pas encore construite — au lieu où reposait le

corps de la Mère d'Arbouze, où la reine demeurait très longtemps en prière, 486 et disait

souvent : « Si elle m'obtient un enfant, je la ferai canoniser ». Ce joli mot de femme et de

reine, cette promesse qui, pour une raison ou pour une autre, n'eut pas son effet,

n'auraient étonné personne de ceux qui avaient approché Marguerite d'Arbouze, car tous la

regardaient comme une très grande sainte. Sainte, elle l'était certes, et si grande, si

parfaitement aimable, qu'en plaçant ici son portrait en face de celui de Marie de.

Beauvillier, j'ai peur d'évoquer entre les deux Abbesses une comparaison qui ne flatterait

pas cette dernière. Marie de Beauvillier nous intéresse au plus haut point, Marguerite

d'Arbouse nous émeut. Nous ne pouvons pas ne pas l'aimer. Elle est tout ensemble et

plus loin et plus près de nous. Réformatrice elle aussi, elle n'a pas déployé moins

d'énergie que l'autre et elle ne semble moins héroïque que parce qu'elle fut plus souple et

plus tendre. Elle a gagné tous les coeurs ; ses filles nous paraissent unies entre elles plus

intimement et plus simplement que 1es moniales de Montmartre. Elle est l'Abbesse idéale.

Il est vrai nous éprouvons quelque peine à prêter des couleurs modernes à sa vie et à son

oeuvre, mêlées pourtant d'une manière assez éclatante et souvent très pittoresque à

l'histoire générale de son temps. Effacez quelques noms propres, oubliez quelques dates,

et Marguerite paraîtra la contemporaine des grandes mystiques médiévales. Mais nous

tenons les causes, ou l'une des principales causes, de l'étrange recul que l'on impose

instinctivement à cette image de sainte. Marguerite d'Arbouze a été de son temps comme

tout le monde et elle le représente fort bien, mais elle a eu pour biographe une façon de

Joinville, naïf, suave et savant qui paralyse, bon gré mal gré, chez nous le sens historique

et qui nous impose les traits délicieusement archaïques sous lesquels il lui a plu de se

représenter son héroïne (1). (1) La vie admirable... de la B. Mère Marguerite d'Arbouze, par

M. Jacques Ferraige, Paris, 1628. 487 Jacques Ferraige ou Ferrage, « cozeranois » (fils du

Couserans), docteur en théologie, avait été le directeur ordinaire de .Marguerite d'Arbouze

et son collaborateur de tous les instants dans la réforme du Val-de-Grâce. Cela suffirait à

son éloge, car la sainte, plus clairvoyante que Marie de Beauvillier, n'a jamais donné sa

confiance qu'à des prêtres de premier ordre. Celui-ci ne vivait que pour elle et que d'elle,

suspendu aux lèvres de cette femme dont la science, d'ailleurs extraordinaire, le fascinait

presque autant que la vertu. Lorsqu'il n'était pas auprès d'elle, il la cherchait et,

naturellement, il la trouvait dans les livres, confrontant les gestes ou les propos de cette

sainte vivante avec l'histoire des saints d'autrefois et avec tout ce que les théologiens ont

écrit sur la sainteté. Pour prendre un exemple entre mille, Anne d'Autriche, nous dit-il, «

tout ainsi que le roi Clotaire avait autrefois très agréables les lettres et communications de

saint Columban, bénédictin, recevait en bonne part tout ce qui venait de notre Mère (1) ».

Le livre entier est composé de la sorte. L'auteur nous gagne insensiblement à cette

obsession charmante qui nous dépayse avec lui. Pour Ferraige du reste, si les divers

incidents de la vie de Marguerite se trouvent tour à tour préfigurés dans les diverses

notices du ménologe bénédictin, l'Abbesse du. Val-de-Grâce ressemble surtout et trait

pour trait à sainte Gertrude. Il ne se lasse. pas de les rapprocher et c'est à peine s'il les

distingue l'une de l'autre. Au cours d'une maladie qui avait failli emporter Marguerite, il

avait fait voeu, si elle guérissait, de traduire en français les oeuvres de sainte Gertrude.

Nous avons, grâce à Dieu, cette traduction, mais quand le bon Ferraige ne l'aurait pas

publiée, nous en trouverions. l'esprit, la fleur et le parfum dans sa vie admirable et .digne

d'une fidèle imitation de (1) Ferraige, op. cit., I. p. 233. L'ouvrage est bizarrement paginé. Il

est divisé en 5 livres qui ont chacun leur pagination particulière, à l'exception du livre I et II

dont les pages se suivent dei à 716. 488 la bienheureuse Mère Marguerite d'Arbouze, dite

de sainte Gertrude, dédiée à Sa Majesté.En instituant ces parallèles infinis, le bon Ferraige

ne s'abandonnait pas seulement à une fantaisie d'érudit et au désir qu'il avait d'exalter la

perle du Val-de-Grâce. Le développement personnel de Marguerite elle-même lui suggérait

et lui commandait ce doux travail. Celle-ci en effet, dès qu'elle eut pris conscience de sa

mission réformatrice, n'avait rien eu de plus à coeur que de s'assimiler l'histoire bénédictine

ainsi que l'antiquité chrétienne, dans laquelle elle voyait, et fort justement, la pure source

de l'esprit de saint Benoît. Que le lecteur veuille bien donner toute son attention à cet effort

conscient et tenace qui nous montre la jeune moniale sur le même plan de pensée, qu'un

Bossuet ou qu'un Newman.Presque tous les mystiques dont nous racontons l'histoire se

rattachent directement et plus ou moins exclusivement aux maîtres spirituels de la

Contre-réforme, à saint Ignace, à sainte Thérèse, à saint Jean de la Croix et aux autres ;

chose toute naturelle d'ailleurs puisqu'ils appartiennent, comme membres ou comme

disciples, aux Congrégations nouvelles. Certes le passé chrétien leur est cher à tous.

Plusieurs le possèdent à fond, la Contre-réforme ayant aussi ressuscité l'histoire

ecclésiastique et les études patristiques, mais enfin l'inspiration commune et principale de

nos mystiques date de moins loin. Rien d'abord n'aurait annoncé chez Marguerite

d'Arbouze le désir de prendre une orientation différente. Elle avait appris l'espagnol et

l'italien, pour lire dans le texte les mystiques de ces deux langues. Elle devait beaucoup

aux jésuites, au P. Jacquinot entre autres. Elle avait même convoité le Carmel, où elle

serait entrée certainement, si la porte n'en eût pas été fermée aux professes d'un autre

Ordre. Sa dévotion pour sainte Thérèse allait si loin que plusieurs l'ont prise pour une

carmélite déguisée. C'est enfin par devoir et au prix d'un travail persévérant que,

bénédictine un peu malgré elle, Marguerite 489 a voulu le devenir pour de bon, se moulant

de toutes ses forces sur l'esprit bénédictin dont elle devint peu à peu l'image parfaite. Non

pas qu'elle ait rompu sottement avec les traditions du mysticisme moderne qui lui avaient

été si profitables. Nous savons au contraire qu'elle leur resta fidèle jusqu'au bout et

notamment aux Exercices de saint Ignace qu'elle suivait pour elle-même et qu'elle imposait

à ses filles; mais du jour où la règle de saint Benoît devint son idéal suprême, elle se mit

assidûment à reprendre les traces des vieux maîtres et elle profita si bien à leur école que

sa propre histoire ressemble à une chronique du moyen âge. Sa pensée et sa prière se

soudent directement, si l'on peut dire, à la pensée, à la prière des grandes Abbesses

d'autrefois.Tout ceci est à mon avis d'une telle importance, que je dois citer presque en son

entier le beau chapitre de Ferraige sur la science et les lectures pieuses de Marguerite

d'Arbouze. C'est un peu long, car dès qu'il met le pied dans la cité des livres, Ferraige n'en

peut plus sortir. « La science, dit-il, non acquise par l'étude, mais infuse par l'inspiration de

Dieu en notre bienheureuse Mère qui n'avait jamais étudié, — il est docteur, il veut dire

qu'elle n'avait pas pris ses grades — orna si bien son esprit qui était beau et excellent,

qu'elle expliquait depuis quelques années, entendait et comprenait toutes sortes de livres

en latin. Il me semble que ce fut après la sainte Pentecôte, ou dans l'octave, qu'elle eut ce

don... Le R. P. Dom Eustache (Asseline), digne Visiteur du Val-de-Grâce, voyant ce don en

cette sienne fille qui faisait quelque doute de lire les Pères, tant elle était humble, et avait

peur, disait-elle, de la vanité, lui enjoint de les lire... Sur tous les bons livres elle lisait et

admirait... le Docteur angélique, saint Thomas et disait qu'elle s'étonnait que tous les

théologiens n'étaient pas tous saints, vu que saint Thomas leur avait préparé des sujets de

méditation si riches, sublimes et relevés, s'il en 490 fut jamais... Aux Avents et Carêmes,

d'ordinaire elle donnait des sujets de méditation à ses filles, conformes au temps. Pour

l'Avent, la troisième partie de la Somme de saint Thomas lui en fournissait de très riches et

son esprit agençait si bien toutes choses que les filles l'admiraient et s'animaient à la

poursuite de la perfection... O Dieu éternel, elle embellissait tout ceci d'une multitude de

riches pensées que son esprit fécond lui fournissait! Plût à Dieu qu'on les eût toutes

écrites… Pour le Carême, la fin de la même partie de la dite Somme lui en fournissait les

sujets, avec les sublimes pensées mystiques qu'elle prenait des oeuvres de saint Augustin

et surtout des traités sur saint Jean, tome neuvième. Elle se servait de saint Denis

aréopagite, de saint Bernard et de saint Chrysologue et des homélies d'Origène sur

l'évangile de sainte Madeleine et sur les Cantiques. Et pour réformer ses moeurs et de

celles qui lui étaient commises, elle lisait saint Grégoire le Grand, saint Bonaventure,

Blosius, Decrianus, Harphius et Jean Gessen de l'Imitation de Jésus-Christ. Mais surtout,

elle lisait la Sainte Écriture, le Vieux et Nouveau Testament, et à grand'peine l'eut-on

trouvée même par la maison, comme une autre sainte Cécile, sans un Nouveau Testament

sur elle et sa règle. Car, aux parloirs, quand on lui faisait de longs discours, elle lisait ou

filait ou cousait et quand elle n'avait sa quenouille ou sa couture, elle avait toujours

quelque livre de la Sainte Écriture qu'elle lisait, et néanmoins écoutait et répondait à celui

qui lui parlait. Il y avait quelques passages en saint Denis que je n'entendais pas bien et

en saint Augustin. Je lui demandais comme elle les entendait. Elle les expliquait, dès la

première vue, fort intelligiblement. Car elle avait les paroles nettes, la conception pure, et

comprenait promptement; ce qui ne provenait. point de son étude, ni de l'excellence de son

esprit, quoique riche, mais du don de Dieu, comme jadis une sainte Gertrude, une sainte

Mathilder sainte Hildegarde et un grand 491 nombre de saintes filles de l'Ordre sacré de

saint Benoît qui ont eu de Dieu le don de science infuse, comme aussi Uvalric, Abbé, qui

de berger fut savant et religieux bénédictin. Un homme de piété et de savoir me dit, ce que

j'ai expérimenté, que son discours et sa science étaient plus fructueux aux hommes

savants qu'aux filles, quoique utiles à tous (1). »La vie intérieure de Marguerite d'Arbouze

ne se bornait sûrement pas à la dévotion traditionnelle, érudite et laborieuse que nous

décrit cette page et qu'on ne saurait appeler mystique au sens propre de ce mot. Chez

elle, comme chez tant d'autres, les spéculations dogmatiques et pieuses préludaient

souvent à une oraison moins intellectuelle et plus dépouillée, sur laquelle le docteur

Ferraige, qui se fait une telle idée de la science, a trop négligé de nous renseigner. Elle se

montrait néanmoins en ces hautes matières d'une réserve qui touchait presqu'à la défiance

et qui l'isole aussi quelque peu parmi ses contemporains. « Sa dévotion, nous dit assez

malicieusement le P. Binet, était grandement solide... Point d'affectation forcée, point de

parades, de paroles relevées, point de discours qui montrât qu'elle fût fort éminente et

illuminée. En vérité, je crois qu'elle faisait en effet ce que les autres disent et que ses

actions de dévotion avaient en substance ce que disent les autres et comme je veux croire

qu'elles le font aussi. Je sais bien qu'elle fuyait bien fort de venir ès discours de spiritualité

transcendante, craignant fort qu'en montant si haut, on ne prit trop d'air, de vents et de

vanité secrète. Je me souviens d'un discours qu'elle me fit un jour, en grande confiance,

de ce sujet, mais je ne crois pas qu'il soit expédient de le coucher ici. Sa franchise

blesserait possible l'imagination de quelques-uns qui croiraient volontiers que le paquet

s'adresserait à eux et cela ne doit pas se faire (2). » (1) Ferraige, op. cit., I, pp, 6o8-615.(2)

Ib..., I, pp. 523, 524. 492 Le P. Binet était de ces personnages, comme il y en a eu tant

dans l'histoire de la pensée chrétienne, dont l'ironie, à force de s'en prendre aux illuminés

et aux charlatans de dévotion, éclabousse les saints authentiques. Mystique elle aussi,

puisque aussi bien et du propre aveu de Binet, « elle faisait elle-même ce que les autres

disent », Marguerite d'Arbouze aurait sans doute pensé qu'en la faisant parler de la sorte,

le P. Binet la tirait à soi plus que de raison. Le témoignage mérite pourtant d'être retenu.

Nous savons du reste, et nous y reviendrons longuement, que cette critique visait des abus

très réels et qui devaient provoquer plus tard une réaction violente. Je n'entends pas dire

par là que Madeleine de Saint-Joseph, que Bernières, ou que personne de nos amis ait

jamais appprouvé les parades et les hâbleries soi-disant mystiques. Mais quelques-uns,

même des très grands et, à plus forte raison, des petits, ont souvent manqué de prudence

et peut-être de modestie. On a trop parlé. On a trop écrit. On a encouragé trop de

candidats à la vie sublime. Sage d'une sagesse tant de fois séculaire, l'Abbesse du

Val-de-Grâce qui relisait la Somme de saint Thomas entre deux extases, a vu et jugé le

péril comme aurait fait le pape saint Grégoire. C'est ainsi encore qu'elle a voulu modérer

chez ses filles ce goût de la direction qui menaçait alors de tourner à la manie. Elle se

serait fait scrupule de gêner les âmes, mais « elle ne pouvait souffrir, dit un de ses

historiens, Claude Fleury, que l'on tirât un religieux de son oraison, de son étude, de son

silence, pour satisfaire à la curiosité d'une fille qui, de son côté, perd les heures des

observances régulières et qui, pour parler plus souvent à son directeur, ne devient ni plus

exacte à sa règle, ni plus charitable ou plus complaisante envers ses soeurs. « J'aimerais

mieux, disait-elle, que ces filles fussent bien endormies, car celles qui en disent tant ne

s'amendent guère. Au couvent où abondent les directeurs, il y a d'ordinaire beaucoup de

science, peu 493 d'observance (1).» Tout cela est bel et bon, mais ici encore ne nous

hâtons pas d'applaudir. De tels principes ne sont inoffensifs que lorsque la supérieure qui

s'en inspire a l'esprit large et le grand coeur de Marguerite d'Arbouze. Abus pour abus, le

système de la porte fermée à tout directeur extraordinaire paraît beaucoup plus funeste

que l'autre. Sainte Thérèse du moins l'estimait ainsi, et, sans la porte ouverte, nos abbayes

n'auraient jamais été réformées. Mais ces réflexions ne sont pas de notre sujet et puisque

nous entrevoyons maintenant la réformatrice du Val-de-Grâce dans son originalité

légèrement archaïque, disons son histoire, ou plutôt laissons-la dire au plus candide, au

plus dévot de ses fidèles, à Jacques Ferraige.Le livre de celui-ci contient plus de 1200

pages qui ne sont pas toutes lisibles. Il y a là, dans un pèle-mêle exaspérant, trois

éléments de valeur inégale : la chronique à la Joinville qui est un collier de perles ; les

Mémoires que Ferraige avait demandés aux autres amis de Marguerite et qui ont souvent

du prix; enfin un immense fatras de constructions théologiques, de réflexions et

d'effusions, uniformément intolérables. Dès que le docteur parle de son crû, on voudrait le

bâillonner, mais quand il raconte et interprète à la bonne ce qu'il a vu et entendu, il est si

parfait que nul homme de coeur et de goût n'essaiera jamais d'écrire à nouveau l'histoire

de Marguerite d'Arbouze. On peut, on Soit brûler huit ou neuf cents pages de Ferraige,

ajouter lux autres les indications et les précisions historiques dont le bonhomme n'avait

aucun souci, mais, pour la chronique elle-même, on ne fera jamais mieux. C'est ce qu'a

très bien compris le grand historien Claude Fleury, cet homme sage , disert, charmant qui

eut pour amis Fénelon et Bossuet et qui, vers 1684, fut chargé par les religieuses du

Val-de-Grâce de publier sur Marguerite d'Arbouze un livre moins gothique, moins long et

plus conforme à la (1) La vie de la V. M. Marguerite d'Arbouze..., par M. Claude Fleury,

Paris, 1685, pp. 91, 92. 494 mode de ce temps-là. Le livre de Fleury est une façon de

chef-d'oeuvre et la comparaison des deux auteurs qui ont abordé le même sujet à

cinquante ans d'intervalle, prêterait, soit au point de vue littéraire, soit au point de vue

moral et religieux, à des remarques fort savoureuses. De Ferraige, Fleury a gardé l'exquis,

tout l'exquis, à peine allégé et modernisé ça et là. Je ne l'ai pris en défaut que sur le

chapitre de certains miracles, un peu trop ingénus sans doute pour les contemporains de

Richard Simon. Le plus souvent, il cite, sans y rien changer, les textes qu'il a retenus.

Dans ce cas, les soudures seules, toujours très rapides, lui appartiennent. Lorsque le

caractère impersonnel qu'il a cru devoir prendre l'empêche de reproduire intégralement les

confidences de Ferraige, il les transpose sur le mode indirect, mais il en conserve presque

tous les mots. Les curieux ne seront sans doute pas fâchés de surprendre cet habile

ouvrier dans le secret de son travail. L'exemple d'ailleurs est assez piquant. Il s'agit d'un

demi-miracle de Marguerite.  FERRAIGE Plusieurs malades de laville venaient au couvent

etme pressaient que je la priassede leur donner la bénédiction,quand elle était à l'Eglise.Je

lui en parlai, cela la fâcha,ne voulant point d'éclat. Jelui commandai de la donnerdeux fois.

L'un malade s'entrouva bien ; l'autre, je nel'ai jamais plus vu (I, 427-428).

CLAUDE FLEURY Plusieurs malades de laville venaient à l'abbaye etpriaient M. Ferraige

d'obligerla Mère d'Arbouze à leurdonner sa bénédiction, quandelle serait à l'Eglise. Il lui

enparla. Cette proposition lafâcha car elle ne voulait pointd'éclat : toutefois il usa deson

autorité et lui commandapar deux fois de donner sabénédiction. Un malade s'entrouva

bien, et pour l'autre,on n'en a pas su de nouvelles(229-230). Le mot de la fin, si joli dans

les deux leçons, l'est davantage dans la première. Au demeurant, ici et là, c'est le 495

même rythme et il y a plaisir à avoir un maître comme Claude Fleury, sensible aux beautés

d'un écrivain si rustique. Il permet à ce bon Ferraige et à Marguerite d'Arbouze d'écrire à

leur guise et il se garde bien de leur donner des leçons de style. C'est ainsi qu'il trouve

dans telles lettres de Marguerite à une Abbesse dont elle avait à se plaindre, «un mélange

d'amour et de respect qui fait un effet agréable ». «  On y voit, dit-il, une confiance de

bonne amie qui ouvre son coeur... Toutes ces lettres en général ont un caractère d'amour

et de tendresse qui ne se peut représenter. Ce n'est point l'esprit qui parle, c'est le coeur.

Ainsi parlait sainte Thérèse, ainsi, à proportion, parlaient les Apôtres et surtout saint Paul.

Dans ce genre de style il ne faut chercher ni méthode étudiée, ni construction exacte : la

charité ne s'assujettit pas à ces règles. (1) » Il goûtait « à proportion » le même caractère

dans le livre de Ferraige, et il était lui-même assez grand artiste pour se façonner sur cet

humble et touchant modèle. Même lorsqu'il complète Ferraige, il écrit encore comme lui et

ne va pas coudre à la bure du chroniqueur la pourpre académique du siècle de Louis XIV.

Rare exemple, et sur lequel je me serais moins arrêté, si le style Fleury-Ferraige ne nous

aidait, pour ainsi dire, à toucher du doigt la souplesse native, la simplicité essentielle de

notre prose. Ce livre qui nous fait penser, non pas tour à tour, mais en Même temps, à

Joinville, à Fontenelle, à Voltaire et même à Anatole France, est d'un grave ecclésiastique

qui écrivait à l'apogée littéraire du grand siècle. L'esprit change, hélas ! de Joinville à

Voltaire, mais la prose change à peine. « Un malade s'en trouva bien. L'autre, je ne l'ai

jamais plus vu », ou bien, a l'autre, on n'en a pas su de nouvelles », Si je ne m'abuse,

l'auteur de Candide écrivait ainsi. Ce n'est pas l'écriture artiste de la Bruyère et de nos

contemporains, c'est quelque chose de plus (1) Fleury, op. cit., p. 214-216. 496 exquis

peut-être. Mais quoi qu'il en soit de cette digression trop profane, il va sans dire que, dans

les pages qui vont suivre, je citerai plus souvent et plus longuement Ferraige que Claude

Fleury. Celui-ci pourtant nous est indispensable pour tout ce qui se rapporte aux relations

parfois très tendues entre Marguerite d'Arbouze et l'Abbesse de Montmartre. Marie de

Beauvillier vivait encore lorsque parut le livre de Ferraige qui du reste n'était pas homme à

mentionner de tels incidents.II. « Ceux qui sont frappés d'admiration à la vue des bâtiments

du Val-de-Grâce, — ainsi commence Claude Fleury — se contentent pour l'ordinaire

d'apprendre que c'est un effet de la piété et de la magnificence de la reine Anne d'Autriche

et ne s'informent guère des raisons qui ont porté cette princesse à choisir ce monastère

entre tant d'autres pour l'honorer de son affection et y en laisser des marques si

éclatantes. Cependant ces motifs sont plus nobles que l'ouvrage même et il est plus beau

à cette grande reine d'avoir aimé une maison religieuse, à cause de la parfaite régularité

qui s'y observe, que de l'avoir ornée de superbes édifices. Ce fut la Mère d'Arbouze qui y

attira la bienveillance de la reine et y établit l'observance régulière (1). »« Marguerite

d'Arbouze naquit en Auvergne, au château de Villemont, le 15 d'août 1580. Son père était

Gilbert de Veni d'Arbouze, sa mère, Jeanne de Pinac, fille d'un lieu-tenant du roi en

Bourgogne ; son aïeule maternelle Perronnelle de Marillac, cousine germaine » du futur

Garde des sceaux. Il n'est pas inutile d'ajouter que Marguerite aima toujours beaucoup son

nom de perle et de fleur. Sa piété trouvait aussi de suaves concordances entre le nom de

son père et de beaux textes bibliques. De Veni d'Arbouze ; Veni columba mea.En 1589, on

la mit à l'abbaye de Saint-Pierre de Lyon (1) Fleury, op. cit., pp. 1, 7. 497 où elle fit

profession, dix ans plus tard, et où elle eut, pour Abbesse, la propre soeur de la

réformatrice de Montmartre, Françoise de Beauvillier. Quoique d'une observance mitigée,

Saint-Pierre était une maison fort respectable. On devait y connaître les récentes

prouesses de Marie de Beauvillier. Marguerite soupira bientôt pour une règle plus sainte.

Professe bénédictine et de ce chef ne pouvant entrer ni chez les clarisses ni chez les

carmélites, comme elle l'aurait voulu, elle obtint non sans peine, et grâce surtout à

l'intervention des jésuites, qu'on lui permit de passer de Saint-Pierre à Montmartre, où elle

redevint simple novice en 1611, à l'âge de trente et un ans. La vie régulière lui fut facile. u Il

n'y eut, raconte Fleury, que son habit qu'elle eut grand'peine à quitter. Il était noir et plus

modeste que celui de Montmartre, où l'on portait alors un habit blanc avec le surplis

comme celui des chanoinesses. Monsieur de Marillac, après lui en avoir parlé plusieurs

fois, lui dit un jour : Eh bien, ma cousine, vous n'avez pas encore demandé l'habit. Elle se

mit à pleurer et lui marqua la répugnance qu'elle avait. — Oh bien! dit-il, je vous prie, allez

le demander à cette heure. Elle le fit et reçut cet habit avec une grande humilité. Mais au

bout de cinq ou six mois, l'Abbesse et toute la communauté se résolurent à prendre l'habit

noir réformé. Ainsi elle eut la consolation de faire en habit noir nouveaux voeux et même de

voir que celui qu'elle avait apporté de Lyon avait servi de modèle pour faire les autres (1).

»En 1613, la princesse de Longueville et sa soeur d'Estouteville ayant fondé à la

Ville-l'Évêque, près du faubourg Saint-Honoré, le prieuré de Notre-Dame-de-Grâce,

l'offrirent à Marie de Beauvillier qui vint s'y fixer pour quelque temps avec une petite colonie

de Montmartre. L'Abbesse avait avec elle la Mère Marguerite dont elle faisait sans doute

assez de cas puisqu'elle la nomma (1) Fleury, pp. 12, 13. 498 maîtresse des novices dans

la nouvelle maison et puisqu'elle l'établit prieure, lorsque, après quelques mois, elle-même

dut quitter la Ville-l'Évêque pour un long voyage (printemps 1614).C'est toujours la même

histoire, mais qui m'étonne de plus belle, à chaque fois qu'elle recommence. Cette prieure

inconnue qui arrive de l'Auvergne et de Lyon, au bout de très peu de temps, reçoit la visite

des plus grandes dames qui l'ont déjà prise en affection. « Madame de Sevry qui avait été

gouvernante de Mlle de Mercoeur, Françoise de Lorraine, et qui était devenue sa dame

d'honneur, depuis qu'elle eut épousé le duc de Vendôme... menait souvent Mlle de

Vendôme voir la Mère d'Arbouze... (que) Mlle de Vendôme goûta tellement qu'elle y attira

la jeune reine, Anne d'Autriche et les filles de France, Madame Elisabeth, depuis reine

d'Espagne, Madame Henriette, depuis reine d'Angleterre et Madame Christine, depuis

duchesse de Savoie (1). » Mme de Maignelais y venait aussi et voilà déjà bien des

influences qui se mettront, le moment venu, au service de Marguerite d'Arbouze.Lorsque,

au bout de six mois, Marie de Beauvillier revint à la Ville-l'Évêque, elle trouva toutes ces

amitiés en mouvement et la jeune gloire de Marguerite en plein essor. Quoique sainte, elle

était femme. Elle n'eut pas l'héroïsme de se réjouir d'un progrès si imprévu. Tout lui parut

de travers. Les constructions, commencées par elle sur un plan modeste, avaient poussé

trop vite pendant son absence, grâce aux dons princiers qui avaient plu sur le prieuré, et

qui plus est, elles étaient trop magnifiques. L'Abbesse arrêta net ce beau zèle. Sa visite

faite, lorsqu'elle remonta vers Montmartre, ni son coeur, ni son esprit n'étaient plus les

mêmes à l'endroit de Marguerite. Entre ces deux natures si diverses mais également

fermes et personnelles, un conflit (1) Fleury, op. cit., p. 2o. 499 ne peut manquer d'éclater

bientôt. Bataille de reines, où la plus raide sera vaincue.De nouvelles difficultés surgirent

peu après, dans lesquelles Marie de Beauvillier fit assez noble figure. a Il y avait longtemps

que la Mère d'Arbouze désirait ardemment d'observer la règle à la rigueur et plus

parfaitement qu'elle ne se pratiquait à Montmartre, où il y avait encore quelque mitigation et

plusieurs grands personnages l'y excitaient (Marillac peut-être et sûrement les bénédictins

nouvellement réformés). Comme le prieuré de la Ville-Levesque était composé de peu de

religieuses, et qu'elle leur avait gagné le coeur, elle les fit aisément entrer dans ses

sentiments. Elles présentèrent à l'Abbesse pour cet effet une adresse signée de toutes. »

Après une résistance plus que naturelle, « l'Abbesse se rendit et entérina la requête » (1).

La mère et la maîtresse de toutes les réformatrices reconnaissait ainsi publiquement les

imperfections de son oeuvre propre qui lui avait valu tant de gloire. Que le souvenir d'une

telle générosité nous rappelle à l’indulgence et à la justice, si quelque jour les procédés de

Marie de Beauvillier avec celle qu'elle semblera considérer comme une rivale, menaçaient

de nous aigrir.Cependant le prestige de Marguerite grandissait toujours. Une de ses filles

— celle qui ne manque jamais pour ces sortes de besognes — tenait l'Abbesse au courant

et lui faisait croire que Marguerite préparait un coup d'état, c'est-à-dire, « voulait tirer le

prieuré de la sujétion de Montmartre et se rendre indépendante... Un religieux que

l'Abbesse consultait, fomenta puissamment les soupçons, et le bâtiment, qui avait été si

fort hâté pendant son absence, lui tenait toujours au coeur ». Fut-ce avant, fut-ce après la

formation de ces nouveaux nuages, je ne sais, mais il est vrai que Marguerite, justement

inquiète et d'ailleurs soutenue en tout ceci par un des confesseurs (1) Fleury, op. cit., pp.

24-25. 5oo de la Cour, le Père Suffren, « souhaitait ardemment de ne point sortir de la

Ville-Lévesque. On le voit par une lettre qu'elle écrivit au cardinal de Retz, évêque de Paris,

où elle lui déclare franchement l'appréhension terrible qu'elle avait de retourner à

Montmartre ». Quoiqu'on puisse penser de cette requête qui donne tant à réfléchir, ce

n'était pas là un commencement de révolte et la suite le montra bien. Retz intervint dans le

sens qu'on avait voulu, mais l'Abbesse n'ouvrit à dessein la lettre du cardinal qu'après avoir

procédé en personne à l'enlèvement de Marguerite. Ce mot d'enlèvement n'est pas de mon

crû. L'Abbesse, dit Claude Fleury, résolut « de l'enlever promptement... et de la déposer

comme factieuse ». Ceci se passait en 1617 (1). « La Mère d'Arbouze ayant été ramenée à

Montmartre, y fut tenue fort resserrée. C'était une espèce d'excommunication — Fleury n'a

décidément pas peur des mots. — Tout commerce lui était interdit avec les personnes du

dehors et on ne permettait guère aux religieuses mêmes de lui parler. L'Abbesse de

Montmartre agissait en cela conformément à ses préventions, la croyant factieuse et

entreprenante, mais elle ne pouvait empêcher la jeune reine et les filles de France d'entrer

dans le monastère pour la voir, et ainsi les dames, ses amies, se servaient de cet artifice et

persuadaient souvent aux princesses d'aller à Montmartre pour y entrer avec elles... Quand

ces dames ne pouvaient la voir, elles envoyaient du moins leurs pages, savoir l'état de sa

santé et comment elle était assistée, à quoi elle répondait toujours qu'elle ne manquait de

rien (2). » L'histoire de Marguerite d'Arbouze est ainsi vouée au pittoresque, depuis ce

parloir visité par les pages de la reine jusqu'à la coupole du Val-de-grâce qui abritera sa

tombe. (1) Vive ou morte, Marguerite d'Arbouze aura toujours le dernier mot sur Marie de

Beauvillier. Trente ans plus tard, en 1647, et après vingt conflits de même espèce,

l'Abbesse de Montmartre devra consentir enfin à la pleine indépendance du prieuré.(2)

Fleury, op. cit., pp. 28-31. 501 Cette vie dura près d'un art et Marguerite apprit à ses

dépens tout ce que peut une Abbesse, même droite et pieuse, pour faire souffrir ses

sujets. On l'éprouva de toutes les manières et on lui fit payer cher ces royales visites qu'on

ne pouvait pas interdire. « Dans une grande maladie qui lui survint, (l'Abbesse) voulut que

la Mère d'Arbouze la servît nuit et jour, sans lui donner aucun repos, de sorte qu'elle fut

quinze jours ou trois semaines sans se déshabiller. Cependant que la Mère d'Arbouze était

ainsi traitée à Montmartre, la reine désirait avec ardeur de lui donner une abbaye, ne

voyant point de meilleur moyen pour la tirer d'oppression. Elle disait souvent à M. de

Villesavin de lui en trouver une, et il lui dit en riant qu'à moins de tuer quelque Abbesse, il

fallait attendre une vacance. Enfin on eut avis que l'abbaye du Val-de-Grâce vaquait, à la

fin du mois d'octobre 1618. » Toutes les négociations, ordinairement difficultueuses,

qu'entraînaient ces promotions, furent menées d'une vive allure et elle fut nommée

Abbesse du Val-de-Grâce, dans le courant de janvier 161g. Marie de Beauvillier, qui avait

fait si longtemps échec à la reine, fut très curieusement « surprise de cette nouvelle, mais

avec dépit et indignation, et cette fâcheuse disposition obligea la mère d'Arbouze à sortir

de Montmartre le plus tôt qu'il lui fut possible et même avant que d'avoir reçu ses bulles »

(1). Elle partit donc le 3o janvier et se réfugia, pour attendre ses bulles et mettre ordre à

ses affaires, chez les Augustines Pénitentes que gouvernait alors une autre fille de

Montmartre, Marie Alvequin, dont nous avons déjà parlé.Les bulles venues, Charles Miron,

évêque d'Angers, lui donna la bénédiction abbatiale, dans la chapelle des carmélites, le 21

mars 1619. La reine était de la fête et le surlendemain elle prit la nouvelle Abbesse dans

son carrosse, pour la conduire au Val-de-Grâce qui était à trois (1) Fleury, op. cit., pp.

