ŒUVRES du R. P. HENRI-DOMINIQUE LACORDAIRE DE L'ORDRE DES FRÈRES
PRÊCHEURS
Membre de l’Académie française
TOME I
Vie de saint Dominique
NEUVIÈME ÉDITION
PARIS, LIBRAIRIE POUSSIELGUE FRÈRES, RUE CASSETTE, 27, 1872
VIE DE SAINT DOMINIQUE
APPROBATION DE L'ORDRE
Par commission du révérendissime père Ange Ancarani,
maître général de tout l'ordre des Frères Prêcheurs,
ayant examiné un livre qui a pour titre : VIE DE SAINT DOMINIQUE,
par le révérend père Frère Henri-Dominique
Lacordaire, de l'ordre des Frères Prêcheurs, je n'y ai rien
trouvé qui fût contraire à la foi et à la morale
de Jésus-Christ ; mais j'y ai reconnu un grand mérite de
pureté dans le style, de rectitude dans les idées, en même
temps que j'admirais l'éloquence d'or et l'onction sainte qui caractérisent
si particulièrement le génie propre de l'écrivain
; c'est pourquoi je juge qu'en rendant ce livre public, ce sera faire une
chose agréable à tous, surtout à la France, où
l'ordre de Saint-Dominique a été autrefois si florissant
et si utile.
Rome, Sainte-Marie-sur-Minerve, 26 juillet 1840.
Fr. Thomas-Hyacinthe CIPOLETTI,
Ancien maître général de l'ordre des Frères
Prêcheurs,
théologien de la Casanate,
consulteur de la Congrégation de l'Index
et de celle des Évêques et Réguliers.
PRÉFACE DE LA PREMIÈRE ÉDITION
En publiant le Mémoire pour le rétablissement en France
de l'ordre des Frères Prêcheurs, mon but était de placer
une œuvre utile, mais hardie peut-être, sous la protection de l'opinion.
J'ai eu à me féliciter d'avoir agi de la sorte. Aucun organe
de l'opinion n'a signalé le livre et l'œuvre à l'animadversion
du pays, aucune bouche publique ne les a dénoncés du haut
de la tribune, aucun fait n'a révélé du mépris,
de la haine, de la prévention ; et pourtant il s'agissait de saint
Dominique et des dominicains ! il s'agissait de replanter sur le sol français
une institution longtemps calomniée dans son fondateur et dans sa
postérité ! Mais nous appartenons à un siècle
placé à un point de vue tout nouveau, et qui, du haut des
ruines où la Providence l'a fait naître, peut découvrir
des choses cachées aux âges intermédiaires et aux passions
qui les gouvernaient. Les temps des vicissitudes politiques permettent
tout bien comme tout mal ; ils déracinent avec le passé les
haines du passé ; ils font du monde un champ de bataille où
la •vérité bivouaque avec l'erreur, où Dieu descend
dans la mêlée et se reconnaît au besoin qu'on a de lui.
Mais quoique j'aie à me louer de l'opinion au sujet de l'accueil
dont elle a honoré mon Mémoire et mon dessein, je sens bien
cependant que je ne suis pas quitte envers elle. La grande figure de saint
Dominique ne pouvait être que largement ébauchée dans
un écrit destiné à donner un aperçu général
de l'ordre des Frères Prêcheurs, et c'est pourquoi je me suis
immédiatement appliqué, autant que les devoirs du cloître
me l'ont permis, à tracer d'une main plus décisive la vie
du saint patriarche. Peu de Français en ont quelque notion ; la
plupart ignorent tout de lui, sauf qu'il a inventé l'inquisition
et dirigé la guerre des Albigeois, deux choses si parfaitement fausses,
qu'une question curieuse dans l'histoire de l'esprit humain est de savoir
comment on les a crues. Peut-être un jour, si je rencontre des adversaires
sérieux, sera-t-il nécessaire que j'entre dans l'examen de
cette question, et que je montre l'origine et le progrès des causes
qui ont changé dans l'oreille de la postérité l'harmonie
du nom de saint Dominique. Quant à présent, je me suis borné
à décrire les faits de sa vie, tels que les monuments contemporains
me les ont fournis, et pour toute polémique je me retranche derrière
ces invincibles monuments. A quiconque parlera de saint Dominique autrement
que je n'en parle, je lui demanderai une ligne du treizième siècle,
et, s'il me trouve trop exigeant, je me contenterai d'un seul mot.
Voilà pour le livre ; parlons de l'œuvre.
J'étais parti de France, le 7 mars 1839, avec deux compagnons.
Nous allions à Rome prendre l'habit des Frères Prêcheurs,
et nous soumettre à l'année de noviciat qui précède
les vœux. L'année finie, nous nous agenouillâmes, deux Français
seulement, aux pieds de Notre-Dame delà Quercia, et, pour la première
fois depuis cinquante ans, saint Dominique revit la France au banquet de
sa famille. Aujourd'hui nous habitons le couvent de Sainte-Sabine au mont
Aventin. Nous sommes six Français, tous tirés de ce monde
par des voies diverses, tous ayant vécu d'une autre vie que celle
que Dieu nous fait présentement. Nous passerons là plusieurs
années, s'il plaît à Dieu, non pour éloigner
le moment du combat, mais pour nous préparer gravement à
une mission difficile, et rapporter en France, outre nos droits de citoyens,
les droits qui résultent toujours d'un dévouement éprouvé
par le temps. 11 nous est dur sans doute d'être séparés
de notre patrie, et de manquer au bien qui nous y serait possible ; mais
celui qui demandait à Abraham le sang de son fils unique a fait
du renoncement à un bien immédiat la condition d'un bien
plus grand. Il faut que quelqu'un sème pour que quelqu'un moissonne.
Nous prions donc ceux qui espèrent quelque chose de nous, de nous
pardonner une absence nécessaire, et de ne point nous retirer le
souvenir de leur cœur, ni leur intercession auprès de Dieu. Les
années passent vite ; quand nous nous retrouverons ensemble dans
les camps d'Israël et de la France, il ne sera pas mal pour tous d'avoir
un peu vieilli, et la Providence sans doute aura fait du chemin de son
côté.
CHAPITRE I - SITUATION DE L’ÉGLISE: A LA FIN DU DOUZIÈME
SIÈCLE
Le douzième siècle de l'ère chrétienne
s'était levé sous de magnifiques auspices. La foi et l'opinion,
fortement unies, gouvernaient ensemble l'Occident, et y formaient d'une
multitude de peuples obéissants et libres une seule communauté.
Au faîte de l'ordre social était assis le pontife universel,
sur un trône d'où la majesté descendait au secours
du commandement trahi par l'infirmité de la nature, et la justice
au secours de l'obéissance devenue intolérable par les excès
du pouvoir. Tout à la fois vicaire de Dieu et de l'humanité,
le bras droit sur Jésus-Christ et le bras gauche sur l'Europe, le
pontife romain poussait les générations dans des voies droites,
ayant en lui-même contre les abus de sa plénitude la ressource
d'une faiblesse personnelle infinie. Jamais la foi, la raison, la justice
ne s'étaient étreintes sur un plus haut piédestal
; jamais le rétablissement de l'unité dans les entrailles
déchirées du genre humain n'avait paru plus probable et plus
proche. Déjà le drapeau de la chrétienté flottait
à Jérusalem sur le tombeau du Sauveur des hommes et conviait
l'Église grecque à une réconciliation glorieuse avec
l'Église latine. L'islamisme, vaincu en Espagne et chassé
des côtes d'Italie, se voyait attaqué au centre de sa puissance,
et vingt peuples, marchant ensemble aux frontières de l'humanité
régénérée pour y défendre contre la
brutalité de l'ignorance et l'orgueil de la force l'Évangile
de Jésus-Christ, promettaient à l'Europe le terme de ces
migrations sanglantes dont l'Asie était le foyer. Qui pouvait dire
où s’arrêteraient les voies triomphales que venait d'ouvrir
en Orient la chevalerie chrétienne ? Qui pouvait prévoir
ce qu'allait devenir le monde sous la direction d'un pontificat qui avait
su créer au dedans une si vaste unité, au dehors un si grand
mouvement ?
Mais le douzième siècle n'acheva pas sa course comme
il l'avait commencée, et quand, le soir venu, il pencha vers l'horizon
pour se coucher dans l'éternité, l'Église parut s'incliner
avec lui, le front chargé d'un pesant avenir. La croix de Jésus-Christ
ne brillait plus sur-les minarets de Jérusalem ; nos chevaliers,
vaincus par Saladin, conservaient à peine quelques pieds de terre
en Syrie ; l'Église grecque, loin de s'être rapprochée
de l'Église romaine, avait été confirmée dans
le schisme par l'ingratitude et la déloyauté des siens à
l'égard des croisés. C'en était fait de l'Orient.
L'histoire a montré depuis les conséquences de ce désastre
: la chute de Constantinople, et l'occupation d'une partie du territoire
européen par les Turcs ottomans ; une dure servitude imposée
à des millions de chrétiens sous leur domination, et leurs
armes menaçant le. reste de la chrétienté jusqu'au
temps de Louis XIV ; trois siècles d'incursions par les Tartares
au cœur de l'Europe : la Russie adoptant le schisme grec, et prête
à se ruer sur l'Occident pour y détruire toute loi et toute
liberté ; l'Europe troublée par l'affaiblissement des races
musulmanes, comme elle l'avait été par leur élévation,
et le partage de l'Asie aussi difficile que l'était auparavant sa
conquête. Montaigne a dit qu'il y a des défaites triomphantes
à l'envi des victoires : on peut dire que le mauvais succès
du plan de Grégoire VII et de ses successeurs, par rapporta l'Orient,
a mieux révélé leur génie que ne l'eût
fait le plus victorieux accomplissement de leurs desseins.
Le spectacle intérieur de l'Église n'était pas
m'oins triste. Tous les efforts de saint Bernard pour le rétablissement
de la saine discipline n'avaient servi que peu contre le débordement
de la simonie, du faste et de l'avarice dans le clergé. La source
de tous ces maux, peints avec tant d'éloquence par saint Bernard
lui-même, étaient les richesses de l'Église, devenues
l'objet de la convoitise universelle. Aux investitures violentes par la
crosse et l'anneau avait succédé une usurpation sourde, une
simonie lâche et rampante. " 0 vaine gloire ! s'écrie Pierre
de Blois ; ô aveugle ambition ! ô faim insatiable des honneurs
de la terre ! ô désir des dignités, qui est le ver
rongeur des cœurs et le naufrage des âmes ! D'où nous est
venue cette peste ? Comment s'est enhardie cette exécrable présomption
qui pousse les indignes à la recherche des dignités, d'autant
plus âpres à les poursuivre qu'ils les méritent moins
? C'est par toutes les portes, c'est sans souci de leur âme et de
leur corps, que les malheureux se précipitent sur la chaire pastorale,
devenue pour eux une chaire empoisonnée, et pour tous une cause
de perdition. " Trente années auparavant, saint Bernard disait avec
une amère ironie : " Des écoliers enfants, des adolescents
impubères sont promus aux dignités ecclésiastiques
à cause de la dignité de leur sang, et passent de dessous
la férule au gouvernement du clergé ; plus joyeux quelquefois
d'être soustraits aux verges que d'avoir obtenu un commandement,
plus flattés de l'empire auquel ils échappent que de celui
qu'ils acquièrent. " Tel est le malheur de l'Église. Vous
la voyez, au prix de son sang, convertir à Jésus-Christ des
nations infidèles, adoucir leurs mœurs, façonner leur intelligence,
défricher leurs forêts, peupler les villes et les solitudes
de maisons de prières : puis, quand vingt généra-rations
de saints ont attiré sur ces pieux caravansérails les bénédictions
du ciel et de la terre, alors, au lieu du riche, touché de Dieu,
qui venait y pleurer ses fautes ; au lieu du pauvre, content de Dieu, qui
y ployait ses forts genoux avec le vœu d'être plus pauvre encore
; au lieu des saints, héritiers des saints, vous y voyez paraître
le pauvre qui veut devenir riche, le riche qui veut devenir puissant, les
âmes médiocres qui ne connaissent pas même leurs désirs.
Bientôt l'intrigue fait tomber la crosse épiscopale ou abbatiale
en des mains qu'une intention pure n'a point bénies ; le monde a
le plaisir de voir ses favoris gouverner l'Église de Dieu, et changer
le joug aimable de Jésus-Christ en une domination séculière.
Les cloîtres retentissent de l'aboiement des chiens de meute, du
hennissement des chevaux. Qui discernera les vocations vraies des vocations
fausses ? Qui en aura la science ? qui en aura même le temps ou la
pensée ? On ne s'inquiète plus de savoir comment les âmes
ont été engendrées à Jésus-Christ, mais
seulement de connaître leur naissance selon la chair. La prière,
l'humilité, la pénitence, le dévouement, s'enfuient
comme des oiseaux timides troublés dans leur nid : les tombeaux
des saints sont étrangers dans leur propre maison.
Voilà l'état misérable où une ambition
sacrilège avait réduit un trop grand' nombre d'églises
et de monastères d'Occident à la fin du douzième siècle
; et en bien des lieux où le mal n'était pas si profond,
il était encore grand. Le saint-siége, quoique troublé
lui-même par les schismes qu'avait fomentés et soutenus contre
lui l'empereur Frédéric Ier, n'avait cessé d'apporter
les remèdes à de si graves désordres : il leur avait
opposé trois conciles œcuméniques en cinquante-six ans, mais
sans pouvoir réaliser qu'imparfaitement une réforme qu'étaient
pourtant si clignes d'obtenir les illustres pontifes qui naissaient presque
sans interruption des cendres de Grégoire VII.
Un jour, vers 1160, un riche habitant de Lyon, nommé Pierre
Valdo, vit un de ses concitoyens frappé de la foudre à ses
côtés. Cet accident le fit réfléchir ; il distribua
ses biens aux pauvres, et se consacra tout entier au service de Dieu. Comme
la réforme de l'Église préoccupait les esprits, il
lui fut aisé, par son dévouement même, de croire qu'il
était appelé à cette mission, et il réunit
un certain nombre d'hommes auxquels il persuada d'embrasser avec lui une
vie apostolique. De combien peu diffèrent souvent les pensées
qui font les grands hommes, et celles qui ne font que les perturbateurs
publics ! Si Pierre Valdo eût eu plus de vertu et de génie,
il eût été saint Dominique ou saint François
d'Assise. Mais il succomba à une tentation qui a perdu dans tous
les temps des hommes d'une assez haute intelligence. Il crut impossible
de sauver l'Église par l'Église. Il déclara que là
véritable épouse de Jésus-Christ avait défailli
sous Constantin, en acceptant le poison des possessions temporelles ; que
l'Église romaine était la grande prostituée décrite
dans l'Apocalypse, la mère et la maîtresse de toutes les erreurs
; que les prélats étaient des Scribes, et les religieux des
Pharisiens ; que le pontife romain et tous les évêques étaient
des homicides ; que le clergé ne devait avoir ni dîmes ni
terres ; que c'était un-péché de doter les églises
et les couvents, et que tous les clercs devaient gagner leur vie du travail
de leurs mains, à l'exemple des apôtres : enfin que lui, Pierre
Valdo, venait rétablir sur ses fondements primitifs la vraie société
des enfants de Dieu. Je laisse de côté les erreurs secondaires
qui devaient nécessairement sortir de celles-là. Toute la
force des Vau-dois était dans leur attaque directe contre l'Église,
et dans le contraste réel ou apparent de leurs mœurs avec les mœurs
mal réglées du clergé de leur temps. Arnaud de Bresce,
mort à Rome sur un bûcher, avait été leur précurseur.
C'est un homme dont la figure personnelle ressort bien plus dans l'histoire
que celle de Pierre Valdo ; mais Pierre Valdo avait l'avantage de venir
après lui, quand le scandale était mûr, et il eut un
succès très alarmant. Il fut le véritable patriarche
des hérésies occidentales, et leur donna l'un des grands
caractères qui les distinguent des hérésies grecques,
je veux dire un caractère plus pratique que métaphysique.
A la faveur des mêmes circonstances qui protégeaient les
Vaudois, une hérésie d'origine orientale s'était introduite
en Allemagne et en Italie, et vint asseoir son camp principal dans le midi
de la France. Cette hérésie, toujours combattue et toujours
vivace, remontait jusqu'à ia fin du troisième siècle.
Elle s'était formée sur les frontières de la Perse
et de l'empire romain, par le mélange des idées chrétiennes
avec la vieille doctrine persane, qui attribuait le mystère de ce
monde à la lutte de deux principes coéternels, l'un bon,
l'autre mauvais. Ces sortes d'alliances entre des religions et des philosophies
diverses étaient alors très communes ; c'est la tendance
des esprits faibles de vouloir unir ce qui est incompatible. Un Persan
nommé Manès donna sa dernière forme à la mixtion
monstrueuse dont nous parlons. Moins heureux que les autres hérésiarques,
sa secte ne put jamais arriver à l'état de société
publique, c'est-à-dire avoir des temples, un sacerdoce et un peuple
reconnus. Les lois des empereurs, appuyés de l'opinion, la poursuivirent
avec une infatigable persévérance : ce fut-ce qui prolongea
sa vie. L'état de société publique est une épreuve
que l'erreur ne soutient jamais que peu de temps, et ce temps est d'autant
plus court que l'erreur repose, sur des fondements plus contradictoires,
et entraîne des conséquences plus immorales. Les Manichéens,
repoussés de dessous le soleil, se réfugièrent dans
les ténèbres ; ils formèrent une société
secrète, seul état qui permette à l'erreur de se perpétuer
longtemps. L'avantage de ces associations mystérieuses est moins
la facilité d'échapper aux lois que la facilité d'échapper
à la raison publique.
Rien n'empêche quelques hommes, unis par les dogmes les plus
pervers et les pratiques les plus ridicules, de recruter dans l'ombre les
esprits mal faits, d'attirer les esprits aventureux par le charme des initiations,
de les persuader au moyen d'un enseignement sans contrôle, de les
saisir par un but grand et éloigné, dont cent générations
se sont transmis, croient-ils, le culte profond ; enfin de les lier par
les parties basses du cœur de l'homme en consacrant leurs passions sur
des autels inconnus du reste de l'humanité. Il y a aujourd'hui dans
le monde telle société secrète qui ne compte peut-être
pas trois initiés, et qui remonte par une succession invisible jusqu'à
l'antre de Trophonius ou aux souterrains des temples de l'Égypte.
Ces hommes, tout pleins de l'orgueil d'un si rare dépôt, traversent
imperturbablement les siècles avec un profond mépris de ce
qui s'y fait, jugeant de tout par la doctrine privilégiée
qui leur est échue, et préoccupés du seul désir
d'engendrer une âme qui soit, à leur mort, l'héritière
de leur occulte félicité. Ce sont les Juifs de l'erreur.
Ainsi vécurent les Manichéens, apparaissant çà
et là dans l'histoire, comme ces monstres qui suivent au fond de
l'Océan des routes ignorées, et qui quelquefois élèvent
leur tête séculaire au-dessus des flots. Mais il y eut cela
de merveilleux dans leur apparition du douzième siècle, que
pour la première fois ils arrivèrent à un commencement
de société publique. Spectacle vraiment inouï ! ces
sectaires, que le Bas-Empire avait tenus constamment à ses pieds,
s'établissaient ouvertement en France, sous les yeux de ces pontifes
qui étaient assez puissants pour contraindre l'Empereur même
à respecter la loi divine et la volonté des nations chrétiennes.
Aucun fait ne révèle plus sûrement la réaction
sourde qui travaillait l'Europe. Raymond VI, comte de Toulouse, était
à la tête des Manichéens de France, vulgairement appelés
Albigeois. C'était l'arrière-neveu de ce fameux Raymond,
comte de Saint-Gilles, dont le nom est mêlé aux plus grands
noms de la première croisade, aux noms des Godefroy de Bouillon,
des Baudouin, des Robert, des Hugues, des Boëmond. Il abdiqua l'héritage
de gloire et de vertu que lui avaient transmis ses ancêtres, pour
se faire chef de la plus détestable hérésie qu'eût
enfantée l'Orient, subjugué tout ensemble par les mystères
propres des Manichéens et par le masque vaudois qu'ils avaient pris
pour mieux entrer dans les pensées de l'Occident.
Ce n'était pas tout. L'enseignement des écoles catholiques,
renouvelé après un long interrègne, se développait
sous l'influence de la philosophie d'Aristote, et la tendance de ce mouvement
était de faire prévaloir la raison sur la foi dans l'exposition
des dogmes chrétiens. Abailard, homme célèbre par
ses fautes encore plus que par ses erreurs, avait été l'une
des victimes de cet esprit appliqué à la théologie.
Saint Bernard l'accusa de transformer la foi, fondée sur la parole
de Dieu, en une pure opinion, assise sur des principes et des conclusions
de l'ordre humain. Mais bien qu'il eût remporté une facile
victoire, honorée par la soumission réelle de son adversaire
et par un rare exemple de réconciliation, néanmoins le mal
avait poursuivi son cours. Il est difficile, dans tous les temps, de résister
à de certaines impulsions dont la force vient de loin et de haut.
L'époque grecque était restée dans la mémoire
des gens instruits comme le point le plus élevé où
le génie de l'homme eût atteint. Le Christianisme n'avait
pas eu le loisir de créer une littérature qui fût comparable
à celle-là, ni de se faire une philosophie et une science
propres. Le germe en existait sans doute dans les écrits des Pères
de l'Église ; mais il était beaucoup plus commode d'accepter
un corps philosophique et scientifique tout fait. On accepta donc Aristote
comme le représentant de la sagesse. Malheureusement Aristote et
l'Évangile n'étaient pas toujours d'accord : de là
trois partis. L'un sacrifiait le philosophe à Jésus-Christ,
selon cette parole : Vous n'avez qu'un seul maître, qui est le Christ.
L'autre sacrifiait Jésus-Christ au philosophe, sur ce fondement
que la raison étant la lumière première de l'homme,
elle devait conserver partout la primauté. Le troisième admettait
qu'il y avait deux ordres de vérité, l'ordre de raison et
l'ordre de foi, et que ce qui était vrai dans l'un pouvait être
faux dans l'autre.
En résumé, le schisme et l'hérésie, favorisés
par le mauvais état de la discipline ecclésiastique et par
la résurrection des sciences païennes, ébranlaient en
Occident l'œuvre du Christ, pendant que la mauvaise issue des croisades
achevait sa ruine en Orient, et ouvrait aux Barbares les portes de la chrétienté.
Les papes, il est vrai, résistaient avec une immense vertu aux dangers
croissants de cette situation. Ils domptaient l'empereur Frédéric
Ier, animaient les peuples à de nouvelles croisades, tenaient des
conciles contre l'erreur et la corruption, veillaient à la pureté
de la doctrine dans les écoles, resserraient dans leurs puissantes
mains l'alliance de la foi et de l'opinion européenne, et du sang
ému de ce vieux tronc pontifical on voyait naître Innocent
III. Mais nul ne peut soutenir tout seul le poids des choses divines et
humaines ; les plus grands hommes ont besoin du concours de mille forces,
et celles que la Providence avait accordées au passé semblaient
plier sous le poids de l'avenir. L'ouvrage de Clovis, de saint Benoît,
de Charlemagne et de Grégoire VII, debout encore et vivant des restes
de leur génie, appelait à son secours une nouvelle effusion
de l'Esprit en qui seul est l'immortalité. C'est en ces moments
suprêmes qu'il faut être attentif aux conseils de Dieu. Trois
cents ans plus tard il abandonnera la moitié de l'Europe à
l'erreur, pour tirer un jour de l'erreur des triomphes dont nous commençons
à entrevoir le secret : mais alors il lui plut d'aider son Église
par la voie directe de la miséricorde. Jésus-Christ regarda
ses pieds et ses mains percés pour nous, et de ce regard d'amour
naquirent deux hommes : saint Dominique et saint François d'Assise.
L'histoire de ces deux hommes, si semblables et si divers, ne devrait jamais
être séparée ; mais ce que Dieu crée en une
seule fois, une seule plume n'est pas capable de l'écrire. Ce sera
déjà beaucoup pour nous si nous pouvons donner quelque idée
du saint patriarche Dominique à ceux qui n'ont point étudié
ses actes.
CHAPITRE II - GENÈSE DE SAINT DOMINIQUE
Dans une vallée de la Vieille-Castille, qu'arrose le Duéro,
presque à égale distance d'Aranda et d'Osma, est un simple
village appelé Calaruéga dans la langue du pays, et Calaroga
dans la langue plus douce d'un grand nombre d'historiens. C'est là
que naquit saint Dominique, l'an 1170 de l'ère chrétienne.
Il dut la vie, après Dieu, à Félix de Gusman et à
Jeanne d'Aza. Ces pieux seigneurs avaient à Calaruéga une
habitation dans laquelle saint Dominique vint au monde, et qui jusqu'à
présent n'a point péri tout entière. Alphonse le Sage,
roi de Castille, y fonda en 1266 un monastère de religieuses dominicaines,
de concert avec sa femme, ses fils, et les principaux grands d'Espagne.
On voit dans ce monastère des appartements plus anciens que le corps
de l'édifice, et étrangers à l'architecture d'un couvent
; une tour 'de guerre du moyen âge où sont incrustées
les armes des Gusmans, une fontaine qui porte leur nom, et beaucoup d'autres
vestiges appelés par le peuple, organe de la tradition, le Palais
des Gusmans. La branche castillane de cette illustre famille avait sa demeure
principale à quelques lieues de là, au château de Gusman
; le lieu de sa sépulture, pareillement voisin de Calaruéga,
était à Gumiel d'Izan, dans la chapelle d'une église
appartenant à l'ordre de Cîteaux. Félix de Gusman et
Jeanne d'Aza furent portés à cette chapelle après
leur mort, et couchés sous deux cryptes l'un à côté
de l'autre. Mais la vénération même dont ils étaient
l'objet ne tarda pas de les séparer. Vers 1318, l'infant de Castille
Jean-Emmanuel transféra le corps de Jeanne d'Aza au couvent des
dominicains de Pennafied, qu'il avait bâti. Félix resta seul
clans le tombeau de ses ancêtres, pour y être un témoin
fidèle de la splendeur du sang qu'il avait transmis à saint
Dominique, et Jeanne alla rejoindre la postérité spirituelle
de son fils, pour jouir de la gloire qu'il avait acquise en préférant
la fécondité qui vient de Jésus-Christ à la
'fécondité de la chair et du sang.
Un signe célèbre précéda la naissance de
saint Dominique". Sa mère vit en songe le fruit de ses entrailles
sous la forme d'un chien qui tenait dans sa gueule un flambeau, et qui
s'échappait de son sein pour embraser toute la terre. Inquiète
d'un présage dont le sens était obscur, elle allait souvent
prier sur la tombe de saint Dominique de Silos, autrefois abbé d'un
monastère de ce nom, qui n'était pas loin de Calaruéga,
et, en reconnaissance des consolations qu'elle y avait obtenues, elle donna
le nom de Dominique à l'enfant qui avait été l'objet
de ses prières. C'était le troisième qui sortait de
ses flancs bénis. L'aîné, Antoine, consacra sa vie
au service des pauvres, et honora par une grande charité le sacerdoce
dont il était revêtu ; le second, Mannes, mourut sous l'habit
de Frère Prêcheur.
Quand Dominique fut présenté à l'église
pour y recevoir le baptême, un nouveau signe manifesta la grandeur
de sa prédestination. Sa marraine, que les historiens ne désignent
qu'en l'appelant une noble dame, vit en songe sur le front du baptisé
une étoile radieuse. Quelque vestige en demeura toujours depuis
sur le visage de Dominique, et l'on a remarqué, comme un trait singulier
de sa physionomie, qu'une certaine splendeur jaillissait de son front,
et attirait à lui le cœur de ceux qui le regardaient. Le vase de
marbre blanc où il avait été lavé de l'eau
sainte fut transporté, en 1605, au couvent des Frères Prêcheurs
de Valladolid, par les ordres de Philippe III, qui voulut que son fils
y fût baptisé. Il est aujourd'hui à Saint-Dominique
de Madrid, et plusieurs infants d'Espagne y ont été initiés
à la vie qui est en Jésus-Christ, notre bien-aimé
Seigneur.
Dominique ne fut point nourri d'un lait étranger ; sa mère
ne permit pas qu'un autre sang que le sien coulât dans ses veines
; elle le garda sur un sein où il ne pouvait puiser qu'une nourriture
chaste, et sur des lèvres où il ne pouvait entendre qu'une
parole vraie. Tout au plus, dans ce commerce maternel, avait-il à
redouter la mollesse' involontaire de ses langes, et cette abondance de
soins que la tendresse la plus chrétienne ne sait pas toujours contenir.
Mais la grâce qui était en lui se révolta de bonne
heure contre ce joug. Dès qu'il put remuer ses membres de lui-même,
il sortait en secret de son berceau et se couchait par terre. On eût
dit qu'il connaissait déjà la misère des hommes, la
différence de leur sort ici-bas ; et que, prévenu d'amour
pour eux, il souffrait d'avoir un lit meilleur que le dernier d'entre ses
frères ; ou bien qu'initié aux secrets du berceau de Jésus-Christ,
il voulait se faire une couche semblable à la sienne. On ne sait
rien de plus des six premières années de sa vie.
A sept ans commencés il quitta la maison paternelle, et fut
envoyé à Gumiel d'Izan, chez un oncle qui remplissait dans
cette église les fonctions d'archiprêtre. Ce fut là,
près de la sépulture de ses aïeux, et sous la double
autorité du sang et du sacerdoce, que Dominique passa la seconde
partie de son enfance. " Avant que le monde, dit un historien, eût
touché à cet enfant, il fut confié, comme Samuel,
aux leçons de l'Église, afin qu'une discipline salutaire
prît possession de son cœur encore tendre ; et il arriva, en effet,
que, posé sur ce fondement solide, il croissait en âge et
en esprit, s'élevant chaque jour, par un progrès heureux,
à une plus haute vertu. "
L'université de Palencia au royaume de Léon, la seule
que possédait alors l'Espagne, fut la troisième école
où se forma Dominique. Il y vint à quinze ans, et se trouva
pour la première fois abandonné à lui-même,
loin de l'heureuse vallée où, sous les murs de Calaruéga
et de Gumiel d'Izan, il avait laissé tous ces doux souvenirs qui
rappellent l'âme au lieu natal. Le séjour qu'il fit à
Palencia fut de dix années. Il consacra les six premières
à l'étude des lettres et de la philosophie, telles qu'on
les enseignait alors. " Mais, dit un historien, l'angélique jeune
homme Dominique, bien qu'il pénétrât facilement dans
les choses humaines, n'en était cependant pas ravi, parce qu'il
y cherchait vainement la sagesse de Dieu, qui est le Christ. Nul des philosophes,
en effet, ne l’a communiquée aux hommes ; nul des princes de ce
monde ne l'a connue. C'est pourquoi, de peur de consumer en d'inutiles
travaux la fleur et la force de sa jeunesse, et pour éteindre la
soif qui le dévorait, il alla puiser aux sources profondes de la
théologie. Invoquant et priant le Christ, qui est la sagesse du
Père, il ouvrit son cœur à la vraie science, ses oreilles
aux docteurs des saintes Écritures ; et cette parole divine lui
parut si douce, il la reçut avec tant d'avidité et de si
ardents désirs, que, pendant quatre années qu'il l'étudia,
il passait des nuits presque sans sommeil, donnant à l'étude
le temps du repos. Afin de boire ce fleuve de la sagesse avec une chasteté
plus digne encore d'elle, il fut dix ans à s'abstenir de vin. C'était
une chose merveilleuse et aimable à voir que cet homme en qui le
petit nombre de ses jours accusait la jeunesse, mais qui par la maturité
de sa conversation et la force de ses mœurs révélait le vieillard.
Supérieur aux plaisirs de son âge, il ne recherchait que la
justice ; attentif à ne rien perdre du temps, il préférait
aux courses sans but le sein de l'Église sa mère, le repos
sacré de ses tabernacles, et toute sa vie s'écoulait entre
une prière et un travail également assidus. Dieu le récompensa
de ce fervent amour avec lequel il gardait ses commandements, en lui inspirant
un esprit de sagesse et d'intelligence qui lui faisait résoudre
sans peine les plus difficiles questions. "
Deux traits nous sont restés de ces dix années de Palencia.
Pendant une famine qui désolait l'Espagne, Dominique, non content
de donner aux pauvres tout ce qu'il avait, même ses vêtements,
vendit encore ses livres annotés de sa main, pour leur en distribuer
le prix, et, comme on s'étonnait qu'il se privât des moyens
d'étudier, il prononça cette parole, la première de
lui qui soit arrivée à la postérité : " Pourrais-je
étudier sur des peaux mortes, " quand il y a des hommes qui meurent
de faim ? " Son exemple engagea les maîtres et les élèves
de l'université à. venir abondamment au secours des malheureux.
Une autre fois, voyant une femme, dont le frère était captif
chez les Maures, pleurer amèrement de ne pouvoir payer sa rançon,
il lui offrit de se vendre pour le racheter : mais Dieu, qui le réservait
pour la rédemption spirituelle d'un grand nombre d'hommes, ne le
permit pas.
Quand le voyageur passe, à la fin de l'automne, dans un pays
dépouillé de toutes ses moissons, il rencontre quelquefois
pendant aux arbres un fruit échappé à la main du laboureur,
et ce reste d'une fertilité disparue lui suffit pour juger les champs
inconnus qu'il traverse. Ainsi la Providence, en laissant dans l'ombre
du passé la jeunesse de son serviteur Dominique, a voulu cependant
que l'histoire en sauvât quelques traits, révélations
incomplètes, mais touchantes, d'une âme où la pureté,
la grâce, l'intelligence, la vérité et toutes les vertus
étaient l'effet d'un amour de Dieu et des hommes mûr avant
le temps.
Dominique touchait à sa vingt-cinquième année
sans que Dieu lui eût encore manifesté ce qu'il souhaitait
de lui. Pour l'homme du monde, la vie n'est qu'un espace à franchir
le plus lentement possible par le chemin le plus doux ; mais le chrétien
ne la considère point ainsi. Il sait que tout homme est vicaire
de Jésus-Christ po,ur travailler parle sacrifice de soi-même
à la rédemption de l'humanité, et que, dans le plan
de cette grande œuvre, chacun a une place éternellement marquée
qu'il est libre d'accepter ou de refuser. Il sait que s'il déserte
volontairement cette place que la Providence lui offrait dans la milice
des créatures utiles, elle sera transportée à un meilleur
que lui, et lui abandonné à sa propre direction dans la voie
large et courte de l'égoïsme. Ces pensées occupent le
chrétien à qui sa prédestination n'est pas encore
révélée, et, convaincu que le plus sûr moyen
de la connaître est de désirer l'accomplir, quelle qu'elle
soit, il se tient prêt pour tout ce que Dieu voudra. Il ne méprise
aucune des fonctions nécessaires à la république chrétienne,
parce qu'en toutes peuvent se rencontrer trois choses d'où dépend
leur valeur réelle : la volonté de Dieu qui les impose, le
bien qui résulte de leur fidèle exercice, et le dévouement
du cœur qui en est chargé. Il croit même fermement que les
moins honorées ne sont pas les moins hautes, et que la couronne
des saints ne tombe jamais plus droit du ciel que sur un front pauvre,
blanchi dans l'humilité acceptée d'un dur service. Peu lui
importe donc où Dieu marquera sa place ; il lui suffit d'apprendre
quelle est sa volonté. Or Dieu avait préparé au jeune
Dominique un médiateur digne de lui, qui devait non-seulement lui
manifester sa vocation, mais lui ouvrir les portes de sa carrière
future, et le conduire par des voies imprévues sur le théâtre
où l'attendait la Providence.
Parmi les moyens de réforme auxquels avaient recours ceux qui
s'efforçaient de relever la discipline ecclésiastique, il
en était un particulièrement recommandé par les souverains
pontifes, je veux dire l'établissement de la vie commune dans le
clergé. Les apôtres avaient ainsi vécu, et saint Augustin,
leur imitateur, avait laissé, à ce sujet, la fameuse règle
qui porte son nom. La vie commune n'est autre chose que la vie de famille
et d'amour à son plus haut degré de perfection, et il est
impossible qu'elle soit fidèlement pratiquée sans inspirer
à ceux qui s'y dévouent les sentiments de fraternité,
de pauvreté, de patience, d'abnégation, qui sont l'âme
du Christianisme. Depuis un siècle et demi environ, on donnait aux
prêtres qui se soumettaient à ce genre de vie le nom de chanoines
réguliers. Ils ne formaient pas un seul corps sous un même
chef ; mais chaque maison avait son prieur, qui ne relevait que de l'évêque.
Il faut excepter toutefois l'ordre des chanoines réguliers de Prémontré,
fondé en 1120 par saint Norbert. Or l'évêque d'Osma,
Martin de Bazan, jaloux de contribuer à la restauration de l'Église,
avait récemment converti les chanoines de sa cathédrale en
chanoines réguliers, et, instruit qu'il y avait à l'université
de Palencia un jeune homme d'un rare mérite, originaire de son diocèse,
il avait conçu l'espérance de l'attacher à son chapitre
ainsi qu'à ses desseins de réformation. Il chargea de cette
affaire l'homme qui avait été son principal appui dans l'œuvre
difficile qu'il venait d'accomplir, homme illustre dès lors par
sa naissance, son génie, sa science et la beauté vénérable
de sa vie, mais qui joignit plus tard à ces qualités, communes
à d'autres, un titre que nul ne partage avec lui. Il y a six siècles
que l'Espagnol dom Diego de Azévédo est couché sous
une pierre que je n'ai pas même vue, et pourtant je ne prononce son
nom qu'avec un respect qui m'émeut. Car ce fut le médiateur
choisi de Dieu pour éclairer et conduire le patriarche d'une dynastie
dont je suis l'enfant, et quand je remonte la longue chaîne de mes
aïeux spirituels, je le rencontre entre saint Dominique et Jésus-Christ.
L'histoire ne nous a pas conservé les premiers entretiens de
dom Diego avec le jeune Gusman ; mais il est facile de les deviner par
leur résultai. A vingt-cinq ans, une âme généreuse
ne cherche qu'à donner sa vie. Elle ne demande au Ciel et à
la terre qu'une grande cause à servir par un grand dévouement
; l'amour y surabonde avec la force. Et, si cela est vrai d'une âme
qui n'a reçu sa trempe que d'une nature heureuse, combien plus de
celle où le Christianisme et la nature coulent ensemble comme deux
fleuves vierges dont pas une goutte ne s'est épanchée en
de vaines passions ! Je me représente donc sans peine l'entretien
de dom Diego avec le noble étudiant de Palencia. Il lui apprit en
peu de moments ce qui ne s'apprend pas dans les livres et les universités
: l'état de la lutte du bien et du mal dans le monde, les plaies
profondes faites à l'Église, la pente générale
des affaires, et enfin tout ce qui forme le nœud secret d'un siècle.
Dominique, initié aux maux de son temps par un homme qui les comprenait,
éprouva sans doute le besoin d'apporter le tribut de son corps et
de son âme à la chrétienté souffrante. Il vit
d'un seul trait sa place et son devoir : il les vit dans le sacerdoce selon
l'ordre de Melchisédech, à la suite de Jésus-Christ,
seul Sauveur du monde, source unique de toute vérité, de
tout bien, de toute grâce, de toute paix, de tout dévouement,
et dont les ennemis sont les éternels ennemis du genre humain, quelque
nom qu'ils prennent. Il vit que ce divin sacerdoce, avili par trop de mains
indignes de sa consécration, avait besoin d'être relevé
devant Dieu et devant les peuples, et qu'il ne pouvait l'être que
par la résurrection des vertus apostoliques en ceux qui en étaient
ornés et chargés. Et le premier pas de toute rénovation
étant de faire soi-même ce qu'on veut voir faire aux autres,
l'héritier des Gusmans voua sa vie à Dieu dans le chapitre
réformé d'Osma, sous la direction de dom Diego, qui en était
le prieur.
" Alors, dit le bienheureux Jourdain de Saxe, il commença de
paraître entre les chanoines, ses frères, comme un flambeau
qui brûle, le premier par la sainteté, le dernier de tous
par l'humilité de son cœur, répandant autour de lui une odeur
de vie qui donnait la vie, et un parfum semblable à l'encens dans
les jours d'été. Ses frères admirent une si sublime
religion : ils l'établissent leur sous-prieur, afin que, placé
plus haut, ses exemples soient plus visibles et plus puissants. Pour lui,
comme un olivier qui pousse des rejetons, comme un cyprès qui grandit,
il demeurait jour et nuit dans l'église, vaquant sans relâche
à la prière, et se montrant à peine hors du cloître,
de peur d'ôter du loisir à sa contemplation. Dieu lui avait
donné une grâce de pleurer pour les pécheurs, pour
les malheureux et les affligés ; il portait leurs maux dans un sanctuaire
intérieur de compassion, et cet amour douloureux, lui " pressant
le cœur, s'échappait au dehors par des larmes. C'était sa
coutume, rarement interrompue, de passer la nuit en prière, et de
s'entretenir avec Dieu, sa porte fermée. Quelquefois alors on entendait
des voix, et comme des rugissements, sortir de ses entrailles émues,
qu'il ne pouvait contenir. Il y avait une demande qu'il adressait souvent
et spécialement à Dieu, c'était de lui donner une
vraie charité, un amour à qui rien ne coûtât
pour le salut des hommes, persuadé qu'il ne serait vraiment un membre
du Christ que lorsqu'il se consacrerait tout entier, selon ses forces,
à gagner des âmes, à l'exemple du Sauveur de tous,
le Seigneur Jésus-Christ, qui s'est immolé sans réserve
à notre rédemption. Il lisait un livre qui a pour titre :
Conférences des Pères, lequel traite à la fois des
vices et de la perfection spirituelle, et il s'efforçait, en le
lisant, de connaître et de suivre tous les sentiers du bien. Ce livre,
avec le secours de la grâce, l'éleva à une difficile
pureté de conscience, à une abondante lumière dans
la contemplation, et à un degré de perfection fort grand.
"
La Providence ne se pressait pas à l'égard de Dominique,
quoique sa vie dût être courte. Elle le laissa pendant neuf
années, à Osma, se préparer à la mission encore
inconnue qu'il devait remplir. Dans cet intervalle, en 1201, dom Diego
de Azévédo succéda sur le siège épiscopal
à Martin de Bazan. A peu près à la même époque,
Dominique commença d'annoncer au peuple la parole de Dieu, mais
sans s'éloigner beaucoup d'Osma, et continua vraisemblablement ce
ministère, sur lequel on ne possède aucun détail,
jusqu'en 1203, moment solennel où il quitta l'Espagne, et s'achemina,
sans le savoir, à l'âge de trente-quatre ans, vers le lieu
de ses destinées.
Ici finit la genèse de saint Dominique, c'est-à-dire
la suite des choses qui ont formé son corps et son âme, et
l'ont préparé pour la fin providentielle qu'il devait librement
accomplir. Tout homme a sa genèse particulière, proportionnée
à son service futur dans le monde, et dont la connaissance seule
peut bien expliquer ce qu'il est. L'amitié nous ouvre ces replis
profonds où sont ensevelis les mystères du passé et
de l'avenir ; la confession nous les révèle dans un autre
but ; l'histoire cherche à y descendre, afin de saisir les événements
dans leurs sources premières, et d'en rattacher le fil à
la main de celui qui crée les germes, et y dépose le bien
sous des formes sans nombre. Dominique, appelé de Dieu à
fonder un ordre nouveau qui édifiera l'Église par la pauvreté,
la prédication et la science divine, eut une genèse dont
le rapport est manifeste avec cette prédestination. Il naît
d'une famille illustre, parce que la pauvreté volontaire est plus
frappante en celui qui méprise une fortune et un rang tout acquis.
Il naît en Espagne, hors du pays qui sera le théâtre
de son apostolat, parce qu'un des plus grands sacrifices de l'apôtre
est d'abandonner sa patrie pour porter la lumière à des nations
dont la langue même est ignorée de lui. Il passe au sein d'une
université les dix premières années de sa jeunesse,
afin d'y acquérir la science nécessaire aux fonctions évangéliques,
et d'en transmettre l'estime et la culture à son ordre. Pendant
neuf autres années, il se plie aux pratiques de la vie commune,
afin d'en connaître les ressorts, les difficultés et les vertus,
et de n'imposer un jour à ses frères que le joug qu'il aura
lui-même longtemps porté. Dès son berceau, Dieu lui
donne l'instinct et la grâce de l'assujettissement du corps à
une vie dure : car comment l'apôtre supportera-t-il la fatigue des
voyages, le chaud, le froid, la faim, la prison, les coups, la misère,
s'il n'a de bonne heure soumis son corps au plus rude apprentissage ? Dieu
lui donne aussi un goût précoce et ardent de la prière
; car la prière est l'acte tout-puissant qui met les forces du Ciel
à la disposition de l'homme. Le Ciel est inaccessible à la
violence ; la prière le fait descendre jusqu'à nous. Mais,
par-dessus tout, Dominique reçoit le don sans lequel les autres
ne sont rien, le don d'une immense charité qui le presse nuit et
jour de se dévouer au salut de ses frères, et le rend sensible
jusqu'aux larmes à toutes leurs afflictions. Enfin Dieu lui envoie,
pour l'initier aux mystères de son siècle, un homme de forte
trempe, qui devient son ami, son évêque, et, comme nous Talions
voir, son introducteur en France et à Rome. Ces faits peu nombreux,
mais suivis et profonds, s'entrelacent lentement dans un cercle de trente-quatre
années, et Dominique, formé par eux, arrive sans tache à
la plus belle virilité que puisse souhaiter un homme qui connaît
Dieu.
CHAPITRE III - ARRIVÉE DE SAINT DOMINIQUE EN FRANCE. – SON PREMIER
VOYAGE A ROME. – ENTREVUE DE MONTPELLIER
En ce temps-là, le roi de Castille Alphonse VIII eut la pensée
de marier son fils à une princesse du Danemark. Il choisit pour
négociateur l'évêque d'Osma, qui, prenant avec lui
Dominique, partit à la fin de l'an 1203 pour le nord de l'Allemagne.
Tous deux, en traversant le Languedoc, y furent témoins du progrès
effrayant des Albigeois, et leur cœur en conçut une amère
affliction. Arrivés à Toulouse, où ils ne devaient
demeurer qu'une nuit, Dominique s'aperçut que leur hôte était
hérétique. Quoique le temps fût court, il ne voulut
pas que son passage fût inutile à l'homme égaré
qui les recevait. Jésus-Christ avait dit à ses apôtres
: Quand vous entrerez dans une maison, saluez-la en disant :
Paix à celle maison. Et si celle maison en est digne, voire
paix descendra sur elle ; si elle n'en est pas digne, votre paix retournera
sur vous. Les saints, à qui toutes les paroles de Jésus-Christ
sont présentes, et qui savent la puissance d'une bénédiction
donnée même à qui l'ignore, se regardent comme envoyés
de Dieu vers toute créature qu'ils rencontrent, et ils s'efforcent
de ne pas la quitter sans avoir déposé dans son sein quelque
germe de miséricorde. Dominique ne se contenta pas de prier en secret
pour son hôte infidèle ; il passa la nuit à l'entretenir,
et l'éloquence imprévue de cet étranger toucha tellement
le cœur de l'hérétique, qu'il revint à la foi avant
que le jour se fût levé. Alors une autre merveille s'accomplit
: Dominique, ému parla conquête qu'il venait de faire à
la vérité, et par le triste spectacle des ravages de l'erreur,
eut pour la première fois la pensée de créer un ordre
consacré à la défense de l'Église par la prédication.
Cette vue soudaine prit possession de lui et ne l'abandonna plus. Il quitta
la France avec le secret éclairci de sa carrière future,
comme si la France, jalouse de n'avoir pas produit ce grand homme, eût
obtenu de Dieu qu'il ne touchât pas vainement son sol, et que ce
fût elle au moins qui lui donnât le conseil décisif
de sa vie.
Dom Diego et Dominique, parvenus après beaucoup de fatigues
au terme de leur voyage, trouvèrent la cour de Danemark disposée
à l'alliance que souhaitait la Castille. Ils revinrent incontinent
en porter la nouvelle au roi Alphonse, et repartirent ensuite dans un plus
grand appareil pour ramener la princesse en Espagne. Mais elle était
morte dans les entrefaites. Dom Diego, dégagé de sa mission,
envoya un courrier au roi, et se dirigea vers Rome.
Il n'y avait pas de chrétien alors qui consentît à
mourir sans avoir posé ses lèvres sur le seuil des bienheureux
apôtres Pierre et Paul. Le pauvre lui-même venait à
pied visiter leurs lointaines reliques, -et recevoir au moins une fois
sur ses épaules joyeuses la bénédiction du vicaire
de Jésus-Christ. Dom Diego et Dominique s'agenouillèrent
ensemble à ce tombeau qui gouverne le monde, et en relevant leur
front de la poussière, ils eurent un second bonheur, le plus grand
qu'un chrétien puisse éprouver ici-bas, celui de voir au
trône pontifical un homme digne de l'occuper : c'était Innocent
III. Quels furent, du reste, les sentiments dont remplit leur âme
le spectacle de la ville universelle, l'histoire ne nous en dit rien. Ceux
qui viennent à Rome une première fois en y apportant l'onction
du Christianisme et la grâce de la jeunesse, savent l'émotion
qu'elle produit : les autres le comprendraient difficilement, et j'aime
la sobriété de ces vieux historiens qui s'arrêtaient
où finit le pouvoir de la parole.
L'évêque d'Osma s'était proposé de demander
une grâce au souverain pontife. Il avait résolu d'abdiquer
l'épiscopat, et de consacrer le reste de sa vie à prêcher
la foi aux Cumans, peuplade barbare campée sur les confins de la
Hongrie, et qui était célèbre pour la cruauté
de ses mœurs. Innocent III refusa d'accéder à cet héroïque
désir. Dom Diego insista pour qu'il lui fût permis du moins,
tout en conservant son évêché, d'aller évangéliser
les infidèles ; mais le pape persista dans son refus, et lui ordonna
de retourner à son siège. Les deux pèlerins repassèrent
donc les Alpes au printemps de l'année 1205, avec l'intention de
se rendre immédiatement en Espagne. Ils cédèrent toutefois
à la pieuse envie de visiter en passant un des plus célèbres
monastères de la chrétienté, et, prenant un long détour,
ils vinrent frapper à la porte de l'abbaye de Cîteaux. L'ombre
de saint Bernard y habitait encore. Si ce n'était plus la même
pauvreté, c'étaient pourtant des restes de vertus assez beaux
pour que l'évêque d'Osma en fût épris d'amour.
Il témoigna aux religieux le plaisir qu'il aurait de revêtir
leur illustre habit. On le lui accorda sans peine, et il se consola un
peu sous ces livrées monastiques de la douleur qu'il avait eue de
ne pouvoir devenir un pauvre missionnaire chez les barbares. Dominique
s'abstint d'imiter en cela son ami ; mais il remporta de Cîteaux
beaucoup d'estime et d'affection pour les religieux de cet ordre. Tous
deux, après un bref séjour à l'abbaye, se remirent
en route, et descendant, comme il est probable, le long des rivages de
la Saône et du Rhône, ils arrivèrent aux faubourgs de
Montpellier. Trois hommes qui ont joué un grand rôle dans
les affaires de l'Église à cette époque, étaient
alors réunis sous les murs de Montpellier : Arnault, abbé
de Cîteaux ; Raoul et Pierre de Castelnau, moines du même ordre.
Le pape Innocent III les avait nommés légats apostoliques
dans les provinces d'Aix, d'Arles et de Narbonne, avec plein pouvoir d'y
faire tout ce qu'ils jugeraient utile à la répression de
l'hérésie. Mais leur légation, qui remontait déjà
à plus d'une année, avait été sans succès.
Le comte de Toulouse, maître de ces provinces, y soutenait ouvertement
les hérétiques ; les évêques refusaient d'aider
les légats, l'un par lâcheté, l'autre par indifférence,
celui-là parce qu'il était hérétique lui-même.
Le clergé avait encouru le mépris des peuples, " jusque-là,
remarque Guillaume de Puy-Laurens, que le nom d'ecclésiastique était
passé en proverbe comme celui de juif, et qu'au lieu de dire : J'aimerais
mieux être juif que de faire cela, beaucoup disaient : J'aimerais
mieux être ecclésiastique. Lorsque les clercs paraissaient
en public, ils avaient soin de ramener leurs cheveux de derrière
sur le front, pour cacher leur tonsure, qu'ils faisaient la plus petite
possible. Rarement les chevaliers destinaient leurs fils à la cléricature
; mais ils présentaient les fils de leurs gens aux églises
dont ils percevaient les dîmes, et les évêques conféraient
les ordres à qui ils pouvaient. " Innocent III n'avait pas dissimulé
la grandeur du mal à ses légats. Dans une lettre du 31 mai
1204, il leur disait : " Ceux que saint Pierre a appelés au partage
de sa sollicitude pour garder le peuple d'Israël, ne veillent pas
la nuit sur le troupeau : ils dorment, au contraire, et tiennent leurs
mains retirées du combat pendant qu'Israël est aux prises avec
Madian. Le pasteur est dégénéré en mercenaire
; il ne paît plus le troupeau, mais lui-même ; il cherche le
lait et la laine des brebis ; il laisse faire les loups, qui entrent dans
le bercail, et ne s'oppose pas comme un mur aux ennemis de la maison du
Seigneur. Mercenaire qu'il est, il fuit devant la perversité qu'il
pourrait détruire, et en devient le protecteur par sa trahison.
Presque tous ont déserté la cause de Dieu, et beaucoup parmi
le reste lui sont inutiles. "
Les trois légats étaient des hommes d'une grande foi
et d'un grand caractère ; mais, abandonnés de tous, ils n'avaient
pu agir ni par voie d'autorité, ni par voie de persuasion. Aucun
évêque de ces provinces n'avait voulu se joindre à
eux pour exhorter le comte Raymond VI à se souvenir du rôle
glorieux de ses ancêtres. Leurs conférences avec les hérétiques
n'avaient pas réussi davantage, ceux-ci leur opposant toujours la
vie déplorable du clergé, et leur rappelant la parole du
Seigneur : Vous les connaîtrez à leurs fruits. Ils étaient
donc abattus malgré la vigoureuse trempe de leur âme,'et sentaient
amèrement qu'il y a des fardeaux impossibles à soulever pour
l'homme, quand les fautes accumulées ont donné aux passions
une prise trop forte contre la vérité. C'était sous
le poids de cette impression qu'ils délibéraient à
Montpellier. Leur avis unanime était de rendre au souverain pontife
un compte exact de l'étal des choses, et de résigner en même
temps dans ses mains une charge qu'ils ne pouvaient remplir avec fruit
ni avec honneur. Mais ce qui est désespéré pour les
hommes ne l'est pas pour Dieu. Depuis trente ans passés la Providence
préparait une réponse aux plaintes de ses serviteurs et aux
injures de ses ennemis, et l'heure était venue où elle devait
être donnée. Au moment où les légats prenaient
de si tristes résolutions, ils apprirent que dom Diego de Azévédo,
évêque d'Osma, arrivait à Montpellier. Ils le firent
aussitôt prier de venir les voir : dom Diego se rendit à leur
invitation.
Je laisserai parler le bienheureux Jourdain de Saxe : " Les légats
le reçoivent avec honneur et lui demandent conseil, sachant que
c'était un homme saint, mûr, et plein de zèle pour
la foi. Lui, doué qu'il était de circonspection et instruit
dans les voies de Dieu, commence à s'enquérir des usages
et des mœurs des hérétiques. Il remarque qu'ils attiraient
à leur secte par des voies persuasives, par la prédication
et les dehors de la sainteté, tandis que les légats étaient
entourés d'un grand et fastueux appareil de serviteurs, de chevaux
et d'habits. Il leur dit alors : – Ce n'est pas ainsi, mes frères,
qu'il faut vous y prendre. Il me paraît impossible de ramener ces
hommes par des paroles, eux qui s'appuient sur des exemples. C'est avec
le simulacre de la pauvreté et de l'austérité évangéliques
qu'ils séduisent les âmes simples ; en leur présentant
un spectacle contraire vous édifierez peu, vous détruirez
beaucoup, et jamais leur cœur ne sera touché. Combattez l'exemple
par l'exemple ; opposez à une feinte sainteté la vraie religion
: on ne triomphe du faste menteur des faux apôtres que par une éclatante
humilité. C'est ainsi que saint Paul fut contraint de montrer sa
vertu, ses austérités et les périls continuels de
sa vie à ceux qui s'enflaient contre lui du mérite de leurs
travaux. – Les légats lui dirent : – Père excellent, quel
conseil nous donnez-vous donc ? – Il leur répondit : – Faites ce
que je vais faire. Et aussitôt, l'Esprit de Dieu s'emparant de lui,
il appela les gens de sa suite, et leur donna l'ordre de retourner à
Osma avec ses équipages et tout l'appareil dont il était
accompagné. Il ne retint avec lui qu'un petit nombre d'ecclésiastiques,
et déclara que son intention était de s'arrêter dans
ces contrées pour le service de la foi. Il retint aussi près
de sa personne le sous-prieur Dominique, qu'il estimait grandement et aimait
d'une égale affection ; c'est là le frère Dominique,
le premier instituteur de l'ordre des Prêcheurs, et qui, à
partir de ce moment, ne s'appela plus le sous-prieur, mais le frère
Dominique ; homme vraiment du Seigneur par l'innocence de la vie et le
zèle qu'il avait pour ses commandements. Les légats, touchés
du conseil et de l'exemple qui leur étaient donnés, y acquiescèrent
sur-le-champ. Ils renvoyèrent leurs bagages et leurs serviteurs,
et, ne conservant que les livres nécessaires à la controverse,
ils s'en allèrent à pied, dans un état de pauvreté
volontaire, et sous la conduite de l'évêque d'Osma, prêcher
la vraie foi. "
Avec quel art et quelle patience Dieu avait travaillé à
ce dénoûment ! Au bord d'un fleuve espagnol, deux hommes,
différents d'âge, reçoivent avec abondance l'esprit
de Dieu. Ils se rencontrent un jour, attirés l'un vers l'autre par
le parfum de leurs vertus, comme deux arbres précieux plantés
dans une même forêt se cherchent et s'inclinent pour se toucher.
Quand une longue amitié a confondu leurs jours et leurs pensées,
une volonté imprévue les tire de leur pays, les promène
en Europe, des Pyrénées à la mer Baltique, du Tibre
aux collines de la Bourgogne, et ils arrivent juste, sans y avoir songé,
pour donner à des hommes abattus, malgré leur grand cœur,
un conseil qui change la face des affaires, sauve l'honneur de l'Église,
et lui prépare pour un avenir prochain des légions d'apôtres
! Les ennemis de l’Église n'ont jamais lu attentivement son histoire
: ils y auraient remarqué la fécondité invincible
de ses ressources, et l'à-propos merveilleux de cette fécondité.
L'Église est semblable à ce géant, fils de la terre,
qui puisait dans sa chute même une nouvelle force ; elle retourne
par le malheur aux vertus de son berceau, et recouvre sa puissance naturelle
en perdant la puissance empruntée qu'elle tenait du monde. Le monde
ne saurait lui enlever que ce qu'elle en a reçu, c'est-à-dire
la richesse, l'illustration du sang, une part dans le gouvernement temporel,
des privilèges d'honneur et de protection : vêtements tissus
par une main qui n'est pas pure, tunique de Déjanire que l'Église
ne doit point porter sur sa chair sacrée, mais seulement par-dessus
le sac de sa pauvreté native. Si l'or, au lieu d'être l'instrument
de la charité et l'ornement de la vérité, altère
l'une et l'autre, il faut qu'il périsse, et le monde alors, en dépouillant
l'Église, ne fait que lui rendre la robe nuptiale qu'elle tient
de son divin époux, et que nul ne peut lui ravir. Car comment ravir
la nudité à qui la veut ? Comment ôter le rien à
qui en fait son trésor ? C'est dans le dépouillement volontaire
que Dieu a mis la force de son Église, et nulle main vivante ne
peut pénétrer dans cet abîme pour y prendre quelque
chose. Aussi les persécuteurs habiles n'ont pas tant cherché
à spolier l'Église qu'à la corrompre. C'est là
le dernier degré de la profondeur dans le mal, et tout serait perdu
par cette ruse, si Dieu permettait jamais que la corruption fût universelle.
