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Henri-Dominique Lacordaire, o.p.

Oeuvres 2
source : abbaye Saint Benoit de Port Valais, Bernard Chalmel, 2009.


ŒUVRES

du

R. P. HENRI-DOMINIQUE LACORDAIRE

de l'ordre des Frères Prêcheurs

Membre de l’Académie française

TOME III

CONFÉRENCES
à
NOTRE-DAME DE PARIS

TOME Deuxième
ANNÉES 1844-1845

PARIS
LIBRAIRIE POUSSIELGUE FRÈRES
RUE CASSETTE, 27
1872

ANNÉE 1844

DES EFFETS DE LA DOCTRINE CATHOLIQUE SUR L'ÂME

VINGT ET UNIÈME CONFÉRENCE

DE L'HUMILITÉ PRODUITE DANS L'ÂME PAR LA DOCTRINE CATHOLIQUE

Monseigneur,

Messieurs,

Toute doctrine peut être considérée dans le corps enseignant qui la possède et la propage, dans les sources qui la contiennent, dans les effets qu'elle produit, dans son fondateur, et enfin dans son essence même. C'est pourquoi, Messieurs, appelé à vous exposer dans cette chaire la doctrine catholique, j'ai d'abord traité de l'Église, de ses caractères, de sa constitution, de son autorité, de ses rapports avec l'ordre temporel ; puis des sources, telles que la Tradition, l'Écriture, la Raison, la Foi, où l'Église puise sa doctrine ; et enfin, l'année dernière, j'ai abordé les effets que cette doctrine produit sur l'esprit. Et vous avez vu qu'elle y produit la certitude rationnelle, c'est-à-dire une conviction réfléchie, souveraine, immuable, et en outre une certitude supra-rationnelle, c'est-à-dire une conviction illettrée, translumineuse, et qui exclut le doute ; puis une connaissance qui, par son étendue, sa profondeur, sa clarté, surpasse la connaissance humaine. Enfin, j'ai établi qu'entre la raison humaine et la raison catholique il existe des rapports d'harmonie, d'intelligibilité, d'analogie, de confirmation réciproque, et cependant de suprématie en faveur de la raison catholique.

Aujourd'hui, Messieurs, nous irons plus loin sur cette route que nous avons ouverte devant vous ; car les conclusions de l'esprit ne sont pas les conclusions dernières de l'homme. Quand l'homme a vu quelque chose ; quand, par cette lumière qui brille en lui, il a découvert, si loin que ce soit, un objet, on voit apparaître une autre face de son être, une autre puissance, qui est la sensibilité. Il est porté vers cet objet par un sentiment quelconque, jusqu'à ce qu'une troisième faculté, qui est le siège de la force, s'empare de ce sentiment, commande, dirige, produise des actes intérieurs et extérieurs, et mette en branle toute la vie.

C'est pourquoi, Messieurs, il s'agit de savoir, après que la doctrine catholique a produit dans l'intelligence une certitude, une connaissance, une raison, il s'agit de savoir ce qu'elle produit dans le sentiment et dans la volonté, ou, si vous l'aimez mieux, quels sont ses effets sur l'âme. Tel sera l'objet de nos Conférences de cette année. Je les commencerai sans aucun préambule, après vous avoir avertis cependant que la parole de l'homme n'est rien par elle seule, et que toute éloquence est un vain son, si l'esprit de Dieu ne la féconde. Je prie donc ceux d'entre vous qui sont chrétiens d'élever leurs cœurs vers Dieu, afin que sa bénédiction descende d'en haut sur nous, et je prie ceux qui n'ont pas le bonheur d'être chrétiens de compatir du moins à l'état de leur âme, et de coopérer par un mouvement de bonne volonté aux efforts de cette parole qu'ils vont entendre, et aux désirs fraternels de tous ces cœurs amis qui vont assister la parole pour qu'elle les pénètre et les ravisse jusqu'à la vérité.

Le premier et le plus naturel objet de la connaissance de l'homme, c'est lui-même. C'est sur lui que tombe son premier regard, et sur lui qu'il revient toujours. Il peut se détacher de toute autre pensée, même de celle de Dieu, même de celle de l'univers ; mais, encore qu'il voulût fermer les yeux de son esprit par un acte de sa toute-puissance souveraine, il ne pourrait pas se séparer de soi. Et c'est pourquoi, Messieurs, le sentiment que l'homme a de lui-même, le sentiment qui naît dans l'homme à propos de la vue qu'il a de lui, est assurément de la plus haute importance. Car tout autre sentiment, si dominateur qu'il soit, il le maîtrisera, parce qu'il pourra se séparer des objets qui le produisent ; mais le sentiment qu'il a de lui-même, le sentiment correspondant au regard qu'il plonge incessamment sur lui, il ne s'en débarrassera pas un seul jour, un seul instant. Et comme le sentiment touche à la volonté, et que la volonté est le ressort de l'action, vous concevez que cette question du sentiment que nous avons de nous est une question capitale.

J'ouvre donc en tremblant le cœur de l'homme, et je n'ai pas besoin d'aller bien loin ; hélas ! je n'ai qu'à ouvrir le mien pour découvrir ce qui se passe dans celui de mes semblables. J'ouvre le cœur de l'homme, et je connais qu'il s'aime. Il s'aime, et je ne l'en blâme pas : pourquoi se haïrait-il ? Mais il ne fait pas que s'aimer ; il s'aime plus que tout, il s'aime par-dessus tout, il s'aime d'une manière exclusive, il s'aime jusqu'à l'orgueil, jusqu'à vouloir être le premier, et seul le premier. Descendons en nous-mêmes : que nous soyons nés sur un trône ou clans l'échoppe d'un ouvrier, au fond, depuis le moment où la vie morale s'est éveillée en nous, nous n'avons cessé d'aspirer à l'exaltation de la primauté. César, dit-on, passant dans je ne sais quel village des Alpes, et s'apercevant sur ce petit forum d'une agitation pour le choix d'un chef, s'arrêta un moment devant ce spectacle. Ses capitaines, qui étaient autour de lui, s'étonnaient : Est-ce qu'il y a aussi en ce lieu des disputes sur la prééminence ? Et César, en grand homme qu'il était, leur dit ; " J'aimerais " mieux être le premier dans cette bicoque que le second dans Rome. " C'est là le vrai cri de la nature. Quelque part que nous soyons, nous voulons être les premiers. Artistes prédestinés à reproduire les choses par le pinceau ou le burin, orateurs sachant créer des pensées dans l'esprit de la multitude, général commandant des bataillons et leur promettant la fuite de l'ennemi, ministre conduisant des empires, rois agités sous la pourpre, nous n'aspirons tous qu'à la primauté, et à la primauté solitaire. Nous ne sommes contents que quand, mesurant d'un regard tout ce qui nous entoure, nous trouvons le vide, et au delà de ce vide, le plus loin possible, un monde à genoux pour nous adorer.

Un jeune homme a reçu de la nature une physionomie heureuse ; il a des cheveux blonds, des yeux bleus, un front noble, un sourire aimable ; créature légère, vous croyez qu'il n'aspire qu'à la destinée d'une fleur. Vous vous trompez, il rêve, lui aussi, la primauté et la domination ; avec ces faibles attaches qui lient les cœurs, il cherche à se faire un objet éphémère d'admiration sur ces lèvres du monde où se racontent tous les prestiges et toutes les gloires qui se flétrissent dans l'instant où elles naissent.

Bref, Messieurs, nous aspirons à la primauté, même par la puissance du rien. Je n'insisterai pas davantage sur cette vérité ; car c'est un lieu commun, et, par la grâce de Dieu, j'ai horreur du lieu commun.

Mais voici ce qui arrive. Quand l'homme, ainsi enivré de lui-même, regarde autour de lui, trouve-t-il un spectacle correspondant aux illusions de son orgueil ? Non, il trouve tout le contraire, il trouve des rangs formés où il n'a point sa place : hiérarchie de la naissance, souvenirs d'une vieille gloire qui a traversé les siècles, et qui, sur le front de l'homme sans mérite, resplendit encore par la puissance de l'histoire ; hiérarchie du talent que la nature a distribué dans ses caprices, et qui, malgré toutes nos protestations, se pose plus haut que nous, et fait à notre amour-propre de magnifiques insultes ; hiérarchie de la fortune venue de la vertu, du vice ou de l'habileté ; hiérarchie de toute forme et de tout nom, reposant sur des lois, des traditions, sur des nécessités, sur des abîmes toujours près de s'entr'ouvrir quand on attaque ce que le temps a bâti. Et, en voyant cela, l'homme tombé du néant au milieu de tous ces trônes qui le bravent, l'homme s'indigne ; il réagit de toute la force de cette puissance de commandement qui est en lui et qui peut s'attaquer jusqu'à la nature ; comme Ajax prêt à mourir menaçait du tronçon de l'épée la majesté des dieux, son orgueil irrité porte à tout le défi ; la haine de la supériorité qu'il subit s'unit dans son cœur à la haine de l'égalité qu'il repousse. N'est-ce pas Mahomet qui a dit quelque part :

Des égaux ! dès longtemps Mahomet n'en a plus ?

Et ne savez-vous pas que le César moderne, recevant en Égypte une lettre d'un membre de l'Institut, qui commençait par ces mots- : " Mon cher collègue, " et froissant le papier dans la main qui avait l'habitude de contre-signer la victoire, répétait avec dédain : " Mon cher collègue ! quel style ! " Nous avons beau, Messieurs, décréter l'égalité dans les chartes, l'orgueil n'en ratifie la proclamation que pour abaisser ceux qui sont plus haut que nous, mais non pour élever ceux qui sont plus bas. La haine de la supériorité ne fait qu'appeler à soi la haine de l'égalité et le mépris de l'infériorité. Ce sont là les trois enfants légitimes de l'orgueil. Si du moins, dans ce cœur fasciné par le besoin de la primauté, régnait une véritable élévation ! Mais l'orgueil s'allie trop bien avec la bassesse ; une bassesse sourde vit dans l'orgueil, et se fait des gémonies que les plus cruels tyrans n'auraient pas inventées. Cette conscience, si délicate à l'endroit du trône où elle se place, cette conscience se vend et s'achète ; elle s'humilie pour grandir ; elle mendie à genoux la pourpre qui couvrira sa nudité ; elle accepte le mépris pour obtenir le droit de le rendre.

Voilà, Messieurs, l'homme tel qu'il est, le sentiment qu'il a de lui-même, et les conséquences normales de ce sentiment. Or je dis qu'évidemment et sans grand effort de logique, c'est là un sentiment faux, inhumain, infortuné. C'est un sentiment faux : car il est impossible que tout le monde soit le premier, et par conséquent le vœu de la nature ou de la Providence, quelque nom que vous lui donniez, n'a pu être de nous appeler à la primauté. Si la primauté était notre but et notre vocation, un seul être existerait, et encore ne serait-il pas le premier, parce que, pour qu'il y ait un premier, il faut qu'il y ait des derniers. C'est un sentiment inhumain : car il conclut à l'avilissement de tout ce qui n'arrive pas à être le premier, au mépris de tout ce qui n'est pas assez heureux ou assez fort pour se faire une situation élevée. Enfin, c'est un sentiment infortuné : car il est en contradiction avec toutes les réalités de la vie. L'orgueil demande infiniment, et la vie ne donne que peu, d'autant plus cruelle qu'elle favorise quelques-uns, et qu'elle montre de loin à l'ambition haletante ses rares parvenus. L'orgueil dit à un artisan qu'il est souverain, et le malheureux s'en va, l'esprit plein de cette souveraineté, tendre clans la rue la main à un travail qui ne lui vient pas toujours, et qu'il déshonore d'avance par ses vices. Comment voulez-vous que le bonheur habite dans une contradiction si poignante entre ce que nous sentons et ce qui est réellement ?

La doctrine catholique, Messieurs, s'est proposé de changer de fond en comble le sentiment que nous avons naturellement de nous-même. Elle s'est attaquée à ce sentiment qui semblait indestructible et n'être pas différent de notre essence ; elle a espéré nous en former un autre tout contraire, et j'admire cette espérance et cette singulière sécurité. J'admire une doctrine qui ne craint pas de renverser l'homme par sa base, qui non-seulement veut extirper en lui un sentiment radical, mais qui crée un sentiment opposé à l'ancien, et se promet d'en faire l'inauguration au plus profond de son cœur. L'homme vivait d'orgueil, il vivra d'humilité. Et qu'est-ce que l'humilité ? L'humilité est une acceptation volontaire de la place qui nous a été marquée dans la hiérarchie des êtres, une possession de soi-même avec une modération égale à ce que l'on vaut, et qui nous porte à descendre vers ce qui ne nous vaut pas. L'orgueil tendait à monter ; l'humilité cherche à descendre. L'orgueil impliquait la haine de la supériorité, la haine de l'égalité, le mépris de l'infériorité ; l'humilité renferme en soi l'amour et le respect de la supériorité dans ceux que la Providence a faits nos supérieurs, l'amour et le respect de l'égalité dans ceux que la Providence a faits nos égaux, l'amour et le respect de l'infériorité non-seulement dans ceux que la Providence a faits nos inférieurs, mais encore pour nous-même et d'une manière absolue. L'orgueil aspirait à être le premier, l'humilité aspire au dernier rang. L'orgueil voulait être roi, l'humilité veut être serviteur. Sentiment incroyable, qui n'avait pas même de nom dans la langue des hommes, et qui s'est fait un nom, une histoire et une gloire !

Je dis une gloire, car ne croyez pas que l'humilité eût pour but de vous abaisser, elle avait pour but de vous relever ; aucune autre doctrine, Messieurs, n'a prétendu exalter l'âme humaine autant que la doctrine catholique ; aucune autre ne lui a proposé une ambition plus grande et plus extraordinaire.

Elle ne lui parle que de ses origines et de ses fins divines ; elle substitue pour elle l'éternité à l'immortalité ; elle lui donne Dieu pour frère et le ciel pour patrie ; elle lui inspire d'elle-même un si profond respect, que les moindres obscurcissements de la droiture et de la conscience lui causent de l'horreur, et qu'elle essaierait en vain de vivre tranquille quand la plus légère souillure a compromis la splendeur de sa dignité personnelle. Ainsi la plus haute exaltation de l'âme doit s'allier et s'allie, dans la doctrine catholique, à la plus profonde humilité. Comment cela ? Comment une ambition sans mesure est-elle compatible avec une aspiration toute contraire ?

Je pourrais, Messieurs, ne pas aborder cette explication, puisque je traite seulement des phénomènes de la doctrine ; cependant il n'est pas inutile de temps en temps que nous touchions au secret intérieur des choses. Levons donc la contradiction apparente qui nous préoccupe, et pénétrons jusqu'à l'essence de l'humilité. Sachez-le, Messieurs', la véritable élévation n'est pas dans l'élévation de nature, dans la hiérarchie matérielle ou extérieure des êtres. La véritable élévation, l'élévation essentielle et éternelle, c'est l'élévation de mérite, l'élévation de la vertu. La naissance, la fortune, le génie ne sont rien devant Dieu. Car, qu'est-ce que la naissance devant Dieu qui n'est pas né ? Qu'est-ce que la fortune devant Dieu qui a fait le monde ? Qu'est-ce que le génie devant Dieu qui est l'esprit infini, et de qui nous vient cette petite flamme extraordinaire que nous appelons de ce beau nom ? Évidemment ce n'est là rien. Ce qui est quelque chose devant Dieu, ce qui nous approche de lui, c'est l'élévation personnelle due à l'effort d'une vertu qui, en quelque rang de nature que nous ayons été placés, reproduit dans l'âme une image sérieuse de la Divinité. Or, plus la vertu s'élève d'un lieu bas, plus son mérite est grand. Imiter Dieu, quand on touche aux premiers degrés de son trône, quand on le voit presque face à face, c'est un mérite facile ; mais qu'une créature placée dans un rang inférieur, qu'un simple homme sans naissance, sans fortune, sans génie, courbé sous les outils d'une boutique, et appliqué à la plus vile instrumentation, que cet homme, par un mouvement de son cœur, s'élève jusqu'à Dieu, qu'il tire de son âme des flots d'un amour sans tache, qu'il offre à Dieu, quoique si loin de lui, une image de lui-même, assurément son abaissement dans la hiérarchie de nature augmentera son élévation dans la hiérarchie de mérite. L'humilité n'exclut donc pas l'exaltation ; elle la sert, et, bien mieux encore, elle la produit. Car, qu'est-ce que la vertu qui constitue la hiérarchie de mérite ? La vertu, évidemment, n'est autre chose que le dévouement de soi aux autres. Or, peut-on se dévouer sans abnégation de soi-même ? Peut-on se sacrifier sans que le premier sacrifice soit celui de l'orgueil ? Car, qu'est-ce que l'orgueil, sinon soi, toujours soi, soi plus que tout autre, soi plus que l'univers, soi plus que l'humanité, soi plus que Dieu ? Qu'est-ce que l'orgueil, sinon l'égoïsme même ? Et comme l'égoïsme et la vertu sont deux mots qui s'excluent, il s'ensuit que l'orgueil et la vertu s'excluent aussi, pour laisser voir clairement que la vertu et l'humilité n'ont qu'une même définition, et qu'ainsi s'abaisser, c'est s'élever. L'orgueil n'est que la forme de l'égoïsme, la passion du néant qui se ramasse en soi et qui veut opprimer tout le reste ; l'humilité est la forme de l'amour, la passion de l'être vraiment grand, qui veut se faire petit pour se mieux donner. Aussi Dieu est-il le plus humble des êtres ; lui qui est sans égal, a des égaux dans la triplicité de la personnalité divine ; lui qui est la hauteur sans mesure, s'est abaissé vers le néant, pour créer l'être, vers l'homme pour prendre sa nature. C'est de lui, bien plus que de cet empereur romain, que le poète aurait dû dire :

Et, monté sur le faîte, il aspire à descendre.

Tel est, Messieurs, le sentiment que la doctrine catholique a prétendu imposer à l'homme à l'égard de lui-même. Y a-t-elle réussi ? Je vous en fais les juges. A-t-elle réellement créé l'humilité dans l'homme ? A-t-elle porté l'homme à descendre volontairement ? Vous le savez tous ; l'histoire du catholicisme vous est connue ; vous savez quel sentiment animait les saints, quel sentiment l'Église vous inspire à vous-mêmes. C'est la doctrine catholique qui a inauguré dans le monde l'amour sincère de la supériorité ; c'est elle qui y a produit le sentiment de l'égalité et de la fraternité, selon cette expression de l'Apôtre : Diligite caritatem fraternitatis. – Aimez l'amour de la fraternité. Enfin, c'est elle qui nous a donné le goût de nous faire petits, de descendre du rang, de la naissance, de la fortune, de l'éclat du génie ; exemples célèbres que les rois eux-mêmes ont donnés et que donnent encore obscurément tous les jours des âmes sans nombre, imitatrices de l'humilité du Calvaire au milieu de cet effroyable orgueil qui règne encore dans l'humanité, quoique non plus sur l'humanité.

Maintenant, Messieurs, qu'en conclure ? c'est ce qu'il nous faut voir.

L'humilité est une vertu. J'ai besoin de le montrer pour les conséquences ultérieures auxquelles je veux aboutir. L'humilité, dis-je, est une vertu ; car la vertu est une force de l'âme qui résiste au mal et qui accomplit le bien, et l'humilité porte avec elle tous ces caractères. Elle est une force, puisqu'elle surmonte le penchant de notre nature à l'égoïsme de la primauté ; elle résiste au mal et accomplit le bien, car le mal est une relation fausse, et le bien une relation vraie des sentiments et des actes avec les êtres. Toutes les fois que nous sommes avec les êtres dans une relation exacte, juste, harmonieuse, non pas par l'esprit, ce serait le phénomène de la connaissance, mais par le cœur et les actes, nous sommes dans le bien. Or, l'orgueil étant un sentiment faux, inhumain, malheureux, un sentiment qui dénature toutes nos relations avec la hiérarchie des êtres, il s'ensuit manifestement que l'humilité, qui nous replace à l'égard des êtres dans un rapport vrai, humain et heureux, est une vertu. L'orgueil trouble tous les êtres, à commencer par lui-même ; l'humilité apaise tous les êtres, à commencer par elle-même : elle est la vertu principe, comme l'orgueil est le vice principe. Cela posé, je dis que la vérité seule peut produire la vertu, et que l'erreur en est absolument incapable. En effet, l'erreur met notre esprit dans une relation fausse avec les êtres ; elle nous les présente tels qu'ils ne sont pas, et sollicite par conséquent notre cœur à faux. Le cœur étant sollicité à faux par des êtres qui lui sont présentés sous un jour qui n'est pas le leur, comment voulez-vous que le cœur conclue à un sentiment vrai, et la volonté à des actes justes ? Cela n'est pas possible. Vous savez très bien, Messieurs, que le sentiment suit la vue de l'esprit, et que les actes suivent l'impulsion du sentiment. Ainsi est constituée la hiérarchie de notre activité intérieure et extérieure. L'homme voit d'abord, et, selon qu'il voit, il éprouve dans la sensibilité une sympathie ou une répulsion ; et, selon qu'il éprouve une sympathie ou une répulsion, il commande au dedans de lui par la volonté, et ensuite il agit à l'extérieur. Mais si le point de départ, dans cette série des actes de l'organisation active, est vicieux ; si, par exemple, je vois comme mauvais ce qui est réellement bon, si je vois Dieu comme un tyran au lieu de le voir comme un père, n'est-il pas vrai que mon sentiment, sollicité par cette idée fausse de Dieu, sera porté à le haïr ; tandis que si j'ai l'idée véritable de Dieu, si j'entends la première parole du chrétien qui prie, le Notre Père, qui êtes au ciel, n'est-il pas vrai que mon sentiment gravitera vers lui sous la forme d'une filiale affection ?

Vous vous étonnez sans cesse de rencontrer des âmes bonnes et bien douées, dont les sentiments et les actes, en certaines matières, vous frappent d'une stupeur douloureuse ; vous vous dites : Comment ces hommes, qui semblent droits, sont-ils capables d'écrire ou de faire de si odieuses choses ? Eh ! Messieurs, c'est que ces hommes voient mal. Est-ce que vous croyez que leur cœur soit toujours devant Dieu aussi coupable qu'il nous le paraît ? Est-ce que vous pensez qu'en vivant au milieu d'une société où l'esprit est sans cesse assiégé par l'erreur, la responsabilité des sentiments et des actes soit la même qu'aux époques où la vérité seule instruisait et gouvernait le monde ? De temps en temps, chrétiens, on persécute votre honneur par des calomnies publiques, et vous dites : Il n'y a qu'une plume scélérate qui ait pu tracer de telles injures. Détrompez-vous ; c'est peut-être la bonne foi qui vous attaque, et presque certainement c'est l'erreur, erreur plus ou moins coupable, selon le malheur des temps et la multiplicité des causes qui ont faussé l'esprit. Ce que vous appelez un coup de poignard est souvent un coup d'épée pour celui qui vous frappe ; il ne connaît pas l'Église, la cité des saints ; il la découvre à travers les tempêtes du siècle, comme un obstacle à ce qui lui paraît être la régénération des idées, l'avenir du monde, le développement de la civilisation ; il voit le contraire de ce que vous voyez, et fait par conséquent le contraire de ce que vous faites. L'erreur ! Messieurs, l'erreur ! voilà la source la plus féconde du mal, et, dans tous les cas, une source d'où ne peut sortir aucun bien, aucune vertu. Je l'ai démontré.

Voulons-nous donc connaître si une doctrine est la vérité, nous n'avons qu'à voir les sentiments et les actes qui en sont la conséquence. Toute doctrine qui produit la vertu est nécessairement vraie ; la vertu est le fruit inimitable de la vérité.

Eh bien ! l'humilité est une vertu ; une vertu substituée au pire de tous les vices ; une vertu capitale qui crée l'autorité, la fraternité, l'amour sacré du pauvre, qui met les hommes chacun à leur place, même à la dernière, avec leur propre consentement : donc, la doctrine catholique, dont elle est l'effet, est une grande vérité, une grande, une première, une capitale vérité.

Mais, Messieurs, ce n'est pas tout : il ne suffit pas de la vérité toute seule pour produire une vertu ; la vérité peut être inefficace à ce grand ouvrage, quoiqu'elle y soit nécessaire. La vérité, en nous enseignant les vrais rapports des êtres, est sans doute le germe premier de la vertu ; mais ce germe peut avorter, s'il ne développe dans le cœur un sentiment, et ce n'est pas la même chose de donner des sentiments ou de donner des idées. Je sais comment on donne des idées. L'homme ouvre ses lèvres que Dieu a bénies ; il parle, il expose une série de propositions qui contiennent de la lumière ; la lumière passe de son esprit à l'esprit qui l'écoute. Mais voir n'est pas sentir ; passer de l'acte de la vision à l'acte du sentiment, c'est passer d'une région à une autre. La lumière ne suffit plus pour expliquer ce nouveau phénomène. Tous les jours on voit et l'on reste insensible. Je descends dans la rue, je rencontre un pauvre qui me tend la main. Je vois bien sa misère ; mais mes entrailles peuvent rester fermées. Je vois bien que la relation de cet homme à moi est une relation de pauvreté à richesse, de solliciteur à qui peut compatir et soulager ; cependant je passe sans le bénir ni du regard, ni du cœur, ni de la main. J'ai la vérité à l'égard de ce pauvre ; mais je n'ai pas la charité. Qui me donnera la charité ? Évidemment, une autre puissance que la vérité ; mais une puissance pourtant qui sera unie à la vérité, comme la chaleur l'est à la lumière, une puissance capable de me remuer, de me toucher, de me ravir. Ainsi, vous me nommerez la patrie. Tout le monde sait ce que c'est que la patrie. Mais quand l'ennemi est là, quand il s'agit de donner son sang pour la défendre, et souvent un sang que l'on croit inutile, parce que la faiblesse du cœur nous représente volontiers le sacrifice comme une chose qui ne réussira pas : eh bien ! alors que faudra-t-il pour nous décider ? Il faudra qu'une inspiration sympathique à l'égard de la patrie tombe de quelque part et vienne animer ce cœur glacé, pour en tirer le sang qu'il veut conserver. L'inspiration sympathique est nécessaire pour faire passer la vérité à l'état de sentiment ; tant que cette inspiration sympathique n'agit pas, il est impossible que le sentiment soit produit. De là vient si souvent l'impuissance de la parole : elle éclaire sans échauffer, parce que l'orateur est froid lui-même, parce qu'il n'est pas suffisamment chargé d'électricité sympathique, et que nul ne communique ce qu'il n'a pas lui-même.

Une doctrine qui ne contient pas d'inspiration sympathique au cœur de l'homme est donc une doctrine stérile pour la vertu, quelle que soit la quantité de vérité qu'elle renferme d'ailleurs ; et toutes les fois, au contraire, qu'une doctrine remue et transforme le cœur de l'homme, il est manifeste qu'elle lui est sympathique au plus haut degré, et que par conséquent elle est vraie, non-seulement pour l'esprit, mais pour le cœur. Or la doctrine catholique a fait naître dans l'homme le sentiment inconnu de l'humilité ; elle a frappé, comme Moïse, le roc de son orgueil, et l'a rendu doux, simple, obéissant, content de la dernière place ; elle a fait un miracle qui a exigé la plus étonnante inspiration sympathique : donc elle est vraie pour le cœur comme pour l'esprit.

Ce n'est pas tout encore : il y a dans la vertu autre chose que la vérité connue et sentie, il s'y trouve encore la force qui agit. On peut voir la vérité, on peut la goûter et manquer toutefois de l'énergie suffisante pour la vouloir et la mettre en pratique. C'est même le cas le plus fréquent. Ce qui nous fait le plus défaut à tous, c'est la force, c'est le vir, c'est qu'on ne peut pas écrire au bas de notre statue, comme on l'a fait au bas de la statue d'un homme célèbre, cette simple inscription : Vir. La faiblesse est le malheur de notre nature le plus difficile à guérir. Nous voyons encore assez vite la vérité ; nous l'aimons sans trop de peine ; mais sa transfiguration définitive en vertu, mais l'acte dernier sans lequel l'homme manque à son nom même, voilà l'effort rare autant qu'il est suprême. Eh bien ! la doctrine catholique, qui a mis au monde l'idée et le sentiment de l'humilité, en a aussi créé la force. Elle a fait réellement des hommes humbles par les actes autant que par les idées et les sentiments ; elle a produit la vertu d'humilité dans sa substance totale. Et, puisque nul ne donne ce qu'il n'a pas, il est au-dessus de toute controverse que la doctrine catholique possède la force qui fait les humbles. Mais quelle force, et de quel genre ? Évidemment une force qui n'est pas dans la nature, qui est supérieure à la nature, puisque l'orgueil détrôné par l'humilité est naturel à l'homme, et qu'ainsi l'humilité ne lui étant pas naturelle, il a bien fallu, pour que l'homme la reçût et la pratiquât, une force qui ne venait pas de sa nature, une force divine, par conséquent, puisque nous ne connaissons que deux genres de force : la nature et Dieu. Donc la doctrine catholique, qui est déjà prouvée une vérité d'esprit et une vérité de cœur, est aussi une vérité divine. Je confirmerai ce résultat en constatant l'impuissance de toutes les autres doctrines pour produire dans l'homme la vertu de l'humilité.

En dehors de la doctrine catholique, il n'existe que trois doctrines : le rationalisme, le protestantisme et les cultes non chrétiens. Je pourrais ne pas parler des cultes non chrétiens, parce que désormais dans le monde leur temps est achevé, et que la lutte finale n'est plus évidemment qu'entre la doctrine catholique, le rationalisme et le protestantisme. C'est pourquoi, si le temps nous presse, nous n'en dirons qu'un mot.

La rationalisme est l'effort de l'intelligence pour s'expliquer le mystère des destinées, à elle toute seule, sans le secours d'aucune révélation, d'aucune tradition, d'aucune autorité. Ce mot, Messieurs, est un mot moderne. Ce sont les catholiques du dix-neuvième siècle qui l'ont créé ; et c'est un mot de la création la plus heureuse, parce que c'est un mot plein d'équité. Quand le rationalisme, c'est-à-dire cette abstraction de toute révélation, de toute tradition, de toute autorité, s'établit dans le monde, les catholiques se trouvèrent embarrassés : ils ne pouvaient pas appeler cet effort de l'intelligence du nom de philosophie ; car eux-mêmes ils ont une philosophie, il existe une philosophie chrétienne, une philosophie catholique. Donner au rationalisme le nom de philosophie, c'est lui donner un nom qui, aux yeux des catholiques, était devenu sacré, et le transporter à un genre de spéculation tout à fait opposé à leur doctrine et à leur méthode. Quelques apologistes appelèrent la philosophie moderne du nom de philosophisme ; mais cette expression, hasardée çà et là, ne put obtenir la généralité ni la stabilité, précisément parce qu'elle renferme une injure. Qui dit philosophisme dit un amour du sophisme ; or, on peut être rationaliste par éducation, par tournure d'esprit, par un malheur quelconque ; on peut chercher en soi-même, dans son intelligence, l'explication du mystère des destinées, et n'être pas nécessairement un cœur dévoué au sophisme. Le mot était donc malheureux. Les catholiques du dix-neuvième siècle ont créé celui de rationalisme, qui a cours aujourd'hui clans toutes les langues de l'Europe, ce qui est le signe inévitable d'un mot bien fait. Et le mot est bien fait parce qu'il exprime sans injure ce qu'il veut dire.

Le rationalisme n'a pas même la prétention d'inspirer l'humilité. Il voit la plaie de l'orgueil ; je crois qu'il la voit ; il cherche dans la modestie un contrepoids à ce mauvais sentiment de notre nature ; mais la modestie n'est que l'imitation artistique de l'humilité ; elle cache l'orgueil sans le détruire ; elle le cache, parce que l'orgueil est tellement un vice ennemi de l'humanité, qu'il est impossible à l'homme de le montrer. Soyez le plus grand génie du monde ; ayez sur le front toute la gloire imaginable : si l'orgueil apparaît par-dessus, vous êtes un homme haï et déshonoré. Le monde ne donne la gloire qu'à la condition qu'on la portera sans être ébloui, et en paraissant encore plus grand qu'elle. C'est pourquoi la modestie est un art du premier ordre, que le rationalisme apprécie de toute nécessité. Il fait même plus.

Je reconnais qu'il n'existe pas seulement une fausse modestie, qui n'est qu'un voile pour couvrir l'orgueil, mais qu'il existe aussi une modestie sincère, un certain calme, une possession de soi-même modérée, qui fait que l'homme parvenu à un rang honorable finit par s'en contenter. Mais ce n'est là qu'une vertu de sage privilégié, une vertu de cabinet et de salon, qui ne pénètre pas jusqu'aux entrailles de l'homme, et qui n'est qu'un apaisement d'un orgueil satisfait qui mesure par la prudence l'inanité des vœux ultérieurs. Le rationalisme n'a même aucune part à ce léger sommeil de l'orgueil ; il est l'œuvre d'une nature tempérée, et non l'œuvre de cette doctrine qui, en faisant de l'intelligence individuelle le principe et la règle exclusifs de la vérité, est la créatrice d'un orgueil particulier, le plus fort de tous. Le vulgaire des hommes n'aspire qu'à la primauté de naissance, de fortune, de génie, de gloire, de puissance ; le rationaliste, capable de dédaigner tout cela, place son trône plus haut encore, et verra sans étonnement le jour où, par une conclusion logique, il s'estimera Dieu ou l'absolu.

Le protestantisme est l'effort de l'intelligence pour se mettre en possession de la révélation sans le secours d'aucune autorité. Par où vous voyez tout d'abord que le protestantisme n'est autre chose qu'un rationalisme mitigé. Le rationalisme se pose comme indépendance de la pensée, comme voulant tirer de lui la vérité ; le protestantisme, en acceptant la révélation, veut cependant entrer en commerce avec la parole divine par l'effort individuel de l'âme. Il ne veut pas de l'homme entre lui et Dieu, parce que l'homme abaisse l'homme ; orgueil religieux qui ruine la société spirituelle, comme l'orgueil ordinaire ruine la société humaine. Aussi les hommes et les œuvres d'humilité, si fréquents dans l'Église catholique, n'ont-ils jamais apparu dans le protestantisme, et, de plus, le caractère chrétien, sous ce rapport, a visiblement été altéré chez les peuples protestants. Si vous vous êtes approchés quelquefois d'une population formée par celte doctrine, vous aurez discerné facilement, au langage et à la physionomie, que vous quittiez la frontière de l'humilité pour entrer dans une nuance de l'orgueil. Rien n'est plus célèbre, par exemple, que la morgue héréditaire de la capitale du calvinisme.

L'Angleterre, ce pays pour lequel nous devons tous prier, parce que, bien qu'il soit éloigné depuis trois siècles de la vérité catholique et qu'il ait versé le sang de beaucoup de nos frères, cependant le crépuscule d'un jour plus pur se lève pour lui ; l'Angleterre nous présente aussi, dès le premier regard, la chute sensible de l'humilité chrétienne. Je ne le dis point avec amertume ; il est permis à la charité même de regarder quelquefois le front de l'ange déchu, afin de mieux connaître le signe de la vérité dans son obscurcissement même ou sa disparition. Voulez-vous donc voir les effets d'une fausse doctrine dans un grand pays ? remarquez l'état de la domesticité en Angleterre. Rien de plus sec, de plus dur, de moins humain peut-il se voir, que le commerce de l'Anglais avec son serviteur ? La divinité du domestique n'y est plus connue ; on n'y sait plus que Jésus-Christ a été le premier domestique du monde. Le mépris de l'homme a reparu avec l'altération de la doctrine catholique, et le spectacle en est encore plus instructif lorsque, reportant notre pensée dans les beaux souvenirs de notre pays, nous nous rappelons ce qu'étaient chez nous les domestiques, les hommes de la maison, le vieillard qui nous avait autrefois tenu sur ses genoux, la nourrice qui nous avait allaités, quel soutien et quel honneur ils trouvaient dans les vieux châteaux de la féodalité et clans toutes les saintes maisons du royaume très chrétien. Ces mœurs sans doute ne sont plus les nôtres, du moins au même degré ; mais qui les a changées, sinon l'affaiblissement de la foi, sinon l'invasion du rationalisme et de toutes ces doctrines qui repoussent l'homme vers l'orgueil, tout en lui parlant de fraternité ? La parole humaine, quelle qu'elle soit, ne suffit pas pour substituer dans l'organisation de l'homme l'artère de l'humilité à l'artère de l'orgueil. On peut bien vouloir, ne fût-ce que par pudeur, imiter les idées et les sentiments du vrai christianisme ; mais cette imitation même, par son impuissance, révèle dans la doctrine catholique une semence qui seule a reçu le don de l'efficacité, et, avec lui, le signe inaliénable de la divinité.

Quant aux cultes non chrétiens, je n'en dirai rien décidément. Ce sont des corps morts sur le champ de bataille où l'erreur et la vérité se disputent le monde. Que voulez-vous que je parle de Jupiter, de Mercure ? La Grèce, Rome, Mahomet lui-même, étaient les flatteurs des passions de l'homme. Que voulez-vous que j'en dise de plus, à propos de l'humilité ? Quand la victoire a enseveli par-dessous le sang et les ruines ceux qu'elle a balayés, voulez-vous qu'un orateur vienne un jour sur ces tumulus entonner un chant de triomphe et prouver que ces gens morts n'avaient ni la vérité ni la vertu ? Toute doctrine autre que la doctrine catholique flatte l'orgueil et les penchants corrompus de l'homme par un point ou par un autre, Zénon aussi bien qu'Épicure ; et s'il se rencontrait une doctrine de main d'homme qui eût toute l'architecture de la vérité, elle prouverait encore, par son impuissance, que la vérité ne suffit pas quand il s'agit de vertus plus fortes que l'homme.

Votre premier trésor, jeunes gens chrétiens, c'est donc celui de l'humilité, trésor qui vous a procuré la paix, trésor à qui vous devez des frères et des amis que l'orgueil ne vous aurait jamais donnés. C'est là, dis-je, votre premier et votre plus grand trésor personnel ; mais c'est aussi votre trésor pour l'humanité tout entière et pour notre commune et chère patrie. Vous l'ouvrirez sur l'une et l'autre ; vous réapprendrez à ces générations troublées par des ambitions qui ne seront pas satisfaites, ce qu'un homme d'État vivant a appelé la sainte école du respect, et j'ajoute : la sainte école du respect dans l'amour, et de l'amour dans le respect. Vous leur réapprendrez le respect et l'amour de la supériorité, le respect et l'amour de l'égalité, le respect et l'amour de l'infériorité. Vous réconcilierez entre eux les rangs et les sorts, non par de vaines phrases, mais par des sentiments profonds, par des actes où le pauvre reconnaîtra sa grandeur, et qui, en le rapprochant de l'homme, le rapprocheront aussi de Dieu. Appliqués à cette glorieuse tâche qui n'appartient qu'à vous, vous ne vous laisserez point émouvoir par les clameurs qui vous accuseront de forfaire à Dieu et aux hommes ; vous leur opposerez ce même trésor de l'humilité, vous y puiserez pour vous la joie de l'injure pardonnée. Tôt ou lard le monde aura besoin de vous : l'expérience des doctrines qui ne sont pas les vôtres s'achèvera sous les yeux ouverts du genre humain. Vous n'avez besoin que d'attendre, et la patience est aussi un fruit de l'humilité ! Fils uniques de cette vertu, sacrés patriotes du temps, parce que vous l'êtes de l'éternité, montez au Capitole, et là, tenant en main le sceptre de roseau, le front couronné d'épines, les épaules chargées de la pourpre sanglante, demeurez debout devant l'outrage, et attendez en paix l'avenir qui vous cherche et qui vous trouvera, non pas un avenir de repos, mais un avenir où s'accroîtra le nombre

de ceux qui croiront, qui aimeront et souffriront avec vous ; car, tant que le royaume de Dieu sera le royaume de l'humilité, la gloire n'y sera pas sans l'humiliation, la victoire sans la défaite, la joie sans la douleur. Vous êtes semblables à l'Océan, dont l'ambition légitime est d'agrandir ses rivages, mais qui sait aussi qu'en les agrandissant il agrandit ses tempêtes.
 
 

VINGT-DEUXIÈME CONFÉRENCE

DE LA CHASTETÉ PRODUITE DANS L'ÂME PAR- LA DOCTRINE CATHOLIQUE

Monseigneur,

Messieurs,

Vous avez compris la puissance et la fécondité du terrain sur lequel nous sommes à présent descendus. Nous avons quitté la région spéculative des idées pour entrer dans la région pratique des sentiments et des vertus, et par conséquent, entre le terrain où nous étions et celui où nous nous trouvons, il y a la différence de ce qui ne se vérifie que par l'esprit avec ce qui se vérifie par les plus accessibles réalités ; et, si vous avez bien saisi ma pensée, vous avez encore compris qu'il est des vertus réservées comme signe de la doctrine divine. Car, Messieurs, vous le sentez très bien, s'il existe une doctrine divine, s'il est vrai que Dieu ait daigné établir sur la terre un enseignement tombé de ses lèvres, si depuis qu'il est au monde, c'est-à-dire depuis qu'il a fait le monde, il parle, il parle tout haut et tout bas, il parle à l'univers entier et à chaque âme qu'il a créée ; si cela est vrai, vous voyez qu'il est absolument nécessaire que la doctrine divine produise quelque chose que jamais la parole humaine ne puisse produire à son tour, quelque envie qu'elle ait de contrefaire ces signes tout-puissants. Dieu, Messieurs, s'est donc réservé des vérités, il s'est réservé des vertus, il s'est réservé des institutions : et la grande preuve du christianisme, sa preuve populaire, le pain quotidien de sa démonstration, ce n'est pas le miracle qui passe, même en ressuscitant les morts, ce n'est pas la prophétie, quoique plus permanente que le miracle ; non, la preuve perpétuelle et vivante du christianisme, c'est que tout oeil, un peu plus tôt ou un peu plus lard, découvre en lui des vérités, des vertus et des institutions réservées ; c'est que Dieu a fait comme un grand roi, qui, outre les magnificences extérieures de ses palais, possède au dedans, en des lieux plus secrets, un trésor de choses privées dont il ne révèle le sanctuaire qu'à ses plus chers amis.

La première des vertus réservées, nous l'avons dit, c'est l'humilité. Dieu seul, par la doctrine catholique, fait les humbles ; toutes les doctrines humaines, sans exception, depuis Platon jusqu'à Kant, toutes enfantent l'orgueil. Vous les reconnaîtrez à cet infaillible critérium. Quand l'orgueil montera clans votre cœur en lisant un livre ou en écoutant une parole, dites-vous : Il est possible que la vérité soit là, mais c'est une vérité que l'homme a dite. Et toutes les fois, au contraire, qu'en lisant un livre ou en écoutant une parole, vous sentirez l'humilité descendre dans votre âme, fût-ce le dernier des mendiants qui ait signé ce livre ou prononcé cette parole, dites-vous : C'est Dieu qui communique avec moi. Cette règle n'a pas d'exception. Et remarquez-le bien, Messieurs, l'humilité, pas plus qu'aucune autre vertu réservée, n'est une vertu mystique, bonne seulement pour le cénobite caché dans son cloître, sous une austérité que le monde appellera chimérique. Non, Dieu, quand il veut faire des signes, s'y prend plus habilement. L'humilité, ainsi que toutes les autres vertus réservées, est une vertu de la terre, une vertu morale, une vertu sociale, une vertu dont l'homme a besoin, dont il est en quête, qui lui manque à toute heure, et du manque de laquelle il souffre cruellement.

Sans l'humilité, toute hiérarchie est impossible : car la hiérarchie se compose d'échelons subordonnés dont les uns sont les premiers, d'autres les derniers, où tous dépendent, et ont besoin réciproquement d'humilité, soit pour accepter leur place, en tant qu'elle est inférieure, soit pour la faire accepter, en tant qu'elle est supérieure ; aucune combinaison ne saurait remplacer, dans cette position, l'huile fraternelle de l'humilité, et, sans son secours, la hiérarchie n'est plus que tyrannie par le haut, révolte par le bas, une haine qui remonte et qui redescend sous la protection de la nécessité.

Je n'ajoute que ce peu de mots à ma dernière Conférence, et je passe à une seconde vertu réservée. Cette seconde vertu réservée, c'est la chasteté. Je vous montrerai que l'homme n'a pas pu la produire, et comment la doctrine catholique y a réussi. J'espère, Messieurs, de l'assistance divine, que je resterai dans la mesure de mon ministère, et que vous aussi vous élèverez votre cœur à la pureté qui est de droit dans de semblables entretiens. A l'âge où nous sommes tous, il nous est permis de voir, à la lueur d'un langage sévère, les choses ensevelies le plus loin dans les entrailles de l'humanité.

L'âme n'est pas seule dans l'homme ; elle est unie à un corps, et le corps de l'homme n'est pas comme celui de l'animal, il n'est pas réglé par des instincts immuables qui le maintiennent dans la limite convenable aux fins de sa destination. Tout notre corps est plus ou moins révolté contre l'âme qui doit le régir. Cependant l'âme gouverne assez bien certains de ces ressorts que nous appelons les sens ; elle peut, par la force de la nature, à l'aide d'une philosophie honnête et spiritualiste, tenir assez souverainement les rênes d'une très grande partie de son administration. Mais il est un sens singulier, le seul qui ne soit point nécessaire à l'entretien de la vie, et qui demeure privé de ses fonctions, même légitimes, sans nuire au jeu ni au développement de notre organisation ; et ce sens, qui devrait être naturellement le plus facile à gouverner, puisqu'il est libre d'accomplir ou de ne pas accomplir son ministère, c'est celui-là même qui est en révolte permanente contre l'âme, par un mystère que je ne puis pas expliquer présentement, que j'ignore, si vous le voulez, mais qui est le plus grand mystère de notre nature, parce qu'il touche au plus profond de la question du bien et du mal.

Le sens dont je parle n'est pas seulement révolté, il est dépravé.

J'appelle un sens dépravé celui qui ne s'inquiète pas de ses fonctions vraies, mais qui agit par un instinct d'égoïsme étranger à toute destination. Il est manifeste que c'est là une dépravation de l'ordre naturel, parce que la nature va toujours à une fin juste, déterminée et efficace. Or le sens dont je parle ne s'inquiète pas de sa fin ; sa fin lui est complètement étrangère. Ce qu'il cherche, c'est lui-même, c'est une satisfaction indépendante de tout bien qui le couvre de son utilité et de sa sainteté. Au lieu que tous les autres sens opèrent dans la direction de la vie, alors même qu'ils abusent d'eux ; au lieu que le sommeil nous repose, que la nourriture nous répare, que nos oreilles écoutent la parole, que notre verbe la profère ; en un mot, au lieu que tous nos sens, même dans leurs excès, accomplissent quelque chose de vrai, celui-là ne cesse de conspirer contre notre vie. Il use sans fruit nos plus précieux organes, il dévore sans but nos plus admirables facultés. N'avez-vous pas rencontré de ces hommes qui, à la fleur de l'âge, à peine honorés des signes de la virilité, portent déjà les flétrissures du temps ; qui, dégénérés avant d'avoir atteint la naissance totale de l'être, le front chargé de rides précoces, les yeux vagues et caves, les lèvres impuissantes à peindre la bonté, traînent sous un soleil tout jeune une existence caduque ? Qui a fait ces cadavres ? Qui a touché cet enfant ? Qui lui a ôté la fraîcheur de ses années ? Qui a mis sur sa face des siècles honteux ? N'est-ce pas ce sens ennemi de la vie des hommes ? Victime de sa dépravation, le malheureux a vécu solitaire, il n'a aspiré qu'à des secousses égoïstes, qu'à ces effroyables pulsations que l'homme et le ciel se détournent pour ne pas voir ; et le voilà ! il s'en va, pris du vin de la mort, et d'un pied méprisé, porter son corps au tombeau, où ses vices dormiront avec lui et déshonoreront sa cendre jusqu'au dernier des jours.

Ah ! si ce n'est pas là un sens dépravé, quel nom lui donner ? Un nom plus dur encore, Messieurs : car j'ajoute que c'est un sens abject. C'est un sens abject, parce qu'il tue le cœur, parce qu'il substitue l'émotion du sang à l'émotion de l'âme. J'ai déjà vu dans ma vie bien des jeunes gens, et je vous le déclare, je n'ai jamais rencontré de tendresse de cœur dans un jeune homme débauché ; je n'ai jamais rencontré d'âmes aimantes que les âmes qui ignoraient le mal ou qui luttaient contre lui. Une fois, en effet, qu'on- s'habitue aux émotions violentes, comment voulez-vous que le cœur, une plante si délicate, qui se nourrit de quelques gouttes de rosée tombant çà et là du ciel pour lui ; qui s'ébranle par de légers souffles ; qui est heureux pour des jours par le souvenir d'une parole qui a été dite, d'un regard qui a été jeté, d'un encouragement que la bouche d'une mère ou la "main d'un ami a donné ; le cœur, dont le battement est si calme dans sa vraie nature, presque insensible, à cause de sa sensibilité même, et de peur qu'il n'eût été" brisé par une seule goutte d'amour, si Dieu l'avait fait moins profond ; comment, dis-je, voulez-vous que le cœur oppose ses douces et frêles jouissances aux jouissances grossières et exagérées du sens dépravé ? L'un est égoïste, l'autre généreux ; l'un vit de soi, l'autre hors de soi : entre ces deux tendances, l'une doit prévaloir. Si le sens dépravé l'emporte,'le cœur se flétrit peu à peu, il ne sent plus la force des joies simples ; il ne va plus vers autrui ; il finit par ne plus battre que pour donner son cours au sang, et marquer les heures de ce "temps honteux dont la débauche précipite la fuite. Mais quoi de plus abject que de tuer le cœur dans l'homme ? Que reste-t-il de l'homme quand son cœur ne vit plus ? Pourtant, le sens dépravé fait davantage encore : aucun vice, comme aucune vertu, n'arrête ses effets à l'homme seul ; l'un et l'autre ont dans la société le contre-coup de leur action. Et, sous ce rapport, le sens dépravé est l'oppression et la ruine du monde.

On parle beaucoup de liberté, et, pour ma part, j'en parle aussi fièrement qu'un autre. Car, grâce à Dieu, il y a une liberté juste et sainte, et aucun mot n'existe dans le langage humain qui n'ait sa légitime application. Dieu et le démon se servent des mêmes mots, et le démon ne peut pas en maudire un seul, pas plus qu'il ne peut maudire une seule idée en en abusant. Dieu est le père de la liberté ; il l'a bénie en la donnant à l'homme ; il en tient, devant nous, par les mains de son Église, l'étendard toujours debout et toujours honorable. Je parle donc de la liberté, et je vous dénonce un de ses ennemis ; je vous le dénonce du haut de la grande tribune de l'humanité, là où ses devoirs et ses droits, se soutenant l'un par l'autre, ont constamment trouvé des orateurs et des martyrs. Je vous dénonce un despotisme atroce et ignoble, celui du sens dépravé contre toute une portion de la race humaine : car l'infâme ne se borne pas à lui, quoiqu'il ne vive que de lui ; il sort de lui, mais pour faire des victimes ; et quelles victimes !

Ah ! Messieurs, en quittant cette assemblée, cherchez une de ces rues où la misère s'abrite ; vous n'aurez pas à chercher bien loin. Montez ces tristes rampes ; vous voici devant un grand spectacle. Ces visages flétris si jeunes, ils ont été beaux ; ces membres qui n'inspirent plus que la tentation de l'horreur, ils ont été vivants ; ces êtres déshonorés, ils avaient des frères et des sœurs. Ils n'en ont plus, ils n'ont plus rien, pas même des remords. Qui les a dépouillés, meurtris, livrés à la misère, à l'opprobre, à l'ignorance même de leur malheur ? Qui ? vous le savez bien. Lâche autant qu'égoïste, le sens dépravé ne s'attaque pas à l'homme dans sa force, mais dans sa faiblesse ; il n'ira pas tenter l'homme qui peut le regarder en face ; il va bassement, comme le ver de terre, se glisser au sein des fleurs que le printemps vient d'ouvrir et qui n'ont qu'un jour. Il va solliciter ce qui ne peut pas se défendre ; il se présente à un être faible et trop facile à séduire, parce qu'il a autrefois séduit le premier ; il se présente à lui sous les dehors d'un cœur touché. L'hypocrite ose mettre la main sur cette région de l'âme, il cache la débauche et la trahison sous le geste de l'amour et de la fidélité ; puis, l'heure passée, après qu'il a détruit ce qui ne se réédifie jamais, il abandonne, il s'en va, déserteur du mal qu'il a fait, se consoler du dégoût qu'il éprouve par un dégoût qui n'est encore qu'à venir. Quelle oppression y aura-t-il dans le monde, si ce n'est pas là de l'oppression, et quelles ruines, si ce que je vais dire ne compte pas pour des ruines ?

Quand vous regardez dans l'histoire de notre pays et que vous y voyez tous ces noms illustres qui en étaient la couronne, couronne de baron, couronne de comte, couronne de marquis, couronne de duc, toutes ces vieilles couronnes qui formaient la couronne totale du pays, et qu'ensuite, regardant ces races dans le présent, vous en trouvez qui plient sous le fardeau de leur antiquité, enfants dont l'épée maniée par leurs pères avait étendu les frontières de la patrie et de la vérité, et qui ne peuvent plus rien ni pour l'un ni pour l'autre, il ne vous est pas difficile d'en connaître la cause. Le vice a passé dans ces races et en a rongé les fibres vives. Il n'épargne pas même les nations. Un temps vient, et pour quel peuple n'est-il pas venu tôt ou tard ? un temps vient où l'histoire civilisée succède à l'histoire héroïque ; les caractères tombent, les corps diminuent, la force physique et morale s'en va d'un même pas, et l'on entend de loin le bruit du barbare qui s'approche et qui regarde si l'heure est venue d'enlever du monde ce vieillard de peuple. Quand cette heure a sonné, quand un pays se sent trembler devant la destinée, qui a passé sur lui ? quel souffle a tari sa vie ? Toujours le même, Messieurs, la mort n'a jamais qu'un grand complice. Ce peuple s'est abâtardi dans les homicides joies de la volupté ; il a versé son sang-goutte à goutte, et non plus par flots sur les champs féconds du dévouement ; or il y a du sang versé de la sorte une vengeance inévitable, celle que subissent dans la servitude et la ruine toutes les nations finies.

Pardonnez-moi, Messieurs, si je ne suis pas ma pensée ; qu'importe ? Mais je vois bien des jeunes gens ici ; qu'ils songent donc, chaque fois que le tentateur s'attaque à eux, que c'est l'ennemi de la vie, de la beauté, de la bonté, de la force, de la gloire, que c'est l'ennemi universel et national. Eh ! Messieurs, si un Tartare venait frapper à votre porte et vous demander une trahison contre la France, quelle ne serait pas votre horreur ? Pourtant le sens dépravé ne fait pas autre chose ; le sang qu'il vous demande, ne fût-il pas celui de l'éternité, serait encore le sang de la patrie et de l'avenir.

Mon Dieu ! que fera l'âme devant cet ennemi ? A-t-elle reçu quelque force, en a-t-elle exercé quelqu'une contre lui ? Nous n'avons qu'à prendre l'histoire. C'est elle qui va nous répondre.

Eh bien ! l'âme s'est trouvée faible. Elle a pu quelque chose pour la justice, pour la prudence, pour la tempérance, même pour la force ; elle a fait Annibal, Scipion, Caton d'Utique, et tant de grands hommes qui ont eu le courage de vivre et de mourir dans des circonstances difficiles ; elle a fait des héros, elle n'a pas fait de chastes. Et se voyant ainsi impuissante, comme il faut vivre avec honneur, parce que c'est son instinct, elle a poussé le délire jusqu'à vouloir l'honneur du sens dépravé. Elle ne s'est pas contentée de la liberté, elle n'a pas demandé au monde seulement que le sens dépravé fût libre, elle lui a demandé qu'il fût en honneur, et le monde y a consenti. Présentement encore, Messieurs, malgré le christianisme, le monde s'efforce de maintenir l'honneur du sens dépravé. Un homicide est réprouvé par le monde ; le profanateur des serments les plus saints, le violateur du sanctuaire domestique, l'adultère y passe le front levé. C'est pour cela surtout que le monde et l'Évangile ne peuvent pas s'entendre : l'Évangile n'accable rien tant que le sens dépravé ; le monde le soutient encore, et honore jusqu'à la lin le déshonneur lui-même.

L'honneur du sens dépravé n'a pas satisfait l'âme : elle en a voulu la publicité, l'état public. Car, Messieurs, il n'y a de véritablement grand que ce qui arrive à l'état public. Tant qu'une chose ne soutient pas la publicité, elle n'est pas à sa plus haute puissance. Le croiriez-vous, le sens dépravé a aspiré à la publicité, et, grâce à la connivence de l'âme, il l'a obtenue ! Je ne puis pas aller plus loin, Messieurs..., la parole chrétienne se refuse à la simple indication des réalités que le soleil voyait autrefois ; mais Dieu a permis que Tacite et Suétone en écrivissent des pages qui, jusqu'au jour du jugement dernier, porteront à la connaissance de l'homme l'histoire sanglante de sa propre dépravation. Ne vous rappelez-vous pas le spectacle de l'empire romain dans sa décadence ? Ne vous- rappelez-vous pas Néron se présentant à l'empire romain, aux descendants de la grande république : Néron, le maître de tant d'hommes, chargé dans sa seule tète de représenter ce qu'un orateur anglais appelait divinement bien la majesté d'un peuple ; Néron, l'héritier des Fabius, des Scipion, de toutes les familles consulaires, couvert de toutes les pourpres amassées par tant de vertus et tant de siècles ; Néron paraissant devant les tombeaux de la patrie, devant ses temples, au Forum, environné ?... Comment pourrais-je le peindre ? et tout un peuple le voyait, mais un peuple préparé par les plus affreux spectacles à ce dernier spectacle.

Personne ne viendra-t-il au secours de l'âme ? personne ne se livrera-t-il pour lui rendre un peu de courage et d'honneur ? Est-ce qu'il n'y avait point de philosophes en ces temps-là ? Oh ! il y avait des philosophes, je ne le dis pas avec sarcasme, il y avait de puissants génies qui savaient découvrir de grandes vérités, encore qu'ils ne découvrissent pas la vérité tout entière. Mais les philosophes n'ont rien pu ; le sens dépravé a même eu sa philosophie, on lui a fait une philosophie ! Non-seulement, Messieurs, il a eu sa philosophie, mais encore il a eu son sacerdoce, il a eu ses prêtres.

Le prêtre ! ce nom nous représente un homme blanchi dans l'âge et dans la tradition, qui a visité les royaumes de la vérité et couru sur tous les rivages de l'erreur, d'où il a rapporté, en faveur des hommes, une sagesse plus haute que celle du temps, un regard que les peuples viennent consulter pour y lire des pensées vénérables. Eh bien ! le sens dépravé a eu des prêtres ; il a eu des prêtres chargés d'exercer comme un ministère de sainteté cet effroyable ministère de la dépravation.

Que dis-je ? des prêtres ! il a eu des temples ! Des temples, mon Dieu ! Quand l'homme est fatigué, quand il est las du jour et n'en peut plus de la vie, il se met en chemin, il va frapper à la porte d'un temple ; il tombe à genoux, il prie, il monte vers Dieu dans ces murailles qui en sont la demeure ; son âme y respire l'espérance et le parfum d'une vie meilleure : voilà le temple. Et la volupté l'a souillé !

A l'homme qui venait s'y reposer des songes cruels de la vie, la volupté se montrait sur l'autel et lui disait : Je suis le dernier dieu !

Le genre humain, pourtant, Messieurs, ne lui faites pas l'injure de croire qu'il ne fut pas honteux et qu'il n'aspira pas à secouer le joug. Il y aspirait. Il avait des vestales, il connaissait le mot de chasteté, il en avait quelques illustres exemples, tels que la continence d'un Scipion dans une occasion fameuse. Mais ce n'étaient là que des lueurs, des désirs, des apparitions du bien ; le bien était vaincu. L'homme, pendant quatre mille ans, est resté sous la domination du sens dépravé, jusqu'à ce qu'enfin l'horloge de l'éternité sonnât une heure, et cette heure disait : " Un Sauveur vous est né aujourd'hui, gloire à Dieu " au plus haut du ciel, et paix sur la terre aux " hommes de bonne volonté ! "

Il nous reste à voir l'effet de cette simple parole sur le monde, et comment elle y a engendré la vertu réservée de la chasteté.

Rome était la tranquille maîtresse du monde ; elle avait rassemblé dans son sein tous les vices des générations qu'elle avait conquises, et, voulant marquer par un monument la plénitude de sa gloire et de sa religion, elle avait élevé au milieu d'elle un temple à tous les dieux, son Panthéon, où le dieu de la dépravation avait aussi son image, ses prêtres et son encens. Un jour donc quelques paysans, partis des vallées d'un pays sans renom, vinrent et s'arrêtèrent sur celte place où tous les dieux de Rome étaient renfermés sous la triple protection du temps, de la victoire et de la religion. Ils vinrent ; ils regardèrent autour d'eux toutes ces puissances qui étaient là pour défendre la honte et la volupté divinisées, et, après avoir fait sur eux un signe sacré, ils allèrent frapper de leur bâton de voyageur la porte du Panthéon. Elle s'ouvrit devant eux. Là tous les dieux anciens étaient rangés, toutes les erreurs passées, tous les crimes fameux, tous y régnaient en marbre, en or et en ivoire. Nos paysans n'apportaient là contre tous qu'un cœur pur. Il fut le plus fort enfin. La chasteté planta au Panthéon son double signe, la croix d'abord, la chair de l'homme souffrant par une immolation volontaire, et à côté l'image de la Vierge sans tache : tous les deux annonçant au genre humain que le père du monde ce n'était pas le sang versé dans la volupté, mais le sang versé dans la douleur ; tous les deux lui apprenant que la mère du monde ce n'était pas la fécondité, même légitime, mais la virginité ; la virginité sœur de la jeunesse, de la beauté, de la bonté, du génie, de la force, sœur et mère de toutes les vertus, et avec elles du monde entier.

Le triomphe était grand et nouveau. L'honneur et la publicité de la dépravation étaient remplacés par l'honneur et la publicité de la chasteté. Mais un sacerdoce est nécessaire au maintien comme à la propagation de toute sainte doctrine : quel devait être le sacerdoce de la chasteté, sinon un sacerdoce de vierges ? La doctrine catholique l'osa, non pas pour une portion choisie, destinée, comme les vestales, à offrir au monde un rare échantillon de la vertu ; mais pour tous sans exception, pour tous, en tous temps, en tous lieux, sous tous les soleils. Elle osa compter à ce point sur elle-même, que d'exiger pour condition suprême du sacerdoce la continence absolue, et de ne vouloir se confier qu'à l'innocence à jamais conservée ou à jamais retrouvée par le repentir. Nul, en effet, ne peut donner ce qu'il n'a pas, et la chasteté seule devait avoir le privilège d'engendrer la chasteté.

Eh bien ! Messieurs, qu'en dites-vous ? Telle était la prétention de la doctrine catholique ; l'a-t-elle réalisée ? A-t-elle créé par toute la terre, chez tous les peuples, une race de prêtres chastes, renonçant à ce qui avait paru, pendant quatre mille ans, à l'humanité, l'indispensable condiment de la vie ? L'a-t-elle fait ? Et, remarquez-le, ce ne sont pas des vieillards réduits par les glaces de l'âge à l'impuissance du mal que la doctrine catholique choisit pour ses prêtres ; non, ce sont des jeunes gens, c'est l'homme dans la sève et la fleur de la vie ; c'est saint Jean couché sur la poitrine de son maître ; c'est saint Paul courant vers Damas à bride abattue ; c'est saint Antoine emportant tout son printemps au désert de Kolsim. Voilà le prêtre catholique, selon la règle générale. L'Église prend par les cheveux la jeunesse toute vive, dévouée par son cœur, séduite par son imagination ; elle la purifie dans la prière et la pénitence, l'élève par la méditation, l'assouplit par l'obéissance, la transfigure par l'humilité, et, le jour venu, elle la jette par terre dans ses basiliques, elle verse sur elle une parole et une goutte d'huile : la voilà chaste ! Ils iront, ces jeunes gens, ils iront par toute la terre, sous la garde de leur vertu ; ils pénétreront dans le sanctuaire des sanctuaires, celui des âmes ; ils écouteront des confidences terribles ; ils verront tout ; ils sauront tout ; mille tempêtes passeront sur leur cœur. Ce cœur restera de feu par la charité, de granit par la chasteté. C'est à ce signe toujours que les peuples reconnaîtront le prêtre. Le prêtre pourra être avare, orgueilleux, pharisien ; son caractère souffrira, sans doute, de ces vices honteux ; mais néanmoins, tant que le signe de la chasteté restera sur son front, Dieu et les hommes lui pardonneront beaucoup : ce que ces derniers ne lui pardonneront jamais, ce sera une faute, quelquefois l'ombre d'une faute de fragilité : tant, aux yeux de tous, le sacerdoce et la chasteté seront une seule et même dignité, une seule et même expression du Dieu qui a sauvé le monde sur la croix !

Grâce à Dieu, Messieurs, le sacerdoce catholique a subi cette épreuve ; il la subit depuis bientôt vingt siècles. Ses ennemis l'ont regardé sans cesse dans le présent et dans l'histoire, ils ont signalé des scandales partiels ; mais le corps entier est demeuré sauf. La foi des générations attentives ne s'y méprend pas : elle croit à une vertu qu'elle a trop éprouvée ; elle amène à nos pieds des enfants de seize ans, des cœurs de seize ans, des aveux de seize ans, elle les y amène à la face de l'univers et à l'étonnement de l'impie ; elle y amène la mère avec la fille ; les chagrins précoces avec les chagrins vieillis, ce que l'oreille de l'époux n'entend pas, ce que l'oreille du frère ne sait pas, ce que l'oreille de l'ami n'a jamais soupçonné. L'humanité proclame par cette confiance miraculeuse la sainteté du sacerdoce catholique, et la fureur de ses ennemis viendra se briser toujours contre cette arche qu'il porte avec lui. Ils la poursuivront, comme l'armée de Pharaon, jusque dans les eaux profondes ; mais le mur, le cristal de la chasteté, s'élèvera toujours entre eux et nous ; ils maudiront ce fruit divin qui naît en nous et qui nous protège ; ils le maudiront vainement, parce que la malédiction qui tombe sur la vertu est comme celle qui tombait sur la croix de Jésus-Christ l'avant-veille de sa résurrection.

La doctrine catholique a fait un sacerdoce chaste. Ce n'était pas encore sa plus grande merveille. Après tout, le prêtre est choisi, il est préparé et consacré ; mais le cœur le moins prêt et le moins préservé, le cœur de la femme, la doctrine catholique le purifiera aussi. Elle créera de saintes générations de chrétiennes, vivant libres au milieu du monde, confiées à elles-mêmes, gardiennes avec leurs mœurs des mœurs générales, prenant dans la société un empire nouveau, et faisant naître du respect un amour que l'antiquité n'avait pas connu.

Je me presse, Messieurs, j'ai hâte d'arriver jusqu'à vous, vous, le fruit dernier et le plus divin de la chasteté. Car, moins que la femme encore, vous êtes gardés par la nature et la société ; une liberté aussi grande que vos désirs vous a été laissée. Vous pouvez tout contre vous-mêmes, et tout avec une longue impunité. Pourtant la croix vous a touchés aussi ; la Vierge sans tache est apparue à votre cœur enivré de vie ; tous deux ont appris à beaucoup d'entre vous le supplice heureux de la continence, et la religion s'est entourée de vous comme d'une illustre pépinière, comme d'une jeune garde d'honneur, qui la défend mieux que la poitrine de ses martyrs et l'épée de ses docteurs. Tous, vous n'avez pas atteint dès le premier jour de Dieu dans votre âme cette splendeur virginale ; beaucoup en avaient perdu la robe primitive ; déchus du saint baptême, ils avaient passé sous la verge des passions : la jeunesse leur a rendu ce que l'enfance leur avait ôté. D'autres luttent encore contre le poison mêlé à leurs veines ; ils lèvent vers Dieu des désirs suppliants ; ils apprennent dans le combat même, en connaissant mieux l'infirmité de la nature, à discerner dans la vertu le doigt qui seul guérit et seul fait renaître.

Ainsi, Messieurs, sacerdoce chaste, femmes chastes, jeunesse chaste, tel est l'ouvrage de la doctrine catholique au milieu d'un monde qui n'a pas cessé sans doute d'être corrompu, mais qui, même dans la partie révoltée contre le joug de la sainteté, en reçoit encore l'influence, et ne permet à aucun homme sensé de confondre l'état général de la société chrétienne sous ce rapport avec les mœurs de la société païenne.

Je ne rechercherai pas aujourd'hui les conséquences logiques d'une si grande transformation ; vous les prévoyez déjà. Vous pressentez quel compte je demanderai aux doctrines humaines, au nom de la chasteté, non pas seulement aux doctrines passées, mais aux doctrines vivantes. Nos conclusions seront plus victorieuses encore que celles que nous tirions de l'humilité ; car l'humilité est une vertu qui ne se manifeste pas autant que la chasteté, et l'orgueil non plus n'a pas de plaies aussi visibles que la dépravation des sens.

Je terminerai par quelques paroles destinées à la partie chrétienne de la jeunesse qui m'écoute.

Vous vivez, Messieurs, dans un pays où la morale et la religion furent toujours plus étroitement unies que partout ailleurs. D'autres peuples ont reçu d'autres dons ; le nôtre est celui d'une logique inflexible qui conclut dans les actes ce qu'elle a conclu dans les pensées. La France n'aura jamais qu'une religion exprimée et défendue par de grandes mœurs. C'est son instinct, et l'un de ses titres de gloire. Soyez-y fidèles, Messieurs, et pesez bien les conséquences de vos vertus : le siècle dernier n'a vu périr la religion en France qu'après y avoir vu périr la pudeur ; le sacerdoce n'y a succombé qu'après la disparition de toute jeunesse dévouée à la chasteté. Le jour où ce bataillon sacré fut dissous, c'en était fait du vieil et saint royaume. Vous l'avez ressuscitée, Messieurs, cette jeune et sacrée garde de la vérité ; c'est notre meilleur augure, le plus assuré fondement de notre espérance, le plus glorieux drapeau qui flotte pour nous. La religion vous conjure, au nom du monde chancelant, d'en conserver et d'en accroître l'honneur.
 
