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Henri-Dominique Lacordaire, o.p.

Oeuvres 1
source : abbaye Saint Benoit de Port Valais, Bernard Chalmel, 2009.
 

ŒUVRES

du

R. P. HENRI-DOMINIQUE LACORDAIRE

de l'ordre des Frères Prêcheurs

Membre de l’Académie française

TOME II

CONFÉRENCES
à
NOTRE-DAME DE PARIS

TOME PREMIER
ANNÉES 1835-1836-1843

PARIS
LIBRAIRIE POUSSIELGUE FRÈRES
RUE CASSETTE, 27
1872

PRÉFACE

Le péché originel a fait à l'homme trois blessures guérissables dès ce monde par l'effet de la Rédemption, savoir : la concupiscence, l'ignorance et l'erreur ; la concupiscence, qui le détache de Dieu en le portant avec frénésie vers tous les objets sensibles ; l'ignorance, qui l'en sépare par les ténèbres qu'elle amasse dans son esprit sur la nature et l'action divines ; l'erreur, qui l'attire et le retient par une fausse lumière loin du centre éclatant de la justice et de la vérité. Ces trois foyers de mal, qui nous sont transmis avec la vie, pour être notre épreuve et la source de notre mérite, sont incessamment combattus, au nom de Jésus-Christ, par les Sacrements et la parole dont l'Église catholique est l'active dépositaire. Au moyen des Sacrements, elle purifie notre cœur en y appelant une effusion de l'éternelle sainteté qui est en Dieu ; elle dissipe les ombres qui assiègent notre intelligence, en y faisant pénétrer une lumière supérieure à celle de la nature ; elle assure notre faible logique contre les ruses d'une déduction trompeuse, en lui communiquant la droiture de l'humilité : mais, à cette action intérieure qu'elle exerce sur notre âme, Dieu a voulu qu'elle joignît l'action extérieure de la parole, parce que rien de ce qui regarde l'homme ne doit être purement spirituel, l'homme étant à la fois, partout et toujours, chair et esprit. Et de même que les Sacrements sont destinés à produire un triple effet de pureté, de lumière et de rectitude, la parole de l'Église est préparée, dans les conseils de Dieu, pour sanctifier, éclairer et détromper l'homme. De là une triple prédication : la prédication des mœurs, qui combat la concupiscence ; la prédication., d'enseignement, qui combat l'ignorance ; la prédication de controverse, qui combat l'erreur.

Quand Jésus-Christ disait au peuple : Bienheureux les pauvres en esprit ! c'était la prédication de mœurs. Quand il disait au Pharisien venu dans la nuit pour le sonder : Si l'on ne renaît par l'eau et l'esprit, l'on ne peut entrer dans le royaume du ciel ; c'était la prédication d'enseignement. Quand il répondait aux sadducéens, désireux de l'embarrasser sur la résurrection des morts : N'avez-vous pas lu ce que Dieu a dit : Je suis le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob ? or il n'est pas le Dieu, des morts, mais des vivants ; c'était la prédication de controverse.

Ces trois prédications sont perpétuelles dans l'Église, parce qu'elle a toujours en sa présence des hommes faibles, des hommes ignorants, des hommes trompés. Mais, à la différence des passions, gui demeurent constamment les mêmes, ou qui, du moins, ne subissent que d'apparentes modifications, l'ignorance et l'erreur varient presque à l'infini, revêtues tour à tour des habits de la barbarie, de la civilisation, de la décadence, et empruntant aux peuples, pour les endormir ou les subjuguer, leur propre tempérament et leur génie natif. C'est l'ancien serpent de la perdition, qui change de couleur au soleil de chaque siècle. Aussi, tandis que la prédication de mœurs ne subit guère que des diversités de style, il faut que la prédication d'enseignement et de controverse, souple autant que l'ignorance, subtile autant que l'erreur, imite leur puissante versatilité, et les pousse, avec des armes sans cesse renouvelées, dans les bras de l'immuable vérité.

Les Conférences que nous publions n'appartiennent précisément ni à l'enseignement dogmatique ni à la controverse pure. Mélange de l'une et de l'autre, de la parole qui instruit et de la parole qui discute, destinées à un pays où l'ignorance religieuse et la culture de l'esprit vont d'un pas égal, et où l'erreur est plus hardie que savante et profonde, nous avons essayé d'y parler des choses divines dans une langue qui allât au cœur et à la situation de nos contemporains. Dieu nous avait préparé à cette tâche en permettant que nous vécussions d'assez longues années dans l'oubli de son amour, emporté sur ces mêmes voies qu'il nous destinait à reprendre un jour dans un sens opposé ; en sorte qu'il ne nous a fallu, pour parler comme nous l'avons fait, qu'un peu de mémoire et d'oreille, et que nous tenir, dans le lointain de nous-même, en unisson avec un siècle dont nous avions tout aimé : De là, je le présume, les sympathies qu'on nous a prodiguées, et aussi les voix accusatrices qui nous ont poursuivi. Les uns nous ont traité comme un frère aventuré dans les régions de la foi, les autres comme un frère perdu dans les ressouvenirs du monde. Nous avons tâché d'être doux envers les uns comme envers les autres, envers le succès comme envers l'humiliation. Dieu, qui est le juge des cœurs, nous a soutenu.

On a demandé quel était le but pratique de ces Conférences. Quel est, a-t-on dit, le but de cette parole singulière, moitié religieuse, moitié philosophique, qui affirme et qui débat, et qui semble se jouer sur les confins du ciel et de la terre ? Son but, son but unique, quoique souvent elle ait atteint par delà, c'est de préparer les âmes à la foi, parce que la foi est le principe de l'espérance, de la charité et du salut, et que ce principe, affaibli en France par soixante ans d'une littérature corruptrice, aspire à y renaître, et ne demande que l'ébranlement d'une parole amie, d'une parole qui supplie plus qu'elle ne commande, qui épargne plus qu'elle ne frappe, qui entr'ouvre l'horizon plus qu'elle ne le déchire, qui traite enfin avec l'intelligence et lui ménage la lumière comme on ménage la vie à un être malade et tendrement aimé. Si ce but n'est pas pratique, qu'est-ce qui le sera sur la terre ? Pour nous, qui avons connu la douleur et le charme de l'incrédulité, quand nous avons versé une seule goutte de foi dans une âme tourmentée de la magie de son absence, nous remercions et bénissons Dieu, et ne l'eussions-nous fait qu'une fois en notre vie, au prix et à la sueur de cent discours, nous remercierions et nous bénirions encore. D'autres, si ce n'est nous, d'autres viendront après : ils feront mûrir l'épi, ils le cueilleront sous leur faucille ; le Seigneur l'a dit : C'est un autre qui sème, et un autre qui moissonne. L'Église n'a pas une seule sorte d'ouvriers ; elle en a de toute trempe, formés par cet esprit qui souffle où il veut, qui donne sans mesure, mais avec distribution, qui fait les uns apôtres, les. autres prophètes, ceux-ci évangélistes, ceux-là pasteurs et docteurs, afin d'employer toute sainteté au ministère qui édifie le corps du Christ. Enfant de cet esprit un et multiple, respectons sa présence en chacun de nous, et dès qu'une âme rend dans le siècle le son de l'éternité, dès qu'elle témoigne en faveur du Christ et de son Église, ne nous montrons pas plus rigoureux que Celui qui a dit : Quiconque n'est pas contre vous est pour vous. Il ne s'agit pas de suivre-les règles de la rhétorique, mais de faire connaître et aimer Dieu ; ayons la foi de saint Paul, et parlons le grec aussi mal que lui.

Appelé par le choix de deux évêques dans la première chaire de l'Église de France, j'y ai défendu la vérité comme j'ai pu, avec un accent sincère du moins, et qui a touché les âmes. Je publie aujourd'hui les paroles que j'y disais. Elles arriveront au lecteur froides et décolorées ; mais quand, au soir de l'automne, les feuilles tombent et gisent par terre, plus d'un regard et plus d'une main les cherchent encore, et, fussent-elles dédaignées de tous, le vent peut les emporter et en préparer une couche à quelque pauvre dont la Providence se souvient au haut du ciel.

ANNÉE 1835 - DE L ÉGLISE

PREMIÈRE CONFÉRENCE

DE LA NÉCESSITÉ D'UNE ÉGLISE ENSEIGNANTE, ET DE SON CARACTÈRE DISTINCTIF

Monseigneur,

Messieurs,

Le christianisme est aussi ancien que le monde ; car il consiste essentiellement clans la notion d'un Dieu créateur, législateur et sauveur, et dans une vie conforme à cette notion. Or Dieu se manifesta au genre humain, dès l'origine, sous ce triple rapport de créateur, de législateur et de sauveur, et dès l'origine, d'Adam à Noé, de Noé à Abraham, d'Abraham à Moïse, de Moïse à Jésus-Christ, il y eut des hommes qui vécurent conformément à cette notion de Dieu. Trois fois avant Jésus-Christ, Dieu se manifesta aux hommes avec ce triple caractère, par Adam, premier père du genre humain, par Noé, second père du genre humain, et par Moïse, instituteur d'un peuple mêlé par son action et sa présence à toutes les destinées de l'humanité.

Cependant il est un fait non moins remarquable, c'est que le christianisme n'a dominé le monde que depuis dix-huit cents ans, par Jésus-Christ. C'est Jésus-Christ qui semble le premier avoir donné la lumière au monde ; avant lui, comme l'a dit saint Jean, elle luisait dans les ténèbres. Mais d'où vient cela ? D'où vient que le christianisme, vaincu dans le, monde avant Jésus-Christ, y a été victorieux depuis Jésus-Christ ? D'où vient que le christianisme, avant Jésus-Christ, n'empêcha pas les nations de suivre leurs voies, et que Jésus-Christ, au contraire, a pu dire cette parole d'éternelle victoire : In mundo pressurant habebitis, sed confîdite, ego vici mundum.

Qu'est-ce donc que Jésus-Christ a fait de nouveau ? Est-ce le sacrifice du Calvaire ? Mais l'Agneau qui efface les péchés des hommes était tué dès l'origine du monde ; c'est saint Jean qui nous l'atteste dans le livre de ses visions. Est-ce l'Évangile ? Mais l'Évangile, après tout, n'est que la parole de Dieu, et cette parole, à diverses reprises, n'avait pas changé le monde. Sont-ce les Sacrements ? Mais les Sacrements ne sont que les canaux de la grâce, et la grâce de Dieu, quoique moins abondante sans doute avant Jésus-Christ, n'a pas cessé néanmoins de couler toujours sur les hommes. Qu'est-ce donc que Jésus-Christ a fait de nouveau ? Par quoi a-t-il assuré la perpétuité de la victoire remportée au Calvaire ? Écoutez-le lui-même, il va vous le dire : Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église, et les portes de l'enfer ne prévaudront pas contre elle. Voilà l'œuvre qui devait vaincre à jamais l'enfer et le monde, qui devait chaque jour renouveler le sacrifice du Sauveur, conserver et répandre sa parole, distribuer sa grâce. Nous venons, Messieurs, vous parler de celte œuvre, de cette Église qui est la colonne et le firmament de la vérité, et dès aujourd'hui nous entrerons dans les entrailles de ce vaste sujet de méditation, en essayant de vous montrer la nécessité d'une Église destinée à l'enseignement universel et perpétuel du genre humain. Appelé à élever la voix au milieu de vous, non par ma volonté propre, mais par celle du pontife vénérable qui tient pour moi la place de Dieu, n'attendez pas, Messieurs, que je vous parle avec art. Si vous êtes venus chercher ici ces vains jeux de la parole, vous vous êtes trompés. Ah ! périsse l'éloquence du temps, je ne demande au Ciel que l'éloquence de l'éternité. Je ne lui demande que la vérité et la charité de Jésus-Christ, et si le succès de la grâce accompagne ces discours, il prouvera qu'aujourd'hui comme autrefois Dieu se sert de ce qui est petit pour confondre ce qui est fort. Seigneur, il' y a onze ans, prosterné sur le pavé de cette basilique, je dépouillai les ornements du monde pour revêtir l'habit de vos prêtres ; je venais chercher les biens que vous avez, promis à ceux qui vous servent, en attendant que je fusse moi-même envoyé aux autres. Vous m'avez donné ces biens, faites maintenant que je les communique à mes frères. Venez en aide à votre serviteur ; mettez une garde sur mes lèvres, afin qu'elles soient fidèles à mon cœur, comme mon cœur est fidèle à votre loi.

Je veux commencer par un fait incontestable, c'est que l'homme est un être enseigné.

Pourquoi ai-je pris la parole dans cette enceinte ? Si je jette les yeux autour de moi, je découvre des fronts de tous les âges, des cheveux qui ont blanchi dans les veilles de la science, des visages qui portent la trace de la fatigue des combats, d'autres qu'animent les douces émotions des études littéraires, de jeunes hommes enfin qui viennent de cueillir à peine la troisième fleur de la vie. Assemblée, assemblée, dites-moi : Que me demandez-vous ? Que voulez-vous de moi ? La vérité ? Vous ne l'avez donc pas en vous, vous la cherchez donc, vous voulez la recevoir, vous êtes venus ici pour être enseignés.

Lorsque vous étiez enfant, vous aviez une mère, ce fut sur son sein que vous reçûtes votre première éducation. Elle vous éclaira d'abord dans l'ordre des sensations, en vous dirigeant continuellement dans vos rapports avec les objets extérieurs. De plus, par la transmission longue et laborieuse de la parole, elle ouvrit en vous la source de l'intelligence. Puis elle déposa au fond de votre âme un trésor plus précieux, celui de là conscience ; elle vous punit et vous récompensa selon vos actions, vous donna la mesure du juste et de l'injuste, et fit de vous un être moral. Elle vous initia encore aux mystères de la foi, et vous apprit à croire aux choses invisibles dont les choses visibles ne sont que le reflet ; elle fit de vous un être religieux. C'est ainsi que, dès l'aurore de votre vie, vous fûtes enseigné dans les quatre ordres qui constituent tout votre être : dans l'ordre des sensations, des idées, de la conscience et de la foi.

Quand l'homme a passé l'âge du premier enseignement, il se range dès lors dans une des deux classes qui se partagent l'humanité : les hommes éclairés, et ceux qui ne le sont pas. Les hommes qui ne sont pas éclairés forment ce qu'on appelle le peuple, et le peuple, absorbé dans sa pauvreté et son travail incessant, reste à jamais incapable de revenir sur son éducation première par ses études personnelles et ses réflexions propres. Il ne saurait discuter à fond ses sensations, ses idées, sa conscience, sa foi. Il ne peut s'affranchir de l'enseignement qui lui a été donné, qu'en acceptant de nouveaux enseignements, dont il se croira peut-être le juge, mais dont il ne sera au fond que le serviteur. Aussi, quand vint au monde Jésus-Christ, le libérateur des intelligences, il disait de la mission que son Père lui avait confiée : Le Seigneur m'a envoyé pour évangéliser les pauvres. Pourquoi les pauvres ? Sans doute parce qu'ils sont le plus grand nombre, et que toutes les âmes étant égales devant Dieu, quand il les pèse dans la balance de l'éternelle justice, l'âme du peuple doit l'emporter ; mais aussi et bien davantage encore, parce que le peuple, dans son impuissance d'apprendre et de savoir, a besoin d'un maître qui le mette en possession de la vérité par un enseignement sans frais et sans péril.

S'il en est ainsi du peuple, c'est-à-dire de la presque totalité du genre humain, n'y aura-t-il pas du moins une exception pour ceux que nous avons appelés les hommes éclairés ? Ne pourront-ils briser avec l'enseignement qui les a faits ce qu'ils sont, et se reconstruire eux-mêmes, par leurs propres forces, une intelligence qui vienne d'eux ? C'est, il est vrai, leur prétention. Vous vous en souvenez, Messieurs, lorsque vint l'époque où vous sortîtes de la famille pour entrer dans la société, il vous sembla qu'il s'était éveillé en vous une puissance nouvelle que vous appelâtes raison. Vous vous prîtes à adorer cette puissance, et vous agenouillant devant elle, vous disiez : Voici mon seul maître et mon seul roi ! C'est la raison qui m'enseignera désormais s'il existe des sensations, des idées, une conscience, des choses qui ne se voient pas et qui soutiennent ce monde que nous voyons. Vous le disiez, Messieurs, mais c'était en vain, vous ne pûtes pas vous dépouiller de l'homme primitif ; votre raison était un don de votre éducation ; vous étiez les fils de l'enseignement, les fils du préjugé, les fils de l'homme : vous l'êtes encore. En effet, la classe éclairée se divise elle-même en deux autres : l'une, des hommes qui sont libres de leur temps, et que l'on peut nommer hommes de loisir ; l'autre, de ceux qui sont forcés au travail par la nécessité de leur position. Celle-ci est incomparablement la plus considérable. Le partage des propriétés fait que chacun a besoin de son labeur pour conserver la position sociale que lui ont transmise ses pères, et, dans une semblable servitude, on ne saurait s'occuper activement des grandes questions qui agitent l'humanité, et se livrer à des études philosophiques qui, à elles seules, suffiraient pour absorber toute une existence. Cette classe est donc à peu près dans la même impuissance que le peuple : elle est, avec l'orgueil de plus, parmi ces pauvres de l'intelligence que Jésus-Christ est venu évangéliser. Car prenez garde, Messieurs., de prendre dans un sens trop matériel et restreint les termes de l'Évangile. La première indigence est l'indigence de la vérité, comme la première richesse est la richesse de l'âme par la vérité. Et quand l'homme a reconnu son bien, quand il est riche de la vérité, il n'échangerait pas le sort qu'elle lui a fait contre toute la fortune des rois.

Mais, les parts ainsi faites, que reste-t-il donc flottant superbement à la surface de l'humanité, et capable d'user de sa raison pour se reconstruire soi-même ? Quelques hommes privilégiés, qui ont reçu du Ciel le génie, chose rare, la fortune, chose moins rare, mais qui pourtant l'est aussi, et enfin des dispositions innées à un travail soutenu. Génie, fortune, travail, trois conditions nécessaires pour devenir une intelligence supérieure. Voilà ceux qui pourraient rejeter les idées venues par l'enseignement, pareils à l'aigle qui, prenant son aiglon dans ses serres, s'il voit qu'il ne peut fixer le soleil, le rejette à terre comme un vil fardeau. Mais ceux-là ont beau faire, la captivité pèse aussi sur leur tête. Ce n'est pas chaque homme seulement qui se trouve enseigné, ce sont encore les nations et les siècles. Après avoir vaincu sa nourrice et ses maîtres, il reste à l'homme de génie une autre tâche, celle de vaincre sa nation et son siècle.

Le peut-il ? Cela s'est-il vu ? Regardez autour de vous : quel homme, si grand qu'il soit, ne porte pas sur son front le signe de son peuple et le signe de son siècle ? Je vous le demande à tous, qui que vous soyez, seriez-vous ce que vous êtes si vous étiez nés il y a six cents ans ? Il y a six cents ans, cette même cathédrale où vous venez entendre la parole divine avec un cœur enflé et comme des juges, cette même cathédrale vous eût vus apporter des pierres dans ses fondements. Si même, sans changer de siècle, vous étiez né dans telle partie du globe que je pourrais nommer, seriez-vous ce que vous êtes ? Pourquoi la France est-elle catholique, la Prusse protestante, l'Asie musulmane ? D'où vient cette énorme différence entre des peuples si voisins pourtant ? Une parole-diverse a prévalu chez eux, un enseignement divers a produit des âmes, des croyances, des mœurs différentes. Oui, les nations et les siècles subissent le joug de l'autorité, et l'imposent à leur tour ; ils héritent des préjugés et des passions antérieurs, les modifient par des préjugés et des passions nés de ceux-là, et cette mobilité des temps, qui semble accuser l'indépendance de l'homme, n'est que l'effet d'une soumission à des tyrannies qui s'engendrent l'une de l'autre. Les tyrans changent, la tyrannie ne change pas. Et, chose singulière, on se glorifie d'être de son siècle, c'est-à-dire de subir avec conviction les préjugés du temps où l'on vit.

Pour nous, chrétiens délivrés par l'Église, nous ne sommes ni du siècle présent, ni du siècle passé, ni du siècle à venir, nous sommes de l'éternité. Nous ne voulons nous soumettre à l'enseignement ni d'un siècle, ni d'une nation, ni d'un homme ; car ces enseignements sont faux, puisqu'ils sont variables et contradictoires. Sauf, en effet, un certain nombre de phénomènes constatés par l'expérience, sauf quelques axiomes qui sont le fondement de la raison humaine, et la distinction du juste et de l'injuste, qu'y a-t-il sur quoi l'enseignement humain soit d'accord ? Qu'y a-t-il que cet enseignement ne corrompe ? Je parcours avec effroi les lieux où l'homme enseigne l'homme : où trouver une bouche qui n'en contredise une autre, et ne la convainque d'erreur ? Je nomme Londres, Paris, Berlin, Constantinople, Pékin, villes célèbres qui gouvernent le monde-et qui l'instruisent : y en a-t-il une seule qui n'ait ses opinions, ses systèmes, ses mœurs, ses lois, ses docteurs d'un jour ? Ne sortons pas de celte capitale ; elle est, dit-on, le chef-lieu de la civilisation humaine : eh bien ; depuis quatre-vingts ans, comptez les doctrines qui y ont eu cours, et qui de là se sont répandues sur l'Europe. L'idolâtrie avait des dieux sans nombre et un Panthéon unique élevé à leur gloire ; mais qui dénombrera les opinions humaines, et bâtira un Panthéon assez vaste pour leur donner à toutes un autel et un tombeau ? Et pourtant l'homme est un être enseigné ; il subit nécessairement les pensées qui s'agitent autour de son berceau. Si l'homme n'était pas un être enseigné, il communiquerait directement avec la vérité, et ses erreurs seraient purement volontaires et individuelles ; mais il est enseigné, et l'enfance ne peut se défendre contre l'enseignement de l'erreur, et le peuple ne peut se défendre contre l'enseignement de l'erreur, et la plus grande partie des gens éclairés ne peut se défendre contre l'erreur qu'elle a sucée dans l'enfance, ni contre l'ascendant de quelques intelligences supérieures qui dominent les autres. Voilà l'état de l'humanité, état d'oppression qui accuse une dégradation irrémédiable ou la nécessité d'un enseignement divin qui protège l'enfance, le peuple, le vulgaire des gens éclairés, et ceux-là mêmes qu'une intelligence plus forte livre à la domination privée de leur orgueil, et n'affranchit pas de la domination publique de leur siècle et de leur nation.

Oui, la vérité n'est qu'un nom, l'homme n'est qu'un misérable jouet d'opinions qui se succèdent sans fin, ou bien il doit y avoir sur la terre une autorité divine qui enseigne l'homme, cet être nécessairement enseigné, et nécessairement trompé par l'enseignement de l'homme. Les païens eux-mêmes en avaient senti le besoin ; Platon disait qu'il était nécessaire qu'un maître vînt du ciel pour instruire l'humanité, parlant ainsi d'avance comme saint Paul dans sa Lettre aux Éphésiens : Dieu nous a donné des apôtres, des prophètes, des évangélistes, des pasteurs et des docteurs, afin que nous ne soyons pas comme des enfants flottants et emportés à tout vent de doctrine par la malice et l'habileté des hommes qui sèment l'erreur autour de nous.

Mais à quel signe reconnaîtra-t-on cette autorité tutélaire ? Comment discernera-t-on la vraie autorité parmi tant de fausses autorités ? A un signe, pour ne parler que d'un seul, à un signe aussi éclatant que le soleil, que nulle fausse autorité ne possède, que nulle fausse autorité ne peut contrefaire, le signe de l'universalité, de la catholicité. S'il y a une chose remarquable en ce monde, c'est assurément ceci, qu'aucune autorité humaine n'ait pu être catholique, c'est-à-dire franchir les bornes d'une certaine classe d'hommes ou de la nationalité. Les autorités humaines sont de trois espèces : les autorités philosophiques, les religions non chrétiennes, les sectes chrétiennes. Quant aux autorités philosophiques, jamais elles n'ont atteint le peuple, et jamais non plus elles n'ont réuni dans une seule école les gens éclairés ; mais, divisées à l'infini, elles ont donné au monde, dans tous les temps, un spectacle où la pitié n'a pu être écartée même par l'estime. Où est aujourd'hui dans l'univers l'autorité philosophique régnante ? Les religions non chrétiennes n'ont jamais été que nationales, et celle qui a le plus approché du christianisme, qui pourrait même jusqu'à un certain point être considérée comme une secte chrétienne, le mahométisme, n'a aspiré vers l'universalité qu'en espérant soumettre l'univers au califat par la force des armes. Dès que l'empire musulman s'est scindé, il y a eu autant de sectes que de royaumes ; témoin la Turquie et la Perse, les adorateurs d'Ali et ceux d'Omar. Où est aujourd'hui dans le monde une religion non chrétienne qui ait un enseignement universel ? Le même phénomène s'est produit pour les sectes chrétiennes, et nous en avons un illustre exemple dans les deux grands schismes vivants, le schisme grec et le schisme protestant. Les Grecs 'ont été soumis au patriarche de Constantinople tant que Constantinople est demeurée le centre unique de l'Orient ; lorsque l'empire russe a été formé, les Grecs russes ont constitué une Église à part, brisant les derniers liens qui, clans l'enfance de leur empire, les rattachaient encore au siège primitif du schisme. Quant aux Églises protestantes, elles se sont partagées en autant de fractions que de royaumes : Église épiscopale d'Angleterre, Église presbytérienne d'Écosse, Église calviniste de Hollande, Église actuellement évangélique de Prusse ; et les protestants qu'un royaume n'a pas rassemblés dans une unité nationale, tels que ceux des États-Unis, ont formé des milliers de sectes qui n'ont plus de noms, pour en avoir trop.

L'Église véritable, celle qui dès l'origine a pris le titre de catholique, que nul en dix-huit siècles n'a osé lui disputer une seule fois, l'Église véritable, divinement instituée pour enseigner le genre humain, a seule constitué une autorité universelle, malgré l'effroyable difficulté de la chose. Tout l'empire romain s'est ligué contre cette immense autorité qui naissait partout, et malgré la persécution, dès les premiers temps, l'Église catholique dépassait les limites de l'empire romain : elle pénétrait en Perse, en Éthiopie, dans les Indes, en Scythie. Après qu'elle eut subjugué l'empire romain et passé au delà, les barbares vinrent anéantir l'unité temporelle fondée par Rome païenne, et l'Église catholique, pendant que toutes les nations changeaient et se fractionnaient, étendit son unité et son universalité partout où la force rompait les membres de l'ancienne société, et de plus elle alla chercher les barbares jusque dans leurs forêts pour les amener au pied du même autel et de la même chaire. De nouveaux mondes se découvrirent : l'Église y fut aussi vite que les conquérants. Les Indiens de l'Occident et de l'Orient connurent Jésus-Christ, et le soleil ne se coucha plus dans le royaume de la vérité. Le protestantisme, en essayant de briser l'unité et l'universalité catholiques, n'a fait, par le spectacle de ses divisions, que prouver de nouveau l'impossibilité où sont les hommes de fonder avec leur propre vertu une Église universelle.

Il faut vaincre, en effet, pour cela la jalousie de l'autorité temporelle, la diversité des langues, des mœurs, des préjugés, les inimitiés de nation à nation, et enfin par-dessus tout l'indépendance des esprits, cette indépendance qui n'est pas la soumission à de fausses autorités, mais à des autorités qui flattent l'orgueil et semblent s'appuyer sur la raison de chacun. Jamais l'erreur ne vaincra ces divers obstacles, parce que l'erreur, étant tout à la fois orgueil de l'entendement et contradiction logique, ne peut unir ni les esprits ni les volontés. L'unité seule de l'Église, cette unité unique dans le monde, est une preuve irrécusable de sa divinité : l'Église est catholique, donc elle est vraie.

Mais ce qu'il faut bien remarquer, c'est que la catholicité de l'Église n'embrasse pas seulement les diverses nations du globe : elle embrasse aussi dans les mêmes liens spirituels l'enfance, le peuple, les gens éclairés, les forts et les faibles. Tous, sans distinction, ont les mêmes symboles et la même foi ; au lieu que la philosophie n'embrassait que les hommes instruits, et que les religions païennes n'embrassaient que le peuple. Le protestantisme lui-même n'a pu éviter ce vice radical ; car il est autre pour le peuple, et autre pour les hommes éclairés. Il commande au peuple d'autorité, il laisse libres les gens instruits. Le peuple croit son ministre, l'homme habile croit la Bible et lui-même. Sous ce rapport, l'Église catholique est encore toute divine ; non-seulement elle donne protection aux faibles, elle le rend égal au fort.

Vous direz peut-être : Mais si une Église enseignante est nécessaire au genre humain, pourquoi s'est-elle établie si tard ? pourquoi il y a dix-huit siècles, et non pas il y a six mille ans ? Messieurs, tout devait porter l'empreinte de la chute originelle, la nature, le corps, l'âme, la société, la vérité elle-même, afin que l'homme sentît profondément le besoin de la réparation. Cependant Dieu n'abandonna pas les hommes dans les temps antérieurs à la constitution de l'Église ; il leur communiqua la vérité par Adam, par Hénoch, par Noé, par Abraham, par Moïse, par une suite continuelle de prophètes et de révélations. L'Église même, ou la société des hommes avec Dieu, existait depuis le commencement ; mais elle n'existait pas avec l'organisation et la force qu'elle a reçues de Jésus-Christ. Aussi Jésus-Christ ne dit-il pas qu'il va établir l'Église, mais qu'il va l'établir sur la pierre, sur une pierre destinée à briser ceux qui tomberont dessus et ceux sur qui elle tombera. Jésus-Christ a achevé l'Église, comme il a tout achevé ; mais, avant la consommation, l'homme n'était pas abandonné, il était préparé et soutenu. Sa condition ne valait pas notre condition présente ; mais elle était suffisante et juste, s'il eût voulu la mettre à profit. Il a péri par sa faute, non par la faute de Dieu. L'Église a constitué la vérité socialement, et si, revenant sur l'espace que nous avons parcouru, nous nous demandons pourquoi l'homme est un être enseigné, nous répondrons que l'homme est un être social comme tous les êtres, qui, tous à leur manière, vivent par la société, mais que l'homme ayant de plus qu'eux l'intelligence, son intelligence aussi doit vivre par la société, et que la nourriture de l'intelligence étant la vérité, la vérité doit lui être transmise socialement-, c'est-à-dire par l'enseignement. Si l'homme n'eût pas péché, Dieu seul eût été son précepteur, son maître : l'homme, s'étant séparé de Dieu par le péché, est resté vis-à-vis de l'homme primitivement instruit par Dieu, mais pouvant oublier ce que Dieu lui avait dit et le corrompre. De là les superstitions, vestiges altérés de la vérité ; de là la philosophie, effort de l'homme vers la vérité ; de là la nécessité d'une Église enseignante qui transmette et perpétue la vérité, dans le cas où Dieu voudrait faire grâce à l'homme et le-réparer ; mais suspension de l'organisation définitive de cette Église, afin que l'homme se sente déchu, impuissant, misérable.

Aujourd'hui, Messieurs, cette Église catholique, qui a fait l'œuvre impossible à l'homme, cette Église lutte contre ceux qui l'ont affaiblie et qui voudraient la détruire. Dépouillée des ornements extérieurs qu'elle tenait de l'homme, liée par eux comme une puissance incommode et dangereuse, insultée dans sa faiblesse apparente, elle est semblable à un géant que des enfants ont entouré de bandelettes et qu'ils s'efforcent de précipiter : elle se défend par sa masse, mole sua stat, et son immobilité toute seule est une victoire. Tranquille parce qu'elle porte dans son sein une promesse immortelle et l'esprit de Dieu, elle n'est inquiète que de l'humanité, qui peut plus ou moins associer ses propres destinées à la grandeur des siennes. Ne vous y trompez pas, Messieurs, il n'y a qu'une question au monde depuis six mille ans, celle de savoir si la vérité chrétienne y sera vaincue ou victorieuse ; elle y a été vaincue jusqu'à Jésus-Christ, elle y est victorieuse depuis Jésus-Christ, et victorieuse par l'Église catholique, assise sur la pierre qu'a posée Jésus-Christ. C'est donc à renverser l'Église catholique que conspire l'humanité déchue ; mais l'Église n'est autre chose que l'humanité réparée, vivifiée par la foi, conduite par la charité, éclairée par l'esprit de Dieu. La lutte est donc dans les entrailles mêmes de l'humanité, entre l'humanité des sens et l'humanité de l'esprit ; l'humanité des sens s'est manifestée dans l'antiquité pendant quatre mille ans ; l'humanité de l'esprit s'est manifestée dans les temps modernes pendant dix-huit siècles : laquelle préférez-vous ? Voilà la question. Espérer que la noble partie de l'humanité triomphera sans l'Église, après avoir détruit l'Église, c'est espérer un effet sans sa cause, c'est abattre les fondements pour soutenir un édifice et l'agrandir. On dit beaucoup que le passé est aux prises avec l'avenir, et cela est vrai ; le monde ancien est aux prises avec le nouveau : et quel est le monde nouveau, sinon celui qu'a fait l'Église ? quel est le monde ancien, sinon celui qui a été sans l'Église ? Comme le chrétien est l'homme nouveau, selon le langage des saintes Écritures, l'Église catholique est l'humanité nouvelle. Quiconque l'attaque invoque le passé : quiconque la défend appelle l'avenir. Je sais que plusieurs attendent une révélation nouvelle plus parfaite que celle du Christ, une Église nouvelle plus parfaite que celle fondée parle Christ, une humanité nouvelle plus parfaite que celle formée par l'Église. Mais où est le nouveau Christ, où est la nouvelle Église, où est la nouvelle humanité ? et que voyons-nous autour de nous sinon de vieilles passions, sinon l'égoïsme ancien, d'autant plus hideux qu'il lève sa tête dans une société qu'avait fondée la charité ? Ah ! Messieurs, quand l'Église parut sur la terre, elle ne s'annonça pas ainsi ; elle édifia sans rien ruiner, vous ruinez sans rien édifier. Mais c'est déjà beaucoup d'attendre ; soyez donc des hommes d'espérance et de désirs. Et vous qui êtes plus avancés, qui appréciez à leur juste valeur les efforts impuissants de ce siècle, et qui savez que le tombeau de l'Église serait le tombeau du monde civilisé, concevez une foi et une charité plus ardentes ; donnez-vous tout entier à cette Église hors de laquelle il n'y a pas de salut dans le temps et dans l'éternité.

DEUXIÈME CONFÉRENCE

DE LA CONSTITUTION DE l'ÉGLISE

MONSEIGNEUR,

Messieurs,

De tous les esclavages, le" plus dur, le plus funeste dans ses effets, c'est celui de l'intelligence. Or l'intelligence est esclave toutes les fois qu'elle est soumise à des autorités individuelles ; et tel est le sort de l'humanité, que la raison se forme par l'enseignement, et que tous les hommes, sans exception, sont soumis dès le commencement à une autorité. Le peuple, c'est-à-dire l'immense majorité du genre humain, reste invinciblement courbé sous le joug de son éducation première ; et les hommes qu'on dit éclairés obéissent au moins à l'enseignement de leur pays et de leur siècle. Comment donc fera l'homme pour se défaire de cette servitude ? Quelle ressource pour qu'il devienne libre dans son esprit ? Il y en a deux. : ou bien qu'il pense par lui-même, ou bien, s'il est constaté que pour penser il a besoin d'un enseignement, s'il ne peut penser par lui-même, parce que Dieu seul pense de la sorte, il n'y a pour lui de salut ici-bas que d'avoir une autorité qui représente l'intelligence infinie de Dieu, et qui communique à chaque homme sa pensée divine par un enseignement divinement établi. Cette autorité existe, et nous avons vu qu'un signe est donné pour la reconnaître, l'universalité. Aujourd'hui, il nous faut pénétrer plus avant dans la nature de cette autorité libératrice de l'esprit humain ; il nous faut voir quelle est sa constitution, la constitution qu'elle a reçue de Dieu pour vivre dans tous les siècles.

Or toute autorité se compose : premièrement, d'une hiérarchie, c'est-à-dire d'un ensemble d'hommes coordonnés pour agir dans un même but ; deuxièmement, d'une puissance dont cette hiérarchie est dépositaire et dont elle se sert à son gré. Le sujet de ce discours sera donc le développement de l'Église catholique dans sa hiérarchie et dans la puissance qui lui est confiée.

La vérité étant le premier bien, et l'on peut dire le seul bien des hommes, et nul ne devant être privé de ce bien, sans lequel il n'y en a point d'autre, il s'ensuit que le premier soin de Dieu devait être de rendre son Église universelle, en sorte qu'elle pût, comme la lumière du soleil, éclairer tout homme venant en ce monde. Aussi Notre-Seigneur commença-t-il par fonder un apostolat, c'est-à-dire par choisir un certain nombre d'hommes pour être envoyés à l'univers entier. Les païens avaient renfermé la science sacerdotale dans leurs temples. Quelques étrangers seulement, venus de loin pour les interroger, étaient admis dans le sanctuaire. Les philosophes renfermaient leur enseignement dans l'intérieur de l'école ; ils le distribuaient dans les jardins et sous les portiques, entourés des honneurs de l'amitié et des honneurs de la parole. Ce n'est pas ainsi que Jésus-Christ s'y prend ; aux dépositaires de son verbe incréé, à ses apôtres, il ne dit pas : Vous attendrez qu'on vienne vous demander la vérité ; il ne leur dit pas : Vous vous promènerez dans les jardins et sous les portiques ; mais il leur dit : Allez et enseignez toutes les nations. Ne craignez ni les difficultés des langues, ni les différences des mœurs, ni les principautés temporelles ; n'interrogez pas le cours des fleuves ni la direction des montagnes ; allez tout droit devant vous ; allez comme va la foudre de Celui qui vous envoie, comme allait la parole créatrice qui porte la vie dans le chaos, comme vont les aigles et les anges.

Et quels furent les premiers apôtres qu'il choisit ? Vous avez pu voir, Messieurs, dans des temps voisins de nous, des essais d'apostolat, des hommes qui, après un siècle de destruction, avaient trouvé convenable et beau d'édifier : où choisirent-ils leurs apôtres ? Dans les hauts rangs du monde ; ils appelèrent à eux des savants, des chefs d'industrie, des fonctionnaires de l'État. Jésus-Christ ne fit pas de même : il s'agissait de délivrer le genre humain de l'erreur ; il choisit ses apôtres non parmi les oppresseurs de l'intelligence, mais parmi les opprimés ; non parmi les philosophes et les savants, mais parmi les pauvres et les simples. Un jour, se promenant sur les bords d'un lac de Galilée, il aperçut deux-pêcheurs et il leur dit : Suivez-moi, je ferai de vous des pêcheurs d'hommes. Et tels furent les premiers libérateurs de l'esprit humain.

L'apostolat étant fondé comme la souche de l'épiscopat, l'univers était bien embrassé dans ses diverses parties ; tous ces hommes allaient partir pour répandre l'Évangile sous les quatre vents du ciel. L'Église cependant n'avait point encore tous les éléments nécessaires à l'universalité : car qui retiendrait dans un seul faisceau, dans une seule doctrine, tous ces apôtres dispersés ? Qui empêcherait les Églises particulières de devenir, avec le temps, diverses et opposées ? Qui les mettrait en communication les unes avec les autres ? Il n'y a point d'universalité sans unité. 11 fallait donc un centre à l'apostolat, un chef unique aux apôtres et aux évêques, leurs successeurs. Cette pensée était encore plus hardie, plus neuve que celle de l'apostolat. Quoi ! un seul chef à tout l'univers ! Quoi ! placer sur la tète d'un seul homme une autorité contre laquelle pourraient avoir un jour à combattre tous les princes de la terre ! Constituer l'unité sur une tête qu'un coup d'épée peut faire tomber ! Cela était neuf, hardi, impossible, et cependant cela est. Non loin du lieu où siégèrent par la force des armes les dominateurs du monde ancien, siège un vieillard dont la voix commande et est respectée non pas seulement dans les limités du plus grand empire humain qui ait jamais existé, mais en deçà et au delà de toutes les mers. Il a traversé non pas un siècle, mais dix-huit siècles. Il a vu s'élever contre lui des schismes, des hérésies, des rois, des républiques, et il est demeuré ferme sur le tombeau qui fait sa puissance, ayant pour toute garde cette courte parole : Tu es Pierre, et sur celte pierre je bâtirai mon Église.

Toutefois l'Église n'était pas encore complète. Si tous ses ministres eussent été évêques sous un seul pontife suprême, les liens de l'unité se fussent facilement rompus, à cause de la dignité et de l'indépendance trop grandes où eût été chaque ministre. Jésus-Christ institua donc le presbytérât, qui devait, sous l'autorité des évêques, répandre la parole évangélique, offrir le sacrifice et distribuer une partie des Sacrements ; puis le diaconat, pour aider les prêtres dans leur ministère.

Le vicaire de Jésus-Christ devait avoir juridiction, lier et délier par toute la terre ; seul il pourrait instituer les évêques, leur assigner un territoire et un troupeau. Les évêques devaient avoir juridiction, lier et délier dans leurs provinces respectives, assigner sous eux aux prêtres un territoire et un troupeau. Les prêtres devaient communiquer directement et habituellement avec les simples fidèles, offrir pour eux le saint sacrifice, administrer les Sacrements, sauf ceux de la Confirmation et de l'Ordre, annoncer la parole de Dieu. Les décisions de la Foi, les règlements de discipline générale, le gouvernement de l'Église n'appartiendrait qu'au souverain pontife et aux évêques. L'Église ainsi constituée avait l'unité d'une monarchie, l'action expansive d'une démocratie, et entre deux le tempérament d'une forte aristocratie, unissant de la sorte dans son sein tous les éléments de la puissance : l'unité qui coordonne, l'action qui étend, la modération qui empêche l'unité d'être absolue et l'action d'être indépendante ; économie parfaite qu'aucun gouvernement n'a jamais possédée, parce que, dans tous les gouvernements humains, les trois éléments de la puissance ont toujours cherché à se détruire, l'un l'autre à cause des passions de l'homme. Dieu seul par son Fils a fait ce chef-d'œuvre.

Telle est, Messieurs, la hiérarchie qui fut fondée pour assurer à jamais les destinées de la vérité. Mais je n'ai rempli, en vous exposant ses ressorts, qu'une partie de ma tâche. Qu'est-ce, en effet, qu'une hiérarchie ? Ce sont des. hommes. Et qu'est-ce que ces hommes sans une puissance ? Qu'est-ce que le genre humain lui-même, s'il est désarmé ? Il faut donc qu'outre la hiérarchie, l'Église possède une puissance. Or il n'y a que deux sortes de puissances : la force qui tue le corps, la persuasion qui tue l'âme, pour en mettre une autre à la place. Puissance qui tue le corps, puissance qui tue l'âme en la changeant, laquelle a été donnée à l'Église de Dieu ?

Un jour, dans une ville de l'Orient, des hommes étaient en prière dans une chambre, et ils attendaient là quelque chose qui leur avait été promis. Tout à coup un bruit vint du ciel, comme un vent violent qui remplit toute la maison où ils étaient ; des langues de feu parurent sur leurs têtes, et, remplis de l'esprit de Dieu, ils commencèrent à parler toutes les langues qui se parlent sous le ciel, et un nommé Pierre, se tenant debout, dit ceci à la multitude : Hommes juifs, écoutez ; ce n'est pas que ceux qui vous parlent soient ivres, mais c'est l'accomplissement de la parole du Prophète : L'Esprit de Dieu se répandra sur toute chair, vos fils et vos filles prophétiseront, vos jeunes gens verront des visions, et vos vieillards songeront des songes. La puissance que Dieu donna à son Église fut donc la puissance de son esprit. Mais c'est là une puissance invisible, et Dieu, qui fait tout avec harmonie, voulut et devait donner aussi à son Église, passant dans le temps, une puissance du temps, c'est-à-dire la persuasion ou la force, puisque l'homme n'est atteint dans le temps que par cette double action. Laquelle donc lui a été donnée ? Est-ce la persuasion ? Est-ce la force ?

Ce n'est point la force. Quand Jésus-Christ fut assailli au jardin des Olives, un disciple tira l'épée, et le Seigneur lui dit : Remets ton épée dans le fourreau, car celui qui frappe de l'épée périra par l'épée. Et lorsqu'il avait dispersé ses apôtres pour la prédication, il leur avait dit : Je vous envoie comme des agneaux au milieu des loups ; ayez la prudence du serpent et la simplicité de la colombe.

Vous le voyez, Messieurs, l'on ne nous a pas armés comme des guerriers, mais comme des agneaux et des colombes ; on nous recommande seulement la prudence, parce que nul n'a le droit de s'en passer au milieu des hommes. La seule vengeance qui nous soit permise par l'Évangile, c'est de secouer la poussière de nos pieds : Excutite pulverem de pedibus vestris. La poussière, ce qu'il y a de plus faible, de plus inoffensif, ce qui est ici-bas le plus proche de l'anéantissement ! Voilà tout ce qui nous est permis : secouer un peu de poussière sur le monde.

C'est donc la puissance de persuasion qui nous a été donnée. Mais comment ?

La persuasion repose d'abord sur la raison. L'Église doit donc posséder la plus haute raison qui soit sous le ciel. Elle doit être la plus haute puissance métaphysique, la plus haute puissance historique, la plus haute puissance morale, la plus haute puissance sociale.

La plus haute puissance métaphysique : en ce sens que sur tous les mystères dont se composent les destinées humaines, mystères qu'elle ne crée pas, mais qu'elle explique, elle possède les solutions les plus rationnelles, les plus élevées, devant lesquelles ne sauraient tenir celles qu'ont proposées en divers temps les doctrines religieuses et philosophiques. Il serait long de le démontrer ; cette démonstration est l'objet même de nos Conférences, et résultera de leur développement.

La plus haute puissance historique : l'avenir est un lieu obscur où toutes les défaites peuvent se cacher pour un jour ; mais le passé n'appartient qu'à ceux qui le possèdent réellement, et nul, quelque grand génie qu'il soit, quelque empire dont il dispose, ne peut se créer dans le passé des droits de naturalisation, s'il n'a pas été porté dans ses inaccessibles profondeurs. Or nul, autant que l'Église, n'y a été porté. L'Église, c'est le passé de l'humanité, c'est l'histoire même. Quand donc vous voulez faire quelque chose en dehors d'elle, il vous faut commencer par vous-même, par votre poussière, et dire : Voilà la vérité qui commence en moi. Prétention que l'humanité n'acceptera jamais. Ce caractère de nouveauté est celui des sectes chrétiennes, et c'est l'arrêt qui les condamne. Hier, aujourd'hui, dans mille ans, si elles vivent encore, on pourra dire à celui qui les fonda : Tel jour, à telle heure, vous étiez à Wittemberg, vous descendîtes sur la place publique, en habit de moine ; vous teniez à la main une bulle de votre pontife, et vous la jetâtes dans un bûcher !... Mais l'humanité vous avait précédé de vingt siècles, il était trop lard ! Ainsi, quand on vient nous dire, à nous autres de l'antiquité, que nous ferions bien d'être un peu plus nouveaux, c'est comme si l'on disait à un roi de France d'aller à Saint-Denis prendre les os de ses pères et de les jeter dans la Seine, afin que le sépulcre fût plus blanc quand il y descendrait. On comprend bien que cette puissance historique est notre force et notre gloire, et c'est pourquoi on nous la dispute avec acharnement, et l'on s'épuise à construire contre nous de fabuleuses chronologies. 11 est facile de faire des chiffres ; mais l'homme ne fait pas des jours ; et quand il s'est lassé à créer de mensongères origines, il rencontre tout à coup, sur une pierre ou sur un peu de papier vieilli, ce qui suffit pour mettre ses inventions au néant. Nous, au contraire, nous avons notre tradition, notre livre, et, pour témoin de cette tradition, pour gardien de ce livre, un peuple éternel. Il y a des Juifs dans cet auditoire ; il est partout cet homme que le langage populaire a si bien nommé le Juif-Errant. Le prêtre ne peut parler quelque part sans susciter un homme éternel, un Juif qui se lève pour dire : Oui, c'est vrai, j'y étais.

La plus, haute puissance morale : car l'Église est chaste, elle engendre la chasteté, et il n'y a pas de mœurs sans la chasteté. C'est la chasteté qui fait les familles, les races royales, le génie, les longs et forts peuples. Là où cette vertu n'est pas, il n'y a que de la boue dans un tombeau. Ah ! s'il y a ici des hommes qui ne soient pas mes frères par la foi, je ne veux qu'invoquer leur conscience, je leur demanderai : Êtes-vous chastes ? Comment croiriez-vous si vous n'êtes pas chastes ? La chasteté est la sœur aînée de la vérité ; soyez chastes pendant un an, et je réponds de vous devant Dieu. C'est parce que nous possédons cette vertu que nous sommes forts, et ils savent bien ce qu'ils font, ceux qui attaquent le célibat ecclésiastique, cette auréole du sacerdoce chrétien. Les sectes hérétiques l'ont aboli parmi elles ; c'est le thermomètre de l'hérésie : à chaque degré de l'erreur correspond un degré, sinon de mépris, du moins de diminution de cette céleste vertu.

Enfin, la plus haute puissance sociale : il n'est pas de société possible si elle n'est fondée sur le respect du pouvoir par les peuples, et des peuples par le pouvoir. Eh bien ! l'Église catholique porte le respect des peuples pour le pouvoir à son plus haut degré : elle change le maître en père ; de sorte que si le père se trompe, les enfants font comme les fils du patriarche, ils couvrent ses fautes du manteau de leur respect. En même temps elle met dans le cœur des souverains ce respect si délicat, si précieux à l'égard de leurs peuples ; elle leur fait pratiquer au fond de leurs palais et au milieu de leur pompe cette parole évangélique : Que celui qui veut être le premier parmi vous soit votre serviteur.

La force de persuasion qui résulta de ces avantages rationnels fut immense. Soit qu'on partît des idées, de l'histoire, des mœurs ou de la société, l'Église était hors de pair. On pouvait tout lui ôter, son patrimoine, le secours de l'autorité civile, la liberté commune à tous ; on pouvait jeter ses ministres dans les prisons, les torturer sur les échafauds ; mais on n'emprisonne pas la raison, on ne brûle pas les faits, on ne déshonore pas la vertu, on n'assassine pas la logique. Nous sommes donc forts, Messieurs, d'abord par l'esprit de Dieu, qui parle en nous, mais aussi par l'esprit humain, qui, lorsqu'il vient à examiner de sang-froid notre histoire, nos dogmes, notre morale, est forcé de convenir que rien n'est plus solidement établi.

Toutefois ce n'était point encore assez. L'histoire ne s'adresse qu'à ceux qui l'ont étudiée ; les idées ne parlent qu'à ceux qui peuvent les comparer ; la civilisation n'est appréciable qu'à des hommes civilisés eux-mêmes. Il fallait à l'Église une source de persuasion plus humaine encore, c'est-à-dire plus générale : Dieu donna à son Église la charité. Par la charité, il n'y eut pas de cœur où l'Église ne pût pénétrer ; car le malheur est le roi d'ici-bas, et tôt ou tard tout cœur est atteint de son sceptre. On pouvait résister à la grâce, à la raison ; mais qui résistera à la charité ? Pourquoi haïr ceux qui font du bien ? Pourquoi tuer ceux qui donnent leur vie ? Désormais l'Église pouvait aller avec confiance conquérir l'univers ; car il y a des larmes dans tout l'univers, et elles nous sont si naturelles, qu'encore qu'elles n'eussent pas de cause, elles couleraient sans cause, par le seul charme de cette indéfinissable tristesse dont notre âme est le puits profond et mystérieux. La métaphysique et l'histoire sont les colonnes de la vérité ; mais ces colonnes sont cachées dans les fondements du temple, on ne les visite qu'à la lueur des flambeaux et avec des hommes d'élite. Un humble prêtre, un curé de campagne ne descendra point avec les sciences dans la chaumière du pauvre ; il y descendra avec la charité. Il y trouvera une âme souffrante, et par conséquent ouverte. Et le pauvre, voyant le prêtre venir à lui avec le respect de sa misère et le sentiment de sa douleur, reconnaîtra sans peine la vérité sous les habits de l'amour.

Mais, tandis que je parle de charité, il me vient un doute : 0 mon Dieu ! sommes-nous charitables comme nous devrions l'être ? Y a-t-il parmi vous, qui êtes jeunes, des âmes ardentes, des âmes tendres pour Dieu et pour le pauvre ? Ne voyez-vous pas qu'autour de vous la douleur augmente, la mesure se comble, et le monde penche sur d'effroyables abîmes ? 0 mon Dieu, donnez-nous des saints ! Il y a si longtemps que nous n'en avons vu. Nous en avions tant autrefois ! Faites qu'il en renaisse de leurs cendres : Exoriare aliquis ex ossibus.

L'Église, Messieurs, ainsi armée de la raison et de l'amour, de la plus haute raison et du plus fort amour, que peut-on contre elle ! On ne peut que la laisser libre, la protéger ou la persécuter.

Si on la laisse libre, elle développera tous ses moyens ; elle gagnera d'abord une âme, puis une autre âme ; elle s'étendra jusqu'à ce que les princes de la terre, étonnés, se regardent en disant : Quelle est cette puissance qui remplit tout, nos villes, nos campagnes, nos places publiques, et qui va nous laisser solitaires dans nos palais ? Et les princes choisissent entre ces deux partis : protéger l'Église ou la persécuter.

Si l'Église est protégée, comme au temps de Constantin, c'est une force ajoutée à une autre force ; le manteau impérial étendu sur l'Église ne. peut lui faire de honte, et peut lui faire du bien.

Si, au contraire, on la persécute, alors c'est le beau moment ! c'est celui que Dieu permit au temps des martyrs, c'est celui qu'il permet encore quand l'Église est endormie. Savez-vous ce que disait sur son lit de mort le fondateur du dernier grand ordre religieux, saint Ignace, à ses disciples inquiets, qui lui demandaient : " Père ! ne nous souhaitez-vous rien ? – Mes enfants, leur dit-il, je vous souhaite des persécutions. " La persécution ! voilà d'où nous sommes venus, c'est notre berceau. Moi-même, je suis sorti du sang pour vous parler. Où serais-je, si le dix-huitième siècle nous avait continué sa paix ? Mais la persécution est venue, et, maintenant, si l'on nous cherche, nous vivons, nous voici.

Libre, protégée, persécutée, l'Église ne perd rien sous aucun de ces régimes ; tous lui donnent vie, puissance et gloire. Aujourd'hui, par toute la terre, l'Église est dépouillée de son patrimoine acquis lentement par ses vertus ; l'autorité civile s'est retirée d'elle ; un pouvoir nouveau, celui de la presse, a conspiré sa perte : eh bien ! au milieu du changement universel, l'Église persuade encore, et ses ennemis étonnés, ne pouvant comprendre sa vie, s'amusent à prophétiser sa mort. Semblable à la poussière qui insulte le voyageur en passant, ce siècle en ruine outrage l'éternité de l'Église, et ne s'aperçoit pas que son immobilité même est la preuve de sa force. Élevée dans le monde par une persuasion de dix-huit siècles sur une antiquité de quatre mille ans, l'Église catholique est invincible, parce qu'on peut toujours ce qu'on a pu partout. Ce qui est universel est perpétuel, comme ce qui est infini est éternel ; car rien ne peut être universel dans l'humanité que ce qui a un rapport nécessaire avec la nature de l'homme, et la nature de l'homme ne changeant pas, ce qui a un rapport nécessaire avec sa nature ne change pas non plus. Si une persuasion aussi longue et aussi étendue que celle qui a fondé l'Église catholique, pouvait périr dans l'esprit humain, c'en serait fait de la raison humaine. Qu'est-ce qui serait une réalité, si une telle réalité n'était qu'une illusion ? Aussi, que disent les derniers adversaires, les adversaires présents de l'Église ? Ils soutiennent que la raison de l'homme est un progrès continu où chaque nouvelle idée tue l'ancienne, où rien n'est stable et absolu, où tout est destiné à périr, sauf cette incroyable faculté qui fait vivre un moment ce qui doit mourir nécessairement. Ils confessent ainsi le néant de leurs espérances et celui de la raison, qui n'est qu'un passage à travers des sépulcres où elle laisse un peu de cendre. Mais, comme le disait Bossuet, ce misérable partage ne leur eut pas assuré ; l'Église est vivante au fond même de leurs prédictions ; jamais le genre humain n'acceptera tant de désespoir, lui qui a tant espéré ! Jamais la persuasion ne s'y éteindra, et l'Église n'est pas autre chose que la persuasion à son plus haut degré, que le royaume de la persuasion.

Ah ! Messieurs, s'il est quelque chose de beau et de sacré sur la terre, c'est la constitution divine que je viens d'analyser devant vous. Qu'est-ce que les hommes font auprès ? Ils élèvent par la force des empires qui succombent sous la force. Cyrus détruit l'œuvre de Ninus, Alexandre celle de Cyrus, les Romains celle d'Alexandre. La force, tôt ou tard, rencontre la force ; une persuasion isolée rencontre une autre persuasion : mais quand la persuasion a vaincu l'univers, non dans le sens de ses passions, mais dans le sens du sacrifice, alors il y a une œuvre divine et immortelle. Et si ce sont des pêcheurs qui ont fait cela, si quelques Galiléens ont fondé ce grand empire de la persuasion, malgré tous les efforts de la force, alors cette œuvre est divine et immortelle au delà de toute expression créée. Et moi, ministre de cette œuvre, fils de la persuasion, Galiléen, je vous dis à vous, enfants du siècle : Jusques à quand travaillerez-vous à ce qui passe, et lutterez-vous contre ce qui demeure ? Jusques à quand proférerez-vous la force à la persuasion, la matière à l'esprit ? Vous dites sans cesse : Il ne faut pas laisser faire l'Église, parce qu'elle deviendrait trop puissante, c'est-à-dire, il faut étouffer la persuasion qui nous subjuguerait malgré nous. Que pouvez-vous dire qui atteste davantage la divinité de l'Église ? Comprenez enfin ce qu'elle est, par les sentiments injustes de ses ennemis ; comprenez, par les merveilles de sa constitution et de son histoire, que son établissement et sa perpétuité ne sont pas des œuvres possibles à l'homme ; comprenez que tout le bien qui se fait dans le monde sort d'elle directement ou indirectement, et aspirez à devenir ses fils, à être ses apôtres, à vous ranger parmi les bienfaiteurs du genre humain. Il en est temps ; tout est par terre, il faut reconstruire : et l'Église catholique seule peut poser les fondements d'un édifice immuable, parce que seule elle a toute raison et tout amour, et que l'homme est trop grand pour être fondé et sauvé que par la plus haute raison et le plus fort amour.

TROISIÈME CONFÉRENCE

de l'autorité morale et infaillible de l'église

Monseigneur,

Messieurs,

Nous avons commencé ces Conférences par établir la nécessité d'une Église enseignante, après quoi nous avons examiné la constitution de cette Église, établie par Dieu pour enseigner les hommes. Revenant aujourd'hui à notre point de départ, c'est-à-dire à la fin pour laquelle l'Église a été établie, nous remarquerons que nul n'a le droit d'enseigner s'il n'est certain de ce qu'il enseigne, et que nul n'a le droit de demander la foi à ce qu'il enseigne s'il n'est infaillible. Il y a cette différence entre la certitude et l'infaillibilité, que la certitude consiste à ne pas se tromper dans un cas donné, tandis que l'infaillibilité consiste à ne pas pouvoir se tromper. La certitude est le rapport actuel d'une intelligence avec une vérité ; l'infaillibilité est le rapport perpétuel de l'intelligence avec la vérité. La certitude fait partie des moyens et des droits de l'homme raisonnable ; car, sans la certitude, l'intelligence ne serait qu'un vaste doute. Mais l'infaillibilité n'appartient pas à l'homme, ni à l'ensemble des hommes, parce que l'ignorance et les passions viennent sans cesse s'interposer entre leur intelligence et la vérité ; d'où il suit qu'ils ne peuvent la découvrir, ou rester en rapport avec elle universellement et perpétuellement. Tout ce que peuvent faire les hommes, quand ils enseignent, c'est d'être certains, et aussi ne peuvent-ils pas exiger la foi à leur enseignement, c'est-à-dire une adhésion pure et simple, de cœur et d'esprit, à leur parole ; car, leur parole n'étant pas infaillible, il reste toujours à voir s'ils ne se trompent pas, ou s'ils ne veulent pas nous tromper. Au contraire, lorsqu'une autorité est infaillible, il suffit de reconnaître ce qu'elle dit pour être dans le droit et le devoir d'y ajouter foi. Or, l'Église catholique, instituée de Dieu pour enseigner le genre humain, est tout à la fois certaine et infaillible : certaine de la vérité de son institution par Dieu, infaillible dans le dépôt de la foi dont la propagation et l'interprétation lui furent confiées. Elle est tout à la fois certaine et infaillible, parce que, si elle n'était qu'infaillible, son autorité reposerait sur un cercle vicieux, c'est-à-dire qu'elle invoquerait en faveur de son infaillibilité son infaillibilité même ; au lieu qu'appuyée sur la certitude rationnelle et morale de son institution divine, elle va de la lumière à la lumière, de la lumière naturelle à la lumière surnaturelle, de la certitude à l'infaillibilité, pour retourner ensuite, par réflexion sur elle-même, de l'infaillibilité à la certitude.

Nous avons déjà vu, Messieurs, ou plutôt entrevu, que l'Église possède la plus haute certitude-rationnelle, puisqu'elle s'appuie sur les idées, l'histoire, les mœurs et la société, avec une force dont ne dispose aucun autre corps enseignant, et qui lui assure ici-bas l'empire de la persuasion. Il nous reste donc seulement à traiter de sa certitude morale et de son infaillibilité.

La certitude ou l'autorité morale d'un corps enseignant résulte de trois conditions qui sont, pour lui-même et pour ceux qu'il enseigne, la preuve qu'il est en rapport avec la vérité, et qu'il la dispense avec exactitude et respect. Ces trois conditions sont la science, la vertu et le nombre.

La science est la première condition de la certitude ou de l'autorité morale : car, comment être certain si l'on ne connaît pas, et comment connaître si l'on ne sait pas ? Lorsqu'on sait, au contraire, et plus l'on sait, plus on a pour soi-même et pour les autres une garantie de n'être pas trompé. La science est l'œil qui regarde, qui scrute, qui compare, qui réfléchit, qui attend et saisit la lumière, qui ajoute aux siècles passés le poids des siècles nouveaux, et, sentinelle patiente du temps, arrache pièce à pièce à l'univers ses éternels secrets. Si la science laborieuse et persévérante ne méritait aucun crédit, il faudrait désespérer de la vérité, et jamais, Messieurs, en vous parlant, nous n'estimerons le désespoir comme quelque chose dont il faille tenir compte. La science est incontestablement un titre, encore qu'elle ne suffise pas toute seule à fonder l'autorité morale d'un enseignement. Or, l'Église a la science, elle est née dans la science, elle a sauvé la science, elle a lutté contre la fausse science ; elle est, sous tout point de vue, un corps savant.

L'Église a la science de ce qu'elle enseigne ; ce n'est pas par une foi aveugle qu'elle agit, mais par une foi fondée, ainsi que nous l'avons vu dans notre deuxième Conférence, sur les idées générales les plus élevées, sur des monuments historiques de la plus haute antiquité et de la plus sûre authenticité, sur l'expérience de l'influence heureuse et civilisatrice qu'elle exerce dans le monde, enfin sur une tradition et un ensemble de faits de toute nature qu'elle explore et qu'elle agrandit sans cesse par ses travaux. S'il y a quelque part science, étude, expérience, c'est assurément dans une société où joue un si grand rôle le déploiement de toutes les forces de l'esprit, et qui a possédé, depuis l'origine des âges, et surtout depuis Jésus-Christ, une innombrable multitude d'hommes éclairés, et qui ont rempli la terre de leur parole et de leurs écrits. Et comment l'Église n'eût-elle pas été savante ? Elle était née dans la science, à l'un des beaux siècles qui soient dans l'histoire, au siècle d'Auguste, précédé par d'autres qui avaient porté jusqu'à la perfection les lettres, les arts et la philosophie, afin qu'il ne fût pas dit que le christianisme était éclos dans l'ombre. La science nous reçut au berceau, nous épia, nous étudia, nous combattit, nous donna des défenseurs parmi ces philosophes que nous venions détrôner, et dont beaucoup apportèrent au Crucifié lé triple témoignage de leur génie, de leur savoir et de leurs erreurs. Quand ensuite la science menaça de s'éteindre en Europe par l'envahissement des barbares, qui la sauva du naufrage ? Qui prépara des nations nouvelles, dignes de posséder la vérité ? Étaient-ce vos pères ? Ah ! vos pères ! ils tiraient l'épée, l'épée hier, l'épée demain, l'épée toujours ! voilà quel était en eux votre partage, hommes aujourd'hui si fiers de votre science, et nous ne vous en blâmons pas. Vous étiez là, dans la personne de vos ancêtres, formant une barrière armée contre laquelle venaient se briser les invasions nouvelles, un immense carré européen pour protéger au dehors ce qui se développait au dedans : tandis que nous, dans nos ancêtres aussi, pacifiques et laborieux, nous reconstruisions la science avec ses débris, afin qu'un jour vous pussiez recevoir de nous cet héritage, et que la vérité, retrouvant un âge digne d'elle, ne commandât pas à des esclaves, mais qu'elle brillât dans un empire fondé sur la légitime conviction des esprits. Il vint, cet âge que nous avions préparé, il vint ; et la science, fille ingrate et dénaturée, à peine tombée de nos mains dans les vôtres, s'insurgea contre nous, et nous accusa, nous qui avions travaillé quinze siècles pour elle, nous qui l'avions accueillie de nouveau lorsque, échappée sanglante du glaive de Mahomet II, elle s'était jetée, tout éperdue, dans la robe de nos papes ! Qu'avons-nous fait alors ? Avons-nous trahi la science, ou subi son joug ? Ni l'un ni l'autre : nous lui avons résisté, nous nous sommes opposés comme un mur d'airain, non pas à elle, mais à ses égarements ; et aujourd'hui, enfants de la science, sauveurs de la science, protecteurs de la science, nous arrivons à une époque non moins glorieuse pour l'Église, celle où la science, reconnaissant la vanité de ses efforts contre nous, viendra dans nos temples nous chercher et nous offrir le baiser de réconciliation et de justice qu'elle nous doit et qu'elle nous donnera.

Ainsi l'Église est un corps savant. J'ajoute que ce caractère n'appartient à aucune autre autorité religieuse au même degré. Hors de l'Église, nous trouvons d'abord l'enseignement des religions non chrétiennes : ont-elles le cachet de la science ? La science, dans les castes sacerdotales de l'Inde, de l'Égypte et de la Grèce, ne se manifestait point au dehors ; c'était un secret qui n'avait pas le caractère scientifique. La religion mahométane est un autre exemple. Le Coran n'est qu'un plagiat de la Bible ; Mahomet n'a attaqué qu'un petit nombre de points du christianisme, le mystère de la sainte Trinité et de la divinité de Jésus-Christ ; il a reconnu l'unité de Dieu, la création du monde, et même toute la série historique des hommes inspirés, Adam, Noé, Abraham, Moïse : mais il a blessé le christianisme, et, à l'instant même, quelle a été la vengeance de cet attentat ? Sa religion a été condamnée à n'être plus qu'une religion non chrétienne. Il avait voulu rejeter la pierre angulaire, la pierre angulaire est retombée sur lui ; l'ignorance pèse sur sa nation, cette nation dont les émissaires viennent aujourd'hui mendier quelques parcelles de notre science, magnifique hommage que Dieu leur fait rendre à la supériorité des peuples chrétiens. Mais ils ont beau prendre des habillements européens ; leur sultan a beau donner des festins à l'européenne... Non, la malédiction de l'ignorance est sur cette terre : ils ont nié Jésus-Christ, la science n'y paraîtra qu'avec Jésus-Christ.

Voulez-vous considérer les hérésies chrétiennes ? Pour la plupart, elles ont encore la science : ces sectes vivent dans des contrées honorées du culte des lettres et des arts, car elles n'ont pas nié Jésus-Christ. Mais admirez un autre prodige. Cette science, qui nous conserve l'unité et vit en sœur avec elle, que fait-elle chez ces sectes ? Elle y dévore leur religion ; elle y fait ce qu'elle a toujours fait, des hérésies. Les hérésies, en se détachant de l'Église, ont emporté la science sous leur manteau ; mais la science a fait comme l'épée, qui use le fourreau ; le fourreau n'était pas assez fort, et jamais ces hérésies n'ont vécu plus de trois ou quatre siècles. La science est pour elles comme un océan orageux qui frappe, se retire, revient, jusqu'à ce qu'il emporte les continents dans un vaste et universel naufrage. Aujourd'hui, le protestantisme est arrivé à cette ère fatale : il commence son quatrième siècle, et avec son quatrième siècle commence sa ruine, que déjà les esprits attentifs découvrent, et qui se cache à peine aux esprits légers et prévenus.

Donc la science, première condition de la certitude ou de l'autorité morale, appartient à l'Église catholique : les religions non chrétiennes ne l'ont pas ; les sectes séparées sont rongées par elle.