Mais la corruption enfante la vie, et la conscience renaît de ses
ruines mêmes ; cercle vicieux dont Dieu a le secret, et par quoi
il domine tout.
Qu'y avait-il de plus désespéré en 1205 que l'état
religieux du Languedoc ? Le prince était un hérétique
passionné ; la plupart des barons favorisaient l'hérésie
; les évêques ne montraient aucun souci de leurs devoirs,
et quelques-uns, tels que l'évêque de Toulouse et l'archevêque
d'Auch, étaient souillés de crimes publics ; le clergé
avait perdu l'estime ; les catholiques demeurés fidèles n'étaient
plus qu'en petit nombre ; l'erreur insultait par le spectacle d'une vertu
factice aux désordres de l'Église ; et le découragement
avait atteint ceux-là mêmes qui portaient une foi inébranlable
dans un cœur chaste et fort. Mais deux chrétiens qui passent suffisent
pour tout changer. Ils relèveront le courage des légats du
saint-siége, ils confondront les hérétiques par un
apostolat pauvre et austère, affermiront les âmes chancelantes,
consoleront les âmes fermes, arracheront l'épiscopat à
son apathie ; un grand évêque montera sur le siège
de Toulouse, et si le succès n'est pas décisif, il sera toujours
assez remarquable pour manifester de quel côté est la raison,
la droiture, le dévouement, et la certitude d'une cause divine.
CHAPITRE IV - APOSTOLAT DE SAINT DOMINIQUE DEPUIS L'ENTREVUE DE MONTPELLIER
JUSQU'AU COMMENCEMENT DE LA GUERRE DES ALBIGEOIS. – FONDATION DU COUVENT
DE NOTRE-DAME-DE-PROUILLE.
Ce qui venait d'être convenu entre les légats apostoliques
et l'évêque d'Osma fut exécuté sans retard.
L'abbé de Cîteaux partit pour la Bourgogne, où il devait
présider le chapitre général de son ordre, et promit
de ramener avec lui un certain nombre d'ouvriers évangéliques.
Les deux autres légats, dom Diego, Dominique et quelques prêtres
espagnols, prirent à pied la route de Narbonne et de Toulouse. Ils
s'arrêtaient en chemin dans les villes et l'es bourgs, selon que
l'Esprit de Dieu le leur inspirait, ou que les circonstances extérieures
leur faisaient juger que leur prédication serait utile. Quand ils
avaient résolu d'évangéliser quelque part, ils y demeuraient
un temps proportionné à l'importance du lieu et à
l'impression qu'ils produisaient. Ils prêchaient aux catholiques
dans les églises, et tenaient des conférences avec les hérétiques
dans les maisons particulières. L'usage de ces conférences
remonte à une haute antiquité : saint Paul en avait de fréquentes
avec les Juifs ; saint Augustin, avec les Donatistes et les Manichéens
d'Afrique. En effet, si l'obstination de la volonté est une des
causes de l'erreur, l'ignorance est peut-être sa cause la plus générale.
La plupart des hommes ne repoussent la vérité que faute de
la connaître, parce qu'ils se la représentent sous des images
qui n'ont rien de réel. Une des fonctions de l'apostolat est donc
d'exposer nettement la vraie foi en la dégageant des opinions particulières
qui l'obscurcissent, et en laissant à l'esprit de l'homme toute
la liberté que la parole de Dieu et l'Église, son interprète,
lui ont donnée. Mais cette exposition n'est possible qu'autant qu'elle
attire ceux qui en ont besoin, et elle n'est complète qu'autant
qu'on leur cède le droit de la discuter, comme on se réserve
le droit de discuter leur propre doctrine. C'est le but qu'atteignent les
conférences, champ clos honorable, où des hommes de bonne
foi appellent des hommes de bonne foi, où la parole est une arme
égale pour tous, et la conscience le seul juge.
Mais si l'usage des conférences est ancien, il y eut pourtant,
dans celles qui se tinrent alors avec les Albigeois, quelque chose de nouveau
et de hardi. Les catholiques ne craignirent pas de choisir souvent pour
arbitres de la discussion leurs adversaires mêmes, et de s'en rapporter
à leur jugement. Ils priaient quelques-uns des hérétiques
les plus notables de présider l'assemblée, déclarant
d'avance qu'ils acceptaient leur décision sur la valeur des choses
qui seraient dites de part et d'autre. Cette confiance héroïque
leur réussit. Ils eurent plusieurs fois la consolation de n'avoir
pas trop présumé du cœur de l'homme, et acquirent une preuve
remarquable de toutes les ressources qui y sont cachées pour le
bien.
L'un des premiers bourgs où ils s'arrêtèrent fut
Caraman, non loin de Toulouse. Ils y annoncèrent la vérité
avec tant de succès pendant huit jours, que les habitants voulaient
en chasser les hérétiques, et conduisirent fort loin nos
missionnaires à leur départ. Béziers les retint quinze
jours. Leur petite armée y subit une diminution par la retraite
du légat Pierre de Castelnau, que. ses amis supplièrent de
s'éloigner, à cause de la haine particulière que lui
portaient les hérétiques. Une troisième station eut
lieu à Carcassonne ; une autre à Verfeil, dans le voisinage
de Toulouse ; une autre à Fanjeaux, petite ville située sur
une hauteur entre Carcassonne et Pamiers. Celle-ci est célèbre
par un fait miraculeux qui s'y passa, et que raconte ainsi le bienheureux
Jourdain de Saxe : " Il arriva qu'une grande conférence fut tenue
à Fanjeaux, en présence d'une multitude de fidèles
et d'infidèles qui y avaient été convoqués.
Les catholiques avaient préparé plusieurs mémoires
qui contenaient des raisons et des autorités à l'appui de
leur foi ; mais, après les avoir comparés ensemble, ils préférèrent
celui que le bienheureux homme de Dieu Dominique avait écrit, et
résolurent de l'opposer au mémoire que les hérétiques
présentaient de leur côté. Trois arbitres furent choisis
d'un commun accord pour juger quel était le parti dont les raisons
étaient les meilleures, et par conséquent la foi plus solide.
Or, après beaucoup de discours, ces arbitres ne pouvant s'entendre
sur une décision, la pensée leur vint de jeter les deux mémoires
au feu, afin que, si l'un des deux était épargné par
les flammes, il fût certain qu'il contenait la vraie doctrine de
la foi. On allume donc un grand feu, on y jette les deux volumes : aussitôt
celui des hérétiques est consumé ; l'autre, qu'avait
écrit le bienheureux homme de Dieu Dominique, non-seulement demeure
intact, mais il est repoussé au loin par les flammes en présence
de toute l'assemblée. On le, rejette au feu une seconde et une troisième
fois ; autant de fois l'événement qui se reproduit manifeste
clairement où est la vraie foi, et quelle est la sainteté
de celui qui avait écrit le livre. " Le souvenir de ce prodige,
conservé par les historiens, l'était encore à Fanjeaux
même par la tradition, et, en 1325, les habitants de ce bourg obtinrent
du roi Charles le Bel la permission d'acheter la maison où le fait
s'était passé, et d'y élever une chapelle que les
souverains pontifes ont enrichie de plusieurs grâces. Un miracle
semblable eut lieu plus tard à Montréal, mais en secret,
entre les hérétiques assemblés la nuit pour examiner
un autre mémoire du serviteur de Dieu. Ils s'étaient promis
de cacher ce prodige ; l'un d'eux, qui se convertit, le rendit public.
Cependant Dominique s'était aperçu qu'une des causes
du progrès de l'hérésie était l'adresse avec
laquelle les hérétiques s'emparaient de l'éducation
des jeunes filles nobles, lorsque leurs familles étaient trop pauvres
pour leur donner une éducation convenable à leur rang. Il
songea devant Dieu aux moyens de remédier à cette séduction,
et crut qu'il y parviendrait par la fondation d'un monastère destiné
à recueillir les jeunes filles catholiques que la naissance et la
pauvreté exposaient aux pièges de l'erreur. Il y avait à
Prouille, village situé dans une plaine entre Fanjeaux et Montréal,
au pied des Pyrénées, une église dédiée
à la sainte Vierge, et célèbre depuis longtemps par
la vénération des peuples. Dominique affectionnait Notre-Dame-de-Prouille
; il y avait souvent prié dans ses courses apostoliques. Soit qu'il
montât les premières collines des Pyrénées,
ou qu'il en descendît, l'humble sanctuaire de Prouille lui apparaissait,
à l'entrée du Languedoc, comme un lieu d'espérance
et dé consolation. Ce fut donc là, tout à côté
de l'église, qu'il établit son monastère, avec le
consentement et l'appui de l'évêque Foulques, tout récemment
monté sur le siège de Toulouse. Foulques était un
moine de l'ordre de Cîteaux, connu par la pureté de sa vie
et l'ardeur de sa foi ; les catholiques de Toulouse l'avaient élu
pour évêque après que son prédécesseur,
Raymond de Rabenstens, eut été privé de l'épiscopat
par un décret du souverain pontife. Son élévation
sur un siège si important causa une joie universelle dans l'Église,
et lorsque le légat Pierre de Castelnau, qui était gravement
malade, en eut connaissance,- il se souleva de son lit, les deux mains
jointes, pour en remercier Dieu. Foulques ne tarda pas à être
l'ami de Dominique et de dom Diego. Il favorisa de tout son pouvoir l'érection
du monastère de Prouille,- auquel il accorda la jouissance, et plus
tard la propriété de l'église Sainte-Marie, à
côté de laquelle saint Dominique l'avait bâti. Bérenger,
archevêque de Narbonne, l'avait précédé dans
cette généreuse protection en donnant aux religieuses, quatre
mois après leur clôture, l'église Saint-Martin de Limoux,
avec tous les revenus qui en dépendaient. Dans la suite, le comte
Simon de Montfort et d'autres catholiques de distinction firent de grands
dons à Prouille, qui devint une maison florissante et célèbre.
Une grâce particulière y sembla toujours attachée.
La guerre civile et religieuse,. qui éclata bientôt après,
n'approcha de ses murs que pour les respecter, et tandis que les églises
étaient spoliées, les monastères détruits,
l'hérésie armée et souvent victorieuse, de pauvres
filles sans défense priaient tranquillement à Prouille sous
l'ombre toute jeune de leur cloître. C'est que les premiers ouvrages
des saints ont une virginité qui touche le cœur de Dieu, et Celui
qui protège le brin d'herbe contre la tempête veille sur le
berceau des grandes choses.
Quels furent l'habit et les règles des Sœurs de Prouille dans
ces premiers temps, on ne le sait pas d'une manière certaine. Elles
avaient une prieure à leur tête, mais sous l'autorité
de Dominique, qui retint l'administration spirituelle et temporelle du
monastère, afin de ne pas séparer ses chères filles
de l'ordre futur qu'il méditait, et qu'elles n'en fussent que le
premier rameau. Néanmoins, ses travaux apostoliques ne lui permettant
pas de résider à Prouille, il se déchargea de l'administration
temporelle sur un habitant de Pamiers qui s'était attaché
à lui, et qui se nommait Guillaume Claret. Il appela aussi au partage
de l'administration spirituelle un ou deux ecclésiastiques, soit
Français, soit Espagnols, dont les noms sont ignorés. Une
portion du monastère, en dehors de la clôture, contenait le
logement de Dominique et de ses coadjuteurs, afin que cette habitation,
distincte sous un même toit, fût un garant de l'unité
qui existerait un jour entre les Frères Prêcheurs et les Sœurs
Prêcheresses, ces deux branches sorties du même tronc. Quand
tous les préparatifs furent terminés, le 27 décembre
1206, jour de saint Jean l'Évangéliste, Dominique eut la
joie d'ouvrir les portes de Notre-Dame-de-Prouille à plusieurs dames
et demoiselles [qui avaient souhaité se consacrer à Dieu
entre, ses mains.
Telles furent les prémices des institutions dominicaines. Elles
commencèrent par un asile en faveur de la triple faiblesse du sexe,
de la naissance et de la pauvreté, comme la rédemption du
monde commença dans le sein d'une Vierge pauvre et fille de David.
Notre-Dame-de-Prouille, solitaire et modeste, attendit longtemps encore
au pied des montagnes les Frères et les Sœurs qui devaient lui être
donnés sans mesure, et porter son nom jusqu'aux extrémités
de la terre. Fille aînée d'un père qui s'élevait
lentement sous la direction patiente de Dieu, elle croissait elle-même
en silence, honorée de l'amitié de plusieurs grands hommes
et comme bercée sur leurs genoux. Dominique, qui, après l'entrevue
de Montpellier, avait quitté le titre de sous-prieur d'Osma pour
prendre celui de frère Dominique, ajouta pour lors à cette
humble et douce qualification celle de prieur de Prouille, en sorte qu'on
l'appelait le frère Dominique, prieur de Prouille.
Quelque temps après cette fondation, Dominique ayant prêché
à Fanjeaux, et étant resté dans l'église pour
y prier, selon sa coutume, neuf dames nobles vinrent se jeter à
ses pieds, en lui disant : " Serviteur de Dieu, soyez-nous en aide. Si
ce que vous avez prêché aujourd'hui est vrai, voilà
bien du temps que notre esprit est aveuglé par l'erreur : car ceux
que vous appelez hérétiques, et que nous appelons bons hommes,
nous avons cru en eux jusqu'à présent, et nous leur étions
attachées de tout notre cœur. Maintenant nous ne savons plus que
penser. Serviteur de Dieu, ayez donc pitié de nous, et priez le
Seigneur votre Dieu qu'il nous fasse connaître la foi dans laquelle
nous vivions, nous mourions et nous soyons sauvées. " Dominique,
s'arrêtant à prier en lui-même, leur dit au bout de
quelque temps : " Ayez patience, et attendez sans crainte ; je crois que
le Seigneur,-qui ne veut la perte de personne, va vous montrer quel maître
vous avez servi jusqu'à présent. " En effet, elles virent
tout à coup, sous la forme d'un animal immonde, l'esprit d'erreur
et de haine, et Dominique leur dit en les rassurant : " Vous pouvez juger
à cette figure, que Dieu a fait apparaître devant vous, quel
est celui que vous suiviez en suivant les hérétiques. " Ces
femmes, rendant grâces à Dieu, se convertirent sur l'heure,
et fermement, à la foi catholique ; plusieurs même d'entre
elles se consacrèrent à Dieu dans le monastère de
Prouille.
Au printemps de l'année 1207, une conférence eut lieu
à Montréal entre les Albigeois et les catholiques. Ceux-ci
choisirent parmi leurs adversaires quatre arbitres, auxquels on remit de
part et d'autre des mémoires sur les questions controversées.
La discussion publique dura quinze jours, après quoi les arbitres
se retirèrent sans vouloir prononcer'. La conscience leur faisait
sentir la supériorité des catholiques, mais ne leur donnait
pas le courage de se déclarer contre leur parti. Néanmoins
cent cinquante hommes, abjurant l'hérésie, retournèrent
dans le sein de l'Église. Le légat Pierre de Castelnau assistait
à cette conférence. Bientôt arrivèrent aussi
à Montréal l'abbé de Cîteaux, douze autres abbés
du même ordre, et environ vingt religieux, tous gens de cœur, instruits
dans les choses divines, et d'une sainteté de vie digne de la mission
qu'ils venaient remplir. Ils avaient quitté Cîteaux à
l'issue du chapitre général, et s'étaient mis en route
sans rien emporter que le strict nécessaire, selon la recommandation
de l'évêque d'Osma. Ce renfort exalta le courage des catholiques.
Après deux laborieuses années, ils voyaient enfin le fruit
de leurs sueurs, et qu'ils n'avaient pas vainement compté sur l'assistance
promise à tous ceux qui travaillent pour Dieu dans la sincérité
du dévouement. La province de Narbonne avait été évangélisée
d'un bout à l'autre, des conversions obtenues, l'orgueil des hérétiques
humilié par des vertus qui surpassaient leurs forces, et les peuples
attentifs à ce mouvement pouvaient comprendre que l'Église
catholique n'était pas au tombeau. L'épiscopat s'était
relevé dans la personne de Foulques ; Navarre, évêque
de Conserans, l'imitait ; ceux de leurs collègues qui n'avaient
été que faibles sortaient de leur torpeur. L'érection
du monastère de Prouille avait encouragé la noblesse pauvre
et catholique. Mais le plus grand résultat était d'avoir
réuni tant d'hommes éminents par leurs vertus, leur science
et leur caractère, dans une pensée commune, celle de l'apostolat,
et d'avoir donné à cet apostolat naissant une consistance
inespérée. Toutefois l'unité manquait encore à
ces éléments régis par quatre autorités différentes
: celles des légats, des évêques, des abbés
de Cîteaux, et des Espagnols. On traitait donc souvent de la nécessité
d'établir un ordre religieux dont l'office propre serait la prédication,
et l'arrivée des cisterciens à Montréal, en confirmant
tout ce qui s'était fait, inspira le désir plus ferme d'aller
au delà. C'était, au fond, l'évêque d'Osma qui
était le chef de l'entreprise, bien qu'en sa qualité de simple
évoque, il fût inférieur aux légats, et que,
comme évêque étranger,' il dépendît dans
son action spirituelle des prélats français. Mais il avait
donné le branle par ses conseils au moment où tout était
désespéré ; il avait mis le premier la main à
l'œuvre, sans jamais regarder en arrière ; il avait même conquis
l'affection des hérétiques, qui disaient de lui, " qu'il
était impossible qu'un tel homme n'eût pas été
prédestiné à la vie, et que sans doute il n'avait
été envoyé parmi eux que pour apprendre la vraie doctrine.
" Enfin, cette force secrète qui place les hommes, l'avait élevé
au-dessus de tous. Il pensa donc à retourner en Espagne pour régler
les affaires de son diocèse, rassembler des ressources en faveur
du couvent de Prouille, qui en avait besoin, ramener de nouveaux ouvriers
en France, et mettre à profit l'état où les choses
étaient parvenues. Cette résolution arrêtée,
il prit à pied la route d'Espagne.
En entrant à Pamiers, dom Diego y trouva l'évêque
de Toulouse, celui de Conserans, et un grand nombre d'abbés de divers
monastères qui, avertis de son départ, étaient venus
pour le saluer. Leur présence donna lieu à une célèbre
dispute avec les Vaudois, qui dominaient dans Pamiers sous la protection
du comte de Foix. Le comte invita tour à tour les hérétiques
et les catholiques à dîner, et leur offrit son palais pour
tenir la conférence. Les catholiques choisirent pour arbitre un
de leurs adversaires les plus déclarés, qui était
aussi de la première noblesse de la ville. L'issue dépassa
de beaucoup leur attente. Arnaud de Campranham, l'arbitre désigné,
rendit sa sentence en faveur des catholiques, et abjura l'hérésie
; un autre hérétique de distinction, Durand de Huesca, non
content de se convertir à la vraie foi, embrassa la vie religieuse
en Catalogne, où il s'était retiré, et fut le père
d'une congrégation nouvelle sous le nom. de pauvres catholiques.
Ces deux abjurations, qui ne furent pas les seules, remuèrent profondément
la ville de Pamiers, et attirèrent aux catholiques de grandes marques
de joie et d'estime de la part du peuple. Après ce triomphe, qui
couronnait dignement son apostolat, dom Diego dit adieu à tous ceux
qui s'étaient réunis pour lui rendre honneur à sa
sortie de France. On ignore si Dominique l'avait accompagné jusque-là
; peut-être leur séparation avait-elle eu lieu à Prouille,
et fut-ce sous son toit bien-aimé que leurs yeux se virent une dernière
fois ; car Dieu, dans ses impénétrables conseils, avait décidé
que ce regard ne se renouvellerait plus entre eux sur la terre.
Dom Diego traversa les Pyrénées et l'Aragon toujours
à pied-. Il revit Osma, s'assit dans sa chaire, veuve de lui depuis
trois ans, et comme il se préparait à quitter de nouveau
sa patrie, Dieu l'appela à la cité permanente des anges et
des hommes. Son corps fut enseveli dans une église de sa ville épiscopale
sous cette brève inscription : Ci gît Diego de Azévédo,
évêque d'Osma ; il mourut l'ère 1245. Cette mort, annoncée
à la postérité avec si peu de faste, eut pourtant
un effet qui révéla clairement la fin d'un grand homme. A
peine le bruit en fut-il parvenu au delà des Pyrénées,
que l'œuvre héroïque dont il avait assemblé les éléments
se dissipa. Les abbés et les religieux de Cîteaux reprirent
le chemin de leurs monastères ; la plupart des Espagnols que dom
Diego avait laissés sous la conduite de Dominique retournèrent
en Espagne ; des trois légats, Raoul venait de mourir, Arnault ne
s'était montré qu'un instant, Pierre de Castelnau était
en Provence, à la veille d'y périr sous les coups d'un assassin.
Restait un seul homme avec l'ancienne pensée de Toulouse et de Montpellier,
homme jeune encore, étranger, sans juridiction, qui n'avait paru
qu'en seconde ligne, et ne pouvait tout d'un coup tenir la place d'un homme
tel qu'Azévédo, en qui l'épiscopat, l'antiquité
et la renommée soutenaient le génie et la vertu. Tout ce
que put faire Dominique fut de ne pas succomber au poids affreux de cette
perte, et de demeurer ferme dans la privation d'un tel ami. Il lui fallut
huit années de travaux pour en réparer le vide, et jamais
homme ne gravita plus péniblement vers son but pour l'atteindre
ensuite avec une rapidité plus merveilleuse.
Des miracles honorèrent la tombe d'Azévédo. Plus
tard, dans la même église où reposaient ses restes,
on érigea une chapelle à saint Dominique, et la piété
les rapprocha tous deux en transportant le corps de l'un sous l'image de
l'autre. Mais comme si Dominique n'eût pu souffrir de voir à
ses pieds celui qui avait été son médiateur sur la
terre, une main respectueuse enleva le chef vénérable qu'avait
habité la pensée de son ami, et le donna au couvent des Frères
Prêcheurs de Malaga. Malgré ces hommages, la mémoire
d'Azévédo n'a point égalé son mérite.
La France ne l'avait vu qu'en passant, l'Espagne le vit trop peu, et il
mourut sans avoir rien consommé. Dieu ne l'avait destiné
qu'à être le précurseur d'un homme plus saint encore
et plus extraordinaire que lui : tâche difficile, qui suppose un
cœur parfaitement désintéressé. Azévédo
remplit cette tâche avec la même simplicité qui lui
faisait passer à pied les Pyrénées : il s'oubliait
toujours lui-même ; mais la postérité de saint Dominique
lui garde un souvenir aussi grand que l'était son humilité,
et je ne me sépare de lui qu'avec la piété d'un fils
qui vient de fermer les yeux de son père.
Tout était donc dispersé par la mort de l'évêque
d'Osma ; Dominique se vit presque seul. Les deux ou trois coopérateurs
qui ne l'abandonnèrent pas, n'étaient liés à
sa personne que par leur bon vouloir, et pouvaient le quitter d'un moment
à l'autre. Encore la solitude cessa bientôt d'être l'unique
malheur de sa situation ; une guerre terrible vint en accroître l'amertume
et les difficultés.
Le légat Pierre de Castelnau avait dit souvent que jamais la
religion ne refleurirait dans le Languedoc qu'après que ce pays
aurait été arrosé du sang d'un martyr, et il priait
Dieu ardemment de lui faire la grâce d'être la victime. Ses
vœux furent exaucés. Il s'était rendu à Saint-Gilles,
sur l'invitation pressante du comte de Toulouse, qu'il avait naguère
excommunié, et qui voulait, disait-il, se réconcilier sincèrement
avec l'Église. L'abbé de Cîteaux s'était joint
à son collègue pour aller à cette entrevue, où
tous deux apportaient un extrême désir de la paix. Mais le
comte ne fit que se jouer d'eux, et il parut que son dessein avait été
d'obtenir par la terreur la levée de l'excommunication ; car il
menaça les légats de la mort, s'ils osaient sortir de Saint-Gilles
sans l'avoir absous. Les légats méprisèrent ses emportements,
et se retirèrent avec une escorte que les magistrats de la ville
leur avaient donnée. Ils couchèrent le soir au bord du Rhône,
et le lendemain matin, ayant congédié les gens qui les accompagnaient,
ils se disposaient à passer le fleuve. Ce fut alors que deux hommes
s'approchèrent, et l'un d'eux plongea une lance dans le corps de
Pierre de Castelnau. Le légat, blessé à mort, dit
à son meurtrier : " Que Dieu vous pardonne ; pour moi, je vous pardonne
! " Il répéta cette parole plusieurs fois, eut encore le
temps d'exhorter ses compagnons à servir l'Église sans crainte
et sans relâche, et rendit le dernier soupir. Son corps fut transporté
à l'abbaye de Saint-Gilles : il avait été frappé
le 15 janvier 1208.
Ce meurtre fut le signal d'une guerre à laquelle Dominique ne
prit aucune part, et qui ne fut pour lui qu'une source de tribulations
dans l'exercice de son apostolat. Toutefois les événements
de cette guerre étant liés à ceux de sa vie, il est
nécessaire que j'en trace rapidement l'histoire.
CHAPITRE V - GUERRE DES ALBIGEOIS
La guerre est l'acte par lequel un peuple résiste à l'injustice
au prix de son sang. Partout où il y a injustice, il y a cause légitime
de guerre jusqu'à satisfaction. La guerre est donc, après
la religion, le premier des offices humains : l'une enseigne le droit,
l'autre le défend ; l'une est la parole de Dieu, l'autre son bras.
Saint, saint, saint, est le Seigneur, le Dieu des armées : c'est-à-dire,
le Dieu de la justice, le Dieu qui envoie le fort au secours du faible
opprimé, le Dieu qui renverse les dominations superbes, qui crée
Cyrus contre Babylone, brise en faveur des peuples les portes d'airain,
change le bourreau en soldat et le soldai en hostie. Mais la guerre, comme
les plus saintes choses, peut être retournée contre son but,
et devenir l'instrument de l'oppression. C'est pourquoi, pour juger de
sa valeur dans un cas particulier, il faut connaître quel fut son
objet. Toute guerre de délivrance est sacrée, toute guerre
d'oppression est maudite.
Jusqu'aux croisades, la défense du territoire et du gouvernement
légitime de chaque peuple occupa presque seule et retrempa la sainteté
du glaive. Le soldat mourait aux frontières de la patrie, et ce
nom était le plus élevé qui inspirait son cœur au
moment des batailles. Mais quand Grégoire VII eut éveillé
dans l'esprit de ses contemporains l'idée de la république
chrétienne, l'horizon du dévouement s'étendit avec
celui de la fraternité. L'Europe, confédérée
par la foi, comprit que tout peuple catholique opprimé, quel que
fût l'oppresseur, avait droit à son assistance, et pouvait
mettre la main sur le pommeau de son épée. La chevalerie
naquit ; la "guerre devint non-seulement un service chrétien, mais
encore un service monastique, et l'on vit des bataillons de moines couvrir
de la haire et du bouclier les postes avancés de l'Occident. Il
fut clair à toute âme baptisée qu'elle était
la servante du droit contre la force, et qu'ouvrage de Dieu, qui entend
la moindre plainte de ses créatures, elle devait être prête
au premier cri de détresse^ Comme un chasseur debout et armé
écoute au pied d'un arbre de quel côté vient le vent,
l'Europe en ces temps-là, la lance au poing et le pied dans l'étrier,
écoutait attentivement de quel côté venait le bruit
de l'injure. Qu'elle tombât du trône ou de la tour d'un simple
château, qu'il fallût passer les mers pour l'atteindre ou ne
fournir que la course d'un cheval, le temps, le lieu, le péril,
la dignité, n'arrêtaient personne. On ne calculait pas s'il
y avait profit ou perte : le sang se donne pour rien ou ne se donne pas.
La conscience le paye ici-bas, et Dieu là-haut.
Parmi les faiblesses que la chevalerie chrétienne avait prises
sous sa garde, il y en avait une sacrée entre toutes, c'était
celle de l'Église. L'Église, n'ayant ni soldats ni remparts
pour se défendre, avait été toujours à la merci
des persécuteurs. Dès qu'un prince lui voulait du mal, il
pouvait tout contre elle. Mais quand la chevalerie se fut formée,
elle prit sous sa protection la cité de Dieu, d'abord parce que
la cité de Dieu était faible, ensuite parce que la cause
de sa liberté était la cause même du genre humain.
A titre d'opprimée, l'Église avait droit comme tout autre
à l'assistance du chevalier ; à titre d'institution fondée
par Jésus-Christ pour perpétuer l'œuvre de l'affranchissement
terrestre et du salut éternel des hommes, l'Église était
la mère, l'épouse, la sœur de quiconque avait un bon sang
et une bonne épée. Je me persuade qu'il n'est personne aujourd'hui
qui soit incapable d'apprécier cet ordre de sentiments ; la gloire
de notre siècle, parmi bien des misères, est de connaître
qu'il est des intérêts plus hauts, plus universels que les
intérêts de famille et de nation. La sympathie des peuples
franchit de nouveau leurs frontières, et la voix des opprimés
retrouve dans le monde un écho. Quel est le Français qui
n'accompagnerait de ses vœux, sinon de sa personne, une armée de
chevaliers marchant à travers l'Europe au secours de la Pologne
? Quel est le Français, même incroyant, qui ne compte parmi
les crimes dont souffre cet illustre pays la violence faite à sa
religion, l'exil de ses prêtres et de ses évêques, la
spoliation des monastères, le rapt des églises, la torture
des consciences ? Si l'arrestation arbitraire et l'emprisonnement de l'archevêque
de Cologne ont causé à l'Europe moderne une si vive émotion,
que dut-ce être de l'Europe du treizième siècle apprenant
qu'un ambassadeur apostolique venait d'être tué en trahison
par un coup de lance ?
Ce n'était pas d'ailleurs le premier acte oppressif dont la
chrétienté avait à demander raison au comte de Toulouse.
Depuis longtemps nulle sécurité n'existait plus pour les
catholiques dans les pays dépendant de sa domination. Les monastères
étaient dévastés, les églises pillées
; il en avait transformé plusieurs en forteresses ; il avait chassé
de leurs sièges les évêques de Carpentras et de Vaison
; un catholique ne pouvait obtenir justice de lui contre un hérétique
; toutes les entreprises de l'erreur étaient placées sous
sa sauvegarde, et il affectait pour la religion ce mépris éclatant
qui dans un prince est déjà une tyrannie. Un jour que l'évêque
d'Orange était venu le supplier d'épargner les lieux saints,
et de s'abstenir, au moins le dimanche et les fêtes, des maux dont
il accablait alors la province d'Arles, il prit la main droite du prélat,
et lui dit : " Je jure par cette main de ne tenir aucun compte du dimanche
et des fêtes, et de ne faire merci ni aux personnes ni aux choses
ecclésiastiques. " La France, à cette époque, était
infestée de gens de guerre sans service, qui, réunis par
bandes nombreuses, remplissaient les chemins de brigandages et de meurtres.
Poursuivis par Philippe-Auguste, ils trouvaient-sur les terres du comte
de Toulouse, -son vassal, une sûre impunité, qui était
due à l'ardeur avec laquelle ils coopéraient à ses
desseins par leurs déprédations et leurs cruautés
sacrilèges. Ils enlevaient des tabernacles les vases sacres, profanaient
le corps de Jésus-Christ, arrachaient aux images des saints leurs
ornements pour en couvrir des femmes perdues ; ils détruisaient
des églises de fond en comble ; les prêtres étaient
meurtris à-coups de verges ou de bâton ; plusieurs furent
écorchés vifs. Une exécrable trahison du prince laissait
ses sujets sans défense contre une persécution d'assassins.
Quand donc, après tant de crimes dont il était l'auteur ou
le complice, le comte de Toulouse eut reçu au nombre de ses amis
et comblé de faveurs le meurtrier de Pierre de Castelnau, la mesure
fut pleine ; il était arrivé à ce moment de la tyrannie
où elle s'affaisse par son propre excès.
On se tromperait toutefois beaucoup en croyant qu'il était facile
à la chrétienté d'avoir raison du comte de Toulouse.
Sa position était formidable, et l'événement l'a bien
prouvé. Raymond VI mourut victorieux de ses ennemis après
quatorze années de guerre ; il transmit à son fils, qui en
jouit jusqu'à sa mort, le patrimoine de ses ancêtres, et ce
grand fief ne fut réuni à la couronne de France que par suite
du mariage d'un frère de saint Louis avec la fille unique du comte
Raymond VII. La force de cette maison tenait à bien des causes.
Elle avait de longues racines dans le pays par l'antiquité, et une
illustration méritée la recommandait à l'amour des
peuples. L'hérésie, devenue presque générale,
avait formé entre le prince et ses sujets un nouveau lien qui, en
les séparant du reste de la chrétienté, donnait à
leurs rapports le nerf d'une ligue religieuse. Les vassaux de tout rang
partageaient les erreurs de leur suzerain, et la convoitise des biens du
clergé ajoutait en eux à la communauté des idées
celle des intérêts. Ce qui restait de catholiques n'était
ni assez fervent ni assez nombreux pour affaiblir beaucoup le faisceau
si bien serré dont le comte de Toulouse était -le nœud. Il
avait, en outre, pour alliés fidèles de sa cause les comtes
de Foix et de Comminges, le vicomte de Béarn, le roi d'Aragon Pierre
II, dont il avait épousé la sœur, et il était tranquille
du côté de la Guienne, possédée par les Anglais.
Philippe-Auguste, son suzerain, occupé chez lui par ses querelles
avec l'Angleterre et l'Empire, ne pouvait être le chef de la croisade,
et sans ce chef, le seul à craindre, l'armée des croisés,
composée de bandes mal unies, n'avait guère à se promettre
que de fragiles victoires et une dissolution naturelle plus prompte encore
que les revers. Maître de toute la ligne des Pyrénées,
ayant derrière lui l'Aragon pour le soutenir, à droite et
à gauche deux mers inoffensives, autour de lui une multitude de
villes fortes défendues par des vassaux dévoués, le
comte Raymond avait mille chances d'être supérieur à
ses ennemis. La guerre des Albigeois était donc une guerre sérieuse,
où les difficultés morales surpassaient encore les difficultés
stratégiques. Car que faire de ce pays une fois qu'on en serait
maître ? Nous verrons le sens exquis et généreux d'Innocent
III, sans cesse averti qu'il y avait là un abîme, et un grand
capitaine, victorieux d'abord, tomber sous le poids de ses afflictions
avant d'être atteint de la mort du soldat.
Dès qu'Innocent III eut appris le meurtre de Pierre de Castelnau,
il écrivit une lettre aux nobles hommes, comtes, barons, chevaliers
des provinces de Narbonne, Arles, Embrun, Aix et Vienne, dans laquelle,
après avoir dépeint avec éloquence la mort de son
légat, il déclarait le comte de Toulouse excommunié,
ses vassaux et ses sujets déliés de leur serment d'obéissance,
sa personne et ses terres mises au ban de la chrétienté.
Il prévoyait néanmoins le cas où le comte se repentirait
de ses crimes, et lui laissait une porte ouverte pour rentrer en paix avec
l'Église. Cette lettre est du 10 mars 1208. Le souverain pontife
écrivit dans des termes semblables aux archevêques et évoques
des mêmes provinces, à l'archevêque de Lyon, à
celui de Tours, et au roi de France. Il adjoignit à l'abbé
de Cîteaux, le seul de ses légats qui eût survécu,
Navarre, évêque de Conserans, et Plugues, évêque
de Riez, et chargea particulièrement l'abbé de Cîteaux
de prêcher la croisade avec ses religieux. Les préparatifs
s'en firent pendant le reste de l'année et le printemps de l'année
suivante.
Cependant, effrayé de tout ce qui se passait, et sachant que
les évêques de la province de Narbonne avaient député
vers le pape leurs collègues de Toulouse et de Conserans pour l'informer
en détail des maux de leurs Églises, le comte Raymond envoya'
de son côté à Rome l'archevêque d'Auch et l'ancien
évêque de Toulouse Rabenstens. Ils devaient se plaindre amèrement
de l'abbé de Cîteaux, et dire au souverain pontife que leur
maître était prêt à se soumettre et à
donner au saint-siége toute satisfaction, si on lui accordait de
plus équitables légats. Innocent III y consentit et fit partir
pour la France le notaire apostolique Milon, homme d'une prudence consommée,
avec la mission spéciale d'entendre et de juger la cause du comte.
Milon convoqua à Valence une assemblée d'évêques,
où Raymond, s'étant présenté, accepta les conditions
de paix qui lui furent proposées. C’étaient celles-ci : qu'il
chasserait les hérétiques de ses terres, ôterait aux
Juifs tout emploi public, réparerait les dommages qu'il avait causés
aux monastères et aux églises, rétablirait dans leurs
sièges les évêques de Carpentras et de Vaison, veillerait
à la sûreté des routes, n'exigerait plus d'impôts
contraires aux usages anciens du pays, et purgerait ses domaines des bandes
armées qui les infestaient. En gage de sa sincérité,
Raymond mit entre les mains du légat le comté de Melgueil
et sept villes de Provence qui lui appartenaient, sous la condition d'en
perdre la souveraineté s'il manquait à sa parole. On convint
que sa réconciliation solennelle avec l'Église aurait lieu
à Saint-Gilles, selon les formes usitées dans ces temps-là.
Si le comte de Toulouse avait été de bonne foi, la pénitence
publique à laquelle il se soumettait, loin de l'abaisser devant
ses contemporains et devant la postérité, eût été
pour lui un titre au respect de tous les chrétiens. Théodose
ne perdit rien de sa gloire pour s'être laissé arrêter
par saint Ambroise aux portés de la cathédrale de Milan ;
le crime seul déshonore ; l'expiation volontaire, dans un souverain
surtout, est un hommage rendu à Dieu et à l'humanité,
qui relève celui qui en est capable, et le rend participant de l'honneur
invincible qui est en Jésus-Christ crucifié. L'orgueil peut-être
ne comprend point ce que je dis là : mais qu'importe ? Il y a longtemps
que la croix est maîtresse du monde, sans que l'orgueil ait encore
deviné pourquoi. Laissons cet aveugle-né, et répétons
à qui peut l'entendre la parole de Celui qui a conquis la terre
et le ciel par un supplice volontairement souffert : Quiconque s'élève
sera abaissé, quiconque s'abaisse sera exalté. Si donc le
comte de Toulouse eût été de bonne foi, la pénitence
qu'il avait acceptée eût ramené l'intérêt
sur sa tète par tous les côtés. Les hommes malheureux
ne sauront jamais assez la puissance de l'arme qui est dans leurs mains.
Mais le comte de Toulouse n'était pas de bonne foi ; la politique
seule lui avait arraché des promesses qu'il n'avait pas la volonté
d'accomplir, et lorsque, aux portes de l'abbaye de Saint-Gilles, après
avoir juré, sur les reliques des saints et sur le corps même
du Seigneur, de tenir tout ce qu'il avait promis, il présenta ses
épaules nues aux verges du légat, ce n'était plus
qu'une indigne scène de parjure et d'ignominie. Ce qu'il n'eût
pas dû souffrir à la dernière extrémité,
cet homme le souffrait sans avoir tiré l'épée. Une
circonstance mémorable vint aggraver son châtiment et lui
donner un grand caractère. Quand il voulut sortir de l'église,
la foule était si pressée, qu'il ne put faire un pas ; on
lui ouvrit une issue secrète à travers les souterrains consacrés
aux sépultures, et il passa nu et meurtri devant la tombe de Pierre
de Castelnau.
Quelques jours après cette scène, qui avait eu lieu le
18 juin 1209, le légat Milon alla rejoindre, à Lyon, l'armée
des croisés. Elle avait à sa tête le duc de Bourgogne,
les comtes de Nevers, de Saint-Paul, de Bar, de Montfort, plusieurs autres
seigneurs de marque et quelques prélats. Innocent III avait ordonné,
en cas d'absolution du comte de Toulouse, qu'on respectât son domaine
direct, mais qu'on marchât contre ses vassaux et ses alliés
pour obtenir leur soumission. L'armée s'avança donc vers-le
Languedoc, et à peine avait-elle atteint Valence que le comte Raymond
vint au-devant d'elle revêtu lui-même de la croix. On mit le
siège devant Béziers, qui, emporté d'assaut à
l'improviste, fut victime de la fureur du soldat, sans distinction d'âge,
de sexe, ni même de religion. Les légats, dans leurs lettres
au souverain pontife, estimèrent le nombre des morts à près
de vingt mille. Ce carnage, qui n'avait été ni voulu ni prévu,
est un des événements qui ont jeté sur la guerre des
Albigeois une couleur qu'il n'est au pouvoir d'aucun historien d'effacer.
La prise de Carcassonne suivit de près celle de Béziers.
Les habitants se rendirent et eurent la vie sauve ; la ville fut abandonnée
au pillage, de dessein prémédité. Il était
difficile d'ouvrir plus mal une guerre plus juste dans son principe.
Jusque-là la croisade n'avait eu pour âme et pour chef
que l'abbé de Cîteaux. Après le succès de Béziers
et de Carcassonne, les croisés, dont beaucoup songeaient à
la retraite, crurent utile d'élire un chef militaire. Le choix fut
remis à un conseil composé de l'abbé de Cîteaux,
de deux évêques et de quatre chevaliers, qui ne jugèrent
personne plus digne du commandement que le comte Simon de Montfort. Cet
homme de guerre descendait de la maison de Hainaut ; il était né
du mariage de Simon III, comte de Montfort et d'Évreux, avec une
fille de Robert, comte de Leicester, et il avait épousé Alice
de Montmorency, femme héroïque comme son nom. On ne pouvait
voir un plus hardi capitaine ni un plus religieux chevalier que le comte
de Montfort, et s'il eût joint aux qualités éminentes
qui resplendissaient dans sa personne un meilleur fonds de désintéressement
et de douceur, nul des croisés d'Orient n'aurait surpassé
sa gloire. A peine eut-il été nommé au commandement
général, qu'il se vit presque abandonne de tous. Le comte
de Nevers, celui de Toulouse, le duc de Bourgogne, se retirèrent
l'un après l'autre, laissant avec Montfort une trentaine de chevaliers
et un petit nombre de soldats. C'était un changement de fortune
ordinaire à ces sortes d'expéditions, où chacun venait
librement et s'en retournait de même.
Je ne veux tracer, on le sent bien, que le dessein général
de la guerre et des négociations. Le nœud n'en est pas facile à
saisir, parce que deux plans s'en disputaient la direction, celui de l'abbé
de Cîteaux et celui du pape.
Le plan de l'abbé de Cîteaux, de concert avec les principaux
évêques du Languedoc et des pays voisins, était de
renverser de fond en comble la maison de Toulouse. Ce plan était
injuste et impolitique. Il était injuste : car si Raymond VI méritait
sa ruine, et s'il était impossible de se fier à lui pour
l'avenir, il n'en était pas de même de son fils, enfant de
douze ans, qui n'était point complice des crimes de son père,
ni incapable d'une éducation chrétienne sous une tutelle
désintéressée. Il était impolitique : car c'était
mêler à la question religieuse, sur laquelle la chrétienté
était d'accord, une question de famille qui pouvait la diviser ;
c'était aussi donner une couleur d'ambition à une guerre
entreprise pour des motifs plus purs. Il est vrai que l'abbé de
Cîteaux avait eu le rare bonheur de rencontrer dans le comte de Montfort
un homme fait exprès pour son plan, et peut-être n'était-ce
qu'après l'avoir vu agir qu'il s'était arrêté
à la pensée d'anéantir la maison de Toulouse. Mais
les qualités guerrières du comte de Mont-fort n'étaient
pour les sujets et les vassaux de cette maison que les qualités
d'un ennemi, et l'abbé de Cîteaux, qui voulait aller vite,
de peur de ne pas disposer toujours des forces d'une croisade, aurait dû
savoir que le temps, dont il se défiait, était nécessaire
pour substituer dans le gouvernement d'un pays une famille nouvelle à
une ancienne famille ; il eût dû craindre de transformer une
guerre catholique en une guerre personnelle entre les Raymond et les Montfort.
C'est à l'abus qu'il fil de son autorité pour soutenir un
plan mauvais, que sont dues les fautes et les violences qui ont ôté
à la croisade contre les Albigeois le caractère de sainteté
qu'elle avait sous d'autres rapports.
Innocent III était un tout autre homme que l'abbé de
Cîteaux. Il était d'ailleurs assis sur cette chaire privilégiée
qui, outre l'assistance éternelle de l'Esprit-Saint, a encore l'avantage
d'être étrangère, par son élévation même,
aux passions qui s'insinuent jusque dans les meilleures causes. Tandis
que trop souvent un zèle inconsidéré veut perdre les
hommes avec les erreurs, la papauté s'efforça toujours de
sauver les hommes en perdant les erreurs. Innocent III n'avait nul désir
d'abattre la maison de Toulouse ; il ne désespérait même
pas de ramener le vieux Raymond à des sentiments dignes de ses aïeux.
Dans les lettres d'excommunication qu'il avait fulminées contre
lui, il avait formellement prévu le cas de son repentir, et aussitôt
après les actes de Saint-Gilles, il s'était hâté
d'enjoindre qu'on ne touchât point à ses terres. Mais le pape
n'avait personne en France pour le seconder dans ses intentions généreuses
; il ne put lutter contre la force des événements, et ses
vains efforts n'ont servi qu'à honorer sa mémoire. Le comte
Raymond lui-même, en abandonnant le système pacifique qu'il
avait adopté, contribua au triomphe des ennemis de sa famille, et
il fallut qu'une main suprême intervînt pour changer tout à
coup la face des affaires. Quoique Montfort fût resté avec
peu de monde, il n'avait pas laissé d'aller en avant, de prendre
des villes, de les perdre et de les reprendre, pendant que le comte de
Toulouse, tranquille sur sa réconciliation avec l'Église,
ne paraissait pas s'inquiéter de la chute de ses alliés et
de ses vassaux. Mais un concile tenu à Avignon par les métropolitains
de Vienne, d'Arles, d'Embrun et d'Aix, sous la présidence des deux
légats Hugues et Milon, vint le tirer de sa sécurité.
Le concile, qui s'était ouvert le 16 septembre 1209, lui donnait
un délai de six semaines pour accomplir les promesses qu'il avait
faites à Saint-Gilles, faute de quoi il serait excommunié.
Raymond, à cette nouvelle, partit pour Rome. Admis à l'audience
du-saint-père qui le reçut avec des témoignages d'affection,
il se plaignit de la rigueur des légats à son égard,
produisit les attestations authentiques de plusieurs églises qu'il
avait indemnisées, et se déclara prêt à exécuter
le reste de ses serments, demandant aussi à se justifier du meurtre
de Pierre de Castelnau, et des intelligences qu'on l'accusait d'entretenir
avec les hérétiques. Le pape l'encouragea dans ces sentiments,
et ordonna qu'un nouveau concile d'évêques s'assemblât
en France pour entendre sa justification, avec celte clause expresse, que,
s'il était trouvé coupable, on réservât la sentence
au saint-siége. Raymond, en quittant Rome, visita la cour de l'Empereur
et celle du roi de France, dans l'espoir d'en obtenir quelque appui ; mais
ce fut sans succès'. Il lui fallut donc se présenter au concile
où sa cause avait été renvoyée, et qui devait
se tenir à Saint-Gilles vers la mi-septembre de l'an 1210. Il voulut
s'y justifier des deux accusations d'intelligence avec les hérétiques
et de complicité dans le meurtre de Pierre de Castelnau : le concile
refusa de l'entendre sur ces deux points, et lui demanda simplement d'exécuter
sa parole en purgeant ses domaines des hérétiques et des
gens perdus dont ils étaient pleins. Soit que Raymond ne pût
satisfaire à cette exigence, ou qu'il n'en eût pas la volonté,
il revint à Toulouse, persuadé que l'artifice était
inutile, et que désormais il n'avait rien à attendre que
du sort des armes. Le concile s'abstint néanmoins de l'excommunier,
parce que le souverain pontife s'était réservé la
sentence, et Innocent III se contenta de lui écrire une lettre pressante
et affectueuse, où il l'exhortait, sans aucune menace, à
faire ce qu'il avait lui-même promis.
Le roi d'Aragon intervint de son côté pour empêcher
une rupture définitive ; et deux conférences se tinrent à
ce sujet dans l'hiver de 1211, l'une à Narbonne, l'autre à
Montpellier. Dans la première, le comte de Toulouse rejeta ouvertement
les conditions qui lui avaient déjà été proposées
à Saint-Gilles ; dans la seconde, il parut d'abord y consentir ;
puis se retira tout à coup sans prendre congé. Le roi d'Aragon,
irrité de cette conduite, fiança son fils âgé
de trois ans, à une fille du comte de Montfort qui avait le même
âge, et remit l'enfant aux mains du comte pour être élevé
sous sa direction. Mais peu après il s'en repentit, et donna sa
sœur en mariage au fils unique de Raymond, resserrant par cette alliance
les liens déjà trop étroits qui l'attachaient à
la cause de l'hérésie.
Enfin l'abbé de Cîteaux lance l'excommunication, et envoie
au pape un député pour obtenir qu'elle soit confirmée.
Innocent III la confirme. Raymond se prépare à la guerre
en s'assurant la fidélité de ses sujets et du secours de
divers seigneurs, particulièrement des comtes de Foix et de Comminges.
Il repousse Montfort, qui s'était présenté sous les
murs de Toulouse, et l'armée albigeoise va camper elle-même
devant Castelnaudary. Une bataille sanglante la contraint d'en lever le
siège. Les croisés l'emportent : ils prennent villes sur
villes ; le pays de Foix et de Comminges est envahi ; Raymond va en Espagne
implorer le secours du roi d'Aragon.
Ce qui se passa alors montre combien le pape était incertain
et combattu. Le roi d'Aragon, avant de recourir aux armes pour protéger
son beau-frère, jugea à propos de tenter encore la voie des
négociations, et il envoya une ambassade au souverain pontife pour
se plaindre à la fois du comte de Montfort, qui s'emparait des fiefs
relevant de sa couronne, et des légats apostoliques, qui refusaient
absolument d'admettre à pénitence le comte de Toulouse. Innocent
III, prévenu par ces plaintes, écrivit des reproches à
ses légats, et leur enjoignit d'assembler un concile composé
d'évêques et de seigneurs du pays, pour aviser aux moyens
d'asseoir la paix. Il ordonna au comte de Montfort de restituer au roi
d'Aragon et à ses vassaux les fiefs dont il les avait dépouillés,
" de peur, disait-il, qu'on ne vînt à croire qu'il avait combattu
plutôt pour ses intérêts que pour la cause de la foi.
" Enfin il résolut de suspendre la croisade, et en manifesta l'intention
dans une lettre particulièrement adressée à l'abbé
de Cîteaux, devenu depuis quelque temps archevêque de Narbonne.
Mais pendant que ces lettres, datées du commencement de l'année
1213, étaient en chemin, un concile s'était réuni
à Lavaur, sur la demande du roi d'Aragon, qui, dans une requête
écrite, avait supplié les légats et les évêques
de rendre aux comtes de Toulouse, de Comminges et de Foix, ainsi qu'au
vicomte de Béarn, les terres qu'on leur avait enlevées, et
de les rétablir dans la communion de l'Église au prix de
telle satisfaction que l'on voudrait. En cas de refus à l'égard
du vieux Raymond, le roi sollicitait pour le fils la justice du concile.
Le concile décida qu'on ne devait plus admettre le comte de Toulouse
à aucune justification, parce qu'il avait constamment violé
sa parole, mais qu'on recevrait à pénitence les comtes de
Foix et de Comminges, et le vicomte de Béarn, dès qu'ils
le souhaiteraient. Le roi d'Aragon, jugeant, à cette réponse,
qu'il y avait un dessein arrêté contre la maison de Toulouse,
déclara hautement qu'il en appelait de l'inexorable rigueur des
légats et des évêques à la clémence du
saint-siége, et qu'il prenait sous sa royale protection le comte
Raymond et son fils. Ce prince ne pouvait être suspect d'hérésie
; il avait soumis son royaume à l'Église romaine en qualité
de fief apostolique, et avait vaillamment servi la chrétienté
contre les Maures d'Espagne. Le poids de son nom et de son épée
mettait tout en péril. Aussi le concile de Lavaur se hâta
d'expédier quatre députés au souverain pontife, avec
une lettre dont le but était de lui persuader que la cause catholique
était perdue, si le comte de Toulouse n'était privé
à jamais de ses domaines, lui et ses héritiers. Les archevêques
d'Arles, d'Aix et de Bordeaux ; les évêques de Maguelone,
de Carpentras, d'Orange, de Saint-Paul-Trois-Châteaux, de Cavaillon,
de Vaison, de Bazas, de Béziers et de Périgueux, écrivirent
dans le même sens au saint-père. Innocent III se plaignit
d'avoir été trompé par le roi d'Aragon ; il lui manda
de se désister de son entreprise, de conclure une trêve avec
le comte de Montfort, et d'attendre la venue d'un cardinal qu'il allait
envoyer sur les lieux. Mais le sort en était jeté. Le roi
rassemblait une armée en Catalogne et en Aragon, et, repassant les
Pyrénées, il vint joindre ses troupes à celles des
comtes de Toulouse, de Foix et de Comminges.
Montfort était à Fanjeaux lorsqu'il apprit que l'armée
confédérée, grosse de quarante mille fantassins et
de deux mille chevaux, s'était avancée vers Muret, place
importante située sur la Garonne, à trois lieues au-dessus
de Toulouse. Ce fut le moment- sublime de sa vie. Il n'avait à son
service qu'environ huit cents chevaux et un petit nombre de gens de pied
: il partit aussitôt pour Muret, un matin, accompagné de ses
hommes d'armes, et des évoques de Toulouse, de Nîmes, d'Uzès,
de Lodève, de Béziers, d'Agde, de Comminges, et de trois
abbés de Cîteaux. Arrivé le même jour au monastère
de Bolbonne, qui appartenait à l'ordre de Cîteaux, il entra
dans l'église, y pria longtemps, et ayant posé son épée
sur l'autel, il la reprit en disant à Dieu : " 0 Seigneur, qui m'avez
choisi, tout indigne que " j'en étais, pour faire la guerre en votre
nom, je " prends aujourd'hui mon épée sur cet autel, afin
" de recevoir mes armes de vous, puisque c'est pour " vous que je vais
combattre ! " 11 marcha ensuite à Saverdun, et y passa la nuit.
Le lendemain il se confessa, écrivit son testament, et l'envoya
à l'abbé de Bolbonne, avec prière de le transmettre
au souverain pontife, s'il venait à périr. Le soir, il franchit
la Garonne sur un pont sans être inquiété, et se trouva
derrière les tours de Muret, gardées par une trentaine de
chevaliers. C'était le mercredi 12 septembre 1213. Avant de mettre
le pied dans la ville, il avait été rejoint par les évêques,
qui l'avaient un moment quitté pour aller au camp des ennemis demander
la paix ; mais le roi d'Aragon leur avait répondu que ce n'était
pas la peine qu'un roi et des évêques entrassent en conférence
pour une poignée de gladiateurs. Malgré le mauvais succès
de cette tentative, quand l'aurore se fut levée, les évêques
chargèrent un religieux de prévenir le roi qu'eux et tous
les ordres ecclésiastiques viendraient nu-pieds le conjurer de prendre
de meilleures résolutions. Combien alors le comte de Toulouse dut
regretter ses parjures et ses humiliations sans fruit ! Combien il dut
s'accuser de n'avoir pas recouru, dès l'origine, à une guerre
loyale et courageuse, au lieu de laisser écraser ses amis et déshonorer
sa cause ! Mais il se trompait : la guerre, comme l'artifice, devait lui
être funeste. Dieu voyait le cœur de ce prince, et n'était
pas touché de son sort.
Les évêques se disposaient à sortir de Muret en
équipage do suppliants, lorsqu'un corps de chevaliers ennemis se
précipita vers les portes. Montfort donna l'ordre aux siens de se
ranger en bataille dans la partie basse de la ville ; lui-même revêtit
son armure, après avoir prié dans une église où
l'évêque d'Uzès offrait le saint sacrifice. Il y retourna
de nouveau quand il se fut armé, et en ployant le genou, les liens
qui attachaient la partie basse de son armure se rompirent. On remarqua
qu'au moment où il posait le pied dans l'étrier, son cheval
releva la tête et le blessa. Ces présages n'émurent
point le cœur du chevalier, quoique d'ordinaire les hommes de cette trempe
y soient sensibles. Il descendit vers ses troupes, suivi de Foulques, évêque
de Toulouse, qui portait dans ses mains le crucifix. Les cavaliers mirent
pied à terre pour adorer leur Sauveur et en baiser l'image. Mais
l'évêque de Comminges, voyant que le temps s'écoulait,
prit le crucifix des mains de Foulques, et, d'un lieu élevé,
harangua l'armée en peu de mots, et la bénit. Après
quoi tous les ecclésiastiques qui étaient présents
se retirèrent dans l'église pour y prier, et Montfort sortit
de la ville à la tête de huit cents chevaux, sans infanterie.
Le front des confédérés s'étendait dans
une plaine à l'occident de la ville. Montfort, qui était
sorti par une porte opposée, comme s'il eût voulu fuir, divisa
son monde en trois escadrons et alla droit au centre de l'ennemi. Son espérance,
après celle qu'il mettait en Dieu, était de couper de part
en part les lignes confédérées, d'y jeter le désordre
et l'épouvante par la hardiesse de l'attaque, et de profiter de
tous ces hasards que l'œil des grands capitaines découvre dans l'horreur
d'une mêlée. Ce fut ce qui arriva. Le premier escadron rompit
l'avant-garde ennemie ; le second pénétra jusque dans les
derniers rangs, où le roi d'Aragon était entouré de
l'élite des siens ; Montfort, qui suivait de près avec le
troisième, prit en flanc les Aragonais déjà troublés.
La fortune hésita là quelque temps, et le temps était
précieux ; car les bataillons si heureusement traversés étaient
plutôt éblouis que défaits, et pouvaient accabler Montfort
par derrière. Un coup qui renversa mort le roi d'Aragon décida
de la journée. Le cri et la fuite des Aragonais entraînent
tout le reste. Les évêques, qui priaient avec angoisse dans
l'église de Muret, les uns prosternés sur le pavé,
les autres levant leurs mains vers Dieu, sont bientôt attirés
sur les murs par le retentissement de la victoire, et voient la plaine
toute couverte de fuyards sous la main terrible des croisés. Un
corps de troupes qui essayait d'emporter la ville d'assaut jette les armes
bas, et est détruit dans sa fuite. Cependant Montfort revenait de
la poursuite des vaincus, et, en traversant le champ de bataille, il rencontra
gisant par terre le corps du roi d'Aragon, déjà dépouillé
et nu. Il descendit de cheval, et baisa en pleurant les restes meurtris
de ce prince infortuné. Pierre II, roi d'Aragon, était un
brave chevalier, aimé de ses sujets, catholique sincère,
et digne de ne pas mourir ainsi. Les liens qui unissaient ses deux sœurs
aux deux Raymond l'avaient engagé au soutien d'une cause qu'il estimait
n'être plus celle de l'hérésie, mais celle de la justice
et de la parenté. Il y succomba par un secret jugement de Dieu,
peut-être pour avoir méprisé les supplications des
évêques, et abusé dans son cœur d'une victoire qu'il
regardait comme assurée. Montfort, après avoir pourvu à
sa sépulture, entra dans Muret pieds nus, monta à l'église
remercier Dieu de sa protection, et donna aux pauvres le cheval et l'armure
avec lesquels il avait combattu. Cette bataille mémorable, fruit
d'une conscience qui se croyait certaine de combattre pour Dieu, comptera
toujours parmi les beaux actes de foi qu'aient faits les hommes sur la
terre.
