Histoire Littéraire
du Sentiment Religieux en France depuis la Fin des Guerres de Religion
jusqu'à nos Jours
Tome 6
Tome 6 MARIE DE L'INCARNATION — TURBA MAGNA
PARIS LIBRAIRIE BLOUD ET GAY
3, RUE GARANCIÈRE, 3
1923
Nihil obstat :
Parisiis, die X. Septembris 1922.
P. MANDONNET,
CENS. DÉP.
Imprimatur :
Parisiis, die XXa Septembris 1922
E. ADAM,
v. g.
PREMIÈRE PARTIE
MARIE DE L'INCARNATION
CHAPITRE PREMIER : MADAME MARTIN (1)
I. Où placer Marie de l'Incarnation? Deux grandes écoles (Bernières, Lallemant) ont des droits sur elle. « La Thérèse de la Nouvelle-France » doit étre étudiée à part. — Richesse et splendeur de nos documents. — Dom Claude Martin et sa vie par Dom Martène. — Curriculum vitæ de Mme Martin.
II. La première de ses grâces : réalisation très vive des vérités de la foi. — Nullement visionnaire. — Les oraisons jaculatoires de Mme Guyard, sa mère. — Crise de « purification ». — La grande grâce de 160o : « porte ouverte » sur la vie mystique. — Dernières préparations. — Son directeur lui défend « de plus méditer ». — A la tête d'une grande maison de commerce.
III. « La tendance » ; pressentiments, attente d'une grâce plus sublime. — « Exubérance » affective ; appel à un « état plus épuré ». — Possession et privation. — « L'Humanité de Notre-Seigneur » de moins en moins sensible.
IV. Le premier ravissement (1626). — « Vue de la très sainte Trinité ». — Critique de cette expérience : elle ne lui a rien « appris ». — De la science des théologiens à la connaissance-contact des mystiques. — Ravissement, non révélation.— On voit que « ce que l'on expérimente est conforme à la foi de l'Eglise ». — « L'âme se trouvait dans la vérité ». — « Ces grandes choses ne s'oublient jamais. »
V. Le second ravissement (1628). — En quoi il ressemble au premier et en quoi il s'en distingue. — « La grâce présente était pour l'amour et par l'amour. » — Union des plus intimes avec le Verbe incarné. — Elle se croit arrivée au terme ; elle n'est pourtant qu'au premier pas de sa course. — De la quiétude aux transports et des transports à la quiétude. — Martyre du silence, et martyre des mots impuissants. — Epithalames. — Les cantiques de « la volonté seule ». — Vers un état nouveau « au-dessus de tout sentiment ».
I. — Lorsque j'essayai, il y a quelque vingt ans, d'arrêter provisoirement les grandes lignes de l'histoire que
(1) Bibliographie. —
A. LES ÉCRITS. § 1. Des deux « relations » auto-biographiques qui nous restent d'elle, la première fut écrite en 1633 sur la demande du P. de la Haye, S. J., l'un des directeurs de la Vénérable. Avant de mourir, le P. de la Haye remit ce précieux autographe aux ursulines de Saint-Denis, qui le donnèrent à Dom Martin. La seconde, qui s'arrête à 164, fut demandée à Marie, alors au Canada, par son directeur, le P. Jérôme Lallernant. Elle est d'autant plus intéressante qu'elle reprend les faits principaux contenus dans la première. L'une et l'autre sont reproduites dans l'ouvrage de Dom Martin dont nous allons parler, le biographe s'effaçant constamment devant ces deux textes, les comparant, les expliquant, et souvent se contentant de les répéter à sa manière. Il nous faudrait aujourd'hui la reproduction intégrale et parallèle de ces deux textes incomparables, débarrassés des échafaudages et des commentaires de Dom Claude, bien que ces derniers soient à retenir.
§ 2. Les lettres. Lettres de la vénérable Mère Marie de l'Incarnation... divisées en deux parties, Paris,. 1681. Cette publication est aussi de Dom Claude. A lui appartient cette division singulière : d'un côté les lettres spirituelles ou mystiques; de l'autre les lettres curieuses ou « historiques », celles où la V. parle de la mission du Canada. Comme elle n'avait aucunement prévu cette division. Dom Claude est obligé, pour s'y tenir, de couper en deux telle de ces lettres, de mettre bout à bout les tronçons de telles autres, etc., etc. Abandonnant cette méthode déplorable, l'abbé Richaudeau a essayé de publier les lettres d'après leurs dates : Lettres de la R. M. M. de I. Nouvelle édition augmentée de huit lettres inédites, et annotée par l'abbé Richaudeau, Paris, Tournai, 1876; mais ce travail, extrêmement délicat (puisque nous n'avons plus les originaux), demandait une main plus savante. Ici encore, tout reste à faire. Cf. E. Griselle, La Vénérable M. M. de l’I. Supplément à sa correspondance, Papis, s. d.
§ 3. Méditations et retraites de la V. M. M. de l'I., avec une exposition succincte du Cantique des Cantiques, Paris, 1681 (je renvoie à l'édition de 1686). Ce petit livre, très précieux, a été aussi publié par Dom Claude. Enfin « un Catéchisme qu'elle avait fait pour instruire les pensionnaires et les novices, auquel il Dom Claude) donna le nom d'Ecole sainte » (Marlène, La Vie du V. P. D. Claude Martin, p. 128). Ce catéchisme a été réédité de nos jours. Le P. de Charlevoix le trouvait excellent.
Les originaux étant perdus pour la plupart, resterait à discuter l'authenticité de tous ces textes. A priori, nous pouvons être sûrs qu'ils ont été plus ou moins retouchés par leur premier éditeur, Dom Claude Martin. L'usage de ce temps-là le voulait ainsi. Mais cette impression est devenue une certitude, depuis que M. Griselle a mis la main sur une lettre autographe de la Vénérable, lettre donnée par Dom Martin à Nicole, et conservée dans les papiers de celui-ci, qui sont à la B. Mazarine. Voici un
court tableau qui permettra de constater les manipulations qu'a subies le texte original.
Autographe.
Texte donné par D. Claude.
J'auois souhaitté cette grace pour vous (d'une vocation bénédictine)
lors de la reforme de St Julien et de Marmoutier ; mais come il faut que
les vocations viennent du ciel, ie ne vous en dis mot, ne voulant pas mettre
du mien en ce qui appartient à Dieu seul.
J'avais souhaité cette grâce pour vous lorsqu'on reforma les Monastères de Tours, mais parce qu'il faut que les vocations viennent de Dieu, je ne vous en dis rien, ne voulant pas mettre du mien en ce qui appartient à Dieu seul.
Vous remarquez surtout la manie de rester dans l'abstrait, et de supprimer les noms propres.
Au nom de Dieu, faitte estat de la parole de J. C. et pansez qu'il vous dit : Celuy qui met la main à la charüe et tourne le dos arrière net pas propre pour le
Royaume des Cieux.
Au nom de Dieu, faites état de la parole de Jésus-Christ, et pensez qu'il vous dit : Que celuy qui met la main à la charrue et qui tourne la vue en arrière n'est pas propre pour le royaume de Dieu.
Parlant de l'abandon qu'elle a cru devoir faire de son fils pour entrer chez les ursulines :
Encore falut il que la nécessité de faire ce coup me Fust
signifiée par le Rd père dom Raymond et par des vois
que ie ne puis pas coucher sur ce papier, bien vous le diroije à
l'oreille.
Encore falut-il que la nécessité de le faire me fût signifiée par mon directeur et par des voies que je ne puis confier à ce papier et que je vous dirois volontiers à l'oreille.
Il ajoute aussi nombre de transitions. Certes, cette façon de massacrer les textes nous exaspère, mais, somme toute, les modifications n'ont dû porter, pour la plupart, que sur des vétilles, laissant subsister, non seulement la pensée de la Vénérable, mais, d'ordinaire, la couleur et presque le mouvement de son style, lequel est d'ailleurs très supérieur à celui de Dom Claude. Qui ne voit en effet que « tourne le dos » est plus expressif que « tourne la vue », et que régulariser lourdement le primesaut de « bien vous le dirais-je à l'oreille» est impardonnable ?Mais ceci, encore un coup, ne désole que les lettrés. Notons néanmoins un scrupule assez étrange et très significatif. Dans cette même lettre dont l'autographe fut donné à Nicole, se trouvent ces mots importants : « Il ne se passe jour que je ne vous sacrifie à son amour SUR LE CŒUR DE SON BIEN-AIMÉ FILS ». Là-dessus, écoutons M. Griselle : « Le P. Martin... a respecté ici le texte de la lettre de sa mère, bien que d'ordinaire, dans les passages qui concernent la dévotion au Coeur de Jésus, il se montre assez timide, et essaie, comme ou l'a démontré, de donner le change. Voir à ce sujet l'Avertissement de l'édition des Lettres publié par l'abbé Richaudeau (I, p. IX). « Cette dévotion lui fut révélée cinquante ans avant de l'être à la bienheureuse Marguerite-Marie, quinze ou dix-huit ans avant que le P. Eudes, plus jeune qu'elle de deux ans, eût rien écrit sur ce sujet (Cf. la fameuse lettre du 16 septembre 1661, t. II, p. 195). » Quant à son fils et éditeur, continue Richaudeau, « comme si les mots Dévotion au Cœur de Jésus lui déplaisaient, il évite de les écrire (dans la Vie)... et il écrit à la place Dévotion au Verbe incarné. et cela avec une intention arrêtée, qui est évidente. Lorsque, quatre ans après, il publie les Lettres, il semble encore plus gène. Des réclamations qu'on lui avait faites, et dont il parle à la première page de son Avertissement, l'avaient intimidé. » « L'abbé Richaudeau, reprend M. Griselle, fournit de nombreux exemples, tirés surtout des sommaires peu fidèles. Du moins avons-nous ici un preuve que tout n'est pas atténué. Notons qu'ici un gros trait transversal à la sanguine marque cette phrase. Aurait-elle déplu à Nicole ? » Griselle, op. cit., pp. 41, 42; cf. aussi, du mime érudit : Deux lettres autographes de la V. M. Marie de etc. (Etudes, 5 juin 1906). — Ce coup de crayon et de théâtre, comme eût dit d'Aurevilly, est bien amusant. En effet, il n'est pas téméraire de penser que Nicole fut un de ceux — s'il y en eut plusieurs — qui demandèrent à Dom Martin de maquiller une expression aussi compromettante. A la vérité, les religieuses de Port-Royal parlent, elles aussi, de dévotion au Sacré-Coeur, mais elles ne demandaient pas l'imprimatur de l'austère Nicole. qu'elles savaient, mieux encore que nous, réfractaire aux excès de « mysticité ». A cela, et pour dire toute la vérité, je dois ajouter que cet imprimatur de Nicole, De..., Claude l'a obtenu, presque certainement pour la Vie, et vraisemblable meut pour les Lettres de sa mère. Voici à ce sujet le témoignage de Dom Cl. Martin : « Cet ouvrage (la Vie) a été à couvert de la plus sévère critique : j'en ai entendu faire l'éloge à M. Nicole, dont le témoignage ne peut être suspect en matière d'oraisons et de voies extraordinaires ; et il en faisait tant d'estime qu'il en conseillait la lecture à la plupart des personnes dont il avait la direction. » (La vie du V. P. Dom Cl. Martin , p. 126.) A merveille! Mais le moyen de concilier cette approbation (verbale) avec les écrits anti-mystiques que nous avons abondamment discutés dans notre volume sur l'Ecole de Port-Royal? Je viens d'indiquer une première solution. Nicole, dans le tête-à-tête, se laisse aisément démonter, le courage n'ayant jamais été sa partie forte. Quand Mme Guyon le somme de lui dire ses propres hérésies, il bat en retraite, et la comble de bénédictions. Trop honnête homme d'ailleurs, et ayant trop l'instinct des choses saintes pour mettre en doute la haute vertu de Marie de l'Incarnation, trop conciliant et trop zélé pour ne pas recommander à des lecteurs éprouvés, le livre de son vénérable ami, Dom Claude. Avec cela, j'ai noté, dans l'évolution de l'anti-mysticisme de Nicole, une période d'apaisement, où cet excellent homme, entrevoyant la complexité et le sérieux du problème mystique, évite les affirmations outrancières, intolérables de ses derniers écrits. Le point culminant de cette période de calme et de justice (Traité de l'Oraison. 1876) coïncide justement avec la publication de la Vie de notre Vénérable (1677). Il faisait alors des concessions importantes qu'il rétractera implicitement en 1695, dans sa Réfutation des... quiétistes. Quoi qu'il en soit, il demeure certain que les arguments de ce dernier ouvrage, bien qu'ils ne visent que des auteurs ou quiétistes ou prétendus quiétistes, atteignent également et Jean de la Croix et Marie de l’Incarnation.
Pour revenir à l'authenticité des textes qui nous intéressent, je dois noter une correction des plus curieuses, que M. Griselle a remarquée avant nous. Parlant à son fils des « avantages » qu'il aurait pu trouver dans le monde, grâce à la protection de la duchesse d'Aiguillon, « Je crois, écrivait la Vénérable, que vous ne les regrettez pas, ni L'ABAISSEMENT DE NAISSANCE dont vous me parlez, qui n'est nullement considérable. Je ne sais qui vous en a donné connaissance, je n'eusse eu garde de vous en parler. » Au lieu des mots que j'ai soulignés, Dom Claude écrit : « LES DISGRACES DE VOTRE CONDITION ». Que couvre cet euphémisme, d'ailleurs relatif, et de quel « abaissement de naissance » peut-il être ici question ? M. Griselle propose une conjecture qui me parait peu vraisemblable. « Il y a peut-être ici, écrit-il, une allusion à ce détail révélé sans doute après coup et récemment à D. Martin, que la mère de Marie Guyard, Jeanne Michelet, issue de la famille noble des Babou de la Bourdaisière... devait être déchue de sa noblesse par son union avec un... maître boulanger. » Cf. sur ces points, la note suivante, p. 11, 12.) Mais comment imaginer que Dom Claude ait ignoré si longtemps cette haute parenté, et par suite, cette déchéance ? Ne savait-il pas que sa grand'mère était cousine des Babou, et sou grand-père boulanger ? Ne roturier, c'eût été seulement en 1641 qu'un fâcheux lui aurait « donné connaissance » de cette roture ? Peut-être lui aura-t-on appris à brûle-pourpoint et sans égards, non pas sa roture, mais telle incapacité (sociale, juridique) provenant d'elle. Mais laquelle ? Au reste, le texte ne semble pas encourager cette conjecture. Mieux serait peut-être de chercher la solution, non du côté Guyard ou Michelet, mais du côté Martin. Y aurait-il eu, de ce côté-là, quelque irrégularité de « naissance » ? Ou bien M. Martin, de qui nous savons que le commerce allait assez mal, serait-il mort failli — circonstance que l'on aurait naturellement cachée à Claude, et qu'un maladroit lui aurait enfin révélée ? Rien n'est petit pour l'historien, mais cette énigme minuscule parait ici d'autant moins négligeable qu'elle se rattache peut-être à tout un ensemble mystérieux dont nous aurons à parler plus tard (cf. pp. 6o, 79, etc.). Pour en finir avec ces minuties critiques, ajoutons que tous les biographes de Marie, à commencer par Charlevoix, et sans oublier certes ni Chabot, ni l'ursuline anonyme, tous ont pris avec le texte publié par D. Martin, les mêmes libertés que celui-ci avait prises avec l'autographe. Etrange cascade de leçons de style! Martin corrige sa mère, Charlevoix corrige Martin, Chabot Charlevoix, et ainsi de suite.
B. Les BIOGRAPHIES. — Dès 1677, moins de cinq ans après la mort de sa mère, Dom Claude publie La vie de la Vénérable Mère Marie de l'Incarnation... tirée de ses lettres et de ses écrits, Paris, Billaine. N'ayant pu me procurer cette édition, plus rare encore que les autres, je me sers dune réimpression qui doit être identique (chez Pierre de Bats, Paris, 1684). Viennent ensuite : La vie de la M. M. de l'I., par le P. de Charlevoix..., Paris, 1724. Le jésuite Charlevoix (1682-1761; n'est pas le premier venu, et mériterait une étude spéciale. On sait qu'il appartint pendant plus de vingt ans au Journal de Trévoux et que ses nombreux ouvrages (Histoire et description du Japon; Histoire de l'île de Saint-Domingue; Histoire du Paraguay; Histoire générale de la Nouvelle-France), restent, aujourd'hui encore, pleins d'agrément. Son style, moins dégagé que celui de Fontenelle, est un des bons modèles de la période de transition entre Bouhours et Voltaire. Bon sens, finesse, onction discrète, l'homme devait être excellent. Voici comme il juge l'oeuvre de Dom Claude :
« ...Mais cet auteur écrivait l'histoire de sa mère. Il est certain qu'il en a recueilli avec trop de soin, et avec une trop scrupuleuse exactitude, jusqu'aux moindres circonstances (!!). Rien ne lui échappe... Il ne distingue point ce qui est intéressant d'avec ce qui ne l'est pas. C'est que, par un effet de l'amour filial, tout était intéressant pour lui. Le coeur a donc été consulté seul dans son ouvrage; et je ne crois pas devoir appréhender que ceux qui l'ont vu trouvent à redire que j'aie travaillé sur la même matière. » Eh ! eh! est-ce bien sûr? Quoi qu'il en soit, le livre de Charlevoix n'est qu'un résumé, d'ailleurs admirablement écrit, de celui de Dom Martin. Il le cite même constamment, et si les guillemets avaient été inventés dès ce temps-là, on verrait aussitôt que ce qui, dans ce livre, appartient en propre à Charlevoix, se réduit à peu de chose. A remarquer la très curieuse préface, où il revendique très haut le droit qu'il a de parler au grand public de choses mystiques, bien que, « aujourd'hui... le seul nom de mysticité effarouche jusqu'à ceux mêmes qui se piquent le plus d'une piété solide ». « Je demanderais volontiers, continue-t-il, si la source de ces grâces purement gratuites, dont lei ouvrages des Pères... nous fournissent tant d'exemples, est absolument tarie ; depuis quand parler d'opérations mystiques, de voix intérieures, c'est parler dans l'Eglise un langage étranger, pour ne rien dire de plus. » La jeune Revue d'ascétique et de mystique ferait bien de réimprimer, cette préface, qui est tout ensemble une apologie des mystiques, et un excellent traité sur le discernement des esprits. Citons encore de lui quelques lignes qui me serviront à moi-même d'excuse, s'il en est besoin. « Cette grande religieuse, de la manière dont elle s'exprime sur les opérations divines, fait si bien sentir qu'il faut en avoir l'expérience pour en bien parler, que j'ai aisément compris la nécessité de mettre dans cet ouvrage le moins que je pourrais du mien, et de nie borner presque toujours aux liaisons et à l'arrangement. On ne doit point être surpris de la longueur et de la multitude des citations, qui feront le fond de ce livre, et je m'assure même que, si l'ou a sur cela quelque reproche à me faire, ce sera de ce que je n'ai point encore plus laissé parler une personne qui parle si bien. » Que tout cela est bien dit ! Histoire de la Mère Marie de l'Incarnation, par l'abbé Casgrain, Québec, 1865; Vie de la H. M. M. de l’I., par l'abbé P.-F. Richaudeau, Paris, 1874; Histoire de la V. M. de l'I. d'après Dom Claude Martin son fils..., ouvrage entièrement remanié..., complété... et précédé d'une introduction générale, par l'abbé Léon Chapot..., Paris, 1892. Livre utile, puisque celui de Dom Claude est devenu rare, mais plein de poncifs, et fort ennuyeux; La Vénérable Marie de l'Incarnation, ursuline... par une religieuse du même ordre, avec une introduction de Mgr Baunard, 2e édition, Paris, 191o. Dans les renvois pour faire court, nous l'appellerons l'anonyme. Bon livre, intelligent et vivant, bien que, lui aussi, un peu trop selon la formule. En dehors des ouvrages consacrés uniquement à Marie de l'Incarnation, en voici quelques autres où il est question d'elle. Sa doctrine mystique a été étudiée par le chanoine Sandreau, passim, et v. g. dans L'état mystique, Angers, 1921, pp. 167-171 ; et par M. J. Pacheu, Les mystiques interprétés par les mystiques (Revue de Philosophie, mai-juillet 1913, pp. 616-661). M. Souriau, dans ses Deux mystiques normands, étudie les relations de la Mère Marie avec M. de Bernières, et raconte fort bien les scènes, tour à tour pathétiques et amusantes, qui ont précédé le départ pour le Canada. Sur la colonisation et l'évangélisation de la Nouvelle-France, nous avons toute une littérature, dont la bibliographie se trouve aisément : j'indiquerai seulement l'ouvrage du R. P. de Rochemonteix, Les Jésuites et la Nouvelle-France. où se trouvent d'incomparables documents, d'ailleurs assez maladroitement mis en oeuvre, et non sans passion.
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j'avais eu la prétention d'entreprendre, il me parut que Marie de l'Incarnation devrait prendre place dans le chapitre — ou dans le volume — consacré à Jean de Bernières et à ses amis. C'est, en effet, le fameux contemplatif normand qui organise, avec Mme de la Peltrie, l'envoi au Canada de cette troupe de religieuses missionnaires, dont Marie de l'Incarnation allait prendre la tête; c'est lui qui va chercher la jeune supérieure à Tours, en février 1639, pour la conduire à Paris, où ils demeurent
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ensemble pendant de longues semaines, réglant de concert le détail de la fondation prochaine, et arrivant sans effort, dans leurs entretiens seul à seul, à une entente parfaite sur les points essentiels de la vie mystique. Nous ne possédons malheureusement pas les nombreuses lettres qu'ils échangèrent depuis, et qui nous permettraient de décrire plus exactement leur intimité. Mais ni l'un ni l'autre, semble-t-il, ne faisait dans cette correspondance figure de directeur ou de maître ; l'un et l'autre plutôt de
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disciple, comme il arrive entre saints, et, je suppose, entre savants ou lettrés de même taille. Quoi qu'il en soit, les raisons ne manquaient pas de réunir notre admirable ursuline au petit monde de M. de Bernières, dont elle eût fait, sans contredit, le plus bel ornement. En ce temps-là, néanmoins, bien qu'assez au courant de son histoire extérieure, je ne connaissais que très vaguement la doctrine propre de Marie de l'Incarnation. Tant il y a qu'ayant enfin abordé sérieusement l'étude de ses divers écrits, j'en fus
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bientôt à me demander si l'école du P. Lallemant n'aurait pas sur elle au moins autant de droits que celle de M. de Bernières. Il est vrai que Marie eut pour premier initiateur un Père feuillant; mais elle eut aussi presque dès ses débuts, et plus encore pendant les trente-deux ans qu'elle vécut au Canada, d'incessantes communications avec les Pères de la Compagnie, surtout avec le Père Jérôme Lallemant, le frère et l'émule de Louis. Je sais bien qu'au sens propre du mot, les contemplatifs n'ont pas
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d'autre maître que le Saint-Esprit et que, de ce chef, ils se ressemblent tous, mais je crois cependant que, dans la mesure où on peut les distinguer les uns des autres et leur attribuer une sorte d'originalité, les mystiques de la Con,-pagnie, Lallemant, Surin, Grou et les autres, reconnaîtraient aisément dans les écrits de Marie de l'Incarnation, les caractères particuliers de leur propre doctrine. Et nous revoici dans l'embarras. Ou la mettre? A quelle
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école ferons-nous ce présent royal ? A aucune, ai-je fini par conclure. Un personnage de cette importance déborde, plus que d'autres, nos classifications, d'ailleurs toujours plus ou moins factices ; nos cadres, trop étroits ou trop encombrés. Elle veut être étudiée séparément, et pour elle-même. Marie est vraiment notre Thérèse, comme on l'a dit avant Bossuet (1); une Thérèse de chez nous, sans rien d'espagnol, de flamand, ni de germanique;
(1) Claude Martin écrit en 1677 : « Un grand personnage... disait que notre mère est une seconde sainte Thérèse, et qu'on la peut appeler la sainte Thérèse du nouveau monde. » Bossuet reprend le mot, dans ses États d'Oraison, et après avoir lu le livre de Dom Claude.
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tourangelle, française de tête et de coeur, jusqu'au bout des ongles, ajouterais-je, s'il était permis de parler ainsi. Ajoutez à cela une histoire prodigieusement intéressante, même avant le Canada; ajoutez de nombreux écrits, d'une richesse et d'une limpidité merveilleuse; deux gros volumes de lettres ; plusieurs relations autobiographiques dont Marie nous a préparé elle-même comme une édition critique, les recopiant et les expliquant, en vue de façonner par ce moyen à la vie mystique son propre fils, Dom Claude Martin. En effet, cette contemplative a un fils, que naturellement, nous ne séparerons pas de sa mère ; contemplatif lui aussi, et des plus curieux, qui exerça une influence considérable dans un milieu dont le nom seul nous enchante. Dom Claude, providentiellement choisi, semble-t-il, pour servir d'intermédiaire entre l'ursuline de Québec et la glorieuse Congrégation de Saint-Maur. En faut-il davantage pour justifier la résolution que nous avons prise d'édifier à Marie de l'Incarnation une chapelle isolée, indépendante, où rien ne puisse nous distraire d'elle et de son fils ?
Par une rencontre qui tient du prodige, il se trouve que nos deux personnages, la mère et le fils, nous ont été racontés comme personne peut-être ne le fut jamais : Marie, par Dont Claude lui-même, en un volume énorme et de plus de sept cents pages, mal bâti, je l'avoue, touffu et pesant; unique néanmoins et splendide; Dom Claude, par un des plus savants mauristes, Dom Edmond Martène (1). Imaginez Mgr Duchesne, né cinquante ans plus tôt, étroitement lié avec le saint Curé d'Ars, et publiant l'histoire de ce thaumaturge. Intelligence, souci et passion de l'exactitude, Acta sincera, qui ne voudrait lire cette vie? Nous tenons quelque chose de presque aussi rare, le Dom Claude Martin de Martène. Comme il convient, nous le citerons abondamment, et avec d'autant
(1) La Vie du Vénérable Père Dom Claude Martin. Tours, 1697.
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moins de scrupules que ce livre est devenu presque introuvable. Au reste, on ne trouvera pas, dans les chapitres qui vont suivre, l'histoire proprement dite de Marie de l'Incarnation. Il y faudrait deux volumes, et, de ma part, une vaste érudition, que l'objet présent de nos études me dispense d'acquérir. Je m'en tiendrai, comme d'ordinaire, à l'analyse morale des personnages, au développement de leur vie intérieure, et à leur doctrine spirituelle, sans m'interdire toutefois, quand la curiosité sera trop forte, quelques regards à la dérobée sur les environs profanes du jardin sacré.
Avant de commencer, je donne, en peu de mots, le résumé de cette vie.
« Marie Guyard, si célèbre sous le nom de Marie de l'Incarnation, qu'elle reçut en prenant l'habit de religion, naquit à Tours le 28 octobre de l'année 1599. Florent Guyard, son père, était marchand de soie, plus recommandable par sa probité et par sa droiture que par les avantages de la fortune. Sa mère, Jeanne Michelet, descendait par les femmes de la maison (Babou) de la Bourdaisière, mais ne se ressentait en rien de la grandeur de ses parents (1) ». Marie épousa en 1617, un fabricant de soieries,
(1) Charlevoix, op. cit., p. 2. (J'ai corrigé la date du naissance, 28 octobre, et non r8, comme on l'avait cru longtemps.) La vraie situation de Florent Guyard est mal connue : ailleurs on nous le donne comme maître boulanger. Les Guyard, toutefois, semblent n'avoir pas toujours été de petites gens. Le grand-père de Florent est envoyé par Louis XI en Italie, pour eu ramener François de Paule (1482), qui resta l'ami de la famille. Quant à Jeanne Michelet, malgré la pauvreté qui avait amené sa mère à se marier au-dessous de sa condition, elle cousinait encore, si j'ose dire, avec les illustres Babou, et si bien que la jeune Marie Guyard aurait eu chance d'être reçue à l'abbaye de Beaumont-les-Tours, dont une des cousines de sa mère, Aune Babou de la Bourdaisière, était abbesse. Le cousinage avec les Babou n'est pas sans intérêt. La fortune de cette illustre famille tourangelle avait commencé, je crois, sous François avec Philibert Babou, maire de Tours, qui fait construire, en 1525, dans sa bonne ville, le somptueux hôtel de la Bourdaisière. « Jean, fils de Philibert, « fort homme d'honneur », dit Brantôme, avait exercé les plus hautes charges à la cour des Valois ; deux de ses filles... s'étaient consacrées à Dieu dans l'abbaye bénédictine de Beaumont » (L'anonyme, op. cit., p. 3), et l'une d'elles, Madeleine, avait été abbesse de 1574 à 1577. A Madeleine avait succédé sa proche parente, Marie de Beauvillier, depuis abbesse de Montmartre, et dont nous avons déjà longuement parlé (cf. tome II, p. 443, seq). Marie de Beauvillier passe la crosse à sa cousine, Anne Babou, que Jeanne Michelet et sa fille, notre Marie, ont dû visiter à Beaumont, au moins quelquefois. Or, Anne Babou avait pour soeur Marie B. de la Bourdaisière, qui épousa Claude de Beauvillier, comte de Saint-Aignan, et dont le fils sera l'intime ami de Fénelon. Ce n'est pas tout : Anne Babou meurt en 1647 (j'imagine qu'elle n'avait pu ignorer le départ « sensationnel » de sa petite cousine, Marie de l'Incarnation, pour le Canada); elle est remplacée par Mme de Vauvineux-Vaucelas, et celle-ci à son tour, en 1669, par Anne-Berthe de Béthune, laquelle se rattache, d'une part au petit monde de Jean de Bernières par sou intimité avec la Mère Mechtilde du Saint-Sacrement, et d'autre part au petit monde des amis de Fénelon, puisqu'en effet son père, Hippolyte de Béthune (16o3-1665), avait épousé Anne-Marie de Beauvillier, la propre soeur du marquis de Beauvillier, duc de Saint-Aignan, gouverneur des enfants de France. L'imagination se perd un peu, mais avec délices, parmi tant de beaux noms, saints ou glorieux. Sur les Babou, cf. l'ouvrage du chanoine Boissonnot, La Lydwine de Touraine, Anne-Berthe de Béthune. Paris, 1912, pp. 7-14.
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Claude-Joseph Martin, lequel mourut en 162o, lui laissant un fils, notre Claude (1619-1696). Dix ans après, Mine Martin entre chez les ursulines de Tours ; elle part en 1639 pour le Canada, où elle achève, le 3o avril 1672, sa glorieuse carrière. Ayant rappelé ces quelques dates essentielles, commençons notre récit.
II. — La première, la plus ancienne des grâces qu'ait reçues Marie Guyard, fut « une foi très vive qui établissait en son esprit une ferme créance des divins mystères ».
La bonne éducation, écrit-elle, que j'avais eue de mes parents, qui étaient bons chrétiens et fort pieux, avait fait un bon fonds dans mon âme pour toutes les choses du christianisme, et pour les bonnes moeurs; et, lorsque j'y fais réflexion, je bénis Dieu des grâces qu'il lui a plu de me faire en ce point, d'autant que c'est une grande disposition pour la vertu, et pour être vraiment disposée à la vocation d'une haute piété, que de tomber en des mains qui fassent prendre un bon pli dès les plus tendres années (1).
Par ce « bon fonds » il faut entendre, non pas précisément ni d'abord le catéchisme lui-même, mais cette sorte de théologie implicite ou appliquée — lambeaux des psaumes ; paroles de Notre-Seigneur dans l'Évangile ;
(1) La vie, pp. 12, 13. Par cette indication abrégée, La vie, j'indique toujours l'ouvrage de Dom Martin.
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maximes pieuses — qui entretiennent la vie intérieure du chrétien, comme le trésor des proverbes façonne les villageois à la sagesse. C'est par là surtout que s'obtient la formation religieuse des enfants, par là aussi, comme le remarque notre sainte, que l'on peut se disposer de très bonne heure à la plus haute contemplation. « Jésus nous a rachetés de son sang; Dieu est en nous ; il nous parle ; il nous demande notre coeur », les maximes de ce genre traduisent, nourrissent, règlent également la vie commune des chrétiens et l'expérience des mystiques, cette dernière n'étant après tout que l'achèvement de l'autre. Qui sait même si la prière de nombre d'enfants n'est pas déjà toute mystique, au sens propre de ce mot (1)?
Dès mon enfance, continue-t-elle, ayant appris que Dieu parlait par la bouche des prédicateurs, cela me semblait admirable, et j'avais une grande inclination à les aller entendre, étant si jeune que j'y comprenais fort peu de chose, excepté l'histoire, que je racontais à mon retour.
« L'histoire », mais c'est déjà tout! Demandez à Fénelon (2).
Étant devenue plus grande, la foi que j'avais dans le coeur, jointe à ce que j'entendais de cette divine parole, opérait de plus en plus dans mon âme le désir de l'écouter. J'avais les prédicateurs en si grande vénération que, quand j'en voyais quelqu'un par les rues, je me sentais portée d'inclination à courir après lui, et à baiser les vestiges de ses pieds . Une petite prudence me retenait; mais je le conduisais de l'oeil
(1) S'il faut en croire un des maîtres de la psychologie religieuse, le Dr Pratt, la théologie serait la première « science » de beaucoup d'enfants. Dès l'âge de trois ans, la curiosité de l'au-delà les occuperait, et ils arriveraient à se former le concept d'une puissance supérieure, de laquelle leurs parents relèveraient aussi bien qu'eux-mêmes. Pour moi, je croirais volontiers que chez plusieurs, cette « science » est aussi « religion », et pourquoi pas, expérience mystique. Cf. James Bissett Pratt, The religions consciousness, New-York, 1921, p. 98. C'est là un ouvrage excellent.
(2) On se rappelle l'admirable chapitre VI de L'éducation des filles : « Dieu... a mis la religion dans des faits populaires qui, bien loin de surcharger les simples, leur aident à concevoir et à retenir les mystères, etc., etc.
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jusqu'à ce que je l'eusse entièrement perdu de vue. Je ne trouvais rien de plus grand que la parole de Dieu... Lorsque je l'entendais, il me semblait que mon coeur était comme un vase, dans lequel cette divine parole découlait comme une liqueur.
Image qui lui est vraisemblablement venue, ou de sa mère ou de quelque prédicateur, mais qu'elle a vivement réalisée.
Ce n'était point une imagination, mais un effet réel de l'Esprit de Dieu, qui était en cette divine parole, et qui, par une effusion de ses grâces, opérait de la sorte dans mon âme, laquelle, ayant reçu cette plénitude abondante, ne la pouvait contenir qu'en l'évaporant en l'oraison et en traitant avec Dieu. Et même il me fallait parler par paroles extérieures, parce que mon esprit ne pouvait contenir cette abondance; ce que je faisais à Dieu avec une grande ferveur, et aux personnes de notre maison avec un grand zèle, en leur disant ce que le prédicateur avait prêché (1).
Vers l'âge de sept ans, elle eut un joli songe : le ciel ouvert; Notre-Seigneur, « par l'air », s'en venant droit à elle, l'embrassant et lui disant : « Voulez-vous être à moi ?» Jusqu'ici, rien de rare, mais ce qu'elle ajoute n'est pas
commun :
Les paroles de Notre-Seigneur me demeurèrent tellement imprimées dans l'esprit qu'elles n'en sont jamais sorties, et, quoique je visse son Humanité sacrée, je n'en pus rien retenir de particulier, tant ses paroles me charmaient, et attiraient l'application de mon esprit.
Ainsi, peu d'heures après le songe, cette petite fille, si peu « visionnaire », n'arrive plus à se représenter les traits de Notre-Seigneur, et, chose plus significative encore, elle ne souffre pas de ne plus le voir. Les paroles lui suffisent. Cet incident, dont elle saisira plus tard la véritable portée, nous révèle chez elle une vocation déjà très marquée. L'oeil est un sens moins spirituel, moins
(1) La vie, pp. 17, 18.
mystique, si l'on peut dire, que l'oreille, et les « paroles intérieures tiennent bien plus de place que les « visions » dans l'expérience normale du contemplatif. Je sais bien qu'entendre n'est pas « contempler », mais voir l'est encore beaucoup moins, ne l'est pas du tout.
L'effet que produisit cette visite fut une pente au bien, et, quoique, par mes enfances, je ne réfléchisse... point que cet attrait au bien vient d'un principe intérieur, néanmoins, dans quelques occasions, je me sentais attirée à traiter de mes petits besoins avec Notre-Seigneur, ce que je faisais avec une grande simplicité, ne me pouvant imaginer qu'il eût voulu refuser ce qu'on lui demandait humblement. C'est pourquoi, étant à l'église, je regardais ceux qui priaient, et observais leurs postures, et, lorsque j'en reconnaissais selon cette idée, je disais en moi-même : Assurément, Dieu exaucera cette personne, car, en sa posture et son maintien, elle prie avec humilité (1).
Elle regardait aussi, et avec une ferveur plus avide, prier sa pieuse mère. Longtemps après, elle écrivait de Québec à une de ses soeurs :
Je me souviens que notre défunte mère, lorsqu'elle était seule dans son trafic (attendant les acheteurs), prenait avantage de ce loisir pour faire des oraisons jaculatoires très affectives, je l'entendais dans ces moments parler à Notre-Seigneur de ses enfants et de toutes ses petites nécessités. Vous n'y avez peut-être pas pris garde comme moi, mais vous ne croiriez pas combien cela a fait d'impression dans mon esprit (2).
(1) La vie, pp. 2, 3. Je signale ce dernier trait aux psychologues. « The child, écrit M. Pratt, is intenselty INTERESTED in people and is a close observer of what they do, and by an unescapable law of the human mind, he imitates their actions, and thus indirectly comes to share in their mental attitude and feelings » (op. cit., pp. 94, 95). A merveille ; mais ne mettons pas la charrue avant les boeufs. Cet « intérêt » même, qui les conduit à observer, puis à imiter, ne prouve-t-il pas chez eux une première ébauche des attitudes intérieures qu'ils revêtiront ensuite, à force de les imiter? Il va de soi que la petite Marie Guyard aura copié les personnes dont la piété lui aura semblé particulièrement humble, et que par là elle sera devenue elle-même plus humble. Mais elle l'était déjà, et c'est parce qu'elle l'était, c'est aussi parce qu'elle sentait déjà confusément le prix de cette humilité, qu'elle aura observé et imité les dites personnes.
(2) Lettres, I, pp. 235, 236.
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Des « oraisons jaculatoires » à la prière de quiétude, la transition est facile, comme nous l'enseignent nombre de spirituels éminents, et c'est ainsi que, dans une boutique de soieries, l'exemple de cette humble chrétienne — mystique elle-même peut-être sans que personne y ait pris garde — aura hâté l'épanouissement d'une des plus sublimes contemplatives que l'Église universelle ait jamais connues.
Jeune fille, jeune femme et jeune veuve, la grâce puissante qui déjà la travaille semble s'attacher d'abord et surtout à purifier la conscience de Marie Guyard. Elle n'a certes rien de grave à se reprocher. D'un autre côté, son précoce et extraordinaire bon sens l'empêche de voir de vraies fautes où il n'y en a point. A cette âme parfaitement judicieuse et saine le scrupule est impossible, mais il faut qu'elle apprenne à « faire cas » de l'ombre même d'une imperfection. Ainsi déjà se dessine chez elle le caractère essentiel de sa future doctrine, je veux dire celte passion qu'elle aura toujours de rapprocher, de confondre l'ordre mystique et l'ordre moral. Petite fille, elle s'était amusée, comme tant d'autres, à la sainteté, mêlant « la dévotion avec le divertissement » et, « sans y faire réflexion, faisant compatir le tout ensemble » 1.
Ayant atteint l'âge de seize ans ou environ, les remords de conscience commencèrent à me presser, lorsque j'allais à confesse, et je sentais bien que la divine Majesté voulait de moi que je me confessasse exactement de ces enfances et puérilités, et qu'enfin, en cette matière, je fisse cas de tout. Mais je n'osais, j'avais honte, et je disais en moi-même que je n'avais jamais cru offenser Dieu en ces matières, ayant ouï dire... qu'il n'y avait de péché que ce que l'on croyait être tel en le commettant. Ainsi, je contrariais à l'esprit de Dieu, qui m'occupait entièrement par une force et efficacité secrète, pour me gagner intérieurement à lui. Tout le bien que je voyais faire, je
(1) « Innocentes récréations, écrit le P. de Charlevoix, que les pères et les mères, qui ont de la religion, regardent dans leurs enfants comme d'heureux préjugés, et une disposition naturelle à la piété. » Op. cit., p. 3.
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ne faisais.... rien ne me retenait que la confession. Car, encore que je crusse m'y comporter comme il le fallait, je ne m'y comportais pas néanmoins selon la lumière du Saint-Esprit... c'était la seule chose sur laquelle je raisonnais... et, plus d'un an entier, ma conclusion était qu'il n'était pas nécessaire de confesser des jeux d'enfant. Et ainsi, je retardais ses plus grandes miséricordes, jusqu'à ce qu'il lui plût de m'emporter tout d'un coup, ainsi que je dirai (1).
Si elle eût cru, dit-elle encore, que ces récréations « eussent été des péchés », elle s'en fût bientôt confessée. Aussi, après avoir fait sa pénitence, se présentait-elle à la communion, « sans avoir aucune difficulté de conscience ni aucun reproche intérieur». Les « touches » néanmoins, que Dieu lui « donnait » lui faisaient sentir « qu'il n'y a rien de petit à ses yeux (2) ». Que voilà une conscience bien formée, à la fois très délicate et très sûre ! Avec cela, peut-être une ombre imperceptible d'orgueil. Et pourquoi pas? Si elle résiste si longtemps à une inspiration si pressante, n'est-ce pas qu'elle redoute de paraître bornée, un peu ridicule, en confessant, en magnifiant de tels riens? Elle est unique; nous ne rencontrerons plus personne qui l'égale. Il nous faut la connaître à fond, et, pour cela, l'examiner sans merci.
Ce long conflit, ou, pour mieux dire, cette première préparation à la vie mystique, se termine par une scène, assez extraordinaire, qui a beaucoup frappé les biographes de Marie Guyard, et qu'elle-même « a toujours estimée...
(1) La vie, p. 3.
(2) La vie, p. 13. Elle ajoute un menu fait très intéressant : « Étant un jour au pied de l'autel de Notre-Dame, je vis si clairement par une lumière intérieure l'importance qu'il y a à se bien confesser, et j'eus une persuasion si forte qu'il me le fallait faire, que je n'en pouvais douter. De là, j'allai au confessionnal, où, trouvant un bon prêtre, qui confessait par coutume et sans beaucoup d'exactitude, mon coeur se ferma, et il ne me fut plus possible de me confesser selon les vues et... les touches que je venais d'avoir. » La vie, p. 13. Souvent, quand je passe près d'un confessionnal, évoquant les âmes délicates qui peut-être n'ont rencontré derrière la grille que des prêtres, bons sans doute, mais épais, vulgaires, je songe, malgré moi, aux ictus et à la tunsio plurima dont il est parlé dans l'hymne de la Dédicace. Hélas! qui de nous peut se vanter de n'avoir jamais « fermé » une seule âme ?
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pour une des plus signalées faveurs qu'elle ait jamais reçues du ciel ». C'était au mois de mars 162o ; elle avait alors vingt et un ans, et elle était veuve depuis six mois (1).
Un matin que j'allais vaquer à mes affaires, que je recommandais instamment à Dieu (son mari lui avait laissé une situation commerciale très embrouillée)..., en cheminant je fus subitement arrêtée intérieurement et extérieurement, et, par cet arrêt si subit, toutes les pensées de mes affaires me furent ôtées de la mémoire. Alors les yeux de mon esprit furent ouverts en un moment, et toutes les fautes, péchés et imperfections, que j'avais commis depuis que j'étais au monde, me furent représentés en gros et en détail, avec une distinction et clarté plus certaine que toute certitude que l'industrie humaine pourrait exprimer. Au même moment, je me vis toute plongée dans du sang, et mon esprit fut convaincu que ce sang était celui du Fils de Dieu, de l'effusion duquel j'étais coupable par les péchés qui m'étaient représentés... Si la bonté de Dieu ne m'eût soutenue..., je crois que je fusse morte de frayeur, tant la vue du péché, pour petit qu'il puisse être, me paraissait horrible... De voir que personnellement l'on est coupable, et que, quand l'on eût été seule qui eût péché, le Fils de Dieu aurait fait ce qu'il a fait pour tous, c'est ce qui consomme et anéantit l'âme. Ces vues et ces opérations sont si pénétrantes qu'en un moment elles disent tout, et portent leur efficacité et leurs effets... Mon coeur se sentit ravi en soi-même, et tout changé en l'amour de celui qui lui avait fait cette insigne miséricorde, lequel lui fit souffrir dans l'expérience de ce même amour... un regret de l'avoir offensé le plus grand qu'on se puisse imaginer; non, il ne se peut imaginer. Ce trait de l'amour fut si pénétrant et si inexorable pour ne rien relâcher de la douleur, que je me fusse jetée dans les flammes pour le satisfaire. Et, ce qui est le plus incompréhensible, sa rigueur me semblait douce, il portait des charmes et des draines, qui liaient et attachaient l'âme, afin de la conduire où il voulait, et elle, de sa part, s'estimait heureuse de se laisser ainsi captiver.
(1) La vie, p. 29. Parlant de ce « transport extatique » (mot beaucoup plus juste que celui de vision )) employé par Dom Claude Martin) , le P. de Charlevoix l'estime « un des plus singuliers qui se soient peut-être jamais vus ». (Op. cit., p. 29). Je n'irai pas jusque-là. Les innombrables grâces qui vont suivre sont incontestablement plus rares. Celle-ci est le premier anneau de la série, et c'est pour cela, me semble-t-il, que Marie en a gardé un tel souvenir.
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Habitués que nous sommes ici à des expériences de ce genre, l'analyse qu'elle donne de ce « transport extatique », me parait, je l'avoue, au moins aussi intéressante que le transport lui-même.
Or, en tous ces excès, je me voyais toujours plongée dans ce précieux sang, de l'effusion duquel j'étais coupable.
Une vision ? Moins peut-être que vous ne pensez. Revenant plus tard sur ce récit, « cela se fit, écrit-elle en un autre endroit, par une subite abstraction d'esprit, et le tout se passa dans l'intérieur, mais d'une vue (intérieure) et d'une expérience si vive et si pénétrante, que réellement je me voyais en tout moi-même plongée dans du
sang. Je sais bien que je fus arrêtée, et que je demeurai debout, mais... je ne me souviens point que j'eusse aucune vue des yeux (1) »,
et c'était ce qui causait mon extrême douleur, avec le même trait d'amour, qui avait ravi mon âme, et qui me pressait d'aller à confesse. Revenant à moi, je me trouvai debout, arrêtée vis-à-vis de la petite chapelle des R.R.P.P. Feuillants... et ce me fut un bonheur de trouver mon remède si proche. J'y entrai, et rencontrai un Père, seul, debout au milieu de la chapelle, lequel semblait n'y être que pour m'attendre. Je l'abordai et lui dis, pressée par l'esprit qui me conduisait : « Mon Père, je voudrais bien me confesser, car j'ai commis tels péchés et telles fautes ».., (et je lui dis, sans plus attendre) tous les péchés qui m'avaient été montrés, avec une effusion de larmes... Il survint une dame, qui... put facilement entendre tout ce que je disais..., car je parlais assez haut... Après que j'eus tout dit, je m'aperçus que ce bon Père avait été extrêmement surpris de la façon avec laquelle je m'étais énoncée, et qu'il connut bien n'être pas naturelle. Il me dit avec une grande douceur : « Allez-vous-en, et demain venez me trouver dans mon confessionnal. » Je ne fis pas seulement réflexion qu'il ne me donnait point l'absolution. Je me retirai
(1) La vie, p. 29. Ni images, ni concepts distincts dans l'exil mystique elle-même; mais à qui veut expliquer celle-ci, concepts et images s'imposent.
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donc, et le vins trouver le lendemain de grand matin... Il se nommait Dom François de Saint-Bernard... Je ne lui dis pas néanmoins ce qui m'était arrivé..., mais seulement mes péchés. ne croyant pas, qu'il fallût parler d'autre chose à son confesseur, et, plus d'un an entier que je nie confessai à lui, je me comportai de la sorte... Pour revenir à ce qui m'était arrivé, je m'en retournai à notre logis, changée en une autre créature... je voyais mon ignorance à découvert, qui m'avait fait croire que j'étais bien parfaite et que j'étais bien auprès de Dieu..., et je confessais que mes justices n'étaient qu'iniquités (1).
Ce n'était là qu'une première invitation, qu'un prélude, et, comme elle dit elle-même, qu'une « grande porte » ouverte (2). Son initiation ne s'achèvera que huit ans plus tard, avec les ravissements, bien plus mémorables, de 1626 et de 1628. Pendant ces années d'ultime préparation, elle oscille curieusement entre la voie commune et la voie sublime, n'ayant pas encore appris à les distinguer l'une de l'autre. Après avoir réglé, avec une dextérité surprenante, la succession difficile de son mari, je ne me souciai plus, écrit-elle,
des gains temporels, quoique ceux à qui j'appartenais (son père, ses beaux-frères, tous dans les affaires) me provoquassent d'y penser, puisque Dieu m'avait donné du talent pour le négoce, et qu'il se trouvait bien des personnes qui s'offraient de me faire des avances pour cela... Je pris un habit ridicule, pour faire connaître... que je ne pensais plus à aucun établissement dans le monde (3). Je n'avais que vingt ans (environ), et mon fils n'avait pas encore un an (4). Mon père me rappela en
(1) La vie, pp. 26-28. Voici une jolie note de Dom Martin : « Le lieu où elle fut si miraculeusement arrêtée était un chemin qui était alors sur le haut fossé de l'ancienne ville (Tours)... J'ai vu l'endroit où cette merveille arriva: mais, comme les lieux ont changé depuis par les édifices qui y ont été bâtis, Dieu a permis, pour une mémoire illustre et perpétuelle d'une chose si remarquable, qu'il y ait aujourd'hui (16;6) une très belle fontaine, qui sert d'ornement au jardin du palais épiscopal. » La vie..., 30.
(2) La vie, p. 29.
(3) On la pressait fort de se remarier et elle semble, elle-même, y avoir pensé quelque temps. Sur cette hésitation, qu'elle regardera plus tard comme le plus grand péché de sa vie, cf. La vie, p. 25, 411.
(4) Son fils était « encore au berceau, hors de la maison, mais à peine eut-il atteint l'âge de deux ans qu'elle le fit venir auprès d'elle. » La vie, p. 35.
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son logis, où ma solitude fut favorisée. Je me logeai au haut de la maison, où, faisant quelques ouvrages paisibles, et mon esprit portant toujours son occupation intérieure, mon coeur parlait sans cesse à Dieu. Et, moi-même, je m'étonnais de ce que mon coeur parlât ainsi sans que je le fisse parler par mon action propre; mais, poussé par une puissance qui m'était supérieure, et qui l'excitait continuellement, il disait ce que cette puissance lui faisait dire... Comme la chose m'était nouvelle, je l'admirais... Que mon coeur lui parlât si familièrement et si éloquemment, ce m'était une chose incompréhensible, et néanmoins, bien loin de m'y opposer, je m'y laissais aller, et suivais cette pente, qui produisait de plus en plus en moi une haine de moi-même, un oubli de mes intérêts et de ceux de mon fils (nous reviendrons à cette question cruciale), et une aversion du monde (1).
Bien lui en prenait de se laisser faire par Dieu ; elle eut peu après l'occasion de s'en rendre compte, et à ses dépens :
En ce temps (vers 1621), j'eus la lecture de quelques livres, qui enseignaient méthodiquement à faire l'oraison mentale, avec préparation, préludes, divisions, points, matières, colloques. Je comprenais bien tout cela, et prenais résolution de le bien mettre en pratique, parce que ces mêmes livres disaient qu'en faisant autrement l'on se mettait en danger d'être trompé du diable. Je me mis donc en devoir de faire ce que j'avais lu, et me tenais plusieurs heures à méditer et à rouler dans mon esprit les mystères de l'humanité sainte de Notre-Seigneur, lequel, dans son attrait ordinaire, je voyais tout d'un regard et tout d'un coup par manière d'envisagement intérieur. Je résistais à cet attrait par l'action de mon imagination et de mon entendement, qui roulaient sur les circonstances des Mystères, en pesant les raisons, et ce qu'il en fallait tirer pour la pratique de la vertu. Dans le désir que j'avais de bien faire, je nie faisais tant de violence qu'il m'en prit un mal de tête qui m'incommodait notablement...; et cependant, le désir que j'avais de suivre ce livre de point en point me faisait tous
(1) La vie, p. 31.
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les jours recommencer mes violences, et renforçait aussi mon mal (1).
Son directeur, Dom François, l'aurait tirée de peine en deux mots, mais, bien qu'assez expérimenté, c'était un homme timoré, silencieux, expectant, et qui, «dans la direction, comme le dit joliment sa pénitente, répondait précisément à ce qu'on lui demandait », sans deviner les besoins dont on ne lui parlait pas. Fort heureusement, il fut enfin remplacé, comme supérieur des feuillants à Tours, par Dom Raymond de Saint-Bernard, «qui était un homme fort spirituel ». Dom François lui passa la direction de la jeune veuve.
Il m'interrogea d'abord sur ma façon de vivre, et généralement il me voulut connaître à fond, ensuite de quoi il me régla en tout, et, pour l'oraison, il me défendit de plus n'éditer, mais de m'abandonner entièrement à la conduite de l'esprit de Dieu, qui, jusqu'alors, avait dirigé mon âme (2).
A cette époque (1621, 1622), Marie Guyard ne vivait plus chez son père dans la retraite que nous avons dite.
Après un an de solitude, Dieu m'en retira pour me mettre avec une mienne sœur, qui, par sa condition était toute dans le tracas des affaires temporelles; et son mari et elle me
(1) Puisqu'il s'agit manifestement ici de la méthode de saint Ignace, on aura plaisir à voir comment le P. de Charlevoix, jésuite, a résumé ce passage : « Lui étant alors tombé entre les mains quelques livres qui enseignaient la méthode de l'oraison mentale, où, apparemment, selon la coutume de ceux qui traitent cette matière, on représentait avec force et avec quelque sorte d'exagération le danger auquel s'exposent les âmes qui tiennent une autre route, elle se persuada qu'...il fallait suivre avec une très grande exactitude tout ce qui y était prescrit. » Charlevoix, op. cit., pp. 36, 37. Quant au texte lui-même, je ne suis pas sûr que Dom Claude Martin ne l'ait pas quelque peu remanié, pour le rendre plus précis. je veux dire, pour qu'il ne pùt y avoir aucun doute sur le caractère ignatien des ouvrages en question, L'abbé Chapot dispose de cet incident avec une prudence toute ecclésiastique : « Il y eut cependant un petit (?) moment d'arrêt... Un excellent livre de spiritualité tomba... entre ses mains. Le vieux auteur y (enseignait)...la grande et admirable méthode formulée par saint Ignace .» Et en note : « A Dieu ne plaise que nous paraissions jeter ici indirectement un blâme sur une méthode, etc., etc ! ». Chapot, op. cit., p. 81.
(2) La vie, p. 39.
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désiraient pour les aider à porter ce fardeau. Je m'y accordai, pourvu qu'on me laissât libre dans mes dévotions (1).
Ce beau-frère, nous dit Claude Martin, son neveu, « était commissionnaire pour le transport des marchandises dans tous les côtés (?) du royaume. Il était encore officier de l'artillerie, et, à la faveur de ces deux offices, il entreprenait encore quantité d'autres affaires, qui l'obligeaient d'avoir la plus grande famille de toute la province : car, pour s'acquitter plus commodément de ses emplois, et afin de ne dépendre de personne, il avait chez soi tout ce qui était nécessaire en hommes, chevaux, harnois, coches, carrosses et autres semblables meubles de campagne. » Quelque érudit local devrait bien nous renseigner sur ce grand manieur d'affaires qui eût intéressé Balzac, son compatriote, c'est le romancier que je veux dire. Le petit Claude a vécu dans ce milieu trépidant, et il en reste un peu étourdi. « Sa charitable soeur se chargea généralement de tout... (portant) tous ces fardeaux sans se distraire ni perdre la présence de Dieu... » Elle fait une assez belle description de sa conduite en cette sorte.
Je me suis trouvée parmi le bruit des marchands, et cependant mon esprit était abîmé dans cette divine majesté... Je passais presque les jours entiers dans une écurie qui servait de magasin, et quelquefois il était minuit que j'étais sur le port à faire charger ou décharger des marchandises. Ma compagnie ordinaire était des crocheteurs, des charretiers et même cinquante ou soixante chevaux dont il fallait que j'eusse le soin. J'avais encore sur les bras toutes les affaires de mon frère et de ma soeur, lorsqu'ils étaient à la campagne, ce qui arrivait fort souvent (2).
(1) La vie, p. 37.
(2) La vie, pp. 54, 55. Dans la dernière phrase, je lirais volontiers : «lorsqu'ils étaient en campagne », car on n'imagine pas ce nabab villégiaturant sans cesse. II y a du reste bien des obscurités dans ce chapitre, peut-être un peu romancé, à distance, par la Vénérable. Elle distingue nettement deux périodes, pendant son séjour chez son beau-frère. Pendant trois ou quatre ans, on l'aurait laissée à la cuisine, traitée par tous et par les valets eux-mêmes, comme la dernière des servantes. « Ce n'était pas pour cela qu'on l'avait appelée, dit Charlevoix; mais Dieu... permit qu'on ne pensât plus qu'elle pouvait être bonne à d'autres choses ». (Charlevoix, op. cit., p. 45.) « Situation assez étrange », dit-il encore. Puis ce fut la surintendance dent nous parlons dans le texte. Ce changement aurait été dû à l'intervention de Dom Raymond.
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Avant de s'engager dans ce qui va suivre, que le lecteur veuille bien imaginer de lui-même ce fond de tableau; qu'il fasse, pour parler comme saint Ignace, une « composition de lieu ». Comptoir et grand livre, crocheteurs et chevaux, écurie et magasins, dans ce décor épais, bruyant et fiévreux, la vie de Marie Guyard ne sera qu'une longue extase.
III. — Sa disposition constante sera toujours, mais fut plus spécialement, plus activement, pendant cette période, ce qu'elle appelle d'un mot très heureux « la tendance ».
La tendance est le premier état de l'âme blessée du saint amour, et qui, ayant encore le dard sacré dans sa plaie, souffre pour s'unir à son vainqueur, parce qu'elle ne le peut encore atteindre, eu égard à sa grande dissemblance, et n'étant pas encore dans la pureté requise à l'union qu'elle prétend et où elle aspire. Il lui faut passer par divers feux et par diverses morts, avant que d'y posséder son bien-aimé. C'est pourquoi elle soupire jour et nuit, et, par des élans continuels, elle ouvre ses bras, ou, pour mieux dire, elle étend ses ailes, qui sont dans un continuel mouvement (1).
Elle ne se sentait pas encore capable « des choses très grandes et immenses » qu'elle entrevoyait confusément (2). Cette inquiétude, qui stimule sans accabler, ces pressentiments, cette attente sont d'ailleurs, me semble-t-il, un des indices les plus sûrs pour qui veut distinguer les vrais contemplatifs d'avec les faux ou les médiocres, si vite persuadés qu'ils ont atteint le septième ciel.
J'avais quelquefois un sentiment intérieur que Notre-Seigneur Jésus-Christ était proche de moi et à mon côté... Dans cet état,
(1) La vie, p. 87. Quand Charlevoix transcrit ce mot « tendance », il l'écrit en italiques ; soit qu'il veuille souligner l'importance d'une disposition de ce genre, soit plutôt peut-être, par scrupule de grammairien.
(2) La vie, p. 41.
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tout ce qui se faisait dans l'âme était (déjà) plus spirituel et abstrait que matériel et sensible ; et néanmoins Dieu lui faisait entendre qu'il la voulait tirer du soutien de ce qui était corporel, pour la mettre dans un état plus détaché, et dans une pureté qui lui était inconnue, et par où elle n'avait pas encore passé, savoir (détaché) du soutien et du secours qu'elle recevait en quelque manière par le moyen des sens qui étaient remplis de l'exubérance qui jaillissait de l'humanité sainte de Notre-Seigneur (1).
Car, en effet, la jouissance de sa compagnie lui donnait une expérience de sa douceur, qui lui faisait dire : « Votre nom est comme un onguent répandu, et c'est pour cela que les jeunes filles vous ont aimé... e Or, ces jeunes filles étaient les puissances inférieures de l'âme, et tout ce qui était de la partie sensitive, qui, dans ces douces approches, avaient été dans des jubilations plus douces que toute douceur, et qui lui avaient fait verser des larmes sans mesure... J'ai dit que l'âme, se sentant appelée à un état plus épuré, ne savait où on la voulait mener; elle se sentait seulement attirée à des choses sublimes, mais qu'elle ne connaissait pas encore, et qu'elle ne pouvait concevoir... 0 mon Dieu, qu'il y a d'impuretés à nettoyer pour arriver à ce terme... ! Cela n'est pas concevable, non plus que l'importance de la pureté du coeur..., car l'esprit de Dieu est comme un censeur inexorable, et, après tout, l'état dont je parle n'est que le premier pas, et l'âme, qui y est arrivée, en peut déchoir en un moment (2).
Je ne crains pas de citer encore, tant ces dispositions me paraissent intéressantes.
Quoique (mon âme) s'estimât ce qu'elle était, basse et vile créature sous une si haute majesté, son inclination néanmoins était de la posséder par un titre, qui lui était encore inconnu et qu'elle pressentait. Mais on lui découvrait qu'il fallait des dispositions qui lui manquaient, et qu'elle n'avait pas encore les ornements convenables pour une possession si haute. C'est pourquoi elle eût voulu passer par les flammes, pour parvenir où elle prétendait (3).
(1) Qu'on remarque cette définition de la «pureté » au sens mystique.
(2) La vie, pp. 44, 45.
(3) La vie, pp. 47, 48. J'omets un passage, que j'ai peine à comprendre et qui me rappelle un passage presque tout semblable du P. Surin, cf. L'école du P. Lallemant, p. 272. « Mon âme... ne laissait pas de se porter sans cesse vers Dieu par une pente... continuelle et purement spirituelle. Je le rencontrais dans toutes les créatures, et dans les lfns pour lesquelles elles avaient été créées, mais si spirituellement, et par un rayon de contemplation si épuré de la matière, que ces créatures ne me causaient point de distraction. J'avais une connaissance infuse de la nature de chaque chose, et, sans penser que cela fût extraordinaire, j'en parlais quelquefois avec beaucoup de simplicité. ». La vie, p. 47.
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Elle explique avec autant de lucidité que de poésie que ces états de tendance, d'attente, sont tour à tour, ou, mieux, tout ensemble possession et privation.
Notre-Seigneur semblait se plaire à me continuer la douceur de sa sainte familiarité ; mais c'était dans un amour qui souffrait une langueur continuelle, quoique l'âme en cet état fût en Dieu... Elle était dans la possession des biens qu'elle attendait par la jouissance de l'Epoux céleste, qui semblait se plaire à la faire ainsi souffrir, mourir et remourir.. Quoiqu'il fût en moi, il semblait s'enfuir de moi, et se retirer dans sa lumière inaccessible... C'étaient des plaintes amoureuses et des gémissements inexplicables, dont chaque retour semblait la devoir consumer. Elle avait un attrait qui lui faisait aimer le bien-aimé du Père éternel, et, lorsqu'elle croyait en aller jouir, et se perdre dans son sein, une lumière sortie de la grandeur de sa Majesté le dérobait comme s'il eût dit : Détournez vos yeux de moi, car ils me font envoler. C'était cet entre-deux de la Majesté lumineuse de Dieu, qui faisait cela, mais ce n'était que pour piquer et presser davantage l'âme, qui, par ses retraites, souffrait de nouveau sa langueur. Si j'eusse crié bien haut, j'en eusse été soulagée, car il semble que le coeur soit extraordinairement gros en ces rencontres, où il porte un feu qui éclaterait bien haut, s'il venait à faire rupture... Je m'enfermais dans un lieu à l'écart, où je me prosternais contre terre, pour étouffer mes sanglots (1).
Aussitôt qu'elle se disposait « à faire l'oraison actuelle », elle se sentait tirée « puissamment et en un moment, sans avoir le loisir ni le pouvoir de faire aucun acte intérieur
(1) La vie, pp. 61, 62 ; 69, 7o. « Il ne se peut dire combien cet amour cause de peines..., et cependant l'âme ne voudrait point en sortir, sinon pour posséder celui qu'elle aime. Il lui semble qu'elle a des bras intérieurs qui sont continuellement tendus pour l'embrasser, et comme si déjà elle le possédait. » La vie, p. 53.
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ni extérieur. C'est une souffrance d'amour qu'il faut pâtir tant qu'il lui plan, d'autant qu'il n'est pas possible de s'en tirer. Il semble à l'âme qu'elle est pâmée sur ce qu'elle aime, par une défaillance d'amour, sans pouvoir dire mot ». Elle était ainsi « une heure ou deux », et, cela « se terminant avec une grande douceur d'esprit », elle était « toute étonnée de se retrouver en son entretien ordinaire, se familiarisant avec Notre-Seigneur, mais plus fortement ». Cette occupation intérieure
m'ôtait le pouvoir de faire des prières vocales. Si je voulais dire le chapelet, elle m'emportait l'esprit... et rarement je pouvais le dire. Il en était de même de l'Office, sinon que, quelquefois, le sens des Psaumes m'était découvert avec une douceur que je ne puis dire, et, en ces rencontres, j'avais la liberté de les réciter. Pour la lecture, mon confesseur m'avait fait avoir les oeuvres de sainte Thérèse, qui me soulageaient quelquefois, mais quelquefois aussi il m'était impossible de lire... J'avais une si grande vivacité intérieure qu'en marchant elle me faisait faire des sauts, en sorte que, si l'on m'eût aperçue, l'on m'eût prise pour une folle. Et, de fait, je l'étais, ne faisant rien comme les autres. Je faisais comme l'Epouse des Cantiques... Je pensais à Jésus, non dans son humanité, Notre-Seigneur m'ayant, comme j'ai dit, ôté cette façon d'oraison, mais en sa divinité. Quand j'avais bien chanté ses louanges, je prenais une plume, et j'écrivais mes passions amoureuses pour évaporer la ferveur de l'esprit, car autrement ma nature n'eût pu tant souffrir (1).
Et « tout cela se passait », redisons-le, « dans des chemins où ses affaires la conduisaient, dans l'embarras des soins domestiques, et dans la conversation d'un grand nombre de personnes, avec autant d'attention que si c'eût été dans l'oratoire ; parce que l'âme était emporté passivement par un trait, qui, dans son fond, lui donnait une très grande paix », bien que, d'ailleurs, l'amour divin la tînt dans l'angoisse « Appliquée de corps » aux « choses
(1) La vie, pp. 5o, 51.
(2) Ib., p. 54.
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mêmes les plus grossières... (son) esprit était continuellement lié » au Verbe incarné.
Si l'horloge sonnait, l'âme était contrainte d'en compter les heures par les doigts, parce que cet intervalle de compter, ce que je ne faisais que par nécessité, mettait de l'interruption à son entretien amoureux... S'il fallait parler au prochain, son regard ne sortait point de celui qu'elle aimait; si le prochain lui répondait, son entretien recommençait, et l'attention à ce qui était nécessaire ne lui ôtait point celle qu'elle avait à Dieu. Il en était de même de ses écritures (commerciales), où son attention était double, savoir à son divin objet et à l'écriture dont il était question. Lorsqu'il fallait tremper la plume dans l'encre, ce temps était précieux, parce que l'esprit et le coeur se servaient de ce moment pour former leur entretien (1).
Mais je m'attarde trop dans cette région intermédiaire, où il est difficile de discerner ce qui est déjà proprement mystique de ce qui relève de l'activité commune aidée de la grâce. C'est pour cela, du reste, que je m'y attarde, les contemplatifs ne nous paraissant jamais plus admirables que lorsqu'ils ressemblent encore aux poètes, à un Bossuet par exemple. Ce qui nous touche davantage dans leurs écrits est ce qui tient plus ou moins aux bégaiements de l'enfance. Dès qu'ils entrent dans leur région propre, nous ne pouvons plus les suivre, même de loin, ni croire que nous les comprenons. Nous entrevoyons néanmoins que cette région est aussi réelle et solide que la terre ferme. Le P. de Charlevoix l'a fort bien dit, à propos des ravissements qui vont nous occuper. Peu d'entre nous « sont en état de reconnaître les opérations de Dieu » dans ces âmes d'élite, mais « il s'en trouve quelquefois d'un caractère si singulier, et qui sont si bien marquées qu'elles emportent conviction et désarment toute la sagesse humaine; et je crois pouvoir dire que tel est ce qui suit » (2),
(1) La vie, p. 73.
(2) Charlevoix, op. cit., p. 83.
IV. — Il est impossible d'attribuer une date certaine aux deux ravissements que nous allons étudier; j'incline pourtant à placer le premier en 1626, le Second en 1628.
Un matin, qui était la seconde fête de la Pentecôte, lorsque j'entendais la sainte messe en la chapelle des R.R.P.P. feuillants..., ayant levé les yeux vers l'autel et envisagé sans dessein de petites images de chérubins, qui étaient attachés au bas des cierges (1), en un moment mes yeux furent fermés, et mon esprit élevé et absorbé dans la vue de la très sainte... Trinité... En ce moment, toutes les puissances de mon âme furent arrêtées et pâtissantes dans l'impression qui leur était donnée de ce sacré mystère, laquelle impression était sans forme ni figure, mais plus claire et plus intelligible que toute lumière ; me faisant connaître d'abord que mon âme était dans la vérité; puis, en un moment, me faisant voir le divin commerce que les trois divines personnes ont par ensemble : l'intelligence du Père, qui, se contemplant, engendre son Fils, ce qui a été de toute éternité... Ensuite elle voyait l'amour mutuel du Père et du Fils produisant le Saint-Esprit, qui se faisait par un réciproque plongement d'amour, mais sans mélange et sans confusion. Je recevais l'impression de cette production, entendant ce que c'était que spiration et production, spiration active et spiration passive... Voyant les distinctions, je connaissais l'unité d'essence..., et, quoiqu'il nie faille plusieurs mots pour parler de cette très sainte Trinité, en un moment et sans intervalle de temps, je connaissais l'unité, les distinctions et les opérations, soit dans elle-même, soit hors d'elle-même... Cette occupation dura l'espace de plusieurs messes, après lesquelles étant revenue à moi, je me trouvai à genoux en la même posture où j'étais lorsqu'elle commença (2).
« Comme ce ravissement, écrit Dom Claude, est l'un des plus remarquables de sa vie, tant pour les hautes
(1) Dans une autre relation, elle dit que ces petits chérubins étaient « de cire». Pendant la seconde moitié du ravissement, Marie s'occupe des hiérarchies angéliques. J'ai omis toute cette seconde partie pour m'en tenir à l'essentiel Cf. La vie, pp. 78, 79.
(2) La vie, pp. 77, 79. Elle dit ailleurs : « Je me trouvai à genoux, les mains arrêtées à ma ceinture, mais à toute peine pouvais-je revenir à moi... En telles occasions, si l'on est à genoux, l'on y demeure quelquefois, et quelquefois il faut être assis ou appuyé, ou bien l'on tomberait, ce qui ne m'est jamais arrivé, grâce à Notre-Seigneur. » P. 79.
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connaissances qui lui furent communiquées que pour les grands effets qu'il opéra
depuis dans son âme, je ne me suis jamais lassé de le lire ni de l'admirer. Et, y ayant toujours trouvé de nouveaux sujets d'admiration, je lui ai aussi proposé de temps en temps de nouvelles difficultés, auxquelles elle a répondu avec une simplicité digne de la grâce dont son âme était remplie. Surtout je lui en ai proposé à la fin de sa vie, auxquelles elle a pleinement satisfait par une lettre toute divine, et qui m'est posthume, ne l'ayant reçue qu'après sa mort. C'est véritablement le chant du cygne, et le dernier effort de son esprit, n'ayant jamais parlé plus hautement de Dieu ni des choses divines... ; Je la rapporterai ici :
Je vous dirai que, lorsque cela m'arriva, je n'avais jamais été instruite sur le... suradorable mystère de la très sainte Trinité, et, quand je l'aurais lu et relu, cette lecture ou instruction de la part des hommes ne m'en aurait pu donner une impression telle que je l'eus pour lors et qu'elle m'est demeurée depuis.
Très respectueusement, je dois l'interrompre dès ces premiers mots, non pas, je l'espère du moins, pour la contredire, mais pour empêcher que l'on ne se méprenne sur sa vraie pensée. En effet, il y va de tout. Distinguons donc les trois états différents, les trois attitudes par où a passé, dans son adhésion au plus mystérieux de nos dogmes, cette contemplative, d'ailleurs si intelligente, si bien douée pour les hautes spéculations : Avant, ou pendant, après le ravissement.
Elle est âgée d'environ vingt-sept ans; elle possède à fond le catéchisme, que, sans doute, elle a commencé d'expliquer à son petit Claude ; mille fois elle a lu dans son missel, et médité, et savouré le symbole de Nicée ; elle connaît nombre d'ouvrages dévots, saint François de Sales et sainte Thérèse, par exemple ; elle a entendu nombre de sermons. D'où je conclus, sans la moindre hésitation, qu'elle en sait déjà, sur la sainte Trinité, au moins autant
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que la moyenne des bons chrétiens. J'avoue qu'elle semble un moment insinuer le contraire, mais ce n'est là qu'un excès de plume, qu'elle atténue aussitôt, si elle ne le rétracte point. Non, elle n'a pas appris ce jour-là que le Père engendre le Fils de toute éternité, genitum, non factum; que le Saint-Esprit procède de l'un et de l'autre. Simplement elle éprouve, au plus profond d'elle-même, une sorte de contact avec les trois personnes divines, contact que nous ne pouvons nous représenter d'aucune façon, et qui est proprement l'expérience mystique elle-même. Faute de mots moins équivoques, on peut bien dire que ce contact lui a fait connaître la sainte Trinité, mais d'une connaissance incommunicable, confuse, comme le répète saint Jean de la Croix, et qui, par suite, ne ressemble ni de près ni de loin à la connaissance intellectuelle, à la science des théologiens. Tant qu'à duré cette expérience, les concepts précis, successifs, les idées claires, les mots savants n'ont occupé son esprit d'aucune façon. Eh ! qu'en avait-elle besoin, elle qui saisissait directement, qui étreignait la réalité même que les théologiens définissent, qu'ils arrivent à nommer, mais qu'ils ne peuvent atteindre que par un acte de foi?
Le ravissement passé, et l'exercice normal de ses facultés lui étant rendu, si elle veut fixer le souvenir de l'expérience dont elle a été favorisée, elle n'aura plus à ses ordres que les concepts distincts de l'intelligence, que les mots d'école : spiration active ou passive, par exemple, — qu'elle ignorait vraisemblablement en 1626, mais qu'il lui a été facile d'apprendre depuis, — et elle écrira ce qu'on vient de lire. Remarquez toutefois que, redevenue, comme l'un de nous, théologienne plus ou moins experte, les concepts et les termes qu'elle emploie évoquent chez elle, non pas seulement, comme chez nous, leur objet propre — une construction de l'esprit — mais, bien que très confusément, la réalité même des trois personnes, mais le souvenir de leur présence dans la zone la plus
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reculée de son âme. Elle rapproche, elle mêle à son insu les deux ordres, l'extase et l'étude, la contemplation et la science. De là vient l'inévitable malentendu qui risque de nous égarer, et où Dom Claude Martin s'est peut-être laissé prendre. Ce qu'il admire surtout dans le ravissement de sa mère, c'est la théologie de cette humble femme, élevée par un miracle au rang des docteurs. En vérité, il y a bien eu un miracle, mais pas celui-là, un miracle si j'ose dire, banal, puisqu'il se reproduit presque tous les jours dans l'Église, le miracle d'une âme qui sent, qui voit et qui touche Dieu (1). Pour tout dire en un mot, il y a eu ravissement, il n'y a pas eu révélation. La splendide lettre que nous étudions n'est pas un message doctrinal, destiné à enrichir la science ecclésiastique ; elle ne nous apprend rien, absolument rien, sinon la possibilité, la réalité du merveilleux contact que nous avons dit. Mais à quoi bon ce laborieux échafaudage? Marie elle-même a résumé tout cela en deux traits de plume. Parlant d'une autre expérience toute semblable, le mystère de l'Incarnation, écrit-elle, me fut une fois découvert « d'une façon que je n'avais jamais conçue. II est vrai que, depuis, j'ai lu quelque chose qui y avait du rapport, mais quoi que j'aie pu lire, cela n'approche point de L'EFFET QUE PORTE ET IMPRIME UNE VISITE DE DIEU. Cela console néanmoins beaucoup de voir que ce que l'on EXPÉRIMENTE est conforme à la foi de l'Église et au sentiment des Docteurs (2)». A la
(1) Il y a sans doute des degrés — et à l'infini — dans cette expérience elle-même. Des premiers pas de Marie Guyard dans la vie contemplative à cet extraordinaire ravissement, qui pourrait mesurer la distance ?
(2) La vie, p. 73 ; cf. aussi, p. 85. Dès qu'on le pose, le problème que nous venons de discuter, ne souffre, me semble-t-il, qu'une solution. Malheureusement, il n'est presque jamais posé, sinon d'une manière implicite, par les théoriciens de la mystique. On parle des « lumières » que reçoivent les contemplatifs, et l'on semble presque toujours oublier que ce mot «lumière» — comme les autres mots analogues, connaissance, etc.— a deux sens très différents; en d'autres termes, que les lumières incommunicables des mystiques n'ont rien de commun avec les nôtres. Que l'on prenne, par exemple, le P. de Charlevoix. Après avoir cité le passage qui nous occupe, il s'écrie : « Il serait assez difficile (eh ! je le crois bien) de comprendre comment, sans aucune opération particulière de Dieu, une jeune femme ignorante (mais non!) a pu avoir des lumières si pures, et trouver des expressions si justes et si élevées sur ce qu'il y a de plus incompréhensible dans notre sainte religion v. (Charlevoix, op. cit., p. 87.) Il suppose donc que le mystère de la Trinité à été révélé à l'intelligence de Marie Guyard, comme il l'a été à celle des apôtres. Miracle possible à Dieu, je le veux bien, mais parfaitement inutile. A quoi bon cette leçon miraculeuse de théologie donnée à une chrétienne du XVIIe siècle, qui avait déjà trouvé dans le trésor de la tradition toutes ces « lumières » et toutes ces « expressions » ? Qu'on nous désigne, dans le récit du ravissement, une seule idée, un seul mot que ne contiennent déjà le Symbole de Nicée, celui d'Athanase et les explications que les théologiens ont données de ces formules définitives ! Je ne vois là qu'une belle amplification, comparable si l'on veut aux élévations de Bossuet sur le même mystère. Du point de vue science et connaissance intellectuelle, rien de plus. Or je ne sache pas que, pour expliquer les élévations de Bossuet, l'on doive avoir recours à une « opération particulière de Dieu ». Bref, et à le considérer comme texte doctrinal, le passage en question prouve uniquement l'excellente mémoire et la vive intelligence de Marie Guyard. Mais ce même texte est aussi mystique, il est le récit, la description, l'analyse d'une expérience mystique, et c'est par là qu'il nous intéresse.
Je dois ajouter, du reste, que, pour faire court, j'ai simplifié, plus que de raison la distinction que nous avons dû faire : avant, pendant, après le ravissement. En fait, les deux derniers au moins de ces états se compénètrent, s'enchevêtrent, chevauchent plus ou moins l'un sur l'autre. Ce ravissement a duré près de deux heures ; autant dire qu'il n'a pas été que ravissement. A tels moments, la mémoire et l'intelligence ont retrouvé quelque chose de leur activité ordinaire, détournant sur leurs voies propres, dirigeant, réglant jusqu'à un certain point, en un mot conditionnant le ravissement lui-même. Une chrétienne du même âge, qui n'eût jamais entendu parler de la Trinité, aurait pu être l'objet d une grâce à peu près semblable, qui, néanmoins, n'aurait pas eu sur elle les mêmes effets. Cette chrétienne aurait bien été mise en une sorte de contact réel avec les trois personnes divines, mais, très certainement, lorsqu'elle aurait voulu décrire cette expérience, elle n'aurait pas parlé de spiration active ou passive. J'exagère aussi la simplification quand je dis que Marie Guyard, son ravissement passé, la plume à la main, n'est plus qu'une simple intellectuelle, qu'une théologienne. Non, à cette minute même où elle tâche de se représenter, vaille que vaille, le ravissement qu'elle veut décrire, celui-ci recommence comme par éclairs, ou, si j’ose dire, par bouffées. Voyez ce qu'elle dit elle-même sur les vingtièmes de seconde où elle trempe la plume dans l'encrier (Cf. p. 28). De là viennent les complications infinies, et jusqu'ici peu étudiées, des textes mystiques, et la différence essentielle qu'il y a entre celui qui nous occupe et un texte correspondant de Bossuet. Je me suis déjà longuement expliqué à ce sujet, mais on ne saurait trop répéter que la connaissance mystique n'est pas notre connaissance commune. Cf. v. g. l'Invasion mystique, pp. 592, seq. et, dans l'Ecole de Port-Royal, le long chapitre sur l'anti-mysticisme de Nicole. Pour moi, si l'on refuse d'admettre les distinctions que je viens de rappeler je ne vois pas le moyen de défendre les mystiques contre le plus aigu de leurs adversaires, c'est Pierre Nicole. Le mystique qui, dans les circonstances ordinaires, prétendrait à une mission doctrinale n'est qu'un illuminé pur et simple. C'est pour cela que j'ai dit qu'il y va de tout.
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lumière de ce beau texte, reprenons la lettre. Nous aurons bientôt vu qu'elle ne veut pas dire autre chose :
Cela m'arriva par une impression subite, ce qui me fit
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demeurer à genoux comme immobile, où, en en montent, je vis ce qui ne se peut dire ni écrire qu'en donnant un temps ou un intervalle successif, pour passer d'une chose à une autre. En ce temps-là, mon état était d'être attachée aux sacrés mystères du Verbe incarné... Dans l'attrait dont il est question, j'oubliai tout, mon esprit étant absorbé dans ce divin mystère, et toutes les puissances de l'âme arrêtées et souffrantes l'impression de la très auguste Trinité, sans forme ni figure de ce qui tombe sous les sens (1). Je ne dis pas que ce fût une lumière, parce que cela tombe encore sous les sens (2), et c'est ce qui me fait dire impression, quoique cela me paraisse encore quelque chose de la matière ; mais je ne puis m'exprimer autrement, la chose étant aussi spirituelle qu'il n'y a point de diction qui en approche. L'âme se trouvait dans la vérité, et entendait (ce mot est aussi impropre) ce divin commerce en un moment. Et lorsque je dis que Dieu me le fit voir, je ne veux point dire que ce lût un acte, parce que l'acte est encore dans la diction (3), et paraît matériel, mais c'est une chose divine, qui est de Dieu même. Le tout s'y contemplait et se faisait voir à l'âme d'un regard fixe et épuré, libre de toute ignorance, et d'une manière ineffable. En un mot, l'âme était abîmée dans ce grand océan, où elle voyait et entendait des choses inexplicables (4). Quoique pour en parler il faille du temps, l'âme néanmoins voyait en un instant le mystère de la génération éternelle... Et, quoique... anéantie dans cet abîme de lumière, comme le néant dans le tout, cette suradorable Majesté l'instruisait... et elle lui communiquait de grands secrets touchant ce divin commerce du Père au Fils...
« Instruire », « secrets », mots impropres, fatalement impropres, comme les autres. Il n'y a pas eu d'autres leçons que celle d'une expérience directe, immédiate et.
(1) Il y a là peut-être une apparence de confusion : l'intelligence est bien arrêtée ou suspendue, mais en tant que faculté dont l'exercice propre est de former des concepts abstraits et de raisonner sur eux, elle ne saurait prendre un contact direct avec les trois personnes divines ou souffrir leur impression.
(2) Elle ne dit pas non plus que ce fût une vue de l'esprit, une idée, parce que les sens ont aussi leur part dans la formation de ces vues, de ces idées. Nil in intellectu, nisi prius in sensu.
(3) Ce que l'on conçoit bien... et les mots pour le dire...
(4) Lorsqu'il y a révélation proprement dite, les choses révélées sont explicables, communicables.
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plus intime que nous ne saurions l'imaginer; expérience d'ailleurs toute spirituelle, comme il va de soi. Une brûlure n'enrichit d'aucune notion nouvelle ma science de la chimie ; elle me révèle néanmoins les « secrets » du feu.
Dans cette même impression, j'étais informée (1) de ce que Dieu faisait par lui-même dans la communication de sa divine Majesté dans la suprême hiérarchie des Anges... Mon âme était toute perdue dans ces grandeurs, et la vue de ces grandes choses était sans interruption de l'une à l'autre. Dans un tableau, où plusieurs mystères sont dépeints, on les voit en gros; mais, pour les bien considérer en détail, il faut s'interrompre; mais, dans une impression comme celle-ci, l'on voit tout nettement, purement et sans interruption. J'expérimentais enfin comme mon âme était l'image de Dieu ; et ainsi se termina cette grande lumière qui me fit changer d'état... Vous remarquerez, s'il vous plaît, que ces grandes choses ne s'oublient jamais, et j'ai encore celles-ci (après plus de cinquante ans) aussi récentes qu'alors qu'elles arrivèrent (2).
(1) Toujours la même impropriété inévitable.
(2) La vie, pp. 81, 8s. Dom Claude Martin me semble s'être mépris — non, certes, sur l'indéniable splendeur de cette expérience mémorable et sur l'unique beauté des pages qui la décrivent — mais sur sen véritable caractère. « Il est difficile, écrit-il, de renfermer cette vision (mot impropre et même fâcheux) dans les bornes de la seule grâce ,il veut dire de la grâce ordinaire des mystiques), et de ne pas concevoir l'idée d'une disposition béatifique. » La vie, p. 83. Il sous-entend par là, si je ne me trempe, que ce ravissement dut approcher de la vision béatifique. Pour moi, je n'en crois rien, mais, ce disant, Dom Claude est logique avec lui-même, lui qui voit dans cette expérience une haute leçon de théologie faite par Dieu même à Marie Guyard. Et de même « il est évident », peur lui et non pour nous « que cette vision est la plus remarquable que la Mère de l'Incarnation ait eue en sa vie ». (Ib., p. 82). Le ravissement de 1628, dont nous allons parler, est également beau, et l'un et l'autre, celui de 1626 et celui de 1628, me paraissent presque peu de chose auprès des graves, moins éclatantes, moins doctrinales, si l'on peut dire, mais plus hautes et plus rires des dernières années. Au reste, la raison de la préférence donnée par Dom Claude au ravissement de 1626 est toujours la même. Il y voit une révélation, et du plus incompréhensible ou du plus sublime de nos mystères. — Avec cela, l'on s'explique sans peine que Marie ait attaché une importance particulière à ce ravissement, qui l'introduisit soudain au coeur de la forêt mystique, et qui termina, non pas son ascension spirituelle, mais son initiation à la vie contemplative. Tel fut aussi l'avis de son directeur. « Après ces lumières, écrit encore la Vénérable, le P. Dom Raymond... me fit avoir les oeuvres de saint Denis, traduites par un Père de son ordre », le feuillant Dom Goulu (Jean de Saint-François). En effet, (l'heure était venue pour elle de se mesurer avec les maîtres. « Je les entendis clairement en toutes leurs parties, et je fus extrêmement consolée, y voyant les grands mystères que Dieu... m'avait communiqués », c'est-à-dire y retrouvant des expériences plus ou moins semblables aux miennes. « Mais les choses sont bien autres, lorsque la divine Majesté le., imprime et les fait voir à l'âme, que tout ce qui se trouve dans les livres... De tout ce que j'en ai vu depuis dans quelques-uns, je n'ai rien vu qui approche de ce que saint Denis en a dit... Ce qui me consola fort fut d'y vois ce qui est dit de saint Hiérothée qu'il pâtissait les choses divines. » La vie, p. 82. Le beau texte ! Cette grande Française que sainte Thérèse n'avait pas émue à ce point, tressaille à la rencontre de l'aigle. Et notez bien qu'elle salue en lui, non pas un maître, mais l'un de ses pairs. E; voici encore pour nous aider à démêler cette complication des textes mystiques dont nous parlions tout à l'heure (cf. p. 32, 33). Sur le fond même, sur la réalité et vérité de l'expérience mystique, l'aréopagite ne lui a rien appris qu'elle n'eût éprouvé déjà. C'est à lui néanmoins qu'elle emprunta une partie de son propre vocabulaire : ainsi pour une des expression; qui lui ont paru plus particulièrement heureuses : « pâtir les choses divines ». Cette expression, elle l'emploiera plus tard, et notamment dans le passage que nous venons d'analyser. Il ne faut pas oublier en effet —Dom Claude, le P. de Charlevoix et d'autres n'y semblent pas prendre garde — qu'en 1626, Marie Guyard n'eût pas été capable de donner de son ravissement le parfait récit que nous avons lu. Ce récit suppose une expérience mystique de trente et de quarante ans, il suppose bien des réflexions, bien des lectures, un génie naturel des plus rares et parvenu à son plein épanouissement. A ce génie humain, que la grâce toute divine du ravissement a stimulé, mais auquel cette grâce n'aurait pas suppléé, j'ai peur que Dom Claude et Charlevoix ne fassent pas sa juste part.
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Après cette « grande lumière », elle fut un long espace de temps qu'elle ne pouvait « sortir de l'application aux trois divines personnes », ce qui lui « causa une grande crainte d'être trompée », jusqu'à ce que, écrit-elle,
étant une fois en oraison..., une voix intérieure me dit : « Demeure là, c'est ton nid »... Cette parole porta par son efficacité la paix et la sérénité dans mon cœur, en sorte que je demeurai en ce saint mystère, comme dans une couche divine, où je prenais mon repos et mes repas. J'étais tellement occupée là-dedans qu'allant vaquer à diverses affaires extérieures avec le prochain, je n'en pouvais être divertie; et, un jour, m'étant trouvée avec des huguenots, en leur boutique et magasin, pour traiter d'affaires avec eux, mon âme expérimentait un paradis au milieu de cet enfer, portant une occupation intérieure qui la tenait liée à ce divin mystère (1).
Elle sentait bien cependant, à certaines « touches » intérieures, qu'elle ne demeurerait pas là. « Enfin, écrit Charlevoix, après tant de purifications et de préparations,
(1) La vie, p. 84.
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de la part de Dieu, l'humble veuve » allait recevoir, dans sa vingt-neuvième année, « ce qui était depuis si longtemps l'objet de ses voeux, et ce qui peut être regardé comme une des plus sublimes faveurs où puisse être élevée sur la terre une âme mortelle. Rien n'est plus admirable que le récit qu'elle en fait. Le voici : (1) »
Un matin, que j'étais en oraison,.., la vue (2) de la très auguste Trinité me fut encore communiquée et ses opérations manifestées, mais d'une façon plus élevée et plus distincte que la première fois. L'impression que j'en avais eue auparavant avait opéré son principal effet dans l'entendement, et il me semble que la divine Majesté ne me l'avait faite que pour m'instruire et me disposer à ce qu'elle me voulait faire puis après; mais, en cette occasion, quoique l'entendement fût aussi éclairé et même davantage qu'en la précédente, la volonté emporta le dessus, parce que la grâce présente était pour l'amour et par l'amour.
Pour mieux saisir cette si curieuse différence, il faut se rappeler la carte de l'âme telle que l'a dessinée l'unanimité des mystiques — et, en dehors d'eux qui le pourrait ? A l'extrême surface, les diverses facultés intellectuelles ; un peu plus bas, l'ensemble des puissances affectives ; enfin, au plus profond, la zone sacrée —
centre ou cime — où s'établit le contact réel avec Dieu, où s'opère l'impression dont Marie Guyard parle souvent. Prise d'une façon globale, l'expérience mystique est infiniment complexe ; ce qu'il y a chez elle de tout divin, la contemplation proprement dite, se passe au fond ; mais les activités de surface ont aussi leur part. de plus en plus réduite, à mesure que l'âme progresse. Or il suffit d'un coup d'œil jeté sur la carte pour comprendre que l'entendement, étant le plus éloigné du foyer, subira le
premier cette heureuse paralysie, puis la volonté, jusqu'au
(1) Charlevoix, op. cit., p, 99
(2) Comme elle l'a dit nettement plus haut, « vue » ici ne veut pas dire vision, mais expérience, mais sentiment de présence, ou « impression ».
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jour, s'il arrive jamais ici-bas, où toute l'âme ne fera plus que « pâtir » l'opération divine. Et inversement, moins la contemplation sera parfaite, plus continueront à s'exercer les activités intellectuelles. Lors du premier ravissement de Marie, ces activités, quoique déjà plus ou moins suspendues — sans quoi il n'y eût pas eu ravissement — ou bien se réveillaient plus vite, ou bien résistaient davantage à la quiétude, essayant, bon gré mal gré, d'atteindre, à leur manière, l'objet même du ravissement, je veux dire, le mystère du Dieu un et trine. C'est pour cela, du reste, que le récit de la première faveur, tout chargé de concepts et de mots savants, enchante davantage les théologiens. Ils s'y retrouvent, ils croient le comprendre, ils le jugent plus sublime que le second, où, de toutes les facultés de surface, l'amour presque seul
se donne carrière (1).
Étant donc comme abîmée en la présence de cette suradorable Majesté..., la personne sacrée du Verbe divin me donna soudain à entendre qu'il était vraiment l'Époux de l'âme qui lui est fidèle. J'entendais cette vérité avec certitude, et la connaissance qui m'en était donnée m'était une préparation prochaine de la voir effectuée en moi (2). En ce moment, cette adorable Personne s'empara de mon âme, et, l'embrassant avec un amour inexplicable, l'unit à soi et la prit pour son épouse. Quand je dis qu'il l'embrassa, ce ne fut pas à la façon des embrassements humains. Rien de ce qui peut tomber sous les sens n'approche de cette divine opération, mais il faut s'exprimer selon notre façon grossière de parler, puisque nous
(1) J'amplifie, en bégayant, les analyses de Marie Guyard. A la lire vite, on pourrait croire qu'ici encore elle prête au premier ravissement un caractère intellectuel et doctrinal. Non, elle ne dit pas du tout que ce ravissement se soit passé dans l'intelligence ; mais qu'il a « opéré son principal effet dans l'entendement », ce qui n'est pas la même chose, et ce qui est fort bien dit. Notons une très curieuse variante. « La première fois, dit-elle ailleurs, j'étais plus dans l'admiration que dans l'amour et la jouissance, mais, à cette fois, j'étais plus dans la jouissance et dans l'amour que dans l'admiration. » La vie, p. 107.
(2) Précieuse indication. Il y a là un reste de connaissance conceptuelle, une affirmation : Le Verbe est l'époux de l'âme — et, en même temps, un commencement de connaissance mystique, la réalisation expérimentale de cette union.
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sommes composés de matière. Ce fut par des touches divines et par des pénétrations de lui en moi, et..., par un retour réciproque de moi en lui, de sorte que n'étant plus à moi, je demeurais toute à lui par intimité d'amour et d'union, et, étant en quelque sorte perdue à moi-même, je ne me voyais plus, étant devenue lui-même par ma perte. Néanmoins, par de petits moments, je me connaissais, et avais la vue du Père éternel et du Saint-Esprit, et ensuite de l'unité des trois personnes. Lorsque j'étais dans les grandeurs et dans les amours de ce divin Verbe, je me voyais comme impuissante de rendre mes hommages au Père et au Saint-Esprit, parce qu'il tenait toutes mes puissances captives en lui, qui était mon Epoux et mon Amour, qui la voulait toute pour lui... Il me permettait néanmoins de porter mes regards, de fois à autre, au Père et au Saint-Esprit (1).
En cette occasion, mon esprit connaissait les opérations appropriées à chacune des trois personnes... Lorsque le sacré Verbe opérait en moi, le Père et le Saint-Esprit regardaient son opération, et toutefois cela n'empêchait pas l'unité du principe agissant, qui était le même dans les trois Personnes; car je voyais sans confusion l'unité du principe, et l'appropriation de l'opération... (2).
Il me faudrait la puissance des Séraphins... pour pouvoir dire ce qui se passa en cette extase et ravissement d'amour, qui, attirant l'entendement, le mit dans l'impuissance de regarder autre chose que les trésors qu'il possédait dans la s::crée personne du Verbe. Je dirai mieux, que, les puissances de mon âme étant englouties, absorbées et réduites à l'unité d'esprit, étaient toutes dans le Verbe, qui y tenait lieu d'Epoux,
(1) Elle dit ailleurs :« J'oubliai la personne du Père et celle du Saint-Esprit ». (La vie, p. 1o8.) L'analyse exacte de cette expérience serait compliquée, sinon impossible. La question serait de savoir si cette « connaissance » qu’elle a, par moments, des deux autres personnes est intellectuelle ou m stique. Je croirais volontiers qu'elle est tour à tour l'une et l'autre. Il va sans dire que, dans l'analyse qu'elle donne, fatalement elle transpose l'expérience dans l'ordre intellectuel, ce qui lui permet d'employer un langage théologique, appropriation, etc.
(2) A lire cette phrase, où défile, non sans un peu de fracas « toute l'Ecole », comment soutenir que l’entendement fut inactif ce jour-là ? Rien de plus simple. La phrase n'a été pensée que longtemps après. Puisque la voyante nous le dit, nous pouvons croire qu'à l'heure même du ravissement, elle connaissait les opérations appropriées à chacune des trois Personnes, mais d'une connaissance expérimentale et mystique. Voyez du reste comme elle se corrige elle-même, et s'explique dans le paragraphe suivant : Je dirais mieux, etc... j'expérimentais, etc.
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et qui (par là même) donnait aussi à l'âme la privauté et la puissance d'y tenir le rang d'Epouse. J'expérimentais que le Saint-Esprit était le moteur, qui me faisait agir de la sorte avec le Verbe, sans quoi il serait impossible à la créature... d'user d'une telle hardiesse..., et, quand même elle s'oublierait d'elle-même jusqu'au point que de le vouloir entreprendre, cela ne serait pas en son pouvoir, parce que, ces opérations étant tout à fait surnaturelles, et l'âme n'y faisant que pâtir, il n'est pas possible d'y mettre du plus ou du moins.
S'il y a là, d'ici, de là, quelques défaillances d'expression, on trouvera merveilleux qu'il y en ait si peu.
Les suites et les effets... font voir cette vérité ; car, comme l'âme a été prévenue dans cette haute grâce, et qu'elle s'est plus tôt vue dans la possession qu'elle ne s'est aperçue qu'elle y devait entrer, cela arrive si subitement qu'il n'y a qu'un Dieu d'une bonté infinie, et qui soit tout-puissant pour agir sur sa créature, qui puisse faire une telle impression ou opération. Au reste, l'âme expérimente sans cesse ce moteur gracieux, qui, dans ce mariage spirituel, a pris possession d'elle, qui la brûle et la consomme d'un feu si doux... qu'il n'est pas possible de le décrire, et qui lui fait chanter un épithalame continuel, du style et de la manière qui lui plaît. Les livres ni l'étude n'en peuvent apprendre les façons de parler, qui sont toutes célestes...; elles viennent du doux air et des embrassements mutuels de ce Verbe.., et de l'âme, qui, par les baisers de sa divine bouche, est remplie de son esprit et de sa vie : et cet épithalame est le retour et les revanches de l'âme vers son Époux... Je n'ai jamais expérimenté une plus grande grâce, et je ne pense pas en pouvoir recevoir une plus grande en cette vie... Je n'y saurais penser sans une nouvelle émotion..., et le sentiment en est toujours demeuré dans mon âme. Ce mot, VERBE ÉTERNEL m'est une nourriture qui me remplit sans cesse, et un parfum dont mon âme est continuellement embaumée (1).
Ce disant, corrige son fils, « elle ne pense pas que les trésors de la puissance de Dieu sont infinis, et que sa bonté lui en réserve peut-être encore de plus magnifiques. (Non pas peut-être, mais certainement.) Et elle-même le
(1) La vie, pp. 1o5-107 ; p. 109.
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dira ailleurs, que les faveurs que Dieu lui faisait, étaient si grandes, ou en leur substance, ou en la manière qu'il les faisait, qu'elle ne croyait pas qu'il eût rien de plus grand à lui donner, mais que l'expérience lui avait fait voir qu'il se montrait de plus en plus libéral en son endroit, de sorte que les dernières étaient toujours plus rares et plus magnifiques que les précédentes (41). » Et en effet, continue-t-il admirablement, si l'on peut donner « le nom de mystique à ce mariage saint où la Mère de l'Incarnation vient d'entrer avec le Verbe », c'est « parce qu'il est tout spirituel et entièrement caché aux sens et à la nature. Il n'est pourtant pas le mariage sublime qui fait l'un des plus hauts états de la contemplation surnaturelle, et qui est particulièrement appelé, dans la vie spirituelle, le mariage mystique. Dans ce dernier mariage, l'âme est unie à Dieu dans le fond (le plus profond) de son intérieur, où elle en jouit d'une manière douce, tranquille, constante et uniforme, au lieu que celui dont il s'agit est accompagné ou suivi de transports, de langueurs, de martyres, de morts et d'autres semblables passions ou opérations d'amour, comme on le pourra voir dans la suite. Et, pour commencer, voici comme elle explique les premières dispositions de son âme, après qu'elle eut reçu cette grâce incomparable (2) :
(1) La vie, p. 1o5.
(2) Admirons une fois de plus chez un spirituel aussi éminent que Dom Claude, la ténacité et la force de ce préjugé cartésien et rationaliste, que nous avons déjà combattu dans notre chapitre sur l'anti-mysticisme de Nicole. Il est plus émerveillé par le premier ravissement que par le second. Aucune réserve sur le premier. Pour le second, on vient de voir, avec quelle clairvoyance, il se refuse à reconnaître dans ce « mariage spirituel » un mariage mystique au sens propre du mot, et la suprême grâce que sa mère ait reçue ici-bas. Pourquoi ? Parce que cette grâce est accompagnée et suivie de « transports » affectifs, lyriques, ou, en d'autres termes, parce que, dans cette expérience, la volonté et la sensibilité, bien que suspendues par instants, conservent néanmoins leur activité foncière. Rien de plus juste. Mais comment ne sent-il pas qu'une raison toute semblable doit nous amener à conclure que le premier ravissement lui aussi — et lui plus encore, selon moi — n'est qu'une faveur encore assez imparfaite, si on le compare à ces hauts états de contemplations, où Marie Guyard doit atteindre un jour? Au lieu de la volonté, comme dans le second, c'est l'intelligence qui s'agite dans le premier, et cette agitation elle-même, cette abondance de concepts, ne contrarie pas moins l'action divine que les transports de la volonté. Ceci est d'une telle évidence que Dom Claude ne peut songer à le mettre en question. Il ne lui reste donc qu'une issue pour échapper à la querelle que je lui cherche. Il peut, il doit me répondre : Eh! sans doute, cette suractivité intellectuelle n'est pas compatible avec la plus haute contemplation, mais songez que ce premier ravissement est fait de deux expériences, et très différentes l'une de l'autre : il y a contemplation, et dans celle-ci, l'intelligence est plus ou moins suspendue ; il y a aussi révélation, et pour accueillir cette dernière, l'intelligence doit agir, puisque enfin toute révélation est une sorte de leçon de théologie faite par Dieu lui-même. A merveille! et c'est bien là, en effet, l'arrière-pensée de Dom Claude, bien qu'il ne la formule point, mais de la réalité d'un tel miracle, nous donnera-t-il une seule preuve ? Non sunt multiplicanda miracula sine necessitate.
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Après une faveur si extraordinaire, je ressentais encore un plus grand embrassement intérieur, et une occupation plus forte. Je me sentais remplie d'un amour véhément, sans pouvoir faire aucun acte intérieur pour me soulager, et cela durait deux ou trois jours, pendant lesquels il semblait que mon coeur dût éclater. J'en ressentais dans le corps une douleur si grande que, si elle eût duré davantage, il eût fallu mourir... Le temps que je viens de dire étant écoulé, c'était comme qui ouvrirait le soupirail d'une fournaise embrasée pour en faire évaporer la flamme. Car mon coeur se dilatait avec des paroles si ardentes, qu'il semblait que ce fussent autant de flammes, qui se lançaient, par une vengeance d'amour, vers celui qui m'avait fait souffrir... Je lui disais donc, en aveugle et sans raison, dans une grande privauté dont il ne m'était pas possible de m'abstenir : « Ne veux-tu donc pas que je meure, ô Amour?... M'ayant... unie si intimement à toi, ne sais-tu pas que je ne peux vivre avec ceux qui ne t'aiment point? Hélas, Amour, ne serais-tu pas bien aise que je mourusse à cette heure, et qu'un éclat de tonnerre, ou plutôt d'amour, descendit du ciel pour me consumer à cet instant? Je ne sais ce que je dis ni ce que je fais, tant je suis hors de moi, mais tu en es la cause ». Il m'était impossible d'arrêter cette impétuosité... Cela se peut vraiment appeler un martyre, mais très aimable... Ce qui faisait pâtir le corps..., parce qu'à l'endroit de la poitrine, il semblait qu'il se dût faire une ouverture (1).
Elles sont toutes ainsi, je le sais bien, celles que l'amour divin a blessées, mais notre claire Française
(1) La vie, pp. 113, 114. Elle dit ailleurs « Je sentais des coups dans le coeur, comme si ou me l'eût percé. » Ib., p. 15o.
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excelle à exprimer le rythme extatique et douloureux tout ensemble, le passage de la quiétude aux transports, et des transports à la quiétude ; les deux martyres qui se
succèdent sans trêve, celui du silence et celui des mots, des cris impuissants.
Elle se trouvait tantôt mue par l'Esprit-Saint..., tantôt languissante, tantôt en suspension. Il la menait où il voulait, sans qu'elle pût résister, car la volonté était sa captive, et en telle sorte sa captive, que, lorsque, par je ne sais quelle inclination secrète ou par inadvertance, quelque objet la voulait arrêter, au même moment ce divin Esprit, jaloux de ce qu'il voulait seul la posséder, la ravissait à soi, et, par sa divine motion, lui donnait une activité amoureuse, qui lui faisait chanter ses amours. Depuis ce temps-là, j'ai lu avec attention le Cantique des Cantiques... et je ne puis rien dire qui y ait plus de rapportt; mais le fond expérimental fait bien d'autres impressions que ne fait le son des paroles : ce sont des mouvements divins que la langue humaine ne peut exprimer, une privauté, une hardiesse, des revanches, des rapports et des retours d'amour inexplicables de l'âme dans le Verbe et du Verbe dans l'âme. Lorsque l'occasion m'obligeait d'aller à la maison des champs, mon esprit était extrêmement satisfait de se trouver libre de l'importunité du grand tracas (des affaires), mais, étant dans le silence, le divin }.poux nie faisait expérimenter un nouveau martyre, dans ses touches et dans ses embrassements amoureux, me tenant plusieurs jours de suite sans me permettre un respir, ni aucun retour... Je portais l'effet de ce que dit saint Paul, que « la parole de Dieu est efficace, qu'elle sépare l'âme d'avec l'esprit, et qu'elle pénètre jusqu'au fond des moelles ». En ce sens, cette efficacité est vraiment une épée, qui tranche et qui purifie d'une purification de flammes. Il me déplaît d'user de ces termes, mais je ne vois rien de plus significatif en cette souffrance de l'esprit par l'Esprit du Verbe... En cette souffrance, il mettait en moi une plénitude
(1) On a beaucoup reproché aux mystiques leur trop de goût pour le Cantique. C'est là un problème délicat et qu'il ne m'appartient pas de discuter ici. Retenons néanmoins la précieuse distinction où nous invite Marie Guyard : d'un côté le psittacisme, la déclamation de ceux qui empruntent les attitudes et les mots de l'amante biblique, comme ils feraient de n'importe quelle autre défroque livresque : de l'autre, les vrais poètes de l'amour divin, qui retrouvent, dans ce livre, un écho de leurs propres transports.
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plus dure à supporter à la nature que toutes les souffrances d'une mort très cruelle. Je prenais ma course pour me distraire, ou plutôt c'était mon corps qui le faisait sans la réflexion de l'esprit. J'allais dans les allées du bois ou des vignes, comme une insensée, et, l'esprit revenant à soi, il abattait le corps qui se laissait tomber où il se trouvait. Si j'eusse pu parler, comme à l'ordinaire, dans mon activité amoureuse, j'eusse été soulagée, mais j'étais captive de toutes parts... L'âme, en souffrant, aimait d'un amour fixe, qui lui était infus. Elle voyait bien néanmoins qu'elle aurait son retour par la privauté, dont elle avait été anoblie, mais ce n'était pas le temps (1).
Ce temps revenu, elle reprenait son épithalame. « Elle n'avait point de lieu, écrit son fils, ni de temps particulier destiné à le chanter... ; soit qu'elle marchât par la
ville, soit qu'elle traitât d'affaires..., son coeur était également éloquent. Rien ne l'empêchait de louer les perfections de son Époux et de lui déclarer les ardeurs de son
coeur. Mais c'était sa coutume, quand l'impétuosité de l'amour était trop violente, et qu'elle craignait qu'elle ne vînt à éclater au dehors, de se retirer en son particulier,
pour soulager son coeur par sa plume, en écrivant les mouvements de sa passion. Et, quand l'ardeur était passée, elle faisait brûler ce qu'elle avait écrit. » Voici pourtant, semble-t-il, un de ces épithalames fort heureusement retrouvé par Dom Claude dans les papiers de sa mère :
Ah! Ah! Amour, combien sont doux vos charmes, et vos aimables liaisons! Ah! que vous êtes un doux Amour!
Vous nous bouchez les yeux, vous nous dérobez les sens, vous nous rendez comme insensés.
Que ne faites-vous pas de nous? Tantôt vous nous blessez, tantôt vous nous liez par vos doux esclavages. Ah ! que vous êtes un doux Amour !
Amour, que voulez-vous tant faire? A quoi vous plaisez-vous? Sont-ce là vos délices et les doux jeux de votre amour?
Oui, mon très doux Amour, vous vous plaisez à nos langueurs. Ah ! qu'il est véritable que vous êtes Amour.
(1) La vie, pp. 127, 128.
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Je sais ce que je vous ferai : je m'en vais ma lancer vers vous, en contr'échange de ce que vous faites à mon âme.
Ah ! Ah ! vous serez mon esclave, je ne vous quitterai jamais; . je vous aurai à mon souhait, et vous serez toujours mon doux Amour !
Mais que ferai-je de vous, car vous êtes tout mien? Mien pour jamais, ô ma désirable vie !
Ah ! mon tout, qu'est-ce que je veux de vous ? Je veux de vous l'amour, et je ne veux plus que l'amour.
Ah! c'est vous que je veux, mon doux et mon cher Amour, dans la très douce mort de l'amour... (1).
« C'est ainsi qu'elle se soulageait, en faisant sortir les flammes de son coeur avec les paroles de sa bouche, et ne se pouvant lasser de joindre les louanges à l'amour, qui sont les deux parties qui composent un épithalame. Son cantique était quelquefois plus court, et elle disait seulement : « 0 Amour, ô grand Amour ! vous êtes tout, et je ne suis rien ; mais il suffit que le Tout aime le rien, et que le rien aime le Tout. »... Quelquefois même, elle ne faisait que dire : « 0 mon Dieu ! ô mon grand Dieu! »... Et il ne faut pas s'imaginer qu'elle chantât ces cantiques extérieurement, et par des paroles sensibles. Tout cela se passait dans le temple de son âme, où il n'y avait que l'entendement qui parlât; d'où vient que son cantique ne cessait point dans les compagnies.., ni dans les affaires... Quelquefois même, ce qui était admirable, l'entendement se taisait, et, toutes ses opérations demeurant suspendues, la volonté seule chantait le cantique d'une manière ineffable (2). »
Qu'on retienne cette progression descendante, si bien dessinée, et, si l'on peut dire, les étapes, de plus en plus inintelligibles pour nous, de cet engloutissement dans le mystère. D'abord les thèmes et les mouvements lyriques, à peu près semblables à ceux de l'amour humain ; puis le
(1) Dom Claude cite un autre cantique, fort beau lui aussi, mais trop long pour qu'il me soit permis de le transcrire ici; cf. La vie, pp. 88-9o.
(2) La vie, pp. 129-131.
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cantique presque sans paroles de la volonté pure, poésie dont nous pouvons encore entrevoir la richesse et la douceur; enfin, le silence total, l'union parfaite au plus profond de l'âme, dans cette zone qui est, au delà des concepts et des mots, au delà de toute poésie, au delà de l'amour même, tel que le comprennent la chair et le sang'. Confessons donc, au moins par un acte de foi, le contresens prodigieux, mais inévitable, que nous commettons, nous, profanes, à la lecture des mystiques. Bon gré mal gré, nous les ramenons à notre mesure, nous les plaçons dans l'ordre intellectuel, sentimental, littéraire qui, non seulement n'est pas le leur, mais qui est, en quelque sorte, la négation de leur ordre propre. Autant confondre le génie et l'orthographe. En vérité, l'admiration que nous professons pour une Thérèse, pour une Marie de l'Incarnation, est en raison inverse de leur grandeur réelle. Plus elles s'élèvent, plus elles nous échappent; lorsqu'elles nous paraissent toucher au plus haut sommet du lyrisme, elles en sont encore aux balbutiements des premières années. Où le nôtre cesse, leur vrai sublime commence.
« Mais enfin, conclut Dom Claude en terminant le récit de cette longue initiation, après tant de transports, tant de langueurs, tant de souffrances, tant de martyres, Dieu la fit changer d'état, et la mit dans un calme qui lui dura
(1) Marie s'est du reste expliquée plusieurs fois sur l'imperfection relative de cette suractivité amoureuse que nous venons de discuter. Son fils lui ayant un jour demandé comment il se trouve des âmes « retenues et stupides, lorsqu'on les veut jeter sur quelques discours de Dieu », elle lui répond : « Il est vrai qu'il y a des dispositions durant lesquelles il n'est pas possible de dire ce que l'on ressent dans l'intérieur... La première est que la disposition... n'est plus dans le sensible, ni dans cette chaleur, qui échauffe le coeur et le rend propre à déclarer ce qu'il ressent... Ceux qui ont déjà fait quelque progrès dans la vie spirituelle... se trouvent heureux de rencontrer quelqu'un en qui ils (se) puissent répandre... Leur sens peine, parce qu'il n'est vas encore spiritualisé, et quelquefois, leur abondance est si grande, que, s'ils n'évaporaient par la parole ou des soupirs la ferveur de leur esprit, ils mourraient sur-le-champ... Je connais une personne, que vous connaissez bien aussi, qui a autrefois été contrainte de chercher des lieux écartés pour crier à son aise, de crainte d'étouffer. » Lettres, I, pp. 393, 394.
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toute sa vie. Ce grand mariage, qui s'était fait dans le ciel, avec tant de magnificence, entre le Verbe et son âme, en présence du Père éternel et du Saint-Esprit, qui en étaient comme les témoins..., se termina à cet autre mariage (exclusivement) mystique, où l'âme, en qualité, d'épouse, possède le même Verbe dans son fond, et en jouit par un envisagement continuel (1)... Elle a la liberté de faire au dehors tout ce que Dieu demande d'elle, et, quoi qu'elle fasse, rien ne la distrait... Et elle le fait même avec plus de perfection... Je parlerai une autre fois (et nous avec lui) de cet admirable état, qui est le plus sublime de la vie mystique; et cependant, afin d'accorder les dispositions de notre Mère avec les temps de sa vie, il est nécessaire de faire savoir ici de quelle manière elle y est entrée :
Mon esprit, écrit-elle, de plus en plus s'allait simplifiant, pour faire moins d'actes intérieurs et extérieurs, qui m'eussent pu donner du sentiment. Mais, au fond de l'âme, ces paroles étaient continuelles : « Hé ! mon Amour..., soyez béni... » ; ou bien celles-ci seulement : « O mon Dieu! O mon Dieu! ». Ces paroles foncières me remplissaient d'une douce nourriture, sans aucun sentiment : Notre-Seigneur m'ôta encore ces grands transports et ces accès violents, et, depuis ce temps-là, mon âme est demeurée dans son centre, qui est Dieu, et ce centre est en elle-même, où elle est au-dessus de tout sentiment (2). C'est une chose si simple et si délicate qu'elle ne le peut exprimer... On peut lire, écrire, travailler et faire ce que l'on veut, et néanmoins cette occupation foncière demeure toujours, et l'âme ne cesse point d'être unie à Dieu. Les grandeurs même de Dieu ne la divertissent point, mais, sans s'y arrêter, elle demeure
(1) Disons une fois pour toutes que ce mot « continuel» — officiellement condamné avec les Maximes de Fénelon — ne doit être jamais pris à la rigueur de la lettre.
(2) « Sans aucun sentiment »; « Au-dessus de tout sentiment » ; après cela, j'ai peine à comprendre que l'on puisse voir l'ombre d'une ressemblance entre rousseauisme et mysticisme. Bien loin de les rechercher per fas et nefas, les vrais mystiques, et, avec eux, Mme Guyon, estiment « impurs » les troubles délices de la sensibilité. Ceci soit dit pour répondre en passant à la thèse si brillamment soutenue, et en tant d'ouvrages, par M. le baron Seillière.
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attachée à Dieu, dans sa simplicité... Tout est dans le calme et dégagé des sens, c'est la félicité des bienheureux... Quoique la parole de Notre-Seigneur m'assurât (et celle de Dom Raymond)..., je ne laissai pas de conférer de cette occupation avec le R. P. Dom Eustache de Saint-Paul (un des grands spirituels de ce temps, l'un des confidents de Mme Acarie (1). Il m'écrivit en ces termes : « J'ai vu les grâces et les lumières que vous communique votre céleste Epoux, et je les approuve autant que je puis »... Cette façon d'être avec Dieu m'est continuelle, et je n'en sors point, si ce n'est que quelque nouvelle lumière (ou activité de l'esprit ou du coeur) m'en retire pour un peu de temps, et, tout aussitôt, je me retrouve au même état.
« Voilà comme elle explique l'union de son âme avec son Époux... Elle lui demeurait immédiatement attachée dans la simplicité de sa divinité. Je ne doute point que l'on n'admire comment cette union a pu être si forte, si
simple et si continuelle dans les emplois extérieurs... Cela est admirable en effet ; mais j'en déclarerai le secret en un autre lieu, où je parlerai plus à fond de cette union, mon dessein (et le nôtre) étant principalement ici de dire le temps et la manière qu'elle commença (2). » En attendant, nous redescendrons de ces hauteurs pour reprendre contact avec le pathétique de la vie chrétienne ordinaire, et même aussi, puisque notre sujet nous le permet, avec le pittoresque, plus que mêlé, de l'histoire humaine.
(1) Cf. L'humanisme dévot, p. 222.
(2) La Vie, pp. 151-153.
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CHAPITRE II : LA MÈRE ET LE FILS
I. Mme de Chantal et Mme Martin ; une mère a-t-elle le droit d'abandonner son fils pour entrer au couvent ? — Abraham et l'ordre de Dieu. — La véritable difficulté de ce cas de conscience : comment savoir que Dieu exige un pareil abandon?— La vocation de Mme Martin. — Fugue du petit Claude. — Le départ pour le couvent.
II. Claude bourreau de sa mère. — Le siège du couvent par une bande d'enfants. — « Rendez-moi ma mère ! — Marie devait-elle rebrousser chemin ? — Angoisse de la mère. — Vocation de Claude.
III. Le cas de conscience discuté de nouveau, dix et vingt ans après. — La revanche de Dom Claude. — « Je me suis fait mourir toute vive ». — « J'ai eu des sentiments de contrition de vous avoir fait tant de mal. » — La vraie pensée de Mme Martin sur ce cas de conscience. — A la place de son directeur, qu'eussions-nous décidé ?
I. — Nous sommes à la fin de 163o. Notre jeune veuve, qui vient de se décider à entrer, sans plus attendre, chez les ursulines de Tours, pousse discrètement ses préparatifs de départ, cependant que le petit Claude, qui achève sa onzième année, épie, dans une angoisse confuse, les mouvements de sa mère. Vingt ans plus tôt (161o), une tragédie presque pareille, et qui ne sera pas sans embarrasser quelque peu les futurs biographes de sainte Jeanne de Chantal, occupait Dijon, édifiant la moitié des spectateurs et scandalisant l'autre moitié. Mais ici, que le sujet l'embarrasse ou non, quels ne sont pas les avantages de l'historien ! L'héroïne de Dijon n'a pas raconté cette séparation douloureuse, et, pas davantage, son fils, Celse-Bénigne, le père de cette Marie de Rabutin-Chantal, qui a aujourd'hui cinq ans (1631), et
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qui sera un jour marquise de Sévigné; tandis que Marie de l'Incarnation et Dom Claude Martin reviennent constamment dans leurs écrits sur les souvenirs de ce triste hiver où le sacrifice fut consommé. Il y a mieux : séparés par la mer océane, le sacrificateur et la victime, ou, pour être plus juste, les deux victimes, la mère et le fils, ne se contentent pas de raconter l'un et l'autre ce chapitre émouvant, ils le discutent, ils le jugent du point de vue des lois éternelles, comme feraient deux impassibles théologiens. Action de grâces, perplexités, remords, nous ignorons ce que Mme de Chantal pensait de son geste, dix, vingt ou trente ans après l'avoir accompli. Savons-nous même si elle y pensait encore, accablée par tant d'autres soucis? Jusqu'à son dernier jour, au contraire, la fondatrice des ursulines de Québec, l'apôtre des « sauvagesses », la collaboratrice des missionnaires et des martyrs, se pose et reprend, sous toutes ses faces, le difficile cas de conscience qu'elle avait jadis pratiquement résolu, avec l'approbation formelle et pressante de ses directeurs. Le drame que nous allons suivre a duré toute sa vie.
Laissons d'abord la parole au principal intéressé, je veux dire à l'abandonné, à son fils lui-même. « Ce fils, écrit-il avec une certitude que nous ne retrouverons pas toujours dans l'esprit de sa mère, était un Isaac, un unique... Je ne doute point qu'un abandonnement si nouveau, et si contraire en apparence aux plus étroites obligations de la loi naturelle, ne soit condamné de ceux qui ne se gouvernent que par les lumières de la raison, et qu'il ne soit même improuvé de quelques-uns de ceux qui ont connaissance des règles de l'Église, puisqu'il se trouve des Conciles qui défendent aux mères, sous peine d'excommunication, d'abandonner leurs enfants (1). Mais il faut avouer que les lumières surnaturelles, quand elles éclairent les saints, qui n'agissent que par les mouvements
(1) La marge renvoie au Concile de Chalcédoine.
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de la grâce, font voir les choses d'une tout autre manière que ne font celles de la seule raison. Je ne doute point que la lumière, qui fit voir au patriarche Abraham qu'il pouvait lui-même immoler son propre fils... ne fût la même qui fit voir à cette âme généreuse qu'elle pouvait abandonner le sien, après que Dieu lui eût tant de fois déclaré que c'était sa volonté. Elle ne le quittait pas par inconsidération ni par dureté, ni à dessein de se décharger de lui, qui sont les motifs de l'excommunication du Concile... D'ailleurs elle avait pour lui un amour très sensible... ; mais la force de la grâce l'emportait, et, quelque amour qu'elle eût pour lui, elle en avait infiniment davantage pour celui qui lui commandait de le quitter. Car enfin, Jésus-Christ a fait le conseil de quitter les pères, les mères, les enfants ; il faut donc qu'il se puisse et qu'il se doive quelquefois garder (1). »
Ainsi plaide-t-il avec une force d'autant plus émouvante qu'il a eu lui-même plus de peine à se convaincre. Cependant il n'aborde pas le seul point vraiment scabreux. Nul chrétien ne songe, en effet, à mettre en doute la sainteté des conseils divins, ni la quasi-obligation où nous pouvons être de les suivre. Ces conseils, toutefois, comment les distinguer à coup sûr de nos imaginations propres, lorsque l'Église infaillible ne les garantit d'aucune façon, et lorsqu'ils semblent contraires au devoir normal ! C'est le problème, infiniment difficile parfois, du « discernement des esprits ». En de tels sujets, le directeur le plus habile n'arrive jamais qu'a ce degré d'assurance morale, qui légitime un oui ou un non pratique, une décision, mais qui laisse fatalement subsister un risque d'erreur. Le cas du vieux patriarche est, du reste, fort différent. Mieux valait ne pas l'invoquer. Si Marie de l'Incarnation avait entendu ou cru entendre une claire voix du ciel lui commandant de sacrifier son fils, il est vraisemblable
(1) La vie, p. 171.
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qu'elle n'eût pas obéi, et que son directeur l'eût engagée à ne pas le faire. N'écrira-t-elle pas, longtemps après, de Québec, et sous la menace d'une invasion iroquoise :
Si nous avions connaissance des approches certaines de notre ennemi, vous nous reverriez cette année, et je ne voudrais jamais user d'émérité pour m'arrêter ici. Si je voyais seulement sept ou huit familles françaises retourner en France, quand même j'aurais eu révélation qu'il n'y aurait rien à craindre, je tiendrais mes vues pour suspectes, et je les quitterais pour prendre, mes sœurs et moi, le plus apparent et le plus sûr (1)?
En 1631, elle avait moins d'expérience, mais déjà beaucoup de sagesse. Quelques bouffées d'exaltation lui venaient peut-être, mais elle opposait une résistance congénitale, si j'ose dire, à toutes les formes de l'illuminisme. Ce qui la décide, ce n'est pas une vision, c'est, comme il arrive communément dans les expériences de ce genre, une longue série d'appels intérieurs, de plus en
plus nombreux et pressants. Une seule de ces « touches », isolée des autres, n'aurait pas suffi. Mais leur retour incessant, leur force et leur clarté croissante; mais, parallèlement, l'affaiblissement progressif des objections qu'elle se faisait à elle-même, ont formé, peu à peu, dans son esprit, une sorte de conviction, assez voisine de la certitude.
S'il y avait dans ce monde quelque chose qui me plût, c'était la condition d'une religieuse... Je ne laissais pas quelquefois d'avoir peur que ce ne fût une tentation..., et je m'en plaignais à Dieu, lui disant : « Hélas ! mon bien-aimé, ôtez-moi, s'il vous plaît, cette pensée... J'ai un fils de qui il faut que je prenne le soin... » Cette plainte était suivie d'un reproche intérieur, que je manquais de confiance, cette divine bonté étant assez riche pour mon fils et pour moi (2).
(1) La vie, p 567.
(2) Ib., p. 158.
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Elle lui parlait de cet enfant qu'elle lui allait « laisser entre les mains » :
Je lui disais — et à la veille même du départ — qu'il ne permît pas que je commisse une faute, en quittant cet enfant, s'il ne voulait pas que je le quittasse; mais aussi, que, si c'était sa volonté, je passerais par-dessus toutes les raisons humaines pour son amour... Le caressant réciproquement, il semblait que je le voulais contraindre de me répondre. Je lui disais sans cesse : « Hé! le voulez-vous? O mon amour! Hé! dites, le voulez-vous?... » Ma paix intérieure augmentait toujours (1), et, pressée intérieurement d'obéir promptement, je me vis tellement aliénée de toutes les créatures, que je ne pouvais avoir attention à quoi que ce fût (2).
Toutes les fois qu'elle passait « proche le monastère des ursulines », une telle émotion l'étreignait qu'il semblait que son coeur « dût s'arrêter en cette place » (3). Elle avait d'ailleurs hésité entre divers ordres : feuillantines, carmélites, visitandines. Enfin,
après une si longue perplexité..., un jour que j'y pensais le moins..., je sentis imprimer (en moi) l'affection et le désir d'être ursuline, avec une inspiration si pressante d'en poursuivre l'exécution, qu'il me semblait que tout ce qui était au monde me menaçait de ruine, si je ne me sauvais promptement en cette maison. Cela fut donc résolu (4).
« Elle prend donc enfin la résolution de sacrifier ce fils à la Providence... ; mais ce fils — c'est lui qui parle — ne se laissa pas lier comme fit Isaac ; il s'enfuit lorsqu'elle
était sur le point de l'abandonner, ce qui lui causa l'affliction (qu'elle va) dire :
Quinze jours avant mon entrée, je perdis mon fils... et fus trois jours sans en entendre aucune nouvelle. Je croyais assurément
(1) Cette paix est un des signes du « bon esprit », comme parle saint Ignace dans ses règles pour le discernement des esprits.
(2) La vie, p. 176.
(3) Ib., p. 165.
(4) Ib., p. 167.
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ou qu'il fût noyé, ou que quelque homme perdu l'eût emmené. Plusieurs semblables pensées troublaient mon esprit... Je pensais surtout que Dieu avait permis cela pour me retenir dans le monde, ne voyant pas qu'il y eût d'apparence d'effectuer mon dessein, si mon fils ne se retrouvait.
Voyez reparaître l'incertitude, laquelle, du reste, ne s'effacera jamais complètement de son esprit. La disparition du petit Claude ravive ses doutes, mais ne les a pas fait naître.
J'avais mis plusieurs personnes en campagne pour le chercher; mais en vain. 0 Dieu, je n'eusse jamais cru que la douleur de la perte d'un enfant pût être si sensible à une mère. Je l'avais vu malade, presque jusqu'à rendre l'esprit, et je le donnais de bon coeur à Notre-Seigneur; mais le perdre de la sorte, c'était ce que je ne pouvais comprendre.
La véritable cause de cette fuite, reprend Dom Claude, « fut une mélancolie profonde où il tomba, et qui était comme un pressentiment et un présage du malheur qui lui allait arriver, si pourtant cela se peut appeler malheur. Personne ne le caressait comme à l'ordinaire. Il voyait que ses proches, qui avaient connaissance du dessein de sa mère, le regardaient fixement d'un oeil de pitié, sans lui rien dire ; puis, se retournant, ils conféraient ensemble à voix basse de cette affaire... Ainsi, ne voyant rien que de triste et de lugubre, les lieux, les personnes, les objets choquèrent tellement ses sens et son esprit, que, ne pouvant plus rien supporter, il prit la résolution de se dérober, pour s'en aller à Paris chez le correspondant de son oncle (1).
(1) Voici, de ce même incident, la version donnée par la mère : « Mon fils, qui ignorait mon dessein..., eut envie de s'en aller à Paris pour se faire religieux avec un bon Père feuillant qu'il connaissait, et qui, pour se défaire de cet enfant, qui était toujours après lui, lui avait fait croire qu'il l'emmènerait avec lui. Mais le Père étant parti sans lui en parler, il s'attrista quand il le sut, et, sans me rien dire..., sortant du lieu où il était pour lors en pension, il s'en alla. » La vie, p. 169. Soit cieux versions ; Charlevoix et Clapot retiennent la première, celle du fils ; l'anonyme hésite entre les cieux ; pour Dont Claude, il est aussi formel que possible. « Cette bonne mère, écrit-il, rapporte le sujet de la fuite de son fils tel qu'elle l'a cru; mais la véritable cause, etc., etc. » Sur quoi Richaudeau : « Ce qu'il y a de singulier, c'est que l'enfant s'était échappé... afin de se faire religieux (2° version). Il est vrai que, longtemps après, n'ayant plus le souvenir d'avoir agi par ce motif, il dit que sa mère se trompait... ; mais il n'est guère croyable que la mère se fût fait une pareille idée, si l'enfant n'avait pas parlé en ce sens au moment même. Cela n'empêche pas le fait de la mélancolie ; il est même probable qu'une seule des deux causes n'eût pas été suffisante » (op. cit., p. 10.). Pour moi, je ne saurais trop que dire, mais le récit, d'ailleurs admirable, de Dom Claude, est d'une telle vraisemblance que j'aurais beaucoup de peine à ne pas le prendre au pied de la lettre. Il va sans dire qu'à cette date, il ne pouvait analyser son impulsion comme il le fera plus tard. 'Près probablement il n'aura su que répondre à sa mère, quand celle-ci lui demanda le pourquoi de cette fuite. La solution à laquelle s'est arrêtée Mme Martin, et que justifiait peu ou prou la coïncidence du départ du Père feuillant, c'est peut-être Mm, Martin elle-même, ou quelque parent, qui l'auront imaginée. Le petit aura laissé dire, acquiesçant au moins de la tête, heureux de sortir ainsi d'embarras. Au reste, cette discussion, bien qu'insoluble, me paraît d'un extrême intérêt. « Mon fils ignorait tout de mes projets », dit Mme Martin. Il y a là un manque de clairvoyance qu'explique du reste l'angoisse du départ prochain. Il me semble en effet presque impossible de ne pas admettre sur ce point le témoignage formel de Dom Claude. Il pressentait une catastrophe. Cette crainte vague, mais poignante, et qui lui imposa une décision aussi désespérée, n'aurait-elle pas fait réfléchir sa mère, elle qui, à la veille du départ, voulut obtenir et obtint en effet, vaille que vaille, le consentement du petit, comme la note prochaine nous le montrera. L'anecdote aiderait aussi qui voudrait ausculter à fond l'âme de Claude : ce manque d'abandon, cette vivacité d'impression, cette énergie rectiligne, autant de traits significatifs.
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Mais enfin trois jours après, on le ramena à sa mère (1)..,
« La dernière résolution étant prise, et le jour de son départ arrêté, quelques heures avant que de sortir, elle prit son fils en particulier,... pour dire adieu... (2). C'était le
(1) Il fut retrouvé à Blois.
(2) Dom Claude rapporte ici (pp. 176-178) tout au long le discours que sa mère lui aurait alors adressé, pour lui expliquer le projet qu'elle allait mettre à exécution, et pour lui demander d'y consentir. Les divers biographes de Marie de l'Incarnation reproduisent cette longue harangue, qui leur semble d'une souveraine beauté. Les curieux la trouveront donc sans peine, mais non pas ici. Quoi que l'on pense, en effet, du mérite de cette pièce, elle n'est pas plus authentique que les discours de Tite-Live. Le petit Claude était, à ce moment-là, beaucoup trop jeune, beaucoup trop ému, soit pour comprendre tout ce que lui disait sa mère, soit pour le noter. Il en aura gardé un souvenir très vif sans doute, mais assez confus, qu'il développera, quarante ans plus tard, selon les règles ordinaires, très désireux, ce faisant, de présenter la scène sous le jour qui lui paraissait à lui le plus beau. De toute façon, il y a mis très certainement du sien. Eh! plût au ciel que tout le discours, ou presque, ne fût que de lui Car, en vérité, je me déclare incapable de l'admirer cordialement. Le premier point renferme deux erreurs, l'une de principe, l'autre de fait : « Je pouvais vous quitter... sans vous en parler, car il y va de mon salut, et, quand il est question de se sauver, il n'en faut demander congé à personne ». Une mère, sûre d’aller en enfer si elle n'abandonne pas son enfant, je me refuse à croire que Mme Martin ait jamais soutenu une théologie aussi déplorable. Nous savons, du reste, et par elle-même, qu'elle avait des sentiments tout contraires. Je ne voulais, dit-elle, qu' « obéir en tout » à Dieu, a ne me défiant point qu'il me laissât vide de grâces dans le monde, où il m'avait tant chérie. » (La vie, p. 176.) Bien loin de se voir damnée si elle n'entrait pas au couvent, elle croyait au contraire, et sans hésiter, que, séculière ou religieuse, les plus hautes faveurs célestes lui seraient continuées. Quant au « consentement » qu'elle aurait ensuite demandé à cet enfant de onze ans, voici les textes ; le lecteur appréciera. Je vous demande « votre consentement... Ne voulez-vous pas bien que j'obéisse à Dieu, qui me commande de me séparer de vous ? — A ces paroles, son fils, à qui elle n'avait pas coutume de faire des discours si graves,... demeura comme interdit et... (fit) cette réponse d'enfant : « Mais je ne vous verrai plus. » ... — « Vous me verrez tant qu'il vous plaira... ; le lieu de ma retraite... est à notre porte... »—« Puisque ainsi est, dit-il... je le veux bien. » Ayant obtenu ce consentement, elle reprit : « J'aurais eu bien de la peine à me séparer de vous, si vous y aviez apporté de la résistance..., mais, puisque vous le voulez bien, je me retire... Ici encore, et à prendre les choses avec le sérieux que Dom Claude très certainement nous demande, c'est à nous de résister. Si, par un « consentement » ainsi obtenu de cet enfant « interdit », Mme Martin a voulu, a cru rassurer sa propre conscience, elle s'en est imposé à elle-même. Il est trop clair que cette acceptation n'a aucune valeur. Au surplus, Claude va la rétracter, dès le lendemain, et avec l'insistance que nous verrons. Quoi qu'il en soit, nous ignorons ce qui s'est passé dans cette rencontre. La pauvre mère se trouvait cruellement embarrassée. Elle aura dit, avec plus ou moins de clarté, et non, peut-être, sans un peu d'outrance verbale, ce que lui dictaient son coeur et sa foi. C'était là, pour elle, l'occasion d'une suprême leçon, inintelligible en ce temps-là, mais que son fils comprendrait mieux quelque jour. Et puis, la scène du lendemain serait tissez pathétique, Mme Martin aura voulu qu'elle fût du moins paisible et digne. En effet, le petit Claude, impressionné par le « discours » de sa mère, jouera fort bien son rôle d'Isaac. Elle ne lui a pas demandé, et, en tous cas, elle n'aurait pas dû lui demander de « consentir » au sens légal du terme, mais simplement de ne pas trop pleurer le jour du départ.
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lieu et le temps de lui donner un baiser, pour dernière marque de son affection, mais elle ne le fit pas, comme elle ne l'avait jamais fait auparavant, ce qui me semble rare dans une mère, et ce qui m'a toujours donné de l'étonnement, jusqu'à ce que j'en aie appris la cause..., qui montre une sagesse tout extraordinaire, savoir que, dans le dessein qu'elle avait de le quitter un jour, en se donnant à Dieu, depuis l'âge de deux ans elle ne lui fit aucune caresse, et ne permettait pas qu'il lui en fît ; mais qu'elle se comportait envers lui avec une douce gravité, et lui de même en son endroit, autant que son enfance le pouvait permettre, afin que, n'étant pas élevé dans les tendresses, il fût moins touché, quand le jour de la séparation serait venu. Mais il en arriva tout autrement, car
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comme elle ne lui faisait point de caresses, aussi ne lui fit-elle jamais de mauvais traitements, d'où vient que, l'amour naturel étant plus fort et plus enraciné, la séparation en fut plus dure (1) ». Savourez la touchante maladresse de ce biographe-avocat, ainsi partagé entre le désir d'être pleinement sincère et celui de nous faire tout admirer, coûte que coûte, dans l'histoire de sa mère. Au fond, il n'est pas bien persuadé qu'elle ait eu raison de le mortifier à ce point, et en pure perte. Une autre mère, et non moins sainte, aurait pu raisonner à l'inverse de celle-ci : puisque je dois le navrer bientôt, doublons, en attendant, sa juste part de caresses. Orphelin, on l'est toujours assez tôt (2).
« Elle sortit enfin du logis (25 janvier 1631) pour se rendre aux ursulines, qui n'en étaient pas bien éloignées, mais d'une manière qui faisait bien voir la générosité avec laquelle elle triomphait du monde et de tous les sentiments de la nature. Elle pouvait faire en sorte que quelqu'un divertît adroitement son fils, afin de le retenir,
(1) « Il y avait bien dix ans que je le mortifiais, a-t-elle écrit dans une de ses Relations, ne permettant pas qu'il me fit aucune caresse, comme, de mon côté, je ne lui en faisais point, afin qu'il n'eût aucune attache à moi, lorsque Notre-Seigneur m'ordonnerait de le quitter. » La vie, p. 15.
(2) Il semble bien que les enfants du grand siècle étaient moins caressés que ceux d'aujourd'hui. Quoi qu'il en soit, la résolution prise par Mme Martin lui paraissait singulière à elle-même, et le paraissait manifestement aux autres. Nous lisons de même dans les « Mémoires sur Madame de Maintenon » : « Elle ne se souvenait d'avoir été embrassée de sa mère que deux fois, et la baisa seulement au front, cela après une séparation assez large, » (Mémoires sur Madame de Maintenon recueillis var les Dames de Saint-Cyr, Paris, 1846, p. 5) Il est bien évident que, si Mme d'Aubigné avait suivi en cela l'usage commun, sa fille n'aurait pas songé à en faire la remarque. Je serais d'ailleurs inexcusable de ne pas citer aussi le charmant billet de François de Sales, écrit, en juin ou juillet 1613, à la Mère de Chantal. « Ce sera moi, si je puis, qui le premier vous annoncerai, ma très chère fille, l'arrivée du bien-aimé Celse Bénigne (le fils de la sainte). Il vint hier au soir tout tard, et nous eûmes de la peine à le retenir de vous aller voir dans le lit, où vous étiez toutes indubitablement. Que je suis marri de ne pouvoir être témoin des caresses qu'il recevra d'une mère insensible à tout ce qui est de l'amour naturel, car je crois que ce seront des caresses terriblement mortifiées. Ah ! non, ma chère fille, ne soyez pas si cruelle... Il ne faut pas taire ainsi tout à coup des si grands signes de cette mort de notre naturelle passion » Oeuvres de Saint François de Sales, XII (IIe des Lettres), pp. 37, 38.
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de crainte que les objets étant présents ne fissent quelque peine, ou à lui, ou à elle ; et tout autre qui aurait eu une prudence plus humaine, en aurait usé de la sorte ; mais elle permit qu'il allât avec elle, et qu'il marchât à son côté, avec quelques personnes de ses amies qui l'accompagnaient. Elle avait un crucifix assez grand, qu'elle donna à une sienne nièce, qui le portait devant la compagnie, comme si c'eût été une procession. Plusieurs personnes, qui s'y étaient jointes, pleuraient voyant ce spectacle, les unes de douleur, les autres de dévotion. Elle seule marchait d'un pas assuré. Le reste du chemin et de la cérémonie se fit en la manière qu'elle va décrire :
Sortant de notre logis pour entrer en la maison de Dieu, cet enfant vint avec moi tout résigné. Il n'osait me témoigner son affliction, mais je lui voyais couler les larmes des yeux... Il me semblait qu'on m'arrachait l'âme, mais Dieu m'était plus cher que tout cela. Le laissant donc entre ses mains, je lui dis adieu en riant, puis, recevant la bénédiction de mon confesseur, je me jetai aux pieds de la Révérende Mère, qui me reçut gratuitement... avec beaucoup... d'affection (1) ».
Les grilles se referment ; la morne procession se disperse dans les rues ; l'orphelin s'endort lentement, après avoir pu comparer à la présence perdue de sa mère la sollicitude affectée et impatiente, les maussades bonsoirs de son oncle et de sa tante, qui ne l'aiment point ; bref, le rideau tombe, mais sur un prologue, le drame qui s'achève ce soir n'étant rien auprès de celui qui va commencer demain, et qui ne doit pas avoir de dénouement ici-bas. Jusqu'ici, Marie de l'Incarnation a éprouvé seulement l'angoisse d'une décision à prendre; l'heure venue du sacrifice, de l'action immédiate, elle a trouvé dans son élan même et dans l'excès de sa peine, une distraction, un narcotique, une sorte de douceur. Une autre détresse l'attend désormais et plus poignante, une agitation tout
(1) La vie, pp. 172-179. Avant de partir, Mme Martin était allée demander la bénédiction de son évêque.
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intérieure et sans issue : celle de réaliser une à une, en les grossissant peut-être, les conséquences indéfinies, la répercussion inévitable de son geste dans l'âme et la vie de son fils. Ne s'est-elle pas trompée, victime d'une illusion égoïste et d'une ferveur déréglée ? N'aurait-elle pas sacrifié au souci de sa propre perfection et de son repos le bonheur, le salut même de cet enfant difficile, un peu étrange, faible et volontaire, qui avait encore tant besoin d'elle, et que Dieu lui avait donné pour en faire un saint ?
II. — Toute à la pieuse détente de sa nouvelle vie, elle se croyait à l'abri néanmoins et pour toujours :
Je jouissais d'une paix si accomplie de nie voir libre de tous les soins qui m'occupaient dans le monde, que je trouvais un paradis de délices dans tous les exercices de la religion, et je ne croyais pas après cette paix qu'aucune tempête me pût attaquer.
Mais, après l'avoir exploitée, si j'ose dire, pendant si longtemps, ses proches n'étaient pas d'humeur à respecter ce repos. Aussi arment-ils contre elle le plus redoutable des bourreaux, le petit Claude.
« C'était dans le temps, écrira plus tard celui-ci, que l'on bâtissait le monastère, et, comme, à l'occasion des ouvriers, les portes étaient toujours ouvertes, il — c'est lui-même — prenait adroitement ce temps, dans les enclos réguliers, afin de chercher sa mère. Tantôt il la trouvait dans le jardin avec des religieuses, tantôt il entrait dans les cours les plus intérieures de la maison. Et, une fois, il fit tant de tours, sans savoir où il allait, qu'il se trouva enfin dans une salle, où toute la communauté était rassemblée pour se mettre à table. Je laisse à penser quelles impressions la présence si inopinée d'un fils put faire, dans une circonstance si extraordinaire... Quand ce fils trouvait le guichet de la communion ouvert, il se passait quelquefois à demi pour entrer dans le choeur.
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et quelquefois il y jetait son manteau et son chapeau, qui, tombant à la vue de sa mère, lui était un spectacle qui renouvelait toutes ses peines. Les soeurs lui eussent pu dire ce que les frères de Joseph dirent à leur père Jacob : « Voyez si c'est là l'habit de votre fils. » On ne lui disait pas ces paroles, de crainte de l'affliger, mais la vue qu'elle en avait donnait des atteintes mortelles à son âme.
« Elle avait un beau-frère fort savant, qui, entre ses belles qualités, avait un talent particulier pour la poésie française. Il composait des vers lugubres sur le sujet de sa retraite, faisant parler ce fils, auquel il faisait faire des plaintes... de l'abandonnement où il était réduit, et des malheurs où il pouvait tomber avec le temps. Et tout cela en des termes si tendres et avec des affections si animées, qu'il eût fallu n'être pas de chair pour n'en être pas touché. Il donnait ensuite ces écrits à cet enfant pour les présenter à sa mère, qui les lisait extérieurement avec une constance admirable..., qui n'empêchait pas que son coeur ne reçût des coups très sensibles...
« Mais ce qui (la) toucha plus vivement » fut le siège du monastère par les petits amis de Claude. « Le sujet de cette innocente conspiration fut que les autres, le voyant privé de beaucoup de petites douceurs que les mères donnent aux enfants, et qu'ils avaient en effet à son exclusion (1), lui faisaient quelquefois des reproches; mais,
(1) Il en dit ici plus long qu'il n'aurait voulu. Nous savons en effet, Dom Claude l'ayant répété à plusieurs reprises, que, par charité, il nous a caché bien des choses. De tous ceux qui ont fait souffrir sa mère — soit avant son entrée en religion, soit après, et notamment pendant ses années de Québec — il ne parle jamais que d'une manière désespérément vague. Le voici néanmoins qui, à son insu, laisse poindre un de ses secrets : l'égoïsme, la méchanceté de son oncle et de sa tante. Ceux-ci, après avoir indignement exploité la mère — je répète ce mot qui n'est pas trop fort — se désintéressent du fils, dont pourtant ils avaient promis de se charger. Hélas : puisque je dois être, moi aussi, tout à fait sincère, et que je puis l'être plus que Dom Claude, il me faut bien avouer que Mme Martin ne s'était fait à ce sujet aucune illusion. « Mon (beau)-frère, dit-elle, et ma soeur me promirent de se charger de cet enfant, et de prendre soin de tout ce qu'il aurait besoin, tout ainsi que si moi-même je fusse demeurée au monde. Je pris donc résolution de le laisser en la Providence..., sans avoir d'autre assurance que de simples paroles, que je voyais être fort incertaines, comme, en effet, mon frère mourut peu de temps après. » La vie, p. 175. Elle aussi, elle en dit plus long qu'elle ne le croit. Qui ne voit en effet que ces derniers mots ne suffisent pas à Justifier l'incertitude qu'elle vient d'avouer. Cf. aussi La vie, p. 182.
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comme il était aimé de tous, et qu'ils le virent un jour fort abattu de tristesse, ils en furent touchés de compassion, autant que les enfants le peuvent être. Ils se mirent donc à le consoler, et, pour le faire efficacement, ils lui dirent : « Tu n'as point de ceci ni de cela, parce que tu n'as point de mère; mais viens, allons quérir la tienne. Nous ferons du bruit, nous romprons les portes, nous te la ferons bien rendre. » Il ne fallut pas délibérer davantage. Ils allèrent au monastère, les uns armés de bâtons, les autres de pierres... Ce fut certes un spectacle bien nouveau de voir une armée d'enfants vouloir faire violence à une maison forte, et bien fermée, et entreprendre une chose qui surpassait les forces de leur âge. Beaucoup de personnes qui passaient, voyant une conspiration si aveugle et si vaine, s'arrêtaient... Les unes en riaient comme d'un jeu d'enfants; les autres en avaient de la compassion et se mettaient du côté des enfants, disant qu'ils avaient raison, que cette mère était cruelle... ». Et lui-même,, notre bon moine, évoquant cette lointaine aventure dont tous les détails lui restent présents, de quel côté se met-il? Eh! des deux côtés ! L'admiration pour l'héroïsme de sa mère domine peut-être, et la compassion, mais il ne lâche pas un mot d'où l'on puisse conclure qu'il regrette vraiment ses propres exploits d'alors et ceux de ses camarades. L'image de ce petit Claude montant au rempart l'amuse et l'attendrit tout ensemble, mais sans l'indigner. A l'inverse de Balaam, il a pris la plume pour plaindre l'assiégée et pour l'exalter, mais retrouvant soudain, au fond de son coeur, l'inguérissable amertume d'une enfance malheureuse, il bénit, il encourage les assiégeants. Quomodo maledicam cui non maledixit Dominus ?
