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Saint Jean Chrysostome
Commentaire de la Lettre aux Hébreux

HOMÉLIE XXIV. TOUS CES SAINTS SONT MORTS DANS LA FOI, N'AYANT POINT REÇU LES BIENS PROMIS, MAIS LES VOYANT ET COMME LES SALUANT DE LOIN, ET CONFESSANT QU'ILS ÉTAIENT ÉTRANGERS ET VOYAGEURS SUR CETTE TERRE. (XI, 13-17.)
 

Analyse
 
 

1 et 2. L'orateur, contre son ordinaire, commence par une instruction morale, bien qu'il doive finir encore par une homélie de même espèce. — Différence entre les saints et nous; notre attachement à la terre ; nos vices, condamnés même par nos complices. — Détachement et vertus d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, surtout en face de notre lâcheté qui ne sait ni vivre ni mourir. — En quel sens Dieu s'appelle le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob. — Magnifique développement de ce mot « leur Dieu ». 3. La persévérance est nécessaire si nous ne voulons entendre le terrible nescio vos. — Elle l'est tellement que les prêtres, les évêques même , sans la sainteté personnelle, doivent plus que personne redouter ce terrible arrêt. — Moyen de persévérance et de conquête pour la vertu. Se proposer d'en gagner une par mois, et aller de l’une à l'autre, pas à pas, avec humilité et courage.
 
 

1. La première vertu, toute la vertu consiste à vivre dans ce monde comme des hôtes d'un jour et des étrangers, sans nous mêler aux affaires de ces basses régions, en nous détachant de ce monde, comme d'un pays inconnu, semblables à ces bienheureux dont il est écrit : « Ils erraient vagabonds , couverts de peaux de chèvres, indigents, affligés, persécutés, eux dont le monde n'était pas digne ». (Hébr. XI, 37.) Ils se déclaraient ainsi étrangers et simples passagers de la vie. Paul, se servant d'une expression bien autrement énergique, ne se considérait pas seulement comme passant et étranger ici-bas, mais comme mort à ce monde déjà mort pour lui. Oui, disait-il, « le monde est crucifié pour moi; et je suis crucifié pour le monde ». (Gal. VI, 14.)

Nous faisons tout le contraire. Toute notre conduite ici-bas prêterait à croire que nous sommes citoyens de la terre; nous travaillons comme si nous y étions fixés pour toujours. Les justes n'étaient, pour le monde, que des passagers, que des morts, tandis que vivant pour le ciel, ils réglaient leur conduite en conséquence; mais nous, en revanche , nous sommes pour le monde ce qu'ils étaient pour le ciel; nous sommes pour le ciel ce qu'ils furent pour le monde. C'est pourquoi l'on peut dire que nous sommes morts, puisque nous renonçons à la vie véritable pour nous attacher à cette vie éphémère d'ici-bas. Voilà ce qui attire sur nous la colère de Dieu: il nous proposait de jouir des biens célestes, et nous n'avons pas même voulu nous détacher des biens terrestres. Semblables à ces misérables vers qui changent de lieu sans jamais quitter la boue, nous allons de terre en terre, nous ne voulons pas même sortir un instant de cette fange, et nous soustraire aux affaires humaines. On nous croirait ensevelis dans le sommeil, la léthargie ou l'ivresse, tant notre oeil s'effraie en s'ouvrant au jour. Comme ces gens qu'un doux sommeil retient dans leur lit d'abord toute la nuit, puis une partie du jour, sans qu'ils rougissent de donner au sommeil et à la paresse le temps du travail et de l'étude, de même nous, lorsque le jour approche déjà, que la nuit s'en va, ou plutôt le jour (« Travaillez», est-il dit, « tant qu'il fait jour) », nous faisons en plein jour (552) les oeuvres de la nuit, nous dormons, nous rêvons, nos visions nous charment, les yeux de notre corps et de notre âme se tiennent fermés nous parlons à l'aventure et même imprudemment; nous resterions insensibles, quand bien même on nous plongerait un fer dans le sein , quand on pillerait tous nos biens, quand on mettrait le feu à notre maison. Il a plus : nous n'attendons pas que d'autres nous causent ces maux, nous nous les faisons nous-mêmes. II ne nous coûte rien de nous piquer, de nous frapper; de nous étendre honteusement et à plat ventre, de nous dépouiller de tout honneur et de toute estime ; nous n'avons pas même la précaution de cacher nos hontes, ni de permettre qu'ors les cache ; nous vivons en pleine turpitude, exposés aux rires et aux outrages de ceux qui nous voient ou qui nous approchent. Car ignorez-vous que les gens pervers eux-mêmes se moquent de ceux qui leur ressemblent, les condamnent? Dieu nous a donné, en effet, la raison, juge ferme et incorruptible, même en ceux qui sont tombés dans les derniers bas-fonds du vice ; c'est pourquoi les méchants se condamnent eux-mêmes; et si par hasard on les appelle du nom trop honteux qu'ils méritent, on les voit rougir, sentir l'outrage, et prétendre qu'on les insulte. Ainsi, même chez eux, les: paroles, sinon les actes, condamnent leur conduite au tribunal de leur conscience; je dirai même que leurs actes en font l'aveu : rien qu'en se couvrant de ténèbres et de secret pour faire le mal, ils montrent clairement ce qu'ils pensent de leur triste vie.

C'est que le vice, en effet, est si manifestement condamnable, que tous, même ceux qui s'y livrent, en sont les accusateurs. La vertu, au contraire, est un bien si noble, que ceux-là même l'admirent, qui n'ont pas le coeur de la pratiquer. Le libertin fera l'éloge de la chasteté; l'avare condamnera l'injustice; l'homme colère admirera la patience, et blâmera comme un, vice le ressentiment; le débauché condamne la débauche. — Mais, dira-t-on, comment expliquer qu'on s'abandonne au vice? — Par excès de lâcheté, mais toujours avec la pensée qu'on ne suit pas la bonne voie. Autrement on ne rougirait pas de son oeuvre, on ne la désavouerait pas, quand un autre vous accuse. N'a-t-on pas vu de ces esclaves du crime, ne pouvoir supporter le déshonneur, et se suicider? tant est profond en nous ce témoignage intime du bon et de l'honnête ! tant le bien moral est plus brillant que le soleil, tandis que son contraire est tout ce qu'il y a de plus repoussant !

2. Les saints étaient des passants et des étrangers : comment cela? En quel endroit Abraham fait-il cet aveu? Il a dû le faire, si l'on en juge par sa vie. Mais David l'a exprimé formellement pour lui; écoutez-le : « Je suis un passager et un étranger, comme tous mes pères ». (Ps. XXXVIII, 13.) Au reste ces patriarches qui habitaient sous des tentes, qui achetaient jusqu'à leur sépulcre, étaient bien des hôtes et des étrangers, n'ayant pas même un lieu pour ensevelir leur famille. Mais quoi! se disaient-ils étrangers pour la Palestine seulement? Non, mais aussi pour le 'monde entier. Et c'était vrai : car ils ne voyaient, sur

toute la terre, rien de ce qu'ils désiraient, mais rien que des objets absolument étrangers à leurs yeux. Ils voulaient, eux, pratiquer la vertu ; ils ne trouvaient dans ce monde que le vice partout régnant. Tout ici-bas leur paraissait étranger et inconnu. Point d'amis; point d'alliés, à part quelques parents.

Comment encore étaient-ils les hôtes et non les habitants du siècle? C'est qu'ils n'avaient aucun souci des choses d'ici-bas, et qu'ils montraient par leurs paroles et leurs actions ce détachement parfait. Par exemple, Dieu dit à Abraham : Abandonne cette terre qui semble être ton pays, et viens dans un pays étranger (Gen. XII, 1) ; et lui, sans donner le baiser d'adieu à ceux de sa famille qu'il laissait, quitte sa patrie comme s'il allait quitter une terre étrangère. Dieu lui dit : Immole-moi ton fils (Gen. XXII, 2), et il l'offrit comme s'il n'avait pas eu de fils, et il en fit l'oblation, comme si lui-même n'avait pas été revêtu de notre nature. Sa bourse appartenait à ceux qui s'approchaient de lui; la fortune était pour lui comme rien ; il cédait. aux autres la première place; se jetait lui-même dans les dangers, souffrait des maux infinis. il ne bâtissait pas des maisons splendides, ne cherchait pas les délices, n'avait aucun souci du vêtement ni de toutes les vanités du siècle. Mais il faisait tout pour la cité d'en-haut. On le voyait pratiquer l'hospitalité, l'amour de ses frères, l'aumône, la patience, le mépris des richesses, de la gloire et de toutes les choses présentes. Son fils partageait ses vertus : poursuivi, attaqué à main armée, il cédait, il abandonnait la contrée, s'y regardant comme sur la terre d'autrui; car les étrangers souffrent tout, comme n'étant point du pays. Lui ravissait-on son épouse? Il supportait cette injure, comme étranger encore il réservait son ardeur pour toutes les choses célestes, déployant à chaque heure la modération, le respect de lui-même, la continence. Devenu . père, en effet., il cessa de voir son épouse, qu'il avait choisie, d'ailleurs, lorsqu'il n'avait déjà plus la vigueur de la jeunesse, montrant ainsi qu'en contractant mariage, il avait obéi, non pas à la passion, mais au désir de servir à la promesse de Dieu.

Que dirons-nous de Jacob? ne demandait-il pas uniquement le pain et le vêtement, qui sont bien le nécessaire des passants pauvres, des plus pauvres même parmi eux? Poursuivi et persécuté, ne cédait-il pas ? Ne fut-il pas nécessaire? Ne souffrit-il pas à l'infini dans sa pérégrination vagabonde? Par cette résignation à souffrir, les patriarches montraient assez qu'ils cherchaient une autre patrie. Mais, ô ciel ! Quel triste contraste! Ils étaient comme la mère qui enfante dans la douleur, désireux de partir d'ici et de revenir à leur vraie patrie; et nous, air contraire, à la première fièvre, oubliant tout, éplorés commodes petits enfants, nous craignons la mort, et nous méritons vraiment d'être ainsi faibles et lâches. En effet, bien loin de vivre ici comme les hôtes d'un jour, bien loin de nous hâter comme marchant à la patrie; nous avons l'air d'aller au supplice, nous sommes dans la douleur, parce que nous n'avons pas usé (553) comme il faut des choses de ce monde, parce que nous avons renversé l'ordre. Aussi pleurons-nous, quand il faudrait nous réjouir; aussi tremblons-nous, comme des assassins, comme des chefs de brigands, qui, prêts à paraître en jugement, se rappellent leurs forfaits et qui en partant, craignent et frissonnent d'épouvante.

Tels n'étaient pas les saints, mais ils avaient hâte d'arriver à leur fin, mais Paul gémissait de l’attendre. Ecoutez sa parole: «Nous qui sommes dans cette tente du corps, nous gémissons sous son poids ». (II Cor. V, 4.) Tel était Abraham et ses saints compagnons dans la vie : étrangers, selon l'apôtre, sur toute la terre, « ils cherchaient la pairie ». Et quelle patrie? Celle qu'ils avaient quittée. Non. « Qui les empêchait, en effet, d'y revenir » et. d'y garder leur droit de cité? « Ils cherchaient celle qui est dans les cieux ». Ils avaient hâte de sortir d'ici, et ce sentiment les rendait si agréables à Dieu, « qu'il ne rougissait pas de s'appeler leur Dieu ».

Ciel ! quelle dignité ! « Il lui fut agréable de s'appeler leur Dieu ». Grand apôtre, que dites-vous? Il s'appelle le Dieu du ciel et de la terre, et vous avez montré comme un titre de grandeur pour lui qu'il ne rougit pas de s'appeler leur Dieu? Grand honneur, certes, honneur bien grand pour eux, et qui nous prouve leur grande béatitude aussi ! Comment? C'est qu'on l'appelle Dieu du ciel et de la terre, comme on le nomme le Dieu des nations, parce qu'il est de toutes choses l'auteur et le créateur;-mais ce nom est appliqué aux saints patriarches dans un autre sens : « Leur » Dieu, il l'est comme on dirait « leur » meilleur ami. Je veux vous rendre cette vérité évidente par un exemple. Voyez ce qui se passe dans les grandes et riches maisons. Leur personnel est souvent commandé par quelques serviteurs choisis parmi les autres, qui sont en grande estime, administrent tout à leur gré, jouissent de la pleine confiance de leur maître, et celui-ci emprunte leur nom. Vous en trouverez plusieurs qui acceptant cette dénomination; que dis-je d'ailleurs? Comme on pouvait désigner le Seigneur non-seulement sous le nom de Dieu des nations, mais de Dieu de toute la terre, en ce sens aussi on pouvait l'appeler le Dieu d'Abraham. Mais vous ne savez pas quelle dignité cache un tel nom, parce que, hélas ! nous ne savons pas acquérir un semblable honneur. De même, en effet, qu'aujourd'hui le Seigneur est appelé le Dieu de tous les chrétiens, et que ce nom, malgré sa généralité, est bien trop honorable encore pour notre indignité, pensez au moins quelle est la grandeur d'un personnage, quand le Seigneur est appelé son Dieu, le Dieu de lui seul! Or, le Dieu du monde entier ne rougit pas de s'appeler le Dieu de ces trois patriarches, parce qu'en effet ces trois saints avaient à eux seuls autant de valeur, je ne dis pas que ce monde terrestre seulement, mais qu'une infinité de mondes comme le nôtre! « Car », dit le Sage, « un seul homme qui fait la volonté de Dieu est meilleur que dix mille impies ». (Ecclés. XVI, 3.)

:Maintenant, qu'ils s'appelassent des passants dans le sens relevé que j'ai dit, la chose est évidente. Au reste, accordons un instant qu'ils se donnaient. ce titre simplement parce qu'ils habitaient un pays étranger. Mais alors répondez à David. N'était-il pas, celui-ci, roi et Prophète? ne vivait-il pas dans sa patrie? Pourquoi donc dit-il : « Je ne suis qu'un hôte et un étranger?» Comment expliquer ces noms? Et il ajoute : « Comme tous mes pères ». Ceux-ci, vous le voyez donc, étaient des étrangers aussi. C'est comme s'il affirmait: Nous avons une patrie, ruais ce n'est pas la patrie véritable. — Où donc êtes-vous un passant? — Sur la terre; lui comme eux, eux comme lui.

3. Soyons donc, nous aussi, comme des passagers en ce monde d'un jour, afin que Dieu ne rougisse pas de s'appeler notre Dieu. Car il a honte d'être appelé le Dieu des méchants; autant il est peiné d'être leur Dieu, autant il se glorifie d'être celui d'enfants honnêtes, bons, vertueux. Ne refusons-nous pas de nous laisser appeler les maîtres de serviteurs méchants? Oui, nous les désavouons, et si l'on vient nous dire : Tel individu a commis d'innombrables méfaits, ne serait-il pas votre domestique? — Un « non » énergique est notre réponse; nous repoussons ce titre comme un outrage, parce qu'entre serviteur et maître, les rapports trop intimes et trop fréquents, font rejaillir sur l'un le déshonneur de l'autre : combien plus notre Dieu devra suivre cette même conduite! Les saints patriarches avaient une si noble conduite, étaient si confiants en Dieu et si sincères, que le Seigneur, loin de rougir d'emprunter leurs noms, disait pour se désigner lui-même : « Je suis le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob ». (Exod. III, 6.) Ah! soyons, nous aussi, mes frères, de ces étrangers dans le monde, de peur que Dieu ne rougisse de nous, oui, qu'il n'en rougisse, hélas! jusqu'à nous livrer aux flammes de l'enfer.

Ainsi furent indignes de lui ceux qui disaient « Seigneur, n'avons-nous pas prophétisé en votre nom? n'avons-nous pas fait en votre nom maints prodiges? » ( Matth. VII, 22.) Or, écoutez la réponse de Jésus : « Je ne vous connais pas ! » C'est, au reste, la réponse que feraient aussi les maîtres ordinaires qui verraient s'approcher d'eux tels ou tels serviteurs méchants; ils les repousseraient comme le déshonneur même. — Je ne vous connais pas, dira le Seigneur. — Mais comment punissez-vous ceux que vous ne connaissez pas, ô mon Dieu? — Je ne vous connais plus, ai-je dit; en d'autres termes, je vous renie, je vous renvoie !

A Dieu ne plaise que nous entendions jamais cet anathème terrible et mortel ! Si des hommes qui chassaient les démons et avaient le don de prophétie, se virent reniés pour n'avoir pas mis leur conduite en harmonie avec leurs paroles, combien plus Jésus-Christ nous reniera-t-il, nous qui n'avons rien de ces grâces extraordinaires?Mais, direz-vous, comment est-il possible d'être ainsi renié après avoir prophétisé, fait des miracles, chassé des démons? — C'est que vraisemblablement plus tard ils s'étaient pervertis et dépravés, de sorte que leurs vertus précédentes leur devinrent inutiles. Car il nous faut avoir (554) non-seulement des commencements irréprochables, mais une fin plus sainte et plus belle encore. L'orateur, dites-moi, n'a-t-il pas soin de réserver pour la fin de son discours, les traits les plus brillants, afin de se retirer couvert des applaudissements de l'auditoire? Le gouverneur d'une ville ne veut-il pas aussi terminer son administration par des faits glorieux? Ne faut-il pas que l'athlète se montre de plus en plus grand dans la lutte, et qu'il triomphe jusqu'à la fin, puisque, si, après avoir vaincu tous ses autres adversaires, il l'est enfin lui-même par le dernier, toutes ses victoires deviennent inutiles? Et quand un pilote a traversé la vaste mer, s'il vient échouer au port, ne perd-il pas tout le fruit de ses peines antérieures? Un médecin n'a-t-il pas tout perdu, si après avoir sauvé son malade, en lui administrant le dernier médicament, il lui apporte la mort? Ainsi dans la carrière de la vertu, il faut mettre la fin d'accord avec le commencement, le début avec le terme, ou bien périr absolument, et perdre le prix comme ces écuyers qui , entrés en lice avec gloire, avec élan, avec orgueil, perdent courage en approchant du but. Voilà comme on se prive de la palme, et comme à la fin le roi ne vous connaît pas.

Ecoutons ceci, nous tous qui aimons l'argent, puisque c'est la passion la plus désordonnée, « puisque l'amour des richesses est la source de tous les maux ». (I Tim. VI, 10.) Ecoutons donc, nous qui voulons toujours accroître, élargir nos propriétés ; entendons ces avis, et brisons avec le désir d'amasser toujours; sous peine d'entendre, comme ces malheureux damnés, l'anathème du désaveu de Dieu. Prenons garde, ouvrons aujourd'hui nos oreilles pour ne pas les ouvrir trop tard alors. Ecoutons avec crainte aujourd'hui, pour ne pas écouter avec le châtiment alors, ce redoutable arrêt : « Retirez-vous de moi, je ne vous ai jamais connus » (Maith. VII, 23), lors même que vous faisiez des prophéties et que vous chassiez les démons.