Dominique était à Muret avec les sept évêques
que nous avons nommés, et les trois abbés de Cîteaux.
Des historiens modernes ont écrit qu'il marcha en tête des
combattants, la croix à la main ; on montrait même à
Toulouse, dans la maison de l'inquisition, un crucifix percé de
flèches qu'on disait être celui qu'il avait ainsi porté
à la bataille de Muret. Mais les historiens contemporains ne disent
rien de semblable : ils affirment, au contraire, que Dominique resta dans
la ville à prier, de concert avec les évêques et les
religieux. Bernard Guidonis, l'un des auteurs de sa vie, qui habita l'inquisition
de Toulouse de 1308 à 1322, ne fait aucune mention du crucifix qu'on
y a vu plus tard.
La bataille de Muret porta un coup mortel aux affaires du comte de
Toulouse. Ses alliés et les habitants de sa capitale offrirent leur
soumission au souverain pontife, qui chargea le cardinal Pierre de Bénévent
de les réconcilier avec l'Église, et d'obliger le comte de
Montfort à renvoyer en Espagne le nouveau roi d'Aragon, jeune enfant
qu'il retenait en otage depuis qu'on l'avait fiancé à sa
fille. Le cardinal accomplit sa double mission dans l'hiver de 1214. Il
donna même, chose remarquable, l'absolution au comte de Toulouse
; mais cet acte de miséricorde ne servit point au vaincu pour ses
intérêts temporels. Un concile s'assembla à Montpellier,
au mois de décembre suivant, pour décider à qui appartiendrait
la souveraineté du pays conquis. Le concile fut unanime en faveur
du comte de Montfort, dont la brillante et forte épée avait
fait le destin de la guerre ; toutefois le souverain pontife, par une lettre
du 17 avril 1215, déclara que Montfort n'aurait que la garde de
sa conquête jusqu'à ce que le concile œcuménique de
Latran, auquel il avait réservé cette question, eût
prononcé une sentence définitive. C'était un dernier
effort d'Innocent III pour sauver la maison de Toulouse. Le comte Raymond,
abandonné de tous, s'était retiré à la cour
du roi d'Angleterre avec son fils.
Le 11 novembre 1215, le soleil, en s'élevant au-dessus des Apennins,
rencontra dans l'église solitaire de Saint-Jean de Latran la plus
auguste assemblée du monde. On y voyait assis soixante et onze primats
et métropolitains, quatre cent douze évêques, plus
de huit cents abbés et prieurs de monastères, une multitude
de procureurs d'abbés et d'évêques absents ; les ambassadeurs
du roi des Romains, de l'empereur de Constantinople, des rois de France,
d'Angleterre, de Hongrie, d'Aragon, de Jérusalem et de Chypre ;
les députés d'une foule innombrable de princes, de villes
et de seigneurs, et au-dessus d'eux la vénérable figure d'Innocent
III. L'abbé de Cîteaux, archevêque de Narbonne, se remarquait
parmi les assistants ; le comte Simon de Montfort était représenté
par son frère, Guy de Montfort ; les deux Raymond étaient
venus en personne, ainsi que les comtes de Foix et de Comminges. Au jour
marqué pour juger cette grande cause de la croisade albigeoise,
les deux Raymond entrèrent dans l'assemblée avec les comtes
de Foix et de Comminges, et tous quatre se prosternèrent au pied
du trône apostolique. S'étant relevés, ils exposèrent
comment ils avaient été dépouillés de leurs
fiefs, malgré leur soumission entière à l'Église
romaine, et l'absolution qui leur avait été donnée
par le légat Pierre de Rénévent. Un cardinal prit
la parole en leur faveur avec beaucoup de force et d'éloquence ;
l'abbé de Saint-Tibère et le chantre de l'Église de
Lyon firent de même : ce dernier surtout parut émouvoir le
pape. Mais la plus grande partie des évêques, surtout les
évêques français, se prononcèrent contre les
suppliants, protestant que c'en était fait de la religion catholique
dans le Languedoc si on leur restituait leurs possessions, et que tout
le sang répandu dans cette cause serait du sang et du dévouement
perdus. Le concile déclara donc le comte Raymond VI déchu
de ses fiefs, qui étaient définitivement transférés
au comte de Montfort, et lui assigna une pension de quatre cents marcs
d'argent, à condition qu'il vivrait hors de ses anciens domaines
; sa femme Éléonore devait conserver les biens qui formaient
sa dot ; le marquisat de Provence était réservé au
jeune Raymond, leur fils, pour lui être remis à sa majorité,
s'il était fidèle à l'Église. Quant aux comtes
de Foix et de Comminges, leur cause fut renvoyée à un plus
mûr examen. Il est digne de remarque que le marquisat de Provence,
destiné au jeune Raymond, était composé des villes
que son père avait abandonnées au saint-siége, en
cas qu'il vînt à manquer aux conventions de Saint-Gilles :
on avait plusieurs fois proposé au souverain pontife de le réunir
au domaine apostolique ; mais il ne voulut jamais y consentir, et ne se
prévalut des droits qu'il y avait acquis que pour le conserver à
la maison de Toulouse.
Après la clôture du concile, le jeune Raymond, qui s'était
attiré l'estime de tous par sa noble conduite, alla prendre congé
du pape. Il ne lui cacha pas qu'il se croyait injustement privé
du patrimoine de ses ancêtres, et lui dit,.avec une fermeté
naïve et respectueuse, qu'il saisirait toutes les occasions de recouvrer
avec gloire ce qu'il avait perdu sans faute. Innocent III, touché
du malheur, de l'innocence et-du courage de ce jeune homme de dix-huit
ans, lui donna cette bénédiction prophétique : " Mon
fils, dans toutes vos actions, puissiez-vous bien commencer, et mieux finir
encore ! "
Montfort, investi par Philippe-Auguste des titres de duc de Narbonne
et de comte de Toulouse, ne jouit pas longtemps de la puissance qu'il avait
si laborieusement acquise. L'année 1216 n'avait pas encore achevé
sa course, que déjà le jeune Raymond était maître
d'une partie de la Provence. Toulouse, d'un autre côté, fatiguée
du joug de son nouveau comte, rappela le vieux Raymond de la cour, d'Angleterre,
où il s'était réfugié, et lui ouvrit ses portes.
Un grand nombre de seigneurs, au premier bruit de ce changement de fortune,
se hâtèrent de prêter serment de fidélité
à leur ancien suzerain. Le vainqueur de Muret put comprendre alors
qu'il ne suffisait pas de gagner des batailles, ni d'emporter des villes
d'assaut, pour acquérir le prestige qui gouverne les peuples ; il
avait rencontré, pour son malheur, cette force honorable qui est
dans l'humanité, et qui fait qu'on ne' peut pas, régner sur
les hommes quand on ne règne pas sur leurs cœurs. Chassé
de Toulouse, qu]il avait en vain désarmée et effrayée
par des supplices, il mit tristement le siège devant ses murs, où
il.ne devait plus rentrer. La longueur du siège, l'incertitude de
l'avenir, les reproches que lui adressait sur son inaction le cardinal
Bertrand, légat apostolique, et aussi cet affaissement que causent
les revers quand ils viennent tard, jetèrent le preux chevalier
dans une mélancolie qui lui faisait demander la mort à Dieu.
Le 25 juin 1218, on vint lui dire, de grand matin, que les ennemis étaient
en embuscade dans les fossés du. château. Il demanda ses armes,
et, s'en étant revêtu, il alla entendre la messe. Elle était
déjà commencée, lorsqu'on l'avertit que les machines
de guerre étaient assaillies et en danger d'être détruites
: " Laissez-moi, dit-il, que je voie le sacrement de notre rédemption
! " Un autre messager survint qui lui annonça que ses troupes ne
pouvaient plus tenir : " Je n'irai pas, dit-il, que je n'aie vu mon Sauveur.
" Enfin, le prêtre ayant élevé l'hostie, Montfort,
à genoux par terre et les mains au ciel, prononça, ces mots
: Nunc dimittis, et sortit. Sa présence sur le champ de bataille
fit reculer l'ennemi jusqu'aux fossés de la place ; mais c'était
sa dernière victoire. Une pierre l'atteignit à la tête
: il se frappa la poitrine, se recommanda à Dieu et à la
bienheureuse Vierge Marie, et tomba mort.
La fortune continua d'être favorable aux Raymond. De deux fils
qu'avait laissés le comte de Mont-fort, le plus jeune fut tué
sous les murs de Castelnaudary. Quatre années de mauvais succès
persuadèrent à l'aîné qu'il n'était pas
capable de porter l'héritage de son père, et il céda
tous ses droits au roi de France. Le vieux Raymond, tranquille à
Toulouse, sous la protection des victoires de son fils, eut le temps de
tourner ses regards vers Dieu, qui l'avait frappé et qui l'avait
rétabli. Le 12 juillet 1222, en revenant de prier à la porte
d'une église ; car il était toujours excommunié, il
se sentit mal et envoya chercher en toute hâte l'abbé de Saint-Sernin
pour qu'il le réconciliât à l'Église. L'abbé
le trouva déjà sans voix. Le vieux comte, en le voyant, leva
les yeux au ciel, et lui prit les deux mains, qu'il garda dans les siennes
jusqu'à son dernier soupir. Son corps fut transporté à
l'église des chevaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem, où
il avait choisi sa sépulture ; mais on n'osa pas l'ensevelir, à
cause de l'excommunication. Il fut laissé dans un cercueil ouvert,
et trois siècles après on l'y regardait encore couché,
sans qu'aucune main eût été assez hardie pour clouer
une planche sur ce bois consacré par la mort et par le temps. La
question de sa sépulture fut agitée sous les pontificats
de Grégoire IX et d'Innocent IV, à la demande de son fils.
De nombreux témoignages attestèrent qu'avant de mourir il
avait donné des signes réels de repentance : toutefois on
craignit de remuer cette cendre par des honneurs tardifs.
Raymond VII survécut vingt-six ans à son père.
Il sut se défendre contre les armes mêmes de la France ; mais,
trop faible pour en soutenir toujours l'effort, il conclut avec saint Louis,
en 1228, le traité qui termina cette longue guerre. Le mariage de
sa fille unique au comte de Poitiers, l'un des frères du roi, avec
la réversion du comté de Toulouse pour dot ; l'abandon de
quelques territoires ; la promesse d'être fidèle à
l'Église et de se servir de son autorité contre les hérétiques
: telles furent les conditions principales de la paix. L'Église
la confirma en rendant sa communion au jeune comte, qui, pour pénitence,
s'engagea à servir la chrétienté en Palestine pendant
cinq années. Vingt ans après, il songea sérieusement
à s'acquitter de ce devoir, et partit pour la Terre-Sainte. Mais
Dieu l'arrêta en chemin. Il tomba malade à Pris, non loin
de Rodez, d'où s'étant fait transporter à Milhaud,
il y mourut le 27 septembre 1248, entouré des évêques
de Toulouse, d'Agen, de Cahors et de Rodez, des consuls de Toulouse, et
d'une foule de seigneurs, tous venus pour recevoir les adieux d'un prince
qu'ils aimaient, et en qui s'éteignait, dans la ligne masculine,
la branche aînée d'une illustre race. Quand le saint viatique
fut apporté au comte, il se leva de son lit et se mit à genoux
par terre devant le corps de son Seigneur, réalisant dans sa mort,
comme dans sa vie, le vœu qu'Innocent III avait autrefois formé
pour lui en bénissant sa jeunesse : " Mon fils, dans " toutes vos
actions, puissiez-vous bien commencer, " et mieux finir encore ! "
CHAPITRE VI - APOSTOLAT DE SAINT DOMINIQUE DEPUIS LE COMMENCEMENT DE
LA GUERRE DES ALBIGEOIS JUSQU'AU QUATRIÈME CONCILE DE LATRAN. –
INSTITUTION DU ROSAIRE. – RÉUNION DE SAINT DOMINIQUE ET DE SES PREMIERS
DISCIPLES DANS UNE MAISON DE TOULOUSE.
Le moment où éclata la guerre des Albigeois fut celui
qui révéla toute la vertu et tout le génie de Dominique.
Il avait deux écueils également à craindre : ou d'abandonner
sa mission dans un pays plein de sang et d'alarmes, ou de prendre à
la guerre la même part que les religieux de Cîteaux. Dans l'un
et l'autre cas, c'en était fait de sa destinée. En fuyant,
il eût déserté l'apostolat ; en se mêlant de
la croisade, il eût ôté à sa vie et à
sa parole le caractère apostolique. Il ne fit ni l'un ni l'autre.
Toulouse était, en Europe, la capitale de l'hérésie
: c'était à Toulouse qu'il devait s'attacher de préférence,
à l'imitation des premiers apôtres, qui, loin de fuir le mal,
allèrent toujours le chercher au centre de sa puissance. Saint Pierre
avait posé d'abord son siège à Antioche, la reine
de l'Orient, et il avait envoyé son disciple saint Marc à
Alexandrie, l'une des plus commerçantes et des plus riches cités
du monde ; saint Paul habita longtemps Corinthe, renommée entre
les villes grecques par la splendeur de sa corruption ; tous deux, sans
s'être donné rendez-vous, vinrent mourir à Rome. Il
ne sied pas, disait Jésus-Christ, qu'un prophète périsse
hors de Jérusalem. C'était donc à Toulouse, le foyer
et le phare de toutes les erreurs, qu'il convenait à Dominique de
planter sa tente, quelle que fût la face des affaires. Les hommes
de peu de foi attendent la paix, disent-ils, pour agir ; l'apôtre
sème dans la tempête pour recueillir dans le beau temps. Il
se souvient de la parole de son maître : Vous entendrez des batailles
et des bruits de batailles, prenez garde d'en être troublés.
Mais en persévérant dans sa mission malgré les terreurs
de la guerre, Dominique comprit qu'il devait moins que jamais en altérer
la physionomie pacifique et dévouée. Quelque juste qu'il
soit de tirer le glaive contre ceux qui oppriment la vérité
par la violence, il est difficile que la vérité ne souffre
pas de cette protection, et qu'on, ne la rende pas complice des excès
inséparables de tout conflit sanglant. L'épée ne s'arrête
pas juste à la limite du droit ; il est de sa nature de rentrer
malaisément dans le fourreau quand elle s'est une fois échauffée
dans la main de l'homme. Il faudrait des anges pour combattre en faveur
de la justice, et encore l'esprit humain a des retours si prompts, que
les oppresseurs vaincus pourraient ne pas désespérer de trouver
un asile dans la partialité de la compassion. Il importait donc
souverainement que Dominique restât fidèle au plan magnanime
d'Azévédo, et qu'à côté de la chevalerie
armée pour défendre la liberté de l'Église,
parût l'homme évangélique se fiant dans la seule force
de la grâce et de la persuasion. En Pologne, quand le prêtre
récitait l'Évangile à l'autel, le chevalier tirait
à moitié son épée, et écoutait dans
cette posture militaire la douce parole du Christ. Voilà les vrais
rapports de la cité du monde et de la cité de Dieu. La cité
de Dieu, représentée par le prêtre, parle, prie, bénit
et s'offre en sacrifice ; la cité du monde, représentée
par le chevalier, écoute en silence, unie à tous les actes
du prêtre, et tient son épée attentive, non pour imposer
la foi., mais pour en assurer la liberté. Le prêtre et le
chevalier remplissent dans le mystère du Christianisme deux fonctions
qui ne doivent jamais se confondre, et dont la première doit toujours
être plus visible que la seconde. Tandis que le prêtre chante
tout haut l'Évangile à la face du peuple et à la lueur
des cierges, le chevalier retient à moitié son épée
dans le fourreau, parce que la miséricorde lui parle en même
temps que la justice, et que l'Évangile même, pour lequel
il se tient prêt, lui dit à l'oreille : Bienheureux les hommes
doux, car ils posséderont la terre.
Dominique et Montfort furent les deux héros de la guerre des
Albigeois, l'un comme chevalier, l'autre comme prêtre. Nous avons
vu la manière dont Mont-fort remplit sa tâche ; voyons comment
Dominique accomplit la sienne.
On aura remarqué, sans doute, qu'il n'est nommé nulle
part dans les actes de cette guerre. Il est absent des conciles, des conférences,
des réconciliations, des sièges, des triomphes ; il n'est
fait mention de lui dans aucune lettre allant à Rome ou venant de
Rome. Nous ne l'avons rencontré qu'une fois, à Muret, priant
dans une église au moment d'une bataille. Ce silence unanime des
historiens est d'autant plus significatif qu'ils appartiennent à
des écoles différentes, les uns religieux, les autres laïques
; les uns favorables aux croisés, les autres amis de Raymond. Il
n'est pas possible de croire que, si Dominique eût joué un
rôle quelconque dans les négociations et les faits militaires
de la croisade, tous ces historiens l'eussent tu comme à l'envi.
Ils ont rapporté de lui des actions d'un autre ordre : pourquoi
auraient-ils caché celles-là ? Or, voici les fragments qu'ils
nous ont conservés de sa vie à cette époque :
" Après le retour de l'évêque Diego à son
diocèse, dit le bienheureux Humbert, saint Dominique, demeuré
presque seul avec quelques compagnons qui ne lui étaient attachés
par aucun vœu, soutint pendant dix années la foi catholique en divers
lieux de la province de Narbonne, particulièrement à Carcassonne
et à Fanjeaux. Il s'était donné tout entier au salut
des âmes par l'office de la prédication, et il souffrit de
grand cœur beaucoup d'affronts, d'ignominies et d'angoisses, pour le nom
de Notre-Seigneur Jésus-Christ. "
Dominique avait choisi Fanjeaux pour résidence, parce que de
cette ville, située sur une hauteur, on découvrait dans la
plaine le monastère de Notre-Dame-de-Prouille. Quant à Carcassonne,
qui n'était pas non plus éloigné de cette chère
retraite, il a donné lui-même une autre raison de sa préférence.
Interrogé un jour pourquoi il ne demeurait pas volontiers à
Toulouse et dans son diocèse : " C'est, répondit-il, que,
dans le diocèse de Toulouse, je rencontre beaucoup de gens qui m'honorent,
tandis qu'à Carcassonne tout le monde m'est contraire. " En effet,
les ennemis de la foi insultaient en toutes manières au serviteur
de Dieu : on lui crachait au visage, on lui jetait de la boue, on attachait
des pailles à son manteau par dérision. Mais lui, supérieur
à tout, comme l'Apôtre, s'estimait heureux d'être jugé
digne de souffrir des opprobres pour le nom de Jésus. Les hérétiques
songèrent même à lui ôter la vie. Une fois qu'ils
lui en faisaient la menace, il leur répondit : " Je ne suis pas
digne du martyre, je n'ai pas encore mérité cette mort. "
C'est pourquoi, ayant à passer dans un lieu où il savait
que des embûches lui avaient été préparées,
non-seulement il s'y hasarda avec intrépidité, mais gaiement
et en chantant. Étonnés de sa constance, les hérétiques
lui demandèrent une autre fois, pour le tenter, ce qu'il eût
fait s'il fût tombé dans leurs mains. " Je vous aurais priés,
répondit-il, de ne pas me tuer d'un seul coup, mais de me couper
les membres un à un, et, après en avoir mis les morceaux
devant moi, de finir par m'arracher les yeux, en me laissant à demi
mort dans mon sang, ou en m'achevant à votre plaisir. "
Thierry d'Apolda raconte le trait suivant : " Il arriva qu'une conférence
solennelle devant avoir lieu avec les hérétiques, un évêque
se disposait à s'y rendre en grande pompe. Alors l'humble héraut
du Christ lui dit : – Ce n'est pas ainsi, seigneur mon père, ce
n'est pas ainsi qu'il faut agir contre les enfants de l'orgueil. Les adversaires
de la vérité doivent être convaincus par des exemples
d'humilité, de patience, de religion et de toutes les vertus, non
par le faste de la grandeur et le déploiement de la gloire du siècle.
Armons-nous de la prière, et, faisant reluire en notre personne
des signes d'humilité, avançons-nous nu-pieds au-devant des
Goliaths. –L'évêque se rendit à ce pieux conseil, et
tous se déchaussèrent. Or, comme ils n'étaient pas
sûrs de leur " chemin, ils rencontrèrent un hérétique
qu'ils croyaient orthodoxe, et qui promit de les conduire droit à
leur but. Mais il les engagea par malice dans un bois plein de ronces et
d'épines, où leurs pieds se blessèrent, et bientôt
le sang coula tout le long de leurs jambes. Alors l'athlète de Dieu,
patient et joyeux, exhorta ses compagnons à rendre grâces
de ce qu'ils souffraient, en leur disant : – Confiez-vous dans le Seigneur,
mes très chers ; la victoire nous est assurée, puisque voilà
nos péchés qui s'expient par le sang. – L'hérétique,
touché de cette admirable patience et des discours du saint, avoua
sa malice et abjura l'hérésie. "
Il y avait aux environs de Toulouse quelques femmes nobles que l'austérité
des hérétiques avait détachées de la foi. Dominique,
au commencement d'un carême, alla leur demander l'hospitalité
avec l'intention de les ramener dans le sein de l'Église. Il n'entra
avec elles dans aucune controverse ; mais, pendant tout le carême,
il ne mangea que du pain et ne but que de l'eau, lui et son compagnon.
Quand, le premier soir, on voulut leur apprêter des lits, ils demandèrent
deux planches pour se coucher, et jusqu'à Pâques ils n'eurent
pas d'autre lieu de repos, se contentant chaque nuit d'un court sommeil
qu'ils interrompaient pour prier. Cette éloquence muette fut toute-puissante
sur l'esprit de ces femmes ; elles reconnurent l'amour dans le sacrifice,
et la vérité dans l'amour.
On se rappelle qu'à Palencia Dominique avait voulu se vendre
pour racheter de l'esclavage le frère d'une pauvre femme. Il eut
en Languedoc le même mouvement d'entrailles à l'égard
d'un hérétique qui lui avouait ne tenir à l'erreur
que par la misère ; il résolut de se vendre pour lui donner
de quoi vivre, et il l'eût fait si la Providence divine n'eût
pourvu 'd'une autre manière à l'existence de ce malheureux.
Un fait encore plus singulier nous atteste les ruses de sa bonté.
" Quelques hérétiques, dit Thierry d'Apolda, ayant été
pris et convaincus dans le pays de Toulouse, furent remis au jugement séculier,
parce qu'ils refusaient de retourner à la foi, et condamnés
au feu. Dominique regarda l'un d'eux avec un cœur initié aux secrets
de Dieu, et il dit aux officiers de la cour : – Mettez à part celui-ci,
et gardez-vous de le brûler. – Puis, se tournant vers l'hérétique
avec une grande douceur : – Je sais, mon fils, qu'il vous faudra du temps,
mais qu'enfin vous deviendrez bon et un saint. – Chose aimable autant que
merveilleuse ! Cet homme demeura vingt ans encore dans l'aveuglement de
l'hérésie ; après quoi, touché de la grâce,
il demanda l'habit de Frère Prêcheur, sous lequel il vécut
bien et mourut dans la fidélité. "
Constantin d'Orviéto et le bienheureux Humbert, en rapportant
le même trait, y ajoutent une circonstance qui exige quelque explication.
Ils disent que les hérétiques dont il s'agit avaient été
convaincus par Dominique avant d'être livrés au bras séculier.
C'est le seul mot du treizième siècle d'où l'on ait
cru pouvoir induire la participation du saint à des procédures
criminelles. Mais les historiens de la guerre des Albigeois nous apprennent
très clairement ce que c'était que cette conviction des hérétiques.
Les hérétiques n'étaient point à l'état
de société secrète en Languedoc ; ils étaient
armés et combattaient pour leurs erreurs à la face du soleil.
Lorsque le sort de la guerre avait mis quelques-uns d'entre eux au pouvoir
des croisés, on leur envoyait des gens d'Église pour leur
exposer les dogmes catholiques, et leur faire sentir l'extravagance des
leurs. C'était ce qu'on appelait les convaincre, non pas d'être
hérétiques, car ils ne le cachaient pas le moins du monde,
mais d'être dans une fausse voie, contredite par les Écritures,
la tradition et la raison. On les suppliait de la manière la plus
pressante d'abdiquer leur hérésie, en leur promettant à
ce prix leur, pardon. Ceux qui se rendaient à ces instances, étaient,
en effet, épargnés ; ceux qui résistaient jusqu'au
bout étaient livrés au bras séculier. La conviction
des hérétiques était donc un office de dévouement
où la force de l'esprit et l'éloquence de la charité
s'animaient de l'espoir d'arracher des malheureux à la mort. Que
saint Dominique ail rempli cet. office au moins une fois, il n'est pas
possible d'en douter, puisque deux historiens contemporains l'affirment
: mais prendre texte de là pour l'accuser de rigueurs envers les
hérétiques, c'est confondre le prêtre qui assiste un
criminel, avec le juge qui le condamne ou le bourreau qui le tue.
On s'étonnera peut-être que Dominique eût assez
d'autorité pour arracher un hérétique au supplice
par une simple prédiction. Mais, outre la renommée de sa
sainteté, qui devait attirer toute confiance à sa parole,
il avait été investi par les légats du saint-siége
du pouvoir de réconcilier les hérétiques à
l'Église. On en possède la preuve dans deux diplômes,
tous les deux sans date, mais qui ne sauraient appartenir qu'à cette
époque de sa vie.
L'un est ainsi conçu : " A tous les fidèles du Christ
à qui les présentes lettres parviendront, frère Dominique,
chanoine d'Osma, humble ministre de la prédication, salut et sincère
charité dans le Seigneur. Nous faisons connaître à
votre discrétion que nous avons permis à Raymond-Guillaume
d'Hauterive Pélagianire de recevoir dans sa maison de Toulouse,
pour y vivre de la vie ordinaire, Guillaume Huguecion, qu'il nous a dit
avoir autrefois porté l'habit des hérétiques. Nous
le lui permettons jusqu'à ce qu'il en soit autrement ordonné
à nous ou à lui par le seigneur cardinal, et cette cohabitation
ne devra tourner en rien à son préjudice ou déshonneur.
"
L'autre diplôme porte ce qui suit : " A tous les fidèles
du Christ à qui les présentes lettres parviendront, frère
Dominique, chanoine d'Osma, salut dans le Christ. Par l'autorité
du seigneur abbé de Cîteaux, qui nous a enjoint cet office,
nous avons réconcilié à l'Église le porteur
des présentes, Ponce Roger, converti par la grâce de Dieu
de l'hérésie à la foi, et nous ordonnons, en vertu
du serment qu'il nous a prêté, que, pendant trois dimanches
ou jours de fête, il ira de l'entrée du village à l'église
nu jusqu'à la ceinture et frappé de verges par le prêtre.
Nous lui " ordonnons aussi de s'abstenir en tout temps de chair, d'œufs,
de fromage et de tout ce-qui tire son origine de la chair, excepté
les jours de Pâques, de la Pentecôte et de Noël, où
il en mangera pour protester contre ses anciennes erreurs. Il fera trois
carêmes chaque année en jeûnant et en s'abstenant de
poisson, à moins que l'infirmité du corps ou les chaleurs
de l'été n'exigent une dispense. Il se vêtira d'habits
religieux tant dans la forme que dans la couleur, auxquels il attachera
aux extrémités extérieures deux petites croix. Chaque
jour, s'il le peut, il entendra la messe, et il ira à vêpres
les jours de fête. Sept fois par jour il récitera dix Pater
noster, et il en dira vingt au milieu de la nuit. Il observera la chasteté,
et une fois par mois, dans la matinée, il présentera le présent
diplôme au chapelain du village de Céré. Nous ordonnons
à ce chapelain d'avoir grand soin que son pénitent mène
une bonne vie, et celui-ci observera tout ce qui vient d'être dit
jusqu'à ce que le t seigneur légat en ait autrement ordonné.
Que s'il néglige avec mépris de l'observer, nous voulons
qu'il soit tenu pour excommunié, comme parjure et hérétique,
et séparé de la société des fidèles.
"
Je renvoie ceux qui trouveraient ces prescriptions excessives et étranges
aux pénitences canoniques de l'Église primitive, aux usages
pénitentiaux des cloîtres, et aux pratiques que s'imposaient
volontairement et publiquement beaucoup de chrétiens du moyen âge
pour expier leurs fautes. Tout le monde sait, pour n'en citer qu'un exemple,
que Henri II, roi d'Angleterre, se fit battre de verges par des moines
sur le tombeau de Thomas Becket, archevêque de Cantorbéry,
à l'assassinat duquel il avait donné lieu. Aujourd'hui même
encore, dans les grandes basiliques de Rome, le prêtre, après
avoir absous le pénitent, lui donne un coup d'une longue baguette
sur les épaules. Saint Dominique se conformait naturellement aux
coutumes de son siècle, et, pour quiconque les connaît, il
y a dans les actes qu'on vient de lire un remarquable esprit de bonté.
Son désintéressement n'était pas moindre que sa
charité et sa douceur. Il refusa les évêchés
de Béziers, de Conserans et de Comminges, qui lui avaient été
offerts, et dit une fois qu'il s'enfuirait la nuit avec son bâton
plutôt que d'accepter l'épiscopat ou toute autre dignité.
Voici, du reste, le portrait qu'en a tracé Guillaume de Pierre,
abbé d'un monastère de Saint-Paul, en France, l'un de ceux
qui l'avaient particulièrement connu pendant les douze années
de son apostolat en Languedoc, et qui fut entendu comme témoin,
à Toulouse, dans le procès, de sa canonisation. " Le " bienheureux
Dominique avait une soif ardente du salut des âmes et un zèle
sans bornes à leur égard. Il était si fervent prédicateur,
que, le jour, la nuit, dans les églises, dans les maisons, aux champs,
sur les routes, il ne cessait d'annoncer la parole de Dieu, recommandant
à ses frères d'agir de même et de ne jamais parler
que de Dieu. Il fut l'adversaire des hérétiques, auxquels
il s'opposait par la prédication et la controverse, et en toutes
les choses qu'il pouvait. Il aima la pauvreté jusqu'à renoncer
aux possessions, fermes, châteaux et revenus, dont son ordre avait
été enrichi en plusieurs lieux. Il était d'une frugalité
si austère, qu'il ne mangeait qu'un pain et un potage, sauf en de
rares occasions, par égard pour les frères et les personnes
qui étaient à table ; car il voulait que les autres eussent
tout en abondance, selon qu'il était possible. J'ai ouï dire
à beaucoup qu'il était vierge. Il refusa l'évêché
de Conserans, et ne voulut point gouverner cette Église, quoiqu'il
eût été légitimement élu pour pasteur
et prélat. Je n'ai pas vu d'homme aussi humble, qui méprisât
davantage la gloire du monde et tout ce qui s'y rapporte. Il recevait les
injures, les malédictions, les opprobres, avec patience et joie,
comme des dons d'un grand prix. Les persécutions ne le troublaient
point ; il marchait souvent au milieu des dangers avec une sécurité
intrépide, et la peur ne le détourna pas une seule fois de
sa route. Bien mieux, quand il était pris de sommeil, il s'étendait
le long du chemin ou proche du chemin et dormait. Il surpassait en religion
tous ceux que j'ai connus. Il se méprisait grandement et se comptait
pour rien. " Il consolait avec une bonté tendre les frères
malades, supportant d'une manière admirable leurs infirmités.
Savait-il quelqu'un d'entre eux pressé sous le poids des tribulations,
il l'exhortait à la patience et l'encourageait de son mieux. Il
aimait la règle, et reprenait paternellement ceux qui étaient
en faute. Il était l'exemple des frères en toutes choses,
dans la parole, les gestes, la nourriture, le vêtement et les bonnes
mœurs. Je n'ai jamais vu un homme en qui la prière fût si
habituelle, ni qui eût une si grande abondance de larmes. Quand il
était en prière, il poussait des cris qu'on entendait au
loin, et il disait à Dieu dans ces cris : Seigneur, ayez pitié
du peuple, et qu'est-ce que deviendront les pécheurs ? Il passait
ainsi les nuits sans sommeil, pleurant et gémissant pour les péchés
des autres. Il était généreux, hospitalier, donnait
volontiers aux pauvres tout ce qu'il avait. Il aimait et honorait les religieux
et tous les amis de la religion. Je n'ai pas ouï dire ni su qu'il
eût un autre lit que l'église, quand il trouvait une église
à sa portée ; si l'église lui manquait, il se couchait
sur un banc ou par terre, ou bien encore il s'étendait sur les cordes
du lit qu'on lui avait préparé, après en avoir ôté
le linge et les couches. Je ne l'ai jamais vu qu'avec une tunique, et encore
toute rapiécée. Il portait toujours des habits plus vils
que ceux des autres frères. Il fut amateur des affaires de la foi
et de la paix, et, autant qu'il le put, un très fidèle promoteur
de l'une et de i l'autre. "
Le don des miracles se développait en Dominique à côté
de si hautes vertus. Un jour qu'il passait un fleuve dans une barque, le
batelier, quand on fut à l'autre bord, lui demanda un denier pour
sa peine. " Je suis, répondit Dominique, un disciple et un serviteur
du Christ, je ne porte sur moi ni or ni argent ; Dieu vous payera plus
tard le prix de mon passage. " Le batelier, mécontent, se met à
le tirer par sa chape, en lui disant : " Ou vous laisserez la chape, ou
j'aurai mon denier. " Dominique, levant les yeux au ciel, se recueillit
un moment en lui-même, puis regardant à terre, il montra au
batelier une pièce d'argent que la Providence venait de lui envoyer,
et lui dit : " Mon frère, voilà ce que vous demandez, prenez-le,
et laissez-moi aller en paix. "
Dans le temps que les croisés étaient devant Toulouse,
l'an 1211, des pèlerins anglais qui se rendaient à Saint-Jacques
de Compostelle, et qui voulaient éviter d'entrer dans la ville,
à cause de l'excommunication dont elle était frappée,
prirent une barque pour traverser la Garonne. Mais la barque trop pleine
chavira ; ils étaient environ quarante. Au cri des pèlerins
et de l'armée, Dominique sortit d'une église voisine, et
se jeta tout de son long par terre, les mains étendues en croix,
implorant Dieu en faveur des pèlerins déjà submergés.
Sa prière finie, il se leva, et, tourné du côté
du fleuve, il dit à haute voix : " Je vous ordonne, au nom du Christ,
de venir tous au rivage. " Aussitôt les naufragés apparurent
au-dessus des eaux, et, saisissant de longues piques que leur tendaient
les soldats, ils gagnèrent le bord.
Le premier prieur du couvent de Saint- Jacques de Paris, appelé
par les historiens Matthieu de France, devint le coopérateur de
Dominique par suite d'un autre miracle dont il avait été
témoin. Il était prieur d'une collégiale de chanoines
dans la ville de Castres. Dominique venait souvent visiter son église,
parce qu'elle renfermait les reliques du martyr saint Vincent, et il y
restait ordinairement en prière jusqu'à l'heure de midi.
Un jour il laissa passer cette heure, qui était celle du repas,
et le prieur envoya un de ses clercs le chercher. Le clerc vit Dominique
élevé de terre d'une demi-coudée en face de l'autel
; il courut avertir le prieur, qui trouva Dominique en cet état
d'extase. Ce spectacle lui causa une si vive impression, que peu de temps
après il se joignit au serviteur de Dieu, lequel, selon sa coutume
à l'égard de tous ceux qu'il admettait au partage de son
apostolat, lui promit le pain de la vie et l'eau du ciel., Les historiens
racontent encore brièvement qu'il chassa le démon du corps
d'un homme ; que, voulant prier dans une église dont les portes
étaient fermées, il s'y trouva transporté tout à
coup ; que, voyageant avec un religieux dont il n'entendait pas la langue,
et qui n'entendait pas la sienne, ils s'entretinrent ensemble pendant trois
jours, comme s'ils eussent parlé le même idiome ; qu'ayant
laissé tomber dans l'Ariège les livres qu'il portait avec
lui, un pêcheur les en retira quelque temps après, sans qu'ils
eussent souffert du contact de l'eau. Tous ces faits flottent épars
et sans liaison dans l'histoire, et nous les recueillons au rivage comme
de saints débris.
Dieu avait aussi communiqué à son serviteur l'esprit
de prophétie. Pendant le carême de l'année 1213, qu'il
passa à Carcassonne en prêchant et en exerçant les
fonctions de vicaire général que l'évêque absent
lui avait confiées, il fut interrogé par un religieux de
Cîteaux sur l'issue de la guerre : " Maître Dominique, lui
dit ce religieux, est-ce que ces maux n'auront pas de fin ? " Et comme
Dominique se taisait, le religieux le pressa de nouveau, sachant que Dieu
lui révélait beaucoup de choses. Dominique lui dit à
la fin : " Oui, ces maux finiront, mais non pas de sitôt ; le sang
d'un grand nombre sera encore versé, et un roi périra dans
une bataille. " Ceux qui entendaient cette prédiction craignirent
qu'il ne voulût parler du fils aîné de Philippe-Auguste,
qui avait fait vœu de se croiser contre les Albigeois ; mais Dominique
les rassura en leur disant : " Ne craignez pas pour le roi de France, c'est
un autre roi, et bientôt, qui succombera dans les vicissitudes de
cette guerre. " Peu après, le roi d'Aragon fut tué à
Muret.
La guerre, par sa durée et ses chances diverses, semblait mettre
un obstacle presque invincible au dessein constant de Dominique, qui était
de fonder un ordre religieux consacré au ministère de la
prédication. Aussi ne cessait-il de demander à Dieu l'établissement
de la paix, et ce fut dans le but de l'obtenir et de hâter le triomphe
de la foi, qu'il institua, non sans une secrète inspiration, cette
manière de prier qui s'est depuis répandue dans l'Église
universelle sous le nom de Rosaire. Lorsque l'archange Gabriel fui envoyé
de Dieu à la bienheureuse Vierge Marie pour lui annoncer le mystère
de l'incarnation du Fils de Dieu dans son chaste sein, il la salua en ces
termes : Je vous salue, pleine de grâces, le Seigneur est avec voies,
vous êtes bénie entre les femmes. Ces paroles, les plus heureuses
qu'aucune créature ait entendues, se sont répétées
d'âge en âge sur les lèvres des chrétiens, et
du fond de cette vallée de larmes ils ne cessent de redire à
la Mère de leur Sauveur : Je vous salue, Marie. Les hiérarchies
du ciel avaient député un de leurs chefs à l'humble
fille de David pour lui adresser cette glorieuse salutation ; et maintenant
qu'elle est assise au-dessus des anges et de tous les chœurs célestes,
le genre humain, qui l'eut pour fille et pour sœur, lui renvoie d'ici-bas
la Salutation angélique : Je vous salue, Marie. Quand elle l'entendit
pour la première fois de la bouche de Gabriel, elle conçut
aussitôt dans ses flancs très purs le Verbe de Dieu ; et maintenant,
chaque fois qu'une bouche humaine lui répète ces mots, qui
furent le signal de sa maternité, ses entrailles s'émeuvent
au souvenir d'un moment qui n'eut point de semblable au ciel et sur la
terre, et toute l'éternité se remplit du bonheur qu'elle
en ressent.
Or, quoique les chrétiens eussent coutume de tourner ainsi leurs
cœurs vers Marie, cependant l'usage immémorial de cette salutation
n'avait rien de réglé et de solennel. Les fidèles
ne se réunissaient pas pour l'adresser à leur bien-aimée
protectrice ; chacun suivait pour elle l'élan privé de son
amour. Dominique, qui n'ignorait pas la puissance de l'association dans
la prière, crut qu'il serait utile de l'appliquer à la Salutation
angélique, et que cette clameur commune de tout un peuple assemblé
monterait jusqu'au ciel avec un grand empire. La brièveté
même des paroles de l'ange exigeait qu'elles fussent répétées
un certain nombre de fois, comme ces acclamations uniformes que la reconnaissance
des nations jette sur le passage des souverains. Mais la répétition
pouvait engendrer la distraction de l'esprit. Dominique y pourvut en distribuant
les salutations orales en plusieurs séries, à chacune desquelles,
il attacha la pensée d'un des mystères de notre rédemption,
qui furent tour à tour pour la bienheureuse Vierge un sujet de joie,
de douleur el de triomphe. De cette manière, la méditation
intime s'unissait à la prière publique, et le peuple, en
saluant sa mère et sa reine, la suivait au fond du cœur en chacun
des événements principaux de sa vie. Dominique forma une
confrérie pour mieux assurer la durée et la solennité
de ce mode de supplication.
Sa pieuse pensée fut bénie par le plus grand de tous
les succès, par un succès populaire. Le peuple chrétien
s'y est attaché de siècle en siècle avec une incroyable
fidélité. Les confréries du Rosaire se sont multipliées
à l'infini ; il n'est presque pas de chrétien au monde qui
ne posséda, sous le nom de chapelet, une fraction dû rosaire.
Qui n'a entendu, le soir, dans les églises de campagne, la voix
grave des paysans récitant à deux chœurs la Salutation angélique
? Qui n'a rencontré des processions de pèlerins roulant dans
leurs doigts les grains du rosaire, et charmant la longueur de la route
par la répétition alternative du nom de Marie ? Toutes les
fois qu'une chose arrive à la perpétuité et à
l'universalité, elle renferme nécessairement une mystérieuse
harmonie avec les besoins et les destinées de l'homme. Le rationaliste
sourit en voyant passer des files de gens qui redisent une même parole
; celui qui est éclairé d'une meilleure lumière comprend
que l'amour n'a qu'un mot, et qu'en le disant toujours il ne le répète
jamais.
La dévotion du Rosaire, interrompue au quatorzième siècle
par la peste terrible qui ravagea l'Europe, fut renouvelée au siècle
suivant par Alain de la Roche, dominicain breton. En 1573, le souverain
pontife Grégoire XIII, en mémoire de la fameuse bataille
de Lépante, gagnée contre les Turcs sous un pape dominicain,
le jour même où les confréries du Rosaire faisaient
à Rome et dans le monde chrétien des processions publiques,
institua la fête que toute l'Église célèbre
chaque année le premier dimanche d'octobre, sous le nom de fête
du Rosaire.
Telles étaient les armes auxquelles Dominique avait recours
contre l'hérésie et contre les maux de la guerre : la prédication
dans les injures, la controverse, la patience, la pauvreté volontaire,
une vie dure pour lui-même, une charité sans bornes pour les
autres, le don des miracles, et enfin la promotion du culte de la sainte
Vierge par l'institution du Rosaire. Dix années passèrent
ainsi sur sa tête depuis l'entrevue de Montpellier jusqu'au concile
de Latran, avec une telle uniformité, que les historiens contemporains
n'ont saisi qu'un petit nombre d'actes dans cette humble et héroïque
persévérance des mêmes vertus. La crainte de la monotonie
a arrêté leur plume, et dire quelques jours de Dominique c'était
avoir dit ses années. Cette absence d'événements dans
la vie d'un grand homme à une époque si pleine de mouvement,
est le trait qui dessine la figure de Dominique à côté
de celle de Montfort. Unis entre eux par une amitié sincère
et par un but commun, leur caractère fut aussi dissemblable que
l'armure' d'un chevalier diffère du sac d'un religieux. Le soleil
de l'histoire resplendit sur la cuirasse de Montfort, et y éclaire
de belles actions mêlées d'ombres ; à peine jette-t-il
un rayon sur la chape de Dominique, mais si pur et si saint, que son peu
de splendeur même est un éclatant témoignage. La lumière
manque parce que l'homme de Dieu s'est retiré du bruit et du sang,
parce que, fidèle à sa mission, il n'a ouvert la bouche que
pour bénir, son cœur que pour prier, sa main que pour un office
d'amour, et que la vertu, quand elle est toute seule, n'a son soleil qu'en
Dieu.
Dominique était dans sa quarante-sixième année
lorsqu'il commença de recueillir le fruit de ses longs mérites.
Les croisés triomphants lui ouvrirent en 1215 les portes de Toulouse,
et la Providence, qui donne rendez-vous à la même heure aux
éléments les plus divers, lui envoya deux hommes dont il
avait besoin pour asseoir les premiers fondements de l'ordre des Frères
Prêcheurs. Tous deux étaient citoyens de Toulouse, d'une naissance
distinguée et d'un mérite personnel remarquable. L'un, qui
se nommait Pierre Cellani, ornait une grande fortune par une grande vertu
; l'autre, qui ne nous est connu que sous le nom de Thomas, était
éloquent et de mœurs singulièrement aimables. Poussés
par une même inspiration de l'Esprit-Saint, ils se donnèrent
ensemble à Dominique, et Pierre Cellani lui fit présent de
sa propre maison, qui était belle et située près du
château des comtes de Toulouse, qu'on appelait le château de
Narbonne. Dominique rassembla dans cette maison ceux qui s'étaient
attachés à lui : ils étaient au nombre de six, Pierre
Cellani, Thomas, et quatre autres. C'était un bien petit troupeau,
et pourtant il avait coûté dix années d'apostolat et
quarante-cinq ans d'une vie tout immolée à Dieu., Combien
connaissent peu les conditions des choses durables ceux qui sont pressés
dans leurs voies ! et combien peu les connaissent aussi ceux que rebute
un siècle chargé d'orages ! Depuis que Dominique, passant
pour la première fois à Toulouse, avait, dans une veille
employée à la conversion d'un hérétique, entrevu
la pensée de son ordre, le temps s'était montré inexorable
pour lui. La mort prématurée de son ami et de son maître
Azévédo l'avait laissé orphelin sur un sol étranger
; une guerre sanglante l'avait enveloppé de toutes parts ; la haine
des hérétiques, auparavant contenue par la certitude même
de leur domination, s'était exaltée ; l'attention des catholiques
et leur dévouement ayant pris un autre cours que celui de l'apostolat,
Dominique s'était vu réduit à une solitude désespérante.
Cependant Dieu souffle sur les nuées ; le comte de Toulouse,
qui doit mourir chez lui tranquille et victorieux, est brisé pour
un temps par une bataille aussi décisive qu'imprévue ; Dieu
donne à son serviteur quelques mois de paix, et l'ordre des Frères
Prêcheurs s'établit entre deux tempêtes dans la capitale
de l'hérésie.
Dominique revêtit ses compagnons de l'habit qu'il portait lui-même,
c'est-à-dire d'une tunique de laine blanche, d'un surplis de lin,
d'une chape et d'un capuce de laine noire. C'était l'habit des chanoines
réguliers dont il avait gardé l'usage depuis son entrée
au chapitre d'Osma. Lui et les siens s'en servirent jusqu'à un événement
mémorable dont nous parlerons en son lieu, et qui fut la cause d'un
changement dans ce costume. Ils commencèrent aussi à mener
une vie uniforme sous une certaine règle. Cet établissement
se fondait avec la coopération et par l'autorité de l'évêque
de Toulouse, qui était toujours Foulques, ce généreux
moine de Cîteaux que nous avons vu dès l'origine attaché
aux projets d'Azévédo et de Dominique. Il ne se contenta
pas d'en favoriser spirituellement la réalisation, nous avons de
sa libéralité à leur égard un monument insigne
que la reconnaissance des Frères Prêcheurs doit éterniser
autant qu'il est en eux. " Au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ.
Nous faisons savoir à tous présents et à venir, que
nous, Foulques, par la grâce de Dieu humble ministre du siège
de Toulouse, voulant extirper l'hérésie, bannir les vices,
enseigner aux hommes la règle de la foi et les former aux bonnes
mœurs, nous instituons pour prédicateurs dans notre diocèse
le frère Dominique et ses compagnons, lesquels se sont proposé
de marcher dans la pauvreté évangélique, à
pied et en religieux, en annonçant la vraie parole. Et parce que
l'ouvrier est digne de sa nourriture, et qu'il ne faut pas fermer la bouche
au bœuf qui foule le grain, mais qu'au contraire celui qui prêche
l'Évangile doit vivre de l'Évangile, nous voulons que le
frère Dominique et ses compagnons, en semant la vérité
dans notre diocèse, y recueillent aussi de quoi soutenir leur vie.
C'est pourquoi, du consentement du chapitre de l'Église de Saint-Étienne
et de tout le clergé de notre diocèse, nous leur assignons
à perpétuité, ainsi qu'à tous ceux que le zèle
du Seigneur et le salut des âmes attacheront de la même manière
à l'office de la prédication, la sixième partie des
dîmes dont jouissent les fabriques de nos églises paroissiales,
afin de servir à leurs besoins, et qu'ils puissent se reposer de
temps en temps de leurs fatigues. S'il reste quelque chose à la
fin de l'année, nous voulons et ordonnons qu'on l'emploie à
l'ornement de nos églises paroissiales ou au secours des pauvres,
selon qu'il paraîtra convenable à l'évêque. Car,
puisqu'il est réglé par le droit qu'une certaine portion
des dîmes doit être consacrée aux pauvres, nous sommes
tenus sans doute d'admettre au partage ceux qui embrassent la pauvreté
pour Jésus-Christ, dans le but d'enrichir le monde de leur exemple
et du don céleste de la doctrine : de telle sorte que ceux de qui
nous recevons les choses temporelles reçoivent de nous directement
ou indirectement les choses spirituelles. Donné l'an 1215 du Verbe
incarné, le roi Philippe régnant sur les Français,
et le comte de Montfort tenant la principauté de Toulouse. "
Cet acte de munificence ne fut pas le seul à venir en aide à
l'ordre naissant de Frères Prêcheurs. " En " ce temps-là,
disent les historiens, le seigneur Si- "mon, comte de Montfort, prince
illustre, qui cornet battit les hérétiques avec le glaive
matériel, et le " bienheureux Dominique, qui les combattait avec
" le glaive de la parole de Dieu, se lièrent d'une " grande familiarité
et amitié. " Montfort fit don à son ami du château
et de la terre de Cassanel, dans le diocèse d'Agen. Il avait déjà
précédemment confirmé plusieurs donations en faveur
du monastère de Prouille, dont il avait lui-même augmenté
les possessions. Son estime et son attachement pour Dominique ne s'étaient
pas bornés à ce genre de témoignages : il l'avait
prié de baptiser sa fille, un instant fiancée à l'héritier
du royaume d'Aragon, et de bénir le mariage de son fils aîné,
le comte Amaury, avec Béatrice, fille du Dauphin de Vienne. Nous
verrons un jour Dominique, vieilli et près de retourner à
Dieu, se repentir d'avoir accepté des possessions temporelles ;
il s'en débarrassera comme d'un fardeau avant d'entrer dans la tombe,
laissant pour patrimoine à ses enfants cette Providence quotidienne
qui soutient toute créature laborieuse, et dont il est écrit
: Charge le Seigneur du souci de la vie, et lui-même te nourrira.
CHAPITRE VII - SECOND VOYAGE DE SAINT DOMINIQUE A ROME. – APPROBATION
– PROVISOIRE DE L'ORDRE DES FRÈRES PRÊCHEURS PAR INNOCENT
III. – RENCONTRE DE SAINT DOMINIQUE ET DE SAINT FRANÇOIS D'ASSISE
Au point de réalisation où la pensée de Dominique
était parvenue, il lui était permis d'espérer pour
son œuvre l'approbation du Siège apostolique ; c'est pourquoi, saisissant
l'occasion de la prochaine tenue du concile de Latran, il partit pour Rome
avec l'évêque de Toulouse, dans l'automne de l'an 1215. Mais
avant de dire adieu à ses disciples, il fit une action remarquable
qui traçait pour jamais à son ordre une des grandes voies
où il devait marcher. Toulouse possédait alors un docteur
célèbre qui y occupait avec beaucoup d'éclat une chaire
de théologie. Alexandre, c'était son nom, travaillant un
jour, de grand matin, dans son cabinet, fut peu à peu distrait de
l'étude par le sommeil, et s'endormit profondément. Pendant
ce repos, il vit sept étoiles se présenter à lui,
petites d'abord, mais qui, croissant en grandeur et en lumière,
finissaient par éclairer la France et le monde. Éveillé
sur ce songe, au point du jour, il appela les serviteurs qui avaient coutume
de porter ses livres, et se rendit à son école. Au moment
où il y entrait, Dominique s'offrit à lui accompagné
de ses disciples, tous vêtus de la tunique blanche et de la chape
noire des chanoines réguliers. Ils lui dirent qu'ils étaient
des frères prêchant l'Évangile aux fidèles et
aux infidèles dans le pays de Toulouse, et qu'ils souhaitaient ardemment
d'entendre ses leçons. Alexandre comprit que c'étaient là
les sept étoiles qu'il venait de voir en songe ; et, étant
plus tard à la cour du roi d'Angleterre, lorsque déjà
l'ordre des Frères Prêcheurs avait acquis une immense renommée,
il raconta lui-même comment il avait eu pour écoliers les
premiers enfants de cette nouvelle religion.
Dominique, après avoir confié ses disciples à
la garde de la prière et de l'étude, s'était acheminé
vers Rome. Il y avait onze ans que dom Diego et lui la visitaient ensemble
pour la première fois, pèlerins tous les deux, et ne sachant
pas encore pourquoi Dieu les avait amenés de si loin aux pieds de
son vicaire. Maintenant Dominique rapportait au Père commun de la
chrétienté le fruit do sa bénédiction ; et,
malgré la mort qui lui avait retiré le compagnon de son ancien
pèlerinage, il ne revenait pas seul. C'était sa destinée
de rencontrer ù propos d'illustres amitiés. Tandis que l'Espagne,
sa patrie de naissance, retenait dans le tombeau l'ami et le protecteur
de sa jeunesse, la France, sa patrie adoptive, lui avait donné un
autre protecteur et un autre ami dans la personne de Foulques. Il eut aussi
le bonheur de retrouver Innocent III sur le siège de saint Pierre.
Toutefois ce grand pontife ne se montra point d'abord favorable à
ses vœux. Il avait consenti sans peine à prendre sous la tutelle
de l'Église romaine le monastère de Prouille, et il en avait
fait dresser des lettres datées du 8 octobre 1215 ; mais il ne pouvait
se décider à approuver un ordre nouveau consacré à
édifier l'Église par la prédication. Les historiens
exposent deux raisons de sa répugnance. En premier lieu, la prédication
étant un office transmis des apôtres aux évoques, il
semblait contraire à l'antiquité d'en faire la fonction d'un
autre ordre que l'ordre épiscopal. Il est vrai que depuis longtemps
les évêques s'abstenaient volontiers de l'honneur d'annoncer
la parole de Dieu, et que le quatrième concile de Latran, tout récemment
célébré, leur avait enjoint de placer dans la chaire
chrétienne des prêtres capables de les représenter.
Mais 'autre chose était que chaque évêque pourvût
à la prédication dans son diocèse par le choix de
vicaires révocables, autre chose de confier à un ordre vivant
de sa vie propre la fonction perpétuelle et universelle d'enseigner
l'Évangile. N'était-ce pas fonder dans l'Église un
ordre apostolique, et pouvait-il y avoir dans l'Église un autre
ordre apostolique que l'épiscopat ? Telle était la question
soulevée par le zèle de Dominique, question capable de tenir
en suspens le génie d'Innocent III. Car, à côté
des raisons prises du point de vue traditionnel, il en était d'autres
puisées dans l'expérience et la nécessité.
Il était certain que l'apostolat périssait dans l'Église,
et que les progrès croissants de l'erreur étaient dus à
l'absence d'un enseignement habile et dévoué. Les conciles
réunis en Languedoc pendant la guerre des Albigeois avaient été
unanimes à rappeler aux évêques cette partie de leurs
devoirs. Mais c'est la grâce de Dieu qui fait les apôtres,
et non les ordonnances des conciles. Les évêques, retournés
dans leurs palais au sortir de ces assemblées, y retrouvaient pour
excuse à leur inertie évangélique le fardeau de l'administration
diocésaine, les affaires d'État auxquelles ils avaient part,
et cette puissance des choses établies que les plus forts caractères
ont de la peine à surmonter. Il ne leur était pas facile
davantage de créer des lieutenants de leur parole. On ne dit pas
tout d'un coup à un prêtre : " Sois apôtre ! " Les habitudes
apostoliques sont le fruit d'un genre de vie particulier. Elles étaient
communes dans l'Église primitive, parce que le monde étant
à conquérir, tous les esprits se tournaient vers le seul
genre d'action qui pouvait atteindre ce but. Mais depuis que l'Église
était la maîtresse des nations, le ministère pastoral
avait prévalu sur l'apostolat ; on cherchait plutôt à
conserver qu'à étendre le royaume de Jésus-Christ.
Or, par une loi qui assujettit toutes les choses créées,
là où cesse le progrès, la mort commence à
s'introduire. Le régime de conservation, qui suffit au plus grand
nombre des intelligences, est incapable de retenir certaines âmes
ardentes ; elles échappent à une fidélité qui
ne les pousse pas en avant, comme les soldats se lassent dans un camp retranché
d'où on ne les mène jamais à l'ennemi. Ces âmes,
isolées d'abord, se rallient dans l'ombre ; elles se forment au
hasard le mouvement qui leur manque, jusqu'à ce qu'un jour, se croyant
assez fortes contre l'Église, elles lui apprennent, par une soudaine
irruption, que la vérité ne gouverne ici-bas les esprits
qu'à la condition de les conquérir sans cesse. L'état
de l'Europe ne révélait que trop à Innocent III cette
loi de l'humanité. Devait-il repousser le secours qui lui venait
si à propos ? devait-il résister au souffle de Dieu, parce
que, tout en suscitant plus d'un digne évêque à son
Église, il leur donnait pour coopérateurs un corps de religieux
?
Néanmoins un décret promulgué au soin du concile
de Latran apportait, dans cette question, un obstacle à la liberté
de sa pensée. Le concile avait décidé, en effet, que,
pour éviter la confusion et tous les inconvénients qui naissaient
de la multiplication des ordres monastiques, on ne permettrait plus qu'il
s'en établît de nouveau. Était-il possible de violer
si vite une résolution si solennelle ?
Dieu, qui prèle à l'Église romaine une assistance
dont la perpétuité est une des merveilles visibles de sa
sagesse, et qui n'avait voulu qu'éprouver son serviteur Dominique
par une dernière tribulation, mil un terme aux anxiétés
d'Innocent III. Une nuit que ce pontife dormait dans le palais de Saint-Jean-de-Latran,
il vit en songe la basilique près de tomber, et Dominique qui en
soutenait sur ses épaules les murailles chancelantes. Averti de
la volonté de Dieu par cette inspiration, il manda l'homme apostolique,
et lui ordonna de retourner en Languedoc pour y choisir, de concert avec
ses compagnons, celle des règles anciennes qui lui paraîtrait
la plus propre à former la nouvelle milice dont il souhaitait enrichir
l'Église. C'était un moyen de sauver le décret du
concile de Latran, et de donner à un dessein tout neuf le sceau
et la protection de l'antiquité.
Dominique eut à Rome une autre joie bien vive. Il n'était
pas le seul que la Providence eût élu, dans ces temps critiques,
pour arrêter la décadence de l'Église. Pendant qu'il
ravivait aux saintes et profondes sources de son cœur le fleuve de la parole
apostolique, un autre homme avait reçu la vocation de ressusciter,
au milieu d'une opulence corruptrice des âmes, l'estime et la pratique
de la pauvreté. Ce sublime amoureux de Jésus-Christ était
né sur le penchant des montagnes de l'Ombrie, dans la ville d'Assise,
d'un riche et avare marchand. La langue française, qu'il avait apprise
dans l'intérêt du négoce de son père, fut cause
qu'on lui donna le nom de François, qui n'était point le
nom de sa naissance ni celui de son baptême. A l'âge de vingt-quatre
ans, au retour d'un voyage de Rome, l'Esprit de Dieu, qui l'avait déjà
souvent sollicité, s'empara de lui tout à fait. Conduit par
son père devant l'évêque d'Assise pour qu'il renonçât
à tous ses droits de famille, l'héroïque jeune homme
se dépouilla des vêlements qu'il portait, et les mit aux pieds
de l'évêque, en disant : " Maintenant je pourrai dire " avec
plus de vérité que jamais : Notre Père qui êtes
aux cieux ! " A quelque temps de là, assistant au saint sacrifice
de la Messe, il entendit lire l'évangile où Jésus-Christ
recommande à ses apôtres de ne posséder ni or ni argent,
de ne point porter de monnaie dans leurs ceintures, ni une besace par le
chemin, ni deux tuniques, ni des souliers, ni une baguette. Une joie indicible
se répandit en lui à ces paroles ; il ôta ses souliers
de ses pieds, déposa son bâton, jeta avec horreur le peu d'argent
qu'il avait, et tout le reste de sa vie il n'eut plus pour couvrir et ceindre
sa nudité qu'un caleçon, une tunique et une corde. Encore
eut-il peur de cette richesse, et, avant de mourir, il se fît mettre
nu sur le pavé devant ses frères, de même qu'au commencement
de sa parfaite conversion à Dieu il s'était mis nu devant
l'évêque d'Assise. Tout cela se passait pendant que Dominique
évangélisait le Languedoc au péril de sa vie, et accablait
l'hérésie du spectacle de son apostolat. Une merveilleuse
correspondance avait été établie, à leur insu,
entre ces deux hommes, et la fraternité de leur carrière
subsista jusqu'en des événements qui suivirent leur mort.