Mais, quoique la science soit un des caractères de la certitude morale, elle ne suffit pas pour arriver à ce degré d'assurance qui est la preuve irrécusable de la vérité. La science est une puissance de l'esprit ; or il y a dans l'homme une puissance plus grande encore, qui est celle de la volonté. Là réside le libre arbitre, ressort principal de nos actions, et qui commande à l'esprit lui-même, jusqu'à lui faire voir ce qui n'est pas, et à le nourrir des plus pitoyables illusions. La science est alors un vain remède contre l'erreur ; subjuguée par la volonté, elle se met au service de ses passions, et abuse de la lumière même contre la vérité. En un mot, l'homme peut corrompre la science, selon l'expression de Bacon, et c'est pourquoi il a besoin d'avoir une garantie qu'elle ne trahit pas ses devoirs et sa fonction ; il a besoin d'un incorruptible médiateur entre l'esprit et la volonté, et ce médiateur, vous l'avez nommé, Messieurs, c'est la vertu. Car la volonté ne pousse la science à l'illusion qu'au profit des sens et de l'orgueil ; et toutes les fois que la vertu corrige la science, et que la science éclaire la vertu dans une même âme, il s'y fait un jour semblable à celui du ciel, aussi proche de la perfection qu'il est permis à l'homme de le souhaiter.

Or l'Église, Messieurs, ne possède pas seulement la vertu comme médiatrice entre l'esprit et la volonté, comme un arôme étranger qui purifie la science, mais sa doctrine même est une vertu. Les vérités qui en composent le tissu ne sont pas de pures spéculations, mais des vérités qui entraînent une foule de conséquences morales, terribles à la nature. La croix, le détachement de soi-même, la pénitence, tel est le but du christianisme, le résultat de son action persévérante. Être crucifié avec Jésus-Christ pour vivre avec Jésus-Christ, voilà ce que l'Église ne cesse de prêcher dans tous ses enseignements, par tous ses symboles et toutes ses cérémonies ; c'est-à-dire qu'elle est en contradiction constante avec le monde et la nature déchue. Admettre, sans les pratiquer, les vertus qu'elle annonce, c'est déjà une vertu ; que sera-ce de les admettre pour les pratiquer ? Nous ne sommes donc pas des académiciens qui élaborent dans le silence du cabinet des découvertes utiles aux jouissances de l'humanité, et qui ensuite les portent fastueusement au milieu d'assemblées publiques où les battements de mains, les pensions et les honneurs les dédommagent de leurs sueurs et de leurs veilles. Nous, Messieurs, quand nous apportons la vérité aux hommes, elle sort d'un cœur brisé, elle vient du pied de la croix ; cette vérité dit que le cœur de l'homme est un abîme et qu'il faut le purifier par une austère pénitence ; elle vient du sang et elle demande du sang ; si vous étiez tentés de mettre en doute sa pureté, elle vous répondrait : Comment ne serais-je pas pure, puisque je suis née crucifiée ?

Jetons maintenant les yeux sur les religions non chrétiennes et sur les sectes chrétiennes ; posséderont-elles ce second caractère delà certitude morale ? Vous savez ce que sont les religions païennes, religions de plaisirs autant que d'ignorance. Vous connaissez Mahomet ; en même temps qu'il rendait la science impossible, il détruisait la moralité, et léguait à ses disciples des mœurs infâmes et des espérances éternelles aussi infâmes que ses mœurs. Si nous passons aux sectes chrétiennes, il y a du bien dans leur sein, par cela seul qu'elles conservent avec Jésus-Christ quelque relation ; cependant leur vertu n'est point, comme celle de l'Église, une vertu de sacrifice. La vertu catholique détruit l'orgueil dans sa racine, tandis que le protestantisme, en donnant tant de prix au sens privé de l'homme, laisse subsister l'orgueil. Et, pour rendre la chose plus claire, prenons un exemple. Il existe un empire en Europe qui compte au moins soixante-dix millions d'hommes ; ses peuples sont chrétiens, et ne diffèrent de nous que par la rupture de l'unité, car, pour le dogme, entre eux et nous le débat est peu de chose ; cet empire renferme deux éléments, l'un civilisé, l'autre barbare, ce qui est admirable pour la force ; la nation est pieuse de sa nature : et cependant avec ses soixante-dix millions d'hommes, avec ses ressources de civilisation et de barbarie, avec son christianisme, l'empiré russe n'a pas pu produire encore une fille de Charité : ni lui, ni toutes les puissances protestantes ensemble ! Pourquoi ? C'est que, pour aimer à un certain degré, il faut une foi profonde ; il ne faut pas seulement une raison qui sache discuter, mais il faut adorer, s'abîmer, s'anéantir ; jamais les protestants, avec leur vertu d'honnêtes gens, n'arriveront à ce qu'il faut de folie dans l'amour. On reproche à nos saints d'avoir été des insensés : oh, oui ! ils avaient perdu le sens ! Est-ce qu'on peut aimer sans être fou ? Aimer, c'est s'immoler, c'est estimer la vie de celui qu'on aime plus que deux mille fois la sienne ; c'est préférer tout, les tortures, la mort, plutôt que de blesser dans le fond du cœur celui que l'on aime. N'est-ce pas là de la folie ? Souvenez-vous de ces soldats qui, dans des temps encore voisins de nous, allaient, sans souliers et sans pain, combattre sur la frontière, et mouraient contents, en criant de leur dernier souffle : Vive la république ! C'était aussi de la folie, mais de cette folie sublime qui crée et sauve les nations, et qui, agrandie sur le Calvaire dans la personne d'un Dieu, a recréé et sauvé le monde, et, transmise à l'Église catholique, y perpétuera jusqu'au dernier jour, avec l'héroïsme de la vertu, la splendeur de l'autorité.

Le troisième caractère de la certitude morale, c'est le nombre, non pas le nombre matériellement pris, mais le nombre ajouté à la science et à la vertu ; car il est manifeste que plus il y a d'hommes savants et vertueux groupés autour d'une doctrine, moins elle laisse de prise à la faiblesse humaine et au soupçon. Or l'Église possède aussi le nombre. Ce n'est pas un petit troupeau d'hommes qui la compose, hommes à part de la foule, qui ne pourraient être entendus par elle, et qui formeraient comme un collège privilégié dans l'humanité. L'Église, à ne considérer même que celle qui est enseignante, renferme une multitude considérable d'hommes de tous les pays et de toutes les conditions, auxquels il faut joindre une foule d'hommes de l'Église enseignée qui possèdent autant la science et la vertu que les membres de l'Église enseignante, et qui rendent témoignage, par leurs lumières et leurs actes, à la vérité catholique. Il y faut même comprendre ceux qui, moins éclairés, rendent néanmoins par leur adhésion témoignage à la même vérité, en montrant qu'elle va à toutes les natures, à toutes les intelligences, à tous les cœurs.

Quel sera l'enseignement humain qui pourra se comparer à l'enseignement de l'Église, et se flatter de posséder au même degré la science, la vertu et le nombre ? Les religions non chrétiennes n'ont ni la science ni la vertu, et si elles se glorifient de leur nombre, c'est un nombre sans valeur, puisqu'il n'entraîne avec lui qu'une plus grande masse d'ignorance et de vices. Les sectes, chrétiennes ont la science, mais une science qui les dévore, et tôt ou tard les fait expirer dans le rationalisme, à moins qu'elles ne se préservent de la dissolution, comme les Grecs, en faisant de leur hérésie le tombeau de toute culture de l'esprit ; elles ont aussi quelque vertu, mais une vertu médiocre, qui ne saurait atteindre aux grands dévouements de la charité et de l'apostolat ; et quant au nombre, elles n'en ont pas vestige, du moins chez les protestants, puisque chacun, en vertu du jugement privé, n'y offre que sa pensée personnelle, et reste toujours, malgré la communauté du nom et l'apparence d'une assemblée, un protestant unique et isolé. L'Église, au contraire, est un corps savant, mais dont la science n'altère point la foi ; un corps vertueux, mais d'une vertu non humaine, qui porte le dépouillement de soi jusqu'à l'héroïsme de la pauvreté, de la chasteté et du martyre volontaire ; un corps immense, mais dont les proportions colossales et multiples s'allient à la plus stricte unité, à cette unité qui est le nombre par excellence, et dont les anciens philosophes avaient fait à bon droit le principe des choses. Quelle plus haute autorité, et par conséquent quelle plus haute certitude morale ! Lui opposerons-nous, dans un autre ordre, l'autorité et la certitude des mathématiques ? Les mathématiques sans doute ont en leur faveur une parfaite évidence intellectuelle ; mais, étrangères à la volonté, et cultivées par un petit nombre de savants, elles ont infiniment moins de rapports que l'enseignement de l'Église avec tous les besoins de l'humanité, et ne possèdent qu'un seul genre de preuves, qui suffit néanmoins pour les établir avec le degré de certitude qui leur est nécessaire pour agir sur l'esprit humain et accomplir leur destination. Si personne ne les nie, c'est que personne n'a intérêt à les nier, parce qu'elles ne touchent que le cerveau, et n'ont aucun contre-coup dans le cœur. Tandis que l'Église, c'est la tête, c'est le cœur, c'est l'homme, c'est le centre et la circonférence ; elle est comme une toile tendue d'un pôle à l'autre de l'univers, où viennent se heurter tous les intérêts et toutes les passions ; comme une horloge inflexible qui répond l'heure véritable des choses à tout point de l'espace, et à tout moment de la durée. Faut-il s'étonner qu'elle ait des ennemis, et la négation même qui en est faite ne fortifie-t-elle pas la preuve de l'adhésion qui lui est donnée, en témoignant de son impartialité et de sa nécessité ?

Et plus l'Église vit, plus ces caractères de certitude morale qu'elle porte avec soi augmentent de lustre et de force. Car sa science croît toujours, en ce sens que des générations nouvelles lui apportent toujours le poids de leurs lumières, et qu'appliquée à de nouveaux faits, à de nouvelles mœurs, à de nouveaux peuples, cette science est sans cesse confirmée par des expériences nouvelles. Sa vertu croît aussi, en ce sens que le nombre d'hommes qui la pratiquent devient plus grand avec les siècles, et qu'ainsi le témoignage qui en résulte ne cesse de s'agrandir. Plus l'Église approchera donc du terme, plus il sera déraisonnable de contester son enseignement ; et au contraire, plus elle était proche de son origine, plus elle avait besoin de témoignages extérieurs et éclatants de sa mission. De là vient que bien qu'il y ait toujours des miracles dans l'Église, néanmoins ils étaient plus nombreux au commencement qu'aujourd'hui.

Toutefois il ne suffit pas que l'Église soit certaine de sa mission et de son institution divine ; il ne suffit pas qu'elle ait pour elle et pour les autres une incomparable autorité morale : il faut encore qu'elle soit infaillible, c'est-à-dire qu'elle ne puisse pas se tromper dans l'enseignement de la doctrine dont elle a le dépôt ; car si elle pouvait se tromper, les esprits qu'elle enseignerait resteraient juges de savoir si, dans chaque cas donné, elle ne s'est pas trompée. Or elle a été établie précisément parce que ce discernement de la vérité ne peut être fait par le genre humain, composé d'enfants, de peuple et de gens éclairés, mais sans loisir suffisant. Si l'Église n'était pas infaillible, elle n'aurait pas le droit d'exiger la foi ; elle ne pourrait que s'adresser à chaque individu, en lui disant : Voilà comme j'entends tel et tel point de dogme, de morale et de discipline générale, voyez si votre raison est d'accord avec la mienne. Elle cesserait par conséquent d'être une autorité enseignante pour devenir ce que sont devenus les ministres protestants, de simples lecteurs de la Bible, sauf au peuple à l'entendre comme il le jugera convenable. Et encore les ministres protestants sont en contradiction perpétuelle avec le principe qui leur sert de base ; car, tout en déclarant que le droit de chacun est d'interpréter la doctrine, néanmoins ils ne peuvent s'empêcher de donner à leurs fidèles leurs interprétations particulières, et, agissant ainsi avec autorité, ils maintiennent, jusqu'à un certain point, dans les divers pays les différences qui distinctent chacune de leurs sectes, luthériens, calvinistes, anglicans. C'est par la force de l'autorité enseignante, qu'a lieu ce résultat, et par l'oppression des peuples enseignés, puisque cette autorité qui les enseigne est fausse, contradictoire non-seulement avec les autres autorités protestantes, mais encore avec elle-même. En un mot, Messieurs, le genre humain doit être enseigné, comme nous l'avons établi dans notre première Conférence ; il est nécessairement enseigné, qu'il le veuille ou qu'il ne le veuille pas ; et il n'est pas juge de l'enseignement qu'il reçoit, parce qu'il n'en est pas capable. D'où il suit qu'il doit être enseigné par une autorité qui ne puisse pas le tromper, et qui ait ainsi le droit d'exiger sa foi. Tout autre mode d'enseignement est un mode tyrannique, puisqu'il soumet l'homme à une autorité faillible, qui peut l'asservir à l'erreur.

Mais cette infaillibilité, nécessaire à l'Église établie de Dieu pour gouverner le genre humain, n'est pas un apanage de notre esprit. Elle suppose, en effet, que l'intelligence ne sera jamais obscurcie par l'ignorance et les passions, ces deux sources fécondes de l'erreur. Or l'homme est sans cesse exposé à l'ignorance par la faiblesse de son intelligence, qui est finie, et aux passions par la faiblesse de son cœur, qui est corrompu. Tout ce qu'il peut faire, c'est de s'en affranchir dans un cas donné, c'est-à-dire, d'être certain. Le genre humain, pris en masse, est affecté de la même impuissance, et affecté à un degré plus grand encore, parce qu'il est beaucoup plus sujet à l'ignorance et aux passions que tel homme pris en particulier dans certaines conditions d'études et de vertus. Sans doute si le genre humain ne fût pas tombé dans Adam des privilèges de sa création, il eût reçu de ses communications perpétuelles avec Dieu une lumière et une pureté suffisantes pour le conduire ; mais cet ordre n'existe plus. C'est l'Église seule qui reçoit l'esprit de Dieu, c'est elle qui a succédé aux droits primitifs du genre humain. C'est par elle que nous pouvons seulement rétablir nos rapports originels avec Dieu ; c'est à elle qu'il a été dit : Je suis avec vous jusqu'à la consommation des siècles.

Ne voyez donc pas, Messieurs, dans l'infaillibilité de l'Église un privilège étrange et incompréhensible. C'est, au contraire, tout ce qu'il y a de plus simple et de plus nécessaire aux hommes, le rétablissement de leurs rapports avec la vérité. S'il y a quelque chose d'étrange dans le monde, ce n'est pas que la vérité soit donnée par Dieu au genre humain dans un enseignement pur d'erreurs ; c'est que cet enseignement soit méconnu, malgré le besoin que nous en avons ; et le désordre introduit en nous par le péché originel peut seul expliquer cette anomalie. L'Église, remarquez-le, Messieurs, ne crée pas la vérité ; la vérité est en Dieu, elle est dans la parole que Dieu a parlée aux hommes, et tout le privilège de l'Église est d'enseigner cette parole sans pouvoir la transformer en erreur. Comment enseigner le genre humain, comment lui demander sa foi sans la possession de ce privilège ? Aussi, Messieurs, toute religion qui ne se dit pas infaillible, se convainc d'erreur par cela même ; car elle avoue qu'elle peut tromper, ce qui est le comble tout à la fois du déshonneur et de l'absurde dans une autorité enseignante au nom de Dieu. Elle avoue n'être qu'une philosophie, et aura par conséquent le sort d'une philosophie. Vous en avez eu la preuve récemment ; vous avez vu des hommes se poser devant l'humanité comme fondateurs d'une religion : beaucoup, parmi eux, étaient des hommes de talent, d'enthousiasme et de bonne foi. Eh bien ! ils ont échoué devant la nécessité d'une mission divine, d'une promesse d'infaillibilité. Tous ensemble, et leur chef à leur tête, ils n'ont osé se présenter devant vous et vous dire : Écoutez et croyez, car nous sommes infaillibles ! Et c'est pourquoi le raisonnement les a brisés. Car tout ce qui fait tout périr aujourd'hui, ce qui fait que le monde est flottant-sur ses ancres, c'est le raisonnement, c'est que l'homme ne croit plus à l'homme, et ne veut pas encore se soumettre à Dieu. Sans une autorité divine, il n'y a' rien de stable, rien de fort, mais du vent qui passe en détruisant. Si la société s'ébranle d'un bout de l'Europe à l'autre, que croyez-vous qui l'agite dans ses fondements ? Ce n'est pas le fer qui renverse les princes : le fer se croise avec le fer, la force se heurte contre la force ; quand les puissances de la terre n'ont à lutter que contre la force, elles écrasent de leurs armées ceux qui se soulèvent. Mais l'ennemi terrible, celui qui renverse toute chose, et contre lequel ni république ni roi ne peuvent rien, c'est le raisonnement, le raisonnement qui n'a pas le contre-poids de l'autorité et de l'infaillibilité.

Et cependant, malgré cette nécessité de l'infaillibilité, l'Église catholique est la seule qui ait osé se dire infaillible. Les religions païennes, loin d'y prétendre, n'osaient pas même enseigner une doctrine à leurs sectateurs ; la religion mahométane se contente de faire lire le Coran à ses disciples ; les protestants rejettent loin d'eux l'infaillibilité, et n'enseignent quelque chose aux peuples qu'en contredisant perpétuellement leur principe. Ne rien enseigner, ou faire lire un livre réputé divin, voilà toute la ressource des religions qui ne se disent pas infaillibles. Et si vous demandez pourquoi elles ne se disent pas infaillibles, c'est qu'elles ne le peuvent pas, c'est qu'elles sentent très bien que leurs variations perpétuelles ou l'absurdité de leurs dogmes trahiraient sans cesse cette prétention. 11 n'est pas si aisé qu'on le croit de se dire infaillible. Toute fausse religion commence par l'homme, et quel est l'homme assez hardi pour proclamer infaillibles ses pensées et celles de ses successeurs ? Comment Luther, par exemple, se serait-il proclamé infaillible, lui qui attaquait l'infaillibilité de toute l'Église ?Tout homme qui veut fonder une nouvelle religion, c'est-à-dire corrompre une ancienne religion, car nul que Dieu n'a fondé une religion sur la terre, tout homme qui a ce dessein se trouve tout à la fois dans la nécessité et dans l'impossibilité de se proclamer infaillible. S'il ne se proclame pas infaillible, lui et ses successeurs, il n'obtiendra pas la foi de ses propres sectateurs, il périra par le raisonnement, qui introduira dans sa doctrine une variation sans fin. S'il se proclame infaillible, il sera la risée de l'univers. Voilà pourquoi les faux inventeurs de dogmes se cachent au fond des temples, ensevelissent dans le mystère et sous des formes symboliques leur doctrine, ou bien invoquent le raisonnement, comme les hérétiques, et bâtissent sur ce sable mouvant des Églises éphémères, des dogmes fugitifs. L'Église, catholique, en se proclamant infaillible, a donc fait ce qui est sans doute absolument nécessaire, mais ce qui est au-dessus des forces de l'homme. Et cette infaillibilité s'est réellement manifestée en elle par une constance indestructible dans ses dogmes et sa morale, malgré la différence des temps, des lieux et des hommes.

Pourquoi ne riez-vous pas quand je vous dis que je suis infaillible, non pas moi, mais l'Église dont je suis membre, et qui m'a donné mission ? encore une fois, pourquoi ne riez-vous pas ? C'est que l'histoire de l'Église lui donne quelque droit, même à vos yeux, de se poser comme infaillible ; c'est que, dans une suite de dix-huit siècles accomplis, à travers tous les mouvements de l'esprit humain, elle est restée ferme comme une pyramide. Vous voudriez bien l'insulter à cause de cela même ; vous dites bien : Ce n'est qu'un tombeau, et il n'y a au fond qu'un peu de cendre. Oui, mais ce tombeau, c'est celui du Christ, cette cendre est une cendre qui vit longtemps, et toujours la même, et malgré vous, elle vous donne à penser.

C'est, direz-vous, le principe même de l'infaillibilité qui a produit ce résultat. Mais on a beau se croire infaillible, si on ne l'est pas réellement, rien ne peut empêcher les variations et les contradictions produites par la différence des esprits. Comment se fait-il que Grégoire XVI et les évêques de son temps aient les mêmes pensées que tous leurs prédécesseurs, eux qui vivent sous des influences si nouvelles ? Que le peuple croie comme les chefs de la doctrine, parce qu'il les regarde comme infaillibles, à la bonne heure ! Mais les chefs eux-mêmes, s'ils n'étaient guidés par un esprit supérieur, immuable, infini, comment conserveraient-ils l'unité de la doctrine ? Reconnaissons, Messieurs, dans cet accord des faits avec les principes, le caractère divin qui seul peut l'expliquer. Il doit y avoir dans le monde une autorité enseignante ; cette autorité enseignante doit posséder les plus hauts caractères de certitude ou d'autorité morale, et de plus elle doit être infaillible, afin de pouvoir exiger la foi de ceux qu'elle enseigne et qui ne peuvent pas être juges de la doctrine. Or l'Église catholique seule enseigne tout le genre humain, ou du moins porte seule le caractère de la catholicité ; seule elle possède tous les caractères de la certitude morale à leur plus haut degré ; seule elle a osé se dire infaillible, et l'histoire de sa doctrine prouve en effet, par son admirable et incompréhensible unité, qu'elle a reçu ce don précieux par lequel l'union primitive des hommes avec la vérité s'est trouvée rétablie. Partout ailleurs nous ne trouverons que des idées locales, variables, contradictoires, des flots succédant aux flots, tandis que l'Église catholique ressemble à l'Océan qui environne et baigne tous les continents.

QUATRIÈME CONFÉRENCE

de l'établissement sur terre du chef de l'église

Monseigneur,

Messieurs,

Comme l'Église catholique est bâtie sur l'unité, ainsi que nous l'avons vu dans la Conférence qui traitait de sa constitution, il s'ensuit que la fondation de cette unité sur le sol mouvant du monde a dû être l'objet d'un profond travail de Dieu, et s'il est beau de suivre sa providence par rapport au dernier des hommes, que sera-ce de la suivre dans l'établissement de ce roc impérissable que par un jeu de mots sublime elle a appelé Pierre, en déclarant que celui qui heurterait cette pierre s'y briserait ? Nous nous proposerons donc aujourd'hui d'étudier avec vous la fondation de la papauté, persuadé que la divinité de l'Église s'y montre pleinement, et que vous n'aurez aucune peine à l'y reconnaître.

La papauté, ou le souverain pontificat, entraînait avec soi deux choses : la suprématie spirituelle et l'indépendance temporelle. Sans la suprématie spirituelle, l'unité n'était qu'une chimère ; sans l'indépendance temporelle, la suprématie n'était que la mise en esclavage de la vérité, renfermée dans un seul homme, et ce seul homme, livré à la merci d'un empereur, d'une république, ou de tout autre pouvoir humain. Il fallait donc, d'une part, que la suprématie fût toujours visible et incontestable, et il fallait aussi qu'elle pût s'exercer librement, malgré les obstacles de tout genre qu'elle devait rencontrer. Manifestation de la suprématie pontificale, établissement de son indépendance, voilà deux points capitaux, corrélatifs l'un à l'autre, sans lesquels l'unité de l'Église ne pouvait pas subsister dans le monde, et auxquels Dieu par conséquent a dû pourvoir d'une manière d'autant plus digne d'attention que l'œuvre était plus nécessaire et plus difficile aussi, vu la nature des sociétés humaines et des passions au milieu desquelles un si grand pouvoir devait se placer. Nous allons parcourir une vaste route, Messieurs ; nous serons obligés de laisser beaucoup de détails dans l'ombre ; mais vous y verrez assez de choses illustres pour y saisir le doigt de Dieu, et pour concevoir le désir d'étudier plus profondément ce grand abîme de la Sagesse souveraine.

La suprématie spirituelle du nouveau Pontife avait été fondée par Jésus-Christ avec ces trois paroles célèbres et dans trois mémorables circonstances. Se promenant un jour en Galilée avec ses disciples, il s'arrêta et leur dit : Qu'est-ce que les hommes disent de moi ? Et les disciples répondirent : Les uns disent que vous êtes Jean-Baptiste ; les autres, que vous êtes Élie ; d'autres, Jérémie ou l'un des prophètes. Alors il leur dit : Et vous, que dites-vous de moi ? Et Pierre répondant lui dit : Vous êtes le Christ, Fils du Dieu vivant. Et Jésus lui dit : Tu es bien heureux, Simon, fils de Jean, parce que ce n'est point, la chair ni le sang qui te l'ont révélé, mais mon Père qui est au ciel. Et moi je te dis : Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église, et les portes de l'enfer ne prévaudront point contre elle, et je te donnerai les clefs du royaume des cieux. Tout ce que tu lieras sur la terre sera lié dans le ciel, et tout ce que tu délieras sur la terre sera délié dans le ciel. Et dans la dernière cène, se tournant tout à coup vers Pierre, il lui dit : Simon, Simon, voici que Satan a demandé de vous cribler comme le froment, et moi j'ai prié pour toi, afin que ta foi ne défaille point, et quand un jour lu seras converti, confirme tes frères. Enfin, après sa résurrection. Jésus dit un jour à Pierre : Simon, fils de Jean, est-ce que tu m'aimes plus que ceux-ci ? Pierre répondit : Seigneur, vous savez que je vous aime. Jésus lui dit : Pais mes agneaux. Il lui dit une seconde fois : Simon, fils de Jean, m'aimes-tu ? Il répondit : Oui, Seigneur, vous savez que je vous aime. Jésus lui dit : Pais mes agneaux. Il lui dit pour la troisième fois : Simon, fils de Jean, m'aimes-tu ? Pierre s'affligea de ce que Jésus lui demandait, pour la troisième fois ; M'aimes-tu ? et il lui répondit : Seigneur, vous connaissez toutes choses, vous savez que je vous aime. Et Jésus lui dit ; Pais mes brebis.

Voilà, Messieurs, les trois paroles sacrées sur lesquelles était fondée la suprématie de Pierre.

En vertu de ces éminentes paroles, Pierre, aussitôt après l'ascension du Sauveur, avait exercé sa prérogative apostolique. C'est lui qui s'était levé dans le cénacle pour faire élire un apôtre à la place de Judas ; c'est lui qui le premier, après la descente du Saint-Esprit, avait annoncé la parole sainte aux Juifs ; c'est lui qui le premier avait appelé les nations à la foi dans le centurion Corneille ; c'est lui qui avait fait le premier miracle en jetant morts à ses pieds Ananie et Saphire, pour avoir menti à l'Esprit-Saint ; c'est lui qui le premier avait pris la parole dans le concile de Jérusalem, et proposé ce qu'il fallait faire au sujet des observances de l'ancienne loi : partout sa suprématie s'était manifestée.

Mais il fallait un siège à celte suprématie ; il fallait planter quelque part la chaire de saint Pierre ; il fallait trouver un lieu où elle demeurât en pleine indépendance. Quel sera ce lieu ? Entre la mer Tyrrhénienne et les sommets noircis des Apennins, autour de quelques collines, une poignée de brigands avaient construit leurs cabanes. En creusant les fondements de leurs premiers remparts, ils avaient trouvé une tête sanglante, et l'oracle avait affirmé que cette ville serait la tête de l'univers. En effet, si cette poignée de brigands eussent possédé des cartes de géographie, et que, prenant un compas, ils l'eussent ouvert à trois ou quatre cents lieues de rayon, ils eussent vu qu'ils étaient le centre d'une foule de peuples d'Europe, d'Asie et d'Afrique, de tous ceux dont les extrémités sont baignées par les flots de la Méditerranée. Mais, au lieu d'un compas, ils étendirent leur main de fer autour d'eux et commencèrent un empire qui devait avoir pour bornes l'Océan, le Rhin, l'Euphrate et l'Atlas. Et, au bout de sept cents ans, après avoir détruit la nationalité de tous leurs voisins, gorgés de sang, de dépouilles, de gloire et d'orgueil, ces brigands, devenus l'a première nation de l'univers, avaient déposé leur fière république entre les mains d'un seul maître... et ce maître vivait quand saint Pierre délibérait en quel lieu du monde il irait fixer son siège apostolique. Le croiriez-vous, Messieurs, ce fut sous les yeux de ce maître, dont un regard faisait trembler la terre, ce fut dans sa ville, sur les marches de son trône, que saint Pierre alla poser sa chaire et chercher son indépendance. Mais quelle indépendance pourra-t-il obtenir en un semblable lieu, lui qui prétend à un domaine bien autrement vaste que celui des empereurs romains ? Quelle indépendance ? Il ne s'en occupe pas, Messieurs, il l'apporte avec lui ; il apporte l'indépendance de qui ne craint pas de mourir pour la vérité, l'indépendance du martyre.

Des pontifes ses successeurs, il n'y en eut que deux, pendant trois siècles, qui moururent dans leur lit, encore parce que les ans, pour eux, se pressèrent un peu plus que les bourreaux. De sorte que la première couronne de la papauté fut la couronne du martyre ; sa première indépendance, l'indépendance que donne la mort à celui qui la méprise. Il convenait que la puissance de l'Église commençât par cette longue douleur. La vérité sans doute aurait bien le droit de pénétrer dans les empires sans payer à leurs douanes le tribut du sang ; mais Dieu voulut montrer ce qu'il est utile à un homme de souffrir lorsqu'il prétend apporter aux hommes la vérité. Il détermina donc la suite des affaires de cette façon que, pendant trois siècles, l'Église et son premier apôtre à sa tête, donnèrent leur sang, afin de prouver qu'ils n'abusaient pas le monde en annonçant qu'ils étaient porteurs d'une parole d'en haut. Aujourd'hui le premier enfant qui sort des écoles se croit le droit d'enseigner la vérité à l'humanité tout entière, et si un seul cheveu venait à tomber de sa tête de dix-huit ans, il estimerait tout perdu et n'aurait pas assez de cris contre la tyrannie. Pour nous, on nous a donné la mort, longtemps nous l'avons reçue, et nous ne nous sommes plaints qu'avec modération, jugeant heureux ceux qui mouraient ainsi pour rendre gloire à Dieu, et assurer par leur témoignage la foi de leurs frères.

Mais comment la suprématie spirituelle se développa-t-elle, par quels actes put-elle se manifester pendant que toute l'Église était asservie à la loi du martyre ? Il semble qu'il y avait là un oubli de la Providence, une négligence des premières règles de la politique. Mais Dieu ne juge pas comme les hommes. C'était précisément parce que les souverains pontifes n'avaient aucuns movens humains d'établir leur suprématie, qu'elle devait être plus authentique et plus immortelle. S'ils avaient eu la protection des Césars, on nous eût dit que l'Église de Rome était devenue la première parce qu'elle était assise dans la première ville de l'empire, sous la pourpre impériale : mais saint Pierre, venant, le bâton à la main, pour se faire crucifier dans Rome, lui et ses successeurs, pendant trois siècles, l'influence civile ne pouvait plus rien réclamer dans l'établissement du pontificat. Il fallait que le pauvre vieillard enfermé dans ces tombeaux qui bordent les voies romaines régnât sur le monde. Il fallait que, du sein de ces habitations plutôt de la mort que de la vie, son gouvernement fût obéi, qu'on lui rendît cet hommage, que son siège était le siège principal, qu'il était le prince des pasteurs, l'évoque des évêques, et c'est ce que les plus grands d'entre les Pères proclament à l'envi. Mais il était besoin aussi d'actes imposants qui ne pussent jamais tromper les yeux, afin de fournir aux générations futures des preuves inattaquables. A la fin du deuxième siècle, les Églises d'Asie s'obstinent à célébrer les fêtes de Pâques le quatorzième jour de la lune, comme les Juifs, tandis que les chrétiens d'Occident la solennisent le dimanche qui suit ce jour : le pape saint Victor Ier les excommunie. Au troisième siècle, saint Cyprien, évêque de Carthage, avec un concile de soixante évêques d'Afrique, décide qu'on rebaptisera les enfants des hérétiques : saint Etienne Ier s'y oppose, menace de fulminer l'excommunication, et saint Cyprien, tout grand homme qu'il est, est obligé de plier. Saint Denys, patriarche d'Alexandrie, le premier des patriarcats d'Orient, émet quelques propositions douteuses sur la Trinité ; plusieurs évêques effrayés s'adressent au Souverain Pontife, et saint Denys est obligé d'écrire au pape une lettre apologétique. C'est assez d'avoir cité ces trois grands faits ; cette période de la vie de l'Église dura jusqu'au quatrième siècle : ici le Saint-Siège entre dans une nouvelle phase d'existence spirituelle et temporelle.

Le monde était chrétien ; nous l'avions vaincu par la force du martyre et de la grâce de Dieu. Un prince monte sur le trône des Césars, qui comprend le christianisme, non-seulement comme religion de la majorité, mais comme venu de Dieu pour le salut des hommes ; il le reconnaît. Il fait plus : par un de ces conseils inexplicables selon le monde, il prend son trône, l'emporte aux extrémités de l'Europe, au bord du Pont-Euxin, afin de laisser à la majesté pontificale toute cette vieille Rome avec s'a puissance naturelle et son indicible illustration ; et, cela fait, jamais prince ne siégera plus à Rome. Lorsque Théodose partagera entre ses deux fils l'empire d'Orient et celui d'Occident, c'est à Milan que l'empereur d'Occident régnera, ce ne sera point à Rome. En vain les Hérules et les Ostrogoths voudront-ils établir un nouveau royaume d'Italie, c'est à Ravenne qu'ils en placeront la capitale. En vain les Lombards s'approcheront-ils de Rome ; ce n'est point elle qui sera leur séjour, mais Pavie. Les rois et les empereurs ne passeront plus à Rome que comme des voyageurs.

Toutefois il ne résultait pas encore de là pour la papauté une véritable souveraineté civile. Les papes ne possédaient à Rome, par le fait de la disparition des empereurs, qu'une souveraineté morale, dont ils usèrent avec honneur en se faisant les gardiens de l'Occident contre les barbares. Rome, neuf fois prise d'assaut, fut neuf fois par eux relevée de ses ruines, et on les vit aussi, par l'ascendant de leurs prières et de leur visage-, arrêter à ses portes le Fléau de Dieu.

En même temps la. suprématie spirituelle se manifestait d'une manière non moins admirable. Une hérésie formidable était née ; les évêques s'assemblent en Orient, dans cet Orient où le christianisme avait pris naissance, et où Jésus-Christ l'avait consommé par son sacrifice, dans cet Orient où était le centre des affaires humaines par la translation du siège impérial à Constantinople. Eh bien ! qui présidera ce premier concile œcuménique, où l'Église universelle se trouve représentée par des martyrs portant les cicatrices de leurs combats ? Qui ? le successeur de saint Pierre, non pas même par lui, mais par ses légats, par un évêque d'Espagne et deux simples prêtres. Est-ce assez ? Non ; le concile envoie ses actes au Saint-Siège pour en obtenir la confirmation, abaissant ainsi devant sa suprématie la première et la plus auguste assemblée chrétienne. Ainsi en sera-t-il à Éphèse, à Chalcédoine, à Constantinople ; on ne cessera de voir les hérésies naître en Orient, et l'Orient recourir au pontife de Rome pour les extirper. Constantinople, devenue la ville impériale, loin de prétendre à la première place, fera de vains efforts pour obtenir la seconde ; deux fois dans le premier concile de Constantinople et dans celui de Chalcédoine, elle essaiera d'obtenir cette seconde place. La papauté sera inflexible ; elle maintiendra les droits des Églises d'Alexandrie, d'Antioche et de Jérusalem, et tout l'univers catholique avec elle n'assignera que la cinquième place au siège de Constantinople. Ces faits, plus manifestes que le. soleil, étaient ménagés par la Providence, afin que tout œil pût distinguer la suréminence incontestée du Siège apostolique.

Cet état de choses, tel que nous venons de le décrire, dura de Constantin à Léon l'Isaurien, pendant quatre cents ans. A cette époque, l'Occident, un moment arraché aux barbares par Justinien et ses généraux, était retombé dans leurs mains. Les empereurs ne s'en occupaient plus, ou ne s'en occupaient que d'une manière ridicule, pour y propager leurs hérésies favorites ; l'un d'eux y avait fait passer une armée pour enlever les images des églises. Insensé, qui n'envoyait pas des épées contre les barbares, mais contre des images suspendues à des murs ! L'Occident était las de dépendre de Constantinople, ville d'hérésies, de trahisons et de lâcheté.

Les Romains criaient vers le pape ; ils demandaient que la république romaine sortît de ses ruines. Et, dans le fait, après que Grégoire II eut averti plusieurs fois l'empereur par les lettres les plus pressantes, le sénat et le peuple romain se déclarèrent indépendants, et constituèrent une sorte de seigneurie où le pape eut nécessairement une plus grande influence que jamais. L'heure approchait où sa demi-souveraineté, toujours fidèle au devoir et à la patience, allait changer de nature, et recevoir, en montant plus haut, une dernière consécration.

Le coup partit de la France. Ce pays, par une exception aux lois générales, qui ne souffrent guère l'hérédité du génie, avait eu Charlemagne d'un père et d'un aïeul formant avec lui une triple génération d'hommes éminents. Charlemagne acheva l'œuvre de la Providence, et constitua définitivement la chrétienté en donnant au souverain pontificat une place désormais incontestée parmi les grands ressorts du monde. Le pape ne fut plus ni sujet indépendant par le martyre, ni seigneur équivoque par l'ascendant moral, ni tuteur du peuple par la nécessité : il fut ce qu'il devait être, souverain d'un territoire assez grand pour la liberté, trop petit pour la domination. Peu après, l'Orient, source de toutes les hérésies, se sépara de l'Occident sous le rapport spirituel, comme il l'était déjà sous le rapport temporel, et confirma, sans le vouloir, la suprématie du Siège apostolique, en cessant de l'aire partie de l'Église par cela seul qu'il cessait d'être attaché au centre de l'unité. La puissance impériale, au lieu de transporter à Constantinople le siège de la vitalité chrétienne, n'aboutit qu'à créer un schisme qui déshonora l'Église grecque, perdit l'empire, et livra plus tard l'un et l'autre aux mains des musulmans ; tandis que l'Église latine, appuyée sur la papauté, convertissait les barbares, et transportait en Occident le centre des affaires divines et humaines.

Ce n'était pas là pourtant le dernier mot de la Providence à l'égard de la chaire de saint Pierre : échappée à l'empire romain et au Bas-Empire, elle allait rencontrer de nouveaux périls, et avec eux saillir par-dessus la miraculeuse élévation qu'elle tenait déjà de Dieu. De l'établissement politique de Charlemagne, mal soutenu par ses successeurs, la féodalité se forma ; l'homme devint l'homme de la terre par l'hérédité des bénéfices, et l'homme de l'homme par le serment. Les bénéfices ecclésiastiques suivirent la loi des bénéfices militaires ; les évoques et les abbés se rangèrent, par l'investiture et le serment, dans les liens de la vassalité ; Rome même fut atteinte, et les empereurs d'Allemagne, entraînés par le cours des idées générales autant que par leur ambition, ne voulurent plus voir dans le patrimoine apostolique qu'une sorte de grand fief, détaché de l'Empire par la libéralité de Charlemagne, mais retenu dans sa mouvance par les lois de la féodalité. Ils prétendirent au droit de confirmer l'élection du Souverain Pontife, comme au droit de conférer l'investiture des évêchés et des abbayes par la crosse et l'anneau, symboles de l'autorité spirituelle. Ainsi la grandeur même dont la Providence avait orné la papauté pour assurer son indépendance, devenait le tombeau de sa liberté, et chaque phase sociale semblait vouloir donner un sanglant démenti au travail de Dieu pour fonder la vérité sur l'unité. Une horrible confusion s'ensuivit dans l'Église de ses rapports avec l'institut féodal. La simonie mit presque partout la corruption, et un pape écrivait : " Malheureux ! si je jette les yeux autour " de moi, je vois l'Orient entraîné par le diable ; et " à l'Occident, au Midi, au Septentrion, à peine un " évêque qui gouverne pour l'amour de Dieu et le " salut de ses frères ! "

En ce temps-là il y avait à l'abbaye de Cluny un moine nommé Hildebrand. Ce moine vit passer un évêque de Toul qui allait prendre possession de la chaire apostolique par le simple vœu de l'Empereur. Il ne put s'empêcher de lui dire qu'il n'était pas permis d'accepter la dignité pontificale des mains du pouvoir temporel, et que, s'il voulait relever la gloire du Saint-Siège, il se proposait, lui, Hildebrand, de le mener à Rome, et de le faire élire régulièrement par le peuple et le clergé. " Quoi ! s'é- "criait-il dans son indignation, la dernière femme " du peuple peut épouser librement son fiancé, et " l'épouse de Jésus-Christ ne peut librement choisir " le sien ! " Hildebrand, après de longs services, monta enfin sur le trône pontifical, résolu d'en défendre la liberté jusqu'à la mort. Mais quelles armes employer pour l'affranchir ? Le martyre ? il ne donne qu'une force négative, une force de résistance et non d'attaque. L'alliance avec quelque grand prince ? aucun ne songeait à servir Dieu efficacement. Il fallait que Grégoire VII, en considérant attentivement les idées et les mœurs de son siècle, y découvrît le remède aux abus qui dévoraient la chrétienté : et ce remède, il le vit. Toute la féodalité reposait sur le serment, non tel qu'il est entendu aujourd'hui, mais sur un serment qui liait le cœur, l'âme, la vie, les biens, tout l'être humain. Grégoire VII comprit qu'en se donnant de la sorte, avec un si complet abandon, il était impossible que le serment n'entraînât pas de réciprocité, et, que s'il liait de bas en haut, il devait aussi lier de haut en bas. De plus, le serment était un acte religieux, un acte dont la force était le nom même de Dieu appelé en garantie de la foi promise, et qui par conséquent ne pouvait servir de lien à l'injustice et à l'oppression. Politiquement et religieusement, le serment féodal était donc susceptible d'annulation : politiquement, parce qu'il pouvait y avoir félonie du suzerain à son vassal, comme du vassal à son suzerain ; religieusement, parce que le nom de Dieu ne peut jamais servir de titre pour commettre le mal, un mal certain, manifeste et persévérant. Cette théorie avait le mérite d'être puisée dans les entrailles mêmes du droit public européen ; mais on ne l'avait point encore fait servir à l'affranchissement de l'Église : il fallait l'œil d'un grand homme pour la découvrir, le cœur d'un saint pour l'appliquer. Grégoire VII était l'un et l'autre. 11 mourut en exil, ayant aimé la justice et haï l'iniquité, vaincu en apparence, mais récompensé dans l'avenir par la liberté de l'Église, qui avait été le but de sa vie et la cause de sa mort.

Les croisades témoignèrent bientôt du triomphe de la papauté, et mirent son ascendant et sa gloire au-dessus de tout par le magnifique usage qu'elle en faisait au profit de la république européenne.

Mais il est dangereux de s'élever, même avec justice et par des bienfaits. Une réaction sourde s'opéra dans les esprits contre le Saint-Siège ; elle éclata par des faits et des doctrines qui ont rempli les cinq derniers siècles de l'histoire. Je ne ferai que les indiquer. Au quatorzième siècle, le séjour des papes à Avignon durant soixante ans ; au quinzième, le grand schisme d'Occident, qui mina le respect des peuples pour le centre de l'unité ; au seizième, le protestantisme ; au dix-septième, le jansénisme, cette hérésie déloyale qui n'osa jamais attaquer l'Église en face et qui se cacha dans son sein comme un serpent ; au dix-huitième, le rationalisme, qui se crut assez fort pour attaquer, non plus le vicaire de Jésus-Christ, mais l'œuvre et la personne même du Christ. Un moment on put croire tout perdu : d'un bout de l'Europe à l'autre, ce n'était qu'une vaste conspiration contre le christianisme, où les princes et leurs ministres occupaient le premier rang. On sait le coup de tonnerre qui les désabusa. Tous ces rois qui donnaient des petits soupers à la philosophie, apprirent un jour que la tête du roi de France, le premier roi du monde, était tombée devant son palais, sous la hache ignoble d'une machine... Ils reculèrent d'un pas devant Dieu. La république française leur apporta d'autres nouvelles de la Providence ; un soldat parvenu leur en intima les ordres ; il détruisit dans les champs de Wagram jusqu'au nom du saint-empire romain, si longtemps adversaire de la papauté, et lui-même, ayant osé porter les mains sur elle, victime des mêmes fautes dont il avait été le glorieux châtiment, on le vit tout à coup s'éteindre comme une étoile tombée, dans les flots profonds et solitaires de l'Atlantique. Restait un fils de lui, un fils orné de ses traits, de sa gloire, de ses malheurs, jeune âme en qui le souvenir et l'espérance refaisaient chaque jour la patrie : mais son père l'avait appelé d'un nom trop pesant ; le roi de Rome succomba sous ce fardeau, comme une fleur précieuse qui n'atteint pas son âge, courbée par l'étiquette à laquelle une main amie, mais imprudente, la condamna.

Aujourd'hui, Messieurs, la papauté est arrivée à une ère de son existence plus complète qu'aucune de celles qui précéda. La réaction qui avait eu lieu contre elle dans l'esprit public, à cause des événements du moyen âge, touche à son terme. On a compris que la nature de son développement, à cette époque, venait des circonstances et non des prétentions ; que ce développement avait été favorable aux peuples, à l'Europe et à l'humanité ; qu'au fond, les papes défendaient dans la liberté de leur élection, dans la sainteté des mariages, dans l'observance du célibat ecclésiastique, dans l'intégrité de la hiérarchie, une cause juste et civilisatrice. On a compris que le Souverain Pontife ne pouvait être dans la dépendance d'aucun prince chrétien, et que son indépendance, essentielle à la religion, l'est aussi à la paix des divers États. L'empire romain, l'empire d'Orient, l'empire d'Occident n'existent plus ; nul ne peut prétendre à dominer le Saint-Siège, et le droit public européen lui accorde une neutralité honorable dans les guerres que se font les diverses puissances. Si, d'un autre côté, nous examinons où en est la suprématie spirituelle des papes, nous la voyons assurée par dix-huit siècles d'une possession que le schisme et l'hérésie ont seuls et en vain combattue. Nous voyons le jansénisme détruit, le protestantisme penchant vers sa ruine, le schisme grec avili en Orient sous le joug des Russes et des Turcs, le mahométisme épuisé ; partout, en un mot, l'erreur usée, languissante ou flétrie ; tandis que l'Église romaine, toujours la même et toujours assistée de Dieu, demeure stable sur les débris du passé. Les cicatrices que les événements lui ont laissées brillent sur son corps, et y rendent plus difficile l'accès de l'épée. Elle conserve de l'ère du martyre le courage passif contre la persécution, de l'ère du Bas-Empire la science des situations douteuses, de l'ère de Charlemagne la souveraineté, de l'ère de Grégoire Vil l'entente des grands points de vue politiques, de l'ère de la réaction une plus profonde connaissance d'elle-même et des autres, et de l'ère présente une invincible espérance en Dieu. Si vous ne voyez pas clairement encore son triomphe actuel, c'est que jamais, dans un moment donné, le triomphe de l'Église n'est visible. La barque de Pierre, en ne regardant qu'un point dans l'étendue des siècles, paraît près de périr, et les fidèles sont toujours prompts à s'écrier : Seigneur, sauvez-nous, nous périssons ! Mais, en regardant toute la suite des âges, l'Église apparaît dans sa force, et l'on comprend ce mot de Jésus-Christ dans la tempête : Homme de peu de foi, pourquoi as-tu douté ?

CINQUIÈME CONFÉRENCE

de l'enseignement et du salut du genre humain avant l'établissement définitif de l'église

Monseigneur,

Messieurs,

Une pensée vous a préoccupés jusqu'ici, si je ne me trompe. Pendant que nous vous exposions la nécessité d'une Église enseignante, sa constitution, son autorité rationnelle, morale et infaillible, l'établissement miraculeux de son unité, vous vous disiez : Oui, il doit y avoir au monde, une Église enseignante ; oui, la constitution de l'Église catholique enseignante est admirable ; oui, son autorité rationnelle et morale surpasse toutes les autres, et elle a donné des preuves de son infaillibilité ; oui, l'établissement de son unité dans le monde, à travers tant de difficultés et de changements, porte un caractère de divinité ! Cependant, peut-être vous vous demandiez en même temps : Comment, si cette Église enseignante est nécessaire au genre humain, a-t-elle été établie si tard ? Est-ce que l'homme n'avait pas besoin d'être enseigné avant Jésus-Christ ? ou bien, avant la venue de son Fils, Dieu dédaignait-il le salut des hommes, et ne voulait-il les racheter qu'à un jour et à une heure fixes ? Mais vous vous rappeliez ces éclatantes paroles de saint Paul : Je vous conjure avant toutes choses d'adresser à Dieu des supplications, des prières, des demandes, des actions de grâces pour tous les hommes... ; car cela est bon et précieux devant Dieu, notre Sauveur, qui veut que tous les hommes soient sauvés et arrivent à la connaissance de la vérité. Il n'y a, en effet, qu'un Dieu et qu'un seul médiateur entre Dieu et les hommes, l'homme Christ Jésus, qui s'est donné lui-même pour la rédemption de tous. Cela étant, comment l'établissement de l'Église, destinée à l'enseignement et au salut des hommes, a-t-il commencé si tard ? Il est vrai, Messieurs, que l'Église, sous sa forme actuelle, ne date que de Jésus-Christ ; mais, prise dans son essence et dans sa réalité totale, elle remonte jusqu'au berceau de la création, selon celte énergique expression de saint Épiphane : " Le " commencement de toutes choses est la sainte " Église catholique. " L'Église, en effet, n'est que la société des intelligences avec Dieu par la foi, l'espérance et la charité, et cette société s'est formée, quant à l'homme, aussitôt que l'homme sortit des mains de Dieu. Dès l'origine, elle eut ses prêtres, ses sacrifices, ses lois, son enseignement ; l'objet de cette Conférence est de vous montrer quel était cet enseignement, et comment il a suffi au salut de l'humanité, même avec toutes les dégrada-lions qu'il eut à subir dans la suite des temps.

Le terme extrême de la lumière en ce monde, c'est le christianisme, c'est-à-dire la connaissance de Dieu créateur, législateur et sauveur ; et le terme extrême du bien est aussi le christianisme, c'est-à-dire l'imitation de Dieu, manifesté dans sa nature par la création et la rédemption. Et, d'un autre côté, le terme extrême des ténèbres, en ce monde, c'est l'athéisme, c'est-à-dire l'ignorance ou la négation absolue de Dieu, et le terme extrême du mal est aussi l'athéisme, c'est-à-dire la destruction de toute base qui serve à établir la distinction du bien et du mal.

Il suit de là que la Providence de Dieu tend à amener tous les hommes au christianisme, c'est-à-dire, à la plus grande lumière et au plus grand bien ; et qu'au contraire, le démon tend à amener tous les hommes à l'athéisme, c'est-à-dire, aux plus grandes ténèbres et au plus grand mal. Or l'un et l'autre, Dieu et le démon, l'ami et l'ennemi du genre humain, pour amener les hommes à leurs fins, n'avaient pas de moyen plus naturel que de les enseigner, puisque, par sa nature, l'homme est un être enseigné. Et il fallait que cet enseignement datât de l'origine même du monde, puisque, dès l'origine, Dieu a voulu sauver les hommes par la lumière et le bien, et que le démon a voulu les perdre par les ténèbres et le mal. Il nous faut suivre, Messieurs, ce double enseignement, en commençant par celui de la lumière.

Dieu choisit deux voies pour enseigner l'homme, la tradition et la conscience. Par la tradition, Dieu se manifestait aux hommes extérieurement, au moyen d'une parole et de faits sensibles dont la mémoire pouvait se perpétuer facilement ; par la conscience, il se manifestait aux hommes intérieurement, en imprimant en eux, d'une manière indestructible, la distinction du bien et du mal, qui renferme l'existence d'un être supérieur, fondement de cette distinction. La tradition toute seule n'eût mis les hommes en rapport avec la vérité que d'une manière pour ainsi dire mécanique, sans que rien leur indiquât au dedans le besoin et le goût de la vérité ; la conscience toute seule les eût mis en rapport avec la vérité par le besoin et le goût, mais sans que rien réglât le sentiment, sujet, de sa nature, à l'illusion, à l'excès et au changement. Si, au contraire, les faits intérieurs et extérieurs se correspondaient, si la voix de Dieu dans la tradition et la voix de Dieu dans la conscience s'appelaient l'une l'autre ; si, semblables à ces deux tours que vous avez rencontrées en entrant dans Notre-Dame, elles se tenaient à votre droite et à votre gauche, tout le long de votre carrière, vous pressant et vous parlant, il ne devait plus alors vous rester de ressources pour leur échapper, sinon de ces ressources qui accablent devant Dieu et devant soi ceux qui osent en user.

Dieu enseigna donc les hommes par la conscience et la tradition. Il forma leur âme à sa ressemblance par une infusion de lumière et de bonté, présent corruptible, mais non pas capable d'être totalement anéanti ; présent imparfait, mais qui, joint à la tradition, c'est-à-dire à la parole divine enseignée d'âge en âge à la postérité de l'homme, suffisait pour le conduire à sa glorieuse fin. Notre premier père apprit de Dieu même quelle était cette fin, d'où il venait et où il devait tendre ; il pénétra d'un regard, en entendant Dieu parler, tous les secrets et tous les ressorts de sa destinée ; sa lumière intérieure, vivifiée et rassurée par cette lumière extérieure, se reposa dans la paix combinée de l'évidence et de la foi. Le fleuve de la tradition avait jailli de Dieu dans la conscience de l'humanité ; il ne s'agissait plus que de le soutenir et de le renouveler dans son cours, selon les besoins créés par l'inconstance et l'oubli des générations. Cinq fois en quarante siècles, Dieu en ouvrit les sources et en élargit les rives, en Adam, en Noé, en Abraham, en Moïse et en Jésus-Christ, et cinq fois avec des circonstances solennelles qui remplirent l'univers de leur bruit. En Adam, la parole divine fut illustrée par la création ; en Noé, par le déluge ; en Abraham, par la fondation du peuple juif ; en Moïse, parles lois et les foudres du Sinaï ; en Jésus-Christ, par les merveilles de sa naissance, de sa vie et de sa mort. Et à chacun de ces avènements de la parole, de ces tremblements de terre de la tradition, il fut impossible au genre humain de ne pas écouter et de ne pas entendre. Comment son oreille eût-elle été fermée en présence de la création, qui venait de s'éveiller autour de lui, et qui lui apportait dans toutes ses brises le nom de Dieu ? Comment l'eût-elle été après que le déluge, répandu sur les crimes du monde, lui eut donné de la justice divine une si terrible leçon ? Comment l'eût-elle été aux noms d'Abraham et de Moïse, qui, par l'Égypte, par la mer Rouge, par l'Euphrate, par la dispersion des dix tribus d'Israël et la captivité de Juda dans Babylone, étaient sans cesse jetés au centre du mouvement politique de l'univers ? Comment l'eût-elle été surtout, lorsque Jésus-Christ eut dispersé ses apôtres pour porter la bonne nouvelle aux îles, aux mers, aux montagnes, aux déserts, à toutes les nations ? Et encore nous n'apercevons ici que les grands courants de la parole divine ; les innombrables ramifications qui s'en détachaient pour s'ouvrir passage jusqu'aux extrémités les plus reculées de l'humanité, nous échappent nécessairement, bien que nous en découvrions çà et là des traces certaines. Sept cents ans avant Jésus-Christ, par exemple, le prophète Jonas ébranlait Ninive par l'annonce des vengeances de Dieu, et jetait sous la cendre cette vieille capitale que nous aurions crue abîmée dans la plus antique ignorance des choses du salut.

C'était donc avec raison que saint Paul écrivait aux Hébreux : Après que Dieu eut parlé à nos pères en bien des fois et en bien des manières par ses prophètes, il nous a enfin parlé par son propre Fils. Et remarquez, Messieurs, que le progrès de la tradition n'était pas seulement dans son renouvellement et son expansion, il était aussi dans sa forme. Jusqu'à Moïse, la tradition est orale ; à Moïse, elle est écrite ; à Jésus-Christ, elle devient sociale. A mesure que le genre humain résiste à l'enseignement de la vérité, Dieu l'établit sur un airain plus puissant, lui communique un élément plus actif et plus immortel. De quoi se plaindre ? Fallait-il que la lumière, pour être justifiée, attentât à la liberté morale de l'homme ? La conscience et la tradition faisaient leur devoir : c'était à l'homme de faire le sien. Elles faisaient leur devoir, comme aujourd'hui, Messieurs, elles le font devant vous. Car, je vous le demande, quelle est notre force en vous parlant ? Qu'est-ce qui vous ordonne de nous écouter, lorsque nous vous annonçons des choses si extraordinaires pour ceux qui ont été élevés en dehors de leur connaissance et de leur pratique ? Ah ! c'est que nous remuons en vous la fibre où est éternellement vivante et enchaînée la vérité de nos paroles : c'est que la conscience vous parle de Dieu avec nous ; c'est que la tradition dont nous sommes l'organe a dans le fond de votre âme une sœur, un témoin, un complice ! Dieu vous poursuit avec cette épée à deux tranchants de la conscience et de la tradition, que l'Apocalypse nous montre sortant de la bouche sacrée de Jésus-Christ.

De son côté, Messieurs, que pouvait faire le démon pour détruire la lumière et le bien dans le monde ? Il ne pouvait non plus qu'enseigner, il ne pouvait qu'opposer enseignement à enseignement, corrompre la tradition et la conscience. Je dis corrompre la tradition et la conscience ; car il ne lui fut pas permis de créer une tradition et une conscience. Lui, créer ! créer une tradition ! Mais la tradition est une parole première, une parole qui est un élément de la pensée, une parole qui fonde, qui a une postérité sans aïeux : et nulle créature, surtout une créature perdue, ne peut dire de ces paroles-là. Les êtres finis composent et décomposent la parole, comme tout le reste ; ils ne la créent pas. L'esprit du mal était donc dans l'impuissance d'établir une tradition athée ; sa seule ressource était de se traîner derrière la vérité pour la déshonorer, comme ces animaux faibles et lâches qui suivent une proie la nuit et la meurtrissent en trahison. Il pouvait encore bien moins créer une conscience, c'est-à-dire, allumer dans l'homme une lumière primordiale d'erreur, y produire un goût originel d'athéisme ; parce que si l'erreur et l'impiété arrivaient à subsister par soi, le mal serait l'égal du bien, le néant l'égal de l'être. En un mot, le démon avait la force de corrompre, non celle d'édifier ; il n'y a que Dieu, et le chrétien par Dieu, qui édifient. C'est pourquoi nous disons d'un homme pieux, que c'est un homme d'édification, et on ne saurait rien dire de plus d'une créature. Car édifier vient immédiatement après créer. Entre vous et nous, Messieurs, la question est de savoir qui édifie, qui édifie dans l'âme, qui édifie dans le corps, qui édifie dans la société, qui édifie pour l'éternité. Osez-vous penser que vous êtes des hommes d'édification ? Ah ! je vois bien que vous détruisez, et quand vous avez détruit, effrayés de vous-mêmes, je vous vois aussi tendre vers la religion une main suppliante, et lui dire : Par pitié, jetez-un peu de votre manteau sur nous, car le temps est sombre et il fait froid.

Considérons donc, Messieurs, l'esprit de ténèbres aux prises avec la tradition et la conscience, l'esprit de ruines avec l'esprit d'édification. C'est toujours notre sujet, puisque je vous y ferai voir la supériorité de l'enseignement divin jusque dans les triomphes de l'enseignement pervers.

De même que Dieu avait ouvert cinq sources principales de la tradition, l'ennemi des hommes les dégrada par cinq voies principales, savoir : le polythéisme et le dualisme, avant Jésus-Christ ; le judaïsme, le mahométisme et l'hérésie, après Jésus-Christ. Le polythéisme était une corruption de l'idée de Dieu par la multiplication de son être et l'abaissement de sa nature ; le dualisme, une corruption de l'idée du bien et du mal, en leur attribuant deux principes coéternels l'un à l'autre ; le judaïsme, une corruption des rapports historiques de Dieu avec l'homme, en les détournant de leur véritable sens ; le mahométisme, une corruption du christianisme lui-même par un savant et affreux mélange du dogme de l'unité de Dieu avec les mœurs païennes ; l'hérésie, une corruption successive de tous les dogmes catholiques par l'interprétation de la raison privée substituée à l'infaillible autorité de l'Église. A chaque mouvement que Dieu faisait pour éclairer et sanctifier le monde, l'esprit de ténèbres en faisait un parallèlement au sien, d'autant plus habile que celui de Dieu était plus profond. Mais tous ses efforts ne parvinrent pas à constituer l'athéisme, qui était son but final, ni à renverser la notion du bien et du mal. Le polythéisme, quoique la plus grossière des dégradations de la vérité, conservait encore parmi les hommes l'idée de la Divinité, et même d'un Dieu suprême, la pratique d'un culte, les sacrifices, la prière, les remords, les expiations, la crainte des peines de l'autre vie, l'espoir d'une récompense pour les cœurs religieux. Le dualisme maintenait avec éclat la distinction du bien et du mal, par cela même qu'il l'exagérait. Le judaïsme, en restant loin de l'Église, dont il gardait les titres originaux, donnait à son témoignage le lustre d'une inattaquable impartialité. Le mahométisme propageait jusqu'aux rivages les plus inaccessibles de l'Afrique et de l'Asie la connaissance de l'unité de Dieu, le nom des patriarches et de Jésus-Christ lui-même, et l'hérésie, dans les points qu'elle n'attaquait pas, leur prêtait la force de sa tradition et de son inimitié.

Ainsi, Messieurs, l'enseignement de l'erreur tournait encore au profit de l'enseignement de la vérité ; Dieu, la religion, le devoir restaient visibles à l'horizon de tous les peuples, même les plus dépravés, comme la lumière du jour apparaît encore au monde sous les vapeurs amoncelées qui présagent la tempête. L'erreur a joué partout plus ou moins le rôle que jouent aujourd'hui les sociétés bibliques ; en voulant répandre l'hérésie, elles répandent aussi des semences de vérité.

Restait à corrompre la conscience du genre humain. Le démon suscita contre son éloquence l'éloquence terrible des sens : deux voix s'élevèrent du cœur de l'homme, l'une qui le portait au respect de lui-même, à la pureté, à la sainteté, l'autre qui le conviait à descendre jusqu'à la brutalité de l'animal. Celle-ci ne fut que trop écoutée ; mais Dieu tenait en réserve contre le succès du mal un secret qui devait centupler l'empire de la conscience profanée. Le remords y naquit de l'expérience de la dégradation. L'homme tombé sentit dans son fond se remuer le ver du reproche ; sa dignité lui apparut par son infamie. L'ennui, le dégoût, le mépris de soi le saisirent comme des bourreaux, et lui révélèrent qu'un Dieu toujours présent dans son âme en vengeait contre lui-même l'immortelle majesté. Et comme le remords était né de la chute, la réhabilitation naquit du remords.

Oh ! oui, pauvre âme blessée par le mal, vous ne sauriez éteindre en vous la conscience, et plus les sens vous poussent bas, plus il peut y avoir en vous des résurrections subites, de ces résurrections du Lazare qui arrachent l'âme au tombeau, et prouvent que la dégradation même renferme un levain de vie et d'immortalité.

Il fallait donc une arme plus puissante encore contre la conscience : elle s'est trouvée dans le raisonnement. Le raisonnement est une faculté de l'homme, un admirable instrument donné aux êtres finis, qui, ne pouvant, comme Dieu, embrasser la vérité d'un seul regard, ont besoin de la découvrir et de l'explorer à la façon d'une mine, où chaque filon met sur la trace d'un autre. Mais le défaut du raisonnement est qu'à une certaine profondeur, il perd de sa lucidité, et que l'enchaînement de la déduction, dans ces régions avancées, ne se saisit plus que par des esprits très exercés. Or, ainsi que nous l'avons vu, le nombre de ces esprits subtils et sûrs est très borné ; la masse des hommes est mauvaise logicienne, et facilement séduite par la ressemblance du sophisme avec la réalité sévère du raisonnement. Tout le monde entend la tradition, qui n'est qu'un fait ; tout le monde entend la conscience, qui n'est qu'un cri : mais le raisonnement se joue par mille ruses dans le labyrinthe de l'esprit, et il a fallu toute la sagacité d'Aristote, l'un des plus pénétrants penseurs qui aient existé, pour en démêler, dans de longs volumes, les plis et les replis. C'était donc là le véritable sceptre de l'erreur, et ce que n'avait pu, sur le genre humain, la corruption de la tradition et de la conscience, le raisonnement était appelé à l'accomplir. En effet, tandis que la tradition, dégradée, avait laissé partout des traces de la vérité ; tandis que la conscience, asservie par la volupté, avait partout et toujours poussé des gémissements, le raisonnement a eu seul la gloire de raser jusqu'aux fondements le temple sacré du vrai et du bien. 11 a été le père de l'athéisme, l'auteur du blasphème total ; il a donné le néant à quelques âmes qui s'en sont réjouies. Néanmoins Dieu, qui doit être en tout le maître, avait aussi préparé un remède contre ce terrible ennemi, et ce remède était l'anarchie produite par le raisonnement dans son propre empire. On vit tous ces illustres penseurs, ces rares génies, doués des plus beaux dons de l'intelligence, impuissants à fonder une école durable, et se succéder comme des flots qui se brisent au rivage, et s'ensevelissent l'un l'autre par l'effet même de leur mouvement. L'humanité fut avertie qu'il n'y avait là pour elle ni science, ni sécurité, ni paix ; pas une cabane où dormir une nuit, pas même un songe où se prendre et se bercer. Le rationalisme, amusement mortel de quelques esprits distingués, source des ruines les plus achevées, passa toujours assez loin de l'humanité pour lui laisser la conscience et la tradition ; la conscience dans ses entrailles, la tradition dans ses sanctuaires.

La conclusion de tout ceci, Messieurs, c'est que Dieu a constamment pourvu à l'enseignement du monde, avant comme après Jésus-Christ, non pas toujours au même degré, il est vrai, mais toujours suffisamment pour que le salut fût possible aux hommes de bonne volonté. J'achèverai de vous le montrer, en vous exposant brièvement les conditions nécessaires au salut.

Ces conditions sont au nombre de trois : il faut pratiquer la vérité au degré où on la connaît ; il faut embrasser et pratiquer la vérité supérieure à celle où l'on est né, dès qu'il est possible de la connaître ; il faut mourir en aimant Dieu par-dessus toutes choses.

Il faut d'abord pratiquer la vérité au degré où on la connaît ; car celui qui ne pratique pas la vérité qu'il connaît, hait ou méprise Dieu, qui est la vérité même : il est jugé par sa propre conscience. Celui, au contraire, qui adhère d'esprit, de cœur et d'action, à toute la vérité qu'il connaît, est sain et sauf devant Dieu, selon la doctrine expresse de saint Paul : Gloire, honneur et paix sur tout homme qui opère le bien, le Juif d'abord, et ensuite le Grec ; car il n'y a pas d'acception de personnes en Dieu... Et ceux-là ne sont pas justes devant Dieu, qui ont connu la loi écrite, mais ceux-là seront justifiés qui l'ont accomplie. Comme, en effet, les Gentils, qui n'ont pas la loi écrite, font naturellement ce qui est commandé par cette loi, ils sont à eux-mêmes leur loi, et montrent que la loi est écrite dans leur cœur, par le témoignage que leur rend leur conscience, et par des pensées qui les accuseront, ou qui même les défendront, au jour où Dieu jugera les choses cachées des hommes, selon l'Évangile, par Jésus-Christ.

En second lieu, il faut embrasser et pratiquer la vérité supérieure à celle où l'on est né, dès qu'il est possible de la connaître. Celui qui repousse la vérité supérieure qu'il peut connaître, est coupable comme celui qui ne pratique pas la vérité inférieure où il est né. Il hait au fond la vérité, parce que la vérité mieux connue lui demande de plus grands sacrifices. Vous direz, peut-être, qu'il est difficile de passer de la vérité inférieure à la vérité supérieure. Mais d'où vient cette difficulté, sinon de nous-mêmes, sinon parce que nous ne pratiquons pas la vérité au degré où elle nous est connue ? Quoi ! vous voulez que Dieu vous éclaire davantage, et vous n'accomplissez pas même les devoirs que vous impose une lumière moins grande ! Vous demandez une montagne, et vous ne pouvez pas porter un grain de sable ! Écoutez l'oracle divin : Celui qui accomplit la vérité vient à la lumière, c'est-à-dire, celui qui se conforme à la lumière qu'il connaît, arrive à voir la lumière qu'il ne connaît pas encore. Et de plus, Voici le jugement : c'est que la lumière est venue dans le monde, et que les hommes ont préféré les ténèbres à la lumière, parce que leurs œuvres étaient mauvaises ; car celui qui agit mal hait la lumière, et ne vient pas à la lumière, de peur que ses œuvres ne lui soient reprochées. Qui que vous soyez dans cette enceinte, soit que vous ayez vu le jour parmi des polythéistes, des juifs, des mahométans, des protestants ou des catholiques, la lumière de Dieu a lui sur vous plus ou moins : suivez-vous cette lumière ? Faites-vous ce que la tradition et la conscience demandent de vous ? Si vous ne le faites pas, à quoi bon Dieu vous éclairerait-il davantage ? Il ne ferait qu'accroître votre crime.