L'Ecriture, au reste, nous fait entendre aussi très-probablement que certains prédicateurs comme ceux-là-, menaient dès le début une vie criminelle ; dans les commencements du christianisme, la grâce opérait même par d'indignes ministres. Si elle a opéré en effet par Balaam, combien plutôt, dates l'intérêt de ceux qu'ils devaient gagner, Dieu daigna employer d'indignes instruments. Toutefois, ni les miracles, ni les prodiges ne purent leur éviter le supplice. Et c'est pourquoi, en vain un mortel aurait été revêtu de la dignité sacerdotale, en vain serait-il parvenu aux plus hauts sommets de la hiérarchie, en vain la divine grâce l'aurait consacré par l'imposition des mains pour répartir toutes les faveurs de Dieu sur ceux qui ont besoin de la défense et de la protection céleste; lui aussi devrait entendre un jour : Je ne t'ai jamais connu, pas même au jour où ma grâce opérait par toi ! Ciel! quelle redoutable enquête sur la pureté de conduite doit se faire dans l'autre vie !           Comme, à elle seule, cette pureté suffirait pour nous ouvrir le royaume des cieux! comme au contraire, lorsqu'elle manque, c'est assez pour que nous soyons livrés au supplice, quand bien même nous pourrions montrer par milliers les prodiges et les miracles. Il n'est rien, pour combler de joie le coeur de Dieu, comme une conduite de vie irréprochable. Il ne dit pas : « Si vous m'aimez », faites des prodiges; mais quoi! que dit-il ? « Observez mes commandements ». (Jean, XIV, 15.) Et ailleurs : « Je vous appelle mes amis », non pas quand vous chassez les démons, «mais si vous gardez mes paroles». (Jean, XV, 10.) Les miracles sont un pur don de Dieu, les vertus sont à la fois dons de Dieu et oeuvres de notre bon vouloir et de notre application.

Empressons-nous de gagner l'amitié de Dieu, et ne persévérons pas dans son inimitié. Voilà ce que nous ne cessons de vous dire; voilà un avis que nous nous adressons toujours à nous comme à vous-mêmes; mais tous nos efforts sont stériles. Et c'est pourquoi je crains. Volontiers j'aurais gardé le silence, pour ne pas augmenter encore vos dangers. Car toujours entendre et ne jamais pratiquer, c'est irriter Dieu. Mais, si je me tais, je dois redouter un autre danger de mon silence; puisque le ministère dé la parole m'a été confié. Que ferons-nous donc pour être sauvés? Commençons le travail de la vertu, pendant que nous avons le temps. Divisons ce saint travail des vertus à acquérir, comme le laboureur fait pour les travaux des champs. Attaquons, durant ce mois, l'esprit de médisance et d'outrage ainsi que l'injuste colère; imposons-nous une loi, disons : Aujourd'hui nous ferons chrétiennement telle oeuvre. Dans un autre mois, formons-nous à la patience; dans un troisième, pratiquons telle autre vertu, et quand nous l'aurons conquise jusqu'à en posséder l'habitude, abordons une vertu nouvelle; toujours, comme à l'école, conservant l'acquis et gagnant tous les jours. Après cette conquête, abordons celle du mépris de l'argent. Il faudra commencer par désaccoutumer nos mains de l'avarice et de la cupidité, pour les dresser ensuite à faire l'aumône. N'allons pas, en effet, confondre au hasard le vice et la vertu, jusqu'à faire servir les mêmes mains au vol et à la charité. Cette vertu étant gagnée, allons à une autre, et toujours ainsi que l'une nous mène à l'autre. « Que les choses « honteuses, les discours ineptes ou boutons ne « soient pas même nommés parmi vous». (Ephés. V, 4.) Ne cessons pas de progresser dans le bien. Il ne faut , pour cela, ni dépense, ni fatigue, ni sueur : il suffit de vouloir, et tout est fait. Il n'est point nécessaire d'entreprendre un long voyage, ni de traverser une mer immense; il n'est besoin que d'un peu d'application, d'un peu de ferveur. Ainsi l'on impose un frein à sa langue et l'on prévient des paroles maladroites et méchantes; ainsi l'on déracine de sots âme, la colère, l'impureté, la prodigalité, la cupidité, les parjures, les serments inutiles et continuels. Si nous cultivons ainsi le champ de notre coeur, arrachant d'abord les épines, et jetant ensuite la semence céleste, nous pourrons conquérir les biens promis. Puissions-nous les gagner tous par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, etc.

HOMÉLIE XXV. C'EST PAR LA FOI QU'ABRAHAM OFFRIT SON FILS ISAAC, LORSQUE DIEU LE VOULUT TENTER, ET QU'IL LUI OFFRIT SON FILS UNIQUE, LUI QUI AVAIT REÇU LES PROMESSES DE DIEU. (CHAP. XI, 17-19.)
 

555
 
 

Analyse.
 
 

1. L'orateur, suivant à la lettre trois phrases de saint Paul, fait ressortir avec éclat la foi d'Abraham, foi dans sa vocation, foi dans le sacrifice d'Isaac.

2. Source de tous les biens, la vertu nous met au-dessus de tons les maux : chrétiennement parlant surtout, il vaut mieux souffrir une injustice que de la commettre.

3. La vérité nous enseigne le respect de notre dignité. — C'est s'abaisser que de répondre à une injure.

4. Le respect de notre dignité nous défend de pactiser avec un chrétien criminel; nous ne devons pas même accepter sa table elle est souillée. — Idées neuves et hardies.
 
 

1. Elle est grande, en effet, la foi d'Abraham. Jusqu'ici Abel, Enoch, Noé, n'ont eu qu'à combattre leur raison, n'ont dû abaisser et vaincre que le raisonnement humain. Abraham, au contraire, doit non-seulement triompher de toutes les raisons que suggère à l'homme son intelligence , mais montrer une foi plus étonnante encore. Pour lui, les promesses de Dieu semblent combattre les ordres de Dieu, la foi est aux prises avec la foi, Dieu avec Dieu. Rappelons-nous un premier exemple. Le Seigneur lui a dit : « Sors de ta patrie et de ta  famille, et je te donnerai cette terre » (Gen. XII, 1); et loin de lui accorder un héritage en ce pays, il ne lui en donna pas même l'espace que mesure le pas d'un homme. voyez-vous comme l'événement contredit la. promesse? — Une seconde fois Dieu lui dit : « C'est en Isaac que votre postérité vivra ». (Genès. XXI,12.) Abraham le croit, quand tout à coup Dieu donne cet ordre: Sacrifie-moi ce fils, dont la postérité devait remplir le monde entier. Voyez-vous cette contradiction entre l'ordre donné et les promesses? Oui, Dieu commande tout le contraire de ce qu'il a promis, et cependant ce juste ne sourcille pas, et ne répond pas qu'on l'a donc trompé!

Vous autres chrétiens, vous ne pouvez pas prétendre que Dieu vous ait promis la tranquillité et qu'il vous ait donné l'affliction ; Dieu, pour vous,accomplit ce qu'il vous a prédit; et comment? Ecoutez-le: « Vous aurez l'affliction dans ce monde. Celui qui ne prend pas sa croix et ne me suit pas, n'est point digne de moi. Celui qui ne hait pas sa vie ne la trouvera point; celui qui ne renonce pas à vous ses biens pour me suivre, n'est pas digne de moi. Vous serez conduits à causé de moi devant les rois et les préfets. Les ennemis de l'homme se trouveront surtout dans sa famille». (Jean, XVI, 33; Matth. X, 38, 18, 36; Luc, XIV, 26, 3.3.) Et de fait, ici-bas; tout est affliction; ailleurs, c'est-à-dire dans la vie future, sera la paix et le repos. Abraham, au contraire, reçut l'ordre de faire lui-même tout l'opposé des divines promesses; et dans cette position si étrange, il n'éprouve ni trouble, ni hésitation, ni même la tentation de se croire trompé. En revanche, vous êtes bouleversés, alors que vos épreuves n'ont rien de contraire aux promesses de Dieu. Le patriarche entend un langage qui dément une prophétie heureuse; et il entend se contredire l'auteur même de la promesse; il ne se trouble pas, il va obéir, comme si tout s'accordait. C'est qu'en effet l'accord existait : les deux paroles divines se combattaient selon l'humaine raison; mais la foi les mettait d'accord. Et comment? L'apôtre lui-même nous l'a enseigné, en disant : «Abraham était persuadé que Dieu pouvait le ressusciter d'entre les morts», comme s'il disait : La même foi qui lui fit croire que Dieu lui donnerait son enfant encore dans le néant, lui persuadait que Dieu le ressusciterait d'entre les morts; il était certain que son fils même immolé revivrait. A n'écouter que la raison humaine, les deux faits étaient, tout simplement, également incroyables : l'un qui lui annonçait qu'un fils naîtrait d'un sein épuisé par la vieillesse, déjà mort, et tout à fait infécond; l'autre qui lui montrait la résurrection possible de sort fils immolé. Or, il crut les deux choses avec une égale fermeté, parce que la foi au premier événement préparait à la croyance au second miracle.

Toutefois, remarquez une circonstance : Abraham vit d'abord le fait heureux de cette naissance bénie; l'épreuve et le malheur suivirent et éprouvèrent sa vieillesse. C'est là ce qu'il faut faire observer à ceux qui osent dire : Dieu ne nous a promis le bien qu'après notre mort seulement; peut-être nous a-t-il trompés! On nous révèle ici que Dieu peut ressusciter même d'entre les morts. Que s'il a cette puissance de rappeler de la mort même, il peut aussi remplir tous ses engagements. Et si Abraham, il y a tant de siècles, a cru que Dieu possède ce pouvoir de ressusciter d'entre les morts, combien plus devons-nous en être assurés! Voyez-vous ici la preuve de ce que j'ai avancé déjà, c'est-à-dire, qu'à peine la mort était-elle entrée dans le monde, aussitôt Dieu jeta dans, !e coeur de l'homme l'espérance de la résurrection, et qu'il lui en donna la persuasion certaine, à ce point que recevant l'ordre d'immoler un enfant, dont il croyait que la postérité remplirait le monde, Abraham était prêt à accomplir ce sacrifice?

Une autre leçon nous est donnée par ce texte que rappelle saint Paul : « Dieu tenta la foi (556) d'Abraham ». Quoi donc? Dieu ignorait-il le courage et la droiture de ce grand homme? Il les connaissait assurément. Dès lors, pourquoi les mettre a l'épreuve? Ce n'était pas pour apprendre lui-même la vertu du patriarche, mais pour en révéler au monde l'étonnante grandeur. L'apôtre montre encore aux Hébreux une des causes de nos épreuves, afin qu'ils n'aillent pas regarder la tentation comme une marque d'abandon de Dieu. De nos jour:, la tentation ne peut manquer à personne. Un nombre infini de persécuteurs nous tendent des piéges de toutes parts; mais alors ces persécutions n'existaient pas : si donc l'épreuve n'était utile, pourquoi en imaginer une pour ce patriarche? Car cette tentation d'Abraham lui vint directement par ordre de Dieu. Jusque-là sa Providence se contentait de les permettre; à cette heure, elle les commandait elle-même. Si donc la tentation est tellement l'école des parfaits, que Dieu, sans autre motif, veut ainsi exercer ses champions favoris, à bien plus forte raison devons-nous maintenant supporter tout avec courage. Saint Paul s'exprime ici avec quelque emphase, lorsqu'il dit que ce fut « par la foi qu'il offrit Isaac, lorsque Dieu voulut le tenter» ; il n'avait pas d'autre cause pour se déterminer à un pareil sacrifice.

Et poursuivant son idée : on ne pouvait prétendre, dit-il, que ce patriarche eût un autre fils, dans lequel il attendît l'accomplissement des promesses, et que cette pensée lui donnât plus de confiance à offrir Isaac; « car c'était son fils unique qu'il sacrifiait, c'était celui qui avait obtenu les promesses de Dieu ». Comment, son fils unique? Et Ismaël, de qui donc était-il fils ? — C'était, vous dis-je, son fils unique pour ce qui regardait les promesses. Aussi après avoir rappelé son nom d'Isaac, l'Ecriture ajoute « son unique enfant », montrant que c'était de lui qu'il avait été dit : « La race qui portera votre nom, sera celle qui naîtra d'Isaac ».

Voyez-vous combien saint Paul admire la foi du saint patriarche? Dieu lui a dit, remarque-t-il, qu'Isaac seul continuera sa race; et ce fils, il l'offre en sacrifice. Mais peut-être va-t-on s'écrier qu'il fait là un acte de désespoir, et qu'en exécutant cet ordre, il abjure sa foi ? Non, car l'apôtre nous enseigne que la foi lui inspire ce courage ; il nous répète qu'il ne cesse d'avoir foi à cette seconde prophétie de Dieu, bien qu'elle partit contredire une prophétie précédente. Cette contradiction, en effet, n'existait pas. Abraham qui ne mesurait pas la puissance de Dieu sur les raisonnements humains, s'en rapportait eu tout à la foi seule. Aussi saint Paul n'a pas craint de dire que le patriarche supposait à Dieu assez de puissance pour ressusciter un mort.

« Et ainsi », conclut-il, «Isaac lui fut rendu comme en figure ». Et comment? c'est qu'un bélier fut immolé, et Isaac sauvé. Il le retrouva donc, grâce à ce bélier qu'il sacrifia en sa place. Tout cela était une figure prophétique du Fils de Dieu qui a été immolé pour nous.

Or, considérez avec moi la bonté infinie de Dieu. ! s'agissait de donner aux hommes une grâce admirable; Dieu n'en veut pas faire le don à titre gratuit, il préfère paraître acquitter une dette. Il détermine donc l'homme à sacrifier son fils, pour le bon plaisir de Dieu, afin de n'avoir pas l'air, ce grand Dieu, de faire beaucoup, lorsqu'il livrera, lui aussi, son Fils adorable; de sorte que l'homme lui ayant donné l'exemple le premier, Dieu ne semble plus faire une grâce, mais payer une dette . Ainsi agissons-nous, nous aussi, à l'égard de nos amis : nous voulons recevoir d'eux n'importe quel présent, pour avoir le droit de leur tout donner; afin d'être ainsi plus fiers d'avoir été obligés, que d'avoir été nous-mêmes généreux; aussi ne disons-nous pas alors : Je lui ai donné ceci; mais: J'ai reçu de lui tel présent.

Le patriarche, dit l'apôtre, le reçut donc en figure, le retrouva grâce à une victime représentative, par ce bélier qui était comme la figure d'Isaac; ou bien encore, il le retrouva après une mort figurée et représentée en son fils bien-aimé; car ce père étonnant avait consommé son sacrifice dans sa volonté, et, dans son coeur, avait immolé Isaac, qui lui fut rendu en récompense de ce courage.

2. Voyez-vous démontrée ici la vérité que j'aime à redire toujours? Oui, quand nous avons fait preuve d'une bonne volonté parfaite, quand nous avons montré le mépris des choses terrestres, alors, et pas auparavant, Dieu nous donne les biens de la terre; il ne veut pas que déjà trop liés à ce bas monde, nous y soyons plus attachés encore en recevant trop vite un tel présent. Brisez vos fers avant tout, semble-t-il dire, et puis vous recevrez, et mon présent ne vous sera pas fait comme à un esclave, mais comme à un homme maître de soi. Méprisez les richesses, et vous serez riche. Méprisez la gloire, et vous serez glorieux. Méprisez le repos et la tranquillité, et l'un et l'autre vous seront donnés; et en les recevant, vous rie les accepterez pas par grâce comme un captif, ou comme un esclave, mais comme un homme libre.

Quand un petit enfant désire quelques jouets de son âge, comme une balle, ou toute autre bagatelle, nous les lui cachons, parce que ces objets pourraient lui faire oublier des devoirs nécessaires. Mais ne désire-t-il plus, méprise-t-il ces jouets, nous les lui donnons avec assurance, sachant qu'ils ne peuvent plus lui faire tort, puisqu'il n'en a plus ce désir qui l'aurait détourné de ses devoirs. Ainsi lorsque Dieu voit que nous ne convoitons plus les biens d'ici-bas, il nous en accorde la jouissance; car, dès lors, nous les possédons comme des hommes faits, des hommes libres, et non plus comme des enfants.

Dédaignez-vous, par exemple, de tirer vengeance de vos ennemis t vous l'obtenez. Ecoutez plutôt la divine parole : « Si votre ennemi a faim, donnez-lui à manger; s'il a soif, donnez-lui à boire ». Et en retour : « Si vous faites ainsi, vous amasserez sur sa tête des charbons de feu » . (Rom. XII, 20.) Méprisez-vous les richesses? Vous y parviendrez, au témoignage même de Jésus-Christ « Tout homme qui abandonnera père, mère, maison, frère, recevra le centuple, et possédera la vie éternelle ». (Matth, XIX, 29.) Méprisez-vous la gloire, vous l'obtiendrez: Ecoutez encore (557) Jésus-Christ: «Que celui qui veut être le premier parmi vous, soit le dernier »; et encore: « Qui s'abaisse, sera élevé». (Matth. XX, 26; XXIII, 12.) Que dites-vous, O mon Dieu? Si je donne à boire à mon ennemi, je le punis alors? Si j'abandonne toute propriété humaine, je deviendrai grand ? si je m'humilie, je serai élevé?- Certainement, répond le Seigneur. Ma puissance est telle que j'arrive au but par les contraires. Je suis riche, et capable de diriger les événements. Ne craignez pas. Ma volonté, loin de se mettre à la remorque des lois de la nature, les mène à son gré. Je suis le moteur souverain de toutes choses, et aucune n'agit sur moi; aussi puis-je les changer et les transformer. Et pourquoi vous étonner de ma puissance dans le monde matériel ? En tout et toujours vous la trouverez semblable. Faites tort, le tort retombera sur vous; subissez l'injustice, l'injustice ne vous a pas atteint. La vengeance que vous Vous permettez, vous croyez l'avoir tirée d'un autre, et c'est vous-même que vous frappez ! « Car celui qui aime l'iniquité », dit le Seigneur, « hait son âme » : (Ps. XXIX, 24.) Voyez-vous comme le mal ne tombe pas ailleurs que sur vous seul ? C'est pourquoi saint Paul dit : « Pourquoi ne souffrez-vous pas plutôt l'injustice? » (I Cor. VI, 7.) Donc souffrir une injustice, ce n'est pas essuyer un dommage. Vous lancez l'outrage au prochain, et c'est sur vous qu'il retombe.