Dominique était l'aîné de douze ans ; mais, préparé
d'une manière plus savante à sa mission, il fut rejoint à
temps par son jeune frère, qui n'avait pas eu besoin d'aller aux
universités pour y apprendre la science de la pauvreté et
de l'amour. Presque à la même époque où Dominique
posait à Notre-Dame-de-Prouille, au pied des Pyrénées,
les fondements de son ordre, François jetait les fondements du sien
à Notre-Dame-des-Anges, au pied des Apennins. Un sanctuaire antique
de la bienheureuse Vierge, Mère de Dieu, avait été
pour tous deux l'humble et douce pierre angulaire de leur édifice.
Notre-Dame-de-Prouille était le lieu chéri entre tous par
Dominique ; Notre-Dame-des-Anges était le coin de terre auquel François
avait réservé une place d'affection dans l'immensité
de son cœur détaché de toute chose visible. L'un et l'autre
avaient commencé leur vie publique par un pèlerinage à
Rome ; l'un et l'autre y retournèrent pour solliciter du souverain
pontife l'approbation de leurs ordres. Innocent III les rebuta d'abord
tous les deux, et la même vision le contraignit de donner à
tous deux une approbation verbale et provisoire. Dominique, comme François,
renferma sous la flexibilité austère de sa règle les
hommes, les femmes et les gens du monde, faisant de trois ordres une seule
puissance combattant pour Jésus-Christ par toutes les armes de la
nature et de la grâce : seulement Dominique commença par les
femmes, François par les hommes. Le même souverain pontife,
Honorius III, confirma leurs instituts par des bulles apostoliques ; le
même encore, Grégoire IX, les canonisa. Enfin les deux plus
grands docteurs de, tous les siècles fleurirent ensemble sur leurs
tombeaux : saint Thomas sur celui de Dominique, saint Bonaventure sur celui
de François.
Cependant ces deux hommes, dont les destinées offraient au ciel
et à la terre de si admirables harmonies, ne se connaissaient pas.
Tous deux habitaient Rome au temps du quatrième concile de Latran,
et il ne paraît pas que le nom de l'un eut jamais frappé l'oreille
de l'autre. Une nuit, Dominique étant en prière, selon sa
coutume, vit Jésus-Christ irrité contre le monde, et sa Mère
qui lui présentait deux hommes pour l'apaiser. Il se reconnut pour
l'un des deux ; mais il ne savait qui était l'autre, et, le regardant
attentivement, l'image lui en demeura présente. Le lendemain, dans
une église, on ignore laquelle, il aperçut, sous un froc
de mendiant, la figure qui lui avait été montrée la
nuit précédente ; et, courant à ce pauvre, il le serra
dans ses bras. avec une sainte effusion, entrecoupée de ces paroles
: " Vous êtes mon compagnon, vous marcherez avec moi, tenons-nous
ensemble, et nul ne pourra prévaloir contre nous. " Il lui raconta
ensuite la vision qu'il avait eue ; et leur cœur se fondit l'un dans l'autre
entre ces embrassements et ces discours.
Le baiser de Dominique et de François s'est transmis de génération
en génération sur les lèvres de leur postérité.
Une jeune amitié unit encore aujourd'hui les Frères Prêcheurs
aux Frères Mineurs. Ils se sont rencontrés dans des offices
semblables sur tous les points du monde ; ils ont bâti leurs couvents
aux mêmes lieux ; ils ont mendié aux mêmes portes ;
leur sang, répandu pour Jésus-Christ, s'est mêlé
mille fois dans le même sacrifice et la même gloire ; ils ont
couvert de leurs livrées les épaules des princes et des princesses
; ils ont peuplé à l'envi le ciel de leurs saints ; leurs
vertus, leur puissance, leur renommée, leurs besoins se sont touchés
sans cesse et partout : et jamais un souffle de jalousie n'a terni le cristal
sans tache de leur amitié six fois séculaire. Ils se sont
répandus ensemble dans le monde, comme s'étendent et s'entrelacent
les rameaux joyeux de deux troncs pareils en âge et en force ; ils
se sont acquis et partagé l'affection des peuples, comme deux frères
jumeaux reposent sur le sein de leur unique mère ; ils sont allés
à Dieu par les mêmes chemins, comme deux parfums précieux
montent à l'aise au même point du ciel. Chaque année,
lorsque le temps ramène à Rome la fête de saint Dominique,
des voitures partent du couvent de Sainte-Marie-sur-Minerve, où
réside le général des dominicains, et vont chercher
au couvent d'Ara-Cœli le général des franciscains. Il arrive
accompagné d'un grand nombre de ses frères. Les dominicains
et les franciscains, réunis sur deux lignes parallèles, se
rendent au maître-autel de la Minerve, et, après s'être
salués réciproquement, les premiers vont au chœur, les seconds
restent à l'autel pour y célébrer l'office de l'ami
de leur père. Assis ensuite à la même table, ils rompent
ensemble le pain qui ne leur a jamais manque depuis six siècles
; et, le repas terminé, le chantre des Frères Mineurs et
celui des Frères Prêcheurs chantent de concert, au milieu
du réfectoire, cette antienne : " Le séraphique François
et l'apostolique Dominique nous ont enseigne votre loi, ô Seigneur
! " L'échange de ces cérémonies se fait au couvent
d'Ara-Cœli pour la fête de saint François ; et quelque chose
de pareil a lieu par toute la terre, là où un couvent de
dominicains et un couvent de franciscains s'élèvent assez
proche l'un de l'autre pour permettre à leurs habitants de se donner
un signe visible du pieux et héréditaire amour qui les unit.
CHAPITRE VIII - ASSEMBLÉE DE SAINT DOMINIQUE ET DE SES DISCIPLES
A NOTRE-DAME – DE - PROUILLE. – RÈGLE ET CONSTITUTION DES FRÈRES
PRÊCHEURS. – FONDATION' DU COUVENT DE SAINT-ROMAIN DE TOULOUSE.
Dieu, pendant l'absence de Dominique, avait béni et multiplié
son troupeau. Au lieu de six disciples qu'il avait laissés à
Toulouse dans la maison de Pierre Cellani, il en retrouva quinze ou seize.
Après les premiers épanchements, il leur donna rendez-vous
à Notre-Dame-de-Prouille, pour y délibérer, conformément
aux ordres du pape, sur le choix d'une règle. Jusque-là,
c'est-à-dire jusqu'au printemps de l'année 1216, leur communauté
n'avait eu qu'une forme provisoire et indéterminée, Dominique
s'étant plus occupé d'agir que d'écrire, à
l'imitation de Jésus-Christ, qui avait préparé ses
apôtres à leur mission par la parole et l'exemple, non par
des règlements écrits. Mais l'heure était venue de
créer la législation de la famille dominicaine : car il est
nécessaire que les lois secondent les mœurs, afin d'en perpétuer
la tradition. Dominique, déjà père, allait devenir
législateur. Après avoir tiré de son sein une génération
d'hommes semblables à lui, il allait pourvoir à leur propre
fécondité, et les armer contre l'avenir de la force mystérieuse
qui donne la durée. Si la perpétuité d'une race par
la chair et le sang est un chef-d'œuvre de vertus et d'habileté
; si la fondation des empires est le dernier degré du génie
humain, que doit-ce être d'établir une société
purement spirituelle, qui ne puise point sa vie dans les affections de
la nature, ni ne met sa défense dans le glaive et le bouclier ?
Les anciens législateurs, effrayés de leur tâche, avaient
assis les nations, par un mensonge qui n'était qu'apparent, sur
le piédestal de la divinité. Venu au temps de Jésus-Christ,
lorsque la plénitude de la réalité avait pris la place
des ruines et des fictions, Dominique n'avait pas eu besoin de tromper
pour être vrai. Avant d'oser tracer une loi de sa main mortelle,
il était allé se mettre aux pieds du représentant
de Dieu, et implorer de la plus haute paternité visible la bénédiction
qui est le germe des longues postérités. Retiré ensuite
dans la solitude, sous la protection de celle qui fut mère sans
cesser d'être vierge, il priait Dieu ardemment de lui communiquer
une part de cet esprit qui a creusé à l'Église catholique
d'inébranlables fondements.
Deux hommes nés à un siècle d'intervalle, saint
Augustin et saint Benoît, avaient été en Occident les
patriarches de la vie religieuse ; mais ni l'un ni l'autre ne s'étaient
proposé le même but que Dominique. Saint Augustin, encore
nouveau converti, s'était renfermé dans une maison de Tagaste,
sa ville natale, pour y vaquer, avec quelques amis, à l'étude
et à la contemplation des choses divines. Élevé plus
tard au sacerdoce, il s'était fait dans Hippone un autre monastère,
qui n'était, comme le premier, qu'une réminiscence de ces
fameux instituts cénobitiques de l'Orient dont saint Antoine et
saint Basile avaient été les architectes. Quand il eut succédé
au vieux Valère sur le siège d'Hippone, son point de vue
changea, sans changer l'ardent amour qui le portait à enchaîner
sa vie dans les liens de la fraternité. Il ouvrit sa maison au clergé
d'Hippone, et forma de ses coopérateurs une seule communauté,
à l'exemple de saint Athanase et de saint Eusèbe de Verceil,
imitateurs eux-mêmes des apôtres. C'était ce monastère
épiscopal qui avait servi de modèle et de point de départ
aux chanoines réguliers, comme celui de Tagaste aux religieux connus
sous le nom d'ermites de Saint-Augustin. Quant à saint Benoît,
son œuvre était encore plus manifestement étrangère
au but de Dominique, puisqu'il n'avait fait que ressusciter la pure vie
claustrale partagée entre le chant du chœur et le travail des mains.
Obligé néanmoins de se choisir pour ancêtre l'un
de ces deux grands hommes, Dominique préféra saint Augustin.
Les raisons en sont faciles à pénétrer. Quoique l'illustre
évoque n'eût pas eu l'idée d'instituer un ordre apostolique,
il avait été lui-même apôtre et docteur ; ses
jours s'étaient usés à annoncer la parole de Dieu,
et à en défendre l'intégrité contre tous les
hérétiques de son temps. Sous quel plus naturel patronage
pouvait-on placer l'ordre naissant des Frères Prêcheurs ?
Ce n'était pas d'ailleurs pour Dominique un patronage nouveau ;
il y avait été accoutumé pendant de longues années
au chapitre régulier d'Osma, et les traditions de sa carrière
passée s'accordaient pour ce choix avec les convenances présentes
de sa vocation. La règle de Saint-Augustin, il faut aussi le remarquer,
avait sur toute autre l'avantage inappréciable de n'être qu'un
simple exposé des devoirs fondamentaux de la vie religieuse. Aucune
forme de gouvernement n'y était tracée ; aucune observance
n'y était prescrite, sauf la communauté des biens, la prière,
la frugalité, la vigilance des frères sur leurs sens, la
correction mutuelle de leurs défauts, l'obéissance au supérieur
du monastère, et par-dessus tout la charité, dont le nom
et l'onction remplissent ces admirables et trop courtes pages. Dominique,
en se soumettant à leurs prescriptions, n'acceptait donc, à
proprement parler, que le joug des conseils évangéliques
; sa pensée était à l'aise dans ce cadre hospitalier
dessiné par une main qui semblait avoir voulu créer une cité
plutôt qu'un cloître. Il restait à bâtir, dans
cette cité commune, sous la protection de ses vieux remparts, l'édifice
particulier des Frères Prêcheurs.
Or une première question se présentait : Un ordre destiné
à l'apostolat devait-il adopter la tradition des mœurs monastiques,
ou bien se rapprocher de l'existence plus libre du sacerdoce régulier,
en abandonnant la plupart des usages claustraux ? On ne pouvait faire entrer
dans ce doute les trois vœux de pauvreté, de chasteté et
d'obéissance, sans lesquels aucune société spirituelle
ne se conçoit, pas plus qu'on ne conçoit un peuple sans la
pauvreté de l'impôt, la chasteté du mariage, et l'obéissance
aux mêmes lois sous les mêmes chefs. Mais convenait-il au but
de l'apostolat de conserver des coutumes telles que la récitation
publique de l'office divin, l'abstinence perpétuelle de chair, les
longs jeûnes, le silence, le chapitre appelé de la coulpe,
les pénitences pour le manquement à la règle, et le
travail des mains ? Toute cette discipline rigoureuse, propre à
former le cœur solitaire du moine et à sanctifier le loisir de ses
jours, était-elle compatible avec l'héroïque liberté
d'un apôtre qui s'en va devant lui semant à droite et à
gauche le bon grain de la vérité ? Dominique le crut. Il
crut qu'en remplaçant le travail des mains par l'étude de
la science divine, en mitigeant certaines pratiques, en usant de dispenses
à l'égard des religieux plus strictement occupés à
l'enseignement et à la prédication, il serait possible de
concilier l'action apostolique avec l'observance monastique. Peut-être
même l'idée de leur séparation ne se présenta-l-elle
point à son esprit. Car l'apôtre n'est pas seulement un homme
qui sait, et qui enseigne au moyen de la parole ; c'est un homme qui prêche
le christianisme par tout son être, et dont la présence seule
est déjà une apparition de Jésus-Christ. Or quoi de
plus propre à lui imprimer les sacrés stigmates de celte
ressemblance que les austérités du cloître ? Dominique
lui-même était-il autre chose qu'un mélange intime
du moine et de l'apôtre ? Étudier, prier, prêcher, jeûner,
dormir par terre, marcher nu-pieds, passer de l'acte pénitent à
l'acte de prosélytisme, n'était-ce pas sa vie de chaque jour
? et qui mieux que lui pouvait connaître toutes les affinités
du désert et de l'apostolat ?
Les traditions monastiques furent donc reçues à Prouille
avec des modifications dont la première et la plus générale
était celle-ci : " Que chaque prélat ait dans son couvent
la puissance de dispenser les Frères des assujettissements communs,
lorsqu'il le jugera utile, surtout dans les choses qui entraveraient l'étude,
ou la prédication, ou le bien des âmes, notre ordre ayant
été spécialement et dès l'origine institué
pour la prédication et le salut des âmes, et tous nos efforts
devant tendre sans cesse à l'avantage spirituel du prochain. "
C'est pourquoi il fut statué que l'office divin se dirait dans
l'église brièvement et succinctement, pour ne pas diminuer
la dévotion des Frères, ni empêcher l'étude
; que les Frères en voyage seraient exempts des jeûnes réguliers,
si ce n'est pendant l'Avent, à certaines vigiles, et le vendredi
de chaque semaine ; qu'ils pourraient manger de la chair hors des couvents
de l'ordre ; que le silence ne serait point absolu ; que la communication
avec les étrangers serait permise même dans l'intérieur
des couvents, à l'exception des femmes ; qu'un certain nombre d'étudiants
seraient envoyés aux plus fameuses universités ; qu'on recevrait
des grades scientifiques ; qu'on tiendrait des écoles : toutes constitutions
qui, sans détruire dans le Frère Prêcheur l'homme monastique,
relevaient au rang d'homme apostolique.
Sous le rapport administratif, chaque couvent devait être gouverné
par un prieur conventuel ; chaque province, composée d'un certain
nombre de couvents, par un prieur provincial ; l'ordre tout entier, par
un chef unique, qui eut depuis le nom de maître général.
L'autorité, descendue d'en haut et se rattachant au trône
même du souverain pontife, devait affermir tous les degrés
de cette hiérarchie, pendant que l'élection, remontant du
bas au faîte, maintiendrait entre l'obéissance et le commandement
l'esprit de fraternité. Un double signe brillerait ainsi sur le
front de tout dépositaire du pouvoir, le choix de ses Frères
et la confirmation du pouvoir supérieur. Au couvent appartiendrait
l'élection de son prieur ; à la province, représentée
par les prieurs et un député de chaque couvent, celle du
provincial ; à l'ordre entier, représente par les provinciaux
et deux députés de chaque province, celle du maître
général, et, par une progression contraire, le maître
général confirmerait le prieur de la province, et celui-ci
le prieur du couvent. Toutes ces fonctions étaient temporaires,
excepté la suprême, afin que la providence de la stabilité
s'unît à l'émulation du changement. Des chapitres généraux,
tenus à des intervalles rapprochés, devaient contre-balancer
le pouvoir du maître général, et des chapitres provinciaux
celui du prieur provincial ; un conseil était donné au prieur
conventuel pour l'assister dans les devoirs les plus importants de sa charge.
L'expérience a prouvé la sagesse de ce mode de gouvernement.
Par lui l'ordre des Frères Prêcheurs a librement accompli
ses destinées, aussi bien préservé de la licence que
de l'oppression. Un respect sincère de l'autorité s'y allie
à quelque chose de franc et de naturel, qui révèle
dès la première vue le chrétien affranchi de la crainte
par l'amour. La plupart des ordres religieux ont subi des réformes
qui les ont partagés en divers rameaux : celui des Frères
Prêcheurs a traversé, toujours un, les vicissitudes de six
siècles d'existence. Il a poussé dans tout l'univers ses
branches vigoureuses, sans qu'une seule se soit jamais séparée
du tronc qui l'avait nourrie.
Restait la question de savoir comment l'ordre pourvoirait à
sa subsistance. Dominique, depuis le premier jour de son apostolat, s'était
reposé de ce soin sur la bonté de Dieu. Il avait vécu
d'aumônes quotidiennes, et détourné sur le monastère
de Prouille toutes les libéralités qui outre-passaient les
bornes de ses besoins du moment. Ce n'était qu'à la fin,
après avoir vu croître sa famille spirituelle, qu'il avait
accepté de Foulques la sixième partie des dîmes du
diocèse de Toulouse, et du comte de Mont-fort la terre de Cassanel.
Mais tous ses souvenirs et tout son cœur étaient pour la pauvreté.
Il voyait trop les plaies que l'opulence avait faites à l'Église-,
pour souhaiter à son ordre une autre richesse que celle de la vertu.
Toutefois l'assemblée de Prouille s'en remit à l'avenir pour
l'établissement du statut de la mendicité. Dominique craignait
sans doute quelque obstacle de Rome à une aussi hardie pensée,
et il aima mieux en réserver l'exécution pour un temps moins
critique.
Telles furent les lois fondamentales consacrées par les patriarches
de l'institut dominicain. En les comparant à celles des chanoines
réguliers de Prémontré, on y voit, malgré la
diversité du but, des ressemblances qui attestent que Dominique
avait soigneusement étudié l'œuvre de saint Norbert. Il est
probable qu'il en avait eu l'occasion au chapitre d'Osma, et que la réforme
de Prémontré avait servi de modèle à la réforme
de ce chapitre.
Cependant Foulques, dont la main ne se lassait pas de s'ouvrir en faveur
des desseins de Dominique, lui donna trois églises en une seule
fois : l'une à Toulouse, sous l'invocation de saint Romain, martyr
; l'autre, à Pamiers ; la troisième, située entre
Sorèze et Puy-Laurens, et connue sous le nom de Notre-Dame-de-Lescure.
Chacune de ces églises était destinée à recevoir
un couvent de Frères Prêcheurs. Mais la dernière n'en
posséda jamais, et celle de Pamiers n'en eut que très tard,
en 1269. Il convenait, nous l'avons déjà dit, que la grande
et hérétique Toulouse vît fonder dans ses murs le premier
couvent dominicain de la ligne masculine. Quoique les Frères y fussent
réunis dès l'année précédente dans une
même maison, cette maison n'avait rien d'un monastère proprement
dit, sinon la vie qu'on y menait, et il était nécessaire
de mettre d'accord la vie et l'habitation. On éleva donc rapidement
sur le flanc de l'église de Saint-Romain un cloître modeste.
Un cloître est une cour entourée d'un portique. Au milieu
de la cour, selon les traditions anciennes, devait être un puits,
symbole de cette eau vive de l'Écriture qui rejaillit dans la vie
éternelle. Sous les dalles du portique on creusait des tombeaux
; le long des murs on gravait des inscriptions funéraires ; dans
l'arc formé par la naissance des voûtes, on peignait les actes
des saints de l'ordre ou du monastère. Ce lieu était sacré
; les religieux mêmes ne s'y promenaient qu'en silence, ayant à
l'esprit la pensée de la mort et la mémoire des ancêtres.
La sacristie, le réfectoire, de grandes salles communes régnaient
autour de cette galerie sérieuse, qui communiquait aussi à
l'église par deux portes, l'une introduisant dans le chœur, l'autre
dans les nefs. Un escalier menait aux étages supérieurs construits
au-dessus du portique et sur le même plan. Quatre fenêtres
ouvertes aux quatre angles des corridors y répandaient une abondante
lumière ; quatre lampes y projetaient leurs rayons pendant la nuit.
Le long de ces corridors hauts et larges, dont la propreté était
le seul luxe, l'œil ravi découvrait à droite et à
gauche une file symétrique de portes exactement pareilles. Dans
l'espace qui les séparait pendaient de vieux cadres, des cartes
de géographie, des plans de villes et de vieux châteaux, la
table des monastères de l'ordre, mille souvenirs simples du ciel
et de la terre. Au son d'une ; cloche, toutes ces portes s'ouvraient avec
une sorte de douceur et de respect. Des vieillards blanchis et sereins,
des hommes d'une maturité précoce, des adolescents en qui
la pénitence et la jeunesse faisaient une nuance de beauté
inconnue du monde, tous les temps de la vie apparaissaient ensemble sous
un même vêtement. La cellule des cénobites était
pauvre, assez grande pour contenir une couche de paille ou de crins, une
table et deux chaises ; un crucifix et quelques images pieuses en étaient
tout l'ornement. De ce tombeau qu'il habitait pendant ses années
mortelles, le religieux passait au tombeau qui précède l'immortalité.
Là même il n'était point séparé de ses
frères vivants et morts. On le couchait, enveloppé de ses
habits, sous le pavé du chœur ; sa poussière se mêlait
à la poussière de ses aïeux, pendant que les louanges
du Seigneur, chantées par ses contemporains et ses descendants du
cloître, remuaient encore ce qui restait de sensible dans ses reliques.
0 maisons aimables et saintes ! On a bâti sur la terre d'augustes
palais ; on a élevé de sublimes sépultures ; on a
fait à Dieu des demeures presque divines : mais l'art et le cœur
de l'homme ne sont jamais allés plus loin que dans la création
du monastère.
Celui de Saint-Romain était habitable à la fin du mois
d'août de l'année 1216. Il était d'une humble structure.
Les cellules avaient six pieds en largeur et un peu moins en longueur ;
leurs cloisons ne s'élevaient pas jusqu'à hauteur d'homme,
afin que les Frères, tout on vaquant avec liberté à
leurs offices, fussent toujours en une demi-présence les uns des
autres. Tous les meubles en étaient vils. L'ordre ne conserva ce
couvent que jusqu'en 1232. A cette époque, les Dominicains de Toulouse
se transportèrent dans une maison et une église plus vastes,
dont la révolution française les a dépouillés,
et dont les restes magnifiques servent aujourd'hui de caserne et de magasins.
CHAPITRE IX - TROISIÈME VOYAGE DE SAINT DOMINIQUE A ROME. –
CONFIRMATION DE L'ORDRE DES FRÈRES PRÊCHEURS PAR HONORIUS
III. ENSEIGNEMENT DE SAINT DOMINIQUE DANS LE PALAIS DU PAPE.
Tandis que le couvent de Saint-Romain s'édifiait avec rapidité
sous les yeux de Dominique, une nouvelle imprévue vint attrister
le cœur du saint patriarche. Innocent III était mort à Pérouse
le 16 juillet, et deux jours après, le cardinal Conti, de l'antique
race des Sabelli, était monté, par une élection précipitée,
sur le siège pontifical, en prenant le nom d'Honorius III. Cette
mort enlevait aux affaires dominicaines un protecteur assuré, et
les livrait à toutes les chances d'une cour nouvelle. Innocent III
était de la famille de ces hommes rares que la Providence avait
donnés pour appréciateurs et pour soutiens à Dominique
; il était du sang d'Azévédo, de Foulques et de Montfort,
généreuse constellation dont les astres s'éteignaient
l'un après l'autre. Azévédo avait disparu le premier,
emportant avec lui le tissu brisé de ses héroïques desseins
; et maintenant que Dominique en avait laborieusement rassemblé
les fils sous les auspices d'Innocent III, ce grand pape s'éclipsait
à son tour, sans avoir consommé l'œuvre à laquelle
il s'était promis de mettre le dernier sceau. Mais cette épreuve
fut de courte durée. Dominique, ayant passé les Alpes une
troisième fois, obtint promptement du nouveau pontife, malgré
les embarras d'une nouvelle administration", le prix qui était dû
à ses longs travaux. Le 22 décembre de l'an 1216, son ordre
fut solennellement confirmé par deux bulles dont voici le glorieux
texte :
" Honorius, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu,
à ses chers fils Dominique, prieur de Saint-Romain de Toulouse,
et les Frères présents et à venir, faisant profession
de la vie régulière, salut et bénédiction apostolique.
Il convient de placer sous la sauvegarde apostolique ceux qui embrassent
la vie religieuse, de peur que des attaques téméraires ne
les détournent de leur dessein, ou ne brisent, ce qu'à Dieu
ne plaise, la force sacrée de la religion. C'est pourquoi, chers
fils dans le Seigneur, nous accédons sans peine à vos justes
demandes, et, par le présent privilège, nous recevons sous
la protection du bienheureux apôtre Pierre, et sous la nôtre,
l'église de Saint-Romain de Toulouse, dans laquelle vous vous êtes
consacrés au service divin. Nous statuons, en premier lieu, que
l'ordre canonique établi dans cette église selon Dieu et
la règle de Saint-Augustin, y soit perpétuellement et inviolablement
observé ; et, en outre, que les biens justement acquis à
cette église, ou qui pourraient lui survenir par la concession des
pontifes, la largesse des rois et des princes, les oblations des fidèles,
et de quelque manière légitime que ce soit, demeurent fermes
et intacts dans vos mains et dans celles de vos successeurs. Nous avons
même jugé utile de désigner nommément les possessions
suivantes, savoir : le lieu même où est située l'église
de Saint-Romain avec toutes ses dépendances, l'église de
Prouille avec toutes ses dépendances, la terre de Cassanel, l'église
de Notre-Dame-de-Lescure avec toutes ses dépendances, l'hôpital
de Toulouse appelé Arnaud-Bérard avec toutes ses dépendances,
l'église de la Sainte-Trinité de Lobens avec toutes ses dépendances,
et les dîmes que notre vénérable frère -Foulques,
évêque de Toulouse, dans sa pieuse et prévoyante libéralité,
vous a cédées du consentement de son chapitre, comme on le
voit par les actes. Que personne non plus ne présume d'exiger de
vous les dîmes, soit à l'occasion des champs que vous cultivez
de vos propres mains ou à vos frais, soit à propos du produit
de vos bestiaux. Nous vous permettons de recevoir et retenir parmi vous,
sans crainte de contradictions, les clercs et les laïques désireux
de quitter le siècle, pourvu qu'ils ne soient point liés
par d'autres engagements. Nous interdisons à vos Frères,
après leur profession, de passer à un autre lien sans la
licence de leur prieur, si ce n'est pour embrasser une religion plus austère,
et à qui que ce soit d'admettre ces transfuges sans votre consentement.
Vous pourvoirez au service des églises paroissiales qui vous appartiennent,
en choisissant et en présentant à l'évêque diocésain
des prêtres dignes d'obtenir de lui le gouvernement des âmes,
et qui seront responsables envers lui des choses spirituelles, envers vous
des choses temporelles. Nous défendons qu'on impose à votre
église des charges nouvelles et inusitées, ni qu'on la frappe,
elle ou vous, de sentences d'excommunication et d'interdit, à moins
d'une cause manifeste et raisonnable. Si un interdit général
était fulminé, vous pourrez célébrer l'office
divin à voix basse, sans cloches, et les portes closes, après
avoir fait sortir les excommuniés et les interdits. Pour le chrême,
l'huile sainte, la consécration des autels ou des basiliques, l'ordination
de vos clercs, vous les recevrez de l'évêque diocésain,
si toutefois il est catholique, dans la grâce et communion du Saint-Siège,
et qu'il consente à vous les donner sans conditions injustes ; dans
le cas contraire, vous vous adresserez à tel évêque
catholique qu'il vous plaira de choisir, pourvu qu'il soit en grâce
et communion avec le Saint-Siège, et il satisfera à vos demandes
en vertu de notre autorité. Nous vous accordons la liberté
de sépulture dans votre église, ordonnant que nul ne s'oppose
à la dévotion et dernière volonté de ceux qui
voudront y être ensevelis, à moins qu'ils ne soient interdits
ou excommuniés, et sauf le droit des églises auxquelles appartient
la levée des corps des défunts. A votre mort et à
celle de vos successeurs, dans la charge de prieur du même lieu,
que nul ne prétende au gouvernement par la ruse ou la violence ;
mais celui-là seul qui aura été élu du consentement
de tous ou de la plus grande et meilleure partie des Frères, selon
Dieu et la règle de Saint-Augustin. Nous ratifions aussi les libertés,
immunités et coutumes raisonnables anciennement introduites dans
votre église et conservées jusque aujourd'hui, voulant qu'elles
soient à jamais inviolables. Que nul donc d'entre les hommes n'ose
troubler cette église, enlever et retenir ses biens, les diminuer
ou en faire un sujet de vexations ; mais qu'ils demeurent intacts pour
l'usage et le soutien de ceux à qui ils ont été concédés,
sauf l'autorité apostolique et la justice canonique de l'évêque
diocésain. Si quelque personne, ecclésiastique ou séculière,
connaissant cette constitution que nous venons d'écrire, ne craint
pas de l'enfreindre, et qu'avertie une seconde et troisième fois,
elle refuse de donner satisfaction, qu'elle soit privée de tout
pouvoir et honneur, et sache qu'elle s'est rendue coupable au jugement
divin d'une iniquité ; qu'elle soit séparée de la
communion du corps et du sang de notre Dieu, Seigneur et Rédempteur
Jésus-Christ, et qu'au jugement final, elle subisse une sévère
peine. Ceux, au contraire, qui conserveront à ce lieu ses droits,
que la paix de Notre-Seigneur Jésus-Christ soit sur eux, qu'ils
reçoivent ici-bas le fruit d'une bonne action, et du juge souverain
une récompense éternelle. Ainsi soit-il. "
La seconde bulle, monument aussi court que prophétique, est
ainsi conçue :
" Honorius, évêque, serviteur des serviteurs de
Dieu, au cher fils Dominique, prieur de Saint-Romain de Toulouse, et à
vos Frères qui ont fait et feront profession de la vie régulière,
salut et bénédiction apostolique. Nous, considérant
que les Frères de votre ordre seront les champions de la foi et
de vraies lumières du monde, nous confirmons votre ordre avec toutes
ses terres et poste sessions présentes et à venir, et nous
prenons sous notre gouvernement et protection l'ordre lui-même avec
tous ses biens et tous ses droits. "
Ces deux bulles furent données le même jour à Sainte-Sabine.
La première, outre la signature d'Honorius, est revêtue de
la souscription de dix-huit cardinaux. Quelque favorable qu'en fût
le style, cependant- les vœux de Dominique n'étaient pas tous comblés
; car il souhaitait que le nom même de son ordre fût un témoignage
perpétuel du but qu'il s'était proposé en l'instituant.
Dès l'origine de son apostolat, il s'était complu dans le
nom de Prêcheur. On voit par un acte d'hommage auquel il avait assisté
le 21 juin 1211, qu'il se servait d'un sceau où ces mots étaient
gravés : Sceau de frère Dominique, Prêcheur. Lorsqu'il
vint à Rome au temps du concile de Latran, il se proposait, dit
le bienheureux Jourdain de Saxe, d'obtenir du pape un ordre d'hommes qui
eussent l'office et le nom de Prêcheurs. Il se passa même à
cette époque un fait remarquable. Innocent III, qui venait d'encourager
Dominique par une approbation verbale, eut besoin de lui écrire.
Il appela un secrétaire et lui dit : " Écrivez sur telles
choses au frère Dominique et à ses compagnons, " et, s'arrêtant
un peu, il dit : " N'écrivez pas ainsi, mais en celte manière
: Au, Frère Dominique et à ceux qui prêchent avec lui
dans le pays de Toulouse ; puis s'arrêtant de nouveau, il dit : Écrivez
comme ceci : A Maître Dominique et aux Frères Prêcheurs.
" Néanmoins Honorius, dans ses bulles, s'était abstenu de
donner au nouvel ordre aucune dénomination.
Ce fut sans doute pour réparer ce silence qu'un mois après,
le 26 janvier 1217, il dicta les lettres suivantes : " Honorius, évêque,
serviteur des serviteurs de Dieu, à ses chers fils le Prieur et
les Frères de Saint-Romain, Prêcheurs dans le pays de Toulouse,
salut et bénédiction apostolique. Nous rendons de dignes
actions de grâces au dispensateur de tous les dons pour celui qu'il
vous a fait, et dans lequel nous espérons vous voir persévérer
jusqu'à la fin. Dévores au dedans du feu de la charité,
vous répandez au dehors un parfum célèbre qui réjouit
les cœurs sains et rétablit ceux qui sont malades. Vous leur présentez,
en habiles médecins, des mandragores spirituelles qui les préservent
de la stérilité, c'est-à-dire la semence de la parole
de Dieu échauffée par une salutaire éloquence. Serviteurs
fidèles, le talent qui vous a été confié fructifie
dans vos mains, et vous le restituerez au Seigneur avec surabondance. Athlètes
invincibles du Christ, vous portez le bouclier de la foi et le casque du
salut sans crainte de ceux qui peuvent tuer le corps, employant avec magnanimité
contre les ennemis de la foi cette parole de Dieu qui va plus loin que
le glaive le plus aigu, et haïssant vos âmes en ce monde pour
les retrouver dans la vie éternelle. Mais parce que c'est la fin
et non le combat qui couronne, et que la persévérance seule
recueille le fruit de toutes les vertus, nous prions et exhorte tons sérieusement
votre charité par ces lettres apostoliques, et pour la rémission
de vos péchés, de vous fortifier de plus en plus dans le
Seigneur, de répandre l'Évangile à temps et à
contre-temps, d'accomplir enfin pleinement le devoir d’évangélistes.
Si vous souffrez pour cette cause quelques tribulations, non-seulement
supportez-les avec égalité d'âme, mais réjouissez-vous
et triomphez avec l'Apôtre d'avoir été jugés
dignes de souffrir des opprobres pour le nom de Jésus. Car ces légères
et courtes afflictions sont en travail d'un poids immense de gloire, à
quoi ne sont pas comparables les maux de ce temps. Nous vous demandons
aussi, nous qui vous tenons sur notre sein comme des fils plus particulièrement
aimés, d'intercéder pour nous auprès de Dieu par le
sacrifice de vos prières, afin que peut-être il accorde à
vos suffrages ce que nous n'obtiendrions pas par nos propres mérites.
"
C'est ainsi que l'office et le nom de Frères Prêcheurs
furent attribués pontificalement aux religieux dominicains. La gradation
des trois actes que nous venons de citer est très remarquable. Dans
la grande bulle, délibérée en consistoire et signée
par les cardinaux, il n'est question en aucune manière du but de
l'ordre. On le désigne- simplement comme un ordre canonique sous
la règle de Saint-Augustin. La seconde bulle est plus claire dans
sa brièveté ; elle appelle les enfants de Dominique des champions
de la foi et de vraies lumières du monde. Enfin le troisième
diplôme les qualifie ouvertement de Prêcheurs, les loue pour
le passé de leurs travaux apostoliques, et les y encourage pour
l'avenir. Le mystère de ces actes a exercé la pénétration
des historiens. Ils ont cherché surtout par quelles raisons le souverain
pontife avait donné deux bulles en un même jour sur le même
objet : ils ont conjecturé que la première était destinée
à rester dans les archives de l'ordre, la seconde à lui servir
comme d'une sorte de passe-port quotidien. Mais un ordre solennellement
approuvé par le Saint-Siège a-t-il besoin de présenter
une bulle à tous venants ? ne porte-t-il pas son authenticité
avec lui-même ? et en cas de contestation, n'est-il pas évident
que l'acte nécessaire est celui qui contient ses libertés
et ses privilèges, plutôt qu'un acte de quelques lignes qui
ne détermine point sa situation canonique ? Il y a d'ailleurs dans
la reconnaissance progressive des Frères Prêcheurs une singularité
qui met sur la voie d'une autre explication. 11 nous paraît probable
qu'il existait dans la cour pontificale une opposition à l'établissement
d'un ordre apostolique, et que ce fut la cause du silence absolu de la
bulle principale sur le but de la nouvelle religion qu'elle autorisait.
Mais, pressé par Dominique et inspiré de Dieu, le souverain
pontife signa le même jour une déclaration du motif spécial
qui l'avait dirigé, et, un mois plus tard, il crut convenable de
ne plus garder de ménagement dans l'expression de sa pensée
et de sa volonté.
Le 7 février suivant, Honorius confirma par un bref exprès
une disposition de sa première bulle : c'était celle qui
interdisait aux Frères Prêcheurs d'abandonner leur religion
pour une autre, à moins qu'elle ne fût plus austère.
Dominique, ayant ainsi obtenu de Rome tout ce qu'il en avait espéré,
devait avoir hâte de retourner vers les siens. Mais le carême,
qui était à la veille de s'ouvrir, le retint. Il en prit
occasion d'exercer dans la capitale du monde chrétien le ministère
apostolique qui venait de lui être confié. Son succès
fut très grand. Il expliqua dans le palais même du pape les
Épîtres de saint Paul en présence d'un auditoire considérable.
Ce fait nous apprend qu'à part la controverse avec les hérétiques,
il suivait dans sa prédication la méthode des Pères
de l'Église, expliquant au peuple les saintes Écritures,
non par phrases détachées prises çà et là,
mais avec ordre, de manière à ce que l'histoire, le dogme
et la morale se soutinssent l'un par l'autre, et que l'enseignement fût
le fond de l'éloquence. La chaire est, en effet, une école
de théologie populaire. C'est elle qui, des lèvres du prêtre
initié à tous les mystères de la science divine, doit
faire couler sur le monde les flots de la doctrine éternelle avec
la tradition du passé et les espérances de l'avenir. Selon
que ce fleuve monte ou décroît, la foi s'élève
ou diminue sur la terre. Dominique, choisi de Dieu pour ranimer l'apostolat
dans l'Église, avait sans doute réfléchi aux conditions
de la parole évangélique, et, à en juger par le premier
essai qu'il fit à Rome, au plus fort de sa maturité, nous
devons croire qu'il attachait un grand prix à l'exposition suivie
des saintes lettres. Une création mémorable attesta le fruit
de son enseignement. Le pape, jaloux que ce ne fût point un avantage
passager pour le peuple romain, ni surtout pour les gens de sa cour auxquels
il avait été principalement destiné, l'érigea
en un office perpétuel dont le titulaire devait s'appeler maître
du sacré palais. Dominique fut revêtu le premier de cette
charge, que ses descendants ont remplie avec honneur jusque aujourd'hui.
Le temps en a beaucoup accru les droits et les devoirs. De prédicateur
et de docteur tenant au Vatican une école spirituelle, le maître
du sacré palais est devenu le théologien du pape, le censeur
universel des livres qui s'impriment ou s'introduisent à Rome, le
seul qui ait puissance d'élever au doctorat dans l'université
romaine, l'électeur de ceux qui prêchent devant le saint-père
dans les solennités, fonctions relevées encore par un grand
nombre de privilèges honorables, et dont l'héritage s'est
justement et inviolablement transmis d'un fils de Dominique à un
autre de ses fils.
Dans le même temps que le saint patriarche se faisait connaître
à Rome par ses prédications, il fréquentait la maison
du cardinal Ugolin, évêque d'Ostie. Ugolin, de la noble famille
des Conti, était un vieillard vénérable décoré
de vingt années de pourpre, et de soixante-treize années
de vie. Il était l'ami de saint François d'Assise, qui lui
avait prédit la tiare, et lui écrivit plusieurs fois en ces
termes : Au très révérend père et seigneur
Ugolin, futur évêque de tout le monde et père des nations.
Malgré le poids de son âge, il se sentit attiré vers
Dominique comme il l'avait été vers François, et son
cœur encore jeune se trouva capable de les aimer tous les deux d'une pareille
amitié. C'est le privilège de certaines âmes d'être
fécondes en chauds mouvements jusqu'à leur dernier jour,
et c'était celui de Dominique de ne perdre des affections que pour
en conquérir d'autres. Le vieux cardinal Ugolin, destiné
à mourir presque centenaire sur le trône pontifical, lui était
donné de Dieu pour être son introducteur dans la tombe et
le protecteur de sa mémoire, pour célébrer ses funérailles
avec la piété de l'ami-, et graver son nom au livre des saints
avec l'infaillibilité du pontife. Ce ne fut pas le seul fruit de
cet illustre commerce.
Il y avait dans la maison du cardinal un jeune Italien appelé
Guillaume de Montferrat, qui était venu à Rome pour y célébrer
les fêtes de Pâques. La vue et les entretiens de Dominique
touchaient singulièrement ce jeune homme ; et finirent par lui inspirer
des résolutions qu'il nous raconte ainsi lui-même : " Voilà
environ seize ans que je vins à Rome pour y passer le temps du carême,
et le pape aujourd'hui régnant, qui était alors évêque
d'Ostie, me reçut dans sa maison. En ce temps-là, le frère
Dominique, fondateur et premier maître de l'ordre des Prêcheurs,
était à la cour romaine, et il visitait souvent le seigneur
évêque d'Ostie. Cela me donna lieu de le connaître :
sa conversation me plut, et je commençai à l'aimer. Bien
des fois nous nous entretenions des choses qui regardaient notre salut
et le salut des autres, et il me semblait que je n'avais jamais vu d'homme
plus religieux, quoique j'eusse parlé dans ma vie à beaucoup
d'hommes qui l'étaient. Mais aucun ne m'avait paru animé
d'un si grand zèle pour le salut du genre humain. J'allai, la même
année, étudier la théologie à Paris, parce
que j'étais convenu avec lui qu'après l'avoir étudiée
deux ans, et lorsque lui-même aurait achevé l'établissement
de son ordre, nous irions ensemble travailler à la conversion de
païens qui sont en Perse et dans les contrées du septentrion.
" Ainsi Dominique séduisait à la fois le cœur du vieillard
et le cœur du jeune homme, et son ordre était à peine confirmé,
que déjà il songeait à lui ouvrir en personne les
portes du Nord et de l'Orient. Son âme, à l'étroit
dans l'Europe civilisée, s'élançait vers les peuples
que le christianisme n'avait point encore éclairés ; il souhaitait
d'y achever sa course, et de mettre à son apostolat le sceau du
martyre.
Une vision l'encouragea dans ses ardents desseins. Un jour qu'il priait
à Saint-Pierre pour la conservation et la dilatation de son ordre,
il fut ravi à lui-même. Les deux apôtres Pierre et Paul
lui apparurent, Pierre lui présentant un bâton, Paul un livre,
et il entendit une voix qui lui disait : " Va et prêche, car. c'est
pour cela que tu es élu ; " en même temps il voyait ses disciples
se répandant deux à deux par tout le monde pour l'évangéliser.
Depuis ce jour, il porta constamment avec lui les Épîtres
de saint Paul et l'Évangile de saint Matthieu, et soit qu'il fût
en voyage, soit qu'il habitât la ville, il ne marchait qu'un bâton
à la main.
CHAPITRE X - NOUVELLE ASSEMBLÉE DES FRÈRES PRÊCHEURS
A NOTRE-DAME-DE-PROUILLE, ET LEUR DISPERSION EN EUROPE
Dominique, parti de Rome après les fêtes de Pâques
de l'an 1217, ne tarda pas d'être réuni à ses Frères.
Ils étaient alors au nombre de seize, savoir : huit Français,
sept Espagnols et un Anglais.
Les Français étaient Guillaume Claret, Matthieu de France,
Bertrand de Garrigue, Thomas, Pierre Cellani, Etienne de Metz, Noël
de Prouille, et Odéric de Normandie. L'histoire nous a conservé
avec leurs noms quelques traits qui dessinent la physionomie de la plupart
d'entre eux.
Guillaume Claret était originaire de Pamiers, et l'un des plus
anciens compagnons de Dominique. L'évêque d'Osma, en quittant
la France, l'avait préposé au gouvernement temporel de la
mission du Languedoc. On dit qu'après avoir consacré à
l'ordre plus de vingt années de sa vie, il fit de nouveaux vœux
dans l'abbaye de Bolbonne, chez les cisterciens, et voulut même leur
transférer le monastère de Prouille.
Matthieu de France avait passé sa jeunesse dans les écoles
de Paris. Le comte de Montfort l'établit prieur d'une collégiale
de chanoines, à Saint-Vincent de Castres. Ce fut là que Matthieu
connut Dominique, et que, l'ayant vu un jour élevé de terre
durant une extase, il se donna pleinement à lui. Il fut le fondateur
du fameux couvent de Saint-Jacques de Paris. Son corps y reposait dans
le chœur, au pied de la stalle qu'il avait occupée comme prieur
du monastère.
Bertrand de Garrigue, ainsi nommé du lieu de sa naissance, petit
bourg de Languedoc, proche d'Alais, était un homme d'une admirable
austérité. Dominique lui conseilla un jour de pleurer peu
ses péchés et beaucoup ceux des autres. Il lui avait confié
le gouvernement de Saint-Romain pendant son dernier voyage d'Italie. Bertrand
mourut en 1230, et fut inhumé à Orange, dans une maison de
religieuses, où ses reliques opérèrent des miracles.
Elles furent transportées en 1427, par les ordres du pape Martin
V, au couvent des Frères Prêcheurs de la même ville.
Thomas était un habitant distingué de Toulouse. Jourdain
de Saxe l'appelle un homme rempli de grâces et d'éloquence.
Il s'était fait disciple de Dominique, l'an 1215, en même
temps que Pierre Cellani, son concitoyen.
Pierre Cellani, jeune, riche, honoré, encore plus noble de cœur
que de naissance, donna le même jour à Dominique sa personne
et sa maison. Il fut le fondateur du couvent de Limoges. Une, grande vénération
l'accompagna jusqu'au tombeau, où il descendit l'an 1259, après
qu'il eut rempli dans les temps les plus difficiles la charge d'inquisiteur,
que lui avait imposée Grégoire IX.
Etienne de Metz habitait Carcassonne avec Dominique dès l'an
1213. Il fut le fondateur du couvent de Metz, et c'est de là que
lui est venu le surnom qui le distingue dans l'histoire.
On ne sait rien de remarquable sur Noël de Prouille.
Odéric de Normandie n'était point prêtre ; il fut
le premier frère convers de l'ordre.
Voilà quels étaient, à cette époque, les
éléments français de la famille dominicaine. Faibles
en nombre, ils eurent une action si rapide et si étendue, qu'on
peut dire de la France avec vérité qu'elle fut la mine et
le creuset d'où sortirent les Frères Prêcheurs. C'est
avec des filles de France que Dominique institue Notre-Dame-de-Prouille,
le berceau de son ordre ; ce sont deux Français qui, en se dévouant
à lui, donnent lieu aux commencements de Saint-Romain de Toulouse
; ce sera Matthieu de France que nous verrons créer Saint-Jacques
de Paris, et un autre Français, qui nous est encore inconnu, Saint-Nicolas
de Bologne. En étudiant la prédestination de la France, telle
que nous la révèlent sa situation territoriale, son histoire
et son génie, il est aisé de comprendre la large part que
Dieu lui donnait dans la formation d'un ordre apostolique. On a dit de
ce peuple que c'est un soldat : c'est surtout un missionnaire, car son
épée même est prosélytique. Nul plus que lui
n'avait contribué à étendre en Occident le règne
de Jésus-Christ, et, depuis les croisades, son nom n'était
pas distinct du nom de chrétien dans la langue-des royaumes de l'Orient.
Il avait reçu au baptême le don de croire et d'aimer avec
une égale puissance, et une situation merveilleuse, correspondante
à son caractère, ouvrait à ses conquêtes tous
les continents du monde. La France est un vaisseau dont l'Europe est le
port, et qui a ses ancres dans toutes les mers. Faut-il s'étonner
que Dieu l'eût choisie pour être, sous la main de Dominique,
le principal instrument d'un ordre destiné à une action universelle
? Cependant l'Espagne n'était pas infidèle au grand homme
qu'elle avait nourri dans ses entrailles, et, quoique tout occupée
de sa patiente et glorieuse lutte contre les anciens dominateurs de son
sol, elle avait envoyé plus d'un soldat à l'armée
spirituelle de son Gusman.
C'étaient ceux-ci : Dominique de Ségovie, Suéro
Gomez, le bienheureux Mannes, Michel de Fabra, Michel de Uzéro,
Pierre de Madrid, Jean de Navarre.
Dominique de Ségovie était l'un des plus vieux compagnons
de l'apôtre du Languedoc ; Jourdain de Saxe l'appelle homme d'une
humilité accomplie, petit par la science, mais magnifique par la
vertu. On raconte de lui qu'une femme sans pudeur étant venue pour
mettre à l'épreuve sa sainteté, il se coucha dans
sa chambre entre des tisons brûlants, et dit à la tentatrice
' : " S'il est vrai que vous m'aimiez, voici le lieu et l'heure. "
Suéro Gomez était un des principaux seigneurs de la cour
de Sanche Ier, roi de Portugal. Le bruit de la croisade contre les Albigeois
l'avait attiré en Languedoc, où il servit comme chevalier
la cause catholique. Mais, touché de Dieu, il connut qu'il y avait
une milice meilleure, et abandonna toutes choses pour prêcher Jésus-Christ
par la pauvreté et la parole. Il fut le fondateur du couvent de
Santarem, à quelques lieues au-dessus de Lisbonne, sur le Tage.
Le roi Alphonse II lui donna de grandes marques de confiance. Il mourut
en 1233, honoré du titre de saint par plusieurs historiens.
Le bienheureux Mannes était frère de saint Dominique.
On ignore à quelle époque et comment il prit l'habit de l'ordre.
Il mourut vers 1230, et fut inhumé à Gumiel-d'Izan dans le
tombeau de ses ancêtres.
Michel de Fabra fut le premier lecteur ou professeur en théologie
qu'ait eu l'ordre. Il enseigna au couvent de Paris, fut confesseur et prédicateur
de Jacques, roi d'Aragon, et fonda les couvents espagnols de Majorque et
de Valence. D'anciens écrivains vantent son zèle apostolique,
ses services dans la guerre contre les Maures, son assiduité à
la prière et à la contemplation, et ses miracles. On avait
d'abord placé ses restes dans la sépulture commune des Frères
de Valence ; mais le prieur, averti par un prodige de • les transporter
dans un lieu plus honorable, les déposa en grande pompe dans une
chapelle du couvent dédiée à saint Pierre martyr.
La tradition ne nous a rien transmis de notable sur Michel de Uzéro
et sur Pierre de Madrid.
Jean de Navarre était né à Saint-Jean-Pied-de-Port.
Il reçut l'habit de l'ordre le 28 août 1216, jour de la fête
de saint Augustin. Il est le seul des premiers compagnons de Dominique
qui ait été témoin dans le procès de sa canonisation,
et on apprend de sa déposition même qu'il avait souvent habité
et voyagé avec lui.
Enfin l'Angleterre mêla une goutte de son sang au sang français
et espagnol de cette première génération de la dynastie
dominicaine, comme si tous les peuples maritimes de l'Europe eussent dû
lui apporter leur tribut. L'Anglais attaché à Dominique s'appelait
Laurent.
Si la joie fut grande à l'arrivée du père de famille,
l'étonnement ne fut pas moindre lorsqu'on sut la résolution
qu'il avait apportée de disperser immédiatement son troupeau.
Tout le monde s'était persuadé qu'il le retiendrait longtemps
dans la sainte et studieuse obscurité du cloître. Quelle apparence
de rompre l'unité d'un corps déjà si faible ? et qu'attendre
de quelques hommes épars sur les chemins de l'Europe avant même
que le renom du nouvel ordre les eût précédés
? L'archevêque de Narbonne, l'évêque de Toulouse, le
comte de Montfort, tous ceux qui s'intéressaient à l'œuvre
naissante, conjuraient Dominique de ne point en exposer le succès
par une ambition prématurée du bien. Mais lui, tranquille
et inébranlable dans son dessein, leur répondait : " Mes
seigneurs et mes pères, ne vous " opposez point à moi, car
je sais bien ce que je " fais. " II songeait à la vision de la basilique
de Saint-Pierre, et entendait à son oreille le mot des deux apôtres
: " Va et prêche. " Un autre avertissement lui avait été
donné sur la ruine prochaine du comte de Montfort. Il voyait en
songe un grand arbre qui couvrait la terre de ses rameaux et abritait les
oiseaux du ciel, lorsqu'un coup imprévu le faisant tomber, dissipa.
tout ce qui s'était confié à l'asile de son ombre.
Quand c'est Dieu qui envoie ces présages mystérieux, il y
joint une certaine lumière qui en donne le sens. Dominique comprit
que Montfort était l'arbre dont la chute allait renverser les espérances
des catholiques, et qu'il n'était pas prudent de bâtir sur
un tombeau. Une vue supérieure de l'homme s'ajoutait encore à
ces révéla-lions pour le détourner du conseil de ses
amis. Il pensait que l'apôtre se forme plutôt dans l'action
que dans la contemplation, et que le plus sûr moyen de recruter son
ordre était de le planter hardiment au centre des agitations de
'l'esprit humain. Il donna lui-même à ses disciples cette
raison mémorable sous une figure aussi ingénieuse que solide
: " Le grain, leur dit-il ; fructifie quand on " le sème, il se
corrompt lorsqu'on le tient en- "tassé. "
Trois villes gouvernaient alors l'Europe, Rome, Paris et Bologne :
Rome par son pontife, Paris et Bologne par leurs universités, qui
étaient le rendez-vous de la jeunesse de toutes les nations. Ce
furent ces trois villes que Dominique choisit pour être les capitales
de son ordre et en recevoir sur-le-champ des essaims. Mais il ne pouvait
non plus oublier sa patrie, bien qu'elle ne fût point encore entrée
dans le mouvement général de l'Europe, ni abandonner le Languedoc,
qui avait eu les prémices de ses travaux. On voit donc quelle tâche
il se proposait d'accomplir à la fois et avec quels éléments.
Seize hommes lui paraissaient suffire pour conserver Prouille et Toulouse,
pour occuper Rome, Paris, Bologne et l'Espagne. Encore ne bornait-il pas
là ses projets : il aspirait, comme nous l'avons vu, à évangéliser
les infidèles d'outre-mer, et déjà il laissait croître
sa barbe à la manière des Orientaux, afin d'être prêt
au premier vent favorable. Par un effet de la même prévoyance,
il souhaitait que ses Frères élussent canoniquement l'un
d'entre eux pour tenir sa place à son départ. Tout étant
ainsi réglé dans sa pensée, et après avoir
goûté quelque temps le bonheur de vivre en commun avec tous
les siens, il les convoqua au monastère de Prouille pour le jour
prochain de l'Assomption.
Ce jour-là une nombreuse multitude d'hommes se pressait aux
portes de l'église de Prouille. L'antique dévotion du lieu
en avait attiré une partie ; d'autres y avaient été
conduits par la curiosité ; l'affection et le dévouement
avaient amené des évêques, des chevaliers et le comte
de Montfort. Dominique offrit le saint sacrifice à cet autel si
souvent témoin de ses larmes secrètes ; il reçut les
vœux solennels de ses Frères, qui jusque-là n'étaient
liés que parla constance de leur cœur, ou qui du moins n'avaient
fait que des vœux simples, et à la fin du discours qu'il leur adressait,
se tournant vers le peuple, il lui parla en ces termes : " Depuis bien
des années je vous exhorte inutilement avec douceur, en vous prêchant,
en priant et en pleurant ; mais, selon le proverbe de mon pays, là
où la bénédiction ne peut rien, le bâton peut
quelque chose. Voilà que nous exciterons contre vous les princes
et les prélats, qui, hélas ! armeront contre cette terre
les nations et les royaumes, et beaucoup périront par le glaive
; les terres seront ravagées, les murs renversés, et vous
tous, ô douleur ! ils vous réduiront en servitude. Ainsi pourra
le bâton où n'ont rien pu la bénédiction et
la douceur. " Ces adieux de Dominique à la terre ingrate qu'il avait
arrosée douze ans de ses sueurs, semblent un testament exprès
contre ceux qui devaient un jour profaner sa mémoire. Ils fixent
à jamais le caractère de son apostolat, dont toute la puissance
avait été dans la douceur, la prédication, la prière
et les larmes. La menace prophétique qui y est contenue rappelle
par son accent cette célèbre lamentation de Jésus-Christ
sur Jérusalem : Ah ! si lu avais connu, loi aussi, et même
en ce jour qui est encore le lien, ce qui peut le donner la paix/ Mais
maintenant ces choses sont cachées à tes yeux. Des jours
viendront sur toi où tes ennemis t'entoureront de fossés,
et le ceindront, cl te presseront de toutes parts ; et ils le coucheront
par terre, toi et les enfants qui sont en loi, et ils ne laisseront pas
de toi pierre sur pierre, parce que tu n'auras pas connu le temps où
le Seigneur te visitait. Dominique ne dit point qu'il excitera personnellement
les princes et les prélats ; mais, ne séparant point sa personne
de la chrétienté tout entière, il dit sous une forme
qui n'implique qu'une solidarité générale : Voilà
que nous exciterons contre vous les princes et les prélats/ Pour-lui,
étranger à tout ce qui s'est fait dans l'ordre de la guerre
et de la justice, gémissant sur les malheurs à venir, il
s'en va pur de sang ; il quitte la France, et avec elle le théâtre
des affaires et des batailles ; il va fonder des couvents en Italie, en
France, en Espagne, et, le bâton de voyageur à la main, le
sac sur le dos, user dans ses créations pacifiques les restes d'une
vie que le sacrifice a déjà dévorée.
La cérémonie publique finie, Dominique déclara
à ses Frères ses intentions sur chacun d'eux. Guillaume Claret.et
Noël dé Prouille devaient rester au monastère de Notre-Dame-de-Prouille
; Thomas et Pierre Cellani, à Saint-Romain de Toulouse. Il avait
destiné pour l'Espagne Dominique de Ségovie, Suéro
Gomez, Michel de Uzéro et Pierre de Madrid. Paris avait trois Français,
Matthieu de France, Bertrand de Garrigue et Odéric de Normandie
; trois Espagnols, le bienheureux Mannes, Michel de Fabra et Jean de Navarre
; et de plus l'Anglais Laurent. Dominique s'était réservé
le seul Etienne de Metz pour la fondation des couvents de Rome et de Bologne.
Les Frères, avant de se séparer, élurent Matthieu
de France pour abbé, c'est-à-dire pour supérieur général
de l'ordre sous l'autorité suprême de Dominique. Ce titre,
qui emportait avec lui quelque chose de magnifique, à cause du grand
état où s'étaient élevés
les chefs d'ordre des anciennes religions, ne fut décerné
que cette ibis, et s'éteignit pour jamais dans la personne de Matthieu
de France. On convint de donner le nom plus humble de maître à
celui qui serait appelé au gouvernement général des
Frères Prêcheurs.