 

VINGT-TROISIÈME CONFÉRENCE

DE L'IMPUISSANCE DES AUTRES DOCTRINES A PRODUIRE LA CHASTETÉ

Monseigneur

Messieurs,

La chasteté est une vertu qui a été mise au monde par la doctrine catholique, et qui a succédé à la plus générale et à la plus horrible dépravation, non pas en ce sens que le monde même chrétien ne soit corrompu, mais en ce sens qu'il lutte contre la corruption, et que la doctrine catholique y a créé un sacerdoce chaste, des femmes chastes, une jeunesse chaste. Et, après vous l'avoir montré à la lumière incontestée de l'histoire, il semble, Messieurs, que je devrais immédiatement passer aux conclusions qui découlent de cet établissement si extraordinaire de la chasteté. Mais, à la suite de la doctrine catholique, d'autres doctrines se sont pressées pour lui disputer l'empire, et elles l'ont plus ou moins, dans des circonstances diverses, heureusement combattue. Il est utile, il est nécessaire, il est curieux de voir ce que ces doctrines auront fait à l'endroit de la chasteté ; il est instructif, une fois la vertu posée, révélée, établie, de considérer ce que les doctrines étrangères auront fait pour soutenir le parallèle sous ce rapport. C'est sur quoi j'appelle aujourd'hui, Messieurs, votre attention. Je toucherai à des choses plus ou moins présentes ; j'y toucherai avec hardiesse, avec énergie, mais néanmoins avec une bonté aussi grande que la doctrine à laquelle j'ai donné ma foi et que j'ai l'honneur de défendre devant vous.

Je ne puis pas, Messieurs, suivre, l'une après l'autre, toutes les théories que l'histoire nous montre sur la scène de l'esprit humain depuis dix-huit siècles. Ce serait se perdre dans un labyrinthe ; ce serait convoquer devant vous toutes les idées qui ont traversé l'intelligence de l'homme avec un succès diversement remarquable, ou même sans succès : travail énorme autant qu'inutile. Car il arrive toujours que quelques doctrines l'emportent, qu'elles apparaissent par-dessus les autres avec une grandeur qui force de s'y arrêter, et qui révèle suffisamment ce qui se passe dans une région moins haute que la leur. Or, depuis l'avènement définitif de la doctrine catholique, nous n'avons vu se former à côté d'elle que trois grands établissements doctrinaux : l'islamisme, le protestantisme et le rationalisme. Je ne nomme pas le schisme grec, bien qu'il ait dans le monde une place considérable, parce que le schisme grec, étranger à tout mouvement réel, n'est autre chose que la doctrine catholique à l'état de pétrification.

Six siècles s'étaient écoulés depuis la prédication de l'Évangile. A ce moment, dans un coin du globe séparé de tout le reste par des solitudes de sable, entre l'Égypte et la Palestine, au sein d'une race qui descendait d'Abraham et qui en avait conservé la glorieuse tradition, à l'ombre du nom le plus gracieux qui ait jamais désigné à l'oreille de l'homme une patrie, dans l'Arabie enfin, un homme naquit. Il venait tard pour fonder une doctrine ; car il venait après le Christ, lorsque déjà tout l'empire romain obéissait à la croix, et que les branches de cet arbre vigoureux se croisaient de la Syrie à l'Égypte et à l'Abyssinie. Il n'eut pas peur cependant ; il connut l'Évangile ; il jugea, en le lisant, l'infériorité morale de son pays, partagé entre l'idolâtrie et les souvenirs abrahamiques, et, sans accepter le joug du Christ, dédaignant le rôle d'hérésiarque aussi bien que celui de fidèle, il se posa entre le monde ancien qui expirait et le nouveau monde qui surgissait de toutes parts, espérant les écraser tous les deux, et se faire, sur leur double ruine, le précepteur dernier et le dominateur unique du genre humain. Il fonda l'islam, que l'on a bien pu appeler une hérésie, à cause de certaines ressemblances manifestes avec le système chrétien, mais qui s'en sépare par la négation absolue de la Trinité et de la divinité de Jésus-Christ, et qui n'est au fond qu'un déisme traditionnel, ayant pour type, plus ou moins exact, les croyances et les mœurs de l'époque patriarcale. Le nom d'Abraham remplit le Koran tout entier ; il est la vie de l'islam. C'est Abraham que Mahomet a voulu substituer à Jésus-Christ ; c'est par Abraham qu'il a espéré renverser à la fois le christianisme et l'idolâtrie : Abraham a été pour lui ce que les premiers siècles chrétiens ont été plus tard pour Luther. Mahomet s'était retourné vers le passé, et y avait choisi un point qu'il estimait le vrai point du temps et de la vérité.

Il réussit, Messieurs, il fonda sa doctrine, et, après douze cents ans, plusieurs peuples datent encore leur histoire par son hégire victorieuse. Mais qu'en est-il résulté pour les mœurs ? Quel a été, sous le rapport de la chasteté, le fruit de celte mémorable fondation ? Je n'ai pas besoin de vous le dire, Messieurs : vous connaissez l'affreuse dépravation des peuples mahométans, tombés au-dessous des mœurs de la Grèce et de Rome ; vivant, en vertu de leur loi, dans la polygamie la plus effrénée, ayant abaissé la femme dans une servitude et une honte plus grandes que ne les leur avait faites la société païenne, et affichant des excès qu'aucune parole ne saurait retracer. Et ne croyez pas que Mahomet l'ait voulu. Non, Messieurs, Mahomet ne l'a pas voulu.

Mahomet, comme tout fondateur, a voulu élever son peuple, et il y a réussi sous certains rapports. Il est manifeste que son intention et son orgueil étaient de rappeler à la vie la civilisation transitoire des patriarches, et la polygamie en est une démonstration, aussi bien que l'esprit d'hospitalité qui respire dans le Koran. Mahomet n'a pas voulu corrompre l'Arabie, mais la régénérer, la ramener au temps de ses célèbres et pieux ancêtres. Pourquoi ne l'a-t-il pas fait en réalité ? Parce qu'il ne l'a pas pu. Ni son cœur n'a été assez pur, ni sa main assez forte pour imposer aux populations qu'il prétendait régir, la sainteté et la chasteté. L'Arabe, comme un cheval indompté, a bien obéi à son maître quand ce maître l'a lancé par le monde avec un coup d'éperon qui lui promettait la victoire ; il s'est bien jeté, la tête ardente, les jarrets souples, le poil hérissé, pour niveler les peuples sous son puissant passage ; mais quand il a fallu lui mettre à la bouche le frein de la pureté, il en a broyé les anneaux d'acier, et il s'est trouvé que la doctrine qui le poussait à la conquête du monde était une doctrine moins fortement trempée que ses muscles et son poitrail.

Je ne dis que ce peu de mots. Voyez le Koran, vous n'y découvrirez pas le signe d'une dépravation volontaire et calculée. La polygamie était une tradition patriarcale, et quant aux viles récompenses que Mahomet, dit-on, promet dans l'autre vie à ses fidèles sectateurs, si tel est le sens qu'il faut leur donner, c'est un sens trop enseveli dans l'islam, pour croire que la corruption ait été le but réel et même le moyen avoué du fondateur. La corruption est venue par la force des choses, comme elle viendra toujours, en forme d'écume, par-dessus toute doctrine humaine. Nous-mêmes chrétiens, malgré le sang de l'Évangile infiltré dans nos veines, quelle énergie ne nous a-t-il pas fallu contre les mœurs musulmanes, bien plus encore que contre leurs armées ! Plus d'un chevalier croisé, en rapportant ses armoiries de l'Orient, en rapporta aussi des mœurs altérées ; et quand Frédéric II, dans les tourments de son ambition, laissait échapper ces paroles : " Saladin est bien heureux, il n'a pas de pape pour " l'empêcher de faire ce qu'il veut ; " c'était le cri de l'Arabe et du Turc, le cri de l'islamisme qui sortait de sa gorge impériale en faveur des mœurs qu'il avait vues et qu'il convoitait.

Enfin nous nous en tirâmes, quoique malaisément, et, quelques siècles après, la société catholique, toujours plus ou moins tourmentée, fut en face d'un autre moment célèbre et fatal. Je ne vous ferai pas la peinture des maux de l'Église en ces temps-là. Nos pères l'ont fait avec courage et simplicité. L'Église n'a aucun intérêt à cacher, je ne dirai pas ses fautes, mais les fautes de ses enfants. Elle est assez forte pour avouer leurs faiblesses à tout l'univers. C'est pourquoi j'accepte à cet égard, pour le siècle dont je parle, tout ce que vous voudrez, comme l'athlète malade et couché sur un lit accepte volontiers l'injure de ses adversaires venus pour regarder ses mains languissantes et y chercher les signes de la mort : sûr de sa force, il laisse à leur curiosité la joie de l'insulte ; les battements profonds de son cœur lui suffisent contre eux, et lui disent la réponse qu'il fera, au nom de la vie, à cette mort qu'on espère de lui.

Quoi qu'il en soit, il y eut un homme qui voulut nous réformer, et pourquoi pas ? Nous ne parlons nous-mêmes au monde que de réformation. Dans les cloîtres, sur les sièges épiscopaux, dans la chaire apostolique, au premier rang des saints, je vois assis les réformateurs, et partout où se rencontrent des hommes, un jour ou l'autre, il est nécessaire que cette puissance de la réformation traverse et se montre ; comme dans l'Océan, quand il a été longtemps paisible et ne révèle plus aux vaisseaux qui s'y promènent sa force et leur témérité, tout à coup un vent se lève à l'horizon, qui avertit l'équipage de lutter par la science et l'énergie contre cet ennemi qui n'est au fond qu'un réformateur de leur mollesse endormie.

Grâce à Dieu, la réformation est donc une chose de l'Église, et le titre de réformateur, le plus beau qu'elle accorde à ses enfants, après celui de fondateur. Quelquefois même l'un ne cède pas à l'autre, et saint Bernard se tient sans peine à côté de saint Benoît.

Or, au seizième siècle, dans un coin de la Saxe, il se trouva un homme qui eut la pensée de nous réformer, et, certes, il en avait le droit plus qu'homme de son temps, car il avait reçu de Dieu une éloquence qui jaillissait de ses lèvres ou qui tombait de sa plume avec une égale fécondité : âme ardente, capable de retenir par l'amour autant que de subjuguer par la doctrine, et à qui rien ne manquait dans le caractère pour assurer la puissance de son esprit. Ajoutez que c'était un cénobite. L'Église l'avait pris au siècle, couvert d'un froc, jeté sous le cilice et la cendre ; il avait senti la verge heureuse de l'obéissance, les joies de l'humilité, et ce mélange d'une belle nature avec une forte grâce l'avait merveilleusement préparé pour rendre aux autres tous les dons du ciel, devenus plus grands pour avoir passé par son cœur. Quoi de plus ? un homme de génie, un orateur, un écrivain, un moine, toutes les puissances et toutes les gloires dans cette jeune main ! Laissons-le faire son œuvre.

Il a fini, Messieurs... ; mais où est-ce que je le retrouve ? non plus au foyer sacré de la tente cénobitique, mais à l'âtre d'une maison vulgaire, les pieds étendus vers un feu domestique, une femme à côté de lui ! Lui, deux fois consacré vierge par l'onction du sacerdoce et les serments du cloître ! lui qui avait été fait christ par l'Église, et qui n'avait pas trouvé l'Église assez pure pour lui ! le voilà marié ! et non pas seul. Sa parole a brisé la porte des vieux couvents de la Germanie ; elle a troublé la chasteté séculaire du vieillard et celle plus pure encore du jeune homme ; elle a tiré de la tombe toutes les convoitises de la chair. Dieu, parla doctrine catholique, n'avait pas seulement élevé ses prêtres à la continence absolue, il en avait inspiré le goût et fait le don à mille autres. Il avait préparé pour chaque misère du monde une virginité qui devait en être la mère et la sœur : cet homme a tout détruit. Il a desséché le sacerdoce dans sa racine même, en lui ôtant les stigmates de Jésus-Christ, qu'il doit, parla chasteté, porter dans sa chair crucifiée. Il a rendu au siècle les âmes privilégiées que l'Évangile lui avait ravies, dépeuplé les solitudes où la prière veillait sous la garde de la mortification. Tout ce cœur, tout ce génie, toute cette éloquence, toute cette force d'âme, tous ces plans de réformation ont abouti, non pas au déluge, mais au mariage universel !

Le mot n'est pas de moi, Messieurs, il est d'Érasme. Vous connaissez tous Érasme. C'était, en ce temps-là, le premier académicien du monde. A la veille des tempêtes qui devaient ébranler l'Europe et l'Église, il faisait de la prose avec l'élasticité la plus consommée. On se disputait dans l'univers un de ses billets. Les princes lui écrivaient avec orgueil. Mais quand la foudre eut grondé, quand il fallut se dévouer à l'erreur ou à la vérité, donner à l'une ou à l'autre sa parole, sa gloire et son sang, ce bonhomme eut le courage de demeurer académicien, et s'éteignit dans Rotterdam, au bout d'une phrase élégante encore, mais méprisée. Il vit avant de mourir les fruits de la réforme, bien inattendus de lui, et se vengea d'elle par le mot qui vient de m'échapper.

Mais pensez-vous que les réformateurs avaient voulu en venir là ? Non, Messieurs, ils ne l'avaient pas voulu. Croyez-vous qu'ils le veulent encore aujourd'hui ? croyez-vous que les Églises protestantes, quelque nom qu'elles portent, n'aspirent pas, si elles le pouvaient, à avoir un sacerdoce qui pût lutter par la chasteté contre le sacerdoce catholique ? Ah ! Messieurs, l'Angleterre, à elle toute seule, donne vingt-cinq millions par an pour envoyer des missionnaires mariés dans tout l'univers : eh bien ! sachez-le, elle donnerait ces vingt-cinq millions pour créer un prêtre chaste ! Mais vingt-cinq millions de protestants ne suffisent pas pour une œuvre qui ne coûte à l'Église catholique qu'une goutte d'huile. A chacun sa part. Tout à côté de l'Église anglicane, la plus riche du monde, s'élève l'Église d'Irlande, la plus pauvre de toutes, qui va demander son pain de chaque jour à la porte de ses fidèles : mais l'Église d'Irlande a des enfants qui la vénèrent, des prêtres qui partagent et consolent la misère commune, des apôtres qui portent sa foi jusqu'aux extrémités du monde ; et l'Église anglicane, coalisée avec l'Église évangélique de Prusse, n'a pu envoyer naguère à Jérusalem, pour la représenter au tombeau du Sauveur des hommes, qu'un évêque marié.

Mahomet avait fondé, Luther avait réformé ; le dix-huitième siècle aspira à une œuvre plus complète encore, plus neuve, et, s'il est permis de le dire, la plus magnifique qui eût été tentée par les hommes : il aspira à la transformation de l'humanité. Jusque-là, l'humanité avait vécu appuyée sur la religion ; le dix-huitième siècle voulut briser leur alliance, et établir par toute la terre le règne de la raison pure. N'avons-nous pas reçu de Dieu, disait-il, une raison qui émane de la sienne ? N'avons-nous pas reçu de lui une conscience qui est un reflet de sa justice éternelle ? L'homme, en tant qu'être intelligent et moral, n'est-il pas un être complet, libre, doué de vérité, connaissant le bien et le mal, pouvant se diriger dans ses voies ? Et s'il en est ainsi réellement, si l'homme a une conscience droite, une raison vraie, la même dans tous les siècles et dans tous les pays, pourquoi ces religions diverses qui se disputent l'honneur de le conduire à une vérité qu'elles anathématisent réciproquement ? Tandis que la raison est une, universelle, pacifique, les religions, fruits d'inexplicables rêves, grossissent à chaque siècle la longue liste de leurs variétés, et font du monde un champ de bataille, païens contre chrétiens, protestants contre catholiques, luthériens contre calvinistes, Grecs, Arméniens, mahométans, Hindous, races sans nombre, qui tiraillent l'humanité dans des langes sanglants. N'est-il pas temps de lui rendre ou de lui donner l'unité, soit qu'elle l'ait perdue, soit qu'elle ait eu besoin d'une longue éducation pour la mériter ? Telle était, Messieurs, la pensée du dix-huitième siècle, et par une fortune très rare, il se rencontra, pour l'exécuter, une pléiade d'esprits supérieurs, poètes, historiens, moralistes, romanciers, jurisconsultes, hommes éminents dans tous les genres de créations littéraires et scientifiques, capables de détruire et d'édifier. Jamais on n'avait vu tant d'esprits rassemblés dans une même pensée, et le siècle heureux qui les avait produits pouvait, en voyant leur concours et leur ardeur, se dire qu'en effet un ouvrage véritablement providentiel lui avait été confié, et qu'il en verrait bientôt le fantastique accomplissement.

Saluez, Messieurs, saluez ces espérances de l'esprit humain, ces promesses hardies, cette navigation au long cours dans les régions inconnues de la vérité ; saluez ces Argonautes qui vont franchir à pleines voiles les colonnes d'Hercule de l'humanité, et qui voient se lever déjà devant eux les îles Fortunées de l'avenir.

Que fait cependant l'Église ? L'Église semble pâlir. Bossuet ne rend plus d'oracles ; Fénelon dort dans sa mémoire harmonieuse ; Pascal a brisé au tombeau sa plume géométrique ; Bourdaloue ne parle plus en présence des rois ; Massillon a jeté aux vents du siècle les derniers sons de l'éloquence chrétienne. Espagne, Italie, France, par tout le monde catholique, j'écoute : aucune voix puissante ne répond aux gémissements du Christ outragé. Ses ennemis grandissent chaque jour. Les trônes se mêlent à leurs conjurations. Catherine II, du milieu des steppes de la Crimée, au sortir d'une conquête sur la mer ou sur la solitude, écrit des billets tendres à ces heureux génies du moment ; Frédéric II leur donne une poignée de main entre deux victoires ; Joseph II vient les visiter, et dépose la majesté du saint-empire romain au seuil de leurs académies. Qu'en dites-vous ? Que dites-vous du silence de Dieu ? Qu'est-ce qu'il a fait ? Déjà le siècle a marqué le jour de sa chute ; attendez : une heure, deux heures, trois heures..., demain matin, ils enterreront le Christ. Ah ! ils lui feront de belles funérailles ; ils ont préparé une procession magnifique ; les cathédrales en seront, elles se mettront en route et s'en iront deux à deux, comme les fleuves qui vont à l'Océan, pour disparaître avec un dernier bruit. Qu'en dites-vous, encore une fois, Messieurs ? C'est vrai, Dieu se taisait, il se faisait petit. Il avait tout ôté à son Église, tout, excepté lui ; tout, excepté le triomphe de l'erreur contre l'erreur même. Jamais Dieu, jusque-là, n'avait laissé à l'erreur son développement total ; il lui avait toujours rompu la gorge un moment ou l'autre, avant qu'elle fût reine. Cette fois, il laissait faire jusqu'au bout. Attendons à notre tour, et, avant même la fin, regardons dans les mœurs quels étaient les effets du triomphe de la raison pure.

Que faisait dans le monde la chasteté, cette vierge évoquée du tombeau par la doctrine catholique ? Qu'y faisait-elle ? Voici le palais des rois très chrétiens : dans la chambre où avait dormi saint Louis, Sardanapale était couché. Stamboul avait visité Versailles, et s'y trouvait à l'aise. Des femmes enlevées aux dernières boues du monde jouaient avec la couronne de France ; des descendants des croisés peuplaient de leur adulation des antichambres déshonorées, et baisaient, en passant, la robe régnante d'une courtisane, rapportant du trône dans leurs maisons les vices qu'ils avaient adorés, le mépris des saintes lois du mariage, l'imitation des saturnales de Rome, assaisonnées d'une impiété que les familiers de Néron n'avaient pas connue. Au lieu du soc et de l'épée, une jeunesse immonde ne savait plus manier que le sarcasme contre Dieu et l'impudeur contre l'homme. Au-dessous d'elle se traînait la bourgeoisie, plus ou moins imitatrice de cette royale corruption, et lançant à sa suite ses fils perdus, comme on voit derrière les puissants rois de la solitude, les lions et leurs pareils, des animaux plus petits et vils qui les suivent pour lécher leur part du sang répandu.

Un jour enfin, le jour de Dieu se leva. Le vieux peuple franc s'émut de tant d'ignominie ; il étendit sa droite ; il secoua cette société tombée dans l'apostasie de la vertu et la jeta par terre d'un coup, à l'étonnement puéril de tous ces rois qui flattaient la raison pure ! L'échafaud succéda au trône, moissonnant avec indifférence tout ce qu'on lui apportait, roi, reine, vieillards, enfants, jeunes filles, prêtres, philosophes, innocents et coupables, tous enveloppés dans la solidarité de leur siècle et clans son triomphe sur Jésus-Christ. Une dernière scène acheva les représailles de Dieu. La raison pure voulut célébrer ses noces, car elle n'avait célébré sur l'échafaud que ses fiançailles ; elle voulut aller plus loin et pousser jusqu'à ses noces. Les portes de cette métropole s'ouvrirent par ses ordres tout-puissants ; une foule innombrable inonda le parvis, menant au maître-autel la divinité qu'on lui avait préparée pendant soixante ans. En dirai-je le nom ? L'antiquité avait eu des images qui exposaient la dépravation au culte des peuples ; ici c'était la réalité, le marbre vivant d'une chair publique. Je me tais, Messieurs, je laisse ce grand peuple adorer la divinité dernière du monde, et célébrer sans mystères les noces immortelles de la raison pure.

Fondation, réformation, transformation ; Mahomet, Luther et Voltaire, tout avait abouti au même résultat, au renversement plus ou moins complet de la chasteté. Quiconque a touché à la doctrine catholique, quels qu'aient été ses vœux et ses intentions, a touché par cela même à l'arche sacrée de la vertu. Je n'en veux pas d'autres preuves, pour terminer, que votre expérience personnelle. Je vous adjure tous, Messieurs, le poison du mal ne s'est-il pas glissé en vous avec le poison de l'incrédulité ? L'apparition de ce double phénomène n'est-elle pas contemporaine dans l'histoire de votre âme ? Le rationalisme vous a-t-il jamais servi contre vos passions ? N'en a-t-il pas été l'excuse et le flatteur ? C'est la doctrine catholique qui vous a faits chastes ; c'est son abandon qui a signalé votre chute ; et toutes les fois que, touchés de votre état, vous aspirez vers un jour plus pur, je vous le demande encore et vous adjure de nouveau, à qui s'adressent votre espérance et votre recours ? Vous tournez les yeux vers les tabernacles où vous avez laissé des souvenirs de paix et d'honneur ; vous retournez à la doctrine catholique, à ses prêtres, à ses religieux, à sa confession, à sa table sainte, à tous ses pieux mystères dont vous avez éprouvé l'efficacité. Je n'en veux pas davantage ; je confie à votre cœur cette dernière observation, et je me hâte vers les conclusions de ma thèse.

La doctrine catholique produit seule dans l'âme, à l'exclusion de toute autre doctrine, le phénomène complet de la chasteté. Et la chasteté n'est pas une vertu mystique, une vertu de cloître et d'initiés ; c'est une vertu morale et sociale, une vertu nécessaire à la vie du genre humain. Sans elle la vie se flétrit dans ses sources, la beauté s'efface du visage, la bonté se retire du cœur, les familles s'épuisent et disparaissent, les nations perdent graduellement leur principe de résistance et d'expansion, le respect de la hiérarchie s'éteint dans les scandales ; tous les maux enfin entrent par cette porte, toutes les servitudes et toutes les ruines y ont passé. C'est leur grande voie. Mais je veux vous montrer encore, quoique brièvement, la nécessité de cette vertu sous un autre point de vue, et vous ne vous étonnerez pas de mon insistance, puisque mes conclusions doivent reposer sur ces deux points, que la chasteté est une vertu nécessaire, et cependant une vertu réservée par Dieu à faction de la doctrine catholique.

Il est, Messieurs, dans l'économie politique ou sociale, une question première, celle du développement régulier de la population. Je ne la veux point traiter à fond, et je n'en ai pas besoin. Je vous rappellerai seulement que les ressources de la nature, dans leur développement le plus ingénieux par l'art et le travail, ne sont pas en proportion avec l'accroissement de la population abandonnée à ses seuls instincts. L'Écriture nous dit qu'une des malédictions de Dieu sur l'homme, après sa chute, fut celle-ci : Je multiplierai tes enfantements ; et la réalité nous prouve qu'en effet il existe sous ce rapport un défaut d'équilibre qui a besoin d'être corrigé. La servitude et la guerre de dévastation y pourvoyaient chez les anciens ; la doctrine catholique y avait pourvu en inspirant aux familles l'estime, le respect et la pratique de la chasteté. Elle avait réussi sans doute, puisque les économistes du dernier siècle lui reprochaient de maintenir la population dans un niveau destructeur de son vrai développement, et que c'était là l'une des armes avec lesquelles on sapait l'existence des nombreuses communautés vouées au célibat. Aujourd'hui, Messieurs, cette arme s'est retournée contre ses auteurs. Le flot croissant de la population, de la concurrence et de la misère, avertit assez les hommes sérieux d'une grande difficulté sociale, difficulté accrue par les bienfaits mêmes de la civilisation. La paix s'assied chaque jour dans le monde ; elle tend, comme le prophète Isaïe l'annonçait longtemps d'avance, à devenir encore plus stable et plus générale. En même temps la salubrité publique fait des progrès ; une administration plus savante écarte de nous non-seulement la peste et la famine, mais ces influences sourdes qui minent lentement la santé des nations. Tout concourt à augmenter la durée moyenne de la vie des hommes, et déjà, en cinquante ans, malgré de longues guerres, la France a vu sa population suivre avec rapidité ce mouvement ascendant. La division des propriétés en est une autre cause sensible ; en portant l'aisance, et la sécurité à un plus grand nombre, elle les pousse à une plus confiante paternité. Je me borne à ce coup d’œil général, et je me demande où sera le remède d'un excès qui semble prévu de tous. Il en est un déjà trop connu, trop pratiqué, qui, par peur de la vie, l'attaque dans sa source et substitue à la chasteté un remède qui satisfait l'égoïsme et n'épouvante que la vertu. Mais nous ne pouvons pas compter le crime parmi les moyens de résoudre logiquement et moralement les problèmes de l'humanité.

Ailleurs on croit entrevoir le désir de mettre des conditions à la liberté du mariage, et d'en rendre le sanctuaire moins accessible au pauvre. Mais le pauvre ! qui a plus besoin que lui du secours et des affections de la famille ! Il est seul au monde ; il n'a rien pour les sens et la vanité ; il habite un trou humide et misérable, où l'amour pourtant peut encore pénétrer, parce qu'il pénètre partout. Quand il a froid, il prend ses enfants sur ses genoux, il sent qu'il est encore homme, puisqu'il est père. Lui ravira-t-on cette seule joie au nom de l'économie poli-' tique ? Lui fera-t-on comme le chasseur, qui arrache à la louve ses petits ? La religion seule a le droit, non pas d'imposer, mais de demander à l'homme le sacrifice de la famille, parce que Dieu, qui seul donne cette vocation, rend à l'homme qui y consent un père, une mère, des frères, des sœurs, des filles et des fils.

La question reste tout entière. Il est manifeste que, le crime mis de côté, la guerre, la servitude et tous les fléaux mis de côté, le genre humain reste avec une surabondance de vie dont on ne peut pas même se faire une idée, puisqu'il perd dans la débauche une immense quantité de cette vie dont le surplus le gêne encore. Faut-il donc que l'économie sociale appelle à son secours le vice et le crime, et les déclare protecteurs-nés du genre humain, sa providence nécessaire, et le moyen normal de la réduction de son sang aux limites du possible et du vrai ? Chose étonnante ! la vie nous embarrasse, et si quelque pauvre fille, lasse du monde, et méprisée de lui, porte sa virginité dans un cloître ; si par son choix, par son goût, parce que Dieu lui a fait un cœur capable de vivre de lui seul, elle va cacher dans le travail et l'obéissance volontaires la fleur de sa jeunesse, comme la colombe prend ses petits sous son aile et s'envole dans les bois, il se trouvera une opinion assez dénaturée pour taxer d'hérésie politique, de confiscation d'une tête au détriment de la société, cette fuite d'une pauvre fille qui n'a rien, qui ne demande rien aux hommes que de demeurer chaste et de gagner son pain dans une communauté de cœurs pareils au sien. La vie nous embarrasse ; on voudrait en régler l'essor, on souffre qu'elle se perde dans la débauche, on la jette au vent par le crime : mais la concentrer par la chasteté, la condenser dans la force de la vertu, pour qu'elle s'écoule sur le monde par des canaux réguliers, pleins et mesurés, c'est l'impardonnable prétention d'une doctrine qui envahit tout. On veut le résultat matériel de la chasteté, parce qu'il est nécessaire à la rotation de la machine sociale ; on ne veut pas de la vertu, parce que la vertu vient de Dieu, parce qu'elle est le signe de Dieu, et que le monde met au premier rang de ses besoins que Dieu ne soit pas trop clair. Je me résume enfin, et je conclus. La chasteté est une vertu nécessaire au mouvement général du monde, qui ne peut en remplacer l'effet, pour la distribution de la vie, que par la misère, la servitude, le crime et l'immoralité. Retirez toutes ces causes, qui maintiennent tant bien que mal un certain niveau dans le développement de la population ; retirez-les par la pensée, pour établir ensuite à leur place un cours bon et honnête des choses, et vous arriverez à cette conclusion, que le tiers du monde est appelé à la continence absolue, et les deux autres tiers à la continence modérée. C'est la loi. Tôt ou tard, Messieurs, la chasteté reprendra sa place au milieu du monde ; elle y ressaisira ses droits : on redressera, on honorera ses autels ; on reconnaîtra qu'on ne peut pas vivre en son absence, et ces paroles que je prononce aujourd'hui peut-être y contribueront. Magistrats, législateurs, écrivains, quoi que vous deveniez un jour sur la scène ébranlée du monde, l'occasion se présentera de servir la cause du genre humain en servant la cause de la chasteté volontaire et dévouée. Vous y serez fidèles, Messieurs, vous répudierez l'héritage du seizième et du dix-septième siècle ; comme Gélon, dans un traité fameux, vous stipulerez pour l'humanité, non pas en abolissant, mais en rétablissant le libre sacrifice du sang.

La chasteté est une vertu nécessaire à l'humanité ; je pars de ce fait. Or l'humanité ne possède pas cette vertu : elle l'a foulée aux pieds jusqu'à l'avènement de Jésus-Christ, et toutes les fois qu'elle a voulu toucher à l'œuvre du Christ par le mahométisme, le protestantisme ou le rationalisme, elle n'a réussi qu'à détruire plus ou moins la chasteté, et même à renouveler les spectacles honteux des mœurs du paganisme. Que s'ensuit-il ? Il s'ensuit, Messieurs, que l'homme n'est pas dans son état vrai, dans son état naturel ; car rien de nécessaire ne saurait manquer à un être qui est dans la vérité de sa nature. Si l'homme n'est pas dans la vérité de sa nature, il en est tombé ; car s'il n'en était pas tombé, il serait né hors de la vérité de sa nature, hors de sa nature même, ce qui n'a pas de sens. L'homme est donc à l'état de déchéance, comme la doctrine catholique le lui enseigne en effet, et rien ne saurait mieux lui en donner la démonstration que ce qu'il éprouve chaque jour de ce côté avili et tyrannique de son être.

Mais de plus, et c'est ma seconde conclusion, puisque la doctrine catholique restitue à l'homme la chasteté, non-seulement relative mais absolue, il s'ensuit que la doctrine catholique est réparatrice de l'humanité déchue, et réparatrice par une force surhumaine ; car si c'était en vertu d'une force humaine qu'elle eût cette efficacité, elle ne serait pas seule à l'avoir. Ce qui est humain est du domaine de l'homme. Pourquoi l'homme, par aucune autre doctrine, n'obtiendrait-il le même résultat ? Ce n'est pas seulement la doctrine catholique qui dit à l'homme d'être chaste ; toutes les doctrines spirituelles, et elles sont en grand nombre, lui donnent le même ordre et le même conseil. Pourquoi la doctrine catholique ajoute-t-elle seule à sa parole une efficacité, une action transformatrice, qui ne se passe pas seulement dans la région de l'âme, mais qui atteint le sens le plus rebelle de tous, et lui fait subir une obéissance qu'il repousse en l'acceptant ? Quelque chose qui n'est pas de l'homme est évidemment au fond de cette doctrine unique dans ses effets, et ce quelque chose qui n'est pas de l'homme, je ne lui connais qu'un nom : Dieu !

VINGT-QUATRIÈME CONFÉRENCE

DE LA CHARITÉ D'APOSTOLAT PRODUITE DANS L'ÂME PAR LA DOCTRINE CATHOLIQUE

Monseigneur,

Messieurs,

La troisième vertu réservée par Dieu à la doctrine catholique est la charité. La charité, prise dans son sens le plus général, est le don de soi. Lorsqu'elle regarde Dieu, c'est le don de soi à Dieu ; lorsqu'elle regarde l'homme, c'est le don de soi à l'humanité. Mon intention n'est pas de traiter aujourd'hui de la charité envers Dieu, mais seulement de la charité envers l'homme ; et, même sous ce rapport, je la déclare réservée à la doctrine catholique, non pas en ce sens que l'homme, abandonné à l'impulsion de la nature, ne se donne jamais ; je le nie : il se donne à sa famille, il se donne à ses amis, il se donne à sa patrie, il se donne, enfin, dans une certaine mesure. Car si Dieu, en dehors de toute doctrine divine, ne lui avait pas permis le don de soi, l'humanité ne subsisterait pas un seul moment. Mais, bien que cet élément soit de première nécessité pour la vie humaine, cependant, afin que le triomphe de la doctrine divine fût assuré jusque-là, Dieu a réservé l'expansion et la donation totale de l'homme à l'action de sa doctrine sur les âmes.

L'homme est complexe ; il a beaucoup à donner ; par conséquent je ne puis pas embrasser d'un seul coup cette histoire de la donation de soi. C'est un embarras pour l'orateur, mais un embarras dont il a le droit et le devoir de se féliciter, puisqu'il honore la grandeur de ses semblables.

L'homme peut se donner en tant qu'il est intelligence, en tant qu'il est sentiment, en tant qu'il est vie extérieure, et par conséquent la charité embrasse le don de soi sous ce triple point de vue. En tant que l'homme est intelligence, il est une doctrine, et le don de soi, sous ce rapport, n'est autre chose que le don de la doctrine qui fait la vie de notre esprit. Or je dis que la charité de la doctrine, que le don de soi, quant à la doctrine, est une vertu réservée à la doctrine catholique. Je dis que la doctrine catholique est la première qui ait aimé l'humanité, la seule encore aujourd'hui qui aime l'humanité, qui cherche l'humanité, qui se donne à l'humanité, qui se dévoue à l'humanité. Je dis qu'en dehors d'elle, malgré l'orgueil qui pousse les inventeurs de doctrine à répandre et à faire adorer leurs pensées, ils sont condamnés à une expansion pauvre, stérile et sans dévouement, au sein de l'humanité. La première et la seule, la doctrine catholique est douée de la force de donation ; la première et la seule, elle a inspiré à l'homme le don de soi, quant à l'intelligence et à la vérité. C'est ce que je vais vous faire voir, s'il plaît à Dieu.

Que l'homme donne son bien, la terre qu'il tient sous ses pieds, c'est beaucoup ; pourtant c'est le don d'une chose étrangère à lui. Qu'il donne son cœur, c'est davantage ; mais ce cœur, tout précieux qu'il est, c'est le don d'une chose changeante et mortelle ; un temps viendra qu'il ne pourra plus faire même le mouvement qui est nécessaire pour se donner. Or il y a dans l'homme quelque chose qui, tout en étant lui-même, est plus que lui, qui ne passe, ni ne change, ni ne meurt : que dis-je., qui est plus qu'immortel, qui est éternel. Car Leibnitz l'a dit, l'homme est un composé de temps et d'éternité, et c'est par la vérité que l'éternité entre dans son composé. Fille de l'éternité, éternelle elle-même, la vérité est tombée dans le temps en tombant dans l'intelligence de l'homme, et, exposée par cette cohabitation à souffrir de notre nature, elle nous communique aussi les droits de la sienne. Tandis que tout s'altère en nous, même les sentiments du cœur et les facultés de l'âme, la vérité y conserve son immuable vie, et, en la donnant aux autres, nous leur donnons quelque chose qui nous survit à nous-mêmes, qui survit à toute mort, qui fleurit dans les tombeaux, qui se pare des siècles comme de grâces survenues à la jeunesse de son éternité.

C'est pourquoi, Messieurs, le don de cette partie de nous-mêmes est le don de soi par excellence, et la charité de la doctrine est la première charité. Charité d'autant plus nécessaire que l'homme n'aime pas la vérité, qu'il en méconnaît le bien, et lui oppose constamment l'inertie de l'ignorance et l'activité de l'erreur. Semblable à un malade qui refuse ou dénature le dictame de la vie, l'humanité, ce grand malade, repousse d'une main persévérante le breuvage éternel de la vérité que Dieu lui envoie du ciel. Et c'est pourquoi il faut à la doctrine non-seulement la volonté de se donner, mais l'amour, le courage, la patience, l'héroïsme du don poussé jusqu'au martyre même.

Et s'il existe vraiment une doctrine divine, si Dieu a parlé aux hommes, ne sentez-vous pas que la charité de cette doctrine, venue de Dieu, doit être hors de toute comparaison ? Car si Dieu a donné son Verbe au monde, comme évidemment il ne l'a donné que par amour, il a dû mettre au fond de ce Verbe destiné au genre humain un art, un dévouement, une force de donation qu'aucune autre doctrine ne sût imiter, et qui fît qu'en présence de celle-là toute donation doctrinale fût languissante, inerte, morte ; il a dû vouloir que le verbe humain ne fût qu'un torrent desséché, tandis que le Verbe divin, tout palpitant d'amour et de vie, courrait à pleins bords dans L'humanité, comme les flots de toutes les sources et de tous les fleuves, divisés, mais unis, courent sans relâche à la surface et clans les entrailles de la terre pour la vivifier.

Je me fais fort de vous démontrer qu'il en est ainsi : que toute doctrine humaine, au point de vue de l'expansion, n'est qu'un cadavre, et qu'au contraire la doctrine catholique, sous le même rapport, est une doctrine vivante, qui est perpétuellement pour l'humanité ce qu'est pour son époux une jeune vierge qui aborde l'autel et y fait ses premiers et joyeux serments.

Commençons la comparaison par l'antiquité.

La Chine, l'Inde, la Perse, l'Égypte, la Grèce et Rome, voilà, si je ne me trompe, l'antiquité tout entière. Eh bien ! dans cette antiquité multiple, vaste, longue, semée d'événements, où tant de peuples ont joué un rôle connu de nous, avez-vous jamais senti la palpitation de la doctrine ? y avez-vous rencontré l'apostolat, et un apostolat qui eût le genre humain pour but ?

Qu'a fait la Chine pour la vérité ? quels vaisseaux a-t-elle, de ses côtes, jetés vers le monde pour y porter une parole au nom de l'homme et au nom de Dieu ? Où sont ses mandarins ? qui les a rencontrés hors de chez eux ? qui les a ouïs ? où est quelque part le témoignage de leur sang ? Il a fallu, pour les connaître, leur députer, des extrémités de la terre, des hommes que leur orgueil a repoussés, refusant leur oreille au genre humain, après lui avoir refusé leurs lèvres, également incapables d'instruire et d'être instruits.

Qu'a fait l'Inde pour la vérité ? Pliée et repliée dans les langes de ses castes, elle a fait comme un enfant qui crie assez haut pour être entendu de sa nourrice. J'entends sa voix entre l'Immaüs et la mer, par delà même encore, mais toujours dans un cercle rétréci ; ses brahmes, ses philosophes, ses schismes et ses hérésies célèbres parce que nous les étudions, ne lui ont créé qu'un mouvement local, demeuré en gloire et en effets au-dessous de leur bruit même.

La Perse, avec son Zoroastre, n'a fait ni mieux ni plus. Pour l'Égypte, vieux sanctuaire, terre célèbre entre toutes, quand j'y pénètre à la suite de la science contemporaine, qu'est-ce que j'y trouve ? des momies dans des souterrains, des pyramides qui cachent une poussière sans nom, des sphinx au bord des temples, des hiéroglyphes mystérieux, le secret partout, au fond des monuments les plus gigantesques comme au fond des tombeaux. Ce peuple avait peur de dire, et quand un savant meurt après avoir déchiffré trois lignes de son écriture, il meurt fameux.

Mais voici la Grèce, elle parlera du moins, celle-là ; le monde entendra sa voix. N'est-elle pas la patrie d'Homère, d'Hésiode, d'Orphée, d'Euripide et de tant d'autres ? La muse, comme dit un poète, ne lui a-t-elle pas donné le génie et l'éloquence ? Il est vrai, sa bouche et sa plume ont tout célébré.

Nous en tirons encore des marbres élégants, nous allons mesurer les frontons de ses temples, nous apportons dans nos musées les pierres qu'elle a touchées de son doigt inspiré, sa mémoire nous poursuit : et pourtant, avec des dons si rares et cet immortel succès, qu'a-t-elle fait pour la vérité ? où sont les traces de son apostolat ? où sont ses missionnaires et ses martyrs ? Elle nomme Socrate, c'est son chef-d'œuvre ; Socrate, qui affirme Dieu à quelques disciples chéris, et qui meurt en leur léguant pour dernier soupir un sacrifice aux faux dieux !

Voilà toute l'histoire de l'expansion des doctrines dans l'antiquité, en y ajoutant Rome, qui n'eut rien d'universel que son ambition. Cette histoire est courte, et ne vous en étonnez pas : l'erreur et la vérité n'ont besoin que d'un regard pour être reconnues ; c'est Dieu qui a donné leur signe à l'une et à l'autre, et, mieux que Tacite, Dieu abrège tout.

Vous avez vu la mort ; voulez-vous voir la vie ? Vous avez vu l'égoïsme ; voulez-vous voir la charité ? Jésus-Christ est au moment de quitter ses disciples et le monde ; il va leur dire sa dernière parole, son suprême testament. Écoutons-le, il est court aussi : Allez, et enseignez toutes les nations : Allez, n'attendez pas l'humanité, mais marchez au-devant d'elle ; enseignez, non pas en philosophe qui discute et qui démontre, mais avec l'autorité qui se pose et qui s'affirme ; parlez ; non à un peuple, non à une région, non à un siècle, mais aux quatre vents du ciel et de l'avenir, mais jusqu'aux extrémités les plus reculées de l'espace et du temps, et, à mesure que la hardiesse ou le bonheur de l'homme découvriront des terres nouvelles, allez aussi vite que son courage et que sa fortune : prévenez même l'un et l'autre, et que la doctrine dont vous êtes les hérauts soit partout la première et la dernière. Quel testament, Messieurs ! Ce ne sont que trois mots ; mais nul homme ne les avait dits. Cherchez où vous voudrez, jamais vous ne rencontrerez ces trois mots : Allez, et enseignez' toutes les nations. Il n'y a qu'un homme qui les ait dits, il n'y a qu'un homme qui pouvait les dire, un homme sûr de l'efficacité de sa parole. Car vous concevez bien que, lorsqu'on meurt en voulant laisser quelque chose après soi, on pèse ses ordres derniers, et qu'on n'en donne pas de ceux que l'événement peut convaincre de mensonge ou de vanité. Une parole aussi absolue que celle-ci : Allez, et enseignez toutes les nations, suppose une certitude sans bornes, le coup d’œil d'un prophète qui, prêt à se coucher, regarde sur sa tombe l'humanité à jamais attentive et obéissante. Or cette parole a été dite par Jésus-Christ : le premier il l'a dite, le dernier il l'a dite, le seul il l'a dite. Toutefois, j'en conviens, ce n'est encore qu'une parole, il faut voir si l'accomplissement y a répondu.

Quelque temps après qu'elle eut été prononcée, il se passait dans l'univers un phénomène singulier. L'univers, ce quelque chose qui fuit et qui demeure, qui souffre et qui rit, fait la paix et la guerre, qui renverse et qui sacre les rois, qui s'agite sans savoir d'où il vient ni où il va, ce chaos enfin, écoute avec stupeur un bruit dont il n'avait pas l'idée et qu'il ne se représente pas bien. Comme dans la nuit, quand tout est tranquille, et qu'on entend autour de soi je ne sais quel être qui marche, l'univers pour la première fois entend une parole qui vit, qui se meut, qui est à Jérusalem, à Antioche, à Corinthe, à Éphèse, à Athènes, à Alexandrie, à Rome, dans les Gaules, du Danube à l'Euphrate et par delà ; une parole qui a été plus loin que Crassus et ses bataillons, plus loin que César ; qui s'adresse aux Scythes comme aux Grecs ; qui ne connaît pas d'étrangers ni d'ennemis ; une parole qui ne se vend pas, qui ne s'achète pas, qui n'a ni crainte ni orgueil ; une parole toute simple, qui dit : Je suis la vérité, et il n'y a que moi. Saint Paul a déjà paru devant l'Aréopage et étonné par sa nouveauté ces chercheurs séculaires de nouveautés ; ils ont créé un mot pour peindre leur surprise, mot heureux et qui caractérise le phénomène dont l'univers commence à soupçonner la puissance : Que nous veut, disent-ils, ce semeur de paroles ? Ces philosophes avaient vu disserter, diviser, analyser, démontrer, faire sa fortune et sa gloire avec la rhétorique et la philosophie ; ils n'avaient pas encore vu semer la vérité dans le genre humain comme une graine efficace qui germe en son temps, et qui n'a besoin que de sa propre nature pour fleurir et porter des fruits. La chose était faite. L'empire romain ne pouvait plus se dissimuler l'apparition d'une réalité nouvelle qui ne venait pas de lui, qui s'était installée chez lui, sans lui, et qui déjà s'étendait plus loin que lui. Il se consulta. Les politiques, les gens qui voient de haut et de loin, qui savent les destinées des peuples et leur ont marqué leurs siècles et leur quart d'heure, tout ce monde s'assembla sur le Palatin, devant César, pour aviser à bien voir ce que c'était que cette chose qui, sans la permission du préfet du prétoire, se permettait de courir de l'Inde à l'Ibérie, jusqu'en des lieux où les ordres de César n'allaient pas. Soyons justes, ils virent très bien sa force et leur faiblesse : ils connurent que l'humanité ne possédait aucune parole capable de lutter contre la parole qui se révélait, et ils n'eurent plus que le choix de l'accepter comme un fait entré dans les destinées du genre humain, ou d'essayer contre elle, en désespoir de cause, la puissance du bourreau. Ils choisirent ce dernier parti ; car, pour adopter l'autre, il eût fallu plus que du génie, ils eussent eu besoin d'humilité. Les Césars ne s'en piquaient pas. Ils espéraient de la force ce qu'ils n'espéraient pas de la sève doctrinale amassée depuis quarante siècles dans les grands vaisseaux de l'humanité. Il ne s'agissait plus pour la doctrine catholique de se donner par la simple effusion de l'enseignement ; l'empire se levait pour étouffer le Verbe dans la gorge de l'apostolat. Il fallait se taire ou mourir ; il fallait mourir en croyant que le sang parle mieux que la parole en faveur de la vérité. Il se présentait même une question préalable : fallait-il aimer l'humanité ingrate et homicide jusqu'à mourir pour elle ? ne pouvait-on se retirer d'elle, et, paisibles possesseurs de la vérité pour soi, laisser le monde où il était ?

Mais la vérité est charité, et la charité n'est pas le don de soi à ses amis, à ses parents, à ses concitoyens ; elle est le don de soi aux étrangers et aux ennemis, à tous sans distinction. L'Évangile avait prévu le cas et y avait pourvu ; il avait dit : Bienheureux ceux qui souffrent persécution pour la justice. Il avait ajouté : Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent, priez pour ceux qui vous persécutent et qui vous calomnient ; ainsi serez-vous les fils de votre Père qui est au ciel, lequel fait luire son soleil sur les bons et sur les méchants. Et quant à l'efficacité du sang répandu en témoignage pour la vérité, le Christ y avait aussi pourvu. N'avait-il pas, au moment suprême et par son dernier soupir, converti le centurion qui gardait son supplice, et, après sa mort même, le coup de lance qui perça son côté n'avait-il pas fait du soldat parricide un croyant et un saint ? C'étaient là des avis prophétiques, c'était la fraternité de l'apostolat et du martyre éloquemment révélée. On y fut fidèle. Quand l'empire demanda leur sang aux apôtres pour étouffer leur parole, ils savaient que le sang est la parole à sa plus haute puissance ; ils mouraient pour mieux parler morts que vivants. Ce fut presque une loi qu'aucune terre ne remontait à Dieu qu'arrosée du sang des martyrs.

Maintenant, Messieurs, ma tâche est trop aisée ; nous n'avons pas de temps à perdre dans de faciles énumérations. L'empire romain devint chrétien par l'apostolat ; les barbares le devinrent à leur tour par la même voie. Et quand un monde nouveau s'ouvrit à Vasco de Gama et à Christophe Colomb, des légions de missionnaires se précipitèrent sur leurs pas ; l'Inde, la Chine, le Japon, des îles et des royaumes sans nombre furent évangélisés. Des lacs du Canada aux rives du Paraguay, l'Amérique fut visitée par la parole du Christ ; elle habita dans les forêts, sur les fleuves, aux-creux des rochers ; elle séduisit le Caraïbe et l'Iroquois ; elle aima et fut aimée d'un amour unique par mille races perdues dans ces vastes continents. Et encore aujourd'hui, malgré les malheurs qui l'ont décimée en Europe, et qui semblaient avoir tari le lait de ses mamelles, elle poursuit l'œuvre lointaine de sa propagation. L'Océanie, monde éparpillé dans la mer, reçoit sur les récifs de ses îlots la doctrine qui a converti les grandes terres ; les anciennes missions refleurissent, de nouvelles commencent, et le sang coule encore pour la vérité comme au temps de Galère et de Dioclétien. Vous avez ce spectacle sous les yeux, Messieurs ; la charité de la doctrine catholique n'est pas une antiquité de musée ; elle vit parmi vous, elle sort de vous ; vos frères de patrie et de famille, au moment où je parle, couvrent de leurs voix et de leurs vertus tous les points du globe. Les Annales de la Propagation de la Foi font suite aux Lettres édifiantes et curieuses, celles-ci aux légendes du moyen âge, et les légendes aux Actes des Apôtres. Chaque jour, pour la même cause, des hommes sont emprisonnés, meurtris, déchirés, mourants de chaleur, de faim, de soif, d'oubli de tout le monde, mais inébranlables et contents, parce qu'ils ont été choisis pour accomplir le testament de Jésus-Christ : Allez, et enseignez toutes les nations !

Je n'ai pas besoin d'insister davantage ; il est trop clair que la doctrine catholique a été la première qui ait porté l'homme à la donation de soi quant à l'intelligence, la première en qui la vérité ait été charité. J'ajoute que, seule encore aujourd'hui, elle possède ce privilège, privilège devenu bien plus remarquable dans le monde nouveau que dans le monde ancien. Car, autrefois, on pouvait penser que le secret de l'apostolat n'était pas révélé ; mais aujourd'hui qu'il est manifeste, sa possession toujours réservée à la doctrine catholique, par exclusion de toute autre, est assurément un phénomène aussi curieux que démonstratif.

Je reprends ma division de l'autre jour. Il n'est, avons-nous dit, que trois grandes doctrines qui aient tenté de disputer le terrain à la doctrine catholique : le mahométisme, le protestantisme et le rationalisme. J'ajoute, cette fois, le schisme grec.

Le mahométisme, venu six cents ans après Jésus-Christ, avait vu la doctrine catholique dans toute la magnificence de son prosélytisme expansif. C'était un fait subsistant, un fait dont Mahomet était témoin en personne. Mahomet, s'étant posé comme fondateur, devait à son tour prononcer le fiât de la fondation ; il devait dire aussi : Allez, et enseignez toutes les nations. Et en effet, Messieurs, il faut lui rendre justice, ce fiât, il l'a prononcé autant qu'il est donné à l'homme de le prononcer. Ce fiât de la donation doctrinale, de l'expansion de la vérité, Mahomet a osé le prononcer, mais avec une variation qui révèle tout de suite l'homme à la place du Dieu. Mahomet a bien dit : Allez/ c'était beaucoup ; mais écoutez la suite : Allez, et subjuguez toutes les nations. Il fait appel non à la parole, mais au cimeterre ! Et pourquoi ? Pourquoi cet homme n'a-t-il pas trouvé douze apôtres ? Pourquoi, non pas mourant, mais dans le prestige de toute sa domination, n'a-t-il pas osé confier son verbe à des verbes qui devaient survivre au sien ? Eh ! Messieurs, c'était du génie. Mahomet, comme les Césars tout à l'heure, voyait très bien que, lui mort, son éloquence aurait péri ; il voyait bien que, lui mort, le prestige de son œil d'aigle serait éteint, et que quand on viendrait le regarder dans son sépulcre, on n'y trouverait dans les ossements du crâne que ces orbes inanimés qui ne disent plus rien, qui ne promettent plus rien à personne. Il savait tout cela. Il ne comptait pas sur son tombeau. Et encore une fois c'était du génie et de la force. Mais comme d'un autre côté il voulait se survivre, pesant dans ses ardentes mains l'avenir du monde, il avait compris qu'il ne fallait pas faire comme les Césars, qui avaient tué stérilement, et en qui l'épée n'avait été qu'une négation. Il tira la sienne comme une affirmation. Il unit sa doctrine à la destinée d'une guerre immense, et chargea ses légions, en enfonçant leurs traits, de graver le Koran dans le cœur de l'humanité. Il fit du fer ce qu'on n'en avait pas fait jusque-là, il en fit une doctrine vivante, un apostolat. L'homme, quand il veut persuader, ouvre ses lèvres et son âme. Mahomet les avait ouvertes une fois pour toutes ; son verbe désormais proféré, il le jetait au monde comme un ordre irrévocable ; il ne lui disait pas : Va ! il le faisait porter par des escadrons ; et comme l'univers avait fait silence pour entendre le pas profond de la vérité, il fit silence une seconde fois au bruit de Mahomet, mais un silence d'esclave, un silence de vaincu, un silence qui le déshonorait.

Car, Messieurs, recevoir une doctrine au bout d'un sabre, qu'est-ce autre chose qu'abdiquer son âme ? J'estime encore l'erreur qui se propose, et qui croit assez en elle pour essayer sa force à me persuader ; mais ce vil gladiateur qui me présente d'une main le Koran et de l'autre la mort, je n'ai que du mépris pour lui, et, si j'ai la bassesse de lui obéir, un mépris plus profond pour moi.

Ce fut cependant, Messieurs, l'œuvre de Mahomet ; ainsi propagea-t-il sa doctrine, ainsi imita-t-il la grande parole : Allez, et enseignez toutes les nations.

Je passe au schisme grec. Celui-ci n'est pas un conquérant ; académicien subtil, séparé, à force d'esprit, de l'unité doctrinale, il vient s'établir dans le monde sur la bonne opinion qu'il a de lui-même. Qu'a-t-il fait depuis lors dans l'ordre de l'apostolat ? Qu'a fait cette terre autrefois si féconde en éloquence, qui avait produit saint Jean Chrysostome, saint Basile, saint Grégoire de Nazianze, saint Grégoire de Nysse, et qui avait envoyé auparavant sa gloire jusqu'à nous par saint Irénée, l'un de nos premiers ancêtres dans la foi ? Qu'a-t-elle fait depuis le onzième siècle, époque finale de son schisme, pour justifier sa séparation par ses succès, et pour étendre le règne de Dieu, dont elle venait d'arracher un précieux rameau ? Hélas ! ce qu'elle a fait : rien. Voilà sept cents ans passés, et cette branche éloignée de la vérité languit sans rejetons, assez forte pour conserver de sa vieille sève, trop faible pour la communiquer. Elle a rompu avec l'unité, et à l'instant, par un miracle de la sagesse divine, elle a perdu, avec le secret de la charité, la grâce de l'expansion. Plût à Dieu même qu'elle se fût arrêtée là, et qu'elle eût accepté le châtiment de la stérilité ! Mais, honteuse enfin de sa longue inaction, l'Église grecque a été saisie dans ces derniers temps de l'ambition du prosélytisme. Et savez-vous comme elle l'entend, ou plutôt qui ne le sait pas ? Elle dépouille les catholiques tombés dans sa dépendance par le sort des armes ; elle confisque leurs églises et leurs couvents ; elle envoie leurs prêtres en exil ; elle arrache les enfants des bras de leurs mères, afin de les enlever à l'erreur, et de s'épargner plus tard la peine de les convertir ; elle contrefait, à l'insu des peuples, sa propre liturgie, demeurée encore trop catholique ; elle envoie des janissaires solliciter l'apostasie avec des verres de vin, des rubans et des coups de bâton, et, la chose faite, elle immatricule avec joie ses nouveaux enfants avec défense de sortir désormais de son aimable giron, sous peine d'être traités comme des renégats. Elle torture enfin la vérité dans ses serres, comme un oiseau de proie devenu le maître d'un aigle qui, par hasard, avait l'aile rompue ; il le tient, le retourne, et n'ayant pas la force d'enfoncer dans son flanc un bec puissant, il lui arrache une à une les plumes, il le déchiquette plutôt qu'il ne le dévore.

N'ai-je pas nommé l'Église de Pologne, Messieurs, tout à l'heure ? Il me semble que je l'ai nommée... ; et, si je l'ai fait, croyez-vous que je pourrais passer à côté d'elle sans la saluer ? Chère et illustre sœur, autrefois le soutien de la chrétienté, aujourd'hui offerte en holocauste, j'aurais pu prononcer ton nom sans le bénir, sans supplier Dieu, moi l'apôtre du Christ, d'avoir pitié de toi ! Ah ! je l'en supplie, je l'en conjure, j'en appelle à lui pour toi, et à toute âme en qui l'humanité n'est pas tarie. Nous ignorons l'avenir et ce qu'il te prépare ; mais si tu succombes à la fin, la postérité te fera un berceau où tu renaîtras toujours, et quand on voudra s'animer à de grands dévouements dans de grands malheurs, on méditera tes souvenirs, on baisera tes ruines. Si nous ne te rendons pas la vie du temps, nous te conserverons la vie de la mémoire, nous te donnerons rendez-vous dans l'éternité, et si d'autres embrassements ne nous sont plus permis, celui-là, du moins, la persécution ne le rompra jamais.

Voilà l'Église grecque, Messieurs ! Et même ai-je tout dit ? Ai-je raconté tout le sort de cette doctrine faite cadavre ? Non, Messieurs ; mais il faut être bref dans l'histoire de l'erreur, comme nous l'avons été dans celle de la vérité. Encore un mot seulement. Par une loi qui régit maintenant toute l'Église grecque, sous les diverses dominations qu'elle subit, le prosélytisme est défendu. Néron l'avait rêvé peut-être dans un mauvais songe du Palatin ; mais l'avoir écrit dans une loi, avoir décrété solennellement, et dans trois empires, que la doctrine devait être sans charité, qu'elle ne devait pas chercher l'homme et même le poursuivre, qu'elle devait habiter son coin, s'y tenir heureuse sous la protection et la garde d'un maître, et que si par hasard, comme la colombe de l'arche, elle ouvrait la fenêtre pour voir si elle pouvait s'envoler quelque part, c'était là un crime de lèse-majesté ; avoir dit, écrit, décrété une semblable loi, c'est assurément le prodige d'une double peur, la peur de sa propre impuissance et de la puissance de la vérité. Et encore, il faut le remarquer, ce n'est pas seulement dans des États despotiques que cette fabuleuse disposition a été consacrée, mais à Athènes, dans une Charte, et dans une Charte qui proclame la liberté de conscience ! C'est au nom de la liberté de conscience que le prosélytisme y est défendu !

Je suis heureux, Messieurs, de vous signaler ailleurs, dans le sein même du protestantisme, une législation d'un caractère bien différent, à laquelle il me serait impossible de ne pas rendre un hommage public. Quand on a mission dé parler contre l'erreur, c'est un bonheur comme c'est un devoir de rendre justice à ce qu'elle fait de bien. Notre siècle a vu, Messieurs, une magnifique réparation de l'erreur envers la vérité, d'autant plus remarquable qu'elle avait été précédée d'une longue persécution. L'Angleterre, après trois cents ans d'une législation impitoyable contre les catholiques, a brisé de son propre mouvement les chaînes de notre servitude, et proclamé, sous le nom d'émancipation, la pleine et entière liberté de conscience sur le sol de ses vastes États. Elle reçoit nos prêtres, nos évêques, nos religieux, même ceux qui n'ont pas chez elle le droit de nationalité ; elle le fait sans crainte et sans souvenirs, avec le plus haut libéralisme qui soit au monde, et je croirais trahir la sainteté de l'apostolat catholique, si, du haut de cette chaire de Notre-Dame, avant de commencer ce que je dois dire du protestantisme, je ne rendais pas à cet acte nouveau dans l'histoire des hommes l'honneur éternel qui lui est dû.

Le protestantisme n'est pas, comme le schisme grec, dénué de tout prosélytisme ; il écrit, il imprime, il répand ses livres à profusion. Il envoie même des missionnaires, non pas, il est vrai, en Chine ou au Japon, partout où il y a du sang à répandre ; mais enfin là où ses consuls peuvent parvenir et le protéger de la majesté britannique, le protestantisme hasarde ses gens. C'est une action réelle, mais une action qui ne constitue pas un apostolat. Le prosélytisme de l'écriture n'entraîne aucun dévouement difficile et sérieux. La parole marche, l'écriture ne marche pas ; la parole est le don de l'homme tout entier, l'écriture n'est que le don de son esprit. Mille sacrifices, sans compter celui du sang, découlent du sacrifice de la parole ; très peu, du sacrifice de l'écriture. Au coin de son feu, toutes les mesures du confortable étant parfaitement prises, les portes bien fermées, les fenêtres exactement closes, un gentleman prend sa plume, il réfléchit à son aise entre son repas du matin et son repas du soir, il écrit des pages dont il paie l'impression, mais avec la réserve d'être payé de son libraire, lequel paie à son tour le colporteur, qui est le seul, définitivement, à jouer le rôle apostolique. La comparaison, Messieurs, n'est pas soutenable sous le rapport du dévouement ; elle ne l'est pas davantage sous un autre point de vue.

Le prosélytisme de l'écriture n'exige aucune vertu de la part de celui qui l'exerce. Le dernier des misérables, sans se nommer ou même en se nommant, peut tenir une plume puissante, quoique déshonorée. Pour peu que l'écrivain soit d'honnêtes mœurs, cela suffit à sa dignité. Il n'en est pas de même de l'homme qui se consacre au ministère de la parole, et surtout de la parole religieuse. Pour paraître dans une assemblée au nom de Dieu, il faut y porter la physionomie et l'histoire d'une vie élevée. Cicéron, quoique païen et ne parlant que de l'éloquence civile, ne définissait- il pas l'orateur un homme de bien habile dans l'art de dire ? Ce titre d'homme de bien ne suffit plus à l'homme de l'Évangile ; la sainteté lui est nécessaire, une sainteté indiquée par le sacrifice permanent de la chasteté, par le désintéressement, par la fatigue, par l'éloignement de la patrie, par un rejaillissement sensible de la vérité dans l'accent et dans tout l'être. Les sauvages mêmes ne se méprennent pas à ces signes. Ils discernent à la première vue et au premier son le véritable apôtre. Portez-leur donc des livres, ou même une parole mariée à une femme !

Savez-vous, Messieurs, ce qu'il y a de plus singulier dans votre siècle ? C'est précisément que, pour la première fois depuis le commencement du monde, le prosélytisme de l'écriture, agrandi démesurément par la presse, a acquis une puissance qui le dispute au prosélytisme de la parole ; c'est que le prosélytisme qui n'exige ni dévouement, ni vertus, ni même un nom, aspire à détrôner le prosélytisme qui exige le nom, la vertu et le dévouement. Nous ne repoussons pas cette puissance nouvelle-née dans l'humanité, nous nous en servons ; auxiliaire utile, elle est venue au secours de la parole menacée partout d'oppression, et, encore qu'elle batte en brèche la vérité, elle travaille cependant pour nous, pour cette parole même dont elle convoite l'empire. C'est pourquoi, tout en vous signalant le danger qui tient à l'impersonnalité de l'écriture, je vous en signale aussi l'avantage. Quand une grande puissance fait son apparition dans le monde, elle y arrive poussée par une grande raison, et cette grande raison, c'est toujours quelque besoin de la vérité. Rien n'arrive que par la providence de Dieu, et Dieu fait tout pour ses élus : Omnia propter electos. Soit donc qu'un empire se fonde ou s'écroule, qu'un soleil s'éteigne ou s'allume, que le vent souffle de l'orient ou de l'occident, attendez toujours Dieu, c'est toujours Dieu qui arrive, encore que la poussière soulevée par son passage nous dérobe longtemps sa figure et son secret.

Je ne dirai qu'un mot du rationalisme sur la question qui nous occupe : je n'ai jamais ouï parler d'un rationaliste qui ait reçu des coups de bâton à la Cochinchine. Ces esprits-là sont trop polis et trop ingénieux pour se hasarder dans une semblable gloire, au profit de la vérité. Il sera donc toujours temps de s'occuper d'eux lors de la prochaine place vacante à l'Académie. Nous sommes trop bien élevés pour leur offrir autre chose qu'une branche de laurier, et ils la méritent sans contestation.

J'ai fini, Messieurs. Tout ce que j'ai dit m'autorise à conclure que la charité de la doctrine, manifestée par l'apostolat, appartient exclusivement à la doctrine catholique. Et si vous me demandez pourquoi, quelle est la cause secrète de ce phénomène, je vous répondrai que la vérité seule est charité, et que seuls possédant la vérité, seuls aussi nous en possédons l'incommunicable chaleur. Nous venons du sein large et universel de Dieu ; nous venons de la région où la lumière et l'amour se tiennent éternellement embrassés. Le fleuve qui descend des hautes montagnes couvre naturellement la plaine de ses mille canaux. Toute autre doctrine vient d'en bas ; elle vient de l'homme, de son cœur étroit, de son esprit plus étroit encore, de son orgueil plus étroit que l'un et que l'autre, elle vient de l'égoïsme et retourne à l'égoïsme. Elle ne va pas au monde, elle appelle le monde à soi. Pour nous, enfants de Dieu, nés dans l'éternité d'un mot de son âme, la charité nous presse toujours, elle ne nous laisse que le repos du sacrifice qui a été notre berceau.

Saint Paul, étant sur les ruines de Troie, vit en songe un Macédonien qui se tenait debout, et qui le priait : Passe, lui disait-il, passe, et viens à nous. Ce Macédonien, Messieurs, c'est l'humanité tout entière, suppliante de Dieu, lui demandant la vérité, et saint Paul, c'est nous tous qui croyons comme lui, qui avons reçu comme lui les prémices de l'esprit de vie et d'amour. Aujourd'hui comme alors, couché sur les ruines de Troie, cette image de la désolation du monde, le Macédonien se dresse devant nous ; il nous prie debout, car il est pressé : Passe, nous dit-il, passe, et viens à nous. Et si la crainte du dévouement nous retient, si les labeurs, les voyages, la faim, la soif, les supplices nous effraient, Dieu nous dit comme à saint Paul, dans un autre songe, dans le songe de Corinthe : N'aie pas peur, parle et ne le tais pas, car j'ai un grand peuple à moi dans cette ville. Comment nous tairions-nous ? Comment la main de l'homme fermerait-elle nos lèvres ? Dieu nous pousse toujours, un grand peuple nous attend toujours. Vous en avez ici, Messieurs, le spectacle et la preuve, et encore cette assemblée, si vaste et profonde qu'elle soit, ce n'est pas tout mon auditoire : mon auditoire, c'est l'humanité. Ma parole, dite à vous, rejaillit sur lui, comme ces cailloux lancés sur la surface des mers, qui, de bonds en bonds et portés par les flots, vont atteindre au loin leur but.

VINGT-CINQUIÈME CONFÉRENCE

DE LA CHARITÉ DE FRATERNITÉ PRODUITE DANS L'ÂME' PAR LA DOCTRINE CATHOLIQUE

Monseigneur,

Messieurs,

La doctrine catholique est la seule qui ait produit et qui produise la charité de l'apostolat ; je l'ai prouvé dans ma dernière Conférence. J'ajoute qu'elle seule produit la charité de la fraternité. La fraternité est le partage réciproque du cœur, du travail et des biens ; et il semble, Messieurs, que cette vertu devrait couler en nous par une source aussi simple et aussi naturelle que notre vie. Car, enfin, qu'est-ce que nous sommes ? Ne sommes-nous pas les membres d'une même famille, les enfants d'un même père et

d'une seule maison ? En vain nous voudrions détruire les pages de notre généalogie ; tous, sans exception, nous sortons du même lieu, et tandis que l'orgueil se fabrique en dehors du genre humain d'illustres et particulières antiquités, le sang d'Adam parle en nous plus haut que tous les titres, et nous couche par terre aux pieds du même patriarche comme aux pieds du même Dieu. Cependant, malgré cette évidente communauté d'origine et cette fraternité que la nature a mise en nous, quel spectacle nous présente l'histoire si nous la considérons en dehors de la doctrine catholique ! Des races ennemies, des familles qui se séparent le plus qu'elles peuvent les unes des autres par le rang, la puissance et la tradition ; des hommes âpres à la curée de ce monde, et traitant la terre non comme le patrimoine réel de tous, mais comme le patrimoine privilégié des plus forts, des plus habiles et des plus heureux ; partout la guerre, la jalousie, la convoitise, la spoliation, l'élévation d'un petit nombre et la misère de beaucoup.