La troisième condition pour être sauvé, c'est de mourir en aimant Dieu par-dessus toutes choses ; car telle est la fin du christianisme. La fin de la loi c'est la charité dans un cœur pur. Quiconque aime Dieu est né de Dieu. C'est afin d'aimer Dieu qu'il faut le connaître ; c'est pour nous le faire aimer qu'il a envoyé son propre Fils : quiconque l'aime est sauvé. Or, de deux choses l'une : ou l'homme qui meurt est parvenu assez avant à la lumière, c'est-à-dire au christianisme, pour avoir eu, durant sa vie, tous les moyens d'aimer Dieu comme il doit être aimé ; ou bien, après avoir connu et pratiqué la vérité autant qu'il l'a pu, il n'est pas arrivé assez avant à la lumière pour avoir possédé les moyens d'aimer Dieu suffisamment. Dans le premier cas, l'homme est sauvé par les voies ordinaires de la Providence ; dans le second cas, il peut recevoir, à l'heure de la mort, ce qui lui a manqué sans sa faute, et il est sauvé par les voies extraordinaires de la Providence, par cette infusion de la grâce et de l'amour que l'Église appelle le baptême du feu. Mais, remarquez-le bien, Messieurs, nul n'est sauvé par des voies extraordinaires qu'autant que les voies ordinaires lui ont manqué, et voilà pourquoi tout homme est tenu d'embrasser la vérité supérieure à celle qu'il a d'abord connue, parce que c'est cette vérité supérieure qui doit naturellement le conduire à l'amour qui sauve.

Je me résume, Messieurs ; il y a deux cités dans le monde, la cité de la lumière et la cité des ténèbres. La cité de la lumière est enseignée de Dieu au moyen de la tradition et de la conscience, afin d'amener les hommes à la connaissance de Dieu et à son imitation ; la cité des ténèbres est enseignée du démon par la dégradation de la tradition et de la conscience, et par le raisonnement, afin d'amener les hommes à l'athéisme, c'est-à-dire à la méconnaissance de Dieu et à la négation du bien et du mal. Mais ni par la dégradation de la tradition et de la conscience, ni par le raisonnement, la cité des ténèbres ne peut prévaloir contre la cité de la lumière, et effacer du monde la notion de la Divinité et la distinction du bien et du mal. Tout homme naît donc dans la lumière et dans le bien à un certain degré. S'il veut être sauvé, il doit pratiquer le bien au degré où il le connaît, monter au degré supérieur et à la vérité totale, dès qu'il le peut, et, de la sorte, il arrivera à l'amour, qui sauve, soit par les voies ordinaires de la Providence, dans le cas où il aura connu et pratiqué toute la vérité, soit par les voies extraordinaires de la Providence, dans le cas où il aura été empêché malgré lui de connaître et de pratiquer toute la vérité. Cela étant, Messieurs, votre sort est dans vos mains ; ce n'est pas Dieu qui manque à l'homme, c'est l'homme qui manque à Dieu.

SIXIÈME CONFÉRENCE

DES RAPPORTS DE L'ÉGLISE AVEC L'ORDRE TEMPOREL

Monseigneur,

Messieurs,

Lorsque l'Église catholique vint s'établir dans l'empire romain, elle n'y trouva qu'une seule autorité, l'autorité civile. Les empereurs, héritiers de la république, avaient ajouté à leurs titres de Césars et d'Augustes celui de souverains pontifes, et l'Église, en s'établissant, n'eut pas une prétention moindre que celle-ci : de leur ôter ce titre de souverains pontifes, et d'élever à côté de la puissance civile une puissance purement spirituelle. Elle le fit ; et dès lors ces deux puissances ont marché côte à côte, tantôt s'appuyant, tantôt se combattant, tantôt se délaissant.

Mais de quel droit l'Église vint-elle ainsi partager la puissance des Césars, couper en deux le trône des empereurs, poser le siège apostolique à côté du siège impérial ? De quel droit, si un trône de la terre était placé dans celte basilique, n'y saurait-il déplacer le trône épiscopal ? Voilà une question digne de la méditation d'esprits sérieux, surtout après le long combat que se sont livré les deux puissances, après tant de préjugés accumulés contre l'Église, préjugés si forts, qu'à les entendre, il semble que tout ce que l'Église possède soit une concession du temps et de l'éternité. Mais, avant d'examiner de quel droit la puissance de l'Église s'est établie, il est nécessaire de connaître la nature et l'étendue de cette puissance, sans quoi il serait impossible d'en apprécier le droit.

Or la nature d'une puissance est déterminée par son objet ; et l'objet de la puissance de l'Église est marqué clairement dans ces paroles célèbres : Allez, enseignez toutes les nations, baptisez-les au nom du, Père, et du Fils, et du Saint-Esprit, leur enseignant à garder les commandements que je vous ai donnés. Enseignez la vérité, répandez la grâce, faites pratiquer la vertu : la vérité, chose invisible et spirituelle, dont nous n'avons ici-bas, dans les réalités qui nous entourent, qu'une faible image ; la grâce, chose aussi invisible et spirituelle de sa nature ; la vertu, virtus, ce qui fait l'homme ; le vir, chose pareillement invisible et spirituelle, bien qu'elle se manifeste par des actes extérieurs, parce qu'elle a son principe et son ressort dans l'abîme caché de la conscience. La vérité, la grâce, la vertu, voilà le triple objet de la puissance de l'Église.

Quant à l'étendue de cette puissance, elle dépend de son action ; car l'action qu'une puissance exerce autour d'elle est la mesure de son étendue. Et cette action elle-même, dans son mode et dans sa grandeur, est déterminée par les moyens que la puissance est obligée d'employer pour atteindre son objet. Or l'Église, chargée de propager la vérité, la grâce et la vertu, ne peut accomplir cette mission que par l'emploi de cinq moyens. La vérité a besoin de la libre prédication de la parole sainte ; la grâce nous est communiquée par la libre oblation du sacrifice, et la libre administration des sacrements ; la vertu se développe par le libre exercice de ses actes, et, enfin, rien de tout cela ne peut s'accomplir sans un sacerdoce qui ne cesse d'annoncer la vérité, d'appeler la grâce, d'exciter à la vertu, et, par conséquent, sans la libre perpétuité de la hiérarchie sacerdotale. La puissance de l'Église, considérée sous le rapport de son étendue, ou de son action, car c'est la même chose, consiste donc dans la libre prédication de l'Évangile, dans la libre oblation du sacrifice et la libre administration des sacrements, clans la libre pratique de la vertu, et dans la libre perpétuité de sa hiérarchie.

L'Église touche ainsi à deux ordres, l'un intérieur, l'autre extérieur. Par le premier, l'ordre intérieur, elle est en contact avec quelque chose qui est au-dessus de l'homme ; elle tire sa force de la grâce. Par le second, l'ordre extérieur, elle est en contact avec quelque chose d'humain ; elle tire sa force de la liberté. Et ainsi, quand on demande de quel droit l'Église a ôté à la puissance des Césars une partie d'elle-même, c'est comme si l'on demandait de quel droit la liberté chrétienne s'est établie. Car l'Église n'a pas ravi aux Césars la force intérieure et divine de la grâce, ils ne l'avaient pas ; elle n'a eu de démêlés avec eux que pour sa puissance extérieure, qui est celle de la liberté. Par conséquent, entre César et l'Église, la question se réduit à ceci : De quel droit la liberté chrétienne s'est-elle établie ?

Je réponds d'abord, de droit divin. Ce n'est point, en effet, par une concession des princes qu'il nous a été donné d'enseigner l'univers. Ce ne sont pas les Césars, c'est Jésus-Christ qui nous a dit : Allez et enseignez toutes les nations. Ce ne sont pas les Césars, c'est Jésus-Christ qui nous a dit : Remettez les péchés ; ce que vous aurez délié sur la terre sera délié dans le ciel. Ce ne sont pas les Césars, c'est Jésus-Christ qui nous a dit : Crucifiez votre chair avec ses vices et ses concupiscences. Ce ne sont pas les Césars, c'est Jésus-Christ qui nous a dit : Recevez le Saint-Esprit. Par conséquent, nous ne tenons pas notre liberté des Césars, nous la tenons de Dieu, et nous la garderons parce qu'elle vient de lui. Les princes pourront bien se réunir pour combattre les prérogatives de l'Église, les charger de noms flétrissants afin de les rendre odieuses, dire que c'est une puissance exorbitante qui perd les États : nous les laisserons dire, et nous continuerons à prêcher la vérité, à remettre les péchés, à combattre les vices, à communiquer l'esprit de Dieu. Si l'on nous envoie en exil, nous le ferons dans l'exil ; si l'on nous jette dans les prisons, nous le ferons dans les prisons ; si l'on nous enchaîne dans les mines, nous le ferons dans les mines ; si l'on nous chasse d'un royaume, nous passerons dans un autre. Il nous a été dit que, jusqu'au jour où il sera demandé compte à chacun de ses œuvres, nous n'épuiserons pas les royaumes de la terre. Mais si l'on nous chasse de partout, si la puissance de l'Antéchrist vient à s'étendre sur toute la face du monde, alors, comme au commencement de l'Église, nous fuirons dans les tombeaux et dans les catacombes. Et si enfin on nous poursuit jusque-là, si l'on nous fait monter sur les échafauds, dans tout noble cœur d'homme nous trouverons un dernier asile, parce que nous n'aurons pas désespéré de la vérité, de la justice et de la liberté du genre humain.

Je dis la liberté du genre humain ; car à qui la liberté chrétienne a-t-elle été donnée ? à qui Jésus-Christ l'a-t-il transmise en patrimoine avec son sang ? A tous, et, en particulier, aux pauvres, aux petits, aux malheureux. On parle tous les jours de nouvelles théories de civilisation, de lois agraires, des droits du peuple. Eh bien ! voici son héritage ! Vous autres, vous avez de la science, du crédit, des pompes, l'honneur et la joie de ce monde ; Dieu n'a pas pu ou n'a pas voulu en donner à tous, peu importe, mais à tous il a donné sa parole. Voudriez-vous ôter à ceux qui n'ont rien le droit de l'entendre ? Voudriez-vous leur ôter cette parole : Bienheureux les pauvres ! Bienheureux ceux qui pleurent ! Prenez garde, en la leur ôtant, de vous l'ôter à vous-mêmes ! Tôt ou tard le monde vous manquera, et alors vous serez aises de trouver la liberté de la croix. La croix est le sceptre du pauvre ; mais c'est aussi le dernier que porte la main des rois. Respectez-la pour les autres, par pitié pour vous-mêmes :

Je dis donc que la liberté chrétienne qui constitue la puissance de l'Église sous le rapport extérieur, vient de Dieu, et qu'elle est le patrimoine du genre humain. J'ajoute qu'elle est de droit naturel, parce qu'elle n'est que le moyen de propager la vérité, la grâce, la vertu, trois choses qu'on ne saurait ravir à l'homme et qui sont essentiellement libres vis-à-vis de tout pouvoir humain.

En effet, la vérité, pour commencer par elle, est une chose qui n'appartient à personne, que nul souverain ne peut réclamer comme sa propriété ; la vérité est à tous, et il n'y a point de droit contre elle, qui est la source de tous les droits. Quel droit pourrait-on avoir contre la vérité ? Celui d'empêcher qu'elle ne fût connue ? Mais ce droit impliquerait la négation de toute justice ; car la vérité est le droit de tous, par cela seul que l'homme est un être intelligent. Sans doute la vérité s'exprime et se transmet par la parole ; mais la parole, quand elle n'exprime que la vérité, se confond avec elle ; elle n'est que la vérité communiquée, c'est-à-dire, la vérité usant de son droit de se faire connaître. Voudrait-on dire que la vérité est en droit d'être connue, qu'il n'y a point de droits contre elle, mais que les princes ont le droit de discerner ce qui est la vérité de ce qui est l'erreur ? Encore que ce droit appartînt à la puissance civile, il n'en résulterait rien contre l'Église, qui est la vérité et la dépositaire de la vérité ; mais il s'en faut bien qu'on puisse dire d'une manière absolue que le droit de discerner la vérité de l'erreur appartienne à la puissance civile. Cette puissance est composée d'un certain nombre d'hommes qui ne sont pas infaillibles, et qui peuvent affirmer seulement que telle chose leur paraît vraie ou fausse, que telle chose paraît utile ou nuisible à l'État, sans qu'ils aient le droit de porter un jugement obligatoire sur la vérité ou l'erreur. Nul ne peut être tenu en conscience de croire ce que croit la puissance civile, et par conséquent le droit de discerner la vérité de l'erreur ne lui appartient pas ; car, si ce droit lui appartenait, chaque citoyen serait obligé en conscience d'adhérer au jugement qu'elle aurait porté. Qui ne rirait à la pensée d'un pouvoir humain venant afficher à la porte de Notre-Dame quelle est la vérité d'aujourd'hui, et, ce soir, quelle sera la vérité de demain ? Les princes, il est vrai, l'ont tenté plus d'une fois ; mais si d'autres ont eu la lâcheté de se soumettre à cette abjecte servitude, l'Église y a résisté toujours au prix de son sang, et opposé à une ambition aussi ridicule que funeste de la part des rois la double sauvegarde d'un profond mépris et d'un profond respect.

De même que la vérité, la grâce est libre de soi. Car, qu'est-ce que la grâce ? C'est une action de Dieu sur l'homme : comment l'homme aurait-il le droit d'empêcher cette action ? Il est vrai que la grâce se confère par des signes sensibles ; mais ces signes ne sont, comme la parole à l'égard de la vérité, que l'expression de la grâce, que la grâce se communiquant par une certaine voie. Par conséquent, les sacrements et la grâce sont indivisibles ; on ne peut attenter aux uns sans attenter à l'autre. Nous ne ferons pas l'injure aux puissances temporelles, lorsqu'à une époque qui n'est pas très éloignée de nous, elles envoyaient des huissiers dans nos temples pour saisir par arrêt les saintes hosties, le corps du Dieu vivant, nous ne leur ferons pas l'injure de croire qu'elles n'en voulaient qu'à un peu de pain. Elles ne s'attaquaient pas à ces choses sensibles, mais à la force qui s'y cache. Et qu'est-elle cette force, sinon celle que la foi nous a donnée, et qui vient de l'action de Dieu sur nous ? Si ce n'était pas Dieu que je porte à l'autel, si ce n'était que du pain, vous n'auriez pas besoin de tant de bataillons pour l'arracher de mes mains.

Reste la vertu. Et c'est ici surtout que la lumière est éclatante ; car quels droits peut-on avoir contre la vertu ? L'homme est né pour le bien ; c'est plus que son droit, c'est son devoir. Y a-t-il des droits contre le devoir ? Je veux être humble, doux, chaste : qui a droit contre l'humilité, la douceur et la chasteté ? Je veux quitter les habits du riche, et revêtir par amour ceux du pauvre : qui a droit contre un vêtement honnête et fraternel ? Je veux vendre mon patrimoine et le distribuer aux membres souffrants de Jésus-Christ et de l'humanité : qui a droit de mettre des gardes au cœur qui s'ouvre, et de proscrire la charité ? Ah ! si, quand nous vînmes annoncer pour la première fois l'Évangile, on eût pu nous dire que nous étions des incendiaires, que nous troublions l'empire et voulions le renverser, la puissance civile eût été dans son droit en se prémunissant contre nous. Mais, " Cherchez dans vos prisons, disait " Tertullien, et voyez s'il s'y trouve un seul chrétien accusé de crime. Ceux que vous y retenez ne sont accusés que d'une chose, de porter le nom de chrétiens. Et que leur demandez-vous pour les mettre en liberté ? De prendre entre deux doigts un peu d'encens, et de le jeter devant une statue. Donc, concluait-il, ce n'est pas à cause de leurs vices que vous les accusez, mais à cause de leurs vertus. " Soyons francs, Messieurs : on peut disputer sur la vérité, elle est livrée ici-bas à la dispute des hommes, mais jamais sur la vertu. La vertu brille d'un caractère qui ne laisse aucune prise à l'injustice et à la tyrannie, et, encore que le christianisme ne fût pas libre à titre de vérité, il le serait à titre de vertu.

Vous le voyez, Messieurs, non-seulement la puissance de l'Église est fondée sur le droit divin, non-seulement elle est légitime en vertu du droit naturel, mais elle n'est pas autre chose, en dernière analyse, que l'exercice même de la liberté humaine. Quiconque attente à l'Église attente à notre liberté, je ne dis pas politique et civile, mais à notre liberté morale, à ce qui nous fait hommes. Comme intelligence, l'homme a le droit de connaître et de communiquer la vérité ; comme être moral, il a le droit de pratiquer la vertu et de l'enseigner aux autres ; comme être religieux, il a le droit de communiquer avec Dieu, et de recevoir ses inspirations et ses dons. Liberté de la vérité, liberté de la grâce, liberté de la vertu, voilà toute la puissance de l'Église, tout son droit, toute son ambition.

Aussi l'établissement de l'Église a-t-il été, sous le rapport de la liberté morale et de la dignité de l'homme, un bienfait dont la merveille est plus que jamais visible. Autrefois la puissance civile ne réglait pas seulement les intérêts de la vie, de la sécurité, de la propriété, de l'honneur, de l'indépendance nationale ; elle réglait aussi les affaires morales et religieuses, et cette accumulation de pouvoirs, sans être utile à la religion et aux mœurs, qui étaient tombées dans d'affreux excès, rendait le despotisme plus profond et plus indestructible. Par l'établissement de l'Église, la puissance civile a perdu le gouvernement de la pensée humaine, et n'est plus maîtresse des lois divines. La religion subsiste de soi-même, de sa vie propre et indépendante, contrebalançant par son influence toutes les influences exorbitantes qui tendraient à prévaloir et à opprimer les peuples. L'action exercée, sous ce rapport, dans la société par l'Église, a tellement pénétré dans les mœurs, qu'on a même attribué à l'erreur les droits de la vérité, et que tous les cultes ont aspiré à la même liberté que celle qui avait été conquise par l'Église catholique. Nous ne concevons plus la puissance civile exerçant en son nom la puissance religieuse, et ce n'est pas le moindre déshonneur du protestantisme que d'avoir fait du prince le chef extérieur du christianisme chez les diverses nations protestantes.

Mais, direz-vous, si l'établissement de la puissance spirituelle dans le monde a donné un développement utile à la dignité et à la liberté morale de l'homme, n'a-t-il pas introduit un principe d'anarchie dangereux dans la société civile ? Au lieu de l'unité de pouvoir qui maintenait l'ordre social, il y a désormais clans chaque État catholique deux pouvoirs ayant les mêmes sujets. Si encore jamais la puissance spirituelle et la puissance civile n'étaient en désaccord sur leurs attributions, peut-être cet état de choses serait-il supportable. Mais tout le monde sait que, bien qu'il y ait des choses évidemment spirituelles, d'autres évidemment temporelles, il en est plusieurs d'une nature mixte et obscure qui sont un sujet de contestations perpétuelles entre les deux puissances. L'histoire est pleine de ces exemples. Tantôt l'Église, tantôt l'empire l'a emporté ; des querelles sanglantes ont souillé les annales de l'Église et celles des peuples. Quel moyen, quand ces discussions s'élèvent, de les terminer pacifiquement ?

Qui sera juge entre les deux parties, puisqu'elles sont indépendantes l'une et l'autre et n'ont point de supérieur commun ? C'est la guerre qui décide, en pareil cas, entre les souverains temporels. Sera-ce aussi la guerre qui décidera entre la puissance spirituelle et la puissance civile ? Si c'est la guerre, l'Église n'est donc pas fondée sur la seule force de la grâce divine et de la persuasion, et les États catholiques seront menacés d'une guerre civile perpétuelle. Si ce n'est pas la guerre, qui décidera des contestations ?

Messieurs, remarquons d'abord que la lutte est l'état présent de l'humanité, que le bien et le mal, la chair et l'esprit, les royaumes contre les royaumes, les idées contre les idées, sont dans un combat permanent, et que l'ordre naît de ce combat. L'ordre n'est pas autre chose que l'assemblage d'éléments divers, et plus l'harmonie est composée de discordances partielles, plus le triomphe de l'ordre est grand, plus sa puissance est manifestée. Ne nous étonnons donc pas que Dieu ait établi, par l'institution de son Église, une sorte de dualisme dans la société. Nulle puissance n'est limitée que par une autre puissance ; et ce qui est admirable, c'est que la puissance spirituelle, en limitant la puissance civile, l'affermit sur des bases inébranlables. Jamais les princes n'ont vécu plus longtemps, n'ont joui de plus d'amour dans les nations qu'ils gouvernaient, que depuis l'établissement de l'Église ; et, à mesure qu'on voit l'Église s'affermir dans un État, on y voit la puissance civile plus respectée, comme on la voit tomber dans l'abaissement à mesure que l'Église perd de son influence. Le fait ne souffre pas de réplique. Dieu, en établissant l'Église, a non-seulement travaillé à la liberté humaine, mais aussi à la protection de l'autorité humaine. On peut dire d'elle ce que Tacite a dit de Nerva, qu'elle a réconcilié la liberté et le commandement. Si l'on cherche pourquoi, on trouvera que le propre de l'Église est de faire respecter tous les droits en faisant connaître et respecter la vérité, et que, par conséquent, tous les droits, ceux des souverains et ceux des peuples, ont en elle un soutien.

Quant aux débats qui s'élèvent entre les deux puissances sur des matières délicates, faisons d'abord observer que les droits fondamentaux de l'Église sont clairs comme le jour ; que, sur les questions mixtes, les deux puissances ont la ressource de s'entendre par des concordats et de se faire des concessions réciproques ; que l'Église, n'ayant pas la force armée à sa disposition, ne peut jamais établir violemment une injustice. C'est là, Messieurs, le grand privilège de l'Église en ce monde, elle ne peut pas l'injustice les armes à la main. Si elle agit, c'est toujours avec le consentement des peuples ou des souverains, sous la protection de la liberté ou du droit public. J'avoue que la puissance civile a la chance d'abuser de sa force contre l'Église ; mais l'Église ne lui opposera que deux défenses, le martyre et Dieu : le martyre, en souffrant plutôt, la mort que de rien faire contre les droits donnés par Dieu à son Église, et ensuite Dieu lui-même, qui est son fondateur, son guide, le tuteur de sa faiblesse au milieu du monde, et qui a promis de ne pas l'abandonner. Les exemples en sont multipliés dans l'histoire, et on pourrait en montrer de récents, qui sont présents à tous les esprits. Qu'était Pie VII contre Napoléon ? Cependant Pie VII a lutté contre le maître du monde par la seule force de sa conscience, et il a vaincu sans armes l'homme des armées.

Lorsqu'on demande qui sera juge entre la puissance spirituelle et la puissance civile, on oublie qu'il existe un Dieu qui gouverne le monde, et l'on demande une solution qui, si elle était possible visiblement sans l'intervention divine, chasserait Dieu du gouvernement général des affaires humaines. Dieu est nécessaire ; il est le nœud auquel tout aboutit, et il manifeste son action par des. événements qui changent la face des siècles, et qui ont un caractère particulier de puissance imprévue, par où il est aisé de les reconnaître.

Aucun motif de défiance et de haine n'existe donc contre l'Église catholique, par suite de son établissement définitif au milieu de la société, de l'espace et du temps. Elle a tout reçu, n'a rien usurpé, et a tout béni : elle a reçu ses droits de Dieu et de la nature ; elle n'a usurpé ni la vérité, qui est à tous ; ni la grâce, qui n'est à personne qu'à Dieu ; ni la vertu, qui est le devoir commun ; elle a béni la liberté par l'usage qu'elle en a fait, et l'autorité en l'admettant au partage de sa propre couronne. Cependant elle n'a cessé, malgré la splendeur de sa légitimité et de ses bienfaits, de souffrir persécution. Comment cela se peut-il ? Quel vent lui amène de chaque siècle le bruit de l'outrage ? Je vous le dirai, Messieurs : deux esprits poursuivent l'Église et la poursuivront toujours, l'esprit de domination et l'esprit de licence. L'esprit de domination ne saurait supporter la liberté dont jouit l'Église, et l'esprit de licence a horreur de la vérité, de la grâce et de la vertu, dont l'Église est l'infatigable apôtre et l'héroïque soutien. L'esprit de domination pousse les peuples au protestantisme ancien ou moderne, afin de rester seul maître de la société ; l'esprit de licence les pousse à une révolte plus large encore, afin d'affranchir l'orgueil et la volupté blessés par le mystère de la croix. Il semble que l'Église devait succomber sous ce double effort qui tend au même but, et qui lâche contre elle l'humanité par ses deux bouts, par le trône et par la plèbe. Mais, ô profondeur des voies de Dieu ! l'esprit de domination exècre l'esprit de licence, et l'esprit de licence exècre l'esprit de domination. Au moment où tous deux se ruaient avec plus d'ardeur contre l'Église, et jouissaient déjà de sa ruine, ils se sont tout à coup rencontrés face à face et heurtés. Une aveugle fureur les précipite l'un sur l'autre ; ils voudraient chacun recueillir seul les dépouilles de l'Église, et leur haine réciproque s'accroît de la présence de leur proie. De temps en temps ils s'arrêtent, ils se regardent étonnés, ils sentent qu'ils auraient besoin de s'unir pour achever leur victime ; ils se cherchent des liens de parenté. L'esprit de domination se dit : Mais moi, ne suis-je pas le père de la licence ? Et l'esprit de licence se dit : Mais moi, ne suis-je pas le père de la domination ? Vains efforts, ils haïssent assez l'Église pour vouloir s'allier contre elle ; mais ils se haïssent trop pour qu'une autre haine leur serve de lien. 0 justice de Dieu ! Laissez passer la justice de Dieu !

Dans une oasis de l'Arabie, un agneau paissait. Le rugissement du lion se fait entendre, le roi du désert paraît, il va tomber d'un bond sur l'animal sans défense : mais voici qu'un autre, mû par la même faim, s'élance de l'autre extrémité du désert ; ils se regardent, se mesurent, se déchirent, tandis que l'agneau sain et sauf paît tranquillement à côté de leur fureur. Les deux lions, c'est le monde ; l'agneau, c'est l'Église : le monde est divisé, l'Église est une.

SEPTIÈME CONFÉRENCE

DE LA PUISSANCE COERCITIVE DE L'ÉGLISE

Monseigneur,

Messieurs,

Nulle puissance ne saurait être conçue sans souveraineté, c'est-à-dire, sans être indépendante de ceux qu'elle régit. Une puissance qui serait dépendante de ceux qu'elle régit ne serait pas une puissance, mais une servitude. La puissance spirituelle a donc nécessairement reçu une souveraineté spirituelle, et elle lui fut donnée dans ce fameux texte : Tout ce que vous lierez sur la terre sera lié dans le ciel, et tout ce que vous délierez sur la terre sera délié dans le ciel. Ce pouvoir de lier et de délier dans l'ordre spirituel n'est pas autre chose que le droit de gouverner, avec indépendance, les choses divines, dont le dépôt a été confié à l'Église. L'Église n'a pas été envoyée aux hommes comme une esclave, mais comme une maîtresse ; elle n'a pas été envoyée pour leur distribuer à leur gré la parole, la grâce et tous les effets de son ministère, mais pour les leur distribuer avec sagesse et justice, pour admettre à leur participation ceux qu'elle en juge dignes, pour repousser ceux qu'elle en juge indignes : autrement elle agirait en aveugle, et perdrait les âmes au lieu de les sauver. Nous nous proposons donc, Messieurs, d'examiner aujourd'hui la puissance coercitive de l'Église, ou, autrement, sa puissance de lier et de délier, laquelle se réduit au droit d'imposer des pénitences dans le for intérieur, et au droit d'excommunier dans le for extérieur.

Il est de la nature des choses que tout mal engendre un malheur pour celui qui le commet, sans quoi le bien et le mal seraient de soi indifférents. Ce malheur, c'est la peine. Mais comme le but de la peine n'est pas une vengeance stérile, comme elle tend à l'amélioration du coupable en même temps qu'à la réparation du mal, il s'ensuit que toute peine, dans l'ordre présent, est un mélange de justice et de miséricorde. Là où il n'y a que justice, le coupable est sacrifié ; là où il n'y a que miséricorde, le bien est compromis. Cela posé, nous connaissons sur la terre trois puissances pénales, la nature, la société civile et l'Église. La nature punit le mal dans le corps et dans l'âme : dans le corps par la maladie, la souffrance et la mort prématurée ; dans l'âme, en la dégradant, en lui ôtant ce qu'elle avait de virginal, de sensible et de saint. Là point de miséricorde, la nature fait sentir jusqu'au bout son aiguillon vengeur. Quand elle a flétri un homme, il est rare qu'elle lui permette de se relever. Si je considère la société civile, là encore je trouverai la miséricorde absente. La nature avilit, la société déshonore : car partout où la peine est publique, le déshonneur est inévitable, et partout où le déshonneur sévit, la miséricorde ne paraît pas. Ni la nature ni la société ne possèdent donc la pénalité complète, la pénalité qui blesse et qui guérit, qui punit et réconcilie, qui frappe en aimant et abaisse pour relever. La nature a le glaive inexorable de la douleur et de la mort, la société a sa hache et ses bourreaux ; ni l'une ni l'autre ne connaissent le vase où se cachent l'onction de la miséricorde et l'honneur du repentir. C'est à l'Église qu'a été confié ce mystérieux aromate ; elle seule a le secret des peines qui réhabilitent ; et ce n'est pas la dernière preuve de la divinité de son institution. La première des peines divines dont l'Église est armée, c'est l'aveu, l'aveu volontaire. Et dans cette peine il y a justice ; car, si vous avez eu le courage de commettre la faute, pourquoi pas devant l'univers ? Si vous n'avez pas craint de mal faire devant votre cœur, pourquoi pas devant l'humanité tout entière ? Et cependant cette justice est miséricordieuse. Car ce n'est point au monde, à un monde sévère et corrompu, qu'on vous ordonne d'avouer vos fautes ; c'est à un seul homme, dans le plus profond secret, à un homme humble et doux, semblable à ses frères par la tentation, mais épuré par la victoire ; et cet aveu vous abaisse sans vous déshonorer, vous touche plus qu'il ne vous frappe, vous rapproche de vous-même et de Dieu : de vous-même, par le bien que vous sentez vivant dans votre cœur ; de Dieu, par le pardon qu'il vous octroie. Quand les protestants ont détruit la confession, quand ils ont envoyé les hommes se confesser à Dieu, qu'ont-ils fait que de laisser l'âme seule avec le péché, et que chasser la miséricorde par peur de la justice ? Et vous, Messieurs, quand, par un instinct meilleur, vous vous préoccupez de systèmes pénitentiaires, est-ce que vous n'êtes pas sur la trace de Jésus-Christ et de son Église ? Est-ce que vous ne cherchez pas à transformer la vindicte publique en expiation, afin que le coupable sorte de vos mains puni, mais sauvé ; atteint par la honte et la douleur, mais ramené par elles au sentiment et à l'honneur du bien ? C'est votre pensée, l'un de vos vœux les plus chers et les plus dignes de respect ; pourquoi donc méprisez-vous dans l'Église le mystère de l'expiation ? Pourquoi ne voyez-vous pas que l'œuvre accomplie par elle est celle-là même que vous avez l'ambition de réaliser ? Car vous n'en êtes qu'à l'essai, et quels essais ! Vous bâtirez bien d'ingénieuses prisons ; vous étoufferez bien un homme entre quatre murs ; vous lui imposerez bien des privations que vous n'estimez pas être des tortures, parce qu'elles n'arracheront pas le sang : mais, quoi que vous fassiez, vous déshonorerez toujours l'homme, et vous n'aurez trouvé le chemin de son cœur que pour y verser plus à fond le poison du désespoir. Oui, il faut des pénitences plutôt que des peines ; il faut l'expiation plutôt que la répression ; il faut la réhabilitation plutôt que la mort : oui, mais vous ne le pouvez pas. Songez donc que cela est fait ; laissez les hommes venir aux pieds du prêtre, et vous ferez plus qu'avec vos chaînes, vos bourreaux et vos rêves. D'ailleurs, quels crimes atteignez-vous avec tout cet appareil pénal ? Le meurtre, le vol, la violence. Mais il y a un mal qui pénètre dans les cœurs, qui ronge les familles, qui corrompt les nations et les livre pieds et poings liés au premier conquérant venu. Est-ce que ce mal ne vous échappe pas ? Nous, avec l'aveu volontaire, nous atteignons tout, les crimes publics et les crimes secrets ; nous les atteignons d'avance dans la pensée qui les prépare, sur le trône comme dans l'échoppe de l'artisan. Voyez ces princes, qui sont hommes comme nous, plus hommes que nous, et par cela même plus à plaindre : ils ont autour de leurs vices des gardes et des honneurs, la vérité n'approche pas d'eux, même lorsqu'on peut les insulter, car l'insulte n'apprend rien. Laissez faire, voici un pauvre prêtre, un capucin, dont personne ne sait le nom : il monte ces escaliers superbes, il entre, il pénètre là même où les confidents n'arrivent pas ; il s'assied, et le prince s'agenouillant lui dit : Confiteor tibi, Pater. Et à qui dit-il cela ? Ce n'est pas à un homme, c'est à l'humanité tout entière ; c'est l'humanité tout entière qui le saisit, qui l'étreint, qui lui dit : Sire, vous avez péché, vous n'êtes pas digne d'approcher de Dieu.

Si l'on était venu dire à Auguste, se promenant dans ses jardins avec Horace ou Mécène : Il y a là-bas un homme avec une besace et un bâton, qui se dit envoyé de Dieu pour entendre l'aveu de vos fautes, n'aurait-il pas regardé cet homme comme un fou ? Eh bien ! Messieurs, cette folie a prévalu. Et remarquez, je vous prie, qu'à tout moment, dans le christianisme, nous ne trouvons que cela, des folies ; et ces folies nous les justifions devant vous, vous, l'élite de ce siècle, et vous les écoutez, et vous dites : Pourtant, cela est beau !

Je ne m'arrêterai pas, Messieurs, aux autres peines que l'Église impose dans le for intérieur, comme sont la prière, l'aumône, les privations. Nous aurions les mêmes remarques à faire sur elles que sur l'aveu volontaire ; mélange de justice et de miséricorde, elles ont toutes pour but de détruire le fonds d'orgueil et de concupiscence qui est en nous. Je passe donc aux peines du for extérieur, qui se réduisent à l'excommunication, c'est-à-dire à la soustraction plus ou moins complète des biens spirituels dont dispose l'Église, au retranchement partiel ou intégral de sa communion. Cette peine est aussi de droit divin, c'est-à-dire établie par Jésus-Christ, qui disait à ses disciples : Si votre frère à péché contre vous, reprenez-le entre vous et lui ; s'il vous écoute, vous aurez gagné l'âme de votre frère ; s'il ne vous écoute pas, choisissez un ou deux témoins, afin que tout se termine entre eux et vous. Que s'il ne les écoute pas, dites-le à l'Église, et s'il n'écoule pas l'Église, qu'il vous soit comme un païen et un publicain : Cette peine, Messieurs, est à la fois juste et miséricordieuse : juste, parce que toute communauté repose sur des engagements réciproques, et que la participation à ses droits exige la participation à ses devoirs ; miséricordieuse, parce que, sans violence, et ne faisant qu'accepter les dispositions du coupable lui-même, elle peut déterminer le retour de l'âme qui s'éloignait de son plein gré, sans connaître assez l'abîme où elle se précipitait. Toutefois, comme il s'agit ici du for extérieur, d'un rapport public de l'Église avec un de ses membres rebelles, la sévérité l'emporte évidemment sur la douceur, et il faut considérer l'excommunication non plus seulement comme une peine salutaire, mais aussi comme l'exercice d'une haute liberté. Nous avons vu que l'Église était libre dans son action spirituelle, libre de répandre la vérité par la parole, la grâce par le sacrifice et les sacrements, la vertu par toutes les pratiques qui en sont la source et la confirmation : c'est là ce qui constitue sa liberté positive, sa liberté de faire. Mais il est une autre liberté, non moins nécessaire et précieuse, c'est la liberté négative, la liberté de ne pas faire, sans laquelle aucune souveraineté n'est possible, et même aucune dignité. Or l'Église possède cette liberté par l'excommunication.

Sans le pouvoir d'excommunier, que serions-nous ? Des esclaves. Quiconque n'a pas la liberté de refuser son service, est un esclave ; quiconque a la liberté de le refuser, est maître et seigneur. Il faut que les potentats le sachent bien : le dernier d'entre les prêtres peut se refuser de communiquer avec eux. Il faut que les Théodose sachent bien qu'ils trouveront des Ambroise, qui, les voyant venir tout couverts du sang de Thessalonique, les attendront sur le seuil et leur diront : Vous avez des soldats, vous pouvez forcer les portes du temple ; mais si vous entrez, je sors. La liberté de sortir, c'est la première liberté de l'homme de cœur : malheur à qui ne la possède pas !

Au temps des discussions de saint Thomas de Cantorbéry avec Henri II d'Angleterre, l'archevêque avait signé, dans le palais du prince, des articles contraires aux libertés de l'Église ; après l'avoir fait, il se retirait, précédé d'un diacre qui portait la croix. Arrivé à l'antichambre du palais, le diacre posa la croix contre le mur et laissa passer l'évêque. Et comme celui-ci lui en demandait la raison : " Parce que aujourd'hui, lui répondit le diacre, vous avez trahi l'Église de Dieu, je ne porte plus la croix devant vous. " Thomas Becket se mit à verser des larmes, et aussitôt qu'il fut rentré chez lui, il rétracta ce qu'il avait signé. Eh bien ! Messieurs, où est la beauté de ce mot : " Je ne porte plus la croix devant vous ? " D'où vient que Thomas Becket, cette grande âme, verse des larmes ? D'où vient que ce diacre, bien que sa conduite fût répréhensible, selon les règles ordinaires, a mérité un souvenir d'admiration ? C'est que sa parole était une parole d'homme libre, d'homme d'honneur, de chrétien, la parole d'un homme qui refuse son service à l'iniquité, et devient, par cette simple abstention, plus fort et plus grand que son seigneur ; c'est qu'elle voulait dire : " Vous êtes l'archevêque de Cantorbéry, vous avez été chancelier d'Angleterre, l'ami du roi ; moi, je ne suis qu'un pauvre diacre ; mais vous venez de trahir l'Église, je suis trop grand pour porter la croix devant vous. " C'était une excommunication sublime.

Plus une nation s'éloigne de la foi, plus il nous faut retenir cette sainte fierté chrétienne qui faisait dire aux musulmans, en parlant de saint Louis : " Nous n'avons jamais vu d'aussi fier chrétien. " Plus l'Église est outragée, plus elle doit, comme un homme d'honneur, se tenir ferme sur sa liberté. A Rome, dit-on, lorsqu'un homme s'ôte la vie par un suicide, on le regarde comme un aliéné, et on ne lui refuse pas les cérémonies de la sépulture chrétienne. On le peut à Rome, où le christianisme règne dans toutes ses splendeurs ; ici, nous ne le pouvons pas. Il faut être tolérant, mais non pas tolérant jusqu'à l'ignominie. Et, remarquez bien, Messieurs, que la liberté de ne pas faire est plus forte encore que la liberté de faire. Un homme parle, on peut lui couper la langue ; il lève les mains au ciel, on peut les lui abattre ; il court pour administrer les sacrements, on peut entraver ses pas. Mais, au contraire, pour obtenir de lui qu'il agisse, s'il ne le veut pas et ne le doit pas, pour lui arracher les paroles de l'absolution ou de la consécration, que fera-t-on ? On le tuera, peut-être. Mais c'est là son triomphe, car quand on est mort on ne fait plus rien. La mort anéantit la liberté de faire, elle consacre la liberté de ne pas faire.

Il est inutile de nous arrêter davantage, sur la puissance coercitive de l'Église, considérée dans sa nature purement spirituelle et intérieure, parce que rien n'est plus facile à comprendre que nulle société n'est sans lois, et que quiconque ne veut pas observer les lois d'une société ne doit s'en prendre qu'à lui si cette société le repousse, ou lui impose des conditions pour rentrer en grâce. Mais il se présente ici une question plus grave, qui a sans doute préoccupé votre esprit pendant que je vous parlais. Vous vous êtes dit : La puissance de lier et de délier, maintenue dans les bornes purement spirituelles, sans l'appui d'aucune force civile, est une chose toute simple et qui va de soi. Mais l'Église n'a-t-elle pas usé d'une coaction matérielle pour faire observer ses lois ? n'a-t-elle pas appelé la puissance civile au secours de la puissance spirituelle ? C'est là qu'est la difficulté. Comment l'Église est-elle fondée sur la grâce et la persuasion, si l'on a dressé des échafauds sanglants pour la défendre ? Je suis bien aise, Messieurs, d'être appelé sur ce terrain, et je vais m'y placer franchement, sans faire plier l'histoire devant l'Évangile, ni l'Évangile devant l'histoire.

Il est certain que l'Église n'a pas le droit du glaive matériel. Jésus-Christ se retourna vivement vers ses disciples, un jour qu'ils voulaient faire descendre le feu du ciel sur une ville qui les avait repoussés, et il leur dit avec reproche : Vous ne savez pas de quel esprit vous êtes ; le Fils de l'homme n'est pas venu pour perdre, mais pour sauver. Cet esprit, Messieurs, s'est perpétué dans l'Église, non pas seulement tandis qu'elle était persécutée, mais encore au temps de son triomphe. Je ne vous citerai pas les paroles de Tertullien, d'Origène, de saint Cyprien, de Lactance, de saint Athanase, de saint Hilaire de Poitiers, de saint Jean Chrysostome : un fait éclatant en dira davantage. Lorsqu'à la fin du quatrième siècle, deux évêques espagnols dénoncèrent aux magistrats les priscillianistes, et furent cause que plusieurs perdirent la vie par jugement, le pape Sirice, qui gouvernait alors l'Église universelle, s'éleva contre eux ; saint Ambroise les sépara de sa communion ; saint Martin se repentit toute sa vie d'avoir communiqué une seule fois avec eux ; enfin ils furent condamnés en 390 dans un concile de Milan, et en 401 dans un concile de Turin. Deux siècles après, saint Grégoire le Grand écrivait à un patriarche de Constantinople, à propos de quelques hérétiques qui avaient été maltraités dans une sédition : " C'est " une prédication nouvelle et inouïe, que d'exiger " la foi par des supplices ! " Un concile de Tolède, tenu en 633, ordonna que personne ne serait contraint à professer la foi, laquelle doit être embrassée volontairement et par persuasion : et ce canon a été inséré dans le corps du droit canonique.

Il est donc certain que l'Église, en tant qu'Église, ne possède pas le droit du glaive matériel, qu'elle est fondée sur la persuasion, que la foi ne doit pas être arrachée par la violence. Cependant l'autorité civile, qui a la puissance du glaive, ne peut-elle pas employer la rigueur, non pour obtenir la foi, qui est un fruit de la grâce et de la persuasion, mais pour défendre l'Église contre les attaques de ses ennemis, et pour empêcher toute manifestation extérieure contre la foi ? Voilà, Messieurs, un nouveau point de vue sous lequel il faut envisager la question qui nous occupe.

Dans toutes les sociétés antiques, la religion était considérée comme une loi fondamentale de l'État, et quiconque outrageait la religion était puni comme violateur des lois les plus sacrées du pays. Or, la société civile avait-elle le droit de faire de la religion une loi fondamentale de l'État ? On ne voit pas ce qui pourrait en faire douter ; car la société civile est libre d'établir toutes les lois qui ne sont pas injustes, et il ne semble pas qu'il soit injuste d'empêcher tout acte extérieur contre la religion unanimement pratiquée dans un pays. Les plus grands législateurs de l'antiquité l'ont pensé ainsi, et Jean-Jacques Rousseau, dans le dernier chapitre du Contrat social, a formellement établi que c'était le droit de la société civile. Lorsque le christianisme se répandit dans le monde après Jésus-Christ, il y trouva cette doctrine, qui fut cause, en partie, de la longue persécution qu'eut à souffrir l'Église. L'Église, protégée par Dieu, surmonta cet obstacle. Les liens qui unissaient la religion et l'État furent brisés, et ne se renouèrent que tard, dans toute leur force, par suite de la dissolution de l'empire romain et de la confusion des royaumes barbares. Mais enfin le christianisme fut un jour la religion unanime de l'Europe, et l'ancienne unité, qui faisait de la religion la loi fondamentale de l'État, se reconstitua d'elle-même. Tout acte extérieur contre le christianisme fut réputé un acte de révolte contre les lois. Mais, remarquez-le bien, Messieurs, c'était là une institution politique, et non une institution d'ordre divin. La société, qui avait établi cette règle, l'avait jugée utile à l'ordre de l'empire ; mais l'Église ne pouvait l'établir en vertu de son droit personnel. Je n'examine pas en ce moment le mérite de cette institution politique ; je dis seulement que c'était une institution politique, et qu'à tout le moins, elle était fondée sur l'exemple de tous les peuples et de tous les législateurs de l'antiquité. Vous en avez encore des débris aujourd'hui jusque dans les États protestants. Par exemple, l'observation du dimanche fait partie des lois de l'État en Angleterre et aux États-Unis, et cette loi y est maintenue, d'un consentement unanime, avec une rigueur que nous serions tentés d'accuser, mais qui est le résultat de la volonté libre des citoyens. On ne force personne de croire au repos du septième jour comme institué de Dieu, mais on force tout le monde d'en respecter l'observance extérieure. Telle fut donc, au moyen âge, la loi des sociétés européennes ; cette loi a été détruite par la volonté de ceux qui l'avaient faite ; la religion n'est plus la loi fondamentale de la patrie ; mais, encore une fois, la patrie avait le droit de choisir cette loi, de se l'imposer et de la faire observer.

A la bonne heure, me direz-vous ; mais l'Église en était bien aise, l'Église y consentait, l'Église y coopérait ; elle acceptait le bénéfice du sang ; elle croisait le glaive spirituel avec le glaive temporel, pour former de tous deux, sur la tête des peuples, une voûte impénétrable à l'air de liberté. Eh bien ! oui, dans mon âme et conscience, je le crois, l'Église était bien aise d'être associée à l'État, de faire avec lui, de son mouvement et du sien, un empire où la distinction des puissances n'entraînait qu'une plus forte harmonie et une plus profonde unité. Je le crois, je le dis ; mais, avec la même franchise, j'en dirai les raisons.

On accuse la vérité d'être intolérante, et l'on parle volontiers de la tolérance comme d'un apanage de l'erreur. Aucun préjugé n'est plus répandu, aucun n'est plus contredit par l'histoire et par le spectacle même des faits présents. S'il est un dogme historique, c'est que l'erreur est persécutrice, implacable, atroce, et cela toujours, dès qu'elle le peut et au degré où elle le peut. L'erreur, c'est Antiochus ; la vérité, ce sont les Machabées. Tous ceux, disait saint Paul, qui voudront vivre pieusement dans le Christ Jésus, souffriront persécution ! Et Jésus-Christ, le grand holocauste de la vérité, la victime par excellence de l'erreur, disait lui-même aux Juifs : Voici que je vous envoie des prophètes, des sages, des docteurs ; vous tuerez les uns et les crucifierez, vous flagellerez les autres dans vos synagogues, vous les poursuivrez de ville en ville, afin que retombe sur vous tout le sang innocent qui a été répandu sur la terre, depuis le sang d'Abel le juste jusqu'au sang de Zacharie, fils de Barachie, que vous avez tué entre le temple et l'autel. Cette prophétie ne tarda pas de s'accomplir, non-seulement en Judée, mais dans toute l'étendue de l'univers. Qui a persécuté pendant les trois premiers siècles de l'ère chrétienne ? Sont-ce les catholiques ou leurs ennemis ? Qui persécuta sous les empereurs d'Orient ? N'étaient-ce pas les ariens, les donatistes, les iconoclastes, et vous savez avec quelle fureur et quelle persévérance.

L'Église, jusqu'à Charlemagne, eut sans cesse à se défendre contre les assassinats, les tortures, les incendies, les prisons, les exils, et tout cela, elle le souffrait de l'erreur. Il faut lire dans saint Augustin les atrocités commises en Afrique par les donatistes, comment ils s'organisèrent en bandes d'assassins et d'incendiaires, mutilant, arrachant les yeux, les remplissant de vinaigre et de chaux vive ; et toutefois saint Augustin ne cessait d'implorer les comtes et les tribuns de l'Afrique pour que la punition de leurs crimes n'allât jamais jusqu'à la mort, parce que ces crimes avaient été commis en haine de l'Église. Le seizième siècle, avec la résurrection de l'erreur, a vu se renouveler tous ces drames sanglants : il a vu les protestants briser nos images, abattre nos églises, renverser nos tombeaux, jeter au vent et dans les fleuves les reliques de nos pères, égorger nos prêtres et nos religieux, et inventer pour nous, dans la libre Angleterre, des supplices dont la description seule est elle-même un supplice cruel. Et aujourd'hui que les idées de tolérance paraissent si généralement répandues, qui persécute en Europe, qui emprisonne, qui bannit, qui envoie en Sibérie, qui arrache les conversions avec la ruse et le bâton ? Est-ce l'Église ? Ah ! toute la terre le sait ! Regardez plus près de vous, dans les moindres hameaux, vous verrez l'Église en butte à une minorité tracassière, qui lui retranche le plus qu'elle peut l'eau et le feu, s'arme contre elle de la calomnie, et perd immanquablement, dès qu'il s'agit de ses droits, le sens du juste et de l'injuste. Le combat de l'erreur et de la vérité, c'est toujours Caïn et Abel ; Caïn ne cesse de dire à son frère : Viens, descendons ensemble dans le champ de la liberté... ; mais c'est pour l'y meurtrir en trahison.

Il ne faut pas s'en étonner, Messieurs ; que voulez-vous que fasse l'erreur ? Elle n'a pour elle ni la raison, ni le cœur, ni l'histoire, ni l'ordre, ni la logique ; elle rencontre à chaque pas des monuments invincibles, des persuasions qui ne bougent pas, des transfigurations de l'âme qui lui ravissent ses sectateurs : encore une fois, que voulez-vous qu'elle fasse ? Elle ne peut que s'irriter, et tomber de la démence dans l'homicide. Le sang qui était sur Caïn, voilà son signe : on essaie aujourd'hui de le déguiser, un temps viendra où la pourpre n'en sera plus ni lavée ni cachée. Pour nous, il est vrai, las d'une oppression dix fois séculaire, nous avons accepté avec reconnaissance l'union que nous proposait la cité des gens de bien ; nous avons cru que l'unité était un bienfait pour tout le monde aussi bien que pour nous. Il en est résulté que du sang a été versé pour notre cause, non pour convertir, mais par voie de représailles et de défense : on peut le regretter, car l'usage même d'un droit est quelquefois regrettable ; mais il reste toujours que notre nature, la nature de la vérité, est pacifique, patiente, pleine de tolérance et d'équité, et que seulement, après avoir souffert vingt fois le martyre, il ne lui a pas été interdit de constituer un royaume où le glaive temporel la défendît du glaive temporel. Notre habit est pur, Messieurs, il est blanc, c'est l'habit de la vérité.

Je me résume : la vérité et l'erreur se disputent le monde. Les armes de la vérité, c'est la persuasion ; celles de l'erreur, c'est la force. Par son intelligence, l'homme tend vers la vérité ; par son corps, il tend vers l'erreur, qui est favorable aux passions. La vérité tend donc à prévaloir par l'intelligence, et l'erreur par la force corporelle. Si la société civile veut défendre là vérité, c'est-à-dire empêcher la violence de la troubler dans ses efforts de persuasion, c'est son devoir ; si elle veut aller plus loin, et faire de la vérité la loi fondamentale de l'État, c'est son droit. Remarquez, Messieurs, la différence des deux cas : quand la société civile protège seulement la vérité ou l'Église contre la violence, elle accomplit un devoir ; quand elle fait de la vérité sa loi fondamentale, elle use du droit qui appartient à toute société de se constituer librement sous le joug de certaines lois. Et certes, s'il est une idée grande, forte, digne de l'homme, c'est de prendre la vérité pour loi fondamentale. Ne fût-ce qu'une utopie, ce serait une belle utopie. Mais les passions humaines, qui avaient respecté cet état de choses dans l'antiquité, parce que alors la religion était erronée, l'ont attaqué avec énergie dans les temps modernes, parce que la religion était toute pure, toute sainte, toute vraie. Les passions ont été victorieuses ; la société civile, profondément divisée, repose aujourd'hui sur un principe absolument contraire, la pleine et entière liberté des cultes. Puisse du moins cette liberté n'être pas un vain mot, et l'Église obtenir une fois de l'erreur l'exercice paisible et entier de ses droits spirituels, c'est-à-dire du droit de persuader le genre humain ! C'est notre plus douce espérance et notre plus cher désir.

ANNÉE 1836 - DE LA DOCTRINE DE L'ÉGLISE EN GÉNÉRAL, DE- SA NATURE ET DE SES SOURCES

HUITIÈME CONFÉRENCE

DE LA DOCTRINE DE L'ÉGLISE EN GÉNÉRAL : DE SA MATIÈRE ET DE SA FORME

Monseigneur,

Messieurs,

Le temps a fait un pas, il vous ramène devant cette chaire que vous avez entourée de tant d'assiduité. Puisse-t-il avoir épargné dans votre mémoire les vérités que nous vous avons annoncées ! Puisse-t-il du moins en avoir laissé subsister quelques débris ! Si Dieu nous a fait cette grâce, à vous, à moi, à l'Église, vous vous rappelez que nous vous avons exposé la nécessité d'une Église enseignante, son caractère distinctif, sa constitution, son autorité morale et infaillible, ses rapports avec l'ordre temporel et sa puissance de coercition. Mais cette Église ainsi connue de vous, elle possède nécessairement une doctrine ; car si elle ne possédait pas une doctrine, où serait la nécessité de son enseignement ? La doctrine qu'elle possède, le monde ne la possède pas ; car si le monde la possédait, à quoi bon l'Église pour la lui enseigner ? Donc l'Église a une doctrine qui est à elle, à elle seule, qu'elle possède à l'exclusion du monde, à l'exclusion de la science, et de toute puissance intellectuelle qui n'est pas elle.

Mais quelle est cette doctrine ? quelle est sa matière, sa forme, ses sources ? Voilà des questions préliminaires qu'il est important de résoudre avant de passer à l'exposition de la doctrine elle-même. Nous y consacrerons les Conférences de cette année, et dès aujourd'hui nous nous demanderons : Quelle est la matière et la forme de la doctrine de l'Église ? Car toute doctrine a un objet, que nous appelons sa matière, et un procédé pour saisir cet objet, que nous appelons sa forme. Entrez avec respect dans ces grandes avenues de la vérité : bientôt le sanctuaire vous apparaîtra, et déjà, quoique de loin, vous en sentirez la présence.

Lorsque l'esprit de ténèbres voulut tenter d'orgueil l'esprit de l'homme, il chercha quel pourrait être l'objet digne de le séduire, et il lui dit : Vous serez comme des dieux, sachant le bien et le mal. Tel est, en effet, Messieurs, l'objet le plus élevé, l'objet suprême de la connaissance ; au fond de toutes choses, à leur commencement, à leur milieu, à leur fin, la première et la dernière question qui se présente est une question de bien et de mal.

Regardez l'homme par le haut de son être, par l'intelligence : il est aisé de voir que la lumière est son plus cher besoin. L'homme n'a pas seulement, comme dit Bossuet, deux trous dans la tête pour apercevoir les choses extérieures ; il a au dedans de lui je ne sais quel abîme ouvert pour y recevoir l'écoulement de la vérité. L'intelligence est ce creux profond que la vérité devrait remplir. Elle y entre, en effet, mais imparfaite, obscure, combattue, mélange douloureux de ténèbres et de lumière. La lumière, dit admirablement l'Écriture, luit dans les ténèbres, et les ténèbres ne la comprennent pas. Quand l'aurore se lève sur le monde, la nuit disparaît devant elle ; mais alors même que le jour de la vérité se lève dans l'intelligence, les ténèbres ne s'enfuient pas, elles résistent, elles veulent partager l'empire. Un poète a dit :

On ne partage pas le pouvoir souverain ;

ce n'est pas vrai ; car le plus beau trône est celui de l'intelligence, et les ténèbres l'occupent avec la lumière ; chacune y tient son sceptre debout, et jamais l'une des deux ne l'abaisse qu'à demi. C'est là un grand phénomène. Êtes-vous soucieux de la contemplation des astres ? vous assujettissez leurs mouvements aux règles inflexibles du calcul, vous prévoyez leurs phases et leur retour avec une précision qui semble leur commander, vous plongez dans l'océan sans rivages de l'éther, et vous amenez de ses profondeurs jusqu'à votre œil des globes que la nature avait soustraits à votre investigation : quelle puissance, et que cela est digne de vous, hommes que vous êtes, esprits faits à l'image de Dieu ! Mais au delà de l'éther, qu'y a-t-il ? Quelle main l'a déployé, et y promène, selon d'immuables lois, tant de corps sans liberté ? Quel est le but de tout ce spectacle ? A quel moment de l'éternité le monde mobile a-t-il sonné sa première heure ? À quel moment sonnera-t-il la dernière ? Y a-t-il eu un commencement ? Y aura-t-il une fin ? Et puis, qu'est-ce que l'éther ? qu'est-ce que la lumière ? qu'est-ce que la substance en soi ? Les questions se précipitent, et notre intelligence nous apparaît comme un navire sans voiles et sans mâts sur des flots inconnus. De là vient que nous errons sans cesse entre deux extrémités : ou ne voir dans les choses qu'illusion, et nier qu'il existe rien au delà, ou bien soupçonner derrière les choses des réalités mystérieuses. Lorsque nous nous abandonnons à la première de ces pensées, et que nous nions la vérité, elle se lève devant nous avec tant d'empire, que nous ne pouvons, dit Pascal, méconnaître sa présence sans extravaguer. Si, au contraire, nous tournons nos regards plus loin que l'apparence et l'extérieur, nous y rencontrons des obscurités qui nous saisissent d'effroi. En sorte que nous allons de la surface au fond et du fond à la surface, mécontents tout ensemble des ténèbres et de la lumière, mais plus encore de la lumière que des ténèbres, parce qu'elle exige de nous des sacrifices du cœur. Toutes les sciences, toutes les doctrines tendent à établir des vérités et à dissiper des erreurs : mais pourquoi y a-t-il des erreurs à côté des vérités et avec elles ? Comment est-il si difficile de distinguer les unes des autres ? Nous passons notre vie à ce triste défrichement ; c'est-à-dire que notre intelligence est sans cesse occupée en elle-même à se délivrer du mal et à s'emparer du bien. S'il n'y avait point de mal, tout serait suffisamment clair, et il n'y aurait pas de questions : car toute question, étant un doute, est un mal. Et s'il n'y avait pas de bien, tout serait tellement dans les ténèbres qu'on ne songerait pas même à la lumière ; il n'y aurait pas de questions non plus, car toute question est une espérance. Or nous passons notre vie à agiter des questions, votre présence est ici une question. D'où vient cela ? Qui nous expliquera cet étonnant mélange du bien et du mal dans notre esprit ? Avant de nous occuper d'aucune science particulière, qui nous donnera la science générale de la vérité et de l'erreur ?

Si de l'intelligence nous descendons dans le cœur de l'homme, il semble que là devrait être notre royauté, une royauté sans mélange. La lumière de l'intelligence, ce n'est pas nous, c'est un présent qui nous vient du dehors ; mais notre volonté, c'est nous-même ; mais le cœur, c'est le centre de notre liberté morale. Et là aussi, pourtant, nous trouvons dans le même vase le bien et le mal. Dans l'intelligence, le bien, c'était la lumière, et le mal, les ténèbres ; ici, le bien, c'est la vertu ; le mal, c'est le crime. Nierez-vous qu'il existe une différence entre le crime et la vertu ? J'irai dans la première école venue, j'ouvrirai un de ces petits livres qu'on met entre les mains des enfants de dix ans ; je l'ouvrirai au hasard, au commencement ou à la fin, et je vous lirai une histoire de morale : je n'en veux pas davantage pour qu'à l'émotion involontaire de votre cœur, vous discerniez la différence du crime et de la vertu.

Mais si, théoriquement, nous ne pouvons méconnaître qu'il existe dans la volonté un combat entre le bien et le mal, ne pourrions-nous pas nous fixer dans l'un ou dans l'autre et mettre un terme au combat ? Ne pourrions-nous pas établir le règne de la vertu dans notre âme, ou le règne du vice ? Ni l'un ni l'autre, Messieurs. Après beaucoup d'années laborieuses passées dans l'exercice du bien, le saint découvre encore en lui la révolte intérieure ; il sent que le mal y conspire sous un toit qui n'a pas cessé d'être le sien. Et, au contraire, imaginez un homme qui ait passé par tous les degrés du crime ; chargez-le, par la pensée, des plus affreuses actions qu'il vous sera permis de concevoir : le voilà qui dort, cet homme, il se croit à l'abri du bien pour jamais, il n'a plus de remords, plus de conscience, il le croit du moins ! Mais un jour, de même que dans le songe de Nabuchodonosor, une pierre détachée de la montagne vient briser le colosse aux pieds d'argile ; un jour, sans cause apparente, il se formera dans ce cœur désespéré une larme : elle remontera le long du cœur, elle passera par des chemins que Dieu a faits, pour aller jusqu'à ses yeux flétris, elle coulera sur ses joues ; cette seule larme lui aura révélé la vérité et rendu l'honneur du bien. Et tandis que le vulgaire croit lire encore sur son front humilié les signes de la réprobation, déjà les cieux se sont abaissés, Dieu le Père, le Fils, le Saint-Esprit, la Vierge sans tache, tous les anges et tous les saints, et tous les chœurs des cieux, tous sont venus pour voir un pécheur qui fait pénitence, et dont le salut les réjouit plus que celui de quatre-vingt-dix-neuf justes qui n'ont pas besoin de repentir.

Ainsi, ni paix dans le crime, ni paix totale dans la vertu. Sondez vos âmes, et voyez si vous n'y trouvez pas cette lutte terrible du bien et du mal. Cherchez : vous êtes impuissants à vous départager. Chaque heure combat chaque heure, chaque minute combat chaque minute, chaque pensée combat chaque pensée. Cette image que je trace, dites, n'est-ce pas vous ? Ai-je menti ?

Non, je n'ai pas menti. Mais, après ces incertitudes de l'intelligence et du cœur, pourrai-je trouver au moins quelque consistance dans le reste ? Il semble que Dieu ait fait un miracle pour qu'il n'en fût pas ainsi. Notre âme incorruptible, Dieu l'a unie à un corps, comme si nous ne devions être seuls d'aucun côté ; il l'a unie à un corps qui meurt chaque jour, et lutte contre sa vie immortelle. Et ce qui est effrayant, c'est que la mort doit triompher ; à la fin elle vaincra, du moins à l'extérieur ; car pour nous, chrétiens, le moment de la mort, c'est le triomphe de l'âme et de l'immortalité. A ce moment suprême, se reproduit plus forte, plus pressante que jamais, la question du bien et du mal. Mais, du moins, au delà de ce moment, est-ce fini ? Grand Dieu ! est-ce fini ?

Au delà, non, ce n'est pas fini.

Jusqu'ici nous n'avons assisté qu'à un spectacle passager ; c'est un combat qui a ses intervalles de repos, c'est un champ de bataille sur lequel le soleil se lève et se couche. Mais après ce moment, où il semble que les éléments du bien et du mal ont dû se diviser, ah ! j'aperçois l'abîme qui s'agrandit. Il semble qu'il ne fasse que de commencer. Je vois le toujours de l'être et le toujours du néant, une vie éternelle ou une mort éternelle. On jettera, comme dit Pascal, un peu de poussière sur votre tête, et ce sera pour jamais. Pour jamais vous attendent les vers du sépulcre, ou pour jamais une transformation glorieuse. Je parle ici en philosophe, car, comme chrétien, je sais que tous vivront éternellement ; mais dans le christianisme lui-même, l'ordre final se compose d'une vie et d'une mort éternelles, parce qu'il y a une vie qui est une mort. Et ainsi, soit que nous pensions en chrétiens ou en philosophes, nous apercevons toujours au delà du tombeau le bien et le mal sans mesure. Voilà l'homme !

Si nous tournons nos regards vers la société, nous y trouvons les mêmes divisions. Au moins, dans l'homme, l'intelligence, la volonté, la vie n'avaient à lutter qu'avec elles-mêmes. Dans la société, les intelligences combattent les intelligences, les volontés combattent les volontés ; les empires brisent les empires ; les générations paraissent s'étouffer dans l'espace. Et tout cela se fait non pas seulement pour des biens présents, mais pour des biens éternels. Les uns veulent que tout soit établi pour conduire les peuples à l'éternité, les autres ont ce but en exécration. Ainsi la société qui est instituée pour la paix, pour que chacun ait sa part d'air, de soleil et de vie, pour empêcher l'oppression, pour nous unir comme dans un faisceau, pour nous faire gagner les biens présents et futurs ; cette société n'est qu'une désolation, une division sans remède.

Et, chose qui donne, bien à penser, depuis que le christianisme est venu dans le monde, depuis que l'Église existe ; cette division s'est augmentée : les enfants des ténèbres et ceux de la lumière se sont poursuivis avec un acharnement qui ne s'était point vu. Dans le paganisme, il y avait au moins une sorte d'accord ; on respectait les mêmes autels ; les philosophes n'insultaient pas la foi des petits. Ces grands et bons génies, Socrate, Platon, Cicéron, disaient qu'il fallait faire comme la foule, au lieu de discréditer ses croyances et de lui imposer des doctrines qu'elle ne comprendrait pas. Mais nous, chrétiens, quand nous avons eu des autels saints, un Évangile pur, un clergé fidèle à ses devoirs ; quand nous avons eu un débordement de science et de charité divines, c'est à ce moment-là qu'il s'est formé des conspirations contre les autels, c'est alors qu'a commencé la lutte de l'Empire contre le sacerdoce, pour arriver, après bien des temps, à cette anarchie que vous voyez.

Quant à la nature, elle est si puissante qu'elle nous confond. Que l'un de vous reste ici, qu'un autre se porte à l'extrémité opposée du diamètre de la terre, et qu'ils regardent la même étoile : les lignes qui partiront des yeux de ces deux spectateurs si éloignés pour aboutir à l'étoile, ne feront qu'une seule ligne. En sorte que, devant ces espaces du ciel, ce n'est rien qu'une distance de trois mille lieues. Eh bien ! cette nature si puissante et si riche, combien elle a été pauvre pour nous ! Avons-nous tous de la lumière assez, de l'air, de la chaleur assez ? Il y a des millions d'astres qui pourraient nous la donner cette chaleur qui nous manque ; il y a dans cette ville des mains qui depuis cinq mois ne l'ont pas sentie. Quelle prodigalité et quelle avarice !

Voilà donc l'homme, la société, la nature. Partout nous y avons retrouvé cette question du bien et du mal. Et maintenant je vous le demande : Avez-vous la science du bien et du mal ? Le monde a-t-il la science du bien et du mal ? Cette parole antique du serpent s'est-elle accomplie : Vous serez comme des dieux, sachant le bien et le mal ? Avez-vous le secret de la vérité et de l'erreur, de la vie et de la mort, du crime et de la vertu, de l'établissement et de la ruine des empires, de la vie et de la mort éternelles ? L'avez-vous ? Si quelqu'un l'a, je l'adjure de se lever et de le dire.

Songez-y : on ne connaît une chose qu'autant que l'on connaît sa cause, sa nature et sa fin, c'est-à-dire qu'autant que l'on sait d'où elle vient, ce qu'elle est, et où elle aboutit Or, le monde connaît-il par lui-même la cause, la nature et la fin du bien et du mal ? Si je l'interroge sur cette cause mystérieuse qui produit une opposition si cruelle entre les éléments divers de notre existence, les uns me répondent par le panthéisme, les autres par le dualisme, ceux-là par le déisme. Si je demande quelle est la nature du bien et du mal, les uns me disent qu'en soi tout est indifférent, qu'il n'y a ni juste ni injuste, ni bien ni mal d'une manière absolue, que ce que nous appelons bien, c'est ce qui nous est utile, et mal ce qui nous est nuisible ; qu'ainsi la même chose peut être bien ou mal relativement à diverses personnes. D'autres pensent qu'avant l'établissement des sociétés humaines il n'y avait ni bien ni mal. mais que, depuis, le bien et le mal sont résultés des lois positives. D'autres, tout en reconnaissant la différence du bien et du mal en soi, rangent dans le bien ce que d'autres rangent dans le mal, et réciproquement. Enfin, si je veux savoir quelle sera la fin de cette lutte terrible, si je songe aux destinées de l'homme ainsi battu d'un orage incompréhensible, c'est là que l'ignorance et la confusion des idées du monde se montrent à découvert. Un homme naît : sera-t-il heureux ou malheureux, bon ou méchant ? Le monde ne le sait pas. Un empire est fondé : combien durera-t-il, quelles seront les chances diverses de sa durée ? Le monde ne le sait pas. Une guerre s'allume : qui sera victorieux, qui sera vaincu ? Le monde ne le sait pas. Une hirondelle se pose sur un toit : où va-t-elle ? Le monde ne le sait pas. Une feuille tombe : où va-t-elle ? Le monde ne le sait pas. Le monde ne connaît pas la destinée d'un cheveu ; comment saurait-il la destinée du genre humain ? Oh ! nous-mêmes regardons-nous tous, rappelons en notre pensée le prodigieux mystère de notre vie. Où en sommes-nous pour la vérité et l'erreur ? Combien de choses nous avons crues vraies et que nous croyons fausses aujourd'hui, combien crues fausses que nous croyons vraies ? Et qui nous dira ce que notre intelligence sera demain ? Et à quoi a-t-il tenu que nous fussions à droite ou à gauche ? Et notre vie ? Quelle est son histoire depuis Adam ? Quels nos pères ? Où et par où mourrons-nous ? Peut-être ce soir ou demain, nous ne savons. Et notre cœur ? Ah ! c'est ici que la considération de nous-mêmes devient amère surtout, et que l'abîme du bien et du mal nous apparaît dans sa longueur, sa largeur et sa profondeur. Quel mélange étonnant de bonnes et de mauvaises actions, de pensées odieuses et sublimes, de dévouement et d'égoïsme ! Sommes-nous des anges ou des démons ? Et qu'aussi la société, où nous avons vu le jour, est un merveilleux chaos ! Le bruit des tempêtes a entouré notre berceau ; nous avons passé à travers mille opinions contradictoires. Les uns disent que tout meurt ; les autres que tout naît ; les uns que nous entrons dans un avenir nouveau ; les autres que nous répétons de tristes et anciennes tragédies. Et enfin, pour couronner, avons-nous pris notre parti sur notre sort éternel ? Savez-vous, jeunes gens de ce siècle, où vous serez dans le siècle de l'immuable et de l'infini ? Regardez ces murs : quelle foi profonde les a bâtis ! Et vous, le doute ! Pourtant ce sont des créatures raisonnables à qui je parle, ce sont les rois de la création, le chef-d'œuvre de la nature, et rien n'est comparable à leur grandeur que leur ignorance d'eux-mêmes, que le mystère impénétrable où ils sont plongés. Ils savent tout, excepté ce qu'ils sont !