Bien des gens, au reste, le savent; on les entend se dire dans une dispute . « Il est temps de nous a retirer, vous vous déshonorez! » Pourquoi? C'est qu'entre vous et l'homme outragé par vous, la différence est grande. Plus vous l'accablez d'insultes, plus il en tire gloire. Que telle soit notre conviction en toutes choses, et nous deviendrons supérieurs aux outrages. Comment? Vous allez le comprendre. Supposé que nous soyons en lutte contre celui qui porte la pourpre, et que nous lui lancions l'outrage : nous penserons à bon droit nous déshonorer ! En effet, nous méritons immédiatement le mépris public : vous l'avouez, n'est-ce pas? Comment donc, vous citoyen du ciel, possédant cette sagesse qui surpasse tout, comment allez-vous compromettre votre honneur en disputant avec un homme dont toutes les idées sont charnelles et terrestres ? Car possédât-il d'incalculables richesses, fût-il investi de la puissance, il ne connaît pas, lui, votre inestimable trésor. Gardez donc de vous couvrir de déshonneur en prétendant le déshonorer. Epargnez non pas cet homme, mais vous même. Honorez-vous vous-même, et non pas lui. N'est-ce pas un proverbe, que l'on s'honore en honorant les autres? Et c'est vrai; l'honneur rendu va moins au prochain qu'à vous. Ecoutez une parole du Sage: « Faites honneur à votre âme autant qu'elle le mérite ». (Ecclés. X, 31.) Qu'est-ce à dire, autant qu’elle-même le mérite? Que si l'on vous vole, vous ne voliez pas; si l'on vous outrage, vous n'outragiez pas ! Dites-moi plutôt : si un pauvre ramassait un peu de boue jetée hors de votre maison, lui feriez-vous un procès en restitution ? Non, certes. Et pourquoi? de peur de vous déshonorer et de      vous voir condamner par tout le monde. C'est ce qui arrive au cas présent. Il est bien pauvre, l'homme riche; il est d'autant plus véritablement pauvre, que ses richesses sont plus grandes. L'or qu'il vous ravit n'est qu'un peu de boue jetée dans votre cour, et non vraiment placée dans votre maison ; car votre maison, c'est le ciel. Si donc pour si peu de chose vous disputez, vous plaidez, les citoyens des cieux ne devront-ils pas vous condamner et vous bannir de leur patrie , vous si bas, si vil, si abject, que pour un peu de boue vous alliez combattre? Eh! le monde entier fût-il à vous, si quel,qu'un vous le volait, vous n'auriez qu'à lui tourner le dos !

3. Ignorez-vous qu'en mettant en balance dix mondes comme celui-ci, ou même cent, dix mille, vingt mille univers, ils ne pèseraient pas autant que la moindre partie des biens que le ciel nous garde ? Admirer la terre et ses richesses, c'est déshonorer les célestes trésors; puisque c'est estimer les unes dignes d'être comparées aux autres qui les surpassent infiniment. Il y a plus, c'est se refuser à admirer ceux-ci; comment, en effet, leur réserver quelque part de votre admiration, lorsque ceux-là l'ont ravie jusqu'à vous mettre hors de vous-même. Ah! tranchons, trop tard sans doute, mais tranchons enfin ces cordes et ces lacs indignes qui ne sont après tout, que des choses terrestres. Combien de temps encore serons-nous courbés, sans regarder au-dessus de nos tètes? Combien de temps nous ferons-nous une guerre de surprises, comme les bêtes fauves, comme les poissons ? Que dis-je ? les bêtes fauves ne font pas la guerre à ceux de leur espèce, mais aux espèces étrangères. L'ours ne tue pas l'ours ; le serpent ne détruit pas le serpent; chacun d'eux respecte dans les autres sa famille. Et voici une créature de même espèce que vous, partageant tous vos droits, ayant avec vous même sang, même intelligence, même connaissance de Dieu, communauté complète de nature enfin : et c'est vous qui la tuez et la précipitez dans des anaux innombrables! Je le veux ; vous ne la percez pas avec un glaive, vos mains ne se plongent pas dans sa poitrine ouverte ; mais vous faites pire que cela en lui créant de mortels et perpétuels ennuis en la tuant, vous l'auriez délivrée de soucis. Mais aujourd'hui vous la jetez comme une proie à la faim, à la servitude, aux amertumes de tout genre, à tous les péchés.

Je le dis et ne cesserai de le dire, non certes pour vous déterminer à l'assassinat, ni pour engager à des crimes moindres que le meurtre, mais pour vous ôter la confiance où vous êtes que Dieu n'aura pas à vous punir. « Celui », dit le Sage, « qui enlève au prochain le pain et la nourriture, devient son meurtrier ». (Ecclés. XXXIV, 24.) Donc arrêtons nos mains, je vous en conjure, ou plutôt étendons-les pour la justice, non par conséquent pour amasser encore par avarice, mais pour verser l'aumône. N'ayons pas une main stérile ni desséchée. Elle est desséchée, la main qui ne fait point l'aumône ; elle est exécrable et impure, celle qui amasse par avarice. Ne mangez pas avec ces mains souillées, vous feriez honte aux convives.

Dites-moi plutôt, je vous prie. Une personne (558) nous a fait asseoir à sa table au milieu de tapis et de riches couvertures, de tissus de fin lin brodés d'or, dans un splendide appartement; il déploie le luxe d'un personnel nombreux de domestiques empressés; le couvert est en or et en argent; les mets de tout genre et très-rares chargent la table ; il nous invite à manger, et voilà que nous le voyons apporter des mains souillées de boue et d'ordure, et s'asseoir auprès de nous je vous le demande, qui donc supporterait le supplice d'un tel voisinage ? Qui ne se croirait déshonoré ? Tout le monde, j'imagine, éprouverait ce sentiment, et reculerait d'horreur. Et maintenant vous voyez des mains pleines de boue et qui, par là même, souillent les aliments qu'elles touchent, et vous ne fuyez pas ? Et vous ne blâmez même pas ? Et si vous rencontrez cette impudence dans un homme constitué en dignité, vous tenez sa présence à honneur, et vous perdez votre âme en goûtant ces mets abominables ! Car l'avarice est pire que la boue la plus infecte ; elle salit corps et âme, elle rend l'un et l'autre bien difficiles à purifier. Et vous qui voyez votre hôte couvert de cette fange, qui souille et remplit ses yeux, ses mains, sa maison, sa table; car les aliments qu'il offre sont plus hideux et plus dégoûtants que l'ordure et que tout ce qu'il y a de plus immonde; et vous vous trouvez simplement très-honoré, et vous vous promettez bien des délices; et vous ne respectez pas même la défense de saint Paul,. qui nous permet, facilement de nous asseoir, si nous voulons, à1a table des païens, tandis qu'il ne nous permet pas même le désir de goûter à celle des avares et de ceux qui s'enrichissent aux dépens du prochain. Il dit, en effet : « Fuyez celui qui s'appelle frère entre vous, si c'est un fornicateur », désignant ici simplement par frère, tout fidèle, et non pas un moine. Car qu'est-ce qui fait la fraternité ? C'est le bain de la régénération, en vous donnant droit de donner à Dieu le nom de Père. Pour cette raison, un catéchumène, fût-il moine, n'est pas un frère; tandis qu'un fidèle, fût-il mondain et séculier, est frère. « Si donc », dit saint Paul, « celui qu'on nomme frère » : or, vous savez qu'à l'époque de l'apôtre, il n'y avait pas même vestige de moine; c'est donc aux gens du monde et du siècle que s'adressaient toutes les paroles du saint : « Si celui « qu'on nomme votre frère, est fornicateur, ou« avare, ou ivrogne, vous ne prendrez pas même « votre nourriture avec un homme de cette espèce ». Il n'est pas aussi sévère avec les grecs ou gentils : « Si un infidèle vous invite et qu'il vous plaise d'y aller, mangez tout ce qu'on vous donnera » (I. Cor. V, 11 ; X, 27); tandis qu'il nous exclut de chez un frère dès qu'il est ivrogne.

4. Admirez l'exactitude et la précision de son langage ! Mais nous, non contents de ne pas fuir les ivrognes; nous allons les trouver, heureux de partager ce qu'ils voudront bien nous offrir. Aussi, tout va à la dérive, tout est bouleversé, confondu, perdu ! Car enfin, répondez-moi. Qu'un chrétien de cette espèce vous invite à un repas, vous qu'on regarde comme pauvre, vil et abject; si vous avez le courage de lui dire Comme ce que vous m'offrez n'est que le fruit de votre avarice, je ne m'abaisserai pas à souiller mon âme ! A ce langage, ne va-t-il pas rougir de honte ? Cela suffirait pour le corriger et lui donner l'idée qu'il est malheureux à cause de ses richesses mêmes; votre pauvreté ferait son admiration, s'il se voyait méprisé par vous de si grand coeur. Au contraire, hélas ! nous sommes devenus les esclaves des hommes, bien que Paul ne cesse de nous crier partout moyen : « Ne devenez pas les esclaves des hommes ! » (I. Cor. VII, 23.) Et pourquoi sommes-nous dans cette honteuse servitude à leur égard? C'est que nous sommes les esclaves de notre ventre, de l'argent, de la gloire, de tous les faux biens, et que pour eux nous livrons la sainte liberté que nous tenons de Jésus-Christ. Or, quel sort enfin doit attendre l'esclave, dites-moi ? Jésus-Christ vous l'apprend : «L'esclave ne demeure pas éternellement dans la maison ». (Jean, VIII, 35.) Voilà un arrêt clair et absolu qui l'exclut du royaume des cieux; car c'est là la maison de Dieu, d'après lui-même : « Il y a », dit-il, « plusieurs demeures dans la maison de mon Père ». (Jean, XIV, 2.) L'esclave ne demeurera donc point éternellement dans sa maison ; et l'esclave, d'après Jésus-Christ, c'est l'esclave du péché; et celui qui ne demeure pas éternellement dans sa maison, éternellement demeure en enfer, sans plus garder aucune consolation.

Hélas ! les choses en sont venues à un tel degré d'improbité et de vice, que des- richesses criminelles mêmes se donnent en aumônes, et qu'on les reçoit à ce titre. Aussi la liberté du reproche est morte, nous n'avons plus le droit de blâmer qui que ce soit. Ah ! désormais, nous du moins, sachons, par notre libre parler, éviter la tache qui en résulte pour notre ministère; et vous qui pétrissez cette fange, cessez un métier ruineux, maîtrisez votre appétit en l'éloignant de pareils banquets, et peut-être aurons-nous quelque moyen d'apaiser la colère de Dieu, et de gagner les biens promis. Puissions-nous tous y parvenir par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui soient, avec le Père et le Fils, gloire, empire, honneur, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XXVI. C'EST PAR LA FOI QU'ISAAC DONNA A JACOB ET A ÉSAÜ UNE BÉNÉDICTION QUI REGARDAIT L'AVENIR. C'EST PAR LA FOI QUE JACOB BÉNIT LES ENFANTS DE JOSEPH, ETC. (CHAP. XI, 20-28.)
 

Analyse.
 
 

1. Exemple de Jacob, qui, comme juste, a connu l'avenir chrétien, ou du moins la future histoire de ses arrière-neveux. —La tristesse fut le lot de Jacob ; la mélancolie fait le fond du chrétien.

2. La foi de Joseph, entre autres choses, lui inspire de recommander qu'on emporte ses os dans la terre promise. — Faut-il s'occuper d'avance de sa sépulture ? Réponse sublime. à celte question.

3. La foi des parents de Moïse brave les édits d'un roi cruel. — Exemples plus communs qui mettent la vertu à notre portée. — Exemple de Moïse affrontant spontanément le mépris pour le salut de ses frères; idée sublime réalisée par Jésus-Christ.

4 et 5. L'humilité élève au-dessus d'un roi vainqueur les captifs de Babylone. — L'humilité élève jusqu'au rang divin le prophète Daniel. — Digression bizarre. — L'orateur se pose une question et dit qu'il ne la résoudra pas. — Puis il en donne une solution. — Nous croyons que les sténographes auxquels nous devons ces homélies ont été peu fidèles quelquefois, surtout ici.
 
 

1. « Bien des justes et des prophètes », disait Notre-Seigneur, « ont désiré voir ce que vous voyez, et ne l'ont pas vu ; entendre ce que vous entendez et ne l'ont point entendu ». (Matth. XIII,17.) Les justes ont-ils donc connu toutes les choses à venir ? Certainement. Car si- le Fils. de Dieu ne se révélait pas encore à cause de la faiblesse des hommes qui ne pouvaient le recevoir encore, il devait se révéler du moins à ceux qui le méritaient par leur vertu. Saint Paul nous affirme lui-même en ce passage que ces justes savaient l'avenir, c'est-à-dire la résurrection de Jésus-Christ. C'est le sens de sa parole ici : en effet, si ce n'est pas ainsi que l'on veut entendre l'avenir dont il est ici question, il faut alors l'interpréter dans le sens d'un avenir terrestre. Mais alors comment un exilé pouvait-il s'arrêter à des bénédictions purement temporelles? Autre objection : Si c'est une bénédiction temporelle que Jacob a reçue, pourquoi n'en a-t-il pas obtenu l'effet? Vous savez en effet que l'on peut dire au sujet de Jacob, ce que j'ai dit d'Abraham : à savoir qu'il ne recueillit point les fruits de la bénédiction, mais qu'ils passèrent à sa postérité. Pour lui-même, il ne jouit de l'avenir que par la foi et qu'en espérance. Son frère Esaü posséda bien plus que lui les fruits temporels de la bénédiction de son père. Car Jacob, lui, passa tour à tour à travers toutes les épreuves : servitude et vie mercenaire, périls et embûches, déceptions et terreurs,c'est l'histoire de toute sa vie, qui lui permit de dire en répondant aux questions de Pharaon : « Mes jours ont été courts et mauvais ». (Gen. XLVII, 9.) Et cependant Esaü vivait en pleine sécurité, il possédait une grande puissance, jusqu'à faire trembler Jacob. Où donc celui-ci moissonna-t-il enfin les bénédictions, sinon dans l'avenir véritable et céleste ?

Vous voyez que de tout temps les méchants ont été en possession des biens présents, et que les justes ont eu un sort tout contraire. Les heureux, parmi ceux-ci, ne sont que de rares exceptions. Ainsi Abraham était juste, et il fut cependant largement partagé du côté des biens terrestres, mais non sans un mélange d'afflictions et d'épreuves. Il avait des richesses à la vérité, mais tout le reste pour lui n'était que tribulations. Et de fait, un juste, si riche qu'il soit, ne peut jamais manquer de chagrin. S'attendant à subir les pertes temporelles, à souffrir l'injustice, à subir bien d'autres ennuis, il vit nécessairement et toujours dans l'affliction ; et lors même qu'il jouit de sa fortune, il n'en jouit pas saris une vertu laborieuse. Pourquoi ? C'est qu'il a toujours une mélancolie, une tristesse intime. Si donc les justes alors vivaient déjà dans la tristesse, combien plus ceux d'aujourd'hui !

« C'est par la foi qu'Isaac donna à Jacob et à Esaü une bénédiction qui regardait l'avenir (20) ». Esaü était l'aîné, et le père préféra Jacob, comme plus vertueux. Voyez-vous encore l'effet de la foi ? D'où venait, à ce père, la confiance de promettre tant de biens à ses fils, sinon parce que lui-même croyait fermement en Dieu ? « C'est par la foi que Jacob mourant, bénit chacun des enfants de Joseph ». Il faudrait ici rapporter d'un bout à l'autre ces bénédictions, pour montrer clairement et la foi de Jacob et son esprit prophétique. — « Et il s'inclina profondément devant son bâton de commandement (21) ». L'apôtre nous révèle que Jacob avait une telle foi à l'avenir, qu'il témoignait cette foi non-seulement par des paroles, mais par un acte symbolique. Comme une seconde royauté, celle d'Israël devait trouver un jour son chef dans la tribu d'Ephraïm ; pour cette raison Jacob adora le sceptre de commandement, de son fils. Comprenez que, malgré sa vieillesse, il s'humiliait devant Joseph, symbolisant d'avance le peuple entier qui devait un jour se prosterner devant lui. Ce fait s'était déjà réalisé, quand il fut adoré par ses frères; il devait se réaliser plus tard encore par l'histoire des dix tribus. Voyez-vous comme il prédisait un lointain avenir ? Voyez-vous quelle était la foi des patriarches, et comment ils croyaient à l'avenir ?

Vous trouvez dans l'Ecriture tantôt des (559) exemples d'une patience destinée ici-bas à souffrir sans jamais jouir : tels furent Abraham et Abel; tantôt, vous admirez, comme en Noé, des modèles de la foi en Dieu et en sa Providence rémunératrice. Car le mot de « foi » présente des acceptions différentes, et signifie tantôt une chose, tantôt. l'autre. Dans le fait de Noé, la foi s'allie à l'idée de récompense, à l'espérance qu'il y aura des retours heureux, mais qu'il faut combattre avant d'être récompensé. Les événements de la vie de Joseph appartiennent à la foi pure, du moins pour la promesse si expresse de Dieu faite à Abraham : « Je vous donnerai cette terre ainsi qu'à vos descendants ». Joseph la connaissait, cette promesse; et bien que résidant sur une terre étrangère, bien qu'il ne vit point se réaliser la prédiction, loin de se permettre le découragement, il eut la foi assez ferme et forte pour annoncer la sortie de l'Egypte, et commander qu'on emportât ses os hors de ce pays. Non content de croire pour son compte personnel, il redoublait la foi dans ceux de sa famille, voulant qu'ils se souvinssent toujours de leur sortie prochaine, et leur parlant même, au sujet de sa dépouille mortelle, avec la persuasion intime de ce grand événement, puisque sans cette attente qu'il leur donnait de la sortie d'Egypte, il n'aurait pas fait une semblable recommandation.

C'est, au reste, la réponse à l'objection que font quelques personnes : Voyez, disent-elles, que les justes eux-mêmes se sont occupés de leur monument funèbre ! — Ils s'en sont occupés pour la raison que j'ai dite, et non autrement. Ils savaient « que la terre et toute sa plénitude appartiennent au Seigneur ». (Ps. XXIII, 1.) Moins que personne, il ignora cette vérité, le patriarche qui vécut dans les plus hautes régions de la sagesse, et qui d'ailleurs passa presque toute sa vie en Egypte, d'où par conséquent il aurait pu sortir et regagner son pays, et non pas y rester avec des pleurs, des larmes et des regrets; et moins encore y faire venir son père. Pourquoi, au contraire, n'y voulait-il pas même laisser sa propre dépouille mortelle? N'est-ce pas uniquement pour cette raison de foi ?

2. Répondez-moi, d'ailleurs. N'est-il pas vrai que les os de Moïse furent déposés dans une terre étrangère? Que nous ne savons pas même où sont ceux d'Aaron, de Daniel, de Jérémie, de plusieurs apôtres? On connaît, en effet, les tombeaux de saint Pierre, de saint Paul, de saint Thomas; et des autres, bien plus nombreux, on ne sait rien de leur sépulcre. Aussi ne nous affligeons point pour ce sujet. n'ayons pas l'esprit assez étroit, ni le coeur assez faible pour nous soucier de cela. Quel que doive être le lieu de notre sépulture, « la terre et sa plénitude appartiennent au Seigneur ». Il n'arrive que ce qui doit arriver. Tant de pleurs, de sanglots et de larmes sur ceux qui rie sont plus, n'ont leur source que dans la bassesse de l'âme.