Toutefois, Messieurs, il n'en est pas de la fraternité comme de l'humilité, de la chasteté et de l'apostolat. Le monde qui repousse celles-ci, même après la révélation qui en a eu lieu, ne repousse pas également celle-là, un grand nombre l'apprécient aujourd'hui, même en dehors de la doctrine catholique, et s'il est un songe caressé par les âmes élevées, s'il est une idée qui remue l'opinion, qui inspire de belles pages et consacre de grands travaux, c'est assurément l'idée de la fraternité. Tandis que le monde insulte l'humilité comme une vertu qui l'importune, rejette la chasteté comme un intolérable fardeau, incrimine l'apostolat comme un envahissement de la vérité ou de ce qui se donne pour elle, la fraternité a dans son sein des amis chauds et généreux, qui exagèrent même ses droits, se trompent sur les moyens de l'établir, mais qui la proclament comme la fin dernière de toute l'histoire et de tout le mouvement' de l'humanité. Le spectacle auquel nous vous convions n'en sera que plus instructif et que plus curieux. Il sera beau de voir le monde poursuivant la même pensée que nous, impuissant à la réaliser malgré ses efforts, et la doctrine catholique atteignant chaque jour son but fraternel par le simple épanchement de sa parole et de son ordinaire efficacité.

L'an 680 de Rome, sous le consulat de Marcus Terentius Varro Lucullus et de Caius Cassius Varus, au pied du mont Vésuve et en face de la mer de Naples, deux ou trois cents hommes étaient rassemblés. Ils portaient bien sur eux les traces de notre dignité commune, et cependant il n'était pas besoin de les regarder longtemps pour découvrir aussi dans tout leur être des marques trop sensibles d'une cruelle dégradation. Au milieu du silence de tous, l'un d'eux se leva et leur adressa ce discours : " Chers et misérables compagnons d'infortune, avons-nous résolu de porter jusques au bout les injures du sort qui nous a été fait ? L'humanité n'existe pas pour nous ; rebut du monde, saisis dès nos premiers jours par la main de fer de la destinée, nous n'avons servi jusqu'à présent qu'à récréer nos maîtres par des spectacles barbares, ou à nourrir par nos travaux leur faste, leur mollesse et leur-volupté. Il est vrai, nous avons fui, nous sommes libres ; mais vous comprenez bien que cette liberté n'est encore que la servitude ; tout l'empire, toute la terre est contre nous : nous n'avons pas d'amis, pas de patrie, pas d'asile. Mais avons-nous besoin d'autres amis, d'autre patrie, d'autre asile que nous-mêmes ? Considérons qui nous sommes, et comptons-nous d'abord. Ne sommes-nous pas le plus grand nombre ? Qu'est-ce que nos maîtres ? Une poignée de patriciens dont nous peuplons les maisons, qui ne respirent que parce que nous n'avons pas le courage de poser la main sur leur poitrine pour les étouffer. Et si la chose est comme je le dis, si nous avons la force du plus grand nombre, si c'est l'humanité presque entière qui est esclave d'une horde jouissant de tout et abusant de tout, qui est-ce qui nous empêche de nous lever, d'étendre nos bras une fois en ce monde, et de demander aux dieux qu'ils décident entre nous et nos oppresseurs ? Nous n'avons pas seulement le nombre, nous avons l'intelligence aussi ; beaucoup d'entre nous ont enseigné à leurs maîtres ou enseignent à leurs enfants les lettres humaines ; nous savons ce qu'ils savent, et ce qu'ils savent ils le tiennent de nous ; c'est nous qui sommes leurs grammairiens, leurs philosophes, et qui leur avons appris cette éloquence qu'ils portent au forum, pour y opprimer tout l'univers. Enfin, nous avons plus que le nombre et que l'intelligence, nous avons le droit : car, qui nous a faits esclaves ? qui a décidé que nous n'étions pas leurs égaux ? où est le titre de notre servitude et de leur souveraineté ? Si c'est la guerre, faisons la guerre à notre tour ; essayons une fois la destinée ; et méritons par notre courage qu'elle se prononce pour nous. " Ayant dit cela, Spartacus étendit la main vers le ciel et vers la mer ; son geste acheva sa parole ; la foule qui l'avait écouté se leva, sentant qu'elle avait un capitaine, et, huit jours après, quarante mille esclaves rangés en bataille faisaient tourner le dos aux généraux romains, remuaient de fond en comble l'Italie, et se voyaient sur le point, comme Annibal, de regarder en vainqueurs la fumée de Rome.

Ils furent vaincus pourtant, malgré le nombre et le courage ; et Pompée, venant mettre le sceau à leur défaite, n'eut qu'à écrire quelques lignes au sénat pour lui apprendre que ces vils esclaves, un moment sa terreur, étaient rentrés dans leur légitime néant.

Tel était l'état du monde quelques années avant la venue de Jésus-Christ. Une grande portion de l'humanité n'avait ni patrie, ni famille, ni droits ; elle était inscrite dans la loi sous la rubrique des choses et non des hommes. On la traitait comme une race d'animaux plus intelligents, plus forts, mais qui n'avaient d'autre distinction que d'être plus aptes à une servitude profitable. Je pourrais, pour ma thèse, me borner au fait, et vous dire : Voilà ce que l'homme avait fait de l'homme en quatre mille ans ; voilà où en était, avant Jésus-Christ, la fraternité. Mais il ne sera pas inutile qu'après avoir vu le fait nous en cherchions la cause, afin de mieux comprendre la grandeur et la difficulté de la révolution opérée sous ce rapport par la doctrine catholique.

C'est donc, Messieurs, puisque vous voulez savoir la cause de la servitude, c'est que l'homme n'aime pas l'homme, que l'homme n'aime pas le travail, que l'homme n'aime pas le partage de son bien, que l'homme enfin n'aime rien naturellement de ce qui constitue la fraternité.

L'homme n'aime pas l'homme ; car l'amour, ce charme inexprimable qui nous pousse vers un objet, et nous pousse moins à nous donner qu'à nous fondre en lui ; l'amour, cette merveille la plus incompréhensible de notre nature, à quoi nous passons toute notre vie, jusqu'à ce que nous ayons désespéré de nous assez pour ne plus chercher à en réaliser le mystère ; l'amour n'a qu'une cause unique, cause rare et passagère dans l'humanité. Je voudrais en cacher le nom : je me reproche jusqu'à un certain point de le nommer dans cette chaire ; mais il m'est impossible de ne pas le prononcer. L'amour n'a qu'une cause, et cette cause c'est la beauté. Que l'homme soit mis en présence d'une nature où resplendit ce don terrible, à moins qu'il ne soit couvert d'un bouclier divin, il en ressentira les coups : si rebelle, si orgueilleux qu'il soit, il viendra comme un enfant se courber aux pieds de ce quelque chose qu'il a vu et qui l'a subjugué par un regard, par un cheveu de son cou, in uno crine colli sui, dit admirablement l'Écriture. Mais cette beauté, cause unique de l'amour, elle est rare et passagère en nous. Elle n'appartient qu'à un très petit nombre, et les êtres qui en sont le plus doués ne jouissent qu'un moment de leur couronne. Adorés un jour de leur vie, ils sentent bientôt la fragilité du don qui leur a été fait ; les adulateurs fuient à mesure que les années descendent, et quelquefois il n'est pas besoin des années. Le cœur épris violemment se détache avec rapidité, et, d'expérience en expérience, ces êtres qu'on a tant chéris arrivent à ne plus posséder d'eux-mêmes et des autres que les reliques d'un songe.

La beauté, qui est la source de l'amour, l'est aussi des plus grandes désolations qui soient ici-bas, comme si la Providence et la nature se repentaient d'avoir fait à quelques-uns de nous un si riche et si rare présent.

Si telle est la cause de l'amour, comment l'humanité serait-elle aimée ? A part le petit nombre qui la possède, et avec tant d'imperfections, qu'est-ce que le reste ? Que voit l'homme autour de soi ? Des hommes non pas seulement dépourvus de la grâce et de la majesté de leur nature, mais défigurés par le travail, avilis par des maux sans nombre, en qui l'œil ne découvre plus rien qu'une sorte de machine qui se meut. Et si du corps on pénètre jusqu'à l'âme, la misère et la honte s'y révèlent sous des aspects plus profonds encore, qui n'arrêtent plus le mépris par la pitié. L'orgueil sans cause, l'ambition, l'égoïsme, la haine, la volupté, tous les vices se disputent ce visage intérieur de l'homme, et aspirent à le déshonorer. Que reste-t-il pour l'amour ? A quel vestige de la beauté se prendra l'homme pour aimer l'homme et partager fraternellement avec lui les peines du travail et la joie des biens ?

L'homme n'aime pas le travail. Il aime seulement une activité qui flatte l'orgueil et trompe l'ennui. Pascal en a fait la remarque. Un homme, dit-il ù peu près, se juge malheureux parce qu'une disgrâce le jette dans un château magnifique, où, entouré de toutes les jouissances et de toutes les distinctions, il ne lui manque qu'une multitude de solliciteurs et d'importuns qui l'empêchent de penser à soi. Cela est vrai., nous aimons l'activité, mais une activité commode et honorée, qui, selon l'expression de Mme de Staël, ajoute l'intérêt au repos, et nous donne sans fatigue la satisfaction de tenir et de remuer les fils de ce monde. C'est l'activité paresseuse du commandement qui nous séduit ; mais dès qu'il y a fatigue réelle d'esprit ou de corps, nous cherchons à la rejeter sur les autres autant que nous le pouvons. Le travail est une peine. Il a été imposé à l'homme quand Dieu le chassa du paradis terrestre avec cette sentence : Tu mangeras ion pain à la sueur de ion front ; en le repoussant, nous ne faisons que repousser un châtiment, et pour l'accepter, quand l'amour nous manque, il ne nous faut pas moins que toute la force de la nécessité. Or l'homme manque d'amour à l'égard de l'homme, et l'horreur du travail, combinée avec sa nécessité, lui inspire sans cesse l'idée et la tentation de la servitude pour autrui. Combien donc est-il loin de la fraternité, qui est le partage réciproque du cœur, du travail et des biens ! On serait porté à croire que l'homme, parvenu à un certain degré de richesse et rassasié de superflu, n'éprouve aucune peine à donner ce qui est inutile même à la surabondance du luxe ; c'est une erreur. L'homme ne donne jamais volontiers. Quand il ne sait plus que faire de son or, il achète la terre qui le produit. Dénué souvent de postérité, ou réduit à des neveux qu'il déteste, il achète encore, et si la terre manque à son ardeur de la posséder, il ensevelira dans des coffres profonds cet or doublement inutile, se donnant quelquefois le plaisir de le regarder, de le compter, et de savoir au juste de combien d'écus sa félicité s'est accrue. Quelle joie y a-t-il là ? Vous et moi nous l'ignorons également, on ne se rend compte que des passions dont on fut soi-même victime. Le pauvre ne comprend pas l'état de l'homme riche, qui aime mieux enfouir que donner ; mais il en est ainsi. Il arrive même que le riche s'ennuie de l'être, qu'il n'en peut plus de sa fortune, qu'un immense dégoût le saisit. Il pourrait, ce semble, s'ouvrir une veine nouvelle de joies en rappelant de la misère une famille ruinée, en mariant de pauvres jeunes gens qui s'aiment loyalement. Il n'aurait pas même besoin d'aller chercher le malheur ; le malheur monterait son escalier de lui-même ; il y monte à tout quart d'heure sans qu'on l'attende ; il frappe, il apporte à ce misérable un bien qu'il ne connaît plus. Mais la satiété poussée jusqu'à la douleur n'apprend pas encore à l'homme le secret de se dépouiller. II estime que l'honneur d'être plus riche que personne mérite bien d'être acheté par la souffrance. Encore une fois, nous ne comprenons rien à tout cela ; mais tout cela est, et nous révèle une troisième source de la servitude substituée dans le monde ancien à la fraternité.

En effet, si l'homme n'aime pas l'homme, s'il hait le travail et abhorre tout partage de son bien, qui ne voit au bout de ces dispositions de son âme, comme une conséquence inévitable, l'établissement de la servitude ? Pourquoi n'abuserais-je pas de la force contre l'homme que je méprise, pour l'assujettir à un travail dont je me délivre, et qui sert à la fois ma fortune et mon orgueil ? Pourquoi n'attacherais-je pas le plus d'hommes possible, au moindre prix possible, à la satisfaction de tous mes sens ? Pourquoi, si je le peux, n'aurais-je pas, comme dans l'Inde, des gens pour chasser de mon visage les animaux importuns, d'autres pour me porter en palanquin, d'autres pour me tenir un verre d'eau tout prêt quand j'aurai soif, d'autres pour m'accompagner et me faire honneur ? Peut-être sera-ce l'occasion qui me manquera pour m'assujettir mes semblables ; mais l'occasion a-t-elle jamais manqué dans le monde aux oppresseurs ? Une fois les causes de la servitude posées dans le cœur de l'homme, qui s'y opposera ? Où sera le point d'appui des faibles contre les forts ? Qui parlera pour l'homme, si l'homme le méprise ? Par l'effet môme du manque d'amour et de la passion de s'agrandir, il se formera nécessairement des générations déshéritées ; ces générations s'agiteront, elles feront peur aux heureux du monde ; il faudra bien créer une force qui leur ôte l'idée de se révolter et qui permette à l'égoïsme un sommeil tranquille. Quel plus naturel moyen que de les réduire à une servitude qui les avilisse à leurs propres yeux, et ne leur permette pas même de songer à se revendiquer ?

Ce ne sont pas là, Messieurs, de chimériques interprétations des sentiments de l'homme. Dieu a permis que la servitude subsistât jusqu'à présent pour vous révéler sans cesse à vous-mêmes ce que vous êtes en dehors de la charité qui vient de lui. Vous auriez pu croire que vous aimiez l'humanité par vous-mêmes, et que la philanthropie suffisait à l'établissement de la fraternité universelle. Dieu a pris soin de vous détromper. Que des Européens, des Français, descendent quelques degrés de latitude et soient transportés sous un soleil plus chaud, leur philanthropie expire aux portes d'une fabrique de sucre. Devenus possesseurs d'esclaves, ils découvriront les plus puissantes raisons du monde en faveur de la servitude : celles-là mêmes que je disais tout à l'heure, la nécessité du travail, l'impossibilité de l'accomplir par eux-mêmes, le devoir de s'enrichir, l'infériorité de la race assujettie ; l'on ira au loin chercher cette race privilégiée, et si elle n'est pas encore assez proche de la bête, ou aura soin, en la maltraitant et en la privant d'éducation, de l'amener au niveau de bassesse et d'abrutissement désirable pour que tous la jugent incapable et indigne de la liberté. Voilà l'homme, Messieurs, et quels obstacles la doctrine catholique devait trouver en lui pour l'établissement de la fraternité. Voyons comment elle a fait pour être la plus forte.

Quand Jésus-Christ avait voulu fonder l'apostolat, il avait prononcé cette parole : Allez, et enseignez toutes les nations. Il lui en coûta davantage pour fonder la fraternité. Il s'y reprit à plusieurs fois, et posa trois textes fameux.

Je vous donne, dit-il une fois, je vous donne un commandement nouveau, c'est que vous vous aimiez les uns les autres comme je vous ai aimés moi-même : le monde connaîtra que vous êtes mes disciples si vous vous aimez les uns les autres. Remarquez d'abord, Messieurs, cette expression : Je vous donne un commandement nouveau. Jésus – Christ ne s'en est servi que dans cette occasion, du moins d'une manière aussi expresse. L'humilité, la chasteté, l'apostolat, quoique des choses nouvelles, l'étaient moins pourtant que ce précepte : Aimez-vous les uns les autres. Et Jésus-Christ ajoute que ce sera le signe auquel on reconnaîtra ses disciples ; non que l'humilité, la chasteté, l'apostolat, ne soient aussi des signes très évidents et très certains de la profession chrétienne, mais parce que la charité est l'océan où commencent et aboutissent toutes les autres vertus. C'est la charité qui rend humble, chaste, apôtre ; c'est elle qui est le principe et la fin, et par conséquent le signe capital de la transfiguration de l'âme.

Faites une seconde remarque, Messieurs : la doctrine catholique, apparaissant au monde, ne dit pas comme Spartacus : Levez-vous, armez-vous, revendiquez vos droits ; elle dit avec calme et simplicité : Aimez-vous les uns les autres ; s'il y en a un parmi vous qui se plaigne de n'être pas aimé, qu'il aime le premier ; l'amour produit l'amour. Quand deux s'aimeront et qu'on aura vu la joie de leur cœur, un troisième viendra qui désirera être aimé aussi en donnant son amour ; ensuite un quatrième. Ce qui vous manque, ce n'est pas un droit, c'est une vertu. Or aucune loi ne peut vous donner une vertu, aucune victoire ne peut vous la créer. Spartacus aurait vaincu,• que le monde eût été le lendemain ce qu'il était la veille : les esclaves seraient devenus maîtres, les maîtres esclaves, et encore tous ces victorieux, enivrés des dépouilles de Rome, se seraient égorgés les uns les autres au nom de la fraternité. Une vertu ne naît pas sur les champs de bataille ; l'âme est la seule terre où Dieu la sème et la récolte. Que faites-vous lorsqu'une plante nécessaire et désirable manque à votre industrie ? Vous la cherchez au loin, sous le soleil qui la mûrit ; vous la semez et la cultivez avec d'autant plus de soin que le sol à qui vous la confiez n'est pas son sol natal. Eh ! Messieurs, la génération de la vertu ne diffère pas de celle-là ; elle n'en diffère que parce qu'il est inutile d'aller si loin ; le royaume de Dieu est au dedans de vous ; la terre, c'est votre âme, et la semence, vous venez de la recevoir, elle est dans ces mots : Aimez-vous les uns les autres.

Elle est aussi dans cette seconde parole : Si quelqu'un d'entre vous veut être le premier, qu'il soit le dernier, et qui veut être le plus grand, qu'il soit votre serviteur, à l'exemple du Fils de l'homme, qui n'est pas venu pour être servi, mais pour servir. Vous vous plaignez d'être esclaves, vous ne savez pas ce que vous dites : on est esclave quand on sert malgré soi ; servez de votre propre gré, l'esclavage sera détruit. On vous a dit que le plus grand malheur et la plus grande honte c'était la servitude, et moi je vous dis : Faites de la servitude un acte d'amour, ce qui était ignominie deviendra gloire, ce qui était esclavage deviendra dévouement, ce qui était la dernière chose deviendra la première, ce qui était le comble de l'infortune deviendra de l'extase. Ne savez-vous pas qu'il n'y a rien de plus doux que d'aimer ? Et quand on aime on se donne, quand on se donne on sert, et quand on sert par amour on est heureux. Servez donc en aimant, que vous manquera-t-il ? Il est vrai que l'ordre a été interverti, parce que c'est l'amour qui précède le service, et qu'ici le service a précédé l'amour : mais que vous importe ? Rétablissez l'ordre en aimant ; pourvu que le service et l'amour soient ensemble, le mystère de la béatitude est accompli. Vous donc, ô vous tous, mes frères les esclaves, faites une sainte république d'amour, aimez-vous les uns les autres, et aimez vos maîtres dans l'amour commun que vous vous porterez ; vous finirez par les désarmer, par leur persuader de vous aimer aussi et de s'aimer entre eux. Rien n'est contagieux comme la vertu arrivée à l'état d'amour. Vos maîtres vous tenaient pour des ennemis, ils avaient encore plus de peur que de haine à votre égard ; quand ils verront que vous les aimez et que vous les servez librement, leurs yeux s'ouvriront, votre liberté naîtra d'elle-même comme un fruit naît de son arbre et tombe de soi quand il est mûr.

Reste une troisième parole, nécessaire encore à l'œuvre de la fraternité : Bienheureux les pauvres en esprit, parce que le royaume du ciel est à eux. Vous vous plaignez de l'insensibilité du riche ; ne faites pas comme lui ; aimez la pauvreté, et donnez du peu que vous avez à ceux qui ont encore moins. Ne dites pas que vous ne pouvez vous priver de votre part si d'autres n'en font autant ; donnez d'abord la vôtre, d'autres donneront aussi la leur ; votre part vous sera rendue au centuple, et l'esprit de pauvreté, sans lois, sans violence, sans dissoudre la société dans un partage toujours à refaire et toujours impuissant, détruira l'inimitié du pauvre et du riche, fera de celui-ci un économe, et de celui-là un protégé de la Providence.

Sans doute, Messieurs, toute cette doctrine est aussi simple que profonde ; cependant personne ne l'avait trouvée. Il en est d'elle comme de la découverte de l'Amérique par Christophe Colomb ; chimérique avant le succès, tout le monde fut surpris de n'en avoir pas eu l'idée : il ne s'agissait que de monter sur un vaisseau et d'aller tout droit devant soi. Cependant ici nous avons une merveille de plus : la doctrine conçue et publiée n'est que peu de chose encore ; il faut qu'elle arrive à l'efficacité par elle-même, sans le secours d'aucune victoire et d'aucune législation. Il faut, qu'elle soit acceptée librement, pratiquée librement, et cela contrairement à tous les instincts de l'humanité. On disait à l'homme d'aimer l'homme, lui qui ne l'aimait pas ; on lui disait de servir, lui qui n'aime qu'à être servi ; on lui disait de donner son bien, lui qui avait horreur de se dépouiller. Évidemment la fin et les moyens n'avaient aucune' proportion. Et pourtant que n'a pas été le succès ! Je tourne quelques pages de l'Évangile, et je lis : La multitude des croyants n'avait qu'un cœur et qu'une âme ; nul d'entre eux n'appelait sien ce qu'il possédait, mais tout leur était commun. On ne voyait point d'indigents parmi eux. Quiconque avait des champs et des maisons les vendait et en apportait le prix, qu'il mettait aux pieds des Apôtres, et l'on en faisait la distribution à chacun selon ses besoins. La république chrétienne était formée ; république nouvelle, inconnue, où tout le monde n'avait qu'un nom, celui de frère.

Mais cette république ne devait pas être bornée à un coin du monde, et y demeurer comme une secte heureuse donnant de loin aux hommes l'exemple de la fraternité. La terre avait été mise devant elle comme la seule limite de sa réalisation ; elle était appelée à provoquer et à établir partout le partage réciproque du cœur, du travail et des biens. Elle avait besoin, pour cette grande œuvre, d'un sacerdoce fondé lui-même sur le principe de la fraternité ; elle le créa. Elle destina aux fonctions du gouvernement et de la parole, non les princes et les savants, mais ceux des frères, quelle que fût leur naissance, en qui la charité brillait davantage ; elle choisit l'enfant du pâtre et le fils de l'esclave ; elle mit sur leur tête la couronne du prêtre, la mitre de l'évêque, la tiare du pontife, et dit tout haut aux princes de ce monde : Voilà aux genoux de qui vous viendrez chercher la lumière et la bénédiction. Vous, Césars, vous dépouillerez votre orgueil un jour, vous vous abaisserez devant le fils de votre serviteur caché autrefois dans les basses-fosses de votre palais ; c'est à lui que vous confesserez vos fautes, c'est lui qui étendra la main sur vous et qui vous dira : Au nom de Dieu, César, tes péchés te sont remis ; va et ne fais plus ce que tu as fait. Le résultat était facile à prévoir. Dès que le pauvre et le petit étaient élevés par le mérite même de l'humilité au trône de la parole et au tribunal de la conscience, la nature humaine prenait une dignité tirée de son fond et d'une vertu possible à tous ; ce n'étaient plus la naissance et la guerre, le hasard et l'habileté, sources diverses d'exclusion et d'oppression ; ce n'était plus l'égoïsme, mais la charité qui tenait le sceptre des destinées de l'humanité. L'esclavage perdait toute signification, et cela sans luttes entre les maîtres et les esclaves, sans révolution précipitée et sanglante, par le seul cours des choses. Comme les fers d'un prisonnier s'usent avec le temps et par le frottement, et que le geôlier n'a plus besoin de les détacher quand l'heure légale de la liberté est venue ; ainsi la religion n'eut pas même besoin de secouer les chaînes de l'esclave pour les faire tomber ; elles s'étaient usées par le temps et par le frottement de la doctrine.

Mais l'esclavage à détruire n'était pas toute l'œuvre de la fraternité, il fallait encore pourvoir au service des misères humaines. La doctrine catholique créa pour elles le service gratuit, c'est-à-dire un service de dévouement, sans autre récompense que le strict nécessaire de l'être dévoué. Ce service entraînait nécessairement la chasteté absolue ; il substituait à la famille le genre humain tout entier. Je n'en ferai pas l'histoire, Messieurs ; qui ne la connaît ? Qui ne sait avec quelle ingénieuse fécondité la doctrine catholique a pourvu de pères et de mères tous les malheurs ? Épiant dans chaque siècle la misère qui lui était propre, elle lui a suscité chaque fois des serviteurs nouveaux. Elle a fait la sœur de Charité aussi facilement qu'elle avait fait le chevalier de Malte, le frère des Écoles chrétiennes aussi bien que le frère de la Merci, l'ami du fou comme l'ami du lépreux. Chaque jour encore vous avez sous les yeux l'exemple de ses créations, où la puissance de la charité prend corps à corps la puissance de la misère, et ne lui permet pas de toucher le point le plus obscur de l'humanité sans y porter la main après la sienne ; ainsi s'est établi le règne de la fraternité parmi les hommes, œuvre incroyable, même à qui la voit, et dont il faut que je vous donne l'explication.

Je vous demande quelle est la cause d'un si étrange phénomène, après tant d'autres que nous avons déjà vus. Pourquoi et comment la doctrine catholique a-t-elle été seule efficace pour abolir la servitude, pour transformer le cœur du riche et celui du pauvre, pour organiser ce service volontaire et gratuit qui couvre encore l'Europe, malgré la conspiration de tant d'hommes qui s'efforcent de l'anéantir ? Je vous demande comment cela s'est fait ? comment se fait-il que cette doctrine catholique, qui seule déjà produit l'humilité, la chasteté, l'apostolat, soit la seule aussi qui produise la fraternité ? la seule et toujours la seule, les autres ne faisant que détruire, ou, si elles conservent quelque chose de la force qu'elles ont reçue primitivement de la doctrine catholique, ne faisant qu'altérer son ouvrage et ses dons.

J'ai déjà répondu, Messieurs, qu'évidemment cette efficacité de la doctrine catholique est divine, puisque, si elle était humaine, toute autre doctrine en déroberait le secret tôt ou tard. Pourquoi l'homme aime-t-il l'homme aujourd'hui, si la doctrine catholique a laissé l'homme tel qu'il était, avec sa seule nature et son seul attrait ? La beauté, disions-nous, est la cause unique de l'amour ; il faut donc que la religion catholique ait revêtu l'homme d'une beauté qu'il n'avait pas auparavant. Mais laquelle ? Si je vous regarde au dehors, vous n'êtes pas changés, votre visage est celui de l'antiquité, et même vous avez perdu quelque chose dans la rectitude des lignes de la physionomie. Quelle beauté nouvelle avez-vous donc reçue ? Ah ! une beauté qui vous laisse homme et qui est pourtant divine ! Jésus-Christ a mis sur vous sa propre figure, il a touché votre âme avec la sienne, il a fait de vous et de lui un seul être moral. Ce n'est plus vous, c'est lui qui vit en vous. Une sainte disait : " Si on pouvait voir la beauté d'une âme, on ne pourrait plus rien regarder. " Cette beauté que le monde ne voit pas, nous chrétiens, nous l'entrevoyons ; elle perce à travers l'humanité déshonorée, nous la sentons, nous la cherchons ; elle nous séduit, non pour un jour, comme la beauté humaine, mais avec l'indélébile magie de l'éternité. Si je vous aime, si je suis forcé de vous parler, si je donnerais ma vie pour le salut d'un seul d'entre vous, ce n'est pas que je sois plus qu'un homme ; mais je vois en vous une inexprimable lueur qui vous enveloppe, vous pénètre, et me ravit au dedans de vous. Je l'ai moi-même aussi à votre œil, si vous êtes chrétiens. Un jour, et bientôt même, cette parole qui vous annonce la doctrine se ternira ; la décadence s'approche de l'homme avec rapidité, et avec elle la solitude et l'oubli. Ce temps venu, il ne me restera dans votre âme que le souvenir d'un écho ; mais à moi, comme à vous, dans la vie et dans la mort, il nous restera la beauté qui vient du Christ, son visage qui est sur nous, et l'amour qui en jaillit pour nous réjouir vivants et nous embaumer au tombeau.

Vous avez déjà quelque expérience de la vie, vous avez heurté à plus d'une porte : eh bien ! dites-moi, n'avez-vous pas senti la différence de l'homme qui vous accueille en homme, d'avec l'homme qui vous accueille en chrétien ? A part vos mères, vos sœurs, et un petit nombre d'amis, quel homme indifférent, si philanthrope qu'il soit, vous a serrés sur son cœur ? Dans quel cabinet, au fond duquel un philosophe cache ses glorieuses veilles, avez-vous été reçus avec amour ? En qui avez-vous reconnu la poitrine de la fraternité ? Pour moi, à part ceux que je nommais tout à l'heure, je ne l'ai trouvée que dans des chrétiens, dans des âmes animées de la vertu du Christ, dans des prêtres à qui je confessais mes fautes, dans quelques jeunes gens qui m'apportaient l'aveu des leurs et qui se jetaient de joie dans mes bras ; âmes fraternelles embrasées déjà de la communion des saints, et me révélant de loin l'extase éternelle de l'unité.

Et vous, hommes qui n'êtes que des hommes, souffrez que je vous le demande : Où en êtes-vous de la fraternité et de l'amour humain ? Hélas ! après des illusions rapides, vous ne croyez déjà plus à l'amour ; vous êtes devenus incrédules même à la beauté, et la source des joies mystérieuses ne donne plus d'eau dans le fond de votre cœur. Vous avez ôté de l'homme le Dieu qui y habite, et vous vous êtes étonnés du néant qui s'y est fait. Qu'ai-je besoin de citer de nouveau à mon tribunal le mahométisme, le protestantisme et le rationalisme ? On peut considérer le monde en bloc aussi bien que par l'analyse. Eh bien ! depuis que la raison humaine, sous diverses couleurs, a combattu et affaibli la doctrine catholique dans le monde, quel chemin y a fait la fraternité ? Son nom est dans toutes les bouches, il fait le fonds des systèmes et des désirs ; on n'entend parler que d'esprit d'association et de communauté ; on se tend la main de partout : et cependant un gémissement sourd, une plainte unanime dénonce à toute la terre le refroidissement des cœurs. Que j'écoute l'homme qui porte le faix du service militaire, le magistrat appliqué aux fonctions de la justice, le professeur démêlant dans l'âme du jeune homme le secret de ses penchants, l'homme politique étudiant de près les grands ressorts du monde ; que j'écoute enfin la voix de la société par tous les pores d'où elle s'échappe, je n'entends qu'un mot tomber dans mon oreille : l'égoïsme. Le froid et le vide se font dans l'humanité. On sent jusque dans les ardeurs politiques un souffle morne, une respiration fatiguée, qui annonce au dehors la misère du dedans. Ainsi, quand le soleil décline vers l'horizon, la sève de la nature s'arrête et se glace ; elle attendrait la mort, si elle n'espérait toujours la résurrection. La résurrection viendra, chrétiens, et viendra par nous. Puisque le monde, qui ne veut pas de l'humilité, qui ne veut pas de la chasteté, qui ne veut pas de l'apostolat, veut de la fraternité ; puisqu'il est obligé d'en vouloir, et que tous les jours il s'ingénie à en faire, voilà un terrain commun où nous nous rencontrons avec lui. Profitons-en. Entre lui et nous, c'est à qui répandra le plus d'amour véritable, à qui donnera le plus en recevant moins. Personne, dans ce conflit, ne pourra nous incriminer. Jetons-nous-y à cœur rempli ; nous avons tant reçu d'amour qu'il nous coûte peu d'en rendre. Gagnons nos frères à force de bienfaits, et puisque de moment en moment le froid augmente dans le monde, que de moment en moment la chaleur augmente en nous pour passer jusqu'à lui ; afin que ce Lazare étant au tombeau, s'il devait y descendre, nous eussions assez de vie pour lui et pour nous, assez de larmes pour le pleurer, assez de puissance pour jeter ce grand cri : Lazare, quoique mort, entends la voix qui ressuscite, et sors du tombeau !
 
 

VINGT-SIXIÈME CONFÉRENCE

DE LA RELIGION COMME PASSION ET VERTU DE L'HUMANITÉ

Monseigneur,

Messieurs,

L'humilité, la chasteté, la charité, sont les trois vertus cardinales introduites dans le monde par la doctrine catholique. Je les appelle cardinales, non-seulement à cause de leur importance propre, mais parce qu'elles entraînent à leur suite d'autres vertus, telles, par exemple, que l'obéissance, la pénitence, la pauvreté, vertus nouvelles aussi, qui, toutes ensemble, transforment le cœur du chrétien, et qui, atteignant jusqu'aux vertus purement morales, leur donnent dans son âme une plus heureuse et plus forte expression. Mais ces trois vertus, mères et maîtresses, ne sont pas pourtant à la première place ; elles découlent elles-mêmes d'une autre qui est leur principe, et dont il est nécessaire que je vous entretienne maintenant, sous peine de vous cacher la cause active de tous les effets produits dans l'âme par la doctrine catholique. Cette cause active, cette vertu primordiale, c'est la religion.

La religion est le commerce positif et efficace de l'homme avec Dieu. A la différence de l'humilité, de la chasteté et de la charité, qui ne sont que des vertus, la religion est tout ensemble une passion et une vertu, la plus grande passion et la plus grande vertu de l'humanité, passion que la doctrine catholique seule satisfait, vertu que la doctrine catholique seule produit. Cet énoncé, Messieurs, en vous révélant le profond et spacieux sujet qui nous reste à traiter cette année, pourra vous étonner, car il me semble contradictoire dans les termes. Qui dit passion dit faiblesse, qui dit vertu dit force : soutenir que la religion est la première passion de l'humanité, et qu'elle en est la première vertu, n'est-ce pas soutenir deux choses qui s'excluent par une manifeste contradiction ? Et pourtant cela est. Non-seulement cela est, mais c'est le nœud de toute l'histoire de la religion dans le monde. Quiconque ne la considérera que comme une passion, ou ne la considérera que comme une vertu, ne démêlera pas le fil des destins de l'humanité.

J'établirai donc avant tout cette duplicité de nature de la religion, savoir : qu'elle est une passion et une vertu. Plus tard, je montrerai qu'elle est une vertu réservée à la doctrine catholique, et je tirerai les conclusions dont je vais poser les premières prémisses.

L'homme naît entre trois foyers de vie : la nature, l'humanité, Dieu. Sa naissance n'est que l'acte par lequel il est plongé dans cette triple atmosphère respirable, l'atmosphère de la nature, l'atmosphère de l'humanité, l'atmosphère de Dieu. Sa naissance l'y plonge, son développement l'y baptise, et cela, dans tous les lieux et dans tous les temps, soit qu'il tombe sous le règne de la plus pure révélation ou sous la nuit de la superstition la plus corrompue. Dès qu'il naît et se développe, il est en rapport nécessaire avec ce triple foyer, par son intelligence, par son cœur et par ses sens. Il est en rapport avec la nature par son intelligence, en y puisant la connaissance des faits et des lois qui constituent les sciences physiques ; par son cœur, en subissant les attraits qu'elle contient ; par ses sens, en aspirant et en s'identifiant toutes ses émanations. Il est, sous tous ces mêmes aspects, mais d'une manière plus élevée, en rapport avec l'humanité ; car l'humanité lui donne la science morale et sociale, lui inspire un amour de dévouement pour des êtres semblables à lui, et, par un travail aussi permanent qu'universel, nourrit, fortifie et embellit son corps.

Il en est de même de Dieu : il saisit l'homme par une certitude et une action auxquelles il ne saurait pas plus échapper qu'à l'humanité et à la nature. La certitude de Dieu, de l'humanité et de la nature, sont pour l'homme trois faits contemporains et égaux. Il n'a pas plus besoin de se démontrer l'existence de Dieu, qu'il n'a besoin de se démontrer l'existence de la nature et de l'humanité ; et tout raisonnement qui met Dieu en doute, a la même valeur sceptique contre la nature et l'humanité. Seulement, on connaît plus ou moins bien Dieu, comme on connaît plus ou moins bien la nature et l'humanité. Ce n'est pas sous le rapport de la certitude que les temps diffèrent, mais sous le rapport de la connaissance ; et quand Dieu se révèle mieux qu'auparavant, ce n'est pas une certitude plus haute de lui qu'il apporte, mais une manifestation plus étendue de sa nature, de ses œuvres et de sa personnalité. Si nous n'avions pas la certitude primitive de Dieu, de la nature et de l'humanité, inséparablement liés entre eux, nous ne nous y élèverions jamais, parce que toute réalité manquerait à la fois sous nos pieds. Le raisonnement peut bien défendre et confirmer cette certitude triple et une, il ne la crée pas. Dans tous les cas, quelle que soit la mauvaise volonté de l'homme, il est en rapport nécessaire avec l'idée de Dieu ; qu'il fasse ce qu'il voudra, l'idée de Dieu lui apparaît malgré lui. Elle est au monde ; le spectre en est dressé devant lui ; il a des yeux, des mains, une bouche ; on peut bien lui dire : Va-t'en ; mais en lui disant : Non, on répond à sa parole ; en lui disant : Va-t'en, on répond à sa présence. La négation affirme, et la répulsion atteste. On ne prend la peine de nier qu'une chose qui vit ; on ne repousse que ce qui ouvre notre porte à pleins battants ou à demi-battants, et qui trouble notre repos par un visage importun. On ne chasse que ce qui est entré. Et si l'on nie Dieu, c'est qu'il vit dans le monde ; si on le repousse, c'est qu'il est présent ; si on le chasse, c'est qu'il est entré. Et cette vie, cette présence, cette entrée de Dieu dans l'humanité prouvent qu'il est ; car s'il n'était pas, d'où viendrait cette possession de l'humanité par son idée ? Je dis possession : car il n'en est pas de cette idée comme de tant d'autres qui apparaissent pour s'évanouir, qu'un homme introduit dans le monde et qu'un autre en bannit, idées éphémères qui ont leur berceau dans un livre et leur tombeau dans une bibliothèque. L'idée de Dieu n'a ni commencement ni fin ; quand on la chasse par l'orient, elle revient par l'occident, ou plutôt elle ne cesse pas d'habiter à la fois tous les points du temps et de l'espace ; aussi puissante par la négation que par l'affirmation, vivant de ses ennemis comme de ses adorateurs, plus active même, plus servie, plus triomphante quand elle est combattue, qu'aux jours où, paisible maîtresse des esprits, sœur et concitoyenne de tous, elle jouit d'un empire qui n'est pas contesté.

Le rapport idéal n'est pas le seul que l'homme ait nécessairement avec Dieu ; nous touchons à lui par le cœur comme par l'intelligence ; nous l'aimons, nous le haïssons. Car Dieu a encore ce privilège, c'est qu'on n'est guère à demi à son égard, il suscite la haine quand il ne suscite pas l'amour. Vous vous étonnez quelquefois, chrétiens, d'être haïs ; vous n'avez donc jamais songé à ce que vaut pour Dieu le témoignage de la haine ? Car quelle peut être la raison de haïr Dieu ? Qu'y a-t-il de haïssable dans l'idée de Dieu ? Qu'y a-t-il de haïssable dans l'idée de quelques hommes qui se réunissent pour le prier ? Qu'y a-t-il de haïssable dans un temple qu'on a bâti sur cette idée ? Qu'y a-t-il de haïssable dans tout ce qui nomme, prouve et honore Dieu ? Rien, assurément, si ce n'est la crainte, et par conséquent la certitude qu'on a de lui ; si ce n'est l'importunité de cette puissance qui ne nous laisse pas d'asile contre elle, et nous poursuit jusque dans la conscience par un reproche dont nous sommes le complice.

J'ajoute que nous sommes en rapport avec Dieu même par nos sens. Quand nous souffrons, à qui demandons-nous secours ? Qui rafraîchit la poitrine du pauvre ? qui essuie ses sueurs ? Qui soutient et console l'humanité dans ses infinies misères ? C'est l'idée de Dieu. Le pauvre, au coin de la rue, dans les pays où il n'est pas chassé de la rue, demande, au nom de Dieu, le pain qui lui manque. Il sait que le Dieu qui nourrit son intelligence et son cœur, est aussi le Dieu qui fait mûrir les moissons et qui donne leur pâture aux oiseaux du ciel. Son nom prononcé a une efficacité pour obtenir, et une efficacité plus mystérieuse encore pour désarmer intérieurement le besoin d'une partie de son aiguillon. Dieu est visiblement, sous tous les points de vue, la grande puissance et la grande richesse de l'humanité, et c'est pourquoi la passion de l'humanité est de se mettre avec lui dans un rapport positif et efficace, rapport qui constitue la religion.

Mais vous me demanderez, Messieurs, ce que j'entends par un rapport positif et efficace avec Dieu, et il est nécessaire, en effet, qu'avant d'aller plus loin, je définisse ces expressions.

Un rapport avec un foyer de vie est positif, lorsque nous en tirons réellement la vie. Ainsi, nos rapports avec la nature et l'humanité sont positifs, parce que nous en tirons réellement la vie de l'intelligence, du cœur et du corps. Un rapport avec un foyer de vie est efficace, lorsque notre vie personnelle, entretenue à cette source, s'élève au niveau du foyer où nous la puisons. Ainsi, pour que nos rapports avec la nature soient efficaces, il faut que notre vie se naturalise, c'est-à-dire s'élève à la hauteur des forces et des lois qui constituent la nature ; et, de même, pour que nos rapports avec l'homme soient efficaces, il faut que notre vie s'humanise, qu'elle échappe à l'égoïsme de la solitude, et ne fasse plus, avec la vie de nos semblables, qu'une seule unité. En appliquant cette définition au commerce de l'homme avec Dieu, ce commerce sera positif si l'homme tire réellement de Dieu la vie de son intelligence, de son cœur et de ses sens ; il sera efficace, si la vie propre de l'homme s'élève par ce commerce jusqu'à se diviniser. Et par conséquent la religion n'est autre chose qu'une communion de vie avec Dieu.

La chose ainsi définie, j'affirme que l'humanité a la passion de la religion, la passion d'un commerce positif et efficace avec Dieu. Je sais que plusieurs me le nieront ; plusieurs croiront faire une phrase spirituelle en disant qu'ils n'usent pas de Dieu. C'est un langage connu. Mais je remarque d'abord que c'est un langage moderne. L'antiquité ne nous présente rien de semblable ; cette phrase est d'une époque où Dieu est devenu plus manifeste et plus puissant que jamais, et l'antiquité, qui avait la certitude de Dieu sans en avoir une connaissance claire et exacte, l'antiquité n'a pas dit ce mot-là. Elle n'avait pas assez vu Dieu pour le mépriser ; elle n'en jouissait pas assez pour qu'il lui fût devenu importun. Elle le cherchait comme une chose encore éloignée, et quand on cherche ce qui manque, on ne le maudit pas, on ne le flétrit pas. Mais le jour vint où Dieu se donna, où il s'épancha comme l'eau, où il dit à l'humanité : Viens et touche-moi, mets ta main dans mon côté et ton doigt dans mes plaies ; me voici petit, pour que tu me manies ; caché, pour que tu me voies. Quand Dieu eut dit cela, quand il se fut proportionné à l'humanité, et qu'il eut coulé à pleins bords dans tout son être, alors quelques hommes épars se sont estimés plus grands que lui. Mais qu'est-ce que la parole d'un homme, et d'un homme blasé sur Dieu ? C'est un caprice, plus souvent encore un sommeil de l'âme voisin de l'idiotisme. Un homme naît dans un métier ; attaché à cette glèbe dès l'enfance, il a le malheur de ne pas recevoir la révélation d'une plus haute vie ; il arrive à grandeur d'homme toujours absorbe dans une monotone et vile ambition, sans s'apercevoir que quelque chose lui manque, et sans que la société lui jette de Dieu, à travers sa porte, un bruit assez violent pour l'ébranler. C'est un malheur, il faut le plaindre, mais n'en rien conclure qui retombe sur l'humanité.

L'humanité a la passion de s'unir à Dieu par un rapport positif et efficace ; car une passion n'est autre chose qu'un besoin vivement senti, qu'un attrait invincible qui nous pousse vers un objet, pour faire de notre vie la sienne et de sa vie la nôtre. Or tel est le penchant de l'humanité vers Dieu, penchant si visible qu'il remplit toute l'histoire, et que la religion partout et toujours désigne la principale et plus auguste activité des nations. Que ne font-elles pas pour Dieu ? Elles lui bâtissent des temples pour qu'il vienne y habiter, elles lui font des sacerdoces pour le représenter, elles s'assemblent pour l'honorer par des sacrifices, elles lui adressent des prières publiques et solennelles, elles se placent sous sa protection par des décrets, elles le mettent en part de tous les événements heureux et malheureux. Quelle étrange et perpétuelle fraternité entre l'homme et Dieu, non pas l'homme privé seulement, mais l'homme arrivé au nom et à la puissance de nation ! Écoutez bien, Messieurs, les pas de l'humanité dans le monde : migration de peuples, fondation d'empires, dynasties naissantes, guerre et paix, révolutions sociales, chutes et avènements, quoi qu'il arrive, Dieu y est ostensiblement. Il part, il s'arrête, il monte et redescend avec l'humanité, inséparable compagnon de ses destinées, soldat et convive, vainqueur et vaincu, toujours recherché, toujours espéré, toujours présent. Que pouvions-nous de plus pour lui ? Quelles adorations et quel sang lui avons-nous refusés ? Aujourd'hui même encore, après un siècle d'efforts pour chasser cet hôte de soixante siècles, que faisons-nous ? nous redressons ses autels abattus ; nos plus grands hommes lui demandent leurs victoires, et nos plus grands écrivains lui consacrent leur génie. 11 y a trente ans, quand les princes du monde se partageaient l'Europe, ils ne tenaient aucun compte de Dieu dans leurs traités de paix, ils le croyaient banni pour toujours des hautes transactions de la souveraineté : et voici que, d'un bout de l'Europe à l'autre, le bruit des questions religieuses les avertit que l'humanité n'est pas changée, et que Dieu est toujours sa première, sa plus haute et sa plus vaste passion.

Si vous voulez sortir de cette considération générale et regarder l'homme de plus près encore dans ses rapports avec Dieu, je le veux bien. Quelles sont, vous demanderai-je, les trois races qui représentent le mieux l'humanité, l'une au point de vue de l'intelligence, l'autre au point de vue du cœur, la troisième au point de vue des sens ? Quelles sont-elles ? Évidemment, pour l'intelligence, c'est le philosophe ; pour le cœur, c'est la femme ; et pour les sens, c'est le peuple.

Le philosophe, de quoi s'occupe-t-il ? Ce n'est pas de sciences, d'arts, de politique, toutes choses secondaires et petites pour lui ; le philosophe a un objet unique et constant de sa pensée, à quoi il rapporte tout, et c'est l'infini, c'est-à-dire Dieu sous un nom abstrait et général. Il en recherche assidûment la nature et les lois, et alors même qu'il torture l'infini pour en tirer quelque chose qui ne soit pas Dieu, encore n'est-ce qu'un déguisement sous lequel il le cache, sans pouvoir empêcher que sa vie intellectuelle ne soit un rapport permanent avec ce monde invisible et suprême que toute la terre appelle Dieu. Ce rapport est faux peut-être ; le philosophe ne veut pas de Dieu comme tout le monde, et il s'égare en se séparant de la tradition pour se fier à son esprit ; il donne à Dieu un vêtement de fantaisie ; mais c'est toujours Dieu qui fait le fond de ses spéculations. Qu'il taille et qu'il rogne l'infini comme il voudra, sa passion ne le porte pas moins à s'élever plus haut que la nature visible, et à chercher l'aliment vital de son génie dans ce lointain mystérieux qui n'a de réalité que par le nom et l'idée de Dieu. Quand Phidias sculptait son Jupiter Olympien, c'était sans doute une idole impuissante et mensongère qui sortait de ses mains, et pourtant l'idée de Dieu perçait dans le marbre et y répandait une majesté qui appelait les adorations de l'univers. Ainsi, le philosophe, même quand il substitue au Dieu véritable une idole de sa création, rend témoignage encore au mouvement qui porte l'intelligence vers les régions qu'habite la Divinité.

Quant à la race qui représente le cœur de l'humanité, nul ne conteste sa tendance naturelle vers la religion. On se sert même de cette observation pour porter l'homme à s'éloigner de Dieu, on lui dit avec un faux respect : Cela est bon pour des femmes. Oui, cela est bon pour des femmes, j'accepte l'expression, je m'en réjouis. Car la femme étant le cœur de l'homme à son plus haut degré de délicatesse et de sensibilité, son témoignage est celui de l'homme même, en tant qu'il est capable d'amour et de dévouement. Et s'il fallait choisir entre le témoignage du philosophe et celui de la femme, quelque grande que soit la révélation du génie, je mettrais plus haut encore la révélation du cœur ; et s'il fallait dresser des autels à quelque chose d'humain, j'aimerais mieux adorer la poussière du cœur que la poussière du génie. La femme religieuse, Messieurs, ne l'oublions jamais, elle a reçu le don de croire et d'aimer, et en appliquant à Dieu sa foi et son amour, elle prouve que votre propre cœur, qui est né du sien, qui fait partie du sien, est aussi naturellement religieux.

C'est ce qu'affirme à son tour le peuple, ce grand représentant de l'humanité sous le rapport des sens. Le peuple est religieux ; non pas comme ses maîtres voudraient qu'il le fût, en prenant la religion comme un frein que l'on met à un coursier indompté ; il en rougirait ! Il prend la religion comme un besoin, comme une honorable passion de sa nature ; et encore que l'on cherche à déshonorer sa foi, en disant que c'est la foi du peuple, il la protège de sa pauvreté, de son travail et de sa majesté. Il se dit : Moi pauvre, moi peuple, je ne suis pas déshérité du grand, je ne suis pas déshérité du sublime. Longin..., il ne connaît pas le nom de Longin, mais moi je parle pour lui et je connais Longin. Longin a dit : Le sublime, c'est le son que rend une grande âme ; et le peuple, Messieurs, n'a pas renoncé à rendre ce son-là ; il n'a pas renoncé à la joie du sublime, et comme il ne peut pas l'être par le monde, comme le monde refuse à son intelligence et à son cœur les occasions de l'être : il se dilate d'autant plus pour proclamer le Dieu qui l'élève, qui le bénit, qui lui dit : Moi, je suis ton frère et ton égal, n'aie pas peur.

Ainsi donc, philosophe, femme, peuple, l'intelligence à son plus haut degré, le cœur à son plus haut degré, les sens à leur plus haut degré, tous les trois cherchent Dieu, veulent Dieu, sont passionnés pour Dieu. Et pourquoi ? Vous me demandez pourquoi, n'est-il pas vrai ? Ah ! pourquoi ? C'est que votre âme est plus grande que la nature, c'est qu'elle est plus grande que l'humanité, c'est qu'elle épuise en quelques quarts d'heure de vie tout le monde qui n'est pas Dieu ; et comme l'âme a horreur du vide, quand le vide se fait en elle, quand, un jour ou l'autre, l'esprit du savant s'ennuie de ramasser des coquillages pour en faire des systèmes, quand la femme se lasse d'infidélités, quand le peuple regarde ses bras flétris dans un travail qui périt chaque soir, quand pour tous le néant de l'univers est à l'état palpable, quand l'âme enfin n'est plus qu'un océan sans eau, son hôte naturel y vient, et c'est Dieu. Notre grandeur fait en nous le vide, et le vide nous donne la faim de Dieu, de la même manière que, par le mouvement de la vie, nos entrailles étant arrivées à ce même sentiment que nous appelons le vide, elles ont besoin d'un commerce positif et efficace avec la nature, qui répare leur inanité. C'est le même phénomène, mais dans une région plus haute ; et, en définitive, de même que nous communiquons avec la nature et l'humanité par la faim et par la soif, de même nous communiquons avec Dieu par une faim et une soif sacrées, non pas, comme l'a dit Virgile, auri sacra famés, mais Dei sacra famés !

Toutefois, Messieurs, par un autre côté, la religion, qui est une passion de l'humanité, en est aussi une vertu ; je dois vous expliquer comment.

La vertu, nous l'avons déjà dit, est une force de l'âme qui accomplit le bien. Or, si pour désirer Dieu, il n'est pas besoin de force, si pour sentir notre vide et y appeler quelque chose de plus puissant que la nature et l'humanité, il n'est besoin que de se laisser aller ; si Dieu, qui est le plus riche des êtres, nous cause aisément une passion, cependant, sous un autre point de vue, en tant que notre commerce avec Dieu doit être efficace, en tant qu'il est nécessaire que nous divinisions notre vie pour être réellement en communion avec Dieu, là, Messieurs, notre infirmité se déclare et nous trahit. Tant que nous ne faisons que tendre la main à Dieu, cela va bien ; mais Dieu est pesant à porter. Souvenez-vous de l'histoire de saint Christophe. Saint Christophe avait voué sa vie à passer au bord d'un torrent les voyageurs. Par une nuit d'orage, il entend frapper à sa porte, il ouvre, il voit un enfant nu et transi qui demande à passer. Le géant le presse d'achever la nuit dans sa cabane, lui représente le vent, la tempête, l'obscurité ; l'enfant insiste, il veut passer. Christophe, fidèle à son vœu, le prend sur ses épaules et se hasarde à travers les flots et les rochers ; mais, à mesure qu'il s'avance, son fardeau semble s'accroître ; il devient intolérable ; le géant, s'arrête et dit à l'enfant : " Mais sais-tu bien que tu es devenu pesant comme un monde ? – Ne t'étonne pas, répond l'enfant, car tu portes Celui qui a fait le monde. "

Ainsi, Messieurs, en est-il de Dieu, quand il s'agit d'unir notre vie à la sienne, non plus seulement par un besoin et un désir, mais par une efficace réalité, par une transformation de notre être à la splendeur du sien. Il est facile à Prométhée d'aspirer au ciel et de porter la main sur le feu sacré : mais prends garde, Prométhée, le feu brûle quand on y touche. Dieu est la lumière et la sainteté infinies ; ce n'est pas peu de chose de s'en approcher avec une intelligence faible, un cœur corrompu, une chair stigmatisée par les passions. Ce n'est pas peu de chose de recevoir Dieu dans son intelligence, dans son cœur et dans ses sens, et de mêler deux natures aussi disproportionnées dans une réelle communion. Cette œuvre appelle une force énergique, une vertu tout à fait sublime, qui sache soumettre l'esprit de l'homme à l'esprit de Dieu, sans que l'esprit de l'homme perde sa personnalité et sa liberté ; qui transporte le cœur jusqu'à l'amour de l'invisible, et l'y retienne dans une joie sans substance et sans corps ; qui abaisse les sens, les châtie et les immole, afin que leur poids n'incommode pas l'ascension de l'âme vers les inaccessibles hauteurs de la Divinité. Quel prodige ! Et ce prodige, il faut qu'il s'accomplisse : plongés que nous sommes dans la nature et l'humanité, garrottés et souillés par leur contact, il faut que nous marchions, Dieu dans notre main droite, et le monde dans notre main gauche ; sacrifiant sans cesse le monde et le portant toujours. Certes, cela est difficile, c'est exiger de l'homme quelque chose de plus qu'humain ; et pourtant le commerce efficace avec Dieu est à ce prix. Sans cette transfiguration douloureuse, la religion n'est qu'une affaire de mendiant qui demande l'aumône, et qui la laisse tomber parce que sa main est trop lâche pour en soutenir le poids.

J'entends tous les jours des gens qui disent : Si la religion est si manifeste et si bien établie, pourquoi ne suis-je pas religieux ? Pourquoi ne vois-je pas la vérité de la religion ? Écoutez la réponse : Vous n'êtes pas religieux par la même raison que vous n'êtes pas chastes : vous n'êtes pas chastes, parce que la chasteté est une vertu ; et vous n'êtes pas religieux, parce que la religion est une vertu. Vous imaginez-vous que la religion soit une science qu'on apprend et qu'on exerce comme les mathématiques ? Eh ! Messieurs, si la religion n'était qu'une science, il suffirait pour être religieux d'avoir dans sa chambre un tableau noir et un morceau de craie blanche pour barbouiller des équations algébriques. La religion, il est vrai, est une équation à résoudre, mais une équation entre l'homme et Dieu, entre la misère et la richesse, entre les ténèbres et la lumière, entre la sainteté et la corruption, entre le fini et l'infini, entre le néant et l'absolu. Et cette équation terrible, on ne la résout pas avec l'esprit, on ne la résout qu'avec la vertu, non pas même avec la vertu qui fait les sages et les héros du monde, mais avec la vertu de Dieu, acceptée de nous, fruit de notre cœur et du sien, incompréhensible hyménée qui est sous vos yeux, qui vous parle, et que vous n'entendez pas dans l'inexprimable recherche qu'il fait de vous, parce que vous êtes arrêtés par une triple faiblesse qui vous enivre de vous-mêmes : faiblesse d'esprit, faiblesse de cœur, faiblesse des sens.

Faiblesse d'esprit ; qu'est-ce que c'est ? Un homme est frappé contre Dieu du premier phénomène venu ; il voit, par exemple, plusieurs cultes dans le monde, et il se dit : S'il y avait une vraie religion sur la terre, il n'y en aurait évidemment qu'une seule. Cette pensée lui suffit ; il a barre contre Dieu, il n'en reviendra jamais. L'infortuné ne comprend pas que la multitude même des cultes démontre à satiété la nature et le but religieux de l'homme, et que l'homme ne saurait être né religieux sans que cet acte de naissance soit l'acte authentique de la divinité même de la religion. Il ne comprend pas que l'homme, à la fois libre et religieux, poussé vers Dieu par un besoin qui est une passion, éloigné de lui par une sorte d'horreur de sa perfection, partagé entre ces deux sentiments contraires et cherchant à les unir, se crée de Dieu des idées et des cultes à sa portée, l'adore et le meurtrisse tout ensemble, lui dise : Reste et va-t'en. Les faux cultes, Messieurs, ne sont qu'une transaction entre ces deux mouvements de l'homme à l'égard de Dieu, et rien peut-être ne prouve davantage l'indispensable vérité de la religion, que ce spectacle de l'humanité aimant mieux déshonorer Dieu que de se passer de commerce avec lui. Eh bien ! un homme raisonnable, un savant, un profond politique passera sa vie, cette vie grosse d'une éternité, il la passera sans religion, sous la sauvegarde de cette misérable idée que je viens de dire, et que je suis bien forcé d'appeler un idiotisme, plus qu'un idiotisme, puisqu'elle prouve justement ce qu'il veut nier, la nécessité et la vérité de la religion. Il tombera de là un jour, avec ce seul appui, dans la lumière divine, où ce qui l'étonnera le plus sera d'avoir péri par une démonstration qui devait le sauver.

Faiblesse de cœur, autre cause qui arrête l'homme et l'empêche d'entrer dans un rapport positif et efficace avec Dieu. Il est dans un de ces deux états : il aime encore, ou il n'aime plus. Quand il aime, il est séduit par cette légère flamme qui sort de son cœur, comme on voit, dans les cimetières, une lueur qui brille un moment sur la tombe des morts. Il croit à cet amour fragile, et lui sacrifie l'amour éternel, sans se douter que Dieu communique à nos affections, quand elles sont réglées et pénétrées par son amour, un charme qui les épure et les fait durer. Ou bien il n'aime plus, et le désenchantement de la créature, au lieu de le tourner vers Dieu, étend jusqu'à lui les causes qui ont desséché son cœur. Il n'entend plus la langue qu'il a parlée ; quand on lui dit que Dieu nous a aimés jusqu'à souffrir pour nous, ce lui paraît un songe d'enfant ; ces nouvelles de l'amour, venues de l'étranger, le trouvent sans souvenir et le laissent sans espoir : la persuasion n'a plus lieu chez les morts.

Reste, dans la faiblesse des sens, une troisième et plus puissante cause de notre incapacité religieuse. Je n'en dirai qu'un mot, tant il vous est facile de suppléer à ce que je ne dirai pas. Qui croirait que l'homme s'éloigne de Dieu pour épargner à ses sens, je ne dis pas les grands sacrifices, mais de légères privations ? Qui croirait que le jeûne et l'abstinence sont des raisons contre Dieu ? Il en est ainsi pourtant, Messieurs, et cette simple observation doit vous faire comprendre quelle force il faut à l'homme pour entrer en communion avec Dieu, puisque de semblables misères sont pour lui déjà une difficulté.

Autant donc il est vrai que l'humanité tend vers Dieu par un besoin réel et profond, par une passion qui remplit le monde de ses efforts, autant il est vrai que cette passion n'arrive à l'efficacité que par la vertu.

La religion est tout à la fois passion et vertu ; la plus haute passion de l'humanité et sa plus haute vertu, également remarquable, quoique diversement, soit qu'elle subjugue l'âme sans la transfigurer, soit qu'elle la transfigure et la divinise en effet. Et par là il vous est découvert pourquoi elle est tant aimée et tant haïe, dénaturée souvent, et détruite jamais. Si elle n'était qu'une vertu, elle périrait aisément avec la vertu ; si elle n'était qu'une passion, elle succomberait dans l'impuissance du bien. Elle se sauve et se maintient par ces deux forces, Dieu ayant voulu que l'humanité ne pût en aucun temps et en aucun lieu rompre totalement avec lui. Combien sont donc vains et dignes de pitié ceux qui s'en font les ennemis ! Les insensés ! ils croient n'avoir à combattre qu'une vertu, ils trouvent une passion ; ils croient n'avoir à combattre qu'une passion, ils trouvent une vertu ; ils croient les séparer du moins, et les deux têtes de l'hydre divine se dressent ensemble pour leur révéler qu'entre Dieu et l'humanité c'est à jamais.

VINGT-SEPTIÈME. CONFÉRENCE

DE L'IMPUISSANCE DES AUTRES DOCTRINES A PRODUIRE LA RELIGION

Monseigneur,

Messieurs,

La religion, avons-nous dit, est le commerce positif et efficace de l'homme avec Dieu, et elle est tout ensemble une passion et une vertu de l'humanité : une passion, en tant que l'humanité est entraînée vers Dieu par une attraction constante et universelle ; une vertu, en tant que, malgré cette attraction, il en coûte à l'humanité de grands efforts pour entrer dans le commerce positif et efficace avec Dieu. J'ajoute aujourd'hui que la doctrine catholique seule produit ce commerce positif et efficace avec Dieu, que nous appelons du nom de religion ; toute autre doctrine aboutit nécessairement à l'une de ces-deux catastrophes : à la catastrophe de la superstition ou à la catastrophe de l'incrédulité. La superstition est un commerce de l'homme avec Dieu entaché d'inefficacité, d'immoralité et de déraison ; l'incrédulité est une rupture désespérée de tout commerce de l'homme avec Dieu. Quand l'homme veut faire de la religion sans le secours de la raison, il tombe immédiatement dans la superstition, et s'il veut faire de la religion avec la raison, il tombe inévitablement dans l'abîme de l'incrédulité. En sorte que Dieu, le fondateur de la religion unique et véritable, s'est placé et a placé l'homme dans ses rapports avec lui entre Charybde et Scylla, un Charybde divin et un Scylla divin, et quiconque ne navigue pas sur le vaisseau dont Dieu est le capitaine et le pilote, celui-là sombre par un triste naufrage à l'un de ces deux écueils. C'est là, Messieurs, mon thème d'aujourd'hui.

Quand nous regardons les cultes divers disséminés dans le monde, il en est plusieurs qui ne nous paraissent liés à la doctrine catholique par aucune relation, bien qu'en réalité, à une époque plus ou moins éloignée, ils soient sortis de ce tronc commun ; car l'erreur n'est qu'une feuille tombée de l'arbre de la vérité et emportée par le vent ; et l'homme est tellement incapable de commencer par lui-même avec Dieu, que ses inspirations religieuses les plus personnelles se rattachent toujours à un fond primitif, encore que notre œil, dans le sombre jour de l'histoire, ne discerne pas bien l'heure où le rameau s'est détaché du tronc, ni la cause de cette séparation. Quand donc, regardant l'ensemble des cultes religieux, nous mettons à part, pour les observer, ceux qui n'ont aucune liaison de parenté visible et reconnaissable avec la doctrine catholique, nous sommes frappés d'une chose, c'est qu'à l'extérieur rien ne paraît les distinguer de nous. Je vois des temples qui essaient de porter jusqu'à Dieu une magnifique invitation de l'homme à descendre vers lui ; des autels, ornés d'images et baignés du sang de l'holocauste ; des prêtres, des cérémonies, des ablutions, des processions, mille formes qui ont une apparence de famille, et semblent confondre tous ces cultes entre eux, et avec le nôtre, dans une commune majesté.

Mais quand on ouvre le sanctuaire et que l'on regarde au dedans, de la même manière qu'on ouvre un fruit pour s'assurer si sa saveur répond à sa beauté, quand, dis-je, on ouvre l'intérieur des cultes tout à fait étrangers à la doctrine catholique, qu'est-ce qu'on y trouve ? Premièrement, rien. On n'y trouve rien ; car j'appelle rien que de communiquer avec Dieu pour rester ce que l'on est, que de bâtir des temples, d'immoler des victimes, de créer des sacerdoces, de fonder au sein des nations un immense appareil, et puis quoi ? arriver à rester des hommes, à n'avoir dans l'intelligence et dans le cœur rien de surhumain, rien qui annonce autre chose que la plus vulgaire humanité. Eh ! Messieurs, un simple commerce avec une âme élevée modifie la nôtre, il nous élève ; on ne peut s'approcher des grands cœurs sans qu'il s'exhale d'eux quelque chose qui pénètre jusqu'à nous et nous rend plus dignes de leur contact, et vous voudriez que le commerce avec Dieu fût inefficace, tout en étant réel ! A quoi bon alors communiquer avec lui ? Qu'est-ce qu'un but si sublime pour un résultat si nul ? Si l'homme n'est qu'un homme avec Dieu, qu'a-t-il besoin de le chercher ? L'effet répond à la cause, et là où je trouve le rien pour effet, je ne puis conclure à la présence et au concours de la Divinité, puisque Dieu et le rien sont parfaitement la négation l'un de l'autre. La grandeur de l'appareil religieux ne fait qu'en rendre plus sensible le vide intérieur, et l'homme se trahit d'autant plus qu'il couvre sa misère du nom et des attributs de Dieu.

Qu'il en soit ainsi, Messieurs, des cultes dont je parle, que leur inefficacité divine soit un fait avéré et palpable, je n'ai pas besoin de le démontrer. Il suffit d'en rappeler les noms à votre esprit. En dehors de la doctrine catholique, des affluents et des rameaux détachés de ce grand fleuve, que reste-t-il ? le brahmisme, le polythéisme, l'islamisme, noms célèbres à la vérité, mais qui ne désignent à votre conscience aucune action qui ait élevé le genre humain plus haut que sa propre nature. Encore ce défaut d'efficacité n'est-il pas leur premier malheur.

Par une loi dont il n'est pas difficile de comprendre la raison, tout culte qui n'élève pas l'homme le dégrade ; le commerce avec Dieu est un instrument trop puissant pour qu'il s'arrête à un résultat négatif. Si Dieu n'attire pas l'homme jusqu'à sa sainteté, l'homme le fera descendre jusqu'à partager et à sanctionner ses plus vils penchants. De là cet étonnant scandale de cultes employés à la dépravation de l'homme, scandale sur lequel on ne peut pas se faire illusion, parce qu'il n'en est pas de l'ordre moral comme de l'ordre intellectuel. Celui-ci est relatif à l'infini, sur lequel la discussion est toujours plus ou moins admissible ; l'autre n'embrasse directement que nos rapports avec nous-mêmes et avec nos semblables, rapports simples, sur lesquels l'intérêt nous éclaire à défaut du sentiment. Eh bien ! en examinant le brahmisme, le polythéisme et l'islamisme à cette lumière de l'ordre moral, que voyons-nous ? Non pas seulement l'homme resté dans sa faiblesse native, mais l'homme sollicité à la corruption par le culte même destiné à mêler sa vie avec celle de Dieu, l'homme trouvant en Dieu un secours infâme pour tomber plus bas que son esprit et sa chair, ou du moins pour consacrer toutes les folies de son entendement et tous les délires de ses sens. L'islamisme même, quoique postérieur à Jésus-Christ, a précipité les mœurs des nations musulmanes, sous certains rapports, au-dessous des mœurs de l'antiquité. Tant il est impossible à un culte faux, en quelque temps qu'il se forme, de ne pas subir cette loi de l'immoralité, par où Dieu signale tous ceux qui abusent sur les peuples de la force de son nom !

La déraison est le troisième caractère de la superstition. Et ici, Messieurs, vous serez peut-être tentés de rétorquer contre moi ce que je disais tout à l'heure, que, dans l'ordre intellectuel, la discussion est toujours plus ou moins possible, d'où il suivrait que le manque de raison serait un signe très contestable de la superstition. Je ne rétracte point ma pensée, Messieurs ; car, bien que partout où l'infini se trouve présent et engagé, il y ait un champ ouvert à la discussion, néanmoins il est une certaine limite où la déraison devient reconnaissable au premier coup d'œil. L'esprit qui s'égare dans les nuances subtiles de la métaphysique n'hésitera pas devant l'absurde à l'état parfait de nudité. Or c'est cette déraison palpable et bravant l'intelligence, qui est le troisième caractère de la superstition, et qui saute aux yeux dans le brahmisme, le polythéisme et l'islamisme. Toutefois, Messieurs, je ne veux pas prendre un à un les livres et les dogmes de ces divers cultes pour en démontrer l'évidente irrationabilité ; cette marche serait trop longue, et, comme je l'ai déjà dit, dans le débat entre l'erreur et la vérité religieuse, Dieu a tout abrégé. J'abandonne donc la question de la déraison positive ; je consens à respecter l'absurde, d'autant que l'absurde est nécessaire à trop de gens ; il est un plus grand malheur que l'absurde peut-être, un plus triste signe que la déraison positive, c'est la déraison négative, c'est-à-dire l'impuissance absolue d'une doctrine à se créer des fondements capables de soutenir une discussion. Or ce défaut de fondement, cet état de choses sous lequel on place la main en ne rencontrant rien qui le porte, c'est le caractère propre et manifeste de tous les cultes qui n'ont aucune espèce de connexion avec la doctrine catholique. Je vous propose, Messieurs, un curieux et salutaire exercice de la pensée : c'est, en réfléchissant au brahmisme, au polythéisme, à l'islamisme, de faire un effort consciencieux pour leur donner une base quelconque : vous n'en viendriez certainement pas à bout.