Eh bien ! cette science que le monde n'a pas, je vous annonce une bonne nouvelle, elle existe. Elle existe ; car comment l'auteur des choses eût-il laissé sa créature dans une ignorance et une incertitude si dénaturée ? Elle existe dans le monde, quoiqu'elle ne vienne pas du monde ; l'Église, cette autorité sans pareille dont vous avez vu le dessein, en est la dépositaire éternelle. Sa doctrine est la doctrine des destinées, la doctrine du bien et du mal. Elle nous apprend qu'il y a un Dieu, auteur de tout bien, un esprit superbe volontairement déchu, qui est la source de tout mal, visible et invisible ; et enfin que l'homme, être libre, capable de bien et de mal, tend à s'unir à l'un ou à l'autre de ces principes. Telle est la matière de la doctrine sacrée de l'Église, et on peut la définir : La connaissance de Dieu, qui est le souverain bien, et du démon, qui est le souverain mal, dans leurs rapports avec l'homme, qui tend à s'unir éternellement, ou à Dieu par le bien, ou au démon par le mal.

Non-seulement toute doctrine a une matière, un objet sur lequel elle s'exerce, mais elle a aussi nécessairement une forme, c'est-à-dire une manière de saisir son objet. Or l'homme ne peut atteindre un objet de sa pensée que par deux voies, par la science ou par la foi. La science est la révélation des choses par l'évidence et la démonstration : la foi est la révélation des choses par le sentiment et le témoignage. La science ne s'adresse qu'à l'esprit ; la foi y pénètre en traversant le cœur. C'est la science qui gouverne la nature et nous l'assujettit ; c'est la foi qui gouverne la société. Car l'homme voit la nature, et ne voit pas le cœur de ses semblables.

Or ni la science ni la foi, prises en elles-mêmes, dans leur force native, ne suffisent à nous expliquer le mystère total des choses. Il arrive un moment où la science devient aveugle ; il est aussi un point où la foi, j'entends toujours la foi naturelle, ne peut passer outre, faute d'un appui solide où il lui soit permis de poser le pied. Ainsi au bord des mers, quand vous êtes venu accompagner le départ d'un navire qui emporte ceux que vous aimez, longtemps vous les suivez de l’œil ; puis, lorsqu'il échappe aux regards, vous ne quittez point par la pensée ce vaisseau qui n'est plus sous vos yeux, vous savez sous quel ciel il flotte, vers quel port. Et quand la pensée elle-même s'obscurcit, que la carte tombe de vos mains, que le temps s'est écoulé long depuis le départ, que vous ignorez désormais quels vents le poussent et quels écueils l'attendent, votre âme le suit encore par un effort de divination, jusqu'au moment où tout vous manque à la l'ois, et où vous tombez dans la rêverie, dans le songe, qui est le terme extrême de notre faculté de connaître et de sentir. C'est ainsi que s'épuisent l'une après l'autre la science et la foi dans la spéculation purement humaine des secrets de l'univers. La science nous affirme l'existence de l'infini et de l'éternel ; elle les signale par delà tous les êtres visibles ; elle en voit les portes ; elle y frappe, mais elle ne les passe pas. L'homme s'arrêtera-t-il ? Ah ! détrompez-vous ! Le génois Colomb avait dans sa pensée découvert un monde ; en vain le lui peignait-on comme inabordable, en vain les obstacles se multipliaient-ils devant sa persévérance : il ne cessa de le poursuivre, jusqu'à ce qu'il l'eût touché de ses mains. Ainsi, par delà les choses visibles, s'élève le monde de l'infini ; il est inconnu, mais il est découvert, et l'homme ne l'abandonnera jamais. A quiconque lui paraîtra venir de haut, il demandera : Savez-vous des nouvelles de l'infini ? il s'y élancera, par l'aspiration du sentiment ; il en acceptera le témoignage sourd et profond ; il échappera au rationalisme par le mysticisme.

Le rationalisme, effort extrême du raisonnement ; le mysticisme, effort extrême du sentiment : ennemis plutôt que rivaux, s'insultant plutôt qu'ils ne s'aident et ne s'éclairent entre eux !

Qu'est-ce, dit le rationalisme, que croire quand on ne voit pas ? Comment atteindre ce qui ne tombe pas sous l'investigation de l'esprit ? Par le témoignage du cœur, répondrez-vous : mais de quelque nom que vous honoriez vos désirs et vos rêves, sont-ils autres choses que des rêves et des désirs ?

Le mysticisme relève la tête et réplique à son tour : L'infini est établi mathématiquement, il existe. Et vous croyez que vous m'emprisonnerez dans le fini, comme dans une Sainte-Hélène entourée de l'Océan ? Moi, qui sais n'être qu'un point dont l'infini est la circonférence, je resterai captif dans ma solitude et mon néant ? 11 est vrai, je n'ai ni carte ni boussole pour me diriger d'une manière assurée vers ces rivages lointains ; la route en sera plus longue, plus difficile, plus semée d'écueils, voilà tout. Et vous-même, prenez garde, tout en ne voulant conclure que par le raisonnement absolu, vous concluez comme moi sur l'infini, vous vous prononcez sans voir. Car, de deux choses l'une, ou l'infini est tout pour nous, ou il n'est rien ; c'est l'un ou l'autre. Or, de quel droit affirmerez-vous qu'il est tout ou qu'il n'est rien, vous qui ne le voyez pas ? Vous choisissez pourtant, vous dites oui ou non : vous êtes mystique. Direz-vous que vous restez dans le doute ? Mais savez-vous bien ce que c'est que le doute ? C'est affirmer la possibilité du oui et du non. Car si le oui et le non n'étaient pas possibles tous les deux, vous ne pourriez pas douter. Vous affirmez donc la possibilité du oui et celle du non, dans une affaire où la vue vous manque : vous êtes doublement mystique.

Voilà ces deux puissances aux prises ; ni l'une ni l'autre ne saurait l'emporter. Le rationalisme a perdu l'humanité parle doute, qui semble son terme naturel ; le mysticisme l'a conduite à la superstition. Le rationalisme a régné deux fois sur l'ancien monde, aux temps de Périclès et d'Auguste, et deux fois il a désarçonné l'esprit humain. Sa réapparition en Europe, depuis trois siècles, y a produit de nouveau le même résultat. Quant au mysticisme, son histoire est moins éclatante, et il était naturel qu'il en fût ainsi. Des hommes préparés dans le silence et la contemplation rapportaient de leur solitude intérieure des affirmations dogmatiques sur Dieu, sur l'âme, sur l'avenir ; ils initiaient lentement quelques disciples à leurs mystérieuses spéculations, et ces doctrines, favorisées par l'ombre, mais aussi dépourvues d'un prosélytisme ardent et communicatif, finissaient par expirer sous terre, ou par avorter dans un essai de vie publique. Vous avez vu, Messieurs, le mysticisme faire, il y a peu d'années, dans cette capitale, une remarquable tentative. Sur les ruines que le rationalisme avait amassées autour de nous, il se rencontra des hommes d'esprit qui éprouvèrent le besoin de se tourner vers la foi. Mais, au lieu de regarder la croix sainte autour de laquelle se presse la foule des vrais croyants, ils voulurent s'élever par leur propre vol dans les régions des mystères, et, hardis dans le désir d'édifier, comme on l'avait été dans la fureur de détruire, ils eurent le courage irréfléchi d'arborer le mysticisme en pleine capitale de France. Ils ne savaient pas que le rationalisme peut bien faire son œuvre en plein soleil, parce qu'il ne faut que l'insolence d'un coup de pied pour renverser ; mais que le mysticisme, aspiration dépourvue d'unité, et par conséquent incapable de fonder un grand monument, a besoin d'ombre, de silence et de solitude, pour exercer sa puissance dans le cœur de l'homme. Bref, Messieurs, l'homme tout seul était impuissant devant le problème de sa nature et de ses destins. Sa science, fondée sur une évidence trop courte, sa foi sur un sentiment trop incertain, ne suffisaient pas à l'œuvre qu'il avait entreprise ; le tentateur primitif l'avait trompé en lui disant : Vous serez comme des dieux, sachant le bien et le mal. Son tort était de croire que les deux termes qui constituent le mystère universel, savoir, le fini et l'infini, l'homme et Dieu, pouvaient s'unir sans un médiateur, sans un rapprochement où il y eût proportion et réciprocité. Cela était impossible. Le rationalisme et le mysticisme n'étaient que l'effort du fini pour se rendre possesseur de l'infini par lui-même ; il est vrai qu'il y employait les deux puissances destinées à cet effet, l'évidence et le sentiment, la science et la foi, mais deux puissances admirables pour coopérer avec Dieu, insuffisantes pour opérer toutes seules. Il fallait que l'infini rendît témoignage de soi à l'une et à l'autre : c'est ce qu'il avait fait au jour de la création, ce qu'il n'a cessé de faire dans toute la suite des âges, ce qu'il a fait de nouveau d'une manière plus accomplie par Jésus-Christ, Dieu et homme tout ensemble ; réunissant en lui les deux extrémités de l'être, médiateur unique et universel, moyen de notre science, objet de notre foi, hors duquel tout reste inexplicable et caché. Je suis venu dans le monde, disait-il à Pilate, représentant du rationalisme et du mysticisme, je suis venu dans le monde pour rendre témoignage à la vérité. C'est ce témoignage éclatant et profond qui a tout changé. Le Verbe éternel s'est fait chair, et il a habité parmi nous. Sous l'une de ses faces, il a été doué de la plus haute visibilité scientifique afin d'être connu avec évidence ; sous une autre face, il est demeuré voilé, afin qu'étant un objet de foi, il fût aussi l'objet d'un sentiment délicat et dévoué, mais d'un sentiment où la certitude fût aussi grande que l'ardeur.

La doctrine catholique a donc une double forme, la forme de la science et la forme de la foi. Ce n'est ni une science absolue, ni une foi pure et simple : elle voit et elle ne voit pas ; elle démontre et elle se soumet ; elle est lumière et ombre, semblable à la nuée miraculeuse qui éclairait les enfants d'Israël, en même temps qu'elle aveuglait leurs ennemis. Lui demandez-vous des faits, elle vous donnera les plus grands faits du monde. Lui demandez-vous des principes, elle en posera qui rejailliront jusqu'au plus profond de l'entendement, et y ouvriront de larges routes. Lui demandez-vous des sentiments, elle remplira votre cœur épuisé. Lui demandez-vous le signe de l'antiquité, elle le possède ; la force de la nouveauté, elle s'est levée plus matin que vous, et vous surprendra par sa jeunesse. Mais illuminé, touché, ravi par elle, voulez-vous arracher le voile qui vous cache une partie de sa majesté, elle vous jettera par terre, en vous disant : Adore et tais-toi !

NEUVIÈME CONFÉRENCE

Monseigneur,

Messieurs,

Vous avez vu que la doctrine de l'Église a pour objet le mystère du bien et du mal, et que, considérée dans sa forme, c'est-à-dire dans sa manière de saisir son objet, elle est tout ensemble une science et une foi : une science, parce que le témoignage de Dieu, sur lequel elle est fondée, est du domaine de l'évidence et de la démonstration ; une foi, parce que ce même témoignage porte sur des choses infiniment cachées à la vue de notre esprit. Je dois maintenant, Messieurs, pour suivre l'ordre logique, vous faire connaître les sources de la doctrine de l'Église. Si cette doctrine n'était qu'une science, elle n'aurait pas d'autres sources que la nature et la raison ; mais, réunissant aux conditions et aux prérogatives de la science les conditions et les prérogatives de la foi, elle puise aussi et principalement ses données dans la tradition et l'Écriture, dépositaires du témoignage divin. J'aurai donc à vous entretenir successivement de la tradition, de l'Écriture, de la raison et de la nature, comme sources de la doctrine de l'Église ; après quoi nous examinerons plus à fond l'essence de la foi et les moyens de l'acquérir.

Je commencerai aujourd'hui par la tradition.

En Dieu, pour lequel il n'y a ni passé ni futur, parce qu'il vit d'un acte unique et éternel, la tradition n'existe pas ; mais pour tout ce qui est soumis à la succession, pour tout ce qui vit dans le temps, la tradition est un élément nécessaire de la vie. Car elle n'est pas seulement la mémoire des choses qui ne sont plus, elle est la continuité du passé dans l'avenir. Sans la tradition, la vie ne serait qu'une suite de moments sans liaison, une goutte d'eau tombant après une goutte d'eau ; elle manquerait d'unité, et l'homme ne pourrait pas même s'assurer de l'identité de son existence. Si, en effet, depuis l'heure de sa naissance, le moment ne s'enchaînait pas au moment, la pensée à la pensée ; si, en se levant le matin, une puissance inconnue ne rattachait pour lui la minute qui suit le réveil avec celle qui précède le sommeil, son existence serait brisée, et il aurait beau faire, il ne parviendrait pas à rapprocher de son passé d'hier son présent d'aujourd'hui. Il y a donc dans le temps une puissance qui fait la chaîne, l'unité ; et cette puissance, c'est la tradition. La tradition est le lien du présent avec le passé. C'est par elle que, renouant ensemble les heures, les années et les siècles, vous vous saisissez vous-même comme un être un et permanent, malgré la rapidité des flots qui vous emportent ; c'est elle qui rassemble les générations en un seul être moral que vous appelez famille, les familles en un seul corps que vous appelez peuple, les peuples en un seul tout que vous appelez le genre humain. Sans la tradition, qui maintient l'unité dans la succession, l'univers ne serait qu'un avorton éternel ; il périrait à chaque minute de son incessante création.

Cependant je n'ai pas encore dit tout ce qu'est en soi la tradition. Ce n'est pas seulement le lien qui rattache le présent au passé, c'est encore celui qui unit le passé à l'avenir. En effet, il y a une loi souveraine des choses, savoir : que la fin est proportionnée à l'origine. D'où il suit que la connaissance de l'origine révèle infailliblement le secret de la fin. S'il était vrai que le monde eût poussé comme un champignon merveilleux, qui aurait crû, on ne sait comment, en une nuit, il pourrait finir comme il aurait commencé. Mais si la volonté créatrice a fécondé le néant ; si, sur la face de l'homme, un souffle divin a été répandu, l'homme n'appartient pas à la terre, il a des destinées meilleures, et le souffle de Dieu, qui est en lui, se produira dans son immortalité finale. Toujours la fin répond au commencement ; ceci tient à une raison générale qui veut que l'effet soit proportionné à la cause. La notion de cause et d'effet est l'élément principal de toute science humaine. Et c'est une conséquence de cette notion que les effets ne peuvent dépasser les causes, qu'ils ne peuvent s'étendre que dans la proportion de leur origine. L'origine, c'est le germe, c'est la puissance qui vous a produits ; ce qui n'était pas en elle, ne peut pas être en vous. Vous n'êtes que des effets ; dans la puissance qui vous donna la vie, se trouve la raison pour laquelle vous la reçûtes. Ainsi, quiconque connaît vôtre origine, celui-là sait votre fin. Mais la fin, personne ne la connaît. Rassemblez toutes les puissances de votre esprit, toutes les forces du raisonnement, vous ne percerez pas le voile impénétrable du futur. Qui de vous me dira ce que vous serez dans un peu de temps ? Je ne vous parle point de la destinée des nations, je ne vous demande pas de prophétiser la durée des empires : je vous interroge sur vous-mêmes. Je ne vous parle pas de longues années, je vous parle de l'heure présente. Qui de vous me dira ce que vous serez à la fin de mes paroles ? Qui sait quels changements se seront faits dans vos esprits ? Qui sait comment s'achèvera votre pensée qui commence ? Ainsi, l'avenir même de votre pensée est un mystère où votre pensée se confond. Mais si nous ne pouvons contempler l'avenir face à face, il y a quelque chose où nous pouvons en saisir comme une image réfléchie par avance, c'est le passé. Si nous connaissions le mot du passé, nous connaîtrions le mot de l'avenir.

Or la tradition nous révèle le passé, et par conséquent elle nous révèle aussi l'avenir. Elle est le lien du passé, du présent, de l'avenir, et la science de tous trois. Si nous avions la mémoire de l'humanité, comme nous avons la mémoire de notre être personnel, nous saurions tout. Mais si nous n'avons pas la mémoire de l'humanité, l'humanité ne l'a-t-elle pas ? L'humanité est-elle sans mémoire, sans tradition ? Il s'en faut bien, Messieurs ; le plus inattentif regard jeté sur le monde nous avertit que la sève traditionnelle y coule à pleins bords. Il n'est pas un peuple qui ne vive de traditions, non-seulement de traditions historiques, relatives à son passage sur la terre, mais de traditions religieuses, relatives à son éternelle destinée. Mépriser ce dépôt, qu'est-ce autre chose que mépriser la vie et ce qui en constitue l'enchaînement, l'unité, la lumière, ainsi que nous venons de le voir ? Toute doctrine qui ne tient aucun compte de la tradition est une doctrine sans avenir, parce qu'elle est sans passé, sans connaissance de la fin des choses, parce qu'elle en ignore le commencement ; c'est une statue qui veut se tenir debout en renversant son piédestal.

La doctrine catholique, au contraire, Messieurs, a pour premier fondement la tradition conservatrice de la parole de Dieu. Lorsque Dieu eut parlé aux hommes, sa parole tomba dans le temps ; ce n'était plus la parole éternelle, infinie, substantielle, le Verbe lui-même ; c'était une parole divine, mais jetée dans le cours des choses terrestres, une parole susceptible de décadence, de dégradation, d'oubli, condamnée à habiter l'oreille de l'homme, à passer par sa bouche, et soumise dès lors à toutes les chances de notre imperfection. Heureusement la tradition s'en saisit, dès qu'elle eut franchi le seuil de l'éternité, et la tradition ce n'est plus ni une oreille, ni une bouche, ni une mémoire isolée, mais l'oreille, la bouche et la mémoire des générations liées entre elles par la tradition même, et lui donnant une vie supérieure aux caprices et aux faiblesses de chacun. Toutefois Dieu ne voulut pas s'en fier à la tradition orale toute seule, et il chercha un moyen de l'a fixer par un signe vivant, universel et indestructible, qui la renfermât tout entière, et la portât à tout jamais jusqu'aux plus lointaines irradiations du genre humain. La tradition symbolique devait s'ajouter à la tradition orale, et la soutenir en la confirmant.

La tradition orale disait le mystère du bien et du mal : qu'il y avait une nature souverainement parfaite, infinie, éternelle, Dieu ; que cette nature, qui se suffisait à elle-même, par amour, par un amour tel que les hommes ne le peuvent connaître, avait voulu faire participer le néant à l'infini ; que l'homme avait repoussé cet amour, qu'il avait préféré l'homme, moins que l'homme, la terre, et que cette concupiscence corruptrice l'avait séparé de Dieu ; que, par un second acte de miséricorde, Dieu avait résolu de ressusciter l'amour, et de faire pour l'homme, en le réparant, quelque chose devant quoi pâlirait le bienfait de la création ; enfin que l'homme, suivant qu'il accomplirait ou déserterait la loi de la réparation, serait uni éternellement à Dieu ou éternellement privé de lui. Tels étaient, selon la tradition orale, les cinq termes constituant le mystère du bien et du mal : l'existence de Dieu, la création du monde et de l'homme par Dieu ; la chute de l'homme, sa réhabilitation par un grand acte de la miséricorde divine, et enfin le jugement final de tous les hommes. Dans ce peu de mots résidait tout dogme, tout culte, toute morale, tout vrai rapport avec Dieu. Et ce que la tradition orale disait, la tradition symbolique devait le redire partout et toujours, afin que la mémoire de l'homme, obscurcie ou trompée, fût rappelée à la vérité par un spectacle extérieur, public, universel, tout-puissant.

Or Dieu avait résolu de toute éternité de sauver l'homme parle sacrifice sanglant de son Fils unique. Dans la création, il avait donné la vie à l'homme sans se l'ôter à lui-même ; dans la rédemption, il voulait s'ôter la vie pour nous la donner une seconde fois. Je ne m'arrête pas à vous expliquer ce dessein profond de Dieu, ce n'est pas l'heure encore. Je le rappelle seulement comme une chose qui ne vous est point étrangère. Dès votre enfance, vous fûtes initiés à ce mystère de l'amour ; et je ne me tromperai pas en disant que vous l'avez goûté avec bonheur. Plaise à Dieu qu'il en soit encore ainsi !

Plaise à Dieu que la lumière qui réjouissait vos premières années ne se soit pas éteinte en vous, à mesure que votre intelligence est devenue plus capable d'en apprécier le bienfait !

Dieu donc ayant résolu de sauver le monde par le sacrifice, il se rencontra que le sacrifice renfermait dans son essence les cinq termes qui constituent le mystère du bien et du mal : d'abord l'idée de Dieu, à qui le sacrifice est offert ; l'idée de Dieu créateur, puisque la victime immolée est un témoignage de son domaine suprême sur tous les êtres, domaine qui ne saurait exister sans la création ; l'idée de la chute de l'homme, puisque le sacrifice offert pour tous est une expiation universelle ; l'idée de la réparation, puisqu'il serait inutile d'expier ce qui est inexpiable ; enfin, l'idée du jugement, puisque, si l'homme n'avait rien à craindre et à espérer de l'autre vie, la chute et la réparation seraient de vains mots. Dieu institua donc le sacrifice dès l'origine, comme un signe représentatif du mystère du bien et du mal ; il fit répandre autour du berceau de l'humanité le sang symbolique des animaux, en attendant que vînt le jour où l'Agneau véritable serait immolé. Et comme tout sacrifice suppose trois choses, le prêtre, la victime et l'autel, ces trois choses furent établies dès le commencement, en triple témoignage de la parole divine, toutes trois douées d'immortalité et d'universalité. Ouvrez les yeux : où est-ce qu'il n'y a pas de prêtres ? où est-ce qu'il n'y a pas de victimes ? où est-ce qu'il n'y a pas d'autels ? Tout a changé dans le monde, excepté cela. Tandis que la tradition orale se dispersait par tout le monde avec l’émigration des tribus primitives, passant des lèvres du patriarche aux lèvres de sa postérité, la tradition symbolique, plus stable, mais non moins éloquente, élevait, à toutes les frontières de l'avenir, ses temples solennels. Le sang et la parole coulaient ensemble, et disaient ensemble les mêmes choses à l'humanité voyageuse et attentive. Chaque fois que la tradition orale subissait, au souffle de Dieu, un mouvement de rénovation, la tradition symbolique en ressentait le contre-coup. Le sacrifice d'Abel marque l'ère de la tradition patriarcale ; le sacrifice d'Abraham marque l'ère de la tradition hébraïque ; le sacrifice de Jésus-Christ, sacrifice final et consommateur, marque l'ère de la tradition chrétienne. Le symbole suivait le même progrès que la parole ; à mesure que la parole s'élevait et se complétait, le sang devenait aussi plus pur et plus digne d'être auprès des hommes l'organe de la vérité.

Telle est, Messieurs, la nature de la tradition, et telle est son histoire. La tradition est le lien du présent avec le passé, du passé avec l'avenir ; elle est le principe d'identité et de continuité qui fait les personnes, les familles, les peuples et le genre humain. Elle court dans le genre humain par trois grands fleuves parfaitement reconnaissables, le fleuve chrétien, le fleuve hébraïque, le fleuve patriarcal ou primitif ; dans tous les trois, elle est orale et symbolique, et soit comme orale, soit comme symbolique, elle nomme Dieu, la création, la chute, la réparation et le jugement.

Quelle est maintenant sa valeur rationnelle, ou, si vous l'aimez mieux, que peut-on en conclure en faveur de la doctrine de l'Église ? C'est ce qu'il nous reste à voir. Je laisserai de côté la tradition orale, dont il serait trop long de montrer l'unité et la force, et je m'attacherai à la tradition symbolique.

La tradition, Messieurs, a la valeur d'un fait. Un fait, c'est l'élément scientifique par excellence, surtout lorsqu'il est lié à un autre, que plusieurs ensemble forment une série, et qu'il est impossible de n'y voir qu'un jeu du hasard. Un fait, c'est quelque chose que l'intelligence ne produit pas, qui lui résiste, qu'elle peut nier, mais qui subsiste malgré sa négation. Un sophiste voudra vous prouver que vous n'existez pas : vous vous rirez de son argumentation en continuant d'exister. Un autre vous soutiendra que les antipodes sont une chimère absurde : vous vous contenterez de savoir qu'ils sont, parce qu'on les a vus. Il a été un temps peut-être où l'on tenait plus compte du raisonnement que des faits, dans l'explication de la nature et de la société ; mais cet esprit a succombé, du moins dans les sciences physiques. Bacon est venu, qui a dit à son siècle : C'est assez vous consumer en des spéculations sans réalité ; n'étudiez plus la nature dans vos idées, mais en elle-même ; regardez, touchez, expérimentez, voyez ce qui est. Nous vous disons la même chose, Messieurs : voyez ce qui est, non pas dans un homme, dans une famille, dans un peuple, mais dans le genre humain. Voyez le fait du sacrifice, et les notions traditionnelles qui y sont nécessairement renfermées ; car le sacrifice n'est pas un acte matériel, une pierre sur laquelle une bête est tuée par un homme revêtu d'habits singuliers. Le sacrifice est évidemment un acte moral, religieux, dogmatique ; il a une signification, à laquelle adhère l'humanité, et partout, en effet, l'humanité l'a offert à Dieu comme une reconnaissance de sa souveraineté, comme une expiation, une espérance, un moyen de salut. Le fait y est inséparable du dogme, et le dogme qui y est contenu a par conséquent la valeur scientifique d'un fait : on ne peut pas plus le mépriser, qu'on ne peut mépriser le mouvement de la terre autour du soleil.

En second lieu, le sacrifice a la valeur d'un fait universel et perpétuel, c'est-à-dire d'une loi. Vous, qui vous occupez de sciences, à quoi reconnaissez-vous une loi ? à ces deux caractères : l'universalité des faits, leur constante reproduction. Quand vous avez reconnu quelque part ces deux caractères, quand vous avez observé un phénomène constant et universel, vous dites sacramentellement : Il y a une loi. Eh bien ! maintenant, vous êtes pressés entre ces deux extrémités, ou de nier l'universalité et la perpétuité du sacrifice, ou de dire qu'un fait universel et perpétuel n'est pas le signe d'une loi. Nierez-vous que tel soit le signe d'une loi ? Vous ne le pouvez sans ruiner la science. Nierez-vous l'universalité et la perpétuité du sacrifice ? Mais le sacrifice s'accomplit dans la société chrétienne, qui est partout ; dans la société hébraïque, qui est partout ; dans les sociétés humaines restées en dehors de ces deux-là, avant et après Jésus-Christ. Comment nierez-vous cette triple universalité et cette triple perpétuité ? On dit que, quelquefois, en Amérique, par une magnifique illusion, trois soleils apparaissent ensemble clans le firmament. Nierez-vous le soleil en présence de sa triple apparition ? Le sacrifice est un fait dont l'universalité et la perpétuité sont d'autant plus remarquables, qu'il s'est maintenu malgré les révolutions religieuses qui ont le plus altéré le dogme, le culte et la morale. Si l'on avait toujours respecté la religion, on eût pu croire à une sorte de conspiration sacerdotale pour le maintenir ; mais on ne l'a pas respectée, on l'a dénaturée en mille façons, on a groupé mille fables autour du sacrifice, et toutefois le sacrifice est demeuré intact. Rien n'a été capable de détruire le prêtre, la victime et l'autel.

Le prêtre ! Vous êtes-vous jamais rendu compte de la difficulté de concevoir un prêtre ? Vous êtes-vous jamais expliqué, non pas comment il y a toujours eu des prêtres et comment il y en a encore un si grand nombre, mais comment il y en a un seul ? Celui qui méditera sur le prêtre et qui ne sera pas frappé de son existence, celui-là je le plains. Qu'est-ce donc qu'un prêtre ? Est-ce un homme qui fait de la morale, un officier de morale, comme disait le dix-huitième siècle ? Mais, en dehors du christianisme, où est la morale du prêtre ? Qu'est-ce que la morale des pontifes de la Grèce et de Rome ? Le prêtre est-il un philosophe ? Mais la philosophie combat le prêtre. Est-il un fonctionnaire public d'un certain genre ? Mais tous les souverains de l'Europe et du monde se réuniraient pour faire un prêtre, qu'ils ne viendraient à bout que de faire un homme ridicule et avili. Il y a dans cette capitale des hommes d'État, des hommes d'esprit, des poètes, des orateurs, des artistes : je les prie de s'entendre pour faire un prêtre. Ils verront ! Un jour, au temps de la république française, un des chefs du gouvernement se présenta dans un temple, vêtu d'une robe blanche avec une ceinture bleue, et tenant à la main un vase de fleurs qu'il offrit à l'Être suprême, fondateur de la république. En soi, cet acte n'avait rien que de simple et de raisonnable : pourquoi un magistrat, couvert d'habits solennels, n'aurait-il pas offert à Dieu l'une des choses les plus pures et les plus aimables de la création, un bouquet de fleurs ? Il tomba pourtant sous le poids d'un ridicule accompli. Il avait fait acte de prêtre, sans avoir reçu la transfiguration sacerdotale, sans s'être élevé à l'incompréhensible figure du prêtre. Le prêtre ! l'homme qui n'existe ni par la morale, ni par la philosophie, ni par l'État, ni par le monde ! l'homme impossible à créer, et qui cependant est toujours et partout ! Quel est-il enfin ?

Le prêtre est l'homme oint par la tradition pour répandre le sang, non comme le soldat, par courage, non comme le magistrat, par justice, mais comme Jésus-Christ, par amour ; le prêtre est l'homme du sacrifice, par lui réconciliant chaque jour le ciel et la terre, et par lui chaque jour annonçant à toute âme les vérités primordiales de la vie, de la mort et de la résurrection. Voilà pourquoi, vous, les fils du dix-huitième siècle, vous, nourris des superbes pensées de notre âge, il y a peu d'instants, lorsque les mains sacerdotales ont élevé l'hostie sacrée, vous avez été saisis d'un respect involontaire, et vous avez incliné la tête par un instinct dont j'espère que Dieu vous tiendra compte.

Le sacrifice, ou la tradition, car c'est la même chose, n'est donc pas simplement un fait, mais un fait universel et perpétuel, c'est-à-dire une loi. Et qui dit une loi, dit une vérité, à moins qu'on ne soutienne que la loi est d'institution humaine, ce qui n'a pas lieu pour le sacrifice, ainsi qu'on doit le conclure de ce que nous venons de dire, et des observations que nous allons y ajouter.

Pour que la loi du sacrifice fut d'institution humaine, il faudrait concevoir une autorité qui eût été capable de l'imposer à tous les peuples, dans tous les temps, malgré la diversité des idées et des mœurs, et le cours des révolutions de l'esprit humain. Or il est manifeste qu'une telle autorité n'existe pas, et qu'elle n'est pas possible. Encore même qu'à l'origine du monde, un législateur, investi de la souveraineté des tribus patriarcales, eût établi la loi du sacrifice, elle eût évidemment péri par le seul fait de la séparation des familles, qui-, détachées du tronc commun, s'avançaient chacune vers leur avenir particulier. Ce résultat eût été d'autant plus sûr que la pratique du sacrifice ne saurait être justifiée par la raison, pas plus qu'inventée par elle. Quel rapport existe-t-il, en effet, entre la raison et le sacrifice ? Quoi ! tuer une bête avec solennité, ce serait ce que la raison eût considéré comme l'œuvre religieuse par excellence, comme l'hommage le plus agréable à la Divinité, comme le moyen de rémission universelle ! Cela est-il possible ? Et si, au lieu de considérer le sacrifice symbolique, nous nous arrêtons au sacrifice' réel, c'est-à-dire à la mort du Fils de Dieu pour la rédemption du genre humain, comment la raison l'eût-elle imaginé, elle qui ne peut encore le comprendre après qu'il s'est opéré ? La raison est si étrangère à l'idée du sacrifice, que, lorsqu'elle a voulu le raisonner, elle est tombée dans l'épouvantable crime des sacrifices humains. Oui, Messieurs, c'est la raison qui a offert des hommes vivants à la Divinité, qui les a brûlés, torturés, qui a ouvert leurs flancs pour y découvrir les volontés du Ciel. C'est elle qui a dit aux hommes : Puisque les victimes sont agréables à Dieu, il s'ensuit que les plus excellentes sont les plus agréées ; tuez donc l'homme, car l'homme est plus précieux que l'animal. Voilà ce qu'a fait la raison, quand la raison s'est mêlée des sacrifices. Elle a enfanté un crime horrible contre Dieu et contre l'homme, dont elle a souillé les annales d'un grand nombre de nations. Et cependant ce n'est pas non plus la déraison qui aurait inventé les sacrifices ; car les nations les plus civilisées comme les plus barbares se sont agenouillées et s'agenouillent chaque jour autour de la pierre sanglante, et, de plus, depuis que l'Homme-Dieu s'est immolé pour l'homme, il est né dans le monde un trop grand esprit d'amour, une pureté trop élevée, une société trop parfaite, pour accuser de folie la source d'où s'est répandu sur le monde un si grand renouvellement.

Ainsi le sacrifice n'est ni une œuvre de raison ni une œuvre de folie, et c'est une œuvre qui domine l'histoire et la vie du genre humain. Reconnaissez là le doigt de la Divinité, le type de toutes les œuvres surhumaines qui sont à la fois impossibles à notre force et à notre faiblesse. Ce que la raison ne peut pas faire et ce qu'elle ne peut pas condamner, ce qui n'est ni raisonnable ni déraisonnable, est évidemment divin. Il n'y a que trois manières d'être pour les choses : ou elles sont au-dessus de l'homme, ou elles sont à sa hauteur, ou elles sont au-dessous. Si une chose n'est point au-dessous de l'homme, si elle n'est pas non plus à sa portée, elle vient de plus haut, c'est-à-dire de Dieu.

Une fois établie la divinité du sacrifice, et par conséquent de la tradition, dont il est le support, il resté à savoir où est le sacrifice pur et complet, et par conséquent la tradition sans mélange d'erreur. Or déjà, Messieurs, vous m'avez prévenu, vous êtes fixés dans votre esprit sur cette tradition privilégiée, vous avez nommé la tradition chrétienne. Car il est manifeste, dès le premier coup d'œil, que le christianisme seul possède le sacrifice réel, dont les autres ne sont que le présage et la figure. Qu'est-ce que fait à Dieu le sang des boucs et des génisses ? Quel rapport y a-t-il entre tuer une bête et honorer Dieu ? Mais, à la lumière du sacrifice chrétien, tout se découvre, tout s'explique, le dogme, le culte, la morale. On conçoit que tous les attributs de Dieu se révèlent clans cette grande immolation : sa puissance, sa justice, sa miséricorde, sa sagesse, sa sainteté. On conçoit que la victime touche son cœur d'une ineffable tendresse, et que rien de plus sublime ne puisse lui être présenté. On conçoit que toute vertu découle des plaies de l'Homme-Dieu, et que l'homme y ait appris la pureté avec la charité. Je m'arrête là, Messieurs, j'en ai dit assez pour vous faire comprendre la nature, l'histoire et la valeur de la tradition. 11 vous restera du moins cette impression, qu'il est temps d'étudier les faits chrétiens, aussi bien et à un aussi juste titre que ceux de la nature. Suivez le mouvement de votre siècle ; il arbore le drapeau des faits, et déjà, par une étude plus consciencieuse de l'histoire, il a rectifié, sans le vouloir peut-être, beaucoup d'erreurs. Car des passions se mêlent encore à ses travaux : mais les passions meurent, et les résultats acquis subsistent. Attachez-vous donc aux faits, Messieurs, à la tradition ; sortez de votre raison individuelle, étudiez l'univers moral aussi bien que l'univers physique ; l'un et l'autre a ses lois, indépendantes de notre esprit et de notre volonté. Toute notre gloire, toute notre force est de les connaître et d'en accepter le joug avec amour. Et ce joug est doux et léger ; car les éléments de l'univers moral aussi bien que de l'univers physique ont été disposés pour le bonheur final de l'homme.

DIXIÈME CONFÉRENCE

de l'écriture

Monseigneur,

Messieurs,

La tradition est contemporaine de la parole. Aussitôt que la parole est prononcée, la tradition s'en empare et la transmet à ceux qui ne l'ont point entendue ; mais vous comprenez aisément à quelles chances cette parole, toute divine qu'elle soit, est soumise en passant ainsi de bouche en bouche ; et vous avez déjà vu quelles précautions la Providence a prises contre la dégradation successive de sa parole, comme elle a rassemblé les vérités qu'elle contenait dans un symbole facile à retenir, universel, et perpétuel, le sacrifice ; et comment elle a confié ce symbole du sacrifice, avec les vérités qu'il renferme, d'abord au genre humain, dans la personne des patriarches, puis à un peuple miraculeux, puis enfin à l'Église catholique.

Mais s'il pouvait se faire que cette parole eût été quelque part fixée, qu'elle fût devenue solide comme l'airain et pure comme le diamant, ne concevez-vous pas quelle plus grande magnificence dans le présent de Dieu ? Ne concevez-vous pas que le témoignage divin eût atteint le plus haut degré de certitude possible ? Or la parole a été réellement fixée par l'écriture, et, sans nous occuper de la question de savoir si l'écriture a été un don d'en haut ou une invention des hommes, nous voyons qu'il en existe deux espèces : l'écriture humaine et l'écriture sacrée. J'entends par écriture humaine celle qui est considérée des hommes comme l'expression de la pensée d'un homme ; j'entends par écriture sacrée celle qui est vénérée des peuples comme contenant autre chose que la pensée d'un homme. Il s'agit de savoir quelle est la valeur de cette écriture sacrée, et si, parmi celles qui portent ce nom, il en est quelqu'une d'institution véritablement divine, et dans laquelle l'Église catholique ait le droit de puiser son enseignement comme dans une source infaillible de vérité.

Il existe dans le monde une innombrable quantité de livres, et pourtant il n'y en a que six qui soient vénérés des peuples comme sacrés. Ce sont les Kings de la Chine, les Védas de l'Inde, le Zand-Avesta des Perses, le Coran des Arabes, la Loi des Juifs, et l'Évangile. Et je suis tout d'abord frappé de cette rareté des écritures sacrées. Tant de législateurs ont fondé des cités, tant d'hommes de génie ont dominé l'entendement humain : et cependant tous ces législateurs, tous ces hommes de génie n'ont pu faire qu'il y eût plus de six livres sacrés sur la terre ! C'est, Messieurs, que le premier caractère des livres sacrés est qu'ils ne sauraient être produits par aucun pouvoir purement humain. Pour nous en convaincre, demandons-nous qu'est-ce que c'est qu'un livre ? Un homme a une pensée, ou du moins, s'il n'en a pas, il croit en avoir une. Il se met à son bureau, écrit quatre cents pages sur cette pensée ; puis il va trouver un libraire et lui dit : Voici un cahier qui, imprimé avec des marges raisonnables, pourra bien former un volume in-octavo ; combien m'en donnez-vous ? Le libraire prend le cahier, le pèse, calcule que mille exemplaires à sept francs cinquante centimes feront sept mille cinq cents francs : tant pour l'imprimeur, tant pour le libraire, tant pour l'auteur. On imprime l'ouvrage, on l'annonce ; s'il réussit, l'édition s'écoule ; il se trouve mille personnes qui possèdent ce livre, et quelques milliers d'autres qui l'empruntent ; en sorte que dix ou douze mille intelligences sont en communication avec la pensée de l'écrivain. Cela est un succès, et tel, que tous ceux qui ont du talent ne peuvent s'en promettre un semblable ; car, même avec du talent, on peut faire un livre qui ne réussit point ; et je dis cela pour la consolation d'une infinité de gens.

Mais laissons les œuvres de quelques jours, qui ne sauraient aspirer à la vénération des siècles, et parlons des livres vraiment grands. Je n'en nommerai que trois, et je crois ne pas rester au-dessous de ma promesse en nommant Homère, Platon, Cicéron : Homère, le prince de la poésie ; Platon, le prince de la philosophie ; Cicéron, le prince des orateurs, et je dirais, si nous n'avions pas Bossuet, le prince éternel de l'éloquence. Eh bien ! Messieurs, qui, dans l'humanité, connaît Homère, Platon, Cicéron ? Pourriez-vous dans cette capitale, en traversant la longueur d'une rue, rencontrer beaucoup d'hommes qui, à celte demande : Connaissez-vous Homère, vous regarderaient sans étonnement ? Et que sera-ce hors de cette capitale, parmi les nations non civilisées ? Puis, pour être sacré, c'est peu qu'un livre soit connu, il faut encore qu'il devienne le fondement de la foi d'un peuple, la règle de ses mœurs ; il faut que ce peuple, le matin en se levant, pose ses deux genoux par terre, qu'il ouvre ce livre, baisse la tête, fasse sur son front un signe sacré, et adresse par ce livre sa prière à son créateur.

Cette seule réflexion nous avertit déjà que les écritures sacrées, aussi bien les fausses que les vraies, aussi bien celles qui contiennent la parole de Dieu que celles qui ne la contiennent pas, ne sont pas des œuvres ordinaires. Comprenez, par la rareté du fait, la difficulté d'imposer un livre à un peuple. Mille cultes se sont établis dans le monde, il n'y en a que six qui aient produit un livre. Qu'est-ce, en effet, qu'un livre ? C'est un tissu de pensées. Or toute pensée appartient à l'ordre de science ou à l'ordre de foi : si un livre est scientifique, le peuple ne l'entend pas, et les savants, qui l'entendent, ne le respectent qu'à cause de la science qu'ils croient posséder aussi bien et mieux que l'auteur ; si le livre est mystique, dans le sens humain de ce mot, c'est-à-dire s'il est l'expression d'une foi individuelle, d'une aspiration isolée vers l'infini, les savants le méprisent, et le peuple ne l'entend pas davantage. Un livre populaire est impossible : combien plus un livre sacré !

Il existe pourtant des livres sacrés : d'où sont-ils venus ? qui les a faits ? où gît le secret de leur puissance ? Un diplomate célèbre disait : Le dernier effort de l'art est de faire faire aux hommes ce qu'ils veulent. Je m'empare de ce mot, et je dis : Le dernier effort de la persuasion est de faire croire aux hommes ce qu'ils croient. Pensez-vous que j'aurais le don de vous faire croire en Dieu, si le germe de cette croyance ne vivait pas au fond de votre cœur, s'il n'y avait pas dans votre âme ce que Tertullien appelait un témoignage naturellement chrétien ? De même que nulle force chimique ne peut tirer des corps que les éléments qu'ils renferment, de même cette grande alchimie de la persuasion ne peut susciter dans notre esprit que des vérités indigènes ; et si des livres sacrés ont pris possession du monde, c'est que le monde portait dans son sein des traditions sacrées, dont ces livres ne sont que l'expression plus ou moins pure, plus ou moins corrompue. Tout livre sacré est un livre traditionnel ; on le vénérait avant qu'il fût, il existait avant de naître. Le Coran, qui est la dernière des écritures sacrées par l'ordre du temps, nous en offre une preuve digne d'être méditée. Sans doute Mahomet s'appuya sur de prétendues révélations ; cependant il est clair pour tous ceux qui lisent le Coran, que la tradition abrahamique a été la vraie source de sa puissance. C'est au nom d'Abraham et des prophètes que Mahomet proclame l'unité de Dieu, qu'il établit ses lois, qu'il organise son culte ; il ne fait pas de miracles, comme il le dit lui-même, mais il parle la langue d'Abraham, il adore ce qu'adorait Abraham, il fonde ce qu'Abraham avait fondé ; il s'écrie à tout propos :

Si la Mecque est sacrée, en savez-vous la cause ? Ibrahim y naquit, et sa cendre y repose.

Le même caractère traditionnel brille à chaque page des livres chrétiens et hébraïques ; on le retrouve dans le Zend-Avesta, les Védas, et les Kings chinois. La tradition est partout la mère de la religion ; elle précède et engendre les livres sacrés, comme la parole précède et engendre l'écriture ; elle vit immobilisée dans les livres sacrés, comme la parole vit immobilisée dans l'écriture. Un livre sacré est une tradition religieuse qui a eu la force de signer son nom. On conçoit que rien ne soit plus rare, parce que la vérité est une, et que l'erreur craint nécessairement la clarté et l'immutabilité. Comment, par exemple, le polythéisme se serait-il écrit ? Il ne parlait même pas.

Les écritures sacrées sont donc traditionnelles ; c'est leur premier caractère. J'ajoute qu'elles sont constituantes, c'est-à-dire qu'elles ont une force merveilleuse pour donner la vie et la durée aux empires. Chose singulière ! les beaux livres des philosophes n'ont pu fonder, je ne dirai pas un peuple, mais une petite société philosophique, et les écritures sacrées, sans exception, ont fondé d'immenses et durables nations. Ainsi les Kings ont fondé la Chine ; les Védas, l'Inde ; le Coran, plusieurs grandes races qui ont acquis la domination d'une partie du monde ; la Loi juive, ce peuple immortel répandu partout ; l'Évangile, cette république chrétienne dont la civilisation étend son sceptre de l'Europe à l'Amérique. Le Zend-Avesta seul a vu sa puissance décliner par le progrès voisin des musulmans, et encore conserve-t-il de fidèles adorateurs qui chaque matin allument en l'honneur de la Divinité le feu de Zoroastre. Peu à peu disparaissent les sociétés qui n'ont pas assis leur avenir sur la base d'une écriture sacrée, et la lutte religieuse et sociale, se simplifiant de plus en plus, ne laissera bientôt en présence que trois ou quatre grandes familles : la famille chrétienne, la famille musulmane, la famille brahminique.

Si, après avoir constaté le fait, nous en cherchons la raison ; si je vous demande pourquoi les écritures sont constituantes, tandis que l'écriture philosophique ne l'est pas, il me semble que vous serez conduits à de sérieuses réflexions. Voici Platon : y a-t-il une parole plus élevée, un style plus grand ? Comment se fait-il que Platon n'ait pu constituer, je ne dis pas une nation, mais seulement une école permanente ? Comment se fait-il que les sociétés chancellent quand les penseurs y mettent la main, et que le moment précis de leur chute soit celui où on leur annonce que l'intelligence est émancipée, que les vieilles formes qui étreignaient l'activité humaine sont rompues, que l'autel est sapé, et la raison toute-puissante ? Philosophes, si vous dites vrai, comment se fait-il que l'heure où tous les éléments de la société s'épurent et se développent, soit l'heure de sa dissolution ? Vous direz peut-être qu'il n'est pas étonnant que les écritures réputées sacrées aient gouverné les peuples, qu'il est facile de subjuguer les esprits quand on parle au nom du ciel, tandis que la raison toute seule n'a sur les hommes qu'une faible action : mais prenez garde ! Quoi donc ! le mensonge serait plus fort pour créer et maintenir les empires que la vérité ! Que dis-je ! ce serait la vérité qui détruirait les empires, et le mensonge qui en serait le fondement ! Un blasphémateur insolent, parlant au nom de Dieu, fonderait une œuvre durable, et serait vingt siècles après sa mort, du fond de son tombeau, la vie de cent millions d'hommes, tandis qu'un sage, parlant au nom de la vérité pure, emporterait avec lui l'irréparable douleur d'avoir anéanti, par sa doctrine, la sécurité et l'avenir de plusieurs nations !

Je vous le dis, Messieurs, il faut répondre, la question est grave, et je ne veux pas lâcher prise, il ne me plaît pas de lâcher prise. Je vous ai montré que les peuples possesseurs d'écritures sacrées avaient une vitalité plus forte, plus longue que les peuples qui en sont dépourvus ; que peu à peu ceux-ci disparaissent de la scène des siècles ; que bientôt il ne resterait plus en présence que trois ou quatre écritures sacrées animant de leur sève trois ou quatre sociétés survivant à toutes les autres : pourquoi cela ? J'ai ajouté que les livres humains, portés à leur plus haute perfection, au lieu d'élever et de fortifier la vie sociale, en abrégeaient le cours, et précipitaient les nations comme un homme ivre : pourquoi cela ? D'où vient cette différence entre les livres sacrés et les livres humains ?

Vous serez peut-être tentés de retourner l'objection contre moi, et vous me direz : Mais vous, orateur chrétien, qu'en pensez-vous ? D'où vient la force constituante du Coran ? des Védas, que vous regardez comme fabuleux ? D'où vient au mensonge tant d'autorité ? La réponse est aisée, Messieurs : sans doute, les livres qu'on appelle sacrés, ne sont pas tous des livres vrais et divins ; à part les livres chrétiens, aucun n'est exempt de fraude et d'erreur ; mais, si défigurée qu'y soit la tradition, elle y respire encore, elle y annonce que l'homme est dépendant de Dieu, gouverné par sa providence, et qu'il doit être honoré d'un culte intérieur et extérieur, qui est la base de tous les devoirs des hommes entre eux. La tradition soutient ces livres, tout imparfaits qu'ils soient ; elle leur communique le poids du temps et le poids du ciel, une vérité qui vient de la source, encore qu'elle ait été souillée dans le chemin.

Mais, si toutes les écritures sacrées ne sont pas divines, si une seule doit l'être, à quels signes la reconnaîtrons-nous ? Aux signes que nous avons déjà donnés, au signe traditionnel et constituant, et, de plus, au signe prophétique.

Quel livre sacré porte au même degré que la Bible des chrétiens le caractère traditionnel ? Il est vrai, le Coran, le Zend-Avesta, les Védas, les Kings, sont un assemblage de traditions, mais de traditions sans lien historique, où rien ne se soutient par la succession des choses et le rapport manifeste avec tous les points du temps. La Bible, depuis son premier verset jusqu'au dernier, depuis le Fiat lux jusqu'à l'Apocalypse, est un enchaînement magnifique, un progrès lent et continu, où chaque flot pousse celui qui le précède et porte celui qui le suit. Les siècles, les événements, les doctrines s'y entrelacent du centre à la circonférence, et, dans leur réseau sans couture, ne laissent ni vide ni confusion. L'antiquité et la réalité y répandent un égal parfum : c'est un livre qui se fait chaque jour, qui croît naturellement comme un cèdre, qui a été témoin de tout ce qu'il dit, et qui ne dit jamais rien qu'avec la vue du tout et la langue de l'éternité. Il est impossible, même à un enfant, de confondre la Bible avec un autre livre réputé sacré, et la distance est si sensible, que c'est presque un blasphème de prononcer son nom à côté de ces noms qui voudraient imiter le sien.

Sa supériorité est plus manifeste encore, s'il est possible, sous le rapport constituant. Qui osera comparer aucune société constituée par un livre sacré avec la société chrétienne ? Regardez d'abord la Chine : qu'a-t-elle fait ? Par quelles œuvres s'est-elle révélée au monde ? Où sont les traces de ses armes ? où les sillons de ses vaisseaux ? où sa propagande doctrinale ? Avez-vous jamais rencontré le Chinois sur les grandes routes de l'humanité ? Peuple mort dans un orgueil sans activité, il s'est renfermé en lui-même, et n'a pas une seule fois en trois mille ans ressenti une secousse électrique de l'amour et du génie. Rapprochez-vous, regardez l'Inde : tous les conquérants et tous les marchands y ont passé ; elle a donné de l'or, des perles, des diamants, de l'ivoire à qui en a voulu ; elle nourrit encore de ses molles richesses l'ambition du peuple britannique : mais connaissez-vous d'elle autre chose, sinon sa volupté égale à sa servitude ? Restent les peuples auxquels Mahomet avait remis le cimeterre et l'islamisme, et ils ont assurément fait de l'un et de l'autre un illustre usage. Cependant où sont-ils ? Après avoir envahi l'Europe par ses deux bouts et vaincu nos croisades, à mesure que la guerre est devenue savante nous avons vu baisser leur gloire, et le succès des armes ne couvrant plus les misères de leur civilisation, nous assistons non pas à leur décadence, mais à leur agonie. Regardez-vous maintenant vous-mêmes, Messieurs, vous les fils de la Bible, regardez-vous : vous n'êtes rien par votre territoire : l'Europe est une poignée de terre devant l'Afrique et l'Asie ; et pourtant ce sont vos couleurs et vos pavillons que je rencontre sur toutes les mers, dans les îles et les ports du monde entier ; vous êtes présents d'un pôle à l'autre par vos navigateurs, vos marchands, vos soldats, vos missionnaires, vos consuls ; c'est vous qui donnez la paix ou la guerre aux nations, qui portez dans les pans de votre étroite robe les destinées du genre humain. Descendez sur la place publique, élevez votre voix : j'entends les vieux et les nouveaux continents s'émouvoir et se dire : Qui donc a remué ? Ce qui a remué, c'est vous ; c'est vous, fils de la Bible. Cette parole qui va si loin, c'est la vôtre ; elle a des frères et des sœurs dans toutes les capitales ; elle rassemble autour d'elle toutes les passions et tous les dévouements. Si, des planches d'une chaloupe aventurée, il monte à quelque rivage lointain un homme qui parle votre langue et qui ait votre visage, on s'aperçoit aussitôt que la grande puissance humaine est apparue là. Au rayon de son regard, à la manière dont il pose le pied, la terre reconnaît le chrétien, et son sauvage habitant s'incline et s'écrie : Voici les enfants du soleil, ceux que nos traditions nous promettaient, et que nous attendions.

Quelle activité ! Quel empire ! Quelle gloire ! Et tout cela, c'est vous ; et vous, c'est la Bible qui vous a faits. Si donc la constitution des peuples est en raison de la vérité contenue dans leurs livres sacrés, et si les peuples chrétiens surpassent tous les autres, comme les anges surpassent toutes les natures créées, il s'ensuit que le plus haut degré de vérité se trouve dans les livres chrétiens.

Toutefois, à ces signes éclatants de la divinité de nos écritures, Dieu a voulu en ajouter un autre, qui ne pût être imité, même de loin. Comme histoire, comme science, comme art, comme législation, comme philosophie, comme puissance traditionnelle et constituante, la Bible a sans doute une éminente perfection qu'aucun livre n'a jamais eue ; cependant toutes ces choses sont humaines, pour ainsi dire, en ce sens qu'elles ne surpassent les facultés de l'homme que parleur degré, et non par leur essence. Il fallait donc à la Bible un autre caractère, et Dieu lui en a donné un qui n'est qu'à elle, c'est le caractère prophétique. Dieu seul voit l'avenir ; lui seul pénètre d'un regard dans la profondeur infinie des causes, et y découvre les effets qui en sortiront jusqu'aux limites les plus reculées des âges. Pour nous, nous ne connaissons pas même le jour de demain ; nous ne sommes qu'une cause ; cette cause, c'est nous, et il nous est impossible d'en prévoir les plus proches effets. Si donc il y avait une parole fixée par l'Écriture, laquelle eût raconté d'avance non-seulement la destinée des empires, mais la destinée du genre humain, qui eût prévu, dès le commencement, la marche des siècles, cette parole et cette Écriture seraient nécessairement divines. Or, la Bible qu'est-elle autre chose qu'une prophétie qui s'accomplit sous nos yeux ? et comme une prophétie a deux termes, le passé et l'avenir, voyez avec quel soin la Providence a séparé l'un de l'autre, afin qu'on ne pût les accuser de connivence. Dieu choisit un peuple pour être le dépositaire de l'histoire du monde, c'est-à-dire de la notion de Dieu, de la création du monde par Dieu, de la chute de l'homme, et de l'espérance qui lui fut donnée d'une rédemption ; car, Messieurs, voilà la véritable histoire du monde, le reste n'est qu'un jeu. Il fait de ce peuple un monument vivant qui croit et qui répète sans cesse cette histoire, qui se l'incorpore, qui en vit, qui en tire toute sa gloire, et qui attend, avec une patience dont nous sommes encore les témoins, l'accomplissement de la rédemption promise à ses pères. Direz-vous aux Juifs qu'ils n'ont pas espéré cela ; ils vous répondront par leur espérance présente, que vingt siècles n'ont pas troublée. Ils vous montreront leurs Écritures traduites en grec, et répandues dans le monde même avant Jésus-Christ. C'est un fait matériel au-dessus de toutes les critiques. Voilà pour le passé. Quant à l'avenir, c'est-à-dire, à l'accomplissement de ce qui était écrit et espéré si longtemps d'avance, l'Église catholique est là pour vous apprendre qu'une grande rémission s'est opérée par un grand sacrifice. Le peuple juif et l'Église ! qui attaquera ces deux monuments qui se soutiennent d'autant mieux l'un par l'autre, qu'ils sont irréconciliables ennemis ! Tous deux sont les éléments du caractère prophétique de l'Écriture : l'un en est le terme passé, l'autre le terme à venir, et afin qu'on ne puisse les accuser de s'être entendus pour tromper l'univers, ils se rejettent l'un l'autre, afin de rester deux jusqu'à la fin, jusqu'au jour où, toute consommation étant proche, le passé et l'avenir s'embrasseront pour montrer aux dernières générations le dernier accomplissement des prophéties qui, chez le peuple ancien comme chez le peuple nouveau, ont annoncé ce baiser de paix.

Le temps, Messieurs, ne cessera de développer le triple signe de la divinité de nos Écritures, le signe traditionnel, le signe constituant, le signe prophétique. A mesure que nous avancerons dans l'avenir, le passé grandira, et il deviendra plus impossible aux œuvres humaines d'affecter l'antiquité ; tout paraîtra nouveau, hormis la Bible des chrétiens, et la caducité précoce de ce qui sera nouveau rattachera les esprits au trône immuable de la tradition. On verra, d'autre part, le christianisme achever la conquête de la terre. Après l'Europe, il a soumis l'Amérique, et déjà il se presse à toutes les portes de l'Afrique et de l'Asie. Les distances s'effacent devant le génie des nations chrétiennes, et c'est vous, hommes du temps, princes de la civilisation industrielle, c'est vous qui, dans cette grande œuvre, êtes, sans le savoir, les pionniers de la Providence. Ces ponts que vous suspendez clans les airs, ces montagnes que vous ouvrez devant vous, ces chemins où le feu vous emporte, vous croyez qu'ils sont destinés à servir votre ambition ; vous ne savez pas que la matière n'est que le canal où coule l'esprit. L'esprit viendra, quand vous aurez creusé son lit. Ainsi faisaient les Romains, vos prédécesseurs ; ils employèrent sept cents ans à rapprocher les peuples par leurs armes, et à sillonner d'e leurs longues routes militaires les trois continents du vieux monde ; ils croyaient qu'éternellement leurs légions passeraient par là pour porter leurs ordres à l'univers : ils ne savaient pas qu'ils préparaient les voies triomphales du consul Jésus. 0 vous donc, leurs héritiers, et aussi aveugles qu'eux, vous, les Romains de la secondé race, continuez l'œuvre dont vous êtes les instruments ; abrégez l'espace, diminuez les mers, tirez de la nature ses derniers secrets, afin qu'un jour la vérité ne soit plus arrêtée par les fleuves et les monts, qu'elle aille droit et vite, et qu'il n'y ait plus de repaire où la tyrannie, protégée par l'isolement, lui interdise l'eau et le feu. Qu'ils seront beaux alors les pieds de ceux qui évangéliseront la paix ! Les apôtres vous loueront ; ils diront, en passant, avec le vol de l'aigle : Que nos pères étaient puissants et hardis ! Que leur génie a été fécond ! Qu'il fait bon, à nous, pauvres missionnaires, d'être emportés si rapidement au secours des âmes ! Qu'ils soient bénis ceux qui ont assisté l'esprit de Dieu par le leur ! Puissent-ils recevoir dans l'autre patrie quelque chose de ces rosées du ciel dont ils ont aidé l'effusion, sans le savoir !

Et, grâce à l'expansion de la doctrine favorisée par ce rapprochement de toutes les parties de l'humanité, les prophéties courront aussi à leur dernier accomplissement. Après que, dans la mêlée des nations, tous les enseignements auront subi l'épreuve du feu, et que les religions intermédiaires auront succombé, il ne subsistera en face l'une de l'autre que la vérité totale et l'erreur totale, le christianisme et l'athéisme, Dieu seul et l'homme seul. Alors aucun nuage ne s'interposant plus entre les deux peuples choisis, entre le juif et le chrétien, entre le peuple du passé et le peuple de l'avenir, ils s'apercevront des extrémités de l'univers ; ils se regarderont fixement, et, s'étant reconnus, ils se mettront en marche comme deux géants pour s'embrasser. Il n'y aura plus qu'un troupeau et qu'un pasteur ; le passé et l'avenir seront une seule chose, et ce sera le signal que le temps-est fini et que le jour sans fin s'approche.

ONZIÈME CONFÉRENCE

DE LA RAISON

Monseigneur

Messieurs,

La tradition et l'Écriture sont les deux grands dépôts du témoignage divin, les deux sources principales de la doctrine de l'Église. Toutefois ces sources sont extérieures à l'homme ; c'est une lumière qui lui arrive par le dehors, et si elle pénétrait dans l'homme sans y trouver une lumière correspondante, elle n'y serait pas comprise, elle y luirait dans les ténèbres. Il n'en est pas ainsi. Dieu, ayant fait de l'homme une créature intelligente, lui a donné une lumière primitive qui éclaire tout homme venant en ce monde, selon la parole expresse de l'apôtre saint Jean. Cette lumière consiste dans certaines idées fondamentales au delà desquelles nous ne pouvons pas remonter, et sans lesquelles notre intelligence n'a pas d'action. Les philosophes se sont beaucoup occupés de la question de savoir d'où venaient ces idées. Les uns ont soutenu qu'elles venaient des sens ; les autres, qu'elles sont innées ; d'autres encore, qu'elles nous sont transmises avec la parole qui les produit, ou du moins qui les éveille en nous. Nous ne discuterons aucun de ces sentiments. Il nous suffit de constater qu'il existe dans l'intelligence un certain nombre d'idées primitives fondamentales, dont les autres se déduisent, et qui constituent sa raison. Tant que l'homme n'a pas la conscience claire et distincte de ces idées premières, il est déjà une intelligence, mais il n'a pas encore atteint l'âge de raison ; dès qu'il perd la conscience de ces idées premières et de la liaison qui les rattache à leurs conséquences, il tombe en état de déraison ou de folie.

Or, la raison venant de Dieu, elle doit être d'accord avec le témoignage divin renfermé dans la tradition et l'Écriture, sans quoi la lumière serait en contradiction avec la lumière, et Dieu avec lui-même. Jusqu'à quel point cet accord a-t-il lieu, jusqu'à quel point cette lumière, qui est en nous, rend-elle témoignage au témoignage divin lui-même ? C'est, Messieurs, le sujet de cette Conférence.

Premièrement, la raison rend témoignage au fond même du mystère qui nous est manifesté par la tradition et l'Écriture, savoir, le mystère du bien et du mal. Non-seulement la raison en a connaissance, et affirme la différence du bien et du mal, mais elle l'affirme avec le concours d'une autre faculté, qui est la conscience. La raison n'est que la vue du bien, la conscience en est le sentiment. La raison toute seule eût été faible contre la volonté ; car elle voit seulement ce qui est, tandis que la volonté aime ce qui lui plaît. Si la raison lui présente des objets dignes de son amour, la volonté les repoussera en lui disant : Fais ce qui te convient ; moi, je suis ici dans ma liberté, j'aime et je hais qui je veux et quoi je veux. Et si la raison revient à la charge, en essayant de vaincre par l'importunité, la volonté, fatiguée de ses sollicitations, lui dira : Tu me lasses, ta lumière m'est odieuse, je t'ordonne de la détourner d'ici ; clos tes yeux, y eût-il là dix mille soleils devant toi. C'est alors que la conscience vient au secours de la raison contre l'omnipotence de la volonté. Elle ne lui permet pas une souveraineté paisible ; elle lui prouve par le remords que le bien n'est pas pour elle un étranger, mais un parent et un ami ; elle tire de son propre fonds une lumière qui la condamne, un goût dont elle ne saurait se débarrasser, puisque cette lumière et ce goût sont elle-même. C'est ainsi que le débordement des passions n'a jamais prévalu dans le monde contre le sentiment du bon et de l'honnête, parce que jamais les passions n'ont joui en paix de leurs satisfactions honteuses, et qu'au contraire, au plus fort des persécutions et des douleurs extérieures, l'homme de bien a trouvé dans sa conscience un ineffable dédommagement. Une foule de sophistes se sont élevés contre la différence du bien et du mal ; ils ont quelquefois trompé la raison, ils n'ont pu tromper la conscience.

Une fois le mystère du bien et du mal reconnu par la raison humaine, elle ne s'arrête pas là ; elle ne se contente pas de savoir qu'il existe une différence entre le bien et le mal ; force lui est de tirer les conséquences de ce principe, et d'admettre tout ce sans quoi il n'existerait en effet entre le bien et le mal aucune différence. Ainsi l'existence de Dieu : car si Dieu n'est pas, s'il n'existe point une raison infinie et parfaite, une volonté droite et incorruptible, qui est la loi vivante de tous les êtres intelligents, la nature n'est plus que le résultat d'un mécanisme aveugle ; elle n'a d'autre législation que la nécessité mathématique, et par conséquent toutes les actions sont indifférentes en soi, quoiqu'elles puissent avoir des effets divers. Le crime n'est qu'une pierre qui tue, l'acte de vertu qu'une pierre qui ne blesse personne en tombant.

Ainsi la création de l'homme et de l'univers par Dieu : car si les êtres finis n'ont pas Dieu pour auteur, il s'ensuit qu'ils tiennent la vie d'eux-mêmes, ou de quelque autre cause imparfaite, qui n'est ni Dieu ni nous. Direz-vous que nous sommes à nous-mêmes notre propre cause ? Mais, alors, nous n'avons d'autres lois que notre volonté personnelle ; tout ce que nous voulons est juste, tout ce que nous faisons est bien. Si la cause créatrice n'est ni Dieu ni nous, ce sera donc quelque puissance inférieure, comme la matière, et alors de quel droit dira-t-on à l'homme : Soyez parfait ? Ah ! oui, on peut dire à l'homme : Soyez parfait, quand on ajoute : comme votre Père céleste est parfait. Mais si ce Père céleste n'est pas, si nous n'avons qu'un père terrestre, et corrompu, comment pouvons-nous tendre à la perfection ? Si la cause qui nous a produits ne vaut pas mieux que nous ; c'est en imitant sa bassesse que nous lui rendrons hommage. Si notre origine est la matière, comment voudrait-on que nous fissions autre chose que nous rouler dans la fange, et que dire aux vers : Vous êtes nos frères et nos sœurs ? Plus nous nous abaisserons vers la terre, plus nous vénérerons la cause d'où nous sortons. Il faut donc affirmer le dogme de la création pour concevoir la distinction du bien et du mal.

Il faut aussi affirmer la chute primitive de l'homme : car, que notre nature soit corrompue et qu'elle nous demande incessamment des choses viles, c'est ce que personne ne peut nier. Qu'avons-nous fait depuis notre naissance, que lutter sans cesse contre des instincts mauvais ? Or remarquez-en la conséquence. Si la source de ces instincts mauvais est dans la constitution de l'homme, telle qu'elle est sortie des mains de Dieu ; si notre nature est ainsi par elle-même, et qu'elle ne soit pas déchue, qu'y a-t-il de mieux que d'obéir à sa nature ? Si tous les êtres suivent leurs lois, si la pierre tombe parce que c'est sa nature, si l'animal broute l'herbe parce que c'est sa nature, si l'oiseau vole parce que c'est sa nature, pourquoi, si la nature nous a donné des penchants grossiers, ne nous y livrerions-nous pas ? Avons-nous jamais reproché aux bêtes dénuées de raison ce qu'elles font avec tant d'impudence sous nos yeux ? Non, parce qu'elles sont ainsi faites, et même nous y trouvons un sujet d'admiration, parce qu'elles accomplissent à leur manière l'ordre de la Providence. Si donc notre nature n'est pas déchue, tout ce qu'elle veut est juste et saint, le crime n'existe pas. Direz-vous qu'il n'est pas besoin de recourir à la déchéance pour expliquer les penchants qui nous poussent au mal, et que la liberté morale suffit ; eh bien ! c'est cette liberté même que je nie ! vous libres, libres dans toute la force du mot, libres pour le bien comme pour le mal ! Mais si vous aviez la liberté morale dans sa plénitude et sa perfection, la balance serait égale entre les instincts bons et mauvais. Vous seriez entraînés par les uns et les autres avec une même force. Je me trompe : vous seriez à l'aise et fixés dlans le bien ; seulement, il y aurait pour vous possibilité d'en sortir, et, pour en sortir, il vous faudrait faire effort. Or, de quel côté penchons-nous ? de quel côté avons-nous besoin de faire effort, sinon du côté du bien ? Quelle merveille n'a-t-il pas fallu de la part de Dieu pour accroître notre liberté, blessée et débilitée, selon l'expression du concile de Trente ! Donc la lutte du bien et du mal, qui est au fond de nous-mêmes, suppose que notre constitution s'est altérée, et que l'homme est sorti d'un état pur pour tomber dans un état de dégradation.