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« Au même temps que cette troupe d'enfants investit le monastère, le coeur de cette forte, mais pourtant tendre mère, se trouva bien plus fortement assiégé. Car, parmi cette confusion de cris, elle entendit distinctement la voix de son fils, comme une brebis innocente, qui distingue entre mille celle de son agneau. Le bruit était grand; l'insulte, quoique vaine, causait du trouble, mais la confusion n'empêchait pas que ses paroles ne se distinguassent de toutes les autres, pour lui aller frapper les oreilles et le coeur : « Rendez-moi ma mère ; rendez-moi ma mère (1). » A ce coup il fallut que la force cédât pour un moment à la tendresse. » Son trouble cependant ne fut pas de tous points celui que nous aurions peut-être voulu. « Elle crut que c'en était fait, et qu'encore qu'elle ne fût point vaincue de sa part, les religieuses le seraient assurément, et qu'elles la prieraient honnêtement de se retirer, pour prendre l'éducation d'un fils qui lui serait toujours un sujet de tentation, et à la communauté une occasion de trouble. « Jamais, dit-elle, je ne fus plus combattue : je pensais qu'on me mettrait bientôt hors de la maison, et que, puisque je ne pouvais supporter toutes ces choses, à plus forte raison notre Révérende Mère et toutes les soeurs ne les supporteraient pas ».
Il y eut d'autres sièges, moins bruyants, mais non pas moins rudes.
Il allait au parloir, et pressait la tourière de dire qu'on me rendît, ou qu'on le fît entrer avec moi. L'on m'envoyait le voir ; je l'apaisais et le consolais en lui faisant quelques petits présents qu'ou me donnait à ce dessein. En s'en allant, et croyant que j'irais au dortoir, les tourières de dehors remarquaient qu'il s'en allait à reculons, les yeux fichés sur les fenêtres, pour
(1) Naturellement, il ne nous dit plus ici ses propres souvenirs. Néanmoins, il n'invente rien : il ne fait qu'amplifier — et magnifiquement — la relation de sa mère: « Parmi ces voix confuses, j'entendis celle de mon fils, qui, à hauts cris, disait : « Rendez-moi ma mère, rendez-moi ma mère. » La vie, p. 181.
(2) La vie, pp. 185-187.
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voir si j'y serais, parce qu'il m'y avait vue une fois, et il faisait cela jusques à ce qu'il eût perdu le monastère de vue. L'on me racontait tout cela — et, qui sait? peut-être dans le secret espoir de l'ébranler — et je m'étonnais comme il avait tant d'affection pour moi, vu que... je ne lui avais jamais fait les caresses qu'on fait aux enfants, quoique je l'aimasse beaucoup, afin que mon absence lui fût moins sensible (1).
Bien qu'elle n'eût pas soupçonné à temps l'extrême sensibilité de son fils — grave erreur, mais innocente — Marie de l'Incarnation devait-elle maintenant se laisser fléchir, rebrousser chemin? Ne nous hâtons pas de répondre, et gardons notre sang-froid. Après tout, ces tristes assauts, dont aussi bien le petit Claude n'avait pas l'initiative, n'apportaient rien de sérieusement nouveau à la discussion du problème, déjà résolu pratiquement et après des années de réflexion. Ainsi pour Mme de Chantal, quand Celse-Bénigne tenta de lui barrer le passage. Toute décision est un saut dans l'inconnu, et, dans un inconnu de souffrance, quand il s'agit d'un sacrifice. S'il fallait tout remettre en question dès que cet inconnu commence à se révéler, la vie héroïque deviendrait impossible, et personne ne risquerait plus ce que Newman appelle magnifiquement les « aventures de la foi », ventures of faith. Avec cela, ne jugez pas Marie de l'Incarnation aussi immobile et stoïque qu'elle voudrait nous le faire croire dans ses diverses relations — pièces très sincères, mais quelque peu romancées, comme il arrive presque toujours. N'a-t-elle pas avoué elle-même, sans y prendre garde, qu'à de certains moments, elle ne pouvait plus « supporter toutes ces choses (2) ».
Avant mon entrée dans le monastère, dit-elle encore, il n'y avait rien de plus innocent que mon fils (3), mais toutes les choses
(1) La vie, p. 182.
(2) Ib., p. 187.
(3) Ici encore Dom Claude nous avertit qu'elle n'a pas vu assez clair . « Encore que son bas âge lui donnât sujet de croire qu'il était fort innocent, il était néanmoins dans un état où il avait besoin d'une puissante médiation auprès de sa divine Majesté. » La vie, p. 188. Quoi qu'il en soit, elle savait bien que son petit Claude était fermé à la dévotion, « Pensez-vous, lui écrira-t-elle longtemps après, que je ne visse pas bien que, lorsque je vous parlais de Dieu, des biens de la religion et du bonheur de ceux qui le servent, votre coeur était fermé à mes paroles? Je le voyais, et c'était le plus grand sujet de mes croix; car il me semblait qu'à chaque pas vous alliez tomber dans le précipice. » Lettres, I, p. 167.
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qu'on lui dit l'aigrirent et le changèrent de telle sorte qu'il ne voulait plus étudier ni faire autre chose, et il faisait croire qu'il ne serait jamais bon à rien. Le diable m'attaqua beaucoup de ce côté-là, me persuadant que j'étais la cause de tout ce mal; que j'étais obligée de retourner au monde, pour y donner ordre; qu'autrement je serais la cause du malheur de mon fils; qu'il paraissait bien que c'était pour me contenter que j'étais entrée en religion ; que ce n'était pas l'esprit de Dieu qui m'avait fait quitter le monde, mais la seule inclination de mon amour-propre ; qu'enfin cet enfant serait perdu... Mon entendement fut tellement obscurci de toutes ces pensées, que je croyais que tout cela arriverait assurément... Néanmoins, je n'avais crainte que d'avoir offensé Dieu, et j'eusse mieux aimé mille fois n'être point religieuse que de le mécontenter en la moindre chose (1).
Mais, à cette date, le devoir lui paraissait encore si clair, que ces cruelles appréhensions n'éveillaient même pas chez elle l'ombre d'un doute. Ce n'était là qu'une tentative, une épreuve, une « croix », dit-elle, que je portais
amoureusement pour l'amour de mon cher Jésus, lequel, un jour, comme je montais les degrés du noviciat, m'assura, par paroles intérieures..., qu'il aurait soin de mon fils, et me consola si doucement que toute l'affliction que j'avais l'ut changée en une paix solide, accompagnée de certitude, qu'il serait un jour destiné à son saint service (2).
Nous savons déjà que ces heureux pressentiments ne seront pas déçus. Dix ans plus tard, Claude sera moine (1641). Mais, pendant cette longue attente, combien de fois, par sa conduite impulsive et désorbitée, n'aura-t-il
(1) La vie, p. 188.
(2) Ib., p. 181.
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pas semblé donner raison aux autres pressentiments de sa mère : l'orphelin allant à la dérive, et mourant sans confession? Quant à cette vocation elle-même, sommes-nous bien sûrs qu'elle mette fin à notre débat, comme Marie de l'Incarnation a tant essayé de le croire ? Fallait-il de toute nécessité l'acheter si cher? Ratification divine, ou simple rencontre, qui décidera ? Ou encore grâce de compensation, de réparation envoyée par celui qui, même de nos erreurs innocentes, sait tirer le bien ? Tendrement couvé par sa mère, grandissant dans l'intimité d'une sainte, Claude n'en serait-il pas venu, avec moins de risques et plus de douceur, au même parti ? Nous le retrouverons bientôt labouré de scrupules atroces dans sa cellule monacale, souffrant de toutes les maladies qui tourmentent d'ordinaire les natures renfermées, meurtries, les autodidactes de la sainteté. Que n'a-t-il respiré longtemps la conscience lumineuse, la belle sérénité, l'active allégresse de sa mère? Nous dirons son éminente sainteté, son prestige et tout le bien que lui doit la Congrégation de Saint-Maur. Mais enfin, s'il eût été formé par sa mère, n'aurait-il pas été plus souple, plus épanoui, plus rayonnant, n'aurait-il pas fait encore plus de bien ? Autant de questions insolubles, je l'avoue, mais qui se posent, et que je ne suis pas seul à poser (1).
(1) Le problème est si prenant, et j'ai pour ma part tant de peine à le résoudre, qu'ou me permettra de nouvelles précisions. On va voir dans les pages qui suivent Marie de l'Incarnation répéter à son fils : Vous voici moine et sur la route des saints; vous voyez donc que « l'abandonnement » où je vous ai laissé vous a été « avantageux ». Quelle est la majeure implicite de cet argument ? J'en vois deux et qui me paraissent également fragiles. D'abord la maxime évangélique : « Un mauvais arbre ne peut porter de bons fruits » ; ensuite la sagesse humaine : « Tout est bien qui finit bien ». Renversez le cas ; imaginez le petit Claude mourant d'une fièvre mal soignée, deux mois après la séparation. Ne doutez pas que la mère ait envisagé ce dénouement, qu'elle ait imaginé, vu cette agonie. Là-dessus, que penserez-vous du directeur qui aurait l'atroce courage de lui dire : Si vous étiez restée auprès de lui, votre fils ne serait pas mort? Si néanmoins tout est bien qui finit bien, le contraire a chance d'être également vrai : tout est mal qui finit mal. Reste l'élément qui échappe à notre contrôle, à savoir la promesse de Dieu à Mme Martin : Va de l'avant, je me charge de ton fils. Mais quoi? c'est là, sous une nouvelle forme, la question unique : cette promesse elle-même, à quel signe la tenir pour vraiment divine ? A priori, il est sûr que, dans certains cas, on peut, on doit aller de l'avant; que, dans certains autres, il ne le faut pas. Mais, dès qu'on en vient à tel cas particulier, l'historien qui n'a pas, qui ne peut avoir toutes les données du problème, reste nécessairement indécis.
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III. De Québec où elle était depuis deux ans, Marie de l'Incarnation écrit à son fils qui venait d'entrer chez les bénédictins (septembre 1641) :
Votre lettre m'a apporté une consolation si grande qu'il me serait difficile de vous l'exprimer. J'ai été toute cette année en de grandes croix à votre occasion, mon esprit envisageant les écueils où vous pouviez tomber. Mais enfin, notre bon Dieu lui a donné le calme dans la créance que son amoureuse et paternelle bonté ne perdrait point ce qu'on avait abandonné pour son amour.
Elle avait souhaité pour lui cette grâce, mais, « parce qu'il faut que les vocations viennent de Dieu », elle ne lui en avait rien dit.
Vous avez été abandonné de votre mère et de vos parents. Cet abandon ne vous a-t-il pas été avantageux? Lorsque je vous quittai, je ne le fis qu'avec des convulsions étranges, qui n'étaient connues que de Dieu seul. Il fallait obéir à sa divine volonté... Il me promit qu'il aurait soin de vous... Encore fallut-il que la nécessité de le faire me fût signifiée par mon directeur, et par des voies que je ne puis confier à ce papier... Je prévoyais l'abandon de vos parents, ce qui me causait mille croix, et ensuite l'infirmité humaine, qui me faisait appréhender votre perte (1).
C'est déjà presque un plaidoyer. Elle tient notamment à excuser l'indifférence apparente dont elle avait fait preuve
au moment du sacrifice : « Convulsions connues de Dieu seul ». Plus nettement que dans ses relations antérieures, elle passe la responsabilité à son directeur. Et, en effet, elle avait à se défendre. Même devenu moine, Claude ne se privait pas de lui reprocher sa cruauté. Subtil, un peu lourd, comme il était, il avait même imaginé
(1) Lettres, I, pp. 109, 110.
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imaginé de lui remettre sans pitié sous les yeux cette ancienne créance, afin d'obtenir communication de ses papiers les plus intimes. Puisque vous m'avez si fâcheusement manqué, lorsque j'avais tant besoin de vous pour ne pas sombrer dans tous les désordres, réparez du moins cette faute en m'aidant à devenir saint, et pour cela, dites-moi par le menu votre initiation à la vie mystique.
Quoi ! vous me faites des reproches d'affection que je ne puis souffrir sans une repartie qui y corresponde... En effet, vous avez sujet en quelque façon de vous plaindre de moi... Et moi, je me plaindrais volontiers, s'il m'était permis, de celui qui est venu apporter un glaive sur la terre, qui y fait de si étranges divisions... Il a fallu céder à la force de l'amour divin... ; mais cela n'a pas empêché que je ne me sois estimée une infinité de fois la plus cruelle de toutes les mères. Je vous en demande pardon, mon très cher fils, car je suis cause que vous avez souffert beaucoup d'afflictions. Mais consolons-nous en ce que la vie est courte, et que nous aurons.., une éternité entière pour nous voir...
Ainsi Polyeucte à Pauline :
Si vous pouviez comprendre et le peu qu'est la vie...
Quant à ses papiers, puisqu'il les veut, il les aura tous. Désormais,
je ne vous célerai rien de mon état présent... Il me semble que je dois cela à un fils qui s'est consacré au service de mon divin Maître, et avec lequel je me sens avoir un même esprit.
Et elle commença, dès cette heure, à lui dire « la conduite de Dieu » sur elle (1).
Inquiétude complexe, très féminine, très humaine, très émouvante : la mère paraît tenir surtout à ce que son fils réalise enfin qu'elle n'a pas moins souffert que lui :
Lorsque je m'embarquai pour le Canada..., il me semblait que mes os se déboîtaient, et qu'ils quittaient leur lieu,
(1) Lettres, I, pp. 326-328 (Lettre de 1647).
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pour la peine que le sentiment naturel avait de cet abandonnement
Mais elle ajoute aussitôt, car elle veut être sincère et qu'il ait bien devant les yeux les deux faces du dilemme : et cependant,
à mon égard, mon coeur fondait de joie dans la fidélité que je voulais rendre à Dieu (1).
Septuagénaire, elle remue encore sans fin ce mystère qui la hante ; elle attise ces souvenirs, qui lui sont aussi présents, plus peut-être que jamais :
Un navire de France... nous a apporté de vos nouvelles, qui m'ont donné lieu de louer Dieu de ses bontés sur vous et sur moi... N'êtes-vous pas bien aise, mon très cher fils, de ce que je vous aie abandonné à sa sainte conduite, en vous quittant pour son amour? N'y avez-vous pas trouvé un bien qui ne se peut estimer?
On dirait qu'elle veut son consentement, une sorte d'absolution.
SACHEZ DONC ENCORE UNE FOIS qu'en me séparant actuellement de vous, je me suis fait mourir toute vive, et que l'Esprit de Dieu, qui était inexorable aux tendresses que j'avais pour vous, ne me donnait aucun repos que je n'eusse exécuté le coup : il en fallut passer par là, et lui obéir sans raison. La nature, qui ne se rend pas sitôt.., surtout quand il s'agit de l'obligation d'une mère envers son fils, ne pouvait se résoudre. Il me semblait qu'en vous quittant si jeune, vous ne seriez pas élevé dans la crainte de Dieu.
N'aurait-elle pas dû « demeurer avec lui dans le monde, jusqu'à ce qu'il fût capable d'entrer en quelque religion ? »
Ce divin Esprit..., était impitoyable à mes sentiments, me disant au fond du coeur : Vite, vite, il est temps... ; il ne fait
(1) Lettres, II, p. 272. Ainsi encore : « Je n'ai jamais rien fait d'aussi bon coeur... que de vous quitter. » Ib., ib.
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plus bon dans le monde pour toi... Sa voix me pressait toujours par une sainte impétuosité, qui ne me donnait point de repos... Vous vîntes avec moi, et, en vous quittant, il me semblait que l'on me séparât l'âme du corps, avec des douleurs extrêmes. Et remarquez...
Elle lui parle comme elle ferait à son directeur, à son juge.
Et remarquez que, dès l'âge de quatorze ans, j'avais une très forte vocation à la religion... Depuis l'âge de dix-huit à vingt ans, mon esprit y demeurait...
Après que je fus entrée, et que je vous voyais venir pleurer à notre parloir... ; que vous passiez une partie de votre corps par le guichet de la communion; que, par surprise..., vous entriez dans notre cour ; que, vous avisant qu'il ne fallait pas faire ainsi, vous vous en alliez à reculons, afin de... découvrir si vous ne me pourriez voir; quelques-unes des soeurs novices pleuraient, et me disaient que j'étais bien cruelle de ne pas. pleurer, et que je ne vous regardais pas seulement. Mais, hélas! elles ne voyaient pas les angoisses de mon coeur pour vous, non plus que la fidélité que je voulais rendre à la sainte volonté de Dieu (1).
C'est lui maintenant qui se désole de l'avoir ainsi torturée, lui qui s'excuse de tant d'assauts inutiles. Elle lui répond :
Pourquoi me demandez-vous pardon de ce que vous appelez saillies de jeunesse? Il fallait que tout se passât de la sorte, et que les suites nous donnassent de véritables sujets de bénir Dieu. Pour vous parler franchement, j’AI EU DES SENTIMENTS DE CONTRITION DE VOUS AVOIR FAIT TANT DE MAL, depuis même que je suis en Canada. Avant que Dieu vous eût appelé en religion, je me suis trouvée en des détresses si extrêmes, par la crainte que j'avais que mon éloignement n'aboutît à votre perte... que j'avais peine de vivre (2).
Notre magnifique dossier se ferme sur ces derniers mots, demi-aveu d'une faute ou d'une erreur. Faut-il conclure
(1) Lettres, II, pp. 407-410 (1669).
(2) Ib., II, p. 475 (septembre 1670).
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que plus elle avance en âge et en expérience, plus Marie de l'Incarnation sent fléchir l'invincible certitude qui l'avait soutenue quarante ans plus tôt ? Je n'irai pas jusque-là. Je me contente de noter un à un tant d'indices pathétiques, et l'imperceptible hésitation qu'ils semblent parfois trahir. La vraie vie intérieure est faite de ces infiniment petits, et notre vérité profonde de l'équilibre ondoyant, antinomique même, si j'ose dire, que nous tâchons, et souvent à notre insu, d'établir entre eux. Les faiseurs d'annales, les biographes officiels, les panégyristes, les pamphlétaires, enregistrent ou amplifient quelques scènes détachées qu'ils estiment mémorables, quelques actes éclatants — ici la procession que nous avons suivie dans les rues de Tours. Ils admirent ou ils condamnent, ils prononcent et ils passent. L'historien des âmes s'arrête, il attend. Un geste, quel qu'il soit, pris en lui-même, n'a presque pas de sens à ses yeux, en tous cas, l'intéresse moins que les mille agitations qui ont précédé, que les ondulations indéfinies qui suivront. Flux et reflux, inextricable réseau dont nous connaissons après tout si peu de chose, et en face desquels l'esprit le plus assuré n'a pas de peine à comprendre qu'il appartient à Dieu seul de juger une conscience. A tel jour, à telle heure, tentée de se dire à elle-même, de dire à son fils : Ah ! si j'avais su! je crois, que Marie de l'Incarnation eût répondu fermement : Je le ferais encore, ci j'avais à le faire ; mais je crois aussi que, tôt ou tard, peut-être plus tard que plus tôt, elle a réalisé aussi vivement que n'importe lequel d'entre nous, et avec une sorte d'horreur, la redoutable complexité d'un pareil cas de conscience. Si la solution pratique eût dépendu de nous, qu'eussions-nous fait? A chaque prêtre de répondre. Pour moi, préférant un devoir clair à un devoir obscur, il me semble que je lui aurais défendu d'abandonner son fils ; mais, ce faisant, il me semble aussi que j'aurais senti peser sur moi l'antique menace : Maudit celui qui ramène
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les choses de Dieu à la mesure de l'homme ; maudit, qui sacrifie les inspirations célestes aux troubles sommations de la chair : maledictus homo qui confidit in homme, et ponit carnem brachium suum (1).
(1) Est-il besoin de rappeler en terminant qu'il s'agit ici, non pas d'un principe, mais d'un cas particulier ? La question n'est pas de savoir si, oui ou non, Dieu peut commander à une mère d'abandonner son enfant, mais si Mme Martin a eu raison ou tort de croire que Dieu lui commandait d'abandonner le petit Claude. Question d'ailleurs insoluble, comme tous les cas de conscience particuliers dont nous ne connaissons pas tous les éléments. L'Église intervient rarement dans les discussions de ce genre, et, tout au plus, pourrait-on dire qu'elle a créé une sorte de précédent, lorsqu'elle a canonisé sainte Jeanne de Chantal, canonisation d'autant plus significative à ce point de vue qu'elle a été décidée par le maître des maîtres en la matière, Benoît XIV. Mais les deux cas ne doivent pas être confondus. Mme de Chantal garde avec elle ses deux filles; quant à Celse-Bénigne, de toute façon, il ne tarderait plus beaucoup à quitter sa mère, pour aller chercher fortune. Comme je l'ai montré en son lieu, on a beaucoup trop dramatisé cet incident. Le petit Claude, au contraire, tel que nous le connaissons, avait trois et quatre fois besoin de sa mère, et de là vient la difficulté particulière de ce problème particulier. Encore un coup, je ne dis pas que Mme Martin se soit trompée, mais uniquement qu'elle a pu se tromper, semblable en cela à tous les saints. Rappelons qu'avant de quitter ses deux fils, Mme Guyon, entre autres docteurs, avait consulté Dom Martin. On sait, du reste, qu'elle n'abandonna pas sa fille.
Un savant contemporain a été, comme nous, fort impressionné
par l'épisode que nous venons de discuter (Psychologie des mystiques
catholiques orthodoxes, Paris, 1920, pp. 26, 225, sq.). Je me demande toutefois
si M. de Montmorand n'attache pas trop d'importance au « rire »
de Mme Martin, congédiant son fils sur le seuil du couvent : «
Je lui dis adieu en riant ». Rire, ou plutôt sourire commandé,
forcé, infiniment douloureux. Au même instant, M de Moutmorand
a souligné ce détail énoncé, il semblait à
Mme Martin qu'on lui « arrachait l'âme ».
CHAPITRE III : LES TENTATIONS DE DOM CLAUDE ET SON MARIAGE AVEC LA DIVINE SAGESSE
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I. Claude Martin avant le départ de sa mère pour le Canada (1631-1639). — La famille de Mme Martin veut se servir de Claude pour empêcher ce départ. — Conversion de Claude. — Il veut entrer dans la Compagnie de Jésus. — Le P. Binet le refuse. — Sourd et faible d'esprit ? — Les traits malicieux de Dom Martène. — Essai d'apologie pour le P. Binet : s'il a refusé le fils de Marie de l'Incarnation, il a eu pour cela des raisons au moins plausibles. — Claude quelque peu singulier peut-être. — Claude ne pense plus à se faire religieux. — En quête d'une situation. — A la veille d'être pris comme secrétaire par Richelieu, il entre chez les bénédictins de Saint-Maur.
II. Épreuves extraordinaires de Dom Claude pendant vingt ans. —Tentations; scrupules. — Il veut quitter l'étude, qui lui parait trop distrayante. — Tentations plus importunes : « jamais aucun saint (n')en a souffert de plus horribles ». — Dom Martène et l'étrange détail de ces tentations. — Martène et Rancé. — Sages conseils de Marie de l'Incarnation : « Ne désistez point de faire la charité à cette bonne dame ». — Violents remèdes; le buisson de groseilliers. — La corde soufrée. — Les orties. — Evolution de Dom Claude ; des Pères du désert aux mystiques du moyen âge; de ceux-ci aux mystiques de la Contre-Réforme. — Il finira par où sa mère avait commencé.
III. — « Mariage avec la divine Sagesse ». — Qui est-elle ? — Amour humain et amour divin. — « Talis conformitas maritat animam Verbo ». — Les articles du contrat. — La solennité du mariage. — L'anneau d'or. — Notes intimes de Dom Claude : Suso et Nicole. — Guérison de Dom Claude. — Le prestige de sa sagesse dans la Congrégation de Saint-Maur.
I. — Nos documents sont muets sur les surlendemains du drame qui vient de nous retenir, je veux dire sur les relations entre le fils et la mère pendant les huit années (1631-1639), que celle-ci a passées chez les ursulines de Tours. Quelques visites peut-être, mais assurément très espacées ; quelques lettres, mais en petit nombre. Par
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les aveux tardifs que nous avons recueillis tantôt, nous savons que, d'un côté du moins, le feu couvait sous les cendres de l'autel. C'était une angoisse constante, mais étouffée avec une telle vigueur que personne ne l'eût soupçonnée. Dans cette période de jeune ferveur, Marie de l'Incarnation, novice, puis maîtresse des novices, se sera imposé une consigne d'indifférence. Ayant mis la main à la charrue, elle ne regarderait pas en arrière. Son fils ne lui appartenait plus; elle l'avait sacrifié pour de bon ; elle l'abandonnerait sans réserve au Père des orphelins, à celui qui avait promis de la remplacer auprès de lui. Pour Claude, son confident, Dom Martène, a tout dit en deux lignes : « Il avait si peu de lumière lorsqu'elle le quitta... qu'il ne s'appliquait pas même à penser si ce lui était un bien ou un malheur de la perdre (1) ». Passée la première surexcitation, d'ailleurs assez artificielle, que nous avons dite, il était vite revenu à l'insouciance de son âge, ignorant lui-même à quel point lui manquait cette tendresse dont il ne gardait qu'un souvenir de plus. en plus vague. Comme d'autres orphelins, il ne sentira tout son malheur que dans l'âge mûr. Le froid parloir et ses mornes attentes, un autre habit, le même visage, mais lointain, d'autres propos surveillés et trop prévus,. sinon redoutés, aux yeux de ce grand garçon embarrassé et changeant, la religieuse avait insensiblement effacé la mère. Chose étrange ! cette mère organise depuis de longs mois son départ pour la Nouvelle-France ; une centaine de personnes sont au courant du projet; Claude n'en sait rien. Elle espérait même pouvoir s'embarquer sans lui dire adieu.
A la nouvelle de ce prochain départ, la bizarre famille des Martin s'était cabrée de nouveau. Ils avaient une façon très particulière d'aimer leur soeur et leur neveu. « Il ne se peut dire, écrit Dom Martène, ce que firent ses parents
(1) Martène, op. cit., p. 12.
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pour empêcher cette pieuse entreprise; mais enfin, ayant trouvé son coeur inébranlable..., ils crurent, par un dernier effort, qu'ils pourraient la retenir par le moyen de son fils. Lorsqu'elle entra en religion, sa soeur créa, de son propre mouvement, une pension à ce fils..., en reconnaissance des bons services qu'elle avait rendus à sa maison (de commerce)...; mais, afin de lui persuader que son fils, par son éloignement, allait demeurer sans secours et sans appui, elle la fut trouver avec un notaire, pour révoquer cette pension en sa présence; et, voyant que cela ne l'avait point émue, elle envoya à son fils la révocation, avec une lettre... des plus pressantes où l'on n'avait omis aucune raison de délaissement, de mépris, de nécessité, de misère, pour l'exciter à faire du bruit, et rechercher tous les moyens possibles d'arrêter sa mère, qui devait passer par Orléans », où Claude achevait alors sa philosophie (1). C'était la même stratégie que huit ans plus tôt. Il n'y manquera, cette fois, que les complaintes de l'oncle poète : « On gagna le cocher qui la conduisait, pour être le porteur de ce paquet, et lui mettre en mains propres. Quand il la fut saluer, il dissimula qu'il sût rien de ses desseins ; et, avec un étonnement, tel qu'on peut se l'imaginer, de voir inopinément une mère religieuse hors de son cloître, il la supplia de lui dire où elle allait. Elle lui répondit simplement qu'elle allait à Paris. Il lui demanda de nouveau si elle ne passait pas outre ; elle lui dit qu'elle pourrait passer jusqu'en Normandie. Alors, voyant qu'elle avait de la peine à s'ouvrir, il tira sa lettre et son papier et lui dit : « Ma mère, je
(1) Le curriculum scolaire de Claude est assez accidenté. Peu après le départ de sa mère pour le couvent, le P. Dinet, recteur du collège des jésuites de Rennes, lui avait fait donner une bourse dans ce collège. Mais on le renvoya bientôt « sous prétexte qu'il ne voulait pas étudier e, peut-être aussi parce que ses parents, étant riches et lui ayant promis une pension, mieux valait rendre la bourse à un enfant pauvre (c'est l'hypothèse de Dom Martène). De là, chez les jésuites d'Orléans. Après ses humanités, il vient faire sa rhétorique à Tours ; puis il retourne à Orléans pour sa philosophie. — Martène, op. cit., pp. 8, 9.
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vous prie de prendre la peine de lire cela ». Elle lut toute la lettre avec beaucoup de patience ; après quoi, elle ne fit que dire, en élevant ses yeux au ciel : « O que le démon a d'artifices pour traverser les desseins de Dieu! » Puis, se tournant vers son fils, elle lui dit : « ... Il y a huit ans que je vous ai quitté... depuis ce temps-là quelque chose vous a-t-il manqué ?... Vous voyez que (Dieu) a été votre (père) au delà de toutes nos espérances, non seulement vous donnant le nécessaire, mais encore se montrant si libéral.., que vous avez été élevé d'un air, qui surpasse beaucoup votre condition (1). Il en sera toujours de même... Je vais en Canada, il est vrai, et c'est encore par le commandement de Dieu que je vous quitte une seconde fois. Il ne me pourrait arriver un plus grand honneur.., et, si vous m'aimez, vous en aurez de la joie... » Tout ceci, avec une si douce gravité et une tendresse si généreuse que son fils se trouva tout changé... Il ne fut pas plus tôt de retour au logis, qu'il brûla la lettre et le papier..., avec résolution de prévenir lui-même ses parents dans leur inclination, savoir de ne leur demander plus rien, et de ne leur être jamais à charge. Ce fut en cette occasion qu'il fit à Dieu un sacrifice complet de sa mère..., comme un autre Isaac, baissant volontiers le col sous le glaive d'une mère qui l'immolez ». Mieux encore, il sera jésuite, ou, du moins, il fera ce qu'il faut pour l'être. Ne disputons pas au bénédictin Dom Martène le malicieux plaisir de nous raconter, avec la dernière gravité, cet épisode, un peu grêle, je l'avoue, mais fort amusant.
De retour à Orléans, où il étudiait sous leur discipline,
(1) En dehors de la pension que lui servait sa tante, il était aidé par « une personne de qualité », à Tours, du moins, pendant sa rhétorique, « et il fut toujours si bien entretenu qu'il n'y avait point d'enfant dans la ville qui fût mieux mis ni mieux habillé que lui ». Marlène, op. cit., p. 9. Evidemment, l'argent n'est pas tout, mais dans le petit discours qu'on nous rapporte, Marie de l'incarnation répond aux menaces, d'ailleurs ignobles, et, pour trancher le mot, au chantage de sa soeur.
(2) Martène, op. cit., pp. 9-12.
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Claude pria donc « ces R.R. P.P. de lui faire la grâce de l'admettre dans leur Compagnie. Il donna en même temps avis de ses dispositions à sa mère, qui était encore à Paris. Je laisse à penser quelle fut sa joie ». « Le comble de ses joies », en effet. Nous montrerons plus tard l'extrême attachement de Marie de l'Incarnation pour les jésuites. Si elle n'avait pas l'esprit trop large et trop droit pour faire des comparaisons de ce genre, je dirais volontiers qu'elle mettait la Compagnie de Jésus au-dessus de tous les ordres. En tout cas, elle ne souhaitait rien de mieux pour son fils. Elle employa donc « tout ce qu'elle avait d'amis dans la Société, pour seconder ces pieux desseins, et il n'y en eut pas un qui ne se fît un singulier plaisir de lui rendre service en cette occasion, où il s'agissait autant de leur intérêt que du sien ». Leur intérêt? A cette date, en est-on bien sûr? Mais marquons le coup, sans appuyer davantage. « Ils lui dirent que le Père Provincial étant arrivé à Paris, il y fallait faire venir son fils, afin qu'étant présent, l'on conclût promptement cette affaire, avant qu'elle passât en Canada. Elle mande aussitôt à son fils, qui, soit qu'il eût reçu trop tard la lettre de sa mère, soit pour d'autres bonnes raisons, différa quelques jours à partir (1) ; d'où le Père Provincial prenant prétexte lui dit qu'il était venu trop tard, et que l'on ne pouvait le recevoir pour le présent ». Oh! oh ! voici un provincial un peu roide ; mais prenez patience, nous lui dirons son fait, quand il aura fini de nous étonner. « Cela affligea étrangement sa mère — oui, certes, et plus que l'on ne saurait dire — et les autres jésuites, ses amis, qui croyaient déjà la chose faite. Néanmoins, comme on ne le refusait pas entièrement, et qu'on lui donnait de bonnes espérances, elle ne perdit pas courage; elle
(1) Même chez un tel savant, remarquez ce qu'on peut appeler le coup de pouce de l'hagiographe. Il ignore les raisons de ce retard ; il tâche de les deviner, mais convaincu a priori que ces raisons ne pouvaient être que bonnes. Pourquoi pas aussi un peu d'indolence, une de ces hésitations de la dernière heure ?
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exhorta son fils à ne se point laisser abattre par cette petite disgrâce, et, afin qu'une autre fois, il ne manquât pas son coup, elle le mit en pension (à Paris même), avec un ecclésiastique fort vertueux. Toutefois, avant qu'elle partit de Paris, on lui conseilla de le renvoyer à Orléans, pour continuer ses études. » Ce qu'il fit, bien résolu d'ailleurs « de poursuivre sa pointe, et de ne rien omettre de ce qui pourrait lui procurer sa réception dans la Compagnie de Jésus. Mais, après que sa mère eut quitté la France, toutes ces belles espérances qu'on lui avait données, se dissipèrent, et, quelque instance que Martin pût faire aux jésuites, il ne put avoir d'autre réponse du Provincial, sinon qu'il ne pouvait pas le recevoir, pour deux raisons : la première, parce qu'il était sourd ; la seconde, parce qu'il n'avait pas assez d'esprit pour être jésuite. C'était un faux prétexte, que prenait ce jésuite pour se défaire de Martin : car on ne s'est jamais aperçu qu'il fût sourd, et il a conservé l'ouïe tout entière jusqu'au dernier soupir... Et quant à la seconde raison, on ne croit pas faire tort à cette illustre Compagnie, si féconde en beaux esprits, de dire qu'on ne pense pas qu'elle ait beaucoup de sujets de sa force, pour la beauté, la solidité et la délicatesse de l'esprit. Mais que dire à cela, sinon que souvent les hommes, pensant faire leur volonté, exécutent celle de Dieu, qui voulait se servir de Claude Martin dans un autre Ordre, qui a trouvé qu'il avait assez d'esprit pour être un grand serviteur de Dieu », et pour remplir avec un plein succès, les plus hautes charges (1). Le nom du provincial, que, par charité, Dom Martène a cru devoir taire (2) ? Eh! c'est une de nos vieilles connaissances, le Père Étienne Binet. Ce personnage considérable à tant d'égards, cet écrivain tour à tour mielleux
(1) Marlène, op. cit., pp. 14-16.
(2) Et que le P. de Charlevoix, jésuite, nous a loyalement révélé. « Il y a de l'apparence, écrit-il, qu'en effet Dieu voulait ailleurs (Claude Martin), mais il est certain que le P. Binet fut trompé dans le jugement qu'il porta de lui. »Charlevoix, op. cit., pp. 25o, 251.
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et fringant, parfois hors de pair, qui nous eût dit jadis, lorsque nous lui marquions sa place au premier rang des humanistes dévots, qu'un jour viendrait où nous le surprendrions en si piteuse posture, payant de belles paroles Marie de l'Incarnation et Claude Martin, baptisant sourd un solide garçon qui entendait à merveille, et pauvre d'esprit celui que l'insigne Congrégation de Saint-Maur voudra plus tard se donner pour général.
Toutefois, soyons attentifs. Si le procédé manqua d'élégance, sommes-nous bien sûrs que la décision elle-même, à l'heure où elle fut prise, n'ait pas été au moins aussi raisonnable que la décision contraire ? Qu'il se soit fié à son diagnostic personnel ou bien qu'il ait écouté les avis qui lui venaient du collège d'Orléans, où les Pères avaient eu le loisir d'observer le candidat, il aura fallu manifestement au P. Binet d'assez graves motifs pour résister comme il l'a fait aux pressantes instances des amis de Marie de l'Incarnation. D'où, pour nous, l'intérêt sérieux que présente cette anecdote (1). Elle s'ajoute en effet à d'autres indices, qu'il serait trop long de recueillir tous ici, et qui nous font entrevoir un je ne sais quel mystère autour du jeune Martin. Pourquoi, par exemple, le mouvement que l'on se donne, en vue d'obtenir du Père Binet son admission dans la Compagnie? Ne semble-t-il pas que l'on ait bien
(1) Et puis, cette petite comédie éclaire la physionomie assez obscure du P. Binet. Chez ce curieux personnage, dont les pâmoisons dévotes nous ont irrité (cf. Humanisme dévot, passim), il y avait peut-être un peu d'entêtement et une volonté de fer. Plus vraiment tendre, peut-être eût-il hésité davantage à décevoir si cruellement Marie de l'Incarnation. Nous savons du reste que ce n'est pas la seule sainte qu'il ait fait souffrir. Dans la Correspondance de Mm0 de Chantal, plusieurs des passages que les pieux éditeurs ont déclarés illisibles — et qui ne le sont en réalité ni plus ni moins que les autres — ont trait à cette pénible épreuve. Le P. Binet voulait obtenir de la sainte qu'elle s'écartât, sur tel ou tel point, des directions qu'elle avait reçues de François de Sales. Quant au mérite littéraire de Binet, j'ai eu très récemment la surprise de le voir reconnu par un juge assez difficile, Edmond de Goncourt lui-même. Voici en effet ce qu'on peut lire, de la propre main de ce raffiné, sur la seconde page de l'Essai des merveilles de nature par René François (pseudonyme du P. Binet) : « Le livre d'un merveilleux styliste ». Et qui plus est, ce chef-d'oeuvre, Edmond de Goncourt l'avait fait somptueusement relier, lui qui honorait très rarement ses livres d'une reliure pleine.
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connu que la chose n'irait pas toute seule, comme elle va d'ordinaire en de pareils cas ? Plus tard, lorsqu'il s'agira pour lui de faire profession chez les bénédictins, on nous dit que Dieu aurait révélé à sa mère « certains obstacles, venus du dehors, qui eussent été capables de rejeter le jeune novice dans le monde ». Sur quoi, elle aurait souffert de telles angoisses qu'un jour, selon qu'elle l'avoue à son fils, « elle fut contrainte de sortir de table, et de se retirer pour l'offrir de nouveau à Dieu (1) ». Qu'y avait-il donc, et si l'intérieur du novice était dès lors solidement fixé, pourquoi tant redouter ces « obstacles du dehors? » Une égale obscurité plane, du reste, sur la courte vie de M. Martin, son père, lequel, bien que « très bon », a causé à sa jeune femme de très gros ennuis qu'on se refuse expressément à nous dire Claude tenait peut-être de lui quelque secrète faiblesse. Pour moi, j'incline à le voir un peu extraordinaire, impulsif, excessif, changeant, et d'une volonté plutôt faible? Il me semble également que sa mère le voyait ainsi, et qu'elle aura douloureusement réalisé, en l'exagérant peut-être, sa propre impuissance à élever un enfant qui lui ressemblait si peu. La grâce le métamorphosera plus tard, mais sans peut-être combler jamais tout à fait le vide mystérieux que nous pressentons, mais sans effacer les différences que je n'arrive pas à définir, mais enfin sans lui donner de sitôt la belle santé intellectuelle et morale de sa mère.
(1) La vie, p. 449. L'explication que Dom Claude donne de cette angoisse paraît insuffisante.
(2) « S'il m'était permis de... faire le détail (de ce qu'elle eut à souffrir après son mariage et avant la mort de son mari), il n'y a personne qui ne levât les yeux au ciel, pour admirer comment Notre-Seigneur l'exposa à tarit de disgrâces... Car elles étaient d'un poids si accablant, et d'une espèce si rare et si nouvelle, que je ne sais si le monde en a jamais vu un autre exemple... Elle ne les a pas voulu particulariser (dans ses relations), de crainte d'offenser la charité, et c'est aussi la raison pour laquelle je ne parlerai pas. Je dirai seulement... que sou Inari même y avait donné occasion, quoique innocemment et sans dessein de ce qui arriva... » La vie, pp. 10, 11. Parmi ces angoisses, on peut bien imaginer les craintes d'une faillite imminente, mais il me semble qu'il y a autre chose.
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« Claude Martin, bien chagrin de se voir ainsi refusé des jésuites, ne pensa plus à se faire religieux. Il tourna toutes ses inclinations à chercher quelque établissement dans le monde. Ses parents, pour se défaire de lui (qu'y avait-il donc ?), voulurent l'envoyer en Canada, proche de sa mère. Mais cette prudente femme les en dissuada, leur mandant qu'il ne pourrait pas y vivre, outre qu'il y serait inutile. Lui-même, ayant le coeur noble, aspirait à quelque condition plus considérable; et, sa philosophie achevée, il alla à Paris, pour profiter des offres que Mn" la duchesse d'Aiguillon avait faites autrefois à sa bonne mère », quand celle-ci préparait son départ pour le Canada. La duchesse, « qui pouvait tout en ce temps-là », étant, comme l'on sait, la propre nièce du Cardinal, reçut Claude le mieux du monde, « l'assurant qu'elle aurait soin de lui, et que ce serait dommage de laisser sans emploi un jeune homme si bien fait, car c'est ainsi que parlent les gens du monde, mais pourtant avec justice en cette occasion, parce que tous ceux qui l'ont vu jeune, conviennent qu'on ne pouvait voir un garçon mieux fait pour le corps, sans parler des rares qualités de son esprit ». Il n'y a pas à dire, Dom Martène continue suavement à narguer le P. Binet. « De si belles promesses remplirent de joie le coeur de Martin, qui cependant n'oublia rien de ce qui pouvait contribuer à l'accomplissement de ses désirs », très secondé en cela par les nombreux amis que sa mère avait à Paris, notamment par le P. Raymond, celui-là même qui jadis avait décidé Mme Martin à entrer en religion. Cependant, « comme les grands ont pour l'ordinaire plus d'une affaire dans l'esprit..., cinq ou six mois se passèrent sans voir aucun effet des ravissantes promesses » qu'on lui avait laites. La grâce veillait néanmoins.
« Un jour qu'il était encore dans son lit, lisant la Philosophie française de Dupleix, qui avait en ce temps-là assez de vogue il entendit frapper trois coups à la porte
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de sa chambre; il se leva aussitôt, et, comme il a toujours aimé l'honnêteté, pour ne point paraître dans un état indécent, il prit quelqu'un de ses habits, avant que de voir qui avait frappé sa porte ; mais, l'ayant ouverte, il ne trouva personne... » On frappe de nouveau. Personne non plus. Le voilà tout interdit, « d'autant plus que sa chambre était au milieu d'une grande galerie, où il était impossible qu'une personne eût frappé et:se fût retirée en si peu de temps. Dans cet étonnement, la première pensée qui lui vint fut que c'était sa bonne mère, qui l'avertissait par ce signal de penser sérieusement à son salut; et, au même instant, la grâce agissant puissamment dans son coeur, il résolut de changer tout à fait sa vie. » Le soir même, il était reçu par le Général Dom Grégoire Tarisse, dans la congrégation de Saint-Maur. Comme il allait chercher un cheval pour se rendre au noviciat de Vendôme, il apprit que Dom Raymond lui avait enfin trouvé une situation, et assez belle : secrétaire du cardinal de Richelieu. Mais « la grâce, qui, pour me servir de ses expressions, était tombée sur lui comme un coup de massue, avait exterminé en lui tous les désirs de s'avancer dans le siècle », et il partit sans plus tarder, pour Vendôme (1) (janvier 1641).
(1) Martène, op. cit., pp. 16-a3. « Un marchand d'Orléans, à qui il était redevable d'une petite somme..., s'en vint à Vendôme former opposition à sa profession... Le Père Maître, sans parler à son novice de ce qui se passait, lui répondit de la dette..., bien heureux d'acheter, s'i'. était nécessaire, un sujet (dont Binet n'avait pas voulu) et qui méritait d'être acheté au poids de l'or, mais il ne fut pas en cette peine », les parents de Dom Claude s'étant chargés de la dette. « Cela lui donna l'occasion d'écrire une grande lettre à son oncle, dans laquelle il faisait une confession publique... de tous les dérèglements de sa jeunesse, et de tous les tours d'écoliers, qui passent ordinairement dans le siècle pour des jeux d'adresse. L'oncle, qui n'avait pas accoutumé de recevoir de son neveu des compliments de cette nature, ne put lire cette lettre sans verser un torrent de larmes. » Martène, op. cit., p. 29.
On trouvera dans le livre de Dom Martène, passim, et accompagné d'une foule de détails intéressants, le curriculum bénédictin de Dom Claude. Après sa profession à Vendôme (3 février 1642), il est envoyé à l'abbaye de Tiron (saluons le fantôme charmant de Desportes) « pour y faire son séminaire de jeune profès », ou, en d'autres termes, pour y continuer les exercices du noviciat. Les vieux ordres se ralliaient ainsi au noviciat de deux ans, que saint Ignace imposait aux jeunes jésuites. Ils allaient même plus loin, puisque, en principe, Claude aurait dû passer deux ans à Tiron, ce qui aurait fait trois ans de noviciat. De là à Jumièges, pour ses études philosophiques et théologiques. Vendôme, Tiron, Jumièges, les jolis noms à manier! Après cinq ans d'études, un an de « récollection » à Saint-Martin de Séez. C'est la troisième année de probation, imaginée par saint Ignace, mais avec cette différence que Frère Claude n'est ordonné prêtre que dans le courant de cette année de retraite, si j'ai bien compris. Dix-huit mois à Bonne-Nouvelle de Rouen, d'où on l'envoie à Vendôme, comme sous-prieur. Puis, et presque aussitôt, prieur de Saint Nicaise de Meulan (1652). En 1654, prieur des Blancs-Manteaux, maison « qui avait toujours été gouvernée par les principaux supérieurs de la Congrégation ; tant à cause que ce monastère est situé au milieu de la capitale..., qu'afin d'aider de leur conseil, dans les affaires épineuses, les supérieurs majeurs, qui résident d'ordinaire à Saint-Germain-des-Prés : ce qui demande un homme de tête. Ainsi on le regardait dès lors » comme appelé à rendre à sa congrégation des services considérables. Sa mère, ayant peine à comprendre que l'on appelle Blancs-Manteaux une maison de moines noirs, Dom Claude lui expliquera ce paradoxe. En 1657, prieur de nouveau à Meulan, où l'on comptait sur lui pour débrouiller une situation fort épineuse (cf. Martène, op. cit., pp. 64, sq; il y a là de très curieux détails. Ah ! si toutes nos biographies avaient été écrites par des Mauristes!) En 1658, prieur à Saint-Corneille de Compiègne, dont précisément à cette date, Anne d'Autriche voulait unir la Incuse au Val-de-Grâce. D'où négociations délicates, dont Claude Martin se tira, nous dit-on, le mieux du monde, mais au prix de beaucoup d'ennuis. En 166o, prieur de Saint-Serge d'Angers : là se dérouleront les terribles scènes de pénitence que nous allons évoquer dans le texte : là encore, son mariage avec la Divine Sagesse. Pendant ses années de Saint-Serge, il met la réforme au monastère de Saint-Aubin d'Angers : il travaille aussi à réformer Saint-Maur, mais sans y réussir tout à fait. En 1666, prieur de Bonne-Nouvelle à Rouen. Eu 1668, Dom Marc Bastide, assistant du général (Dom Bernard Audebert) étant mort, Claude est choisi par la diète annuelle pour le remplacer. En 167o (ou 1671), il tente vainement de se faire envoyer en Pologne, « où l'on demandait de nos religieux pour y faire revivre le premier esprit de l'ordre ». Ayant « exercé sept ans de suite la charge d'Assistant, il est élu prieur de l'Abbaye de Saint-Denis, en France, au Chapitre général de 1675. En 1681, il est de nouveau nommé Assistant du général, Dom Vincent Marsolles. Le premier Assistant, Dom Benoît Brachet, succède à ce dernier, mais, comme il était « sur son déclin », tout le poids du gouvernement retomba sur Dom Martin. (Dom Brachet, vicaire, à la mort de Dom Marsolles ; général, en 1684). En 1687, mort de Dom Brachet. Dom Claude eût été élu général à la presque unanimité des suffrages ; mais, comme nous dirons, le Roi met son veto à cette élection. En 169o, nominé prieur de Marmoutiers. Sur sa demande, il est « déposé » en 1696, et meurt peu après, « âgé de 77 ans..., dont il en avait passé près de 56 en religion... et 44 dans la Supériorité ». Père Binet, Père Binet, que pensez-vous de cette carrière vraiment magnifique ?
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II. — Pendant les vingt premières années de sa vie bénédictine, Dom Claude a subi, presque sans relâche, un extraordinaire martyre, que Dom Martène nous fait connaître, à la libre manière des érudits, et avec une simplicité plus que monacale : étranges chapitres, uniques
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peut-être dans l'hagiographie moderne ; précieux appendice à l'histoire des Pères du désert. En transcrivant ces naïfs récits, d'une intimité et d'une précision presque gênantes, nous serons tentés parfois de tourner la page, semblables à celui qui se bouche les oreilles ou recule sa chaise, pour ne pas surprendre les secrets d'un confessionnal. Mais non : tous ces détails qu'il a confiés à Dom Martène avec une ingénuité qui nous déconcerte, Claude Martin savait fort bien qu'ils seraient un jour rendus publics. Cette confession, il a donc bien entendu nous la faire à nous-mêmes, heureux de s'humilier ainsi éternellement, plus heureux de nous apprendre par son exemple que la divine Sagesse veut faire tourner au bien des élus les faiblesses de la chair et les défaillances de l'esprit.
Ce timide, cet inquiet s'embarrasse d'abord dans un scrupule, assez noble, il est vrai, et spécieux, pitoyable néanmoins, quoi que doive soutenir plus tard le fougueux abbé de Rancé. A Jumièges, où il s'initiait aux sciences ecclésiastiques, « it regardait tout le temps qu'il donnait à l'étude comme... soustrait à l'oraison et à la méditation des divines vérités; ce qui lui en donna un si grand dégoût qu'il résolut de prier le R. P. Visiteur de l'en retirer. Il en parla au R. P. Dom Grégoire de Verthamon, son supérieur, qui lui représenta... que l'étude, faite dans un esprit de soumission, tenait lieu d'oraison... Frère Claude se soumit à ses raisons, et reconnut lui-même que c'était (là) une tentation ; et depuis étant supérieur, il proposait son exemple aux jeunes religieux, qui étaient troublés de la même agitation, pour les retenir en leur devoir (1). » Sous la plume du très savant et très pieux Dom Martène, cette affirmation catégorique, « leur devoir », a un double prix. Nous
(1) Marlène, op. cit., p. 35. En écrivant ces lignes, Martène songeait vraisemblablement à la controverse Rancé-Mabillon. On voit, du reste, que Rancé avait des alliés dans la place, ces jeunes scrupuleux qui, sans l'avoir lu, se demandent si l'étude ne les éloignera pas de Dieu.
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montrerons du reste plus tard à quel point Dom Claude était revenu de son illusion première, lui qui travaillera autant que personne à faire de la Congrégation de Saint-Maur une pépinière de savants. L'action néanmoins, sous toutes ses formes, lui inspirera toujours une sorte de répugnance instinctive. Sur ce point, comme sur tous les autres, sa lumineuse mère allait plus droit que lui et plus simplement à la vérité.
Vous êtes obligé, lui écrira-t-elle en 1658, de vous mêler de diverses affaires..., dans lesquelles il ne se peut faire... qu'on ne contracte un peu de poussière... N'estimez pas que les distractions, que vos études ou vos affaires vous causent, soient des infidélités, si ce n'est que vous vous amusiez trop à raisonner sur des matières curieuses ou controversées, ou sujettes à la vanité, ou enfin contraires à l'esprit de Jésus-Christ... (1).
Mais une autre tentation l'assiégeait déjà, et si importune que, pour en combattre les premiers assauts, il fit une menue faute contre l'obéissance, prenant des orties, et se mettant, sans permission, « tout le corps en feu ». D'où la rude réprimande qu'il reçut de son supérieur, lorsque celui-ci eut connu tout ensemble et le mal et le remède. « Mais ni cette humiliation, ni toutes les pénitences que Frère Claude fit, avec... permission, pour cet effet, n'y réussirent pas, et ce ne fut qu'après sa philosophie qu'il en fut délivré (2) ». A quelques années de là, nommé prieur de Saint-Nicaise de Meulan, nouvelles tentations du même genre, mais si « terribles », écrit Martène, qu'elles « me font encore frémir quand j'y pense ». « Et je ne sais, continue-t-il, si jamais aucun saint en a souffert de plus
(1) Lettres, II, p. 124.
(2) Marlène, op. cit., p. 36. Soit faute de place, soit pour d'autres raisons plus sérieuses, je ne transcris pas le récit, très innocent à la vérité, mais trop ingénu de Martène. Il commence par ces mots qui ont leur saveur : « Lorsque je demandai au R. P. D. Claude M. la source d'une si violente tentation, il me répondit... » Cf. Martène, op. cit., pp. 36-38. Il ne s'agissait que d'un simple enfantillage, — le mot est deux fois juste — démesurément grossi par une imagination malade.
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horribles, soit qu'on les considère en leur nature, soit qu'on en examine les circonstances, soit qu'on les regarde en leur durée.
En voici l'occasion (1). Il avait rendu quelque service à l'un des principaux bourgeois de la ville de Meulan; celui-ci en avait beaucoup de reconnaissance, et toute sa famille, à son exemple, venait de temps en temps au monastère, lui témoigner... combien elle lui avait d'obligation. Ce bourgeois avait une fille, âgée d'environ dix-sept ans, qui vint un jour rendre visite au Père Prieur. Et, comme dans l'entretien, il lui parlait de son salut, et qu'il tâchait de lui inspirer adroitement de l'amour pour la vie religieuse, il se sentit lui-même tout d'un coup inspiré fortement de la quitter et de se retirer. Néanmoins comme la personne... était une fille sage et vertueuse, que ces discours ne tendaient qu'à la porter à Dieu, et que, d'ailleurs, ses intentions étaient très pures, il ne fit pas beaucoup d'attention à cet avertissement intérieur. Mais, comme Dieu veut être obéi lorsqu'il parle à l'âme, il lui fit bientôt ressentir le danger qu'il y a de ne pas suivre ses inspirations : car il se fit à l'instant un bouleversement dans tout son corps, excité par le démon de l'impureté, dont Dieu se servit pour — n'aurait-il pas mieux valu dire : à qui Dieu permit de ? — punir, éprouver et sanctifier son serviteur. Alors, s'humiliant devant Dieu, il lui dit: Ah ! mon Dieu ! Hélas, Seigneur, qu'est-ce que ceci ?
Représentez-vous bien le saint moine, chargé d'ans et de vertus, lorsqu'il raconte, qu'il mime, si j'ose dire, toute la scène devant son jeune disciple ; et celui-ci, bouleversé d'admiration et de pitié, imprimant dans sa mémoire, les détails, les mots, les gestes qu'une heure après il fixera fièvreusement dans ses notes :
Et tout confus en lui-même, il se retira promptement. Mais il n'était qu'au commencement d'un combat, qui ne devait pas moins durer que neuf ou dix ans. Dès ce moment, son imagination se troubla, son esprit s'obscurcit, une révolte générale
(1) Comme l'espace nous est mesuré, j'imprime ces longs récits en plus petits caractères, bien qu'en principe, Dom Martène, devant qui je m'efface, ait droit au texte ordinaire
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s'éleva dans la partie inférieure et dans tous ses sens, et les assauts qu'ils lui livrèrent furent si rudes qu'il n'y a langue qui puisse les exprimer, ni plume les décrire, et je ne sais s'il se trouverait quelque entendement capable de les comprendre.
Exagération inouïe, mais combien touchante! Sans que le digne homme y ait certes pensé, elle nous révèle la chasteté merveilleuse, l'enfantine candeur de Dom Martène lui-même. Devant les travaux de ces grands moines, l'imagination reste confondue. Leur secret est pourtant bien simple. De la prière et de l'étude, rien ne les distrait. Nous sommes tous, je l'espère du moins; avec Mabillon, défendant contre Rancé les moines savants. Mais vraiment, ne trouvez-vous pas, qu'à elles seules ces trois lignes de Martène tranchent le débat ?
Il n'ignorait pas les armes, dont les saints se sont servi, pour combattre l'esprit d'impureté; il savait que c'est par le jeûne, la pénitence et l'oraison qu'ils l'ont surmonté. Il y eut recours... ; mais il avait affaire à un ennemi..., qui avait reçu de Dieu permission — (et non pas mission) — de le tenter en toute manière, et, s'il se peut dire, beaucoup plus que ne le fut Job. Il versait souvent des larmes, il gémissait devant Dieu, il mangeait si peu qu'à peine un enfant se serait-il contenté à déjeuner de ce qu'il prenait de nourriture en toute la journée. Je n'exagère point, je ne fais que rapporter ses propres paroles... Il joignait à cela de sanglantes disciplines, tantôt avec de grands osiers, d'autres fois avec des orties, un autre jour avec une longue chaîne de fer, qui imprimait sur son tendre corps autant de cercles noirs qu'il frappait de coups... Cependant... le Ciel était pour lui... de bronze et d'airain, qui ne versait sur lui ni pluie ni rosée, pour tempérer les ardeurs de la concupiscence, qui ne lui donnaient aucun repos ni jours ni nuits.. (Et) cette tentation fut la source d'une infinité d'autres (1).
Souffrances trop réelles, mais causées par un simple scrupule : vaines terreurs, songes de malade. Plus clairvoyante que son fils et que Dom Martène, Marie de l'Incarnation n'attachait pas la moindre importance à cette
(1) Marlène, op. cit., p. 52.
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tentation prétendue. Loin de lui conseiller la fuite, elle aurait voulu que Dom Claude continuât à diriger, comme si de rien n'était, la très pure jeune fille dont le vague fantôme l'obsédait, et que, sans doute, il n'avait noème jamais regardée en face.
Ne vous affligez point, et ne désistez point de faire la charité à cette bonne dame. C'est la nouveauté de cet emploi qui vous cause de la peine; quand l'expérience vous aura plus aguerri, il n'en sera pas de même. Toutefois, quand il en serait de la sorte toute votre vie, il ne faudrait pas cesser de faire la charité. Le diable, qui a peur qu'on la fasse, fait d'ordinaire ces sortes d'ouvrages pour intimider les âmes. Je connais un saint homme qui en est martyr, mais qui ne laisse pas de poursuivre généreusement sa pointe. Faites-en de même (1).
« En sortant (le Meulan (pour venir aux Blancs-Manteaux), il n'y laissa point sa croix. »
Il l'emporta avec soi à Paris, où ses tentations ne furent pas moindres dans le tracas de cette grande ville que... dans un monastère solitaire. Bon Dieu, que vos jugements sont surprenants ! Que la conduite que vous tenez sur vos serviteurs est impénétrable ! Est-il possible que vous les traitiez ainsi... (Au reste) cet état pitoyable... ne l'empêchait point de remplir tous les devoirs de sa charge, avec une approbation générale.. Ce fut en ce temps-là qu' (un des amis de sa mère) M. de Bernières..., cet homme si saint, si contemplatif, si pénitent et si fameux par ses pieux écrits, eut de fortes inclinations de communiquer avec lui sur les matières spirituelles (2).
De Paris, il est envoyé de nouveau à Meulan, où l'épreuve continue. Et sa mère, qui le connaît bien :
Un mot sur le point que vous dites qui vous donne de la
(1) Lettres, II, p. 71. Il n'est pas sûr qu'elle fasse allusion ici à la sujet jeune fille de Meulan dont la rencontre, au parloir de Saint Nicaise, avait déchaîné ces orages. Peut-être Dom Claude avait-il consulté sa mère au d'une autre tentation analogue, puisqu'il y en eut, au dire de Martène, une infinité d'autres. Le saint homme dont parle ici Marie de l'Incarnation, doit être un des jésuites du Canada, par où l'on voit, soit dit en passant, l'absolue confiance que lui témoignaient certains d'entre eux.
(2) Marlène, op. cit., p. 58.
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peine. Le peu d'expérience que j'ai m'a fait connaître cette vérité, qu'il faut bannir tous les raisonnements superflus et les réflexions trop fréquentes sur ces sortes de matières, qui, pour l'ordinaire, sont plutôt des tentations que des choses réelles. Je crois que ce qui vous travaille de temps en temps est de cette nature (1).
Elle parlait d'or : mais, quoi! si les scrupuleux pouvaient admettre ces évidences, ils ne seraient pas scrupuleux. Je passe Compiègne, pour courir à Saint-Serge d'Angers où doit enfin s'achever ce long martyre.
Nous avons déjà vu — cette récapitulation est si amusante que, bien qu'inutile pour nous, je n'ai pas le courage de la supprimer — comme, étant prieur à Meulan, et parlant de Dieu à une jeune demoiselle le démon excita en lui une furieuse tentation..., qu'il porta de Meulas à Paris, qu'il rapporta de Paris à Meulan, qu'il transporta de Meulan à Compiègne, et qui enfin le suivit de Compiègne à Angers. Cette tentation... fut la source de plusieurs autres : car, voyant qu'après tant de jeûnes, de pénitences,... et d'oraisons, il ne laissait pas de souffrir jours et nuits comme un enragé, s'il est permis de me servir de cette expression..., il entrait quelquefois en de si violentes tentations de blasphème et de désespoir, qu'on aurait cru que tout était perdu. « Où êtes-vous donc, Seigneur, disait-il, et où sont vos regards? Est-il possible qu'il y ait un Dieu ? Et, s'il y en a un, où est donc sa bonté et sa miséricorde ?.. » Voilà comme il raisonnait dans la partie inférieure de son âme; car, pour la supérieure, elle fut toujours parfaitement soumise à Dieu... Pour comble de ses peines, le démon lui suggérait des raisons, pour lui persuader que les impuretés volontaires ne sont point péché... ; surtout deux si fortes, qu'encore bien qu'il fût persuadé du contraire,. il ne croyait pas qu'on pût les résoudre, comme, en effet, en ayant proposé une à un homme très spirituel et très capable..., il aperçut qu'il s'embarrassait fort et ne résoudrait rien ; ce qui l'obligea à taire la seconde, qui était beaucoup plus forte... Nous lisons quelque chose de semblable dans la vie de saint François de Sales, qui, étant dangereusement malade, le démon, dans une tentation contre la présence réelle..., lui suggéra un
(1) Lettres, II, pp. 123, 124.
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argument si fort, qu'il n'en avait jamais trouvé de si difficile dans tous les écrits... des hérétiques; et ce grand saint ne voulut jamais le déclarer, de crainte qu'il ne pervertît quelques esprits faibles.
Voyons maintenant l'issue de cet effroyable combat... Si sa chair l'avait affligé par ses révoltes, il n'avait pas été moins courageux à la faire souffrir par ses rigoureuses pénitences... ; mais, voyant qu'après tout cela, il restait toujours assez de forces à cette rebelle pour lui résister, il crut qu'elle ne pourrait être entièrement terrassée que par quelque coup hardi... Dans cette pensée,
jetant « les yeux sur ce qu'avaient fait les saints en de semblables occasions », il résolut d'imiter saint Benoît, « se roulant tout nu dans les épines »,
et il l'imita effectivement, mais d'une manière si généreuse que, sans blesser le respect que nous devons à notre saint Père, nous pouvons dire que l'action du disciple a surpassé celle du maître... Il choisit le temps de la nuit..., et, après avoir donné assez de temps à ses religieux pour s'endormir..., il se dépouilla tout nu, laissa ses habits dans sa chambre, à la réserve de son scapulaire et de son froc, dont il se couvrit, de crainte que, par hasard, il ne fût rencontré de quelqu'un, s'en alla droit au jardin, où il y avait quantité de groseilliers piquants. Et, étant arrivé au lieu de son sacrifice, il quitta son scapulaire et son froc, s'enveloppa le visage d'une serviette, tant pour ne passe défigurer la face, que dans l'appréhension de se crever les yeux. Il se jeta ensuite à corps perdu dans un gros buisson, qu'il brisa entièrement à force de s'y rouler, faisant ruisseler le sang de toutes les parties de son corps délicat. Après avoir mis en pièces ce buisson..., il eut la pensée de se rouler encore dans un autre d'une grosseur prodigieuse — car il occupait plus de place que sa chambre n'avait d'étendue (ce sont les expressions dont il se servait, en me racontant ceci...) ; mais une certaine répugnance naturelle le retint... Néanmoins, pour récompenser en quelque sorte ce défaut, il se couvrit tout le corps d'orties, qui le mirent tout en feu. Mais, le jour suivant, tout honteux de sa lâcheté, il retourna caresser ses chères et amoureuses épines, et ajouter de nouvelles plaies à celles du jour précédent. Bon Dieu, quel spectacle ! Anges du ciel, de quel œil le regardiez-vous?...
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Mais le martyre du vénérable Père... ne se termina pas là., La plus grande partie des épines de ces deux gros buissons s'étant rompues et demeurées dans son corps..., son amour incomparable pour la croix ne lui permit pas d'en ôter une seule, et (il) continua... de la sorte son martyre, jusqu'à ce qu'elles fussent entièrement pourries, et qu'elles tombassent et sortissent d'elles-mêmes... Cette grande action produisit en lui le même effet qu'elle fit autrefois en la personne de... saint Benoît : c'est-à-dire, que les ruisseaux de sang, qui sortirent de son corps, éteignirent entièrement (et pour toujours) les flammes de la concupiscence...
Je laisse présentement à chacun de faire telle réflexion qu'il lui plaira sur ce que je viens de raconter. Je ne sais ce qu'en penseront les personnes qui conversent familièrement avec des filles et des femmes... ; mais s'ils m'en veulent croire, ils profiteront d'un exemple si touchant... Lui-même en profita tout le premier : car il ne rendait jamais de visites aux femmes, et, lorsque, par les devoirs de sa charge, il était obligé d'aller voir quelques personnes de qualité, et que les laquais ou les suisses... lui disaient que le maître de la maison n'y était point, mais qu'il pouvait parler à la dame, qui serait peut-être bien aise de le voir, il s'en excusait toujours... Enfin il croyait la conversation des femmes si dangereuse aux religieux, qu'il
(1) Semper eadem. Voici en effet, dans les notes intimes d'un jésuite irlandais, le P. W. Doyle — tué sur le champ de bataille de Frezenberg, près d'Ypres, le i6 août 1917 — un récit presque tout semblable : « Je me dévêtis, et marchai de long en large — dans un champ d'orties —jusqu'à ce que mon corps entier ne fût plus qu'une ampoule cuisante et envenimée. Les mots ne peuvent décrire la douce, mais horrible agonie qui s'ensuivit jusqu'à une heure tardive du jour suivant... A mesure que le poison travaillait mon sang, la fièvre montait... Flagellation de la tête aux pieds, avec des aiguilles de feu : elle commençait aux pieds et montait jusqu'au visage, et redescendait si régulièrement que j'aurais pu croire qu'une main invisible était à l'oeuvre... Je sentais que je ne pouvais plus vivre... et cependant il me donnait la force de murmurer : «Encore plus, cher Seigneur, mille fois plus pour votre cher amour ! » — Cf. L. de Grandmaison, Un ascète irlandais contemporain; Revue d'ascétique et de mystique, avril 1921, p. 130. Ne nous y trompons pas: un buisson d'orties, avec ses milliers de pointes invisibles, sournoises, empoisonnées, et dont presque aucune ne manque son coup, est plus redoutable que toute une forêt d'arbustes épineux. A parte ante néanmoins, le supplice choisi par Dom Claude épouvante davantage l'imagination. Lui aussi, du reste, il avait fait connaissance avec les orties. Puis-je ajouter que ce curieux passage reste pour moi très mystérieux. Le P. Doyle espérait bien que ses notes seraient brûlées. Il n'écrivait donc pas pour nous. Mais alors, pour qui? A quoi bon? Quae retro sunt obliviscens, ad propositum persequor? Se raconter à soi-même, et par écrit, de telles prouesses, me paraît plus étrange et moins sain que les accomplir.
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leur persuadait... de les fuir comme des serpents. C'est pourquoi un religieux de grande vertu..., lui ayant mandé que, par le moyen de quelques secrets, il faisait des cures admirables sur les pauvres gens, et que même Dieu lui faisait la grâce d'appliquer des remèdes sur les femmes, sans en être touché, il lui répondit fort sagement de ne pas s'y fier, et qu'il prît garde que, tôt ou tard, le démon ne lui jouât quelque mauvais tour, et qu'il devait craindre qu'un jour il ne réveillât les idées de ce qu'il aurait vu, pour lui donner bien de l'exercice.
Mais ne laissons pas là (ses) pénitences effroyables... Ces endroits de sa vie sont trop beaux... pour ne nous y pas arrêter encore un peu. Dans le même temps qu'il se roula dans les épines, il eut dessein de se plonger tout nu dans une mare glacée... et il l'aurait fait sans doute, si elle eût été moins profonde. Mais, pour... récompenser cette mortification par une autre, qui y eût un peu de rapport, il lavait ses sergettes dans de la lessive glacée. Son esprit, qui était ingénieux à inventer tous les jours quelque nouveau genre de martyre, lui en suggéra un, qui ne cède en rien à tout cela. Ce fut de tourmenter son corps par le feu. Pour cet effet, il prit une corde soufrée, qu'il entortilla autour de son corps, et l'alluma ensuite, pour se brûler à petit feu. Je laisse à penser quelle douleur lui causa une mortification, dont le seul récit fait frémir et dresser les cheveux de ceux qui la rapportent... Mais il n'eut pas la consolation d'avaler tout entier cet amer calice. Car le feu ayant brillé la corde..., il ne put faire qu'une partie de l'effet qu'il s'était proposé (ce dont il sut bien se dédommager)..., prenant... sa chandelle allumée, et s'en brûlant lui-même les flancs... (1).
Ainsi Dieu l'aidait-il « à purifier son âme des moindres atomes d'imperfection », la préparant et la rendant digne « d'une alliance et d'une union très intime avec la Sagesse divine, et ce fut en suite de tout cela que l'on vit en lui la vérité des paroles qu'écrivit saint Augustin à Licentius. — Un Père cité par Dom Martène à propos de Dom Claude, à la bonne heure ! —
Qu'après que la Sagesse a tenu dans les liens et dans la servitude une âme fidèle, et qu'elle l'a fait passer par certains
(1) Martène, op. cit., pp. 72-79.
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travaux nécessaires, pour la dompter et la dresser, elle la met en liberté et se donne sans réserve à elle pour en jouir à son aise. Ces chaînes passagères tombent, et elle ne la tient plus que par ses embrassements éternels, qui sont une espèce de chaîne très forte à la vérité, mais qu'on porte avec un plaisir qui surpasse tout ce qu'on peut dire.
« C'est ici un des plus beaux endroits de la vie du vénérable Père..., et, à mon sens, une des plus grandes grâces qu'il ait reçues du ciel, par les suites admirables qu'elle a eues. Je ne sais comment les esprits forts recevront ce que j'en vais dire ; mais il nous importe peu quels sentiments ils aient, pourvu que ce que nous écrivons serve à l'édification des âmes simples... Lui-même, dans un esprit d'humilité, traitait cette action de dévotionnette, et, lorsqu'il me la racontait, il croyait que je me rirais de sa simplicité ; mais il s'est beaucoup trompé dans son jugement (1) ».
Pour nous, bien que tout ne nous ait pas semblé également admirable dans le chapitre qui s'achève, nous ne sommes pas des esprits forts. Et le serions-nous, qu'à la lecture du nouveau chapitre dont on vient de voir le beau prologue magnifique, nous ne serions aucunement tenté de rire. Le récit des tentations de Dom Claude ne déparerait pas l'histoire Lausiaque ; celui de son mariage avec la divine Sagesse nous transporte en plein moyen âge. Étrange évolution que celle de ce contemporain de Descartes ! D'abord l'état d'âme d'un Père du désert, héroïque certes, mais poussant parfois les délicatesses de la conscience jusqu'au point où elles ne se distinguent plus du scrupule ; nous l'allons voir maintenant presque tout semblable au poétique Henri Suso ; plus tard enfin, quand sa mère aura fini de le façonner à sa propre image, il gravira, avec une aisance parfaite, les sentiers plus dépouillés, mais non moins sublimes qu'ont tracés les mystiques de la
(1) Martène, op. cit., p. 82. Nous n'aurions pas cru « dévotionnette » inventé déjà.
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Contre-Réforme, Thérèse, Jean de la Croix. Inférieur à la « Thérèse du Nouveau-Monde », puisqu'il finit par où celle-ci a commencé, mais, en quelque façon, plus attachant, du moins plus curieux, en raison même de ses longues incertitudes et de quelques autres misères sur lesquelles, presque sans rien dire de mon cru, je n'ai peut-être que trop appuyé.
III. — « Comme sa principale lecture était celle de l'Écriture sainte, et qu'elle faisait sa plus grande consolation..., aussi en tirait-il de grandes instructions pour sa conduite : mais, après le Nouveau Testament, il n'y avait point de livre où il trouvât plus de goût, ou qui fît (sur lui) de plus fortes impressions, que celui de la Sagesse. Un jour qu'il lisait avec attention les saints éloges que Salomon lui donne..., il en conçut un amour si ardent qu'il était tout hors de lui-même; surtout faisant réflexion sur ces paroles :... Je l'ai aimée, je l'ai recherchée dès ma jeunesse, et j'ai tâché de l'avoir pour épouse... Charmé de tant d'avantages..., entrant dans les dispositions de ce Roi... à l'endroit de cette divine et très aimable Sagesse, il résolut de l'aimer, de la poursuivre, et de n'avoir point d'autre épouse qu'elle (1).»
Quelle était cette Sagesse? Après avoir examiné tous les différents sens de ce mot, « il se détermina à celui qui la prend pour le Verbe éternel, qui est la Sagesse du Père, et qui, dans sa personne divine, a épousé la nature humaine..., comme dit saint Paul. Ce fut donc le Verbe incarné qu'il se résolut de prendre pour l'Époux de son âme. Pour ce qui est de la manière, elle donna beaucoup d'exercice à son esprit. Mais enfin, comme il était dans cet embarras, la... Providence permit qu'un gentilhomme
(1) Dans ce paragraphe, comme dans le précédent, j'eusse été bien impertinent et bien sot de substituer ma prose à celle d'un Dora Martène. En vérité, celui-ci ne doit pas moins nous intéresser que Dom Claude lui-même, l'un et l'autre, l'un par l'autre, l'un à propos de l'autre, nous donnant sur la vie intérieure chez les Mauristes des renseignements abondants, à peine connus et de premier ordre.
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de ces quartiers-là (un Angevin...) le vînt voir. Ce gentilhomme était marié à une jeune demoiselle fort sage, et ils s'aimaient si tendrement qu'ils ne se pouvaient quitter l'un l'autre. Lorsque le mari prenait le divertissement de la chasse, la femme l'y accompagnait ; quand la femme allait à l'église, le mari y allait aussi ; si l'un avait une visite à faire, ils la faisaient ensemble. Ce fut sur cette inséparabilité de ces deux personnes, qu'il forma l'idée du mariage spirituel, qu'il désirait contracter avec la divine Sagesse, qui devait consister dans une union si étroite, si intime, si universelle, qu'il n'eût plus qu'un même cœur, un même amour, une même volonté, les mêmes désirs... avec elle ; et qu'il lui tint une compagnie si fidèle, que rien du inonde ne fût capable de l'en séparer. Ce qui s'accorde fort bien avec ce qu'écrit saint Bernard, dans son sermon 83 sur les Cantiques, où il parle du mariage mystique de l'âme avec le Verbe éternel, en ces termes : Talis conformitas marital animam Verbo... Diligens sicut dilecta est. Ergo si perfecte diligit, nupsit. Quid hac con formitate jucundius? Quid optabilius caritate, qua fit ut, humano maristerio non contenta, per temet, o anima, fiducialiter accedas ad Verbum, Verbo constanter inhareas, Verbum familiariter percuncteris consultesque de omni re ? Vere spiritualis sanctique connubii contractas est iste. Parum dixi, contractas; complexus est. Complexas plane, ubi idem velle et nolle idem unum facit spiritum de duobus... J'ai rapporté ce long passage de saint Bernard tout entier, et je l'ai rapporté en latin, parce qu'il a beaucoup plus de force et d'énergie, tel qu'il a été écrit par ce grand saint (1)... je
(1) C'est là, m'assure-t-on, une faute contre le protocole. Il est vrai, en effet, que mettre une partie des lecteurs en face d'un texte qu'ils n'entendent point, a quelque chose de désobligeant. Mais, qu'ils en soutirent ou non, ne les blesse-t-on pas davantage en leur donnant du cuivre pour de l'or ? Plus un texte est beau, plus il est intraduisible. J'ajoute même que plus il est intraduisible, moins il a besoin d'être traduit. Celui-ci, par exemple. Au prix d'un léger effort, tout lecteur catholique arrive à en entrevoir et le sens et la splendeur.
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l'ai, dis-je, rapporté pour fermer la bouche à certains esprits — il écrit en 1697, à l'heure même où s'achève la déroute des mystiques — qui, n'étant pas dignes des dons de Dieu, et n'ayant jamais mérité de les comprendre, ni d'entrer dans les sacrés commerces qu'il veut bien avoir avec les âmes pures, ne peuvent entendre parler de mariage, d'époux et d'épouse, et traitent tout cela de petite dévotion de femmelette; ou, tout au plus, ne permettent d'user de ces termes qu'aux saintes vierges, qui se sont consacrées à Dieu dès leur plus tendre jeunesse ; comme si Jésus-Christ était l'époux des corps, et non pas des âmes ; et comme si l'âme d'un homme, qui est pure et détachée des choses créées, ne pouvait pas mériter cet honneur, plutôt que celle d'une vierge folle, qui n'a point d'huile dans sa lampe, c'est-à-dire, point de dévotion. Que diront-ils à l'autorité d'un saint Bernard?
« Mais, parce que, dans les mariages qui se contractent dans le monde, l'on fait des contrats par lesquels l'époux et l'épouse s'obligent mutuellement, le R. P. Dom Claude Martin dressa aussi des articles d'engagement réciproque entre la divine Sagesse et lui ; et il les mit par écrit. Ces articles étaient, de la part de la divine Sagesse : qu'elle ne l'abandonnerait jamais..., et que, dans toutes les affaires dangereuses ou difficiles, elle lui donnerait un prompt secours, lui découvrant par ses saintes lumières les voies de la vérité et de la justice... De son côté, il s'engageait à n'estimer que les humiliations, à n'aimer que la croix, et à s'exercer toute sa vie dans la pratique des conseils évangéliques, contenus dans les huit Béatitudes... Il avait dressé tout cela par écrit, et l'avait signé de sa main, mais depuis il le brûla, de crainte qu'il ne tombât entre les mains de quelqu'un (1).
« Il dit ensuite la messe, comme l'on fait dans les mariages ordinaires ; et, afin qu'il ne manquât rien de
(1) Tout ceci, pendant que Dom Claude était prieur à Saint-Serge d'Angers, c'est-à-dire entre 166o et 1666.
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toutes les solennités, il prit un anneau d'or, qui est le symbole de la Sagesse, qu'il pendit à son col, et qu'il porta toute sa vie sur son coeur, qui est le siège de l'amour, comme fit autrefois... la Bienheureuse Macrine, qui porta toute sa vie un anneau et une croix de fer sur son coeur, comme le rapporte saint Grégoire de Nysse, son frère, dans la vie de cette sainte soeur, et saint Étienne de Grandmont, qui épousa Jésus-Christ avec un anneau... ,Et ses religieux l'imitent encore aujourd'hui, prenant un anneau à leur profession...
« Je viens de rapporter l'alliance que le R. Père... contracta avec la divine Sagesse, en la manière qu'il me l'a racontée. Mais il est à propos que je représente ici ce qu'il en écrivit lui-même, comme d'une tierce personne, dans un papier volant, que j'ai trouvé après sa mort parmi ses écrits », et dont voici les passages les plus significatifs :
Il prit résolution de... contracter mariage avec (la Sagesse)... Lorsqu'il était dans ce dessein..., la pensée lui vint qu'il ne connaissait pas cette Sagesse, pour laquelle il avait tant d'amour, et que les belles idées qu'il en avait étaient trop confuses pour pouvoir rien déterminer.
D'où nécessité de recourir au Discours de la méthode, ou à l'Organon.
La sagesse du monde se présenta à son esprit; mais, reconnaissant d'abord que ce n'était qu'une folie, il la jugea indigne d'occuper un esprit qui a le sentiment de la vraie piété. Suivit celle des philosophes, qui, semblant avoir la vertu pour fin, paraissait aucunement plausible, mais vanité. Celle de Salomon parut mieux fondée; mais, après l'avoir bien considérée, il vit que ce n'était qu'une sagesse naturelle, quoiqu'elle lui eût été infuse surnaturellement.
Il reconnut enfin que la vraie sagesse est une lumière divine et surnaturelle, qui éclaire l'esprit, et lui découvre la volonté de Dieu... Autrement, une lumière qui fait voir tout d'un coup les moyens et la fin, ce qu'il faut faire, et la fin pour laquelle il le faut faire.
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Cette lumière, en Dieu, est le Verbe divin... et, dans la créature, c'est une lumière onctueuse, ineffable, qui n'est, à la vérité, qu'une qualité, mais néanmoins qui est un rayon de celle de Dieu. Cette sagesse le ravit, et il lui sembla que c’était celle qui lui charmait le coeur, quoiqu'il n'en eût auparavant qu' une idée confuse...
Mais lorsqu'il (la) caressait..., et qu'il ne pensait rien moins qu'à l'épouser pour jamais, son esprit se trouva triste et abattu par la lecture d'un livre, qui avait été composé par un de ses amis, et qui parut pour lors en lumière (Le chrétien intérieur, de Jean de Bernières) ; car il y trouva que ce grand serviteur de Dieu, par un sentiment, ce semble, tout contraire, prit la résolution d'épouser la folie, et, par effet, il lui fait des caresses aussi tendres, et lui dit des paroles si amoureuses, que l'amour aveugle des gens du siècle en saurait inventer pour les objets qu'ils aiment.
Néanmoins, après y avoir bien pensé, il reconnut que la folie que ce serviteur de Dieu avait épousée..., est la même (Sagesse) qu'il (lui, Dom Claude) prétendait prendre pour épouse, parce que cette lumière céleste ne manifeste que les croix, les confusions..., les pauvretés, les mépris, et tout ce que le monde appelle folie.
Il... était (donc) déjà près de l'embrasser, et de lui dire : Sponsa mea es in æternum; mais, parce qu'il avait pris dessein de l'épouser solennellement, et avec les formalités d'un véritable mariage, la pensée lui vint que cette sagesse n'était pas une partie compétente, parce que, étant une simple qualité, elle n'était pas capable d'un consentement formel, qui partout est nécessaire dans l'essence d'un véritable mariage. Cela a quasi rompu son dessein, et l'a longtemps retenu en suspens.
Il piétine ; l'irritation nous gagne, et, le dirai-je? l'ennui. Où sommes-nous donc, dans la cellule d'un contemplatif, à une thèse de licence ou dans le cabinet d'un notaire ? Cette lenteur massive, cette rage de raisonner, ce besoin de se tourmenter soi-même, ces difficultés, montagnes qu'un souffle réduirait au néant; il manque à tout cela cette certaine grâce, cette allégresse et vivacité angéliques, cet air de jeunesse, qui nous ravissent dans les écrits de Suso. Ah ! ce n'est plus la naïveté, la
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fraîcheur printanière du moyen âge, mais le solennel, le tendre, le déductif, le morne, le gris du siècle de Nicole, pesante atmosphère, où bientôt les mystiques ne pourront plus respirer, où les élévations se tourneront en mercuriales, où le cantique des enfants sera étouffé par les analyses des moralistes. En revanche, et c'est là ce qui nous importe, rien d'artificiel, nul archaïsme, une spontanéité profonde, le sérieux le plus émouvant.
Mais enfin son coeur s'est ouvert, et se portant plus haut, il a vu évidemment que c'était la Sagesse incréée... qu'il devait prendre pour épouse... De cette peine, il est tombé dans une autre, parce que, considérant la disproportion infinie des parties, son esprit se perdait, et il n'y osait penser sans trémeur..., jusqu'à ce qu'enfin... Dieu lui fit voir cette grande et admirable alliance, que cette même Sagesse a contractée, sous le titre de mariage avec la nature humaine, quoique chargée de crimes, et plus noire que n'était l'Éthiopienne de Moïse ; de sorte que les saints lui donnent le nom de débauchée, meretricem invenit et virbinem fecit... Son coeur... se relevait (aussi) dans la vue qu'il ne pensait à cette alliance que pour se dépouiller de ses impuretés, et entrer dans la participation de la pureté de cette Sagesse.
Nulle imitation; nul archaïsme : l'expérience qu'il va tenter lui parait toute nouvelle. Ce n'est qu'après s'y être résolu qu'
il se présenta à son esprit l'exemple de plusieurs saints, que cette divine Sagesse a épousés d'une façon plus que mystique, comme sainte Catherine, à qui il donna une bague; annulo subarrhavit me; sainte Agnès, saint Laurent Justinien, sainte Gertrude, saint Etienne de Grandmont, Henry de Suso.
Il ne lui restait plus qu'une difficulté, mais qui était grande à son esprit — formaliste, compliqué, timide — touchant la façon. Car l'esprit lui suggérait que ce mariage devait être parfait; et que, pour être parfait, il devait être fait en face de l'Eglise, sanctifié par le sacrifice de la messe et par les cérémonies ordinaires, fondé sur un contrat composé de plusieurs articles, arrêté en présence de témoins, signé des parties, ratifié par bague ; et comme tout cela était inouï dans l'histoire,
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et inusité, même parmi les saints, il se trouva dans une merveilleuse inquiétude, craignant d'ailleurs que, s'il y apportait les solennités et les cérémonies publiques, il n'y eût quelque abus du Sacrement.
Mais, reprend Martène, « l'amour, qui est le maître des inventions et qui, comme dit saint Bernard, passe par-dessus tous les respects que nous devons à Dieu, amor reverentiam nescit, lui fournit des moyens pour surmonter les difficultés, par où son billet finit. Il serait à souhaiter que nous eussions le contrat qui contenait les articles de cette alliance, (mais) l'on peut dire que cet engagement... est l'action... la plus héroïque de toute sa vie, et qu'elle ne cède guère au voeu de la plus grande perfection fait par sa sainte mère. Peut-être se trouvera-t-il quelques esprits assez téméraires pour regarder avec mépris ce que nous venons de rapporter, et qui le traiteront de puérilité. » Mais non, nous aurions voulu au contraire, plus d'abandon, une simplicité plus enfantine, quelque chose enfin qui rappelât moins l'oiseau de Minerve, et davantage la colombe. « Mais nous espérons que les esprits éclairés en porteront un jugement tout contraire. Ils savent combien Dieu prend de plaisir à se familiariser avec les âmes pures, et les privautés surprenantes où les jette cette familiarité... Le Cantique des Cantiques... est tout rempli des plus tendres expressions qu'un amant et une amante puissent se dire..., en sorte que l'on dirait qu'il n'a été écrit que pour apprendre aux âmes chastes à se familiariser avec Dieu, et pour fermer la bouche à ces esprits forts — il y en avait donc beaucoup en ce temps-là; — je dirai peut-être mieux à ces impies, qui osent tourner en raillerie les saintes communications que Dieu veut bien avoir avec les âmes qu'il s'est choisies (1). »
Quoi qu'il en soit, Dom Claude « ressentit aussitôt les effets admirables de (cette) alliance... avec la divine
(1) Martène, op. cit., pp. 8o-93.
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Sagesse. Car, dès ce moment, elle ne l'abandonna plus...; elle le conduisait sensiblement dans toutes ses voies... ; lui faisait connaître ce qu'il devait suivre ou éviter. En sorte même que, lorsqu'il avait fait quelques fausses démarches, il se sentait tout d'un coup arrêté, et, dans le même instant, cette divine Sagesse, le redressant, lui départait ses lumières... ; à peu près comme un cavalier qui arrête avec la bride le cheval sur lequel il est monté, et le conduit par les voies qu'il doit tenir. C'est une comparaison qui semble n'être pas assez respectueuse, mais je m'en sers parce que je n'en ai point d'autre pour faire connaître l'état ineffable de notre Vénérable Père. » D'où le prestige eue sa Congrégation lui reconnut, et sur lequel nous aurons à revenir. « Cette direction intérieure » paraissait en effet « sensiblement à ceux avec lesquels il était obligé de traiter... Le R. P. Dom Claude Boistard, général de notre Congrégation..., dont le témoignage est d'autant moins suspect que tous ceux qui le connaissent savent que ce n'est pas un homme à donner dans la bagatelle et dans la vision, ce Révérend Père, dis-je, qui n'avait d'ailleurs aucune connaissance de ce qui se passait dans son intérieur... dit (un jour) publiquement... qu'il n'y avait point d'affaire, pour fâcheuse et épineuse qu'elle fût, que (Dom Claude) ne trouvât sur-le-champ des moyens admirables pour s'en tirer... ; (qu') il était admirable à trouver des expédients, pour se tirer de tous les méchants pas », bref que la Congrégation « ne pouvait se passer de lui. On l'a vu quelquefois dans les assemblées seul de son avis, et, à juger des apparences, on aurait dit qu'il n'avait pas raison. Cependant l'expérience a fait voir, que c'était l'esprit de Dieu qui parlait pal' sa bouche, et l'on a été quelquefois contraint de revenir à son sentiment, douze ou quinze ans après (1). » Vie intérieure, bon sens, ainsi plus il se prête à l'action de la
(1) Martène, op. cit., pp. 94-97.
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grâce, plus il se rapproche de sa mère, que nous avons vue, dès ses débuts, si naturellement saine et si bien équilibrée. Quoique remarquablement doué du côté de l'intelligence, à de certains indices que l'on devine plus qu'on ne les distingue, on a l'impression qu'il fut tout près de manquer sa vie, d'accroître le nombre des impuissants et des inutiles. Le voici déjà néanmoins en passe de figurer parmi les grands moines du XVIIe siècle. Quelques-uns m'ont reproché de m'attarder plus que de raison aux maladies, aux petitesses, aux misères intellectuelles ou morales de mes personnages, comme s'il m'était permis de déformer à ma guise la vérité vraie de chacun d'eux. Je les peins tels que je les vois, ne cherchant à dissimuler ni les ignorances qui entravent le développement de celui-ci, ni la névrose qui guette celui-là, ni les préjugés absurdes, anti-chrétiens, qui inspirent à cet autre des démarches ridicules ou funestes. Vous préféreriez des contes de fées, de pieuses berquinades, un surnaturel de convention qui ne fut jamais. Libre à vous; confessez néanmoins qu'en suivant une méthode plus sincère et plus courageuse, nous mettons en lumière, aussi bien et mieux que vous, l'action bienfaisante, assagissante, rassérénante et virilisante de la grâce (1).
(1) Si j'écrivais l'histoire proprement dite de Marie de l'Incarnation, ici devrait trouver place un épisode des plus curieux, la vocation religieuse d'une des nièces de la Vénérable. Mais, comme cet épisode appartient moins à l'histoire du sentiment religieux qu'à celle des moeurs en France, au XVIIe siècle, c'est tout au plus si j'ai le droit de lui consacrer une note, peu édifiante en vérité, mais d'un si vif intérêt que le lecteur me pardonnera de lui avoir ménagé cette sorte d'entr'acte. L'aventure que Dom Claude lui-même va nous conter ressemble d'assez près à l'enlèvement de Mme de Miramion par Bussy, mais elle est plus invraisemblable que celle-ci et plus riche en péripéties. « Cette nièce était la fille unique de ce frère dont il a été amplement parlé (ce grand homme d'affaires dont Mme Martin gouvernait la maison)... Il ne se peut voir une personne plus attachée au siècle, et moins portée à la religion... Elle ne soupirait qu'après les compagnies où elle pouvait voir et être vue... et lors même que sa charitable avocate gémissait pour elle aux extrémités de la terre..., elle pensait plus fortement que jamais à prendre le parti du monde. Mais enfin Dieu, qui voulait mettre fin aux peines de la tante et aux épanchements de la nièce, surmonta toutes les résistances de celle-ci d'une manière si extraordinaire qu'elle mérite d'être écrite...
« C'était une jeune fille âgée seulement de quinze ans, qui avait toutes (102) les belles qualités du corps et de l'esprit... Sa mère..., qui en faisait son idole, n'avait rien négligé... pour perfectionner par une belle éducation les avantages dont la nature l'avait enrichie... Tout cela, joint aux biens assez considérables qui lui étaient échus par la mort de son père, donnait dans la vue de beaucoup de jeunes gens qui jetaient les yeux sur elle, à dessein de l'épouser. L'un d'eux, qui était officier de la maison du roi, et qui en avait plus de désir que les autres, mais qui ne s'estimait pas assez avantagé pour en venir à bout par les voies de l'honneur et de la liberté ordinaire, entreprit de l'exécuter de force et par des violences criminelles. Pour cet effet, il prit un jour l'occasion qu'elle allait à la messe, accompagnée seulement d'une servante. Il embarrassa tellement le chemin qu'elle fut obligée de passer à côté d'un carrosse, dans lequel elle fut plus tôt jetée qu'elle ne s'aperçut que c'était un piège qu'on lui avait dressé. De la sorte, quelque résistance qu'elle pût apporter, et quelques cris qu'elle pût faire..., elle fut enlevée et conduite avec escorte dans un château de la campagne, où elle fut mise entre les mains d'une demoiselle fort honnête pour sa personne, mais peu équitable pour concourir à une entreprise aussi... criminelle. Cette femme n'oublia aucun artifice pour la faire consentir à épouser ce gentilhomme... ; mais comme cette fille était généreuse, et qu'elle s'estimait extrêmement offensée de l'injure qu'on lui faisait, elle ne répondit qu'avec indignation. La mère cependant est avertie de l'enlèvement de sa fille... Elle met aussitôt des gens en campagne, et elle-même marche à la tête pour en faire la recherche, dans laquelle il arriva des aventures fort considérables que je passe sous silence — hélas ! — pour dire seulement ce qui fait à mon sujet. Elle découvre enfin le lieu, que sa compagnie presse de telle sorte que celui qui y commandait fut obligé de capituler. La capitulation fut qu'il rendrait la fille, à condition que celui qui l'avait enlevée aurait la liberté de se retirer, ce que la mère accorda volontiers, ne voulant pas alors pousser les affaires à l'extrémité pour les inconvénients qui en eussent pu arriver. Mais elle poursuivit depuis ce ravisseur au criminel, et l'affaire étant portée à Paris à la Chambre de la Tournelle, la fille comparut en la présence de tous les juges, où elle plaida elle-même sa cause avec tant de force... qu'elle les ravit tous, et gagna son procès...; et son ravisseur, avec ses complices, fut condamné et obligé de prendre la fuite ou de se cacher.
« Ces fugitifs néanmoins, ayant obtenu leur grâce quelque temps après, devinrent plus fiers et plus insolents.., parce que, la mère étant morte (1603), le ravisseur crut que la fille, étant sans appui, il lui serait beaucoup plus facile de parvenir (à ses fins). Mais, comme elle demeurait alors chez l'un des premiers magistrats (de Tours)..., il fit entendre à M. le Duc d'Orléans (Gaston), que cette fille était sa femme, et que, pour des raisons qu'il ne pouvait comprendre, un juge, qui devait être le premier à lui faire justice, la retirait injustement en sa maison, et qu'il suppliait Sou Altesse de la lui faire rendre. Ce prince, s'étant ainsi laissé surprendre..., en écrivit au magistrat, qui, n'osant s'opposer aux volontés de la seconde personne du royaume, et, d'ailleurs, ne croyant pas pouvoir en conscience sacrifier une innocente à la passion d'un homme qui ne méritait rien moins que le dernier supplice..., conseilla à la fille de se retirer pour un temps en quelque maison religieuse... Elle suivit ce conseil et... choisit le monastère des ursulines, d'où sa tante était sortie, peu d'années auparavant, pour aller au Canada... Son coeur était encore dans le monde, et elle n'attendait que l'occasion d'y retourner, pour marcher dans ses voies avec sa première liberté. Mais son persécuteur..., voyant bien qu'il fallait faire jouer des ressorts extraordinaires pour la retirer du cloître, employa l'autorité de la Reine auprès de Mgr l'archevêque, pour la faire sortir et mettre entre ses mains. Il ne fut pas possible de résister à la Majesté royale, ni à l'autorité d'un archevêque... (103) Ce prélat néanmoins, qui n'ignorait pas que Sa Majesté avait été surprise (et pourquoi ne pas l'en avoir avertie sans tarder ?), ne voulut pas entièrement abandonner la colombe à l'avidité du vautour, mais il la fit venir en son palais, et entrer dans une chambre, où son ennemi l'attendait, et, après qu'il les eut mis ensemble, il se retira avec quelques personnes à l'autre bout de la chambre. Ce fut là que ce passionné mit en avant tout ce que l'amour le plus ingénieux peut inventer pour changer un esprit, qui lui avait toujours été contraire... Il parlait bas, parce que... c'est le propre des ruses de se tenir cachées. Mais elle répondit fortement et à haute voix, afin que ceux qui étaient plus éloignés la pussent entendre, et qu'ils demeurassent persuadés combien elle était éloignée de (lui) donner son coeur...
« Monseigneur l'archevêque, étant convaincu de cette vérité, la fit reconduire dans le monastère, où, ayant appris que son ennemi ne se tenait pas encore vaincu..., elle prit une résolution hardie et dangereuse tout ensemble, qui fut de se faire religieuse, non par un véritable désir de servir Dieu, mais pour faire dépit à son ennemi, et afin qu'il n'eût pas sur elle l'avantage que la faveur des premières puissances lui faisait espérer. Elle fit donc dire à la Reine que c'était là son dessein... Alors, cette grande princesse, qui n'avait des inclinations que pour la piété, et qui portait toujours les intérêts de Dieu et de la vertu quand ils lui étaient connus, commanda qu'on la laissât en paix...
« La tempête ayant cessé par (ce) commandement...,
la fille... eût bien voulu retourner dans le monde ; mais, voyant
qu'il y allait de son honneur de ne pas faire autrement que ce qu'elle
avait écrit, elle franchit le pas, et reçut le voile par
une générosité purement naturelle. Ainsi elle se fit
religieuse sans vocation, et avec des intentions purement humaines, qui
ne pouvaient promettre qu'une funeste issue. Mais Dieu en avait d'autres...
Car, si la vocation céleste ne se faisait pas sentir dans son coeur,
elle se rendait visible dans la conduite de la Providence, qui, par des
jugements secrets, et contre toutes les apparences, disposait les choses,
pour sa plus grande gloire et pour le plus grand bien de la fille... Après
qu'elle eut reçu le voile, Dieu lui donna un coeur tout nouveau...
Elle fit profession avec une joie toute du ciel, et l'issue fit bien voir
que.... (si Dieu) avait permis qu'un homme la ravit, ce n'était
qu'afin de la ravir plus saintement pour soi. Elle voulut (par affection
pour sa tante), être appelée Marie de l'Incarnation... Au
même temps qu'elle offrait son sacrifice à Tours, sa pieuse
tante commençait à respirer au Canada. On lui ôtait
ce vêtement de plomb sous le poids duquel elle gémissait depuis
tant d'années, et, les causes de ses peines cessant, ses tentations
prirent fin. » La vie, pp. 483-488. (Il est fait allusion, dans ces
dernières lignes, au martyre intérieur que Marie de l'Incarnation
s'était offerte à souffrir, en vue d'expier les fautes de
son fils et de sa nièce, et d'obtenir la conversion de ces deux
âmes, leur vocation religieuse, enfin leur salut. Cf. La vie, pp.
432-451.) La plupart des biographes de Marie, ou bien taisent tout à
fait. ou bien résument en deux mots cette abominable histoire, Seul,
Richaudeau s'y arrête, essayant d'en fixer la chronologie. Ainsi
tout reste à faire aux érudits, lesquels ne devraient avoir,
semble-t-il, aucune peine à reconstituer par le menu cet épisode
si intéressant et à suppléer aux réticences
voulues de Dom Claude. Il nous faut au moins le nom du bandit-gentilhomme,
qui n'était certainement pas le premier venu, puisqu'il imposait
sa volonté — et quelle volonté ! — à Gaston et à
la Reine. Pour l'héroïne elle-même, — cette jeune cornélienne
— il semble que Dom Claude exagère à peine dans ce qu'il
dit de la transformation qui se fit en elle. (Cf. les nombreuses lettres
que sa tante lui adresse, et celles, non moins nombreuses, où elle
parle d'elle.)
CHAPITRE IV : MARIE DE L’INCARNATION, D'APRÈS SES LETTRES ET LES TÉMOINS DE SA VIE
I. Le voile levé. — Une vraie femme. — Marie et les scènes de son directeur. — Défaites successives de Dom Raymond. — Premiers projets de départ pour le Canada. — L'aigle et les petits oiseaux. — Marie s'adresse aux missionnaires jésuites. — Nouvelles scènes de Dom Raymond.
II. Le style des lettres. — Désir de plaire. — Enjouement et mélancolie : « Rires dans la rue : pleurs à la maison ». — Tout l'intéresse, l'attendrit ou l'amuse. — Un aventurier français. — M. de Repantigny, « courtisan » et mystique. — M. d'Argenson. — Marie et Mgr de Laval. — « Mort à tout; s'il ne l'était pas tant, tout irait mieux. » — « Cependant on roule » ; défrichons notre jardin. — Dévots et dévotes sauvages. — « Colloques à haute voix » devant les Hurons. — Les dix robes de serge rouge.
III. Son visage de tous les jours. — Contradictions et persécutions. — « En butte à tout le monde », et même au a monde saint ». — Les « persécuteurs » ont des alliés dans le couvent. — Soupçons injustes ; humiliations ; froideurs. — Les vraies causes de l'antipathie que lui témoignent certaines de ses religieuses. — « L'huile et le vin. » — L'histoire du petit brasseur : le grand exorde de Dom Claude ; la lettre-pastiche; lecture publique de la lettre et « divertissement » des Soeurs. — L'inspirateur probable de la lettre et son témoignage. — Le portrait par Dom Claude.
I. — Pour éclairer nos analyses, et tout ensemble pour nous mettre en confiance, je citerai d'abord un passage délicieux des Lettres. En octobre 1649, dix ans après son départ, elle écrit de Québec à Dom Claude :
Voici un petit moment qui me reste. Je m'en vais vous le donner, pour l'occasion d'un honnête jeune homme, qui s'en va en France... Vous me dites que vous n'avez vu personne qui m'ait parlé depuis que je suis en ce pays. J'ai fait venir
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celui-ci, et j'ai levé mon voile devant lui, afin qu'il puisse vous dire qu'il m'a vue et qu'il m'a parlé (1).
En faut-il davantage pour nous convaincre que cette religieuse est une vraie femme ? C'est du reste l'impression que nous donnent ses lettres. Il y a là une vivacité, un abandon, une liberté qui sont du monde plus que du couvent. Sauf quelques contaminations inévitables, Marie de l'Incarnation est restée ce qu'était Mn" Martin. Elle n'a pas essayé de changer de voix, d'éteindre son originalité, de contrefaire le ton, les tours prévus, l'onction un peu fade d'une certaine littérature dévote. Son style n'a pas pris le voile.
Ainsi dans ses lettres de Tours à son confesseur, le feuillant Dom Raymond. Pour l'humilier, pensait-il, celui-ci, qui, du reste, l'admirait fort, se croyait tenu à lui faire périodiquement des scènes violentes, où il la mettait au-dessous de tout : méthode assez en usage chez certains spirituels, mais qu'on a le droit de trouver ou inutilement cruelle, ou quelque peu ridicule. Loin de se rebiffer, la novice baissait la tête, à la grande admiration de ses biographes. Pour moi, je soupçonne qu'elle ne prenait pas au tragique ces feintes colères, et que son maladroit croque-mitaine ne l'effrayait pas du tout. Pendant que se préparait l'expédition canadienne, Dom Raymond, qui espérait bien partir, lui aussi, répétait volontiers à sa pénitente qu'elle ne méritait pas l'honneur d'être choisie pour cette entreprise. Un jour même, il lui annonce qu'il va s'embarquer sans elle.
(1) Lettres, I, p. 411. Autre passage d'une humanité — que ne puis-je dire d'une fémininité! — presque aussi charmante : a Vous me demandez si nous nous verrons encore en ce monde. Je ne le sais pas, mais Dieu est si bon que, si son nom en doit être glorifié, que ce soit pour le bien de votre âme et de la mienne, il fera que cela soit. Laissons-le faire. Je ne le voudrais pas moins que vous, mais je ne veux rien vouloir qu'en lui... Je vous vois tous les jours en lui, et lorsque je suis à Matines, le soir, je pense que vous y êtes aussi ; car nous sommes au choeur jusqu'à huit heures et demie,... et, comme vous avez le jour cinq heures plus tôt que nous, il semble que nous nous trouvons ensemble à chanter les louanges de Dieu. » Lettres, I, p. 175.
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Vous parlez, mon très cher Père, de partir sans nous ! Celui qui a donné la ferveur à saint Laurent, nous en donnera autant... pour vous dire ce qu'il dit à son père saint Xyste, lorsqu'il allait au martyre... Ne laissez pas vos filles : avez-vous peur qu'elles souffrent ce que vous allez souffrir (1) ?
Comme il tenait bon :
Je me sens encore poussée de vous prier de hâter l'affaire, et pour vous et pour nous, en sorte que nous ne nous séparions point. Ce n'est pas que nous osions présumer de pouvoir vous apporter du soulagement dans vos travaux, mais bien disposer nos courages à votre imitation... Nous ne nous voyons que comme de petits moucherons, mais nous nous sentons avoir assez de coeur pour voler avec les aigles du Roi des Saints. Si nous ne pouvons les suivre, ils nous porteront sur leurs ailes, comme les aigles naturels portent les petits oiseaux.
Ne vous arrêtez pas à la beauté de ces dernières lignes ; retenez seulement sa jolie façon, familière et caressante, de manier ce rude moine, qui, manifestement, l'intimide
peu. Sous l'empreinte à peine visible du couvent, c'est encore la jeune veuve de M. Martin, habituée à regarder bien en face les clients, petits ou gros, de sa maison de commerce, et, quand il le faut, à leur tenir tête. Que Dom Raymond n'essaie donc pas de raisonner en due forme ; elle aura le dernier mot :
Quant à ce que vous dites que saint Xyste ne laissa pas de passer outre, nonobstant le zèle que saint Laurent avait témoigné..., et que, puisque je me compare à ce saint lévite, vous pouvez bien vous mettre en la place de son évêque, et passer sans moi dans la Nouvelle-France, faites réflexion, mon révérend Père, que saint Xyste ne devança saint Laurent que de trois jours, après lesquels il fut facile au fils de suivre son père (2).
Battu sur ce point, il se retranche derrière l'Évangile, d'où il pense la confondre, en lui rappelant la présomption
(1) Lettres, I, p. 22.
(2) Ib., II, pp. 28. 29.
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de saint Pierre. Hélas! sa poudre est mouillée. On avait prévu cette vaine mousquetade, comme on l'en avertit avec une souriante malice, où des consciences plus contraintes auraient vu un péché véniel d'impertinence :
Mon très cher et révérend Père, j'étais fort étonnée que vous ne m'eussiez point encore parlé de saint Pierre, et je n'attendais que l'heure où vous le feriez.
Mme du Deffand n'aurait pas mieux dit, mais la gravité revient aussitôt :
Je vous avoue... que la défiance que j'ai de moi-même... me fait souvent appréhender ce que vous dites. Quand je me regarde dans ce point de vue, je tâche d'entrer dans les dispositions que vous me proposez, m'abandonnant entre les mains de celui qui peut me donner la solidité de son esprit et apaiser l'impétuosité du mien... Mais dites-moi, mon révérend Père, voudriez-vous que je vous célasse ce que je sens dans mon intérieur? N'ai-je pas coutume de traiter avec vous dans toute la candeur possible? L'expérience que vous avez de l'esprit qui me conduit ne vous est-elle pas assez connue, pour souffrir que je n'aie point de réserve à votre égard? Le rebut (quelque autre scène), que vous me fîtes, il y a quelque temps, me fit pencher à être plus réservée à vous déclarer mes dispositions; mais je me suis aperçue que Dieu veut peut-être que j'achève mes jours, comme je les ai commencés, sous la conduite d'un si bon Père. Mortifiez-moi donc tant qu'il vous plaira, je ne cesserai point de vous déclarer les sentiments que Dieu me donne, ni de les exposer à votre jugement.. Au reste, je vous crois si plein de charité que je m'assure que vous faites plus pour nous que vous ne dites.
C'est-à-dire que, prenant très au sérieux la vocation qui me pousse au Canada, vous en préparez le succès, au moment même où vous me répétez que je suis une orgueilleuse, une folle de viser si haut.
Faites donc au plus tôt, mon révérend Père ; nos coeurs seront tout brêlés avant que nous soyons en Canada, si vous n'y prenez garde. Et ne nous condamnez pas, si nous semblons impétueuses, comme vous dites, hors de l'occasion; ce n'est
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pas sans occasion; vous la voyez précise. Et si nous sommes si pressées, vous ne sauriez nous condamner sans condamner celui qui m'apprend qu'il n'y a que les violents qui ravissent le ciel (1).
Il y a là-dessous un piquant mystère que nous devons deviner entre les lignes. Des deux correspondants, l'aigle n'est-il pas celui qui se dit petit oiseau ? En vérité, Dom Raymond n'était pas de force à réaliser son vague projet de convertir le Canada, en compagnie de Marie et de quelques autres ursulines. Dès qu'il fallait en venir à l'exécution, s'entendre avec les ministres, se procurer les sommes nécessaires, trouver un bateau, le saint homme ne savait plus de quel côté se tourner. Aussi Marie eut-elle bientôt compris que c'était à elle de prendre le gouvernail, sous peine de s'éterniser dans le port. Plus intrépide et plus pratique, elle s'abouche avec les jésuites de là-bas et leur offre son concours. Un an après les lettres que l'on vient de lire, elle écrit à Dom Raymond, lequel, ignorant tout de ces initiatives, continuait sans relâche à lui prêcher la patience et l'humilité.
A moins de vous être importune, je ne pouvais pas vous écrire davantage, quoique j'en aie eu souvent la pensée... Mais voici une occasion qui porte avec soi quelque chose de si agréable, que je croirais faire contre le devoir si je gardais le silence, et si je ne vous faisais part de la chose que vous aimez le plus. Voulez-vous venir à ce coup en ,Canada? Les Pères qui sont allés aux Hurons m'y appellent tant qu'ils peuvent. Il faut que je vous explique l'affaire.
Mieux vaut tard, en effet, que jamais. Elle lui raconte donc ce qui s'est passé entre elle et les jésuites, puis :
Allons donc au nom de Dieu, mon cher Père, goûter les délices du paradis, dans les croix qui se trouvent belles et grandes dans la Nouvelle-France... Mais allons, de grâce ; vous n'y serez pas si infirme qu'en France, car la charité y fait
(1) Lettres I, pp. 30, 31 (mai 1635)
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vivre. Et de plus, quand vous y mourriez, ne seriez-vous pas bien heureux de finir une vie chétive dans l'exercice d'un apôtre?... Faites-moi la grâce... de prier Notre-Seigneur pour moi, afin qu'il lui plaise de ne me pas rebuter. S'il m'accepte, je vous verrai en passant, et je vous tirerai si fort, vous et votre compagnon, que j'emporterai la pièce de vos habits si vous ne venez. Je vous en dirai davantage à la première occasion, et non quand j'aurai reçu vos réponses : car on met une pauvre soeur comme moi derrière la porte ; c'est ma place, et je l'agrée fort volontiers, comme d'être toute ma vie (1), etc.
Avouez que, pour une « pauvre soeur », elle le mène assez tambour battant. Avec cela, croyait-elle tout de bon que ces deux feuillants, Dom Raymond et son compagnon, allaient prendre la mer avec elle pour s'adjoindre là-bas aux missionnaires de la Compagnie ? Peut-être, car tout lui semblait simple et facile. Mais nous savons bien que Dom Raymond ne partira pas.
Malgré les jésuites, il fallut encore attendre trois ans. Bonne aubaine pour Dom Raymond, qui pourra du moins achever l'oeuvre principale de sa vie, je veux dire la sanctification de Marie. Trop vieux du reste, et têtu pour changer de manière, il la mortifie de plus belle Une fois, après une scène à grand effet, il fait mine de ne plus vouloir s'occuper d'une âme aussi misérable. Elle s'abaisse derechef dans son néant, et, l'orage passé, elle prend la plume :
Votre manière d'agir en mon endroit me semblait dire un adieu pour toujours, et je l'aurais cru, si ma chère Mère Ursule ne m'avait assuré du contraire. Quand cela serait, vous n'avanceriez rien, car je vous trouverais partout où je trouve Jésus-Christ, et, par revanche de ce que vous ne me dites rien, je lui parlerai de vous. Est-ce que vous garderez le silence jusqu’à ce que nous allions vous voir, ou que nous ayons le bonheur de vous voir ici? Ce dernier étant plus aisé, venez au plus tôt, et faites une bonne provision de temps. Il n'y a personne ici
(1) Lettres, I, pp. 41-43 (octobre 1636).
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qui n'ait quelque chose à vous dire, mais il me faut au moins huit jours pour moi seule (1).
Comme elle le connaît bien! Comme elle sait le prendre, le tourner et le retourner ! Avec quelle délicatesse déférente elle joue de lui, commençant par lui faire croire qu'en vérité il lui a fait peur, puis le défiant de ne plus l'aimer. Finissons par la plus exquise gentillesse. Les jésuites la tiennent déjà, et Dom Raymond a, j'espère, le coeur trop noble pour leur en vouloir. Il faut néanmoins qu'il sache qu'une fois sous leur direction, ils la traiteront, mortifieront, rudoieront comme il a fait lui-même ; qu'elle trouvera là-bas d'autres Dom Raymond :
Nous avons reçu des nouvelles du paradis terrestre des Hurons et du Canada. Le R. P. Le Jeune a écrit à notre Mère et à moi... Pour mon regard, il ne me parle en aucune manière du Canada, mais il me fait une grande lettre aussi humiliante que la première. N'est-ce pas là un bon Père? C'EST UN AUTRE VOUS-MÊME A MON ÉGARD; il m'oblige infiniment; car je vois par là qu'il me veut du bien, et que, si j'étais auprès de lui, il me traiterait à VOTRE GRÉ (2).
(1) Lettres, I, p. 44 (mars 1637).
(2) Ib., I, p. 46 (1637?). Cette obsession, si peu raisonnables que nous paraissent les procédés qu'elle impose, donne néanmoins à réfléchir. Pour l'humilier ainsi à tour de bras, ne dirait-on pas que Dom Raymond discerne, au fond de l'âme de Marie, des germes vivaces de vanité ou d'orgueil? Trop consciente de ses dons naturels et de ses grâces, Marie aurait-elle donc été habituellement tentée de se contempler avec cette secrète complaisance, qui a ruiné tant d'autres vocations mystiques ? Chose étrange, un autre de ses directeurs, et peut-être le plus clairvoyant de tous, le P. Jérôme Lallemant, la traitait plus ou moins de la même manière : « Un jour entre autres, il me dit... que je n'étais pas digue de traiter avec Dieu dans une si grande familiarité, eu égard à mes grandes imperfections ; il avait raison, et mon esprit en était convaincu, inc croyant encore plus misérable qu'il ne me voyait. « Comment, disait-il, traiter de la sorte avec une aussi haute Majesté, vouloir le baiser de la bouche! Sous les pieds, sous les pieds, c'est encore trop pour vous! » (La vie, p. 471.) Tout cela, je l'avoue, rapproché de quelques autres indices, m'a impressionné quelque temps. Peu à peu cependant, je suis arrivé à nie persuader qu'ils exagéraient beaucoup, l'un et l'autre, s'ils ont cru vraiment que Marie était plus exposée au péché d'orgueil que le commun des chrétiens. Je crois que sa pente naturelle était de se mépriser, que l'humilité lui était facile, autant du moins qu'elle peut l'être. Mais de quel droit préférer mon jugement à celui de ces deux spirituels ? Je réponds d'abord que, très vraisemblablement, lorsqu'ils humiliaient ou mortifiaient si énergiquement la Soeur Marie, ils se conformaient à une sorte de consigne générale, à une tradition, à l'exemple donné par certains directeurs connus, bien plus qu'ils ne consultaient les besoins particuliers de leur pénitente. Secondement, que la dite consigne a pour raison dernière un principe qui me paraît plus que contestable, à savoir que les mystiques sont plus portés à l'orgueil que les autres hommes, Cela ne me paraît vrai que des faux mystiques, ou bien encore que des demi-vrais. Humiliez tant qu'il vous plaira une Marie des Anges (cf. L'école du P. Lallemant, ch. V), vous ne lui rappellerez jamais trop sa vanité foncière, mais franchement je ne trouve pas qu'une Thérèse, qu'un Jean de la Croix, qu'une Marie de l'Incarnation, qu'une Marguerite-Marie aient tant besoin de cette leçon. Qu'il s'agisse de sainteté ou simplement de génie, on parle, on agit toujours comme si l'ours ou l'éléphant — eu un mot les bêtes mal faites — avaient plus de difficulté que le lion à trou-ver que leur image ne laisse rien à désirer. C'est le contraire plutôt qui me semble vrai. Les médiocres sont toujours contents d'eux-mêmes et beaucoup plus que l'élite. Aussi bien ce même problème n'intéresse-t-il d'aucune façon la sainteté de notre Marie. De ce point de vue, tentée ou non, peu rions importe, puisqu'il est constant qu'elle n'a pas cédé à ces tentations. Mais désireux de la connaître, j'incline à croire que la vanité n'était pas son péché mignon (cf. d'admirables pages, La vie, pp. 433, seq.; 51o, seq.). Avec cela, nous avons, très simplement confessés par elle, les deux plus gros péchés qu'elle ait commis — ou cru commettre — en cette matière : « En une occasion, je fis, ainsi qu'il nie paraît, un acte d'hypocrisie: j'eus de faux sentiments d'humilité, qui me firent aller prier ma supérieure de m'humilier, et je crois qu'elle m'eût bien mortifiée de nie prendre au mot ; car mon intention, comme je crois, n'était point pure j'avais un orgueil secret qui me faisait agir... Une autre fois, sous l'ombre de justice, je fus donner un avis à ma supérieure, et au fond ce n'était que par une vertu plâtrée; ou plutôt c'était un orgueil, qui me faisait avancer au delà de mon devoir. » La vie, pp. 433, 434. Tout ceci pendant les premières années de sa vie religieuse. Deux fois seulement! Et un long remords pour si peu de chose !
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Nous ne la connaissons pas encore. Une telle femme, souple et volontaire, rieuse et grave, ne trahit pas si vite sa propre vérité, infiniment riche et diverse. Eh ! la connaîtrons-nous jamais? Déjà néanmoins, et grâce à ce bouquet de lettres, nous sentons, à n'en plus douter, que cette haute mystique est une vraie femme. Je nie répète, faute de trouver une autre expression qui rende mieux ma pensée. Nous savons aussi qu'elle écrit à ravir. Je suis même quasi sûr que la pesante main de son éditeur, Dom Claude, n'aura presque rien trouvé dans les merveilleux autographes de ces lettres, qui pût faire de la peine au P. Bouhours. Tout au plus aura-t-il reculé une ou deux fois, devant quelque hardiesse grammaticale, remplacé un ou deux ternies trop concrets par l'abstraction
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correspondante; mais assurément cette aisance parfaite, ce primesaut, cette fermeté flexible, cet esprit, cette grâce ne sont pas de lui (1).
II. Quand elle en a le temps, ce qui est très rare, il lui arrive de s'appliquer, de se conformer, avec le sûr instinct du génie, aux règles de l'art, que personne ne lui a enseignées ; ainsi, je crois, dans ses « relations », ou dans les éclaircissements qu'elle envoie à son fils sur les problèmes les plus délicats de la vie mystique ; mais,
d'ordinaire, elle écrit à course de plume. Comment ferait-elle autrement.
Il me semble, écrit-elle de Québec à son fils, que tout ce que je viens de dire répond suffisamment à vos questions, quoique j'écrive avec une grande précipitation, et que le tout soit mal arrangé. Suppléez, je vous prie, à mon défaut, car je suis une pauvre créature surchargée d'affaires, tant pour la France que pour cette maison.
Trois mois durant, ceux qui ont des expéditions à faire pour la France n'ont point de repos, et, comme je me suis chargée de tout le temporel de cette famille, qu'il me faut faire venir de France toutes nos nécessités, qu'il m'en faut faire le paiement par billets, n'y ayant pas d'argent en ce pays, qu'il me faut traiter avec des matelots pour retirer nos denrées, et enfin qu'il me faut prendre mille soins et faire mille choses..., il ne se peut faire que tous les moments de mon temps ne soient remplis (3).
(1) Elle avait le goût exquis. C'est ainsi qu'elle appréciait infiniment les ouvrages de l'incomparable Mère de Blémur. (Cf. L'invasion mystique, pp. 394, seq.) « Je vous remercie encore, écrit-elle à son fils en 1669, de votre ravissant livre de l'Année bénédictine. Si vous ne m'aviez assuré que c'est l'ouvrage dune fille, je ne l'eusse jamais cru... Celte brave Mère est très éclairée... Nous ferons (notre lecture commune) dans ce bel ouvrage ; hors ce temps-là, les soeurs sont affamées de cette lecture, et c'est à qui aura le livre pour y lire en particulier... Encore une fois, que j'aime cette généreuse fille, et que je lui veux du bien! Si elle est de votre connaissance, et qu'elle soit à Paris, je vous prie de la visiter de nia part, et de l'assurer de l'estime que j'ai pour elle ; car, en vérité, on peut la mettre au rang des personnes illustres de notre sexe. » Lettres, II, pp. 433-434.
(2) Ainsi encore, lorsqu'il lui faut défendre telles mesures qu'elle a dû prendre et qui ont choqué les ursulines de France. (Cf. notamment Lettres, II, pp. 81, seq. ; 93, seq.) Ces petits mémoires sont admirables de bon sens, de fermeté, d'éloquence.
(3) Lettres, I, pp. 4o6-4o7.
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« Enfoncée dans le tracas des affaires extérieures », elle n'écrit qu'à « de petits moments » qu'elle se dérobe (1).
Voilà qu'on va lever l'ancre, ce qui fait que je ne vous puis dilater mon coeur selon mon souhait, outre que je suis extrêmement fatiguée du grand nombre de lettres que j'ai écrites, qui montent... (à) plus de deux cents (pour un seul convoi) (2).
Avec lui, du reste, c'étaient au moins deux lettres pour une :
Ce que l'on confie à la mer est sujet au hasard.. C'est pourquoi... j'ai pris la résolution de vous écrire... par deux vaisseaux différents, afin que, si l'un se perd ou est pris par les pirates, l'autre vous porte de mes nouvelles. Faites le même de votre part (3).
Nul effort, nul apprêt, mais le souci constant, ou, pour mieux dire, le besoin de plaire à ses correspondants, de les gagner à ses propres sentiments et à ses vues : coquetterie involontaire, dont tous avons déjà donné plus d'une preuve, faiblesse peut-être, mais charmante, et sans laquelle il n'est pas de lettre digne de ce nom. Elle était ainsi du reste, non pas toujours, mais souvent, quand elle parlait. Dans sa prime jeunesse, dit Charlevoix, « un certain enjouement et un air gai, qu'on remarquait en elle, avait donné sujet de croire qu'elle n'était pas propre pour le cloître » (4). Veuve et déjà toute à Dieu, il lui arrivait encore de céder, plus qu'elle ne l'aurait voulu, au besoin que nous avons dit. C'est là même une des trois ou quatre grosses fautes qu'elle ne cessera plus de se reprocher.
O ma vie, écrit-elle dans la plus intime de ses notes, vous savez... qu'en deux... occasions, lorsque j'étais encore dans le siècle, je m'amusai à de certaines complaisances, qui tenaient
(1) Lettres, I, p. 331.
(2) Ib., I, p. 229.
(3) Ib., I, p. 182.
(4) Charlevoix, op. cit., p. 9.
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de l'esprit de nature, et que, sous l'ombre de bien, j'y croupis quelque temps, et qu'enfin, si votre bonté ne m'en eût tirée, j'aurais étouffé l'esprit de grâce par lequel vous me conduisiez si amoureusement (1).
Tout simplement, si je ne me trompe, ayant accueilli pour quelques semaines l'idée d'un second mariage, elle s'était montrée plus prévenante que farouche dans ses rapports avec celui qu'on la pressait d'épouser. Au demeurant et jusqu'au bout, les personnes du dehors ne l'ont-elle jamais trouvée rigide ou contrainte, gracieuse au contraire, caressante même, bien que sans familiarité d'aucune sorte, prenant aimablement chacun par son faible, voilant sous un air de franche et rayonnante gaieté le sérieux profond, un peu triste, de son coeur et de son esprit.
Je ne doute point, écrivait-elle un jour à son fils, que vos forces corporelles ne diminuent; votre grande retraite, le travail de l'étude, le soin des affaires, les austérités de la règle peuvent en être la cause ; mais nous ne vivons que pour mourir. Et ne vous mettez pas en peine si un grand recueillement vous fait passer pour mélancolique ; l'on a presque toujours dit cela de moi, et c'était lorsque mon esprit était en de très grandes jubilations avec Dieu (2).
Mélancolie, enjouement, il n'y a pas d'opposition véritable entre ces deux apparences. La tristesse n'est pas toujours morne, la joie toujours pétillante. En bien des âmes, françaises surtout, se réalise le proverbe provençal, illustré par Daudet dans son Numa Roumestan : Rires dans la rue, pleurs à la maison. C'est pour cela que les étrangers — ceux du dehors et ceux du dedans — souvent nous jugent si mal. Après tout, ce besoin de plaire, dont nous parlions tout à l'heure, n'est-il peut-être qu'une des formes de la charité. On garde ses détresses pour soi.
(1) La vie, p. 411.
(2) Lettres, II, p. 145.
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On aime mieux passer pour frivole qu'imposer aux autres, par un visage et des paroles moroses, le poids de ses propres ennuis. On chante, pour ne pas pleurer. Chanson facile, du reste, spontanée, heureuse, quand on a l'imagination vive, l'esprit curieux et la sensibilité alerte. Tout en réservant au meilleur d'elle-même les secrets de sa vraie vie, Marie de l'Incarnation se prête allègrement aux invitations diverses de l'heure qui passe. Rien ne l'absorbe, ni même ne l'occupe vraiment, mais tout l'intéresse, l'attendrit, l'amuse et l'enchante.
Les moeurs des Hurons, et leur mimique. — « Tout parle parmi eux, et leurs actions sont significatives aussi bien que leurs paroles » — (1) ; le peuple mêlé des colons — « Car, parmi les honnêtes gens, il nous vient de terrible racaille » — (2) ; les gouverneurs, qui se succèdent, découragés par l'inertie de la métropole ; « les ordres du roi » organisant le commerce — « Voilà pour faire, avec le temps, un grand pays qui enrichira les marchands » — (3) ; les nouvelles de France; les espérances et les déceptions des missionnaires ; les petites misères et le sublime des saints qui l'entourent; ou encore, un bon tour joué par les Français aux Iroquois (4).
(1) Lettres, I, p. 246. Longue lettre, et d'un pittoresque délicieux, sur une paix conclue entre les Français et les Iroquois (I, pp. 237-260).
(2) Ib., II, p. 377.
(3) Ib., II, p. 447.
(4) « Une troupe d'Iroquois forma une conspiration de massacrer tous les révérends Pères et tous les Français de leur maison et de la garnison. C'était un ouvrage des démons enragés de ce qu'on leur arrachait tant d'âmes. Ce dessein barbare eût réussi sans doute, si un Iroquois chrétien n'en eût averti les Pères en secret... Les Pères donnèrent aussitôt avis en ces quartiers (Québec; de ce qui se passait, pendant qu'ils cherchaient les moyens de se sauver. Cela leur était assez difficile, ne le pouvant faire sans canots; mais... comme) ils n'en pouvaient faire sans le secours des sauvages, ils prirent la résolution de faire de petits bateaux semblables à ceux de notre Loire. L'on y travaillait sans cesse dans le grenier, et cependant l'on donna avis aux Pères qui étaient dispersés en mission, de se trouver à jour nommé. Il est à remarquer que, depuis le matin jusqu'au soir, la maison des Pères était continuellement pleine de monde, à cause du grand abord des nations iroquoises. C'était là que se tenait le conseil des Anciens, et, le jour désigné pour partir, il devait s'y faire une assemblée générale extraordinaire des sauvages. Afin de les surprendre, on s'avisa de leur faire un festin. A cet effet, un jeune Français, qui avait été adopté par un fameux Iroquois, et qui avait appris leur langue, dit à son père qu'il avait songé qu'il fallait qu'il fit un festin à tout manger, et que, s'il en restait un seul morceau, infailliblement il mourrait. « Ah ! répond cet homme, tu es mon fils, je ne veux pas que tu meures; fais-nous ce festin, nous mangerons tout ». Les l'ères donnèrent les porcs qu'ils faisaient nourrir, pour eu conserver l'espèce dans le pays, et afin de vivre en partie à la française. Ils donnèrent encore les provisions qu'ils avaient d'outardes, de poissons et autres, et tout cela joint à ce que le jeune Français avait pu avoir d'ailleurs, fut mis en de grandes chaudières, pour préparer le banquet à la mode des sauvages.
« Tout étant prêt, ils commencèrent à manger pendant la nuit ; ils se remplirent de telle sorte qu'ils n'en pouvaient plus. Ils disaient au jeune homme qui faisait le festin : « Aie pitié de nous, envoie nous reposer ». L'autre répondait : « Je mourrai donc ». A ce mot mourir, ils se crevaient de manger, afin de l'obliger. Il faisait en même temps jouer les flûtes, trompettes, tambours, afin de les faire danser et de charnier l'ennui d'un si long repas. Cependant les Français se préparaient à partir. Ils faisaient descendre les bateaux, et embarquer tout ce que l'on avait dessein d'emporter, et tout cela se fit si discrètement qu'aucun sauvage no s'en aperçut. 'l'out étant disposé, l'on dit au jeune Français qu'il fallait adroitement terminer le festin. Alors il dit à son père : « C'en est fait, j'ai pitié de vous, cessez de manger, je ne mourrai pas. Je m'en rais faire jouer d'un doux instrument pour vous faire dormir, mais ne vous levez que demain bien tard; dormez jusqu'à ce qu'on vienne vous éveiller pour faire les prières ». A ces paroles, on joua d'une guitare, et aussitôt les voilà endormis du plus profond sommeil. Alors les Français, qui étaient présents, se séparèrent, et vinrent s'embarquer avec les autres, qui les attendaient. Remarquez, s'il vous plaît, que jamais ce grand lac ou fleuve n'avait porté de bateau, à cause des sauts et des rapides d'eau qui s'y rencontrent; et même, pour le traverser, il fallait porter les canots et le bagage avec beaucoup de peine. Il survint encore un nouvel accident, savoir que le lac commençait à geler. Cependant les bateaux de nos fugitifs voguaient avec une vitesse non pareille parmi tous ces périls, et entre les bancs de glace qu'ils avaient des deux côtés. Ils se suivaient tous en queue, parce que, la rivière étant prise, il fallait suivre le premier, qui ouvrait le chemin. Enfin, par un secours de Dieu, que l'on estime miraculeux, ils se sont rendus en dix jours de temps à Montréal t. » Lettres, II, pp. 128-131. Les jésuites ont raconté dans leurs relations la même aventure, avec plus d'exactitude, sans doute, mais moins de brio. Cf. les extraits de cette relation, publiés par Richaudeau. Lettres, II, pp. 131-133.
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Rien ne l'absorbe de la tragi-comédie humaine qu'elle suit derrière les grilles, mais rien non plus ne lui en est étranger. Les années peuvent venir, de cuisantes peines l'accabler, elle reste jeune d'esprit comme au premier jour, mondaine en quelque manière, sensible au côté plaisant des choses, ennemie du solennel et du larmoyant. Elle a soixante-dix ans : voici pour dérider le trop grave Dom Claude :
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Il y a quelque temps qu'un Français de notre Touraine, nommé des Groiseliers, se maria en ce pays; et, n'y faisant pas une grande fortune, il lui prit fantaisie d'aller en la Nouvelle-Angleterre, pour tâcher d'y en faire une meilleure. Il y faisait l'homme d'esprit, comme en effet il en a beaucoup.
Il fit espérer aux Anglais qu'il trouverait le passage de la mer du Nord. Dans cette espérance, on l'équipa pour l'envoyer en Angleterre, où on lui donna un vaisseau avec des gens... Il se met en mer, où, au lieu de prendre la route que les autres avaient coutume de prendre, et où ils avaient travaillé en vain, il alla à contre-vent, et a si bien cherché qu'il a trouvé la grande baie du Nord. Il y a trouvé un grand peuple, et a chargé son navire ou ses navires de pelleterie pour des sommes immenses. Il est retourné en Angleterre, où le roi lui a donné vingt mille écus de récompense, et l'a fait chevalier de la Jarretière, que l'on dit être une dignité fort honorable. Il a pris possession de ce grand pays pour le roi d'Angleterre, et, pour son particulier, le voilà riche en peu de temps. L'on a fait une gazette en Angleterre, pour louer cet aventurier français. Il était tout jeune quand il vint ici, et fit grande connaissance avec moi, tant à cause de la patrie, qu'en considération d'une de nos Mères de Tours, chez le père de laquelle il avait demeuré. Sa femme et ses enfants sont encore ici (1).
Soumettez ce fragment isolé et non signé à quelque érudit : pensez-vous que la critique interne y découvrira la main d'une religieuse ? Avec cela, ne vous plaît-il pas d'imaginer à Québec, dans le parloir des ursulines, le futur « aventurier », causant de Tours et de la mère-patrie avec la Supérieure; racontant ses déboires et ses rêves
fous ; on l'écoute, on ne le sermonne qu'une fois sur dix et, sans avoir l'air d'y toucher, on relève son courage, on rit avec lui ; on donne un chapelet et une broche à sa
femme, à ses enfants, des friandises de France. Elle vous étonne, elle bouscule trop le type ennuyeux, rigide, inhumain de la sainte en soi ; tournons la page pour vous rassurer :
Mon très cher fils, il ne m'est pas possible de laisser passer
(1) Lettres, II, pp. 447-448.
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aucune occasion sans me donner la satisfaction de vous écrire. En voici une d'un honnête gentilhomme, lieutenant de M. le Gouverneur..., et qui est l'un de nos meilleurs amis. Il m'a promis de vous voir, car il tâche de m'obliger en tout ce qu'il peut. Vous le prendrez pour un courtisan, mais sachez que c'est un homme d'une grande oraison, et d'une vertu bien épurée. Sa maison, qui est proche de la nôtre, est réglée comme une maison religieuse. Ses deux filles sont nos pensionnaires : ce sont de jeunes demoiselles, qui ont sucé la vertu avec le lait de leur bonne mère, qui est une des âmes les plus pures que j'aie jamais connues. Je vous dis tout ceci, mon très cher fils, afin que vous honoriez M. de Repantigny, c'est ainsi qu'il se nomme, et pour vous faire voir qu'il y a de bonnes âmes en Canada. Il passe en France pour les affaires du pays... Comme c'est de lui que nous prenons conseil en la plupart de nos affaires, il a eu en une certaine rencontre la permission d'entrer en notre maison. Il vous dira ce qu'il en a vu (1).
Une autre « bonne âme », M. d'Argenson, gouverneur de 1658 à 1661.
J'ai souvent l'honneur de sa visite... Il y a toujours à profiter avec lui, car il ne parle que de Dieu et de la vertu, hors la nécessité de nos affaires (2).
Je vous dirai en confiance qu'il a eu à souffrir en ce pays, dont il a été chargé, sans avoir pu avoir du secours du côté de la France... Il s'est trouvé des esprits peu considérés, qui ont murmuré de sa conduite, et qui en ont fait de grosses plaintes, capables d'offenser un homme de sa qualité et de son mérite. Il a souffert cela avec beaucoup de générosité. L'impuissance néanmoins où il s'est vu de secourir le pays, le défaut de personnes de conseil, à qui il pût communiquer en confiance de certaines affaires secrètes, le peu d'intelligence qu'il avait avec les premières puissances du pays..., l'ont porté à se procurer la paix par sa retraite (3).
Que de graves confidences devant ces grilles ! Comme l'on sentait que l'on pouvait tout dire à cette femme, et
(1) Lettres, I, pp. 228, 229.
(2) Ib., II, pp. 169, 17o. D'Argenson était lié avec Dom Claude Martin.
(3) Ib., II, pp. 214, 215.
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qu'elle comprendrait tout! Au reste, nulle prévention, même de piété, qui trouble sa rapide clairvoyance. La voici aux prises avec un véritable saint, et, qui plus est, avec un des plus fervents disciples de M. de Bernières : c'est l'abbé de Montigny, François de Laval-Montmorency, envoyé au Canada, comme vicaire apostolique, en 1659 ;
admirable personnage, et dont la béatification semble prochaine, mais qui manquait peut-être un peu de cette prudence du serpent, ou de cette heureuse souplesse,
dont Marie de l'Incarnation, non moins sainte que lui, certes, lui donnait vainement l'exemple.
Monseigneur notre prélat est tel que je vous l'ai mandé par mes précédentes, savoir très zélé et inflexible. Zélé pour faire observer tout ce qu'il croit devoir augmenter la gloire de Dieu ; et inflexible pour ne point céder en ce qui y est contraire. Je n'ai point encore vu personne tenir si ferme due lui en ces deux points. C'est un autre saint Thomas de Villeneuve pour la charité et pour l'humilité, car il se donnerait lui-même pour cela... Ce ne sera pas lui qui se fera des amis pour s'avancer et pour accroître son revenu ; il est mort à tout cela. Peut-être, sans faire tort à sa conduite, que s'il ne l'était pas tant, tout en irait mieux ; car on ne peut rien faire ici sans le secours du temporel. Mais je puis me tromper, chacun a sa voie pour aller à Dieu (1) ?
De ce zèle, excessif peut-être et certainement « inflexible », elle a eu personnellement à souffrir, comme elle le raconte, et le plus joliment du monde, dans cette lettre à la supérieure de Tours :
Il paraîtrait, par votre grande lettre, que nous ayons de l'inclination à changer nos constitutions. Non, mon intime Mère..., mais c'est Monseigneur notre prélat qui en a quelque
(1) Lettres, II, pp. 168-169. Elle concluait ainsi : « En ce qui regarde la dignité et l'autorité de sa charge, il n'omet aucune circonstance. Il veut que tout se fasse avec la majesté convenable... Les Pères (jésuites) lui rendent toutes les assistances possibles, mais il ne laisse pas de demander des prêtres (séculiers) en France, afin de s'appliquer avec plus d'assiduité aux charges et aux fonctions ecclésiastiques. » Le texte original, aussi charitable, était vraisemblablement plus explicite. Je crois bien que le crayon de Dom Claude a passé par là.
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envie, ou du moins de les bien altérer : voici comment la chose s'est passée. L'année dernière..., quelques-unes de nos soeurs lui firent entendre à notre insu qu'il serait bon qu'il nous donnât un abrégé de nos constitutions. Il ne laissa pas perdre cette parole, car il en a fait faire un selon son idée... Il a ajouté ensuite ce qu'il lui a plu, en sorte que cet abrégé, qui serait plus propre pour des carmélites... que pour des ursulines, ruine effectivement notre constitution. Il nous en a fait faire la lecture par le R. P. Lallemant, qui n'a pas peu donné à Dieu en cette occasion, parce que c'est lui qui a le plus travaillé à nos constitutions. Il nous a donné huit mois ou un an pour y penser. Mais, ma chère mère, l'affaire est déjà toute pensée, et la résolution toute prise : nous ne l'accepterons pas, si ce n'est à l'extrémité de l'obéissance. Nous ne disons mot néanmoins, pour ne pas aigrir les affaires; car nous avons affaire à un prélat qui, étant d'une très haute piété, s'il est une fois persuadé qu'il y va de la gloire de Dieu, il n'en reviendra jamais, et il nous en faudra passer par là, ce qui causerait un grand préjudice à nos observances. Il s'en est peu fallu que notre chant n'ait été retranché... Pour la grand'messe, il veut qu'elle soit chantée à voix droite, n'ayant nul égard à ce qui se fait soit à Paris, soit à Tours (1), mais seulement à ce que son esprit lui suggère être pour le mieux. Il craint que nous ne prenions de la vanité en chantant, et que nous ne donnions de la complaisance au dehors. Nous ne chantons plus aux messes, parce que, dit-il, cela donne de la distraction au célébrant, et qu'il n'a point vu cela ailleurs... J'attribue tout ceci au zèle de ce très digne prélat; mais, comme vous savez, mon intime mère, en matière de règlement, l'expérience doit l'emporter par-dessus toutes les spéculations. Quand on est bien, il faut s'y tenir, parce que l'on est assuré qu'on est bien ; mais, en changeant, on ne sait si l'on sera bien ou mal (2).
Sagesse humaine, si l'on veut, mais où a-t-on vu que la sainteté doive être brouillée avec le bon sens ? Un soupçon d'ironie peut-être, — « Il ne laissa pas perdre cette parole... Il craint que nous ne prenions de la vanité en chantant » —
(1) La moitié des ursulines de Québec était venue du couvent de Tours, l'autre moitié de celui de paris.
(2) Lettres, II, pp. 193, 194.
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mais non d'amertume. Elle prend les hommes et les saints tels qu'ils sont : elle rend pleine justice à leurs vertus et se résigne doucement à leurs misères. Chez
elle, du reste, la raison toute seule n'a jamais le dernier mot. Elle a vu si souvent les sages se tromper dans leurs prévisions, qu'elle abandonne volontiers le souci de ses affaires à la Providence. Je ne sais trop à quelle proposition de son fils répond la belle lettre que je vais citer. Effrayé des dangers qui la menaçaient, et persuadé,
j'imagine, qu'on se donnait là-bas beaucoup de mal pour n'arriver qu'à des résultats insignifiants, peut-être lui conseillait-il de fermer son couvent, de rentrer en France.
Je vous confesserai toujours que vos raisons me semblent très bonnes, et que je les trouve très conformes à celles que j'ai souvent, quoique avec tranquillité. Mais la façon avec laquelle Dieu gouverne ce pays y est toute contraire.
Bien qu'insuffisamment éclaircie pour nous, cette confidence est des plus curieuses. Ce qui suit est d'une philosophie dont l'opportunité ne cessera pas de longtemps.
On ne voit goutte, on marche à tâtons; et, quoiqu'on consulte des personnes très éclairées et d'un très bon conseil, pour l'ordinaire les choses n'arrivent point comme on les avait prévues et consultées. Cependant on roule, et, lorsqu'on pense être au fond d'un précipice, on se trouve debout. Cette conduite est universelle, tant dans le gros des affaires publiques, que dans chaque famille en particulier. Lorsqu'on entend dire que quelque malheur est arrivé de la part des Iroquois..., chacun s'en veut aller en France; et au même temps on se marie, on bâtit, le pays se multiplie, les terres se défrichent, et tout le monde pense à s'établir... Nous allons aussi faire défricher le plus que nous pourrons... Nous avons quatre boeufs... et six vaches... Voilà le ménage du pays, sans lequel ni nous, ni les autres, ne pourrions subsister, quelque secours qu'on nous donnât du côté de la France (1).
(1) Lettres, I, pp. 467, 468.
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On méditerait sans fin sur ces quelques mots, d'une poésie étrange, tout ensemble désabusée et vaillante. L'homme s'agite, Dieu le mène. — Alors pourquoi s'agiter? — Il le faut pourtant; défrichons notre jardin.
Dès qu'elle se met à parler des « sauvages », son style s'anime, tressaille, s'égaie plus qu'à l'ordinaire.
O ma chère Soeur, quel plaisir de se voir avec une grande troupe de femmes et de filles sauvages, dont les pauvres habits, qui ne sont qu'un bout de peau ou de vieille couverture, n'ont pas si bonne odeur que ceux des dames de France, mais la candeur et la simplicité de leur esprit est si ravissante qu'elle ne se peut dire ! Celle des hommes n'est pas moindre ! Je vois des capitaines généreux et vaillants se mettre à genoux à mes pieds, me priant de les faire prier Dieu avant que de manger. Ils joignent les mains comme des enfants, et je leur fais dire tout ce que je veux. Il en est arrivé plusieurs d'une nation fort éloignée... Ils me demandèrent pourquoi nous avions la tête enveloppée, et pourquoi on ne nous voyait que par des trous, c'est ainsi qu'ils appelaient notre grille (1) ...
Ou encore :
Nous avons ici des dévots et des dévotes sauvages, comme vous en avez de polis en France. Il y a cette différence qu'ils ne sont pas si subtils, ni si raffinés que quelques-uns des vôtres ; mais ils sont dans une candeur d'enfant, qui fait voir que ce sont des âmes nouvellement régénérées... Quand j'entends parler... Pigaroouich, Noël Negabamat et Trigalin, je ne quitterais pas la place pour entendre le premier prédicateur de l'Europe (2).
Elle trouve « plein de charmes » tout ce qui regarde l'éducation de ses néophytes . Si elle a des croix en Canada — et certes elles ne lui ont pas manqué, — « elles n'ont de l'adoucissement que par ce saint exercice (3) ».
Je vous avoue qu'il y a bien des épines à apprendre un langage si contraire au nôtre; et pourtant on se rit de moi quand
(1) Lettres, I, p. 87.
(2) Ib., I, pp. 117, 118.
(3) Ib., I, pp. 119, 19o.
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je dis qu'il y a de la peine : car on me représente que, si la peine était si grande, je n'y aurais pas tant de facilité. Mais, croyez-moi, le désir de parler fait beaucoup. Je voudrais faire sortir mon coeur par ma langue, pour dire à mes chers néophytes ce qu'il sent de l'amour de Dieu... Il n'y a point de danger de dire à nos sauvages ce que l'on pense de Dieu. Je fais quelquefois des colloques à haute voix en leur présence, et ils font de même. Or si la simplicité régnait dans tous les cœurs, comme elle règne en ceux de nos nouveaux chrétiens, il ne se verrait rien dans le monde de plus ravissant. Ils disent leurs péchés tout haut avec une candeur non pareille... Je parlais hier à un qui s'était tant oublié que de suivre des païens à la chasse. M'ayant rendu visite à son retour, je lui dis : « Hé bien, feras-tu encore les malices que tu as faites ?... Ne quitteras-tu-point la païenne avec qui tu as fait alliance? »... — « Oh ! c'en est fait, me dit-il j'aime Dieu et l'aime tout à bon..., et, pour le mieux faire, je quitte cette femme et me viens retirer avec les chrétiens sédentaires... » ... Il faut vous avouer... que ces dispositions sont aimables (1).
« Un Père jésuite, raconte Dom Claude, étant allé visiter les petites filles sauvages du séminaire, elles se plaignirent innocemment de ce qu'elles n'étaient point braves, et qu'on ne leur donnait pas de belles robes neuves comme on faisait aux filles françaises. La nouvelle de ces plaintes ne fut donnée à notre bonne Mère que par divertissement, mais son coeur... ne la prit pas ainsi ; car, prenant aussitôt une pièce de belle serge rouge, elle tailla neuf ou dix robes, avec des mitaines de la même étoffe, qu'elle leur donna, avec des chausses et des souliers neufs, et, pour une plus grande preuve de sa charité, elle fit elle-même la plupart de ces habits. Elle n'eut point d'égard que ces filles, étant entrées nues dans le séminaire, elles étaient encore trop bien pour leur condition, et qu'étant nourries... par une pure charité, elles se devaient contenter de ce qu'on leur donnait. Mais son esprit s'éleva plus haut et elle crut que ces petites innocentes, n'étant
(1) Lettres, I, p. 105.
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dans le monastère que pour recevoir en leurs coeurs les semences de la foi, il était d'une grande conséquence qu'elles les reçussent avec plaisir, de crainte que...' ». Mon Dieu, qu'il est lourd! Pendant qu'il pérore, sa vive mère aurait eu le temps de tailler dix autres robes. Oh ! non, elle n'allait pas chercher si loin. Simplement, elle les aimait de tout son coeur, naturel et surnaturel, ces pauvres petites, et elle ne pouvait supporter de les voir souffrir (2).
III. — En face d'une telle figure — elles sont toutes uniques, mais celle-si le parait deux fois — notre curiosité
(1) La vie, pp. 627, 628.