Ce partage du monde entre quelques hommes était déjà
en lui-même un spectacle extraordinaire ; mais il le fut davantage
encore par ses circonstances. Les nouveaux apôtres partirent à
pied, sans argent, dénués de toutes ressources humaines,
avec la mission non-seulement de prêcher, mais de fonder des couvents.
Un seul d'entre eux, Jean de Navarre, refusa de se mettre en route à
de telles conditions, et demanda de l'argent. Dominique, voyant un Frère
Prêcheur qui ne se confiait pas pour vivre à la Providence,
se prit à pleurer et se jeta aux pieds de cet enfant de peu de foi.
Mais, comme il ne pouvait vaincre sa défiance envers Dieu, il ordonna
qu'on lui remît douze deniers.
Quand toutes ces choses furent consommées, le 13 septembre 1217,
quatre années jour pour jour après la bataille de Muret,
le vieux comte Raymond rentra dans Toulouse : l'œuvre de l'abbé
de Cîteaux était détruite, celle de Dieu était
achevée.
CHAPITRE XI - QUATRIÈME VOYAGE DE SAINT D0M1MQUE A ROME. – FONDATION
DES COUVENTS DE SAINT-SIXTE ET DE SAINTE-SABINE. – MIRACLES QUI ACCOMPAGNENT
CES DEUX FONDATIONS
Dominique ne quitta point le Languedoc immédiatement après
la dispersion des Frères. On en a la preuve dans un traité
qu'il conclut le 11 septembre suivant, au sujet des dîmes que Foulques
lui avait précédemment accordées. Il s'agissait de
savoir jusqu'où s'étendait ce droit. On convint qu'il ne
serait point exigé des paroisses dont la population serait au-dessous
de dix familles, et l'on choisit des arbitres pour régler toutes
les difficultés qui pourraient naître à l'avenir. Cela
fait, Dominique gravit à pied, selon sa coutume, les sentiers des
Alpes. Il n'était accompagné que d'Etienne de Metz. L'histoire
le perd de vue jusqu'à Milan, où elle le retrouve aux portes
de la collégiale de Saint-Nazaire, demandant aux chanoines l'hospitalité.
Ceux-ci le reçurent comme un des leurs, à cause de l'habit
canonial dont il était revêtu.
Son premier soin, en arrivant à' Rome, fut de chercher un lieu
convenable pour la fondation d'un couvent. Au pied méridional du
mont Cœlius, le long de la voie Appienne, et en face des ruines gigantesques
des Thermes de Caracalla, s'élevait une ancienne église dédiée
à saint Sixte II, pape et martyr. Cinq autres papes, martyrs comme
lui, reposaient à ses côtés dans cette sépulture.
A l'un des flancs de l'église, nouvellement réédifiée,
était attaché un cloître presque achevé. La
solitude profonde de l'église et du cloître contrastait avec
les travaux récents dont l'empreinte y était partout sensible.
On voyait qu'un événement subit avait interrompu là
l'exécution d'une pensée. En effet, c'était la mort
d'Innocent III qui avait suspendu cette rénovation d'un lieu antique
et célèbre. Le cloître avait été destiné
par lui à réunir sous une même règle diverses
religieuses vivant à Rome dans une trop grande liberté. Dominique,
qui ignorait cette circonstance, s'empressa de demander l'église
et le monastère au souverain pontife ; Honorius III lui en fit la
concession verbale.
En trois ou quatre mois, Dominique eut rassemblé à Saint-Sixte
jusqu'à cent religieux. Une fécondité rapide et prodigieuse
succédait en lui à la lenteur qui avait toujours été
le caractère de sa destinée. Cet homme, qui n'avait commencé
sa carrière véritable qu'à trente-cinq ans, et qui
avait mis douze années à se former seize disciples, les voyait
maintenant tomber à ses pieds comme les épis mûrs tombent
en été sous la faucille du moissonneur. Il ne faut pas s'en
étonner : c'est une loi de la grâce et de la nature, qu'une
puissance longtemps comprimée agisse avec impétuosité
lorsqu'elle vient à rompre ses langes ou ses digues. Il y a d'ailleurs
en toutes choses un point de maturité qui en rend le succès
aussi prompt qu'inévitable. Saint-Sixte, placé sur la route
que suivaient autrefois les triomphateurs romains pour monter au Capitole,
fut témoin pendant une année de scènes plus merveilleuses
que les spectacles auxquels les généraux de Rome avaient
accoutumé la voie Appienne. En aucun lieu et en aucun temps Dominique
ne manifesta davantage l'autorité que Dieu lui avait donnée
sur les âmes, et jamais la nature ne lui obéit avec un empressement
plus respectueux. C'est le moment triomphal de sa vie.
Il fallut d'abord achever le monastère. Pendant qu'on y travaillait,
Dominique reprit le cours de ses prédications dans les églises,
et de son enseignement au palais du pape. Sa parole lui créait chaque
jour quelque nouveau disciple dont il peuplait la partie habitable du couvent
; sorti le matin avec son bâton, il revenait le soir avec sa proie,
et l'édifice spirituel de Saint-Sixte s'avançait de concert
avec l'édifice matériel. Le démon, jaloux de si heureux
progrès, vint en troubler la joie. Un jour que les Frères
avaient conduit un architecte sous une voûte qu'il était question
d'abattre ou de réparer, la voûte s'écroula et ensevelit
l'ouvrier sous ses ruines. Une grande désolation s'empare des Frères
assemblés autour des débris qui couvrent le corps du malheureux
; ils gémissent sur l'état incertain où son âme
aura été surprise, sur les bruits défavorables qui
vont courir dans le peuple, et la consternation les rend longtemps incapables
de conseil. Cependant Dominique arrive ; il fait retirer le corps du monceau
de pierres où il était caché et brisé ; on
le lui apporte ; il prie Celui qui a promis de ne rien refuser à
la foi, et la vie, obéissant à sa prière, ranime les
restes sanglants qui gisaient devant lui.
Une autre fois le procureur du couvent, Jacques de Melle, était
tombé si gravement malade, qu'on lui avait apporté les derniers
sacrements. Les Frères attendaient autour de son lit, protégeant
de leurs prières la sortie de son âme, et tristes de perdre
un homme qui leur était alors tout à fait nécessaire,
parce que nul d'entre eux n'était aussi connu que lui à Rome.
Dominique, qui voyait la peine de ses enfants, ordonne que tout le monde
quitte la chambre ; il ferme la porte,.et, seul avec le malade, il se répand
en une si fervente prière, qu'elle retient la vie sur les lèvres
du mourant. Il appelle ensuite les Frères, et le leur rend sain
et sauf.
L'office de procureur, dont était investi Jacques de Melle,
consistait à pourvoir avec l'aide de la Providence aux nécessités
extrêmes de Saint-Sixte. Car le couvent n'avait aucun revenu. On
y vivait d'aumônes quotidiennes recueillies de rue en rue par les
Frères. Un matin Jacques de Melle vint prévenir Dominique
qu'il n'y avait rien à la maison pour le dîner, si ce n'est
deux ou trois pains. A cette nouvelle, Dominique parut ravi ; il ordonna
au procureur de partager le peu qu'il y avait en quarante portions, selon
le nombre des religieux, et de faire sonner le repas à l'heure accoutumée.
En entrant au réfectoire, chacun trouva à sa place une bouchée
de pain ; on récita les prières de la bénédiction
avec encore plus de joie que de coutume, et l'on s'assit. Dominique était
à la table priorale, les yeux du cœur levés vers Dieu. Après
un moment d'attente, deux jeunes hommes vêtus de blanc parurent au
réfectoire, et s'avançant jusqu'à la table où
était Dominique, y déposèrent des pains qu'ils avaient
apportés dans leurs manteaux.
Le même miracle se renouvela plus tard avec des circonstances
qu'il faut entendre de la bouche même de l'antiquité. " Lorsque
les Frères habitaient encore auprès de l'église de
Saint-Sixte, et étaient au nombre de cent, un certain jour le bienheureux
Dominique commanda à frère Jean de Calabre et à frère
Albert le Romain d'aller par la ville chercher des aumônes. Mais
ils s'y employèrent inutilement depuis le matin jusqu'à la
troisième heure du jour. Ils revenaient donc à la maison,
et déjà ils atteignaient l'église de Sainte-Anastasie,
quand une femme qui avait une grande dévotion à l'ordre les
rencontra, et, voyant qu'ils ne rapportaient rien, leur donna un pain.
– Je ne veux pas, leur dit-elle, que vous retourniez tout à fait
à vide. – Un peu plus loin, ils furent accostés par un homme
qui leur demanda instamment la charité. Ils s'excusèrent
de lui donner, parce qu'ils n'avaient rien pour eux-mêmes. Mais l'homme
insistant toujours davantage, ils se dirent l'un à l'autre : – Que
ferons-nous d'un pain ? Donnons-le-lui pour l'amour de Dieu. – Ils lui
donnèrent donc le pain, et aussitôt ils le perdirent de vue.
Or, comme ils rentraient au couvent, le pieux Père, à qui
le Saint-Esprit avait déjà révélé tout
ce qui s'était passé, vint à leur rencontre, et leur
dit d'un air joyeux : Enfants, vous n'avez rien ?– Non, père, répondirent-ils.
– Et ils lui racontèrent ce qui était arrivé, et comment
ils avaient donné le pain au pauvre. Il leur dit : – C'était
un ange du Seigneur ; le Seigneur saura bien nourrir les siens ; allons
prier. – Là-dessus il entra dans l'église, et, en étant
sorti au bout de peu de temps, il dit aux Frères d'appeler la communauté
au réfectoire. Ceux-ci lui répondirent : – Mais, père
saint, comment voulez-vous que nous les appelions, puisqu'il n'y a rien
à leur servir ? – Et ils tardaient exprès d'accomplir l'ordre
qui leur avait été donné. C'est pourquoi le bienheureux
père fit venir frère Roger, le cellérier, et lui commanda
de rassembler les Frères pour le dîner, parce que le Seigneur
pourvoirait à leurs besoins. On couvrit donc les tables ; on posa
les coupes, et, à un signal donné, tout le couvent entra
au réfectoire. Le bienheureux père prononça la bénédiction,
et, tout le monde s'étant assis, frère Henri le Romain commença
la lecture. Cependant le bienheureux Dominique priait, les mains jointes
sur la table : et voilà que tout à coup, selon qu'il l'avait
promis par l'inspiration de l'Esprit-Saint, deux beaux jeunes hommes, ministres
de la divine Providence, apparurent au milieu du réfectoire, portant
des pains dans deux nappes blanches qui leur pendaient de l'épaule
devant et derrière. Ils commencèrent la distribution parles
rangs inférieurs, l'un à droite, l'autre à gauche,
et mirent devant chaque frère un pain entier d'une admirable beauté.
Puis lorsqu'ils furent parvenus jusqu'au bienheureux Dominique, et qu'ils
eurent mis semblablement devant lui un pain entier, ils inclinèrent
la tête et disparurent, sans qu'on ait jamais su jusqu'aujourd'hui
où ils allaient ni d'où ils venaient. Le bienheureux Dominique
dit aux Frères : – Mes frères, mangez le pain que le Seigneur
vous a envoyé. – Il dit ensuite aux frères servants de verser
du vin. Mais ceux-ci répondirent : – Père saint, il n'y en
a pas. – Alors le bienheureux Dominique, plein de l'esprit de prophétie,
leur dit : Allez au muid, et versez aux Frères le vin que le Seigneur
leur a envoyé. – Ils y allèrent, en effet, et trouvèrent
le muid plein jusqu'au bord d'un vin excellent qu'ils s'empressèrent
d'apporter. Et le bienheureux Dominique dit : – Buvez, mes frères,
du vin que le Seigneur vous a envoyé. – Ils mangèrent donc
et burent tant qu'il leur plut ce jour-là, le lendemain et le surlendemain.
Mais après le repas du troisième jour, il fit donner aux
pauvres tout ce qui restait du pain et du vin, et ne voulut pas qu'on en
conservât davantage à la maison. Pendant ces trois jours personne
n'était allé demander l'aumône, parce que le Seigneur
avait envoyé du pain et du vin en abondance. Le bienheureux père
fit ensuite un très beau sermon aux Frères, pour les avertir
de ne jamais se défier de la divine Providence, même dans
la plus grande pénurie. Frère Tancrède, prieur du
couvent, frère Odon le Romain, frère Henri du même
lieu, frère Laurent d'Angleterre, frère Gaudion et frère
Jean le Romain, et plusieurs autres étaient présents à
ce miracle, qu'ils racontèrent à la sœur Cécile et
aux autres sœurs qui demeuraient encore au monastère de Sainte-Marie
au delà du Tibre. Ils leur apportèrent même de ce pain
et de ce vin, et elles le conservèrent longtemps comme des reliques.
Or le frère Albert, que le bienheureux Dominique avait envoyé
quêter avec un compagnon, fut l'un des deux frères dont le
bienheureux Dominique prédit la mort à Rome. L'autre était
le frère Grégoire, homme d'une grande beauté et d'une
grâce parfaite. Frère Grégoire fut le premier à
s'en retourner au Seigneur, après avoir reçu pieusement les
sacrements. Le troisième jour d'après, frère Albert,
ayant aussi reçu pieusement les sacrements, s'en alla de cette prison
ténébreuse au palais du ciel ".
Ce récit ingénu nous fait pénétrer dans
l'intérieur de la famille de Saint-Sixte, et nous transporte mieux
que toutes les descriptions aux temps primitifs de l'ordre. On y voit comment
s'élevaient sans or ni argent de populeux monastères ; comment
la foi suppléait à la fortune ; et quelle exquise simplicité
était en ces hommes dont plusieurs avaient habité des palais.
Frère Tancrède, le prieur de Saint-Sixte, était un
chevalier de grande naissance, attaché à la cour de l'empereur
Frédéric II. Il se trouvait à Bologne au commencement
de l'année 1218, lorsque Dominique y envoya quelques frères,
ainsi que nous le verrons en son lieu, et un jour, sans qu'il sût
pourquoi, il se prit à considérer le danger que courait son
salut éternel. Troublé de cette pensée subite, il
adressa une prière à la sainte Vierge ; la nuit suivante
la sainte Vierge lui apparut en songe et lui dit : " Entre dans mon ordre.
" Il s'éveilla et se rendormit. Dans ce second sommeil il vit deux
hommes en habit de Frères Prêcheurs, et l'un d'eux, qui était
un vieillard, lui disait : " Tu demandes à la sainte Vierge de te
diriger dans la voie du salut ; viens à nous, et tu seras sauvé.
" Tancrède, qui ne connaissait point encore l'habit de l'ordre,
crut que c'était une illusion. Il se leva le matin, et pria son
hôte de le conduire à une église pour y entendre la
messe. L'hôte le conduisit à une petite église appelée
Sainte-Marie-de-Mascarella, laquelle venait tout récemment d'être
donnée aux Frères Prêcheurs. A peine y fut-il entré,
qu'il rencontra deux frères, dans l'un desquels il reconnut sur-le-champ
le vieillard qu'il avait vu en songe. Ayant donc mis ordre à ses
affaires, il prit l'habit et vint rejoindre Dominique à Rome.
Frère Henri, dont il est aussi question dans le récit
de la sœur Cécile, était un jeune noble romain. Ses parents,
indignés de ce qu'il s'était donné à l'ordre,
avaient résolu de l'enlever. Dominique, averti de leur dessein,
fit partir le jeune homme avec quelques compagnons par la voie Nomentane.
Mais les parents se mirent à sa poursuite, et arrivèrent
au bord de l'Anio lorsque Henri venait de le passer. Lui, se voyant si
près de tomber dans leurs mains, éleva son cœur vers Dieu,
et se recommanda à sa protection par les mérites de son serviteur
Dominique. Aussitôt les eaux du torrent grossirent à vue d'œil,
et ce fut en vain que les cavaliers qui étaient à l'autre
bord essayèrent de le franchir. Henri revint tranquillement à
Saint-Sixte après qu'ils se furent retirés.
Frère Laurent d'Angleterre, autre témoin du miracle des
pains, était le même que Dominique avait envoyé à
Paris lors de la dispersion des Frères. Il en était revenu
depuis peu avec Jean de Navarre. Deux autres frères, Dominique de
Ségovie et Michel de Uzéro, étaient aussi revenus
d'Espagne sans avoir rien fait.
Cependant Honorius III avait repris le dessein de son prédécesseur,
de réunir dans un seul monastère, sous une même règle,
les religieuses éparses en divers couvents de Rome, et il en fit
part à Dominique, comme à l'homme qui pouvait le mieux conduire
cette œuvre difficile à sa fin. Dominique accepta d'autant plus
volontiers la proposition du pape, que c'était un moyen de restituer
Saint-Sixte à sa destination primitive, tout en y fondant une communauté
de religieuses dominicaines sur le modèle de Notre-Dame-de-Prouille.
Il demanda seulement que des cardinaux lui fussent adjoints pour couvrir
sa faiblesse de leur autorité. Le pape lui en désigna trois
: Ugolin, évêque d'Ostie, Etienne de Fosseneuve, du titre
des Saints-Apôtres, et Nicolas, évêque de Tusculum.
Et, en échange de l'habitation de Saint-Sixte, il lui donna l'église
et le monastère de Sainte-Sabine au mont Aventin, à côté
de son propre palais. On faisait donc à la fois des préparatifs
à Sainte - Sabine et à Saint-Sixte, à l'un pour y
recevoir les sœurs, à l'autre pour y transporter les Frères.
Dominique, occupé de ce double soin, ne laissait pas de continuer
ses prédications. Un jour qu'il devait prêcher à Saint-Marc.
une femme qui avait son enfant malade quitta tout pour venir l'entendre.
Au sortir du sermon, elle trouva l'enfant sans vie. Son espérance
fut aussi prompte que sa douleur. Elle prend avec elle une servante pour
porter l'enfant, et marche tout éperdue vers Saint-Sixte sans se
donner le temps de répandre une larme. Lorsqu'on entrait dans la
cour de Saint-Sixte par la voie Appienne, on avait à sa gauche l'église
et le monastère, et en face de soi la porte d'une chambre basse
et isolée qu'on appelait le chapitre. Dominique était debout
à cette porte lorsque la malheureuse mère arriva dans la
cour. Elle va droit à lui, saisit l'enfant, le met aux pieds du
saint, et avec des regards et des prières elle lui redemande son
fils. Dominique se retire un moment dans l'intérieur du chapitre,
revient au seuil, fait le signe de la croix sur l'enfant, se baisse pour
lui prendre la main, le relève vivant, et le rend à sa mère
en lui ordonnant de cacher à tout le monde ce qui venait de se passer.
Mais la nouvelle s'en répandit à Rome incontinent. Le pape
voulait que ce miracle fût publié dans toutes lés églises
du haut de la chaire ; Dominique s'y opposa, en menaçant de passer
chez les infidèles et de quitter Rome pour jamais. Le bruit ne fut
pas moins grand. La vénération qu'on avait déjà
pour lui fut à son comble. Partout où il se montrait, il
était suivi des grands et du peuple comme un ange de Dieu ; on s'estimait
heureux de le toucher ; on lui coupait des morceaux de sa chape pour en
faire des reliques, de sorte qu'à peine lui venait-elle aux genoux.
Quelquefois les Frères s'opposaient à ce qu'on coupât
ainsi ses vêtements ; mais il leur disait : " Laissez-les faire,
puisque c'est leur dévotion. " Or frère Tancrède,
frère Odon, frère Henri, frère Grégoire, frère
Albert et plusieurs autres étaient présents à ce miracle.
Quelque éclatante que fût la sainteté de. Dominique,
elle n'aplanissait pas toutes les difficultés que rencontrait la
réunion des religieuses romaines à Saint-Sixte. La plupart
refusaient de sacrifier la liberté qu'elles avaient eue jusque-là
de sortir du cloître et de visiter leurs parents. Mais Dieu vint
au secours de son serviteur. Il y avait à Rome un monastère
de filles appelé Sainte-Marie-au-delà-du Tibre, à
cause de sa situation ; on y conservait une des images de la sainte Vierge
attribuées par la tradition au pinceau de saint Luc. Celle-là
était célèbre et vénérée du peuple,
parce que le pape saint Grégoire le Grand avait arrêté
le fléau de la peste en la portant en procession dans la ville.
On croyait aussi que le pape Sergius III l'ayant placée dans la
basilique de Saint-Jean-de-Latran, elle était revenue d'elle-même
à son ancienne demeure. L'abbesse de ce monastère et toutes
les religieuses, excepté une, s'offrirent volontairement à
Dominique, et firent profession d'obéissance entre ses mains, à
cette seule condition qu'elles apporteraient avec elles l'image de la sainte
Vierge, et que si l'image quittait Saint-Sixte d'elle-même pour retourner
à son église' primitive, leur vœu d'obéissance serait
annulé. Dominique accepta la condition, et, en vertu de l'autorité
qu'elles venaient de lui donner, il leur défendit de franchir désormais
le seuil de leur couvent. Ces filles étaient de la première
noblesse de Rome. Lorsque leurs parents surent à quoi elles s'étaient
engagées et tout ce nouveau dessein de réformation, ils vinrent
à Sainte-Marie pour les dissuader d'accomplir ce qu'elles avaient
promis. Aveuglés par la passion, ils traitaient Dominique d'inconnu
et d'aventurier. Leurs discours ébranlèrent le courage des
religieuses ; plusieurs se repentirent du vœu qu'elles avaient fait. Dominique,
qui en fut intérieurement averti, vint un matin les voir, et, après
avoir célébré la messe, et prononcé un sermon,
il leur dit : " Je sais, mes filles, que vous avez du regret de votre résolution,
et que vous voulez mettre le pied hors de la voie du Seigneur. Que celles-là
donc qui demeurent fidèles lassent de nouveau profession dans mes
mains. " Alors toutes ensemble, l'abbesse à leur tète, renouvelèrent
l'acte qui les dépouillait de leur liberté. Dominique prit
les clefs du couvent, et y établit des frères convers pour
le garder nuit et jour, avec défense aux sœurs de parler désormais
à qui que ce fût sans témoin.
Les choses en étant là, les cardinaux Ugolin, Etienne
de Fosseneuve et Nicolas se réunirent à Saint-Sixte le jour
des Cendres de l'an 1218, c'est-à-dire le 28 février, Pâques
tombant cette année le 15 avril. L'abbesse de Sainte-Marie-du-Tibre
s'y rendit de son côté avec ses religieuses, pour résigner
solennellement son office et céder à Dominique et aux Frères
tous les droits du couvent. " Comme donc le bienheureux Dominique était
assis avec les cardinaux, l'abbesse et ses filles étant présentes,
voilà qu'un homme entre en s'arrachant les cheveux et en poussant
de grands cris. On lui demande ce qu'il a, il répond : – C'est le
neveu de monseigneur Etienne qui vient de tomber de cheval et de se tuer
! – Or le jeune homme s'appelait Napoléon. Son oncle, en, l'entendant
nommer, se pencha défaillant sur la poitrine du bienheureux Dominique.
On le soutint ; le bienheureux Dominique se leva, lui jeta de l'eau bénite,
et le laissant dans les bras des autres, courut à l'endroit où
le corps du jeune homme était gisant, tout brisé et horriblement
déchiré. Il ordonna qu'on le transportât dans une chambre
séparée, et qu'on l'y ente fermât. Puis il dit à
frère Tancrède et aux autres Frères de tout préparer
pour la messe. Le bienheureux Dominique, les cardinaux, les Frères,
l'abbesse et les religieuses allèrent donc au lieu où était
l'autel, et le bienheureux Dominique célébra avec une grande
abondance de larmes. Mais lorsqu'il fut arrivé à l'élévation
du corps du Seigneur, et qu'il le tenait en haut dans ses mains, selon
la coutume, lui-même fut élevé de terre d'une coudée,
tous le voyant et en étant dans la stupeur. La messe achevée,
il retourna au corps du défunt, lui, les cardinaux, l'abbesse, les
sœurs, et tout le monde qui se trouvait là, et lorsqu'il fut auprès
du corps, il en arrangea les membres l'un après l'autre de sa main
très sainte ; ensuite il se prosterna à terre en priant et
pleurant. Trois fois il toucha le visage et les membres du défunt
pour les remettre en leur lieu, et trois fois il se prosterna. Lorsqu'il
se fut relevé pour la troisième fois, il fit le signe de
la croix sur le mort, et debout du côté où était
la tête, les mains tendues vers le ciel, son corps au-dessus de terre
de plus d'une coudée, il cria à haute voix : – Ô jeune
homme Napoléon, je te dis au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ,
lève-toi ! Aussitôt, à la vue de tous ceux qu'un si
étonnant spectacle avait attirés, le jeune homme se leva
sain et sauf, et dit au bienheureux Dominique : – Père, donnez-moi
à manger. – Le bienheureux Dominique lui donna à manger et
à boire, et le rendit joyeux et sans aucune trace de blessure au
cardinal son oncle. "
Quatre jours après, au premier dimanche de carême, les
religieuses de Sainte-Marie-au-delà-du-Tibre, d'autres religieuses
du monastère de Sainte-Bibiane et de divers couvents, et quelques
femmes du monde, entrèrent à Saint-Sixte, où saint
Dominique leur donna l'habit de l'ordre. Elles étaient, toutes ensemble,
au nombre de quarante-quatre. Il y avait parmi elles une sœur de Sainte-Marie-au-delà-du-Tibre,
âgée de dix-sept ans, et appelée Cécile.
C'est à elle que nous devons de connaître les principaux
traits de la vie du saint patriarche à cette époque. Elle
nous les a conservés dans un mémoire écrit sous sa
dictée, qui est un chef-d'œuvre de narration simple et vraie.
La nuit du même jour où les religieuses entrèrent
à Saint-Sixte, l'image de Sainte-Marie-au-delà-du-Tibre y
fut transférée. On avait choisi la nuit parce que les Romains
s'opposaient à ce déplacement. Dominique, accompagné
des cardinaux Etienne et Nicolas, précédé et suivi
de beaucoup de gens qui tenaient des flambeaux, portait l'image sur ses
épaules. Tout le monde était pieds nus. Les religieuses,
en prière et pieds nus, attendaient l'image à Saint-Sixte,
où elle fut heureusement inaugurée dans l'église.
Tous ces faits, en y comprenant le voyage de France à Rome,
s'étaient accomplis dans l'espace de cinq à six mois, du
11 septembre 121-7 au commencement de mars de l'année suivante.
Et cependant, malgré tant d'occupations et de devoirs, Dominique
trouvait encore le temps de se livrer à des œuvres particulières
de charité. Il allait souvent visiter les recluses, c'est-à-dire
des femmes qui s'étaient volontairement enfermées dans des
trous de muraille pour n'en sortir jamais. Il y en avait çà
et là par la ville, aux flancs déserts du mont Palatin, au
fond des vieilles tours de guerre, aux arches rompues des aqueducs, sentinelles
de l'éternité placées sur des ruines. Dominique les
visitait au coucher du soleil ; il leur portait dans son cœur un reste
de forces qu'il avait mis en réserve pour elles ; après avoir
parlé ù la foule, il allait parler à la solitude.
Une de ces recluses, appelée Lucia, qui habitait derrière
l'église de Sainte-Anastasie, sur le chemin de Saint-Sixte, avait
un bras rongé jusqu'à l'os par un mal cruel et dévorant.
Dominique la guérit un soir par une simple bénédiction.
Une autre, dont la poitrine était mangée des vers, avait
sa loge dans une tour voisine de la porte de Saint-Jean-de-Latran. Dominique
la confessait et lui apportait de temps en temps la sainte Eucharistie.
Une fois il lui demanda de voir un des vers qui la tourmentaient et qu'elle
gardait avec amour dans son sein, comme des hôtes envoyés
par la Providence. Bona, c'était son nom, consentit au désir
de Dominique. Mais le ver se changea en une pierre précieuse dans
la main du thaumaturge, et la poitrine de Bona se trouva pure comme celle
d'un enfant.
Dominique était alors dans la splendeur de la maturité.
Son corps, aussi bien que son âme, avait atteint ce terme de la vie
où la vieillesse n'est encore qu'une perfection et une grâce
de la vigueur. " Sa stature était médiocre, sa taille maigre,
son visage beau et un peu coloré par le sang, ses cheveux et sa
barbe d'un blond assez vif, ses yeux beaux. Il lui sortait du front et
d'entre les cils une certaine lumière radieuse qui attirait le respect
et l'amour. Il était toujours joyeux et agréable, excepté
quand il était mu à compassion par quelque affliction du
prochain. Il avait les mains longues et belles, une grande voix noble et
sonore. Il ne fut jamais chauve, et il avait sa couronne religieuse tout
entière semée de rares cheveux blancs. "
C'est ainsi que le dépeint sœur Cécile, qui l'avait connu
dans ces temps héroïques de Saint-Sixte et de Sainte-Sabine.
CHAPITRE XII - SÉJOUR DE SAINT DOMINIQUE A SAINTE-SABINE. SAINT
HYACINTHE ET LE BIENHEUREUX CESLAS ENTRENT DANS L'ORDRE. ONCTION DU BIENHEUREUX
REGINALD PAR LA SAINTE VIERGE
L'église de Sainte-Sabine, près de laquelle habitaient
les Frères depuis qu'ils avaient quitté Saint-Sixte, était
bâtie sur le mont Aventin. Une vieille inscription atteste qu'elle
avait été fondée sous le pontificat de Célestin
Ier, au commencement du cinquième siècle, par un prêtre
d'Illyrie appelé Pierre. Ses murs se dressaient à l'endroit
le plus élevé et le plus abrupt du mont, au-dessus de l'étroit
rivage où le Tibre murmure en fuyant de Rome, et en heurtant de
ses flots les débris du pont qu'Horatius Coclès défendit
contre Porsenna. Deux rangs de colonnes antiques, supportant un toit sans
déguisement, partageaient l'église en trois nefs, terminées
chacune par un autel. C'était la basilique primitive dans toute
la gloire de sa simplicité. Les reliques de sainte Sabine, qui avait
souffert la mort pour Jésus-Christ au temps d'Adrien, reposaient
sous l'autel principal, aussi proche du lieu de son martyre qu'avait pu
le permettre la tradition. D'autres ossements précieux brillaient
à côté des siens. L'église touchait au palais
des Sabelli, occupé alors par Honorius III, et d'où avait
été datée la bulle qui approuvait l'ordre des Frères
Prêcheurs. Des fenêtres de cette habitation, dont une partie
venait d'être cédée à Dominique, l'œil plongeait
sur l'intérieur de Rome et s'arrêtait aux collines du Vatican.
Deux rampes sinueuses conduisaient à la ville : l'une tombant sur
le Tibre, l'autre à l'un des angles du mont Palatin, près
de l'église de Sainte-Anastasie. C'était cette voie que suivait
Dominique pour aller de Sainte-Sabine à Saint-Sixte. Nul sentier,
sur la terre, ne conserve davantage la trace de ses pas. Presque chaque
jour, pendant plus de six mois, il en descendit ou' en remonta la pente,
portant d'un couvent à l'autre l'ardeur de sa charité.
Quand le voyageur entre à Sainte-Sabine, demeurée jusqu'aujourd'hui
l'un des chefs-d'œuvre de Rome, et qu'il en visite avec soin les pieuses
nefs, il remarque dans une chapelle latérale des fresques antiques.
L'une d'elles représente Dominique revêtant de l'habit de
Frère Prêcheur un jeune homme agenouillé devant lui,
pendant qu'un autre jeune homme est étendu par terre ; le visage
de l'un et de l'autre est caché au spectateur, et tous les deux
pourtant lui causent de l'émotion. Ces deux jeunes gens sont deux
Polonais, Hyacinthe et Ceslas Odrowaz. Ils avaient accompagné à
Rome leur oncle Yve Odrowaz, évêque élu de Cracovie,
et, conduits probablement à Saint-Sixte par le cardinal Ugolin,
ancien condisciple d'Yve à l'université de Paris, ils avaient
assisté à la résurrection du jeune Napoléon.
L'évêque avait aussitôt prié Dominique de lui
donner quelques Frères Prêcheurs pour les emmener avec lui
en Pologne. Le saint lui objecta qu'il n'en avait aucun qui fût initié
à la langue et aux mœurs polonaises, et que, si quelqu'un de sa
suite voulait prendre l'habit, ce serait le meilleur moyen de propager
l'ordre en Pologne et dans les contrées du. Nord. Hyacinthe et Ceslas
s'offrirent alors de leur propre mouvement. On croit qu'ils étaient
frères, et il est hors de doute qu'ils appartenaient à la
même famille. Leur cœur se ressemblait comme leur sang. Consacrés
tous les deux à Jésus-Christ par le sacerdoce, ils avaient
honoré leur maître aux yeux de leur patrie, et la jeunesse
ne paraissait en eux qu'une vertu de plus. Hyacinthe était chanoine
de l'Église de Cracovie, Ceslas préfet ou prévôt
de l'Église de Sandomir. Ils prirent ensemble l'habit à Sainte-Sabine
de concert avec deux autres compagnons de leur voyage, connus dans l'histoire
dominicaine sous le nom d'Henri le Morave et d'Herman le Teutonique. La
Pologne et l'Allemagne, seuls pays de l'Europe qui n'eussent point encore
donné de leurs fils à l'ordre des Frères Prêcheurs,
lui apportèrent ce jour-là leur tribut, sur cette colline
mystérieuse que les Romains n'avaient point comprise dans leur enceinte
sacrée, et dont le nom signifie séjour d'oiseaux.
Que les voies de Dieu sont grandes et simples ! Ugolin Conti d'Italie
et Yve Odrowaz de Pologne se rencontrent à l'université de
Paris. Ils y passent ensemble quelques jours de leur jeunesse ; puis le
temps, qui confirme ou qui brise l'amitié comme toutes choses, met
entre leurs cœurs l'abîme de plus de quarante ans. Yve, promu à
l'épiscopat, est obligé de se rendre à Rome, il y
retrouve sous la pourpre l'ami de ses anciennes années. Le cardinal
conduit un jour son hôte à l'église de Saint-Sixte,
pour lui faire connaître un homme dont le nom n'était jamais
parvenu jusqu'à lui, et, ce jour-là même, la vertu
de cet homme éclate à l'improviste par l'acte le plus élevé
de la puissance, par un acte de souveraineté sur la vie et sur la
mort. Yve, subjugué, demande à Dominique quelques-uns de
ses Frères, sans se douter qu'il n'était venu autrefois à
Paris et maintenant à Rome que pour amener à Dominique quatre
nobles enfants du Septentrion, prédestinés de Dieu à
semer des couvents de Frères Prêcheurs en Allemagne, en Pologne,
en Prusse, et jusqu'au cœur de la Russie.
Hyacinthe et ses compagnons ne demeurèrent que peu de temps
à Sainte-Sabine. Dès qu'ils furent suffisamment instruits
des règles de l'ordre, ils partirent avec l'évêque
de Cracovie. En passant à Friesach, ville de l'ancienne Norique,
entre la Drave et le Muhr, ils furent poussés par l'Esprit-Saint
à y annoncer la parole de Dieu. Leur prédication remua ce
pays de fond en comble. Animés par le succès, la pensée
leur vint d'y ériger un couvent. Ils y réussirent en six
mois, et le laissèrent sous la direction d'Herman le Teutonique,
peuplé déjà d'un grand nombre d'habitants. De retour
à Cracovie, l'évêque leur donna, pour en faire un couvent,
une maison de bois qui dépendait de l'évêché.
Ce furent là les prémices de l'ordre dans les régions
septentrionales. Ceslas fonda les couvents de Prague et de Breslau, et
Hyacinthe, avant de mourir, planta jusque dans Kiew les tentes dominicaines
sous les yeux des schismatiques grecs et au bruit des invasions tartares.
Le Midi et le Nord semblaient combattre à qui enverrait à
Dominique de plus grands ouvriers. Il y avait en France un docteur célèbre
appelé Reginald, qui avait enseigné le droit canonique à
Paris pendant cinq années, et qui était doyen du chapitre
de Saint-Aignan d'Orléans. L'an 1218, il vint à Rome au tombeau
des saints Apôtres, se proposant de passer ensuite à Jérusalem
pour y vénérer le tombeau du Seigneur. Mais ce double pèlerinage
n'était, dans son intention, que le prélude d'un nouveau
genre de vie qu'il avait résolu d'embrasser. " Dieu lui avait inspiré
le désir d'abandonner toutes choses pour la prédication de
l'Évangile, et il se préparait à ce ministère,
sans savoir encore de quelle façon le remplir ; car il ignorait
qu'un ordre de prédicateurs eût été institué.
Or il arriva que dans un entretien confidentiel avec un cardinal, il lui
ouvrit son cœur à ce sujet, lui disant qu'il pensait à tout
quitter pour prêcher Jésus-Christ çà et là
dans un état de pauvreté volontaire. Alors le cardinal lui
dit : " Voilà justement qu'un ordre vient de s'élever, qui
a pour but d'unir la pratique de la pauvreté à l'office de
la prédication, et nous avons dans la ville le maître du nouvel
ordre, qui y annonce même la parole de Dieu. – Ayant ouï cela,
maître Reginald s'empressa de chercher le bienheureux Dominique et
de lui révéler le secret de son âme. La vue du saint
et la grâce de ses discours le séduisirent ; il résolut
dès lors d'entrer dans l'ordre. Mais l'adversité, qui est
l'épreuve de tous les saints projets, ne tarda pas de s'en prendre
au sien. Il tomba si gravement malade, que la nature paraissait succomber
sous les assauts de la mort, et que les médecins désespéraient
de le sauver. Le bienheureux Dominique, affligé de perdre un enfant
dont, il n'avait pas même joui, se tourna vers la divine miséricorde
avec importunité, la suppliant, ainsi qu'il l'a raconté lui-même
aux Frères, de ne pas lui ravir un fils qui était plutôt
conçu que né, et de lui en accorder la vie au moins pour
un peu de temps. Pendant qu'il priait ainsi, la bienheureuse Vierge Marie,
mère de Dieu et maîtresse du monde, accompagnée de
deux jeunes filles d'une beauté sans mesure, apparut à maître
Reginald éveillé et consumé par l'ardeur de la fièvre,
et il entendit cette reine du ciel qui lui disait : – Demande-moi ce que
tu veux, et je te le donnerai. –Comme il délibérait en lui-même,
une des jeunes filles qui accompagnaient la bienheureuse Vierge lui suggéra
de ne rien demander, mais de s'en remettre à la volonté de
la Reine des miséricordes, ce qu'il agréa volontiers. Alors
celle-ci, étendant sa main virginale, lui fit une onction sur les
yeux, les oreilles, les narines, la bouche, les mains, les reins et les
pieds, et elle prononçait en même temps certaines paroles
appropriées à chaque onction. Je n'ai pu connaître
que les paroles relatives à l'onction des reins et des pieds.. Elle
disait donc en touchant les reins : – Que tes reins soient ceints du cordon
de la chasteté ; –et en touchant les pieds : – J'oins tes pieds
pour la prédication de l'Évangile de paix. – Elle lui montra
ensuite l'habit des Frères Prêcheurs, en lui disant : – Voici
l'habit de ton ordre ; – et elle disparut à ses yeux. Reginald se
trouva aussitôt guéri, oint qu'il avait été
par la mère de Celui qui a le secret de tout salut. Le lendemain
matin, quand Dominique vint le voir et lui eut demandé familièrement
de ses nouvelles, il répondit qu'il n'avait plus aucun mal, et lui
raconta la vision. Tous deux en rendirent ensemble et dévotement,
comme je le crois, des actions de grâces au Dieu qui frappe et qui
guérit, qui blesse et qui panse les blessures. Les médecins
admirèrent un retour à la vie si subit et si inespéré,
ne sachant pas la main qui avait donné le remède. "
Trois jours après, Reginald étant assis avec Dominique
et un religieux de l'ordre des Hospitaliers, l'onction miraculeuse fut
renouvelée sur lui en leur présence, comme si l'auguste Mère
de Dieu eût attaché à cet acte une importance considérable,
et qu'elle eût tenu à l'accomplir devant-témoins. En
effet, Reginald n'était ici que le représentant de l'ordre
des Frères Prêcheurs, et la Reine du ciel et de la terre contractait
alliance en sa personne avec l'ordre entier. Le Rosaire avait été
le premier signe de cette alliance, et comme le joyau de l'ordre à
son baptême ; l'onction de Reginald, indice de virilité et
de confirmation, devait aussi avoir un signe durable et commémoratif.
C'est pourquoi la bienheureuse Vierge, en présentant au nouveau
frère l'habit de l'ordre, ne le lui présenta pas tel qu'on
le portait alors, mais avec un changement remarquable qu'il est nécessaire
d'expliquer.
Nous avons dit que Dominique, longtemps chanoine d'Osma, avait continué
en France d'en porter l'habit, et l'avait adopté pour le costume
de son ordre. Cet habit consistait en une tunique de laine blanche recouverte
d'un surplis de lin, l'un et l'autre enveloppés d'une chape et d'un
capuce de laine noire. Or dans le vêtement que la sainte Vierge montra
à Reginald, le surplis de lin était remplacé par un
scapulaire de laine blanche, c'est-à-dire par une simple bande d'étoffe
destinée à couvrir les épaules et la poitrine en descendant
des deux côtés jusqu'aux genoux. Ce vêtement n'était
pas nouveau. Il en est question dans la vie des religieux de l'Orient,
qui l'avaient sans doute adopté pour complément de la tunique,
lorsque le travail ou la chaleur les contraignait de se dépouiller
du manteau. Né au désert d'un sentiment de pudeur, tombant
comme un voile sur le cœur de l'homme, le scapulaire était devenu
dans la tradition chrétienne le symbole de la pureté, et
par conséquent l'habit de Marie, la Reine des vierges. En même
temps donc qu'en la personne de Reginald, Marie ceignait les reins de l'ordre
du cordon de la chasteté, et préparait ses pieds à
la prédication de l'Évangile de paix, elle lui donnait dans
le scapulaire le signe extérieur de cette vertu des anges sans laquelle
il est impossible de sentir et d'annoncer les choses célestes.
Après ce grand événement, l'un des plus fameux
de l'antiquité dominicaine, Reginald partit pour la Terre-Sainte,
dont nous le verrons revenir un jour, et l'ordre quitta le surplis de lin
pour le scapulaire de laine, devenu la partie principale et caractéristique
de son habillement. Lorsque le Frère Prêcheur fait profession,
son scapulaire seul est bénit par le prieur qui reçoit ses
vœux, et en aucun cas il ne peut sortir de sa cellule sans en être
revêtu, même pour aller au tombeau.
La sainte Vierge manifesta d'une autre manière encore, a la
même époque, la tendresse maternelle qu'elle portait à
l'ordre " Un soir que Dominique était resté dans l'église
à prier, il en sortit à l'heure de minuit, et entra dans
le corridor où les Frères avaient leurs cellules et dormaient.
Lorsqu'il eut achevé ce qu'il était venu faire, il se mit
de nouveau à prier à l'une des extrémités du
corridor, et regardant par hasard à l'autre bout, il vit s'avancer
trois femmes, dont l'une qui était au milieu, paraissait la plus
belle et la plus vénérable. Ses compagnes portaient l'une
un vase magnifique, l'autre un aspersoir qu'elle présentait à
sa maîtresse. Celle-ci aspergeait les Frères et faisait sur
eux le signe de la croix. Mais lorsqu'elle fut arrivée devant un
certain frère, elle passa sans le bénir. Dominique, ayant
remarqué quel était ce frère, alla au devant de la
femme qui bénissait, et qui était déjà au milieu
du corridor, près de la lampe suspendue en cet endroit. Il se prosterna
à ses pieds, et, quoiqu'il l'eût déjà reconnue,
il la supplia de lui dire qui elle était. En ce temps-là,
cette belle et dévote antienne le Salve Regina ne se chantait point
dans le couvent des Frères et des Sœurs de Rome ; elle y était
seulement récitée à genoux après complies.
La femme qui bénissait répondit donc au bienheureux Dominique
: – Je suis celle que vous invoquez tous les soirs, et lorsque vous dites
: Eia ergo, advocata nostra, je me prosterne devant mon Fils pour la conservation
de cet ordre. – Alors le bienheureux Dominique s'informa qui étaient
ces deux jeunes filles dont elle était accompagnée. A quoi
la bienheureuse Vierge répondit : – L'une est Cécile, l'autre
Catherine.–Le bienheureux Dominique demanda encore pourquoi elle avait
passé l'un des Frères sans le bénir, et il lui fut
répondu : – Parce qu'il n'était pas dans une, posture convenable.
– Et ayant achevé sa ronde, aspergé et béni le reste
des Frères, elle disparut. Or le bienheureux Dominique retourna
prier au lieu où il était auparavant, et à peine commençait-il
à prier, qu'il fut ravi en esprit jusqu'à Dieu. Il vit le
Seigneur ayant à sa droite la bienheureuse Vierge, et il lui semblait
que notre Dame était vêtue d'une chape de couleur de saphir.
Et, regardant tout autour de lui, il voyait devant Dieu des religieux de
tous les ordres, mais il n'en voyait aucun du sien. Il se prit donc à
pleurer amèrement, et il n'osait s'approcher du Seigneur ni de sa
Mère. Notre-Dame lui fit signe avec la main de venir. Mais il n'osait
point s'approcher, jusqu'à ce que le Seigneur lui eût fait
signe à son tour. Il vint alors, et se prosterna devant eux en pleurant
amèrement. Le Seigneur lui dit : Pourquoi pleures-tu si amèrement
? – Il répondit : – Je pleure parce que je vois ici des religieux
de tous les ordres, et que je ne vois personne du mien. – Et le Seigneur
lui dit : – Veux-tu voir ton ordre ? Il répondit en tremblant :
– Oui, Seigneur. – Le Seigneur posa la main sur l'épaule de la bienheureuse
Vierge, et il dit au bienheureux Dominique : – J'ai confié ton ordre
à ma Mère. – Il dit ensuite : –Veux-tu absolument voir ton
ordre ? – IlI répondit : Oui, Seigneur. – A ce moment, la bienheureuse
Vierge ouvrit la chape dont elle paraissait revêtue, et l'étendant
sous les yeux du bienheureux Dominique, de telle sorte qu'elle couvrait
de son immensité toute la céleste patrie, il vit sous elle
une multitude de ses Frères. Le bienheureux Dominique se prosterna
pour rendre grâces à Dieu et à la bienheureuse Marie,
sa Mère, et la vision disparut ; il revint à lui-même,
et sonna la cloche des matines. Lorsque les matines furent terminées,
il convoqua les Frères au chapitre, où il leur fit un beau
discours sur l'amour et la vénération qu'ils devaient avoir
pour la bienheureuse Vierge, et il leur rapporta entre autres choses cette
vision. A l'issue du chapitre, il prit en particulier le frère que
la bienheureuse Vierge n'avait point béni, et lui demanda avec douceur
s'il ne lui avait point caché quelque péché secret
; car ce même frère avait fait au bienheureux Dominique une
confession générale. Il répondit : – Père saint,
je n'ai rien sur la conscience, si ce n'est que cette nuit, en m'éveillant,
je me suis trouvé au lit sans aucun vêtement.– Le bienheureux
Dominique lui-même raconta cette vision à la sœur Cécile
et aux autres sœurs de Saint-Sixte, comme si elle fût arrivée
à un autre ; mais les Frères qui étaient présents
faisaient signe aux Sœurs que c'était à lui-même qu'elle
était arrivée. Ce fut à cette occasion que le bienheureux
Dominique ordonna que les Frères, partout où ils coucheraient,
couchassent avec une ceinture et les pieds chaussés. "
Le second dimanche de carême qui suivit la translation des Sœurs
à Saint-Sixte, Dominique leur fit une prédication solennelle
dans l'église, en présence d'un grand concours de peuple,
et il chassa le démon du corps d'une femme qui troublait l'assemblée
par ses cris. Une autre fois, s'étant présenté au
tour du monastère sans être attendu, il demanda à la
tourière comment se portaient les sœurs Théodora, Thédrana
et Nimpha, et sur la réponse qu'elles avaient la1 fièvre,
il dit à la tourière : " Allez les avertir de ma part que
je leur ordonne de ne plus avoir la fièvre. " La tourière
y alla en effet, et dès qu'elle leur eut intimé l'ordre du
saint, elles se trouvèrent guéries.
" C'était l'habitude constante du vénérable père
d'employer tout le jour à gagner des âmes, soit par d'assidues
prédications, soit en confessant, soit par d'autres œuvres de charité.
Le soir, il venait auprès des Sœurs, et leur faisait en présence
des Frères un discours ou une conférence sur les devoirs
de l'ordre ; car elles n'eurent point d'autre maître qui les en instruisît.
Or, un soir, il tarda plus que de coutume à venir, et les Sœurs,
croyant qu'il ne viendrait pas, avaient déjà quitté
la prière et étaient rentrées dans leurs cellules.
Mais voilà que tout d'un coup les Frères sonnent la petite
cloche qui donnait le signal aux Sœurs lorsque le bienheureux père
venait les voir. Elles se hâtèrent de se rendre toutes à
l'église, et, la grille ayant été ouverte, elles le
trouvèrent qui était déjà assis avec les Frères,
et qui les attendait. Le bienheureux Dominique leur dit : – Mes filles,
j'arrive de la pêche, et le Seigneur m'a envoyé un grand poisson.
– Il disait cela de frère Gaudion, qu'il avait reçu dans
l'ordre, et qui était le fils unique d'un certain seigneur Alexandre,
citoyen romain et homme magnifique. Il leur fit ensuite une grande conférence
qui leur causa beaucoup de consolation. Après quoi il leur dit :
– Ce sera une bonne chose, mes filles, que nous buvions un peu. – Et appelant
frère Roger, le cellérier, il lui ordonna d'aller chercher
du vin et une coupe. Le frère les ayant apportés, le bienheureux
Dominique lui dit de remplir la coupe jusqu'au bord. Ensuite il la bénit,
en but le premier, et après lui tous les Frères qui étaient
présents. Or ils étaient au nombre de vingt-cinq, tant clercs
que laïques, et ils burent tant qu'il leur plut, sans que la coupe
fût diminuée. Quand ils eurent tous bu, le bienheureux Dominique
dit : – Je veux que toutes mes filles boivent aussi. – Et appelant la sœur
Nubia, il lui dit, : – Allez au tour, prenez la coupe, et donnez à
boire à toutes les Sœurs. – Elle y alla avec une compagne, et prit
la coupe pleine jusqu'au bord, dont pas une goutte ne se répandit.
La prieure but la première, ensuite toutes les Sœurs, tant qu'elles
voulurent, et le bienheureux père leur répétait souvent
: – Buvez à votre aise, mes filles. – Elles étaient alors
au nombre de cent quatre, et burent toutes et tant qu'il leur plut, et
néanmoins la coupe demeura pleine, comme si l'on n'eût fait
que d'y verser le vin, et lorsqu'elle fut rapportée elle était
pleine jusqu'au bord. Cela fait, le bienheureux Dominique dit : – Le Seigneur
veut que j'aille à Sainte-Sabine. – Mais frère Tancrède,
prieur des Frères, et frère Odon, prieur des Sœurs, et tous
les Frères, et la prieure avec les Sœurs, s'efforçaient de
le retenir en lui disant : – Père saint, l'heure est passée,
il est près de minuit, et il n'est pas expédient que vous
vous retiriez. – Lui cependant refusait d'acquiescer à leurs prières,
et disait : – Le Seigneur veut absolument que je parte, il enverra son
ange avec nous. – Il prit donc pour compagnons frère Tancrède,
prieur des Frères, et frère Odon, prieur des Sœurs, et se
mit en chemin. Arrivés à la porte de l'église pour
sortir, voilà que, selon la promesse du bienheureux Dominique, un
jeune homme d'une grande beauté s'offrit à eux, tenant un
bâton à la main et comme prêt à marcher. Alors
le bienheureux Dominique fit passer devant lui ses compagnons ; le jeune
homme était en tête et lui le dernier, et ils parvinrent ainsi
à la porte de l'église de Sainte-Sabine, qu'ils trouvèrent
fermée. Le jeune homme qui les précédait s'appuya
sur un côté de la porte, et elle s'ouvrit aussitôt ;
il entra le premier, ensuite les Frères, et après eux le
bienheureux Dominique. Puis le jeune homme sortit, et la porte se referma.
Frère Tancrède dit au bienheureux Dominique : – Père
saint, qui est ce jeune homme venu avec nous ? – Il répondit : –
Mon fils, c'est un ange du Seigneur, que le Seigneur a envoyé pour
nous garder. – Les matines sonnèrent cependant, et les Frères
descendirent au chœur, surpris d'y voir le bienheureux Dominique avec ses
compagnons, et inquiets de savoir comment il était entré
les portes closes. Or il y avait au couvent un jeune novice, citoyen romain,
nommé frère Jacques, qui, ébranlé par une violente
tentation, avait résolu de quitter l'ordre après matines,
lorsqu'on ouvrirait les portes de l'église. Dominique, qui en avait
eu la révélation, fit venir le novice à l'issue des
matines, et l'avertit doucement de ne pas céder aux ruses de l'ennemi,
mais de persister avec courage dans le service du Christ. Le jeune homme,
insensible à ses avis et à ses prières, se leva, s'ôta
l'habit de dessus le corps, et lui dit qu'il avait absolument résolu
de sortir. Le très miséricordieux père, touché
de compassion, lui dit : – Mon fils, attendez un peu, après cela
vous ferez ce que vous voudrez. – Et il se mit à prier, prosterné
par terre. On vit alors quels étaient les mérites du bienheureux
Dominique auprès de Dieu, et combien facilement il pouvait obtenir
de lui ce qu'il souhaitait. En effet, il n'avait pas achevé sa prière,
que le jeune homme se jeta en larmes à ses pieds, le conjurant de
lui rendre l'habit qu'il s'était ôté à lui-même
dans la violence de la tentation, et lui promettant de ne jamais quitter
l'ordre. Le vénérable père lui rendit donc l'habit,
non sans l'avertir encore de demeurer ferme dans le service du Christ ;
ce qui arriva, car ce religieux vécut longtemps dans l'ordre avec
édification. Le lendemain matin, le bienheureux Dominique retourna
à Saint-Sixte avec ses compagnons, et les Frères racontèrent
en sa présence à sœur Cécile et aux autres Sœurs ce
qui était arrivé, et le bienheureux Dominique confirma leurs
discours en disant : – Mes filles, l'ennemi de Dieu voulait ravir une brebis
du Seigneur, mais le Seigneur l'a délivrée de ses mains.
"
L'an 1575, sous le pontificat de Grégoire XIII, les religieuses
de Saint-Sixte, chassées de leur retraite par l'air fiévreux
de la campagne romaine, vinrent s'établir sur le Quirinal, au nouveau
monastère de Saint-Dominique et de Saint-Sixte, emportant avec elles
dans cette émigration l'image de la sainte Vierge. Saint-Sixte,
dépouillé et abandonné, resta seul sous la garde de
ses souvenirs. Ni marbres précieux, ni airain ciselé, ni
colonnes ravies à l'antiquité profane par le christianisme,
ni tableaux peints sur un plâtre immortel, rien de ce qui frappe
les yeux n'y attire personne. Quand l'étranger, au retour du tombeau
de Cécilia Métella et du bois de la nymphe Égérie,
rentre à Rome par la voie Appienne, il découvre devant lui,
sur sa droite, une sorte de masure grande et triste, surmontée d'un
de ces clochers aigus, si rares dans les points de vue romains : il passe
sans même en demander le nom. Que lui importe Saint-Sixte le Vieux
! Ceux-là mêmes qui cherchent avec amour la trace des saints,
ne connaissent pas le trésor caché dans ces murailles à
qui le temps a laissé leur humilité. Ils passent aussi sans
que rien les avertisse d'un lieu qu'habita l'un des plus grands hommes
du christianisme, et où il opéra tant de merveilles. La cour
extérieure, l'église, les bâtiments du monastère,
l'enclos subsistent encore, et jusqu'à la révolution française
les maîtres généraux de l'ordre y avaient conservé
un appartement. Le pape Benoît XIII, au dernier siècle, avait
coutume d'y passer quelques jours du printemps et de l'automne, et il avait
restauré l'église, qui tombait en ruine. Maintenant une manufacture
de l'État occupe le corps du monastère, à la réserve
de cette fameuse salle du chapitre où Dominique ressuscita trois
morts. On y a élevé un autel à l'emplacement même
où il offrit le saint sacrifice pour le jeune Napoléon. L'église
est demeurée l'une des stations du clergé romain, qui, le
mercredi de la troisième semaine de carême, vient y célébrer
l'office solennel du jour.
Sainte-Sabine a été plus heureuse. Dès l'an 1273,
il est vrai, sous le pontificat de Grégoire X, elle a cessé
d'être la résidence du maître général,
qui s'est transporté au centre de Rome, dans le couvent de Sainte-Marie-sur-Minerve.
L'Aventin est devenu aussi solitaire que la voie Appienne, et les oiseaux
mêmes, ses premiers hôtes, ne l'habitent plus. Mais une colonie
des enfants de Dominique n'a cessé de vivre à l'ombre des
murs de Sainte-Sabine, protégée aussi par la beauté
de son architecture. On voit dans l'église, sur un tronçon
de colonne, une grosse pierre noire, que la tradition affirme avoir été
jetée à Dominique par le démon, pour interrompre ses
méditations de la nuit. Le couvent possède aussi l'étroite
cellule où il se retirait quelquefois, la salle où il donna
l'habit à saint Hyacinthe et au bienheureux Ceslas, et dans un coin
du jardin un oranger, planté par lui, tend ses pommes d'or à
la pieuse main du citoyen et du voyageur.
CHAPITRE XIII - FONDATION DES COUVENTS DE SAINT-JACQUES DE PARIS ET
DE SAINT-NICOLAS DE BOLOGNE
Les Frères que Dominique avait envoyés à Paris,
après l'assemblée de Prouille, s'étaient partagés
en deux bandes. La première, composée de Mannes, de Michel
de Fabra et d'Odéric, arriva le 12 septembre à sa destination.
La seconde, composée de Matthieu de France, de Bertrand de Garrigue,
de Jean de Navarre et de Laurent d'Angleterre, arriva trois semaines plus
tard. Ils se logèrent au centre de la ville, dans une maison qu'ils
avaient louée près de l'hôpital de Notre-Dame et aux
portes de l'évêché. Hormis Matthieu de France, qui
avait passé une partie de sa jeunesse aux écoles de l'Université,
nul d'eux n'était connu à Paris. Ils y vécurent dix
mois dans une extrême disette, mais soutenus par le souvenir de Dominique
et par une révélation qu'avait eue Laurent d'Angleterre sur
le lieu futur de leur établissement.
En ce temps-là, Jean de Barastre, doyen de Saint-Quentin, chapelain
du roi et professeur à l'université de Paris, avait fondé
à l'une des portes de la ville, appelée la porte de Narbonne
ou d'Orléans, un hospice pour les pauvres étrangers. La chapelle
de l'hospice était dédiée à l'apôtre
saint Jacques, si célèbre en Espagne, et dont le tombeau
est l'un des plus grands pèlerinages du monde chrétien. Soit
cpje les Frères espagnols s'y fussent présentés par
dévotion ou de toute autre manière, Jean de Barastre vint
à savoir qu'il y avait dans Paris des religieux nouveaux qui prêchaient
l'Évangile à la façon des Apôtres. Il les connut,
les admira, les aima, et sans doute comprit l'importance de leur institut,
puisque, le 6 août 1218, il les mit en possession de cette maison
de Saint-Jacques, qu'il avait préparée à Jésus-Christ
dans la personne des étrangers. Jésus-Christ reconnaissant
lui envoya de plus illustres hôtes que ceux sur lesquels il comptait,
et le modeste asile de la porte d'Orléans devint un séjour
d'apôtres, une école de savants, et le tombeau des rois. Le
3 mai 1221, Jean de Barastre confirma par un acte authentique la donation
qu'il avait faite aux Frères, et l'université de Paris, à
la prière d'Honorius III, abandonnâtes droits qu'elle avait
sur ce lieu, en stipulant toutefois que ses docteurs, à leur mort,
y seraient honorés des mêmes suffrages spirituels que les
membres de l'ordre, à titre de confraternité.