Quand le christianisme se trouva face à face avec le polythéisme, doctrine contre doctrine, peuple contre peuple, dans ce drame si sérieux, si terrible et sanglant, toutes les fois qu'il s'agissait de discuter, le christianisme était dans l'impuissance de faire autre chose que de rire. Nos apôtres et nos apologistes passaient en riant à côté de cet établissement, si prodigieux par sa force matérielle, entré dans le sang des nations, et devenu partie intégrante de leurs lois, de leurs mœurs, de leurs arts, de leur gloire et de tous leurs souvenirs. Malgré cette formidable existence, la discussion était impossible, et le raisonnement ne s'élevait jamais plus haut que la pitié. On vit clairement cette privation absolue de la substance logique, lorsque l'empereur Julien, homme d'esprit s'il en fut jamais, voulut à toute force ressusciter le polythéisme expirant. Certes, l'œuvre était grande, l'homme puissant : on allait voir enfin la doctrine païenne se soutenir et se raviver par le génie : que fit Julien, pourtant ? Pour sa part personnelle, il se présentait fréquemment dans les temples ; il offrait des sacrifices, remuait des encensoirs, rangeait en procession des prêtres qu'il avait dotés plus richement ; il replâtrait des autels, redorait des statues ; et quelquefois, arrivé avec toute la pompe de sa cour dans une ville célèbre par le culte des dieux, attendant un spectacle digne de sa pensée et de la religion dont il apportait avec lui les dernières ressources, il trouvait, comme il s'en est plaint lui-même dans une de ses lettres, un sacrificateur apportant modestement aux autels abandonnés une oie ! Ce pauvre et spirituel homme, à part une persécution déguisée et une invitation stérile à imiter les vertus des chrétiens, n'imaginait rien de mieux que des cérémonies contre une doctrine propagée par des légions d'apôtres, d'écrivains et de martyrs. La part de ses amis, les rhéteurs et les philosophes, était plus triste encore que la sienne, parce qu'ils n'avaient pas même l'audace de sa foi. Ils ne disaient pas : Oui, nous croyons à Jupiter ; oui, nous croyons à Mars, à Mercure, à Apollon ; que demeurent éternellement sur le sol du monde, par la seule force d'eux-mêmes, ces divinités de nos aïeux ; nous les reconnaissons, nous les vénérons, nous nous inclinons devant la foi des nations qui les ont adorées depuis le commencement ! Ils ne disaient pas ainsi ; ils n'osaient aller franchement et courageusement à rencontre de l'absurde, et l'appuyer à tout le moins de la magnanimité de leur adhésion. Ils n'osaient faire ce que nous faisons aujourd'hui, nous autres chrétiens, qui sommes, à notre tour, accusés d'absurdité ; nous ne renions pas le Dieu trois fois saint tombé du ciel pour nous, et tombé plus bas que jamais ni Jupiter, ni Apollon, ni Mercure, puisqu'il est tombé sur la croix. Nous le reconnaissons comme cela, nous le vénérons comme cela, nous l'aimons comme cela ; nous nous chargeons volontiers pour lui de tout le mépris de l'univers, et le défendons contre ses ennemis, depuis dix-huit cents ans, par la constance de notre inexorable adoration.

Voilà la force, voilà comment se soutient ou se relève un culte, et non, comme faisaient du polythéisme les philosophes alexandrins, par une philosophie qui en désavouait l'existence et la nature. Vous me direz peut-être que moi-même j'appelle la philosophie au secours de la religion ; mais c'est une philosophie qui accepte toute la vérité du dogme, qui l'affirme, qui n'en répudie rien et qui n'en élude rien. Et même, Messieurs, ce n'est pas une philosophie. Je ne pose pas la religion sur un système éclos dans la tête d'un homme, et qui passera plus vite encore que lui ; je la pose sur le sens commun et sur les réalités palpables de ce monde. C'est là toute mon armure, en y ajoutant le cri de la foi. Devant vous, qui ne croyez pas, mortels nés d'hier et promis à la mort pour demain, feuilles emportées sur tous les rivages des mers, incertains de vous-mêmes et de tout, je me pose avec une hardiesse qui n'a pas même besoin de courage. Je sais d'où je viens et où je vais. J'ai ma foi contre vos doutes, et ce qui vous paraît absurde, indigne, flétri, mort, cette cendre même, au delà de cette cendre, s'il est possible, je le prends, je le mets sur l'autel, je vous commande d'y venir, et nul de vous n'est assez fort pour être certain au dedans de lui qu'il ne viendra pas.

Encore une fois, c'est ainsi qu'un culte se défend et s'édifie, quand il sent la vérité derrière soi. Mais qu'Alexandrie lève le ban et l'arrière-ban de ses rhéteurs pour transformer Jupiter en je ne sais quelle puissance abstraite, et Apollon en telle autre personnification de la métaphysique ou de la nature, les gens d'esprit pourront bien reconnaître de l'invention dans ces jeux d'une foi qui a honte d'elle-même ; mais l'humanité, tranquille, les oreilles un moment charmées par ce bruit ingénieux, se couchera le soir, et le lendemain, en s'éveillant, elle demandera ce que sont devenus ces artistes d'hier.

L'islamisme, sans doute, diffère du polythéisme par une substance moins vide ; il se sent du christianisme qui entourait son berceau. Mais encore vous chercherez vainement à Mahomet un fondement dont la raison la plus humble ou la plus hardie accepte la responsabilité. Cet homme est tout seul, avant et après ; rien de lui ne s'entremêle aux nerfs et aux muscles de l'humanité ; ôtez-le, c'est un chapitre de moins dans l'histoire du monde, mais un chapitre qui ne détruit pas le fil de la narration. Mahomet est une anecdote. De là vient, Messieurs, l'horreur du monde civilisé pour le renégat. Avez-vous jamais réfléchi à ce que c'est que le renégat ? Vous croyez peut-être que c'est l'homme qui change de religion ? Eh ! Messieurs, mais nous ne faisons pas autre chose qu'appeler les hommes des autres religions à embrasser la nôtre. Nos missionnaires parcourent le monde entier dans ce seul but, et assurément personne ne les accuse du métier honteux de faire des renégats. Qu'est-ce donc que le renégat, et quelle est la cause de l'inexprimable mépris qui s'attache à ce nom ? Le renégat, Messieurs, c'est l'homme qui passe d'un culte ayant des fondements dans l'intelligence, le cœur et l'histoire de l'humanité, à un culte vide, évidemment incapable d'opérer aucune persuasion. Le renégat, c'est l'homme qui abandonne le terrain où la discussion est possible entre des êtres raisonnables, pour se perdre dans une région où la parole même manque à l'erreur ; c'est l'homme qui passe d'une clarté incertaine, si l'on veut, à des ténèbres plus que certaines ; c'est, dans l'ordre de la vérité, le déserteur, le transfuge, le traître, l'homme qui foule aux pieds la patrie. Jésus-Christ est désormais la seule patrie de l'homme baptisé dans sa lumière ; on pardonne à qui doute de lui, on ne pardonnera pas à qui le délaisse pour un autre ; car comment aurait-on foi dans Brahma ou dans Mahomet, quand on n'a pas foi en Jésus-Christ ?

La misère rationnelle des cultes étrangers à la doctrine catholique se révèle tout entière par l'impuissance où ils sont de résister à l'action proselytique des peuples chrétiens. Je vois bien que Mahomet protège son œuvre en déclarant passible de mort quiconque convertira un musulman ; Rome et la Grèce avaient employé les mêmes armes ; la Chine et les pays adjacents ne se confient même pas aux lois qui, en les séparant de l'étranger, les séparent aussi de tout contact avec le christianisme ; l'Inde, matériellement ouverte aux chrétiens, oppose le mur d'airain de ses castes à leurs communications ; nulle part les cultes que le signe de la croix ne fortifie pas n'osent se mesurer avec la religion émanée du Christ, semblables à ces hordes des steppes qui reculent devant la civilisation à mesure qu'elle s'avance, ou à ces anciens Parthes dont la force était dans la fuite et dans le désert. Ainsi, devant la stratégie catholique, aucun culte étranger ne tient ses étendards debout et déployés ; la persécution, l'éloignement, le silence, voilà toutes leurs ressources, ressources que le temps, d'accord avec la vérité, détruit chaque jour, et qui, à la fin épuisées, le laisseront sans défense et sans refuge contre le contact souverain de notre persuasion.

Si vous me demandez, Messieurs, d'où sont donc issues ces superstitions dénuées d'efficacité, de moralité et de raison, je vous le dirai d'un mot : elles sont nées de la passion religieuse combinant, par une inspiration privée et populaire, les éléments divins répandus dans le monde, les attirant, les coordonnant, les semant à son gré. L'homme a devant lui toujours, à tout le moins, des débris de vérités, des traditions flottantes ; il remue cette poussière, comme l'alchimiste ; il mêle l'or et le plomb, le ciel et la terre, soufflant dessus avec une bouche corrompue, jusqu'à ce qu'il ait produit une mixture qui ait à la fois le charme de l'erreur et quelques vestiges de la vérité.

Je vous convie maintenant à un autre spectacle. La superstition fatigue l'homme ; il en recherche le remède dans sa raison, et aussitôt s'ouvre devant lui un abîme plus profond encore, l'abîme de l'incrédulité.

Un jeune homme est parvenu à l'âge de quinze ans, sa raison s'est éveillée ; il a vécu quelques jours dans l'antiquité, et lu quelques pages du monde présent. Il ne lui a pas été difficile de s'apercevoir que la superstition tenait une grande place dans l'histoire de ses semblables ; mais ses yeux, mal ouverts encore, n'ont pas distingué la vérité de l'erreur, l'apparence de la réalité. Il commence par un grand acte : il nie, et comme le propre de la jeunesse est de n'avoir pas de mesure, d'être infinie dans ses conceptions et dans ses désirs, il nie tout ; il nie son père et sa mère dans leur foi, sa patrie clans, son passé, tout ce qu'a fait l'humanité jusqu'à lui, tout le mouvement qui l'a porté vers Dieu, et, seul, indépendant, monarque absolu de sa personne, il regarde avec satisfaction ce grand empire ; il est le maître enfin et il va édifier.

Mais il n'édifiera pas, il ne se sent pas même le besoin d'édifier, son incrédulité est acceptée. C'est le premier et le plus haut degré de l'incrédulité ; son incrédulité est acceptée, il est content. Dieu Ta mis au monde ; Dieu lui a versé cette goutte de lait et d'absinthe qui est la vie ; Dieu lui a donné un père et une mère, des frères et des sœurs, une patrie, une destinée, son esprit, tout ce qu'il est, tout : mais il ne croit pas lui rien devoir et être autre chose pour. Dieu qu'un étranger. Et s'il considère toute cette fermentation religieuse de l'humanité, qui ne cesse de chercher Dieu, qui pense fermement l'avoir trouvé, qui a mis en lui ses plus chères espérances et ses plus sacrés devoirs, il ne laisse pas d'être heureux de ce spectacle, parce que, s'en étant mis à part, il s'estime plus grand que toutes les nations puérilement inféodées à de si pauvres besoins et à une si vile reconnaissance envers Dieu : Dieu qui est si peu de chose, qui n'a fait que le monde, en voulant bien accorder qu'il l'ait fait ! Je ne combats point, Messieurs, cette incrédulité, je ne lui dis rien ; mais j'en tire cette conclusion, c'est que toutes les fois que l'homme se pose avec sa raison toute pure et personnelle devant Dieu, cette raison se retire de Dieu, ne peut plus communiquer avec Dieu. Je ne dis pas autre chose ; j'accepte en ce moment l'incrédulité comme elle s'accepte elle-même ; Dieu l'a mise dans ma main pour m'en servir en faveur de ma foi, pour être une preuve de l'origine surhumaine de la religion. Oui, mon fils de quinze ans, sois incrédule, l'humanité a besoin de ta révolte pour se confirmer dans son obéissance, et en attendant le jour où tu reconnaîtras ton erreur, elle te regardera, pour s'assurer que la raison est incapable de créer la religion.

Toutefois, Messieurs, l'incrédulité ne s'arrête pas longtemps à cet état d'acceptation où elle est dans une âme de quinze à vingt ans. Quand on vieillit, on découvre dans la vie des besoins plus profonds ; les années, en se retirant, nous laissent voir en nous des rivages inconnus, et l'incrédulité, d'abord si joyeuse, commence à se résoudre en une sorte de tourment semblable à celui que cause l'absence du pays. On se retourne sur le lit du doute : c'est l'incrédulité à son second état, que j'appellerai l'incrédulité inacceptée. Que voulez-vous, on est né à une époque sceptique, on n'a autour de soi que des livres et des paroles qui traitent Dieu comme un petit garçon ! Mais Dieu n'a pas besoin de l'homme ; il grandit tout seul dans l'âme, par une végétation sourde et sublime qui n'est qu'à lui ; ses racines en aspirent la plus pure substance, et un jour l'homme inquiet se penche vers cet hôte douloureux, s'efforçant de renouer avec lui par sa raison des relations privées.

Ce phénomène, Messieurs, s'est fait voir, dès la fin du siècle dernier, dans de grandes proportions. Assurément, nul siècle n'avait joui d'une incrédulité plus parfaitement acceptée ; cependant, voyez ce que c'est que l'homme ! A peine la révolution eut-elle fait de la société française un champ de bataille découvert, que ceux-là mêmes qui avaient tout détruit, les plus ardents d'entre eux, furent effrayés de l'absence de Dieu. Un homme, dont je tairai le nom, ramassa dans le sang un crayon, il le prit dans sa main déshonorée, et, montant sur une échelle pour s'élever jusqu'au fronton d'un temple, il y grava cette confession : Le peuple français reconnaît l'existence de l'Être suprême. Dieu voulut que ce fût celte main froide et sanglante qui lui rendît, au moment le plus impie de toute l'histoire, un irrécusable témoignage. L'exemple donné, d'autres hommes s'efforcèrent de fonder un culte national. La théophilanthropie naquit. Je vous demande pardon de prononcer ce nom barbare ; Dieu condamne à des noms sauvages, comme à des œuvres vaines, les hommes qui rejettent la vérité. La théophilanthropie essaya donc de fonder un culte rationnel, et lorsque Dieu eut présenté à la France le jeune consul qui devait la réorganiser, celte secte philosophique et religieuse vint, comme tout le monde, s'offrir à lui. Le jeune homme ne leur dit que ce mot : " Messieurs, vous n'êtes que quatre cents ; comment voulez-vous que je fasse une religion avec quatre cents hommes ? " Ainsi, dans un moment aussi grave, la religion rationnelle n'avait pu réunir que quatre cents sectateurs, et il ne fallut qu'un mot pour la réduire à néant, et pour que jamais depuis on n'en entendît parler.

D'autres événements suivirent : notre temps se pressa aux portes de l'aurore. Nous naquîmes, et, avec notre génération, une foule d'âmes qui ne voulaient pas non plus de l'incrédulité acceptée. Elles se réunirent pour reprendre l'œuvre d'une religion fondée sur la seule raison. Vous en avez vu l'essai ; on l'a tenté sous vos yeux une ou deux fois. Je dis une ou deux fois, je pourrais dire davantage sans craindre de me tromper ; mais il ne faut tenir compte que des expériences qui ont eu quelque étendue et quelque solennité. Vous avez donc vu des savants et des hommes d'esprit rassemblés dans cette capitale, planant sur elle, et appelant à eux, sans respect humain, les âmes jeunes et ardentes qui se débattaient contre l'incrédulité ; vous les avez vus sacrifier leur temps, leur fortune, leur avenir, à la réalisation d'un culte digne, pensaient-ils, d'un siècle ému de Dieu, mais ne voulant le recevoir que des mains de la science et du génie. Eh bien ! vous l'avez tous présent ; combien d'années a-t-il fallu pour que les édificateurs, désespérés de leur ouvrage, reprissent le niveau social, et allassent peupler toutes les administrations civiles de leur apostolat fini et de leur paternité dissoute ?

Ces essais, aussi solennels qu'infructueux, n'ont pas encore persuadé notre âge de son impuissance à créer la religion, tant l'homme a besoin de Dieu, alors même que son orgueil en repousse la foi. Chaque jour, on nous annonce la religion future de l'humanité ; si on ne peut pas la faire, on la prophétise du moins. On transforme l'impuissance en espérance. Mais l'humanité n'a pas le temps d'attendre ; elle veut Dieu pour aujourd'hui et non pour demain. Elle a faim et soif de Dieu depuis six mille ans, et vous, venus si tard, quand vous vous mettez à l'œuvre pour subvenir à des besoins si profonds, à des aspirations que les siècles n'ont pas fatiguées, vous en êtes réduits encore à des prophéties ! Pour moi, tout ce qui ne donne pas à l'humanité son pain de chaque jour, je n'y crois pas. Je crois que Dieu a été père dès l'origine pour l'âme comme pour le corps ; je crois que les moissons sont toutes venues, que la pluie est toute tombée ; que, dans l'ordre de la vérité comme dans l'ordre de la nature, l'homme n'est pas seulement affamé, mais qu'il est rassasié quand il le veut. Le pain est tout prêt. Dieu l'a pétri de ses mains ; ce qui manque, c'est la volonté de le prendre tel que Dieu l'a fait. On préfère le préparer selon son goût ; on demande à la raison ce qu'elle ne peut pas donner. La Pologne avait plus de sens quand elle fut partagée ; elle disait : " Dieu est trop haut, et la France trop loin. " C'est là, Messieurs, le mot final qui explique toute cette impuissance de l'homme à se mettre par lui-même dans un commerce positif avec Dieu : Dieu est trop haut, et la raison trop loin.

Je terminerai par une considération sur le protestantisme, autre effort humain pour échapper à l'incrédulité en constituant un commerce rationnel de l'homme avec Dieu.

Assurément, rien n'était plus naturel et plus simple que l'idée de Luther. Luther se disait implicitement ou explicitement, car peu importe qu'un homme sache ou ne sache pas ce qu'il fait, Luther se disait : La raison toute seule ne peut pas communiquer avec Dieu, il lui faut un élément divin, transnaturel, étranger à sa propre conception, parce qu'avant toute chose, pour établir un rapport, il est nécessaire d'être deux. L'humanité doit donc présenter à Dieu son intelligence et son cœur ; mais il est évident que si Dieu n'y a pas mis de son côté son intelligence et son cœur, la religion est de toutes les chimères la plus manifestement absurde. Qui dit rapport dit concours, qui dit concours dit rencontre réciproque ; la religion est la rencontre réciproque de l'homme et de Dieu, Dieu ayant nécessairement commencé le premier, parce qu'il est le plus ancien, le plus fort et le plus instruit. La religion doit donc renfermer quelque chose de l'homme, mais aussi quelque chose de Dieu. Or, s'il y a dans le monde quelque chose de Dieu, c'est évidemment l'Évangile. L'Évangile est la parole la plus pure, la plus aimable, la plus efficace qui soit au monde ; Dieu est là, ou bien il est absent de tout. Prenons donc l'Évangile pour, la part de Dieu dans la religion ; l'homme, de son côté, y mettra son cœur et sa raison. Que faut-il de plus ? L'Évangile et la raison, l'Évangile parlant à la raison, la raison répondant à l'Évangile ; quelle plus simple, plus douce et plus magnifique correspondance ? Le rapport, la vie, la réalité, tout est fait. Nul intermédiaire entre Dieu et vous, plus de papauté ni de sacerdoce, aucune question entre l'État et l'Église, et cependant un ressort réel et saint, qui mène l'homme à Dieu, et ramène Dieu à l'homme. Quel chef-d'œuvre, Messieurs ! quelle plus merveilleuse solution du problème d'un culte rationnel ! un simple hyménée de l'Évangile et de la raison ! Aussi le succès fut-il grand, toute l'Europe s'émut, et il ne faut pas expliquer par des causes secondaires ces larges mouvements du monde, ils ont toujours pour levier quelque élément extraordinaire et fécond qui y fait son avènement. La combinaison de Luther, en satisfaisant la passion religieuse de l'homme, flattait sa raison, son orgueil et sa liberté : elle devait remuer l'univers.

Mais arrivons au bout. Le temps a passé sur cette riche conception ; elle a subi, dans le mouvement général des choses et des esprits, l'épreuve décisive qui manifeste où est la vie et où est la mort. Qu'est-ce que le protestantisme aujourd'hui ? N'a-t-il sombré à aucun des deux écueils préparés par Dieu à l'erreur religieuse ? A-t-il évité à la fois la superstition et l'incrédulité ? Je m'en remets de la réponse à quiconque connaît l'histoire dogmatique des trois derniers siècles et l'état présent des choses humaines. D'un côté, le protestantisme, en vertu de son principe même, parce qu'il a rejeté toute autorité entre l'homme et Dieu, a abouti à la dissolution doctrinale la plus épouvantable dont il y ait souvenir. Tout a été nié au nom du protestantisme, non-seulement les dogmes et les sacrements chrétiens, la Trinité, l'Incarnation, la divinité du Verbe, le péché originel, mais jusqu'aux vérités de l'ordre naturel qui regardent Dieu et nos immortelles destinées. Après avoir commencé par des confessions de foi contradictoires, on a fini par ne pouvoir plus même arborer pour symbole la contradiction, tant l'incrédulité a fait de progrès et rongé tout dogmatisme jusqu'aux os. Tous pourtant n'ont pas suivi cette pente ; d'autres, essayant de s'y retenir, mais manquant d'une autorité qui réglât leur foi, ont abouti, par l'inspiration privée et populaire, au mysticisme le plus extravagant et le plus superstitieux. Vous connaissez les scènes de l'Amérique, ces hommes et ces femmes réunis dans des assemblées apocalyptiques, prophétisant, parlant toutes les langues, montrant enfin au monde étonné le délire des âmes qui cherchent Dieu sans Dieu.

Je ne prétends pas, Messieurs, qu'en dehors de ces deux classes il n'existe pas des protestants demeurés fidèles à beaucoup de vérités évangéliques, et également préservés de la superstition et de l'incrédulité. Cela doit être, et cela est. Mais il ne faut pas juger une doctrine par des résultats individuels ; il faut la juger par ses effets généraux, par les grands courants de son influence et de son action. Il est des protestants qui suivent, sans le savoir, un tout autre principe que le principe dissolvant du protestantisme ; qui acceptent par voie d'autorité une partie des vérités de la foi ; qui, protégés par une nature heureuse et une ignorance plus heureuse encore, nourris de l'Évangile, accoutumés à de bonnes œuvres, se soutiennent à la surface de cet océan agité, et, grâce à leur bonne foi, pourront un jour présenter à Dieu une conscience demeurée pure et catholique romaine à leur insu. Ce sont là des exceptions auxquelles sont sujettes les plus misérables erreurs ; comme Dieu fait descendre la rosée dans le calice empoisonné d'une fleur, il fait aussi descendre le bien et le vrai jusque dans la corruption de la vérité. Il y a chez les protestants des catholiques, comme il y a chez les catholiques des protestants, c'est-à-dire, de part et d'autre, des hommes qui suivent un principe contradictoire à celui de leur foi extérieure et avouée. Mais le protestantisme n'en reste pas moins la grande route de l'incrédulité et de la superstition, comme le catholicisme demeure la grande route d'une foi aussi raisonnable que profonde.

J'établirai, dimanche prochain, ce dernier point qui nous reste encore à constater. Je vous montrerai la doctrine catholique aussi forte contre la superstition que contre l'incrédulité, assurant notre esprit contre le doute, le délivrant du délire, appelant à elle les âmes de ces deux côtés de l'horizon, et dans cet équilibre serein et majestueux, supérieure à la raison qui ne l'a pas fondée et qui ne la peut pas détruire, lui rendant compte sans accepter son joug, l'éclairant et l'élevant sans en changer la nature, mère, sœur et fille de toute vérité, Dieu et homme tout ensemble, poussant enfin d'un pas égal les générations à leur avenir humain et à leur avenir éternel.

VINGT-HUITIÈME CONFÉRENCE

DE LA RELIGION PRODUITE DANS L'ÂME PAR LA DOCTRINE CATHOLIQUE

Monseigneur,

Messieurs,

J'avais, en dernier lieu, à établir trois choses : premièrement, que la religion est une passion et une vertu de l'humanité ; deuxièmement, que, en dehors de la doctrine catholique, nulle autre doctrine n'a produit cette vertu de la religion ; et tel a été l'objet des deux Conférences qui ont précédé celle-ci. Il me reste à établir un troisième point, savoir : que la doctrine catholique produit ce commerce positif et efficace avec Dieu que nous appelons du nom de religion, et à montrer par conséquent que cette doctrine évite les deux écueils où échouent toutes les autres, la superstition et l'incrédulité. Or j'atteindrai ce terme de ma pensée en vous prouvant que la doctrine catholique jouit d'une efficacité surhumaine de mœurs et d'une efficacité surhumaine de raison, qui est le fruit du commerce qu'elle établit entre l'homme et Dieu.

Je ne commence pas, Messieurs, sans éprouver au dedans de moi une certaine tristesse. Car c'est la dernière fois de cette année que nous sommes réunis, et votre attention, votre zèle, l'unanimité de votre assentiment m'ont trop consolé, pour ne pas voir avec regret l'heure qui nous séparera. Mais, grâce à Dieu, le temps passe vite, et, en nous emportant vers l'éternité, il nous ramène dès ici-bas les uns aux autres. Je vous donne donc, comme pour demain, un rendez-vous nouveau au pied de cette chaire que vous avez tant de fois, depuis dix ans, honorée de votre assiduité.

Que la doctrine catholique jouisse d'une efficacité surhumaine de mœurs, en vertu même du commerce qu'elle entretient de l'homme à Dieu, la démonstration m'en est facile, après tout ce que j'ai dit. Car, n'ai-je pas prouvé que l'humilité, la chasteté, la charité de l'apostolat et celle de la fraternité sont dans l'âme des effets exclusifs de la doctrine catholique ? Or, en vertu de quoi la doctrine catholique opère-t-elle cette transformation surhumaine de l'âme ? Est-ce directement ? Est-ce simplement parce qu'elle nous a dit : Soyez humbles, soyez chastes, soyez apôtres, soyez frères ? Eh ! Messieurs, mais tout le monde nous le dit plus ou moins vivement. Il n'est pas d'homme enivré d'orgueil qui n'ait appelé l'humilité des autres ; pas d'homme abruti dans la volupté qui n'ait appelé la pureté de ses victimes ; pas d'homme qui n'ait appelé l'apostolat pour propager ses pensées, et la fraternité pour fonder son empire. Mais l'oreille de l'homme demeure fermée à ces invitations de l'égoïsme ou à ces rêves de la raison ; elle les écoute sans entendre, elle les entend sans obéir. La doctrine catholique n'eût pas fait davantage, si elle n'eût parlé à l'homme que de l'homme, si elle ne lui eût proposé pour mobile que son intérêt, son devoir même et sa dignité. Pour le rendre humble, chaste, apôtre, frère, elle a pris son point d'appui en dehors de lui-même, elle l'a pris en Dieu. C'est au nom de Dieu, par la force des rapports qu'elle a créés entre lui et nous, par l'efficacité de ses dogmes, de son culte et de ses sacrements, qu'elle change en nous ce cadavre rebelle à la vertu, qu'elle le ranime, le ressuscite, le purifie, le transforme, le revêt de la gloire du Thabor, et que, l'ayant ainsi armé de pied en cap, elle le jette comme un homme nouveau dans la mêlée du monde, faible encore par sa nature, mais fortifié par Dieu, vers qui monte son incessante aspiration. C'est ainsi, Messieurs, que s'accomplit dans la doctrine catholique le miracle de notre transfiguration ; l'humilité, la chasteté, la charité et toutes l'es élévations intérieures qui résultent de celles-là, ne sont que l'effet d'une vertu plus haute donnant le branle à tout le reste. Sans la religion, sans le commerce de l'âme avec Dieu, tout l'édifice chrétien périt, et par conséquent ce commerce, qui est la clef de voûte, est surhumainement efficace, puisqu'il porte l'homme plus haut que l'humanité.

Dès à présent, Messieurs, je pourrais regarder ma thèse comme achevée, et conclure fermement que la doctrine catholique jouit d'une efficacité surhumaine de mœurs, qui est le fruit du commerce qu'elle établit entre nous et Dieu. Mais l'humilité, la chasteté, la charité de l'apostolat et de la fraternité, l'obéissance, la pénitence, la pauvreté volontaire, toutes ces vertus dont j'ai parlé, ne sont que des rameaux d'un fleuve unique. En vous conduisant le long de leur cours, j'ai agi comme ces navigateurs qui explorent un pays inconnu et en remontent les rivières, jusqu'à ce que, satisfaits de ces travaux et de ces découvertes de détail, ils descendent enfin la voie large et grande qui conduit à l'Océan.

Il est donc un fleuve où aboutissent toutes ces vertus éparses que j'ai nommées, et ce fleuve, c'est la sainteté. Je ne veux pas dire la sainteté commune, qui consiste dans l'observance des commandements divins, et dans cette conformité de notre vie à l'Évangile qui suffit pour être sauvé. Je parle de la grande sainteté, de celle qui est reconnue et vénérée dès ici-bas, qui a des autels, et dont la magnifique histoire est contenue dans ce livre mystérieux que nous appelons la Vie des Saints. La vie des saints ! Avez-vous jamais songé, Messieurs, à ce phénomène de la vie des saints ? Nous avons bien entendu parler des héros et des sages de l'antiquité ; nous lisons dans Plutarque la vie des hommes illustres ; nous voyons autour de nous des gens de bien : mais les saints, où découvrons-nous rien qui leur ressemble ? Où sont les saints du brahmisme, du polythéisme, de l'islamisme, du protestantisme, du rationalisme ? J'en cherche vainement dans ces doctrines le nom, l'apparence ou la contrefaçon. Depuis trois siècles que le protestantisme s'efforce de détruire la véritable Église et d'en usurper le caractère, il a compté parmi les siens d'honnêtes gens et même des gens pieux ; mais il n'a pas encore osé écrire ses légendes de saints. Pour le rationalisme, il ne faut pas lui en parler ; il se contente d'avoir des gens d'esprit, et n'aspire pas à ce qu'on dise jamais, par exemple, saint Helvétius ou saint Diderot.

Qu'est-ce donc que les saints, ce nouveau privilège à nous ? Qu'est-ce que la sainteté ? La sainteté, Messieurs, n'est pas uniquement, comme je semblais l'insinuer tout à l'heure, le confluent de toutes les vertus chrétiennes dans une même âme ; ce n'est là que la sainteté commune, celle qui est nécessaire à tout chrétien pour être sauvé, et dont je n'entends point parler ici. Il n'est point de chrétien, lorsqu'il est à l'état d'union avec Dieu, en qui ne se rencontrent, à un degré plus ou moins parfait, l'humilité, la chasteté et la charité ; nous les appelons alors des hommes pieux ; nous pourrions même, à largement parler, les appeler des saints ; mais enfin ce n'est pas ce que nous entendons par cette grande expression : les Saints/ Qu'est-ce donc que les saints ? Qu'est-ce que la sainteté ainsi entendue ?

La sainteté, c'est l'amour de Dieu et des hommes poussé jusqu'à une sublime extravagance. Et vous concevez très bien, Messieurs, que, si réellement il y a communion de l'infini avec le fini, si le cœur de Dieu se fait une habitation et une vie dans le cœur de l'homme, il est impossible qu'au moins, dans certaines âmes plus ardentes, la présence d'un élément aussi prodigieux ne déborde pas, et ne produise pas des effets extraordinaires, que l'infirmité de notre nature et de notre langage nous contraindra d'appeler extravagants. Car, que veut dire ce mot ? Il veut dire ce qui va en dehors, ce qui est excentrique, pour user d'une expression moderne, sauf que le mot extravagant est un mot bien fait, tandis que le mot excentrique est un mot mal fait. L'un peint l'action que l'autre définit géométriquement ; or un mot doit être peintre et non géomètre. C'est pourquoi je préfère me servir du premier, et en cela je reste encore bien au-dessous de l'énergie de saint Paul, quia dit, sans précautions oratoires, que le monde n'ayant pas voulu connaître Dieu par la sagesse, il a plu à Dieu de le sauver par la folie de la prédication. Je n'oserais pas dire que la sainteté est une folie, même après saint Paul, parce que je craindrais que vous ne m'imputassiez d'aller trop loin, et je suis bien aise de vous montrer aujourd'hui que je sais unir la prudence du serpent à la simplicité de la colombe, quoique, à ne vous rien déguiser, je sois tout à fait du sentiment de saint François de Sales, lorsqu'il disait : " Ma chère Philothée, je donnerais vingt serpents pour une colombe. "

Il y a donc dans la sainteté un phénomène d'extravagance, un amour de Dieu et des hommes qui blesse le sens humain. Mais ce ne peut être là, Messieurs, le caractère unique de la sainteté ; l'extravagance toute seule ne serait que de la bizarrerie, et la bizarrerie ne prouve rien en faveur de l'homme qui la met dans ses actes, si ce n'est peut-être beaucoup de vanité et un peu de mauvaise éducation. L'extravagance doit donc être corrigée dans la sainteté par un autre élément, et elle l'est, en effet, par le sublime, c'est-à-dire par la beauté morale à son plus haut degré, par cette beauté qui cause le ravissement du sens humain, en sorte qu'il y a tout ensemble dans la sainteté quelque chose qui blesse le sens humain et quelque chose qui le ravit, quelque chose qui produit la stupeur et quelque chose qui produit l'admiration. Et ces deux choses n'y sont pas séparées, comme deux fleuves qui coulent l'un à côté de l'autre ; mais l'extravagant et le sublime, ce qui blesse le sens humain et ce qui le ravit, mêlés et fondus l'un avec l'autre, ne font de la sainteté qu'un seul tissu où il est impossible à l'esprit d'analyse le plus vif, au moment où il voit le saint agir, de démêler ce qui est extravagant de ce qui est sublime, ce qui est sublime de ce qui est extravagant, ce qui terrasse l'homme de ce qui l'enlève jusqu'à Dieu. Voilà la sainteté.

Je vous citerai un exemple, afin que vous me compreniez mieux.

Sainte Élisabeth de Hongrie, ayant abandonné le palais de ses pères et le palais de son époux, s'était confinée dans un hôpital pour y servir de ses mains les pauvres de Dieu. Un lépreux s'y présenta. Sainte Élisabeth le reçut et se mit à laver elle – même ses effroyables plaies. Quand elle eut fini, elle prit le vase où elle avait exprimé ce que la parole humaine ne peut pas même peindre, et elle l'avala d'un trait. Voilà, Messieurs, qui est parfaitement extravagant. Mais remarquez d'abord Une chose, que vous ne pouvez pas mépriser : la force. La force, Messieurs, c'est la vertu qui fait les héros, c'est la racine la plus vigoureuse du sublime en même temps que la plus rare. Rien ne manque autant à l'homme que la force, et rien n'attire davantage son respect. Vous n'êtes pas des êtres méchants, mais vous êtes des êtres faibles, et c'est pourquoi l'exemple de la force est le plus salutaire qu'on puisse vous donner, comme aussi l'un de ceux qui attirent le plus votre admiration. Sainte Élisabeth, en avalant l'eau du lépreux, avait donc fait un grand acte, parce qu'elle avait fait un acte fort. Mais il y avait là mieux que la force, il y avait la charité. Dans la sainteté, l'amour de Dieu étant inséparable de celui des hommes, puisqu'elle n'est autre chose que l'excès de ce double amour, il s'ensuit que, dans tout acte des saints, là où se trouve le sacrifice pour Dieu, ce sacrifice rejaillit inévitablement sur l'homme. Et quel était le bénéfice de l'homme dans l'action de sainte Élisabeth ? Quel était-il ? Me le demandez-vous bien ? Sainte Élisabeth faisait à cet abandonné, à cet objet d'unanime répulsion, même au milieu des siècles de foi, elle lui faisait une inexprimable révélation de sa grandeur, elle lui disait : " Cher petit frère du bon Dieu, si, après avoir lavé tes plaies, je te prenais dans mes bras pour te montrer que tu es bien mon frère royal en Jésus-Christ, ce serait déjà un signe d'amour et de fraternité, mais un signe ordinaire dont je te restituerais seulement le bénéfice, à toi qui depuis ton enfance en as été privé, à toi qui sur ta poitrine n'as jamais senti la poitrine d'une âme vivante ; mais, cher petit frère, je veux faire pour toi ce que l'on n'a fait pour aucun roi du monde, pour aucun homme aimé et adoré. Ce qui est sorti de toi, ce qui n'est plus toi, ce qui n'a été à toi que pour être transformé en une vile pourriture par son contact avec ta misère, je le boirai comme je bois le sang du Seigneur dans le saint calice de nos autels. " Voilà le sublime, Messieurs, et malheur à qui ne l'entend pas ! Grâce à sainte Élisabeth, pendant toute l'éternité il sera connu qu'un lépreux a obtenu d'une fille des rois plus d'amour que la beauté n'en a jamais conquis sur la terre.

Après cela, qu'un homme d'esprit traite d'extravagante cette action, nous le lui concédons ; nous l'avons dit nous-même, nous sommes persuadé qu'il est beaucoup plus naturel de boire avec ses amis du vin de Château-Margaux. Mais cet homme d'esprit mourra probablement un jour ; ses écrits, peut-être, ne lui survivront guère ; on oubliera ses joies et ses douleurs : et quand sainte Élisabeth sera morte, les rois avec les pauvres se disputeront ses vêtements et sa mémoire ; on mettra un peu de sa chair au-dessus de tous les trésors ; on enchâssera ses restes dans l'or et les pierreries ; on convoquera les artistes les plus fameux du monde pour lui faire une habitation de la mort digne de sa vie ; et, de siècle en siècle, des princes, des savants, des poètes, des mendiants, des lépreux, des pèlerins de tout rang se presseront à son tombeau et y laisseront, par le fragile attouchement de leurs lèvres, d'éternels stigmates d'amour. Ils lui parleront comme à un être vivant ; ils lui diront : " Chère petite sœur du bon Dieu, tu avais des palais, tu les as quittés pour nous ; tu avais des enfants, tu nous as pris pour les tiens ; tu étais grande dame, tu t'es faite notre servante ; tu as aimé les pauvres, les petits, les misérables ; tu as mis ta joie dans le cœur de ceux qui n'en avaient pas : et maintenant nous te rendons la gloire que tu nous as donnée, nous te restituons l'amour que tu avais perdu pour nous. 0 chère petite sœur ! prie pour ceux de tes amis qui n'étaient pas nés quand tu étais au monde, et qui te sont venus depuis ! "

Ainsi en est-il de toutes les extravagances des saints. Toutes profitent à l'humanité, au moins par l'exemple. Si le saint jeûne, l'humanité jeûne aussi ; s'il se condamne à d'absurdes abstinences, une partie de l'humanité est aussi affamée jusqu'à l'absurde ; s'il torture son corps par des inventions bizarres, il y a aussi dans vos prisons, il y a dans vos bagnes, il y a dans vos colonies, des corps humains torturés par de cruelles inventions. Si le saint, en un mot, s'impose volontairement la souffrance, hélas ! qui est-ce qui ne souffre pas sur la terre, et qui n'a besoin d'apprendre que Dieu a caché dans la souffrance même un baume réparateur et mystérieux ? Est-ce un si vain service rendu au genre humain que de lui révéler toutes ses ressources contre le malheur, que de lui prouver, dans d'étranges actions, si l'on veut, que quelque sort qui lui soit fait, quelque déshonneur qu'on lui crée, quelques cachots qu'on lui creuse, il n'est aucun supplice, aucune honte, aucune abjection qui ne puissent être transfigurés par l'idée de Dieu, et devenir un trône où tout homme s'en ira vénérer et prier.

Cette vie des saints, Messieurs, ce n'est pas un phénomène rare, réservé à un temps ou à un pays ; c'est un phénomène général et constant. Partout où la doctrine catholique prend racine, là même où elle n'est déposée que comme une graine entre des rochers, la sainteté y prend naissance et s'y manifeste en quelques âmes par des fruits qui défient l'estime et le mépris de la raison. Cette extravagance sublime date d'une folie plus haute encore et plus inénarrable, de la folie d'un Dieu mourant sur une croix, la tête couronnée d'épines, les pieds et les mains percés, le corps tout meurtri. Depuis ce jour-là, cette contagion n'a cessé de choisir des victimes dans l'univers ; mais, par une préférence singulière et jalouse, elle ne les choisit qu'au sein de l'Église catholique, apostolique, romaine. A nous seuls est resté l'héritage de la croix, la tradition vivante du martyre volontaire, la dignité de l'extravagance et la gloire du sublime. Et encore que nous ne buvions pas tous à longs traits de ce vin généreux, tous nous y trempons nos lèvres, et en rapportons dans la vie quelque chose du divin empoisonnement. Nul ne s'y trompe, tout le monde nous reconnaît à cette marque : la croix n'a jamais subi d'imitation ni de contrefaçon.

Eh ! Messieurs, le monde ne s'en tait pas, il n'essaie pas de nous ravir ce privilège ; il essaie seulement d'en faire contre nous une raison et un instrument d'oppression. Que dit-il aujourd'hui quand, pour toutes nos œuvres, nous réclamons le droit commun ? Quelles armes nous oppose-t-il ? Il ne nous conteste pas le droit, il ne nie pas que la liberté soit écrite dans la nature et la Constitution du pays. Mais il nous dit : Nous ne pouvons pas lutter avec vous de vertus et de dévouement ; vous avez dans votre essence d'incroyables ressources dont nous ne possédons pas le secret, et par conséquent, l'égalité n'existant pas entre vous et nous, la liberté doit vous être refusée comme une compensation en notre faveur. Il faut vous enchaîner pour établir l'équilibre des forces humaines, et encore, vos mains liées au mur, nous ne sommes pas certains qu'elles ne seront pas plus longues que les nôtres. Tel est, Messieurs, vous le savez, le langage présent du monde, et à quel autre est-il adressé qu'à nous ? Quel autre peut s'enorgueillir d'une servitude qui a pour justification la grandeur même de la vertu ? Le monde a raison : nous sommes les fils uniques du Christ. Comme on lui cloua les mains et les pieds pour l'empêcher de sauver le monde, il est juste qu'on attache à la croix sa véritable postérité. Et encore nous ne voyons pas la fin. Quoi qu'il arrive de ce temps passager où nous vivons, ne croyez pas que la persécution de l'incrédulité contre la foi s'arrête à ce qui s'est vu et à ce qui s'est fait jusqu'ici. Comme il est dans la nature des choses et dans le mouvement général du monde que-tous les principes qui y sont contenus se développent désormais à pleines voiles, de jour en jour l'inégalité de mœurs entre l'Église et ce qui n'est pas elle se manifestera davantage, et la suprématie surhumaine de l'Église devenant de plus en plus intolérable, lui attirera de ses ennemis une plus parfaite et plus glorieuse persécution. L'Écriture nous l'a prédit, et une seule ligne de l'Écriture ne passera pas. On ne se contentera pas un jour de nous nier un droit, on nous les niera tous ; le monde, fatigué de nous obéir malgré lui et de nous respecter malgré lui, tentera un dernier effort pour secouer de sa peau la lèpre de la divinité. Mais alors comme aujourd'hui, la vertu de Dieu nous assistera ; liés, impuissants, immobiles, cette vertu sortira de nous comme elle sortait de la robe du Christ, sans que nous parlions, sans que nous bougions, par l'effet même de notre servitude, semblable au parfum qu'on a voulu renfermer, et qui, condensé par l'obstacle, s'échappe par tous les pores plus suave et plus violent ; semblable encore à une source qu'on a scellée, et dont les eaux jaillissent jusqu'au ciel. Ainsi, quand le monde entier se sera coalisé pour mettre le sceau à la fontaine divine de la sainteté, comme il l'avait autrefois mis au tombeau du Sauveur, le troisième jour, l'eau se fera un nouveau passage, et les races humaines détrompées viendront s'abreuver dans son cours plus long, plus large et plus inextinguible.

De même, Messieurs, que le cœur de Dieu s'épanouissant dans le cœur de l'homme, y produit la sainteté, mélange d'extravagance et de sublime, de même, quand l'intelligence de Dieu tombe dans l'intelligence ! de l'homme, elle doit nécessairement y jeter quelque chose qui ne peut être ni créé, ni démontré par la raison. Or, ce qui ne peut être créé, ni démontré, a évidemment un caractère d'extravagance, caractère qu'on ne saurait contester à la doctrine catholique. Que nous enseigne-t-elle, en effet ? Un Dieu en trois personnes, un Dieu qui a fait le monde de rien, un homme qui a perdu toute sa race par une faute personnelle, un Dieu qui s'est fait homme, qui a été crucifié pour expier des crimes dont il n'avait pas la responsabilité, un Dieu présent sous les apparences du pain et du vin. Quels dogmes, Messieurs ! et c'est là pourtant toute l'architecture de la doctrine catholique. Il est trop évident que la raison n'a créé aucun de ces dogmes, et ne saurait par ses propres forces en démontrer aucun. Et cela doit être ; car si la doctrine catholique était une œuvre de la raison, elle ne serait pas une œuvre surhumaine ; si elle était une philosophie, elle ne serait pas une religion. Au lieu de dogmes, vous auriez des théorèmes de mathématiques, et au lieu d'être ici, vous seriez chez vous, parce que vous ne trouveriez rien ici qui ne fût chez vous. Vous êtes ici parce que votre raison n'a pas fait les dogmes, parce qu'elle ne peut ni les faire ni les démontrer, parce qu'ils sont supérieurs à toute raison ; vous êtes ici précisément parce que j'ai à vous dire des choses extravagantes. Nos adversaires pensent nous effrayer beaucoup par ce seul mot : Mais ce que vous avancez là est extravagant. Je le crois bien, et qu'aurais-je à vous dire si je n'avais à vous dire rien d'extravagant ? A quoi bon cet appareil religieux, si je n'avais à vous apprendre que ce que l'homme, en secouant ses tisons au coin de son feu, peut savoir par lui-même ? Qu'est-ce que la religion, qu'est-ce que le commerce avec Dieu, s'il laissait notre esprit juste au point où il était auparavant ? Dieu se serait mis en rapport avec nous, et nous avec lui, pour avoir la satisfaction réciproque, l'un de ne rien donner, l'autre de ne rien recevoir. Vous voyez, Messieurs, que la supposition n'a pas de sens, et qu'il faut en revenir à ce mot fameux d'un docteur : Credo, quia absurdum, – Je le crois, parce que cela est absurde.

L'expression est trop forte ; mais il est facile d'en réduire l'exagération, et de comprendre qu'en effet, s'il n'y avait rien d'extravagant dans la doctrine, on ne croirait pas, on verrait tout simplement. Il faut, pour croire, quelque chose qui surpasse la raison, et ce qui surpassera la raison a évidemment pour elle un caractère d'extravagance. C'est pourquoi saint Paul disait : Si quelqu'un de vous paraît sage à ce siècle, qu'il se fasse fou pour se faire sage.

Eh bien ! me direz-vous ? voilà un beau mérite ; c'est justement le mérite de la superstition que vous combattiez naguère en la notant de déraison. Je vais, Messieurs, vous dire la différence.

Premièrement, nous croyons nos dogmes. Tandis que vous, savants et philosophes, vous ne croyez pas aux propres inventions de votre esprit, et que le doute les mine sans cesse par une sourde infiltration, nous, prêtres de Jésus-Christ, fidèles de l'Église catholique, nous croyons sincèrement ces dogmes que notre raison n'a pas faits et qu'elle ne se démontre pas. Nous les croyons depuis dix-huit siècles passés, jusqu'à donner notre sang pour eux. C'est assurément là une grande merveille : le doute de la raison à l'égard de ses propres œuvres, la foi de la raison envers des œuvres qui ne sont pas les siennes ! Mais il y a plus : non-seulement nous croyons nos dogmes, mais nous vous les proposons et nous vous les faisons croire, à vous, hommes de raison, hommes d'orgueil, hommes indignés de notre extravagance. Un jour ou l'autre, vous y venez ; un jour ou l'autre, vous nous apportez à genoux l'adoration volontaire de ce que vous aviez haï et méprisé Nul ne vous contraint. Et ce phénomène inimaginable de la conversion de la raison à l'extravagance, il ne se passe pas obscurément dans quelques âmes perdues, il se passe chaque jour, à la face du soleil, dans une multitude d'esprits. Il n'est pas une heure de l'Église où elle ne reçoive des embrassements longtemps rebelles, où elle n'enfante à la foi et à l'amour ses propres ennemis ; mère heureuse qui est reconnue de ceux qu'elle n'a point allaités, qui est serrée dans les bras de ceux qui la meurtrissaient. On lui naît par le blasphème comme on lui naît par la bénédiction. On lui naît dans la force de l'âge mûr, comme un effet des longues veilles de l'intelligence, des expériences de l'homme d'État, des illuminations de l'homme de génie. Oh lui naît, comme un vaisseau entre dans le port après les tempêtes d'une longue navigation. On lui donne la dernière vue de l'esprit, le dernier mouvement du cœur, la ferme et inébranlable palpitation de l'âme qui a trouvé et qui se repose. Tel est son sort depuis saint Paul jusqu'à Bossuet.

Qu'en dites-vous, Messieurs ? n'est-ce pas là une efficacité surhumaine ? Car, enfin, qui peut vous faire croire ? Quelles armes ou quel art possède la doctrine catholique pour s'emparer de vous, qui ne voulez pas d'elle, pour vous persuader des dogmes inaccessibles à la raison ? Quel maléfice a-t-elle jeté sur vous ? Qui a mis dans sa main le ressort invisible dont elle dispose, et par où elle vous pousse, comme l'effort suprême de votre destinée, à adorer l'extravagance ?

Il est vrai que sa prétention n'est pas seulement de vous faire croire ses dogmes, mais aussi d'en rendre compte à votre raison, tout supérieurs qu'ils lui sont. Car, de même que, dans l'ordre des mœurs, l'extravagance doit être unie au sublime, il est nécessaire que, dans l'ordre de la vérité, l'extravagance ne soit pas séparée de la plus haute lumière. C'est pourquoi la doctrine catholique, qui n'a pas créé ses dogmes et qui ne les démontre pas, les présente pourtant à la raison, une fois acceptés d'elle, comme la science suprême de la nature et de l'humanité, comme le nœud de tous les mystères, la clef de toute explication, le lien de toute coordination de la pensée, le chef-d'œuvre de l'entendement, en dehors de quoi la lumière même luit dans les ténèbres, selon l'expression de l'apôtre saint Jean. Comme l'astre du jour illumine tout sans être illuminé par rien, ainsi la doctrine catholique, flambeau premier du monde, répand sur quiconque ne ferme pas les yeux une irradiation souveraine qui le ravit, et lui découvre, avec l'horizon de l'éternité, l'horizon non moins mystérieux du temps. De là une sorte d'hommes aussi nouveaux que les saints, mêlant ensemble la plus profonde philosophie à la plus ardente foi, tels que saint Augustin, saint Anselme, saint Thomas, saint Bonaventure, et tous leurs pareils, hommes hardis comme le philosophe et simples comme l'enfant, ne reculant devant aucune question, n'ayant peur d'aucun doute, entendant tout et répondant à tout, bâtissant par l'affirmation le grand édifice de la vérité, le défendant par une polémique quotidienne contre tout venant et tout assaillant. La doctrine catholique est la seule qui ait produit cette race d'hommes ; avant elle et en dehors d'elle, il n'y a pas plus de théologiens qu'il n'y a de saints. Les théologiens sont dans l'ordre de la vérité ce que les saints sont dans l'ordre des mœurs ; ils sont destinés à établir la suprématie de raison qui est dans la doctrine catholique, comme les saints sont destinés à en manifester la suprématie morale. A mesure que le monde enfante d'illustres lettrés pour combattre la doctrine de Dieu, l'Église enfante d'illustres théologiens pour les tenir en échec, pour opposer génie à génie, science à science, raison à raison, et assurer à tout le moins à nos dogmes l'honneur d'un combat qui ne finit jamais.

Ainsi passons-nous, de siècle en siècle, à travers les nations les plus civilisées, affirmant et discutant : affirmant nos dogmes comme venant de Dieu, les discutant comme s'ils n'en venaient pas, enlevant la raison plus haut qu'elle-même, nous rabaissant jusqu'à elle pour lui faire plaisir, également forts par l'extravagance et par le raisonnement, rebutés pour l'une, craints pour l'autre, respectés pour tous deux. Si l'erreur nous serre de trop près, si quelquefois, dans la suite des âges, une vacillation se fait sentir dans le trop-plein de notre vie, nous assemblons un concile, autre phénomène encore qui n'est qu'à nous, dont nulle doctrine ne supporterait l'effet. Pendant que vous disputez, nous délibérons. Nos vieillards, chefs et juges de la doctrine, s'assoient en cercle sur des fauteuils, ploient le genou devant Dieu, invoquent l'Esprit-Saint, écoutent une discussion solennelle en présence de l'univers, qui les regarde, et se levant une dernière fois, sûrs d'eux-mêmes et-de Dieu, magistrats de la vérité, ils prononcent l'arrêt qui unit tous les esprits, et posent une pierre contre laquelle nul ne se. heurtera plus sans s'y briser la tête.

Je me résume, Messieurs. J'avais à montrer que la doctrine catholique, dans le commerce qu'elle établit entre l'homme et Dieu, évite à la fois l'écueil de la superstition et celui de l'incrédulité. Je l'ai fait. Car la superstition est un commerce inefficace de l'homme avec Dieu, inefficace quant aux mœurs et quant à la raison ; or j'ai prouvé que la doctrine catholique jouissait d'une efficacité surhumaine de mœurs et d'une efficacité surhumaine de raison, démonstration d'où résulte aussi sa puissance contre l'incrédulité, puisqu'elle fait croire aux nations les plus civilisées des dogmes qui surpassent l'esprit humain, et cela tout en leur permettant une discussion dont elle se charge la première.

Reste à tirer les conséquences générales de ces longues prémisses. Les voici :

La religion est une passion de l'humanité ; donc elle est vraie. Elle est vraie, parce qu'il n'y a rien de naturel à l'humanité qui ne soit vrai. Sans doute, l'homme et l'humanité même sont sujets à exagérer leurs passions, à les vicier par l'excès ; mais une passion n'étant qu'un mouvement de la nature vers un objet, elle serait impossible si l'objet n'existait pas, et impossible encore si l'objet n'était à notre portée ; par cela seul qu'elle est, l'objet en est certain, et notre relation avec lui est certaine aussi. Il ne faut plus que s'assurer si cette relation n'est pas viciée. Or, dans la passion religieuse, comme dans toute autre, l'homme a introduit l'excès, le faux, le puéril, le honteux : comment discerner donc la vraie religion ? Évidemment à ses fruits, à son efficacité. La religion, qui est le commerce de l'homme avec Dieu, ne saurait, si ce commerce est réel, ne rien produire de grand et de singulier dans le genre humain. Or, la religion catholique seule est douée d'une efficacité surhumaine de mœurs et de raison ; seule elle élève l'homme à tout ce qu'il peut être et à quelque chose de plus ; toutes les autres religions tombent dans la superstition ou se décomposent dans l'incrédulité : donc la religion catholique est la seule véritable. Cette déduction est simple et à la portée de tous les esprits, comme le sont aussi les faits qui lui servent de base et de corps. Il suffit de deux demandes et de deux réponses. La religion est-elle un besoin, une passion de l'humanité ? Oui : donc elle est vraie. La religion catholique seule est-elle douée d'une efficacité digne de Dieu et digne de l'homme ? Oui : donc elle est la seule vraie. Les autres n'en sont qu'une dégénération due à la liberté de l'homme, qui n'a pu renoncer à tout commerce avec Dieu, et qui n'a pu se tenir à la hauteur de ce commerce.

Vous en êtes témoins, Messieurs, à chaque pas que nous faisons dans l'étude de la doctrine catholique, nous sommes toujours forcés de conclure qu'elle possède des caractères qui lui sont propres et que nulle autre n'a su se donner. Chacune de nos Conférences, depuis déjà bien des années, vous en apporte une nouvelle preuve. Là, dis-je, chaque fois, là est un signe qui n'est qu'à nous. D'où vient cela, Messieurs ? Pourquoi une seule doctrine réunit-elle sur sa tête une auréole si riche, si variée, à laquelle aucune autre n'a le talent de dérober un seul de ses rayons ? C'est, Messieurs, que la vérité est tout, et que l'erreur n'est rien. La vérité est un puits profond : plus on y creuse, plus l'eau jaillit ; tandis que l'erreur n'est qu'une citerne perdue, comme l'a dit l'Écriture : Cisternœ dissipatœ. Creusez un peu, vous ne trouverez plus d'eau, et l'eau même qui est à la surface est une eau corrompue. Mais la religion véritable, la religion que Dieu a faite, il l'a assise profondément au centre de l'humanité, comme les roches primitives de granit qui supportent le monde ; il y a caché un feu divin et une eau divine, un feu auquel il a dit de brûler sans se consumer, une eau à laquelle il a dit de couler sans jamais tarir. A mesure que nous creusons dans ces abîmes de sagesse et d'amour, nous découvrons des filons nouveaux, des fleuves inconnus, des réservoirs sans limites, jusqu'à ce que, perçant au centre, ayant donné le dernier coup, l'eau jaillisse jusqu'au ciel, et, rassasiant notre soif sans l'éteindre, nous emporte vers ce Dieu qui a béni notre âme et qui l'attend.

ANNÉE 1845

DES EFFETS DE LA DOCTRINE CATHOLIQUE SUR LA SOCIÉTÉ

VINGT-NEUVIÈME CONFÉRENCE

DE LA SOCIÉTÉ INTELLECTUELLE PUBLIQUE FONDÉE PAR LA DOCTRINE CATHOLIQUE

Messeigneurs,

Messieurs,

Jusqu'ici nous avons considéré les effets de la doctrine catholique sur l'esprit et sur l'âme de l'homme : sur son esprit, par une certitude et une connaissance supérieures à la certitude et à la connaissance purement humaines ; sur son âme, par des vertus qui ne sortent point de sa nature, et qu'à cause de cela nous avons appelées des vertus réservées.

Mais, si grands que soient ces deux théâtres, où se produit l'action de la doctrine catholique, ce n'est pas pourtant la scène dernière où elle manifeste sa prépondérance. Il est un autre terrain plus vaste, plus profond, plus éclatant, plus solennel, plus incontestable, où tout aboutit, et qui décide de tout ; c'est la société. Car l'homme n'est pas un être solitaire, il n'est pas semé au hasard pour vivre et mourir à l'ombre ignorée d'un rocher ou d'une forêt ; il naît au milieu de la société, qui le reçoit, qui le nourrit, qui l'élève, qui lui communique ses idées, ses passions, ses vices, ses vertus, et à laquelle il laisse, avec ses cendres et sa mémoire, l'influence de sa vie. D'où il suit qu'avoir considéré l'homme au foyer secret de son intelligence et de son cœur, ce n'est pas encore le connaître tout entier, ni surtout connaître la doctrine qui a été le principe de son activité. Il faut, pour achever l'épreuve, passer du dedans au dehors, de l'être solitaire à l'être social. La société est le confluent de toutes les pensées et de tous les mouvements de l'homme, la manifestation publique de ce qu'il vaut et de ce que valent les enseignements où il a puisé son développement intérieur. C'est pourquoi, Messieurs, il nous faut voir ce que la doctrine catholique a produit par rapport à l'ordre social. Et je dis que là comme ailleurs elle a fait des choses qu'aucune autre doctrine n'a faites ; je dis que, non-seulement elle a modifié, transformé les sociétés naturelles, telles que la société domestique et la société politique, mais que, de plus, elle a créé une société qui est son œuvre propre, inimitable, inimitée, qui subsiste envers et contre tous, et que j'appellerai pour cette raison une société réservée. Ce sera l'objet de nouveaux entretiens. Vous verrez tout d'abord quelle est cette société réservée à l'action de la doctrine catholique ; vous verrez ensuite l'influence que cette société réservée, se mêlant aux sociétés naturelles, a exercée sur leur constitution et leur sort, et comment enfin elle a transfiguré tous les éléments de la sociabilité humaine.

Je ne vous exhorte pas, Messieurs, à m'accorder votre attention ; vous m'y avez accoutumé dès longtemps. Soutenu dans cette chaire par Celui qui brise les cèdres et qui aide l'hysope à fleurir, votre sympathie n'a été qu'une traduction heureuse de sa miséricorde envers moi, et je m'y confie comme à quelque chose qui vient encore plus de lui que de votre cœur. Puisse-t-il bénir les dispositions que vous apportez dans cette assemblée ! Et nous, croyants, serviteurs de la vérité et de l'amour, puissions-nous bientôt compter parmi vous quelques frères de plus !

La doctrine catholique engendrant dans l'esprit de l'homme une certitude et une connaissance supérieures à la certitude et à la connaissance purement humaines, il s'ensuit inévitablement qu'elle doit établir entre les esprits, dont elle est la règle et le soutien, une société d'un ordre plus parfait que celle qui rapproche les intelligences privées de cette certitude et de cette connaissance surnaturelles. Mais cette première conclusion reste bien au-dessous de la vérité. Car la doctrine catholique n'a pas seulement fondé une société intellectuelle meilleure, elle a fondé la seule société intellectuelle publique qui soit ici-bas, la seule vraie république des esprits.

Il est bien entendu, Messieurs, que vous ne me permettrez pas d'aller plus avant sans expliquer ma pensée ; car n'est-il pas manifeste qu'il existe naturellement entre les hommes une société intellectuelle et primitive sans laquelle les hommes ne pourraient pas s'entendre, et par laquelle, d'un bout du monde à l'autre, ils comprennent leurs pensées à l'aide du discours ? Cela est vrai, Messieurs ; je ne le nie pas, cette société existe ; c'est la société du sens commun, qui unit tous les êtres intelligents, et dont le fonds social se compose des premiers principes de la logique et de la morale, des vérités mathématiques et des phénomènes vulgaires de la nature. Je n'en conteste pas l'existence ; tous les hommes lui appartiennent, catholiques ou non ; mais faites une remarque : cette société des esprits par le sens commun, elle n'est pas libre, elle n'est pas le produit de notre activité volontaire ; l'homme y est fatalement soumis ; il naît dans le sens commun sans aucun acte de force ni de choix, et n'a d'autre porte pour y échapper que la folie. Cette porte seule lui reste ouverte contre le sens commun. Car, bien que Dieu ait jugé à propos de mettre une borne à notre liberté dans les principes fondamentaux de notre raison, il a permis cependant qu'à part même la lésion de l'organe qui sert à la pensée, l'homme pût, en certains cas, se condamner à mort sous le rapport intellectuel. La folie, quand elle n'est pas le résultat d'un accident physique, n'est pas autre chose qu'un suicide de l'esprit, suicide provoqué trop souvent par l'orgueil, ainsi qu'il est écrit de ce fameux roi de Babylone, qui, se promenant sur les terrasses de son palais, et découvrant autour de lui toutes les splendeurs de sa capitale, se prit à se dire en lui-même : N'est-ce pas là cette grande Babylone que je me suis bâtie dans ma puissance et dans ma gloire ? Et à l'instant même, son orgueil faisant en lui une dernière éruption, il tomba frappé de la foudre de la démence. Quoiqu'il en soit, du reste, de la nature intime de la folie, il est certain qu'aux époques d'une extrême liberté de pensée, comme celle où nous vivons, cette terrible catastrophe de l'intelligence se manifeste dans des cas incomparablement plus nombreux. Semblables à des barques détachées du rivage et n'ayant plus de pilote sur une mer sans horizon, les esprits vont à l'aventure ; la réalité disparaît devant le rêve, et, les plus faibles n'étant pas les moins présomptueux, beaucoup finissent par porter les tristes débris de leur ambition entre les quatre murs d'un hôpital de fous.

Pardonnez-moi, Messieurs, cette rapide digression. Vous ne m'avez jamais ordonné de me tenir inflexiblement dans un cadre inexorable, et plus d'une fois vous m'avez vu sans peine cueillir sous vos yeux des vérités qui m'écartaient de mon chemin. Je reviens à la société des esprits dans le sens commun.

Cette société existe donc, je ne la conteste pas ; mais, par cela seul que ce n'est pas une société intellectuelle née de notre liberté, de notre activité propre, son existence ne contredit en rien la proposition que j'ai avancée, savoir : que la doctrine catholique seule a fondé sur la terre une société intellectuelle publique ; société qui commence précisément où le sens commun finit avec la nécessité, et où la division devient possible avec la liberté.

Et tout de suite, Messieurs, vous saisissez l'importance de cette seconde société intellectuelle, dont j'attribue l'honneur exclusif à la doctrine catholique. Car le sens commun, qui nous unit tous, nous unit dans de bien étroites limites ; nous n'avons pas à porter notre esprit bien loin pour qu'il se sente affranchi des liens de la communauté ; le nous est borné, le moi est infini, et les questions sur lesquelles s'exerce la liberté sont elles-mêmes sans rivages et sans fond. Au delà du sens commun, il s'agit entre les hommes non pas de quelques extrémités des choses, mais des choses les premières et les dernières, du principe, du but, de la fonction de notre vie, du système général du monde, des plans du Créateur, du Créateur lui-même, de tout enfin, et d'un tout où chaque parcelle est un abîme, et où chaque abîme contient la destinée. Ne vous étonnez donc pas, Messieurs, si dès l'antiquité la plus obscure toutes les grandes âmes aspiraient à fonder la république des esprits. Quand Pythagore, dans la paix des vallées de la Grande-Grèce, appelait de rares disciples au silence et à la méditation ; quand Socrate se préparait par une longue sagesse à boire la ciguë des mains de sa légère patrie ; quand Platon se promenait escorté d'auditeurs, le long des escarpements du cap Sunium, ou qu'il gravait sa pensée dans des pages qui ne pouvaient plus périr ; quand Confucius, à l'extrémité de l'Orient, élevait une voix dont l'Occident devait entendre l'écho : que cherchaient, que voulaient Pythagore, Socrate, Platon, Confucius, ces premiers génies du monde profane, si toutefois on peut l'appeler ainsi en nommant de tels hommes ? Que voulaient-ils ? Ils voulaient non pas créer des empires tracés avec l'épée, constructions toujours fragiles autant qu'étroites ; mais ils voulaient édifier la basilique des esprits, fonder l'unité intellectuelle, rallier le présent et l'avenir dans la paix profonde d'une commune pensée, afin que, désormais, la course de l'homme fût semblable à celle d'un navire qui, détaché du port par une main puissante, vogue sous cette main assurée, ne craignant pas plus de l'Océan qu'il ne craignait du rivage. Tels étaient leurs vœux ; tels sont encore les vœux de quiconque aime assez l'homme pour souffrir de ses peines et s'occuper de son sort.

Oui, même à cette heure où je parle, quel est le penseur, à quelque école qu'il appartienne, qui, ayant une fois senti le bonheur de la lumière, ayant entrevu l'horizon immuable où siège la vérité, n'ait désiré léguer à ses semblables de si beaux monuments, fixer l'éclair, et en faire un jour plein et inaltérable ? Quel est, en Europe, le philosophe ou le législateur, vraiment digne de ce nom, qui n'ait songé à l'unité des esprits, qui n'ait regardé en tremblant le sol où nous vivons, et ne se soit demandé s'il ne se présentera pas enfin une solution équitable autour de laquelle toute l'humanité viendrait se reposer et s'embrasser ?

Bien des puissances, Messieurs, se sont offertes pour accomplir cette œuvre. J'en distingue trois, où toutes les autres ne forment que des nuances. La première est la puissance ou, si vous l'aimez mieux, la philosophie rationaliste.

Cette philosophie raisonne ainsi : Puisque nous possédons des premiers principes certains ; puisque, dans l'ordre logique, dans l'ordre moral, dans l'ordre mathématique, dans l'ordre physique, nous avons des points de départ vivants, c'est-à-dire qui renferment des conséquences ultérieures et illimitées, pourquoi n'en tirerions-nous pas toute la vérité, comme on tire d'une mine tout l'or qui y est caché ? Si les principes n'étaient pas féconds, s'ils ne contenaient qu'eux-mêmes et rien au delà, tout serait dit, toute espérance de conquêtes futures serait une vaine illusion. Mais, puisque le contraire est manifeste, pourquoi ne pas penser que Dieu nous a donné, dans le trésor primitif de notre entendement, le germe de toute science et de toute vérité ? Sans doute, il faut du temps, de la patience, le travail et l'expérience des siècles ; mais les siècles ne nous manqueront pas, le travail non plus, le génie pas davantage ; et enfin le jour viendra où la dernière pierre sera posée, le temple illuminé jusqu'au faîte, et le règne de l'unité fondé pour jamais. Logiquement, Messieurs, c'est-à-dire en ne consultant que l'ordre des idées, on ne voit pas clairement pourquoi il n'en serait pas ainsi. Mais voyons les faits : car, vous le savez, c'est la réalité qui décide de tout. Voyons donc si la philosophie rationaliste, et j'entends la bonne philosophie rationaliste, celle qui cherche sincèrement à affirmer et à édifier, la philosophie des grands hommes que je nommais tout à l'heure, Pythagore, Socrate, Platon, Confucius ; voyons, dis-je, si elle a fondé une société intellectuelle publique, l'unité publique des esprits. Et, pour mieux le découvrir, recherchons d'abord quelles sont les conditions nécessaires à l'existence d'une semblable société.

Sans idées communes point d'unité des esprits, et, par conséquent, point de société intellectuelle. Mais des idées communes ne suffisent pas encore à cette fin : il faut, de plus, qu'elles soient immuables. Car si les idées communes sont passagères, mobiles, variables, le ciment des esprits sera lui-même passager, mobile, variable ; il cédera au moindre souffle, au premier accident, et l'unité ne sera qu'une union superficielle et trompeuse, telle qu'on la trouve dans les factions et les partis. L'immutabilité des idées est à la fois la racine et l'instrument de l'unité.