(2) Indépendamment de ce qui intéresse la colonisation du Canada, les Lettres de la M. M. touchent parfois à l'histoire générale. Ainsi la lettre CLXVII, « à une religieuse ursuline de 'l'ours, la Mère Angélique de la 'Vallière. « Elle la console, dit le sommaire, au sujet d'une de ses parentes (eh!sa propre nièce) engagée dans une occasion dangereuse pour son salut », 19 août i664. « Tous vos proches me touchent, et ce qui vous afflige m'afflige. J'en ai eu la connaissance dans ce bout du monde, et je vous dirai que nous avons entrepris de faire en l'espace de dix semaines de grandes dévotions et de grandes pénitences..., afin qu'il plaise à (la divine) bonté d'y mettre ordre, et d'opérer le salut de qui vous pouvez juger, et indépendamment de tout cela, j'ai encore en mon particulier cette affaire fort à coeur. » (Lettres, II, pp. 285, 286.) Dès 7648, son fils l'avait entretenue du jansénisme, vraisemblablement pour l'engager à observer une entière réserve sur ce point dans ses correspondances avec la France. Elle répond : « Quant aux doctrines qui font aujourd'hui tant de bruit en France, je n'ai garde de me mêler d'eu parler, et encore moins d'écrire en aucune manière ni nies sentiments ni ceux de qui que ce soit touchant l'affaire de M. Arnauld. Une personne de France, qui y est fort engagée, m'en ayant écrit, je ne lui ai point répondu. » Lettres, I, pp. 367, 368. Cette personne est peut-être une des soeurs d'Arnauld. Nous savons en effet que la M. M. était en relations avec Port-Royal (cf. deux lettres à la Mère Agnès. Lettres, 11, pp. 542, 544; Griselle, op. cit., passim.)
En 1659, elle écrit encore à son fils : « J'ai appris que les brouilleries, à l'occasion des nouvelles et mauvaises doctrines, continuent en France... L'on m'a encore mandé qu'il se débite un livre de morale fort pernicieux, où l'on justifie la doctrine des auteurs relâchés. Mon Dieu! est-il possible qu'il se trouve des esprits si peu discrets que de mettre eu lumière des choses non seulement inutiles, mais encore préjudiciables au salut... Pour nous, n'entrons point dans ces partis ; détestons la mauvaise morale, aussi bien que la fausse spéculation. » Lettres, II, pp. 746, 747. Avouez que, si elle entend parler des Provinciales, comme on l'a dit, elle a une singulière façon de les résumer. Il semble bien plutôt qu'elle veuille se tenir également loin, et des casuistes (mauvaise morale) et des jansénistes « fausse spéculation »). Peut-être aussi ne se faisait-elle de tous ces débats qu'une idée assez confuse. A moins que le texte n'ai été plus ou moins retouché par Dom Claude, lequel, ami de Nicole, était un homme de juste milieu.
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est ou devrait être insatiable. Aussi les quelques instantanés, d'ailleurs si révélateurs, que ses lettres nous ont permis de prendre, ne nous satisfont-ils qu'à moitié.
Grâce à eux, nous l'entrevoyons : ils lui redonnent un semblant de vie, ils la tirent du compartiment réservé aux « saintes » dans cette morne caverne — notre mémoire, notre science prétendue — où sommeillent de vagues ombres, qui ne se distinguent les unes des autres que par leur nom propre. Mais que cette ressemblance
reste fuyante ! Parvenus au seuil de son âme, que nous sommes loin de savoir d'elle tout ce qu'elle en sait elle-même, encore plus ce qu'elle en ignore! Nous voudrions interroger ses confidents les plus intimes, le Père Jérôme Lallemant, par exemple, d'autres aussi plus myopes que lui, et, par suite, moins bienveillants, qui ont connu son visage de tous les jours, qui ont cru avoir, à certaines heures, des raisons de ne pas l'aimer.
Car il serait par trop naïf de croire que, dès avant sa mort, tout le monde la canonisait ; que tous acceptaient sans rancoeur sa grâce, son génie, ses vertus et son prestige. « Il faut bien dire, écrit Dom Claude, qu'elle a souffert des contradictions étranges, puisque, après avoir fait le récit de ses tentations intérieures, qui sont...
effroyables..., elle dit les paroles suivantes :
Les mortifications que j'endurais de la part du prochain étaient bien autrement sensibles, mais je m'en tais, parce que j'ai toujours cru que Notre-Seigneur les permettait pour mon bien, et ainsi j'aimais d'un amour tendre et sincère ceux qui me les suscitaient.
« Elle témoigne que ses contradictions extérieures étaient plus sensibles que ses tentations, parce que les unes n'attaquaient que sa personne, et les autres traversaient les affaires de Dieu... Ce qui lui rendait encore plus pesant le poids de ses persécutions, c'était la qualité de ses persécuteurs, qui étaient des personnes de piété
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et de très haut mérite, de qui même elle devait attendre du support dans ses:desseins, et de la consolation dans ses peines... Ses religieuses, qui n'ignoraient pas de quelle manière elle était traitée, s'en lassèrent enfin, et commencèrent à s'en plaindre. Une d'entre elles, s'en entretenant avec une autre, lui dit : « Ma Mère, ne voyez-vous pas comme telles et telles personnes traitent notre Mère, et avec quelle patience elle souffre tout cela ? » L'autre répondit: « ... Vous ne voyez rien. Elle en a bien enduré d'autres, et même en des matières plus mortifiantes. Mais, ce qui est plus admirable, remarquez si vous lui en entendrez parler, car elle n'en dit jamais rien. » Cette même religieuse... s'adressait quelquefois à elle-même... « En vérité, je m'étonne comme vous n'en avez point de ressentiment ». A quoi cette généreuse Mère faisait cette réponse... « Je ne me souviens point que (ces personnes) m'aient jamais fait de la peine. Je me souviens seulement qu'un jour, étant chargée de beaucoup de dettes, et n'ayant pas le moyen de les acquitter, j'eus crainte de mécontenter ces personnes-là, je reçus une lettre de France..., (où) je trouvai... que la piété de la Reine nous faisait une aumône de deux mille livres.
« Voilà la disposition où était cette bonne Mère.. « Plût à Dieu (disait-elle)..., de me rendre digne d'être en butte à tout le monde, j'entends même du monde saint, parce que ses coups sont infiniment plus perçants que toutes les machines des pécheurs. Par ce monde saint elle entend — eh ! nous avions déjà compris ! — les personnes de piété.., car on ne s'étonne pas de voir les ennemis du bien traverser les desseins de Dieu, mais que des personnes saintes s'y opposent, c'est ce qui n'est pas facile à supporter (1). » Saint François de Sales l'avait déjà dit : « Tout ainsi que les piqûres des abeilles sont plus cuisantes que celles des mouches, ainsi le mal que l'on
(1) La vie, pp. 64o, 642.
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reçoit des gens de bien et les contradictions qu'ils font sont plus insupportables que les autres (1) ». Quant au nom des « persécuteurs », ne les demandez pas à Dom Claude. Plusieurs d'entre eux vivaient encore sans doute, au moment où il écrivait (2).
(1) Introduction à la vie dévote, III° partie, ch. III.
(2) Dom Claude fait certainement allusion à ce que la Mère de l'Incarnation eut à souffrir de Mgr de Laval. Mais le pluriel, constamment employé par le biographe dans ce passage et d'autres semblables, laisse assez entendre que le prélat n'est pas seul en cause. Ecartons les gouverneurs et leur suite. Si vertueux qu'on les suppose, ils n'appartiennent pas au monde saint. Restent les jésuites, et les prêtres séculiers que l'évêque avait appelés. Beaucoup de divisions dans la colonie, comme nous l'apprend, et par le menu, le P. de Rochemonteix (Les Jésuites et la Nouvelle France). (Pour le dire en passant, il me parait un peu singulier que la Mère de l'Incarnation tienne si peu de place dans ces trois volumes.) Séculiers et réguliers ne s'entendaient pas sur tous les points, et, d'un autre côté, les uns et les autres ne se louaient pas toujours des gouverneurs. La Mère semble avoir tenu à n'être d'aucun parti. Elle rend justice à tout le monde, notamment aux gouverneurs, dont la tâche était particulièrement difficile. Il se peut que cette neutralité lui ait valu des ennuis. Pour une raison ou pour une autre, il se peut qu'elle ait eu contre elle quelques-uns des missionnaires de la Compagnie. Quant aux séculiers, je ne sais pas. Il en est à peine question dans ses Lettres. En 1668, elle parle, avec amitié ou admiration, d'un de ces prêtres : « M. l'abbé de Fénelon (frère du grand, mais beaucoup plus âgé et d'un autre lit) ayant hiverné aux Iroquois, nous a rendu une visite... Je lui ai ,demandé comment il avait pu subsister, n'ayant eu que de la sagamite pour tout vivre et de l'eau pure à boire. (Son frère, à Cambrai, ne mangeait pas beaucoup plus.) Il m'a reparti qu'il y était si accoutumé... qu'il ne faisait point de distinction de cet aliment à aucun autre ; et qu'il allait partir pour... y passer encore l'hiver. » (Lettres, II, p. 415.) Il me parait du reste certain que le meilleur de son amitié allait aux jésuites. Qu'elle ait eu à souffrir de tel ou tel d'entre eux, j'incline à le croire ; mais, dans l'ensemble, elle leur accorde une confiance et une vénération sans limite. Au moment le plus aigu de ses démêlés avec Mgr de Laval, elle écrit à une ursuline de France : « Notre consolation en tout cela est qu'il (Laval) a eu la bonté de nous donner pour directeur le R. P. Lallemant, qui est notre meilleur ami, et avec qui nous pouvons traiter confidemment. Il a un soin incroyable de nous, tant pour le spirituel que pour le corporel ; et, comme il est très bien dans son esprit, il rabat bien des coups qu'il nous serait difficile de supporter. » (Lettres, Il, p. 194.) Elle dit encore de lui : « Il a fait nos constitutions... Le R. P. Dom Raymond et lui sont les deux personnes du monde auxquelles N.-S. m'a liée plus particulièrement, pour la direction de mon âme, et j'ai à celui-ci des obligations infinies pour les grandes assistances qu'il m'a rendues dans mes nécessités. Je vous prie (elle écrit à son fils, et le P. Jérôme L. partait pour la France) de lui en témoigner de la reconnaissance et de le recevoir selon son mérite : car c'est un homme de grande considération pour sa doctrine, probité et sainteté, sans parler de sa naissance, qui est assez connue dans Paris. » (Lettres, II, p. 112.) « C'est le père des pauvres, tant français que sauvages, dit-elle encore. C'est le zélateur de l'Eglise, qui semble avoir été élevé dans toutes les cérémonies, ce qui n'est pas ordinaire à un jésuite (elle écrit à un bénédictin.) Enfin c'est le plus saint homme que j'aie connu depuis que je suis au monde. » (Lettres, I, p. 435.) Elle a connu intimement les grands martyrs, Brébeuf, Jogues, G. Lallemant, etc... (Lettres, I, p. 427.) Recommandant à son fils le P. Bressani, qui repassait en Europe : « Vous verrez un martyr vivant... Sans faire semblant de rien, regardez ses mains ; vous les verrez mutilées, et presque sans aucun doigt qui soit entier. » (Lettres, 1, p. 437.) Cf. aussi, II, pp. 417, 418, la délicieuse lettre au P. Poncet : « Votre Révérence a été en ces lieux-là; elle y a semé, et les autres recueillent le fruit de ses travaux. Je m'assure qu'elle n'en aura pas moins de mérite que si elle les moissonnait elle-même. Ses mains mutilées en reluiront dans l'éternité, aussi bien que les autres parties de son corps, qui ont porté tant de meurtrissures... J'en ai encore le sentiment, mou très cher Père. » Tout cela ne vous paraît-il pas de la plus aimable délicatesse ?
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Quoi qu'il en soit, ces personnes « du très haut mérite » devaient avoir des alliés dans la place (1). Quand les religieuses se mêlent de « persécution » ou d'intrigue, les « saints» de l'autre sexe n'ont rien à leur envier. Nous savons du reste que les coups tombaient d'assez « haut ». « Quand elle quitta sa charge de supérieure, on lui donna les offices de dépositaire et de boulangère... Dans (celui-ci), elle eut beaucoup à souffrir, car, avant que de faire le pain, elle faisait elle-même la farine, l'écrasait à tour de bras, en sorte qu'elle en avait quelquefois les mains tout écorchées. Elle ne fut pas un an dans ces emplois qu'on les lui ôta, pour lui en donner d'autres encore plus humiliants, et d'une manière qui lui pouvait causer bien de la mortification. Car Notre-Seigneur ayant permis que l'on entrât en soupçon de sa conduite, et qu'on la blâmât, sans lui rien dire, de certains défauts dont elle était innocente, on la regardait comme si elle eût été effectivement coupable. Quoi qu'elle fit, et de quelque côté qu'elle se tournât, elle trouvait partout de la froideur (2)... ».
(1) Elle nous a laissé entendre plus haut que certaines de ses religieuses étaient de l'antre parti, celles, veux-je dire, qui pressèrent l'évêque de leur donner un abrégé des constitutions; supplique au moins singulière.
(2) La vie, p. 513. Elle fut supérieure de 1639 à 1645 ; de 1651 à 1657 ; de 1663 à 167o. Or c'est, je crois, avec sa « déposition » en 1645, qu'aura commencé la série des persécutions, dont Claude Martin parle dans le texte. D'où il suivrait qu'au début du moins, Mgr de Laval, lequel n'arrive au Canada qu'en 1659, ne serait, ni de près ni de loin, responsable de tout cela. A cette date (1645-1651) (plus précisément, 1647, cf. La vie, p. 48o) comment expliquer les préventions dont la Mère Marie eut à souffrir ? On sait qu'elle avait avec elle des ursulines de Tours et des ursulines de Paris. Il y avait eu quelque friction entre les deux groupes; humeurs, traditions, règles différentes. Les Constitutions nouvelles qu'il avait fallu dresser étaient fondées sur deux compromis : d'une part, on adaptait les règles communes de la Congrégation aux exigences du Canada ; d'autre part, chacun des deux groupes renonçait à quelques-uns de ses usages. (Cf. les admirables lettres où la Mère défend ces constitutions auprès des supérieures de France, alarmées, plus que de raison, par des nouveautés nécessaires. Lettres, II, 81, seq. 93, seq.) A Québec, l'union s'était faite et semble avoir persisté sans trop d'accrocs. Il y eut cependant des mécontentes. En 1654, deux des religieuses, sous prétexte de santé, repas—sent en France. Or 1654 se trouve justement dans la période qui nous intéresse : soupçons, humiliations, etc. D'où l'on peut conjecturer que, pendant cette même période, la supérieure qui succédait à Marie, bien. que personnellement très sainte, aura parfois cédé à la passion des mécontentes. Cette supérieure, Mère Saint-Athanase, était du groupe parisien. Marie de l'Incarnation l'avait très habilement désignée elle-même aux suffrages des soeurs, et depuis, les deux Mères se succédèrent, 1'une à l'autre, tous les six ans, dans le gouvernement de la maison.
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Sur quoi portaient ces injustes soupçons? Il faut nous résigner à l'ignorer. Mais l'intéressant pour nous est que telles de ses soeurs les aient accueillis sans trop de sur. prise, telles autres, peut-être, avec joie, heureuses,. veux-je dire, de se justifier ainsi à elles-mêmes les pré ventions confuses qu'elles nourrissaient à son endroit. Il n'y a pas d'ordinaire de fumée sans feu, pas de calomnie,. si absurde soit-elle, qui n'ait à son origine une médisance.. D'où vient donc cette « froideur » dont Marie se voit' entourée, et que, du reste, elle exagère sans doute, comme font en pareil cas les natures affectueuses et délicates ? Pour moi, je croirais volontiers qu'au milieu de ses soucis, elle ne paraissait pas toujours aussi enjouée, facile, indulgente, aussi maîtresse d'elle-même, en un mot aussi parfaitement et uniformément aimable que dans ses relations avec le dehors — parloir et correspondance. Son fils le reconnaît presque, bien qu'il enguirlande cet aveu à la manière des biographes-panégyristes. « Quoi-qu'elle eût, dit-il, un fonds de bonté qui ne se petit exprimer, sa douceur néanmoins n'avait rien de lâche, et n'empêchait point qu'elle eût cette faim et soif de la justice, dont sont affamés et altérés ceux qui entrent davantage
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dans les intérêts de Dieu, car elle l'exerçait vigoureusement, quand il y allait de sa gloire et de la sanctification des âmes. Elle avait son huile, mais elle y savait mêler le vin, quand il y avait quelque plaie à médicamenter. Le respect de plusieurs personnes qui sont encore en vie m'ôtent la liberté d'en donner beaucoup d'exemples. » Comme il voudra, mais ici encore nous le dispensons du détail précis. Le « vin » et, plus encore, le « beaucoup d'exemples » nous en disent assez long. Car enfin ces nombreux exemples, qu'il nous dérobe, c'est du couvent même de Québec que, pour la plupart, ils lui sont venus. Et remarquez en passant la transformation piquante qui s'est faite dans l'esprit de nos ursulines. Ce qu'elles lui reprochaient vivante, est maintenant devenu matière à louange. Voyez aussi comme l'Ecriture nous aide 'h tourner joliment les choses ; cette huile, ce vin! Oh ! celui-ci ne brûlait pas jusqu'à l'os. Le bon Samaritain lui-même, dont la bonté n'était pas mollesse, l'eût appliqué, sans trop d'émoi, sur la plaie de son malade. Vin de Touraine néanmoins, vin nouveau, pétillant, et que les soeurs de là-bas, non pas toutes, mais les plus épaisses, ne trouvaient pas toujours à leur goût. Je n'invente rien, je continue à méditer les aveux de Dom Claude. « Encore, écrit-il, que la Mère de l'Incarnation fût la maîtresse de ses passions, et qu'elle leur tînt tellement la bride que nulle ne la pouvait surprendre pour éclater au dehors..., dans les temps néanmoins qu'elle était le plus plongée dans l'abîme de ses peines intérieures, et surtout dans sa tentation d'aigreur contre le prochain (1), il en paraissait quelquefois des légères marques par des réponses moins douces qu'à l'ordinaire; non qu'elles eussent rien d'aigre, car on pourrait bien dire d'elle ce que l'Écriture dit de Job dans ses tentations, que ses lèvres n'ont jamais rien proféré d'indécent, mais parce qu'elles n'avaient pas tout
(1) Elle avoue elle-même ces tentations d' « aversion », de « refroidissement » dans sa relation de 1647. Cf. La vie, p. 480.
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l'agrément, ni toute la douceur qui accompagnait ordinairement toutes ses paroles ». Arrêtons-nous avec respect devant cette phrase laborieuse, encombrée et qui, prise en soi, vidée de son contenu pathétique, nous divertirait plutôt. Ces euphémismes candides, ces surcharges maladroites trahissent la lutte émouvante qui se livre entre la tendresse inquiète du fils et la conscience de l'historien, la première suspendant aussi longtemps que possible et tout ensemble atténuant de son mieux la conclusion imposée par la seconde. Admirable période, et prélude d'un des plus beaux épisodes que j'aie rencontrés dans l'histoire de nos saints.
« Dieu, qui ne pouvait rien souffrir d'impur dans cette âme, la voulut purifier de ces atomes d'impureté, et lui apprendre à faire un bon usage de cette tentation d'aigreur, d'une manière assez extraordinaire. La sagesse, qui ouvre quelquefois la bouche des enfants, pour enseigner les plus sages, ouvrit celle d'un jeune garçon, âgé... de quinze ans, fils d'un brasseur de bière, pour lui faire une des plus belles leçons qu'elle eût reçues de sa vie. Cet enfant (dont la famille vivait à Québec), touché d'un sentiment de dévotion..., se donna, par le conseil de la Mère de l'Incarnation, aux R. R. P. P. jésuites, pour les servir dans les missions périlleuses des Hurons, et pour mêler son sang avec le leur, s'ils tombaient sous la hache des Iroquois. Il ne fut pas plus tôt aux Trois Rivières, qui est une habitation de Français, distante de trente lieues oie Québec, qu'il écrivit à la Mère de l'Incarnation, avec la même simplicité qu'un enfant ferait à sa propre mère. La lettre était écrite d'une manière toute nouvelle ; il y avait des lignes en carré, d'autres en longueur ; les unes au milieu, les autres aux côtés, et, avec cela, la façon dont elle était pliée semblait témoigner qu'elle n'avait été écrite que pour faire rire. La Mère de l'Incarnation était à la récréation avec la communauté, quand on lui apporta cette lettre. Le nom de l'auteur, et la manière
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dont elle était écrite et pliée, excitèrent la curiosité de ces bonnes filles, qui la prièrent aussitôt de leur en faire part. Elle le fit avec sa douceur ordinaire, et la lut tout
haut, afin de leur donner matière d'un honnête divertissement. Mais elle y trouva ce qu'elle n'attendait pas. Car cet enfant, ayant fait une lecture dans le Directoire de saint François de Sales, — oh! oh ! ce petit brasseur avait le goût fin ! — y trouva un chapitre qui lui plut fort, et, croyant qu'il pourrait servir à son dessein, il en composa sa lettre en cette manière :
Ma chère Mère.., l'amour-propre ne meurt jamais qu'avec nos corps... ; il suffit que vous ne consentiez pas d'un consentement résolu, délibéré, arrêté et entretenu. Ces inclinations fâcheuses que vous avez, sont des occasions précieuses que Dieu vous donne de bien exercer votre fidélité en son endroit, par le soin que vous avez de les réprimer; et soudain que vous sentirez d'avoir fourvoyé, réparez la faute par quelque action contraire de douceur, d'humilité et de charité envers les personnes auxquelles vous avez répugnance d'obéir et de vous soumettre. Car enfin, puisque vous connaissez de quel côté vos ennemis vous pressent le plus, il vous faut roidir et bien fortifier en cet endroit-là. Il faut toujours baisser la tête, vous porter au contraire de vos coutumes ou inclinations..., et en tout et partout vous adoucir, ne pensant presque à autre chose qu'à la prétention de votre victoire. C'est pour cela qu'il faut crucifier en vous toutes vos affections, et spécialement celles qui sont plus vives et mouvantes, par un perpétuel anéantissement et attrempement des actions qui en procèdent, afin qu'elles ne se fassent pas par l'impétuosité de votre nature impatiente... Et surtout il faut avoir un coeur doux et amoureux envers le prochain, et particulièrement quand il vous est à charge et à dégoût. Car alors vous n'avez rien en lui pour l'aimer que le respect du Sauveur, ce qui rend sans cloute l'amour plus excellent et plus digne, d'autant qu'il est plus pur et plus net des conditions caduques. Ma chère Mère, autre chose n'ai à vous dire. Fait et passé aux Trois Rivières.
« A mesure qu'elle lisait cette lettre, elle voyait bien qu'elle apprêtait à rire à la compagnie ; elle en continua
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néanmoins la lecture avec une constance merveilleuse — si intelligente, il lui eût été facile de sauter les mots les plus piquants, ceux que j'ai soulignés, les allusions les plus transparentes — et, à la fin on remarqua visiblement qu'elle entra dans un profond recueillement et abaissement d'esprit pour l'abjection que cette lettre lui avait causée, en faisant elle-même la lecture. Cela n'empêcha pas que celles qui étaient présentes n'en fissent une innocente récréation. Et, une Mère assez ancienne ne s'y étant pas trouvée, chacune lui en fit le récit à la première rencontre, et, quoiqu'elle eût pour elle beaucoup d'amour et de respect, elle ne laissa pas de s'en faire à son tour un petit sujet de divertissement. La Mère de l'Incarnation s'en aperçut, et ne fit que lui dire avec une grande douceur et humilité : « Vous riez aussi de la lettre du petit brasseur? » — Tu quoque Brute! « Et vous aussi, vous voulez m'abandonner! » — La confusion qu'elle reçut en cette rencontre fut assez grande, mais afin qu'elle fût entière..., elle laissa la lettre entre les mains de ses filles, afin qu'elles la pussent lire, et qu'elles eussent la liberté de s'en récréer autant qu'elles le désireraient. » Anecdote puérile, direz vous : non, si vous avez quelque expérience du coeur humain, et des couvents. Accepter cette mortification imprévue et publique, la savourer comme a fait la Mère Marie, cela n'est pas moins beau que de se rouler dans un champ de groseilliers. Que s'il vous faut du miracle, le bon Père Claude va tâcher de vous satisfaire. « Au reste, conclut-il, cette lettre ne tenant rien de l'enfant, ni dans la substance, ni dans le style, elle a passé jusqu'à présent pour un mystère. Mais cette pieuse Mère... la reçut comme une leçon que le Saint-Esprit lui faisait par cet enfant, qu'elle appela aussi depuis son petit père spirituel. Il fut visible que cette grande âme, qui ne laissait passer aucune occasion de s'avancer..., tira un grand avantage de celle-ci, pour se rendre encore plus fidèle dans les tentations dont elle était
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combattue (1). » Le « mystère » n'est peut-être pas si opaque. Il paraît trop, en effet, qu'un petit brasseur de quinze ans, si l'idée lui était venue d'envoyer à sa bienfaitrice une lettre pleine de grimaces gentilles, ne serait pas allé plagier pour cela un livre de François de Sales, mettant justement le doigt sur les pages de ce livre où les menus défauts de la Mère se trouvaient représentés au naturel (2). Ces défauts, du reste, comment l'auraient-ils frappé ? D'autres néanmoins les connaissaient tous, les jésuites de Québec, par exemple, eux qui recevaient les doléances des soeurs. Je suppose donc qu'un de ces jésuites, se trouvant aux Trois Rivières avec le petit brasseur, aura dicté la lettre de celui-ci, soit qu'il ait voulu, par ce piquant détour, avertir charitablement la Mère d'avoir à se dominer
(1) La vie, pp. 466-469.
(2) Aucun doute, nie semblait-il, n'étant possible sur l'origine salésienne de la prétendue « lettre du petit brasseur », j'en ai fait soumettre le texte aux visitandines d'Annecy, les priant de vouloir bien l'identifier. Voici leur réponse ; « Ce texte est composé de TROIS fragments de lettres de saint François de Sales, auxquelles on e ajouté les deux phrases du début et de la fin. » — Le premier de ces fragments commence à « l'amour-propre... » et s'achève à « entretenu ». Cf. le tome XIX de la grande édition d'Annecy, p. 272. Le second commence à « les inclinations... » et s'arrête à « votre victoire ». Il se trouvera dans le tome XXI, qui n'a pas encore été publié, et il est déjà dans l'édition de 1626, livre III, ép. 65, p. 355. Le troisième commence à « Il faut pour cela... » (au lieu de « c'est pour cela qu'il faut »), et s'achève à « conditions caduques ». Il se trouve au tome XVI, p. 285, de l'édition d'Annecy, et se trouvait, comme le 20 fragment, dans l'édition de 1626, livre IV, ép. 63, p. 49o. » — D'où l'on voit que le compilateur, évidemment un des missionnaires, a tout bonnement, copié les fragments 2 et 3, dans l'édition de 1626. On est d'ailleurs enchanté de voir ce livre se promener ainsi parmi les Hurons, mais on n'en est pas confondu. Il en va tout autrement pour le 1er fragment. « Par quel moyen, reprennent les visitandines, Fauteur de cette mosaïque a t-il eu entre les mains la lettre, ou une copie de la lettre à la Présidente de Hercé, d'où le 1er fragment est tiré, puisque cette lettre ne fut publiée par Hérissant qu'en 1767, et que la vie de Soeur M . de l'Incarnation est antérieure presque d'un siècle ?? » Joli problème que j'abandonne aux érudits. La dévotion à François de Sales était déjà si fervente qu'on se passait de main en main les copies de ses lettres. Un des missionnaires aura eu dans sa valise la lettre à Mme de Hercé, et l'aura utilisée de la façon que l'on vient de voir. Habent sua fata, mais on avouera que la fortune de cet inédit est un vrai roman. Entre le texte original et la copie, les différences sont imperceptibles : « voulu », au lieu de e résolu » ; « au rebours », au lieu de « au contraire » ; « allentissement », au lieu d' « anéantissement », faute de lecture évidente, mais qui s'explique ; un coeur « bon », au lieu de « doux ».
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davantage, soit plutôt qu'il n'ait pas résisté à la tentation de s'amuser d'elle. Petites méchancetés assez vénielles, et comme l'on s'en permet quelquefois dans le « monde des saints ». Demain l'inspirateur de cette lettre ira joyeusement au martyre. Aujourd'hui, et pour quelques instants, il obéit peut-être à ses préventions, à ses antipathies, à ses caprices de jalousie ou de faux zèle. Quoi qu'il en soit, il rend témoignage, lui aussi, à l'éminente vertu de la sainte. Quelques impatiences, des reparties un peu sèches, les vives saillies d'une haute et claire intelligence coupant court aux commérages d'une soeur brouillonne ou sotte, enfin et surtout un soupçon d' « impétuosité naturelle », c'est tout ce qu'il a trouvé. Quant à la scène émouvante à laquelle nous venons d'assister, elle aura, je l'espère, achevé de nous convaincre que cette grande mystique ne fut ni une sainte de cire, ni une surfemme. Nous pouvons donc aborder l'étude de sa doctrine avec une confiance absolue. Autant que sublime, tout y sera vrai. Que si l'on veut, à la fin de ce chapitre, un portrait au sens propre du mot, le voici de maîtresse main : « Cette vénérable Mère était d'une belle taille pour son sexe, d'un port grave et majestueux, mais qui ne ressentait point le faste, étant modéré par une douceur humble et modeste. Elle était assez belle de visage en sa jeunesse, et avant que ses pénitences et ses travaux y eussent causé de l'altération ; et, même en sa vieillesse, on y remarquait encore une proportion de parties, qui faisait assez voir ce qu'elle avait été autrefois. Cette beauté néanmoins n'avait rien de mol, mais l'on remarquait sur son visage le caractère du grand courage qu'elle a fait paraître dans les occasions pour tout entreprendre et tout souffrir (de) ce qu'elle reconnaissait être à la gloire de Dieu et au salut des âmes. Son courage était accompagné de force, étant d'un bon tempérament et d'une constitution forte et vigoureuse, propre à supporter les grands travaux que Dieu demandait de son service.
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Elle était d'une humeur agréable, et, quoique la présence de Dieu continuelle lui imprimât un sentiment de gravité et de retenue..., il ne se pouvait voir néanmoins une personne plus commode et plus accorte (2). » Malade, nous n'aurions pas refusé de l'écouter, mais nous l'aimons mieux robuste, parfaitement saine de corps autant que d'esprit.
(1) La vie, p. 738.
CHAPITRE V : LA VIE INTENSE DES MYSTIQUES D'APRÈS L'EXPÉRIENCE ET LA DOCTRINE DE MARIE DE L’INCARNATION
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I. L'agonie et la mort des puissances. — Activité intellectuelle des faux et des vrais mystiques : Antoinette Bourignon et le pseudo-Denis. — Tendance naturelle de Marie aux jeux de l'esprit. — L'intelligence maîtrisée d'abord par l'amour : « L'âme ne pense point à voir, mais à aimer ». — L'intelligence mystiquement « suspendue » bien avant la volonté. — Anéantissement progressif, saillies intermittentes, et suspension de la volonté.
II. La vie souterraine des puissances pendant la suspension. —
A. Vie intellectuelle. — Le rythme mystique : aspiration, respiration. — « Je ne laissais pas d'être instruite », sans avoir reçu aucune « leçon ». — « Je sens pulluler en mon esprit... une suite de passages de l'Écriture sainte ». — Acquisition mystérieuse de « nouvelles connaissances ». — « Le tout est dans la substance de l'esprit. » — Adhésion, non aux images du réel, trais au réel lui-même. — L'âme a vie dans le Verbe. — Les deux manières de se représenter le Verbe incarné. — Inertie et entretien continu de l'intelligence. — Activité surprenante qui suit la contemplation.
B. Vie morale. — Apathie scandaleuse des mystiques. — Malgré la suspension de la volonté, la vie morale n'est aucunement suspendue, et tout au contraire. — « Une espèce de nécessité... de l'imitation de Jésus-Christ. a — « Pente continuelle » à toutes les vertus. — Adhésion, non à des idées de sainteté, mais à la sainteté même de Dieu. — Marie passe à l'offensive et critique l'ascèse commune. — Fragilité des résolutions ordinaires; celles que prennent les mystiques « demeurent imprimées dans l'âme ». — Comment l'expérience mystique supplée aux examens de conscience. — « Dieu me possédait par les maximes » de l'Évangile. — Efficacité morale des grâces mystiques. — Moralistes et mystiques.
III. Jeu normal et simultané de toutes les activités, mystiques et non mystiques, de l'âme. — Que la suspension des puissances n'est pas un bien en soi. — Et qu'il vaudrait mieux que l'ordre naturel fût maintenu. — Catherine de Sienne pâmée ; la Sainte Vierge debout. — Possibilité et réalité d'une union mystique, plus haute, qui ne paralyserait point les facultés. — « Les sens étant occupés..., l'âme en est plus libre. » — « Dieu luit au fond de l'âme. » — Deux âmes, deux vies parallèles. — Tentations et faiblesses des mystiques : vide() deteriora; meliora sequor. — « Région de paix, qui semble séparée de l'âme même. » - Les activités les plus divertissantes n'empêchant plus la vie mystique. — Promenade ; broderie d'art; récréation; chant des psaumes. — Courte psychologie des moralistes, comparée à la psychologie des mystiques. — « Interaction » des deux vies. — Marie de l'Incarnation et l'apologie des mystiques.
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Les théoriciens de la mystique trouvent dans les écrits de Marie de l'Incarnation de nombreux témoignages, des textes lumineux, qui les aident à dégager l'essentiel du fait mystique, à définir la contemplation prise en soi, c'est-à-dire isolée, par une abstraction aussi rigoureuse que possible, des autres phénomènes psychologiques, qui normalement l'accompagnent. Ainsi a fait par exemple le chanoine Saudreau dans son maître livre sur l'état mystique (1). Pour nous, qui, au cours des volumes précédents,. avons déjà rassemblé sur ce même sujet tant d'affirmations mémorables, nous croyons plus utile de demander aux vivants écrits de notre ursuline la description de ce même fait, non plus considéré à l'état pur et abstrait, mais dans son histoire vraie, autrement dit dans ses relations constantes et inévitables avec les diverses activités, que l'on voit tour à tour préparer en quelque manière ou bien gêner l'expérience mystique, se mêler à elle ou bien s'effacer insensiblement devant elle, pour l'effacer insensiblement à leur tour : vie intellectuelle, affective, morale, qui baigne de tous les côtés la vie proprement mystique et qui la pénètre; activité des sens, de l'esprit, du coeur, de la conscience, par où les contemplatifs gardent le contact avec l'humanité commune, ou le reprennent après une courte éclipse, continuant ainsi ou recommençant très vite à nous ressembler. D'où l'extrême intérêt du présent chapitre, moins spéculatif, moins technique, plus concret et, par
(1) Ch. Saudreau, L'état mystique, Paris, 5921, pp. i6, 167, seq. Cf. aussi l'article de M. Pacheu (Les mystiques interprétés par les mystiques) indiqué plus haut.
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suite, plus attachant, plus solide aussi peut-être, que ceux de même apparence que nous avons déjà consacrés à la doctrine du P. Lallemant et à l'anti-mysticisme de Nicole. Croyant ou non, qui trouverait ennuyeuse l'observation d'une grande âme en prière ?
I. — L'AGONIE ET LA MORT DES PUISSANCES
L'intelligence d'abord, faculté pressée, bousculante, très ennemie du silence intérieur et du repos. Trop active même, ou, pour mieux dire, trop désireuse de se sentir en mouvement, d'entendre le bruit qu'elle fait. Tant de naïfs, qui voudraient consacrer au travail de l'esprit les vingt-quatre heures de la journée, ou, à la méditation, toutes les minutes de la prière! Ils ignorent les bienfaits du sommeil — du sommeil mystique comme de l'autre, et les richesses qu'il accumule à notre insu, dans nos greniers. Pour n'avoir pas compris le premier mot des livres mystiques, plusieurs se plaisent à voir dans les contemplatifs, grands ou petits, des indolents, ou comme disait vaillamment Nicole, des « stupides ». C'est exactement le contraire que l'histoire nous impose. Prenez les mystiques faux ou douteux, Antoinette Bourignon, par exemple, qui n'a pas moins écrit que Voltaire. Prenez Mme Guyon : la vue d'une feuille de papier blanc la met en joie, et, quand elle est fatiguée de la prose, elle passe à la poésie. Les vrais ne sont pas moins abondants. Deux carrières les appellent, également inépuisables, la métaphysique céleste et l'analyse intérieure. Le panégyriste de « la ténèbre » divine, le vieux Denis, scrute éperdûment le mystère des hiérarchies angéliques ; le poète de « la nuit obscure », Jean de la Croix, veut tout connaître de ce qui se passe dans cette nuit. Étranges paresseux, ou quiétistes ! On se demande avec épouvante où ils s'arrêteraient, s'ils ne l'étaient pas.
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Dom Claude Martin souffrait lui aussi de cette fièvre intellectuelle, et il s'en plaignait à sa mère.
Il ne faut pas vous étonner de cette grande activité d'entendement, lui répondait celle-ci. Je crois que les personnes d'étude y sont sujettes, à cause des matières qu'elles ont à traiter, si ce n'est qu'elles aient la volonté entièrement gagnée à Dieu; car alors la volonté est la maîtresse, et, quand elle veut, elle attire par sa force l'entendement après elle. Je me suis autrefois trouvée en cette peine, lorsque, ayant à enseigner les mystères de la foi..., je jetais seulement la vue sur ce qu'en dit le petit catéchisme du Concile, et tout aussitôt mon esprit en possédait la vérité. Je me trouvais ensuite dans une telle activité d'entendement et dans un discours si suivi qu'il ne se peut rien davantage (1).
« Discourir » ainsi, ou, en d'autres termes, se plaire aux mille jeux de l'esprit et aux imprévus de ses découvertes, dégager les conséquences indéfinies d'un principe ou remonter de ces conséquences au principe lui-même, retrouver une vérité sous les symboles qui l'enveloppent, ou imaginer quelque symbole qui donne à cette vérité une grâce nouvelle; en un mot, raisonner ou méditer, telle serait bien en effet la pente naturelle de cette claire intelligence dont nous connaissons déjà l'agilité, le primesaut et la souplesse. Elle sent néanmoins en elle d'autres attraits, d'autres forces qui lui inspirent une je ne sais quelle défiance à l'endroit de ces brillants exercices, et qui l'invitent à ne plus attiser cette ardeur de connaître, à la modérer au contraire, peut-être même à l'éteindre.
Je ne puis comprendre, dit-elle, comment une lumière peut demeurer un moment dans l'esprit sans que la volonté soit captivée (2).
Ou encore :
Quant aux impressions qui sont lumière et amour tout
(1) Lettres, I, p. 399.
(2) Ib., I, p. 274.
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ensemble, l'amour l'emporte toujours, parce que l'âme ne .pense point à voir, mais à aimer toujours davantage, et à être unie en celui qu'elle aime... En cet état, elle ne désire que de jouir, et ce lui est assez de savoir par une science expérimentale d'amour qu' (il) est en elle, et avec elle, et qu'il est Dieu (1).
L'intelligence voudrait certes s'agiter encore, passer à d'autres objets, suivre de nouvelles pistes : car le mouvement est sa vie, ou semble l'être ; mais la volonté, impatiente de se fixer, de s'unir, l'arrête sur quelques vues très simples et toujours les mêmes, en attendant de lui imposer un complet silence.
L'âme n'a point de curiosité pour voir, mais une insatiabilité à aimer, et c'est l'effet des lumières que Dieu donne surnaturellement (2).
Rendant compte d'une méditation,
il s'est présenté à mon esprit, dit-elle, un grand nombre de passages de l'Ecriture sainte. Ma volonté en a été si fort embrasée, que, pour me soulager et donner de l'air à mon coeur, je répétais plusieurs fois les passages qui me venaient à l'esprit. Bien loin d'en être soulagée, ces sentences, si souvent répétées, m'échauffaient encore davantage, et elles étaient comme des souffles de vent qui augmentaient le feu. Je me suis sentie portée à me prosterner à terre, pour renouveler les voeux que j'ai laits au baptême... Je l'ai fait, et, dans cette action, j'ai ressenti un nouveau feu s'allumer dans mon coeur, qui a duré jusqu'à la fin de l'oraison (3),
réduisant de plus en plus et bientôt même paralysant l'activité de l'intelligence . Et une autre fois :
L'esprit a fait quelques saillies au dehors par des paroles extérieures et embrasées ; puis il est rentré en soi-même (4).
(1) La vie, p. 85.
(2) Ib., p. 86.
(3) Méditations, pp. 70-72.
(4) Ib., p. 2o6.
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Comprenez bien que nous ne sommes encore qu'au seuil de la contemplation véritable. Ces paroles embrasées, ces vives saillies, toute cette agitation doit tomber peu à peu, et la volonté, s'apaiser, se taire, s'endormir en quelque façon et tout aussi bien que l'intelligence, mais après elle.
L'esprit de Dieu, qui veut tout pour lui, voyant que l'entendement, pour épuré qu'il soit, mêle encore quelque chose du sien et de son propre agir dans les opérations divines, ce qui est une impureté et un défaut notable dans la pauvreté spirituelle, tout d'un coup, usant de son pouvoir et de son autorité, il l'arrête, en sorte qu'il est comme suspendu et rendu entièrement incapable de ses opérations propres et ordinaires, et qu'il n'estimait (déjà plus) être siennes, à cause que leur simplicité les rendait comme imperceptibles.
Alors la volonté, qui, pour avoir été ravie en Dieu, et qui, par ce moyen jouit de ses embrassements, n'ayant plus besoin de l'entendement pour lui fournir de quoi fomenter son feu, mais plutôt cet entendement lui étant nuisible à cause de sa grande abondance et fécondité, elle demeure comme une reine, qui jouit de son divin Epoux... Des années se passent de la sorte, mais ce divin Esprit, qui est la source inépuisable de toute pureté, veut encore triompher de la volonté ; et, bien que ce fût lui qui opérait ces divines motions, et qui lui faisait chanter son continuel épithalame, cette volonté néanmoins y mêlant encore de son propre agir, il ne le peut souffrir... Il la purifie donc de ce reste et, comme il est amour, « il est fort comme la mort..., et sa jalousie..., dure comme l'enfer qui ne pardonne à personne ; « ses lampes sont des feux et des flammes », de manière qu'il faut sans rémission qu'elles consument tout. Cette amoureuse activité, quoique très délicate..., est donc arrêtée, et laisse cette puissance au rang de l'entendement (1)...
Cette curieuse psychologie, qu'elle expose ici de haut et avec une telle splendeur, nous pouvons la suivre et la contrôler,
(1) La vie, pp. 647, 648. Elle continuait ainsi : « au rang de l'entendement, et de la mémoire, de laquelle je ne parle pas, parce que ces deux dernières puissances sont tellement unies, en ce qui est du spirituel, que je n'en fais qu'un article. »
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sur le vif, si je puis dire, dans ses méditations de Tours, dans celle-ci, par exemple, sur « la connaissance de sou néant ».
D'abord un bouillonnement de réflexions et de vues : clairvoyance infinie de Dieu ; défauts et imperfections innombrables, que la conscience a peine à saisir ; « disposition de mon coeur au regard du péché », d'autres encore. Insensiblement le calme se fait.
Plusieurs imperfections se sont présentées confusément à mon esprit, que j'ai résolu de corriger... Cette résolution n'a pas plus tôt été prise que mon entendement est tout à fait demeuré dans la suspension ; et la représentation de tout péché, de tout défaut, de toute imperfection a cessé.
La volonté s'est trouvée comme chantant ; je ne puis autrement exprimer cette disposition. Car elle était entièrement émue, donnant sans cesse des louanges à la personne du Verbe... Je me suis ensuite abandonnée à son aimable jugement; car tout ce qui vient de sa part nie plaît, et je ne puis que je ne l'aime.
Ici, dirait-on, mais je suis loin d'en être sûr, une rentrée en scène de l'intelligence.
Je me suis néanmoins donné la liberté de l'interroger de quelle manière il me jugerait.
Mais aussitôt l'engourdissement recommence.
Je n'ai point entendu de réponse, mais je nie suis trouvée dans un redoublement de paix ; et toute crainte a été bannie de mon esprit (1).
Ainsi la volonté reste plus ou moins maîtresse de ses actes propres, longtemps après que l'intelligence a dû renoncer aux siens. Il y a mieux : la « suspension » de
cette dernière faculté est en quelque sorte plus rigoureuse et plus longue, moins intermittente.
Dès le commencement de l'oraison, plusieurs matières se
(1) Méditations, pp. 161-166.
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sont présentées à mon esprit, touchant les effets que les divines consolations opèrent dans les âmes...
Remarquez encore ce fourmillement habituel des débuta. Rien chez elle d'un pense-petit.
Je voyais tout cela quasi en un moment et comme d'un coup d'oeil. D'où vient que l'entendement se trouva aussitôt dans la suspension... La volonté était vivement touchée... Elle suivit néanmoins (peu à peu) la suspension de l'esprit, et se trouva comme lui dans l'impuissance d'agir ; sinon que parfois, et par de nouveaux mouvements d'ardeur..., elle faisait sortir du coeur de certains élancements, qui la soulageaient et qui lui donnaient air'.
Ce petit livre des Méditations, plus utile, à mon avis, que vingt traités de mystique, étant devenu fort rare, citons encore. Un jour, elle s'est proposé de méditer sur
le grand texte de saint Jean : In hoc cognovimus charitatem Dei quoniam ille pro nobis animam suam posuit (2)...
Dès la première appréhension de ces paroles, mon esprit est entièrement demeuré dans l'impuissance d'agir. Il s'est trouvé fortement appliqué à la divine Majesté par un regard que j'avais eu, et qui m'était demeuré comme habituel, de l'amour que son amour produit en moi (3).
Je sentais mon âme dans son fond se lier de plus en plus à ce Dieu-charité, et la force et la douceur se rencontraient dans ce redoublement d'union. C'était lui qui tenait mon âme dans cette heureuse captivité, et mon âme acquiesçait à cette opération (4).
(1) Méditations, pp. 94, 95.
(2) « C'est en cela que nous connaissons la charité de Dieu, qu'il a donné sa vie pour nous... » La traduction se trouvait-elle dans le texte original de la sainte ? A-t-elle été ajoutée par son éditeur, Dom Claude ? Je l'ignore.
(3) L'intérêt de cette remarque est grave pour les psychologues. En effet, elle nous rend comme sensible le passage d'une idée proprement dite, ou d'une vue de l'esprit, à ce que les mystiques appellent un « regard ». Le regard tient déjà de la connaissance mystique, mais l'objet de ces deux modes de connaissance reste le même.
(4) Encore une précieuse remarque, déjà faite cent fois au cours de mes volumes, mais sur laquelle on n'insistera jamais trop. Il n'y a pas de suspension qui tienne, l'âme, au moment où elle est le plus dépouillée de ses actes ordinaires. doit acquiescer à ce dépouillement. Or, rien de plus actif que cette adhésion, en quoi consiste, me semble-t-il, l'essence même de l'acte volontaire. Par où l'on voit, une fois de plus, à quelle équivoque lamentable prête ce mot de « passivité et combien l'accusation de quiétisme, portée contre nos mystiques, est, non seulement injuste, mais encore absurde.
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Dans cette union, mon coeur, comme par un assaut, sortit de lui-même,
reprenant ainsi, bon gré malgré, son activité normale provisoirement suspendue;
proférant intérieurement ces paroles : Je le veux, mon Dieu, je le veux... jusques à la mort. Cela dura peu, parce qu'aussitôt je me trouvai dans ce grand abîme par une nouvelle opération, que je ne puis expliquer, me sentant comme perdue dans son immensité et incompréhensibilité.
Je dis que cette opération ne se peut expliquer, parce que l'on sait bien que l'on est dans cet abîme, mais on ne peut dire ce que c'est, parce qu'on ne le voit que comme un grand amour, dont la largeur, la hauteur et la profondeur n'ont ni bornes ni limites (1).
Non, le langage humain ne saurait dire «ce que c'est » que cet abîme, où l'âme se perd en cessant de sentir, de penser et de vouloir. Mais il est difficile de décrire plus exactement l'étrange agonie qui prélude à cette « suspension des puissances ». Au début, souvent du moins, une suprême agitation de l'intelligence, bientôt maîtrisée et refoulée, soit par la grâce mystique elle-même, soit par la volonté, lasse de connaître et impatiente d'aimer. Puis, la volonté s'agite à son tour, « pressée de dire des paroles d'amour, capables de faire liquéfier un coeur dans les douceurs d'une sainte dilection»; « mais, pour liquéfiée qu'elle soit en elle-même, elle tient toutes les autres puissances dans l'insensibilité », ne communiquant « à aucune autre... la grâce dont elle jouit, ni les sentiments d'amour dont elle est pénétrée (2) ». Elle-même capitule enfin, s'apaise.
(1) Méditations, pp. 132-134.
(2) Ib., p. 88.
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Encore quelques « vives saillies », et elle s'endort. Le reste est mort et silence ; mais un silence plus riche et plus éloquent que tous les discours; mais une mort plus vivante que toutes les vies, comme Marie de l'Incarnation va nous le montrer.
II. — LA VIE SOUTERRAINE DES PUISSANCES PENDANT LA CONTEMPLATION
A. — Vie intellectuelle.
Nous l'avons laissée au fond. de cet, abîme, où elle se trouvait comme,perdue. Elle reprend :
Je disais de fois à autre, ou plutôt je respirais doucement ces paroles : O grand abîme ! O grand abîme ! O Amour Immense, incompréhensible, infini !
« Dire » lui serait impossible, car on ne parle que pour exprimer des concepts, et elle n'a plus de concepts distincts. Aucune parole, ni extérieure, ni intérieure. Les mots qu'elle emploie ne se présenteront à elle que l'expérience passée. Ils traduisent, en les transposant dans l'ordre intellectuel, un des aspects, ou une des phases de cette expérience. « Respirer » n'est pas moins impropre que « dire » ; mais il prête moins à l'équivoque, et il rend mieux « l'acquiescement » silencieux et profond, l'adhésion vivante du centre de l'âme à la présence et à l'action divine ; il indique aussi que cette activité ineffable n'est pas immobile : elle a ses variations, ses hauts et ses bas, sans doute une sorte de rythme : aspiration, respiration. Le centre de l'âme, cet « abîme », n'est pas un point. Sans quitter la zone mystique, tantôt l'on s'éloigne et tantôt l'on se rapproche de l'autre zone où se forment les sentiments, les concepts, les volontés.
Cependant in NE LAISSAIS PAS D'ÊTRE INSTRUITE d'une manière sublime et éminente de la façon avec laquelle il faut pratiquer
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la charité. Car, encore que, dans ces grandes unions, l'on ne pense qu'à Dieu (1), l'on y reçoit néanmoins d'une manière imperceptible la lumière et la force peur faire tout ce que Dieu demande de nous... Et c'est peut-être le sens du Disciple bien-aimé quand il dit que « l'onction de Dieu nous instruit de toutes choses » (2).
Curieux phénomène, et qu'il faut distinguer expressément de nos modes ordinaires de connaître. Elle se trouve « instruite », et sans avoir reçu aucune leçon. Une lumière très abondante l'enveloppe, la pénètre, se dissout en elle, si je puis dire, mais qui n'est pas encore lumière au sens propre du mot, et qui ne le deviendra qu'une fois détendue la mystérieuse union qui se noue présentement dans les ténèbres. Ainsi de ces arbres fossiles, obscurs et froids aussi longtemps qu'ils restent enfouis sous le sol, riches néanmoins de lumière et de chaleur.
Lumière abondante, disons-nous ; écoutez plutôt :
Je me trouve quelquefois dans une sorte d'oraison, qui me fait craindre de tomber en quelques curiosités, qui me soient des empêchements de m'unir à Dieu dans la nudité de l'esprit. Il me vient en mémoire quelques paroles de l'Ecriture sainte... Le sens m'en est découvert, et, de là, je sens pulluler en mon esprit une suite de passages de la même Écriture, dont j'ai une telle intelligence qu'il me semble qu'on me prêche, et qu'on me dit les secrets qui y sont cachés, ce qui me donne une douce satisfaction... Je vois aussi là-dedans toutes sortes de viandes spirituelles pour la nourriture des âmes... Je découvre une grande quantité de fautes, qui se commettent même par des personnes fort spirituelles... Parfois je me lance en Dieu, pour lui parler de toutes ces instructions en le caressant, puis je retourne en de nouvelles connaissances qu'il me donne, mais enfin tout se termine à l'amour. En cette sorte d'oraison, les distractions n'ont nul pouvoir, et quand elle finit, il semble qu'elle ne fasse que de commencer, et ensuite je sens mon esprit fort libre et fortement uni à Dieu par un nouvel embrasement,
(1) « Pense » ne doit pas être pris ici au sens propre; mieux vaudrait, semble-t-il, « s'occupe », qui convient également à la connaissance mystique et à la connaissance intellectuelle.
(2) Méditations, p. 134.
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qui se fait de toutes ses découvertes, lesquelles, bien qu'elles ne demeurent pas présentes, ni distinctes, comme elles étaient durant l'oraison, elles ne laissent pas de me revenir tout à propos dans les ocrassions, selon les besoins où je nie trouve
Qui ne croirait, à l'entendre, qu'elle vient de décrire une de ces méditations dont les moins mystiques des chrétiens sont parfaitement capables! Aussitôt, en effet, que s'opère la « suspension des puissances », on no craint pas de « tomber en quelques curiosités » ; on craindrait plutôt le contraire, je veux dire la totale oisiveté de l'esprit; l'on n' « apprend » rien ; on ne rapproche pas les uns des autres les textes des deux Testaments ; on ne se croit pas au sermon ; on ne se trouve pas comme submergé par un pullulement de vues « distinctes ». Sans cloute. Il est néanmoins extrêmement remarquable que Marie, non seulement ne se reproche pas cette fermentation spéculative, qui, à première vue, nous semblerait résister à l'action simplifiante, dépouillante et mortifiante de la grâce mystique, mais encore qu'elle tienne cet exercice pour « une sorte d'oraison » et des plus hautes, et des mieux appropriées aux âmes contemplatives, nous insinuant par là qu'il existe des relations étroites, un va-et-vient d'apports incessants entre les deux ordres de connaissance — intellectuelle ; mystique; — et que la seconde, loin de nuire à la première, l'entretient et l'enrichit.
(1) La vie, pp. 207, ao3. Elle écrit encore : « Il est arrivé que, depuis ma profession religieuse (donc, depuis son élévation aux grâces mystiques), (Dieu) a tenu mon esprit dans une douce contemplation des beautés ravissantes de la foi (le texte porte de la loi, mais c'est peut-être une mauvaise lecture), et du rapport de la loi ancienne avec la nouvelle. (Percevoir nettement ces rapports n'est-il pas le propre de l'intelligence ?) Dans cette vue (terme mystique, analogue à « regard », ou « simple regard » ) ma mémoire (?) était continuellement remplie des passages de l'Écriture sainte.» Lettres, I, p. 18. « Mémoire », ici, est inquiétant. Si elle le prend au sens propre, il ne saurait plus être question d'une expérience mystique. Deux réponses possibles à cette difficulté : ou bien, elle ne prend pas mémoire au sens propre, pas plus que vue, perception de rapports, etc. ; ou bien l'expérience dont elle parle serait mêlée, comme il doit arriver très fréquemment : connaissance proprement mystique et connaissance intellectuelle se succéderaient tour à tour, celle-ci tantôt préludant à celle-là, tantôt s'effaçant devant elle, et tantôt prenant sa place.
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Elle dit ailleurs que «le présent le plus précieux en tout, est l'esprit du sacré Verbe incarné, quand il le donne d'une façon sublime » ; don mystique par excellence et qui
« ne s'acquiert pas dans une méditation ». Et voici comme elle le définit :
Ce don est une intelligence de l'esprit de l'Évangile, et de ce qu'a dit, fait et souffert notre... Seigneur..., avec un amour dans la volonté conforme à cette intelligence. Concevez (par exemple un point de la vie cachée du Fils de Dieu)... Considérez encore les trois années de sa conversation avec les hommes..., ses souffrances, sa passion, sa mort; vous direz que ces trois années ont porté ce qu'il y a de plus divin... Par la distinction des états de cet adorable Maître, nous connaissons la différence des nôtres... Cet excellent sermon de la montagne... et celui de la Cène sont la force et le bastion des âmes à qui Dieu fait ce présent.
Voilà, penserez-vous encore, une foule de concepts et de souvenirs distincts. Une grâce puissante aura sans doute présidé et concouru à leur formation, mais enfin, il n'y a rien, dans cette analyse, qui ne puisse également s'appliquer à l'activité intellectuelle et pieuse d'un Nicole ou d'un Bossuet. Détrompez-vous, il s'agit de tout autre chose.
Ne vous imaginez pas qu'en cette occupation il se passe rien dans l'imagination (et par conséquent dans l'intelligence au sens normal du mot) ou dans le corps ; non, LE TOUT EST DANS LA SUBSTANCE DE L'ESPRIT par une infusion de grâce purement spirituelle (1).
C'est qu'en effet, la distinction dont elle semble parler ici, n'est qu'apparente, ou, pour mieux dire, c'est que les contemplatifs embrassent d'une seule vue générale, confuse, indéterminée, un objet distinct.
Il s'est présenté à mon esprit, dit-elle ailleurs, un grand nombre de passages de l'Écriture sainte, qui traitent des divins
(1) Lettres, I, p. 4o3.
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commandements,. particulièrement du Psaume 118 — le plus long de tous — ; je les ai regardés d'une simple vue, et sans recherche, me contentant qu'il s'agissait des commandements de mon grand Dieu (1).
Dégradation croissante de l'activité intellectuelle, et progression inverse de l'activité. mystique..
Je voyais. tout cela quasi en un moment, et comme d'un coup d'oeil. D'où vient que l'entendement se trouva aussitôt dans la suspension (2).
D'abord une foule d'idées ou de souvenirs; puis une vue globale, claire et confuse tout ensemble, de ce détail — vue dans laquelle l'intelligence agit encore quelque peu ; enfin une perception d'un nouveau genre, une adhésion de l'âme profonde, non pas aux images multiples, aux représentations morcelées et abstraites de la réalité, mais à la réalité elle-même. Néanmoins, pour ne plus agir à sa façon ordinaire, je veux dire, pour ne plus élaborer de concepts, ne croyez pas, encore une fois, que l'intelligence cesse provisoirement de vivre. Elle vit plus que jamais au contraire, pompant, si j'ose dire, par ses racines, cette même lumière qui baigne le centre de l'âme, et elle vit d'autant plus que l'expérience mystique est plus haute. Notre sainte nous marque elle-même cette différence.
En cet état d'union avec Dieu, il est impossible de subsister en aucun dessein qui puisse mettre de l'opposition à son opération. Or, ce qui s'oppose à cette opération est l'usage actuel de certaines pratiques...
J'avoue ne pas comprendre très bien à quoi elle fait allusion ici, peut-être aux examens de conscience;
où il faut que l'entendement travaille et réfléchisse sur des choses corporelles et matérielles, et môme sur des choses fort spirituelles, mais qui ne sont pas du degré de celles dont Dieu
(1) Méditations, pp. 7o, 71.
(2) Ib., p. 94.
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occupe l'âme ; c'est, dis-je, une chose du tout impossible, parce que, depuis longtemps les puissances de l'âme ont été rendues inhabiles, et comme incapables d'élection dans leurs opérations... Or,
et c'est ici que le texte devient lumineux et passionnant,
en tout ceci, je n'entends pas parler des sacrés mystères de notre sainte foi : car, encore que l'âme ne puisse méditer en l'état dont je parle ;
encore, c'est-à-dire, que le libre exercice de son intelligence lui soit interdit,
ELLE A NÉANMOINS UNE FAÇON DE LES CONTEMPLER, et d'en parler
avec Dieu, lorsqu'il l'y attire.
Ce n'est donc pas son occupation ordinaire, mais la « sorte d'oraison » dont il est parlé plus haut;
laquelle (façon de contempler) est d'une très grande douceur. Car, ces divins mystères appartenant au suradorable Verbe incarné,
étant, en d'autres termes, la réalité vivante du Verbe, le Verbe lui-même,
la moindre pensée qui en frappe l'esprit, embrase l'âme, qui y voit tant de vérité, de certitude et de sainteté qu'elle n'a pas besoin de raisonnements ni de réflexions pour en connaître davantage.
Non pas que, touchée d'amour à la pensée d'un de ces. mystères, il lui suffise d'une réflexion si facile et si douce qu'elle ne paraisse plus être un acte de l'esprit, mais,
PARCE QU'ÉTANT UNIE A LA SACRÉE PERSONNE DU VERBE, ELLE EST DANS LA SOURCE QUI LUI IMPRIME TOUTE VÉRITÉ ET QUI LA FAIT VIVRE DE SES INFLUENCES... L'AME A VIE EN LUI ET DE LUI d'une façon ravissante, qui se peut mieux expérimenter que dire (1).
Si cela se pouvait dire, qui, mieux qu'elle, y eût réussi ? Elle ne nous fait pas comprendre ce qui, par définition,
(1) La vie, p. 472.
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est inintelligible, à savoir une connaissance réelle, plus riche et pénétrante que la connaissance commune, et qui néanmoins n'a pas pour objet des concepts distincts, mais elle propose ce paradoxe apparent avec tant de conviction paisible, mais elle marque avec tant de netteté le contraste entre les deux modes de connaissance, que nul bon esprit n'est tenté de la prendre pour une visionnaire. Ainsi d'un aveugle qui se ferait lire les descriptions de Théophile Gautier : il n'éprouverait naturellement pas la sensation que nous donne à nous le rouge ou le vert, mais il avouerait que, pour d'autres hommes, doués d'un sens qui lui manque, une réalité quelconque doit répondre à ces mots de rouge ou de vert.
Son fils lui ayant demandé de quelle façon elle se représentait l'objet constant de ses contemplations, à savoir le Dieu fait homme, elle lui répond :
Ç'a été une chose rare que l'aie eu des impressions imaginaires, et, quand j'en ai eu, elles ont été incontinent changées en intellectuelles...
mot équivoque, et auquel il faut très certainement donner un sens mystique.
Il faut qu'une chose imaginaire ait un corps, afin qu'elle produise une espèce, qui puisse tomber sous le sens; et, lorsque j'ai eu des espèces (des images, et par suite des concepts) de cette sorte, elles ont été aussitôt anéanties par une abstraction d'esprit.
Abstraction mystique, qui a précisément pour fin de refouler, puis de supplanter les concepts que l'intelligence se forme par voie d'abstraction naturelle, selon la doctrine de saint Thomas.
De sorte que l'esprit étant demeuré purement pâtissant et jouissant, la chose a été rendue purement spirituelle..., portant une impression infiniment plus noble, et plus pure, et entièrement dégagée de l'imagination... Il est véritable que ce mot : Verbe incarné, suppose un corps en un sens, parce que le Verbe s'est fait homme ; aussi, dans les commencements de
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ma conversion, tout ce que ce divin Sauveur a fait et souffert... m'était présent d'une manière imaginaire. Mais ensuite... la chose est devenue tout autre... (Quand je suis occupée de lui), il ne se trouve... dans mon fond aucune espèce imaginaire. Que si, par quelques passages de ce qu'il a dit, ou fait, ou souffert, il s'en forme quelqu'une, tout est incontinent absorbé dans ce fond, et je n'ai plus de souvenir (sens impropre) que de sa personne divine... Il ne se passe pas un moment à autre chose qu'à me laisser conduire par son esprit et à suivre sa pente ou à pâtir son opération ; et en cela il n'est point besoin d'espèces, parce que l'âme est si éclairée qu'elle distingue sans hésiter si c'est le Père éternel, ou le Fils, ou le Saint-Esprit, qui opère en elle (1).
(1) La vie, p. 662, 663. Son fils, Dom Claude, qui s'y connaissait mieux que nous, commente ainsi ces affirmations, et essaie de résoudre la difficulté particulière qu'elles présentent : « Etant ainsi tout occupée de la seule personne du Verbe incarné, elle ne voyait plus ce qu'il avait d'humain et de corporel que dans l'éminence de sa divinité, où tout cela étant Dieu même (les théologiens corrigeront sans peine ce qu'il y a de moins exact dans ces derniers mots), son esprit et son coeur étaient tellement dégagés de tout ce qui était créé, pour divin qu'il fût, qu'elle ne voyait et n'aimait plus rien que Dieu. (Et tel est bien, me semble-t-il, l'unique objet de la connaissance mystique.) Elle le voyait et l'aimait dans le même état où il était lorsqu'il la prit pour épouse, savoir dans sa personne dégagée de son humanité. Que si, parlant du Verbe son époux, elle lui donne pour l'ordinaire le nom de Verbe incarné, c'est seulement qu'elle voyait dans cette personne divine le RAPPORT qu'il avait au mystère de l'Incarnation, (rapport) qu'elle ne voyait pas dans les deux autres. Et, d'autant que le Père et le Saint-Esprit sont dans le Verbe, et qu'ils sont une même chose avec lui, de là vient qu'étant unie au Verbe, elle l'était aussi au Père et au Saint-Esprit oar le Verbe. » La vie, pp. 664, 665. Il e très bien senti la difficulté que renferme le texte de sa mère : comment la connaissance mystique toute seule, et telle qu'on la définit communément, peut-elle distinguer une personne divine d'une autre ? La réponse qu'il donne, bien que très solide, ne suffit peut-être pas. Oui, il est bien certain que le Dieu avec lequel le mystique entre, pour ainsi dire, en contact, est un et trine. Cela, nous le savons par la foi; ruais l'expérience mystique suffirait-elle à nous faire connaître cette distinction ? Pour ma part, je croirais que non. Il me semble, du reste, que la difficulté s'évanouit, si l'on admet, et pourquoi pas? ou bien que dans l'expérience mystique l'intelligence garde toujours un minimum d'activité propre, ou bien que, par instants, au cours d'une de ces expériences mystiques, l'intelligence retrouve son activité pour la reperdre aussitôt. Les paroles de Marie de l'Incarnation me feraient incliner vers cette seconde hypothèse. Elle dit en effet : « Il ne se trouve plus en mon fond aucune espèce imaginaire : que si, par quelques passages de ce qu'il a dit, ou fait, ou souffert, il s'en forme quelqu'une (elle) est incontinent absorbée dans ce fond. » Ainsi, dans un millième de seconde, la mémoire, l'imagination, l'intelligence, soudain réveillées lui proposeraient tel ou tel acte, telle ou telle parole du Verbe incarné. Cela ne durerait que l'espace d'un éclair, mais, à la lumière de cet éclair, la distinction entre les trois personnes, ou le RAPPORT entre le Verbe et le mystère de la Rédemption, lui auraient été rappelés. Après cela, ne lui demandez pas de chercher si loin. « Je ne me mets pas en peine de faire tant d'examen, répond-elle aux questions un peu harcelantes de Dom Claude, mais plutôt j'y sens de l'aversion, crainte de curiosité. » La vie, p. 663.
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Quant à l'entretien sans concepts et sans paroles, mais d'une fécondité inépuisable, qui s'engage alors entre Dieu et l'âme contemplative, Marie de l'Incarnation ajoute, nous dit son fils, que, pour elle, « ce commerce s'est subtilisé dans les temps, et qu'il s'est toujours élevé de plus en plus..., à ce qui est de plus simple et de plus pur. Elle tâche d'en décrire... la simplicité... par la comparaison et dans les termes d'un certain air, qui parait quelquefois sur le visage et dans le maintien des personnes, et qui, sans dire mot, découvre les affections du coeur et les inclinations intérieures de l'âme d'une manière infiniment plus vive et plus touchante que ne sauraient le faire les paroles les plus animées. C'est une certaine disposition que l'on voit et que l'on comprend assez, mais qu'il est difficile d'expliquer autrement qu'en disant que c'est un certain air qui parle sans dire mot... Quand un misérable se présente à vous sans rien dire, il vous explique mieux sa misère, et vous fait plus de pitié qu'il ne ferait par toute l'éloquence de sa bouche... Ainsi, encore que cette âme éminente... conversât familièrement avec le Verbe son époux..., ce commerce... était si simple qu'elle témoigne que « ce n'était pas un acte..., pas même un respir, mais... un air dans le centre de l'âme, par lequel sans effort, sans paroles, sans mouvement, mais comme par un simple signe, elle disait aux personnes divines tout ce qu'elle voulait ». Il en était de même du côté de Dieu... Elle voyait en (lui) un certain air et une certaine disposition, par laquelle (il) s'épanchait et se communiquait en elle... ; mutuel épanchement de pensée, d'amour et de sentiment (1).
Que conclure de tant d'affirmations convergentes, sinon que, d'une part l'activité ordinaire de l'intelligence ne participe pas à la connaissance mystique, et que, néanmoins,
(1) La vie, pp. 662-665
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d'un autre côté, l'intelligence ne cesse pas de se nourrir pendant cette phase d'inertie apparente? Ni sentiments proprement dits; ni concepts précis, cela est vrai, mais quelque chose d'infiniment préférable, la possession même du réel ; possession riche en semences de concepts et de sentiments.
Il n'y avait que la partie purement spirituelle qui ressentit les plaisirs de son amour. (Mais) CE GOÛT DE DIEU QUOIQUE INSENSIBLE, LUI DONNAIT UNE EXPÉRIENCE CERTAINE (des vérités de la foi) (1).
De Ià vient — je veux dire des mille germes de sentiments, d'images, d'idées, qui, dûment comprimés par la grâce mystique, se sont accumulés à la surface de l'âme pendant cette expérience insensible et ténébreuse, de là vient la prodigieuse activité — toute humaine celle-ci quant à ses modes — qui se fait jour, qui éclate et déborde dès que la suspension est levée (2). De là cette profusion printanière de symboles, de réflexions, de vues spéculatives qui remplissent les ouvrages des mystiques. Flores apparuerunt. Mais prenez garde : ce n'est là qu'un faux printemps : un été plutôt, ou, pour mieux dire, un automne. L'hiver qui a précédé et préparé cette floraison est plus lumineux, plus riche et plus doux que tous les printemps. Les mystiques l'avouent, du reste, quand, après avoir écrit des centaines, des milliers de pages, ils confessent ingénûment que ce qu'ils auraient voulu dire reste ineffable. Le meilleur demeure en eux-mêmes; leurs vrais vers ne seront pas lus (3).
(1) Méditations, pp. 88, 89.
(2) « Toute l'oraison s'est passée de la sorte (dans la suspension : son âme étant « unie à une lumière incompréhensible, qui ne lui paraissait pourtant que comme ténèbres s), sinon que, vers la fin, mon coeur a ressenti que son ardeur était extrêmement accrue ; et il s'est élevé dans mon entendement une lumière qui lui a fait voir avec une évidence extraordinaire (entendez maintenant une évidence d'ordre intellectuel), les vérités qu'elle s'était proposé de méditer. Méditations, p. 107.
(3) Si je termine par ces deux mots de Sully-Prudhomme, c'est pour indiquer la ressemblance, fort lointaine assurément, mais non pas tout à fait imaginaire que je crois apercevoir entre l'expérience mystique, dont nous venons de nous occuper, et l'expérience poétique. Dans l'inspiration du poète —bien que féconde en semences de sentiments, d'images, d'idées — l'activité proprement intellectuelle ou sentimentale est aussi comme endormie ou suspendue. Idées indistinctes, « goût insensible... expérience certaine »; en d'autres termes, contact plus ou moins étroit de l'âme profonde avec la réalité plus ou moins immédiatement sentie. Voici encore une page où tout ce qui vient d'être dit se trouve admirablement résumé et confirmé : « L'âme, qui, dans ses commencements, avait coutume de s'occuper à la considération des mystères, est élevée par un attrait surnaturel de la grâce, en sorte qu'elle s'étonne elle-même de ce que, sans aucun travail, son entendement soit emporté et éclairé dans les attributs divins, où il est si fortement attaché qu'il n'y a rien qui l'en puisse séparer. Elle demeure dans ces illustrations sans qu'elle puisse opérer d'elle-même... Elle se trouve comme une éponge dans ce grand océan, où elle ne voit plus par distinction les perfections divines... L'âme..., ainsi attachée à son Dieu, comme au centre de ses repos et de ses plaisirs, attire facilement à elle toutes ses puissances, pour les faire reposer avec elle... Cet état d'oraison, c'est-à-dire l'oraison de quiétude, n'est pas si permanent dans les commencements que l'âme ne change quelquefois pour retourner sur les mystères du Fils de Dieu, ou sur les attributs divins; mais, quelque retour qu'elle fasse, ses aspirations sont beaucoup plus relevées que par le passé, parce que les opérations divines quelle a pâties dans sa quiétude, l'ont mise dans une grande privauté avec Dieu... Dans la suite de cet état (Dieu) la fera passer par diverses opérations, qui FERONT EN ELLE UN FOND, QUI LA RENDRA SAVANTE EN LA SCIENCE DES SAINTS, QUOIQU'ELLE NE LES PUISSE DISTINGUER PAR PAROLES.., » Lettres, II, pp. 3oo-3o1.
Rappelons ces deux mots de saint François de Sales, écrivant à sainte Jeanne de Chantal : « O mon Dieu..., que j'ai été aise ce matin de trouver mon Dieu si grand que je ne pouvais seulement pas assez imaginer sa grandeur (connaissance conceptuelle)... J'ai bien eu d'autres pensées, mais plutôt par manière d'écoulement de coeur en l'éternité et en l’Eternel que par manière de discours. » Oeuvres (Annecy), t. XX, p. 134.
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B. — Vie morale.
Plus encore que leur inertie intellectuelle, on reproche aux mystiques l'engourdissement de leur volonté. Puisque, de leur propre aveu, déclame-t-on, cette faculté se trouve progressivement endormie chez eux, pendant leur prière, le moyen d'attendre d'elle cette énergie persévérante que la piété commune a précisément pour but de faire naître, d'entretenir et de stimuler ? Le moyen de croire divine la force, quelle qu'elle soit, qui les rend incapables d'examiner leur conscience, de prendre des résolutions viriles, de s'exercer à bien vivre ? Le jugement le plus charitable que l'on puisse porter sur l'oraison de quiétude est qu'elle détend des nerfs fatigués, et qu'elle procure aux soi-disant contemplatifs ce repos nécessaire que d'autres, mieux
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avisés, demandent tout bonnement à la promenade ou au sommeil. Heureux toutefois si la délicieuse paralysie dans laquelle ils se complaisent ne ruine pas insensiblement
jusqu'aux derniers ressorts de l'élan moral. Combien plus sûre et plus efficace, l'humble et vaillante méditation d'un Nicole, d'un Bourladoue, ordonnée tout entière vers l'action, vers la pratique des vertus, et déjà sanctifiante par elle-même, puisqu'elle exige d'ordinaire de très pénibles efforts.
A cette argumentation, spécieuse si l'on veut, mais grossière et plus que fragile, puisqu'elle repose sur une ignorance absolue de la psychologie mystique, Marie de l'Incarnation répond, dans vingt endroits de ses écrits, avec une force et une clarté merveilleuses. La contemplation, dit-elle sans fin, non seulement ne suspend d'aucune manière la vie morale, mais encore elle l'assure, la purifie et l'exalte, lui donnant une intensité à laquelle la prière, soi-disant active, d'un Nicole n'atteindra jamais. Et elle le prouve :
(Cet) état, dit-elle, met (l'âme) dans une ESPÈCE DE NÉCESSITÉ DE LA FIDÈLE PRATIQUE de l'imitation de Jésus-Christ... Il n'est plus ici question d'un certain bandement de tête qu'on a lorsqu'on commence, ni d'une certaine ferveur qu'on expérimente dans les sens, et qui fait qu'on s'examine avec tâche et par certains actes. Mais l'âme, dans sa paix, voit tout d'un coup en son Jésus les vertus divines qu'il a pratiquées ; elle les voit, dis-je, dans un attrait très doux, qui la porte à suivre dans ses actes son divin prototype ; et enfin elle ne peut et ne veut être qu'un continuel holocauste à la gloire de Dieu (1).
Nulle indifférence au bien ou au mal, nulle langueur dans cette volonté qui nous semble éteinte, qui l'est en effet d'une certaine manière, puisqu'elle a cessé de produire ses actes propres ; mais tout le contraire :
Je sens quelque chose en moi qui me donne une pente continuelle
(1) Lettres, I, pp. 364, 365.
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pour suivre et embrasser ce que je connaîtrai être le plus à la gloire de Dieu, et ce qui me paraîtra le plus parfait (1).
Comment cela? Rien de plus simple, de plus « nécessaire », une fois admise la définition de l'état mystique, définition qu'un croyant ne rejetterait pas sans témérité, et que Nicole lui-même, sans d'ailleurs le bien entendre, se défend de mettre en question. Dans la méditation commune, le chrétien acquiesce cordialement à des idées de vertu ; et il règle sa conduite à venir sur ces représentations abstraites et inanimées ; dans la contemplation, le mystique adhère, et par ce qu'il a de plus profond, à la sainteté elle-même réelle et vivante, c'est-à-dire au Verbe
divin, exemplaire, source et consommation de toute vertu.
En cet état..., on se sent poussé à la pratique de toutes (les vertus) de l'Evangile... L'âme fait plus de chemin en un jour dans cette disposition qu'elle ne ferait en tout autre dans un mois. Cette approche amoureuse du sacré Verbe Incarné porte dans l'âme note onction qui ne se peut exprimer, et, dans les actions, une sincérité, droiture, franchise, simplicité, fuite de toutes obliquités ; elle imprime dans le coeur l'amour de la croix et de ceux de qui l'on est persécuté ; elle fait sentir et expérimenter l'effet des huit béatitudes d'une manière que Dieu sait... (2).
Bien que, dans cette oraison de quiétude, « on ne réfléchisse pas sur telle ou telle vertu..., l'oraison porte son effet dans les occasions, Dieu laissant dans l'âme un mouvement ou inclination ou bien plus forte que ne fait l'oraison commune (3). » Car, pour répéter ce beau texte,
encore que, dans ces grandes unions, l'on ne pense qu'à Dieu, l'on y reçoit néanmoins d'une manière imperceptible la
(1) Lettres, I, p. 329.
(2) Ib., I, p. 4o4. Cette opération inexprimable n'est pas l'adhérence bérullienne dont nous avons parlé dans le t. III (cf. L'école française, pp. 127, sq.) .: mais celle-ci, bien qu'elle ne soit pas d'abord et nécessairement d'ordre mystique, tend néanmoins vers cet ordre. Cf. ib., p. 15o.
(3) Ib., II, p. 113.
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lumière et la force pour faire tout ce que Dieu demande de nous : en sorte qu'elles ne nous manquent pas au besoin (1).
Les résolutions que l'on prend dans la prière commune, moins pures ,souvent, plus. obliques, ont aussi beaucoup moins de solidité. Ces acquiescements à la présence et à l'action divine, ,écrit-elle,
fortifiaient mes résolutions, et... étaient comme de nouveaux liens qui m'attachaient à Dieu. Car, quoique l'occupation intérieure,fût fort simple et éloignée de ce qui peut tomber sous les sens, et même sous la réflexion des puissances supérieures de l'âme,
en d'autres termes, bien qu'il me fût alors impossible de me proposer telle ou telle vertu à pratiquer, et de prendre à ce sujet telle résolution particulière,
je voyais clairement que les choses dont on traite avec Dieu,
c'est-à-dire que les grâces de sanctification qu'entraîne « nécessairement » le commerce mystique avec Dieu,
sont plus fermes et plus solides. Je veux dire que les choses qui sortent hors du centre de l'âme, où se font ces communications, ne sont pas si fortes, et n'ont point tant d'effet, à cause de l'épanchement qui s'en fait dans les sentiments,
et des multiples illusions qui accompagnent cette ferveur apparente, comme Nicole l'a si bien montré (2).
Et l'expérience fait voir que, ces sentiments étant passés, les résolutions qu'on avait faites dans ces sorties perdent souvent beaucoup de leur force. Cela vient de ce que les sentiments sont souvent la cause qui les produit, ou au moins qui aide à les faire ; ainsi, la cause étant passée, il ne faut pas s'étonner si l'effet demeure faible et languissant. Mais, dans cette retraite intérieure, si pure et si dégagée des sens, les promesses qui se font entre Dieu et l'âme sont fermes et constantes, parce qu'elles DEMEURENT IMPRIMÉES dans l'âme, comme
(1) Méditations, p. 134.
(2) Cf. tome IV, p. 5o6, seq.
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par un amoureux sceau, QUI N'EST AUTRE QUE LA PRÉSENCE DE CE DIEU-CHARITÉ, qui, dans les occasions, la fait obéir comme il lui plaît (1).
A la bonne heure ! On est toujours ravi de voir les mystiques prendre l'offensive, et rappeler à leurs adversaires que les difficultés de la vie intérieure se présentent également des deux côtés. L'illusion menace aussi bien les uns que les autres. Il ne suffit ni de méditer sur la patience pour être patient, ni de prendre des résolutions en forme pour les tenir. Et ne craignez pas non plus qu'en s'abandonnant ainsi à l'action divine, la conscience devienne calleuse :
Après tout, c'est une vérité... qu'en cet état extraordinaire de lumière, on découvre les plus petits atomes d'imperfection tout d'un coup et sans réfléchir... La nature cache en soi des ressorts inconcevables, mais on les découvre à mesure que l'on avance dans les voies de Dieu (2).
Si étroitement unis, et par toute l'âme, avec notre « cause exemplaire »,
nous pouvons le suivre avec sa grâce, qui nous découvre suavement ce que nous devons retrancher ; car la pureté de son esprit nous fait voir l'impureté du nôtre, et tout ensemble les difformités de nos opérations intérieures et extérieures. L'on trouve donc toujours à pratiquer ces maximes saintes, non avec effort ou contention d'esprit, mais par une douce attention à celui qui occupe l'âme, et qui donne vocation et regard à ces aimables lois (3).
Eh quoi ! ne savons-nous pas que, sans réflexions qu'imperceptibles, la rencontre d'un saint en chair et en os, le contact et l'intimité avec lui, nous éclairent mieux sur nos propres misères que l'examen de conscience le plus rigoureux? Ainsi, la rencontre mystique avec Dieu nous fait
(1) Méditations, pp. 139-141.
(2) Lettres, I, pp. 396, 397.
(3) Ib., I, p. 398.
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connaître jusqu'aux dernières nuances de la perfection, et tout ensemble nous aide, nous force à revêtir, pour ainsi
dire, à nous approprier ces nuances.
Ne vous étonnez point, écrit-elle à son fils, si vous voyez des défauts dans vos actions ; c'est cet état d'union, où l'esprit de Dieu vous appelle, qui vous ouvre les yeux. Plus cet esprit vous donnera de lumière, plus vous y verrez d'impuretés... Vous remarquerez qu'elles seront de plus en plus subtiles, et de différentes qualités. Car il n'en est pas de ces sortes d'impuretés comme de celles du vice ou de l'imperfection que l'on a commises par le passé, par attachement, par surprise, ou par coutume. Elles sont bien plus intérieures et plus subtiles, et l'esprit de Dieu, qui ne peut rien souffrir d'impur, ne donne nulle trêve à l'âme qu'elle ne travaille pour passer de ce qui est plus pur à ce qui l'est davantage.
Elle travaille, mais comme une plaque photographique exposée à la lumière. C'est Dieu lui-même qui s'imprime dans cette âme.
Elle se voit... impuissante à s'en garantir, mais l'Esprit de Dieu le fait par de certaines purgations ou privations intérieures, et par des croix conformes ou plutôt contraires à l'état dont il la purifie (1).
Photographie, oui, mais plutôt gravure à l'eau-forte, ou mieux encore l'une et l'autre :
Dieu me POSSÉDAIT par les MAXIMES de son suradorable Fils, me conduisant, en tout ce que j'avais à faire, par les INFLUENCES et les ACTIONS saintes de ce PASSAGE : Apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur; et de celui-ci : L'esprit de Dieu rend témoignage à notre esprit que nous sommes enfants de Dieu.
Étonnantes paroles, et qui résument splendidement, qui nous rendent presque intelligible le paradoxe qui présentement nous occupe. Vous entendez bien que, par
une figure de langage vraiment inouïe, ces mots maximes,
(1) Lettres, II, pp. 257, 258.
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passage, signifient la personne même, présente, rayonnante de Jésus, doux et humble de coeur; de l'Esprit rendant témoignage.
L'union avec mon divin Époux opérait en moi par ses impressions saintes les vertus foncières de ces divines maximes, d'une façon si spirituelle que je ne m'en apercevais que par leurs effets (1).
Insistons encore, puisque aussi bien, parvenus au dernier volume de notre Conquête mystique, c'est la dernière fois que nous nous aventurons dans ces profondeurs.
Avant que je fusse religieuse..., les lumières que j'avais sur l'Écriture sainte produisaient en moi une foi si vive, qu'il me semblait que j'eusse volontiers passé par les flammes pour soutenir ces vérités, car c'étaient des clartés qui avec elles portaient tout ensemble leur certitude et leur efficacité... Les passages de saint Paul, qui traitent des opérations et des effets que ces divines lumières produisent dans les âmes, me consumaient d'amour.
Ces « passages » s'offraient d'abord à elle, sous leur forme abstraite, comme ils s'offrent à nous, mais cette présentation purement intellectuelle s'évanouissait bientôt. Les effets dont elle parle ne sont donc pas dus à l'action de telle ou telle maxime sur la volonté par l'intermédiaire de l'intelligence, mais à l'action directe de Dieu (2).
(1) La vie, p. 537.
(2) Elle fait à ce sujet une curieuse remarque : « Dans la suite du temps, et dans les changements d'états, les opérations de l'Esprit de Dieu ont changé dans leurs effets..., de sorte qu'un passage de l'Ecriture sainte (choisi par elle pour sa méditation) a opéré en un temps un sens tout autre et un tout autre effet qu'en un autre. » La vie, p. 115. Supposons, par exemple, qu'elle ait pris pour maxime de départ : « Je suis doux et humble de coeur », il se pourra fort bien que, ses facultés ordinaires une fois suspendues, l'effet imprimé en elle soit la patience, ou n'importe quelle autre des vertus qui rayonnent du Christ présent. Notez ici que, fidèle à l'ordre logique ordinaire, elle parle d'abord de « sens », ensuite d' « effet » . Mais dans l'ordre mystique, c'est l'effet qui se produit d'abord, et même qui se produit uniquement. Le « sens » ne parait que lorsque l'intelligence, rendue à elle-même, constate, distingue et définit l'effet produit
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Au temps de ma vocation religieuse, les passages qui traitent des conseils de l'Evangile, m'étaient comme autant de soleils, qui faisaient voir à mon esprit leur éminente sainteté, et qui, en même temps (et du même coup) enflammaient toute mon âme en l'amour de leur possession ;
Amour, ici, n'est pas « désir », comme dans l'oraison ordinaire, il est « jouissance »; il est « possession » ;
et OPÉRAIENT EFFICACEMENT ce que Dieu voulait de moi dans la pratique des divines maximes du... Verbe incarné.
Remarquez encore cette différence : dans l'oraison commune, c'est nous qui choisissons la vertu à laquelle nous devrons ensuite nous appliquer. Soit qu'elle nous manque plus que d'autres, soit qu'elle nous semble plus désirable, nous nous la peignons à nous-mêmes, comme ferait un moraliste-poète, et, par là, nous nous entraînons à l'aimer; ici, au contraire, le choix vient de Dieu, et, pour peu qu'on y réfléchisse, on comprendra qu'il ne peut venir que de lui. C'est lui, en effet, qui fait rayonner sur l'âme telle vertu qu'il lui plaît. Ainsi d'un soleil intelligent, qui colorerait de telle ou telle nuance l'objet qu'il aurait pour but d'embellir.
Toutes ces vues et ces grâces importantes et solides m'étaient données sans nulle étude de ma part, mais à la façon des éclairs, qui devancent le tonnerre. J'avais une certaine expérience que tout cela procédait du centre de mon âme, ou plutôt de celui qui en avait pris la possession, qui la consumait de son feu, et qui en faisait rejaillir les étincelles et les lumières pour me conduire et me diriger.
Au temps de ma vocation à la mission de Canada, toutes les maximes et les passages qui traitent du domaine et de l'amplification du Royaume de Jésus-Christ, et de l'importance du salut des âmes..., m'étaient comme autant de flèches, qui me perçaient le coeur, et qui me donnaient une angoisse amoureuse... D'ailleurs les manifestations et les opérations intimes de mon divin Epoux dans mon âme,
elle distingue, mais par suite de ces habitudes logiques
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dont un bon esprit, né français, n'aime point à se départir ; en fait, « manifestation » et « opération » c'est tout un;
où, dans son intime union et par ses écoulements divins, il me faisait part de ses magnificences, établissaient en moi un fondement très certain de toutes ces vérités
Elle aussi, l'intelligence, a, ou, mieux, aura sa nourriture. Une fois revenue à elle-même, elle palpera, pour ainsi dire, l'évidence abstraite de ces mêmes maximes, qui se trouveront merveilleusement imprimées dans la volonté. Ce rayonnement a, du reste, un double effet ; l'un positif, l'autre négatif; d'une part, il façonne l'âme à l'image du Verbe très saint d'autre part, il la purifie et la vide, effaçant les rides, dispersant les fumées, brûlant les scories qui risqueraient d'altérer, ou, simplement, d'atténuer cette divine ressemblance.
Cette immense pureté de Dieu ne peut rien souffrir de ce qui lui est opposé ; car j'ai souvent expérimenté que rien de souillé ne peut avoir entrée dans cette intime partie ou centre de l'âme, qui est la demeure de Dieu et comme son ciel, tandis que ce divin Esprit en est le maître ; et que le démon même, quoiqu'il soit un esprit très subtil et pénétrant, n'y trouve que de l'inaccessibilité. Il y a néanmoins de certaines exhalaisons d'imperfection et d'impureté spirituelle, qui proviennent de... la nature corrompue, et qui ne sont autres que ces petites malignités, ces petits gauchissements, qui, pour faire un subtil mélange avec ce qui est de l'Esprit, veulent s'insinuer en ce cabinet sacré, et semblent même y avoir plus de facilité que les démons, en ce qu'elles se couvrent d'une ombre de sainteté, de charité, de zèle, de piété, et enfin de gloire de Dieu, pour faire plus facilement alliance avec la pureté et la droiture de cet Esprit saint. Elles approchent à la vérité fort près de ce sanctuaire, MAIS EN VAIN, parce qu'en cet état habituel de l'union intime, il n'y peut rien entrer de contrefait ni d'impur (2).
(1) La vie, p. 516.
(2) Ib., pp. 456, 457.
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Grimaces dévotes, romans de vertu, affectations à peine conscientes, demi-insincérités, toutes les poussières fondent, comme neige, au soleil mystique — à cette lumière plus impitoyable que les analyses d'un La Rochefoucauld, d'un Nicole, et plus bienfaisantes, c'est-à-dire plus efficaces, si l'on peut ainsi parler. Que l'on se rassure donc sur les aventures de ces volontés endormies : aussi longtemps qu'elles resteront fidèles à leur oraison de quiétude, elles se maintiendront, ou. pour mieux dire, elles se trouveront nécessairement maintenues dans cette parfaite droiture qui n'est, hélas! ni le premier degré, ni le second, ni le sixième, mais l'apogée et le couronnement d'une vie morale.
III — JEU NORMAL ET SIMULTANÉ DE TOUTES LES ACTIVITÉS,
MYSTIQUES ET NON MYSTIQUES, DE L'AME
Si avantageuse que nous paraisse en définitive la vie souterraine à laquelle la sensibilité, l'intelligence et la volonté se trouvent réduites pendant la contemplation, on aurait tort de s'imaginer, comme l'ont fait parfois des contemplatifs novices, que la suspension des puissances constitue par elle-même un état parfait. Elle est plutôt un moindre mal, un mal nécessaire, semblable de ce chef aux mortifications que nous conseille l'ascèse commune, et qui, malgré leur utilité manifeste, contrarient fatalement l'ordre naturel des choses. Aucune privation, aucune souffrance, même bienfaisante, n'est bonne en soi ; sans quoi les saints ressuscités continueraient à porter la haire. Il importe certes à la pleine réalisation du plan divin et de l'idéal. humain que les activités profondes du centre de l'âme trouvent dès ici-bas à s'exercer, à s'épanouir ; mais il importe aussi que nos activités de surface atteignent leur objet par les voies qui leur ont été prescrites, les sens par des sensations, l'intelligence par des concepts abstraits, et ainsi
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du reste. Que s'il arrive que le jeu de ces facultés gêne ou arrête celui de l'intuition mystique, on comprend que les premières doivent s'effacer devant une activité supérieure, comme l'on sacrifie au devoir patriotique le devoir plus humble qui nous oblige, en temps ordinaire, à fuir le danger. Nous préférerions toutefois, si cela était possible, que nul conflit de ce genre ne s'élevât entre les diverses puissances de l'âme — naturelles et surnaturelles ; mystiques et communes — et que chacune d'elles pût se déployer librement.
Cela est si vrai que plusieurs spirituels, livrés aux seules conjectures de leur raison sur un point que l'Écriture n'a pas touché, refusent d'admettre que la sainte Vierge, bien qu'élevée à la plus haute contemplation, ait eu des extases, entendant par ce mot les défaillances nerveuses ou autres, qui accompagnent parfois l'oraison de créatures moins parfaites (1). Un bon esprit pensera de même. Catherine de Sienne, pâmée entre les bras de ses compagnes, ne nous scandalise point, mais nous l'aimerions mieux debout. Stabat mater dolorosa. La suspension des puissances, cette sorte d'extase invisible, tout intérieure, ne nous choque pas davantage, puisqu'il faut, nous assure t-on, acheter d'abord et d'ordinaire à ce prix une expérience meilleure : nous souhaiterions néanmoins, et justement, les écrits de Marie de l'Incarnation nous révèlent la possibilité d'états encore plus sublimes, où l'union mystique ne paralyse d'aucune façon les autres activités de l'âme.
Il se fait, dit-elle, un divin commerce entre Dieu et l'âne, par une union la plus intime qui se puisse imaginer... Si la personne a de grandes occupations, elle y travaille sans cesser de pâtir ce que Dieu fait en elle.
Comment s'adonnerait-elle à une occupation quelconque, sans le concours de l'intelligence ?
(1) Ainsi le P. Lallemant. Cf, Tome V, p. 58.
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Cela même la soulage, parce que les sens étant occupés et divertis, l'âme en est plus libre.
Entendez par là que, pendant cette union, le centre de l'âme n'a plus le souci de maîtriser, d'éteindre les facultés de surface, sensibilité, intelligence, celles-ci étant occupées à d'autres objets. Les affaires temporelles néanmoins,
et la vie même lui sont extrêmement pénibles, à cause du commerce qu'elles l'obligent d'avoir avec les créatures.
Elle se plaint de ce partage, de cette activité secondaire qui l'importune, et elle s'écrie : « Fuyons, mon bien-aimé, allons à l'écart ». Exaucera-t-il cette prière? Oui et non. Il n'arrêtera pas le jeu normal des puissances, mais il empêchera que ce tumulte se propage jusqu'au centre.
Ce troisième état de l'oraison passive est le plus sublime... les sens y sont tellement libres que l'âme qui y est parvenue y peut agir sans distraction dans les emplois où sa condition l'engage. C'est un état permanent (ou, pour mieux dire, continu) où l'âme demeure calme.... en sorte que rien ne la peut distraire... Si (par exemple) il faut souffrir les douleurs de la maladie, elle est comme élevée au-dessus du corps, et elle les endure comme s'il appartenait à un autre.
Ce qu'elle dit de son corps, elle le dirait tout aussi bien de son intelligence, de sa volonté. Même lorsqu'il se prête aux devoirs extérieurs de la charité, « le coeur ne cesse point d'être attentif » à la divine présence (1).
Si les affaires, soit nécessaires, soit indifférentes, font passer quelques objets dans l'imagination (2), ce ne sont que de petits nuages semblables à ceux qui passent sur le soleil, et qui n'en ôtent la vue que pour quelque petit moment... Et encore, durant cet espace, DIEU LUIT AU FOND DE L'AME qui est comme dans l'attente, ainsi qu'une personne qu'on interrompt lorsque
(1) Lettres, I, p. 402.
(2) Toute affaire fait « passer quelques objets dans l'imagination » ; la Vénérable veut donc parler ici d'imaginations qui, pour un moment, troubleraient, menaceraient de troubler le centre de l'âme.
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qu'elle parle à une autre, et qui a néanmoins la vue de celui à qui elle parlait. Elle est comme l'attendant en silence, puis elle retourne dans son intime union (1).
Il arrive aussi, et très souvent, qu'il y ait comme une contradiction entre ces deux vies parallèles. Ayant parlé de certaines impressions fâcheuses qu'elle avait à souffrir,
on pourrait me demander, écrit-elle, ce que j'entends par cette révolte des passions..., qui... m'ont duré plus de quatre ans, avec une aigreur dans le sens au regard de quelques personnes bonnes et saintes, et si cela peut compatir avec cette union intime de laquelle j'ai parlé.
Qui ne sent l'extrême intérêt du problème ? Oui, répond-elle,
cela se peut, et voici de quelle manière il se fait. Il est à remarquer que les passions émues par une révolte semblable à celle dont je parle, ne sont pas comme celles qui viennent d'un naturel, qui dans son fond, est facile à s'émouvoir, ni comme celles dont les mouvements sont fondés dans les mauvaises habitudes, et que ceux qui entrent dans la vie spirituelle, s'efforcent de mortifier et de dompter... Ceux-ci ont, pour l'ordinaire, de grandes peines à se surmonter ; il y faut de la méditation, des motifs, de l'examen, de l'étude, des résolutions, de la fidélité, et, après tout cela, l'on a encore longtemps des attachements à ceci ou à cela, et à soi-même encore plus... Mais, dans la révolte dont je parle, bien loin qu'on soit arrêté ou attaché à tenir ou à poursuivre ce que désire la passion émue, l'on porte le tout comme une flagellation extrêmement sensible... Tout ce qui arrive de mal n'est (aucunement) volontaire, mais plutôt c'est un aliment propre pour nourrir l'humilité et l'abnégation de la personne... Si l'on s'échappe de paroles ou de pensées, c'est par égarement ; si l'on est contrarié et persécuté contre la justice, l'on sent bien un mouvement de colère ou d'aversion, mais il n'en sort aucun mauvais effet, car on porte dans le fond de l'âme une crainte de Dieu qui fait qu'on hait la vengeance et l'esprit d'aversion, et par laquelle l'on prévaut contre la passion.
(1) Lettres, II, p. 46a. Par où l'on voit que le mot d'état permanent, employé par elle, ne doit pas être pris au sens rigoureux.
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L'on bronche néanmoins quelquefois par faiblesse, lorsque, se rencontrant avec quelque personne de confiance, l'on dit quelques paroles plaintives... Au même moment l'âme reçoit tant de confusion, voyant sa lâcheté, que ce lui est un motif d'une très grande humiliation.
C'est le renversement de l'ordre commun : video deteriora, meliora sequor. Deux hommes en moi, mais des deux, le vrai, le seul qui moralement compte, c'est le bon, celui dont « la fond » reste uni à Dieu. Toutefois cette vérité consolante se voile, par moments, bien que très certaine.
Ce qui l'afflige en cela, c'est qu'elle croit être une inconstante, qui n'a ni vertu ni solidité ; et néanmoins tout cela compatit avec cette intime union, qui est dans le centre de l'âme, EN UNE RÉGION DE PAIX, QUI SEMBLE SÉPARÉE DE LAME MÉME. Ce qui fait encore redoubler sa souffrance, c'est cette aigreur dans la partie sensitive, qui s'émeut au même temps que quelque sujet antipathique ou capable d'aversion se présente... Je laisse à penser si cette âme est dans la crainte, voyant en soi tant de faiblesses et de mauvais symptômes... Elle craint puissamment d'être trompée, elle croit qu'elle n'a jamais eu de vertus solides ; elle est comme convaincue que ses passions n'ont été qu'endormies..., et que le peu qu'elle croyait avoir eu d'intérieur n'a pas été de Dieu... Elle a la pensée que toute sa paix et tous ses dons ont été faux... (1).
Ce beau témoignage, poignant et paisible tout ensemble, porte avec lui sa conviction. Mais s'il en va de la sorte, combien ne devons-nous pas hésiter avant de juger les saints, nous qui ne pouvons connaître d'eux que leur âme extérieure, si l'on peut ainsi parler ? Les saints, ni personne. Car enfin, dans l'être qui nous semble le plus pervers, se creusent peut-être d'inaccessibles retraites, où le feu sacré brûle encore. Si la psychologie des mystiques est vraie, elle l'est de chacun de nous. Toute âme a un centre, plus ou moins refoulé ou obstrué; une zone vierge, où pénètrent
(1) La vie, pp. 457, 458.
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quelques rayons de la lumière divine. D'où l'invincible optimisme de Julienne de Norwich et des autres contemplatifs. Credidimus charitati. L'amour de Dieu et aussi l'amour de l'homme. Ils ont une telle expérience du premier, qu'ils ne veulent jamais désespérer du second.
« J'ai souvent fait des réflexions, écrit à ce sujet Dom Claude, pour savoir quelle a été sa vertu dominante, et le caractère particulier de sa grâce... (et), tout considéré, il me semble qu'il n'y a rien de si admirable en sa vie que cette grâce d'union. J'avoue qu'il ne paraît pas qu'elle ait fait des miracles, aussi ne me suis-je pas mis en peine d'en faire la recherche, ces sortes de grâces n'étant pas de celles qui édifient davantage le lecteur ; et, si j'ai fait mention de quelques actions miraculeuses, je les ai touchées si légèrement qu'à peine y fera-t-on de la réflexion 1. Mais certes je ne vois rien de plus miraculeux qu'une personne, chargée d'une chair fragile et sujette aux égarements d'une imagination volage, conserve la présence et la vue de Dieu, toute sa vie, sans se distraire dans les emplois, dans les travaux, dans les affaires, dans la conversation,... dans les maladies, le jour, la nuit, en tous lieux... C'était pourtant la grâce de la Mère de l'Incarnation... (Et) il ne faut pas s'imaginer que cette occupation continuelle l'empêchât de se bien acquitter de ses fonctions extérieures... Car, comme les emplois extérieurs n'interrompaient point l'union intérieure, aussi l'union intérieure n'empêchait point les emplois extérieurs. Jamais Marthe et Marie ne furent
(1) Pas d'extases non plus. Cette union, écrit-elle, « me consume de telle sorte, par intervalles, que, si la miséricorde n'accommodait sa grâce à la nature, j'y succomberais, et cette vie me ferait mourir, quoique rien de tout cela ne tombe dans les sens, ni ne m'empêche de faire mes fonctions régulières. Je m'aperçois quelquefois, et je ne sais si d'autres le remarquent, que, marchant par la maison, je vais chancelant. C'est que mon esprit pâtit un transport qui me consume... En ces rencontres, je ne puis me tenir à genoux sans être appuyée, car, bien que nies sens soient libres, je suis faible néanmoins, et ma faiblesse m'en empêche. Que si je me veux forcer pour ne me point asseoir ou appuyer, le corps, qui souffre et est inquiet, me cause une distraction qui m'oblige de faire l'un ou l'autre ; et pour lors je reviens dans le calme ». La vie, p. 723.
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mieux d'accord en qui que ce fût, et la contemplation de l'une ne mettait aucun empêchement à l'action de l'autre. On ne la vit jamais sortir de son recueillement, quelque dissipants que fussent ses travaux; mais aussi, pour profond que fût son recueillement, ce qu'elle faisait au dehors était dans la dernière perfection. C'est ce qui l'a fait admirer de ceux qui observaient sa conduite, et les RR. pp. jésuites, qui la connaissaient plus particulièrement, voulant expliquer cette double application au dedans et au dehors, disaient qu'il semblait qu'elle eût deux âmes, dont l'une
était aussi présente et aussi unie, et aussi attachée à Dieu, que si elle n'eût rien eu à faire qu'à contempler ; et l'autre, avec laquelle elle s'appliquait avec autant d'attention aux affaires qu'elle traitait, et y réussissait avec tant de succès que si elle s'y fût occupée tout entière (1). » Mais venons au concret :
Lorsque... je vais par la maison, ou que je me promène au jardin..., je sens mon coeur pressé par de continuels élans d'amour..., et quelquefois il me semble que ce coeur doive s'élancer et comme sortir de son lieu... (Mais), quoique la partie inférieure pâtisse beaucoup, la supérieure se sent plus vigoureuse, et. plus capable d'agir dans une plus grande pureté et délicatesse, parce qu'elle n'est embrouillée d'aucune chose qui l'empêche, et qu'elle n'envoie rien aux sens, mais qu'elle retient tout dans son fond.
Entendez que le centre de l'âme ne participe, ne cède pas aux transports de l'activité sensible.
... A la récréation, quoique je me récrée avec mes soeurs, mon coeur néanmoins n'en est pas moins attentif. Quand je suis à notre ouvrage,
broderies d'art, à la tourangelle; nous savons d'autre part qu'elle y excellait,
qui est la chose la plus capable de distraire... à cause de la grande attention qu'il y faut avoir, je ne sens pas cette occupation
(1) La vie, pp. 701, 702.
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intérieure par manière d'élans forts et ardents, comme quand je vais par la maison ;
Notez ces degrés, ces variations ; rien de plus divers, de moins monotone que la vie mystique ;
mais je sens mon coeur doucement attentif et aspirant à Dieu, et quelquefois je prends garde que cela est plus fréquent que je ne fais de points d'aiguille...
D'une part, union intime au delà des sentiments et des concepts ; d'autre part, une attention, une introspection purement intellectuelle, et saisissant les moindres nuances: voilà certes, bien prises sur le fait, les deux activités parallèles et simultanées.
Assistant au choeur, à la psalmodie, pendant qu'un côté récite son verset, je me familiarise avec Notre-Seigneur, touchant le sens de ce qui se dit, ou bien je suis l'occupation qu'il me donne ;
opérations dans lesquelles l'intelligence n'a point de part;
et, quand notre côté récite le sien, je passe de l'acte intérieur à cet extérieur ; et ainsi, l'un correspondant à l'autre, je ne sors point d'avec cette divine Majesté (1). Je ne sens pas tant néanmoins la familiarité avec Notre-Seigneur, à cause de l'application à la voix, que quand l'autre choeur récite ; mon esprit pourtant n'y est pas moins. En l'un, j'ai la liberté de parler intérieurement, et en l'autre, il faut que la voix agisse, et je sens moins ce qui se passe au dedans. Quand le sens des Psaumes m'est découvert,
découvert, c'est-à-dire, je crois, aux deux activités connaissantes qui s'exercent en elle : l'intelligence, l'union,
ce m'est un contentement que je ne saurais dire, car je me sens transportée en toutes manières,… intérieurement et extérieurement, d'un esprit d'allégresse, semblable à celui de
(1) Je signale aux psychologues de profession, la durée infinitésimale de ces actes de contemplation: l'activité mystique se prêtant au rythme des versets, et passant tour à tour d'une intensité pleine à une intensité moins grande. C'est qu'en réalité, cette connaissance est en dehors du temps.
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David, lorsqu'il sautait devant l'Arche... Cela m'arrive plus particulièrement aux Laudes...
Souvent... l'imagination, ne se pouvant repaître des choses spirituelles, court d'un côté et d'autre, rappelant divers objets pour s'entretenir. Cela m'importune beaucoup, quoiqu'il n'ait pas la force de me détacher de l'union avec Dieu, qui emporte le dessus. Je me trouve quelquefois portée par ces distractions à regarder ou à avoir attention à quelques objets dont on m'a fait le récit ; il semble même que la volonté y veuille pencher ; mais cette force intérieure, sans que j'y fasse rien de ma part que de me laisser conduire, me fait tout oublier, pour n'entendre qu'à Dieu seul. M'en ressouvenant puis après, je suis toute honteuse de ce qu'il semblait que ma volonté avait tant soit peu penché du côté de la distraction, car, quoique ces objets soient bons, je ressens un grand reproche intérieur d'avoir eu envie d'adhérer à une curiosité (1).
A méditer ces analyses délicates, à prendre sur le vif ce don merveilleux de saisir et de fixer les moindres nuances, on s'étonne moins que l'anti-mystique Nicole ait presque fait grâce à Marie de l'Incarnation. Et moi-même, suis-je bien sûr que cette contemplative m'eût retenue si longtemps, si elle ne méritait d'être placée à côté de Nicole lui-même, sinon plus haut, parmi les moralistes français. Avouez que le plus grand de tous, et le moins mystique, l'auteur des Maximes, n'eût pas lu sans profit les lettres et les relations de cette ursuline. Elle prend l'âme à l'endroit précis où il la laisse, je veux dire, au seuil de la véritable vie intérieure. Je ne voudrais choquer personne, il me semble pourtant qu'après tout, les Maximes n'apprennent rien de
si nouveau à un homme d'intelligence moyenne, et, à plus forte raison, les Caractères. Qui de nous, pour peu qu'il ait le facile courage d'être sincère avec lui-même, ne se moque de cette comédie de vertus, où nous tenons tous, bon gré, mal gré, notre rôle, les bienséances nous interdisant la pleine franchise des cyniques, mensonge elle aussi, du reste? Fausse charité, fausse compassion,
(1) La vie, pp. 698-7oo.
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fausse modestie, fausse piété, ce moi de surface, qui ne le connaît? L'autre moi, en revanche, le nouménal, si j'ose ainsi m'exprimer, le vrai, le seul vrai, pire peut-être ou meilleur que celui dont les simples moralistes font leur proie, comme il nous échappe ! Nous l'ignorerions tout à fait sans les mystiques, et sans les quelques moralistes qui voisinent avec eux, un Vauvenargues, un Joubert, un Coleridge. On pense bien, du reste, que ces deux moi n'en font qu'un. Nul ne saurait fixer les frontières toujours indéfiniment changeantes, et toujours ouvertes, qui les séparent l'un de l'autre. Du fond à la surface et de la surface au fond, c'est un échange incessant d'actions et de réactions. Ainsi de cette mystérieuse alternance pendant la récitation de l'office. Le cantique sans paroles, vécu et non pensé, doit son orientation du moment à ce verset du psalmiste dont l'intelligence vient de s'enchanter; et tout aussitôt il renvoie à l'intelligence ce même verset, mais chargé d'une poésie nouvelle qui s'ajoute au sens du verset prochain. Soit deux activités, qui, sans doute, se combattent parfois, comme nous l'avons remarqué plus haut, mais qui le plus souvent s'accordent l'une avec l'autre, s'entretiennent réciproquement, la meilleure des deux, et par suite la plus active, ayant, comme il convient, une force plus grande de rejaillissement et d'expansion. Si de telles âmes
se trouvent engagées dans des affaires temporelles, il ne leur est pas besoin de faire tant de réflexions pour trouver des raisons convenables à celle dont il s'agit, parce que celui qui les dirige intérieurement leur met en un moment dans la pensée ce qui est à dire ou à faire. La façon même avec laquelle elles prennent et envisagent les choses fait voir en elles la droiture,
encore ce beau mot!
et la direction de l'esprit de Dieu. Ce n'est pas qu'elles ne se sentent inclinées et qu'elles ne se portent à demander conseil à ceux qui les gouvernent et les dirigent..., parce que Dieu, qui veut que nous nous défiions de nous-mêmes, nous soumettant
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à ses serviteurs, se plaît à cette soumission, et veut que nous en usions de la sorte (1).
Il nous plaît de finir sur ces dernières lignes, moins subtiles que les précédentes, mais plus spécifiquement catholiques. Elles achèvent de prouver qu'en dépit de certaines apparences, la véritable vie contemplative tend à établir un ordre parfait, non seulement entre les diverses activités de l'âme, mais encore entre l'inspiration individuelle et l'autorité de l'Église. C'est ainsi que notre Française aura écrit, sans y songer, et peut-être avec plus de précision, de finesse, de lucidité que ses émules d'Espagne ou des Flandres, une véritable apologie pour le mysticisme. Non qu'elle nous ait rendu intelligible l'expérience qu'elle décrivait ; il eût fallu pour cela qu'elle nous eût fait participer à cette expérience ineffable, ce qui, manifestement, n'était pas en son pouvoir. Mais elle éclaircit les malentendus ; elle réfute les objections encore plus tenaces que vaines, qui encombrent les abords du problème. Nul peut-être n'aura mieux montré que la quiétude n'a rien qui doive épouvanter les amis de l'intelligence; rien non plus, et encore moins, qui menace d'énerver la volonté ; rien qui ne ruine les folles prétentions des illuminés. Bref, elle nous permet de ramener toute la controverse aux deux seules questions qui méritent d'être discutées ; premièrement, au-dessus ou en dehors de la connaissance proprement intellectuelle, qui se termine à des concepts abstraits, existe-t-il, oui ou non, une connaissance réelle, une intuition directe, qui, sans l'intermédiaire des images et des concepts, établirait entre le réel, quel qu'il soit, et nous une sorte de contact immédiat, d'adhésion pleine ou de possession? Secondement, peut-il arriver, arrive-t-il en effet que la réalité même, si j'ose dire, et non pas l'idée de Dieu se présente à cette connaissance, accepte de descendre à ce contact,
(1) La vie, p. 697.
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s'imprimant ainsi dans le fond de l'âme, la possédant, la pari fiant, la sanctifiant? Tout le reste est verbiage. Sur le premier de ces points le rationalisme fermé, hérissé du Discours de la méthode, celui de Nicole, battu en brèche depuis toujours, et aujourd'hui autant que jamais, finira bien, semble-t-il, par capituler tôt ou tard. Sur le second, il paraît également difficile que les croyants ne se mettent pas enfin d'accord, — et c'est déjà fait —, sauf à définir, s'ils le peuvent, cette « expérience immédiate de Dieu », avec plus d'exactitude que ne l'ont fait les docteurs et les mystiques du passé. Marie de l'Incarnation n'avait pas à discuter des principes qu'elle tient pour évidents, ou pour démontrés, ou pour révélés par Dieu même. En quelque sorte, elle fait mieux. Elle les vit devant nous, mais avec tant de sens et de clairvoyance, avec une sincérité si manifeste, avec une certitude si tranquille et si raisonnée qu'elle « emporte conviction » (1).
(1) Cf. Charlevoix, op. cit., p. 83. — Bien que très long, ce chapitre ne donne du sujet qu'une idée superficielle, grossière ; mais grossière peut-être au point d'être fausse. J'ai dû laisser de côté, soit parce que je ne les comprenais pas, soit faute de place, une foule d'analyses infiniment subtiles que l'on trouvera dans les écrits de la sainte et dans les commentaires, souvent admirables, mais parfois plus ou moins approximatifs, de Dom Claude.
Un insigne spirituel, à qui j'ai soumis le présent chapitre,
préfère aux mots : Contact, intuition, et autres du même
genre employés par moi. celui de « connaissance expérimentale
de Dieu » que j'emploie aussi du reste. « Contact »,
me dit-il, éveille l'idée d'une « sensation spirituelle
», et cette idée est fâcheuse. Je le crois certes bien
; elle est même absurde. Mais quoi! tous ces mots sont également
impropres, « connaissance expérimentale » comme les
autres, sinon davantage.
CHAPITRE VI : DOM MARTIN ET DOM MARTÈNE
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I. Dom Martène, le disciple-type. — Une réfutation vivante de M. de Rancé. — Première rencontre avec Dom Martin. — Il écrit au jour le jour la vie de son maître. — Les saints modernes de l'ordre bénédictin. — Le siège de Dom Claude et les premières interviews. — Les entretiens de Dom Claude et de Martène reproduits à l'heure même. — Martène s'exile pour suivre Dom Martin : adieux à Saint-Germain-des-Prés. — « On avait plus d'amitié pour moi que je ne me l'étais imaginé. » — La Vie publiée malgré les supérieurs de Saint-Maur.
II. Les défauts de cet ouvrage. — En faut-il regretter les « puérilités » ? — La vie réelle à Saint-Maur : « la hotte sur le dos ». — Les récréations. — La cellule ouverte. — « Une loutre. » — La casuistique des saints. — Le cardinal de Retz et le feu à Marmoutier. — Le voleur récompensé. — Rôties au vin d'Espagne et verjus confit. — La cuculle. — Parades d'humilité. — La mère et le fils.
III. Que les bénédictins ne fout pas voeu d'érudition. — Dom Claude et les grandes éditions patristiques de Saint-Maur. — Le saint Augustin, les Pères grecs. — Dom Martin critique. — Étude et prière.
IV. Dom Claude et le gouvernement de Saint-Maur. — Crise intérieure. — L'élection de 1687 et l'exclusion donnée par Louis XIV. — Loyalisme monarchique de Martène : tout est pour le mieux. — Ce que les mécontents pouvaient reprocher à Dom Claude. — Contre le luxe des bâtiments. — Les servants de messe. — Dilexi decorem domus tuae. — In pace locus ejus.
V. Les derniers jours. Le Phédon de Martène. — Les entretiens des deux moines et les lectures de Martène. — La dissipation de Martène : « Cela est-il plus beau que Jésus-Christ? » — « Hé bien! Dom Edmond... » — Le Viatique. — « Sancte Claudi, ora pro nobis. » — « Je lui donnai encore un baiser. » — Sancti Claudi et Edmunde, o. p. n.
La juxtaposition de ces deux noms indique bien que, du point de vue strictement religieux oit nous sommes placés, Dom Martène ne doit pas moins nous intéresser ici
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que Dom Martin. En effet, le premier n'est pas seulement le biographe du second, il est plus encore son disciple, mais si docile, si tendre, si décidé à tout admirer du maître, qu'il devient en quelque sorte à nos yeux le disciple-type, le disciple en soi, nous offrant par là le moyen d'étudier sur un bel exemple l'influence exercée par le saint en soi, par le contemplatif modèle sur l'élite du second degré — religieux exemplaires ; chrétiens d'excellente volonté — qui l'entoure, le regarde vivre, l'écoute et tâche de se hausser jusqu'à lui. Dom Martène symbolise aussi à merveille un autre personnage, qui ne saurait nous laisser indifférents, je veux dire le grand érudit, le « bénédictin » au sens que le monde profane attache souvent. à ce mot; et, comme tel, il nous permet de transposer de l'abstrait dans le concret, si j'ose ainsi dire, la fameuse controverse de ce temps-là sur « la sainteté et les devoirs de l'état monastique ». Ces moines, que l'abbé de Rancé voulait réduire au jeûne intellectuel des trappistes, n'étaient pas des êtres de raison. Les contemporains les connaissaient par leur nom. Ils s'appelaient Dom Luc d'Achery, Dom Jean Mabillon, Dom Edmond Martène. Nous verrons, si, oui ou non, leur science les rend insensibles aux inspirations de la grâce et à l'exemple des saints.
« Après que le R. P. Dom Claude Martin eut exercé sept ans de suite la charge d'assistant (1668-1675), il fut élu prieur de l'abbaye de Saint-Denis en France, au Chapitre général de 1675. Ce fut là que je commençai à le connaître, ayant été envoyé en ce monastère le 10 juillet de la même année, pour y étudier en philosophie et en théologie. Heureux jour pour moi, auquel je tombai sous la conduite d'un si doux, si cher, si aimable, si charitable Père, dont la seule vue et le seul ressouvenir étaient capables de dissiper toutes les tristesses de l'esprit, et dont la seule présence donnait une félicité anticipée à ceux qui avaient le bien d'en jouir! Car je crois qu'on me
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permettra bien d'appliquer ici les paroles d'un grand personnage, qui fut depuis pape sous le nom de Sylvestre II, écrivant à un abbé de ses amis : « Felix dies, felix hora, qua licuit novisse virum, cujus nominis recordatio omnes a nobis molestias deterserit. Ejus si præsentia interdum fruerer, beatiorem me non frustra putarem. »
Retrouver ainsi leurs propres pensées, leurs sentiments dans les textes antiques, c'est toute la poésie des Mauristes. J'en connais de plus misérables. Edmond Martène avait alors vingt et un an. A peine arrivé dans le « plus illustre et auguste monastère de France » (1), il avait eu l'émotion de voir Dom Claude « faire les obsèques de M. le Maréchal de Turenne » (2).
Il est vrai, continue-t-il, et il faut que je l'avoue à ma confusion, que je n'ai pas profité autant que je devais de cet avantage. »
La suite nous rassurera. « Je suis même obligé de rapporter ici à ma honte... un fait qui m'arriva presque aussitôt que je commençai à le connaître. Car, ayant été assez faible pour me laisser persuader que le saint Prieur écoutait facilement les rapports..., ce qui n'était point, et ce qu'il ne pouvait souffrir; comme cela me faisait de la peine, je fus le trouver pour lui découvrir comme à mon médecin le mal que je souffrais, et vomir à ses pieds le venin que j'avais sur le coeur. Il écouta fort paisiblement tout ce que je voulus lui dire, et, bien loin de me rebuter et de me mortifier, comme je méritais, il nie répondit avec tant de douceur, et me fit voir et toucher
(1) La vie, p. 136. J'ai cru remarquer à plusieurs reprises que nos moines de ce temps-là comprenaient, sentaient, si l'on peut dire, et beaucoup mieux que nous ne serions tenté de le croire, leurs abbayes magnifiques.
(2) Dom Martin « eut l'honneur de recevoir à Saint-Denis la Reine (pas le roi), Mgr le Dauphin (peut-être accompagné de son précepteur), Madame, Mademoiselle et d'autres princes et princesses, qui vinrent tous à différentes fois à Saint-Denis dans le temps qu'il en était prieur, (1675-1681). Il eut encore l'honneur de recevoir et de faire les obsèques de M. le duc de Valois, fils de Monsieur et neveu du Roi, de M. le M. de Turenne et de M. le Cardinal de Retz. » La vie, p. 155.
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au doigt combien je m'étais trompé, qu'il changea l'amertume de mon coeur en une vive componction, et ma première peine en une autre, qui me toucha et piqua si fortement le coeur de la faute que j'avais commise, qu'il fallut sur-le-champ exprimer par mes larmes la douleur que j'en ressentais. Je ne sais pas quels sentiments auront mes lecteurs de ce fait; mais, pour moi, qui n'ai pas coutume de verser des larmes pour les dérèglements de ma vie..., je ne puis attribuer un changement si subit qu'à la force de la grâce, que Dieu avait attachée à la douceur des paroles de mon aimable Père, qui brisa en un moment mon coeur (1). »
Les braves gens ! Et comme il parait déjà peu vraisemblable que la poussière des bibliothèques leur dessèche jamais le coeur! Qu'il nous dise maintenant comment l'idée lui vint, six ou sept ans après, d'écrire le vie de Dom Claude, et comment il s'y est pris pour exécuter ce dessein.
« Il y a environ quinze ans (vers 1681), que Dieu me donna une forte impression de donner sa vie au public, et que, faisant réflexion sur la conduite de nos Pères, qui, par un principe de modestie, ont laissé dans l'obscurité les grandes actions d'une infinité de bons religieux, qui se sont sanctifiés dans notre congrégation depuis le commencement de la réforme je gémissais de voir l'Église et
(1) La vie, pp. 136-138. Il dit plus loin « Son exactitude ne le rendait point soupçonneux ; on ne le voyait jamais rôder par le monastère, examiner et épier les actions de ses religieux », p. 151.
(2) Il entend parler de la réforme bénédictine qui donna naissance à la Congrégation de Saint-Maur. Cf. tome II, L’invasion mystique. Mabillon partageait peut-être ce préjugé d'ailleurs si honorable. A Dom Marlène, qui lui demandait son « témoignage » sur Dom Martin, il répond en aussi peu de mots que possible. Cette lettre, bien que minuscule, est néanmoins précieuse. Je la transcris, ne sachant pas si elle a été recueillie avec les autres reliques de ce grand homme. « J'ai ressenti pour la Congrégation et pour vous la perte que nous venons de faire par la mort du R. P. Dom Claude Martin ; mais il fallait bien s'attendre à le perdre, il était mûr pour le ciel. Je ne sais rien de lui que ce que tout le monde a vu; mais sa vie constante et uniforme dans le bien me tient lieu de miracle. » J'ajouterai, pour la joie des curieux, les noms des autres bénédictins qui ont envoyé leur « témoignage » à Martène : Simon Bougis, Joseph Aubrée, Louis Tasche, prieur de Marmoutier, Laurent Hunault, prieur de Saint-Nicolas d'Angers, Arnaud Boisserie, prieur de la Daurade, à Toulouse, Jacques Duchemin, prieur de Saint-Aubin d'Angers, René d Goutisménil, prieur de Noyers; Augustin Collet, prieur de Vendôme; François Le Moyne, sous-prieur des Blancs-Manteaux ; Jean de La Motte, sous-prieur de Saint-Thierry; Noël Marc, religieux de Marmoutier; FRANCOIS LAMY, religieux de Saint-Denis ; Jacques David, de Bonne-Nouvelle de Rouen ; Jean Langellé, des Blancs-Manteaux (longue pièce ; plus de douze pages) ; André Jannel, de Saint-Denis ; Claude Patron, lecteur de philosophie au monastère du Mont-Saint-Michel.
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la religion privée de l'édification et des secours qu'elle aurait pu tirer des exemples admirables de beaucoup de grands personnages... Je voyais un Anselme Rolle, un Athanase le Mougin, un Colombin Régnier, un Martin Tesnier, un Maur Dupont, un Grégoire Tarisse, un Jean Harel, un Bernard Audebert, un Vincent Marsolles, un Firmin Rainssant, un Marc Bastides, un Pierre Bésiat, un Léandre Anetz, un Philbert Nitot, un Germain Ferrand, un Paul Bayard, un Edmond Roussel, un Hiérôme Le Vas-cher, et beaucoup d'autres, que je serais trop long à spécifier, et desquels, en d'autres ordres religieux, on poursuivrait avec beaucoup de justice la canonisation, et dont, encore bien que leur mémoire soit toujours en vénération, il ne nous reste plus qu'une idée confuse de leur sainteté (1). »
En vérité, la précieuse liste ! Il nous serait du reste facile de la compléter, et très doux de l'illustrer; mais le plan, déjà trop vaste, que nous nous sommes fixé ne nous permet pas d'écrire ici la légende dorée de Saint-Maur.
« La crainte que j'avais que le R. P. Dom Claude Martin, qui peut-être les surpassait tous en mérite et en grâce, n'eût le même sort que tant d'illustres personnages..., jointe aux mouvements que Dieu m'en donnait, m'ayant fait concevoir le dessein d'écrire et de laisser sa vie à la postérité, je commençai dès lors à examiner sa conduite avec plus d'attention, à observer de près ses démarches,
(1) Il faut naturellement ajouter à ce catalogue les saints mauristes qui vivaient encore en 1697, Mabillon par exemple, et au premier rang. Nous avons encore aux Mss. de la Bibl. Nat. plusieurs notices consacrées par Dom Martène aux saints religieux de Saint-Maur
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ses paroles et ses actions, et à étudier toutes ses manières. Pour cet effet, je l'allais voir souvent, — ce fantôme, que l'abbé de Rancé s'efforça d'exorciser, le moine érudit, qui, en pleines Matines ne rêve que vieilles chartes, eût pensé que c'était là bien du temps perdu, — afin de m'entretenir avec lui de quelques matières spirituelles, et, dans l'entretien, je lui faisais plusieurs questions, pour l'engager à s'ouvrir à moi. Mais enfin, après avoir passé beaucoup de temps de la sorte, je reconnus qu'il était plus adroit à se cacher, que je n'avais de soins et d'application à découvrir ses secrets. C'est pourquoi je crus qu'il fallait s'y prendre d'une autre manière, et que la voie la plus courte et la plus assurée, si elle pouvait réussir, était de lui demander ingénument les particularités de sa vie... Demande... un peu hardie et peut-être téméraire, mais j'étais tellement persuadé de sa bonté et de son amour pour moi, que je crus qu'il souffrirait du moins en patience que je me donnasse cette liberté, et que le pire qui me pût arriver serait d'avoir un refus. »
Dom Edmond Martène, interviewer modèle, et patron des journalistes ; car enfin, il mérite bien, lui aussi, qu'on le canonise! Un peu long, direz-vous! Et c'est là le charme. Qu'importe d'ailleurs le nombre des lignes, si la citation achevée nous enrichit et nous comble! Deux âmes de plus, et d'une telle qualité, et si transparentes qu'elles se laissent lire de part en part !
« Je lui en parlai donc d'abord en termes un peu couverts. Je ne sais s'il comprit bien à quoi tendaient mes paroles, mais, m'étant aperçu qu'elles ne lui plaisaient point, je ne voulus pas poursuivre ma pointe, de peur de tout gâter... Je ne laissai pas de l'aller voir souvent, et de chercher quelque occasion de lui ouvrir mon coeur, et de l'engager à m'ouvrir le sien. Et, en ayant un jour trouvé une..., je le priai, non plus couvertement, mais avec beaucoup de simplicité et toute la candeur possible, —
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son livre nous montre assez que cette vertu ne lui manquait point — de me faire part des grâces qu'il avait reçues du ciel. Il ne me rebuta point, mais, avec cet air doux et bénin, qui lui était naturel..., il détourna adroitement le discours... Ce refus ne fit qu'augmenter mon désir... Je continuai à l'aller voir..., et à lui réitérer souvent cette première demande. Lui, de son côté, me renvoyait toujours avec quelque honnête défaite. Mais tous ces rebuts ne m'empêchèrent pas de l'importuner..., et je ne sais comment j'ai eu le courage de persévérer dans cette entreprise..., sinon que Dieu... me donna assez de fermeté pour ne me pas rebuter. Lui-même s'en étonna, et commença à penser si Dieu ne voudrait pas se servir des connaissances que je lui demandais, pour me détacher de moi-même... Et cette divine Sagesse, qui conduisait tous ses pas..., commença un peu à l'ébranler, et même à le presser de s'ouvrir à moi. »
Il guette le progrès de cette lente évolution comme il ferait les origines et le développement de quelque vieil usage monastique : De antiquis monachorum ritibus; c'est le titre d'un de ses premiers ouvrages.
« Cependant, comme c'était une affaire de conséquence..., il offrit plusieurs fois le saint Sacrifice de la Messe, afin d'obtenir du Seigneur les grâces et les lumières nécessaires pour connaître ce qu'il avait à faire.
« Enfin, comme les choses étaient en cet état, un jour que je l'allais voir à ce dessein, Dieu lui donna un pressentiment, ou même lui fit connaître par une lumière surnaturelle, que je venais à l'heure même lui demander les particularités de sa vie ; et, m'entendant frapper à la porte de sa chambre, avant que de me répondre, il s'adressa encore à Dieu, et, s'appuyant sur sa table, la tête inclinée entre ses mains, il pria le Saint-Esprit de répandre en lui ses lumières, pour savoir ce qu'il devait me dire... Ensuite, m'ayant fait entrer, il me demanda ce que je souhaitais. Je lui répondis... que je venais lui réitérer
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la prière, que je lui avais déjà faite tant de fois... Alors il me repartit : « Que voulez-vous que je vous dise? Ne voyez-vous pas bien qu'il n'y a rien que de très commun dans ma vie; que je bois, que je mange, que je dors comme les autres? Que voulez-vous davantage? » Sur quoi, lui ayant fait de nouvelles instances, il me fit asseoir auprès de lui, et me dit : « ...Les plus grandes grâces que j'ai reçues de sa miséricorde, ce sont les tentations qu'il a permis m'arriver, parce que rien n'a tant servi à m'unir à lui. » Et, l'ayant prié de me dire quelles avaient été ces tentations, il m'en expliqua la nature, l'origine, le progrès, les suites et les remèdes, jusqu'à ce que je fus obligé de le quitter, pour me trouver à un exercice. »
Nous avons donné plus haut le compte rendu sténographique de cette première et mémorable séance : les furieuses tentations de Dom Claude.
« Je n'explique pas quel fut mon étonnement d'al. prendre tant de merveilles. On se le peut assez imaginer (certes, oui!). Mais sitôt que l'exercice qui avait rompu notre entretien fut fini, je pris le premier moment de loisir..., pour mettre en écrit tout ce qu'il m'avait dit, et cela, autant qu'il me fut possible, en ses propres termes, pendant que j'en avais encore la mémoire fraîche... J'eus ensuite plusieurs conférences avec lui sur le même sujet, dans lesquelles il s'ouvrit à moi avec la même bonté et confiance, me priant seulement de tenir fort secret tout ce qu'il me disait... Et je continuai de la même sorte à écrire tout ce qu'il m'avait dit. »
Ainsi, dans les passages de Martène que nous avons déjà cités, et dans ceux que nous allons pieusement transcrire, c'est bien Dom Claude lui-même que nous entendons. Sic ille manus, sic ora... En présence des textes, un Martène respecte, avec le dernier scrupule, non pas seulement la substance, mais la lettre. Bonne aubaine pour qui veut connaître le français tel qu'on le
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parle sous le grand roi. Pourquoi faut-il que l'historien, d'ailleurs si diligent, de notre langue, M. Brunot, refuse aux livres religieux l'hospitalité de ses fiches? Ni Marie de l'Incarnation, de qui tant d'écrits nous restent, et qui apprit le français à tant de Canadiennes, ni Dom Martène, ni Dom Martin ne parlaient chinois. Et si, d'aventure, il nous est donné de les surprendre dans le laisser-aller d'une conversation familière, nous boucherons-nous les oreilles? Dans le temps que Dom Claude « fut prieur de Marmoutier, il fut obligé d'aller trois ou quatre fois à l'infirmerie. L'infirmier tâchait de lui faire quelque petit ragoût pour lui réjouir le coeur et lui réveiller l'appétit. Mais, comme il jugeait du goût de son malade par le sien, ses sauces lui étaient plus désagréables que les plus amères médecines. Le saint malade les prenait avec une joie incroyable... Il me déchargeait quelquefois son coeur, et, par manière de récréation, il me racontait tout cela... « Ce pauvre religieux, disait-il, s'éventre pour me bien traiter, et ce serait mal reconnaître la peine qu'il se donne, si je m'en plaignais. » Ainsi parlaient-ils, loin de leur encrier et de la férule de Bouhours. Nous en avons d'ailleurs mille preuves; mais aucune, en ce genre, n'est de trop. Revenons aux choses sérieuses.
« Après cela, continue Martène, mon amour et mon estime pour ce saint homme augmenta considérablement; et ce qu'il m'avait dit produisit en moi une partie de l'effet qu'il s'était proposé, je veux dire un très grand
(1) On aura remarqué, plus haut, un beau « couvertement a de Dom Marlène (p. 282), mais c'est à chaque pas qu'il faudrait s'arrêter. Ainsi dès la couverture du présent volume : « La Vie du V. P. Cl. Martin... décédé... au Monastère de Mairmontier » : sur quoi, l'un des approbateurs, l'augustin Dupou : Ce monastère « fut appelé du nom de Majus Monasterium, anciennement Mairemoustier, aujourd'hui (1697) Mairmontier, qui signifie plus grand monastère ». Dans le corps du volume, Martène écrit ordinairement Marmoutier. Mais il était bourguignon, et peu ou prou, parisien. Le P. Dupou, tourangeau, si je ne me trompe, comme Philbert Masson, lequel a publié le manuscrit de Martène, est, sans doute, responsable du Mairmontier de la couverture.
(2) La vie, p. 279.
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changement, mais qui aurait dû être beaucoup plus extraordinaire, si j'eusse été aussi fidèle que lui à suivre les mouvements de la grâce. Depuis ce temps-là, je m'appliquai toujours à l'étudier; et, pour profiter de ses admirables exemples, et pouvoir écrire sa vie avec plus de certitude et de lumière, je me résolus, avec l'agrément de mes supérieurs, à le suivre partout. »
Que l'humble et délicieuse bonhomie de ces confidences ne vous cache pas l'héroïsme d'une telle résolution. Partout, c'est-à-dire, loin de Saint-Germain-des-Prés et de sa bibliothèque magnifique, loin des manuscrits, loin des savants, loin de Paris.
« Et ce fut la raison qui m'obligea à quitter la Province où j'avais fait profession (Paris), pour le suivre à Mairmontier. Je pris d'autres prétextes pour obtenir du T. R. P. Général cette permission, que je regardais comme une grande grâce, mais c'était là le principal et le véritable motif de ce changement. »
Il revient ailleurs, et d'une manière fort touchante, à cet exil qui lui parut si aimable. En 1690, Dom Claude qui, en sa qualité d'assistant, résidait alors à Saint-Germain-des-Prés, fut nommé prieur de Marmoutier par le chapitre général. Or, « pendant qu'on se réjouissait à Tours de l'avoir pour prieur, l'on s'attristait à Paris de ne plus le revoir... Lorsqu'on eut appris qu'il ne devait plus y retourner, tous les bons religieux, qui trouvaient en lui beaucoup de consolation, et ceux qui travaillaient aux ouvrages des Pères — nous reviendrons, et longuement à cette glorieuse troupe, — qu'il avait coutume de protéger et d'encourager, en furent fort abattus, et l'un d'eux s'écria d'un bon sens : Salvum me fac, Domine, quoniam defecit Sanctus... J'aurais été le plus inconsolable de tous, si je n'avais espéré de l'aller rejoindre. Il y avait pour lors quinze ans que je demeurais avec lui... Et, avant que de partir (pour le chapitre de 1690) il me donna encore des preuves d'une sincère affection : car, comme il ne
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croyait plus me revoir, il me fit présent d'une relique de saint Benoît..., d'une de sainte Gertrude, et du chapelet de sa sainte mère. Ce fut aussi l'année avant son départ qu'il me fit part des grâces que Dieu lui avait fait, et qu'il me découvrit les principales actions héroïques qui composent cette histoire (1)... Après une bonté et une charité si excessives, l'unique consolation qui me restait était de rejoindre au plus tôt mon très aimable Père. Aussi fut-ce la première grâce que je demandai au R. P. Général, quand il fut retourné à Paris. Mes amis — Dom Mabillon en tête, je pense — firent ce qu'ils purent pour me détourner de ce dessein. »
Et que d'arguments, encore une fois ! Imaginez le petit concile des bollandistes s'efforçant de retenir à Bruxelles un de leurs confrères ! « Le supérieur même du monastère Saint-Germain-des-Prés) eut assez de bonté pour me témoigner qu'il voulait me retenir; et je reconnus alors que l'on avait plus d'amitié pour moi que je ne me l'étais imaginé ; car je n'aurais jamais cru que l'on en eût tant eu pour une personne qui n'est digne que de mépris : et cela me fit voir combien il y a de charité en religion. » « Eh ! quoi ! Vous m'aimiez donc ? » dira Mme Du Deffand à sa femme de chambre, qui pleurait de la voir mourir. Qu'on me pardonne cette réminiscence. Mille distances s'effacent à ces profondeurs d'humanité.
« Mais, quoi que l'on pût me dire, rien ne fut capable de me faire changer la résolution que j'avais prise d'aller
(1) C'est donc en 1689 qu'il faut placer les belles scènes que nous venons de raconter. Or — et je tiens à le remarquer pour l'édification de M. de Rancé — Dom Martène se trouvait alors à la veille de publier ses maiden-books, ses premiers ouvrages. Il publiera coup sur coup en 169o, son gros commentaire latin sur la règle bénédictine, et ses deux in-4° De antiquis monachorum ritibus. On sait bien qu'en de telles circonstances, un auteur, même religieux, serait assez excusable d'oublier quelque peu l'unique nécessaire. Nous avons vu néanmoins que Dom Martène ne l'oubliait pas. D'abord, les entretiens avec Dom Claude et les écritures qui suivaient. La correction des épreuves ne venait qu'après.
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rejoindre un homme dont la seule vue faisait toute ma consolation, et à qui j'aurais pu dire ces paroles que saint Augustin écrit à saint Paulin : « Si quis nostrum propter hoc solum iret trans mare, ut vestra præsentia frueretur, quid hoc causa justius; quid posset dignius inveniri ? (1) »
L'ayant donc rejoint à Marmoutier, où Dom Claude mourra six ans plus tard (1696), Dom Martène continua de plus belle à le presser de « questions pour l'engager à se découvrir ». « J'observai principalement cela dans sa dernière maladie, pendant laquelle je ne le quittais point, toujours attentif à toutes ses paroles et à toutes ses actions, que je mettais incontinent par écrit (2). »
Il eut donc bientôt fini sa chère besogne, quand le moment fut venu de donner les derniers soins à ce travail, qui avait occupé quinze ans et plus de sa vies. Peu de mois après la mort de Dom Claude, le livre était prêt; un an après, l'imprimeur tourangeau, Philbert Masson, le mettait en vente, sans toutefois que l'auteur ait eu la responsabilité de cette publication. Nous lisons en effet dans l'Avertissement :
Ce n'est qu'en faisant une extrême violence aux Pères bénédictins de la Congrégation de Saint-Maur, que l'on donne au public la vie du V. P. Dom Claude Martin... Le religieux qui a travaillé à cette vie, après avoir écrit plusieurs lettres à ses supérieurs, pour leur demander permission de la faire imprimer, après avoir entrepris le voyage de Paris dans une saison assez rude, et employé le crédit des amis du R. P. Dom Claude Martin et des siens, pour obtenir cette permission, il n'a jamais pu avoir d'autre réponse, sinon
que « l'usage et la coutume » s'opposaient à un tel dessein. « Éternelle louange » donc à ces Pères « si modestes, dans un sujet qui aurait dû les flatter et sur lequel nous
(1) La vie, pp. 175-778.
(2) La vie, Préface.
(3) Dom Claude meurt le 9 août 1696 ; les approbations sont des 5 et 7 août 1697.
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ne voyons pas que les autres religieux, même les plus retirés et les plus morts au monde, soient si délicats» — discrète allusion, si je me trompe, aux quatre volumes de « Relations » publiés par l'abbé de Rancé. Quant à nous, libres citoyens de Tours, « nous serions dignes du dernier mépris » si, puisque Dieu « a permis que cette Histoire... tombât » entre nos mains, « nous tenions enfermé et caché un si précieux trésor ». En ce temps-là, Dieu permettait souvent ces heureuses chutes. On trouvait toujours en quelque coin et l'on se hâtait de porter chez l'imprimeur une bonne copie du livre que le veto des supérieurs réguliers avait ou aurait condamné aux oubliettes. Ainsi tout le monde était content : l'auteur, qui, sans avoir péché contre l'obéissance, voyait paraître son oeuvre; le public, deux fois avide en de pareils cas; et parfois aussi, jésuites ou bénédictins, l'Ordre lui-même.
II. — Le livre n'est pas sans défauts. « On ne peut contester, écrit Dom Le Cerf dans sa Bibliothèque mauriste, que le R. P. Martin n'ait été un religieux d'un mérite extraordinaire..., mais il convenait de publier ses vertus avec plus de ménagement et de discrétion, et de décharger cette vie de mille puérilités, et de certains faits, qui peuvent donner atteinte à la réputation du prochain (1). » La discrétion ne semble pas, en effet, la qualité dominante de Martène; la mesure, pas davantage. Si., comme historien, il nous inspire une confiance absolue, et, comme homme, comme religieux, la plus tendre estime, l'admiration, hyperbolique souvent et toujours entière qu'il a vouée à son maître, nous déconcerte à plusieurs reprises. C'est
(1) Biblioth. critique..., pp. 3o6, 307. Je laisse de côté, bien qu'assez fondé, le dernier de ces reproches. Grâce, en effet, aux naïves précisions de Dom Martène, les contemporains n'auraient eu aucune peine à trouver le nom des deux personnages, d'ailleurs irréprochables, qui jouent chacun leur rôle dans les deux grandes tentations de Dom Claude. Il en va de même pour les religieux, à mine patibulaire, qui, de temps en temps, traversent la scène. Si j'étais l'abbé Urbain, il ne me serait pas difficile d'identifier quelques-uns au moins de ces excentriques.
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bien là, du reste, ce que l'on devait attendre du disciple idéal que nous avions annoncé, et peut-être nous intéresserait-il moins, s'il eût gardé le libre usage de ses facultés critiques et l'indépendance de ses jugements. Après tout, et bien que je n'aie pas qualité pour juger l'ensemble de ses oeuvres, je crains qu'il n'ait manqué à ce « grand laborieux », comme l'appelle excellemment Dom Le Cerf, ce je ne sais quoi que l'érudition ne donne point, et qui nous ravit dans la moindre lettre de Richard Simon, ou dans le mémoire le plus technique de Mgr Duchesne. Peut-être n'a-t-il eu d'autre génie qu'une merveilleuse patience. Quant aux « puérilités » que regrette Dom Le Cerf, le mot n'est pas tout à fait juste, et, dans tous les cas, le reproche atteindrait plus directement le héros que l'auteur du livre, Martène n'ayant inventé aucun des « mille » faits qu'il rapporte. Qu'est-ce aussi bien pour nous, curieux d'aujourd'hui, et dans l'histoire d'un personnage assez considérable, qu'un fait « puéril » ? De quel détail, si chétif ou si banal que l'aient jugé les contemporains, pouvons-nous assurer qu'il est sans valeur, alors que la vie réelle et quotidienne de ce temps-là nous demeure si lointaine? Eh ! que ne donnerions-nous pas pour avoir une histoire des Pères du désert, ou de Cluny, ou de Cîteaux, ou de Saint-Victor, écrite à la manière menue de Martène ? Après les accusations sommaires de Rancé, vous déplaît-il que l'on vous montre, à l'heure « du travail manuel », le vieux et infirme Dom Claude, « la hotte sur le dos, animant ses frères par ses exemples »? Ainsi donc sans doute, et Montfaucon et Le Cerf lui-même ont, chaque matin, porté la hotte. Pour Mabillon, la chose est certaine. Dom Claude « voulait que ceux qui étaient constitués en dignité, fissent de même. Son sous-prieur s'étant trouvé engagé à prêcher un carême en la cathédrale de Meaux, et ayant besoin de temps pour composer ses sermons, lui demanda dispense du travail manuel, il lui refusa cette indulgence..., avec (sa) douceur ordinaire... ;
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(et) ces sermons, composé à la hâte, furent reçus avec applaudissement, non seulement à Meaux..., mais dans Paris même, où il les prêcha dans la suite (1) ». Autres riens, chargés de sens : « Il n'y avait pas un (de ses religieux que Dom Claude) ne vît en particulier, au moins une fois par mois. Pour cet effet, il avait exposé une feuille de papier à la chambre commune, dans laquelle il avait marqué tous les jours deux religieux, pour lui venir découvrir leur intérieur, commençant par le Père sous-prieur, et finissant par le dernier commis... Il était fort vigilant sur ce point, et, lorsqu'il distribuait les bandes pour la récréation, il réservait toujours avec lui quelqu'un de ceux qui étaient marqués ce jour-là, et, de la sorte, aucun ne pouvait échapper à sa diligence (2). » Par où nous apprenons que, parmi ces moines, il s'en trouvait plus d'un qui, prévoyant sans doute qu'un jour viendrait où l'Église supprimerait l'obligation du « compte de conscience » (3), n'était pas toujours pressé de découvrir son « intérieur » à qui de droit. Nous apprenons aussi que nos Mauristes ne choisissaient pas leurs compagnons de récréation. Le Prieur organisait lui-même « les bandes ». Pour que ses moines « le trouvassent toujours à leur main, lorsqu'ils auraient besoin de lui, (Dom Claude laissait) toujours les clefs de sa chambre à sa porte et (ne s'enfermait) jamais, comme font quelques supérieurs, lorsqu'ils ont besoin de temps... « Car, disait-il, si je m'enferme, il viendra peut-être... un pauvre religieux,
(1) La vie, p. 149. Ils lavaient aussi leur linge. Dom Etienne Lyon, qui vécut à Saint-Denis sous la houlette de Dom Claude, « avait les jambes toutes pourries d'ulcères; il les pausait lui-même..., il lavait lui-même ses compresses et ses bandes ; et, parce qu'il était obligé pour cela de se servir d'esprit de vin, les extrémités de ses doigts durcirent comme de la corne. Pendant l'hiver, il s'y fit de grandes crevasses, l'eau et l'esprit de vin pénétrant jusqu'à la chair vive... » (ce que voyant) Dom Claude « lui défendit de laver davantage ses linges ». La Vie, pp. 144, 145.
(2) La vie, pp. 147, 148.
(3) Allusion à une des clauses du nouveau Droit canon, promulgué par Benoît XV.
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qui aura quelque tentation ou quelque peine d'esprit, pour chercher de moi quelque consolation, dont il sera privé (1). » Les visites de ce genre n'étaient point rares. Le religieux le plus rude en apparence, et le plus bromé, conserve souvent quelque chose des faiblesses de l'enfance. Il est touchant de penser que, dans ces doctes cellules, le rempart des in-folio n'arrêtait pas toujours le démon de midi. On ne s'approchait jamais de lui, écrit Dom Martène, sans en recevoir de la consolation : «J'en parle par ma propre expérience; car m'étant trouvé quelquefois dans des états accablants, à l'instant que j'entrais dans sa chambre, je me sentais soulagé avant que de lui parler. Et ce que je dis de moi, je le pourrais dire des autres (2). » Et encore : « Il faut que je le dise à ma confusion : j'ai admiré cent fois sa patience à me souffrir, lorsque j'allais lui découvrir les peines d'esprit, qui, par un juste jugement de Dieu, m'exerçaient, en punition de mes infidélités » (3). Très aise d'ailleurs, quoique un peu confus, qu'on l'entretînt de telle misère qu'il ne disait pas : « D'autres fois, il m'a parlé conformément à nies pensées, qui étaient fort secrètes, et que j'aurais eu honte de produire, car c'était des pensées de vanité, quoique je n'aie aucun sujet d'en avoir »(4). Voici encore des « puérilités» assez pittoresques. Dans les derniers mois de sa vie, Dom Claude, s'étant démis de sa charge de Prieur, dut en conséquence changer de cellule. « Comme il était dans une faiblesse extrême, il me pria de l'aider à transporter ses pauvres hardes dans sa nouvelle chambre, ce que je fis avec bien du plaisir. J'aperçus qu'il laissait dans celle qu'il quittait, des boites, où il y avait quelques miniatures et quelques ouvrages à l'aiguille, dont on lui avait fait présent. Je lui demandai s'il ne voulait pas que
(1) La vie, pp. 151, 152.