33-42. 502 lieues de Paris, dans la vallée de la Bièvre. Pendant le voyage, Anne d'Autriche

« prit plaisir à lui faire peur du roi qui le même jour chassait en ces quartiers-là. Sitôt que la

reine entendait le moindre bruit, elle disait à la Mère d'Arbouze : Voilà le roi qui approche.

L'Abbesse qui savait bien qu'il faudrait lever son voile devant le roi, prenait l'alarme

sérieusement... « Mon Dieu, Madame, que deviendrai je ? » Elle n'en eut que la peur » (1).

En arrivant à l'abbaye, elles trouvèrent les religieuses dans un appareil extravagant. Le

soupçon de robe bénédictine qu'elles portaient sous des rochets de dentelles laissait

paraître des jupes fastueuses. Elles s'étaient chaussées et coiffées à la mondaine, du

mieux qu'elles avaient pu. La reine et ses dames, l'Abbesse et les robes noires qui l'avaient

suivie au Val-de-Grâce, passèrent cette étrange revue. Le soir même, on commença la

réforme.En effet, la reine partie, Marguerite harangua ces pauvres filles. Elle ne venait pas

les faire saintes de force et elle n'exigerait d'elles que l'essentiel de leurs devoirs. Pour le

reste, qu'elles se couchent, se lèvent et parlent aux heures qu'elles voudront, qu'elles

mangent à leur guise, on ne les gênera point, pourvu qu'en retour elles s'engagent à ne

pas contrarier la réforme à laquelle on les invitait du reste et qui serait imposée à toutes les

nouvelles recrues. Là-dessus, les anciennes « la conduisirent en une chambre qu'elles

avaient tapissée, bien garnie de lits couverts de soie et de broderie, de tables avec des

tapis de damas, de chaises bien couvertes ». C'était l'appartement de l'Abbesse. Sans plus

attendre, Marguerite, «demanda une échelle et avec les Soeurs qu'elle avait emmenées,

détendit toute la tapisserie, défit les lits, tira les chaises, les tables et les tapis, pliant le tout

pour le service de l'Eglise... La prieure ancienne qui était là, regardant la ruine et les débris

de la vanité, dit à notre bonne bière : cela durera-t-il (1) Fleury, op. cit., p. 43. 503

longtemps ? et elle lui répondit tant que nous serons bonnes bénédictines» (1). Résistance

des anciennes, patience victorieuse  de l'Abbesse, le reste s'imagine aisément. Qu'il me

suffise de dire que l'abbaye du Val-de-Grâce était déjà devenue exemplaire lorsque deux

ans après, pour diverses raisons, l'on décida de la transférer dans un faubourg de

Paris.D'abord la reine aurait voulu que cette translation se fit au faubourg Saint-Honoré, à

cause du voisinage du Louvre. Mais ce ne fut pas possible. On dut se contenter de la

maison du faubourg Saint-Jacques, où le P. de Bérulle avait réuni les premiers oratoriens

et qui se trouvait presque en face des carmélites.« Cette maison... se nommait

anciennement le fief de Valois, autrement le Petit-Bourbon, parce qu'elle -appartenait aux

princes de cette famille. Après la disgrâce et la mort du connétable Charles de Bourbon,...

Louise de Savoie obtint permission du roi François  Ier, son fils, d'aliéner de cette

succession confisquée, jusqu'à la valeur de 12 000 livres de rente et elle fit don à Jean

Chapelain, son médecin, de cette -maison du Petit-Bourbon, avec ses dépendances, en

l'année 1528. Cet héritage demeura toujours depuis aux descendants de ce médecin. En

1611, le P. de Bérulle la loua... et les Pères de l'Oratoire y logèrent quatre ans — (au bout

desquels ils émigrèrent à la rue Saint-Honoré) — et enfin cette maison du Petit-Bourbon

avec ses dépendances, fut achetée au nom de l'abbaye du Val-de-Grâce, le 7  de mai

1621. Le prix fut de 36000 livres que la reine fit donner pour cet effet, en se rendant

fondatrice du monastère et le roi leur fit don des droits seigneuriaux (2). » Le vieux donjon

n'était du reste pas fait pour une communauté religieuse. On le remplaça peu à peu par

des constructions nouvelles dont la reine posa la première pierre en 1624. Ces

constructions elles-mêmes dont (1) Fleury, op. cit., pp. 107.(2) Ib., pp. 109, 110. 5o4

Marguerite d'Arbouze ne vit pas l'achèvement devaient, comme on le sait, faire place à

l'église et à la maison plus grandiose qui existent encore aujourd'hui et qui furent

inaugurées en mars 1665, quelques mois avant la mort de la reine-mère, si longuement et

pieusement fidèle au souvenir de Marguerite d'Arbouze.III. Lorsqu'elle prit possession de

cette demeure nouvelle, Marguerite n'avait plus que cinq ans à vivre et il est très

remarquable qu'en si peu d'espace elle ait pu mériter à un tel degré la vénération de la

France catholique. Marie de Beauvillier, Abbesse pendant un demi-siècle, n'a pas eu plus

de prestige, au moins sur les parisiens et on l'oublia plus vite. Il faut bien en effet que

l'étoile de cette dernière ait baissé dès avant la fin du siècle, pour que Fleury ait osé parler

d'elle avec la singulière liberté dont nous avons apporté des preuves presque troublantes.

Je n'ai pas besoin de dire que l'amitié de la reine pour Marguerite montra le chemin du

Val-de-Grâce à une foule d'admirateurs que n'aurait pas mis en mouvement la seule

sainteté d'une religieuse. Anne d'Autriche « y venait souvent, c'est-à-dire ordinairement

deux jours en la semaine. Le vendredi en était un et ce jour-là, elle dînait au réfectoire avec

les religieuses qui faisaient en sa présence les pénitences et les humiliations que l'on

pratique dans les monastères. Quand elles devaient baiser les pieds, car c'est une de ces

pratiques, elles commençaient par baiser les pieds de la reine que la Mère d'Arbouze avait

accoutumée à le souffrir. Aux grandes fêtes, elle couchait plusieurs jours au Val-de-Grâce,

pour se mieux disposer à faire ses dévotions et s'entretenir de Dieu avec la Mère

d'Arbouze, et elle y faisait ses dévotions toutes les fêtes de Notre-Dame ; et la veille de

Noël, elle mettait de ses propres mains dans la crèche l'image de l'enfant Jésus » (1). II ne

paraît pas du reste que la vie régulière ait (1) Fleury, op. cit., pp. 143, 144 . 5o5 été

bouleversée le moins du monde par ces royales visites que leur fréquence même rendait

moins divertissantes. Experte dans l'art de commander, l'Abbesse avait donné à ses filles

le pli voulu pour cela, et comme elle n'avait pas moins de savoir-vivre que d'indépendance,

elle résistait dextrement aux pressions importunes que la Cour tenta plusieurs fois sur elle,

si du moins j'ai su bien lire entre les lignes de nos prudentes chroniques. Derrière la reine,

nous prenons sur le fait, dans le parloir du Val-de-Grâce, un des travers les plus

déplaisants de cette époque. Ferraige y fait plus d'une allusion presque transparente, et

de son côté le P. Binet. La piété étant à la mode, il y avait alors quantité de gens qui

tablaient sur elle, soit pour se mettre en évidence, soit pour donner vent à leur chaleur

naturelle. Ce n'étaient pas précisément des tartufes, mais des ardélions ou des agités,

religieux, prêtres ou même laïques. L'espèce n'en est pas éteinte. Mais aujourd'hui les

choses de l'intérieur les occupent moins. Sous Louis XIII, ils donnaient l'assaut aux

couvents, harcelant de leurs conseils les saints en vue et surtout les saintes. Dès qu'ils

entendaient parler d'une réforme commençante, ils accouraient comme à une proie,

trouvant ce point de règle trop doux et cet autre trop sévère. Sur l'impressionnante nouvelle

que l'Abbesse du Val-de-Grâce imposait deux heures de méditation à ses filles, ils étaient

venus la relancer jusque dans les marais de la Bièvre. A Paris, ce fut pis encore. « Tous la

voulaient avoir pour eux, gémit le bon Ferraige, et si son esprit n'eût été fort, il lui serait

arrivé ce qui jadis arriva à Theletias, adolescent grec, qui ayant gagné le prix aux jeux

Pythiques, fut plutôt déchiré que couronné, comme il le méritait, par les nations qui, à

l'envi, disaient : il est à nous (1). »  « Comme elle avait un très bel esprit, dit de son côté le

P. Binet, et qu'elle voyais nettement le point où gisait le noeud de l'affaire, tout le (1)

Ferraige, op. cit., I, pp. 195, 196. 506 monde n'était pas bon pour lui bâiller conseil, parce

que si elle voyait quelqu'un aller trop vite en affaires, être trop bouillant.., ou qui témoignât

quelque attachement aux affaires, ou qui ne fût pas du métier des affaires de religion, elle

ne laissait pas d'honorer grandement ces personnes, mais elle disait qu'elle avait peine de

suivre les conseils de ceux qui n'étaient pas du métier (1). » Il ne serait pas besoin d'une

grande érudition pour donner1enrsrai nom à quelques-uns de ces personnages. Du

Val-de-Grâce, ils volaient à Montmartre, puis redescendaient sur le faubourg Saint Antoine,

chez les jésuites et chez les visitandines. A force de les rencontrer partout, on finit par les

connaître, mais n'ayant pas entrepris d'écrire leur histoire, je me contente de les saluer en

passant, comme aussi bien les historiens de Marguerite d'Arbouze nous invitaient à le

faire.L'élite des mystiques parisiens que déjà nous connaissons, défilait aussi dans le

parloir du Val-de-Grâce, où l'on se donnait rendez-vous pour les consultations plus

difficultueuse, comme fut, par exemple, la question des deux heures d'oraison, au sujet de

laquelle nous voyons trois des grands chefs, Honoré de Champigny, André Duval et Dom

Eustache Asseline soutenir résolument les hardis projets de l'Abbesse. Là venaient encore

Dom Auger, chartreux, le P. Tenière, bénédictin et plusieurs autres de la réforme, le P.

d'Attichy, minime, cousin de Marguerite et qui fut depuis évêque d'Autun, M. le Clerc,

professeur de théologie, deux des confesseurs de la Cour, le P. Suffren et le P. Arnoux,

enfin deux autres jésuites, le P. Granger et le P. Etienne Binet. Avec Dom Eustache,

visiteur canonique de l'abbaye, le P. Binet me semble avoir été le conseiller le plus écouté

et le plus aimé de la Mère d'Arbouze. Cette dernière prédilection est des plus significatives,

car le P. Binet, jésuite s'il en fut, visait avant tout aux vertus solides et ne faisait (1)

Ferraige, op. cit., I, p. 519. 507 grâce d'aucune faiblesse à ses dirigées. Marguerite le

ravissait, « ayant, nous dit-il, un esprit mâle, net, clairvoyant, un grand et heureux

discernement des esprits, un grand dégagement des créatures, fermeté d'esprit it exécuter

ce qu'il fallait faire ». S'il faut l'en croire, l'Abbesse ressemblait fort, ou, comme il dit «

symbolisait grandement » avec Mm' Acarie. Il était manifestement très séduit par les dons

naturels de cette femme et ne se tient pas de nous en parler, même quand il célèbre ses

autres vertus. « Quelque chose qui arrivât, écrit-il, elle ne perdait pas la paix de son âme.

Ce qui est plus à priser, c'est qu'elle était fille et d'un esprit vif, pénétrant, noble,

naturellement actif et prompt — on voit bien qu'il l'aime ainsi — et partant devait être plus

sensible par tous ces chefs-là... Mais elle me disait d'ordinaire en ces mauvaises

rencontres (lorsqu'elle avait reçu quelque injure du dehors, ce qui n'était point rare) « Mon

Père, hélas ! mes péchés méritent davantage, et puis si le bon Dieu est glorifié ainsi... pour

moi, je n'en ai nulle peine. » — « Oui, disais-je, cependant vous en êtes malade et puis

vous me dites que vous n'en êtes pas en peine. » — « Je ne puis pas répondre de mon

corps ni être maîtresse de ma complexion et puis ce corps n'est bon qu'à pourrir... mais

pour l'âme et les désirs, j'espère, Dieu aidant, que ni pour ceci ni pour chose du monde,

cela ne s'altérera point. » Il va de soi qu'elle lui était parfaitement soumise, obéissante, en

vraie fille de saint Benoît qu'elle était et, pense tout bas le P. Binet, de saint Ignace. « Une

seule fois que je sache est arrivé qu'elle se soit bandée contre moi », confesse-t-il

plaisamment. « Je ne sais, écrit-il enfin en terminant son Mémoire, si on pourrait aimer plus

tendrement notre Compagnie... Aussitôt que quelque orage se soulevait contre nous, ce

qui arrive assez souvent par l'infinie miséricorde de Dieu, cela lui perçait le coeur.., et

comme je lui demandais quel intérêt elle y pouvait avoir, surtout voyant que d'autres, de

même 5o8 profession qu'elle, ne s'en mettaient pas beaucoup en peine... elle me répondait

des choses dignes de sa charité, mais comme elles sont trop avantageuses pour la

Compagnie, la modestie ne permet pas que je les couche par écrit, seulement dirai-je

qu'elle disait avoir des obligations infinies à la Compagnie, que l'esprit de cette Compagnie

revenait entièrement au sien et qu'elle y admirait la solidité plus que l'éclat (1). »La page

est bien amusante. Binet ne s'aperçoit enfin que sa dirigée est bénédictine que pour

donner aussitôt un coup fourré à d'autres religieux de cet Ordre. Spirituel? Je ne sais, mais

le trait manque de noblesse. Pour le reste, il ne trahit certainement pas la pensée de

Marguerite d'Arbouze qui estimait grandement les jésuites et qui leur devait beaucoup.

Seulement au lieu de mettre que l'esprit de la Compagnie « revenait entièrement » à celui

de la grande bénédictine, il vaut mieux « lui revenait fort », comme a corrigé, sans crier

gare, le sage Fleury. Marguerite, qui s'était pénétrée de l'esprit bénédictin jusque dans les

moelles, comme nous l'avons déjà dit, ramenait sans peine à cet esprit ce que les autres

Ordres présentent de plus excellent. Grand coeur, âme royale, « elle avait, nous dit

Ferraige, l'esprit oecuménique et universel... (elle) aimait tout le bien en qui que ce fût,

sans, je ne dirai pas envie, mais pensée d'envie. Elle s'en étonnait quand elle en voyait en

autrui, nommément ès choses spirituelles. Ainsi le plus grand signe qu'on peut avoir,

disait-elle, d'un petit esprit, sans esprit de Dieu, c'est quand il est rétréci et raccourci à

aimer seulement quelque bien et quelques personnes et non le bien commun. Comme si

tous ne portaient l'image vivante de l'auguste et adorable Trinité, et comme si dans le bien

universel, le particulier n'y était compris » (2). (1) Ferraige, op. cit., pp. 518-527.(2) Ib. op.

cit., I, pp. 200, 201. 509 Laissant le parloir, on aimerait à la regarder, le voile levé, soit dans

sa cellule, soit parmi ses filles. Mais ni Ferraige ni Fleury ne se sont mis en peine de nous

faciliter ce plaisir. Ce qu'ils disent, on pourrait le dire, en somme, de beaucoup d'autres

Abbesses. Nous ne verrons bien celle-ci que lorsqu'elle quittera le Val-de-Grâce, pour aller

mourir chez des étrangers.Incliné, avec « quelques anciens », à voir « dans la beauté du

corps, un indice assuré de la noblesse et dignité de l'âme », Ferraige nous dit que « la

nature s'était étudiée à garder en elle exactement les proportions et dimensions requises

pour faire un corps d'une très rare beauté et d'une grâce et maintien tout divin » (1). Ce

pastel théologique ne nous suffit pas. Beaucoup plus nette, quoique un peu étourdissante,

est l'avalanche de détails que l'on nous donne sur la richesse et la flexibilité de son

intelligence. «  Religieuse depuis l'âge de neuf ans... néanmoins elle savait, ayant été

absente du monde, comme toutes les affaires du monde se devaient gouverner... Je

m'étonnais, continue Ferraige, de l'ouïr parler de toutes choses... Elle comprenait sur les

plans et sur les desseins, sur les façades, les enveloppements d'architecture et corrigeait

les plans, tant de maçonnerie que desseins de charpenterie. Elle entendait la musique,

chantait mélodieusement et était experte en médecine; avait le don de la science

économique, elle ordonnait, faisait des statuts fort facilement, sans confusion, avec vue de

tous les inconvénients qu'elle évitait, comme ses constitutions le manifestent. Elle avait la

morale parfaitement, savait tirer tous les sens des passages de l'Ecriture ; entendait, faisait

et comprenait toutes les précisions, abstractions et formalités métaphysiques et s'en servait

fort facilement, quand elle en avait besoin; écrivait et dictait nettement des discours pieux

et des lettres bien faites.., et faisait (1) Ferraige, op. cit., I. pp. 573, 574. 510 quelquefois

des vers, mais rarement, sur quelque grande fête, en laquelle elle était grandement

touchée du mystère, et si, (pourtant) elle ne savait que c'était des quantités ni mesures ni

observance des rimes et si, elle les gardait, mais surtout elle savait la conduite des âmes

au ciel. (1) »Pour ce dernier point, un mot de Fleury dit bien presque tout ce qu'il faut dire.

« Elle était douce envers elle-même (2). » Lorsqu'une vraie sainte est assez humaine,

assez raisonnable, pour se résigner à ses propres misères, elle n'est que ferme tendresse

pour les défaillances de ses filles. On nous la montre majestueuse, mais aussi très simple

et très vive. Elle n'aimait en rien ni les grands airs, ni les grands mots. On hésite à dire que

sa qualité maîtresse était le bon sens, les couleurs mornes qu'évoque ce mot n'allant pas à

son visage. Riche des plus beaux dons de l'esprit, du coeur et de la grâce, elle se

gouvernait elle-même avec cette mesure qui, dans un autre ordre de perfection définit les

grands artistes.« Un jour, comme on chantait la messe de Notre-Dame de Compassion,

elle trouva au graduel qu'on chantait de la sainte Vierge: tacerans vultus et pectora,

c'est-à-dire que Notre-Dame, a raison de la tristesse qu'elle avait de voir son fils crucifié,

déchirait sa face et sa poitrine; ce qu'elle ne voulut permettre qu'on chantât, ains fit

prendre un autre graduel, car elle disait que cette messe n'avait jamais été faite par

l'Église, ni vue, ni approuvée, et que la sainte Vierge avait toujours été constante, paisible

et résignée aux vouloirs de Dieu (3). » Menu fait sans doute, mais dans lequel éclatent, me

semble-t-il, la vivacité, la justesse sereine, la mesure enfin de ce noble esprit. Ces

quelques touches ajoutées au portrait de Marguerite d'Arbouze, revenons à son histoire.

(1) Ferraige, op. cit., pp. 573, 612, 613.(2) Fleury, p. 156.(3) Feriaige, op. cit., pp. 585, 587.

511 IV. Elle avait rétabli l'élection dans son monastère, le roi Louis XIII ayant renoncé, pour

lui être agréable, au droit de nomination qu'il avait sur le Val-de-Grâce. Elle inaugura cette

réforme, plus hardie en un sens que toutes les autres, par une sorte de coup de théâtre,

se démettant de son titre d'Abbesse que le nouveau statut lui permet-tait de conserver et

que du reste le choix unanime de ses filles lui aurait rendu, si elle avait voulu s'y prêter. La

surprise fut grande et impressionnante dans le monde monastique, car bien peu de

réformatrices étaient allées jusque-là. On ne put pas non plus ne pas s'étonner de voir

qu'avec l'inamovibilité,Marguerite désertait aussi la quasi-hérédité de la crosse abbatiale.

Nos Abbesses en effet, même les plus saintes, arrivaient toujours, on ne sait comment, à

se persuader qu'elles ne trouveraient nulle part d'aussi excellentes coadjutrices que dans

leur prapre famille. Une fois coadjutrices, leurs nièces leur succédaient sans difficulté.

C'est ainsi que Saint-Paul-les-Beauvais fut pendant un siècle le fief des Sourdis et des

Clermont-Tonnerre — fort heureusement d'ailleurs — et que les la Bourdaisière et les

Béthune régnèrent indéfiniment sur Beaumont-les-Tours. Ce népotisme. tenace nous

gêne, ainsi que la demi-insincérité qu'il impose, soit aux moniales elles-mêmes, soit aux

historiens ou aux panégyristes de nos Abbesses qui voient à l'envi le doigt de Dieu dans de

telles successions. Quoi qu'il en soit, la Mère d'Arbouze non seulement redevint simple

religieuse, mais encore au lieu de guider les votes de ses filles vers une des deux nièces

qu'elle avait dans l'Ordre, elle fit élire une des religieuses de Montmartre qui l'avaient

accompagnée au Val-de-Grâce, la Mère Louise de 1llilley.Jusqu'à cette année 1626 qui fut

l'année de sa démission et qui devait être celle de sa mort, la réformatrice du Val-de-Grâce

avait constamment refusé les fondations qu'on lui proposait de tous les côtés. L'action

comme elle l'entendait, devait être plutôt profonde qu'étendue. Rentrée 512 dans le rang,

elle changea d'avis néanmoins et accepta d'aller fonder une maison de son Ordre,

peut-être moins attirée par la sainte ambition d'agrandir ses conquêtes que par le désir de

laisser à la nouvelle Abbesse du Val-de-Gràce une liberté plus entière. Un petit groupe de

religieuses qui avaient quitté l'abbaye de Charenton-en-Bourbonnais, pour vivre sous

l'étroite observance et que gouvernait provisoirement l'une d'entre elles, Mme de la

Rochechouard de Jars, l'attendaient à la Charité-sur-Loire depuis quelque temps. « Toute

la ville de La Charité la souhaitait, afin d'avoir une maison religieuse, pour recevoir les filles

du pays qui y auraient vocation. L'évêque diocésain, c'est-à-dire, l'évêque d'Auxerre »,

Gilles de Souvré, consentait de grand coeur; « M. de Broc du Nozet, gentilhomme voisin,

offrait de donner quelque bien pour la fondation du nouveau monastère, où ses filles

voulaient entrer »; enfin les bulles d'érection étaient déjà prêtes, créant « dans la ville de

La Charité un nouveau monastère de filles de l'ordre de saint Benoît, suivant les

constitutions du Val-de-Grâce (1) » et qui s'appellerait le Mont-de-Pitié. La Mère d'Arbouze

quitta Paris le 28 août 1626, inaugura le 3 mai suivant sa maison du Mont-de-Pitié et

demeura deux mois à La Charité-sur-Loire. Le 2 juillet, elle partit pour

Charenton-en-Bourbonnais, où elle voulait jeter les premières semences de la réforme. Au

bout de trois semaines, se sentant gravement malade, elle voulut revenir à La Charité et

mourut en chemin, le 16 août 1626; mornes dates qui jalonnent le chapitre le plus fleuri

que nous présente la légende dorée du XVIIe siècle. Un épais treillis ferme aux profanes le

jardin de l'Épouse et trois rangs de grilles nous défendent l'intimité de la plupart de nos

mystiques. Mais la grande route est à tout le monde et lorsque, par bonheur, les saints la

prennent, ils ne peuvent pas se cacher de nous. Ils sont du reste faits comme nous et la

513 route qui d'abord leur fait si peur, bientôt les stimule et redouble leur allégresse. Ils

pensent aux saillies du Verbe éternel, bondissant comme un géant, lorsqu'il vient du ciel

en terre, lorsqu'il remonte de la terre au ciel ; à la Vierge se hâtant vers Elisabeth, si vite et

légère que les herbes de la montagne fléchissent à peine sous l'empreinte de ses pas; à la

barque sur le lac de Genezareth; aux voies romaines qui virent passer saint Pierre et saint

Paul ; aux pèlerinages de saint Louis; à ce nom de voyageur que l'Eglise donne au fidèle

encore vivant. Ainsi notre Marguerite pendant les derniers mois de sa vie qui ne furent

qu'un long voyage. Le bon Ferraige, à cheval, était du voyage, plus avide que jamais de

tout recueillir de ce que disait ou faisait sa sainte. Ces pages divines et mouillées de tant

de larmes, que ne puis-je les reproduire ici tout entières !« L'an de grâce 1626, le 28 d'avril,

notre bienheureuse Mère sortit du couvent du Val-de-Grâce, assis au faubourg

Saint-Jacques-lez-Paris, pour aller à la ville de la Charité-sur-Loire, avec la R. M.

sous-prieure du Val-de-Grâce, soeur Marie de Burges (fille de Mme de Séry), soeur

Catherine Compans..., soeur Marguerite du Four..., filles du choeur et soeur Thomasse le

Queux..., fille converse. Mais avant que je représente ce voyage, voyons l'adieu douloureux

et les larmes qui furent épanchées. » Aussi attendrie que ses filles et trop humaine pour se

raidir contre elle-même, à un tel moment, « Nous nous attachons quelquefois, dit-elle,

dans cette exhortation suprême, à je ne sais quelle présence visible de la créature, qui

nous empêche d'être parfaitement à Dieu. Non qu'en cela je veuille condamner vos

sentiments et les miens, mais puisque l'amour de mère me presse, il faut que je vous

appelle mes chères enfants, en vous annonçant ce que Jésus disait à ses apôtres : si je ne

m'en vais, vous ne recevrez pas le Saint-Esprit; non en même proportion, mais selon

quelque petit rapport qui consiste que comme les apôtres étaient 514 liés à la présence

visible de Jésus-Christ, qu'aussi nous sommes quelquefois attachées à nous voir

ensemble. Et comme eux reçurent le Saint-Esprit, perdant la présence visible de Jésus;

aussi Dieu nous donnera un grand accroissement de vertus et de grâces par le quittement,

dénument et séparation que nous faisons en l'amour de Jésus et pour lui sacrifier tout ce

que nous sommes en hommage éternel. Etant éloignées les unes des autres par la

distance du lieu, ne laisserons pas d'être unies ensemble plus purement, plus parfaitement

et plus spirituellement, nous retrouvant toujours dans les plaies saintes et sacrées de

Notre-Seigneur Jésus-Christ, vrai refuge et séjour de ses épouses ». « Et d'un coeur animé

d'amour maternel et filial, ayant fait ce long et amoureux discours à ses filles.., elle se

prosterne aux pieds de son Abbesse, lui demande sa bénédiction. La Rde Mère la relève,

l'embrasse, la serre en Jésus-Christ et lui donne le dernier baiser. Et de même firent toutes

ses bonnes filles, et puis elle prit l'obédience de Mgr l'illustrissime et révérendissime

archevêque de Paris et celle de la Rte Mère, et un grand crucifix qu'elle porta toujours,

monta en carrosse et s'en alla avec la susdite compagnie des filles, d'un homme d'église,

d'une dame séculière et d'un domestique (1). » L'homme d'église n'est autre que Ferraige.

Lui et le domestique suivaient à cheval et ils eurent avec eux, pendant la première- étape,

l'autre confesseur du couvent, M. Fiant. La dame séculière s'appelait Mme Langlois.« Cette

bienheureuse Mère se voyant en voyage.. soudain elle songea qu'elle ne pouvait mieux

conformer son voyage qu'au voyage de Jésus.., allant en Egypte pour y ruiner les idoles ;

ou bien à celui aussi de St Benoît, allant au Mont-Cassin pour y délier l'ermite... ou bien à

celui de Ste Hildegarde, bénédictine, lorsqu'elle alla à (1) Ferraige, op. cit., I, pp. 336-34o.

515 Saint-Disibode, réformer les bernardines. . Elle donc emprunta une montre à timbre et

à réveille-matin pour pouvoir exactement garder les heures de l'Office, comme jadis faisait

un St Léger, évêque, et de l'oraison, des conférences, lecture et du silence (1). » Elle avait

pris aussi une clochette, pour sonner ces heures. A Essone, où eut lieu la première dînée,

M. Fiant dut, à son grand regret, se détacher du cortège. « Prenant congé d'elle, écrira-t-il

plus tard, je vis son visage beau à merveille, rempli de majesté et d'un éclat si lumineux

qu'il était impossible de la pouvoir regarder sans crainte, et sans un grand respect, encore

plus grand que de coutume, et ne pouvais pourtant me contenter de regarder du côté

qu'elle allait, et suivis le carrosse de ma vue, attiré par la beauté que j'avais vue paraître en

sa face, autant de temps que je la pus voir, bien que ceux qui étaient de ma compagnie me

pressassent bien fort de tourner bride, me disant : « Aussi bien, faut que vous perdiez la

vue de ce carrosse, il sera fort tard auparavant que nous puissions arriver à Paris. » Et

néanmoins nous y fûmes auparavant le soleil couchée. » Immobile sur la route, sourd à la

voix de ses compagnons qui le pressent, les yeux fixés sur le carrosse qui déjà disparaît

dans la poussière, ce bon prêtre, d'ailleurs si peu suspect de littérature, n'est-il pas

touchant ? Depuis le plus insignifiant de ses serviteurs jusqu'à la reine de France,

Marguerite s'enchaînait ainsi tout le monde. Venons maintenant à ce que Ferraige appelle,

dans sa langue naïve et juste, « la dévotion de ce voyage ».« Ceux qui étaient à cheval en

leur compagnie (c'est-à-dire Ferraige lui-même et un domestique), disaient tantôt le

chapelet, tantôt les heures, tantôt les litanies ou autres prières vocales ou mentales. On

chantait des (1) Ferraige, op. cit., pp. 341, 342.(2) Ib., I, p. 57o. 516 cantiques, hymnes ou

des psaumes, et à cela les rossignols nous y semblaient inviter. Mais quand les heures de

conférences étaient arrivées — (on faisait halte sans doute et on descendait, soit de

voiture, soit de cheval) — ô Dieu éternel ! que cette bienheureuse âme animée des feux de

l'amour divin, élevée en Dieu, nous attirait merveilleusement à laisser toutes choses, à

nous dénuer de tout et de nous-mêmes. Car si notre âme n'est attachée ni liée à rien,

suivant les attraits divins, elle s'envolera à son amant Jésus d'une saillie vraie, quoique

moins sensible, d'autant qu'elle est au delà du sens. Il me semble que je lis les colloques

de St Benoît et de Ste Scolastique, de St François et de Ste Claire, quand j'écris ces

choses. Souvent je la mettais sur le Cantique ou sur les Evangiles, sur lesquels elle disait

merveilles. Plût à Dieu que je me puisse souvenir de toutes et en mêmes termes qu'elle les

disait, car ils étaient nets, puissants et énergiques! Je lui disais que l'Epouse était bien

hardie d'autant qu'elle osait demander à la Majesté souveraine un baiser de sa bouche,

Elle me répondait : «Quand l'Epouse disait ces paroles... l'amour l'ayant transportée, elle

ne songeait plus à la crainte, mais à aimer, tenir et embrasser le coeur de son coeur et le

centre de ses amours, Jésus... » Et moi, et les Mères, admirant ses réponses, qui entraient

au plus profond de l'esprit des Ecritures, je lui disais « Mais quel goût avait eu l'Epouse

quand elle dit : meliora sunt ubera tua vino? » — «  Il me semble, disait-elle, que Dieu

conduisait cette Epouse par les degrés d'amour... et que n'étant encore capable de les

goûter tous à la fois, lui ayant donné le baiser sacré de paix, lui fait goûter la douceur et la

liqueur de ses amours, préférées au vin, n'étant encore assez dilatée pour en comprendre

les sublimités, les profondités, les largeurs, et les étendues représentées par le vin. Car,

disait-elle, lorsque l'âme est arrivée à ce point qu'elle a mortifié son extérieur, et anéanti

son intérieur, et qu'autre 517 chose ne vit ni ne règne, dans le royaume de son coeur, que

Jésus avec toutes ses croix, passions, clous, fouets, épines, il est aussi bien lors son cher

Amant, son Epoux que quand il vient à elle, avec tous les attributs de la divinité. Lors l'âme

goûte, autant qu'une créature peut goûter, la généralité des attributs divins et ne préfère

un attribut à l'autre, les voyant en Dieu être essentiellement une même chose... Et

l'Epouse adore son Epoux et le chérit aussi bien dans la douceur des mamelles qu'en la

liqueur fervente du vin. Car le Dieu vivant, s'écoulant en l'Epouse, est aussi bien lui-même

quand il s'écoule comme du lait, comme de l'eau, comme de l'huile que quand il s'écoule

comme du vin... » O Dieu éternel, admirant ses réponses, j'adorais vos desseins et

m'étonnais de voir que cette bienheureuse fille savait tant de vérités de l'Ecriture. Il n'y a

'point plaisir plus grand que de pénétrer les sacrées vérités de l'Ecriture et de les goûter.