Il est, en outre, nécessaire que les idées communes soient des idées fondamentales. Car, établir l'unité des esprits sur leur accord en des points de peu d'importance, tandis qu'ils seront divisés sur les choses capitales, c'est se moquer du sens commun. Or, il n'y a d'idées fondamentales que celles d'où dérive l'activité de l'homme, et les idées d'où dérive l'activité de l'homme sont celles qu'il se fait sur le principe, le but et la fonction de sa vie. Tant que l'homme n'est pas d'accord avec l'homme sur cette triple base, ils ne se rencontreront jamais dans une même pensée et dans une même action, si ce n'est en des matières qui n'ont aucune valeur, et où leur alliance d'un moment ne saurait faire d'eux un seul esprit.

Enfin, les idées constitutives de l'unité intellectuelle doivent être reconnues et acceptées librement de l'intelligence ; car, si ce n'est pas l'intelligence qui les reconnaît et les accepte librement, leur présence dans l'entendement est un phénomène étranger à l'ordre rationnel, un résultat de violence, d'habitude aveugle ou de fatalité, caractères qui excluent toute apparence de société intellectuelle entre des êtres soumis seulement à la misère d'une même oppression.

Ainsi, pour qu'il y ait unité des esprits, il faut qu'il y ait entre eux des idées communes, immuables, fondamentales, librement reconnues et acceptées de l'intelligence ; et, pour que cette unité constitue une société intellectuelle publique, il faut en dernier lieu que les idées qui en forment la base ne soient pas le privilège de quelques-uns, mais que tous les éléments vivants de l'humanité y prennent part, y soient réellement associés, depuis l'enfant jusqu'au vieillard, depuis le pauvre jusqu'au prince, depuis le plus ignorant jusqu'au plus savant. Dans le cas contraire, la société perdrait son caractère public pour ne plus être qu'une caste ou une académie.

Maintenant, Messieurs, j'en appelle à vous. La philosophie rationaliste la plus parfaite et la plus respectable a-t-elle fondé un dogme public ? Le dogme public est ce que je définissais tout à l'heure, c'est-à-dire, un ensemble d'idées immuables, fondamentales, librement reconnues et acceptées par des intelligences de tout rang. Je vous répète la question : la philosophie rationaliste a-t-elle fondé quelque part, au lieu et au temps que vous voudrez, un dogme public ? Non, non, mille fois non. La philosophie rationaliste a créé des écoles, voilà tout ; et qu'est-ce qu'une école ? L'assemblage de quelques disciples autour des opinions d'un maître. Et qu'est-ce qu'un disciple ? Un homme qui adopte quelques idées, quelques procédés d'un autre homme, à la condition de les quitter quand il le voudra, et même avec l'espérance formelle de les quitter, ne fût-ce que pour le plaisir légitime de devenir maître à son tour. De quinze à vingt ans, peut-être, le disciple est plus humble et plus sérieux. A cet âge, où la raison s'éveille et où la simplicité du cœur n'est pas encore perdue, on vient entendre un homme éloquent, on se laisse aller au courant ingénieux de sa parole, on s'abandonne au vent de son inspiration, on croit en lui. Mais vienne l'âge de la propriété de soi, l'âge de la maturité, l'âge où l'on a pesé soi-même et les autres, alors, adieu le maître, adieu l'obéissance, adieu cette chère et noble amitié des jeunes ans, qui faisait que notre pensée était la pensée des grands hommes, ou du moins de ceux que nous appelions généreusement de ce nom-là. Aristote ne jurera plus par Platon, il jurera par lui-même ; et celui qui n'aura pas la hardiesse ou la fantaisie de jurer par lui-même, ne jurera par personne. A quarante ans, quel que soit l'homme, l'homme n'est plus le disciple de l'homme. Certes, Messieurs, cette capitale est grande, elle contient, je le crois, beaucoup d'esprits éminents : eh bien ! si vous en rencontrez jamais un qui soit le disciple d'un autre, je vous conjure de venir me l'apprendre ; j'irai voir ce prodige que je n'ai point encore eu l'occasion d'admirer, et je pourrai me dire avant de quitter ce monde : J'ai vu un homme qui avait un disciple !

Admettons, si vous voulez, que les écoles philosophiques, malgré l'inconstance de leurs doctrines, aient temporairement quelque ombre d'unité, elles ne formeront point encore une unité intellectuelle publique, rassemblant dans son sein tous les éléments vivants de l'humanité, mais bien une académie d'esprits privilégiés, conservant loin du vulgaire la mémoire et les idées d'un homme ignoré de la foule. La philosophie rationaliste ne s'en cache point. Récemment, un de ses jeunes adeptes, tout en revendiquant pour elle, par une expression ingénieuse autant que hardie, l'honneur et la puissance du ministère spirituel, déclarait résolument qu'elle n'était pas capable encore de l'exercer, si ce n'est à l'égard des esprits cultivés. Le reste, c'est-à-dire, quand on connaît le monde, presque tout le monde, le reste appartenait de droit, et bien heureusement, à Faction plus générale et plus maternelle de la doctrine catholique. Qu'est-ce, Messieurs, qu'une institution, si c'est une institution, qui, après six mille ans de travaux, puisqu'on faisait déjà de la philosophie avant le déluge, ne craint pas de s'avouer incapable du ministère spirituel à l'égard de presque toute l'humanité ?

Aussi, Messieurs, une autre pensée s'est fait jour et place dans le monde ; une autre puissance s'est présentée pour fonder la république des esprits : je l'appellerai la philosophie autocratique. La philosophie autocratique procède comme je vais dire : l'unité des esprits est nécessaire au genre humain ; en dehors d'elle il n'existe que de viles associations d'intérêts, incapables de soutenir le choc même des besoins et des cupidités. Tant qu'un peuple n'est pas un par la pensée, ce n'est pas un peuple, mais un carrefour de marchands, un ramas de corps et de convoitises. L'unité des esprits est la société même, et par conséquent il faut la créer parmi les hommes à tout prix. Or le raisonnement et la liberté désunissent les intelligences au lieu de les associer ; il faut donc sacrifier le raisonnement et la liberté, et imposer aux nations l'unité intellectuelle par telle voie que l'on pourra. Trouver une de ces voies, c'est l'œuvre du grand homme par excellence, l'œuvre du conquérant, du fondateur, du législateur. Telle est, Messieurs, la pensée autocratique ; elle a joué, elle joue encore un grand rôle dans le monde ; c'est d'elle que ressortent le brahmanisme, le mahométisme, le paganisme. Les brahmes ont posé sous la protection de castes immuables certaines idées sur les fondements de nos devoirs et de notre activité, et ils les tiennent depuis des siècles à l'abri de leur confédération politique et intellectuelle. Mahomet a fait l'unité par le glaive, sans prendre la peine de le déguiser dans un fourreau. Le paganisme y avait réussi en confondant d'une manière absolue la société civile et la société religieuse.

Faut-il, Messieurs, blâmer les brahmes, blâmer Mahomet, Minos, Lycurgue, Numa, tous ces fameux législateurs de l'antiquité ? Il m'appartiendrait peut-être de le faire, à moi, fils d'une unité meilleure, d'une unité qui sauve la raison et la liberté de l'homme, tout en fondant la société des esprits ; et pourtant je comprends la pensée et les travaux de ces hommes, qui, en l'absence d'une lumière divine, ont fait ce qu'ils ont pu pour créer des nations avec des idées, seule vraie manière de les créer. Et vous, hommes de ce temps, qui n'avez appris qu'à défaire des idées et des peuples, je m'imagine que vous ne vous avancerez pas beaucoup en accordant aux vieux édifices de l'autocratie quelque estime et quelque considération.

Toutefois, Messieurs, n'allons pas trop loin par représailles. Pas plus que la philosophie rationaliste, la philosophie autocratique n'a mis au monde un véritable dogme public. Je vois bien dans ses œuvres l'immobilité des idées, mais non l'immutabilité. L'une n'est pas l'autre, il s'en faut. L'immobilité est une immutabilité morte, tandis que l'immutabilité est une immobilité vivante. L'une procède d'une activité libre, l'autre d'une servitude inerte et invétérée. Loin qu'elles soient sœurs, elles marquent les deux extrémités des choses. Dieu est immuable, le néant est immobile ; le néant ne fait rien, Dieu est l'auteur suprême. Gardons-nous donc de confondre l'œuvre de l'immobilité des idées avec l'œuvre de leur immutabilité ! La première est le produit d'un point d'arrêt forcé infligé à l'esprit humain, d'une raison enchaînée par la violence et l'artifice des institutions. Il manque aux idées fixes qui en sont le résultat la libre acceptation de l'intelligence ; il leur manque l'air, la lumière et la marche. Sortez-les de l'indigne cachot où les retient la main de fer de l'autocratie, elles chancelleront à la porte, et, au premier contact de la discussion, elles tomberont évanouies, comme des cadavres qui paraissent intacts à l'ouverture du cercueil, et que le moindre souffle d'une bouche vivante résout en une poussière sans forme et sans souvenir.

Entre la philosophie rationaliste et la philosophie autocratique, toutes les deux impuissantes au grand œuvre de l'unité des esprits, se place, comme intermédiaire, la philosophie hérétique, empruntant, d'une part, au rationalisme l'élément de la raison et de la liberté, et à l'autocratie un élément surnaturel, ou prétendu surnaturel. Les tentatives de cette philosophie de juste milieu ont été nombreuses dans le monde, depuis le bouddhisme indien, qui a cherché à modifier le brahmanisme originaire, jusqu'au protestantisme moderne, qui s'est attaché aux flancs du catholicisme pour le dévorer. Je m'arrête à ce dernier exemple, parce qu'il est le plus récent, et peut-être le plus complet.

Au seizième siècle, l'Europe vivait tout entière sous l'empire de la doctrine catholique. Un moine vint, qui trouva mal l'unité dont il était spectateur. Il lui plut de la briser pour en reconstruire une autre, et, sortant du corps vivant dont il avait été le membre, il emporta dans ses mains le livre de la loi, l'Évangile du Christ, pour en faire la pierre angulaire de la nouvelle unité. Le plan était simple. Le livre ne contenait-il pas des idées communes, fondamentales, immuables, reconnues et acceptées librement par toute l'Europe ? Quelle peine y aurait-il, en les plaçant sous la garde désintéressée de la raison et de la liberté, à en conserver toute la force pour l'avenir ? Cependant, Messieurs, vous savez le succès, et ce qu'est devenue l'unité des esprits entre les mains de Luther et de sa postérité. Aujourd'hui même, après trois siècles, on va s'assembler à Berlin, on s'assemblait hier à Paris, avant-hier à Londres, pour chercher, dans le plus épouvantable désarroi qu'on ait jamais vu, la pierre philosophale de l'unité. Triple et terrible épreuve ! Ni avec la raison pure, ni avec l'autocratie, ni avec la demi-mesure de l'hérésie, personne n'a touché le but. Aussi, Messieurs, le désespoir a-t-il commencé, et nous avons entendu dans notre siècle des intelligences, lasses de toute unité, proclamer leur situation dans cette phrase aussi franche qu'énergique : La division des esprits, c'est notre bien. Oui, être à soi seul, et à soi tout seul, son principe d'activité intellectuelle, penser pour soi et par soi, renverser le soir l'idée du matin, vivre sans maître et sans disciples, sans passé et sans avenir, oui, c'est là notre force, notre gloire, notre vie. Arrière qui veut constituer une société des esprits ! Toute unité est un lien, tout lien un fardeau, tout fardeau une servitude, toute servitude le comble de l'opprobre et du malheur. La division des esprits, c'est notre bien. Vous connaissez ce langage, Messieurs, il a été votre berceau, il est peut-être encore votre aliment quotidien. S'il en était ainsi, jouissez à votre aise de l'état qu'il vous a fait. Jouissez de l'unité perdue, du plaisir de commencer et de finir en vous, du bonheur de rire de vos pères et d'être moqué de vos enfants, de n'avoir en commun que le doute et l'anarchie, en perspective que le perfectionnement de ce sublime état. Jouissez-en, Messieurs ; mais toutefois, prenez garde, vous avez un ennemi. Pendant que vous vous abandonnez à la joie et à la sécurité de votre civilisation, l'autocratie, ce minotaure immortel qui tend à la porte des sociétés sa tête hideuse et attentive, l'autocratie veille sur vous ; elle épie d'un œil avide le progrès de votre félicité, et, l'heure venue, quand vous ne serez plus que des corps, elle prendra le fouet du Cosaque à la main, et chassera devant elle ces esprits pulvérisés qui auront mangé leur dernier ciment, et qui, incapables de résister à la première unité soldatesque ramassée par un heureux capitaine, livreront leur orgueil à toutes les ignominies d'une obéissance sans limites, et leur intelligence à toutes les brutalités d'un dogme né dans des ateliers de police ou dans les saturnales d'un camp de prétoriens.

N'y a-t-il donc aucune puissance, aucune doctrine qui soit assez divine et assez humaine pour fonder la société des esprits sans sacrifier la liberté de la raison et les droits de la liberté ? N'y a-t-il dans le monde aucun dogme public librement reconnu et accepté du pauvre, du riche, de l'ignorant, du sage et du savant ? Ah ! faites silence ! j'entends au loin et tout proche, du sein de ces murailles, du fond des siècles et des générations, j'entends des voix qui n'en font qu'une, la voix des enfants, des vierges, dès jeunes hommes, des vieillards, des artistes, des poètes, des philosophes, la voix des princes et des nations, la voix du temps et de l'espace, la voix profonde et musicale de l'unité ! Je l'entends ! Elle chante le cantique de la seule société des esprits qui soit ici-bas ; elle redit, sans avoir jamais cessé, cette parole, la seule stable et la seule consolante : Credo in unam, sanctam, catholicam, apostolicam, Ecclesiam. Et moi, dont c'est aussi la fête, moi le fils de cette unité sans rivages et sans tache, je chante avec tous les autres et je redis à vous : Credo in unam, sanctam, catholicam, apostolicam, Ecclesiam. – Ah ! oui, j'y crois !

Recueillons-nous, Messieurs, et voyons si en réalité la doctrine catholique a fondé sur la terre l'unité publique des esprits : car il ne faut pas, par lassitude, tomber en des mains trompeuses, fortes à promettre et faibles à tenir.

La doctrine catholique, plus heureuse que le rationalisme, l'autocratie et l'hérésie, a-t-elle mis au monde des idées immuables, fondamentales, acceptées et reconnues librement par des intelligences de toutes conditions ou de tout rang ? Voilà la question. J'ai dépouillé de ces caractères l'œuvre de la philosophie rationaliste, de la philosophie autocratique et de la philosophie hérétique, et, vous m'en êtes témoins, je l'ai fait sans fiel et sans amertume, en vous donnant des preuves palpables pour quiconque a étudié l'histoire pendant vingt-quatre heures. Maintenant je ne nie plus, j'affirme ; la position n'est plus la même, car il est facile de nier et difficile d'affirmer. Serrez-moi donc de près, et ne laissez rien passer.

J'affirme d'abord que la doctrine catholique a fondé des idées immuables, c'est-à-dire, chose merveilleuse ! des idées qui, malgré la mobilité des temps, malgré l'instabilité de l'esprit humain, ont subsisté toujours, et dans lesquelles on sent une racine de persévérance et d'immortalité, une racine granitique autant qu'elle est féconde, en sorte que tout ce qu'il y a de plus dur, le diamant, nous représente ces idées immuables, qu'a fondées la doctrine catholique, sans que leur opiniâtre dureté exclue leur mouvement et leur floraison dans l'univers ! Eh bien ! cela est-il vrai ? Est-il vrai que l'immutabilité, sans laquelle l'unité des esprits n'est qu'une chimère, soit un don ou un effet de la doctrine catholique ? Quoi ! depuis dix-huit cents ans tous les docteurs et tous les fidèles catholiques, tant d'hommes si divers de facultés, de naissance, de passions, de préjugés nationaux, tous ces évêques, tous ces papes, tous ces conciles, tous ces livres, tous ces millions d'hommes et d'écrits, quoi ! tous ont pensé et ont dit la même chose, et toujours ! Cela est-il possible ? Mais que pensent-ils donc, que disent-ils donc ? Écoutez, ils disent qu'il y a un Dieu en trois personnes, qui a fait le ciel et la terre ; que l'homme a manqué à la loi de la création ; qu'il est déchu et corrompu jusqu'à la moelle des os ; que Dieu, ayant eu pitié de cette corruption, a envoyé la seconde personne de lui-même sur la terre ; que cette personne s'est faite homme, a vécu parmi nous, et est morte sur une croix ; que, par le sang de cette croix volontairement offert en sacrifice, le Dieu-Homme nous a sauvés, qu'il a établi une Église, à laquelle il a confié, avec sa parole, des sacrements qui sont une source de lumière, de pureté et de charité, où tous les hommes peuvent boire la vie ; que quiconque s'y abreuve vivra éternellement, et que quiconque s'en sépare, en repoussant l'Église et le Christ, périra éternellement. Voilà la doctrine catholique, ce que disent aujourd'hui comme hier, au nord et au midi, à l'orient et à l'occident, ses papes, ses évêques, ses docteurs, ses prêtres, ses fidèles, ses néophytes : idées fondamentales aussi bien qu'immuables, parce qu'elles décident de toute la direction active des intelligences qui en font profession. Trouvez-moi, maintenant, une éclipse à cette immutabilité ; trouvez-moi une page catholique où ce dogme soit nié en tout ou en partie ; trouvez-moi un homme qui, s'en étant écarté, n'ait pas été à l'instant chassé de l'Église, eût-il été le plus éloquent des écrivains, comme Tertullien, ou le plus élevé des évêques, comme Nestorius, ou le plus puissant des empereurs, comme Constance et Valens. Trouvez-moi un homme à qui la pourpre, ou le génie, ou la sainteté ait servi contre les anathèmes de l'Église, une fois qu'il a eu touché par l'hérésie à la robe sans couture du Christ ?

Certes, le désir n'a pas manqué de nous prendre ou de nous mettre en faute contre l'immutabilité. Car, quel privilège pesant à tous ceux qui ne l'ont pas ! une doctrine immuable, quand tout change sur la terre ; une doctrine que les hommes tiennent dans leurs mains, que de pauvres vieillards, dans un endroit qu'on appelle le Vatican, gardent sous la clef de leur cabinet, et qui, sans autre défense, résiste au cours du temps, aux rêves des sages, aux plans des rois, à la chute des empires, toujours une, constante, identique à elle-même. Quel prodige à démentir ! Quelle accusation à faire taire ! Aussi tous les siècles, jaloux d'une gloire qui dédaigne la leur, s'y sont-ils essayés. Ils sont venus tour à tour à la porte du Vatican, ils ont frappé du cothurne ou de la botte ; la doctrine est sortie sous la forme frêle et usée de quelque septuagénaire, elle a dit :

" Que me voulez-vous ? – Du changement. – Je ne change pas. – Mais tout est changé dans le monde : l'astronomie a changé ; la chimie a changé ; la philosophie a changé ; l'empire a changé ; pourquoi êtes-vous toujours la même ? – Parce que je viens de Dieu, et que Dieu est toujours le même. – Mais sachez que nous sommes les maîtres, nous avons un million d'hommes sous les armes, nous tirerons l'épée ; l'épée qui brise les trônes pourra bien couper la tête d'un vieillard et déchirer les feuillets d'un livre. – Faites, le sang est l'arôme où je me suis toujours rajeuni. – Eh bien, voici la moitié de ma pourpre, accorde un sacrifice à la paix, et partageons. – Garde ta pourpre, ô César, demain on t'enterra dedans, et nous chanterons sur toi l'Alleluia et le De profundis, qui ne changent jamais. "

J'en appelle à vos souvenirs, Messieurs, ne sont-ce pas là les faits ? Aujourd'hui encore, après tant d'essais infructueux pour obtenir de nous la mutilation du dogme public qui fait notre unité, qu'est-ce que l'on nous dit ? Qu'est-ce que toutes les feuilles spirituelles et non spirituelles qui s'impriment en Europe ne cessent de nous reprocher ? " Mais ne changerez-vous donc jamais, race de granit ! ne ferez-vous jamais à l'union et à la paix quelques concessions ? Ne pouvez-vous nous sacrifier quelque chose, par exemple, l'éternité des peines, le sacrement de l'Eucharistie, la divinité de Jésus-Christ ? ou bien encore la Papauté ? seulement la Papauté ? Dorez au moins le bout de ce gibet que vous appelez une croix ! " Ils disent ainsi : la croix les regarde, elle sourit, elle pleure, elle les attend : Stat crux dum volvitur orbis. Comment changerions-nous ? L'immutabilité est la racine sacrée de l'unité ; elle est notre couronne, le fait impossible à expliquer, impossible à détruire ; la perle qu'il faut acheter à tout prix, sans laquelle rien n'est qu'ombre et passage, par laquelle le temps touche à l'éternité. Ni la vie ni la mort ne l'ôteront de mes mains ; empires de ce monde, prenez-en votre parti ! Stat crux dum volvitur orbis.

Ne soyons pas encore si fiers, Messieurs ; il reste une difficulté. A la bonne heure, dit-on, vous êtes immuables, mais vous l'êtes d'une immutabilité autocratique, d'une immutabilité à la brahmane, à la mahométane, à la païenne ; voilà bien de quoi vous enorgueillir ! Le brahme aussi est immuable, le mahométan de même, et le païen l'a été. Qu'avez-vous de plus qu'eux ? Ce que nous avons de plus qu'eux, c'est que nous acceptons librement, par un acte d'intelligence, le dogme public qui constitue notre unité. Nous ne sommes pas les enfants de la violence, de la crainte, ni d'aucune servitude. Voyez d'abord comment nous sommes nés. Si j'ai bonne mémoire, nous ne sommes pas nés sous cet escabeau qu'on appelle un trône ; nous ne nous sommes pas éveillés un jour sous la robe des prétoriens, au pied du Palatin. Nous étions, bien sous le Palatin, mais par-dessous ses caves, dans les catacombes. Nous étions là, traqués comme des bêtes fauves d'un bout du monde à l'autre, et voici comment nous faisions des prosélytes à notre foi. Un homme arrivait de je ne sais où, avec un langage étranger ; il entrait dans une grande ville, se présentait dans une boutique, s'asseyait pour qu'on réparât sa chaussure, et pendant que l'ouvrier travaillait à ce vil ouvrage, l'étranger ouvrait la bouche ; il annonçait à l'artisan qu'un Dieu était venu apporter sur la terre une doctrine de souffrance et de crucifiement volontaire, une doctrine qui humiliait l'orgueil et flagellait les sens. " Camarade, lui disait-il, quitte là ton outil, viens avec nous ; nous avons les Césars contre nous, on nous tue par milliers, mais nous avons des trous par-dessous terre où tu trouveras un lit, un autel et un tombeau. Nous y dormons, nous y prions, nous y chantons, nous y mourons, et puis l'on nous met entre trois tuiles, dans le roc, en attendant le jour de la résurrection, où nos restes paraîtront en honneur et en gloire. Camarade, descends avec nous aux catacombes, viens apprendre à vivre et à mourir ! " L'artisan se levait, il descendait aux catacombes, et il n'en sortait plus, car il avait, trouvé sous terre la lumière et l'amour.

Était-ce là une conquête faite par voie d'autocratie ? Ah ! quand, après trois siècles de tortures, du haut du Monte Mario, Constantin vit dans l'air le Labarum, c'était le sang des chrétiens qui avait germé dans l'ombre, qui était monté comme une rosée jusqu'au ciel, et qui s'y déployait sous la forme de croix triomphante. Notre liberté publique était le fruit d'une liberté morale sans exemple. Notre entrée au forum des princes était le fruit d'un empire que nous avions exercé sur nous-mêmes jusqu'à la mort. On pouvait régner après un pareil apprentissage du commandement ; on pouvait couvrir la doctrine de pourpre après tout le sang qu'elle avait porté. Le règne ne fut pas long d'ailleurs, à supposer qu'on puisse appeler de ce nom le temps qui s'écoula entre Constantin et les barbares, temps si plein de combats, où la doctrine catholique ne quitta jamais un seul jour la plume et la parole. Les barbares vinrent donc, et avec eux une nouvelle société à convertir. Le fut-elle par voie d'autocratie ? Saint Rémi, sans doute, disait à Clovis : " Courbe la tête ! " Mais quel était l'agneau, de l'évêque ou du guerrier ? Quel était l'agneau, de Clotilde ou de Clovis ?

Il est vrai, au moyen âge la doctrine catholique sembla revêtir des apparences d'autocratie. Je dis des apparences ; car elle avait fait ses preuves ; elle pouvait se croire le droit de protéger l'unité spirituelle par le concours de l'unité civile, et, de plus, elle ne cessa jamais d'écrire et de parler, ni d'avoir des ennemis puissants jusque sous la couronne de l'Empire. Saint Anselme, saint Thomas, saint Bona-venture, expliquaient et défendaient alors le dogme public de la catholicité. 11 n'y avait donc pas conspiration pour éteindre la lumière et étouffer la liberté du choix moral. D'ailleurs, ce second règne, plus complet que le premier, fut court aussi ; le seizième siècle se leva bientôt, et le dix-huitième après lui. Vous savez le reste : toute la terre conjurée contre la liberté de la doctrine catholique, ses biens spoliés, ses prêtres meurtris, son autorité civile anéantie partout, une guerre à mort que lui ont déclarée les lettres, les sciences et les arts. Et pourtant elle vit, elle se soutient, elle gagne des âmes, elle maintient avec le même cœur et le même succès l'immutabilité de son dogme public. Je dis de son dogme public ; car déjà, vous l'avez remarqué, il n'est pas le partage d'une seule classe d'hommes ; il appelle à lui tous les éléments vivants de l'humanité. Autre n'est pas la foi du pauvre, autre la foi du savant. Tous croient et prient le même Dieu, avec la même obligation d'humilier leur orgueil et de connaître leur néant. La science et l'ignorance deviennent, dans la commune lumière, des nuances imperceptibles qui colorent l'unité sans la corrompre, et rendent plus sensible son inaltérable splendeur.

Je me résume, Messieurs : il n'y a de véritable société que la société des esprits, et cette société n'est constituée que par des idées communes, fondamentales, immuables, librement reconnues et acceptées des intelligences de tout rang. L'homme, pressé par le besoin de celte triple unité des esprits, a tenté plusieurs voies pour l'établir. Il a créé dans ce but la philosophie rationaliste, la philosophie autocratique, la philosophie hérétique, trois tentatives fondées sur des procédés divers, toutes trois remplissant le monde de leurs efforts, toutes trois impuissantes à y organiser la république des esprits. La doctrine catholique seule l'a pu. Pourquoi ? Quelle est la cause de son succès ? quelle est la raison qui l'a fait réussir là où toutes les autres doctrines ont échoué ? Nous devons vous l'expliquer, Messieurs, et il sera temps de tirer les conclusions de tout ce que vous venez d'entendre, conclusions que vous souhaitez sans doute, et qui n'en seront que plus fortes par votre patience à ne pas les exiger aujourd'hui.
 
 

TRENTIÈME CONFÉRENCE

POURQUOI LA DOCTRINE CATHOLIQUE SEULE A FONDÉ UNE SOCIÉTÉ INTELLECTUELLE PUBLIQUE

Monseigneur,

Messieurs,

C'est sans doute un merveilleux spectacle que celui de la division des esprits sur la terre, et que les efforts inouïs tentés par l'homme pour la détruire, sans que jamais aucune autre doctrine que la doctrine catholique ait pu réussi à cet ouvrage de l'unité. De cela seul, et sans aller plus loin, nous serions en droit de conclure que la doctrine catholique possède une force surhumaine, puisqu'elle a fait ce qu'aucune autre doctrine n'est venue à bout de réaliser. Assurément, rien n'a manqué à ces doctrines, ni le génie, ni la science, ni la puissance publique, ni le prestige de tant de choses qui se pressent sous l'homme pour le porter au-dessus de lui-même, comme on voit sur la mer de fragiles embarcations soulevées par les flots qui se font un devoir de nous obéir et de nous mener vite et haut. D'où vient donc qu'elles n'ont pas réussi avec tous les moyens humains qui donnent le succès ? Et d'où vient que la doctrine catholique a réussi, combattue longtemps et à diverses fois par tous ces moyens conjurés ? Ne serait-ce pas qu'elle a des ressources dont aucune autre doctrine ne jouit ? et les autres doctrines ayant en leur pouvoir tout ce qui est humain, ne serait-ce pas que la doctrine catholique a en son pouvoir quelque chose qui n'est pas humain, quelque chose qui ne vient pas d'en bas, mais qui tombe d'en haut ? La conclusion est manifeste.

Toutefois, s'arrêter là, ce serait s'arrêter à la surface de la vérité. Quand on a sous soi des fondations qui appellent la curiosité de l'observateur, c'est faire défaut à la science que de passer près d'elles avec un simple regard. Creusons, Messieurs, creusons sous le roc de l'unité catholique ; l'édifice extérieur nous a frappés par sa hauteur et sa singularité ; il s'est dressé devant nous comme une pyramide unique sur le sable mouvant du monde ; mais je me persuade qu'en descendant à sa base, en écartant la poussière où gît sa racine, il vous apparaîtra un spectacle plus grand encore, une lumière qui jaillira du fondement au sommet, et qui sera digne, en satisfaisant votre intelligence, de récompenser votre attention.

C'est avec cette espérance que je commencerai.

La première explication du privilège catholique de l'unité, celle qui se présente d'abord comme très simple et très plausible, est celle-ci : la doctrine catholique a seule fondé l'unité publique des esprits, parce que seule elle possède la vérité. La vérité étant le bien de l'intelligence, il est naturel que son empire soit grand et que son apparition au milieu de nos luttes de pensées fasse l'effet d'un souverain qui se montre, nous arrête, nous assouplisse, nous calme et nous fonde tous ensemble dans un seul esprit.

Cette explication paraît aussi simple qu'efficace, et pourtant elle n'est pas sans difficulté. Premièrement, il n'est pas exact de dire que la doctrine catholique seule possède la vérité, ou, en d'autres termes, un ensemble raisonnable d'idées sur le principe, le but et la fonction de la vie. Le déisme, tel qu'on le formulerait sans peine aujourd'hui, ne pourrait-il pas réclamer cet avantage ? Le déisme affirme qu'il existe un Dieu unique dont la puissance, la sagesse et la bonté sont infinies, qui a fait le monde, et l'homme en particulier ; que l'homme, à la fois esprit et corps, appartient par l'un au monde extérieur, et par l'autre à un monde plus élevé, qui est le monde spirituel ; que si son corps périt, son âme n'est point sujette à la destruction, mais que, destinée à l'immortalité, elle sera jugée par Dieu selon ses œuvres, parce que ses œuvres sont accomplies en vertu d'une liberté morale qui la rend responsable au tribunal de la justice suprême, et qu'ainsi il viendra un temps où Dieu, après avoir gouverné les êtres libres avec une équitable providence, les récompensera ou les punira avec une irrécusable impartialité. Certes, Messieurs, cette doctrine est grande autant que vraie, et des catholiques l'ont honorée jusqu'à l'appeler quelquefois, du moins dans le siècle dernier, du nom de religion naturelle. Et cependant, de toutes les doctrines rationalistes, c'est peut-être, historiquement, celle qui a le moins de consistance et de vitalité.

Le déisme, même depuis l'Évangile, qui en a tant éclairci et affermi les notions, le déisme est un système qui n'a jamais donné naissance à un corps philosophique ou religieux. Le dix-huitième siècle, se flattant de le substituer à la doctrine catholique, l'avait choyé, orné et poli comme un enfant de complaisance ; et aujourd'hui, malgré tant d'acclamations poussées sur son berceau, le déisme est tellement mort qu'il n'a plus pour serviteur un seul homme de nom. On est panthéiste, saint-simonien, fouriériste, quelque autre chose encore ; mais déiste ! qui est-ce qui veut de cet os que le dernier siècle nous avait laissé comme la plus belle part de son héritage ? En dehors des maîtres de la science et des écoles vivantes, quelques bourgeois honnêtes affirment encore l'existence de l'Être unique, rémunérateur et vengeur, sorte de consolation dont ils bercent leur conscience, afin de n'avoir pas trop peur de l'enfer pour eux-mêmes, sans le détruire entièrement pour les autres : espèce de lit accommodé à la taille de leur vertu, ressort élastique et lâche qui ne lie personne à personne, et qui. laisse peser sur le déisme cette accusation de Bossuet, de n'être qu'un athéisme déguisé.

En second lieu, la doctrine catholique eût-elle seule un corps de vérités, toutes les autres ne contenant qu'une organisation d'erreurs, ce fait n'expliquerait pas son succès d'unité. Car l'homme, bien qu'il ait été fait pour le vrai, qui est son premier bien, n'a cependant pas pour lui un amour sans partage ; il aime aussi l'illusion, et s'il fallait décider entre ces deux entraînements quel est le plus fort, je ne pense pas que l'erreur eût le dessous dans la comparaison. La vérité s'achète par bien des combats, l'erreur ne nous coûte rien ; nous y tombons de notre propre poids, et il est aussi facile de former avec elle des agrégations momentanées d'esprits, qu'il est difficile de former avec l'autre une véritable unité. Ce n'est donc, en aucun cas, résoudre la question que de s'en rapporter à la puissance innée du vrai. Le vrai est l'occasion du litige, l'objet qui divise autant qu'il unit.

On dira peut-être que, si la vérité, prise en soi, n'explique pas suffisamment le mystère de l'unité, elle l'explique par un de ses attributs, qui est la lumière, lumière plus saisissante dans le dogme catholique qu'en aucun autre ensemble de conceptions.

Qui ne voit tout de suite que cette remarque conclut à faux ? car la doctrine catholique, loin d'avoir une lumière apparente plus vive qu'aucune autre, est, au contraire, accablante à l'œil de l'homme par sa mystérieuse obscurité, par une profondeur étrange qui brise du premier coup le fil naturel de notre esprit, comme si elle voulait le terrasser par l'audace plutôt que le séduire par la lucidité. Quelle tout autre et simple physionomie dans le déisme ! Quelle magique combinaison de dogmes nécessaires, où rien ne révolte, et qui semblent se confondre avec le sens commun, tant leur clarté appelle à soi la conviction ! Sans doute, la doctrine catholique, à la prendre en dehors d'elle-même et par ses opérations dans le monde, y jette un grand éclat ; mais c'est un éclat de reflet, une lumière qui n'est pas au centre, et qui, malgré son incontestable splendeur, a aussi ses ombres et ses difficultés. Je conviens encore qu'au foyer même du dogme il existe une lumière latente d'une admirable efficacité sur l'esprit, dès qu'il y a pénétré ; mais il n'y pénètre que lentement, par l'exercice de la vertu bien plus que par l'effort de la pensée, et cette vue sublime du mystère n'enlève pas le voile qui en recouvre les âpres proportions.

Je présume qu'une autre idée vous est venue. La doctrine catholique, vous serez-vous dit, engendre l'unité publique des esprits, parce qu'elle seule procède par voie d'autorité, tandis que toutes les autres procèdent par voie de libre examen, et le libre examen produit la division aussi naturellement que l'autorité produit l'unité.

Messieurs, je ne vois qu'un malheur à cette explication, c'est que le fait d'où elle part est absolument faux. Toute doctrine, sans en excepter une seule, procède par voie d'autorité. Laissons les théories, Messieurs, les théories sont belles sur le papier ; mais quand on arrive à la pratique, on est commandé par des nécessités fatales. Tout homme qui opère veut opérer, et par cela seul qu'il veut opérer, il emploie, quoi qu'il dise et quoi qu'il veuille, les moyens sans lesquels son opération serait impossible et insensée. Or toute doctrine se communique par la parole, c'est-à-dire par l'enseignement, et l'enseignement suppose l'autorité de celui qui enseigne, l'autorité de l'âge, du savoir, de l'éloquence, l'autorité de la foi et de l'affirmation, l'autorité de la conquête, une autorité telle, que nul ne s'y expose sans péril. Quelle est donc la doctrine, faisant le plus grand bruit du libre examen, qui ne se donne comme la vérité pure et unique, qui puisse même se produire sans le nom souverain de la vérité ? Quel est le philosophe, fût-il le plus sceptique du monde, qui, du haut de sa chaire, ne commande pas ? Quel est le capitaine à la tête d'un régiment d'idées, qui ne se plante fièrement au-devant de son bataillon, et ne lui ordonne le file à droite et le file à gauche ? Grâce à notre siècle, nous avons tous entendu des philosophes, et même des philosophes de plus d'un genre ; sont-ils donc si peu dogmatiques ? Les plus modestes ne déclarent-ils pas solennellement qu'hier encore la vérité n'existait pas, mais qu'à dater du moment même où ils parlent, et pas un quart d'heure plus tôt, la vérité commence, qu'elle descend du ciel, qu'on la voit, et qu'il faut une horrible mesure d'aveuglement pour ne pas reconnaître qu'elle est dans leur chaire de bois ? Est-ce dans des écoles de théologie qu'est né ce mot ancien et fameux : Magister dixit ? Et si du rationalisme nous passons au protestantisme, qui est l'hérésie la plus enflée de l'orgueil du libre examen, trouverons-nous Luther et Calvin plus modérés dans l'affirmation : Calvin qui faisait brûler vifs ses contradicteurs ; Luther qui menaçait les siens de trans-substantier ses opinons quand il lui plairait, et d'en faire à chaque fois des dogmes sacrés ?

Voyons ce qui se passe aujourd'hui même en Allemagne. Où vont ces envoyés ? Pourquoi tant de monde à cheval sur les routes ? De quoi s'agit-il ? Berlin s'est ému de la dissolution des esprits dans le vide toujours plus large du protestantisme ; il convoque à la hâte, de peur que demain il ne soit trop tard, les hautes puissances demeurées fidèles à la réforme du seizième siècle, il ouvre un concile à toutes les bouches qui jurent par le libre examen. Pourquoi faire ? hélas ! pourquoi faire ? Pour ramasser à terre, s'il est possible, les restes de la foi commune, pour les placer, s'il est possible encore, sous la protection d'un concordat quelconque, pour créer de l'autorité avec l'indépendance, du granit avec la poussière, de l'unité avec une solennelle désunion ! Tel est le sort : toute doctrine est pendue à l'autorité, même en la niant ; car toute doctrine enseigne, et tout enseignement est un ordre donné au nom de la vérité. Sans doute, l'écolier reste libre d'obéir ou de ne pas obéir, puisqu'il est une intelligence ; mais cette liberté n'est le privilège d'aucune doctrine ; toutes en ont le bénéfice et le danger, quand elles enseignent réellement, et surtout la doctrine catholique, qui, toujours attaquée, à la gloire de se faire des enfants dans le sein toujours fécond de ses ennemis.

Mais quand il serait vrai que la doctrine catholique seule procède par voie d'autorité, que s'ensuivrait-il pour l'explication de l'unité qu'elle produit ? Ne voyez-vous pas que l'affectation de l'autorité est un péril de plus pour sa suprématie ? C'est l'autorité même qui révolte l'homme. On lui dit : Venez à nous ; nous avons un chef unique, le pape, qui gouverne toute l'Église de Dieu. Il répond : C'est précisément ce que je ne veux pas, je ne veux pas d'un homme qui soit mon pape ; je suis mon pape à moi-même. Que me fait l'intelligence qui est au Vatican ?

Le mystère subsiste, Messieurs ; nous ne l'avons pas expliqué. Quel que soit le charme de la vérité, il a contre lui le charme de l'erreur ; quelle que soit l'abondance de la lumière, il reste assez de nuages pour l'obscurcir ; quelle que soit l'autorité ; tous en ont une ; tous ont une liberté ; maîtresse de la vérité, maîtresse de la lumière, maîtresse de l'autorité. Comment donc se fonde et subsiste l'unité publique des esprits, cette unité libre dont chaque feuille, chaque branche, chaque tronc peut à chaque instant se détacher ? Car ce ne sont pas seulement des âmes qui échappent à l'ascendant de la doctrine catholique, elle perd aussi des nations. L'Angleterre était catholique, elle ne l'est plus ; le Danemark et la Suède étaient catholiques, ils ne le sont plus ; l'Orient était catholique, il ne l'est plus. L'histoire de l'unité est sillonnée de défections qui la font voir suspendue sur un abîme, et nous annoncent à tous, si fermes soyons-nous, que nous pouvons périr à notre tour. Quel spectacle ! Qu'il doit imprimer d'épouvante à tous ceux qui ont dans ce mystère une part d'action, soit qu'ils la tiennent du rang ou du talent ! Mais qu'il doit effrayer aussi ceux qui la méditent en refusant d'y entrer ! Voici devant vous cent cinquante millions d'hommes, unis d'intelligence et libres de ne pas l'être, pouvant à toute heure rompre le faisceau de leur unité, et ne le rompant pas : qui les retient ? Comment s'accomplit, au milieu de la division universelle, malgré le changement des choses et la succession des hommes, un si étonnant miracle d'immutabilité ? On ne saurait l'expliquer, Messieurs, que par l'existence de deux forces qui se disputent le monde, la force schismatique et la force unitaire. Il ne suffit pas de vous les nommer ; je dois vous décrire leur nature, et achever ainsi de vous éclairer sur ce grand privilège de l'unité réservé à la doctrine catholique.

Le premier élément de la force schismatique est l'essence lumineuse de notre esprit. Notre esprit est lumière, et n'a de rapport qu'avec la lumière. Toutes les fois que vous la lui présenterez, il ira droit à elle, comme les yeux s'ouvrent aux rayons du jour et s'abreuvent de leur clarté. Naturellement, et par soi, l'esprit ne cherche que la lumière, ne connaît que la lumière, ne se repose que dans la lumière. Or aucune doctrine ici-bas ne possède la lumière totale, pas même la doctrine catholique. Ce serait en vain qu'elle s'en flatterait, et elle ne s'en est jamais flattée. Oui, toute doctrine ne donne à l'esprit de l'homme qu'une quantité de lumière très faible, incapable de le satisfaire. S'il en était autrement, l'homme ne vivrait pas dans le monde, il vivrait dans la splendeur de Dieu même ; il serait plongé dans cet horizon infini où l'obscurité n'a pas de place, où toute intelligence, une fois qu'elle y est introduite, tombe à genoux pour ne se relever jamais, et se prend à chanter le cantique réservé aux esprits de lumière dans la lumière de Dieu. C'est bien là notre avenir, si nous le méritons ; mais ce n'est point notre sort présent. Au temps même que nous habitions avec nos pères le paradis de notre création, quand nous étions tout jeunes, sous un ciel sans colère, et que Dieu descendait pour converser avec nous comme avec des amis, en ce temps-là même, au printemps de notre âme et de notre félicité, la lumière n'était point encore notre demeure, ni la vision notre œuvre. Si proche que Dieu fût de nous, c'était un Dieu voilé ; nous le voyions, pour me servir d'une expression de l'Écriture, à travers le trou d'une pierre et par l'extrémité de son manteau, vision heureuse et cruelle à la fois ! car notre destinée, n'est pas de pressentir, mais de voir directement la lumière, de la voir sans ombre, sans limite, pleine, entière, absolue ; de la voir comme elle se voit, d'un regard où le cil de l'œil ne palpite plus, parce qu'il est ravi. Jugez maintenant, à l'heure où sommes, si aucune doctrine est capable de nous donner ce regard, le seul qui épuiserait l'aspiration de notre âme vers la vérité. Quel docteur nous le promettra ? Lequel osera, nous dire, si aveuglé qu'il soit par les ressources de l'orgueil ou de la persuasion, que lui, sa parole, sa pensée, c'est la lumière, et que tout genou doit se courber devant elle, l'adorer et ne plus se relever, comme les séraphins font dans le ciel ? Ah ! jamais, Messieurs, l'insolence du génie n'est arrivée jusque-là ; jamais il n'a pu dissimuler à aucune intelligence qu'un abîme, un abîme profond, un abîme de ténèbres est ouvert sur nos têtes, sous nos pieds, à notre droite, à notre gauche, à l'orient, à l'occident, au midi, au septentrion, partout Oui, nous habitons les ténèbres, ténèbres entr'ouvertes çà et là par une avare clarté, où notre œil plonge avec un amer et immense regret de ne pas aller plus loin.

Et voilà avec quoi il faut que les doctrines vous subjuguent ! Voilà ce que nous vous apportons, à vous, enfants légitimes de la lumière, étoiles du ciel, plus brillantes que le firmament dans les nuits les plus splendides de l'été ! nous vous apportons je ne sais quel flambeau dont nous agitons sur vous les tremblantes lueurs. Elles sont certaines sans doute, elles sont irrécusables ; mais quelle porte ouverte aux résistances de l'esprit ! quelle facilité de ne pas obéir ! et aussi, par là même, quelle valeur dans l'obéissance et dans l'unité, quand elles viennent à prévaloir !

Le second élément de la force schismatique est l'affection de l'esprit aux ténèbres. Chose merveilleuse à dire ! nous sommes faits pour la lumière, nous n'aimons que la lumière, nous ne sommes captivés que par la lumière, et pourtant, par un autre côté de notre être, côté vil et honteux, nous affectionnons les ténèbres et les amassons à plaisir autour de nous. Cela tient à ce que le jour total nous étant refusé d'en haut, nous cherchons ici-bas, dans l'horizon plus rapproché de la nature physique, un ordre complet qui satisfasse notre esprit en ne lui jetant pas ce mélange d'ombre et de clarté qui nous est importun. Nous croyons, en rétrécissant le spectacle, agrandir notre vue, nous sacrifions l'infini à l'espérance de voir plus à notre aise le fini ; c'est encore la lumière que nous cherchons dans les ténèbres. Il est cependant une autre cause moins honorable de cette disposition de l'entendement humain, et l'Évangile nous l'a révélée dans ces paroles mémorables : La lumière est venue dans le monde, et les hommes ont préféré les ténèbres à la lumière, parce que leurs œuvres étaient mauvaises. Il existe, en effet, entre la vérité et le devoir, entre l'ordre métaphysique et l'ordre moral, une liaison qui fait que les questions de l'esprit sont aussi des questions de cœur. Chaque découverte en Dieu nous menace d'une vertu, d'un sacrifice de l'orgueil ou des sens ; la faiblesse et les passions viennent au secours de l'erreur et font un poids terrible dans la lutte des intelligences, lutte qui est devenue celle du bien et du mal. C'est là surtout que la force schismatique prend son point d'appui.

Elle en trouve un troisième dans l'égoïsme intellectuel, c'est-à-dire dans une certaine individualité de l'esprit qui est propre à chacun de nous. Il est vrai, Messieurs, que nous avons tous quelque chose de commun dans la forme de notre intelligence aussi bien que dans la forme de notre corps ; cependant cette uniformité n'exclut pas les différences de physionomie. Aucun esprit, pas plus qu'aucun visage, ne ressemble parfaitement à un autre ; nous pensons et nous sentons diversement, et, par un égoïsme fort naturel, chacun de nous ramène à soi tout le firmament des idées, pour le façonner à sa mesure et le fondre dans sa personnalité. De là un attachement puéril à notre sens, une persuasion que notre esprit est le juge compétent et suprême de la vérité, et une quiétude naïve en nous-même lorsque nous avons dit d'une idée : Cela n'entre pas dans mon esprit. Eh ! qu'importe ? La question est de savoir si c'est un malheur pour l'idée ou pour vous. Mais nous croyons volontiers que cette raison de refus est une condamnation en dernier ressort, et rien ne nous paraît plus simple que de faire de notre horizon la borne de l'infini. Nous voulons même imposer aux autres notre individualité spirituelle, et nous saisissons avidement le premier pouvoir qui nous donne des serviteurs ou des sujets pour en faire les esclaves et les adorateurs de notre pensée. Nous sommes surpris qu'on nous résiste ; nous en voulons quelquefois mortellement à un homme qui n'aura pas pensé comme nous dans une seule occasion, en sorte que le signe par excellence d'une grande âme est la modestie, le désintéressement de ses propres idées, la défiance de soi. Mais on n'en arrive là qu'avec le long apprentissage d'une vertu mûrie par l'unité, et jusque-là l'égoïsme intellectuel nous pousse à transformer la vérité en nous, au lieu de nous transformer dans la vérité.

Ce troisième élément de la force schismatique est suivi d'un autre, qui est le dernier, mais qui n'est pas le moindre, je veux dire la toute-puissance arbitraire de l'esprit. Indépendamment de son goût pour la lumière, de son entraînement vers les ténèbres, de son égoïsme étroit, toutes causes qui le portent à la séparation, l'esprit est libre ; il est libre contre l'erreur, libre contre la vérité ; il peut tout ce qu'il veut. Jugez, Messieurs, si telle est la force schismatique, quelle doit être la force unitaire ; car il faut bien aussi qu'elle existe, puisqu'il existe au monde une société publique des esprits. Supposez qu'aucune force unitaire ne contre-balance la force schismatique ; les intelligences, privées de liens, emportées chacune où le vent du hasard les poussera, ne se rencontreront que pour se heurter, et formeront tout au plus quelques agrégations fortuites, comme ces nuages qui passent dans le ciel sans pouvoir jamais s'y créer un jour de repos. Ainsi, pour me servir d'une comparaison qu'il vous a été facile de pressentir, retranchez de la mécanique céleste la force que Newton a consacrée sous le nom d'attraction, aussitôt les globes qui peuplent l'éther s'enfuiront dans des directions opposées, précipités dans leur course par cette autre force qui est la force schismatique du monde matériel. Ainsi encore, retranchez d'une nation la puissance qui retient en paix les passions et les intérêts de tant de millions d'hommes, et vous la verrez se dissoudre dans les fureurs d'une guerre parricide. Il lui faut un principe d'unité supérieur aux éléments de discorde qu'elle nourrit dans son sein, et ce principe, il a un nom : c'est la souveraineté. Souveraineté veut dire supériorité par excellence, et la supériorité par excellence est celle qui contient et qui produit l'unité. Le souverain est l'être qui fait l'unité. Dans une monarchie ; c'est le prince ; dans une aristocratie, c'est le sénat ; dans une démocratie, c'est l'assemblée du peuple. Mais, sous quelque forme que ce soit, là où est la puissance qui fait l'unité, là est le souverain. Nous voici sur un champ de bataille : cent mille hommes y sont debout, et cependant tout est immobile, tout se. tait, les chevaux, les clairons, la poussière ; que se passe-t-il ? L'unité est en silence et suspendue ; elle regarde, elle attend, elle règne. Puis un mot tombe de ses lèvres ; le bronze tonne, les chevaux hennissent, les armes se mêlent, les escadrons dévorent l'espace : l'unité règne encore, c'est elle qui faisait l'ordre dans l'immobilité, c'est elle qui le fait dans le mouvement. L'unité se taisait, l'unité a parlé, l'unité a été souveraine dans l'un et l'autre cas ; voilà toute l'histoire d'une bataille, et toute l'histoire de l'ordre partout et toujours.

Puis donc que l'ordre existe aussi quelque part dans le monde des idées, puisque, malgré les effroyables ferments de discorde qui le remuent et le divisent, il a pu se fonder une société publique des esprits, c'est donc qu'il existe aussi une souveraineté intellectuelle, souveraineté dont la doctrine catholique seule est en possession, puisque seule elle a triomphé de la force schismatique qui tient les intelligences en hostilité et en dissolution. De même qu'il n'y a pas de société civile sans un gouvernement civil, ni de gouvernement civil sans une souveraineté civile, il n'y a pas non plus de société des esprits sans un gouvernement des esprits, ni de gouvernement des esprits sans une souveraineté intellectuelle, souveraineté qui ne détruit pas plus la liberté de l'intelligence, que la souveraineté civile ne détruit la liberté civile, mais qui l'établit, au contraire, en délivrant des âmes du joug désordonné de la force schismatique. C'est cette souveraineté intellectuelle qu'ont cherchée et que cherchent encore tous les auteurs de schismes, tous ceux qui aspirent, ou par ambition, ou par amour des hommes, à fonder l'unité publique des esprits. Quand un philosophe monte dans la chaire, il s'en fait tout simplement un trône, il se pose comme souverain, il cherche dans sa science et son génie le secret de cette supériorité par excellence qui produit l'unité ; et il a raison de le faire, jusqu'à ce qu'ému de son impuissance, il reconnaisse et adore la main par qui règnent tous les rois, et qui, ayant communiqué l'empire de la terre aux conquérants, a refusé aux sages et aux philosophes l'empire de la vérité, pour le donner à Jésus-Christ, et par Jésus-Christ à l'Église catholique.

Allons plus loin encore, Messieurs, et cherchons en quoi consiste la souveraineté intellectuelle. Car, tant que nous ne le saurons pas, il manquera quelque chose à l'évidence de nos déductions.

La souveraineté intellectuelle ne peut être que dans les idées ou dans l'esprit. Il est impossible de la placer ailleurs ; car tout ce qui est intellectuel est ou idée ou esprit, l'objet de la pensée ou le sujet pensant. Or ce n'est pas dans l'objet ou l'idée que réside la souveraineté intellectuelle ; l'idée n'est pas vivante indépendamment de l'esprit qui la reçoit ; elle peut s'altérer en y entrant, y perdre sa rectitude et sa force, et n'en sortir, pour passer dans un autre esprit, qu'avec un souffle froid et infécond, comme une flèche mollement lancée par un archer sans vigueur.

Vous en avez d'illustres exemples sous les yeux. L'Église grecque a toutes les idées de l'Église catholique, à bien peu de chose près, et pourtant l'Église grecque gît inanimée, n'ayant plus d'unité que celle d'un cadavre environné de bandelettes par les mains sanglantes de l'autocratie russe. La Bible aussi contient des idées catholiques, et les protestants se sont jetés dessus avec l'espérance d'y puiser la vie, l'unité, la souveraineté intellectuelle : y ont-ils réussi ? Beaucoup moins que les Grecs ; l'immobilité a conservé à ceux-ci quelque apparence d'un corps, le mouvement a réduit ceux-là à la consistance d'un tas de cendres. Qu'est-ce donc que la vertu des idées en dehors de l'esprit où elles prennent leur forme, leur puissance, leur immortalité ? Mais l'esprit lui-même, qu'est-il, pour que la souveraineté intellectuelle y ait son trône et son action ? Qui sont les esprits dont se compose l'Église catholique ? Hélas ! des hommes : vous, moi, le premier enfant qui, au sortir de cette assemblée, ira se confesser. Est-ce donc notre intelligence, prise isolément ou mise en commun, qui possède la souveraineté intellectuelle, cette supériorité formidable qui, depuis dix-huit siècles, malgré toute la force schismatique dont dispose le monde, captive cent cinquante millions d'hommes autour d'un même dogme ? et de quel dogme ! d'un dogme qui ne satisfait pas leur soif innée de la lumière, qui irrite leur passion pour les ténèbres, qui blesse au vif leur individualité spirituelle, et demande à leur libre arbitre une sanglante acceptation. Quoi ! c'est nous, c'est vous et moi, ce sont mille hommes, cent mille hommes, qui sont capables, par leur propre esprit, d'un tel acte de souveraineté ? n'en croyez rien ; gardez-vous d'en rien croire : cela n'est pas possible. En tant qu'hommes, nous n'avons rien de plus que les philosophes et les savants, lesquels n'ont rien pu, et qui n'ont rien pu parce que, radicalement, tous les esprits sont égaux, parce que nul esprit n'est le souverain d'un autre esprit.

Voulez-vous revenir aux idées ? Voulez-vous conclure que la souveraineté intellectuelle réside dans les idées, et que c'est par leur énergie que le monde nous est soumis ? Mais pourquoi les idées ne se corrompraient-elles pas dans notre intelligence, comme elles se corrompent dans l'intelligence des Grecs et des protestants ? Qui donc ou quoi donc leur fait un autre sort chez nous ? Pourquoi si vaines ailleurs, pourquoi si fortes dans l'Église ? Vous voyez bien que le cercle est fermé, et que la logique ne nous laisse aucun asile ouvert.

Cependant l'unité catholique existe, elle existe seule au monde ; elle suppose une force unitaire, une souveraineté intellectuelle : qui nous l'a donnée, puisque les idées ne la donnent pas, et que l'esprit de l'homme ne la possède pas ? Évidemment un autre esprit que le nôtre est en nous, un autre esprit nous anime, un autre esprit nous garde, un autre esprit nous parle, l'esprit qui s'était retiré de l'homme à Babel, et qui est revenu le jour de la Pentecôte : l'Esprit de Dieu ! Le monde est Babel, l'Église est la Pentecôte. Si Dieu n'est pas dans l'Église, ce sera quelque autre chose, mais à coup sûr ce ne sera pas l'homme.

J'ai poussé jusqu'à l'extrême, Messieurs, L'analyse des causes qui expliquent le mystère de l'unité catholique. Je m'arrêterai encore un instant pour dire un dernier mot au rationalisme.

Le rationalisme nous reproche souvent de manquer de justice à son égard. Il semble croire que nous lui contestons le domaine entier de la vérité, comme s'il était incapable de découvrir ou d'affirmer jamais une seule idée vraie ; nous n'allons pas jusque-là. Mais, quoi qu'il en soit de ce point, la question entre lui et no-us est aussi une question de souveraineté ; nous lui disons qu'eût-il la vérité tout entière, eût-il même, s'il est possible, plus de vérité que l'Église n'en possède, il ne rallierait point les esprits dans une unité stable, telle qu'elle est nécessaire à la vie de l'humanité, parce que le rationalisme le plus sincère et le plus religieux n'est qu'un effort de l'homme en faveur de l'homme, une tentative de souveraineté destinée à se briser toujours contre l'immense force schismatique qui est malheureusement en activité dans le monde moral. Nous ne réclamons pas même pour nous, en tant qu'hommes, celte souveraineté qui échappe depuis six mille ans aux mains du rationalisme ; nous savons qu'aucun esprit n'est le souverain d'un autre esprit. Nous professons qu'il est impossible, même à Socrate et à Platon, de se faire un seul disciple, et, à plus forte raison, un seul sujet. L'unité de l'Église est pour nous un phénomène divin, qui ne s'explique que par la présence perpétuelle de l'Esprit de Dieu au milieu de nous. Nous croyons que Dieu s'est réservé la souveraineté intellectuelle, et que tout essai pour s'en emparer n'aboutira jamais qu'à la servitude des âmes par l'autocratie, ou à leur ruine par le doute et la négation. Ces deux épreuves, du reste, sont nécessaires à la glorification de l'unité catholique, afin qu'assaillie toujours par des imitateurs armés de la science ou du casque, elle passe au milieu de leurs complots sans faillir à sa destinée, toujours vierge, toujours mère, toujours reine, et voyant s'évanouir en fumée les espérances d'une rivalité qui ne la suit toujours que pour la couronner toujours.

TRENTE ET UNIÈME CONFÉRENCE

DE L'ORGANISATION ET DE L'EXPANSION DE LA SOCIÉTÉ CATHOLIQUE

Monseigneur,

Messieurs,

C'est sans doute beaucoup d'avoir mis au monde une société intellectuelle publique, d'y avoir établi des idées immuables, fondamentales, librement reconnues et acceptées par des intelligences de tout rang. La doctrine catholique l'a fait, et aucune autre ne l'a fait après elle. Mais, si remarquable que soit cet ouvrage, et bien qu'on ne puisse l'attribuer qu'à l'Esprit de Dieu, tant l'esprit de l'homme est faible et incapable d'un tel monument, toutefois, ce n'est point encore là le terme de l'action sociale réservée à la doctrine catholique. La société qu'elle a créée ne s'appelle point du nom abstrait dont nous nous sommes servi jusqu'à présent, elle ne s'appelle point une société intellectuelle publique : son nom est plus grave, plus significatif, plus difficile à porter, plus célèbre, enfin, et vous m'avez déjà tous prévenu, Messieurs, en l'appelant l'Église, ou la société catholique. Oui, c'est là son nom ; et ce nom suppose d'abord qu'il ne s'agit pas d'une société purement intellectuelle, mais d'une société organique, où l'unité doctrinale a pris corps sous un pouvoir hiérarchique, législatif, judiciaire et administratif, c'est-à-dire sous un pouvoir jouissant de la totalité des attributs nécessaires à la vie réelle d'une société. Telle est, en effet, la société catholique, et je l'ai fait voir il y a dix ans, lorsque, paraissant pour la première fois dans cette chaire, et saisissant le phénomène catholique par son côté le plus extérieur, j'ai traité de l'organisation de l'Église, ce qui m'impose le devoir de ne pas m'y arrêter aujourd'hui. Je passerai donc outre, et je vous ferai remarquer que le nom de catholique ne réveille pas seulement l'idée de l'unité intellectuelle dans un corps organique et vivant, mais que, de plus, il signifie l'expansion universelle de cette unité : prodige si grand, que l'Église, inspirée de Dieu et dédaignant tous ses autres titres, tels que ceux d'une, de sainte, d'apostolique, qu'elle tenait aussi du premier concile œcuménique de Nicée, a retenu le nom de catholique, comme le nom qui lui appartient par excellence ; et qui, souverainement incommunicable, exprime le mieux celte force divine et créatrice qui, après l'avoir douée de lumière, de sainteté, d'unité, d'organisation, a fini par la pousser dans le monde avec cette dernière couronne de l'universalité.

Parlons donc de la société catholique, parlons de son expansion dans l'espace et l'humanité. C'est l'objet de cette Conférence, où vous verrez encore tant de nouvelles preuves de la toute-puissance de notre doctrine, qu'elles finiraient par me lasser. Oui, le scrupule qui me vient quelquefois, Messieurs, c'est de vous fatiguer de cette longue exposition de miracles ; c'est qu'à force de vous répéter que le doigt de Dieu est là, le prodige n'arrive pour vous à l'état de lieu commun. Soutenez-moi contre un si singulier désespoir ; sachons considérer jusqu'au bout l'œuvre divine, si variée d'ailleurs dans son uniformité de force, de sagesse et de bonté.

L'Église est catholique, c'est-à-dire universelle, et, en effet, s'il est vrai que Dieu ait fondé une société, comment en eût-il fait le privilège d'une caste ou d'un peuple, d'un continent ou d'un hémisphère ? Si Dieu a voulu bâtir de ses mains un édifice social, assurément il l'a préparé pour tous. Tandis que les hommes, quelle que soit la magnanimité de leurs desseins, travaillent pour eux, pour leur nation, pour une gloire et un horizon toujours bornés, Dieu fait luire son soleil sur tous ; il illumine les aigles au haut des montagnes et les oiseaux obscurs qui chantent leur Créateur à l'ombre d'un épi de blé. Il songe à un brin d'herbe comme il songe à un cèdre ; il s'occupe d'un atome comme d'une étoile ; et l'universalité étant le caractère de ses moindres œuvres, à plus forte raison en imprimera-t-il le sceau à une société formée de ses mains pour la conservation et la propagation de la vérité. Non pas que, malgré ce désir d'étendre et d'assurer parmi les hommes le règne de la lumière, il fasse violence à notre liberté et ne nous permette pas d'échapper aux mailles du filet qu'il a déployé sur nous : non, ce droit nous reste dans toute sa plénitude, et il nous explique les apparentes faiblesses de l'ouvrage divin. Si le filet se rompt, comme le dit expressément l'Évangile, c'est que l'œuvre de Dieu n'exclut pas l'œuvre de l'homme, et que la liberté se fait jour à travers la souveraineté, sans détruire pourtant le caractère de l'action supérieure et maîtresse, qui triomphe finalement jusque dans l'imperfection provisoire du résultat.

L'Église, disons-nous, la société intellectuelle fondée par la doctrine de Jésus-Christ, est catholique ou universelle dans son expansion. Mais, afin de bien l'entendre, remarquons une seconde fois qu'il ne s'agit pas d'une simple expansion des idées immuables et fondamentales qui constituent le christianisme ; ce serait déjà une magnifique universalité, et néanmoins ce n'est là qu'une partie du mystère de diffusion que nous appelons la catholicité. Outre l'expansion de l'unité doctrinale, la catholicité emporte avec soi l'expansion de l'unité hiérarchique, législative, judiciaire et administrative ; elle emporte la création d'un pouvoir doctrinal universel, d'un pouvoir hiérarchique universel, d'un pouvoir législatif universel, d'un pouvoir judiciaire universel, d'un pouvoir administratif universel ; ce qui est tout simplement le comble de la folie. Voilà la thèse de la catholicité.

Quand même les protestants porteraient leur doctrine par tout l'univers, quand même cette doctrine serait aussi une et immuable qu'elle est divisée et mobile, qu'auraient-ils fait ? Ils auraient semé la Bible dans le monde, et, avec la Bible, certaines idées qui- y sont contenues ; mais ils n'auraient point établi universellement leur hiérarchie, puisqu'ils n'en ont point ; leur législature, puisqu'ils n'en ont point ; leur magistrature, puisqu'ils n'en ont point ; leur administration, puisqu'ils n'en ont point. Ils auraient fait un chef-d'œuvre intellectuel, mais qui n'aurait rien de comparable à celui de la société catholique, asseyant partout, avec sa doctrine, son unité hiérarchique, législative, judiciaire et administrative. Il me semble que les termes du mystère sont entendus.

Et ce petit dessein, Messieurs, ce petit dessein d'un établissement catholique dans le monde, il n'a pas été seulement celui de Dieu. Il y a bien longtemps, même sans remonter jusqu'à Nemrod, Ninus et Sésostris, que les rois caressent cette pensée, et qu'à l'exemple de Nabuchodonosor, ils assemblent leurs grands et leurs généraux dans la solitude de leur cabinet pour leur déclarer qu'il sont l'intention de soumettre l'univers à leur domination. Il y a bien longtemps aussi que ces rêves de géant s'évanouissent au réveil de la réalité. Car, dès que l'homme veut s'étendre, dès qu'il s'adresse à l'espace, il rencontre dans la nature même matérielle un obstacle invincible à son ambition. Les anciens disaient très spirituellement que la nature a horreur du vide ; ils eussent pu dire encore mieux qu'elle a horreur de l'universalité, j'entends de l'universalité factice par où nous voudrions la soumettre au même sceptre et à la même main. L'espace est admirable sous ce rapport. Dieu lui a fait trois genres de barrières contre l'ardeur de nos envahissements politiques et religieux. Le premier, c'est la distance. À mesure que le rayon s'éloigne du centre, sa dépendance fléchit ; on obéit à cent lieues ; à mille, on n'obéit guère ; à trois mille, on n'obéit plus ; tous les liens se relâchent et se brisent par le seul effet du chemin. Si quelque unité momentanée subsiste entre la métropole et la colonie, le temps ne tarde pas à sonner l'heure de l'affranchissement. L'histoire est pleine de ces avertissements que la distance ne cesse de donner à notre orgueil.

Mais la distance n'est pas le seul rempart dont la nature ail armé l'espace contre nos entreprises d'universalité. Si la distance est l'épée de l'espace, la configuration en est le bouclier. Et quel bouclier fondu et ciselé de main de maître ! Suivez de l’œil ces chaînes de montagnes si artistement disposées pour créer des frontières inexpugnables ; ces sables brûlants que le dromadaire et le chameau franchissent à peine, et que les vents protègent encore contre la marche du voyageur et du conquérant ; ces steppes arides et inhabités où le despotisme n'a plus de points cardinaux pour se retrouver ; ces marais pestilentiels ; ces îles perdues au sein des mers et gardées par des récifs ; ces glaces des pôles ; ces tempêtes de l'Océan ; tous ces mille obstacles distribués avec tant d'art, et que soixante siècles d'efforts et d'explorations n'ont pas surmontés.

Ce n'était point assez. Le climat est venu se joindre à la distance et à la configuration pour faire du globe entier un défi à notre impuissance. Le soleil a choisi une route qui nous apporte sa chaleur avec une avarice et une prodigalité calculées ; quelques jours de marche, quelques degrés de latitude franchis, et cet homme puissant, Cyrus, Cambyse, qui vous voudrez ; le voilà qui ne peut plus porter son casque, et qui désarme sa poitrine ! Encore un jour, encore un pas au-devant du soleil, et cette armée florissante, qui se promettait l'empire du monde, la voilà qui se pâme sous la pression invisible de l'atmosphère ; le cavalier descende l'ombre de son cheval ; le fantassin se couche par terre ; ils sont comme un enfant qui s'est promené une heure de trop et qui se pend à la robe de sa nourrice ! Nous touchons aux rivages fortunés de l'Italie ; il semble que son ciel et le nôtre sont deux frères nés à une seule année d'intervalle : mais qui n'a vu la douleur de quelque enfant de l'Italie transporté par l'exil sous ces nuages de France qui nous plaisent tant ? En vain le pauvre proscrit se réchauffe-t-il aux rayons de notre liberté ; sa tête se penche, par le poids du souvenir et du regret, comme une fleur qui a été transportée d'une terre lointaine sur un sol qu'elle ignorait, et qui s'y consume sans joie et sans parfum, parce qu'elle est privée du soleil, des ombres et des vents de sa patrie.

Ainsi résiste l'espace à nos songes d'universalité, et tous les conquérants, l'un après l'autre, sont venus s'y briser. Quand ce jeune Macédonien, après Granique, Issus et Arbelles, eut touché les bords de l'Indus, et que son cœur impatient le portait encore plus loin, jusqu'à ce qu'il eût gravé son nom à la limite même de l'univers, son armée l'arrêta. En vain se cacha-t-il sous sa tente, armé de la bouderie de toute sa gloire, il fallut céder, et qu'il s'en allât mourir à Babylone dans un festin, ne sachant plus que faire de sa puissance et de son ambition. Les Romains, cette race si patiente à préparer ses conquêtes, si âpre à les étendre, et qui savait si bien fondre la solidité dans l'étendue, les Romains connurent le même écueil. Parvenus au Rhin et à l'Euphrate, ils eurent là une barrière que les conseils de leur sénat et les agitations de leur forum ne purent soulever. Au delà du Rhin, Varus laissait les ossements de ses légions ; et par delà l'Euphrate, Crassus payait de sa vie et de sa renommée la témérité qu'il avait eue de le franchir. Les exemples ne tariraient pas, et notre siècle même en a vu le fantastique retour.

Longtemps le dernier des capitaines avait rivé le sort à sa volonté ; les Alpes et les Pyrénées avaient tremblé sous lui ; l'Europe en silence écoutait le bruit de sa pensée, lorsque, las de ce domaine où la gloire avait épuisé toutes ses ressources pour lui complaire, il se précipita jusqu'aux confins de l'Asie. Là, son regard se troubla, et ses aigles tournèrent la tête pour la première fois. Qu'avait-il donc rencontré ? Était-ce un général plus habile que lui ? Non. Une armée qu'il n'eût pas encore vaincue ? Non. Ou bien était-ce l'âge qui refroidissait déjà son génie ? Non. Qu'avait-il donc rencontré ? Il avait rencontré le protecteur des faibles, l'asile des peuples opprimés, le grand défenseur de la liberté humaine : il avait rencontré l'espace, et toute sa puissance avait failli sous ses pieds.