(2) Ib., p. 3o1.
(3) Ib., p. 32o.
(4) Ib., p. 358.
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j'emportasse cela avec le reste : « Non, me dit-il, il faut laisser tout cela au R. P. Prieur, pour en disposer comme il lui plaira »... « Il était tellement détaché de ces sortes de choses, qu'il ne les regardait pas seulement, et après sa mort l'on trouva encore un paquet, où il y avait une loutre, qu'un jésuite de ses amis lui avait envoyée du Canada, sept ou huit mois auparavant, qu'il n'avait pas ouvert pour mortifier la curiosité et le désir que l'on a ordinairement de voir des choses de cette naturel. (1) » En effet, c'était là une des passions qui occupaient alors les religieux de toute robe. Que d'humbles Peiresc, moins fortunés, mais aussi avides que le grand. Peut-être aurons-nous plus tard l'occasion d'étudier cet état d'esprit, réminiscence pieuse de la lointaine journée où furent offertes d'une seule vue au premier homme les merveilles de l'univers, bêtes, plantes et cailloux. Avec cela, soyez assuré que le trop délicat Dom Le Cerf, s'il en eût eu le pouvoir, eût exorcisé cette loutre puérile, lui qui pourtant goûtait. fort des minuties de ce genre dans l'histoire du passé. Parlant en effet du premier ouvrage de Dom Martène, le « bibliothécaire » — il appelle ainsi les bibliographes de grand style (2) — écrit gravement : « Il a aussi inséré quelques dissertations qui ont donné souvent matière à la critique des personnes les plus éclairées, comme sur ce qui regarde la volaille dont quelques-uns, savoir sainte Hildegarde, prétendent que saint Benoît a permis l'usage à ses religieux » (3). Ni les poules d'Hildegarde, ni la loutre de Dom Claude, en histoire, rien n'est
(1) La vie, p. 2oo.
(2) Cf. Bibliothèque critique, p. 428. C'est à propos d'un contemporain de Le Cerf, Dom Rivet, qui vivait encore, lorsque fut publiée la Bibliothèque critique. Grincheux à ses heures, Le Cerf jugeait assez absurde le projet qu'avait formé Rivet de publier la bibliothèque universelle des auteurs français. « Ne serait-il pas plus à propos, dit-il, de se borner à la bibliothèque particulière d'une province ?» Il ne songeait guère que, deux siècles plus tard, l'Institut de France travaillerait encore à l'oeuvre monumentale de Rivet.
(3) Bibliothèque, p. 299. L'universel l'emportant sur le particulier, il va sans dire que cette loutre, simple anecdote, offre moins d'intérêt aux esprits sérieux que la discussion d'un point de règle. Le rapprochement n'est donc ici que pour égayer le lecteur.
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petit. En revanche, tels autres détails, minutieusement rapportés par Dom Martène, en disent long sur la simplicité de notre érudit, sur le sans-façon de la vie commune à cette époque, et sur le grand siècle. C'est ainsi, par exemple, que, lorsqu'il était prieur à Saint-Denis ou à Marmoutier, Dom Claude Martin faisait, tous les samedis, le tour de chaque cellule, pour y entretenir un minimum de propreté, « écurant » de ses mains les ustensiles les moins en vue. Et cela, « assidûment », pendant des années, sans que l'idée soit venue à ses religieux de prendre enfin les devants et d'éviter à leur prieur une corvée aussi répugnante (1). J'en passe d'autres, qu'un lecteur d'aujourd'hui ne souffrirait pas (2), mais je dois rappeler, je dois juger librement telles prouesses, telles excentricités que Dom Martène nous demande aussi d'admirer, et qui appartiennent à l'histoire de l'ascétisme chrétien.
Comme la morale des pécheurs, — celle d'Escobar — la morale des saints a sa casuistique, non moins subtile que la première, et qui a pour objet de discerner, en un cas donné, ce qu'exige la résolution déjà prise une fois pour toutes de choisir le plus parfait. Il arrive, en effet, souvent que l'application particulière d'une des vertus contrarie l'exercice d'une autre, ou se trouve en opposition avec un devoir, moins relevé peut-être, mais plus pressant. Ce genre de conflits se tranche parfois en moins d'une seconde. Ainsi Dom Claude, lors d'un voyage qu'il fit à Dieppe. « Il n'avait jamais vu la mer, raconte Martène, et il avait eu autrefois un fort grand désir de la voir, et d'en considérer les merveilles. C'était là une favorable occasion de satisfaire cette innocente curiosité.
(1) La vie, p. 238.
(2) Cf. par exemple, La vie, p. 269.
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Il pouvait avoir encore un motif plus pressant de se contenter là-dessus en cette rencontre, parce que ce fut à Dieppe que sa sainte mère s'embarqua pour aller en Canada. Mais... (il) entra dedans la ville, y fit toutes ses affaires, et s'en retourna à son monastère sans voir, ni regarder la mer (1). » A la vérité, cette mortification, d'ailleurs excellente, n'était pas nécessairement le plus grand bien dans la circonstance. Dom Claude aurait pu, non seulement sans la moindre faute, mais encore pour le très
réel profit de son âme, demander au spectacle qui s'offrait à lui un motif nouveau de célébrer le Dieu des abîmes. Mirabiles elationes maris; mirabilis in altis Dominus ! Mais quel directeur intelligent lui eût-il conseillé de peser longuement le pour et le contre, de choisir entre le cantique sans paroles de l'abnégation et le sacrifice de louange? Sans chercher si loin, il a suivi la première inspiration de la grâce, et il a bien fait. La loutre, envoyée par le jésuite du Canada, était plus embarrassante. Ermite, Dom Claude eût pris, semble-t-il, le meilleur parti en n'ouvrant pas le paquet. Bénédictin, et qui plus est, prieur de son monastère, peut-être aurait-il dû se rappeler que le musée de Marmoutier renfermait moins de richesses que celui de Saint-Germain, et, s'oubliant tout à fait lui-même, offrir à ses frères la joie innocente de contempler un animal inconnu. Voici deux autres cas parallèles, et que pour cette raison l'on me permettra de. transcrire sur deux colonnes.
(1) La vie, pp. 113, 114.
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Il fit bien paraître son zèle pour la régularité..,lorsqu'un jour, se disposant à raire la conférence..., comme il récitait les prières pour cela, on vint l'avertir que M. le cardinal de Retz, abbé de son monastère (Saint-Denis), le demandait. Un autre supérieur, en cette occasion, se serait déchargé du soin de la conférence sur son sous-prieur; mais notre incomparable... ne prit point ce parti, répondant simplement à celui qui l'avertissait : « M. le Cardinal... est un homme raisonnable; je vous prie de lui dire que je fais la conférence à nos confrères, et que je l'irai trouver sitôt qu'elle sera finie, »... (Le) cardinal, bien loin de trouver mauvais que le P. Prieur l'eût tant fait attendre, en fut très édifié. Voilà comme se conduisent les saints... Nous avons un exemple semblable en la vie de saint Liudger, évêque de Munster (1).
L'exemple qui suit... est... digne d'admiration...; la grande égalité d'esprit du R. P. D. Claude... y paraît dans tout son entier. La première année qu'il fut prieur de Marmoutier, le feu prit à l'infirmerie pendant qu'on était au réfectoire. On vint l'en avertir, comme il achevait de collationner. Cette nouvelle, qui aurait jeté un autre dans l'effroi, ne le troubla point. Il la reçut d'un sang froid et rassis, avec une parfaite soumission à la divine Providence. Il ne voulut pas même sortir, ni avertir la communauté, qu'elle n'eût dit à l'ordinaire les actions de grâces... Les grâces finies, il avertit qu'il fallait aller promptement éteindre le feu, qui avait pris à l'infirmerie. Nous y accourûmes tous, et nous trouvâmes qu'il avait déjà gagné le lambris de la chapelle et les lattes du toit. Mais nous aperçûmes aussi en même temps qu'il commençait à s'éteindre : ce que nous attribuâmes à la protection de saint Martin. Je n'oserais pas dire que celui qui tenait sa place dans le monastère y eût bonne part; c'est un secret qui nous sera révélé dans le ciel... Voilà comme il tenait son âme entre ses mains (2)...
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N'en déplaise à Dom Martène, il reste permis de trouver le second de ces deux traits moins admirable que le premier. « M. le cardinal de Retz est raisonnable », ou doit
l'être; le feu ne l'est pas. M. le cardinal a ses appartements à Saint-Denis, des fauteuils, des livres, au besoin son bréviaire — il le disait en hébreu — et une chapelle : bref, tout ce qui peut l'aider à prendre patience; le feu n'attend pas, à moins de quelqu'un de ces miracles sur l'attente desquels les saints eux-mêmes n'ont pas le droit de régler leurs propres démarches. On ne voit pas, du
(1) La vie, p. 15o.
(2) Ib., pp. 328, 329.
reste, comment Dom Claude eût perdu la maîtrise de son âme, pour avoir donné, cinq ou six minutes plus tôt, — les grâces conventuelles sont longues — l'ordre de courir aux pompes. Entre agir et s'agiter, entre céder à une pure impulsion et obéir au premier appel d'un devoir urgent, il y a bien de la différence. En 1651, pendant que flambait son monastère de Québec, Marie de l'Incarnation, tout en prenant, et sans tarder certes, les mesures nécessaires, avait-elle perdu quoi que ce soit de son habituelle sérénité?
Il faut... que vous sachiez, écrivait-elle le lendemain à son fils, qu'après qu'humainement — et vite, vite — j'eus fait tout ce qui se pouvait..., pour obvier à la perte totale de notre monastère..., je retournai en notre chambre pour sauver ce qui était de plus important... Dans toutes les courses que je fis, j'avais une aussi grand liberté d'esprit.., que s'il ne nous fût rien arrivé... Il me semblait que j'avais une voix en moi-même, qui nie disait ce que je devais jeter par notre fenêtre, et ce que je devais laisser périr par le feu... Je voulus jeter notre crucifix..., mais je me sentis retenue, comme si l'on m'eût suggéré que cela était contre le respect, et qu'il importait peu qu'il fût brûlé... Je laissai mes papiers... (intimes); ceux que vous m'aviez demandés... La pensée me vint de les jeter par la fenêtre, mais la crainte que j'eus qu'ils ne tombassent entre les mains de quelqu'un nie les fit abandonner... Et, en effet, cela se fit par une providence particulière..., parce que le peu que j'avais jeté fut resserré par une honnête demoiselle, qui a des enfants, qui ne se fussent pas oubliés d'y jeter la vue... Je ne voudrais pas pour quoi que ce fût qu'on les eût vus : car c'était toute la conduite de Dieu sur moi depuis que je me connais (1).
Autre cas de conscience, et tranché d'une manière au moins imprévue : « Il y avait dans la ville de Tours un homme assez bien apparenté..., (qui, au lieu de travailler, s'était mis) à faire l'office de voleur. Il en voulait
(1) Lettres, I, pp. 453, 454. Cf. Ib., pp. 439-448, les premiers détails sur l'incendie.
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particulièrement aux églises. Il venait fort souvent à celle de Marmoutier, et il ne s'en retournait presque jamais qu'il n'eût dépouillé quelque autel... »
Que ce ton, guilleret pour une fois, ne vous étonne point. La miséricorde n'est-elle pas une des sources de l'humour?
« Ses vols fréquents obligèrent les religieux, après avoir perdu une vingtaine de nappes d'autel, des tapis et d'autres meubles d'église, à l'observer : et ils prirent si bien leurs mesures (entre nous, ils y avaient mis assez de temps) qu'enfin ils le surprirent pendant vêpres, dépouillant actuellement la chapelle de saint Martin. Ils se saisirent de lui, et le mirent en prison. Mais le charitable Prieur, en ayant été averti, il défendit qu'on lui fit aucun mal ; il ordonna au contraire que l'on en eût le plus grand soin, et, après l'avoir gardé deux jours, pour prendre de lui les connaissances nécessaires, afin de l'empêcher de continuer son mauvais métier, et d'avertir ses parents, il le renvoya en paix, lui laissa tout ce qu'il avait dérobé, et de plus lui fit donner un écu. Une conduite si charitable, et si digne d'un saint, mit fin à ses vols; du moins on n'en entendit plus parler. » A ce a du moins » reconnaissez l'inflexible probité de l'historien; mais voici aussitôt revenir l'aveugle candeur du disciple, et tout ensemble la tendresse du moine humoriste. « Auparavant ce voleur avait été pris par d'autres religieux, qui ne le traitèrent pas comme le vénérable Père Dom Claude Martin. Car ils lui donnèrent une vigoureuse discipline, et lui auraient fait ressentir une sévérité plus grande (juste ciel ! qu'auraient-ils donc fait?), s'il n'eût pas été parent de quelques-uns de leurs confrères. Mais cela ne l'empêcha pas de persévérer dans sa mauvaise habitude. Tant il est vrai, — c'est assurément l'unique fois de sa longue vie où Dom Martène aura confondu vérité et conjecture; car enfin il vient d'avouer que ce galant homme, désormais trop connu à Tours, aurait bien
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pu changer de province et non de métier, — que ce n'est pas tant la rigueur que la douceur et débonnaireté, qui convertit les cœurs (1) ! »
Ce sont là, je l'avoue, des anecdotes bien chétives ; mais peu nous importe, encore une fois, si elles nous font mieux connaître les moeurs et les sentiments de toute une génération de moines. A un autre Mauriste, Dom Vincent Thuillier, qui s'était chargé de continuer l'histoire bénédictine de Mabillon, le spirituel chanoine Folard écrivait un jour :
Lire tant de mauvais écrivains des vieilles chroniques! Avec qui d'entre eux en êtes-vous maintenant? Quels Tite-Live ! Cependant..., moi qui vous parle ainsi de ces bonnes gens-là, j'en fais mes délices, et j'en lis tout autant qu'il m'en tombe entre les mains. Leur simplicité, les détails humbles et bas ils descendent, leurs bagatelles, leurs sornettes, et quelquefois même leur barbarie m'enchantent (2).
Il eût épargné, j'espère, ces derniers gros mots à un Dom Martène, mais, pour les « détails humbles et bas », il en eût trouvé, plus peut-être qu'il n'eût voulu, dans la
vie de Claude Martin. Ne craignons pas de citer encore. Un saint moine, Dom Christophe Pellé, envoie à son ancien novice, Dom Martène, quelques notes sur Claude Martin. Prieur à Bonne-Nouvelle de Rouen, « pour éviter la vanité, il mangeait ordinairement un peu de tout ce que l'on présentait à la communauté. Un jour on donna à chacun une petite rôtie au vin d'Espagne, dont on avait fait présent
au monastère. Plusieurs n'y touchèrent pas ; mais, dans une conférence suivante, il. blâma leur conduite, disant que c'était un petit présent extraordinaire que la Religion faisait, et qu'en le refusant, il semblait qu'on la méprisât. Heureuses les communautés, etc., etc. ! »
A merveille, mais tournons la page : « Il m'avait nommé
(1) La vie, pp. 33, 332.
(2) E. de Broglie, La Société de... Saint-Germain d. P. au XVIIIe siècle, II p. 75.
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infirmier.... Vers la fin du carême de 1667, il eut une fièvre tierce, qui le traita rudement (mais qui ne l'empêcha point de jeûner)... Comme il avait la bouche fort sèche, nous fîmes venir de la ville un petit pot de verjus confit, pour le rafraîchir. (Après une longue résistance, sommé d'obéir, il se rend.)... Je lui donnai donc ce verjus dans une cuillère ; et, sitôt qu'il l'eut dans la bouche, il se tourna en gémissant du côté de la ruelle du lit, où nous crûmes qu'il l'avait jeté. Nous en fûmes bientôt entièrement persuadés ; car, nous étant retirés, il se leva de son lit, et, de peur qu'on ne l'obligeât encore à prendre de ce verjus, il cacha si bien le petit pot qu'on ne l'a pas vu depuis (1). »
C'est là, me semble-t-il, de la casuistique à rebours, de la mauvaise, s'entend. Lorsqu'il imagine la manoeuvre subtile qui lui permettra tout ensemble de n'obéir pas à l'infirmier, et de se donner les gants d'obéir (2), Dom Claude ne ressemble-t-il pas, bon gré mal gré, aux heureux pécheurs des Provinciales? On pense bien que nous l'absolvons des deux mains, car son intention fut toute sainte, mais si l'occasion s'en présente, nous nous garderons de l'imiter. Et puis, ces gémissements pour si peu de chose, cette retraite de l'autre côté de la ruelle, ce petit pot enfoui quelque part comme un explosif, non, nous ne reconnaissons en tout cela ni la haute, droite et limpide intelligence de sa mère, ni le véritable esprit de saint Benoît, tel que Dom Claude lui-même l'a défini. N'a-t-il
(1) La vie, pp. 109, 110. Et comme, bon gré mal gré, tout bon Mauriste a, pour ainsi dire, dans le sang la passion de l'exactitude, Dont Christophle ajoute : « Le Père sous-prieur..., Dom Jean Gillotin, m'a dit qu'il croyait que le P. Prieur, tout malade qu'il était, avait la haire ou le cilice sur le dos ; je ne sais quelle preuve il en avait. » Ib., p. 110.
(2) Il faut savoir, en effet, que, dans l'optique surnaturelle des couvents, l'infirmier a sur ses malades l'autorité du supérieur, autant dire de Dieu même. On sait aussi que l'obéissance doit être loyale, entière, et juxta menteur des supérieurs. Si l'un d'eux ordonne la promenade et le grand air à un religieux fatigué, celui-ci ne saurait se contenter d'ouvrir ses fenêtres et de faire trois fois le tour de sa chambre. Ainsi pour une tisane : odieuse ou délectable, il faut l'avaler.
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pas écrit, en effet, expliquant le symbolisme de l'habit bénédictin :
La cuculle, qui est proprement le capuchon, en ce qu'il est attaché avec le froc ou avec le scapulaire, leur fait leçon de la simplicité et de l'innocence, parce qu'il a la forme, aussi bien que le nom, d'un certain linge, qui couvre tout ensemble la tête et le corps des enfants, lorsqu'ils sont encore dans les maillots (1).
Si j'insiste aussi lourdement, c'est qu'en un tel milieu, un tel mélange de naïveté, de vertu et d'incohérence morale donne à réfléchir sur les obstacles qui retardent la pleine réalisation de l'idéal évangélique et le progrès de la civilisation chrétienne. Nous qui signalons, sans fausse honte — c'est notre devoir strict — le peu de rouille barbare qui s'incruste par endroits à la sainteté du passé, n'allons pas croire que la sainteté même d'aujourd'hui paraîtra de tous points parfaite aux historiens catholiques de l'avenir. Songeons aussi que la candide maladresse de Martène donne un relief exagéré, un éclat menteur à cette poignée d'anecdotes. Panégyriste éperdu, il dramatise le voyant, l'extraordinaire ; il laisse fatalement dans l'ombre la sainteté de toutes les heures, celle dont la modestie et dont la monotonie héroïques ne paraissent point. Dom Claude savait mieux que nous qu'un vrai disciple de l'Évangile cache ses jeûnes, — tu autem, cum jejunas, unge caput tuum, — ses mortifications, ses prouesses de vertu ; et il l'enseignait à ses frères plus encore par son exemple que par ses paroles. « Il craignait fort, nous assure Dom Pellé (2), les embûches de l'amour-propre, et c'est pour cela qu'il fuyait la singularité, et qu'il n'aimait pas trop certaines pratiques éclatantes, qui sont assez en usage dans nos communautés (3). Il nous
(1) Pratique de la règle de saint Benoît, Paris, 1699, pp. 14, 15.
(2) Chose bizarre, la phrase que je vais citer sert de prélude à l'histoire du verjus confit.
(3) Son silence à cet égard, dans son livre sur la règle bénédictine, est en effet assez remarquable.
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apprenait à nous mortifier en toutes rencontres, sans qu'on s'en aperçût ; et c'est ce qu'il faisait lui-même (1). »
Quelquefois néanmoins, un je ne sais quoi de morbide, de compliqué, d'effaré quo nous avons déjà cru remarquer chez lui, reprenait, pour un instant, le dessus. D'où cette frayeur folle à la vue d'un petit pot de verjus confit. Il ne pouvait pas ignorer que tout le monastère serait bientôt au courant de la scène qu'il allait donner, mais, en bon scrupuleux, il trouvait, dans cette parade même, une sorte de réconfort. Ajoutez à cela l'impression très vive et mal éclaircie que les vieilles vies de saints lui avaient laissée. Lorsqu'il était prieur de Saint-Serge de Rouen (1662), il me prit en particulier, raconte un de ses moines, « et après m'avoir commandé le secret, en vertu de l'obéissance que je lui devais..., il m'enjoignit de venir en sa cellule, un certain jour, chaque semaine du carême... Et, qu'étant là, il voulait que je le foulasse rudement avec les pieds, tandis qu'il serait prosterné la face contre terre, et que je lui reprochasse ses défauts avec des paroles les plus piquantes... Il fallut me rendre à cet ordre ; mais je laisse à penser avec combien de répugnance... Je n'y allais qu'en tremblant ; et, après que je l'avais ainsi foulé et chargé d'injures contre ma volonté, il se plaignait, étant relevé de terre, de ce que je l'avais trop épargné (2) ».
Nous lui reprochions tantôt un excès de casuistique ; ici, au contraire, ne faut-il pas regretter que Dom Claude ait résolu sans assez de réflexion un cas de conscience fort complexe? S'est-il d'abord demandé s'il avait le droit d'imposer à ses frères d'aussi étranges démarches? L'autorité, qui lui a été confiée pour (le certaines fins nettement fixées par la règle de l'Ordre, lui est-il permis de l'exercer aussi en vue de ses propres avantages personnels, vrais ou prétendus ? Désireux, par exemple, de passer
(1) La vie, p. 109.
(2) Ib., p 98.
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toutes ses nuits en prière, mais craignant de s'assoupir, pourrait-il enjoindre à un de ses moines de lui tenir compagnie? Avec cela, qu'il y ait eu ou non abus de pouvoir, la seule charité fraternelle n'aurait-elle pas dû le faire hésiter? Piétiner un prêtre vénérable et que l'on aime, lui crier mille injures, le naïf bourreau avoue lui-même que cette pensée lui était un cauchemar, qu'il suait à grosses gouttes avant, pendant et après. Un père ne propose pas à son fils de si atroces corvées (1). J'ajoute qu'un homme de sens rassis n'en rêve pas d'aussi vaines. Car enfin, l'on sait bien, de part et d'autre, que cette scène n'est qu'une feinte. Dom Claude a beau se dire, et le plus sincèrement du monde, qu'il mériterait encore plus d'outrages; il ne se persuadera pas qu'on l'outrage pour de bon. Ainsi toute la confusion est pour celui qui insulte, la gloire
(1) Au moins en note, que l'on me permette de raffiner encore sur ce cas de conscience. L'obéissance religieuse n'est pas celle de l'automate, pas celle non plus de l'esclave. Le supérieur ne peut commander que des actes moralement bons, ou indifférents, faute de quoi l'on n'est pas tenu de lui obéir. L'ordre donné par Dom Claude réalise-t-il cette condition essentielle ? Il semble que non. Infliger à un autre quelque châtiment corporel — discipline, férule, guillotine —, autant d'actes conformes à une règle ou à des traditions établies, donc permis ; mais fouler aux pieds son prochain est une violence arbitraire, désordonnée, par suite mauvaise. Entre le magister, qui fouette son élève selon l'usage reçu, et celui qui lui donne des coups de pied, il y a plus qu'une nuance. Injurier est peut-être encore moins défendable : Qui dixerit fratri suo Raca... On objectera qu'il ne s'agit ici que d'une injure feinte, le coeur rétractant les grossièretés que se permettent les lèvres. Je le veux bien, mais je me demande si un mensonge vécu ne porte pas à la morale les mêmes atteintes que le mensonge parlé. Sauf au théâtre, il n'est pas bon de faire un geste cruel. Dans sa fameuse lettre sur l'obéissance, saint Ignace ne recommande aucun exemple que puisse invoquer Dom Claude. Il cite cet ancien Père du désert, donnant à un de ses novices l'ordre d'aller prendre une lionne et de la lui amener. Mais, ce faisant, peut-être s'amusent-ils innocemment l'un et l'autre, Ignace, veux-je dire, et cet Ancien vénérable. « Lionne » est ici d'ailleurs un terme assez vague et générique. Peut-être ne s'agissait-il que d'une grosse mangouste. Et puis, qui ne sait qu'au temps des Pères du désert, les relations entre l'homme et les fauves étaient moins tendues qu'elles ne le sont aujourd'hui ? L'Ancien avait l'habitude de ces animaux, il resterait sur place, il ne quitterait pas de l'oeil la lionne, très assuré qu'elle ne ferait aucun mal. Ou bien il arrêterait à temps son novice. L'autre exemple apporté par saint Ignace, « arroser un bois sec pendant un an », ne souffre pas la moindre difficulté. Absurde ou non, quant à son objet immédiat, cet ordre ne blesse aucune bienséance. Pour ma part, j'aurais obéi, me semble-t-il, oh sans espoir, mais sans rien éprouver de l'invincible répugnance que m'eût inspiré l'ordre donné par Claude Martin.
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pour celui qui, en commandant ces insultes, a réglé lui-même, bon gré mal gré, sa propre apothéose. Combien plus simple et plus sérieusement héroïque, Marie de l'Incarnation, dans l'admirable scène que nous avons racontée plus haut, la scène du petit brasseur! Ici tout est vrai ; rien de préparé ; aucune fiction. Le fou-rire qu'a déchaîné dans la communauté cette burlesque semonce n'est pas joué; l'aiguillon de ces abeilles malicieuses perce jusqu'aux chairs; la confusion de la Mère est toute vraie. On s'amuse d'elle ; elle l'accepte vaillamment, mais elle en souffre, et elle souffre d'en souffrir. Est-il donc si difficile de nous mépriser nous-mêmes que, pour nous convaincre enfin de notre misère, il faille avoir recours à des confidents de tragédie (1) ?
(1) Je n'ignore pas que l'on trouve dans la vie des saints — même modernes — des exemples plus ou moins semblables à celui que nous venons de discuter. On en trouve aussi dans l'histoire profane, v. g. les injures protocolaires que devait subir le triomphateur romain. Il y aurait donc un réel intérêt à grouper ces divers exemples, à remonter au plus ancien de tous, puis à suivre le développement de la tradition ainsi commencée. Mais, comme présentement le XVIIe siècle seul nous intéresse, nous nous limitons expressément au cas particulier de Dom Claude, laissant de côté les autres cas du même genre, la couleur spéciale qu'a revêtue chacun d'entre eux, les circonstances particulières qui les ont accompagnés, etc., etc. En de tels sujets, il est toujours difficile de porter un jugement d'ensemble. Si, en effet, je soutiens qu'un père n'a pas le droit de sacrifier son fils, on m'objectera, et avec raison, l'histoire d'Abraham et d'Isaac. Ici, du reste, rien ne gêne l'indépendance de notre critique. Alors même qu'elle aurait canonisé Dom Claude, l'Eglise ne nous ferait pas un devoir de tout admirer dans la vie de ce grand moine. On me dira qu'il a suivi, sur ce point, les inspirations du ciel, et que le ciel connaît mieux que nous ce qui est bon, ce qui ne l'est pas. Eh! quoi, toute la question est justement de savoir si, dans la présente circonstance, Dom Claude a su « bien discerner les mouvements de la grâce d'avec ceux de la nature, laquelle fait souvent passer ses désirs et ses recherches pour des inclinations de vertu ». C'est lui-même qui a écrit cela (Conduite pour la retraite du mois à l'usage des religieux de la C. de S. Maur, Paris, 1699, p. 29). Or, qui discernera entre les « inspirations » de la grâce et les « impulsions » de la nature, sinon, en dernier ressort, l'humaine raison, le simple bon sens. On trouvera plus loin (p. 428) des exemples tout semblables. En voici un que je prends dans la vie d'une carmélite contemporaine, la Mère Elisabeth Doussot (1832-1896). « Elle veut avoir une soeur zélatrice spéciale, qu'elle choisit animée d'un zèle amer, qui ne l'aborde que pour lui reprocher âprement ses moindres imperfections... Elle organise ce qu'elle appelle « ses séances », que nous relatons, à titre d'historien, sans porter de jugement, son directeur les ayant explicitement approuvées, — cette réserve, pour le dire en passant, est fort significative, mais la raison qu'on en donne paraît assez curieuse : pourquoi le biographe ne pourrait-il juger le directeur de la Mère Elisabeth, aussi librement que la dirigée elle même ? Pour moi, je me trouverais au contraire beaucoup plus libre à l'endroit du directeur — dans lesquelles cette zélatrice la tutoie, l'injurie, la bafoue, lui crache à la face, la soufflette à plusieurs reprises et rudement, l'affuble de grands écriteaux, où elle est qualifiée d'orgueilleuse, d'hypocrite, de sensuelle, etc., la foule du pied, la frappe comme un animal, la tire avec une corde pendant qu'elle se traîne à quatre pattes, coiffée d'un grand bonnet à forme de tête d'âne... Mais notre plume s'arrête, refusant d'aller plus loin ». R. P. Marie-Joseph du Sacré-Coeur, carme déchaussé. Le P. Doussot dominicain et la Mère Elisabeth carmélite, sa soeur, Paris, 1911, p. 293, 294. Si je ne les avais trouvées dans un livre destiné au grand public, je n'oserais transcrire ces lignes. Que l'on veuille bien en retenir surtout l'hésitation qu'avoue très loyalement le biographe. C'est là un fait en quelque sorte nouveau.
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Nous avons eu déjà maintes fois l'occasion de remarquer même chez les plus saints personnages de ce temps-là un certain goût assez fâcheux pour les démonstrations excessives, et, si l'on peut dire, pour le théâtral, dans la pratique des vertus. Dom Claude, bien que foncièrement humble et détaché de soi, donnait par intermittences dans ce travers. C'est ainsi encore qu'il avait eu d'abord le dessein de faire une confession publique de ses dérèglements de jeunesse, « quand il donna au public la vie de sa mère, où il s'était dépeint avec les plus noires couleurs..., disant de lui les choses les plus humiliantes qu'on pût s'imaginer; en sorte que les Docteurs auxquels il avait donné son livre à approuver, lui refusèrent leurs approbations, jus- qu'à ce qu'il eût retranché ce qu'il avait dit de lui. (1) » Une telle délicatesse chez trois Docteurs de Sorbonne, et en 1676 ! Le progrès constant dont nous parlions tout à l'heure n'est donc pas une chimère. Quarante ans plus tôt ces messieurs auraient trouvé peut-être qu'il n'en disait pas assez.
(1) La vie, p. 271.
(2) Voici leurs noms: Loisel, curé de Saint-Jean-en-Grève; Camus, grand vicaire de Tours; Pirot, professeur en théologie, de la maison et société de Sorbonne. Dom Claude se demande, dans sa préface, si un fils a le droit d'écrire la vie de sa mère ; et il répond en rappelant Augustin, Grégoire de Naziame, Pierre de Cluny, Guibert de Nogent. « Je sais, continue-t-il fort joliment, que ces grands personnages étaient des saints, qui, par conséquent, ne pouvaient être suspects de mensonge...; mais je sais aussi qu'encore qu'ils fussent saints, ils n'avaient pas non plus que moi la pensée qu'ils le fussent. Et, ayant l'honneur d'être non seulement chrétien, mais encore religieux et prêtre, je ne croirai pas blesser les lois de l'humilité, si j'ose dire que je n'ai pas moins évité le mensonge qu'eux, puisque cette bonne foi n'est pas une vertu d'un ordre fort relevé, et qu'ou a aisément cru qu'elle s'était rencontrée dans d'honnêtes gens du paganisme, qui n'ont point fait de difficulté de laisser à la postérité la relation de leur propre vie, et dont l'exemple a été suivi par un grand homme de notre siècle. » En marge, après deux citations de la Vie d'Agricola, il rappelle que « M. de Thou a écrit sa vie eu six livres ».
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III. Visitant, dans ma jeunesse, une abbaye bénédictine, je voulus savoir à quelles recherches savantes s'était consacré chacun des moines qui se trouvaient là. Je les prenais tous pour des Babillons : Quotque aderant vates, rebar adesse deos. Aussi quelle ne fut pas ma déception lorsque, de presque tous, on me dit qu'ils ne songeaient à rien de pareil, et, qu'en dépit d'une légende fort répandue, les bénédictins ne faisaient pas voeu d'érudition ! Qu'on prenne en effet les ouvrages de Dom Claude sur la règle de son Ordre, on n'y trouvera pas une page qui traite explicitement de l'étude, et que, par suite, M. de Rancé eût jugée digne de censure. Plusieurs chapitres sur le travail des mains, rien sur les travaux de l'esprit (1). Et cela s'explique fort bien, puisque de tels ouvrages s'adressent à tous les religieux, et que ni leur grâce propre, ni l'obéissance ne les destinent tous à l'étude. Quoi qu'il en soit, nous savons par Dom Martène — et ce ne sont pas là les chapitres les moins intéressants de son livre — que personne peut-être n'a plus travaillé que Dom Claude à promouvoir les hautes études religieuses dans la Congrégation de Saint-Maur.
(1) Il écrit néanmoins, mais eu appuyant à peine : « Et afin que la solitude leur soit plus douce et moins ennuyeuse, ils en aimeront les exercices, qui sont : la prière, la lecture, l'écriture, l'étude, et peut-être quelque petit travail de main qui se puisse exercer sans bruit et dans le repos. » Pratique, p. 86. On peut espérer qu'en lisant ce paragraphe, l'abbé de Rancé n'est pas froncé le sourcil. Eu tout cas, on ne saurait y voir d'allusion aux grands travaux des bénédictins. Je noie un très aimable conseil: Pendant la récollection mensuelle, le moine se demandera « s'il est soigneux de s'unir en esprit aux auteurs dont il lit les ouvrages, quand ce sont des saints et des Pères de l'Eglise, afin de leur en demander l'intelligence et de participer à l'esprit dont ils ont été animés quand ils les ont écrits. C'est faire plus qu'une lecture, parce que c'est passer de la lecture à un entretien familier. D'où vient qu'il y a plus d'avantage de lire les ouvrages des Pères et des saints que ceux des autres auteurs. » Conduite pour la retraite du mois, pp. 54, 55. (C'est un très bon livre.) Ainsi, quand il parle de lire ou d'étudier les Pères, il entend parler d'une étude ou d'une lecture proprement dévote.
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Laissons parler cet unique témoin : il a beaucoup à nous apprendre, et sur un très beau sujet.
« Ce qui rendra (ou plutôt aurait dû rendre) la mémoire de Dom Claude Martin recommandable et immortelle à la postérité, sera la nouvelle édition des oeuvres de saint Augustin et des autres Pères de l'Église, dont on lui est redevable, puisque c'est lui qui en a inspiré le dessein, et qui fut chargé du soin de (présider à) son exécution 1. Comme c'est une chose qui ne se sait point dans le monde, il est bon de la faire connaître, afin que l'on sache les obligations que toute l'Église a à notre incomparable Père... Dom Luc d'Achery... lui dit (un jour) que, depuis peu, cinq ou six Docteurs, joints ensemble, avaient voulu entreprendre une nouvelle édition des oeuvres de saint Augustin; que, pour cet effet, ils étaient venus... collationner les manuscrits de Saint-Germain-des-Prés..., mais, qu'après six mois d'application..., ils avaient tout abandonné. Notre illustre assistant, qui avait le cour noble, et naturellement porté aux grandes entreprises, vit d'abord l'utilité de celle-ci..., et comme, d'ailleurs, il aimait la doctrine de ce saint par-dessus celle des autres Pères, à cause de sa douceur et de sa modération dans les expressions, et d'un certain caractère de droiture..., il demanda à ce Père, s'il n'y aurait pas moyen de faire dans notre Congrégation ce que ces Docteurs n'avaient pu faire, dans le monde, parmi le tracas d'une famille. » Oui, il y aurait moyen, mais au prix « d'une grande assiduité ». « II n'en fallut pas davantage pour déterminer le R. P. Dom Claude... Il en parla au T. R. P. Dom Bernard Audebert..., lequel n'eut pas de peine à se laisser persuader. »
On tint donc une assemblée extraordinaire, où les Prieurs
(1) Dom Martène suppose que nul n'ignore les travaux antérieurs des grands Mauristes : ceux de Hugues Ménard sur saint Grégoire (1642) ; de Luc d'Achery sur Lanfranc, etc. (1648) ; la première édition du Saint Bernard de Mabillon. qui est de 1667, etc. Dom Martin n'a pas allumé, mais entretenu et organisé ce bel incendie.
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de Saint-Germain, des Blancs-Manteaux, et de Saint-Denis furent convoqués, pour discuter ce dessein. « Les sentiments furent partagés, mais notre généreux assistant appuya les siens par des raisons si fortes..., qu'elles prévalurent. Celui-là même, qui avait été le plus opposé, ayant été depuis général, en procura et pressa l'exécution autant qu'il put. »
C'était le prieur de Saint-Denis, Dom Vincent Mareolles (général de 1672 à 1681 ). Celui-ci craignait en effet que « les religieux, sous prétexte de voir des manuscrits, ne se répandissent trop dans le monde ». Soit dis-traction, soit précaution, Martène n'ajoute pas que la plus sérieuse opposition vint de Dom Brachet (général de 1681 à 1687), lequel redoutait, qu'à tant s'occuper de saint Augustin, la Congrégation ne fût soupçonnée de jansénisme ; comme il arriva en effet (1).
La résolution étant donc prise, on chargea Dom Martin de l'exécuter : « Il écrivit aussitôt dans tous nos monastères, pour faire collationner les manuscrits, ou les envoyer à Paris ; il désigna les religieux qu'il jugea les plus propres pour y travailler (Delfau, Blampin, Constant, etc.) et il prit toutes les mesures nécessaires pour faire cette grande entreprise, dont il vit avant que de mourir, la fin, au grand contentement du public et à l'avantage de la Congrégation (2). »
Il aurait bien voulu aussi « faire travailler à une nouvelle édition de saint Jérôme et des Pères grecs » ; mais il appréhendait « de ne pas trouver des gens assez habiles... pour une entreprise de cette conséquence... Car, encore bien qu'il vît dans la Congrégation un grand nombre de
(1) Cf. L'histoire de l'édition bénédictine de saint Augustin, par le R. P. Ingold, Paris, Picard, 1903, chap. II. D'après Dom Thuillier, l'idée première du Saint Augustin serait due au grand Arnauld, qui, par l'entremise du prieur de Saint-Germain, Dom Tixier, aurait gagné Dom Claude.
(2) La vie, pp. 132-134. Les deux premiers volumes paraissent en 1679; le dixième en 1690 ; le onzième (Tables), en 1700. Je n'ai pas à parler des controverses auxquelles cette édition donna lieu.
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religieux, qui savent assez bien le grec pour l'entendre et le lire avec fruit, il ne croyait pas que cela fût suffisant. Et, quant à saint Jérôme, il était persuadé que, pour y travailler avec succès, il fallait savoir parfaitement les langues latine, grecque, hébraïque, l'Écriture sainte à fond, avoir une entière connaissance de l'histoire ecclésiastique et profane, et posséder les belles-lettres; et qu'encore bien qu'il ne fût pas difficile de trouver des religieux qui excellassent en l'un de ces points, il l'était néanmoins d'en trouver qui les possédassent tous. Mais quand Dieu veut se servir d'une personne pour l'accomplissement de ses desseins, il sait bien lui en fournir les moyens... Il arriva donc qu'un de nos confrères de Toulouse... lui envoya le Prologue de notre sainte règle qu'il avait traduit en hébreu (et le mieux du monde) (1). ... Le zèle de ce jeune religieux donna de l'émulation à d'autres, qui s'appliquèrent à l'étude des langues. Le B. Père, de son côté, les y exhortait toujours (et) par ses lettres... (leur faisant) faire quelques petits essais, leur donnant tous les avis nécessaires pour y réussir... Enfin, quand il les vit assez capables, il en fit venir trois à Paris, auxquels il fit faire un coup d'essai qui donna lieu au premier volume des Analectes grecs. »
Il n'avait pas eu la main trop malheureuse : ces trois jeunes s'appelaient en effet Antoine Pouget, Jacques Lopin et Bernard de Montfaucon. Décidément, les mystiques s'entendent à tout. « Et ensuite, il les appliqua (Lopin et Montfaucon) à l'édition de saint Athanase... et même un de ceux-là (Montfaucon) nous promet de rétablir les Hexaples d'Origène, qui est le plus grand et le plus beau travail qui ait jamais été fait pour le bien de la religion. (A la bonne heure !) Voilà comme Dieu a donné sa bénédiction aux soins et aux prières que ce saint homme lui offrait pour ces religieux. Peu de temps après, il fit venir
(1) Ce doit être Dom Antoine Pouget, qui fit profession à Toulouse en 1674.
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à Paris un savant religieux (Martianay), pour l'édition de saint Jérôme... On voit (clans le premier volume de cette édition) la version que saint Jérôme fit du livre de Job sur le texte des Septante, ouvrage si estimé par saint Augustin, et si rare qu'on n'en avait connaissance que par une épître de ce Père. Le public en est redevable au H. P. Dom Claude Martin (1), qui, l'ayant découvert parmi les manuscrits de Marmoutier, quand il en fut prieur, l'envoya aussitôt à Paris, pour enrichir ce volume d'un si précieux trésor (2). »
Pour rien au monde, je n'aurais omis ce dernier détail. Il ne suffisait donc pas à Dom Martin d'avoir conçu le plan de cette magnifique entreprise, d'avoir choisi, dirigé, stimulé les ouvriers qui la mèneraient à bien. Il y collabore de sa propre main, en homme du bâtiment, qui sait lire les vieux manuscrits, et en apprécier la valeur. Martène nous dit aussi qu'ayant composé, à la prière de sa mère, des Méditations pour l'octave de Sainte-Ursule, « il y mit à la tête une petite dissertation, très savante, dans laquelle il fait un très juste discernement de ce qu'il y a de fabuleux d'avec ce qui est véritable, dans l'histoire du martyre de cette sainte (3) ». « A ces derniers mots, l'eau nous vient à la bouche, si j'ose ainsi m'exprimer. Un mystique, qui serait en même temps un critique, et de taille à rivaliser avec notre P. Delehaye ! Hélas! non, ce serait trop beau. Dom Le Cerf nous apprend en effet que ce
(1) Dom Claude « savait la langue hébraïque, et peut-être la grecque », dit curieusement Martène, mais il ne s'en vantait pas, et « je ne pense pas même que l'on ait jamais cru qu’il sût seulement lire l’hébreu. Je n'eu ai eu connaissance qu'un peu devant sa mort, qu'ayant porté dans sa chambre un livre hébreu, il le prit, et, en ma présence, le lut et l'expliqua à l'ouverture du livre ; ce qui me surprit extraordinairement... ; (si occupé toute sa vie), on ne voit pas comment il a pu apprendre cette langue, à moins que Dieu ne lui en ait donné la science par infusion. » La vie, pp. 265, 266. Quelque ligne de ce paragraphe que l'on prenne, on doit avouer que ces moines sont étonnants.
(2) La vie, pp. 162-164.
(3) Ib., p. 123. Ces méditations — j'ignore le titre exact — ont paru chez Billaine en 1678. M. U. Chevalier ne semble pas les avoir connues.
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« très juste discernement » eut ses défaillances. « Le P, Martin, écrit-il, adopte le sentiment de ceux qui veulent que ces saintes vierges fussent effectivement au nombre d'onze mille, et il cite, pour justifier ce qu'il avance, l'autorité de Vrandalbert, qui, dans son martyrologe, composé vers 85o, assure que ces saintes vierges étaient au nombre de plus de mille (1).» Dom Martin, passe, mais Dom Martène ! Onze mille, lui aussi ?... Eh ! comment se peut-il que Mabillon en personne se soit donné l'air de croire à la Sainte Larme de Vendôme (2) ? Et que Martianay, notre vieil ami (3), ait affirmé gravement, d'après les nombres de l'Apocalypse et « l'autorité d'une sienne tante », que « le nom de l'Antéchrist serait Baricandel » ? (4). Il en va de la critique érudite comme de la critique morale. Plus saint que nous, Dom Martène canonise telle excentricité de son héros, que notre conscience repousse invinciblement; plus savant, il accepte avec une naïveté d'enfant une invraisemblable légende. Demi-savants ou savants d'aujourdh'ui, que penseront de nous les critiques d'après-demain ?
Dom Claude enfin, confirmé, malgré son grand âge, dans sa charge d'assistant par le Chapitre de 1687, « fit travailler sur saint Hilaire, dont les ouvrages étaient fort défectueux et corrompus dans les éditions précédentes. Il chargea de ce soin un jeune religieux, qu'il aimait beaucoup à cause de son mérite et de ses grandes vertus, et dont il avait reconnu la suffisance dans le travail (en effet très considérable), qu'il avait fait en l'édition de saint Augustin ».
On ne pouvait désigner d'une façon plus nette l'insigne
(1) Le Cerf, pp. 324, 3a5. Il ne nous dit pas ce qu'il pense de ce problème.
(2) Cf. D. Le Cerf et les autres bibliographes. A la vérité, Mabillon « n'a prétendu discuter ni la vérité, ni la fausseté de cette relique, mais seulement faire voir la bonne foi de la possession des religieux de Vendôme ». Le Cerf, p. 282. Sans doute, mais encore...
(3) Sur Martianay, cf. notre tome III, pp. 558-569.
(4) Revue de Gascogne, juillet-août 1901, p. 374.
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Dom Constant, lequel, du reste, vivait encore lorsque parut la vie de Dom Claude. On risque néanmoins de gêner fort son humilité, et d'en gêner aussi quelques autres. Martène, désireux peut-être de répondre, une fois de plus, aux critiques de Rancé, continue avec sa candeur et son intrépidité habituelles : « Je dirai en passant de ce religieux, dont le mérite n'est pas autant connu des hommes qu'il devrait l'être, qu'il a presque fait tout seul ce prodigieux travail — la critique des ouvrages supposés de saint Augustin — sans prendre aucun soulagement, ni aucune exemption sur les exercices, assistant à tous les offices divins, tant de jour que de nuit; ce qu'il serait à propos que pratiquassent tous les religieux qui s'appliquent aux sciences, — manifestement, il le pratiquait lui-même — qui doivent penser qu'ils ne sont pas religieux pour devenir savants, mais qu'ils ne doivent acquérir de la science qu'afin d'apprendre à pratiquer plus exactement leur règle... Outre le saint Hilaire, le R. P. D. Claude Martin destina encore des religieux pour travailler sur saint Basile le Grand, et sur Clément Alexandrin ; et, s'il avait pu rester encore dans le régime de la Congrégation, l'on ne doute point que l'édition de ces Pères, et encore d'autres, ne fussent fort avancées. Voilà comme ce grand homme, sans sortir de son cloître, se rendait utile à la Religion (à son Ordre) et à l'Église (1). » C'est là, en effet, un beau spectacle : Marie secondant Marthe ; le fils de la grande contemplative, mystique lui-même, encourageant les érudits de Saint-Maur, et leur imposant, en retour, un effort constant vers la sainteté (2).
(1) La vie, pp. 170, 171.
(2) Dom Claude « s'était autrefois proposé de faire une version de la vie et des oeuvres de sainte Gertrude... Il en avait été souvent sollicité par sa mère, qui croyait, avec bien de la raison, que c'était une entreprise digne d'un coeur et d'un esprit très dévots, et que celui qui n'aurait pas l'esprit d'oraison aurait peine à y réussir... (Il) ne put donner à sa mère cette satisfaction mais, étant assistant, il la fit faire par un religieux, qui excellait (?) dans la traduction (Dom Mège, et il eut encore le temps d'en faire présent à sa mère avant qu'elle mourût. Il avait de la dévotion à cette sainte, et je lui ai entendu dire que l'on voyait par expérience, que tous ceux qui lui en portent, sont bons et excellents religieux, et qu'une des raisons pourquoi, dans le commencement de la Congrégation (de Saint-Maur), les religieux étaient plus intérieurs, c'est qu'ils avaient plus de dévotion envers elle, et qu'ils étaient plus portés à lire ses ouvrages. » La vie, p. 131. Inutile de souligner le multiple intérêt que présentent ces remarques. On n'ignore pas qu'un des premiers travaux des Mauristes ressuscités (Congrégation de France) fut une édition et une traduction nouvelles de sainte Gertrude. Sur les ouvrages de Dom Claude lui-même, publiés ou inédits, cf. La vie, pp. 121-136. Parmi les inédits, signalons les Conférences ascétiques, et le Pasteur solitaire (méditations à l'usage des prélats et des supérieurs), qu'on trouverait peut-être dans les papiers de Saint-Germain. D'après Marlène, Dom Claude « avait l'esprit beau, et des plus délicats du siècle. Il savait l'ancienne et la nouvelle philosophie en perfection, quoiqu'il n'eut point appris celle-ci dans les livres... (Il parait s'être intéressé beaucoup à Descartes (cf. La vie, p. 321.) Il avait beaucoup d'ouverture pour les beaux-arts, et de grandes connaissances sur ces matières-là. » La vie, p. 265. D'après un autre témoin contemporain, Dom Collet, « s'il n'avait pas la science des esprits de premier ordre, il en avait toute le délicatesse et toute la politesse. Il parlait néanmoins de toutes les sciences dont il possédait tous les principes. » La vie, p. 379. En revanche, Dom François Lamy, qui n'était pas le premier venu : « Le R. P. D. Cl. Martin était de ces génies supérieurs, pour lesquels les sciences les plus hautes et les plus abstraites n'ont rien de trop élevé, rien qui les passe, et..., pour dire en un mot ce que bien des gens ne croiront pas, rien ne lui a manqué pour joindre à la qualité d'un parfait religieux celle d'un excellent philosophe, qu'un peu moins de modestie. » La vie, p. 389.
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IV. — Dom Claude, ayant participé sans interruption pendant près de cinquante ans (1652-1696) au gouvernement de ses frères, nous attendions de son biographe une foule de renseignements, et encore, pourquoi nous en cacher? quelques indiscrétions, qui nous fissent prendre sur le vif l'histoire intérieure de la Congrégation de Saint-Maur, au cours de ces mêmes années (1). Sur ce point toutefois, il nous a déçus. Partagé entre le désir de ne taire aucune des circonstances qui pouvaient illustrer les vertus de son héros, et la juste crainte de nuire à la réputation de son Ordre, il a recours d'ordinaire à des
(1) Dans mon second livre, écrit Martène, je considère D. Martin « comme ayant part à toutes les affaires qui regardaient la Congrégation en général : et j'y comprends non seulement le temps qu'il a été assistant des T. R. P. D. B. Audehert, D. V. Marsolles, D. B. Brachet, et D.Cl. Boistard, généraux de notre Congrégation, mais encore celui qu'il a été prieur de Saint-Denis, en France, et de Marmoutier, parce qu'encore bien qu'il ne gouvernait alors que des monastères particuliers, il était cependant consulté sur toutes les affaires importantes et difficiles..., et qu'il entrait toujours dans les Chapitres généraux, où il avait la meilleure part en qualité de Définiteur et de Président. » Préface.
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allusions, à des raccourcis que les contemporains ont dû trouver beaucoup trop clairs, et qui piquent aujourd'hui notre curiosité sans la satisfaire (1). Il écrit par exemple : « Ce fut en ce Chapitre général (de 1682) que, par une singulière Providence, (Dom Claude) fut de nouveau élu assistant du T. R. P. Général, et qu'il rentra dans le régime de la Congrégation, pour en être le principal et presque l'unique appui, dans un temps qu'elle était sur le point d'endurer des secousses si furieuses, qu'elles étaient capables, non seulement de l'ébranler, mais même de la renverser entièrement, si la main qui l'avait soutenue jusqu'alors ne l'eût encore conservée. Car, par un juste et adorable jugement de Dieu, elle se vit tout d'un coup déchirée au dedans par les faux frères, persécutée au dehors par les gens du siècle, et presque abandonnée de tous. »
De quelles crises veut-il parler ? Je crois bien que, dans sa pensée, la persécution, venue du dehors, fut la moins «furieuse» de ces « secousses ». La suite immédiate semble montrer en effet qu'il a surtout en vue de graves symptômes de « relâchement » et de décadence... Trois mois après le Chapitre, continue-t-il, « Dieu retira du monde le T. R. P. D. Vincent Marsolles, supérieur général... (Cette) perte était un des plus grands malheurs qui pût arriver à la Congrégation, et plût à Dieu qu'elle se puisse un jour réparer, pour la consolation de tous les bons religieux, qui ont de l'amour pour leur profession, du zèle pour la régularité, de l'attache aux observances saintes, que nous avons reçues des premiers Pères de la Réforme, et une aversion sincère pour les relâchements. Mais peut-être que nous ne le méritons pas, et que nous
(1) Il avoue du reste qu'il n'a pu tout dire : « Je ne prétends pas donner ici une histoire entière et composée de sa vie : j'avoue au contraire que j'ai passé par prudence des faits très considérables et d'une très grande édification, à cause des personnes qui vivent encore. » Préface.
(2) Le général était alors Dom Vincent Marsolles; il fut remplacé par son premier assistant, Dom Benoît Brachet. La vie, pp. 157-159.
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nous en sommes rendus indignes par nos infidélités ».
On ne lui reprochera pas de faire la cour aux puissances, et, d'un autre côté, l'on s'étonnera moins que les supérieurs de 1697 aient accueilli assez froidement un livre où il était dit que, depuis 1681, la Congrégation de Saint-Maur n'avait plus à sa tête que des généraux médiocres ou impuissants... A la vérité, le successeur de Marsolles. Dom Benoît Brachet, eût bien mérité, par ses rares vertus, « d'être le chef de ses frères. Mais, au reste, c'était un homme sur son déclin, et qui, par sa pesanteur, jointe à son âge avancé, était presque dans l'impuissance de gouverner. Aussi le poids du gouvernement tomba sur le R.P.D.C1. Martin, son unique assistant qui eut besoin de toutes ses forces pour en soutenir la pesanteur, et de toute sa sagesse pour se tirer avec honneur des méchantes affaires qui vinrent fondre tout d'un coup sur la Congrégation... Il y aurait ici de belles choses à dire à la gloire de notre illustre Assistant, mais on veut bien les supprimer pour raisons. Ce sera à ceux qui travailleront à l'histoire de la Congrégation de lui rendre justice là-dessus (1). »
L'orage menaçait donc, mais le coup de foudre qui éclatera bientôt n'éclaircira malheureusement ni l'atmosphère de Saint-Maur, ni l'obscurité où nous plongent les sombres raccourcis de Martène. Cinq ans après la fâcheuse élection qui l'avait chargé d'un fardeau trop au-dessus de ses forces, Dom Benoît Brachet meurt à Saint-Germain-des-Prés (janvier 1687). Qui le remplacera ? Aucun doute ne semble possible là-dessus. La très grande majorité du Chapitre élira, sans hésiter, notre Dom Claude, ce qui prouve, soit dit en passant, que l'élite de la Congrégation restait encore parfaitement saine, le fils de Marie de l'Incarnation étant assez connu pour son zèle à maintenir l'ancienne discipline et la tradition de la Réforme. Mais tout à coup le bruit se répand que « le Roi, qui est le plus
(1) La vie, pp. 156-159.
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sage de tous les princes a, a donné ordre à l'archevêque de Paris « de faire savoir au Définitoire qu'il donnait l'exclusion pour la charge de général au Père Dom Claude Martin ». Nous revoici dans la nuit, Dom Martène dans l'embarras. Oh ! ne craignez pas de ce bon sujet la moindre révolte contre son roi : « Que dire à cela, sinon que nous devons admirer ici la justice de notre incomparable monarque, qui ne peut souffrir dans son royaume le moindre désordre ; et déplorer en même temps la fatalité des princes très chrétiens, qui sont obligés contre leur volonté de faire ressentir de la sévérité à des personnes qu'ils voudraient honorer s'ils connaissaient leur vertu. Car on ne doute point qu'un prince, qui donne tous les jours tant de preuves de sa justice..., au lieu d'exclure le R. P. D. Cl. Martin de la charge de général, ne l'eût demandée pour lui s'il eût été informé de son mérite. » — Était-il donc si difficile de s'en informer ? — « Si nous avons sujet d'espérer que Dieu récompensera un jour l'acte de justice que le Roi a voulu pratiquer en cette rencontre, il est aussi bien à craindre qu'il ne punisse l'injustice de ces calomniateurs. »
Ceux-ci l'auraient fait passer pour « un entêté, qui ne revenait jamais, qui aimait les procès ». «Calomnies toutes pures, car jamais on ne vit personne moins attaché à son propre sens; un enfant de quatre ans l'aurait fait changer de sentiments... Mais l'on dit que les saints sont entêtés, lorsqu'ils ont de la fermeté dans les choses qui regardent la gloire de Dieu et les obligations de leur charge, et qu'ils s'opposent avec un courage intrépide à la cupidité des hommes. Il en est de même des procès : on ne peut en avoir plus d'aversion que lui ; il n'en a jamais soutenu qu'avec peine, et qu'il n'eût souhaité d'accommoder..., même au préjudice de ses monastères. »
On l'a vu plus haut avec son voleur (1). Il va, du reste, sans
(1) Cf. aussi La vie, pp. 33o, 331.
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dire que ce n'était là qu'un prétexte et qui n'aura pas ému Louis XIV. Où trouver à cette époque un seul abbé qui, bon gré mal gré, n'eût pas eu sur les bras au moins cinq ou six procès? Je croirais volontiers qu'on évoqua, une fois de plus, pour la circonstance, le spectre du jansénisme Quoi qu'il en soit, l'intrigue avait été menée dans le plus grand secret, si bien que, lorsque « l'on assembla le Chapitre général... (Dom Claude) fut élu président tout du premier scrutin », et, qu'afin « de détourner de dessus sa personne » l'honneur plus grand qui, de toute évidence, allait lui être imposé, « il prit un expédient... Ce fut de représenter vivement aux Définiteurs les plaintes que les religieux brouillons et mécontents avaient tant de fois formées contre eux : qu'ils se perpétuaient dans les charges, et qu'étant les seuls qui faisaient les supérieurs, ils prenaient les premières places pour eux ; qu'ils leur fermeraient la bouche s'ils voulaient faire élection d'un général qui ne fût pas du Définitoire... S'il eût su ce qui se passait, il n'aurait pas tant pris de précautions. Celui qui avait reçu les ordres de la Cour ne voulut pas les spécifier en sa présence. Il prit un temps qu'il était absent pour les faire savoir au Définitoire, qui en fut d'autant plus consterné qu'il n'avait pas le temps de les faire révoquer... L'on procéda ensuite à l'élection, et, comme le saint président était scrutateur, et qu'en cette qualité c'était à lui d'examiner les billets des électeurs, il fut un peu surpris de ce qu'ayant été élu président d'un commun suffrage..., il n'avait aucune voix ; mais cette surprise ne le déconcerta point, et il fut moins ému que si le sort fût tombé sur lui... Mais s'il ne fut pas Général par l'élection des hommes, il le fut dans l'estime, le désir et le coeur de toute la Congrégation, surtout des bons religieux (2). »
(1) Pas la moindre allusion au jansénisme dans tout l'ouvrage de Martène. L'omission est assez curieuse.
(2) La vie, pp. 164-165.
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Il y en avait donc de médiocres, et parmi eux, chose plus grave, des moines assez influents pour que l'entourage de Louis XIV ne refusât pas de les écouter, assez redoutables pour que le Chapitre général capitulât devant eux avec une docilité si peu vaillante (1).
Sommes-nous d'ailleurs assurés que, tout en regrettant cette intervention royale, que rien ne justifiait, la majorité des électeurs ne l'ait pas trouvée assez opportune ? La rigide vertu de Dom Claude n'aurait-elle pas effarouché plus que de raison un certain nombre de moines, et entretenu dans la Congrégation des mécontentements dangereux ? Au surplus, nous n'avons entendu qu'une cloche, celle des temps héroïques, celle du passé, Dom Martène, veux-je dire, fidèle écho de son maître et prompt comme lui peut-être à exagérer les misères du présent. Avec cela, étant donné la souplesse, l'humanité de la règle bénédictine, comment fixer le point précis où le respect intelligent des traditions fait place au scrupule ? « Dans le Chapitre général de 169o, tenu à Marmoutier (Dom Claude), ayant remarqué que la porte, qui est à l'entrée de ce monastère n'était pas assez monastique, il proposa au Définitoire de la faire renverser, ce qu'il aurait exécuté sans doute, si l'on eût suivi son sentiment (2) ». Saint Benoît, revenant parmi nous, eût-il exigé la démolition de Solesmes? On peut espérer que non. Lorsque l'on bâtit «à Saint-Germain-des-Prés (en 1684), un dortoir pour le R. P. général, ses assistants, les visiteurs, et autres supérieurs et religieux, qui viennent à Paris pour les affaires de leurs
(1) Je laisse de côté quelques énergumènes qui out beaucoup exercé la patience de Dom Claude. Les supérieurs avaient pris l'habitude de lui confier les insupportables dont personne ne voulait — un petit nombre, naturellement, et qui ne présente pas d'autre intérêt que de nous rappeler l'étrange rudesse de ce temps-là. Cf. La vie, pp. 138, 141-3, 324. Martène
du reste nous rassure à leur sujet ; « Les libertins même, écrit-il, étaient obligés de se cacher pour faire le mal, en sorte que, pendant trois ans que l'ai eu soin des hôtes (à Saint-Denis), je ne me souviens pas qu'on soit venu trois fois leur parler dans l'hôtellerie sans permission. » La vie, p. 143.
(2) La vie, pp. 161, 162.
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monastères », Dom Claude, trouvant sa chambre trop somptueuse, et voulant « donner un exemple à toute la postérité de son exactitude, et de l'aversion qu'il avait pour les bâtiments superbes, fit murer la moitié des fenêtres de sa chambre, et abaisser le plancher de deux ou trois pieds ; et je lui ai entendu dire que, s'il eût été général..., il aurait fait mettre à bas l'entrée du monastère (1)». A Marmoutier, « ses prédécesseurs avaient fait de grands et superbes bâtiments; il les voyait et il en gémissait ; il laissa à ses successeurs le soin de les achever ». En revanche, « comme il aimait la beauté de la Maison de Dieu, il tourna toutes ses inclinations vers l'église, dont il fit élargir et paver le choeur et le collatéral du côté du cloître, orner et décorer les autels et les chapelles, qui étaient négligés, fondre les cloches qui étaient la plupart cassées, faire les belles balustrades, qui vont de la nef dans les collatéraux du choeur (2) ». A Saint-Denis, « une des choses qui lui déplurent davantage, fut de voir qu'en une église aussi somptueuse et aussi auguste, il n'y avait ni chapelle, ni autel, ni même aucune figure consacrée à... saint Benoît. Il ne put souffrir cette injure faite à notre saint patriarche, dans une des plus considérables maisons de son Ordre, et... il lui fit construire un autel, qui est un des plus beaux et des plus riches morceaux d'architecture que l'on puisse voir en ce genre » (3.) « La haute idée qu'il avait du Dieu qui réside dans nos temples..., lui donnait une affection incroyable pour la décoration des églises. Il croyait, aussi bien que l'abbé Suger, que l'on ne pouvait rien employer de trop riche... à l'usage du sacrifice de la nouvelle loi... S'il n'avait tenu qu'à lui, il aurait paré les églises de diamants, de rubis... d'émeraudes, et les aurait couvertes d'or. De ce même respect procédait la coutume qu'il avait de faire balayer le choeur
(1) La vie, pp. 6o, 61.
(2) Ib., pp. 18o, 181.
(3) Ib., p. 153.
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autant qu'il pouvait par des prêtres (1). » « Il... faisait toutes les cérémonies avec une gravité majestueuse ; et une des choses qui lui plaisait le plus, étant Prieur de Saint-Denis, était la pompe auguste avec laquelle s'y font toutes les cérémonies (2). » D'un autre côté, « il ne pouvait souffrir que des enfants... lui servissent la messe ; il avait la même difficulté à l'égard des hommes mariés, ne croyant pas que des personnes plongées dans les plaisirs du corps, dussent avoir tant de part à un mystère, qui est le germe des vierges » (3). Terminons ce paragraphe sur un trait moins déplaisant :
« Mais son plus grand soin fut d'orner les Temples vivants du Saint-Esprit, en procurant le bien et l'avancement spirituel de ses religieux... Ce fut pour ce sujet qu'il mit à la Bibliothèque (de Saint-Denis, semble-t-il) pour plus de deux mille livres d'excellents livres choisis, afin de nourrir et d'engraisser l'âme de ses religieux, et leur faciliter le moyen de garder exactement leur solitude, de s'y entretenir utilement, d'éviter... les vaines conversations avec les séculiers, et ces épanchements au dehors, qui causent ordinairement tant de dissipations dans les cloîtres, et quelquefois la ruine de ceux qui les habitent (4)... Il avait surtout soin de la jeunesse..., et il leur témoignait une grande tendresse... Cela faisait quelquefois un peu de jalousie aux anciens, et un jour l'un d'eux ne put s'empêcher de lui reprocher qu'il était le père des jeunes... A quoi notre admirable Prieur fit cette belle
(1) La vie, p. 355.
(2) Ib., p. 354. A Marmoutier. « il rétablit... les anciennes cérémonies qui avaient été abrogées, afin de rendre l'Office plus majestueux, et d'en donner plus de sentiment aux assistants... Le même zèle le porta à corriger les offices propres de son monastère, et à en faire de nouveaux pour les principales fêtes de saint Martin. » La vie, pp. 18o, 181.
(3) La vie, pp. 354, 355. A l'usage « de tous les enfants qui ont à faire cet office », le B. P. Eudes avait composé tout un opuscule : La manière de bien servir la sainte messe » (Oeuvres complètes du V. Jean Eudes, t. IV, pp. 402-432). Comme l'auteur le déclare lui-même (p. 412), toute la théologie de ce petit livre lui vient de Condren.
(4) La vie, p. 181.
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réponse : « Il est vrai..., mais je suis aussi le frère des anciens (1). Il ne pouvait souffrir que l'on chargeât sans raison les novices de mortifications, ou qu'on leur fit faire des pénitences qui sont en usage en quelques Ordres religieux, lesquelles sont plus propres à faire rire qu'à rendre meilleurs ceux qui les font. Il aurait voulu que l'on gravât « sur sa tombe, ces paroles : Factus est in pace locus ejus. Sa maison a été une maison de paix (2). »
V. — Il n'y a presque plus rien qui gêne notre admiration dans les soixante pages que Martène a consacrées aux derniers jours de son maître, et que je voudrais dédier, comme fit Gerbet pour le récit d'une autre agonie, à celui qui a écrit le Phédon.
« En ce temps-là, je pris la liberté de lui demander s'il ne... craignait pas (la mort), et il me répondit que non, qu'il avait grand sujet de craindre les jugements de Dieu, mais qu'il se confiait entièrement en ses grandes miséricordes ; que toute la peine qu'il avait était l'incertitude de vivre ou de mourir, mais que, s'il voyait la mort venir, il la regarderait d'un oeil fixe et avec plaisir. Une réponse si assurée, dans un homme dont je connaissais la sainteté, m'obligea de lui dire que, selon les apparences, la mort s'approchait de lui, quoique lentement et qu'il paraissait que la nature allait défaillir insensiblement. Et il me répondit que cela irait là (3). »
Peu de longs entretiens. Le silence leur était cher à l'un et à l'autre. L'un priait, l'autre ruminait doucement ces vieux textes que l'exemple d'un saint vivant l'avait aidé à mieux comprendre et sentir : « Il avait presque toujours les yeux fichés sur le crucifix, qui était sur la cheminée de sa chambre, et comme, un jour, je voulus tirer le rideau de son lit, il me fit cette plainte amoureuse : « Ah!
(1) La vie, p. 148.
(2) Ib., p. 182.
(3) Ib., p. 2o3.
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pourquoi me cachez-vous un objet si beau? »... Je lisais alors la mort de saint Martin dans Sulpice Sévère, et il me semblait entendre ce grand saint... dire à ses disciples, qui voulaient lui faire changer de posture : « Laissez-moi, mes frères, laissez-moi regarder le ciel plutôt que la terre, afin que l'âme s'élève droit à Dieu. Sinite me, fratres, coelum videre potius quam terram, ut spiritus suo itinere dirigatur ad Dominum (1)».
Ou bien Martène lisait quelque livre, et même, parfois, Dieu lui pardonne, un livre presque frivole : « Après vêpres, s'étant aperçu que je lisais une pièce d'éloquence, c'était l'oraison funèbre d'un des plus grands capitaines de nos jours, il tourna les yeux vers moi, et, d'une sainte saillie, animée de l'amour qu'il avait pour la perfection, il me dit : « Cela est-il plus beau que la vie de Jésus-Christ? » Je lui répondis, avec bien de la confusion, que non... et, sur ce j'ajoutai que, dans tout ce que j'avais lu jusqu'alors, je n'avais pas encore trouvé un acte de vertu chrétienne, il me repartit : « Tant pis, car c'est là-dessus qu'il doit être jugé », et, un peu après, m'instruisant de mon devoir avec sa douceur ordinaire, il me dit : « Ah ! mon cher Père, pensons à Dieu! » Ces paroles firent une telle impression sur moi qu'à l'heure même, je jetai là l'oraison funèbre, pour prendre le saint Évangile, et, à l'ouverture du livre, j'adressai à ces paroles de Jésus-Christ... Oves meæ vocem meam audiunt..., et ego vitam æternam do eis... Je les lui lus, et j'en pris occasion de lui dire qu'... elles devaient être pour lui un grand sujet de consolation. Il me répondit : « Hélas! mais il faudrait être de véritables brebis ». Un moment après, il nie dit : « Eh bien ! Dom Edmond, il nous faut prendre la route de l'éternité (2) ».
Un autre jour, « voyant que je lisais proche de son lit
(1) La vie, p. 211.
(2) Ib., pp. 221, 222.
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l'histoire des martyrs de Lyon, il me dit en soupirant : « Hélas! que ces grands saints souffraient bien autrement que nous ne faisons ! Une petite fièvre nous abat. C'étaient là de véritables chrétiens ; ceux d'aujourd'hui en comparaison ne sont que des pygmées »
Ses « grands sentiments d'humilité ne lui faisaient rien perdre de sa confiance en Dieu. « J'espère, disait-il, que saint Benoît, saint Maur, et tous nos saints bénédictins viendront au-devant de moi. J'ai aussi beaucoup de confiance aux mérites de saint Michel. C'est une créature si noble et si élevée devant Dieu, qui lui a confié le soin des âmes qui sortent de cette vie... ! J'ai toujours eu une grande dévotion à ce saint, à cause de la haute idée que j'avais d'une si noble créature. Je me perdais quelquefois en le considérant, et cela me donnait encore plus de sentiment de Dieu, dont saint Michel n'est qu'un bien petit rayon!. »
A ces hauteurs sereines, la notion du temps s'efface, petite chose ,insignifiante. Est-ce un moine du grand siècle, est-ce le vénérable Bède que nous regardons mourir? « Je pris le crucifix, et l'approchant de lui, je lui dis : « Mon révérend Père, voilà celui qui guérit nos maladies », et il me répondit : « Cela est vrai », puis il ajouta ces paroles de saint Augustin : Magnus de coelo venit medicus, quia magnus in terra jacebat ægrotus (3).
Avant de recevoir le saint viatique, il me dit : « Dom Edmond, je vous prie de me rendre un petit service... Je serais bien aise d'être revêtu en aube, l'étole par-dessus. Saint Jean Chrysostome se fit habiller de blanc, lorsqu'il fut près de mourir, afin de témoigner la joie qu'il avait d'aller à Dieu... Je vous prie aussi de balayer notre chambre et de la parsemer de fleurs. Vous y préparerez un petit banc... sur lequel vous mettrez un linge blanc et
(1) La vie, pp. 24o, 241.
(2) Ib., pp. 213, 214.
(3) Ib., p. 223.
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dessus la sainte Bible, que vous couvrirez de la nappe qui me servira pour communier. » Quoique la douleur que j'avais de le voir souffrir fût grande, je sentais pourtant une consolation que je ne puis exprimer, le voyant aller à Dieu avec une joie si extraordinaire, et j'exécutai l'ordre qu'il m'avait donné avec quelque sorte de complaisance, tant j'étais pénétré de ses saintes dispositions. Avant de le revêtir de son aube, je voulus lui faire prendre ses bas, mais il les refusa, disant qu'il voulait communier pieds nus. Il attendit la communauté assis dans une chaire, et lorsqu'elle arriva, il quitta ses pantoufles, s'avança vers le banc..., fit ôter le coussin qu'on voulut lui donner ; et là, les pieds tout nus, les genoux à plate terre, la tête découverte, soutenu par un de ses religieux, avec un visage serein et si vénérable qu'on l'aurait pris pour un second saint Benoît, il reçut le saint viatique..., tirant des larmes des yeux de tous ses frères... Après qu'il eut communié..., il prit la sainte Bible entre ses mains, et dit aussi haut que sa faiblesse le pouvait permettre ces propres paroles : « Mes Pères, je viens de recevoir le corps de Notre-Seigneur sur la sainte Bible, pour vous témoigner que je veux mourir enfant de l'Église, et que si, pendant ma vie, il m'est arrivé, contre ma volonté, de dire ou d'écrire quelques choses contraires aux vérités qui sont contenues dans ce saint Livre, je le désavoue et le rétracte de tout mon coeur. » Puis il baisa le Livre avec la même ferveur... qu'il avait prononcé cette profession de foi (1) ».
Il s'éteignit doucement quelques jours après, comme Dom Martène achevait de « réciter les litanies pour la recommandation de son âme ». « Aussitôt qu'il eût expiré, plusieurs vinrent par dévotion et par respect le baiser comme un saint. Et cela me fit ressouvenir de ce que m'avait dit autrefois un religieux, qui avait une telle frayeur de la mort qu'il n'osait seulement regarder un
(1) La vie, pp. 215, 216.
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ossement dans un cimetière, ni voir donner les sacrements à un moribond; mais pour le R. P. Dom Claude Martin, disait-il, je le verrais mourir sans crainte parce que c'est un saint. Et il appuyait cette assurance sur ce que dit un saint Père, que, quand nous passons dans un cimetière, et que nous y voyons une tête de mort, nous tremblons; mais que, lorsque nous entrons à l'église, et que nous y voyons les reliques d'un saint, nous courons les baiser...
« Dans le même temps, un de (ses) disciples... l'invoqua publiquement, s'écriant tout haut : Sancte Claudi, ora pro nobis... Tout ce qui avait servi à son usage fut comme au pillage... Nous lavâmes ensuite son saint corps, en récitant des psaumes, et nous le revêtîmes de ses habits monastiques. »
Après les obsèques et « la bénédiction de son sépulcre, je lui donnai, encore un baiser, et, après l'avoir ajusté dans son cercueil, je lui rendis les derniers devoirs, en le mettant de mes propres mains dans le sépulcre. Je suivais en cela les mouvements de mon affection et de ma piété, et, sans y faire réflexion, j'accomplissais ce qu'il m'avait prédit longtemps auparavant, que je l'enterrerai... J'en connais qui n'ont jamais pu faire pour lui les prières ordinaires. Pour moi, j'avoue que, si je n'avais été retenu par les ordonnances de l'Église, au lieu de dire une messe des morts, j'aurais dit à son honneur celle d'un Confesseur. Mais il faut attendre que celui à qui Dieu a donné le pouvoir de déclarer les saints, le mette par son autorité au catalogue des bienheureux, par une canonisation solennelle, à la gloire de Dieu et de son Église, qui renferme en tout temps des saints dans son sein, et qui, dans le vénérable Père Dom Claude Martin, nous en a donné un des plus grands qui ait été depuis longtemps (1). »
(1) La vie, pp. 254-262.
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Quoi qu'il en soit de ce voeu et des faibles chances qui lui restent d'être exaucé, ceux d'entre nous qui ont le souci des hautes études religieuses et le culte des traditions bénédictines, feront une place à Dom Claude Martin dans cette chapelle invisible et silencieuse où il nous est permis de fêter les saints de notre choix ; et, se refusant à séparer l'un de l'autre les deux moines admirables que la grâce a liés pour l'éternité, Dom Claude Martin, Dom Edmond Martène, ils les invoqueront ensemble : Sancti Claudi et Edmunde, orate pro nobis (1).
(1) J'indique ici le texte auquel il est fait allusion vers la fin de
la page 190 : « Il y a de certains travaux réguliers dont
personne n'est dispensé, la lecture et le service de table, laver
et balayer. » Réflexions sur la réponse de M. l'abbé
de La Trappe... par Dom Jean Mabillon, paris, 1693, II, p. 173.
SECONDE PARTIE : TURBA MAGNA
CHAPITRE PREMIER : AUTOUR DE JEAN DE BERNIÈRES
I. L'ouvrage de M. Souriau sur Bernières nous permet d'abréger beaucoup ce chapitre. — Originalité du groupe : son chef est un laïque. — Succès prodigieux des livres de Bernières. — Médiocrité littéraire du groupe. — Rigorisme. — Orthodoxie foncière.
II. Le vrai chef du groupe : le P. Jean-Chrysostome. — La « Société de la sainte abjection ». — Chrysostome, son biographe Boudon, et les louanges du Pur Amour. — « Mourir à tout propre intérêt..., pour spirituel qu'il puisse être »
III. Henri-Marie Boudon, grand archidiacre d'Évreux. — Son zèle pour la réforme ecclésiastique. — Haines qui le poursuivent. — Huit ans victime d'une infâme calomnie. — Son évêque, Mgr de Maupas, l'abandonne. — Sérénité de Boudon. — Il continue quand même sa mission réformatrice. — L'acharnement de Maupas.
IV. Les écrits de Boudon : coepit facere. — Ses méditations sur la calomnie, « la contradiction des bons », et « l'abandonnement... des amis ». — « Il y a de leur faute à se laisser tromper. » — Bienheureux les calomniés! — « Dieu seul »... — Graves défauts de ses livres. — Que, malgré tout, il se laisse lire. — Belles pages. — Offensive contre les lettrés : inefficacité de leurs livres pieux, qui, souvent, ne se vendent pas. — Éditions innombrables des petits livres de Boudon.
V. Le voyage d'Allemagne, 7683. — Pour les punir, Dieu leur a donné a les délices de la vie ». — Ferveur de la Bavière. — Des amis partout. — Autres missions; rêves de solitude. — M. Boudon à Saint-Cyr. — M. Boudon, Mme de La Maisonfort, Bossuet et Fénelon.
I. — M. Maurice Souriau ayant écrit de maîtresse main l'histoire singulière de Jean de Bernières et du petit monde spirituel qui gravite autour de ce personnage, je me trouve dans la nécessité quatre fois heureuse de réduire à un très bref exposé les quelques trois ou cinq cents pages qu'il m'eût fallu, bon gré mal gré, consacrer
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à cet important sujet (1). A vrai dire, ni Bernières, ni le principal de ses disciples, M. Boudon, ne nous apprennent rien de nouveau, à nous, veux-je dire, qui venons de suivre tant d'autres maîtres. Comment, du reste, en serait-il autrement, puisque, après tout, l'expérience mystique se ramène à quelques éléments très simples, et toujours les mêmes ? La véritable originalité, si c'en est une, de ce mouvement est d'avoir eu pour chef un laïque. Chose curieuse, et que nous avons eu déjà tant de fois l'occasion de remarquer : le XVIIe siècle, qui, grâce à l'école française, a élevé si haut l'idée du sacerdoce chrétien, trouve naturel qu'une Mme Acarie, qu'un M. de Renty, qu'un M. de Bernières se chargent de la direction des âmes. L'Ordre le plus précautionné, la Compagnie de Jésus, ne trouve à cela aucun inconvénient. C'est ainsi que le jésuite Saint-Jure, embarrassé par les sublimes « états » d'Élisabeth de Baillon, ordonne à cette contemplative éminente de s'adresser à M. de Renty (2). Et M. Duguet, quand il écoute religieusement la Soeur Rose, et M. de Cambrai, quand il prend les avis de qui vous savez, continuent une tradition.
Seconde originalité, non moins curieuse et beaucoup plus déconcertante : de tous les docteurs mystiques au XVIIe siècle, y compris Canfeld, Lallemant, Surin, Guilloré, nul n'a eu plus de lecteurs que Jean de Bernières. Son oeuvre posthume, Le Chrétien intérieur, qui semble ne pouvoir convenir qu'à une élite assez clairsemée, a trouvé autant d'acheteurs que les livres les plus populaires de vulgarisation ascétique ou dévote. « Dans les douze premières années, on en tire treize éditions. En 1675, le libraire Edme Martin estime qu'il en a vendu plus de trente mille
(1) M. Souriau, La Compagnie du Saint-Sacrement à Caen. Deux mystiques normands au XVIIe siècle. M. de Renty et Jean de Bernières, Paris, 1913.
(2) La vie de la Vénérable Mère Elisabeth de l'Enfant Jésus, religieuse de l'Ordre de Saint-Dominique au monastère de Saint-Thomas d'Aquin, à Paris (par Marie-Madeleine de Mauroy), Paris, 168o, p. 164. C est là, pour le dire en passant, un très beau livre.
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exemplaires (1). » Toutes proportions gardées, je ne crois pas que le P. Rodriguez, que M. Duguet, que le P. Quesnel aient eu plus de vogue. Cent mille Français — et peut-être davantage — capables de comprendre, de goûter, de s'assimiler un spirituel si transcendant, et d'ailleurs, si peu séduisant que, pour ma part, je n'ai jamais eu le courage de le lire jusqu'au bout, ce simple fait en dit long sur le prodigieux succès de la renaissance que nous racontons et sur les aptitudes mystiques que souvent l'on refuse à notre pays.
En effet, et c'est là encore une de leurs caractéristiques, on ne trouve absolument rien dans les livres de ces contemplatifs qui puisse retenir l'attention, flatter la curiosité, ou, au besoin, vaincre la première répugnance des honnêtes gens, au sens classique du mot, et encore moins des profanes. Pour prendre un certain plaisir — et souvent un plaisir certain — aux ouvrages que nous avons étudiés jusqu'ici, pas n'est besoin d'avoir fait oraison, pas même de croire. Il suffit d'aimer les bonnes Lettres et les choses de l'esprit, de s'intéresser à la philosophie de la connaissance, à l'analyse morale ou au développement de notre langue. Mais, dès que l'on entre dans la morne chapelle que M. Souriau a patiemment explorée pour nous, on sent bien qu'il faut abandonner toute espérance de divertissement. Relinque curiosa. Plus de vitraux, partant plus de joie. J'exagère sans doute, mais à peine ! Il va sans dire en effet que, si grise qu'elle nous paraisse, toute description personnelle de l'expérience mystique a son prix, et que, de ce point de vue, le Chrétien intérieur reste un ouvrage des plus importants. Et puis, M. Souriau, à force d'application, a pu réunir les éléments d'un chapitre, d'ailleurs minuscule — cinq pages — sur « les beautés du Chrétien intérieur », où il arrive presque à nous persuader que « M. de Bernières savait à l'occasion
(1) Souriau, op. cit., p. 247.
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se servir très joliment de sa plume » (1). Eh! Nicole n'enseigne-t-il pas qu'il y a toujours quelque chose à prendre dans le plus mortel sermon ? Songez du reste que M. de Bernières m'aurait su plus de gré de ma frivole sévérité qu'à M. Souriau de son admiration laborieuse. « Nos écrits, disait Boudon, aussi bien que les discours que nous faisons en public, n'ont rien de ces agréments qui plaisent aux créatures ; et c'est ce qui fait notre joie, afin que Dieu seul s'y trouve. Le style de nos ouvrages est simple; il n'y a rien du beau langage, qui est tant recherché dans notre siècle... Le bel esprit n'y trouve guère son compte (2)… » Certes non!
Comme ce dernier texte le laisse assez entendre, le groupe se distinguerait aussi par un rigorisme, qu'à vue de pays, on serait tenté d'appeler janséniste, si l'on ne savait d'ailleurs la guerre impitoyable qui se poursuivit pendant tout le XVIIe siècle entre nos mystiques normands et les disciples de la grâce (3). A cela près, et à quelques inexactitudes ou outrances de plume — deux fois excusables chez M. de Bernières, qui n'a rien publié de son vivant — leur doctrine spirituelle est la doctrine commune.
(1) Souriau, op. cit., p. 280. Voici un exemple : « Je trouve, écrit Bernières, une comparaison qui explique fort bien la différence de l'oraison ordinaire et de l'oraison passive. C'est qu'un homme peut bien voir les meubles d'une chambre, et les beautés d'un cabinet, eu battant le fusil, allumant la chandelle et regardant toutes ces choses; ou bien avec la lumière du soleil qui entre dans les chambres; pour lors il n'a point de peine, il n'a qu'à ouvrir les yeux. La méditation ressemble à la première façon de voir avec de la chandelle; la contemplation parfaite à la seconde manière de voir avec la lumière du soleil, parce quelle se fait non seulement sans peine, mais avec plaisir et tout d'un coup. » Souriau, op. cit., pp. 257, 258. Sans doute, sana doute, mais que tout cela est verbeux, pénible, rampant! M. Souriau reconnaît du reste que le livre est peu attrayant. « Arrivé à la moitié, dit-il,.., je ne serais pas allé plus loin... j'ai continué à lire par nécessité, pour le « dépouiller », p. 280.
(2) Souriau, op. cit., pp. 246, 247.
(3) Sur cette guerre, qui fit grand bruit, et au cours de laquelle les disciples de M. de Bernières ne paraissent pas toujours à leur avantage, la plupart des historiens n'avaient consulté jusqu'ici que les sources jansénistes. Un des nombreux mérites de M. Souriau est d'avoir écouté l'autre son de cloche et d'avoir raconté, discuté, jugé toute cette histoire avec une impartialité absolue.
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Si on la condamne, il faut condamner aussi tous les mystiques de cette époque. M. de Bernières se trouve pleinement d'accord d'une part avec son grand ami, le bérullien Gaston de Renty, d'autre part avec Marie de l'Incarnation, autant dire avec le P. Lallemant (1). Ils se tiennent tous (2).
(1) Le R. P. Bainvel irait plus loin, je ne sais d'ailleurs à quelles enseignes : « Il y a lieu de croire, écrit-il, que... le Bx Jean Eudes, M. de Beruières-Louvigny, et par l'intermédiaire du P. Bagot, M. Boudon et d'autres, subirent l'influence » du P. Lallemant. (La dévotion au Sacré-Cœur de Jésus, Paris, 1917, p. 4o3.) Il est possible, mais ce qui est sûr, c'est que le groupe normand a toujours reconnu pour initiateur et maître, le Père Jean-Chrysostome, lequel ne doit rien au P. Lallemant. Il appartenait au Tiers-Ordre franciscain, et, de ce chef, je rattacherais volontiers à Benoît de Canfeld toute cette école. C'est un capucin, le P. d'Argentan, qui a publié les inédits de Bernières.
(2) M. Souriau estime, au contraire, que cette doctrine est peu orthodoxe. Sans entrer dans un détail qui serait ici fastidieux, je me bornerai à lui répondre que, sur tous les points qui l'ont le plus choqué, Bernières ne pense pas autrement que l'unanimité des grands mystiques, depuis le pseudo-Denis jusqu'à saint Jean de la Croix. Il est vrai qu'un fâcheux accident — le décret de l'Inquisition (1689), condamnant la traduction italienne du Chrétien intérieur, — semble justifier les critiques de M. Souriau, et d'autant plus qu'un second décret (1692) condamne également la traduction italienne des Oeuvres spirituelles, c'est-à-dire, des lettres de Bernières. Mais encore faudrait-il connaître le vrai sens, l'exacte portée de ces deux mesures. Or, voici à ce sujet quelques renseignements d'un extrême intérêt, et que j'emprunte à un des maîtres contemporains les plus autorisés, M. le chanoine Saudreau : « Un savant consulteur du Saint-Office, le P. Pie de Langogne, qui devint plus tard Mgr Sabaden, m'a raconté avoir cherché dans les archives du Saint Office. et lu le rapport de l'examinateur qui conclut à la condamnation du Chrétien intérieur... ; le livre contenait en effet quelques inexactitudes de doctrine, mais, de nos jours, m'assurait l'éminent religieux, des erreurs si légères n'entraîneraient pas la condamnation. Ainsi furent prohibés (pendant l'ardente réaction anti-quiétiste du dernier quart du XVIIe siècle) des ouvrages que les circonstances pouvaient rendre dangereux, parce que tout n'y était pas suffisamment pesé, bien que, composés par de vrais mystiques, ils donnassent d'excellents conseils, et qu'ils eussent pu faire beaucoup de bien; par exemple la Règle de perfection de Canfeld, le Catéchisme spirituel du P. Surin. » (Saudreau, La vie d'union à Dieu, 3° édition, Angers, 1921, p. 354.) A Surin, à Canfeld, et à tant d'autres insignes qui eurent le même sort, ajoutons M. Boudon, de qui le Dieu seul — livre qui avait eu Bossuet pour approbateur fut aussi condamné en 1696. A en juger sur le peu de documents dont nous disposons, il semble même que de toutes ces condamnations, ce fut celle de Bernières qui, chez nous, étonna le plus. Quoi qu'il en soit, leur pensée est assez claire. J'ajoute, pour achever de rassurer l'historien de Bernières, que le P. Pie de Langogne, l'un des intimes de Pie X, ne fut jamais soupçonné de modernisme. Comme il était capucin, il aurait voulu obtenir que le précieux livre de Canfeld fût retiré de l'Index. J'ai déjà dit que Bernières avait été édité par un autre capucin, le P. d'Argentan. D'où encore, je crois, la pieuse curiosité du P. Pie. Heureux homme, devant qui s'ouvraient, d'elles-mêmes, les archives du Saint-Office ! Quel historien ne serait jaloux de lui ? Avec cela, tout à fait d'accord avec M. Saudreau sur l'orthodoxie foncière de Bernières, je critiquerais plus sévèrement que lui les outrances de langage où s'abandonne parfois ce rare spirituel. Fénelon me parait beaucoup plus précautionné. (Cf. les critiques de Bossuet, d'ailleurs trop dures, Souriau, op. cit., p. 286, seq.) Il reste incontestable néanmoins que Bernières a toujours eu, et parmi les spirituels les plus sûrs, de fervents admirateurs. Le fameux P. Berthier l'estimait infiniment, et il a écrit des « réflexions sur les maximes de M. de Bernières » Ouvres spirituelles du P. Berthier, Paris, 1811, pp. 264-334). L'on sait enfin qu'un pieux et savant évêque de nos jours, Mer Doney, après s'être mis en règle avec la Congrégation de 1 Index, donna en 1867 une nouvelle édition de Bernières, lequel, du reste, n'avait pas cessé, jusque-là, d'être réédité chez nous. (J ai sous la main une édition publiée à Marseille, en 1834.) M. Souriau n'estime-t-il pas qu'une pareille initiative donne beaucoup à réfléchir ? Les ouvrages des mystiques ne sont pas si rares. Pour donner un nouvel essor à l'un d'entre eux, et jadis condamné par Rome, ne fallait-il pas que le très ultramontain Mgr Doney eût de fortes raisons, et qu'il fût convaincu de l'excellence foncière de l'ouvrage? Au reste, les nombreuses critiques de M. Souriau sont pleines d'intérêt pour nous. Après celles de Nicole, auxquelles nous avons répondu dans notre tome VI, elles nous montrent la réaction naturelle d'une claire intelligence, soudain mise en face des textes mystiques. Je ne citerai qu'un trait de cette discussion : Bernières ayant dit que, dans certains états mystiques, « l'on perd le goût des prières vocales, quoique très saintes », et, ce disant, n'ayant fait que constater une expérience fort commune, M. Souriau l'arrête. « On perd donc le goût du Pater? Et Jean de Bernières n'est pas effrayé de voir que sa méthode éloigne de la prière que Jésus-Christ a enseignée » (p. 264). Ce n'est pas la méthode de Bernières, c'est l'action même de la grâce qui met parfois le mystique dans l'impuissance de réciter des prières vocales. Suis-je quiétiste ? Si oui, Bossuet l'est autant que moi. Mme de la Maison-fort lui ayant posé ce cas : « Il me semble qu'entre les personnes qui ont cette oraison simple les unes n'ont nulle difficulté aux prières vocales, les autres en ont beaucoup, et quelques autres y ont une espèce d'impossibilité. Il est rapporté que la M. Marie de l'Incarnation (Acarie) ne pouvait dire un Pater de suite », Bossuet répond : « Je crois ces dispositions très réelles dans les lûmes. Il est écrit... qu'il fallut demander pour saint Ignace... la dispense de lire le Bréviaire, à cause de l'absorbement où il en était d'abord. Cela n'empêche pas que l'on ne doive, de temps en temps, tenter la prière vocale, la commencer du moins... sans gène toutefois, avec une sainte liberté ; car elle est inséparable de l'amour. » Correspond, de Bossuet, VIl, pp. 32o, 321. Ailleurs, il me semble que M. Souriau ne saisit pas tout à fait la pensée de Bernières. « O ! que de merveilles cachées, disait celui-ci, qu'il n'est pas permis d'expliquer! » Et M. Souriau : « Qui donc le lui défend ? Est-ce Jésus-Christ ? De Bernières prétend donc avoir des secrets avec Dieu ». (Op. cit., pp. 261, 262.) Mais pourquoi pas? Et, quoi qu'il en soit, ici « permis » veut dire « possible ». Bernières remarque simplement, avec tous les mystiques, que les expériences de ce genre sont ineffables.
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II. — Pour achever dignement l'histoire de ce groupe, il faudrait ajouter trois volumes à celui de M. Souriau : l'un sur M. Boudon, l'autre sur la Mère Mechtilde (1) du
(1) M. Souriau a parlé d'un autre disciple de Bernières, Mgr de Laval, premier évêque de Québec (op. cit., p. 365, seq.). Que si l'on voulait se placer au point de vue régionaliste, presque tous les membres de ce groupe devraient figurer, à côté de Marie des Vallées, du P. Eudes, de M. de Renty dans une histoire de la Normandie mystique. Ils sont tous liés d'amitié, sauf quelques orages dont je n'ai point à parler. (Cf. à tous ces noms, l'Index des 4 volumes du R. P. Boulay, Vie du R. P. Jean Eudes, et notre tome III, l'Ecole française) Ce sont là toutefois deux écoles, au sens d'ailleurs très large que nous donnons à ce mot. Eudes et Renty dépendent étroitement de Bérulle et de Condren. Pour Marie de l'Incarnation, qui n'est pas normande, j'ai déjà dit (p. 5-1o) pourquoi elle mérite d'être étudiée à part, bien qu'elle ait été intimement liée avec Bernières, et en pleine communion d'idées avec lui.
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Saint Sacrement; un autre enfin, qui prendrait la tête de cette série, et où serait étudié le véritable initiateur, l'oracle, le chef discret de toute l'école, je veux dire le Père Jean-Chrysostome, par l'intermédiaire duquel ces mystiques, d'ailleurs très modernes, continuent et renouvellent la tradition franciscaine. Beau travail certes, mais qui rentrerait à peine dans le cadre d'une histoire littéraire, et qui demanderait des recherches infinies. Quelques pages nous suffiront.
Normand, lui aussi, Jean-Chrysostome est né à Saint-Frémond, diocèse de Bayeux, vers 1594 (1). Il est mort en 1646. On ne nous dit pas son nom de famille, lI. Boudon, son biographe, ayant voulu tout « oublier de sa naissance selon la chair ». On nous apprend toutefois que, chez les jésuites de Rouen, il eut « pour maître de rhétorique le célèbre P. Caussin », détail presque aussi profane. Très jeune, il prend l'habit « dans le troisième Ordre de la Pénitence du séraphique saint François, au couvent de Picpus, proche Paris ». D'où leur goût à tous pour la pauvreté évangélique. Le très riche Bernières renonce à l'usage de ses biens ; Boudon, étudiant en théologie, mendie à la porte de Notre-Dame; il vivra d'aumônes toute sa vie. Bientôt promu aux plus hautes charges de son Ordre, Chrysostome aura eu au dehors quelque prestige.
(1) L'Homme intérieur ou la vie du Vénérable Père Jean-Chrysostome (par Boudon), Paris, 1684. M. Souriau a consacré 10 pages à ce personnage (op. cit., pp. 131-141), mais ne semble pas avoir connu la vie de Mechtilde, que nous citerons bientôt, et où il est longuement parlé du P. Chrysostome.
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On nous dit que Richelieu l'estimait grandement. Louis VIII l'envoie en ambassadeur auprès de Marie de Médicis. Autre mission, plus mystique, à lui confiée par Anne d'Autriche : il va jusqu'en Espagne examiner et consulter une voyante alors fameuse, la Mère Louise. Il eut à souffrir des contradictions et peut-être des persécutions, mais sur lesquelles nous sommes mal renseignés — dans toutes nos biographies, c'est là toujours le chapitre le plus voilé. Il a écrit nombre d'ouvrages, anonymes probablement, et qui ont dû devenir fort rares. Le minuscule « Traité de la Désoccupation des créatures », que l'on rencontre parfois, est de lui, et peut-être ce mot de « désoccupation », qui est bien venu et qu'il ne faudrait pas laisser mourir (1). Il avait fondé une « Société de la sainte abjection », dont les règlements se trouvent exposés dans une autre plaquette, que Boudon ne recommande pas à tout le monde : « Si vous êtes possédé de l'esprit humain et mondain, écrit-il, ne lisez pas ce livre, car il vous ferait mal au coeur, et vous n'y comprendriez rien. »
Avec cela, oublié très vite. Près de trente ans après sa mort, quand Boudon publia sa biographie (1684) les mystiques étaient si peu à la mode, si mal compris et déjà si blasonnés, qu'un des approbateurs, M. Marion, se demanda, non sans angoisse, quel accueil serait fait à ce revenant.
Il y a sujet de craindre, dit-il, que le Prince des ténèbres n'excite plusieurs personnes à décrier ce travail, ou au moins à en concevoir quelque mépris.
Curieux livre, d'ailleurs, qui est tout ensemble un panégyrique de Jean-Chrysostome et une autobiographie de
(1) Condamné par Bouhours (Doutes sur la langue française), employé et consacré par Arnauld, Bossuet, Mme de Sévigné et Saint-Simon. « Une parfaite désoccupation de toute autre pensée », écrit Bossuet (Correspondance, VI, p. 18). Bossuet emploie aussi a désappropriation ». Ib., p. 313. J.-P. Camus a écrit un Traité de la désappropriation claustrale.
(2) L’Homme intérieur, pp. 208, 2o9.
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Boudon, ce dernier s'étant merveilleusement assimilé tous les sentiments de son maître, et ne manquant pas une occasion de les proclamer en son propre nom. Ainsi dans cette page éclatante, qui aurait fait scandale, dix ans plus tard, si on l'avait lue dans les Maximes des saints.
Je vois donc bien ce qui tient la plupart des hommes : c'est leur propre intérêt, quoique bon et spirituel. Ils pensent plus I à vous à la mort, parce qu'ils vont tomber en vos mains, et qu'ils craignent les foudres de votre justice... Mon Seigneur, ce n'est pas que je n'honore la crainte de vos divins jugements; mais je veux de tout mon coeur vous servir dans la seule vue de vous-même, à raison de ce que vous êtes; et ce m'est une consolation de... vous crier du plus intime de mon âme... et de le laisser par écrit, ce que je voudrais avoir signé de la dernière goutte de mon sang, afin que je le die à qui je le pourrais faire savoir, que, quand il n'y aurait point d'autre vie que la présente; quand même il n'y aurait que des peines infinies et éternelles réservées à ceux qui vous servent, je voudrais vous servir..., vous aimer de tout mon coeur. O mon Souverain, quand les félicités du paradis me seraient assurées..., s'il y avait un seul degré de votre gloire à n'y aller jamais, ah ! de tout mon coeur ! Oui, ô saint ange, qui êtes destiné à ma garde, oui..., de toute mon âme, de toutes mes forces, je renoncerais à y aller jamais. Hé bien! mon aune, nous serions malheureuse ? Hé bien ! Dieu serait glorifié, et cela nous doit entièrement suffire. O Dieu seul! Dieu seul! Dieu seul! A jamais, au grand jamais, Dieu seul! 0 seuls intérêts de Dieu seul! Perte générale, anéantissement entier du propre intérêt, et temporel et spirituel ! Que mon esprit, que mon coeur.., et mon opérer s'aillent perdant heureusement en vous, ô mon divin, ô mon sacré abîme! 0 mon cher abîme!... 0 Dieu seul..., dans l'union avec Notre-Seigneur Mais Dieu très uniquement seul en toutes choses, à la vie, à la mort, dans le temps et durant toute la longueur interminable de l'Éternité (1).
Il ne m'appartient pas de discuter ces « suppositions impossibles », ce théocentrisme, peut-être un peu exalté (2) ;
(1) L'homme intérieur, pp. 67, 68.
(2) Voici, à ce sujet, les observations que le cardinal Mathieu (arch. de Besançon), biographe de Boudon, a cru devoir faire : « Que... le sens naturel des expressions employées par Boudon (sur le pur amour)..., puisse... offrir aux théologiens quelque chose d'obscur et d'inexact, c'est ce que nous n'osons pas décider. (Il ne peut y avoir de doute que sur les « suppositions impossibles ».) Tout ce que nous pouvons dire, c'est qu'il partagerait ce tort avec d'autres pieux auteurs dont l'Eglise révère également la mémoire et la doctrine. Comme eux, il a cru possible dès cette vie un état de perfection si sublime qu'il épouvante la raison humaine (?) ; comme eux, il a jugé le coeur de l'homme capable ici-bas d'un amour pour Dieu si désintéressé et si pur, si absolument perdu dans le désir de sa seule gloire, que la nature effrayée gémit et se trouble, comme si on voulait lui arracher son propre bonheur, en lui en arrachant la pensée. Comme eux, enfin, il a pu être taxé de s'être laissé entraîner à de pieux excès, à « d'amoureuses extravagances » ; mais ne peut-on pas dire de lui comme d'eux, que la grandeur de sa foi et l'ardeur de sa charité lui ont fait perdre de vue les limites jusqu'où peut s'élever ici-bas la vertu de l'homme? Son humilité ne lui permettait pas de penser que ce dévouement héroïque fût dans quelques âmes privilégiées comme la sienne un don si miraculeux et si rare, qu'il étonne et semble quelquefois scandaliser le commun des justes. » Vie nouvelle, pp. 3o2, 3o3. On voit bien la vraie pensée de l'auteur. A mon avis, l'héroïsme n'est pas de faire un acte de pur amour, mais d'être arrivé à une telle sublimité qu'on ne soit presque plus capable d'en faire d'autres. L'acte de charité que récite le « commun des justes » est un acte de pur amour. Il ne s'adresse pas au Dieu rémunérateur, comme l'acte d'espérance, mais au Dieu parfaitement aimable en soi. L'erreur implicite, la tendance profonde et chimérique, de Fénelon, était de mépriser l'acte d'espérance ; mais non pas d'exalter l'acte de charité, comme l'avait fait avant lui toute l'Eglise, et comme l'a fait vingt fois Bossuet lui-même.
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je remarque simplement que de telles pages, qui, dans le dernier quart du XVIIe siècle, auraient effarouché une foule de bons esprits, paraissaient au contraire toutes
simples aux disciples du P. Chrysostome et à beaucoup d'autres.
Le Père Chrysostome, dit encore Boudon, quand il allait aux monastères, y allait comme à une mission du pur et saint amour. A la vérité, c'est une excellente chose que de travailler aux missions pour détruire le péché, pour empêcher que Dieu ne soit offensé; mais n'est-ce pas infiniment juste de s'appliquer à le faire purement aimer ?..
Aujourd'hui (1684), c'est à peine si l'on ose annoncer a les voies du pur amour... Cependant, il serait bien à désirer qu'au moins on les publiât dans les a couvents », où « quelquefois les sermons qui s'y font, sont plus propres pour les gens du siècle que pour des personnes qui en sont séparées... O mon Dieu, envoyez des ouvriers...
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qui fassent des missions de perfection de votre pur amour » (1)! Vers le même temps (1684), Mme Guyon faisait la même prière, et se remuait, de façon peu quiétiste, pour qu'elle fût exaucée.
« Ah ! aimons donc Dieu, disait (Chrysostome) purement uniquement; et il suffit ». Il enseignait que le pur amour faisait mourir à soi-même, à toute créature, à tout propre intérêt, pour spirituel qu'il pût être..., perdait de vue toute récompense et toute peine, ne voyait ni paradis ni enfer..., mais servait Dieu tout seul, uniquement pour lui seul. Assistant un jour un serviteur de Dieu, qui se mourait, et lui ayant demandé s'il était prêt de souffrir éternellement pour satisfaire à la justice divine, et lui ayant répondu que oui, pourvu qu'il fût dans l'amour, il s'écria : Voilà ce que doit faire tout aspirant au pur amour: car le pur amour souhaite toute justice pour l'intérêt de Dieu seul, sans considérer ses propres intérêts (2).
(1) L’Homme intérieur, pp. 95, 96.
(2) L’Homme intérieur, pp. 134, 135. Ainsi, à toutes les pages du livre. Soit, par exemple, à propos des idées de Chrysostome sur les devoirs des supérieurs monastiques : « Il eût désiré que l'on se fût oublié du propre intérêt, et même spirituel, pour ne regarder que le seul intérêt de Dieu seul ; et qu'ainsi, dans cette pure vue, l'on eût demandé l'avènement de son règne, se contentant uniquement de sa gloire ; et certainement Dieu seul est infiniment suffisant. » Ib., p. 95. Il faut d'ailleurs bien comprendre que, dans leurs pensées, amour pur est quasi synonyme de mortification. Cet amour « oblige de travailler fortement... à l'anéantissement de la propre volonté ; et ne pratiquer rien, non pas même les choses les plus saintes..., par élection propriétaire, et par impulsion de nature; ainsi, qu'il faut bien se donner de garde de s'affectionner imparfaitement aux sensibilités de la dévotion... ; aimer les peines et les croix..., et particulièrement dans les voies abjectes et humiliantes ; tendre courageusement à l'exercice des vertus... » (Ib., pp. 137, 138.) Est-ce donc là une spiritualité molle ? Remarquez ce mot « propriétaire », si fort reproché à Fénelon, et qui est d'un usage courant chez les mystiques. Ainsi « pur amour » est encore synonyme de « pauvreté ». D'où le mysticisme franciscain : « Le pur amour ne peut se trouver que dans le coeur évangélique très pauvre sans réserve. » (Ib., p. 37.) Ainsi « la pauvreté souffrante, qui fait mourir les délices de la chair, et anéantit l'esprit mondain », (Ib., ib.) est tout ensemble un symbole de la pauvreté mystique ou du pur amour, et un moyen sûr de parvenir à cet état. Il va sans dire qu'on retrouve exactement la même doctrine dans le livre — même corrigé — de M. Boudon qui a été mis à l'Index, et qui a pour titre : Dieu seul, « C'est Dieu seul donc qu'on regarde dans le salut du prochain et dans le sien propre. O que c'est une bonne chose et juste de dire : je veux me sauver, car il y va de l'intérêt de Dieu que l'on se sauve !.. Mais j'aimerais mieux tout d'un coup ne penser qu'à la gloire et à l'intérêt de Dieu seul... Il faut être bien abandonné à Dieu seul, à l'égard de son éternité aussi bien que du reste : mais... c'est une chose assez peu commune que de trouver cet abandon au temps de la mort, où la vue de nos propres intérêts se réveille plus fortement que jamais. Cependant nous n'avons aux derniers moments de notre vie, aussi bien qu'en tous ceux qui ont précédé... qu'une seule chose à faire : c'est de glorifier Dieu seul..., laissant le soin de tout le reste... », Dieu seul, IXe régl.
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Des affirmations si éclatantes paraissent d'autant plus remarquables que Boudon se montrait alors plus précautionné. Il n'ignorait pas, en effet, la croissante défaveur qui pesait sur les mystiques. Mais il ne soupçonnait pas qu'un jour dût jamais venir où le principe même de l'amour désintéressé deviendrait suspect (1).
III. —L'histoire de Boudon—Henri-Marie : ainsi nommé parce qu'il a eu pour marraine la princesse Henriette-Marie, plus tard reine d'Angleterre — renferme un long chapitre, infiniment douloureux, pathétique et pittoresque, sur lequel il nous faut malheureusement attendre
(1) Dans ce livre même, il mettait en garde les spirituels contre une illusion qui, devait être condamnée, quatorze ans plus tard, avec les Maximes des saints. « Quels regrets (à la mort) d'avoir eu tant de grâces, qui nous mettaient en état de servir Dieu incessamment, non pas par une application actuelle et continue. » L’Homme intérieur, p. 69. Dans les dernières années de sa vie, écrit Mathieu, et lorsque le triste éclat occasionné par les livres de Mme Guyon lui eut appris que les âmes les plus pures étaient exposées, dans l'excès de leur dévoue ment, à mettre en avant des erreurs dangereuses, il donna une nouvelle édition de son livre (Règne de Dieu dans l'oraison mentale), et n'oublia rien pour prévenir... le reproche qu'ou aurait pu lui faire de favoriser les erreurs du quiétisme... « Nous déclarons, dira-t-il par exemple, que par les plus fortes expressions des saintes âmes que nous avons rapportées, nous ne voulons en aucune manière dire que la convoitise soit entièrement éteinte, ni l'amour-propre, et que l'on ne soit plus en danger de se perdre ; que l'on n'exerce plus les actes de foi, d'espérance et de charité, qui sont ordonnés ; que l'on ne fasse plus ni de demandes, ni d'actions de grâces ; que l'on ne prenne plus de soin de se mortifier, ni d'acquérir des vertus; au contraire, toutes ces choses se font, et avec plus de perfection que dans tous les autres états. » Vie nouvelle, pp. 301, 3o2. Pense-t-on que Fénelon eût refusé de souscrire à ces axiomes, que d'ailleurs il répète lui-même sans fin? Avec cela, il ne semble pas, qu'en France du moins, Boudon ait été personnellement mis en cause pendant la controverse anti-quiétiste. Universellement vénéré, les adversaires de Fénelon eussent commis la plus insigne maladresse en confondant les deux causes. D'après Mathieu, « plusieurs évêques et des théologiens distingués », auraient fait alors un « examen attentif » de la doctrine de M. Boudon, et l'auraient trouvé orthodoxe ? Ce qui me surprend le plus est que Fénelon et ses défenseurs n'aient pas songé à se couvrir d'une telle autorité ? Délicatesse peut-être. Assez d'innocents avaient eu à souffrir. Peut-être aussi Fénelon était-il assez peu au courant de la littérature mystique contemporaine. Cf. Vie nouvelle, pp. 3o1-3o4.
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que se soit exercée la sagacité des érudits (1). Grand
(1) Né à La Fère, en Haute-Picardie, le 14 janvier 1624, mort à Evreux en 17e2. La princesse Henriette-Marie étant venue en pèlerinage à N.-D. de Liesse, le père de Boudon, lieutenant de la citadelle de La Fère, s obtint la faveur qu'elle tint elle-même son fils sur les fonts baptismaux ». Vie nouvelle, p. 3. Les Oeuvres complètes de Houdon se trouvent dans les collections Migne, 1856 (3 volumes). Pour les livres qui out été écrits sur lui, je lis avec étonnement dans la préface de la Vie nouvelle, que nous allons mentionner : « La seule vie imprimée... est celle que donna M. Collet, vers le milieu » du XVIIIe siècle. Je possède en effet une bises raphie publiée trois ans à peine après la mort de Boudon : La vie et les vertus de feu M. Henry-Marie Boudon... Anvers, 1705. (Excellent portrait que nous avons reproduit.) Une note manuscrite, peut-être contemporaine, attribue cet ouvrage à M. de Rocquemont? C'est là vraisemblablement l’ « ouvrage français aujourd'hui inconnu », et dont une traduction allemande parut à Munich en 1738. (Cf. Grandet-Letourneau, Les saints prêtres français du XVIIe siècle, l'avis, 1897, I, p. 312.) Collet semble avoir ignoré ce livre; il ne parle en effet que de 3 vies, manuscrites, semble-t-il : l'une par M. Courtiu, prêtre de Saint-Nicolas, et ami de Boudon (Cf. l'index de l'Histoire du Séminaire de Saint-Nicolas... par M. Schoenher, Paris, 1909) ; l'autre par un prêtre des Missions étrangères ; l'autre par M. Thomas, conseiller au Châtelet. Cette dernière, communiquée par M. Thomas à M. Grandet, est probablement la notice même que ce dernier a insérée dans son recueil. (Cf. Les saints prêtres... I, p. 312, seq). — La vie de Henri-Marie Boudon... par M. Collet, prêtre de la Mission, Paris, 1753. Nouvelle édition, abrégée, en 1762 (augmentée aussi, car elle contient une Dissertation historique et apologétique sur les ouvrages de M. Boudon, qui mérite d'être lue). Malgré ses défauts, ce livre a du bon. (Sur Collet (1693-1770), cf. Féret, La faculté de Théologie de Paris..., VII, Paris, 191o.) — Vie nouvelle de M. Henri-Marie Boudon... Besançon, 1837 (par M. Mathieu (1796-1875), alors supérieur au Grand séminaire d'Evreux, depuis archevêque de Besançon et cardinal). C'est, dit-on, la meilleure. — L’ homme de Dieu seul ou le célèbre Boudon... par Jean Darche, Paris, 1863; enthousiaste et négligeable. — H.-M. Boudon ou la folie de la Croix, par M. Louis d'Appilly, Paris, 1863. Presque uniquement consacré à la grande épreuve de Boudon. L'impossibilité ( ??) de connaître le détail de cette histoire, « m'a déterminé, écrit l'auteur, à donner à ce travail une forme plus libre. En respectant la vérité historique dans tous les faits connus, j'ai suppléé, à la manière des romanciers, la mise en scène probable... L'histoire ne m'aurait pas permis de montrer l'homme de si près (??)... Mes descriptions ont été faites sur les lieux mènes... Puisse le succès de ce livre hâter la canonisation du grand archidiacre ! » D'Appilly, sans être un pré-Huysmans, ni même un pré-Ferdinand Fabre, ne manquait pas de talent. Son livre se laisse lire encore aujourd'hui. Le sujet d'ailleurs est des plus pathétiques. — Avec cela, nous attendons encore « une histoire vraiment critique de la vie et des oeuvres du saint archidiacre ». Le savant M. Alph. Auguste avait eu, et il a encore, je l'espère, le projet d'écrire cette histoire, mais il ne nous a donné jusqu'ici qu'une brochure d'ailleurs très précieuse : Contribution à l'histoire de la Compagnie du Très Saint Sacrement de l'Autel. — Les sociétés secrètes catholiques du XVIIe siècle et H.-M. Boudon... Paris, 1913. Sur la « Congrégation » que dirigeait à Paris le P. Bagot, et dont M. Boudon frit un des membres les plus actifs (Congrégation qu'il ne faut pas confondre avec la Compagnie du S. S), cf. C. de Rochemonteix, Les Jésuites et la Nouvelle-France au XVIIe siècle, II, pp. 24o-271.
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archi-diacre d'Évreux en 1654 (1), Boudon avait peut-être péché par excès de zèle dans l'exercice de cette charge, alors des plus délicates. Il avait, en effet, pour mission d'inspecter les paroisses du diocèse, de corriger les abus, et, au besoin, de punir les délinquants. Son évêque, M. de Maupas, très zélé lui aussi, l'aurait plutôt stimulé que retenu. Un de leurs plus gros soucis, à l'un et à l'autre, était, nous assure-t-on, d'étouffer la propagande janséniste. La Normandie — province alors profondément religieuse et qui, d'ailleurs, ne détestait pas la chicane — était devenue une des Vendées jansénistes, si l'on me permet cet anachronisme ; d'où la guerre plus qu'acharnée entre le parti et nos saints normands, Eudes, Bernières, Boudon. Celui-ci — l'archidiacre avait aussi à veiller sur le dogme — défendit « sous d'expresses censures, la lecture des livres suspects... Il s'attacha ensuite à rompre les assemblées secrètes, qui se tenaient dans plusieurs endroits du diocèse, et chercha, dans ses lettres, ses discours et ses exhortations, à démontrer la fausseté de la nouvelle doctrine (2). Ces coups d'autorité devaient irriter contre Boudon un grand nombre d'esprits. On s'abaisse devant.., un pouvoir au-dessus duquel on ne voit point qu'il soit possible d'appeler avec succès ; mais, quand celui qui comprime
(1) Son ami de toujours, l'abbé de Laval-Montigny lui résigna ce bénéfice, ayant été lui-même nommé évêque de Pétrée.
(2) Hermant fait une courte allusion à cette campagne : « Il y avait alors à Evreux un archidiacre nominé... Boudon..., qui avait un zèle aussi amer qu'aucun autre contre les défenseurs de la grâce ». Mémoires, II, p. 69o. Parmi ceux qui auront eu à souffrir de ce zèle, peut-être faut-il compter M. Le Mettayer. « Son mérite, écrit Thomas du Fossé, lui attira sous (M. de Maupas) beaucoup de contradictions et de persécutions de la part de ceux qui, le regardant comme un ami de M. Arnauld, faisaient retomber sur lui une partie de l'aversion qu'ils avaient conçue contre ce grand homme. » Mémoires de P. Thomas, sieur du Fossé (édit. Bouquet), Rouen, 1879, IV, pp. 115, 116. Mais voici qui est bien curieux. S'il faut en croire Collet, M. Boudon, quand il pensa mourir en 1665, aurait résigné son archidiaconé « au plus vertueux ecclésiastique qu'il connût dans le diocèse », c'est-à-dire, ajoute Collet en note, à M. du Vaucel, lui aussi grand-vicaire d'Evreux à cette date, et depuis, sinon déjà, fervent janséniste. On voudrait bien savoir quelle fut l'attitude de du Vaucel pendant la persécution que nous allons dire. Quant à la résignation de Boudon, elle fut non avenue.
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n'est que secondaire..., on cherche les moyens de se venger de la contrainte qu'il impose. » Et on les trouve toujours. Prêchant au Neubourg, en février 1665, l'archidiacre fut pris « d'une indisposition subite et violente, qui obligea de le descendre de la chaire. La paroisse (toute paysanne)... n'offrait point de maison où il fût possible de le transporter » . Une noble femme d'âge respectable, veuve et mère de famille, Mme de Fourneaux, que Boudon dirigeait depuis longtemps, et qui, d'aventure, se trouvait là, « proposa de le faire conduire à une terre qu'elle possédait dans les environs, et il accepta ses offres ». Pendant plusieurs jours, on le crut perdu. Puis il se remit, mais lentement, et pour activer sa convalescence, les médecins, qui ne pouvaient l'envoyer à Bourbon ou à Barèges, lui conseillèrent les eaux d'un petit village, « le Vieux-Conches, à peu de distance de Fourneaux ». Il leur obéit, sans penser à mal, prolongeant pour cela jusqu'à Pâques son séjour chez Mme de Fourneaux. N'eût-il jamais quitté sa pauvre maison d'Evreux, où il vivait seul, on lui eût prêté quelque autre maîtresse, mais les circonstances ayant ainsi facilité la besogne de ses calomniateurs, on ne chercha pas plus loin.
« Les premières attaques... vinrent de quelques-unes de ces personnes qu'on est convenu d'appeler dévotes », par antiphrase sans doute. Puis on en vint aux libelles. Organe, je pense, de ceux de ses confrères « dont Boudon avait été contraint de réprimer les désordres », un prêtre donna le signal, mais sans grand succès. Le pamphlet, par trop absurde et grossier, « fut bientôt suivi d'un autre plus dangereux et plus perfide, à cause de la réputation et des talents de celui qui l'avait composé. C'était un religieux que (nos) manuscrits s'abstiennent de nommer... Il paraît que les emplois dont il était revêtu dans son Ordre et l'austérité de ses moeurs donnaient à son témoignage une autorité, dont on devait avoir autant de peine à se défendre, qu'il avait toujours soigneusement
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dissimulé les opinions secrètes qui l'irritaient contre Boudon, et qu'il servait le ressentiment des jansénistes, sans paraître tenir en rien à leur parti. » Ainsi, l'abominable machination qui allait ruiner, pendant huit ans, l'honneur d'un saint prêtre, d'un saint tout court, et que l'Église canonisera peut-être, aurait eu pour auteur un ami secret de Port-Royal. C'est fort possible, mais non pas certain. Aux critiques de décider. N'oublions pas, du reste, que, parmi les très nombreux complices de ce malheureux, beaucoup n'étaient pas de Port-Royal (1).
Nous devons abandonner aussi aux savants la suite de cette histoire que le biographe de Boudon a rendue inextricable. Sa préoccupation manifeste est de disculper, autant que possible, non pas certes le saint homme dont l'innocence, d'ailleurs proclamée plus tard par celui-là même qui avait ourdi le complot, ne fait aucun doute, mais les nombreux personnages ecclésiastiques, et surtout le pieux évêque d'Évreux, qui eurent la déplorable faiblesse de ne pas mettre les calomniateurs à la porte, de les écouter, de les croire. Pourquoi ne pas dire franchement qu'avec la meilleure foi du monde, ils se sont lourdement, piteusement et cruellement trompés? Sur le point de prendre la potion que lui présente son médecin, Alexandre reçoit une lettre où on l'avertit que ce médecin s'apprête à l'empoisonner. D'une main il porte la coupe à ses lèvres, de l'autre il tend la lettre au calomnié. Belle scène, et qui, grâce à Dieu, se reproduit encore tous les jours parmi nous, d'une manière ou d'une autre. À qui fera-t-on croire qu'en n'imitant pas cet exemple, peut-être héroïque, M. de Maupas ait rempli tout son devoir d'évêque et d'ami (2) ?
(1) Mathieu ignore manifestement les bonnes méthodes, et tout comme lui, son prédécesseur Collet. Celui-ci, d'ailleurs peu suspect de sympathie à l'endroit des jansénistes, s'exprime sur toute l'affaire d'une façon très obscure.
(2) Si, comme l'auteur de la Vie nouvelle tâche de se le persuader, Maupas n'avait jamais vraiment douté de l'innocence de Boudon, l'acharnement qu'il mit à persécuter le calomnié aurait été criminel.
Collet, plus indépendant que Mathieu, a là-dessus une page fort curieuse : « Plein de respect, dit-il, pour la mémoire de M. de Maupas, je ne l'ai vu qu'avec peine prendre le change sur le compte d'un homme, que la vertu avoua dans tous les temps, et qui fit toujours un honneur infini à la religion... On sait après tout que ni les premières places, ni les meilleures intentions ne sont pas toujours à l'abri de la surprise ; que Miphiboset peut, même au tribunal de David, échouer sous les artifices de Siba... ; l'illustre Epiphane céder pour un temps à ses préjugés contre saint Chrysostome. Heureux encore, et les historiens, et ceux pour qui ils travaillent, quand ils ne trouvent pas dams les supérieurs cette indomptable fierté de jugement, qui les attache jusqu'à la fin au parti qu'ils ont une fois embrassé, et qui, contre les lois que Rome païenne respecta, leur fait regarder comme coupables des hommes, toujours mal jugés, parce qu'ils n'ont pas été entendus. Mais c'en est trop sur un article où les leçons sont aussi inutiles qu'elles seraient nécessaires. » (Préface de l'édition de 1762.) Le Bx P. Eudes s'étant aussi déclaré contre Boudon ; son biographe, le P. Boulay estime, au contraire, qu'à la place de M. de Maupas nous eussions fait ou dû faire comme lui. « Eh ! franchement, aujourd'hui encore, qui donc, étant dans la même situation, ne partagerait pas quelque peu les ressentiments ( !) de l'évêque et n'approuverait en partie sa conduite?» ( Vie du V. Jean Eudes, IV, p. 131.) Les ressentiments ? C'est qu'en effet, Mme de Fourneaux était allée faire une scène à l'évêque. En quoi ce détail change-t-il le fond du débat ? Et encore : « Nous croyons, nous (à l’encontre du card. Mathieu), que, si les mêmes faits se passaient aujourd'hui, les gens les plus estimables, et qui n'auraient point la correspondance du pieux archidiacre pour expliquer sa conduite, la blâmeraient de même, ne pouvant la juger que par les circonstances extérieures, c'est-à-dire par le scandale fait autour de sa personne ». Ib. , pp. 13o, 131. Pour moi, je croyais avoir entendu dire qu'il s'était fait jadis un certain scandale autour de Notre-Seigneur, si éclatant même que le Prince des prêtres en avait déchiré sa robe. Et je crois aussi qu'aux yeux des « gens estimables », nul accusé n'est coupable aussi longtemps qu'on ne l'a pas convaincu. Il est vrai que ni M. de Maupas ni le P. Eudes n'avaient en mains la correspondance de Boudon, publiée au milieu du siècle dernier; mais il est également vrai qu'ils n'avaient aucune preuve contre lui. Des rumeurs, des libelles, de vagues enquêtes, et menées, Dieu sait comment ! aucun appareil de justice.
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On dit — c'était l'avis du P. Eudes, l'un des intimes de Maupas — que Boudon eût mieux fait de céder pour un temps devant l'orage, de disparaître. Autant s'avouer coupable, et déshonorer du même coup celle qu'on lui donnait pour complice. J'avoue du reste que la prudence du serpent n'était pas son fort. « Il écrivait, par exemple, à une personne que (ces rumeurs) avaient remplie d'inquiétude; « que les bruits qui couraient à Evreux étaient des bruits de rien, et que s'en mettre en peine était se mettre en peine de rien (1). » Et encore :
(1) Vie nouvelle, pp. 189, 190.
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Pour ce qui est des recherches que vous me mandez qu'on fait de moi, si vous voulez savoir le fond de ma vie, je vous dirai sans détour qu'elle est plus remplie d'ingratitude que celle des démons, et que, ce qui m'appartient avec justice, c'est l'enfer... Au reste, il n'y a point de grâce pareille à celle d'être crucifié avec Jésus-Christ... Bienheureux celui qui peut dire qu'il est comme la balayure et l'ordure du monde !
Ainsi parlait-il sans doute jusque dans les justifications qu'il dut présenter à l'évêque, et que celui-ci, du reste, ne semble pas avoir écoutées. Son siège était fait. Mais,
à vrai dire, quel accusé embarrassant! Boudon avait à résoudre un problème des plus compliqués. D'une part, il ne pouvait pas avouer, le mensonge étant défendu ; d'autre part, il eût voulu ne pas perdre une goutte de ce calice qui s'offrait à lui; savourer longuement la suprême humiliation qui, en achevant de le rendre méprisable à
toutes les créatures, le convertirait enfin pour tout de bon à « Dieu seul ».
Par un reste de pitié, et pour lui éviter la honte d'une révocation en forme, on l'invitait sous main à donner sa démission de grand-vicaire. Il refusa, et, du point de vue serpent, je crois qu'il eut bien raison, mais lui, pour des motifs de colombe. Il écrit, en effet, au prélat lui-même que,
s'il ne se rend pas à l'expédient qu'on lui propose, c'est parce qu'en l'acceptant, il ferait une action indigne de l'honneur qu'il s'était toujours fait d'être méprisé et anéanti pour Jésus-Christ, et qu'ainsi il avait pris le parti de s'abandonner à tout ce que la bonté et la providence de Dieu permettrait qu'il lui arrivât (2)
Il accepte donc cette disgrâce officielle, mais en revanche il garde sa charge d'archidiacre, que l'évêque n'a pas le droit de lui enlever. Bien mieux, il en remplit tous les
(1) Collet, op. cit., pp. 142, 143.
(2) Vie nouvelle, p. 197.
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devoirs ordinaires, comme si de rien n'était. Les prêtres de sa juridiction eurent beau l'accabler d'injures, « aucun d'eux ne put lui faire changer l'ordre qu'il avait établi dans ses visites… Il prétendit toujours connaître des mœurs du clergé et du peuple, et de la décence de tout ce qui concernait le culte, et soutint contre tous l'autorité, qui lui appartenait, de réprimer les scandales et les abus (1) » de les réprimer, et à la manière forte — excommunication, interdit; — quand besoin était. En d'autres temps, nous lui eussions conseillé peut-être moins de promptitude à tirer le glaive, mais avouez qu'il fait belle figure à cette heure où son évêque le persécute de toutes les façons, où les prédicateurs l'injurient du haut de la chaire, où pas un prêtre n'ose se montrer dans la rue à côté de lui (2) ! Beau mélange, et très harmonieux, de majesté sacerdotale et d'humilité. En son âme et conscience, il est persuadé que Henri-Marie Boudon vaut moins que Judas, et que ceux qui le couvrent de boue lui font justice, mais dès que sonnent les cloches de la Visite, place, place au grand archidiacre d'Evreux! Pour concilier ainsi les contraires, il n'y a que les saints.
Au début il continuait de même son apostolat — sermons; retraites; missions — en dehors d'Évreux; mais M. de Maupas, logique d'ailleurs avec lui-même, n'avait que trop de moyens pour faire le vide autour du saint homme. Tant et si bien que la zone d'infamie s'étendit bientôt jusqu'à la capitale, et même plus loin. Le prélat fit plusieurs voyages à Rouen, « afin de voir lui-même les
(1) Vie nouvelle, pp. 269, 27o.
(2) « Il se trouva jusque chez les ursulines d'Evreux, une religieuse dont les ridicules et inconvenantes imputations à son égard étaient faites pour révolter le bon sens autant qu'elles blessaient la modestie. Cependant telle était la préoccupation de M. de Maupas... qu'il ajouta foi aux prétendues révélations de cette fille, qui assurait savoir de la sainte Vierge qu'il était selon la velouté de Dieu qu'on forçât Boudon à quitter le diocèse. » Vie nouvelle, p. 249. Singulière idée que l'on se fait des grâces mystiques : une religieuse divinement appelée à suppléer le juge d'instruction!
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personnes qui recevaient encore Boudon avec égards... Il resta trois heures chez M. Fossillon, curé de Saint-Nicolas, pour tâcher de détruire l'estime que cet ecclésiastique conservait encore pour son archidiacre (1). » M. Fossillon écoute, sceptique; il promet néanmoins de ne plus voir le pestiféré.
Douloureux acharnement, inspiré d'abord par le zèle le plus sincère, entretenu par des conseillers perfides, et d'ailleurs exaspéré par la résistance passive et sereine de Boudon. En butte, lui aussi, aux mêmes importunités, l'archevêque de Rouen — François de Harlay, demain archevêque de Paris — Harlay, plus expert, j'imagine, que M. de Maupas en ces matières délicates, écoute avec une déférence narquoise les doléances du candide vieillard, il gémit avec lui sur la fragilité humaine, et le renvoie presque satisfait. Les deux prélats discutant par le menu cette aventure, quelle scène de haute comédie ! Harlay, du reste, ne permet pas que l'on empêche Boudon de célébrer dans les églises de Rouen, il le reçoit chez lui, l'assure qu'il ne doute pas de son innocence, mais il s'en tient là. A ne pas rougir de leur ami, à le confesser publiquement, je ne vois qu'une poignée de héros : les carmes déchaussés de Rouen, un couvent de Paris et la Mère Mechtilde. M. de Bernières, le P. Chrysostome ne sont plus là : les saints, le P. Eudes lui-même l'abandonnent; et cela dura de huit à neuf ans (juillet 1665 ? — décembre 1674 ?) (2).
(1) Vie nouvelle, p. 244. « M. de Maupas fut surtout secondé (dans sa propagande) par M. Mallet, archidiacre de Rouen » (Vie nouvelle, p. 246), celui-là même qui doit s'attirer plus tard les colères du grand Arnauld.
(2) Magnifique sujet de roman, comme l'on voit, et qui, d'ailleurs, a été fort bien traité par Trollope (The last chronicle of Barset). Il s'agit d'un prêtre injustement soupçonné de vol. Ceux qui s'obstinent à innocenter M. de Maupas feraient bien de lire ce livre. — Quant à l'histoire de la réhabi4itation elle est également fort obscure. Tant de sérénité d'une part, tant de violences de l'autre, auront insensiblement ouvert les yeux de beaucoup — l'évêque excepté. Sur le coup de théâtre qui acheva de dessiller presque tous les yeux, voici la version, assez animée, de Collet : « Entre tous les ennemis de l'archidiacre, il y en avait un dont les coups étaient d'autant plus dangereux qu'ils partaient d'une main plus mesurée. Or il arriva... que cet homme si grave, si accoutumé à être l'oracle de son évêque, fit une de ces chutes épouvantables, qui ne se pardonnent point, et que cette chute lui fut reprochée publiquement par la personne qu'il avait séduite, ou peut-être par qui il s'était corrompu. (Certains indices, notamment le désarroi où nous l'allons voir, semblerait montrer que ce fut là sa première chute; et qu'au moment où il entreprit sa campagne contre Boudon, il n'avait rien à se reprocher, de ce côté-là s'entend.) Dans le trouble énorme... que causa un coup si assommant, ce malheureux... alla... trouver (l'archidiacre) Il s'offrit de rétracter par un désaveu public les calomnies qu'il avait avancées contre lui. Et, sur ce que Boudon.. le lui défendit, il sut le faire sans l'offenser. Il se mit sous sa conduite; il lui ouvrit dans le sacré tribunal son coeur et ses plaies. Il quitta tout pour vivre presque aussi pauvre que sou directeur. Il mourut enfin entre ses bras. » Collet, op. cit., pp. 194, 195. Au moins en gros, tout ceci parait exact. Sur le changement qui s'opéra dans l'esprit de l'évêque, on sait peu de chose. « Nous ignorons, écrit Mathieu — corrigeant sur ce point la version très romancée de Collet —, si cet événement (la conversion du calomniateur) dissipa tout à coup les préventions de M. de Maupas... Quoi qu'il en soit, le retour de son estime suivit de près cette circonstance, et il ne tarda pas à en donner à Boudon les marques les moins équivoques. Il est fâcheux que (nos manuscrits nous donnent) si peu de détails sur cette réconciliation... Il voulut qu'il prêchât devant lui dans la cathédrale depuis le premier jour de l'an 1674 jusqu'à la septuagésime; enfin il insista surtout pour qu'il reprit l'habitude de n'avoir point d'autre table que la sienne. » Vie nouvelle, pp. 284-286. Comme il fallait s'y attendre, plusieurs conserveront, à l'endroit de Boudon, une vague défiance. « Je ne visite, écrit-il, et ne suis visité de presque personne... Pour celles qui se rencontrent à l'évêché, je remarque avec une sainte joie que, dès lors qu'il se retire un peu..., personne ne s'approche de moi ; ou bien, quand je suis avec les personnes, elles me quittent. Je suis une créature de rebut. » (Vie nouvelle, p. 413.) Je n'ai rien dit de Mme de Fourneaux : aux yeux de quiconque iniquitatem odio habet, la pauvre femme n'est pas moins digne d'intérêt que Boudon. Chose vraiment prodigieuse, quelques historiens ne seraient pas loin de détourner sur elle une partie au moins du scandale. En tout cas, on l'abandonne d'un coeur léger à sa tragique infortune. Elle est femme, je l'avoue, mais manquer à ce point d'esprit chevaleresque, c'est manquer d'humanité. On sait bien qu'elle est innocente, mais on ne lui pardonne pas d'avoir protesté violemment contre cette suite d'abominations. Elle devint folle, dit-on, et serait allée jusqu'à Versailles plaider sa cause devant le roi.
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IV. Après cela, j'aurais honte de répéter que Boudon est un écrivain médiocre. C'est l'esprit encore rempli de ces tristes et admirables scènes qu'il faut aborder la lecture de ses ouvrages. Facere et docere. Ce qu'il nous enseigne de plus héroïque, il l'a pratiqué; ses principes les plus mortifiants, il les a vécus. Le « Dieu seul » qu'il répète à satiété est autre chose, sous sa plume, qu'un refrain de cantique ou qu'une amorce oratoire ; cette « balayure du
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monde » a le droit d'écrire un livre sur les saintes voies de la Croix.
Au cours de sa longue épreuve, il a beaucoup réfléchi, mais de très haut, si l'on peut dire, sans un atome d'aigreur, et, au contraire avec un merveilleux détachement, sur « la contradiction des bons », sur «l'abandonnement des créatures, et particulièrement des amis ».
Ceux qui sont à Jésus-Chrit... souffrent des hommes en des manières différentes. Il y en a qui les persécutent par envie... ; parce que leur bonne vie est contraire à leurs oeuvres... parce que l'ardeur de leur zèle travaille... à les réformer et à établir une sainte discipline.
Pour ceux-ci, pas n'est besoin d'en dire plus long ; leur cas est banal.
Il y en a d'autres qui les poursuivent, pensant rendre service à Dieu, agissant avec des intentions droites et bonnes. Or, entre ceux-ci, il s'en rencontre qui poursuivent les gens de bien sans aucun péché, Dieu permettant qu'ils aient des fondement justes pour le faire.
Soit, par exemple, d'après le P. Louis du Pont, « l'exemple du glorieux saint Joseph, qui soupçonna la très sainte Vierge », Mais de tels cas ne doivent pas non plus nous arrêter : en effet,
le nombre de ces personnes est très rare, la corruption de la nature, l'amour-propre, les recherches secrètes du propre intérêt se rencontrant presque partout. Souvent donc la nature corrompue se mêle avec les intentions les plus droites: soit parce qu'on prend les choses avec trop de chaleur, qu'on les pousse trop avant, que l'on veut en venir à bout avec trop d'empressement, que l'on a peur de paraître y avoir été trompé ; soit parce qu'on se laisse trop prévenir, se rendant trop facile à écouter les accusations, se préoccupant l'esprit, se remplissant la mémoire des fautes que l'on objecte, sans penser avec assez de loisir aux raisons contraires; soit parce que l'on donne trop de lieu à l'opération du démon, qui, voulant... s'emparer
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de l'imagination, grossit les espèces, remue et agite les passions, en sorte que l'on est peu susceptible des véritables raisons que l'on n'entend presque pas.
Il a dit lui-même, dans une lettre intime, qu'un jour qu'il était venu à l'évêché pour présenter sa défense, le bon évêque s'endormit bientôt.
Nous en avons un illustre exemple (à Évreux? non) en la personne de l'un des supérieurs du V. P. Jean de la Croix... Or ces personnes, avec toutes leurs bonnes intentions, ne laissent pas d'être coupables... Il y a de leur faute à se laisser tromper... Enfin c'est une chose fâcheuse de faire souffrir les serviteurs de Dieu avec toutes les bonnes intentions que l'on a; et le démon s'en sert pour ses desseins.
Il est vrai que « Dieu tout bon a sa gloire pour fin dans l'exercice de ses serviteurs » ; mais ce mal, dont il saura tirer le bien, n'en reste pas moins un très grand mal.
Les piqûres des mouches à miel, disait Notre-Seigneur sur ce sujet à une sainte âme, sont bien plus douloureuses que celles des autres mouches. On ne manque pas de dire que les accusations sont prouvées, puisque des gens de probité condamnent ceux contre lesquels elles sont faites. On croit que ces gens, qui ne sont pas des novices en fait de vertu, et qui ont beaucoup de lumières, ne se trompent pas... Ainsi l'on conclut à la condamnation des personnes sans en avoir le moindre remords de conscience : et voilà l'anéantissement de ces âmes exercées, que Dieu prétend par ces voies, et qui n'arriverait pas si les méchants étaient les seuls qui leur fussent opposés (1).
A le voir si paisible, qui se douterait qu'il raconte son propre supplice? Ferme néanmoins et suavement inflexible. Il ne songe point à venger sa propre injure, vingt fois pardonnée ; mais il veut que les Maupas de l'avenir, que les pieux bourreaux « prennent garde de ne pas seconder
(1) Les saintes voies de la Croix, livre II, chap. VII.
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les desseins de (l') esprit infernal » ; et qu' « il y a de leur faute à se laisser tromper ». Quant à la victime, qu'elle réalise son bonheur :
Nous nous plaignons souvent de ce qui doit faire le sujet de nos joies, et lorsque nous pensons être les plus misérables, c'est alors que nous sommes les plus heureux. Cette vérité est toute éclatante à ceux qui se servent des lumières de la foi au sujet des délaissements des créatures, et spécialement des amis.
Remarquez la profonde humanité de ce dernier adverbe. Sur ce point, comme sur les autres, les saints, avec leur héroïsme, sentent comme nous.
Il est vrai que l'abandonnement, surtout des personnes amies, des proches, ou de ceux que l'on a beaucoup obligés, est une des choses du inonde la plus sensible. Le bienheureux Henri de Suse, ayant été accusé par une malheureuse femme de lui avoir fait un enfant, qu'elle lui porta et lui laissa entre les mains, voulant se consoler avec quelques-uns de ses amis spirituels, en fut grandement rebuté; ils ne voulurent pas même lui parler. C'est ce qui est assez ordinaire : on ne voit pas volontiers les personnes humiliées. Or le saint homme avoua que ce lui fut un coup très sensible... Cependant le chrétien, qui est un homme de grâce..., trouve des biens inestimables dans les privations les plus rigoureuses de la nature... Dieu est où les créatures manquent (Notre-Seigneur délaissé de tous)... Ces vues, si l'âme en est un peu pénétrée, donnent plus d'envie de l'abandonnement des créatures que de crainte. Non, non, que la nature frémisse tant qu'elle voudra, que l'esprit humain raisonne..., ce spectacle d'un Dieu-homme ainsi délaissé, inspire un amour incroyable pour tous les délaissements possibles... Le dessein que j'ai pris de ne faire qu'un petit abrégé de la matière, en cet ouvrage, m'arrête. Il y aurait de quoi écrire ici pour le reste de la vie.
O les douces, heureuses et agréables nouvelles, lorsqu'on nous vient dire que tout le monde nous quitte, et les personnes mêmes dont on ne l'aurait jamais pensé. Allez, dit l'âme, allez, créatures, retirez-vous à la bonne heure! Vos éloignements nous sont de douces approches du Créateur. Ah! que l'échange en est heureux !... Nous faisons... comme ces gens
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qui tombent dans quelque abîme; ils se prennent partout où ils peuvent... Hélas ! voilà ce que font les pauvres créatures, qui sont attirées et appelées à la glorieuse perte d'elles-mêmes, en l'abîme de l'Etre de Dieu... Elles s'attachent à ce qu'elles rencontrent; il faut qu'elles ne trouvent plus rien, pour se laisser abîmer (1).
Après tout, il n'écrirait pas plus mal qu'un autre, s'il n'était, et au sens rigoureux du mot, intarissable. Nous venons de le prendre sur le fait. Il constate qu'il en a dit assez, qu'il doit s'arrêter. Il promet de le faire, et il continue de plus belle. Ainsi toujours, même dans les nombreuses biographies qu'il a composées, et où son abondance devient presque intolérable. Sa vie du Père Chrysostome commence par une dédicace de trois pages à la sainte Vierge; suivie d'une autre dédicace à tous les saints, également de trois pages. Après un chapitre sur « les sentiments » de Chrysostome, à « l'égard de la supériorité », il en commence un autre, qui a pour titre : « Un mot du bonheur de l'état régulier », et ce mot dure six pages; à quoi succède une « élévation au Père éternel ». Il lui arrive néanmoins, et plus souvent que je ne l'aurais cru d'abord, de se laisser lire. Ainsi, dans ce même ouvrage, la longue digression, que je vais citer, et qui a pour titre : Soupirs sur la foi languissante des vérités que nous croyons :
Seigneur, prêtez l'oreille à mes paroles... J'ai crié vers vous... C'est en votre présence que j'expose toutes mes peines... Ma vie s'affaiblit dans ma douleur, et mes nuits se passent dans les gémissements, parce que les vérités sont affaiblies parmi les enfants des hommes, et languissent même parmi ceux qui vous servent... Hélas! nous croyons qu'il fait bon être saint, et après cela, à peine faisons-nous rien pour être saints... N'avoir que... des vénérations sacrées pour la sainteté, sans se mettre en peine d'arriver à la sainteté.
(1) Les saintes voies de la Croix, livre II, ch. VIII.
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Long développement sur le bonheur des saints.
Si, après cela, j'interroge les hommes sur ces vérités, ils me répondent qu'elles sont incontestables... Mais comment accorder cette créance avec leurs oeuvres ? Comment peut-on croire; ce que l'on croit, et faire ce que l'on fait ? Que j'aille en esprit dans toutes les villes : j'y verrai les rues pleines de boutiques...; dans les campagnes.... Enfin si je demande à tous ces gens, et à tous les autres, qui vivent dans cette terre d'exil, quel est le sujet de tous leurs travaux..., ils me diront que c'est ou l'honneur, ou le plaisir, ou le bien; et, en le disant, ils disent vrai. Si je les interroge ensuite s'ils croient que ces honneurs ou biens temporels sont comparables à ceux que l'on possède dans l'éternité bienheureuse, ils me répondent sans hésiter qu'il n'y a aucun rapport. Si je poursuis..., ils s'excuseront sur leur peu de foi et leur faiblesse.
Patience! je ne vous ai rien promis d'imprévu, mais seulement ce je ne sais quoi qui fait que, malgré tout, on reste jusqu'à la fin du sermon. — Nulle excuse : puisque Dieu nous appelle tous à la sainteté, il nous donne les moyens d'y arriver.
Mais, ô mon Souverain, comment est-il possible qu' (on) ne fasse pas bon usage d'une grâce si précieuse ? Cet homme, qui fait tant de choses, qui souffre tant de choses pour ce qui ne fait que passer ! Ici..., je sens mon esprit défaillir et se perdre dans un abîme d'étonnement. J'entends, je vois que la plupart du monde s'étonne de voir un saint; mais j'ose le dire en votre présence, je ne vois rien d'étonnant de trouver quelques personnes saintes; mais (bien) qu'il y en ait une seule qui ne le soit point.
On devine l'amplification fatale : si l'on m'offrait « une terre de cent mille livres de rente », à la seule condition « de faire un voyage pour aller recevoir ce don... » Bref,
considérant attentivement ces vérités, je ne puis concevoir comme il y a une seule personne au monde qui ne soit sainte. Et pourtant je dois bien jeter des rugissements, par le gémissement de mon coeur, sur l'excès de mes misères, qui m'éloignent de cette grâce.
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Qu'il faudrait peu de chose pour rendre cette méditation parfaitement belle ! La sincérité et la chaleur de l'inspiration ne sont pas douteuses; ce va-et-vient de l'argumentation bonhomme au frémissement lyrique est assez émouvant; il rencontre même d'ici de là quelques formules denses et prenantes, mais qu'il éprouve infailliblement le besoin de vulgariser ou d'alourdir aussitôt. La fin, plus calme, vaut beaucoup mieux que ce dernier paroxysme, qui l'a laissé hésitant entre rugir et gémir :
Je sens que mon coeur s'enflamme au dedans de moi, et qu'il s'y allume un feu, pendant que je médite ces choses. Ma langue vous dit : Seigneur, faites-moi connaître ma fin... Je vois que vous avez mis une courte mesure à mes jours, et mon être est comme le néant à vos yeux. Certes, tout homme vivant est un abîme de vanité : car l'homme passe comme l'ombre, et c'est en vain qu'il s'agite de trouble. Mais pour moi, quelle est mon attente? N'est-ce pas le Seigneur... ? Ne demeurez pas dans le silence, parce que je suis étranger et voyageur devant vous, comme l'ont été tous mes pères; donnez-moi quelque relâche, afin que je reprenne mes forces, avant que je m'en aille, et alors je ne serai plus.
Remarquez l'apaisement que produisent en lui ces vieux textes bibliques ; remarquez aussi comme la Bible paraît neuve, dès qu'un vrai croyant la fait sienne ; remarquez enfin, dans ce qui va suivre, la transition de la prière de tous aux aspirations proprement mystiques.
Rendez-moi la joie de votre salutaire... Donnez à votre pauvre serviteur des jours pleins, pleins de votre foi, pleins de votre grâce, pleins de votre Saint-Esprit... Je ne désire et ne veux aucun jour de l'homme. Que tous les jours qui me restent soient de ces jours que vous avez faits : jours de votre gloire, où la nature, où les créatures n'aient plus de part; jours de vos saints, où, ne vivant plus à eux-mêmes par une continuelle mort à tout l'être créé, ils ne vivaient plus que de votre divine vie.
C'est uniquement où vont mes désirs...; c'est l'unique prétention qui me reste en ce bas monde. Ou en sortir, ou n'y être plus que pour vos seuls intérêts; ou mourir, ou ne vivre
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plus que pour vous et de vous ; ou n'y faire plus rien, on y faire tout pour votre seul honneur;... ou n'avoir plus d'esprit, ou ne l'occuper que selon vos desseins; ou n'avoir plus de mémoire, ou la remplir de votre souvenir; ou n'avoir plus de coeur, ou vous aimer tout seul... Je laisse ces vœux et ces soupirs sur le papier, et dans l'histoire de votre bon et fidèle serviteur (Chrysostome), afin que, tant qu'elle durera, ce soit comme une voix, qui cric incessamment aux oreilles de vos plus grandes miséricordes (1).