Aussi puis-je dire que je ne sache jamais avoir reçu plus de contentement qu'ès discours

de ce divin voyage et penserais être malheureux si je l'oubliais. Jamais je n'eus tant de

désir de vivre avec toute sorte de dépouillement de toutes choses que lorsque je la voyais

et entendais parler des Ecritures saintes (1). »J'ai cité presque tout au long cette effusion

sur le Cantique, parce que je crois y voir, non pas seulement, comme l'insinue Ferraige,

une paraphrase pieuse et savante, mais encore une confidence personnelle et du plus

haut prix. A certains endroits, notamment lorsqu'elle parle de l'anéantissement extérieur et

intérieur de l'âme, il est manifeste que Marguerite veut décrire les hauts états de la vie

mystique et qu'elle ne les décrit si bien que pour les avoir étudiés sur elle-même. D'où l'on

voit que nous avions grandement raison de ne pas prendre trop à la lettre le texte malicieux

du P. Binet que nous rap- (1) Ferraige, op. cit., I, pp. 352-356. 518 portions au début de ce

chapitre. Il n'y a certes, dans  la conférence qu'on vient de lire, aucune « affectation »,

aucune « parade », mais si les mots qu'emploie la mystique du Val-de-Grâce paraissent

moins transcendants que tels autres, les réalités qu'ils tâchent de traduire le sont à coup

sûr.Ces mots du reste ont un double sens, l'un tout sublime, et c'est le sens que

Marguerite leur donne ; l’autre plus humble, accessible et profitable :au commun des âmes

pieuses, et c'est le sens de Jacques Ferraige. Malentendu nécessaire, entre personnes qui

n'ont pas reçu exactement la méme grâce, mais aussi malentendu bienfaisant puisqu'il

permet aux mystiques de rayonner sur toute l'Église. Nous insisterons davantage sur cette

remarque lorsque nous analyserons bientôt la correspondance de François de Sales et de

Jeanne de Chantal.Une question épuisée, le Docteur Ferraige passe à une autre, car sa

dévote curiosité est infatigable.  « Volontiers, coutinue-t-il, je mettais en avant plusieurs

passages, pour en savoir les secrets et mi comprendre les merveilles. Je lui dis : pourquoi

l'Épouse disait... Introduxit me Rex in cellam vinariam, pourquoi elle l'appelle Roi et non

Bonté, Amour, Époux, etc ? — « Hélas, dit-elle, l'âme étant hors d'elle-même... n'étant rien

à elle, rien au monde, était toute à son Époux qui vivait et régnait... dans son coeur, en un

royaume paisible, en la, quiétude des sens.., dans l'abîme de lumière; dans le transport de

l'amour, où tout l'Époux étant, à son Épouse et l'Épouse à son Époux, elle dit : Dilectus

meus mihi et ego illi. Il me semble que c'est pour cela qu’elle le goûte comme Roi et non

comme fleur, sapience, etc. »«  Or en ce temps-là (la veille du mois de mai) on trouvait

dans les bois les fleurs excellentes en beauté et en odeur que la main humaine n’avait pas

cultivées, mais que le créateur des fleurs avait fait éclore et arrosées de ses pluies. On en

donnait dans le carrosse, qu'elle prenait de 519 bon coeur et les agençait toutes sur un

grand crucifix qu'elle portait. toujours entre ses bras, en faisant des couronnes à sa tête, et

des bouquets aux mains et aux pieds crucifiés. Et elle dit lors : Ego flos campi et lilium

convallium... Je lui demandai à ce propos, pourquoi il était dit fleur des champs et non fleur

de quelque par-terre, bien cultivée par l'artifice d'un jardinier. — « Jésus, dit-elle, est la

fleur des champs et le lys des vallées, pour plusieurs raisons. Le Verbe, engendré dans le

sein du Père éternel, est une fleur de cette fleur essentielle, engendrée par voie de

connaissance sans être cultivée ; et se faisant la fleur de Jessé dans le sein d'une fille, et

aussi engendrée sans être cultivée, ni par les anges, ni par les hommes... et ayant pris

notre chair dans le sein d'une fille, la sainte Vierge, cette fleur des champs, adorée dans

les champs amples et étendus du ciel, dans le sein du Père éternel, et foulée aux pieds

des passants, les juifs qui ne se sont point arrêtés ni à sa beauté, surpassant toutes les

beautés, ni à son odeur quoiqu'elle soit le parfum épandu»        —« Mais, ma Mère, dis-je,

en ce lieu-là, n'est pas clair si cette fleur est l'Époux ou l’Épouse... » Elle répond encore et

encore à sa divine manière, mais enfin elle se ravise, elle se réveille, le bon Ferraige ayant

trahi, malgré lui, son exquis manège.« On lui avait donné des fleurs blanches et rouges. Je

lui dis lors pour la faire parler de ces mystères sacrés, qu'elle comprenait avec tant

d'excellence et de profondeur : Candidus et rubicundus, electus ex millibus. — « Oui,

dit-elle, l'Époux des âmes. » — Je lui dis alors : dites mon Époux. — « Il ne m'appartient

pas de le dire, dit-elle, je suis trop pécheresse. Est blanc et rouge, ce sont ses livrées, pour

me le faire connaître en moi, si je suis blanche en pureté, rouge en charité en lui; si je

m'élève au delà de toute pureté participée et charité communiquée, en celui qui est la

pureté et l'amour essentiel. Et si j'ai l'esprit bien fait que je puisse connaître cette 520 vérité

qu'il est de soi non seulement tout beau, tout bon... mais encore la beauté même, la bonté,

la toute-puissance... Electus in millibus, le choisi entre milliers : car, en choisissant, si on

ne veut montrer qu'on est fol.... il faut choisir le meilleur. Or Jésus... est la bonté même. Il

faut donc le choisir. » «Je crois, dis-je lors, que ceux qui tâchent de se rendre semblables

à lui, font bien ce choix. Or il n'y a rien de si semblable à cet Époux blanc et rouge que la

marguerite. Vous le choisirez bien donc. — A ce repart, quelqu'une des filles lui dit : « Ma

Mère, il est vrai, vous en êtes devenue toute rouge. » — Et voyant qu'on parlait d'elle, elle

dit soudain : « Mais que fait ma bonne... Abbesse du Val-de-Grâce ? O que je l'aime bien!

Elle est bonne, simple, sincère, de grande charité. O qu'elle pleure bien ! Je prie Dieu que

lui-même, qui se dit Paraclet, soit sa consolation. » — Et elle nous dit ces choses, afin que

renvoyant bien loin nos pensées, elle pût se cacher intérieurement. »Néanmoins le charme

ne fut rompu que pour quelques minutes. Voyant Marguerite rentrer dans la demi-extase

qu'avaient interrompue des allusions trop pressantes, Ferraige reprit ses questions. « Quel

soutien, dis-je, avait l'Épouse en ses langueurs d'amour, quand elle voulait être appuyée

de fleurs et environnée de pommes ? » Les fruits de l'automne étaient loin encore.

Marguerite, « appuyée » sur des anémones blanches et rouges, « Les langueurs sacrées

se guérissent, dit-elle, par les fleurs de cette fleur de Jessé, de Jésus-Christ, qui née en sa

nativité, déchirée en la colonne, fanée en la croix, reprend son odeur et son éclat en la

résurrection. L'amour l'a fait naître, l'amour l'a déchirée, fanée, ensevelie et la fait revenir

au jour de sa résurrection. Aussi l'application de cette fleur à la fleur de l'Epouse, par

l'union amoureuse, appuie l'Epouse en ses langueurs, et ces fleurs, n'étant stériles...

portent des pommes, fruits de l'amour unissant, qui rassasient l'Épouse en la laissant

famélique d'un nouveau amour. » 521 L'entretien s'arrête là et Ferraige, l'humble Ferraige,

qui devient l'égal de nos plus beaux génies, lorsque la lumière de sa sainte illumine son

propre front, Ferraige termine par ces paroles magnifiques : « Plût à Dieu que j'eusse les

mémoires de ce qui reste ! Ce serait un saint entretien, bien utile et profitable pour animer

les âmes aux entiers dépouillements, aux parfaits anéantissements ; pour les remplir de

celui qui s'est vidé, épandu et anéanti en la plénitude du temps, pour nous remplir et

surcombler de Dieu (1) ».Je ne dirai rien des harangues qui lui furent faites à son arrivée :

à la Charité, soit par le vicaire général : « N'attendez pas de moi, Messieurs... », soit par

l'échevin de la ville : « Madame, nous nous présentons devant vous, pour vous rendre

assurée de la réjouissance indicible... », toutes pièces que Ferraige a transcrites dans son

gros livre, après en avoir demandé le texte aux orateurs eux-mêmes ; rien non plus de la

vie de Marguerite d'Arbouze. pendant les deux mois qu'elle fut dans sa nouvelle maison. Il

est touchant de voir comme son coeur était resté au Val-de-Grâce, où elle écrivait

constamment et d'où lui arrivaient quantité de lettres affectueuses, soit en prose, soit en

vers. Ces textes de simple tendresse feraient mieux notre affaire que les harangues dont je

viens de parler, mais je ne crois pas qu'on puisse aujourd'hui les retrouver. Nous avons

déjà vu qu'un petit groupe de religieuses, désireuses de se mettre à la réforme, attendait la

Mère d'Arbouze à la Charité. Fleury nous apprend à leur sujet un détail qui nous éclaire

sur les moeurs et les manies pieuses de cette époque : « Ces bonnes filles avaient fondé

leur établissement bien plus sur la dévotion de l'Esclavage que sur la règle de saint Benoît

qu'elles ne connaissaient presque pas. Cette prétendue dévotion consistait en un voeu

d'esclavage à la sainte Vierge, en vertu (1) Ferraige, op. cit.. I, pp. 341-363. 522 duquel

elles portaient des chaînes, faisaient quelques exercices particuliers et célébraient des

fêtes que l'Église n'a ni ordonnées ni approuvées. La Mère d'Arbouze sonda doucement

l'esprit de cette dévotion et reconnut qu'elles en faisaient l'essentiel et ne regardaient leur

règle que comme l'accessoire. Elle crut devoir user de son autorité de supérieure, pour

déclarer nuls ces voeux superstitieux et en défendre tous les exercices. Elle ne voulut pas

toutefois le faire sans consulter M. Ferraige et quelques Pères qui furent tous de son avis.

Ces filles qui n'avaient failli que -par ignorance et par simplicité, «tait au fond l'intention

droite, obéirent et la Mère d'Arbouze leur fit voir qu'il ne faut rien innover dans l'Église de

Dieu et que ces nouveautés, quand même elles seraient bonnes en substance, sont

toujours mauvaises en ce qu'elles causent de la distraction. Elle les exhortait à tendre à la

perfection, par les moyens prescrits dans leur règle, si ancienne et si autorisée, estimant

surtout l'observation des anciens Instituts, comme les anciennes interprétations de

l'Écriture, que les Pères nous ont laissées (1)».Lorsqu'il parle ainsi avec la sagesse un peu

lourde et fermée de ses contemporains, Fleury force plus ou moins, je crois, ou du moins

arrange la pensée de Marguerite d'Arbouze. En tout cas et d'où qu'elles viennent, les

raisons qu'il nous apporte ne sont qu'à moitié convaincantes. Prises à la lettre, elles

prouveraient beaucoup trop. Pour être nouvelle, une dévotion ne paraît pas incompatible

avec les justes exigences d'une règle ancienne, elle ne paraît pas non plus fatalement

divertissante, s'il faut en croire l'Église qui approuvera bientôt et la dévotion au

-Sacré-Coeur et même la « dévotion de l'esclavage » renouvelée par le Bienheureux

Grignion de Montfort. Il est du reste curieux que ces deux dévotions nouvelles aient jeté (1)

Fleury, op. cit., pp. 207, 208. 523 des racines dans des milieux bénédictins. On vient de le

voir pour la seconde ; nous l'avons déjà montré, pour la dévotion au Sacré-Coeur, et nous

le montrerons encore lorsque nous Aborderons le chapitre de Marguerite-Marie Alacoque

(1).Cluny avait alors à la Charité un prieuré dont plusieurs membres, Dom Jean Passelége

et Dom Robert Mauvielle entre autres, désiraient ardemment la réforme, sans avoir le

courage de l'entreprendre. Ainsi qu'une foule de pieux personnages des environs, ces

deux religieux visitaient :souvent da Mère d'Arbouze. Celle-ci eut tôt fait de les décider. Elle

convertit aux mêmes résolutions son propre frère, Dom Pierre d'Arbouze, prieur et seigneur

de Ris en Auvergne. II n'y avait pas moyen de lui résister. Elle «a changé... ma faiblesse en

force, mes tiédeurs en ferveur », écrit Dom-Mauvielle (2). Un prêtre vint la voir qu'une

insurmontable timidité empêchait de monter en chaire. Un mot d'elle lui rendit la voix.Ses

forces déclinaient cependant et l'on a peine à comprendre la permission qui lui fut donnée

de s'engager dans une nouvelle entreprise. L’Abbesse de Charenton-en-Bourbonnais,

Anne de Montigny, la suppliait depuis quelque temps de venir l'aider à pacifier son

monastère où réformistes et anti-réformistes se trouvaient aux prises. Le sage Ferraige

n'était pas d'avis de partir et Marguerite elle-même hésitait beaucoup, mais les supérieurs

locaux montrèrent moins de prudence et le voyage fut décidé. « Priez, mes enfants, écrivit

la Mère d'Arbouze au Val-de-Grâce, il faut s'abandonner aux conseils (1) La dévotion dite «

de l'esclavage » était répandue à tette époque dans d'autres milieux. Ainsi, Agnès de

Langeac que nous retrouverons plus tard, lorsque nous aurons à parler de M. Olier « prit la

chaire en signe de servitude, à l'âge de huit ans, en 1611 ». Cf. une note fort intéressante

à ce sujet dans la Vie de la V. M.. Agnès de Jésus... par M. de Lantages... nouvelle édition,

par M. l'abbé Lucot, Paris, 1863, I, p. 271-274.(2) Ferraige, op. cit., I, p. 532. 524 de Dieu,

inconnus en cette affaire : car selon les vues humaines, il n'y a ni rime, ni raison (1).» A lire

ses adieux à ses filles de la Charité, on voit bien qu'elle ne pensait pas revenir vivante dans

cette maison. Ils se mirent en route le 2 juillet. Sauf deux religieuses qu'on laissait à la

Charité, c'était le même cortège que lorsque l'on sortit du Val-de-Grâce. Mais la fièvre

minait la Mère d'Arbouze. Il n'y avait plus d'allégresse dans le coeur de ses compagnons,

plus d'anémones au bord des routes.« Je ne puis vous dire autre chose du voyage, écrit

Ferraige, si ce n'est que toutes choses nous venaient à contre-poil, tout au rebours du

bien. Les chemins les plus méchants du monde, la guide la plus ignorante, les chevaux

tout lassés, tous étions abattus, sans aucun goût ni contentement en ce voyage... (Près de

Montfaucon), le carrosse se prit et s'engagea entre deux pierres. Il fallut dételer... il pleuvait

grandement où nous fûmes bien mouillés. Nous arrêtâmes là pour dîner. Ne fut pas

possible de trouver un oeuf frais. Notre bienheureuse Mère se trouvait bien mal et si elle

écrivit à Paris, au Val de Grâce... Nous allions donc sans joie aucune. Etant auprès de

Néronde, le carrosse fut écrasé, passant par-dessous une grande branche de noyer, de

sorte que nous étions dans les champs, sans avoir moyen de l'accommoder. Cette

bienheureuse Mère descend avec son crucifix, demeurant d'un esprit aussi égal que si rien

ne fût advenu. Nous tâchons de l'accommoder, le lier avec des cordes et nous arrivons à

Néronde... Cependant la fièvre la prit; ou pour mieux dire, redoubla, à Néronde, le soir et la

nuit. Le matin, je demandai comme elle se portait, si elle avait reposé. On me dit qu'elle

avait été mal... et étant près de dire la sainte messe, je lui dis : « Ma Mère, votre mal

rengrège, la fièvre s'augmente, retournons à la Charité et de là à Paris. » — « Courage, me

(1) Fleury, op. cit., p. 221.525 dit-elle, Jésus a enfanté ses enfants dans les tranchées

d'une douloureuse croix; il ne faut qu'une pécheresse comme je suis, s'épargne. Allons et

mourons avec lui »... Ayant donc célébré la sainte messe et qu'elle eut communié, et ses

filles, elle se trouva encore mal, je lui dis : « Mon Dieu, ma bonne Mère, retournons à la

Charité ». — «Je ferai tout ce que vous voudrez, dit-elle, mais la volonté de Dieu est que

nous allions où nous sommes appelés ». — Allons donc, dis-je avec une grande tristesse

dans mon coeur, que je ne pouvais surmonter, ce qu'elle connaissait bien et elle nous

consolait... Il y avait au chemin tant de cahots, de montées et descentes, de pierres et de

racines d'arbres, qui secouaient grandement cette pauvre Mère que j'en avais bien pitié,

car aussi je n'y pouvais apporter aucun remède... Elle me dit souvent qu'elle mourrait,...

que les maisons iraient mieux après sa mort. Je lui dis que je ne le pouvais croire, que

c'était l'humilité qui lui faisait dire cela ; car elle disait toujours : je gâte tout. Elle me dit que

c'était la pure vérité. O Dieu éternel ! Il est vrai que tout ce qu'elle a dit est accompli. Les

maisons ne sauraient aller mieux qu'elles font... Nous arrivons donc à la ville de Charenton,

le 3e juillet... Elle entra dans le couvent... comme jadis  Ste Hildegarde, bénédictine fit son

entrée à Saint-Disibode, pour y réformer les filles bernardines (1). »N'était-ce là qu'une

visite d'approche et pour préparer les voies à la réforme, ou bien la maladie obligea-t-elle

Marguerite à ne passer que le moins de temps possible à Charenton ? Nous ne saurions

dire, mais enfin elle se remit en route le 21 juillet pour revenir à la Charité. C'était la veille

de sainte Madeleine et la journée se passa à parler de cette sainte. « Notre bienheureuse

Mère, qui abondant en douleur à cause de ses enflures, abondait et surabondait en

connaissance et en amour... nous disait des merveilles. (1) Ferraige, op. cit., pp. 412-417.

526 La voyant donc comme un séraphin, je lui demandai qu'est-ce que saint Augustin

entendait par ces mots : Accessit ad Dominum... confessa, ut rediret professa. » Alors, elle

leur expliqua de quelle manière, Madeleine était devenue professe en l'amour parfait. « Je

lui demandais souvent comment elle se portait. Elle me faisait signe que bien mal et que

ses cuisantes douleurs augmentaient, lesquelles: elle cachait afin de ne donner point

d'affliction: à la compagnie. Car tout le temps, de sa vie, étant même petite, elle a été

complaisante, supportait tout le monde, le récréait et consolait... Je ne puis écrire ces

choses sans faire paraître le sentiment que j'ai d'avoir perdu un modèle si parfait'. » On

arriva le soir au château de Séry, chez la maréchale de Montigny, mère, je crois, soeur

peut-être, de l'Abbesse de Charenton. C'est dans ce château que la fondatrice du

Val-de-Grâce devait mourir.La plume de Ferraige tremble en effet à mesure que l'heure

suprême approche.  « Lecteur, écrit-il, je te confesse que j'ai fui d'étiré! ce chapitre tant

que; j'ai pu. Car, comme saint Jérôme fuyait et différait de venir à décrire la mort d'une

sainte, j'en fais de même. Il me semble qu'écrivant les autres actions de notre

bienheureuse Mère, qu'elle n'était point morte, mais, qu'écrivant ce chapitre, il faut que je

la voie une autre fois mourir. » Qu'il prenne courage. Son immense douleur sera

féconde.,Après trois siècles et un tel oubli, aurais-je réussi à intéresser à Marguerite

d'Arbouse, les bons. coeurs qui me liront si Jacques Ferraige n'avait pas aimé cette sainte,

s'il n'avait pas su nous dire combien il l'aimait ?On fit venir les meilleurs médecins du

voisinage: « Voyant qu'on n'avançait rien, on a recours aux voeux, pèlerinages à

Notre-Dame de Liesse et de Consolation, près. de Bourges, à Ste Solange, à Ste Jeanne,

etc. ; aux (1) Ferraige, op. cit., I, pp. 428-434. 527 disciplines, jeûnes et oraisons des

quarante heures, mais rien n'avançait. Notre bienheureuse Mère me dit : Vous vous

engagez- aux voeux et si vous n'avancez rien. — J'espère aux prières de la. Sainte Vierge,

dis-je... — Vous verrez, dit-elle, en cette octave de la Sainte Vierge ce que vous ne

voudriez pas voir, m'assurant qu'elle mourrait en icelle. On. porte quantité de reliques du

Val-de-Grâce, entre autres le doigt de saint Benoît. Je les lui fis baiser. Elle les sentait à

diverses et suaves odeurs et me dit : « Il ne faut jamais mettre des odeurs artificielles

auprès des reliques des saints, d'autant qu'elles sentent bon d'elles-mêmes et leur senteur

est incomparable. »« Une autre fois,. comme on -la portait à la chapelle pour ouïr la messe,

on la. vit belle à merveille, mi une grande et resplendissante majesté. D'où je, pensai lors

qu'elle n'était plus à nous; que ce qu'elle m'avait dite que je ne la ramènerais jamais

vivante à Paris, serait. véritable, qu'elle s'en allait avec les bienheureux et quo l'odeur des

parfums de Jésus-Christ nous l'allait enlever. Cette pensée m'était si présente, où que je

fusse, et l'appréhension de son imminente séparation si sensible, que toutes mes actions

étaient accompagnées de larmes et eusse volontiers fini ma vie pour prolonger la sienne.

»Il trouvait encore la force de lui proposer des problèmes théologiques ou bibliques, non

plus certes par curiosité, car il aurait donné toute la science du monde pour la voir guérie,

mais à seule fin de la- distraire. Ainsi, la veille de l'Assomption, il se demanda devant elle «

quel ange était celui-là qui avait annoncé à la sainte Mère de. Dieu qu'elle mourrait? » Pour

lui, il feignait de croire que c'était saint Michel, et non saint Gabriel, comme voulait la

mourante. « Dis-je bien, aidez-moi — faisait celle-ci à un autre docteur qui se trouvait là, M.

Chabanes — car je ne me puis persuader que fût autre chose que saint Gabriel. » « De

quoi nous étions tous d'accord, continue Ferraige, mais j'étais bien aise de la récréer dans

ces mystères et de l'en 528 faire parler, car elle était soudain abîmée et tellement... qu'elle

ne ressentait pas la moitié du mal. »Il lui donna l'extrême-onction, le surlendemain, 16

août. Puis, écrit-il « la voyant sur le passage de son départ, je... lui fis dire : Jésus ; elle le

dit de coeur et en le disant, son âme sortit, comme si elle avait suivi le soupir qu'elle avait

jeté, en le disant pour le nommer. Elle mourut à l'heure quasi de midi, heure à laquelle

cette Épouse, comme jadis celle des Cantiques, demandait à son Époux : Montrez-moi où

vous vous repaissez et couchez et faites repaître et coucher votre Épouse, au midi de vos

sacrées amours, lieu de paix et d'alliance éternelle, où elle alla aussi sans donner aucun

signe de douleur... car ni sa tête, ni ses yeux, ni bouche, ni mains ne remuèrent point...

C'est ainsi que mourut la bienheureuse Mère Marguerite... comme jadis le coeur de sainte

Catherine de Sienne qui, oppressée de douleur, mourut d'amour (1) ».Le corps de la Mère

d'Arbouze fut d'abord conduit de Séry à la Charité où on l'embauma, puis au Val-de-Grâce.

Je ne sais en vérité si le plan de notre ouvrage nous permet de la suivre encore maintenant

qu'elle n'est plus, mais, auprès de ces chères reliques, on vit alors de telles scènes de

tendresse que je n'ai pas le courage d'arrêter ici mon trop long chapitre.Dom Mauvielle

était de ceux qui attendaient le cortège aux portes de la Charité, dans la journée du 17 mai,

et de ceux encore qui le surlendemain accompagnèrent les restes de la sainte, aussi loin

qu'ils le purent, sur la route de Paris. « Le jour venu, dit-il dans le mémoire qu'il écrivit peu

après, sur la demande de Jacques Ferraige, et le corps conduit jusques au bout du pont

de la rivière de Loire, toute la ville en corps (La Charité), savoir tous les ecclésiastiques,

justiciers, échevins et autres en grand nombre se trouvèrent, pour assister à ce convoi

solennel. Mais (1) Ferraige, op. cit., I, pp. 453-461. 529 sitôt que j'aperçus le carrosse de

deuil, en vous regardant d'un côté et la R. M. sous-prieure (Marie de Burges) avec la soeur

de Sainte-Cécile, attachés et collés au cercueil dans le mémo carrosse, la douleur me

déroba les paroles, sans pouvoir vous dire un seul mot.« Les quatre religieux de notre

Observance que j'avais disposés pour porter le saint corps, n'étant, si me semblait, assez

forts, je me mis à la tête d'icelui et le prenant avec un singulier contentement, j'aidai à le

porter jusque dans notre église... où elle avait promis d'entrer en s'en retournant et assuré

que la réforme y serait établie auparavant, ce qui arriva. » Après cette halte si touchante

chez les bénédictins qui devaient leur réforme aux exhortations de Marguerite, on se rendit

au Mont-de-Piété, où le corps fut exposé pendant deux jours à la vénération des fidèles,

qui faisaient à son endroit, nous dit Ferraige, « ce qu'on fit jadis au corps de St Hugues,

évêque, et de St Charles ». On aurait bien voulu s'opposer au départ de ces reliques, « et

moi-même, fus en cette pensée, rappelle Dom Mauvielle à Ferraige, et comme je vous l'eus

découverte, vous me dites d'un accent fort et résolu : « Je la rendrai morte à celles qui me

l'ont confiée vivante, ce leur serait une affliction non pareille ».Dom Mauvielle espérait

encore qu'on lui laisserait le coeur de la sainte qui avait été embaumé à part, aussi fut-il

désolé quand il le vit « mettre entre les mains de la R. M. sous-prieure qui était déjà dans

le carrosse proche le corps, laquelle le prenant avec une affection singulière, l'étreignait...

fermement contre le sien ». Lorsqu'on fut arrivé à Pouilly, où l'on devait faire halte pour la

nuit, Dom Mauvielle essaya encore de se saisir de ce coeur qui le fascinait. Je pensais,

dit-il « qu'à la descente du carrosse, du moins aurais-je la consolation de le recevoir entre

les mains et le porter seulement jusques à l'église, et au lieu où il devait reposer cette nuit,

53o mais je fus aussi confusiblement trompé en cette seconde espérance comme je l'avais

été en la première. Car la dite R. M. sous-prieure, à laquelle j'étendis Ies bras pour le

recevoir, le retira promptement et me témoigna par ses actions, sans parler, qu'elle ne s'en

voulait défaire, pour qui que ce fût. Ce refus accrut ma douleur, et me donna du

mécontentement que je vous fus paraître. Et lors, consolationes tuae laetificaverunt

animam meam. Car m'ayant conduit voir ce saint coeur, le visage encore tout découvert et

fort beau, je reçus entre mes mains, (grâce sans doute à l'intervention de Ferraige), ce

saint coeur qui avait été un autel sacré (1) ».Le lecteur d'aujourd'hui sera-t-il plus sévère

que nous soit au doux entêtement de Dom Mauvielle, soit au geste farouche de Marie de

Bruges? Ce qu'on appelle le goût français est une chose si capricieuse et parfois si peu

raisonnable que je n'ose répondre à cette question. Je dois rappeler néanmoins que ces

beaux détails ont en?» le conscience de Claude Fleury qui résume en trois mots la relation

de Mauvielle : « Dom Robert Mauvielle, écrit-il, suivit jusqu'à Pouilly et fut soigneux de

retirer tout ce qui avait servi à la Mère d'Arbouze, entre autres la natte de jonc où elle

couchait» (2). Un mois durant, cette natte répandit une odeur suave. « Les larmes

découlaient de mes yeux, encore que je sois d'un coeur assez dur... je ne pouvais me tenir

de dire en m'écrient : Odor margaritae (3). » Ces derniers mots de Mauvielle ne se trous

vent pas non plus dans le livre de Claude Fleury. Que l'on soit ou non sensible à de si

beaux traits d'humanité, du moins la seule et sèche curiosité de l'historien aurait dû les

retenir, pour montrer par là comment les saints se font aimer, comment ils prêtent à ceux

qui les aiment (1) Ferraige, op. cit., I, p. 544-55o.(2) Fleury, op. cit., p. 243.(3) Ferraige, op.

cit., I, p. 552. 531 quelque chose de leur propre poésie et de leur tendresse (1).A quelque

temps de là, un autre bénédictin réformé, Dom Athanase de Mousin, écrivait à Ferraige une

lettre dont les principaux passages couronneront dignement ce que nous avions à dire sur

Marguerite d'Arbouze. Pax Christi. — Monsieur, voici quelques reliques de notre bonne

Soeur et Mère due je porte continuellement renfermées au fond de mon coeur. La

première, un grand regret de l'avoir si peu visitée et conversée, mes continuelles

occupations du collège m'en ôtant le pouvoir Et lorsque je m'étais proposé de me dégager

de la régence pour avoir le moyen de la visiter, suivant son désir et le mien, je fus envoyé

au monastère de Corbie pour enseigner la théologie... Le regret me lui fait quelquefois dire

: Revertere, revertere, Sulamitis, ut intueamur te.La seconde, un vif ressentiment de la

céleete odeur dent ses vertus allaient parfumant et remplissant les coeurs de ceux qui la

visitaient. J'ai communiqué fort familièrement avec plusieurs personnes de sainteté

éminente et conduites par des voies de grâce extraordinaires de divers esprits, tant à Paris

qu'ailleurs et ce plus souvent qu'avec notre bienheureuse. Néanmoins je puis vous assurer

en vérité que, odor unguentorum illius... que « l'odeur de ses onguents était par-dessus

tous les aromats des autres ». Sa dévotion m'a plus puissamment aiguillonné à l'exacte

observance de la règle que la dévotion de nul autre que j'ai fréquenté. Je ne l'ai jamais

visitée que je (1) La délicatesse du XVIIe siècle finissante des lois qui nous échappent.

Ainsi le même Fleury rapporte avec complaisance tel miracle de Marguerite d'Arbouze,

dont le détail surprend un peu sous une plume aussi réservée. « La duchesse d'Alluin,

écrit-il, étant entrée au Val-de-Grâce avec la reine, eut dévotion de prendre des roses qui

étaient semées sur le tombeau de la mère d'Arbouze, pour en porter au duc d'Alluin, son

époux, qui depuis seize mois était travaillé d'une difficulté d'urine causée par une pierre

qu'il avait dans la vessie. Le duc, ayant appliqué ces roses sur les parties les plus

douloureuses, la douleur cessa aussitôt. Comme il doutait si ce n'était point un effet naturel

des roses, il s'en fit apporter d'autres indifférentes », qui ne produisirent aucun effet. Ayant

ensuite « posé sur lui » une croix faite de l'habit de la sainte, aussitôt « il vida une pierre

grosse comme le bout du doigt, toute pleine de pointes », 249, 25o. Ces variations du goût

en matière littéraire et morale méritaient, je crois, d'être remarquées, et de ce point de vue

tout profane, où je ne puis me mettre ici qu'en passant, la différence entre l'école

hagiographique de Ferraige (1628) et celle de Fleury (1683) donnerait lieu à une foule

d'observations très intéressantes. 532 n'en sois retourné fort consolé. Sa dévotion était si

pleine de l'onction divine et fécondité de l'esprit de Dieu qu'elle s'épanchait au dehors en

une simplicité de paroles, sans aucuns termes et discours relevés, recherchés ou affectés,

ains sans dessein de parler de dévotion, elle sortait comme naturellement de l'abondance

de ses chastes mammelles et de ses lèvres. Ce qui m'était un témoignage de sa fécondité

maternelle, telle que l'Époux la désirait au quatrième des Cantiques : Emissiones tuae

paradisus malorum punicorum cum pomorum fructibus ejus (1) . « Reviens, reviens, ô

Sulamite, et que nous te contemplions encore ! ». Tous ceux qui ont vécu dans l'intimité de

Marguerite ont fait, d'un même amour, cette même prière à la sainte du Val-de-Grâce.Anne

d'Autriche voyageait en Languedoc avec le roi lorsqu'elle apprit la mort de son amie. « Elle

en fut tellement affligée, raconte Fleury, que pendant quelques jours elle demeura dans la

pensée de ne jamais revenir au Val-de-Grâce, après avoir perdu celle qui I'y attirait. Mais

ensuite, elle crut qu'elle ferait mieux paraître l'amitié qu'elle avait eue pour la Mère

d'Arbouze, en continuant après sa mort d'en donner des marques à ses filles et à sa

maison, comme elle a fait pendant tout le temps qu'elle a survécu, c'est-à-dire, pendant

près de quarante ans (2) ». « Au commencement, la Mère de Saint-Étienne (Louise de

Milley) se trouvait fort embarrassée d'avoir à entretenir la reine, et lui disait: « Vous

trouverez, Madame, bien de la différence entre les conversations de notre bienheureuse

Mère, et le pauvre patois d'une comtoise grossière comme je suis. La reine ne laissa pas

d'y prendre goût et d'avoir une grande confiance en elle, et ce commerce de piété dura

plus de dix ans, mais enfin tout innocent qu'il était, il attira une grande persécution à

l'abbesse du Val-de-Grâce. (1) Ferraige, op. cit., II, pp. 75-77.(2) Fleury, op. cit., p. 244.