« C'est par la foi que Moïse après sa naissance fut tenu caché pendant trois mois par ses parents (23) ». Ces justes, vous le voyez, n'espéraient qu'après leur mort l'accomplissement des promesses de Dieu, et leurs espérances n'ont pas été trompées. C'est la réponse à l'objection de quelques. personnes qui disent : Les promesses qu'ils ne virent point remplies de leur vivant, le furent après leur mort, sans doute : mais ils ne croyaient pas qu'elles dussent s'accomplir après leur trépas. — Alors, pourquoi Joseph n'a-t-il pas dit: Quoi! ni moi-même pendant ma vie, ni mon père, ni mon aïeul dont, surtout, Dieu aurait dû respecter la vertu, nul d'entre nous n'a reçu la terre promise ! Comment croire qu'il daignera donner à leurs fils coupables ce qu'il n'a pas daigné octroyer à des ancêtres si saints? Non, Joseph ne tint pas ce langage ; sa foi sut vaincre et dominer toute objection.

Saint Paul, jusqu'ici, a parlé d'Abel, de Noé, d'Abraham, de Jacob, de Joseph, personnages remarqués, admirables, glorieux. Pour mieux encourager les Hébreux, il va chercher ses preuves jusque dans d'autres personnes qui n'eurent rien de remarquable. Que des hommes merveilleux aient tant souffert, en effet, que les Hébreux se soient montrés inférieurs à de si grands modèles, ce n'est pas chose étonnante. Ce qui est grave, c'est qu'ils se soient placés au-dessous de personnes sans nom et sans gloire. Et l'apôtre commence par le père et la mère de Moïse, lesquels n'avaient rien de remarquable, rien qui approchât de ce que fut leur fils. Saint Paul renchérira encore et prouvera l'absurdité de leur manque de foi, en citant l'exemple contraire de veuves et de femmes de mauvaise vie. « C'est par la foi », dira-t-il, « que Rahab, femme débauchée, ne périt point avec les incrédules, parce qu'elle reçut et sauva les espions de Josué ». Enfin, l'apôtre rappelle le salaire, non de la foi seulement, mais aussi de l'infidélité, comme dans l'histoire de Noé.

Mais nous avons à revenir sur le fait des parents de Moïse. Un ordre de Pharaon commandait de mettre à mort tous les enfants mâles, et aucun n'échappait au trépas. Comment donc ceux-ci espérèrent-ils sauver leur fils? Par la foi. Et par quelle foi? Ils virent, a dit l'Ecriture, la beauté extraordinaire de cet enfant. Sa vue suffit pour leur donner la foi : tant dès le berceau, et jusque dans les langes, ce juste naissant avait reçu de grâces, non pas de la nature, mais de Dieu. Voyez plutôt l'enfant, dès sa naissance, se fait remarquer non par la laideur ordinaire, mais par une extrême beauté. Et qui l'a produite? Ce n'est pas la nature, mais la grâce de Dieu, laquelle réveilla aussitôt la pitié dans le coeur de la fille d'un roi d'Egypte, lui donnant même le courage de prendre et d'aimer comme son fils cet enfant étranger.

Cependant quel était le fondement de la foi chez les parents de Moïse ? Etait-ce une merveille si grande que la beauté d'un enfant? Mais vous, ô Hébreux, vous croyez d'après des faits, et d'autres  preuves solides: Quand vous avez souffert avec joie le pillage de vos biens et d'autres maux, c'est par la foi que vous l'avez enduré. Toutefois, après ces preuves de foi, les Hébreux étaient retombés dans le découragement. Aussi l'apôtre leur fait remarquer, dans les parents de Moïse, une foi plus large, plus persévérante, semblable à celle (561) d'Abraham, capable de croire des choses contradictoires en apparence. « Ils ne craignirent pas », dit-il, « l'édit du roi ». Et cependant cet édit s'exécutait cruellement; leur foi, au contraire, n'était qu'une attente sans motif et sans preuve. Voilà l'exemple des parents de Moïse : et lui-même n'y fut pour rien alors; mais l'apôtre va nous montrer aussitôt le grand exemple du fils aussi, qui dépasse de beaucoup celui des parents

« C'est par la foi que Moïse devenu grand, renonça à la qualité, de fils de la fille de Pharaon, et qu'il aima mieux être affligé avec le peuple de Dieu, que de jouir du plaisir si court qui se trouve dans le péché ; jugeant que l'ignominie de Jésus-Christ était un plus grand trésor que toutes les richesses de l'Égypte, parce qu'il envisageait la récompense (24-26) ». L'apôtre semble dire aux Hébreux : Personne d'entre vous n'a quitté un palais, et un palais glorieux, et des trésors immenses ; nul parmi vous n'a méprisé, comme Moïse, l'honneur dé pouvoir être le fils d'un roi. Et pour montrer que Moïse a quitté tout cela, non par hasard ou sans réflexion, saint Paul dit: « Moïse y renonça », c'est-à-dire, il prit ces grandeurs en haine et leur tourna le dos. Car, en face du ciel que Dieu lui proposait, t'eût été folie que d'admirer la cour d'Égypte.

3. Et voyez comme saint Paul met tout en lumière. Il ne dit pas que Moïse ait préféré aux trésors des Egyptiens et comme fortune plus belle, le ciel et les biens qu'il nous garde ; mais qu'il leur a préféré, quoi donc? l'ignominie de Jésus-Christ ; pour lequel il a choisi d'être accablé d'opprobres, plutôt que de vivre dans le repos et la tranquillité d'esprit. Cette conduite portait déjà avec elle-même sa noble récompense. — « Préférant être affligé avec le peuple de Dieu ». Vous, Hébreux, vous souffrez pour vous personnellement; mais lui, c'est par choix et pour les autres; c'est de sa volonté et par goût qu'il s'est jeté lui-même en des périls si nombreux, lorsqu'il lui était permis de vivre religieusement et de jouir en même temps du bien-être. « Plutôt que de jouir du plaisir si court qui se trouve dans le péché ». Le péché, selon l'apôtre, était de renoncer à souffrir avec les autres; du moins, Moïse y vit un péché. Si ce grand homme regarda comme un crime de ne point prendre courageusement part à l'affliction commune, l'affliction est donc un grand bien. Il s'y précipita, des splendeurs mêmes d'un palais, et il agit ainsi en prévision de certaines grandes choses, que nous révèlent les paroles qui suivent : « Jugeant que l'ignominie de Jésus-Christ « était un plus grand trésor que toutes les riches« ses des Egyptiens ».

Qu'est-ce que « l'ignominie de Jésus-Christ? » C'est, chers Hébreux, ce que vous souffrez vous-mêmes, ce que Jésus-Christ a souffert; ou bien encore, c'est ce que Moïse souffrit pour Jésus-Christ pendant qu'il endurait les outrages pour cette pierre mystérieuse d'où il tira des torrents d'eau; « cette pierre, en effet, était Jésus-Christ », dit l'apôtre (I Cor. X, 4.) Comment encore l'opprobre de Jésus-Christ? C'est que, pour lui, nous sommes expulsés de nos patrimoines, chargés d'outrages, accablés de souffrances, parce que nous mettons en Dieu notre refuge.

Il est vraisemblable encore que Moïse se sentit bien outragé, quand on lui disait : « Veux-tu donc « me tuer, comme tu as hier tué l'égyptien? » (Exod. II, 14.) L'opprobre de Jésus-Christ, c'est ce qui expose vos jours mêmes, et vous fait supporter la souffrance jusqu'au dernier soupir. Ainsi le Sauveur lui-même était couvert d'opprobres quand on lui disait : « Si tu es le Fils de Dieu, descends de la croix »      (Matth. XXVII, 40), et que ces paroles sortaient des lèvres de ses bourreaux, de ses compatriotes mêmes, des Hébreux. C'est l'opprobre de Jésus-Christ, que celui que vous essuyez de la part de vos proches et de ceux-là mêmes que vous comblez de vos bienfaits. Moïse, en effet, recevait cet outrage d'un homme qu'il avait sauvé. Relevant donc le courage de ses disciples, saint Paul leur montre des modèles de souffrances dans Jésus-Christ et dans Moïse , ces deux illustres personnages. Il leur fait voir ici que, bien plus que Moïse, Jésus-Christ souffrit l'opprobre, puisqu'en réalité il fut immolé par les siens. Et toutefois, il ne lança pas la foudre; il n'éprouva aucun sentiment pareil; mais accablé d'injures, il supportait tout, à l'heure ou en face de lui, ses ennemis branlaient leurs têtes insolentes. Comme donc, très-probablement, les disciples entendaient des malédictions semblables, et qu'ils désiraient leur récompense,. l'apôtre déclare que Moïse et Jésus-Christ ont souffert les mêmes épreuves. Le repos et la tranquillité de l'âme, en pareil cas, c'est le péché ; l'opprobre, c'est le parti de Jésus-Christ. Chrétien, que préfères-tu, de cet opprobre de Jésus, ou de ton bonheur et de ta sécurité?

« C'est par la foi qu'il quitte l'Égypte, sans craindre la fureur du roi : car il l'affronta, voyant notre invisible Dieu comme s'il était visible (7) ». Saint apôtre, que dites-vous? « Moïse ne craignit pas ! » L'Écriture, au contraire, déclare qu'informé de tout, il craignit, qu'il chercha son salut dans la fuite, qu'il s'enfuit vraiment, qu'il se cacha, que désormais il prit toutes les précautions de la crainte. — Cher auditeur, prêtez la plus grande attention à ce que vous avez entendu. Ces mots : «Sans craindre la fureur du roi », l'apôtre les écrit en vue de ce qui arriva plus tard, quand Moïse se présenta lui-même devant le souverain. Moïse eût prouvé sa crainte, en n'essayant plus de défendre et de sauver sa nation, en refusant même de l'entreprendre; mais dès qu'il ose y mettre la main de nouveau, il est bien l'homme qui se confiait en tout et pour tout à Dieu seul. Il ne dit pas : Le roi me cherche, me poursuit activement, et je n'ai garde, moi, de m'exposer par une nouvelle entreprise. Sa fuite ne fut donc pas un manque de foi.

Mais pourquoi ne pas plutôt rester en Egypte, dira-t-on? — Pour ne pas se jeter dans un péril évident et prévu. Il eut tenté Dieu, puisqu'il se serait précipité de lui-même au milieu des dangers avec cette parole téméraire : Je veux voir si Dieu me sauvera! Le démon précisément dit à Jésus-Christ: « Jetez-vous en bas! » (Matth. IV, 6.) Comprenez donc combien est diabolique la témérité, qui se (562) précipite         dans les périls, et qui tente, si Dieu la salivera ! — Moïse ne pouvait donc commander et défendre des compatriotes qui lui montraient, après son bienfait même,, tant d'ingratitude. C'eût été sottise à lui et délire, que de rester parmi eux.

Moïse donna ces exemples, parce qu'il souffrait en voyant, pour ainsi dire, Celui dont la vue échappe à tout regard humain. Si donc, par l'esprit du moins, nous voyons Dieu; si nous occupons constamment notre pensée de son doux souvenir, tout nous deviendra facile, tout supportable, tout endurable, enfin nous serons supérieurs à tout le monde. Car si la vue d'un ami ou seulement son souvenir vous rend le courage, élève votre âme bien haut, et vous fait tout supporter aisément, parle seul charme de son nom dans votre mémoire; le chrétien, qui toujours applique sa pensée et tourne son souvenir vers Celui qui daigna nous aimer d'un amour si véritable, pourra-t-il jamais sentir même une impression pénible ou redouter quelque danger, quelque terreur? Quand, en effet, aura-t-il un coeur abattu et pusillanime? Jamais: car, si tout nous semble difficile, c'est parce que nous n'avons pas, comme il faudrait, le souvenir de Dieu, et que nous ne le portons pas continuellement dans notre pensée. Il a donc eu raison de nous dire : Vous m'avez oublié; et moi aussi, je vous oublierai; et c'est la double cause de notre malheur, d'oublier Dieu et d'être oubliés de Dieu. Voilà deux choses, en effet, qui sont intimement liées et dépendantes .l'une de l'autre, mais qui sont deux néanmoins. Que Dieu nous garde un souvenir, c'est un bien infini; mais c'est un bien efficace aussi, que nous gardions la mémoire de Dieu. Cet effort, de notre côté, nous pousse dans la voie de la vertu, nous y fait marcher et persévérer avec courage jusqu'au bout. Aussi le Prophète disait en ce sens : « Je me souviendrai de vous, ô mon Dieu, sur les bords du Jourdain, sur les sommets de l'Hermon et sur ses pauvres collines ». (Ps. XLI, 7.) Enfin, le peuple captif à Babylone s'écriait: Mon Dieu ! je me souviendrai de vous !

4. Répétons donc ces paroles, nous qui habitons aussi Babylone : car bien que nous ne soyons pas au milieu d'ennemis. publics, nous nous trouvons en avoir d'autres non moins terribles. Parmi ces captifs, les uns avaient la triste allure de prisonniers; mais d'autres ne sentaient pas même le joug de la captivité: ainsi Daniel, ainsi les trois enfants qui bien qu'entraînés dans les masses prisonnières, en face même du roi qui les avait emmenés en captivité, étaient glorieux et grands sur cette terre barbare : oui, ces nobles captifs recevaient l'hommage de celui qui les avait réduits en captivité. Voyez-vous quelle puissance possède la vertu ? Un roi les révérait comme ses maîtres jusque dans leur état d'esclavage ; il était donc captif plutôt qu'eux-mêmes. Il eût été moins surprenant de voir ce prince se rendre dans leur pays pour les y vénérer, que de les contempler eux-mêmes, régnant chez leurs vainqueurs. Mais la merveille, c'est qu'après les avoir enchaînés et les ayant sorts sa main à titre de captifs, il ne rougit pas de leur rendre en face du monde entier un véritable culte, jusqu'à leur offrir des victimes. Voyez-vous comme les oeuvres de Dieu sont. toujours glorieuses, tandis que les nôtres n'en sont que l'ombre? Ce roi ignorait assurément qu'il amenait ainsi ses maîtres du fond d'un pays vaincu, et il jeta dans la fournaise ceux qu'il allait tout à l'heure adorer, et ce supplice à eux-mêmes ne leur parut qu'un rêve.

Craignons Dieu, mes frères, craignons Dieu, et fussions-nous réduits en captivité, nous serons plus grands que tout le genre humain. Ayons cette crainte de Dieu, et nous ne sentirons plus d'ennuis, quand même cet ennui s'appellerait pauvreté, maladie, captivité, servitude, quels qu'en soient le nom et la nature enfin. Il y a plus : toutes ces misères produiront pour nous des effets tout opposés. Ils étaient captifs; un roi les révère. Paul fabriquait dés tentes , et on voulait lui offrir des sacrifices comme à tin dieu. On peut demander ici pourquoi les apôtres refusèrent avec horreur ces sacrifices, jusqu'à déchirer leurs vêtements, jusqu'à pleurer pour détourner les peuples de cette idée , jusqu'à s'écrier enfin : « Que faites-vous? Nous sommes vos semblables, et des hommes mortels comme vous » (Act. XIV, 14); tandis que Daniel ne fit rien de pareil. Qu'il fût humble, pourtant, ce Prophète ; qu'il ne rapportât pas moins que les apôtres la gloire de toutes choses à Dieu, cela est évident par bien des raisons, mais surtout par l'amour que Dieu lui portait. S'il avait usurpé l'honneur dû à Dieu seul, le Seigneur ne l'aurait pas laissé vivre , loin de lui faire recueillir l'honneur et l'estime. Une seconde preuve de sa vertu, c'est qu'il disait en toute franchise : « Ni moi non plus, ô roi, je ne connais pas ce mystère par une révélation que je doive à ma sagesse ». Une troisième preuve enfin, c'est qu'il a pu dire : « Pour mon Dieu , j'étais dans la fosse aux lions » ; et quand un autre Prophète lui apporta de quoi manger: « Le Seigneur », dit-il, « s'est souvenu de moi » (Dan. II, 30; IV, 37); tant il était humble et pénitent. Il était dans la fosse aux lions pour la cause de Dieu, et il s'estimait indigne d'être exaucé de Dieu, d'avoir même place en sa mémoire.

Mais nous, qui osons commettre des péchés exécrables et sans nombre , nous qui sommes les plus coupables et les plus détestables des créatures, nous reculons si Dieu ne nous exauce pas dès notre première supplication. De fait, entre nous et les saints il y a la distance du ciel à la terre, s'il n'y a pas même un abîme plus grand. Eh quoi ! Daniel, que dites-vous? Après vos oeuvres si saintes et si glorieuses, après ce miracle qui vous sauve des lions, vous vous estimez encore petit et vil! Assurément, nous répond le Prophète; car quoi que nous ayons pu faire, nous sommes des serviteurs inutiles. (Luc, XVII, 10.) Et c'est ainsi que devançant l'Evangile, il en remplit le précepte, et se regarde comme rien. Dieu, disait-il, s'est souvenu de moi. Et voyez encore, dans sa prière , quelle humilité ! Comme aussi les trois enfants de la fournaise disaient : « Nous avons péché; nous avons agi contre vos lois » (Dan. III, 29) ; partout enfin, ils font preuve d'humilité. Et pourtant Daniel avait mille occasions (563) de s'élever; mais il savait aussi que toutes ces grâces lui venaient de ce qu'il avait soin de ne pas s'exalter et de ne point gâter son trésor. En effet, parmi toutes les nations, sur toute la terre habitée, on chantait la louange de Daniel, non pas seulement parce qu'un roi s'était prosterné devant lui, ni parce qu'il lui avait offert des libations et tout un culte divin, au moment où ce roi lui-même était honoré comme un Dieu. Cette gloire adorée de Nabuchodonosor est certaine , d'après Jérémie : « Il a revêtu », dit-il , « la terre comme un manteau ». (Jérém. XXVII, 6.) « Car », dit Dieu ailleurs, « je l'ai donnée à Nabuchodonosor mon serviteur ». Or ces textes, et les lettres de ce roi prouvent cependant que Daniel n'était pas admiré seulement dans l'empire de ce prince, mais que ce Prophète était connu partout, qu'il était admiré dans toutes les nations plus encore que si elles l'avaient vu personnellement, surtout après que le roi eût avoué dans sa lettre mémorable, et le miracle opéré pour le Prophète, et l'hommage que lui-même rendait à sa sagesse. « Etes-vous donc », disait l'Écriture, « plus sage que Daniel ? » Avec tous ces titres de gloire , il était humble jusqu'à désirer de mille fois mourir pour son Dieu.