« Les amis de Boudon auraient désiré qu'il joignît à cette touche si vive et si entraînante de ferveur et de zèle..., un peu plus d'attention à soigner son style, et à le rendre plus correct et plus soutenu. » « Il est vrai, répondait-il à l'un d'eux,
que j'écris d'une manière bien simple et très éloignée de ce qu'on appelle le beau style du temps. Je conviens qu'on n'y trouve pas ce qui plaît à l'homme; mais en vérité, je ne désire pas plaire aux hommes (2).
Sophisme têtu, auquel il revient sans cesse. Il n'a pas ,compris. On ne lui demande pas de ciseler ses phrases, mais uniquement d'éviter le verbiage ; on ne l'envoie pas à l'école de Bouhours, mais à celle de saint Paul. La simplicité de l'Évangile? Eh ! tant qu'il voudra, mais pense-t-il que l'Évangile soit ennuyeux ? Ubi verba plurima, ibi frequenter egestas. Gardons-nous toutefois de l'irriter sur ce point, « hommes animaux» que nous sommes ; car il serait d'humeur à prendre l'offensive et à nous dire que nos livres à nous, férus de littérature, ne se vendent point. Dans le magnifique passage que je vais citer, sous couleur de défendre son maître et modèle, le P. Chrysostome, il venge sa propre querelle. A lire de tels livres, dit-il,
pour peu de disposition que l'on ait à être à Dieu, l'on
(1) L’Homme intérieur, pp. 233-241.
(2) Vie nouvelle, pp. 293, 294. Il ajoute : « Feu M. Robert, approuvant un de mes livres, je le priai d'y laisser quelques mots qu'il ne trouvait pas bons dans notre langue, ce qu'il fit. » Il fit bien.
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sentira bientôt son coeur touché de son amour. C'est le propre de tout ce qui part de son Esprit divin, à la différence des productions de l'esprit humain, qui ne font qu'éclairer bien faiblement, et qui n'ont rien pour la volonté... Ordinairement il n'y a pas grande bénédiction aux paroles et aux ouvrages où il y a beaucoup de l'homme, et peu de la grâce; ce que l'on voit assez souvent en des sermons et en des livres, composés avec bien de la peine et avec beaucoup d'étude, mais avec peu d'esprit de Dieu, à raison de la recherche de la nature qui s'en est mêlée, et des vues de la créature qui y ont eu part.
Sophisme, sophisme : on peut se donner beaucoup de peine, et n'écrire que pour Dieu. Admone... ad omne opus bonum paratos esse... Quinque talenta tradidisti nabi. S'ils eussent manqué aux règles de la prosodie, Grégoire de Naziame ou Prudence nous toucheraient-ils davantage?
Tout au contraire, l'on entendra des discours, l'on verra des ouvrages sans agrément, et sans tous ces ornements d'éloquence qui enrichissent si agréablement les productions des savants,
et de quelques saints ;
qui, ayant peu de l'homme, et étant tout pleins de Dieu, ont des effets admirables. Le saint livre de l'Imitation... est un témoin irréprochable de cette vérité (1).
L'on en pourrait citer plusieurs autres, que l'on peut dire être aux soins de la divine Providence, comme ils en sont les purs effets.
(1) Voici, à ce sujet, une remarque de son biographe Collet (assez homme de lettres, soit dit en passant). « Pour moi, je pense... que, pour écrire au goût du siècle..., il ne faudrait, avec un peu plus de tournure et de critique, que les matériaux dont il (M. Boudon) a fait usage. Mais ses écrits, parés à la moderne, ne perdraient-ils rien de l'onction qui en fait le prie? C'est une question que je résoudrais volontiers, en demandant si l'admirable livre de l’Imitation vaut dans les vers de Corneille, ou s'il vaudrait dans le beau style de Castalion, ce qu'il a jusqu'à présent valu dans sa basse et simple latinité. » Et en note : « Sébastien Castalion a donné en beau latin quatre Livres de dialogues, qui contiennent les principales histoires de la Bible. Mais quoiqu'il se fût brouillé avec Calvin et avec Théodore de Bèze, il y a mis des traits de la doctrine de ces deux novateurs. » La vie, p. 489. Cette évocation de Castalion est fort curieuse. Collet, j'imagine, venait de faire connaissance avec ce beau style. Pour le reste, il va sans dire que nous goûterions sans réserve les livres de Boudon, s'ils avaient le même mérite littéraire que l'Imitation. Langue et style, cela fait deux.
258
Les Évangiles eux-mêmes ne sont pas de « purs effets »
de la Providence ; l'homme y a sa part. Mais, comme toujours, Boudon prend le premier mot qui lui vient à la plume. Une minute de réflexion, et devant Dieu, lui eût
fait comprendre qu'à parler de la sorte, il frôle d'assez près l'illuminisme, qu'il rend la Providence responsable, non seulement de ses propres négligences — ce qui serait déjà téméraire — mais de ses inexactitudes, de ses imprudences, peut-être de ses erreurs. Ce qui suit est beaucoup plus impressionnant
Ainsi on voit ces petits ouvrages, qui semblent si peu aux yeux des savants, être traduits en toute sorte de langues, et après avoir paru dans l'Italie, dans la France, dans l'Allemagne, dans l'Espagne, dans la Pologne, et dans toute l'Europe, passer jusqu'aux nations les plus éloignées des autres parties de la terre (1), et pendant que de grands et de savants ouvrages, qui ont bien fait suer leurs auteurs, pour ainsi dire (2), qui leur ont coûté bien des veilles, bien de longues recherches,
il oublie que lui-même, avant d'écrire, il a beaucoup lu;
bien de l'application, et quelquefois de l'argent pour les faire imprimer, souvent demeurent dans les boutiques des libraires, qui ont assez de difficulté à s'en défaire, l'on verra des cent mille et des deux cent mille de ces petits ouvrages de la Providence, que l'on a faits sans peine, sans application, l'esprit et le coeur contents en Dieu seul, que l'on a regardé seulement, être distribués de tous les côtés ; on les trouvera dans les villes, dans les campagnes, dans les solitudes les plus écartées, dans les quatre parties du monde. Mais ce qui est considérable, c'est qu'on les trouvera au redoutable tribunal de Dieu, approuvés de son divin jugement, bénis de sa sainte bénédiction, honorés de ses magnifiques récompenses; où les auteurs et les ouvrages de l'esprit vain et suffisant, qui allaient à rechercher la gloire des hommes, y seront rejetés, désapprouvés et condamnés. Pour lors l'on saura ce que c'est que de parler,
(1) Il veut dire le Canada, où ses amis, Mgr de Laval et l'abbé de Bernières (neveu de Jean) répandaient ses livres.
(2) Sous sa plume, les « pour ainsi dire » sont de fâcheuses inconséquences. Il a beau s'en défendre, il est auteur comme nous.
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d'agir, d'écrire seulement pour Dieu seul, et ce que c'est que de discourir, de travailler, de composer pour la créature (1).
Que cette rhétorique — cruelle à tous ceux qui, vingt fois sur le métier remettent leur ouvrage, et, en revanche, douce aux paresseux — que cette rhétorique, dis-je, soit ou ne soit pas un « pur effet de la Providence », le prodigieux succès de Boudon n'en reste pas moins un fait des plus remarquables. Deux fois rebutants, et par le laisser-aller de leur composition et par la rude sublimité de leur doctrine, que ces livres aient pu trouver, au XVIIe, au XVIIIe et au XIXe siècle, un nombre infini de lecteurs, voilà qui en dit assez long sur l'étonnante vitalité de la tradition mystique et de la religion la plus haute dans notre pays. Avec cela, il ne nous déplaît pas que ces mêmes livres aient fait le tour du monde, et qu'en ce dernier quart du
(1) L’Homme intérieur. pp. 336-358. Il reprend ce couplet dans une lettre que j'ai préféré ne citer qu'en note, parce que, malgré tout, elle me parait un peu gênante. Evidemment les saints ont des grâces particulières qui leur permettent d'amplifier, sans la moindre vanité, leurs propres triomphes : « Je dis donc que ces livres (les siens), si peu polis, imprimés en mauvais caractères et sur de mauvais papier, tout pleins de fautes d'impression (est-ce encore le fait de la Providence ? In sudore vultus tui...) sont pourtant... traduits en italien en plusieurs villes, et par des personnes savantes et en dignité ; par des jésuites, par l'un des secrétaires de la Congrégation des cardinaux ; et que, l'un de ces livres ayant été traduit à Rome, l'impression s'en distribua presque aussitôt; qu'en peu de temps, il s'est vendu cinquante mille exemplaires de l'un de nos petits traités; qu'ils sont traduits par les Allemands, les Espagnols, les Flamands, les Polonais ; qu'ils sont même traduits en latin; qu'à Augsbourg, en Allemagne, le grand-vicaire me dit que le petit livre du Très saint Sacrement, traduit en allemand, avait une telle bénédiction, que quatre-vingt mille personnes, tant de la ville, qui est luthérienne, que des environs, avaient donné leur nom, pour prendre une heure de l'adoration du très saint Sacrement ; que des personnes de très haute qualité, étant dans les royaumes étrangers, et ayant voulu marquer qu'elles connaissaient l'auteur de ces livres, on les en a congratulées... ; que des personnes considérables m'ont écrit, ayant lu nos livres, qu'elles avaient pris résolution, avec leur directeur, de venir en France exprès pour me voir, ce que je les ai priées de ne pas faire ; et c'était d'Italie que l'on m'écrivait. Je le répète, in insipientia dico; mais je parle de la sorte afin de confondre la sagesse humaine... et afin que l'on apprenne que Dieu choisit les choses qui ne sont rien pour abaisser ce qui est. » Vie nouvelle, pp. 295, 296. Je le répète sans ironie, et je demande au lecteur de le croire, comme une sorte de postulat; il est possible, probable (à mou avis c'est quasi certain), qu'en écrivant cette lettre, qu'en remuant tous ces souvenirs glorieux, Boudon n'ait ou n'aura éprouvé aucun sentiment de vaine complaisance.
26o
grand siècle, au moment où toute l'Europe aspire à se modeler sur notre civilisation, un humble prêtre de chez nous soit allé donner à l'Allemagne une vive idée de la sainteté française.
V. — « Cependant le bruit que faisait en Flandre et dans une partie de l'Allemagne le succès des missions de Boudon, et des ouvrages qu'il publiait, avait inspiré à la duchesse de Bavière — Mauricette-Fébronie de Bouillon — le désir de l'attirer à sa cour. Elle se rappelait le soin qu'il avait pris de son âme dès son enfance — à Évreux — et jusqu'au moment de son mariage (1)... Il partit d'Évreux après Pâques de l'année 1685. » Il traversa Nancy, qu'il avait déjà visité et où il comptait de nombreux amis, Metz, Strasbourg, annexé depuis quatre ans à la France, et qu'on travaillait fiévreusement à rendre aussi catholique.
Les jésuites, qui n'avaient pas encore de chapelle, « faisaient tous leurs exercices dans la cathédrale, trop longtemps occupée par les ministres de l'hérésie. Tous les dimanches, ils y donnaient deux serinons, l'un en allemand, l'autre en français... Boudon visita à Strasbourg une communauté de... la Visitation qu'on y avait appelée de Franche-Comté. La supérieure était une princesse de la maison de Bade, et comme ses religieuses parlaient français, elle les fit assembler à la grille, afin d'entendre l'exhortation qu'elle le pria de leur adresser. » Je suis, en courant, les notes du voyageur. Il court lui aussi. Le voici dans le « carrosse que lui envoyait la
(1) Les Bouillon, comtes d'Évreux, possédaient, près d'Évreux, la terre et le château de Navarre. Nièce de Turenne, soeur du cardinal (protecteur, lui aussi, mais plus imprévu, des mystiques, pendant la querelle du quiétisme), Fébronie avait épousé le frère de l'Électeur. D'après Collet, elle aurait eu des peines de conscience, qui auraient déconcerté son confesseur ordinaire. D'où l'appel fait à Boudon. Une des soeurs de la duchesse de Bavière, la princesse Louise de Bouillon, avait eu M. Boudon pour « guide dans les voies étroites de la perfection ». Il semble qu'elle lui resta fidèle pendant la grande épreuve que nous avons dite. Elle l'appela auprès d'elle pendant sa dernière maladie. Elle mourut à Paris, le 15 mai 1683, et son coeur fut porté dans la chapelle des Missions étrangères
261
duchesse ». De Strasbourg à Ulm, pas « le moindre vestige de catholicité... Cependant l'état de ces pauvres peuples lui inspire une tendre compassion ; leur bonté naturelle... le touche. Il remarque avec attendrissement qu'ils paraissent écouter volontiers ceux qui leur parlent de Dieu, et que, même dans leurs hôtelleries, ils reçoivent avec distinction et honneur les prêtres catholiques, qui leur paraissaient pieux et mortifiés. » Fort curieusement, il regarde, il observe, comme un touriste ordinaire, et avec d'assez bons yeux.
Il n'y a rien, écrit-il, de plus propre que leurs villes, rien de plus agréable. Toutes les chambres des maisons sont percées de toutes parts, et ainsi dans un beau jour. Il y a des vitres tout autour, qui sont peintes d'un beau vert, ou de quelque autre couleur; mais ce qui est particulier, c'est qu'on voit la même chose dans la plupart des villages. Les chambres sont toutes boisées et fort propres; et ce qui est rare à cet égard en France, et qui coûte beaucoup, est entièrement commun dans ce pays. Voilà de quelle manière Dieu traite les hommes qui lui sont opposés; il leur donne pour partage les délices de la vie... Oh ! quel malheur d'avoir ses aises en ce monde!
La pieuse Bavière le ravit:
Ces bonnes gens ont une foi admirable... Les R. P. jésuites, qui sont employés à leur rendre toute sorte d'assistances spirituelles — c'est un de leurs plus beaux fiefs — nous en ont parlé avec admiration... Nous fûmes étonnés... de les voir venir à grandes troupes pour communier... (Une telle) piété n'est pas commune dans nos villages. Durant la sainte messe, on voit toute l'église pleine de lumières. Ces bonnes gens apportent des cierges qu'ils allument et qu'ils font brûler. On les voit quelquefois faire leurs prières les bras étendus en croix durant un temps considérable.
« Il admire aussi la beauté et la propreté des églises, l'ordre et la pompe avec laquelle on y célébrait les saints mystères, même dans les simples villages.. , où des musiciens contribuaient à donner au culte divin plus d'éclat... Mais il avait surtout été comblé de joie de voir le culte
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de la sainte Vierge si florissant..., et d'apprendre que tous les pays catholiques d'Allemagne offraient le même spectacle..., et que jamais Dieu n'avait accordé tant de
miracles à la confiance des peuples envers sa sainte Mère. »
Il semble, écrit-il, que tout le monde à cet égard a une piété sensible, et que la sécheresse n'a point de part dans les exercices de piété que l'on pratique en l'honneur de cette grande reine.
A Munich, il admire surtout l'église des jésuites, « une des plus belles du monde ». — Quand j'étais moi-même là-bas, que de fois n'ai-je pas regardé, de ma fenêtre, qui était en face, et l'esprit partagé entre deux émotions contraires, les troupes bavaroises — ce blanc et ce bleu ; ce rythme automatique et pesant ; — qui allaient entendre la messe dans cette église ! — A la Visitation, et chez « les filles anglaises » de Mary Ward, il « prêcha devant un assez nombreux auditoire composé de tous les fidèles de Munich qui entendaient le français ». A Augsbourg, il « fut reçu... par le Doyen et le Sous-doyen de la cathédrale, qui avaient l'un et l'autre traduit deux de ses livres ». Des amis partout :
Nous avons trouvé en Allemagne des serviteurs de Dieu, avec qui nous nous sommes trouvés unis, avant même que nous nous fussions jamais vus..., si ce n'est autant que l'esprit de Dieu nous a fait connaître. Nous pouvons dire d'eux ce que saint Paulin écrivait à saint Augustin, en lui parlant du saint évêque Alype, qu'il a commencé à l'aimer sans le connaître, lui que tant de terres séparaient de lui.
Le 22 août (1685), il était de retour à Nancy Deux ans après (1687), nouvelle tournée de propagande mystique dans les Flandres : Bruxelles, Anvers, Tournay, Mons, Valenciennes, Cambrai, où l'archevêque, Jacques de Brias — le prédécesseur immédiat de Fénelon — le retient
(1) Vie nouvelle, pp. 345-363.
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longtemps. Et c'est toujours le même thème : « Dieu seul » et le pur amour.
Qu'il faut bien dire, écrivait-il vers ce temps-là, que les chrétiens connaissent peu Dieu, puisqu'ils veulent autre chose que Dieu, et qu'ils ne se contentent pas d'un Dieu, qui se suffit bien à soi-même ! Je vous avoue que c'est ce qui me rend les conversations bien ennuyeuses, et les entretiens bien dégoûtants... Anima nostra jam nauseat super cibo isto levissimo. Quand je me trouve en des carrosses de voitures, où l'on est plusieurs, c'est le temps pour moi de faire l'oraison, que je fais très mal; mais je ne la fais jamais mieux que dans ces occasions; car les occupations des hommes, qui ne sont ordinairement que des choses qui passent, me jettent dans un étonnement de l'oubli du grand Dieu des éternités, qui est très présent... Je vous écris ces choses au sortir d'une conversation, qui, m'ayant fait crier et récrier : Dieu seul ! Dieu seul! je me décharge le coeur sur le papier.
« Cet attrait irrésistible... aurait fini par conduire Boudon dans quelque retraite tout à fait inconnue au monde, si le genre et la gravité de ses infirmités lui en eussent laissé la possibilité. »
Il y a longtemps, écrivait-il encore, que j'ai attrait pour la solitude, et c'est pour cela que mes compagnons, dans mes classes, m'appelaient M. de la Forêt. J'avais eu la pensée de me retirer dans la forêt de Sénart... Cependant la divine Providence ne laisse pas ses divins attraits sans effet; elle me procure à Evreux un ermitage dans ma chambre, où elle me loge, dans laquelle je suis seul, sans serviteur (1).
Ses biographes semblent avoir ignoré un épisode assez pittoresque et, d'ailleurs, fort significatif, qui se place vers la fin de cette longue carrière : Monsieur Boudon à Saint-Cyr. Il y allait en effet de temps en temps pour y réconforter une de ses anciennes pénitentes d'Evreux, Mme de Loubert. Un jour, celle-ci — et non pas, j'imagine, sans avoir consulté Mme de Maintenon — envoya au saint
(1) Vie nouvelle, pp. 416, 417.
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homme, une de ces dames, qui se trouvait alors fort tourmentée au sujet de son oraison. C'était l'exquise Mme de La Maisonfort, dont la vocation religieuse, assez incertaine, paraissait-il, avait jadis causé tant de soucis à Mme de Maintenon, fort désireuse de conserver à Saint-Cyr une si utile recrue. Ame singulière, visiblement appelée à l'état mystique et moins visiblement à la vie religieuse; vive jusqu'à l'étourderie et fervente jusqu'au scrupule. Au temps déjà lointain où la maîtresse de céans le mettait au-dessus de tout, l'abbé de Fénelon avait dirigé et pacifié cette jeune femme, qui devait bientôt expier si cruellement et l'estime particulière qu'il faisait d'elle et la fidélité qu'elle lui gardera toujours. Or voici justement que, du jour au lendemain, l'abbé de Fénelon était devenu suspect. D'où les inquiétudes nouvelles, qui obsédaient Mme de La Maisonfort ; d'où le conseil qui lui fut donné de consulter M. Boudon. Mais écoutons-la, exposant plus tard l'aventure à son directeur du moment c'était Bossuet :
J'ai reçu des règles pour ma conduite intérieure, dans lesquelles j'ai besoin, Monseigneur, que vous m'affermissiez. Elles m'ont été données par un homme d'une grande lumière, d'une grande piété, que je crois même un saint.
Ainsi parlait-elle de M. de Cambrai à m. de Meaux : et qu'elle ait pu lui parler ainsi, je ne sache rien qui fasse plus d'honneur, sinon à la logique, du moins à la bonté et à la générosité naturelle de Bossuet. Au reste, dès qu'elle paraît, il est sous le charme. Ainsi de la harpe de David apaisant un roi irrité. Présentée par elle, toute la
mysticité de Fénelon lui devient plus qu'innocente. Mais pourquoi l'interrompre? « C'est bien assez, continue-t-elle..., pour devoir être eu paix (que) les décisions d'un
tel homme ». Pour plus de sécurité néanmoins, j'ai cru devoir prendre l'avis d'un « saint prêtre », lequel approuva tout, mais tout de ce que m'avait enseigné M. de Cambrai.
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C'était le bon M. Boudon, archidiacre d'Evreux, ajoutera-t-elle plus tard en relisant cette lettre, pour l'envoyer à Fénelon. Mme de Loubert... m'engagea à le voir à cause de sa sainteté. Cela se rencontra dans un de mes temps d'incertitude sur mon oraison; je lui en dis quelque chose; il approuva fort les conseils qu'on m'avait donnés.
Ceci est encore trop général : venons au concret et à l'un des points les plus délicats. Elle continue à interroger Bossuet :
Un homme, que je n'ai vu que deux ou trois fois — c'est toujours M. Boudon — m'a dit que, quand on ne pouvait qu'avec difficulté dire les prières marquées pour les indulgences, parce qu'on se sentait attiré au recueillement, il n'y avait qu'à s'abstenir de ces prières.
Et M. de Meaux, de plus en plus faible ou admirable, comme il vous plaira, de répondre paisiblement : « Je le crois ainsi » (1). Aimable trait d'union ; d'une part, elle met M. de Meaux d'accord avec M. de Cambrai; d'autre part, elle obtient pour M. de Cambrai le haut patronage de M. Boudon. Si toutes les dévotes de ce temps-là avaient aussi bien compris et rempli un des premiers de leurs devoirs, la querelle du quiétisme n'aurait pas duré deux jours (2).
Après M. Boudon, son amie, la Mère Mechtilde, disciple comme lui du P. Chrysostome et de M. de Bernières, demanderait, elle aussi, une longue esquisse. Mais, pour vingt raisons que le lecteur n'a pas besoin qu'on lui suggère, je me contenterai de la mentionner parmi
(1) Correspondance de Bossuet, VII, pp. 313, 32o. Elle avait aussi pris l'avis de M. Tiberge; ceci, Fénelon l'avait su à l'heure même, mais il ignora longtemps les visites à M. Boudon. Et Tiberge et Boudon avaient opiné de même : toutefois, Mme de La Maisonfort reste inquiète ; « c'est qu'en effet, écrit-elle à Bossuet,... (ces) deux hommes... sont un peu soupçonnés par quelques personnes de favoriser trop une certaine spiritualité ». Ib., p. 313.
(2) Le hasard veut que, relisant ces jours-ci Waverley, j'y trouve cette ligne, qui traduit si bien l'impression que nous laisse cette dernière anecdote : One of those anecdotes which so ften the features even of civil war.
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l’immense foule, qui va défiler, à pas pressés, dans les chapitres suivants.
(1).
(1) Qui voudra — et il le faudra bien — reprendre le travail interrompu de notre ami Charles Flachaire sur La dévotion à la Vierge dans la littérature catholique au... XVII° siècle, trouvera dans l'histoire et les écrits de Boudon deux chapitres intéressants : 1° sa dévotion à Notre-Dame du Remède, — l'image miraculeuse est à Cordoue; et la dévotion propagée par les religieux de la T. S. Trinité et de la Rédemption des captifs — cf. l'ouvrage de Boudon qui a pour titre : Les grands secours de la divine Providence par la T. S. Vierge..., invoquée sous le titre de N.-D. du Remède, Paris, 1681. Cf. les remarques très curieuses de Collet, La vie, p. 491, sq. 2° Sa dévotion à «L'esclavage de la sainte Vierge », sur laquelle il a écrit aussi tout un livre; dévotion qui, sous des formes variées, a beaucoup séduit le XVII° siècle (Bérulle; Grignion de Montfort). Une des pratiques a été condamnée par l'Eglise. Cf. Collet, pp. 49o-491, sq.
Profitons de l'espace qui nous reste pour rappeler que le silence de
M. Boudon, critiqué si durement par certains auteurs, est tout ensemble
un indice de vie mystique et un entraînement à cette vie.
« Si, dans les occasions de mépris et d'anéantissement...,
vous adhérez aux inclinations que la nature vous inspire, soit en
défendant votre innocence, soit en justifiant votre conduite...,
ou pour vous soulager dans vos peines sous quelque prétexte que
ce soit, c'est une conviction incontestable que votre vie n'est pas encore
assez pure, ni votre contemplation assez dénuée pour frapper
à la porte de la contemplation... suréminente, laquelle n'est...
que pour des âmes anéanties. » Alexandre de la Ciotat,
Le parfait dénuement de l'âme contemplative, Marseille, 1681,
p. 345. Au reste, cette doctrine ne me paraît satisfaisante que dans
le cas où l'honneur du mystique serait seul en jeu. Or, tel n'était
pas le cas de M. Boudon. Indifférent à sou humiliation personnelle,
n'aurait-il pas dû venger de son mieux la réputation de la
pieuse femme qu'on lui donnait pour complice ? Fort curieusement, ni lui,
ni ses biographes ne semblent s'être posé cette question.
Fénelon, se refusant à contresigner la critique de Mme Guyon
par Bossuet, me paraît, à moi du moins, et plus gentilhomme,
ce qui va sans dire, et plus chrétien. Cette signature l'aurait
sauvé lui-même; mais comment pouvait-il attribuer à
cette femme des erreurs abominables, qu'il savait que celle-ci n'avait
jamais professées ?
CHAPITRE II : LE MYSTICISME FLAMBOYANT ET LES MYSTIQUES DU SILENCE
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§ 1. — Jeanne de Matel.
§ 2. — Marguerite Romanet et Catherine Ranquet.
§ 3. — Antoinette de Jésus.
§ 4. — Les trente dernières années : juin 1649-octobre 1678.
I. Jeanne de Matel et le mysticisme flamboyant. — Les vues et les « états ». — Oubli des consignes ordinaires de l'humilité. — Le silence de la Mère de Châtel. — La sainte chambrière de Billom. — Le P. Gibalin et l'indiscrétion apparente de Jeanne. — Pourquoi « un morne silence » ? — Les Apôtres ont-ils caché les faveurs de Dieu ? — Humilité vraie de Jeanne.
II. Un intellectuel converti à la mystique. — Jeanne et « l'éclaircissement des mystères de la foi ». — Une théologienne précoce. — Elle sait miraculeusement le latin. — La « Parole substantielle du Père » lui donne l'intelligence des Écritures. — Dedi te in lumen gentium. —Une « extension » de « l'Incarnation ». — « Je veux te parler par l'Ecriture ». — Saint Michel, saint Jérôme, saint Denis. — Qu'il s'agit bien et expressément d'une mission doctrinale; fausse honte et inconséquence des panégyristes de Jeanne.
III. Jeanne défendant elle-même sa mission. — « Ni la lecture, ni l'étude » ne suffiraient à expliquer un tel prodige. — Les écrits de Jeanne « témoignent à eux seuls d'une inspiration ». — Jeanne se rencontre avec les théologiens qu'elle n'a pas lus. — « N'as-tu pas le sens littéral et l'Archive tout entière? » — Sans lectures ; sans réflexions personnelles. Est-ce bien vrai ? — Ce que Jeanne a pu apprendre « hors de l'oraison ».
IV. L'or et le clinquant d'Ernest Delle. — Digression sur le style prophétique. — Définition insuffisante du génie de Jeanne. — Que Jeanne ressemble à tous les poètes chrétiens. — Qu'il ne faut pas la lire de trop près. — Cataractes de symboles : l'habit blanc, rouge et bleu des religieuses du Verbe incarné. — La Mère portière et le lion de Juda. — Marie et la colombe de l'Arche. — Du sublime au médiocre. — Mièvreries dévotes. — Les cheveux de Madeleine.
V. Le vrai génie de Jeanne; spéculation et sensation théologiques. — Orchestration du Credo. — « Je dis. » — Le « sabbat parfait » et la circumincession. — Ses vues sur l'Incarnation. — Une scotiste inspirée : In initie viarum suarum. — « Bien qu'Adam n'eût pas péché, le Verbe se fût incarné. » — « Cette chair a servi à nous rendre palpable le Verbe. » — Vexilla regis. — Rien d'imprévu. — L'illusion de Jeanne.
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Saint François de Sales à la Mère de Chatel.
En tout ce que j'ai vu de notre soeur Marie-Constance (de Bressand) je ne trouve rien, qui ne me fasse penser qu'elle soit fort bonne fille. Mais, quant à ses visions, révélations, prédictions, elles me sont infiniment suspectes, comme inutiles, vaines et indignes de considération. Car, d'un côté, elles sont si fréquentes que la seule fréquence et multitude les rend dignes de soupçon. D'autre part, elles portent des manifestations de certaines choses que Dieu déclare fort rarement : comme l'assurance du salut éternel, la confirmation en grâce, le degré de sainteté de plusieurs personnes, et cent autres choses pareilles, qui ne servent tout à fait à rien.
De dire qu'à l'avenir on connaîtra pourquoi ces révélations se font, c'est un prétexte que celui qui les fait prend pour éviter le blâme des inutilités de ces choses...
Il ne faut pas pour cela maltraiter cette pauvre soeur, laquelle, comme je crois, n'a point d'autre coulpe que celle du vain amusement qu'elle prend en ces vaines imaginations. Seulement, ma très chère soeur, il lui faut témoigner une totale négligence et un parfait mépris de toutes ces révélations et visions, tout ainsi que si elle racontait des songes ou des rêveries d'une fièvre chaude, sans s'amuser à les réfuter ni combattre... Et, en somme, il faut témoigner un mépris absolu de toutes ces révélations. Et quant au bon Père qui semble les approuver, il ne faut pas le rejeter ni disputer contre lui, ains seulement témoigner que, pour éprouver tout ce trafic de révélation, il semble bon de le mépriser et n'en tenir compte.
... Les visions et révélations de cette fille ne doivent pas être trouvées étranges, parce que la facilité et tendreté de l'imagination des filles les rend beaucoup plus susceptibles de ces illusions que les hommes... Il leur est souvent avis qu'elles voient ce qu'elles ne voient pas, qu'elles oyent ce qu'elles n'oyent point et qu'elles sentent ce qu'elles ne sentent point...
Il faut donc traiter cet esprit-là avec le mépris de ses imaginations, mais un mépris doux et sérieux, et non point moqueur et dédaigneux. Il se peut bien que le malin esprit ait quelque part en ces illusions, mais je crois plutôt qu'il laisse agir l'imagination, sans y coopérer que par de simples suggestions.
La similitude apportée (par elle) pour l'explication du mystère de la Sainte Trinité est bien jolie, MAIS ELLE N'EST PAS HORS DE LA. CAPACITÉ D'UN ESPRIT QUI SE COSPLAIT EN SES PROPRES IMAGINATIONS (1).
I. Jeanne Chézard de Matel (1596-167o) représente avec une splendeur que nul de ses contemporains n'égale, ce
(1) Lettres, VIII, pp. 323-327.
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qu'on pourrait appeler le mysticisme flamboyant, celui, veux-je dire, qu'accompagnent les prophéties, les visions, les hautes spéculations doctrinales (1). Par là elle se rattache aux contemplatives du moyen âge, Gertrude, Mechtilde, Hildegarde, qui toutefois la dépassent, et, me semble-t-il, de fort loin. On sait, du reste, que, depuis la Contre-Réforme, les mystiques attachent moins de prix à ces manifestations éclatantes, et qu'ils les distinguent expressément de la contemplation proprement dite. Distinction capitale, selon nous, et trop négligée. Jean de la Croix, François de Sales, Canfeld, Bernières, Surin, laissent aux théologiens, aux orateurs, aux poètes le soin d'expliquer et d'illustrer le dogme chrétien. Ils se bornent à décrire, et, s'il le faut, à justifier ce que, seuls, ils peuvent savoir d'expérience, la rencontre de Dieu au centre de l'âme, les effets de cette union merveilleuse, l'ascèse particulière qu'elle commande. Jeanne de Matel, au contraire, nous parle beaucoup plus de ses « vues que de ses « états ». Les secrets de son intérieur l'occupent moins que les mystères de notre foi, et, de ce chef,
(1) Jeanne Chézard de Matel, Oeuvres spirituelles publiées par le P. Ambroise, capucin, Lyon et Paris, 186o et 1861. Je n'ai pas vu cet ouvrage.
Oeuvres choisies de Jeanne Chézard de Matel mises en ordre et précédées d'une introduction, par Ernest Hello, Paris, 187o. Longue préface apocalyptique, où je cueille ces trois lignes de feu : « L'enfer est parfaitement juste, voilà la vérité. Parfaitement terrible, voilà la vérité. Parfaitement éternel, et voilà encore la vérité » (p. XXXI). C'est là ce que j'appellerais volontiers le faux sublime de Hello. « Parfaitement », n'ajoute rien à éternel, ce dernier adjectif se suffisant à lui-même : « Parfaitement terrible e, n'a rien d'imprévu. Terrible aussi, le P. S. de cette préface :
J'ai dû... donner le style absent ». « J'ai pu, sans rien enlever de ce qu'elle a. lui donner ce qu'elle n'a pas ». Ce n'est donc pas chez lui qu'il faut étudier la Mère de Matel, mais dans les deux vies (Penaud, Mre Saint-Pierre) que je vais mentionner, et où l'on trouvera de larges extraits de ses oeuvres.
La vie de la V. Mère Jeanne Chézard de Matel... par le R. P. Antoine Boissieu (S. J.), Lyon, 1692; autre Vie en 1743, et encore par un jésuite, mais anonyme : je n'ai pu me la procurer; Vie de la Mère Jeanne de Matel (par le) prince Augustin Galitzin, Paris, 1864 ; La V. M. J. de M., sa vie. son esprit, ses oeuvres, par l'abbé P. G. Penaud, Paris, 1883 (bon travail, personnel, vivant) ; Vie de la R. M. J. Ch. de M..., d'après les manuscrits originaux, par la R. M. Saint-Pierre de Jésus, supérieure du monastère de Lyon, Fribourg, 191o. Très grand nombre de citations.
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elle n'apprendra pas grand'chose aux curieux de psychologie religieuse. Sa vie et ses oeuvres restent néanmoins d'un vif intérêt. Il est en effet très curieux que, spontanément, elle ait ainsi rejoint, en plein XVIIe siècle, la tradition médiévale; plus curieux encore d'étudier sur un si bel exemple les relations entre l'expérience mystique et les activités normales de l'esprit.
Elle appartient aussi à cette famille assez nombreuse, trop selon moi, de contemplatifs, en faveur desquels les consignes ordinaires de l'humilité semblent abolies, et qui ne nous laissent rien ignorer de leurs splendides privilèges. Si vive que puisse être l'admiration qu'ils nous inspirent, les louanges que nous essaierions de leur donner pâliraient toujours auprès de celles qu'ils ont reçues du ciel même, et qu'ils nous communiquent avec la plus déconcertante simplicité. Elle écrira :
Très cher amour… faites qu'en parlant de vos merveilles, je n'embrouille pas ceux qui les liront avec des intentions droites... Votre Majesté me fit commandement d'écrire les quatre mariages qu'elle avait voulu faire : avec notre humanité, avec la sainte Vierge, avec l'Eglise et avec moi... A toi, ma fille, est donnée la grâce d'entendre ma voix..., de voir la splendeur du Père des lumières, qui... t'a donné le don très haut et très parfait. Il engendre en ton âme... des clartés, que tu ne dois pas mettre sous le boisseau, mais par lesquelles tu dois éclairer tous ceux qui sont en ma maison (1).
Qu'y puis-je? à tort ou à raison, cela m' « embrouille » un peu. J'aimerais mieux qu'elle eût accueilli avec plus de gêne ce divin panégyrique ou que, du moins, elle l'eût gardé pour elle seule, se bornant, s'il y avait lieu, à le soumettre à son directeur. De plus autorisés que moi penseraient de même, le jésuite Arnaud Boyre, par exemple : « Oh! que je voudrais bien, écrivait celui-ci, vers 1626, à la vénérable Agnès de Langeac, qu'il n'y eût aucune créature qui sût les caresses qui se passent entre
(1) M. Saint-Pierre, op. cit., pp. 142, 143.
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Dieu et l'âme, afin que l'âme pût dire : « Mon bien-aimé est à moi, et moi à lui a! Pour cela, je veux quasi mal à ces extases et apparitions sensibles, qui obligent l'épouse à découvrir son secret, de peur d'errer » (1). Nous rencontrons cette même répugnance chez de très hauts mystiques. Bien loin de répandre leur glorieux secret, ils voudraient en quelque sorte l'effacer de leur propre conscience, et, la grâce aidant, ils y parviennent. Ainsi la plus sublime, semble-t-il, des premières visitandines, la Mère Marie Péronne de Chatel.
C'est pour moi un grand tourment, écrivait-elle à Marie-Aimée de Blonay, de communiquer de mon intérieur, excepté quand j'y suis obligée ; autrement, je suis comme interdite et sans pouvoir en rien dire. Dieu me fit la grâce, il y a près de huit ans, de rendre compte de mon intérieur au Père Isnard, jésuite, qui est un saint homme. J'en reçus une grande satisfaction... Après cela, je restai deux ans sans parler à ce bon Père, à cause de mon séjour à Aix. Lorsque je le revis ensuite, il m'invita de nouveau à lui ouvrir mon coeur, et je lui répondis simplement que mon intérieur était fermé, que j'en avais perdu la clef, lui protestant que je n'y voyais goutte, et qu'il m'était impossible de lui en rien dire, quoique j'eusse toujours une entière confiance en sa charité ! Je suis ainsi faite, ma chère amie, et il n'y a rien dans mon âme, excepté le péché et l'imperfection, que je ne sois plus aise de taire que de dire (2).
A la bonne heure! Le P. Isnard savait son métier de directeur, et cette clef perdue lui aura fait plus de plaisir que d'éblouissantes confidences. Ainsi encore, une autre contemporaine de Jeanne de Matel, Marie Jay, la sainte « chambrière de Billom ». Elle n'a pas moins d'humour que Marie Péronne, mais un humour qui s'ignore tout à fait.
(1) Vie de la V. M. Agnès de Jésus, par M. de Lautages (édit. Lucot), Paris, 1863, I, pp. 45o, 451. Le P. Boyre mériterait une étude particulière.
(2) Vie de la Mère de Chatel, par la M. de Chaugy; volume supplémentaire aux oeuvres de sainte Chantal, dans l'édition Migne, p. 489.
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Comme elle donnait toutes ses heures aux malades et aux pauvres, son confesseur, homme de peu d'expérience, «craignait qu'il y eût chez elle beaucoup d'extérieur et peu d'intérieur... Aussi, l'ayant un jour appelée dans l'église,
— Marie, lui dit-il, comment faites-vous vos oraisons ?
— Certes, mon Père, je n'en fais point. Il ne faut point m'adresser de semblables questions.
— Comment, ne savez-vous pas que l'extérieur procède de l'intérieur, et qu'il faut marcher devant Dieu... ? Je trouve bon que vous preniez quelque temps pour prier dans votre chambre. Oh ! qu'il y a du plaisir d'être là, et de contempler Jésus-Christ sur la croix !
— Hélas ! mon Père, que dites-vous là? Ce bon Sauveur voudra bien me pardonner si je ne le fais point. Je ne le saurais faire. Aussi je vous prie de ne m'en point parler.
De plus en plus inquiet, le bon Père la presse de questions, tant qu'enfin il commence à entrevoir la rare élévation de cette ignorante. « A la moindre idée de la présence de Dieu (elle) était si possédée d'amour... qu'elle avait peur de perdre le sens. Une longue oraison ne lui était point nécessaire, puisque, par une simple pensée, elle s'abîmait en Dieu (1) ».
Mais, bien qu'il nous soit permis de préférer, et de beaucoup, cette voie de grâce, nous n'avons aucunement le droit de l'imposer à tous les mystiques. Si Jeanne de Matel nous gène d'abord par sa complaisance à amplifier le rapide fecit mihi magna qui potens est de la plus humble des vierges, c'est que, d'une part, nous ne la connaissons que par ses écrits, et que, d'un autre côté, lui fut refusé ce je ne sais quel charme de plume qui fait tout passer. Splendidement douée sous le rapport de l'imagination et de l'intelligence, elle a moins d'esprit naturel que sainte Thérèse, moins de délicatesse que saint François de Sales, moins de grâce que sainte Gertrude.
(1) Vie d’Agnès de Langeac, II, pp. 56, 57.
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Et puis, soit qu'elle écrive, soit qu'elle parle, elle ne sait pas s'arrêter. Je soupçonne que, de son vivant, elle finissait par fatiguer la patience de ses plus fidèles. Son directeur, le P. Gibalin, reconnaît loyalement « qu'elle semble parfois choquer les règles ordinaires » (1). S'il n'a pas de peine à les excuser, il en aurait, je crois, à nous faire prendre pour tout célestes de menus travers, qu'une plus heureuse nature aurait empêchés ou rendus charmants. Même incrédule, il me semble que sainte Thérèse ne m'aurait pas ennuyé. « Jeanne, écrit un de ses biographes, avait une grande facilité à parler des choses de Dieu... A première vue, le monde était exposé à s'en offusquer et à se méprendre. C'est ce qui arriva à Grenoble, lors du voyage qu'elle y fit pour la fondation (d'une des maisons de son Ordre). Quelques personnes, venues pour l'entretenir, publièrent que la vanité était le mobile de ses confidences sur les choses de Dieu... La Providence permit ce petit orage pour ménager à sa pieuse servante une occasion d'être défendue avec une autorité de parole, une sûreté de doctrine, une fermeté de conviction devant lesquelles tout doute s'évanouit. Si la Mère de Matel n'eût pas été accusée, nous n'aurions pas sans doute en sa faveur l'éloquent témoignage » que le savant Père Gibalin, jésuite, rendit alors « à son esprit intérieur... et surtout à son humilité » (2).
Ce témoignage est en effet une de nos pièces maîtresses. Théologien de tempérament et de profession, le P. Gibalin avait d'abord compté parmi les adversaires les plus acharnés de Jeanne, mais enfin, l'ayant vue de ses yeux, et avant examiné ses écrits, il s'était noblement rendu à la sainteté manifeste qui rayonnait de cette femme, et, dès lors, il ne cessa plus de prendre en tous lieux sa défense avec une ferveur d'admiration, qui, si elle ne
(1) M. Saint-Pierre, op. cit., p. 66o.
(2) Penaud, op. cit., II, p. 3o6.
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réussit pas toujours à nous gagner, leur fait néanmoins, à l'un et à l'autre, beaucoup d'honneur. Ayant donc appris les rumeurs défavorables qui circulaient dans la société
dévote de Grenoble, Gibalin écrit aussitôt à un haut personnage de cette ville :
Ceux qui croient paraître fort spirituels en s'offensant de la franchise et la naïveté de la M. de Matel, et en désapprouvant qu'elle parle si facilement, se trompent fort... Ces Messieurs mettent la sainteté où elle n'est pas, je veux dire dans le silence des choses de Dieu.
Demi-sophisme, qui fausse légèrement la position du problème, mais dont nous aimons la naïve subtilité.
Je ne puis comprendre que la perfection consiste à ne point parler de Dieu... Je demanderais volontiers à ces Messieurs quelle marque de récollection ils trouvent dans un morne silence, qui provient surtout d'un excès de mélancolie ou d'ignorance.
Voyons, voyons! Tout silence n'est pas morne, toute discrétion n'est pas renfrognée, toute science n'est pas bavarde. Lisez donc la lettre de Marie Péronne que nous venons de citer, lisez la vie d'Antoinette de Compiègne que nous allons bientôt résumer.
Quand ils vont voir la M. de Matel..., voudraient-ils qu'elle les renvoyât avec une mine froide... (Assez, assez !)... On voit que c'est un fonds inépuisable, que ce sont choses nouvelles ?) ; qu'elle ne craint point de parler... ne rougissant pas de l'Evangile.
Ce n'est pas de l'Évangile, mais de son Évangile qu'il s'agit, entendant par là ces « choses nouvelles », qui, peut-être, devraient rester le secret de Dieu. Mais, ce théologien, plus mal il raisonne et plus nous l'aimons. Car il passe à. l'état de type, comme tantôt Dom Martène, disciple idéal. Gibalin représente cette admiration entière, éperdue de certains pour les contemplatifs qu'ils ont le privilège de diriger ou, simplement, de connaître.
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François de Sales se trouve à l'autre pôle, Fénelon aussi, quand Mm' Guyon n'est pas en cause.
Ces Messieurs ne sont-ils pas obligés d'avouer dans leur coeur qu'il y a des merveilles en cela ? Pour moi, je confesse franchement qu'une des choses qui m'ont le plus convaincu de la conduite de l'Esprit de Dieu sur cette âme, a été de voir une fille qui parle, depuis trente ans, continuellement de Dieu, écrit des volumes entiers sur les choses spirituelles..., traite avec les plus doctes..., les plus pointilleux, et que, néanmoins, on n'ait jamais remarqué d'erreur en ses écrits. ou en ses discours..., et qu'on n'ait rien à lui reprocher sinon qu'elle parle trop de Dieu, c'est-à-dire, que Dieu l'occupe trop et se communique trop à elle.
Il y a peut-être plus de chaleur que de justesse dans ce curieux : c'est-à-dire. Notre avocat le sent vaguement, et qu'il en faut venir enfin à la vraie. question.
Ce qui peut choquer ces Messieurs, c'est qu'il faut cacher les faveurs de Dieu par l'humilité, et suivre en cela l'exemple de plusieurs saints et de Jésus-Christ même ; mais, s'il l'allait toujours cacher les grâces du ciel, nous ne saurions rien de ce qui s'est passé dans l'intérieur des saints.
Nous en saurions ce que l'obéissance à leurs directeurs les aurait décidés, et bien malgré eux, à nous révéler.
Il fallait donc que les Apôtres ne parlassent point des choses de Dieu... Le Sauveur du monde..., combien de fois n'a-t-il pas parlé de lui-même ?
Quelle comparaison, mon Père, et la bizarre idée que vous vous faites de la vraie mission des mystiques ! Laissez donc votre théologie qui tourne au suspect; venez à la psychologie qui vous sauvera, et Jeanne avec vous.
L'humilité, du reste, est bien moins offensée de cette sincère candeur..., que d'un silence hors de propos (?), qui vient souvent de l'amour de soi-même. L'âme qui regarde les grâces qu'elle reçoit comme siennes, et qui croit que, si on les découvrait, on lui donnerait de l'honneur, les ferme comme
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son trésor ; une âme, au contraire, qui les regarde comme... faveurs du ciel, et qui n'en prétend aucune gloire, ne se met. pas — non! peut, quelques rares fois, ne pas se mettre — en peine de les tenir secrètes... On peut se taire par orgueil, et parler avec humilité. Il n'est pas surprenant que, dans l'abondance du discours, et dans le mouvement de l'esprit qui emporte quelquefois, d'un million de grâces qu'on a reçues, on en manifeste quelques-unes. La pratique des saints n'y est pas contraire... On ne doit blâmer, ni la trop grande réserve, ni la facilité à se communiquer en de semblables matières... Il en faut laisser le jugement à Dieu, et aux personnes qui connaissent le fond de ces âmes (1).
Nous voici presque d'accord. Ajoutons seulement que, d'ordinaire, l'humilité qui se cache est plus sûre que l'autre, et que la superbe se rencontre moins souvent parmi les violettes que parmi les roses. Je crois, du reste, que, pour ne pas la trouver vaniteuse, il nous eût suffi de voir et d'entendre Jeanne de Matel. Sa « merveilleuse naïveté, dit encore Gibalin, ne laisse aucun soupçon de tromperie », ni d'outrecuidance. « Sa candeur a servi souvent aux esprits raffinés d'occasion de doute, mais enfin ils ont avoué que cette simplicité sortait d'une âme sans malice (2). » Le véritable orgueil est si loin de son coeur, et même de sa pensée, qu'elle ne songe pas à le combattre ; le mépris de soi lui est si naturel qu'elle n'éprouve pas le besoin d'en faire les gestes. Notre-Seigneur lui disait un jour :
Depuis que le monde existe, on n'a jamais entendu dire que j'eusse traité si familièrement, si continuellement... avec quelque autre comme avec toi..., et la merveille qu'on ne pourra jamais assez admirer, c'est que, parmi toutes mes caresses, et les sublimes connaissances que je répands dans ton âme, j'y laisse toujours une claire vue de tes fautes et de ton néant, puisque tu ne connais en toi que les opérations de ma grâce et de tes propres défauts (3).
(1) Penaud, op. cit., II, pp. 3o6-311.
(2) M. Saint-Pierre, op. cit., p. 658.
(3) Penaud, op. cit., II, pp. 299, 3oo.
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Nous pouvons nous fier à cette candide assurance. Aussi bien, des divers problèmes que soulève le cas de Jeanne, celui qui vient de nous occuper est-il le plus simple. Je ne l'ai discuté un peu longuement que pour mettre, d'ores
et déjà, en lumière l'enthousiasme de Gibalin et sa conviction passionnée.
II. Je ne ferai jamais difficulté, écrivait-il un autre jour, d'avouer que sa conversation m'a été avantageuse ; que, quoique j'aie blanchi parmi les livres et les sciences sacrées, néanmoins tout ce que j'ai connu de véritable spiritualité et de théologie mystique, je l'ai puisé en cette source, qui m'a fourni des lumières pour entendre ce que j'avais lu, mais que je n'avais pas compris (1).
Étrange affirmation et assez émouvante ! Un religieux, un professeur de théologie, un directeur ; après tant de retraites faites et prêchées, tant de consciences dirigées, tant d'années consacrées à méditer l'Écriture, les Pères, les spirituels, il en serait encore à ignorer la « véritable spiritualité » ! On pourrait croire qu'il veut parler exclusivement de cette science quasi expérimentale de Dieu, où nous ne saurions avoir d'autres maîtres que les mystiques ; mais non, c'est aussi pour enrichir sa propre connaissance du dogme, que ce théologien émérite se met à l'école d'une femme. Dépassant de beaucoup l'engouement de Fénelon pour Mme Guyon, le P. Gibalin attend de Jeanne de Matel « l'éclaircissement de nos mystères » (2). A l'entendre, on croirait qu'il ne la tient pas seulement pour orthodoxe, mais pour inspirée :
J'ai examiné un très grand nombre d'écrits qu'elle a couchés.., touchant les MYSTÈRES DB NOTRE FOI, et je les ai toujours trouvés... remplis d'une infinité de rares lumières, explications et intelligences des lieux de l'Ecriture... qui font connaître une lumière extraordinaire en cette âme (3).
(1) M. Saint-Pierre, op. cit., p. 656.
(2) Ib., op. cit., p. 658.
(3) Ib., op. cit., p. 658.
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Dès l'âge de quinze ans,
la connaissance qu'elle possédait des choses spirituelles et divines, cette subtilité exquise qu'elle faisait paraître dans l'éclaircissement des mystères de la foi... , sont autant de preuves qui font voir qu'elle a été instruite dans l'école du ciel (1).
Ces affirmations me paraissent graves. Les vrais mystiques les auraient jugées inacceptables, eux qui n'ont pas coutume de s'attribuer de tels privilèges. Mais ainsi vont les« intellectuels ». S'ils ne renvoient pas les contemplatifs aux Petites maisons ou à la Bastille, ils les égalent aux lumières de l'Église enseignante, ou même aux auteurs inspirés. Ces paroles de Gibalin sont d'ailleurs l'écho fidèle de ce que Jeanne a dit cent fois d'elle-même et de la mission proprement doctrinale que la Sagesse éternelle lui aurait donnée.
Cette idée lui est venue de très bonne heure. Encore toute petite, elle aspire déjà fort curieusement à l'auréole des Docteurs. Non qu'elle mette au second plan la vertu véritable, mais il semble que, dans sa pensée encore bégayante, la sainteté soit inséparable de la poésie et de la science. « Lorsque son père voulait la retenir auprès de lui, ce qui n'était pas facile à obtenir de sa mobile et pétulante enfant, «Je resterai avec vous, répondait-elle, si vous voulez m'apprendre l'oraison qui dit que Notre-Dame est le palais de Jésus-Christ » (1). Et, dans son autobiographie :
Dès l'âge de sept ans, je désirais aller au sermon pour voir (le Saint-Esprit) en forme de colombe à l'oreille du prédicateur (2).
Lire lui semblait le souverain bien :
Je tressaillis de joie, quand je sus que ma sixième année était accomplie... De quelle ferveur d'esprit je priai sainte
(1) M. Saint-Pierre, op. cit., p. 653. Cf. d'autres témoignages analogues, ib., pp. 653, seq.
(2) Ib., p. 8.
(3) Penaud, op. cit., II, 278.
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Catherine, vierge et martyre (Catherine, la très savante), de m'obtenir la grâce d'apprendre bientôt à lire, pour votre gloire et pour mon salut. Ma prière fut exaucée, pour ce qui est d'apprendre en peu de temps. Je surpassai tous les enfants de mon âge (1)...
Que de traces déjà, et combien profondes, que de ferments spéculatifs dans son imagination et dans sa mémoire! Que de méditations ébauchées ! Un jour, « elle trouve une douzaine de feuillets détachés d'une vie de sainte Catherine de Sienne, les lit avec avidité. Il y est dit que la bienheureuse pratiquait les conseils évangéliques. Jeanne en conclut qu'elle (Catherine) comprenait le latin, ne pensant pas que l'Évangile pût être écrit dans une autre langue. et elle n'hésite pas à affirmer : « Seigneur, si j'entendais le latin comme cette sainte, je vous aimerais autant qu'elle ». « Cela dit, continue sa biographe, elle n'y songe plus (1). » Je croirais plutôt que, cela dit, elle y songera toujours, essayant de trouver un sens aux paroles latines qui frapperont ses yeux ou ses oreilles. Aide-toi, le ciel t'aidera. Il se trouve, d'ailleurs, et fort à propos, que nous connaissons un des textes qui l'intriguaient le plus, vers ce même temps :
Souviens-toi, lui sera-t-il rappelé plus tard, dans une de ses visions, que je t'ai dit, il y a plus de vingt ans, que tu es comme la plume d'un rapide écrivain. Ce n'était pas sans une Providence singulière qu'étant enfant, tu trouvais ordinairement en l'ouverture des fleures ces versets du psaume : Eructavit cor meum... lingua mea calantus scribæ velociter scribentis (3).
Cœur, langue, plume du scribe vertigineux, elle acre entrevu, d'une manière ou d'une autre, le sens de ces divers mots, et le piquant de leur assemblage. C'est
(1) M. Saint-Pierre, op. cit., p. 9.
(2) Ib., p. 9.
(3) Penaud, op. cit., II, pp. 165, 166.
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là une expérience commune chez ceux qui répètent des mots étrangers, qu'en principe, ils n'entendent pas, mais auxquels, bon gré, mal gré, ils donnent une sorte de sens. « Comme il parle bien ! mais qu'est-ce qu'il a dit » ? ces paroles de la vieille femme, au sortir d'un grand sermon qui l'a ravie, ne sont pas absurdes. Ainsi d'une religieuse qui récite l'office en latin, ou d'une paysanne qui chante les psaumes. Simple psittacisme parfois, mais non pas toujours. Avec cela, est-il besoin d'ajouter que je ne veux aucun mal au beau miracle qui s'annonce?
Vers l'âge de dix-neuf ans, une faveur merveilleuse récompense les ambitions intellectuelles de Jeanne et lui certifie la vocation doctorale que nous avons dite. « Le premier lundi de carême, 1615, (elle) assistait à la messe..., attentive à chaque prière du prêtre, lorsque, soudainement, à partir de l'épître, elle comprend le langage liturgique !... Au même moment, Dieu la fait se ressouvenir que, douze ans auparavant, elle l'avait assuré que, si elle comprenait le latin de l'Évangile, elle l'aimerait autant que sainte Catherine de Sienne. Elle était sommée de tenir sa promesse. Le Seigneur venait de lui donner l'intelligence de la langue latine et du sens mystique des Écritures (1) ! » Cette première grâce prélude normalement, logiquement aux privilèges plus sublimes qui l'attendent. Destinée à devenir une « théologienne consommée », il est tout naturel qu'elle commence par apprendre sans maîtres la langue des théologiens. Mais laissons la naïve et subtile biographe de Jeanne nous expliquer la théorie des merveilles qui se préparent. « Cette richesse de savoir venue à Jeanne rapide comme un éclair (2), durable comme la source d'où elle émane..., était plus qu'une céleste con
(1) M. Saint-Pierre, op. cit., p. 28
(2) Remarquons cette note, sans artifice, mais si habilement jetée. Elle rejoint cet autre petit mot que nous avons souligné tantôt Elle n'y pense plus». Mais irons-nous reprocher à la Mère Saint-Pierre d'ignorer la psychologie de l'inconscient ?
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descendance. Elle tendait au but choisi par le Verbe incarné. C'était la caractéristique de sa grâce spéciale, l'esquisse radieuse de sa physionomie surnaturelle. Le Seigneur l'avait prédestinée à devenir d'une manière très particulière (?) l'Épouse du Verbe, Parole substantielle du Père, et il lui donnait l'intelligence de la Parole de Dieu révélée aux hommes, et de la langue même, dans laquelle l'Église la conserve. Le Verbe, qui procède de son éternel principe, par voie d'entendement, voulait que le caractère distinctif de cette sienne amante fût une grâce de lumière sur les mystères divins et d'intelligence de la Parole révélée (1). » Dévotion particulière au Verbe incarné ; mission doctrinale ; connaissance miraculeuse de la langue latine, la dernière de ces grâces découle de la seconde, et celle-ci de la première : tout cela s'enchaîne très étroitement.
De là vient aussi que, dans les nombreuses visites dont il va favoriser Jeanne de Matel, le Verbe ne lui parlera qu'en latin. Les « textes sacrés qui se placent avec tant d'à-propos et de profusion dans les écrits de la Mère... sont presque toujours cités en latin. Elle avait une si pleine intelligence de cette langue que, lorsqu'elle s'exprime en français, les mots d'origine latine sont ceux qui reviennent le plus souvent sous sa plume. Il lui arrive même de franciser au besoin des mots latins, pour mieux rendre dans sa langue maternelle ce qu'elle comprend dans la langue de l'Église. » Soit dit en passant, nous aimerions mieux qu'elle eût laissé aux théologiens leur français rébarbatif. Jeanne, qui s'inquiète vraiment trop des difficultés qu'on pourrait lui faire, a prévu celle-ci comme les autres : « Les termes français, écrit-elle, n'ont pas, pour l'ordinaire, la grâce qu'a le latin ». Peut-être, mais ils en ont beaucoup plus que le latin scolastique, auquel elle a trop souvent recours.
(1) M. Saint-Pierre, op. cit., pp. 28, 29,
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C'est pourquoi, il m'est difficile à expliquer par des termes français, dont je sais fort peu, n'ayant jamais eu le dessein de l'étudier, ni aucune autre science, sinon celle de vous aimer, mon divin Amour, qui avez voulu être mon Maître (1).
Elle oublie qu'elle est née en France, au pays de l'Astrée, et dans un château. En vérité, cette réponse est peu cohérente. Qu'on ne dise pas que je m'attarde à des pointilles. Lorsqu'il s'agit de discuter une vocation aussi extraordinaire, aucun indice n'est à négliger.
Cette vocation, Jeanne de Vatel l'a définie avec une netteté et une rigueur parfaites. Un jour, où « dans son humilité, elle cherchait à se persuader qu'il lui siérait bien mieux de garder le silence que de parler et d'écrire
témérairement des choses de Dieu, Notre-Seigneur la rassura en ces termes :
Dedi te in lumen gentium... Mes paroles sont plus précieuses que l'or et les pierreries ; ce serait un crime de les mépriser, ou de les laisser tomber dans l'oubli par négligence. Lorsque tes infirmités ne te permettront pas de les écrire immédiatement, fais-les noter en abrégé par ton directeur, pour les développer toi-même ensuite, quand tu seras en meilleure santé. C'est pour cela que je... t'ai ménagé la direction du R. P. Gibalin (2).
Que la Parole éternelle condescende à de si minutieux détails, et si insignifiants, on peut, si l'on y tient, ne pas le trouver étrange ; on avouera, toutefois, que cela est assez nouveau. Voici plus digne et plus magnifique :
Tu m'es un vase, que j'ai élu pour porter la lumière au bout du monde. Ne t'excuse pas sur ton sexe, disant que tu n'es pas prédicateur pour porter ma parole en l'Église. Tu la porteras en la façon que je l'ai ordonné... Tu parleras de mon témoignage devant les Rois, qui sont les prêtres et docteurs, en présence desquels tu ne seras point confondue (3).
(1) M. Saint-Pierre, op. cit., p. 30.
(2) Ib., op. cit., pp. 188, 189,
(3) Penaud, op. cit., II, p. 33.
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Une autre fois, comme « suspendue en l'admiration et considération » des merveilles du Verbe, elle s'écriait Generationem ejus quis enarrabit ?
mon divin Amour me répondit que ce serait moi-même qui étonnerais le monde par mes discours et mes écrits (1).
A elle d'éclairer l'Église sur les mystères les plus cachés :
Ne crains rien : les trois divines Personnes ne t'abandonneront pas. Dis hautement ce que nous te commandons de dire de nous (2).
Mais surtout la théologie du Verbe incarné :
Vous inclinant à moi – c'était le jour de la fête de saint Pierre d'Alexandrie, un des défenseurs de la divinité du Christ — vous me fîtes entendre que vous m'aviez, quoique très indigne, choisie, entre plusieurs autres, pour faire voir une extension de votre Incarnation, et pour faire montre de cette splendeur éternelle que vous recevez du Père, étant son image et la figure de sa substance... Vous avez suscité saint Michel au ciel, saint Pierre à Alexandrie, et une petite fille en France, pour soutenir et montrer votre divinité véritable. Je vous remercie... de ce que vous m'avez envoyé avec la commission de saint Michel et de saint Pierre d'Alexandrie, pour combattre Lucifer et Arius (3).
Elle avait aussi, nous dit-on, « surnaturellement conscience de sa mission d'apôtre de la Vierge immaculée ».
Dieu eût pu envoyer un saint Paul, qui aurait dit avec toute aorte de respect : « Dieu m'a envoyé pour évangéliser cette merveille Marie, cachée en lui aux siècles passés ». Permettez-moi, divin apôtre, que je déclare, après vous, la commission que Dieu m'a donnée... C'est d'évangéliser les trésors de sa grâce, les excellences de Marie, qui sont des richesses inabordables aux créatures
(1) Penaud, op. cit., II, p. 166.
(2) M. Saint-Pierre, op. cit., p. 143.
(3) Penaud, op. cit., II, pp. 27, 28.
(4) Ib., I, p. 374.
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Elle nous dit aussi par quel moyen elle doit communiquer, d'une part avec l'esprit de Dieu, d'autre part avec l'Eglise enseignée.
Ma fille, je veux te parler par l'Écriture, et par elle, tu connaîtras mes volontés... Je veux qu'elle soit le chiffre qui t'enseigne ce que je veux que tu entendes pour ma gloire... Je ne parlais guère au peuple que par paraboles... ; et toi, ma bien-aimée, je te veux instruire de mes desseins par l'Écriture, et, par elle, te révéler mes intentions et t'expliquer les mystères les plus adorables et les plus cachés au sens des hommes (1).
De fait, nous assure-t-on encore, « les admirables et nombreux écrits de la M. de Matel offrent d'un bout à l'autre la réalisation de cette promesse. Ils sont... un tissu des textes de l'Ancien et du Nouveau Testament. Il ne lui vient pas une communication de son divin Époux, elle ne fait pas la peinture d'une situation, n'exprime pas un sentiment, sans amener à l'appui, traduisant sa pensée ou la complétant, un passage, plusieurs même, de nos Saints Livres... Elle a présenté les côtés ardus des mystères de la foi ou de la morale, avec une orthodoxie rigoureuse, qui, tour à tour, emprunte à l'Écriture et les magnificences du style et les grâces naïves (2). »
Dans les intervalles de ces communications directes avec la sainte Trinité, le Verbe incarné et la sainte Vierge, trois maîtres viennent la réconforter et, tout ensemble, l'aider à pénétrer plus profondément les sublimes leçons qu'elle a reçues :
Votre bonté m'envoya saint Michel et saint Denis. Après m'apparut saint Jérôme. Votre Majesté me fit entendre, lorsque ces saints furent disparus, qu'elle me les avait envoyés pour me réjouir, conforter et instruire ; et que, me les ayant donnés pour mes trois maîtres, elle voulait que je les visse. Saint Michel devait m'enseigner par des irradiations sublimes vos mystères divins ; saint Denis avait de vous ordre de
(1) M. Saint-Pierre, op. cit., p. 29.
(2) Ib., op. cit., pp. 29, 3o.
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m'enseigner la théologie mystique; et saint Jérôme l'Écriture sainte.
Sur quoi l'ingénieuse et docile moniale, qui s'est merveilleusement assimilé toutes les pensées de sa mère: « L'empreinte de la grâce propre de chacun de ces maîtres célestes est restée sur les oeuvres de la Mère de Matel. Saint Michel devait l'éclairer sur les mystères... A la manière dont elle en traite, on comprend que le rayonnement d'un oeil de séraphin l'aide à pénétrer ces éblouissants abîmes. Saint Denis a fait à sa pieuse disciple, on peut s'en convaincre, une large communication de (la)... science mystique..., et, quand on considère sa connaissance des... Écritures, ne semble-t-il pas que saint Jérôme lui ait fait don du fruit de ses travaux...(1)? »
On le voit : il serait difficile d'imaginer un système plus lié; un commentaire plus explicite, et plus convaincu des paroles qui auraient été dites par Notre-Seigneur à Jeanne: « Je t'ai choisie pour être la lumière des nations ». Qu'on l'exalte avec le P. Gibalin, ou que l'on se permette de croire qu'un peu d'illusion se mêle à ses grâces authentiques, il faut la voir telle qu'elle se présente à nous. Aussi ai-je peine à comprendre qu'obéissant à une sorte de fausse honte, d'ailleurs très significative, ses panégyristes l'excusent parfois d'avoir obéi à ce qu'ils tiennent eux, mêmes pour une formelle, céleste et glorieuse consigne. A lés entendre, Jeanne aurait gardé un silence complet si ses directeurs ne l'avaient « condamnée » à parler et à écrire 2. Chose plus bizarre encore, elle-même semble parfois oublier les affirmations que l'on vient de lire. Après la mort de l'archevêque de Lyon (Richelieu), qui lui avait
(1) M. Saint-Pierre, op. cit., pp. 144, 145.
(2) Voici, entre vingt autres, ce texte naïf, pleinement sincère, mais déconcertant : CONDAMNÉE (!) à écrire le journal de ses pensées..., Jeanne le fait d'un style sobre (!), concis (!)... on sent, dans ses lettres à ses directeurs, qu'elle répugne à s'étendre, à parler d'elle longuement. » Penaud, op. cit., II, p. 312.
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ordonné « d'écrire la relation des grâces qu'elle recevait de Dieu..., allégée et contente, elle se disposait, nous dit-on, à déposer la plume. Heureusement ses directeurs, dont la volonté avait toujours été en cela conforme à celle
du prélat, furent unanimes à s'y opposer. Pendant sept années encore, c'est-à-dire, tant que ses yeux et sa main le lui permettront, elle continuera d'esquisser les chefs-d'oeuvre de la grâce en elle, enrichissant ainsi de presque trois cents pages le trésor de ses écrits... « Votre bonté ( écrit-elle) et mon mal d'yeux, ainsi que la mort de
Mgr le cardinal de Lyon, par le commandement duquel j'ai écrit jusqu'à présent ce narré (1) me dispensaient de le continuer, mais mes confesseurs et directeurs, les P.P. de Lingendes, de Crest, de Condé, ne nie permettent pas de m'arrêter... (2) » Eh quoi! après ce qui lui a été assuré par un plus grand que tous ceux-là, si elle cessait d'écrire, ne trahirait-elle pas le plus impérieux de ses devoirs ? Vae mihi si non evangelizavero !
Je veux, lui avait-on dit et redit, te revêtir de mes clartés célestes. Fille du grand Caleb Augustin, je t'ai épousée comme une autre Axa, et, de même qu'elle reçut en dot Cariath-Sepher, la cité des Lettres, moi qui possède tous les trésors de la sagesse et de la science de mon Père, j'ai voulu que tu eusses, par une divine participation, la connaissance de la Sainte Ecriture, qui est la véritable cité des lettres (3).
Et tous ces trésors, pour qu'elle en fit part à l'Église
Ce que l'auguste Trinité dit à Isaïe en lui confiant sa mission pour laquelle un séraphin lui purifia les lèvres avec un charbon ardent, je te le dis aussi (4).
Plus courageuse, la pieuse moniale que j'ai tant de plaisir
(1) Elle oublie, et ses biographes avec elle, qu'elle n'avait pas attendu les ordres de Richelieu pour écrire.
(2) M. Saint-Pierre, op. cit., p. 473.
(3) Ib., pp. 242, 243.
(4) Ib., p. 133.
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à citer : « Ces ordres étaient formels, écrit-elle. Humainement, ils étaient bien surprenants... Il ne s'agissait de rien moins que de traiter des plus insondables mystères. Mais les paroles de Dieu portent en elles la puissance qui les réalise. Aussi la Mère de Matel, éclairée des seules, mais éclatantes lumières qu'elle reçoit du ciel, composera de nombreux traités, qui feront l'étonnement des personne doctes. Les questions ardues, que la science n'aborde qu'en s'entourant de précautions, seront par elle élucidées avec une netteté, une abondance, une exactitude sans égales. En la lisant, il semble que, dans son âme, les saintes obscurités de la foi aient fait place à l'aurore des clartés éternelles ; il est impossible de méconnaître une vocation, une assistance divine (1). » Vocation doctrinale, s'il en fut jamais. Voilà qui est parler franc ! Fille et disciple de Jeanne, l'auteur de ces lignes n'a pas à discuter sa chère sainte. Elle se contente de la deviner à fond, d'en deviner toutes les pensées, de la revivre en quelque sorte, enfin de nous présenter une Jeanne de Matel pleinement semblable à celle de l'histoire. Son rôle fini, le nôtre commence, moins aimable certes, nais également nécessaire.
III. Cette discussion, que je voudrais avoir le droit d'éluder, c'est Jeanne elle-même qui nous y convie ; elle encore qui prétend la régler. Il ne lui suffit pas, en effet, de remplir cette extraordinaire mission, elle croit devoir encore la défendre, nous invitant par là même à la traiter elle-même, comme nous ferions n'importe quel docteur scolastique. Sa candeur était la plus sûre de ses défenses ; dès qu'elle s'arme pour la controverse, dès qu'elle argumente, oubliant sa personne même, qui nous restera toujours vénérable, nous n'avons plus à nous occuper que de ses raisons.
Toujours femme néanmoins — je n'ai garde de lui en faire un reproche ! — elle ignore ingénument les règles du
(1) M. Saint-Pierre, op. cit., pp. 143, 144.
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jeu. Au seuil même du débat, elle pense nous convaincre, en déclarant qu'elle ne relève pas de la critique :
Ceux auxquels tu parleras, lui aurait dit Notre-Seigneur, ne comprendront pas les merveilles que tu leur diras. En me voyant par toi, ils ne me reconnaîtront pas. Tes lumières les aveugleront, tes paroles endurciront et boucheront leurs oreilles. Mes splendeurs leur paraîtront ténébreuses, parce qu'ils voudront comprendre naturellement ce qui ne peut être connu que par une lumière surnaturelle, que je ne donne qu'à ceux qui humilient leurs âmes sons ma puissante main (1).
Il est vrai, en effet, qu'à ces paroles qui nous semblent tout brouiller, nous ne reconnaissons pas la Sagesse éternelle. « Comprendre naturellement » les mystiques, ramener leur grâce à notre mesure, et, par suite, mépriser toute expérience qui nous dépasse, il s'agit bien de cela ! L'unique problème est de savoir si c'est vraiment Dieu qui nous parle par la bouche de cette voyante particulière, question d'autant plus pressante que l'on nous annonce plus de « merveilles ». Eh! quoi, intervient la bonne Mère Saint-Pierre, Notre-Seigneur lui-même ne s'est-il pas porté garant de Jeanne et ne venez-vous pas de l'entendre ? « Après ce témoignage des témoignages, tout autre serait sans valeur (2). » A Dieu ne plaise que je lui
(1) M. Saint-Pierre, op. cit., p. 153.
(2) Ib., p. 671. Nous reprocherons, avec moins de gène, ce même paralogisme à l'abbé Penaud, qui est du métier. « Le Sauveur, écrit-il, qui avait inspiré son oeuvre, ne dédaigna pas d'en être l'apologiste, et, e1 diverses circonstances, lui dit au coeur le Bene scripsisti de me... (Ainsi, entre mille autres passages analogues), il l'assure « qu'il veut que ses écrits soient pour l'utilité des fidèles, par une divine dispensation » .. Les habiles et pieux directeurs de la Mère (notamment le célèbre P. Jacquinot) s'étaient demandé (et comment ne pas le faire ?) si, parmi les sentiments du Saint-Esprit contenus dans ses écrits, il ne pouvait s'en trouver (les siens; et, elle devait craindre, pensaient-ils, ceux qui sortiraient de la source de son affection. — « Je les crains aussi fort, écrivait Jeanne à l'un d'eux, et pour cela, je laisserais volontiers, après votre lettre, de vouloir écrire ce que je fais. MAIS j'ai entendu que je le pouvais faire sans crainte, par obéissance envers vous tous, nies Pères (et justement celui-ci, mis en défiance, lui conseillait pour le moins de se borner), et PARCE QUE C'EST LA VOLONTÉ DU SAINT-ESPRIT DE SE SERVIR DE MOI POUR EXPLIQUER SES ORALES. » Penaud, op. cit., II, pp. 166, 167. Elle
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réponde : Cercle vicieux ou pétition de principe ! on n'oppose pas de si vilains mots à une femme. La difficulté reste néanmoins. Jeanne, qui est une théologienne plus
subtile, l'a fort bien senti par moments, mais elle se croit en mesure de nous ,donner un ou plusieurs signes qui feront tomber tous nos doutes.
Si l'Esprit ne te conduisait, lui disent ses voix, en quel dédale te mettrais-tu, écrivant si souvent des mystères divins qui ne peuvent être connus d'une fille qui n'a point étudié, sans l'onction de cet Esprit, qui t'éclaire avec tant de clarté (1) ?
Et, pour renforcer l'argument, Notre-Seigneur, écrit-elle,
me disait que ce n'est pas seulement la multitude qu'il faut estimer (et qui déjà serait un signe plus que suffisant), mais la richesse et noblesse des lumières. Un diamant vaut plus... que des pierres de bas prix. Mais si ce diamant pouvait se multiplier, et, par une multitude de réflexions, produire de nouveaux diamants, on aurait en lui un trésor tout entier. Ma fille, les lumières et les grâces que je te communique sont exprimées par cette comparaison. En effet, dans une seule parole qu'il nie faisait entendre, j'en découvrais une multitude d'autres... Multiplication merveilleuse (entendez miraculeuse)... que ni la lecture, ni l'étude ne ferait jamais... « Je suis la lumière, lui disait Notre-Seigneur..., qui luit devant toi, sur toi, dans toi, autour de toi, et après toi. Des rois et des peuples marcheront à la lumière que tu laisseras en tes écrits, lumière qui procède de moi (2).
Bref, laissée à ses propres forces, une fille ignorante n'atteindrait jamais à tant d'abondance et de sublimité. « Une telle science, résume la Mère Saint-Pierre, un si j este emploi de l'Écriture dépassent évidemment, pour l'esprit humain, l'effort possible de la mémoire et du discernement. Les écrits de la Vénérable Mère témoignent à eux seuls résiste le plus suavement, et, si l'on veut, le plus humblement du monde, mais elle ne cède pas d'une ligne. Ainsi fera bientôt M1ut Guyon.
(1) Penaud, op. cit., II, p. 167.
(2) Ib., II, p. 168.
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d'une inspiration (1). » A merveille! Mais, pour que cet argument fût sans réplique, il faudrait avoir établi au préalable jusqu'où peut s'élever le génie féminin, et puis nous montrer, par de magnifiques citations, que Jeanne a laissé bien loin derrière elle cette ligne infranchissable. Prenons, au hasard, un des exemples que l'on nous donne. « Jeanne, nous dit-on, n'admet pas — et c'est là une de ses « révélations » — que les anges aient contribué en quelque chose à la résurrection (de Jésus). Ils en furent uniquement « les spectateurs, avec les sentiments de l'adoration la plus profonde ». « C'est réellement le sentiment le plus commun, remarque un des prêtres qui furent appelés à mettre en ordre les écrits de la Mère de Matel, mais c'est une chose bien admirable qu'une fille sans étude emploie, pour le prouver, les mêmes raisons dont se servent les théologiens qu'elle n'avait jamais lus (2). » Autant dire qu'une femme intelligente et sensée tient du miracle. Que Notre-Seigneur n'ait pas eu besoin, pour ressusciter, du secours d'une créature, c'est là en effet une vérité qui s'impose d'abord à un bon esprit, masculin ou non. Quant aux raisons que les théologiens ont cru devoir apporter à l'appui d'une pareille évidence, pourquoi veut-on qu'une femme n'ait pu les imaginer d'elle-même? Dans le beau texte qu'on a pu lire au début du présent chapitre, François de Sales a balayé d'un mot ces vaines raisons. Répétons simplement, avec lui, que de telles vues ne sont pas « hors de la capacité d'un esprit » de femme.
Voici le même argument, ou le même signe, plus somptueusement énoncé :
Je me plaignais... à mon divin Amour de ce que quelques personnes disaient que les explications que je donnais à l'Ecriture n'étaient pas littérales.
Ce souci persistant du qu'en-dira-t-on aurait dû inquiéter
(1) M. Saint-Pierre, op. cit., p. 29.
(2) Penaud, op. cit., I, p. 4o2.
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les directeurs de Jeanne. Nos autres saintes ne se troublent pas pour si peu.
A quoi mon bon Sauveur me répondit que le sens littéral est fort peu connu des hommes. Il me disait que les Prophètes savaient bien ce qu'ils disaient, mais qu'ils ne savaient pas toujours ce que cela signifiait. Le Sauveur assure qu'Isaïe avait bien prophétisé des pharisiens, auxquels toutefois ce Prophète n'avait jamais pensé.
Il n'en va pas de même pour elle, immédiatement éclairée qu'elle est par le Verbe. En effet,
le Père éternel communique toutes ses lumières à son Verbe, dans lequel, comme dans une Archive sacrée, sont toutes les Ecritures, les connaissances et intelligences d'icelles. Il est la figure et la substance du Père (suit un chapelet de textes connus)... C'est l'unique parole de ce divin Père, son unique Ecriture et le sens littéral de tout ce qui est écrit; il faut lire dans lui pour en avoir la connaissance... « Puis donc, me disait mon divin Epoux, que je suis la grande Archive de la vraie intelligence littérale, et que je me communique si libéralement à toi, en me possédant n'as-tu pas le sens littéral et l'Archive tout entière ? Voire je t'ai faite comme une autre Archive, d'où provient la multitude des expositions qu'on admire en toi. C'est de mon abondance que je mets en ton esprit.., et les extraits qu'on fera de ces Archives seront admirables,
patience, le signe est au bout,
et donneront un jour bien de l'étonnement à ceux qui verront ce que je t'aurai appris SANS AUCUNE ÉTUDE NI PEINE TIENNE. Laisse dire ceux qui ignorent mes faveurs envers toi, à qui j'ai donné connaissance de mystères fort relevés (1).
Sans « étude » d'aucune sorte, mais c'est là justement ce qu'il faudrait démontrer. Qu'à cela ne tienne :
Me plaignant, avec ma confiance accoutumée, à mon Epoux, du doute que quelques personnes de considération faisaient si les lumières et connaissances que j'avais procédaient du
(1) M. Saint-Pierre, op. cit., pp. 669, 67o.
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bon Esprit ; et de ce que quelques-unes l'attribuaient à la lecture et à une heureuse mémoire, et que je ne lis point, voire ne le peux à cause d'une fluxion qui me continue de temps en temps sur un oeil : je n'apprends rien hors de l'oraison, mais, prenant la plume pour écrire, j'écris avec une grande promptitude, plusieurs heures entières, sans regarder autre livre que la Bible, parfois ma main ne pouvant pas suivre à cause de la promptitude dont mon entendement est éclairé par la multitude de pensées qui m'abondent en manière de coruscation ; (comme donc je me plaignais), mon divin Amour, me consolant à son ordinaire, me dit que la lecture ne suffirait pas ; que ce que j'expérimentais n'était pas une étude (ni une réminiscence) (1).
Oui, c'est bien ainsi que Notre-Seigneur — ou, pour rester dans le vrai, — c'est ainsi qu'un directeur clairvoyant attrait répondu à l'enfantine détresse de Jeanne; mais, quoi qu'elle en pense, ces dernières paroles sont loin de ratifier, de canoniser la contre-vérité innocente, l'équivoque perpétuelle de la longue phrase embarrassée qui les précède. Loin de reconnaître qu'elle est sans lectures, ses voix se bornent à lui affirmer ce qu'elles pourraient dire aussi bien à n'importe quel écrivain original, à savoir que « la lecture ne suffirait pas » à expliquer son génie. En effet, elle a beaucoup lu, et, pour ma part, je me chargerais sans peine de reconstituer sa bibliothèque. On y verrait tels ouvrages de saint Bernard (2), une traduction du pseudo-Denis (3), la vie de Louis de Gomague et celle de
(1) M. Saint-Pierre, op. cit., pp. 668, 669. Autre affirmation toute semblable, et même plus catégorique, mais que, par égard pour la Mère de Matel, je préfère ne citer qu'en note : « Par cet amour qui brûle eu ta poitrine, et par l'intelligence que je te donne de l'Ecriture, sans que tu la lises (!), ou doit connaître que c'est moi qui te conduis... Pour accomplir l'Ecritnre, j'ai voulu mourir; si maintenant j'étais mortel, je mourrais, s'il était expédient, pour vérifier (authentiquer) les écrits que l'amoureux Saint-Esprit, et l'obéissance (?) t'ont fait écrire. » Penaud, op. cit., 11, p. 169. Notre-Seigneur disait à sainte Thérèse : « S'il n'y avait eu que toi au monde, je serais mort pour te racheter », et cela est magnifique. Ce qu'il aurait dit à Jeanne l'est beaucoup moins : « Pour authentiquer tes écritures, je serais prêt à mourir une seconde fois. »
(2) Penaud, op. cit., I, p. 402.
(3) Ib., I, p. 331.
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Jean Berchmans (1), d'autres volumes encore. Mais à quoi bon? Pour connaître le contenu des livres pieux, il suffit d'aller au sermon. Or, Jeanne de Matel a entendu, et avec quelle avidité! une foule de prédicateurs ; elle a conversé avec une foule de docteurs, — dominicains, oratoriens, jésuites. — livres vivants dont toutes les pages se sont gravées dans son étonnante mémoire, ont amorcé, dans sa vive intelligence, des méditations infinies. Après quoi, s'il lui plaît de nous assurer qu'elle « n'apprend rien hors de l'oraison », nous la supplierons de ne pas jouer sur les mots. II est très vrai qu'elle ne suit pas les cours de la Sorbonne, qu'elle ne se plonge pas, matin et soir, dans la Somme de saint Thomas; mais il est également certain que, passionnée théologienne, elle ne cesse, ni soir ni matin, de spéculer sur les choses divines, et même sur les infiniment petits de la science ecclésiastique (2). A
(1) Penaud, op. cit., I, p. 435.
(2) Cette discussion est si grave que je dois prouver tout ce que j'avance. Voici donc un exemple de son goût pour des curiosités, que je suis loin d'appeler vaines, mais qui n'intéressent pas le règne de Dieu. Les doctes de ce temps-là prenaient parti pour ou contre la tradition qui fait du premier évêque de Paris un converti de saint Paul et qui attribue à ce personnage les oeuvres mystiques que l'on sait. Or, Jeanne a beaucoup à nous apprendre sur Denis. « En 1637, nous dit la déconcertante candeur de ses biographes, elle sut qu'il était arrivé à un grand âge. » Elle le voit, elle l'entend, elle lui parle, d'ailleurs sans timidité. « Je vous reconnus, lui dit-elle, à votre face majestueuse et à votre barbe vénérable (ce sont là, soit dit en passant, les attributs de beaucoup de saints). Cet âge ne diminuait en rien la vivacité de votre esprit (!). Votre front large et carré me fit connaître naturellement que vous étiez doué d'un bon et parfait jugement M. » Qu'elle écrive ainsi, passe, nous savons trop qu'elle n'y regarde pas de si près, mais que de pareils enfantillages, à peine décents, aient enchanté, ému, convaincu des hommes sérieux, le jésuite Gibelin, le chancelier Séguier par exemple, c'est à n'y pas croire. Et le biographe continue : « Puis, apportant à la thèse de l'apostolicité de la mission de saint Denis l'AUTORITÉ DE SES VUES SURNATURELLES, « La France, dit-elle au saint, a sujet de remercier la bonté de Dieu, qui l'a favorisée au point de vous envoyer à elle pour son apôtre : de quoi vous m'assurâtes derechef (en 1641)... Vous me dîtes que ceux qui niaient cela amoindrissaient en France votre louange, et le culte que l'on doit vous y rendre, puisque telle est la volonté du souverain (!) et le sentiment de l'Eglise, qui veut (?) que l'on vous reconnaisse pour l'apôtre des Gaules, le protecteur de nos rois... On vous doit nommer le Père des fidèles français, le tuteur de nos fleurs de lys... » Penaud, op. cit., 1, pp. 44o, 441. Qu'on m'entende bien. Non seulement je ne critiquerais pas, mais encore je trouverais naturels et charmants les sentiments de dévotion qu'inspirerait à une bonne Française la légende de saint Denis. Mais il me paraît simplement inadmissible que, sur la foi d'une vision, Jeanne intervienne en juge infaillible. inspiré, dans un débat dont elle ne connaît pas les éléments, qui ne la regarde d'aucune façon, et sur lequel l'Église ne s'est pas prononcée.
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la vérité, Jeanne de Matel n'a pas tenu le journal de ces acquisitions incessantes, elle ne soupçonne pas le riche trésor de souvenirs et de réflexions qui s'est amoncelé, grain à grain, dans les profondeurs de son esprit. Elle est donc pleinement sincère lorsqu'elle attribue à une révélation directe les vues nouvelles qui, à certains moments, viennent l'éblouir, et cette vaste science qu'elle ne se connaissait pas. Une abeille, qui chercherait à s'expliquer le mystère de son miel, songerait-elle à chacune des fleurs qu'elle a visitées? Il n'est pas douteux néanmoins qu'un long travail obscur ait préparé ces apparitions lumineuses. Quelles que soient l'abondance, et, si l'on veut, la sublimité de ces écrits que l'on nous dit inspirés, nous n'y trouvons pas une seule pensée que la voyante n'ait pu tirer de son propre fonds, pas une ligne, pas un mot où éclate enfin le signe promis. En attendant mieux, nous nous refusons à créer pour Jeanne de Matel un ordre nouveau, d'ailleurs difficile, sinon impossible à définir, et où elle se trouverait plus voisine de saint Jean que de sainte Gertrude. En d'autres termes, nous ne faisons pas d'elle un être d'exception parmi les mystiques. Ses écrits n'auront à nos yeux d'autre prestige que celui que leur méritent le génie, la science et la sainteté de cette insigne contemplative. Si elle a cru pouvoir exiger de nous une docilité plus aveugle, si, dans les trop nombreux passages où elle exalte son invraisemblable mission, elle a entendu dire ce que ses mots disent en effet, eh bien ? elle s'est trompée, victime d'une illusion assez fréquente chez les saintes du second rang, victime encore de ses directeurs éblouis. Au reste, nous l'avons assez écoutée déjà pour savoir que l'apparente netteté de ses formules cache souvent les incertitudes, les à peu près, les défaillances d'un esprit plus
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impétueux que logique, plus brillant que ferme. Quant à ses fidèles, si leur langue était libre, ils avoueraient que, sous n'importe quelle autre plume, telle ou telle des affirmations de Jeanne les scandaliserait fort. Ils voudraient certes choisir entre ces oracles si mêlés et faire la part du feu, mais le système que la voyante leur a imposé, et qu'ils ont eu l'imprudence d'adopter, ne leur permet aucun choix. Reste néanmoins que, par une heureuse inconséquence et fort significative, on n'a laissé sortir de cette « archive » céleste qu'un petit nombre de fragments : timide et singulière façon d'aider à l'accomplissement de la magnifique promesse que nous rappelions tout à l'heure : « Dedi te in lumen gentium. Des rois et des peuples marcheront à la lumière que tu laisseras en tes écrits, lumière qui procède de moi ».
IV. Elle est peu connue, et il n'y a pas d'apparence que sa gloire embarrassée égale jamais le rayonnement de cette incomparable Gertrude, toujours chère à la ferveur catholique, de sainte Thérèse, de Marie de l'Incarnation. Et cependant, elle a rencontré jadis (187o) un héraut, dont la voix ne manquait pas de sonorité, Ernest Hello en personne, joie et terreur du dernier volume de notre présente histoire, Hello, colonne de fumée et de flammes, bizarre amalgame d'or et de clinquant, et, par là même, mieux préparé que personne, que moi, notamment, de toutes façons, à goûter le sublime particulier de Jeanne. A la fin d'une longue introduction où il parle de tout excepté d'elle, il la raconte en quelques mots, en quelques versets bibliques, et il tâche de la définir. Écoutons : son résumé nous dira l'essentiel de la vie de Jeanne, ses analyses nous éclaireront, ou, au moins, si j'ose dire, nous mettront en appétit; son zèle compensera notre tiédeur :
Jeanne Chézard de Matel vécut à la même époque que le cardinal de Richelieu. Elle fut obscure ; elle cesse de l'être (puisque moi, Relie, je vais parler d'elle) ; sa vie est déjà écrite ; ses oeuvres ne sont pas publiées encore. Elles se présentent
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aujourd'hui pour la première fois devant les hommes.
Jeanne de Matel fonda l'Ordre du Verbe incarné. La lenteur de la gloire a marqué jusqu'ici la plupart des âmes éminentes.
La vie de Jeanne de Matel fut semblable à ses pensées. Un seul mot la résume : l'amour du Verbe incarné.
Je le laisse aller, mais en me signant dans l'ombre, consterné que je suis par le scandale de ce style sans vertèbres, contraire au génie de toutes les langues qui ont passé l'âge de l'enfance. Nous lui permettrions, à la rigueur, puisque cet enfantillage l'amuse, de donner l'apparence typographique de l'ode à un article de dictionnaire ; mais non pas d'aligner à la queue leu leu trois affirmations que nulle attache logique ne relie entre elles, et qui se culbutent l'une l'autre, pour disparaître aussitôt dans une trappe, comme les marionnettes de Guignol. « Elle fonda... La lenteur... La vie... » Pas de conjonction, et pour cause. Il serait en effet assez embarrassé d'en trouver une qui justifiât la rencontre de ces trois bluettes. La seconde n'a aucune raison d'embrasser la première; la troisième aucune de s'accrocher à la seconde. J'avoue, du reste, qu'à première vue, ce papillotage donne l'impression de la profondeur. On croit lire un Pindare, mieux encore, un Isaïe, et l'on s'apprête religieusement à développer les richesses de cette concision haletante. Foin de ces miséreux — un Fénelon, un Bossuet ; — dont la pensée paralytique a besoin de tant de béquilles : les que, les donc, les en effet, les c'est pourquoi ou les néanmoins. Force leur est bien de piétiner, puisqu'ils n'ont point d'ailes, et d'épuiser jusqu'à la dernière goutte les rares conceptions qui s'offrent à eux. La moindre ligne de nous, au contraire, est chargée de sens, et la densité de nos strophes hébraïques ouvre à l'esprit des perspectives sans fin. On lit Bossuet, et on laisse tomber le livre ; on relit Bello. Je veux bien, mais pourquoi faut-il que, relu, il lui arrive de nous sembler creux. Sur les trois sentences qui viennent d'exciter ma bile, la seconde a presque trouvé le moyen de rendre
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obscure une vérité banale — les âmes éminentes marquées par la lenteur de la gloire — et la troisième, qui paraît d'abord d'une richesse insondable, en vérité ne dit rien du tout : « La vie de Jeanne fut semblable à sa pensée » — la vie intérieure, j'imagine, car de l'autre il ne saurait être question. Traduisez en prose non prophétique, et vous aurez : La vie intérieure de Jeanne, ou, en d'autres termes, sa pensée habituelle fut semblable à sa pensée. Avec ses qui, ses donc, et ses car, Bossuet nous fait perdre moins de temps. Après quoi, je prouverais sans beaucoup de peine que cette longue remarque ne m'écarte pas du présent chapitre ; mieux vaut remonter sur le Sinaï.
Elle naquit le 6 novembre t596, et mourut le 11 septembre 167o.
Cet intervalle fut rempli par l'amour du Verbe éternel, et l'effort d'établir son Ordre. Elle eut dans cette entreprise toutes les contradictions imaginables ; elle réussit enfin, et l'Ordre du Verbe incarné subsiste (1).
Le prince Galitzin (un de ses biographes) raconte plusieurs guérisons..., attribuées à l'intercession de la Mère Jeanne. Il raconte aussi la résurrection d'un mort...
Les oeuvres, qui n'ont pas encore été publiées, ont été lues, étudiées... par un très grand nombre de religieuses, de religieux, de théologiens. Tous les ont respectées et admirées. (Ceci n'est pas exact : elle a rencontré plus d'un sceptique...) Sa science de l'Ecriture Sainte, et toutes ses connaissances supérieures, tout, dans sa vie et dans ses oeuvres, frappa les lecteurs attentifs et prudents. Car la vraie prudence est celle qui consent à admirer...
Parmi les races de contemplatifs, nous trouvons d'énormes différences (Grandes, presque trop fort déjà, aurait suffi). Il y a dans ce pays-là des vallées et des montagnes ; il y a des lacs et des océans ; il y a des rivières et il y a des fleuves ; il y a de la foudre et il y a de la rosée ; il y a de l'eau (?) ; il y a du sang ; il y a de la glace (?) ; il y a du soleil ; il y a des aigles ;
(1) En effet, les épreuves qu'elle eut à subir, notamment de la part de ses religieuses, passent l'imagination. On en trouvera le douloureux détail dans le livre de l'abbé Penaud, et dans celui de la Mère Saint-Pierre.,
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il y a des colombes ; il y a des colibris ; il y a de la neige, et il y a du feu.
Il y a des rugissements (?), et il y a des soupirs; il y a des violences et des tendresses.
Malgré la hauteur fréquente de ses contemplations, et l'invitation qu'elle s'adresse à elle-même de regarder le soleil en face, malgré l'attrait de saint Jean et le patronage de saint Denis, je crois que Jeanne de Matel appartient plus spécialement à la race des colombes qu'à celle des aigles. Sa langue habituelle est le soupir.
Elle gémit et ne rugit pas...
Il ne manquerait plus que cela ! Je ne crois pas, du reste, qu'elle se borne à soupirer, à gémir. Elle disserte ; elle contemple, elle chante. Son oeuvre est faite d'élévations, d'amplifications, d'effusions. Tendresse et spéculation, aigle et colombe tout ensemble; sainte Gertrude et Bossuet.
Une clairvoyance intime naquit de cet amour sans partage... Les secrets ne se disent que dans l'intimité, et l'intimité est le lieu de l'amour. (Encore un truisme fulgurant)... L'amour découvre, il fouille. Il ne se contente pas des beautés évidentes. Il 'veut les mystérieuses... C'est l'amour qui ouvre à Jeanne... tant de portes fermées... Les paroles et les actions de Jésus-Christ, celles des saintes... s'entr'ouvrent devant les regards de sou amour, et montrent quelque chose de ce qu'elles cachent au fond d'elles-mêmes...
Jeanne de Matel eut le don superbe de cette intelligence ardente et vivante, qui éclaire d'un jour actuel les choses autrefois révélées. Le sentiment profond du texte sacré lui donne une vie variée, renouvelée, qui s'applique à tous les états de l'homme... Cette âme profonde se plongea dans l'Écriture, comme le poisson dans la mer; et, comme lui, trouva la vie dans l'abîme. Pour elle, rien n'est passé, rien n'est mort; tout est actuel, tout est vivant, tout est contemporain. Les mystères qu'elle raconte semblent se réaliser sous ses yeux, et, en effet, ils dégagent une vertu actuelle qu'elle sent et fait sentir. Les paroles de l'Ecriture qu'elle cite semblent lues part elle pour la première fois, au moment où elle les cite, tant l'impression est jeune... Ce grand intérêt, qui s'attache aux mouvements rapides de l'âme, racontés à l'instant même où ils s'accomplissent, et surpris à leur naissance, ne quitte pas un
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instant les écrits de Jeanne... C'est une bonne foi sublime, qui se raconte en traits de feu avec naïveté, avec profondeur, avec éloquence (1).
Cela est assez bien vu, mais pour nous éviter certaines déceptions prédites par l'Art poétique — Quid dignum... promissor hiatu — Hello aurait dû ajouter que les élévations de Jeanne veulent être jugées d'un peu haut, d'un peu loin et dans leur ensemble, comme un volcan, une cascade, une cantate de Le Franc de Pompignan. C'est par là, je veux dire par cet effet de masse, par ce fracas des grandes eaux, par ces fulgurations d'incendie, que Jeanne se distingue des grands mystiques, des grands poètes chrétiens, des grands sermonnaires. Reprenez en effet les strophes de Hello ; vous n'y trouverez pas une seule louange qui ne s'applique aussi bien et mieux à Prudence, à Adam de Saint-Victor, à Bossuet, à Newman. Tous ils plongent dans l'Écriture comme le poisson dans l'eau, et comme le P. Rapin dans les Géorgiques. Ils éclairent tous d'un jour actuel les choses autrefois révélées, ou plutôt il n'y a pas d'autrefois pour eux : Christus Neri et hodie, et in saecula, le Christ, et avec lui chaque fidèle, annoncé, préfiguré dans l'Ancien Testament, raconté dans le Nouveau. Eux non plus, ils ne se contentent pas des beautés évidentes ; ils frappent aux portes fermées et ils les ouvrent. Le texte le plus obscur est pour eux sacrement, c'est-à-dire, signe sensible de quelque vérité mystérieuse et délicieuse. Naïveté et sublimité, les mouvements rapides de l'amour et les patientes lenteurs de l'intelligence ; des gloses savantes enguirlandant les enluminures d'un livre d'heures, si vous pensez définir ainsi la seule Jeanne de Matel, comment définirez-vous la poésie chrétienne elle-même ? Dites plutôt qu'elle a en propre une certaine abondance torrentielle qui n'est pas sans beauté, mais qui étonne plus qu'elle ne ravit, et qui lasse vite le lecteur
(1) Oeuvres choisies, pp. LVI-LXII.
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habitué à un lyrisme moins crépitant. Si je me trompe, comme, certes, je le voudrais, ou si j'exagère, l'on m'aura bientôt redressé.
Voici, par exemple, de curieuses variations sur l'habit religieux, que, toujours sur les indications données par ses voix, Jeanne avait choisi pour les religieuses du Verbe incarné : tunique bleue, robe blanche, manteau et scapulaires rouges. En transcrivant, je souligne les symbolismes plus immédiatement tirés de l'Écriture.
En cette forme d'habit est représenté le vêtement de la femme forte vêtue de force et de beauté...
Le rouge représente la force ; la blancheur, la pureté... ; le bleu..., la candeur du Père céleste et celle de la Sainte Vierge ; c'est la vie tout intérieure qui fera que l'Epoux confiera son coeur à l'Epouse et la fera vivre au dernier jour. Ce Sauveur est le vrai Joseph, revêtu de la robe bigarrée, de bleu, parce qu'il est du ciel ; de blanc, parce qu'il est la candeur de la lumière éternelle ; de rouge, parce qu'il est vrai homme formé du sang très pur de Notre-Dame.
Cet habit représente de grands mystères de la sainte Trinité : le bleu, c'est le Père céleste, qui s'est toujours tenu au ciel, n'ayant pas apparu visiblement... ; le Fils, tout blanc, est la splendeur du Père... ; le rouge, le Saint-Esprit, qui est tout feu d'amour.
Ces trois couleurs font encore l'arc-en-ciel duquel le trône de Dieu fut vu environné. Chacune des religieuses doit être le trône de Dieu et de l'Agneau, et avoir ses couleurs, ainsi que les agneaux de Jacob furent colorés des couleurs qu'on avait mises au bâton jeté dans l'eau. Dieu est une fontaine ; le Sauveur, le vrai bâton du Père éternel, vrai Jacob, par lequel il a passé en ce monde, à cause que le Fils nous a fait connaître le Père.
Ces couleurs sont encore les couleurs que ce Sauveur a eues en sa Passion : le bleu est son sang meurtri ; le blanc est sa robe blanche chez Hérode ; le rouge est le manteau de pourpre.
Ces trois couleurs montrent qu'il est le vrai souverain : le bleu, pour le ciel ; le blanc pour la terre ; le rouge, pour l'enfer. Par la divine colère, toutes sortes de gens tomberont sur leur face à l'aspect de l'Agneau. Le bleu marque l'assurance et la loyauté des citoyens du ciel ; le blanc est l'espérance
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pour ceux de la terre... ; le rouge, qu'il n'y a plus de pardon en enfer. La religieuse doit être un ciel où la divine volonté soit faite ; elle doit être la terre, qui produit les lis en abondance, dont le grand roi Salomon se glorifiera plus d'être couvert que de tous les ornements que portait l'autre Salomon, qui n'était que sa figure ; même il s'y repaîtra, car ce qui plaît paît, dit-on. Le rouge sera la jalousie de l'Epoux plus forte en durée que l'enfer.
Le scapulaire... sera la figure de (la) croix...
Nos pieds chaussés de rouge nous font entendre que nous sommes pour... aider à tourner le pressoir du saint amour (1).
Ainsi, à chaque nouveau sujet qu'elle aborde, on voit s'ouvrir automatiquement les écluses bibliques, et c'est une avalanche éblouissante de symboles, d'images, de rapprochements. « Elle aimait, par exemple, à se représenter la communauté religieuse sous les images apocalyptiques de la cour de l'Agneau dans les cieux. » Parfois aussi, elle se concentre, sur un seul thème :
La Supérieure représente l'Agneau. Elle doit être un trône de l'ivoire le plus blanc, couronné de l'iris, symbole de la paix. Elle doit exceller en sagesse... Elle doit avoir sept cornes luisantes et abondantes pour conduire et nourrir son troupeau ; les sept oeuvres de miséricorde sont les cornes de David. Elle doit avoir sept ailes, étant remplie des sept dons figurés par les sept ailes.
Les autres quatre Mères représentent les quatre animaux symboliques, les quatre évangélistes, et sont toutes d'yeux, parce qu'elles doivent veiller selon leur office... Elles doivent être ces quatre ruisseaux, qui arrosent et coulent partout dans ce paradis terrestre de la religion...
Que l'Assistante soit une aigle prompte au vol de l'obéissance régulière, regardant toujours le soleil levant par la Supérieure... La Maîtresse des novices a besoin d'une face lumineuse et bénigne, pour conduire ses novices par la douceur, à la suite de l'Agneau... Que la Mère procureuse se souvienne d'être prudente, comme le boeuf... Quant à la Mère portière, elle doit être comme un lion, les yeux toujours
(1) Penaud, op. cit., II, pp. 49, 55.
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ouverts à ce qu'elle laisse entrer ou sortir... Les vingt-quatre vieillards seront les vingt-quatre Soeurs de choeur, vêtues du blanc de l'innocence (1).
Un soupçon d'humour rendrait tout cela presque charmant. Ces yeux, ce boeuf, ce lion, surtout ce lion; nous voudrions qu'elle eût souri.
Ma fille, lui dit un jour la Sainte Vierge, le péché originel avait produit dans la nature humaine un déluge universel dont seule je fus exemptée par le Très-Haut, qui me choisit en lui-même pour son unique colombe. A la vue d'un tel désastre, Dieu demeura environ cinq mille ans en l'Arche du ciel, avec sa famille angélique confirmée en grâce. Par la fenêtre ouverte du libre arbitre, Lucifer rebelle, le corbeau, était sorti de cette arche avec ses sectateurs ; Dieu l'avait laissé tomber avec eux dans les cloaques infernaux. Cependant ce Dieu, qui de toute éternité me possédait, ouvrit la fenêtre de sa volonté, et, de l'arche du ciel, m'envoya contre le péché du premier homme. Je vins donc au monde, volant sur l'eau qui couvrait toute la terre de la nature humaine. Je cueillis un rameau de l'olivier de la miséricorde, je pris le vol de ma prière jusque dans l'arche du ciel, je présentai à Dieu ce rameau pour tout le genre humain. Je priai sa divine bonté de retirer le péché, qui engloutissait dans son sein toutes les âmes. J'invitai le divin Noé à sortir le premier du sein du Père et de l'arche empirée, afin de venir sur la terre. Alors il sortit. Verbum caro factum est, et habitavit in nobis (2).
L'ingéniosité paisible et lucide, la grâce de ces détails ; la magnanimité attendrie de l'ensemble; le sublime du trait final si admirablement lié à tout le morceau, en vérité, comment ne pas se fâcher contre les directeurs, béatement éperdus qui n'ont pas su régler une pareille sève, comprimer les épanchements intarissables d'un tel génie ! Un autre exemple nous fera voir la transition fatale du splendide au douteux et au médiocre; ou, si j'ose dire, du grand goût au petit.
(1) Penaud, op. cit., II, pp. 7, 8.
(2) Ib., I, pp. 388, 389.
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Marie nous a donné le pain entier, le Verbe incarné... Dès la pointe du jour, elle fait luire sa lumière. Pénétrant le fond du coeur, s'élevant sur la pointe de l'âme, elle y luit à plomb, chasse tous les ennuis spirituels, rend tous les élus des jardins florissants, des fontaines coulantes où l'eau ne tarit point. En établissant sa demeure dans les déserts du siècle, elle donne fondement à toutes les générations. Elle éveilla celui qui dormait au sein paternel, dont il est engendré avant le jour, afin qu'il lui plût de venir au monde, être la voie, la vérité et la vie.
Ces trois derniers mots, ici remplissage, montrent déjà que la véritable inspiration décline.
Elle nous a rendu cette voie facile, cette vérité claire et cette vie douce, détournant les âmes des voies tortueuses et obliques.
Elle nous a été une haie pour empêcher les bêtes d'entrer dans les jardins de nos âmes, où Dieu se récrée et prend ses délices.
Il faudrait finir là, car c'est déjà presque trop long. Mais rien ne l'arrêtera.
La veille de l'Assomption, je vis un temple dans lequel était la sainte Vierge. Ce temple était entouré d'un balustre de sucre.
Tantôt : « Elle éveilla celui qui dormait... » ; maintenant du sucre, l'île des Plaisirs. Chute lamentable !
En admirant ce balustre, qui ne présentait que douceur (eh ! nous le savions !) je connus la différence qu'il y a entre la Majesté de la Vierge et celle des rois de la terre. Car ceux-ci ont pour leur sûreté des balustres de fer et de brome... Avant l'Incarnation, les portes du ciel étaient de brome, et le paradis avait pour murailles une enceinte de feu. Depuis,... les murailles sont de sucre
Il lui arrive ainsi trop souvent d'affadir le sel biblique, de mêler une tiède tisane au vin généreux de la femme
(1) Penaud, op. cit., I, pp. 384, 385.
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forte. Elle commente, avec une véritable splendeur, le mystique sommeil de saint Jean pendant la Cène. « Je l'endormis..., au saint des saints... », et, de la même plume elle écrit ces mots :
Je te confie un secret, me disait un jour Notre-Seigneur, à l'occasion du disciple bien-aimé, c'est que je le donnai à ma mère, pour qu'en la visitant j'eusse plus souvent l'occasion de le visiter lui-même que les autres apôtres (1).
Sauf quelques mièvreries de ce genre, sauf des curiosités inutiles, son commerce familier avec les saints et les saintes est assez émouvant :
Madeleine est la merveille d'amour que le prophète Jérémie a admirée sur la terre. Je ne sais si Madeleine n'était pas de la lignée d'Ephraïm : si je ne voulais éviter la prolixité, j'expliquerais tout au long le trente et unième chapitre de Jérémie en faveur de l'Epouse magnifique.
Notez la portée de cet aveu qui lui échappe. Il ne s'agit donc pas d' « inspiration », mais d'exégèse, de littérature. Cela nous suffit, du reste, bien qu'elle ait promis davantage (2).
Viens, Madeleine, pose le siège autour de la cité divine ; creuse les fossés de l'humilité ; remplis-les des eaux de tes larmes ; nage au-dessus ; entre sans résistance dans la cité d'amour ; entoure-la de tes cheveux, un seul y fera brèche pour te rendre victorieuse ; in uno crine colli tui; donne droit au coeur de Jésus-Christ.
Applique ta bouche à ses pieds ; tu brûleras le feu même, tu brûles le feu , tu surmontes le Très-Haut; tu es victorieuse du Seigneur des batailles... Tes simplicités ont été des ruses de guerre contraires à celles des capitaines... Quand on fait
(1) Penaud, I, p. 419. Ailleurs, elle dira que saint Michel aime la France, en considération de saint Denis, qui a fait un si beau livre sur les hiérarchies célestes. Penaud, op. cit., I, p. 441.
(2) Pourquoi cette mention d'Éphraïm ? Parce que ce nom reparaît à plusieurs reprises dans le XXXIe chapitre de Jérémie. En inféodant, de sa pure grâce, Madeleine à cette tribu, Jeanne espère répondre à qui lui reproche d'ignorer le sens littéral.
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le siège d'une ville... user seulement de pleurs, de baisers et de silences, c'est donner aux assiégés tout l'avantage. Mais toi, tu as pour casque tes cheveux épars, pour cuirasse ta robe à demi-dégrafée, qui donne du jour à ton coeur, et lui permet d'exhaler soupir sur soupir...
Viens, Madeleine, avec ton parfum, oindre les pieds de ton Epoux. Son amour est plus fort que la mort, et on veut avancer la sienne, parce qu'il a ressuscité ton frère. Jésus-Christ est un feu. Ta jalousie sera éternelle comme l'enfer. Tu demeureras avec ton amour, autant que Judas avec sa haine. Ce florissant Epoux, Jésus de Nazareth, ne pouvait être éloigné de toi. Il est la fleur des champs, et toi le fruit de la ville. Ne le touche plus comme une fleur mortelle ; il est inaccessible et glorieux (1).
C'est affaire au goût de chacun, mais, pour moi, ayant d'abord assez aimé cette page qu'Hello admire très fort, je m'aperçois, à mesure que je la transcris, qu'il me serait difficile de justifier mon premier sentiment. Il n'y a là peut-être de vraiment remarquable que cette sorte de fièvre impétueuse et tendre, qui soulève tout le morceau. Les deux ailes qui battent, chétives, essoufflées, me touchent plus que le vol lui-même. Jeanne me captive, mais non pas ce qu'elle dit. Un joli bruit, le bourdonnement d'une prière à la fois compliquée et naïve, mais rien de plus (2).
Ces critiques diverses, ces regrets, ces déceptions font place à une admiration profonde, à un émerveillement solide aussitôt que Jeanne, laissant à sainte Gertrude la poésie des colombes, s'élève d'un vol hardi, mais très sûr, vers les cimes de la métaphysique chrétienne. C'est alors vraiment qu'on peut la dire inspirée, non pas, répétons-le, au même titre que les écrivains sacrés, mais à la manière d'un Condren ou d'un Bossuet. Comment Hello ne l'a-t-il pas vu? « La vie de Jeanne de Matel,
(1) Hello, op. cit., pp. 45, seq.
(2) J'ai résumé dans le tome III, et largement cité les élévations de Bérulle sur le même sujet. Quelle différence !
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a-t-on écrit fort justement, fut une contemplation, une adoration, une prédication amoureuse de la sainte Trinité. Tous les mystères de la vie et des communications de Dieu avec ses créatures gravitent autour de celui-ci. Jeanne ne les médite jamais... sans les ramener à leur centre... Ses contemplations deviennent un chant en l'honneur de ce mystère; elle s'en fait, peut-on dire, l'infatigable docteur. C'est là une des particularités qui donnent, entre autres, aux écrits de la Mère de Matel... je ne sais quels aspects hardis, qui étonnent d'abord, puis ravissent. D'un bond, d'un coup d'aile, comme l'aigle, elle vous transporte au sein de la Divinité; elle en a vu les opérations merveilleuses, elle les décrit... Vous entendez le bruit des grandes voix de l'éternité, se mêlant à la parole mélodieuse de votre guide ; vous êtes bien près d'avoir le vertige, et il vous semble que la hardie contemplative elle-même, avançant trop loin sur ce Sinaï oit Dieu lui parle, va s'égarer, éblouie par ses splendeurs, ou des-. cendre foudroyée par la majesté, pour avoir voulu scruter la gloire. Il n'en est rien : sa parole passe imagée, mais sa pensée reste juste. Elle a reçu de Dieu le don de se jouer dans l'infini'. » Non pas précisément : ce don, elle l'a reçu de l'Église, je veux dire de nos formules de foi et des Docteurs qui les ont expliquées; sa faiblesse est d'avoir pensé qu'elle s'aventurait héroïquement dans des terres inconnues, alors qu'elle se borne à répéter, à mettre en musique le symbole qui a tout dit : Deum de Deo... genitum non factum... Qui ex Patre, Filioque procedit, et, en revanche, sa gloire est d'avoir rappelé que, dans leur mystère même, et à cause de leur mystère, ces quelques phrases latines reculent jusqu'à l'infini les bornes de la poésie humaine. Quant au vertige, en vérité, il ne me paraît pas tant à craindre. « Je me perds... où suis-je? » se demande Bossuet en des cas semblables. Ce n'est là
(1) Penaud, op. cit., I, pp. 318, 319.
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qu'un mouvement d'éloquence. Quel danger de se perdre, quand on ne fait autre chose que paraphraser docilement, ou que répéter la doctrine commune ? Où vous êtes ? Mais sur les bancs du catéchisme; mais à l'église, pendant le chant du Credo.
Le repos ou sabbat de Dieu est en lui-même ; sabbat très délicieux... Il consiste en l'amour subsistant, qui est le Saint-Esprit. Pas une des divines Personnes ne serait pleinement heureuse, si elle n'avait la compagnie inséparable des deux autres, et si elle ne reposait dans les autres, et les autres en elle, par l'ineffable eircumincession. Et parce que ce contentement n'est accompli qu'en la production du Saint-Esprit, qui est aussi éternel que le Père et le Fils dont il procède, je dis qu'il reçoit toute l'abondance de la divinité, et qu'il est le terme et le repos des divines Personnes.
On voudrait pouvoir effacer, mais elle y tient, ce méchant « je dis » : manque de goût, de tact, et prétention illusoire. Elle ne dit rien que nous ne sachions déjà : Et in Spiritum Sanctum... Je laisse une longue page qui répète indéfiniment la même chose :
Et quand le Père et le Fils viennent à spirer le Saint-Esprit, qui est le ternie, le but, et comme le centre de leur amour, ils se reposent pleinement...
Sabbat parfait... Le Saint-Esprit est le sabbat ineffable de Dieu, étant le baiser du Père et du Fils, et le noeud qui les serre, l'amour par lequel ils s'aiment et dans lequel ils se reposent... Il baise les Personnes desquelles il est le baiser ; il se serre et se lie avec elles, étant leur noeud et leur lien. Et la joie de ce sabbat très délicat que toutes les Personnes ont, dans l'unité de l'essence, l'une dans l'autre, est parfaite et accomplie.
Ce n'est pas là se jouer dans l'infini, mais au seuil infranchissable de l'infini, ou, plutôt, avec les formules qui nous représentent le mystère des mystères. Qu'une femme néanmoins s'attarde, s'enivre à manier de tels mots, à leur trouver des synonymies plus tendres, plus passionnés, et que, ce faisant, elle échappe, ou peu s'en
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faut, nous assure-t-on, à la férule des théologiens, là est la merveille.
Les trois divines Personnes subsistent divinement dans leur immensité de gloire. Toutes citharisent en une cithare essentielle, et chacune en la sienne distincte ; le Père en engendrant son Verbe, le Fils, en produisant avec son Père leur unique flamme, qui est leur sommeil et leur vie, comme leur air qu'ils respirent et spirent également. C'est un sommeil divin et une vie divine.
« Divinement », « divin », à quoi bon le dire ?
Un air qui est Dieu ; un sommeil qui est Dieu ; une vie qui est Dieu ; une mer tranquille où le feu est cristal...
Elle croit encore voler, mais elle piétine : c'est l'essoufflement que nous avons déjà remarqué tant de fois chez elle, et cette peur instinctive du silence. « Le feu est cristal », oui, s'il lui plaît, mais elle aurait pu tout aussi bien dire que le cristal est feu, et nous n'en serions ni moins ni plus avancés. La cithare, image classique, mais que Jeanne s'est bien assimilée, aurait suffi. Et puis, à force de vouloir trouver du nouveau, elle en vient à des distinctions arbitraires. « Dans le récit d'une de ses contemplations, après avoir établi que Dieu trouve en lui-même d'une manière suréminente tous les plaisirs du toucher, du goût, de l'odorat et de la vue, sa parole, nous dit-on naïvement, s'élève encore : « Reste l'ouïe, qui est inconcevable en Dieu ».
Pourquoi l'ouïe, le plus spirituel de nos sens, lui paraît »le plus «inconcevable en Dieu» que l'odorat? La voyante ne le sait elle-même. Cet oracle étourdi n'est là que pour annoncer, d'une façon plus sonore, les belles images qu'elle sent fourmiller dans son esprit.
Le Père parle produisant son Verbe, et ce parler est un verbe et une musique. L'un et l'autre ouïssent cette musique et entendent cette parole, quoique le seul Père la forme. C'est sa diction. Il a la perfection de l'ouïe et ne
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contredit pas (?). Il ne pousse pas un autre Verbe, mais il produit avec son Verbe un soupir qui est Esprit. La musique se termine en une douce extase et un adorable silence. Le parles du Père et du Fils aboutit dans l'extatique production du Saint-Esprit, dans lequel ils respirent tout leur amour : il termine leur parler par un divin fredon, qui est la délectation du Père et du Fils, ainsi que de lui-même, heureux d'être la fin infinie de cette mélodieuse et ravissante musique (1).
Il y a là, me semble-t-il, plus de virtuosité que d'inspiration véritable, et, pour moi du moins, je préfère à cette ivresse métaphysique l'humble sobriété d'un acte de foi. Silentium tibi laus ! Mais c'est là, je le répète, affaire de goût. Les Pères, les Grecs surtout, se sont plu à passionner ainsi la spéculation théologique, et il est beau de voir une Forézienne du XVIIe siècle rejoindre leurs traces.
Ses vues sur l'Incarnation me paraissent, je ne dirai pas plus originales, car ici encore elle ne nous apprend rien, mais plus riches et plus bienfaisantes.
Dieu ne peut en soi être sacrement, parce que, dans l'essence divine, il ne peut y avoir matière pour être informée, ni rien de couvert... Mais il a fait un sacrement, qui est l'Incarnation du Verbe, qui doit être dit : le Sacrement de Dieu (2).
« La théologie se pose cette question : la Verbe se fût-il incarné sans le péché ? Jeanne de Matel se la pose à son
(1) Penaud, op. cit., I, pp. 319-322. Voici qui me paraît moins heureux : « Il vous a plu d'élever mon esprit dans votre adorable Trinité, source, prototype et excellence de... tous les religieux. Le Père est le général, le Fils le provincial; le Père n'est pas engendré, mais il engendre ; il n'est pas produit, mais il produit le Saint-Esprit, qui est te gardien, recevant la production du Père et du Fils, l'arrêtant en soi.... O divin Ordre qui jamais ne sera changé, etc., etc... » Penaud, op. cit... II, pp. 8, 9. Ces pauvres imaginations ne martyrisent pas moins le goût que la doctrine. Remarquez notamment le mauvais jeu de mots sur le Saint-Esprit, comparé au supérieur, au « gardien » d'un couvent, parce qu'il « reçoit », et donc « garde » « la production du Père et du Fils » autre jeu de mots qu'on ne trouvera pas plus aimable : un jour qu'elle Avait des difficultés avec le Parlement, elle écrit à l'abbé de Cerisy : « Ne vous étonnez de rien; nous sommes protégés par le Verbe, qui est la parole toute-puissante du Père. C'est un Parlement souverain. » M. Saint Pierre, op. cit., p. 348.
(2) Penaud, op. cit., I, p. 342.
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tour, et y répond (après Duns Scot) dans le sens affirmatif, avec une splendeur et une sûreté de doctrine merveilleuses »
Ceux qui disent que le péché est le sujet de l'Incarnation, comment le savent-ils? Mon esprit élevé fut, par mon divin Maître, instruit de cette matière : Ma fille, sache que le mal n'a jamais prévenu le bien, ni le néant l'Être souverain. Mon amour prévient le péché ; c'est la racine de la Sagesse qui avait résolu de se planter dans le sein virginal, et le Verbe divin voulait être enté en la nature humaine. Cette résolution fut prise avant qu'elle fût créée ; le serpent n'eut pas assez de finesse pour découvrir mon dessein.
Ayant résolu de rendre cette nature participante de la nature divine, j'ai bien su venir à bout de mes résolutions, exemptant une Vierge de tout péché. Elle est l'aînée de toutes les créatures, comme elle le dit fort bien aux Proverbes : Dominos possedit me in initio viarum suarum... De toute éternité, j'étais destinée pour être sa mère, avant qu'il créât la terre, de laquelle fut composé le corps d'Adam, qui est dit terre.
De ce texte appliqué par la liturgie à la Sainte Vierge, déduire la théologie scotiste de l'Incarnation, la logique le permet assurément, mais une logique qui n'est pas à la portée du premier venu. Jeanne de Matel aura-t-elle pris cette voie pour arriver à ses propres conclusions ? Je le croirais volontiers, et je l'en admirerais davantage. Mais il se peut aussi que, d'une manière ou d'une autre — quelque sermon prêché par un franciscain ; une conversation au parloir ; un livre pieux — elle ait été mise au courant de la splendide controverse. Pour mettre en branle les réflexions de cette rare théologienne, il aura suffi d'un mot.
J'entendis, écrit-elle encore, que, bien qu'Adam n'eût pas péché, le Verbe se fût incarné, afin de contenter l'inclination de son amour, et de se rendre capable de ses divisions. Et, pour le faire plus avantageusement, il n'a pas empêché relieuse d'Adam, laquelle lui a donné sujet d'exposer sa vie, et de
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recevoir, sur son corps passible et mortel, toutes les plaies dont nous adorons encore les marques.
Ici, est assez évidente une réminiscence du o felix culpa, qui était une des consignes théologiques de cette période, comme nous l'avons montré dans notre Humanisme dévot. Puis, elle redit « les paroles éternelles recueillies sur les lèvres du Père ».
Tu es, ô Jésus, le premier-né d'entre les créatures. En toi, Verbe divin, principe comme moi, et pour toi, Jésus, l'aîné de tes frères, j'ai créé les anges et les hommes, le ciel et la terre. Tu t'es toujours trouvé le premier venu, le premier destiné et prédestiné. Tu es venu devant Adam. Te voyant seul de sa race, j'ai dit que cela n'était pas bien, et qu'il fallait créer la femme, parce que par Marie je voulais te faire naître.
Elle touche à l'extrême limite du goût, mais je crois que saint Bernard lui aurait permis cette hardiesse étonnante.
Je voulais te faire réparer les ruines de la nature angélique. Je voulais un sacrifice de louange et de justice, qui me rendit un honneur digne de moi,
Jeanne a beaucoup fréquenté les disciples de Bérulle ;
et que ce fût un prêtre éternel, qui fît le circuit du ciel, de la terre, des airs et des mers, de tout le créé et de tout l'incréé. Je jure (semel juravi) que tu es l'unique prêtre des anges et des hommes (1).
Dans tout ce qu'elle a écrit — au moins dans tout ce que l'on a publié d'elle — sur le plus humain de nos mystères, si l'on peut ainsi parler, les beautés abondent. Dès qu'elle s'arrête à contempler le Verbe incarné, il semble qu'une Providence particulière la guide. Son exubérance se modère; son goût s'épure ; son génie s'épanouit.
« Nous l'avons vu, ce Verbe incarné, dit l'Apôtre saint Jean, de nos propres yeux, et nous l'avons touché de nos propres mains. » C'est donc par l'humanité sainte que le Verbe s'est
(1) Penaud, op. cit., I, pp. 343-345.
ADDITION A LA NOTE I de la page 311. ( n.b. Elle se trouve normalement à la fin de l’ouvrage)
Un curieux texte, que j'emprunte à une oraison funèbre du P. Garasse, tout récemment publiée dans les Mélanges Lanson, montre que les vues théologiques de Jeanne de Matel sur l'Incarnation du Verbe étaient fort répandues au temps de Louis XIII. « Je puis dire sans flatterie que la conférence de cette dame(Jeanne Guichard, abbesse de la Trinité de Poitiers) m'a fait connaître que les bancs de la Sorbonne et la poussière des classes de la théologie ne sont pas les meilleurs maîtres du monde, puisque un oratoire et une cellule avaient été capables d'enseigner à ce bon esprit ce que nous achetons bien chèrement par la continuation des disputes éternelles... Je me suis vu l'esprit interdit à l'ouïr discourir sur des passages de l'Écriture, qui contiennent les axiomes de la plus épineuse théologie mystique, et même elle est morte en témoignant la bonté de son esprit et les (des?) connaissances théologiques qui surpassent la capacité d'une femme. Car, comme son père confesseur l'eut communiée pour la dernière fois, et qu'il lui eut dit en la consolant : « Eh bien! Madame, vous avez logé Notre-Seigneur dans votre coeur par l'union sacramentale ; c'est un bon effet d'une malheureuse cause, et un fruit de nos péchés que l'Incarnation et le sacrement de l'Eucharistie», elle lui répartit, quoique avec beaucoup de difficulté: «Mon Père, ne vous persuadez pas cette opinion de théologie, car il me semble très évident que le Fils de Dieu se fût incarné bien que nous n'eussions point offensé son Père ; et c'est pour cela même que les anges sont entrés en jalousie contre la nature humaine, voyant l’honneur que le Verbe lui voulait faire de s'unir à elle hypostatiquement. » Car je confesse qu'il faut avoir des lumières particulières pour avancer ces propositions, et que ce n'est point le fait d'une simple fille de sonder de telles questions, qui sont capables d'embarrasser les plus solides esprits des hommes ; et, néanmoins, elle donna très sagement la commune résolution de tous (?) les théologiens modernes, quoiqu'elle soit contre l'opinion du docteur angélique saint Thomas .» Charles Flachaire, Un discours inédit du Père Garasse, ap. Mélanges offerts par ses amis et ses élèves à M. Gustave Lanson, Paris, 1922, p. 35.
Comme on le voit, le P. Garasse est loin d'attribuer à une révélation proprement dite les rares lumières de la Mère Guichard. Un « bon esprit », des « connaissances théologiques » surpassant « la capacité » ordinaire « d'une femme », cela suffit à expliquer que cette savante moniale se soit ralliée à « la commune résolution de tous les théologiens modernes ». Le cas de Jeanne de Matel est tout semblable, et n'offre rien de plus miraculeux. Celle-ci, très vraisemblablement, aura rencontré quelque théologien scotiste, ou bien elle en sera venue, par ses propres réflexions, au système de Duns Scot. Puisque nous tenons ce beau texte, empruntons, à Garasse une définition intéressante du mot « spiritualité » : « Je serais injurieux à la mémoire de Madame, si je ne donnais une bonne place à la tendresse de sa dévotion... Il est vrai que la vivacité, la promptitude, la bonté de l'esprit et la solidité du jugement ne font rien bien souvent au fait de cette TENDRESSE QUE NOUS APPELONS SPIRITUALITÉ, que c'est une grâce... réservée pour les humbles, et que souvent les meilleurs esprits en sont les moins capables. » Mélanges Lanson, p. 34.
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rendu visible et palpable. Et l'attouchement dont parle ici saint Jean, n'est point l'attouchement d'une chair vivante seulement d'une vie sensitive et animale, mais d'une vie divine. Et comme on dit que nous touchons une personne en touchant seulement son corps..., et que nous voyons le soleil, quoique souvent nous ne voyions qu'un air illuminé ou une nuée rayonnante, de même en touchant cette chair divine, nous touchons le Verbe de vie, qui fait un composé admirable avec elle. La nuée n'est pas toujours interposée pour nous dérober le soleil, mais elle est nécessaire pour modérer le trop grand éclat de ses rayons. C'est ainsi que cette chair a servi à nous rendre palpable le Verbe (1).
Et sur la croix :
L'Incarnation fut résolue avant la création du monde, et le choix que le Verbe fit de la croix lui fut dicté par son Père. Si nous considérons la croix en son origine, et dans le lieu qui l'a vue naître, elle est toute glorieuse, parce que c'est le sein du Père éternel... Les figures qui l'ont annoncée sont encore très illustres : l'arche de Noé, le réparateur du monde ; la verge de Moïse ; le bâton de Jacob; le sceptre de David; le trône et le char de parade de Salomon, telles furent les mains glorieuses, dans lesquelles elle fut mise comme en dépôt sous des figures si nobles, jusqu'aux temps heureux pour le monde, de Jésus et de Marie. Elle a été comme destinée dans la Jérusalem céleste et travaillée dans la terrestre. C'est entre ses bras que Jésus-Christ accepta le titre de roi, qu'il avait refusé tant de fois (2)...
Je finirai par ce noble et doux passage, qui nous invite, de lui-même, à reprendre, et qui nous aiderait, si besoin était, à résoudre le trop facile problème qui nous occupait
(1) Penaud, op. cit., I, pp. 346, 347.
(2) Ib., op. cit., I, pp. 354, 355. Obligé de me borner, je renvoie le lecteur à ces deux volumes de l'abbé Penaud, de beaucoup supérieurs, et à tous les points de vue, au recueil d'E. Hello. Citons encore ce joli et court passage : « Auprès de Jésus-Christ, les hommes sont ténèbres. Pourtant avec lui ils font un même jour... Mais il est Dieu ; il est jour ; il est matin, il est orient. Eux, ils sont le soir et le couchant, n'ayant que par participation la lumière et la clarté. » Penaud, op. cit., I, p. 346. M. Penaud fait aussi un rapprochement plein d'intérêt et de justesse entre Jeanne de Matel et le fameux évêque de Tulle, Mgr Bertaud. Penaud, op. cit., II, pp. 192, 193.
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tantôt. Cette page, en effet, n'a rien d'imprévu. Les autres non plus, je l'ai assez dit, mais l'exacte et pleine confort mité de celle-ci avec nos traditions littéraires frappe d'abord quiconque a feuilleté, serait-ce d'une main novice ou distraite, les auteurs spirituels, les sermonnaires et les poètes chrétiens. Vexilla regis prodeunt. Ce n'est pas là, dans ma pensée, un reproche, et bien au contraire. Revu, réalisé par un aigle ou par une colombe, le déjà-vu en ces matières ne nous lassera jamais. Loin de nous ravir, le vraiment nouveau nous séduirait peu et nous laisserait sceptiques, nous qui savons que le dernier des Évangélistes n'a légué à personne sa plume inspirée, la clef d'or du livre aux sept sceaux. Tout a été dit et Jeanne est venue trop tard. Il est vrai, sans doute, que l'Esprit aurait pu lui dicter une révélation inouïe, mais, après ce que nous venons de lire, il paraît encore plus évident que l'Esprit ne l'a pas fait. Reste à expliquer les prétentions plus qu'invraisemblables d'une voyante, dont la sainteté n'est pas douteuse. Comment se peut-il qu'une si rare mystique, et qu'avec elle de graves théologiens aient accueilli si aveuglément, aient entretenu avec une confiance si intrépide une illusion qui nous paraît si flagrante ? Je réponds qu'illusion n'est pas tout à fait le mot propre. Dites plutôt méprise, psychologie sommaire, confusion. Jeanne n'a pas su distinguer entre les expériences ineffables dont elle était favorisée et les lumières toutes différentes de son propre esprit ; entre le contact mystique et les diverses activités — théologiques, poétiques, sentimentales, — qui s'allumaient à ce foyer. Au reste, qu'on veuille bien relire la grande lettre de François de Sales que j'ai arborée, pour ainsi dire, au commencement de ce chapitre. Guide pas à pas, comme on peut s'en assurer, par ce maître incomparable, pouvais-je craindre de broncher (1)?
(1) Cette distinction, les grands mystiques ne la fout pas non plus d'une manière explicite; ils ne la formulent pas, mais ils la pressentent, ils la vivent, entendant par là qu'ils n'ont jamais la prétention de recevoir des « lumières » proprement nouvelles, et qu'ils ne se croient pas appelés, du fait de leur grâce, à instruire l'Eglise enseignante. Cf. v. g. l'admirable texte de Marie de l'Incarnation : e Cela console de voir que ce que l'on expérimente est conforme à la foi de l'Eglise et au sentiment des Docteurs » (p. 32). Il est d'ailleurs trop manifeste que les affirmations catégoriques, cent fois répétées de Jeanne de Matel s'accorderaient mal avec la théorie que nous venons d'esquisser. Pressée néanmoins de s'expliquer avec la rigueur nécessaire, je crois que notre voyante se rallierait sans difficulté, je ne dis pas à notre doctrine, mais à celle de Jean de la Croix, de Surin et des vrais maîtres. Voici, en effet, comme elle parle, dans les trop rares endroits où, abandonnant les spéculations théologiques, elle essaie de décrire la psychologie, ou, comme dit M. Penaud, « le côté extérieur et méthodique en quelque sorte des illuminations surnaturelles faites à son âme ». « Tout ce que je dis, écrit-elle, est si éloigné de la clarté avec laquelle je voyais et connaissais ce mystère — l'Incarnation — qu'il me semble offenser ces lumières, de les produire par écrit. » Fort bien, mais elle ne prend pas garde que, si Dieu lui avait confié une mission doctrinale, il lui aurait aussi donné le moyen de transmettre son message. « C'était, continue-t-elle, une SIMPLE INTELLIGENCE que Dieu me communiquait lui-même SANS MILIEU, m'éclairant de son propre rayon... Si l'ange Gabriel, quand la Vierge lui demanda comment se ferait en elle l'Incarnation..., répondit que le Saint-Esprit surviendrait en elle..., que devrais-je dire à ceux qui me demanderaient comment j'étais éclairée, si ce n'est que le Saint-Esprit et la vertu du Très-Haut fortifiaient mon âme... Le divin Amour se plaisait à me communiquer ces grandes grâces, élevant mon esprit dans ces intelligences sublimes, soit dans des unions intellectuelles, soit par des paroles intérieures, et jamais par des figures corporelles. Si ce Dieu de bonté veut me faire connaître ses mystères par des visions imaginaires, elle s'évanouissent aussitôt, et ne me servent que de symboles pour les expliquer par des figures plus familières aux hommes que ces illustrations purement spirituelles, infuses, divinement et ineffablement communiquées. » Penaud, op. cit., I, pp. 295, 296. Par l'Ecriture sainte, lui disaient ses voix, « tu connais plusieurs mystères dans un clin d'oeil, et par une simple vue, plusieurs vérités ». Ib., I, p. 299. » Cf.M. Saint-Pierre, op. cit., p. 669.
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§ 2. — Marguerite Romanet et Catherine Ranquet.
I. Nous ne savons rien de sa vie. — Son « style particulier ». — La journée d'une contemplative vers 165o. — « Il me semble de ressusciter. » — « Je le sens tout de myrrhe. » — Son oraison. — Les « dilatations » de l'amour. — Les communions. — Les actes donnés et les actes voulus. — Prières pendant la journée. — Ingénuité et profondeur. — Elle dit ce qu'elle « sent » comme elle le sent.
II. Ses notes spirituelles. — «Celle qui a écrit. » La nuit mystique. — La connaissance mystique « qui est des mêmes vérités qu'elle a appris des hommes ». — L'âme « qui roule autour de Dieu ». — « Il lui ôte... sa propre pesanteur. » — S'unir « à la vérité qui se cache ». — La plus noble de toutes les vies.
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III. Commentaire du Cantique. — « Séparez-moi du sang et de la chair. » — Murenulas aureas; « l'ouïe est le sens le plus utile dans la religion ». — « Vos yeux sont comme ceux des colombes. » — « Je suis la fleur des champs. » — « La Judée ne portait que des épines. » — L'ombre de Jésus. — Ses « bras étendus en forme d'ailes pour faire une ombre plus étendue ». — Le témoignage de Marguerite.
IV . Catherine Ranquet. — Le don et le goût d'écrire. — Tentation de superbe. — L'empreinte bérullienne. — Plus occupée de la présence que de l'histoire de Notre-Seigneur. — Effets de connaissance rétro-active. — Plus d'autre mot que : oui, et encore celui-ci n'est-il ni « assez simple, ni assez court ». — Contemplation plus facile en dehors de l'exercice de l'oraison. — Oubli apparent de la sainte Vierge. — Folie de la crèche et folie de la croix.
I. — Marguerite Romanet écrit d'une telle façon que nous croyons l'entendre et la voir. A cela près, nous ne savons quasi rien de sa vie extérieure, même après avoir lu les quatre-vingt-dix pages, où le R. P. Paul du Saint-Sacrement, carme, s'est imaginé qu'il nous présentait une « idée » de cette vie (1). Une seule date, celle de sa mort, à l'âge de cinquante et un ans, le 3 mai 1663. Elle est donc née — et, semble-t-il, en Savoie — peu après la publication de la Philothée. La Bible et saint François de Sales, je ne vois pas d'autres livres dans sa bibliothèque. Son doux style vient de là peut-être. « Comme la naissance naturelle est criminelle devant Dieu, je ne veux pas vols instruire de l'éclat que notre pieuse dame reçut par la réputation que le sieur Pignier, son père, s'était acquise par son intégrité et par sa capacité dans le barreau (de Chambéry) en qualité d'avocat... Il n'eut que ce seul enfant de demoiselle Matthée Poncet, son épouse (2). » Quoique la jeune Marguerite « fût portée à se retirer dans un cloître, le respect vainquit son inclination, n'osant pas en faire la proposition à son père... Il la maria à M. Romanet —
(1) Idée de la véritable piété en la vie, vertus et écrits de demoiselle Marguerite Pignier, femme de feu noble Claude-Aynart Romanet, avocat au Souverain Sénat de Savoie, par le R. P. Paul du S. Sacrement, Lyon, 1669.
(2) Idée, p. 2.
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avocat au Souverain Sénat de Savoie — à l'âge de quatorze ans ».
A quinze ans, « elle prit l'occasion, un jour qu'elle sut que (son mari) s'était confessé et communié, et, elle lui dit : « Il faut, Monsieur, désormais servir Dieu plus parfaitement que nous ne faisons ». Cette grande parole fit en son coeur une si vive impression qu'il oublia sa qualité de mari, pour être imitateur de la vertu de sa femme. L'un et l'autre, pendant le cours de trois années, ne s'occupèrent plus qu'aux exercices de la dévotion... A mesure que la grâce les unissait à Dieu, elle les séparait d'eux-mêmes ; ils prirent ensuite la résolution de se quitter par un sacré divorce, et de se dévouer au service de leur Créateur, en se consacrant à la vie religieuse. Mais les directeurs de leur conscience, connaissant l'utilité que les pauvres et le public recevaient de leurs aumônes et de leur exemple, leur en dissuadèrent l'exécution. Ainsi ils furent dans le monde sans être du monde ; dans le mariage, sans en user, selon le conseil de saint Paul (1).» Ajoutez un chapitre pittoresque et émouvant : « De sa charité envers les filles perdues », et vous saurez tout. « Sa maison était une maison de refuge et un asile de toutes les filles qu'elle pouvait retirer, et, ne pouvant pas les tenir chez elle, elle les logeait ailleurs... et payait leur pension. Elle reçut une fois dans sa maison six filles débauchées... Elle les nourrissait en secret... Sa mère découvrit son petit commerce ; aussitôt elle en fut en colère et la chargea de coups. Son mari la maltraita de paroles (2). » Elle faisait aussi le possible, et même davantage, pour sauver l'honneur des jeunes filles de Chambéry qui avaient « péché contre leur devoir ». Les érudits savoisiens trouveront sans doute d'autres détails, si ce n'est déjà fait, mais, encore une fois, les écrits de Marguerite
(1) Idée, pp. 22, 23.
(2) Ib., pp. 73, 74.
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sont plus précieux, plus révélateurs qu'une biographie dans les règles. Grâces soient rendues au Père Paul, à qui nous devons ce rare trésor! A vrai dire, le digne homme a hésité quelque peu avant de nous en faire part. « Son style est si particulier, écrit-il, et les matières qu'elle traite sont si éloignées des sens et de la raison de l'homme sensible (1) ! » Il a donc bien vu qu'elle n'écrivait pas comme tout le monde, et pas comme lui. Mieux encore, il ne semble vraiment pas avoir essayé d'atténuer les particularités de ce style. « Je ne fais, dit-il, que copier ce qu'elle a écrit (2). » Et encore, à propos des pages par où nous allons commencer, et où elle nous expose « sa conduite dans ses exercices ordinaires» : « Je vous en donne une copie fidèle, dit-il, n'ajoutant rien à son écrit : voici comme elle parle » (3).
Le matin, à mon réveil, je sens une inclination très secrète de me convertir à Dieu, par un acte d'aspiration, que je fais
(1) Idée, p. 92.
(2) Ib., p. 94.
(3) Ib., p. 51. Au reste, le P. Paul n'est pas sans mérite, ni même sans un soupçon d'originalité. Voici de lui une page peu banale : « Il est certain que les chrétiens font ordinairement pour leur perfection comme le peuple fait en une émotion générale, où plusieurs se ramassent sans savoir ni le motif qui les mène, ni le lieu où ils vont, mais seulement parce qu'il y en a qui marchent devant, ils suivent et se laissent emporter à la foule. L'on va à l'église parce que les autres y vont ; les jours roulent et ramènent les temps qui avertissent d'un mystère, d'une prière, d'une communion ou d'un sermon. Les chrétiens se portent à cela, comme ils y voient porter les autres, et, après l'avoir fait cent fois par exemple, et mille fois par hasard, ils continuent de le faire presque toujours par coutume. Aussi, de tout ce qu'ils ont fait, il ne leur reste ni consolation de conscience, ni onction intérieure, ni nouveauté de vie. Et cependant cela s'appelle vulgairement servir Dieu, vie dévote, exercice de religion. Mais disons sans dissimuler que tout cela, sans l'esprit de piété, s'appelle une cérémonie, puisque l'essence du christianisme est de faire un homme intérieur... » pp. 49, 5o. Il a, dans sa préface, d'utiles remarques sur la diversité des saints, « que l'Eglise révère comme les portraits du Fils de Dieu... Il est vrai que chacun d'eux ne forme qu'un trait de sa peinture, et encore, assez souvent, il en faut plusieurs pour l'achever », mais il tombe peu après : « Tous ne sont pas des séraphins... S'il n'y avait que des martyrs, l'Eglise serait toujours dans le sang; si tous étaient des docteurs, les simples et les idiots seraient des réprouvés. » Plus loin, après avoir dit que « la vie des saints devrait être immortelle », il met douze lignes à constater qu'elle ne l'est pas.
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de toute ma volonté. Je bénis la sainte Trinité, et me semble de ressusciter... Après, je cherche brièvement dans ma conscience s'il lui est arrivé quelque sinistre accident, qui ait obligé Dieu de s'en retirer... Je ne laisse d'être en crainte que peut-être Notre-Seigneur se sera absenté de mon âme sans que je l'aie su. Je me tiens quelque temps avec foi et humilité, attendant sa venue, qui est différente selon qu'il plaît à sa divine bonté que je le goûte.
Quelquefois je sens qu'il est tout proche de mon coeur, et qu'il y entre les yeux fermés. Je dis pour lors : je le tiens et ne le laisserai point aller :
Quelquefois je le SENS TOUT DE MYRRHE dans mon âme, et qu'il guérit la plaie de mon coeur, en dissipant la corruption de l'amour sensuel. Une autre fois, je l'APPRÉHENDE TOUT FLEURISSANT, et je l'aime d'un amour nouveau. Et, d'autres fois, comme le Fils unique du Père, plein de grâce et de vérité. Je sens que mon âme le goûte et se dilate, je le ressens quelquefois comme un qui dépouille et qui ravit; je lui laisse faire, et je sens mon âme dans la liberté. Une autre fois, je sens qu'il se cache plus je le poursuis par affection ; il ne me reste aucune vue pour nie tenir en sa présence, si ce n'est que je SENS QU'IL SE REPOSE ENTRE LES LIS, et je me contente de le savoir. Quelquefois je regarde l'humanité de Jésus-Christ à la droite de son Père, qui me cause une crainte de révérence en toutes unes actions, en considérant que nous sommes ses membres. Lorsque je le regarde en croix, je me sens quasi toujours dans ce sentiment que c'est un mystère caché ; J'AI LE DÉSIR DE VOILER TOUS LES CRUCIFIX, car les yeux charnels ne le discernent pas.
Ces vingt lignes suffisent à distinguer Marguerite Romanet, non pas seulement des contemplatives médiocres, mais de l'élite. Ainsi, dans un autre ordre, lorsque l'on ouvre pour la première fois, et à n'importe quelle page, les Souvenirs de Mme de Caylus. L'auréole s'allume aussitôt. L'on sait, à n'en pas douter, que l'on se trouve en présence d'une créature exquise. Cette sorte de charme ne s'analyse pas toujours : ici néanmoins il n'a presque pas de mystère. J'ai souligné, par des italiques, les quelques traits qui nous ravissent d'abord en nous révélant la transparente
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vivacité, la profondeur naïve de cette âme : « Il me semble de ressusciter » ; — « Absent de mon âme sans que je l'aie su » ; — « Il y entre les yeux fermés ». Ce n'est rien, mais les filles des sermons ou des livres n'ont pas cet accent. J'ai souligné deux fois ces autres mots plus rares, plus délicieux, mais d'une spontanéité aussi limpide : « Je le sens tout de myrrhe » ; — « Je l'appréhende tout fleurissant » ; — « Je sens qu'il se repose entre les lis ». Ces réminiscences bibliques, nous les avons rencontrées mille fois, et sans le moindre plaisir, dans les écrits d'autres voyantes : ici elles nous ravissent comme les notes d'un angelus ou comme la fraîcheur d'une aurore. Que dire enfin de ce raccourci, de ce caprice tendre et sublime : « J'ai le désir de voiler tous les crucifix » ?
... Je ne fais guère l'oraison d'une même sorte, et ne me violente pas. Au commencement, je demeure comme errante et vagabonde, jusqu'à ce que Dieu me fasse la grâce de me recueillir...
Lorsqu'il plaît à Dieu de me regarder, j'expérimente que toutes les puissances de mon âme sont dans un profond silence, pour écouter Notre-Seigneur. Quelquefois je le vois par la foi et ressens divers effets de la présence de Dieu, comme de nie réjouir de ce que je ne le puis comprendre, qu'il demeure dans une lumière inaccessible, qu'il n'a point de pensées semblables aux nôtres, et, quoiqu'il soit partout, nul ne sait où il est. Je sens parfois de la tristesse de la même présence, qui est causée de ce que je sens la terrible séparation qui se fait quand l'âme pèche, non pas à cause des peines qui s'en ensuivent, mais à cause de la désunion spirituelle qui se fait d'avec son principe...
Il me semble qu'entre toutes les opérations de l'âme, il n'y en a point qui lui soit plus naturelle que d'aimer Dieu.
Cet amour lui cause
une dilatation de deux sortes. Comme quand l'âme reçoit ce qui lui est propre surnaturellement, et qu'elle se rassasie de Dieu, ressentant qu'il lui donne une vie abondante, qu'elle ne
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reçoit pas habituellement, mais actuellement. Alors l'âme devient plus vaste que tout le monde, et elle reçoit une jeunesse qui la rend comme un petit enfant. Elle est remplie d'une nature qui la rend si délicate qu'elle ne peut vivre d'autre chose que de cette communication, qui se perd facilement, aussitôt que l'âme se convertit à quelque bien muable, par son mauvais usage, sans le rapporter tout à Dieu. La seconde dilatation est le zèle, qui fait que l'âme dans les choses petites se multiplie en cent mille manières.
Après l'oraison, je garde la présence de Dieu, comme je l'ai reçue ce jour, et toutes les fautes que je fais, qui sont fort fréquentes, je fais, s'il me semble, un acte contraire différemment, selon que je sens Notre-Seigneur... Quand je suis en quelque tentation, je prononce dans mon coeur : « Hé, mon Dieu, levez-vous, détruisez ceux qui m'attaquent », et la paix est faite dans mon âme. En disant ces paroles, ou autres semblables, je suis à l'ombre de Jésus-Christ, sans lequel je ne pourrais avoir accès devant la Divinité. Par la protection du Verbe fait chair, la foi est en moi une secrète vie, que mon âme reçoit, qui lui... donne le pouvoir de respirer en Dieu, et de lui parler selon la pensée que j'ai intellectuellement, et ma volonté reçoit le pouvoir de vouloir tout par amour.