533 « Comme la reine était espagnole et l'Abbesse, née en la Comté de Bourgogne, ayant

tous ses parents au service du roi d'Espagne, il ne fut pas difficile de persuader au cardinal

de Richelieu que les espagnols se servaient de cette religieuse pour entretenir la reine

dans leurs intérêts. » Bref, le 13 août 1637, sur les huit heures du matin, l'archevêque de

Paris et le chancelier Séguier, vinrent perquisitionner au Val-de-Grâce. Ils fouillèrent tous

les tiroirs et ne trouvèrent rien de suspect. L'Abbesse fut exilée néanmoins, d'abord à la

Charité, puis à Nevers, et remplacée par Marie de Burges. Du moins le cardinal lui faisait-il

servir une petite pension, menu soin que d'autres ministres, qui d'ailleurs n'étaient pas

d'église, ont quelquefois négligé depuis, dans des circonstances analogues. « Le cardinal

de Richelieu étant mort, continue Fleury que cette histoire amuse beaucoup, et le roi, peu

de temps après, le jour même de sa mort, qui était le 14 de mai 1643, deux heures après,

la reine dit à la présidente Le Bailleul qui se trouva auprès d'elle : Il faut songer à faire

revenir notre bonne Mère du Val-de-Grâce. On lui dit qu'elle était malade. — N'importe, dit

la reine, vive ou morte, je veux la revoir. Et ayant fait appeler le comte d'Orval, son premier

écuyer, elle lui commanda d'envoyer à Nevers sa meilleure litière, avec un carrosse pour

ramener la Mère de Saint-Étienne. Ce qui fut exécuté si promptement, que ceux qui

conduisaient cet équipage n'eurent pas le loisir de prendre le deuil et portèrent les livrées

de la reine pendant tout le voyage. Cela les faisait remarquer et tous ceux qui les

rencontraient demandaient ce que c'était. Le cardinal Alphonse de Richelieu, archevêque

de Lyon, le demanda comme les autres et le prieur de Saint-Pierrele-Moutier, qui était dans

le carrosse, lui dit : « Monseigneur, c'est la Mère du Val-de-Grâce, que M. le cardinal votre

frère avait bannie et que la reine régente fait revenir. » La Mère Gaboury (fidèle compagne

de l'exilée) ne put 534 s'empêcher de dire à la Mère de Saint-Étienne que cette réponse lui

avait donné du plaisir et avait réveillé quelque ressentiment contre le cardinal défunt. La

Mère de Saint-Étienne lui répondit : a Eh bien, ma soeur, pour votre pénitence, vous direz

aujourd'hui votre chapelet à son intention ». Elle arriva le 3 juin 1643 au Val-de-Grâce. La

reine qui « était encore dans les quarante jours après la mort du roi, où selon les

cérémonies elle nec devait pas sortir, y vint incognito dans le carrosse de Madame la

Princesse qui l'accompagna, avec Mme de Vendôme et quelques autres dames ».La

rencontre fut d'autant plus touchante, après ces dix ans d'absence, que la Mère de

Saint-Etienne, très gravement malade, gardait le lit. M la princesse dit à la reine : «

Madame, voilà la martyre de Votre Majesté (1) ». La martyre de la reine ne survécut que

peu de jours à ses émotions. Elle mourut le 18 juin, ayant ainsi éprouvé, moins au deux

fois, combien l'amitié des grands est redoutable.Des trois religieuses de Montmartre qui

avaient quitté Marie de Beauvillier, en 1619, pour le Val-de-Grâce, seule restait maintenant,

Marie de Burges, Abbesse à son tour depuis dix ans, celle-là même que nous avons vue

tantôt dans le carrosse où était le cercueil de Marguerite d'Arbouse, et qui, gardant en ses

mains le coeur de la sainte, pendant tout le voyage douloureux et triomphal, souvent «

faisait toucher ce coeur à son coeur (2)» ». Anne d'Autriche l’aimait aussi beaucoup, et

lorsque, venant au Val-de-Grâce, elle la trouvait au lit, « elle mangeait dans la chambre où

elle était couchée et faisait mettre la table tout proche de la malade (3)». Marie de Burges

mettait la grande influence qu'elle avait sur la reine au service de la réforme bénédictine

qui n'avait pas encore triomphé (1) Fleury, op. cit., pp. 265-268.(2) Ferraige, op. cit., II, pp.

493, 494.(3) Fleury, op. cit., p. 269. 535 partout et qui, avait sauvent besoin de la protection

royale. La réforme de Saint-Maur lui doit beaucoup. Elle travaillait d'ailleurs plus

directement à cette grande oeuvre, envoyant ses propres religieuses dans les abbayes qui

demandaient la réforme ; et par exemple à l'abbaye d'Estival, proche du Mans (1648) (1).

La reine faisait ordinairement conduire dans ses propres carrosses ces missionnaires du

Val-des Grâce.Le 1er avril 1645, le jeune roi Louis XIV posa la première pierre de la

nouvelle église du Val-de-Grâce, mais les travaux,  longtemps suspendus ne furent

terminés qu'en 1665. Dès 1661 le service divin était pourtant célébré dans le choeur des

religieuses, où Bossuet prêcha le carême de 1663. L'inauguration de l'église et du

monastère eut lieu le 21 mars 1665, en présence des deux reines. Tout a été dit sur

l'architecture et la décoration de cette église, sur le grand artiste qui sut d'un peu de

mélange et de bruns et de clairsRendre esprit la couleur et les pierres des chairs. Dès

1662, Anne d'Autriche avait promis aux religieuses du Val-de-Grâce que tous les coeurs

des princes et princesses de la maison de France seraient déposés dans leur église. Le

premier fut celui d'Anne-Elisabeth de France, fille aînée de Louis XIV, décédée le 3o

décembre 1662, âgée de quarante-trois jours ; le quarante-cinquième et dernier, celui de

Louis-Joseph-Xavier-François de France, dauphin, décédé au château de Meudon, (1)

Fleury, op. cit., pp. 982, 283. — Le prieuré de la Celle, près de Brignoles, sur lequel M. A.

Hallays a écrit une de ses plus aimables chroniques, relève, comme beaucoup d'autres, de

l'histoire du Val-de-Grâce. En 1657, Mazarin qui était Abbé de Saint-Victor et de qui

dépendait le prieuré de la Celle, fit entrer au Val-de-Grâce, Marie de Croze, professe de ce

prieuré, pour la rendre capable d'établir la réforme. Elle demeura trois ans au Val-de-Grâce

et en sortit en 166o avec deux religieuses de cette maison pour réformer le prieuré qui fut

bientôt transféré à Aix. Anne d'Autriche se trouvait à Aix au moment de cette translation

qu'elle « favorisa... par sa présence ». 536 le 4 juin 1789, âgé de sept ans (1). En 1792,

tout ce qui restait de poussière dans les quarante-cinq coeurs de vermeil, fut jeté aux

vents, et le vermeil lui-même, porté à l'Hôtel des Monnaies. Le 31 juillet 1793, la

Convention, « ouï son comité d'aliénation, autorisa le ministre de la guerre à faire servir la

maison nationale du Val-de-Grâce à un hôpital militaire (2) ».  (1) Il n'y eut que cinq

exceptions. Louis, dauphin, fils de Louis XV, et Marie-Josèphe de Saxe, sa femme

(1765.1767) ayant été inhumés dans la cathédrale de Sens, leurs coeurs furent portés à

Saint-Denis ; celui de Marie Leczinska fut donné, selon le désir de la reine, au

Bon-Secours de Nancy (1768). Louis XV fut enterré tout entier à Saint-Denis, et Louise de

France dans son couvent (1787).(2) Cf. la Notice sur le monastère du Val-de-Grâce, par M.

l'abbé R. de Bertrand de Beuvron, Paris, 1873.
 
 

CHAPITRE VII FRANÇOIS DE SALES ET JEANNE DE CHANTAL
 

I. De l'Introduction à la vie dévote au Traité de l'Amour de Dieu. — Importance capitale de

l'intervention de François de Sales. — Sainte Chantal. — L'épanouissement mystique des

deux saints n'est qu'une seule et même histoire. — Premiers pas de Mme de Chantal sur

les voies mystiques (de l'hiver de 1601 au printemps de 16o4). — Vie religieuse de la

baronne avant la mort de M. de Chantal. — Mort tragique du baron. — Scrupules et

détresse spirituelle. — Attente d'un directeur. — Les voeux imprudents.II. Premières

directions de François de Sales (du printemps de 16o4 à 16o6). — La rencontre. —

Première confession. — Hésitations de François de Sales. — Il consent à diriger la

baronne. — Caractères de cette direction. — « Tout par amour et rien par force ». —

Lenteur et effacement. — Progrès mystique de Mme de Chantal et tâtonnements de

François de Sales.III. La direction de sainte Thérèse (de 16o6 à 161o). — La baronne et les

carmélites de Dijon. — Leçons d'Anne de Jésus et de Marie de la Trinité. — Nouvelles

hésitations de François de Sales. — Sa propre initiation mystique.IV. La Visitation. —

François de Sales déclare ses projets à la baronne (16o7). — La scène des adieux (1610).

— Transformation insensible de la Visitation. — Progrès mystique des deux saints. — Les

conférences d'Annecy et le Traité de l'Amour de Dieu. — L'oraison des visitandines.V. Le

Traité de l'Amour de Dieu et son importance historique. — Que c'est là un ouvrage

proprement mystique et qui néanmoins s'adresse à tous. — Originalité, mais extrême

prudence du Traité. — Son succès. — Adhésion unanime des spirituels. — La vague

mystique qui entraîne tout. — Fin de la première période. I. Ce n'est plus ici l'auteur de la

Philothée, le maître de l'humanisme dévot qui nous occupe, c'est le maître de la haute

mystique, c'est l'auteur du Traité de l'Amour de Dieu. Ami de plusieurs des contemplatifs

que nous venons d'étudier, nous le verrons s'élever comme eux à 538 la vie sublime et

continuer activement leur propagande. Evénement capital dans l'histoire que nous

racontons. Nul n'a plus d'autorité que lui, parmi les spirituels de son temps. L'intervention,

très mesurée, mais très décidée de François de Sales rassurera les timides que paralyse la

peur du quiétisme ou de l'illusion; elle disciplinera les indiscrets et les téméraires qui ne

savent pas assez que, sans « l'extase des oeuvres », les ravissements les plus sublimes

ne sont que nourriture d'orgueil ; elle consacrera les progrès acquis pendant cette

première période de renaissance ; enfin elle hâtera le magnifique développement qui va

suivre.Sainte Chantal tient une grande place dans l'histoire intime du Traité de l'Amour de

Dieu. C'est pour elle et près d'elle que ce livre a été écrit : mieux encore, c'est elle qu'il

nous raconte et les premières visitandines. Notre méthode, toute historique et analytique

nous impose donc de suivre d'un même regard l'ascension parallèle de ces deux âmes,

leur épanouissement mystique, le rayonnement âme l'une sur l'autre (1).Jusqu'à la mort de

son mari, victime en 16o1 d'un accident de chasse, Jeanne-Françoise Frémyot, baronne de

Rabutin-Chantal, avait mené une vie chrétienne, pieuse même, mais qui n'annonçait pas la

haute sainteté où elle devait s'élever un jour. « Cette bienheureuse Mère, lisons-nous dans

les Mémoires de Madeleine de Chaugy, a dit elle-même en. confiance qu'aussitôt que M.

de Chantal s'absentait, son coeur et toutes ses affections se tournaient vers

Notre-Seigneur. Aussi, en ce temps-là, elle paraissait fort dévote. « Dès que je ne voyais

pas M. de Chantal, disait-elle, je sentais en mon coeur de grands (1) Jeanne Frémyot, fille

de Bénigne Frémyot, avocat général, puis conseiller du roi et président au Parlement de

Bourgogne —  et de Marguerite de Berbisey, est née à Dijon le 23 janvier 1572. Elle

épouse en 1592, Christophe de Rabutin-Chantal. De ce mariage sont nés plusieurs

enfants, entre autres une fille qui épousera l'un des frères de François de Sales, et

Celse-Bénigne qui aura pour fille la future marquise de Sévigné. Mme de Chantal est morte

à la Visitation de Moulins, le 13 décembre 1641. 539 attraits d'être toute à Dieu;

avais,-hélas, je n'en savais pas profiter, ni reconnaître la grâce que Dieu me présentait et je

faisais quasi aboutir toutes mes pensées et prières pour la conservation et retour de M. de

Chantal. » Quand ce cher mari était de retour, la parfaite complaisance que notre

bienheureuse avait pour lui faisait qu'elle oubliait ses dévotions précédentes, ne prenant

plus tant de temps pour prier Dieu. Tout le train et les compagnies revenaient (visites,

fêtes, chasses) et, parmi ses distractions, elle se trouvait comme auparavant et alla ainsi

roulant jusqu'à l'année 16o1 (1). »Nous venons de Le rappeler, les premières attaques de

Dieu, lorsqu'il veut s'emparer du fond le plus reculé de l'âme, ressemblent parfois à un

coup de force, brusque, silencieux et violent. Sûre de sa garnison, -la ville s'est endormie

dans une tranquillité parfaite. L'aube suivante la voit aux mains d'un maître nouveau qui

déjà s'installe et s'organise avec la rude insouciance du vainqueur. Ainsi la victime choisie

sur laquelle a soudain fondu la grâce, se réveille, étonnée, meurtrie, anxieuse, dans les

mains qui la paralysent, sous la prise obscure qui l'étreint de toutes parts. Au coup de

force succède aussitôt l'état de siège, la loi martiale. Sereines clartés d'une foi que nul

sophisme n'avait troublée encore, douceur facile de la prière, vue simple et droite du

devoir, tranquillité de la conscience, l'âme se sent implacablement dépouillée de tout.

Malgré les attraits généreux qui la soulèvent et que délibérément elle veut suivre, il lui

semble qu'elle sombre, qu'elle s'enlisera bientôt dans le mal. Certes, on pense bien qu'elle

subirait avec allégresse les pires conséquences de sa défaite, si elle savait le nom du

vainqueur. Mais celui-ci règne, comme il a vaincu, dans la nuit, et lorsque, (1) Mémoires de

la M. de Chaugy. Ces Mémoires forment le premier volume des Oeuvres de sainte Chantal

publiées chez Plon. Tous les passages entre guillemets qui ne seront pas accompagnés

de leurs références, sont empruntés à ce livre que je cite constamment. 540 par instants,

lassé, dirait-on, lui-même de ses propres cruautés, il laisse paraître la lumière de son

visage, cette lumière tombant à l'improviste sur des yeux que tant de ténèbres ont rendus

timides, les éblouit et les épouvante, au lieu de les consoler.Telle sera, trait pour trait, la

baronne de Chantal, depuis son veuvage jusqu'au jour bienheureux où elle rencontrera

François de Sales, et même plus longtemps encore. Transition crucifiante, vide apparent

entre les deux amours qui, l'un après l'autre, ont ravi la sainte et l'ont absorbée. Le baron

de Chantal a disparu. Entré presque aussitôt par la brèche sanglante, Dieu ne se laisse

encore ni voir ni tenir. Un nuage couvre cette âme deux fois désolée et la cache à ses

propres yeux. Elle est mère : étouffés les sanglots de la terrible quinzaine, ses quatre

petits enfants la revoient, comme autrefois, souriante; elle est bonne à toute misère : les

malades, les pauvres la retrouvent plus humaine, s'il est possible, et plus miséricordieuse

que jamais; elle est sage et très ennemie` du faste, dans la douleur comme dans la joie :

elle reprend donc, avec la gravité que son deuil commande, la vie quotidienne ; elle

apprivoisera bientôt, par sa grâce adroite, la solitude maussade de son beau-père, le vieux

Guy de Rabutin; après-demain, François de Sales lui trouvera trop de dentelles. Aux

familiers, aux intimes, elle voudrait aussi donner le change. Elle ne peut pas. Ses femmes

n'ignorent pas qu'elle oublie parfois de se coucher et qu'elle va souvent « se promener

seule dans un petit bois... pour répandre à souhait son coeur et ses larmes. Toutes les

dames, ses voisines, qui l'aimaient parfaitement, se rendaient soigneuses de la visiter ; ses

tantes et ses cousines de Dijon venaient tour à tour demeurer avec elle..., pensant faire

grande charité de la divertir ». On croit la soulager, on la martyrise. Inquiets, impuissants,

ils assistent à la transformation qui s'opère en elle. Ils ne savent pas que c'est Dieu qui

l'assiège et 541 qui la déchire. Elle ne le sait pas elle-même, trop profondément humble

pour se croire l'objet de faveurs exceptionnelles, et d'ailleurs trop ignorante encore des

voies mystiques pour se reconnaître sur les rives étranges où l'a transportée une vague

toute-puissante.La sainte ne nous a fait que de vagues confidences ;sur les tentations

qu'elle subit pendant ces années d'épreuves et qui lui reviendront, vers la fin de sa vie,

avec une acuité et une subtilité nouvelles. La foi surtout et, par suite, l'espérance furent,

semble-t-il, les plus assaillies. Un philosophe moderne a cru la deviner aux prises avec des

fantômes plus grossiers. A mon sens, rien n'autorise cette conjecture et tout la repousse.

Nous connaissons mieux quelques-unes des lumières qui la soutenaient dans son

désarroi. Une surtout doit nous arrêter.« Un jour, comme elle était en oraison, raconte la

Mère de Chaugy, Dieu lui donna un si pressant désir d'avoir un conducteur qui lui

enseignât la perfection et la volonté de Dieu, qu'elle le demandait incessamment : « Hélas,

dit-elle, écrivant à nos premières Mères, je désirais un directeur et demandais ce que je ne

savais pas. Car encore que j'eusse été élevée par des personnes vertueuses et que mes

conversations ne fussent qu'honnêtes, néanmoins je n'avais jamais ouï parler de directeur,

de maître spirituel, ni de rien qui approchât de cela. Néanmoins Dieu mit ce désir si avant

dans mon coeur, et l'inspiration de lui demander ce directeur était si forte que je faisais

cette pétition avec une contention et une force non pareille. »Qu'on essaie de comprendre

le travail obscur par où Dieu l'a préparée à formuler une prière aussi précise et, de sa part,

aussi imprévue. Peu à peu, du sein de sa détresse, un jour s'était fait, une certitude avait

surgi, encore lointaine, mais déjà fixe et sereine. Ce qui se passait en elle, Dieu le

permettait en vue de quelque grande oeuvre pour laquelle il la façonnait. Elle devait donc

se 542 tenir prête et telle fut bien en effet son attitude pendant les années d'attente qui

vont suivre. Mais son bon sens, son humilité, sa docilité naturelle, la grâce enfin lui

faisaient comprendre que nulle voix n'éclaterait du ciel pour lui révéler le programme de

ces desseins mystérieux. Un homme de Dieu viendrait. Elle n'aurait qu'à lui obéir. Seule,

d'un autre côté, comment démêlerait-elle les mouvements contradictoires qui l'agitent?

Comment saurait-elle, une bonne fois, si elle doit fuir, comme une illusion, ou accueillir,

avec une simplicité reconnaissante, les clartés imperceptibles qui occupent son esprit et

qui lui font' croire que Dieu est là? Ici encore, il lui faut les réponses nettes, les conseils

autorisés d'un homme de Dieu.Directeur, direction, ces choses, ces mots, Jeanne de

Chantal a trente ans et tout cela est encore de l'hébreu pour elle. Il faut qu'une inspiration

céleste le lui découvre. Trait charmant et lumineux qui suffirait presque g définir l'originalité

de cette vie intérieure. Chez elle l'expérience directe a précédé la science, Dieu l'a prise

toute neuve, toute ingénue, à peine plus riche à trente ans qu'elle l'était à douze, en idées

abstraites sur la vie spirituelle Sa bibliothèque pieuse paraîtrait enfantine à nos chrétiennes

d'aujourd'hui. Qu'importe, Jeanne est comme un livre vivant dont l'esprit divin a couvert les

pages.Ainsi disposée, avide mais ignorante, il n'est pas surprenant qu'elle ait accepté le

joug d'un prêtre rencontré par hasard et qui s'offrit de lui-même à la conduire. Digne

homme certes, mais rigoriste, inintelligent et tyrannique. La pauvre femme « se laissa lier

par ce berger, lequel étant bien aise d'avoir cette sainte brebis entre ses mains, l'attacha à

sa direction par quatre voeux : le premier, qu'elle lui obéirait ; le second, qu'elle ne le

changerait jamais ; le troisième, de lui garder la fidélité du secret en ce qu'il lui 543 dirait ;

le quatrième, de ne conférer de son intérieur qu'avec lui ».On excuserait ce prêtre de

n'avoir pas su discerner l'intérieur de la sainte, mais on ne lui pardonne pas d'avoir abusé

de cette docilité, de cette candide ignorance; de l'avoir, elle déjà tourmentée par tant de

scrupules, de l'avoir emprisonnée dans ces « filets importuns » qui, pendant deux ans,

allaient tenir « son âme comme empigée, contrainte et sans liberté ». Pour elle, de son

côté, un sûr instinct lui soufflait bien sans doute que cet homme se trempait et la trompait,

mais « cette vraie obéissante était comme une statue entre les mains de ce conducteur,

sans résistance et sans propre volonté. Elle ne se départit d'aucun aie ses conseils, (de

ses ordres), bien qu'elle les sentit contraires aux attraits; et dispositions de son coeur. Il

chargea son esprit de quantité de prières, méditations, spéculations, actions, méthodes,

pratiques et observances diverses, de considérations et ratiocinations extrêmement

laborieuses. Il lui ordonna aussi des prières au milieu de la nuit, des jeûnes, disciplines et

autres macérations en quantité ».II. François de Sales et la baronne de Chantal se virent

pour la première fois, le 5 mars 16o4, dans la Sainte-Chapelle de Dijon, où l'évêque de

Genève prêchait le carême. Accompagnée d'au moins deux de ses enfants, elle était venue

à Dijon, en vue précisément de suivre les sermons de ce prédicateur dont le président

Frémyot lui avait vanté le mérite. Saint François de Sales avait alors trente-sept ans, sainte

Chantal, trente-deux.Ils se reconnurent d'abord : elle, avec une subite évidence et sans

hésiter; lui, avec sa lenteur sinueuse et prudente.Pour moi, dira-t-elle plus tard, dès le

commencement que j'eus l'honneur de le connaître, je l'appelai saint du fond de mou

coeur (1). (1) Oeuvres de sainte Chantal..., II, 227. 544     Que veut-on de plus ? Quatre

paroles, mais de flamme. Elle parle, elle écrit, elle vit toujours ainsi. Tant que dura ce

carême, la baronne de Chantal fit « mettre son siège à l'opposite de la chaire du

prédicateur, pour le voir et ouïr plus à souhait. Le saint prélat, de son côté, bien qu'attentif

à son discours, remarquait cette veuve par-dessus toutes les autres dames. Il eut une

sainte curiosité de savoir qui elle était et, par une agréable rencontre, s'adressa à me de

Bourges (André Frémyot, frère de la baronne) pour le savoir, lui disant : « Dites-moi, je

vous supplie,. quelle est cette jeune dame, claire-brune, vêtue en veuve, qui se met à mon

opposite au sermon et qui écoute si attentivement la parole de vérité ? » Mgr de Bourges,

souriant, sut bien répondre qui elle était ».Il l'avait donc bien remarquée. Il allait bientôt la

voir de plus près et plus librement chez le président et cher. André Frémyot, où « il allait

fort souvent manger ». La baronne ne manquait à aucune de ces réunions. Où qu'il

prêchât, on était sûr de la rencontrer aussi. « Elle le suivait partout, tant qu'elle pouvait ». Il

l'avait pleinement gagnée, dès le premier coup et pour toujours.Quand il écrit, François de

Sales est intarissable. 11 aime à laisser courir sa plume dont il est merveilleusement sûr et

que, du reste, il surveille de très près. En public, et même dans l'intimité, il était, au

contraire, fort silencieux, observant, écoutant beaucoup d'un air de bienveillance souriante

et majestueuse, n'intervenant que par quelques mots. La jeune veuve « claire-brune », si

vive à la fois et si profonde, lui paraissait, je crois, un mystère. Ce savoisien avait déjà vu

bon nombre de vraies françaises, soit à Paris, soit à Dijon, mais aucune qui l'eût étonné

comme celle-ci. Enjouée et sérieuse, facile et réservée, ardente et timide, une simplicité

pleine de rondeur et une rare élégance, absolument rien d'une dévote. Avec cela des

lèvres fermées à toute conversation intime, condamnées pour l'instant aux lieux communs

des 545 salons. « Je ne communiquai à personne d'aucune chose un peu particulière,

qu'en grande crainte, nous dit-elle, bien que la sainte débonnaireté du bienheureux

m'invitât parfois à le faire et que d'ailleurs j'en mourais d'envie. » Nous savons en effet la

malheureuse promesse qui liait la sainte à un directeur jaloux.Réduit à des apartés discrets

et rapides, le saint évêque donnait paisiblement quelques coups de sonde. Une fois, il « lui

demanda si elle avait dessein de se remarier, elle lui dit que non : « Eh bien ! lui

répliqua-t-il, il faudrait mettre bas l'enseigne ». Elle entendit bien ce qu'il voulait dire : c'est

qu'elle portait encore certaines parures et gentillesses permises aux dames de qualité

après leur second deuil ; dès le lendemain, elle ôta tout cela, souplesse qui plut

extrêmement à notre bienheureux Père, lequel, en dînant, remarqua encore des petites

dentelles de soie à son attiffet de crêpe; il lui dit : « Madame, si ces dentelles n'étaient pas

là, laisseriez-vous d'être propre? » Ce fut assez dit; le soir même, en se déshabillant, elle

les décousit elle-même. »Si près et néanmoins encore si loin l'un de l'autre, une plus «

furieuse attaque » dé ses tentations ordinaires, survenant fort à propos pendant l'absence

de son directeur, mit enfin la baronne dans l'heureuse nécessité de rompre un trop long

silence. C'était au mercredi saint; elle découvrit timidement son âme « au saint prélat,

d'auprès duquel elle sortit tellement rassérénée qu'il lui semblait qu'un ange lui avait parlé

». « Et si, néanmoins, dit-elle, le scrupule de mon voeu de ne parler de mon intérieur qu'à

mon premier directeur, me serrait de si près que je ne parlais qu'à moitié à ce bienheureux

prélat ».Suivent quatre mois d'angoisse. François de Sales est déjà maître de la situation et

il le sait bien. Il n'a qu'une parole à dire ; les derniers scrupules tomberont, le directeur

jaloux, bon gré mal gré, lâchera prise ; la sainte 546 verra s'ouvrir les portes de cette prison

où elle étouffe. Il hésite, il louvoie, il se dérobe. Consulté, au moment le plus aigu de la

crise, un prêtre éminent, le Père de Villars, recteur des jésuites de Dijon, a répondu avec

une belle vigueur, et non peut-être sans quelque courage, que les prétentions tyranniques

de ce directeur ne tenaient pas debout, qu'il fallait au plus tôt secouer un joug inhumain,

tout à fait contraire à l'esprit de Dieu et de l'Église. Un autre religieux pense de même. Ils

voient tous, plus clair que le jour, que Dieu veut une âme aussi rare sous la conduite de M.

de Genève. Celui-ci pourtant ne modifie pas sa ligne prudente. Nous avons ses lettres

d'alors, merveilleuses de souplesse, qui avancent, qui reculent et finalement échappent

toujours. J'admire ceux qui le voient simple. En vérité de qui, de quoi peut-il douter

maintenant ? Scrupule théologique sur la valeur du voeu qui lie sainte Chantal à un autre?

Non certainement. Mais il veut que rien d'humain ne se mêle à une décision dont il

pressent l'extrême importance. Je crois aussi qu'il hésite pour de bon, qu'il n'est pas

encore fixé lui-même. Cette âme qui s'offre à sa direction, l'attire et l'effraie tout ensemble.

Elle porte sur le front et dans les yeux un signe héroïque. Deux fois étrange et par la rareté

de ses dons naturels et par les effets mystérieux que la grâce commence à produire en

elle. Qu'elle trouve un. maître spirituel digne d'elle, digne surtout de seconder en elle les

opérations divines, et elle ira loin. Est-il ce maître prédestiné? Voilà, semble-t-il, ce que se

demandent son humilité d'une part et de l'autre, l'implacable et minutieuse lucidité de son

esprit. Aussi bien, s'il doit un jour dire oui, comme il le prévoit sans doute, pourquoi ne pas

la façonner déjà, la plier à sa propre manière ; pourquoi ne pas modérer et brider cette

droiture impétueuse, ce coeur et cette intelligence qui ne voudraient jamais attendre, mais

toujours courir au but et par le pins court ? Ainsi, dès l'aube de leur intimité, le contraste

547 se dessine entre cette fille de France et ce prélat-gentilhomme, grave et cunctator de

naissance, dont l'Italie avait aiguisé la souriante finesse et qui, jalousé de plusieurs, voisin

d'une cour intrigante, sujet d'un petit prince ombrageux, avait appris de bonne heure à peu

compter sur les hommes et à se surveiller de très près dans ses rapports avec eux.Par

cette avenue sinueuse que saint François de Sales a dessinée :de ses mains, nous

parvenons enfin à la grande journée du 22 août 16o4 qui ouvre, comme un portique

majestueux et sévère, la vie nouvelle où la sainte va s'engager. Dès la fin du dernier

carême, il avait été décidé que l'évêque de Genève, en compagnie de sa mère, Mme de

Boisy et de sa soeur, Jeanne de Sales, rencontrerait, l'été prochain, près du tombeau de

saint Claude, à mi-chemin entre la.Savoie et la Bourgogne, les plus chers de ses nouveaux

amis de Dijon, la baronne de Chantal, la présidente Brulart et l'Abbesse du Puits-d'Orbe.

Toujours précautionné, l'évêque avait bien arrangé les choses : la jeune baronne ne venait

pas seule, lui non plus. C'est merveille qu'au dernier moment l'intense: préoccupation qui

l'absorbait se soit laissée voir. Les bourguignonnes arrivent, semble-t-il, au soir montant.

Les autres les attendaient, curieuses, émues, un peu intimidées peut-être, — Annecy, en

ce temps-là, n'était pas français et se regardait comme un village, auprès de Dijon. Les

présentations faites, « quasi après le premier salut », note expressément la mère de

Chaugy, François de Sales passe dextrement à sa mère le reste du cortège et «quant à lui,

il prit sa chère fille spirituelle et lui fit raconter tout ce qui s'était passé en elle, ce qu'elle fit

avec une si grande clarté, simplicité et candeur qu'elle n'oublia rien. Le saint prélat l'écouta

fort attentivement, sans lui répondre un seul mot là-dessus, et ils se séparèrent ainsi. Le

lendemain (22 août), assez matin, il l'alla trouver. Il paraissait tout las et abattu : «

Asseyons-nous, lui dit-il, je suis las et 548 n'ai point dormi ; j'ai travaillé toute la nuit à votre

affaire. Il est fort vrai que c'est la volonté de Dieu que je me charge de votre conduite

spirituelle et que vous suiviez mes avis ». Après cela, ce saint homme demeura un peu en

silence, puis dit, jetant les yeux au ciel : « Madame, vous le dirai-je ? Il le faut dire, puisque

c'est la volonté de Dieu. Tous ces voeux précédents ne valent rien qu'à détruire la paix

d'une conscience. Ne vous étonnez pas si j'ai tant retardé à vous donner une résolution: je

voulais bien connaître la volonté de Dieu et qu'il n'y eût rien de fait en cette affaire que ce

que sa main ferait ». « J'écoutais, dit notre bienheureuse Mère, le saint prélat, comme si

une voix du ciel m'eût parlé ; il semblait être dans un ravissement, tant il était recueilli, et

allait quérir ses paroles l'une après l'autre, comme ayant peine à parler. » Le même matin,

elle fit sa confession générale à notre bienheureux Père ».La noble scène, en vérité ! Cette

insomnie, cette hésitation suprême, cette lenteur solennelle et laborieuse, ces quelques

mots ternes et plus accablés que les silences qui les entrecoupent, tant de beaux détails

nous élèvent à des hauteurs surnaturelles, nous établissent, une fois pour toutes, dans

une atmosphère de sainteté.Un mot résume la direction que saint François de Sales va

donner à sainte Chantal; mais quoi ! ne pourrait-on pas dire que ce mot définit la direction

elle-même ? Il a libéré tout ensemble et cette âme et la grâce à laquelle celle-ci n'osait pas

ou ne savait pas s'abandonner, l'avançant ainsi, dans la voie mystique, beaucoup mieux

qu'il ne l'aurait fait par une intervention personnelle. « O Dieu, écrit la sainte, en se

rappelant les entretiens de Saint-Claude, que ce jour me fut heureux ! Il me sembla que

mon âme changeait de face et sortait de la captivité intérieure où les avis de mon premier

directeur m'avaient tenue jusque-là. » Dans le témoignage qu'elle rendra plus 549 tard à

ce directeur unique, le mot de liberté revient à, chaque ligne. Il était tout à fait admirable et

incomparable à dresser les esprits selon leur portée sans jamais les presser; ainsi il

donnait et imprimait dans les coeurs une certaine liberté qui affranchissait de tout scrupule

et difficulté.Il laissait volontiers agir l'esprit de Dieu dans les âmes avec une grande liberté,

suivant lui-même l'attrait de cet esprit divin et les conduisant selon la conduite de Dieu, les

laissant agir selon les inspirations divines, plutôt que par son instinct particulier. J'ai

reconnu cela en moi-même (1). Cette méthode qu'il suivait toujours avec les âmes vraiment

spirituelles, il se l'imposa plus encore, s'il est possible, vis-à-vis de celle-ci qui, me

semble-t-il, l'étonnait plus que les autres, et qu'il pouvait abandonner, avec tant de

sécurité, aux mouvements de la grâce. Ce n'est pas à dire qu'il l'ait conduite d'une main

incertaine et molle, qu'il n'ait pas su, même avec elle, parler en maître.Je l'ai déjà montré

dans le volume précédent (2), il faut bien, en effet que l'âme sente son maître — son

maître humain —, elle ne reste vraiment humble, elle ne devient souple, elle n'est tout à

fait sûre qu'à ce prix; mais il faut aussi que ce conducteur obéisse lui-même à celui qu'il

représente ; qu'il serre ou lâche les rênes au gré de cet esprit qui souffle où il veut.Très

ferme donc, très précis, inflexible, quand il jugeait devoir l'être, mais encore plus discret,

prudent, et du reste oublieux, dédaigneux de soi à un degré rare, saint François de Sales

n'abusait certes en aucune façon de la docilité de sainte Chantal. Pour moi, souventefois,

écrit-elle, j'ai eu peine de ce qu'il ne me commandait pas assez (3). (1) Oeuvres ..., II, p.