Mais cette dégradation n'a pas dû être sans remède. Car, si l'homme, étant tombé, avait perdu toute espérance de se réunir au bien, s'il était à jamais séparé du royaume de la justice, maudit et perdu, il s'ensuit que le bien ne serait plus pour lui qu'une chimère, et le mal son véritable empire, la seule source de ses jouissances réelles. Or il n'en est pas ainsi ; l'homme fait le bien avec espérance et avec joie, tout tombé qu'il est. Sa chute ne l'a donc pas entraîné jusqu'au fond de l'abîme ; elle n'est pas irrémédiable ; une réparation est non-seulement possible pour lui, mais elle a commencé dès le jour de sa chute, parce que dès le jour de sa chute il lui est resté la conscience du bien et l'effort volontaire contre le mal.

Enfin, la raison témoigne aussi de la nécessité d'un discernement suprême entre les bons et les méchants, entre ceux qui ont suivi la pente dégradée de leur être, et ceux qui en ont péniblement remonté le cours, par une aspiration méritoire vers Dieu. Si, en effet, le bien et le mal n'avaient aucune conséquence ultérieure, et que Dieu n'en demandât compte à personne, cette impassibilité de sa part attesterait qu'il est insensible au bien et au mal, et cette insensibilité nous démontrerait qu'il n'existe entre l'un et l'autre aucune différence digne d'attention. Si Dieu ne doit pas nous juger, à quoi bon nous juger nous-mêmes dans notre conscience ? Pourquoi nous reprocher ce que Dieu ne nous reprochera pas ? Pourquoi nous déplaire, si nous ne saurions déplaire à Dieu ? Quelle que soit notre vie, couverte d'opprobre ou revêtue de sainteté, Dieu n'y prendra pas garde à l'heure de la mort ; il acceptera notre cœur tel qu'il sera, et au misérable, dont nous n'aurions pas voulu toucher la main, il lui dira : Entre dans mon éternité, tu es bon pour elle, les œuvres bonnes ou mauvaises ne pèsent rien devant moi. Vous le voyez, Messieurs, la différence du bien et du mal, proclamée par la raison humaine, entraîne avec elle la reconnaissance des cinq dogmes fondamentaux du christianisme : l'existence de Dieu, la création, la chute, la réparation et le jugement. Aussi, quand les sophistes ont voulu nier la différence du bien et du mal, qu'ont-ils fait ? Ils n'ont pas été assez hardis pour vous dire, à vous, être doués de raison et de conscience : Enfoncer un poignard dans le sein de sa mère, comme fit Néron, ou bien entourer ses parents d'un culte de respect et d'amour, ce sont choses semblables. Jamais, non jamais, quelque corrompus que nous soyons, on n'a été assez audacieux pour nous tenir ce langage ! On a pris un détour, on s'est attaqué aux dogmes qui sont le fondement de la distinction du bien et du mal. Les uns ont nié la morale en niant Dieu ; les autres, en supposant la matière ou le mal coéternel à Dieu : d'autres, en montrant que la nature de l'homme étant dans son état vrai et le poussant au mal bien plus qu'au bien, le mal et le bien étaient également légitimes ; ceux-ci, en supposant que Dieu ne s'occupait pas des actions des hommes, et que, puisqu'il avait laissé leur cœur se corrompre à ce point, c'était une folie à eux de chercher à réparer de leurs propres mains un ouvrage dont la Providence s'inquiétait si peu ; ceux-là, en niant le jugement vengeur et rémunérateur. Et jamais on n'a pu répondre solidement à ces ennemis de l'ordre moral qu'en établissant les dogmes qu'ils essayaient de renverser.

Quand donc la raison divine, se mettant en communication avec la raison humaine, lui affirme qu'il existe un Dieu, que le monde a été créé par lui, que l'homme est déchu de son état primitif, que la Providence a travaillé à sa réparation, et qu'elle nous jugera selon nos œuvres ; la raison divine, en affirmant toutes ces choses, ne dit rien à quoi la raison humaine ne rende témoignage elle-même, à un certain degré. Ce sont deux astres de différentes grandeurs, qui se rencontrent et qui réunissent leurs ombres et leur clarté. Oui, Messieurs, le christianisme n'est pas ce que vous vous figurez peut-être ; ce n'est pas une loi particulière donnée à quelques hommes dans un coin du globe, et répandue ensuite en tous lieux par la prédication de l'Église. Indépendamment de ce que le témoignage divin est aussi ancien que l'humanité, on doit confesser que le christianisme est révélé à quiconque vient à la vie. C'est du christianisme que saint Jean a dit : II était la lumière véritable qui illumine tout homme venant en ce monde ; il était dans le monde, et le monde a été fait par lui, et le monde ne l'a pas connu ; il est venu chez les siens, et les siens ne l'ont pas reçu. Quand le christianisme frappe à la porte de votre âme, ah ! ne croyez pas que ce soit un étranger qui vous demande l'hospitalité. Non, il revient dans une famille qui est la sienne, dans une maison qu'il a bâtie ; il sait le coin de votre cœur où il a laissé sa trace. Ainsi, quand, loin dans la vie, vous retrouvez un ami des premiers jours, et que vous le conduisez dans la maison, dans le jardin que vous avez hérités de vos pères, il reconnaît tout, il se rappelle que là vous fîtes telle chose ensemble, que là vous eûtes une même pensée, qu'ici vous vous disiez de ces paroles que l'homme n'oublie jamais et qu'il emporte jusqu'au tombeau. Il en est bien autrement encore du christianisme. Ah ! c'est celui-là qui est l'ami d'enfance, l'ami premier. Avant même que cet habitacle temporaire de votre corps fût achevé, un germe était semé dans votre intelligence. La Sagesse éternelle, qui, dès le commencement, se jouait dans la création, toucha votre âme, et, de ses doigts sacrés, elle y creusa doucement d'ineffaçables sillons. Et quand nous venons pour la récolte, nous les amis de l'ami, les envoyés de l'envoyé, ce qui fait notre force auprès de vous, c'est que nous savons mettre la main aux endroits fertiles de votre nature, c'est que nous savons retrouver ces traces déjà immémoriales en vous, mais dont le secret nous a été confié. Nous vous disons : Reconnaissez celui que vous connaissiez déjà, recevez celui que vous avez reçu.

Le christianisme intérieur se trahit malgré vous dans vos actes. Chaque fois que vous faites une bonne action, et qui peut désespérer de soi jusqu'à penser qu'il n'en fera jamais une seule ? chaque fois que vous faites une bonne action, vous affirmez les dogmes du christianisme, vous en êtes les involontaires apôtres. Chaque fois que vous donnez un verre d'eau à un pauvre, fussiez-vous l'athée le plus déclaré, vous affirmez que Dieu existe ; vous affirmez Dieu créateur du monde et père au fond du ciel ; vous affirmez l'homme coupable et la réparation ; vous affirmez que Dieu n'est pas indifférent au bien, qu'il jugera, et qu'au jour de sa justice, un verre d'eau sera compté. Insensés, ou plutôt infortunés, vous attaquez le christianisme, et vous ne voyez pas la contradiction perpétuelle où vous êtes avec vous-mêmes ! Chacune de vos bonnes œuvres confesse l'existence du bien et du mal, et vous ne pouvez confesser l'existence du bien et du mal sans confesser les vérités chrétiennes, puisque toutes les autres vérités découlent de celles-là.

Non, le christianisme n'est pas une doctrine qui tombe au milieu des peuples, on ne sait pourquoi, comme ces aérolithes autour desquelles les savants se rassemblent et composent des systèmes. Non, cette aérolithe du christianisme n'est point tombée du ciel inattendue, elle était dans notre conscience. De même que l'aiguille aimantée se tourne toujours vers le pôle, à quelque distance qu'elle en soit ; de même, il y a dans notre cœur un aimant qui le fait se tourner du côté du véritable nord, c'est-à-dire vers Dieu, le Père, le réparateur, le sanctificateur.

Toutefois, Messieurs, il ne faut pas vous le dissimuler, le témoignage divin ou la parole de Dieu n'a pas de plus grand ennemi que la raison ou la sagesse humaine, et saint Paul nous le déclare expressément, lorsqu'il dit : La sagesse de ce monde est une folie devant Dieu... Dieu a connu les pensées des sages, et il sait qu'elles sont vaines. Comment cela ? Comment la raison, qui rend un témoignage si clair au mystère du bien et du mal, est-elle une folie dans ceux-là mêmes qui semblent la posséder à un plus haut degré, et qui sont les sages du monde ? Qu'il en soit ainsi, on ne peut le nier, non-seulement parce que l'Écriture le dit, mais encore parce que l'expérience de chaque jour- le prouve. N'est-ce pas votre raison qui proteste contre la doctrine sacrée ? Ne sont-ce pas les philosophes et les savants qui l'attaquent depuis trois siècles, comme ils l'ont attaquée à son avènement ? Si donc il en est ainsi, quelle en est la cause ?

Il y en a, Messieurs, une cause morale et une cause logique.

La raison, il est vrai, reconnaît le système du bien et du mal et ses dogmes fondamentaux, et si la réparation de l'homme, qui est un de ces dogmes, s'était accomplie avec la même splendeur que la création, il est probable que la sagesse humaine en aurait mieux reconnu la sublimité. Mais il plut à Dieu, qui voulait corriger la dépravation de l'homme, d'imprimer à l'œuvre de sa réparation un caractère lamentable, contre lequel son esprit et ses sens viendraient se perdre ou s'humilier. La croix, du Sauveur, voilà ce que n'ont pu dévorer ni les Juifs ni les Gentils, ni ceux qui attendaient le Messie depuis des siècles, ni ceux à qui il n'avait pas été si clairement annoncé. Un Dieu fait homme, souffrant et mourant, ce chef-d'œuvre de l'amour éternel, n'a trouvé que des contradicteurs dans tous ceux qui n'ont pas voulu abaisser leur orgueil et sacrifier leur sens. Ils ont creusé leur raison pour y chercher des ressources contre l'amour crucifié. Eux qui parlent sans cesse de dévouement et d'immolation de soi-même, qui honorent le soldat mourant pour son pays et le philosophe préférant ses idées à sa vie, ils ont dit à Dieu : Vous ne deviez pas, vous ne pouviez pas mourir pour l'humanité.

Or écoutez saint Paul, avec quelle formidable élévation il parle de cette sorte d'hommes : Où sont les sages ? où les savants ? où les investigateurs de ce siècle ? Est-ce que Dieu n'a pas rendu folle la sagesse de ce monde ? Car le monde n'ayant pas connu Dieu dans sa sagesse et par la sagesse, il a plu à Dieu, de sauver les croyants par la folie de la prédication. Vous entendez : la folie de la prédication ! Saint Paul ne s'en cache pas ; il s'en vante devant vous avec une divine arrogance. A ceux qui opposent leur raison à l'Évangile, qui, aveuglés par la concupiscence et l'orgueil, méprisent sur la croix la lumière et l'amour, il n'estime pas qu'il vaille la peine de leur rendre compte ; il passe condamnation, il s'honore de cette folie qui a chassé devant elle les sages, les savants, les princes de l'esprit, et manifesté dans son triomphe toute la vertu de Dieu. Il nous enseigne par là que si la raison est l'auxiliaire naturel du christianisme, elle n'en est pas le fondement, qu'elle peut être retournée contre lui par la révolte du génie, et qu'il faut alors, missionnaires surnaturels de la vérité, que nous en appelions sans crainte à cette déraison qui a vaincu le monde, et qui, jusqu'à la fin, sera plus puissante que lui, parce que, dit-il, ce qui est folie en Dieu est plus sage que la sagesse des hommes, et ce qui est faiblesse en Dieu est plus fort que toute la force des hommes.

C'est une gloire, chrétiens, dont nous ne devons pas perdre l'habitude, que la gloire de vaincre le monde par des ressources qui ne valent pas les siennes. Vous avez vu au commencement de ce siècle, au sortir des proconsuls, des laïques illustres proclamer la vérité chrétienne d'une voix qui ne périra pas, comme le sang des martyrs de la France l'avait proclamé, d'une voix qui ne périra pas non plus. Et maintenant, quand la foule commence à se presser de nouveau autour de la croix, ne remarquez-vous pas que les esprits qui ont de l'éclat se prennent à déserter le poste qu'ils avaient essayé de défendre avec nous ? En savez-vous la cause ? C'est que Dieu ne veut pas que la vérité triomphe par des moyens humains. Lors donc que tout est tombé chez un peuple, Dieu envoie des hommes de génie pour empêcher l'erreur d'y prescrire les droits de la vérité. Mais quand la vérité reparaît, quand le flot, qui semblait s'être retiré, revient et monte, et que la grande armée divine marche d'un pas plus sûr, alors les hommes de génie quittent volontiers les rangs, de peur que l'avenir trompé ne les crût auteurs d'un mouvement dont ils n'étaient que les serviteurs et les bénéficiers. Combien déjà ont abdiqué leur gloire, et la seule gloire possible aujourd'hui ! Car, Messieurs, je suis bien aise, quoi-qu'en passant, de vous dire ce mystère : pendant mille ans, il n'y aura de gloire en Europe que des gloires chrétiennes. Et je vous dirai aussi pourquoi. Il est deux sortes de gloire : la gloire de destruction et celle d'édification. La- première est celle d'Attila et de Mirabeau ; la seconde, celle de Moïse et de Charlemagne ; et l'une succède à l'autre. Quand, pendant un siècle, on aura vu des hommes assiéger l'édifice de la vérité et se faire avec ses ruines des noms immortels ; lorsque tout sera par terre, les races, les institutions, les mœurs, la foi religieuse et la foi publique, et qu'on ne rencontrera plus, sur le sol nu et bouleversé, que des ombres qui vont et qui cherchent, alors, comme on ne vit pas dans des cendres mortes, et qu'il faut au moins souffler dessus pour y retrouver du feu, alors le moment de la réédification, c'est-à-dire le moment de la gloire chrétienne est venu.

J'ai dit, Messieurs, qu'il y avait aussi une cause logique de l'opposition de la raison humaine au témoignage divin : c'est que chaque homme se persuade qu'il a en lui la plénitude de la raison, la raison humaine totale. Or rien n'est moins vrai. Chaque homme possède les premiers principes qui sont le fondement de l'entendement, et, de plus, la loi logique en vertu de laquelle nous déduisons les conséquences renfermées dans ces germes primordiaux. Jusque-là, c'est bien la raison humaine, dépôt inaltérable de la vérité, ou qui du moins ne s'altère que par cette maladie intellectuelle appelée folie, subitement reconnaissable, et le dernier châtiment de Dieu contre l'orgueil et la volupté. Mais les déductions que nous tirons des premiers principes par l'essor de notre activité personnelle, ne font plus infailliblement partie de la raison ; elles sont susceptibles d'erreurs provenant de notre éducation, de nos passions, de la force et de la faiblesse de notre intelligence, des sociétés où nous avons vécu, enfin de mille circonstances qui varient à l'infini, et qui font qu'aucune raison n'est parfaitement conforme à une autre raison dans la totalité de ce qu'elle affirme et de ce qu'elle nie. Par conséquent, Messieurs, chaque homme qui proteste contre le témoignage divin ne lui oppose pas réellement la raison humaine, mais une raison plus ou moins pure, plus ou moins viciée. Autrement il faudrait dire que la raison humaine est en contradiction avec elle-même : car c'est avec ma raison que j'affirme la vérité du christianisme ou du témoignage divin ; c'est aussi avec votre raison que vous la niez ; d'où il suit que voilà deux raisons contradictoires, et que l'une au moins n'est pas la raison humaine.

Savez-vous ce que vous faites quand, au nom de la raison, vous rendez des sentences contre le christianisme ? Je vais vous le dire. Vous avez étudié quelques sciences instrumentales, du latin et du grec, acquis quelques notions de physique et de mathématiques, lu des fragments d'histoire ancienne et moderne, feuilleté avec plaisir des plaidoyers plus ou moins ingénieux contre le christianisme ; et avec ce petit bagage, porté par vos vingt à vingt-cinq ans, vous vous posez sans crainte en face de Jésus-Christ et de son Église, pour leur apprendre que vous les mettez au ban de la raison humaine. Croyez-vous que le christianisme, certainement plus vieux que vous, qui a lu davantage, qui a vu davantage, qui a plus vécu que vous avec l'humanité, croyez-vous qu'il n'aurait pas autant de droit de vous mettre au ban de la raison ?

Et, de fait, le témoignage divin a eu précisément pour but de relever votre raison affaiblie, en vous délivrant de l'ignorance et des passions ; car ce sont là les deux causes qui diminuent votre raison, qui font que vous tirez des premiers principes de l'entendement de fausses ou d'incomplètes déductions. Peut-être demanderez-vous où se trouve donc la raison humaine, et à quel signe on reconnaît un de ses jugements. C'est là, Messieurs, une grave question, qui peut toutefois se résoudre en peu de mots. L'ignorance et les passions étant les causes qui ôtent à nos jugements leurs vrais rapports avec les premiers principes, il s'ensuit, que toutes les fois qu'on a des gages suffisants contre l'ignorance et les passions, on est en droit d'affirmer la justesse de ses jugements. C'est pourquoi l'Église catholique, même humainement parlant, est la plus haute raison qui soit sur la terre, parce qu'elle est le corps où la science et la vertu se sont produites avec le plus d'éclat, et nous sommes en droit de dire que nul n'arrive à l'âge complet de raison que par son entrée dans l'Église et son adhésion au témoignage divin dont elle est dépositaire. Le chrétien est une créature élevée à la pleine raison, à l'âge du Christ, comme le dit éloquemment saint Paul. Jusque-là, la raison humaine est en nous à l'état d'enfance ; elle flotte à tout vent, elle croit tout, elle prend ses rêves pour la réalité. Mais, arrivée par l'Église à la lumière divine, elle s'éclaire, se fortifie, s'étend ; elle voit la sagesse de ce qu'elle croyait folie, et la folie de ce qu'elle croyait sagesse. Elle voit l'unité de la raison divine et de la raison humaine, comme notre œil voit ici-bas l'unité de l'astre et du rayon lumineux.

Vous ne vous étonnerez plus désormais, Messieurs, de ces deux choses contradictoires en apparence, savoir, que la raison humaine est d'accord avec le témoignage divin, et que le témoignage divin n'a pas de plus grand adversaire que la raison humaine. La raison humaine, à l'état d'enfance, s'oppose à Dieu : à l'état viril, elle le reconnaît et l'adore. Arrivés à l'état viril, Messieurs, à l'âge du Christ, ne soyez pas jusqu'à la tombe comme ces Grecs spirituels, mais toujours jeunes, desquels on disait à Solon, lorsqu'il visitait les sanctuaires de l'Égypte : " O Solon ! Solon ! vous autres Grecs, vous n'êtes que des enfants, car vous n'avez pas de science blanchie par le temps ! " Le temps même ne suffit pas, Messieurs, pour blanchir la science ; la vertu seule y arrive avec l'aide de l'éternité. Aspirez à tous les deux ; tous les deux sont de votre âge, car votre âge est un âge de foi et d'amour.

DOUZIÈME CONFÉRENCE

DE LA FOI

Monseigneur,

Messieurs,

La plupart de ceux qui se donnent le droit de juger le christianisme ne le connaissent pas. Ils ignorent les faits et les idées sur lesquels il est assis. Mais on pourrait les connaître, on pourrait avoir une connaissance exacte de tous les faits chrétiens, de toutes les idées chrétiennes ; on pourrait même les accueillir avec bienveillance, les respecter dans son esprit, les honorer dans son cœur, et cependant ne pas être chrétien. Car il ne suffit pas de savoir, pour être chrétien ; il faut plus, il faut croire, suivant cette parole écrite à la première page de l'Évangile : Jésus-Christ a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu à tous ceux qui l'ont reçu et qui croient en son nom.

Mais quelle est donc cette foi qui doit se surajouter à la science ? Comment comprendre que la science ne suffise pas, qu'il faille autre chose pour arriver à l'adoration de Dieu en esprit et en vérité ? Que peut-il y avoir au-dessus de la science, au-dessus de voir et de savoir ? Comment le même objet peut-il être proposé à la science et à la foi ? Quelle est, en un mot, la nature de la foi ?

Nous avons dit, Messieurs, en commençant les Conférences de cette année, que le mystère du bien et du mal, qui est la matière de la doctrine de l'Église, avait un côté visible et un côté invisible, une face lumineuse et une face obscure ; que, par son côté visible, il était un objet de science, et, par son côté invisible, un objet de foi ; puis nous vous avons ouvert les sources où l'Église catholique puise celte doctrine à double figure, en tâchant de vous y faire remarquer la lumière plutôt que les ombres, ce qui convainc l'esprit plutôt que ce qui l'arrête et lui demande soumission. Nous devons maintenant faire un retour sur la partie que nous avons négligée, en vous entretenant des obscurités par où le christianisme est un objet de foi.

Ce qui est clair, Messieurs, dans le christianisme, ce qui se constate scientifiquement, ce sont les phénomènes qu'il produit, phénomènes physiques, moraux, intellectuels, dont nous connaissons déjà quelque chose, et que nous étudierons plus tard sous d'autres aspects. Ce qui est obscur, ce que vous n'avez pas vu, c'est la substance qui supporte ces phénomènes, et qui est manifestée par eux. Ainsi la tradition, l'Écriture et la raison vous annoncent l'existence de Dieu : mais la substance divine, qui la voit ? Tout nous parle d'elle, rien ne lève le voile qui la couvre ; elle reste au fond du sanctuaire comme une statue qu'on adore, dont on sent la présence et l'action, mais que nul regard n'a profanée. Ainsi la tradition, l'Église et la raison vous annoncent la création du monde par Dieu : mais l'acte créateur, qui l'a vu ? Mais la différence intrinsèque entre la substance créée et la substance incréée, qui la saisit ? Mais le passage du néant à l'être, qui en est le spectateur ? Ainsi de nombreux phénomènes vous révèlent la dégradation de l'humanité : mais vous ne voyez pas dans la substance même de l'homme ce vice originel qui se trahit néanmoins par tant d'effets extérieurs. Ainsi d'autres phénomènes vous apprennent la réparation de l'humanité par Dieu : mais vous ne découvrez pas dans la substance même de l'homme l'effet réparateur. Lorsque l'eau régénératrice du baptême coule sur le front du nouveau-né, vous ne voyez pas la grâce, la pureté, l'Esprit-Saint descendre dans ce cœur d'enfant, qui ne sait pas même ce qui se fait. On lui dit : " Yeux, ouvrez-vous ; oreilles, entendez ; bouche, parlez ! " Et ses yeux ne s'ouvrent pas, ses oreilles n'entendent pas, sa bouche reste fermée ; le mystère s'accomplit dans une région inaccessible à nos sens et à notre esprit. Et il en est de même de tout le christianisme : il dit la vérité et il la prouve, mais sans nous la montrer dans son fond et son intérieur.

Vous comprenez maintenant, Messieurs, comment la même doctrine peut être tout ensemble une science et une foi, parce que son objet est tout ensemble visible dans ses phénomènes et invisible dans sa substance. Le phénomène conduit logiquement à affirmer la substance ; il est lié à la substance, comme l'effet est lié à la cause. Je ne vois pas la cause dans l'effet ; mais je conclus légitimement de l'effet à la cause. De même, je ne vois pas la substance dans le phénomène ; mais je conclus légitimement du phénomène à la substance. Et par conséquent la doctrine catholique a le caractère d'une véritable science sous deux rapports : en tant qu'elle constate les phénomènes religieux, et en tant qu'elle en établit la liaison certaine avec un ordre substantiel qui nous demeure caché.

Mais l'homme veut voir plus loin que les phénomènes ; il ne s'arrête pas aisément à la frontière de la vérité ; son entendement étant lumière, toute obscurité le révolte. En vain le monde invisible se manifeste-t-il à lui par mille éclatants phénomènes, comme il ne peut se le représenter et se le figurer, il entre à son égard dans une sorte de défiance et d'antipathie ; il n'en approche qu'avec tremblement, tel qu'un homme qui va se livrer au fer du médecin, qui frissonne à la vue des appareils dont on l'entoure, et qui a besoin de tout son courage pour s'abandonner à la main d'où dépend son salut. C'est pourquoi l'âme reste libre devant le monde invisible, poussée vers lui d'une part à cause des phénomènes qui en attestent l'existence, retenue dans un autre sens par l'inexorable bandeau qui en dérobe la substance intime à ses investigations. La foi seule le met avec lui dans un rapport ferme et constant, la foi que saint Paul appelle la substance des choses qui sont à espérer, la démonstration de celles qui ne se voient pas. Mot profond, qui nous indique que l'objet de la foi est l'invisible, que l'invisible est la substance des choses, et que la foi seule en donne la démonstration ou la certitude absolue, en nous attachant d'une manière inébranlable, quoique libre, au témoignage que Dieu nous en rend. La foi est ainsi tout ensemble un acte de raison et un acte de vertu : un acte de raison, parce qu'elle est appuyée sur les phénomènes visibles qui manifestent les choses invisibles ; un acte de vertu, parce que les phénomènes n'amenant pas jusqu'à notre portée le fond mystérieux des choses qu'ils nous révèlent, l'âme a besoin d'un effort et d'un consentement pour y adhérer. Il est probable, Messieurs, qu'en ce moment une pensée vous agite, et que vous vous dites à vous-mêmes : Pourquoi, s'il en est ainsi, toute doctrine ne serait-elle pas un mélange de science et de foi, puisque l'objet de toute doctrine est nécessairement phénoménal et substantiel, composé de quelque chose qui apparaît et de quelque chose qui n'apparaît pas ? Il est vrai, Messieurs, je salue votre pensée et je m'en empare : il n'y a pas de doctrine où la science et la foi ne se rencontrent et n'aient besoin l'une de l'autre, du moins à un certain degré, et c'est précisément pour cela que tout, dans le monde, même les choses les plus palpables, est exposé à devenir pour l'esprit un sujet de doute ou de négation.

Commençons par les sciences physiques. Il n'est pas rare d'entendre dire à de jeunes et même à de vieux médecins : Quand j'aurai découvert dans le corps la place de l'âme, je croirai à l'âme. On peut répondre : Vous croyez donc aux- corps, parce que vous en avez vu ? Eh bien ! je vous annonce une triste, une déplorable nouvelle, c'est que vous n'en avez jamais vu. Qu'avez-vous vu, en effet, dans ce que. vous nommez un corps ? certaines propriétés, l'étendue, la pesanteur, la couleur, la figure ; mais la substance, ce qui est là-dessous, je vous dis que vous ne l'avez pas vue. Si vous en voulez la preuve, indépendamment de toute réflexion, élevez la température de quelques degrés : que deviennent ces propriétés, l'étendue, la pesanteur, la couleur, la figure ? Tout change, tout échappe, comme la bulle de savon qui s'évanouit dans l'air. Vous ne tenez que l'extérieur, et vous vous y attachez comme si c'était quelque chose de substantiel ; mais pour peu que les conditions changent, que la chaleur de l'atmosphère monte de quelques degrés, tout vous est ravi, vous restez seul dans votre laboratoire. Et, cependant, vous croyez à l'existence des corps, vous y croyez fermement, et vous faites bien, parce que vous avez dans les phénomènes des raisons suffisantes d'y croire. Mais c'est une foi, non pas une foi divine, puisque l'objet n'en est pas divin, pas plus que les phénomènes ; c'est une foi naturelle, et si bien une foi, aux yeux mêmes du sens vulgaire, que rien n'est plus fréquent que d'entendre des expressions comme celles-ci : Je crois, il croit à l'existence des corps.

Il en est de même clans les sciences physiologiques. On étudie les phénomènes de la vie, on les décrit, on les compare ; on voit s'expliquer l'un par l'autre et se correspondre le mal, le remède, les modifications qu'il produit. Mais la substance de la vie, la connaissez-vous ? Pour les uns, c'est l'organisation ; selon d'autres, c'est le sang ; ceux-ci pensent que c'est l'esprit ; ceux-là confessent n'en rien savoir. Empressée à recueillir des faits, la science se soucie même peu d'aller plus loin, et quand on lui parle de la substance, elle croit se rendre hommage à elle-même en disant : Je ne m'occupe pas de ces choses-là, ce n'est point là du positif ; mon domaine, ce sont les faits. C'est comme si -elle disait : Mon domaine est dans la superficie, je ne vais pas une ligne plus bas. On croit donc encore à la vie de la même façon que l'on croit aux corps, parce qu'on en voit les phénomènes extérieurs.

Au delà de la vie des sens est celle de l'esprit : perceptions primitives, idées acquises, jugements, déductions, principes et conséquences, toutes choses dont nous avons en nous la conscience et la certitude. Mais la substance qui pense, la voyez-vous ? Les spiritualistes l'appellent âme, et affirment que c'est une substance totalement différente des corps, sans figure, sans couleur, sans pesanteur, sans divisibilité, être qui échappe à tout effort de l'imagination pour se le représenter. Les matérialistes soutiennent que l'âme est une chimère, et que la pensée est le résultat très simple d'une certaine perfection dans les organes du corps ; ce qui est prouvé, selon eux, entre autres raisons, par le développement parallèle de l'esprit et de la structure physique dans la série ascendante des êtres. Aussi rien n'est plus commun que ces expressions : Un tel croit à l'âme, tel autre n'y croit pas.

Enfin, si vous sortez des sciences particulières, pour considérer l'ordre logique, qui est le fondement de toute connaissance, il vous faut remonter à des premiers principes, à des axiomes que vous avouez indémontrables, faisant de la sorte reposer les propositions qui se démontrent sur des propositions qui ne se démontrent pas, et bâtissant l'édifice de la raison sur des fondements qui n'en ont point eux-mêmes, et que vous appelez superbement du nom d'axiomes. Vous dites, il est vrai, que ces axiomes sont si évidents, qu'ils n'ont pas besoin de preuves, et qu'il est impossible de remonter au delà. Messieurs, la vérité n'a pas de colonnes d'Hercule. Sur le cadran de la vérité, votre aiguille parcourt un certain espace ; elle va de midi à six heures, par exemple ; puis voyant venir les ténèbres, vous dites : On ne passe plus. Vous vous trompez, la vérité passe au delà. Ensuite votre aiguille revient sur ses pas, elle retourne à midi, et vous dites encore : Ici il y a trop de lumière pour qu'il soit besoin de passer outre. Vous vous trompez une seconde fois, la vérité passe, toujours ; car la vérité appelle la vérité ; et s'il nous était permis d'apercevoir la lumière infinie, nous verrions que la lumière va à la lumière, l'évidence à l'évidence, et que l'infini rencontre, salue, étreint l'infini. La science, arrivée à un point auquel son impuissance l'arrête, vous crie : Halte-là. Mais la vérité ne vous dit jamais d'arrêter nulle part. La vérité est comme un fleuve : il descend à l'Océan, et les vapeurs venues de l'Océan remontent à sa source pour l'alimenter ; en sorte que soit à la source soit à l'embouchure, c'est toujours l'Océan tout entier qui se trouve. Et nous, placés dans notre petite nef intellectuelle, nous remontons le cours du fleuve et nous le descendons ; mais, d'un côté, nous rencontrons, comme des cataractes infranchissables, ces axiomes qui nous empêchent d'aller plus haut vers les origines de la vérité ; d'un autre côté, nous découvrons l'océan de l'infini, à travers lequel nous n'osons suivre les conséquences de la vérité. Partout et toujours, au commencement et à la fin, la lumière qui éclaire l'ombre, l'ombre qui obscurcit la lumière, le chemin et la borne, la science et la foi.

Voyez, Messieurs, où je suis arrivé. Jusque sur le terrain de la logique, qui domine tout, qui s'applique à tout, qui éprouve tout, jusque dans les axiomes, fondement de la raison humaine, je vous ai fait reconnaître un élément obscur, et par conséquent un élément de foi ; non que les axiomes ne soient de la dernière évidence, mais cette évidence n'empêche pas que je cherche quelque chose au delà d'eux-mêmes, l'axiome substantiel au lieu de l'axiome logique, la lumière éternelle au lieu de la lumière communiquée, la vérité par soi au lieu de la vérité descendue à un esprit qui peut la perdre par un accident, par la folie. Ce qui vous conduit à voir que le monde naturel est lié à un monde supérieur, au monde divin ; la science naturelle, à la science divine ; la foi naturelle, à la foi divine ; et que l'axiome est précisément Je point de rencontre et de jonction de ces deux ordres auxquels nous appartenons, et que nous n'avons ni le droit ni le pouvoir de séparer, si nous voulons être conséquents.

Lorsque je vous disais, dans une Conférence antérieure, que vous étiez mystiques malgré vous, j'ai vu quelques-uns d'entre vous sourire, se figurant peut-être que c'était là un jeu de l'esprit. Maintenant vous serez moins prompts à m'accuser d'exagération ; car vous avez la preuve que la foi est un élément nécessaire et, universel de l'entendement humain, à quelque objet qu'il applique ses facultés, et qu'il faut seulement ne pas confondre la foi relative aux choses du monde inférieur avec la foi relative aux choses du monde supérieur ou divin. Vous croyez aux corps, vous croyez à la vie, vous croyez à l'âme, vous croyez à la parole d'un honnête homme, vous croyez aux axiomes ; et en même temps vous avez la science des corps, la science de la vie, la science de l'âme, la science de la morale, la science logique : vous croyez et vous savez par rapport au même objet, et à tout moment vous exprimez cette double situation de votre intelligence par la répétition incessante de ces deux mots : Je crois, je sais. La foi et la science sont enchaînées dans votre âme comme les phénomènes et la substance sont enchaînés dans les êtres ; et si vous voulez à toute force vous débarrasser de la foi, de celte foi semblable à un aigle dont les serres vous tiendraient suspendus par les cheveux au-dessus d'un abîme, vous n'aurez d'autres ressources que de nier la substance, et de vous en tenir à la superficie des choses. Mais qui vous assure que derrière cette superficie il n'y a pas de support caché ? Vous niez sans avoir vu ; c'est encore par la foi que vous vous délivrez de la foi. Et si vous vous réfugiez dans le doute, que sera-ce que votre science ? Le songe d'une ombre, comme dit Pindare, quelque chose de semblable à ces champs élyséens du paganisme, qui n'avaient ni largeur, ni profondeur, ni lumière réelle, champs peuplés de fantômes, dont le bonheur lui-même était le premier.

Abordons la difficulté qui vous reste à me faire.

D'où vient que la foi naturelle, celle qui, derrière chaque phénomène naturel, reconnaît une substance, naturelle, d'où vient qu'elle est si facile ? et que la foi religieuse, celle qui reconnaît une substance divine derrière les phénomènes divins, est, au contraire, si difficile ? En voyant les phénomènes des corps, ceux de la vie, ceux de la pensée, nous n'avons aucune peine à croire à la substance qui en est le support : d'où vient qu'en présence des phénomènes du monde religieux, nous avons tant de peine de croire à la substance invisible dont ils sont la révélation ?

Je pourrais d'abord nier que la foi naturelle soit de si facile acquisition. Car, en dehors des phénomènes sensibles, sur quoi le doute ne s'est-il pas exercé ? Qu'a été la philosophie depuis son origine, sinon une école d'opinions contradictoires, qui a toujours plus ou moins fini par engendrer le scepticisme ? N'a-t-on pas douté de l'existence des corps, de celle de l'âme, aussi bien que de l'existence de Dieu et de la divinité de Jésus-Christ ? N'a-t-on pas douté des mathématiques et des premiers principes de la raison ? Le célèbre médecin Barthèz était mourant. Un prêtre qui avait le droit de l'approcher, fut le voir sur son lit de mort, où il le trouva triste, n'ayant plus dans l'intelligence une seule vérité qui lui parût assurée : " Hé quoi ! monsieur Barthèz, lui dit le prêtre, ne voyez-vous pas au moins dans les mathématiques quelque chose de certain ? – Les mathématiques ! répondit Barthèz ; j'y vois bien une suite de conséquences parfaitement enchaînées, mais la base, je ne sais ce qu'elle est. " La base ! Vous l'entendez, Messieurs, Barthèz ne contestait pas le phénomène, il cherchait la base ; il la voulait toucher comme il touchait le phénomène ; il était découragé, parce qu'il fallait mourir sans l'avoir vue. Infortuné, il ne savait pas que la mort allait la lui montrer, mais trop tard ! Car la base des mathématiques, comme de tout le reste, c'est l'essence divine.

Toutefois, Messieurs, je vous accorde que, pour la généralité des esprits, votre observation est juste. La généralité des esprits n'a aucune peine à reconnaître ce qui est caché derrière les phénomènes de la nature : pourquoi donc doute-t-on si aisément des vérités invisibles qui se manifestent par des phénomènes religieux ? Cette facilité du doute ne tient pas à ce que les phénomènes religieux seraient moins nombreux, moins frappants, moins permanents que les autres ; car ils remplissent l'univers de leur présence ; on les heurte à chaque mouvement ; ils nous importunent même par la persévérance et la hardiesse de leur action. A chaque instant, le monde se plaint que la religion menace tout et envahit tout : rois, républiques, philosophes, poètes, orateurs, artistes, toutes les principautés de la terre sont occupées d'elle, comme la Hollande est occupée de sa mer pour y mettre une digue. Personne ne s'emploie pour arrêter le soleil ou la marée, une multitude pour arrêter la religion. Il serait donc faux d'accuser de rareté ou d'impuissance les phénomènes religieux ; ils valent autant et plus que les autres : pourquoi la foi, qui est leur conclusion légitime, est-elle moins à la portée de nos facultés ?

Seraient-ce les mystères qui effraieraient notre adhésion ? Mais, Messieurs, quiconque admet la substance, admet tout ce qu'il y a de plus mystérieux au monde. Nous ne pouvons nous représenter ce qu'elle est, les sens et la pensée ne nous en apprennent rien, et cependant nous croyons qu'elle existe. Du moment que vous admettez cela, vous admettez tous les mystères imaginables. Quand j'adore le mystère de la Trinité, vous me demandez si je comprends ; et moi, quand vous affirmez la substance, je vous demande si vous comprenez à votre tour. La substance, me direz-vous, ce n'est qu'un mot. Oui, mais un mot nécessaire, fondamental, sacré, sans lequel rien ne se conçoit. Quelles objections d'ailleurs pouvez-vous sérieusement tirer de l'ordre phénoménal, le seul qui vous soit connu, contre l'ordre substantiel que vous ne connaissez pas ? Quand il serait vrai qu'aucun phénomène ne nous manifeste rien qui ressemble à la Trinité, que faudrait-il en conclure, sinon la dissemblance des deux régions dont s'occupe notre pensée ? Mais il n'en est pas même ainsi, et lorsque nous étudierons les dogmes chrétiens, vous vous apercevrez que l'ordre substantiel se réfléchit partout, quoique avec des proportions inférieures, dans l'ordre phénoménal.

Reste donc toujours la question posée : Pourquoi la foi divine est plus difficile que la foi naturelle ?

Je serais tenté, Messieurs, de vous demander si vous êtes bien sûrs qu'en effet la foi divine soit plus difficile que la foi naturelle. Vous vivez dans un siècle où la foi religieuse a subi, parmi les peuples, une déchéance incontestée, et vous vous persuadez que cet état de misère morale est l'état normal du genre humain. C'est une erreur que l'histoire ne justifie pas. L'homme, Aristote l'a dit, est un animal religieux ; il a cru partout à la Divinité, à ses communications privées et publiques avec les âmes et les empires, à l'efficacité de la prière, du sacrifice et du culte, à un avenir heureux ou malheureux au delà du temps ; il a cru tout cela avec la dernière facilité, avec une imperturbable constance ; non-seulement quand la religion était complaisante pour ses passions, mais depuis qu'elle les a humiliées et broyées, non-seulement sous le règne d'Adonis et de Vénus, mais sous le règne sanglant de l'amour crucifié. L'humanité n'a cessé d'apporter ses vœux et ses larmes au pied des autels ; elle n'a cessé de tendre vers Dieu des mains qui l'appelaient, des mains qui l'ont obtenu, et qui sont cause que, dans le livre le plus illustre et le plus saint qui soit au monde, Dieu a pris le titre de Désiré des nations. Les gens d'esprit ont immolé cette foi séculaire de leurs ancêtres et de leurs enfants à une raillerie parricide ; ils ont levé contre elle toute arme, celle de la science et celle du mépris, celle du mensonge et celle de l'éloquence ; ils ont eu six mille ans contre elle : la foi du peuple a été la plus forte, elle vit, elle renaît, elle vous parle, elle vous commande, et votre présence ici est une soumission aux ordres que vous en avez reçus. Qui de vous mourra tranquille, si la foi ne lui a pardonné ? Qui de vous s'avancera sans crainte vers l'éternité, si la foi n'a oint ses pieds pour le passage ? Qui de vous a contre elle autre chose que ses vices ?

Ne demandez donc pas pourquoi la foi religieuse est difficile, mais pourquoi, à certaines époques, chez certains peuples, elle a subi une diminution. Car, du reste, l'humanité croit à Dieu aussi aisément qu'elle croit à l'existence des corps ; elle prie Dieu tout aussi naturellement qu'elle vit. Et quant à vous, Messieurs, qui n'êtes pas l'humanité, et qui réellement éprouvez de la peine à croire, considérez que l'on croit volontiers ce qu'on aime, et rarement ce qu'on n'aime pas. A la question de la foi divine est unie la question d'une vertu divine ; et j'estime que c'est la vertu qui fait peur de la foi.

Ce mot de vertu, Messieurs, que je viens de prononcer, et qui me rappelle que la foi elle-même est une vertu, m'avertit aussi de résoudre un dernier doute que je ne pourrais laisser dans votre esprit sans vous refuser un trait de lumière qui rejaillit sur toute la doctrine de la foi.

Pourquoi la foi partage-t-elle avec la science la direction de notre esprit ? Pourquoi le monde naturel et le monde divin ne nous apparaissent-ils pas tels qu'ils sont, jusqu'au plus profond de leurs entrailles ? Pourquoi cette distinction entre l'ordre intérieur et l'ordre extérieur, entre l'ordre substantiel et l'ordre phénoménal ? Pourquoi, en un mot, selon l'expression de Pascal, ne voyons-nous le tout de rien ? C'est, Messieurs, que si nous avions vu le tout de chaque chose, de la nature et de Dieu, nous aurions manqué de liberté morale, et manquant de liberté morale, nous n'aurions eu ni vertu ni mérite, et par conséquent nulle gloire du cœur devant Dieu.

Vous connaissez cette objection vulgaire contre la vertu : la vertu, dit-on, est un calcul. Un homme a mis d'un côté le temps et de l'autre l'éternité, et voyant l'éternité plus grande, il a sacrifié le temps. Et les philosophes de s'écrier : Ne voilà-t-il pas un rare mérite ? Nous autres, nous faisons des actes de vertu pour rien, et ces gens-là, il ne leur faut pas moins que l'éternité pour donner un sou à un pauvre. Écoutez la réponse de Dieu : On ne croit qu'autant qu'on aime ; pour croire à l'éternité, il faut aimer le bien en soi, la justice en soi ; il faut commencer par l'amour gratuit, qui est une vertu. Quand la récompense apparaît, c'est la foi qui la montre, et la foi est un acte libre de l'âme, causé par l'amour de la vérité et du bien ; l'amour de la vérité et du bien a précédé la vue de la récompense. C'est la vertu qui agit d'abord, qui ouvre le cœur et y devient la foi ; la foi réagit à son tour, change en charité cet amour initial qui l'a produite, et ainsi se forme au dedans de l'homme un va-et-vient merveilleux, où la vertu brille la première et la dernière, et où la récompense n'apparaît qu'entre deux, et encore de loin.

Oui, la foi sauve le monde.

Car la foi est la condition de la liberté, la liberté est la condition de la vertu ; et qui osera dire que la vertu ne sauve pas le monde ? C'est pourquoi le précepte que le Sauveur a répété le plus souvent, c'est le précepte de croire : Croyez seulement, disait-il. – Croyez-vous que je puisse cela ? – Si vous ne voyez des signes et des prodiges, vous ne croirez donc pas ? – Parce que vous avez vu, Thomas, vous avez cru ! Heureux ceux qui n'ont point vu et qui ont cru ! c'est-à-dire : Heureux celui qui a tant aimé le bien, qui a tant aimé Jésus-Christ, qui lui a baisé les pieds sans avoir besoin de toucher ses blessures avec la main, parce qu'il les touchait du cœur ! Écoutez encore : Tout est possible à celui qui croit ; si vous aviez de la foi comme un grain de sénevé, et que vous disiez à cette montagne : Viens ici, elle y viendrait. Et cela est vrai à la lettre. Vous avez besoin de machines pour agir sur la nature, vous employez les phénomènes pour produire les phénomènes ; mais quand on agit par la substance et sur la substance, quelle ne doit pas être la grandeur des effets ! Et pourquoi ne transporterait-on pas les montagnes comme la paille ? Archimède ne demandait qu'un levier et un point d'appui pour soulever le monde. Mais, de son temps, le levier et le point d'appui n'étaient point connus ; ils le sont maintenant : le levier, c'est la foi ; le point d'appui, c'est la poitrine du Seigneur Jésus. Oui, la foi est toute-puissante, parce que seule elle va jusqu'à la substance, tandis que tout le reste est d'un ordre purement phénoménal et superficiel ; la religion est toute-puissante aussi, parce que, fille de la foi, organe de la foi, mère de la foi, elle a pour mission de faire prévaloir la substance sur le phénomène, le fond sur la superficie, l'infini sur le fini, l'éternel sur le passager, l'immuable sur le mobile, l'éternité sur le temps, Dieu sur l'homme !

TREIZIÈME CONFÉRENCE

DES MOYENS D'ACQUÉRIR LA FOI

Monseigneur,

Messieurs,

Toute science s'apprend par l'étude des phénomènes qui ressortent de son objet. Par conséquent, la science religieuse s'apprend par l'étude des phénomènes religieux. Mais ce secret de la science n'est pas pour nous le premier, puisque pour être chrétien il ne faut pas seulement savoir, mais il faut, par-dessus tout, croire. Le grand secret, Messieurs, celui que vous attendez, c'est qu'après avoir été torturés si longtemps par les doutes de la science humaine, vous puissiez vous reposer dans la certitude et la félicité de la foi divine.

Mais comment faire pour croire ? Quels sentiers nous sont ouverts à travers les obscurités des choses de Dieu ? Par où pénètrerons-nous des abîmes qui sont impénétrables ? Quand saint Jean, du fond de son exil de Pathmos, découvrait les derniers mystères de l'avenir, il vit dans la main de Dieu un livre fermé de sept sceaux, et il entendit un ange qui criait : Qui est digne d'ouvrir le livre et de briser les sceaux ? Et comme personne ne le pouvait dans le ciel, ni sur la terre, ni aux enfers, saint Jean se prit à pleurer de ce que personne ne pouvait ouvrir le livre et le voir ; et il lui fut dit : Ne pleure pas, voici le lion de la tribu de Juda qui a vaincu, le rejeton de David qui ouvrira le livre et qui brisera les sept sceaux. La foi, Messieurs, est aussi un livre fermé de sept sceaux, et je ne me tromperai pas en disant qu'il en est parmi vous qui désirent l'ouvrir, et qui pleurent de ne pas le pouvoir. Et je leur dis aussi : Ne pleurez pas ; car le lion de la tribu de Juda a vaincu, il a porté la lumière dans les ténèbres, la vie dans la mort, et il nous a donné les moyens de le suivre et de marcher après lui.

La foi est possible ; elle l'est infiniment plus que la science : la science sera toujours le partage d'un petit nombre d'esprits, tandis que la foi est l'apanage universel. Cependant il est des hommes qui ne l'ont pas ou qui l'ont perdue ; il en est qui la cherchent, et qui disent ne pas la trouver. Comment la foi s'acquiert-elle ? Comment, lorsqu'on est sorti de la simplicité première du cœur, retourne-t-on vers Dieu ? Messieurs, la foi est d'abord un acte d'intelligence. L'intelligence est la faculté de recevoir et de combiner des idées ; les idées sont les lois ou les rapports éternels des choses, en tant qu'ils sont aperçus de l'esprit. Et comme les choses se classent en deux régions, le monde inférieur et le monde supérieur, le monde naturel et le monde divin, il s'ensuit qu'il y a deux sortes d'idées, les idées naturelles et les idées divines. L'adhésion de l'intelligence aux idées naturelles constitue la raison ; l'adhésion de cette même intelligence aux idées divines constitue la foi. Or, de la même manière que s'engendre en nous la raison, qui est l'adhésion aux idées naturelles, de la même manière s'engendre aussi la foi, qui est l'adhésion aux idées divines. En sorte que la théorie de la raison est aussi la théorie de la foi, et que la génération de l'une est semblable à la génération de l'autre. Et quant à moi, prêtre, vous demandez quelles sont les sources de ma foi, je vous demande à mon tour à vous, hommes, quelles sont les sources de votre raison, et je vous réponds par votre réponse.

C'est ce qu'il s'agit de vous faire voir.

Quel que soit le système que l'on embrasse sur l'origine des idées ou des premiers principes naturels, toujours est-il que ces idées ou ces premiers principes sont reçus dons l'intelligence humaine, puisque l'intelligence humaine ne les possède pas comme Dieu, de soi-même, par une vertu propre et éternelle. La raison commence donc par un acte passif.

Il n'y a que Dieu qui commence par l'activité et qui finisse par l'activité. L'homme est passif en naissant à la raison, comme en naissant à la vie : de même qu'il reçoit le premier jet de la vie sans son concours, il reçoit aussi le premier germe de la raison sans coopération de sa part. Mais ce germe tout seul, même une fois reçu, ne croît point par sa force native abandonnée à elle-même ; il a besoin d'un secours extérieur qui l'éveille dans l'intelligence : ce secours, c'est la parole. Quiconque n'a pas entendu la parole, soit la parole réelle, soit la parole factice et imparfaite des signes, celui-là, encore qu'il ait toutes les aptitudes d'un être intelligent, encore qu'il possède au dedans de lui la racine des idées, on ne le verra point se développer dans le sens de l'esprit ; sauvageon inculte et stérile, il languira sans honneur entre la région des images qu'il perçoit, et la région des idées qu'il pressent tout au plus : ce sera le sourd-muet. Enfin il faut que la semence idéale, éveillée par la parole, arrive à l'état d'une invincible clarté ; car il y a une implacable antipathie entre les ténèbres et l'intelligence, et toute idée, tant qu'elle n'est pas claire, n'est qu'un rudiment ébauché de l'édifice rationnel.

Telle est, Messieurs, la loi de formation de la raison. C'est aussi la loi de formation de la foi.

L'homme ne possède pas plus par lui-même les idées divines que les idées naturelles, et beaucoup moins encore, parce que la distance est plus grande entre lui et Dieu qu'entre lui et la nature. Il est donc passif dans la réception originelle des idées divines, comme il est passif dans la réception primordiale des idées naturelles. Jamais il ne sera capable de les conquérir ou de les créer en lui, s'il n'en a reçu le don bénévole de Dieu : ce don, les chrétiens l'appellent la grâce, c'est-à-dire le don gratuit par excellence. Il est communiqué à l'homme dans le baptême, qui est la naissance spirituelle de l'âme, ou, s'il n'a pu être baptisé, par d'autres voies qu'expose la doctrine catholique, et dont nous n'avons pas à traiter présentement. La grâce, sous le point de vue qui nous occupe, est une effusion des idées divines, par où l'intelligence est mise en rapport avec l'horizon du monde supérieur ou divin. Toutefois ce n'est là qu'un germe, et de même que la semence idéale naturelle a besoin d'être éveillée ou suscitée par la parole humaine, la semence idéale divine a besoin d'être éveillée ou suscitée par une autre parole, qui est celle de l'Église. Comme votre mère vous a parlé, l'Église, cette mère universelle, vous a parlé aussi. Dans l'ordre de la nature, l'humanité, par l'organe de votre mère, a déposé en vous un sens commun humain, et dans l'ordre des choses éternelles, Dieu, par l'organe de l'Église, a déposé en vous ce qu'on peut appeler le sens commun divin. De là ce mot de saint Paul : La foi vient d'entendre, et l'entendre vient de la parole du Christ. Aussi voyez ce que le Christ dit à l'Église : Allez, et enseignez. L'Église arrive chez des sauvages qui n'ont jamais ouï la parole divine, qui n'ont tout au plus que quelques débris de la tradition ; l'Église arrive près d'eux, représentée par un missionnaire qui ne sait pas même leur langue : que va-t-il faire ? Ce qu'il va faire ? il plante une croix et se met à genoux auprès. Les sauvages se rassemblent autour de cet inconnu qui prie. Et lui, dans un langage grossier, qu'il articule à peine, il leur explique le Dieu mort sur ce bois. Et de même qu'à votre berceau, la parole de votre mère ouvrit votre oreille pour y déposer les idées qui devinrent l'élément de votre raison, de même la parole de l'Église ouvre l'oreille de ces sauvages, va jusqu'à leur intelligence, y rencontre le germe divin, l'excite, le développe : les sauvages tombent à genoux, croient au Christ mort pour eux, l'adorent avec des larmes qu'ils ne se connaissaient pas, et leur âme, transfigurée, aspire à l'éternité, vérifiant le mot de saint Paul : La foi vient d'entendre, et l'entendre vient de la parole du Christ.

Peut-être, Messieurs, m'objecterez-vous qu'il existe au moins une différence entre la génération de la foi et celle de-la raison : c'est que la parole humaine, en tombant sur la racine obscure des idées naturelles, les élève à la plus haute clarté, tandis que la parole de l'Église, malgré toute sa puissance, ne tire pas les idées divines de leur sombre et mystérieuse profondeur. Vous vous trompez, Messieurs : les idées divines, pas plus que les idées naturelles, n'arrivent à être pour l'esprit l'objet d'une exacte compréhension, attendu qu'il reste toujours dans les unes et dans les autres le grand inconnu de la substance ; mais les idées divines, comme les idées naturelles, brillent et éclairent, et si elles n'éclairaient pas, jamais l'entendement ne les accepterait. Il est impossible à l'entendement de voir l'obscurité, de même qu'il est impossible à l'œil de voir les ténèbres, si ce n'est à l'aide de la lumière ; or, ce que l'entendement ne voit pas, n'existe pas pour lui. Pour qu'il se rende aux idées divines, il faut qu'il les voie ; et pour qu'il les voie, force est qu'elles ne manquent pas de clarté. Ainsi, Messieurs, voici une idée divine : Bienheureux ceux qui pleurent/ Aucun sage ne l'avait eue, aucun ne l'avait exprimée ; c'est une idée folle au premier coup d’œil. Cependant elle est de la dernière lucidité pour les vrais chrétiens, et elle a tari plus de larmes que tous les livres des philosophes ensemble n'en ont séché. Je conviens cependant qu'elle est obscure pour vous. Comment cela ? Comment une idée claire pour une âme est-elle obscure pour une autre ?

Il me semble, Messieurs, très aisé de l'expliquer. Même dans l'ordre de la nature, ne voyons-nous pas des principes qui sont évidents pour les uns, tandis qu'ils sont insaisissables pour d'autres ? Un mathématicien entend, dès le premier mot, une proposition qui n'a pas même de sens pour l'homme ignorant des mathématiques. Et quant aux axiomes eux-mêmes, premier trésor de l'intelligence, croyez-vous les avoir entendus sans peine à l'instant électrique de leur énoncé ? Non, Messieurs, mille fois non : si votre mère vous eût dit, par exemple, qu'une même chose ne peut être et ne pas être en même temps sous le même rapport, assurément vous ne l'eussiez pas comprise, quoiqu'elle n'eût fait que vous proposer la première vérité de l'ordre logique. C'est à force d'images, de comparaisons, de répétitions, d'application de votre part, que vous êtes parvenus à former votre raison. Est-il donc étonnant que la parole divine, venant vous visiter dans un âge tardif, au milieu d'un siècle qui a fermé votre oreille à ses leçons, ait quelque peine à ébranler votre esprit ? Pardonnez-moi de vous le dire, vous êtes les sourds-muets de l'ordre divin. Ce n'est qu'en écoutant la voix de l'Église, en la méditant, que vous vaincrez la résistance de vos préjugés, et l'obscurcissement qu'ils ont produit en vous. Voyez, par expérience, depuis que vous cherchez la vérité au pied de cette chaire, combien d'idées ont passé devant vous dont l'enchaînement, l'ordre, la puissance vous étaient inconnus ? Et pourtant ce que je vous ai dit, c'est un atome dans l'espace, une goutte d'eau dans l'Océan. Que serait-ce si une étude sérieuse vous mettait en rapport avec les richesses cachées de l'enseignement religieux ! Vous ne le faites pas, Messieurs, et vous vous plaignez ; vous accusez la foi d'impossibilité, et vous ne lui accordez pas chaque semaine un quart d'heure de votre vie !

C'est, Messieurs, que la foi n'est pas seulement un acte d'intelligence, mais aussi un acte de volonté. La volonté est la faculté d'aimer : et de même que de l'intelligence sortent deux fleuves, le fleuve de la raison et celui de la foi ; de même, il sort de la volonté deux eaux profondes, les eaux de l'amour naturel et celles de l'amour divin. L'amour naturel nous attache au monde créé ; l'amour divin nous porte vers le monde incréé : le premier nous éloigne de la foi, le second nous y pousse, même lorsqu'il n'est encore qu'imparfait et à l'état de pressentiment ou de désir. Écoutez-vous bien vous-mêmes : soit que le malheur ait rompu quelqu'un de vos liens-, soit qu'une note mélancolique résonne au fond de votre âme, chaque fois qu'un souffle heureux vous élève plus haut que la terre, la foi vous apparaît et vous donne d'elle une sensation. L'axe de votre volonté s'est incliné d'un mouvement imperceptible, et aussitôt la foi vous a répondu par une lointaine et obscure lueur. Si vous pouviez aimer, vous pourriez croire. Mais comment aimer ce qui ne se voit pas, lorsqu'on n'y croit pas encore ? Si la foi dépend de l'amour, l'amour ne dépend-il pas de la foi ? Cette objection suppose, Messieurs, que le beau et le bon divins sont étrangers à l'homme, et que l'homme est dans l'impuissance d'être attiré par eux avant que la foi règne pleinement sur son intelligence. S'il en était ainsi, la foi serait impossible ; car il est nécessaire, selon les conditions de notre être, que la volonté donne le branle à l'esprit, et la volonté ne se remue que sollicitée par la beauté et la bonté d'un objet. De même donc que la parole de l'Église trouve dans l'âme et y éveille le germe des idées divines, elle doit aussi trouver dans l'âme et y éveiller le germe de l'amour divin, en la même façon que la nature, en s'adressant au cœur de l'homme pour le toucher, y rencontre la fibre toute prête et toute tendue de l'amour terrestre. La loi est encore ici la même pour les deux ordres.

Comment excite-t-on en soi l'amour naturel ? En se mettant en rapport avec les créatures. On aime la lumière, parce qu'on communique avec elle par les yeux ; on aime la chaleur, parce qu'on communique avec elle par tous les pores ; on aime les parfums, parce qu'on communique avec eux par l'odorat ; on aime le beau sensible, parce qu'on communique avec lui par tous les sens. Si vous n'avez été en rapport avec un objet, il vous est impossible de l'aimer ; dès que vous êtes en rapport avec lui, vous pouvez l'aimer, et vous l'aimerez infailliblement s'il y a en lui beauté et bonté. Voilà, Messieurs, et vous le savez assez, comment s'engendre l'amour naturel. Or, c'est la même loi de génération pour l'amour divin. Dieu, qui a donné aux créatures une si grande magnificence, des attraits si victorieux, afin que notre cœur fût touché par elles, n'a pas agi avec moins de puissance et de luxe quand il s'est agi d'exposer aux regards des hommes la beauté et la bonté divines. Il les leur a montrées dans l'Homme-Dieu conversant avec nous et mourant pour nous sur le Calvaire d'une mort d'amour, et il a écrit l'Évangile, pour porter à notre cœur l'histoire ineffable de cette vie et de cette mort. Sans cloute la foi seule nous donne la certitude que Dieu nous a aimés jusqu'à mourir ; mais, de même que la parole sollicite l'adhésion de l'esprit aux idées qu'elle renferme, pourquoi ne solliciterait-elle pas l'adhésion de la volonté à l'amour qu'elle exprime et qu'elle contient ? La parole, humainement et divinement, accomplit deux offices : elle éclaire et elle touche, elle produit la lumière et l'affection. Seulement il faut nous y prêter aussi bien pour l'amour divin que pour l'amour humain ; il faut pour l'un et pour l'autre faire acte de volonté.

Sans la volonté tout est impossible, la foi comme tout le reste, mais pas plus que tout le reste. Nous n'aurions droit de nous plaindre qu'autant que le christianisme ne renfermerait rien qui excitât suffisamment notre volonté à approcher de lui. Mais ce reproche serait sans fondement. Quand nous repoussons le christianisme, nous repoussons, par une ingratitude préconçue, le plus grand amour qui ait cherché le monde ; nous abusons, par un effort extrême, de notre liberté morale, et changeons en malédiction contre nous ce doux cantique que les anges chantaient à l'avènement du Fils de l'homme : Paix sur la terre aux hommes de bonne volonté !

Paix sur la terre aux hommes de bonne volonté ! C'est cette parole qui explique comment tant d'hommes qui ne savent rien, parviennent pourtant à la foi. Ils y parviennent par le chemin de l'amour ; leur âme, qui eût difficilement répondu aux idées divines, à cause de leur élévation, a répondu sans peine aux attouchements de la charité. Ils ont reconnu Dieu à la bonté plus qu'à la lumière, et la lumière, jalouse de leur cœur, s'y est précipitée avec l'amour. C'est cette merveille qu'on a voulu déshonorer en l'appelant la foi du charbonnier. Messieurs, il n'y a pas plus de foi du charbonnier qu'il n'y a de raison du charbonnier. La raison du charbonnier vaut celle de Newton, et tel paysan qui coupait le bois dans la forêt de Versailles, avait sur les choses divines des illuminations aussi profondes que celles de Bossuet étonnant de son éloquence et de sa doctrine la cour de Louis XIV. Oui, au jour du jugement, il viendra de ces charbonniers, en sabots et en sarrau, qui aurons eu plus de foi et de lumière que des théologiens, parce que l'amour voit plus loin que l'intelligence, et que quand l'âme y consent, la vérité l'emporte avec elle, comme l'aigle prend ses petits sur son dos et les mène au soleil.

Nous avons dit, Messieurs, que la génération de la foi, semblable dans ses procédés à la génération de la raison, suppose des germes divins de connaissance et d'amour semés en nous par la main de Dieu. Le concours de Dieu nous est donc nécessaire pour arriver à la foi, et ce concours est libre de sa part, au moins lorsque, ayant abusé de ses dons, nous en avons, par notre faute, altéré la vertu. La liberté de l'homme appelle évidemment pour contrepoids la liberté de Dieu, et, Dieu étant éloigné de l'homme, le mystère de la foi ne peut plus s'accomplir en nous, si nous n'avons la puissance d'y rappeler l'action de Dieu. Mais par quelle voie rappeler cette action ? Qui sera assez fort pour faire violence à Dieu, et pour lui faire violence sans blesser sa liberté ?

Messieurs, quand Achille eut tué Hector et l'eut traîné sept fois autour de la ville assiégée, le soir, au seuil de sa tente, un vieillard désarmé se présenta. C'était Priam. Il venait redemander à l'impitoyable vainqueur le corps meurtri de son fils, et lui ayant baisé la main, il lui dit : " Juge de la grandeur de mon malheur, puisque je baise la main qui a tué mon fils ! " Achille pleura, et rendit le corps de son ennemi. Quelle était la puissance qui avait brisé ce cœur farouche ? Quel charme avait triomphé de lui ? Cette puissance, ce charme, c'était la prière. Si la force n'avait pas rencontré quelque part une barrière pour l'arrêter, s'il n'y avait eu ici-bas que la force contre la force, c'en était fait des petits et des malheureux. Dieu devait à la faiblesse et au malheur une arme qui fît tomber l'épée, calmât la colère, éteignît l'injure, réparât l'inégalité du sort : il leur a donné la prière. La prière est la reine du monde. Couverte d'humbles habits, le front baissé, la main tendue, elle protège l'univers de sa majesté suppliante, elle va sans cesse du cœur du faible au cœur du fort, et plus sa plainte s'élève de bas, plus le trône où elle arrive est grand, plus son empire est assuré. Si un insecte pouvait nous prier, quand nous allons marcher dessus, sa prière nous toucherait d'une immense compassion : et comme rien n'est plus haut que Dieu, nulle prière n'est plus victorieuse que celle qui monte vers lui. C'est la prière, Messieurs, qui rétablit nos rapports avec Dieu, rappelle à nous son action, lui fait violence sans nuire à sa liberté, et est par conséquent la mère de la foi. C'est pourquoi Jésus-Christ dit : Demandez, et il vous sera donné ; cherchez, et vous trouverez ; frappez, et il vous sera ouvert ; car qui demande reçoit, qui cherche trouve, qui frappe, il lui est ouvert.

Je vois bien l'objection : est-ce que pour prier il ne faut pas la foi ? et s'il faut prier pour avoir la foi, n'est-ce pas un cercle vicieux ? Ah ! oui, Messieurs, un cercle vicieux ! Je crois l'avoir déjà dit, le monde est plein de ces cercles vicieux. Mais voyez comment Dieu se tire de celui-ci. Pour prier, j'en conviens, la foi est nécessaire, au moins une foi commencée : mais savez-vous ce que c'est que la foi commencée ? La foi commencée, c'est le doute ; le doute est le commencement de la foi, comme la crainte est le commencement de l'amour. Je ne parle pas de ce scepticisme qui affirme en doutant, mais de ce doute familier peut-être à beaucoup de mes auditeurs ; de ce doute sincère qui leur fait se dire : Mais peut-être, après tout, être imparfait et chétif, je suis l'œuvre d'une Providence qui me gouverne et veille sur moi ! Peut-être ce sang qui, tout à l'heure, a coulé sur l'autel, c'est le sang d'un Dieu qui m'a sauvé ! Peut-être puis-je arriver à la connaissance, à l'amour de ce Dieu ! Peut-être ! ce doute-là, Messieurs, est celui qui est le commencement de la foi, et cette foi commencée, vous ne l'arracherez pas aisément de votre cœur ; Dieu l'y a rivée avec le diamant. C'est la foi à l'état vague, qui passera à l'état de conviction, si vous le voulez ; qui n'y passera pas, si vous ne voulez pas ; qui se prête à tout, à affirmer Dieu ou à le nier, à l'aimer ou à le haïr. Vous l'avez si bien cette foi, que vous la combattez, que vous voudriez vous en défaire. La persécution même est un hommage que vous lui rendez : on ne persécute que ce que l'on estime. La persécution vient d'une foi qui ne s'avoue pas et qui a peur d'elle-même ; la persécution est un acte de foi. Les philosophes de l'antiquité méprisaient le paganisme ; aussi en laissaient-ils les dieux tranquilles ; ces dieux ne donnaient pas la foi, c'est pourquoi les philosophes ne les craignaient pas. Jamais le doute n'était descendu dans leur cœur du front de Jupiter et de Neptune. Mais quand est venu le christianisme, ces princes qui ne croyaient pas à leurs idoles, et qui étaient si aises d'être grands sacrificateurs ; ces opulents qui se plaisaient dans l'orgueil de leurs hécatombes ; ces écrivains qui flattaient Apollon et Mercure, tous ces hommes se sont levés contre la vérité. Ils se sont levés quand la vérité leur a fait peur, quand la foi est entrée en eux avec le doute. Oui, on ne nous hait que parce qu'en nous il y a trop de vérité, une vérité trop visible. Ah ! si nous apportions le mensonge, on nous adorerait, on nous mettrait sur des autels ; on nous dirait : Donnez la foi à la multitude, et faites qu'elle nous serve. Mais comme nous prétendons faire croire aussi bien les grands que les petits, comme nous pénétrons à travers leurs vices et leurs passions pour porter au moins le doute dans leur cœur, ils s'élèvent contre nous, ils voudraient nous imposer silence, ils voudraient que désormais rien dans l'univers ne leur parlât de Dieu, pour voir si la conscience ne leur en parlerait plus.

Tous, Messieurs, nous pouvons donc prier, parce que tous nous croyons ou nous doutons. Insectes d'un jour, perdus sous un brin d'herbe, nous nous épuisons en vains raisonnements, nous nous demandons d'où nous venons, où nous allons ; mais ne pouvons-nous pas dire ces paroles : 0 toi, qui que tu sois, qui nous as faits, daigne me tirer de mon doute et de ma misère ? Qui est-ce qui ne peut pas prier ainsi ? Qui est excusable s'il n'essaie pas de fonder sa foi sur la prière ?

Puissé-je, Messieurs, vous avoir inspiré au moins la bonne pensée de vous tourner vers Dieu dans la prière, et de renouer vos rapports avec lui, non-seulement par l'esprit, mais par le mouvement du cœur ! C'est l'espérance que j'emporte avec moi ; c'est le vœu que je forme en vous quittant. Je laisse entre les mains de mon évêque cette chaire de Notre-Dame désormais fondée, fondée par lui et par vous, par le pasteur et par le peuple. Un moment ce double suffrage a brillé sur ma tête : souffrez que je l'écarté de moi-même, et que je me retrouve seul quelque temps devant ma faiblesse et devant Dieu.