Chose bien curieuse pour l'époque, on lui permettait la communion quotidienne. Elle dit les « considérations » dont elle se sert « pour surmonter la crainte (qu'elle a) de s'approcher indignement de ce pain de vie ».
Mais quand l'amour m'aveugle, je ne me sers point de ces considérations : je m'abandonne à l'amour même, et je lui laisse le soin de me disposer à le recevoir ; et, quoique je sois la plus pauvre des créatures, je ne m'en soucie point; je laisse tous mes intérêts dans l'oubli, pour me souvenir de la beauté essentielle de Dieu. Quand le temps de la sainte communion approche, je me sens dans un mouvement, qui est comme une chose se détruit pour se convertir en une autre. Après... je demeure quelque temps dans un anéantissement, comme si je n'étais plus... Il me semble que toutes les facultés de mon âme sont toutes soumises à sa domination, pour servir à l'amour qu'il me donne... Le même amour me fait craindre, et... me fait réjouir; quelquefois il me fait pleurer, et d'autres fois il se cache d'une manière qui est si délectable à mon âme qu'elle s'oublie de tous les motifs qui la pourraient obliger de le désirer en évidence.
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Pour savourer plus encore ce mélange charmant d'ingénuité et de profondeur, il faut savoir qu'en écrivant ce petit mémoire, Marguerite a devant les yeux l'état d'es-
prit inquiet, compliqué, pesant de son directeur. Voici, par exemple, la réponse, forcément un peu subtile, à quelque vaine question de celui-ci, à un scrupule, à un reproche peut-être :
Je ne désire pas de communier par un désir qui soit un simple désir, parce que je m'occupe à ce qui est du passé. Il me semble que si je ne devais jamais communier, toute mon âme... ne pourrait jamais assez rendre grâces d'une seule communion... Mais, parce que j'ai été enseignée que le désir est la principale disposition pour s'approcher de la sainte communion, je produis,
contre mon instinct de grâce,
des actes de désir; mais avec cette différence que l'action de grâce se fait en moi comme il est dit que le Saint-Esprit prie en nous... (tandis que) les désirs, dont je produis des actes, sont violents, à cause qu'ils ne me sont pas donnés... Au lieu du désir, Dieu me donne une force dans toute la puissance de ma volonté, pour retrancher tout ce qui me scandalise, et qui empêche la convenance de celle qui mange cette viande divine.
Dans le courant de la journée,
je dis des prières vocales, selon que la santé me le permet, particulièrement le Pater noster. Je ne m'ennuie point de le réciter souvent. Il me semble que je le dis toujours d'une nouvelle manière, lorsque je suis délaissée extérieurement et intérieurement de ce qui peut donner du repos à mon coeur. Récitant le Pater, il se fait une certaine sérénité dans mon âme, qui la met dans une assiette parfaite, et tempère tous mes vains sentiments...
Je ne parle guère en invoquant mon bon ange, mais j'ai recours à lui, parce que je fais toutes mes actions sans rien délibérer, qui est cause que je recours à sa protection, afin de
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réparer le mal qui s'y trouve. Je ne regarde guère les saints pour être soulagée de quelques maux temporels, mais seulement je les invoque, et, sachant qu'ils voient toutes choses en Dieu, et qu'ils ont la charité parfaite, je leur présente mes désirs, afin qu'ils m'obtiennent la grâce d'arriver dans l'état où la bonté de Dieu me destine.
Je ne récite pas tous les jours également des prières à Notre-Dame, parce que je n'ai pas toujours la force de réciter vocale.. ment ; je lui présente quantité d'Ave Maria pendant le jour, et des aspirations que j'ai choisies dans les oraisons des saints Docteurs de l'Église..., je suis des Confraternités du saint Rosaire, de saint François, de sainte Monique, du Scapulaire et du saint Sacrement...
J'adore trois fois le jour le précieux Sang... pour tous ceux qui désirent que je sois associée en prières avec eux. Je récite souvent l'oraison du Saint Suaire pour les défunts (1)... Je lis la sainte Ecriture, mon directeur me l'ayant permis, et je ne me sens point attirée de lire aucun autre livre que l'Imitation de Jésus-Christ, et quelquefois le Traité de l'Amour de Dieu de saint François de Sales...
Au soir, je prends quelque point pour l'oraison du matin, et fais l'examen de conscience... Je me retire à neuf heures, et nie lève à cinq, et, lorsque je veille longtemps, je me lève à sept. Je fais l'oraison du soir à quatre heures, et, ne le pouvant, je la remets à cinq, quelquefois à six. Je ne la fais guère en secret, parce qu'il me faut servir mon mari et ma mère, répondre aux domestiques. Je demande à Dieu que je le puisse trouver parmi les embarras de cette vie. Je ressens que sa bonté me retire dans le secret de son coeur; pour lors je ne suis pas divertie de prier, et je continue de le faire, ne pouvant me dispenser du lieu où je suis pour des causes légitimes (2).
Quoi de plus simple que ces quelques pages, et, en apparence, quoi de moins rare ! J'espère pourtant n'être pas seul à les trouver délicieuses. Mille autres femmes nous ont fait des confidences presque semblables, mais de ces mille j'en connais bien peu — il n'y en a peut-être pas vingt — qui m'inspirent une admiration aussi confiante,
(1) C'était une des grandes dévotions de la Savoie.
(2) Idée, pp. 51-60.
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aussi entière. Elle dit ce qu'elle « sent », comme elle le sent ; les autres, souvent, ce qu'elles veulent ou ce qu'elles croient sentir, ou encore, ce qui revient presque au même, elles disent les sentiments qu'elles veulent nous persuader qu'elles éprouvent. Ici tout me paraît d'une vérité, d'une justesse et d'une grâce parfaites. Comme le
dit excellemment son biographe : « Si vivre de la sorte n'est pas vivre d'une vie intérieure, je n'en sais aucune qui puisse mériter ce nom ». Mais il a grand tort d'ajouter que « toute la beauté et la gloire de ses vertus était cachée au dedans ». Elles rayonnent, au contraire, de la moindre de ces lignes. Je ne sais aucune fleur qui embaume, si cette Marguerite n'a pas de parfum.
II. — Comme elle n'est jamais banale ni ennuyeuse, je voudrais pouvoir tout citer ici des courtes notes, malheureusement en très petit nombre, où elle a décrit quelques-unes de ses expériences. Voici du moins celles que j'ai relues avec le plus de plaisir :
Celle qui a écrit, craignant de parler de ce que Notre-Seigneur fait dans l'âme, s'est prosternée devant sa face, demandant pardon de sa témérité, et a dit à Dieu : « Mon Dieu, comme parlerai-je de vos miséricordes? » Elle eut une pensée dans son coeur de ce que Notre-Seigneur dit à Moïse : « Tu me verras ». En suite de ces paroles, elle a senti son coeur porté à glorifier Dieu par humilité (1).
La liberté que j'ai pris de tracer ces lignes est appuyée sur vous, ô mon Dieu, qui êtes amour, qui agitez le coeur, sans qu'il se lasse de vous aimer et désirer. Et quoique vous le remplissiez selon sa petite capacité, votre perfection exige qu'il vous désire toujours davantage, et vous lui êtes toujours nouveau. L'âme s'écoule comme l'eau en votre présence, qui touche plus vivement lorsque vous êtes plus caché à l'entendement, qui consent de demeurer dans cette vérité inconnue, par laquelle la volonté s'établit dans une fruition innocente (2).
Elle n'a probablement jamais lu ni saint Denis, ni Jean
(1) Idée, pp. 92, 93.
(2) Ib., p. 100.
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de la Croix ; d'où l'intérêt que présentent ses propres descriptions de la nuit mystique.
Il est vrai que (la foi) est pleine d'obscurité, et qu'elle ne montre rien. Elle fait marcher dans la nuit des sens et de l'esprit; elle met un voile sur les yeux, et puis elle prend par la main pour servir de guide, et elle oblige seulement à se soumettre, à se fier, à espérer fortement dans les ténèbres.
Cette nuit a quelque étoile, qui lui découvre une partie du ciel : l'âme voit parfois que le Père éternel lui ouvre son trésor ; elle le découvre dans un instant et elle y aperçoit des vérités inexplicables... Un exemple de ceci : elle tonnait que le Père éternel a tout fait pour la gloire du Verbe incarné, comme elle l'avait déjà cru et appris, soit par la lecture, soit par la prédication. Elle le sait encore d'une manière plus relevée : l'entendement qui est rempli de cette vérité se trouve tout perfectionné, et, étant purifié par la crainte, il tombe dans des ténèbres délicieuses, il entre comme dans un chaos éternel, où il est comme certain de la félicité ; il s'y perd et il demeure en cet état sans se pouvoir reconnaître (1)...
*
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Dieu, qui est un pur esprit, pour nous rendre des purs esprits comme lui, élève parfois l'âme dans un tel degré de perfection qu'elle ne reçoit plus de représentations et d'espèces intellectuelles. Elle ne le peut plus chercher par des actes réitérés à tout moment. Il l'oblige à garder le silence ; il lui défend de s'informer et de regarder le lieu où elle est, parce que ce lieu est si éloigné de la terre qu'une créature ne saurait y penser. La demeure qu'elle y fait la régénère tout de nouveau. Cette nouvelle naissance, qui est si pure, produit en elle plusieurs effets surnaturels, mais si subtils qu'elle ne les aperçoit pas. Elle souffre sans savoir ce qu'elle souffre; elle connaît sans rien connaître, et, sans pouvoir raisonner sur une telle conduite, elle ne fait seulement qu'expérimenter qu'elle est éloignée d'elle-même, qu'elle est dans un état de suspension, que toutes les lumières de l'esprit humain sont anéanties, et que son coeur ne souffre plus les soins et les inquiétudes que donne une vie mortelle
(1) Idée, pp. 113, 114.
(2) Ib., p. 116.
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Tout ce qui a été enseigné à cette femme par son directeur est perfectionné en elle d'une manière extraordinaire : parce que la SCIENCE DES HOMMES LA FAIT ENTRER EN ELLE-MÊME, par une espèce de récollection imaginaire ; mais tout au contraire la science de Dieu, QUI EST DES MÊMES VERITÉS QU'ELLE A APPRIS DES HOMMES, LA FAIT SORTIR HORS D'ELLE-MÊME. Cette sortie est une élévation surnaturelle... elle exclut les énigmes et les similitudes : elle fait oublier les raisonnements particuliers et elle rend si fortement attentive qu'elle occupe sans divertir et sans ennuyer : car Dieu, qui est son maître, n'a rien de fâcheux comme les autres maîtres (1).
Vous voyez que celle-ci ne joue pas au docteur. Elle ne se flatte pas d'en savoir plus long que l'Église sur les mystères de la foi. « La science de Dieu — ou la connaissance mystique — qui est des mêmes vérités qu'elle a appris des hommes » — ce principe, que nous avons répété sans mesure — opportune et importune, — quelle joie de le rencontrer sous cette plume divine (2)!
L'entendement... devient très parfait sans travail, il garde un profond silence, parce qu'il est toujours inférieur à son objet... Il est dépouillé de sa raison, sans qu'il y résiste... Alors il est tout entier entre les mains de Dieu..., perdu dans ce vaste océan...
L'âme qui roule autour de Dieu, comme une circonférence à son centre, par une pure connaissance, est si fortement satisfaite qu'il semble qu'elle soit suspendue, et qu'elle ne puisse accroître son bonheur. Cependant elle ne laisse pas d'être beaucoup multipliée par l'unité même qui la remplit... Elle a des mouvements si imperceptibles et si tranquilles que tous ses mouvements sont éteints... L'âme est tellement présente à Dieu que cette longue présence produit en elle une sainte harmonie par l'accord de toutes ses puissances. Ce plaisir tout intérieur la rend petite à elle-même, parce qu'elle connaît que
(1) Idée, pp. 107, 108.
(2) Elle écrit ailleurs : « Sa bonté... m'a permis de contempler des yeux de l'esprit ce que la foi enseigne. » Idée, p. 110.
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Dieu n'a pas ouvert son sein, ni découvert sa face que par quelque petit rayon. Ce rayon ne va pas droit vers elle ; il se glisse seulement à travers plusieurs voiles, par lesquels ce Dieu immense se communique (1)...
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Un si bon guide, comme Dieu, fait tout réussir pour le salut de ses élus... Il profite de toutes choses, qu'il rapporte au dessein du voyage que l'âme fait. Il Lui ÔTE, s'il semble, SA PROPRE PESANTEUR, pour la faire aller plus vite (2)...
Aucune pesanteur ni d'esprit, ni de sentiment, ni même de plume, que la voilà bien définie!
Comme elle se trouve libre de toute amitié sensible, comme elle est libre parmi les défauts des créatures, elle suit sans raisonner les volontés de Dieu, et elle marche sur les eaux de ce monde, comme si elle marchait sur les cieux (3).
Remarquez la musique de ses rythmes.
Dieu semble ouvrir l'entendement pour lui ôter sa façon ordinaire de connaître, et pour le rendre comme ignorant par une connaissance plus élevée ; alors il produit en lui une image intellectuelle qui n'a point de figure qui serve à représenter le souverain Être de Dieu dans toute la pureté de son essence. Cette grande pureté est comme répandue au-dessus de l'âme, et elle est au delà de tout ce qu'on peut concevoir en cette vie. Une vue si subtile du souverain bien rend son amour aussi subtil pour n'aimer plus par aucune union sensible ; car Dieu est si pur... que son union même la plus élevée est impure à son endroit (4).
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La plupart du temps, je ne vous trouve pas apaisé dans mon coeur : ce qui est la chose la plus dure que je puisse souffrir..
(1) Idée, pp. 111, 112.
(2) Ib., p. 123.
(3) Ib., p. 119.
(4) Ib., pp. 120, 121.
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Mais, mon Dieu, bien que je pèche si souvent, vous ne laissez pas de m'appeler à vous, par le mouvement de votre grâce, qui est parfois très différente à cause de la qualité de mes offenses. Lorsque je vous ai méprisé, au lieu de vous retirer de moi, vous venez dans mon coeur, vous vous y faites sentir ; mais votre présence me confond; je suis contrainte de rouler à l'entour de votre majesté, que je sens fort proche de moi, et laquelle je voudrais pouvoir aimer sans peine et sans inquiétude, comme il m'est arrivé quelquefois. Mais, comme vous êtes irrité, votre colère me retient, et il faut que, dans cet état, je mange mon pain, qui est votre précieux corps, avec des larmes et des soupirs (1).
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Il est (donc) vrai que souvent elle n'est point si forte, ni si éclairée. Elle perd quelquefois cette manière de contempler ; son esprit ne repose pas toujours fans cet être immuable... Ses ignorances retournent, et elle ne se connaît plus elle-même, par les nuages qui la troublent. Mais en cet état, elle s'unit à la vérité qui se cache, elle la supplie de ne lui être point sévère, et de l'animer de toutes les vertus théologales, pour tirer de la foi ses certitudes, de l'espérance ses joies, et de la charité son union et sa présence (2).
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Bien que sujette à la commune misère,
on ne laisse pas de juger que cette vie est LA PLUS NOBLE DE TOUTES, et que toutes les autres connaissances sont obscures à l'esprit et fâcheuses à la volonté, si on les compare à celles-ci. Aussi elle fait ce que les autres ne font pas, elle produit l'humilité... Cette vertu, par sa bassesse, règle tous les mouvements de l'âme, elle les accorde si paisiblement que l'on n'y voit pas la moindre contrariété, ni les plus petits désordres. Elle est comme le centre de Dieu où il se plaît, où il se répand..., car l'humilité, qui abaisse l'esprit, qui règle les sens, rend l'âme comme une table d'attente pour recevoir les divines impressions
(1) Idée, p. 102.
(2) Ib., pp. 137, 138.
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de la vérité qui lui parle, et qui la remplit ensuite de toutes les vertus (1).
Les plus anciennes de ces notes remontent aux environs de r64o ; les plus récentes ont été écrites avant 1663. Vous surprendraient-elles beaucoup si vous les rencontriez dans un volume anonyme attribué par les bibliographes à Duguet ou à Fénelon ?
III. — Comme tant d'autres d'un goût moins spirituel, elle a commenté le Cantique des Cantiques, dont elle avait fait u le sujet de ses oraisons..., par le commandement de ses confesseurs », pendant les dernières années de sa vie. « Mon Dieu, écrivait-elle en commençant,
me voici appelée au temps de ma vieillesse — cinquante ans — à des grandes choses ; je crains de me perdre parmi des routes si étroites et si élevées, mais purifiez mon esprit, brûlez mon coeur et séparez-moi du sang et de la chair avant de vous parler, et de vous entretenir en mes oraisons comme avec mon époux. Cette aimable qualité d'époux, qui permet beaucoup, me fait craindre, mais je veux vous craindre et vous aimer, et puis vous chercher par l'amour et par la crainte, comme l'Epouse vous a cherché dans le Cantique (2).
Obligée de s'en tenir à l'explication d'un texte, et d'ailleurs guidée, jusqu'à un certain point, par des souvenirs de sermons ou de lectures, c'est merveille qu'elle garde presque toujours, dans ce commentaire, l'originalité et la fraîcheur de son génie.
Nous vous ferons des templestes d'or (murenulas), diversement ornées d'argent . — Dieu, qui travaille à la beauté de l'âme, lui donne encore un ornement, qui est propre à son état. Par celui-ci, entendez qu'il orne ses oreilles pour la rendre obéissante et fidèle à toutes ses vérités. L'ouïe est le sens le plus utile
(1) Idée, p. 131.
(2) Ib., pp. 143, 144.
(3) De quelle traduction usait-elle ? Celle de Le Fèvre d'Etaples (1530) porte : « Nous te ferons des templettes d'or, diversement brochées d'argent. » Plus loin (p. 165), elle traduit « nardus » par aspic. Spica nardi.
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dans la religion. L'on peut être fidèle sans yeux, sans odorat, sans goût et sans toucher. Au contraire, il ne faut point voir, il ne faut point sentir, il ne faut point goûter, ni toucher pour croire. Il faut seulement écouter, et c'est le seul sens nécessaire à l'Épouse pour plaire à son Époux. Aussi ses oreilles sont ornées de deux pendants diversement travaillés d'or et d'argent. L'or est un métal qui exprime la charité..., et l'argent est un métal lui exprime l'obéissance, si nécessaire à l'âme pour bien écouter es instructions de Dieu. On les écoute au temps de l'oraison, où tous les autres sens sont suspendus et ne troublent point celui-ci par leurs différentes affections. Tout est en paix, tout est tranquille, et, si l'on entend un petit bruit, c'est la voix de l'Epoux, qui parle en s'approchant (1).
Quoi que l'on pense du symbole, qui ne goûterait l'exquise poésie de ces derniers mots ?
Vos yeux sont comme ceux des colombes.
... L'âme ressemble à la colombe, qui, ne pouvant pas voir le soleil en lui-même, à cause qu'il est trop lumineux, le regarde dessus les eaux, où il paraît par réflexion. Elle le voit dans son image, et cette vue l'occupe tellement qu'elle n'a plus d'autre désir pour le considérer dans son ciel. La foi, qui lui montre Dieu en ses mystères, lui fait voir sa grandeur par réflexion, et elle en est tellement satisfaite qu'elle ne lève point son esprit plus haut pour le contempler dans sa gloire (2).
Je suis la fleur des champs.
Le Fils de Dieu promet à l'âme des grands biens; c'est pourquoi il se nomme une fleur, car les fleurs, dans la saison du printemps, sont des signes d'une abondante moisson... Le bonheur de la vie spirituelle, le parfait changement de l'esprit, et toutes les joies dont le coeur est touché viennent de cette mystique fleur. Il fait du temps de l'Eglise un printemps perpétuel ; l'on y sème incessamment les merveilleux fruits de la gloire, que l'on ne peut cueillir qu'après la mort...
C'est en cette manière qu'il se présente à l'âme pour soutenir ses espérances. La vue de cette belle fleur lui fait penser au
(1) Idée, p. 164.
(2) Ib., p. 163a. Il y a une grave erreur de pagination.
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ciel... Il est vrai qu'on ne la trouve pas partout; toute terre ne lui est pas propre. On ne la rencontre que dans un paradis innocent et délicieux, où la main de Dieu l'a plantée, où le Saint-Esprit l'a faite germer, et où la sainte Vierge l'a produite par sa pureté virginale. On l'a vue croître dans son sein, elle a paru dans une crèche, comme si on l'eût mise dans un beau vase. Elle commença à s'épanouir au jour de la Circoncision ; elle fut l'ornement du Temple, quand elle fut admirée des Docteurs ; elle fut la joie des noces de Cana en Galilée, lorsqu'elle parut au festin. Cette fleur fut un peu flétrie par la malice de ses ennemis... ; ils lui ont donné mille coups, afin de lui faire perdre sa beauté et de déchirer toutes ses feuilles; elle fut arrosée de fiel et de vinaigre, pour lui ôter sa bonne odeur ; on l'enferma dans le sépulcre, afin qu'on ne la vît jamais; mais cette fleur en est sortie plus belle et plus éclatante, après toutes ces sévérités.
Aussi l'Épouse l'a trouvée dans les parterres de l'Église ; elle a admiré sa beauté ; elle s'est ornée de cette fleur ; elle l'a mise sur sa tête quand son esprit s'entretenait dans sa profonde méditation; elle l'a portée sur ses lèvres quand elle louait son Seigneur; elle l'avait entre ses mains quand elle faisait des bonnes oeuvres ; elle la mettait sur son coeur quand elle languissait d'amour, et elle la portait devant soi quand elle cherchait son bien-aimé. Cette fleur faisait ses espérances lorsqu'elle était dans l'affliction ; elle pensait que ses travaux n'étaient que des petites épines qui servaient d'ornement à cette fleur, pour ne pouvoir être maniée que de la main des justes et des amis de Dieu. Car cette fleur a des épines sur la terre ; les pécheurs les lui ont données ; et le Calvaire, qui l'a portée, l'a faite mourir dans les ronces. Mais, depuis... elle ne se laisse plus toucher qu'elle ne pique, et qu'elle ne fasse souffrir ceux qui la cherchent... Elle afflige lorsqu'elle console, elle donne de la joie lorsqu'elle fait gémir, elle couronne au temps mime que l'on combat, et elle donne un doux repos parmi les plus grandes inquiétudes. O mon âme, cherche cette fleur... Tu la trouveras sur l'autel, si la dévotion t'y attache ; tu la verras sur une croix, si tu as de l'amour pour les souffrances; tu la cueilleras sur le Calvaire, si tu te crucifies avec Jésus-Christ, et elle fleurira dans ton sein, si ton coeur se sent pressé des ardeurs de la charité (1).
(1) Idée, pp. 17o-172.
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Grâce et splendeur des images, allégresse paisible et soutenue du mouvement lyrique, sérieux et tendresse de l'accent, délices du rythme, que manque-t-il à ce poème en prose pour être achevé ? Son commentaire du « Comme le lis entre les épines », me parait à peine moins beau. Je n'en citerai qu'une strophe :
Il est encore un lis entre ses ennemis, qui sont les épines qui l'ont fait souffrir... La Judée ne portait que des épines. Tout le Temple en était rempli dans la personne des grands-prêtres, et le trône des souverains ne ressemblait qu'à un buisson.
Si ces aimables récréations m'étaient permises, je mettrais cela en latin sur le modèle des anciennes pièces liturgiques, et plusieurs jugeraient, je crois, que notre Marguerite de Savoie n'est pas loin d'égaler Adam de Saint-Victor. Quel dommage que Santeul ne l'ait pas connue! Je finis par une admirable prose sur « l'ombre de
Jésus-Christ ».
Je me suis assise sous l'ombre de celui que j'avais désiré.
Elle a connu dans ces paroles les trois ombres où l'on peut s'asseoir, celle du monde, celle de la Loi et celle du Fils de Dieu. Celle du monde est mauvaise, celle de la Loi est languissante, celle du Fils de Dieu est très utile. Les pécheurs vivent à l'ombre du monde, les esclaves vivaient à l'ombre de la Loi, et les amis vivent à l'ombre de Jésus-Christ. L'ombre du monde est très maligne, cette ombre ne défend pas les pécheurs ales ardeurs de la concupiscence, au contraire elle les augmente; elle ne donne pas le vrai repos, puisqu'elle allume la guerre des sens ; elle ne satisfait pas les désirs, elle les entretient, et les honneurs, les richesses et les dignités qui forment cette ombre produisent de très mauvais effets. L'ombre de la Loi était très faible, le peuple en était glacé ; car il vivait à l'ombre des figures, des sacrifices et des cérémonies, et l'ombre qu'elles formaient les faisait languir à toute heure dans l'espérance du
Messie.
L'ombre du Fils de Dieu est très avantageuse ; c'est celle-là que l'Epouse a désirée et sous laquelle elle s'est assise pour contempler ses perfections. Cette ombre est de différentes
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manières : ou elle exprime l'Incarnation, qui est l'union de la lumière et du corps, de la personne divine et de la nature humaine, laquelle a produit une ombre mystérieuse dans le monde; ou bien elle exprime... la vertu et les effets de l'Incarnation, où reluisent spécialement la majesté et la puissance de Dieu; comme l'ombre est l'effet du corps, aussi l'ombre du Fils de Dieu sont les prodigieuses actions de sa personne ; ou elle exprime encore sa protection, sous laquelle vivent les hommes, comme l'on dit qu'un fils vit à l'ombre de son père, un soldat à l'ombre de son capitaine, et une épouse à l'ombre de son époux... 0 que cette ombre est puissante, puisqu'elle détruit les figures anciennes, qu'elle renouvelle les coeurs, qu'elle guérit les langueurs, qu'elle efface les péchés, qu'elle convertit les peuples et qu'elle met tout l'univers en paix avec Dieu!
L'âme a désiré cette ombre mystérieuse pour y être en repos... Elle y est assise par la contemplation.. (qui) vaut tous les biens...
...Que l'ombre de la croix est admirable! C'est l'ombre de la grâce et de la sainteté. Quand le Sauveur pendait à la croix, il tenait les bras étendus en forme d'ailes, pour faire une ombre plus étendue. L'on a cru que le bon Larron, qui était pendu à la main droite, fut touché de son ombre, et qu'aussitôt il en fut sanctifié. Du reste, depuis nous en sommes tous touchés, car l'ombre de la croix a sanctifié, et sanctifiera tous les hommes jusqu'à la fin des siècles. Mais il y a cette différence... Être à l'ombre de la croix est pour tous les fidèles, qui ont la foi de Jésus-Christ, bien que leur foi soit morte sans les oeuvres; car ils sont fidèles sans être justes. Vivre dans l'ombre de la croix est pour tous les justes..., mais s'asseoir sous l'ombre de la croix est pour les parfaits et les contemplatifs, qui ont leurs coeurs et leurs esprits fixes et immobiles sur un si triste objet, digne d'amour et de compassion. Les fruits que l'on cueillit sous cette ombre, sont des fruits doux à l'esprit, cruels aux sens... Le poids de la croix est doux aux amis du Sauveur, mais il est pesant à ses ennemis... Toutes les peines sont douces avec Jésus-Christ, et sont amères et insupportables sans lui. L'âme l'a connu : ni la pauvreté, ni la soif, ni la faim, ni les opprobres, ni les douleurs, ni les tourments ne lui ont point fait de peur, étant assise sous l'ombre de la croix, et étant unie à son Époux (1).
(1) Idée, pp. 179-182.
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Au reste, nous n'égalons pas notre humble contemplative à une Thérèse, à une Marie de l'Incarnation. Elle ne nous apprend pas, comme celles-ci, les derniers secrets de la vie mystique. Elle ne disserte pas sur les différentes fleurs qui s'épanouissent à l'ombre de la Croix et sur les nuances qui les distinguent. Simplement, elle nous présente une branche de jasmin, mais si fraîche et si parfumée qu'après l'avoir respirée, il nous est moins difficile de croire à la réalité du mystérieux parterre. Je ne crois pas me tromper en la préférant à nombre d'autres plus abondantes, plus éloquentes, et, à mon avis, moins lumineuses. Que si je l'ai trop louée, un mot de l'Évangile sera mon excuse : Simile est regnum caelorum homini negotiatori quærenti bonas Margaritas; inventa.., una pretiosa... vendidit omnia quæ habuit et emit eam.
III. — Contemporaine et presque voisine de Marguerite — elle a passé de longues années à Grenoble, où elle est morte en 1651 —l'ursuline Catherine Ranquet n'a pas d'histoire non plus ; elle n'est pour nous qu'une âme ; elle est aussi une plume, si l'on peut ainsi parler, une jolie plume, mais plus consciente (1). Elle sait qu'elle écrit bien,
et elle veut bien écrire.
D'où parfois, chez elle, une certaine complaisance, assez
(1) La vie et les vertus de la Vénérable Mère Catherine de Jésus Banquet, religieuse ursuline native de la ville de Lyon... par Mre Gaspard Augery, prédicateur ordinaire de Sa Majesté, Lyon, 167o. — Née à Lyon en 16o2, Catherine entre en 162o chez les ursulines de cette ville, d'où on l'envoie à Grenoble. La partie biographique du livre est sans intérêt. Il faut tout lire, néanmoins, et l'on est récompensé de sa peine. C'est ainsi qu'Augery pose aux bibliographes un problème passionnant. Il parle en effet de « savantes filles qui écrivent comme des anges plusieurs grands volumes qui ont... l'applaudissement de tout ce qu'il y a de savant au royaume, lesquelles néanmoins, par... humilité..., cherchent à cacher leur nom sous la supposition du nom d'un autre auteur. » La vie, p. 8. De quels ouvrages peut-il bien parler ? — Un peu plus loin, il raille la dureté et la vanité de plusieurs mères, « qui volontiers cachent par force dans un couvent des aînées sans dévotion, pour démentir et cacher leur vieillesse, qui paraîtrait, malgré la céruse et le blanc d'Espagne, si elles étaient suivies par des grandes filles. » La vie, p. 9. Comme éditeur, il m'inspire moins de confiance que le P. Paul, biographe de Marguerite, mais, qu'il ait retouché ou non les originaux, le vrai charme des lettres de Catherine ne saurait venir de lui.
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peu mystique, certes, mais que nous n'aurons pas la cruauté de lui reprocher. Le charmant, du reste, et le rare, le très rare est qu'elle avoue loyalement ce péché mignon.
J'ai été agitée, écrit-elle, de deux mouvements, qui m'ont donné beaucoup de peine et de crainte : l'un est je ne sais quelle satisfaction à déclarer les remarques que j'ai faites (de mes expériences), et l'autre de dégoût contre cet état (mystique), qui me paraît si petit et si bas, et toutes ces choses si minces et légères que j'ai de la honte et confusion de les dire.
Soulignez les redoublements : petit et bas ; peine et crainte ; minces et légères ; honte et confusion. L'oreille, formée par Cicéron et Balzac, le voulait ainsi.
Quoique, dans le contraire mouvement, je sens du désir et de l'impatience de les communiquer, comme m'en expliquant bien. Telle est ma superbe..., cette complaisance à m'exprimer (1).
Bref, elle a la tentation d'aimer son verbe, quoiqu'il soit petit. Elle dit ailleurs, après avoir amplifié la bassesse de ses « états » :
Je ne vois donc point d'avenue à la superbe en ceci, sinon que parfois il me semble que j'en parle fort clairement et que je m'explique fort bien là-dessus (2).
Elle me paraît, en effet, d'une lucidité merveilleuse. Moins autodidacte — ou théodidacte — semble-t-il, que Marguerite Romanet, elle a eu d'excellents martres. Qui donc ? Sans doute le jésuite de Bus — neveu du fameux Père César (3) — qui la dirigeait à Grenoble, et à qui sont adressées les lettres que nous allons parcourir ; ruais, avant de rencontrer celui-ci, elle avait reçu l'empreinte bérullienne, soit à Grenoble, soit à Lyon. Elle possède à
(1) La vie, p. six.
(2) Ib., pp. XLI, XLII.
(3) Cf. L’invasion mystique, pp. 10, seq. Le P. Balthazar de Bus parait aussi dans la Vie de la Mère de Ballon, mentionnée plus bas (cf. p. 417). Il a publié quelques ouvrages, qui eurent un grand débit, mais que je n'ai pu me procurer.
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fond le lexique particulier de l'école française, et, à l'occasion, elle le discute.
Il me semble, écrit-elle par exemple, que je ne tiens qu'à Dieu, voire, si j'ose dire, que je ne suis qu'une pure capacité de Dieu; mais c'est bien impertinent — à moi — de parler ainsi (1).
L'ennuyeux, mais nécessaire « si j'ose dire » est toujours bon signe : il montre que l'on réalise la nouveauté, l'étrangeté, la hardiesse, enfin le plein sens des mots que l'on emploie. Je doute qu'on le rencontre souvent dans les quelque cent mille pages d'Antoinette Bourignon. Ces précautions littéraires montrent combien est limpide et subtile la mystérieuse expérience qu'elle doit décrire.
Elle est plus occupée... de la présence de Celui qu'elle regarde — par exemple, opérant divinement — que de ses opérations et saintes actions; et elle a plus d'amour à cet Homme-Dieu qu'elle rencontre parlant et enseignant, que d'attention à ce qu'il dit (2).
Et encore :
Toutes mes puissances supérieures sont fortement attachées à un objet, lequel pourtant je ne saurais pas bien discerner ni connaître... ; doux objet inconnu (3).
Je lui demeure présente (à Notre-Seigneur) plus que je ne peux dire... Cela se passe si doucement et subtilement que, pendant ce temps-là, je ne m'en aperçois presque pas, mais seulement quand il est passé, et par les suites, qui sont cette extrême solitude et éloignement de tout ce qui est créé, et une certaine douce et ardente affection vers cet objet (4).
A fructibus... cognoscetis.
La croix de Notre-Seigneur... et sa sainte humilité me sont quelquefois présentes d'une certaine façon que j'ignore, et
(1) La vie, p. XII.
(2) Ib., p. IV.
(3) Ib., p. LXIX.
(4) Ib., p. IV.
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n'en puis dire autre chose, sinon qu'elles ont jeté un certain parfum qui a surpris et enivré mes sens, et m'a fait perdre de vue à moi-même (1).
Pour Marguerite, « l'ouïe est le sens le plus utile dans la religion » (2); Catherine semble attacher plus de prix aux « dispositions... qui lui paraissent comme parfums » (3). Deux métaphores, également justes, également fausses, pour traduire une même expérience ineffable.
Je sens en moi je ne sais quoi d'invisible, qui me paraît mien plus que tout ce qu'il y a de visible et d'apparent, vu qu'il me semble parfois que cet extérieur ne m'est rien au prix. Je ne sais pourtant comme j'ose appeler mienne cette noble et généreuse qualité invisible, étant si indigne et détestable que je suis (4).
Ordinairement, je ne prie pas Dieu; je ne fais que lui adhérer, et je me trouve dans une telle ignorance et impuissance de lui exprimer ma soumission et ma dépendance totale, et toute autre chose que j'aurais à lui dire, même pour mes amis, que je suis réduite à m'expliquer par le mot : oui. Toutefois il arrive souvent que ce mot, pour n'être pas assez simple ni assez court, ne me contente plus. Je cherche donc une parole abrégée, qui puisse mieux énoncer la grandeur de cet Être infiniment adorable et mon extrême anéantissement devant lui; mais je n'en trouve point, tellement que je demeure dans un bégaiement muet (5).
Lasse, effrayée de la pauvreté, du mensonge des mots, toute vraie prière bégaie ; mais le bégaiement des mystiques est, ou voudrait être muet. Voyez du reste l'imprudence des contemplatifs : « Ordinairement, je ne prie pas Dieu ». Que M. Nicole, ou que tel autre aperçoive cette ligne, il déchirera ses vêtements comme le Grand prêtre, et ne lira pas plus loin. Quoi néanmoins de plus
(1) La vie, p. IX.
(2) Cf. plus haut, p. 328.
(3) La vie, p. XI.
(4) Ib., p. LXI.
(5) Ib., pp. IX, X.
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religieux, de plus actif que de chercher plus court et plus simple que « oui » ? — Silentium tibi laus !
Le chant et la psalmodie dont j'entends quelque chose ont pouvoir de ravir mon esprit et d'enflammer mon coeur ; mais je suis étonnée que certains mots que je n'entends point font ce même effet (1).
Au delà des mots, au delà même du sens, il y a une poésie : et peut-être même la plus haute ou la véritable poésie ne commence-t-elle que franchie la zone des concepts distincts. Sans cela, pourquoi serait-il impossible de traduire les poètes?
Si intelligente et si raisonneuse, il lui était plus facile de s'élever à Dieu en dehors de l'oraison proprement dite :
Ma disposition ordinaire est d'être en la présence de Dieu par une simple et nue foi, qui me permet seulement de le regarder d'un très simple regard, qui toutefois ne porte aucune lumière, ni effets sensibles, mais seulement un humble aveu de sa grandeur, dans une totale dépendance et adhérence à sa volonté, si fort dans la partie supérieure que tout le reste n'y a aucune part; et j'en suis occupée presque de même dans nos récréations et conversations familières, où je n'ai pas besoin d'une particulière attention comme à l'oraison, à
laquelle..., je suis divertie souvent de plusieurs choses qui interrompent ce regard (2).
Ou encore :
Plusieurs fois, dans les récréations, je me trouve tout à fait possédée de Dieu, mais si doucement et gaiement que personne n'y peut rien connaître, et, si je suis à l'oraison, un néant me divertit, m'éloigne et me sépare de Dieu (3),
Sur la dévotion à la sainte Vierge, elle a quelques remarques très intéressantes, et qui suffisent à venger tant
de quiétistes prétendus.
(1) La vie, p. XXIX.
(2) Ib., p. VIII.
(3) Ib., p. XIX.
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Je m'étonne grandement d'avoir été de longues années dans l'oubli de la très Sainte Vierge.
Ici encore, grand scandale ; mais laissez-la donc parler :
J'avais eu de tout temps de très grandes tendresses pour sa personne sacrée, mais, depuis que la divine présence eût saisi mon esprit, tout le reste s'en éloigna si fort que même cette adorable Vierge ne me paraissait que de loin. Et, bien que mon attrait me tint souvent attachée aux plus tendres mystères de notre rédemption, où elle se trouve toujours avec saint Joseph..., toutefois, dès que je me rendais présente à ces divins objets, j'étais insensiblement tirée et unie à ce Dieu abaissé et affaibli, qui faisait éclipser tout le reste. Maintenant je ne suis plus dans cette impuissance de la voir. Elle m'est suavement présente...
Il me semble que je suis toujours en son sein ou en celui de Dieu, parfois je réclame l'un et je me trouve en l'autre; je crie du fond du coeur : Ma Mère, et dans ce moment, mon Père me prend et m'emporte... D'autres fois, je suis également attirée de l'un et de l'autre en même temps. Pour lors, mon coeur, enflammé d'amour et de désir, ne sachant où se rendre, s'abandonne à qui le prendra (1).
Comme il convenait à une vraie bérullienne, sa grâce propre était l’ « esprit d'enfance ». Elle prend le style des grands jours pour exalter cet esprit.
Je crois que Dieu, par l'extrême abaissement et apetissement de mon état, a destiné mon âme misérable et faible comme un enfant qui vient de naître, à porter la folie de la crèche, où l'on voit l'Ancien des jours, devenu enfant, le Verbe éternel qui a perdu la parole, et la Sagesse incréée à la mamelle ; réservant la folie de la croix aux grandes âmes.
Or, la croix étant désormais reconnue..., les âmes qui en sont honorées, peuvent encore, ce me semble, craindre la vanité, si elles regardent trop l'excellence de leur état. Mais j'ai cet avantage que la folie de la crèche me tient en sûreté, à cause que bout ce qu'elle a de rare et de précieux est caché dans les langes et dans le bégaiement de l'enfance, que la prudence du monde ne saurait regarder qu'avec mépris et raillerie...
(1) La vie, pp. LIII, LIV.
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On ne considère point avec des sentiments de respect un vieillard réduit à l'enfance, et, s'il restait à ce pauvre vieillard un petit rayon de lumière pour lui découvrir sa profonde misère, ne serait-ce pas pour mourir de honte ?... Certes, c'est ce qui m'arrive à chaque fois que je regarde mon état avec les yeux de la prudence naturelle...
Pour une ursuline de Grenoble, et qui écrit en avril 1647, ce petit morceau d'éloquence a bien sa valeur; mais j'en préfère de beaucoup la fin que nous connaissons déjà.
Je ne vois donc point d'avenue à la superbe en ceci sinon que parfois, il me semble que... je m'explique fort bien là-dessus (1).
Cette page sur la folie de la crèche et sur l'esprit d'enfance, entendu au sens de Bérulle, n'est peut-être pas assez bégayante. Mais que l'on goûte ou non ces antithèses balzaciennes, et cette maîtrise deux fois surprenante, force est bien de reconnaître la pénétration, la justesse, l'extrême intérêt de ces analyses. J'ai rencontré. par hasard ce petit paquet de lettres, au début de mes recherches, il y a bien longtemps, et je me rappelle le plaisir qu'il m'avait procuré. Aujourd'hui, où je peux le comparer à des centaines d'écrits analogues, je ne le trouve pas moins captivant qu'alors, et bien au contraire.
(1) La vie, pp. XLI, XLII. Comme tant et tant d'autres avant Mme Guyon, Catherine Banquet a écrit : « Je me voyais digne de l'enfer, et je l'acceptais de bon coeur, si Dieu m'y eût voulu condamner, pourvu que je ne lui fusse plus ennemie. — Contradiction dans les termes? Eh! qui le nie? — Sur cela je me disposais à ces flammes... et je faisais consentir mon coeur a à cette amoureuse justice. » La vie, p. LXXVII.
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§ 3. — Antoinette de Jésus.
I. Naissance d'Antoinette Journel. — Son mariage. — Le soldat pendu. — Le groupe mystique de Compiègne : Condren, le P. Marin et la soeur Barbe. — L'initiation d'Antoinette. — Son indépendance. — L'abbaye de Sainte-Perrine. — Anne de Bonneuil et les deux simplicités. — Prestige d'Antoinette. — Personne ne l'a fait souffrir.
II. Le style d'Antoinette. — Une Sévigné cloîtrée. — A une religieuse qui avait pensé mourir. — Le don de n'y toucher pas. — L'éloquence. — Sa direction spirituelle. — Énergie, souplesse, tendresse. —a Moelle de lion. » — L'impuissance des mots : « Le silence est notre langage ». — Qu'on ne peut écrire la vie des mystiques.
III. Le développement d'Antoinette. — Première phase : Avant la retraite de 1649. — L'école française. — Extrême liberté d'esprit. — Les tentations. — La retraite de 1649. — Rien de nouveau que l'intelligence de ses voies. — « Je l'avais ignoré, mais beaucoup ressenti. » — Antoinette et le panthéisme. — Angoisse intellectuelle. — Le a rideau » tiré. — Les « états » et « l'essentiel » du Verbe incarné. — Les trente dernières années (1649-1678). — Que la vocation particulière d'Antoinette s'adaptait merveilleusement à sa nature et ne doit pas nous surprendre. — En tout, « l'essentiel ». — « Mort totale » à tout ce qui n'est pas Dieu. — Devoirs communs de la piété catholique. — Les sacrements et la vie mystique d'Antoinette. — Son credo. — Mystici in tuto. — Obéissance aux directeurs. — Le P. Le Sergent. — Étapes mystiques. — Le retour au « néant » sur l'ordre du P. Marin. — L'amour pur et l'inexprimable.
Antoinette de Jésus appartient à la même famille spirituelle que les deux voyantes que nous venons de célébrer. Elle aussi, elle représente excellemment, mais avec une grâce qui lui est propre, ce mysticisme silencieux que nous comparons, dans le présent chapitre, au mysticisme flamboyant représenté par la Mère de Matel. « Elle descendait d'une très honorable et ancienne famille de Paris ; son père s'appelait Simon Journel. Il épousa Madeleine Lefèvre, qui était aussi native de Paris comme lui, d'une famille que ses ancêtres avaient rendue illustre par leur piété et par leurs vertus (1). » Toute Parisienne,
(1) La vie de la Mère Antoinette de Jésus religieuse chanoinesse de l'Ordre de Saint Augustin en l'abbaye royale de Sainte-Perrine à la Villette proche Paris, avec un abrégé de ses lettres recueillies par les religieuses du même monastère..., Paris, 1685. La vie a sans doute été rédigée par les religieuses de cette abbaye. Un des approbateurs est le Dr Petitpied. Rien pourtant de janséniste dans ce livre. Antoinette communie tous les jours et invite ses amies du monde à communier souvent. Je ne vois d'un peu douteux que ces trois lignes : « Ce n'est pas que je regarde la grâce chrétienne comme une grâce particulière pour mon âme, non, elle me paraît comme elle est pour tous les chrétiens, ou pour mieux dire pour les élus : car il y a peu de chrétiens ». La vie..., pp. 388-389. Ce volume doit être rare ; je n'en ai rencontré que deux exemplaires.
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ce détail a sa valeur. Ses parents, néanmoins, s'étaient installés à Compiègne, et c'est dans cette ville qu'Antoinette vient au monde le 2 juin 1612. A peine « eut-elle atteint la quatorzième année de son âge qu'on la maria à M. Vivenel, de Compiègne, qui lui fournit pendant dix ans une grande matière de souffrance ». Est-ce la femme surtout, est-ce la chrétienne qu'il mit au supplice ? La seconde plutôt, je pense. Elle ne semble pas le craindre beaucoup, mais elle tremble pour son salut. « Lorsqu'il se laissait emporter aux saillies de son humeur trop prompte, elle lui disait pour le retenir : « Vous allez me faire coûter du sang », ne s'épargnant pas les haires, les disciplines, les jeûnes... Une de ses sœurs la surprit une fois comme elle tirait d'une lampe la mèche tout allumée, et faisait dégoutter sur son bras l'huile bouillante ; comme elle la voulait détourner, elle reçut cette réponse : « C'est que je voudrais bien voir si j'aime Dieu, et si je pourrais souffrir le martyre pour son amour ». Son mari même, touché de ses grands austérités, s'en plaignait quelquefois à Mme Journel sa mère. Ce sont là choses courantes chez nos héros. Ici, pourtant, un je ne sais quoi nous annonce de rares surprises. Tournons la page, et déjà nous serons comblés.
« L'année 1636, durant le siège de Corbie, toutes sortes de gens se réfugièrent dans Compiègne », surtout des soldats. Un d'entre eux e qui avait volé son capitaine, qui logeait chez M. Journel, père de notre sainte femme, ayant été pris, fut attaché par ordre de son maître à la queue de son cheval, si étroitement que les mains lui en enflèrent. Il arriva au logis en ce pitoyable état. Ensuite on le mena à l'écurie, où il fut suspendu au plus haut du ratelier, et on le laissa ainsi passer toute la nuit, avec défense à tous ceux de la maison de l'aller délier. Mme Vivenel, sachant ce qui se passait, ne put retenir les efforts de sa charité ordinaire. Elle se coula adroitement dans l'écurie, où, se courbant contre terre, elle invitait ce
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misérable à poser ses pieds sur son dos, pour se procurer quelque soulagement. Cependant, on la cherchait de tout côté, et on la trouva enfin dans ce lieu, en la posture que nous venons de dire, qui exhortait ce pauvre homme à changer de vie par une véritable repentance de ses péchés ; et, comme on lui disait qu'il ne méritait pas de compassion, elle répondit qu'elle ne pouvait souffrir qu'on fût si rigoureux et si inhumain, et qu'ayant un Dieu si bon, elle était prête de satisfaire pour tous les criminels » Céleste souplesse de la femme et de la sainte. Estime-t-on plus émouvante la fameuse histoire de Catherine de Sienne et du condamné à mort? « Que soient terrassés tes ennemis, chantait le Psalmiste, et que tes pieds se posent sur leur échine maudite ». Admirez le contresens héroïque d'une sainte de la loi nouvelle, Antoinette se glissant comme un escabeau sous les pieds de son pendu. Scabellum pedum tuorum.
Tout est rare dans cette existence. Pour de mystérieuses raisons, qu'elle découvrira plus tard et qu'elle saura bien nous expliquer, Antoinette doit atteindre les cimes de la perfection par une voie radieuse. Je ne dis pas une voie de fleurs. Mais rien ne l'occupera jamais d'elle-même, ni les délices ni les martyres de l'amour. C'est ainsi que les inquiétudes, les tâtonnements du début lui sont épargnés. Elle n'est pas, elle ne sera du reste jamais seule. Dans sa ville natale, d'autres mystiques l'attendent, un petit groupe semblable à des milliers d'autres, dont l'histoire parle à peine, mais que l'on devine. Celui-ci s'était formé autour d'un minime, le P. Marin, et d'une servante, Barbe de Compiègne, l'un et l'autre en rapports étroits avec le P. de Condren. Par ce dernier, l'humble école de Compiègne, sans perdre son originalité propre, se rattache assez étroitement à l'école française. Il serait peut-être plus exact de dire qu'elle la rejoint. D'abord simple bergère,
(1) La vie..., pp. 13-14.
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Barbe avait passé quelque quinze ans « sans autres directeurs que Jésus-Christ » (1), lorsqu'elle reconnut dans la personne de Condren le directeur qu'un mouvement particulier de la grâce lui faisait enfin chercher. Quant au P. Marin, il aura reçu, je crois, l'initiation première à Paris, chez les minimes de la Place Royale, où nous voyons briller, vers ce même temps , un foyer assez intense. Mais où s'arrêter dans ces généalogies saintes? Generationes eorum quis enarrabit? Tel autre minime de la Place Royale, et qui dirigera plus tard notre Antoinette, le P. Le Sergent, touche aux mystiques de Montmartre, par sa soeur Charlotte, que nous avons déjà rencontrée (2). Prenons nos classifications pour ce qu'elles valent. Qu'elles nous aident à comprendre, à ordonner la diversité, mais qu'elles ne nous cachent point la plus profonde unité des inspirations divines.
Antoinette Vivenel s'est donc épanouie à la vie mystique sous trois influences : de loin et sans doute de haut, le P. de Condren qui, tous les ans, visite ses amis de Compiègne; de plus près, le P. Marin ; de plus près encore, la voyante dont elle a connu les derniers secrets. Le minime « qui était le directeur de ces deux saintes personnes, avait ordonné à cette bonne fille (Barbe) de découvrir à sa compagne les opérations de Dieu dans son âme, afin qu'elle les écrivit sous elle, parce qu'elle ne savait pas écrire : ce qui les obligeait l'une et l'autre de se voir tous les jours, et entretenir entre elles un commerce tout de charité. Un jour qu'elles conféraient ensemble, la Soeur Barbe, qui n'était qu'une pauvre servante, lui dit : « La voie de Dieu sur votre âme est de vous conduire à une très grande pureté d'amour ; je vous ai
(1) Cf. La notice sur Barbe de Compiègne dans la vie du P. de Condren par le P. Amelote, pp. 262-265. D'après le biographe d'Antoinette de Jésus, a une personne illustre » travaillait, vers 168o, à donner au public une vie de Barbe (p. 19). J'ignore si cet ouvrage a paru.
(2) Cf. L’invasion mystique, pp. 467, seq.
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vue sur une haute montagne, dans un feu très pur et très clair, ce qui est signe des grâces dont Dieu vous veut favoriser ». Et plus elle se sentait proche de sa fin, et plus elle découvrait à Mme Vivenel la connaissance que Dieu lui avait donnée touchant l'état de sa bonne amie, et les grands desseins qu'il avait sur sa personne (1). » Ainsi passe de main en main le flambeau mystique, toujours le même, et toujours nouveau. Antoinette n'est pas impressionnée plus qu'il ne convient à sa grâce propre par cette dictée et ces communications quotidiennes; elle ne se tend pas vers les belles expériences qu'on lui raconte ; elle admire l'essor d'une grande mystique, elle ne tâche aucunement de la suivre. Barbe, de son côté, ne songe pas à l'entraîner avec elle, mais au contraire elle respecte, elle maintiendrait au besoin la pleine indépendance de la jeune femme. Leurs voies seront très différentes. Barbe le sait bien, et s'en réjouit. Chose merveilleuse ! elle décrit dès lors avec une vive justesse la destinée d'Antoinette. Cette montagne, ce « feu très pur et très clair », on ne dira jamais mieux.
Veuve en 1636, Mme Vivenel, qui « n'avait point de penchant pour la Religion », comptait rester dans le monde, toute à ses bonnes oeuvres et à la prière, mais le P. Marin lui ayant dit « que Dieu voulait qu'elle fût religieuse », et a que ce fût au monastère de Sainte-Perrine, elle acquiesça sans réplique (2) ». Elle commença donc son noviciat, le 25 août 1637, et prit le nom d'Antoinette de Jésus. Elle avait alors vingt-cinq ans. L'abbaye royale où elle entrait venait à peine d'embrasser la réforme (3). On était encore dans la ferveur de ce renouveau. La jeune femme trouvait là, comme prieure, une religieuse éminente, la Mère Anne
(1) La vie..., p. 18.
(2) Ib., p. 16o.
(3) L'histoire de cette réforme est fort bien racontée par Antoinette dans le petit opuscule que l'on a joint à sa vie et qui a pour titre : Abrégé de la vie de la R. Mère Anne de Costerel de Bonneuil... une des premières Mères de la réforme établie en ce monastère le 4 janvier 1626. La vie..., pp. 399-419.
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de Costerel de Bonneuil, avec laquelle elle se lia très intimement dès le premier jour, et dont elle devait plus tard écrire la vie.
L'amour était son élément, dira-t-elle, et, comme elle n'avait jamais connu le monde ni le péché, son coeur était au large du côté de Dieu, et c'était assez pour elle de dire : Amour, Amour. Car elle ne faisait pas réflexion sur ce qu'il opérait en elle, qu'elle ne discernait pas. Elle se portait plus à opérer la vertu, qu'à éplucher ses miséricordes, et c'est ce qui faisait qu'elle avait fort peu à dire pour son intérieur, et croyait être bête. Elle portait les effets de l'amour et ne les discernait pas ; elle en faisait quelquefois de petites extravagances involontaires, faisant paraître à l'extérieur des petites saillies d'amour qui étaient les messagères de son coeur...
Si la simplicité est la mesure de la sainteté, cette âme était très sainte, car elle était très simple, non pas d'une simplicité bête, mais vertueuse, la plus ravissante qu'on pût voir; et quoiqu'elle passât quelquefois pour une personne sans intelligence en certaines rencontres, elle était simple volontaire, étouffant ses raisons avec violence, et laissant l'impression qu'elle était sans esprit, plutôt que de manquer de fidélité
aux saintes consignes d'humilité et de patience qu'elles s'était imposées ;
pour tenir toujours sa nature à la gorge, et elle disait quelquefois à ses plus confidentes, que sa patience était à l'épreuve, et qu'elle mordait bien ses lèvres plutôt que de donner lieu à ses sentiments, quoique l'on crût que sa simplicité ne songeait à rien (1).
Ce sont les premières lignes d'elle que nous citons. Mais déjà, qui n'entrevoit la profondeur et l'aisance de ce beau génie spirituel ! Et comme visiblement elle dépasse le modèle qu'elle veut peindre ! Simple, elle aussi, mais sans paraître simplette ou petite pensionnaire, sans laisser l'impression qu'elle n'a pas d'esprit.
Dans cette communauté, dont elle fut sans doute la plus
(1) La vie..., pp. 410-414, passim.
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pure gloire, il semble que tout le monde l'ait aimée. Toutes, et surtout les pauvres scrupuleuses, voulaient l'avoir auprès d'elles quand elles étaient proches de leur fin. Elle leur parlait « avec tant de grâce et avec une si forte application à Dieu, que les personnes qui se trouvaient dans les dernières appréhensions de ses jugements se entaient toutes changées, et dans des espérances comme certaines de la divine miséricorde sur elles » (1). Elle écrivait au lendemain de la mort de sa première abbesse, Charlotte de Harlay :
Je vous dirai que, Dieu m'ayant ôté notre chère défunte, m'a ôté tout ce que l'on peut perdre dans une parfaite et sainte amitié... Je n'ai rien ressenti que de saint entre elle et moi... Finissons là-dessus, il faut tout perdre sur la terre, même les choses les plus saintes, et il n'y avait que Dieu à qui j'aie pu donner Madame (2).
Sa propre tendresse paraît assez dans l'éclair de ces derniers mots. D'autres amitiés lui étaient venues du dehors. Nous la voyons en correspondance suivie avec plusieurs personnes du monde, et avec quelques bénédictines de Montmartre (3). Mais je ne dois pas m'arrêter plus longuement au détail extérieur, qui, dans une telle vie, importe si peu.
J'ai hâte d'en venir à l'admirable portrait qu'elle nous a laissé d'elle-même, dans ses lettres et dans quelques pages plus intimes confiées par elle à ses directeurs. Avant de mourir (1678), elle avait brûlé tous ses écrits, mais les quelques fragments qui nous restent disent l'essentiel et valent une longue histoire. Dans l'ordre du , sublime
(1) La vie..., pp. 51-52.
(2) Ib., pp. 54-55.
(3) On ne nous donne aucun nom. Je croirais volontiers que les correspondantes étaient la Mère Charlotte Le Sergent et d'autres appartenant à la même école mystique. Un des directeurs d'Antoinette, le Père Le Sergent, confrère du P. Marin et frère de Charlotte, aura servi de trait d'union entre Sainte-Perrine et Montmartre.
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paisible et lucide, qui est le propre de la mystique française, je ne connais rien de plus beau.
II. Les religieuses de Sainte-Perrine, à qui nous devons ce rare trésor, ne nous l'ont pas livré sans quelque inquiétude. « Ces lettres, disent-elles, ne sont pas à la vérité écrites d'un style poli, et l'on n'y verra point ces expressions pompeuses et magnifiques, dont on se sert dans le siècle ». Esthétique enfantine, cliché de couvent. Le siècle a meilleur goût que cela. Il ne demande ni à la tourterelle ni à l'aigle de s'affubler des plumes du paon. On ajoute avec plus de bonheur que « les grandes âmes ont ce privilège, que l'onction de leurs sentiments est attachée à leurs paroles ». Il n'en va pas toujours ainsi. Le P. Eudes ne nous charme pas d'abord, d'autres non plus. Mais cela est tout à fait vrai d'Antoinette. Cette « grande âme » s'exprime tout entière et sans effort. N'en déplaise à ses graves soeurs, elle écrit le mieux du monde. Je crois même qu'à son insu elle y prend plaisir. Elle a le don, le primesaut tout profane de l'intelligence et du coeur : une Sévigné cloîtrée. Elle reste femme, elle veut plaire. Elle n'appuie jamais ni ne traîne. Prêcher lui ferait horreur. D'un paragraphe un peu plus long, qui lui est venu, elle s'excuse et s'amuse tout ensemble :
Je laisse couler ma plume et n'avais nulle pensée d'écrire ce que j'écris : les vieux et fidèles amis agissent sans réflexion. Trouvez bon, je vous prie, cette petite saillie imprévue (1).
« La joie est l'état véritable de votre âme », disait Mme de La Fayette à Mme de Sévigné. Pour Antoinette, ce n'est pas la joie, mais quelque chose de plus spirituel, de plus léger, et de plus agile. Elle joue avec le sublime. D'une vive image, en passant, elle égaie, elle rajeunit la doctrine la plus austère, ou bien, rasant la terre comme une hirondelle, elle. s'élève soudain d'un coup d'aile.
(1) La vie…, p. 251.
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A une religieuse qui avait pensé mourir :
Quoi, ma chère Mère, vous avez été proche du paradis ! Voulez-vous donc être du nombre de tant et tant de saintes et très saintes âmes, avec qui la charité de Dieu m'avait unie en terre de toutes parts, et qui presque sont toutes réunies à leur Principe, et perdues dans cet Être adorable, d'où elles sont sorties, pour l'y rejoindre pour l'éternité ? Dieu, qui m'avait faite riche de ces saintes rencontres et unions sacrées par son Esprit, m'a presque ravi tous ces trésors, et je me vois assez seule en terre. Voulez-vous aussi me quitter ? Ah ! vous n'y perdrez rien, le ciel vaut mieux que la terre, et quand ce que j'aime est perdu en Dieu, je ne perds rien... Dans leur perte, je ne puis pas douter de leur secours, sur un fonds de charité si pur, tel que celui dont l'Esprit saint nous a liées, et que la mort ne peut dissoudre ; elles ont achevé leur sacrifice, travaillons au nôtre. Hélas, si Dieu ne se mêle du mien, et que lui-même ne fasse tout, ce sera une pauvre hostie que la mienne. Mais j'espère autant en lui que je désespère de moi-même, et de mon fonds pécheur. J'attends tout de lui seul, et il est ma seule confiance et mon tout en vérité. Ah ! je dis tout, ma chère Mère, et plus que tout... Dieu, Dieu, me voilà contente ! Qu'espérer hors de là ? Que la terre serait ennuyeuse ! Jetons-nous donc à perte de vue dans notre centre, et vivons-y d'abandon (1).
Que l'on oublie un instant les idées plus graves qui occupent l'esprit d'Antoinette, qu'on retienne seulement le tour, le mouvement, le sourire, on verra que je n'avais pas tort de la comparer à Mme de Sévigné. Elle dira d'une amie qu'elle vient de perdre :
Je n'ai pas regretté sa sortie de cette vie, mais j'ai eu une sensible compassion des circonstances qui ont accompagné sa mort... Elle est morte sur la croix pure, d'une manière qui a fait le sujet de nia sensibilité ; depuis qu'elle est morte, il me semble que j'ai toujours été revêtue devant Dieu des mérites, des larmes et de la mort de Jésus, qui demande incessamment miséricorde pour elle. Voilà le deuil que j'en porte, et l'habit dont je suis revêtue depuis sa mort (2)
(1) La vie..., pp. 192-1g3.
(2) Ib., pp. 176-177.
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Ne trouve-t-on pas que cette dernière phrase, toute simple, allège, humanise en quelque façon et, du même coup, rend plus saisissantes les vues surnaturelles qui
précèdent? A la même religieuse elle écrit encore :
J'ai appris les jours passés que vous étiez prieure ; j'ai été fort surprise; je ne vous aurais pas été chercher dans les dignités... Quels devoirs vous rendrai-je?
Et vite, après ces jolis mots presque mondains :
Si votre charge porte un titre d'honneur, l'état où vous êtes sait bien le porter comme croix, et vous fournir matière d'anéantissement dans ce qui paraît même vous faire (faire de vous) quelque chose (1).
Ou bien, un mot rapide, une flèche : « Malheur au moment où nous n'avons pas été à Dieu » (2).
Jamais chez elle ces phrases toutes faites, ce convenu dévot qui nous rend souvent si pénibles les correspondances de ce genre.
Courage donc, ma très chère... Rien à faire pour vous que l'abandon total et le passif entier sous la souveraine domination de l'esprit de Dieu... Pour moi, ma très chère, je vais m'abandonner à lui pour vous en parfaite amie (3).
Ou encore :
Je me souviens, ma très chère Mère, de vous avoir dit un petit adieu avant votre solitude du saint temps du carême, pour vous y laisser seule avec Dieu, mais à présent qu'il est passé, c'est pour vous donner le bonjour, et vous saluer dans votre vie ressuscitée (4).
Jusqu'aux paroles d'humilité, qui chez elle ne sont pas banales :
Pour moi, ma pauvre Angélique, je suis en retraite, où je
(1) La vie..., p. 180.
(2) Ib., P. 248.
(3) Ib., p. 2o5.
(4) Ib., p. 211.
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me trouve aussi pleine de moi-même que j'ai jamais été; si vous aviez un petit rayon de lumière, je vous serais insupportable, et vous m'abandonneriez (1).
Une de ses amies lui avait demandé une lettre qui lui tînt « lieu de prédication pour le jour de l'Exaltation de la Sainte Croix ». Antoinette aurait bien voulu, mais, pour une fois, les mots ne lui viennent pas.
Il semble que la fontaine soit tarie pour moi... Si vous saviez comme tout va chez moi, vous me renonceriez pour Mère... Je ne vous dis pas cela pour m'excuser de vous aider..., ni pour vous dégoûter de moi, mais peut-être par amour-propre, et pour me satisfaire l'esprit à vous faire l'ombre de mes pauvretés et de mes misères. Voyez un peu de quoi je vous entretiens! Au lieu de vous parler de Jésus-Christ crucifié et dénué, vous parler d'une personne qui a fait partie de sa croix sur la terre (2)!
D'ordinaire elle court ainsi. De lettre spirituelle, qui soit éloquente et à peu près selon la formule, je n'en ai, je crois, rencontré qu'une seule dans tout ce recueil, fort belle. du reste, et rédigée, dirait-on, avec presque aussi peu d'apprêt que les autres. A un gentilhomme de ses amis :
Notre tourière me dit hier que vous désiriez un mot sur les dispositions nécessaires pour recevoir le Saint-Esprit. Je vous renvoie au saint Evangile. Là, un Dieu parle. Ecoutez-le humblement et suivez l'ordre qu'il donne à ses apôtres, lorsque, sur le point de monter au ciel, il leur dit, parlant de leur retraite dans le cénacle : Demeurez là jusqu'à ce que vous soyez revêtus de la vertu d'en haut. Paroles qui contiennent des abîmes.
On voit l'inspiration soudaine. Idées, images se pressent en elle. Le Saint-Esprit est une de ses grandes dévotions. Elle ne voulait rien dire elle parlera, remuée à l'évocation « du collège apostolique, qui, s'éloignant de toutes
(1) La vie..., p. 219.
(2) Ib., p. 229.
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choses créées, demeurait dans le sacré cénacle, appliqué à Dieu par oraisons continuelles..., attendant la vertu d'en haut ».
Quelles étaient les dispositions de cette Église naissante et retirée, fugitive sur la montagne de Sion? Voyez-les abîmés devant la haute majesté de Dieu, dans l'abîme de leur néant, avouant sans cesse leur bassesse et impuissance, pour l'accomplissement de l'oeuvre que Dieu leur avait commise ; et ce fond d'humilité les disposait à recevoir ce grand don de Dieu... C'étaient des âmes pures, innocentes, que l'esprit de Dieu disposait par des voies secrètes, et qui leur étaient inconnues, pour recevoir l'Esprit d'un Dieu, qui voulait se répandre dans son Eglise comme principe de vie : car l'esprit de Dieu est l'âme de l'Eglise. Il faut briser ici, car qui pourrait dire quels effets il opérait en eux, lorsque cette plénitude leur fut communiquée, comme un torrent qui les emportait dans ses douces violences, et, tout ivres de ce divin amour, les faisait vivre d'une vie divine? Pour moi, monsieur, je ne sache que ce divin Esprit qui soit digne de nous préparer pour lui-même (1).
Je me rappelle aussi un autre développement de grand style ; un des passages où l'aisance et le saint caprice de son vol paraissent le mieux. Pour le contraste, je conserve le début plus que simple :
Ma très chère fille, ma soeur de Sainte X... s'est avisée un peu tard de m'apporter du papier et de la cire d'Espagne dont vous l'aviez chargée, et m'a dit que vous aviez envoyé votre laquais depuis peu, et de sa grâce elle ne me le fit pas voir. Je ne l'eusse pas chargé de mes remercîments, car je n'avais encore rien reçu alors. Celle-ci suppléera donc à ce que je ne puis faire de vive voix, espérant que Dieu... vous rendra au centuple tout le bien que vous me faites. Parlons d'autres choses. Hé bien, ma chère fille, où en êtes-vous ? L'amour ne se sert-il pas de votre coeur dans le saint temps où nous sommes, et la vue d'un Dieu mourant ne vous ravit-elle pas ?
Je me suis tant de fois plainte de votre coeur de pierre
(1) La vie..., pp 264- 266. Elle avait écrit une autre fois sur le même sujet : « La solitude des Apôtres me ravit et m'ôte le pouvoir de vous en dire mes pensées, tant j'aurais à vous dire sur ce sujet ». Ib., p. 295. Cf. une autre lettre sur le Saint-Esprit, pp. 337-338.
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insensible pour Dieu, mais je commence à m'en consoler, dans l'espérance que j'ai, que Jésus le brisera par sa mort, comme il a fait des pierres, qui se sont brisées et fracassées dans leur insensibilité, à la mort de celui qui leur a donné l'être. Si vous me dites que non seulement vous êtes insensible et dure comme une pierre, et que vous êtes comme une masse de terre, hé bien ! au moins tremblez comme elle à la vue d'un Dieu... mourant... Hé ! quand bien même vous seriez aussi morte que les morts, il ne tiendra qu'à vous de ressusciter, puisque les tombeaux même vomissent leurs morts (1).
Sous mille formes, toujours imprévues, ces lettres de direction ne disent néanmoins qu'une seule chose : que la créature s'anéantisse, pour rendre gloire à Dieu, et se laisser pénétrer par la grâce. Direction crucifiante, mais que sa tendresse et son esprit rendent aimable. « Dieu m'a donné un bon coeur », disait-elle; et, à une autre de ses filles spirituelles : « Je voudrais bien avoir quelque chose à vous envoyer, je n'ai que la cordialité de mon coeur » (2). A cette cordialité spirituelle, transparente,
on ne peut rien refuser. Antoinette connaît bien sa puissance :
S'il m'était permis d'être une petite heure auprès de vous, je vous ferais bien ouvrir les bras de bonne grâce, et embrasser cette croix (3).
Pas besoin qu'elle soit là, ses lettres parlent. En les lisant, on la voit, on l'entend elle-même :
Fondez vos glaces... Bon Dieu, que je pense de choses pour vous ! Hé ! que les souhaits que je fais pour vous sont purs ! Il me semble que votre perfection est la mienne propre... Je ne veux rien rencontrer en vous de lâche ni de bas, et quoique vous ayez un petit corps, je veux que vous ayez un grand coeur, et que tout ce qui n'est pas Dieu ne vous soit rien (4).
(1) La vie..., pp. 290-291.
(2) Ib., pp. 16o, 239.
(3) Ib., p. 276.
(4) Ib..., p. 273.
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Le moyen de lui refuser quoi que ce soit ? Ses reproches mêmes sont aimables.
Ne manquez pas de me faire tout savoir. Encore votre amour-propre a des voiles si déliés et de toutes sortes, que je n'es verrai pas trop (1).
Elle ne presse pas les âmes plus qu'il ne le faut, elle ne les force pas. A une religieuse qu'elle dirigeait depuis longtemps :
Je me souviens, non pas dans l'amertume de mon coeur, mais avec une tendre consolation, de ce qui s'est passé entre Dieu et nous dans la durée de tant d'années. Hé ! mon Dieu, que n'avons-nous point dit et que n'avons-nous point fait! Deus scit. Alors c'était le temps de la Mère (Antoinette) de Jésus de servir de canal à son Maître, sur un sujet qui n'était pas assez pur pour recevoir immédiatement par lui-même. Il fallait une cause seconde pour recevoir ses influences. Mais à présent, Dieu veut tout ôter à la mère X..., et veut lui-même être son tout. Le plus grand obstacle à ce bonheur, c'est ce grand fonds d'amour-propre, à quoi nous avons fait la guerre si longtemps, sans l'avoir pu détruire. Autrefois, je combattais contre lui comme un géant, tant il paraissait dans sa force; à présent il est imperceptible, mais il y est encore par malheur (2) ...
On a là sa méthode caressante, souple aux nuances, mais suavement inflexible sur le but très élevé qu'elle veut atteindre.
C'est à votre amour-propre à qui j'en veux, et ne demande que sa mort et consommation (3).
S'il était bien mort en vous et qu’il n'y eût pas tant de nature, je cesserais mes alarmes... J'ai juré la mort à la nature (4).
A ses amis du monde elle ne tient pas un autre langage. Ainsi « à une demoiselle, sur sa fête » :
(1) La vie.., p. 216.
(2) Ib., pp. 237-238.
(3) Ib., p. 2c6.
(4) Ib., pp. 224, 225.
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Ma très chère soeur, si j'étais d'humeur à vous donner des bouquets, et vous à en recevoir, je serais obligée de vous en envoyer un aujourd'hui ; mais où le prendre ? Toute l'étendue de la terre ne me produit pas une fleur que je puisse vous présenter. Ni votre coeur, ni le mien ne peut s'arrêter aux fleurs que la terre produit ; il faut donc, ma chère soeur, aller plus haut, puisque notre coeur nous y porte, et vous dire que je n'ai rien à vous souhaiter au-dessous de Dieu (1).
Et à une autre :
Je me souviens qu'un certain empereur faisait nourrir son fils de moelle de lion, afin qu'il fût rempli de force et de courage ; et moi, je veux nourrir mon enfant de la substance de Dieu même, afin qu'elle ne vive plus à elle, mais pour Dieu seul, à qui elle appartient (2).
Et tout cela, sans indiscrétion, sans étroitesse, sans rien d'oppressif, mais au contraire, d'un grand coeur, dilaté et dilatant. Qu'on en juge sur ces quelques mots à une religieuse, qui avait dû quitter l'abbaye et rentrer dans sa famille :
Courage, au nom de Dieu, ne réfléchissez pas tant sur vous.. même, ni sur les lieux où vous êtes... Et quoi qu'il arrive, ma pauvre bannie, ne vous ébranlez de rien. Paix, paix, repos, tranquillité, fidélité et égalité d'esprit, adhérant à Dieu en dépit du monde, de votre nature et du péché... Et ne vous ennuyez pas. Ne pensez pas faire d'indiscrétion, et donnez au corps et à l'esprit les divertissements permis aux vrais enfants de Dieu, sans scrupule. Aimez, et puis faites ce que vous voudrez. Adieu, soyez fidèle, vous savez ce que je (vous) suis (3).
Je cite, je cite, mais en courant moi aussi. Je ne m'arrête pas à sa doctrine profonde, dont ses lettres de direction ne nous donnent que l'écorce, et que nous aborderons plus loin. Présentement je feuillette ce précieux volume avec des yeux presque profanes, comme aurait fait Sainte-Beuve.
(1) La vie..., p. 31o.
(2) Ib., p. 343.
(3) Ib., pp. 721-224.
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Peut-on concevoir, même hors du cloître, plus de fraîcheur, plus de vie? J'admire autant que personne, on l'a bien vu, les plumes d'or de Port-Royal, la Mère Agnès, la Mère Angélique de Saint-Jean. Mais ce sont là des religieuses. Nul ne peut s'y méprendre. Des religieuses, et qui n'ont jamais eu vingt ans. A ne la prendre que par le style, il faut au contraire faire un effort, non seulement pour imaginer notre Antoinette en cheveux gris, mais encore pour se rappeler qu'elle a pris le voile. Je ne dis pas qu'elle écrive mieux que ces deux illustres, mais elle écrit autrement, d'une manière plus directe, plus libre et plus vraie.
Enfin, la plus rare beauté de ces lettres est surtout dans les expériences merveilleuses qu'elles nous laissent entrevoir par instants, mais qu'elles n'essaient jamais de décrire. Mieux que le poète, les mystiques ont le droit de dire que leur vrai secret demeure en eux-mêmes, que leurs meilleurs vers ne sont pas lus. La Mère Antoinette éprouve ce sentiment plus que personne, et elle y revient souvent.
Elle trouve de la joie à écrire, mais c'est une joie fugitive, et bientôt décevante :
Il faut cesser d'écrire, je ne dis rien de ce que je pense. Si je vous entretenais de vive voix, je vous exprimerais mieux mes sentiments (1).
Illusion encore. Ce qu'elle voudrait dire,les mots humains ne l'atteignent pas. Elle le sait bien, du reste :
N'était pour satisfaire au désir que vous avez que je vous écrive, je quitterais la plume pour me tenir dans le silence, et en abaissement en la vue d'un Dieu caché dans le sein d'une Vierge (2).
Et un autre jour :
Je crois que mon silence vous en exprime plus que ma plume
(1) La vie..., p. 328.
(2) Ib., p. 34o
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n'en pourrait dicter. S'il y a dans la vie des temps de parler et des temps de se taire, celui de se taire est venu pour moi. Que t'ai de vénération pour le silence ! C'est lui qui a voilé tous nos sacrés mystères, et qui a dérobé à nos yeux la connaissance de la vie intérieure de Jésus et de Marie. Elle a tout conservé dans son coeur et a tout caché à l'Eglise. Qui pourrait parler, et voir Jésus et Marie en silence, eux qui avaient de si bonnes et belles choses à dire ? Perdons-nous donc à la bonne heure dans le silence (1).
Étrange conflit: d'une part, la vivacité de ses idées et de ses tendresses ; d'autre part, la fascination grandissante qu'exerce sur elle cette région où les mots humains n'ont
plus cours. Elle dit encore d'une religieuse de ses amies, à qui elle ne pouvait plus écrire :
Pour notre chère Mère, elle me parle en silence, et mon silence lui répond. Dieu qui nous lie à sa manière, nous entretient en sa façon ; mais toujours le silence est notre langage (2).
D'autres mystiques, surtout parmi les moins avancés, et à plus forte raison, parmi les douteux, éprouvent une démangeaison presque morbide ou de parler ou d'écrire. Mais Antoinette de Jésus, plus elle va, plus elle voudrait s'envelopper de silence. Non pas qu'en vieillissant elle ait paru moins avenante. Lettres ou conversations, rien n'a changé dans ses relations avec le dehors. C'est de sa vie profonde qu'elle voudrait ne plus parler du tout, ni avec les mystiques de son petit groupe, ni avec ses directeurs, ni avec elle-même — on sait bien que le parfait silence va jusque-là. On nous dit qu'elle a brûlé tous ses écrits et on le regrette; mais, pour moi, j'imagine que ce tas de cendre aurait tenu dans le creux d'une main d'enfant. Vers la fin de sa vie, elle disait à une contemplative de Montmartre :
L'écriture, ni pour vous ni pour moi, n'est plus de saison ;
(1) La vie..., pp. 179-180.
(2) Ib., p. 288.
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et elle n'exprimera jamais les sentiments de nos coeurs. Il faudrait être aussi près que nous l'avons été deux ou trois fois ensemble, pour donner un peu d'air à nos sentiments, étouffés dans un profond silence, et, pour mieux dire, perdus et consommés depuis ce temps dans leur souverain principe, sans qu'il m'ait pris aucune envie, depuis que je vous ai vue, d'ouvrir mou coeur à personne. Hélas ! quelle différence du passé au présent ! Dieu seul est le témoin de ses miséricordes sur sa pauvre esclave, qu'il a heureusement réduite à n'être plus qu'à lui... Ma solitude est profonde auprès de lui, hors duquel rien ne m'attire. A qui aller ? Lui seul est ma plénitude. Je n'ai plus de commerce avec personne, non plus même avec les saints de la terre ; le Saint des saints tout seul remplit mon besoin. C'est donc dans cette adorable présence où nous devons nous voir, et nous entretenir du langage des anges en simple intelligence (1).
Aussi ne croyait-elle pas qu'on pût écrire la vie des mystiques. « Comment vous satisfaire », répondait-elle à une religieuse qui lui avait demandé de collaborer à une oeuvre de ce genre?
Si votre chère tante était moins sainte, cela se pourrait; mais Dieu l'ayant, depuis plus de vingt-cinq ans que je la connais, mise dans une conduite intérieure si pure et si nue, comment parler de ce qui surpasse les sens ? Il est vrai que notre liaison était toute divine..., et lorsque l'adorable Providence nous ménageait quelque entrevue, nous nous entendions en peu de mots, et d'une manière digne de notre liaison, et sans retour vers la créature, perdant tout en Dieu, qui dans ses voies pures suffit seul à l'âme. Vous avez été vous-même témoin de ses vertus, qui n'étaient que la réverbération de la vie intérieure dont l'esprit de Dieu l'animait, et dont on ne vous peut donner d'expression... C'est un sanctuaire où l'on ne peut entrer (2).
Elle n'a que trop raison. Mais d'un tel sanctuaire les mystiques de génie arrivent à nous faire connaître au
(1) La vie..., pp. 175-176. Dans une note à son directeur, on lit ces lignes : « Pour ce qui est de mon intérieur, je n'ai rapport à personne, et, depuis que Dieu m'a déchargée de la conduite des créatures, je me suis jetée à lui seul ». Ib., p. 386.
(2) La vie..., pp. 208-2o9.
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moins le premier parvis. Antoinette est de ceux-là. Les pages très courtes, où, pour obéir à son directeur, elle a tâché de fixer les étapes de son propre « anéantissement », me paraissent, en effet, d'une limpidité radieuse.
III. On peut distinguer trois phases dans ce développement mystique : d'abord la longue période qui précède la retraite de 1649 ; puis les révélations décisives de cette retraite ; enfin les ascensions nouvelles qui ont suivi.
A. — Avant la retraite de 1649.
Elle écrivait à son directeur, le 20 février 1648 :
La disposition intérieure dans laquelle je me trouve le plus ordinairement, est une communication abondante de la pureté de l'esprit de Jésus, qui semble se communiquer en mon âme, dans toute la plénitude possible, et comme vidant tout ce qui est en moi, pour me faire revivre dans la pureté de son esprit, et me faire une même chose avec lui.
D'où que lui viennent sa théologie, du P. de Condren, ou du P. Marin, ou directement de Dieu lui-même, on reconnaît assez dans ces quelques lignes les directions essentielles de l'école française. Mais il y a là un mot — « Pureté de l'esprit de Jésus » — qu'Antoinette ne réalise encore que très confusément, bien qu'elle en pressente le plein sens, et qu'elle en vive déjà, presque à son insu, la vérité rigoureuse. A force de le vivre, elle le comprendra tout à lait, et ce sera la grande lumière que lui réserve la retraite de 1649. On voit, du reste, qu'elle a déjà franchi, et sans doute depuis longtemps, les frontières de l'ordre mystique. Je la croirais même assez avancée et toute proche de Condren ou d'Olier, qu'elle doit atteindre bientôt. Divina patitur. Dieu la travaille, et elle s'abandonne sans crainte à cette action mystérieuse. « Je me laisse aller, dit-elle, au coulant de l'eau. » Mais elle suit, d'un clair et subtil regard, tout ce qui se passe en elle.
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Pour vous expliquer la façon de l'écoulement de ce torrent de grâces, je vous dirai que cela se fait comme si Jésus répandait en moi son esprit d'humilité, et qu'au même instant il produit en mon âme le même effet : après, son esprit d'innocence, son dénuement de toutes choses, son esprit anéanti devant la majesté de Dieu son père ; et qu'il produit un effet d'anéantissement même dans les dons et grâces de Dieu.
Trois nuances, et nettement distinguées, dans cette appropriation progressive du Verbe incarné : produire est plus profond que répandre, creuse davantage. Se vider, s'anéantir au point de ne plus s'arrêter aux dons de Dieu, voilà qui menace l'amour-propre dans ses dernières retraites. Et comme elle pense à tout, elle note aussi que ces expériences qui l'étonnent si peu, une fois passées, lui laissent toute son allégresse. La grâce qui la transforme ne la paralyse, ne l'étreint, ne la gêne d'aucune façon.
Mais quand il faut agir, c'est avec une extrême et très grande liberté et simplicité d'esprit, ayant les sens extrêmement libres, sans que pourtant rien ne demeure dans l'esprit, de ce que je vois et entends (1).
Nul scrupule, nulle inquiétude ne la troublent. Je le répète, car cette joie n'est pas le moindre miracle de sa vie. Dieu ne veut pas qu'elle souffre. La retraite prochaine nous dira le pourquoi de cette providence particulière, qui s'accorde au reste exactement, si l'on peut dire, avec le bon sens et la sagesse lumineuse d'Antoinette. Pour toute peine pendant ces longues années d'initiation,
il lui vient, dit-elle encore à son directeur,
un certain petit divertissement, qui s'élève continuellement dans le sens, touchant la communication de mon intérieur, ressentant de grandes inclinations de vous parler, et de conférer avec vous, à qui je ne peux rien celer, et à vous rendre compte comme à mon père, pour suivre vos avis. A. même temps, il s'élève des sentiments tout contraires, qui me font
(1) La vie..., pp. 363-366, passim.
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entrer dans des appréhensions de vous parler, et voudrais ne vous plus parler du tout, me consolant dans l'espérance que je n'aurai de longtemps affaire à vous. Enfin ces petites niaiseries troublent quelquefois le sens..., mais elles ne vont pas jusqu'à l'esprit (1).
Rien ne lui enlèvera jamais cette liberté bienheureuse. Vingt ans plus tard, à la veille de mourir, elle la dira, la chantera de nouveau.
Je vous dirai ce que j'éprouve touchant la liberté d'esprit que Dieu me donne. Cela ne se peut exprimer. Il y a bien longtemps que j'ai mandé au R. P. X... que c'était une liberté que je pouvais appeler divine... Cette sainte liberté tient mon esprit élevé au-dessus de toutes choses, et me laisse en pouvoir de tout dire, dans une simplicité si sainte que je n'y réfléchis point. Ah ! sainte liberté, heureuse l'âme qui vous possède (2).
B. — La retraite de 1649.
C'est la date la plus mémorable de sa vie.
Dieu m'a découvert le secret de ses desseins, et sa vocation sur moi touchant mon appel intérieur.
Qu'on n'imagine pas un tournant. Elle n'est orientée vers rien de nouveau. Ce dessein de Dieu sur moi, dit-elle, avec sa pénétration merveilleuse, « je l'avais ignoré, mais beaucoup ressenti jusqu'à présent ». Qu'on n'imagine pas non plus un ébranlement quelconque, le saint délire de la Pentecôte, mais la transition insensible, et divinement paisible de la première aube à la pleine lumière. Elle entre dès l'abord dans une tranquillité si parfaite, qu'il lui « semble que tout soit cessé ».
La première journée... s'est passée dans une paix intérieure et des sens, si profonde qu'il semblait que la paix était fondue
(1) La vie..., pp. 385-386.
(2) Ib., pp. 385-386.
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en moi, sans qu'aucune chose l'altérât tant soit peu, me trouvant dans un vide de tout, et sans aucune application ni discernement particulier d'aucune chose de Dieu ni des miennes, mais seulement perdue dans un océan de paix. Je demeurais dans un profond silence, sans vue ni discernement. Sur la fin du jour, je me trouvai remplie d'une plénitude de Dieu sans distinction... Cela ne s'opérait pas avec lumière ni discernement, mais toute la créature semblait être efficacement convertie en silence, et jouissance de ce grand bien.
A lire cette page, on comprend mieux que tant de mystiques aient essayé d'écrire en vers. La prose manifestement ne peut rendre de telles harmonies intérieures. Du moins y faudrait-il la prose de Fénelon. Au reste, le style d'Antoinette, vif, lucide et cordial manque de musique. C'est peut-être qu'elle ne s'écoute pas, pressée de tout dire, et de plus en plus sensible à l'impuissance du langage humain.
Le troisième jour, je me suis sentie fortement occupée et appliquée à Jésus, ressentant les effets ordinaires de la pureté de son divin Esprit, qui me tirait en unité avec lui.
Le « discernement » lui est donc rendu. Elle se voit, elle voit plus encore celui qui, pour se faire place en elle, semble la refouler en quelque façon hors d'elle-même. Elle assiste à cette invasion.
Les effets semblent opérer sur le corps aussi bien que sur l'esprit, consommant par sa sainteté et épurant toute la substance maligne, et purgeant la chair et le sang jusqu'à la moelle des os, pour sanctifier toute la substance, d'où procède une grande pureté dans la sensibilité naturelle, qui reste toute nette et toute épurée.
Remarquons-le en passant : le feu mystérieux qui la consume respecte jalousement « toute la substance » et du corps et de l'esprit. « La chair et le sang », la « sensibilité », la personne enfin demeurent. Rien ne se perd que la « substance maligne », que ce que Dieu ne pourrait s'approprier, On n'est pas moins panthéiste. Aussi bien les
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expériences qui avaient marqué les premiers jours de sa retraite ne lui étaient-elles pas nouvelles. Plus d'intensité peut-être et de plénitude, mais dans le même ordre de grâce. Je n'ignorais pas, continue-t-elle,
que Dieu m'appelait à l'unité de son esprit et à sa vie intérieure. J'en ressentais de si puissants effets, qu'il me semblait quelquefois qu'il me tenait dans une communion actuelle et me faisait porter tout l'intérieur de Jésus, par communication et impression; mais.,.
voici le mais décisif :
mais je tenais cet état fort suspect, quoique je le ressentisse fort effectif, et ce qui nie faisait douter était la certitude que j'ai que l'intérieur de Jésus était un intérieur crucifié. Je ne pouvais croire que cette impression que je ressentais de ses dispositions fût véritable, étant privée de la croix intérieure.
Il ne s'agissait là, pour elle, que d'une angoisse intellectuelle. Son directeur, le P. Marin, l'ayant rassurée une fois pour toutes, elle s'abandonnait sans résistance à la grâce Seulement elle ne comprenait pas. Il y a dans cette « opération », qu'on lui dit toute sainte, quelque chose qui la déconcerte, une sorte d'antinomie qu'elle n'arrive pas à résoudre. Curieuse épreuve, et deux fois révélatrice, dans l'histoire d'une simple femme, qui ne se pique pas de philosopher. On dirait que les sublimes expériences qu'elle traverse ont rendu encore plus critique ce clair esprit, qui veut se rendre compte de tout. Élève de Condren, elle trouve simple que le Verbe incarné
(1) « Le Père Marin, à qui Dieu a donné une charité indicible pour moi, m'a rendu des assistances incroyables... Depuis Pâques (1649) il m'a ôté les lectures que je cherchais pour soutenir mes sens, qui ne participaient aucunement aux effets de mon esprit ; (qu'on remarque cette admirable formule !) il m'a ôté tout acte ; et, reconnaissant que Dieu voulait en moi-même une cessation de tout, et que je ne pouvais rien faire, il m'a laissé nue pleine liberté, dont je n'ai usé que pour être intérieurement dans un profond silence, adhérant aux desseins de Dieu ». La vie..., pp. 367-368. Redisons-le une fois encore à ceux qu'alarmerait cette cessation des « actes », dont parle Antoinette, et que lui permet, et que lui commande presque son directeur : adhérer aux desseins de Dieu, est-il rien de plus actif ?
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s'imprime en elle aussi profondément que possible. Là n'est pas la difficulté. Mais ce Verbe, elle a de la peine à le reconnaître. Il ne vient pas à elle comme cet « Époux de sang » dont parle l'Écriture, comme celui à qui tant d'autres voyants avaient demandé : « Pourquoi tes vêtements sont-ils rouges, et tes mains semblables à celles du vigneron dans le pressoir?» Pourquoi donc ne la traitait-il pas comme il avait fait cette Barbe de Compiègne, qu'elle avait vue conduite sans relâche « par toutes les voies do la Passion », et reproduisant dans son intérieur « les dispositions du sacrifice » de Jésus? Encore si on l'eût revêtue elle-même de tels autres « états » du Verbe incarné, s'il lui était ordonné de revêtir, en quelque manière, les doux mystères de l'Enfance, ou ceux de la « Vie conversante »! Mais non, rien de tout cela. Ce qu'on lui présente, ou plutôt ce qui s'impose à elle, est-ce bien le Christ des Évangiles ? Tel est le problème qui la tourmente et que, Dieu aidant, elle va résoudre, souple et sublime théologienne, qui sans effort, sans prétention d'aucune sorte, n'ayant à son service que les termes les plus simples, égale les métaphysiciens de l'école française, et jusqu'au P. de Condren lui-même.
Le cinquième jour, dans l'oraison du matin, sans y songer, il plut à Dieu de m'enlever tous les doutes que j'avais eus sur ma disposition intérieure, en me tirant le rideau, et me faisant voir clair comme le jour sa vocation sur moi, et mon appel à la vie intérieure, qui n'est autre que la pureté de son Esprit ;
cette « pureté » qu'elle avait beaucoup ressentie », mais en l'ignorant, lui est enfin révélée ;
me donnant à entendre qu'il ne m'appelait pas à sa croix ni à ses autres « états », mais à ce qu'il avait de plus essentiel à lui-même, qui est la pureté de son divin Esprit, et que les grandes communications et communions que j'avais tant ressenties, n'étaient que des effets de ce divin Esprit qui me tenaient toute en unité.
Alors je vis que la véritable vie intérieure de Jésus était
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son divin Esprit, qui vivifiait et sanctifiait ses états de croix et ses travaux intérieurs. Je n'avais pas discerné la différence qu'il y a entre ces états intérieurs de Jésus et sa vie intérieure, mais on me le fit bien entendre en un moment, et je reconnus..., par un effet plus clair que le jour... que les desseins de Jésus sur moi étaient de me donner part à sa vie intérieure, qui est son Esprit, qui semble devoir prendre tout usage de moi-même, et y être comme principe de ma vie..., et que cette opération ne dépendait pas de la croix (bien que méritée, achetée par cette croix), étant un effet d'esprit pur.
Jésus ne l'invite pas « à ses amertumes intérieures et extérieures », mais il veut l'unir « au fond de son coeur ». Le mot y est, nous rappelant que, des principes de l'école française, découle logiquement la dévotion — ou plutôt une dévotion — au Sacré-Coeur, dévotion qui s'adresse au plus intérieur », au « plus essentiel », au « plus pur » de l’ « esprit » du Christ (1).
§ 4. — Les trente dernières années : juin 1649-octobre
1678.
Tout cela, quand elle l'écrit, paraît si limpide que des profanes comme nous pensent le comprendre. Et nous y discernons aussi d'aimables, j'allais dire d'ingénieuses convenances que l'humble Antoinette n'eût certes pas soupçonnées. Même dans l'ordre naturel, elle est une de ces âmes légères et profondes, qui ne traînent pas, qui vont droit, vite, et par des raccourcis étonnants « au pur », à « l'essentiel » du vrai, du bien ou du beau. Une Sévigné
(1) La vie..., pp. 366-372. La lettre est du 20 juin 1648. Elle a dû suivre de très près la retraite. Je n'ai pu citer que les passages principaux de ce magnifique document. Mais pas une ligne qui n'ait son prix. Ainsi, après le récit du cinquième jour de la retraite — jour où le « rideau » fut tiré : « Jamais je n'avais vu telles choses ; cela ne s'opérait pas par des lumières extraordinaires, mais comme une vérité qui s'imprimait dans mon âme et qui enlevait tous les cloutes et soupçons que j'avais de ma disposition. Depuis ce temps-là, cette vérité ne s'efface pas » ; p. 369. Quant à la dévotion au Sacré-Coeur, notons aussi, car ces riens ont leur importance, que le P. Le Sergent finit ainsi une de ses lettres à Antoinette : « Jamais je ne vous oublierai, je vous suis trop parfaitement uni... dans le coeur de Jésus-Christ ». La vie..., p. 397.
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mystique, ne l'oublions pas, car ce rapprochement seul nous expliquerait, nous justifierait, s'il en était besoin, l'action très particulière de Dieu sur cette merveilleuse créature. C'est ainsi que plusieurs auront, je le crains, trouvé surprenant qu'elle fût dispensée de trop souffrir. Entendez-la bien. La souffrance n'est pas bonne en soi : elle ne veut que déraciner en nous « l'homme de péché », pour faire place à « l'homme spirituel ». Tel est le but qui seul importe. Antoinette arrive à ce but par un chemin plus direct, plus rapide, et qui ferait peur à la plupart d'entre nous. Si les préparations ordinaires, si les complications graduées du sacrifice lui sont épargnées, c'est qu'elle a couru d'abord au terme de tout sacrifice, à « la consommation sur l'autel des holocaustes », mieux encore à cet « anéantissement » dont elle parle sans cesse (1).
Dieu, Dieu, sans discernement... Et le fond de mon état présent est une mort totale à tout ce qui n'est pas lui, et il semble que toute ma substance lui est entièrement référée, et que je n'ai d'usage de corps et d'esprit que pour le pur pur.
La mort... fait toute ma vie..., et vivre en quelque chose est une mort pour moi ; tout ce qui n'est pas Dieu ou pour Dieu, je ne le peux souffrir ; ce fonds de mort, qui a pris racine depuis tant d'années, me fait voir toute la terre et toutes les créatures comme choses où je n'ai plus de part; tout est mort pour moi, et moi pour toutes choses.
Ce ne sont pas là des mots, et elle le montre bien par l'exemple concret qu'elle apporte :
Si quelquefois la nature s'échauffe en regardant la créature, je veux dire, vous seul au monde comme appui (elle parle à son directeur), il s'élève une peine d'esprit que je ne peux pas mieux comparer qu'à un poisson que l'on tire de l'océan, dont les inquiétudes sont sans relâche, jusqu'à ce que je sois perdue dans cet Etre suprême, pour n'y plus apercevoir pour moi que lui tout pur (2).
(1) Cf. La vie..., pp. 372-373. Elle doit peut-être au P. de Condren sa doctrine sur les degrés du sacrifice.
(2) La vie..., pp. 372-373.
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Au reste, il ne faut pas croire qu'ainsi « perdue » dans « l'Être suprême », elle oublie les devoirs communs de la piété catholique. Après avoir répété « que tout ce qui n'est pas son Dieu pur » ne lui est rien, elle ajoute sans transition :
Ses lois et ses maximes évangéliques sont toute ma consolation (1).
Toujours et en tout fidèle à la doctrine oratorienne, elle s'unit et « s'applique » intimement
à l'intérieur de la sacrée Vierge, particulièrement à ce degré de parfaite pureté et de profond anéantissement où était sa sainte âme au moment de l'Incarnation du Verbe (2).
« Fille de l'Église », comme elle aime à le répéter, elle a une dévotion particulière à tous les martyrs, et plus spéciale à saint Denis.
Pouvez-vous, écrit-elle à une bénédictine de Montmartre, avoir au monde une consolation plus grande que de vous voir sur cette montagne, autrefois arrosée du sang des martyrs, et... où ce grand apôtre a trouvé la mort (3).
« Fille de l'Église », c'est aux sacrements qu'elle demande l'entretien de sa vie mystique. Jamais, dit-elle, je n'ai approché de la sainte communion ou du sacrement de Pénitence,
sans ces effets de redoublement de grâce et de miséricorde efficace, qui font toujours croître l'établissement du règne de Dieu, par une force de la grâce, qui semble me pénétrer et se répandre jusque dans mes sens, si pure et si sainte, qu'elle me sépare de tout, et assujettit de plus en plus au règne de Dieu, qui veut être en moi pur pour lui-même (4).
(1) La vie..., p. 374.
(2) Ib., p. 376.
(3) Ib., pp. 295-296.
(4) Ib., p. 384.
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Sous la plume d'une contemplative aussi avancée, et, si j'ose dire, spiritualisée qu'Antoinette, voici des aveux qui donnent beaucoup à penser et qui réfutent certaines erreurs trop répandues. Ainsi l'organisme catholique — dogmes, pratiques, discipline — non seulement ne gêne d'aucune façon la vie mystique, mais encore s'accorde étroitement avec elle, la rend plus intense. Résumant une de ses retraites, elle disait encore avec sa précision ordinaire :
Dieu m'a comme abîmée dans les effets de la grâce chrétienne, et dans la vérité de notre sainte religion.
Pour qu'on ne la soupçonne ni de vague ni de psittacisme, citons encore :
Quel bonheur a une âme de se voir d'une nature que Dieu a épousée, et conforme à la nature divine ; de recevoir, entrant au monde, le caractère d'enfant de Dieu, d'être baptisée au none de la très sainte Trinité et de lui appartenir de droit ; d'avoir Jésus-Christ pour chef, et l'Eglise pour mère ; l'Esprit de Dieu pour principe de vie, la chair et le sang de Jésus-Christ pour aliment et nourriture de cette vie divine ; Jésus-Christ et tous ses mérites pour hostie et sacrifice journalier de notre sainte religion ; la foi vive, flambeau qui t'ait pénétrer jusques au profond de la Divinité ; les sacrements pour trésor, dont l'un nous lave dans le sang et dans les larmes de Jésus-Christ, et l'autre nous donne la vie ; l'Office divin pour exercice, l'Evangile pour règle, la perpétuité du Saint-Sacrement comme sacrifice et comme viatique! Ne voilà-t-il pas de quoi vivre en la terre tout divinement, certifiée d'une certitude de foi, que cette grâce nous unit corporellement et spirituellement à un Dieu qui opère une extension de l'Incarnation, et nous rend de tout point une même chose avec lui, nos corps étant les temples du Saint-Esprit, et participant au corps de Jésus-Christ par une union réelle et véritable.
Splendide formule de foi, rédigée à course de plume, et au sortir d'une semaine « perdue en Dieu ». Dans son extase même, elle retrouve, j'allais dire qu'elle repasse le catéchisme. Et, pour que rien ne manque à ce mystici in tutu, à cette apologie du mysticisme, qu'elle écrit
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sans même y songer, elle achève sur ces belles paroles :
J'ajoute à cela une lumière et vérité parfaite de ce que je suis, et de ce que je puis comme enfant d'Adam, dont la seule puissance de Dieu empêche sans cesse les productions malheureuses, sans que j'en perde jamais le fonds, non plus que l'humiliation de l'incertitude de mon salut, après tant de miséricordes de Dieu sur moi (1).
Cette Église, dont elle parle si bien, lui est représentée par le Pape et les évêques sans doute, mais plus immédiatement par ses directeurs. De ces derniers, quatre nous sont connus au moins de nom, les minimes, Marin, Paris et Le Sergent, un prêtre séculier, M. Cauvel. Ces quatre m'intéressent fort. Bons pour elle, cela m'arrêterait moins, car il eût été difficile de rudoyer une telle grâce ; mais que tous aient aisément compris ses vives et courtes confidences; que nul d'entre eux n'ait même essayé de résister à sa grâce; qu'ils se soient trouvés tous assez avancés pour l'encourager, la guider et la stimuler dans sa vocation mystérieuse, voilà qui nous en dit long sur les progrès du haut mysticisme pendant cette extraordinaire période. Quatre, et qu'un simple hasard nous a fait rencontrer, ainsi groupés autour d'une voyante de petite ville. A cette heure même, sur tous les points du royaume, combien d'autres, dont il ne sera jamais parlé, n'auront-ils pas reçu, sans la moindre surprise, des confidences du même ordre, et peut-être encore plus sublimes (2) !
(1) La vie..., pp. 389-39o. Elle ajoute aux derniers mots cités : « voyant la chute de tant de grands personnages et colonnes de l'Église, en qui la recherche de Dieu n'a pas été sincère, et la superbe avait fait sa racine ». Pensait-elle aussi aux jansénistes ? je ne sais, mais certainement à Tertullien qu'elle admirait fort.
(2) Aussi bien ne voyons-nous pas les religieuses de Sainte-Perrine publier pour l'édification de tous, non seulement les écrits, si précautionnés de leur soeur, mais encore ce qu'elles avaient pu retrouver de la correspondance de son directeur, je veux dire « quelques réponses du R. P. Le Sergent, minime, à la Mère Antoinette de Jésus sur ses dispositions intérieures » ; précieux fragments dont l'orthodoxie foncière ne me parait pas douteuse, mais où la sainte « oisiveté » des mystiques n'est peut-être pas présentée avec assez de prudence?
« Quand est-ce, lui écrivait-il, que tout sera mort en nous, et que Dieu daignera user de ses droits sur la créature; qu'il y régnera sans limites, et que sa grâce opérera dans sa plénitude sans opposition à ses ouvrages ? Lorsque nous nous mêlons d'agir avec elle et d'aider une ouvrière qui veut agir toute seule, c'est la lumière que Dieu me donne tous les jours, qu'il doit être seul, aussi bien dedans nous que dans lui-même, et que, toutes nos activités et opérations doivent être réduites à une simple application (très active certes, et qui exige l'énergie la plus intense) à Dieu présent. C'est l'ouverture qu'il demande pour être chez nous ; après cela, le ne demande plus qu'un passif parfait dans toutes les puissances et pour toutes choses. Il faut commencer de cesser d'agir, et sortir de nos empressements d'esprit, pour entrer d'autant plus parfaitement dans l'usage de l'esprit de Dieu que nous sortirons du nôtre. J'approuve fort cette oisiveté dont il s'agit ; nos esprits ne doivent pas aller à Dieu par leurs propres forces. Je vous assure que notre propre industrie ne nous sert de rien, et nous ne devons jamais nous en servir que pour n'en point avoir. Faisons place au bon Dieu. Il est en nous ; faisons qu'il y soit esprit et vie, et que seul il agisse et opère. » (La vie..., pp. 391-392.)
Ces formules un peu tranchantes et simplistes, il faudrait sans doute les atténuer, les expliquer surtout, si l'on écrivait pour le grand public, mais le P. Le Sergent s'adresse à une âme qu'il sait plus que réfractaire à la somnolence quiétiste. Au demeurant, tel est bien le programme mystique de cette période. D'une manière ou d'une autre, ils répètent tous la même chose : «Anéantissez-vous en vous-mêmes, pour n'être plus qu'en Dieu ». Et la justice, et plus encore la « souveraine sainteté » de Dieu, veulent cette « mort ». « Il faut aller à la véritable vie par la mort. Dieu, qui est un abîme d'être, ne se trouve que dans l'abîme du rien... Heureuse oisiveté, où l'âme, dans l'aveu de sa pauvreté et de son impuissance, se laisse aux usages de Dieu, et, par le respect qu'elle doit à ses opérations, n'ose rien y contribuer qu'autant qu'un instrument mort contribue à l'opération de la cause. »
Il reprend : « Plusieurs croient que cette mort n'est qu'une séparation du monde présent, et un oubli de toutes les choses extérieures ; les autres croient être morts lorsque leur volonté est parfaitement assujettie à la volonté de Dieu, qu'ils adorent ses ordres et s'y soumettent, et n'ont quasi plus de mouvements contraires à la grâce. J'avoue que c'est là un commencement de mort, et que ce saint état est accompagné d'un grand repos ; mais la sainteté de Dieu demande bien davantage... Elle ne s'établit en nous qu'à condition qu'elle opérera seule ; que nous lui ferons un transport et un généreux abandon de nos puissances ; que nous n'agirons plus même dans les ouvrages de la grâce et de la charité, parce qu'elle ne peut souffrir l'impureté de la créature. » Tout cela, bien que foncièrement vrai, pourrait être dit avec plus de précaution. J'ai souligné les mots qui rappellent la vie intense qui se mêle à cette mort. Au reste, il est évident que le P. Le Sergent parle ici d'un anéantissement tout à fait mystique, au sens rigoureux de ce mot — lequel est une grâce et non pas un devoir, et par là se distingue de l'abnégation, devoir imposé à tous. Il ajoute fort à propos : « Sans la lumière (d'une expérience à laquelle nul homme n'arrivera de lui-même) nous ne connaîtrons jamais ce noble état ; nous l'appellerons oisiveté dangereuse, et je vous confirme que j'ai été du nombre de ceux qui ne l'ont pas approuvé ». Ib., pp. 393-395.
Il faut rapprocher de ces textes du P. Le Sergent ce que nous avons dit de sa soeur Charlotte. Cf. L’Invasion mystique, pp. 467, seq.
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Ainsi défendue contre le faux mysticisme, soit par une obéissance parfaite à l'Église, soit aussi par la sagesse naturelle et la vivacité de son esprit, Antoinette continue son développement singulier et magnifique. Résumée par elle en quelques pages d'une clarté surprenante, sa vie intérieure est en effet un mouvement, un progrès incessant, une vie enfin au plein sens du mot. Tout commença, écrit-elle en 167o,
par cette opération puissante qui fut opérée en moi en l'année 1649..., lorsqu'il plut à Dieu me faire voir son appel sur moi, m'imprimant dans le fond de mon âme, que ses desseins étaient de me donner part, non pas à la croix de son Fils, mais
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à la pureté de son Esprit, qui lui était essentielle... Dès lors... il s'est passé plusieurs années dans un accroissement continuel dans l'esprit de Jésus, et il me semble que j'étais... consommée en unité avec lui.
Plusieurs années après — qu'on remarque cette seconde étape si intéressante — cet état a passé dans un état plus pur et plus élevé, par un puissant attrait à Jésus-Christ glorifié et retiré dans le sein de son Père, qui semblait me tirer avec lui dans cette essence adorable, vivant avec lui en unité d'esprit, et de vie si consommée, et si une même chose avec Dieu et avec Jésus-Christ retiré en lui, qu'il me semblait qu'il me donnait communication et union à tout ce qu'ils font, et dans la pureté de son essence, où je vivais dans sa vie avec Jésus (1).
On pourrait croire que ses voies sont désormais fixées, qu'elle touche au terme. Il n'en est rien. Voici, en effet, la plus étrange des péripéties, le changement le plus imprévu :
(1) On remarquera la contradiction apparente entre cette nouvelle période et celle qu'avait inaugurée la retraite de 1649. Dans cette retraite, elle avait compris que Dieu la voulait appliquée, non pas aux « états », aux divers mystères du Verbe incarné (enfance, passion), mais à « la pureté essentielle de son esprit ». La voici maintenant appliquée à «Jésus-Christ glorifié et retiré dans le sein de son Père ». Pour peu qu'on y réfléchisse, on verra que cette nouvelle direction confirme et avance la première. Où, plus sûrement et plus intimement que dans l'essence divine, trouverait-on la pureté essentielle du Verbe ? Toute cette évolution est d'ailleurs étroitement conforme à la doctrine de Condren.
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Plusieurs années se sont passées en cet état, qui semblait, à force de m'avoir plongée en lui actuellement, avoir formé une habitude de vie en lui, en unité d'esprit. Je pensais y passer ma vie, lorsque, par l'ordre et la conduite du P. Marin, ayant reçu de sa part un mot de lettre par laquelle, lorsque j'y pensais le moins, il m'ordonna de sortir de ce bel Être, et de ce sein adorable, pour me plonger dans mon néant, plus propre et convenable à mon état de pécheresse.
Ce prêtre qui, de sa cellule, sûr de sa puissance, envoie son « mot de lettre », où il fait signe, non seulement à la Mère Antoinette, mais à Dieu lui-même, les pliant tous deux en quelque façon à sa propre volonté, à l'exécution de ses vues hardies, n'est-ce pas, si l'on y pense, du dernier sublime?
Tout au même temps, sans peine et répugnance, je me laissai fondre dans cet abîme, et, par une étrange métamorphose, l'obéissance me retira du sein de Dieu pour me plonger dans le sein du néant, où j'ai demeuré abîmée plus de trois années, sans jamais avoir la pensée de retourner dans ce sein adorable où je puisais ma vie, et dont l'habitude était si fort établie que la seule obéissance m'en empêchait l'entrée.
Obéir à ce point est déjà très beau, mais obéir avec tant d'aisance et de souplesse est peut-être encore plus rare.
Ce coup a été pour moi... bien favorable, quoique devant ce fût un coup de mort... puisqu'il me chassait de ma vie ; mais à présent, les longues années de privation que j'en porte, m'ont fait, dans la suite des temps, voir que c'est un coup de Dieu, qui m'a mis dans le néant, pour régner en moi plus purement.
« Purement », nous disions, en commençant, le mystère et les richesses de ce mot que chaque progrès d'Antoinette nous a rendu plus clair. Qu'elles viennent de Dieu, ou des directeurs, ou d'elle-même, toutes les variations, par où elle passe, la rapprochent de cet amour pur. Pendant trois années, continue-t-elle,
je ne voyais plus que le néant, sans m'en pouvoir détourner.
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Depuis un an — c'est-à-dire vers 1669) — ma disposition a changé... Je me suis sentie tirée à perdre la vue de mon néant, pour entrer dans le pur regard de Dieu, par une opération forte qui ruine tout en moi, pour faire place au règne de Dieu, toute la capacité et l'usage de mon âme étant confondus pour céder à Dieu dans la pureté et la sainteté de son règne ; en sorte qu'il semble que son opération tend à le faire régner en moi pur, sans mélange. Et tout ce qui n'est pas Dieu pur est impur pour moi. Toutes vues, réflexions et retours sont impurs pour moi..., tout étant anéanti pour moi, et Dieu seul y devant régner pour lui-même, soit dans le temps, soit dans l'éternité.
Autrefois — c'est-à-dire pendant la seconde phase qu'elle décrivait plus haut — il me semblait
que Dieu, tel qu'il est, était tout à moi, et Jésus-Christ son Fils.
«Tout à moi»; soulignons ce « moi» qui va disparaître ;
mais à présent, l'opération anéantissante que je porte, établit en moi le règne de Dieu pour lui purement, et rien pour moi. Il me suffit qu'il règne et qu'il soit. Son bonheur fait le mien... Quelque fâcheux événement qu'il arrive, je regarde Dieu plus que l'effet, et la peine se dissipe, et Dieu seul demeure... Quelque chose qu'il arrive dans la vie, qui soit choquante pour les sens et la raison même, mes sens et ma raison périssent devant Dieu, et je demeure toujours ainsi en paix, sans raisonner où je n'ai que faire, souffrant doucement et en silence (1).
A ce coup, elle nous échappe. Sans doute, elle montera plus haut, mais nous ne pourrions plus la suivre, même à tâtons. Trois ans avant de mourir, elle écrivait à son directeur ces lignes, cet adieu suprême :
Le silence est mon partage et je ne puis et ne dois point écrire ni réfléchir. Je crois que voici ma dernière sur mes dispositions, non manque de confiance, puisque je l'ai tout entière en vous, mais par anéantissement total, pour tout
(1) La vie..., pp. 378-385.
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céder à Dieu seul et tout seul. Le septième et huitième jour (de sa retraite), je voulus écrire, mais après six lignes je quittai tout, tant j'étais à la puissance de ces grandes vérités et de leur opération, d'une manière à ne devoir et ne pouvoir exprimer (1).
Qu'elle vive désormais dans et de l'inexprimable, nous le comprenons assez. La merveille est bien plutôt qu'elle ait pu raconter si clairement l'histoire radieuse de ses premières étapes. C'est pour cela, du reste, que nous l'avons choisie entre beaucoup d'autres, plus sensiblement lyriques, mais moins lucides. Il y a mieux encore et plus merveilleux. Cette femme extraordinaire n'a surpris personne de ceux qui l'ont approchée, ni ses directeurs, ni son abbaye, ni ses nombreux amis du dehors. Loin d'être un signe de contradiction, comme tant de mystiques, elle a été un signe de ralliement, un arc-en-ciel. D'autres nous ont montré le sublime du pur amour, Antoinette de Jésus nous en fait paraître la divine simplicité.
(1) La vie..., p. 391.
CHAPITRE III : LA FRANCE MYSTIQUE
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I. FLANDRE, PICARDIE, CHAMPAGNE, LORRAINE. — Jeanne Deleloé et Martin
Gouffart. — Marguerite Rondelet. — François Mathon. — Marie Dorizy. — Elisabeth de Ransain. — Agnès Dauvaine. — Catherine de Bar. — Marie-Thérèse Erard.
II. PARIS. — Madeleine de Neuvillette; — Elisabeth de Baillon.
III. FRANCHE-COMTÉ, BOURGOGNE. —Anne-Marguerite Clément. —Marguerite de Saint-Xavier. — Pierre Chaumonot. — Marguerite-Marie Alacoque et Claude de la Colombière. — Claude, précepteur des fils de Colbert. — Liaison avec Patru. — Discours académiques. — La Colombière et Bouhours. — Le parfait jésuite. — Que le P. Claude n'est pas à proprement parler mystique. — Vers la fin de sa vie, orienté vers la contemplation. — Les visions de Paray-le-Monial. — Claude en Angleterre.
IV. LYONNAIS, AUVERGNE. — Jacques Crétenet. — Un autre Bernières. — « Frater » chirurgien. — Mariage. — Madeleine de Saint-François et sa propagande mystique. — Un chirurgien directeur spirituel. — La persécution. — La sainteté et la doctrine de Crétenet. — Marie Paret.
V. SAVOIE, DAUPHINÉ. — Françoise Monet. — Louise de Ballon. — Jeanne-Bénigne Gojoazet la Mère Elisabeth de Provane. — Marie Bon. — Benoîte Rencurel. — Lourdes au XVIIe siècle; N.-D.-du-Laus. — « Quoi! Monsieur, vous ne la voyez pas! »
VI. COMTAT, PROVENCE. —Julienne Morell. — Esprite Joussaud. — Antoine Yvan et Madeleine Martin. — Agnès d'Aguillenqui. — Catherine du Revest. — Christophe d'Authier de Sisgaud, êvêque de Bethléem. — Renée Fédon. — Jeanne Gautier.
VII. LANGUEDOC, GUYENNE, PÉRIGORD. — Germaine d'Armaing. — Marie de Sainte-Thérèse. — Alain de Solminiac.
VIII. LES RECUEILS. —Deux vocations: M. de Pontis et Fleurette de Casas-sus. — Anne de Beauvais et son professeur de piano.
I. — FLANDRE, PICARDIE, CHAMPAGNE, LORRAINE
JEANNE DE SAINT-MATHIEU DELELOE (16o4-166o), née à Fauquembergues, en Artois, morte à Poperinghe (1). Pas
(1) Dom Bruno Destrée. Une mystique inconnue du XVIIe siècle. La Mère Jeanne de Saint-Mathieu Deleloë, Lille-Paris, 1904. Cet ouvrage a été composé trop vite, mais on y trouvera des matériaux de premier ordre, que Dom Bruno a cru devoir retoucher.
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d'incident de frontière à soulever. Cette insigne mystique nous appartient deux fois, et parce que tous ses écrits sont en français, et parce que notre Dom Martène s'était proposé d'écrire sa vie (1). Dans son journal spirituel, dans ses lettres, pas un soupçon de « littérature ». Elle fut longtemps, nous dit son biographe, « sous la désolante
direction d'un curé ignorant et d'une supérieure incapable, qui tous deux voudront la détourner de l'oraison et la soupçonneront d'être en voie de perdition » (2). Ce que ma supérieure, écrit-elle, et sans la moindre amertume, approuvait le moins,
c'était ce qui m'arrivait lorsque mon âme se trouvait en cette douce quiétude..., jouissant de la présence de Jésus-Christ. Elle me disait qu'aussitôt que je m'en apercevais, je m'en fusse de suite divertie. Quelquefois elle me faisait prier vocalement pour me divertir de l'oraison. Une autre fois, elle me défendait de penser à Dieu des jours entiers. Pour moi, je n'avais aucune contrariété à l'obéissance, mais j'avais une extrême peine à me tenir longtemps divertie. Ce divin Seigneur s'écoulait et faisait sentir si imperceptiblement au plus intérieur de mon âme que je ne pouvais oublier son amoureuse présence. Je l'aimais souvent sans y penser, et ce fut une des plus grandes difficultés que j'eus jamais d'avoir ainsi à m'en divertir (3).
Même inintelligence entêtée chez son directeur :
Il ne pouvait comprendre comment il se pouvait faire que mon âme jouît de cette quiétude, et se reposât ainsi en Dieu en l'aimant. Et moi, je ne savais comment le lui donner à entendre, car je n'eusse pu me l'expliquer à moi-même... Il entrait en doute sur tout ce que je lui disais (4).
Il finit par lui dire et de tout son coeur, le digne homme :
« Ma fille, vous pensiez traiter ainsi avec Dieu, mais c'était
(1) Une mystique, pp. 12-16.
(2) Ib., p. 57.
(3) Ib., p. 51.
(4) Ib., p. 59.
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avec le diable... Vous êtes une pauvre fille perdue, qui avez trompé vos confesseurs... Gardez-vous, ma fille ! pour moi, j'ai grand'peur »... Je ne sais d'où cela provenait, je n'étais pas beaucoup ébranlée, au moment où il me disait ces choses.
Désolée malgré tout, et dans l'angoisse :
Il m'arriva même de dire avec grande désolation à une religieuse que je n'estimais heureuses que celles qui n'avaient jamais pratiqué... l'oraison (1).
Enfin elle rencontra un moine admirable, Dom Martin Gouffart, abbé de Saint-Denis-en-Brocqueroye, près de Mons. Rien de plus précieux que ce qui nous reste de leur correspondance.
Je suis fort peu propre à former les novices, d'autant qu'il les faut beaucoup exercer à la mortification... Et voilà ce à quoi je trouve le plus de difficulté, néon Père. Je suis d'un tel naturel que je ne sais donner de peine à personne, au moins volontairement. Je vois bien maintes fois, les trouvant dans tels ou tels exercices, qu'il y aurait là bon sujet de les mortifier; mais je n'ai pas le coeur de passer outre ; sur l'heure, il me vient quelque pensée, qui me porte à la douceur et à la bénignité en leur endroit, et qui m'en fait avoir compassion (1) .
Ou encore :
Voilà notre lettre toute pleine de tous côtés (2). Que la lecture n'en soit pas ennuyeuse à votre Révérence, car, lorsqu'elle m'écrit, et que le papier est couvert de tous côtés, j'en reçois d'autant plus de joie (3).
Il n'est pas moins humain. Il lui écrit, au sortir de je ne sais quel grave accident :
N'est-ce pas une pitié, ma chère Mère, d'avoir ainsi peur de la mort dans une vie si pleine de misères? Si vous m'en disiez autant de vous, croyez-moi, je vous ramènerais bien,
(1) Une mystique, pp. 67, 68.
(2) Ib., pp. 25o, 251.
(3) Ib., p 263.
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Et cependant, je ne puis pas impétrer cela de mon pauvre coeur pour moi-même. J'ai peur de la mort, et cependant je ne sais que trop bien que rien ne me sépare de mon bonheur que le terme de cette chétive vie. Est-ce donc que je n'aime pas cette Bonté infinie... ? Eh si, je l'aime! Ne veux-je pas la posséder? Peut-on aimer une chose, et ne la point désirer? Peut-on la désirer, et fuir sa possession ? Et néanmoins, voilà où j'en suis ; je suis semblable à celui qui veut être au delà du fleuve, et qui a le passage en horreur. Priez bien pour ce pauvre coeur, ma chère Mère, afin que Dieu lui donne l'assurance de passer sans crainte (1).
Encore un mot de lui, qui montrera combien l'étude des choses mystiques lui était familière :
Écrivez-moi... si, dedans ces recueillements, vous avez le plein usage de votre liberté, si vous avez la puissance de parler au divin Epoux, et de lui répondre quand il vous parle, ou bien si vous êtes plutôt en une façon pâtissante qu'agissante. Nous voyons dans les révélations de plusieurs saintes qu'elles avaient une grande liberté..., particulièrement sainte Gertrude, qui parlait au Bien-aimé comme si elle eût discouru avec son confesseur. Sainte Thérèse ne l'avait pas toujours, mais souvent néanmoins; aussi déclarez-moi cela bien particulièrement (2).
Il s'intéresse aux soucis financiers, et plus encore aux infirmités de la Mère. Il lui envoie la recette de « l'emplâtre vert », et si joliment que l'on a envie d'essayer.
Pour moi, dit-il,
ne me priez plus d'avoir soin de ma santé, car je l'ai toujours eu dès le ventre de ma mère, et je continue (3).
Elle lui avait demandé des agnus Dei. Il hésite « d'autant que les messagers ne portent pas volontiers des lettres ainsi farcies ». Et puis, les récollets et les capucins de Poperinghe n'ont-ils pas « leur boutique fournie
(1) Une mystique, pp. 282, 283.
(2) Ib., pp. 292, 293.
(3) Ib., p. 285.
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de ces dévotions ? » En revanche, il lui envoie une lettre de change pour ses étrennes :
Ce sera pour remettre une autre vache... en votre prairie, car vous ne pouvez pas vivre sans lait. Et, s'il y a quelque péril ou soupçon de maléfice, soit au jardin, soit aux étables, M. Deslions (le chapelain) y peut bien employer les exorcismes accoutumés en l'Eglise... Si vous nous étiez voisines, nous pourrions vous assister un peu plus souvent du grenier, de la basse-cour et d'autres choses...
Cependant, ces agnus Dei refusés le tourmentent. Il rouvre sa lettre :
Voici que j'ai trouvé quelques noms de Jésus, avec de la cire bénite au dedans, dont on se sert contre les sorciers. Appliquez-les, comme vous le trouverez bon, sur les portes ou ailleurs (1).
L'emplâtre vert, la vache, les cires bénites, le recueillement mystique, délicieuse harmonie pour qui sait lire! Nous n'avons de ce tendre moine que cinq lettres (mars-octobre 1646), et cela suffit pour que nous l'aimions. Il s'était promis, mais il n'a pas eu le temps, de publier les écrits et de raconter la vie de la Mère Deleloë (2).
(1) Une mystique, pp. 293, 294.
(2) Dans son livre sur la Dévotion au Sacré-Coeur, le R. P. Bainvel a bien fait une toute petite place à la Mère Delcloë, parmi les précurseurs de Marguerite-Marie, mais, à côté d'elle, il aurait dû au moins nommer Dom Gouffart. Celui-ci écrivait en effet à la Mère : « Dans votre relation du r8 octobre (1646), il y a qu'il faut tout rapporter et tout unir au Coeur de Jésus. Je ne sais si je vous entends bien; écrivez-moi par le premier courrier comment vous l'entendez et... pratiquez, et déduisez cela un peu plus au long, comme si vous en deviez instruire une novice par lettre ; car, depuis longtemps, j'ai une dévotion de ce genre, et je l'enseigne ordinairement, mais je voudrais bien savoir comme elle se doit pratiquer selon les désirs de Jésus, et puisqu'il vous l'a persuadée et commandée, il vous en aura aussi sans doute donné la méthode. » Une mystique, pp. 292, 293. Qui ne voit l'extrême intérêt de ce texte ? Dom Gouffart, qui a lu et relu sainte Gertrude, entrevoit très nettement que la dévotion qui commence à naître sera quelque chose de relativement nouveau.
A la fin du volume de Dom Bruno Destrée, il faut lire la lettre, vraiment extraordinaire, du jeune moine Robert de Saint-Bertin à la Mère Deleloë. C'est une véritable consultation, et des plus subtiles, sur la grâce. Après avoir répondu à une question passablement embarrassante de la Mère, Dom Robert interroge à son tour : « Mais je me trouve moi-même dans d'autres ténèbres desquelles je ne me sais expédier. Puisque l'homme ne sait (peut) cesser de suivre la grâce devant qu'elle cesse de tirer et d'opérer en nous, comment vient-elle à cesser d opérer, car il est assuré qu'elle ne cesse si ce n'est par notre faute, et parce que nous ne la suivons pas assez diligemment?... Je vous fais donc à ce sujet cette demande : puisque l'homme ne peut s'abstenir de faire le bien aussi longtemps, etc., etc..., comment est-ce que la grâce vient à cesser ? Je vous supplie, ma révérende Mère, de me donner un peu de lumière. » Ceci, vraisemblablement, entre 164o et 165o. Quel siècle étonnant!
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MARGUERITE RONDELET (1613-165o), née et morte à « Marche en Famenne, pays du Luxembourg (1) ». Bien que sa vie ne nous apprenne pas grand'chose, j'ai retenu avec amitié cette humble carmélite des Marches de l'Est, parce qu'elle m'a paru toute naturelle, toute vraie, et parce que sa langue, très curieusement correcte pour cette époque lointaine, est très expressive.
J'étais en la peine ..., disant : Bénite soit l'affliction, puisque c'est le bon plaisir de Dieu ; lui allant au devant, comme pour lui ouvrir, et lui donner l'entrée, disant : Entrez à la bonne heure ! Avec cela, je pâtissais et je la laissais faire tant que pour avoir l'intérieur déchiré... Mais, m'étant ainsi soumise, et la portant pour Dieu, elle changeait en consolation. J'ai pensé depuis que ce pourrait bien être une petite goutte de la tristesse que Notre-Seigneur endura au jardin (2).
On trouve citez elle une vive description des épreuves par où la plupart des mystiques doivent passer.
Au lieu de prier, c'était beaucoup que je pouvais faire le signe de la croix. De prendre de l'eau bénite, c'était aussi beaucoup. Encore me fallait-il efforcer grandement..., si je pourrais vaincre la pesanteur, car mes mains semblaient être de plomb ou enchaînées. Je prenais en mains une image, et, la levant en haut, c'était encore une de mes prières de dire : Seigneur, votre volonté soit faite et non la mienne ! Cela était
(1) La vie de Soeur Scholastique de Sainl-Élie, religieuse de l'ancienne et étroite observance de l'Ordre de Notre-Dame du Mont-Carmel, par le P. Célestin de Saint-Simon, 1689 (L'exemplaire que j'ai eu entre les mains n'est qu'un débris : le titre manque notamment, mais le livre a dû être imprimé dans la région.)
(2) La vie, pp. 17o, 171.
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trop long, avant que de venir à la fin, je perdais patience et les forces me défaillaient; je ne pouvais dire que Fiat (1).
Elle confesse avec cette même naïveté si émouvante, si persuasive, si peu « littéraire », les doutes qui l'obsédaient coutre la foi.
Je ne sais qu'est devenu mon esprit... J'étais sans puissances de l'âme. II m'était avis, et certes il allait ainsi, lorsque j'avais fermé les yeux du corps, c'était tout fait... Ce que j'avais su des livres et du christianisme, je l'avais oublié, excepté qu'il me souvenait de deux ou trois choses d'importance, comme de ce que Dieu est bon, de ce qu'il avait pardonné à la Madeleine,
Qui Mariam absolvisti! On n'exagérera jamais l'action de cet évangile sur les âmes ;
et qu'il se plaît dans nos abaissements... Voire même, cette pensée m'arrivait bien que la chose n'allait point comme on disait de la gloire du paradis, ni de la vision de Dieu... Il me venait une tentation qu'absolument je ne devais pas croire que Dieu était en la sainte hostie, que c'était un abus, que l'on se faisait tous accroire ainsi, qu'il n'y avait point d'apparence que Dieu fût sous un rond de pain (2).
Elle s'acharne à donner à son directeur une idée exacte et complète de ce qu'elle éprouve :
J'ai expérimenté très souvent une sorte de peine... C'était une inquiétude grande, une chose qui afflige l'intérieur, qui transit, qui démolit, qui travaille et scie, sans que j'en puisse dire beaucoup davantage..., sinon que cela affine l'estomac en sorte qu'il semble être martelé de grands coups... J'ai discerné bien clairement la descente qu'elle (cette peine) a faite, et le coup que l'estomac semblait soutenir avec la peine intérieure ; je l'ai ressenti à l'endroit du coeur... Un démolissement, un découpement, ou, pour mieux dire, tout comme le moulin moud (3).
(1) La vie, pp. 176, 177.
(2) Ib., pp. 158, 163.
(3) Ib., pp. 2oo-3o2.
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Achevons sur un trait douloureux, tendre et charmant
Une fois, il me fut avis que je descendais en enfer, et il me semblait que j'enfonçais petit à petit. Je me souhaitai lors aux pieds de ma Révérende Mère pour les embrasser, afin de m'arrêter et empêcher de descendre (1).
Ce n'est rien qu'une âme, mais ce rien, vous le chercheriez en vain dans nombre de vies plus éclatantes : rien que de la poussière de lavande, mais qui a gardé son parfum.
FRANCOIS MATHON (1618-1708), né à Broye en Picardie, mort à Amiens (2). Collège de Navarre. Docteur en 1641 ; chapelain du Carmel d'Amiens de 1666 à sa mort. Très original, sinon excentrique, d'ailleurs très profondément
spirituel. Il citait constamment saint François de Sales. « S'il y avait quelque défaut à reprendre en lui... c'est qu'il ne mesurait pas assez sa joie sur la règle du Sage, qui défend d'élever la voix en riants. » Mélancolique, néanmoins, et parfois torturé jusqu'à être tenté de suicide — « Tu sais bien le chemin du puits ». — Il disait : «Souvent des religieuses se plaignent de ne pouvoir méditer ; c'est que Dieu les appelle à la contemplation » (4). Il disait encore : « Ne parlons pas du paradis, ni de l'enfer, comme on en parle, mais parlons d'aimer Dieu pour lui-même » (5). Malgré sa jovialité ordinaire, il s'était créé l'obligation « de prendre un air rebutant lorsqu'il parlait à des religieuses » (6). Je ne lui en fais pas mon compliment. « Une paire de souliers sans façon, extraordinairement grands et larges, dont l'empeigne était toute découpée, à cause que la goutte lui avait tourné et rendu
(1) La vie, pp. 186, 187.
(2) La vie, l'esprit, les sentiments de piété du vrai serviteur de Dieu M. François Mathon... recueillis par le Père Postel, chanoine régulier de Saint-Jean d'Amiens, Ordre de Prémontré, Amiens, 171o.
(3) Ib., p. 25.
(4) Ib., P. 144.
(5) Ib., p. 401.
(6) Ib., p. 177.
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crochus tous les doigts des pieds ; un petit rabat, toujours un peu chiffonné, parce qu'il ne l'ôtait pas, comme font communément MM. les Ecclésiastiques, quand ils se revêtent des ornements pour dire la messe ; et en hiver, un petit manchon à la jésuite (1). » Autour de lui — et, peut-être de son Carmel — on entrevoit tout un petit monde de mystiques, très fervent, et où les originaux ne manquent pas : le chanoine Rogeau, fort jovial ; un autre chanoine, M. Bacouël, grand directeur ; M. Obry, confesseur des visitandines ; un « solitaire », M. du Crocq ; M. Lucas de Rommeval, prêtre, « maître et directeur des Enfants Bleus (orphelins) » ; chez les Prémontrés, le P. Simon Débonnaire, le P. Jean Villiers, le P. Postel, son biographe. Mathon avait une soeur à Notre-Dame de Moreaucourt (près d'Amiens, dépendance de Fontevrault), et, dans ce même monastère, une vieille amie très chère, et très sainte, la Mre Marie Cornet, propre soeur du plus fameux Nicolas. A Amiens encore, une cousine, Mme de Suin, vouée aux bonnes oeuvres et à la « contemplation » (2). « J'ai confessé, disait-il, et dirigé une bonne âme, Marie Gauthier..., qui faisait sans peine les deux et trois heures d'oraison par jour..., et ce n'était qu'une pauvre femme du commun. » En voilà assez pour suggérer à quelque chercheur un volume sur la Picardie mystique.
MARIE DORIZY (1639-1679), née et morte à Verzet, près de Vitry-le-François (3). Paysanne de condition relativement
(1) La vie, pp. 184-185.
(2) Une nièce de Mathon, Mlle de Rouvray, veillait sur lui, notre saint homme étant incapable de s'occuper des choses terrestres. On le voit tour à tour pris en pension chez des amis. Puis on adopta ce curieux régime : pour les jours maigres, les carmélites lui passaient sa portion « par un petit tour qu'(il) avait fait lui-même à la muraille ». Pour les jours gras, Lucas de Rommeval se chargeait de tout. Avec cela, d'étranges terreurs : « Une crainte de M. Mathon était qu'il ne vint à perdre l'esprit, et à s'oublier dans sou lit et d'avoir besoin de mains étrangères pour lui rendre les services que les nourrices rendent à leurs nourrissons. » La vie, p. 236.
(3) Ernest Jovy. Une mystique en pays perthois au XVIIe siècle, Marie Darizy de Verzet... Vitry-le-François, 1913.
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aisée. Nous ne la connaissons que par un précieux manuscrit, publié par M. E. Jovy, et qui a pour auteur un prêtre de la région. « J'ai écrit, dit celui-ci, toutes ces merveilles sans fard et avec vérité, comme je l'ai appris et vu de la servante du Seigneur, la première année de ma prêtrise, n'étant point encore instruit de la théologie mystique. A présent, je me souviens, dans ma vieillesse, que j'ai écrit trop peu, que j'ai vu beaucoup plus, et que j'ai senti des choses plus grandes que je ne peux dire, ni écrire (1). » Marie « parlait si saintement et avec tant de science de ces grâces (mystiques) qu'elle représentait une nouvelle Thérèse. Elle, qui ne connaissait pas les livres de sainte Thérèse, elle ne parlait que de ce qu'elle avait goûté, elle ne disait que ce qu'elle savait par une heureuse expérience (2) ». « Le livre le plus savant qu'elle lisait, était la théologie mystique qu'elle avait reçue de Dieu (3) ». « Après le ravissement, une boule de feu restant dans son âme exténuait les forces presque manquantes de son corps malade (4) ». Très curieuse expression, et qui vient d'elle. « Que mon âme, disait-elle, enflammée d'une boule ardente d'amour, quitte mon corps (5). » « Souvent elle vit une boule de feu dans l'Eucharistie (6) ». « Elle tira un profit avantageux de la lecture du Cantique des cantiques, dont elle avait appris le sens du Saint-Esprit. Quand on l'interrogeait de ce livre, elle en disait des merveilles surprenantes (7) ». Enfin, ces paroles deux fois remarquables chez elle, qui n'a quasi rien lu, et qui ne peut être soupçonnée de psittacisme dévot. « Souvent... elle s'écriait : « Grand Dieu..., quand vous m'auriez
(1) Une mystique, p. 33.
(2) Ib., p. 3o.
(3) Ib., p. 29.
(4) Ib., p. 24.
(5) Ib., p. 25.
(6) Ib., p. 23.
(7) Ib., p. 22.
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destinée au feu éternel, quand vos jugements... m'y auraient condamnée, je ne vous abandonnerais jamais, je ne cesserais point de vous aimer, je ferais de l'enfer un paradis (1). » Poésie savante de Jean de la Croix, naïf cantique d'une femme qui « conduisait la charrue », c'est leur refrain à tous.
ÉLISABETH (DE RANSAING) DE LA CROIX 1582-I649), née à Remiremont, morte à Nancy. Terrible histoire (2) : le magicien Poirot, lui ayant jeté un sort, fut exécuté et brûlé à Nancy, le 7 avril 1622. M. Boudon, qui a écrit sa vie, a bien connu la Mère Elisabeth, alors supérieure du Refuge, à Nancy.
AGNÈS DAUVAINE (1602-1665), née en Lorraine, morte à Paris (3). La famille vient d'Auvergne. Le père d'Agnès était maître d'hôtel du duc de Vaudeinontet premier écuyer de la duchesse. « Ce chevalier chrétien avait une sainte pratique ; lorsqu'il prenait le matin son épée, il en baisait toujours la garde (4). » Elle entre en 1618 chez les annonciades de Nancy, et est envoyée à Paris, en 1622, pour y fonder une maison du même Ordre. « Le voeu de n'être jamais vues de personne et de ne voir jamais personne est l'essence et le propre esprit » des annonciades. Les Parisiens, race curieuse, trouvaient ce voeu ridicule. Lettres au pape afin d'obtenir l'autorisation de pénétrer dans le couvent. Agnès tient bon, refusant même l'entrée à qui montrait une autorisation de l'archevêque. Mille ennuis, persécutions et calomnies, sur lesquels nous
(1) Une mystique, p. 27.
(2) Le triomphe de la croix en la personne de la V. M. Elizabeth, fondatrice de l'Institut de N.-D. du Refuge des vierges et filles pénitentes, par H.-M. Boudon, Liége, 1686.
(3) La vie de la V. M. Agnès Dauvaine, l'une des premières fondatrices du monastère de l'Annonciade céleste à Paris... composée par un Père de la Compagnie de Jésus, ami de l'Ordre, Paris, Michallet, 1675.
(4) La vie, p. 3.
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sommes mal renseignés. Il semble bien que sa communauté n'y ait pas été étrangère. Un jour, à la grille, la mère d'une novice qu'il avait fallu congédier ; « O Lorraine, Lorraine, c'était bien à faire à vous à venir ici pour gouverner des Françaises et faire la maîtresse dans une maison... dont on vous chassera bientôt, après qu'on vous aura connue ». Le jour de l'an venu, Agnès se vengea de cette darne, « en lui envoyant... un couple de forts beaux bouquets de fleurs artificielles, qu'on fait dans le monastère et qu'on envoie aux meilleurs amis (1) ». Le célèbre P. Jacquinot « disait communément qu'il avait connu deux saintes en sa vie, l'une la V. M. Marguerite d'Arbouze, l'autre la M. Agnès Dauvaine (2) ». Et le P. Caussin, non moins célèbre, « a souvent dit que, si elle eût voulu se produire au dehors, elle eût attiré l'attention de tout Paris, et eût eu à sa grille les personnes les plus spirituelles pour l'entendre (3) ». Elle devait parler fort bien, en effet, si j'en juge par ses lettres. En voici une où elle demande à je ne sais quel religieux de faire pour elle et ses soeurs un traité sur la clôture :
Notre sainte clôture est pour nous unir à ce Verbe enfermé dans son humanité sacrée, laquelle peut être dite le vrai cloître de Dieu ; comme aussi pour honorer son ascension dans le sein de son Père, d'où il aide les âmes sans être vu d'elles...
Dieu, de toute éternité, est et sera renfermé en soi-même, et quoiqu'il se soit communiqué en créant, en justifiant et en glorifiant les âmes, il est partout toujours comme dans un cloître auguste, où il est inaccessible à toute créature... Enfin, quand Dieu se donne à l'âme au très saint Sacrement, il est voilé des accidents du pain. Et, en toutes communications, où les sens et la raison ne voient et ne connaissent rien, c'est toujours où il fait mieux ressentir ce qu'il est... Ces considérations
(1) La vie, pp. 3o8, 3o9.
(2) Ib., p. 367.
(3) Ib., p. 373.
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et d'autres semblables... doivent nous porter à priser et à chérir notre état (1).
Le sublime était familier à ces femmes inconnues. Et voici pour Sainte-Beuve : A sa mort, « son visage fut tiré en moule par la R. M. Angélique de Saint-Jean, religieuse de Port-Royal, qui était pour lors en ce monastère de l'Annonciade céleste — on sait pour quelles raisons. Et en vérité — c'est un jésuite qui parle — on raconte avec beaucoup de reconnaissance que cette fille habile et adroite parfaitement en cet art de tirer en plâtre et en cire des visages, s'offrit très volontiers à rendre cet office de charité à la communauté..., voyant l'estime générale qu'on avait de la sainteté... de cette digne Mère (2) ».
MECHTILDE DU SAINT-SACREMENT (Catherine de Bar) (1614-1698), née à Saint-Dié, morte à Paris, et ANNE-BERTHE DE BÉTHUNE (1637-1689), abbesse de Beaumont-lez-Tours : si intéressantes, l'une et l'autre que, si je commence à parler d'elles, je ne saurai plus m'arrêter (3). D'ailleurs, elles sont bien connues ou peuvent l'être aisément. La seule mention des personnages qui paraissent dans ces deux vies nous demanderait plusieurs pages.
MARIE-THÉRÈSE ERARD (1652-1699), morte à Nancy, supérieure du Refuge(4). M. Boudon dit « que la Mère Marie-Thérèse était la personne qu'il connut la plus
(1) La vie, pp. 272, 273.
(2) Ib., pp. 348, 349.
(3) Vie de la V. M. Catherine de Bar, dite en religion Mechtilde du Saint-Sacrement (par l'abbé Duquesne), Nancy, 1775; fort bien composée, inférieure néanmoins à Vie de la T. R. M. Mechtilde du S. S., fondatrice de l'Institut des bénédictines de l'Adoration perpétuelle du T. S. S., par M. Hervin et M.M. Dourlens, Paris, 1883. La Lydwine de Touraine. Anne. Berthe de Béthune..., étude mystique, par le chanoine H. Boissonnot, Tours et Paris, 1912. Le chanoine Boissonnot nous promet de reprendre le travail de M. Hervin : il possède en effet 2400 lettres inédites de la M. Mechtilde. Dans sa Lydwine de Touraine, il a publié les lettres de Mechtilde à Anne de Béthune, document des plus importants.
(4) La vie de la R. M. Marie-Thérèse Erard, supérieure du monastère de Notre-Dame du Refuge de Nancy, Nancy, 1704.
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élevée en grâce et la plus savante dans la vie intérieure (1)». Chez elle, « l'amour divin avait pris la place de l'amour-propre ; elle s'en était fait un état de vie par engagement et par son association à la Confrérie du pur amour (peut-être une des confréries fondées par Boudon). Les règles de cette société sainte étaient de tout faire et de tout souffrir par le motif du pur amour; d'anéantir ses inclinations naturelles... et de ne s'appliquer qu'à l'augmentation de la gloire de Dieu. Elle introduisit dans sa maison ces maximes sublimes... Dans cette même vue, elle érigea une chapelle dans la clôture sous le nom du Sacré-Coeur de Jésus..., devant laquelle, tous les matins, elle y faisait réciter les litanies en communauté ; et, chaque vendredi des Quatre-Temps, elle avait coutume de faire chanter la messe du Coeur de Jésus dans l'église (2). »
II. — PARIS
MADELEINE DE NEUVILLETTE (1610-1657), née et morte à Paris. Elle a bien connu Cyrano de Bergerac et l'a soigné pendant sa dernière maladie (3). « Son père se nommait Guy Robineau, et sa mère Marie de Mogorny. Ayant atteint l'âge de vingt-cinq ans, (elle) fut mariée à M. Christofle de Champagne, baron de Neuvillette. » Six ans de vie mondaine. « Elle était si difficile à contenter pour la table, qu'il fallait que ses mets ne fussent pas seulement
(1) La vie, p. 53.
(2) Ib., pp. 92, 93. « On la fit passer dans le monde pour une fille mal réglée, qui... entretenait avec une certaine personne de considération un mystérieux commerce d'infamie. Les libelles diffamatoires volèrent aussitôt par la ville; ils pénétrèrent jusqu'en Bourgogne, d'où on les lui renvoya. » La vie, pp. 112-114. Ainsi, pour Boudon, et tant et tant d'autres. Je me demande parfois si le XVIIe siècle n'aurait pas été l'âge d'or de la calomnie et des libelles.
(3) Recueil des vertus et des écrits de Mme la baronne de Neuvillette, décédée depuis peu dans la ville de Paris, par le R. P. Cyprien de la Nativité..., carme déchaussé, Paris, 1660. Dédicace à « Mme de Pontac, première présidente à Bordeaux », une amie du P. Surin.
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savoureux au goût, mais encore agréables à la vue. » Ainsi parle son biographe, le P. Cyprien de la Nativité, carme : korrescit referens. « Ses études... avaient pour objet l'agencement d'un collier, l'artifice d'une coiffure, la composition d'un geste et la mignardise d'une chaussure ; en quoi elle était si curieuse qu'on s'arrêtait pour la considérer, et en prendre la mode. Et où les plus grandes en qualité se contentaient de faux or et de faux argent — tiens! tiens! qui le lui a dit ? — il fallait que pour elle tout y fût vrai et de bon aloi... Un esprit brillant... » Pas jolie, mais s quelque chose qui la tirait hors du commun, bien que, sur les dernières années de sa vie — quand le P. Cyprien l'a connue — elle était tellement changée qu'elle semblait n'avoir pas été trop partagée de beauté en sa jeunesse (1) ». Hélas! on en pourrait dire autant de son esprit. Ses lettres sont d'un solennel, d'un vide enfin qui les rendent illisibles. Il y a chez elle de la précieuse, de la dévote, au sens lamentable du mot, et de la sainte. Curieux et rare mélange. Quant à son biographe, s'il nous amuse parfois, c'est bien malgré lui.
Déjà travaillée par les exhortations de M. de Renty — lui encore! nous le retrouvons partout, comme Vincent de Paul (2) — elle se convertit pour de bon, en apprenant, et de Renty lui-même, chargé de ce funeste message, la mort de son mari, « lequel retournant du siège d'Arras, fut surpris par une embuscade, et tué sur la place, sans recevoir l'absolution d'un prêtre ». Elle en conçut une si grande angoisse que, « craignant pour cette âme une damnation éternelle, elle offrait à Dieu son salut pour celui de son mari,
(1) Recueil, pp. 16, 17.
(2) Voici le début, l'exorde, d'une lettre adressée à la baronne par M. de Renty: « Madame...Or, comme vous êtes une amante très agréable à Notre Seigneur, je désire consulter avec vous, et par l'union de la différence de votre esprit et du mien, et des grâces que Dieu diversement anus distribue, que votre sublimité et force soutienne ma faiblesse... Je dis ceci simplement et du plus candide sentiment de mon coeur. » (Recueil, pp. 98, 99.) Son biographe, ses directeurs, elle même enfin, personne qui parle « simplement » dans l'histoire de cette mystique.
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acceptant d'être confinée dans les enfers, pourvu qu'il joua de la béatitude. Mais son directeur lui dit qu'elle ne pouvait pas demander cet échange, lequel aussi est contraire à l'ordre de la charité, qui nous oblige à nous préférer if tout le reste du monde. Ce n'est pas, toutefois, qu'on doive présumer que son mari fût en mauvais état (1). » Dans la suite, elle ira plus loin. Sortant « de soi-même pour entrer toute en Dieu, et unissant sa volonté à la divine,, elle approuva et ratifia (la) condamnation (de son mari), au cas qu'il eût été jugé de la sorte au tribunal de le justice éternelle (2) ». Comme on voit, il ne s'agit plus là, de ces « suppositions impossibles » — acceptations hypothétiques de l'enfer — familières à tant de mystiques et qui scandaliseront plus tard Bossuet; il s'agit d'un consentement, et moins chimérique et, si je ne me trompe, aussi douloureux. Pour elle-même, « elle étai si enflammée de l'amour divin, et si accoutumée à le pureté de l'amour, que les pensées du purgatoire, de le mort, de l'enfer, de l'éternité ne la touchaient point (3) ».
« Elle s'en allait aux cachots de la Conciergerie, visiter (les) pauvres criminels » et les préparer à bien mourir. Après quoi, « ils estimaient le supplice de la roue comme un rien..., disant que, si le Roi leur envoyait leur grâce., ils ne l'accepteraient point pour jouir de celle de Dieu a. Ainsi, pour un jeune homme « qui fut rompu près de Saint-Cloud... Ses discours étaient célestes... Le jour de son supplice, après lui avoir fait part de son dîner, et le confesseur qu'elle lui avait amené lui ayant servi de contrôleur en ce dernier repas, lui conseillant de manger peu, de peur que la fumée des viandes n'obscurcît son entendement et n'émoussât cette vigueur angélique, avec laquelle il produisait des actes et prononçait des oracles
(1) Recueil, pp. 24-27
(2) Ib., pp. 173-174.