2oo, 201. Cf. L'humanisme dévot, pp. 125, 126.(2) L'humanisme dévot, pp. 1o5, 106.(3)

Oeuvres ..., II, p. 201. 55o Ses ordres même, quand il en donnait, il les voulait pris et suivis

« sans pointiller », « rondement, franchement, naïvement, à la vieille française, avec liberté,

à la bonne foi, grosso modo (1) ».Ce respect des âmes et du. divin qu'elles portent, cette

défiance de soi, ce besoin de s'effacer devant la grâce, tout cela paraissait mieux encore

quand on le voyait. de près, comme la sainte l'a vu. La façon et le parler de ce bienheureux

étaient grandement majestueux et sérieux, mais toutefois le plus humble, le plus doux, et

naïf que l'on ait jamais vu... Il parlait bas, gravement, posément, doucement et sagement

(2).Jamais ce bienheureux ne faisait de reparties promptement (3). Est-il besoin de le dire,

cette lenteur à répondre, qui surprend d'abord, chez un homme de tant d'esprit, cette peur

de gêner les âmes par une conduite impérieusement personnelle, tout cela chez lui n'a

rien d'affecté. Il ne joue pas à l'oracle, comme d'autres qui masquent leur indigence sous

des airs de majesté, et, sous des mots tâtonnants, leurs prétentions dominatrices. Plus vive

encore que son intelligence, sa foi se trouble et s'arrête au seuil du mystère de la vie

spirituelle. Le Cantique des Cantiques, son livre de prédilection, nul, peut-être, ne l'a

réalisé comme lui. Dans cette idylle divine, un privilège dont il s'émerveille lui-même et qui

le confond, lui assigne un rôle discret. II est le très chétif serviteur de l'Époux et de

l'Épouse. Il ne hausse la voix, il ne commande que lorsque l'Épouse s'égare. Effacé,

joyeux, il l'admire en silence quand il la voit sur le droit chemin qui mène è l'Époux. (1)

Oeuvres de saint François de Sales, XIII, p. 392.(2) Oeuvres ..., II, p. 221, 222.(3) Ib., p.

136. 551 Cette consigne de lenteur, d'attente, d'effacement, jamais, sans doute, notre

incomparable directeur ne l'a suivie plus étroitement que dans ses rapports avec sainte

Chantal. Il n'entrevoyait, du reste, que très confusément les mystérieux desseins que la

grâce semblait avoir formés sur elle. A l'heure où il entreprend cette conduite, le jeune

évêque n'a pas encore atteint les hautes cimes qu'il décrira plus tard avec une aisance

merveilleuse dans le Traité de l'Amour de Dieu. Il côtoie le plus souvent les « basses

vallées » de la vie chrétienne, telle qu'on la distingue de la vie mystique. Il ne quitte pas

d'ordinaire la douce région. des abeilles et des colombes. Appelé lui aussi à monter plus

haut, sa naturelle sagesse, son humilité, sa prière presque toujours, facile; abondante et

fleurie, d'une part l'invitent à craindre « la haute mer » qui « nous fait tourner la tête et

nous donne des convulsions », d'autre part lui rendent cher le « terre à terre », les «

petites vertus propres pour notre petitesse ». « A petit mercier, petit panier », écrit-il (1).

L'humble cueillette de la bouquetière Glycera lui suffit. Il pratique, mais « avec une ferveur

et une perfection extraordinaires, les exercices ordinaires des chrétiens (2) ».On n'entend

pas dire par là que, pendant cette première étape de ses ascensions, François de Sales ait

tout ignoré de l'ordre supérieur qu'il devait atteindre un jour sur les traces de sainte

Chantal. Où finissent exactement les « basses vallées » de la vie dévote, où commencent

les hautes montagnes? Entre les points extrêmes de ces deux mondes, ne règne-t-il pas

une zone indécise, où les douces brises du premier commencent à se fondre avec les

souffles tout-puissants du second? Qu'entre 16o4 et 161o, le saint ait traversé cette zone,

qu'il ait même pénétré (1) Oeuvres de saint François de Sales, XII, p. 205.(2) Traité de

l'Amour de Dieu, liv. VIII, chap. XII. 552 dans les voies extraordinaires, la chose semble

presque certaine. Mais peut-être n'avait-il pas pris conscience du changement qui

s'ébauchait ou qui se préparait en lui. Son coeur avait sans doute couru plus vite que son

esprit et cet esprit lui-même, si clairvoyant, si délié, mais si paisible, s'était défendu ces

retours inquiets, ces curiosités stériles dont la grâce n'a que faire et qui la gênent plutôt.

Quoi qu'il en soit, il nous a dit lui-même, dans la préface du Traité de l’Amour de Dieu, qu'il

avait alors beaucoup à apprendre et beaucoup à désapprendre. Qui en rougirait pour lui ?

Comment s'étonner qu'avant de devenir un des maîtres de la mystique, il ait dû faire son

apprentissage ? Je citerai du reste bientôt les textes sur lesquels s'appuient ces

conjectures. Si je m'égare dans mes analyses, l'on n'aura pas de peine à me

corriger.Essayons de nous représenter la baronne comme elle apparaissait alors à son

directeur. Dieu la travaille, avons-nous dit, pour se l'unir de plus près. Est-ce donc le travail

même de Dieu qui déconcerte saint François de Sales? Assurément non. II sait bien que

du côté divin tout nous est mystère insondable. Au téméraire qui essaierait de les définir,

les grâces les plus communes, les impulsions surnaturelles d'un millième de seconde,

n'offriraient pas moins d'énigmes que le ravissement de saint Paul. Lorsque Dieu nous

rencontre et nous presse, la nuit le précède, l'enveloppe, cache sa retraite et recouvre ses

traces. Mais quand il s'agit des grâces mystiques, la nuit de l'homme, si j'ose dire, s'ajoute

à la nuit de Dieu. Grâces deux fois ténébreuses, puisqu'elles viennent de l'abîme et

qu'elles vont à l'abîme, creusant, semble-t-il, des profondeurs nouvelles dans l'âme qui les

reçoit. De là, tant de convulsions chez la victime choisie. Plus elle est riche de dons

naturels, plus elle résiste à ce mystérieux forage qui l'écarte de plus en plus de l'humaine

surface, chétif et frivole, mais cher théâtre où ces dons trouvent leur emploi. Plus elle

résiste et tâche de remonter 553 la pente, plus elle se déchire. De là ces doutes

incessants, ce vertige, ces tentations de désespoir, cette peur de sombrer dans les enfers

de la déraison et du blasphème. Mais de là aussi, par instants, lorsque la résistance fléchit,

lorsque la réflexion s'arrête, lorsque l'imagination accepte de fermer les yeux, et la

sensibilité de ne plus tendre la main, de là ces impressions grandissantes de paix, de

lumière, de force. Où vont-ils ainsi? Les mystiques ne sauraient le dire. Ils ont passé la

frontière des mots humains. Des métaphores lumineuses, infiniment douces pour eux,

obscures pour nous et que la chair et le sang trouvent sèches, viennent sous leur plume

avec une insistance qui, elle du moins, est une lumière. Ils vont vers a leur centre », vers a

l'extrême pointe de leur esprit ». C'est là que Dieu les invite, là qu'il les porte lui-même et

qu'il les attend.Mais taisons-nous, et laissons parler notre sainte. Au point du jour,

écrit-elle, Dieu m'a fait goûter, mais presque imperceptiblement, une petite lumière, en la

très haute suprême pointe de mon esprit. Tout le reste de mon âme et ses facultés n'en

ont point joui : mais elle n'a duré environ qu'un demi ave Maria (1).Il y a des âmes,

écrit-elle encore, entre celles que Dieu conduit par cette voie de simplicité, que sa divine

bonté dénue si extraordinairement de toute satisfaction, désir et sentiment, qu'elles ont

peine de se supporter et de s'exprimer, parce que ce qui se passe en leur intérieur est si

mince, si délicat et imperceptible, pour être tout à l'extrême pointe de l'esprit, qu'elles ne

savent comment en parler (2). Enfin voici un texte plus long, prodigieux de clarté, comme

du reste tout ce qu'a écrit la sainte et que je choisis entre mille autres plus ou moins

semblables, soit parce qu'il nous ramène, comme on va le voir, à saint (1) Oeuvres ..., I, p.

21.(2) Ib., II, p. 337, 338. 554 François de Sales, soit parce qu'il nous montre sainte

Chantal au début même de ses voies. Je me souviens, écrit-elle en 1637, que quand il plut

à Notre-Seigneur de me donner le commencement de mon soulagement dans ces grandes

tentations dont je fus travaillée tant d'années, au commencement de mon voeu (le voeu

d'obéissance à, son premier directeur), sa bonté me donna cette manière d'oraison d'une

simple vue et sentiment de sa divine présence, où je me sentais tout abandonnée,

absorbée et reposée en lui. Et cette grâce m'a été continuée, bien que par mes infidélités

j'y aie beaucoup contrevenu ; laissant entrer dans mon esprit des craintes d'être inutile en

cet état, et voulant faine quelque chose de ma part, je gâtais tout. Et encore souvent

suis-je attaquée de cette même crainte, non pas à l'oraison, mais en mes autres exercices,

où je veux toujours un peu agir et faire des actes, encore que je sens bien que je me tire

par ce moyen de mon centre; surtout je vois que cet unique et simple regard en Dieu est

mon unique remède et seul soulagement. Et certes, si je suivais mon attrait, je ne ferais

que cela en tout sans exception. Car si je pense fortifier mon âme par des pensées et des

discours, par des résignations et actes, je m'expose à de nouvelles tentations et peines, et

ne puis faire cela que par une grande violence qui me laisserait à sec. Si qu'il me faut

promptement retourner à cette simple remise, me semblant que Dieu me fait voir par là

qu'il veut un total retranchement des saillies de mon esprit et de ses opérations en ce

sujet. Et l'activité de mon esprit est si grande que j'ai toujours besoin d'être confortée et

encouragée pour cela. Hélas, mon bienheureux Père me l'a tant dit !... A ce propos, je me

souviens qu'il y a quelques jours que Notre-Seigneur me donna une clarté qui s'imprima

fort à moi, comme si j'eusse vu la chose vraiment : que je ne me dois plus regarder, mais

marcher à yeux clos, appuyée sur mon Bien-aimé, sans vouloir voir ni savoir le chemin par

où il me conduira, ni non plus avoir soin de chose quelconque, non pas même de lui rien

demander, mais demeurer simplement toute perdue et reposée en lui Si... je ne m'exprime

pas bien... vous ne laisserez de m'entendre (1). « Mon bienheureux Père me l'a tant dit! n

Lui encore si attaché, comme nous le verrons bientôt, au « petit train (1) Oeuvres ..., IV, p.

735-737. 555 de nos devanciers », je veux dire aux exercices de la vie dévote, il a su

néanmoins non seulement respecter, mais encore aider l'épanouissement mystique de

Mme de Chantal. Au reste, s'ils n'habitent pas encore tout à fait le même monde, ils se

comprennent admirablement l'un l'autre, et les paroles du saint répondent, s'adaptent,

avec une convenance parfaite, aux besoins présents de la sainte. S'ils ne l'envisagent pas

encore au même point de vue, s'ils ne la pénètrent pas aussi avant l'un que l'autre, une

seule réalité, plus une encore que diverse, les occupe également, à savoir l'amour de Dieu,

suprême objet de la vie dévote aussi bien que de la vie mystique. Et comme cet unique

objet, on l'atteint, de part et d'autre, en suivant une même discipline, en se détachant, en

se dépouillant de soi, il n'y a pas à craindre que la direction très mortifiante du saint

entrave le progrès de la sainte. S'il ne réalise encore ni la présence de Dieu a en la

suprême pointe de l'esprit », ni la plénitude de dépouillement qui est la condition et la suite

nécessaire d'une telle grâce, si même les confidences qu'il reçoit à ce sujet de sainte

Chantal le laissent perplexe, sa direction n'en va pas moins d'elle-même, tout droit,

infailliblement, à seconder ce double mystère. Direction pacifiante et dépouillante. Se

laisser faire par Dieu sans résistance, sans inquiétude; se détacher de soi-même. « Toute

la doctrine de notre bienheureux Père, écrira plus tard sainte Chantal, tendait au parfait

dénûment de soi-même (1). »  Les mystiques les plus sublimes n'enseignent pas autre

chose.III. Pendant ses nombreux séjours à Dijon, chez le président Frémyot, la baronne

faisait de fréquentes visites aux carmélites qui venaient à peine de s'installer dans cette

ville, et chez lesquelles elle retournera, aussi souvent que possible, jusqu'à la veille de son

départ pour Annecy. Notre imagination s'enchante à la pensée de cette rencontre (1)

Oeuvres ..., I, p. 35 556 entre le Carmel et la Visitation qui va bientôt naître, entre sainte

Thérèse et sainte Chantal. Ne craignez pas, du reste, que la séduction de l'une sur l'autre

soit trop forte, que la brise qui vient d'Avila soulève, entraîne de l'autre côté des grilles, la

tendre semence que Dieu et François de Sales gardent pour un autre jardin ? Eh quoi ! le

saint n'est-il pas là entre les deux saintes, assez ferme pour retenir l'une, si besoin est,

assez humble, assez éclairé pour sentir qu'il a besoin des leçons de l'autre, pour saisir

avec joie une telle occasion de se pénétrer lui-même de l'esprit de sainte Thérèse, par

l'intermédiaire de sainte Chantal?Sans parler de ses confesseurs — de 16o4 à 161o, saint

François de Sales ne l'a confessée que quatre ou cinq fois — la baronne consultait avec

empressement les personnes de piété et de doctrine qu'elle pouvait rencontrer. Ainsi nous

voyons le recteur des jésuites venant, sur un signe d'elle, la rencontrer chez le président

Frémyot. On nous la montre en conférence avec le futur cardinal de Bérulle. La voilà, pour

l'instant, c'est-à-dire pour quatre ans, dans l'intimité des carmélites. A quoi bon, dira-t-on,

ces entretiens et ces confidences? Saint François de Sales ne lui suffisait-il pas? Eh! non,

il ne suffit pas. Il est loin ; les lettres ne vont pas vite et ne disent jamais tout. Pour peu que

les neiges s'en mêlent, Annecy reste bloqué pendant des semaines. Avec cela, que l'on se

rappelle les tentations et les scrupules qui tourmentent cette novice, son inexpérience

encore très grande des choses de la vie spirituelle. François de Sales eût-il été près d'elle,

la baronne de Chantal n'avait du reste aucune raison de vivre en recluse, elle avait, au

contraire, vingt raisons de fréquenter son monde, le monde des saints, encore si nouveau

pour elle et dont tout la ravissait. Son directeur n'était pas jaloux. Il la savait plus que

franche et plus que docile. Aucune décision sérieuse ne serait prise sans lui. lin mot de lui

redresserait ou effacerait les conseils qui ne seraient 557 pas de son goût. Qu'on se

rassure donc. Il sera tenu au courant de ses visites chez les carmélites de Dijon; sainte

Chantal, émerveillée, lui dira, par le menu, les secrets de sainte Thérèse. A qui donc les

dirait-elle ? Du reste elle ne va pas seule. Une autre des philothées salésiennes, la

présidente Brulart, l'accompagne et celle-ci non plus ne se privera pas d'écrire à son

directeur. Les belles scènes qui s'annoncent! Nous ne pouvons que les effleurer. Ces deux

chères filles de François de Sales accueillies par Anne de Jésus, la chère compagne de

sainte Thérèse ! Tout Dijon se presse là, mais le Carmel a bientôt distingué ces deux

visiteuses, et il leur fait fête. La baronne regarde, elle interroge, elle s'abandonne, elle se

sent, elle est chez elle. Dieu ne la veut pas carmélite, mais il veut que la Visitation

ressemble au Carmel.Cependant tout ne lui était pas lumineux dans ce que lui disait sainte

Thérèse, bien que tout lui semblât répondre exactement aux besoins confus de son âme.

La baronne ne savait pas l'espagnol, la plupart des carmélites ne savaient pas le français.

D'une frontière à l'autre, la Mère Marie de la Trinité, française celle-ci, et d'ailleurs assez

éclairée pour parler aussi en son propre nom, servait d'interprète. Un seul objet occupait

naturellement les entretiens, cette vie intérieure que les carmélites avaient apprise à bonne

école et sur laquelle l'ardente baronne désirait plus de lumières. Elle était encore assez «

champêtre » — c'est son mot — en ces délicates matières. Mais il n'y paraissait pas trop.

La trouvant si vive d'esprit et si généreuse, il se peut que les carmélites se soient laissé

entraîner un peu vite par cette impétuosité que saint François de Sales lui-même ne bridait

pas sans effort. Je n'en suis pas sûr du tout et j'ai mes raisons de croire que la baronne

comprenait dès lors assez bien les hautes leçons qu'elle recevait et qu'elle se hâtait de

soumettre à son directeur. Mais ces leçons, elle ne les formulait pas encore avec la

précision nécessaire. 558 Présentée par elle, la doctrine de la Mère Marie de la Trinité

justifiait, sans aucune espèce de doute, les sages réserves que nous allons voir saint

François de Sales lui opposer. Pour la doctrine prise en elle-même, quoi qu'en aient pensé

plusieurs critiques, elle était bonne de tous points. Saint François de Sales, qui du reste ne

l'a jamais condamnée, la fera sienne plus tard.Après tout, que lui disait-on de si rare ? Il

semble, à lire certains biographes, que la Mère de la Trinité ait follement transporté sa frêle

novice à la suprême tour du château mystique. Rien n'est moins exact. On ne lui a ouvert,

au contraire, que le premier parvis, celui qui s'élève à peine de quelques degrés au-dessus

de la vie commune, celui où saint François de Sales et sainte Chantal verront plus tard la

demeure ordinaire des filles de la Visitation. Et encore, cet humble parvis, on ne l'a pas

ouvert à la sainte, on lui a simplement fait connaître qu'elle l'occupait déjà. « Le genre

d'oraison de M de Chantal, écrit un des biographes de la sainte, semblait (à la Mère de la

Trinité trop simple, trop ordinaire pour une personne d'une si haute vertu... ; elle voulait

que Mme de Chantal passât du premier degré de l'oraison au second. » Autant dire que

cette exquise carmélite possédait moins son rudiment que la plus étourdie des postulantes.

Non, la Mère de la Trinité n'a rien prétendu, rien voulu de ce qu'on lui fait prétendre et

vouloir. Elle n'a pas dit à Philothée : mais tâchez donc d'être Théotime, laissez-moi tous les

exercices de la vie dévote. Elle a dit à celle qui se voyait et que saint François de Sales

voyait sous la figure de Philothée : vous êtes déjà Théotime ; si telle ou telle des cueillettes

de la vie dévote vous distrait, vous fatigue, gêne en vous l'action divine, abandonnez, sans

scrupule, le petit panier de la bouquetière Glycera. Que nous parle-t-on d' « attraits

trompeurs » qu'un zèle « imprudent » aurait suggérés à sainte Chantai ? Ces attraits vers

une forme d'oraison, plus élevée, plus dénuée, moins soumise 559 aux lois de la prière

ordinaire, notre sainte, non. seulement les éprouvait depuis longtemps, mais encore elle

les suivait obscurément, approuvée en cela, par François de Sales, comme nous l'avons vu

plus haut. Que leur manquait-il à tous deux, sinon la pleine satisfaction, la sécurité parfaite

que peut donner une doctrine bien définie, appuyée sur la tradition et l'expérience des

saints ? Cette doctrine, est-ce merveille que la Mère Marie de la Trinité l'ait possédée; la

possédant, faut-il lui faire un reproche de l'avoir communiquée à sainte Chantal?C'est

ainsi, me semble-t-il, qu'il y a moyen de justifier, d'admirer, d'aimer en même temps les

deux voix alternantes – Annecy, Dijon — qui guident sainte Chantal, pendant ces années

fécondes (1606-1610) : la voix qui lui montre hardiment les hauteurs où Dieu l'appelle ; la

voix plus hésitante qui tâche, non de la fixer, mais de la retenir encore dans les basses

vallées de la vie commune. Ce ne sont pas des voix ennemies. Marie de la Trinité et

François de Sales ne se disputent pas sainte Chantal. Ils travaillent, diversement, mais de

concert, à libérer, à épanouir sa grâce. Encore une fois, le saint n'aurait eu qu'un signe à

faire, Mme de Chantai n'aurait pas remis les pieds au Carmel. Ce signe, il ne l'a pas fait.

C'est tout dire, à qui se rappelle combien cette âme lui était précieuse. Tout ce qui vient du

Carmel, par l'entremise de la sainte et de la présidente Brulart, l'évêque le reçoit, le pèse,

le discute avec une considération singulière. Si tel ou tel point l'étonne ou lui paraît

excessif, telle direction prématurée, il en fait la remarque, mais sans jamais trancher en

maître, disciple autant que maître, expérimentant sur lui-même les conseils des

carmélites.Voici quelques beaux textes qui nous aideront à saisir cette initiation modeste et

prudente. Dès 16o6, il répondait ainsi à une question de sainte Chantal : Il n'est pas

besoin, ce dit cette bonne Mère (Marie de la Trinité, 56o Anne de Jésus, ou toutes les

deux), de se servir de l'imagination pour se représenter l'humanité sacrée du Sauveur. Non

pas, peut-être, à ceux qui sont déjà fort avancés en la montagne de la perfection, mais

pour nous autres qui sommes encore ès vallées,.., je pense qu'il est expédient de se servir

de toutes nos pièces (1). « Nous autres », « encore », « peut-être », trois mots essentiels

qu'il faut souligner. a Nous autres » il y a donc deux groupes : les carmélites d'un côté, de

l'autre la baronne de Chantal, la présidente Brulart et l'évêque de Genève; la petite classe

qui se hausse sur la pointe des pieds pour regarder aux fenêtres de la grande. Entre les

deux, le saint se garde bien de couper les ponts. « Encore » protège le présent et réserve

l'avenir. Le « peut-être » n'est pas moins admirable. Résumée et simplifiée par

l'inexpérience de sainte Chantal, la doctrine de la Mère Marie de la Trinité semble offrir un

sens dangereux qu'elle n'avait certes pas dans la pensée de la carmélite, mais qui aurait

frappé d'abord un directeur moins avisé et qui l'aurait révolté. Le « peut-être » nous montre

et que saint François de Sales a vu ce faux sens et qu'il ne s'y est pas arrêté, très assuré

que Marie de la Trinité n'était pas quiétiste et que sainte Chantal ne risquait pas de le

devenir. Il ne réalise pas nettement ce que la fille de sainte Thérèse a voulu dire, mais il fait

confiance à une âme aussi éclairée. Un jour viendra où, maître à son tour, il formulera sans

peur la même doctrine qu'elle. L'âme recueillie dans son Dieu — écrira-t-il dans le Traité de

l'amour de Dieu — n'a plus besoin de s'amuser à discourir par l'entendement, car elle voit

d'une si douce vue son Epoux présent que les discours lui seraient inutiles et superflus... ;

elle n'a pas aussi besoin de l'imagination : car qu'est-il besoin de se représenter en image,

soit extérieure soit intérieure, celui de la présence duquel on jouit (2) ? (1) Oeuvres de saint

François de Sales, XIII, p. 162.(2) Traité de l'amour de Dieu, liv. VI, chap. IX. 561 Les

carmélites n'étaient pas seules à avoir deviné la vocation mystique de sainte Chantal.

Toujours vers ce même temps, M. Gallemant, ce personnage d'une rare éminence et que

nous connaissons déjà, rencontra la baronne au carmel de Dijon qu'il visitait, eut avec elle

de longs entretiens et lui donna exactement les mêmes conseils que Marie de la Trinité.

François de Sales ne pouvait pas négliger de tels indices, mais nous avons déjà vu qu'il ne

se pressait jamais. Transposant encore dans sa propre langue les paroles d'un autre ordre

que lui communique Mme de Chantal, il résiste doucement et fort sagement à certaines

consignes qui lui paraissent imprudentes et qui le sont en effet dans le sens où il les

prend. J'approuverais — écrit-il à la présidente Brulart — qu'en l'oraison vous vous tinssiez

encore un peu au petit train... Or sus, je sais bien que quand par bonne rencontre on

trouve Dieu, c'est bien fait de s'entretenir à le regarder et arrêter en lui ; mais, ma chère

fille, de le penser toujours rencontrer ainsi à l'impourvu, sans préparation, je ne pense pas

qu'il soit encore bon pour nous qui sommes encore novices (1). Rien de plus juste. Il parle

ici de ces mouvements de dévotion sensible, de ces clartés plus vives qui saisissent à

l'imprévu les âmes pieuses, suppléant ainsi à la préparation normale qui doit précéder les

exercices de la vie commune. Attendre de tels mouvements pour se mettre en prière, et, en

les attendant, se croiser les bras, paresse et folie. Les carmélites parlaient d'autre chose, à

savoir de ce recueillement plus profond qui ne dépend aucunement de l'effort humain.

Tendre de soi-même et par le déploiement de « toutes ses pièces » à l'union mystique,

folie encore. Saint François de Sales est infiniment sage, sainte Thérèse ne l'est pas

moins. Attendons sans impatience qu'ils ne disent plus, l'un et l'autre, qu'une seule et

même chose. (1) Oeuvres de saint François de Sales, XIII, p. 290. 562 Le recueillement

(mystique), écrira bientôt l'auteur du Traité de l'amour de Dieu, ne se fait par le

commandement (ou les préparations) de l'amour, mais par l'amour même ; c'est-à-dire,

nous ne le faisons pas nous-mêmes par élection, d'autant qu'il n'est pas en notre pouvoir

de l'avoir quand nous voulons, et qu'il ne dépend pas de notre soin... Celui, dit la

bienheureuse Mère Thérèse de Jésus, qui a laissé par écrit que l'oraison de recueillement

se fait comme quand un hérisson ou une tortue se retirent au-dedans de soi, l'entendait.

bien, avec cette différence, que ces bêtes se retirent au dedans d'elles-mêmes quand elles

veulent; car le recueillement ne gît pas en notre volonté; mais il nous arrive quand il plaît à

Dieu de nous faire cette grâce (1). Quelques lignes touchantes, écrites par saint François

de Sales en 1607 — je les choisis entre vingt du même sens — nous rappellent que le

coeur avait encore plus de part que l'esprit à l'initiation mystérieuse qui s'accomplissait en

lui. Le progrès manifeste de ses deux filles spirituelles, le rayonnement de ce carmel

lointain, le pressentiment des grandes choses que Dieu préparait, tout le stimulait à une

ferveur nouvelle. Je puis dire maintenant, écrit-il à sainte Chantal, mieux que ci-devant, que

je fais l'oraison mentale, parce que je ne manque pas un seul jour sans cela... Dieu me

donne la force de me lever quelquefois devant le jour pour cet effet... ; il me semble que je

m'y affectionne et voudrais bien pouvoir en faire deux foie le jour (2). Les choses allèrent

ainsi paisiblement, lentement, niais sans arrêt ni recul jusqu'au jour où sainte Chantal,

quittant la Bourgogne, pour Annecy, dut faire ses adieux au Carmel. C'est désormais dans

le parloir de la Visitation et de vive voix que l'humble évêque achèvera sa propre initiation et

la formation de la sainte. Il a déjà: appris et désappris beaucoup. Quelques difficultés lui

restent, qui (1) Traité de l'amour de Dieu, liv. VI, ch. VII.(2) Oeuvres de saint François de

Sales, XIII, p. 318. 563 s'éclairciront bientôt. Nous allons rejoindre les deux fondateurs,

mais non sans avoir savouré la dernière, la plus belle page du chapitre qu'on vient de lire.

Avant qu'elle quitte cette classe où la sainte et lui avec elle — ont reçu tant de lumières,

François de Sales veut que la baronne de Chantal pose aux carmélites quelques suprêmes

questions. Quant à ces préceptes de l'oraison que vous avez reçus de la bonne mère

prieure (Louise de Jésus), lui écrit-il, je ne vous en dirai rien pour le présent : seulement je

vous prie d'apprendre le plus que vous pourrez les fondements de tout cela, car, à parler

clair avec vous, quoique deux ou trois fois, l'été passé, m'étant mis en la présence de Dieu

sans préparation et sans dessein, je me trouvasse extrêmement bien auprès de Sa

Majesté, avec une seule, très simple et très continuelle affection d'un amour presque

imperceptible mais très doux, si est-ce que je n'osai jamais démarcher du grand chemin

pour réduire cela en un ordinaire. Je ne sais ; j'aime le train des saints devanciers et des

simples ; je ne dis pas que quand on a fait sa préparation et qu'en l'oraison on est attiré à

cette sorte d'oraison, il n'y faille aller ; mais prendre pour méthode de ne se point préparer,

cela m'est un peu dur... Néanmoins (je parle simplement devant Notre-Seigneur et à vous

à qui je ne puis parler que purement et candidement), je ne pense pas tant savoir que je

ne sois très aise, je dis extrêmement très aise, de me démettre de mon sentiment et suivre

celui de ceux qui en doivent par toute raison plus savoir que moi; je ne dis pas seulement

de cette bonne Mère, mais je dis d'une beaucoup moindre. Apprenez donc bien tout son

sentiment sur cela et sans empressement et en sorte qu'elle ne cuide pas que vous la

veuillez examiner (1). (1) Oeuvres de saint François de Sales, XIV, p. 266. Ne voir dans la

seconde partie de cette lettre que protestations d'humilité, ne me parait pas sérieux. Que

l'on remarque ces adverbes, ces parenthèses. Si François de Sales n'a pas voulu exprimer,

et solennellement, son propre désir d'apprendre, désir très sincère et très ardent, mieux

vaut dire bonnement qu'il ne sait pas écrire. Même étrange exégèse pour la première partie

de la lettre : « Le saint, nous dit-on, ne veut pas que Mme de Chantal abandonne la

préparation de l'oraison ». Le texte ne montre rien de pareil, simple échange de vues dans

lequel l'autorité du directeur se fait à peine sentir. Ici encore, il faut choisir : ou le saint

reste perplexe, hésitant, expectant, ou il ne sait pas écrire. S'il avait pris nettement position,

se dirait-il prêt à se démettre de son sentiment? — Le texte est du reste infiniment curieux.

La vie proprement mystique du saint a commencé déjà, semble-t-il, et cependant il

applique encore à cette oraison plus haute les règles de l'oraison ordinaire. Il n'a pas

voulu, dit-il, « réduire cela en un ordinaire » ; et certes, comment aurait-il fait, puisque cela

ne dépendait aucunement de lui ? Quant au « train des saints devanciers », le Traité de

l’amour de Dieu répond abondamment à cette difficulté. 564 Qu'on relise attentivement

cette lettre, en essayant d'oublier qu'elle s'adresse à sainte Chantal. Quelle impression

nous laisserait-elle ? Ne dirait-on pas d'un jeune savant qui ayant suivi, sur les cahiers d'un

de ses amis, quelque illustre professeur, députerait ce même ami vers leur maître commun

en vue d'obtenir un- supplément d'information sur tel ou tel point resté plus obscur?