Car si Dieu a créé de telles barrières au sein de la nature, c'est qu'il a eu pitié de nous. Il savait tout ce que l'unité violente renferme de despotisme et de malheur pour la race humaine, et il nous a préparé dans les montagnes et dans les déserts des retraites inabordables ; il a creusé la roche de saint Antoine et de saint Paul, premier ermite ; il a tressé avec la paille des nids où l'aigle ne viendra pas ravir les petits de la colombe. 0 montagnes inaccessibles, neiges éternelles, sables brûlants, marais empestés, climats destructeurs, nous vous rendons grâces pour le passé, et nous espérons en vous pour l'avenir ! Oui, vous nous conserverez de libres oasis, des thébaïdes solitaires, des sentiers perdus ; vous ne cesserez de nous protéger contre les forts de ce monde, vous ne permettrez pas à la chimie de prévaloir contre la nature, et de faire du globe, si bien pétri par la main de Dieu, une espèce d'horrible et étroit cachot où l'on ne respirera plus librement que la vapeur, et où le fer et le feu seront les premiers officiers d'une impitoyable autocratie !

Mais peut-être ce que les conquérants n'ont pas pu, les doctrines l'auront fait ? Pas davantage, Messieurs, et il suffira d'un mot pour vous le montrer. Parmi les doctrines, celle dont le mouvement expansif a été le plus remarquable et qui a le moins mal imité les procédés du christianisme, c'est incontestablement le bouddhisme indien ; car le mahométisme ne saurait lui être mis en parallèle, puisqu'il n'a jamais été qu'une conquête violente, et qu'il rentre ainsi dans les observations que nous présentions tout à l'heure sur les conquérants. Le bouddhisme indien à eu, au contraire, une propagation pacifique et étendue qui attire à bon droit l'attention, quand il s'agit de l'expansion comparée des doctrines. Toutefois son procès est facile, et son nom même d'indien décide la question. Pourquoi le bouddhisme a-t-il limité son prosélytisme et ses progrès aux deux presqu'îles de l'Inde, au Thibet, à la Tartarie, à la Chine et au Japon ? Ces régions, il est vrai, sont considérables ; mais quelle faiblesse dans une doctrine qui va si loin dans des contrées contiguës et analogues, et qui, une fois ce développement acquis, s'y enterre toute vive sans faire un pas de plus ni par terre ni par mer ! Nous avons en France la liberté des cultes : pourquoi le grand lama du Thibet ne nous envoie-t-il pas des missionnaires ? Qu'a-t-il à craindre ? Depuis six cents ans qu'il a vu nos religieux et qu'il parodie notre culte, qui l'empêche de s'en montrer reconnaissant et de nous initier aux idées de Bouddha ? Remarquez, Messieurs, que je ne parle que des idées, lorsqu'il s'agit aussi d'action hiérarchique, législative, judiciaire et administrative. Mais ce serait trop demander au bouddhisme que de chercher qui obéit sur la terre au grand lama, et de quelle société organique il est véritablement le centre et l'unité. Bornons-nous aux idées, et par cet effort si vain du bouddhisme, si étroit, et qui est pourtant la plus vaste tentative d'universalité doctrinale en dehors du christianisme, jugez du miracle de la catholicité. Jugez-en par l'espace si restreint où se meuvent toutes les autres sociétés organiques qui peuplent l'univers. Qu'est-ce que le plus grand empire du monde sur une carte de géographie ? Qu'était-ce que cette fameuse monarchie des Espagnes et dès Indes sur laquelle le soleil ne se couchait pas ? Quelques degrés de longitude et de latitude ont raison de tout le pouvoir humain, et c'est une maxime que l'étendue dévore l'unité.

La société catholique a seule échappé à cette loi des choses finies. A peine arrosée du sang tombé de la croix, à peine animée du souffle de la Pentecôte, elle a franchi l'Euphrate et le Rhin, elle a visité la Scythie, l'Inde, l'Éthiopie, et pendant que l'empire se partageait entre des maîtres, ou cédait de sa terre aux barbares dont il était assiégé, elle répandait, sur la surface multiple du sol romain, son unité doctrinale, hiérarchique, législative, judiciaire et administrative, resserrant et fortifiant son organisme sociale mesure que l'ancien monde voyait périr le sien. L'Angleterre, l'Hibernie, la Germanie, toutes les plages du Septentrion lui ouvrirent, chacune en son temps, leur territoire plus neuf. Elle passa le cap de Bonne-Espérance avec Vasco de Gama, elle descendit en Amérique avec Christophe Colomb, elle suivit, la croix à la main, tous les aventuriers du quinzième et du seizième siècle, élevant à côté de leurs noms les noms de Las Casas, de saint Louis Bertrand, de saint François Xavier ; fondant des chrétientés à l'abri des comptoirs, poursuivant et charmant les sauvages jusque dans leurs plus secrètes forêts ! Où n'est-elle pas aujourd'hui ? Où n'est-elle pas avec son unité tout entière ? Voici qu'elle s'éparpille, sans se diviser, dans toutes les baies de l'Océanie. Du haut de sa chaire une et immuable, le père de cent cinquante millions d'hommes dispersés par toute la terre élève la voix qui enseigne, il est cru ; il nomme des évêques, on les reçoit ; il promulgue une loi, on la vénère ; il prononce un jugement, on s'y soumet ; il règle des cérémonies, on les pratique. La distance, la configuration, le climat, rien n'altère la majesté qui commande et l'obéissance qui accomplit, ou si quelque différence se remarque entre le respect qui est proche et celui qui est lointain, elle est toute en faveur du pouvoir, à mesure qu'il est plus désarmé.

Quel miracle, Messieurs ! L'Angleterre touche à tout par sa politique et ses vaisseaux ; mais dites-lui d'établir quelque part sa hiérarchie, sa législation, sa magistrature et son administration, sans s'assujettir par la force le point du globe où elle les portera : l'Angleterre croira que vous vous moquez. C'est pourtant ce que la Rome catholique fait tous les jours sans que personne y prenne garde, tant sa souveraineté organique et universelle est devenue un élément naturel de l'humanité. On a vu cette même Angleterre dont je parlais, se séparer de Rome, la proscrire, inventer contre elle des supplices atroces, et, malgré cet appareil, pendant trois cents ans consécutifs, Rome a conservé au sein de cette île superbe une chrétienté qui recevait ses envoyés, ses lois, ses jugements, qui priait avec elle, qui pensait avec elle, qui souffrait et se réjouissait avec elle, qui mourait heureuse pour elle. Encore une fois, Messieurs, quel miracle ! et comment l'expliquer ?

Ah ! je vais vous le dire : c'est que la nature se révolte contre l'orgueil et la domination ; mais contre la vérité, contre le bien, contre Dieu, il n'y a pas de montagnes, pas de déserts, pas de glaces, ni de soleil ardent, ni de mers orageuses, ni de barrières armées. Et c'est pourquoi le Prophète, annonçant de loin cette puissance d'universalité dans l'Église, et s'y complaisant d'amour, ne se lassait pas de porter à la nature un triomphal défi, ainsi que nous entendons, dans l'office même de ce jour, Isaïe crier de toute sa force : Montagnes, montagnes et collines, vous serez abaissées ; chemins tortueux, vous serez redressés, sentiers escarpés et âpres, vous serez doux comme la plaine. Et ailleurs, et mille fois : Passez, passez par les portes, préparez la voie au peuple, aplanissez la route, choisissez les pierres, élevez un signe pour que tout le monde le découvre. Et pourquoi, ô Prophète ? pourquoi les portes doivent-elles s'ouvrir, les barrières tomber, la nature perdre toutes ses jalouses précautions ? Ah ! répond le Prophète : C'est que le Roi vient, il vient avec justice et douceur, il est pauvre, il est monté sur une ânesse et sur le fils de l'ânesse. Voilà ce qui ouvre tout et ce qui change tout. Ouvrez les portes, laissez passer la nation juste, la nation qui garde la vérité. La science n'avait pas passé ; la puissance n'avait pas passé, Ninive, Babylone, Alexandre, les Romains n'avaient pas passé ; mais le Fils de l'homme, monté sur le fils de l'ânesse, il passera, il a passé, et passé pour ne sortir jamais.

Me demanderez-vous encore pourquoi ? et vous le dirai-je sous une autre forme ? C'est que la vérité donne du courage pour gravir les montagnes, pour habiter les déserts et s'accoutumer au soleil. Un missionnaire part, sachant bien qu'il ne vivra que dix ans : que lui importe ? La vérité qu'il annonce est éternelle, l'éternité lui rendra les jours qu'il aura perdus. Nul ne vous rendra les vôtres, ô hommes qui ne travaillez que pour vous, nul ne sera votre récompense que vous-mêmes. Mais Dieu se souvient d'un verre d'eau donné en son nom ; l'apôtre le sait, il quitte sa patrie, sa famille, il se quitte lui-même pour porter jusqu'aux extrémités du monde le verre d'eau de la vérité, et c'est ce verre d'eau, protégé par Dieu qui l'envoie, et par la charité qui le porte, c'est ce verre d'eau qui triomphe de l'espace où tous les conquérants ont péri. Suivons ses destinées, et, après l'avoir vu aux prises avec la nature, voyons-le aux prises avec la chair et le sang.

De même que l'espace, l'humanité a en elle des ressources infinies contre l'expansion de l'universalité ! La première est sa division par races. Car, bien que le genre humain sorte d'un tronc unique et primordial, et que le même sang coule dans ses veines, cependant il a une facilité extrême et presque inexplicable à tirer de cette unité primitive des générations distinctes par leur physionomie, leurs aptitudes, leurs goûts, leurs mœurs et leur histoire. Si ces caractères distinctifs étaient variables et intransmissibles, il n'y aurait pas de races ; la race suppose à la fois une variation dans l'espèce et la perpétuité de cette variation : c'est-à-dire le concours d'une force mobile pour produire la diversité, et d'une force immuable pour la maintenir. Quelque difficile qu'il soit de comprendre ce phénomène, jusque-là que des. savants ont mieux aimé douter de l'origine commune du genre humain, toutefois il nous touche de si près et par tant de côtés, que nous le constatons à tout moment dans les familles, les provinces et les nations. Quiconque a voyagé reconnaît au premier coup d'œil un Anglais, un Espagnol, un Italien, un Allemand, peuples pourtant si voisins les uns des autres, et liés ensemble depuis plus de mille ans par la religion, la paix, la guerre, le commerce, les lettres, les arts, et presque par un même ciel, tant les différences de climat y ont de modération. En France même, sous l'empire d'une unité sociale qui a eu sans doute sa gradation, mais qui a toujours existé plus ou moins, le type des provinces de la monarchie est encore saisissable à l'œil de l'observateur. Il ne confondra jamais le Français du Nord avec le Français du Midi, le Breton avec l'Aquitain, le Bourguignon avec l'Auvergnat. Si telle est la puissance de la race dans des contrées limitrophes, malgré tant de causes qui devraient l'anéantir, que sera-t-elle lorsqu'il s'agira du Grec et de l'Hindou, du Caraïbe et du Chinois ! Trois grandes races primitives, celles de Sem, Cham et Japhet, ont rompu le genre humain en trois branches, marquées d'un énergique caractère de diversité ; et, dans ces branches mêmes, la diversité s'est multipliée presque à l'infini, avec une mobilité et une persévérance égales l'une à l'autre, et qui font du monde moral ce que la distance, la configuration et le climat ont fait du monde physique, un théâtre rebelle à toute tentative d'universalité. Il le fallait encore, afin que, les races se contre-balançant, nos destinées ne fussent pas à la merci du premier peuple qui aurait été le plus fort.

Cet obstacle n'était pas préparé contre la puissance de la vérité et de la charité ; aussi la société catholique a passé par-dessus avec un très facile élan. De la race de Sem, où elle avait toutes ses racines d'antiquité par le peuple juif, elle s'est jetée sur la race de Japhet, qui remplissait l'Europe, sans négliger l'Afrique, la vieille patrie de Cham. Associée aux grands rameaux, son mélange avec les rejetons inférieurs n'a plus été qu'un jeu ; les barbares, l'un après l'autre, l'ont reconnue pour leur mère ; et quand les deux Indes s'ouvrirent à l'orient et à l'occident devant nos heureux navigateurs, les cent races de ces nouveaux continents ne regardèrent pas à la peau de l'Église : elle était colorée par le sang de Jésus-Christ, qui est le sang universel.

Cette assimilation de la société catholique à toutes les races humaines est d'autant plus remarquable, Messieurs, qu'elles ne sont pas toutes au même état de culture sociale, et qu'outre la distinction de leur caractère natif, elles appartiennent encore à des âges différents, qui sont la barbarie, la civilisation, la décadence et l'état sauvage.

La barbarie est l'enfance des races. Elle se reconnaît à la prépondérance du corps sur l'esprit. Le barbare vit du sang et non de la pensée. Quand, au contraire, l'esprit commence à prévaloir sur le corps, c'est le règne de la civilisation qui s'annonce : règne illustre consacré par le développement des lettres, des sciences et des arts, par une activité grave et simple qui remplit la vie en l'élevant. A l'époque de décadence, le corps reprend le dessus, non plus le corps grossier du barbare, mais le corps poli, parfumé, usé, pétri d'intelligence, et, toutefois, revenu aux instincts les plus vils, instincts que l'ignorance n'excuse plus, que la vigueur n'explique pas, et qui font de l'âme ainsi tombée le repaire ignoble d'un égoïsme délicat et subtil. L'état sauvage, le dernier de tous, est le retour à la barbarie, mais à une barbarie ruinée, qui n'est plus même capable de soutenir les rudiments d'une société.

Il n'est pas malaisé, Messieurs, de saisir quels obstacles l'expansion de l'universalité rencontre dans ces âges si divers des générations, et de quelle souplesse d'organes l'Église doit être douée pour se les assimiler sans rien perdre elle-même de la plénitude de son âge et de l'éternité de sa civilisation. Voua savez si elle a réussi. S'agit-il de la barbarie, elle a converti ces nuées d'hommes qui ont dévoré l'empire romain. S'agit-il de la civilisation, elle s'est formée au siècle d'Auguste ; elle a formé elle-même le siècle de Léon X et celui de Louis XIV. S'agit-il de la décadence, le Bas-Empire est là pour y dire son action. S'agit-il enfin de l'état sauvage, elle a créé le Paraguay, et, des rives de la Plata aux lacs et aux montagnes du Canada, elle s'est fait aimer par les tribus errantes des deux Amériques d'un amour naïf et saint qui touche plus le cœur que les scènes mêmes des catacombes et des martyrs. Elle a donc tout soumis, elle s'est tout assimilé dans l'échelle des races et des âges sociaux : les peuples enfants, les peuples virils, les peuples vieillards, les peuples retournés à l'enfance. Mais ce n'est point encore là le succès le plus décisif de son universalité ; en ayant eu affaire aux races, elle a eu affaire à quelque chose de plus terrible que les différences d'origine, de culture et de mœurs, elle a rencontré l'obstacle de la nationalité.

Une nation est une race condensée dans un territoire et dans une organisation. L'organisation n'est autre chose que l'unité résultant d'un pouvoir hiérarchique, législatif, judiciaire et administratif. Ce pouvoir, ce sont les entrailles mêmes de la nation., toute sa vie, toute son histoire, tout son orgueil, puisqu'elle n'est un corps que par lui, qu'elle n'agit que par lui, qu'elle ne subsiste que par lui. Ce seul mot, Messieurs, vous révèle l'abîme où nous voici tombés. Une nation est une unité réelle et organique, ayant la totalité des attributs du pouvoir ; et, par conséquent, lorsque la société catholique, ayant aussi la totalité des attributs du pouvoir, se présente à une nation, elle ne lui demande ni plus ni moins que d'admettre chez elle, à ses foyers, sur ses places, dans ses conseils, une autre hiérarchie que sa hiérarchie nationale, une autre législature que sa législature nationale, une autre magistrature que sa magistrature nationale, une autre administration que son administration nationale, une autre unité que son unité nationale, une autre vie que sa vie, une autre souveraineté que sa souveraineté. Je vous adjure, Messieurs, cela est-il possible ? Le poète l’a dit :

On ne partage pas la grandeur souveraine.

Et l'on demande à une nation de partager sa pourpre ! l'on veut que, comme saint Martin coupa son manteau en deux pour en couvrir un pauvre, une nation coupe en deux son vêtement pour le donner, non pas à un pauvre, mais à un plus riche qu'elle-même, à une société qui se prétend universelle, et qui, par le fait, n'a aucune limite assignable dans l'espace et dans le temps ! Je vous le répète, humainement cela est-il possible ?

Il faut bien que la difficulté soit grande, puisque encore aujourd'hui, vous le savez, malgré l'ascendant d'une chose accomplie, quoique la France soit une nation catholique et que les idées de liberté de conscience y soient fort goûtées, cependant un des obstacles à la réconciliation religieuse des esprits dans notre patrie, c'est le préjugé qui nous reproche d'appartenir à un souverain étranger. Je ne le justifie pas, mais il existe ; il est pardonnable peut-être à qui n'est pas éclairé de la lumière divine, et qui, laissant de côté l'histoire, juge des choses les plus profondes par certaines apparences ou conclusions du sens commun. Ne l'oublions pas, Messieurs ; dans nos discussions, sachons compatir à ceux qui n'ont pas la même foi que nous, et auxquels nous demandons le respect d'un miracle aussi étonnant que le miracle de la catholicité. Car ce miracle enfin, malgré son incompatibilité apparente avec les droits sacrés des nations, il s'est accompli. Il est admis en Europe, et chez tous les peuples civilisés de l'ancien et du nouveau continent, qu'il existe deux puissances distinctes par leur nature et leur objet, toutes les deux venant de Dieu, toutes les deux souveraines, chacune dans leur sphère, pouvant se séparer ou s'unir selon des conditions équitables réciproquement acceptées. Ce dogme, à la fois humain et divin, est regardé comme l'un des palladiums de la liberté et de la civilisation, et, malgré l'influence des préjugés nationaux, nulle intelligence ne comprendrait, plus une religion puisant sa vie à la même source que les droits et les intérêts temporels, gouvernée par les mêmes lois et soutenue par les mêmes mains. Notre siècle, Messieurs, s'est ouvert sous ces grands auspices d'un traité entre les deux puissances, entre la société catholique, représentée par un vieillard dont le prédécesseur était mort captif, et la société française, représentée par un jeune consul, mais que la victoire avait vieilli avant le temps et préparé pour un de ces offices solennels qui fondent ou qui sauvent les nations. A sa voix, malgré le sourire encore vivant du dix-huitième siècle, les enseignes de la république et la croix de Jésus-Christ se baissèrent pour se reconnaître et se toucher, et l'Europe étonnée, voyant le vainqueur des Pyramides couvrir cet embrassement de la magie de son renom, connut que Jésus-Christ était encore le maître du monde.

Je devrais m'arrêter là, Messieurs, car que dire de plus ? Que reste-t-il dans le miracle de la catholicité qui ne soit révélé à votre admiration ? Peut-être, Messieurs, peut-être ! De la race et de la nationalité naît dans le cœur de l'homme l'amour de la patrie, sentiment profond et exclusif, qui se nourrit de l'histoire du passé et des souvenirs de notre vie personnelle, où se rapporte tout ce que nous avons vu, fait et été, depuis les jours bénis de notre enfance jusqu'aux agitations de notre maturité et à la perspective de notre tombeau. Là, tout est saint ; là, rien n'est à perdre ; aucune transaction ne doit toucher le seuil d'un endroit de notre âme aussi révéré. Mais notre inscription dans une autre société, qui est universelle, notre adhésion à des pensées et à des lois d'un ordre plus grand, notre association à d'éternelles destinées ne flétriront-elles pas jusqu'à sa racine l'amour de la patrie ? Ici, Messieurs, vous du moins qui êtes chrétiens, vous pouvez répondre pour moi. Vous savez- avec quel art Dieu a fondu dans votre cœur le sentiment catholique et le sentiment patriotique ; par quel mouvement simple et inaperçu de vous-mêmes, vous ne faites qu'une seule chose de la maison de votre enfance, de l'église, du cimetière, des bois, des champs, de la prière et de l'amitié, chers et pieux éléments de votre vie, dont elle n'est pas plus embarrassée que la fleur ne l'est de la terre où elle puise sa sève, et du ciel où elle respire. L'histoire du monde répond à l'histoire de votre cœur. Elle a dit assez haut quel fut partout, dans les batailles et dans les conciles, le dévouement des catholiques aux jours où la patrie le réclame. Elle a dit si le patriotisme a diminué dans le monde depuis Jésus-Christ, et si, comme autrefois, parce que le temple s'est agrandi, on ne combat plus pour l'autel et le foyer, ces deux choses sacrées que les anciens ne séparaient pas. Le doute n'est pas possible à cet égard. Chaque nation catholique a eu ses Machabées ; la religion a pris parti dans leur gloire et leurs intérêts sans cesser d'être universelle, elle a béni sans trahison les drapeaux opposés, elle- a chanté la victoire et honoré la défaite à la fois, comme Dieu, du haut de son trône, malgré la diversité des peuples et des événements, étend sur tous l'impartialité passionnée de son amour. Nul ne s'y trompe ; tout le monde sent que la patrie et l'Église, le sentiment national et le sentiment religieux, loin de s'exclure, se fortifient l'un par l'autre, s'élèvent l'un par l'autre, et que, touchant à la poitrine de chacun de nous, le ciel et la terre y rendront ce cri célèbre :

A tous les cœurs chrétiens que la patrie est chère !

Comment cette fusion a-t-elle pu s'opérer ? Par quel mystère le temps et l'éternité rendent-ils en cela le même son ? Peu nous importe de le découvrir ou de l'ignorer. Acceptons les bienfaits de Dieu, même quand nous ne savons pas dans quel trésor il les a puisés. C'est lui qui a fait la patrie, c'est lui qui a fait l'Église, c'est lui qui a fait aussi l'amour qu'il nous demande pour tous deux.

Ma tâche est accomplie, Messieurs ; le prodige de la catholicité vous est connu tout entier. Il a sa racine première dans l'unité publique des esprits fondés par la doctrine catholique ; cette unité a reçu une organisation qui n'en est point séparable, et qui en fait un corps vivant doué de tous les attributs du pouvoir social ; et enfin, l'unité doctrinale et organique, en dépit des résistances de la nature et de l'humanité contre toute expansion illimitée, a fini par s'épanouir en ce royaume universel que l'Écriture appelle le royaume de Dieu.

Toutefois, Messieurs, ce royaume n'est pas universel d'une universalité absolue ; on y entre par un acte de volonté ; on en sort aussi par un acte de volonté. Plusieurs d'entre vous lui sont encore étrangers : je les conjure de voir s'ils doivent plus longtemps lui refuser leur obéissance. Ont-ils loin de lui assis leurs idées dans le repos ? Ont-ils rencontré quelque unité dans les esprits ? Sont-ils satisfaits d'eux-mêmes et du monde ? S'ils ne le sont pas, que tardent-ils à entrer dans le royaume de l'immutabilité, de l'unité, de l'universalité ? Les merveilles qu'ils en ont entendues sont assez visibles pour émouvoir leur intelligence, et la lumière qui leur manque encore est celle même qui les attend au sanctuaire, et qu'on ne voit jamais du dehors. Je les appelle donc à l'intérieur ; je leur dis : Venez et goûtez. Un jour du dedans vous vaudra mieux que mille du parvis.

TRENTE-DEUXIÈME CONFÉRENCE

DE L'INFLUENCE DE LA SOCIÉTÉ CATHOLIQUE SUR LA SOCIÉTÉ NATURELLE QUANT AU PRINCIPE DU DROIT

Monseigneur,

Messieurs,

Toute société a un but, et par conséquent cette grande société que Dieu a fondée sur la terre, la société catholique, a aussi un but. Quel est-il ? Ce n'est pas, Messieurs, un but terrestre. Divinement fondée, la société catholique a un but divin. Elle est le germe visible d'une cité qui ne se voit pas encore, mais qui est la seule véritable, pour laquelle tout a été fait, et dont saint Paul disait : Nous n'avons pas ici-bas de cité permanente, mais nous cherchons celle qui le sera. La société catholique est la préparation de l'éternelle société des justes avec Dieu ; elle forme et mûrit les âmes qui mériteront de le voir un jour dans la nudité de son essence, et de le posséder dans un amour qui ne finira plus. Mais ce but mystique et suprême exclut-il tout autre but ? Ce bienfait final n'est-il précédé d'aucun autre bienfait ? Quel est le rapport de la société catholique avec la société naturelle, c'est-à-dire avec la société qui résulte de nos intérêts et de nos besoins présents ? Y a-t-il divorce entre l'une et l'autre ? La société divine passe-t-elle à côté de la société humaine en la dédaignant, uniquement préoccupée de sa fin ultérieure ? ou bien lui tend-elle une main secourable et amie, et les voit-on marcher ensemble comme deux sœurs qui ne sont pas du même lit, mais qui ont un père commun ? En d'autres termes, l'expansion de la société catholique dans l'espace et le temps a-t-elle été un événement heureux ou malheureux pour l'humanité, ou même un événement qui ne l'a point atteinte dans ses destinées visibles ? Je réponds hardiment, Messieurs, que le développement de la société catholique a produit dans le monde, par un contre-coup inévitable et voulu de Dieu, la plus inespérée et la plus souhaitable des révolutions. Ce sera l'objet des Conférences qui vont suivre. Je ne vous en tracerai pas d'avance la marche et le plan ; vous savez que ce n'est point ma coutume. Je ne suis pas une grande route, dessinée et orientée avec art, mais un simple sentier qui suit comme il peut les escarpements de la montagne, et vous mène au but en vous le cachant. Vous me le pardonnerez sans peine, Messieurs ; la grande affaire est d'arriver, et j'espère, avec la grâce de Dieu, que nous ne nous égarerons point.

La société naturelle a pour fondement la justice ; la justice, juris subsistentia, est la stabilité du droit ; le droit est ce qui est dû à chacun : mais qu'est-ce qui est dû à chacun ? voilà la question. Ainsi, la société naturelle repose sur la justice, la justice sur le droit, et le droit sur une question problématique. Les hommes disputent du droit comme ils disputent de la vérité ; ils disputent de la règle d'agir comme ils disputent de la règle de penser. Question de vérité, question de justice, il n'y en a pas d'autres sur la terre, et ces deux questions suffisent à elles pour donner le branle à des luttes qui ne finiront qu'avec le genre humain.

Ce n'est pas, Messieurs, qu'ainsi qu'il existe dans l'ordre du vrai des notions saisissables à la première vue de l'esprit, il n'existe aussi dans l'ordre du droit des règles primordiales et efficaces, très bien appelées par nous le droit de la nature ; mais, de même que les vérités de sens commun se renferment dans un cercle fort limité, les principes du droit naturel n'étendent pas loin non plus leur juridiction. Il est manifeste pour tous qu'il existe une différence entre le bien et le mal, et qu'assassiner son père ce n'est pas la même chose que de lui porter secours et vénération. Qu'est-ce, toutefois, que ces prescriptions élémentaires quand il s'agit de déterminer selon la justice les relations si compliquées d'un grand peuple, de mettre en harmonie les personnes, les choses, les actes, et d'assujettir à l'ordre jusqu'aux événements les plus imprévus ? On voit à ce travail les plus fermes politiques hésiter et se troubler, faire un pas, puis revenir, semblables au pilote qui cherche sa route dans le ciel, mais à qui le mouvement des nuages et des flots dérobe sans cesse l'étoile polaire.

Il faut cependant que le droit soit fixé ; car nulle cité ne peut se former ni vivre sans une règle de relations, puisqu'elle n'est autre chose qu'un vaste ensemble de relations. Jusqu'au moment où le droit intervient pour les coordonner, la cité n'est qu'un assemblage fortuit d'hommes et d'intérêts incohérents ; le droit est le nœud qui les met en rapport avec eux-mêmes et avec Dieu, qui leur crée un territoire, une souveraineté, une patrie, un avenir. Mais qui posera le droit ? Qui décidera du commandement et de l'obéissance, du travail et du repos, de l'acquisition et de la perte des biens, des peines et des honneurs ? Qui tracera à cette société naissante la route qu'elle doit suivre à travers les hasards du temps, et lui préparera une justice capable de résister à toutes les vicissitudes des affaires et des passions ? Sera-ce une convention volontaire et primitive ? Sera-ce que quelques hommes, se rencontrant au bord d'une forêt, mus par des instincts de défense ou de déprédation, déposeront dans un contrat les rudiments d'une grande société ? On l'a dit, Messieurs, on l'a écrit dans un livre demeuré célèbre jusqu'aujourd'hui, et toutefois l'auteur lui-même, par une vue de retour qui n'a pas été la moins éminente de ses facultés, l'auteur du Contrat social a fini par avouer ce que l'histoire proclame très haut, c'est que toute société humaine a pour père un législateur. Le législateur, homme de la Providence, pose le droit ; il le pose avec autorité, par la vertu d'un ascendant dont Dieu est la première cause, mais qui provient secondairement des qualités de l'homme et des besoins de la cité : ainsi, Moïse, Lycurgue, Solon, Numa, noms vénérés, inscrits au piédestal qui porte la statue des grandes nations. Mais, quelque mémorable qu'ait été leur œuvre, et sans en excepter même Moïse, combien elle a été loin d'atteindre tout ce que l'humanité devait espérer d'une législation ! L'humanité avait besoin d'un droit-principe, d'un droit immuable, d'un droit universel : aucun législateur, avant Jésus-Christ, ne le lui a donné.

J'entends par droit-principe, non un droit tel quel, servant de fondement à une société particulière à cause de l'antiquité et de l'autorité du législateur, mais un droit qui a pénétré si avant dans les entrailles du vrai et du juste, que la force de l'expérience, la critique successive des générations et le cours de l'histoire ne puissent en accuser jamais l'imperfection, ni en ébranler l'empire. Ainsi, par exemple, quand Moïse, descendant du Sinaï, rapportait à son peuple ce commandement : Tu sanctifieras le septième jour, et tu t'y reposeras ; c'était là un élément de droit-principe. Admirez, en effet, même en ne considérant que le côté humain de cette prescription, quelle connaissance profonde de notre nature elle suppose dans le législateur, quelle vue désintéressée des rapports du riche et du pauvre, de l'homme qui travaille et de l'homme qui fait travailler. Ne fallait-il pas un sentiment de justice bien extraordinaire, une rare prévision, pour que de si loin fût posée une loi si étrange en apparence, mais que l'avenir a tellement expliquée et justifiée, en sorte que toute société qui la méprise s'attaque à la dignité, à l'intelligence, à la liberté, à la moralité, à la santé même du peuple, et le livre pieds et poings liés à la cupidité de ses maîtres, jusqu'à ce que, devenu une simple machine à production, perdu de corps et d'âme, il tombe aux mains du premier conquérant qui, en respectant le septième jour, aura tenu ouverte la source de la religion, des bonnes mœurs et de la puissance militaire ? C'est là ce que j'appelle créer un droit-principe, un droit qui ne peut plus reculer, qui est sacré à toujours : et pourquoi sacré ? parce qu'il est né d'un regard au siège même de la justice, d'un éclair descendu d'en haut, où réside en Dieu l'ordre inaltérable et substantiel, et d'où découlent sur nous, avec plus ou moins d'abondance, ces lueurs d'équité qui nous éclairent, et qui, selon leur dispensation, font la destinée des sociétés.

Or, Messieurs, lequel des législateurs de l'antiquité a fondé un droit-principe dans toute sa plénitude ? Moïse, dont je ne devrais peut-être pas parler puisqu'il appartient par son histoire et sa législation à la société catholique, Moïse lui-même n'y a réussi qu'imparfaitement, et quant à tous les autres, il serait inutile de chercher dans leur œuvre rien d'assez essentiel pour être devenu le point de départ du droit, le type primordial et éclatant de toute justice constituée. Le genre humain avait besoin de ce type ; il ne l'a pas reçu d'eux. Les lois de Manou, de Minos, de Solon, de Lycurgue, de Numa, les institutions les plus célèbres gisent à terre, monuments brisés d'une vertu trop médiocre pour avoir réfléchi suffisamment l'éternelle physionomie de la justice incréée. Elles n'ont pas joui davantage du caractère de l'immutabilité, sans lequel la meilleure législation est impuissante à protéger ceux qui vivent sous sa garde. Car tout droit mobile est à la merci des plus forts, quelle que soit la forme du gouvernement, que le peuple ait à sa tète un chef unique ou la majorité d'un corps qui délibère ; dans l'un et l'autre cas, le sort de tous ou au moins le sort de la minorité est sans protecteur, s'il n'existe entre le souverain et les sujets un droit inviolable, qui couvre la cité tout entière et assure le dernier des citoyens contre les entreprises du plus grand nombre et même de tous. Tant que le droit n'est pas cela, il n'est rien. Jean-Jacques Rousseau a dit : " Si le peuple veut se faire du mal à lui-même, qui est-ce qui a le droit de l'en empêcher ? " Je réponds : Tout le monde. Car tout le monde est intéressé à ce que le peuple n'abuse pas de sa force et de son unanimité, attendu que son unanimité retombe toujours finalement sur quelqu'un, et n'est, en somme, qu'une oppression déguisée par l'excès même de son poids. C'est contre tous que le droit est nécessaire bien plus que contre qui que ce soit ; car le nombre a l'inconvénient de joindre à la puissance matérielle la sanction d'une apparente justice. Mais le droit n'est quelque chose contre tous que quand il est doué d'immutabilité, et qu'en vertu de cette ressemblance avec Dieu, il oppose une invincible résistance aux faiblesses de la cité comme à ses conjurations.

Je dis les faiblesses de la cité, car elle doit les craindre autant que sa force. Elle peut être opprimée, comme elle peut opprimer, et elle a besoin d'avoir en elle un élément qui désespère par sa consistance ce flot secret des révolutions que le temps traîne après lui. Tous les législateurs en ont eu l'instinct, et ils ont fait ce qu'ils ont pu pour donner à leur ouvrage le sceau de l'immutabilité. Vous savez la conduite de Lycurgue. Il obtint des Lacédémoniens, sous la foi du serment, qu'ils ne changeraient pas ses lois jusqu'au retour d'un voyage destiné par lui à consulter les dieux. Mais les dieux le retinrent loin de la Laconie, qu'il aima mieux ne revoir jamais plutôt que de lui rapporter avec sa présence une cause d'instabilité. C'était une héroïque action, un trait vraiment antique : qu'est-ce que l'homme pouvait de plus contre le temps ? Et néanmoins quelle fragile base à l'immortalité d'une législation ! Le sublime exilé n'a pas réussi ; ses lois ont moins duré que Sparte, et son ombre ne s'est pas levée du tombeau pour rappeler aux prévaricateurs la sainteté de la foi jurée.

Il en a été de même de tous les autres. Leurs commandements ont péri dans la nation même qu'ils avaient créée ou réformée ; chaque siècle en a emporté des lambeaux, et le reste tel quel qui survivait encore est devenu dans nos écoles une simple relique assujettie à nos dissertations.

Vous n'attendez pas, Messieurs, qu'un droit si faible soit parvenu aux honneurs de l'universalité ; il n'y songeait même pas. L'idée de l'immutabilité lui apparaissait, celle de l'universalité lui était complètement étrangère. La cité était pour la cité, et n'allait pas plus loin ; son droit était sa propriété, le don personnel que lui avaient fait les dieux ; le reste du monde en était exclu comme ennemi, et le droit des gens ne laissait à l'ennemi vaincu aucun asile contre la servitude, la mort et l'extermination. Dans l'intérieur même de la cité, la population tout entière n'était pas appelée au partage du droit ; le citoyen seul, l'initié de la patrie, pouvait l'invoquer, lui demander crédit, assistance et honneur ; les autres, jusqu'au pied des autels, étaient soumis à une expatriation forcée, et, présents à tout, se trouvaient bannis de tout.

Ni droit-principe, ni droit immuable, ni droit universel, voilà, Messieurs, le droit ancien. Une triple inhumanité en faisait le fond. Faute d'un droit-principe qui remontât jusqu'aux sources de l'équité, le faible n'avait aucune protection contre le fort ; faute d'un droit immuable, le petit nombre était sans armes contre le grand nombre ; faute d'un droit universel, l'homme était ennemi de l'homme. Jésus-Christ trouva la société humaine dans cet horrible état d'impuissance à l'égard de son principe fondamental, qui est la justice ; on aura beau, par haine pour lui, creuser l'antiquité, on n'y découvrira pas un autre droit que celui que je viens de dire, et que vous avez tous reconnu. Qu'a-t-il fait de cette société misérable, qui nous glacerait d'épouvante si un seul de ses jours nous apparaissait vivant ? qu'en a-t-il fait ? Il eût pu la fouler aux pieds et en jeter au vent les débris immondes et tyranniques : il ne l'a pas fait. Il eût pu, du moins, la mépriser, et, content de fonder à côté d'elle, pour les âmes droites, une société pure et équitable, abandonner l'ancienne à l'opprobre de la comparaison : il ne l'a pas fait non plus. Il n'a ni détruit ni méprisé, il a créé un monde et relevé l'ancien par le nouveau ; il a donné à la société humaine ce qu'aucun de ses législateurs les plus fameux ne lui avait donné : un droit universel, un droit immuable, un droit-principe.

C'est le spectacle auquel nous allons présentement assister.

Jésus-Christ vient au monde ; il naît comme tous les hommes, dans une cité ; il naît dans un droit particulier ; il naît dans une patrie qui avait son histoire, son fondateur, ses conquêtes, son illustration ; il naît comme un homme qui était attendu par un grand peuple. Et quelle est la première chose qu'il fait tout en se posant comme l'héritier des promesses et des espérances de ce peuple ? Dit-il : Je suis Juif ; je viens pour agrandir ma nation et la porter jusqu'aux extrémités du monde, plus loin que David et Salomon, nos pères ? Non, il ne dit pas un mot de cela, il dit simplement : Je suis le Fils de l'homme. Et peut-être vous n'en êtes pas surpris ; peut-être il vous semble naturel qu'à chaque page de l'Évangile Jésus-Christ affecte de s'appeler le Fils de l'homme, tandis qu'à peine, çà et là, il prend le titre de Fils de Dieu ? Cependant cela n'est pas si peu de chose que vous le croyez, et cette seule expression, le Fils de l'homme, renfermait toute une révolution, la plus grande qui se fût vue jamais. Avant Jésus-Christ, on disait : Je suis Grec, Romain, Juif ; menacé ou interrogé, on répondait fièrement : Civis Romanus sum ego. Chacun se couvrait de sa patrie et de sa cité ; Jésus-Christ n'invoque qu'un seul titre, celui de Fils de l'homme, et il annonce par là une ère nouvelle, l'ère où l'humanité commence, et où, après le nom de Dieu, rien ne sera plus grand que le nom de l'homme, rien de plus efficace pour obtenir secours, honneur et fraternité. Chacune des paroles du Fils de l'homme, chacune de ses actions est empreinte de cet esprit, et toutes ensemble, paroles et actions, forment l'Évangile, qui est le droit nouveau et universel. Une fois l'Évangile au monde, Jésus-Christ envoie ses apôtres le porter au genre humain : Allez, leur dit-il, et prêchez l'Évangile à toute créature. La propagation, la communion, l'universalité, deviennent le mot d'ordre de tout mouvement, et là où l'on n'entendait que le bruit de l'égoïsme, on n'entend plus que le pas de course de la charité.

Où sont les Grecs ? où sont les Romains ? où est la cité ? où est le droit hellène et le droit quirite ? Saint Paul ne peut plus retenir dans sa poitrine le chant de l'humanité triomphante, il s'écrie : Il n'y a plus de Juif ni de Grec, il n'y a plus d'esclave ni d'homme libre, il n'y a plus d'homme ni de femme ; mais vous êtes tous un en Jésus-Christ  ! 0 hommes des quatre vents du ciel, hommes qui vous croyez de race et de droits différents, vous ne savez ce que vous dites ; vous n'êtes point ici-bas par mille et par millions, vous n'êtes pas même deux, vous n'êtes qu'un.

Ainsi, non-seulement l'homme, non-seulement l'humanité, mais l'unité de l'homme et de l'humanité. Qui touche à l'homme touche à l'humanité ; et qui touche à l'humanité touche à Dieu qui l'a faite, qui en est le père et le protecteur.

Le comte de Maistre, poussé par sa mauvaise humeur contre la Révolution française, et il y avait bien un peu de quoi, a dit quelque part, à propos de la Déclaration des Droits de l'homme : " J'ai rencontré dans ma vie des Allemands, des Français, des Italiens, des Persans ; mais je n'ai jamais rencontré l'homme. " Le comte de Maistre se trompait, Messieurs ; j'ai rencontré, comme lui, des Allemands en Allemagne, des Italiens en Italie, des Français en France ; mais j'ai aussi rencontré l'homme, et je l'ai rencontré dans l'Évangile.

L'Évangile était la Charte de l'homme, la déclaration du droit universel. Mais, quelque hardie que fût cette déclaration, s'il est permis de parler de hardiesse à propos d'une œuvre divine, ce n'était encore qu'une déclaration. Il n'était pas impossible, peut-être, que quelque autre en eût la pensée, et dît, comme Térence :

Homo sum, humani nihil a me alienum puto.

Tant que l'Évangile n'était qu'une parole, c'était la parole la plus belle du monde, un livre unique, un projet sans égal, et voilà tout. Il fallait que l'Évangile, annoncé à toute la terre, devînt un droit vivant, la règle fondamentale des relations humaines, et que ceux-là mêmes qui en nieraient la divinité comme doctrine, en acceptassent le joug comme législation. Or, n'est-ce pas ce que nous voyons ? La société catholique, en se répandant et se constituant d'un bout du monde à l'autre, n'a-t-elle pas porté avec elle le droit évangélique ? Ne l'a-t-elle pas imposé à tous ses membres dispersés et unis ? N'en a-t-elle pas fait le fond des mœurs générales, en sorte qu'une action païenne, lors même qu'elle ne serait pas réprimée par les lois de chaque pays, est devenue quelque chose d'impossible et qui inspire l'horreur ? Il en est ainsi, et le règne de l'Évangile comme droit est beaucoup plus étendu que le règne de l'Évangile comme idée. Tel qui n'adore pas le Dieu en Jésus-Christ, y révère le sage, et il n'est pas un de ses ennemis qui lui conteste le titre du plus grand des législateurs.

Et, remarquez-le, Messieurs, le droit évangélique n'a pas détruit le droit propre de chaque cité, pas plus que la société catholique n'a détruit la société humaine. Les nations sont demeurées maîtresses de leur sort, conservant chacune leur caractère et tous les attributs du pouvoir ; elles font des lois comme jadis, avec cette seule différence que, nourries de la substance de l'Évangile, affranchies de l'égoïsme antique par un sentiment de bienveillance générale, qui leur est maintenant comme inné, elles ne souillent plus leur code de dispositions indignes d'un cœur chrétien. L'Évangile n'a point passé sur le monde comme un vent violent qui déracine les institutions ; il y a été versé avec douceur, comme une eau bienfaisante qui pénètre jusqu'aux sources de la vie pour les purifier et les rajeunir. Tout ce qui vient de Dieu est toujours marqué d'un double signe : l'unité s'y allie à la variété, l'universalité à l'individualité, la domination à la liberté. C'est pourquoi l'Évangile, en tirant le genre humain des entraves d'un droit sans largeur, n'a pas attenté à l'existence des nations. Un droit universel pour un empire universel eût été le rêve d'un homme : Dieu a fait mieux, il a créé une loi commune pour une multitude de peuples séparés par leur origine, leur territoire et leurs institutions. Il leur a laissé la libre disposition d'eux-mêmes, leur disant comme un père à des fils également aimés : Allez, et faites-vous votre sort, croissez et multipliez-vous, décidez de la guerre et de la paix ; mais souvenez-vous que vous n'êtes qu'un dans la vérité et la charité.

Cette grande liberté laissée aux nations a nui peut-être matériellement à la diffusion du droit évangélique ; elle l'a rendue plus difficile à accomplir. Mais qu'importe la peine et le temps ? L'œuvre de Dieu est jeune encore, elle n'est pas achevée, laissons-lui suivre avec patience la route qu'elle a choisie. Si le soleil de justice n'est pas encore à son midi, s'il n'inonde pas de sa lumière et de sa chaleur tous les enfants des hommes sans exception, c'est leur faute et non la sienne ; c'est qu'ils fuient en même temps qu'il avance vers eux. Un jour il ira plus vite encore ; et comme le flambeau de la nature, en se penchant vers l'horizon, éclaire à la fois l'orient et l'occident, ainsi l'Évangile, arrivé au terme de sa puissance, maître du monde sans l'avoir jamais contraint, remplira de sa gloire et de son équité le passé et l'avenir.

Déjà, Messieurs, tout peuple qui ne se soumet point au droit évangélique est condamné, par la seule force des choses, à la barbarie. Chose incroyable autant que visible ! Athènes et Rome, avant Jésus-Christ, sont parvenues à la civilisation ; mais depuis que le droit évangélique a été promulgué, tout peuple qui ne l'a point reconnu est demeuré, à l'égard des peuples chrétiens, dans un état d'infériorité qui inspire encore plus de mépris que de compassion. Regardez le musulman : il est postérieur à nous de six siècles ; Mahomet avait l'Évangile dans ses mains ; il pouvait le copier, et il l'a copié en effet. Eh bien ! qu'est-ce que le musulman ? Que sont devenues, sous sa domination, la Grèce et la Syrie ? Où est seulement la culture des champs ? Où est l'aspect terrestre de ces contrées qui, avec tant d'autres souvenirs fameux, nous avaient transmis la mémoire de leurs montagnes et de leurs vallées ? La terre même n'a pu vivre sous le joug ignoble d'une administration qui n'a pas appris de ses douze cents ans de vie à protéger un épi de blé. Je ne parle pas du reste. Dieu leur a donné les plus beaux pays du monde, après leur avoir donné la postériorité même sur son Évangile, afin de nous révéler, par cet exemple aussi proche qu'illustre, où tombent les nations qui repoussent l'Évangile promulgué et connu. Il est facile d'en comprendre la raison. Avant Jésus-Christ, le droit universel et parfait n'existait pour personne : les peuples étaient tous, à cet égard, sur un pied d'égalité ; il était donc possible, dans cette misère commune, qu'un législateur soutenu par des circonstances heureuses de race, de temps et de climat, et surtout par une secrète protection de la Providence, élevât une nation à un certain degré de politesse d'esprit et de rectitude de mœurs. Mais aujourd'hui que l'Évangile a paru, que le fanal de la perfection est allumé devant les yeux de tous, le peuple qui le repousse est nécessairement condamné à des relations d'un ordre inférieur, qui ne lui permettent pas de soutenir la comparaison, et le font végéter, s'il persiste, dans une invincible et honteuse barbarie. L'Évangile a rassemblé en lui toutes les forces civilisatrices éparses auparavant dans le monde, et quiconque aspire au bien et à la gloire ne peut plus les chercher que là. Il était pardonnable, il était même louable à Lycurgue de consulter l'oracle de Delphes, à Numa de converser avec la nymphe Égérie ; mais aujourd'hui l'oracle est à Rome, parce que l'Évangile y est dans son plus haut représentant, et quiconque n'y va pas humblement puiser les inspirations de la souveraine justice, ne bâtira qu'une cité sans bénédiction.

L'Évangile était fait, promulgué, assis : il fallait le défendre, et, après l'universalité, lui assurer l'immutabilité. Ce n'était pas peu de chose que cette nouvelle charge. L'Évangile protège toutes les faiblesses contre toutes les forces, toutes les puretés contre toutes les convoitises, toutes les modesties contre tous les orgueils ; il protège l'hysope contre le cèdre, la cabane contre le palais : il devait avoir des ennemis. La racine des mœurs païennes subsiste toujours dans le cœur de l'homme, et toujours elle a des représentants ; il existe une tradition du mal comme une tradition du bien, et il est impossible que cette tradition occulte n'arrive pas souvent à la puissance publique. Un empereur voudra répudier sa femme, le droit évangélique le lui défend ; un autre en voudra épouser deux, le droit évangélique le lui défend ; un troisième convoitera la direction des consciences, le droit évangélique le lui défend. Vous voyez quelles causes perpétuelles d'irritation, quelle guerre sourde et inextinguible du droit païen contre le droit chrétien. Il faut le défendre ; mais comment ?

Dieu s'y est pris avec une grande profondeur. Il nous a donné le droit évangélique, non sous la forme directe du droit, mais sous la forme du devoir. Il ne nous a pas dit : Voici vos libertés ; il nous a dit : Voici vos obligations. Cette différence est capitale. Ce n'est pas que le devoir ne renferme le droit, comme le droit renferme le devoir. Je ne puis avoir un devoir à votre égard sans que vous ayez un droit sur moi, et vous ne pouvez être lié par un devoir envers moi, sans que j'aie un droit sur vous. Mais le droit est la face égoïste des relations, tandis que le devoir en est la face généreuse et dévouée, et c'est pourquoi il y a toute la différence du ciel à la terre, du dévouement à l'égoïsme, entre constituer une société sur le devoir ou la constituer sur le droit. Aussi l'Évangile, qui est la naturalisation même de la charité, n'a pas été une déclaration des droits de l'homme, mais une déclaration de ses devoirs. Et de là s'ensuit tout le système de la défense évangélique contre la persécution païenne. Quand Bossuet, parlant d'une manière plus générale de la défense du droit, a voulu en donner la formule dans sa Politique sacrée, il a écrit ce mot admirable, que tout le monde connaît : Il n'y a pas de droit contre le droit. Cependant, quelque énergique et vraie que soit cette parole, ce n'est pas encore la formule véritablement chrétienne ; la formule véritablement chrétienne est celle-ci : Il n'y a pas de droit contre le devoir.

Qu'on attaque donc le droit évangélique dans la personne d'un enfant, d'une vierge, d'un vieillard, ils sont tout armés. Le roseau répondra comme Pie VII, de si douce et si bienveillante mémoire : Sire, je puis bien vous céder mon droit, mais je ne puis pas vous céder mon devoir ; je puis bien vous aimer, vous admirer, jusqu'à vous livrer ma vie ; mais je ne puis pas vous livrer ma conscience ; je puis bien, ô empereur, perdre pour vous toutes choses, mais non pas mon âme, car mon âme c'est l'éternité, et l'éternité c'est plus que Dieu, c'est l'homme et Dieu tout ensemble. " Voilà notre défense à tous. Entre nous et les persécuteurs, ce n'est pas le droit qui fait obstacle, mais le devoir ; ce n'est pas l'égoïsme, mais Je dévouement ; le droit est derrière le devoir, caché et couvert par ce bouclier divin. Du reste, pas une amorce à brûler, pas un coup d'épée à donner. Car, dit Jésus-Christ, les cheveux de votre tête sont comptés, pas un ne tombera sans la permission de votre Père céleste. Et lui-même, près de mourir le premier pour l'Évangile, il disait à l'apôtre qui avait frappé pour le défendre : Remets ton épée dans son lieu, quiconque tirera l'épêe périra par l'épée, c'est-à-dire fera une défense vaine et sans effet. C'est la croix qui est la garde prétorienne de l'Évangile. Quand on a l'honneur de combattre pour lui, il faut avoir mille fois raison, raison avec la plénitude du respect, raison avec toute l'humilité de l'amour ; puis s'arrêter à cette dernière parole : Je ne puis rien, tuez-moi ! On en tuera un, on en tuera deux, on en tuera trois ; mais tuer un homme armé d'un devoir, c'est déjà plus que de bien fortes épaules n'en peuvent porter. Le poète l'a dit :

La mort d'un honnête homme est un poids éternel.

Et nous avons mieux que cela pour nous : le salut du monde a commencé par un honnête homme tué au Calvaire.

Aussi la violence n'est pas la meilleure arme contre le droit évangélique, ni le plus grand péril de son immutabilité. Le droit périt moins par la violence que par la corruption. Ce n'est pas Attila qui est le plus grand fléau de la liberté et de la dignité humaines, ce sont les eunuques de Constantinople. Quand Jugurtha sortit de Rome et qu'il se retourna pour la maudire, il n'hésita pas sur l'anathème, il ne prononça que cette courte parole : " Emenda civitas ! ô ville qui n'attends qu'un acheteur ! ville qui tiens encore la balance où Brennus autrefois pesait ta destinée, et qui la tiens, non plus pour te racheter, mais pour te vendre ! " C'était l'or de César qui était à craindre pour l'Évangile bien plus que ses rigueurs, l'amollissement des palais plus que l'horreur des cachots, la séduction du sourire plus que la dureté d'une sentence. Jésus-Christ arma donc aussi son Évangile contre ce genre de persécution. Il lui forma, toujours par la vertu de sa croix, une milice sobre et pauvre qui, nourrie au dedans de la manne cachée d'une sainte onction, n'eut que bien peu de chose à demander à la terre, et fut toujours sûre de l'y trouver. Si quelquefois la richesse devait lui créer des tentations, il devait en sortir aussi des orages qui dévoreraient le mal avec la cause, et ramèneraient la tribu évangélique à la simplicité et à la fidélité. Les exemples en sont récents. Vous avez naguère dépouillé l'Église de ses biens et de ses honneurs ; vous avez cru la perdre, peut-être, vous n'avez fait que la purifier et la rajeunir. Vous n'avez plus pour la corrompre que la force du morceau de pain quotidien ; mais c'est justement celui qui ne manque jamais, et, si vous le lui retirez, elle en ramassera à terre un morceau plus honorable encore et plus assuré.

Droit universel et droit immuable, l'Évangile est encore droit-principe, c'est-à-dire qu'il a pénétré si avant dans le juste et l'équitable, qu'aucun autre droit plus parfait ne saurait être conçu. L'Évangile est, comme les Pandectes de Justinien, un livre de droit ; mais un livre de droit d'une si singulière nature, que personne n'a l'espérance de le surpasser ni même de l'imiter. Il est debout après dix-huit siècles, gardé par le respect de tous, et même de ses plus grands ennemis. La pensée humaine, si féconde en ressources, n'a pu lui découvrir ni un égal ni un défaut. Elle a nié la divinité de Jésus-Christ ; mais qu'importe ? l'Évangile reste, il est écrit. Elle a nié la divinité de l'Église ; mais qu'importe ? l'Évangile reste, il est écrit. Qui a donc fait ce livre ? d'où est-il tombé ? Qui en maintient l'empire ? Après tant de changements et d'expériences, tant de ruines et de fondations, il est toujours le même, c'est-à-dire toujours parfait. On l'oublie un jour ; le lendemain on le regarde, et on se dit : l'Évangile !

Je rends justice à ce siècle ; il a senti plus qu'aucun autre le coup évangélique, s'il m'est permis de parler de la sorte ; il a compris qu'un lien secret existait entre l'Évangile et l'humanité, et que tant qu'on ne ferait pas pour elle quelque chose de mieux que l'Évangile, tant qu'on ne créerait pas un droit plus parfait, Jésus-Christ continuerait à régner sur le monde. Il a compris que la question n'était pas une question de métaphysique et d'histoire, parce que le peuple ne se soucie et n'a besoin ni de métaphysique ni d'histoire ; mais qu'elle était une question de droit. Nulle entreprise plus grande et plus profonde n'a été encore conduite contre Jésus-Christ ; mais aussi aucune dont le résultat sera plus glorieux pour la vérité, et plus facile à saisir pour tous. Le droit donc ! le droit ! Notre preuve est faite, Messieurs, à nous autres catholiques : vous savez où nous avons pris le monde sous le rapport du droit, et où nous l'avons mené. Prenez l'héritage à votre tour ; créez un droit plus universel, plus immuable, plus parfait. Nous vous attendons, et nous ne demandons pas mieux. Mais à voir vos premiers essais depuis cinquante ans, je crains bien que vous n'en soyez pour vos frais de droit, comme vous en avez été pour vos frais de métaphysique et d'histoire.

J'achèverai cependant.

Le caractère final du droit ancien, comme vous l'avez vu, était l'inhumanité, une triste inhumanité résultant du sacrifice des faibles aux forts, du petit nombre au grand nombre, et d'une inimitié de l'homme envers l'homme. Le caractère final du droit nouveau est au contraire l'humanité, une triple humanité : la protection des faibles contre les forts, du petit nombre contre le grand nombre, et l'amour de tous pour tous, comme s'ils n'étaient qu'un. C'est ce caractère d'humanité surhumaine qui fait le fond et la force de l'Évangile, et quiconque en sort, quelque plausibles que puissent être ses vues, et quelque pures que soient ses intentions, rentre immédiatement dans la conception païenne, c'est-à-dire dans l'inhumanité. Permettez-moi de revenir sur un exemple auquel j'ai déjà fait tout à l'heure une allusion.

Dès le temps de Louis XIV, l'un de nos poètes les plus populaires se plaignait de ce que l'Église ruinait en fêtes les pauvres gens. C'était attaquer au cœur le droit évangélique. Qu'est-il arrivé ? La grande loi du repos, cette charte primitive de l'humanité, antérieure même à notre chute, la loi du repos a été sacrifiée aux vœux du fabuliste et aux chiffres des économistes. Eh bien ! je vous le demande, le pauvre est-il plus riche, plus libre, moins asservi à ses maîtres, mieux portant, plus moral et plus heureux ? A qui l'abolition de la charte du repos a-t-elle profité, sinon à ceux qui font travailler les autres, et qui n'ont pas besoin de repos ? Le pauvre s'en apercevra tôt ou tard ; il reconnaîtra qu'en voulant l'affranchir d'un devoir évangélique, on lui a ravi un droit précieux, qui était caché derrière, qu'on a trompé sa bourse, sa santé, son esprit et son cœur. Il reviendra vers son ancien maître, Jésus-Christ, qui se connaissait aux droits du pauvre, parce qu'il avait été pauvre lui-même ; il baisera de nouveau sa croix, mouillée des larmes de tous ceux qui souffrent, et il lui dira, dans un amour plus grand encore que par le passé : Je viens à vous qui n'avez jamais trompé l'enfant du pauvre !

C'est à l'aide de la société catholique que Jésus-Christ, fondateur premier et dernier d'un droit-principe, d'un droit immuable, d'un droit universel, a opéré et propagé cette grande révolution sociale. Mais il est des peuples qui y concourent par une nature plus dévouée ou par une foi plus ardente. Le nôtre est de ce nombre, Messieurs ; notre pays, depuis sa fondation moderne, fut toujours un pays d'Évangile, un pays du droit nouveau. L'élection de Dieu en est sans doute la cause ; mais, après lui, nous le devons à l'instinct de justice et de générosité qui est dans la nature française, à ce glorieux sentiment du vrai et du bon qui passe chez nous par-dessus l'instinct de l'utile. Les erreurs de notre esprit nous ont éloignés de la vérité depuis un siècle ; notre cœur nous y ramène à coup sûr, quoique lentement. Une fois que l'expérience sera faite, et qu'en dehors de l'Évangile tout autre droit sera reconnu un droit égoïste, le grand jour de la foi se lèvera de nouveau sur la France. Et si cette résurrection, présagée par tant d'augures heureux, ne se réalisait pas ; si l'Évangile et la patrie se séparaient enfin, c'en serait fait de nous, parce que c'en serait fait de notre caractère national. La France ne serait plus qu'un lion mort, et on la traînerait, la corde au cou, aux gémonies de l'histoire.

TRENTE-TROISIÈME CONFÉRENCE

DE L'INFLUENCE DE LA SOCIÉTÉ CATHOLIQUE SUR LA SOCIÉTÉ NATURELLE QUANT A LA PROPRIÉTÉ

Monseigneur,

Messieurs,

La société catholique a changé la face de la société humaine en introduisant dans le monde un droit nouveau, droit universel, immuable, devenu, par sa perfection, le principe et le type de tout droit. Mais ce n'est pas, comme vous le pensez, sans contradiction que ce droit a prévalu, et aujourd'hui encore, après un si long règne, il a des adversaires qui cherchent à le détrôner au nom même de l'intérêt du genre humain. Je dois donc le défendre et le justifier, d'autant plus que cette justification achèvera de vous en révéler l'équité et la profondeur.

Voici la première thèse soutenue contre le droit évangélique. " Vous vous vantez, nous dit-on, d'avoir travaillé pour les faibles contre les forts ; mais si telle a été l'intention de l'Évangile, son devoir n'était-il pas de mettre un terme à l'inégalité qui règne ici-bas dans le partage des biens ? S'il est vrai que la justice soit le fondement de la société naturelle, l'un des principaux objets de cette justice, c'est le partage équitable des biens. Or, les biens sont-ils équitablement partagés ? N'y a-t-il pas des hommes qui meurent d'ennui dans l'abondance, et qui, après avoir assouvi leurs passions, ne savent plus que faire du reste ; tandis que d'autres, en grand nombre, languissent dans la misère et trop souvent dans l'inanition ? Eh bien ! vous, Évangile, vous, hommes du droit évangélique, qu'avez-vous fait contre cet horrible abus ? Qu'avez-vous fait contre le riche en faveur du pauvre ? Ce que vous avez fait ! vous avez consacré l'inégalité des biens, vous l'avez sanctionnée, vous l'avez placée sous la protection de Dieu et de Jésus-Christ ; vous avez déclaré que les uns devaient tout avoir, les autres se contenter de tendre la main et de ramasser, sous le nom d'aumône, les miettes que le riche voudrait bien laisser tomber de sa table et de son luxe. Voilà ce que vous avez fait sur une question si grave, qui touche à la vie et à la mort de l'humanité. Nous en demandons compte à l'Évangile, à l'Église, à cette puissance dont vous disposez depuis tant de siècles, à ce droit nouveau dont vous êtes si vains, et qui n'a servi qu'à sanctifier dans la propriété la source vive de toute injustice et de toute misère. "

Je ne déguise pas l'objection, Messieurs, et je la combattrai avec autant de franchise que j'en mets à l'exposer. Mais je la combattrai sans manquer d'égards pour ceux qui s'en préoccupent ; car, au milieu des maux qui sont le résultat de la diminution de la vérité et de la charité sur la terre, il est naturel de rencontrer des hommes assez dévoués pour en souffrir, assez ingénieux pour en chercher le remède, mais trop peu éclairés pour ne pas s'égarer dans les combinaisons de leur esprit. D'autres, qui n'ont pas d'avantage la vérité, s'inquiètent moins du sort de leurs semblables, et passent avec indifférence à côté des grandes questions : je préfère les premiers, et je combats leurs erreurs, en y respectant, toutes les fois qu'il est possible, les illusions du dévouement.

Dieu a donné la terre à l'homme, et avec la terre une activité qui la féconde et la rend obéissante à nos besoins. Ce don primitif constitue en faveur du genre humain une double propriété, la propriété du sol et la propriété du travail. La question n'est donc pas de savoir si la propriété doit être détruite, puisqu'elle existe nécessairement, par cela seul que l'homme est un être actif, et que nul, sans Dieu, ne saurait lui arracher la terre des mains. Mais la question est de savoir sur qui repose la propriété, si elle est un don fait à chacun de nous, ou, au contraire, un don indivisible et social, où nul ne saurait prétendre qu'une part de fruits distribués par la société, selon de certaines lois. La société, sanctionnée par l'Évangile, consacre la propriété sous sa forme individuelle ; selon la tradition et l'Évangile, Dieu aurait dit à l'homme : " Tu es le maître de ton travail, car ton travail, c'est ton activité, et ton activité, c'est toi. T'ôter le domaine de ton travail, ce serait t'ôter le domaine de ton activité, c'est-à-dire la possession de toi-même, de ce qui te fait un être vivant et libre. Tu es donc le maître de ton travail. Tu l'es aussi de la terre, dans la portion que ton travail aura fécondée ; car ton travail n'est rien sans la terre, et la terre n'est rien sans ton travail ; l'un et l'autre se soutiennent et se vivifient réciproquement. Quand donc tu auras mêlé tes sueurs à la terre, et que tu l'auras ainsi fécondée, elle t'appartiendra, car elle sera devenue une portion de toi-même, la prolongation de ton propre corps ; elle aura été engraissée avec ta chair et ton sang, et il est juste que le domaine te reste sur elle, afin qu'il te reste sur toi. J'y ai bien, il est vrai, comme Créateur, une part première, mais je te l'abandonne, et, unissant ainsi ce qui vient de mon côté à ce qui vient du tien, le tout est à toi. Ta propriété ne finira pas même avec ta vie ; tu pourras la transmettre à ta descendance, parce que ta descendance c'est toi, parce qu'il y a une unité entre le père et les enfants, et que déshériter ceux-ci de la terre patrimoniale, ce serait les déshériter des sueurs et des larmes de leur père. A qui retournerait d'ailleurs cette terre de ta douleur et de ton sang ? A un autre qui ne l'aurait pas travaillée. Il vaut mieux que tu te survives et que tu la gardes dans ta postérité. "

Tel est, Messieurs, le droit primitif consacré par le droit évangélique.

" Très bien, nous répond-on ; mais ne voyez-vous pas l'effroyable inégalité qui va résulter de cette thèse en apparence si simple ? Au bout d'un certain temps, soit incapacité des uns, soit infirmités dont l'homme n'est pas comptable, soit d'autres circonstances, heureuses pour ceux-ci, défavorables pour ceux-là, la terre, devenue trop étroite et avare pour ses habitants, se trouvera aux mains d'un petit nombre d'hommes qui la dévoreront dans le luxe et la satiété, au préjudice d'innombrables malheureux réduits au pain de chaque jour, si tant est même que le pain de chaque jour leur soit assuré. N'est-ce pas là un résultat qui accuse le principe de la propriété individuelle ? Si la conséquence est égoïste, le principe l'est inévitablement. Il faut donc recourir, si nous aimons les hommes, à une autre distribution de la propriété, et proclamer sans crainte, parce que c'est le devoir, que le travail et la terre appartiennent à la société. Le travail et la terre sont le fonds social, le bien commun, la substance même de la patrie ; tous nous devons nous y dévouer, et recueillir seulement, en récompense de nos efforts, une part des fruits proportionnée au mérite de notre travail. Par là cesse la distinction arbitraire du pauvre et du riche ; si quelque irrégularité subsiste encore, elle est due à la capacité et à la vertu, non au hasard d'une naissance qui a broyé pour nous dans le même vase l'oisiveté, l'abondance, l'orgueil, l'égoïsme, tous les vices et tous les droits. Vous-mêmes, ô hommes de l'Évangile ! dans vos jours de saintes inspirations, n'avez-vous pas réalisé cette divine république ! Quand vos missionnaires fondaient les fameuses réductions du Paraguay, n'avez-vous pas, au nom de l'Évangile, décrété la communauté du travail et des biens ? Le Paraguay était-il autre chose qu'une heureuse famille où chaque membre travaillait pour tous, tous pour chacun, et où le pouvoir social, travailleur lui-même, distribuait à ses enfants, dans la plus équitable mesure, les fruits de leur paisible activité ? Toute la terre admira cette création de l'Évangile, qui en rappelait les premiers temps. Mais, capables de la concevoir et de l'accomplir entre deux fleuves de l'Amérique, vous n'avez pas été capables de la poser comme une loi générale de l'humanité, vous avez été lâches, vous avez reculé devant l'égoïsme humain. Et c'est nous, enfants du dix-neuvième siècle, élevés, il est vrai, à votre école, et nourris du lait évangélique, c'est nous qui sommes obligés de vous rappeler votre mission, et de mettre la dernière main à la loi de justice et de charité ! "

Encore une fois, Messieurs, je ne déguise pas l'objection, et je n'ai aucun mérite, parce que la réponse me frappe et me saisit avec une extrême clarté. Je vois l'établissement qui transporterait à la société le domaine de la terre et du travail comme l'établissement d'une servitude universelle, et la consécration d'une inégalité sans limites et sans ressources : servitude et inégalité telles, qu'aucun despotisme n'en a même approché par l'imagination. La société, dit-on, serait seule propriétaire du sol et du travail ; mais qu'est-ce que la société ? En apparence, c'est tout le monde ; en réalité, quand il s'agit d'administration et de gouvernement, c'est toujours un nombre d'hommes excessivement limité. Que la société s'appelle monarchie, aristocratie ou démocratie, elle est toujours représentée et conduite par deux ou trois hommes, que la suite des choses humaines appelle au pouvoir et rend dépositaires de tous les éléments sociaux. A vingt ans, on ne le croit pas ; à quarante, on n'en doute plus : on sait que le gouvernement positif, malgré toutes les combinaisons imaginables, tombe toujours entre les mains de deux ou trois hommes, et que, ces trois hommes morts, il en vient immanquablement trois autres, et ainsi à jamais. On sait qu'à cause de cela même il est nécessaire d'opposer au pouvoir des points d'arrêt d'une force invincible, sans quoi la société s'abîmerait dans une autocratie tellement étroite, que la terre ne serait pas habitable un quart d'heure. Gr, la propriété est un de ces points d'arrêt, une force invincible communiquée à l'homme, qui unit sa vie d'un jour à l'immortalité de la terre, à la puissance du travail, et lui permet de se tenir debout, ses mains sur sa poitrine et le sol sous ses pieds. Ôtez-lui le domaine de la terre et du travail, que reste-t-il qu'un esclave ? Car il n'y a qu'une définition de l'esclave : c'est l'être qui n'a ni terre ni travail à lui. Transportez ensuite ce double domaine à la société, c'est-à-dire à quelques hommes qui la gouvernent et la représentent : que restera-t-il de la patrie, si ce n'est la servitude universelle, la faim et la soif enrégimentées sous la verge de deux ou trois quidams, la bassesse de tous sous un orgueil dont le type, après tant d'orgueils, ne peut pas même s'imaginer ? Le citoyen ne sera plus que le valet de la république, et ses deux bras mêmes, il ne pourra, sans crime de haute trahison, les prendre et s'en aller, comme l'a dit un homme éloquent ; la terre fuira sous ses pieds, le ciel sur sa tête, et il aura la gloire d'être pendu dans le vide, pour le plus grand bonheur de lui-même et de l'humanité.