(3) Ib., p. 49.
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presque inouïs pour cette extrémité, et qui faisaient pleurer tout le monde ; cette pieuse Amazone, l'ayant vu monter sur l'échafaud, et se tenant dans la presse, comme une sainte Félicité, qui attendait parmi les bourreaux l'issue du combat de ses chers enfants, lui faisait de fois à autre un signal avec son mouchoir, pour le faire souvenir d'élever son coeur à Dieu... » Et le bourreau continue : « Mais hélas! que ce mouchoir et ces signes sans paroles et sans bruit expriment de merveilles !.. Courage, mon cher frère... (et tout un discours)... Arrêtez ici, je vous prie, mon cher lecteur... O crions, crions que nous avons trouvé une femme forte, et une femme qui a jeté la confusion dans la maison de Nabuchodonosor (1)... »
Nous ne les suivrons ni lui, ni elle dans leurs dissertations mystiques, fort alambiquées et encore plus banales. A bout de patience, on en vient à douter d'une vertu qui fut néanmoins très réelle et très haute. Chose plus grave, elle ne raffine le plus souvent que sur de très médiocres incidents. Papotages de dévote amplifiés sur le mode majeur. C'est là d'ailleurs, après tout, ce qui fait le réel intérêt du livre. Le romancier et l'historien y trouveront une foule de détails pittoresques sur la vie parisienne, les avocats et les procureurs, au temps de Louis XIII ; ils y trouveront aussi, par endroits, matière à s'édifier grandement.
ÉLISABETH (DE BAILLON) DE L'ENFANT-JÉSUS (1613-1617), dominicaine, née et morte à Paris (2). Exquise et parfaite. Dirigée par le Père Saint-Jure et par M. de Renty, elle aurait dû trouver place dans notre volume sur l'école française, si celui-ci n'eût été si gros. Un peu déconcertées
(1) Recueil, pp. 78, 83.
(2) La vie de la V. M. Elizabeth de l'Enfant-Jésus, religieuse de l'ordre de Saint Dominique au monastère de Saint-Thomas d'Aquin à Paris (par Marie-Madeleine de Mauroy), Paris, 1680. Excellent livre.
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par son oraison sublime, ses supérieures l'obligèrent un jour « de parler à un grand serviteur de Dieu et fort éclairé dans ces sortes de voies » ; mais..., « comme elle s'aperçut de l'estime qu'il avait pour elle, elle s'en sépara promptement et dit à une personne de confiance qui lui en demandait la raison : « Il fait des merveilles de tout
ce que je lui dis (1) ». Ces deux mots en disent plus long que cent pages de panégyrique. Comme nous l'avons déjà rappelé, ce fut le P. Saint-Jure qui lui donna pour directeur M. de Renty (2). Union très étroite. Il lui écrit : « Je ressens en mon coeur la réalité de votre coeur tout sien », c'est-à-dire, tout à Dieu (3). « Il lui donnait liaison avec toutes les saintes âmes qu'il connaissait; les principales sont la Soeur Marguerite du Saint-Sacrement, la Mère de la Trinité, la Mère Thérèse de Jésus (toutes les trois) carmélites de Beaune, et Monsieur de Bernières, qui avaient tous des voies très sublimes (4). Bernières devint son directeur après la mort de Renty (5). C'est, nous assure-t-on, sur les mémoires de la Mère Elisabeth, que Saint-Jure a composé la vie de Renty (6). Elle écrit dans une de ses « redditions de compte » :
J'ai bien de la peine à demeurer à l'office et à le dire, car les veux et la bouche se ferment, les sens sont tout interdits et le corps tout abattu ; de façon qu'il me faut faire une violence étrange pour me tenir debout, et il faut à la fin, si cela dure un peu de temps, que le corps se jette par terre, pour laisser passer cette divine opération.
(1) La vie, p. 163.
(2) Cf. (voir plus haut, p. 23o).
(3) La vie, p. 165.
(4) Ib., p. 169.
(5) Ib., pp. 179, 180. Il faut donc ajouter la Mère Elisabeth aux disciples de Bernières énumérés dans l'ouvrage de M. Souriau.
(6) La vie, pp. 179, 180.
(7) Ib., p. 111. Cf. plus haut, p. 166, une confidence analogue sous la plume de Marie de l'Incarnation.
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Saint-Jure, très sage, lui écrivait à ce sujet :
Dans ces grandes motions, prenez garde d'en modérer l'excès, particulièrement en ce qui touche le corps, le tenant tranquille autant que vous le pourrez, attendu même que plus les opérations spirituelles sont pures et parfaites, moins entrent-elles dans les sens, comme il paraît évident en Notre-Seigneur et en Notre-Dame (1).
Il va sans dire que la Mère Elisabeth appartient, comme tous les mystiques, à la confrérie idéale du Pur Amour : « Ce regard de mon âme vers son Dieu, écrivait-elle, doit être pur, sans mélange d'aucun intérêt (2) ».
FRÈRE LAURENT DE LA RÉSURRECTION (Nicolas Hermann) (?-1691), né à Hérimesnil, près de Lunéville, mort à Paris (3). Simple frère convers, et qui fut vénéré de tout Paris. Exclusivement mystique et des plus élevés, le F. Laurent n'a pas d'autre souci que le royaume de Dieu. Soldat, ermite, enfin carme déchaussé, au couvent de Paris, où il fut, pendant trente ans, chargé de la cuisine. A force de multiplier « des actes de foi et d'amour », il parvient à un état dans lequel, écrit-il, « il me serait aussi peu possible de ne point penser à Dieu qu'il m'a été difficile de m'y accoutumer au commencement (4) ». Il s'agit là, sans
(1) La vie, pp. 107, 108.
(2) Ib., p. 133. Je signale la Mère Elisabeth aux historiens de la dévotion au Sacré-Coeur. « Il m'a ouvert son coeur divin et m'a fait voir l'amour infini qu'il a pour moi. » Ib., p. 122. Liée avec Renty et les carmélites de Beaune, elle a aussi propagé la dévotion à l'Enfant Jésus, mais comprise à la façon de Jeanne Perraud. (Cf. tome III, pp. 569, seq.) : « Elle fit faire un grand nombre de figures de cire de toute grandeur, qui représentaient ce divin enfant. Elle le chargeait toujours d'une croix, et prenait plaisir à habiller et à orner ces figures, en sorte qu'elles pussent plaire et toucher le coeur par les yeux. » La vie, p. 24o.
(3) Maximes spirituelles fort utiles aux âmes pieuses pour acquérir la présence de Dieu, recueillies de quelques manuscrits du Frère Laurent de la Résurrection, religieux convers des Carmes déchaussés, avec l'abrégé de la vie de l'auteur, et quelques lettres qu'il a écrites à des personnes de piété. Paris, 1692. L'abbé de Beaufort publia, en 1694, et avec une approbation très explicite de Noailles, un petit livre qui a pour titre : Moeurs et entretiens du F. Laurent... Cf. Corr. de Bossuet, VIII, p. 386.
(4) Maximes, p. 29.
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aucune espèce de doute, d'une expérience proprement mystique.
Je connais, écrit-il, une personne qui, depuis quarante ans, pratique une présence de Dieu intellectuelle, à qui il donne plusieurs noms : tantôt il l'appelle acte simple, ou connaissance claire et distincte de Dieu (1), quelquefois une vue confuse ou regard général et amoureux en Dieu, souvenir de Dieu..., attention à Dieu, entretien muet avec Dieu... Toutes ces manières... ne sont que des synonymes qui ne signifient qu'une même chose, (laquelle) lui est présentement comme naturelle (2).
« Si j'étais prédicateur, disait-il encore, je ne prêche» rais autre chose. » Rien de plus nécessaire, ni même de plus facile (3). Si quelque nécessité ou infirmité le détourne, pour un instant, de cette divine présence, on le « rappelle aussitôt » ; il répond à cet attrait par une vive élévation de coeur, et, au même temps, Dieu « se rendort et se repose au fond et centre de son âme (4) ».
Fénelon le cite à maintes reprises dans ses défenses, et non pas sans quelque malice, un de ses trois adversaires, l'archevêque de Paris, ayant chaudement approuvé le petit livre où se trouvent exposés les sentiments du F. Laurent sur le pur amour. Il assurait qu' « il s'était toujours gouverné par amour, sans aucun intérêt, sans se soucier s'il serait damné... ou sauvé... et (qu')il ne songeait ni à paradis, ni à enfer ». Bien qu'un peu outrées, ces formules ne sont plus pour nous surprendre. Mais en voici une qui me parait moins commune. « Il avait quelquefois désiré de pouvoir cacher à Dieu ce qu'il faisait pour son amour, afin que, n'en recevant point de récompense,
(1) Comme la suite le montre, il ne s'agit pas d'une connaissance conceptuelle. Ce qui est « clair et distinct », c'est l'expérience elle-même, le sentiment de présence.
(2) Maximes, p. 94.
(3) Ib., p. 118.
(4) Ib., p. 111.
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il eût le plaisir de faire quelque chose purement pour Dieu (1). »
III. — FRANCHE-COMTÉ, BOURGOGNE
ANNE-MARGUERITE CLÉMENT (1593-1661), née à Cléron en Franche-Comté, morte à Melun (2). Je ne puis que renvoyer le lecteur au beau livre que le chanoine Saudreau vient de consacrer à cette insigne mystique, déjà très intéressante en elle-même, et bien plus encore si l'on songe que son oraison est, en somme, d'après sainte Chantal elle-même, l'oraison ordinaire des visitandines. Voici un beau texte de la Mère Anne-Marie Rosset, cité par M. Saudreau à la fin de son ouvrage, et qui décrit à merveille la forme la plus haute de cette oraison :
Tout ce que je fais est de tenir mon esprit ferme en ce simple regard de Dieu, sans jamais faire autre chose, ni en l'oraison, ni hors de l'oraison, ni aux grandes fêtes... Je ne pense point aux mystères que l'Église nous représente, ni à l'éternité, ni à la mort, ni aux jugements de Dieu.
(1) Oeuvres de Fénelon, II, pp. 32o, 321. Le biographe de Laurent, l'abbé de Beaufort, vicaire général de Noailles, était un saint prêtre, mais qui manquait de caractère. Pour ne pas se brouiller avec l'archevêque, il publia — ou laissa publier sous son nom — une plaquette où il tendit de prouver, contre l'évidence, que le pur amour du F. Laurent est moins excessif que celui de Fénelon. De ces deux volumes, Fénelon ne cite que le second, lequel doit être d'ailleurs beaucoup plus explicite que le premier. « Depuis mon entrée en religion, disait Laurent, je ne pense plus ni à la vertu, ni à mon salut. » D'après lui, « toute sa vie n'était qu'un libertinage et une réjouissance continuelle ». Pense-t-on que M. de Cambrai eût écrit rien de pareil? « Je n'ai jamais approuvé des termes si forts, disait-il lui-même, mais je ne puis que louer le prélat (Noailles) qui a autorisé des expressions si naïves, où éclatent l'innocence, le désintéressement de l'amour et la joie au Saint-Esprit. » (Oeuvres, II, pp. 32o, 321.) Il aurait trouvé dans les Maximes ces deux ligues qui remettent tout au point : « Remarquez, s'il vous plaît, que, pour arriver à cet état, ON SUPPOSE DE LA MORTIFICATION DES SENS... Pour être avec Dieu, il faut absolument quitter la créature. » Maximes, p. 107. Vous voilà rassuré, j'espère, sur les moeurs du F. Laurent,
(2) A. Saudreau. Les tendresses du Seigneur pour une âme fidèle. ou Vic de la Mère Anne-Marguerite Clément, première supérieure des monastères de la Visitation de Montargis et de Melun. Paris, 1916. La première vie de la Mère Clément, composée en latin par le P. Galice, a été approuvée par le cardinal Bona, délégué par le Saint-Office pour l'examen de ce livre (1667)
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M. Saudreau fait sagement remarquer que c'est là une expérience extrême, et qui ne doit point servir de modèle. « La pensée des mystères, du ciel, des grandes vérités, écrit-il, est un secours précieux auquel il faut recourir au moment opportun... Sainte Chantal disait que Soeur Anne-Marie faisait des actes sans en avoir conscience. « Je lui en fais faire quelquefois », ajoutait-elle. » Elle en faisait certainement. Eh quoi! ne vient-elle pas de les décrire elle-même ? « Tenir » son esprit « ferme », n'est-ce pas un acte ? Elle continue :
Quand il m'en vient quelque pensée ou souvenir, ce qui est fort rarement, je l'anéantis en ce simple regard (anéantissement spontané, ou plutôt qui s'impose à elle). S'il plaisait à Dieu de me favoriser de quelques grandes lumières ou connaissances, CE QUI NE M'ARRIVE JAMAIS, je crois que je ne m'y arrêterais pas, mais j'irais à Dieu et me tiendrais toujours dans cette simplicité et nudité d'esprit.
A la bonne heure ! Elle ne se croit pas appelée à enseigner.
Quand il me t'ait sentir plus sensiblement sa sacrée présence, et avec plus de suavité, comme il m'arrive parfois, je ne m'amuse point à les sentir, savourer et regarder pour m'y plonger plus avant, mais je me tiens toujours là, à le regarder et à lui laisser faire... Ce regard se fait sans image ni représentation quelconque; il ne les pourrait pas aussi souffrir.
Eh ! pas plus qu'un cercle ne saurait souffrir d'être carré.
Il renverse tout ce qui n'est point Dieu pour le rencontrer; il ne sait pas même comment il le rencontre, ni comment il en jouit, ni comment il est occupé en lui. Il lui suffit que celui à qui ce regard s'adresse le sache, et qu'il sache aussi ce qu'il opère en l'âme, lorsqu'il l'occupe. (L'âme) n'a rien à faire de son côté que de le regarder, et recevoir ce qu'il lui donne, et ramener promptement son esprit en cette simple présence de Dieu, sitôt qu'elle s'aperçoit qu'elle est en dehors... L'âme... est perdue en Dieu avec toutes ses puissances ; elle ne voit ni
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ne doit plus se voir ni ses puissances... A lui de Vivre. d'agir et d'opérer en cette âme tout ce qu'il lui plaira. (Vie, par la mère Marie-Aimée de Rabutin, 1667, p. 7) 1.
M. Saudreau nomme dix visitandines qui ont et: la même expérience; il ajoute : « qu'il en pourrait citer beaucoup d'autres. »
MARGUERITE DE SAINT-XAVIER (1603-1647), née au Bourg-du-Mont-Saint-Jean en Auxois; ursuline à Dijon (2). Liée, comme quasi tous les saints de cette époque, avec M. de Renty (3). Nous avons jadis cité d'elle un mot charmant et aussi peu banal que possible. Quand je fus nommée supérieure, dit-elle, et que
notre directeur déclara mon élection, ma superbe commença à se réveiller..., me faisant voir que je passerais pour une ambitieuse, si je ne pleurais, comme (il est d'usage en de pareils cas). Je voulus essayer de donner quelques larmes, mais aussitôt je connus ma faute (4).
Une de ses visions :
Il me sembla que j'étais dans un verger, au milieu duquel il passait un petit ruisseau d'une eau si belle et si claire que je voyais le sable au fond; il y avait un arbre chargé de trois sortes de fruits (abricots, cerises, prunes)... Comme j'admirais cette merveille, on me dit, sans que je visse personne, que je devais hocher cet arbre, si je voulais avoir les fruits. Je le fis, et il en tomba quantité dans l'eau, et pas un sur la terre, ce qui m'ôta l'envie d'en amasser, crainte de me mouiller ; on me pressa pourtant d'entrer dans l'eau, ce que je fis avec répugnance, et en sortis le plus vite qu'il me fut possible. Mais
(1) Les tendresses du Seigneur, pp. 513-515.
(2) La vie de la V. M. Marguerite de Saint-Xavier... par le R. P. Jean-Marie (de Vernon). Paris, 1665. L'auteur, d'une prolixité et d'une banalité au-dessus de la moyenne, est bien connu.
(3) C'est en grande partie à cause de ce détail, que j'ai retenu la M. Marguerite. Il est grand temps que l'on nous donne une histoire critique de M. de Renty. Voici une piste de plus.
(4) La vie, p. 142.
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au lieu de me laisser essuyer, on me présenta une bêche pour fouir la terre, et on me dit qu'il y avait là un trésor... Je me mis à bêcher et... je vis paraître la tête d'un homme, qui était merveilleuse. Son visage était à moitié beau et éclatant... l'autre partie était bien différente; la chair basanée, maigre et ridée, et avait l'oeil perdu. Je me mis pourtant à genoux, me persuadant que c'était la tête de quelque saint, qui avait été martyrisé en ce lieu. Comme je la voulais révérer, elle disparut, et... il parut près de moi un homme si défiguré, que la frayeur... me fit tomber sur ma face...
C'était l'Homme de douleurs. Je ne donne pas cette page comme une perle, mais comme un document. Les psychologues en sentiront l'intérêt. Ainsi pour le détail assez bizarre qui suit. « Le chapelet des Gloria Patri qu'elle a composé a des rencontres fort mystérieuses. Récitant chaque jour ce verset 33 fois, pour honorer la T. S. Trinité par le souvenir des 33 années de la vie de Jésus..., elle avait intention de s'associer par ces trois onzaines aux onze mille vierges. Elle a observé que, disant ce chapelet tous les jours, depuis le 21 novembre, jour de la Présentation..., jusqu'à la fête de sainte Ursule.., 21 octobre, on trouve le nombre d'onze mille Gloria Patri (1). » Il y aurait tout un livre à écrire sur ces combinaisons de chiffres, qui ont occupé tant de mystiques.
PIERRE CHAUMONOT (1611-1693), né près de Châtillon-sur-Seine, mort à Québec (2). Un des rares missionnaires dont il nous soit facile d'entrevoir la vie intérieure, et que, par suite, j'aie le droit de m'approprier. Description des terres lointaines, moeurs des sauvages, aventures, en un mot anecdotes de tout genre, voilà ce qui fait l'objet de la belle, très belle « littérature, » consacrée à ces hommes
(1) La vie, p. 295.
(2) Un missionnaire chez les Hurons. Autobiographie du R. P. Chaumonot, de la Compagnie de Jésus et son complément, par le R. P. F. Martin, Paris, 1885. Livre mal bâti, délicieux quand même. Le texte de l'Autobiographie avait déjà été publié en 1869 par le P. Carayon dans sa curieuse collection de Documents inédits sur la Compagnie de Jésus.
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admirables (1). Il est vrai que certaines de ces anecdotes ont un caractère religieux assez accusé, celles, par exemple, qui nous racontent le martyre des missionnaires, nuis enfin nous laissent presque toujours ignorer la nuance particulière de ce sentiment. Nous savons d'avance, et l'on nous apprend quelquefois, que beaucoup de ces apôtres ont été d'insignes contemplatifs (2). Mais enfin nous voudrions plus de détails. L'autobiographie du jésuite Chaumonot nous satisfait sur ce point, et sur
beaucoup d'autres. C'est en effet un livre tout à fait savoureux.
J'ai eu pour père un pauvre vigneron, et pour mère une pauvre fille d'un maître d'école... Un de mes oncles, qui était prêtre, (m'apprit le latin)... II souhaita que j'apprisse le plain-chant, sous un musicien qui était de ma classe. Celui-ci me persuada... de le suivre à Beaune, où nous étudierions sous les Pères de l'Oratoire. Comme je ne voulus pas entreprendre ce voyage sans argent, je dérobai environ cent sols à mon oncle... Avec cela nous primes la fuite (3).
Il a bientôt fait son « apprentissage de gueux ». Piquant récit, à la Callot, de ses aventures en Italie. Enfin il entre au noviciat des jésuites italiens (1632).
Depuis ce temps-là, jusqu'en 1688 que j'écris ceci..., je n'ai expérimenté ni sécheresse, ni ennui, ni dégoût dans mes oraisons (4).
(1) Voici, par exemple, un de ces livres, et non des moins intéressants : La vie de Messire François Picquet (Lyon, 1626, Hamadam 1685), consul de France et de Hollande à Alep, ensuite évêque de Césarople, puis de Babylone, vicaire apostolique en Perse, avec titre d'ambassadeur du Roy auprès du Roy de Perse. Contenant plusieurs événements curieux arrivés dans les temps de son consulat et de son épiscopat dans les États de Turquie et de Perse, et dans les Eglises de ces deux empires. Paris, 1722. Quel titre! Mais rien pour nous. Notons cependant que ce très saint homme eut pour ami le non moins saint Malaval.
(2) Marie de l'Incarnation, qui s'y connaissait, nous apprend que plusieurs des Pères de la mission étaient parvenus aux états mystiques les plus sublimes.
(3) Autobiographie, pp. 3, 4.
(4) Ib., pp. 28, 29.
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Après son noviciat, il fut envoyé à Fermo, ce qui lui permit le pèlerinage de Lorette.
J'y fis rencontre d'un Père de France, qui faisait l'office de pénitencier. Il nie fit l'amitié de me donner... trois livres français, à condition que j'en lirais tous les jours un chapitre pour m'apprendre ma langue maternelle, que j'avais complètement oubliée... Je m'appliquais à cette lecture, où d'abord je ne concevais quasi rien (1).
Je laisse tout ce qui a trait à sa vie de missionnaire chez les Hurons, et j'en viens à la très curieuse lettre qu'il écrit en 1690 à une de nos anciennes connaissances, le P. Grasset, biographe de M. et de Mme Hélyot.
Mon révérend Père, d'abord que M. de Dénonville (gouverneur du Canada, de 1684 à 1689) m'entretint de la bénédiction que le bon Dieu donne aux livres spirituels que Votre Révérence a composés, je sentis un grand désir que le Saint-Esprit vous donnât la pensée de mettre en quelqu'un de vos écrits, qu'entre tous les motifs qui nous doivent exciter à l'amour du Sauveur, celui qui provient du ressentiment que nous avons de la gloire qu'il a procurée à notre Créateur, son cher Père, devrait être le plus puissant sur nos esprits ; ensuite, que nous l'aimassions plus ardemment pour avoir honoré l'auteur de nos vies autant qu'il le mérite, que pour tous les autres biens qu'il nous a faits. Je priai le dit sieur marquis de vous en parler, mais il s'en sera peut-être oublié.
Plusieurs réflexions que j'ai faites... ont contribué à cette même dévotion. La première, qui me toucha, il y a plus de quarante-six ans, fut celle-ci : Ego honorifico Patrem meun ; vos autem inhonorastis me : là où Notre-Seigneur ne reproche pas aux Juifs, qu'après tant de miracles, de guérisons, etc., au lieu de l'eu reconnaître, ils le déshonorent ; mais il les condamne de ce que, lui, honorant sans cesse leur souverain, ce qui le devrait rendre auprès d'eux plus recommandable que tous les miracles, ils n'avaient néanmoins aucun respect pour lui. En suite de cette réflexion, je pris résolution, pour contre-carrer ces impies, que je n'aimerais dorénavant le doux Jésus pour aucun motif davantage que pour celui d'avoir aimé et
(1) Autobiographie, p. 33.
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honoré infiniment son divin Père, mon adorable Créateur. Ce qu'ayant pratiqué, je ne saurais, mon Révérend Père, vous exprimer le grand profit que j'en ai retiré, et en retire de plus en plus chaque jour, et c'est ce qui me fait souhaiter que tout le monde expérimente cette manière d'aimer le Rédempteur (1).
Vous aurez reconnu,je pense, le théocentrisme de Bérulle, et de Condren, vécu et présenté de la manière la plus émouvante. Ce vieillard, parvenu à la fin d'une carrière héroïque, et suppliant les écrivains spirituels d'élever leurs lecteurs jusqu'à l'amour le plus pur, en vérité ceux qui s'étonneraient de l'admiration que cette lettre m'inspire, ou bien ne l'auraient pas comprise, ou bien n'auraient pas le sens du sublime.
MARGUERITE-MARIE ALACOQUE (1647-169o), née à Lhautecour, près de Vérosvres, en Charolais, morte à la Visitation de Paray-le-Monial, béatifiée en 1864, canonisée en 1921 (2).
A la considérer du point de vue de l'historien,
(1) Autobiographie, pp. 237, 238.
(2) Vie et oeuvres de la Bienheureuse Marguerite-Marie Alacoque, 3e édit. totalement refondue et notablement augmentée par les soins de Monseigneur Gauthey, archevêque de Besançon. Paris, 1915. (Dans le 1er volume, se trouve la Vie écrite par les contemporaines, les Soeurs Verchère, et de Farges; dans le second, l'Autobiographie de la sainte, document capital.) Cf. sur cette édition les remarques critiques de M. Cavallera, Bulletin de Littérature ecclésiastique (de Toulouse), a0 avril 1916.
Abrégé de la Vie de la Soeur M.-M. A..., de laquelle Dieu s'est servi pour l'établissement de la dévotion au Sacré-Coeur (1691) (par le P. Croiset, (lui avait bien connu la sainte). C'est la première Vie imprimée (réédition en 1865 par le P. Daniel).
La vie de la V. M. M.-M. A..., par Mgr Jean-Joseph Languet, ancien vicaire-général d'Autun, évêque de Soissons, membre de l'Académie française... Nouvelle édition conforme à l'édition princeps de 1729, avec notes par M. l'Abbé Léon Gauthey, vicaire-général d'Autun, précédée d'une épître dédicatoire à S. S... Léon XIII, par Mgr Perraud.... Paris, 189o. (Tout le monde sait le tapage mené par les jansénistes autour de ce livre. Languet l'a fait précéder d'un Discours (très intéressant) sur les vies miraculeuses des saints...) Cf. un appendice bibliographique sur les historiens de la Bse M.M. De ceux-ci nous ne retenons que les trois principaux.
Ch. Daniel S. J. Histoire de la Bienheureuse Marguerite-Marie. Paris, 1865 (4e édit. très augmentée en 1874). Bon livre. Le P. Daniel, lettré de race, est, à mon avis, un des meilleurs écrivains de la Compagnie, au XIX° siècle ; M. l'abbé Bougaud, vic.-gén. d'Orléans, Histoire de la Bienheureuse Marguerite-Marie, Paris, 1874, inférieur au précédent; Histoire de la dévotion au Sacré-Coeur de Jésus. Vie de la Bienheureuse Marguerite-Marie, d'après les manuscrits et les documents originaux, par Auguste Hamon, docteur ès lettres... Paris, Beauchesne, 1907. Livre excellent, au point de vue documentaire, mais à qui manque le rayon. L'onction même eu paraît laborieuse, l'onction surtout. Et puis l'auteur s'en tient gauchement à une sorte de compromis entre l'édification et la science. Il en dit trop, ou il n'en dit pas assez : « Les révélations, écrit-il, par exemple, et les faveurs extraordinaires soulèvent tant et de si délicats problèmes ! La bonne foi de la visitandine établie, — et il est impossible de la mettre en doute — il faudrait essayer de démêler si parfois, avant ou après l'action divine, avec l'or pur de la grâce surnaturelle ne s'est pas amalgamé quelque métal humain, découvrir et apprécier les influences subies, rechercher, autant que ces choses peuvent l'être, la nature des manifestations de Notre-Seigneur à sa servante. Questions périlleuses, et un peu troublantes... ; on en trouvera, dans les pages qui suivent, les principaux éléments, et le lecteur pourra, s'il le désire... se faire une opinion... » (p. III). Si fragile et si haute, si douloureuse et si exquise, il faudrait à Marguerite-Marie une seconde Mère de Chaugy pour biographe. C'est là, du reste, une des raisons qui m'ont décidé à ne rien dire sur elle. Cf. aussi les livres sur la Dévotion au Sacré-Coeur et notamment : Etudes sur le Sacré-Coeur. I Le Sacré-Coeur et la Visitation... par le P. E. Letierce, s. j., Paris, 1690 (riche en documents, mais dénué de critique ; La dévotion au Sacré-Coeur de Jésus. Doctrine, Histoire, par J.-V. Bainvel, 4° édit. Paris, 1917 ; L. Garriguet : Le Sacré-Coeur de Jésus. Exposé historique et dogmatique., Paris, 1920.
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Marguerite-Marie n'appartient pas aux présents volumes, son influence sur la piété catholique, ou, pour mieux dire, l'influence de ses disciples, n'ayant commencé à s'exercer que plusieurs années après sa mort. Nous y viendrons, quand nous aurons atteint le XVIII° siècle. Pour la contemplative prise en elle-même, on a déjà tant écrit sur elle que j'ai dît renoncer — oh! non sans de vifs regrets — à l'étudier ici. Il n'est pas permis d'effleurer un sujet si beau, et d'ailleurs si difficile. Ou de longues pages, ou le silence. Après quatre volumes sur « la conquête mystique », je n'avais pas le droit d'hésiter.
Il ne faut pas séparer de Marguerite-Marie son confident le plus intime, le V. P. CLAUDE DE LA COLOMBLEIIE (1641-1682), né à Saint-Symphorien-d'Ozon, mort à Paray-le-Monial (1). Un saint lettré. J'avoue que c'est la plus
(1) Les Sermons de La Colombière, publiés pour la première fois en 1864, et depuis souvent réédités. Oeuvres complètes, Grenoble, 1908. On publia aussi au lendemain de sa mort sa Retraite spirituelle, notes intimes de grande importance, que Michelet a parcourues sans les comprendre. Bonne réédition : Journal des retraites du V. P. de la Colombière. Grenoble, imprimerie du patronage catholique, 1899. Pour sa vie, il est toujours bon de consulter l'introduction aux sermons. De plus et surtout : Histoire du V. P. Cl. de L. C... complétée à l'aide de documents inédits, par le R. P. Pierre Charrier. Lyon. .894, ouvrage des plus intéressants, malheureusement vicié, en plusieurs endroits, par une sorte de fureur anti-janséniste. L'auteur dira, par exemple, de 1669 : « Année de douleur et d'humiliation pour les enfants de l'Eglise, qui virent triompher les jansénistes en mentant impudemment au pape et au roi. » (p. 63). L'Eglise a connu, même au XVII° siècle, de pires catastrophes, et, dans tous les cas, le sujet, très difficile, de la « Paix de l’Eglise » doit être traité avec plus de calme. « La foi et la vertu des religieuses n'étaient pas en bon renom... Des tilles qui ne communiaient ni à Pâques, ni à la mort... » (p. 70.) A propos des solitaires : « Des clercs, des prêtres, des gentilshommes se firent une vocation toujours condamnée dans l'Eglise véritable ( !!), et allèrent s'enfermer à Port-Royal... Pourquoi foulait-on ainsi aux pieds toutes les lois de la prudence chrétienne, tous les règlements qui protègent l'innocence des vierges réunies en communauté ?... Etrange monastère ! » (p. 7o). Dangereux voisins en effet que M. de Saci, que M. Ramon! Tout cela est intolérable. « L'innocence » des filles de Port-Royal n'était pas moins à l'abri que celle des filles de Fontes-nuit. « Le P. Desmares interdit depuis longtemps » (p. 76). Mot à double entente, d'où l’on pourrait conclure que le P. Desmares fut un mauvais prêtre. Simplement, on lui avait détendu de prêcher, défense qui fut faite à de très saints personnages. Desmares débitant « une morale galante d'un air coquet » (p. 77). Pas le moins du monde! On allait à ses sermons « comme à une réunion de parade... » (p. 77). !Ni plus ni moins qu'aux sermons de Bourdaloue. « Les jansénistes... ne gardent de la religion qu'un voile, sous lequel ils cachent leur rébellion » (p. 113). Mais non ! mais non! « Le Port-Royal de Paris, type diabolique des monastères jansénistes » (p. 184) etc. etc. Il est trop visible que, dans tous ces violents passages, l'auteur, d'ailleurs si compétent quand il ne sort pas des limites de son sujet, parle de ce qu'il ignore.
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humble de ses gloires, mais, comment la négliger, nous qui écrivons une histoire littéraire, dont le premier volume a pour titre : L'Humanisme dévot? De 1666 à 167o, le P. Claude vit au collège de Clermont (bientôt Louis-le-Grand) où, tout en étudiant la théologie, il est précepteur des fils de Colbert : Jean-Baptiste, marquis de Seignelay, futur ministre de la marine; Nicolas, futur archevêque de Rouen. « Le P. Bouhours l'avait précédé dans cet office, après l'avoir rempli auprès des princes de Longueville à Rouen; Bourdaloue et le P. Rapin avaient été chargés du même emploi en faveur des fils de Lamoignon ». Communauté magnifique : Recteur du collège, Étienne de Champs, le marteau des jansénistes; Scriptores : Labbe, Cossart, Garnier; parmi les professeurs, Louis le Valois et Charles de la Rue.
Plusieurs des renseignements qui suivent demanderaient
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à être contrôlés de plus près, mais il n'y a pas de fumée sans feu. Colbert, qui aimait peu les jésuites, aurait eu du goût pour La Colombière ; « il le menait souvent à Sceaux ». Belles relations, Patru entre autres. « En parlant, nous dit le panégyriste du P. Claude (préface des Sermons), il ne lui échappait jamais d'expression basse ou mauvaise... J'ose dire qu'il était un des hommes du royaume qui entendait le mieux notre langue. Je le dis sur le témoignage de M. Patru..., qui admirait les réflexions du Père... touchant les secrets les plus fins du style français. Cet excellent maître... a entretenu, durant plusieurs années, un commerce de lettres avec lui... Il semblait le consulter lorsqu'il répondait à des difficultés sur la langue (1). » Que n'a-t-on publié ces lettres ? « Le P. Bouhours était lié d'amitié avec le Père... et estimait son talent jusqu'à lui demander des conseils (2). » En 1670, disgrâce éclatante. M. Colbert était moins philosophe que Mazarin. Être payé ne lui suffisait pas ; il aurait aussi voulu qu'on s'abstint de le chansonner. « Un jour, raconte M. Dugas, étant entré dans la chambre du Père... (absent), il vit sur sa table un recueil écrit de sa propre main et ouvert. Il fut tenté d'y jeter les yeux, il y lut une épigramme sur la taxe des boules et lanternes... Elle finissait par ces deux vers :
Colbert est sorti de la boue,
Il craint encore d'y retomber...
« Vivement piqué, il demanda au supérieur de renvoyer ce Père dans sa province (3). » Professeur de rhétorique au collège de la Trinité (Lyon). Discours académique : Aetas litterarum aurea. Le siècle d'Auguste, naturellement.
(1) Histoire, pp. 59, 6o.
(2) Ib., p. 64.
(3) Histoire, p. 79. L'épigramme est vraisemblablement de 1667, date de la taxe sur les boues, mais elle pouvait bien courir encore en 1670, et le P. Claude la copier à cette date. L'histoire est d'ailleurs trop jolie pour n'être pas vraie.
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Il faut, je crois, que nous perdions l'espoir... de rendre en français, sans les amoindrir, les oeuvres des parfaits écrivains latins... Mais tendons toutes nos forces pour nous approcher le plus possible du mérite de ce siècle. Déjà tout est en progrès (1671) ; nos contemporains ne goûtent que ce qui a la saveur du siècle d'Auguste. La langue française n'a plus à désirer ni la douceur, ni le nombre, ni l'éclat, ni la majesté. Le nom français est devenu partout, à l'étranger, synonyme d'urbanité, de netteté, d'élégance (1).
Un autre discours : Laus Oratoris Galli. « On a rejeté les orateurs rustiques et puérils, qui faisaient retentir les chaires de leurs clameurs insensées... Progrès si rapide que personne ne pourrait plus supporter la parole de ceux dont les discours excitaient naguère l'admiration. » Avons-nous un Cicéron ? Je ne dis pas cela, mais que les choses en sont à ce point que nous pourrions en avoir un (2). Il n'ajoute pas que nous avons mieux que Quintilien, mais il le croit, et il transcrit de sa main les Réflexions de Rapin sur l'éloquence de la chaire. Il garde langue avec Paris. Bouhours, en train d'écrire contre Port-Royal, demande conseil à La Colombière. Celui-ci répond, et de très bonne encre :
Si, dans la réponse que vous ferez aux lettres dont on vous menace, vous trouviez occasion de dauber ces Messieurs sur la conduite des ouvrages qu'ils donnent au public, et surtout de leurs histoires, il me semble que ce serait une carrière admirable. Je n'ai rien vu de si ridicule en ma vie que d'attacher l'aventure de Dom Sébastien, roi de Portugal à la Vie de Dom Barthélemy (des martyrs; un des chefs-d'oeuvre de ces Mes-sieurs), et de raconter l'histoire de son passage en Afrique, sous prétexte que ce saint prélat pria Dieu pour le succès de cette entreprise, sans qu'il y ait eu d'autre part. Cela me paraît si plaisant que je ne puis m'empêcher d'en rire toutes les fois que j'y pense. Toute l'histoire du concile de Trente est
(1) Histoire, p. 91. N'ayant pas le texte latin, je donne la traduction du R. P. Charrier. Mais, pour faire plaisir à Patru, j'ai remplacé dignité par majesté.
(2) Histoire, pp. 92, 93.
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entrée en cette histoire à peu près de la même manière... Il est très certain que jamais personne ne s'est si fort éloigné de la bonne manière d'écrire l'histoire (1)...
Il ne s'en tient pas aux menues chicanes de Bouhours. Il a plus d'intelligence, plus de goût. La confrérie des critiques n'ayant pas encore de patron — nous abandonnons saint Jérôme à l'Académie des Inscriptions — en voilà un
tout trouvé. Car le Père Claude sera canonisé quelque jour certainement, et bientôt peut-être. Demain, s'il ne tient qu'à moi.
C'est là justement une des joies de son histoire. Cet ami de Patru, ce fervent des bonnes lettres, cet homme d'une politesse raffinée et parfaitement aimable, est aussi un saint, et des plus authentiques. Peu de temps après avoir écrit cette lettre à Bouhours (1674), il entre en retraite, — les Exercices pendant un mois — il y fait très allègrement le « voeu du plus parfait », et il le tiendra. Nous avons, par bonheur, les notes de cette retraite, et je les recommande vivement aux vrais curieux. Ils y apprendront à connaître le jésuite idéal — un autre Bourdaloue; ce serait déjà beaucoup — mais avec cet imperceptible je ne sais quoi qui manque à Bourdaloue, et qui distingue le saint. Une sainteté, non pas triste, comme on le dit trop souvent, mais plus grave que joyeuse.
Ce qui effraie pour l'ordinaire la nature, comme les prisons, les maladies continuelles, la mort même, tout cela, écrit-il, me paraît doux en comparaison de cette guerre éternelle qu'il faut se faire à soi-même, de cette vigilance contre les surprises du monde et de l'amour-propre, de cette vie morte au milieu du monde. Quand je pense à cela, je vois que la vie va me paraître furieusement longue, et que la mort ne viendra jamais assez tôt (2).
Le voilà presque défini, et avec lui, nombre de ses
(1) Histoire, p. 1o4. Par ces quelques citations, je montre assez le prix du livre du I'. Charrier.
(2) Journal, p. 37.
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frères. Sa plus grande misère serait une pente à la vaine gloire, mais surveillée avec une vigilance, et combattue avec une générosité de tous les instants. D'où une timidité quelque peu paralysante. Il écrira plus tard :
La crainte m'occupait entièrement, et je ne me sentais nullement porté aux actions de zèle, par l'appréhension où j'étais de ne pouvoir me sauver des pièges de la vie active... Aujourd'hui cette crainte s'est dissipée... Je ne nie sens plus tant de passion pour la vaine gloire... Les emplois éclatants ne me touchent plus, comme ils faisaient autrefois. Il me semble que je ne cherche plus que les âmes, et que celles des petits lieux et des villages mêmes me sont aussi chères que les autres. De plus, il s'en faut beaucoup... que les louanges et l'estime des hommes me touchent autant qu'ils faisaient autrefois... J'étais auparavant si importuné de cette tentation, qu'elle m'ôtait toute sorte de courage, et me faisait quasi perdre espérance de pouvoir faire mon salut en songeant à celui des autres. De sorte que, si j'avais été libre, je ne doute point que je n'eusse passé mes jours dans la solitude (1).
Son biographe veut que ce parfait jésuite ait eu quelques belles visions(2). C'est possible, mais rien ne le prouve, et je croirais plutôt le contraire. Quoi qu'il en soit, et, autant du moins que nous en pouvons juger, le P. de La Colombière n'est pas mystique, au sens rigoureux de ce mot. Rien ne trahit chez lui l'influence des grands contemplatifs de son Ordre, Lallemant, Surin ; il s'en tient à la méditation ordinaire, à l'oraison de « discours ». Des raisonnements, des aspirations, des actes.
C'est même, et pourquoi pas? la méditation d'un prédicateur. En voici une, prise sur le vif :
Il n'y a que Dieu qui soit immortel. Tout le reste meurt (Rois, parents, etc.)... Les plaisirs des sens n'ont, pour ainsi parler, qu'un moment de vie. Seul immortel... Comme il est très simple, il ne peut mourir par la séparation des parties... Toujours bon... (D'où) le plaisir qu'on goûte à le
(1) Journal, pp. 17o, 172.
(2) Histoire, p. 111.
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posséder... est inaltérable... Dieu est parfait en tout sens (Développement : toutes les qualités, nul défaut)... D'où vient donc que nous ne l'aimons pas? Qu'est-ce qui peut justifier ce dégoût ? Quand on a trouvé quelque chose de fort accompli en quelque genre, on ne peut plus rien souffrir de tout le reste. Une belle voix, bien ménagée, nous donne un étrange dégoût des mauvais chanteurs; un homme qui se connaît en peinture, et qui a étudié... les originaux de Raphaël et du Titien, ne daigne pas arrêter les yeux sur les ouvrages des autres peintres. Quand on a vécu parmi d'honnêtes gens (M. Patru) et des personnes polies, on ne peut s'accoutumer à une conversation moins délicate et moins fine. (Transition) Dieu... non seulement parfait, mais encore... source de toute perfection (1).
Ainsi devait méditer Bourdaloue. Il se peut fort bien du reste que, chez le P. Claude, une expérience plus intime et plus directe de Dieu présent ait succédé parfois à cette suite logique de réflexions et d'affections, mais, encore une fois, nous n'en savons rien. Que néanmoins les adversaires du pur amour ne se hâtent pas de triompher. Autre chose est la grâce particulière de la contemplation, autre chose la consigne de l'amour désintéressé, proposée à tous les chrétiens.
J'espère... former des actes d'une véritable contrition, parce que je vois à peu près les motifs intéressés qui peuvent nous porter à la douleur de nos péchés; et, d'une volonté pleine, avec une entière délibération, je renonce à tous ces motifs (peur de l'enfer ; espérance du ciel, et autres). Je suis persuadé que Dieu est infiniment aimable, qu'il mérite seul d'être considéré, qu'il est juste que nous lui sacrifiions tous nos intérêts, pour ne songer qu'à sa gloire. Ou cela est possible, ou il ne l'est pas; s'il était impossible, Dieu ne me le conseillerait pas, ou ne m'ordonnerait pas de le faire; s'il est possible, avec sa grâce je le fais, car je fais et je veux faire sincèrement et de bonne foi tout ce que je puis (2).
Tout cela encore est très jésuite, si j'ose m'exprimer
(1) Journal, pp. 16o, 163.
(2) Ib., p. 34.
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ainsi. Telle est bien, par exemple, la décision inflexible, l'allure quasi-militaire d'un Père Olivaint. Ne croyez pas, toutefois, que nous abandonnions ce bel otage aux adversaires de la mystique. Le P. Claude est mort jeune, et à la veille, j'en suis convaincu, de rompre les chaînes qui le tenaient encore asservi aux méthodes de la prière commune. Il lui a manqué, je l'avoue, un Lallemant ou un Surin pour lui révéler sa propre vocation; mais, à mesure qu'il avance dans la sainteté, on le sent partagé entre les appels de plus en plus pressants de la grâce, et les traditions de son milieu. Pendant sa retraite de Londres (1677), beaucoup moins raisonneuse et volontaire que celle de 1674, il constate le changement qui se prépare en lui, et il l'accepte avec moins de défiance qu'il n'eut fait trois ans plus tard :
J'ai remarqué... que, quoique Dieu m'ait fait bien des grâces en cette retraite, j'y ai eu beaucoup plus de peine qu'à l'ordinaire.
Cette peine, lorsqu'elle se prolonge et qu'elle n'a pas pour cause quelque négligence ou quelque faiblesse morale, est un des signes les plus clairs de l'appel mystique.
Je ne sais si cela ne viendrait point de ce que j'ai voulu n'assujettir aux points ordinaires, à quoi je ne sens guère d'attrait. J'aurais passé, ce me semble, plusieurs heures sans m'épuiser et sans me fatiguer à considérer Dieu autour de moi et dans moi... Et cependant, lorsque je voulais considérer un mystère, j'étais d'abord fatigué, et j'en avais la tête rompue, de sorte que je puis dire que je n'ai jamais eu moins de dévotion qu'à l'oraison. J'ai cru que je ne ferais pas mal de continuer à l'avenir, comme je faisais auparavant, de continuer à m'unir à Dieu présent par la foi, et ensuite par les actes des autres vertus.
Là serait sa pente, mais jusqu'ici de vains scrupules — ceux-là même que Nicole prenait pour des raisons décisives — l'empêchaient de la suivre librement.
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Cette manière n'est pas sujette à l'illusion, ce me semble, parce qu'il n'est rien de plus vrai que Dieu est en nous, et que nous sommes en lui, et que cette présence ne soit un grand motif de respect, de confiance..., surtout l'imagination n'ayant point de part au soin que nous prenons de nous représenter cette vérité, et ne nous servant pour cela que des lumières de la foi (1).
Mystique ? Pas encore, mais tout près de l'être. Ou plutôt, mystique déjà, mais sans le savoir. C'est encore, en apparence du moins, l'oraison commune, mais parvenue à ce point de simplification où elle devient insensiblement contemplation véritable.
Il est possible, vraisemblable même, que, d'une manière ou d'une autre, l'intervention directe ou l'exemple de la mystique de Paray-le-Monial, de Marguerite-Marie, ait hâté cette évolution si remarquable. C'est qu'en effet, entre les deux retraites (1674-1677) un événement mémorable s'est produit. Le P. de La Colombière, nommé supérieur de la résidence de Paray, rencontre la visitandine. Elle s'ouvre à lui, malgré « une répugnance effroyable » et bien naturelle, puisque jusqu'ici tout le monde, ou à peu près, s'est moqué d'elle. Si peu visionnaire lui-même, et d'ailleurs si défiant à l'endroit des grâces extraordinaires, mais doué autant que personne de ce « discernement des esprits », qui n'est aucunement une grâce propre aux mystiques, le jésuite lui répond sans hésiter que ses
(1) Journal, pp. 119, 180. L'observation que je viens de faire sur cette évolution si intéressante, saute, pour ainsi dire, tellement aux yeux, que je m'attendais à la retrouver sous la plume du biographe de Claude. Mais non, pas un mot. « Les notes du septième jour, écrit celui-ci, se rapportent, à l'état particulier d'oraison où se trouvait le saint religieux. » Histoire, p. 321. Et il passe à autre chose, comme s'il nous était indifférent de connaître cet « état particulier ». Inattention, incuriosité, je ne puis naturellement répondre, mais tout se passe comme si l'on avait peur d'abandonner aux mystiques cette noble proie, ou comme si l'on voulait maintenir de gré ou de force le P. Claude dans la voie commune. Ainsi avait-on fait jadis pour saint Jean Berchmans. On nous montrait en lui le modèle achevé de la prière commune. Aucune grâce mystique. Légende à rebours, si l'on peut dire, et contraire aux documents, comme vient de le prouver le R. P. Peeters. (Le surnaturel dans la vie de saint Jean Berchmans. Revue d'ascétique et de mystique, avril 1922.)
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voix viennent du ciel, qu'elle doit les écouter, qu'il l'aidera de tout son pouvoir à leur obéir. Peu de jours après, comme le Père disait la messe dans la chapelle du couvent, « la soeur Marguerite eut une vision significative. Au moment où elle s'approchait de la grille du choeur, pour recevoir la sainte communion, le Sacré-Coeur de Jésus, brûlant de flammes, lui apparut; deux autres coeurs étaient près de lui, qui cherchaient à s'y unir et à s'y perdre. Une voix disait: « C'est ainsi que mon pur amour unit ces trois coeurs pour toujours » (1). Illusion? Libre à chacun de le croire, même aux catholiques, le cycle des révélations que l'Église impose à notre foi restant fermé depuis la mort de saint Jean. Mais, quoi qu'il en soit, vision magnifique, toute pure, souverainement bienfaisante, et d'une fécondité sans limite, puisqu'un des plus vastes mouvements de dévotion que l'histoire religieuse ait jamais connus, est né dans la suave chapelle de Paray, au printemps de 1675, de l'union de ces trois coeurs (2).
Nous ne pouvons suivre le P. de La Colombière à Londres, où il est envoyé en 1676, comme prédicateur de la duchesse d'York, et d'où il sera banni en 1678, dénoncé par un Français, complice de Titus Oates. Histoire passionnante! Que de fois ne l'ai-je pas évoquée là-bas, passant et repassant devant le palais de Saint-James! Notons au moins ce beau rapprochement; à un demi-siècle de distance, le chef de l'école oratorienne et le parfait jésuite que nous venons de célébrer, représentant, de l'autre côté du détroit, deux des aspects principaux de la haute spiritualité française : Bérulle auprès d'Henriette-Marie; Claude de La Colombière, auprès de Marie-Béatrice de Modène (3).
(1) Hamon, op. cit., pp. 177, 180.
(2) Les pages répugnantes où notre pauvre Michelet a résumé cette histoire ne comptent pas. C'est de l'hystérie toute pure, et dont, par respect pour un beau génie, je ne dirai pas le vrai nom.
(3) Bien qu'il n'ait pas assez consulté les historiens anglais d'hier et d'aujourd'hui, le R.P. Charrier a raconté de la façon la plus intéressante cet apostolat du P. de La Colombière à Londres. (Histoire, pp. 255-451.)
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IV. LYONNAIS, AUVERGNE.
JACQUES CRETENET (16o3-1666), né à Champlitte, en Franche-Comté, mort à Lyon (1). Le Bernières et le Renty de la région lyonnaise : laïque, mystique et professeur d'oraison, comme eux ; avec cela, chirurgien. Il arrive à Lyon en 1628. « La peste était si enflammée pour lors à Lyon, que presque tous les Fraters chirurgiens, qui servaient les pestiférés, étaient morts, et la plupart des Maîtres s'étaient retirés à la campagne (2)... Les magistrats, pour obliger les fraters chirurgiens, qui restaient encore, à s'exposer au danger, firent publier que ceux qui serviraient les pestiférés, gagneraient leur maîtrise, et qu'on leur en donnerait des Lettres patentes... M. Cretenet embrassa ce parti... La première personne qu'il traita de la peste fut (une) jeune veuve (qu'il avait déjà remarquée) ; il la servit avec tant d'honnêteté et d'affection, que sa mère... la lui promit en mariage, s'il pouvait la guérir et se faire recevoir maître chirurgien ». Il la guérit, mais « les maîtres chirurgiens, étant revenus de la campagne, s'opposèrent à l'entérinement des Lettres. Ce procès... faillit à ruiner le dessein du mariage de M. Cretenet (3). » Enfin tout s'arrangea. Il eut ses Lettres et la jeune veuve.
Il y avait alors à Lyon une célèbre contemplative, la Mère Madeleine de Saint-François, qui avait fondé dans cette ville, et y gouvernait le monastère de Sainte-Élisabeth (Tiers-Ordre de Saint-François) (4) (1579 ?-1642). Du parloir
(1) La vie de messire Jacques Cretenet, prêtre et instituteur de la Congrégation des prêtres missionnaires de Saint-Joseph de la ville de Lyon. Paris, 1680.
(2) Ce goût des médecins pour la campagne étonnait moins alors qu'il ne ferait aujourd'hui. Cent ans plus tard, pendant la grande peste de Provence, il y eut plusieurs défections parmi les médecins, mais qui firent plus de scandale. Quel progrès depuis !
(3) La vie, pp. 11, 13.
(4) Elle appartenait à une noble famille du Poitou. Longue notice à la fin de la Vie de Cretenet.
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de son couvent, elle travaillait à « établir dans le monde la pratique de l'oraison mentale ». Cretenet fut un de ses premiers disciples, et il lui en amena une foule d'autres, riches et pauvres. Elle avait bientôt discerné leurs dispositions véritables, et elle congédiait prestement les simples badauds, ou ceux qui venaient pour la surprendre. « Dieu m'en envoie, disait-elle, et le diable aussi ; Dieu pour les instruire, et le diable pour me faire perdre mon temps. » Aux « candides » elle donnait des heures entières, traitant chacun selon ses besoins. « Elle faisait faire quantité de confessions générales à des gens de guerre ou aux autres grands pécheurs » ; elle enseignait à la moyenne des honnêtes gens une méthode d'oraison facile — les exercices de saint Ignace vulgarisés ; enfin elle orientait l'élite vers les voies mystiques. Murmures, scandale, comme il fallait s'y attendre ; déclamations du haut des chaires, comme le voulait la mode de ce temps-là ; l'archevêque (Alphonse de Richelieu) assiégé de dénonciations; examens sur examens, mais enfin, plus de bruit que de mal.
A Cretenet elle donna, dès les premiers jours, une « méthode », vraisemblablement un abrégé de saint Ignace, et « un livre de théologie mystique ». Plus un règlement de vie, rigide et minutieux. (Défense d'aller au cabaret, même dans « la conjoncture » d'un baptême. — Mais on me prendra pour un avare? — Tant pis! Défense de jouer aux cartes. Ceci fut beaucoup plus dur). Il la visitait, au moins une fois par jour. On s'amuse beaucoup de lui; on lui envoie des « personnes spirituelles », des prêtres, qui lui parlent ainsi : « Monsieur, je suis votre ami... Dieu le sait. J'ai appris beaucoup de choses de cette religieuse à qui vous parlez si souvent. Croyez-moi, suivez le grand chemin de Dieu. » D'autres lui démontrent que la chirurgie et l'oraison vont mal ensemble. Il tient bon, soutenu, d'ailleurs, par deux ou trois jésuites — comme aussi bien la Mère Madeleine. Quand elle le vit assez
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avancé, elle lui ordonna de ne plus s'astreindre aux méthodes, et de ne pas « interrompre par son action propre celle de Dieu, à moins qu'il se sentit fortement poussé d'agir » (1).
J'imagine qu'entre temps il opérait ses clients selon les règles de l'art, puisque, vers 1644, « il fut député par la Communauté des Chirurgiens pour aller à Paris, pour-suivre quelques procès qu'ils avaient au Grand conseil ». A Paris, il connut M. Olier. Ses affaires terminées, il revient en hâte à Lyon, où son apostolat allait prendre une extension de plus en plus considérable. La Mère Madeleine n'était plus là, et, d'un commun accord, les disciples les plus fervents de cette moniale — une quarantaine — l'avaient pris pour chef. Il continue donc à prêcher, de tous les côtés, l'oraison mentale, sans abandonner pour cela sa profession de chirurgien, qu'il semble avoir conservée jusqu'à l'avant-dernière année de sa vie. Nombre d'étudiants en philosophie et en théologie viennent se mettre sous sa direction, approuvés en cela par leurs professeurs du collège des jésuites. Bouffonneries, insultes, persécutions. Il semble que la ville se soit partagée en deux camps, et que les adversaires du mystique chirurgien aient été plus nombreux que ses défenseurs. A l'archevêché, on hésite : tour à tour on le condamne ou on le tolère. Un jour, le cardinal (Richelieu, je crois) « fit afficher par tous les carrefours... une ordonnance, par laquelle il déclarait excommunié un certain chirurgien, qui se mêlait de gouverner des prêtres; défendait à ces mêmes prêtres de se conduire à l'avenir par les conseils de ce laïque, et leur ordonnait de comparaître au plus tôt par-devant lui, pour être examinés sur ce fait ». «Coup terrible... Les vents de la persécution firent tomber de (l') arbre, non seulement les pommes pourries, c'est-à-dire les lâches ou les méchants, mais encore le fruit vert,
(1) La vie, p. 44.
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c'est-à-dire ceux de qui on pouvait espérer quelque chose (1). » Il les voit tomber sans trop d'émotion ; mais, pour ce qui le concernait lui-même, ces affiches le plongeaient « dans une extrême perplexité... Il craignait plus que la mort ces foudres de l'Église, et il s'en voyait frappé... ; il ne se sentait coupable envers elle d'aucun crime, et cependant il en est traité comme le plus rebelle de ses enfants ». C'est là une des pires souffrances que je connaisse. Il va conter sa peine à un religieux, qui, j'imagine, n'était pas docteur en droit canon, et qui, « le traitant comme un excommunié..., ne le voulut jamais recevoir à la participation des sacrements ». Un autre, jésuite celui-ci, et «non moins considérable par sa science que par sa piété », « ayant examiné cette affaire à fond, lui dit qu'il n'avait point encouru d'excommunication, parce qu'elle n'était que comminatoire — ce mot hébreu dut le consoler — et qu'il n'en avait point donné de sujet ». Et puis, n'était-il pas « toujours prêt à satisfaire à tout ce que M. le Cardinal exigerait de lui? » (2) . On l'appelle à l'archevêché, et tout s'arrange, au moins pour un temps.
Il continue. L'idée lui vint de prendre des pensionnaires dans sa maison, qui fut ainsi comme un séminaire. Il organise et il dirige en personne plusieurs missions, d'abord dans les environs de Lyon, puis jusqu'au Velay. Enfin il établit une Congrégation nouvelle de prêtres missionnaires — les prêtres de Saint-Joseph, que l'on appellera plus tard crétenistes. Le prince de Conti choisit un de ses aumôniers parmi ces missionnaires. Cretenet n'était pas, à proprement parler, leur supérieur, mais un je ne sais quoi de moins et de plus. Nouvelles persécutions. Les missionnaires le jettent à la mer, et « tous ses disciples » l'abandonnent. Il avait prédit tout cela, et
(1) La vie, pp. 139, 14o.
(2) Ib., pp. 142, 143.
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il s'y résigne héroïquement. Dernière apothéose, et dernière déception : après la mort de sa femme (1665), il obtient, lui qui n'avait point fait d'études, d'être ordonné prêtre, mais il meurt au lendemain de l'ordination, et avant d'avoir pu célébrer une seule messe (1). J'ai résumé à grands traits cette histoire extraordinaire, et sur laquelle d'ailleurs nous sommes fort mal renseignés. La première surprise passée, on en vient à se convaincre — moi du moins — que c'était un véritable saint et parfaitement humble. Sa direction, peut-être un peu rude, en apparence, était fort sensée, plus peut-être que celle de M. de Bernières, ou, si l'on veut, plus discrète. Il ne manquait point d'humanité. Comme il priait pour sa femme qui venait de mourir, celle-ci se montra à lui, environnée des flammes du purgatoire, et elle lui dit : « Vous m'avez tant aimé pendant que j'étais au monde ; vous me l'avez dit si souvent; témoignez-le moi maintenant que je souffre » (2). Qu'il le lui ait tant dit, au milieu des mille soucis que nous savons, voilà qui est bien ! Il ne manquait pas non plus d'un certain humour. Grand faiseur de corrections, il prévenait volontiers « par quelque trait divertissant ceux à qui il avait des avis à donner ». Il dit un jour, et peut-être au Cardinal en personne, au cours d'une des nombreuses semonces qu'il eut à subir : « Un homme étant auprès du feu, le feu se prit à son manteau. La servante, qui s'en aperçut lui dit : Monsieur, si j'osais, je vous avertirais bien de quelque chose, mais je crains de vous mettre en colère. (Il promet que non, mais elle) qui connaissait son humeur : « Vous ne pourrez pas, Monsieur, vous en empêcher ». (Nouvelle promesse)... « C'est, Monsieur, lui dit-elle, que votre manteau brûle. » Cet homme, s'oubliant de sa promesse, s'emporta... Sur quoi, cette fille : « Je vous avais bien dit que vous vous mettriez en
(1) Il savait aussi par avance « qu'il ne dirait la sainte messe qu'avec l'évêque qui le sacrerait. » La vie, p. 215.
(2) La vie, p. 5o6.
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colère (1). » « Il expliquait la manière avec laquelle il avait été élevé à (la haute) oraison, par une comparaison familière : « Quand un jeune homme veut se marier, il s'informe si celle qu'on lui propose... est riche, belle, sage et de bonne humeur; il considère les qualités qu'elle possède les unes après les autres... ; mais, quand il a fait toutes ces recherches..., si elle lui agrée, il ne s'arrête plus à ses qualités en particulier. L'idée générale qu'il s'en forme dans l'esprit les lui fait voir toutes à la fois, et le transporte de joie dans l'espérance de l'avoir un jour. De même une âme, qui s'est beaucoup remplie (dans ses méditations antérieures) des perfections infinies de Dieu, sitôt qu'elle entend parler de lui, elle est dans l'admiration indistincte et confuse (2). » Il disait encore : « Il y a bien des extatiques et des faiseurs de miracles dans l'enfer; mais il n'y a point d'obéissants ; c'est un chemin par où il ne se perd personne» (3).
MARIE PARET (1636-1674) (4), née et morte à Clermont. Sa vie, telle du moins qu'on nous la présente, est assez peu de chose, et, pour avouer ma frivolité, je n'en aurais peut-être pas parlé, si Marie Paret n'avait en quelque façon voisiné avec Domat, les Périer et d'autres parents ou amis de Pascal. « Son père, en qualité de garde du palais de Clermont, où il logeait, avait les clefs des Chambres, où messieurs les juges s'assemblent. Elle s'enfermait dans une de ces chambres, aux jours et aux heures qu'ils n'entraient pas,
(1) Le conte est bien connu, mais j'ignore qui l'a inventé.
(2) La vie, pp. 4o5, 406.
(3) Ib., p. 547.
(4) La vie de soeur Marie Paret du Tiers-Ordre de Saint-Dominique, par le R. P. Richard Guillouzou, de l'Ordre des F. F. Prêcheurs, Clermont, Jacquard, 1678. Guillouzou, jacobin du couvent de Rennes, né dans le diocèse de Tréguier, mort à Clermont en 1678, a aussi publié le Nouveau jardin à fleurs de la très sacrée Vierge au terroir de Bretagne, dans le. dévotion florissante de la sainte chapelle de Nazareth, près Plancoët, dans l'évêché de Saint-Malo, Rouen, 1655, livre que j'ai vainement cherché. (Cf. Miorcec de Kerdanet, Notices chronologiques sur les théologiens, jurisconsultes... et historiens de la Bretagne, Brest, 1818, p. 166.
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pour y vaquer librement à Dieu. » C'est là qu'elle prenait ses disciplines (1). Quelques excentricités, entre autres la résolution de « ne changer jamais de tunique ». Autres goûts morbides sur lesquels on nous donne, et avec édification, de très fâcheux détails (2). Ses lettres sont néanmoins d'un ton parfait. « Après mon rosaire, disait-elle, je ne récite guère de prières vocales ; je me trouve plutôt attirée à demeurer en la présence de Dieu (3). »
V. — SAVOIE, DAUPIIINÉ
FRANÇOISE MONET (1589-1669), née à Bona, dans le Haut Bugey, morte au Carmel d'Avignon (4), parait avoir eu une grande réputation en son temps. Comme d'autres voyants, elle a prophétisé, six ans avant la naissance de Louis XI V, qu'Anne d'Autriche aurait « des enfants ». Beaucoup de visions et sans intérêt.
LOUISE-BLANCHE DE BALLON (1591-1668), née au château de Vauchy (entre Annecy et Genève), morte à Seyssel (5). Bien que, soit par ma faute,, comme il est vraisemblable, soit par celle de son redoutable biographe — 600 pages, et éloquentes —, je n'arrive pas à m'intéresser à cette
(1) La vie, pp. 33, 34.
(2) Ib., p. 41.
(3) Ib., p. 217. Cf. aussi, pp. 135-137, une belle scène auprès d'un lépreux.
(4) La vie de soeur Françoise de Saint-Joseph, carmélite déchaussée, par le R. P. Michel-Ange de Saint-François, Prieur des R. R. P. P. Carmes de Chambéry, Lyon, 1688. Livre illisible. L'abbé J. Séaume, curé de Dortan (près de Bona) l'a modernisé (?) : Françoise de Bona. Histoire merveilleuse et véridique d'une enfant du haut Bugey au XVIIe siècle, Avignon, 1892.
(5) La vie de la V. M. Louise-Blanche-Thérèse de Ballon, fondatrice et première supérieure de la Congrégation des Bernardines réformées en Savoie et en France, composée par le R. P. Jean Grossi (oratorien), Annecy, 1695. La Mère de Ballon a bien connu saint François de Sales. Je suppose qu'elle était parente du jeune de Ballon qui épousa Françoise de Charmoisy, la fille de Philothée. Citons un trait de mortification, curieux chez un enfant : « Je me souviens qu'étant chez mon père, je portais de temps en temps à boire dans des gobelets de bois aux pauvres qui étaient à la porte de la maison, et, qu'observant l’endroit auquel ils mettaient la bouche, lorsque je m'en retournais, j'y mettais la mienne. » La vie, p. 38.
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pieuse moniale, je la signale aux curieux, qui trouveront dans sa Vie une foule de détails sur l'histoire religieuse de ce temps-là. Première supérieure des bernardines réformées, elle a fondé, en France et en Savoie, plusieurs maisons de cet Ordre ; d'où ses relations, souvent assez difficultueuses, avec un grand nombre de personnes. Elle a eu notamment de longs démêlés avec l'évêque de Marseille, mais si longs, mais racontés d'une manière si fastidieuse, que j'ai renoncé à en connaître l'issue.
JEANNE-BÉNIGNE GOJOZ (1615-1692) (1), née à Vieux, en Valromey (Ain), morte à la Visitation de Turin. Simple soeur converse, à qui les hauts états mystiques furent, dit-on, familiers. Pour ne rien perdre des lumières célestes dont on la croyait comblée, la supérieure de Turin lui ordonna de confier tous ses petits papiers intimes, et de raconter sa vie par le menu à une religieuse de grand mérite, la Mère Élisabeth de Provane. Étrange décision, au moins imprudente, et qu'il nie semble bien que ni François de Sales ni sainte Chantal n'eussent approuvée. Quoique, du reste, elle ait collaboré, avec une complaisance naïve, au travail de la Mère Élisabeth, la bonne fille, sauvée sans doute par l'obéissance, resta humble, je le crois du moins, et c'est là, pour moi, son plus rare miracle. Porté aux nues par plusieurs, le livre que nous devons à cette collaboration, sera une déception pour beaucoup d'autres. Plus de six cents pages, quand une brochure aurait suffi. Il y a là, sans doute, quelques confidences dont les théologiens
(1) Le Charme du divin Amour ou la vie de l'humble soeur Jeanne-Bénigne Gojoz, religieuse de la Visitation Sainte-Marie du monastère de Turin, par la Mère... Elizabeth de Provane..., Besançon, 19o1. Première édition, mais timide, incomplète et non mise dans le commerce, publiée en 1846; traduction italienne en 1869, anglaise eu 1878. L'édition de 19o1, due aux visitandines d'Ornans, donne, parait il, le texte intégral et des notes historiques.
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mystiques pourront faire leur profit, celle-ci par exemple : Notre-Seigneur, dit-elle,
m'a appris à me livrer par amour aux motions de la grâce, sans faire d'efforts pour me conformer aux mystères. Même les jours où l'Église honore sa Passion, il m'a assuré que je lui plaisais en m'abandonnant aux sentiments de son pur amour. parce que je craignais de ne pas assez m'attrister au souvenir de ses douleurs (1).
Expérience commune, je l'entends bien ainsi, mais qu'il est utile de constater une fois de plus. Visions, prophéties miracles. Je cite le plus curieux de ceux-ci, celui qui, devait naturellement combler de jalousie un ami et une victime des livres : « Le divin Amour a souvent instruit cette chère Épouse par les livres de lecture que l'obéissance nous donne. Les endroits qui lui pouvaient être utiles étaient marqués par un cordon d'or, ou (et) par une petite verge du même métal qu'il (Notre-Seigneur) y mettait, et qu'elle tenait sensiblement. Cette grâce lui fut faite pour la première fois au sujet des Épîtres de notre saint fondateur... (La soeur Bénigne n'a) jamais ouvert ce livre, sans que ce beau cordon et cette précieuse verge lui marquassent la feuille et la ligne qu'elle devait lire (2). » Le plus étrange n'est pas qu'elle ait vu, mais qu'elle ait touché ce métal. Mystique elle aussi, et, je l'avoue, beaucoup plus attachante que son héroïne, la Mère Élisabeth de Provane a bien connu et elle imite de son mieux la Mère de Chaugy, dont elle nous rappelle, par endroits, l'exquise manière. Mais la Mère de Chaugy savait choisir. D'où l'intérêt que prend cet énorme livre, si, négligeant un peu la soeur Bénigne, on poursuit le parallèle entre Élisabeth et son modèle. C'est bien encore la poésie de l'âge d'or, mais déjà un peu mêlée. La première tradition a plus ou moins fléchi. Élisabeth n'est pas moins intelligente,
(1) Le Charme, p. 82.
(2) Ib., p. 82.
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elle l'est peut-être davantage : elle a une curiosité plus scientifique, si l'on peut ainsi parler. Elle a voulu faire de cette vie une sorte de traité, choisissant avec soin « l'endroit par lequel on découvre le mieux l'économie de la grâce en cette âme ». « Je crus ainsi que, la comprenant bien sur ce beau sujet... je pourrais mieux pénétrer le sens de ses autres états (1). » Mais elle paraît moins judicieuse. Son introduction est cependant un morceau de choix.
Il n'y a... rien du mien qu'un certain tour, qui, à mon avis..., explique (les expressions de Bénigne) avec plus de clarté qu'elle ne pouvait faire sur ses grâces les plus sublimes, tant son esprit était ébloui... de cette haute Majesté de Dieu présent, qui jette l'âme dans ces heureuses ténèbres, lesquelles ne lui laissent voir si souvent que l'Auteur de ces dons ineffables, et non les dons mêmes, qu'elle ne peut conter que confusément.
Précieuse remarque, mais qui aurait dû justement la conduire à ne pas attacher tant de prix à toutes les explications de Bénigne.
J'ai cité le tout dans la simplicité d'une fille de la Visitation, qui n'a étudié que le saint Evangile et les oeuvres de son l'ère..., m'étant accoutumée, dès mes commencements, à cette seule lecture, sans m'instruire qu'aux pieds de Jésus-Christ de ces voies surnaturelles marquées dan s les vies de tan t de saintes..., pas même dans les livres de la grande sainte Thérèse.
Et plus loin, fort joliment :
Je ne me suis point amusée à écrire ici plusieurs choses que j'ai trouvées dans ses billets sur des grâces où l'imagination peut avoir quelque part, comme certaines vues de jardins, d'arbres, de fontaines..., bien que je ne doute pas qu'elles ne puissent être accordées de Dieu..., pour récréer saintement les âmes choisies, dans cette faculté imaginative, Qui EST EN ELLES SI SOUVENT STÉRILE, dans les états surnaturels. Je ne me suis attachée qu'au solide...
Au moins elle l'a voulu, mais peut-être n'a-t-elle pas
(1) Le Charme, p. II.
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assez obéi à l'admirable consigne que lui donna « un grand Père de religion, savant théologien », à savoir que « Dieu ne doit pas être un objet nouveau et inconnu à nos esprits et à nos coeurs; ce qui est la cause que l'on ne voit pas parmi nous de ravissements sensibles, rien de Dieu et de ses perfections ne nous surprenant, puisque c'est notre occupation ordinaire » (1). Pensée toute d'or en effet, plus riche mille fois et plus bienfaisante à méditer que les « huit cents... bouts de papier » de la soeur Gojoz..., lus et relus avec un tel enthousiasme par la Mère Élisabeth. Il semble bien en effet que, familière comme elle l'est avec les premières mystiques de la Visitation, elle ne devrait plus s'étonner de rien. Mais, à notre tour, n'allons pas nous étonner. Illusion ou exagération, le cas de la Mère Élisabeth est des plus communs. C'est qu'une alouette vivante vaut mieux qu'un aigle mort; canis vivus leone mortuo, comme parle l'Écriture. A qui le voit de ses propres yeux et l'entend de ses oreilles, le mystique le plus humble paraît extraordinaire, unique même. On éprouve en sa présence une impression que les livres les plus splendides ne donnent jamais. On pense toucher l'invisible. « Je dois avouer, écrit la Mère Élisabeth, .. que ce m'était un soulagement... que la manière sublime et forte dont elle me déclarait ses grâces. Elle était presque incessamment comme ravie et emportée en Dieu, dès qu'elle ouvrait le discours de ses divines communications, et l'on n'aurait pas dit que celle qui parlait alors si hautement était la même silencieuse et humble fille qui, dans sa conversation indifférente, paraissait ne savoir pas dire deux mots de suite (2). »
MARIE BON (1636-168o), née à Poliénas, en Dauphiné, morte à Saint-Marcellin (3). Nous l'avons déjà signalée
(1) Le Charme, pp. 12-14.
(2) Ib., p. 11.
(3) La vie de la Mère Marie Bon... religieuse ursuline de Saint-Marcellin en Dauphiné, où l'on trouve les profonds secrets de la conduite de Jésus-Christ sur les rimes et de la vie intérieure, par le Père Jean Maillard, Paris, 1686.
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dans une longue note de notre tome V (p. 342-344). Mais je tiens à la mentionner une fois de plus, à cause de l'éminence de ses dons. Sa Vie par le P. Maillard, jésuite, est un document de première importance.
BENOÎTE RENCUREL (1647-1718), née à Saint Étienne d'Avançon, dans la vallée de l'Avance (Hautes-Alpes), morte au Laus, village voisin (1). De toutes mes sacrifiées, Benoîte est certainement celle qu'il me coûte le plus de reléguer dans l'obscurité de ce morne catalogue. Ma Provence natale la vénère aujourd'hui encore. Et puis Notre-Dame du Laus — le pèlerinage qui s'est organisé autour des visions de Benoîte — c'est déjà Notre-Dame de Lourdes. Avec cela une foule d'excursus très intéressante : les vrais et les faux mystiques des Alpes, depuis le XVII° siècle jusqu'à nos jours ; la faction janséniste de l'Isère, qui semble avoir lutté avec assez d'acharnement contre ce pèlerinage ; enfin, et surtout le parallèle entre la Bernadette des Alpes et celle de Lourdes. Première apparition de la Sainte Vierge au Laus, en 1664. Le pèlerinage, les miracles. Voyage (important) de Benoîte à Marseille en 1692. Elle y retrouve le prétendu quiétiste, le prétendu contempteur des dévotions catholiques, « M. de Malaval, qui venait si souvent au Laus », (2) et elle y est présentée au grand ami de Malaval, M. de Foresta-Collongue, alors vicaire général de Marseille, depuis évêque d'Apt, bien connu d'ailleurs, lui aussi. Prestige croissant. Persécution de la part des jansénistes, point que, du reste, il faudrait élucider. Je me demande souvent ce que sera
(1) Notre-Dame du Laus et la Vénérable Sceur Benoîte d'après les monuments authentiques conservés au pieux sanctuaire, Gap, 1895. Livre bien fait, mais qui ne saurait tenir lieu d'une monographie vraiment critique.
(2) Notre-Dame du Laus, p. 255.
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Lourdes dans deux cents ans d'ici. Quoi qu'il en doive être, le pèlerinage du Laus reste florissant. Les missionnaires ont entre les mains de copieux documents dont les pages que je vais citer feront pressentir l'extrême intérêt. Je les emprunte au premier rapport officiel sur les apparitions — œuvre de M. Grimaud, avocat au Parlement de Grenoble, et juge de la baronnie d'Avançon. Joinville n'aurait pas fait mieux.
« Comme c'est l'ordinaire des enfants de ne pouvoir rien celer..., notre bergère s'étant expliquée de cette (1ère) apparition à une infinité de personnes ; sur l'avis qui m'en fut donné, comme juge de la vallée d'Avançon, je crus être obligé... de tâcher de savoir ce que ce pouvait être, et de parler en particulier à notre bergère. Et, pour cet effet, je me rendis au dit lieu de Saint-Étienne, au commencement d'août 1664... Je la trouvai fort raisonnable, d'une humeur fort sincère et nullement capable d'invention. Je l'interrogeai fort particulièrement..., même je lui représentai le mal qu'elle ferait de dire des choses qui ne fussent point. Et, après plusieurs remontrances que je lui fis sur l'importance de telles choses, et si elle n'y était point induite par quelqu'un, elle me confirma tout ce que dessus (les apparitions), avec une assurance et une gaîté non pareilles... Je lui demandai si elle avait l'assurance de lui parler. Laquelle me dit que non. (Elle n'osait pas.) Ce qui m'obligea, par sainte inspiration que, sans doute, c'était la sainte Vierge qui lui apparaissait..., de lui dire qu'elle devait lui parler; mais qu'auparavant elle se devait confesser, communier et mettre en état de grâce... Je lui dis telles paroles qu'elle lui devrait adresser : « Ma bonne Dame, je suis, et tout le monde en ce lieu, en grande peine pour savoir qui vous êtes. Seriez-vous point la Mère de notre bon Dieu? Ayez la bonté de me le dire, et l'on ferait bâtir ici une chapelle pour vous y honorer et servir. »
La belle Dame ne répondit pas encore à la première question, mais bien à la seconde, disant « qu'il n'était pas
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nécessaire qu'on bâtît là aucune chose, parce qu'elle avait fait choix d'un lieu plus agréable ». — Ce devait être le Laus. Le 28 août suivant, elle parla de nouveau à Benoîte : « Dites aux filles de Saint-Étienne de venir ici en procession... Vous serez à la tête de cette procession, et seule, vous aurez l'honneur de me voir... » Benoîte répond : « Possible qu'elles ne me voudront pas croire; je vous prie de l'écrire ». — « Non : ce n'est point nécessaire. »
« La bergère, continue M. Grimaud, s'empresse de transmettre les ordres de la Belle Daine... Le Prieur... s'en alla le 29 août en procession avec les filles, les enfants, les hommes et les femmes, vers le dit antre (la Vierge s'était montrée d'abord dans une grotte), au bord duquel notre bergère ne manqua point de voir la sainte Vierge et le petit Jésus, lesquels ne furent aperçus par d'autres personnes... J'avais donné ordre de bien observer toute chose, et je ne manquai pas de m'y rendre... Benoîte, qui était demeurée au-devant de l'antre, et à quelques pas de nous, me dit que la Demoiselle qu'elle avait accoutumé de voir lui disait, sans la voir néanmoins, de me dire de faire retirer tout le monde. Ce que je fis.
« Je dis à notre bergère de prier Dieu à genoux devant l'antre, tandis que je m'écartais à quelques pas d'elle, pour prier aussi en particulier Dieu et sa sainte Mère de me faire connaître leur volonté, avec ordre que je lui donnai que, si elle voyait quelque chose, de m'avertir, pour m'y rendre promptement.
«Tandis que je priais Dieu ardemment et de toute l'étendue de mes forces..., récitant l'office de la sainte Vierge, à genoux sur une pierre, distant seulement de cinq à six pas de notre bergère, elle m'avertit avec un ton de joie tout à fait extraordinaire... « Eh! monsieur le Juge, voyez vous la Demoiselle ? Je la vois. Venez vitement! » Il ne faut pas dire si je m'y rendis à grands pas. Où étant, je lui dis : « Où est-elle ? » Sur quoi, elle me répondit, regardant dans l'antre avec joie et étonnement tout
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ensemble : « Quoi ! Monsieur, vous ne la voyez pas ? » Et; sur ce que je lui dis que je n'étais pas homme de bien pour mériter un pareil honneur, elle me dit : « Monsieur, elle vous tend la main ! » Ce qui m'obligea, le chapeau au poing, et à genoux, de tendre la main dans l'antre, pour savoir si quelque chose d'invisible me toucherait. Mais la vérité est que je ne touchai rien. Et, dans ce temps, la bergère me dit que la Demoiselle disparaissait et s'enfonçait dans l'antre... Je m'écartai un peu de notre bergère pour prier Dieu... Dieu m'inspira de dire à Benoîte de demander à la Demoiselle qu'elle voyait comment elle s'appelait. Ce qu'elle fit sur-le-champ. La belle Dame répondit à Benoite : « Je suis Marie, Mère de Jésus (1) ».
VI. — COMTAT, PROVENCE
JULIENNE MORELL (1594-1653), née à Barcelone, morte à Sainte-Praxède d'Avignon (2). Elle est comparable, comme écrivain, à la bénédictine Jacqueline de Blémur et à la visitandine Madeleine de Chaugy. Et c'est là tout dire. Je m'étonne qu'elle ne soit pas plus connue. Je noterai quelques lignes d'elle sur les matines, qui donneront une idée de sa manière et de son charme.
Nous voici donc à notre sainte et dévote minuit, une des
(1) Notre-Dame du Laus et la V. Soeur Benoîte, pp. 65-68. Cf. les émotions toutes pareilles du maire de Semur, dans le mystique roman de Mrs Oliphant : A beleaguered City (une ville assiégée) par les esprits. J'ai publié jadis chez Émile Paul une traduction de ce roman, sous le titre, légèrement modifié de : La Ville enchantée.
(2) La vénérable Mère Julienne Morell, dominicaine... par le R. P. Mathieu Rousset, Lyon, 1893; Oeuvres spirituelles de la V. M. Julienne Morell, dominicaine, revues avec soin et publiées par le R. P. M. J. Rous-set, Lyon, 1894. Cf., aussi du même auteur : Intérieur d'un cloître dominicain. Le monastère de Sainte-Praxède à Avignon... Lyon, 1876. Bien qu'assez mal agencés et pleins de redites, ces trois volumes ont beaucoup de charme. Je recommande aux amateurs la première édition du Traité de la vie spirituelle de saint Vincent Ferrier, avec des Annotations sur chaque chapitre, Lyon, 1617. C'est le premier ouvrage de Julienne; deux admirables gravures : le portrait de la jeune Anne d'Autriche, à qui le livre est dédié, et celui de Julienne.
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plus saintes observances que les saints Pères aient établies dans les ordres religieux... Veilles de minuit, tant célébrées dans les saintes Ecritures, et si constamment gardées.., et, encore en ce siècle pervers (1617), inviolablement observées par la plupart des congrégations religieuses; veilles remplies.., de si ineffables suavités ! Car que peut-il y avoir de plus dévot et de plus doux que de se lever à la première heure du jour, lorsque tout est en silence, pour rendre hommage à notre Créateur ; aussitôt que le nouveau jour commence, de commencer d'une ferveur nouvelle à louer, glorifier et servir celui que servent toutes choses, et par l'ordonnance duquel les jours et les nuits vont s'entre-suivant alternativement avec un si bel ordre (1)?
Disciple de saint Vincent Ferrier, lequel fut aussi le maître des Lallemant et des Surin, elle lisait assidûment le traité de François de Sales sur l'Amour de Dieu. Elle a
composé « de dévotes rimes latines sur quelques sujets de piété (2). »
ESPRITE (JOUSSAUD) DE JÉSUS (1628-1658), née et morte à Carpentras, et communément appelée « la Bienheureuse Esprite de Jésus » (3). Dans la petite ville pontificale, et sous la houlette, parfois quinteuse, mais le plus souvent débonnaire, de l'évêque — cardinal Bichi — voici une ruche de saintes que dirige le chanoine d'Andrée. Esprite en est l'âme. Beaucoup de zèle, un peu trop peut-être, car ces bonnes filles vont, si j'ose dire, relancer les pécheurs, non seulement avant ou après, mais pendant leur crime. Cependant tout finit bien, et les conversions se multiplient, tant est grande la gentillesse, et vive la foi de la bonne ville! Un petit orage selon la formule, et que, bien avant l'affaire Guyon, les mystiques qui n’avaient
(1) La Vénérable M. Julienne Morell, pp. 154, 155
(2) Le P. Rousset a publié cinq de ces proses. Cf. La V. M. Julienne, pp. 239-261.
(3) Vie de la bienheureuse Esprite de Jésus du tiers-Ordre de Saint-D0minique, écrite par M. Jean Dupont... Pénitencier de l'Eglise d'Avignon (quasi contemporain), publiée, corrigée (un peu trop) par le R. P. Ambroise Potton, des Frères Prêcheurs, Paris, 1862.
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qu'à se bien tenir. Un jésuite, le P. Lambert, obtient de Bichi que la jeune fille soit soustraite à la direction du chanoine, et placée sous la sienne propre. Elle obéit. Il l'examine implacablement, et il condamne ses états. Un autre jésuite, le P. de Bus, qui l'examine de son côté, la condamne aussi. Grand fracas. Mais ce n'était là peut-être qu'une mise en scène, les deux Pères s'étant bientôt rétractés.
ANTOINE YVAN (1576-1653), né à Rians, en Provence, mort à Paris ; et MADELEINE MARTIN (1612-1678), née à Aix-en-Provence, morte en Avignon. J'ai déjà raconté leur histoire à tous les deux — pittoresque et pathétique — dans un gros volume, auquel on me permettra de renvoyer le lecteur AGNÈS D'AGUILLENQUI (1602-1672), née à Aix-en-Provence, morte à Marseille (2). A son confesseur, qui lui
demandait « ce qui se passait en elle dans le temps de ses
(1) La Provence mystique au XVIIe siècle. Antoine Yvan et Madeleine Martin, Paris, 1908. Ce livre, très provençal — je ne dis pas trop — m'avait été demandé par un prêtre admirable, le T. R. P. Nouvelle, supérieur général de l'Oratoire — le P. Yvan fut oratorien — et par la Supérieure de la Congrégation de la Miséricorde fondée par le P. Yvan et par Madeleine Martin. La documentation, fournie par le savant Léon de Berlue, était prête, et je n'avais, m'assurait-on, qu'à la mettre en oeuvre. Depuis, j'ai appris du savant M. Labande que divers dépôts d'archives — Avignon surtout — contenaient sur le P. Yvan et sur Madeleine des pièces que nous avions ignorées. Il suffirait, je crois, de quelques menues retouches, et peut-être même simplement de quelques additions pour corriger cette faute. Je puis dire que notre Mistral avait aimé ce livre, où, du reste, il n'y a quasi rien de moi.
(2) La vie de la R. M. Agnès d'Aguillenqui, abbesse des capucines de Marseille, par le R. P. Hyacinthe de Verclos, d'Avignon, ex-provincial des capucins, Avignon, 1740. Il y a aussi un chapitre sur elle dans La vie des premières religieuses capucines du monastère de Marseille, Marseille, 1754. La première des notices de ce recueil est consacrée à une de nos grandes saintes Provençales, Marthe d'Oraison, baronne d'Allemagne (cet Allemagne, juste ciel! est en Provence), vicomtesse de Valernes, fondatrice (et non professe) du monastère de Marseille. Ces deux ouvrages, le second surtout, sont pleins d'intérêt et écrits avec goût. Au reste, il existe, mais je ne l'ai pas lue, une vie beaucoup plus ancienne de la mère Agnès : La vie admirable et les héroïques vertus de la R. Mère Agnès d'Aguillenqui d'Aix-en-Provence... par le R. P. Marc de Bauduen, capucin, Marseille, 1673.
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oraisons », elle répondait : « Je ne le sais pas moi-même, je ne vois, ni ne connais rien dans ce que j'y fais. Je sais seulement que mon âme est remplie de Dieu; qu'elle repose dans le sein de Dieu comme dans son élément et dans son centre..., pleinement satisfaite..., et où tout ce qu'il y a de plus grand... sur la terre me paraît un pur néant. Lorsque je sors de cette oraison, je sens que je voudrais tout faire…, tout souffrir pour plaire à Dieu (1) ». « On n'entreprend pas de détailler en particulier toutes ses extases; ce serait un ouvrage sans fin... Ses soeurs ont plusieurs fois rencontré la Mère Agnès auprès du bénitier, qui est à l'entrée du choeur, ravie en extase, aussi immobile et insensible, les heures entières, qu'une statue de marbre, toute éclatante de lumière (2)…» Humble, sage, suave et très haute sainteté.
CATHERINE (DE VETERIS DU REVEST) DE L'INCARNATION (1602.
689 ?) ursuline (3), née à Aix, morte à Pertuis. D'Aix, elle avait dû faire un petit voyage à Tarascon, et voilà pourquoi, au jour de la fête de sainte Marthe, Catherine imaginait certains actes d'humiliation, « comme de se faire considérer comme la Tharasque, et avoir obligé ses soeurs de lui jeter de l'eau bénite comme sainte Marthe eu jeta à ce monstre pour le faire crever »`. Autre mise en scène moins exclusivement provençale : « Les derniers jours du carnaval, elle venait au réfectoire avec un manteau de pourpre, les mains attachées avec une corde, se faisant tirer par une autre corde, qu'elle avait passée au col, par une tourière, et demeurant droite cependant que les soeurs dînaient... Et, comme la communauté sortait de table, elle se mettait sur la porte
(1) La vie, p. 288.
(2) Ib., pp. 293-295.
(3) Vie de la V. Mère Catherine de l'Incarnation de Veteris du Revest, religieuse ursuline... au monastère de la ville de Pertuis..., par Messire Gaspard Augery, 1672.
(4) Ib., p. 229.
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et commandait, étant supérieure, en vertu d'obéissance, à chacune de ses soeurs de lui cracher au visage, ce qu'elles étaient contraintes de faire » (1). La vie de Claude Martin nous a déjà donné l'occasion de proposer quelques remarques sur les pratiques de ce genre, alors très répandues, notamment chez les carmélites (2). La Mère du Revest compliquait encore d'une façon plus que répugnante cet exercice dramatique. Nous trouvons par bonheur, dans ce même livre, un miracle ingénu, qui nous fait oublier, non pas certes la Tarasque, mais tels autres détails que ni le français ni le latin ne sauraient aujourd'hui traduire.
Une des ursulines de Pertuis, la soeur Françoise Cavelasse, « ayant une aposthume au sein, qui lui causait une très sensible douleur, sa supérieure lui avait commandé de faire voir son mal au chirurgien de la maison. Toute saisie du déplaisir d'être obligée de découvrir son sein à un homme, elle s'adressa à son saint ange, le soir, avec ces paroles : « Mon bon ange gardien, faites de grâce vous-même l'office de chirurgien ; s'il vous plait, ouvrez mon aposthume... » Et, par une simplicité et une confiance innocente, elle mit un ganif sur la table, et elle se coucha. Elle n'eut pas commencé de dormir qu'elle ressentit comme un coup de lancette, et, s'éveillant, elle trouva son aposthume ouverte, le ganif plein de pus, et elle-même soulagée de ses douleurs; racontant le lendemain à ses soeurs la grâce qu'elle avait reçue de son saint ange (3). »
CHRISTOPHLE D'AUTHIER DE SISGAUD (4) (1609-166), né à Marseille, mort à Valence, un des hommes qui ont le
(1) Vie, p. 247.
(2) Il y a aussi un exemple tout semblable dans la vie de la Mère Agnès
Dauvaine.
(3) Vie, p. 101.
(4) La vie de Messire Christophle d' Authier de Sisgau, évêque de Bethléem, instituteur de la Congrégation du Très Saint Sacrement..., par Mre Nicolas Borely, protonotaire apostolique, Lyon, 17o3. Encore un excellent livre. Les d'Authier se disaient une branche provençale des Altieri.
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plus travaillé, pendant la première moitié du XVIIe siècle, à la réforme du clergé. Il fonde en 1632 une congrégation, plus ou moins semblable à l'Oratoire. En 1651, il est nommé par le duc de Nevers, évêque de Bethléem (1). Nombreuses missions en France. Ses grâces:mystiques sont assez curieusement décrites par son biographe : « Cette élévation de l'âme à Dieu est un doux commerce d'amour, causé par le divin attrait et par une simple idée et connaissance de l'immensité de son être et de ses perfections infinies. Il eut besoin, pour s'y conserver, de garder un continuel silence intérieur, pour vider son esprit de toute autre idée... Une simple vue, un simple souvenir, qui tombait doucement en son esprit, pour enflammer sa volonté, et de son esprit en Dieu... Sa prière en cet état était toute pure. Son âme n'allait plus à Dieu que par le pur amour de Dieu. Elle se donnait seulement à Dieu, afin qu'il opérât en elle ce qu'il voudrait (2).» Son histoire, pleine d'intérêt, mériterait d'être plus connue (3).
(1) L'évêque de Bethléem avait pour diocèse en France « la chapelle de Pantenor-lez-Clamecy, appelée N.-D. de Bethléem, dans le duché de Nevers, que le comte Guillaume de ce nom unit en 1147, à son retour d'une croisade..., à l'évêché de Bethléem, pour servir de cathédrale à l'évêque, chassé de son troupeau par les Sarrazins, et y faire, comme dans sa propre église, toutes les fonctions épiscopales, indépendamment de tout autre intérieur au Pape. C'est pour cette raison que les évêques de Bethléem sont censés être membres du Clergé de France, jouir des mêmes privilèges et honneurs que les autres évêques du royaume, assister au:e Assemblées, et tenus au serment. » La vie, p. 124. Connue leur diocèse ne les absorbait pas, les autres évêques leur demandaient volontiers leur concours. Nombreux exemples, et curieux, dans la vie de d'Authier. Ils ordonnaient qui se présentait dans leur cathédrale, et parfois peut-être avec trop de facilité. « On sait la clause que les prélats de France ajoutaient à leurs dimissoires, coutre les évêques de Bethléem, excepto Episcopo Bethleemitano, pour les empêcher d'imposer, aussi souvent qu'ils faisaient, les mains dans leur église de Clamecy aux ecclésiastiques du royaume. M. d'Authier désapprouvait la facilité de ses prédécesseurs à conférer les ordres, mais son zèle ne pouvait approuver une clause aussi honteuse à son église de Bethléem ; il s'en plaignit au Clergé » et obtint, mais non sans peine, l'abolition de cette coutume. (La vie, pp. 321, 322.)
(2) La vie, pp, 28o, 281.
(3) Celui qui écrira l'histoire de la dévotion au Saint-Sacrement pendant le XVIIe siècle, trouvera de précieux renseignements dans l'histoire de M. d'Authier. Entre les « saintes inventions pour honorer ce divin mystère », ou nous signale des « litanies mystérieuses et pleines d'onction » ; « le Chapelet du Saint-Sacrement et « ce cantique divin et amoureux qu'on chante en ses communautés tous les jeudis de l'année » La vie, p. 236. Le cruel ne donne pas le texte du cantique. Une strophe tout au plus, — et encore ne suis-je pas sûr qu'elle appartienne au cantique, français probablement. La voici : Jesu titi sit gloria — Qui lates amantissime — Sub bina signi specie — Per cuncta mundi sæcula. Mais il donne, en tête du livre, et les litanies, belles en effet, pp. XXIII, seq., et une longue notice sur Le chapelet du Très-Saint-Sacrement et la manière de le ben dire. Cette pratique a pour objet e d'honorer le nombre des années qu'on compte depuis que Jésus-Christ a institué ce divin sacrement... Il est composé d'autant de petits grains qu'on compte d’années depuis l’ institution... On l'achève à présent dans l'espace d un mois , » Au lieu du Pater, cinq acclamations; au lieu de l'Ave Maria, le verset que je viens de citer : Jesu, etc. « Ou forme deux difficultés, pour rendre l'exercice de ce chapelet incommode » : « Si le monde, dit-on, dure encore plusieurs millions d'années, il est à craindre qu'un jour ne suffira pas pour en réciter une trentième portion » Mais non. «Au lieu de 3o jours qu'on met maintenant à l'achever, on en mettra 6o, puis 9o, puis 120 .. « Auparavant qu'on soit obligé de mettre un an entier pour l'achever, à 5 dizaines par jour, il faut que le monde dure 18.283 ans, et, à 10 dizaine par jour, 1l devrait durer 36 533 ans. » Pour nous tirer des autres difficultés, l’auteur a dressé une table qui va de l'année 17o3, date du livre à 1833 tout cela un peu compliqué, je l'avoue, mais assez touchant Benedicite numeri Dominum ! En tous cas, l'historien n'est pas fâché de savoir que de telles pratiques ont occupé et nourri la dévotion de nos Pères.
Puisque j'ai ouvert cette longue parenthèse, on me permettra de signaler une autre dévotion de ce temps-là, que je crois assez peu connue. Le P Chaumonot écrit dans sou autobiographie : « Je trouvai dans un livre (français) une dévotion, pratiquée par quelques personnes dévotes, à la Sainte Famille, lesquelles, à l'honneur des trente années que Jésus. Marie et Joseph ont passées ensemble, portent un cordon qui a trente noeuds Chacun de ces noeuds a trois tours, pour représenter combien, pendent tout ce temps, ces trois adorables personnes ont été unies de pensées, de sentiments et d'affections. Là-dessus, je me sentis porté à établir à Montréal cette pratique... » Autobiographie du P. Chaumonot, Paris, 1885, pp 165. 166. Sur d'autres initiatives analogues et contrefaçons du chapelet au sien siècle. cf. R. P. Mortier, Histoire des Maitres généreraux de l'Ordre des F. F. Prêcheurs, Paris, 1914, VII, pp. 188-2o7.
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RENÉE FEDON (1655 ? -1693), née et morte à Lambesc, « petite ville de Provence », connue de Mme de Sévigné; c'est de la ville que je parle (1). Ses lettres ne manquent pas d'intérêt. Après s'être dûment perfectionnée dans les voies communes, « son oraison ne fut plus une douce
(1) Abrégé de la première partie de la vie de la Soeur Renée Fedon du Tiers Ordre de la Sainte-Trinité, par un religieux du même Ordre, Avignon, 1738 ; puis, sans que la pagination se renouvelle : La vie de la soeur Renée Fesdon.. seconde partie. Détail de ses vertus. Mon ami, Edouard Aude, conservateur de la fameuse Méjanes, m'apprend que cet abrégé de 1738 n'est que le remaniement de l'ouvrage intitulé : La vie de la soeur Renée, par un religieux de l'Ordre de la Sainte-Trinité, Arles, 1734.
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sensation, ni les charmes d'une imagination pleine d'une image agréable, ni la découverte des vérités sublimes de la religion, ni l'espérance de posséder bientôt l'objet de ses plus tendres désirs, mais un goût ineffable, qui l'attacha immédiatement à Dieu; et les délices du pur amour lui firent oublier tout le reste ». Elle écrivait à son directeur :
Au moment que je me prosterne devant Dieu, je ne puis plus disposer de mes sens; à peine puis-je commencer le Pater; le sentiment que j'ai en prononçant un terme si tendre m'occupe entièrement; il ne m'est plus permis de rien prononcer... Faut-il que je fasse de plus grands efforts pour continuer cette prière vocale, ou que je suive cet attrait? Il n'y a que l'obéissance qui puisse me rassurer (1).
Mme de Sévigné, ou Mme de Grignan lui aurait-elle prêté les Maximes? Ou bien ce petit livre se trouvait-il chez les libraires de Lambesc ? En tous cas, on nous donne,
comme l'oeuvre de Renée Fedon, un mince recueil de « pensées pour tous les mois », où je lis ceci :
Percez dans le coeur de ceux qui vous louent, vous y trouverez le tombeau de votre vanité. Flatterie, légèreté, dissimulation indifférence, intérêt, fourberie, tout cela s'y trouve presque, et jamais la bonne foi (2) .
EUGÉNIE DE SAINT-AUGUSTIN (JEANNE GAUTIER), 1667-1695 ; née à Marseille, morte à Cavaillon (3). Après une jeunesse trop « éventée », elle se convertit en 1682, à la première messe de son frère, Jean-Louis de Saint-Augustin, carme déchaussé. A sa prise d'habit (mai 1683) chez les carmélites de Cavaillon, « son frère, le carme déchaussé, prêcha, et prit pour thème ces paroles du XVe chapitre
(1) La vie, pp. 14o, 141.
(2) Ib., p. 179.
(3) Le chemin soeur de la perfection chrétienne découvert sur la croix par la seur Eugénie de Saint-Augustin, carmélite déchaussée de la ville de Cavaillon, et manifesté par les religieuses du même ordre de la dite ville... Marseille, 112.
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d'Esther : Ego sum frater tuus ; noli metuere, non morieris. Je suis votre frère, ne craignez point, vous ne mourrez pas » (1). Tentation d'ennui pendant son noviciat. « Elle en écrivit à son frère, le carme déchaussé, le priant de la venir voir, lui disant qu'elle n'était pas contente, et qu'elle voulait sortir de la religion. Le jour à peu près qu'elle sut qu'il devait arriver, elle monta, après vêpres, sur la galerie de l'Église, d'où l'on découvre bien avant dans le chemin de Marseille, espérant de trouver quelque soulagement à sa peine, par la vue du lieu par où elle désirait de passer bientôt; mais... à peine fut-elle arrivée à la fenêtre lui tourne de ce côté-là, qu'elle vit fondre sur elle avec une horrible furie un gros animal noir comme un corbeau, mais qui n'avait point d'ailes, et qui semblait être prêt à la dévorer..., et se tirant vite de la fenêtre pour l'éviter, elle entendit une voix qui l'appela trois fois de son nom » (2). Elle descendit et dès lors, ne songea plus à partir. En vérité, les chats de Provence n'ont point d'ailes, mais ils ne dévorent que les rats. Au demeurant, quelle admirable poésie dans les premières lignes : cette fenêtre qui donne sur la route de Marseille, sur la liberté! Elle fit profession en 1684, et « son frère, le carne déchaussé », trouva encore un beau texte pour cette occasion. «Propter te mortificamur tota die; aestimati sumus sicut oves occisionis ». Bonne âme, elle était « jalouse de la réputation des absents », et elle avait « une horreur mortelle pour tout ce qu'on appelle murmure dans les monastères (3) ». On assure qu'elle fut très heureuse dans sa vocation, comme elle tint à le répéter « à son frère, le carme déchaussé, lorsqu'elle était au lit de la mort, pour ôter à ce R. Père tout sujet de se repentir de lui avoir procuré une mort si prompte en la portant à se faire carmélite (4) ».
(1) Le chemin, p. 13.
(2) Ib., p. 15.
(3) Ib., p. 23.
(4) La vie, p. 25.
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Quelle admirable humanité dans cette suprême délicatesse! Les atroces mortifications qu'elle imaginait, dépassent, je crois, tout ce que j'ai vu en ce genre de plus rebutant, et c'est beaucoup dire (1). Attirée à l'oraison mystique, « Je ne pouvais plus me servir de la méditation, écrit-elle à son frère, mon imagination ne pouvant pas s'arrêter à aucun mystère particulier » (2). Craignant qu'une « trop grande application n'altérât sa santé », un des supérieurs lui défendit la lecture des oeuvres de N. B. P. Jean de la Croix, et du Chrétien intérieur de M. de Bernières; cette défense lui fut fort sensible, parce que ces deux livres étaient conformes à son intérieur, et qu'elle les goûtait fort » (3). Remarquez la juxtaposition de ces deux noms.
Elle mourut âgée seulement de vingt-sept ans. « On ne vit jamais morte qui eût l'air plus dévot... Il semblait qu'elle faisait encore oraison (4). »
VII. — LANGUEDOC, GUYENNE, PÉRIGORD
GERMAINE D'ARMAING (1664-1699), née à Pamiers, morte chez les clarisses de Toulouse Véritable mystique, m'a-t-il semblé, bien que sans éclat et sans grâce. Il lui manque une certaine simplicité, comme il arrive souvent aux femmes peu instruites, notamment aux religieuses converses — aux autres aussi quelquefois — qui reçoivent l'ordre de coucher par écrit leurs expériences. Elle eut
(1) Cf. Le chemin, p. 4o. Il y a dans l'autobiographie de Mme Guyon, un fait analogue, rappelé par M. de Montmorand, Psychologie des mystiques catholiques orthodoxes, p. 77. Et ceci n'est rien encore auprès des détails que l'on trouvera, pp. 45, 46, du Chemin.
(2) Le chemin, p. 84.
(3) Ib., p. 86.
(4) Ib., p. 97.
(5) La vie et les vertus de la soeur Germaine d'Armaing, religieuse des Pauvres Filles de Sainte-Claire du faubourg Saint-Cyprien de Toulouse, avec ses lettres spirituelles... par le Père J.-B. C... de l'Observance de Saint-François, Toulouse, 37oo. La soeur Germaine écrit toujours : je pria; je me coucha.
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des tentations douloureuses. Un soir, rentrant dans sa cellule,
je sentis tout à coup, écrit-elle, une pensée si forte qu'il n'y avait pas de Dieu, que mon âme mourrait avec mon corps, que cette vie finie, tout était fini... J'allais à matines... (le démon) me disait que tout cela m'était inutile... Lorsque je voyais les autres religieuses chanter, il me semblait que c'était un conte (1).
On serait tenté de croire que de telles épreuves sont réservées aux intellectuels. Il n'en est rien. Étrange récit et assez prenant des mortifications qu'elle imagina pendant un carême, mimant, trait par trait, la Passion de Notre-Seigneur. « Ayant porté une grande croix, les portes bien fermées, à deux heures après minuit..., je me fis crucifier... » (par une des soeurs) devant le Saint-Sacrement. Son biographe se trompe en jugeant « cette action si particulière » que, dit-il, « nous n'en avons point vu jusques ici de semblable en d'autres personnes » (2).
MARIE DE SAINTE-THÉRÈSE (vers 164o-1717), née à Lesparre, morte au Carmel de Bordeaux. M. Saudreau, maître en ces matières, l'admire beaucoup ; moi donc aussi, mais non sans effort. Laissé à mes propres lumières, je ne verrais en elle qu'une façon de canéphore, belle et glacée. Aucune expression sur son visage, si ce n'est une assurance parfaite. De ses deux bras levés elle tient un livre. qui repose sur sa tête : La vie de la très sublime contemplative, soeur Marie..., où l'on voit la conduite que Dieu a tenue sur elle pour l'élever à la plus parfaite union, et à la plus sublime contemplation (3). Ce titre, je le crains, ne l'eût pas suffoquée. Avec cela, nous savons que le livre a été mis à l'Index, en dépit, à cause peut-être du
1) La vie, pp. 269, 270.
(2) Ib., pp. 223-233.
(3) Composée par M. l'abbé de Brion, Paris, 172o.
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mal que se donne l'auteur pour prouver que la Soeur Marie est exactement le contraire de Mme Guyon (1). Un seul mot de femme : l'Enfant Jésus s'étant montré à elle, « tel qu'il était au moment de sa naissance », « j'avoue, dit-elle, qu'il me parut si petit que j'en fus dans une extrême surprise » (2). On, et elle aussi, nous parle, mais à satiété, de « soulagements », de certains « soins d'elle-même qui... paraissaient incompatibles avec la sainteté (3) ». Qu'est-ce à dire? Quelques minutes de sieste ; des sucreries ; un breuvage plus réconfortant que l'eau claire du Carmel, et plus semblable aux crus de Lesparre ? Mystère. Mais pourquoi en parle-t-elle? Serait-ce pour s'écrier avec saint Paul : « Qui me délivrera des mortelles exigences de ce corps? » Oh! non, pas du tout. Mais pour s'expliquer à elle-même que les carmélites, ses soeurs, puissent, comme elles font, rester insensibles à l'éblouissement de sa propre grâce. Non qu'elle se plaigne d'être ainsi méconnue. Simplement elle le constate; trop distante, d'ailleurs, pour en souffrir, trop hautaine, ou, si l'on veut, trop modeste. Qu'on la vénère si peu, c'est là pour elle un curieux problème de psychologie féminine. On voudrait toutefois que ce problème l'eût moins occupée. Pour le résoudre, elle n'a pas recours aux solutions basses ; elle ne se croit
point jalousée, mais « inaccessible ». Elle écrit à son directeur :
Ce n'est pas sans sujet que je vous ai mandé que, pour trouver le trésor ou le fond de grâce que Dieu a mis en mon âme, il faudrait l'aller chercher dans le fond de mon humiliation.,. Plus je vais en avant, et mieux je découvre le fond de cette vérité, voyant mon trésor si bien caché par le voile dont Dieu l'a couvert,
(1) La condamnation est plus curieuse à cette date. Il y a quelque mystère là-dessous. Je me suis même demandé si la prétendue vie ne serait pas sine. pleurent une pieuse fiction, comme le roman de la Solitaire des rochers, les romans du P. Marin, etc.
(2) La vie, p. 154.
(3) Ib., p. 169.
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— entendez par ce voile les mystérieux et, sans doute, quotidiens « soulagements » dont elle a besoin —
que la plupart des hommes de ce temps ne sauraient l'apercevoir.
On croirait vraiment que toute l'Europe s'inquiète d'elle et voit d'un mauvais oeil ses « soulagements ».
Car, si l'on veut juger de l'état d'une âme, l'on s'attache à examiner et à voir si elle est riche en oeuvres extérieures (de pénitence)... C'est là ce qui est cause qu'on se trompe si souvent sur ce sujet; c'est parce qu'on ne compare pas, ainsi que le dit le grand Apôtre, ce qui se passe dans l'âme spirituelle avec ce qu'en ont dit ou écrit les vrais spirituels (I. Cor. 2). Il ne faudrait, sans aller chercher des exemple bien loin,... qu'examiner avec soin mon intérieur, pour voir s'il est possible que ce soit mon esprit naturel qui produise tout ce que Dieu me donne de lumière sur tant de différents sujets,
Mais oui, ma Soeur, cela est parfaitement possible;
avec un coeur et un esprit qui est aussi fervent que celui des anges. Oui, vous le savez, que Dieu m'a donné une volonté si ardente pour l'aimer, et un esprit si vif et si agile pour s'élever à lui, que c'est ce qui ne se peut exprimer
Mais, en même temps, Dieu lui a donné une chair si
tendre qu'il lui faut, bon gré mal gré, ces je ne sais quoi que nous savons, ou plutôt que nous ignorons. C'est là
ce qui rend ma grâce en quelque façon inaccessible, et qui empêche qu'elle ne puisse être bien connue que de Dieu et de vous, qui voyez très clairement pourquoi cette Majesté suprême m'engage à quémander mes besoins (les soulagements). C'est sans doute pour que je sois uniquement à lui (1).
Bizarre lettre, qui nous la montre un peu moins indifférente au qu'en-dira-t'on que nous n'aurions cru. Allons! elle reste femme par quelque endroit. Sainte aussi peut-
(1) La vie, pp. 53o, 531.
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être, bien qu'elle n'ait certainement pas le style des saints. Par où l'on voit combien le discernement des esprits est difficile. J'ai dit assez vivement le peu d'amitié et de confiance que m'inspirerait d'abord la mystique bordelaise, et plusieurs jugeront, je crois, que cette sorte d'antipathie n'est pas l'effet d'un simple caprice. Néanmoins, il est infiniment probable que je me trompe, égaré par des apparences fâcheuses, et sans doute aussi par la maladresse d'un biographe. M. Saudreau, dont l'autorité est si considérable, affirme en effet que « la Soeur Marie... reçut de très précieuses faveurs mystiques, qu'elle décrit avec une grande clarté et exactitude » (1). Sur ce dernier point, aucun doute ne paraît possible. Que ses lumières viennent de son esprit naturel, ou de sa mémoire, ou de plus haut, la Sœur Marie décrit l'expérience mystique avec une rare maîtrise. Ainsi, par exemple, sur les préludes immédiats de l'union :
Je ne sais à quoi doit aboutir tout ce qui se passe en moi... Je suis à peu près comme une princesse que l'on mène dans quelque pays étranger, pour épouser un grand monarque, et que l'un conduit avec tant de hâte qu'on ne lui donne pas le temps de voir ni de s'arrêter à rien de tout ce qu'elle rencontre. Il semble qu'on fait passer mon âme... au milieu d'une infinité de merveilles sans permettre à mon esprit et à toutes (mes) puissances.,., qui sont comme la suite de cette princesse, de s'arrêter à rien, y ayant un mouvement secret qui me presse d'avancer (2).
Le ton me plaît médiocrement, mais cela est fort bien vu.
Ce Dieu d'amour m'unissait... si étroitement à lui que je ne
(1) A. Saudrean, L'état mystique, Paris, 1921, p. 171.
(2) La vie, pp. 275, 276. Malaval avait employé déjà et longuement commenté une comparaison identique. « La fille qui, passant par les chambres du palais, sans s'amuser à les regarder attentivement, irait droit au cabinet du roi, représent(e) l'âme, qui se recueillant dans son intérieur... » va droit à Dieu. Pratique facile pour élever l’âme à la contemplation, Paris, 167o, I, p. 39. Tout l'ouvrage serait ainsi à examiner du point de vue critique.
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le voyais pas, parce que je me trouvais une même chose avec lui... (1)
Bonnes remarques sur « les puissances » toujours pressées d'interrompre la quiétude :
J'ai vu... que, jusque-là la raison n'avait pas été assez éteinte, et qu'elle se rallumait aussitôt que la lumière surnaturelle commençait à paraître, ce qui est un mélange qui trouble et empêche la clarté de la lumière divine, et qu'elle ne soit reçue purement (2).
L'âme, parvenue à l'état d'union..., a de la facilité pour rassembler... toutes ses facultés pour aimer Dieu... Mais si cette âme voit et sent quelle rassemble (ainsi) toutes ces forces, cette vue de l'esprit, ou ce sentiment quoique très subtil, fait quelque petite division dans les forces de cette âme, et empêche qu'elles ne soient aussi parfaitement rassemblées que quand l'âme embrasse ou se plonge dans son divin objet sans voir et penser à son action (3).
Voici mieux encore :
Des âmes très saintes .se sont trompées dans les révélations qu'elles ont cru avoir reçues de Dieu..., parce qu'elles n'étaient pas encore assez habituées à arrêter tous les instincts ou tous les mouvements de leur partie supérieure, et que LEUR ESPRIT OU LEUR LUMIÈRE NATURELLE SE FORMAIT TRÈS SECRÈTEMENT LES VUES QU'ELLES CROYAIENT RECEVOIR DE DIEU (4).
A-t-elle eu, un seul instant, la pensée que cette remarque si juste, si profonde, pourrait bien s'appliquer à son propre cas ? Je voudrais le croire, mais j'en doute fort (5).
(1) La vie, p. 291.
(2) Ib., p. 356.
(3) Ib., pp. 358, 359.
(4) Ib.. p. 362.
(5) On trouvera d'autres beaux textes dans l'ouvrage déjà cité de M. Saudreau,pp. 171, 172.
Ou voit bien que, entêté et relaps, je résiste jusqu'au bout à l'autorité de mon vénérable et cher ami, M. le chanoine Saudreau. Cette vie de la Soeur Marie me demeure suspecte. Je n'aime pas le ton de ses lettres, et je me demande, du reste, si, en écrivant ces lettres à son directeur, elle n'a pas quelque livre sous les yeux. Puisque l'occasion s'en présente, je dois avouer aussi qu'il est un autre point, sur lequel je n'arrive pas à m'entendre avec M. Saudreau. Voici, en effet, ce que celui-ci vient d'écrire dans la nouvelle édition de L'état mystique, ce beau livre qu'on ne saurait trop louer. C'est à propos de la triste histoire de Loudun. « L'éminente vertu de la Mère Jeanne des Anges fut reconnue, non seulement par le P. Surin, très bon juge en la matière (mais non, selon moi, en la circonstance), mais aussi par sainte Jeanne de Chantal (qui n'a eu ni le temps ni le moyen d'examiner Jeanne des Anges) et par la sainte veuve de Rennes, Mme du Houx, qui eut avec elle les rapports les plus intimes. M. l'abbé Bremond (tome V) se montre très sévère pour la Mère Jeanne des Anges, mais il a été trompé par Dom Lobineau, qui, négateur passionné du surnaturel diabolique dans l'affaire de Loudun, a odieusement altéré le témoignage de l'auteur de la vie de Mme du Houx (v. Revue prat. d'Apolog., avril, 1921), comme il a vilainement travesti le récit de la conversion de Kériolet. » A. Saudreau, L’état mystique, Paris, 1921. Qu'il me permette de lui répondre.
Je n'ai pas encore lu l'article auquel on me renvoie, Si l'auteur de ce travail prouve ce qu'il avance, j'en serai quitte pour ajouter un paragraphe de deux lignes à la liste de mes errata. Elevé dans le respect des grands Mauristes, j'ai fait confiance à Dom Lobineau sur un trait particulier de l'hagiographie bretonne, que je n'avais pas alors le moyen d'élucider par moi-même. Fort de son autorité, j'ai dit que Jeanne des Anges n'avait inspiré à Mme du Houx qu'une très médiocre confiance, simple détail anecdotique, qui, dans ma pensée, faisait honneur à la perspicacité, au bon sens de cette noble femme, mais qui, à cela près, n'avait aucune importance. Supprimez ce détail, démontrez que Dom Lobineau a commis un faux et que Mme du Houx a eu pour Jeanne des Anges les yeux du P. Surin, tout le reste de mon long chapitre, c'est-à-dire plus de cinquante pages, demeure intact. Les conclusions qui chagrinent si fort M. Saudreau s'appuient, non pas du tout sur le témoignage de Mme du Houx—ce qui serait une base par trop incertaine — mais sur une étude patiente de l'autobiographie de Jeanne des Anges. Ces confidences que Jeanne a cru écrire pour sa plus grande gloire, et qui renferment en réalité des aveux d'une gravité exceptionnelle, je les discute, je les juge d'après l'idée que je me suis faite par ailleurs, et non à la légère, du style des saints. Après quoi, je dis hautement : non, cette femme n'est pas une sainte. J'ajoute que, si elle n'était pas manifestement une malade, une détraquée, on ne saurait la ranger, aux heures graves de sa vie, parmi les honnêtes gens. Ce disant, je me suis trompé peut-être, mais ce n'est pas Dom Lobineau qui « m'a trompé ». Que M. Saudreau veuille donc prendre la peine de lire, non pas les deux dernières pages, mais les cinquante-six autres de mon chapitre; qu'il me signale les points précis où mon diagnostic s'égare, où je me laisse aller à des jugements téméraires ; avec cela, mettant à profit sa propre expérience des saints, qu'il nous fasse admirer, sur des exemples précis, « l'éminente vertu » de Jeanne des Anges ; et je me rétracterai avec allégresse. En attendant, je lui demanderai une grâce : qu'il ne me reproche plus un excès de sévérité à l'endroit de cette malheureuse. Je suis très dur à ses défaillances morales, aux « délectations moroses », où je vois le prologue d'une affreuse tragédie : je suis dur à ses illusions, à sa mégalomanie prodigieuse, à ses mensonges. Interficite errores. Mais, pour sa personne même, je n'ai que pitié, la pitié du prêtre et celle du médecin. Pas un mot de moi ne donne à entendre que je la tienne pour pleinement responsable du mal qu'elle a fait.
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ALAIN DE SOLMINIHAC (1593-1659)1, né près de Périgueux, mort évêque de Cahors, après avoir été abbé de Chancelade.
(1) La vie de Mgr Alain de Solminiltac, evesque, baron et comte de Caors, par le R. P. Léonard Chastenet, Caors, 1662. En correspondance très suivie avec Vincent de Paul. Nombreuses lettres de lui dans la récente édition des lettres du saint, notamment au sujet du jansénisme. Le 18 juillet 1653, après la condamnation du jansénisme, Alain écrit à Vincent : e Je lis et relis les qualités que notre Saint Père a données à ces propositions, particulièrement à la première et cinquième, et ne puis me soûler de les lire, tant j'y prends de plaisir ». Saint Vincent de Paul. Correspondance... édition publiée et annotée par Pierre Coste. Paris, 1921, IV, p. 267.
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Comme réformateur de son Ordre, il appartiendrait à notre tome II; mais, puisque nous entrevoyons déjà la déroute prochaine des mystiques, on me permettra de rappeler en passant que, bien avant M. de Cambrai, il y eut des Périgourdins pour défendre le Pur amour. Influence du climat, comme on disait, il y a trente ans. « Dans tout ce qu'il faisait, il n'avait rien en vue que le bon plaisir de Dieu ; ses propres intérêts ne le faisaient point agir ; il n'avait pas même pensée de l'enfer ni du paradis. Quelqu'un lui demandant un jour comment cela se faisait, il répondit qu'il croyait que c'était par une particulière providence de Dieu, qui, en cela, se servait du ministère des anges, pour ôter ces objets de devant les yeux de son esprit. » « Il dit une autre fois qu'il n'avait de volonté ni de paradis, ni d'enfer, ni de rien, pas plus qu'un enfant (1).» Plus fénelonien que Fénelon, il médita d'abord « sur les attributs et perfections de Dieu, et enfin, simplifiant son sujet de plus en plus, il n'en prit d'autre que Dieu même, avec abstraction de ses perfections » (2). De nos innombrables Saints du XVII° siècle, le Vénérable Alain fut, je crois, un des plus près d'être béatifié (3), et, Dieu aidant, peut-être le sera-t-il.
VIII. — LES RECUEILS
Aux monographies séparées dont on vient d'entrevoir quelques échantillons, — et je n'en connais peut-être
(1) La vie, p. 734.
(2) Ib., p. 7o1. Deux chapitres curieux sur son oraison.
(3) « Le 28 mars 1905,... la S. Congrégation des Rites a reconnu la validité du procès que l'officialité de Cahors a entrepris dans la cause du « vénérable » A. de Solminihac. » G. Doublet, Jean du Ferrier toulousain, d'après ses mémoires inédits, Toulouse, 1906.
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pas le quart, — il faudrait ajouter les recueils biographiques, soit par exemple l'Année dominicaine, le Ménologe des jésuites français, l'Année sainte de la Visitation, les trois volumes de notices oratoriennes, compilés par le P. Cloyseault, et récemment publiés par Dom Ingold, les Saints prêtres français — trois volumes encore — de M. Grandet, publiés par M. Letourneau, etc, etc.. Je me borne à quelques mots sur le premier siècle des ursulines françaises. Leur histoire est assez embrouillée. A peine fondées, elles se divisent en provinces indépendantes, et chacune de ces provinces a ses annales, merveilleusement riches. Voici, édifiante jusqu'à un certain point, mais en tous cas fort réjouissante, une page de ces annales. Il s'agit d'une ursuline au nom charmant, Fleurette de Casassus, et d'un capucin, qui s'appelait dans le monde « Despuntis », ou de Pontis.
« M. de Pontis, habitant de Granade (Haute-Garonne), dans un voyage qu'il fit à Paris, se trouvant dans un danger évident d'être assassiné, fit voeu à Dieu que, s'il lui sauvait la vie, il se ferait capucin. Il échappe et rentre chez soi, (niais) il ne peut se résoudre d'accomplir son voeu, empêché par une très forte attache, qu'il avait à une demoiselle de Granade, appelée de Casassus. Et, bien loin de penser au cloitre, il envoya à Rome, pour obtenir la dispense de son voeu, laquelle lui fut accordée. Mais Dieu, qui ne l'approuvait pas, permit qu'il tombât une seconde fois dans le même danger d'être assassiné. Alors il reconnut sa faute, et, pour sauver sa vie, il se sert du même remède, et réitère son voeu de se faire capucin, sans limiter le temps. Et, comme la passion qu'il avait pour sa demoiselle lui donnait un très grand chagrin dans la pensée qu'un autre l'aurait pour épouse, il désirait avec la même passion qu'elle se fit religieuse. Cette
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honnête demoiselle était alors en pension aux religieuses... ursulines de Toulouse, et son prétendant la fait sonder là-dessus. Elle se sent à même temps touchée et inspirée de se faire de cette religion. Ce qu'ayant appris, il en fut ravi d'aise, et s'en va à Toulouse demander à la supérieure... pour fonder à Granade », promettant qu'il ferait les frais de la fondation, mais à la condition que sa Fleurette serait reçue en qualité de fondatrice. On sait que ce titre donnait droit à maints privilèges. Fondation en 1626. « M. de Pontis alla au-devant leur porter les clefs de la maison, les y conduisit et les mit en possession... La Soeur Fleurette ayant fait sa profession, le sieur de Pontis exécuta son voeu (et) prit l'habit de capucin (1).
Veut-on un autre sujet de drame ou de roman? On le trouvera dans l'histoire de l'ursuline Anne de Beauvais (1586-162o). Jeune religieuse à Bourg-sur-Girard, « on l'appliqua à l'étude de la musique, que l'on se proposait d'enseigner dans les écoles. Le chantre de l'église de Bourg fut chargé de lui apprendre les premiers éléments de cet art, et de lui donner surtout des leçons d'orgue et de piano... Après quelques leçons, il s'aperçut que son élève avait déjà atteint son niveau, et menaçait de le surpasser. Aussi cria-t-il au prodige, ajoutant même que le fait était trop extraordinaire pour ne pas provenir de quelque cause surnaturelle. (Les Anges? Pourquoi pas? Mais non, on ne pense jamais à eux en de pareils cas. C'est toujours le
(1) La Chronique des religieuses Augustines Ursulines de la Congrégation de Toulouse, dressée par le R. P. Parayre, Toulouse, 1681, I, pp. 161. J'ai l'impression que la copie que l'on vient de lire, faite sur de vieilles notes que je ne puis présentement contrôler, n'est pas toujours exacte. Autre recueil parallèle : Les chroniques de l'Ordre des Ursulines recueillies pour l'usage des religieuses du même Ordre, par M. D. P. U. (Mère de Pomereux, ursuline), Paris, 1681. Cf. Histoire de sainte Angèle... suivie de notices historiques et biographiques sur les communautés d'ursulines du Nord de la France et de la Belgique, par l'abbé Parenty, Arras, 1842; Vies des premières Ursulines de France tirées des chroniques de l'Ordre, par M. Charles Sainte-Foi (Jourdain), Paris, 1856 ; H. de Leymont, Madame de Sainte-Beuve et les Ursulines de France..., Lyon, 1889; Abbé J. Morey, Anne de Xainctonge et les Ursulines au Comté de Bourgogne, Paris, 1892; J. Thomas, Un mot pour les Xainctonge, Dijon, 1912. Cf. aussi notre Invasion mystique, pp. 25, seq.
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diable.) Quelques têtes faibles, parmi les Soeurs du cous vent, crièrent aussitôt à la magie et au sortilège. Toutefois, Dieu ne permit pas que cet homme conservât longtemps ses absurdes préjugés. Remarquant un jour que les doigts d'Anne de Beauvais étaient meurtris et ensanglantés, il lui demanda d'où provenaient de pareilles blessures. Anne refusa d'abord de répondre, mais le chantre ayant pris un ton plus convenable et presque respectueux, elle lui avoua qu'ayant tiré autrefois vanité de la blancheur et de la beauté de ses mains, elle s'en punissait de temps à autre en les piquant avec des pointilles de fer... Le musicien sortit du couvent, le coeur bouleversé... et, à quelques jours de là, il entrait comme postulant chez les capucins de Bordeaux. En 162o, il était procureur du couvent de Poitiers, et c'est de lui-même que le biographe de notre bienheureuse tenait le récit qu'on vient de lire (1).
(1) Vie des saints personnages de l'Anjou, par le R. P. Dom François Chamard, Paris, 1863, Il, pp. 43z, 432. N'ayant pu recourir aux textes originaux, je me vois obligé de donner cette version plus ou moins modernisée.
Qu'on me permette de réparer ici, en deux mots, un fâcheux oubli. Le pèlerinage de N.-D. du Laus (Cf. plus haut, pp. 422, seq.) n'a pas été le seul Lourdes, si l'on peut ainsi parler, du XVII siècle. J'en connais au moins un autre, et encore plus semblable au nôtre : celui d'Alan, diocèse de Comminges. Une bergère, une fontaine, des miracles. Et la voyante, comme Bernadette, meurt dans un couvent. Nous la retrouverons, je l'espère, dans un de nos futurs volumes.
CHAPITRE IV : LA PROPAGANDE MYSTIQUE : JEAN DESMARETS ET LES DÉLICES DE L'ESPRIT (1)
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§ 1. — La conversion de Philédon.
§ 2. — Lendemains de conversion.
§ 3. — Initiation de Philédon à la vie mystique.
I. Le R. P. Poulain et Desmarets : « une vraie connaissance des états d'oraison ». — Affabulation des Délices. — Desmarets tour à tour Eusèbe et Philédon. — Les étapes d'une conversion. — La cabane des plaisirs charnels ; les Arts ; les Sciences. — Le Palais de la Fortune : Desmarets chez le cardinal.
II. La mort de Richelieu et la conversion de Desmarets. — Avait-il perdu la foi ? — L'apologétique pascalienne et newmanienne avant Pascal et Newman : certitudes qui se forment « dans les plus hautes parties de l'âme ». — « Je veux te prouver par ton goût même qu'il y a un Dieu ». — « Je te le ferai connaître au-dessus de tout raisonnement ». — « Tu es seulement fugitif de sa lumière ». — Les « appartements de la Logique » et l'anti-intellectualisme de Philédon. — Croire ; goûter ; connaître. — Dialectique du goût : Gustate et videte quam suavis est. — Les Délices et le Génie du christianisme.
III. L'échelle des plaisirs. — Délices de la musique et rançon amère de ces délices. « Nous ne pouvons plus souffrir les médiocres ». — De la Poésie. — Raisons mystiques et scrupules religieux qui ont présidé à la croisade menée par Desmarets coutre les poètes païens. — La Philosophie morale. — Duel entre l'Amour et la Chasteté. — Infirmités de la morale séparée : ascétisme et mystique. — Suprêmes résistances de Philédon. — Découragement d'Eusèbe. — La conversion de Philédon : « Soudain je me suis senti frappé ». — « Voilà devant vous ce cheval échappé... »
(1) La bibliographie est partout, notamment dans la Grande Encyclopédie (bon article de E. Asse), mais sur l'homme, sa vie, et son oeuvre, nous devons, je crois, nous contenter, en attendant mieux, de la notice publiée par le diligent Kerviler en 1879: Jean Desmarets, sieur de Saint-Sorlin, l'un des quarante fondateurs de l'Académie française. Etude sur sa vie et sur ses écrits. Le long chapitre que lui consacre Hipp. Rigault dans son Histoire de la querelle des Anciens et des Modernes est excellent. Une foule de renseignements dans les Visionnaires de Nicole : cela va sans dire, puisque ce livre est un pamphlet contre Desmarets, et dans les Mémoires de Rapin (Mémoires III, p. 389.) Signalons enfin les documents de première importance récemment publiés par l'abbé A. Auguste : Les Sociétés secrètes catholiques du XVIIe siècle et H.-M. Boudon, Paris, 1913. J'ai écrit Desmarets, comme on le fait communément aujourd'hui, mais le poète signait : DESMARESTS.
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Au n° 63 de la Bibliographie qui termine son grand traité de mystique, le R. P. Poulain a écrit, avec un flegme parfait, les quatre lignes que voici :
§ 3. Desmarets de Saint-Sorlin, premier chancelier de l'ACADÉMIE FRANÇAISE (1595-1676). Les délices de l'Esprit, 1655. Livre bizarre, qui montre cependant une VRAIE CONNAISSANCE DES ÉTATS D'ORAISON.
Pour réveiller les imaginations paresseuses, j'ai souligné les mots émouvants.
Il les expose en les regardant comme symbolisés par des faits de l'Ancien Testament (1).
Au n° 62, c'était un Provincial des carmes, le P. Chéron, lequel doit nous occuper à son heure ; au II° 64, un vieil ami, le jésuite Rigoleuc (2). Avouez qu'entre les deux, on ne s'attendait pas à voir paraître un simple académicien, et qui pis est, un excentrique notoire, pour ne rien dire de plus. D'un autre côté, nul ne soupçonna jamais l'étroit et rigide P. Poulain d'humour, de faiblesse ou de fantaisie. Avant de les inscrire dans son catalogue, il fait subir aux divers spirituels un interrogatoire impitoyable, et, pour peu qu'ils répondent de travers, il les cloue au pilori. Ainsi l'éminent Benoît de Canfeld, par lui condamné à rejoindre aux lieux infernaux Molinos et Fénelon. Si fermé qu'il soit, du reste, à nos curiosités profanes, le P. Poulain n'ignore pas tout des multiples aventures qui ont rendu fameux, piteux, et même odieux le nom de ce pauvre Desmarets.
(1) A. Poulain. Des grâces d'oraison. Traité de théologie mystique, Paris, 1906 (50 édit.), p. 583.
(2) Nous lui avons consacré un long chapitre dans notre t. V. L'École Lallemant.
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Il aura donc lu avec un redoublement de vigilance les Délices de l'Esprit, il aura pesé tous les mots du rare Imprimatur qu'il leur donne : génie quelque peu bizarre, mais mystique de tout repos (1). En faudrait-il davantage pour ouvrir nos lèvres, pour libérer notre conscience, au cas où il nous plairait, à nous aussi, de louer plus longuement et avec une allégresse particulière, ce somptueux in-folio — car c'en est un et de sept cents pages — son papier, ses caractères, ses images, voire l'originalité savoureuse, la richesse de son contenu.
PHILÉDON. — Qui est ce mélancolique qui s'écarte dans cette allée solitaire ? Quoi ! C'est mon ancien ami ! O mon cher Eusèbe, que je t'embrasse. Tu es sans doute voisin de ce beau palais d'Orléans (le Luxembourg)... Reposons-nous, je te prie, sur ce siège. Il y a longtemps que je souhaite ta rencontre, pour apprendre de toi-même s'il est vrai que tu aies quitté les solides maximes de la vie heureuse, pour te donner tout entier à la créance des choses imaginaires.
EUSÈBE. — Je ne souhaitais pas moins ta rencontre pour te détromper de plusieurs opinions qui ruinent ton corps et ton âme.
C'est un dialogue, en trente journées, et à deux personnages : Eusèbe « le pieux », le sage, le mystique, enfin Desmarets lui-même; Philédon, « c'est-à-dire qui aime la volupté », l'épicurien, l'esprit fort ou le libertin qu'il s'agit de convertir, non pas seulement à la vraie foi, comme l'ont cru tous les profanes qui ont parlé des Délices, mais à la vie contemplative, comme le P. Poulain n'a pu manquer de le voir (2). Pas plus qu'Eusèbe, Philédon
(1) Il l'a lu très certainement. Je note néanmoins un singulier lapsus de mémoire. Desmarets n'emprunte pas uniquement ses symboles à l'Ancien Testament, si, du moins, comme je le crois, l'Apocalypse fait partie du Nouveau.
(2) A en croire H. Rigault et Kerviler, Desmarets aurait eu pour but, en composant les Délices, « le développement aune idée fort belle : la poésie du christianisme et de tout ce qui se rapporte directement à Dieu ». D'où ce mot de Kerviler résumant Rigault : « Le livre de Desmarets est mort, et Chateaubriand en a fait le Génie du christianisme s. Kerviler, op. cit.. p. 92. Non, me semble-t-il, les Délices ne sont pas, dans la pensée de Desmarets, un manifeste littéraire : elles sont avant tout un livre de propagande religieuse, une apologétique et une mystique. L'auteur constate, eu maints endroits, surtout dans son explication allégorique de l'Apocalypse, la supériorité de la Bible sur les poèmes païens ; le livre tout entier démontre — ambulando — l'excellence de la poésie chrétienne, mais comme Athalie ou Esther la démontreraient.
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ne doit être un personnage imaginaire. Selon toute apparence, il représente un ou plusieurs des libertins que Desmarets essaya, et peut-être avec succès, de ramener
dans la bonne voie : quelque Théophile, quelque Desbarreaux. Mais, il est aussi, par endroits, et fort souvent, si je ne me trompe, le Desmarets d'avant la conversion. D'où il suit que ce gros livre, bien que très solidement doctrinal, n'a rien d'abstrait. Ce sont les mémoires d'un confesseur, c'est aussi une confession véritable, atrocement longue d'ailleurs, et que peu de vaillants liront jusqu'au bout, mais sincère, complète, vivante. Le prologue ne manque pas d'agrément. Sans plus tarder, l'on entre en matière.
N'as-tu jamais considéré, quand on approche des grandes villes qui ont de longs faubourgs, qu'avant que d'arriver à ces faubourgs, on trouve de petites maisons ou cabanes dans lesquelles s'arrêtent les gens de pied, et où l'on ne vend que du cidre, ou de la bière, ou de fort mauvais vin ; mais, quand on arrive aux faubourgs, on y trouve des hôtelleries, et plus on entre avant dans ces faubourgs, plus les maisons, où l'on peut prendre ses repas et se loger, sont grandes et belles, et le vin y est meilleur ; mais elles ne sont point pareilles aux grandes et belles hôtelleries de la ville, qui sont fournies... des viandes les plus délicieuses. Et tout cela encore n'est pas comparable à la maison et à la table du roi de cette ville, où tout est pompeux, magnifique, poli, délicat, rempli de bonnes odeurs, retentissant de musique, et abondant en toutes sortes de délices. Mais, Philédon, pour ne laisser pas davantage égarer ton imagination à chercher bien loin une ville, qui est bien près de toi, sache que la ville de la véritable Volupté, c'est nous-mêmes. Dans les dehors et dans les faubourgs de cette ville, sont tous les plaisirs que nous pouvons goûter par le moyen des sens extérieurs, et, au dedans.., tous les plaisirs que notre
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âme est capable de goûter par l'intérieur. Or tu n'en es encore qu'à une petite cabane, loin des faubourgs où sont les plus grands plaisirs du monde ; et tu t'y es arrêté comme ces faibles piétons, qui se reposent de lieue en lieue, et qui demeurent au premier lieu qu'ils rencontrent, où ils se contentent du méchant vin qu'on leur donne... Cette cabane est le lieu des plaisirs charnels et grossiers, où je m'étais quelque temps arrêté avec toi, dans ma jeunesse, lorsque j'étais encore faible de jambes et de courage. Mais, quand ma force et mon coeur s'accrurent avec l'âge, je sentis que ces plaisirs ne me satisfaisaient point, et ruinaient mon corps et ma fortune, et j'en voulus chercher de plus relevés. Je te quittai donc dans la misérable demeure des plaisirs du corps, qui n'avait qu'une enseigne grossièrement peinte, où était représenté un Bacchus et une Vénus.
Ainsi finit le premier chapitre de son autobiographie. Quel âge avait-il lorsqu'il dit un adieu éternel à la charnelle cabane?Nous n'en savons rien. Je crois néanmoins que cette folle étape ne fut pas longue. Saint-Sorlin délirera peut-être à ses heures, s'il faut en croire Pierre Nicole et la tradition janséniste, mais, bien que d'humeur agréable, sa gourme jetée, il sera toujours d'un sérieux profond. Tallemant, qui l'oppose, de ce chef, à Boisrobert, le bouffon de Richelieu, nous dit expressément que Desmarets «n'était pas propre pour faire rire » (1). « Il naquit en 1595, d'une bonne famille parisienne » qui comptait peut-être parmi ses ancêtres un autre Jean Desmarets, poète lui aussi, et le propre père de Clément Marot. Il avait un frère aîné, qu'il aima beaucoup, Roland Desmarets, bon humaniste, mais tout latin (2). « Une de leurs soeurs (Marguerite), qui se maria et mourut jeune, laissa une fille plus tard célèbre Marie Dupré, dont l'éducation resta à la charge de ses oncles. Elle
(1) Cf. Kerviler, op. cit.. p. II.
(2) « Richelieu lui confia la composition des distiques élogieux qu'il voulait placer au bas des portraits de sa fameuse galerie des Français illustres. an Palais Cardinal. » Kerviler, op. cit., p 7. Mais il compte surtout comme épistolier : cf. Rolandi Maresii epistularum philololicarum liber primus. Paris. 1650. Cf., dans l'épitre IX, un pompeux éloge de Jean. Cf. Kerviler, op. cit. p. 7.
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apprit le latin, le grec, l'italien, la rhétorique et la philosophie, fit des vers français, entretint commerce de littérature et d'amitié avec les principaux écrivains de son temps. On la surnommait la cartésienne. » Je serais bien curieux de savoir, si après avoir fait d'elle, à sa propre image, une encyclopédie vivante, l'oncle Jean apprit aussi à Marguerite-Marie Desmarets — pia admodum femina —l'oraison de quiétude. La chaude maison paternelle près du Luxembourg et, plus tard, le bel hôtel de la rue du Roi-de-Sicile, dessiné par notre contemplatif en personne; à deux pas, l'église Saint-Paul où les deux frères font leurs dévotions, et où ils dormiront leur dernier sommeil ; une bibliothèque magnifique; Jean et Roland aussi frères que Pierre et Thomas Corneille : la gentille orpheline, bourrée par eux d'érudition, et, je l'espère aussi, de friandises; sautant, si j'ose dire, sur les genoux de la jeune académie française, qui logea d'abord, non pas chez Mazarin, mais chez Desmarets..., pourquoi faut-il que l'impérieuse muse mystique m'arrache à ces évocations trop délectables?
« Nous savons que Roland Desmarets fut l'élève du P. Petau, et qu'il fit d'excellentes humanités. Devenu avocat au Parlement, il conserva des relations avec son ancien maître, et souvent ils soutenaient ensemble des discussions sur la bonne latinité. Il est probable que Jean, d'un an seulement plus jeune, suivit les mêmes leçons que son frère. Les lettres latines que Roland lui adressa plus tard, en le consultant sur les poésies qu'il composait dans la mémo langue, prouvent que ses études classiques furent complètes. » Chose curieuse, dès qu'il n'a pas à se critiquer lui-même, Desmarets a le goût assez fin. Il échenillera de maîtresse main l'Art poétique; il obligera Despréaux à remettre, pour la vingt et unième fois, son ouvrage sur le métier. Me revoici dans le frivole ? Mais non, tout se tient. Le jésuite Petau, ici mentionné à propos de vers latins, nous donne l'adresse probable du « sage » mystérieux qui doit un jour hâter la conversion d'Eusèbe, et guider les
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premiers pas de Jean Desmarets sur les chemins de la perfection. L'auteur des Délices, qui a beaucoup lu, n'indique jamais ses sources; il ne nous donne pas non plus le nom de ses directeurs, mais, vraisemblablement, il doit beau. coup aux jésuites. Humaniste dévot à la manière du P. Binet, fléau des jansénistes, théoricien humain et sûr des choses mystiques, de quelque côté que je le prenne, je crois reconnaître en lui l'empreinte de la Compagnie. Mais revenons à ses confidences.
Ayant donc laissé l'ami Philédon à l'enseigne de Bacchus et Vénus, il se mit en quête de « plaisirs plus relevés ».
Je m'avançai vers le faubourg, et trouvai une grande et agréable maison... C'était le séjour des Arts. J'entrai dans ce grand hôtel, où je fus charmé par la Musique, par la Peinture, par l'Architecture, par la Perspective ;
[Retenons ces deux dernières, que Desmarets doit plier un jour au service de la mystique.]
et par plusieurs autres arts, parmi lesquels je demeurai longs temps, jouissant de grands plaisirs. Mais enfin, je commençai à m'en dégoûter, sentant qu'ils n'étaient point parfaits... Allant plus avant, je trouvai une autre grande maison en façon d'un palais magnifique... C'était le Séjour des sciences... ; j'y trouvai l'Eloquence, la Poésie, l'Histoire, la Logique... J'y demeurai quelques années, goûtant de grandes douceurs parmi la peine qu'il y avait à se rendre familier de chacune de ces sciences. Mais enfin, je me lassai de ces contentements.
« Allant plus avant », il entre dans « la charmante demeure de la Réputation », puis dans le beau « palais de la Fortune », dont l'entrée est particulièrement difficile.
Toutefois, par la faveur de mes amis qui me prêtèrent la main..., j'entrai..., et je fus bientôt admis à la conversation de celui... qui dominait en ce lieu élevé (c'est Richelieu). Là je goûtai mille plaisirs ravissants par l'estime qu'il fit de moi, par les caresses... dont il m'honora... Ce sont là des plus
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délicats plaisirs du monde, dont tu n'as jamais essayé, ô pauvre voluptueux charnel.
Eusèbe ne se flatte point. Présenté par Bautru à Richelieu (1626), Desmarets ne tarda pas en effet, écrit Kerviler, « à séduire complètement le premier ministre et à devenir son familier aussi indispensable que Boisrobert, qui, malgré ses efforts pour détrôner le hardi rival, ne put jamais y parvenir ». Leur fonction, d'ailleurs, à tous deux, n'était pas la même. A Boisrobert, les bouffonneries; à Desmarets, les divertissements de haut goût, « un emploi d'esprit », comme dit Bayle. Il était le Socrate ou le Platon du cardinal, son maître d'escrime intellectuelle. Mais écoutons-le plutôt, et, ce faisant, constatons une fois de plus que, pour connaître l'histoire profane, il n'est que de lire les auteurs mystiques.
PHILÉDON . — Je sais que tu as longtemps joui de ces sortes de plaisirs (les glorieux), ayant été chèrement aimé du plus grand homme de ton siècle... Je voudrais bien que tu voulusses m'en dire quelque chose.
Qu'à cela ne tienne ! Si détaché qu'il soit désormais de ces éblouissants souvenirs, Eusèbe se résignera sans peine à les évoquer.
EUSÈBE. —Tu me forces à te dire quelqu'un de ces goûts délicats, qui te fera juger des autres, et qui servira à te l'aire connaître l'infatigable force du génie de ce grand homme, qui ne pouvait se délasser d'un travail d'esprit que dans un autre. Aussitôt qu'il avait employé quelques heures à résoudre toutes les affaires de l'État, il se renfermait souvent avec un savant théologien, pour traiter avec lui les plus hautes questions de la religion... Après cela, d'ordinaire, il me faisait entrer seul avec lui, pour se divertir sur des matières plus gaies et plus délicates où il prenait des plaisirs merveilleux. Car, ayant reconnu en moi quelque peu de fertilité à produire sur-le-champ des pensées, il n'avouait que son plus grand plaisir était lorsque, dans notre conversation, il enchérissait de pensées par-dessus les miennes; que si je produisais une autre pensée
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par-dessus la sienne, alors son esprit faisait un nouvel effort, avec un contentement extrême, pour renchérir encore par dessus cette pensée ; et qu'il ne goûtait au monde aucun plaisir si savoureux que celui-là.
Oh ! un Socrate de salon, et un Platon bel-esprit. Desmarets n'est pas le véritable penseur que l'on pourrait croire d'abord à suivre les carambolages de ses vues. Ses intuitions ne. jaillissent pas d'un long travail de réflexion, et elle passent, comme des éclairs, sans qu'il en ait lui-même soupçonné la vraie richesse. Nulle profondeur, mais simplement beaucoup « de fertilité à produire sur-le-champ
des pensées ». En faut-il davantage pour récréer honnêtement le cardinal, et nous avec lui? Quoi qu'il en soit, des entretiens de ce genre supposent une sorte d'égalité, ou la créent entre les deux partenaires. Richelieu, nous dit Tallemant, faisait « couvrir Desmarets en sa présence et asseoir dans un fauteuil comme lui, et voulait qu'il ne l'appelât que Monsieur » mauvaise école pour un homme de lettres que la nature avait fait assez avantageux.
Imagine-toi, reprend Eusèbe, quelqu'un de ceux qui sont dans l'etroite familiarité de l'homme le plus absolu d'un royaume..., s'il arrive dans l'antichambre de ce puissant homme, tous les plus grands de 1 État... le reçoivent avec des caresses excessives, et s'estiment bien heureux s'il daigne leur parler un montent.,. A proportion qu'il sent croître en eux cette estime de sa puissance, il sent aussi croître en son âme ses délices, qu'il fait plutôt consister dans l'opinion d'autrui que dans la sienne propre. Mais considère ensuite quel est son plaisir et sa gloire, quand on vient de l'appeler de la part de ce puissant homme, parmi tant de grands qui envient la fortune dont il va jouir d'aller converser familièrement avec celui dont, pour toute gloire, ils n'espèrent qu'un regard, quand il sortira de sa chambre.. Puis, en entrant dans la chambre, où n'entrent avec lui que les vains désirs de toute cette foule..., il lui semble qu'il entre dans un paradis de délices et de gloire, et qu'il laisse tous les damnés à la porte, puisque tous ces hommes meurent de dépit d'être prives de cette vue, qu'ils estiment la plus haute félicité du monde... Quand cet homme
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sort de la chambre, il croit être tout resplendissant de lumières, dont il lui semble que cette présence si adorée l'a revêtu...
Mais ne l'obligeons pas à nous en dire plus long sur cette fausse gloire du monde,
car est-il rien de si vain, puisqu'il y a même de la vanité à s'en souvenir, et encore plus à le redire (1) ?
II. Il serait « demeuré charmé, pour le reste de sa vie, dans ce séjour de la Fortune, sans un accident — la mort de Richelieu — qui précipita tous ses contentements et toutes ses espérances». Tombé « de ce haut étage, assez doucement, sans mal et sans honte » — car sa gloire était dès lors bien établie — il se réfugia dans le « palais de la Philosophie », où il apprit des Sages de la Grèce et de Sénèque — de Sénèque surtout, une des idoles de cette époque — à dompter ses passions et à tenir son âme dans un état tranquille ».