ANNÉE 1843 DES EFFETS DE LA DOCTRINE CATHOLIQUE SUR L'ESPRIT

QUATORZIÈME CONFÉRENCE

DE LA CERTITUDE RATIONNELLE PRODUITE DANS L’ESPRIT PAR LA DOCTRINE CATHOLIQUE

monseigneur,

Messieurs,

La doctrine est la science de la vie. La vie, selon la définition de saint Thomas d'Aquin, est un mouvement spontané. Tout mouvement emporte clans son essence même l'idée d'un point de départ, d'un point d'arrivée et d'un effort pour aller de l'un à l'autre ; et, par conséquent, la science de la vie, c'est la science du point de départ de l'homme, de son terme d'arrivée, et de la route ou des moyens par où il doit passer.

Or la doctrine catholique nous apprend que Dieu est le point de départ de l'homme, que Dieu est le terme d'arrivée de l'homme, et que Dieu fait homme est la voie, le moyen qui le conduit à sa fin : Je suis l'alpha et l'oméga, le principe et la fin. Il n'y a qu'un Dieu, et qu'un médiateur de Dieu et des hommes, l'homme Christ Jésus. Et par conséquent, avant toute discussion, la doctrine catholique est la plus élevée de toutes les doctrines ; car, quoi que fasse l'esprit humain, il lui est impossible de concevoir un point de départ plus élevé que Dieu, un médiateur plus élevé qu'un Dieu fait homme. Donc, métaphysiquement, et par la nature des choses, la doctrine catholique occupe le sommet le plus haut où l'esprit humain puisse atteindre, et toute doctrine, quelle qu'elle soit, qui vient après elle, ou à côté d'elle, est forcée de se ranger en des degrés qui lui sont inférieurs. Nous sommes placés là au sommet par la force des idées elles-mêmes, et je devrais, ce semble, tout de suite jeter mes regards sur cette hauteur ; je devrais regarder la doctrine catholique dans sa face et dans ses entrailles, et, comme Moïse, faire redescendre ma parole de cette contemplation, et vous éblouir par ces rayons pris au lieu où repose, avec l'essence divine, notre doctrine elle-même. Je ne le ferai pourtant pas encore ; car toute doctrine étant un principe de vie, bon ou mauvais, agit nécessairement sur la vie de l'homme, de la nature et de la société, et peut, par conséquent, être considérée sous le rapport des effets qu'elle produit dans cette triple région. Or il est plus naturel d'étudier ainsi une doctrine toute proche de nous, que d'aller d'abord en poursuivre les mystères jusque dans leur nature métaphysique. Je me propose donc, Messieurs, après vous avoir autrefois montré la nécessité de l'Église catholique, sa constitution, son autorité, les sources de sa doctrine, je me propose, continuant toujours la même œuvre sur le même plan, de vous exposer les effets de cette doctrine sur l'homme, la nature et la société, afin que, plus tard, nous soyons préparés à la suivre, d'un vol humble et hardi, jusqu'au trône de Dieu.

Je commencerai par la considération des effets de la doctrine catholique sur l'esprit de l'homme.

Le premier vœu d'une doctrine, son premier effort, sa tendance inévitable, c'est de conquérir les esprits ; il n'y a pas au monde de conquérant si impatient des limites de son territoire, si à l'étroit dans les bornes de sa puissance, et qui sente plus remuer dans son cœur le désir de combattre et de subjuguer, qu'une doctrine : car une doctrine, c'est la vie, c'est le principe de toute vie ; la doctrine, dans sa cause première, c'est Dieu lui-même, Dieu, la vérité souveraine, la vérité vivante, la vérité qui ne se regarde pas pour se voir, mais qui se voit sans ouvrir les yeux, parce qu'elle est à la fois son œil et sa lumière. Et si le soleil est tellement pressé de nous communiquer ses rayons, s'il les précipite dans nos yeux avec une si grande rapidité, que sera-ce de la lumière infinie, que sera-ce de la doctrine catholique, que sera-ce de toute doctrine, qui, après tout ; tire de Dieu sa source, même quand elle est erronée ? Car, Messieurs, l'erreur absolue, les ténèbres parfaites n'existent pas ; le néant ne peut pas exister ; et toute fausse doctrine, alors même qu'elle nous trompe, tire encore sa puissance d'un reste de vérité, je ne dirai pas de l'essence divine, mais de quelque chose qui est parti de là, et qui fait passer les fantômes que nous aimons pour des astres lumineux et vivants.

La doctrine veut donc commander aux esprits, elle ne s'en cache pas, et moi, doctrine vivante, moi à qui il a été dit dans mes ancêtres : Va et enseigne toutes les nations ; moi... et pourquoi voudriez-vous que je vous déguisasse mon ambition ? mon ambition n'a pas de limites ; mon ambition, c'est plus que l'Océan ; mon désir de domination sur toute créature capable d'entendre la parole divine, c'est, comme l'a dit saint Paul, de captiver toute intelligence, toute hauteur qui s'élève, par la force de la doctrine qui vient de Dieu. Ainsi, nous avons une grande ambition, et, si vous avez une doctrine, cette ambition est aussi la vôtre. Ne dissimulons pas ; disons que nous sommes des hommes qui voulons tout conquérir, posséder les esprits, les gouverner. Pourquoi ? Est-ce par un désir égoïste de prééminence ? Non, Messieurs ; c'est que la vérité est aussi charité ; c'est que la lumière est aussi chaleur, et que cette chaleur ne peut pas exister sans échauffer, sans se répandre. Ainsi le désir de répandre la vérité se confond avec le désir de la charité. Quand nous voulons conquérir, c'est que nous voulons ouvrir nos entrailles, et y cacher, y retenir le genre humain tout entier. Ah ! sans doute on nous le pardonnera !

Or, Messieurs, nulle doctrine ne conquiert les esprits qu'à la condition de leur donner la certitude de sa vérité ; tant qu'une doctrine ne s'empare pas des esprits jusqu'à leur paraître certaine, elle n'est qu'une lueur plus ou moins séduisante, qui cherche l'adhésion, mais qui ne l'a point obtenue, qui est distincte encore de l'intelligence, qui est traitée par elle comme un hôte plus ou moins familier, mais non pas comme faisant partie nécessaire de la maison. La certitude établit entre l'intelligence et la doctrine une parfaite unité ; elle est le point de rencontre et de jonction de la lumière intellectuelle et de la lumière doctrinale, comme la vision est le point de rencontre et de jonction de la faculté visive et du rayon lumineux. Il est plusieurs genres de certitude, selon la manière dont la doctrine parvient à s'introduire dans l'entendement et à en prendre possession. Je m'occuperai d'abord de la certitude rationnelle.

La certitude rationnelle est une conviction réfléchie, souveraine, immuable : réfléchie, c'est-à-dire se rendant compte d'elle-même à elle-même, connaissant ses motifs, les discutant, résistant par la logique aux raisons opposées qui voudraient la détruire ; souveraine, c'est-à-dire gouvernant la vie pratique aussi bien que la vie de la pensée, et capable de nous faire accepter la mort plutôt que de la trahir par un désaveu ; immuable, c'est-à-dire subsistant en nous avec une telle constance de lucidité, qu'elle ne saurait y périr que par des actes estimés crime ou folie.

Et ce n'est pas un petit prodige, Messieurs, qu'une semblable certitude ; ce n'est pas sans peine qu'on arrive à croire quelque chose avec une conviction réfléchie, souveraine, immuable. Notre esprit est tiraillé par tant de doctrines contraires ! Le soir, dans notre cabinet, au coin de notre feu, la tête appuyée sur notre table, nous pensons ; un système de vie nous apparaît ; il nous pousse du coude, en nous disant : Écoute-moi, je suis la vérité. Nous passons dans une rue ; un ami, un compagnon de notre premier âge nous met la main sur l'épaule ; il y a du temps que nous ne l'avons vu ; il a appris ; il a connu dans le chemin de ce monde des hommes qui l'ont persuadé ; il nous dit : Écoute, j'ai la doctrine, j'ai la vérité. Vous vous rappelez cette nuit du second des Brutus. Au milieu des désastres de sa patrie, un soir, il songeait à tout ce qui préoccupe les hommes sérieux, lorsqu'ils portent dans leur pensée le poids d'un empire qui s'écroule. A ce moment, sa porte s'ouvrit, une espèce d'ombre lui apparut ; il se leva et lui dit : " Qui es-tu ? " Et l'ombre répondit : " Je suis ton mauvais génie, et tu me reverras à Philippes. " Pour nous, Messieurs, c'est le contraire. Des ombres nous apparaissent et nous disent : Je suis ton bon génie, tu me reverras à l'heure finale. Que voulez-vous que fasse la raison humaine, ainsi battue par tant de doctrines contraires, défendues chacune avec ardeur par l'éloquence et le dévouement ? Quelles incertitudes ! Quels tourments ! La petite barque du pêcheur qui va gagner la vie de sa famille, luttant la nuit au milieu des orages, n'est-elle pas cent fois plus tranquille et plus heureuse que notre esprit ?

Ajoutez à cette cause extérieure de perturbation la faiblesse de notre ressort intellectuel. Non-seulement des idées contradictoires passent et repassent incessamment devant nous, mais notre œil intérieur est naturellement peu ouvert, et disposé à la fascination. Si la doctrine qu'on lui présente est vérité, la lumière l'éblouira, il n'aura pas la force de la soutenir ; si elle est erreur, les ténèbres l'obscurciront, il croira voir ce qu'il ne verra pas.

Enfin, la liberté dont jouit notre âme sert aussi à nous éloigner des rivages de la certitude. Elle nous fait éprouver une certaine horreur de ces liens irrévocables qui lui ôteraient une partie de sa souveraineté ; la vérité, connue dans tout son éclat, avec tout son empire, lui paraît une servitude ; elle aime mieux, malgré les douleurs du doute, errer d'une rive à l'autre, que de jeter dans le port des ancres qui ne se lèveront plus.

Ces obstacles à la certitude sont grands : mais combien plus, quand il s'agit de la doctrine catholique ! En toute autre matière, nous touchons pour ainsi dire les objets ; il s'agit de la nature, de la société, de phénomènes usuels, de témoignages humains, de documents qui sont proches de nous ; mais la doctrine catholique, malgré ses phénomènes extérieurs, aboutit à des régions bien autrement cachées. Nous parle-t-elle de l'essence divine ; c'est une unité en trois personnes, réellement distinctes les unes des autres. Nous parle-t-elle des actes divins ; c'est une de ces personnes divines qui a pris notre chair, notre âme, qui est morte, que nous avons crucifiée, et dont le sang, répandu par nous, au lieu d'écraser l'humanité, l'a sauvée. Si la certitude-est difficile en soi, combien plus, lorsqu'il s'agit de tels mystères !

Et, en outre, Messieurs, nulle doctrine n'a été plus combattue ici-bas que la doctrine catholique. Entrez dans ces sépulcres qu'on appelle des bibliothèques, choisissez au hasard, trouvez-moi un livre véritablement catholique, qui, à propos d'histoire, d'astronomie, de mathématiques, de système du monde, de pierre qui tombe, d'aérostat qui s'élève, à propos de tout et à propos de rien, ne dise pas ana-thème au christianisme. Tout conspire contre nous ; il n'y a rien qui ne parle contre nous, qui ne soit éloquent contre nous. Eh bien ! cette certitude si difficile pour tous, si difficile pour nous en particulier, cette certitude qui n'a que des ennemis, nous l'avons. Je l'ai, je la sens respirer dans ma poitrine. Mes frères et moi, nous avons passé par-dessus vos livres, par-dessus votre puissance, par-dessus tout ce que vous avez mis à l'encontre de notre âme ; nous avons fait notre chemin dans le monde, et nous voici, nous voici, certains de nous et de notre doctrine !

Est-il bien vrai pourtant que nous ayons une certitude rationnelle du christianisme, c'est-à-dire une conviction réfléchie, souveraine, immuable ? Réfléchie... Messieurs, je ne le dis pas de tous. Remarquez-le bien, je ne parle pas en ce moment de la foi, qui est une opération de la grâce de Dieu ; je ne parle pas de la lumière surnaturelle, qui peut être donnée à l'enfant venant au monde ; ce n'est point là ma thèse. Je parle d'une conviction réfléchie, qui sait les motifs de sa foi, de la conviction de saint Augustin, de saint Thomas d'Aquin, de Bossuet, de Fénelon ; de cette certitude qui, dans un grand nombre d'âmes, se surajoute à l'autre, et dont l'Église se maintient en possession. Car à tous ceux qui ont voulu la dépouiller de motifs rationnels, de toute avant-garde logique, de son assiette dans l'ordre présent et visible, l'Église ne l'a pas permis ; elle a sauvé la raison, comme elle a sauvé la foi. Sans cesse occupée à conserver le domaine de la foi, de sa toute-puissance divine sur les âmes, le domaine de la grâce qui brise l'orgueil de saint Paul, à Damas, elle conserve aussi le domaine de la raison, qui sans doute est moins puissant, mais qui existe, qui arme et combat pour nous, et fait que notre foi n'est pas seulement un acte surnaturel, mais un acte de haute raison. On ne niera pas sans doute cette alliance de la foi et de la raison dans saint Augustin, dans saint Thomas d'Aquin, dans Bossuet, dans Fénelon, et tant d'autres, dont je ne veux pas rassembler ici les noms, de peur qu'ils ne soient plus pressés sur mes lèvres que vos têtes ne le sont dans cette basilique. On ne niera pas que ces grands génies n'aient été tout ensemble des hommes de foi et des hommes de raison ; qu'ils n'aient manié avec une égale supériorité l'arme de la logique et celle de la grâce. Oui, qui nous contestera la raison ? Serait-ce parce que nous l'humilions aux pieds de la foi, parce que nous disons qu'une lumière finie ne saurait égaler une lumière infinie ? Mais de ce que le soleil n'est pas Dieu, il n'en éclaire pas moins le monde. Nous avons donc une conviction réfléchie du christianisme, nous sommes de petits enfants en présence de Dieu qui nous a faits, mais des enfants qui regardent leur père, qui s'entretiennent avec lui, qui le touchent, qui l'embrassent, et qui lui parlent avec éloquence le langage du temps et celui de l'éternité.

Notre conviction est pareillement souveraine. Elle domine les opérations de notre pensée et les œuvres de notre activité pratique. Tous les chrétiens, sans doute, ne vivent pas conformément à la doctrine de Jésus-Christ, il en est un trop grand nombre qui renient l'Évangile par leurs actions. Mais l'inconséquence momentanée de ceux-là ne fait que rendre plus sensible la fidélité des autres, en dévoilant combien il en coûte à la corruption de l'homme pour se conduire toujours en vrai chrétien. Le christianisme, d'ailleurs, n'inspire pas seulement des mœurs réglées selon ses lois, il inspire un dévouement héroïque : il conduit ses missionnaires aux nations les plus lointaines ; il peuple les hôpitaux de ses filles de Charité ; il crée dans les âmes des ressources aussi grandes que la fertilité du malheur et de la misère ; il a ses anachorètes, ses cénobites, les hommes de sa pénitence autant que les hommes de sa parole ; et par-dessus tous ces martyrs qui ne vont pas jusqu'au sang, il a ceux enfin qui protestent entre les mains des bourreaux de la souveraineté de leur conviction. Quelle doctrine a donné de plus sûrs garants de sa pleine possession des esprits ?

Il est vrai qu'au premier aperçu la conviction catholique ne paraît pas douée d'une complète immutabilité, puisqu'il est de foi que le chrétien est toujours libre de l'abdiquer par la prévarication de l'apostasie, et qu'il en est, dans l'histoire, des exemples trop mémorables et trop certains. Mais ces exemples mêmes, par la stupeur qu'ils ont laissée derrière eux, nous prouvent et leur rareté et la grandeur du crime intellectuel qui en a été la cause. L'apostasie est à l'ordre religieux ce que la folie est à l'ordre naturel, une lamentable exception, qui ne détruit pas plus la certitude de la foi que l'autre n'anéantit la certitude de la raison. A part les enfants, en qui le christianisme n'est encore qu'un sentiment et une habitude, tout homme qui l'a accepté de lui-même par un acte viril, éprouve très bien, malgré sa liberté subsistante, qu'il ne renoncerait pas plus aisément à la foi qu'à la raison. Vous avez autour de vous des jeunes gens qui ont trahi l'espérance de leur éducation chrétienne ; vous ne connaissez point d'hommes graves qui, ayant une fois reconnu, du plein mouvement de leur conscience, la divinité de la doctrine catholique, l'aient ensuite rejetée comme un fardeau trompeur. Plus le chrétien s'avance, par le cours des années, vers l'horizon de l'éternité, plus sa conviction s'affermit par-dessus tout le reste, comme le voyageur qui gravit les Alpes, voit se baisser, à mesure qu'il, s'élève, les hauteurs intermédiaires, jusqu'à ce qu'il ne découvre plus devant lui que la cime suprême et couronnée du mont Blanc.

La doctrine catholique produit donc dans l'esprit une conviction réfléchie, souveraine, immuable, c'est-à-dire la certitude rationnelle. Or la certitude rationnelle est le plus grand acte de puissance d'une doctrine, et par conséquent la doctrine catholique fait acte de puissance au plus haut degré. Mais cette conclusion n'est pas suffisante ; il faut, pour conclure plus avant, savoir quelle est la cause active de la certitude rationnelle.

Il y a des doctrines qui ont de la valeur, d'autres qui n'en ont pas : des doctrines qui, entre autres

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phénomènes, produisent celui de la certitude rationnelle ; d'autres qui ne la produisent pas. D'où vient cette différence ? Il est manifeste que la valeur d'une doctrine dépend de la quantité de vérité qui y est contenue ; car une doctrine n'étant autre chose que l'exposition de ce qui est, son mérite gît évidemment dans la conformité de ce qu'elle dit avec la réalité. En d'autres termes, une doctrine ne renferme que deux éléments, l'erreur ou la vérité, soit l'une, soit l'autre, soit toutes les deux ensemble ; et si ce n'est pas la vérité qui détermine sa valeur intrinsèque, il faut que ce soit l'erreur, c'est-à-dire ce qui n'est pas, ce qui n'est rien en soi, conséquence inadmissible par la raison. Sans doute l'éloquence revêtira l'erreur d'un prestige en la couvrant des habits de la vérité ; mais l'éloquence meurt avec la parole, tôt ou tard la doctrine se retrouve seule avec son poids naturel, qui est la quantité de vérité qu'elle contient ; et son action définitive est toujours proportionnée à cette quantité. Quand elle produit la certitude rationnelle, qui est sa plus haute action sur l'esprit, c'est que la vérité est en elle à l'état pur. Autrement il faudrait dire que l'erreur aussi produit la certitude rationnelle, auquel cas, l'effet de l'erreur et de la vérité étant le même, il est manifeste qu'il ne nous resterait aucun moyen de les discerner, ce qui serait l'anéantissement absolu de la raison. L'effet final de l'erreur sur l'entendement ne peut être le même que l'effet final de la vérité, pas plus que l'effet final du crime sur l'âme ne peut être identique à l'effet final de la vertu. De même que l'endurcissement de l'âme n'est pas la paix, l'endurcissement de l'esprit n'est pas la certitude, et comme le remords va chercher le crime jusque dans les derniers replis de la conscience pour le troubler, le doute poursuit l'erreur jusque dans les derniers retranchements du sophisme pour la punir. Donc, là où il y a certitude rationnelle, il y a vérité ; or la doctrine catholique produit la certitude rationnelle, donc la doctrine catholique est vraie, et comme elle produit cette certitude malgré les résistances les plus opiniâtres du dedans et du dehors, c'est que la vérité est en elle à sa plus haute puissance. Quand la mer de Hollande brise ses digues, c'est qu'il y a dans la mer de Hollande une force qui n'est pas dans la main des hommes, ni dans la science qui a élevé les digues.

Vous me direz : Nous aussi, nous avons la certitude de notre incrédulité ; eh bien ! certitude pour certitude, ce sont deux termes qui s'annulent réciproquement : le catholicisme a eu ses hommes de génie, nous aussi nous avons les nôtres ; il a eu ses martyrs, l'incrédulité a les siens : donc la cause est égale de part et d'autre ; restez ce que vous êtes, nous avons droit de rester ce que nous sommes.

Non, Messieurs, vous n'avez pas la certitude de votre incrédulité, et si vous l'aviez, nous n'aurions pas la certitude de notre foi ; car deux certitudes contradictoires s'excluent mutuellement. Je vous partage en deux classes : les uns, qui ont étudié la question religieuse ; les autres, qui ne la connaissent que par préjugé. Ceux qui ne l'ont pas étudiée n'ont aucun titre à réclamer le bénéfice de la certitude rationnelle ; et n'est-ce pas le grand nombre d'entre vous ? Je vous prends pour juges : qu'avez-vous fait pour vous mettre en rapport avec la doctrine catholique ? Qu'avez-vous lu ? Quelles ont été vos méditations ? Dans quelle solitude avez-vous recueilli votre âme en face du problème de vos destinées ? Qui de vous a suffisamment pesé Dieu dans sa main, pour lui dire avec justice un oui ou un non éternel ?

Quant aux savants, à ceux qui ont remué beaucoup de livres et d'idées, et auxquels j'accorde, s'ils le veulent, d'avoir aussi serré de près le christianisme dans leurs investigations, ai-je besoin de leur contester la certitude ? Qui ne connaît l'âme d'un savant ? Qui n'a ouï les gémissements douloureux de ces hommes qui ont tout exploré, et qui, de leurs longues navigations dans l'océan des choses, n'ont rapporté, avec une science plus vaste, que des doutes plus profonds ? Messieurs, la vérité donne rendez-vous à tous à l'heure de la mort : c'est là qu'il faut juger de la sincérité et de la valeur des deux doctrines, de la valeur du catholicisme et de la valeur de l'incrédulité. Quel est le catholique, à l'heure de la mort, qui regrette sa foi ? Et combien, au contraire, d'incrédules qui posent leurs lèvres mourantes sur le crucifix, en adorant ce qu'ils avaient blasphémé et en maudissant ce qu'ils avaient adoré ! D'Alembert, ce grand géomètre, était à son lit de mort. Un jeune homme s'approcha et lui dit avec une naïveté affectueuse : " Monsieur d'Alembert, vous avez toujours été bon pour moi, laissez-moi vous demander une chose ; maintenant, tout ce que vous et vos amis avez écrit du christianisme vous paraît-il certain ? " D'Alembert, ému d'un mouvement généreux, répondit : " Ah ! certain ! " Voilà, Messieurs, le dernier mot de la science et du génie à l'égard de la religion, lorsqu'ils s'en sont tenus à eux-mêmes, et n'ont voulu conclure que par la raison isolée du témoignage divin. La science creuse la vie et ne la comble pas. Oui, princes de la pensée terrestre, vous avez creusé un puits profond et admirable ; mais vous ne l'avez pas rempli. Entre vous et nous, pour tout achever par un seul mot, voici la différence : nous croyons, et vous doutez !

Eh bien ! oui, direz-vous, nous cherchons, et c'est notre mérite de chercher ; nous n'avons pas la certitude, nous la demandons à tout vent, nous la demandons à quiconque peut prononcer une parole avec éloquence : mais est-ce qu'en dehors de l'incrédulité, il n'existe pas de fausses religions ? Ces fausses religions n'ont-elles pas une certitude ? Et si elles ont une certitude, qu'est-ce que votre certitude catholique prouvera ? L'adorateur de Jupiter meurt tranquille, le disciple de Mahomet meurt tranquille ; c'est au lit de la mort que vous nous attendez, disiez-vous tout à l'heure ; eh bien ! c'est le lit de la mort que nous invoquons en faveur des cultes les plus extravagants.

Messieurs, quand j'en conviendrais, ne serait-ce pas un phénomène bien frappant que la science humaine ne pût pas donner la tranquillité d'esprit à la mort, et que l'adorateur de Jupiter, le fidèle de Mahomet, l'observateur d'un culte si bizarre et si inconséquent qu'il soit, obtînt le repos dans sa religion ? Quelle est donc la magie de la religion, s'il est vrai qu'il suffit d'adorer, de mettre un genou en terre, de lever les yeux en haut, et de dire en quelque langue que ce soit : Mon Dieu ! s'il suffit, dis-je, qu'une âme humaine prononce ce nom de Dieu pour être fortifiée, consolée et calme dans la mort ? Ne voyez-vous pas que vous ne pouviez rien dire de plus fatal contre vous, et que la fausseté même des religions possédées par des esprits de toute nature, et leur donnant la paix que vous n'avez pas, prouve que vous n'êtes pas dans la voie de l'humanité ; que le Nègre, le Cafre ou le Hottentot sont plus heureux que vous, qu'ils ont plus de vraie science que vous n'en avez, et que Dieu, dans tous les pays, dans tous les temps, sous toutes les formes, récompense l'âme qui croit en lui ? Oui, les fausses religions parleront contre vous au jour du jugement ; oui, il vous sera dit : Savants ! j'avais donné la paix à l'humanité, à mes nègres, à mes sauvages, à mes caraïbes ; ils vivaient tranquilles à l'ombre de mon nom ; et vous, qui vous êtes torturé l'esprit, qui avez pris en vous votre point de départ et votre point d'appui, semblables à des malheureux qui voudraient s'enlever par leur propre effort, vous êtes restés plongés dans l'incertitude et l'agitation ; vous n'avez emporté de vos recherches qu'un désespoir qui ne vous a pas même appris votre impuissance. Cette réponse suffirait peut-être, Messieurs ; mais je tiens à vous montrer que les fausses religions n'avaient point de certitude rationnelle, c'est-à-dire ne donnaient pas d'elles à leurs sectateurs une conviction réfléchie, souveraine, immuable.

Y avait-il seulement une doctrine dans le paganisme ? Y avait-il réflexion, enseignement ? A quoi peut servir de raisonner là où l'ombre même de la raison n'est pas ? Aussi, lorsque Jésus-Christ se leva sur le monde, que fit l'empire romain ? il se tut d'abord, appuyé sur sa forte épée ; mais quand il vit ces Galiléens qui pénétraient par tout l'empire, qui se montraient clans le sénat, qui avaient dans l'armée, dans le prétoire, des approbateurs, des amis, des frères ; quand l'empire s'aperçut de ce mouvement de persuasion, il s'éveilla, et fit un geste : fut-ce pour parler ? Lui, parler ! Il tira cette épée qui avait soumis le monde, et il en frappa sans relâche des vieillards, des femmes, des enfants désarmés ; et cette exécrable lâcheté est encore la seule défense de ces faux dieux, partout où il en reste. Où est la raison ? où est la certitude rationnelle ?

Ah ! quand je rencontre une âme qui n'a pas ma foi, qui ne croit point à la parole aimable du Christ, j'en éprouve une tendre pitié ; je me mets à sa portée ; je la presse, autant que son âge et sa situation me le permettent ; je fais ce qu'une mère peut faire pour lui donner le lait de l'amour. Elle peut mépriser mes efforts, elle ne les accusera point d'être l'indice d'une foi sans raison et sans cœur. Mais qu'un chrétien tombe au pouvoir de ces cultes enfants, sans confiance en eux-mêmes parce qu'ils sentent leur dégradation, ils n'essaieront pas même de le convaincre, ils lui diront : Courbe la tête ou meurs. Mais le chrétien ni ne se tait ni ne courbe la tête ; la doctrine qui est en lui s'anime et grandit devant le péril ; elle se souvient du Calvaire, et, sous la main qui veut l'étouffer, elle cherche encore à persuader, ne fût-ce que ses bourreaux. De quel côté est la conviction réfléchie, souveraine, immuable ?

Peut-être, du moins, dans les sectes chrétiennes séparées de l'unité catholique, serons-nous contraints de reconnaître la certitude rationnelle ? Pas davantage. Les ignorants, dans ces sectes, sont incapables de la certitude rationnelle, et la foi qu'ils ont, si leur ignorance est invincible, est une foi purement surnaturelle, qui est le fruit de la grâce et peut les sauver. Quant aux savants de l'hérésie, la force de la logique les conduit à détruire ce qu'ils auraient voulu laisser debout ; ils sapent, un jour ou l'autre, les dogmes qu'eux-mêmes avaient reconnus d'abord pour fondamentaux, et ils arrivent finalement à un protestantisme tellement complet, qu'il ne se distingue plus du rationalisme que par le nom. Je ne vous en donne pas de preuves ; c'est une histoire trop visible pour les yeux les moins exercés, et je me hâte de conclure en me résumant. Ni dans les sectes chrétiennes, ni dans les cultes païens, ni nulle part ailleurs, en dehors de la doctrine catholique, la certitude rationnelle n'est produite à l'égard des choses divines. Nous seuls la possédons, et comme il n'y a pas de certitude de l'erreur, mais seulement de la vérité, la doctrine catholique est la vérité.

QUINZIÈME CONFÉRENCE

DE LA RÉPULSION PRODUITE DANS L'ESPRIT PAR LA DOCTRINE CATHOLIQUE

Monseigneur,

Messieurs,

Quand le vieux patriarche Jacob était sur son lit de mort, il rassembla autour de lui sa postérité, et leur ouvrant, pour leur instruction et la nôtre, le vaste champ de l'avenir, il dit à un de ses fils, qui s'appelait Juda : Le sceptre ne sortira pas de ta race, et la principauté, de ta maison, jusqu'à ce que vienne Celui qui doit être envoyé, et qui sera l'attente des nations. Ainsi, le premier caractère par lequel le Christ, le Fils de Dieu fait homme, fut expressément désigné dans les prophéties, ce fut ce caractère d'être l'espérance des nations. Et plus tard, à la fin de l'âge prophétique, un autre de ces envoyés de Dieu disait : Encore un peu de temps, et j'ébranlerai le ciel et la terre, et viendra le Désiré de toutes les nations. Et cependant, Messieurs, un autre prophète s'écriait aussi avec un langage bien différent : Pourquoi les nations ont-elles frémi, et les peuples ont-ils médité des choses vaines ? Les rois de la terre se sont levés, les princes se sont unis contre le Seigneur et contre son Christ ; ils ont dit : Rompons leur joug, et jetons-le loin en arrière. Ainsi, tout à la fois le Christ est désigné sous ces deux caractères contradictoires, d'être l'espérance et l'amour des peuples, et d'être l'objet de leur frémissement et de leurs conjurations.

Et quand Jésus-Christ fut présenté au temple, quelle est la première parole, chrétiens et Messieurs, hommes de l'Église et hommes de ce siècle, qui pouvez lire, quoique avec des pensées différentes, l'histoire dont vous êtes les enfants, et qui se fait encore aujourd'hui par vos propres mains, quelle est la première parole qui lui fut dite ? Un vieillard prit dans ses mains cet Enfant qui venait de naître, il le regarda avec un amour dont aucun amour humain ne peut donner l'idée, et il prononça devant sa mère cette parole : Celui-ci a été posé pour être la ruine et la résurrection d'un grand nombre en Israël, et pour être un signe de contradiction. Et enfin, quand cet Enfant, devenu grand, arrosait déjà le monde de ses sueurs divines, s'adressant à ces pêcheurs qu'il avait choisis pour disciples, il leur révélait en ces termes leur propre destinée et la destinée de tous leurs successeurs : Je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive ; je suis venu séparer l'homme de son père, la fille de sa mère, la bru de sa belle-mère, et les ennemis de l'homme seront dans sa propre maison. Le frère livrera son frère à la mort ; le père, son fils ; les enfants se soulèveront contre leurs parents, et les mettront à mort, et vous serez en haine à tous, à cause de mon nom. Et, la veille de sa mort, il leur disait encore : Vous vivrez dans le monde au milieu des persécutions ; mais ayez confiance, j'ai vaincu le monde.

Messieurs, voilà les prophéties, voilà ce qui était écrit avant les faits, et vous savez l'histoire. Mais cette histoire, peut-être ne l'avez-vous pas méditée ; peut-être ne connaissez-vous pas complètement la guerre qui nous a été faite. Fils de cette guerre, nés sur le champ de bataille, vous tenez vous-mêmes contre nous le bouclier et l'épée ; nous sentons à tout moment les coups que vous nous portez. Cependant écoutez le récit de votre gloire passée ; assistez, pour vous animer, à ce que vos ancêtres ont fait, afin que ?nous-mêmes, ayant résisté à tous leurs efforts, nous ayons devant vous la jouissance de notre victoire. C'est un orgueil qui nous est permis. Il était permis au Spartiate rapporté dans Sparte sur son bouclier, de se réjouir de sa patrie dans son dernier soupir.

Je veux vous montrer que si la doctrine catholique engendre dans l'esprit humain une certitude rationnelle de sa vérité, comme nous l'avons vu, elle y engendre aussi une vive répulsion ; en sorte qu'il ne suffit pas, le phénomène étant complexe, d'avoir examiné l'une de ses branches, si nous n'examinons aussi l'autre, pour en chercher les causes et en tirer une conclusion.

Il y a trois raisons qui gouvernent le monde, et qui résument la raison totale de l'humanité, savoir : la raison des hommes d'État, la raison des hommes de génie, et la raison populaire.

La raison des hommes d'État est naturellement une raison élevée et religieuse. Oui, Messieurs, dans vos préoccupations de ce temps, vous vous étonnez peut-être de ce que je dis. Mais cela est certain, la raison des hommes d'État est une raison élevée et religieuse. C'est une raison élevée ; car, à mesure que l'on est plus haut ; on voit davantage ; celui qui est assis au gouvernail a des révélations que le passager n'a pas dans sa cabine ; et quand on tient non pas seulement les fils du gouvernement d'une nation, mais ces fils qui sont tissés et mêlés avec tous ceux qui composent l'ensemble du mouvement gênérai de l'humanité, on aperçoit, d'une part, les difficultés, et, de l'autre, sa propre faiblesse. J'ai lu quelque part qu'un des hommes qui ont gouverné la France à la fin du dernier siècle, s'entretenant familièrement avec un de ses amis, s'étonnait de l'irradiation qui s'était faite dans son entendement trois jours seulement après qu'il eut été assis au Luxembourg, et qu'il eut tenu entre ses mains les destinées de la France. Quand sur sa table arrivent les faits, les propositions, les idées, les intérêts qui remuent l'humanité, quand il faut les régler, y répondre, en prendre sur soi la responsabilité, attacher son nom à cette responsabilité, alors, Messieurs, alors on s'élève comme malgré soi. Il n'y a pas d'homme appelé tout à coup dans les affaires publiques qui, en passant de chez lui dans un palais, n'ait été changé, transfiguré. Et s'il ne l'a pas été, c'est la preuve d'une médiocrité si désespérée, que la main de Dieu lui-même aurait à peine assez d'habileté pour en tirer parti.

C'est aussi une raison religieuse que la raison des hommes d'État, parce que la première chose que l'on sent, quand on a été appelé à gouverner une nation, c'est l'impuissance où l'on est de la gouverner. Car on ne gouverne les hommes qu'avec de la force ou des idées ; mais la force est un instrument qui vacille aisément ; et quant aux idées, quel est l'homme qui peut imposer des idées à ses semblables, et qui ne voit pas qu'il y a antérieurement à lui-même une foule d'idées préexistantes, contre lesquelles il ne peut rien ? Alors, que fait-il ? Il appelle Dieu à son aide, il le met à sa droite ; il fait comme Lycurgue, comme Minos, comme Numa, il parle au nom de Dieu ; il dit que, pour lui, il n'est rien que cendre et poussière, qu'il n'a que des idées des hommes, mais que Dieu, à un certain degré, s'est incarné en lui ; et lors même qu'il ne le croirait pas, religieusement parlant, il le croit, fatalement parlant, et ne pensez pas que ce soit par une vile hypocrisie. Non, tous les hommes d'État, à part de rares exceptions, croient sincèrement à la nécessité de Dieu, et disent, comme Voltaire :

Si Dieu n'existait pas, il faudrait l'inventer.

Eh bien ! Messieurs, cette raison des hommes d'État, raison élevée et religieuse, elle a été contre nous dès l'origine. Et ce n'étaient pas seulement des hommes d'État comme Néron et Tibère, qui nous persécutaient, c'étaient des hommes d'État comme Trajan et Marc-Aurèle, c'est-à-dire des hommes qui, au fond, avaient un grand et généreux caractère, et qui déployaient dans le gouvernement des affaires romaines un véritable génie. Ces hommes-là ont été contre nous, et il en a été de même de la plupart des hommes d'État du bas empire. Après le bas empire est venu le saint-empire romain, et son histoire est celle d'une lutte perpétuelle avec le Saint-Siège et l'Église catholique, à part de rares exceptions ; puis le seizième siècle, où la conjuration des hommes d'État contre l'Église du Christ l'a fait crouler dans une partie de l'Europe. Enfin tout le monde sait, je le dis sans entrer dans les détails, et avec tout le respect qui est dû aux puissances, tout le monde sait qu'aujourd'hui la plus grande partie des hommes d'État de l'Europe sont hostiles à la religion catholique et la combattent par tous les moyens qui sont, en leur pouvoir. Or, Messieurs, c'est là un phénomène étrange, et qui n'a pas d'exemple ailleurs. Trouvez-moi dans le paganisme un homme d'État qui l'ait combattu ; trouvez-moi dans le mahométisme un homme d'État qui lui ait été ennemi ; trouvez-en un dans le schisme grec, dans le protestantisme, dans les sectes chrétiennes : vous n'en découvrirez pas, je vous en donne l'assurance. Et parmi nous, dans notre propre sein, les fils que nous avons baptisés, que nous avons nourris, se sont révoltés contre cette doctrine de leur naissance et de leur nation, qui vivifiait, qui formait toute l'histoire du peuple qu'ils devaient conduire ! Je dis que c'est là un phénomène prodigieux. Il en est de même de la raison des hommes de génie. Qu'est-ce que le génie ? C'est une âme en qui l'imagination, l'intelligence et le sentiment sont dans une proportion élevée, et en équation exacte. C'est une âme qui a une vue pénétrante des idées, qui les incarne puissamment dans le marbre, dans l'airain, dans la parole, et dans cette poussière que nous appelons l'écriture, qui, aussi, leur communique un mouvement du cœur pour les jeter vivantes dans le cœur des autres. Le génie est, avec la conscience, la plus belle dotation de l'humanité : on peut dépouiller l'homme de sa puissance, de sa fortune ; mais le génie, comme la conscience, est invulnérable.

Vous concevez, par cette seule définition, que le génie est une raison élevée ; car que voulez-vous que les hommes de génie voient, si ce n'est pas l'infini ? Espérez-vous que le génie prendra pour son pays natal la matière ? Croyez-vous que ce sera entre les insectes et les astres, entre ces deux extrémités des choses visibles, que le génie habitera, et qu'il se casernera là, qu'il acceptera ce partage ? Ah ! qu'une science froide et morte prenne la matière pour domaine, c'est son lot ; mais la prison de la matière, le génie ne l'acceptera jamais ; toujours il franchira les mondes, toujours il dira, comme Lucifer : Je m'élèverai du côté de l'aquilon, sur la montagne, je placerai mon trône à côté du trône de Dieu. C'est aussi par cela même une raison religieuse ; car, quand on est dans cette élévation-là, quand on arrive à Dieu, on est dans la religion. Et puis, qu'est-ce qui empêche ordinairement d'être religieux ? C'est une petitesse d'esprit qui s'arrange du monde présent, c'est une froideur d'âme qui ne peut pas sentir l'amour de Dieu, qui souffre quand on dit que Dieu s'est fait homme, qu'il est mort pour nous. Mais le génie, dans les flammes qui le dévorent, comprend que Dieu se soit fait petit, qu'il soit mort : il n'y a rien qui comprenne mieux l'abaissement volontaire que ce qui est élevé.

C'est pourquoi tous les grands esprits de l'antiquité ont respecté et propagé la foi religieuse. Lisez Homère, Sophocle, Platon, Aristote, Virgile, Plutarque, Cicéron, vous n'y rencontrerez pas une phrase irrespectueuse pour les dieux. Passant pardessus la superficie du culte de leur temps, ils exprimaient dans leurs écrits des sentiments si profondément religieux, qu'à tout moment les Pères de l'Église, à côté de l'Évangile, ont cité des maximes et des passages empruntés aux poètes, aux orateurs, aux historiens et à tous les bons génies de l'antiquité.

Et cependant, Messieurs, les hommes de génie ont été contre nous dès le premier moment du christianisme. Vous savez les attaques des philosophes d'Alexandrie, puis la succession des hérésiarques, Arius, Photius, Luther. Encore n'était-ce là qu'un prélude. Je passe rapidement sur ces faits pour arriver au fait capital, à cette conjuration des hommes de génie se réunissant pour déclarer la guerre au christianisme, appelant en propre terme le Fils de Dieu, devant qui tout genou doit fléchir sur la terre, dans le ciel et dans les enfers, l'appelant du nom d'infâme, convoquant l'humanité tout entière à briser ses autels, et l'Europe répondant à cette conspiration de l'incrédulité constituée en une véritable puissance. Ce fait ne s'est vu nulle part ailleurs, ni chez les païens, ni chez les mahométans, ni en aucune autre religion, quelque misérable qu'elle fût ; il est particulier au christianisme, et, assurément, j'ai le droit de m'en étonner et de vous demander à vous-mêmes d'en être étonnés.

J'arrive, Messieurs, à la raison populaire. La raison populaire est le bon sens pratique de la vie. Le peuple n'étudie pas, il n'étudiera jamais ; le peuple n'est pas savant, il ne le sera jamais. Dieu, en échange de la philosophie et de la science, lui a donné un instinct de la vie ; il sait discerner dans tout ce qui l'entoure, à un certain degré, le vrai, le bon, l'utile. Un pauvre ouvrier, dans sa boutique, se laissera surprendre à votre philosophie ; mais quand il s'agira de donner des maîtres à ses enfants, il ne se trompera pas, il ira droit au véritable maître, il choisira quelque frère caché sous un froc, méprisé peut-être, mais dévoué.

Voilà ce que j'appelle la raison populaire. C'est cette raison qui sauve le monde quand les hommes d'État et les hommes de génie manquent à leur mission, et trahissent, avec la cause de Dieu, la cause de l'humanité. C'est la raison des hommes de peine, de l'ouvrier, du pauvre, qui s'oppose à l'égarement des hommes d'État et des hommes de génie. O peuple, que le Seigneur Jésus aimait, ô peuple ! je te bénis de ce que tu as reçu de Dieu assez d'entendement et d'instinct pour lutter contre la trahison de tes maîtres, quand ils abusent contre toi et contre tous de leur force et de leur dignité ! Et cependant, Messieurs, cette raison populaire, elle s'est tournée aussi contre nous. Et c'est ce qui m'étonne bien plus que tout le reste. Car, enfin, que Dieu abaisse un prince, qu'il lui retire sa lumière pour punir son orgueil, cela se conçoit ; qu'il achève d'humilier un homme de génie égaré, je le conçois ; mais qu'on ait pu tromper ce pauvre peuple, dénaturer ses instincts ; qu'on ait pu lui persuader que l'Église, qui est venue le relever, qui a détruit l'esclavage, voulait l'asservir ; qu'on ait pu lui persuader ce dont on n'a pu persuader les païens, les mahométans, les protestants, les sauvages, qu'on ait pu lui persuader de se ruer sur les autels de Notre-Seigneur Jésus-Christ ; qu'il les ait abattus ; que ces saints, ces patrons dont il avait reçu les noms au baptême, il les ait foulés aux pieds ; qu'il ait profané jusqu'aux tabernacles, où reposait, sans défense, l'objet de ses adorations de la veille : voilà ce qui est inexplicable, et voilà ce qui s'est vu dans l'Église catholique, et ce qui ne s'est vu nulle part ailleurs.

Comment se fait-il que la raison des hommes d'État, la raison des hommes de génie, la raison populaire se soient élevées contre la doctrine catholique ? Quand je dis la raison des hommes d'État et des hommes de génie, je n'entends pas qu'il en ait été ainsi de tous. Il y a eu de ces hommes dans nos rangs. A côté de Trajan, de Dioclétien et de Julien, on a vu Constantin, Théodose, Charlemagne, saint Louis, Ferdinand le Catholique, Alfred le Grand et tant d'autres ; à côté de Celse et de Porphyre, on a vu saint Augustin, saint Grégoire de Nazianze, saint Basile, saint Jean Chrysostome, saint Thomas d'Aquin, saint Bonaventure, et tant d'autres que je ne veux pas nommer, pour ne pas approcher trop près des grands noms de notre époque : car, si j'en approchais, pourrais-je m'empêcher de saluer cet illustre vétéran, ce prince de la littérature française et chrétienne, sur qui la postérité semble avoir passé déjà, tant on respire dans sa gloire le parfum et la paix de l'antiquité ? Je le reconnais sans peine, si la doctrine catholique a eu pour adversaires des hommes d'État et des hommes de génie, elle en compte aussi qui lui furent dévoués ; si le peuple a renversé ses temples, c'est le peuple aussi qui les avait élevés. Mais le problème n'en subsiste pas moins ; il n'en devient même que plus sérieux. Car y a-t-il donc deux raisons en lutte dans l'humanité ? Sommes-nous comme Panthée, quand il eut été frappé par les dieux, et qu'il voyait deux Thèbes dans la Grèce et deux soleils dans l'univers ?

Il est constant que la doctrine catholique pousse l'esprit humain jusqu'à la certitude rationnelle de sa vérité, il est constant aussi qu'elle y suscite une formidable opposition. Les trois raisons qui résument la raison totale de l'humanité, toutes trois naturellement élevées et religieuses, lui font toutes trois une guerre acharnée ; mais toutes trois aussi la servent et l'adorent. Quelle est la cause de cet étrange antagonisme ? Serait-ce qu'au fond l'esprit humain répugne à toute doctrine religieuse ? mais il n'a jamais vécu sans doctrine religieuse. Serait-ce que la doctrine catholique aurait un caractère immoral ? mais tout le monde convient qu'elle est plus pure qu'aucune autre. Serait-ce qu'elle opprime l'humanité ? mais la dignité des classes pauvres et la liberté de tous ne se sont développées que sous son règne. A tout le moins, d'ailleurs, la doctrine et le sacerdoce catholiques valent la doctrine et le sacerdoce égyptiens, grecs, romains, musulmans, qui n'ont jamais été haïs ni persécutés dans leur propre patrie. Puis la question ne serait pas encore résolue, alors même qu'on accorderait la vérité de tous ces reproches ; car il ne s'agit pas seulement de savoir comment et pourquoi la doctrine catholique est repoussée par l'esprit humain, mais comment et pourquoi elle est tout ensemble repoussée et acceptée. Il s'agit de savoir pourquoi elle est tout à la fois haïe et aimée, pourquoi elle convainc et elle ne convainc pas, pourquoi elle est le centre d'attraction et de répulsion, pourquoi il en est d'elle comme du soleil, qui attire à lui les astres, et leur fait décrire une courbe qui ne leur permet ni de se confondre avec lui ni de fuir dans un espace où il n'ait plus d'action sur eux. Voilà la question.

La résoudrons-nous en disant qu'il y a dans la doctrine catholique du bien et du mal, du bien qui attire, du mal qui repousse ? Mais quand il y a du bien et du mal dans une chose, cette chose est médiocre, elle n'est ni souverainement aimée ni souverainement haïe ; on la tolère, on la laisse passer, comme on laisse passer, sans le voir, un homme vulgaire. Or l'humanité ne passe pas à côté de la doctrine catholique, elle la saisit pour l'attaquer ou pour l'adorer, elle s'en fait l'adoratrice ou l'ennemie, et cela constamment depuis dix-huit siècles ! Voilà, encore une fois, quelle est la question.

Or, qu'ont imaginé les esprits supérieurs, dans ces derniers temps, pour expliquer une si merveilleuse énigme ? Ils ont dit ; et ici, Messieurs, vous allez reconnaître une doctrine grave, une doctrine qui rend justice, à un certain degré, aux phénomènes qui se passent dans le monde ; ce n'est plus la doctrine du dernier siècle, mais une pensée plus élevée, plus digne, plus pacifique ; ils ont dit que l'humanité est en proie à deux forces : une force libérale, indépendante, souveraine, qui est la raison ; et une autre force, généreuse aussi, ardente, impatiente des bornes où la raison est renfermée, qui veut passer au delà, s'unir à Dieu, et recevoir, dans une parole révélée, une règle de ses actions et de ses jugements, c'est la foi. La lutte de ces deux forces, de la force rationnelle avec la force religieuse, n'est née qu'à l'époque du christianisme, parce qu'avant le christianisme, la religion n'étant pas dignement représentée, la foi ne trouvait pas dans le monde un appui suffisant à ses aspirations. La raison traitait alors la religion avec déférence, comme une sœur qui ne pouvait pas lui disputer le trône, et qu'il fallait bien traiter par respect même pour sa faiblesse. Mais quand le christianisme eut paru, quand la bonne nouvelle eut été propagée, il devint nécessaire que la raison humaine comptât avec la parole divine, et que, la force de la foi s'étant augmentée, la force de la raison s'accrût aussi, qu'elle se tînt dans son camp, et qu'elle disputât le terrain pied à pied. L'histoire de cette lutte est toute l'histoire de l'humanité depuis dix-huit cents ans. Oui, dit-on, la foi est une grande et vénérable puissance ; oui, il y a dans le monde une parole divine, quelles que soient sa source et sa nature, et cette parole a une souveraineté : personne, depuis Jésus-Christ, n'a pu la lui ôter, et probablement jamais personne ne la lui ôtera, et même il n'est pas à souhaiter qu'on la lui ôte. Mais la raison, elle aussi, est souveraine, et la foi ne la détrônera pas plus que la raison ne détrônera la foi. Il faut qu'elles se respectent l'une l'autre ; il faut, si elles ne s'unissent pas intimement, que, du moins, elles reconnaissent leurs droits respectifs et leur dignité. Le temps sauvage de l'irréligion est passé ; le temps barbare, que l'on regardait comme religieux, est passé aussi ; l'humanité est désormais comme le soleil qui reconnaît deux lois de sa puissance, et qui se détruirait en violant l'une ou l'autre. Voilà la doctrine imaginée pour expliquer l'antagonisme de l'esprit humain à l'égard du catholicisme.

Or, Messieurs, je reconnais ces deux forces dont on parle ; jamais l'Église ne les a contestées. Oui, il y a deux forces dans l'esprit humain : la raison, puisant son principe dans l'ordre naturel, et la religion, qui s'est transmise d'âge en âge jusqu'à nous par voie de tradition et d'autorité. Mais la fausseté du système, c'est de vouloir que l'auteur du genre humain lui ait donné deux forces qui concluent contradictoirement au lieu de concourir harmonique-ment, c'est-à-dire que, l'unité étant la loi de tous les êtres, étant une nécessité absolue pour tout ce qui vit, Dieu aurait mis dans le sein du genre humain deux forces ennemies et irréconciliables : cela n'est pas possible. L'être et l'unité sont une même chose, a dit excellemment saint Thomas. Le genre humain n'est pas sorti de Dieu à l'état de manichéisme, il y a en nous deux principes qui s'harmonisent ; la raison et la foi rendent le même son de toute éternité, quoique sur un mode différent. Elles sont comme les deux harpes éolienne et ionienne. La harpe éolienne, suspendue aux forêts, gémissait sous l'action libre des vents ; la harpe ionienne était touchée par la main savante des artistes ; mais toutes les deux s'entendaient et se répondaient. La raison est, comme la harpe d'Éolie, sauvage, abandonnée à elle-même, s'inspirant et s'animant dans les orages ; la foi est, comme la harpe d'Ionie, plus réglée, plus sûre d'elle-même, plus divine : mais la lyre de la nature et celle de l'art, la lyre des hommes et celle des enfants de Dieu, toutes les deux, au fond, chantent le même cantique ; elles parlent de Dieu à l'univers, elles l'annoncent, elles le prophétisent, elles lui rendent grâces, elles emportent l'homme dans l'immortalité par leur frémissement harmonieux et unanime. C'est la raison volontairement orgueilleuse qui n'entend pas les sons de la foi ; c'est la foi ignorante qui n'entend pas les sons de la raison et ne lui rend pas justice. Oui, comme l'a dit Hippocrate du corps humain, tout concourt et tout consent dans l'humanité : la raison et la foi, la raison des : hommes d'État, la raison des hommes de génie, la raison populaire ; tout est frère, concitoyen, harmonique ; et, s'il y a lutte, ce n'est pas dans les éléments de notre constitution qu'en est la cause, parce que ce serait supposer que notre principe de vie est la contradiction. Or la contradiction, c'est la mort, et nous n'avons pas été créés morts, mais vivants.

J'arrive à la conclusion.

Dans une doctrine intrinsèquement considérée, je l'ai déjà dit, vous ne découvrirez que deux éléments, l'erreur ou la vérité : la vérité, qui donne de la valeur à la doctrine ; l'erreur, qui lui ôte cette valeur. Donc, pour expliquer le phénomène de l'antagonisme de l'esprit humain à l'égard de la doctrine catholique, nous n'avons que deux éléments dont l'emploi soit possible : l'erreur ou la vérité. Or je dis que l'erreur n'explique pas cet antagonisme, ou, si vous l'aimez mieux, ne peut pas le produire ; car l'erreur ne produit pas de certitude rationnelle, c'est-à-dire une conviction réfléchie, souveraine, immuable ; je l'ai montré dans la Conférence dernière. En second lieu, l'erreur ne produit pas non plus cette répulsion profonde et persévérante qui se manifeste dans l'humanité à l'égard de la doctrine catholique, parce que l'erreur flatte l'homme, parce que jamais, en aucun temps et en aucun lieu, il ne l'a haïe vigoureusement et persévéramment, comme il l'a fait de la doctrine catholique. Reste donc la vérité comme cause de l'antagonisme qui nous préoccupe ; et, en effet, la vérité doit engendrer, d'une part, la certitude et l'amour, mais aussi la répulsion la plus opiniâtre. Si l'homme a une âme intelligente, il a aussi un cœur corrompu ; il aime sa liberté, ses vices ; il souffre impatiemment qu'on le condamne, et, comme il n'y a rien de plus pur que la doctrine catholique dans le monde, comme c'est la sainteté par excellence, elle doit naturellement exciter contre elle une répulsion aussi forte que l'amour qu'elle inspire et qu'elle obtient. Voilà, Messieurs, en deux mots, la solution du problème : vous avez en vous deux pôles, l'un tourné vers la vérité, l'autre qui est son antipode. C'est la pensée de saint Paul quand il dit qu'il sent dans son être deux hommes, l'un qui se conforme à l'esprit de Dieu, l'autre qui se révolte contre lui. Ce qui prouve la vérité de la doctrine catholique, ce n'est donc pas seulement la certitude rationnelle qu'elle commande, c'est aussi la répulsion qu'elle fait naître ; si elle ne produisait pas ces deux phénomènes contradictoires, l'homme étant ce qu'il est, elle ne serait pas sainte, vraie, divine. Cela est démontré, Messieurs, et je n'ai plus rien à vous dire. Je me trompe, j'ai encore à vous dire quelque chose, à vous qui, dans ce siècle et cette patrie qui sont les nôtres, avez connu et accepté la vérité, à vous qui êtes l'espérance et la couronne présente de l'Église de Dieu. 0 mes amis ! Dieu seul connaît vos destinées ; mais, quoi qu'il arrive, premièrement et avant tout, ne vous étonnez pas ; le christianisme catholique, c'est Milon de Crotone sur son disque huilé, nul ne l'y fera glisser, et nul ne l'en arrachera. Quand donc vous verrez les vents se lever, les nuées se noircir, souvenez-vous que, si votre part est de prouver la vérité de la doctrine par la fermeté de votre adhésion et de votre amour, c'est la part de vos adversaires de la prouver aussi, malgré eux, par la violence de leur répulsion ; souvenez-vous que c'est la rencontre permanente de ces deux mouvements, le croisement invincible de ces deux épées sur la tête de l'Église, qui forme éternellement son arc de triomphe. Et, en second lieu, ô mes amis ! que vos vertus soient toujours plus grandes et plus visibles que vos infortunes, afin que la postérité, qui est le premier jugement de Dieu, en vous trouvant par terre, vous y trouve comme ces soldats qui tombent la poitrine vers l'ennemi, et prouvent, tout morts qu'ils sont, qu'ils étaient dignes de vaincre, si c'était le sort du courage et du droit de l'emporter toujours !

SEIZIÈME CONFÉRENCE

DE LA PASSION DES HOMMES D'ÉTAT ET DES HOMMES DE GÉNIE CONTRE LA DOCTRINE CATHOLIQUE

Monseigneur,

Messieurs,

Je devrais, ce me semble, passer outre, et ne plus m'occuper de la question que je traitais devant vous dimanche dernier, puisque j'en ai tiré, en faveur de la doctrine catholique, toute la conclusion qui y était renfermée. Je désire pourtant m'y arrêter encore ; car ce n'est pas un petit phénomène que les passions de l'homme excitant à l'égard d'une doctrine cette répulsion que nous voyons dans le monde à l'égard de la doctrine catholique. Que chaque homme, isolément pris, blessé dans son orgueil et blessé dans ses sens, se révolte contre le christianisme, je le conçois sans peine. Mais qu'en résultera-t-il ? des révoltes partielles, des protestations perdues dans le respect général de l'humanité. Le vice se cachera ; il se parera même à l'extérieur des voiles de la vérité, et il laissera la société totale, comme une armée rangée en bataille, poursuivre son chemin, sans qu'elle s'inquiète des trahisons obscures qui se perdent dans la commune fidélité. De même qu'une armée n'est pas ralentie dans sa marche et ses desseins par les cœurs lâches qui battent sous le fusil et sous la poudre ; de même, s'il ne s'agissait que de répulsions isolées, la société passerait, emportant toute cette fange dans ses flots, comme un fleuve roule dans les siens des sables impurs, et nous entraînant tous à l'infini dans cet océan de la vie, dont la doctrine catholique n'est ici-bas que le cours et le mouvement.

Mais il y a autre chose, Messieurs ; la guerre contre la doctrine catholique n'est pas une guerre d'enfants perdus, c'est une guerre civile, une guerre sociale, et, comme cette guerre est depuis dix-huit siècles toute l'histoire, comme elle renferme votre destinée et celle de votre postérité, il faut nous y arrêter encore, et considérer plus à fond cette passion publique des hommes d'État et des hommes de génie contre la doctrine catholique. La question est grave, Messieurs, elle est délicate. Mais rassurez-vous, je vous traiterai comme Massillon traitait Louis XIV dans la chapelle de Versailles. Quelles que soient vos exigences et ma bonne volonté, je ne puis mieux faire pour vous que de vous traiter comme le grand siècle traitait son grand roi.

Une des plus puissantes passions de l'homme, c'est la passion de la souveraineté. Non seulement l'homme veut être libre, mais il veut être maître ; non-seulement il veut être maître de lui et chez lui, mais il veut être maître des autres et chez les autres. La rage de la domination, a dit l'illustre comte de Maistre, est innée dans le cœur de l'homme. Et je le blâme de cette expression ; car le besoin de la souveraineté dans l'homme, ce n'est pas une rage, c'est une généreuse passion. Un homme est comblé de tous les dons de la naissance et de la fortune ; il peut vivre dans les jouissances de la famille, de l'amitié, du luxe, des honneurs, de la paix : il ne le veut pas. Il s'enferme dans un cabinet, il y amasse à plaisir des travaux et des difficultés. Il blanchit sous le poids d'affaires qui ne sont pas les siennes, n'ayant pour récompense que l'ingratitude de ceux qu'il sert, la rivalité des ambitions parallèles à la sienne, et le blâme des indifférents. Le premier enfant sorti des langes de l'école prend en main la plume, et lui, qui n'a qu'une ombre de talent à son aurore, qui n'a pas d'aïeux, pas de services, à qui la société ne doit rien que le pardon de sa témérité, il attaque l'homme d'État qui, au lieu de jouir de sa fortune et de son nom, s'est réservé à peine le temps de boire, entre l'inquiétude du matin et celle du soir, un verre d'eau tout sanglant. L'homme d'État n'y prend pas garde ; il passe de son cabinet sur les champs de bataille ; il veille à côté de l'épée d'Alexandre pour la conseiller ; il signe des traités dont les passions lui demanderont compte avant la postérité. Et enfin il meurt, abrégé dans sa course par les travaux, les soucis, la calomnie ; il meurt, et, en attendant que l'avenir se lève pour lui, les contemporains gravent sur sa tombe une épigramme.

Messieurs, que l'ambition soit une passion, je le veux ; mais du moins c'est une passion qui exige de la force ; et après le service désintéressé de Dieu, je ne connais rien de plus héroïque que le service public de l'homme d'État. Le comte de Maistre aurait dû dire que le besoin de la souveraineté est inné dans le cœur de l'homme : et pourquoi pas ? Savez-vous bien la première parole qui vous a été dite quand vous tombiez des mains de Dieu ? Savez-vous quelle a été la première bénédiction de l'humanité ? Écoutez-la, fils d'Adam, et connaissez votre grandeur : Croissez et multipliez-vous, a-t-il été dit à la race humaine, quand Dieu lui parla pour la première fois : Croissez et multipliez-vous, et remplissez la terre et soumettez-la, et commandez aux poissons de la mer, aux oiseaux du ciel et à tout ce qui se meut sur la terre. Si telle est votre vocation, Messieurs, si vous avez été appelés à gouverner la terre, comme les esprits célestes ont été appelés à gouverner les sphères supérieures, pourquoi n'auriez-vous pas l'ambition de votre nature ? Cette ambition s'est déréglée sans doute ; mais enfin, dans sa source elle était le vœu de Dieu, et si elle n'existait pas le genre humain périrait. Aussi le christianisme n'a-t-il jamais attaqué la souveraineté humaine.

Dès les premiers temps, les fils d'Adam, divisés en familles, s'étaient dispersés sur la terre, et, en quelque manière que ce fût, ils avaient confié la souveraineté soit à une assemblée, soit à un homme ou à une race, et, par la constitution de la souveraineté, les familles s'étaient élevées à la qualité de nation ou d'État. L'État, c'est l'homme à sa plus haute puissance ; l'État, c'est cette force morale qui siège à la frontière des peuples, et qui en garde le territoire, en forçant le respect des étrangers ; l'État, c'est la protection de tous les droits, de tous les devoirs ; c'est la justice vivante, qui, à tout moment, veille sur des millions d'hommes et fait que pas un de leurs cheveux ne tombe impunément ; l'État, c'est le sang qui a été versé depuis des siècles par un peuple ; ce sont ses ancêtres, son histoire, des batailles gagnées et des batailles perdues ; c'est son drapeau sans taches, car, alors même qu'il en a eu, nous ne les avouons jamais, et c'est notre devoir que le drapeau national ne soit jugé que par Dieu ; l'État, c'est l'unité et la solidarité d'une grande famille humaine. Ah ! oui, l'État, c'est une chose sublime et sacrée, et le christianisme n'y a jamais touché. Il eût touché aux entrailles des nations, à la justice, à la paix, à la gloire, à l'unité, lui ! ah ! ne le croyez pas ! Quand il est venu, il a trouvé la souveraineté humaine déshonorée par des excès, il l'a trouvée par terre entre des crimes ; il l'a relevée et purifiée ; il l'a ointe dans ses basiliques par la main de ses pontifes. Il a tenu Clovis sur le pavois, en lui donnant des leçons qui éveillaient dans l'esprit des peuples la confiance, le respect, l'amour. Il a créé la royauté chrétienne, et, avec la fidélité, ce sentiment qui faisait qu'un enfant du sang royal était sacré pour toute une nation, et que, le dévouement à Dieu ne se séparant pas du dévouement à l'État, il sortait de tous les cœurs un élan qu'exprimait ainsi le poète :

Si mourir pour son prince est un illustre sort,
Quand on meurt pour son Dieu, quelle sera la mort !
Le christianisme a donc travaillé pour l'État : il a travaillé pour la souveraineté humaine, en vue de Dieu et de la patrie ; il a élevé l'homme d'État plus haut qu'aucune doctrine ne l'avait élevé. Et je m'assure que, tout à l'heure, quand je commençais à parler, vous avez distingué, à mon accent même, si j'estimais que ce fût si peu qu'un grand homme d'État.

Et cependant, Messieurs, les représentants et les organes de la souveraineté humaine ont compté souvent, et comptent encore en très grand nombre, parmi les adversaires de la doctrine catholique. Comment cela se fait-il ? Par quelle erreur ou quelle ingratitude l'ont-ils ainsi récompensée ? C'est, Messieurs, que, tout en reconnaissant, en servant et en honorant la souveraineté humaine, la doctrine catholique déclare qu'elle a des bornes, et que, pour le moins, elle n'est pas plus étendue que la souveraineté de Dieu. Or Dieu a en lui-même une loi qui est la limite, si on peut parler ainsi, de sa toute-puissance, c'est-à-dire que sa justice, sa bonté, sa sagesse, qui sont lui-même, ne permettent pas que jamais, dans l'exercice de sa toute-puissance, il franchisse les bornes de ce qui est vrai, saint et droit. Dieu est non-seulement la souveraineté vivante, mais il est la loi vivante, la loi éternelle, et il nous a donné un écoulement de cette loi dans la loi naturelle et dans la loi divine. Et ces deux lois, expression immuable des rapports de tous les êtres intelligents, à qui ont-elles été confiées dès l'origine ? Est-ce à la souveraineté humaine, à l'État ? Non, Messieurs, jamais ! Jamais l'État n'a été dépositaire de la loi divine et de la loi naturelle. Et qui donc dès l'origine les a eues en dépôt ? Qui ? une grande puissance, Messieurs ; une puissance qui ne se subdivise pas comme les nations, une puissance qui est étendue d'un bout du monde à l'autre, une puissance qui, comme la force électrique ou comme l'aimant, court incessamment d'un pôle à l'autre de l'humanité : la conscience ! C'est elle qui, dès le principe, fut le dépositaire de la loi naturelle et de la loi divine, et qui toujours a fait dans le monde le contre-poids de la souveraineté humaine. Mais, avant le christianisme, ou plutôt avant Jésus-Christ, car le christianisme remonte au berceau des choses, avant Jésus-Christ, la conscience humaine avait été faible ; elle avait trahi la garde qui lui avait été confiée ; et qu'a fait Jésus-Christ ? Il a relevé la conscience humaine. Il lui a dit un jour, en lui soufflant dessus : Reçois le Saint-Esprit, les péchés seront remis à qui tu les remettras, ils seront retenus à qui tu les retiendras. Tout ce que tu lieras sur la terre sera lié dans le ciel, et tout ce que tu délieras sur la terre sera délié dans le ciel. Il lui a dit encore : Ne crains pas ceux qui tuent le corps, mais qui ne peuvent pas tuer l'âme ; on te mènera devant les consciences humaines divinisées, devant les princes, devant les présidents, on t'interrogera ; ne cherche pas ce que tu auras à dire, car c'est moi-même qui te mettrai des paroles dans la bouche, auxquelles nul ne pourra résister. Jésus-Christ a renouvelé la conscience ; il lui a donné une force qu'elle n'avait pas auparavant ; il lui a prescrit d'obéir à Dieu plutôt qu'aux hommes ; il l'a armée du martyre contre la souveraineté humaine dégénérée en tyrannie. " Mon âme est à Dieu, mon cœur est à " mon roi, mon corps est entre les mains des mé- "chants, qu'ils en fassent ce qu'ils voudront. " Voilà la conscience mise au monde par Jésus-Christ, la conscience catholique ! Ce n'était pas un prêtre qui tenait ce langage, mais Achille de Harlay, premier président du parlement de Paris. Et ce n'était pas non plus au profit du sacerdoce que le pouvoir spirituel de la conscience avait été relevé et reconstitué.

Qu'y avons-nous gagné ? Avant Jésus-Christ, le sacerdoce, quoique déshonoré par l'erreur, le sacerdoce était honoré, aimé, porté dans les bras de l'empire. C'étaient les plus illustres familles de l'Égypte, de la Grèce et de Rome, qui composaient les collèges pontificaux, et, s'il se fût trouvé, dans ce temps-là, un homme qui eût osé dire du sacerdoce païen ce que l'on dit du sacerdoce catholique, les faisceaux de la république se seraient ouverts d'eux-mêmes pour accabler le profanateur des droits et des gardiens de la conscience humaine. Mais nous, prêtres catholiques ; notre sort est bien différent. On nous a donné ce que n'avaient pas ceux-là, la force et la grâce de vous résister. On nous a donné la souveraineté de la conscience avec l'ordre de verser jusqu'à la dernière goutte de notre sang pour la défendre ; et nous l'avons versé, nous le versons chaque jour. Nous faisons plus : le martyre est peu de chose ; ce qui est plus difficile, c'est de résister aux puissances non persécutrices, aux désirs d'hommes d'État souvent dignes de la plus haute estime, c'est de lutter pied à pied, jour par jour avec eux. Ah ! quand un prêtre veut être tranquille et jouir de ce monde, son chemin est tout tracé. Qu'il cède, qu'il se retire devant la souveraineté humaine ; qu'à chaque exigence il agisse en prêtre païen au lieu d'agir en prêtre chrétien ; les honneurs, la piété publique, le renom de tolérance, la faveur de l'opinion l'entoureront à l'envi, et même il ne lui faudra pas beaucoup d'habileté pour voiler sa faiblesse et sauver les apparences de la dignité pontificale et catholique. Mais qu'un pauvre prêtre tienne à sa conscience plus qu'à sa vie, qu'il en défende l'entrée aux efforts de la souveraineté humaine, c'est là que commence le martyre douloureux de combattre ceux qu'on estime et qu'on aime, et de boire au calice d'une haine d'autant plus imméritée, qu'on travaille et qu'on souffre pour ceux-là mêmes qui vous poursuivent.