5. Or, je le demande encore une fois : pourquoi, tout humble qu'il était, n'a-t-il repoussé ni ce culte, ni ces oblations quasi sacrées que lui fit un grand roi ? Je ne résoudrai pas ce problème; il me suffit de l'avoir posé. Quant à la solution, je vous la laisse, pour exciter, si je le puis, l'effort de votre intelligence. Je ne veux que vous intimer un commandement ou plutôt un avis : c'est de diriger en tout votre liberté selon la crainte de Dieu, puisque vous avez de si nobles exemples, et que, d'ailleurs, les biens mêmes de la terre seront à nous, si bien franchement nous poursuivons les biens à venir. Que Daniel , en effet , n'ait point agi sous l'inspiration de l'orgueil , nous en avons une preuve évidente dans cette protestation qu'il fait: « Prince, gardez vos présents ! » (Dan. V, 17.) Et toutefois une seconde question se présente ici; comment, si prompt à tout repousser en paroles, accepte-t-il l'honneur réellement et en effet, comment se revêt-il du riche collier? Hérode-Agrippa, lui, s'entend applaudir : « C'est la voix d'un Dieu, disait-on, et non pas celle d'un « homme » (Act. XII, 22) ; et parce qu'il n'a pas rendu gloire à Dieu, ses entrailles crèvent et se répandent honteusement. Daniel , au contraire , accepte les honneurs divins, et non pas seulement des paroles d'apothéose. Voilà un point nécessaire à expliquer. Dans le fait d'Hérode, les hommes tombaient dans une idolâtrie pire que leur paganisme habituel ; dans celui du Prophète, il n'en va pas de même. Comment cela? C'est que l'idée qu'on s'était faite de Daniel rendait honneur à Dieu, puisque le Prophète avait dit précédemment : « Je le sais, mais non d'après la sagesse que je puis avoir par moi-même ». D'ailleurs, on ne voit pas qu'il accepte ces offrandes, ce culte. Le roi dit bien, sans doute, qu'il faut les offrir : mais il n'est rien moins que certain que cette pensée ait été mise à exécution.

Quant aux apôtres, déjà à Lystre, on amenait les taureaux pour les leur immoler; déjà l'on appelait Barnabé, Jupiter, et Paul, Mercure. Le sacrifice commençait. Daniel accepta le collier, pour se faire reconnaître; mais pourquoi ne parait-il pas repousser l'offrande sacrée ?... Dans le fait apostolique, les païens ne l'ont point réalisée; mais l'attentat sacrilège en fut fait , et les apôtres le condamnèrent... Cependant Daniel devait aussi, ce semble, repousser aussitôt un culte impie? En face des apôtres, se trouvait tout un peuple à édifier; en face de Daniel, un peuple et son roi. Pourquoi donc ne détourna-t-il pas le roi de Babylone de cette idée idolâtrique ? Je l'ai dit: c'est que le prince ne lui faisait pas cette offrande comme à un Dieu et pour détruire la vraie religion, mais pour arriver à un fait plus miraculeux. Comment? C'est qu'il fit un édit en faveur du vrai Dieu, le reconnaissant comme le Seigneur. Ainsi , il n'altérait pas l'honneur qui lui est dû. Les habitants de Lystre, au contraire, n'avaient point ces pensées ; mais ils regardaient les apôtres comme des dieux, et ceux-ci repoussèrent leurs hommages. Le roi Babylonien commence par adorer Daniel; puis il lui fait l'offrande que vous savez. Or, quand il l'adore, ce n'est pas comme un dieu, mais comme un sage. Puis, il n'est pas certain qu'il lui ait fait des offrandes superstitieuses. Enfin, les eût-il faites, il les a faites sans que Daniel les agréât. Et si vous demandez pourquoi il lui donna le nom de Baltassar, qui est un nom de divinité chez eux, je réponds que cela prouve le peu d'estime que ce peuple avait de ses propres dieux, puisque leur nom; de par l'empereur, est attribué à un captif ; puisque ce roi faisait adorer à tout son peuple une statue d'or, et que lui-même adorait un dragon. —Ainsi Babylone renfermait des multitudes tout autrement folles que celles de Lystre. Aussi Daniel ne pouvait-il sitôt les amener ait vrai.

Si donc nous voulons gagner tous les biens, cherchons d'abord ceux qui ont rapport à Dieu. Car de même que ceux qui cherchent les faux biens de ce monde, perdent à la fois ceux du temps et ceux de l'avenir, ainsi ceux qui donnent la préférence aux choses de Dieu, gagnent les uns avec les autres. Ne poursuivons donc pas ceux-là, mais plutôt ceux-ci; et nous pourrons de la sorte gagner les biens que Dieu promet, en Jésus-Christ Notre-Seigneur.

HOMÉLIE XXVII. C'EST PAR LA FOI QUE MOISE CÉLÉBRA LA PAQUE ET QU'IL FIT L'ASPERSION DU SANG DE L'AGNEAU, AFIN QUE L'ANGE QUI TUA TOUS LES PREMIERS-NÉS, NE TOUCHAT POINT LES ISRAÉLITES. (CHAP. XI. 28-30.)
 

Analyse.
 
 

1-3. En nous rappelant la foi des patriarches, saint Paul n'oublie pas de nous montrer que leurs actions ou les cérémonies de leur religion, sont les préludes et les figures de la religion de Jésus-Christ. — Tel était l'Agneau pascal. — La foi des Hébreux à l'heure où ils sont renfermés entre la mer Rouge et l'armée d'Egypte nous rappelle que le secours de Dieu vient ordinairement à l'heure où tout semble désespéré. — Un mot de la foi de Rahab ; un mot plus court encore d'une foule d'autres exemples de foi. — Quelle grande puissance que celle d'un juste : Josué arrêtant le soleil. — Pourquoi il fait plus que Moise même.

4 et 5. Puissance de la prière, qui nous donne empire non sur le soleil et les astres, mais sur Dieu même. — Beauté de la prière que Jésus-Christ nous a enseignée lui-même, comme un maître apprend (alphabet à ses élèves. — La prière doit être surtout humble et pénitente comme celle du publicain. — Avouer nos fautes et ne pas souffrir qu'un autre nous les reproche ; refuser les louanges pour qu'on nous les donne encore davantage, c'est un jeu criminel.
 
 

1. L'apôtre aime à prouver ou à confirmer sur sa route bien des vérités qu'il sème en passant, découvrant dans le texte sacré mille sens imprévus. Telle est, en effet, la parole de l'Esprit-Saint, qu'elle ne contient pas seulement quelques sens sous une multitude de mots, mais qu'au contraire, sous très-peu de mots elle prête à des interprétations nombreuses et magnifiques. Dans cette étude en forme d'exhortation sur la foi, par exemple, saint Paul nous montre une figure, un mystère, dont la loi de Jésus-Christ possède la vérité. Il dit « C'est par la foi que Moïse célébra la Pâque et qu'il fit l'aspersion du sang de l'agneau, afin que l'ange qui tuait tous les premiers-nés, ne touchât point aux Israélites ». Quel est ce sang répandu? Dans chaque maison, un agneau tombait sous le couteau du sacrifice, et son sang marquait chaque porté et détournait la mort qui moissonnait les Egyptiens. Si donc le sang de l'agneau sauvait les Juifs au milieu même des Egyptiens et d'un fléau si redoutable, combien plutôt serons-nous préservés par le sang de Jésus-Christ qui doit rougir, non plus nos portes, mais nos coeurs. Encore aujourd'hui, en effet, celui qui dévaste et qui tue, ne cesse de circuler au milieu de cette nuit du siècle : armons-nous donc de ce sacrifice tutélaire. Notre onction est appelée par Moïse effusion. Car, nous aussi, nous avons été, par la main de Dieu, tirés de l'Egypte, des ténèbres, de l'idolâtrie. Le rite mosaïque n'était rien en lui-même ; mais son effet était grand, puisqu'il sauvait si bien et si parfaitement un grand peuple. Le rite mosaïque n'était qu'une effusion de sang; l'effet grand et parfait produisait le salut et la vie, et posait à la mort une défense et un obstacle. L'ange exterminateur craignit le sang, parce qu'il savait de quel autre sang il était la figure ; il recula effrayé à l'idée de la mort du Seigneur; et voilà pourquoi il ne touchait pas les portes marquées de ce signe. Moïse leur avait dit : Faites cette marque, et ils la firent, et ils y trouvèrent confiance et sûreté. Et vous, qui avez le sang du véritable Agneau, vous n'avez pas confiance ?

« C'est par la foi qu'ils passèrent la mer Rouge, comme sur une terre sèche ». Paul de nouveau compare un peuple avec un peuple, afin que les Hébreux ne disent pas : Nous ne pouvons être comme les saints. « Par la foi donc, ils passèrent la mer Rouge comme sur une terre sèche, tandis que les Egyptiens ayant essayé ce passage, périrent engloutis dans les flots (29) ». Paul leur remet en mémoire les souffrances de leurs aïeux en Egypte. Pourquoi parle-t-il de lafoi de ceux-ci? C'est qu'en effet ils ont espéré, ils ont demandé avec prières, à Dieu, de passer ainsi la mer Rouge; ou pour mieux dire, Moïse a prié en ce sens. Voyez-vous comme la foi surpasse toujours les forces humaines, c'est-à-dire notre faiblesse, notre bassesse? Voyez comme les Israélites avaient en même temps et la foi et la crainte des fléaux meurtriers; ce sang imprimé à chaque porte et ce passage de la mer Rouge vous le démontrent assez. Au reste cette eau de la mer Rouge fut une affreuse vérité, et non pas une vision, comme le prouva la mort de ces ennemis qui y périrent noyés C'est ainsi que les exécuteurs dévorés eux-mêmes par les lions, et ceux qui furent brûlés près de la fournaise , donnaient une preuve de la vérité de ces drames affreux, et vous démontraient, comme au cas présent, que tel châtiment sauvait et glorifiait les uns, tandis qu'il donnait aux autres une mort affreuse. Telle est, au reste, la puissance bienfaisante de la foi : c'est quand nous sommes arrivés à la dernière extrémité, de sorte qu'on ne voit plus d'issue possible, c'est à cet instant même que nous sommes délivrés, quand même nous serions aux portes de la mort, quand même notre sort semblerait désespéré et que tout semblerait perdu sans remède. Quel espoir restait aux Juifs? Peuple désarmé, serrés entre les Egyptiens et la mer, il leur fallait ou se noyer dans la fuite en avant, ou retomber en arrière dans les mains des Egyptiens; et la foi les délivra et les sauva dans ces circonstances de perplexité et d'angoisses. Polir eux, la mer devint comme une route sur le continent; tandis qu'elle engloutit et dévora les Egyptiens dans ses abîmes. Pour les premiers elle oublia sa nature; (565) pour les seconds elle s'armait comme un ennemi.

2. « C'est par la foi que les murailles de Jéricho tombèrent par terre, après qu'on en eût fait le tour sept jours durant (30) ». Car le son des trompettes, quand même il retentirait pendant dix siècles, ne peut renverser des murailles; tandis qu'à la foi rien n'est impossible. Vous voyez que la foi varie ses oeuvres, non d'après notre logique ou selon les lois de la nature; mais qu'elle opère toujours contre toute attente. Donc maintenant encore, tout arrive contre vos prévisions. Saint Paul voulait de toutes manières les amener à croire aux espérances à venir; son discours tout entier n'a pas d'autre but; il veut montrer que non-seulement aujourd'hui, mais que dès le commencement, tous les miracles sont nés de la foi et se sont opérés par elle.

« C'est par la foi que Rahab, femme débauchée, ne périt pas avec les incrédules, parce qu'elle avait reçu et sauvé les espions de Josué (31) ». Il serait honteux qu'on vous vit plus incrédules qu'une femme perdue. Or elle a entendu ces espions et leurs prophéties, et aussitôt elle y a cru ; et sa foi eut son effet : tous les autres périrent, elle seule fut sauvée. Elle ne s'est pas dit : Je partagerai le sort de ta multitude, où j'ai les miens d'ailleurs. Et puis, suis-je donc plus sage que tant d'hommes intelligents qui ne croient point, tandis que j'ose croire, moi ! Non, elle n'a ni dit ni fait comme aurait agi ou parlé probablement tout autre à sa place : elle a cru simplement aux espions et à leurs affirmations.

« Que dirai-je davantage? Le temps me manquera pour continuer ces récits (32) ». L'apôtre désormais ne s'appesantira plus sur des citations nominatives; terminant par cette femme perdue dont l'exemple suffit pour couvrir les Hébreux d'une honte salutaire, il n'étend plus ses récits, de crainte d'allonger sans mesure son discours; mais il n'abandonne pourtant pas les exemples, tout en les parcourant avec une extrême sagesse, et évitant ainsi avec soin un double écueil : celui d'ennuyer par la satiété, et celui de supprimer de nombreuses et fécondes leçons. Il ne se tait donc pas tout à fait; mais il se garde de fatiguer par son discours : il remplit donc un double but. Car lorsqu'on discute avec énergie, si l'on continue quand même et toujours ce genre aggressif, on assomme l'auditeur déjà convaincu , en lui jetant ainsi l'ennui, sans compter que l'on s'expose à passer pour un homme vain que, l'envie de briller fait parler, et non pas le seul désir d'être utile, comme cela doit être.

« Que dirai-je donc? s'écrie-t-il. Le temps me manquera si je veux parler de Gédéon, de Barac, de Samson, de Jephté, de David, de Samuel et des prophètes ». Quelques-uns font un crime à saint Paul de placer dans ce passage les noms de Barac, de Samson et de Jephté. Mais quoi ! il a bien pu nommer la prostituée, pourquoi pas ceux-ci? Il ne s'agit pas ici de juger leur vie, mais seulement de savoir s'il, ont brillé par leur foi.

« Et des prophètes, lesquels par la foi ont conquis des royaumes ». Vous voyez que l'apôtre ne témoigne pas ici de la beauté de leur vie, ce n'était pas son but; il ne voulait que parler de leur foi. Car, dites-moi, n'est-ce pas par la foi qu'ils ont tout fait? Et comment? par la foi, ils ont conquis des royaumes, Gédéon, par exemple. — «Ils ont accompli les devoirs de la justice ». Qui est ici désigné? Toujours les mêmes; peut-être par la justice, il entend la charité. — « Ils ont reçu l'effet des promesses ». Je pense que ce trait désigne David. Et de quelles promesses? De celles qui proclamaient que sa postérité s'assiérait sur son trône. — « Ils ont fermé la gueule des lions, ont arrêté la violence du feu, ont évité la pointe du glaive (33, 34) n. Voyez comme ils étaient déjà pour ainsi dire au sein de la mort ; Daniel au milieu des lions; les trois enfants dans les abîmes de la fournaise ; Abraham, Isaac, Jacob, en diverses épreuves, sans jamais même alors se désespérer. C'est, en effet, le caractère de la foi. Quand tout arrive à la malheure, il faut croire en ce moment-là même, que rien de contraire aux divines promesses n'en sortira, mais qu'elles auront leur effet tout entier : « Ils ont évité le tranchant du glaive » ; je pense que ce trait se rapporte encore aux trois enfants. — « Ils se sont remis de leur infirmité, ont été remplis de force et de courage dans les combats, ont mis en fuite les armées des étrangers ». L'apôtre indique, sans donner de date, des faits postérieurs au retour de Babylone. Leur infirmité dont ils se rétablissent, c'est la captivité. Quand les affaires des Juifs étaient désespérées, quand eux-mêmes ressemblaient en tout à des ossements desséchés, eût-on espéré ce retour de Babylone, et non-seulement ce retour, mais un complet recouvrement de leurs forces, qui leur fit mettre en fuite les armées des étrangers? Pour vous, dit saint Paul aux Hébreux, vous n'êtes pas encore dans cet état désespéré. — Tous ces faits sont des figures de l'avenir.

« Les femmes ont recouvré, par la résurrection, leurs enfants morts ». L'apôtre ici, parle des prophètes Elie et Elisée, qui, en effet, ont ressuscité des morts. « Les uns ont été décapités, ne voulant point racheter leur vie présente, afin d'en trouver une meilleure dans la résurrection (35) ». — Mais nous, répondent les Hébreux, nous n'avons pas atteint la résurrection. Eh bien! je puis vous montrer que ces saints aussi ont passé sous la hache, et qu'ils n'ont point accepté la rédemption de ce supplice, afin de trouver une résurrection meilleure. Pourquoi, en effet, dites moi, libres de vivre encore , ne l'ont-ils point voulu? N'est-ce pas parce qu'ils attendaient une vie meilleure? Eux qui en avaient ressuscité d'autres, ont choisi de mourir, pour gagner une résurrection bien préférable à celle qui rendit des enfants à. leurs mères. L'apôtre me paraît désigner ici saint Jean-Baptiste, et saint Jacques. Car l'apotympanismos, ici nommé , c'est la décapitation. Ainsi, ils avaient le droit de jouir encore du soleil; ils pouvaient ne pas accuser les pécheurs, et cependant, après avoir ressuscité des morts, ils préférèrent pour eux-mêmes quitter le monde, afin de gagner une résurrection meilleure.

3. «Les autres ont souffert les moqueries et les (566) fouets, les chaînes et les prisons; ils ont été lapidés, ils ont été sciés, ils ont été tentés en toute manière (36, 37) ». Il termine par ces exemples, par ceux, remarquez bien, qui sont pour les Hébreux, et plus proches, et plus familiers. La plus grande consolation qu'on puisse vous offrir, en effet, c'est un modèle ayant souffert pour la même cause que vous. Quand même vous présenteriez d'autres traits plus remarquables, si le martyre a eu une autre raison, vous ne pouvez convaincre. Il finit donc son discours par ces saints, qui ont, dit-il, passé par les liens, les cachots, les fouets, les pierres, désignant ainsi la passion de saint Etienne et de saint Zacharie, et il ajoute : « Ils sont morts par le tranchant du glaive ». Que dites-vous, bienheureux Paul? Les uns ont évité, les autres ont subi la mort sous l'épée ? Quelle est votre pensée ? Louez-vous la mort subie, ou seulement la mort affrontée? Laquelle admirez-vous, de l'une ou de l'autre? L'une et l'autre certainement, répond-il. La mort affrontée , chers Hébreux, c'est pour vous chose tout unie et toute familière ; la mort même subie est d'ailleurs la plus grande preuve de foi, et la figure de nos martyres à venir. La foi présente, en effet, ce double miracle : elle fait de grandes choses, elle sait grandement souffrir tout en croyant ne souffrir pas. Et vous ne pouvez dire, continue-t-il, que ces hommes fussent des pécheurs et des gens de rien. Quand vous placeriez en face d'eux le monde entier, j'estime qu'ils l'emporteraient dans la balance de la justice. — Aussi ajoute-t-il : « Que le monde n'en était pas digne ». Que pouvaient donc recevoir, même en cette vie, ceux dont rien au monde n'était digne ? L'apôtre ici relève l'âme de ses disciples, et leur apprend à ne point s'attacher aux choses du présent ; il veut que leur coeur espère beaucoup mieux que tous les biens du siècle actuel. Non, le monde entier n'est point digne d'eux. Que désireriez-vous donc ici-bas ? Ne serait-ce pas vous avilir que de vous donner ici-bas votre récompense ?