Je m'arrêtai longtemps dans cette agréable et presque innocente vie, et déjà je faisais état de n'abandonner jamais cet heureux séjour, où je goûtais, ce me semblait, un doux repos... Le Roi, qui demeurait dans le lieu le plus élevé de la ville de la vraie Volupté, eut la bonté de m'envoyer un philosophe chrétien heurter à la porte de ma chambre et m'avertir de sa part que je perdais mon temps parmi ces philosophes païens, qui m'enseignaient une doctrine pleine à la vérité de plusieurs bons préceptes, mais pleine aussi de vanité, parce qu'ils attribuaient à la force de l'esprit humain la victoire des passions, et, par ce moyen, au lieu de vaincre l'orgueil..., ils le nourrissaient, l'augmentaient, le rendaient enfin d'une grandeur effroyable ; qu'il voulait que j'entrasse dans sa ville sous la conduite de l'Humilité, et qu'il m'y ferait apprendre une plus saine et plus salutaire doctrine, et sentir des délices que l'on ne goûte dans aucune des demeures du faubourg, dans lesquelles je me pouvais arrêter (2).
Telle est, mais bien stylisée et ramenée à la simplicité
(1) Les Délices, 1ère partie, 1ère journée, pp. 1o4-1o6.
(2) Ib., 1ère partie, 1ère journée, pp. 3-5.
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abstraite d'un syllogisme apologétique, l'histoire de sa conversion. Ni les plaisirs des sens, ni l'étude, ni la gloire, ni l'humaine sagesse ne peuvent nous satisfaire : le coeur de l'homme ne trouve son repos qu'en Dieu. L'histoire vraie doit être moins rectiligne, plus complexe et sans doute plus émouvante. Obéissant à cette pudeur, aujourd'hui passée de mode, mais qui s'imposait alors aux plus glorieux, Desmarets a soigneusement dosé et passé au crible ses propres confidences, laissant peut-être dans l'ombre la principale difficulté qu'il eut à résoudre avant de se rendre aux sollicitations de son « philosophe chrétien ». Qui était-ce donc? Mais ce qu'Eusèbe n'avait pas à nous dire, les propos de Philédon nous le laissent assez deviner. Méditez plutôt ce brûlant passage, qui ouvre un jour si imprévu sur l'inquiétude religieuse au temps de Louis XIII.
Pour... croire, il faut la foi, et je ne l'ai pas. Et s'il y a un Dieu, il faut qu'il me la donne, puisque l'on dit que c'est un don de Dieu. Même je veux bien te conter, mon cher Eusèbe, comment j'ai agi en cela avec sincérité ; et qu'un jour, étant seul dans un bois, et contemplant le ciel et la terre et les arbres, et étant eu doute s'il y avait un Dieu qui eût fait toutes ces choses et moi-même, je dis ainsi tout haut : S'il est un Dieu, et s'il est tout bon et tout puissant, je lui abandonne ce bras et je le supplie qu'il le foudroie pour se faire croire à moi.
Ce sont là de ces traits que l'imagination peut sans doute plus ou moins romancer, mais que l'on n'invente pas de toutes pièces. Aussi ne serais-je pas loin de reconnaître Desmarets lui-même dans le Philédon de cette scène. Il va du reste sans dire qu'Eusèbe n'aura pas de peine à montrer la folie d'une semblable prière :
Donc tu ne veux pas croire, ni toutes les choses surnaturelles rapportées dans l'Ancien Testament, desquelles des peuples entiers ont été témoins, racontées de père en fils, et solennisées par des fêtes annuelles..., ni l'admirable rapport des prophéties
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des choses surnaturelles promises avec les mêmes choses avenues. Tu veux un miracle particulièrement fait pour toi... Chaque homme pensera avoir même droit que toi... Et quand Dieu ferait un miracle pour toi, et pour chacun des hommes, serait-ce chose assurée que chacun croirait en lui ; puisque, avec sa grâce qui ne nous défaut jamais, il faut en nous une disposition de soumission pour le croire, même faisant un miracle... ? Vois donc combien tu étais injuste, quoique tu crusses agir avec une grande sincérité... ; car s'il l'eût fait (ce miracle), tu eusses pu dire encore qu'un coup de foudre n'est qu'une chose naturelle...
Tu penses encore agir bien sincèrement, et te soumettre beaucoup, quand tu dis que, puisque la foi est un don de Dieu, tu avoues que tu ne l'as pas et que tu la demandes. Mais prétends-tu être en droit de la demander... et de l'espérer... que par une miséricorde infinie, toi qui l'avais, et qui l'as abandonnée, pour croire tes faibles et faux raisonnements, et qui as rejeté de ton âme l'esprit de Dieu, qui t'avait donné la foi des choses divinement révélées, pour croire ton seul esprit, tout borné qu'il est. Confesse que tu avais la foi aussi bien que moi pendant notre jeunesse, et tu l'as perdue, non par hasard, mais par ta propre volonté, et par l'orgueil de ton esprit, qui, se croyant plus grand que tous ceux de tant d'admirables Docteurs..., non seulement a combattu, mais encore a chassé et détruit la foi en toi-même, et a tâché de la détruire dans tous les autres esprits. Et tu demandes à Dieu qu'il te donne la foi, quand tu l'as chassée et outragée, et lorsque tu es prêt à la chasser encore sur la moindre fantaisie de ton esprit, si Dieu te la voulait rendre... Et toutefois il est si bon qu il est prêt à te la rendre, si tu fais ce que je te dirai, et si tu veux seulement ouvrir les yeux de ton esprit pour la recevoir.
PHIL. — Pour moi, j'estime qu'il faut plutôt se crever les yeux que les ouvrir, pour embrasser les choses de la fui.
Je voudrais bien les arrêter l'un et l'autre, mais je ne peux pas.
Eus. —Dis plutôt qu'il faut se crever les yeux pour ne la pas recevoir, en ne voulant ni croire ni lire les histoires véritables, indubitables, qui exposent naïvement tant de choses surnaturelles, que Dieu a faites pour se faire croire Mais il est besoin que tu chasses de toi les obstacles à la grâce, afin que tu
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puisses avoir la disposition nécessaire pour croire qu'une chose est surnaturelle, quand je te la ferai connaître. Il faut que tu sois sans endurcissement de coeur, sans présomption d'esprit, et sans aucun intérêt de ta sensualité ; laquelle, toute faible qu'elle est..., en comparaison de la partie supérieure de ton âme, qui est capable de goûter des délices célestes, veut être la maîtresse et empêcher la plus noble partie de ton âme d'agir. Car ne crois pas que, lorsque tu as combattu et chassé la foi, tu aies agi par la partie supérieure de ton âme. Tu as agi par ta sensualité seule, et non par ta raison. Car l'orgueil est la sensualité de l'esprit, comme le plaisir charnel est la sensualité du corps. Tu as agi par la partie animale..., et maintenant, il finit que tu m'écoutes avec soumission, et avec une disposition à croire que tu as en ton âme une partie bien plus haute que celle avec laquelle tu as agi jusqu'à cette heure, et que par cette haute partie, on peut connaître les choses surnaturelles, qui sont celles de la foi.
Après cela, peu nous importe que lui-même, jadis, il ait été mordu ou non par le scepticisme. A cette curiosité de détail a succédé, malgré nous, le problème des problèmes. Pascal, Newman, Maurice Blondel, nous rappeler de tels noms, est-ce une gloire si chétive pour l'homme de lettres bizarre, d'autres disent fou, qui publia ses Délices en 1658? J'oserai même soutenir qu'en un sens, du moins, Desmarets est allé plus loin que nos maîtres. Pour moi, en effet, toutes les apologétiques nées des Pensées demeurent insuffisantes et inefficaces, aussi longtemps qu'on
n'appelle pas à leur aide la psychologie des Jean de la Croix, des Surin, des Marie de l'Incarnation; aussi longtemps que l'on n'identifie pas les « raisons du coeur » à ces ineffables certitudes qui se forment dans la « plus haute partie de l'âme », au delà du raisonnement et même des mots. Quoi qu'il en soit, la méthode de Desmarets mérite l'attention des bons esprits. Que son apologie du christianisme — tore des plus anciennes dans la littérature religieuse moderne — soit en même temps une introduction à la vie intérieure et à la mystique, voilà, me semble-t-il, qui suffirait
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à la gloire de Jean Desmarets, sieur de Saint-Sorlin, l'un des fondateurs de l'Académie française.
Eusèbe ne méprise pas les preuves traditionnelles de la religion : il en connaît la vraie force, et il excelle, au besoin, à les manier. Il reste persuadé néanmoins que la
seule dialectique ne suffirait pas à un Philédon, c'est-à-dire à qui aime la volupté — eh! qui ne l'aime ? — pas plus qu'elles n'auront suffi à convertir un Desmarets :
Je veux et prouver par ton goût même qu'il y a un Dieu... Goûtes-en, comme plusieurs en ont goûté avec moi ; tu le sauras aussi bien que nous... Si tu avais goûté Dieu une fois, tu sentirais bien que ce n'est pas une chose imaginaire... Tu n'as pas assez mauvaise opinion de moi pour croire que je sois capable de quitter des plaisirs sensibles et réels pour des peines sensibles, dans lesquelles je voudrais m'imaginer des plaisirs. Ou, si tu ne me veux pas croire, je n'ai autre chose à te dire, sinon que tu fasses toi-même les épreuves que j'ai faites, puisque, pour un sensuel comme tu es, il n'y a point de meilleure preuve que l'épreuve. Et tu dais bien ouvrir les oreilles, puisque je te promets de te mener jusqu'à Dieu par le chemin des plus grands plaisirs du monde
Et Philédon .
Tu me prends par l'endroit où je suis le plus sensible, qui est le goût, et je t'avoue que je n'ai point trouvé d'homme comme toi, qui voulût entreprendre de me faire connaître Dieu en me le faisant goûter...
Ainsi alléché, il n'oubliera plus l'amorce. Non qu'il se prive d'argumenter contre les vérités religieuses avec une force et une désinvolture qu'on n'a pas coutume de rencontrer dans les ouvrages de ce genre, mais alors même qu'on aurait répondu à toutes ses objections, il ne se tiendrait pas pour satisfait.
EUSÈBE. — Je te mènerai de clartés en clartés, jusqu'à la source de toutes les lumières.
(1) Délices, 1ère journée, pp. 8-10.
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PHILÉDON. — Tu ne me parles que de clartés, et de me faire voir ; mais ce ne sont pas mes plaisirs que ceux de la vue... Tiens-moi donc ta parole. Tu m'as promis de me faire goûter quelque chose de meilleur que les viandes les plus délicieuses. C'est à quoi je m'attends... M'ayant ouvert l'appétit par ces promesses, tu ne dois pas me laisser languir... Tantôt tu me promets des goûts, puis tu penses me repaître de clartés ; et je crains fort que tous les goûts que tu me promets, ne consistent qu'en visions.
EUSÈBE. — Tu en goûteras toi-même, et... tu trouveras ces goûts si excellents, que tu n'auras point de plus grand désir que d'en faire essayer à tes meilleurs amis.
PHILÈDON. — Donne-moi donc congé d'aller jusqu'à demain dans cette demeure des plaisirs (2)...
Et il s'en va passer l'entracte en joyeuse compagnie. Ainsi encore :
PHILÈDON. — Mais comment veux-tu que je le connaisse (Dieu), si je ne le vois, si je ne le sens?
Sur quoi, Eusèbe, avec une éloquence tour à tour sublime et bizarre, mais, à mon avis, profondément émouvante :
Je te le ferai connaître au-dessus de tous les sens, et même au-dessus de tout raisonnement, puisque ta volonté rebelle te défend d'y employer ta raison. Mais sache, Philédon, qu'en disant que tu ne vois, que tu ne seus et que tu ne connais point Dieu, tu fais tout ainsi que ferait quelqu'un de ces noirs habitants de l'Afrique la plus bridée, qui, voyant que le soleil ne l'éclaire que trop, en sorte qu'il ne peut douter de son être ni de sa lumière ; et dédaignant de se cacher en quelque lieu pour se sauver de sa chaleur, laquelle lui devient si insupportable, que, de rage, il lui tire des flèches pour tâcher à s'en venger; enfin se résoudrait, voyant son insolence inutile et ridicule, de quitter le pays, et s'embarquant sur l'Océan,
(1) Délices, se journée, p. 20.
(2) Ib., 2e journée, p. 35.
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viendrait habiter en la Norvège, où l'on ne voit point le soleil pendant six mois de l'année.
Alors, vivant dans les ténèbres, mangeant et buvant près d'un feu, parmi beaucoup de fumée, il perdrait peu à peu le souvenir du soleil.
Pour cette admirable dernière ligne, que ne lui pardonnerait-on pas?
Il ne le verrait plus, il ne le sentirait plus, il ne le connaîtrait plus; quoique le soleil ne laissât pas de produire ce qu'il boirait et mangerait. Et il s'estimerait en un état fort heureux, quoiqu'il fût des plus malheureux de la terre, et mille fois plus que ceux qui voient le soleil, et le sentent, et le connaissent.
Au style près, et à une je ne sais quelle outrance qui gène le goût, cela ne vous parait-il pas aussi beau que la caverne de Platon?
Philédon, tu es tout ainsi : tu as connu Dieu aussi bien que moi dès ta jeunesse ; tu as vu sa lumière..., tu savais qu'étant très sage et très parfait, il est aussi très juste... Au lieu de le craindre et de te mettre à l'abri des rayons de sa justice, tu as voulu demeurer insolemment à découvert, à chercher tes plaisirs de tontes parts ; et quand cette justice a commencé à t'éclairer trop, et à te devenir insupportable, tu as lancé des traits contre ce soleil de justice, par mille blasphèmes, qui retombaient sur toi-même. Enfin, au lieu de te mettre à couvert par le repentir et par l'humble prière, tu as mieux aimé quitter le pays de la créance de Dieu, où il est si brillant de lumière et si ardent d'amour, et tu es venu te cacher de lui dans le ténébreux pays de l'Impiété, où tu l'as oublié dans le vin, qui te donne quelque chaleur avec beaucoup de fumée, où tu ne le vois plus, où tu ne le sens plus, où tu ne le connais plus, quoiqu'il te donne encore tout ce que tu bois et tout ce que tu manges, et où tu te crois heureux, quoique tu sois des plus malheureux du monde. Toutefois tu me confesseras, si tu veux, que, plus de six lois le jour, tir penses qu'il y a un Dieu, et que tu le sens; mais tu es seulement fugitif de sa lumière dans la Norvège, c'est-à-dire dans les ténèbres de l'Impiété.
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Là-dessus, pour varier nos plaisirs, une facétie de Philédon .
Tu m'avais logé dans la demeure de Bacchus et de Vénus, où je me trouvais assez à mon aise. Maintenant voici que tu me mets dans la Norvège. Mais je te prie de ne m y laisser pas longtemps, car c'est un pays bien froid ; et je te prie de me loger un peu plus près de la ville de la vraie Volupté, où je m'assure que l'air est plus doux (1).
Connaissant à merveille, et pour cause, son Philédon, Desmarets en a fait un personnage fort réussi. Deux hommes en lui : un pyrrhonien amateur, un voluptueux. Eusèbe réfutera patiemment les objections du premier ; il élèvera insensiblement le goût du second. Doit une apologétique à deux étages, si l'on peut ainsi parler : ici l'argumentation commune, classique, à la saint Thomas, à la Frayssinous; là une sorte d'entraînement poétique et mystique, un Génie du christianisme et de la vie intérieure, les deux méthodes s'entre-croisant du reste sans cesse, comme l'exigent l'humeur sautillante et l'anti-intellectualisme congénital de Philédon. Nous venons d'entendre celui-ci, interrompant d'une pirouette l'éloquence de son ami. Cette idée de partir pour le pôle Nord lui a paru si refroidissante et si bouffonne qu'il n'a même pas entendu le reste de ce discours pathétique. Peste soit, direz-vous, du mauvais plaisant ! Non, félicitez-le plutôt de seconder avec tant d'adresse le secret dessein de Desmarets. Philédon doit être fort intelligent, sans quoi sa finale défaite ne prouverait rien, mais il doit être aussi le contraire d'un philosophe. Il nous le faut raisonneur jusqu'au sophisme, mais non pas jusqu'au sérieux. Nous attendons de lui des objections pétillantes et redoutables, mais toujours à la manière d'un enfant terrible. Comprenez-le bien, et Desmarets avec lui. Ils ne s'intéressent pour de bon, ni l'un ni l'autre, à tout ce
(1) Délices, 2e journée, pp. 34, 35.
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que l'on peut dire de plus fort pour ou contre l'existence de Dieu, l'immortalité de l'âme, la divinité du christianisme. Raisonner, prouver, déduire, réfuter n'est pour
eux qu'un jeu, et qui les fatigue vite. Voyez-les plutôt lorsque, parcourant les « palais de la Science », ils sont arrivés à la porte de « la logique » :
EUSÈBE. — Cette science examine les arguments démonstratifs, ou les probables et les faux, ou les trompeurs; et ainsi nous conduit par des voies certaines, pour découvrir l'erreur et pour parvenir à la vérité...
PHILÉDON. — Tu m'as fait plaisir de me dire ces choses à l'entrée de cet appartement, sans me faire entrer dedans ; car je ne crois pas qu'il soit agréable. Je m'imagine qu'il n'y a que des bancs de bois, et des hommes mal polis, et que l'on n'y entend que des voix tumultueuses et des disputes importunes.
EUS. —Toutefois ces hommes y reçoivent de grands plaisirs, lorsqu'ils ont trouvé le noeud d'un argument, et qu'ils ont satisfait à la question par une solution à laquelle il n'y a pas de réplique. Et toute l'assistance bat des mains... Ceux qui sont habiles et subtils dans ces disputes s'estiment plus glorieux que les conquérants...
PHIL. — Je leur laisse leurs joies, puisque je n'en puis jouir sans une grande étude, et je te prie de me faire passer aux autres sciences, sans entrer dans celle de la Logique.
EUS. — Il me sera difficile, parce que, dans celle-là, l'on trouve la clef pour entrer aux autres...
PHIL. — J'aime mieux me passer de visiter ces grandes sciences, que de passer par la Logique.
Son frileux cicerone ne tient pas, lui non plus, à entrer dans cette cave.
EUS. — Il est vrai que la Philosophie, dans laquelle on passe par la Logique, n'est qu'une philosophie spéculative, et en paroles, et qui s'évapore toute en questions et en disputes ; sans qu'il y en ait presque un seul de tous ceux qui s'y
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exercent qui en devienne plus sage. Car, au contraire, toutes ces questions et ces subtilités ne font que rendre les esprits de plus en plus curieux, orgueilleux et vains. J'aime mieux réserver à te faire voir la Philosophie pratique, dans la demeure particulière où je te conduirai, qui est la plus proche de la ville de la vraie Volupté. Celle-là consiste en l'étude et en l'exercice continuel des vertus..., et c'est, de toutes les sciences humaines, la seule qui soit utile pour l'intérieur... Plus nous entrons dans l'intérieur de ces Sciences par le moyen de la Logique, plus nous nous éloignons de notre propre intérieur... Je puis te conduire par certains balcons ou corridors, qui ont été faits tout à l'entour de ce Palais des Sciences, pour ceux qui ne les veulent voir qu'en passant (1).
Non pas, encore une fois, qu'Eusèbe se prive de recourir, quand il y a lieu, aux preuves traditionnelles. Il n'ignore pas le b.a.ba du métier, et il répondra, comme l'eût fait le premier venu, aux boutades de Philédon.
PHILÉDON. — Pour moi, tout m'est également fabuleux, et ce que l'on dit des dieux des païens, et ce que l'on dit de Jésus-Christ.
EUSÈBE. —Toutefois, nul poète n'a souffert le martyre pour soutenir la vérité de ses contes (1).
Mais c'est là, de sa part, condescendance pure. Comme il ne veut pas se donner l'air de craindre la discussion, et comme d'ailleurs les discours ne lui coûtent guère, il consent volontiers à réfuter les objections de son disciple, mais il ne les prend pas au sérieux; en quoi, du reste, Philédon montre assez par son attitude désinvolte qu'il est
d'accord avec Eusèbe. Pour l'un et pour l'autre, le difficile, l'essentiel n'est pas de croire, mais de « sentir », mais d'aimer.
PHILÉDON. — Quoi que ce soit chose possible (on vient de le lui
(1) Délices, 5e journée, pp. 76, 77.
(2) Ib, 5e journée, p. 81.
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prouver selon les règles), il faut que tu me fasses croire que Jésus-Christ était fils de Dieu.
Il dit ailleurs avec son ordinaire sans-façon : « ton Jésus-Christ ».
EUSÈBE. — Je ferai bien plus, car je te prouverai que tu le crois.
PHIL. — Je sais bien que je ne le crois pas.
EUS.— Ah! Philédon, combien t'ai-je déjà fait avouer de fois que tu connaissais des choses que tu ne pensais pas connaître! Tu connais Jésus-Christ, mais tu ne veux pas le reconnaître, et c'est ainsi que l'ont tous les impies, qui connaissent bien Dieu, car il n'y en a un seul qui ne le connaisse, mais qui ne veulent pas le reconnaître... Connaître, est un acte de l'entendement, et reconnaître est un acte de la volonté... Leur volonté résiste à cette connaissance de leur entendement, et ils ne veulent pas le reconnaître, c'est-à-dire le connaître volontairement... Va donc méditer..., et tu confesseras en toi-même que je ne t'ai rien dit qui ne soit véritable.
PHIL. — Je ferai mon possible pour voir si je dois traiter tes propos en amis ou en ennemis..., les embrasser ou les combattre.
Eus. — Si tu les donne à examiner à ton entendement, sans que ta volonté rebelle l'en empêche, il les recevra sans doute comme astis, car il est impossible que l'entendement, étant libre en son opération, n'embrasse une vérité (1),
Pour traduire exactement sa pensée profonde, Eusèbe Desmarets aurait dû dire : il est impossible qu'une intelligence, maîtresse d'elle-même, se refuse à une vérité que la volonté a déjà faite sienne, aimer n'étant autre chose que posséder, que tenir, que d'unir à toute l'âme, non pas une idée abstraite, mais la réalité vivante que l'esprit se représente par le moyen des idées. C'est bien là,
(1) Délices, 9e journée, pp. 13, 14.
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du reste, la méthode qu’Eusèbe s'était fixée dès le début de l’ouvrage.
Tu quitteras bien plus volontiers tous tes taux plaisirs,
quand je t'aurai prouvé philosophiquement la vérité du christianisme? non, niais
quand je t’aurai parlé de ceux que je te veux annoncer, et que je NE TE VEUX FAIRE ESTIMER VÉRITABLES QUE par les ÉPREUVES que beaucoup de personnes de piété en ont faites, et par celles que tu pourras faire toi-même. Le goût des choses de Dieu vient... par la créance, et par le goût vient la connaissance (il dira mieux plus tard : la reconnaissance). De sorte qu'il faut que tu croies Dieu pour le connaître, au lieu due tu voudrais que je te le fisse connaître pour te le l'aire croire. Sitôt que tu le croiras, tu le goûteras, et tu le connaîtras, et je te promets que tu en trouveras le goût plus excellent que celui des viandes les plus délicieuses (1).
Ainsi comprise, l'apologétique devient semblable à une classe, non pas de philosophie, ni de morale, mais de poésie. Un professeur d'humanités ne se réclame ni d'Aristote, ni d’Epictète ; il n'a rien à démontrer, et il abandonne aux autres disciplines l'usage du fouet. Il commence par lire quelque passage qui ne soit ni trop vulgaire ni trop parfait. Il le lit, le scande, le relit avec
(1) Délices, 2e journée, p. 20. Desmarets n'étant pas un théologien de métier, il y a un peu de contusion dans ce passage, d'ailleurs capital. Nous venons de voir qu'à son avis, Philédon croit en Dieu et en Jésus-Christ, donc qu'il le connaît. D’où il suit qu'Eusèbe ne lui demande pas de commencer par un acte de foi, au sens théologique et ordinaire du mot; il demande plutôt à Philédon de lui faire confiance, à lui, Eusèbe : demande initiale, faute de laquelle la méthode eusébienne ne pourrait jouer; il lui demande de s'adapter et de se prêter docilement à l’expérience qu'on veut lui faire faire. « Eusèbe : Je te le ferai goûter, si tu le crois. — Philédon : C’est renverser tout notre ordre et toute mon espérance, car il me sera difficile de te croire sur ta parole, avant que de le goûter. — Eusèbe : Hé ! n'as-tu jamais cru un ami sur sa parole, quand il t’a dit : Cette viande est bonne ou, ce vin-là est bon ? Et n’en as-tu pas été tout assuré, avant d’en faire l’essai, ayant fait épreuve que cet ami avait le goût bon ? ... Or tu sais bien que je ne sets pas un stupide, et que j'ai le goût bon. » (Ib. P. 20 ) Voir la même pensée développée plus loin, 9° journée, pp. 3, 4 : 19e journée.. pp. 27 28 Ce dernier passage, longue allégorie qui développe la parole de N.-S.: revelasti ea parvulis, est fort beau.
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amour — prælectio, disaient nos anciens, prælibatio, degustatio serait mieux. — Il ne jure pas ex cathedra que cela est beau, mais il gagne ses élèves à son propre plaisir, il leur fait venir l'eau à la bouche, si j'ose ainsi m'exprimer, il leur donne l'envie de sentir un jour ce qu'il sent lui-même ; et les enfants commencent déjà. On passera demain à une beauté plus délicate. Ainsi notre Eusèbe : il stimule et tout ensemble il purifie, il élève les appétits voluptueux de Philédon, lui révélant chaque jour des plaisirs plus délicieux que la veille, tant qu'enfin cet affamé de jouissance ne voudra plus jouir que de Dieu lui-même. Itinerarium, non plus mentis, mais tordis : gustate et videte quam suavis est Dominus Apprentissage du plaisir, dialectique du goût, ascèse à rebours, et toute savoureuse. On ne parle ni du vrai, ni du bien, mais seulement de l'exquis, et par l'exquis l'on arrive tout aussi droit au bien et au vrai, puisque enfin le Dieu qu'il s'agit de goûter est le Dieu des théologiens ; puisqu'on n'arrive à le goûter, à le posséder — c'est tout un — qu'après avoir renoncé aux délectations charnelles, aux séductions plus subtiles de l'esprit et de l'amour-propre. Barbey d'Aurevilly aurait dit plus brièvement que Desmarets est le Brillat-Savarin de l'apologétique. Et pourquoi pas? Chateaubriand est-il autre chose? A la vérité, les Délices de l'esprit nous mènent plus loin que le Génie du christianisme, mais par le même chemin, qui n'est pas celui des philosophes : gustate...
III. Nous connaissons déjà les étapes de cette initiation, les degrés de cette échelle des plaisirs. Après Bacchus et Vénus (3° journée) viennent les Délices des Arts (48 journée), des Sciences humaines (5° journée), de la Renommée (6° journée), de la Fortune (7° journée), de la Philosophie ou de la Sagesse morale (8° journée). Puis deux séances catéchétiques (9° et 10° journée), enfin, dans la nuit du 10° au 11° jour, la conversion de Philédon : soit cent trente pages pleines de tableaux alléchants, de vues
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curieuses, d'allégories recherchées et parfois cocasses : forêt encyclopédique, où l'on se promènerait sans trop d'ennui, mais que nous n'avons pas le droit de parcourir, pressés que nous sommes d'arriver au bois sacré qui la domine (de la 11° à la 3o° journée) (1). Prenons seulement quelques instantanés de cette course aux plaisirs.
Ceux de la cabane, vraiment, ne méritent pas ce nom.
EUSÈBE. — Ton esprit est encore si aveuglé et si hébété qu'il ne sait pas même s'il est capable de goûter quelques plaisirs... Toi, qui crois être si sensible, tu ne sens plus rien.
PHILÉDON. — C'est ce que tu ne me feras jamais avouer... car... tien n'est en moi si raffiné que le sentiment.
Viens avec moi dans le Palais des Arts et tu auras bientôt vu que « rien n'est si émoussé en toi que le sentiment » (2). « Je veux d'abord te réjouir par la musique » :
La musique a quelque chose de surnaturel et de divin... Lorsque plusieurs sous s'accordent, soit quand ils sont poussés tous ensemble, soit quand ils entrent successivement les uns dans les autres, avec des cadences mesurées, tantôt promptes et tantôt languissantes, l'âme se trouve si charmée, sans toutefois comprendre ce qui la charme, qu'elle est toute transportée et hors d'elle-même, et comme toute fondue dans le plaisir... Si quelqu'un a de l'affliction, la musique émeut et fait fondre cette affliction parmi sa douceur, et quoique l'âme la sente alors davantage, c'est une douceur qui la console eu même temps et qui fait que l'on sent même du plaisir à être affligé. Mais lorsque l'on a quelque joie..., si en même temps
(1) La progression choisie par Desmarets ne semble pas très heureuse. Un poète et un artiste comme lui aurait dû placer les Délices des Arts à l'avant-dernier degré de l'échelle, sinon au dernier, et, pour moi, d'un autre côté, je n'aurais pas distingué entre la Renommée et ce qu'il appelle la Fortune. En effet, ce qui l'a le plus séduit pendant qu'il habitait le Palais de la Fortune, autrement dit pendant qu'il vivait dans l'intimité de Richelieu, c'est d'une part la gloire de cette illustre amitié. d'autre part, le plaisir raffiné des luttes d'esprit. Mais à quoi bon le chicaner là-dessus ? Je signalerai aux curieux d'histoire littéraire et artistique la quatrième journée, et aux curieux d'apologétique objective, les neuvième et dixième.
(2) Délices, 3° journée, pp. 47, 48.
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on entend une voix douce et savante..., l'âme s'attendrit doublement…, et de ces deux douceurs il ne s'en lait qu une, dans laquelle l'âpre se fond.
PHILÉDON. — Tu me fais pâmer de plaisir, dans la seule imagination d'une chose si douce.
EUSÈBE. — Crois-tu maintenant que ces plaisirs soient chimériques ?... Maris je te ferai connaître que tous les plus grands plaisirs de ces demeures des faubourgs de la vraie Volupté, ont quelque chose d'incommode et qui en dégoûte à la fin. Car ils sont accompagnés d'un mal, qui s'accroît à mesure que s'accroît en nous la connaissance des arts. C'est qu'en fréquentant ceux qui excellent eu chacun de ces arts, plus la connaissance de leur excellence s'accroît en nous, plus notre goût se raffine—Nous ne pouvons plus souffrir les médiocres, et enfin nous ne pouvons plus prêter nos oreilles qu'a un ou à deux (1)…
Combien la mystique ne doit-elle pas être savoureuse, puisqu'elle a pu séduire, retenir, combler un tel sybarite? Qu’ il prenne garde néanmoins à la nostalgie qui le guette, de ces « faubourgs » trop charmants. Oh! il a bien vu le danger ; aussi ne fera-t-il que traverser, et les yeux quasi fermés, les appartements de la Poésie.
PHILÉDON. — Je crois que tu en sais tous les détours, jusques aux plus petits cabinets.
EUSÈBE. — Il est vrai que voici le lieu où j'ai pris mes plus chères délires.,. Je crains pour moi-même plus que pour toi, dans ces beaux appartements de la Poésie, que j'ai tant aimés, craignant de m'y rengager en te décrirait leur beau te. Car ils ont un grand attrait, et ne trouve point étrange si je te fais bientôt passer par cette grande salle de toutes les vaines Fables, qui ne s'accordent nullement avec la créance de Jésus-Christ (2).
Tout le monde sait que Desmarets a été le Pierre l'Ermite de la croisade contre la poésie mythologique et contre Boileau, mais peut-être n'a-t-on pas assez remarqué
(1) Délices, 4e journée, pp. 59, 6o.
(2) Ib., 5e journée, p 81. Pour des raisons, dont il ne nous a pas fait grâce, il a rangé la Poésie pariai les « Sciences humaines ».
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les raisons mystiques, les scrupules religieux qui ont présidé à cette croisade. En combattant des fantômes jadis « tant aimés », c'est sa propre vie intérieure qu'il veut sauver, et par une juste récompense, le goût des choses de Dieu l'a mis en possession de défendre le grand, le vrai goût. contre le petit.
Arrivé sur le seuil de la « demeure de la Philosophie » morale, Philédon a un haut-le-coeur.
PHILÉDON. — J'appréhende cette demeure sérieuse et dégoûtante, où l'on perd toutes sortes de goûts...
EUSÈBE. — (Eh ! ne sais-tu pas) que les goûts ne se perdent que par de plus grands?... Plus on raffine son goût, moins de choses plaisent. Confesse que, dans la demeure des Sciences, je t'ai fait perdre le goût des plaisirs de celle des Arts; que, dans la demeure de la Réputation, je t'ai l'ait perdre le goût des plaisirs des Sciences... Un goût plus relevé en détruit toujours un autre.
Non pas entièrement toutefois, et grâce à Dieu,
car, dans les Sciences, on a encore quelque goût pour les Arts....le veux dire seulement que le goût le plus sûr et le plus relevé l'emporte toujours par-dessus les autres... Mais la Philosophie (morale) fait bien plus, car elle détruit entièrement tous les antres goûts, pour établir et faire mieux goûter le sien.
PHIL. — J'appréhende fort cette perte.
EUS. — O homme de peu de foi !... Tu te l'imagines sévère, pauvre, désagréable, malpropre, chagrine, et n'ayant pour sa compagnie que de vieux hommes sales et mal polis; et je te ferai voir que rien du monde n'est si doux, si riche, si noble,… si poli, et qu'elle n'a pour sa compagnie que les plus grands, les plus courageux et les plus délicats esprits de la terre... Plus on se radine le goût, moins de choses plaisent ; on se retranche peu a peu et. enfin l'un n'aime plus rien des choses du monde... Et crois une vérité très certaine... : ne se plaire en aucune chose du aronde, c'est le plus grand plaisir qui se goûte dans le monde (1).
(1) Délices, 7e journée, pp. 1o9, 110.
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L'épreuve faite, Philédon se rend une fois encore. Pour moi, je m'étais bien juré de vous épargner cette leçon de philosophie morale, mais elle est vraiment trop a délicieuse », et j'en dois au moins citer une page, le duel entre une passion et une vertu, entre l'Amour et la Chasteté. Le prélude ne me parait pas négligeable.
EUSÈBE. — Les Passions ne sont pas tenues dans des loges grillées comme les Vices, qui sont des animaux farouches, et toujours dangereux; mais... seulement renfermées dans des chambres, au-dessous de l'étage des Vertus, comme l'on renferme soigneusement des filles, qui ne sont ni bonnes ni méchantes d'elles-mêmes, mais qui sont faciles, et qui pourraient aisément être débauchées... L'Amour est bon, quand il se porte vers la Vertu... ; mauvais, quand il se porte vers le Vice... Quand elles se portent vers ce qui est bon, elles sont extrêmement nobles, elles assistent et échauffent les Vertus, et sont elles-mêmes des Vertus,... (obtenant par là) des lettres de noblesse... Je te donne à choisir telle Passion que tu voudras que je te fasse sortir...
PHILÉDON. — Fais-moi donc sortir l'Amour...
EUS. — Mais, dans la chambre, où les amours sont renfermés, il y en a de plusieurs sortes...
PHIL. — Je te prie de me faire sortir l'Amour charnel : car je n'en connais et n'en aime point d'autre.
Il est incorrigible. Si jamais nous le voyons sérieux, nous pourrons crier au miracle.
EUS. — Imagine-toi... donc (cet) enfant nu, ailé, les yeux bandés, l'arc en main, et la trousse au dos. Il est tout superbe d'avoir abattu... Hercule..., Salomon..., Antoine... Outre la force qu'il a par ses traits, il s'accompagne encore de ceux de sa suite ordinaire, qui ont tous des ailes comme lui, et qui sont : la Fureur même, qui conduit toute la bande, et qui le devance ; le Désir ardent et l'Espérance flatteuse, les Plaisirs, les Jeux et les Ris, qui le suivent.., et tout cela vole avec lui, et fait ses attaques en volant.
PHIL. — Cette petite armée est bien légère... et peut se dire... un camp-volant.
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EUS. — Plus cette petite armée est belle et légère, plus elle est redoutable. L'Amour, avec cette troupe gaie et furieuse, va attaquer la Chasteté jusque dans sa chambre. Cette belle et divine Vertu est toujours armée, et prête à combattre. Elle a en tête un casque fait de l'or pur de la Sagesse... Elle a une cotte-d'armes blanche, bordée d'hermine, par-dessus laquelle elle a une cuirasse de diamant pur et brillant. L'Amour charnel et sa troupe l'attaquent de mille traits... (qui) ont chacun leurs noms et sont, ou les regards lascifs, ou les propos flatteurs, ou les impures idées. Elle fait venir à son secours la Haine et le Mépris..., qui repoussent tous leurs traits doux et dangereux, et qui leur lancent à l'envi leurs traits piquants et mordants ; pendant qu'elle n'a d'autre industrie que de détourner ses yeux, que de fermer ses oreilles, et que d'éviter et fuir tous ses ennemis volants, toutefois d'une fuite noble, non craintive, mais dédaigneuse, grave et majestueuse. Et, quoiqu'elle ne soit pas si légère, n'ayant point d'ailes comme eux, toutefois elle les lasse tellement, en fuyant et esquivant, et en regardant le Ciel, qui est pur comme elle, et qui l'exhorte à ne souffrir non plus de tache que lui, qu'enfin tous ses ennemis volants... tombent... à ses pieds. Alors, elle fait lier par le Mépris tous ces petits et légers soldats de l'Amour charnel, et les renvoie par lui, pour être de nouveau renfermés... Puis elle niet le pied sur la gorge de l'Amour charnel, le fait garrotter et enchaîner par la Haine, et le renvoie aussi par elle, chargé de chaînes, dans sa prison. Et juge, Philédon, quel admirable plaisir qu'elle goûte de voir qu'elle a vaincu le vainqueur d'Hercule !...
Décidément le poète a survécu chez ce converti, et l'esprit de la Renaissance, je veux dire la poésie même, chez ce contemporain de Corneille, de Théophile, qui usera ses dernières forces à maudire le triste Boileau, Malgré ses défauts, on serait moins surpris de rencontrer cette page dans la Faerie Queen que dans le Roman de la Rose. Non que je me permette d'égaler Saint-Sorlin à l'unique Spencer, mais, toutes réserves faites, c'est bien la même allégresse, la même ingéniosité étincelante, le même mélange de sérieux et de fantaisie, la même jeunesse.
(1) Délices; 8° journée, pp. 117, 118.
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Remarquez, du reste, ce trait final qu'inspira la Muse chrétienne, et qui révèle la secrète misère d'une vertu purement philosophique; remarquez cette plénitude d'orgueil chez la Chasteté victorieuse. Cette noble créature au casque d'or, au corset de diamants, desinit in piscem. Née parmi les lys et les violettes de la ville de la vraie Volupté, les sages l'ont enlevée à sa demeure céleste pour l'installer dans leur palais fastueux aux voûtes d'azur, aux mille miroirs, aux parquets de boue. Les sages, entendez Socrate, Épictète, Sénèque, tous ces glorieux, qui n'out pas « voulu entrer par la principale porte de cette ville de l'Intérieur, c'est-à-dire par la créance d'un seul Dieu, et par la foi de Jésus-Christ » ; qui « n'ont pas combattu les passions et les vices pour l'amour de Dieu seul »; qui n'ont pas « rapporté à l'honneur de Dieu seul la force qu'ils avaient dans les combats ».
L'esprit veut tout faire dans la demeure de la Philosophie, et se relève au-dessus de toutes choses, pour avoir ses plaisirs au-dessus de toutes choses, sans avoir besoin d'aucune chose. Et, dans la ville de la vraie Volupté, l'esprit, au contraire, s'abaisse au-dessous de toutes choses, et s'anéantit pour suivre le mouvement. et la volonté de Dieu seul... Dieu se plaît à travailler sur le néant,,. Sitôt qu'il nous voit anéantis en nous-mêmes..., il nous forme, il nous élève, et il nous unit à lui. Ce n'est plus notre volonté qui agit en nous, mais .. celle de Dieu seul... Il se donne à nous, il se fait goûter à nous, et nous l'ait goûter mille délices, puisque rien ne peut être si délicieux que Dieu nième... Quand notre esprit se met dans le néant, alors, moins il agit, plus Dieu agit en lui; et sitôt que l’esprit pense être quelque chose, et veut agir par lui-même, Dieu se retire.
PHILÉDON. — Je ne saurais bien comprendre encore tout ce néant.
Et je pense bien! C'est déjà toute la mystique!
EUSÈBE. — Il suffit pour cette heure que tu comprennes seulement que, dans la demeure de la Philosophie, et dans toutes
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les autres, l'esprit fait tout, et que dans la ville de l'Intérieur, il ne suit que les mouvements de Dieu (1)...
Plus le dénouement approche, plus les objections pétillent dans la cervelle de Philédon. C'est bien là sans doute un artifice littéraire, qui permet à Eusèbe de para-
chever sa démonstration, mais c'est aussi une vue psychologique très juste. Ainsi de ces nugæ nugarum qui livrent un dernier assaut à Augustin. Eh ! comment veut-
on qu'il prenne au sérieux la maudite pomme du Paradis terrestre, « les étranges choses qu'ils disent de Moïse », tant de « choses ridicules... en mille lieux » de l'Ancien Testament, la conception de Jésus, l'Eucharistie, ou encore ces « grotesques chimères de l'Apocalypse, qui n'ont ni suite ni raison »? Eusèbe répond à tout, mais, encore une fois, la vraie difficulté n'est pas là, et ils le savent bien tous les deux. Si Philédon croit et ne croit pas, veut et ne veut pas, c'est qu'il attend ce goût de Dieu qu'on lui a promis et qu'Eusèbe ne lui donnera pas.
Je vois bien, Philédon, que ce ne sera pas moi qui vicierai le différend entre tes deux volontés, l'ancienne et la nouvelle : il faut que ce soit toi même qui le juge, et qui le décide par une courageuse résolution. Mais non, il faut que ce soit Dieu même, à qui seul appartient de fléchir la volonté et de convertir les âmes. Tu m avais dit que ce n'était pas ton dessein de me donner la peine de te D'altier dans cette porte de la foi, ou de te charger sur nies épaules pour t'y faire entrer, et que tu voulais bien y marcher avec moi ; cependant tu ne veux avancer d'un sut pas avec moi, et tu ne considères pas combien, depuis dix jours. tu me donnes de peine à t'y usiner par force et à t'y porter. Mais j'en suis las, et le te laisse, et je vois bien que ce sera Dieu seul, qui, au défaut de tues plus fortes raisons, et de ta volonté rebelle, aura enfin la bouté de t'y porter lui-même (2).
(1) Délices, 8e journée, pp. 123, 124.
(2) Ib., 10e journée, pp 3o, 31. Pour qu'on ne soupçonne pas Desmarets de pélagianisme, je dais ajouter qu'il avait déjà, et à plusieurs reprises, confessé son impuissance : « Ce n'est pas à moi, à qui il faut demander cette grâce... Et tu me fais apercevoir une grande difficulté que je n'avais point prévue, quand je t’ai promis de te faire entrer dans cette ville; parce qu'il faut que tu demandes à Dieu la grâce d'y pouvoir entrer, et comment lui feras-tu cette demande, si tu ne le connais pas, et comment le connaîtras-tu, si ce n'est par lui-même ? — PHILÉDON. Quoi? j'ai besoin de lui-même pour le connaître ? — EUSÈBE. Comme tu as besoin, pour voir le soleil, que le soleil même te prête sa lumière. » 8e journée, p. 120 cf. ib., p. 125.
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Cette courte scène me ravit. Desmarets est un véritable artiste dès qu'il met une digue à son abondance. Feint ou réel, les deux sans doute, le découragement d'Eusèbe nous rappellerait, au besoin, que les Délices se maintiennent dans l'ordre littéraire, et non pas seulement pédagogique. Il n'y a pas là seulement de beaux ou de curieux détails, il y a un vrai livre. Eusèbe n'est pas le A ou le B d'un dialogue catéchétique : c'est un homme, foncièrement bon d'ailleurs, et que la grâce a fait plus humain, plus tendre. Nous aimons son impatience : elle ressemble à celle des Apôtres après leur mission manquée ; elle nous rappelle très habilement la nécessité du miracle, que rien n'annonce et qui néanmoins va s'accomplir.
ONZIÈME JOURNÉE : LA CONVERSION DE PHILÉDON
EUSÈBE. — Mon Dieu, que vois-je ! Philédon à genoux, et en pleurs, et devant la croix!
PHILÉDON. — J'irai à ce coup, Eusèbe : j'y marcherai avec toi : et tu n'auras plus la peine de m'y traîner, ni de m'y porter.
EUS. — Ah ! que je t'embrasse, puisque tu embrasses Jésus-Christ. C'est Jésus-Christ, c'est Jésus-Christ lui-même qui te porte : et tu n'auras pas grande peine à marcher pour entrer dans la porte de la foi. Quoi? voilà ton lit au même état qu'il était hier. Je craignais que tu n'eusses quelque indisposition, ayant su que tu n'avais pas soupé et que tu t'étais renfermé...
PHIL. —Ah! Eusèbe, que les heures sont douces que l'on passe avec Jésus-Christ!...
EUS. —Ah! Philédon, tu m'as trompé, car tu es entré sans moi dans la ville de l'Intérieur, et tu as goûté Dieu, sans avoir eu besoin que je t'enseignasse comme on le goûte.
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PHIL. —Mais d'où vient que les larmes qui viennent du regret d'avoir offensé Dieu sont si douces ?
EUS. —N'as-tu point pris garde, quand tu as vu des tragédies, où le poète et les acteurs savent émouvoir les passions, en représentant quelque grand prince, ou quelque aimable princesse outragée; on pleure souvent de compassion, et on se plaît à pleurer...
PHIL. — Hier, après que je t'eus quitté..., je considérai longtemps toutes les choses que tu m'as fait connaître, et enfin je dis en moi-même : « De la façon qu' (Eusèbe) a cherché à connaître les choses de plus en plus spirituelles, il est impossible qu'il ne soit arrivé à goûter le plus haut et le plus parfait esprit, puisqu'il s'y est arrêté, et qu'il n'en cherche plus d'autre. Et, de quel nom que je veuille appeler ce plus haut et ce plus parfait esprit..., c'est sans doute ce qui a fait toutes choses, ce qui donne toutes choses, et ce qui doit être adoré et aimé de toutes choses... Cependant je lui donne (à Eusèbe) mille peines, pour me traîner par force à cette connaissance et à ces délices, et peut-être aura-t-il tant de bonté et de charité pour moi que de prier Dieu toute cette nuit qu'il lui plaise me toucher le coeur... Pourquoi ne veux-je pas contribuer moi-même quelque soin..., et que dois-je faire...? Je suis forcé d'avouer qu'Eusèbe a de bien plus grandes connaissances que moi..., et, par conséquent, je le dois bien plus croire que moi-même (1). » Soudain je me suis senti frappé de Dieu dans le coeur, comme d'un trait perçant. Je me suis jeté à genoux devant ce crucifix, et j'ai dit... : « O Christ, ô Dieu qu'Eusèbe croit et adore, je vous crois et je vous adore. Je sais, ô mon Rédempteur, qu'en vous faisant ce grand et juste aveu, il faut que je me résolve à quitter ma méchante vie, et à vous imiter : donnez-m'en la force... » Aussitôt j'ai frappé ma poitrine de coups, j'ai versé un torrent de pleurs...; je me suis prosterné en terre, j'ai senti de grandes amertumes pour l'avoir offensé si longtemps... Je me suis plu à irriter ma douleur, et à m'outrager moi-même... Enfin, sur le milieu de la nuit, je me suis senti consolé par mes propres regrets..., et je me suis trouvé dans une profonde paix, après avoir pensé que Dieu avait promis que, sitôt qu'un pécheur se serait repenti de ses
(1) Desmarets tient beaucoup à cet argument : nous lavons déjà remarqué plus haut ; cf. p. 464.
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péchés, il ne s'en souviendrait plus. « Hé bien ! mon Sauveur, lui ai je dit, vous ne vous en souviendrez plus, mais je m'en souviendrai toute nia vie, pour les pleurer... » Soudain, j'ai recommencé à pleurer... et je demeurerais volontiers eu ce même état où tu me vois, à pleurer si doucement tout le reste de ma vie.
EUS. —O Philédon, que je t'embrasse encore une fois, et crois que j'embrasse quelque chose de bien plus grand que tu ne penses; car j'embrasse avec toi Dieu qui est en toi, et qui y est maintenant par amour, au lieu qu'il n'y était auparavant que par l'infinité de son essence. Je n'ai plus rien à te dire… tu as tout fait; ou plutôt Dieu a tout fait en toi. Je n'ai plus à te conduire dans la ville de l'Intérieur; tu y es entré, tu y es logé bien avant, et tu n'as autre chose à faire, pour y demeurer toute la vie, que de continuer à faire ce que tu as fait.
Rassurons-nous : ceci encore n'est qu'un artifice de composition. Nous ne sommes qu'à la onzième journée, et il y en a trente.
PHIL. — Hélas! cher Eusèbe, je ne sais ce que j'ai fait; apprends moi donc comment on fait ce que j'ai lait, afin que je continue à le faire comme il faut.
EUS. — Je vois bien ce que tu veux... Tu es entré dans cette ville de la vraie Volupté, comme un ambassadeur entre quelquefois dans la principale ville d'un grand roi... Il y entre d'abord inconnu, et comme déguisé, et par surprise ; puis on l'en fait sortir pour lui faire une réception magnifique.. Je veux bien te faire sortir de cette ville de l'Intérieur, pour t'y faire rentrer avec magnificence
Jolie façon de marquer la différence entre l'expérience directe et la connaissance réfléchie des choses de Dieu :
Mais puisque tu n'as pas mangé...
PHIL. — Souffre seulement que je me prosterne encore un moment devant la douloureuse et amoureuse image de mon Rédempteur.
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Suit la prière qui est aussi très Louis XIII, si l'on peut ainsi parler :
O bonté adorable, ô miséricordieux Jésus, voilà devant vous ce cheval échappé, après lequel il vous a plu courir bien loin vous-même pour le ramener, et pour l'employer à votre service. Faites lui porter telle charge, ou faites-lui faire telles course qu'il vous plaira. Poussez-le dans les eaux, Jans les feux, par les orages, par les montagnes, dans les précipices. Le voila prêt à tout (1).
Je suis persuadé que le vrai Philédon, c'est Jean Desmarets de Saint-Sorlin, s'est converti de la sorte ; je suis persuadé qu'il priait ainsi.
A elle seule, cette dernière page montrerait assez que nous avons le devoir de prendre Desmarets très au sérieux, non seulement comme écrivain — cela est d'avance évident à qui a lu sa comédie des Visionnaires, et qui ne l'a lue? — mais comme dévot. Il est vrai que, même fait de chic, je veux dire pour la gloire on pour le gain et sans sincérité profonde, un gros livre d'apologétique et de mystique, publié par un personnage aussi considérable, mériterait de nous retenir, du moins par ce qu'il nous apprendrait sur les besoins du public religieux, au diapason duquel l'auteur, vaille que vaille, aurait dû se guinder. Mais, en vérité, il s'agit ici de tout antre chose. Vers 1658, date des Délices. Desmarets est encore un des maîtres de l'heure, un de ceux qui lancent la mode, et qui ont le droit de n'écrire que pour se faire plaisir à eux-mêmes. Si donc il choisit un tel sujet de préférence à tant d'autres que nous savons qu'il. avait en tête — notamment une sorte d'encyclopédie —, c'est d'abord pour libérer poétiquement son Ante — son âme vraie — en décrivant avec amour une bienheureuse expérience; c'est ensuite pour gagner le plus grand nombre d'âmes possible à la contagion de sa propre ferveur. Homme de lettres ? Eh!
(1) Délices, 11e journée, pp. 33, 36.
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quel mal voyez-vous à cela, et pensez-vous qu'on n'en puisse dire autant des autres convertis qui ont marqué dans l'histoire vies lettres chrétiennes? Il l'est, et, bonne ou mauvaise, bonne et mauvaise, à la manière du temps de Louis XIII, la foi, l'espérance et la charité s'accommodant sans répugnance aux canons littéraires les plus divers. Homme de lettres et converti authentique, chez lui vie intérieure et littérature se rejoignent, s'exaltent l'une l'autre, s'unissent l'une à l'autre jusqu'à se confondre. Quelque vanité sans doute, mais inconsciente, et plus littéraire que morale. S'il n'avait eu à ses trousses que les dénions de l'encrier, le compte que nous devons lui demander maintenant des grâces dont il fut comblé, tournerait à sa plus grande gloire. Que n'est-il mort en 1658, au lendemain des Délices! Nous n'éprouverions aucune gêne à le célébrer.
§ 2. — Lendemains de conversion.
I. Les années mystiques (1645-166o). — Sérieux profond des Délices — A peine converti, devint-il « un dévot effréné » et fanatique ? — Longues années de recueillement. — « Les promenades de Richelieu. » — Desmarets admis dans le petit monde des saints. — Directeur laïque. — Aucun indice d'exaltation morbide.
II. La crise (166o-1666). — Première croisade : l'Anis du Saint-Esprit au Roi. — L'armée qu'il veut lever est purement mystique ; elle ne compte pas sur « la force des armes temporelles ». — Une confrérie de « victimes ». — L'Avis et la Société pour les intérêts de Dieu. — La Compagnie du Saint Sacrement et la Société. — Desmarets sera chargé de la police secrète. — Son coup d'essai : le bûcher de Simon Morin. — L'offensive coutre le diable. — Desmarets se tourne contre Port-Royal. — Réponse à l'insolente apologie. — Arnauld mis en filature. — Heureux succès de cette chasse M. de Saci à la Bastille. — Les délices de l'espionnage.
III. Les dernières années (1666-1675). — Difficulté de mener de front l'oraison de quiétude et des opérations de police. — Non in commotione Dominus.
I. Les années mystiques (1645-166o). — La plupart de ceux qui racontent Desmarets ou qui le critiquent, brouillent tout, à commencer par les dates. Ainsi l'un d'eux, d'ailleurs
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leurs le plus amusant : « Vers 1645 (date de la conversion), sa vie, toute de passion (mais non) se transforme. Il devient un dévot effréné (nous verrons bien), s'érige en réformateur hérissé et en directeur de conscience; et, bien que laïque, assemble autour de lui un cercle de jolies pénitentes (qui lui a dit qu'elles étaient jolies (1) ?), dont quelques-unes extraordinairement (?) enthousiastes. Cela dura, en s'accentuant (non, encore) jusqu'à sa mort, les idées les plus saugrenues et les plus magnifiques rayonnant de son front ; et ses rêves, il les communique à ses fidèles, les faisant aussitôt passer à l'acte; c'est une croisade monstre, organisée contre les jansénistes, une levée de boucliers, qui doit, pour être efficace, monter à 144.000 hommes..., c'est le chiffre mystique. Dieu le lui a révélé... Après les jansénistes, c'est aux Turcs qu'il s'en prend, aux hérétiques, il arme pour les combattre un vrai régiment, « les Chevaliers de l'Infaillibilité papale ». Louis XIV sera le Josué, « comprimant de sa dextre, la marche impérieuse du croissant de Mahomet », et les princes invisibles des cohortes célestes... feront, pleuvoir les carreaux retentissants et vengeurs sur « les âmes brunes » d'infidèles. — Il mourut à quatre-vingts ans, d'une extase prolongée». » Mettons prosaïquement un peu d'ordre dans cet aimable chaos, et pour cela divisons en trois périodes, profondément distinctes, les trente années (1645-1675) qui ont suivi la conversion de Desmarets. Soit une première phase, que nous appellerons mystique, et qui va de 1645 à 166o ; une seconde, critique, de 166o à 1668; une troisième, crépusculaire — hélas! sans extases ! — de 1668 à la fin. Dans la première domine le chrétien fervent, le contemplatif ; dans la seconde,
(1) Parmi les prétendues « pénitentes », je n'en sache qu'une dont le nom nous soit connu. C'est la Soeur Flavie, cette fine mouche de Port-Royal qui avait passé à l'ennemi. L'histoire ne nous dit rien de ses charmes. Cf. Ecole de Port-Royal, p. 239.
(2) Paul Olivier, Cent poètes lyriques, précieux ou burlesques du XVIIe siècle, Paris, 1898.
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l'ardélion, l'agité ; dans la troisième, qui, du reste, nous est à peine connue, tout semble s'être apaisé, et la sérieuse ferveur du début, et les extravagances de la période critique : les anges de l'Apocalypse occupent moins le vieux Desmarets, et, en lait de diables, il ne rencontre plus que Boileau. Autant dire que, du point de vue religieux, nous allons assister à une décadence ; pénible spectacle, mais instructif au plus haut point.
D'abord un miracle de première grandeur, je veux dire : de longues années de silence. Peu après sa conversion, Desmarets se retire, en Poitou, chez le duc de Richelieu, qui l'a pris pour intendant, et pendant sept ou huit ans, il ne donne rien au publie'. Puis, « tout d'un coup, à partir de l'année 1653, il publie, en l'espace de trois ans, une interminable série d'oeuvres chrétiennes et morales qui se précipitèrent sur le Parnasse comme une véritable avalanche. Les principales sont: Les promenades de Richelieu, ou les vertus chrétiennes, poème en huit chants (1653) » — Ainsi les Géorgiques chrétiennes de notre Francis Jammes. — « Les morales d'Épictète, de Socrate, de
(1) Il avait semble-t-il, sa femme avec lui, mais non pas ses enfants, ou du moins. pas toujours. les ayant peut être confiés à son frère. C’est du moins ce que l'ou peut déduire de la très curieuse (très intime, dit justement Kerviler) fin de lettre que voici et qui est adresse, à son frère Roland : « Je vous rends grâce au tendre souhait que vous me faites, que vous ne me trouviez point vieilli. Pour vous contenter là-dessus, je vous dirai que jamais je ne me portai mieux .. Jamais je n'eus le teint si frais. Je crois que cela, me vient de vivre chastement, car je l'ai promis ainsi à ma femme, à cause des maux horribles qu'elle a eus, afin de la laisser en repos et ainsi nous nous séparons avec moins de peine... Mon cher frère et ma chère soeur (Mme Roland) trouveront ici mes tendresses accoutumées, et mes nièces et mes enfants J'ai revu la lettre de ma fille aînée. Adieu. » (Kerviler. op. cit , p. 78 ) La lettre indique bien qu’il passait alors d'assez longs mois sans revenir à Paris. La lettre est de juillet 1652.
(2) C'est là que se trouvent les vers presque fameux sur la « Tristesse de l'automne » :
Tous ces lieux, pour Six mois, seront mélancoliques...
Adieu beaux promenoirs, je ne puis plus sortir...
Aussi bien de ses fleurs la terre est dépouillée...
Je ne vois qu’à regret ces couleurs différentes
Dont l'Automne sans art peint les feuilles mourantes.
Leur beau vert si riant tout à coup s'est changé
En jaune, en amarante, en rouge, en orangé.
On sait que La Fontaine ne méprisait pas ces « Promenades ».
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Plutarque et de Sénèque, en prose (1653) ; — Les quatre livres de l'Imitation... et le Combat spirituel, ou de la perfection de la vie chrétienne, traduits en vers (1654) ; — Clovis, ou la France chrétienne, poème héroïque (1654) ; — Le Cantique des Cantiques représentant le mystère des mystères, dialogue amoureux de Jésus-Christ avec la volonté, son épouse, qui s'unit à lui en la réception du Saint-Sacrement (1656) ; — Le Cantique des degrés, ou les quinze psaumes graduels, contenant les quinze degrés par lesquels l'âme s'élève à Dieu (1637), etc. (1). » Enfin, en 1648, nos Délices, résumé et couronnement de ces années recueillies, paisibles, fécondes, où le travail littéraire eut sa juste part, mais qui furent surtout consacrées à méditer et à vivre les mystères de l'Intérieur.
Jusqu'ici, rien que de très ordinaire, une vraie et complète conversion, mais sans fracas ; une vive flamme, peu de fumée. Aucune apparence d'illuminisme ; rien d'effréné. Desmarets n'était pas le bohème que l'on évoque d'instinct, quand on parle de lui. Ni Desbarreaux, ni Verlaine, ni même Huysmans. II ne revenait pas de si loin. Son génie, qui paraissait alors moins bizarre, ne l'avait pas classé parmi les excentriques. Le P. Lemoyne, qui avait encore moins de goût et l'imagination beaucoup plus
(1) Kerviler, op. cit., p. 67. Publiés d'abord séparément, le Cantique des Cantiques et le Cantique des degrés (en prose, l'un et l'autre) furent ensuite annexés aux Délices, ainsi que l'Explication allégorique de la Genèse, terrible morceau de 25o pages, et qu'un opuscule plus court : Instruction pour l'Oraison. Le texte primitif des Délices ne devait contenir, je crois, que le récit des trente journées Parmi les autres productions de ces années de retraite, il faut mentionner aussi l’ « Avis aux beaux esprits du monde », dont Desmarets fera plus tard la préface des Délices. « Il faut faire voir, y disait-il, à ce siècle sensuel, délicat et poli, qui cherche la beauté des inventions, la richesse des descriptions, la tendresse des passions, la délicatesse et la justesse des expressions figurées, qu'il n'y a ni roman, ni poème héroïque, dont la beauté puisse être comparée à celle de la Sainte Ecriture, soit en diversité de narrations, soit en richesse de matières, soit en magnificence de descriptions, soit en tendresses amoureuses, soit en abondance. soit en délicatesse et en justesse d'expressions figurées. » Cf. Kerviler, op. cit., p. 74. Mais, encore un coup, cette préface postiche ne détermine pas l'objet principal des Délices.
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folle, ne passait aucunement pour un prêtre douteux. Pourquoi donc s'étonner que. le petit monde des saints ait accueilli avec une entière confiance un si brave homme, et si grave, qui menait une vie si régulière, et qui promettait d'écrire de si beaux livres? Son ou ses directeurs auraient au besoin répondu de lui. Brouillant les dates, comme on le fait toujours, ne croyez pas non plus, qu'à peine converti, il ait tranché du grand spirituel. Non : simple novice, avide et curieux de sainteté, il, se mot à l'école des contemplatifs alors connus, il leur soumet ses jeunes expériences, il reçoit docilement leurs conseils. Comme Veuillot, allant prendre à Solesmes ses consignes théologiques, Desmarets tait paisiblement son apprentissage mystique dans nous ne savons quels parloirs de Poitiers ou de Paris. Ainsi avaient commencé d'autres pieux laïques, M. de Bernières, M. de Renty, M. Cretenet. De saintes moniales, le voyant si manifestement touché de la grâce, lui communiquent insensiblement leurs plus chers secrets, les lumières qu'elles ont reçues dans leur oraison, leurs visions, les rares allégories qu'elles ont trouvées dans l'Apocalypse, les saintes nouvelles dit même ordre qui leur sont venues d'ailleurs. « J'ai trouvé, écrit M. Auguste, parmi les papiers des correspondants de (M. Boudon) trois. « lettres d'une sainte fille à son Père directeur » des 3o juin, 21 juillet et 20 août 1657. Elles ne sont point signées, trais elles sont incontestablement de l'écriture du poète (de Desmarets) à qui elles. avaient été confiées. Il avait dû les copier pour les envoyer à M. Boudon. Elles sont anti-jansénistes, d'un mysticisme qui m'a paru tout à t'ait orthodoxe et fort curieux, en cela surtout qu'il y est souvent question de confidences, on dirait presque de révélations... du Coeur de Jésus (en 1657) (1). » Avec cela, et le temps aidant, que le disciple soit devenu maître, qu'après l'avoir éclairé on en soit venu
(1) Auguste, op. cit., p. 17.
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insensiblement à lui demander ses propres lumières, quoi de plus naturel, de plus innocent ? A imaginer ces entretiens de direction, on a certes le droit de sourire, et pour ma part je ne saurais m'en priver, mais il n'y a pas là de quoi sonner le tocsin, comme le fera bientôt Nicole dans les Visionnaires (1).
Resterait à savoir si, dans l'enseignement de cette doctrine et dans l'application de cette méthode, Desmarets a manqué de prudence ou de délicatesse, s'il a fait preuve de présomption ou d'outrecuidance, s'il a oublié les réserves, la discussion particulière qui s'imposent à un directeur laïque. Nous n'avons pas le moyen de répondre à cette question. Une chose néanmoins est évidente, à savoir que nous ne pouvons pas nous en rapporter au furieux pamphlet de Nicole. Voici le fameux passage des Visionnaires, celui-là même qui nous a valu les petites lettres de Racine :
« Ce faiseur de romans et ce poète de théâtre, cet empoisonneur public, non des corps, mais des âmes..., qui se doit regarder comme capable d'une infinité d'homicides spirituels... ». — Sur quoi, le sage Kerviler, qui, lui non plus, n'a pu souffrir tant d'outrance : « Depuis vingt ans, au moins, Desmarets avait renoncé au démon, à ses pompes et à ses oeuvres représentées par les lettres profanes; et depuis vingt ans il élevait la voix pour célébrer les beautés de la religion ». — « M. de Paris (Peréfixe) continue Nicole, le prend pour son apologiste, le reçoit à sa table, lui donne retraite chez lui. M l'Archevêque d'Auch (Henri de
(1) C'est faute de documents que je n'en dis pas plus long sur Desmarets directeur de conscience. Il y a là une première question préjudicielle, et que nous avons déjà résolue, sur l'autorité du P. Poulain. Prise en soi et telle que les Milices nous la faut connaître, la doctrine spirituelle de Desmarets est sûre. Je pourrais même ajouter que, prise en soi toujours, sa méthode de direction me paraît sage, exigeante à la fois et consolante. Il couvait beaucoup mieux te coeur humain que M de Dernières. L'Eusèbe des Délices a beaucoup de doigté : il est bien dans la tradition de François de Sales, comme je le montrerais au besoin par certains chapitres de son explication allégorique de l'Apocalypse, celui, par exemple, qui a pour titre : Le triomphe des fidèles sentiments, qui ont surmonté la vaine crainte des péchés pardonnés ». (Délices, 24e journée, pp. 105, 121.)
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la Motte-Houdancourt) (l') approuve... On lui permet de s'établir, tout laïque qu'il est, en directeur d'un grand nombre de femmes et de filles ; de leur faire rendre compte de leurs pensées les plus secrètes ; de leur écrire des lettres de conscience pleines d'une infinité de choses très dangereuses et très imprudentes, pour ne pas dire davantage; de se glisser en plusieurs couvents de filles pour y débiter ses rêveries et ses nouvelles spiritualités. Et enfin c'est sur lui que M. de Paris a jeté les yeux pour l'aider à réformer le monastère de Port-Royal... On y reçoit avidement ses instructions; on y confère avec lui de l'oraison mentale (1)... » Laissons tomber l'insinuation venimeuse : « pour ne pas dire davantage » ; elle n'est pas moins odieuse que ne le sont, de l'autre côté, les calomnies contre les moeurs de Port-Royal. Laissons le jugement dogmatique sur ces « spiritualités », que Nicole juge «nouvelles », malsaines, et le P. Poulain, orthodoxes. Restent les faits passionnément amplifiés et défigurés, mais authentiques, à savoir que Desmarets, comme Bernières, Renty et d'autres laïques, s'est entretenu de mystique avec des religieuses ; qu'il a écrit des « lettres de conscience »; que l'archevêque de Paris lui a donné mission de ramener à l’obéissance les filles de Port-Royal. La première idée qui saute à l'esprit, quand on lit ce réquisitoire, est que Desmarets devait avoir acquis dans le inonde pieux une autorité sérieuse, pour quo plusieurs évêques lui aient ainsi fait confiance. Il avait publié vingt ans plus tôt des romans, des comédies. La belle affaire ! Il était laïque? sans doute. Mais Nicole, qui n'était pas prêtre, s'est-il jamais fait scrupule de diriger des religieuses et d'écrire des « lettres de conscience » ?
Quant à l'état mental de Desmarets pendant cette période, je n'arrive même pas à comprendre qu'on puisse le trouver inquiétant. Plus que personne, et plus que les jansénistes
(1) Les Visionnaires, 1693, p. 73. Cf. Kerviler, op. cit., pp. 101, 102.
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qui ont accrédité cette légende, je le voudrais fou, ayant pour cela de bonnes raisons que nous dirons tout à l'heure, mais enfin il ne l'était et ne le sera jamais, à moins cependant que l'on admette une bonne fois que, d'une part, tous les contemplatifs, et que tous les poètes, de l'autre, ont fatalement le timbre fêlé. Desmarets n'a jamais eu de visions que littéraires, et ses Délices ne sont autre chose qu'une oeuvre poétique, semblable, de ce chef, à la Divine Comédie ou à la Reine des fées. Connaissant par une expérience personnelle assez médiocre, en somme, mais authentique, les diverses voies de l'intérieur, il s'est appliqué à romancer l'histoire de l'ascension de l'âme vers Dieu, usant, à cet effet, de certaines allégories qu'il tirait de son cru, ou qu'il empruntait aux Ecritures, notamment à l'Apocalypse. Il écrira par exemple :
« Et je vis le ciel ouvert, et voilà qu'il parait un cheval blanc... » (Apoc., XIX). Toute l'âme supérieure s'ouvre pour recevoir... son Époux, en faisant un acte de toi... Alors voilà un cheval blanc qui parait; c'est l'espèce ou l'apparence de l'espèce du pain blanc, ou la sainte hostie qui est comme le cheval qui porte le corps de Jésus-Christ (1).
C'est fort mauvais, selon moi, mais de telles horreurs relèvent uniquement de la critique littéraire : elles n'appellent d'aucune façon le diagnostic des médecins. Nous parlions plus haut d'un mysticisme flamboyant, désignant par ce mot l'état d'esprit de certains contemplatifs, qui prétendent écrire sous la dictée immédiate de l'Esprit. Desmarets n'est pas de ceux-là. Présomptueux, vaniteux peut-être — sait-on jamais? — et, de toute façon, moins disposé qu'on ne le voudrait à douter de lui-même. Mais si tout écrivain qui parle avec une assurance excessive doit être suspect d'illuminisme, combien d'autres n'enverrons-nous pas aux Petites maisons? Il n’a pas reçu de révélations, et ne se flatte pas d'en avoir reçu. Comme tous les auteurs mystiques,
(1) Délices, 18e journée, p. 152.
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il utilise son expérience propre, et comme tous les poètes, il s'abandonne à son génie. Je n'ai pas rencontré dans les Délices une seule ligne où il se pose pour de bon en inspiré : s'il l'a fait quelque part, ce fut certainement à la manière d'Horace ou de Boileau :
Quelle docte et sainte ivresse
Aujourd'hui me fait la loi (1)...
II. La crise (166o-1666). — Si, comme tant de profanes l'assurent, la contemplation a ses dangers, l'action a aussi les siens, comme l'expérience le démontre chaque jour.
(1) La légende que nous combattons, imaginée par Nicole, authentiquée par Baillet dans les Jugements des savants, doit plus encore sa vogue à l'article du Dictionnaire de Bayle, où se trouvent réunis les principaux fragments de l'Avis du Saint-Esprit, dont nous allons parler. Le bon Kerviler, plus impressionné qu'il ne le voudrait par ces diverses autorités, hésite et finit par accepter une solution moyenne : Desmarets aurait été plus ou moins fou, mais seulement pendant une dizaine d'années. Néanmoins, conclut-il, a n'est-il pas souverainement injuste de juger brutalement une existence de quatre-vingt-cinq ans passés, par un accident qui peut à peine s'appliquer à une période décennale » ? Eh eh ! ce serait déjà beaucoup. « Et surtout, conclut-il plus sagement, faut-il croire aveuglément certaines assertions passionnées du parti port-royaliste ? » Op. cit., pp. 92, 93. Lui-même, pourtant, il a cru rencontrer, et jusque deus les Délices, « quelques détails forcés qui montrent que l'illuminisme commençait (dés 1658, et avant la période décennale) à envahir le cerveau de Desmarets ». Fort heureusement, il donne un exemple de ce délire prétendu. C'est « le chapitre consacré à l'assimilation des notes de l'octave musicale, avec les plaisirs ou sons de la musique humaine qui nous flattent ». « Tu verras, écrit Desmarets, qu'entre l'âme et Dieu, qui sont, comme les deux octaves, la basse et la haute, il y a de même les six sortes de délices que l'on peut goûter dans les choses de l'extérieur... ». (Kerviler, op. cit., pp.92, 93.) Cette idée ne me parait pas si folle, tuais le serait-elle pleinement, aucun médecin n'y verra un indice de folie, sans quoi disons bonnement que tous les poètes du temps de Louis XIII sont fous, et avec eux, une infinité d'autres. M. Auguste, impressionné à sou tour par Kerviler, hésite néanmoins beaucoup plus. « C'est, dit-il, de 1658 à 1668 que l'exaltation (littéraire selon moi) des facultés intellectuelles de Desmarets parait avoir atteint sou maximum d'intensité. Faut-il dire pour cela, que, pendant ces dix ans, notre poète fut véritablement atteint de folie ? Remarquons en tout cas que ce serait faire preuve de peu de sens critique que de croire aveuglément là-dessus certaines assertions passionnées du parti port-royaliste. » Plus loin, et après avoir résumé les divers incidents de la lutte de Desmarets contre les ennemis de Dieu (illuminisme et jansénisme), le même historien écrit encore : « De tout cela il nous parait résulter que Desmarets fut un véritable déséquilibré, sans conclure qu'il ait été en proie à une véritable folie ». Auguste, op. cit., pp. 27, 28. C'est fort possible, mais, pour ma part, je n'en crois rien, comme je le dirai bientôt. Eu tous cas, nulle trace de déséquilibre pendant la période qui vient de nous occuper.
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C'est qu'en effet, il n'y a qu'un pas du véritable zèle surnaturel à l'agitation, aux intrigues et aux violences d'un tempérament déchaîné. Desmarets nous est un exemple de cette dégradation lamentable, qui va l'entraîner peu à peu, non pas à des actes de folie, je le répète, mais à des initiatives parfaitement raisonnables, et néanmoins fort répugnantes. Gardons-nous néanmoins de prendre au tragique la première de ses incartades. Vers la fin de 1661, écrit Kerviler, Desmarets, «s'avisant de prêcher une grande croisade spirituelle..., publia un livre extravagant intitulé l'Avis du Saint-Esprit au Roi, approuvé cependant par l'évêque de Rennes (Henri de la Motte-Houdancourt, plus tard, archevêque d'Auch), dans lequel il exposait ses projets. Ce livre... tiré à très peu d'exemplaires... est devenu tellement rare qu'aucun bibliographe ne dit l'avoir vu; mais Nicole en a conservé de nombreux extraits dans la seconde Visionnaire, et ce sont eux qui ont valu à notre poète les sévères appréciations de la plupart des biographes, surtout après leur introduction textuelle dans le Dictionnaire de Bayle. » Voici déjà qui nous invite à suspendre notre jugement. Le corps de ce délit nous est inconnu, le malin Nicole ayant naturellement omis de citer les passages, nombreux peut-être et limpides, qui atténuaient les absurdités de l'avis, s'ils ne les effaçaient tout à fait (1).
« La chrétienté est perdue, dit-il, si on ne lève une
(1) Cette disparition est fort curieuse, Desmarets n'étant pas homme 1 rougir de ses ouvrages. J'imaginerais volontiers que l'Avis n'était pas d'abord destiné au public. C'était un projet, tiré ou copié à très petit nombre, et soumis par l'auteur au jugement de quelques amis, peut-être à l'état- major de la Compagnie du Saint-Sacrement A la vérité, celle-ci n'existait plus officiellement, ayant été supprimée eu 166o ; mais elle agissait encore, tout en se cachant plus que jamais. Au reste, rien ne prouve que Desmarets ait fait partie de la Compagnie. Son nom ne figure pas sur les listes. Mais il était fort lié avec plusieurs de ses membres les plus influents, Ventadour, Vincent de Meur, par exemple. (Cf. Auguste, op. cit., pp. 3s, seq.) Qui sait donc si l'Année que veut lever l'auteur de l’Avis ne serait pas, sous un nouveau nom, la Compagnie du Saint-Sacrement? Dans ce cas, ou s'expliquerait fort bien aussi que les chefs, après avoir pris connaissance des épreuves de l'Avis, n'aient pas approuvé le lancement de cette brochure, laquelle d'ailleurs n'eût été distribuée qu'aux initiés. Un de ces exemplaires d'épreuves serait tombé entre les mains de Nicole.
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armée puissante, pour combattre et exterminer partout les impiétés et les hérésies. Cette armée doit... se composer, selon la prophétie de saint Jean, « de cent quarante-quatre mille combattants, qui auront la marque du Dieu vivant sur le front, c'est-à-dire, qu'ils feront voir à découvert par leur vie que Dieu est vivant dans leur coeur » ; et comme toute armée a besoin d'un chef, il offre cette charge au roi... Pour les charges subalternes..., elles seront réservées aux chevaliers de l'ordre », lesquels s'appelleront aussi « chevaliers de l'infaillibilité » papale. Saint Michel, saint Gabriel, saint Raphaël et saint Uriel conduiront aux combats cette armée qui déjà compte plusieurs mille âmes. Prends tes armes, Louis !
Ce prince valeureux va détruire et chasser de son État l'impiété et l'hérésie, et réformer les ecclésiastiques, la justice et les finances. Puis, d'un commun consentement avec le roi d'Espagne, il convoquera tous les princes de l'Europe avec le Pape, pour réunir tous les chrétiens à la vraie religion catholique; il mandera le Pape pour se rendre à Avignon, afin d'y conférer ensemble... Le Pape aimera mieux se rendre à Avignon que de se voir chargé dans Rome dune grande armée... Après la réunion de tous les hérétiques,... le roi sera déclaré chef de tous les chrétiens..., et, avec les forces de la chrétienté, il ira détruire, et par mer et par terre, l'empire des Turcs (1)...
Là-dessus, libre à chacun de hausser les épaules, mais non pas de courir à la préfecture de police pour donner l'alarme. Imaginez une de nos associations pieuses d'aujourd'hui, l'Apostolat de la prière, par exemple, confiant la rédaction de ses statuts à un Déroulède converti, ou à un Rostand mystique, et vous aurez quelque chose d'à peu près semblable à l'Avis du Saint-Esprit. Il s'agit ici, en effet, tout simplement d'une ligue de prières et de sacrifices, comme il paraît assez par ces quelques lignes que Nicole nous a maladroitement conservées :
Cette armée doit exterminer toutes les impiétés, NON PAR LA.
(1) Kerviler, op. cit., pp. 94-96.
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FORCE DES ARMES TEMPORELLES, MAIS... SPIRITUELLES ; selon les moyens et les remèdes tout célestes que Dieu en a donné et qui seront déclarés en particulier.
Heures d'adoration, neuvaines, disciplines et mortifications diverses. Ces milliers de soldats, déjà sur la brèche et que Nicole voit tout noirs de poudre, c'est le petit monde des saints, M. Boudon, M. de Renty, nus mystiques, nos contemplatives.
Déjà, Sire, Dieu a prévenu vos pieux desseins et vous a composé, dès il y a longtemps, une armée de personnes,
à savoir la pacifique milice que nos quatre volumes sur la Conquête mystique nous fait connaître,
qui lui sont fidèles (à Dieu) et qui sont dévouées à lui comme VICTIMES A SA COLÈRE, justement irritée pour tant d’abominations, POUR LE PRIER SANS CESSE ET SOUFFRIR TOUTES CHOSES, AFIN QU'IL LUI PLAISE CONVERTIR les faux chrétiens, et exterminer par votre autorité tant de sectes et de vices détestables.
Ces derniers mots sont plus inquiétants ; mais enfin les âmes saintes dont il est question ne doivent s'associer à la guerre exterminatrice que d'une manière très indirecte. Mieux encore, inoffensive. Elles se borneront à demander à Dieu qu'il lui plaise d'inspirer à l'évêque du dehors les mesures utiles. Si leur prière s'égare, elle ne sera pas exaucée.
Il faut faire part de ces saints avis à tout le monde, afin d'animer plusieurs âmes fidèles à s'OFFRIR A DIEU COMME VICTIMES, pour être de cette sainte armée (1).
L'Avis n'est peut-être pas néanmoins sans recéler quelque mystère, d'ailleurs assez innocent. Pris en lui-même, je n'y vois qu'un tract destiné à émouvoir le public pieux sur les dangers qui menacent l'Église. « Il faut faire part de ces
(1) Seconde Visionnaire, p. 11 de l'édition originale. Cf. Auguste, op. cit., p. 31
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avis à tout le monde. » Un signal d'alarme, un coup de clairon, un de ces innombrables « Dieu le veut », qui ont retenti dans la chrétienté depuis la première croisade. Mais c'était peut-être aussi un coup de sonde, et une semence discrète. Par cet appel aussi vague que chaleureux, Desmarets aurait voulu ou promouvoir, si elle n'existait déjà, ou servir et renforcer une organisation moins chimérique, plus réelle, surtout plus secrète. Parmi les cent quarante-quatre mille qui répondraient, dans l'intime de leur âme, à l'affiche de cette mobilisation, il se trouverait quelques centaines de soldats, plus généreux, plus actifs, que l'on pourrait enrôler dans une association mieux définie (1). Nous savons, en effet, que de concert avec le duc de Ventadour et l'état-major de la Compagnie du Saint-Sacrement, Desmarets organisait, vers la même époque, une « Société pour les intérêts de Dieu », sur laquelle presque tout reste encore à découvrir, mais dont l'existence ne fait aucun doute. Voici, du reste, un passage de l'acte d'association, écrit de la propre main de Desmarets, et qui se trouve dans les papiers de M. Boudon, à qui le poète l'avait soumis :
Sa Majesté aurait donné ses Lettres patentes à M. Henry de Lévy, duc de Ventadour,
Il ne s'agirait donc plus d'une société rigoureusement secrète comme la fameuse Compagnie ;
par lesquelles elle l'aurait établi directeur général des séminaires qu'il pourrait établir tant dedans que hors le royaume, pour les missions étrangères, et pour la poursuite et l'avancement des intérêts de Dieu et des âmes, avec permission d'associer avec lui des personnes de piété, afin de contribuer leurs soins et leurs biens... pour établir en divers lieux des maisons ou communautés de l'un ou de l'autre sexe, où seront instruites les personnes, qui pourront être envoyées pour servir les âmes, tant pour la France que dans les pays barbares, commençant par la ville de Paris, où il s'est déjà assemblé en une
(1) L'Avis, semble-t-il, avait aussi pour objet d'exciter la curiosité et l'intérêt du roi, à qui l'on offrait des communications plus précises.
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maison près des Minimes quelques filles et femmes de grande piété, qui se sont dévouées au Père éternel, en l'union à Jésus. Christ..., victime pour le salut des âmes..., et à poursuivre par
PRIERES ET PAR ŒUVRES la destruction du règne des démons (1)...
On voudrait plus de détails, mais le peu que l'on nous donne montre qu'il s'agissait de fonder tin certain nombre de centres de réunion, qui seraient aussi des noviciats, et dans lesquels, d'une manière ou d'une autre, on s'entraînerait aux diverses formes de l'apostolat : oraison et pénitence, missions étrangères, catéchismes, controverses, entreprises charitables, mesures défensives et offensives contre les « suppôts de Satan ». A ce programme, on a reconnu l'ancienne Compagnie du Saint-Sacrement, officiellement dissoute en 1660, mais qui aspire à revivre. Même objet, mêmes chefs, mêmes méthodes ou à peu près : il n'y a qu'une différence, la publicité, au moins apparente, qui remplace le rigoureux secret d'autrefois. Qui ne voit de même qu'un lien quelconque, mais assez étroit, doit réunir à cette Société pour les intérêts de Dieu l'armée apocalyptique levée parla brochure de Desmarets ? L'Avis du Saint-Esprit ou bien prépare les voies au fonctionnement prochain de ces nouveaux cadres, ou bien il cherche à créer, autour de l'association commençante, une atmosphère de confiance et de sympathie.
La fin était bonne; les intentions droites. Restent les moyens, peut-être douteux. Dans la sainte croisade dont il s'était fait le héraut, Desmarets, notre mystique des Délices, avait retenu pour lui-même la fonction qui convenait le mieux à son activité naturelle et à ses goûts particuliers. Pendant que d'autres associés s'uniraient en victimes expiatoires au sacrifice de l'Agneau, il se chargerait, lui, d'un ministère qui, fort curieusement, ne se trouve pas préfiguré dans l'Apocalypse : c'est la police secrète. Ce faisant, il avait fort bien jugé de ses aptitudes. Quelque
(1) Auguste, op. cit., pp. 23, 24.
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peu gauche malgré tout dans le roman mystique, le sieur de Saint-Sorlin excelle, sans conteste, dans le roman policier.
Son coup d'essai, l'illuminé Simon Morin brûlé vif par les bons offices de Desmarets en 1663, fut un coup de maître. Nous retrouverons plus tard cette savoureuse anecdote, quand nous aurons à étudier les origines et les à-côté de la réaction anti-mystiques (1). S'il n'a, du reste, que cette unique pièce à son tableau de chasse, la faute n'en est pas à Desmarets lui-même, mais à la coupable indifférence des pouvoirs publics. On commençait à lésiner sur la dépense, et Desmarets n'était pas assez riche pour faire les frais de tous les supplices qu'il aurait voulus.
Depuis cinq ans, écrivait-il en 1664 à M. Boudon qu'il essayait d'agréger à la Société pour les intérêts de Dieu, il a
(1) L'histoire est d'ailleurs bien connue ; grâce notamment à la très précieuse Relation de la découverte du faux Christ, nommé Morin, chef des illuminés par Desmarets Saint-Sorlin, qui a pour auteur Desmarets lui-même et que Ravaisson a publiée (Archives de la Bastille, III. pp. 227. seq. Cf. aussi les articles de M. Alphandéry dans la Revue d'histoire moderne et contemporaine, janv.-fev. 1911). Après avoir, et non sans peine, mis la main sur les papiers de Morin. Desmarets s étant convaincu — et ceci est grave — qu'il n'y avait rien dans ces papiers qui méritât le bûcher, manoeuvra si habilement le pauvre diable qu'il finit par obtenir de lui des aveux compromettants. Pour mieux remplir son métier d'agent provocateur, il s'était présenté à Morin comme un disciple déjà initié en partie aux mystères de la secte, mais désireux d'en apprendre plus long. La femme de Morin soupçonnait le piège, et Morin lui-même résista longtemps. Bien qu'il n'eût pas toute sa raison, il était fort intelligent, et il donna beaucoup de mal à notre policier. Il lui disait un jour : « (En essayant) de pénétrer les secrets d'autrui... par surprise et souplesse, vous vous êtes rendu indigne s de mes confidences. (Ravaisson, op. cit., p. 238.) Les questions cauteleuses du faux disciple intéresseront le futur biographe de Desmarets. Il y a la, eu effet, une part de confidences. Un jour, par exemple, « voyant que, si je m'humiliais devant toi..., il pourrait me traiter longtemps en novice..., je lui dis ce que j'avais appris des états intérieurs... et de l’anéantissement dans lequel Dieu m'avait mis. Alors il me prit la main, et me la serra entre les deux siennes, et me dit qu'il voyait bien que j'étais spirituel ». (Ib.. pp. 231, 232.) Une autre fois, pour amener Morin à déclarer sans ambages que les parfaits peuvent tout se permettre, je lui demandai. « comment je me devais comporter en quelques occasions. me rencontrant quelquefois à parler avec des filles en particulier touchant les choses spirituelles, et qu'encore que Dieu, depuis plusieurs années, m’eût fait de grandes grâces, me soutenant continuellement coutre les tentations, et que j'eusse comme une assurance morale d'être assisté dans ces conférences..., toutefois... je ne laissais pas de me défier de moi-même, et que souvent je fermais les yeux, en écoutant quelque fille.... pour n'avoir point de mauvaises pensées..., et que, peut-être, il jugerait que c'est se défier de la confirmation en la grâce..., n'ayant plus de volonté, et n'ayant plus que la volonté de Dieu, qui ne peut pécher... » (Ib., p. 24o.) Ou voit le mélange sinistre, odieux, et comment il fait entrer dans son jeu d'agent provocateur ses propres expériences mystiques. Voilà bien en effet ce qu'il faut réprouver dans sa conduite, et non pas, comme l'a cru Ravaisson, les scrupules avoués par Desmarets. « Ce pécheur si tendre à la chair, avait soixante-quatre ans. » Qu'y y a-t-il là de si imprévu ? Je dois ajouter qu'en fait de critique morale, ce même Ravaisson me semble peu clairvoyant. Desmarets dit quelque part, au sujet de certains engagements qu'il avait dû teindre de prendre pour obtenir de nouvelles révélations : « J'allai voir mon directeur, pour lui dire ce que j'avais fait..., et renonçant de tout coeur à tout pacte avec le démon. Il me répondit que je n'avais rien à craindre. J'allai ensuite voir M. de Rennes, qui me mena chez le R. P. Annate. Le lendemain ils me firent réponse que je devais encore feindre avec ces personnes, afin de découvrir le plus que je pourrais de leur doctrine et de leur cabale. » (Ib., p. 326.) Ici, Ravaisson : « Les évêques et le confesseur jouent ici un rôle bien singulier... si Desmarets n'ajoute pas le mensonge à l'indignité de sa conduite ». A quoi sert donc l'esprit critique, si l'on ne reconnaît pas et la sincérité évidente de Desmarets, et l'impossibilité où celui- ci se trouverait de mentir dans une pièce officielle que liront, ou que pourront lire les intéressés ? Au reste, il ne faut pas dire que, dans la pensée de la Motte-Houdancourt, du P. Annat et de Desmarets lui-même, la fin justifie les moyens. Non, tout bonnement, ils croient permis des moyens qui ne le sont pas. Autre détail biographique, et qui est pour nous d'un réel intérêt, puisqu'il nous montre Desmarets en relation intime avec les mystiques du temps. « Une sainte personne qui demeure dans une ville de Picardie, à laquelle j'avais écrit quelque chose touchant la damnable doctrine de Morin, et qu'il prétendait paraître devant le roi, me fit répondre : « J'ai à vous prier instamment que l'on se garde bien de faire paraître ce méchant devant le roi. Il ne demande pas d'y paraître avec bon dessein... Le diable, sans doute, enrage contre le roi... » (Elle craignait un régicide.) Voilà quel est l'avis d'une sainte, lequel n'est pas à négliger. . Elle est la vieille et bonne amie de feu la soeur Barbe, qui vint de là à Paris trouver le P. de Coudren, et lui découvrit une conspiration contre le feu roi, que Dieu lui avait révélée et qui fut découverte, comme cela est notoire. » Ib., pp. 283, 284 (Cf. L’invasion mystique, p. 67 et, ici même, pp. 342, seq.). Hier la soeur Barbe, aujourd’hui son amie : ainsi s'établit m ce coin du pays, la tradition que d'autres incidents plus ou moins semblables ont répandue ailleurs et qui confie aux mystiques une sorte d'intendance surnaturelle, le soin de veiller sur la personne du roi. Rien ne prouve, du reste, que Morin ait jamais rêvé de tuer le roi. Je n ai pas à me déclarer sur le fond même du procès. Illuminé et de moeurs douteuses, semble-t-il, fou peut-être, il est évident que les juges n'auraient pas demandé mieux que de lui laisser la vie, mais il n'est pas moins certain que, dans toute cette affaire, comme dans les autres du même genre, Desmarets a cru remplir un devoir clair et pressant.
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plu à Dieu me faire connaître plusieurs des plus abominables de ses ennemis... et il a fallu que seul j'aie soutenu les frais...
(1) De cette expression fréquente sous sa plume : « Dieu m'a fait connaître », ou n'a pas du tout le droit de conclure que Desmarets soit lui-même illuminé, au sens ordinaire du mot. Il ne se réclame d'aucune révélation. Tout au plus, en certains endroits, ferait-il allusion à quelque révélation ou vision de telle de ses mystiques amies.
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Vous avez su ce qui s'est passé contre le grand ennemi de Jésus-Christ, Morin, qui fut brûlé vif l'année dernière... Depuis cela, Dieu m'a fait connaître trois prêtres magiciens, et deux séculiers, lesquels, s'étant entièrement découverts à moi et m'ayant donné leurs écrits abominables, pour se donner au diable, pour l'invoquer, pour l'encenser, pour faire mourir des personnes..., et ayant toutes preuves..., je les ai fait prendre, et ils ont été...
brûlés eux aussi? Non, malgré les preuves, et c'est là un indice fort curieux de l'évolution qui s'est produite après le supplice de Grandier;
vingt mois en prison ; et le démon ayant fait passer l'un d'eux, nommé Saint-Marc (Pierre Costard) pour un grand opérateur et guérisseur de maladies incurables, lui a fait avoir tarit d'amis qu'ils ont été mis en liberté connue absous, faute de personnes qui voulussent fournir aux frais du procès... Vous voyez doue la nécessité de l'établissement de la Société de Paris pour les intérêts de Dieu.
Il finit par ces quelques mots, où nul critique intelligent ne soupçonnera l'ombre d'un manège hypocrite :
J'ai su que vous êtes avec de très bonnes carmélites, qui sont de vraies victimes unies à Jésus Victime. Je vous supplie.., de m'unir à elles par la sainte communion, comme je le ferai de ma part, et de faire qu'elles s'unissent à la Société des victimes unies à Jésus, et qui sont prêtes à tout faire et à souffrir et mourir pour les intérêts de Dieu seul. Je salue votre saint ange et les leurs, et je prie celui qui m'assiste de s'unir au vôtre (1)...
Non, ce policier n'est pas un tartufe ; un vrai dévot, au contraire, passionnément sincère, généreux, et qui n'eût pas reculé devant le martyre. Il s'y expose, du reste, et non sans trembler — comprenez-le donc bien — dans ce duel, plus hardi encore que sournois, non pas avec Morin, mais
(1) Auguste, op. cit., pp. 2o-22.
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avec le diable en personne (1). Le plaisir malsain qu'il trouve à sa répugnante besogne n'est pour lui qu'un stimulant, et dont il ne soupçonne pas la bassesse. Pour être mieux éclairée, notre conscience est-elle nécessairement plus pure? Mais enfin nous nous faisons une idée plus haute et plus juste des vrais « intérêts de Dieu » ; il n'y a pas de pharisaïsme à constater ce progrès qui s'est fait sans nous.
Mal soutenu dans sa lutte contre les magiciens, il tourne son activité vers les jansénistes,. qui, d'ailleurs, le préoccupaient aussi depuis longtemps. Le P. Rapin a bien résumé le premier chapitre de cette nouvelle croisade :
Dieu suscita un homme faible, sans appui, sans protection, et presque sans autre caractère que celui que lui donnait son zèle pour la défense de la religion, pour humilier ces superbes.
Etrange erreur d'optique! Rapin a pour Desmarets les yeux de Boileau. Il oublie que le poète vaincu a eu jadis son heure de considération et de puissance. Ainsi ferions-nous aujourd'hui, si nous traitions de personnage insignifiants un Gustave Planche ou un Victor Cousin.
Ce fut Saint-Sorlin Desmarets, qui... s'était mis à la dévotion
(1) C'est assurément bien malgré lui que Desmarets, lorsqu'il raconte ces diableries, nous l'ait penser quelquefois à Jérôme Coignard, Une de ses victimes lui confessera, par exemple, « que le diable lui était venu dire un jour que la volonté de Dieu était qu'elle vînt au sabbat... Elle avait été emportée par cinq ou six petits diables, qui étaient comme ces petits masques de carême-prenant qui ont vil on ( ?) ». Ravaisson, op. cit., pp. 229, 23o Des diablotins de Boucher. Voici beaucoup plus curieux « Elle m'a avoué que son entretien ordinaire est avec un diable qui l'appelle toujours ma mie. Elle m’en parla comme d’un fort bon diable, qui honore Dieu . , et qui dit qu'entre eue, diables, ils sont bien meilleurs que les hommes, parce qu ils croient Dieu et le respectent, et parce que les diables ne se mangent et se détruisent les uns les autres. Elle m'a dit plusieurs choses semblables de la teinte des diables, qui sont à émouvoir la pitié sur le sujet de leur lamentation pour n’avoir pas voulu adorer un homme » Ib., p. 247. N'est il pas intéressant de voir poindre dans les bas-fonds du XVIIe siècle, le sentiment qui deviendra, deux siècles plus tard, un des thèmes de la poésie romantique : Vigny, Lamartine, Soumet, Hugo ? Rappelons le vers charmant : The Prince of darkness is a gentleman (King Lear, III, IV) qui serait beaucoup plus curieux, si, comme plusieurs l'ont cru ( mais semble-t-il sans raison suffisante), il faisait partie d'une ancienne ballade.
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dans les (trente) dernières années de sa vie... Il avait commencé par les athées et les sorciers ; mais n'ayant pas trouvé tout l'emploi que son zèle lui figurait en combattant les uns et les autres, il s'attacha à combattre les jansénistes. Mais il faut avouer qu'il les entreprit d'une force dont personne n'avait encore osé faire, car on se ménageait pour ne point s'exposer à leur langue ni à leur plume Pour lui, qui n'avait rien à ménager où il s'agissait de la religion, il les traita d'un air dont les plus hardis de ceux qui les avaient entrepris jusqu'alors furent étonnés... Le début seul qu'il fit par le titre de son ouvrage les déconcerta; il portait : « La réponse à l'insolente apologie de Port-Royal, avec la découverte de la fausse Eglise des jansénistes et de leur fausse éloquence ». C'était les prendre par leur sensible. Eux, qui faisaient profession de mépriser tête levée tous ceux qui se mêlaient d'écrire, furent un peu surpris de se voir traités si cavalièrement par un homme dont ils ne faisaient nul état (1).
Le Père Rapin est un peu dur pour l'Académie. Quoi qu'en dise la pauvre plaisanterie de Boileau, le Clovis n'était pas resté chez le libraire, les Délices pas davantage. De toute façon, les réponses de Desmarets seraient foudroyantes. Écrivain encore fameux, académicien patenté, il donnait une sévère leçon de français et d'éloquence à ces Goncourt, qu'on me pardonne, je veux dire à cette académie rivale, qui se trouvait alors « en possession... d'imposer silence à toute la terre en matière d'écrire (2) » ; honnête homme universellement considéré, dévot très en vue,
détective amateur et qui n'en était plus à faire ses preuves, il apprenait le premier aux deux puissances que les chicanes jansénistes sur des points de dogme cachaient en réalité les mouvements d'une société occulte, déjà solidement organisée, déjà redoutable :
Ils vont même, disait-il à Louis XIV, dans sa préface..., jusqu'à répandre plusieurs impudences contre Votre Majesté. Le style furieux de leur Apologie fait voir qu'ils ont de furieux
(1) Mémoires du P. Rapin, III, pp. 34o, 341.
(2) Ib., III, p. 3+3 On trouvera dans L'école de Port-Royal, p. 371, quelques exemples de ces leçons de français.
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desseins. Ils se contentent de mépriser les défenses de Votre Majesté et de répandre leur rage contre elle par leurs écrits... jusqu'à ce qu'ils puissent faire sourdement des levées et les mettre un jour en campagne, quand ils pourront en composer une armée capable de les maintenir contre votre puissance et de les établir au milieu de votre royaume (1).
Il exagère, mais je l'aime encore mieux ainsi, flamberge au vent, que lorsqu'il reprend ses lunettes noires, son métier d'espion. Vers ce même temps, écrit encore le
P. Rapin, Desmarets
était alerte pour découvrir Arnauld, caché depuis longtemps à Paris. Et, comme il était hardi, se fourrant partout, ne se rebutant de rien, il apprit (que la police avait été mise sur la piste) d'un certain Le Brun... important dans le parti, et il apprit mène que ce Le Brun logeait au faubourg Saint-Antoine, et que ce pouvait bien être Arnauld, qui changeait de nom et de quartier assez souvent, selon le besoin des affaires. Il entreprit de le faire prendre. Il employa pour cela un ami qu'il avait au faubourg, zélé contre les huguenots, qu'il attrapait quelquefois allant et revenant, pour disputer contre eux, s'étant logé sur leur chemin (le chemin de Charenton à Paris ), pour les harceler au retour du prêche.
Encore un original qu'on voudrait connaître, mais ils sont trop (2)
Desmarets pria cet ami de s'informer dans le faubourg... Il
(1) Mémoires du P. Rapin, III, p. 34,.
(2) Pour les conspirateurs, ce siècle de Louis XIV était l'âge d'or. La police a fait des progrès depuis. Aujourd'hui, et avec sa physionomie peu avantageuse, mais peu banale, Arnauld ne ferait pas deux pas dans la rue sans être happé. Songez que sa photographie ne paraissait pas dans les journaux du temps. D'ailleurs il sortait peu, et seulement à la brune. Il avait tant à écrire! Et puis les honnêtes gens du quartier Latin, les seuls qui le connussent, n'étaient pas d'humeur à le dénoncer. On subissait avec une résignation silencieuse, qui nous confond, ce régime abominable, mais on aurait eu horreur de le seconder. Ce que j'en dis n'est pas pour innocenter notre mystique limier, mais, au contraire, pour mieux faire sentir son aveuglement. Ses exploits lui auront aliéné l'estime, non pas de tous, je le crains, mais de plusieurs. « On rapporte qu'un jour La Motte Le Vayer passant dans la galerie du Louvre, Desmarets se mit à dire tout haut : Voilà un homme qui n'a pas de religion. — Non, mon ami, repartit Le Vayer, j'ai tant de religion que je ne suis pas de la tienne. s Kerviler, op. cit., p. 98.
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n'en put rien apprendre, mais il trouva qu'il y avait des gens, qu'on ne connaissait point, cachés dans une grande maison du faubourg, dont la porte de devant était condamnée, et que ceux qui logeaient en cette maison ne sortaient que par une porte de derrière (1)... Ce qui commença à lui donner du soupçon, lequel augmenta de la moitié, quand il eut appris... que les gens du faubourg les croyaient jansénistes. Desmarets, pour pousser sa pointe, alla au boulanger qui fournissait ces gens-là.
Cela ne vous paraît pas d'un flair miraculeux; mais il fallait y penser.
On lui dit que c'était d'ordinaire la boulangère qui leur portait la provision de pain tous les matins, et qu'elle trouvait quelquefois ces gens assez appliqués à faire des écritures avec de grands pupitres. Notre espion ne douta point que ce ne fat quelque chose de ce qu'il cherchait. Mais il en fut tout à fait persuadé, lorsqu'ayant mis son valet vers la porte par où ils sortaient, pour les observer d'une maison voisine, (celui-ci, dit à son maître qu'ils allaient souvent à Charonne... et qu'ils entraient dans un jardin par une porte de derrière ; et il apprit que ce jardin était à Petit, de la rue Saint Jacques, imprimeur ordinaire des jansénistes,
du roi, qui plus est, et de l'Académie française.
Ce fut assez à Desmarets, pour en donner avis au lieutenant civil, qui était assez bien intentionné de son fonds... L'ordre fut expédié. Molondin, colonel des Suisses,
un vétéran de Rocroy
fut commandé avec une compagnie, pour aller s'en saisir; ce qui lut promptement exécuté. Les gens lurent arrêtés, menés à la Bastille.
Les noms, les noms de ces rares criminels ?
C'était Isaac le Maistre, qu'on nommait Sacy, neveu d'Arnauld; deux Thomas..., un nommé Desloges et quelques autres (2).
(1) La maison se trouvait « à gauche, en montant vers Vincennes, presque en face de l'endroit où la rue de Neuilly débouche dans la rue du Faubourg-Saut-Antoine ». Mémoires de Pierre Thomas, sieur du Fossé (Bouquet), II, p. 241.
(2) Mémoires du P. Rapin, III, pp. 361, 362. Ou trouvera plus de détails sur cette aventure, dans le Port-Royal et dans les Mémoires de Fontaine, mais surtout dans les Mémoires de du Fossé, en se rapportant, bien entendu au texte intégral publié par Bouquet pour la Société de l’Histoire de Normandie, II, pp. a4o-197. De l'odieux, ou du ridicule, on ne sait lequel l’emporte. « Nous étions nous autres fort paisibles, écrit du Fossé, pendant qu'on formait toute cette grande intrigue... Quel sujet aurions-nous eu de nous alarmer, nous qui faisions trop exactement tous les devoirs de bons chrétiens par notre assiduité à la grande messe et au prône de notre paroisse, pour mériter d'être soupçonnés d'impiété; et qui enfin nous cachions si peu, mon frère et moi, que nous sortions hautement tous les jours, ou toutes les fois que nous voulions, tantôt par la grande, tantôt par la petite porte ? » Ou les avait filés selon les règles. On nous avait fait « observer dans toutes nos démarches différentes, jusqu'à employer des commissaires, que j'ai reconnus depuis, à me suivre lorsque je passais la rivière » (Ib., pp. 247. 248). L’assaut ne devait être donné qu'à cinq ou six heures, et cependant, les archers en armes étaient en place dès deux heures du matin, sans parler d'une centaine d'autres, groupés, en cas de besoin, prés de la barrière du Trône. Un assaut véritable, et par les fenêtres ! « Quoi, Messieurs, le roi aurait ordonné que la maison d'un gentilhomme qui n’avait rien fait contre son service fût escaladée en plein jour! La grande porte, Messieurs, est l'entrée royale, et elle n'a jaillies ou refusée à personne » (Ib., p. 254). Ainsi Thomas du Fossé, en colère pour la première et la dernière fois de sa vie grâce à l’intervention de Le Tellier, ami de leur famille, les deux frères furent relâchés au bout de trois semaines. Isaac, en revanche, et Fontaine, non moins innocents, restèrent sous les verrous pendant plus de deux ans.
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Desloges, un faux nom : c'est le doux, le délicieux M. Fontaine ; l'aîné des deux Thomas, c'est M. du Fossé, le condisciple et le cher ami de Racine, le collaborateur de Tillemont, savant homme et chrétien presque parfait ; l'autre, non moins inoffensif, est M. du Bosroger. Je ne dis rien du vénérable Isaac, sinon que le P. Rapin lui-même lui fait grâce. En vérité, la belle capture ! Ce fut d'ailleurs la dernière (1666). Ayant épuisé à ce coup les « délices » de l'espionnage et de la délation, le vieil agent plus que septuagénaire prit enfin sa retraite. Ses jambes seules étaient lasses. De tant d'exploits que nous avons de la peine à lui pardonner, Desmarets n'aura jamais senti ni le ridicule, ni l'odieux.
III. Les dernières années (1666-1676). — Après cette phase d'activité brouillonne (1), la vie intérieure de
(1) Je ne dis pas : « après cette éclipse de sa raison », car rien, absolument rien ne nous autorise à supposer une telle éclipse. A lire les divers historiens qui ont traité ce sujet, on dirait vraiment que le cas de Desmarets est unique. Hélas non ! je pourrais citer mille déformations toutes semblables. D'ailleurs, comment ne pas s'apercevoir que les chefs, les amis et les collaborateurs de Desmarets ont cru sa tête solide ? C'est par exemple, sur un mot de lui, que le lieutenant de police envoie cinq ou six innocents à la Bastille. S'il avait eu les dehors et la réputation d'un visionnaire, d'un fou, lui aurait-on laissé carte blanche ? Et sans doute, à la réflexion, plus d'un aura jugé que son zèle était excessif, et plus encore maladroit, mais il y a loin de là au délire.
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Desmarets nous échappe (1). Ni son génie, ni son humeur combative n'ont vieilli, comme Boileau put s'en apercevoir. Songez que, lorsque parut l'Art poétique en 1674, le défenseur des modernes et de la poésie chrétienne avait plus de quatre-vingts ans. Mais, si rien ne prouve que sa première ferveur religieuse ait diminué, rien ne prouve non plus qu'elle ait survécu aux mortelles distractions que nous avons dites. Après tout, il est possible que la bonne cause ait besoin d'une brigade mobile; mais je crois certain que les absorbantes besognes qu'impose cette profession favorisent peu l'oraison de quiétude. N'en doutons donc pas : à ce jeu dangereux qui lui plaisait trop, Desmarets aura insensiblement perdu l'habitude de ces pures joies qu'il avait jadis goûtées dans la ville de la Volupté, et dont les Délices nous offrent une image si exacte, si alléchante.
Coelestis urbs Jerusalem,
BEATA PACIS VISIO...
Nicole a là-dessus quelques lignes trop venimeuses, mais qui ne sont pas loin de frapper juste :
Que ne doit-on pas attendre du progrès que la soeur Flavie fera sous ce nouveau directeur, puisqu'on en voit de si beaux commencements...? On la verra bientôt plongée dans le sommeil des puissances, dont le fruit sera qu'à son réveil, elle écrira des billets pleins de calomnies contre ses soeurs (2).
Si la vraie contemplation n'était incompatible qu'avec des fautes grossières — la calomnie délibérée par exemple — il y aurait beaucoup de mystiques; mais la pureté de ces hautes grâces est beaucoup plus exigeante. Non
(1) Les poèmes chrétiens de sa vieillesse, la Marie-Madeleine (1669), indiqueraient peut-être, non pas un fléchissement ale la foi, mais un seul moins sûr et moins pur des choses spirituelles. Je n'ai pas lu son Esther (1673).
(2) Les Visionnaires, p. 73.
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in commotione Dominus. L'Esprit ne se montre ni dans l'ouragan, ni dans le cyclone : il veut des âmes silencieuses, paisibles, pacifiques et infiniment charitables; il abandonne les importants, les maniaques de délation, tous les agités. Brave homme toujours, notre Desmarets, honnête même, bien qu'il ait ignoré les plus saintes délicatesses de l'honneur humain, sérieux et pieux chrétien, c'est beaucoup sans cloute ; ce n'est rien, toutefois, auprès de cette e meilleure part » — la part de Marie — qui lui fut offerte, qu'il a possédée pendant quelques années, et qu'il n'a pas su garder. Sous ce manteau qu'ont brûlé par endroits les flammèches du bûcher de Morin, qu'ont fripé et souillé les sordides aventures de l'espionnage, si l'ancien mystique des Délices vivait, contemplait encore, ce n'est pas l'insignifiant Desmarets, c'est la mystique elle-même qui nous ferait peur. Mais, pendant que nous nous attardons à ce pittoresque un peu trouble, Eusèbe et Philédon ont fini de réparer leurs forces. Il est temps de rejoindre ces deux amis, et de pénétrer avec eux dans la Cité de l'Intérieur.
§ 3. — Initiation de Philédon à la vie mystique.
I. L'architecture et les arts décoratifs dans leurs rapports avec la vie intérieure. — « Ce ne sont que testons... » — G. de Scudéry. — Desmarets, architecte et poète de l'architecture. — Les Amours du Compas et de la Règle. — L'architecture dans les Délices.
II. Philédon accueilli dans la Cité de l'Intérieur. — Les appartements de la Foi. — La loge de l'Humilité et le Cachot du Néant. — Les balcons de l'Espérance.— Les trente-trois cavernes de l'Obéissance. — Chambre de la Pureté ; Desmarets directeur. — Grotte de la Patience. — Temple de l'Amour divin. — Les missions étrangères et le musée de la marine.
III. Les trois salles de la sainte Oraison. — Chambre de la Contemplation, de l'Union. — Suspension des puissances. — La conquête mystique et Jean Desmarets.
I. « Les choses d'ici-bas ne nous regardant plus », nous avons dû, hélas ! jusqu'ici, nous devons encore nous interdire de causer littérature prolane avec ce poète de
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race qui avait beaucoup réfléchi sur les mystères de son art, et qui nous a laissé quelque soixante vers dignes (le mémoire, ceux-ci, par exemple, dans la note bouffonne :
Quand la brunette nuit, développant ses voiles,
Conduira par le ciel le grand bal des étoiles (1).
Sans toucher néanmoins au fruit défendu, nous aurions le droit, le devoir même d'écrire ici un long chapitre, presque tout religieux, sur l'architecture et les arts décoratifs dans leurs rapports avec la vie et la doctrine mystique de Desmarets. Mais, n'ayant pas suivi les cours du Louvre, et, du reste, pressé de finir un livre déjà trop long, force m'est bien d'abandonner ce chapitre à l'artiste lettré qui nous donnera quelque jour — si ce n'est déjà fait — une aimable thèse sur l'architecture, la décoration intérieure et extérieure, les jardins, que sais-je encore, dans la poésie et le roman au XVIIe siècle. On commencerait naturellement par maudire le tyran qui réfréna, d'une main si dure, la verve pittoresque de ces faiseurs « d'inventaires ». « Une boutique de verbiage », disait Des-préaux des romans de Madeleine. « Ses héros et ceux de son frère — le « bienheureux Scudéry » — n'entrent jamais dans un appartement que tous les meubles n'en soient inventoriés. Vous diriez d'un procès-verbal dressé par un sergent. » Eh! justement, c'est là ce que nous voudrions aujourd'hui. « Aussi, continuait-il, ne les ai-je pas ménagés dans ma Poétique »
S'il parle d'un palais, il m'en dépeint la face...
(1) Visionnaires, I, IV. Il n'est peut-être pas inutile de rappeler que c'est là une charge et qu'on ne doit pas plus prendre au sérieux que la « ballade à la lune » de Musset. Quant aux vues littéraires de ce novateur (il y en a d'absurdes comme telles critiques de Virgile), je me permets de recommander aux jeunes amateurs les dédains, les impatiences, les colères, en un mot toutes les « réactions » de Desmarets relisant, la plume à la main, l'Art poétique de Boileau. On y trouverait de très précieuses leçons. Cf. la si commode compilation du P. Delaporte : L'Art poetique de Boileau commenté par Boileau et ses contemporains, Lille, 888.
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Eh! pourquoi pas? Le palais lue rencontre Alaric est-il donc si laid ?
Mais du grand bâtiment la façade royale
Efface tout le reste et n'a rien qui l'égale...
Elle charme les yeux. elle étonne l’esprit...
L'ordre corinthien règne par tout l'ouvrage ;
L'on voit ramper partout l'acanthe au beau feuillage,
Et partout on peut voir entre ces ornements
Des chapeaux de triomphe et des vases fumants.
Ce ne sont que festons, ce ne sont que couronnes,
Bases et chapiteaux, pilastres et colonnes,
Masques, petits amours, chiffres entrelacés
Et crânes de béliers à des cordons passés.
Frises, balcons, hors-d'oeuvre et cartouches encor,
Et cornes d'abondance à fruit, feuille et fleur d'or...
D'un marbre blanc et pur cent Nymphes bien rangées,
De grands paniers de fleurs sur leurs têtes chargées,..
Semblent vouloir monter aux beaux appartements...
Leur main gauche soutient ces paniers magnifiques;
Leur droite tient les plis de leurs robes antiques,
Et l'art a fait changer par ses nobles efforts
Les veines de ce marbre aux veines de leurs corps.
Tous les vers de Boileau ne valent pas ceux-ci. Je ne les cite du reste que pour rappeler qu'à la rigueur, Scudéry, lui aussi, nous appartiendrait. « Il a l'ait des romans admirables, écrivait l'humaniste Goslar, et qui sont écrits merveilleusement. Il est à présent dans une haute dévotion (1). »
Chez Desmarets, ce goût pour l'architecture va jusqu'à la passion. Architecte lui-même, et comme Pascal fut géomètre, c'est-à-dire depuis le berceau (2), un de ses premiers
(1) Delaporte, op. cit., I, pp. 195-198.
(2) « J'avais une inclinaison naturelle à l'étude des arts... Dans mon enfance, je composais des airs sans maître de musique, et je faisais toutes sortes de dessins sur le papier sans aucun maître ni de portraiture, ni d'architecture, ni de perspective. » Cf. Kerviler, op. cit., p. 8. Nous avons déjà dit qu'il dressa lui-même le plan de son hôtel de la rue du Roi-de-Sicile. Quant à son mérite d'ornemaniste, ou peut s'en faire une idée d'après les quelques reproductions que nous doutions ici. Mais il faut voir l'illustration même des Délices et de ses autres ouvrages.
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poèmes a pour titre, non pas comme l'écrivent les anthologistes pressés : Les amours du compas et de la règle — ce qui déjà serait assez significatif et alléchant — mais bien : Les amours du compas et de la règle et ceux du soleil et de l'ombre (1). C'est une pochade mythologique et délibérément burlesque, destinée à dissiper le spleen du cardinal.
La Scie et le Compas, deux enfants monstrueux,
naissent un beau matin du cerveau de Perdrix, le fils de Dédale. Furieusement jaloux de cette invention, Dédale jette son fils par la fenêtre.
Mais Pallas, qui prend soin des esprits vertueux
Suspend du corps tombant le poids impétueux,
Et transforme en oiseau l'artisan admirable.
Épouvanté,
Le Compas se sauva sur ses jambes pointues
...Comme un giboyeur monté sur des échasses
Qui, sans mouiller ses pieds, traverse les marais.
Endormi contre le tronc d'un chêne, le soleil le réveille, et,
Prévoyant l'éclat de sa race future,
lui promet de le marier à une charmante déesse : c'est la Règle
Droite, d'un grave port, pleine de majesté
Inflexible…
A la vue de cette merveille, le Compas s'enflamme, « il l'aborde, et,
Tournant la jambe en arc lui fait la révérence.
Pour rendre le salut à ce grotesque amant,
La Règle ne daigna se courber seulement.
(1) Dans ses Mémoires, p. 200, le docte Huet loue chaudement ce poème suave et ingeniosum
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Pour humilier le malappris, elle lui expose sa propre origine, qui « est même dans les cieux ». Histoire délicieusement absurde et que seuls les vieillards connaissent aujourd'hui. Mystique ou non, je dois la citer :
Celui dont je tiens l'être entre les dieux se nombre,
Je naquis des baisers du Soleil et de l'Ombre.
Pour cet unique vers, qui ne donnerait toute l'épître sur l'amour de Dieu?
Un jour, parmi les dieux, mon père se vantait
Que rien dans l'univers ses regards n'évitait.
Celui des Immortels qui préside aux messages,
Lui dit : « As-tu vu l'Ombre en tous tes longs voyages?
Cette brune agréable, et de qui les douceurs
Sont les plus chers plaisirs des doctes, des chasseurs,
Et de tant de mortels qui la trouvent plus belle
Que tes plus beaux rayons que l'on quitte pour elle. »
Le Soleil fut surpris, et le père du jour
Sentit naître en son coeur et la honte et l'amour.
Du désir de la voir son âme est embrasée,
Il la cherche partout, croit sa conquête aisée.
Mais l'Ombre habilement évitait ses regards,
Cette froide beauté fuyait de toutes parts.
Sa course s'avançait d'une invisible adresse.
Il la fuit; elle fuit d'une égale vitesse.
Il double en son ardeur ses efforts vainement ;
Tous les corps s'opposaient à son contentement.
Il pense la tenir ; sans la voir, il la touche ;
De ses rayons aigus, il joint cette farouche;
Enfin, ne pouvant mieux soulager sa langueur,
En courant, il la baise en toute sa longueur;
Et, parmi les baisers de cette douce guerre,
De leur droite union je naquis sur la terre.
A ce récit, on imagine aisément les transports du Compas. Elle fait la mijaurée. Comment voudrait-elle
D'un amant qui n'aura que les yeux et la tête?...
Toutefois nos amours, répliqua le Compas,
Produiront des enfants qui vaincront le trépas :
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De nous deux sortira la belle Architecture
Et mille nobles Arts pour polir la nature.
Voyons un peu,
Et montre tes effets pareils à tes promesses.
Le Compas aussitôt sur un pied se dressa,
Et de l'autre, en tournant, un grand cercle traça.
La Règle en fut ravie, et soudain se vint mettre
Dans le milieu du cercle, et fit le diamètre.
Son amant l'embrassa, l'ayant à sa merci,
Tantôt s'élargissant, et tantôt raccourci.
Et l'on vit naître alors par leurs justes mesures,
Triangles et carrés et mille autres figures.
RICHELIEU, c'est assez; j'abuse de ton temps,
Reprends le fil laissé de tes soins importants.
France, son cher souci, pardon si je l'amuse
Des contes enfantés d'une riante Muse.
Après un semblable tour de force, étonnez-vous que, sans faire trop de violence au bon sens, ce bizarre, subtil, pieux et riant génie ait pu amalgamer dans son in-folio des Délices une apologie de la religion, un traité des vertus chrétiennes, une introduction à la haute mystique, enfin la description voluptueuse et minutieuse d'un palais de rêve, que Versailles, demain, n'égalera pas (1).
II. Les Patriarches, les Prophètes, les Apôtres, les Martyrs, les Vierges et leur Reine défilent dans les nues, au-dessus du rempart de la Cité sainte, et tendent « de loin les bras » au nouveau converti. « Sept beautés » — les
(1) C'est dans les Visionnaires surtout que Desmarets a célébré poétiquement l'architecture du temps de Louis XIII. Le palais qu'il décrit, par la bouche de Phalante (acte III) est le château de Richelieu, à l'ornementation duquel j'imagine que Desmarets aura collaboré. On sait bien que Phalante, un des visionnaires de la pièce, n'est riche qu'en rêve, et qu'il n'a jamais eu de château. Aussi le poète a-t-il voulu nous avertir lui-même dans la préface, que cette longue description ne présente « rien d'extravagant » Cf. notamment la longue tirade sur « le lac des Danaïdes ». Dans la description de la cour d'honneur, Desmarets fait une claire allusion à son fameux poème :
On entre en une cour large de deux cents pas
Où cet art qu'ont produit la règle et le compas,
J'entends cette mignarde et noble architecture,
Semble de tous côtés surmonter la nature...
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vertus chrétiennes — ferment le cortège, et « toutes les grâces de Dieu qui semblent voler en marchant, tant elles viennent avec joie » au-devant de Philédon.
EUSÈBE. —Il n'y en a qu'une destinée à marcher à côté de toi, et pour te servir de conduite dans tous les lieux de la ville de l'Intérieur. C'est la belle et douce Humilité.
Et déjà, elle remplit son office, avertissant Philédon de se baisser le plus bas qu'il pourra « pour entrer sans se heurter la tête » par le petit guichet pratiqué dans la porte, d'ailleurs magnifique, de la Foi.
EUSÈBE. — Te voilà donc entré, et te voilà sous celte sombre voûte, dans laquelle il y a cieux portes, dont l'une.., conduit dans l'appartement de la Foi, et l'autre..., (dans celui) de la Charité... Ces deux appartements bas, pour la plus grande solidité de leurs fondements..., n'ont nulles fenêtres... Celui de la Foi est le plus obscur, et ne sert qu'à garder les vieux titres et registres des choses qui la concernent Là-dedans, cette divine Vertu travaille avec une industrie imperceptible. Elle perce le ciel même par des ressorts incompréhensibles, et, par un seul acte de confiance..., elle se sent soudain armée de la puissance de Dieu même... Là sont encore les Mystères divins et les augustes Sacrements, cachés dans des grottes sombres et profondes... Nul n'y peut rien voir, sinon quand il plaît an Roi de cette ville... d'envoyer de ses flambeaux... (Alors) tous voiles tombent... Les grottes des Mystères et des Sacrements sent... plus lumineuses que le soleil et paraissent toutes brillantes de diamants... L'on y voit d'admirables sources d'eau vive, qui y coulent incessamment dans de larges bassins de saphir, et qui se répandent en divers ruisseaux agréables, dont le sablon est d'or pur et dont les cailloux sont des perles (1).
« Ni dorure, ni ornement quelconque », dans le chétif
(1) Délices, 11e journée (continuée), pp. 37-39. Ce n'est là qu'une première vue d'ensemble. Quand Philédon sera plus habitué à ces splendeurs, Eesèbe lui fera voir, enchâssées dans les fondements, les douze pierres précieuses du chap. XXI de l'Apocalypse, c'est-à-dire les douze articles de symbole. Cf. Délices, 19e journée, pp. 175-177. Sur cet usage allégorique des pierres précieuses, cf. une page du même P. Billet que nous avons cité dans le t. I, pp. 136, 137. Charmantes fantaisies dont le goût s'est perdu insensiblement, ruiné, semble-t-il, parla gravité quelque peu sèche du XVIIe siècle déclinant.
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pavillon de l'Humilité, « qui sert d'entrée et de passage à tous les logements de ses sœurs. Les planchers y sont si bas qu'il faut y baisser continuellement la tête.
Il n'y a point d'escalier pour monter, parce que tout s'y fait par bas, mais il y (en) a... pour descendre en de certaines caves ou abîmes, et par lesquels on se peut rendre jusqu'au centre de la terre, et plus bas encore.
PHILÉDON. — Et y a-t-il quelque chose de plus bas?...
EUSÈBE. — Oui..., car il y a le cachot du Néant.., où l'on goûte les plus grands plaisirs du monde .. Ces escaliers... sont faits d'une invention admirable... ; car plus on y descend bas, plus on s'élève. Aussi, quand on peut aller... jusqu'au cachot du Néant, on se trouve élevé par une machine incompréhensible jusqu'au dôme de l'Espérance, et jusque dans le Ciel même. Et nul ne remonte par ces escaliers admirables; car à proportion que l'on a à descendre, à proportion on se sent élevé tout à coup par cette machine invisible.
PHIL. — voilà une belle invention, et cet Architecte était admirable.
EUS. — Ce grand Architecte, c'est Jésus-Christ lui-même (1).
Prenons ce merveilleux ascenseur, et arrêtons-nous au palier de l'Espérance.
Son appartement est fort gai, ayant ses voûtes et ses lambris ornés d'un million d'émeraudes riantes, et ses longues galeries peintes de divers paysages verts, et si bien percées au bout par des balcons, qu'elle y découvre des perspectives où sa vue s'étend à l'infini. Tout son étage est fort clair, étant égayé par de grandes fenêtres ouvertes jusqu'au bas avec des balcons en dehors... Elle a des jardins en terrasse, qui règnent sur tout le logis, pleins d'orangers... Et, au milieu de ces jardins... est élevé le dôme..., qui est percé à jour de toutes parts, où elle se loge ordinairement, où elle se tient assise près des ouvertures, et où elle se plaît à regarder le Ciel (2).
(1) Délices, Ise journée, p. 42,
(2) Ib., 11e journée, p. 39.
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Lorsqu'ils en étaient encore à visiter le Palais des Beaux-Arts, Eusèbe avait célébré, avec une complaisance particulière, les merveilles de la « Perspective » (1). Comme tous les plaisirs spirituels, ceux qu'elle donne se retrouvent, mais centuplés, dans la cité de l'Intérieur.
Le logement de l'Obéissance n'est pas en forme de chambres ni de cabinets : il est tout percé dans le roc qui sert de fortification à la ville de l'Intérieur, et est divisé en trois cavernes consécutives qui représentent les trente-trois ans de la vie de Jésus-Christ, laquelle a été une obéissance continuelle à des parents mortels.
Les portes ou entrées de ces cavernes sont toutes simples et naturelles, et opposées les unes aux autres, et font une longue perspective de portes ou d'entrées en voûtes rustiques, laquelle est fort agréable à la vue : parce que, bien que la plupart de ces cavernes soient obscures, il y a de la lumière dans la première, dans la douzième et dans les trois dernières ; et tu sais que, dans les perspectives des théâtres, ces mélanges d'obscurité et de lumière l'ont un effet très agréable à la vue, parce qu'elles se fortifient par le voisinage l'une de l'autre ; et ainsi l'obscurité parait plus noire, et la lumière plus éclatante.
La première caverne représente l'étable où naquit Jésus-Christ... et sa fuite en Égypte ; et cette caverne n'est éclairée que par de faibles lumières, qui font que celles du bout paraissent plus brillantes. Après cette caverne, il y en a dix autres fort obscures, et la douzième a une douce clarté comme d'un soleil naissant; en laquelle est représenté Jésus-Christ disputant contre les docteurs... Puis, toutes les autres cavernes sont encore fort obscures, jusques à la trentième; mais les trois dernières sont éclatantes, par les brillantes clartés de ses miracles et de sa Transfiguration, qui les rendent plus lumineuses que le soleil en plein midi. Dans la dernière, parait le Jardin des Olives, comme la fin et le point de vue de la perspective; et il n'est éclairé que de la faible clarté de la lune.
Toutes ces cavernes sont autant d'écoles d'obéissance, parce que la vie de Jésus-Christ a été une obéissance continuelle...
Notre-Seigneur aime chèrement ceux qui vont le chercher, et se cacher avec lui dans ces sombres grottes de sa vie cachée, et c'est la qu'il embrasse le plus tendrement ceux qui l'aiment...
(1) Délices, 4e journée, p. 69.
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Enfin l'ou arrive peu à peu jusqu'au jardin des Olives, où l'on étudie cette grande obéissance, que Jésus rendit à Dieu sou Père, en allant au sanglant sacrifice de la Croix, et là on apprend la parfaite résignation aux volontés de Dieu, et à dire tous les jours de sa vie, et en toutes choses : « Pére céleste, ta volonté soit faite, et non la mienne (1) ».
Comme il va de soi, la chambre de la Pureté
est toute pavée de marbre blanc. Tout son lambris jusqu'à hauteur d'appui, et la frise, par en haut, sont d'argent ciselé ; et la tapisserie est d'un satin de fleurs blanches à fond d'argent. Demeure à la porte, Philédon, de peur que les saletés de ta vie passée n'envoient quelque vapeur qui offense toutes ces pures blancheurs (2).
Comprenez bien ce dernier avis. Eusèbe-Desmarets est un directeur modèle, et grand ennemi du scrupule. S'il ne transige pas avec les plaisirs de la cabane charnelle, il ne veut pas non plus, mais pas du tout, que, sous prétexte de contrition, Philédon remue sans fin la boue de sa vie passée.
Tu penseras, lui dit-il vers la fin des trente jours,... aux redoutables troupes de ces deux rois Gog et Magog, c'est-à-dire aux dangereux souvenirs des plaisirs... du goût et de l'attouchement..., qui se soulèveront souvent au dedans de toi-même... Bien que, pour avoir regret de nos offenses, nous devions en avoir toute notre vie un sensible souvenir, toutefois il ne faut détester qu'en gros les impuretés passées, parce que, si nous les délestons en détail, et si nous nous amusons à en examiner les circonstances, notre imagination, qui est toute sensuelle, par sa nature, s'y attache volontiers de nouveau, sans que nous en ayons le dessein, et s'y plaît encore, et nous remet dans le goût de la tentation... De sorte que nous la surprenons souvent clin se divertit encore avec nos péchés mêmes. Dieu ne veut... qu'une détestation générale de notre vie passée, sans remuer davantage cette ordure, et sans y replonger et rembourber encore notre imagination (3).
(1) Délices, 16e journée. pp. 47, 48.
(2) Ib., 12e journée, pp. 48, 49,
(3) Ib., 28°, journée, p. 167.
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Mais « passons à la demeure de la Patience » :
Ce logement semble bien triste, car c'est une longue et ennuyeuse carrière souterraine, toute raboteuse et semée de ronces... Et, en passant cette carrière, on trouve plusieurs cavernes de monstres.., l'Affliction de l'esprit..., la Maladie, la Pauvreté, la Honte..., la Calomnie, l'Injustice, la Prison,...
la Bastille de M. de Saci par exemple...
et enfin la Mort. II est vrai que tous ces monstres, que la Patience regarde par les yeux du dehors, sont bien épouvantables ; mais ce qu'elle regarde par les yeux du dedans est bien doux, car c'est Dieu même... Viens avec moi dans une grotte, où tu trouveras un admirable modèle du chef-d'oeuvre de la Patience... C'est Jésus-Christ lui-même, que l'on trouve là-dedans, au même état qu'il était, lorsqu'après sa cruelle flagellation, ayant tout le corps sanglant et le visage tout meurtri de soufflets, il fut encore couronné d'épines... Que j'aime, Philédon, à te voir pleurer, quand je présente à ton esprit cette image douloureuse et amoureuse... ! Si tu veux essayer de la douceur que j'ai souvent goûtée dans cette grotte, fais souvent ce due je fais. J'y vais tous les jours embrasser mon Jésus tout sanglant; je nie couvre tout de ce sang précieux, pour me présenter à Dieu son Père; puis je reviens à ce chef; je baise ses meurtrissures, j'approche ma bouche de tous ces trous faits par les épines, et là je bois, ce me semble, avec ce sang, et les vertus, et la sagesse et l'esprit même de Jésus, et toutes les grâces divines qui sont là si abondantes. Et crois-tu qu'il y ait quelques belles sources au monde, où ceux qui brûlent de soif puissent boire avec plus de plaisir?
Phil. — J'avoue que c'est là un lieu bien douloureux, bien amoureux et bien délicieux.
EUSÈBE — Mais plus on y voit de douleur, plus on y goûte d'autour et de délices; et c'est une des plus grandes merveilles de tous ces lieux de l’Intérieur, que les douleurs y sont délicieuses, et que l’on quitte toutes les douceurs du monde pour une seule de ces douces douleurs (1).
Des salles, des salles encore, notamment celles de la
(1) Délices, 12e journée, pp. 49, 5o.
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Prière, auxquelles nous allons revenir plus longuement, enfin, enfin « le grand Salon de l'Amour de Dieu ».
(Il) est en forme de temple voûté... En chacun des quatre côtés, il y a trois grandes arcades... Elles ont chacune deux colonnes entre les espaces. Le pavé est de porphyre vermeil; les bases et les chapiteaux des colonnes, les architraves, les corniches, les murs et les arcades sont de lames d'or ciselé et bruni ; les colonnes sont chacune d'un seul diamant; les frises sont de rouges escarboucles étincelantes; et toute la voûte est de jacinthes d'un incarnat pâle... Dans les quatre coins du salon sont douze grands brasiers d'or, élevés chacun sur trois aigles de ce précieux métal; et dans chacun est un grand feu, qui brûle continuellement ; et tous ces grands feux allumés paraissent brillants en même temps et en eux-mêmes, et dans tout le porphyre luisant du pavé et dans tout l'or bruni des bases, des arcades.., et dans toutes les colonnes de diamant, et dans toutes les frises d'escarboucles, et dans toute la voûte de jacinthes: de sorte que tout semble être en feu dans ce grand salon ; l'on croit marcher sur ces feux, et l'on se voit environné et couvert de feux de toutes parts... La substance dont ce feu se nourrit, c'est Dieu même...
(Par une de ces arcades), on entre dans la chambre de l'AMOUR DE L'EXTENSION DE LA FOI. Cette chambre a quatre larges ouvertures... par lesquelles on voit quatre perspectives de mers vastes, et d'une longueur immense. Au bout de l'une, sont les Indes Orientales ; au bout de la seconde, sont les terres de l'Afrique ; au bout de l'autre, sont les terres de l'Amérique ; et au bout de la dernière, sont les grandes îles du Pôle Arctique... L'on voit dans ces terres lointaines, par la lueur des feux de l'Amour de Dieu qui y sont semés, les pauvres peuples barbares qui embrassent la connaissance de Dieu par la foi de Jésus-Christ... (Puis) on entre dans un grand cabinet... qui s'appelle l'AMOUR DU MARTYRE... Par un autre côté..., l'on entre dans de longues galeries en voûtes... où sont toutes sortes d'appareils pour la navigation, et pour transporter des colonies chrétiennes dans ces pays barbares (1).
Du pur amour au zèle des âmes, au martyre, la transition est naturelle, je l'avoue, et nécessaire. Il me semble
(1) Délices, 13e journée, pp. 56-58.
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néanmoins qu'un sage directeur, le P. Lallemant, par exemple, n'aurait pas vu sans inquiétude le novice Desmarets abandonner si rapidement la chapelle des extases pour courir à ce cabinet qui ressemble trop à un musée de la marine. Comme il revient d'instinct aux bagatelles de la porte, je veux dire au pittoresque, au pathétique, au changeant, au romanesque de l'action extérieure ! Ainsi bâti, n'est-ce pas merveille qu'il ait accepté, pendant quelques années, le recueillement et, jusqu'à la suspension des puissances ? Les mystiques ne sont donc pas dans l'illusion, lorsqu'ils nous assurent que la contemplation est offerte à toutes les bonnes volontés. Si, comme le prétendent leurs adversaires, les grâces d'oraison étaient réservées à l'infiniment petit nombre, on s'expliquerait difficilement que le remuant Desmarets eût si bien connu ce jardin fermé, et qu'il en eût décrit avec tant d'exactitude les voies principales. Sans doute, il a lu ses auteurs, mais, pour les comprendre et les exposer comme nous allons voir qu'il l'a fait, ni l'intelligence, ni la vivacité poétique ne suffisent. Il y faut encore au moins un certain degré d'expérience.
III. Vers la fin de la douzième journée, Eusèbe et Philédon s'engagent
dans la demeure de la plus haute et de la plus puissante des filles de la Charité, c'est la sainte Oraison, qui est toute divine et toute resplendissante de lumière... Mais comment... la... décrire, puisque plus elle est obscure, plus elle est riche et précieuse ? Je ne t'en parlerai maintenant qu'en peu de mots, car, lorsque nous serons entrés dans la ville,
visite, qui remplira les dix-huit dernières journées,
je ne te parlerai presque d'autre chose.
Méditons, sans l'interrompre, ce discours académique sur les étapes de la prière. Il dit l'essentiel en assez peu de mots, et avec un pittoresque subtil qui donne à
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l'enseignement commun des mystiques une séduction nouvelle.
Elle n'a que sa première salle qui soit claire : c'est l'ORAISON VOCALE : aussi est-elle plus fréquentée que ses chambres et ses cabinets. Dans le lieu le plus apparent, on y voit l'Oraison Dominicale, écrite en lettres d'or sur un champ d'azur céleste, dans un cartouche d'or bruni soutenu par des anges. Dans les deux extrémités de la salle sont des concerts de musique, qui chantent des psaumes et des cantiques à la gloire de Dieu...
De cette salle on entre dans la chambre de la MÉDITATION, où sont rangés tout à l'entour tous les Mystères de la Foi : elle est plus sombre que la première, et l'on ferme les yeux en y entrant. Aussitôt sortent de l'esprit diverses pensées, comme des oiseaux qui volent sur tous les Mystères de la Foi ; tantôt sur les uns et tantôt sur les autres. Et ces pensées savent bien les choisir dans cette obscurité. Elles travaillent sur ces mystères comme les abeilles sur les fleurs, et en tirent des sucs merveilleux dont elles composent le doux miel de l'Amour de Dieu. De là, l'on entre dans le cabinet des AFFECTIONS pour Dieu, et de là dans celui des RÉSOLUTIONS pour mourir plutôt que de l'offenser... Quelquefois l'on entre dans celui des SÉCHERESSES, qui est fort triste ; mais, si on les souffre pour l'amour de Dieu, il en redouble ses grâces et ses douceurs.
Ensuite l'on va dans la chambre de la CONTEMPLATION, Où peu de personnes peuvent entrer : car on les fouille à l'entrée, et si elles se trouvent chargées ou de quelque affection ou de quelque haine..., on ne les laisse point entrer. Mais quand on en trouve qui se sont entièrement dépouillées de ce qui n'est point Dieu, alors, n'y ayant rien qui les embarrasse, on les laisse entrer, et Dieu seul les attire à soi, et les conduit dans ce lieu qui est d'autant plus délicieux qu'il est plus ténébreux. L'Entendement y perd toutes ses lumières, et demeure comme hébété en contemplant son objet par les yeux de la Foi, et non par les siens, qui ne voient plus rien, et se tait, sans produire un seul raisonnement. L'Imagination s'y repose, et toutes les pensées ont les ailes coupées, et ne volent plus. La Volonté seule agit; et toute aveugle qu'elle est, elle sait bien, sans la conduite de l'Entendement, trouver et embrasser Dieu, qui règne au milieu de cette obscurité. Elle se jette entre ses bras, aimant avec la Foi cet objet infini, invisible et incompréhensible.
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Dieu en même temps caresse l'âme, dont il se plaît de voir l'Entendement abattu, et l'Imagination endormie, et la Volonté seule amante et réveillée... Quelquefois l'Imagination se réveille, et, se voyant chassée par la Volonté, qui veut jouir seule des embrassements de Dieu, elle s'enfuit dans le cabinet des DISTRACTIONS, et quelquefois même dans celui des TENTATIONS ; et ce sont deux cabinets attachés à cette chambre obscure de la CONTEMPLATION, qui ne sont que trop égayés par diverses vues et images, et dans lesquels l'Imagination se promène et s'égare : mais la Volonté ne laisse pas de bien agir toute seule avec Dieu, pendant que cette folle s'écarte, pourvu que la Volonté ne consente point à ses égarements.
Enfin, de cette obscure chambre de la CONTEMPLATION, on entre dans celle de l'UNION, qui est encore plus obscure, parce que l'âme, ne faisant plus d'acte perceptible, ni d'entendement, ni même de volonté, mais étant toute anéantie en elle-même, et toute absorbée en Dieu, elle n'a plus ni mouvement, ni regard quelconque; elle est comme morte et ensevelie en Dieu, et elle ne vit plus par elle ; mais c'est Dieu qui vit en elle et qui opère en elle...
Pendant que l'âme demeure dans cette sombre chambre de l'UNION, avec une entière suspension de ses puissances, et qu'elle est ensevelie dans cet heureux sommeil, le Saint-Esprit la revêt toute endormie d'une robe de fin lin, qui est la justification et la pureté, et la pare des diamants et des perles des plus grandes vertus, et de la ceinture d'or de la sagesse divine, et des belles fleurs des saintes pensées.
Puis il la réveille et la conduit dans le cabinet admirable d'une plus grande union avec Dieu, qui est tout brillant de clartés, où son céleste Époux l'attend, dans une riche couche d'or, couverte d'un haut pavillon d'azur. Alors, avant que de la présenter à cet Époux céleste, il la touche par un puissant attouchement, qui la fortifie, en sorte qu'elle a le pouvoir de supporter les douceurs divines sans endormissement, et sans anéantissement de ses facultés, en exerçant son action (normale) et en gardant ses connaissances. Alors l'Entendement a la force de connaître, autant qu'on le peut en cette vie, la sainte présence de Dieu, sans être troublé par l'Imagination. La Mémoire est divinement illuminée, et la Volonté a la force de sentir Dieu pour le mieux aimer : et ainsi ces trois puissances de l'âme marchent vers Dieu d'un même pas, dans
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un grand respect et dans un grand silence. Toutefois, l'Entendement demeure au pied de la couche, frappé et ébloui par la trop grande splendeur de l'Epoux. La mémoire s'arrête dans un grand ravissement, étant éclairée de mille lumières divines ; et l'Ame, avec la Volonté seule, s'élance dans la couche de l'Époux, meurt entre ses bras, et par cette mort passe tout entière en lui (1)…
Ce n'est là, ainsi qu'Eusèbe l'avait annoncé, qu'une leçon d'ouverture, rapide synthèse des doctes entretiens qui vont suivre, et qui auront pour objet les hauts secrets de la vie intérieure, préfigurés dans l'Apocalypse d'abord, puis dans la Genèse (2) .Il y a là sans doute des rapprochements forcés et des symbolismes saugrenus, mais aussi
(1) Délices, 12e journée, pp. 51, 57. Cf. Un autre résumé, 3e partie, 29° journée, pp. 173, 174.
(2) Retrouver dans l'Apocalypse tous les éléments d'un traité de mystique, c'est là sans doute une idée, ou si l'on veut, une fantaisie de poètes mais non pas nécessairement d'illuminé. Desmarets a prévu du reste le, objections que pourraient faire à cette méthode les exégètes de profession, et il y a répondu de bonne encre dans le long et très curieux morceau qui prélude à ce commentaire de l'Apocalypse, et qui a pour titre : Avis aux beaux esprits du monde, c'est-à-dire aux « scolastiques », aux « positifs », à tous ceux enfin qui ne peuvent souffrir l'interprétation mystique des Livres saints. c L'entendement ne connaît rien ici-bas que par les sens, et Dieu, pour le secourir, et pour lui faire connaître les choses invisibles et non imaginables, a eu la bonté de lui en faire des tableaux merveilleux dans l'Ecriture. Les Pères de l'Eglise ont rempli leurs livres d'explications morales et mystiques ; et ils enseignent que la sainte Ecriture est une féconde source de sens divins et infinis, et que Dieu en peut verser diversement et infiniment à quiconque médite humblement et amoureusement sur elle. » « L'intelligence mystique ne prétend jamais faire de tort aux explications littérales ; autrement elle détruirait son propre fondement a, mais, sur ce fondement, elle bâtit, elle orne à son gré des chapelles particulières où chaque âme médite, seule à seule avec Dieu, appropriant à ses besoins personnels, à son histoire propre, les récits et les leçons du texte inspiré. Desmarets ne se flatte pas d'avoir reçu des révélations proprement dites, qui auraient éclairé et complété les oracles de l'Ecriture; non, mais il dit simplement : « Tout ce qui est bon vient de Dieu. » Voilà de bonnes pensées qui me sont venues à la lecture de l'Apocalypse ; Dieu les a prévues et voulues ; sa grâce me les inspire, comme elle inspire toute bonne pensée. Et ne lui reprochez surtout pas de tirer les textes par les cheveux. Il s'en fait gloire : s O mon Dieu, ma douce lumière, envoyez-moi souvent de ces choses si agréablement tirées par les cheveux, et qui apportent une si douce nourriture, et de si grandes consolations aux simples âmes, comme vous envoyâtes un prophète tiré légèrement par les cheveux pour nourrir et consoler Daniel. » On peut m'en croire sur parole, cette prière a été copieusement exaucée. Mais l'eût-elle été plus encore, cela ne prouverait absolument rien contre la méthode elle-même.
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une doctrine abondante, limpide et très habilement proposée. Citons-en au moins une page :
Après qu'il eut ouvert le septième sceau, il se fit un silence dans le ciel, durant environ demi-heure.
EUSÈBE. — Voici, Philédon, la grande merveille... Après que toutes sortes de mouvements des affections humaines sont assujettis ; que l'on n'est plus tourmenté ni de désir, ni de crainte, ni de joie, ni de douleur..., et que l'on s'est bien détaché de tout ce qui peut émouvoir l'âme, et enfin de tout ce qui est créé; et que l'âme par cet assujettissement de toutes les passions est demeurée dans le repos, Jésus-Christ ouvre par sa bonté le dernier sceau, ou la dernière porte de l'Intérieur, dans laquelle on entre.
Toute méditation, tout acte de contrition, et même toute louange de Dieu cessent pour un temps; l'Entendement et l'Imagination et la Mémoire demeurent sans fonction, s'aveuglent volontairement, se taisent et se reposent. La Volonté seule s'attache à Dieu par l'amour, avec la Contemplation. seule ; et l'Aine, étant entre les bras de Dieu par l'acte seul de la volonté amoureuse, goûte un silence, ou un sommeil spirituel, durant environ demi-heure ; plus ou moins, selon l'attrait de la grâce...
C'est l'Oraison intérieure, ou de Contemplation, ou de recueillement des facultés de l'Ame... Dieu, qui est au milieu de l'Ame, la saisit et abat l'Entendement, et l'Imagination et la Mémoire. Et la Volonté même, après avoir lait un acte d'amour, semble ne plus faire aucun acte, en demeurant dans ce même acte...
Il se fait pour le repos de l'Ame, et pour l'abandon entre les bras de Dieu, la même chose que nous faisons pour le repos du corps, et pour l'abandonner entre les bras du sommeil. Tu sais que, pour dormir, il faut qu'un homme se détache et soit exempt de tout désir actuel..., et même de toute pensée... ; car, tant qu'il aura dans l'esprit un désir qui le tourmente..., le sommeil ne le saisira jamais..., parce que toute passion et tout acte est une inquiétude et une privation de repos, et le sommeil ne peut entrer qu'en une personne qui quitte toute pensée...
Dieu, qui n'est qu'esprit, ne fait point sentir ce qu'il fait dans l'esprit. Si bien que ceux qui, après ce sommeil des
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puissances..., croient n'avoir rien fait, et être demeurés dans une oisiveté stupide, sont aussi ridicules que serait celui qui, en se réveillant du sommeil corporel, se tourmenterait... croyant qu'il.... a perdu son temps... Ils doivent penser qu'ils ont beaucoup fait de n'avoir rien fait ; de s'être détachés de toute chose ; de n'avoir eu aucune inquiétude ; d'avoir réparé leurs esprits et leurs forces... ; d'avoir lait la digestion de leurs défauts et faiblesses ; de s'être rafraîchis en amortissant toutes ardeurs... ; et tu peux bien croire que Dieu fait bien plus parfaitement ces opérations dans l'âme que le sommeil ne les fait dans les corps (1).
On voit combien est fragile la soudure qui relie cette vision des sept sceaux à la théorie du sommeil mystique. Il en va de même pour tous les chapitres de ce prétendu commentaire, où je ne vois qu'un simple artifice poétique, destiné à rendre plus attrayante l'exposition de la doctrine commune. Allégorie architecturale de la première moitié, placage apocalyptique de la seconde, les Délices, débarrassées de leur pesante parure, ressembleraient à n'importe quel Manuel de vie intérieure ou contemplative. C'est pour cela, du reste, que cet in-folio nous a si longtemps retentis à la fin de ces quatre volumes, où nous achevons de raconter la plus invraisemblable des conquêtes. Quel n'aura pas été le succès, l'éclat de cette mystique aventure, si, dans l'état-major bigarré qui en a pris la conduite, il nous faut compter aussi le collaborateur de Richelieu, le romancier d'Ariane, le poète des Visionnaires, enfin l'un des fondateurs de l'Académie française, Jean Desmarets, sieur de Saint-Sorlin ?
(1) Délices, 18e journée, pp. 65, 66. Toujours d'accord avec les maîtres, mais aussi toujours enclin à parler lui-même en maître, il ajoute : « Cela fait voir clairement combien les Pères directeurs sont désagréables à Dieu, quand ils ravissent à une âme élevée la dévotion intérieure, en lui ordonnant des méditations, des prières vocales, et plusieurs pratiques extérieures. » Ib., p. 69.
fin tome VI.
© Numérisation : Abbaye
Saint-Benoît de Port-Valais
CH-1897 Le Bouveret (VS)