Ainsi pourvus d'un logement stable et public, les Frères commencèrent
à être connus davantage. On venait les entendre, et ils faisaient
des conquêtes parmi ces innombrables étudiants qui, de tous
les points de l'Europe, apportaient à Paris l'ardeur commune de
leur jeunesse et le génie divers de leurs nations. Dès l'été
de 1219, le couvent de Saint-Jacques renfermait trente religieux. Parmi
ceux qui prirent l'habit à cette époque, le seul dont le
souvenir soit venu jusqu'à nous est Henri de Marbourg. Il avait
été envoyé à Paris plusieurs années
auparavant par un de ses oncles, pieux chevalier qui habitait la ville
de Marbourg. Cet oncle, étant mort, lui apparut en songe, et lui
dit : " Prends la croix en expiation de mes fautes, et passe la mer. Quand
tu seras de retour de Jérusalem, tu trouveras à Paris un
nouvel ordre de prédicateurs, à qui tu te donneras. N'aie
pas peur de leur pauvreté et ne méprise pas leur petit nombre
; car ils deviendront un peuple et se fortifieront pour le salut de beaucoup
d'hommes. " Henri passa, en effet, la mer, et revenu à Paris dans
le temps où les Frères commençaient à s'y établir,
il embrassa leur institut sans hésiter. Ce fut un des premiers et
des plus célèbres prédicateurs du couvent de Saint-Jacques.
Le roi saint Louis le prit en affection, et l'emmena avec lui en Palestine,
l'an 1254. Il mourut au retour, dans la compagnie du roi.
Voici un trait qu'il racontait sur ces commencements des Frères
à Paris. " Il arriva que deux Frères itinérants n'avaient
encore rien mangé à trois heures de l'après-midi,
et ils se demandaient l'un à l'autre comment ils pourraient apaiser
leur faim dans le pays pauvre et inconnu qu'ils traversaient. Pendant qu'ils
tenaient ces discours, un homme en habit de voyageur se présenta
à eux et leur dit : – De quoi vous entretenez-vous, hommes de peu
de foi ? Cherchez d'abord le royaume de Dieu, et le reste vous sera donné
surabondamment. Vous avez eu assez de foi pour vous sacrifier à
Dieu : et maintenant avez-vous peur qu'il ne vous laisse sans nourriture
? Passez ce champ, et lorsque vous serez dans la vallée qui est
au-dessous, vous rencontrerez un village ; vous entrerez dans l'église,
et le prêtre de l'église vous invitera, et il surviendra un
chevalier qui voudra vous avoir chez lui presque par la force, et le patron
de l'église, se jetant entre eux, emmènera le prêtre,
le chevalier et vous dans sa maison, où il vous traitera magnifiquement.
Ayez donc confiance dans le Seigneur, et excitez vos Frères dans
la confiance en lui. – Ayant dit cela, il disparut, et tout se passa comme
il l'avait annoncé. Les Frères, de retour à Paris,
racontèrent ce qui était arrivé à frère
Henri et au petit nombre de très pauvres Frères qui y étaient
alors. "
Cette extrême pénurie des Frères avait été
cause probablement que deux d'entre eux, Jean de Navarre et Laurent d'Angleterre,
étaient allés rejoindre Dominique à Rome. Le saint,
dès leur arrivée, au mois de janvier 1218, avait ordonné
à Jean de Navarre de se rendre à Bologne, accompagné
d'un autre frère que les historiens appellent un certain Bertrand,
pour le distinguer de Bertrand de Garrigue. Un peu après il leur
envoya Michel de Uzéro et Dominique de Ségovie, revenus d'Espagne,
et trois autres frères, Richard, Chrétien et Pierre, dont
le dernier n'était que laïque. Cette petite colonie obtint
à Bologne, on ne sait comment, une maison et une église appelées
Sainte-Marie-de-Mascarella. Mais, du reste, elle y vivait dans un profond
dénûment, sans pouvoir soulever ce fardeau d'une grande ville,
où la religion, les affaires et les plaisirs ont leur cours réglé
; et que la nouveauté n'émeut qu'à de difficiles conditions.
Tout changea de face à l'arrivée d'un seul homme. Reginald
parut dans Bologne le 21 décembre 1218, à son retour de la
Terre-Sainte, et bientôt la ville fut ébranlée jusque
dans ses fondements. Rien n'est comparable à ces succès de
l'éloquence divine. Reginald en huit jours était maître
de Bologne. Des ecclésiastiques, des jurisconsultes, des élèves
et des professeurs de l'Université entraient à l'envi dans
un ordre qui la veille encore était inconnu ou méprisé.
De grands esprits en vinrent jusqu'à redouter d'entendre l'orateur,
de peur d'être séduits par sa parole. " Lorsque frère
Reginald, de sainte mémoire, autrefois doyen d'Orléans, dit
un historien, prêchait à Bologne, et attirait à l'ordre
des ecclésiastiques et des docteurs de renom, maître Monéta,
qui enseignait alors les arts et était fameux dans toute la Lombardie,
voyant la conversion d'un si grand nombre d'hommes, commença à
s'effrayer pour lui-même. C'est pourquoi il évitait avec soin
frère Reginald, et détournait de lui ses écoliers.
Mais le jour de la fête de saint Etienne, ses élèves
l'entraînèrent au sermon, et comme il ne pouvait s'empêcher
de s'y rendre, soit à cause d'eux, soit pour d'autres motifs, il
leur dit : – Allons d'abord à Saint-Procul entendre la messe. –
Ils y allèrent, en effet, entendirent non pas une messe, mais trois.
Monéta faisait exprès de traîner le temps en longueur
pour ne pas assister à la prédication. Cependant ses élèves
le pressaient, et il finit par leur dire : – Allons maintenant. – Lorsqu'ils
arrivèrent à l'église, le sermon n'était point
encore achevé, et la foule était si grande, que Monéta
fut obligé de se tenir sur le seuil. A peine eut-il prêté
l'oreille qu'il fut vaincu. L'orateur s'écriait en ce moment : –
Je vois les cieux ouverts ! Oui, les cieux sont ouverts à qui veut
voir et à qui veut entrer ; les portes sont ouvertes à qui
veut les franchir. Ne fermez pas votre cœur, et votre bouche, et vos mains,
de peur que les cieux ne se ferment aussi. Que tardez-vous encore ? Les
cieux sont ouverts. Aussitôt que Reginald fut descendu de chaire,
Monéta, touché de Dieu, alla le trouver, lui exposa son état
et ses occupations, et fit vœu d'obéissance dans ses mains. Mais
comme beaucoup d'engagements lui ôtaient sa liberté, il garda
encore l'habit du monde pendant une année, du consentement de frère
Reginald, et cependant il travailla de toutes ses forces à lui amener
des auditeurs et des disciples. Tantôt c'était l'un, tantôt
l'autre, et chaque fois qu'il avait fait une conquête, il semblait
prendre l'habit avec celui qui le prenait. "
Le couvent de Sainte-Marie-de-Mascarella ne suffisait plus aux Frères.
Reginald obtint de l'évêque de Bologne, par l'entremise du
cardinal Ugolin, alors légat apostolique dans ces contrées,
l'église de Saint-Nicolas-des-Vignes, située près
des murs et entourée de champs. Le chapelain de l'église,
appelé Rodolphe, homme bon et craignant Dieu, loin de s'opposer
à la générosité de l'évêque envers
les Frères, prit lui-même l'habit. Il racontait qu'avant l'arrivée
des Frères à Bologne il y avait une pauvre femme, méprisée
des hommes, mais aimée de Dieu, qui se mettait souvent à
genoux et en prière près d'une certaine vigne où le
couvent de Saint-Nicolas fut établi dans la suite, et lorsqu'on
se moquait d'elle en la voyant ainsi prier le visage tourné vers
cette vigne, elle répondait : " Ô malheureux et insensés
que vous êtes ! si vous saviez quels hommes habiteront ici et quelles
choses s'y passeront, vous vous prosterneriez vous-mêmes en adoration
devant Dieu ; car le monde entier sera illuminé par ceux qui habiteront
ici. "
Un autre frère, Jean de Bologne, racontait que les cultivateurs
de la vigne de Saint-Nicolas y avaient souvent vu des lumières et
des apparitions de splendeurs. Frère Clarin se rappelait que dans
son enfance, passant un jour près de cette vigne, son père,
qu'il accompagnait, lui dit : " Mon fils, on a souvent entendu dans ce
lieu le chant des anges, ce qui est un grand présage pour l'avenir.
" Et comme l'enfant remarquait que peut-être étaient-ce des
hommes qu'on avait entendus, son père lui répondit : " Mon
fils, autre est la voix des hommes, autre la voix des anges, et on ne saurait
les confondre. "
Les Frères, transférés à Saint-Nicolas
au printemps de l'année 1219, continuèrent à s'y multiplier,
grâce aux prédications de Reginald, à la bonne odeur
de leurs vertus, et à une protection de Dieu qui éclatait
de temps en temps par de merveilleuses histoires. Un étudiant de
l'Université fut appelé à l'ordre en la manière
suivante. Une nuit, pendant son sommeil, il se crut seul dans un champ
et surpris par une tempête. Il court à la première
maison venue, il frappe, il demande l'hospitalité ; mais une voix
lui répond : " Je suis la Justice, et parce que tu n'es [pas juste,
tu n'entreras point dans ma maison. " Il frappe à une autre porte,
une autre voix lui répond : " Je suis la Vérité, et
je ne te reçois point, parce que la Vérité ne délivre
que ceux qui l'aiment. " Il s'adresse ailleurs, on le repousse on lui disant
: " Je suis la paix, il n'y a pas de paix pour l'impie, mais seulement
pour l'homme de bonne volonté. " Enfin il frappe à une dernière
porte, une personne lui ouvre et lui dit : " Je suis la Miséricorde.
Si tu veux te sauver de la tempête, va au couvent de Saint-Nicolas,
qu'habitent les Frères Prêcheurs : tu y trouveras l'étable
de la pénitence, la crèche de la continence, l'herbe de la
doctrine, l'âne de la simplicité, le bœuf de la discrétion,
Marie qui t'éclairera, Joseph qui t'aidera, et Jésus qui
te sauvera. " L'étudiant, éveillé sur ce songe, le
prit pour un avertissement du Ciel et s'y conforma.
Aucun attrait humain ne coopérait à ces conversions de
jeunes gens et d'hommes déjà avancés dans la carrière
des emplois publics. Rien n'était plus dur que la vie des Frères.
La pauvreté d'un ordre naissant se faisait sentira eux par toutes
sortes de priva-lions. Leur corps et leur esprit, fatigués du travail
de la propagation évangélique, ne se réparaient que
dans le jeûne et l'abstinence ; une nuit brève sur une couche
austère succédait aux longues heures du jour. L'es moindres
fautes contre la règle étaient sévèrement punies.
Un frère convers ayant accepté sans permission je ne sais
quelle étoffe grossière, Reginald lui ordonna de se découvrir
les épaules, selon la coutume, pour recevoir la discipline en présence
des Frères. Le coupable s'y refusa. Reginald le fit dépouiller
par les Frères, et, levant les yeux au ciel avec larmes, il dit
: " Ô Seigneur Jésus-Christ, qui avez donné à
votre serviteur Benoît la puissance de chasser le démon du
corps de ses moines par les verges de la discipline, accordez-moi la grâce
de vaincre la tentation de ce pauvre frère par le même moyen.
" Il le frappa ensuite avec tant de force, que les Frères qui étaient
présents en furent émus jusqu'à pleurer. On conçoit
que la nature était vaincue en des hommes capables de se soumettre
à de pareils traitements. Et cette victoire obtenue sur eux-mêmes
par la répression sanglante de l'orgueil et des sens, ils la retournaient
ensuite glorieusement contre le monde. Car que pouvait désormais
le monde sur des cœurs ainsi fortifiés à rencontre de la
honte et de la douleur ? Chose admirable ! la religion se sert pour élever
l'homme des moyens dont le monde se sert pour l'avilir. Elle lui rend la
liberté par les pratiques de la servitude ; elle le fait roi en
le crucifiant. Aussi n'étaient-ce point les pénitences du
cloître qui étaient la plus rude épreuve des jeunes
ou des illustres novices qui se pressaient aux portes de Saint-Nicolas
de Bologne. La principale tentation des œuvres naissantes est dans leur
nouveauté même, dans cet obscur horizon où flottent
les choses qui n'ont point encore dépassé. Quand un établissement
a les siècles pour soi, il sort de ses pierres un parfum de stabilité
qui rassure l'homme contre les doutes de son cœur. Il y dort comme l'enfant
sur les vieux genoux de son aïeul ; il y est bercé comme le
mousse sur un vaisseau qui a cent fois traversé l'Océan.
Mais les œuvres nouvelles ont une triste harmonie avec les endroits faibles
du cœur humain : ils se troublent réciproquement. Saint-Nicolas
de Bologne ne fut pas à l'abri de ces sourdes tempêtes qui,
selon une loi de la Providence, doivent éprouver et purifier tous
les ouvrages divins dont l'homme est le coopérateur. " Dans le temps,
dit un historien, que l'ordre des Prêcheurs était comme un
petit troupeau et une plantation nouvelle, il s'éleva parmi les
Frères, au couvent de Bologne, une telle tentation d'abattement,
que beaucoup d'entre eux conféraient ensemble sur l'ordre auquel
ils devaient passer, persuadés que le leur, si récent et
si faible, ne pouvait avoir de durée. Deux des Frères les
plus considérables avaient déjà même obtenu
d'un légat apostolique la permission d'entrer dans l'ordre de Cîteaux,
et ils en avaient présenté les lettres à frère
Reginald, autrefois doyen de Saint-Aignan d'Orléans, alors vicaire
du bienheureux Dominique. Frère Reginald ayant assemblé le
chapitre et exposé l'affaire avec une grande douleur, les Frères
éclatèrent en sanglots, et un trouble incroyable s'empara
des esprits. Frère Reginald, muet et les yeux au ciel, ne parlait
qu'a Dieu, en qui était toute sa confiance. Frère Clair le
Toscan se leva pour exhorter les Frères. C'était un homme
bon et de grande autorité, qui avait autrefois enseigné les
arts et le droit canonique,,et qui fut depuis prieur de la province romaine,
pénitencier et chapelain du pape. A peine achevait-il son discours
qu'on voit entrer maître Roland de Crémone, docteur excellent
et renommé qui enseignait la philosophie à Bologne, et le
premier des Frères qui ait ensuite professé la théologie
à Paris. Il était seul, plutôt ivre que transporté
de l'esprit de Dieu, et, sans dire une autre parole, il demande à
prendre l'habit. Frère Reginald, hors de lui-même, ôte
son propre scapulaire et le lui met au cou. Le sacristain sonne la cloche
; les Frères entonnent le " Veni, creator Spiritus, et pendant qu'ils
le chantent avec des voix étouffées par l'abondance de leurs
larmes et de leur joie, le peuple accourt ; une multitude d'hommes, de
femmes et d'étudiants inonde l'église ; la ville entière
s'émeut au bruit de ce qui arrive ; la dévotion envers les
Frères se renouvelle ; toute tentation s'évanouit, et les
deux Frères qui avaient résolu de quitter l'ordre, se précipitant
au milieu du chapitre, renoncent à la licence apostolique qu'ils
avaient obtenue, et promettent de persévérer jusqu'à
la mort. "
Tels furent les commencements de Saint-Nicolas de Bologne et de Saint-Jacques
de Paris, les deux pierres angulaires de l'édifice dominicain. Là,
au foyer des plus savantes universités de l'Europe, venait se former
une élite de prédicateurs et de docteurs ; là s'assemblaient
alternativement chaque année, selon le texte primitif des constitutions,
les députés de toutes les provinces de l'ordre ; là
vécurent de siècle en siècle des hommes que ne surpassait
aucun de leurs contemporains, et qui perpétuaient parmi les peuples
le respect de l'institution qui les avait nourris. Saint-Nicolas de Bologne
eut la gloire de posséder les dernières années de
Dominique et d'être son tombeau ; Saint-Jacques de Paris devint par
un autre endroit une sépulture fameuse. Tendrement aimé du
roi saint Louis, il reçut sous ses marbres les entrailles et le
cœur d'une foule de princes du sang français. Bobert, sixième
fils du saint roi et tige de la maison de Bourbon, y avait été
tenu sur les fonts de baptême par le bienheureux Humbert, cinquième
maître général de l'ordre, et y fut inhumé.
Son fils, son petit-fils et son arrière-petit-fils l'y rejoignirent,
et leurs restes unis ne formèrent plus qu'un tombeau sur lequel
était gravée cette épitaphe : " Ici est la souche
des Bourbons ; ici est renfermé le premier prince de leur nom ;
ce sépulcre est le berceau des rois. " Destinée singulière
! le couvent de Saint-Jacques, où la maison de Bourbon avait été
baptisée dans la personne de son fondateur, et où reposaient
ses quatre premières générations, fut le lieu d'où
partirent les coups qui la renversèrent du trône de France.
Les plus implacables destructeurs de la monarchie se rassemblaient dans
son cloître désolé, et le nom qu'avaient porté
les dominicains français ne sortit plus que sanglant de la bouche
des nations. Aujourd'hui Saint-Jacques n'est pas même une ruine ;
un amas de maisons et de baraques en couvre les reliques de son ombre ignoble,
et à la parfaite indifférence dont ce lieu a été
l'objet, il est probable que la maison de Bourbon elle-même ne sait
plus que c'était le tombeau de ses premiers aïeux.
CHAPITRE XIV - VOYAGE DE SAINT DOMINIQUE EN ESPAGNE ET EN FRANCE. –
SES VEILLES DANS LA GROTTE DE SÉGOVIE. – SA MANIÈRE DE VOYAGER
ET DE VIVRE.
Quand Dominique, par une année de travaux, eut eu fondé
Saint-Sixte et Sainte-Sabine, il tourna les yeux vers les contrées
lointaines où il avait dispersé ses premiers enfants. Un
désir lui vint de les revoir, de les fortifier par sa présence,
et de bénir Dieu avec eux des maux et des biens qui leur avaient
été envoyés. Il partit donc dans l'automne de 1218,
accompagné de quelques religieux de son ordre, et d'un Frère
Mineur appelé Albert, qui se joignit à eux en chemin. Arrivés
en je ne sais quel lieu de la Lombardie, ils s'arrêtèrent
dans une auberge, et se mirent à table avec tous les voyageurs qui
étaient là. On servit de la viande ; mais Dominique et les
siens refusèrent d'en manger. L'hôtesse, voyant qu'ils se
contentaient de prendre du pain et de boire un peu de vin, entra dans une
grande colère contre le saint, et l'accabla d'injures. Ce fut en
vain que Dominique tâcha de la désarmer par sa patience et
ses bons discours ; ni lui ni les assistants ne pouvaient venir à
bout d'arrêter le torrent de ses malédictions. A la fin, Dominique
lui dit avec douceur : " Ma fille, pour que vous appreniez à recevoir
charitablement les serviteurs de Dieu, par égard pour le maître
qu'ils servent, je prie le Seigneur Jésus de vous imposer silence.
" A peine eut-il achevé, que l'hôtesse devint muette. Huit
mois après, lorsqu'il repassa dans le même endroit, à
son retour d'Espagne, cette femme le reconnut, et, se jetant à ses
pieds, lui demanda pardon par ses larmes. Dominique lui fit sur la bouche
lé signe de la croix, et sa langue fut aussitôt déliée.
Frère Albert, de qui on tient cette histoire, racontait aussi que
sa tunique ayant été déchirée par un chien,
le saint en rapprocha les morceaux avec un peu de boue, et en répara
de la sorte le dommage.
Dominique, ayant passé les Alpes, se retrouva sur ces chemins
du Languedoc qui lui étaient si connus. Mais tout était bien
changé. Il n'eut pas même la consolation de prier au tombeau
de son magnanime ami, le comte de Montfort. On avait emporté ses
restes à l'abbaye de Fontevraud, loin de cette terre où il
avait été couronné duc et comte, et où son
épée, morte avec lui, ne pouvait plus protéger son
cercueil. Après un baiser rapide donné à Saint-Romain
de Toulouse et, à Notre-Dame-de-Prouille, Dominique se hâta
vers sa patrie, dont il n'avait pas foulé le sol depuis quinze ans.
Il l'avait quittée simple chanoine d'Osma : il y revenait apôtre,
thaumaturge, fondateur d'ordre, législateur, patriarche, le marteau
des hérésies de son temps, un des plus puissants serviteurs
de l'Église et de la vérité. Mais cette gloire était
son seul équipage et son seul fardeau. Qui l'eût rencontré
dans les gorges des Pyrénées, le visage tourné vers
l'Espagne, l'eût pris pour quelque mendiant étranger venant
s'asseoir au riche soleil de l'Ibérie. Où dirigea-t-il d'abord
ses pas ? Fut-ce vers la vallée du Duéro ? Était-il
attendu au palais d'où la mort avait chassé son père
et sa mère ? Alla-t-il prier sur leur tombe, à Gumiel d'Izan,
et sur celle d'Azévédo à Osma ? L'abbaye de Saint-Dominique
de Silos le vit-elle à genoux sur les dalles où sa mère
avait été consolée par des présages énigmatiques
? L'histoire ne nous en dit rien, et elle n'avait pas besoin de nous dire
ce que le cœur du saint nous racontait tout seul. Il avait appris de Jésus-Christ
à élever tous les sentiments naturels sans en détruire
aucun. Le premier lieu certain où nous le trouvions en Espagne,
est une preuve de la tendresse qu'il avait conservée à son
pays natal. C'est à Ségovie, ville voisine d'Osma, et l'une
des principales de la Vieille-Castille, que l'histoire le remet en scène.
Il s'y était logé dans la maison d'une pauvre femme, qui
fut bientôt avisée du trésor, qu'elle possédait.
Dès le temps de son séjour en Languedoc, Dominique avait
eu l'habitude de porter sur son corps un rude cilice, tantôt de laine,
tantôt de crin. Étant donc à Ségovie chez cette
pauvre femme, il quitta la chemise de laine dont il était intérieurement
revêtu, pour en prendre une d'un tissu plus dur. Son hôtesse
s'en aperçut, et, par un sentiment de vénération,
elle cacha dans un coffre la tunique dont le saint s'était dépouillé.
A quelque temps de là, le feu prit dans sa chambre, d'où
elle était absente, et tous ses meubles furent consumés,
hormis le coffre qui contenait, avec la relique, ses effets les plus précieux.
Un autre miracle excita la reconnaissance publique des habitants de Ségovie.
On était aux approches des fêtes de Noël de l'an 1218,
et une sécheresse persévérante avait empêché
jusque-là d'ensemencer les terres. Tout le peuple s'était
rassemblé hors de la ville pour demander à Dieu, par une
commune supplication, la fin du fléau. Dominique se leva au milieu
de la foule, et après quelques paroles qui ne dissipaient point
l'inquiétude générale, il s'écria : " Cessez,
mes frères, de vous effrayer, confiez-vous en la miséricorde
de Dieu ; car aujourd'hui même il vous enverra une pluie abondante,
et votre tristesse se changera en joie. " Quoique aucun signe de changement
n'eût précédé, le ciel ne tarda pas de s'obscurcir,
les nuages s'amoncelèrent, et le discours du saint fut interrompu
par une pluie violente qui dissipa l'assemblée. Les habitants de
Ségovie consacrèrent le souvenir de ce miracle par une chapelle
élevée à l'endroit même où il avait eu
lieu.
Une autre fois, Dominique se rendit à un conseil où les
principaux habitants de la ville étaient réunis, et après
qu'on eut lu les lettres du roi, il prit la parole en ces termes : " Vous
venez, mes frères, d'entendre les volontés du roi terrestre
et mortel ; écoutez à cette heure les commandements du Roi
céleste et immortel. " En entendant cela, un seigneur dit tout haut
avec colère : " Est-ce que ce parleur veut nous retenir ici toute
la journée, et nous empêcher de dîner ? " Et à
l'instant il tourna la bride de son cheval pour aller chez lui. Le serviteur
de Dieu lui dit : " Vous vous retirez maintenant ; mais l'année
ne s'achèvera pas, qu'à la même place où vous
êtes, votre cheval manquera de son cavalier, et ce sera en vain que,
pour échapper à vos ennemis, vous fuirez vers la tour que
vous avez bâtie dans votre maison. " La prophétie se vérifia
exactement : avant la fin de l'année, ce seigneur fut tué,
avec son fils et l'un de ses parents, sur la même place où
il se trouvait lorsque Dominique lui avait adressé la parole.
Ségovie est bâtie entre deux collines séparées
par une rivière. Sur la colline du nord, où ne s'étendaient
point les murs de la ville, Dominique avait découvert une grotte
sauvage propre aux mystères de la pénitence et de la contemplation.
Ce fut là qu'il jeta les fondements d'un couvent auquel il donna
le nom de Sainte-Croix. Pendant qu'on élevait les murs dans ces
humbles proportions que le saint aimait, il fit de la grotte voisine son
oratoire de nuit ; car il avait coutume de consacrer une partie de la nuit
à la prière et à toute sorte d'exercices mystérieux.
Il donnait le jour aux hommes, à la prédication, aux voyages,
aux affaires, et lorsque le soleil, en se retirant, préparait le
repos de tous, lui, quittant aussi le monde, cherchait en Dieu la réparation
dont avaient besoin son âme et son corps. Il restait au chœur à
l'issue des complies, après avoir pris soin qu'aucun des Frères
ne l'imitât, soit qu'il ne voulût point leur imposer un exemple
au-dessus de leurs forces, soit aussi qu'une sainte pudeur lui fit craindre
qu'on ne découvrît les secrets de son commerce avec Dieu.
Mais la curiosité l'emporta plus d'une fois sur ses précautions
; des Frères se cachaient dans l'obscurité de l'église
pour épier ses veilles, et c'est ainsi qu'on en a connu les touchantes
particularités. Quand donc il se sentait seul, protégé
dans son amour par l'ombre et le silence, il entrait avec Dieu dans d'ineffables
épanchements. Le temple, symbole de la cité permanente des
anges et des saints, devenait pour lui comme un être vivant, qu'il
attendrissait de ses larmes, de ses gémissements et de ses cris.
Il en faisait lai ronde en s'arrêtant à chaque autel pour
prier, tantôt incliné profondément, tantôt prosterné,
tantôt à genoux. C'était ordinairement par l'inclination
profonde qu'il commençait à révérer Jésus-Christ,
comme si l'autel, signe et mémoire de son sacrifice, eût été
sa personne même. Il se prosternait ensuite la face contre terre,
et on l'entendait dire tout haut ces paroles de l'Évangile : Seigneur,
ayez pitié de moi, qui suis un pécheur ; et celles-ci de
David : Mon âme est attachée au pavé ; donnez-moi la
vie selon votre promesse ; et d'autres semblables : Lorsqu'il s'était
relevé, il regardait fixement le crucifix, puis il fléchissait
le genou un certain nombre de fois, regardant et adorant tour à
tour. De temps en temps, cette contemplation muette était interrompue
par des éclats de voix ; il disait : Seigneur, j'ai crié
vers vous, ne vous détournez point de moi ; ne vous taisez point
de moi ; et d'autres expressions tirées de l'Écriture. Quelquefois
sa génuflexion se prolongeait ; la parole n'arrivait plus de son
cœur jusqu'à ses lèvres ; il semblait entrevoir le ciel par
l'intelligence, et il essuyait des larmes sur ses joues ; sa poitrine était
haletante, comme celle du voyageur qui approche de sa patrie. D'autres
fois il se tenait debout, les mains ouvertes devant lui à la manière
d'un livre, et il semblait lire attentivement ; ou bien il les élevait
des d'eux côtés jusqu'aux épaules, comme un homme qui
écoute, ou bien encore il s'en couvrait les yeux, pour méditer
plus profondément. On le voyait aussi dressé sur la pointe
des pieds, le visage au ciel, les mains jointes au-dessus de la tête
en forme de flèche, puis les séparant comme pour demander,
et les rejoignant comme s'il eût reçu, et en cet état,
où il ne paraissait plus tenir à la terre, il avait coutume
de dire : Seigneur, exaucez-moi pendant que je vous prie, pendant que j'élève
mes mains vers votre sacrée demeure. 11 avait un mode de prier,
qu'il n'employait que rarement, lorsqu'il voulait obtenir de Dieu quelque
grâce extraordinaire : c'était de se tenir droit, les mains
et les bras fortement étendus en croix, à l'imitation de
Jésus-Christ mourant et poussant vers son Père ces clameurs
puissantes qui sauvaient le monde. Il disait alors avec un son de voix
grave et distinct : Seigneur, j'ai crié vers vous, j'ai étendu
mes mains vers vous tout le jour ; j ai étendu mes mains vers vous
; mon âme est devant vous comme une terre sans eau, exaucez-moi promptement.
Il avait ainsi prié lorsqu'il ressuscita le jeune Napoléon
; mais ceux qui étaient présents n'entendirent point les
paroles qu'il prononçait, et ils n'osèrent jamais lui demander
ce qu'il avait dit.
Outre les supplications particulières qu'inspiraient à
Dominique les besoins et les événements de chaque jour, il
avait la cause de l'Église universelle toujours présente
à l'esprit. Il priait pour la dilatation de la foi dans le cœur
des chrétiens, pour les peuples encore assis dans l'esclavage de
l'erreur, pour les âmes souffrantes au purgatoire des restes de leurs
péchés. " Il avait une charité si grande pour les
âmes, dit un des témoins dans le procès de sa canonisation,
qu'elle s'étendait non-seulement à tous les fidèles,
mais aux infidèles, et à ceux-là mêmes qui sont
dans les douleurs de l'enfer, et il versait pour eux beaucoup de larmes.
" Encore les, larmes ne lui suffisaient point : trois fois chaque nuit
il mêlait son sang à ses prières, satisfaisant ainsi,
autant qu'il le pouvait, cette soif d'immolation qui est la moitié
généreuse de l'amour. On l'entendait se meurtrir les reins
avec des nœuds de fer, et la grotte de Ségovie, témoin de
tous les excès de sa pénitence, a gardé pendant des
siècles la trace du sang qu'il y avait répandu. Il faisait
dans son cœur trois parts de ce sang : la première était
pour ses péchés ; la seconde pour les péchés
des vivants ; la troisième pour les péchés des morts.
Plus d'une fois même il contraignit quelqu'un des Frères de
le frapper, afin d'augmenter l'humiliation et la douleur de son sacrifice.
Un jour viendra où, en présence du ciel et de la terre, les
anges de Dieu apporteront sur l'autel du jugement deux coupes remplies
: une main irrécusable les pèsera toutes deux, et il sera
connu, à la gloire éternelle des saints, que chaque goutte
de sang donnée par l'amour en a sauvé des flots.
Quand Dominique avait longtemps veillé, prié, pleuré,
offert son âme et son corps en sacrifice, si la cloche des matines
ne lui annonçait pas le réveil des Frères, il montait
leur rendre visite, comme si une trop longue absence l'en eût séparé.
Il entrait doucement dans leurs cellules, faisait sur eux le signe de la
croix, et recouvrait ceux dont les vêtements s'étaient dérangés
pendant le sommeil. Il retournait ensuite les attendre au chœur. Quelquefois
le sommeil le surprenait dans les pieux mystères de sa nuit ; on
le trouvait alors appuyé contre un autel, ou bien étendu
sur le pavé. L'heure des matines sonnée, il se réunissait
aux Frères, et, allant d'un côté du chœur à
l'autre, il les exhortait à psalmodier de toutes leurs forces et
joyeusement. Après l'office-, il se retirait pour dormir dans un
coin de la maison ; car il n'avait point de cellule propre comme les autres
Frères, et il se jetait tout habillé dans le premier endroit
venu, sur un banc, sur la paille, sur la terre nue, quelquefois sur le
brancard des morts. Son sommeil était si court pendant la nuit,
qu'il dormait souvent à table, au milieu de son repas.
Au sortir de Ségovie, où il laissa pour prieur frère
Corbalan, Dominique vint à Madrid. Il y trouva un couvent déjà
commencé. On conjecture qu'il l'avait été par Pierre
de Madrid, l'un de ceux que Dominique avait envoyés en Espagne lors
de la dispersion des Frères. Il était situé hors des
murs de la ville. Dominique en changea la destination ; au lieu de Frères,
il y établit des Sœurs, et le dédia à saint Dominique
de Silos. Mais le nom de Silos disparut avec le temps, et le couvent resta
dédié à son fondateur, par une transformation insensible
dont tout le monde fut complice. Il est digne de remarque qu'en Espagne,
comme en France et en Italie, le saint patriarche mettait autant de zèle
à créer des maisons de Sœurs que des maisons de Frères,
se souvenant toujours que Notre-Dame-de-Prouille avait été
les prémices de son institut. Un monument nous est resté
de sa sollicitude pour les religieuses de Madrid, dans une lettre qu'il
leur écrivait peu après leur fondation, et qui est ainsi
conçue : " Frère Dominique, maître des Prêcheurs,
à la mère prieure et à tout le couvent des Sœurs de
Madrid, salut et amélioration de vie par la grâce de Dieu,
notre Seigneur. Nous nous réjouissons beaucoup et nous remercions
Dieu de votre progrès spirituel, et de ce qu'il vous a tirées
de la boue de ce monde. Combattez, mes filles, contre votre ancien ennemi,
par les prières et les jeûnes ; car celui-là seul sera
couronné qui aura légitimement combattu. Jusqu'à présent
vous manquiez d'une maison convenable pour suivre toutes les règles
de notre sainte religion ; mais, à cette heure, il ne vous resterait
aucun sujet d'excuse, puisque, par la grâce de Dieu, vous jouissez
de bâtiments où l'observance régulière peut
être exactement accomplie. C'est pourquoi je veux que désormais
le silence soit gardé dans tous les lieux marqués par les
constitutions de l'ordre, savoir : au chœur, au réfectoire, dans
les corridors, et que partout ailleurs vous viviez selon vos règles.
Que nulle de vous ne franchisse la porte du couvent ; qu'aucune personne
n'y entre, si ce n'est un évêque ou quelque prélat
pour prêcher, ou bien pour faire une visite publique. N'omettez pas
les disciplines, les veilles ; soyez obéissantes à votre
prieure ; ne perdez pas le temps en de vaines conversations. Et parce qu'il
nous est impossible de subvenir à vos besoins temporels, ne voulant
pas en revanche les aggraver, nous défendons à quelque frère
que ce soit de recevoir des novices à votre charge ; ce pouvoir
n'appartiendra qu'à la prieure avec le conseil du couvent. Nous
mandons à notre très cher frère Mannes, qui a tant
travaillé pour votre maison et vous a établies dans votre
saint état, de disposer, de régler et d'ordonner les choses
comme il lui semblera bon, pour que vous viviez saintement et religieusement.
Nous lui donnons pouvoir de vous visiter, de vous corriger, et même
de déposer la prieure, s'il le juge nécessaire, mais avec
le consentement de la plus grande partie des religieuses ; il pourra aussi
vous accorder des dispenses selon qu'il l'estimera prudent. Adieu dans
le Christ. "
Beaucoup d'autres couvents d'Espagne réclament l'honneur d'avoir
été fondés ou préparés par Dominique.
Des historiens primitifs s'en taisant, nous ne croyons pas à propos
de rappeler ces prétentions, que ne confirme point assez la brièveté
du séjour de Dominique en Espagne. Nous ne mentionnerons que Palencia,
où le saint avait passé dix années de sa jeunesse,
et où il paraît certain qu'il établit une confrérie
du Rosaire et un couvent sous le nom de Saint-Paul.
A Guadalaxara, non loin de Madrid, sur la route de France, Dominique
fut abandonné des Frères qu'il emmenait avec lui. Trois seulement
lui demeurèrent fidèles, frère Adam et deux convers.
Il se tourna vers l'un d'eux, et lui demanda s'il ne voulait pas aussi
le quitter : " A Dieu ne plaise, répondit le frère, que je
quitte la tête pour suivre les pieds ! " Cette défection avait
été annoncée à Dominique par une vision. Il
pria, sans s'émouvoir, pour les brebis perdues, et il eut la consolation
de les voir presque toutes rentrer au bercail. Ce fut probablement en leur
faveur qu'aux approches de Toulouse, n'ayant à dîner qu'une
coupe de vin pour huit qu'ils étaient, il l'augmenta miraculeusement,
mû à compassion, disent les historiens, par quelques-uns des
Frères qui avaient été délicatement nourris
dans le siècle. "
Dominique rencontra à Toulouse Bertrand de Garrigue, l'un de
ses disciples les plus anciens. Ils prirent ensemble la route de Paris,
et visitèrent, en passant, le célèbre pèlerinage
de Roc-Amadour, vieux sanctuaire dédié à la bienheureuse
Vierge dans une solitude escarpée et sauvage du Quercy.
" Le lendemain de la nuit qu'ils avaient consacrée à
cette dévotion, ils furent joints sur la route par des pèlerins
allemands, qui, les ayant entendus réciter des psaumes et des litanies,
les suivirent pieusement. Au prochain village, leurs nouveaux compagnons
les invitèrent à dîner, et ils agirent de même
pendant quatre jours consécutifs. Le cinquième jour, le bienheureux
Dominique dit en gémissant à Bertrand de Garrigue : – Frère
Bertrand, j'ai conscience devoir que nous moissonnions le temporel de ces
pèlerins, sans pouvoir semer en eux le spirituel. C'est pourquoi,
s'il vous plaît, mettons-nous à genoux, et demandons à
Dieu la grâce d'entendre et de parler leur langue, afin que nous
leur annoncions le Seigneur Jésus. – Ce qu'ayant fait, ils commencèrent
à s'exprimer en allemand, à la grande surprise des pèlerins,
et pendant quatre autres jours qu'ils furent ensemble, jusqu'à Orléans,
ils s'entretinrent du Seigneur Jésus. A Orléans, les pèlerins
suivirent la route de Chartres, et laissèrent Dominique et Bertrand
sur celle de Paris, après avoir pris congé d'eux et s'être
recommandés à leurs prières. Le lendemain, le bienheureux
Père dit à Bertrand : – Frère, voici que nous arrivons
à Paris ; si les Frères apprennent le miracle que le Seigneur
a fait, ils nous regarderont comme des saints, tandis que nous ne sommes
que des pécheurs, et s'il vient aux oreilles des gens du monde,
notre humilité courra de grands risques ; c'est pourquoi je vous
défends d'en parler à personne avant ma mort. "
L'une des premières maisons qui frappèrent les yeux de
Dominique entrant à Paris par la porte d'Orléans fut le couvent
de Saint-Jacques. Il renfermait déjà trente religieux. Le
saint patriarche n'y demeura que quelques jours, pendant lesquels il donna
l'habit à ce jeune Guillaume de Montferrat qu'il avait connu à
Rome chez le cardinal Ugolin, et qui lui avait promis d'être Frère
Prêcheur après qu'il aurait étudié deux ans
la théologie à l'université de Paris. Il tint parole
en ce temps-là. Dominique fit une autre rencontre dans la personne
d'un bachelier saxon qui s'appelait Jourdain. C'était un jeune homme
ingénieux, éloquent, aimable, aimant Dieu. Il était
né dans le diocèse de Paderborn, de la noble famille des
comtes d'Ebernstein, et il était venu à Paris boire aux sources
de la science divine. Déjà tourmenté de Dieu, qui
le destinait à être le premier successeur de Dominique dans
le gouvernement général des Frères Prêcheurs,
il se sentit attiré vers le grand homme dont il devait être
l'héritier, et lui découvrit les impressions ardentes de
Jésus-Christ sur son cœur. Dominique, dont l'attouchement était
ordinairement si décisif, ne voulut point hâter le mouvement
do cette âme prédestinée ; il conseilla seulement au
jeune Saxon de s'essayer au joug de Dieu en recevant l'ordre du diaconat,
et il le laissa se débattre contre le vent du ciel, en attendant
la main qui devait le cueillir dans sa maturité. Rien ne manifeste
mieux la hardiesse et la rapidité du génie de Dominique,
que l'action exercée par sa courte apparition au couvent de Saint-Jacques.
Depuis près d'un an, le travail opiniâtre de plusieurs hommes
de mérite y avait rassemblé trente religieux, et tout l'effort
de cette communauté naissante était de s'accroître
au dedans par une laborieuse multiplication. Dominique arrive : il jette
un regard sur le petit troupeau français, et l'estime suffisant
pour peupler la France de Frères Prêcheurs. A sa voix, Pierre
Cellani part pour Limoges, Philippe pour Reims, Guerric pour Metz, Guillaume
pour Poitiers, quelques autres Frères pour Orléans, avec
la mission de prêcher dans ces villes et d'y fonder des couvents.
Pierre Cellani objecte son ignorance, la pénurie de livres où
il est ; Dominique lui répond avec une confiance intrépide
en Dieu : " Va, mon fils, va sans crainte ; deux fois par jour je penserai
à toi devant Dieu ; n'aie pas de doute. Tu gagneras beaucoup d'âmes,
tu feras du fruit, tu croîtras et tu multiplieras, et le Seigneur
sera avec toi. " Pierre Cellani racontait plus tard, dans l'intimité,
que toutes les fois qu'il avait été troublé au dedans
ou au dehors, il s'était remis en mémoire celte promesse,
invoquant Dieu et Dominique, et que tout lui avait réussi.
Dominique sortit de Paris par la porte de Bourgogne. A Châtillon-sur-Seine,
il rappela à la vie le neveu d'un ecclésiastique chez lequel
il était logé. Cet enfant était tombé d'un
étage supérieur, et on l'avait relevé demi-mort. Son
oncle donna un grand repas en l'honneur du saint. Dominique, voyant que
la mère de l'enfant ne mangeait pas, parce qu'elle avait la fièvre,
lui présenta de l'anguille qu'il bénit, en lui disant de
manger par la vertu de Dieu, et ce remède la guérit aussitôt.
" Après cela le glorieux Père retourna en Italie, accompagné
d'un frère convers nommé Jean. Ce frère Jean se trouva
mal tout à coup au milieu des Alpes Lombardes, à cause de
la faim, et il ne pouvait plus marcher ni même se lever de terre.
Le pieux Père lui dit : – Qu'avez-vous, mon fils, que vous ne marchez
plus ? – Il répondit : Père saint, c'est que je meurs de
besoin. – Le saint lui dit : – Prenez courage, mon fils, marchons encore
un peu, et nous arriverons quelque part où nous trouverons à
réparer nos forces. – Mais comme le frère répliquait
qu'il lui était impossible de faire un pas de plus, le saint, avec
la bonté et la commisération dont il était rempli,
recourut à son refuge accoutumé, qui était la prière.
Il pria brièvement le Seigneur, et se tournant vers le frère,
il lui dit : – Levez-vous, mon fils, allez à ce lieu qui est devant
vous, et apportez ce que vous y trouverez. – Le frère se leva avec
une extrême difficulté, et se traîna jusqu'au lieu qui
lui était indiqué, à la distance d'un jet de pierre
environ. Il vit un pain d'une admirable blancheur enveloppé dans
un linge très blanc ; il l'apporta, et, d'après l'ordre du
saint, il en mangea jusqu'à ce que la force lui fût revenue.
Quand il eut fini, l'homme de Dieu lui demanda s'il pouvait marcher, maintenant
qu'il avait apaisé sa faim : il répondit que oui. – Levez-vous
donc, lui dit-il, et reportez le reste du pain, enveloppé dans le
linge, là où vous l'avez pris. – Le frère obéit,
et ils continuèrent leur route. Un peu plus loin, le frère,
revenant à lui-même, se dit : Ô mon Dieu ! et qui est-ce
qui avait posé là ce pain, et d'où avait-il été
apporté ? N'ai-je pas perdu l'esprit de ne m'en être pas encore
inquiété ? Et il dit au saint : – Père saint, d'où
ce pain avait-il été apporté, ou qui l'avait posé
là ? – Alors ce vrai amateur et gardien de l'humilité lui
dit : – Mon fils, n'avez-vous pas mangé autant que vous souhaitiez
? – Il répondit : Oui. – Puis donc, ajouta le saint, que vous avez
mangé autant que vous souhaitiez, rendez grâces à Dieu,
et n'entrez point en peine du reste. "
Arrêtons-nous ici dans ce sentier des Alpes Lombardes où
le courage manqua au compagnon de Dominique, et, voyageurs nous-mêmes
sur de si pieuses traces, ne nous envions pas le bonheur de les considérer
de plus près.
Dominique voyageait à pied, un bâton à la main,
un paquet de hardes sur les épaules. Quand il était hors
des lieux habités, il ôtait sa chaussure et marchait nu-pieds.
Si quelque pierre le blessait en chemin, il disait en riant : " Voilà
notre pénitence. " Une fois, étant accompagné de frère
Bonvisi, et passant dans un endroit semé de cailloux aigus, il lui
dit : " Ah ! malheureux que je suis, j'ai été obligé
un jour de me chausser dans cet endroit. " Et le frère lui demandant
pourquoi, il répondit : " Parce qu'il avait beaucoup plu. " Lorsqu'il
approchait d'une ville ou d'un village, il remettait sa chaussure à
ses pieds, jusqu'à ce qu'il en fût sorti. Rencontrait-il une
rivière ou un torrent à passer, il faisait le signe de la
croix sur les eaux, et y entrait hardiment le premier, donnant l'exemple
à ses compagnons. La pluie venait-elle à tomber, il chantait
des hymnes à haute voix, l’Ave, maris Stella, le Veni, creator Spiritus.
Il ne portait ni or, ni argent, ni monnaie, jaloux d'être pour tout
à la merci des hommes et de la Providence. Il logeait de préférence
dans les monastères, ne s'arrêtant jamais à sa fantaisie,
mais selon la fatigue et le désir des Frères qui étaient
avec lui. Il mangeait ce que ses hôtes apportaient sur la table,
sauf les viandes ; car, même en route, il observait rigoureusement
l'abstinence et les jeûnes de l'ordre, quoiqu'il dispensât
ses compagnons de jeûner. Plus on le traitait mal, plus il était
content. On le vit, étant malade, manger des racines et des fruits
plutôt que de toucher à des mets délicats. Lorsqu'il
devait loger chez des gens du monde, il étanchait d'abord sa soif
à quelque fontaine, de peur que le besoin ne le fît outre-passer,
en buvant, la modestie d'un religieux, et qu'il ne scandalisât les
assistants. Quelquefois il allait mendier son pain de porte en porte ;
il remerciait toujours avec humilité ceux qui lui donnaient, jusqu'à
se mettre à genoux en de certaines occasions. Il prenait son repos
tout habillé, sur la paille ou sur une planche.
Le voyage n'interrompait aucune de ses pratiques de piété.
Tous les jours, à moins qu'une église ne lui manquât,
il offrait à Dieu le saint sacrifice avec une grande abondance de
larmes ; car il lui était impossible de célébrer les
divins mystères sans attendrissement. Lorsque le cours des cérémonies
lui annonçait l'approche de Celui qu'il avait aimé de préférence
dès ses jeunes années, on s'en apercevait à l'émotion
de tout son être ; une larme n'attendait pas l'autre sur son visage
pale et rayonnant. Il prononçait l'Oraison dominicale avec un accent
séraphique qui rendait sensible la présence du Père
qui est aux deux. Le matin il gardait et faisait garder le silence à
ses compagnons jusqu'à neuf heures, et, le soir, depuis complies.
Dans l'intervalle, il parlait de Dieu, soit en forme de conversation, soit
par manière de controverse théologique, et de toutes les
façons qu'il pouvait imaginer. Quelquefois, surtout dans les lieux
solitaires, il priait ses compagnons de rester à une certaine distance
de lui, en leur disant gracieusement avec le prophète Osée
: Je le conduirai dans la solitude, et je lui parlerai au cœur. Il les
précédait ou les suivait alors en méditant quelques
passages des Écritures. Les Frères remarquaient qu'en ces
sortes d'occasions il faisait souvent un geste devant son visage, comme
pour écarter des insectes importuns, et ils attribuaient à
cette méditation familière des textes saints l'intelligence
merveilleuse qu'il en avait acquise. Son habitude d'être avec Dieu
était si puissante, qu'il ne levait presque pas les yeux de terre.
Jamais il n'entrait dans la maison où l'hospitalité lui était
accordée, sans avoir été prier à l'église,
s'il y en avait une en ce lieu-là. Après le repas, il se
retirait dans une chambre pour lire l'Évangile de saint Matthieu
ou les Épîtres de saint Paul, qu'il portait toujours avec
lui. Il s'asseyait, ouvrait le livre, faisait le signe de la croix, et
lisait attentivement. Mais bientôt la parole divine le mettait hors
de lui. Il faisait des gestes comme s'il eût parlé avec quelqu'un
; il paraissait écouter, disputer, lutter ; il souriait et pleurait
tour à tour ; il regardait fixement, puis baissait les yeux, puis
se parlait bas, puis se frappait la poitrine. Il passait incessamment de
la lecture à la prière, de la méditation à
la contemplation ; de temps en temps il baisait le livre avec amour, comme
pour le remercier du bonheur qu'il lui donnait, et, s'enfonçant
de plus en plus dans ces sacrées délices, il se couvrait
le visage de ses mains ou de son capuce. Quand la nuit était venue,
il allait à l'église y pratiquer ses veilles et ses pénitences
accoutumées ; ou bien, s'il n'avait pas d'église à
sa disposition, il se couchait dans quelque chambre écartée,
d'où ses gémissements venaient malgré lui interrompre
le sommeil de ses compagnons. Il les réveillait à l'heure
des matines pour réciter l'office en commun, et lorsqu'il était
logé dans quelque couvent, même étranger à son
ordre, il allait frapper à la porte des religieux, les excitant
à se lever et à descendre au chœur.
Il prêchait à tout venant sur la route, dans les villes,
les villages, les châteaux, et jusque dans les monastères.
Sa parole était enflammée. Initié par ses longues
études de Palencia et d'Osma à tous les mystères de
la théologie chrétienne, ils sortaient de son cœur avec des
flots d'amour qui en révélaient aux plus endurcis la vérité.
Un jeune homme, ravi de son éloquence, lui demanda dans quels livres
il avait étudié : " Mon fils, répondit-il, c'est dans
le livre de la charité plus qu'en tout autre, car celui-là
enseigne tout. " Aussi pleurait-il souvent en chaire, et généralement
il était rempli de cette mélancolie surnaturelle que donne
le sentiment profond des choses invisibles. Quand il apercevait de loin
les toits pressés d'une ville ou d'un bourg, la pensée des
misères des hommes et de leurs péchés le plongeait
dans une réflexion triste dont le contrecoup apparaissait aussitôt
sur son visage. Il passait ainsi rapidement aux expressions les plus diverses
de l'amour, et la joie, le trouble et la sérénité
se succédant à tout propos dans les plis de son front, portaient
en lui la majesté de l'homme à une incroyable puissance de
séduction. " Il se rendait aimable à tous, dit un des témoins
dans le procès de sa canonisation, aux riches, aux pauvres, aux
juifs et aux infidèles qui sont nombreux en Espagne, où il
était aimé de tous, excepté des hérétiques
et des ennemis de l'Église, qu'il convainquait par ses controverses
et ses prédications. "
CHAPITRE XV - CINQUIÈME VOYAGE DE SAINT DOMINIQUE A ROME. –
MORT DU BIE1NHEUREUX REGINALD. – LE BIENHEUREUX JOURDAIN DE SAXE ENTRE
DANS L'ORDRE.
C'était au fort de l'été de 1219 que Dominique,
descendant une dernière fois les rampes escarpées des Alpes,
revoyait la riche et vaste plaine destinée à posséder
l'une des grandes parts de sa vie. La Vieille-Castille avait nourri son
enfance et sa jeunesse ; le Languedoc avait dévoré les plus
belles années de sa maturité ; Rome était le centre
où l'avait sans cesse ramené l'ardeur de sa foi : la Lombardie
devait être son tombeau. On ignore par quelle route il y rentra ;
les historiens primitifs se taisent sur son itinéraire jusqu'à
Bologne. Il fut reçu au couvent de Saint-Nicolas avec une immense
joie par la multitude de Frères qui y vivaient sous le gouvernement
de Reginald. Son premier acte fut un acte de désintéressement.
Odéric Gallicani, citoyen de Bologne, avait récemment donné
aux Frères, en forme authentique, des terres d'une valeur considérable.
Dominique déchira le contrat en présence de l'évêque,
déclarant qu'il voulait que ses religieux mendiassent leur pain
de chaque jour, et qu'il ne leur permettrait jamais d'amasser des possessions.
Nulle vertu, en effet, ne lui était plus chère que la pauvreté.
Il n'était couvert en toute saison que d'une seule tunique d'un
tissu vil, avec laquelle il ne rougissait pas de se présenter devant
les plus grands seigneurs. Il voulait que les Frères fussent vêtus
comme lui, qu'ils habitassent de petites maisons, que même à
l'autel ils ne se servissent ni de soie ni de pourpre, et qu'à part
les calices, ils n'eussent aucun vase d'or ni d'argent. Il portait à
table le même esprit de retranchement et de pénitence. On
servait, deux plats aux Frères ; mais il ne mangeait que d'un seul.
Rodolphe de Faënza, procureur du couvent de Bologne, racontait qu'ayant
augmenté quelquefois l'ordinaire des religieux pendant le séjour
de Dominique, le saint l'avait appelé et lui avait dit à
l'oreille : " Pourquoi tuez-vous les Frères avec ces pitances ?
"
Quand le pain ou le vin manquait au couvent de Saint-Nicolas, ce qui
arrivait de temps en temps, frère Rodolphe allait trouver Dominique.
Le saint lui ordonnait de prier ; il le suivait même à l'église
pour prier avec lui, et la Providence faisait si bien, qu'elle arrangeait
le dîner de ses enfants. Un jour de jeûne, toute la communauté
étant déjà assise au réfectoire, frère
Bonvisi vint dire à Dominique qu'il n'y avait absolument rien. Le
saint leva les yeux et les mains au ciel d'un air gai, et rendit grâces
à Dieu d'être si pauvre. Mais bientôt deux jeunes gens
inconnus entrèrent au réfectoire, l'un portant des pains,
l'autre des figues sèches, qu'ils distribuèrent aux religieux.
Un autre jour qu'il n'y avait que deux pains au couvent, Dominique ordonna
qu'on les rompît en petits morceaux, bénit la corbeille, et
dit au servant de faire le tour du réfectoire en donnant à
chaque frère deux ou trois de ces petits morceaux. Quand il eut
fini, Dominique lui ordonna de faire un second tour, et de continuer jusqu'à
ce que tous les Frères fussent rassasiés. Les Frères
ne buvaient ordinairement que de l'eau ; mais on tâchait d'avoir
toujours un peu de vin pour les malades. Un jour l'infirmier vint se plaindre
à Dominique que le vin des malades manquait, et il lui apporta le
vase qui était vide. Le serviteur de Dieu se mit en prière,
selon sa coutume, exhortant les autres par humilité à faire
de même, et lorsque l'infirmier releva son vase, il était
plein.
Les historiens n'ont dit qu'un mot pour exprimer la joie des Frères
de Bologne à l'arrivée de Dominique ; mais on conçoit
sans peine l'effet de sa présence au milieu de tous ces hommes qui
ne le connaissaient point encore, et qui pourtant étaient ses fils.
Ils voyaient de leurs yeux l'Espagnol qui les avait convertis à
Dieu par la bouche d'un Français, et qui, ressuscitant les merveilles
primitives de l'Église, avait réuni en une communauté
d'apôtres des chrétiens de toutes nations. Ils le voyaient,
et ses vertus, ses miracles, sa parole, sa physionomie composaient un spectacle
que leur imagination même n'avait pu se figurer. Dans le peu de temps
qu'il fut parmi eux, Dominique accrut encore leur sainte et nombreuse famille
par l'ascendant qu'il exerçait au dehors aussi bien qu'au dedans.
Rien ne fut singulier comme la prise d'habit d'Etienne d'Espagne. Il la
raconte lui-même en ces termes : " Pendant que j'étudiais
à Bologne, maître Dominique y vint, et il prêchait aux
étudiants, ainsi qu'à d'autres personnes. J'allai me confesser
à lui, et je crus remarquer qu'il m'aimait. Un soir que je me disposais
à souper dans mon hôtel avec mes compagnons, il envoya deux
Frères pour me dire : – Frère Dominique vous demande, et
souhaite que vous veniez sur-le-champ. – Je répondis que j'irais
aussitôt que j'aurais soupé. Ils répliquèrent
qu'il m'attendait à l'instant même. Je me levai donc, laissant
tout là pour les suivre, et j'arrivai à Saint-Nicolas, où
je trouvai maître Dominique au milieu de beaucoup de Frères.
Il leur dit : – Apprenez-lui comment on fait la prostration. – Quand ils
me l'eurent appris, je me prosternai, en effet, avec docilité, et
il me donna l'habit de Frère Prêcheur, en me disant : – Je
veux vous munir d'armes avec lesquelles vous combattrez le démon
tout le temps de votre vie. – J'admirai beaucoup alors, et jamais je n'y
ai pensé sans étonnement, par quel instinct frère
Dominique m'avait ainsi appelé et revêtu de l'habit de Frère
Prêcheur ; car jamais je ne lui avais parlé d'entrer en religion,
et sans doute il agit de la sorte par quelque inspiration ou révélation
divine. "
Ce que Dominique avait précédemment fait à Paris,
il le fit à Bologne, c'est-à-dire qu'il envoya des Frères
dans les principales villes de la haute Italie pour y prêcher et
fonder des couvents. Il ne se départait point de sa maxime favorite,
qu'il faut semer le grain, et non l'entasser. Milan et Florence reçurent
alors des colonies de Frères Prêcheurs. Il jugea aussi à
propos que Reginald quittât Bologne pour Paris. Il espérait
beaucoup de son éloquence et de sa renommée pour achever
de planter l'ordre en France. Les Frères de Bologne le virent s'éloigner
avec un amer regret, pleurant d'être séparés sitôt
des mamelles de leur mère. Ce sont les expressions du bienheureux
Jourdain de Saxe, qui ajoute immédiatement : " Mais toutes ces choses
arrivaient par la volonté de Dieu. Il y avait je ne sais quoi de
merveilleux dans la manière dont le bienheureux serviteur de Dieu
Dominique dispersait çà et là les Frères dans
toutes les régions de l'Église de Dieu, malgré les
représentations qu'on lui adressait quelquefois, et sans que sa
confiance fût jamais obscurcie par l'ombre d'une hésitation.
On eût dit qu'il connaissait d'avance le succès, et que l'Esprit-Saint
le lui avait révélé. En effet, qui oserait en douter
? Il n'avait avec lui, dans le principe, qu'un petit nombre de Frères,
simples et illettrés pour la plupart, qu'il avait envoyés
en petits pelotons par toute l'Église, de sorte que les enfants
de ce siècle, qui jugent selon leur prudence, l'accusaient de détruire
ce qui était commencé plutôt que d'élever un
grand édifice. Mais il accompagnait de ses prières ceux qu'il
envoyait ainsi, et la vertu du Seigneur se prêtait à les multiplier.
"
Dominique partit lui-même de Bologne vers la fin du mois d'octobre.
Il traversa l'Apennin dans la direction de Florence, et s'arrêta
quelque temps sur les bords de l'Arno, où son ordre devait élever
les célèbres couvents de Santa-Maria-Novella et de Saint-Marc.
Les Frères y jouissaient dès lors d'une église, à
côté de laquelle demeurait une femme nommée Béné,
connue par les désordres de sa vie, et que Dieu avait châtiée
en l'abandonnant aux atteintes sensibles du mauvais esprit. Cette femme,
ayant entendu prêcher Dominique, se convertit, et les prières
du saint la délivrèrent des obsessions qui la tourmentaient.
Mais la paix même fut pour elle une occasion de rechute, et quand
Dominique revint à Florence une année après, elle
lui avoua le mauvais effet qu'avait produit en elle sa délivrance.