Car, au profit de qui donc a été instituée la force de la conscience ? au profit de qui ? à votre profit, Messieurs, au profit de l'humanité. Cette loi naturelle et divine, dont nous sommes les gardiens et non pas les usufruitiers, les victimes et non pas les bénéficiaires, cette loi, ce sont vos droits, vos libertés, votre charte éternelle, l'essence même de Dieu en tant qu'elle est sagesse, justice, bonté, en tant qu'elle vous protège contre vos passions et les passions de tout l'univers. Ah ! regardez donc une fois en votre vie la poitrine de l'Église ; cette large cicatrice que vous y voyez, cette cicatrice toujours humide, c'est le sang le plus pur et le plus persévérant qui ait été répandu pour l'humanité.

Grand Dieu, vous savez ces choses, vous qui les avez faites ; vous savez pourquoi vous avez établi le pouvoir de la conscience en même temps que le pouvoir de la souveraineté humaine : eh bien ! je vous le demande en présence de cette grande assemblée, daignez étendre votre main sur nous, illuminez les esprits, apprenez-leur à reconnaître où sont véritablement les défenseurs de leurs droits et de leurs plus sûrs intérêts. Protégez cet ouvrage que vous avez fait au sein des nations : maintenez la souveraineté de la conscience en regard de la souveraineté humaine ; maintenez la distinction du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel, d'où est sortie la civilisation du monde ! O Dieu, protégez la chrétienté ! ô Dieu, sauvez la chrétienté !

Je passe sans transition, Messieurs, à la passion des hommes de génie contre la doctrine catholique.

Le génie est la plus grande puissance qui ait été créée de Dieu, humainement parlant, pour percevoir la vérité. C'est une intuition subite et vaste des rapports qui lient les êtres, un lac limpide où Dieu et l'univers se réfléchissent avec autant de coloris que de clarté. C'est aussi la faculté de rendre les idées visibles à ceux qui ne les auraient point découvertes par eux-mêmes, de les incarner clans des images saisissantes, et de les jeter dans l'âme avec un sentiment qui la touche en l'éclairant, qui la subjugue, qui la fait s'abaisser sous cette action du génie et se donner à lui par quelque chose d'analogue à ce qui se passe quand l'amour vient nous saisir et nous commander.

Ainsi, Messieurs, naturellement les hommes de génie tiennent le sceptre des idées, comme les hommes d'État tiennent le sceptre des choses. Et, de fait, avant la venue du Christ, ils exerçaient à peu près pleinement cet empire ; ils faisaient des fables, et ces fables devenaient des dieux. Un jour, un homme de génie sortait de son cabinet, il allait se promener dans son jardin ; là, il ouvrait sa bouche d'or ; des jeunes gens comme vous avides de savoir, venaient l'entendre, se grouper autour de sa robe, se pendre à son cou, et voilà les platoniciens, les péripatéticiens, les stoïciens. Tout homme de génie avait le plaisir de rassembler autour de lui des intelligences, d'en former une école, de les gouverner, enfin de satisfaire cette ambition spirituelle qui est plus flatteuse encore que l'ambition des rois. On naît sur un trône ; mais, quoiqu'on naisse poète, philosophe, orateur, la nature n'exclut point, par ses dons, la nécessité de se faire jour vers la gloire, et l'honneur de se dire le fils de ses œuvres et le père de sa souveraineté. Rien, sans doute, n'approche plus l'homme de la ressemblance avec Dieu, lequel n'a point de cause, mais existe par lui-même ; rien, dis-je, ne rend l'homme plus ressemblant à Dieu, sous le rapport de l'origine, que d'exister par soi, de s'être fait, d'avoir conquis son nom, de pouvoir se dire : Je ne me dois qu'à moi-même. Et ce besoin de la gloire, cet amour-propre délicieusement flatté par la position de chef d'école, ces épanchements de l'orgueil, c'est la pente du génie. Comme le cheval de l'Écriture, qui hennit au son de la trompette, quand l'homme de génie entend le bruit des idées, son cœur bat, ses cheveux se dressent, son œil s'allume, il se dit : Allons ! et il crée : il prononce un fiât ! Et, comme Dieu se plaît dans ces armées de soleils qu'il a rangés autour de son trône, le génie se complaît dans les systèmes qu'il évoque autour de lui, pour que l'humanité les adore, comme autrefois elle adorait les étoiles du firmament. Voilà, certes, un grand orgueil, mais n'en disons pas trop de mal ; alors même que l'homme de génie s'égare, plaignons-le ; souvenons-nous que, quand Platon condamnait les poètes à sortir de sa cité, il recommandait qu'on les couronnât de fleurs et qu'on les conduisît aux portes de la ville au bruit de la lyre, afin d'honorer le rayon de la divinité qui était en eux, tout en ne voulant pas accepter leur domination.

Or, Messieurs, ce sceptre des idées, nous l'avons brisé. Oui, confessons-le ; car à quoi sert de dissimuler ? Oui, nous avons brisé le sceptre des idées dans la main des hommes de génie. Depuis le Christ, il n'y a plus d'écoles philosophiques ; Socrate, Platon, Zénon et tant d'autres, et leurs disciples, qui, des siècles encore après leur mort, juraient en leur nom, et n'osaient pas s'écarter d'une page qu'ils avaient écrite, tout cela n'est plus ; la philosophie est devenue impuissante à fonder des écoles et à se faire obéir. On se demande en Europe : Où y a-t-il une philosophie ? une école constituée ? On se le demande : personne ne répond. Et pourtant vous avez de grands esprits ; je ne le dis pas avec un accent ironique ; oui, vous avez de grands esprits. Eh bien ! ils ne peuvent pas fonder, je ne dis pas une école vivant mille ans, mais une école qui ait la longueur de leurs jours, semblables à des souverains détrônés manquant d'une terre où leur épée couchée puisse se croire chez elle. Voyez, de plus, à qui le sceptre des idées a été remis, à la place des hommes de génie. Un jour le Christ ramasse des pêcheurs qui jetaient leurs filets sur le bord d'un lac, et un autre jour il leur dit : Allez et enseignez toutes les nations ! Et un autre jour encore, ces pêcheurs étant réunis dans une chambre, un souffle passe sur eux ; ils descendent sur les places publiques, ils parlent, ils rassemblent des milliers d'hommes autour de leur parole, ils brisent l'édifice de la science et de la religion païennes ; et c'est à ces petits, aux successeurs de ces petits, que le sceptre des idées, le plus élevé qui soit sur la terre, a été remis ! Un pâtre, un ouvrier qui n'a manié toute sa vie que le bois ou le fer, regardant son enfant jouer dans sa boutique, se dit à lui-même : J'en ferai un prophète, un apôtre. Il monte au temple, il présente ce petit garçon au pontife ; le pontife le reçoit dans ses bras, l'élève, lui donne le lait de l'Évangile, et, quand il a grandi, un jour, il le couche par terre dans sa basilique, il prononce sur lui des paroles mystérieuses, il lui met de l'huile au front et aux mains, puis il dit : Fils de pâtre, lève-toi, monte sur le trône de la vérité, parle aux hommes, aux rois, aux peuples, n'aie peur de rien ; que toute autorité s'incline devant l'autorité de la parole ; abaisse toute hauteur qui s'élève contre la science de Dieu ; nul ne te résistera, pourvu que tu aies dans ta poitrine la foi et la charité qu'avait ton maître.

Voilà, Messieurs, un étrange spectacle, et ne concevez-vous pas bien qu'en le voyant les hommes de génie s'indignent et nous disent : Vous autres, prêtres de la doctrine catholique, vous vous croyez les seigneurs suzerains de la vérité et des idées ; mais, regardez donc, vous n'avez pas de savants parmi vous, vous n'avez pas d'écrivains, vous n'avez pas d'orateurs. Où sont vos livres ? Voici le bulletin de la bibliographie : où est votre nom ? Si on le rencontre par hasard, et qu'on demande à l'univers qui vous êtes, l'univers passe en sifflant, comme le vent qui ne répond à ceux qui l'interrogent qu'en se moquant d'eux.

C'est vrai, Messieurs, c'est justement cela ; nous n'avons pas d'esprit, et, quand nous en avons, ce n'est pas ce qui nous arrive de mieux. Nous n'avons pas d'esprit, et pourquoi en aurions-nous ? Écoutez donc saint Paul. Il est écrit : Je perdrai la sagesse des sages, et je réprouverai la science des savants. Où sont les sages ? Où les savants ? Où les investigateurs de ce siècle ? Est-ce que Dieu n'a pas fait de la sagesse de ce monde une folie ? Et saint Paul, triomphant dans l'idée de notre imbécillité personnelle, s'écriait encore : Voyez, mes frères, votre vocation ; il n'y a pas beaucoup de sages selon la chair parmi vous, ni d'hommes puissants et nobles ; mais Dieu a choisi ce qui est fou pour confondre ce qui est sage ; il a choisi les faibles pour confondre les forts, ce qui est méprisable et ce qui n'est pas, pour détruire ce qui est. Où serait, en effet, la divinité de notre mission si nous avions la science autrement que tout le monde, et par exception ? Si nos livres étaient signés à chaque page de la main du génie, nous ne serions plus qu'une puissance humaine. Il faut que nous soyons de petites gens, des fous pour Jésus-Christ, parce qu'alors les peuples, qui ont du bon sens, et les hommes de génie qui en ont aussi quand ils le veulent, se diront : Voilà qui est pourtant bien extraordinaire, que ces petites gens, après dix-huit siècles, soient les maîtres de tout, et que nous soyons obligés de convoquer les puissances du monde pour lutter contre eux ! Je ne ris pas de vous, Messieurs, je ne m'humilie pas non plus ; mais je suis armé de la force que Dieu nous a donnée dans notre faiblesse, et j'en jouis. Nous sommes les seuls qui pouvons triompher sans amour-propre, parce que notre triomphe ne vient pas de nous.

Mais enfin, au profit de qui le sceptre des idées a-t-il été transféré des forts aux faibles, des mains du génie aux mains de l'Église ? au profit de qui, si ce n'est au profit de l'humanité ! Le bien le plus précieux à l'homme, c'est la vérité ; car la vérité, c'est Dieu connu, c'est Dieu se répandant dans nos esprits comme la lumière se répand dans nos yeux. Or le génie puissant et créateur s'adore bien plus lui-même qu'il n'adore la vérité. Il en est un gardien peu sûr ; il tend sans cesse à mettre son idée même à la place de l'idée divine. Dieu, considérant donc que le monde n'avait pas voulu par la sagesse, comme dit saint Paul, conserver la vérité, Dieu a confié la vérité à la folie de la foi ; il a préféré la foi, qui est le culte de la vérité, l'humble adoration de la vérité, à la science et au génie, sans les exclure pourtant, lorsqu'ils veulent eux-mêmes adorer et servir. Il a préféré descendre dans un vase de bois respectueux et pur, plutôt que de rester dans un vase d'or impur et rebelle trop souvent. Oui, Dieu a préféré à l'oligarchie orgueilleuse du génie la sainte démocratie de la foi et de la charité. Je l'en remercie du plus profond de mes entrailles. Je le prie instamment de continuer qu'il en soit ainsi, et que toujours ici-bas la vertu soit quelque chose de plus grand et de plus puissant que le génie.

Messieurs, cette nuit nous célébrons l'anniversaire du Fils de Dieu venu dans la simplicité et l'humilité de l'enfance, et reconnu par les bergers avant de l'être par les rois. Je vous convie à cette solennité, qui est une fête de toute la famille humaine. Cet enfant né entre de vils animaux, c'est l'humanité tout entière qu'il représente ; c'est l'annonce que la gloire était enlevée aux hommes pour la donner à Dieu, et nous rendre en échange la paix. Je vous souhaite donc, au nom de cette naissance, la paix du cœur, je vous l'augure, j'intercéderai pour que cette nuit touchante vous atteigne à l'âme, et que vous puissiez répéter, avec Jésus-Christ enfant, cette parole, qui résume tout ce que nous venons de dire : Mon Père, maître du ciel et de la terre, je vous rends grâces de ce que vous avez caché ces choses aux sages et aux savants, et de ce que vous les avez révélées aux petits ! Commencez, Messieurs, à être petits, humbles et enfants, pour devenir les véritables hommes de génie, les conservateurs, les vases de la vérité, et par conséquent pour coopérer à l'établissement sur la terre des devoirs, des droits, des libertés, du salut, tous fondés sur la puissance donnée par Jésus-Christ à la conscience et à la foi.

Entrez, Messieurs, dans cette armée de la vérité ; Dieu vous appelle du milieu du monde aux pensées éternelles par une foule d'avertissements. Que cette assemblée, que ce spectacle, que cette attention que vous me donnez, vous réveillent, et qu'enfin cette nuit qui s'approche pour vous parler de Dieu, vous soit une bonne nuit.

DIX-SEPTIÈME CONFÉRENCE

DE LA CERTITUDE SUPRA-RATIONNELLE OU MYSTIQUE PRODUITE DANS L'ESPRIT PAR LA DOCTRINE CATHOLIQUE

Monseigneur,

Messieurs,

La doctrine catholique produit donc à la fois dans l'esprit humain une certitude rationnelle et une vive répulsion. La force de la doctrine l'emporte évidemment, puisque, depuis tant de siècles, elle a résisté à cette répulsion persévérante. Mais, Messieurs, est-ce la certitude rationnelle du christianisme qui l'a soutenue toute seule dans la lutte ? Est-ce ce bras de chair, ce secours humain et visible, à qui elle doit d'avoir triomphé de tant et de si redoutables ennemis ? Ne le croyez pas, cela est impossible ; toute doctrine qui n'a qu'un appui rationnel, qui ne se défend que par la raison, est une doctrine impuissante, une doctrine perdue, une doctrine morte, et, pour tout dire en un mot, une doctrine académique.

Je veux donc vous montrer aujourd'hui deux choses : la nécessité pour le christianisme de posséder une certitude plus large et plus haute que la certitude rationnelle, et l'existence de cette certitude plus large et plus haute au profit de la doctrine catholique, et comme résultat de son action.

La doctrine, je l'ai déjà dit, est la science du bien et du mal, la science de la vie. Elle appartient donc de droit à tout ce qui vit en comprenant la vie, à tout ce qui vit en étant maître de sa vie, à tout ce qui vit en pouvant diriger sa vie, c'est-à-dire, aux êtres intelligents. Mais la doctrine n'est quelque chose, elle n'est un guide véritable qu'autant qu'elle donne la certitude ; car une doctrine qui ne donne pas la certitude est un fil qui se rompt entre les mains, comme ce fil qui égarait plus qu'il ne conduisait dans les détours fabuleux du labyrinthe. Or la certitude rationnelle, conviction réfléchie et savante, n'est d'usage évidemment que pour un très petit nombre d'hommes capables de se rendre compte des motifs de leur adhésion à un ensemble d'idées. Les enfants ne le peuvent pas, et l'enfance est le commencement de l'humanité ; toute l'humanité passe au berceau, et est humiliée dans des langes qui ne lui permettent pas de connaître par elle-même la vie, dont elle est le portique. Au sortir de l'enfance, qui se prolonge bien plus que nous ne le croyons, d'autres nécessités s'emparent de nous ; il faut gagner son pain quotidien ; nous y sommes tous condamnés, et très peu échappent à cette loi. Or, Messieurs, vous êtes assez avancés en expérience pour savoir ce que coûte de sueurs, d'inquiétudes et d'asservissement de la pensée, le besoin de sustenter sa propre existence, sans compter celles qui dépendent de la nôtre ; et cette seule considération me met en droit de conclure que l'humanité est appelée à se gouverner par des motifs dont elle ne se rend pas scientifiquement raison. La science est le partage d'une très faible minorité, et, en nommant la science, je n'entends pas le plein faisceau des connaissances humaines, mais un simple rameau détaché de cet arbre vigoureux. Très peu entrent dans le sanctuaire du savoir, même par une seule porte : que sera-ce s'il s'agit d'une doctrine qui tient à tout et qui embrasse tout !

Or la doctrine catholique, sous le rapport rationnel, a ses racines dans la métaphysique, dans l'histoire, dans la politique, dans les sciences naturelles : dans la métaphysique, par l'étude de Dieu et de l'âme, des substances spirituelles et de leurs rapports avec les substances matérielles ; dans l'histoire, parce qu'elle s'appuie sur des faits qui se sont passés à toutes les époques du monde, et qui se complètent encore chaque jour ; dans la politique, puisqu'elle a changé la face de la société, et qu'elle lutte sans cesse contre des forces sociales qui tendent à modifier son œuvre ; dans les sciences naturelles, puisque tout ici-bas exprime Dieu, manifeste Dieu, parle de Dieu, et qu'il n'est pas un arbre le long d'un ruisseau, pas un grain de sable au bord des mers, pas un astre dans le ciel, rien qui ne vienne de Dieu, qui n'aille à Dieu, qui ne subsiste par lui, et ne raconte ses lois. En sorte que la doctrine catholique a des liens avec toutes les connaissances possibles, et qu'il est nécessaire de toucher à tous les points de cette vaste circonférence, pour arriver à la certitude rationnelle du christianisme. Qu'on interroge un métaphysicien, un historien, un médecin, un jurisconsulte, il ne doit réponse que sur sa science particulière : pour nous, qui représentons la certitude rationnelle du christianisme, nous devons réponse à tout, de quelque sphère que parte l'objection. C'est le droit de tous de nous interroger sur tout ; c'est notre devoir de satisfaire à tout, et si nous demeurons muets, je ne dirai pas que nous trahissons la doctrine, mais notre silence prouvera du moins la difficulté de la connaître dans son infini développement, puisque ceux-là mêmes qui lui dévouent leur vie, peuvent être quelquefois, je ne dis pas ébranlés, mais étonnés, et obligés d'attendre des siècles la réponse inévitable que le temps apporte toujours à la vérité. Exigerez-vous donc du genre humain une telle science ? Messieurs, il en est trop évidemment incapable, et par conséquent, si la doctrine catholique n'avait d'autre appui que la force rationnelle, elle périrait, parce que, après tout, c'est la multitude ignorante qui fait le fond de l'humanité, et que la vérité lui a été destinée autant qu'à vous, mieux qu'à vous, puisque les âmes considérées en elles-mêmes sont égales, et que c'est nécessairement le plus grand nombre qui doit l'emporter dans la balance de Dieu.

Vous me direz : Nous en convenons, et aussi Dieu a préparé aux ignorants une certitude rationnelle indirecte, c'est-à-dire que, connaissant leur impuissance, ils s'en rapportent à ceux qui savent, à l'aristocratie dépositaire de la science et de la certitude rationnelle. Eh bien ! Messieurs, quand j'admettrais cela, et je prouverai qu'il ne peut pas en être ainsi, mais quand je l'admettrais, vous oubliez qu'il existe sur la terre deux autorités enseignantes : une autorité qui affirme, c'est l'Église catholique, et une autorité qui nie, c'est cette vaste conjuration des esprits dont je vous ai présenté quelques traits dans mes Conférences précédentes. En sorte que le peuple, quand il veut, je le suppose, s'en rapporter à l'autorité, est plus embarrassé que jamais ; car il voit, d'un côté, une Église admirable, un ensemble d'hommes qu'on n'a vu que là, qui croient, qui affirment, qui baptisent, qui s'immolent pour leur foi ; il voit ce grand spectacle de l'enseignement catholique exprimé, dans la pierre, par les basiliques, dans la parole, par la prédication, dans la vie, par la charité, dans le sang, par le sang répandu en témoignage ; il voit ce grand et héroïque spectacle : mais il voit aussi des hommes qui détruisent les basiliques, qui prêchent contre l'Église, qui opposent la philanthropie à la charité, les livres aux livres, le maître d'école au curé, le prosélytisme de l'incroyance au prosélytisme de la foi. Est-il donc facile au peuple, spectateur d'une si épouvantable guerre, de s'en rendre un compte scientifique, et de discerner philosophiquement, dans ce double écho qui frappe sans cesse son oreille étonnée, la voix qui ne le trompe pas ?

Deux philosophes faisaient une traversée dans une barque ; ils se prirent de querelle sur des points de métaphysique et de religion. Il y avait à côté d'eux un capucin qui se montrait fort attentif à la discussion. La traversée finie, les philosophes se levèrent et dirent au moine : " Mon père, vous avez entendu nos raisons ; quel est celui à qui vous donnez gain de cause ? " Le capucin s'étant recueilli : " Messieurs, répondit-il, je vous ai écoutés avec l'attention la plus profonde et avec le plus grand plaisir, et s'il faut vous dire ma pensée... Mais faut-il que je vous la dise, ma pensée ? – Oui, crièrent ensemble les philosophes.– Eh bien ! je n'ai pas compris un seul mot de tout ce qui a fait le sujet de votre entretien. "

Messieurs, ce capucin, c'est le peuple, c'est l'humanité avec sa robe de bure et sa corde ; c'est l'humanité illettrée, pauvre, couverte de sueur, haletant pour gagner un misérable pain. Et vous croyez que Dieu a mis son salut au prix de tous les logogriphes que vous agitez depuis six mille ans ! Ah ! j'en jure par la bonté divine, il n'en est pas ainsi ; la vérité n'est pas un sphinx qui propose des énigmes à l'homme, et qui dévore les malheureux incapables de les expliquer.

Et puis, quand les peuples s'en rapporteraient à une autorité purement humaine, quoi ! Messieurs, il y aurait donc deux classes d'hommes : l'une, qui entrerait en communion directe avec la doctrine ; l'autre, qui la recevrait de seconde main ; l'une, qui aurait la vision de la vérité, qui parlerait avec Dieu ; l'autre, qui ne verrait rien que par l'homme, ne parlerait qu'avec l'homme, ne recevrait que de l'homme cette vérité que les savants auraient contemplée par le privilège de leur naissance ? Eh ! Messieurs, ce serait alors une foi humaine, ce serait ce que nous appelons une certitude morale. On croirait à la doctrine catholique comme on croit à l'existence de César, parce qu'il y a des hommes qui attestent que César a existé. Dieu et César n'auraient que la même certitude !

En outre, si la doctrine catholique est véritable, s'il est une doctrine religieuse en ce monde, est-ce que la certitude de cette doctrine doit venir d'en bas ? Est-ce qu'il faut que l'homme escalade le ciel, comme Prométhée, pour en arracher le feu sacré ? Est-ce que c'est l'homme qui, avec ses moyens infimes, doit arracher la vérité du sein de Dieu, ou bien est-ce Dieu qui doit descendre pour le chercher, le prendre et l'emporter ? Est-ce cette parole du Christ qui est véritable : Quand j'aurai été élevé de terre, j'attirerai tout après moi ? Ou bien est-ce l'homme qui doit attirer Dieu, comme ces appareils que nous plaçons au sommet des édifices pour faire descendre la foudre ? Doit-on mettre au bas de la statue de l'humanité communiquant avec Dieu, ce que l'on a mis au bas de la statue de Franklin :

Eripuit cœlo fulmen, sceptrumque tyrannis ?

La doctrine catholique est-elle l'effort de la raison humaine pour arriver à la vérité ? est-ce une conquête violente contre une souveraineté qui nous est hostile, et qui nous mesure avec avarice l'eau et le pain du ciel ?

Quoi ! Dieu a répandu sur la terre ce qui est nécessaire à notre nourriture matérielle avec une profusion sans mesure ; il a planté les bois, et semé les moissons avec une infinie variété ; nous n'avons qu'à baisser les mains, qu'à donner un léger coup de charrue pour que la terre se couvre de produits ; le soleil se lève chaque matin et se couche chaque soir ; la pluie monte et descend ; la rosée et la chaleur se succèdent sans interruption ; nous n'avons pas besoin d'entrer dans les laboratoires pour en extraire les substances bienfaisantes, elles sont à nos pieds, elles ne demandent qu'une légère coopération de notre part, et alors même que nous ne la cultivons pas, souvent la terre est encore féconde. Et quand il s'agit de la nourriture de l'esprit, du salut éternel, vous voulez que ce soit l'homme qui fasse tout, et Dieu rien ; que ce soit la charrue de notre raison qui creuse de pénibles et rares sillons dans la terre de la vertu et de la vérité, et qu'il ne vienne là que ce que nous aurons semé ou plutôt créé nous-mêmes à grandes peines ! vous voulez que, couchés sur des livres-pendant des siècles, nous ne puissions savoir qu'algébriquement que c'est Dieu qui a fait le monde et qui est mort pour lui ! Cela n'est pas, Messieurs ; la vérité, c'est une mère qui tient ses enfants sur son sein, qui leur donne le lait, qui sollicite leur faim, et ne demande qu'à les nourrir ; et l'humanité, c'est l'enfant qui n'a qu'à se baisser pour trouver la vie. Oui, il doit y avoir une voie divine de la vérité, une voie simple et facile ; oui, le soleil de la vérité se lève et se couche chaque jour ; la pluie de la vérité tombe du ciel ; le vent de la vérité souffle à l'orient et à l'occident ; l'esprit qui touche la vérité n'est pas conquérant, il est conquis ; il ne va pas la chercher le premier, c'est elle qui vient à lui, qui l'embrasse, qui lui dit : Mon fils, je suis à toi, je ne te demande qu'un effort, c'est de ne pas me repousser !

J'en suis donc assuré : il y a sur la terre, par rapport à la doctrine catholique, une certitude plus large et plus haute que la certitude rationnelle. Cette certitude doit être large comme l'humanité, haute comme le ciel, facile comme un Dieu qui aime et qui n'est pas avare. Cette certitude doit être une conviction illettrée ; car il n'y a qu'une conviction illettrée qui soit large comme l'humanité, et, quoique illettrée, elle doit être une conviction translumineuse ; car si elle ne donnait pas de lumière, elle ne servirait à rien ; et si elle ne donnait qu'une lumière humaine, elle ne serait pas en proportion avec le monde divin qu'elle doit révéler. Enfin, cette conviction doit exclure le doute, parce que, autrement, elle ne serait pas une certitude. Or j'affirme que la doctrine catholique produit dans l'humanité une semblable conviction, et je vais le montrer. J'en rechercherai une autre fois les causes et les conséquences.

La doctrine catholique n'attend pas que l'homme soit à l'âge de raison pour s'emparer de lui ; elle, qui habite les palais des rois et ses propres palais, qui se tient à la porte des grands tombeaux où dorment les consuls et les générations, elle s'abaisse jusqu'au berceau de l'humanité, et, aidant le cœur de la mère naturelle avec son cœur de mère divine, elle nourrit ses enfants du lait des vérités les plus profondes. L'enfant écoute, il fait le signe de la croix qui a sauvé le monde, il croit à Jésus-Christ.

La doctrine catholique, qui persuade l'enfance, ne dédaigne pas non plus de persuader l'homme du peuple ; elle l'aborde ; elle lui dit : Mon frère l'ouvrier, tu as été condamné à manger ton pain à la sueur de ton front ; tu portes pour vêtement plutôt un cilice qu'une étoffe tissée par la main des hommes, tes semblables ; ô cher petit frère, comme disait saint François d'Assise, sois content de ton sort. Écoute, voici que la vérité vient à toi ; elle t'enseigne que lu es fils et frère d'un Dieu, que tu es l'ami de Dieu, qu'il est venu du ciel pour tous, qu'il a donné son sang pour toi. O'mon frère l'ouvrier, tu es une créature sublime et sacrée ; tu ne te connais pas ; réveille-toi, regarde-toi, ouvre les yeux de ton âme, ne regarde pas en dehors ton corps qui n'est rien ; regarde en dedans, et saisis dans ton intérieur ce que c'est qu'une âme faite à l'image de la Divinité. L'Église persuade ce pauvre homme ; il se fait en lui un rayonnement d'en haut ; son âme entend ce que la raison n'entend pas ; il devient une admirable créature, une sainte gloire de Dieu ; il croit, il aime, il donnerait son sang pour Dieu et ses frères ; il y aspire, et, en frappant sur son enclume avec son marteau, il croit sentir les coups que reçut le Sauveur, il se dit : Que cet air est doux ! que ce feu est agréable ! La foi, qui a transfiguré son âme, transfigure aussi sa peine.

Au-dessous encore du peuple, dans les landes de l'histoire et de l'humanité, je rencontre les barbares, race dure et forte, qui ne connaissait que la raison de l'épée. Ils furent pourtant soumis par l'ascendant de l'Église ; sa doctrine, si douce et si pure, trouva le chemin de leur cœur, et le transforma par une conviction où la science n'avait assurément aucune part.

Voulez-vous descendre encore, arriver jusqu'au terme où l'intelligence ne décroît plus, tant elle est à sa limite la plus inférieure ? Nous voici chez des tribus sauvages. Un prêtre se fraie passage dans leurs forêts avec un bréviaire, une croix et un violon. Après avoir prié, il prend en main le violon, il en fait frémir les cordes comme un écho de la raison divine, il joue ; les sauvages sortent de leurs tanières ; ils regardent, ils écoutent ; l'homme qui joue coupe une branche d'arbre, il en fait une croix, il la plante en terre et leur dit, en mutilant sur ses lèvres les débris qui composent leur langue : Sur le bois que vous voyez, un Dieu a été crucifié pour vous, mettez-vous à genoux, adorez-le, et soyez baptisés au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit. Quittez vos flèches et votre nudité ; formez une sainte république de frères ; que chacun travaille pour la communauté ; semez, plantez, récoltez pour ceux qui ne peuvent ni semer, ni planter, ni récolter. Et voilà que s'élève l'admirable société du Paraguay, cette fameuse république devant laquelle les républiques d'Athènes et de Rome ne furent qu'un jeu d'esclaves. Je n'en nomme pas les auteurs ; quand je passe devant Saint-Pierre de Rome, et qu'on me demande qui l'a fait, je ne réponds pas, car tout le monde sait que c'est Michel-Ange Buonarotti.

Vous le voyez, Messieurs, la doctrine catholique enfante partout, et sous toutes les formes, une conviction illettrée, dans les enfants, dans le peuple, dans les barbares, dans les sauvages. Mais ce n'est encore là qu'un très petit phénomène en comparaison de celui que je vais vous signaler. Il est tel savant qui étudie la doctrine catholique, qui ne la repousse pas avec amertume, et même qui dit sans cesse : Vous êtes bien heureux d'avoir la foi ; je voudrais l'avoir comme vous, mais je ne le puis pas. Et il dit vrai ; il veut, et ne peut pas ; car l'étude et la bonne foi ne conquièrent pas toujours la vérité, afin qu'il soit clair que la certitude rationnelle n'est pas la certitude première sur laquelle s'appuie la doctrine catholique. Ce savant donc connaît la doctrine catholique, il en admet les faits, il en sent la force ; il convient qu'il a existé un homme qui s'appelait Jésus-Christ, lequel a vécu et est mort d'une manière prodigieuse ; il est touché du sang des martyrs, de la constitution de l'Église ; il dira volontiers que c'est le plus grand phénomène qui ait traversé le monde ; il dira presque : C'est vrai ! Et pourtant il ne conclut pas, il se sent oppressé de la vérité, comme on l'est dans un songe où l'on voit sans voir. Mais un jour ce savant se met à genoux ; il sent la misère de l'homme, il lève les mains au ciel, il dit : Du fond de ma misère, ô mon Dieu, j'ai crié vers vous ! A ce moment, quelque chose se passe en lui ; une écaille tombe de ses yeux, un mystère s'accomplit, le voilà changé ! C'est un homme doux et humble de cœur ; il peut mourir, il a conquis la vérité, il est semblable à nous ; et qui est-ce qui l'a fait semblable à nous ? Une force qui n'est pas la force rationnelle ; car il avait péri par la force rationnelle ; il est ressuscité par une autre puissance.

Ainsi le phénomène de la conviction illettrée ne se passe pas seulement dans les pauvres et les ignorants, il se passe aussi dans les savants. Mais cette conviction illettrée, qu'est-ce que c'est ? N'est-ce pas tout simplement l'autorité enseignante de l'Église catholique qui subjugue les âmes ? Je réponds que non. C'est une erreur de penser qu'un catholique, même ignorant, n'entend rien à ce qu'il croit, et qu'il courbe uniquement sa tête sous l'autorité de l'Église, sans autre motif d'adhésion. Cela est faux, en droit comme en fait. En droit, nous ne disons pas : Je crois en Dieu et en Jésus-Christ, parce que l'Église y croit ; mais je crois en Dieu, en Jésus-Christ et en l'Église catholique elle-même, parce que Dieu y croit, et le veut, et le dit, et le sait. Et si, avant d'avoir la certitude divine de l'infaillibilité de l'Église, nous avions foi en sa parole, notre foi serait une foi humaine, notre certitude une certitude humaine. En droit, cette supposition est donc fausse. Voici l'acte de foi : Mon Dieu, je crois tout ce que vous avez révélé, et qui nous est proposé par votre Église, parce que vous êtes la vérité même, et que vous ne pouvez vous tromper ni nous tromper. Le motif premier de la foi, c'est la véracité de Dieu ; la véracité de l'Église n'est que le motif secondaire et dérivé. En vertu de l'acte de foi, appuyé sur la véracité divine, j'en fais un sur la véracité de l'Église, dont l'autorité émane de Dieu.

En second lieu, et en fait, ce qui se passe en nous, quand nous croyons, est un phénomène de lumière intime et surhumaine. Je ne dis pas que les choses extérieures n'agissent pas sur nous comme motifs rationnels de certitude ; mais l'acte même de cette certitude suprême dont je parle, nous affecte directement comme phénomène lumineux ; je dis plus, comme un phénomène translumineux. Car la doctrine catholique nous paraît encore, à nous, plus évidente que toute autre doctrine, même naturelle ; nous éprouvons pour elle ce que nous n'éprouvons pas pour d'autres doctrines. Nous sommes affectés à son sujet par une lumière que je ne puis mieux désigner que par le nom de translumineuse, comme on dit transatlantique pour exprimer les régions situées au delà des mers atlantides. S'il en était autrement, comment voulez-vous qu'il y eût proportion entre notre adhésion, qui serait naturelle, rationnelle, et un objet qui surpasse la nature et la raison ? Je puis bien, en vertu de l'évidence naturelle, admettre des phénomènes, des causes et des lois qui sont à la portée de ma raison ; je puis bien, entre ma lumière naturelle et des objets naturels, établir un rapport qui fait la certitude rationnelle ; mais je ne peux pas, entre la lumière naturelle et un objet surhumain, établir une proportion. Or, là où il n'y a pas une proportion entre la lumière de l'intelligence et l'objet de cette lumière, il n'y a pas de certitude ; car la certitude suppose une proportion entre l'intelligence et son objet, et il est méta-physiquement absurde de dire qu'entre une intelligence bornée et un objet sans mesure, entre une quantité finie et une quantité infinie, il s'établisse une proportion.

Je l'atteste donc, et nous tous, catholiques, nous l'attestons, nous sommes frappés par la doctrine catholique, non pas comme ténèbres, mais comme lumière, non pas comme on le serait en entrant sous une voûte sombre, mais bien comme en entrant sous une voûte illuminée, radieuse, dans un édifice immense, sans limites, et dont nous n'apercevons pas toutes les proportions, dont nous ne calculons pas toutes les dimensions, mais dont l'éclat nous saisit et nous transporte hors de nous-mêmes. Et c'est ce qui fait que pour ces choses incompréhensibles nous avons un dévouement si grand ; résultat d'une certitude si absolue, qu'elle exclut toute espèce de doute.

Car c'est là le troisième caractère de la conviction catholique, même illettrée : elle exclut le doute. Au moment où le chrétien a la foi, le doute lui est impossible. On peut, il est vrai, perdre la foi, et encore est-ce un phénomène qui s'accomplit difficilement, et qui ne s'accomplit guère que dans la jeunesse ; mais, enfin, au moment où existe la conviction illettrée produite par la doctrine catholique, le doute est impossible. Si ce doute existait, vous l'entendriez, il vous serait, manifesté, vous sentiriez le cœur du catholique et ses discours chanceler ; mais, dites, sommes-nous des hommes qui faisons effort pour nous persuader certaines vérités au-dessus du commun ? J'en appelle à vous, vous avez vu des catholiques : sommes-nous des hommes de doute ? D'ailleurs, de quoi s'agit-il ? Nous, catholiques, nous attestons les phénomènes qui se passent en nous ; vous êtes les maîtres de ne pas nous croire, de manquer d'oreille et de discernement. Je ne veux pas et je ne puis pas vous contraindre ; mais je vous le répète : Nous n'avons pas de doute, et nous le prouvons par notre conduite durant la vie et à l'heure de la mort ! Voyez-vous ce peuple entendant d'un côté la parole de l'Église, qui affirme, et, de l'autre, votre parole, qui nie ; le voyez-vous hésiter ? L'enfant qui fait sa première communion est-il troublé par la crainte de se tromper ? Vous remuez le ciel et la terre contre des enfants, des paysans, des soldats, des femmes ; armés de pied en cap, chevaliers de l'erreur, vous montez à cheval, bardés et caparaçonnés, et vous descendez dans la lice contre la vile plèbe de l'humanité : le peuple chrétien vous écoute-t-il ? Il passe son chemin, il va à l'éternité sans vous regarder, sans vous entendre.

Est-ce là le doute ? ou bien une certitude illettrée et translumineuse ? Car, si c'était une certitude lumineuse seulement, ce pauvre ouvrier, cet enfant, cette fille pourraient vous répondre, et ils ne vous répondent rien. Vous leur faites de la métaphysique et de l'histoire, vous leur dites : Mais c'est l'Église qui t'a fait serf, tu es souverain naturellement ; c'est l'Église qui t'a fait pauvre, tu es riche naturellement ; ta faim, c'est l'Église ; ta soif, c'est l'Église ; la chemise trouée, c'est l'Église ; ton lit délabré, c'est l'Église ; ta femme qui se meurt, c'est l'Église ; toutes tes souffrances, c'est l'Église : et tu ne vois pas cela ? Si, du moins, vous vous adressiez à moi, ma parole pourrait se mesurer avec la vôtre ; mais ce peuple, que voulez-vous qu'il vous réponde, s'il n'avait que sa science et sa raison ? Heureusement, et grâce à Dieu, il a une lumière divine devant laquelle la vôtre n'est rien ; il éprouve devant vous ce que l'on sent quand on voit, devant le soleil, l'aveugle qui le blasphème. Nous voyons le soleil de la vérité éternelle, et vos paroles, contre lui, nous ne les entendons même pas : elles sont comme le sifflement du pâtre à côté du bruit de l'Océan.

Il existe donc, Messieurs, une conviction illettrée produite par la doctrine catholique ; conviction translumineuse, et qui exclut le doute ; certitude véritable, mais qui n'est pas rationnelle, puisqu'elle est illettrée, non fondée sur l'évidence et sur le raisonnement ; certitude inamissible dans l'humanité, quoiqu'elle soit amissible dans les individus.

Je sais bien que vous nous contestez cette inamis-sibilité, et que, ne pouvant rien contre elle dans son passé, vous prophétisez contre son avenir. Messieurs, l'avenir est quelque chose de bien incertain, et quand on a le passé contre soi, je crains fort, à vous dire vrai, qu'on n'ait aussi l'avenir. Quand on a vécu dix-huit siècles en ayant affaire au temps, à la science et à la liberté ; quand la science a tout tenté contre vous, et la liberté aussi, sans vous détruire, il y a démonstration que la science, la liberté et le temps ne pourront pas davantage à l'avenir.

En somme, nous avons vécu jusqu'à présent. Aujourd'hui même, le Christ a une année de plus ; encore quelques heures, et l'airain de l'éternité, résonnant aux oreilles des hommes, leur aura dit : Le Christ est plus vieux d'une année.

Et cette année, comme les précédentes, vous nous avez combattus sans nous vaincre ; nous respirons encore. Si même nous regardons un peu loin en arrière jusqu'au commencement de ce siècle, nous aurons lieu d'admirer ce que la Providence a fait pour nous. Alors cette basilique était fermée, ces autels par terre, cette enceinte déserte : et voici qu'après quarante ans de liberté, de science et de cours du temps, ces portes sont ouvertes, ces autels debout, et, vous Messieurs, vous réjouissez, par votre immense assemblée, ces vieux murs qui ont tant vu d'hommes, et qui s'étonnent de les voir plus pressés que jamais. Je prophétise donc aussi-, et je vous donne ici-même rendez-vous dans quarante ans. Votre sourire, Messieurs, m'avertit que je n'y serai pas. Il est vrai que je suis votre aîné, et j'en remercie Dieu, puisque c'est ce droit d'aînesse qui me permet de vous enseigner et de vous ouvrir mon cœur. Mais enfin, vous y serez dans quarante ans ; Dieu vous donnera ce temps pour éprouver sa force et votre faiblesse. Observez donc le mouvement de la science et de la liberté humaines ; notez dans votre mémoire les attaques que nous subirons d'un bout du monde à l'autre, et, cela fait, à pareil jour, regardez l'heure qu'il sera pour vous et pour nous.

DIX-HUITIÈME CONFÉRENCE

DES CAUSES DE LA CERTITUDE SUPRA-RATIONNELLE OU MYSTIQUE PRODUITE DANS L'ESPRIT PAR LA DOCTRINE CATHOLIQUE

Monseigneur, Messieurs,

Je veux aujourd'hui rechercher les causes de la certitude supra-rationnelle ou mystique produite dans l'esprit par la doctrine catholique, et résoudre les objections qu'on lui oppose, comme j'ai résolu celles qu'on oppose à la certitude rationnelle.

Phénomène veut dire apparition ; les hommes, malgré tout leur orgueil, ont adopté ce mot pour exprimer ce qui se présente à leurs yeux intérieurs et extérieurs, convaincus que ce sont comme des fantômes qui se meuvent sur un théâtre, ayant derrière eux une force qui les pousse et les met en scène. Et, en effet, ce qui commence et ce qui finit, ce qui entre et ce qui sort, il est bien clair que ce n'est pas là quelque chose qui subsiste par soi-même, mais une réalité de passage qui cache derrière elle une plus profonde réalité. C'est pourquoi, partout où l'homme a vu un phénomène, il a conclu qu'il y avait une cause, en sorte que c'est un axiome de l'esprit humain, qu'il n'y a pas de phénomène sans cause. Et puisqu'il existe une certitude mystique, que j'ai définie une conviction illettrée, translumineuse, et qui exclut le doute, il existe naturellement une cause de cette certitude. Or, selon un autre axiome de l'esprit humain, tout phénomène est en proportion avec sa cause, c'est-à-dire que les propriétés contenues dans le phénomène sont contenues dans la cause en une manière quelconque ; car, si la cause ne contenait pas les propriétés du phénomène, quoique peut-être à un degré plus éminent, elle n'aurait pas pu le produire ; la cause, c'est la puissance protectrice du phénomène ; et, par conséquent, puisqu'il y a une certitude mystique, il y a dans le monde une puissance mystique, et cette puissance mystique, nous saurons ce qu'elle est en observant de nouveau le phénomène de la certitude mystique.

La certitude mystique, disions-nous, est une conviction illettrée ; donc la puissance mystique est une puissance capable de donner la conviction, sans le secours du raisonnement et de la science. Et comme cette conviction illettrée exclut le doute, c'est-à-dire, arrive au plus haut degré d'une conviction, il s'ensuit que la puissance mystique qui la produit est capable de donner, sans littérature, sans science, sans raisonnement, sans ouvrir la bouche, en se taisant, une conviction à son plus haut degré. Enfin, comme cette conviction est translumineuse, ainsi que je l'ai montré, il faut bien que la puissance mystique soit capable de donner, sans le secours de la littérature, du raisonnement et de la science, une lumière qui surpasse la lumière de la littérature, du raisonnement et de la science. Cela nous est acquis, ou bien vous nierez le phénomène de la certitude mystique ; mais si vous adoptez ce phénomène d'une conviction qui ne vient pas du raisonnement, de la littérature, ni de la science, il faudra bien qu'elle sorte de quelque part ; je vous en demanderai compte ; et si vous n'admettez pas la puissance mystique telle que la doctrine catholique l'établit, il faudra que vous en admettiez une autre produisant les mêmes effets, ce qui reviendra au même.

Mais qu'est-ce à dire ? Une lumière qui arrive à notre esprit sans la littérature, sans la science, sans le raisonnement, cela est-il possible ? Le concevons-nous ? Eh ! quand nous ne le concevrions pas, je ne m'en inquiéterais pas un moment ; je dirais toujours : Il y a dans le monde, par rapport à la doctrine catholique, une conviction illettrée, translumineuse, et qui exclut le doute ; donc il y a une cause qui renferme des propriétés semblables, et qui agit sur l'esprit de l'homme : mais nous ne sommes pas embarrassés pour aller plus loin.

Croyez-vous, en effet, que Dieu voie les choses comme nous les voyons ? Croyez-vous que lui, qui est la lumière substantielle et totale, procède, comme nous, par une voie purement rationnelle, qui pose des principes et en déduit des conséquences, puis qui remonte des conséquences aux principes, ce qui forme ce que nous appelons la lumière intelligible, la lumière rationnelle, la lumière logique, la lumière naturelle, la lumière philosophique, peu importe le nom. Non : Dieu, d'un regard un et simple, voit tout, il connaît tout, lui-même et tout ce qui peut sortir de lui ; et quand, du fond de son éternel habitacle, il regarde au loin ce qui sera un jour, dans des myriades de siècles, son œil ne fait pas un pli ; son sourcil, plus puissant que celui du Jupiter d'Homère, ne bouge pas ; il suit la succession et la vicissitude des choses créées, par un regard immuable. Eh bien ! cette lumière supra-rationnelle, supra-intelligible ; car il faut bien créer des mots pour exprimer ces idées, et, après tout, je ne les crée même pas ; cette lumière, qui est celle de Dieu, pourquoi n'en serions-nous pas, à un certain degré, participants ? Pourquoi Dieu, qui a fait l'homme capable de voir par des principes et des conséquences, ne pourrait-il pas lui départir, pour de certains objets, dans un grand but, un certain degré de sa lumière propre ? Pourquoi l'homme, qui a la puissance rationnelle de déduction et d'induction, n'aurait-il pas la puissance de l'intuition ? Cette puissance, vous l'avez, Messieurs, pour tant de choses bien inférieures à celles que nous étudions ! L'intuition, cette vue intérieure, en dehors des principes et des conséquences, c'est la force même de l'intelligence humaine. Voulez-vous que nous en donnions quelques exemples ?

Vous connaissez tous les pressentiments ; que vous les adoptiez ou que vous ne les adoptiez pas, peu importe, c'est un fait historique ; si vous n'en avez pas eu, j'espère que vous en aurez quelque jour. Un pressentiment, qu'est-ce que c'est ? Vous êtes seul chez vous, une tristesse s'empare de votre âme, vous vous demandez pourquoi. Vous vous regardez : vous êtes le même que vous étiez auparavant. Vos affaires sont en bon état, vous êtes content de vous, ce qui est une chose trop facile, et cependant vous êtes triste ! A quelques jours de là, vous apprenez qu'à cette heure de tristesse, sans cause apparente, vous avez été privé d'un ami, d'un proche parent : comment l'avez-vous su ? Ce n'est pas par voie de principes et de conséquences, par des inductions et des déductions ; vous l'avez su par une intuition sourde et inexplicable, par une lumière supérieure à la lumière logique.

Vous rencontrez quelqu'un pour la première fois ; vous ne savez pas sa vie, son origine, sa genèse, ce qu'il a fait de bon ou de mauvais, vous le regardez comme Jésus-Christ regarda le jeune homme de l'Évangile, dont il est écrit : L'ayant regardé, il l'aima ; vous êtes touché de l'âme exprimée par cette physionomie ; vous l'aimez ; une intuition sympathique met entre vous, dans un seul moment, ce que la logique n'y aurait pas mis en des années.

Et les batailles, le génie militaire ! Quand un général a deux cent mille hommes derrière lui et deux cent mille devant, au milieu de la fumée, à travers ces masses qui passent et se croisent, quand il ne reçoit plus que des communications à demi brisées par la mort de ceux qu'il attend, tout à coup il éprouve, comme dit Bossuet dans l'oraison funèbre du prince de Condé, une illumination soudaine, il a une intuition, il donne un dernier ordre et se repose, sûr que tout est fini.

Vous êtes homme d'art, vous voulez créer sur une toile ; irez-vous prendre des instruments de mathématiques pour grouper vos personnages et leur donner la vie de la vérité ? Vous le pouvez, mais vous ne le ferez pas, sous peine de ne créer qu'une œuvre mécanique, un cadavre, parce qu'au lieu de voir, vous aurez calculé.

Vous écrivez : vous voulez parler de l'enfer, vous dites comme Bossuet : " Là commence ce pleur éternel ! " Vous faites un barbarisme, mais que toute oreille française entend et admire. La grammaire est contre vous ; mais, homme de génie, vous avez regardé, la langue s'est émue de votre regard, elle vous a ouvert ses entrailles, il en est sorti un mot divin ; car toute intuition est divine, elle tombe du trône de Celui qui voit tout sans jamais rien combiner.

S'il en est ainsi dans l'ordre naturel, pour toute espèce de génie et de découvertes ; si tout ce qui est grand sur la terre se trouve, comme Christophe Colomb trouva le nouveau monde, par la force de l'intuition, jugez ce qui doit être quand il s'agit de l'ordre éternel, des rivages sans rivages du monde futur, quand il s'agit enfin de naviguer vers Dieu ! Dieu, pour ce grand ouvrage de la vie, ne nous aura-t-il pas donné une intuition divine, une lumière qui procède sans composition ni décomposition ? Car, entre la lumière rationnelle et la lumière mystique, il y a la différence de la lumière qui se décompose dans le prisme, avec une lumière plus pure qui ne s'y décomposerait point.

Concluons donc de nouveau que, puisqu'il existe une certitude mystique, c'est-à-dire une conviction illettrée, translumineuse, et qui exclut le doute, il existe nécessairement aussi une puissance ou lumière mystique capable de donner cette conviction.

Mais, Messieurs, cette puissance mystique toute seule ne saurait encore expliquer le phénomène de la certitude mystique ; car il ne suffit pas qu'une puissance existe pour produire son effet, il faut qu'elle se mette en rapport avec l'être en qui elle doit le produire, et elle ne peut se mettre en rapport avec lui qu'autant qu'elle trouve dans cet être quelque chose de correspondant. Je parle à un animal, il ne m'entend pas ; qu'est-ce qui lui manque ? Ce n'est pas du côté de la parole qu'il manque rien ; dite à l'homme ou à l'animal, elle est toujours la même : pourquoi donc l'animal ne l'entend-il pas ? C'est qu'il lui manque un organe intérieur correspondant à la parole, c'est qu'il n'a pas d'organisme rationnel. Il faut donc, pour qu'il y ait une certitude mystique, que non-seulement il y ait une lumière mystique, mais il faut qu'il y ait dans l'homme un organisme mystique, un organisme qui soit ébranlé par la lumière mystique, autrement cette lumière tomberait en vain sur nous : donc, logiquement, il y a non-seulement une lumière mystique, mais un organisme mystique susceptible d'intuition divine, et l'homme, c'est notre première conséquence, l'homme, comme l'a dit Aristote, est un animal religieux.

L'homme est un animal religieux, parce qu'il a un organisme religieux ou mystique, de même qu'il est un animal rationnel, parce qu'il a un organisme rationnel, et qu'il est un animal, dans toute la réalité du terme, parce qu'il a un organisme physique. Ainsi, quand je vous prends la main, et que vous avez la bienveillance de me répondre, je m'adresse à votre organisme physique ; quand je fais un raisonnement dont votre intelligence est éclairée, je m'adresse à votre organisme rationnel ; mais quand je vous dis : Homme, rentre en toi-même, regarde dans ta vie, mets- loi à genoux et confesse tes péchés, je m'adresse à votre organisme mystique. Cette parole est absurde pour votre organisme physique et même pour votre organisme rationnel ; mais elle va à votre organisme mystique, et c'est pourquoi vous vous confessez ; car, sans cela, le ciel et la terre crouleraient sur vous, que jamais vous ne vous mettriez à genoux devant un autre homme pour avouer vos fautes.

L'homme est donc un animal religieux, un animal mystique, et quand il résiste à la religion, quand il en vient à n'être plus ému par elle, est-ce un homme mal organisé physiquement ou rationnellement ? Pas le moins du monde ; mais son organisation mystique est faible ou dénaturée, il l'a abrutie ; car on abrutit plus facilement l'organisme mystique que l'organisme intellectuel, à cause de sa plus grande délicatesse, et c'est un prodige qu'on puisse encore si facilement toucher cet organisme et en tirer quelques sons, quand on connaît l'homme et la voix impérieuse de ses passions. Il faut que la bonté de Dieu soit bien grande sur lui, ou que son organisme religieux ait été bien divinement trempé et réparé.

J'ajoute, comme conséquence de ce qui précède, que, l'homme étant un animal religieux, la religion est nécessairement vraie. Car, comment voulez-vous que notre nature soit fausse ? Comment voulez-vous qu'aucune force réelle soit fausse ? Ni un organisme n'est faux, ni une puissance n'est fausse, quoiqu'ils soient sujets à être faussés. Tout ce qui existe indépendamment de nous est vrai, et de même que la puissance électrique est vraie, et qu'elle est vraie parce qu'il y a des phénomènes électriques, de même, puisqu'il y a des phénomènes mystiques, la puissance mystique est vraie aussi ; et comme l'organisme physique et l'organisme rationnel sont vrais parce qu'il y a des phénomènes physiques et rationnels, de même l'organisme mystique est vrai au même titre. Ces conséquences sont manifestes ; comment cherche-t-on à y échapper ? C'est ce que nous allons voir.

Vous concevez bien l'embarras de nos adversaires. Si j'avais recueilli, au haut des Alpes, je ne sais quelle goutte d'eau contenant des propriétés inconnues, et que je l'apportasse au sein de nos sociétés savantes, toute l'Europe serait émue ; on la mettrait sous clef, on nommerait des commissions qui s'assembleraient pendant plusieurs mois, on s'aborderait dans la rue, en se disant : Savez-vous la nouvelle ? Quoi ? Qu'est-ce ? Il est arrivé à l'Académie une goutte d'eau dont personne n'a jamais ouï parler. Et l'on aurait raison, Messieurs, car une simple goutte d'eau, c'est une merveille divine ; ce n'est pas trop de tous les princes de la science pour l'examiner. C'est une créature de Dieu, qui parle de Dieu, qui apprend quelque chose de Dieu. Et c'est pourquoi, quand je parle de ces savants qui se rassembleraient pour un tel objet, ce n'est pas dans une intention de moquerie ; l'Écriture n'a pas cru se moquer en disant de Salomon qu'il avait tout examiné, depuis le cèdre du Liban jusqu'à l'hysope ; depuis la plante la plus obscure, venue entre les fentes d'une ruine, jusqu'à ces arbres qui habitent les palais des rois et qui, tout morts qu'ils sont, conservent sous l'or et la sculpture une espèce d'immortalité. Mais, si je n'ai pas le droit de me moquer des sueurs de la science pour une goutte d'eau, j'ai le droit aussi de demander que quand il s'agit de phénomènes comme celui de la certitude mystique, quand il s'agit de millions de créatures raisonnables admettant une conviction comme principe de leur vie, j'ai, dis-je, le droit de demander qu'on ne passe pas sans s'arrêter à côté de ce phénomène. Car si un phénomène matériel est grand, que sera-ce d'un phénomène humain, d'un phénomène social, plus même que social, car il n'appartient pas à un seul peuple, mais à tous les peuples ? J'ai le droit et le devoir de demander qu'on soit attentif et qu'on daigne me l'expliquer. Et comme il est plus commode de nier que d'expliquer, on a d'abord commencé par nier. C'est toujours le premier mouvement de l'incrédulité.

Mais peut-on nier ce grand mouvement mystique que nous avons signalé dans l'humanité ? Le phénomène de la conviction illettrée, translumineuse, et excluant le doute, est-il un fait, ou n'est-il pas un fait ? Existe-t-il, oui ou non, des milliers d'hommes qui l'affirment et qui disent : J'adhère, je crois à la doctrine catholique, non par la foi du savant, mais par la foi du peuple ? Laissons même les preuves extérieures qu'ils donnent de la sincérité de leur conviction, savoir, leur vie dirigée d'après cette conviction, ce qui n'est certes pas une petite chose, quand on voit tant de gens qui sacrifient leurs convictions à leur vie. Je dis seulement : Voici un témoignage de dix-huit cents ans ; voici, vivants et morts, des millions d'hommes qui sentent ou qui sont convaincus qu'ils sentent comme je dis. Qu'en pensez-vous ? qu'en dites-vous ?

Votre ressource, sera-ce de nous accuser de mensonge et d'hypocrisie ? Mais quoi ! n'avez-vous donc pas eu de mère chrétienne, qui vous ait porté dans ses flancs et dans ses bras, pas de sœur chrétienne, pas de femme, pas de fille chrétienne ? N'avez-vous pas d'amis chrétiens ? Quoi ! jamais une mère chrétienne ne vous a montré Jésus-Christ dans son cœur ! Quoi ! jamais le baiser d'un ami ne vous a fait sentir la respiration chrétienne ; jamais un mot de l'âme, depuis dix-huit cents ans, n'est tombé des lèvres du christianisme sur vous ! Non, vous ne pourriez pas nous opposer cette raison de l'hypocrisie, ce serait une raison parricide... Ah ! vous croyez à vos mères, à vos sœurs, à vos femmes, à vos filles, à vos amis ; vous croyez à leurs vertus, vous les aimez, vous les admirez ; vous dites d'eux, comme Polyeucte de Pauline :

Ils ont trop de vertus pour n'être pas sincères !

Regardez seulement un acte de conversion ; voyez, je vous en conjure, un de ces hommes tout à coup devenus chrétiens, allez le trouver, demandez-lui ce qui s'est passé au fond de son âme. Il vous dira : J'ai lu, j'ai raisonné, j'ai voulu, je ne suis pas arrivé ; et un jour, sans que je puisse dire comment, au coin d'une rue, près de mon feu, je ne sais, mais je n'ai plus été le même, j'ai cru ; puis j'ai lu de nouveau, j'ai médité, j'ai confirmé ma foi par la raison ; mais ce qui s'est passé en moi, au moment de la conviction finale, est d'une nature totalement différente de ce qui a précédé et de ce qui a suivi.

C'est l'histoire de Jésus-Christ après sa résurrection. Vous souvenez-vous de ces deux disciples qui allaient à Emmaüs ? Jésus-Christ les accoste, il n'est pas connu d'eux. Il leur dit : De quoi parlez-vous, qui vous rende tristes ? Êtes-vous donc si étranger dans Jérusalem, lui dit l'un d'eux, que vous ne sachiez pas ce qui s'est passé au sujet de Jésus de Nazareth, qui était un prophète puissant en œuvres et en paroles, devant Dieu et devant les hommes, et comment les pontifes et nos princes l'ont condamné et mis à mort ? Pour nous, nous espérions qu'il devait sauver Israël, et voilà le troisième jour que ces choses ont eu lieu ; ce matin même, des femmes sont allées à son sépulcre, et elles nous ont effrayés en disant qu'elles avaient eu une vision d'anges, et que Jésus vivait. 0 insensés et lents à croire/ leur dit Jésus, est-ce qu'il n'a pas fallu que le Christ souffrît, et entrât ainsi dans sa gloire ? Et le voilà qui prend Moïse, David, Isaïe, et qui leur fait le déploiement de toutes les prophéties. Cependant ils ne le reconnaissent pas encore. On arrive à Emmaüs, on se met à table. Alors Jésus-Christ quitte la puissance rationnelle, il fait le signe de la croix, il bénit le pain et le leur présente à manger ; aussitôt leurs yeux s'ouvrent, et ils le reconnaissent : ils avaient résisté à la force rationnelle, ils succombent à la force mystique.

Puis donc que le phénomène ne peut pas être nié, il faut l'expliquer. Comment l'expliquera-t-on ? On nous dit : Eh bien ! soit, nous admettons le phénomène ; mais vous convenez vous-même qu'il n'est pas rationnel. Comment discuter sur quelque chose que ses propres tenants accusent de n'être pas rationnel ? Vous dites qu'il se passe en vous un phénomène ; qu'il s'y passe tout ce qu'on voudra, c'est votre affaire, mais cela ne tombe pas dans le domaine de la raison ; c'est de la simplicité, de la faiblesse d'esprit, et, quoi que ce soit, ce ne peut être un objet de discussion.

Ici je vous signale l'une des tactiques les plus profondes de l'incrédulité.

Il y a peu d'années, il me tomba un petit livre sous la main. Ce livre avait pour but d'exposer, sans y mettre, du reste, d'autres raisonnements, tout ce qu'il est nécessaire à un catholique de connaître et de résoudre pour avoir une certitude rationnelle de la doctrine catholique. On n'était pas arrivé à la vingtième page, que l'esprit était saisi d'une sorte d'éblouissement ; on se disait : Mais, mon Dieu, est-il bien possible qu'il faille apprécier tant de questions pour obtenir la certitude rationnelle du christianisme ? Où était l'habileté de cette tactique ? A séparer, dans le mystère de la foi, la force rationnelle et la force mystique, l'aile droite et l'aile gauche de la vérité, afin de pouvoir les battre séparément ; car chacune, prise séparément, ne peut résoudre la difficulté totale. En effet, proposons-nous à nos adversaires la force rationnelle de la doctrine, ils nous disent : Mais considérez donc toute l'humanité, les femmes, les enfants, les ignorants ; comment voulez-vous qu'ils résolvent ces questions ? Et ainsi ils concluent que l'immense majorité ne peut arriver à la certitude rationnelle. Si, au contraire, nous leur proposons la force mystique, ils nous répondent : C'est une force qui n'est pas rationnelle ; cela va aux petits enfants, c'est de la faiblesse d'esprit. Par conséquent, d'un côté c'est trop, de l'autre c'est trop peu. Aussi n'acceptons-nous pas ce partage de nos forces, et nous disons : Si la foi de Bossuet n'est pas une faiblesse d'esprit dans Bossuet, ce n'est pas non plus une faiblesse d'esprit pour l'enfant, pour l'ouvrier, pour l'ignorant. Je vois bien que l'enfant, l'ouvrier, l'ignorant arrivent à la vérité par une autre voie que Bossuet ; mais qu'est-ce que cela prouve, sinon qu'il y a deux chemins pour aller à la vérité ? C'est la vérité, et non pas les chemins, qui décide s'il y a faiblesse d'esprit. Eh bien ! cette vérité, admise par Bossuet, consacrée par son génie, vous ne pouvez pas la traiter de faiblesse d'esprit ; et par cela seul, quel que soit le chemin employé pour y arriver, on est fort avec elle et par elle. Qu'on monte par l'escalier d'honneur ou par un escalier secret pour entrer au palais des rois, qu'importe ? Quand je suis aux Tuileries, par quelque route que j'y sois parvenu, je suis dans l'appartement des rois de France, je suis en beau lieu et en haut lieu. De même, que je sois arrivé à la vérité par la gauche ou par la droite, moi, homme du peuple, ne m'insultez pas ; car la majesté totale du christianisme me couvre et me protège ; si mon armure personnelle n'est pas visiblement bien trempée, celle de mes pères et de mes frères a rougi au feu de Damas et saura vous répondre.

Ne séparez donc pas, Messieurs, ce qui ne doit pas être séparé, la force rationnelle et la force mystique : ce sont les deux arcs-boutants d'une même voûte. Cette basilique, où je vous parle, a des murs extérieurs et une enceinte intérieure ; qui voudrait les séparer détruirait le tout ; il n'y a plus de dedans là où il n'y a plus de dehors. N'ôtez pas les murs, afin que l'intérieur subsiste ; n'ôtez pas l'intérieur, afin que les murs aient une raison de rester debout. Il y a un corps et une âme dans l'Église : le corps, c'est la force rationnelle ; l'âme, c'est la force mystique. Le corps est un cadavre sans la puissance mystique, et la puissance mystique est quelque chose de fantastique et d'insaisissable, quand elle n'a pas de corps ou de puissance rationnelle qui la manifeste et qui la prouve. C'est par là que nous répondrons encore à une dernière objection. Toutes les religions, dit-on, peuvent réclamer en leur faveur cette force mystique dont vous vous prévalez. Est-ce que les païens n'avaient pas de force mystique ? Est-ce que les sectes chrétiennes n'ont pas de force mystique ? Si la force mystique prouve pour vous, elle prouve pour tous, parce que tout le monde est à son aise pour s'en vanter.

Commençons d'abord par les païens. Quand j'accorderais, et je l'accorde, qu'il y a eu une force mystique chez les païens, qu'en pourriez-vous conclure ? Oui, une force mystique respirait sous le voile honteux du paganisme ; les hommes avaient déshonoré le culte primitif, ils l'avaient couvert d'idées et de pratiques monstrueuses ; mais enfin, pourquoi, puisqu'ils voulaient abandonner le vrai culte divin, ne détruisaient-ils pas tout culte ? Pourquoi le paganisme, et non pas le nihilisme ? Car enfin, si la force mystique est une chimère, qui donc porte celui qui veut s'affranchir de Dieu à en conserver quelque trace ? Comment le paganisme aurait-il résisté au nihilisme ? L'incrédulité moderne veut faire un ouvrage que le Briarée de l'antiquité païenne n'a pas pu faire. Ah ! vous croyez que vous parviendrez à détruire la force mystique dans le monde ! C'est à peu près comme si vous vouliez détruire la force électrique ou la force magnétique qui dirige l'aiguille aimantée. Le paganisme a travaillé à cette œuvre autant que possible ; mais au sein même de ses ténèbres, comme le remarque Tertullien, clans les maladies, dans les afflictions, un païen parlait de Dieu et s'écriait : O mon Dieu ! et dans ses joies : Oh ! que Dieu est bon ! O païen ! dit Tertullien, qui t'a dit cela ? Est-ce dans tes temples, par tes oracles, qu'on t'a appris à parler ainsi ? Ton inspiration vient d'ailleurs ; elle est le témoignage d'une âme naturellement chrétienne, c'est-à-dire où la force mystique n'a pas perdu toute action.

Ce qui me resterait à dire au sujet du paganisme, on le conclura de ce que je dirai des sectes chrétiennes.

Je suis en Amérique, dans une grande assemblée ; une femme se lève et dit : Mes frères, je suis inspirée du Saint-Esprit. L'homme de bon sens lui répondra : Avant que je vous écoute, vous qui parlez au nom de la force mystique, prouvez-moi votre force rationnelle. Jésus-Christ, qui vous valait bien, a pris la peine de faire des miracles pour établir la divinité de sa mission, et donner une garantie à la force mystique dont il disposait. Faites de même, je vous écouterai. La question de la force rationnelle est préjudicielle à la question de la force mystique. Ainsi, quand les protestants nous parlent de l'interprétation des Écritures par le secours du Saint-Esprit donnée à tous individuellement, nous leur opposons le défaut d'unité de leur interprétation individuelle ; la force rationnelle et nécessaire de l'unité leur manquant, il est inutile de s'occuper du reste, pas plus qu'il n'est utile de s'occuper d'un bâtiment à qui il ne manque que des murs. Deux mots, Messieurs, et je termine. L'Église a produit dans le monde, au moyen de la force rationnelle et de la force mystique, un édifice dont l'extérieur et l'intérieur se soutiennent mutuellement et répondent à tous les besoins de l'humanité. C'est ce que saint Jean avait vu dans son île de Patmos, où il était exilé pour la foi. Il entendit, dans une de ses extases, un grand bruit, et, s'étant retourné, il vit, au milieu d'un appareil qu'il décrit, le Fils de l'homme ayant une épée à deux tranchants qui sortait de sa bouche. Cette épée à deux tranchants, c'est la vive image de la double puissance sur laquelle Jésus-Christ a fondé son Église. L'épée qui nous a été donnée est double : elle combat, d'un côté, les savants et les superbes par la force rationnelle ; et, de l'autre, elle moissonne les petits, les ignorants et les savants eux-mêmes, par la force mystique. Sentez, Messieurs, sentez les coups de cette épée dont la poignée unique est en Dieu et la double pointe partout !

DIX-NEUVIÈME CONFÉRENCE

DE LA CONNAISSANCE PRODUITE DANS L'ESPRIT PAR LA DOCTRINE CATHOLIQUE

Monseigneur,

Messieurs,

Nous l'avons établi, la doctrine catholique prend possession de l'entendement humain par une double force qui produit une double certitude : par la force rationnelle, qui produit une certitude rationnelle, c'est-à-dire une conviction réfléchie, souveraine, immuable ; par la force mystique, qui produit une certitude mystique, c'est-à-dire une conviction illettrée, translumineuse, et qui exclut le doute. Une de ces forces est visible et remplit le monde de sa splendeur ; l'autre est invisible, et remplit l'âme des chrétiens de ses puissants et irrésistibles phénomènes. Toutes les deux s'appuient l'une par l'autre : la force visible se manifeste à ceux mêmes qui ne veulent pas voir, et la force invisible soutient au dedans tout cet édifice, comme la force mathématique, qui est invisible, soutient une œuvre extérieure d'architecture. Il n'y a rien dans ce monde qui ne soit à la fois visible et invisible, et quand on s'en prend à la force mystique, on atteint du même coup la force mathématique. Car, après tout, qui a vu la force mathématique, qui l'a touchée, qui l'a saisie, autrement que dans l'appui intérieur qu'elle prête à nos constructions extérieures ?