Maîtres eux-mêmes, les deux disciples. On les voit en possession de discuter librement, de

soumettre à de nouveaux examens la doctrine qu'on leur a transmise, d'ailleurs toujours

défiants de leurs jeunes lumières. La lettre témoigne de l'estime la plus extrême, d'une

confiance, d'un abandon absolu. Qui ne voit où va cette facile et sûre exégèse? En 1610,

l'épanouissement mystique de sainte Chantal est accompli. François de Sales l'avait

confiée novice à sainte Thérèse. Elle lui revient professe.IV. « Environ les fêtes de

Pentecôte de l'année 16o7 », Mme de Chantal s'était rendue à Annecy pour connaître enfin

les projets que son directeur avait formés sur elle. « Parlant de ce voyage..., elle dit : «

J'allai trouver le bienheureux prélat avec la plus grande indifférence qui me fût possible...;

j'arrivai vers ce saint Père de mon âme quatre ou cinq jours avant la Pentecôte, pendant

lequel temps il me parla beaucoup, me fit rendre compte de tout ce qui s'était passé et se

passait en mon âme, sans rien me déclarer de ses desseins... » Nous avons contemplé

plus haut une scène toute semblable. A Annecy comme à Saint-Claude, les mêmes

préparatifs, les mêmes sondages indéfiniment recommencés, les mêmes silences, la

même lenteur solennelle et dramatique. « Ce bienheureux 565 Père, continue la Mère de

Chaugy, la laissa en cet état jusqu'au lendemain de la Pentecôte... L'ayant retirée après la

sainte messe, avec un visage grave et sérieux, et une façon de personne toute engloutie

en Dieu, il lui dit : « Hé bien ! ma fille, je suis résolu de ce que je veux faire de vous. — Et

moi, dit-elle, Monseigneur et mon Père, je suis résolue d'obéir. » Sur cela, elle se mit à

genoux. Le bienheureux l'y laissa et se tint debout à deux pas d'elle : « Oui-dà, lui

répondit-il, or sus, il faut entrer à Sainte-Claire. — Mon Père, dit-elle, je suis toute prête. —

Non, dit-il, vous n'êtes pas assez robuste, il faut être soeur de l'hôpital de Beaune. — Tout

ce qu'il vous plaira. — Ce n'est pas encore ce que je veux, dit-il, il faut être carmélite. — Je

suis prête d'obéir », répondit-elle. Ensuite il lui proposa diverses autres conditions pour

l'éprouver, et il trouva que c'était une cire amollie par la chaleur divine, et disposée à

recevoir toutes les formes d'une vie religieuse telle qu'il lui plairait de lui imposer. »« Un

visage grave et sérieux », je supplie qu'on se le rappelle. Pas l'ombre d'un sourire. Il ne

joue pas cette hésitation suprême, L'imperceptible sursaut de résistance qu'il guette dans

les yeux de cette femme à genoux, l'aurait sans doute surpris, mais ne l'aurait pas

confondu. Il est ainsi fait. De l'unique douceur qui semble le définir, les racines sont

amères. Nul, peut-être, parmi les saints et les moralistes, n'a été plus que lui convaincu de

notre néant.« Enfin, il... lui déclara fort amplement le dessein qu'il avait de notre cher

Institut », de cette « religion » nouvelle qui devait s'appeler un jour la Visitation

Sainte-Marie. Combien de temps faudrait-il encore avant l'exécution de ce dessein ? Six ou

sept ans, pour le moins; il ne savait encore. Nous le savons, nous. Dans trois ans tout sera

fini (mai 16o7-juin 161o).Je n'ai pas à rappeler ici les circonstances qui hâtèrent cette

décision : je ne raconterai pas non plus la scène tragique 566 des adieux, le jeune

Celse-Bénigne de Rabutin-Chantal -- celui qui sera un jour le père de la marquise de

Sévigné — se couchant au travers de la porte pour arrêter sa mère et celle-ci, tout en

larmes, allant quand même où Dieu la voulait. Aussi bien Celse-Bénigne avait-il déjà quitté

la tutelle maternelle et fait ses premiers pas dans le. monde. Quant aux filles de la

baronne, l'aînée, Marie-Aimée était mariée à un frère de François de Sales, au baron de

Thorons. En laissant Dijon pour Annecy, sa mère se rapprochait d'elle. Les deux plus

jeunes resteraient à la Visitation jusqu'à leur mariage. Charlotte mourra bientôt. Reste la

petite Françoise, Françon, comme on l'appelait. Plus heureuse vingt fois que

Celse-Bénigne. Des deux côtés de la clôture, le voile ne produit pas la même impression.

Vue de si près et tous les jours, sa mère ne lui e jamais paru Changée. L'humble maison

au bord du lac, la jeune communauté qui s'improvisait n'était pas un couvent pour elle.

Jamais:pensionnaire n'aura été choyée,; soignée, caressée comme celle-là. Son nom

passe et repasse dans la légende dorée de la Visitation, son nom et celui de Marie-Aimée,

plus grave et plus exquise. Car Marie-Aimée était plus souvent là que chez elle. Le matin,

quand sainte Chantal se rendait à la chapelle, la petite baronne, sautant du lit et

entr'ouvrant la porte de sa chambrette, saluait la sainte qui lui souriait dans le grand

silence. L'ombre de la croix que portait leur mère a été douce pour les deux filles de sainte

Chantal.Introduction à la vie parfaite, la Visitation , a été conçue par François de Sales,

dans le même esprit que l'Introduction à la vie dévote. On connaît l'idée maîtresse de ce

livre immortel. Philothée a un mari, des enfants, mille soucis qui ne lui permettent qu'une

courte messe matinale et la voilà qui se désole à la pensée que la vie dévote n'est pas pour

elle. C'est une erreur, aies une hérésie, lui répond son directeur, 567 de vouloir bannir la

vie dévote de la compagnie des soldats, de la boutique des artisans, de la cour du prince,

du ménage des gens mariés. Toutes les règles de la Visitation disent de même : c'est une

erreur, c'est une hérésie de vouloir bannir la vie parfaite de la compagnie des santés

fragiles. Philothée a perdu son mari; ses enfants, bien établis, n'ont plus besoin d'elle, et la

voilà encore qui se désole chaque fois qu'elle entend sonner la cloche du Carmel. Le

monde ne lui est plus rien ; elle voudrait tant le quitter ! La contemplation l'attire ; elle

voudrait tant s'y consacrer toute ! Cruels désirs ! Au Carmel, pauvrette qu'elle est, elle

tomberait en défaillance pendant les offices de la nuit. Après trois jours de jeûne et de

disciplines, elle ne pourrait plus se tenir debout. Consolez-vous, Philothée. Ni l'office de

nuit, ni les jeûnes, ni les disciplines ne sont indispensables à cette vie toute sainte vers

laquelle vous soupirez, où Dieu vous invite. Un Ordre nouveau se fonde tout exprès pour

vous et vos pareilles. Il y aura demain un Carmel pour les infirmes, un Carmel pour tous. Il

s'appellera la Visitation. Cette congrégation, a écrit le fondateur, a été érigée en sorte que

nulle grande âpreté ne puisse divertir les faibles et les infirmes de s'y ranger pour y vaquer

à la perfection du divin amour (1). Je choisis ce texte entre des centaines d'autres parce

qu'il fixe en deux mots la formule de la Visitation : « nulle grande âpreté », « vaquer à la

perfection du divinamour ».L'idée était neuve puisqu'elle amusa beaucoup les sages. Il est

vrai, écrit le célèbre Père Ignace Armand à saint François de Sales dans une lettre

splendide, l'on dit que vous (1) Cf. une longue et importante note, Mémoires de la Mère de

Chaugy, p. 159. 568 dresserez un hôpital plutôt qu'une assemblée dévote, mais qui ne

rirait avec vous, mon très honoré Seigneur, des folles cervelles des enfants du monde?... Il

est venu par ci-devant plusieurs religieuses menant une vie fort austère, qui les oblige ne

point recevoir les filles infirmes et de petite complexion ; le monde... les taxe d'une

indiscrète rigueur. Vous avez, Monseigneur... trouvé le noeud et le secret, en votre

Visitation qui n'est point trop douce pour les forts, ni trop âpre pour les faibles ; les enfants

du monde censurent cela et disent que l'on dresse un hôpital ou une vie trop molle... Hélas

! qui n'aurait pitié d'une vierge, laquelle ayant sa lampe ardente en main, pleine de bonne

huile, ne peut néanmoins entrer dans un cloître, pour célébrer les noces de l'Agneau faute

d'avoir les épaules assez fortes pour porter une robe tissée de poils de chameau..., ni

l'estomac assez robuste pour jeûner la moitié de l'année et ne digérer que des racines (1).

Ces poils de chameau et ces racines nous indiquent ce qu'il faut entendre par les «

infirmes » dont parle saint François de Sales. Pas n'est besoin d'être malade au sens

propre, pour avoir la vocation. La Visitation n'est pas un hôpital, mais son infirmerie se

remplirait assez vite, si toutes les soeurs pratiquaient les austérités du Carmel. Tout cela,

qui s'entend sans peine, nous rappelle en passant ce qu'il faut penser de la prétendue

sévérité de sainte Chantal. Moins tendre, plus cassante et plus rude, le saint l'aurait-il mise

à la tête d'un ordre aussi doux?« Vaquer à la perfection du divin amour », la seconde partie

de la formule visitandine n'est pas moins lucide que la première. Quelque forme qu'elle ait

prise à ses débuts ou qu'elle doive prendre à l'avenir, la communauté religieuse créée par

saint François de Sales appartient à la famille des ordres contemplatifs. Quoi qu'on en ait

dit, cela me paraît l'évidence même. En 1610 comme en 1615, la Visitation a toujours eu

pour fin essentielle le développement de la vie intérieure, l'oraison, tous les exercices qui

mènent à la « perfection du divin amour ». « Notre (1) Mémoires de le Mère de Chaugy, pp.

145, 146. 569 institut... est tout fondé sur la vie intérieure », dit formellement sainte

Chantal, et il a été fondé « pour donner à Dieu des FILLES D'ORAISON... laissant les

grands Ordres... honorer Notre-Seigneur par d'excellents exercices et des vertus éclatantes

(1) ».Il est vrai qu'avant 1615, les visitandines allaient visiter les malades et qu'après cette

date elles cessèrent leurs visites pour des raisons que je n'ai pas à discuter ici, mais il n'est

pas moins vrai qu'on se trompe du tout au tout quand on les compare, de ce chef, aux

Soeurs de charité, aux Petites Soeurs des pauvres ou à toute autre congrégation du même

genre. Autant comparer la rude journée du trappiste aux quelques minutes que le

chartreux donne à son jardin. Distraction, récréation pieuse, les oeuvres charitables ne

tenaient dans le programme des premières visitandines qu'une place très secondaire, et

cette place, la vie, la grâce propre de la Visitation tendaient à la réduire de plus en plus,

dès avant les interventions qui obligèrent François de Sales à modifier le règlement primitif.

La grâce, la vie, ces deux impérieuses maîtresses qui refaçonnaient à leur gré les plans du

génie lui-même — du génie surtout — et dont saint François de Sales allait une fois de

plus, non sans quelque surprise, mais avec allégresse, prendre les leçons. Une fois sortie

de ses mains, son oeuvre lui a révélé ce qu'il avait voulu faire, ou plutôt ce que Dieu avait

voulu faire pour lui. C'est la vérité, écrit sainte Chantal à l'un des biographes de saint

François de Sales, que l'on pratiquait des rares et excellentes vertus, mortifications et

charités en ce commencement et cela dura environ cinq ans avec une ferveur d'esprit non

pareille. Il n'y avait que les premières professes employées à telles sorties, et non les

novices, mais tout à coup nous nous trouvâmes toutes changées et avec un désir de la

clôture (2)... (1) Oeuvres..., I, pp. 3o5, 186.(2) Oeuvres..., II, 3o6. 570 Entendons bien ce «

tout à coup », qui porte la marque ordinaire de ce vif esprit. Le changement, l'intime et

invincible développement que résument ces quelques lignes, ce n'est pas. brusquement,

et du jour au lendemain qu'il s'est produit. En 1615, les visitandines se trouvent « toutes

changées, avec un désir de la clôture » et uniquement soucieuses de « vaquer à la

perfection du divin amour » ; qu'est-ce à dire, sinon qu'après. cinq années de vie, après

mille étapes imperceptibles, leur évolution surnaturelle est accomplie. En c6io, bien que la

contemplation fût dès lors leur occupation principale, elles la quittaient, plus ou moins

souvent, pour se prêter aux oeuvres de charité. On les voyait tour à tour sous la figure de

Marthe et sous la figure de Marie. Puis les sorties charitables les intéressent de moins en

moins, la contemplation de plus en plus, tant qu'enfin, en 1615, Marthe s'est évanouie tout

à fait. On ne voit plus que Marie.Et voilà qui nous ramène au beau spectacle que gons

avons admiré déjà tant de fois : saint François de Sales à l'école de la grâce et des âmes.

Très certainement, il ne s'attendait pas à la transformation merveilleuse qu'on vient de dire.

La visitandine de ses premiers projets serait Marie beaucoup plus que Marthe, et même

quand elle remplirait les offices de Marthe, elle resterait Marie, mais enfin, peu ou prou, elle

serait Marthe. Au début il la voyait non pas certes semblable à une Soeur de charité, mais

partageant ses heures, « donnant une bonne partie aux oeuvres extérieures de charité et la

meilleure partie à l'intérieur de la contemplation » (1). Simple ébauche dans sa pensée.

Une autre que lui, et il y compte bien, achèvera le portrait. Simple champ d'expérience

ouvert aux inspirations divines, assez vaste pour que la grâce y puisse jouer librement, aux

lignes assez incertaines pour que la grâce en puisse librement modifier et resserrer le

contour. (1) Oeuvres de saint François de Sales, XIII, pp. 318, 311. 571 Seul, il avait reçu

mission de donner des règles à cette communauté naissante. Ensemble et détail, ses

idées auraient donc force de loi, aussi longtemps du moins que Dieu lui-même

n'interviendrait pas. Cette divine intervention, ales visitandines la manifesteraient à leur

fondateur, non en lui communiquant leurs vues propres dont il n'avait que faire, mais en

vivant sous ses yeux. Il les a donc regardées vivre, avec l'intensité d'observation

affectueuse et clairvoyante qui fait son génie. Disciple au moment où- il paraissait le plus

maître, notant, jour par jour, le rythme de ces aines qui croyaient le suivre lui-même,

recueillant les moindres indices de cette végétation surnaturelle qui lentement

s'épanouissait devant luis. Ainsi comprises, les origines de la Visitation sont une des

expériences les plus mémorables dont l'histoire de la sainteté ait gardé le souvenir.Dans ce

« chétif » Annecy, voici en effet que, toujours ancienne et toujours nouvelle, une et

multiple, l'idylle mystique se réalise aux yeux émerveillés du prudent évêque ; voici que

pâlissent les violettes de Philothée, doucement éclipsées par des fleurs plus éclatantes :

novas frondes, non sua poma; voici que, par un mouvement insensible, ces humbles

femmes se replient de plus en plus vers leur centre, vers « la suprême pointe » où Dieu les

attend. Transformation imperceptible qu'une noble page de la mère de Chaugy nous

permet de suivre comme pas à pas.« Notre bienheureux Père, écrit-elle, avait désiré, pour

plus d'humilité, que tour à tour les soeurs fissent la cuisine et les offices domestiques...

Notre bienheureuse Mère ne se dispensait jamais, que par maladie, d'être cuisinière à son

tour... A cause que la maison... avait un grand (1) « Nos premières Mères et Soeurs, dit

sainte Chantal, n'auraient jamais voulu parler d'autre que de l'oraison ; elles en faisaient de

perpétuelles demandes à  notre bienheureux Père et elles n'étaient pas très satisfaites

parce qu'il leur répondait courtement, s'étendant sur les pratiques de la vertu véritable. »

Oeuvres diverses, I, p. 359. 572 verger, et que l'on avait souvent besoin de lait pour les

petits enfants des pauvres, notre digne Mère y allait fort soigneusement en son rang, et

avait beaucoup de suavité en ces exercices bas et domestiques. »Symboles charmants !

Toutes ces Maries se cramponnant, si j'ose dire, à la bassesse de Marthe. La cuisine, le

verger, les basses vallées..., vains efforts, Dieu veut pour elles « la meilleure part » qui va

nous ouvrir un autre monde.« Il est très vrai que son principal soin et ses plus chères

affections étaient de bien fonder ses filles à la vraie vie intérieure et de l'esprit, à quoi

toutes étaient fort attirées, en sorte qu'elles ne cherchaient que mortification, recollection,

silence et retraite en Dieu, duquel l'immense bonté gratifiait ces chères âmes de faveurs

surnaturelles. Par la grâce divine, plusieurs eurent en fort peu de temps des oraisons de

quiétude, de sommeil amoureux, d'union très haute; d'autres, des lumières extraordinaires

des mystères divins, où elles étaient saintement absorbées ; quelques autres, de fréquents

ravissements et saintes sorties hors d'elles-mêmes, pour être heureusement toutes

arrêtées et prises en Dieu, où elles recevaient de grands dons et grâces de sa divine

libéralité ; et notre bienheureux Père, parlant, dans sa préface, de l'Amour de Dieu, dit que

ce saint livre « est une partie des communications qu'il a eues avec nos premières Mères et

Soeurs, et que leur pureté et piété l'a obligé à leur parler des points les plus délicats de la

spiritualité, passant par au delà de ce qu'il avait dit à Philothée ».Comme on le voit, nulle

catastrophe, nul bouleversement, et, à proprement parler, nul changement. La Visitation a

changé comme change tout être vivant, placé dans une atmosphère et des conditions

favorables à sa croissance, changé comme la frêle tige qui devient chêne, comme l'enfant

qui devient homme. Comme on le voit encore, ce changement n'est pas, ne pouvait pas

être l'oeuvre- personnelle de saint François de Sales. Moins 573 souple, moins humble,

plus jaloux de sa création, il aurait paralysé l'action divine. Sa gloire est de l'avoir

secondée, sa gloire est aussi de s'être offert et plié avec. la même souplesse au

mouvement intérieur qui achevait sans lui ses propres idées, le révélant ainsi lui-même à

lui-même.Tout se tient en effet dans cette splendide histoire, la Visitation, sainte Chantal et

l'évêque de Genève. Si l'on veut bien s'en souvenir, nous avons laissé celui-ci en 161o, de

plus en plus gagné au rayonnement mystique de la sainte, mais encore retenu par

quelques doutes et obscurités suprêmes. La pleine lumière s'est faite, de 16zo à 1615,

pendant qu'il observait, non plus sur une ou deux âmes, mais sur toute une communauté,

la naissance, le progrès et le caractère de cette vie supérieure. La Visitation primitive a été

pour lui une académie du pur amour. C'est là qu'une à une il a dessiné les études sans

nombre qui ont préparé le portrait définitif de Theotime, là que l'auteur de l'Introduction à la

vie dévote a été rendu capable d'écrire le Traité de l’Amour de Dieu (1). On ne dira jamais

assez de ce que nous devons à ces quelques femmes, Jeanne de Chantal, Charlotte de

Bréchard, Marie Péronne de Châtel et les autres. La plus pure lumière du mysticisme

français s'est allumée à leur lumière et tous nous avons reçu de leur plénitude. Mieux

encore que les immortelles chroniques de la Mère de Chaugy, le Traité de l’Amour de Dieu

est leur histoire. Des chapitres entiers de ce livre sont remplis de sainte Chantal; mais les

premières filles de la sainte y ont aussi leur place, grande ou petite. Quant à l'auteur

lui-même, son esprit, son coeur et sa plume se modèlent avec une telle précision sur tout

ce qu'il veut décrire, qu'on ne sait pas exactement où s'arrêtent les observations du

directeur et du moraliste, où commencent les confidences personnelles du saint. (1) La

1ère édition de ce livre est de 1616. Sur tout ce qui vient d'être dit, cf. l'aperçu historique de

Dom Mackey. Œuvres de saint François de Sales, IV, p. VIII sq. 574 Une chose du moins

est plus que certaine : plusieurs des grâces merveilleuses qu'il nous présente, il les a

reçues lui-même. Environ cinq ou six ans avant son décès, écrit la sainte, parlant de

l'oraison, il me dit qu'il n'y avait pas de goûts sensibles, que ce que Dieu opérait en lui,

c'était par des clartés et sentiments que Dieu répandait en la suprême partie de son âme,

que la partie inférieure n'y avait point de part. Une autre fois, il me dit qu'il avait eu de

bonnes pensées, mais que c'était plutôt en manière d'écoulement de coeur en l'éternité et

en l'Eternel que par discours... Quelquefois il m'écrivait que je le souvinsse de nie dire ce

que Dieu lui avait donné en la sainte oraison, et le voyant je lui demandai. Il me répondit :

ce sont des choses si simples et si délicates que l'on ne peut rien dire quand elles sont

passées (1). Ces « goûts sensibles », ces discours », ces imaginations, ces réflexions

pieuses, mais quoi, n'était-ce pas là saint François de Sales lui-même ? Qui a goûté plus

que lui les douceurs de la prière, qui les a rendues d'un style plus affectif et plus pénétré ?

Oui, c'était là sa grâce première mais, il devait, lui aussi, monter plus haut.Telle fut la

Visitation commençante, telle la Visitation restera jusqu'à la mort de sainte Chantal. Définir

techniquement l'oraison de ces « filles d'oraison » n'est pasde notre sujet. Tout ce que l'on

peut et doit dire, c'est que les premières années de l'Ordre ont pleinement confirmé

l'expérience de ses débuts. Une telle âme en vaut cent, écrit la sainte à propos d'une de

ses filles comblée de grâces mystiques, mais il n'en faut pas faire grand semblant à qui

que ce soit ; car ce trésor doit être caché, et il faut dextrement l'en tenir ignorante et faire

qu'elle se persuade que c'est la voie quasi ordinaire des tilles de la Visitation, comme, il est

vrai, plusieurs y sont attirées.L'arrêt de l'esprit en Dieu, écrit-elle encore, est la plus utile

occupation que les filles de la Visitation puissent avoir. Elles (1) Oeuvres..., II, pp. 172,

173.(2) Ib., II, p. 471. 575 ne se doivent point soucier des considérations, conceptions,

imaginations et spéculations des autres, bien qu'elles les doivent honorer comme des dons

de Dieu et qui conduisent à Dieu même (1). Qu'on ne craigne pas d'ailleurs que cet esprit

lucide et, de nature, presque trop « réfléchissant» incline en quelque façon vers le

quiétisme, et pousse la Visitation sur une pente dangereuse. Elle sait mieux que personne

que des actes, on en fait toujours. Je crois, dit-elle, que ceux qui disent n'en faire en aucun

temps ne l'entendent pas, (je) crois même que notre soeur N. en fait qu'elle ne discerne

pas; du moins, je lui en fais faire d'extérieurs (2). Elle dit encore dans le même sens : Elles

se trompent en la pensée qu'elles ont de ne pouvoir faire de considérations ; et peut-être

se veulent-elles mettre d'elles-mêmes en cette manière de prier, ce qu'il ne faut jamais

faire,... mais elle ajoute aussitôt : non plus que de les en tirer et de les empêcher d'y

cheminer lorsque Dieu les attire, et cela serait un grand mal (3). « Ceux qui ne sont pas

conduits par là trouvent étrange » cette conduite de Dieu sur les filles de la Visitation, et de

là viennent des difficultés fréquentes avec telles ou telles personnes du dehors, d'ailleurs

bien intentionnées, mais qui « sont pour l'ordinaire très contraires » à cet attrait (4). Forte

de l'autorité de saint François de Sales, forte de son expérience personnelle et jugeant

l'arbre par ses fruitsexquis d'abnégation et de sainteté, la fondatrice de la Visitation répète

indéfiniment la même chose : « Dieu nous (1) Ib., I, p. 341.(2) Oeuvres..., I, pp. 5o4, 505.(3)

Ib., IV, p. 513.(4) Ib., III, p. 537. 576 veut ainsi ». Finissons par un dernier texte plus décisif

encore que les autres et plus solennel. Je dis (dans les Réponses), écrit-elle, que j'ai

reconnu que l'attrait presque universel des filles de la Visitation est d'une très simple

présence de Dieu, par un entier abandonnement d'elles-mêmes en la sainte Providence.

Je pensais ne pas mettre le mot presque, car vraiment j'ai reconnu que toutes celles qui

s'appliquent dès le commencement à l'oraison comme il faut, et qui font leur devoir pour se

mortifier et s'exercer aux vertus, aboutissent là. Plusieurs y sont attirées d'abord et il

semble que Dieu se sert de cette seule conduite pour nous faire arriver à notre fin et à la

parfaite union de nos âmes avec lui. Enfin je tiens que cette manière d'oraison est

essentielle à notre petite congrégation, ce qui est un grand don de Dieu, qui requiert une

reconnaissance infinie (1). Il est trois fois évident que si la sainte voulait parler de la prière

commune à tous les chrétiens, elle n'emploierait pas un pareil langage. Laissons-la donc,

et ses filles, et saint François de Sales avec elles, dans le mystère qui les dérobe à nos

yeux profanes. Qu'il nous suffise de savoir que l'évêque de Genève, en fondant la

Visitation, s'était proposé, comme fin essentielle, de donner à Dieu des « filles d'oraison »,

des mystiques et qu'il a réussi au delà de ses premières espérances. V. Bien que trop peu

lu de nos jours, le Traité de l’Amour de Dieu n'en reste pas moins l'un des plus beaux

livres de philosophie religieuse que le XVIIe siècle nous ait laissés, le plus beau peut-être

(2). Mais nous n'avons (1) Oeuvres..., II, p. 337. Elle dit ailleurs : a La grande méthode de

l'oraison, c'est qu'il n'y en a point... Si allant à l'oraison on pouvait se rendre une pure

capacité pour recevoir l'esprit de Dieu, cela suffirait pour toute méthode ; l'oraison se doit

faire par grâce et non par artifice » , ib., p. 26o.(2) On peut lire à ce sujet les articles du R.

P. Desjardins : Saint François de Sales docteur de l'Eglise (Etudes, 1877) et surtout

l'introduction de Dom Mackey (Oeuvres de saint François de Sales, IV, p. I-XCIII), travail

tout à fait remarquable malgré quelques erreurs de fait sur la con. troverse du quiétisme ;

cf. aussi l'analyse capricieuse et fort intéressante de M. Strowski. (Saint François de Sales :

introduction à l'histoire du sentiment religieux. Paris, 1898, pp. 293-347. 577 pas à

l'examiner ici de ce point de vue et il doit nous suffire de mettre en lumière la signification

historique de ce chef-d'oeuvre. Ce fut bien en effet une démarche dont on ne saurait

exagérer l'importance que l'adhésion publique, éclatante, donnée par le théologien et le

directeur le plus sage, le plus autorisé de l'époque, au grand mouvement mystique qui se

dessinait de tant de côtés et qui ne laissait pas d'inquiéter quelques bons esprits. Nous

avons vu tantôt l'auteur de la Philothée presque tenté de disputer ses filles spirituelles à

l'influence du Carmel ; et le voici maintenant qui publie un livre dans lequel il suit pas à

pas, l'exemple et l'enseignement de sainte Thérèse. Avant 161o, pressé lui-même par la

grâce de s'élever, en même temps que Mme de Chantal, au-dessus de la prière commune,

il hésite, il n'ose pas démarcher du grand chemin », il voudrait s'en tenir au train des saints

devanciers et des simples ». En 1616, après les expériences que nous avons racontées, il

découvre hardiment « le secret du Roi », et cela dans un livre que liront certainement la

plupart des innombrables lecteurs de  Vie dévote.  Il dit bien, au sujet de quelques

chapitres moins accessibles : « ce traité est difficile, surtouf à qui n'est pas homme de

grande oraison », mais il dit aussi, et certes sans se flatter que « ès endroits les plus

malaisés de ces discours » règne « une bonne et aimable clarté ». Il a peur que « cette

petite besogne ne réussisse pas si heureusement que l'autre précédente, pour être un peu

plus nerveuse et forte », mais il a fait des prodiges pour mettre son livre à la portée de

tous. « J'ai tâché de l'adoucir et fuir les traits difficiles. » Aussi le voyons-nous, conclut Dom

Mackey, recommander la lecture du Traité de l’Amour de Dieu, aux gens du monde, aux

hommes de Cour (1) ». « Ce qu'il avait fait pour la dévotion, il le fait pour la vie mystique :

(1) Oeuvres de saint François de Sales, IV, p. XXXV. 578 il la montre aimable, simple,

désirable, facile même (1). »« C'est une erreur, dirait-il, ains une hérésie, de vouloir bannir

la haute oraison de la compagnie des soldats, de la boutique des artisans, de la Cour du

prince, du ménage des gens mariés. »J'ai peur qu'on ne réalise pas assez l'originalité, la

hardiesse d'une semblable entreprise. Les spirituels de l'école salésienne et des écoles

voisines, les jésuites par exemple, éprouvent communément une sorte de répugnance à

traiter des choses mystiques. Ils affectent volontiers de les ignorer. Ils craignent, et non

sans raison, que certaines âmes, séduites par la perspective d'une vie suréminente,

s'exaltent à la poursuite d'un idéal chimérique et prennent en dégoût l'humble pratique du

devoir chrétien. Écoutez par exemple un des grands amis de François de Sales et de

Jeanne de Chantal, Dom Sans de Sainte-Catherine, général des feuillants. « Le royaume

de Dieu..., écrit-il et dans un livre qui s'adresse à des religieux, ne consiste pas: en paroles

et hautes connaissances de science acquise, mais eu esprit de vertu, de vérité et de vie...

Aussi n'y ai-je fait entrer (dans mon livre) les suréminences de la vie contemplative,

d'autant que cette vie, jaçait que bonne, est bien périlleuse si elle n'est assise sur la

mortification et acquisition des vertus. » « Lisez plutôt, dit-il plus loin, Thomas de Kempis...,

les épîtres de saint Jérôme, saint Jean Climaque, Cassian, Pinelli, et autres tels livres qui

humilient et rentrent l'esprit en soi, que Harphius, Rusbrochius, Taulère et autres

semblables, (1) J'allais presque dire « naturelle » en un sens que Dom Mackey a très bien

défini : « Saint François de Sales, dit-il, place le coeur humain en présence du Bien infini

vers lequel l'attirent à la fois et la puissance ,de la grâce et une convenance naturelle que

le péché d'origine n'a pas totalement détruite. Et pour éclairer son sujet, il nous montre

dans les effets des passions humaines le corrélatif de ces ardeurs de ces « blessures », de

ces liquéfactions « qui sont les manifestations extraordinaires de l'amour divin. Il n'est pas

jusqu'au « suprême affect de l'amour affectif,... la mort des amans « qui n'ait été

quelquefois produit par les transports insensés de l'amour profane ». Mackey, op cit., p.

XLIX. On ne dira jamais assez à quel point la pensée de François de Sales est réfractaire

au jansénisme. 579 quoique excellents contemplatifs (1). » Sainte Chantal elle-même ne

pense pas autrement. Je crois bien, dah ! écrivait-elle à une visitandine, que vous ne savez

que répondre à ces filles qui demandent la différence qu'il y a entre union et

contemplation. O ! vrai Dieu, et comment est-ce que ma soeur la Supérieure leur souffre

cela, et vous en son absence ! Bon Jésus, où est l'humilité. Il faut donc leur retrancher

cela, et leur donner les livres et entretiens qui traitent de la pratique des vertus et leur dire

qu'il faut se mettre à faire et puis elles parleront de ces choses si relevées... Quand elles

seront anges, elles parleront angéliquement (2). Rien de plus foncièrement salésien

qu'une pareille attitude, et cependant ce Traité de l'Amour de Dieu qui doit pénétrer dans

tous les couvents, que François de Sales recommande même aux gens du monde, loin de

se borner à de simples considérations sur « la pratique des vertus », parle

«angéliquement» de choses très « relevées » et nous présente des chapitres entiers sur

les opérations surnaturelles de l'ordre le plus sublime (3).Hardiesse donc, nouveauté

grande, cela ne souffre aucun doute, mais hardiesse voulue, dosée, réglée par le plus

sage des directeurs et par un écrivain dont la plume est merveilleusement sûre. C'est par

là surtout que le Traité me paraît un vrai miracle. On n'y trouve pas une ligne qui risque

d'encourager l'illuminisme, de faire oublier la nécessité de « la mortification et acquisition

des vertus ». Le sublime en est si continu et si paisible, les termes, choisis avec une

dextérité si consommée, la progression vers les sommets, si insensible, en un mot la

méthode d'initiation, si prudente que de bons esprits ont pu s'y tromper et ne voir dans cet

ouvrage de haute mystique (1) Oeuvres spirituelles du R. P. D. Sans de Sainte Catherine.