Cessons donc, mes frères, d'occuper nos âmes des vanités de ce monde ; n'y cherchons point notre récompense; ne soyons pas mendiants à ce point. Car si le monde entier est indigne des saints, pourquoi demandez-vous une partie de ce monde? C'est admirablement vrai : car les saints sont les amis de Dieu. Par le monde, l'apôtre désigne les masses, ou en général, la créature. Ces deux sens se trouvent habituellement employés dans l'Ecriture sainte.  Si la création tout entière avec tousses hommes était mise en comparaison, dit-elle, le juste la dépasserait encore en valeur. Vérité évidente encore. Car dix mille livres pesant de paille ou de foin, n'équivaudraient pas en prix à dix perles; ainsi en est-il de cette masse d'hommes vis-à-vis d'un saint. « Un seul homme qui « fait la volonté de Dieu », dit encore le Sage, « vaut mieux que dix mille impies ». (Ecclés. XVI, 3.) Dix mille n'est pas synonyme d'un grand nombre seulement, mais d'une multitude incalculable.

Voyez quelle puissance c'est, qu'un seul homme juste. « Jésus, fils de Navé, a dit : Que le soleil reste immobile en face de Gabaon, et la lune vis-à-vis la vallée d'Elom. Ainsi fut-il fait ». (Josué, X, 12.) Vienne donc ici le monde entier, et même deux, trois, quatre-vingts mondes comme le nôtre : qu'ils parlent ainsi ; qu'ils fassent pareille oeuvre ! Mais ils ne le pourront jamais. L'ami de Dieu, lui, commandait aux créatures de son ami ; ou plutôt il n'a fait que prier cet ami divin, et les créatures, servantes de celui-ci, ont obéi ; et l'homme de la terre a commandé aux corps célestes. Voyez-vous, au reste, que ces astres sont faits pour l'esclavage, et remplissent un cours tracé d'avance ? Le fait de Josué est plus grand qu'aucun miracle de Moïse ; il y a une différence à commander à la mer, ou bien à dicter des lois aux cieux mêmes. Le premier prodige est grand, très-grand, mais non égal au second.

Or, écoutez la raison de cette grandeur de Josué ou de Jésus. Il portait dans son nom la figure de Jésus-Christ. Pour cette raison, pour ce nom attribué à l'homme, image du Fils de Dieu, la création dut le respecter. Mais quoi? Ce nom de Jésus ne fut-il donc jamais donné qu'à lui? Non, sans doute; mais ce nom lui fut donné parce qu'il devait être la figure du véritable Sauveur. On l'appelait aussi Ausès d'abord, mais son nom fut changé et ce changement, à son égard, fut une prédiction, une prophétie. C'est lui qui fit entrer le peuple dans la terre promise, comme Jésus nous fait entrer au ciel ; la loi, non plus que Moïse, n'avait pas ce pouvoir ; ils restèrent dehors. La loi ne pouvait l'ouvrir, mais la grâce seule. Voyez-vous. que , dans cet âgé dont tant de siècles nous séparent, les figures sont décrites d'avance par le, doigt divin ? Josué commanda donc à la création, ou, pour mieux dire, à la partie principale, au chef même de la création, tout en restant humble mortel sur la terre, pour que quand vous verrez Jésus lui-même sous les traits de notre humanité, parler avec une autorité sans égale, vous ne soyez ni troublé, ni effrayé. Au reste, Josué, du vivant même de Moïse, battit et mit en fuite les ennemis; et notre Maître aussi , même du vivant de la loi de Moïse, gouverne tout, mais en secret. Mais voyons la puissance des saints.

4. Si sur la terre, ils opèrent de tels prodiges, s'ils y font l'oeuvre même des anges, qu'est-ce donc au ciel? Quelle magnificence les y revêt? Peut-être chacun d'entre vous désirerait être capable de commander au soleil et à la lune. or, pour le dire en passant, que peuvent dire ici ceux qui font du ciel une sphère ? Pourquoi Josué n'a-t-il pas dit seulement : Que le soleil s’arrête? Pourquoi ajoute-t-il : Qu'il s'arrête vis-à-vis de Gabaon, et la lune en face de la vallée d'Elom, c’est-à-dire, que le jour soit prolongé ? Ce miracle se reproduisit à la demande d'Ezéchias :le soleil même rétrograda. Et toutefois ce miracle étonne alors encore plus que le précédent ; il est plus surprenant de voir l'astre reprendre sa route au rebours, que de s'arrêter simplement. Et toutefois, si nous voulons, nous ferons quelque chose de plus grand encore. Car, que nous a promis Jésus-Christ? Que nous arrêterons le soleil et la lune, ou que nous ferons reculer l'astre du jour? Non; mais quoi? (567) « Nous viendrons en lui, mon père et moi, et nous « ferons en lui notre demeure ». (Jean, XIV, 23.) Qu'ai-je donc besoin de miracles sur le soleil et la lune, puisque le Seigneur et Maître de ces brillantes créatures, descend vers moi et y prend même son domicile fixe et constant? Oui, que m'importe tout le reste? En quoi ai-je besoin des astres mêmes? Il sera mon soleil et ma lune, ma lumière enfin ! Car, répondez-moi : si vous étiez admis au palais impérial, que voudriez-vous de préférence? Serait-ce de pouvoir métamorphoser un des objets qui s'y trouvent, ou de vous unir avec le souverain même, et par une amitié si intime, que vous le décideriez à descendre jusque chez vous ? Cette faveur ne vous paraîtrait-elle pas bien plus belle que cette autre vaine puissance ?

Il ne faut plus s'étonner des miracles du Christ, si Josué, qui n'était qu'un homme, en a fait d'aussi grands par un simple commandement. On répondra que Jésus-Christ ne prie pas son Père, mais qu'il agit par sa propre autorité. — C'est bien ; déclarez qu'il ne prie pas son père, et qu'il agit d'autorité; à mon tour, je vous interrogerai, ou plutôt, je vous enseignerai avec certitude qu'il a prié cependant; donc cette prière était le rôle de son abaissement et de son incarnation ; car il n'était pas inférieur sans doute à l'autre Jésus, fils de Navé ; il pouvait donc nous instruire sans prier lui-même ? — Mais voici : Qu'il vous arrive d'entendre un maître de lecture balbutier, épeler les lettres et les syllabes; vous ne direz pas que c'est un ignorant? Et s'il demande : Où est cette lettre? vous savez qu'il n'interroge pas parce que lui-même ignore, mais parce qu'il veut instruire son élève. Ainsi Jésus-Christ priait sans avoir besoin de prière, mais pour vous déterminer à être assidu et appliqué à ce devoir, à prier sans relâche, avec pureté de coeur, avec une extrême vigilance. Et cette vigilance ne consiste pas seulement à vous éveiller la nuit, mais à être encore sobres et purs dans vos prières de la journée. Voilà bien être vraiment vigilant. Car il peut arriver que, tout en priant la nuit, on ne soit encore qu'un être en.. dormi, et que de jour on veille, même sans prier; tel est celui qui dirigera son cœur vers Dieu, pensant avec qui il a l'honneur de s'entretenir, et à qui vont monter ses paroles; celui qui se souviendra que les anges sont là, pénétrés de crainte et de tremblement, tandis que lui-même s'étire et bâille en approchant de Dieu.

Les prières sont des armes puissantes, quand on les fait avec le coeur et l'intention requise. Et pour vous en faire comprendre le pouvoir, jugez-en par ce fait : que l'impudence et l'injustice, la cruauté et l'audace déplacée cèdent pourtant à des prières assidues : témoin l'aveu du juge inique de l'Evangile ( Luc, VIII, 6.) La prière triomphe aussi de la paresse; et ce que l'amitié n'obtient pas, une demande assidue et importune l'arrache; s'il ne lui accorde pas la chose à titre « d'ami », dit Notre-Seigneur, « il se lèvera cependant pour la lui donner, afin de se défaire de ce solliciteur effronté » (Luc, XI, 8) ; l'assiduité lui fera mériter une grâce dont il n'était pas digne d'ailleurs. « Il n'est pas bien », disait Notre-Seigneur, « de prendre le pain des enfants et de le donner aux chiens. — Sans doute, Seigneur », répondait la chananéenne, « mais les petits chiens pourtant mangent les miettes qui tombent de la table de leurs maîtres ». (Matth. XV, 26, 27.)

5. Appliquons-nous donc à la prière. Elle nous fournit, je l'ai dit déjà, des armes puissantes, mais à la condition qu'elle se fasse attentivement et assidûment, sans vaine gloire, avec un coeur pur et une parfaite sincérité. La prière triomphe des guerres mêmes, elle comble de grâces toute une nation bien qu'indigne. « J'ai entendu leur gémissement », dit le Seigneur, « et je suis descendu pour les délivrer ». ( Exod. III, 8.) La prière est un médicament de salut, un antidote contre le péché, un remède aux fautes commises. Cette veuve laissée seule au monde, Anne la prophétesse, n'avait pas d'autre occupation que de prier. Nous gagnerons tout, en effet, si nous prions avec humilité, frappant notre poitrine comme le Publicain, empruntant même ses paroles et disant avec lui : « Ayez pitié de moi qui ne suis qu'un pécheur ».(Luc, XVIII, 13.) Car bien que nous ne soyons pas des publicains, nous avons d'autres péchés non moindres que les leurs. Ne me dites pas que vous avez péché seulement en matière légère : toute matière défendue offre la nature du péché. On appelle homicide tout aussi vraiment l'assassin de petits enfants, que le meurtrier d'un homme fait; on est cupide quand on vole le prochain pour s'enrichir, que les fraudes soient petites , ou qu'elles soient considérables; le ressentiment d'une injure reçue n'est pas une simple faute , mais un grand péché. « Car ceux qui se souviennent avec rancune d'une injure reçue, prennent une route qui conduit à la mort » (Ps. XII, 28); « et celui qui sans raison se fâche contre son frère, s'expose au feu  de l'enfer » (Matth. V, 22), ainsi que celui qui traite son frère de fou et d'insensé; ainsi enfin qu'une foule d'autres pécheurs. Nous allons même jusqu'à participer indignement à des sacrements merveilleux et redoutables, sans cesser de nous permettre l'envie, la cruelle détraction. Quelques-uns d'entre nous s'enivrent même souvent. Or une seule de ces fautes suffit à nous chasser du céleste royaume ;         et quand elles s'entassent les unes sur les autres, quelle défense peut nous rester encore?

Oui, mes frères, nous avons besoin, et à un bien haut degré, de pénitence, de prière, de patience, d'attention persévérante, pour gagner enfin les biens qui nous sont promis. Que chacun de nous s'écrie donc : « Seigneur, ayez pitié de moi qui suis un pécheur ! » Et non-seulement disons-le, mais ayons de notre triste état une vraie et profonde conviction, et si un autre nous accuse d'être, en effet, des pécheurs, ne nous irritons point. Ce pénitent, lui aussi, s'entendit accuser par le pharisien qui disait :« Je ne suis pas comme ce publicain »; et il ne s'en est ni fâché, ni même piqué. L'autre lui montrait ironiquement sa blessure; lui, il en cherchait le remède. Disons donc, nous aussi : :Ayez pitié de moi qui suis un (568) pécheur ! et si un autre nous le dit, n'en soyons pas indignés. Que si nous savons nous accuser comme coupables de fautes sans nombre, mais que nous répondions par la colère aux accusations du prochain, évidemment nous n'avons ni humilité , ni confession , mais au contraire, ostentation et vaine gloire. — Comment, direz-vous! Est-ce donc ostentation que de s'appeler pécheur ? — Oui, c'est ostentation, puisque nous cherchons jusque dans l'humilité, la gloire et l'estime publiques; nous voulons qu'on nous admire, qu'on nous loue. Ici donc encore nous agissons pour la gloire. Qu'est-ce, en effet, que l'humilité? Consiste-t-elle à supporter les outrages dont on. nous accable, à reconnaître nos péchés, à accepter les malédictions ? Non; là n'est pas encore l'humilité, mais seulement la candeur et la simple droiture de l'âme. Nous avouons de bouche notre condition de pécheur, notre indignité, et nos autres misères semblables; mais qu'on nous fasse seulement un reproche pareil, nous perdons patience, la colère nous monte ! Voyez-vous que notre conduite n'est point une humble confession, pas même un acte de droiture et de franchise ? Puisque vous vous êtes déclaré tel, souffrez donc sans colère qu'un autre vous le dise et vous accuse ; vos fautes, en effet, deviennent ainsi moins lourdes à votre conscience, quand vous en acceptez le reproche de la bouche des autres; ils prennent sur eux votre propre fardeau, et vous font entrer dans la vraie sagesse.

Ecoutez ce que disait un saint, le roi David, quand Séméi le maudissait. « Laissez-le m'insulter. Le Seigneur le lui a commandé, afin de voir mon humilité ; le Seigneur me rendra le bien en retour des malédictions que cet homme me  lance aujourd'hui ». (II Rois, XVI, 10.) Et vous qui dites de vous-même tout le mal imaginable, vous vous emportez parce que vous n'entendez pas des lèvres d'autrui un éloge et des louanges réservées à de grands saints ! Vous voyez bien que vous jouez indignement dans un sujet qui n'admet pas un tel jeu ! Car, c'est repousser la louange par soif d'autres louanges, pour gagner même de plus grands éloges, pour acquérir une plus large admiration. En repoussant ainsi certains compliments, on a en vue de s'en attirer de plus beaux; nous faisons tout dès lors pour la vanité et non pour la vérité; dès lors aussi toutes nos couvres sont vides et douteuses. Je vous en supplie donc, fuyez désormais, du moins, cette vaine gloire, et vivons selon la volonté de Dieu , pour acquérir un jour les biens promis en Jésus-Christ Notre-Seigneur.

HOMÉLIE XXVIII. LES SAINTS ONT ÉTÉ VAGABONDS, COUVERTS DE PEAUX DE CHÈVRES ET DE BREBIS, MANQUANT DE TOUT, AFFLIGÉS, PERSÉCUTÉS. (CHAP. XI, 37 , JUSQU'À XII, 3.)
 

Analyse.
 
 

1-3. Vertus d'Elie et des autres saints du désert; leur vie semblable, pour les peines, à celle des Hébreux. — L'exemple des saints nous anime : celui de Jésus-Christ nous transporte.

4 à 7. La souffrance nous est enseignée par la passion de Jésus-Christ et par ses exhortations. — La pauvreté, que saint Paul nous apprend par ses paroles et ses exemples. — L'enfer, indiqué en passant comme le plus grand de tous les maux; le ciel, comme le plus grand de tous les biens. — Le luxe des valets et des équipages surtout pour les femmes. — Très-curieux détails. — Le luxe des vêtements, toujours pour les femmes. — Longue et magnifique apostrophe, où toutes les philip. piques modernes peuvent s'inspirer. — La beauté vraie et la virginité de l’âme. — Idées sublimes.
 
 

1. Il est un sentiment que .j'éprouve toujours, mais surtout quand je réfléchis aux exemples de droiture et de vertu des saints. Je me prends à désespérer de moi, à me décourager, en voyant que nous n'acceptons pas même en rêve d'entreprendre les oeuvres et la conduite dont les saints ont fait l'expérience pendant toute leur vie ; eux qui ont enduré de perpétuelles afflictions, non-seulement pour l'expiation de leurs péchés, mais par le seul amour de la vertu. Et tenez, étudiez seulement Elie, auquel en ce jour notre sujet nous ramène ; car c'est de lui que l'apôtre a écrit : « Les saints ont été vagabonds sous de pauvres vêtements». C'est par ce Prophète qu'il clôt la liste des exemples qu'il propose aux Hébreux ; et il n'a garde de l'oublier, parce qu'il leur est en quelque sorte un fait personnel et familier. Il vient de dire en parlant des apôtres, qu'on les a vus mourir sous le tranchant de l'épée ou sous les pierres de la lapidation; mais il revient aussitôt à Elie, qui a subi les mêmes épreuves que les Hébreux. Sans doute qu'il ne leur suppose pas autant d'enthousiasme pour les apôtres, et c'est pourquoi il les ramène à ce Prophète qui fut enlevé vivant au ciel et qui avait joui d'une immense admiration, afin d'être plus sûr de les consoler et de les ranimer.

« On les a vus », dit-il, « errants, couverts de peaux de brebis et de chèvres, abandonnés, affligés, persécutés, eux dont le monde n'était pas digne (38) ». Ils n'avaient pas de vêtements, remarque-t-il, point de patrie, point de maison, pas même de retraite, tant était grande leur tribulation; semblables, en ce dernier trait, à Jésus-Christ qui disait : « Le Fils de l'homme n'a pas (569) un lieu où reposer sa tête ». (Matth. VIII, 20.) Qu'ai-je dit : Pas de retraite? Ils n'avaient pas même une halte ici-bas. En vain s'étaient-ils réfugiés dans la solitude, ils n'y trouvaient point de repos. Car l'apôtre ne dit pas : Ils séjournaient dans la solitude ; non, mais, arrivés là, ils fuyaient encore; ils se voyaient chassés de ces lieux, et non-seulement de tout pays habité, mais même des contrées inhabitables; et l'apôtre rappelle les lieux où ils passèrent, en même temps que les événements qui vinrent les y poursuivre. — « Privés de tout, affligés ». On vous accuse pour Jésus-Christ, dit l'apôtre ; Elie le fut comme vous. Quel grief avait-on contre lui pour l'accuser, le bannir, le poursuivre, le réduire à combattre avec la faim ? Les Hébreux souffraient précisément alors des tribulations de même genre, comme il est raconté ailleurs : « Les disciples résolurent d'envoyer des aumônes à ceux de leurs frères qui étaient affligés. Ils statuèrent a que chacun, selon son pouvoir, enverrait pour aider l'es frères qui habitaient en Judée, en prenant sur leur propre nécessaire ». (Act. XI, 29.) «Affligés », ajoute-t-il, c'est-à-dire maltraités, condamnés à de rudes voyages, exposés à maints périls. — « Ils étaient vagabonds » : En quel sens? Il l'explique : « Errant dans les déserts, « les montagnes, les cavernes et les antres de la « terre ». Semblables, dit-il, à des fugitifs et des émigrants, à des contumaces convaincus de crimes abominables, indignes même de voir le soleil; et la solitude ne leur procurait point un refuge, mais il leur fallait chercher toujours de nouvelles cachettes, s'enfouir dans la terre, vivre dans une crainte perpétuelle.