C'est beaucoup, Messieurs, de tenir l'humanité par deux forces, l'une visible, l'autre invisible ; par deux certitudes, l'une rationnelle, l'autre supra-rationnelle ; et, pourtant, ce n'est pas encore assez. Car l'homme ne tient à la certitude que parce qu'il tient à la connaissance ; la certitude est une simple qualité de la connaissance. Une certitude, quoique parfaite, peut être de très peu d'importance, si elle n'a pas derrière elle une connaissance qui ait de la grandeur. L'homme veut connaître, et, par conséquent, la doctrine catholique doit prendre possession de l'entendement par une connaissance. La connaissance, c'est la vue des êtres et de leurs rapports. Voir ce qui est, voir les liens qui existent entre toutes les choses qui sont, c'est connaître ; et une connaissance a d'autant plus de mérite qu'elle a plus d'étendue, plus de profondeur et plus de clarté. Je passe donc du phénomène de la certitude catholique, par une transition naturelle et nécessaire, au phénomène de la connaissance catholique. J'examinerai l'état de la connaissance humaine et l'état de la connaissance catholique. Je montrerai, en premier lieu, que la connaissance humaine manque d'étendue, de profondeur et de clarté ; je montrerai, en second lieu, que la doctrine catholique est claire, profonde, étendue.

Remarquez bien, Messieurs, la position de la question. Il ne s'agit pas de savoir maintenant si la doctrine catholique est certaine, et par conséquent si elle est vraie, je l'ai prouvé ; je l'ai prouvé, non pas complètement en donnant toutes les preuves que j'aurais pu donner ; mais enfin je l'ai prouvé, et je devais le faire avant tout. Car le premier pas, quand il s'agit d'une doctrine quelconque, c'est de savoir si elle est certaine ou non, si elle est vraie ou fausse. Je traite maintenant de la connaissance catholique, et, pendant que je raisonnerai, je vous prie de ne pas m'opposer la question de la certitude, que je regarde comme tranchée. Je ne puis pas traiter deux questions à la fois, vous montrer en même temps le degré de la certitude et le degré de connaissance dont l'esprit est redevable à la doctrine catholique. Le degré de certitude est établi ; j'en pars comme d'une base, sans cela je n'aurais rien fait ; la certitude étant donc supposée, j'examine ce que la doctrine catholique nous apprend, et, quand je montrerai sa clarté, sa profondeur, son étendue, vous n'aurez pas le droit de m'opposer la question de sa certitude, puisque c'est une question résolue.

La première qualité de la connaissance, c'est l'étendue. L'esprit de l'homme est fait de telle sorte, que, quand il acquiert un certain degré de connaissance, il ne s'y arrête pas, mais veut passer outre. Comme on dit qu'Alexandre, dès son jeune âge, rêvait la conquête de l'univers, ainsi, à peine l'esprit de l'homme s'est-il éveillé à la lumière de la vérité, à peine a-t-il entrevu des êtres et des rapports entre les êtres, qu'à l'instant il saisit l'univers comme son domaine, il veut le pénétrer, le conquérir. La raison en est simple : notre esprit est une lumière, la lumière veut s'unir à la lumière ; et vous aurez beau lui avoir versé de cette coupe pendant des siècles, il vous dira : Ce n'est pas encore assez ! D'ailleurs, tous les êtres étant enchaînés les uns aux autres, vous concevez très bien que, quand j'ai découvert un rapport entre deux êtres, ce rapport qui m'est manifesté, m'en fera apercevoir un autre, soit en montant, soit en descendant. C'est une chaîne, et tant que je n'ai pas atteint le dernier anneau, je monte ou je descends toujours. Je suis comme un aéronaute emporté dans sa nacelle hardie ; je vais tant que l'air me soutient ; et comme l'air, en apparence du moins, n'a pas de fin, je vais jusqu'à ce que, par un obstacle qui ne dépend pas de moi, je sois invinciblement arrêté. Ainsi est fait l'esprit de l'homme ; mais sa connaissance répond-elle à son désir de connaître ? Hélas ! non ; la connaissance humaine n'a pas d'étendue, et c'est son premier malheur. La terre qui nous porte, et qui est le point de départ de nos observations, est comme une barque au milieu d'un océan sans rivages ; barque immobile, parce qu'elle décrit un cercle qui est invariable ; et ce centre même de notre vie, cette petite barque perdue dans l'immensité, la connaissons-nous ? Connaissons-nous le point étroit d'où doivent procéder nos investigations et partir les rayons de notre connaissance ? Depuis que la science s'occupe de la configuration intime de notre globe, par suite des découvertes de la géologie, nous avons fait des milliers de systèmes qui se détruisent les uns les autres ; et, pour ce qui est au-dessous de la couche imperceptible soumise à nos expériences, nous l'ignorons complètement.

Puis, si de notre terre, si du centre nous nous élançons à la circonférence, que voyons-nous ? Nous découvrons des myriades de globes lumineux, semés à des distances que nos instruments ne peuvent calculer. Et quand ils le pourraient, ce ne serait rien encore. Car, au delà de ces vaisseaux lumineux, est-ce à dire qu'il n'y en a plus d'autres, et que nous découvrons tout ce qui est ? Est-ce qu'il n'y a pas d'étoiles au delà des étoiles ? Est-ce qu'il n'y a pas d'astres invisibles au delà des astres visibles ? L'homme est-il la plus parfaite des créatures ? N'existerait-il pas de purs esprits ? Au-dessous de nous, nous voyons les êtres décroître, ils pourraient croître au-dessus de nous, et former de magnifiques hiérarchies. La science ne se prononce pas. Elle nous attache à la pelure de cette terre, à la superficie du ciel apparent ; puis elle nous dit : Avec tout le reste, vous ferez de la philosophie, de la religion, mais de la science, jamais ! Je m'en tiens à son aveu.

Ainsi, la connaissance humaine, qui doit me soumettre tous les êtres, me soumet à peine ceux qui tombent sous les sens ici-bas. Elle n'a donc pas 'd'étendue, elle n'a pas davantage de profondeur.

Encore même que nous connaîtrions phénoménalement tous les êtres, il est au delà des phénomènes qui révèlent leur existence, il est des causes, des lois, des substances ; il ne suffit pas d'avoir entrevu les êtres, l'esprit humain va plus loin. Il se demande aussitôt : Mais ces phénomènes qui manifestent les êtres, quelle en est la cause ? La terre tourne autour du soleil en trois cent soixante-cinq jours et six heures moins quelques minutes : quelle est la cause de ce mouvement ? Vous l'appelez la force de la gravitation ; qu'est-ce que la force de la gravitation ? Qu'est-ce qu'une force ? Toute cause est une force. Qui a vu des forces ? Vous nous demandez : Qu'est-ce que la force mystique, où l'avez-vous vue ? Mais cette force qui emporte votre globe, et vous avec lui, qui l'a vue, qui l'a touchée ? Il y a en moi une force qui m'anime, qui sort de mes lèvres en ce moment, qui cherche à vous remuer : pourquoi ne l'admettez-vous pas comme la force qui entraîne la terre autour du soleil ? Qu'est-ce qu'une force enfin ? le savez-vous ? Vous dites : C'est à l'aide des forces électriques, magnétiques, gravitantes, que les phénomènes se produisent : mais qu'est-ce que ces forces ? Vous l'ignorez. Cependant, sans force tout est immobile, tout est mort, rien ne respire, il n'y a plus un souffle, tout est comme une forêt dans ces moments qui précèdent les tempêtes, où règne une immobilité sourde, profonde, terrible.

Au delà des causes et au delà des forces sont les lois. Je m'aperçois que la cause agit selon une règle déterminée, qu'elle est dominée par une autre force, qui est la loi ; ainsi, vous dites que par la gravitation les corps s'attirent en raison inverse du carré des distances. Et pourquoi les corps s'attirent-ils en raison inverse du carré des distances ? Comment une force a-t-elle derrière elle une autre force qui la maintient dans un cercle qui ne lui permet pas de s'en écarter ? Qu'est-ce qu'une force qui est pardessus une autre force, comme un rouage par-dessus un autre rouage ? Vous dites : Il y a une force, une cause ; cette cause est réglée, donc il y a une loi. Mais qu'est-ce que la loi ? vous l'ignorez ; pourtant vous vous appelez savants, vous vous extasiez devant la force et sa loi ; vous dites : Nous avons vu le phénomène, nous en avons constaté la cause, nous avons défini sa loi. Spectateurs d'une politique divine et inconnue, vous êtes comme le curieux qui assisterait aux conseils des rois, au pied de leurs palais, parmi les troupeaux de leurs gardes et de leurs serviteurs ; vous concluez du message qui passe aux ordres qu'il porte ; vous entrevoyez l'adresse et la suscription, et vous croyez connaître les destinées contenues dans ce papier mystérieux, scellées d'une main invisible pour vous.

Mais voici bien autre chose : au delà des causes et des lois, au delà de la force qui agit et de la force qui règle, je découvre dans mon esprit la substance ou l'essence, raison dernière de la loi, de la cause et du phénomène, et je me demande ce que c'est que cette substance, qui est le fond de tout. J'examine une goutte d'eau, j'interroge la science, elle me dit : C'est un combiné d'oxygène et d'hydrogène. Je le veux bien ; mais ce que vous donne l'analyse, qu'est-ce que c'est ? Vous me direz : C'est un élément ; mais qu'est-ce qu'un élément ? Vous ne connaissez pas la substance d'une seule goutte d'eau, vous ne connaissez qu'une première décomposition ; et quand vous l'avez eu trouvée, toute la science s'est pâmée d'aise, elle a dit : La chimie est créée. C'est le dix-huitième siècle qui a découvert la décomposition de l'eau ; c'est de là que la science datera dans la postérité, jusqu'à ce que vienne un autre siècle qui fasse, s'il plaît à Dieu, une seconde découverte et qui se proclame, avec autant de raison, le père de la science, de cette science toujours à faire, même quand elle est faite. Vous voyez des phénomènes qui révèlent des êtres, et vous concluez à des causes, à des lois, à des substances ; vous ne connaissez ni les causes, ni les lois, ni les substances, et comme les phénomènes n'en sont que les expressions, en définitive, vous ne connaissez rien, du moins avec profondeur.

Mais ce ne sont là que de très petits malheurs en comparaison de celui qui me reste à vous montrer, qui est le défaut de clarté. Car enfin, quand nous n'aurions point de connaissance en étendue et en profondeur, ce serait une ignorance ; nous ne saurions pas, et voilà tout. On en prendrait son parti ; on dirait : J'ignore, et on passerait son chemin. Mais vous n'ignorez pas seulement ; il y a, dans le peu que vous savez, des mystères qui font dresser les cheveux sur la tête, des mystères qui touchent à votre existence de chaque moment, à tous vos devoirs, à tous vos droits, à tous vos intérêts, à tout ce que vous êtes. Vous ne pouvez pas faire un pas sans rencontrer ces mystères et sans avoir besoin de les résoudre. J'en exposerai quelques-uns.

Voici de la matière ; est-elle créée ou n'est-elle pas créée ? Si elle n'est pas créée, elle existe donc par elle-même : comment quelque chose d'aussi vide, d'aussi inerte, peut-il exister par soi-même ? Qu'est-ce qui peut limiter quelque chose qui existe par soi-même ? Quoi ! ma poussière existe par elle-même, et quand j'ai une fièvre, elle ne peut pas se guérir ! voilà qui est bien extraordinaire ! Si elle n'existe pas par elle-même, elle est donc créée. Mais, qu'est-ce que créer ? qu'est-ce que faire ce qui n'était pas, et le faire avec rien, sans le secours d'une matière préexistante ? Voilà un autre abîme. Ensuite, je regarde que si j'ai un corps qui est matière, j'ai pareillement un je ne sais quoi que j'appelle un esprit. L'esprit est-il différent de la matière ? Si l'esprit est la même chose que la matière, pourquoi ces colonnes ne vous parlent-elles pas ? Qui leur a dit d'être immobiles ? Je voudrais bien qu'on me mît quelque part en colonne et en vedette, et qu'on me dît : Tu resteras là mille ans. Mais si la matière est autre chose que l'esprit, si la matière est inerte, tandis que l'esprit est vivant ; si la matière se laisse tailler par un goujat, tandis que les plus grands hommes ont de la peine à nous gouverner ; si, dis-je, la matière est autre chose que l'esprit, comment la matière et l'esprit sont-ils unis dans l'homme pour ne former qu'une seule personne, un seul être vivant ? Comment deux choses aussi dissemblables que ce qui est mort et ce qui est vivant, forment-elles une seule unité, une seule personnalité vivante et agissante ? Puis, qui est-ce qui l'a fait, cet être ? pourquoi l'a-t-on fait ? J'ai été une éternité sans être ; apparemment on n'avait pas besoin de moi, et tout à coup on m'a secoué dans l'éternité de mon sommeil, on m'a mis je ne sais où. Cette puissance, qui s'était passée de moi, qui m'avait méprisé pendant toute l'éternité, elle m'a éveillé, elle m'a donné des yeux, une bouche, un entendement ; et pourquoi ? Comment tout à coup a-t-elle eu besoin de moi, après que j'avais été si longtemps inutile ? Si j'étais bon pour elle, elle aurait pu s'en aviser plus tôt. Si je n'étais pas bon pour elle, pourquoi m'a-t-elle mis au monde, et dans quel monde ? Je regarde, je ne vois que des hommes qui se dévorent les uns les autres ; tous les fils d'Adam, attachés à la glèbe du corps et de l'âme, se disputant un pain rare et amer ; et, enfin, un tel amas de douleurs, qu'il n'est pas d'homme, s'il savait ce qui se passe à côté de lui, dans cette seule ville, qui eût le courage de dormir et de prendre sa nourriture, tant le monde renferme d'existences flétries, de cœurs désolés, de chairs nues, d'âmes corrompues, de tortures de toutes espèces !

Ah ! Messieurs, ce ne sont pas là des questions oiseuses. Au sortir d'ici, vous les trouverez palpitantes sur le seuil ; elles vous suivront dans vos plaisirs, dans vos affaires, dans vos joies, dans vos troubles, dans vos espérances, dans votre désespoir. Toujours et à tout propos, vous vous demanderez ce que c'est que la matière, ce que c'est que l'esprit, si Dieu est bon ou méchant, si vous mourrez tout entiers, si vous aurez un compte à rendre on si vous n'en aurez pas.

Accablé que j'en suis moi-même, je m'en vais consulter les hommes qui ont reçu, dans chaque siècle, un génie plus élevé que les autres, ceux qu'on peut appeler les grands de l'esprit. Je me dis en mon âme : Après tout, il y a ici-bas des flambeaux, des hommes que Dieu a posés pour illuminer l'humanité, j'irai à eux comme un disciple modeste ; je leur dirai : Moi, pauvre ignorant, gagnant péniblement ma vie, je viens à vous, qui avez tant de loisirs et de lumières, je viens vous demander quel est le secret de ma vie, et le résultat de vos recherches. Or, qu'est-ce que je trouve ?

L'un me dit : De quoi vous troublez-vous ? Le bien, le mal, la matière, l'esprit, c'est vous-même ; c'est votre imagination qui enfante toutes ces choses. Vous ne faites que rêver. Il n'y a que votre moi qui soit certain, solide ; le non-moi, ce qui est hors de vous, vous ne pouvez pas le conclure, le démontrer ; vous seul vous êtes Dieu, les êtres, l'infini, le fini, et tous ces phénomènes qui se passent autour de vous, sont simplement des rêves de votre esprit. J'ai entendu le panthéisme idéaliste.

Un autre me répond : Gardez-vous de croire que vous êtes la seule réalité ; au contraire, c'est vous qui n'êtes qu'un rêve ; Dieu seul existe, l'absolu seul existe, l'infini seul existe. Un jour qu'il s'est endormi, sans qu'on sache pourquoi, il a fait un rêve. Vous êtes ce rêve. Votre tort, c'est de vouloir vous donner la réalité. J'ai entendu le panthéisme indien.

Spinosa me dit à son tour : Non, vous n'êtes ni un rêve, ni la réalité totale, absolue. Dieu existe ; il a deux attributs, l'esprit et l'étendue ; il manifeste ces deux attributs par tous les phénomènes de la matière et de l'esprit. Vous, esprit et matière, vous êtes une double manifestation de Dieu. C'est votre dignité d'être une portion de cet être tout-puissant, de cet être qui est esprit et matière, étendu et inétendu ; par conséquent vous n'êtes pas une idée, ou un rêve de Dieu, mais une modification, une face de Dieu. Vous êtes destiné, depuis le commencement jusqu'à la fin, à représenter la Divinité sous une certaine forme. Dieu est une cristallisation dont vous êtes une facette.

Un quatrième se hâte et me dit d'un air joyeux : Tous ces gens-là sont des gens d'esprit, mais qui n'ont pas la vérité. La vérité est beaucoup plus simple, et la voici : Il n'existe que de la matière, et même, pour vous dire le fond de la science, il n'existe que des atomes. Ces atomes se meuvent clans un espace indéterminé, ils ont certains moyens de se rencontrer, et, pour me servir de l'expression toute nue, de s'accrocher. Vous êtes un assemblage heureux d'atomes qui, après des millions de chances contraires, se sont une fois entrelacés et agencés. Tant que cela durera, jouissez-en ; car il y a bien à parier que vos atomes, une fois séparés, ne se rencontreront plus de la même manière ; et, puisque cette fois est unique, tâchez qu'elle soit bonne. C'est mon conseil, et je suis Épicure pour vous servir.

Épicure parle encore, qu'un autre me dit : Pas le moins du monde ; tout est esprit ; la matière est une illusion, nos sens nous égarent et ne nous présentent que des fantômes vains ; vivez de l'esprit, car tout est esprit.

Un dernier se présente : Que voulez-vous ? me dit-il, les uns affirment une chose, les autres une autre ; chacun a ses raisons, et, à bien prendre, tout est possible, et même probable. Il est probable qu'il n'y a que des esprits, et il est probable qu'il n'y a que de la matière ; il est probable que vous êtes Dieu, et il est probable que vous n'êtes qu'un rêve ; il est probable qu'il y a du mal, et il est probable qu'il n'y en a pas ; il est probable qu'il y a tout, et il est probable qu'il n'y a rien. A tout le moins, tout est possible ; si vous m'en croyez, vous n'irez pas plus loin ; c'est la dernière leçon de la sagesse. Dieu sait, Messieurs, si, en vous exposant ces systèmes, je cherche à les déguiser et à les rendre ridicules. Non, tout ce que vous venez d'entendre est écrit, imprimé, réimprimé, et même ce sont les chefs-d'œuvre de l'esprit humain abandonné à lui-même, le résultat des efforts des plus profonds penseurs pendant soixante siècles. Dieu les jugera. Mais enfin c'étaient des hommes que vous auriez honorés pour la plupart, et dont le grand malheur était de chercher dans leur seule raison l'explication du prodigieux mystère de la vie. Non, ne rions pas de l'humanité dans les hommes les plus éminents qu'elle ait produits. Quand ces créations de l'esprit humain nous tombent sous les yeux, ayons compassion de notre faiblesse, admirons le peu que nous pouvons, et gardons-nous de sourire. C'est là une grande instruction que Dieu nous a donnée, et dont nous devons profiter bien plus pour acquérir la défiance de nous-mêmes que pour insulter à la misère de nos semblables. L'énumération de tous ces systèmes m'aurait naturellement conduit à d'autres plus récents ; mais j'ai voulu m'en taire ; à Dieu ne plaise que, du haut de cette chaire, je fasse la moindre allusion qui puisse causer de la peine à un homme vivant ! J'ai dit assez de choses qui doivent vous instruire ; je n'attaque point des hommes que la grâce de Dieu peut éclairer et rendre nos frères.

Quelque tristes que soient les obscurités où nous sommes plongés, Messieurs, cependant si les réalités de la vie ne nous pressaient pas, si la vie était une réunion académique, si nous n'avions qu'à penser et à écouter nos pensées, peut-être le mystère serait-il supportable. Mais je vous adjure tous, la vie est-elle si facile et de si peu de poids, que nous puissions accepter avec tant de douleurs le désespoir de ne pas même nous les expliquer ? Quoi ! je veux connaître, et la connaissance me trahit ; je veux aimer, et l'amour me trahit ; je veux vivre, et la vie me trahit ; j'erre entre la bénédiction et la malédiction, ne sachant si le Dieu qui m'a fait est un bon ou un mauvais génie. Je vois mes semblables souffrir, et encore que je ne souffrisse pas moi-même, puis-je me séparer des maux de l'humanité, et ma cause de sa cause ? Prédicateur tranquille et recueillant les honneurs de votre attention, n'ai-je pas le droit et le devoir d'évoquer devant vous-la terrible réalité de la vie, pour opposer à votre vaine science la science trop certaine de notre malheur ? En sortant d'ici, Messieurs, montez à un sixième étage de cette cité ; là vous trouverez la vie telle qu'elle est, et vous jugerez aux pieds de ces grabats si vous pouvez y porter les systèmes des sages de ce monde ! Non, il n'est pas possible qu'il n'existe d'autre connaissance que la connaissance purement humaine, et puisque c'est vainement que j'ai consulté les sages, j'irai ailleurs. N'y a-t-il pas ici quelque vieux prêtre qui ait des cheveux blancs ? J'irai à lui, je lui dirai : J'ai vu les sages, j'ai interrogé leur science, je viens entendre la vôtre. Puisque j'ai écouté le philosophe, je puis bien écouter le prêtre ; le prêtre est aussi une face de l'humanité ; il est chair et os, il a du sang dans les veines, il est fils d'Adam comme vous, et si par hasard il est plus absurde encore que le philosophe, il aura du moins le mérite d'une grande difficulté vaincue.

Les sages que nous avons consultés nous affirmaient tous que leur système était le seul compréhensible, le seul qui donnât une claire vue de la vérité. La doctrine catholique, et c'est la première remarque qui cause mon admiration et mon amour, la doctrine catholique ne nous tient pas ce langage ; elle nous dit, au contraire : 0 homme, tu peux tout connaître, mais tu, ne peux rien comprendre. Tu peux tout connaître, parce que nous voyons les choses ; mais lu ne peux rien comprendre, parce que nous les voyons en reflet et en énigme ; et quiconque, dit l'Écriture, voudra sonder la majesté des œuvres divines, sera inévitablement opprimé par la gloire. Ainsi, ne croyez pas que je vous apporte la compréhension ; non, je vous apporte la connaissance et l'incompréhension.

Pourquoi ne pouvez-vous pas comprendre ? D'abord, parce que Dieu ne le veut pas ; il est le maître, il nous a faits, il nous a donné de connaissance ce qu'il lui a plu, il ne veut pas que nous le comprenions, ni lui ni ses œuvres. Il veut que vous soyez avertis de votre petitesse, que vous sentiez la misère de votre existence finie. Il a jeté entre vous et lui un voile, et la mort seule déchirera ce voile, comme la mort du Christ déchira dans le temple de Jérusalem le voile qui cachait le saint des saints. Dieu ne veut pas que vous compreniez, parce qu'il veut que vous méritiez ; vous n'êtes pas seulement des soldats inertes, à qui on a préparé une victoire de théâtre, et qui n'ont qu'à se produire avec des armes brillantes au milieu d'une foule qui les applaudit ; vous avez été placés comme des soldats réels au milieu d'effrayantes difficultés, au milieu d'abîmes qui doivent, quand vous les regarderez, vous faire frissonner des pieds à la tête ; c'est là votre situation, parce que vous êtes grands. Et quelle serait votre grandeur, je vous prie, si vous aviez tout vu, tout connu, tout pénétré ? Qu'auriez-vous à faire ici-bas, sinon à vous lever le matin pour vous coucher le soir, à tailler des habits, à façonner des chaussures, à monter la garde au palais des rois avec un uniforme voyant ? Il fallait, pour votre gloire, qu'il y eût un combat spirituel ; il fallait que vous méritassiez la lumière en combattant dans l'obscurité. Tel a été le plan d'e Dieu ; c'est l'orgueil qui vous le cache, c'est l'humilité qui vous le révèle ; et, sans doute, la première connaissance que vous devait donner la doctrine catholique, c'était celle de vous-mêmes, le connais-toi toi-même, comme on l'avait gravé sur le fronton d'un temple ancien.

En second lieu, vous ne pouvez pas comprendre, parce que votre nature finie ne vous le permet pas ; alors même que vous verrez Dieu face à face, vous ne le comprendrez pas encore pleinement, parce que Dieu est infini, que vous êtes finis, et qu'il est mathématiquement absurde que le fini embrasse l'infini. Dieu seul a la compréhension infinie. Sans doute, quand nous verrons Dieu face à face, bien des mystères seront dévoilés ; mais il restera encore des obscurités dont nous ne pouvons déterminer la nature ; ce qui est clair, c'est que jamais le fini ne comprendra l'infini comme l'infini se comprend lui-même.

C'est là le premier apaisement que nous cause la doctrine catholique ; en nous donnant la mesure de nos forces, elle nous apprend à ne pas chercher ce que nous ne pouvons pas obtenir, elle jette une grande clarté au dedans de nous-mêmes sur nous-mêmes. Mais est-ce là tout ? Non, sans doute. Vous disputez, n'est-il pas vrai ? sur les questions les plus fondamentales, et vous n'avez pas même le temps de les discuter, tant vous êtes pressés par les nécessités de la vie. Quel est donc votre plus grand besoin ? C'est qu'il n'y ait plus de questions. Le plus grand bienfait de Dieu à l'égard de l'homme, c'est assurément de faire qu'il n'y ait plus de questions ; car, quand il n'y aura plus de questions, il n'y aura plus d'obscurité, attendu que c'est la question qui engendre l'obscurité. Eh bien ! qu'a fait Dieu ? Dieu a répondu clairement, manifestement, à toutes vos questions ; il vous a donné d'un seul coup, en une page, ce que tous vos livres ne vous avaient point appris. Vous demandez ce que c'est que la matière ? Dieu vous a répondu : C'est une substance dénuée d'intelligence et de liberté. Vous demandez ce que c'est que l'esprit ? Dieu vous a répondu : C'est une substance douée d'intelligence et de liberté. Vous demandez si la matière et l'esprit ont été créés ou incréés ? Dieu vous a répondu : Ils ont été créés. Vous demandez si le corps et l'âme sont unis ensemble ? Dieu vous a répondu : Vous êtes d'une double nature, a la fois corps et âme, unis par un rapport de distinction dans la substance, et d'unité dans la personne. Vous demandez qui vous a faits ? Dieu a répondu : C'est moi. Vous demandez pourquoi ? Dieu vous a répondu : Parce que je vous ai aimés de toute éternité. Vous demandez pourquoi pas plus tôt ? Dieu vous a répondu : Parce qu'il n'y a ni plus tôt ni plus tard pour ce qui est éternel. Vous demandez qui a fait le mal ? Dieu vous a répondu : C'est vous qui l'avez fait, vous et les autres créatures libres ; vous l'avez fait, parce que vous êtes libres ; vous êtes libres, parce que vous êtes des esprits, et que les esprits sont des êtres doués d'intelligence et de liberté, et qu'il fallait que vous méritassiez votre félicité. Vous demandez quelle est votre destinée ? Dieu vous a répondu : C'est de vivre éternellement. Vous demandez quel est votre devoir ? Dieu vous a répondu : De me servir, d'observer mes commandements, qui sont, même ici-bas, la source de votre vie et de votre félicité.

Cela posé, Messieurs, je vous le demande, toutes les questions fondamentales que vous agitez ne sont-elles pas résolues ? Reste-t-il une seule question entre Dieu et vous ? Sans doute, vous n'avez pas une démonstration métaphysique de leur solution, j'en conviens, mais vous avez mieux que cela, et je vais le prouver. Assurément, rien n'est mieux démontré que les mathématiques ; saint Thomas établit quelque part que le plus haut degré de clarté que Dieu ait donné aux vérités de déduction, c'est la clarté mathématique. Eh bien ! qui est illuminé par la clarté mathématique ? Combien y a-t-il d'hommes sur la terre qui sachent les démonstrations mathématiques, à part les premiers éléments ? Et que deviendrait l'humanité, si, pour vivre, elle était obligée d'entendre, je ne dis pas le calcul intégral et différentiel, mais seulement les huit livres de géométrie de Le-gendre ? Évidemment elle périrait avant d'en venir à bout. Et vous croyez que Dieu aurait sauvé, converti et gouverné le monde en lui envoyant, au lieu de l'Évangile, huit autres livres dé géométrie catholique !

Il y a donc clarté dans la doctrine catholique, une immense clarté, parce qu'elle répond avec l'autorité souveraine de Dieu à toutes les questions, qu'elle les résout, les définit, leur ôte même jusqu'à la qualité de questions, attendu qu'il n'y a plus à s'enquérir là où il y a réponse souveraine et absolue. Nous n'avons plus même à raisonner, et c'est un grand bienfait, car nous ne sommes pas ici-bas pour raisonner, mais pour agir, pour édifier dans le temps un ouvrage éternel.

Vous direz peut-être : Cette connaissance de la vérité par des solutions toutes faites, ce n'est qu'une connaissance nominale, elle nous révèle des propositions, et voilà tout. Sans doute, Messieurs, la doctrine catholique ne vous donne pas la compréhension ; mais elle vous donne une connaissance réelle des êtres et de leurs rapports dans la parole de Dieu, parce que la parole de Dieu est un miroir intelligible. Quand Dieu nous dit, par exemple, qu'il a créé le monde, certainement je ne me représente pas l'acte créateur, je ne me représente pas comment on fait de l'être par un simple acte de volonté ; mais j'entends parfaitement ce que Dieu veut dire, je vois très bien que Dieu, pour faire le monde, ne s'est pas servi, comme nous le faisons, d'une matière préexistante ; je ne comprends pas son acte, mais j'entends ce qu'il est. Cette connaissance, quoique incomplète, est une connaissance très réelle, qui me révèle en peu de mots tout ce qu'il est important que je sache, sans que j'aie même besoin de l'étudier. La vérité est gravée en un irréfragable airain, où tout le monde peut lire son origine, ses devoirs, ses droits, ses intérêts, ses destinées. Le pauvre, en passant avec son fardeau devant un crucifix, voit pourquoi son épaule est chargée ; le petit enfant apprend sans peine la plus profonde métaphysique, en épelant les lettres de l'alphabet ; il grandit en récitant les commandements de Dieu et de l'Église, le Symbole des Apôtres et le Notre Père qui êtes aux cieux ; et il sait tout, avant d'avoir soupçonné ce que c'est que savoir ; il sait tout sans discussion, sans géométrie, sans l'obscurité même inévitable de toute démonstration ; il sait tout, par la parole intelligible de Dieu acceptée avec simplicité. Un temps viendra où cette lumière se changera en une autre lumière, en une autre nature de vision ; mais alors même nous n'apprendrons rien de nouveau sur la matière, l'esprit, Dieu, l'homme, la création, notre destinée finale. Nous verrons autrement ce que nous voyons déjà, nous verrons dans l'essence divine ce que nous avions vu dans sa parole.

Quant à la profondeur de la connaissance catholique et à son étendue, ce ne sont plus que des conséquences sur lesquelles je vais passer rapidement. En effet, par la doctrine catholique nous remontons à la cause première de notre être : elle nous dit quels sont les rapports qui nous unissent à Dieu, et ce qui constitue le mystère fondamental de la vie ; elle nous révèle la cause des causes, la loi des lois, la substance des substances, la raison finale et suprême de tous les phénomènes. Après qu'elle nous a dit ces mots : Dieu est Père, Fils, et Saint-Esprit, il y a en lui trinité de personnes, unité de substance ; tout phénomène, toute cause, toute loi, toute substance a été manifestée dans sa source.

Sous le rapport de l'étendue, la doctrine catholique nous ouvre, sur l'univers, un horizon qui l'embrasse jusqu'à ses dernières limites. Elle nous apprend que les êtres forment une échelle graduée de l'atome jusqu'à Dieu ; qu'il existe des hiérarchies invisibles d'esprits, liées entre elles et avec nous par des rapports profonds, d'où résulte l'unité du monde ; un seul et sublime mouvement, qui fait que les choses partant de Dieu vont à Dieu, dans un orbite mystérieux, dont l'homme, esprit et matière, occupe le point central.

Et de la sorte nous arrivons, par la doctrine catholique, à une triple paix, paix de la clarté, paix de la profondeur, paix de l'étendue dans la connaissance. Entre nous et vous, Messieurs, c'est la différence du trouble et de la paix. Vous cherchez, et pour nous il n'y a pas même de question ; vous doutez, et pour nous il n'y a pas même mouvement, mais regard fixé ; vous bâtissez et détruisez tour à tour, pour nous chaque acte édifie ; le temps même, échappe à votre action vacillante ; pour nous, l'éternité nous suit et ne nous faillit jamais. Et c'est pourquoi la doctrine catholique subsiste, plus ou moins, depuis le commencement du monde, quoique toujours combattue ; c'est parce qu'elle a été ressuscitée en Jésus-Christ, dans les mystères de sa vie et de sa mort, que le monde se soutient sur sa base. Elle y maintient, en quelques paroles, la connaissance des causes, des lois, des substances, de tous les vrais rapports des êtres, que l'effort humain tend sans cesse à méconnaître et à bouleverser. Voyez donc, Messieurs, en comparant ces deux situations, le parti que vous voulez prendre une fois en votre vie. D'une part, ce sont des systèmes sans consistance, qui se heurtent et se détruisent, dont vous n'avez pas pu entendre l'énoncé, quoique sérieux, sans un ironique étonnement ; de l'autre, c'est la doctrine catholique, doctrine simple, naturelle, où tout est défini, où tout est assis sur le roc. Entrez dans le sein de l'Église ; passez du camp du trouble au camp de la paix ; du camp de l'obscurité au camp de la lumière ; du camp de l'étroitesse au camp de l'étendue, de la largeur et de la profondeur, afin que je puisse vous dire un jour, en vous retrouvant en des lieux plus intimes que ceux-ci, ce que saint Paul disait aux premiers chrétiens : Vous avez été autrefois ténèbres, maintenant vous êtes lumière dans le Seigneur.

VINGTIÈME CONFÉRENCE

DE LA RAISON CATHOLIQUE ET DE LA RAISON HUMAINE DANS LEURS RAPPORTS

Monseigneur,

Messieurs,

Nous avons passé, dimanche dernier, de la question de la certitude catholique à la question de la connaissance catholique, et, comparant ensemble la connaissance humaine avec la connaissance catholique, nous avons montré que la connaissance humaine manquait d'étendue, de profondeur et de clarté : d'étendue, parce qu'elle ne voit qu'un petit nombre d'êtres ; de profondeur, parce qu'elle ne pénètre qu'à la surface des causes, des lois et des substances, d'où découlent les phénomènes ; de clarté, parce qu'à côté même des choses qu'elle connaît, elle est toujours assise entre les abîmes qu'elle ne peut pas sonder ; tandis que la connaissance catholique est claire, parce que Dieu a décidé toutes les questions qui embarrassent l'esprit humain, et les a décidées par sa parole souveraine et infaillible ; étendue, parce que Dieu nous a ouvert le monde de part en part, nous en a montré le pôle oriental et le pôle occidental, et mesuré le diamètre ; profonde, parce qu'il nous a fait connaître les causes premières, les lois premières, la substance première.

Et maintenant, il est manifeste qu'il existe dans l'humanité deux raisons : la raison humaine et la raison catholique. Car la raison est un ensemble de vérités qui éclairent l'intelligence, qui s'identifient avec l'homme et deviennent le principe de ses actes ; or il existe un ensemble de vérités humaines et un ensemble de vérités catholiques qui, tous deux, s'identifient avec l'homme, qui éclairent et perfectionnent son intelligence, et sont le principe de ses actes ; par conséquent il existe une raison humaine et une raison catholique, un double foyer de vie et d'activité, tellement différents l'un de l'autre, qu'un acte sage au point de vue de la raison catholique, peut être insensé au point de vue de la raison humaine, et réciproquement. De là surgissent plusieurs questions qui se réduisent à une seule. Quel est le rapport entre la raison humaine et la raison catholique ? Qu'est-ce que ces deux phares allumés dans l'humanité ? Sont-ils en contradiction ou en harmonie ? Sont-ils séparés ou unis ? Se répondent-ils ou ne se répondent-ils pas ? Sont-ils à l'entrée du port de l'humanité comme deux flambeaux parallèles qui s'aident entre eux, ou bien sont-ils perdus dans l'espace qui les sépare et qui ne leur permet pas même de se voir ? Y a-t-il égalité entre ces deux raisons, ou bien hiérarchie ? Y a-t-il paix ou guerre ? et s'il y a guerre, quelle en est la tactique générale ?

Toute raison, soit humaine, soit catholique, se compose de premiers principes et de conséquences. Les principes sont des vérités certaines, indémontrables, et qui servent à démontrer le reste. Ce sont des vérités certaines, car si elles n'étaient pas des vérités certaines, ce ne seraient pas des principes ; elles sont indémontrables, car si elles pouvaient se démontrer, ce ne seraient pas des principes premiers : elles servent à démontrer tout le reste, car si elles ne produisaient rien, si elles ne démontraient rien, ce ne seraient pas des principes. Ainsi la vérité est pour nous comme un germe qui est semé dans notre intelligence, qui y croît, s'y développe, y produit des fleurs et des fruits. En Dieu, la lumière est un cercle dont la circonférence n'est nulle part et le centre partout, comme a dit Pascal ; mais, pour nous, il nous fallait un point d'appui, il nous fallait quelque chose de fatal, qui nous servît de commencement, de point de départ, de principe lumineux.

Par exemple, l'être est : voilà un premier principe de la raison humaine. Une chose ne peut pas être et n'être pas en même temps sous le même rapport : voilà encore un premier principe de la raison humaine. Dieu est un en trois personnes : voilà un premier principe de la raison catholique. De même que le premier principe de la raison humaine est vrai et ne se démontre pas, cet autre premier principe : Dieu est un en trois personnes, est vrai et ne se démontre pas. L'un commence, et l'autre commence aussi, avec cette différence que la certitude des principes de la raison humaine et la certitude des principes de la raison catholique ne sont pas de la même nature.

Or, ces premiers principes de la raison humaine et de la raison catholique sont-ils en contradiction ou en harmonie ? Ils ne peuvent pas être en contradiction ; car que sont-ils ? Des vérités. La vérité, c'est ce qui est. Ce qui est ne peut pas contredire ce qui est. De plus, la vérité, en la regardant dans sa source, c'est Dieu même, et quoique sa lumière, une et immuable, se communique à nous par deux sources, cette lumière, en se bifurquant, ne peut pas perdre son unité ; autrement Dieu lui-même ne serait pas un. Il y a donc harmonie entre la raison humaine et la raison catholique ; et quand vous nous demandez que nos principes catholiques ne contredisent pas vos principes humains, vous avez raison. C'est votre droit ; notre droit à nous, c'est de vous montrer, comme nous le ferons, qu'ils ne se contredisent réellement pas.

Mais, de ce que la raison humaine et la raison

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catholique ne sont pas en contradiction, s'ensuit-il nécessairement qu'elles soient en communion, qu'elles se pénètrent et s'entr'aident mutuellement ? Oui, nécessairement encore. Entre la raison humaine et la raison catholique il existe une triple communion, communion d'intelligibilité, d'analogie et de confirmation réciproque.

Communion d'intelligibilité : car, si la raison humaine n'entendait pas la raison catholique, et que la raison catholique n'entendît pas la raison humaine, il n'y aurait pas seulement dans l'esprit humain deux ordres de vérités venant par deux sources différentes, il y aurait deux intelligences dans l'homme, et deux intelligences totalement étrangères l'une à l'autre, ce qui ne se conçoit pas dans un être un. L'intelligence humaine est une, quoique éclairée par deux lumières formant en elle une double raison. Et, de fait, quand la parole divine me dit : Dieu est un en trois personnes, ne voyez-vous pas que si je n'avais antécédemment les idées de Dieu, d'unité, de triplicité, de personnalité, je n'entendrais même pas la parole de Dieu ? Et puisque je l'entends, c'est que tous les mots de cette proposition : Dieu est un en trois personnes, appartiennent à une source commune d'intelligibilité, la même pour la raison humaine et pour la raison catholique ; ou, si vous l'aimez mieux, que la raison humaine donne à la raison catholique le sens de chacun de ces mots isolés, tandis que la raison catholique donne à la raison humaine le lien qui les rapproche et en forme une proposition nouvelle ; en sorte que la raison humaine et la raison catholique, unies et fondues ensemble, se trouvent l'une et l'autre tout entières dans cet énoncé : Dieu est un en trois personnes.

Communion d'analogie : car, je vous prie, que nous a révélé la nature ? De qui est-elle le miroir ? De qui nous représente-t-elle l'existence et les attributs ? De Dieu. C'est saint Paul qui nous l'apprend : Les choses invisibles de Dieu ont été rendues intelligibles par la création. Et qui est-ce qui nous est aussi révélé par la parole de Dieu ? Encore Dieu lui-même, d'une manière sans doute plus intime, plus complète, mais toujours Dieu. Or, cette représentation première de Dieu, et cette représentation seconde de Dieu, nous manifestant là même chose, il est impossible qu'il n'existe pas entre elles analogie, c'est-à-dire que je ne trouve pas dans la nature une ombre de ce que je trouve dans la parole de Dieu, et que je ne trouve pas dans la parole de Dieu une lumière qui rejaillisse sur la nature elle-même ; en sorte que ce sont deux foyers de lumière qui se renvoient leurs rayons, pour produire cette lumière totale et magnifique que nous appelons la théologie.

Enfin, communion de confirmation réciproque entre la raison humaine et la raison catholique ; car, Messieurs, où est notre preuve que Dieu a parlé aux hommes, sinon chez vous, sinon dans la nature, dans ses œuvres visibles ? Où puisons-nous de quoi vous confondre, sinon en vous-mêmes, dans votre propre raison ? A quel tribunal vous citons-nous, quand nous vous accusons de méconnaître la vérité ? N'est-ce pas vous-mêmes que nous prenons pour juges ? Je n'ai pas de garde prétorienne pour vous imposer la vérité par contrainte. Il faut que je vous persuade : et comment vous persuader, si je ne m'adresse pas à quelque chose qui est en vous, qui conspire contre vous-mêmes ; si mes moyens d'attaque ne sont pas clans votre intelligence, si mes prétoriens ne sont pas dans votre propre âme et ne vous trahissent pas ? Que fais-je ? que dois-je faire ? qu'ai-je fait ? Comme Thémistocle, je suis venu m'asseoir à votre foyer le plus intime, me mêler à vos impressions, à vos espérances, à votre amour, à vos haines, à vos désirs, à tout ce que vous êtes, par conséquent à votre raison humaine, qui est le piédestal nécessaire où j'assoirai ensuite cette statue de la vérité que j'appelle la raison catholique. Nous ne nous en cachons pas ; nous n'avons aucun intérêt de nous en cacher. Est-ce qu'Achille, immobile sur son bloc de marbre, a intérêt à le briser ? La raison ! nous sommes ses premiers et immortels défenseurs. C'est moi qui, en ce moment même, protège votre raison contre elle-même ; qui, en lui traçant des limites, vous empêche de l'obscurcir et de la déshonorer. Ah ! ce n'est pas seulement la raison catholique qui a été confiée à l'Église, c'est aussi la raison humaine, et partout où la raison catholique s'affaiblit, la raison humaine décroît en proportion. Aussi ne triomphez pas trop tôt des aveux que je vous ai faits ; ne croyez pas que nous ne vous rendions rien en échange de l'appui que vous nous prêtez. Si votre raison humaine confirme ma raison catholique, votre raison aussi a besoin d'être confirmée par la mienne. Car, quelle est votre plaie, cette plaie de la raison humaine, qui vous ronge, ce soupir de votre âme, que j'entends dès qu'elle s'approche de mon oreille ?... Ah ! vous en savez le nom, c'est le soupir et la peine de tous : c'est le doute !

Vous tous, je vous adjure, pourquoi êtes-vous ici ? Que se passe-t-il ici qui vous touche, qui vous force de venir et de m'écouter ? Hélas ! dans votre orgueil qui est démesuré, quoique légitime à bien des titres, dans cet orgueil sans fond ni rives, le scepticisme nage comme un vaisseau sans pilote dans l'immensité de l'Océan. Que votre vaisseau est grand et magnifique ! Il a trois ponts, il est armé de canons ciselés et puissants ; vous avez créé la poudre pour en porter au loin l'effet, et appeler à vous tous les rivages. Mais, infortunés ! le silence seul vous répond ; le phare de votre raison ne vous apparaît jamais ; la terre vous fuit comme elle fuyait Colomb. Et pourquoi ? Je vous le disais l'autre jour : parce que vous n'avez pas d'étendue dans votre raison pour mesurer l'abîme de la vie, pas de profondeur pour le sonder, pas de clarté suffisante pour l'illuminer. Que voulez-vous trouver que le doute ? Eh bien ! nous vous l'ôtons, ce doute ; la raison catholique prend la vôtre toute tremblante, elle la rassure, elle l'affermit, elle lui ouvre l'horizon, elle se pose devant elle comme une pyramide orientée ; et vous, Arabes de la vérité, qui passez sur votre cheval, vaincus par le seul aspect de cette masse, vous luttez pourtant encore, vous essayez, contre l'immutabilité, la puissance du mouvement ; la pyramide vous regarde, elle se tait, et son silence est encore plus puissant que six mille ans de votre parole.

Entre nous donc, Messieurs, c'est à charge de revanche ; nous nous appuyons sur vous pour confirmer notre raison, et tant que vous n'êtes pas appuyés sur nous pour confirmer la vôtre, vous n'avez pas d'issue pour sortir du doute.

Mais cependant, malgré ces rapports d'intelligibilité, d'analogie, de confirmation réciproque, prenons garde, les deux raisons demeurent toujours réellement distinctes. Car, de tous les principes humains vous ne déduirez jamais ce premier principe catholique : Dieu est un en trois personnes. Or, là où manque la filiation, là est nécessairement la distinction. La raison catholique, n'étant pas une conséquence de la raison humaine, appartient à un ordre tout autre ; elle a de véritables principes ; elle commence en elle, ou plutôt elle commence en Dieu, sans aucun intermédiaire entre elle et lui. Et, par conséquent, le rapport de communion ne détruit pas le rapport de distinction entre la raison humaine et la raison catholique.

Ici, je suppose qu'un doute vous vient et que vous m'arrêtez. Puisque la communion est nécessaire entre les deux raisons, pourquoi sont-elles deux ? A quoi bon la dualité là où l'on veut en venir à l'unité ? Quelle bizarrerie, que Dieu, qui voulait nous éclairer, n'ait pas allumé un seul fanal au lieu d'en allumer deux, et qu'il ait voulu que cette lumière totale ait été le résultat d'une lumière double ! Pourquoi ? Je pourrais vous dire tout simplement que je n'en sais absolument rien. Je pourrais vous rappeler que vous êtes corps et âme, et pourtant unité ; que Dieu a constitué votre propre essence au moyen d'une dualité parfaitement distincte, qui conclut à une unité réelle de la personne humaine ; que l'humanité se compose de deux sociétés, la société temporelle et la société spirituelle ; et que, de même que le corps et l'âme concluent à l'unité de votre personne, la société spirituelle et la société temporelle à l'unité du genre humain, il n'est pas étonnant qu'il y ait aussi en vous deux raisons : une raison humaine et une raison divine, parfaitement unies quoique parfaitement distinctes. Et si vous tenez à en savoir la cause, je vous la dirai autant qu'on peut la connaître : c'est que vous êtes la limite de deux mondes, le point de jonction de la nature basse avec la nature haute, du monde des corps et du monde des esprits : d'où il résulte nécessairement en vous le jeu singulier d'une double vie, matière et âme tout ensemble, société temporelle et société spirituelle, lumière naturelle et lumière surnaturelle. C'est là, Messieurs, la difficulté de notre position, comme c'est aussi sa dignité, et cette difficulté est grande : toute l'histoire humaine, toute l'histoire de l'entendement, toute l'histoire de la société prend ses plis et replis dans cette immense difficulté de la dualité dans l'unité, et de l'unité dans la dualité. Nous tenterons mille voies pour sortir de là, pour faire de l'âme avec le corps, ou du corps avec l'âme ; de la société temporelle avec la société spirituelle, ou de la société spirituelle avec la société temporelle ; de la lumière naturelle avec la lumière surnaturelle, ou de la lumière surnaturelle avec la lumière naturelle : l'essence des choses résistera toujours à ces efforts désespérés. Le premier principe de la sagesse, c'est d'accepter ce qui est. Ce qui est, c'est la dualité dans l'unité. Le devoir des vrais philosophes et des véritables hommes d'État, c'est de respecter et de constituer la dualité, en respectant et en constituant aussi l'unité. Attaquer l'unité, c'est tout détruire ; attaquer la dualité, c'est tout opprimer. Le genre humain protestera toujours contre cette double attaque, parce qu'il ne peut vouloir ni de l'anarchie, ni de l'oppression. La vérité est au milieu.

Maintenant, Messieurs, que nous avons constaté le rapport d'harmonie et de communion entre la raison humaine et la raison catholique, cherchons s'il existe entre 'elles un rapport de subordination.

Nous avons déjà dit que de la raison humaine on ne conclut pas la raison catholique, ni réciproquement. Il ne faut donc pas chercher entre elles un rapport de filiation, ni, par conséquent, la subordination qui naît de ce rapport.

Sont-elles liées du moins par une subordination d'antiquité ? La raison humaine précède-t-elle la raison catholique, ou la raison catholique précède-t-elle la raison humaine ? Ni l'un ni l'autre. Quels que soient les systèmes sur l'origine des premiers principes humains, systèmes que je n'aborde pas ici, toujours est-il qu'il existe à cet égard un fait irréfragable : c'est que, à qui l'on n'a pas parlé, la raison humaine n'est pas venue ; c'est que le sourd-muet, né au milieu de vos villes, de vos spectacles et du spectacle du ciel, ne possède pas de vérités générales, de principes métaphysiques, jusqu'au jour où la parole humaine est venue les lui communiquer. Et comme la parole humaine, au moment où elle arrive à ''oreille de l'homme, lui parle le langage humain et le langage divin tout à la fois, la naissance de la raison humaine et celle de la raison catholique se confondent. C'est le même berceau, c'est la même parole qui les provoque, parole à la fois terrestre et céleste, humaine et surhumaine, et qui renferme, indissolublement uni, tout ce qu'il y a de puissance dans l'une ou dans l'autre raison. C'est pour cela que la première parole a été donnée par Dieu à la mère, qui n'a jamais blasphémé Dieu. Si l'on avait confié notre berceau à des hommes, ah ! peut-être, dans l'animosité de leurs passions, ils auraient pu nous dérober Dieu et s'efforcer d'obscurcir notre raison divine ; mais notre berceau a été mis sous la garde de nos mères, et jusqu'à présent, même parmi les faux cultes, les enfants ont appris à nommer Dieu en même temps que le père qui est sur la terre. Je vous en rends grâces, mères chrétiennes, au nom de vos fils qui sont ici présents, et au nom de l'humanité tout entière !

Sous le rapport de l'antiquité, la raison humaine n'est donc pas subordonnée à la raison catholique, ni la raison catholique à la raison humaine ; ce sont deux sœurs nées le même jour. Toutefois, Messieurs, par cela seul que la raison catholique pousse l'homme plus loin en étendue, en profondeur et en clarté, par cela qu'elle augmente le capital intellectuel du genre humain, il est manifeste qu'elle a l'avantage sur la raison humaine. La raison catholique renferme la raison humaine, tandis que la raison humaine ne renferme pas la raison catholique ; la raison catholique est la raison humaine plus quelque chose, et comme le plus l'emporte sur le moins, l'addition sur la soustraction, il est clair, en vertu même des lois de l'arithmétique, que la raison humaine est subordonnée à la raison catholique.

Donc, Messieurs, rapport d'harmonie, de communion dans la distinction, de subordination hiérarchique, voilà tous les rapports qui unissent la raison humaine à la raison catholique. Et pourtant la guerre existe entre ces deux puissances, une triple guerre : guerre sociale, guerre scientifique, guerre rationnelle.

Guerre sociale : c'est-à-dire que la raison humaine, par la violence, par la ruse, par la légalité fausse, s'efforce de proscrire la raison catholique et d'entraver son développement.

Guerre scientifique : c'est-à-dire que les savants, qui devraient nous montrer l'idée divine dans tout, nous la cachent sans cesse, et qu'ils aiment mieux mentira la vérité scientifique elle-même, que d'apporter quelque appui dans l'esprit humain à la vérité divine.

Je ne m'occupe pas de ces deux guerres ; je ne dois vous entretenir que de la guerre rationnelle, parce qu'elle est relative aux rapports de la raison humaine et de la raison catholique, rapports que nous étudions aujourd'hui. Cette guerre est la plus universelle des trois ; car il y a peu de savants et peu d'hommes publics, mais tout homme possède les éléments de la raison ; et par conséquent la guerre rationnelle de la raison humaine contre la raison catholique est la guerre de tous contre tous. Nous disons : Il y a un rapport d'harmonie ou de non-contradiction entre la raison humaine et la raison catholique ; on nous dit qu'il y a contradiction. Nous disons : Il n'y a pas séparation, mais communion entre la raison humaine et la raison catholique ; on nous dit qu'il y a séparation. Nous disons : Il y a subordination hiérarchique entre ces deux puissances, et la raison catholique tient le premier rang ; on nous dit que c'est la raison catholique qui est subordonnée à la raison humaine. Voilà toute la guerre.

Il y a, dit-on, contradiction entre la raison humaine et la raison catholique. Comment cela ? C'est que, de notre propre aveu, nos dogmes sont incompréhensibles. Il est vrai, nous l'accordons, et non-seulement nous l'accordons, mais nous voulons qu'il en soit ainsi. Or est-il contradictoire à la raison humaine d'admettre des dogmes incompréhensibles ? Je soutiens le contraire. Qu'est-ce que comprendre ? c'est connaître une chose avec un tel degré de perfection, qu'on ne puisse plus faire une question sur cette chose. Du moment que vous dites : Pourquoi ? vous n'avez pas compris. Vous pouvez connaître : je ne dis pas que vous ne connaissez pas ; mais vous ne comprenez pas, puisque vous faites une question. Si vous compreniez, vous n'auriez plus de question à faire. Or, je vous le demande, quel est le livre, quel est le système, quelle est l'idée, quelle est la vérité après lesquels on ne demande pas : Pourquoi ? Voici un grain de blé. La science a analysé ce grain de blé ; elle sait tout ce qu'il renferme ; et pourtant je dirai de ce grain de blé ce que disait la Bruyère à propos d'une goutte d'eau : 0 princes de ce monde, vous avez des armées, des arsenaux ; des milliers d'hommes obéissent à un souffle de vos lèvres ; nous autres, simples hommes, nous creusons péniblement la terre, et nous avons besoin d'eau pour faire fructifier nos sueurs ! O princes, potentats, majestés, faites une goutte d'eau ! Et moi je dis : Nous autres ; simples hommes, qui creusons péniblement la terre, et qui avons contre nous la grêle, le soleil, la pluie, les vents, nous avons besoin de blé ; ô princes de la science, potentats de l'analyse, majestés des académies, faites un grain de blé ! Vous ne le pouvez pas, et pourquoi ? Car enfin vous avez décomposé ce grain de blé, vous savez tout ce qu'il contient ; oui, tout, excepté ce qui constitue un germe, excepté la force, parce qu'on ne voit une force que par ses effets, excepté la force qui fait le germe.

Une chose digne de remarque, c'est la naïveté de la logique humaine, qui établit comme une règle fondamentale de l'art de raisonner que le progrès indéfini n'est pas admissible, c'est-à-dire qu'on ne peut pas toujours demander : Pourquoi ? Et sans doute elle a raison ; car, bien que ce soit un désir invincible de l'esprit humain de connaître et d'avancer toujours dans la connaissance, cependant il vient un point où il est insensé de dire encore : Pourquoi ? un point où la logique nous arrête, et où nous sommes contraints de nous écrier, comme ces voyageurs parvenus aux extrémités du monde :

Sistimus hic tandem nobis ubi defuit orbis.

Comprenez donc qu'il n'est pas contradictoire à la raison humaine d'admettre des choses incompréhensibles, et qu'au contraire elle n'admet rien qui ne soit incompréhensible.

On pousse plus loin, on dit : La raison catholique admet plus que l'incompréhensible, elle admet l'inintelligible. Que prétend-on ? qu'on n'entend pas les propositions qui constituent les premiers principes de la raison catholique ? Mais il est impossible qu'il y ait quelque chose d'inintelligible pour l'homme quand ce quelque chose est nommé. Quand je dis : Dieu est un en trois personnes, vraie ou fausse, cette proposition est intelligible à mon oreille intérieure. Quand je dis : Dieu est cruel ; j'émets une proposition fausse, mais non pas inintelligible ; elle est si peu inintelligible, que je la repousserai par une raison fort simple : j'opposerai l'idée de cruauté à l'idée de Dieu, et je montrerai que ces deux idées s'excluent mutuellement. Or tout est nommé dans la religion catholique, donc tout est intelligible.

Il faut que nos adversaires abandonnent ces deux positions de l'incompréhensibilité et de l'inintelligibilité, et que, prenant nos dogmes en détail, ils prouvent de chacun en particulier qu'il est contradictoire à la raison humaine. Ils le font ; mais y réussissent-ils ? Certes, s'il est un dogme attaquable en apparence sous ce rapport, c'est le dogme de la sainte Trinité, d'un Dieu un en trois personnes ; car, comment l'unité et la triplicité sont-elles réunies dans un seul être pour composer son essence ? Voyons un peu. J'étends ma main dans l'espace : qu'est-ce que l'espace ? L'espace est une unité d'étendue constituée par trois dimensions réellement distinctes entre elles, la longueur, la largeur et la hauteur. Voilà donc l'espace défini d'une manière analogue à la définition même de Dieu, et que nous ne pouvons pas concevoir autrement que par la réunion des idées d'unité et de triplicité. Et nous ne connaissons pas d'être qui ne soit constitué par l'unité, qui est son centre vital, et par la multiplicité, qui est son mouvement de va-et-vient, en sorte que, attaquer la notion de la trinité, c'est attaquer la notion même de la vie dans son essence. Ne suis-je pas vivant, ne sentez-vous pas qu'il y a unité en moi comme en vous, ne sentez-vous pas en même temps la multiplicité, les nerfs, les veines, la main qui palpite et qui veut saisir ? Ôtez la multiplicité, vous ôtez le mouvement, il n'y a plus de vie ; ôtez l'unité, vous ôtez le ressort d'où procède le mouvement, la vie s'évanouit également.

Voilà pourtant vos objections, ce que vous opposez depuis dix-huit siècles à la vérité, et toutes, sachez-le bien, toutes se résolvent avec cette déplorable facilité. Je l'appelle déplorable ; car il est honteux pour l'esprit humain de n'avoir pas trouvé mieux contre Dieu, et de ne résister à Jésus-Christ, à son Évangile et à son Église, que par de pareilles imbécillités. Vous sentez bien, Messieurs, que je ne veux pas passer tous nos dogmes en revue. J'ai voulu seulement vous montrer comment la guerre se fait entre la raison humaine et la raison catholique, sous ce premier point de vue. Je passe à la séparation qu'on prétend exister entre les deux raisons.

Ici la tactique est plus habile. Voici comment on entend la séparation de la raison humaine et de la raison catholique. Je vais vous en donner la formule. Au siècle dernier, un savant faisait une histoire de la formation du globe ; le soleil, disait-il, a laissé échapper un jour, je ne sais par quelle force, une portion de sa matière qui a été saisie par d'autres forces. Cette matière ignée, en se refroidissant, est devenue la terre. Il est vrai que Moïse en raconte autrement la formation ; nous n'attaquerons pas son récit. La révélation est sacrée ; mais la science a son domaine séparé ; ce sont deux lumières qui doivent se respecter en restant chacune dans ses limites.

Un médecin disait : Nous étudions l'anatomie du corps humain ; nous examinons comment la vie procède, le point central où elle commence et d'où elle se répand ; nous n'avons point trouvé la place de l'âme, ni reconnu sa nécessité. La religion affirme son existence, et cela suffit ; elle est d'un ordre sacré ; ce que nous disons est d'un ordre profane ; on ne peut pas nuire à ce qui est placé si haut.

Ainsi procédait-on, je ne dirai pas avec hypocrisie, mais avec habileté, à la séparation de la raison humaine et de la raison catholique. Et quel était le but final de cette tactique si respectueuse ? Frédéric II, roi de Prusse, le confiait un jour à ses amis avec un rare bonheur d'expression : " Pour en finir " avec l'Église catholique, savez-vous ce qu'il faut " en faire ? Il faut en faire un hibou... " Vous savez, Messieurs, cet oiseau solitaire et triste qui se tient dans un coin avec un air rechigné.

Voilà le secret : nous isoler de tout, de la politique, de la morale, du sentiment, de la science ; nous suspendre entre le ciel et la terre sans aucune espèce de point d'appui, pour nous dire ; un genou en terre : Vous avez Dieu, qu'avez-vous besoin du reste ?

Nous n'acceptons pas cette situation. Nous tenons à tout, parce que nous venons de Dieu, qui est en tout ; rien ne nous est étranger, parce que Dieu n'est étranger nulle part. Entendez l'Évangile s'appuyant sur le cœur de l'homme : Dieu a tant aimé le monde, qu'il a donné pour lui son Fils unique. Et entendez Bossuet vous en donner le commentaire : Maintenant que l'on m'oppose tout ce que l'on voudra... (Je cite de cette mémoire que les grands hommes créent toujours dans l'esprit, alors même que l'airain de leur parole ne s'y grave pas.) Quand vous m'objecterez qu'il est impossible qu'un Dieu se soit fait homme, parce que vous n'êtes rien et que Dieu est tout, je m'écrierai : Dieu a tant aimé le monde ! Si vous me dites qu'il est absurde que Dieu ait été crucifié, moi je vous dirai : Dieu a tant aimé le monde ! Et en effet, si nous, simples mortels, nous pouvons donner notre vie pour ce que nous aimons, comment Dieu, qui est le principe de l'amour, n'aurait-il pas pu se faire homme afin de mourir par amour ? Dieu a tant aimé le monde ! Là est notre force ! Là, Messieurs, dans votre raison, dans vos sentiments, dans l'amour ! La charité que nous vous prêchons, c'est de l'amour ! On aime Dieu comme on aime une créature. L'effet n'est pas le même sous le rapport des sens ; mais il n'y a pas deux amours. La différence, c'est que l'un est petit, et qu'il s'applique à des objets bornés, tandis que l'autre est grand et s'applique à un objet sans bornes ; l'un se dilate dans le fini, l'autre dans l'infini. Dilatez-vous, disait saint Paul aux Corinthiens. La raison catholique, en vous apportant ses dogmes, ne vous apporte rien de nouveau et d'étranger, elle ouvre vos entrailles et les agrandit ; elle ouvre votre intelligence et l'agrandit ; elle se fait homme pour vous diviniser.

Écoutez saint Paul : Il n'y a plus de Juif ni de Grec, il n'y a plus d'esclaves ni d'hommes libres ; il n'y a plus d'hommes ni de femmes ! Où est la force de cette parole, si ce n'est dans le sentiment de la fraternité humaine, mais de la fraternité posée sur une nouvelle base, notre communauté de sang avec le Dieu fait homme ? Voilà ce qui a fondé sur la terre une politique que la raison humaine n'avait pu créer. Vous aviez déshonoré l'homme par l'inégalité de l'esclavage ; la raison catholique, faisant ce que vous n'aviez pu faire, a élevé l'humanité sans vous, malgré vous, par une charte qui a été le principe de toutes les vôtres, et qui en est encore le seul véritable soutien.

Écoutez encore : Je ne mens pas, dirait saint Paul, je désirerais d'être séparé du Christ par l'anathème, en faveur de mes frères, qui sont mes parents selon la chair, qui sont Israélites, de qui est l'adoption des enfants, et la gloire, et le testament, et la législation, et le service, et les promesses, de qui sont les patriarches, et de qui est le Christ selon la chair ! Ainsi saint Paul voulait être séparé de Jésus-Christ, lui qui avait dit ailleurs : Qui me séparera de l'amour de Jésus-Christ ? Il le voulait maintenant, et pour qui ? Pour sa patrie, pour ses parents selon la chair !

Ah ! il vous va bien de vouloir faire de nous des parias de l'humanité, vous à qui nous avons donné tous les sentiments qui ont fait l'humanité ! Allez, vous n'y réussirez pas ; vous ne nous ôterez ni la science, ni l'amour, ni rien de ce qui est l'homme. On n'ôte pas le génie à qui on le veut ; on n'ôte pas la liberté à qui on le veut ; on n'ôte pas la dignité à qui on le veut ; on n'ôte pas la patrie à qui on le veut. Chassez-nous, si vous le voulez, nous emporterons, dans l'exil, jusqu'aux extrémités du monde, notre nom et notre cœur de citoyens ; nous vous y servirons par nos sueurs et notre sang, et, lorsqu'un jour vous enverrez vos ambassadeurs dans ces terres lointaines, ils y trouveront des pages écrites par nous pour votre histoire, et qui leur serviront d'introducteurs.

Reste la question de la subordination. On nous dit que c'est la raison humaine qui a la suprématie, parce que nous ne pourrions pas asseoir notre raison catholique sans le secours de la raison humaine. D'abord, on se trompe : nous avons établi que, à côté de la force rationnelle et au-dessus d'elle, il existait la force mystique, suffisante pour donner la certitude religieuse à l'immense majorité du genre humain ; tandis que la raison humaine est incapable d'échapper à l'infirmité du doute, lorsqu'elle n'est point assise sur la raison catholique, qui lui sert à la fois de support et de couronne. Avant de réclamer la suprématie, avant de se poser comme roi, il faut avoir des sujets. Je cherche les sujets de la raison humaine, les sujets de la philosophie ; où sont-ils ? Où sont les sujets de Platon, d'Aristote, de Zénon, de Leibnitz, de Kant ? Infortunée qu'elle est, la philosophie engendre des disciples qui, à peine nés de son sein, ayant reçu d'elle les armes de l'esprit, se tournent contre leurs maîtres, et constituent de nouvelles écoles sur les ruines des écoles d'où ils sont sortis. Ainsi a-t-il été des anciens philosophes, ainsi des nouveaux. Vous n'avez pas de sujets : comment auriez-vous la souveraineté, la suprématie ? Et encore avez-vous un plus grand malheur que de n'avoir pas de sujets : vous n'avez pas d'enfants. 0 philosophes, dominateurs superbes de l'esprit humain, où sont vos ouailles, où sont les âmes qui vous aiment d'une amitié filiale ? Je suis jeune encore, et pourtant j'ai déjà bien vu des âmes dans la mienne ! J'ai eu bien des larmes de l'âme sur mes joues ! J'ai serré bien des amis spirituels dans mon sein de chrétien et de religieux ! Jésus-Christ nous l'avait promis, quand il disait : Celui qui quittera sa maison, ses frères ou ses sœurs, ou son père ou sa mère, ou ses enfants ou ses champs, à cause de moi et de l'Évangile, trouvera des maisons, et des frères et des sœurs, et des mères et des fils. 0 philosophes, qui revendiquez la suprématie de la raison humaine sur la raison catholique, où sont vos enfants ? Où sont les larmes séchées, les confessions entendues, les améliorations d'existence, les consolations sorties de vous ? Ah ! quand vous auriez des sujets, vous n'avez pas d'enfants. Et, où manque la paternité, comment y aurait-il souveraineté ? Où manque la souveraineté, comment y aurait-il suprématie ?

TABLE

Préface

ANNÉE 1835. – DE L'ÉGLISE

Première Conférence. – De la nécessité d'une Église enseignante, et de son caractère distinctif.

Deuxième Conférence. – De la constitution de l'Église.

Troisième Conférence. – De l'autorité morale et infaillible de l'Église.

Quatrième Conférence. – De l'établissement sur terre du chef de l'Église.

Cinquième Conférence. – De l'enseignement du genre humain avant l'établissement définitif de l'Église.

Sixième Conférence. – Des rapports de l'Église avec l'ordre temporel.

Septième Conférence. –De la puissance coercitive de l'Église.

ANNÉE 1836. – DE LA DOCTRINE DE L'ÉGLISE EN GÉNÉRAL DE SA NATURE ET DE SES SOURCES

Huitième Conférence. – De la doctrine de l'Église en général : de sa matière et de sa forme.

Neuvième Conférence. – De la tradition.

Dixième Conférence. – De l'écriture.

Onzième Conférence. – De la raison.

Douzième Conférence. – De la foi.

Treizième Conférence. – Des moyens d'acquérir la foi.

ANNÉE 1843. – DES EFFETS DE LA DOCTRINE CATHOLIQUE SUR L'ESPRIT

Quatorzième Conférence. – De la certitude rationnelle produite dans l'esprit par la doctrine catholique.

Quinzième Conférence. – De la répulsion produite dans l'esprit par la doctrine catholique.

Seizième Conférence. – De la passion des hommes d'État et des hommes de génie contre la doctrine catholique.

Dix-septième Conférence. – De la certitude supra-rationnelle ou mystique produite dans l'esprit par la doctrine catholique.

Dix-huitième Conférence. – Des causes de la certitude supra-rationnelle ou mystique produite dans l'esprit par la doctrine catholique.

Dix-neuvième Conférence. – De la connaissance produite dans l'esprit par la doctrine catholique.

Vingtième Conférence. – De la raison catholique et de la raison humaine dans leurs rapports.

1331. – Tours, impr. Mame.











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