Dominique lui demanda avec bonté si elle voulait retourner à
son ancien état, et sur sa réponse, qu'elle s'abandonnait
à Dieu et à lui, le saint pria le Seigneur de faire ce qui
conviendrait le mieux à son salut. Au bout de quelques jours, le
mauvais esprit la tourmenta de nouveau, et le châtiment même
de ses anciennes fautes devint pour elle une source de mérites et
de perfection. Béné prit dans la suite le voile religieux,
et s'appela sœur Bénédicte. On lit encore d'elle, qu'au retour
de Dominique à Florence, elle se plaignit vivement à lui
d'un ecclésiastique qui la persécutait à cause de
son attachement pour les Frères. Cet ecclésiastique était
irrité contre eux parce qu'on leur avait donné l'église
dont il était auparavant chapelain. Dominique répondit à
Béné : " Ayez patience, ma fille, celui qui vous persécute
sera bientôt des nôtres, et il supportera dans l'ordre de grands
et longs travaux. " Prédiction qui fut vérifiée par
l'événement.
Dominique trouva le souverain pontife à Viterbe. Honorius III
lui accorda des lettres datées du 15 novembre 1219, par lesquelles
il recommandait les Frères aux évêques et prélats
d'Espagne. Le 8 décembre suivant, il étendit cette recommandation
aux archevêques, évêques, abbés et prélats
de toute la chrétienté. Le 17 du même mois, étant
à Cività-Castellana, il fit à Dominique et aux Frères
la donation authentique du couvent de Saint-Sixte au mont Cœlius ; car
jusque-là Saint-Sixte n'était possédé par l'ordre
qu'en vertu d'une concession verbale. Les sœurs de Saint-Sixte ne sont
pas mentionnées dans l'acte, sans doute parce qu'elles ne formaient
avec les Frères qu'un seul et même ordre, dont l'administration
temporelle et spirituelle appartenait au maître général.
Ce n'était pas la première fois que le saint patriarche
voyait Viterbe. Trois années auparavant, lorsqu'il retournait en
France après la confirmation de l'ordre, il y était venu
avec le cardinal Capocci, qui lui donna sur une éminence voisine
de la ville une chapelle et un monastère du nom de Sainte-Croix
et une église qu'on bâtissait à côté par
son commandement. Le cardinal avait été averti en songe d'élever
cette église à la sainte Vierge, et l'amitié qui l'unissait
à Dominique l'avait porté à la lui offrir avant qu'elle
fût achevée, de peur que le temps ne trahît sa bonne
volonté. Il n'eut pas, en effet, la satisfaction de la terminer
; mais il en assura la possession à l'ordre avant sa mort, et elle
est devenue, sous le nom de Notre-Dame de Gradi, l'un des plus illustres
couvents de la province romaine. On y voit encore des restes de l'ancienne
chapelle de Sainte-Croix, dans laquelle Dominique avait passé des
nuits, et qui jusqu'au dernier siècle fut ornée des traces
de son sang.
Dominique célébra à Rome les commencements de
l'an 1220. Une phrase d'un historien nous apprend qu'il distribua aux Sœurs
de Saint-Sixte des cuillers d'ébène qu'il leur avait apportées
d'Espagne. Simplicité de ce grand homme ! la pensée de faire
plaisir à de pauvres religieuses l'avait préoccupé
au sein des fatigues et des affaires d'un long voyage, et il leur avait
apporté sur ses épaules, pendant une route de six à
sept cents lieues, un souvenir de son pays. Je dis sur ses épaules,
car jamais il ne souffrait qu'un autre que lui fût chargé
de son bagage.
Cependant Reginald était arrivé à Paris, et il
y annonçait l'Évangile avec toute l'autorité de son
éloquence et de sa foi. Il était alors, après Dominique,
l'astre le plus éclatant de la nouvelle religion. Tous les Frères
avaient les yeux sur lui, et sans prévoir la mort trop prochaine
de leur fondateur, ils voyaient avec joie qu'il n'était pas le seul
capable de porter le fardeau de son œuvre. Mais Dieu trompa bientôt
ces sentiments d'amour et d'admiration. Reginald fut atteint d'une maladie
mortelle au moment où il inspirait de lui une plus grande attente
que jamais. Le prieur de Saint-Jacques, Matthieu de France, vint l'avertir
que l'heure du dernier combat approchait, et lui demanda s'il ne voulait
pas permettre qu'on fit sur son corps les suprêmes onctions. " Je
ne crains pas le combat, répondit Reginald, je l'attends avec joie.
J'attends aussi la Mère de miséricorde qui m'a oint à
Rome de ses propres mains, et en laquelle je me confie ; mais de peur que
je ne paraisse mépriser l'onction ecclésiastique, il me plaît
aussi de la recevoir, et je la demande. " Les Frères ne savaient
point alors, du moins généralement, la manière mystérieuse
dont Reginald avait été appelé à l'ordre ;
car il avait prié Dominique de n'en point parler de son vivant.
Mais le souvenir de cette insigne faveur se présentant à
son esprit à l'instant de la mort, il ne put s'empêcher d'y
faire allusion, et la reconnaissance lui arracha un secret que son humilité
avait caché jusque-là. Il avait dit précédemment
à Matthieu de France une autre parole que l'histoire a conservée.
Celui-ci, qui l'avait autrefois connu dans le siècle, vivant avec
toutes les aises de la célébrité et de la délicatesse,
lui témoignait son étonnement de ce qu'il avait embrassé
un institut aussi sévère : " C'est sans aucun mérite
de ma part, répondit-il, car je m'y suis toujours trop plu. " On
ne sait pas le jour exact de sa mort ; elle eut lieu à la fin de
janvier ou au commencement de février de l'an 1220. Les Frères,
qui n'avaient point encore chez eux le droit de sépulture, l'ensevelirent
dans l'église de Notre-Dame-des-Champs, voisine de Saint-Jacques.
Ses restes, déposés sous un monument, opérèrent
des miracles, et furent pendant quatre cents ans l'objet d'un culte dont
la tradition semblait devoir être ineffaçable. Mais l'an 1614,
l'église do Notre-Dame-des-Champs ayant été donnée
aux Carmélites de la réforme de sainte Thérèse,
les religieuses transportèrent dans l'intérieur de leur cloître
le corps de Reginald, et malgré leur vénération héréditaire
pour lui, sa mémoire cessa peu à peu d'être populaire
; elle devint, comme son tombeau, le secret de ceux qui connaissent et
habitent en esprit l'antiquité. Aujourd'hui le tombeau même
n'existe plus ; il a disparu avec l'église et le cloître de
Notre-Dame-des-Champs : et le fondateur du couvent de Bologne, celui que
les Frères appelaient leur bâton, que la sainte Vierge avait
appelé à la religion de sa propre bouche, qui avait reçu
d'elle en ses membres une onction miraculeuse, qui avait donné sa
dernière et sacrée forme à notre habit, le bienheureux
Reginald enfin ne jouit nulle part d'aucun culte, pas même dans l'ordre
des Frères Prêcheurs, dont il fut l'un des plus beaux ornements
par la sainteté de sa vie, la puissance de sa parole, et le grand
nombre d'illustres enfants qu'il lui engendra. Cette fécondité
ne se tarit en lui qu'à la mort. La veille même de sa dernière
et courte maladie, il poussait encore de sa tige de sublimes rejetons.
On se rappelle l'étudiant saxon que Dominique avait connu à
Paris, et dont il n'avait point voulu hâter la vocation, toute visible
qu'elle fût déjà. Reginald avait été
destiné à cueillir cette fleur précieuse que la main
de Dominique avait respectée par une sorte de pressentiment délicat,
pour honorer et consoler la fin prématurée d'un de ses plus
dignes enfants. Voici comment Jourdain de Saxe raconte son entrée
dans l'ordre et celle d'Henri de Cologne, son ami : " La nuit même
où l'âme du saint homme Reginald s'envola au Seigneur, moi
qui n'étais point encore frère par l'habit, mais qui avais
fait vœu de l'être dans ses mains, je vis en songe les Frères
sur un vaisseau. Tout à coup le vaisseau fut submergé, mais
les Frères ne périrent point dans le naufrage : je pense
que ce vaisseau était frère Reginald, regardé alors
des Frères comme leur bâton. Un autre vit en songe une fontaine
limpide qui cessait subitement de verser de l'eau, et qui était
remplacée par deux sources jaillissantes. En supposant que cette
vision représentât quelque chose de réel, je connais
trop ma propre stérilité pour oser en donner l'interprétation.
Je sais seulement que Reginald ne reçut à Paris que la profession
de deux religieux, la mienne et celle de frère Henri, qui fut depuis
prieur de Cologne, homme que j'aimais dans le Christ d'une affection que
je n'ai accordée aussi entière à aucun autre homme,
vase d'honneur et de perfection tel, que je ne me souviens pas d'avoir
vu en cette vie une plus gracieuse créature. Le Seigneur se hâta
de le rappeler à lui, et c'est pourquoi il ne sera pas inutile de
dire quelque chose de ses vertus.
" Henri avait eu dans le siècle une naissance distinguée,
et on l'avait nommé tout jeune chanoine d'Utrecht. Un autre chanoine
de la même église, homme de bien et de grande religion, l'avait
élevé dès ses plus tendres années dans la crainte
du Seigneur. Il lui avait appris par son exemple à vaincre le siècle
en crucifiant sa chair et en pratiquant les bonnes œuvres ; il lui faisait
laver les pieds des pauvres, fréquenter l'église, fuir le
mal, mépriser le luxe, aimer la chasteté : et ce jeune "
homme, étant d'une nature excellente, se montra docile au joug de
la vertu ; les bonnes œuvres crûrent en lui aussi vite que l'âge,
et on l'eût pris, à le voir, pour un ange en qui la naissance
et l'honnêteté n'étaient qu'une même chose. Il
vint à Paris, où l'étude de la théologie ne
tarda pas de le ravir à toute autre science, doué qu'il était
d'un génie naturel très vif et d'une raison parfaitement
ordonnée. Nous nous rencontrâmes dans l'hôtel que j'habitais,
et bientôt la commensalité de nos corps se changea en une
douce et étroite unité de nos âmes. Frère Reginald,
d'heureuse mémoire, étant venu aussi à la même
époque à Paris, et y prêchant avec force, je fus touché
de la grâce, et fis vœu au dedans de. moi-même d'entrer dans
son ordre ; car je pensais y avoir trouvé un sûr chemin de
salut, tel qu'avant de connaître les Frères je me l'étais
souvent représenté. Cette résolution prise, je commençai
à désirer d'enchaîner au même vœu le compagnon
et l'ami de mon âme, en qui je voyais toutes les dispositions de
la nature et de la grâce requises dans un prédicateur. Lui
me refusait, et moi je ne cessais de le presser. J'obtins qu'il irait se
confesser à frère Reginald, et lorsqu'il fut de retour, ouvrant
le prophète Isaïe par manière de consultation, je tombai
sur le passage suivant : Le Seigneur m'a donné une langue savante
pour que je soutienne par la parole celui qui tombe ; il m'éveille
le matin pour que j'écoute sa voix. Le Seigneur Dieu m'a fait entendre
sa voix, et je ne lui résiste point, je ne vais point en arrière.
Pendant que je lui interprétais ce passage, qui répondait
si bien à l'état de son cœur, et que, le lui présentant
comme un avis du ciel, je l'exhortais à soumettre sa jeunesse au
joug de l'obéissance, nous remarquâmes quelques lignes plus
bas ces deux mots : Tenons-nous ensemble, qui nous avertissaient de ne
point nous séparer l'un de l'autre,, et de consacrer notre vie au
même dévouement. Ce fut par allusion à cette circonstance
que, lui étant en Allemagne et moi en Italie, il m'écrivit
un jour : – Où est maintenant le tenons-nous ensemble ? Vous êtes
à Bologne, et moi à Cologne ! – Je lui disais donc : – Quel
plus grand mérite, quelle plus glorieuse couronne que de nous rendre
participants de la pauvreté du Christ et de ses apôtres, et
d'abandonner le siècle par amour de lui ! – Mais bien que sa raison
le fît tomber d'accord avec moi, sa volonté lui persuadait
de me résister.
" La nuit même où nous tenions ces discours, il alla entendre
matines dans l'église de la bienheureuse Vierge, et il y demeura
jusqu'à l'aurore, priant la mère du Seigneur de fléchir
ce qu'il sentait de rebelle en lui. Et comme il ne s'apercevait pas que
la dureté de son cœur fût amollie par sa prière, il
commença à dire en lui-même : Maintenant, ô Vierge
bienheureuse, j'éprouve que vous n'avez point compassion de moi,
et que je n'ai point ma place marquée dans le collège des
pauvres du Christ ! Il disait cela avec douleur, parce qu'il y avait en
lui un désir de la pauvreté volontaire, et que le Seigneur
lui avait une fois montré combien elle a de poids au jour du jugement.
La chose s'était ainsi passée. Il voyait en songe le Christ
sur son tribunal, et deux multitudes innombrables, l'une qui était
jugée, l'autre qui jugeait avec le Christ. Pendant que, sûr
de sa conscience, il regardait tranquillement-ce spectacle, l'un de ceux
qui étaient à côté du juge étendit tout
à coup la main vers lui, et lui cria : – Toi qui es là-bas,
qu'as-tu jamais abandonné pour le Seigneur ? – Cette question le
consterna, parce qu'il n'avait rien à y répondre, et c'est
pourquoi il souhaitait la pauvreté, quoiqu'il n'eût pas le
courage de l'embrasser de lui-même, et il se retirait de l'église
de Notre-Dame, triste de n'avoir point obtenu la force qu'il avait demandée.
Mais, à ce moment, celui qui regarde d'en haut les humbles renversa
les fondements de son cœur : des ruisseaux de larmes arrivèrent
à ses yeux ; son âme s'ouvrit et s'épancha devant le
Seigneur ; toute la dureté qui l'opprimait fut brisée, et
le joug du Christ, auparavant si dur à son imagination, lui apparut
ce qu'il est réellement, doux et léger. Il se leva dans le
premier moment de son transport, et courut chercher frère Reginald,
entre les mains duquel il prononça ses vœux. Il vint ensuite me
trouver, et pendant que je considérais sur son angélique
figure la trace des larmes, et que je lui demandais où il était
allé, il me répondit : – J'ai fait un vœu au Seigneur, et
je l'accomplirai. – Nous différâmes cependant notre prise
d'habit jusqu'au temps du carême, et nous gagnâmes dans l'intervalle
un de nos compagnons, frère Léon, qui succéda depuis
à frère Henri dans la charge de prieur.
" Le jour étant venu où l'Église, par l'imposition
des cendres, avertit les fidèles de leur origine et de leur retour
à la poussière d'où ils sont sortis, nous nous disposâmes
à acquitter notre vœu. Nos autres compagnons n'avaient aucune connaissance
de notre dessein, et l'un d'eux, voyant sortir frère Henri de l'hôtel,
lui dit : – Monsieur Henri, où allez-vous ?– Je vais, répondit-il,
à Béthanie, faisant allusion au sens hébraïque
de ce nom, qui veut dire maison d'obéissance. Nous nous rendîmes,
en effet, tous les trois à Saint-Jacques, et nous entrâmes
au moment où les Frères chantaient Immutemur habitu. Ils
ne s'attendaient pas à notre visite ; mais, quoique imprévue,
elle ne laissait pas d'être opportune, et nous dépouillâmes
le vieil homme pour revêtir le nouveau, pendant que les Frères
chantaient la-même chose que nous faisions. "
Reginald ne vit pas de ses yeux la prise d'habit de Jourdain de Saxe
et d'Henri de Cologne ; il était retourné à Dieu avant
d'avoir consommé cette dernière œuvre, semblable à
l'aloès qui meurt en fleurissant et ne voit jamais ses fruits.
CHAPITRE XVI - PREMIER CHAPITRE GÉNÉRAL DE L'ORDRE. –
SÉJOUR DE SAINT DOMINIQUE EN LOMBARD1E. – INSTITUTION DU TIERS ORDRE
Trois ans no s'étaient pas écoules depuis la dispersion
des Frères à Notre-Dame-de-Prouille, et déjà
ils possédaient des couvents en France, en Italie, en Espagne, en
Allemagne, et jusqu'en Pologne. La bénédiction de Dieu leur
avait donné grâce partout pour se multiplier et s'établir.
Dominique, qui avait vu de ses yeux leurs progrès, et qui en avait-hâté
le cours par sa présence, crut que l'heure était venue de
les faire jouir eux-mêmes du spectacle de leur force, non pour exciter
en eux une vaine satisfaction, mais pour les encourager à de plus
grands travaux, assurer leur unité, et mettre la dernière
main à la législation qui les régissait. Il convoqua
donc le chapitre général de son ordre à Bologne ;
le jour marqué par la convocation était la Pentecôte
de l'an 1220. Lui-même quitta Rome à la fin de février
ou au commencement de mars. Il passa quelques jours à Viterbe près
du souverain pontife, qui lui donna de nouvelles marques de sa constante
affection dans trois lettres qu'il écrivit coup sur coup aux peuples
de Madrid, de Ségovie et de Bologne, pour les remercier de la charité
qu'ils avaient témoignée aux Frères, et les exhorter
à persévérer dans les mêmes sentiments. Ces
lettres sont datées du 20, du 23 et du 24 mars. Il avait écrit,
le 26 février précédent, aux religieux de Notre-Dame-des-Champs
de Paris, pour les féliciter d'avoir accordé la sépulture
aux Frères dans leur église. Le 6 mai suivant, il les recommanda
en termes très vifs à l'archevêque de Tarragone, et
le 12, il permit à des religieux de divers ordres de se joindre
à Dominique pour exercer avec lui le ministère de la prédication.
Au jour de la Pentecôte, Dominique était ù Bologne,
entouré des Frères de Saint-Nicolas et des représentants
de l'ordre entier. On ignore les noms de ceux qui étaient venus
; on sait seulement que Jourdain de Saxe avait été envoyé
de Paris avec trois autres Frères, peu de semaines après
sa prise d'habit. Dominique se leva au milieu de cette assemblée,
non plus simple prieur de quelques religieux, mais maître général
d'un ordre répandu par toute l'Europe ; non plus dans une simple
église de village comme Prouille, mais au sein d'une grande et célèbre
ville, le rendez-vous de la jeunesse cultivée des nations ; non
plus en butte aux doutes de ses propres amis, mais ayant assis son œuvre,
et voyant à côté de lui pour la défendre des
hommes dont les chaires des universités regrettaient la voix. Il
avait alors cinquante ans.
La première chose qu'il proposa au chapitre général
fut de renoncer à tous les biens que l'ordre possédait, afin
de ne plus vivre que d'aumônes au jour le jour. Cette résolution
était déjà ancienne dans son esprit, et lors des délibérations
qui avaient eu lieu à Prouille l'an 1216, les Frères l'avaient
adoptée en principe, quoique ajournée pour l'exécution.
Quant à Dominique personnellement, il avait toujours vécu
de la charité publique depuis cette fameuse entrevue de Montpellier
qui marquait le commencement de son apostolat, et où il avait été
décidé que la pauvreté volontaire était la
seule arme capable de vaincre l'hérésie. Mais autre chose
était que quelques missionnaires vécussent en mendiant leur
pain, autre chose de fonder un ordre stable sur les incertitudes quotidiennes
de la mendicité. Toutes les traditions semblaient contraires à
une construction si hardie. L'Église, dès qu'elle avait pu
jouir du droit de propriété, en avait fait usage, afin d'être
libre envers ses ennemis, libérale envers les pauvres, magnifique
envers Dieu. Les solitaires mêmes de l'Orient vendaient et achetaient
; ils se faisaient gloire de vivre du travail de leurs mains. Fallait-il,
parce qu'on avait abusé de la richesse, abuser aussi de la pauvreté
? Si le siècle avait besoin d'un extrême exemple, était-il
sage d'étendre à l'avenir une réponse destinée
à des temps d'exception ? Que ces raisons ou d'autres eussent touché
Dominique, il est certain qu'il avait accepté pour son ordre des
possessions territoriales, tout en gardant l'arrière-pensée
de les abandonner un jour. On a dit que ses relations avec saint François
d'Assise lui avaient inspiré l'idée de cet abandon, et il
est vrai que saint François avait reçu de Dieu plus particulièrement
la mission de ranimer dans l'Église l'esprit de pauvreté
; mais, avant même qu'il eût renoncé à tout pour
suivre Jésus-Christ, déjà Dominique parcourait le
Languedoc nu-pieds, couvert d'un cilice et d'une tunique rapiécée,
et s'en remettant à la Providence de son pain de chaque jour. Les
deux saints se virent à Rome pour la première fois au temps
du quatrième concile de Latran, lorsqu'ils sollicitaient d'Innocent
III l'approbation de leur ordre, et que tous deux avaient donné
au monde, sans se connaître, le spectacle des mêmes vertus.
Saint François d'Assise eut la gloire de n'hésiter jamais
à faire de la mendicité le patrimoine de sa religion ; Dominique,
non moins austère envers lui-même, mais moins hardi à
l'égard des autres, attendit de l'expérience la confirmation
de ses plans de pauvreté, et eut la gloire d'abdiquer des biens
tout acquis. Il les céda, du consentement du chapitre général,
à des religieuses de divers ordres, et on établit par un
décret perpétuel que désormais les Frères ne
posséderaient rien en ce monde que leurs vertus. Dominique voulait
aller plus loin, et que toute l'administration domestique fût laissée
entre les mains des Frères convers, afin que les autres pussent
vaquer sans aucun souci à la prière, à l'étude
et à la prédication. Mais les Pères du chapitre s'en
défendirent par l'exemple récent des religieux de Grandmont,
qu'un règlement semblable avait mis à la merci des laïques,
et réduits à un état de servitude dégradant.
Dominique se rangea à leur avis.
D'autres constitutions demeurées depuis en vigueur furent encore
décrétées par le chapitre général ;
l'histoire ne s'en explique point, et les actes du chapitre ne sont pas
non plus arrivés jusqu'à nous. Dominique supplia les Pères
de le décharger du poids du gouvernement : " Je mérite, leur
dit-il, d'être déposé, car je suis inutile et attiédi.
" Outre le sentiment d'humilité qui le faisait parler de la sorte,
il n'avait pas perdu le désir d'achever sa vie chez les infidèles,
et d'obtenir, en leur portant la vérité, cette palme du martyre
dont son cœur avait toujours eu une ardente soif. Il avait dit plus d'une
fois qu'il souhaitait d'être battu de verges et coupé en morceaux
pour Jésus-Christ. S'épanchant avec frère Paul de
Venise, il lui disait : " Quand nous aurons réglé et formé
notre ordre, nous irons chez les Cumans ; nous leur prêcherons la
foi du Christ, et nous les gagnerons au Seigneur. "
Or ce moment lui paraissait venu. N'avait-il pas réglé
et formé son ordre ? Ne le voyait-il pas de ses yeux comme un cep
mûri ? Quoi de mieux à faire que d'offrir les restes de son
corps et de son âme en sacrifice ? Mais les Pères ne voulurent
point entendre parler de sa démission. Loin d'y consentir, ils le
confirmèrent à l'envi dans la charge de maître général,
et ajoutèrent à l'autorité du Siège Apostolique,
de qui il la tenait, le lustre d'une libre et unanime élection.
Dominique obtint que du moins son pouvoir serait limité par des
magistrats appelés définiteurs, lesquels, au temps du chapitre,
auraient le droit d'examiner et de régler les affaires de l'ordre,
et même de déposer le maître général,
s'il venait à prévariquer. Ce remarquable statut fut approuvé
dans la suite par Innocent IV. Le chapitre se sépara après
avoir décrété qu'il se réunirait tous les ans,
une année à Bologne, et l'autre année à Paris,
alternativement. Néanmoins, par une exception immédiate,
on désigna Bologne pour la prochaine assemblée.
La haute Italie était l'un des points de l'Europe que l'hérésie
avait le plus travaillé. Exposée aux contacts de l'Orient
et aux influences schismatiques des empereurs d'Allemagne, elle avait subi
dans sa fidélité à l'Église une véritable
altération. Dominique crut donc utile de l'évangéliser.
Il la parcourut presque tout entière dans l'été de
1220. Mais les historiens contemporains, qui nous apprennent ce fait, ne
le confirment par aucun détail. La plupart des villes de la Lombardie
réclament l'honneur d'avoir possédé cl entendu le
saint patriarche, et leurs annales, écrites longtemps après,
contiennent sur son séjour quelques anecdotes dont l'authenticité
n'est pas suffisamment prouvée. Il est certain qu'il visita Milan
et y tomba malade. Frère Bonvisi, dont il était accompagné
dans ce voyage, parle ainsi de sa constance à souffrir. " Lorsque
j'étais à Milan avec frère Dominique, il eut des accès
de fièvre ; je le gardais pendant ce temps-là, et je ne l'entendis
jamais se plaindre. Il était en prière et en contemplation,
ce que je pouvais juger à certains signes qui paraissaient sur son
visage et que je connaissais bien, parce que toutes les fois qu'il priait
et contemplait, je les avais remarqués en lui. Dès que l'accès
de fièvre était passé, il commençait à
parler de Dieu aux Frères ; il lisait ou se faisait lire ; il louait
le Seigneur, et se réjouissait de sa maladie, chose qui lui était
ordinaire dans les tribulations bien plus que dans la prospérité.
"
A Crémone, Dominique se rencontra avec saint François
d'Assise. Pendant qu'ils conversaient ensemble, quelques Frères
de Saint-François s'approchèrent et dirent : " Nous manquons
d'eau pure au couvent, et c'est pourquoi nous vous prions, vous qui êtes
nos pères et les serviteurs de Dieu, d'intercéder auprès
du Seigneur, afin qu'il bénisse notre puits, dont l'eau est trouble
et corrompue. " Les deux patriarches se regardèrent, chacun invitant
l'autre par son regard à répondre ; alors Dominique dit aux
Frères : " Puisez de l'eau, et apportez-la-nous. " Ils allèrent
en chercher dans un vase et ils l'apportèrent, et Dominique dit
à François : " Père, bénissez cette eau au
nom du Seigneur. " François répondit : " Père, bénissez-la
vous-même, car vous êtes le plus grand. " Cette pieuse contestation
dura entre eux ; à la fin Dominique, vaincu par François,
fit le signe de la croix sur le vase, et ordonna qu'on versât l'eau
dans le puits, dont la source fut purifiée pour toujours.
A Modène, un chanoine français qui allait à Rome
vint le trouver à l'issue d'une prédication, et lui confessa
qu'il désespérait de son propre salut, à cause d'une
tentation contre la chasteté qu'il n'avait jamais pu vaincre. "
Ayez courage, lui répondit le saint, reprenez confiance en la miséricorde
de Dieu ; je vous obtiendrai de lui le don de continence. " Le chanoine
se retira guéri.
Dominique avait coutume de visiter les monastères qu'il rencontrait
sur son chemin. Il s'arrêta, entre autres, à celui de Colombe,
dans le Parmesan, et on conjecture que c'est là qu'il faut placer
un trait de bonté qu'un historien raconte en ces termes : " Dominique
arriva un soir à l'entrée d'un couvent dont tous les religieux
étaient déjà au lit. Craignant de les troubler, il
se coucha devant la porte avec son compagnon, et pria le Seigneur de pourvoir
à leurs besoins sans éveiller les moines. Au même instant
ils se trouvèrent tous les deux dans l'intérieur. " Colombe
était un célèbre monastère de l'ordre de Cîteaux
fondé par saint Bernard lui-même ; il fut ruiné par
l'empereur Frédéric II, en 1248.
Dominique était de retour à Bologne au jour de l'Assomption.
Cette date est constatée par la prise d'habit de Conrad le Teutonique.
Conrad était un docteur de l'université de Bologne, si fameux
en ce temps-là par sa science et sa vertu, que les Frères
désiraient ardemment de le compter parmi les hommes remarquables
qui avaient embrassé leur religion. La veille donc de l'Assomption
de la bienheureuse Vierge, Dominique s'entretenait confidemment avec un
religieux de l'ordre de Cîteaux qui fut depuis évêque
d'Alatri, et qui était alors prieur du monastère de Casemare.
Dominique l'avait connu à Rome, et s'était pris pour lui
d'une grande affection. C'est pourquoi, lui ouvrant son cœur ce soir-là,
il lui dit dans l'entraînement de la conversation : " Je vous avoue,
prieur, une chose que je n'ai encore dite à personne, et dont je
vous prie de me garder le secret jusqu'à ma mort, c'est que jamais
en cette vie Dieu ne m'a rien refusé de ce que je lui ai demandé.
" Le prieur entra dans une grande admiration à ce discours, et sachant
le désir qui pressait les Frères au sujet de maître
Conrad le Teutonique, il lui dit : " S'il en est ainsi, père, pourquoi
ne demandez-vous point à Dieu qu'il vous donne maître Conrad,
dont je vois que les Frères envient si passionnément la possession
? " Dominique lui répondit : " Mon bon frère, vous parlez
là d'une chose bien difficile à obtenir ; mais si vous voulez
cette nuit prier avec moi, j'ai confiance au Seigneur qu'il nous accordera
la grâce que vous souhaitez. " Après les complies, le serviteur
de Dieu resta donc dans l'église, selon sa coutume, et le prieur
de Casemare avec lui. Ils assistèrent ensuite aux matines de l'Assomption,
et, le jour étant venu, à l'heure de prime, pendant que le
chantre entonnait le Jam lucis orto sidere, on vit entrer dans le chœur
maître Conrad, qui se jeta aux genoux de Dominique et lui demanda
instamment l'habit. Le prieur de Casemare, fidèle au secret qu'il
avait promis, ne raconta cette histoire qu'après la mort de Dominique,
auquel il survécut plus de vingt ans. Il avait craint d'abord de
mourir le premier, et il en fit au saint l'observation : mais celui-ci
l'assura qu'il n'en serait rien.
Parmi ceux que Dominique reçut encore dans l'ordre à
cette époque, on remarqua Thomas de Pouille. C'était un jeune
homme d'une si grande innocence et simplicité de mœurs, que le saint
l'aima tendrement, et on l'appelait son fils. Quelques-uns des anciens
compagnons du nouveau religieux, indignes de l'avoir perdu, l'attirèrent
hors du couvent, et se mirent à lui arracher les habits de l'ordre.
On courut en avertir Dominique, qui entra aussitôt dans l'église
pour prier ; et lorsque les ravisseurs, ayant ôté à
frère Thomas jusqu'à sa chemise de laine, s'efforçaient
de lui en passer une de toile, leur victime poussa des cris lamentables,
disant qu'il se sentait brûler, et il n'eut pas de repos qu'on ne
l'eût reconduit au bercail, revêtu des rudes et doux habits
dont on l'avait dépouillé. Un fait à peu près
semblable arriva pour un jurisconsulte de Bologne. Ses amis entrèrent
à main armée dans le cloître de Saint-Nicolas pour
l'enlever. Les Frères voulaient aller quérir quelques chevaliers,
amis de l'ordre, pour opposer la force à la force ; mais Dominique
leur dit : Je vois plus de deux cents anges autour de l'église,
que le Seigneur a destinés à la défense des Frères.
"
Le serviteur de Dieu prêchait fréquemment à Bologne,
et la vénération qu'on y avait pour lui était si grande,
que le peuple, au lieu de l'attendre à l'église où
le discours était annoncé, allait le chercher à Saint-Nicolas
et l'accompagnait jusqu'au lieu de la station. Un jour que la foule était
venue le prendre, deux étudiants s'approchèrent, et l'un
d'eux lui dit : " Je vous prie de demander à Dieu pour moi la rémission
de mes péchés ; car je m'en repens, si je ne me trompe, et
je les ai tous confessés. " Dominique, qui était encore clans
l'église, s'approcha d'un autel, y fit une courte prière,
et, revenant au jeune homme, lui dit : " Ayez confiance, et persévérez
dans l'amour de Dieu, il vous a remis vos fautes. " L'autre étudiant,
qui entendait cela, s'approcha plus près du saint, et lui dit à
son tour : " Père, priez aussi pour moi, car j'ai confessé
tous mes péchés. " Dominique s'agenouilla de nouveau à
l'autel et y pria. Mais de retour vers le jeune homme, il lui dit : " Mon
fils, n'essayez pas de tromper Dieu, votre confession n'a point été
entière ; il y avait un péché que vous avez tu sciemment
par une mauvaise honte. " Et, le tirant à part, il lui dit quel
était ce péché qu'il avait rougi d'avouer. L'étudiant
répondit : " Père, cela est ainsi, pardonnez-moi. " Dominique
lui parla encore quelque-temps, et il partit ensuite avec le peuple qui
l'attendait.
Cet esprit de prophétie était habituel chez lui. Il rencontra
une fois un frère qui allait en mission. Il l'arrêta, et,
après quelques moments d'entretien, averti intérieurement
que ce frère était en faute, il lui demanda s'il n'avait
pas d'argent sur lui. Le frère l'avoua humblement. Dominique lui
ordonna de le jeter sur-le-champ, et lui imposa une pénitence, car
il ne laissait jamais aucune faute impunie. " Il était, dit Thierry
d'Apolda, le premier à observer les statuts de l'ordre, et il ne
négligeait rien pour qu'ils fussent religieusement et entièrement
observés par tous. Si quelquefois, par suite de la fragilité
humaine, quelqu'un des Frères manquait à son devoir, il ne
lui épargnait pas la correction ; mais il tempérait si bien
la sévérité par la douceur, que le coupable était
puni sans que l'homme fût troublé. Il ne reprenait pas toujours
immediatement celui qui tombait ; il passait sans faire semblant de s'apercevoir
de la faute, et lorsqu'une occasion favorable se présentait, il
disait au délinquant : – Mon frère, vous n'avez pas bien
fait telle chose, rendez gloire à Dieu et confessez votre péché.
– Et de même qu'il se montrait père par la correction, il
ouvrait aussi des entrailles de mère à ceux qui étaient
affligés. Nulle parole n'était plus douce et plus rassurante
que la sienne, et ceux qui venaient chercher en lui le remède à
leurs troubles ne se retiraient jamais sans être consolés.
Il gardait l'âme des Frères comme la sienne propre, les maintenant
dans la pratique de toute honnêteté et de toute religion.
C'est pourquoi, comme il est écrit que la démarche de l'homme,
et le rire de ses lèvres, et le vêtement de son corps parlent
de lui, s'il voyait quelqu'un des Frères manquer dans son habit
à la forme ou à la pauvreté religieuse, il ne le supportait
point. Chaque jour, à moins d'un grand empêchement, il faisait
aux Frères un sermon ou une conférence, et il leur parlait
avec tant de foi et tant de larmes, qu'il excitait en eux la grâce
de la componction. Nul ne fut semblable à lui pour toucher le cœur
des Frères. "
Selon le même historien, il y avait trois choses que Dominique
recommandait par-dessus tout à ses enfants :-c'était de parler
toujours de Dieu où avec Dieu, de ne jamais porter d'argent en voyage,
et de ne point recevoir de possessions temporelles. Il les exhortait incessamment
à étudier et à annoncer la parole de Dieu. Il discernait
ceux qui avaient du talent pour la chaire, et ne pouvait souffrir qu'ils
fussent appliqués à d'autres travaux.
Ainsi qu'il est arrivé à tous les saints, Dominique exerçait
une grande puissance sur l'esprit de ténèbres. Il le chassa
plusieurs fois du corps des Frères. Il le voyait se présenter
à lui sous des formes diverses, tantôt pour le détourner
de sa méditation, tantôt pour le troubler pendant qu'il prêchait.
J'emprunte à Thierry d'Apolda l'histoire suivante : " Un jour que
le saint, sentinelle vigilante, faisait le tour de la cité de Dieu,
il rencontra le démon qui rôdait dans le couvent comme une
bête dévorante ; il l'arrêta et lui dit : – Pourquoi
rôdes-tu de la sorte ? – Le démon répondit : – A cause
du bénéfice que j'y trouve. – Le saint lui dit : – Que gagnes-tu
au dortoir ? – Il répondit : – J'ôte aux Frères le
sommeil, je leur persuade de ne point se lever pour l'office, et, quand
cela m'est permis, je leur envoie des songes et des illusions. – Le saint
le conduisit au chœur et lui dit : – Que gagnes-tu dans ce saint lieu ?
– Il répondit : – Je les fais venir tard, sortir tôt, et s'oublier
eux-mêmes. – Interrogé au sujet du réfectoire, il répondit
:"– Qui ne mange plus ou moins qu'il ne faut ? – Mené au parloir,
il dit en riant : – Ce lieu-ci est à moi ; c'est le lieu des rires,
des vains bruits, des paroles inutiles. – Mais quand il fut au chapitre,
il commença à vouloir s'enfuir, en disant : – Ce lieu m'est
en exécration, j'y perds tout ce que je gagne ailleurs ; c'est ici
que les Frères sont avertis de leurs fautes, qu'ils s'accusent,
qu'ils font pénitence, et qu'on les absout. "
Dominique, en parcourant la Lombardie, avait vu de bien tristes signes
de l'affaiblissement de la foi. En un grand nombre de lieux, les laïques
s'étaient emparés du patrimoine de l'Église, et, sous
prétexte qu'elle était trop riche, tout le monde la pillait.
Le clergé, réduit à une pauvreté dégradante,
ne pouvait plus pourvoir aux magnificences du culte ni exercer envers les
pauvres le devoir de la charité, et l'hérésie, qui
avait engendré la spoliation, en naissait à son tour comme
moyen de la justifier. Il n'y a pas pour l'Église de pire situation
que celle-là. Les biens qu'elle a perdus lui font de ceux qui les
possèdent d'implacables ennemis ; l'erreur se transmet comme une
condition de la propriété, et le temps, qui efface tout,
semble impuissant contre cette alliance des intérêts de la
terre avec l'aveuglement de l'esprit. Dominique, fondateur d'un ordre mendiant,
avait plus de droits que personne de s'opposer à une aussi effroyable
combinaison du mal. Il institua, pour y résister, une association
à laquelle il donna le nom de Milice de Jésus-Christ. Elle
était composée de gens du monde, des deux sexes, qui s'engageaient
à défendre les biens et la liberté de l'Église
par tous les moyens en leur pouvoir. Leur habit, resté le même
pour la forme que celui du monde, s'en distinguait par les couleurs dominicaines,
le blanc, symbole de l'innocence, et le noir, symbole de la pénitence.
Sans être liés par les trois vœux de pauvreté, de chasteté
et d'obéissance, ils participaient autant que possible à
la vie religieuse. Ils observaient des abstinences, des jeûnes, des
veilles, et remplaçaient par un certain nombre de Pater noster et
d'Ave Maria la récitation de l'office divin. Ils avaient, sous l'autorité
de l'ordre, un prieur de leur choix ; ils s'assemblaient à des jours
fixes dans une église des Frères Prêcheurs pour y entendre
la messe et le sermon. Quand Dominique eut été mis au rang
des saints, les Frères et les Sœurs de l'association prirent le
titre de Milice de Jésus-Christ et du bienheureux Dominique. Plus
tard, ce qu'il y avait de militant dans cette appellation disparut avec
les causes publiques du combat, et l'association demeura consacrée
aux progrès de l'homme intérieur sous le nom de Frères
et Sœurs de la Pénitence de Saint-Dominique. C'est sous Ce nom que
Munion de Zamora, septième maître général des
Frères Prêcheurs, la confirma et en modifia les règlements.
Les papes Grégoire IX, Honorius IV, Jean XXII et Boniface IX lui
accordèrent des privilèges à différentes époques,
et le pape Innocent VII en approuva la règle, telle que l'avait
écrite Munion de Zamora. Sa bulle est de l'an 1405, et fut promulguée
en 1439 par Eugène IV.
La Milice de Jésus-Christ était le troisième ordre
institué par Dominique, ou plutôt le troisième rameau
d'un seul ordre qui embrassait dans sa plénitude les hommes, les
femmes et les gens du monde. Par la création des Frères Prêcheurs,
Dominique avait tiré du désert les phalanges monastiques,
et les avait armées du glaive de l'apostolat ; par la création
du tiers ordre, il introduisit la vie religieuse jusqu'au sein du foyer
domestique et au chevet du lit nuptial. Le monde se peupla de jeunes filles,
de veuves, de gens mariés, d'hommes de tout état qui portaient
publiquement les insignes d'un ordre religieux, et s'astreignaient à
ses pratiques dans le secret de leurs maisons. L'esprit d'association qui
régnait au moyen âge, et qui est celui du christianisme, favorisa
ce mouvement. De même qu'on appartenait à une famille par
le sang, à une corporation par le service auquel on s'était
voué, à un peuple par le sol, à l'Église par
le baptême, on voulut appartenir par un dévouement de choix
à l'une des glorieuses milices qui servaient Jésus-Christ
dans les sueurs de la parole et de la pénitence. On revêtait
les livrées de Saint-Dominique ou de Saint-François ; on
se greffait sur l'un de ces deux troncs, pour vivre de leur sève
tout en conservant sa propre nature ; on fréquentait leurs églises,
on participait à leurs prières, on les assistait de son amitié,
on suivait d'aussi près que possible la trace de leurs vertus. On
ne croyait plus qu'il fallait fuir du monde pour s'élever à
l'imitation des saints : toute chambre pouvait devenir une cellule, et
toute maison une thébaïde. A mesure que l'âge et les
événements de la vie dégageaient le chrétien
du pesant fardeau de la chair, il sacrifiait au cloître une plus
grande portion de lui-même. Si la mort d'une épouse ou d'un
enfant venait à tout briser autour de lui ; si une révolution
le précipitait des honneurs dans l'exil et l'abandon, il avait une
autre famille prête à le recevoir dans ses bras, une autre
cité dans laquelle le droit de bourgeoisie lui était acquis.
Il passait du tiers ordre à l'ordre complet, comme on passe de la
jeunesse à la virilité. L'histoire de cette institution est
une des plus belles choses qu'on puisse lire. Elle a produit des saints
sur tous les degrés de la vie humaine, depuis le trône jusqu'à
l'escabeau, avec une telle abondance, que le désert et le cloître
pouvaient s'en montrer jaloux. Les femmes surtout ont enrichi les tiers
ordres du trésor de leurs vertus. Trop souvent enchaînées
dès l'enfance à un joug qu'elles n'ont point souhaité,
elles échappaient à la tyrannie de leur position par l'habit
de Saint-Dominique ou de Saint-François. Le monastère venait
à elles, puisqu'elles ne pouvaient aller chercher le monastère.
Elles se faisaient, dans quelque réduit obscur de la maison paternelle
ou conjugale, un sanctuaire mystérieux, tout plein de l'époux
invisible qu'elles aimaient uniquement. Qui n'a entendu parler de sainte
Catherine de Sienne et de sainte Rosé de Lima, ces deux étoiles
dominicaines qui ont éclairé deux mondes ? Qui n'a lu la
vie de sainte Élisabeth de Hongrie, la franciscaine ? Ainsi l'esprit
de Dieu prend cœur à son ouvrage avec le temps ; il proportionne
les miracles aux misères ; après avoir fleuri dans les solitudes,
il s'épanouit sur les grands chemins.
CHAPITRE XVII - SIXIÈME ET DERNIER VOYAGE DE SAINT DOMINIQUE
A ROME. – DEUXIÈME CHAPITRE GÉNÉRAL. – MALADIE ET
MORT DU SAINT PATRIARCHE.
Avec la création du tiers ordre, la carrière de Dominique
était achevée. Il ne lui restait plus qu'à faire ses
adieux à tout ce qu'il avait aimé sur la terre, et Rome occupait
sans doute la première place dans ses affections. C'était
là qu'il était venu avec Azévédo, son premier
ami, lorsque sa vie publique n'était point encore commencée
; là qu'il était retourné pour obtenir l'approbation
et la confirmation de son ordre ; là qu'il avait édifié
Saint-Sixte et Sainte-Sabine, planté le centre de son ordre, exercé
la charge de maître du sacré palais, obtenu la confiance de
deux grands papes, ressuscité trois morts, et vu s'élever
jusqu'au triomphe la vénération que le peuple avait pour
lui ; là que résidait dans une infaillible majesté
le vicaire de Celui qu'il avait aimé et servi tous les jours de
sa vie. Pouvait-il mourir sans avoir reçu de lui une dernière
bénédiction ? Pouvait-il fermer les yeux sans les avoir jetés
encore une fois sur les collines de la sainte cité ? Pouvait-il
croiser ses mains pour jamais avant d'avoir offert un sacrifice suprême
sur les autels des apôtres Pierre et Paul ? Pouvait-il livrer ses
pieds à l'immobilité avant d'avoir foulé, pour n'y
plus revenir, les sentiers de l'Aventin et du Cœlius ? Rome ouvrit donc
une sixième fois ses entrailles de mère au grand homme qu'elle
avait enfanté dans sa vieillesse, et qui devait lui susciter des
fils et des fidèles jusqu'en des mondes dont le nom n'était
pas encore connu. Honorius III lui donna dans plusieurs diplômes
de nouvelles marques de sa sollicitude et de sa souveraine paternité.
Par le premier, daté du 8 décembre 1220, il relevait quelques-uns
des Frères de l'irrégularité qu'ils avaient encourue
pour une réception peu canonique des ordres sacrés. Par trois
autres, des 18 janvier, 4 février et 29 mars de l'année suivante,
il recommandait les Frères Prêcheurs à tous les prélats
de la chrétienté. Un autre, du 6 mai, leur permettait d'offrir
le saint sacrifice sur un autel portatif, en cas de besoin. C'est la dernière
page qu'Honorius III ait signée en faveur de l'ordre du vivant de
son fondateur ; pontife qui eut la gloire singulière de voir fleurir
sous son règne saint Dominique et saint François, et de ne
point se montrer par ses actes indigne de cette grâce du Ciel. Pendant
que Dominique faisait ses adieux à Rome, la Providence lui envoya,
dans la personne de Foulques, évêque de Toulouse, le plus
vieil ami qui lui fût resté. Foulques représentait
à lui seul ces temps du Languedoc déjà si loin, l'érection
de Notre-Dame-de-Prouille et de Saint-Romain de Toulouse, tous les bienfaits
et tous les souvenirs qui entouraient le berceau des Frères Prêcheurs.
Combien dut être douce la conversation de ces deux hommes ! Dieu
avait couronné par un succès inouï tant de vœux secrets
qu'ils avaient autrefois formés ensemble ; ils voyaient l'office
de la prédication relevé dans l'Église par un ordre
religieux déjà répandu d'un bout de l'Europe à
l'autre, eux qui avaient parlé tant de fois de la nécessité
de rétablir l'apostolat. La part qu'ils avaient eue à ce
grand ouvrage ne les tentait point d'orgueil ; mais ils sentaient avec
plus de joie la gloire de l'Église, parce qu'ils avaient senti ses
maux avec plus de douleur. Foulques, qui n'avait point été
le principal instrument du dessein de Dieu, n'en concevait aucune tristesse.
Il avait été supérieur, dès le commencement,
à l'aiguillon secret de la jalousie, et son âme épiscopale
avait méprisé les appréhensions trop naturelles au
pouvoir à l'égard des choses qu'il n'accomplit pas de ses
propres mains. Il avait laissé faire le bien et il avait aidé
à le faire, ce qui est plus difficile encore que de le faire soi-même.
Sa couronne était pure, son cœur content. Pour Dominique, que pouvait-il
souhaiter de plus ? Ô moment heureux, où le chrétien,
au bout de sa course, se rend le témoignage d'avoir accompli la
volonté de Dieu, et où il épanche la paix qu'il a
gagnée à son service dans le cœur d'un autre chrétien,
son compagnon et son ami ! Un acte nous est resté de cet embrassement
de Foulques et de Dominique, sorte de testament dont la lecture nous consolera
de ne pouvoir entendre plus distinctement leurs derniers entretiens.
" Au nom du Seigneur, soit connu à tous ceux qui verront la
présente page, que nous, Foulques, évêque de Toulouse
par la grâce de Dieu, nous donnons en notre nom et au nom de nos
successeurs,.pour la rémission de nos péchés, la défense
de la foi catholique, et l'utilité de tout le diocèse de
Toulouse, à vous, cher Dominique, maître de la prédication,
ainsi qu'à vos successeurs et aux Frères de votre ordre,
l'église de Notre-Dame-de-Fanjeaux, avec toutes les dîmes
et tous les droits qui en dépendent, tant ceux qui appartiennent
à notre personne, que ceux de la fabrique et du chapelain de l'église
: sauf la réserve pour nous et nos successeurs du droit cathédratique,
de celui de procuration, et de la charge d'âmes que nous confierons
au prêtre qui nous sera présenté par le maître
de l'ordre, ou par le prieur établi dans cette église, ou
par les Frères. Et nous, Dominique, MAÎTRE DE LA PRÉDICATION,
pour nous, nos successeurs et les Frères de l'ordre, nous abandonnons
à vous, Foulques, évêque, et à vos successeurs,
la sixième partie des dîmes de toutes les églises paroissiales
du diocèse de Toulouse, que vous nous aviez autrefois accordée
du consentement des chanoines de Saint-Étienne ; nous renonçons
à perpétuité à cette donation, et à
la réclamer jamais en vertu des lois et des canons. "
Cet acte est daté de Rome, le 17 avril 1221. Trois sceaux y
sont attachés, celui de la cathédrale de Saint-Étienne,
celui de Foulques et celui de Dominique. Le sceau de Dominique le représente
debout en habit de Frère Prêcheur, un bâton à
la main ; tout autour sont gravés ces mots : Sceau de Dominique,
ministre des prédications. On voit par là que le titre magnifique
de maître de la prédication, qui lui est attribué dans
le corps de l'acte, n'était pas de son choix, mais un hommage de
Foulques, qui ne pouvait exprimer plus grandement ce qu'il pensait de son
ami. Le souverain pontife dans ses bulles et ses lettres n'avait jamais
appelé Dominique que le prieur de Saint-Romain, et ensuite le prieur
de l'ordre des Frères Prêcheurs.
Foulques survécut dix ans à Dominique. Il mourut le 25
décembre 1231, et fut inhumé dans une chapelle de l'abbaye
de Grand-Selve, non loin de Toulouse. Son tombeau a disparu sous des ruines
que l'on voit encore ; mais les révolutions du temps et des empires
ne peuvent rien contre sa mémoire, étroitement liée
à un homme et à une œuvre dont il protégea le berceau,
et qui le couvrent maintenant de leur immortalité.
Quelques jours après l'acte qu'on vient de rapporter, Dominique
s'éloigna de Rome par la route de Toscane. Il y avait à Bolsena,
sur cette route, une maison dont le maître avait coutume de lui donner
l'hospitalité, et qui en fut récompensé avant la mort
du saint d'une manière miraculeuse. Un jour que la grêle tombait
sur les vignes qui entourent Bolsena, Dominique apparut dans le ciel, étendant
sa chape sur la vigne de son hôte, et la préservant du fléau
Tout le peuple fut témoin de cette apparition, et, au témoignage
de Thierry d'Apolda, on voyait encore dans la vigne, à la fin du
treizième siècle, la petite maison que Dominique avait habitée
quand il passait à Bolsena. Elle était soigneusement conservée
par les descendants de son ancien possesseur, lesquels, selon la recommandation
expresse de leur ancêtre, y accueillaient avec bonté les Frères
Prêcheurs toutes les fois qu'ils en avaient l'occasion.
La Pentecôte de l'an 1221 tombait le 30 mai. C'était le
jour marqué pour la célébration du deuxième
chapitre général à Bologne. Dominique, en entrant
à Saint-Nicolas, remarqua qu'on travaillait à élever
l'un des bras du couvent, pour en agrandir les cellules, il pleura beaucoup
en voyant cet ouvrage, et dit à frère Rodolphe, procureur
du couvent, et aux autres Frères : " Hé quoi ! vous voulez
sitôt abandonner la pauvreté, et vous bâtir des palais
! " Il ordonna ensuite qu'on arrêtât les travaux, qui ne furent
repris qu'après sa mort.
Les actes du deuxième chapitre général ne sont
point parvenus jusqu'à nous. Tout ce que nous en savons, c'est la
division qui y fut faite de l'ordre en huit provinces,.savoir : l'Espagne,
la Provence, la France, la Lombardie, Rome, l'Allemagne, la Hongrie et
l'Angleterre. La primauté d'honneur fut donnée à l'Espagne,
non par droit d'antiquité, mais par vénération pour
la personne du saint patriarche dont elle était le berceau. Elle
eut pour prieur provincial Suéro Gomez ; la Provence, Bertrand de
Garrigue ; la France, Matthieu de France ; la Lombardie, Jourdain de Saxe
; Rome, Jean de Plaisance ; l'Allemagne, Conrad le Teutonique ; la Hongrie,
Paul de Hongrie ; l'Angleterre, Gilbert de Frassinet. Les six premières
provinces renfermaient à elles seules environ soixante couvents
fondés en moins de quatre années ; les deux dernières,
la Hongrie et l'Angleterre, n'avaient point encore reçu de Frères
Prêcheurs. Dominique leur en envoya du sein même du chapitre
général.
Paul, qui fut destiné à la Hongrie, était un professeur
de droit canonique à l'université de Bologne tout récemment
entré en religion. Il partit avec quatre compagnons, parmi lesquels
était frère Sadoc, renommé par l'éminence de
sa vertu. Vesprim et Albe-Royale furent les premières-villes où
ils fondèrent des couvents. Ils s'avancèrent plus tard jusque
vers cette nation des Cumans qui avait tant excité la sollicitude
de Dominique, et où il aurait voulu finir ses jours. Je ne raconterai
qu'une seule histoire de l'établissement des Frères en Hongrie,
parce qu'elle nous initiera de plus en plus à la manière
dont s'accomplissaient ces saintes expéditions. " En ce temps-là,
deux Frères de la province de Hongrie vinrent à un certain
village, à l'heure où le peuple chrétien a coutume
de s'assembler pour entendre la messe. Lorsqu'elle fut finie, et que les
habitants retournaient chacun en leur maison, le sacristain ferma la porte
de l'église, et les Frères demeurèrent au dehors sans
que personne leur ouvrît les entrailles de la charité. Un
pauvre pêcheur vit cela, il en fut touché de compassion, et
pourtant il n'osa pas les inviter à venir chez lui, parce qu'il
n'avait rien pour les recevoir. Mais il courut à sa maison, et dit
à sa femme : – Oh ! si nous avions de quoi donner à manger
à ces deux Frères ! Je suis tourmenté pour ces pauvres
gens qui sont là à la porte de l'église, et à
qui personne n'offre l'hospitalité. – La femme répondit :
– Nous n'avons qu'un peu de millet pour toute nourriture. – Néanmoins
son mari lui ayant ordonné de secouer la bourse pour voir s'il n'y
avait rien dedans, il en tomba, contre leur espérance, deux pièces
de monnaie. Le pêcheur, ravi de joie, lui dit : – Va vite acheter
du pain et du vin ; fais cuire aussi le millet et des poissons. – Puis
il courut à l'église, où les Frères étaient
encore debout à la porte, et les invita humblement à venir
à sa maison. Les Frères s'assirent donc à cette pauvre
table servie par une immense charité ; ils y apaisèrent leur
faim, et, après avoir rendu grâces à leur hôte,
ils se retirèrent en priant Dieu de le récompenser. Le Seigneur
entendit leur prière. Depuis ce jour-là, la bourse du pêcheur
ne fut jamais vide ; deux pièces de monnaie s'y trouvaient toujours.
Il acheta une maison, des champs, des brebis, des bœufs, et le Seigneur
lui donna de plus un fils. Mais quand il fut suffisamment pourvu, la grâce
des deux pièces de monnaie cessa. "
La mission d'Angleterre eut un succès non moins heureux que
celle de Hongrie. Gilbert de Frassinet, qui en était le chef, se
présenta avec douze compagnons à l'archevêque de Cantorbéry.
L'archevêque, ayant ouï qu'ils étaient des Frères
Prêcheurs, ordonna incontinent à Gilbert de prêcher
devant lui dans une église où lui-même s'était
proposé de monter en chaire ce jour-là. Il en fut si content,
qu'il donna son amitié aux Frères, et les protégea
tout le temps qu'il vécut. Leur premier établissement fut
à Oxford ; ils y élevèrent une chapelle à la
sainte Vierge, et ouvrirent des écoles qui furent appelées
les écoles de Saint-Édouard, du nom de la paroisse où
elles étaient situées.
Par ces deux missions d'Angleterre et de Hongrie, Dominique avait achevé
de prendre possession de l'Europe. Il ne tarda pas à recevoir du
ciel un avertissement que sa fin approchait. Un jour qu'il était
en prière, et qu'il soupirait ardemment après la dissolution
de son corps, un jeune homme d'une grande beauté lui apparut et
lui dit : " Viens, mon bien-aimé, viens dans la joie, viens ! "
Il connut en même temps l'époque précise du rendez-vous
qui lui était donné, et, étant allé voir quelques
étudiants de l'université de Bologne pour lesquels il avait
de l'affection, après plusieurs discours il se leva pour se retirer,
et les exhorta au mépris du monde et à la pensée de
la mort. " Mes chers amis, leur dit-il, vous me voyez maintenant eh bonne
santé ; mais avant que vienne l'Assomption de Notre-Dame, je serai
enlevé de cette vie mortelle. " Il partit ensuite pour Venise, où
se trouvait le cardinal Ugolin en qualité de légat apostolique.
Il voulait lui recommander une dernière fois les affaires de l'ordre,
et souhaitait de ne pas mourir sans avoir pris congé d'un tel ami.
On était au plus fort des chaleurs de l'été. Un soir,
à la fin du mois de juillet, Dominique rentra au couvent de Saint-Nicolas.
Quoique très fatigué du voyage, il eut un long entretien
sur les choses de l'ordre avec frère Ventura et frère Rodolphe
: l'un procureur, l'autre prieur du couvent. Vers minuit, frère
Rodolphe, qui avait besoin de repos, engagea Dominique à aller dormir
et à ne point se lever pour les matines ; mais le saint n'y voulut
point consentir. Il entra dans l'église, et y pria jusqu'à
l'heure de l'office, qu'il célébra ensuite avec les Frères.
Après l'office, il dit à frère Ventura qu'il sentait
une douleur à la tête ; bientôt une dyssenterie violente,
accompagnée de fièvre, se déclara. Malgré la
souffrance, le malade refusa de se coucher dans un lit ; il se tenait tout
habillé sur un sac de laine. Les progrès du mal ne lui arrachaient
aucune marque d'impatience, aucune plainte, aucun gémissement ;
il paraissait joyeux comme à l'ordinaire. Cependant, la maladie
s'aggravant toujours, il manda près de lui les Frères novices,
et avec les plus douces paroles du monde, qu'animait la gaieté de
visage, il les consola et les exhorta au bien. Il appela ensuite douze
des plus anciens et des plus graves d'entre les Frères, et fit tout
haut en leur présence la confession générale de sa
vie à frère Ventura. Quand elle fut terminée, il leur
dit : " La miséricorde de Dieu m'a conservé jusqu'à
ce jour une chair pure et une virginité sans tache ; si vous désirez
la même grâce, évitez tout commerce suspect. C'est la
garde de cette vertu qui rend le serviteur agréable au Christ, et
qui lui donne gloire et crédit devant le peuple. Persistez à
servir le Seigneur dans la ferveur de l'esprit ; appliquez-vous à
soutenir et à étendre cet ordre, qui n'est que commencé
; soyez stables dans la sainteté, dans l'observance régulière,
et croissez en vertu. " Il ajouta, pour les exciter davantage à
veiller sur eux-mêmes : " Quoique la bonté divine m'ait préservé
jusqu'à cette heure de toute souillure, je vous avoue cependant
que je n'ai pu échapper à cette imperfection, de trouver
plus de plaisir à la conversation des jeunes femmes qu'à
celle des femmes âgées. " Puis, troublé en lui-même
de son aimable et sainte naïveté, il dit tout bas à
frère Ventura : " Frère, je crois que j'ai péché
en parlant publiquement aux Frères de ma virginité, j'aurais
dû m'en taire. " Après cela, il se tourna de nouveau vers
eux, et, employant la forme sacrée du testament, il leur dit : "
Voici, mes Frères bien-ce aimés, l'héritage que je
vous laisse comme à mes enfants : ayez la charité, gardez
l'humilité, possédez la pauvreté volontaire. " Et
afin de donner une plus grande sanction à la clause de ce testament
qui regardait la pauvreté, il menaça de la malédiction
de Dieu et de la sienne quiconque oserait corrompre son ordre en y introduisant
la possession des biens de ce monde.