« Cependant toutes ces personnes à qui l'Ecriture rend un témoignage si avantageux à cause de leur foi, n'ont point reçu la récompense promise, Dieu ayant voulu, par une faveur particulière, qu'ils ne reçussent qu'avec nous 1'accomplissement de leur bonheur (39, 40) ». Quelle est donc la récompense d'une foi si grande? Quel en sera le prix? Il sera tel qu'aucun discours ne saurait l'exprimer. Car Dieu a préparé pour ceux qui l'aiment une félicité que l'oeil n'a point vue, que l'oreille n'a point entendue, que le coeur de l'homme ne pourrait comprendre.

« Mais ils ne l'ont pas encore reçue » ; ainsi ils l'attendent encore, après être morts dans des tribulations si douloureuses. Depuis tant d'années qu'ils ont cessé de vivre, ils n'ont pas encore reçu; et vous seriez affligés de ne pas recevoir déjà, vous qui combattez encore ? Représentez-vous cette position étonnante d'Abraham et de Paul, attendant la consommation de votre bonheur pour recevoir alors leur pleine récompense. Car le Sauveur leur a dit qu'ils ne l'auraient pas, sales que nous soyons là pour la recevoir avec eux, comme un père dit à ses enfants qui ont fini leur travail, qu'ils ne se mettront pas à table avant que leurs frères soient venus. Et toi, tu t'affliges de n'avoir pas encore touché ton salaire? Que fera donc Abel qui a vaincu avant nous et n'a pas reçu la couronne? Que fera Noé, qui a vécu dans ces temps lointains, et qui t'attend, toi et ceux qui viendront après toi ? Vois-tu bien que nous leur sommes préférés et que notre condition est plus heureuse que la leur? Dieu, dit saint Paul, a prévu et préparé pour nous un sort meilleur. Pour qu'ils ne parussent pas, cri effet, de meilleure condition que nous-mêmes, s'ils avaient été couronnés les premiers, Dieu a déterminé une époque où nous serons couronnés tous ensemble. Le héros vainqueur tant d'années avant toi, reçoit avec toi la couronne. Admire sa sollicitude et sa bonté. L'apôtre ne dit pas : Afin qu'ils ne fussent pas couronnés sans nous; mais : « Afin qu'ils ne reçussent pas sans nous la consommation de leur bonheur ». Ils ne la recevront qu'alors. Ils nous ont précédés au combat, ils ne nous ont pas devancés pour les couronnes. Dieu ne leur a fait aucun tort, et il nous fait un grand honneur. Pour eux, ils nous attendent comme des frères. Si- nous ne sommes tous qu'un seul corps, il y a pour. ce corps plus de plaisir à être couronné ensemble que par parties. En ce point même les justes sont admirables de se réjouir du bonheur de leurs frères comme s'il leur était propre. C'est donc encore un désir de leur âme qui se réalise, que d'être ainsi couronnés avec leurs membres. Etre ainsi tous ensemble glorifiés, c'est un plaisir ineffable (1).

2. « Puis donc que nous sommes environnés d'une si grande nuée de témoins ». (XII, 1.) L'Ecriture, souvent, emprunte des motifs de consolation aux accidents mêmes et aux peines qui nous arrivent. Ainsi on lit dans le prophète Isaïe : « Il vous délivrera de la chaleur, de la sécheresse et des pluies violentes ». (Isaïe, IV, 6.) Et dans le roi David : « Le soleil ne vous fatiguera pas pendant le jour, ni la lune pendant la nuit ». (Ps. CXX, 6.) C'est ce que dit ici saint Paul : « Ayant donc sur nos têtes une si grande nuée de témoins ». Le souvenir. de tous ces saints, comparable à un nuage qui donnerait de l'ombre au voyageur exposé, brûlé par un soleil trop ardent, soulage et ranime une âme fatiguée. Et l'apôtre ne dit pas : Un nuage élevé bien haut et loin de nos têtes, mais au contraire, « posé sur nous » ; ce qui est bien autrement agréable, et qui doit, selon lui,
 
 

1 Après avoir donné de nombreux exemples de la puissance de la foi sous l'Ancien Testament, l'apôtre pour conclusion fait voir en quelques mots comment cette vertu néanmoins était encore quelque chose de borné, et jusqu'à quel point la vertu de la foi dans les temps chrétiens lui est supérieure. Tous ces saints personnages, dit-il, ont bien, en vertu de leur foi, obtenu leur justification, mais ils n'ont pas été mis en possession de l'objet des promesses faites à leur foi dans son sens le plus élevé, parce que Dieu avait décrété que l'objet des promesses, dans son sens le plus élevé, le bien le plus excellent, à savoir le royaume du ciel, ne commencerait que plus tard, et qu'il serait également notre partage, afin que tous, nous ici bas, eux dans l'autre vie, nous puissions y entrer, et parvenir enfin tous ensemble à la consommation. Il faut ici prendre la promesse dans son objet le plus élevé, le royaume du ciel, dans toute l'étendue de son acception, depuis son commencement en ce monde jusqu'à sa consommation au jour de la consommation et du jugement. La consommation n'aura lieu qu'en ce jour, parce que ce ne sera qu'alors que s'effectuera la rédemption du corps (Augustin, Jérôme, Chrysostome). Du reste l'apôtre a déjà dit ci-dessus (IX, 8) que tant qu'a subsisté l'ancienne alliance, et que Jésus-Christ n'a point eu consommé son sacrifice, le ciel était fermé ; d'où il suit que les anciens patriarches avaient été, il est vrai, justifiés, mais qu'ils ne pouvaient encore jouir du fruit de la justification ; il a fallu qu'ils attendissent le sacrifice de Jésus-Christ afin d'entrer ensuite avec lui dans le ciel. (J. F. D'Allioli).
 
 

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nous montrer qu'ainsi placé sur tout notre horizon, il nous procurera plus d'ombre et de sécurité. — Quelle est « cette nuée », et quel, ce nombre de « témoins? » Il s'agit de témoins empruntés soit à l'Ancien, soit au Nouveau Testament. Les premiers aussi ont été vraiment martyrs, témoins attestant avec courage la grandeur de Dieu; ainsi les trois enfants, ainsi Elie et tous les prophètes.

« Dégageons-nous de tout ce qui appesantit ». Qu'est-ce que tout ce fardeau ? La somnolence, la négligence, tout le bagage, en un mot, des pensées humaines. « Et le péché si facile à environner ». Cette expression a deux sens :  Le péché facilement nous entoure et nous assiége; ou bien, et je préfère l'entendre ainsi, le péché facilement sera par nous-même environné et battu; car, si nous le voulons, il nous est aisé de le vaincre. — « Courons par la patience dans la carrière qui nous est ouverte ». Il ne dit pas : Combattons, luttons, faisons la guerre ; mais ce qui est plus doux que tout cela, car il ne nous propose qu'une course. Il ne nous dit pas davantage : Soyons les premiers à courir; mais seulement : Fournissons une carrière soutenue et persévérante, et ne nous montrons pas lâches ni énervés. Courons, dit-il, dans la lice devant nous ouverte.

Enfin la consolation principale, la souveraine exhortation, le premier et le dernier de tous les exemples, l'apôtre le propose, c'est Jésus-Christ. « Jetant les yeux sur Jésus-Christ, l'auteur et le consommateur de notre foi (2) » ; c'est bien ce que Jésus-Christ disait constamment de lui-même à ses disciples : « S'ils ont appelé le maître Béelzébuth, combien plus ses serviteurs! » Et ailleurs : « Le disciple n'est pas au-dessus du Maître, ni l'esclave au-dessus de son propriétaire ». (Matth. X, 24, 25.) Donc, regardons-le, dit saint Paul, afin d'apprendre à courir; oui, voyons toujours Jésus-Christ. En effet, de même que pour apprendre un art ou pour nous dresser à une lutte quelconque, le regard fixé sur un maître nous grave dans l'esprit ses procédés, et notre vue lui dérobe tous ses secrets ; ainsi, dans la vie présente, si nous voulons fournir notre course, et surtout la fournir honorablement, nous regardons vers Jésus, l'auteur et le consommateur de notre foi. Et pourquoi ces deux titres? C'est qu'il nous a donné la foi, qu'il nous en a versé le principe. C'est encore une de ses paroles à ses disciples

« Vous ne m'avez pas choisi; c'est moi qui ai fait choix de vous ». (Jean XV, 16.) Paul disait de même : « Je le connaîtrai alors, comme j'ai été connu de lui ». (I Cor. XIII, 12.) Et si Jésus a déposé en nous le principe et le germe, c'est lui encore qui nous donnera la fin et le fruit.

« Jésus au lieu d'une vie heureuse et tranquille qui lui était proposée, a souffert la croix, en méprisant la honte et l'ignominie ». Comprenez qu'il lui était permis de ne pas souffrir, s'il l'eût préféré ; car il n'a pas commis de péché, et le mensonge ne fut jamais trouvé dans sa bouche (Isaïe, LIII, 9) ; lui-même l'atteste au saint Evangile : « Le prince de ce monde est venu, mais il n'a aucune prise sur moi ». (Jean, XIV, 30.) Il était donc libre de ne pas marcher au Calvaire. Car, disait-il, « j'ai le pouvoir de déposer mon âme et le pouvoir aussi de la reprendre ». (Jean, X, 18.) Si donc, sans nécessité aucune de subir la croix, il a voulu pour nous monter en croix, combien plus est-il juste que nous souffrions tout pour lui? — La joie lui était proposée, dit saint Paul, et il a subi la mort, « méprisant l'opprobre ». En quoi, ce mépris de l'opprobre? C'est qu'il a choisi, dit l'apôtre, une mort infâme. — Je comprends, direz-vous, qu'il soit mort; mais pourquoi si honteusement? — Uniquement pour nous apprendre à regarder comme rien toute gloire qui vient des hommes. Sans avoir jamais été assujetti au péché, il a choisi une mort semblable, pour nous apprendre à être bardis contre elle, à l'estimer comme le néant. — Enfin, pourquoi l'apôtre ne dit-il pas : Méprisant « la tristesse », mais l'opprobre et la honte? Parce qu'il affronta la mort sans tristesse.

Or, écoutez quelle fut la fin, pour Jésus? « Et maintenant il est assis à la droite de Dieu ». Vous voyez le prix du combat que saint Paul décrit autrement ailleurs: « C'est pourquoi Dieu l'a exalté et lui a donné un nom qui est au-dessus de tout nom, de sorte qu'au nom de Jésus, tout genou fléchit ». (Philip. II, 9.) Il parle de la sainte humanité de Jésus. Ainsi, bien évidemment, quand même on ne nous proposerait aucun prix de la victoire, un tel exemple suffirait pour nous déterminer à soutenir chacun vaillamment notre lutte et notre combat. Mais maintenant, des récompenses aussi nous sont offertes, et non des prix tels quels, mais de grands, mais d'ineffables prix. Ainsi, quelle que soit la souffrance qui nous ait visités, pensons à Jésus, plutôt même qu'à ses apôtres. Pourquoi ? C'est que toute la vie du Sauveur fut remplie d'amertume. Toujours il entendit d'horribles accusations de folie, de séduction, de faux miracles; les juifs disaient tantôt : « Cet homme ne vient pas de Dieu »; tantôt : «Non, il séduit les masses » ; tantôt : « Ce séducteur disait quand il vivait encore : Je ressusciterai dans trois jours ». Ils l'accusaient de jonglerie et de magie, disant : « C'est par Béelzébuth qu'il chasse les démons » ; ils le taxaient de fou, de possédé du diable : « N'avons-nous pas raison de dire qu'il est fou et possédé du démon ? » (Jean, IX, 16 ; VII, 12; X, 20 ; Matth. XXVII, 63; XII, 24.) Et il entendait cet affreux langage, pendant qu'il les accablait de ses bienfaits, qu'il faisait des miracles, et montrait les oeuvres d'un Dieu. Qu'on eût ainsi parlé de lui, s'il n'avait rien fait, on serait moins surpris. Mais qu'enseignant une doctrine de vérité, il s'entendît appeler séducteur; que chassant les démons, il s'entendît insulter comme possédé du démon; qu'on l'appelât menteur et hypocrite, lui qui démolissait toute fourberie, n'est-ce pas étonnant et incroyable? Telles étaient pourtant leurs accusations de tous les jours.

3. Voulez-vous entendre les plaisanteries et les moqueries qu'on lui décochait? La moquerie est bien ce qui nous mord le plus vivement au coeur. Eh bien ! voici, d'abord, contre sa naissance. « N'est-il pas », disaient les juifs, « n'est-il (571) pas le fils d'un charpentier? ne connaissons-nous pas et son père et sa mère? Tous ses frères ne sont-ils pas parmi nous? » (Matth. XIII, 55.) Plaisantant le Seigneur sur sa patrie, ils le disaient natif de Nazareth, et ajoutaient : « Informez-vous, et soyez sûr qu'il ne sort point de Prophète de la Galilée ». (Jean, VII, 52.) Toutes ces calomnies le trouvaient patient toujours! Ils ajoutaient : « L'Ecriture ne dit-elle pas que le Messie doit venir du bourg de Bethléem? » (Jean, VII, 42.) — Voulez-vous entendre les moqueries insultantes qu'on employait à son égard? Venant, dit l'Ecriture, jusqu'au pied de la croix, ces gens l'adoraient, le frappaient, lui lançaient des soufflets et disaient : « Dis-nous qui t'a frappé? » Et lui offrant du vinaigre : « Si tu es le Fils de Dieu », s'écriaient-ils, « descends de la croix». (Matth. XXVI, 68 et XXVII, 40.) Déjà un serviteur du grand prêtre lui avait donné un soufflet, et il n'avait répondu qu'un mot : a Si j'ai mal a parlé, faites voir ce que j'ai dit de mal; mais si j’ai bien parlé, pourquoi me frappez-vous? » Pour mieux l'insulter, ils lui mirent une chlamyde de pourpre et lui crachèrent au visage, sans cesser de l'accabler de questions perfides et de tentations. — Voulez-vous constater les accusations publiques ou secrètes, celles mêmes que ses disciples formulaient contre lui, puisque lui-même leur demandait : « Voulez-vous aussi vous en a aller? Possédé du démon » (Jean, VI, 68, et VII, 30), c'était un mot que prononçaient de lui ceux mêmes qui avaient cru en lui. Enfin, répondez-moi, n'est-il pas vrai qu'il en était réduit à s'enfuir, tantôt en Galilée, tantôt en Judée ? Ne fut-il pas dès le berceau ballotté par toutes sortes d'épreuves? Ne fallut-il pas qu'encore enfant, sa mère l'emportât en Egypte? C'est en souvenir de tant de douleurs que saint Paul a dit : « Jetons les yeux sur Jésus, l'auteur et le consommateur de notre foi, qui, au lieu de la vie tranquille et heureuse dont il pouvait jouir, a souffert la croix a en méprisant la honte et l'ignominie, et qui maintenant est assis à la droite du trône de Dieu ». Jetons donc nos regards sur lui, et sur ses disciples; lisons les souffrances de Paul; écoutons-le, qui nous dit : « Il nous a fallu grande patience dans les maux, dans les tribulations, dans les nécessités pressantes, dans les persécutions, les angoisses, les plaies, les prisons, les séditions, les jeûnes, les travaux, la chasteté, la science » ; et ailleurs: « Jusqu'à cette. heure nous souffrons la faim et la soif, la nudité et les mauvais traitements; nous n'avons point de demeure stable; nous travaillons avec beaucoup de peine, de nos propres mains; on nous maudit, et nous bénissons; on nous persécute, et nous le souffrons ; gon nous dit des injures, et nous répondons par ides prières». (II Cor. VI, 4;  I Cor. III, 11.) Quelqu'un a-t-il souffert la moindre partie de maux pareils? On nous traite, dit-il, en séducteurs, en infâmes, en êtres vils et qui n'ont rien. Et ailleurs : « J'ai reçu des juifs, en cinq fois différentes, trente-neuf coups de fouet ; j'ai été battu de verges par trois fois, j'ai été lapidé une fois, j'ai passé une nuit et un jour au fond de là mer,  j'ai fait maints pénibles voyages, avec afflictions, angoisses, famine ». (II Cor. XI, 24.) Or, entendez-le vous dire aussi combien une telle vie plaisait à Dieu : « Pour cela j'ai trois fois prié le Seigneur, et il m'a répondu : Ma grâce te suffit; car ma puissance éclate dans l'infirmité». Aussi ajoute-t-il : « Je me complais dans mes infirmités, dans les afflictions, les nécessités, les angoisses, les plaies, les prisons, afin que la vertu puissante de Jésus-Christ habite en moi ». (II Cor. XII, 8.) Enfin écoutez la parole même de Jésus-Christ : « Vous aurez l'affliction en ce monde ». (Jean, XVI, 33.)

« Pensez donc en vous-mêmes à celui qui a souffert une si grande contradiction des pécheurs qui se sont élevés contre lui; afin que vous ne vous découragiez pas et que vous ne tombiez point dans l'abattement (3) ». Saint Paul a bien droit de tenir ce langage. Car si les souffrances du prochain nous animent, combien plus d'ardeur et d'amour doit réveiller en nous la passion de Notre-Seigneur? Quel merveilleux effet doit-elle produire? — Et remarquez comment saint Paul, en négligeant le détail des peines du Sauveur, les résume toutes en ce mot: « Contradiction »; soufflets sur les joues, moqueries, insultes, reproches, railleries; l'apôtre ne fait qu'indiquer ces horreurs par ce mot contradiction ; et pourtant en dehors de celles-là, il y a toutes celles encore qui ont accompagné son enseignement évangélique.

Pensons, mes frères, pensons toujours à cette vie et à cette passion du Sauveur; occupons-en nos coeurs et le jour et la nuit, sachant que nous en recueillerons des fruits immenses, et des avantages inappréciables. Oh oui ! c'est une grande, c'est une ineffable consolation que les souffrances de Jésus-Christ, que celles encore de ses apôtres. Notre-Seigneur savait si bien que cette voie est la meilleure pour la vertu, que sans être obligé, lui, d'embrasser cette route, il y est entré tout d'abord; tant il regardait l'affliction comme une grâce, comme la mère d'un plus grand repos et d'une douce paix dans le monde à venir. Au reste, entendez-le : « Si quelqu'un ne porte pas sa croix et ne marche pas derrière moi, il n'est pas digne de moi ». (Matth. X, 38.) Comme s'il disait . Si tu es mon disciple, prouve que tu l'es en effet imite ton maître. Que s'il est venu par la route de l'application, tandis que tu prétends marcher par celle du repos et des loisirs, non, ce n'est plus sa voie que tu veux suivre, mais un tout autre chemin. Comment le suivre saris être sur ses traces.? Comment es-tu un disciple sans marcher derrière ton maître? Paul t'a condamné dans les mêmes termes : « Nous sommes les faibles; et vous, les  forts ; nous sommes les gens méprisés ; vous, les honorés ! » ( I Cor. IV, 10.) Comment est-il raisonnable que nous suivions des directions si opposées quand vous êtes nos disciples, et que nous sommes vos maîtres? Donc la souffrance, mes frères, est une grande puissance : car elle produit ces deux grands effets, qu'elle efface nos péchés et qu'elle nous donne force et vigueur.