Voyez, Messieurs, ce qui se passe là où la propriété existe pourtant, mais où elle n'est pas assurée contre la volonté du souverain par son inviolabilité. Vous prévenez ma pensée, vous nommez le pays auquel je fais allusion : eh bien ! puisque vous le connaissez, n'avez-vous jamais senti la lourde chaîne que ses habitants traînent après eux jusqu'aux extrémités du monde, et qui les empêche de respirer un air libre sous aucun point du ciel ? N'avez-vous jamais rencontré quelqu'un de ces singuliers captifs, comblé de tous les avantages de la naissance et de la fortune, et qui ne peut pas répondre, quels que soient son nom, son histoire, ses services, sa puissance, sa faveur, que le lendemain matin il ne sera pas errant sur les chemins de l'Europe, mendiant, excommunié de sa patrie, déchu du patrimoine de ses aïeux, dépouillé de la tête aux pieds, ne se reconnaissant plus lui-même : et pourquoi ? Parce qu'il aura eu dans sa pensée une autre pensée que la pensée de son maître, parce qu'il aura prié Dieu autrement que lui ! Et soixante millions d'hommes en sont là ! Soixante millions d'hommes écoutent leur respiration, craignant qu'elle ne cesse d'être analogue à la respiration du maître, et que la terre même, les repoussant de son sein pour un si grand' crime, ne leur refuse jusqu'à un tombeau ! Voilà ce qu'est l'homme sans la propriété de la terre et du travail, et ce qu'on reproche à l'Évangile de n'avoir pas fait de lui !

J'ajoute que cet ilotisme universel ne serait pas même compensé par une certaine égalité dans la dégradation commune ; mais que, sous aucun régime, le poids de l'inégalité ne serait plus grand et plus odieux. En effet, quelque distribution que l'on fasse du sol et du travail, il faudra bien pourvoir aux besoins de la société, et ces besoins entraînent des offices d'une nature infiniment variée, depuis ceux qui coûtent le plus à la délicatesse et à l'orgueil, jusqu'à ceux qui flattent davantage notre penchant pour la gloire et la commodité de la vie. Les progrès de la science économique n'effaceront jamais ces différences natives entre les offices sociaux. Or, dans le système que je combats, nul n'étant le maître de son travail, le choix en appartiendra nécessairement au pouvoir qui représente la société ; on ne sera pas seulement esclave en bloc, on le sera en détail. Un tel fera des vers, un autre tournera la meule, et toujours par décision d'en haut, c'est-à-dire par la volonté de deux ou trois hommes appelés fastueusement la république. Il est vrai que la distribution sera réglée par la justice : à chacun selon sa capacité. Quoi de plus sage et de plus naturel ? C'est la nature même qui décidera.

Je me défie beaucoup de la nature entre les mains de quelques hommes, dirigeant en souverains l'activité d'une nation. Mais, quoi qu'il en soit, voyons le résultat sous le rapport de l'égalité. Aujourd'hui je suis pauvre, mais j'ai des raisons de me consoler : si je n'ai pas la terre, j'ai de l'esprit, du cœur, mon dévouement, ma foi. Je me dis qu'après tout, le sort y aidant, j'aurais pu, comme un autre, tenir une plume ou un pinceau, Dieu ne m'a pas tout ôté ni tout donné à la fois ; il a distribué ses dons. Mais voici bien un autre ordre : la capacité est la mesure de tout. Mon dîner se pèse au poids de mon esprit ; je reçois avec une ration de nourriture une ration officielle d'idiotisme. Je n'étais que pauvre d'occasion, me voilà pauvre de nécessité ; je n'étais petit que par un côté, me voilà petit par tous. La hiérarchie sociale devient une série d'insultes, et l'on ne peut y boire un verre d'eau sans discerner à sa couleur la nuance juste de son indignité. En un mot, l'inégalité n'était qu'accidentelle entre les hommes, la voilà logique, et la servitude universelle a pour adoucissement la domination des gens d'esprit sur la plèbe des incapacités. C'est là, encore une fois, ce qu'on reproche à l'Évangile de n'avoir pas établi !

Et pourtant, Messieurs, les hommes qui ont appelé au jour de si étranges pensées n'étaient pas des hommes vulgaires, et plusieurs même étaient des hommes de dévouement. Mais il n'y a rien où l'on n'arrive lorsqu'on sort de la nature pour sortir du mal, et surtout lorsqu'on sort de l'Évangile, en voulant mieux faire que lui. La communauté du travail et des biens est une idée évangélique ; mais remarquez à quelles conditions. Premièrement, elle doit être volontaire, et dès lors elle n'a plus le caractère ni l'inconvénient de la servitude. En second lieu, l'inégalité des offices y est un acte de dévouement, et dès lors elle cesse d'être un outrage et une oppression. Toute la révolution évangélique est fondée sur la libre conviction de l'intelligence et sur le libre concours du cœur, et ce que l'on veut y substituer est une révolution mécanique, n'ayant d'autre origine qu'un rêve, d'autre force que la loi. Si le succès était possible, jamais le genre humain ne serait tombé d'une si haute liberté dans un si profond esclavage, ni d'une si vraie perfection dans un plus rare abrutissement.

Je ne le nie pas, les inconvénients de la propriété sont grands ; l'abus qu'en avait fait la société païenne appelait plus qu'une réforme, il appelait une totale révolution. Le riche s'était dégradé lui-même, il avait dégradé le pauvre, et plus rien de commun n'existait entre ces deux membres vivants, mais pourris, de l'humanité. Le riche ne se doutait même plus qu'il dût quelque chose au pauvre. Il lui avait ravi tout droit, toute dignité, tout respect pour lui-même, toute espérance, tout souvenir d'origine commune et de fraternité. Nul ne songeait à l'instruction du pauvre, nul à ses infirmités, nul à sa mort. Il vivait entre la cruauté de son maître, l'indifférence de tous et son propre mépris. C'est là que Jésus-Christ l'a trouvé : voyons ce qu'il en a fait.

Il est une propriété inséparable de l'homme, une propriété qu'il ne saurait aliéner sans cesser d'être homme, et dont jamais l'aliénation ne doit être acceptée par la société : c'est la propriété du travail. Oui, Messieurs, vous pouvez bien ne pas arriver au domaine de la terre : la terre est étroite ; elle est habitée depuis des siècles ; vous arrivez tard, et, pour en conquérir une seule parcelle, il vous faudra peut-être soixante ans de la plus laborieuse vie. C'est vrai. Mais aussi, et par contre-poids, la propriété du travail vous restera toujours ; vous ne serez jamais déshérités de ce côté-là, et le possesseur de la terre ne pourra pas même sans votre concours obtenir du sol qui est à lui l'obéissance de la fécondité. Votre travail, s'il n'est pas le sceptre du monde, en sera du moins la moitié, et, par cette équitable distribution, la richesse dépendra de la pauvreté autant que la pauvreté de la richesse. Le passage de l'une à l'autre sera fréquent ; le sort de tous les deux sera de s'entr'aider et de s'engendrer réciproquement. Tel est l'ordre aujourd'hui ; mais était-ce l'ordre avant l'Évangile ? Vous savez que non, Messieurs ; vous savez que l'esclavage était la condition générale du pauvre, c'est-à-dire que, privé du domaine de la terre, on l'avait encore dépouillé de tout droit sur son propre travail. Le riche avait dit au pauvre : " Je suis le maître du sol ; il faut que je le sois de ton travail, sans lequel le sol ne produirait rien. Le sol et le travail ne font qu'un. Je ne veux pas travailler, parce que cela me fatigue, et je ne veux pas traiter avec toi, parce que ce serait te reconnaître mon égal et te céder une partie de ma propriété en échange de tes sueurs. Je ne veux pas avoir besoin de toi, je ne veux pas reconnaître qu'un homme m'est nécessaire pour chausser mes pieds et pour ne pas aller nu ; tu seras donc à moi, tu seras ma chose aussi bien que la terre, et tant qu'il me conviendra, j'aurai soin que tu ne meures pas de faim. "

Probablement, Messieurs, le discours n'a pas été tenu ; mais la chose a eu lieu, et elle est devenue un fait général. L'homme a péri avec la propriété de son travail. Il est descendu au rang de l'animal domestique, qui garde la maison, laboure le champ, et auquel on jette sa pâture deux ou trois fois par jour. Personne dans l'antiquité ne l'a trouvé mauvais. Était-ce donc peu de chose que d'établir dans le monde ce grand principe : l'homme n'est jamais sans propriété, l'homme sans propriété n'existe pas, la propriété et la personnalité sont tout un ? N'était-ce pas faire là une révolution dans le principe de la propriété, et une révolution dont aucun législateur n'avait eu la pensée ? Eh bien ! Jésus-Christ l'a faite ; il a rendu l'homme à jamais propriétaire de son travail, le pauvre nécessaire au riche, et entrant en partage avec lui de la liberté et des sources de la vie. Nulle terre n'a plus fleuri que sous la main du pauvre et du riche unis par un traité, et stipulant par leur alliance la fécondité de la nature. Vous tous qui m'écoutez, vous êtes les enfants de ce joyeux hyménée ; vous lui devez tout ce que vous êtes, tout, sans exception. Sans ce changement inattendu dans le régime de la propriété, nous serions esclaves pour la plupart, moi comme vous ; je ne vous parlerais pas du haut de cette chaire ; vous n'écouteriez pas la parole du droit et du devoir, et si, par hasard, elle fût venue jusqu'à vous et jusqu'à moi, nous nous en cacherions comme d'un crime ; nous irions sous terre nous entretenir à voix basse des vérités que nous discutons ici à la face du jour et à la clarté de Dieu.

Hommes ingrats, qui reniez Jésus-Christ, et qui croyez méditer une œuvre plus profonde que la sienne en attaquant la propriété, même celle du travail, vous êtes bien heureux que la force de l'Évangile prévale contre la vôtre. Chaque heure de votre dignité et de votre liberté est une heure qui vous est conservée malgré vous, et que vous devez à la puissance de Jésus-Christ. Si un jour sa croix s'abaissait sur l'horizon, comme un astre usé, les mêmes causes qui ont autrefois produit la servitude la produiraient infailliblement de nouveau ; le domaine de la terre et le domaine du travail, par une invincible attraction, se réuniraient dans les mêmes mains, et la pauvreté, succombant sous la richesse, présenterait au monde étonné le spectacle d'une dégradation dont elle n'est sortie que par un miracle toujours subsistant devant nous.

Ce miracle vous pèse, je le sais ; vous demandez même ingénieusement dans quelle page de l'Évangile l'esclavage a été positivement réprouvé et aboli. Eh mon Dieu ! dans aucune page, mais dans toutes à la fois. Jésus-Christ n'a pas dit un seul mot qui n'ait été une condamnation de la servitude, et qui n'ait rompu un anneau des chaînes de l'humanité. Quand il se disait le Fils de l'homme, il affranchissait l'homme ; quand il disait d'aimer son prochain comme soi-même, il affranchissait l'homme ; quand il choisissait des pêcheurs pour ses apôtres, il affranchissait l'homme ; quand il mourait pour tous indistinctement, il affranchissait l'homme. Accoutumés que vous êtes aux révolutions légales et mécaniques, vous demandez à Jésus-Christ le décret qui a changé le monde ; vous êtes étonnés de ne pas le rencontrer dans l'histoire, formulé à peu près comme ceci : " Tel jour, à telle heure, quand l'horloge des Tuileries aura sonné tant de coups, il n'y aura plus d'esclaves nulle part. " Ce sont vos procédés modernes ; mais remarquez aussi les démentis que leur donne le temps, et comprenez que Dieu, qui ne fait rien sans le libre concours de l'homme, emploie dans les révolutions qu'il prépare un langage plus respectueux pour nous et plus sûr de son efficacité. Saint Paul, initié aux secrets patients de l'action divine, écrivait aux Romains : Que chacun demeure dans sa vocation. Êtes-vous esclaves, n'en ayez pas souci, et quand même vous fourriez devenir libres, servez plutôt. Ces paroles mêmes étaient un acte d'affranchissement aussi solennel que celui-ci : Moi, le vieillard Paul, le captif de Jésus-Christ, je vous prie pour mon fils Onésime, que j'ai engendré dans mes liens... et que je vous renvoie... non plus comme un esclave, mais au lieu de l'esclave, un frère très chéri. La restitution évangélique de l'homme s'est faite ainsi ; elle se conserve et se propage ainsi, par une insensible infusion de la justice et de la charité, qui pénètre l'âme et la transforme sans secousse, et qui fait que l'heure de la révolution n'est jamais connue. Le monde antérieur à Jésus-Christ n'a pas su que la propriété du travail était essentielle à l'homme ; le monde formé par Jésus-Christ l'a su et l'a pratiqué : voilà tout.

Mais la propriété du travail ne suffit pas encore au pauvre. L'enfant pauvre, le malade pauvre, le vieillard pauvre, n'ont point de travail à eux, et trop souvent même le travail manque au pauvre valide : Jésus-Christ devait donc leur créer une autre propriété que celle du travail. Où la prendre ? Elle ne pouvait évidemment se trouver que dans la propriété de la terre ; mais la propriété de la terre appartient au riche ; on ne saurait ébranler ce droit sans réduire en servitude le genre humain tout entier. Quelle ressource ? Jésus-Christ l'a découverte, Messieurs ; il nous a appris que la propriété n'est pas égoïste dans son essence, mais qu'elle peut l'être dans son usage, et qu'il suffit de régler et de limiter cet usage pour assurer au pauvre sa part dans le patrimoine commun. L'Évangile a posé ce principe nouveau, plus inconnu encore que l'inaliénabilité du travail : nul n'a droit aux fruits de son propre domaine que selon la mesure de ses légitimes besoins. Dieu, en effet, n'a donné la terre à l'homme qu'à cause de ses besoins et pour y pourvoir. Tout autre usage est un usage égoïste et parricide, un usage de volupté, d'avarice, d'orgueil, vices réprouvés par Dieu, et qu'il n'a pas voulu sans doute engraisser et consacrer en instituant la propriété.

Il est vrai que les besoins diffèrent selon la position sociale de l'homme, position variable à l'infini, et dont l'Évangile a tenu compte en ne réglant pas mathématiquement le point où finit l'usage et commence l'abus. L'homme l'eût fait ; Dieu ne s'est pas cru assez fort mathématicien pour cela, ou plutôt, là comme ailleurs, il a respecté notre liberté. Mais le droit évangélique n'en est pas moins clair et constant : là où expire le besoin légitime, là expire l'usage légitime de la propriété. Ce qui reste est le patrimoine du pauvre ; en justice comme en charité, le riche n'en est que le dépositaire et l'administrateur. Si des calculs égoïstes le trompent sur sa dette envers le pauvre, s'il y échappe par un luxe croissant avec sa fortune, ou par une avarice toujours plus inquiète de l'avenir à mesure qu'elle en a moins de motif, malheur à lui ! Ce n'est pas en vain qu'il est écrit dans l'Évangile : Malheur à vous qui êtes riches ! Dieu lui demandera ses comptes au jour du jugement ; les larmes du pauvre lui seront présentées ; il les verra dans la clarté de la vengeance, n'ayant pas voulu les voir dans la lumière de la justice et de la charité. S'il a été le propriétaire légitime de son bien, il sera aussi le propriétaire légitime de sa damnation.

Je ne m'arrête pas, Messieurs, à ces menaces si terribles et si réitérées de l'Évangile contre les injustes détenteurs de la propriété territoriale du pauvre ; car ce n'est là que la moindre garantie de son droit. Ce n'est pas la crainte qui a fondé sur la terre la seconde propriété du pauvre, mais l'onction de Jésus-Christ pénétrant dans le cœur du riche et y fleurissant en un froment sacré. De là ces soins assidus dont le monde antique n'avait aucune idée ; ces préoccupations de l'opulence en faveur de la misère ; ces fondations d'hôpitaux, d'hospices, de maisons de secours sous toutes formes et sous tout nom ; ces oreilles ouvertes pour entendre tout gémissement qui rend un son nouveau, et qui appelle une invention de la charité ; ces visites personnelles aux mansardes et aux grabats, ces bonnes paroles sorties d'un fonds d'amour qui ne s'épuise jamais ; cette communion de la richesse et de la pauvreté qui, du matin au soir, du siècle qui finit au siècle qui commence, mêle tous les rangs, tous les droits, tous les devoirs, toutes les pensées, le théâtre à l'église, la cabane au château, la naissance à la mort, faisant naître la charité jusque dans le crime, et arrachant à la prostitution même sa larme et son écu.

J'en conviens, une grande partie de ce spectacle est cachée ; tout oeil n'a pas reçu le don de le voir, et même l'œil de Dieu seul le connaît tout entier. Il est donc facile d'accuser sous ce rapport, au moins dans une certaine mesure, la dureté du riche et l'impuissance de Jésus-Christ. C'est à nous, chrétiens, prêtres de Jésus-Christ, qui avons le secret de tant de bonnes œuvres, à témoigner de ce que nous voyons, sans cesser jamais d'exciter la main qui se lasse, ou le cœur qui s'oublie. N'y a-t-il pas ici dans la jeunesse qui m'écoute, des représentants de cette légion de Saint-Vincent-de-Paul qui couvre la France, et qui a maintenant des frères de son nom et de son âme jusqu'à Constantinople et à Mexico ? Quel est celui d'entre eux qui ne voit pas le pauvre face à face, qui ne sait pas l'entendre et lui parler ? Lequel n'a pas réchauffé sa foi aux haillons de la misère ? Lequel montant le soir de honteux escaliers, et frappant à la porte de la douleur, n'a pas ouï quelquefois Jésus-Christ lui répondre au dedans par une tentation vaincue, et lui dire : Bien ?

Ah ! sans doute, la misère physique et morale grandit dans le monde : mais est-ce la faute de Jésus-Christ, ou de ceux qui ne veulent pas de lui ? La propriété incrédule a-t-elle le droit d'accuser l'impuissance de la propriété chrétienne ? Celle-ci, diminuée par l'apostasie d'une portion de la société évangélique, fait ce qu'elle peut, et l'autre portion ne lui laisse pas même la libre action de la charité. Elle n'est donc pas comptable des maux présents ; elle ne le sera pas des maux à venir. Que ceux-là guérissent les plaies qui les font.

Jésus-Christ a rendu au pauvre la propriété du travail, et il a créé pour lui, dans le superflu du riche, une seconde propriété : mais était-ce assez ? Vous, chrétiens, qui avez le sentiment de Dieu, vous me répondez que non. Vous compariez en secret, pendant que je vous parlais, le sort du riche avec celui du pauvre, et vous vous disiez qu'enfin, malgré tout, la différence était grande, et que quelque autre chose encore était nécessaire à l'œuvre du Christ. Vous avez raison. L'homme n'a pas seulement besoin de pain, il a besoin de dignité. Il est, par sa nature même, une dignité. Quel est celui de nous qui ne le sente vivement, et qui n'aspire à un état de grandeur capable de satisfaire l'instinct qu'il en a ? Nous ne nous trompons pas en ce point, nous sommes des enfants de race royale, nous descendons d'un lieu où la domination est le droit, et il est juste que nous sentions se remuer en nous ces restes de notre première majesté. Hélas ! dans l'exil, le prince qui a perdu le trône n'en perd jamais le souvenir ; on a remarqué sur le front de tous les détrônés un sillon, une cicatrice de douleur qui ne se guérit pas. Eh bien ! nous sommes du nombre de ces proscrits de grande race ; à la lettre, et dans toute la rigueur de l'expression, nous sommes des rois détrônés, des enfants de Dieu destinés à nous asseoir un jour à la droite de notre Père et à régner avec lui. Cela étant, l'homme pauvre a-t-il la mesure de gloire et de puissance qui nous revient ? Et peut-il s'en passer, s'il ne l'a pas ? Peut-il vivre sans dignité ? Non, mille fois non, je n'admets pas la vie sans la royauté. Or où est la royauté du pauvre ? où est la royauté de cet homme qui attend du plus vil office son pain de chaque soir ? Où est-elle ? Où est sa couronne ? Qui la lui tressera de nouveau et la lui rendra ? Qui, Messieurs, qui ? Eh ! Jésus-Christ, l'Évangile : soyez sûrs qu'ils y ont songé.

Voici Jésus-Christ qui vient, lui, l'homme réparé, l'homme renouvelé dans la gloire, pour nous la rendre : il vient ! L'humanité qui l'attend n'est pas une, elle est partagée en deux camps : à gauche, l'humanité riche ; à droite, l'humanité pauvre ; un espace au milieu. Jésus-Christ descend, le voilà. Où pas-sera-t-il ? Il passe du côté du pauvre avec sa royauté et sa divinité. Il est pauvre, s'écriait le prophète en le voyant venir de loin ; et déclarant lui-même sa mission : Le Seigneur, dit-il, m'a envoyé pour évangéliser les pauvres. Saint Jean, le précurseur, le fait questionner par ses disciples : Êtes-vous, lui demande-t-il, Celui qui doit venir, ou faut-il que nous en attendions un autre ? Le Christ répond : Dites à Jean ce que vous avez entendu et ce que vous avez vu : les aveugles voient, les boiteux marchent, les lépreux sont purifiés, les sourds entendent, les morts ressuscitent. Est-ce là tout ? Non ; écoutez ! écoutez ! Les pauvres sont évangélisés ! C'est là le signe suprême, plus que la vue rendue aux aveugles, plus que la marche aux estropiés, plus que la pureté aux lépreux, plus que l'ouïe aux sourds, plus que la vie aux morts. Les pauvres sont évangélisés ! c'est-à-dire la science, la lumière, la dignité sont restituées à la portion de l'humanité qui n'avait plus rien de tout cela. Jésus-Christ ne se lasse pas de faire alliance avec elle, et, balayant la richesse chaque fois qu'il la rencontre sur son passage, il disait avec une divine tendresse : Je vous rends grâces, ô mon Père, de ce que vous avez caché ces choses aux savants et aux sages, et de ce que vous les avez révélées aux petits. Enfin, il établit entre eux et lui une solidarité qui couvrira éternellement le pauvre, et lui assurera le respect de tous les siècles à venir : Tout ce que vous aurez fait, dit-il, au plus petit d'entre mes frères, c'est à moi-même que vous l'aurez fait.

Vous comprenez maintenant, Messieurs, le charme inouï attaché à la pauvreté pour les yeux du chrétien. Si, non content de secourir le pauvre et de l'aimer, le chrétien aspire à être pauvre lui-même ; s'il vend son patrimoine pour le distribuer à ses frères souffrants ; si saint François d'Assise renonce à l'héritage paternel pour courir le monde avec un sac et une corde ; si Carloman lave les écuelles du Mont-Cassin ; si tant de rois, de reines, de princes, de princesses, quittent tout pour embrasser la pauvreté volontaire, vous en avez le secret. Jésus-Christ, venu de plus haut, s'est fait pauvre lui-même ; il a fait de la pauvreté et de l'amour une mixtion qui enivre l'homme, et où toutes les générations viennent boire à leur tour. Le pauvre, c'est Jésus-Christ même, Jésus-Christ qui a tant aimé ! Comment pas-serai-je à côté de lui sans une goutte de respect et d'amour ?

O puissants philosophes, je vois bien votre objection ; vous me direz : Mais tout cela, c'est de la pure métaphysique ; il n'y a pas là dedans une ombre de réalité. C'est vrai, il n'y a là dedans ni décrets législatifs, ni grosse artillerie pour les faire respecter, ni même du sens commun, si vous le voulez ; il n'y a là dedans qu'une révolution d'amour, une révolution qui s'est accomplie avec rien. C'est précisément ce qui me touche. O académiciens ! hommes d'esprit, législateurs, princes, prophètes, écoutez-moi, si vous le pouvez. L'humanité riche foulait aux pieds l'humanité pauvre ; moi, j'étais de l'humanité pauvre en ce temps-là, et j'en suis encore : eh bien ! par grâce, faites que l'humanité riche respecte l'humanité pauvre ; que l'humanité riche aime l'humanité pauvre ; que l'humanité riche rêve à l'humanité pauvre ; faites des sœurs de Charité pour panser mes plaies, des frères de petites Écoles pour m'instruire, des frères de la Merci pour me racheter de la servitude ; faites cela, et je vous tiens quittes du reste. Jésus-Christ l'a fait, et voilà pourquoi je l'aime ; il l'a fait avec rien, et voilà pourquoi je le tiens pour Dieu. Chacun a ses idées.

Jésus-Christ en a eu une troisième au sujet des pauvres ; il a craint qu'ils ne s'estimassent malheureux de leur élection à la pauvreté, et il a prononcé cette adorable parole, qui est en tête de tout son Évangile : Bienheureux les pauvres de gré, parce que le royaume du ciel est à eux ! Vous pensez peut-être que cela veut dire : Bienheureux ceux qui sont méprisés sur la terre, parce qu'ils seront honorés dans le ciel ; bienheureux ceux qui souffrent sur la terre, parce qu'ils se réjouiront dans le ciel ; bienheureux ceux qui ne sont rien ici-bas, parce qu'ils seront tout dans le ciel ! Il est vrai, c'est en partie le sens de cette ineffable parole, mais ce ne l'est pas tout entier. Elle veut dire aussi : Bienheureux les pauvres de gré, parce que le royaume du ciel est à eux dès ici-bas, parce que l'onction de la béatitude descendra dans leur âme, l'élargira, l'élèvera au-dessus des sens, et la remplira même au milieu du dénûment ! Jésus-Christ nous révélait par là une vérité qui n'est pas seulement de l'ordre surnaturel, mais qui appartient aussi à l'ordre moral, et même à l'ordre purement économique : c'est que le bonheur est une chose de l'âme, et non du corps ; c'est que la source en est dans le dévouement, et non dans la jouissance ; dans l'amour, et non dans la volupté. Or le dévouement appartient au pauvre par droit de naissance, et l'amour, trop souvent refusé au riche, habite volontiers le cœur simple de l'artisan, qui n'a jamais été servi ni adoré, qui n'a point mis tout son être dans l'orgueil, et qui, sachant se donner, sait aimer et être aimé. L'Évangile, en détournant l'homme de la terre et en le reportant vers les choses du dedans, répondait donc à une disposition même de la nature. Il inspirait au pauvre, avec les joies de la sainteté, les joies moins pleines, et pourtant encore souhaitables, de l'ordre humain. Il faisait des peuples contents, spectacle plus rare aujourd'hui, mais qui, grâce à Dieu, n'a pas encore disparu. N'avez-vous jamais, le jour du dimanche, rencontré un village breton se rendant à son église, le vieillard cheminant d'un pas gai, le jeune marié ayant à son bras sa compagne, les enfants et les petits-enfants portant à Dieu leur forte et naïve santé ; tous annonçant au dehors, du front chauve au front vierge, la sérénité, la fierté, la possession de soi-même en Dieu, la sécurité de la conscience, et pas l'ombre de regret ni d'envie ? L'homme de la cabane sourit à l'homme du château ; et le respect n'est sur ses lèvres qu'une nuance du contentement, et le contentement n'est que l'expression terrestre d'un sentiment plus haut et qui déborde plus à fond.

Ailleurs, Messieurs, il n'en est plus de même ; l'envie a plissé tous les fronts et allumé tous les yeux. Je le crois bien : Jésus-Christ avait fondé la propriété du pauvre, sa dignité et sa béatitude ; vous avez altéré toutes les trois. Vous avez diminué la propriété du pauvre par l'accroissement de la propriété incrédule plus ou moins retournée à l'égoïsme païen ; vous avez diminué la dignité du pauvre en attaquant Jésus-Christ, qui en est la source ; vous avez diminué la béatitude du pauvre en lui persuadant que la richesse est tout, et que la félicité, fille de la Bourse, est cotée et paraphée au grand-livre de la dette publique. Vous en recueillez les fruits. Ce pays a bien des plaies ; mais la plus grande peut-être est la plaie économique, cette fureur du bien-être matériel qui précipite tout le monde sur cette maigre et chétive proie que nous appelons la terre. Retournez, retournez à l'infini : lui seul est assez grand pour l'homme. Ni chemins de fer, ni longues cheminées à vapeur, ni aucune invention n'agrandiront la terre d'un pouce ; fût-elle aussi prodigue qu'elle est avare, aussi illimitée qu'elle est étroite, elle ne serait encore pour l'homme qu'un théâtre indigne de lui. L'âme seule a du pain pour tous, et de la joie pour une éternité. Rentrez-y à pleines voiles ; rendez Jésus-Christ au pauvre, si vous voulez lui rendre son vrai patrimoine ; tout ce que vous ferez pour le pauvre sans Jésus-Christ ne fera qu'élargir ses convoitises, son orgueil et son malheur.
 
 

TRENTE-QUATRIÈME CONFÉRENCE

DE L'INFLUENCE DE LA SOCIÉTÉ CATHOLIQUE SUR LA SOCIÉTÉ NATURELLE QUANT A LA FAMILLE

Monseigneur,

Messieurs,

La propriété est une des bases de la société naturelle, non-seulement parce qu'elle sert à la conservation et à la distribution de la vie, mais encore parce qu'elle est nécessaire au maintien de notre dignité et de notre liberté. Cependant le monde païen, la détournant de ce double but, en avait fait un instrument de misère, de servitude et de dégradation, et vous avez vu l'heureuse révolution accomplie sous ce rapport par le droit évangélique ou chrétien. L'Évangile a restitué aux hommes la propriété inaliénable du travail, et le travail leur étant trop souvent refusé par l'âge ou la maladie, ou même l'occasion, il a créé pour eux une seconde propriété dans le superflu du riche et dans la charité de tous. Par cette double disposition du droit nouveau, l'une et l'autre inconnues de l'antiquité, la paix s'est faite entre l'humanité riche et l'humanité pauvre, la première aidant la seconde, la seconde aidant la première, toutes les deux mêlant l'amour à la justice, et contentes de leur sort autant qu'il est possible d'arriver ici-bas au contentement ; car, en ce point comme en beaucoup d'autres, Messieurs, vous ne devez pas perdre de vue qu'aucune providence ne peut tout pour l'homme ; quel que soit le droit, l'abus reste possible pour notre liberté, et le malheur par l'abus. Toute la justice et toute la charité de l'Évangile ne sauraient entièrement conjurer l'effet de nos passions, de l'égoïsme, de l'imprévoyance, de la mollesse, et de tant d'autres causes par lesquelles nous creusons sous nous un abîme de misère et de douleur. L'homme équitable n'accusera pas toujours ses frères des maux où il est tombé ; il en accusera souvent lui-même ; il pardonnera d'autant plus à Dieu qu'il se pardonnera moins, et, fut-il innocent, il comprend encore que, n'étant pas tout seul, les fautes d'autrui peuvent l'atteindre et attrister sa destinée. L'Évangile a la liberté pour contre-poids ; il ne fait que les miracles qui ne la détruisent pas.

La propriété étant réglée par la justice et purifiée par la charité, tout n'est pas fait encore. Il est une autre base de la société naturelle, non moins importante, plus importante peut-être, si toutefois il est possible d'assigner des degrés exacts aux éléments constitutifs de l'ordre social : je veux parler de la famille. Car la société humaine n'est point un assemblage d'individus épars, dénués de toute autre consistance que celle de leur personnalité ; elle est un tissu de familles régulières, qui font de l'homme même une société antérieure à toute autre, société de travail, de richesse, d'affection, de force, par laquelle l'homme se pose comme un être plein, conservant et propageant sa vie, et partant de là pour entrer dans une société plus vaste, à laquelle il apporte son existence collective, et à qui il demande en échange une participation à des biens plus grands : toute l'étendue, toute la gloire, toute la puissance d'une patrie.

Je me propose d'examiner aujourd'hui ce que le droit évangélique a fait pour la famille. La nature même du sujet exigera de moi quelquefois que je touche à des points délicats ; j'espère, en y touchant, rester dans les limites consacrées par la langue chrétienne, et même par la langue de ce grand siècle de Louis XIV, à qui Dieu avait accordé la grâce de faire bien, et de mieux dire encore.

La famille est composée de trois sortes de personnes : le père, la mère et l'enfant. Je ne parlerai de l'enfant que d'une manière accessoire, parce que sa destinée dépend des relations qui existent entre le père et la mère, et que là où ces relations sont justes et humaines, le sort de l'enfant est lui-même bon et heureux. Je l'écarté de la discussion, pour ne pas la compliquer inutilement.

Selon la tradition consignée dans les livres saints, Dieu, ayant fait l'homme, le regarda, et trouva qu'il était seul. Il lui envoya donc un sommeil mystérieux, et, pendant qu'il y était plongé, posant la main sur son cœur, il arracha une partie du bouclier naturel qui le couvre, en forma un être nouveau, et, ayant éveillé l'homme, il lui présenta la compagne de sa vie. L'homme, ravi, se reconnut dans un autre que lui-même, et prononça la première parole d'amour : Voici, dit-il, l'os de mes os, et la chair de ma chair ; celle-ci s'appellera d'un nom qui marque l'homme, parce qu'elle a été tirée de l'homme ; c'est pourquoi l'homme quittera son père et sa mère, et s'attachera à son épouse, et ils seront deux dans une seule chair. Cette parole, Messieurs, ou plutôt ce chant renfermait toute la constitution de la famille ; la dignité réciproque de l'homme et de la femme, l'indissolubilité de leur union, et cette union en deux personnes seulement. La dignité d'abord, puisque la femme avait été prise de l'homme, et qu'on ne pourrait jamais lui reprocher d'avoir été formée d'un limon secondaire ; l'indissolubilité, puisque leur union était dans une seule chair ; l'unité, puisque cette chair n'était qu'à deux.

Et si, laissant de côté la tradition biblique, nous cherchons dans notre cœur quels sont les vrais rapports de l'homme et de la femme, nous arriverons encore aux mêmes conclusions. En effet, l'affection la plus chère, la plus pénétrante, la plus aimable, celle qui renferme le plus l'idée de la félicité telle que nous nous la créons, c'est, Messieurs, pesée au poids du cœur comme au poids du sanctuaire, l'affection qui unit l'homme à sa légitime compagne. Or, là où est l'affection, là il y a communication de dignité ; l'affection n'a jamais outragé, elle honore, elle respecte, elle vénère, elle élève ce qui est bas pour le transfigurer en soi. C'est même un des rêves de notre âme d'aimer au-dessous de nous, pour avoir le plaisir d'élever jusqu'à nous : sentiment délicat, que Dieu éprouve lui-même, et qui nous explique tout ce qu'il a fait pour l'homme. Un ancien a dit : Amicitia pares invertit vel facit ; maxime dont l'application est quotidienne, et qui diminue au profit du bonheur la régularité sévère des rangs. Or elle s'applique surtout à la femme, qui occupe naturellement la plus haute dignité, parce que l'amour que nous lui portons est le plus haut de tous les amours. Je dis nous, Messieurs ; car ceux-là mêmes qui sont constitués dans la dignité du sacerdoce et de la chasteté éternelle, ceux-là ont une mère, une sœur, et par conséquent ils ne sont pas exclus de l'affection bénie dont je parle, don de Dieu à tous les hommes et condiment sacré de toute la vie.

En second lieu, l'affection produit naturellement l'indissolubilité. Quel est l'être assez lâche, quand il aime, pour calculer le moment où il n'aimera plus ? Quel est l'être assez indigne de concevoir et de mériter l'affection, qui vit avec ce qu'il aime comme s'il devait un jour ne l'aimer plus ? Qui de nous, au contraire, illusion trop souvent détruite, mais illusion qui nous honore, qui de nous, une fois qu'il aime, ne se persuade, dans ce moment du moins, qu'il aimera toujours avec tout l'entraînement et toute la jeunesse de son cœur ? On se trompe, je le veux ; mais ce n'est pas moins là le caractère inné de tout sérieux attachement.

L'unité en est un autre. On n'aime point à trois, on n'aime qu'à deux. Il est impossible de se représenter une affection de même nature et de même force entre trois âmes d'hommes. C'est à cause de cela même qu'il y a si peu de capacité en nous pour aimer. Notre amour est exclusif ; quand nous nous donnons, nous ne nous donnons qu'à un, et il a fallu toute la puissance de Jésus-Christ pour communiquer de l'étendue à nos affections sans détruire leur énergie.

Ainsi donc le cœur et la Bible nous disent la même chose, et en aucun autre point ils ne sont plus d'accord : ils nous disent que les rapports de l'homme et de la femme sont dignité, indissolubilité, unité.

Mais quand, sortant du cœur et de la Bible, nous entrons dans l'histoire, est-ce là le spectacle qui se présente à nous ? Y trouvons-nous, dans les rapports de l'homme et de la femme, dignité, indissolubilité, unité ? Non, Messieurs ; nous y trouvons tout le contraire. L'homme, historiquement parlant, a accumulé contre sa compagne tout ce qu'il a pu imaginer de duretés et d'incapacités. Il en a fait une captive, il l'a couverte d'un voile et cachée à l'endroit le plus secret de sa maison, comme une divinité malfaisante ou une esclave suspecte ; il lui a raccourci les pieds dès l'enfance, afin de la rendre incapable de marcher et de porter son cœur où elle voudrait ; il l'a attachée aux travaux, les plus pénibles, comme une servante ; il lui a refusé l'instruction et les plaisirs de l'esprit, jusque-là qu'en certaines contrées le voyageur rencontrant cet être dégradé et lui demandant sa route, la femme répondait : " Je ne sais pas, je ne suis qu'une femme. " Que n'a-t-on pas fait encore contre elle ? On l'a prise en mariage sous la forme d'un achat et d'une vente ; on l'a déclarée incapable de succéder à son père et à sa mère, incapable de tester, incapable d'exercer la tutelle sur ses propres enfants, et retournant elle-même en tutelle à la dissolution du mariage par la mort. Enfin la lecture des diverses législations païennes est une révélation perpétuelle de son ignominie, et plus d'une, poussant la défiance jusqu'à l'extrême barbarie, l'a contrainte de suivre le cadavre de son mari, toute jeune et toute vivante, et de s'ensevelir dans son bûcher, afin, remarque un jurisconsulte, que la vie du mari fût en sûreté, la femme sachant qu'elle ne pouvait lui survivre en aucun cas. Quelles injures, Messieurs, quelle étonnante dégradation ! Ce n'est pas tout. Déjà déshonorée par tant d'outrages à sa faiblesse, on y a joint la faculté de la répudier. Elle était venue jeune et belle, on la renvoie flétrie par l'âge ou l'infirmité, comme un meuble dont on se défait quand il est fêlé par l'usage, ou qu'on s'ennuie de le voir chez soi. Les satiriques latins nous ont conservé quelqu'une de ces scènes d'infamie, et jusqu'aux paroles insolentes de l'esclave venant dire à sa maîtresse de la veille qu'elle n'était plus même esclave comme lui.

Et bien plus encore, la simultanéité dans le mariage : des troupeaux de ces êtres si dignes devant Dieu et devant notre cœur, des troupeaux de femmes enfermées comme un bétail entre des murailles, et devenues, dans l'ennui de leurs jours et de leurs nuits, la proie, je ne dirai pas d'une affection, mais la proie d'un moment au milieu de siècles d'oubli !

Voilà l'histoire ! voilà la femme dans l'histoire !

Et, l'Évangile venu, l'Évangile l'ayant relevée, comme nous le verrons tout à l'heure, l'opprobre et la servitude n 'ont pas cessé pour elle d'un seul coup ; ils n'ont cessé que là où l'Évangile a prévalu ; partout ailleurs elle est demeurée au sort qu'on pourrait appeler son sort naturel. Vous en avez la preuve assez proche de vous. Le musulman, venu six siècles après l'Évangile, s'est-il soucié de rendre à la femme sa dignité ? A vos portes, pour vous braver, il a relevé les quatre murailles de la captivité et du mépris ; il y a entassé les objets de sa lâche convoitise, non pas tous peut-être marqués au même degré de servitude et d'infamie ; mais qu'importe la nuance de l'estime dans l'opprobre, et le degré de faveur dans l'oppression ? La sultane règne autant qu'on peut régner sur un cœur qui se partage et qui se dissipe ; elle règne comme la dernière paysanne de France ne voudrait pas régner. Le spectacle des mœurs musulmanes, chez des peuples qui ne manquent pas de grandeur native, est un avertissement de la Providence à la femme chrétienne tentée d'apostasie par la sévérité de l'Évangile ; elle y apprend ce que coûte l'amour qui n'est pas sous la protection de Dieu, et ce que devient l'adoration de l'homme le lendemain du jour où il n'adore plus Jésus-Christ. Elle y apprend le degré de bassesse où elle descend dès que Jésus-Christ n'a plus la main sur l'homme pour le contenir et le purifier, pour contenir et purifier sa compagne, et les rendre tous deux un sanctuaire d'amour fidèle et respectueux.

Jusque parmi nous, Messieurs, dès que baissent les eaux évangéliques, qu'entendons-nous ? Le cri sourd du divorce, la bête humaine qui hurle après la liberté brutale, et demande qu'on l'affranchisse d'un devoir insupportable à ses désirs. Nous l'avons entendu, ce cri honteux ; il a même triomphé un moment dans notre patrie, il triomphe encore dans une partie de l'Europe, où le christianisme est mal défendu par le schisme et l'hérésie. Là une femme, et une femme chrétienne, se voit chasser de la famille qu'elle a fondée de son sang ; elle cesse d'être mère en cessant d'être épouse ; on lui enlève parle divorce, comme un bétail qui se divise, une part des enfants qu'elle a portés dans son sein, qu'elle a nourris de ses larmes et de son amour. Mais la louve, au fond des forêts, quand on lui arrache ses petits, on lui fait une injure qu'elle ressent ; et vous, dans un pays chrétien, vous arrachez l'enfant à sa mère ; vous ne craignez pas de lui faire une injure que le tigre ne vous pardonnerait pas dans l'antre de ses déserts !

Comment expliquer un aussi étrange renversement des lois de la nature et de l'affection ? Je comprends l'abus de la propriété, l'esclavage. L'esclave est un étranger ; il est tombé dans cette condition par le sort de la guerre ou de la naissance ; il n'est rien aux souvenirs de son maître et à son cœur. Mais la compagne que l'homme a choisie, qui a eu les serments de sa jeunesse, qui est son égale par le sang, qui a vécu à son foyer, à laquelle il a ouvert son âme, qui lui a donné des jours peints dans sa mémoire et des fils grandis sous ses yeux, pourquoi la déshonorer ? Qu'a-t-elle fait ? Qu'y gagne donc l'homme ? Ah ! ce qu'il y gagne, Messieurs, je vais vous le dire ; car, enfin, il faut bien connaître la cause après avoir vu le phénomène ; il faut bien pénétrer jusqu'au fond de l'homme et en explorer toute la corruption, afin que la restauration évangélique nous apparaisse tout ce qu'elle est.

Trois égoïsmes ont concouru, dans le cœur de l'homme, à l'avilissement de la femme. Le premier est l'égoïsme de la jalousie. Nous aimons-, c'est vrai ; mais nous sommes si peu de chose pour être aimés, les années s'écoulent si vite, elles emportent si rapidement les charmes de notre jeunesse, qu'un moment vient où nous doutons de nous-mêmes et de notre aptitude à mériter l'affection. Nous ne nous trompons pas. Cependant nous voulons retenir ce qui ne viendrait plus à nous de soi-même ; nous aspirons à une passion dont le jour est déjà loin ; plutôt que d'obéir à la nature, nous voulons lui faire violence, et ressusciter par la servitude ce qui nous est ravi par la liberté. C'est la raison secrète qui a partout condamné la femme à un ilotisme plus ou moins prononcé.

Un autre égoïsme, celui de la lassitude, a travaillé contre elle dans un autre sens. Nous nous lassons. Un jour on s'éveille comme d'un songe, on s'étonne de ne plus aimer ce que la veille on adorait encore ; on se demande pourquoi. Rien n'est changé que le cœur ; mais il est changé, et c'est un coup dont il ne revient jamais. Que faire ? Comment vivre dans le supplice de voir avec indifférence l'objet qu'on voyait avec transport ? La dissolubilité du mariage est la réponse de notre inconstance à cette question. La jalousie rendait la femme captive, la lassitude la chasse.

Il reste un troisième parti pour un troisième égoïsme, qui est celui de la simultanéité. La recherche de nous-même est si subtile, qu'il nous faut quelquefois, pour avoir toutes nos aises, joindre l'habitude à la nouveauté. On y arrive en multipliant le mariage, et la passion se compose ainsi une cour où le souvenir est aussi vivant que le caprice, où tous les temps sont mêlés, et où chaque jour apporte à une inépuisable inconstance une noce et une répudiation.

Tel est l'homme, et ce triple égoïsme se réduit à un seul, qui est de manquer d'amour. C'est le reproche de saint Paul aux païens, lorsque, après avoir énuméré tous leurs crimes, il finit par les accuser d'avoir été sans affection. L'amour purement humain est une effervescence passagère, produite par des causes qui n'ont elles-mêmes que peu de durée ; il naît le matin, et se flétrit le soir. Ce n'est point l'acte d'un homme maître de lui, sûr de sa volonté, et portant l'énergie du devoir jusque dans les jouissances intimes du cœur. L'amour véritable est une vertu ; il suppose une âme constante et forte, qui, sans être insensible aux dons fugitifs, pénètre jusqu'à la région immuable du beau, et découvre dans les ruines mêmes une floraison qui la touche et qui la retient. Mais l'âme chrétienne seule a ce goût créateur ; les autres s'arrêtent à la surface et voient la mort partout. Deux jeunes gens s'avancent vers l'autel, à cette belle cérémonie des noces ; ils portent avec eux toute la joie et toute la sincérité de leur jeunesse ; ils se jurent un amour éternel. Mais bientôt la joie diminue, la fidélité chancelle, l'éternité de leurs serments s'en va par morceaux. Que s'est-il passé ? Rien ; l'heure a suivi l'heure ; ils sont ce qu'ils étaient, sauf une heure de plus. Mais une heure, c'est beaucoup hors de Dieu. Dieu n'était point entré dans leurs serments, il n'a pas été le complice de leur amour, et leur amour finit parce que Dieu seul ne finit pas.

Tournons de ce côté, et, après tant de tristes spectacles, voyons ce que Dieu a fait par l'Évangile pour la réhabilitation de la femme.

L'Évangile a rendu à la femme la liberté, l'instruction, tous les droits civils. Mais il a de plus créé pour elle trois ministères qui lui donnent une glorieuse action sur les destinées du genre humain. Le premier est le ministère du respect. Le respect est une crainte douce et pieuse. Quand nous rencontrons un homme chargé d'ans et de services, le front couvert des traces vives de la vertu, nous nous sentons, quoique son égal, atteint d'un sentiment qui ne nous cause aucune peine, mais qui cependant nous ôte la confiance de la familiarité : c'est le respect. Le respect est l'aveu volontaire d'une dignité qui nous commande sans avoir besoin de nous donner aucun ordre ; il entre, comme un condiment nécessaire, dans tous les rapports des hommes entre eux, et l'affection la plus tendre n'en exclut pas l'expression, quelque tempérée qu'elle devienne en ses mains. Sans le respect l'homme touche à la grossièreté de la barbarie, il méconnaît la royauté qui est en lui. Le respect, Messieurs, est descendu sur nous de Dieu même, qui nous a faits à son image. En Dieu il est une majesté qui repousserait, si elle était toute seule ; mais cette majesté suprême étant unie à une suprême bonté, il résulte de ce mélange ineffable une physionomie qui attire sans rien perdre de sa grandeur. C'est un reflet de cette nuance qui habite en nous, et qui produit le respect.

Or, Messieurs, nous sommes sujets à oublier ou à méconnaître cette partie de notre céleste dotation. Les abus de l'égalité, l'abaissement du vice, l'indélicatesse de l'esprit nous poussent sans cesse à la grossièreté, comme l'orgueil nous porte à une roideur sotte et ridicule. La civilisation chrétienne avait besoin de trouver et de conserver le secret de la dignité tempérée par la grâce, d'en avoir un interprète subsistant, un modèle exquis et inviolable, dont la seule présence fût une leçon, et nous rappelât sans cesse la physionomie de l'homme vrai, pur, sincère, simple, digne de lui-même : c'est à la femme chrétienne que ce ministère auguste a été confié. L'Évangile a fait de l'esclave une reine, il l'a tirée d'une servitude honteuse ou d'une liberté effrénée, qui n'était qu'un autre esclavage, pour lui donner sur les mœurs publiques une modeste et souveraine action. Sceptre porté avec autant de fruit que de gloire, qui a imprimé aux temps modernes une ineffaçable couleur de bienséance et d'élévation.

Ce jeune homme usé dans le vice, qui ne croit plus à rien, pas même au plaisir, qui ne respecte plus rien, pas même soi, il vient, il rencontre le regard de la femme chrétienne, il voit vivante la dignité qu'il a profanée ; il retrouve Dieu dans une âme qui en a gardé le sacerdoce et qui le révèle dans ses traits : il sent sa misère et son abjection devant ce miroir de pureté. Un mouvement de paupière ou des lèvres suffit pour le châtier et l'anéantir, lui qui s'estimait sûr de ne pas trembler devant Dieu ! Il reconnaît une puissance à laquelle il doit compte de sa vie, devant laquelle il doit déguiser au moins sa honte, et s'il devient incapable d'être touché de ce reproche tacite, s'il méprise la femme, après avoir méprisé tout le reste, c'est le dernier trait de sa condamnation : il n'appartient plus au monde civilisé, il est barbare.

Le second ministère que l'Évangile a créé pour la femme chrétienne, c'est le ministère d'éducation.

A qui l'homme naissant sera-t-il confié ? A qui le remettra-t-on pour lui inspirer une âme bonne ? Quelle est la main assez délicate, assez ingénieuse, assez tendre pour assouplir cette bête fauve qui vient de naître entre le bien et le mal, qui pourra être un scélérat ou un saint ? Ne cherchons pas si loin. Déjà son éducation a commencé dans le sein même qui le portait. Chaque pensée, chaque prière, chaque soupir de sa mère a été un lait divin qui coulait jusqu'à son âme et le baptisait dans l'honneur et la sainteté. Le père n'y peut rien directement. A la mère seule il a été donné que son âme touchât pendant neuf mois à l'âme de l'enfant, et lui imposât des prédispositions à la vérité, à la bonté, à la douceur, germes précieux dont elle achèvera la culture au grand jour, après les avoir semés dans les profondeurs inconnues de sa maternité. L'enfant paraît ; il échappe à cette première éducation de l'Évangile par les entrailles de sa mère ; mais il est reçu dans des mains que l'Évangile a bénies, il n'a plus à craindre le meurtre ou l'exposition ; il dort tranquille sous la protection de sa mère armée de Jésus-Christ. Et dès que ses yeux s'ouvrent, quel est le premier regard qu'il rencontrera ? Le regard pur et pieux d'une chrétienne. Et dès qu'une parole, se glissant par les tortueux canaux de l'ouïe, pourra s'introduire jusqu'à son âme, qui la lui dira ? Qui lui jettera la première parole, la première révélation, le premier cri d'une intelligence à une intelligence ? Qui ? Ce fut Dieu autrefois ; c'est encore lui maintenant par notre mère purifiée et sanctifiée. C'est la femme chrétienne qui a succédé à Dieu dans le ministère sacré de la première parole. Quand Adam l'entendit, et que la flamme de son esprit s'alluma de ce coup sous l'horizon étincelant du ciel, c'était Dieu qui lui avait parlé. Et nous, quand notre cœur s'éveille à l'affection, et notre esprit à la vérité, c'est sous la main, sous la parole, sous le poids de l'amour maternel que ce prodige s'accomplit.

L'enfance disparaît bien vite, et la jeunesse s'annonce avec ses instincts de liberté. L'éducation devient plus périlleuse sans cesser d'être nécessaire ; toute puissance nous pèse comme un joug. Une seule demeure, sinon intacte, du moins respectée. Nous entendons encore la vérité de la bouche d'une mère aimée de Dieu ; son regard n'a pas perdu toute autorité ; son reproche n'est pas sans aiguillon pour causer le remords, et quand elle est tout à fait désarmée, ses larmes lui restent comme un dernier commandement auquel nous ne résistons pas. Elle se fraye à notre insu des passages qui conduisent aux endroits les plus secrets de notre cœur, et nous sommes étonnés de l'y trouver au moment où nous nous croyons seuls. Vertu singulière, se survivant à elle-même, et qui atteste dans ses débris mêmes à quelles sources efficaces Dieu l'avait trempée !

Quand la mère finit, l'épouse commence. L'homme est maître à son tour ; mais sa magistrature n'exclut pas celle qu'il donne sur lui-même, et son cœur obéit d'autant mieux que sa pensée commande avec un empire qui n'est pas disputé. La fougue de la jeunesse s'est apaisée ; l'homme ne souhaite plus l'indépendance comme un bien qui passe tous les autres, et qui le met en possession de lui-même ; il se possède assez, il est sûr de son pouvoir, il retourne vers la douceur de l'enfance par la pente de sa volonté et le poids même de la vie. L'amitié lui manque, il n'a plus d'égaux : et qui n'a besoin d'égaux ? Qui n'a besoin d'une personne assez tendre pour commander, assez dévouée pour dire la vérité ? L'homme la demande à l'épouse, après l'avoir eue de sa mère ; il recherche autant l'autorité qu'il l'a crainte un moment. Il l'accepte du moins sans résistance, parce que l'amour en fait le fond, et qu'il y puise les consolations de chaque jour contre les amertumes de la maturité. Car la vie devient sévère en déclinant vers le soir ; les déceptions abondent ; la lumière des choses se ternit ; les soucis creusent le front, et l'ambition même, lasse du succès, laisse échapper ce cri de la vanité trompée :

Mon cœur, lassé de tout, demandait une erreur
Qui vînt de mes ennuis chasser la nuit profonde,
Et qui me consolât sur le trône du monde.
Or, cette erreur cherchée, si c'est une erreur, qui la donne que l'épouse ? C'est elle qui colore les événements heureux, qui embaume les revers, qui reçoit au seuil domestique ce fugitif des honneurs tout meurtri de sa chute, ce proscrit de la pensée qui n'a remporté de la science que le martyre du doute. L'épouse chrétienne infiltre dans ces âmes brisées le détachement et la certitude ; elle ressuscite dans leur âme le Dieu qui réjouissait leur jeunesse, et ravive leur vie mourante aux sources de l'éternité.

Si la grâce lui manque pour cette dernière scène de l'éducation humaine, tout n'est pas perdu ; les transfigurations de la femme chrétienne ne sont pas encore achevées, non. Après avoir été mère, puis épouse, la femme chrétienne se reproduit sous une nouvelle forme : elle est fille ! Et quel est l'homme, à soixante ans, qui n'apprend pas de sa fille ? Quel est l'homme qui, n'ayant pas connu Dieu dans la vie et dans la raison, et voyant sa jeune enfant s'agenouiller chaque soir devant l'invisible Majesté, ne soupçonne, à la naïveté de sa prière et de sa joie, à la paix de son cœur, quelque chose du mystère qui s'approche de lui par une si vive représentation ? O tendresse des voies de Dieu ! Notre mère nous apprenait son nom quand nous étions enfants ; l'épouse l'a redit, dans l'intimité nuptiale, à l'âme enivrée du jeune homme ; la fille le raconte au vieillard courbé par l'âge, et lui ramène, dans ses jours de décadence, une révélation toute jeune et toute vierge ! Le ciel dira combien d'âmes ont été le fruit de cette dernière violence de la vérité ; combien, qui n'avaient rien vu et rien entendu, se sont éveillés du songe de l'erreur sur leur lit de mort, et ont adoré de leur souffle expirant l'éternel amour se montrant à eux sous la forme angélique d'une fille bien-aimée.

Après cela, qu'avait besoin la femme d'un troisième ministère ? Dieu pourtant lui en a commis un troisième ; dirai-je le plus grand de tous ? Je ne sais ; mais enfin je le nommerai : c'est le ministère de la charité.

A la femme chrétienne, par une délégation spéciale, comme emploi de ses loisirs et de la surabondance de ses vertus, ont été confiés tous les pauvres, toutes les misères, toutes les plaies, toutes les larmes. C'est elle qui, au nom et au lieu de Jésus-Christ, doit visiter les hôpitaux et les greniers, découvrir les gémissements, explorer le royaume si vaste de la douleur. A d'autres le dévouement de la doctrine, à elle le dévouement des secours. A d'autres de représenter Jésus-Christ par le glaive de la parole, à elle de le représenter par le glaive de l'amour.

Voulez-vous, sans faire de phrases, car il y en aurait trop à faire, voulez-vous arriver à une comparaison qui dira tout d'un seul mot ? Eh bien ! entre le monde païen et le monde chrétien il y a la même différence qu'entre la prêtresse de Vénus et la sœur de Saint-Vincent-de-Paul. Allez à ce fameux temple de Corinthe, et voyez-y la femme ; entrez dans nos hôpitaux, et voyez-y la sœur de Charité ! Ce sont là les deux mondes : choisissez.

Cela fait, Messieurs, le reste n'était plus qu'un jeu. La dignité de la femme créée, l'indissolubilité et l'unité du mariage en découlaient naturellement. Toutefois, tant l'homme est corrompu, l'indissolubilité du mariage ne s'est maintenue qu'au prix de longs efforts. Je pourrais une fois de plus citer au tribunal du siècle présent, d'un côté, les passions des grands, et, de l'autre, l'intrépide esprit pastoral avec lequel les chefs de l'Église ont maintenu la pureté et la dignité du sang européen. Je pourrais, reprenant l'histoire dans un autre sens que celui où elle vous a été enseignée, vous dire ce que nous avons souffert pour vous, et ce que vous seriez devenus, si les inébranlables barrières de la catholicité n'avaient arrêté obstinément ces êtres effrénés en qui la puissance égalait la convoitise, et qui, impatients des mœurs du Christ, se ruaient à la conquête de la liberté païenne et musulmane. Nous avons fait de cette cause la cause totale de la civilisation, parce que c'était la cause de la femme, celle de vos mères, de vos épouses, de vos filles, et, avec elle, la cause du genre humain, Vous ne l'avez pas compris. Vous nous avez accusés de passer les bornes de la défense légitime, de porter la main sur la couronne, quand nous ne la portions que sur la brutalité de la chair et du sang. Où seriez-vous sans ces combats ? Votre sang, flétri depuis des siècles, vous serait arrivé par les veines d'une femme esclave au lieu de vous arriver du cœur d'une femme ingénue. Tout ce que vous avez eu de joies saintes par vos mères, vos épouses et vos filles, eût été transformé aux joies infâmes de la servitude trempée dans la volupté. Vous seriez des Turcs, et non des Francs !

Rendons grâces à Dieu qui nous a sauvés par le courage de nos pères, et par les seuls moyens dont le courage pouvait alors s'armer. Le divorce écarté du monde chrétien, la simultanéité n'a pas même fait effort pour s'y produire. Quel est l'Européen (car je n'appelle pas Européen le Turc planté à Constantinople), quel est l'Européen qui oserait même songer de loin à la profanation du mariage par la simultanéité ? Qui ne rougirait, au sein même de la débauche, d'introduire sous le même toit, par les mêmes serments, les captives multiples de son égoïsme le plus lâche et le plus insensé ?

Encore une fois, rendons grâces à Dieu qui a purifié le genre humain sans lui ravir sa liberté, qui a retiré au désordre la complicité des lois, et permis à la pureté de devenir la règle authentique de la société humaine.

Ce travail n'a pas peu coûté. Jésus-Christ ne s'est pas borné à le mettre sous la protection de sa croix. Il a voulu naître d'une femme tout à la fois vierge et mère, modèle ineffable du dévouement maternel et du dévouement virginal, et demeurant à jamais sous les yeux du monde pour lui inspirer, par son souvenir et son culte, la pratique des saintes mœurs. La femme n'a cessé, depuis dix-huit siècles, de regarder ce type sublime, qui est celui de sa régénération ; elle y a puisé le double courage de la chasteté et de l'amour ; elle est devenue digne du respect que le monde avait besoin d'avoir pour elle ; on a pu croire à ses serments, et le voile de la servitude, en tombant de son front, y a laissé voir, sous l'antique apparence d'une beauté fragile, le signe immuable et sanglant de la croix. Protégée par ce signe, elle a passé dans nos rues comme une apparition de la décence et du bien ; elle s'est assise, heureuse, au sanctuaire de la maison ; elle y a retenu son époux, ses fils et ses filles ; elle y a reçu l'étranger sans blesser son honneur : la famille est devenue le lieu de la paix, de la joie, de l'honnêteté, le lieu d'élection de toute âme qui n'est pas corrompue. Le culte des affections a succédé au culte de la chair et du sang. Je vous le demande sans crainte, quel est celui de vous qui ne sache pas et qui ne sente pas qu'il y a plus de contentement dans un quart d'heure passé au sein de la famille, à côté du père, de la mère, des frères et des sœurs, qu'il n'y en a dans tous les enivrements du monde ? Qui ne fait pas de la famille le rêve de son existence ? Qui ne s'est pas dit, étant jeune : J'arriverai un jour-, après un long travail, à m'asseoir chez moi ; j'aurai une table, un cabinet, à côté de moi tous les objets de mon affection. Tous, jeunes gens que nous étions, nous nous sommes dit cela ; et ceux de nous qui ont renoncé au bonheur de la terre pour prendre en Jésus-Christ leur unique héritage, ceux-là se le disaient avant d'avoir la révélation d'un bien plus rare dans un sacrifice plus grand.

0 foyer domestique des peuples chrétiens ! maison paternelle, où, dès nos premiers ans, nous avons respiré avec la lumière l'amour de toutes les saintes choses, nous avons beau vieillir, nous revenons à vous avec un cœur toujours jeune, et n'était l'éternité, qui nous appelle en nous éloignant de vous, nous ne nous consolerions pas de voir chaque jour votre ombre s'allonger et votre soleil pâlir !

Finissons, Messieurs, en résumant cette Conférence et celle qui l'a précédée. Il y a sur la terre trois faiblesses : la faiblesse du dénûment, c'est le pauvre ; la faiblesse du sexe, c'est la femme ; la faiblesse de l'âge, c'est l'enfant. Ces trois faiblesses sont la force de l'Église, qui a fait alliance avec elles, et les a prises sous sa protection en se mettant sous la leur. Cette alliance a changé la face de la société, parce que jusque-là le faible avait été sacrifié au fort, le pauvre au riche, la femme à l'homme, l'enfant à tous. L'Église, en s'unissant à la faiblesse contre ceux qui sont pourvus de la triple force du patrimoine, de la virilité et de la maturité, a remis en équilibre tous les droits et tous les devoirs. L'égoïsme toutefois ne se tient pas pour vaincu : plus ou moins déguisé, il cherche à rétablir l'ordre païen sur les ruines de l'ordre chrétien, c'est-à-dire la domination oppressive de la force sur la faiblesse. Y réussira-t-il ? Rompra-t-il le faisceau qui retient dans l'unité de l'Église le pauvre, la femme et l'enfant ? Je suis sûr que non : car sous les mains débiles que je viens de nommer, il y a la main de Dieu, la main de Jésus-Christ, la main de la bienheureuse Vierge Marie, toute la puissance de la raison, de la justice et de la charité.

TRENTE-CINQUIÈME CONFÉRENCE

DE I.'lNFLUENCE DE LA SOCIÉTÉ CATHOLIQUE SUR LA SOCIÉTÉ NATURELLE QUANT A L'AUTORITÉ

Monseigneur,

Messieurs,

Nous avons constaté l'influence de la société catholique sur la société naturelle quant au droit général, quant à la propriété et quant à la famille ; et nous avons reconnu que, sous ces trois rapports fondamentaux, la société catholique avait exercé une action heureuse sur la société naturelle, en y créant une protection efficace des faibles contre les forts. Mais il est un autre élément de la société humaine, où il ne s'agit plus seulement de protéger les faibles contre les forts, élément complexe où se rencontre tantôt surabondance de force, et tantôt surabondance de faiblesse : je veux parler de l'autorité. L'autorité a ce caractère particulier d'être tour à tour ce qu'il y a de plus fort et ce qu'il y a de plus faible, de pouvoir, dans un jour donné, tout écraser, et, le lendemain, d'être foulée aux pieds, de sorte que toute son histoire en ce monde se réduit à cette parole d'un orateur fameux : " Il n'y a qu'un pas du Capitole à la roche Tarpéienne. " Le Capitule enivre, la roche Tarpéienne avilit, et l'autorité oscille entre ces deux termes qui lui sont également funestes. Il s'agit de la défendre contre l'un et l'autre, et de lui assurer entre ces deux écueils l'honneur de la durée et l'empire de la stabilité. Voyons ce que la société naturelle a pu toute seule pour l'établissement de cet équilibre, et le secours qu'elle a reçu de la société catholique pour y arriver en effet.

Jusqu'ici, Messieurs, j'ai marché sur des cendres chaudes, aujourd'hui je vais marcher sur des charbons ardents. Je n'en suis point ému. J'ai des choses difficiles à dire ; je les dirai avec autant de retenue que de franchise, mais je les dirai.

Nulle société ne saurait être conçue sans unité, sans ordre, sans puissance. Par l'effet de l'unité, des millions d'hommes divisés d'intérêts, de passions, d'idées, de lieux, de temps, se rencontrent en un seul centre, et se meuvent comme s'il n'y avait pour eux qu'un temps, qu'un lieu, qu'une idée, qu'une passion, qu'un intérêt, qu'une vie. Par l'effet de l'ordre, les relations des citoyens entre eux, telles qu'elles ont été définies par les lois, se maintiennent avec une inviolable régularité, et si, çà et là, dans l'ombre flottante des masses sociales, quelque malfaiteur se prend à attaquer des droits reconnus, l'esprit d'ordre qui est dans la société l'arrête et en obtient justice. Par l'effet de la puissance, les citoyens dispersés sur un vaste territoire reposent tranquilles, insouciants de l'ennemi. Nul d'entre eux, pour ainsi dire, n'est à la frontière, et derrière ce rempart qui ne semble pas défendu, tout le monde dort en paix, parce qu'il y a quelque part une force qui veille, qui, même dans le silence des nuits, a l'oreille ouverte sur sa couche solennelle, et, par un seul mouvement de ses lèvres, transportera magiquement devant l'ennemi une armée où seront le courage, la fortune et la majesté de la patrie.

Voilà, Messieurs, la société, telle que la font l'unité, l'ordre et la puissance. Mais qui lui donnera cette unité ? Qui lui créera cet ordre et cette puissance ? Il faut arriver toujours à quelques hommes, et même généralement à un seul homme, en qui se résument et résident la puissance, l'ordre, l'unité. Et jugez ! Trente millions d'hommes respirant dans une seule poitrine, empreints sur un seul visage, et lui confiant toute leur force avec toute leur gloire et tout leur destin ! Mais comment un homme, comment quelques hommes pourront-ils s'approprier fermement une telle grandeur et la porter d'un siècle à l'autre, toujours subsistante, toujours égale aux besoins de la société, passant avec le même caractère du front d'un héros au front d'un enfant, du succès au revers, et chargée de composer, avec la fragilité d'une vie, l'immortalité d'une nation ?

Il semblera peut-être à quelques-uns que rien n'est plus simple, et qu'une armée fidèle sous un général heureux a, au bout de ses lances, tout le secret d'un gouvernement durable. Mais une armée fidèle et un général heureux sont, comme tout le reste des choses humaines, dans la main capricieuse du sort, et l'histoire témoigne très haut qu'aucun gouvernement n'a été moins solide que le gouvernement des soldats. Par une providence de Dieu, dont il faut lui rendre grâces, dès que le casque domine, l'unité, l'ordre et la puissance sont atteints mortellement. Après que le sénat romain, sous sa toge civile, eut longtemps pourvu à la stabilité du peuple-roi, du jour où le pouvoir des légions succéda au sien, on ne vit plus à Rome que des maîtres arrivant de l'Euphrate ou du Rhin, et passant par l'arc de triomphe pour aller à l'égout. Le peuple, amusé de ces spectacles, regardait venir le nouvel élu, et l'applaudissait avec d'autant plus de fureur qu'il voyait déjà sur son front, à travers l'auréole de l'empire, la place réservée à l'insulte du lendemain.

La force militaire, si imposante au premier coup d'œil, est la dernière à pouvoir constituer l'unité, l'ordre et la puissance, parce qu'étant plus corps qu'esprit, elle est à la vie ce que l'organe est au sang. Un souffle étranger lui est nécessaire pour l'animer et la diriger, sans quoi elle écrase comme un roc qui ne sait pas ce qu'il fait, ou elle se disperse comme une poussière qui écoute le vent. La société n'est pas fille de la violence, elle est fille de l'intelligence et de la liberté, et ne respecte rien que ce qui sort de cette double source ou y prend sa mission. Ce n'est pas la force qui la fonde, c'est l'autorité.

Mais qu'est-ce que l'autorité ? L'autorité est une supériorité qui produit l'obéissance et la vénération : l'obéissance d'abord, c'est-à-dire la soumission spontanée d'une volonté à une autre volonté. " Capitaine, mettez-vous là avec votre monde, et faites-vous y tuer. – Oui, mon général. " Voilà, Messieurs, l'obéissance, et, vous le sentez, une obéissance d'homme libre, où celui qui commande et celui qui obéit sont également grands. L'un a trouvé simple de demander une vie pour le pays, l'autre a trouvé simple de la donner ; l'un n'a conçu le dévouement que parce qu'il en était capable, l'autre n'en a été capable que parce qu'il l'a conçu. Il y a eu action et réaction de deux âmes qui se valaient. Quand ces fameux Spartiates des Thermopyles se préparaient dans leur cœur à mourir pour le salut de la Grèce, ils gravèrent sur un rocher cette inscription : " Passant, va dire à Sparte que nous sommes morts ici pour obéir à ses saintes lois. " Voilà encore l'obéissance, et non pas une obéissance portée au delà du nécessaire, propre seulement à quelques héros, mais une obéissance telle qu'il la faut à la société pour vivre, telle que Sparte l'avait dans ses beaux jours. C'était Sparte tout entière qui avait parlé aux Thermopyles, les vivants comme les morts, et il n'y avait pas dans la république une âme qui n'eût répondu à l'âme des trois cents.

Sans la soumission spontanée de la volonté à une autre volonté, et même quelquefois sans une soumission enthousiaste, l'unité est impossible, l'ordre et la puissance aussi. Car comment voulez-vous que tant de volontés séparées ne fassent qu'une, s'il n'existe pas une volonté souveraine qui les rassemble en soi ? Comment aurez-vous l'ordre, si toutes les volontés ne concourent pas par l'obéissance à maintenir les relations établies par les lois, et sans cesse menacées par tous les intérêts mécontents ? Et comment y aurait-il puissance, si chaque citoyen n'est pas prêt à prendre, au premier ordre, le poste où il est appelé ?