Paris, 165o, préface et p. 497. Il est à remarquer qu'après François de Sales, Dom Sans

est l'auteur préféré de sainte Chantal.(2) Oeuvres ..., I, p. 136.(3) Cf. Dom Mackey, op. cit.,

pp. LIII-LV.  58o qu'une humble suite, qu'un second volume de l'Introduction à la vie

dévote. François de Sales, écrit un docte jésuite, « ne fut pas mystique à la manière des

Bernard, des Bonaventure, surtout des Thérèse et des Jean de la Croix. Il semait de fleurs

les rudes sentiers de la dévotion, mais sans quitter les voies battues. Sa place propre... est

donc entre saint Alphonse, le moraliste, et saint Bernard, ou le séraphique Bonaventure,

ces princes de la vie mystique. Son domaine à lui, celui sur lequel il tient le sceptre, c'est

l'ascétisme proprement dit »). Étrange façon, en vérité, de commenter le décret de Pie IX

qui plaça François de Sales au rang des docteurs de l'Église : in mystica theologia mirabilis

Salesii doctrina refulget. Mais combien cette erreur qui nous fait sourire aujourd'hui,

n'est-elle pas significative ! Même quand il aborde la haute contemplation, François de

Sales semble s'écarter à peine des « voies battues ». Il évite ces mots extraordinaires que

tant de spirituels affectionnent et sur lesquels les débutants s'hypnotisent. Pour les termes

consacrés qu'il croit devoir retenir, il leur enlève cet air de mystère qui amuse la curiosité

de certains et qui nourrit la vanité de beaucoup d'autres. Nulle obscurité, nulle

complication inutile : il ne raffine pas sur les nuances qui distinguent les états mystiques.

Les contemplatifs trouvent chez lui toutes les lumières dont ils ont besoin ; à ceux qui ne

sont pas appelés à quitter la route commune, il ne donne jamais le vertige. Enfin et surtout,

il « place l'exercice de l'humilité et des solides vertus bien au-dessus des «unions déifiques

» et de « la vie suréminente »... Décrivant les opérations les plus sublimes de la grâce, (il)

rappelle constamment qu'elles ne sont ni la preuve irrécusable, ni la récompense

nécessaire de la sainteté. Pour lui, comme pour sainte Thérèse et tous les vrais mystiques,

la charité et la pratique de toutes les vertus morales qui  (1) R. P. Desjardins, Saint

François de Sales, docteur de l'Église. Études, 1877, 3 avril. 581 en dérivent sont

préférables à la contemplation». « Toute la doctrine de notre bienheureux Père, dit quelque

part sainte Chantal, tendait au parfait dénuement de soi-même (2). » Cela est vrai du Traité

de l’Amour de Dieu comme de tout ce qu'il a écrit. Mais qu'on y prenne garde, le rayon, le

charme mystique pénètrent les pages les plus crucifiantes du livre. Où s'arrête la partie

proprement ascétique, où commence le mysticisme proprement dit, avec lui, on ne sait

jamais. Ces éléments, ailleurs si tranchés, semblent être confondus et se confondent en

effet chez François de Sales. Son livre a toute la séduction des ouvrages contemplatifs, il

n'en présente pas les dangers. Aussi, et c'est là que j'en voulais venir, aussi voyons-nous

que les directeurs les moins suspects de donner dans l'illusion, que les Ordres les plus

vigilants ont adopté, sans la moindre hésitation, ce livre mystique. « Ils le jugèrent utile à

toutes les âmes pieuses, écrit encore Dom Mackey, et à celles qui tendaient à le devenir.

Saint Vincent de Paul le qualifie d'oeuvre « immortelle et très noble » et le met à l'usage de

sa Congrégation de la Mission, non seulement pour servir « d'échelle aux aspirants à la

perfection », mais encore de « remède universel pour les débiles et d'aiguillon pour les

indolents ». Dans une lettre à une religieuse carmélite, sainte Jeanne-Françoise affirme

que ce Traité résout toutes les difficultés de la vie spirituelle. Ailleurs elle ajoute : « Les

âmes humbles... y trouvent tout ce qu'elles sauraient désirer pour leur solide conduite en

la parfaite union avec Dieu ». Le témoignage du célèbre Pierre Berger, chanoine de

Notre-Dame de Paris, est encore plus explicite : « Dieu a fait (au Bienheureux) la grâce

d'exprimer les secrets les plus profonds et les plus mystérieux de l'amour sacré, avec tant

de clarté et de facilité que ce qui jusqu'à lui avait été estimé impénétrable (1) Dom Mackey,

op. cit., p. L, LI.(2) Oeuvres ..., I, p. 352. 582 au commun des hommes, se trouve

aujourd'hui compris et pratiqué avec beaucoup de suavité par un bon nombre de

personnes de l'un et de l'autre sexe, qui ne sont pas versées en l'étude des lettres ni de la

philosophie (1). »Il y a mieux encore et plus important. Les jésuites eux-mêmes,

ordinairement sévères à toute spiritualité qui s'aventure à l'écart des « voies battues », ont

accueilli chaleureusement ce livre mystique, leur Compagnie s'étant, en quelque sorte,

reconnue, dans l'oeuvre de son ancien élève. Qui ne pressent les conséquences qu'aura

cette adoption sur ales événements qui vont suivre ! Avec les oratoriens et lies capucins,

les jésuites ont, à cette heure, la haute main sur la direction; ils confessent dans une foule

de villes, ils prêchent, ils écrivent ; peu de couvents qui leur soient fermés ; visions,

révélations, états extraordinaires, on fait appel à leur discernement dans les cas plus

difficiles qui se présentent. Bref, de ce mouvement dont les destinées nous intéressent, ils

seront, en partie, les juges : ils pourront beaucoup, soit pour le gêner, soit pour le

répandre. Ralliés à François de Sales et pénétrés de son esprit, bien loin d'entraver cette

renaissance, ils la seconderont au contraire, comme nous le montrerons, s'il plaît à Dieu,

dans le volume suivant.C'est qu'aussi bien, évêques, prêtres séculiers, oratoriens,

capucins, jésuites et les autres, une seule et môme force les subjugue, un même courant

les entraîne. Vers 1604, on aurait bien étonné François de Sales si on lui avait prédit qu'un

jour viendrait où il publierait un traité sur les oraisons sublimes. Il avait bien dès lors «

projeté d'écrire de l'Amour sacré », mais, comme il l'avoue lui-même « ce projet n'était point

comparable à ce que » la Providence lui « a fait écrire » (2). Il rêvait d'une seconde

Philothée, il nous donnera le Théotime, cédant ainsi lui- (1) Dom Mackey, op. cit., p.

XXXVI.(2) Oeuvres, IV, pp. X, XI. 583 même, et non sans de longues résistances, à la

grande vague mystique qui entraînait alors l'élite du catholicisme français. Que

parlons-nous de livres écrits de main d'homme? Dans son traité, François de Sales ne

nous propose pas ses raisonnements, ses théories propres, il se contente de rendre

témoignage à ce qu'il a vu, éprouvé, et comme touché, de l'oeuvre de Dieu. Il décrit, il

raconte plus qu'il ne disserte. Il livre son histoire intime, celle de sainte Chantal et des

premières visitandines. « Le livre de l'Amour de Dieu, écrivait-il un jour à la sainte, est fait

particulièrement pour vous. (1)» « Pour vous » n'est pas assez. D'après vous, en vous

écoutant, en vous regardant, en me haussant peu à peu à la vie dont je vous voyais vivre,

voilà ce qu'il aurait dû dire et ce qu'il a dit, du reste, à mainte reprise. En janvier 1614, lui

annonçant une visite prochaine au sujet du livre qui était sur le métier, « demain, écrivait-il,

j'ai à conférer avec elle (votre âme) de choses qui sont pour son amour divin et assurer la

partie » (2). Une autre fois, toujours à propos du livre qui était devenu leur plus cher souci

à tous les deux, et lui résumant un des plus beaux chapitres : Je travaille, lui disait-il, à

votre livre neuvième de l'amour de Dieu, et aujourd'hui, priant devant mon crucifix, Dieu m'a

fait voir votre âme et votre état par la comparaison d'un excellent musicien (3)... Et Madame

de Chantal, de son côté, guidant un des premiers biographes de François de Sales : Si

votre révérence, lui disait-elle, veut voir clairement l'état de cette très sainte âme... qu'elle

lise les trois ou quatre derniers chapitres du neuvième livre de l'amour divin (4). (1)

Oeuvres de sainte Chantal, I, pp. 44, 45.          (2)          Oeuvres de saint François de

Sales, XVI, p. 144.(3)          Ib., XVI, pp. 128, 129.(4)          Oeuvres de sainte Chantal, II, p.

25o.  584 Ainsi pour les autres visitandines de cet age d'or, « les Mères Favre, de

Bréchard, de Châtel, de Blonay, et de la Roche. Toutes rendaient fidèlement compte à leur

saint directeur des faveurs dont elles étaient comblées, et servaient ainsi de témoignage

aux phénomènes mystiques décrits dans son admirable Traité. La vie de la Mère

Anne-Marie Rosset surtout était une suite ininterrompue d'opérations surnaturelles de

l'ordre le plus élevé. Parlant de cette religieuse, Bossuet ne craint pas d'appeler son état

intérieur une participation anticipée à l'état des bienheureux; la Mère de Chaugy écrivait

d'elle : « Nous savons que notre saint fondateur l'a eue en vue en la composition de

plusieurs chapitres de son sixième, septième et huitième livre de l'Amour de Dieu (1) ».Ce

qui vient d'être dit de François de Sales, n'est pas moins vrai des autres directeurs, des

écrivains spirituels, des hagiographes, dont nous avons parlé ou que nous avons cités

dans le présent volume. Tous ils se rendent à l'évidence, ils constatent le progrès constant

d'une entreprise divine, de l'invasion mystique que nous nous étions proposé de raconter.

Le Traité de l’Amour de Dieu met le sceau à tant de témoignages, il résume, il achève

magnifiquement la première période de cette histoire. (1) Dom Mackey, op. cit., p.

LV.APPENDICE NOTES SUR LA MYSTIQUE (1) A. — L'expérience mystique. « Pour un

observateur superficiel, écrit le R. P. Maréchal, l'état mystique est un protée aux formes

multiples et variables, à peine reliées entre elles par je ne sais quel ton indécis de

religiosité pathologique. Encore, parmi les manifestations de cet état, la vue un peu courte

de pamphlétaires, de médecins grossement psychologues, ou de dévots moins éclairés,

n'a-t-elle su discerner trop souvent que les phénomènes somatiques, les bizarreries

pieuses et le gros merveilleux. Grâce à Dieu, l'accord semble fait, aujourd'hui, entre les

chercheurs sérieux pour distinguer soigneusement, au sein du mysticisme, l'essentiel de

l'accessoire. Et dans le tracé même, si délicat, de cette frontière, les auteurs de tendances

les plus diverses viennent à se rencontrer à peu près...«  Le P. Poulain (par exemple) dit

des « états mystiques » que «leur vraie différence avec les recueillements de l'oraison (1)

Cf. A propos du sentiment de présence citez les profanes et chez les mystiques par 7.

M.(aréchal) s. j. extrait de la Revue des questions scientifiques, 1908-1909, Louvain, 1909 ;

Science empirique et psychologie religieuse, notes critiques, extrait des Recherches de

science religieuse, 1912, n°1 , Paris s. d. ; Sur quelques traits distinctifs de la mystique

chrétienne, Revue de philosophie, septembre-octobre lgia, pp. 416-488. (Ne possédant pas

le tirage à part de ce dernier article, je cite d'après la pagination du recueil où il a paru.)

Pour faire court, j'indiquerai dans les notes, le premier, le second, et le troisième de ces

mémoires sous les rubriques, Maréchal I ; II ; III. Les vues du P. Maréchal se trouvent

discutées par M. Pacheu. Les mystiques interprétés par les mystiques, Revue de

Philosophie, mai-juillet 1913, pp. 616-66o, et, au contraire, très fidèlement reproduites dans

les articles du R. P. L. de Grandmaison, La Religion personnelle, Etudes, février-mai, 1913.

Quand je citerai en note et sine addito le R. P. de Grandmaison, je me référerai toujours au

dernier article de cette précieuse série (Etudes, 5 mai 1913). 586 ordinaire, c'est que, dans

l'état mystique, Dieu ne se contente plus de nous aider à penser à lui et à nous souvenir

de sa présence, mais qu'il nous donne de cette présence une connaissance intellectuelle

expérimentale» (1). Voilà bien le phénomène mystique fondamental : le sentiment direct de

la présence de Dieu, l'intuition de Dieu présent. Le reste : extase physique, suspension des

sens, visions sensibles on imaginaires, paroles intérieures, lévitations, prodiges, claire-vue,

etc.. sont de purs accessoires qui peuvent ou non accompagner l'état fondamental et dont

la cause immédiate peut être diverse.« Même départ judicieux chez M. Boutroux : « Le

phénomène essentiel du mysticisme est ce qu'on appelle l'extase, un état, dans lequel

toute communication étant rompue avec le monde extérieur, filme a le sentiment qu'elle

communique aces un objet interne qui est l'être infini, Dieu (2) ».« Tel est aussi le point de

vue de William James. Ces phénomènes, écrit il — visions, automatisme verbal et

graphomoteur, lévitation, stigmatisation, guérisons, etc..., — ces phénomènes que les

mystiques ont souvent présentés (ou qu'on leur attribue) n'ont pas essentiellement de

signification mystique, car ils peuvent naître sans la conscience d'une illumination

quelconque, chez des personnes de tempérament peu mystique. La conscience d'une

illumination est pour nous la marque essentielle des états mystiques (3) ».« Il serait facile

de multiplier ces citations, facile encore, plus instructif, mais, ici, trop long, d'en appeler au

témoignage concordant des mystiques eux-mêmes. Nous sommes donc fondé (dans

l'étude des états mystiques), à prendre comme centre de perspective le point culminant de

ces états, c'est-à-dire le sentiment de la présence immédiate d'un être transcendant (4).

»Ici qu'on ne dise pas : eh ! que nous font ces êtres d'exception ? Laissons-les jouir seuls

de leurs privilèges incommensurables, dont la seule description semble faire encore plus

noire et plus étouffante la nuit à laquelle nous sommes (1) Les grâces d'oraison, p. 66.(2)

La psychologie du mysticisme, Paris 1902, p. 6. Le R. P. Maréchal ne voudrait pas identifier

l'état mystique avec l'extase définie en un sens aussi restreint. Il ajoute que « plusieurs

mystiques prétendent réaliser la communication mystique sans rompre la communication

avec le dehors ».(3) The varieties of religious experience, London, 1904, p. 408, note 2.(4)

Maréchal I. pp. 72, 74. 587 condamnés. Non, telle n'est pas l'attitude d'un esprit et d'un

coeur bien faits. Si haute que nous paraisse l'expérience mystique, loin de nous

déconcerter ou rebuter comme une chimère, elle nous séduit comme une promesse. Au

lieu de mettre les mystiques hors de l'humanité, nous sommes tentés plutôt d'ouvrir la

carrière mystique à l'humanité tout entière. Le dieu tombé qui se souvient des cieux n'est

pas surpris que, dès ici-bas, l'élite de ses frères pénètre dans le paradis perdu. Si notre

intelligence n'atteint pas directement et immédiatement l'Etre des êtres, elle le vise, elle

l'affirme dès qu'elle commence d'agir. « Elle est, dit encore le P. Maréchal appuyé sur saint

Thomas, elle est une activité orientée dans son fond le plus intime vers un terme bien

défini, le seul qui puisse l'absorber complètement, vers l'Etre absolu,le Vrai absolu.

L'Absolu a mis sa marque sur la tendance foncière de notre intelligence. » Elle aspire vers

Dieu avant de l'avoir nommé, elle ne se reposera qu'en le possédant. Bref, elle ne peut se

désintéresser des mystiques qu'en se reniant elle-même. Faut-il s'étonner qu'elle

comprenne en quelque façon, qu'elle respecte, qu'elle jalouse les privilégiés dont les

extases touchent « un instant le but qui provoque et oriente toutes ses démarches (1) ».Je

n'ai pas à démontrer scientifiquement la valeur du témoignage des mystiques (2). Pour ma

part, leur seule histoire m'assure que dans l'ensemble ils ne peuvent être ni des

simulateurs ni des visionnaires. En effet bien que nul d'entre eux ne soit jamais banal, tous

néanmoins, ils traduisent, à leur façon, une même expérience. Ils ont beau ne pas se

connaître, ils semblent toujours se copier les uns les autres. C'est là peut-être ce que leur

histoire présente de plus émouvant. La différence de tant de témoins « ne fait que rendre

plus frappant » l'accord de leurs témoignages ; « italiens, anglais, néerlandais, allemands,

espagnols ou français ; moines ou séculiers ; théologiens ou simples ; contemporains de

saint Bernard ou de Philippe II,... ; (1) Maréchal, I, p. 68.(2) Rejeter a priori, comme

impossible, ce que les mystiques nous disent de leur communication extraordinaire avec

Dieu, n'est pas, à proprement parler, hérétique — l’Eglise n'ayant rien défini sur ce point —

mais téméraire, comme opposé à l'enseignement commun des docteurs. On sait du reste

qu' « aucune garantie absolue n'est offerte (par les théologiens) du caractère surnaturel

des états et révélations de tel ou tel mystique en particulier. L'approbation donnée par

l'Église à quelques écrits de contemplatifs n'entraîne, comme l'a déclaré Benoit XIV,

aucune garantis de ce genre ». Maréchal, II, p. 57. 588 écrivains de race ou paysans

presque illettrés ; à côté de particularités multiples... de grandes lignes se dégagent,

toujours les mêmes. Des noeuds se forment, concentrant aux mêmes points la poussière

subtile des observations psychologiques ; des façons de parler reviennent spontanément

pour caractériser les étapes de l'ascension spirituelle. Sur l'essentiel,... il y a entente (1)

».Quel est cet essentiel ; on nous l'a déjà dit en deux mots savants, mais le voici résumé

par le R. P. de Grandmaison en quelques phrases précautionnées et ferventes.1° Il existe

des moments, courts et imprévisibles, durant lesquels l'homme a le sentiment d'entrer, non

par un effort, mais par un appel, en contact immédiat, sans image, sans discours, mais

non sans lumière, avec une Bonté infinie.2° Cette perception quasi-expérimentale de Dieu,

d'une intensité et d'une clarté très variables, cette expérience douloureuse et délicieuse —

parfois, semble-t-il, les deux tout à la fois ! — est ineffable. Les approximations les moins

déficientes sont celles qu'on tire des opérations des sens : goût, saveur, vue, toucher...

Aucun terme ne sert pour rendre une impression aussi nouvelle, aussi spéciale, aussi

puissante... Le fait reste pourtant sujet à des doutes, à des anxiétés... subséquentes; non

quant à sa réalité, mais touchant l'interprétation qu'il faut lui donner et les causes qu'il

convient de lui assigner. La sécurité complète renaît avec l'impression, et est alors absolue,

pour laisser place ensuite à de nouvelles vicissitudes.3° La connaissance qui en résulte

n'est pas moins sui generis que la saveur même. Elle est communément générale, pauvre

en éléments enseignés, en détails... C'est plutôt une assurance donnée, un rayon tombant

sur une réalité vivante et l'éclairant en profondeur.4° Nonobstant cette généralité, la

connaissance mystique est habituellement d'une richesse affective, d'une force de

pénétration et de rayonnement intérieur incomparables. A la sèche et banale connaissance

abstractive se substitue une sorte d'évidence immédiate, indiscutable, imposée.5° Ces

caractères de la vie mystique justifient la langue employée d'instinct dans la plupart des

écrits de ce genre... Comment rendre cette impression ? Sa force, son inattendu, son

originalité, pousse les mystiques à recourir aux expressions (1) Grandmaison, pp. 323, 324.

589 les plus frappantes... S'agissant d'une connaissance unitive, ils prennent

naturellement leurs termes de comparaison dans les unions humaines les plus étroites... ;

s'agissant de perceptions directes, immédiates ou donnant l'impression d'être telles, les

mystiques recourront aux métaphores tirées des opérations des sens... tout un organisme

de sens spirituels semble ainsi à leur disposition... ; s'agissant enfin d'un acte extrême,

ébranlant l'instrument humain jusqu'en son tréfonds, exigeant de lui une tension

extraordinaire, les mystiques affectionneront les antithèses, les termes opposés, affrontés,

contractés jusqu'à la contradiction. Cette outrance souligne et soulage leur impuissance à

tout dire...6° Un dernier trait et capital, met d'accord tous les mystiques chrétiens, bien que

des descriptions inhabiles et incomplètes, et encore plus, une hagiographie ignorante aient

pu suggérer parfois le contraire. C'est que le fond de l'état de « contemplation infuse »

consiste dans le seul acte décrit plus haut... (c'est-à-dire) le contact savoureux et (à

consulter l'impression de celui qui l'éprouve) sans intermédiaire, de l'Amour premier. Là où

manque ce sentiment de présence immédiate, il n'y a pas, là où il existe, il y a

contemplation mystique » L'expérience mystique sera donc toujours pour nous « la

présentation active, non symbolique, de Dieu à l'âme, avec son corrélatif psychologique,

l'intuition immédiate de Dieu par l’âme ». Immédiate autant que cela est possible ici-bas,

cette expérience a plusieurs noms : on l'appelle, assez indifféremment : « contemplation »;

« oraison » tout court ; « connaissance mystique » ; « union mystique » ou « union » tout

court ; « extase », etc., etc. Nous employons ces divers noms, suivant les exigences ou du

sujet, ou simplement de l'euphonie, mais assez communément nous prenons « extase ».

Comme les autres, ce terme est équivoque. Qu'il soit donc bien entendu (1) Grandmaison,

pp. 324-328.(2) Maréchal, III, p. 478. — Cf. la définition qu'a donnée M. Pacheu, «

L'irruption dans la conscience personnelle d'une intervention étrangère qui s'avère divine

par ses effets , (Rev. de Phil., mai-juillet 1913, p. 643) ; — ou celle de M. l'abbé De la Croix

« une connaissance supérieure (?) de Dieu, avec un amour intense dans la volonté, l'un et

l'autre infus, l'un et l'autre fruits spéciaux des dons du Saint-Esprit » (Ascétique et

Mystique, Paris, 1912, p. 5o). — Pour les psychologues indépendants, M. Delacroix, par

exemple, ils admettent la définition Maréchal, en la dépouillant de toutes ses connotations

dogmatiques. 590 que pour nous, « extase » et « intuition immédiate de Dieu » c'est même

chose (1). B. — Visions et révélations. Malgré ce nom de « contemplation » qu'on lui donne

souvent et qui prêterait à une méprise, il ne faut pas confondre l'expérience mystique

proprement dite — la seule dont nous parlions ici — avec les visions, accompagnées ou

non de paroles révélatrices, avec les voix de Jeanne d'Arc, par exemple, ou avec les

apparitions de Lourdes. Ce sont là des faits mystiques, sans doute, mais qui diffèrent

profondément de ceux qu'on vient de décrire. Sainte Thérèse a eu des visions, elle a eu

des extases, et elle ;distingue formellement entre ces deux expériences. Cela, du reste, va

de soi, puisque toute vision implique un intermédiaire, assez vivement perçu, entre l'âme et

l'objet de la vision. Pas de vision sans images; pas de révélation qui n'offre à l'esprit des

concepts nettement définis.Bref, « les visions, de quelque nature qu'elles soient,

n'expriment point l'essence du mysticisme, elles n'en sont que des épisodes voyants,

secondaires et souvent discutables. Elles peuvent aider la vie mystique (ou surtout la vie

dévote) par le réconfort ou le stimulant qu'elles apportent : mais lés plus éminents de leurs

bénéficiaires sont unanimes à nous répéter avec saint Paul : « Aemulamini charismeta

meliora ». Il existe une contemplation plus haute, qui n'est point aiguillée vers un produit,

fût-il très noble de la sensibilité (ou vers un enrichissement de la connaissance), mais qui

rejoint davantage la tendance foncière, intelligente et amoureuse de l'esprit vers Dieu » (3).

Pour nous, simples historiens, nous n'avons pas à discuter les visions de nos mystiques. Si

nous en rapportons quelques-unes, ce sera toujours d'un point de vue historique,

psychologique ou littéraire. Tous les contemplatifs que nous (1) En cela nous imitons saint

François de Sales (cf. Oeuvres, V, p. 20, sqq.).(2) Maréchal, III p. 441. Quant à la qualité

de la plupart des visions ou révélations, voici le jugement du P. Poulain. « Pratiquement,

pour les personnes qui ne sont pas arrivées à une haute sainteté, on peut, sans

Imprudence, admettre que les trois quarts de leurs révélations sont des illusions » (loc. cit.,

p. 317). Du reste, il ne faut pas toujours prendre à la lettre les : « j'ai vu »; « il me fut

montré », qui abondent dans la littérature mystique. « En beaucoup de cas, les auteurs

n'ont prétendu décrire que leurs pieuses et plus ou moins vives imaginations » (Maréchal,

III, p. 441). 591 étudions, ayant vécu docilement dans la communion de I'Eglise, leurs

confidences méritent notre respect : aux juges compétents de peser leurs écrits dans des

balances plus rigoureuses.  C. — Les a-côté de la vie mystique. « La contemplation, est

précédée quelquefois, très souvent accompagnée ou suivie de phénomènes corporels et

mentaux très perceptibles, plus frappants pour l'entourage, assurément plus

extraordinaires que l'acte même de contempler. Certaines puissances humaines sont

interdites et, pour un temps, suspendues. L'imagination, la mémoire, l'intelligence perdent

de leur activité, entrent en silence et comme en sommeil : toute la vie se concentre sur le

point d'union d'esprit à esprit. Mais loin, comme le vulgaire le croit, que ces phénomènes

extatiques constituent l'essentiel de l'état mystique et appellent notre admiration, ils n'en

sont que les concomitants, les suites, la rançon. Ils sont dus à la faiblesse, à l'imperfection,

à l'insuffisante spiritualisation de l'instrument humain et ils diminuent avec les progrès de

celles-ci. L'extase (et je restreins ce nom présentement aux phénomènes d'inhibition,

d'insensibilité temporaire, d'immobilité et de contracture, de courbature subséquente, de

soustraction partielle aux rots de la pesanteur, de paroles et gestes automatiques) n'est

pas un honneur, ni une puissance ; elle est un tribut payé par les mystiques à la fragilité

humaine. Aussi peut-elle être imitée, ou, pour mieux dire, produite par des causes de tout

ordre. Il y a des défaillances naturelles, dues à la faiblesse ou à une haute concentration

de la pensée, à des efforts excessifs pour s'unir à Dieu. Il y a des extases diaboliques,

simulées, pathologiques, fruits morbides de la fraude, de l'hystérie, de l'ingestion même de

certains poisons, comme la valériane »On s'expliquera donc que pour notre part nous

fassions peu de place à la description de ces phénomènes « somatiques », retenant

seulement quelques faits particuliers qui, pour une raison ou pour une autre, nous auront

paru d'un intérêt véritable. (1) Grandmaison, pp. 328-329. 592 D. — La connaissance

mystique. La connaissance mystique ne ressemble pas à nos connaissances doctrinales

communes qui se forment par l'acquisition et l'élaboration successive d'un certain nombre

de concepts et de jugements — les uns et les autres nettement définis — et qui par suite

présente une matière « enseignable ». Connaissance véritable, puisque par elle notre

intelligence s'assimile un objet spirituel, Dieu présent; mais non pas science, non pas

théologie spéculative. Dieu n'agit pas, au centre de l'âme mystique, à la manière d'un

maître, énonçant et expliquant une série de théorèmes. Invinciblement, c'est comme cela

que nous le voyons, nous profanes, quand nous tâchons de réaliser la leçon mystique. En

vérité, Dieu fait beaucoup mieux que parler à cette âme, il en habite, il en possède le

centre, non pas seulement comme il réside au centre de tout, mais en permettant que cette

présence soit directement expérimentée. Dans la connaissance commune, soit par exemple

dans la récitation du Credo de Nicée, nous rassemblons, nous détaillons une série

d'affirmations et de négations, sur chacune desquelles le théologien ou le catéchiste fait de

longs discours. La connaissance mystique n'est pas ainsi, tâtonnante, précise, morcelée et

progressive, mais soudaine, en bloc et tout d'une prise. Son objet — l'Infini pourtant ! —

elle le saisit, l'étreint, l'enveloppe, comme un poing fermé emprisonne un être menu, ou,

plutôt, elle est elle-même saisie, étreinte et enveloppée par cet objet, comme nous le

sommes par l'air que nous respirons. Son objet est l'Etre des êtres. La prise du mystique

est donc la plus magnifique de toutes les prises ; mais il tient la Vérité plutôt que des

vérités, la Lumière plutôt que des lumières, une Présence plutôt qu'une doctrine. Vérité

d'ailleurs, source de toutes les vérités ; Lumière, foyer de toutes les lumières ; Présence

rayonnante de doctrine ; mais le mystique contemple directement la source et non ses

ruisseaux, le foyer et non ses flammes, le soleil et non ses rayons. De cette contemplation,

toute curiosité particulière est exclue nécessairement : elle oublie tout et ne peut pas se

contempler elle-même. Connaissance « communément générale, pauvre en éléments

enseignés, en détails » (1), ainsi parle le R. P. de Grandmaison, condamné, (1) L. de

Grandmaison, loc. cit., p. 325. 593 comme nous tous, à des approximations décevantes. «

Générale », employé d'ailleurs par saint Jean de la Croix, semble trop évoquer une

connaissance abstraite. « Pauvre en éléments enseignés », ce n'est pas assez et c'est trop

dire. Au sens exact de ces mots, il n'y a là ni éléments, ni enseignement. De ce point de

vue, indigence pure, mais, en revanche, il y a là mieux que des éléments ou que des

leçons : il y a Présence, pleine, totale, et en quelque façon, totalement possédée et

contemplée; massive, oserai-je dire ; tout l'Etre divin, toute sa richesse ; il y a là tout le

Credo, tous les traités des théologiens, mais vivants; il y a là, non pas des jugements

morcelés, définis, égrenés les uns après les autres : patrem — omnipotentem —

factorem..., mais Dieu lui-même.Qu'en savons-nous ? De nous-mêmes, rien, mais nous

acceptons docilement et nous tâchons d'expliquer les confidences des seuls

expérimentateurs qui nous aient révélé cette mystérieuse façon de connaître. Le mystique,

écrit le pseudo-Denys, est « élevé au rayon surnaturel de la ténèbre divine », au delà de «

tout ce qui est sensible et intelligible ». a Si en voyant Dieu, écrit-il encore, on comprend ce

que l'on voit, ce n'est pas Dieu que l'on a contemplé, mais quelqu'une des choses qui

viennent de lui et que nous pouvons connaître » ; Et saint Jean de la Croix : « La

contemplation ne donne qu'une connaissance générale et obscure au moyen de laquelle

l'entendement ne parvient pas à connaître distinctement ce qui est présenté »Ces

remarques ne peuvent déconcerter que ceux, trop nombreux du reste, qui tiennent les

ouvrages des mystiques pour divinement dictés et qui ne font qu'une différence assez

nuageuse entre la contemplation de l'extatique et l'inspiration de l'auteur sacré. Inspirés?

Mais quelle trace trouve-t-on dans leurs ouvrages d'une communication qui ait ajouté au

trésor doctrinal de l'Eglise? Leur devons-nous, je ne dis pas, un seul dogme, mais quoi

que ce soit qui dépasse ou bien l'enseignement théologique connu avant eux, ou bien les

possibilités de la science chrétienne? Non pas certes que l'extase soit vide, ce qu'à Dieu ne

plaise! « Dans l'espace d'un credo, dit sainte Thérèse, nous recevons, sans discourir, plus

de lumière que nous ne pourrions en acquérir en bien des années, par toutes nos

industries terrestres (2) ». Mais cette lumière surabondante (1) Textes cités par Maréchal, I,

pp. 97, 98, III 46o, 461.(2) Oeuvres complètes de sainte Thérèse, traduct. nouvelle, Paris,

19o7, I, p. 16o. 594 est supra-doctrinale, si l'on peut ainsi parler. François Xavier, au sortir

de ses extases, s'écriait : o beata Trinitas ! Cela ne veut pas dire que l'extase lui ait

communiqué des explications théologiques nouvelles sur le dogme. — Ce serait là

révélation, d'ailleurs possible et non plus simplement extase. — Ce qu'il a reçu est bien

plus sublime. Il s'est trouvé directement, immédiatement en présence du Dieu un en trois

personnes. II n'en saura pas plus que n'en savent ou n'en pourront savoir les théologiens,

mais ce que les derniers enseignent, le saint l'a expérimenté, réalisé. La connaissance

réelle qu'il a eue de la Trinité — d'ailleurs toute d'esprit à esprit — ressemble, en quelque

façon, à la connaissance sensible : même solidité et sécurité de prise, même ardente

plénitude de contact, d'enveloppement, de pénétration. Ce n'est plus tout à fait la vision

ordinaire, per speculum, in aenigmate, c'est déjà, pour quelques minutes, presque la vision

du ciel.Le mystique rendu à lui-même, non seulement pense, imagine, veut et sent comme

nous tous, mais encore il garde, dans ces diverses activités qui seules nous le font

connaître, ses tendances particulières, ses plis de naissance et de formation (1). Ainsi la

vie mystique l'aide à devenir parfait, mais selon sa ligne propre et son humeur, atténuant

mais n'effaçant pas tout à fait les tares anciennes. Saint Jérôme, contemplatif, resterait

plus rude que François de Sales. Ceci est également vrai et présentement nous intéresse

davantage, si nous l'appliquons aux facultés intellectuelles et littéraires, aux dons propres

de l'écrivain. Tous les contemplatifs n'ont pas le génie de sainte Thérèse, la profondeur et

la sûreté doctrinale de saint Thomas. Quantité de médiocres, parfaitement susceptibles de

recevoir la grâce mystique, et qui, en fait l'ont reçue, s'ils se mettaient à écrire, nous

ennuieraient toujours et nous choqueraient souvent. On semble croire que pourvu qu'ils se

restreignent à raconter leurs expériences, ils sont dignes d'attention et l'on oublie qu'il faut

à ce travail introspectif des qualités de clairvoyance et de souple finesse que la grâce

mystique peut aviver sans doute niais qu'elle ne donne pas. Sur dix écrits de ce genre, (1)

D'où la relation constante et que souvent l'on néglige trop, entre littérature dévote et

littérature mystique, la plupart des mystiques ayant été formés par des livres simplement

dévots ; d'où l'intérêt que présente notre premier volume sur l'humanisme dévot,

relativement à ceux qui suivent; d’où enfin, la place que nous réserverons à certaines

écoles de haute métaphysique dévote (l'Oratoire; M. Olier). 595 huit ne valent que très peu.