Les Frères ne désespéraient pas encore de la vie
de leur père. Ils ne pouvaient croire que Dieu le ravît sitôt
à l'Église et à eux. D'après le conseil des
médecins, et dans la pensée que le changement d'air lui serait
utile, ils le transportèrent à Sainte-Marie-du-Mont, église
dédiée à la sainte Vierge sur une hauteur voisine
de Bologne. Mais la maladie, rebelle à tous les remèdes et
à tous les vœux, ne fit qu'empirer. Dominique, se croyant près
de mourir, appela de nouveau les Frères auprès de lui. Ils
vinrent au nombre de vingt avec leur prieur Ventura, et se rangèrent
autour du malade gisant devant eux. Dominique leur adressa un discours
dont rien ne s'est conservé, sinon que jamais paroles plus touchantes
n'étaient sorties de son cœur. Il reçut ensuite le sacrement
de l'extrême-onction. Puis, ayant su de frère Ventura que
le religieux préposé- à l'église de Sainte-Marie-du-Mont
se promettait d'y garder son. corps et de l'y ensevelir, il dit : " A Dieu
ne plaise que je sois enseveli ailleurs que sous les pieds de mes Frères
! Portez-moi dehors, dans cette vigne, afin que j'y meure, et que vous
me donniez la sépulture dans notre église. " Les Frères
le rapportèrent donc à Bologne, craignant à chaque
instant de le voir s'éteindre dans leurs bras. Comme il n'avait
pas de cellule propre au couvent, on le déposa clans celle de frère
Monéta. On voulut le changer de vêtements ; mais il n'en avait
pas d'autres que ceux qu'il portait sur lui, et Monéta donna une
de ses tuniques pour le couvrir. Frère Bodolphe soutenait la tête
du saint, et essuyait la sueur de son visage avec un linge ; les autres
Frères assistaient en pleurant à ce spectacle. Dominique,
pour les consoler, leur dit : " Ne pleurez pas, je vous serai plus utile
au lieu où je vais que je ne le fus ici. " Quelqu'un des Frères
lui demanda où il voulait que son corps fût inhumé,
il répondit : " Sous les pieds de mes Frères. ".Une heure
s'était écoulée depuis qu'on était arrivé
à Bologne. Dominique, voyant que les Frères, troublés
par leur douleur, ne songeaient pas à la recommandation de l'âme,
fit appeler frère Ventura, et lui dit : " Préparez-vous.
" Ils se préparèrent aussitôt, et vinrent se ranger
avec solennité autour du mourant. Dominique leur dit : " Attendez
encore. " Ventura, profitant de ce moment extrême, dit au saint :
" Père, vous savez dans quelle tristesse et quelle désolation
vous nous laissez ; souvenez-vous de nous devant le Seigneur. " Dominique,
levant les yeux et les mains au ciel, fit cette prière : " Père
saint, j'ai accompli votre volonté, et ceux que vous m'aviez donnés,
je les ai conservés et gardés ; maintenant je vous les recommande,
conservez-les et gardez-les. " Un moment après, il dit : " Commencez.
" Ils commencèrent donc la recommandation solennelle de l'âme,
et Dominique la faisait avec eux, du moins on voyait ses lèvres
se remuer. Mais lorsqu'ils furent à ces mots : Venez à son
aide, saints de Dieu ; venez au-devant de lui, anges du Seigneur, prenez
son âme et portez-la en présence du Très-Haut, ses
lèvres firent un dernier mouvement, ses mains se levèrent
au ciel, et Dieu reçut son esprit. On était au 6 août
de l'an 1221, à l'heure de midi, un vendredi.
Le même jour, à la même heure, frère Guala,
prieur du couvent de Brescia, et depuis évêque de cette ville,
s'étant appuyé un instant contre la tour où étaient
les cloches du couvent, fut pris d'un léger sommeil. Dans cet état,
il vit des yeux de l'âme une ouverture qui se faisait au ciel, et
deux échelles qui descendaient jusqu'à terre par cette ouverture.
Au sommet de l'une était Jésus-Christ ; au sommet de l'autre
était la bienheureuse Vierge, sa Mère. Au bas, entre les
deux échelles, un siège était placé, et sur
ce siège quelqu'un était assis, ayant la ressemblance d'un
frère ; mais on ne discernait pas quel était ce frère,
parce qu'il avait la tête voilée de son capuce, à la
manière des morts. Le long des deux échelles, des anges montaient
et descendaient en chantant des cantiques ; et les échelles s'élevaient
au ciel, tirées par Jésus-Christ et sa sainte Mère,
et avec elles le siège et celui qui était assis dessus. Quand
elles furent tout à fait en haut, le ciel se ferma, et la vision
disparut. Frère Guala, quoique encore faible d'une maladie récente,
se rendit aussitôt à Bologne, et connut que Dominique était
mort le même jour et à la même heure où il avait
eu cette vision.
Le même jour encore, deux Frères de Rome, Tancrède
et Raon, allaient de la ville à Tivoli. Ils y arrivèrent
un peu avant l'heure de midi, et Tancrède ordonna à Raon
d'aller célébrer la sainte messe. Raon s'étant confessé
avant de montera l'autel, Tancrède lui donna pour pénitence
de se souvenir au saint sacrifice de leur père Dominique, malade
à Bologne. Lorsque Raon fut parvenu à l'endroit de la messe
où l'on fait mémoire des vivants, et qu'il s'appliquait à
la pensée qui lui avait été enjointe pour pénitence,
il fut ravi en extase, et vit Dominique sortant de Bologne, le front ceint
d'une couronne d'or, enveloppé d'une admirable lumière, et
ayant à droite et à gauche de lui deux hommes vénérables
qui l'accompagnaient. Un avertissement intérieur lui donna en même
temps la certitude que le serviteur de Dieu venait de mourir et d'entrer
glorieusement dans la sainte patrie.
Il n'est pas difficile d'entendre ce que signifiaient les deux échelles
du songe de Guala et les deux vieillards de l'extase de Raon. Ils représentaient
sans doute l'action et la contemplation, que Dominique avait si merveilleusement
unies dans sa personne et dans son ordre.
Par une disposition de la Providence, le cardinal Ugolin arriva à
Bologne peu après que Dominique eut rendu le dernier soupir. Il
voulut célébrer lui-même l'office de ses funérailles,
et vint à Saint-Nicolas, où se trouvèrent aussi le
patriarche d'Aquilée, des évêques, des abbés,
des seigneurs, et tout un peuple. On apporta sous les yeux de cette multitude
le corps du saint, dépouillé du seul trésor qui lui
fût resté : c'était une chaîne de fer qu'il portait
sur sa chair nue, et que lui avait ôtée frère Rodolphe
en le revêtant des habits du cercueil. Il la donna depuis au bienheureux
Jourdain de Saxe. Tous les regards et tous les cœurs étaient attachés
sur ce corps sans vie. L'office commença par des chants qui se ressentaient
de la tristesse universelle, et qui tombaient des lèvres comme des
larmes. Mais peu à peu la pensée des Frères s'éleva
au-dessus de ce monde ; ils ne virent plus leur père vaincu par
la mort et ne leur laissant que des restes inanimés. Sa gloire leur
apparut par la certitude qu'ils en avaient. Un chant de triomphe succéda
aux lamentations funèbres, et une joie inénarrable descendit
du ciel dans les esprits. En ce moment, le prieur de Sainte-Catherine de
Bologne, nommé Albert, que Dominique avait affectionné, entra
dans l'église, et la joie des Frères tombant à l'improviste
au sein de sa douleur personnelle, il ne se posséda plus. Le voilà
qui se jette sur le corps du saint ; il le couvre de baisers ; il le sollicite
par de longs embrassements, comme s'il eût voulu le forcer de revivre
et de lui répondre. Les reliques de son ami se montrent sensibles
à l'excès de sa piété. Albert se relève
et dit à Ventura : " De bonnes nouvelles, père prieur, de
bonnes nouvelles. Maître Dominique m'a embrassé, et m'a dit
que cette année même j'irais le rejoindre dans,1e Christ.
" Il mourut, en effet, dans l'année.
Quand cet office, qui n'avait plus de nom dans la langue de la douleur
ni dans celle de la joie, fut achevé, les Frères déposèrent
le corps de leur père dans un coffre de simple bois, fermé
de longs clous de fer. Il y fut mis tel qu'il était à l'heure
de la mort, sans autre aromate que l'odeur de ses vertus. Une fosse avait
été creusée dans l'intérieur de l'église,
sous le pavé, et on en avait fait un caveau avec de fortes pierres.
Le cercueil y fut descendu. On le recouvrit d'un bloc pesant, cimenté
avec soin, pour qu'aucune main téméraire n'eût l'envie
d'y toucher. Rien ne fut gravé sur cette pierre ; aucun monument
ne s'y éleva. Dominique était, à la lettre, sous les
pieds de ses Frères, comme il l'avait voulu. La nuit du jour où
il y fut placé, un étudiant de Bologne qui n'avait pu assister
à ses funérailles le vit en songe dans l'église de
Saint-Nicolas, assis sur un trône et couronné de gloire. Étonné
de ce spectacle, il lui dit : " N'est-ce pas vous, maître Dominique,
qui êtes mort ? " Le saint répondit : " Je ne suis pas mort,
mon fils, parce que j'ai un bon maître, avec lequel je vis. " Dès
le matin, l'étudiant se rendit à l'église de Saint-Nicolas,
et il y trouva le sépulcre de Dominique à l'endroit même
où il l'avait vu assis sur un trône.
Tel fut, dans la vie et dans la mort, Dominique de Gusman, fondateur
de l'ordre des Frères Prêcheurs, l'un des hommes, à
le considérer même humainement, le plus hardi par le génie,
le plus tendre par le cœur qui ait existé. Il posséda dans
une fusion parfaite ces deux qualités qui ne sont presque jamais
possédées ensemble au même degré. Il exprima
l'une par une vie extérieure d'une activité prodigieuse,
et l'autre par une vie intérieure dont on peut dire que chaque souffle
était un acte d'amour envers Dieu et envers les hommes. Son siècle
nous a laissé sur lui des monuments courts, mais nombreux. Je les
ai lus avec admiration, à cause du talent simple et sublime dont
ils sont pleins, et avec étonnement, à cause du caractère
qu'ils attribuent à leur héros. Car, bien que je fusse sûr
que saint Dominique avait été calomnié par les écrivains
modernes, il m'était impossible de penser que son histoire y prêtât
si peu. J'ai dû me détromper, et acquérir une preuve
de ce qu'il en coûte de providence à Dieu, et aux hommes de
travaux et de vertus, pour conserver ici-bas quelques vestiges de la vérité.
J'ai rapporté fidèlement ce que j'ai trouvé ; mais
je n'ai pu rendre l'amour qui surabonde dans ces vieux écrits pour
la personne de saint Dominique, ni les pléonasmes intarissables
avec lesquels des gens du treizième siècle parlent de sa
douceur, de sa bonté, de sa miséricorde, de sa compassion,
et de toutes les nuances que la charité prenait dans son cœur. Leur
témoignage ne saurait être suspect, et nul d'eux assurément
ne songeait à écrire au point de vue de notre temps. Si je
n'ai pu égaler la tendresse de leur plume en peignant d'après
eux saint Dominique, du moins ils m'ont fait rougir de la pensée
de transformer son histoire en une apologie. L'apologie est une injure
dont ce grand homme n'a pas besoin. Je clos donc sa vie sans la défendre.
J'imite ses enfants, qui ne mirent sur sa tombe aucune épitaphe,
persuadés qu'elle parlerait toute seule, et assez haut. Mais puisque
ses premiers historiens, avant de se séparer de lui, ont pieusement
rassemblé les principaux traits de sa physionomie, je les imiterai
aussi, et, me reconnaissant incapable d'égaler la force et la naïveté
de leur pinceau, j'emprunte au plus ancien et au plus illustre d'entre
eux le portrait vénéré de mon père.
" Il y avait en lui, dit le bienheureux Jourdain de Saxe, une si grande
honnêteté de mœurs, un si grand mouvement de ferveur divine,
qu'on voyait tout de suite que c'était un vase d'honneur et de grâce,
à qui ne manquait aucun ornement de prix. Rien ne troublait l'égalité
de son âme, si ce n'est la compassion et la miséricorde. Et
parce qu'un cœur content réjouit le visage de l'homme, on devinait
sans peine à la bonté et à la joie de ses traits sa
sérénité intérieure, que le moindre mouvement
de colère n'obscurcissait jamais. Il était ferme dans ses
desseins, et rarement il lui arrivait de revenir sur une parole qu'il avait
dite après y avoir mûrement réfléchi devant
Dieu. C'est pourquoi, bien que sa figure brillât d'une lumière
aimable et douce, cette lumière pourtant ne se laissait point mépriser
; mais elle gagnait facilement le cœur de tous, et à peine l'avait-on
regardé, qu'on se sentait entraîné vers lui. Partout
où il se trouvait, soit en route avec ses compagnons, soit dans
une maison étrangère avec un hôte et sa famille, soit
au milieu des grands, des princes et des prélats, il abondait en
discours et en exemples qui provoquaient au mépris du siècle
et à l'amour de Dieu. Partout il se montrait l'homme évangélique
par sa parole et par ses œuvres. Pendant le jour, avec ses Frères
ou ses compagnons, nul n'était d'un commerce plus facile et plus
agréable ; pendant la nuit, nul ne l'égalait pour les veilles
et la prière. Il gardait les pleurs pour le soir et la joie pour
le matin. Il donnait le jour au prochain, la nuit à Dieu, sachant
que Dieu a consacré le jour à la miséricorde, et la
nuit à l'action de grâces. Il pleurait abondamment et souvent
; ses larmes étaient son pain le jour et la nuit : le jour, quand
il offrait le saint sacrifice ; la nuit, quand il veillait. Il avait coutume
de passer dans l'église le temps du repos, et on ne lui connaissait
aucun lit pour se coucher, si ce n'est bien rarement. Il priait et veillait
dans les ténèbres tant que la fragilité de son corps
le lui permettait, et lorsque enfin la lassitude l'avait contraint au sommeil,
il dormait un peu devant un autel ou en quelque autre lieu, la tête
appuyée sur une pierre comme le patriarche Jacob ; après
quoi il reprenait la vie et la ferveur de l'esprit. Il embrassait tous
les hommes dans le sein d'une large charité, et, comme il les aimait
tous, il était aimé de tous. Rien ne lui était plus
naturel que de se réjouir avec ceux qui étaient dans la joie,
de pleurer avec ceux qui pleuraient, de se donner au prochain et aux malheureux.
Il y avait encore une chose qui le rendait aimable à tous : c'était
la simplicité de sa conduite, où n'apparut jamais l'ombre
de la finesse et du déguisement. Amateur de la pauvreté,
il ne portait que de vils habits ; toujours maître de son corps,
il observait une extrême réserve dans le boire et dans le
manger, content de quelque simple mets, et usant du vin si modérément,
qu'il satisfaisait au besoin de la nature sans émousser la pointe
subtile et délicate de son esprit. Qui atteindra jamais jusqu'à
la vertu de cet homme ? Nous pouvons bien l'admirer et comprendre par son
exemple l'inertie de notre temps ; mais pouvoir ce qu'il a pu n'appartient
qu'à une grâce singulière, si jamais Dieu la donne
encore une fois à quelque autre homme qu'il voudra élever
au faîte de la sainteté. Imitons cependant, mes Frères,
selon nos faibles forces, les exemples de notre père, et rendons
grâces au Rédempteur, qui, dans cette même voie où
nous marchons, a donné un tel chef à ses serviteurs. Prions
le Père des miséricordes, afin qu'aidés de cet esprit
qui gouverne les enfants de Dieu, et marchant sur les traces de nos ancêtres,
nous arrivions par un chemin tout droit à l'éternelle patrie,
où ce bienheureux Dominique nous a précédés.
"
CHAPITRE XVIII - TRANSLATION DU CORPS DE SAINT DOMINIQUE ET SA CANONISATION
Douze ans s'étaient écoulés depuis la mort de
saint Dominique. Dieu avait manifesté la sainteté de son
serviteur par une foule de miracles opérés à son tombeau
ou dus à l'invocation de son nom. On voyait sans cesse des malades
entourer la pierre qui couvrait ses restes, y passer le jour et la nuit,
et s'en retourner en lui rendant gloire de leur guérison. Des images
s'appendaient aux murs voisins en souvenir des bienfaits qu'on avait reçus
de lui, et les signes de la vénération populaire ne se démentaient
point avec le temps. Cependant un nuage couvrait les yeux des Frères,
et tandis que le peuple exaltait leur fondateur, eux, ses enfants, loin
de prendre soin de sa mémoire, semblaient travailler à en
obscurcir l'éclat. Non-seulement ils laissaient sa sépulture
sans ornement ; mais, de peur qu'on ne les accusât de chercher une
occasion de gain dans le culte qu'on lui rendait déjà, ils
arrachaient des murs les simulacres qu'on y attachait. Quelques-uns souffraient
de cette conduite, sans oser aller jusqu'à la contradiction. Il
arriva même que, le nombre des Frères croissant toujours,
on fut obligé de détruire la vieille église de Saint-Nicolas
pour en bâtir une nouvelle", et le tombeau du saint patriarche demeura
en plein air, exposé à la pluie et à toutes les injures
des saisons. Ce spectacle toucha plusieurs des Frères ; ils délibéraient
entre eux sur la manière de transporter ces précieuses reliques
dans une sépulture plus convenable, et ils ne croyaient pas pouvoir
le faire sans l'autorité du pontife romain. " Des fils avaient sans
doute le droit d'ensevelir leur père, dit le bienheureux Jourdain
de Saxe ; mais Dieu permettait qu'ils recherchassent, pour remplir cet
office de piété, l'appui d'un plus grand qu'eux, afin que
la translation du glorieux Dominique prît un caractère de
canonicité. " Les Frères préparèrent donc un
nouveau sépulcre, plus digne de leur père, et ils envoyèrent
plusieurs d'entre eux au souverain pontife pour le consulter. C'était
le vieux Ugolin Conti qui occupait alors le trône pontifical sous
le nom de Grégoire IX. Il reçut très durement les
Frères, et leur reprocha d'avoir négligé si longtemps
l'honneur dû à leur patriarche. " J'ai connu, ajouta-t-il,
cet homme tout apostolique, et je ne doute pas qu'il ne soit associé
dans le ciel à la gloire des saints apôtres. " Il eût
même souhaité venir en personne à sa translation ;
mais, retenu par les devoirs de sa charge, il écrivit à l'archevêque
de Ravenne de se rendre à Bologne avec ses suffragants pour assister
à la cérémonie.
On était à la Pentecôte de l'an 1233. Le chapitre
général de l'ordre était assemblé à
Bologne sous la présidence de Jourdain de Saxe, successeur immédiat
de saint Dominique dans le généralat. L'archevêque
de Ravenne, obéissant aux ordres du pape, les évêques
de Bologne, de Brescia, de Modène et de Tournay étaient présents
dans la ville. Plus de trois cents Frères y étaient venus
de tous pays. Un grand nombre de seigneurs et de citoyens honorables des
villes voisines se pressaient dans les hôtelleries. Tout le peuple
était dans l'attente. " Cependant, dit le bienheureux Jourdain de
Saxe, les Frères sont livrés à l'angoisse ; ils prient,
ils pâlissent, ils tremblent ; ils ont peur que le corps de saint
Dominique, longtemps exposé à la pluie et à la chaleur
dans une vile sépulture, n'apparaisse rongé des vers et n'exhale
une odeur qui diminue l'opinion de sa sainteté. " Dans le tourment
que leur causait cette pensée, ils songèrent à ouvrir
en secret la tombe du saint ; mais Dieu ne permit pas qu'il en fût
ainsi. Soit qu'on en eût quelques soupçons, soit pour constater
davantage l'authenticité des reliques, le podestat de Bologne fit
garder nuit et jour le sépulcre par des chevaliers armés.
Toutefois, afin d'avoir plus de liberté pour la reconnaissance du
corps, et d'éviter au premier moment la confusion du peuple immense
qui remplissait Bologne, on convint de faire la nuit l'ouverture du tombeau.
Le 24 mai, surlendemain de la Pentecôte, avant l'aurore, l'archevêque
de Ravenne et les autres évêques, le maître général
de l'ordre avec les définiteurs du chapitre, le podestat de Bologne,
les principaux seigneurs et citoyens, tant de Bologne que des villes voisines,
se réunirent à la lueur des flambeaux autour de l'humble
pierre qui couvrait depuis douze ans les restes de saint Dominique. En
présence de tous, frère Etienne, prieur provincial de Lombardie,
et frère Rodolphe, aidés de plusieurs autres Frères,
se mirent à enlever le ciment qui liait la pierre au sol. Il était
d'une grande dureté, et ne céda qu'avec peine aux efforts
du fer. Quand on l'eut écarté, et que les murs extérieurs
du caveau furent visibles, frère Rodolphe en endommagea la maçonnerie
avec un marteau de fer, et ensuite on souleva péniblement, à
l'aide de pics, la pierre supérieure du monument. Pendant qu'on
la soulevait, un inénarrable parfum s'échappa du sépulcre
entrouvert : c'était une odeur qui ne rappelait à personne
rien de ce qu'il avait senti, et qui surpassait toute imagination. L'archevêque,
les évêques et tous ceux qui étaient présents,
remplis de stupeur et de joie, tombèrent à genoux en pleurant
et en louant Dieu. On acheva d'ôter la pierre, qui laissa voir au
fond du caveau le coffre de bois où étaient renfermées
les reliques du saint. Il y avait à la table de dessus une faible
ouverture, d'où sortait avec abondance le parfum qui avait saisi
les assistants, et qui devint plus pénétrant encore lorsque
le cercueil fut hors de la fosse. Tout le monde s'inclina pour vénérer
ce bois précieux ; des flots de larmes y tombaient avec des baisers.
On l'ouvrit enfin en arrachant les clous de la partie supérieure,
et ce qui restait de saint Dominique apparut à ses Frères
et à ses amis. Ce n'étaient plus que des ossements, mais
des ossements pleins de gloire et de vie par l'arôme céleste
qui s'en exhalait. Dieu seul connaît la joie dont surabondèrent
alors tous les cœurs, et nul pinceau ne saurait peindre cette nuit embaumée,
ce silence ému, ces évêques, ces chevaliers, ces religieux,
tous ces fronts brillants de larmes et penchés sur un cercueil,
y cherchant à la lueur des cierges le grand et saint homme qui les
voyait du haut du ciel, et répondait à leur piété
par ces embrassements invisibles qui navrent l'âme d'un trop fort
bonheur. Les évêques ne crurent pas leurs mains assez filiales
pour toucher les os du saint ; ils en laissèrent la consolation
et l'honneur à ses enfants. Jourdain de Saxe se baissa vers ces
sacrés restes avec une respectueuse dévotion, et les transporta
dans un cercueil nouveau fait de bois de mélèze. Pline dit
que ce bois résiste à l'action du temps. Le cercueil fut
fermé de trois clefs, dont on remit l'une au podestat de Bologne,
l'autre à Jourdain de Saxe, la troisième au prieur provincial
de Lombardie. Il fut ensuite porté dans la chapelle où s'élevait
le monument destiné à en garder le dépôt : ce
monument était de marbre, mais sans aucun ornement sculpté.
Quand le jour fut venu, les évêques, le clergé,
les Frères, les magistrats, les seigneurs se rendirent de nouveau
à l'église de Saint-Nicolas, déjà inondée
d'une foule innombrable de peuple et d'hommes de toutes nations. L'archevêque
de Ravenne chanta la messe du jour, qui était celle du mardi de
la Pentecôte, et, par une touchante rencontre, les premières
paroles du chœur furent celles-ci : Accipe iucunditatem gloriae vestrae,
– Recevez la joie de votre gloire. Le cercueil était ouvert, et
répandait dans l'église des baumes sublimes que les suaves
fumées de l'encens ne parvenaient point à corrompre ; le
son des trompettes se mêlait par intervalles au chant du clergé
et des religieux ; une multitude infinie de lumières brillaient
dans les mains du peuple : nul cœur, si ingrat qu'il fût, n'était
à l'abri des chastes enivrements de ce triomphe de la sainteté.
La cérémonie achevée, les évêques déposèrent
sous le marbre le cercueil refermé, pour y attendre en paix et en
gloire le signal de la résurrection. Mais huit jours après,
à la sollicitation de beaucoup de personnes honorables qui n'avaient
pu assister à la translation, on ouvrit le monument. Jourdain de
Saxe prit dans ses mains le chef vénérable du saint patriarche,
et le présenta à plus de trois cents Frères qui eurent
la consolation d'en approcher leurs lèvres, et y gardèrent
longtemps l'ineffable parfum de ce baiser. Car tout ce qui avait touché
les os du saint devenait imprégné de la vertu qu'ils possédaient.
" Nous avons senti, dit le bienheureux Jourdain de Saxe, cette précieuse
odeur, et ce que nous avons vu et senti, nous en rendons témoignage.
Nous ne pouvions nous rassasier d'ouvrir nos sens à l'impression
qu'elle nous causait, quoique nous fussions resté de longues heures
près du corps de saint Dominique à la respirer. Elle n'apportait
avec le temps aucun ennui, elle excitait le cœur à la piété,
elle opérait des miracles. Touchait-on le corps avec la main, avec
une ceinture ou quelque autre objet, aussitôt l'odeur s'y attachait.
"
Thierry d'Apolda remarque en cet endroit que, même avant la mort
du saint, Dieu lui avait communiqué déjà ce signe
extérieur de la pureté de son âme. Un jour qu'il célébrait
la messe à Bologne, dans une fête solennelle, un étudiant
s'approcha au moment de l'offertoire et lui baisa la main. Or ce jeune
homme était livré à une grande incontinence, dont
probablement il cherchait la guérison. Il sentit, en baisant la
main de saint Dominique, un parfum qui lui révéla tout d'un
coup l'honneur et la joie des cœurs purs, et, depuis ce moment, avec la
grâce de Dieu, il surmonta la corruption de ses penchants.
Les miracles éclatants qui avaient accompagné la translation
du corps de saint Dominique, déterminèrent Grégoire
IX à ne pas retarder davantage l'affaire de sa canonisation. Par
une lettre du 11 juillet 1233, il commit, pour procéder à
une enquête sur sa vie,, trois ecclésiastiques éminents,
savoir : Tancrède, archidiacre de Bologne, Thomas, prieur de Sainte-Marie-du-Rhin,
et Palmeri, chanoine de la Sainte-Trinité. L'enquête eut lieu
du 6 au 30 août. Les commissaires apostoliques entendirent dans cet
intervalle, et sous la foi du serment, la déposition de neuf Frères
Prêcheurs, choisis parmi ceux qui avaient eu avec saint Dominique
les plus intimes relations. C'étaient Ventura de Vérone,
Guillaume de Montferrat, Amison de Milan, Bonvisi de Plaisance, Jean de
Navarre, Rodolphe de Faënza, Etienne d'Espagne, Paul de Venise, Frugéri
de Penna. Comme tous ces témoins, sauf Jean de Navarre, n'avaient
point connu saint Dominique dans les premiers temps de son apostolat, les
commissaires du Saint-Siège crurent nécessaire d'établir
en Languedoc un second centre d'enquête, et déléguèrent
à cet effet l'abbé de Saint-Saturnin de Toulouse, l'archidiacre
de la même église, et celui de Saint-Étienne. Vingt-six
témoins furent entendus par eux, et, en outre, plus de trois cents
personnes honorables confirmèrent par leur serment et leur signature
tout ce que ces témoins avaient dit des vertus de saint Dominique
et des miracles obtenus par son intercession. La date précise de
l'acte n'est pas connue ; il est de la fin de 1233 ou du commencement de
1234.
Les dépositions de Bologne et de Toulouse ayant été
envoyées à Rome, Grégoire IX en délibéra
avec le sacré collège. Un auteur contemporain rapporte qu'il
dit en cette occasion, en parlant de saint Dominique : " Je ne doute pas
plus de sa sainteté que de celle des apôtres Pierre et Paul.
" La bulle de canonisation qui fut la suite de toutes ces procédures
est ainsi conçue :
" Grégoire, évêque, serviteur des serviteurs de
Dieu, à nos vénérables frères les archevêques
et évêques, et à nos chers fils les abbés, prieurs,
archidiacres, archiprêtres, doyens, prévôts et autres
prélats des églises à qui ces lettres parviendraient,
salut et bénédiction apostolique.
" La source de la sagesse, le Verbe du Père, dont la nature
est bonté, dont l'œuvre est miséricorde, qui rachète
et régénère ceux qu'il a créés, et veille
jusqu'à la consommation des siècles sur la -vigne qu'il a
tirée d'Égypte, Notre-Seigneur Jésus-Christ fait paraître
de lui de nouveaux signes à cause de l'instabilité des esprits,
et change les miracles à cause des défiances de l'incrédulité.
A la mort de Moïse, c'est-à-dire à l'expiration de la
loi, il monte sur le char à quatre chevaux de l'Évangile,
accomplissant les serments qu'il avait jurés à nos pères,
et ayant en main cet arc de la parole sainte qu'il avait tenu bandé
pendant tout le règne des Juifs, il s'avance au milieu des flots
de la mer, dans celle vaste étendue des nations dont le salut était
figuré par Rahab ; il va fouler aux pieds la confiance de Jéricho,
la gloire du monde, et celui qu'à l'étonnement des peuples
il a déjà vaincu par le premier frémissement de la
prédication. Le prophète Zacharie avait vu ce char à
quatre chevaux sortir quatre fois d'entre deux montagnes d'airain. Le premier
char avait des chevaux roux : et en eux nous étaient représentés
les maîtres des nations, les forts de la terre, ceux qui, se soumettant
par la foi au Dieu d'Abraham, le père des croyants, ont, à
l'exemple de leur chef, et pour assurer les fondements de la foi, teint
leurs habits dans Bosra, c'est-à-dire dans les eaux de la tribulation,
et rougi de leur sang tous les signes de leur milice ; ceux-là à
qui la joie de la gloire future a fait mépriser le glaive temporel,
et qui, devenus martyrs, c'est-à-dire témoins, ont souscrit
par leur confession le livre de la nouvelle loi, ajouté à
leur confession le poids des miracles, consacré le livre et le tabernacle,
ouvrage de Dieu et non de l'homme, et tous les vases du ministère
évangélique, par le sang d'hosties raisonnables substitué
au sang des animaux, et jetant enfin le filet de la prédication
sur la vaste étendue des mers, ont formé l'Église
de Dieu de toutes les nations qui sont sous le ciel. Mais parce que la
multitude a engendré la présomption, et que la malice est
née de la liberté, le second char a paru avec " des chevaux
de couleur noire, symbole de deuil et de pénitence : et en eux nous
était représenté ce bataillon conduit par l'Esprit
au désert sous la direction du très saint Benoît, nouvel
Élisée du nouvel Israël, bataillon qui rendit aux enfants
des prophètes le bien perdu de la vie commune, rétablit le
filet rompu de l'unité, et se répandit par les bonnes œuvres
jusqu'en cette terre de l'aquilon d'où vient tout mal, et fit reposer
dans les cœurs contrits Celui qui n'habite point dans les corps soumis
au péché. Après cela, comme pour récréer
les troupes fatiguées et faire succéder la joie aux lamentations,
le troisième char est venu avec des chevaux blancs, c'est-à-dire
avec les Frères des ordres de Cîteaux et de Flore, qui, semblables
à des brebis tondues et chargées du lait de la charité,
sont sortis du bain de la pénitence, ayant à leur tête
saint Bernard, ce bélier revêtu d'en haut de l'esprit de Dieu,
qui les a menés dans l'abondance des vallées, afin que les
passants délivrés par eux crient avec force au Seigneur,
chantent des hymnes et assoient sur les flots le camp du Dieu des batailles.
C'est avec ces trois armées que le nouvel Israël s'est défendu
contre un pareil nombre de Philistins. Mais à la onzième
heure, lorsque le jour penchait déjà vers le soir, et que
la charité s'étant refroidie dans l'iniquité, le soleil
de justice descendait lui-même au couchant, le père de famille
a voulu rassembler une milice plus propre encore à protéger
la vigne qu'il avait plantée de sa main, et cultivée par
des ouvriers loués en différents temps, laquelle néanmoins
n'était plus seulement embarrassée de ronces et d'épines,
mais presque démolie par une multitude ennemie de petits renards.
C'est pourquoi, comme nous le voyons présentement, à la suite
des trois premiers chars différents par leurs symboles, Dieu a suscité,
sous la figure du quatrième char attelé de chevaux forts
et de couleur variée, les légions des Frères Prêcheurs
et Mineurs, avec leurs chefs élus pour le combat. L'un de ces chefs
fut saint Dominique, homme à qui Dieu avait donné la force
et l'ardeur de la foi, et au cou duquel il avait attaché, comme
au cheval de sa gloire, le hennissement de la divine prédication.
Dès l'enfance, il eut un cœur de vieillard, pratiqua la mortification
de la chair, et rechercha l'auteur de la vie. Consacré à
Dieu sous la règle du bienheureux Augustin, il imita Samuel dans
le service assidu du temple, et continua Daniel dans la ferveur de ses
religieux désirs. Athlète courageux, il suivait les sentiers
de la justice et de la voie des saints, se reposait à peine de la
garde du tabernacle et des offices de l'Église militante, soumettait
la chair à la volonté, les sens à la raison, et, transformé
en un seul esprit avec Dieu, s'efforçait de se perdre en lui par
l'excès de la contemplation, sans diminuer dans son cœur et dans
ses œuvres l'amour du prochain. Pendant qu'il blessait à mort les
délices de la chair, et frappait d'éclat lumineux l'intelligence
aveuglée des impies, toute la secte des hérétiques
trembla, toute l'Église des fidèles tressaillit. La grâce
cependant croissait en lui avec l'âge, et le zèle du salut
des âmes l'enivrant d'une ineffable joie, non content de s'être
donné tout entier à la parole de Dieu, il convertit au ministère
évangélique un si grand nombre d'hommes, qu'il mérita
d'avoir un nom et une œuvre dans la terre des patriarches. Devenu pasteur
et prince parmi le peuple de Dieu, il institua par ses mérites un
nouvel ordre de prédicateurs, le régla par ses exemples,
et ne cessa de le confirmer par d'évidents et authentiques miracles.
Car, entre autres signes qui manifestèrent sa puissance et sa sainteté
durant le cours de sa vie mortelle, il rendit la parole aux muets, la vue
aux aveugles, l'ouïe aux sourds, l'action aux paralytiques, la santé
à une foule de malades, et il parut clairement, à tous ces
prodiges, quel était l'esprit qui animait la glèbe de son
très saint corps. Nous donc qui l'avons connu familièrement
au temps que nous occupions une moindre charge dans l'Église, et
qui avions eu dans le spectacle même de sa vie une insigne preuve
de sa sainteté, maintenant que des témoins dignes de foi
nous ont attesté la vérité de ses miracles, nous croyons
avec le troupeau du Seigneur confié à nos soins, que, grâce
à la miséricorde de Dieu, il pourra nous être utile
par ses suffrages, et qu'après nous avoir consolé sur la
terre par son aimable amitié, il nous aidera dans le ciel de son
puissant patronage. C'est pourquoi, du conseil et du consentement de nos
Frères, et de tous les prélats assistant alors le Siège
apostolique, nous avons résolu de l'inscrire au livre des saints,
et nous statuons fermement, et vous ordonnons à tous par les présentes
de célébrer et de faire célébrer sa fête
avec solennité aux nones d'août, la veille du jour où
il déposa le fardeau de la chair, et pénétra, riche
en mérites, dans la cité des saints, afin que le Dieu qu'il
honora vivant, touché de ses prières, nous accorde la grâce
dans le siècle, et la gloire dans le siècle futur. Voulant,
en outre, que la sépulture de ce grand confesseur, laquelle illustre
l'Église catholique par d'éclatants miracles, soit dignement
fréquentée et vénérée par les chrétiens,
nous accordons à tous les fidèles pénitents et confessés
qui la visiteront chaque année avec dévotion et respect,
au jour de la fête du saint, la remise d'un an de pénitence,
nous confiant, pour cela, dans la miséricorde du Dieu tout-puissant
et dans l'autorité des bienheureux apôtres Pierre et Paul.
Donné à Riéti, le 5 des nones de juillet, la huitième
année de notre pontificat. "
Grégoire IX fut, à l'exception de saint Hyacinthe, le
dernier survivant des grands hommes qui avaient aimé saint Dominique
et concouru à l'accomplissement de ses desseins. Il mourut le 21
août 1241, à l'âge de quatre-vingt-dix-sept ans, après
trente années de cardinalat et quatorze années de pontificat,
sans que la majesté de l'âge ni l'éclat des dignités
eussent pu surpasser en lui la splendeur du mérite personnel. Jurisconsulte,
homme de lettres, négociateur, il joignait à tous les dons
du corps et de l'esprit une âme magnanime, où purent tenir
à l'aise saint Dominique et saint François, tous les deux
canonisés par lui. On ne reverra probablement jamais autour d'un
seul homme des hommes tels qu'Azévédo, Montfort, Foulques,
Reginald, Jourdain de Saxe, saint Hyacinthe, Innocent III, Honorius III,
Grégoire IX, ni tant de vertus, de nations et d'événements
concourir à un si grand but dans un temps aussi court.
Le culte de saint Dominique ne larda pas à se répandre
en Europe avec la bulle qui le canonisait ; des autels lui furent élevés
en un grand nombre de lieux. Mais Bologne se distingua toujours par son
zèle pour le grand concitoyen que la mort lui avait donné.
En 1267, elle transporta son corps du tombeau sans sculpture où
il reposait, dans un tombeau plus riche et plus orné. Cette seconde
translation eut lieu par les mains de l'archevêque de Ravenne, en
présence de plusieurs autres évêques, du chapitre général
des Frères Prêcheurs, du podestat et des anciens de Bologne.
Le cercueil fut ouvert, et le chef du saint, après avoir reçu
les baisers des évêques et des Frères, fut présenté
à tout le peuple du haut d'une chaire élevée en dehors
de l'église de Saint-Nicolas. En 1383, le cercueil fut ouvert une
troisième fois, et la tête placée à part dans
une urne d'argent, afin que les fidèles pussent jouir plus aisément
du bonheur de vénérer ce précieux dépôt.
Enfin, le 16 juillet 1473, les marbres du monument furent enlevés
de nouveau, et remplacés par des sculptures plus achevées
dans le goût du quinzième siècle. Elles étaient
l'ouvrage de Nicolas de Bari, et représentent divers traits de la
vie du saint. Je ne les décrirai pas. Je les ai vues deux fois,
et deux fois, en les regardant à genoux, j'ai senti, à la
douceur de ce tombeau, qu'une main divine avait conduit celle de l'artiste,
et forcé la pierre d'exprimer sensiblement l'incomparable bonté
du cœur dont elle couvre la poussière. Depuis lors cette glorieuse
sépulture n'a point été touchée, et trois siècles
ont passé sans qu'un œil humain ait aperçu les sacrés
ossements qu'elle contient, ni même le bois du cercueil. Le monde
n'était plus digne de semblables apparitions. Dominique était
vaincu, autant qu'on peut l'être lorsqu'on a gardé trois cents
ans le champ de bataille. Il devait partager avec tous les hommes et toutes
les œuvres du moyen âge l'ingratitude d'une postérité
séduite, et attendre patiemment dans son sépulcre scellé
et muet cette justice de seconde vue qu'il n'est pas au pouvoir des hommes
de refuser toujours à ceux qui les ont servis. Déjà
plusieurs de ses contemporains ont vu l'histoire relever leurs statues
abolies. Je n'ai pas l'espérance d'avoir aussi bien réussi
; mais le temps tiendra la plume après moi, et je lui laisse, sans
crainte ni jalousie, le soin d'achever.
FIN DE LA VIE DE SAINT DOMINIQUE
NOTICE SUR LES MONUMENTS PRIMITIFS DE LA VIE DE SAINT DOMINIQUE
I. Du commencement de l'ordre des Frères Prêcheurs, par
le bienheureux Jourdain de Saxe, deuxième maître général
de l'ordre. Cette légende de saint Dominique est la première
de toutes ; elle fut écrite avant sa translation et sa canonisation,
ainsi qu'il résulte du silence gardé par l'auteur sur l'un
et l'autre de ces faits. Elle est par conséquent antérieure
à l'an 1233. Le texte en a été publié, avec
des notes, par le dominicain Jacques Echard, dans l'ouvrage qui a pour
titre : Écrivains de l'ordre des Frères Prêcheurs,
Paris, 1719. Il fut publié de nouveau en 1733 par les Bollandistes,
dans les Actes des Saints, premier volume du mois d'août. C'est l'édition
de ceux-ci que nous citons dans le corps de l'ouvrage.
II. Lettre Encyclique aux Frères sur la translation du bienheureux
Dominique, par le bienheureux Jourdain de Saxe. Cette lettre, dont la date
précise est ignorée, mais qui doit se placer entre la translation
et la canonisation de saint Dominique, c'est-à-dire entre le 24
mai 1233 et le 3 juillet 1234, est le complément de sa légende
précédente. Elle a été publiée par les
Bollandistes, dans le commentaire préliminaire aux actes de saint
Dominique.
III. Actes de Bologne. Ces actes renferment les témoignages
de neuf disciples de saint Dominique sur les vertus et les miracles du
saint patriarche. Leur date est du 6 au 30 août 1233, intervalle
pendant lequel l'enquête se prolongea. Ils ont été
publiés par Jacques Échard dans l'ouvrage cité plus
haut, par les Bollandistes dans les Actes des Saints, et par le dominicain
Mamachi dans l'Appendice du premier volume des Annales de l'ordre des Frères
Prêcheurs, imprimé en 17S6. C'est cette dernière édition
que nous citons constamment.
IV. Actes de Toulouse. Ces actes, dont la date précise est ignorée,
mais qui sont nécessairement antérieurs à la canonisation
de saint Dominique, renferment les témoignages de vingt-six personnages,
tant ecclésiastiques que laïques, sur les vertus et les miracles
du saint pendant son séjour de douze années en Languedoc.
Ils ont été publiés avec ceux de Bologne dans les
trois ouvrages énoncés ci-dessus. Nous les avons cités
d'après Mamachi.
V. Vie du bienheureux Dominique, premier fondateur de l'ordre des Frères
Prêcheurs, par Constantin Medicis, évêque d'Orvieto,
du même ordre. Cette seconde légende, qui parut de 1242 à
1247, eut pour but de compléter celle qu'avait écrite le
bienheureux Jourdain de Saxe. Elle contient, en effet, quelques nouveaux
détails ; mais elle resta de beaucoup inférieure à
la première pour le style et l'intérêt : Elle a été
publiée par Jacques Échard.
VI. Vie du bienheureux Dominique, par le bienheureux Humbert, maître
général de Vordre des Frères Prêcheurs. Elle
parut avant son élévation au généralat, qui
eut lieu en 1254, et fut appelée la troisième légende.
Elle est beaucoup plus complète que les deux autres, très
supérieure pour l'ordre et le style à celle de Constantin
Medicis. Les contemporains de saint Dominique commençaient à
vieillir et à diminuer ; on sent que le bienheureux Humbert a voulu
rassembler tout ce qu'il avait appris d'eux, afin que rien ne pérît
d'une si grande mémoire. Son travail a été publié
par Mamachi dans les annales précitées.
VII. Chronique de l'ordre des Frères Prêcheurs, par le
bienheureux Humbert. Cette chronique, courte mais très intéressante
pour le classement des faits, va de 1202 à 1254. On la trouve également
dans Mamachi.
VIII. Vie de saint Dominique, par Barthélémy de Trente,
de Vordre des Frères Prêcheurs. Cette pièce est extrêmement
courte ; elle se place pour la date entre 1234 et 1251, mais ne compta
point parmi les trois grandes légendes écrites dans l'intervalle
de 1233 à 1254. Les Bollandistes l'ont publiée au premier
tome d'août de leur collection.
IX. Vies des Frères de l'ordre des Prêcheurs, par Gérard
de Frachet, du même ordre. Cet ouvrage fut entrepris d'après
l'ordre du chapitre général assemblé à Paris
en 1256. On voulait sauver de l'oubli un certain nombre de faits héroïques
qui avaient illustré les premiers temps de l'ordre, et qui vivaient
encore dans la mémoire des vieillards. Le bienheureux Humbert, alors
maître général, chargea de ce soin le frère
Gérard de Frachet, Français de naissance et prédicateur
célèbre. Il répondit aux vœux de son ordre par un
ouvrage d'une simplicité exquise, auquel il est impossible de toucher
sans le gâter. Il l'appela Vies des Frères, et le divisa en
quatre parties. La seconde est relative à saint Dominique, mais
ne contient que quelques faits épars échappés aux
légendes antérieures. L'ouvrage entier a été
imprimé à Douai en 1619.
X. Relation de la sœur Cécile. La sœur Cécile, de la
famille des Césanni, était une des religieuses que saint
Dominique avait transférées du couvent de Sainte-Marie au
delà du Tibre au couvent de Saint-Sixte. Elle avait alors dix-sept
ans. A vingt-deux ans, elle fut envoyée comme prieure au couvent
de Sainte-Agnès de Bologne, où elle vécut jusqu'en
1290 en grande réputation de sainteté. Parmi les religieuses
du même couvent de Sainte-Agnès, il y en avait une appelée
sœur Angélique, à laquelle sœur Cécile confia plus
particulièrement tout ce qu'elle avait vu de saint Dominique, au
temps qu'il habitait Saint-Sixte et Sainte-Sabine. Sœur Angélique
en écrivit la relation sous les yeux mêmes de sœur Cécile,
relation admirable par la naïveté du talent, et qui, mieux
qu'aucune autre histoire, fait entrer dans l'intimité de - la vie
du saint. Elle se termine ainsi : " La sœur Cécile a rapporté
tout ce qui vient d'être dit du bienheureux Dominique, et elle affirme
que tout est si vrai, qu'elle est prête, s'il est nécessaire,
à l'assurer par serment. Mais cette précaution est inutile
; car elle est d'une si grande sainteté et religion, que l'on croit
sans peine à ses discours, et c'est pourquoi la sœur Angélique,
du couvent de Sainte-Agnès, a écrit ce qu'elle lui avait
entendu dire, afin que cela serve à la gloire de Notre-Seigneur
Jésus-Christ, de notre bienheureux père Dominique, et à
la consolation des Frères. Vous qui lisez, pardonnez au style, car
elle ignore la grammaire. " Cette relation forme, avec les légendes
du bienheureux Jourdain de Saxe, de Constantin Medicis et du bienheureux
Humbert, les quatre principaux monuments primitifs de la vie de saint Dominique.
Sa date est fixée par l'époque où sœur Angélique
florissait à Bologne, au couvent de Sainte - Agnès, c'est-à-dire
vers 1240 ; mais elle ne fut répandue que plus tard, dans le dernier
tiers du treizième siècle. Mamachi en a publié le
texte.
XI. Chronique vaticane. Cette chronique est anonyme ; elle s'étend
des commencements de saint Dominique jus qu'en 1263. On la trouve dans
Mamachi.
XII. Des Sept Dons du Saint-Esprit, par Etienne de Bourbon, de l'ordre
des Frères Prêcheurs. Etienne de Bourbon entra dans l'ordre
en 1219, et mourut en 1261. Son livre des Sept Dons du Saint-Esprit contient
un assez grand nombre de traits de la vie de saint Domi nique, tirés
des légendes qui avaient cours.
XIII. Le Bien universel des Abeilles, par Thomas de Catimpré,
de l'ordre des Frères Prêcheurs. Ce livre, publié vers
l'an 1261, traite en divers endroits de saint Dominique et de son ordre.
XIV. Miroir historique, par Vincent de Beauvais, de l'ordre des Frères
Prêcheurs. Plusieurs chapitres de cet ouvrage sont consacrés
à saint Dominique. Il est de la même époque à
peu près que le précédent.
XV. Vie du bienheureux Dominique, par Rodrigue de Cerrat, de l'ordre
des Frères Prêcheurs. Rodrigue de Cerrat était né
en Espagne, dans la vallée de Cerrat, proche de Palencia, et florissait
dans le dernier tiers du treizième siècle. Sa légende
est une compilation imparfaite des précédentes. La date précise
n'en est pas connue ; mais elle est postérieure à l'an 1266,
puisqu'elle parle du couvent établi à Calaruéga, dans
la maison de naissance de saint Dominique, par le roi Alphonse le Sage.
Elle est imprimée dans Mamachi.
XVI. Vie de saint Dominique, par Thierry d'Apolda, de l'ordre des Frères
Prêcheurs. Le treizième siècle touchait à sa
fin. Munion de Zamora, septième maître général
de l'ordre des Frères Prêcheurs, jugea convenable de rassembler
dans un plus grand cadre tous les travaux antérieurs sur la vie
de saint Dominique, et d'y réunir les moindres fragments qui avaient
pu échapper à la pieuse attention des légendaires.
Il en donna la charge à Thierry d'Apolda, dominicain allemand, né
dans le bourg d'Apolda, entre Iéna et Weimar. Celui-ci, conformément
aux ordres de son général, fit paraître vers 1288 une
nouvelle vie de saint Dominique, beaucoup plus ample que toutes les autres,
et où était mise en œuvre pour la première fois la
relation de la sœur Cécile, restée jusque-là dans
l'ombre du couvent de Sainte-Agnès, à Bologne. Cette histoire
est faite avec amour, mais avec peu d'ordre, et dans un style qui s'éloigne
trop de la simplicité des premiers historiens, quoiqu'il ne manque
pas de force et d'onction. Thierry d'Apolda clôt évidemment
la série des écrivains qui avaient communiqué avec
saint Dominique lui-même ou avec ses disciples survivants. Il a su
tout ce qu'il était possible de savoir sur son héros ; il
a glané les derniers épis de la moisson, et, malgré
le temps qui s'est écoulé, malgré la différence
énorme qui sépare son style de celui du bienheureux Jourdain
de Saxe, on retrouve dans son écrit le caractère de saint
Dominique sans aucune altération. On doit aux Bollandistes l'impression
de cette longue et dernière légende.
XVII. Chronique de l'ordre des Frères Prêcheurs, par Galvani
de la Flamma. Galvani de la Flamma était né en 1283 ; il
entra dans l'ordre en 1298. Sa chronique, utile pour quelques détails,
n'a point été imprimée. Il en existe un manuscrit
à la bibliothèque Casanatense, au couvent de la Minerve,
à Rome.
XVIII. Des quatre choses en quoi Dieu a honoré l'ordre des Frères
Prêcheurs, par Etienne de Salanhac, du même ordre. Si. l'on
considère le temps où vécut Etienne de Salanhac, et
où il écrivit, nous devrions le ranger parmi les légendaires
du treizième siècle, immédiatement avant Thierry d'Apolda.
Car il était né en 1210 ; il prit l'habit de Frère
Prêcheur en 1230, des mains de Pierre Cellani, et il termina son
traité vers 1278. Malheureusement nous n'avons point ce traité
tel qu'il sortit de sa plume. Voici comment il nous est parvenu. En 1304,
frère Aymeric de Plaisance ayant été élu maître
de l'ordre, au chapitre général assemblé à
Toulouse, commanda à Bernard Guidonis, dominicain déjà
connu par son zèle et sa science, de réunir en un seul corps
tout ce qu'il pourrait trouver d'inédit sur l'histoire de l'ordre.
Bernard Guidonis lui rendit compte de ses recherches dans une lettre datée
de la même année 1304. Il y mentionne en premier lieu le traité
de Salanhac, traité, dit-il, qu'il a découvert, et auquel
il a ajouté diverses choses oubliées par l'auteur. Il eut
soin de répéter cette remarque au commencement et à
la fin du traité, en disant qu'il avait noté le plus souvent
ses additions en marge, mais non pas toujours. Quand donc nous aurions
aujourd'hui le traité de Salanhac tel que le publia Bernard Guidonis,
nous n'aurions qu'un ouvrage interpolé, et il serait impossible
de discerner la première main de la seconde. Mais la négligence
des copistes a de beaucoup accru cette confusion. Car dans les manuscrits
de Salanhac qui subsistent, les notes marginales destinées à
indiquer la plus grande partie des additions ont disparu complètement.
Le traité de Salanhac manque donc de sa valeur originelle, et n'a
d'autre autorité que celle du temps où Bernard Guidonis le
mettait en ordre et en œuvre. Aussi y remarque-t-on en plusieurs choses
une contradiction manifeste avec les monuments du treizième siècle.
Il n'a jamais été imprimé ; on en a un manuscrit à
la bibliothèque Casanatense du couvent de la Minerve, à Rome.
XIX. Vie de saint Dominique, par Pierre Cali. Cette légende
est une sorte de rapsodie. Ses douze premiers nombres ou paragraphes sont
tirés du traité d'Etienne de Salanhac, et le reste n'est
qu'un amas d'anecdotes sans ordre. Dans la partie copiée d'Etienne
de Salanhac, l'auteur a encore exagéré les nouveautés
qui avaient déjà corrompu l'ouvrage de celui-ci : Pierre
Cali écrivait en 1324, plus d'un siècle après la mort
de saint Dominique. C'est ce qui résulte du paragraphe 12 de sa
légende, où il parle de la promotion de Bernard Guidonis
à l'évêché de Lodève, promotion qui eut
lieu en 1324, sous le pape Jean XXII.
Jusqu'à la fin du quinzième siècle, saint Dominique
n'eut plus de nouveaux historiens, si ce n'est en très petit nombre,
et ceux-là se bornèrent à copier les légendes
du treizième siècle. Il faut en excepter le dominicain breton
Alain de la Roche, qui corrompit toutes les traditions fidèlement
respectées jusque-là, et prétendit écrire la
vie de saint Dominique à l'aide de révélations particulières,
en s'appuyant sur des auteurs dont personne n'avait jamais ouï parler,
et dont on ne peut retrouver la trace nulle part. Saint Antonin, archevêque
de Florence, mort en 1459, fait le contre-poids d'Alain de la Roche par
son respect exemplaire pour les monuments primitifs.
XX. Il existe un grand nombre de portraits de saint Dominique, dont
il est malaisé d'établir l'authenticité. On a préféré
celui qui est en tête de l'ouvrage. Il est dû au pinceau du
bienheureux Angélique de Fiesole, dominicain célèbre
qui florissait au commencement du quinzième siècle. Frère
Angélique avait pour le patriarche de son ordre une piété
et une vénération dont ses œuvres font foi, et il semble
hors de doute qu'il s'attacha, pour en retracer l'image, aux monuments
les plus certains qui subsistaient dans son temps. On est confirmé
dans cette croyance par l'unité parfaite qui règne entre
tous les portraits de saint Dominique sortis de son pinceau. Celui que
l'on donne au public est tiré du Couronnement de la Vierge, tableau
qui appartient à la France et qu'on peut voir au Louvre dans une
des salles consacrées aux collections des vieux maîtres.
FIN
TABLE
ŒUVRES *
Vie de saint Dominique *
NOTICE *
VIE DE SAINT DOMINIQUE *
APPROBATION DE L'ORDRE *
PRÉFACE DE LA PREMIÈRE ÉDITION *
CHAPITRE I - SITUATION DE L’ÉGLISE: A LA FIN DU DOUZIÈME
SIÈCLE *
CHAPITRE II - GENÈSE DE SAINT DOMINIQUE *
CHAPITRE III - ARRIVÉE DE SAINT DOMINIQUE EN FRANCE. – SON PREMIER
VOYAGE A ROME. – ENTREVUE DE MONTPELLIER *
CHAPITRE IV - APOSTOLAT DE SAINT DOMINIQUE DEPUIS L'ENTREVUE DE MONTPELLIER
JUSQU'AU COMMENCEMENT DE LA GUERRE DES ALBIGEOIS. – FONDATION DU COUVENT
DE NOTRE-DAME-DE-PROUILLE. *
CHAPITRE V - GUERRE DES ALBIGEOIS *
CHAPITRE VI - APOSTOLAT DE SAINT DOMINIQUE DEPUIS LE COMMENCEMENT DE
LA GUERRE DES ALBIGEOIS JUSQU'AU QUATRIÈME CONCILE DE LATRAN. –
INSTITUTION DU ROSAIRE. – RÉUNION DE SAINT DOMINIQUE ET DE SES PREMIERS
DISCIPLES DANS UNE MAISON DE TOULOUSE. *
CHAPITRE VII - SECOND VOYAGE DE SAINT DOMINIQUE A ROME. – APPROBATION
– PROVISOIRE DE L'ORDRE DES FRÈRES PRÊCHEURS PAR INNOCENT
III. – RENCONTRE DE SAINT DOMINIQUE ET DE SAINT FRANÇOIS D'ASSISE
*
CHAPITRE VIII - ASSEMBLÉE DE SAINT DOMINIQUE ET DE SES DISCIPLES
A NOTRE-DAME – DE - PROUILLE. – RÈGLE ET CONSTITUTION DES FRÈRES
PRÊCHEURS. – FONDATION' DU COUVENT DE SAINT-ROMAIN DE TOULOUSE. *
CHAPITRE IX - TROISIÈME VOYAGE DE SAINT DOMINIQUE A ROME. –
CONFIRMATION DE L'ORDRE DES FRÈRES PRÊCHEURS PAR HONORIUS
III. ENSEIGNEMENT DE SAINT DOMINIQUE DANS LE PALAIS DU PAPE. *
CHAPITRE X - NOUVELLE ASSEMBLÉE DES FRÈRES PRÊCHEURS
A NOTRE-DAME-DE-PROUILLE, ET LEUR DISPERSION EN EUROPE *
CHAPITRE XI - QUATRIÈME VOYAGE DE SAINT D0M1MQUE A ROME. – FONDATION
DES COUVENTS DE SAINT-SIXTE ET DE SAINTE-SABINE. – MIRACLES QUI ACCOMPAGNENT
CES DEUX FONDATIONS *
CHAPITRE XII - SÉJOUR DE SAINT DOMINIQUE A SAINTE-SABINE. SAINT
HYACINTHE ET LE BIENHEUREUX CESLAS ENTRENT DANS L'ORDRE. ONCTION DU BIENHEUREUX
REGINALD PAR LA SAINTE VIERGE *
CHAPITRE XIII - FONDATION DES COUVENTS DE SAINT-JACQUES DE PARIS ET
DE SAINT-NICOLAS DE BOLOGNE *
CHAPITRE XIV - VOYAGE DE SAINT DOMINIQUE EN ESPAGNE ET EN FRANCE. –
SES VEILLES DANS LA GROTTE DE SÉGOVIE. – SA MANIÈRE DE VOYAGER
ET DE VIVRE. *
CHAPITRE XV - CINQUIÈME VOYAGE DE SAINT DOMINIQUE A ROME. –
MORT DU BIE1NHEUREUX REGINALD. – LE BIENHEUREUX JOURDAIN DE SAXE ENTRE
DANS L'ORDRE. *
CHAPITRE XVI - PREMIER CHAPITRE GÉNÉRAL DE L'ORDRE. –
SÉJOUR DE SAINT DOMINIQUE EN LOMBARD1E. – INSTITUTION DU TIERS ORDRE
*
CHAPITRE XVII - SIXIÈME ET DERNIER VOYAGE DE SAINT DOMINIQUE
A ROME. – DEUXIÈME CHAPITRE GÉNÉRAL. – MALADIE ET
MORT DU SAINT PATRIARCHE. *
CHAPITRE XVIII - TRANSLATION DU CORPS DE SAINT DOMINIQUE ET SA CANONISATION
*
NOTICE SUR LES MONUMENTS PRIMITIFS DE LA VIE DE SAINT DOMINIQUE *
TABLE *
FIN DE LA TABLE
1331. – Tours, impr. Maine.