La vénération est un autre élément de l'autorité, qui lui est aussi nécessaire que l'obéissance. Car la vénération n'est qu'un respect mêlé d'amour, et nous n'obéissons pas longtemps à qui ne nous inspire ni amour ni respect. La volonté a déjà bien de la peine à se soumettre, même quand elle aime et respecte sincèrement ; et, si ce double sentiment vient à lui manquer, tôt ou tard elle n'obéit plus. La nécessité ni la contrainte ne sauraient y pourvoir qu'un moment, et la première occasion favorable sera le signal où l'unité, l'ordre et la puissance périront avec l'autorité. Tout pouvoir qui ne produit pas l'obéissance et la vénération ne prépare que sa mort.

Mais ces principes ne nous mènent pas fort loin dans l'explication du mystère qui nous occupe. Si l'obéissance et la vénération, en fondant l'autorité, sont la cause de l'unité, de l'ordre et de la puissance, qu'est-ce qui produira l'obéissance et la vénération ? Je comprends très bien que l'unité, l'ordre et la puissance soient le résultat de l'obéissance et de la vénération ; mais comment un homme ou quelques hommes inspireront-ils à trente millions d'hommes obéissance et vénération ? Voilà le mystère. Sur ce point, le monde antérieur à Jésus-Christ s'est partagé en deux systèmes : le système oriental et le système occidental.

Le système oriental consiste en ceci : L'homme ne peut pas obéir à l'homme, ni vénérer l'homme. L'homme ne peut pas obéir à l'homme, parce que toute volonté en vaut une autre ; et l'homme ne peut pas vénérer l'homme, parce que l'homme est trop petit devant son semblable, trop égal à lui par l'infirmité de la vie et de la mort. Il faut donc que l'autorité soit plus haute que l'homme ; il faut qu'elle ait un caractère inaccessible, qu'elle soit enveloppée du prestige de la toute-puissance, qu'il y ait entre le sujet elle souverain un tel abîme, que le regard même n'ose pas le franchir : en un mot, il faut que l'autorité soit Dieu. L'Orient s'est reposé dans cette fiction, ou plutôt dans cette réalité, la seule qui, à ses yeux, constitue le pouvoir, en le rendant vénérable et saint. Qu'en est-il résulté ? L'obéissance et la vénération, je l'avoue, mais une obéissance et une vénération abjectes, dont l'histoire fait horreur. L'Orient n'a pas voulu se soumettre à l'homme, estimant un tel acte incompréhensible autant que vil, et il s'est soumis à des monstres. Car la fiction ne changeait pas la nature humaine dans l'idole qui en avait le profit, ou plutôt, par un effet contraire au but, elle la changeait en l'empirant et la dégradant. L'homme pliait sous le poids de la divinité dont on chargeait ses épaules, et, faute de limites qui l'arrêtassent quelque part, il poussait aisément jusqu'à l'extravagance son orgueil et son immoralité.

Mais, du moins, à ce prix, l'Orient obtenait-il l'unité, l'ordre, la puissance, la stabilité ? Nullement ; en aucune autre contrée les révolutions de peuples et de dynasties n'ont présenté un spectacle plus sanglant et plus vite renouvelé. Les races souveraines n'ont pu s'y asseoir, et y trouver dans l'adoration une terre propice à la longévité. Ce ciel ardent les a dévorées. C'est qu'en effet rien ne finit plus vite que ce qui n'a pas de bornes ; une heure dévore un siècle entre les mains d'un prince qui peut tout et qui n'est pas Dieu. En vain l'idolâtrie promet l'éternité, elle ne la donne pas, elle est la première à la ravir. Il vient un moment où la société ploie sous le faix de la démence couronnée, et alors s'accomplit ce qui est implicitement renfermé dans le contrat des peuples et des rois de l'Orient, et ce qu'a heureusement exprimé le comte de Maistre dans cette phrase fidèle : " Faites tout ce que vous voudrez, et, quand nous serons las, nous vous égorgerons. " Rarement les peuples y ont manqué.

Le système occidental est tout autre que celui de l'Orient, plus sensé, plus vrai, digne de réussir, si l'homme tout seul pouvait réussir en de si grandes choses. L'Occident consent à être gouverné par l'homme, et à lui vouer par conséquent obéissance et vénération ; mais, néanmoins, il a peur de lui ; il s'effraie de remettre en ses mains le sceptre et l'épée ; il veut qu'il soit grand sans l'être trop, puissant avec mesure, laissant un espace entre la révolte et une absolue soumission. L'Occident calcule, pondère, limite le pouvoir. Il cherche à créer entre le prince et le peuple une sorte de pénétration réciproque, qui fasse de l'un et de l'autre une seule âme, où la souveraineté ait quelque part à l'obéissance, et l'obéissance quelque part à la souveraineté. Telles ces républiques de la Grèce, gouvernées, dans leurs jours de gloire, par des citoyens tirés momentanément de la foule et exerçant le pouvoir comme les mandataires et les représentants de la cité. L'obéissance et la vénération furent produites sans doute dans ce mystère compliqué ; mais elles ne le furent qu'insuffisamment. Le siège en était trop mobile et trop étroit pour donner aux nations toute la stabilité dont elles avaient besoin.

Certes, nous avons de ce régime un mémorable modèle, et le plus achevé de tous, dans la république romaine. Le sénat romain est la plus merveilleuse assemblée qui gouverna jamais un peuple, et l'on ne sait qu'admirer le plus en lui, de l'esprit de suite et de persévérance, de la profondeur des vues, du courage dans les revers, de la foi nationale, de la dignité, de la religion, et de tous ces hommes consulaires qui, après avoir commandé les armées et parlé au Forum, rapportaient au sein de leur corps la gloire personnelle qu'ils avaient méritée, ajoutant ainsi à la majesté du pouvoir autant qu'ils avaient ajouté à la grandeur du peuple, afin qu'il y eût toujours entre l'un et l'autre accroissement un équilibre qui les soutînt tous deux. Eh bien, le sénat romain, ce chef-d'œuvre profane du monde occidental, combien a-t-il duré ? Entre le poignard qui tua Lucrèce et le poignard qui tua César, combien comptez-vous de siècles ? Environ cinq siècles. Au bout de ce temps, maître enfin du monde, le sénat romain fit dire à un capitaine qui s'appelait César, de ne point passer la limite de son département militaire : César réfléchit un moment, et passa. A ce premier acte de désobéissance tout fut dit : Rome n'existait plus, ou si elle continua de porter son nom, ce fut pour tomber d'Auguste en Tibère, de Tibère en Caius, de Caius en Néron, de Néron en Héliogabale, de l'obéissance d'Occident à l'obéissance d'Orient, et encore avec aggravation dans la solennité de l'extravagance.

Voilà tout ce que l'art le plus savant, les circonstances les plus heureuses, la simplicité de mœurs la plus remarquable, et le bonheur de conquête le plus grand qu'on ait vu, ont produit d'obéissance et de vénération, selon le système occidental. Voilà le plus grand corps humain qui ait jamais existé : cinq cents ans de durée ! un peu plus que le tiers de la monarchie française ! Il y avait donc dans ce système insuffisance d'obéissance et de vénération, par conséquent insuffisance d'unité, d'ordre et de puissance, par conséquent encore, insuffisance sociale. Mais quelle était la cause de ces deux écueils si différents l'un de l'autre, où ont échoué l'Orient et l'Occident ? C'est, Messieurs, qu'en Occident comme en Orient, il n'y avait que l'homme, rien que l'homme. Or l'homme tout seul est incapable de s'assurer l'obéissance et la vénération, dans la mesure qui est nécessaire pour conduire une société. L'homme est trop peu pour un si grand ouvrage. Veut-on l'enfler au delà de sa portée naturelle, on l'appellera bien du nom de Dieu, on lui dira bien : Votre Éternité ; mais il n'en restera pas moins un homme, et, si grand qu'il soit par hasard, fût-il Titus ou Nerva, il aura pour héritier quelque illustre misérable, en qui la fiction surhumaine ne sera qu'une faiblesse de plus. Hébété par ce comble d'honneur et de puissance, l'homme y succombe ; il se fait au dedans de sa misère une répercussion de cette majesté fausse qui le change en un monstre, et, une fois qu'il en est là, l'idolâtrie qui le soutenait s'affaisse sur elle-même et emporte dans sa chute tout cet édifice insensé. Les dynasties succèdent aux dynasties, et les peuples eux-mêmes suivent le sort de leurs chefs. Car, quand le pouvoir est incertain et mal assis, la société elle-même chancelle comme un homme ivre. La cause de la souveraineté est la cause même de la société. C'est pourquoi, Messieurs, ne rions pas de ces catastrophes sanglantes des rois ; ne rions pas de cette impuissance où est l'humanité de produire, autant qu'elle en a besoin, l'obéissance et la vénération. C'est un de ses grands malheurs : car de l'obéissance et de la vénération dépendent l'unité, l'ordre, la puissance, la durée, la stabilité. Ne broyons pas si facilement sous le poids de notre parole des destinées à qui les nôtres sont unies. Sachons comprendre notre impuissance et la regretter. Une partie du genre humain a voulu des dieux pour chefs : les dieux ont péri. L'autre partie a choisi des hommes : les hommes ont succombé. Trop grands ou trop petits, ils ont croulé par insuffisance ou par excès. Que voulez-vous, l'homme n'avait que l'homme.

Si jamais, plébéiens que vous êtes, par un de ces coups que le temps amène, vous êtes appelés au gouvernement d'un peuple, ne comptez pas sur vous ni sur l'humanité pour vous soutenir. Tôt ou tard l'humanité vous trahira, l'obéissance et la vénération se retireront de votre œuvre, et vous serez étonnés d'avoir fait si peu avec tant de génie. Malheur à vous alors ! mais aussi malheur à nous ! le malheur est commun, et c'est pourquoi nous n'en triomphons pas. Cherchons-en plutôt le remède en celui que nous avons déjà vu si ingénieux à guérir nos maux. Voyons, contre cette force et cette faiblesse exagérées du pouvoir, ce que la société catholique aura apporté de secours à la société naturelle.

La société catholique a ouvert dans le monde deux sources inépuisables d'obéissance et de vénération : l'une publique, l'autre secrète.

La source publique d'obéissance et de vénération ouverte par la société catholique, c'est, Messieurs, l'autorité de sa hiérarchie. Depuis dix-huit cents ans, la papauté, l'épiscopat, le sacerdoce chrétiens sont obéis et vénérés de la plus grande union d'hommes qui soit ici-bas, sans avoir besoin jamais de la force pour incliner un front ou une volonté. L'obéissance y est libre, la vénération y est libre ; chaque fidèle peut à toute heure refuser ou rétracter son hommage, et toutefois cet hommage subsiste inaltérable et saint, malgré les vicissitudes de faveur ou de persécution, malgré les efforts persévérants du monde pour flétrir dans sa source un amour qui le gêne, un respect dont il est offensé. La hiérarchie catholique, sans autre ressource que la persuasion, se fait obéir et vénérer comme nulle part et en aucun temps n'a été obéie et vénérée aucune humaine majesté. Le fait est sensible, il est éclatant ; il n'a besoin d'aucune démonstration ; il suffit de l'énoncer pour convaincre et étonner l'esprit. Mais si j'avais besoin d'une démonstration, ou plutôt d'un exemple, rappelez-vous ce qui s'est passé ici même à l'inauguration du siècle présent.

Nous avions tout détruit, même le passé ; nous avions, dans notre haine contre tout objet de pieux culte, ouvert les tombeaux où reposaient, désarmés par la mort et sous la seule garde de nos souvenirs, les grands serviteurs de la patrie, et, pour le seul plaisir de braver la majesté jusque dans le cercueil, nous avions jeté leurs cendres au vent et au mépris. Jamais, à aucun moment de l'histoire, l'obéissance et la vénération n'avaient été plus loin des cœurs. Un vieillard vint dans ce temps-là ; il était appelé par un jeune homme qui avait tout le prestige de la gloire, mais qui avait besoin de s'agenouiller devant le vicaire du Christ pour recevoir de cet abaissement le sceau d'une plus haute autorité. Le vieillard vint armé de sa seule bénédiction ; il vint au milieu de ce peuple qui avait foulé aux pieds, dans un seul jour, toutes les générations de ses rois : il parut aux fenêtres des Tuileries. On ne l'eut pas plutôt vu, portant sur sa figure plus de malheur encore que d'âge, qu'à l'instant même, par ce coup magique qui rouvre les cœurs à leur bon endroit, tout Paris se précipita pour avoir un bonheur qu'il ne connaissait plus, le bonheur de vénérer en recevant cette bénédiction qui, depuis tant de siècles, fait tomber l'homme à genoux. Et, pendant que ce spectacle se passait au dehors, plus haut, dans l'intérieur même des Tuileries, un homme célèbre qui vient de mourir poussait son voisin, en lui disant avec la joie de l'admiration : " Enfin, Monsieur, nous voyons une autorité ! Voilà une autorité ! "

La source secrète de l'obéissance et de la vénération ouverte dans le monde par la société catholique, c'est, Messieurs, la confession.

Tout homme, quel qu'il soit, prince par le pouvoir ou par l'esprit, s'il veut avoir part au mystère du Christ, à la certitude et à l'avenir qui sont en lui, est obligé d'avouer ses fautes à genoux, d'en demander pardon et d'en recevoir pénitence : exercice d'obéissance et de vénération qui le révèle à lui-même, le purifie, l'humanise et l'assouplit sans l'abaisser. Car il est libre dans cette action plus qu'en aucune autre, on ne prend sur lui que le pouvoir qu'il donne de son plein gré ; il peut se lever et s'en aller si la vérité qu'il cherchait lui semble trop dure, si la paix et l'honneur de la conscience lui redeviennent trop chers à ce prix. Mais il persiste volontiers, une fois qu'il a connu le charme de l'humilité et de la sincérité entre Dieu et lui ; il apprend avec joie, dans une obéissance et une vénération qu'il a choisies, à obéir encore là où il n'a plus le choix, à vénérer encore là où Dieu le lui commande par un commandement qui n'admet plus l'élection. Cet esprit altier consent à l'empire ; ce cœur sauvage, toujours prêt à la révolte, accepte l'unité, l'ordre et la puissance sous la seule forme où ils soient possibles, sous la forme de l'autorité. La confession ne cesse d'agir en ce sens d'un bout du monde à l'autre, par une influence secrète et perpétuelle, qui, jointe à l'action publique de la hiérarchie, crée dans le genre humain, s'il m'est permis de parler ainsi, une quantité énorme d'obéissance et de vénération, mais d'une obéissance et d'une vénération spontanées, qui sont l'effet de la conviction, et qui rendent l'homme sociable en le consolant et en l'élevant.

Or il est impossible que le contre-coup d'une création semblable ne se soit pas fait sentir dans la société purement naturelle, et n'y ait modifié d'une manière remarquable les rapports réciproques du sujet au souverain. Évidemment, Messieurs, quelque grande transformation a dû s'opérer là ; vous attendez que je vous la signale, et vous n'attendez pas vainement. L'esprit catholique a produit dans le monde, quant à l'autorité même humaine, quelque chose de tout à fait nouveau, de tout à fait inconnu à l'antiquité, le terme moyen entre le système occidental et le système oriental : il a produit la monarchie chrétienne. Et qu'était-ce que la monarchie chrétienne ?

La monarchie chrétienne avait dans chaque pays un chef unique, centre et moyen de l'unité, de l'ordre et de la puissance. Ce chef était sorti des entrailles de la société par une venue et une croissance naturelles, comme le chêne sort d'un germe qui se développe avec le temps. Rien de brusque et de violent ne se sentait dans son origine, quel qu'en eût été le mode ou l'occasion ; et, quoi qu'il advînt, le principe de l'obéissance à son égard n'était pas contesté. On pouvait, on devait refuser d'obéir en certains cas, lorsque le commandement était illégitime, c'est-à-dire contraire à la loi de Dieu ou à la loi du pays. La loi de Dieu et la loi du pays étaient la double limite de la souveraineté ; mais en résistant, pour les défendre, on ne contestait pas le droit général de commander ni le devoir d'obéir. La vénération se joignait à l'obéissance pour faire du chef chrétien un père autant qu'un magistrat. Le respect et l'amour allaient le chercher naturellement, et, du cœur de son peuple au sien, il y avait une réciproque effusion dont les monarchies antiques n'avaient pas même le soupçon. Le peuple pardonnait des fautes au prince, comme l'enfant pardonne des faiblesses à son père ; il compatissait au levain de l'humanité demeuré en lui aussi bien que dans le dernier des mortels. Enfin tous ces sentiments se traduisaient en un sentiment final, qui était le premier fondement de la monarchie chrétienne, et qui s'appelait la fidélité. Le souverain avait foi dans son peuple, et le peuple avait foi dans son souverain. Ils croyaient l'un à l'autre ; ils s'étaient donné la main, non pour un jour, mais devant Dieu et pour tous les siècles, au nom des morts et des vivants, au nom des ancêtres et de la postérité. Le prince descendait tranquille dans la tombe, laissant ses enfants à la garde de son peuple, et le peuple, les voyant petits et sans force, les gardait en attendant d'être gardé par eux.

L'honneur était le second sentiment sur qui reposait la monarchie chrétienne, sentiment plus nouveau, plus inconnu encore à l'antiquité que le précédent. L'honneur était un regard élevé du chrétien sur soi, une pensée de sa noblesse. Par l'honneur le chrétien se rapprochait de son maître ; il avait plus que des droits à son égard ; il faisait subsister sa personnalité devant la sienne avec une délicatesse infinie, qui était la chose la plus respectée du monde dans un temps où tant d'autres l'étaient. L'honneur protégeait tout et sauvait tout. Il jouait, surtout en France, un rôle presque souverain, qui a fait dire à Montesquieu, personnage peu suspect, si je ne me trompe, que la France était une monarchie gouvernée par l'honneur.

En voulez-vous quelques exemples qui vous feront sentir la différence de la souveraineté chrétienne à la souveraineté antique ? Je ne les choisirai même pas aux bonnes époques, mais à l'époque où déjà la monarchie chrétienne tombait vers son couchant.

Louis XIV s'entretenait avec sa cour dans ces appartements de Versailles où désormais la peinture seule est assez grande pour habiter ; on vint à parler du schah de Perse, et de je ne sais quelle exécution qu'il avait faite des grands de son royaume. Le roi dit : " Voilà ce qui s'appelle régner ! – Oui, Sire, répliqua le duc d'Estrées, qui avait été ambassadeur en Perse, mais j'en ai vu étrangler trois dans ma vie. "

Sous Louis XV, un ministre est disgracié. Le lendemain, le roi sort de sa chambre, et, trouvant les salons déserts, il demande à un serviteur : " Où est donc la cour ? – Sire, répond le serviteur, elle est à Chanteloup. " Chanteloup était la maison de campagne du ministre disgracié, à quarante lieues de Versailles. En ce temps-là, Messieurs, on allait visiter à quarante lieues les ministres disgraciés ; il y a des temps où l'on ne fait pas quatre pas pour cela.

Permettez-moi encore une anecdote.

Le roi Louis XVI, de douloureuse et vénérable mémoire, faisait un voyage en Normandie. Une paysanne s'approche et lui demande la permission de lui baiser la main. " Eh ! pourquoi pas la joue ? " répond le monarque.

Telle était, Messieurs, dans la monarchie chrétienne la familiarité du grand et du pauvre avec le souverain. L'obéissance et la vénération s'étaient changées en une fidélité tempérée par l'honneur. On était loin des mœurs de l'Asie, on ne l'était pas moins des mœurs de la Grèce et de Rome. Tout était nouveau comme l'Église et comme Jésus-Christ, d'où procédaient ces rapports délicats.

J'ajoute que la liberté était aussi un élément de la monarchie chrétienne.

Tout le monde sait les travaux de l'Église pour maintenir sous ce régime les droits de la conscience. Elle y a rencontré sans doute de grands obstacles, parce que le mal a toujours dans le libre arbitre de l'homme et dans l'ensemble des choses humaines les moyens de se produire au jour. Mais la monarchie chrétienne, considérée dans les éléments divers qui la constituaient, n'en a pas moins prêté secours au droit évangélique, et assuré son règne en faveur des faibles pendant longtemps. Chaque pays chrétien avait ses droits, ses franchises, ses associations défendues contre l'arbitraire par une force commune mise au service du plus pauvre et du plus petit, et qui leur donnait, avec plus de régularité dans la vie, une somme plus grande de dignité. Nul alors n'était seul ; nul ne se trouvait seul et désarmé en présence de la société totale ou de ceux qui la représentaient. On a bien pu, dans d'autres temps, décorer du nom de liberté le désarmement moral des faibles ; l'avenir, encore mieux que le présent, dira de quel côté il y eut plus de justice et de vrai affranchissement. Mais, dès aujourd'hui, je suis en droit de conclure que, sous la monarchie chrétienne, la liberté avait sa part assurée, et que, pour définir cette institution, il faut dire, en complétant le mot de Montesquieu : La monarchie chrétienne était une monarchie gouvernée par la fidélité, l'honneur et la liberté. Vous pouvez, Messieurs, avoir oublié ces choses-là ; mais l'histoire ne les a pas oubliées, et les dira un jour très haut.

Comment s'était opérée cette transformation ? Comment le pouvoir était-il devenu à la fois divin et humain ? Car c'était là son double caractère : il était obéi et vénéré comme divin, et cependant, au fond, il était humain. 11 était supérieur et égal, père et frère tout à la fois. Par quels secrets ressorts l'avait-on conduit à ce point de perfection, si éloigné du système oriental et du système occidental ? Je le dirai en peu de mots.

L'Évangile avait posé ce principe que l'homme est trop grand pour obéir à l'homme ; que l'homme est trop misérable pour être vénéré de l'homme par sa propre substance et sa propre vertu. Ce principe renversait le système oriental. Mais, en revanche, l'Évangile avait dit qu'il faut obéir à Dieu dans l'homme, servientes sicut Domino, et non hominibus. Ce principe renversait le système occidental. Le prince n'était plus seulement le mandataire du peuple, il était le mandataire de Jésus-Christ ; on n'obéissait plus seulement à l'homme, mais à Jésus-Christ lui-même, présent et vivant dans celui qu'avait élu la société. Je dis dans celui qu'avait élu la société : car l'Évangile n'avait pas ravi à la société son droit naturel d'élection, il n'avait pas même déterminé si le gouvernement devait être une monarchie, une aristocratie ou une démocratie. Il avait laissé la question de forme et de choix au cours de l'expérience et des événements ; il avait dit aux nations : Mettez à votre tête un consul, un président, un roi, qui vous voudrez ; mais souvenez-vous qu'au moment où vous aurez assis votre magistrature suprême, Dieu viendra dedans. Le pouvoir sort de terre par une germination naturelle, comme les fleurs sortent d'un champ, non pas toutes avec la même couronne et la même couleur ; la grande affaire n'est pas la naissance du pouvoir, c'est surtout son sacre. Quand donc du sein d'une nation le pouvoir sera sorti par une floraison naturelle, comme le palmier sort du Liban, moi, Jésus-Christ, je descendrai sous son ombre, j'entrerai sous son écorce, je serai son sang, sa vie, sa gloire, sa force, sa durée : vous l'aurez fait, je le sacrerai. Vous l'aurez fait mortel, je lui ôterai le germe de la mort ; vous l'aurez fait petit, je le ferai grand ; vous l'aurez fait à votre image, je le ferai à la mienne : il sera Dieu et homme comme moi.

Vous entendez, Messieurs, le pouvoir restera homme ; s'il a le bénéfice du Christ, il en aura aussi la charge. Il n'en sera pas, si haut qu'il soit, exempt de compter avec l'Évangile et l'humanité, avec Jésus-Christ vivant aussi ailleurs qu'en lui. S'il domine par le côté divin, il est égal et frère par le côté humain ; il porte avec Jésus-Christ la ressemblance du pauvre, et, par cette face de sa majesté, il reste devant Dieu et devant le monde sur le plan de l'humilité, de la douleur, de l'expiation. J'ai dit autrefois, dans cette chaire, que nous étions les cousins des rois ; on s'est beaucoup étonné de cette expression. Je la rétracte donc : nous ne sommes pas les cousins des rois, nous n'en sommes que les frères. C'est assez pour nous. C’était assez pour changer de fond en comble tous les rapports des sujets au souverain, et pour fonder la monarchie chrétienne avec son triple élément de fidélité, d'honneur et de liberté. Entre le prince et le peuple, il y avait une loi authentique, supérieure à tous les deux, acceptée de tous les deux, un médiateur vivant au ciel et sur la terre, qui était Jésus-Christ. Louis XIV, malgré tout son orgueil, quand les fêtes de Pâques venaient, était obligé de rendre un hommage solennel aux mœurs qu'il avait outragées, et de répudier Mme de Montespan. Il fallait qu'il comptât, un jour ou l'autre, avec l'Évangile, ne fût-ce qu'à son lit de mort ; et encore que cette barrière et cette responsabilité se fussent affaiblies, du moins, jusque dans les temps les plus mauvais, le prince était préservé de l'extravagance de l'Orient. Aucun prince catholique, même le pire, même à l'époque de la décadence, n'a laissé un nom tel que les noms de l'Orient ou de Rome dégénérée.

Cette triste gloire était réservée à l'hérésie ; il fallait rompre avec la société catholique pour qu'une terre chrétienne portât des rois comme Henri VIII d'Angleterre, et comme tous ces monstres qui ont inauguré en Europe le règne de la puissance moscovite.

Messieurs, la monarchie chrétienne n'existe plus ; elle s'est éteinte avec Louis XIV, qui en a été le dernier représentant ; non pas un représentant sans reproches, non pas un représentant égal à Charlemagne et à saint Louis, il s'en faut beaucoup trop ; mais, enfin, le dernier représentant qu'ait eu la monarchie chrétienne. Après lui, l'Évangile et Jésus-Christ ont quitté les trônes de l'Europe ; le rationalisme, plus ou moins déguisé, y est monté à leur place, et, avec le rationalisme, tous ces événements dont le monde, par une réaction qu'on peut appeler légitime, a été le théâtre, le témoin et l'acteur.

Pourquoi celte grande création a-t-elle péri ? C'est, d'abord, qu'elle était fille de la vérité, mais non pas la vérité elle-même ; fille de la justice et de la charité, mais non la justice et la charité en soi. Elle était du monde ; elle était mêlée à un élément humain, et il était impossible que tôt ou tard, par le cours des choses, il ne s'y introduisît pas quelque source de ruine et d'anéantissement. C'est ce qui est arrivé. Si Dieu eût permis que la monarchie chrétienne, cette alliée de la société catholique, subsistât toujours à côté d'elle, vous auriez cru, on aurait cru peut-être dans l'avenir que la force de l'Église était dans un pouvoir humain. On aurait dit que Charlemagne, saint Louis, tel autre grand prince, de siècle en siècle, avait porté le Christ et lui avait fait sa destinée. Il ne le fallait pas. Le temps a donc reçu de Dieu permission de faire là son œuvre comme ailleurs. Mais le temps a-t-il seul tout fait ? Est-il seul coupable des ruines que nous voyons ? Le respect que je dois à la cendre des morts m'empêchera-t-il de dire toute la vérité ? Vous l'avez entendu, je n'ai pas profité des idées de ce temps-ci pour reculer devant mon devoir, je n'ai pas été assez lâche pour flatter vos passions et vos préjugés, et leur sacrifier quatorze cents ans de l'histoire de la patrie, parce que ces quatorze cents ans ne ressemblent pas à ces cinquante années dont vous êtes les fils.

Non, à chaque chose sa gloire, à chaque temps sa puissance ; je n'ai pas maudit le passé, je ne maudirai pas le présent. Je sais pourquoi vous faites ce que vous faites ; je sais les raisons qui vous soutiennent et qui donnent à votre œuvre un caractère que je suis obligé de respecter. Il faut que je fasse plus, il faut que je dise en faveur de notre temps ce qui doit être dit, il faut que je le dise clairement, hautement, avec autant d'indépendance que j'en ai mis en traitant du passé.

La monarchie chrétienne était fondée sur une alliance dont Jésus-Christ était l'âme, et le médiateur, dont l'Évangile était le baptême de cœur perpétuel. Le jour où la souveraineté devait abuser de l'obéissance et de la vénération qui lui avaient été communiquées par l'Évangile et Jésus-Christ, ce jour-là la souveraineté se détruisait de ses propres mains, elle creusait un abîme sous elle, elle retournait vers l'Orient. Jésus-Christ l'a vu, il s'est levé, il a replié sous sa poitrine ses bras crucifiés pour nous, il est descendu du trône, et cette monarchie chrétienne n'a plus été qu'un cercueil ouvert, dont la cendre a été jetée au vent. Jésus-Christ était la force ; on n'a pas respecté la liberté du Christ et de l'Évangile. Les passions conjurées s'attaquaient à la chrétienté, la chrétienté s'est retirée ; elle a pris ses bras, et s'en est allée. Elle a dit à la société humaine : " Moi, j'ai mes destinées éternelles ; toi, reste avec le temps,- et deviens ce que tu peux ! "

Et de ce divorce, de cette séparation, le temps moderne est sorti ; il est sorti comme une protestation du peuple en faveur de l'Évangile ; il est sorti parce que le peuple n'a pas voulu de l'Orient ; il est sorti parce que la fraternité se retirant, la paternité n'existait plus, parce que l'honneur et la liberté n'étaient plus saufs.

Maintenant qu'arrivera-t-il ? La monarchie chrétienne se réformera-t-elle ? Sera-ce sous un autre mode que le droit évangélique reprendra son empire dans le monde ? Je l'ignore. Ce que je sais bien, c'est que je ne désespère pas de la Providence ; ayant trouvé Dieu dans ce qui m'a précédé, j'espère le trouver dans ce qui me suivra, et, pour me servir d'une expression d'un grand poète allemand : Je suis citoyen des temps à venir !

TRENTE-SIXIÈME CONFÉRENCE

DE L'INFLUENCE, DE LA SOCIÉTÉ CATHOLIQUE SUR LA SOCIÉTÉ NATURELLE QUANT A LA COMMUNAUTÉ DE BIENS ET DE VIE

Monseigneur,

Messieurs,

En vous exposant l'influence de la société catholique sur la propriété, j'ai dit que la communauté volontaire de biens et de vie était une idée chrétienne ; mais je l'ai dit sans m'y arrêter. Cependant, Messieurs, nous ne saurions avoir une idée complète des effets de la doctrine catholique sur la société humaine, si nous ne nous arrêtons à considérer cette grande institution de la communauté volontaire de biens et de vie ; car, parmi les créations de la société catholique, il n'en est peut-être aucune qui présente des caractères plus frappants, plus difficiles à réunir, et où se résume mieux, avec tout l'empire de la doctrine, toute la démonstration de sa divinité.

Vous le savez, dès les premiers jours de la prédication générale de l'Évangile, après la résurrection du Christ et l'ébranlement de la Pentecôte, dès ces premiers jours, il est écrit que la multitude des fidèles n'avait qu'un cœur et qu'une âme, que personne d'entre eux n'appelait sien ce qui lui appartenait, mais que toutes choses leur étaient communes, et qu'il n'y avait point de pauvre dans leur assemblée, parce que ceux qui possédaient des maisons ou des champs les vendaient, et en apportaient le prix aux apôtres, pour être distribué à chacun suivant ses besoins. Ce sont les propres expressions du texte sacré ; et, vous vous en souvenez aussi, le premier usage que la puissance apostolique fit du droit d'anathème, fut contre deux disciples qui avaient trompé les apôtres sur le prix de leurs biens, en en retenant une partie frauduleusement. Ce texte si clair, cet événement si remarquable de l'apôtre saint Pierre mettant par sa parole deux disciples à mort pour avoir trompé l'Église dans un dévouement qui n'était point commandé, tout cela nous révèle l'importance que le Saint-Esprit, auteur de l'Écriture, attachait aux premiers linéaments d'où devait sortir un jour, par un développement merveilleux, cet institut cénobitique qui a rempli le monde de son histoire.

Je n'ai pas l'intention, Messieurs, d'envisager la communauté de biens et de vie par son côté spirituel. Ce point de vue me rejetterait dans les questions de pauvreté, de chasteté et d'obéissance, questions que j'ai traitées l'an dernier, en vous exposant les effets de la doctrine catholique sur l'âme. Notre thèse d'aujourd'hui est tout autre, et je dois rechercher seulement quelle a été l'influence de l'institut cénobitique sur les destinées de la société naturelle. Cette influence a-t-elle existé ? A-t-elle été pour le bien ou pour le mal ? Voilà l'objet de notre examen, et par où nous terminerons les Conférences de cette année.

Je ne puis les finir, Messieurs, sans vous remercier de votre pieuse attention en des sujets si graves, si délicats souvent, et, j'ose le dire, que je n'ai point abordés de mon propre choix, mais contraint par la force logique de mon sujet. Car, si quelque chose est étranger à mon caractère comme à mes devoirs, c'est de chercher des éléments d'émotion dans ce qui s'éloigne de l'éternité pour s'approcher du temps. On n'est pas toujours le maître d'éviter absolument ce péril ; mais quand il s'est présenté à moi, j'ai cherché à mettre dans ma parole autant de prudence que de vérité, et si je ne me trompe, entre ce Charybde et ce Scylla de la parole, je veux dire la sincérité et la réserve, j'ai rarement échoué. Quoi qu'il en soit, Messieurs, quelle que soit ma part de mérite, je reconnais la vôtre, et je vous en remercie. J'ai besoin aussi de remercier le premier pasteur de ce diocèse, qui, depuis tant d'années, ne cesse d'apporter à nos réunions le concours de son haut jugement et la splendeur de sa présence, ajoutant ainsi, pour ce qui me regarde, à la dette personnelle que j'ai contractée envers lui, un poids qui croît chaque jour, mais qui ne fait, en croissant, que soulager ma reconnaissance et ma vie.

Je soutiens deux choses au sujet de la communauté volontaire de biens et de vie, savoir : qu'elle est la plus haute pensée économique et la plus haute pensée philanthropique qui soit au monde. D'abord, la plus haute pensée économique : car, Messieurs, économiquement parlant, que cherchons – nous ? Nous avons des biens bornés et des désirs qui le sont peu ; il s'agirait de trouver le secret de diminuer les désirs en multipliant les biens et en les partageant. Or la communauté volontaire de biens et de vie produit ce triple effet : elle partage les biens, elle en accroît la mesure, elle en diminue le besoin que nous en avons. Sous ce régime, celui qui a plus, apporte volontairement à celui qui a peu ou qui n'a rien ; celui qui n'a rien ou peu de chose du côté du corps, mais qui est riche par l'esprit, apporte sa part en intelligence ; celui qui est pauvre à la fois du corps et de l'esprit, peut donner mieux encore à la communauté, en lui apportant une solide vertu. De la sorte il y a communion du patrimoine avec le dé-nûment, de la grande capacité avec la petite capacité, de la force avec la faiblesse, de tous les inconvénients compensés par tous les avantages, et il en résulte un partage, une fraternité, une famille artificielle qui, aussi libres qu'ils sont équitables, présentent à notre imagination et à notre sentiment de justice l'idéal de la perfection.

Il en est parmi vous, Messieurs, qui ont visité quelque communauté de la Trappe : je les adjure, que n'ont-ils pas éprouvé en voyant cette assemblée d'hommes si divers par leur origine, leur âge, leur histoire, leurs souvenirs : celui-ci portant au visage la cicatrice des combats ; celui-là ; un front illuminé par la splendeur de la pensée ; cet autre, le sillon ineffacé d'un amour vaincu ; cet autre, des mains laborieuses accoutumées aux durs travaux, et qui, retrouvant la charrue près de l'autel, ne se doute même pas qu'on pourrait l'appeler une charrue triomphale à bien meilleur droit que celle du consul romain : toutes ces vies, enfin, si prodigieusement inégales de naissance et de cours, et que voilà fondues dans la divine égalité d'une même destinée jusqu'à la mort ? Ce spectacle a frappé au cœur de tous ceux qui l'ont vu ; nul, si incrédule à Dieu qu'il fût, n'a refusé à cet ouvrage de sa droite un quart d'heure de foi et d'admiration. Comment y résister, en effet, et que voulez-vous de plus dans l'équité ? Quoi de plus, pour l'homme qui respire l'égoïsme du monde, et qui, jusque dans la famille, parmi les intérêts les plus saints, a retrouvé la concentration en soi-même et l'exclusion d'autrui ? quoi de plus d'avoir rencontré des hommes supérieurs à la personnalité, donnant tout leur être pour un peu de pain qu'on leur rend chaque jour, et, fussent-ils princes dans la région de l'esprit ou dans celle de la naissance, se faisant avec amour parmi leurs frères le plus petit et le dernier ? Qu'on dise de loin tout ce qu'on voudra contre un semblable institut, nul n'ira frapper à sa porte, pour le voir de près, sans en revenir plus mécontent de soi, et sans avoir appris sur l'homme et sur Dieu quelque chose qui lui donnera plus d'une fois à penser.

Outre le partage équitable des biens, l'institut cénobitique en accroît de beaucoup la mesure et la valeur. Chose singulière ! des trappistes descendent sur un sol qui nourrit à peine une ou deux familles ; ils y vivent cent, et ils y vivent à l'aise ! Cette sueur du dévouement, mêlée à la terre, la féconde et lui fait porter des fruits qu'elle n'accorde jamais à une autre culture. Il semble que Dieu, qui travaille toujours avec l'homme, appuie plus fortement sa main sur la main qui partage, et que la terre elle-même, devenue sensible à la fraternité, se montre jalouse, en cette occasion, de s'unir à Dieu et à l'homme par une plus grande vertu. Il est facile de le vérifier. Visitez un de ces monastères que je vous nommais tout à l'heure ; étudiez-en tout le système économique ; consultez la nature du sol, interrogez les moissons, comptez le nombre des habitants, et vous serez surpris que la terre, si avare ailleurs, se montre là si prodigue, et quelquefois malgré les marais, les sables et les rochers. Vous verrez de vos yeux le pauvre accourir à la maison de la prière, et y recueillir chaque jour la part qui est faite par la fraternité du dedans à la fraternité du dehors. Car le cénobite ne s'enferme pas dans sa pauvreté comme dans un bénéfice personnel ; il en verse le trésor sur la pauvreté étrangère, et obtient du patrimoine commun une fécondité qui rassasie l'hôte aussi bien que le fils de la maison.

En même temps que les biens s'accroissent par un travail plus profond et une bénédiction plus attentive, les désirs et les besoins diminuent dans une fabuleuse proportion. Le croiriez-vous ? il y a des religieux qui vivent à deux ou trois cents francs par tête, d'autres à quatre ou cinq cents francs, et je ne crois pas me tromper en affirmant que le chiffre le plus élevé, dans les circonstances les moins favorables, s'élève à huit cents francs. Quel est l'homme lettré, Messieurs, c'est-à-dire, ayant étudié un peu de grec et de latin, qui voudrait et pourrait vivre à huit cents francs par an ? En trouveriez-vous un seul ? Un tel sort ne paraîtrait-il pas le comble de l'humiliation et de la misère à tout homme sachant tenir une plume ou un crayon ? Cependant des milliers de cénobites, lettrés eux-mêmes, et quelques-uns lettrés illustres, se contentent à moins, et remercient la Providence de leur donner avec surcroît le pain quotidien. Ils découvrent au-dessous d'eux des infortunes qu'ils secourent encore ; ils admirent la place qui leur a été faite au soleil de ce monde, et s'étonnent du choix privilégié qui est tombé sur eux. Ne serait-ce pas, Messieurs, un bénéfice social digne de considération, qu'une levée annuelle de quelques milliers de lettrés voulant bien accepter huit cents francs en échange de leur mérite, et retirant de la lutte, avec leurs besoins extérieurs, l'hydre plus insatiable encore de leur orgueil et de leur ambition ?

Le comte de Maistre a dit en parlant de Robespierre : " Si cet homme eût été couvert d'un froc au lieu d'une robe d'avocat, peut-être quelque profond philosophe eût dit en le rencontrant : Bon Dieu ! à quoi sert cet homme ? " On a appris depuis en quoi son absence eût été un bienfait pour le monde.

Unissez par la pensée, Messieurs, d'une part, l'accroissement de valeur territoriale produit par la vie cénobitique, de l'autre, la diminution dont elle est la cause dans les besoins et les désirs, et vous aurez assurément pour résultat un phénomène économique auquel nul autre ne saurait être comparé. Encore n'est-ce pas tout : car la famille artificielle, en enlevant à la famille naturelle une partie des enfants qu'elle est chargée de nourrir et de pousser dans le monde, allège considérablement son fardeau. Dans les pays où la vie cénobitique est en vigueur, il est bien peu de maisons qui n'aient au monastère des représentants. Une vocation paye la dot d'une fille et la charge d'un fils. Non-seulement la famille n'a point à se dépouiller ; mais, au jour de la succession, la part des morts volontaires retourne en tout ou en partie aux vivants privilégiés. Ces avantages économiques sont tellement sensibles, qu'on a même accusé les parents d'user de ruse ou de violence pour amener leurs enfants à se retirer du monde. Cette accusation a pu être justifiée dans des cas particuliers, malgré la vigilance de l'Église ; elle ne l'est point pour quiconque connaît la résistance que la plupart des familles, même chrétiennes, même pieuses, apportent à consacrer par leur consentement des vœux qui troublent leurs affections.

Je n'insiste pas davantage sur la question économique. Grâce à Dieu ! elle est jugée aujourd'hui. Il est admis que l'association est le seul grand moyen économique qui soit au monde, et que si vous n'associez pas les hommes dans le travail, l'épargne, le secours et la répartition, inévitablement le plus grand nombre d'entre eux sera victime d'une minorité intelligente et mieux pourvue des moyens de succès. Je ne prends pas sur moi de louer tous les plans d'association qui se pressent au jour, toutes les tentatives de communauté qui demandent l'eau et le feu ; je loue seulement l'intention, parce qu'elle est un hommage aux vrais besoins de l'humanité. Ne l'oubliez pas, Messieurs, tant que nous sommes isolés, nous n'avons à espérer que la corruption, la servitude et la misère : la corruption, parce que nous n'avons à répondre que de nous-même à nous-même, et que nous ne sommes pas portés par un corps qui nous inspire respect pour lui et pour nous ; la servitude, parce que, quand on est seul, on est impuissant à se défendre contre quoi que ce soit ; enfin, la misère, parce que le plus grand nombre des hommes naît dans des conditions trop peu favorables pour soutenir jusqu'au bout son existence contre tous les ennemis intérieurs et extérieurs, s'il n'est assisté par la communauté des ressources contre la communauté des maux. L'association volontaire, où chacun entre et sort librement, sous des conditions déterminées par l'expérience, est le seul remède efficace à ces trois plaies de l'humanité, la misère, la servitude et la corruption. L'Église, dès le lendemain de la Pentecôte, l'a proclamé très haut, elle a fondé parmi ses premiers disciples la communauté volontaire de biens et de vie ; elle a frappé de mort l'hypocrisie, qui tentait déjà d'en corrompre les lois : et depuis, dans le cours des âges, elle n'a cessé de porter ses fidèles à l'association sous toutes les formes et pour tous les objets. Sa maxime constante a été d'unir pour sanctifier et protéger, comme la maxime constante du monde est de diviser pour régner.

A tous ces titres, la communauté volontaire de biens et de vie est évidemment une institution philanthropique, c'est-à-dire, amie des hommes ; mais l'histoire de ses bienfaits n'est pas achevée, et nous devons la considérer sous un jour encore plus grand.

Il y a ici-bas cinq services gratuits et populaires, sans lesquels le peuple, ou, si vous aimez mieux une expression plus évangélique, sans lesquels le pauvre est nécessairement misérable : et ces cinq services gratuits et populaires ont été créés par les ordres religieux, qui seuls sont en état de les remplir.

Le premier de tous est le service gratuit et populaire de la douleur. Vous me direz : Qu'est-ce que cela, le service gratuit et populaire de la douleur ? Il est aisé de vous l'apprendre, Messieurs. Quelle qu'en soit la raison, je ne la cherche pas en ce moment, une somme de douleur pèse sur le genre humain. Depuis six mille ans, de même qu'il tombe du ciel une certaine quantité de pluie par année, il tombe du cœur de l'homme une certaine quantité de larmes. L'homme a tout essayé pour échapper à cette loi ; il a passé par bien des états différents, depuis l'extrême barbarie jusqu'à l'extrême civilisation ; il a vécu sous des sceptres de toute forme et de toute pesanteur ; mais partout et toujours il a pleuré, et, si attentivement qu'on lise son histoire, la douleur en est le premier et le dernier mot. Il en change quelquefois la forme, encore tout au plus ; mais il n'en change pas la nature ni la quantité. Jésus-Christ lui-même, celui qui a fait dans la douleur la plus grande révolution, Jésus-Christ ne l'a pas matériellement beaucoup diminuée, il en a pris sa part, et l'a transfigurée sans la détruire. Faites donc ce que vous voudrez, pensez-en tout ce qu'il vous plaira ; soyez riches, puissants, habiles, immortels, heureux enfin : soyez tout cela, j'y consens ; mais sachez que, de votre berceau à votre tombe, vous vous mouvez dans un vaste système de douleur où, fussiez-vous épargné, la douleur est maîtresse et fait payer à d'autres les coups qu'elle dédaigne de vous porter. Quelque part et pour quelque raison que cela soit écrit, cela est écrit, et, apparemment, par une main qui tient à son ouvrage. 0 vous donc, ô vous, heureux de la terre ! suppliciés qui n'êtes pas vus du bourreau, permettez qu'il y ait ici-bas un service gratuit et populaire de la douleur, c'est-à-dire des hommes qui veulent bien en prendre au delà de leur compte naturel pour diminuer la part que les autres auraient à porter, pour la diminuer, si je voulais parler catholiquement, par le principe de la solidarité. Oui, le principe de la solidarité ! Je vous ferai voir un jour que tout homme qui souffre volontairement dans le monde ôte une souffrance à quelqu'un, que tout homme qui jeûne donne du pain à un autre qui en manque, que tout homme qui pleure aux pieds de Jésus-Christ enlève du sein d'une créature qu'il ne connaît pas, mais qui lui sera révélée en Dieu, une certaine quantité d'amertume, et cela par le principe de la solidarité, qui fait que, quand il y a un peu plus de douleur dans une âme, il y en a un peu moins dans une autre, de même que, quand il pleut beaucoup dans un pays, il pleut moins dans la région voisine : l'ordre moral étant réglé, comme l'ordre physique, par la même puissance, la même sagesse, la même justice, la même distribution.

Mais vous ne m'entendez peut-être pas : la solidarité est un mystère qui vous révolte ou qui vous est inconnu : à la bonne heure ! Je m'en tairai d'autant mieux que je n'en ai pas besoin ; car, si je ne puis invoquer devant vous le principe de la diminution des peines par la solidarité, je puis du moins vous parler sans crainte de la diminution qui a lieu par voie de sympathie. Il est certain qu'en voyant les autres souffrir volontairement, nous regardons la douleur d'un œil plus terme et moins révolté. Il est certain qu'un pauvre qui va chercher son pain à la porte d'un monastère, et qui est servi par un homme revêtu comme lui d'habits grossiers et marchant pieds nus, a une révélation de la pauvreté qui la change à ses yeux, et apporte à son cœur un baume qu'aucun autre spectacle ne lui donnera.

Souffrez donc ce premier service gratuit et populaire ; laissez quelques imbéciles se dévouer pour vous, si vous êtes malheureux ; se dévouer encore pour vous, si vous êtes heureux ; car vous ne le serez pas demain, et, le fussiez-vous toujours, vous avez besoin que le peuple, ce grand pénitent, vous pardonne votre bonheur. Laissez les fanatiques le consoler de sa misère ; laissez-les marcher nu-pieds, afin qu'il voie qu'on peut aller les pieds déchaux, comme disaient nos ancêtres, sans perdre la dignité et la joie, et que son regard scrutateur, interrogeant tour à tour le dedans et le dehors, voie la paix de Dieu surgir au front du mendiant.

Le second service gratuit et populaire dont le pauvre a besoin, c'est le service gratuit et populaire de la vérité. Vous avez, je le veux, la vérité dans vos livres, et dans vos académies, dans l'esprit de vos professeurs décorés et dotés ; mais plus bas ? Qui portera la vérité plus bas ? Qui la fera descendre jusqu'au peuple, enfant de Dieu comme vous, et à qui ses loisirs ne permettent de la voir que comme il voit le soleil, venant à lui le matin ? Qui distribuera la lumière de l'intelligence aux pauvres âmes des campagnes, si enclines à se courber vers la terre, comme leur corps, et les tiendra debout devant la face auguste du vrai, du beau, du saint, de ce qui ravit l'homme et lui donne le courage de vivre ? Qui ira trouver mon frère le peuple par amour de lui, avec un désintéressement qui se sente, pour le seul plaisir de traiter avec lui de la vérité, et de causer simplement de Dieu entre la sueur du jour et celle du lendemain ? Qui lui portera, non pas un livre mort, mais la chose sans prix, une foi vivante, une âme dans une parole, Dieu sensible dans l'accent d'une phrase, la foi, l'âme et Dieu lui disant ensemble : Me voici, moi, homme comme toi ; j'ai étudié, j'ai lu, j'ai médité pour toi qui ne le pouvais, et je t'apporte la science. N'en cherche pas au loin la démonstration ; tu la vois dans ma vie ; l'amour le donne sa parole qu'il est la vérité !

Qui pourra, qui osera parler ainsi au peuple, sinon l'apôtre du peuple, le capucin avec sa corde et ses pieds à vif ? L'Église, dans sa fécondité, avait préparé des bouches d'or pour le pauvre aussi bien que pour les rois ; elle avait appris à ses envoyés l'éloquence du chaume autant que l'éloquence des cours. Aujourd'hui la chaire apostolique est muette devant le pauvre peuple ; au fond de nos campagnes, des milliers de créatures françaises n'ont pas une seule fois, depuis quarante ans, entendu les foudres de la vérité. Elles ont leur curé, direz-vous : oui, j'en conviens, elles ont un digne représentant de la religion, un pasteur fidèle, le doux spectacle d'une vertu simple et quotidienne, c'est beaucoup. Mais la parole n'égale pas l'autorité dans le pasteur ; le temps tout seul la blesserait à mort, en lui ôtant le charme de la nouveauté. S'il vous faut des accents qui ne vous aient point encore frappé, à vous, homme des villes, il en faut aussi à l'homme des champs. Le pauvre a besoin comme vous des enivrements de la parole, il a des entrailles à émouvoir, des endroits de son cœur où la vérité dort, et où l'éloquence doit la surprendre et l'éveiller en sursaut. Laissez-lui entendre Démosthène, et le Démosthène du peuple, c'est le capucin.

Au service gratuit et populaire de la vérité touche et s'unit un autre service de même nature, le service gratuit et populaire de l'éducation. L'enfant du pauvre est sacré comme l'enfant du riche. Sa nature est aussi rebelle, son sort plus dur, ses moyens de culture et de politesse beaucoup moins multipliés. Bientôt le travail du corps l'arrachera aux exercices de l'intelligence, et s'il n'a reçu les germes précieux du bien avec une autorité qui ait pénétré son cœur, il ne tardera pas à perdre l'esprit de l'homme chrétien et civilisé pour vivre dans une dégradation que rien ne déguisera. Tous les vices s'empareront de son être avec une insouciance affreuse pour les choses de l'âme, et la société n'aura plus dans le peuple, qui doit être la source permanente de son renouvellement et de sa vigueur, qu'un fonds pourri par le matérialisme le plus abject. L'instituteur du peuple, un instituteur digne de lui, est donc une des plus hautes nécessités de l'ordre social. Mais qui sera cet instituteur ? Qui pourra réunir à la fois, dans un si grand office, une instruction suffisante, des mœurs pures, une foi sincère, une autorité respectée, et enfin une vie assez modeste pour que le pauvre puisse l'entretenir en échange des leçons qu'il en reçoit ? L'Église y a pourvu par les ordres enseignants, comme elle a pourvu au service gratuit et populaire de la vérité par les ordres apostoliques, au service gratuit et populaire de la douleur par les ordres pénitents. Le frère des Écoles chrétiennes et de tous les autres instituts semblables donne au pauvre une éducation qui ne lui coûte rien ou peu de chose, et qui est digne d'un enfant de la patrie comme d'un enfant de Dieu.

Ici, Messieurs, ma parole est plus à l'aise que tout à l'heure. La France a authentiquement accepté le dévouement des Frères et des Sœurs voués à l'enseignement du peuple ; une popularité, qui est la juste récompense de leurs travaux, les protège dans toute l'étendue du pays autant que l'empire des lois. Ma parole, à leur sujet, n'est donc point une parole accusatrice, c'est une parole qui remercie et qui bénit.

Mais nous n'en avons pas fini pour cela avec tous les besoins du pauvre ; après les services de la douleur, de la vérité et de l'éducation, il réclame encore le service gratuit et populaire de la maladie et de la mort. Messieurs, on dit que le tiers des habitants de cette grande cité meurt à l'hôpital ; supposons qu'il n'y en ait que le quart : quel chiffre ! Surun million d'hommes, plus de deux cent mille doivent mourir loin de leurs femmes et de leurs enfants, loin de la famille, entre des murailles étrangères, qui ne disent rien au cœur, si ce n'est détresse et abandon. Que trouvera là le peuple malade et mourant, s'il n'y trouve pas le frère de Saint-Jean-de-Dieu et la sœur de Charité ? des mercenaires, des serviteurs à gage. Je veux, je dois' les respecter partout ; mais là ! sont-ils suffisants pour cette heure sacrée de la mort du pauvre ? Est-ce à quarante sous par jour qu'on estimera ceux qui doivent fermer les yeux de deux cent mille hommes parmi nous ? Je dis parmi nous, car le peuple est nôtre ; mais d'ailleurs, ne vous y trompez pas, dans un autre sens, parmi vous-mêmes, il en est qui mourront à l'hôpital, et peut-être moi-même aussi j'y mourrai. Nous vivons dans des temps assez chargés de vicissitudes pour être inquiets de notre dernier moment. Eh bien ! si vous devez mourir là ; si la fatalité, expression qui n'est pas chrétienne, mais enfin, si la fatalité vous amenait là, écoutez : votre vie se passe, elle est peu de chose peut-être ; mais elle aura un grand moment, le moment de la mort, le moment de paraître devant Dieu : y songez-vous ?

Voilà un homme qui se dit : Dans un instant je vais voir l'éternité ! Qu'il y croie ou qu'il n'y croie pas, c'est un grand abîme. Être ou ne pas être, a dit un tragique, c'est la question ! Quelle question ! Quelle question pour un homme seul, abandonné dans un hôpital, face à face avec sa conscience, face à face avec Dieu, qui écrit peut-être du bout de son doigt sa condamnation sur le mur, comme pour Balthazar !

Ah ! laissez l'amour s'approcher de lui, puisqu'il y a sur la terre un amour qui ne coûte rien ; laissez-lui venir un représentant aimable de Dieu. Pourquoi tuer l'amour, parce que c'est Jésus-Christ qui l'a fait pour rien ? Persécuter la Sœur des hôpitaux, c'est persécuter la mort du peuple, c'est condamner aux gémonies, pour prix de ses sueurs, une portion de l'humanité, et peut-être vous-mêmes aussi. Peut-être, en plaidant cette cause de la mort du peuple, je plaide aussi la cause de votre dernière heure, de votre dernière pensée, de votre dernier souffle. C'est à considérer.

Le dernier service gratuit et populaire est le service gratuit et populaire du sang. L'Europe n'a pas toujours eu des armées régulières comme aujourd'hui. Il fut un temps où chaque nation n'avait que l'épée de ses gentilshommes et des bandes louées à prix d'argent, qui se dissipaient après la guerre. Les désordres inséparables de ce genre de vie étaient plus grands alors, et les peuples en souffraient beaucoup. L'Église essaya d'y pourvoir, et de pourvoir aussi à la défense de la chrétienté menacée par l'islamisme, en instituant ces fameux ordres militaires, tels que les chevaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem, les chevaliers du Temple, les chevaliers Teutoniques, et d'autres d'un renom moins élevé. Unir la vie monastique avec la vie des camps, rehausser le sacrifice du sang par le sacrifice des bonnes mœurs et de la piété, passer du sanctuaire au combat, telle était l'héroïque pensée qui suscita le nouvel institut, et qui s'est consacrée dans l'histoire par des pages que le temps n'effacera jamais. Nous pouvons bien penser que nos régiments valent les saintes cohortes de la chevalerie chrétienne ; mais n'oublions pas le temps des croisés, la défense de Rhodes contre Mahomet II et Soliman II, Jean de la Valette arrêtant une dernière fois, sous les murs de Malte, les forces de l'empire ottoman, et toute cette gloire enfin, fille de nos chevaliers, que les siècles nous ont apportée de leur part.

Peut-être même ne serait-il pas malaisé de vous prouver qu'aujourd'hui encore le service gratuit et populaire du sang serait une heureuse et admirable institution. Mais le temps nous presse. Disons seulement que si le présent ne réclame pas le secours de la chevalerie chrétienne, il peut venir des jours où les peuples n'en dédaigneront pas la résurrection. Oui, il peut venir des jours où, pour se défendre contre l'invasion de la barbarie, l'épée vulgaire ne suffira plus ; où la science, prise dans ses propres inventions, aura besoin de la foi et de la charité pour sauver l'honneur et la liberté du monde par des armes dont l'ennemi restera dépourvu, toutes les autres étant à son service, parce que toutes les autres ne demandent que la chimie et des bras. Tôt ou tard, peut-être, le mal prévaudra par la puissance physique, et il faudra que le bien, retrempé à d'autres sources, arbore la croix aussi haut que l'épée.

Je crois, Messieurs, avoir prouvé ma thèse, savoir : que la communauté volontaire de biens et de vie est une institution aussi remarquable au point de vue philanthropique qu'au point de vue économique, et que rien dans le monde n'a été créé de plus utile et de plus grand en faveur du peuple que les ordres militaires, les ordres hospitaliers, les ordres enseignants, les ordres apostoliques et les ordres pénitents. Ce n'est là, toutefois, qu'une partie de l'histoire cénobitique ; si je voulais vous dire le reste, vous parler des services rendus par ce glorieux institut aux lettres, aux arts, aux sciences et dans les missions, je n'achèverais pas ma course avec celle du jour.

La France..., pourrai-je finir sans la nommer dans une occasion où son souvenir se présente si naturellement à moi ? la France est le pays cénobitique par excellence. Sans remonter jusqu'à saint Martin de Tours et à ce fameux monastère de Mar-moutier, la France fonda, au dixième siècle, l'ordre de Cluny, qui a gouverné l'Église par les grands papes qu'elle en a reçus, et qui a été le renouvellement de la vie monastique en Occident ; au onzième siècle, l'ordre des Chartreux, ceux de Cîteaux, de Fontevrault, des Prémontrés ; au douzième siècle, la réforme de Clairvaux par saint Bernard, et les Trinitaires pour la rédemption des captifs ; au treizième, l'ordre de Saint-Dominique, par un Espagnol, mais en France et avec des Français ; au seizième, la Compagnie de Jésus, née à Paris même ; au dix-septième, la réforme de la Trappe, par l'abbé de Rancé, les prêtres des Missions de Saint-Vincent-de-Paul, les sœurs de la Charité, les frères des Écoles chrétiennes. Je ne nomme, Messieurs, que les principales fondations, les autres formeraient une liste sans fin. Aujourd'hui encore, après des révolutions qui ont labouré le sol monastique avec tout le reste, la France reproduit ses anciens ordres religieux et en prépare de nouveaux, en vertu d'une fécondité de dévouement qui lui est aussi naturelle que la richesse de ses moissons. Elle ressuscite partout les grands services gratuits et populaires, et tandis que sa surface porte les cicatrices d'une incrédulité qui trompe l'œil, elle tire de ses entrailles une végétation qui réjouit l'avenir. Vous l'ignorez peut-être, Messieurs, vous ne le croyez pas ; mais qu'importe ? La France est accoutumée à faire de grandes choses, même sans le savoir.

Je ne dirai plus qu'un mot, Messieurs, sur la communauté volontaire de biens et de vie en dehors de l'Église catholique. Il est remarquable que l'antiquité païenne, sauf une seule exception dont je vous entretiendrai tout à l'heure, a été complètement stérile sous ce rapport. On y rencontre des collèges sacerdotaux, des prêtres vivant avec leur famille autour du temple auquel ils sont attachés ; mais le monastère proprement dit n'existe pas. Le bouddhisme seul fait exception à cette règle générale : le bouddhisme a couvert l'Asie orientale de pagodes et de couvents où la vie commune est pratiquée sous un ensemble de lois qui ont d'apparentes analogies avec les lois chrétiennes du cénobitisme. Les voyageurs ont dit beaucoup de mal de ces réunions, qui ont dû se corrompre par l'oisiveté ; car le bouddhisme n'en a tiré aucun parti pour le service public, sauf le spectacle d'une certaine pénitence extérieure, qui ne conclut pas elle-même à un travail utile et régulier. Je n'en dis pas davantage. Une pensée religieuse, favorisée par l'aptitude de l'Orient à la contemplation, a créé ce phénomène singulier ; mais elle ne l'a créé que mort, sans profit aucun pour l'avancement de ces peuples dans des voies meilleures que celles où les siècles les ont trouvés et les laissent languir.

Le protestantisme, en se séparant de l'Église, n'a pas même gardé la fécondité bouddhique ; loin de pouvoir produire un frère des Écoles, ou une sœur de Charité, il ne produit pas même un pénitent hindou.

Les Grecs, plus heureux, par la même raison qui leur a fait conserver presque toute la doctrine catholique, ont aussi conservé la tradition du cénobitisme, mais sans mouvement. Leurs monastères sont comme leur foi.

Il résulte de ce coup d'œil qu'en dehors de la pensée religieuse on n'a jamais vu se réaliser la communauté volontaire de biens et de vie. Quelle en est la raison ? Elle est, je crois, Messieurs, facile à entendre. La communauté volontaire de biens et de vie n'est possible qu'à ces deux conditions : que l'homme qui a, entre en partage avec celui qui n'a pas, et que la grande capacité s'abaisse jusqu'à la petite capacité pour la servir au même rang. Or cette abnégation répugne invinciblement à la nature égoïste de l'homme, tant qu'elle n'est pas soulevée par un principe religieux. L'homme qui a veut user de son patrimoine pour l'agrandir ; l'homme qui peut veut user de son intelligence pour monter. La religion seule apprend à descendre et à se dépouiller volontairement, par conséquent à s'associer.

Aujourd'hui, Messieurs, que le besoin de l'association se manifeste de toutes parts, et qu'après avoir détruit l'association chrétienne on en veut reconstruire une autre sur des bases de pure raison, que voyons-nous ? Nous voyons, entre autres efforts curieux, des hommes se consumer en rêves subtils et les plus ingénieux du monde pour substituer dans l'association la loi du plaisir à la loi du dévouement. On veut se persuader et persuader aux autres qu'il existe dans le chaos des passions, des facultés et des intérêts humains, un ordre mathématique et secret qui, étant découvert, puis pratiqué, substituerait partout la jouissance à la douleur, le goût au devoir, et ferait du monde, dans l'infinie diversité de ses fonctions, une harmonie où chacun trouverait et garderait volontairement sa place, sans qu'un seul rouage de cette belle machine se plaignît et se déplaçât jamais. Ce serait Orphée ou Amphion faisant Thèbes avec des hommes, au simple son de la lyre. La nature humaine n'a point encore répondu à cet appel ingénieux ; elle reste froide devant cette amorce qu'on lui présente, et oppose au plaisir harmonien, comme on le désigne, sa vieille et égoïste ténacité dans le plaisir individuel. Quand elle veut perdre son âme pour la sauver, elle regarde ailleurs, elle sait où est la croix qui inspire et qui récompense le dévouement. Elle ne croit pas à ces mathématiques du plaisir, parce que le plaisir est en dehors de toute règle, et qu'en chercher la loi ou l'unité, c'est chercher l'ordre dans le désordre, l'affirmation dans la négation, l'être dans le néant. Et dût-on réussir, quel homme de cœur voudrait vivre dans une société où la jouissance seule aurait satisfaction ? quel homme de cœur pourrait se passer d'efforts et de vertu ? Si on devait nous tenir un jour sous cette impitoyable loi de la jouissance, nous ferions contre le despotisme du bonheur autant de révolutions que nous en avons fait contre le despotisme sanglant ; nous briserions la quenouille comme nous avons brisé la hache. Ce n'est pas le plaisir qui est le fondement de la société, c'est la vertu ; ce n'est pas la jouissance qui est notre vocation ici-bas, c'est le travail et la douleur. Dieu nous a créés tout exprès pour produire par nous une chose qu'il ne peut pas produire tout seul, c'est-à-dire la grandeur dans la bassesse, la force dans l'infirmité, la pureté dans la chair et le sang, l'amour dans l'égoïsme, le bien dans"le mal, la vertu dans un cœur qui avait, à chaque minute, la liberté d'être un scélérat. Voilà notre vocation, notre destinée. Jésus-Christ n'a conquis le monde que parce qu'il la connaissait, et que du haut de sa croix, esclave et Dieu, il l'a souverainement remplie. Le salut est à sa suite, et toute gloire et tout bonheur aussi. C'est pourquoi, grâce à Dieu, le plaisir et le goût ne fonderont jamais ici-bas une société ; le malheur sera le plus fort, afin que la vertu le soit ; il y aura des pauvres, précisément pour que l'aumône se fasse ; des plaies, précisément pour qu'elles soient pansées ; des larmes, précisément pour qu'on les accepte ; des renversements, pour qu'on aspire à la stabilité ; des ruines, pour que l'orgueil s'humilie ; des misères publiques, pour qu'il y ait des services gratuits et populaires ; du sang, pour qu'il y ait des saints.

Messieurs, la première partie de nos Conférences est achevée.

J'avais à vous montrer la divinité phénoménale de l'Église. Prenant dans le monde l'Église, qui est un corps visible et vivant, j'avais à vous prouver qu'il est divin, c'est-à-dire que ce n'est pas l'homme qui l'a fondé, mais Dieu. La démonstration a été longue ; car j'y suis revenu à cinq fois. En 1835, j'ai traité devant vous de la constitution organique de l'Église, et vous ai fait voir qu'elle était surhumaine. En 1836, j'ai examiné sa constitution doctrinale, et vous ai fait voir qu'elle était également surhumaine. Dans les trois dernières années qui viennent de s'écouler, je vous ai montré, par les effets de la doctrine catholique sur l'esprit, sur l'âme et sur la société, qui sont les trois théâtres de toute action, que l'Église, dépositaire et organe de cette doctrine, était évidemment douée d'un pouvoir incomparable et surhumain. Je n'ai plus rien à dire là-dessus.

Mais qui a fait cet ouvrage ? Qui a bâti l'Église ? Qui lui a tracé sa constitution organique et doctrinale ? Qui lui a donné sur l'esprit la puissance d'y produire la certitude et la connaissance au plus haut degré ? Qui lui a donné sur l'âme la puissance d'y produire l'humilité, la chasteté, la charité, la religion ? Qui lui a donné, en ce qui regarde l'ordre social, une unité sans exemple et une expansion sans limites ? Qui, enfin, lui a donné, par rapport à la société purement naturelle, la puissance de transformer le droit, la propriété, la famille, l'autorité, et de créer la communauté volontaire des biens et de vie ? Qui, Messieurs ? Ah ! je l'ai nommé bien des fois déjà ! C'est Celui qui est ici devant vous ; c'est Celui dont le nom tôt ou tard fera ployer tout genou dans le ciel, sur la terre et dans les enfers. Je le prononce encore une fois, en finissant, ce nom, le plus cher qui me soit ; je nomme avec foi, espérance, amour, adoration, le Seigneur Jésus-Christ.

Mais quel est-il ? D'où vient-il ? D'où vient sa puissance à lui-même ? Quelle est son histoire ? Nous le verrons, Messieurs, nous l'apprendrons ; dès aujourd'hui je vous convoque pour l'an prochain au pied de sa croix, et puissions-nous y apporter un cœur encore mieux préparé pour la vérité, vous pour la recevoir, et moi pour vous la donner !
 
 

TABLE

ANNÉE 1844. – DES EFFETS DE LA DOCTRINE CATHOLIQUE SUR L'ÂME

Vingt et unième Conférence. – De l'humilité produite dans l'âme par la doctrine catholique.

Vingt-deuxième Conférence. – De la chasteté produite dans l'âme par la doctrine catholique.

Vingt-troisième Conférence. – De l'impuissance des autres doctrines à produire la chasteté.

Vingt-quatrième Conférence. – De la charité d'apostolat produite dans l'âme par la doctrine catholique.

Vingt-cinquième Conférence. – De la chanté de fraternité produite dans l'âme par la doctrine catholique.

Vingt-sixième Conférence. – De la religion comme passion et vertu de l'humanité.

Vingt-septième Conférence. – De l'impuissance des autres doctrines à produire la religion.

Vingt-huitième Conférence. – De la religion produite dans l'âme par la doctrine catholique.

ANNÉE 1845. – DES EFFETS DE LA DOCTRINE CATHOLIQUE SUR LA SOCIÉTÉ
Vingt-neuvième Conférence. – De la société intellectuelle publique fondée par la doctrine catholique.

Trentième Conférence. – Pourquoi la doctrine catholique seule a fondé une société intellectuelle publique.

Trente et unième Conférence. – De l'organisation et de l'expansion de la société catholique.

Trente-deuxième Conférence. – De l'influence de la société catholique sur la société naturelle quant au principe du droit.

Trente-troisième Conférence. – De l'influence de la société catholique sur la société naturelle quant à la propriété.

Trente-quatrième Conférence. – De l'influence de la société catholique sur la société naturelle quant à la famille.

Trente-cinquième Conférence. – De l'influence de la société catholique sur la société naturelle quant à l'autorité.

Trente-sixième Conférence. – De l'influence de la société catholique sur la société naturelle quant à la communauté de biens et de vie.

1331. -Tours, impr. Marne.






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