Je veux, dit le P. Guilloré, qu'ils « ne soient pleins que de véritables lumières et de

sentiments bien solides. Sachez qu'ordinairement l'on en dit plus sur le papier, pour la

manière, qu'il ne s'en opère daine la conscience. Car l'on se plaît naturellement à bien dire

tout ce qui nous regarde, et on l'exprime avec des termes si propres et des expressions si

belles, que la chose paraît toute autre qu'elle ne se passe en effet dans l'âme ; car l'on ne

manque pas de paroles mystérieuses pour dire ce qui, dans le fond, n'est pas si

considérable ; et n'est-ce pas ainsi que des directeurs, jugeant d'une âme par ses écrits,

en prennent souvent des pensées bien plus grandes que ne sont ses faveurs et ses

opérations? » Quant aux considérations doctrinales qu'ils ajoutent à leur autobiographie,

quant aux lumières des mystiques, elles valent, non pas ce que vaut leur extase, mais ce

que valent leur génie et leur sainteté, car la sainteté, elle aussi, est lumineuse, et bien plus

que l'extase.En un mot, il ne faut pas oublier que les mystiques, en tant que mystiques, ne

sauraient appartenir à l'Eglise enseignante. Leur « confuse » lumière, la seule qui leur

appartienne en propre, n'est pas l'auréole des docteurs. On s'étonne parfois que l'autorité

les juge et les condamne. Quoi de plus simple? De ce qui s'est passé au centre de leur

âme, le Pape lui-même ne peut directement rien connaître. Mais, dès qu'ils ouvrent la

bouche ou qu'ils prennent le plume, les voilà réduits à la condition et à la fortune des

écrivains ordinaires : les voilà, non plus mystiques, mais théologiens, philosophes, poètes,

bons ou mauvais, suivant le cas, dignes d'admiration, ou de pitié ou de censure. Qu'on se

garde pourtant de les condamner trop vite. Qui les juge ridicules, trahit souvent sa propre

misère et l'intime bassesse de cet « homme animal » qui n'entend rien aux choses de Dieu.

E. — Le Pur Amour. L'expérience mystique, si elle est connaissance — au sen très

particulier que nous avons dit — est aussi union, amour Non pas que l'on doive distinguer

ontologiquement les divers aspects d'une seule réalité, merveilleusement simple. Cette (1)

Guilloré, Maximes spirituelles pour la conduite des âmes, livre VI, max. IX, ch. II. 596

connaissance est amoureuse, et cet amour connaissant. Une seule activité perçoit

immédiatement la présence divine et se donne à cette présence; la perçoit en se donnant,

et se donne en la percevant. Que si du reste, et par impossible, l'un de ces deux aspects

était plus nécessaire, plus essentiel que l'autre, ce serait l'amour (1).Connaissance, amour,

entendons-nous bien. Ce n'est plus : connaissance d'abord, comme dans la vie affective

commune. Le pragmatisme n'est plus à craindre ici; l'adage scolastique nil volitum nisi

praecognitum, ne s'applique plus, lorsqu'il s'agit de ce centre de l'âme, qui donne leur élan

à toutes nos puissances, et qui est tout ensemble plus lucide que l'intelligence, plus libre

que la volonté. A plus forte raison convient-il d'écarter le fantôme des suavités sensibles,

des « consolations » qui accompagnent d'ordinaire les mouvements de l'amour humain et

de la piété. L'union mystique peut bien rejaillir jusque sur les sentiments et même sur les

sens que d'ailleurs, elle soumet parfois — les uns et les autres — à de terribles jeûnes ou

à d'affreuses détresses ; mais son allégresse amoureuse n'est pas plus sensible que sa

lumière n'est éclatante. (1) Il y aurait là de belles précisions métaphysiques à établir dans

le détail desquelles nous n'avons pas le droit d'entrer. On montrerait, par exemple, que de

ces deux noms également impropres que l'on donne à l'expérience mystique, « union », «

contemplation », celui-ci est le plus impropre, parce qu'en effet, si toutes nos facultés

raisonnables ont une tendance mystique (le P. Maréchal l'a démontré pour l'intelligence)

cette tendance est beaucoup plus directe, dans la volonté et rencontre moins

d'empêchements. Toute union d'amour se noue, ou bien au centre de l'âme (union

mystique), ou bien dans la zone la plus rapprochée de ce centre. Comme l'a dit Hugues de

Saint-Victor, et après lui, nombre de scolastiques « plus diligitur quam intelligitur et intrat

dilectio et appropinquat ubi scientia foris est » (Exposit. in hierarch. caelest. Dyon, 1. 7.) Il

arrive maintefois « que la connaissance ayant produit l'amour sacré, l'amour ne s'arrêtant

pas dans les bornes de la connaissance qui est l'entendement, passe outre et s'avance

bien fort en deça d'icelle » (Oeuvres de saint François de Sales, IV, pp. 5a, 3z4, 315). Or,

franchir ainsi les représentations intellectuelles pour s'unir à Dieu intimement et au delà

des images, voilà qui nous montre l'activité amoureuse nécessairement en marche vers les

profondeurs ou le centre de l'âme. Là est la zone de la volonté normale, toute voisine de la

zone mystique, tandis que l'intelligence reste enchaînée aux confins du monde sensible,

suspendue aux fenêtres des sens, où elle attend sa pâture d'images.Que l'union se

consomme au centre de l'âme, cela paraît tellement évident au contemplatif que, dans la

description qu'il fait de ses états, il ne songe même pas à « situer » son amour extatique.

On ne s'unit jamais qu'au centre de l'âme, ou, du moins, que tout près du centre . Comme

il en va tout autrement pour les actes de l'intelligence, le mystique tient au contraire à

spécifier que la connaissance extatique se produit, dans une région particulière, à la cime

de l'esprit. 597 L'extase ne délecte pas plus qu'elle n'enseigne, elle unit. Nous ne mettons

pas en doute qu'elle soit fréquemment — normalement si l'on veut — escortée ou suivie de

délices pieuses. Nous disons simplement que ces délices ne sont pas l'extase.Cela est si

vrai que, d'après les mystiques, « c'est une grâce particulière à l'âme qui aime

(extatiquement) quand elle ne sent pas les feux de son amour... et quand elle doute même

si elle a quelque amour. Car ainsi ni le sentiment, ni la vue, ni l'assurance n'y peut faire

couler rien d'impur ». « Il arrivera quelquefois, nous dit-on encore, que votre coeur aimera

en effet et qu'en même temps vous sentirez qu'il n'aime pas. N'en soyez point surpris ; ces

deux choses s'accordent très bien ; cette disposition est fort superbe et fort corrompue, où

le coeur humain repose dans son amour et non pas dans l'objet de son amour, et par un

retour et une réflexion infidèle, appuie et se complaît dans le feu sacré qui le brûle, non

pas dans celui qui l'a allumé : car c'est là justement pour éteindre cette flamme divine, et

pour n'avoir plus qu'un feu bâtard, qu'échauffe et qu'allume après uniquement l'amour

propre » (1). « Un retour », « une réflexion », les mouvements de ce genre peuvent être

dangereux ou non, mais tous ils contrarient nécessairement l'amour extatique. Dès que nos

facultés, je ne dis pas s'ajoutent ou s'ordonnent à cet amour, mais parviennent à exercer

librement leurs activités réfléchissantes, l'extase leur quitte la place, si l'on peut ainsi

parler, et s'évanouit.Du reste il n'est pas besoin d'une grâce d'union mystique pour aimer

Dieu d'un amour désintéressé. Beaucoup d'honnêtes gens s'imaginent que l'Église en

condamnant les Maximes des saints, a, par là même, condamné le pur amour. Eh,

pourquoi pas, du même coup, le Décalogue et l'Evangile? A proprement parler, « pur

amour » est un pléonasme comme panacée universelle. Des actes d'amour désintéressé,

mais, juste ciel, nous en faisons tous, quand nous aimons nos amis sans penser aux

services que ceux-ci peuvent nous rendre. L'acte de charité, que l'Église fait réciter à tous

les fidèles, est un acte de pur amour. Voici du reste quelques extraits du limpide

catéchisme rédigé à ce sujet par le P. de Caussade : D. Quel est l'amour de Dieu qu'on

appelle désintéressé et de pure bienveillance ? (1) Guilloré, Les progrès de la vie spirituelle

(Lyon, 1687), pp. 525, 518. 598 R. C’est celui par lequel on aime Dieu, pour l'amour de lui

seul, sans retour à nous.D. Quel est l'amour intéressé ?R. C'est l'amour de l'espérance

chrétienne, par lequel on aime Dieu par rapport à soi, comme notre souverain bien et

devant faire notre souveraine béatitude.D. Quelle était donc sur ce point l'erreur des

nouveaux mystiques?R. C'était de n'admettre cet amour pur que dans un certain état de

leurs prétendus parfaits : or, il est dans l'état même des commençants. .D. Mais, si cet

amour est commun à tous, quelle différence y aura-t-il entre les justes et les parfaits (entre

les mystiques et les non-mystiques) ?R. C'est que ceux-ci aiment Dieu plus parfaitement,

du même amour de pure bienveillance, puisqu'il n'y en a,pas de deux espèces.D. Mais en

quoi consiste la perfection de cet amour?R. « C'est dans un exercice plus continu, plus

habituel, plus dominant de la même charité commune à tous », dit M. de Meaux.D. Quelle

différence y aura-t-il donc entre l'amour et le pur amour?R. Peint d'autre que dans le

degré, puisque tout amour de charité est si essentiellement désintéressé qu'il n'y en peut

avoir qui ne le soit pas, suivant les paroles de saint Paul: « la charité ne cherche point ses

propres intérêts (1) ». Ainsi nous rencontrons le pur amour aux deux pôles de la vie

intérieure, dans la pratique des simples fidèles et dans l'union mystique. Mais alors, se

demande-t-on, pourquoi les théologiens donnent-ils un air de mystère à des choses si

simples ; pourquoi tant de combats, — la querelle du quiétisme par exemple — au sujet du

pur amour ? C'est que, dans la vie déjà très haute qui s'achemine, sans le savoir, vers

l'expérience mystique, cet n exercice plus continu, plus habituel, plus dominant de la

charité commune n, ainsi que parle Bossuet, est soumis à une ascèse particulière, subtile,

infiniment mystérieuse, qui choque l'observateur superficiel, intrigue et rebute quantité de

directeurs, et réduit le contemplatif lui-même à une obscure détresse. Un des chapitres les

plus longs et les plus délicats de la théologie mystique, a pour objet les étranges

épreuves, par où se fait, en quelque façon, I'apprentissage de l'extase. Or, où vont toutes

ces épreuves, sinon à la « purification » progressive de l'amour? Envers douloureux et

ténébreux de la sublime grâce qu'elles communiquent et qu'elles voilent, elles dépouillent

implacablement le futur contemplatif de toutes ses attaches-trop humaines, de tout ce qui

faisait hier encore sa joie, sa force, parfois son orgueil : — délices de la prière ; facilités de

la vertu ; elles délogent l'adversaire du pur amour, c'est-à-dire, (1) P. de Caussade.

Instructions spirituelles en forme de dialogues sur les divers états d'oraison, suivant la

doctrine de M. Bossuet... Perpignan, 1741, pp. 128-13o. Voir sur cette question, mon

Apologie pour Fénelon : La revanche du pur amour, pp. 433-477. 599 dire, l'amour propre,

de ses dernières retraites, mortifiant la volonté, aveuglant l'intelligence, réduisant le « petit

filet de vie naturelle qu'on ne rompt presque jamais parce qu'il en coûte trop de renoncer,

sans retour, à toute action propre de l'esprit ou du coeur » ; elles harcèlent de vingt autres

façons leur victime et la vident peu à peu d'elle-même ou plutôt de ce qu'elle croit être son

moi, la refoulant nue, désolée, épouvantée vers on ne sait quel précipice invisible — le

néant, l'enfer peut-être — qui n'est en réalité que ce bienheureux centre de l'âme, où, les

épreuves terminées, se consommera l'union mystique, s'achèvera le pur amour. Dans cette

affreuse nuit, une lumière demeure : la certitude — oh! combattue, haletante, héroïque,

elle aussi — la certitude non pas que l'extase, ni même que le ciel est au bout, mais qu'il

faut se laisser faire par le cruel ouvrier qui déchire l'âme, s'abandonner à la volonté divine.

Cet abandon — sur lequel les mystiques reviennent avec tant d'insistance — est le plus

haut terme où parvienne le pur amour avant de devenir amour extatique. Abandon, terme

équivoque lui aussi, qui peut signifier ou bien le « laissez-vous vivre » qui est la devise des

quiétistes ou bien le « laissez-vous faire par Dieu » qui est la consigne des saints (2).Est-il

besoin d'ajouter que ni dans la pensée ni dans la pratique des vrais mystiques, l'école du

pur amour et de l'abandon n'est une école de mollesse? Qu'a-t-il fallu pour rendre les

âmes des contemplatifs, « si souples, si pliantes sous la main de Dieu », se demande le P.

de Caussade et il répond : « Il a fallu pour cela que toutes leurs volontés, dans l'usage le

plus saint des puissances, aient été cent fois contrariées, rompues, domptées et captivées

sous la seule volonté de Dieu ; il a fallu qu'un grand vide de l'esprit, longtemps soutenu et

à diverses reprises, ait presque entièrement étouffé leur activité naturelle; il a fallu que de

longues et terribles impuissances de faire le moindre acte réfléchi, ou distinctement

aperçu, les aient forcées à rechercher dans la seule partie supérieure de l'âme, les actes

directs de leurs simples dispositions, et leur (1) Caussade, op. cit., p. 387.(2) « Pour mon

état, écrit sainte Chantal, il me semble que je suis dans une simple attente de ce qu'il

plaira à Dieu faire de moi. Je n'ai ni désirs, ni intentions; chose aucune ne tee tient que de

vouloir laisser faire Dieu; encore je ne le vois pas, mais il me semble que cela est au fond

de mon âme ». Oeuvres, t. III, p. 599. 600 aient bien appris à savoir s'en contenter, quand il

plaît à Dieu de réduire ainsi une âme à la plus grande pauvreté et nudité d'esprit. A l'égard

de plusieurs autres, il leur a fallu passer par bien d'autres épreuves, par cent agonies

intérieures... (c'est-à-dire), par des impressions de frayeur, semblables à celles d'un

moribond, qui se sent, à diverses reprises, sur le point d'expirer... ; ce qui arrive ici, toutes

les fois que par une grâce spéciale, mais sans lumière aperçue, ni sentiment connu, on est

intérieurement pressé de s'abandonner à Dieu dans la plus profonde obscurité de la foi, où

il ne reste, en apparence, nul appui intérieur pour soutenir cette âme agonisante, à la vue

des abîmes affreux de ce terrible abandon ; car il semble, dans ces moments, qu'on va être

précipité, englouti et perdu, je ne sais où, et même anéanti par je ne sais quelle main

invisible : sentiment de terreur aussi effrayant alors, que celui d'un homme à qui, au milieu

d'une vaste mer, on viendrait arracher des mains l'unique planche qui fait son soutien et sa

dernière ressource » (1).Cette forte page, où certes rien n'est littérature, et où se trouve

ramassée la substance de mille témoignages, nous explique l'opposition instinctive que la

vie mystique doit fatalement rencontrer chez une foule d'esprits, d'ailleurs excellents et très

dévots. Pur amour, abandon, quiétude, passivité, cessation presque totale des actes

communs de la pratique chrétienne, qu'est-ce autre chose, disent-ils, qu'une scandaleuse

paresse, affublée de noms mystérieux qui en déguisent le venin et la rendent par là plus

dangereusement séduisante ? Eh ! sans doute, l'illusion est ici à craindre, et l'exploitation

hypocrite des choses saintes. Les faux mystiques, trouveront toujours un double profit de

vanité et de mollesse, à faire parade de leur impuissance prétendue, soit à éviter le mal,

soit à pratiquer (1) Caussade, op. cit., pp. 392-393. Par là s'expliquent ces a suppositions

impossibles » qui scandalisaient si fort Bossuet et qu'il ne permettait même aux vrais

mystiques que très à contre-coeur. Nous n'avons pas à entrer ici dans ces profondeurs,

mais ce qu'il faut bien remarquer, c'est que ces épreuves sont d'ordre mystique et de deux

façons : 1° parce que Dieu, par elles, prépare l'âme à l'extase ; 2° parce qu'elles sont déjà,

en quelque façon, la connaissance mystique, l'union mystique béatifiant obscurément,

insensiblement la cime de l'âme, pendant que la surface active est soumise à cette agonie.

Dieu, écrit Guilloré, « vous attire à cette nudité afin que vous soyez souffrant, mort et

détaché en cet état. Voilà pour ce qui est de votre part (entendez la part de nos activités

ordinaires, intelligence, etc.), tandis que, de son côté, il emplit l'âme et opère en elle des

merveilles de grâces, hors de ses connaissances. » (Les Progrès, P. 437). 601 le bien.

Mais enfin ces extatiques de pure imagination ou de contrebande se trahissent à des

signes qui ne trompent guère un observateur averti. La paresse de leur conduite habituelle

juge et condamne la quiétude illusoire de leur oraison. Pour les vrais mystiques, leur

obéissance à l'Église, leur zèle, leur mortification, leur sainteté en un mot les venge. Ceux

que scandalise leur inertie apparente dans la prière ne songent pas qu'il n'est rien de plats

actif que l'extase, rien de moins languissant que l'acte global de tout l'être s'unissant à

Dieu. Quant aux facultés momentanément épuisées par une expérience qui attire à soi

toutes les forces de l'âme, l'épreuve qui les humilie leur ménage aussi, pour le réveil, une

expansion magnifique, un élan, des forces qu'on ne leur connaissait pas. F. — Le

quiétisme. Ce quiétisme méprise et néglige les activités ordinaires de la vie chrétienne et

morale — prières vocales ; méditations ; fréquentation des sacrements; dévotions ; pratique

des vertus — auxquelles il prétend substituer un oisif abandon au mystique travail que la

grâce opère dans certaines âmes de choix. Le parfait se trouverait élevé à un bienheureux

état où la contemplation mystique est pour lui facile, constante, sinon tout à fait

ininterrompue — ce qui serait d'une absurdité par trop criante. L'extase est son élément

normal, quotidien. Partant de là, on applique logiquement à toutes les heures du jour ce

que les mystiques ont affirmé des minutes de leur sublime expérience, à savoir que

pendant l'activité intense et passagère du centre de l'âme, l'effort des facultés devient

inutile et même mauvais. C'est donc, pour l'intelligence et la volonté un repos constant que

ne doit pas troubler une dévotion trop précise aux attributs divins ou à la personne du

Christ. Toute application à des objets définis offusquerait la divine obscurité de la

contemplation. Nul souci du bien à faire ou du mal à éviter. L'extase suffit.Lorsque l'on

saisit, pour la première fois, l'ensemble de cette doctrine, on éprouve une sorte de stupeur

qui se traduit de diverses façons, suivant les inclinations de chacun. « On est effrayé,

s'écrie le P. Poulain, quand on voit qu'au XVIIe siècle, tant de sottises ont pu être admises

et admirées 602 par des théologiens et des gens d'esprit (1). » Effrayé, lui aussi, le P. de

Caussade, mais pour une autre raison : « Si le soupçon de quiétisme était si déshonorant,

se demande-t-il, sans doute que les gens de bien feraient conscience d'avoir de pareils

soupçons sur le prochain et de les inspirer sans de fortes preuves. D'où vient donc qu'on

en voit qui, sur quelques mots mal entendus d'un livre, d'une lettre, d'un discours s'écrient

aussitôt, sans autre examen et sans scrupule : voilà le quiétisme ; c'est parler, c'est écrire

en quiétiste (2)? ». II ne sait trop que répondre à cette question, et en vérité, à qui fera-t-on

jamais croire -qu'une doctrine, encore plus niaise que scandaleuse ait été approuvée

d'esprit et de coeur par de saints et savants personnages, par un Benoît de Canfeld qui a

dirigé les âmes les plus hautes de son temps, par un Bernières, par un Fénelon ? Et

cependant, il est certain que plusieurs mystiques n'ont pas toujours su prévenir les

interprétations, ou ridicules ou dangereuses, que certains, parmi la foule dévote, seraient

tentés quelquefois, souvent peut-être, de donner à leurs ouvrages. L'élite des bonnes

âmes les entendait comme il fallait les entendre, mais, en dehors de ce petit nombre,

combien de volontés molles et d'esprits faibles ! Si Nicole n'a rien compris au jésuite

Guilloré, suspect lui aussi de quiétisme, telle femmelette, ignorante et vaniteuse, aura bien

pu trouver dans les très beaux livres de ce maître, on ne sait quelle leçon d'illuminisme ou

de paresse. Ainsi des autres écrivains. Pour justifier, si besoin était, la sévérité de l'Eglise à

leur endroit, on n'a besoin, et, du reste, on n'a le droit de suspecter, ni leur intention, ni

même leur pensée propre. A la vérité, le système tel que nous l'avons décrit, n'est qu'une

synthèse d'exposition et de combat. Tel quel, nul chrétien sincère, que je sache, ne l'a

jamais expressément enseigné. Mais les tendances que cette construction ramène à leurs

principes dogmatiques; mais l'esprit du quiétisme, ont certainement infesté l'Europe

catholique pendant le XVII° siècle tout entier. Dès avant la naissance de Bossuet, nos

mystiques avaient déjà donné l'alarme, comme nous aurons souvent l'occasion de le

rappeler. Que d'ailleurs très et trop souvent, la fureur des partis ait exploité l'accusation de

quiétisme, pour perdre des innocents, j'en tombe certes d'accord, mais quoi qu'il en soit, le

péril, n'étant pas imaginaire,  (1) Poulain, op. cit., p. 491.(2) Caussade, op. cit., pp.

205-208.  imposait aux écrivains spirituels une réserve et des précautions que l'on n'a pas

toujours observées (1). G. — La vie mystique. En nous condamnant, comme il le fallait, à

isoler le phénomène proprement mystique du milieu vivant qui l'étreint de toutes parts, des

expériences étrangères qui le croisent, des activités qu'il prolonge et qui le prolongent à

leur tour, nous l'avons fatalement mutilé et même faussé. Ainsi de toutes les dissections

anatomiques et des analyses morales, du distrait ,en soi de la Bruyère, de l'égoïste en soi

des Maximes. Précisions nécessaires, mais dangereuses, lorsque l'on oublie que la

véritable analyse se moque de l'analyse. Mais quoi, les termes barbares que nous

employons — le mystique en tant que mystique — marquaient d'eux-mêmes l'inhumanité

de notre besogne. Un mystique pur, un être dont les mouvements ne seraient que

mystiques, n'exista jamais. IL convenait de rappeler énergiquement que la dévotion n'est

pas l'extase et de distinguer l'élément nouveau, sui generis que l'extase ajoute à la

dévotion : il convient de rappeler aussi que ces (1) Le mal est venu, du moins en partie, de

la terminologie mystique et notamment d'un mot néo-platonicien, popularisé, je le sais, par

les orthodoxes, mais qu'il est permis de trouver fâcheux. « Passif » ou « passivité » prête à

trop d'équivoques. Par là, si je les entends bien, les plus philosophes des mystiques,

occupés à décrire leur expérience, veulent rappeler le caractère d' « infus », de « donné »,

que cette expérience présente. Mais bien qu'elle ne dépende aucunement de leur industrie

— ou plutôt, parce qu'elle n'en dépend aucunement — il n'est rien de moins passif — au

sens propre — que l'extase. L'énergie qui s'y déploie, moins elle est consciente, et plus

elle a d'intensité. Certains contemplatifs pensent et disent que Dieu seul agit en eux. Il agit

sans doute — eh ! dans quel de nus actes n'agit-il pas ? — mais en stimulant notre activité

d'une façon plus, efficace, plus directe qu'il ne le fait pour les actes de la vie commune.

D'un autre côté, je ne crois pas non plus qu'on puisse appeler passives les facultés que

soit les approches de l'extase, soit l'extase même, tendent à rendre moins 'agissantes.

Elles n'ont plus d'énergie que pour un acte d'abandon à la volonté divine qui les mortifie et

vent les suspendre : mais cet abandon est héroïquement volontaire. Ceci n'est pas moins

vrai de l'acte d'abandon pratiqué dans la vie commune. Et tout ce qui vient d'être dit au

sujet du quiétisme, on n'a qu'à le répéter au sujet du panthéisme. Il faut ne rien

comprendre à la vie mystique, pour craindre qu'un véritable mystique donne jamais contre

cet écueil. Le mystique se réalise lui-même comme une personne distincte de l'univers et

de Dieu, — avec une telle intensité que l'idée ne peut pas lui venir que cette distinction

fasse doute pour qui que ce soit. D'où vient la libre hardiesse de certaines de leurs

expressions. 6o4 deux états, s'enrichissent l'un l'autre, se compénètrent et concourent au

développement harmonieux d'une seule et même sainteté. Cet élément nouveau qui est

l'expérience mystique, nous ne devons pas le considérer comme vivant d'une vie

indépendante et parasitaire, ou le voir présent, dans l'organisme moral du mystique,

comme une balle laissée dans les chairs, ou encore le comparer à ce fleuve fabuleux qui

gardait indéfiniment ses eaux douces.Et d'où viendrait cette séparation absolue? De Dieu

lui-même, objet de la connaissance et terme de l'union mystique? Mais ce Dieu change-t-il

pour être connu et possédé d'une manière plus intime? De l'âme? Mais n'est-elle pas

toujours, soit avant, soit pendant l'extase, une seule et même créature merveilleusement

simple? Et sans doute, usant et abusant d'une commode métaphore, nous avons distingué

dans cette âme, un centre et une surface ; mais avons-nous dit qu'il fallait regarder ce

centre comme un accumulateur d'électricité enfoui dans une cage de verre ? Non, tous les

fluides spirituels qui animent la surface, partent de lui, reviennent à lui. Ajoutez à cela que

si les théologiens ne savent pas expliquer comment la grâce mystique se greffe sur la

grâce sanctifiante qui déjà déifie en quelque façon les simples dévots, ils tiennent tous que

la première de ces grâces dépend de la seconde. Nouvelle raison pour ne pas creuser un

abîme entre l'expérience mystique et la dévotion.Et puis, qu'on nous dise exactement où

finit la dévotion et où commence l'extase. Un moderne théologien, le P. Poulain, affirme,

contre des autorités sans nombre, que l'oraison de sainte Chantal ou de l'auteur de

l'Imitation, ne sont pas mystiques. Je veux qu'il en soit ainsi, mais force est bien de

reconnaître, que de cette oraison déjà si haute à une autre plus sublime, la distance est

vite franchie, et que le point de transition est imperceptible pour nous. S'il en est ainsi, qui

ne voit que la dévotion s'oriente vers la mystique comme vers son épanouissement normal

et par suite que de très intimes rapports relient ces deux états l'un à l'autre. On ne prétend

pas que le premier de ces états exige le second au même titre que la grâce sanctifiante,

dûment conservée, exige la vision béatifique, mais on dit, avec sainte Thérèse, que s'il

arrivait qu'une âme saintement dévote n'obtînt pas cette couronne suprême, il y aurait là

une dérogation aux lois mystiques (1). D'où vient (1) Je résume ici les affirmations très

intéressantes d'un jésuite espagnol, cité par l'abbé Jean de la Croix dans la précieuse

brochure Ascétique et Mystique (Paris, 1912) p. 56, 57. 6o5 que le dévot et le mystique,

bien qu'ils ne parlent pas tout à fait le même langage, s'entendent admirablement l'un

l'autre. Si l'un ne la pénètre pas aussi avant que l'autre, une seule réalité, plus une encore

que diverse, les occupe également, à savoir Dieu lui-même ; une seule voie les conduit à

cet unique objet, à savoir le détachement de soi, les exercices très sanctifiants du pur

amour ; d'où vient que le même ouvrage, l'Imitation de Jésus-Christ ou le Traité de l’Amour

de Dieu, paraîtra simplement dévot aux uns, proprement mystique aux autres.La dévotion

est la fleur : l'union mystique, le fruit : mais la fleur ne survit pas au fruit qui l'achève,

tandis que la dévotion emprunte à l'union une vitalité nouvelle, qu'elle continue, l'union,

qu'elle l'exploite, dirais-je, si le mot n'était pas si bas. Comme le plus humble de ces dons

s'ordonne vers le plus sublime, le plus sublime s'ordonne aussi vers le plus humble. De

l'expérience mystique, a pauvre en éléments enseignés », pauvre en actes, dérivent, dans

l'intelligence pieuse, des lumières abondantes et précises ; dans la volonté, des forces

nouvelles; dans la sensibilité, des tendresses imprévues. A ce foyer ténébreux, s'éclaire

toute une littérature; de cette mort, germent les actes des saints. Et ce n'est pas tout, car

cette dévotion ainsi renouvelée amènera ou provoquera à son tour une autre extase, et

cette extase un nouvel épanouissement de dévotion, et ainsi de suite, aussi longtemps du

moins que l'âme se montrera fidèle à la grâce.S'il est du reste difficile de dire où elle

commence, il ne l'est pas moins de dire où finit l'expérience mystique. En un sens très

juste mais qu'il faut bien entendre, elle ne doit pas finir. Car enfin lorsque se desserre le

mode particulier d'union à Dieu, l'union elle-même subsiste. Le mystique, revenu à

lui-même, pense-t-on que Dieu le quitte ; et ces immolations, parfois, souvent, très

crucifiantes où nous avons vu l'envers de l'extase, pense-t-on, qu'une fois consommées,

elles soient perdues, comme si, dans le plan céleste, elles n'avaient eu d'autre fin que de

procurer une transformation éphémère et inféconde?Non, de telles grâces ne

s'évanouissent pas de la sorte. Interrompues, suspendues, elles continuent leur

rayonnement (1). (1) « Depuis ce temps-là, écrit la V. M. Marie de l'Incarnation (Martin),

mon âme est demeurée dans son centre qui est Dieu. Ce centre est en elle-même, et elle y

est au-dessus de tout sentiment. C'est une chose si simple et si délicate que je ne la puis

exprimer. On peut parler de tout, on peut lire, écrire, travailler, et faire tout ce qu'on veut,

sans se distraire de cette occupation et sans cesser d'être uni à Dieu. » Vie de la V. M.

Marie de l'Incarnation, par le P. de Charlevoix, p. 112. 6o6 Intelligence, imagination,

volonté, coeur, toutes les activités du mystique restent transfigurées par cette union

mystérieuse qui s'est consommée en dehors d'elles et sans elles ; par cette inaction

passagère qui les a guéries de leur fièvre naturelle, de leur avidité, de leur égoïsme et de

leur inquiétude tumultueuse. Désormais les actes que produiront ces facultés seront,

comme dit François de Sales, « coulés, filés, distillés par la pointe de l'esprit ». Là est la

plus durable, la plus parfaite et la plus sûre des extases, celle a de l'oeuvre et de la vie »,

comme dit encore le même docteur, peu soucieux de nos abstractions et de nos

géométries. « De sorte que lors, nous ne vivons pas seulement une vie civile, honnête et

chrétienne, mais une vie surhumaine, spirituelle, dévote et extatique, c'est-à-dire une vie

qui est, en toutes façons, hors et au-dessus de notre condition naturelle. » Au lieu d'une

bibliographie particulière épinglée à chaque volume, je donnerai plus tard la bibliographie

générale des textes religieux — traités, biographies — de quelque importance qui ont été

publiés chez nous pendant les trois derniers siècles. Quant à l'illustration du présent

volume, elle n'a pas besoin de commentaires. Je dois à l'extrême obligeance de M.

Levesque quelques-unes des meilleures pièces. La petite scène qui accompagne le portrait

de Coton est celle-là même dont il est parlé au haut de la page 84. Il faut voir à la loupe le

portrait de Duval : c'est tout un poème anti-gallican. Pour le groupe des premières

carmélites, je reproduis une photographie qui m'a été aimablement communiquée par le

Carmel de Blois et qui reproduit elle-même une ancienne peinture sur laquelle les détails

nous manquent. Nous avions un très beau portrait de Madeleine de Saint-Joseph, mais la

reproduction photographique n'a pu rendre que très imparfaitement la finesse de la

gravure. fin Tome V.
 
 

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CH-1897 Le Bouveret (VS)

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