4. Mais n'arrive-t-il pas, direz-vous, qu'elle renverse et qu'elle ruine ? — Non, la souffrance ne (572) produit point ces malheurs; n'en accusons que notre lâcheté. Si nous sommes sobres et vigilants, si nous prions Dieu de ne pas permettre que nous soyons tentés au-delà de nos forces; si nous nous tenons toujours étroitement attachés à liai, nous serons toujours debout, nous ferons face à l'ennemi. Tant que nous aurons Dieu pour auxiliaire, en vain les tentations souffleront plus impétueuses que tous les vents à la fois, elles ne seront pour nous que pailles et feuilles légères, qu'un rien dissipe au hasard. Ecoutez la parole de Paul : « En tous ces combats nous sommes vainqueurs ». Et ailleurs : « J'estime que toutes les souffrances de ce siècle ne sont point dignes d'être comparées avec la gloire à venir qui sera manifestée en nous ». (Rom. VIII, 37 et 18.) Et ailleurs « Notre tribulation présente, légère en elle-même, et purement momentanée, nous produira un excès incroyable, un poids ineffable de gloire éternelle ». (II Cor. IV, 16.) Remarquez quels périls affreux, quels naufrages, quelles afflictions sans nombre il qualifie de maux légers. Soyez l'émule de ce coeur de diamant enveloppé d'un corps fragile et souffreteux.

Vous êtes dans la pauvreté, peut-être ! Mais non toutefois dans une misère comme celle de Paul, qui luttait avec la faim, la soif et la nudité. Car il ne souffrit point tous ces maux seulement un jour par rencontre, mais continuellement il les endura. Et la preuve? Vous la trouverez dans sa parole

« Jusqu'à ce jour nous ne cessons de subir la « faim, la soif, la nudité ». (I Cor. IV, 11.) Et cependant quelle gloire il avait déjà acquise dans la prédication, lorsqu'il était encore réduit à toujours ainsi souffrir ! car il avait dépensé vingt années déjà dans l'enseignement de l'Evangile, quand il écrivait ces mots : « Je connais », en effet, dit-il, « un homme qui fût ravi au paradis il y a quatorze ans, est-ce avec ou sans son corps, je ne sais ». (II Cor. XII, 2.) Et ailleurs : « Trois ans après je montai à Jérusalem » (Gal. I,18) ; et dans un autre passage : « Il me serait plus avantageux de mourir, que de permettre à personne d'atténuer ma gloire ». Et ce texte se lie à celui-ci : « Nous sommes devenus comme les balayures de ce monde ». (I Cor. IX, 15; IV, 13.)

Quoi de plus pénible que la faim, que le froid, que les complots imaginés même par des frères, qu'il appelle de faux frères ? N'osait-on pas l'appeler la peste du monde, un imposteur, un démolisseur ? N'était-il pas déchiré par les fouets cruels? Appliquons à ces exemples, mes frères, nos méditations, nos pensées, nos souvenirs, et jamais nous n'éprouverons de découragement, d'abattement, quand même l'injustice nous opprimerait, quand tous nos biens nous seraient volés et qu'on nous ferait subir des maux à l'infini. Qu'il nous soit donné seulement de trouver au ciel une moisson d'estime et d'honneur, et tout devient supportable. Puissions-nous faire dignement nos affaires d'outre-tombe, et celles d'ici -bas nous paraîtront sans valeur; quelles qu'elles soient, elles ne sont que des ombres et des rêves.

Car ce qu'on peut attendre ou redouter sur la terre n'a rien de sérieux ni en soi, ni dans la durée. Que voulez-vous comparer, en effet, avec ces terreurs si légitimes et si effrayantes de l'avenir; avec ce feu qui ne peut s'éteindre; avec ce ver qui ne peut mourir? Est-il un mal du siècle qui égale le grincement des dents, les chaînes, les ténèbres extérieures, les fureurs, la désolation, les angoisses de ces supplices? Mais vous comparez la durée, peut-être? — Eh ! que font dix mille ans auprès des siècles infinis et interminables ? Ce qu'est une petite goutte d'eau, n'est-ce pas, en présence du grand abîme.

Préférez-vous comparer bonheur avec bonheur? Celui du ciel est infiniment supérieur. « L'oeil de l'homme n'a point vu », dit l'Ecriture, « son oreille n'a point entendu, son coeur ne pourra jamais comprendre cette félicité souveraine ». (I Cor. II, 9.) Et sa durée se prolongera dans l'infinité des siècles. Pour elle, par conséquent, ne serait-il pas avantageux d'être mille fois déchirés vivants, tués, brûlés, de subir mille morts enfin, de supporter en paroles et en faits tout ce qu'il y a de plus rude et de plus affreux? Devrions-nous passer, si c'était possible, toute la vie présente dans les flammes dévorantes, qu'il faudrait ainsi fout accepter pour gagner les biens que Dieu nous garde.

Mais que parlé-je ainsi à des hommes qui loin de consentir à mépriser l'argent, le poursuivent et s'y attachent comme à la seule richesse immortelle, à des hommes qui, pour avoir donné quelque petite chose sur une fortune immense, croient avoir tout fait? Non, ce n'est pas là l'aumône. L'aumône vraie, c'est le fait de cette veuve qui verse tout généreusement, jusqu'à sa dernière obole. Si vous n'avez pas le coeur de donner autant qu'une pauvre veuve, donnez du moins votre superflu, gardez le nécessaire, et rien au delà : mais personne ne sait faire le sacrifice même du superflu. J'appelle superfluité ce nombreux personnel qui vous sert, ces vêtements de soie qui vous couvrent. Rien n'est moins nécessaire, rien moins utile même que ce dont nous pouvons nous passer pour vivre; voilà, oui, des superfluités, et pour le dire une fois, de véritables excès.

Voyons toutefois, s'il vous plaît, quel est l'indispensable nécessaire de la vie. Avec deux serviteurs seulement, nous pouvons vivre. Car puisque plusieurs personnes, à nos côtés, vivent sans serviteur aucun , quelle excuse avons-nous, si deux domestiques ne peuvent nous suffire? Nous pouvons très-bien nous loger dans une maison de briques, pourvu qu'elle ait trois appartements voilà le suffisant assurément. Car n'y a-t-il pas des pères de famille, ayant femme et enfants, qui se contentent d'une seule habitation ? Or, si vous le voulez absolument, on vous accorde des domestiques.

Mais, dira une grande dame, n'est-il pas honteux pour une personne d'un certain rang, de paraître en public avec deux domestiques seulement? — Arrière cette honte. Non, une femme de haut rang n'a pas à rougir de paraître avec deux domestiques seulement; mais elle devrait rougir de se montrer avec plus nombreuse escorte. Vous riez peut-être en m'écoutant ici; eh bien ! je (573) répète, sa honte devrait être de parader avec toute une escorte. Quoi! pareils à des marchands de moutons, ou à ces cabaretiers qui vendent des esclaves, vous vous feriez une espèce de gloire à paraître avec un nombreux cortège de serviteurs! Faste et vaine gloire, en vérité; lorsque la modestie, en cela, est une preuve de sagesse et d'honorabilité. Non, il ne faut pas que voire dignité se prouve par la multitude de vos suivants : où est la vertu, à posséder toute cette valetaille ? Ce n'est certes point une vertu de l'âme; et ce qui ne prouve point une âme vertueuse, ne démontre pas non plus une âme bien née. Quand une dame est contente de peu, elle prouve mieux sa dignité native; quand elle a besoin de tant d'accessoires, elle n'est qu'une servante, plus abaissée même qu'une esclave.

5. Répondez-moi? Les anges ne parcourent-ils pas notre terre habitée, seuls et sans avoir besoin de quelqu'un qui les suive ? Et, parce que nous avons ce besoin nous-mêmes, estimerons-nous inférieurs ceux qui peuvent s'en passer? S'il est donc dans la nature de l'ange de n'avoir ainsi besoin ni de laquais, ni de suivant, quelle est, parmi les femmes, celle qui se rapproche le plus de cette nature,angélique? Est-ce celle à qui tant de serviteurs sont indispensables, ou celle qui se contente d'en avoir bien peu? Et mieux que cette dernière encore, celle qui n'en a pas du tout, n'a-t-elle pas le bonheur de se montrer sans être remarquée? Etre remarquée, en effet, ne voyez-vous pas que, pour une femme, c'est une honte ? Or quelle est celle qui attire les regards de toute une place publique ? Est-ce celle qui porte une toilette brillante, ou celle qui est vêtue simplement, sans parure, sans luxe ni apprêt? Laquelle encore fait tourner de son côté tous les yeux de la foule stationnant au forum ? Est-ce celle qui se fait traîner par des mules aux housses dorées, ou bien celle qui marche sans appareil, naturellement, mais avec bienséance et distinction? Celle-ci ne passe-t-elle pas inaperçue de tous nos regards, tandis qu'on se presse pour voir l'autre, et que même on se demande : Qui est-elle ? D'où sort-elle? Ne parlons pas des jalousies qu'elle excite. Mais, dites-moi seulement : Où est la honte? Est-ce de se faire remarquer ou de passer sans être vue? Quand est-ce qu'il faut rougir davantage quand tous les yeux sont sur elle , ou quand nul ne l'aperçoit? Quand tout le monde s'informe de ce qu'elle est, ou bien quand on ne s'occupe même pas de sa personne ?

Voyez-vous comme nous faisons tout, non pour une sainte honte, mais pour la vaine gloire ? Mais, comme il est impossible de nous soustraire entièrement à ces préjugés, qu'il me suffise de vous rappeler que la honte véritable n'est pas là. Le péché ! voilà vraiment la chose honteuse , bien que personne ne l'estime ainsi, et qu'on attache plus volontiers l'idée de honte à n'importe quoi plutôt qu'au péché! Quant aux vêtements, femmes chrétiennes, ayez-en pour l'usage et non pour le superflu. Et pour ne pas vous gêner ici la conscience trop étroitement, mon avis et ma déclaration se bornent à proscrire, comme dépassant vos besoins, les parures d'or et les tissus trop fins. Et cet arrêt n'est pas de moi. Pour vous prouver qu'ici vous n'entendez pas mes paroles, écoutez saint Paul qui lui-même prononce, qui défend aux femmes de se parer avec des cheveux frisés, avec de l'or, avec des perles, avec vos vêtements précieux et magnifiques. (I Tim. II, 9.) Dites-nous alors, apôtre de Jésus-Christ, comment elles doivent se parer? Car elles sont capables de dire que les parures d'or sont seules des objets de luxe et de prix; mais que les soieries ne sont ni de prix ni de luxe. Dites-nous donc, comment voulez-vous qu'elles soient parées? — «Quand nous avons le vêtement et la nourriture, sachons-nous en contenter ». (I Tim. VI, 8.) Donc, que le vêtement soit suffisant pour nous couvrir; Dieu ne nous les a donnés que pour protéger notre nudité. Or, un vêtement peut remplir ce but, quand même il serait de nulle valeur.

Vous riez peut-être, vous qui portez des vêtements de soie : en vérité, le sujet prête à rire ! Que commande saint Paul et que faisons-nous? Car je ne m'adresse plus seulement aux femmes, mais aussi aux hommes. Tout ce que nous avons au-delà de la règle apostolique, est superflu. Les pauvres seuls ne possèdent pas de superflu ; hélas ! peut-être parce qu'ils sont forcés de s'en passer; car s'ils pouvaient s'en procurer, ils ne s'en feraient pas faute plus que les autres. Mais enfin, soit en réalité, soit en apparence et par le sort, ils n'ont pas de superflu.

Portons donc des vêtements qui remplissent simplement leur but. A quoi bon, en effet, y prodiguer l'or? Ces oripeaux conviennent aux acteurs; laissez-leur ce costume; c'est celui aussi des femmes perdues à qui tout; convient pour attirer les yeux. Qu'elle se pare, l'actrice qui va paraître sur la scène , celle encore qui est danseuse de profession; tout leur va, pour entraîner les hommes. Mais que la femme qui professe une vraie piété s'éloigne de telles parures, et qu'elle s'en réserve une autre bien plus noble et plus riche.

Oui, femme chrétienne, tu as un théâtre aussi ; pour ce théâtre , sache te parer; pour lui, revêts tout un monde d'ornements. Quel est ton théâtre ? Le ciel, avec le peuple des anges pour spectateurs, et ce peuple comprend aussi et les vierges, et les femmes du monde ou du siècle. Toute femme qui croit en Jésus-Christ paraît de droit sur ce théâtre. Parlons-y un langage digne de charmer de tels spectateurs. Revêts-toi d'ornements capables de les transporter de joie. Car, dis-moi; si une de ces actrices éhontées, renonçant à ses parures d'or, à ses vêtements somptueux, à son rire effronté , à ses paroles séduisantes et obscènes , prenait tout à coup une robe sans valeur; si elle paraissait sur les planches sans aucun éclat d'emprunt, et qu'on l'entendît parler un langage pieux, religieux , et faire une exhortation à la tempérance et à la pudeur, sans plus un mot qui fasse rougir, est-ce que toute l'assistance ne se lèverait pas d'indignation ? Un théâtre comme celui-là ne serait-il pas déserté ? ou plutôt ne chasserait-on pas cette convertie , parce qu'elle (574) ne parlerait plus la langue de ce théâtre satanique?

Eh bien ! à votre tour, si vous entrez au théâtre du ciel avec les ornements de la femme perdue, tout le céleste auditoire vous chassera. Il ne faut point là de vêtements d'or, mais d'autres, et bien différents. De quel genre, alors? De ceux dont parle le Prophète : « Elle est entourée de franges d'or, de splendides broderies » (Ps. XLIV, 14) ; il ne s'agit point de faire ressortir la blancheur et l'éclat de votre teint, mais d'orner votre âme ; car elle seule, au ciel, dispute le prix. « Toute la gloire de la fille du roi est au dedans d'elle-même », ajoute-t-il. Prenez ces vêtements glorieux, qui doivent vous affranchir d'autres peines sans nombre , mais qui en particulier délivrent un mari d'inquiétude, et vous-même de souci.

6. Une femme est d'autant plus respectable aux yeux de son mari, qu'elle sait davantage restreindre ses besoins. Car l'homme , en général , garde toujours un secret et profond mépris pour ceux qui ont besoin de lui ; s'il voit au contraire qu'il ne soit pas indispensable, il rabaisse son orgueil, et bientôt vous traite et vous honore comme un égal. Que votre mari vous voie donc, femmes chrétiennes, n'avoir pas besoin de lui et mépriser même ce qu'il offre ; aussitôt , malgré ses hautes prétentions et l'ambition dédaigneuse de son caractère, il vous respectera plus que si vous portiez des ornements d'or, et désormais vous ne serez plus sa servante , comme on l'est nécessairement, comme il faut bien être l'humble sujet de ceux dont on a trop besoin ; tandis que si l'on sait se refuser noblement le superflu, on recouvre désormais son indépendance. Qu'il sache donc, votre époux, que lorsque vous lui accordez une certaine obéissance , c'est le motif de la crainte de Dieu qui vous détermine, et non pas les dons qui partent de la main d'un mari. En effet, tant qu'il vous donne beaucoup, en vain lui rendez-vous aussi grand honneur: il croit toujours en mériter davantage ; si , au contraire, vous savez vous suffire, il vous est reconnaissant du peu même que vous lui accordez : il n'a rien à vous reprocher. D'ailleurs vous ne le forcez point à voler le bien du prochain pour la triste nécessité de vous suffire.

Sous un autre point de vue, est-il rien de plus déraisonnable que d'acheter des parures d'or, pour les souiller bientôt dans les bains et les places publiques? Encore ces folies dorées s'expliquent-elles pour ces lieux profanes des thermes ou de l'agora; mais elles sont ridicules et insensées, quand on s'en décore pour poser jusque dans l'église. Que vient-elle faire ici avec ces ornements d'or, cette femme qui doit y entrer précisément pour entendre que ni l'or, ni l'argent, ni les habits précieux n'embellissent une vraie chrétienne? Oui, femme chrétienne, pourquoi entrer ici ? Serait-ce comme pour combattre saint Paul et pour montrer que quand même il te ferait mille fois la leçon, tu refuses de te convertir? Serait-ce pour nous convaincre que, nous aussi, prédicateurs de l'assemblée sainte , nous perdons notre temps à redire ses avis?

Car, réponds-moi. Qu'un gentil ou qu'un infidèle entende lire ce passage de saint Paul qui interdit aux femmes dé se parer avec l'or, l'argent, les perles, les tissus précieux; que cet homme soit d'ailleurs marié à une femme chrétienne, et qu'il l'aperçoive ensuite heureuse de se parer de cette manière , fière de s'entourer d'or pour venir à l'église; ne dira-t-il pas en lui-même, en voyant cette femme qui se pare et se prépare dans son cabinet de toilette : Pourquoi donc fait-elle dans ce cabinet une si longue séance? Pourquoi ces longs apprêts? Pourquoi prend-elle aujourd'hui ses bijoux d'or? Où veut-elle aller enfin? A l'église? Mais qu'y faire? Pour entendre que tout ce luxe est condamné? A cette idée, à ce spectacle, l'infidèle ne va-t-il pas rire, et rire aux éclats? Ne va-t-il pas croire que toute notre religion n'est qu'un jeu et une duperie?

Ecoutez donc, et mes avis et ma prière: laissons aux pompes mondaines ces ornements d'or ; laissons-les aux théâtres et aux décors exposés dans les boutiques des marchands ; gardons-nous de vouloir ainsi embellir l'image de Dieu; et plutôt rehaussons-la de grâce vraie et de dignité, de cette dignité qui ne s'allie jamais avec le faste et les ornements malséants.

Voulez-vous même gagner l'honneur et l'estime des hommes? Voilà le moyen d'y parvenir. On admirera toujours moins la femme d'un opulent du siècle quand elle portera ces soieries et ce luxe, qu'on rencontre partout, que quand elle se présentera sous une mise simple et commune, avec la simple robe de laine. Ce genre, tout le monde l'admire; cette mise, chacun y applaudit. Car dans cette toilette qui prodigue les broderies d'or et les tissus précieux, la femme riche a bien des rivales ; elle surpasse l'une , mais l'autre la surpasse; et dût-elle les vaincre toutes, l'impératrice au moins aura sur elle la victoire. Avec la simplicité , au contraire , elle triomphe de toutes les autres femmes, même de l'épouse d'un roi ou d'un empereur : seule, et jusque dans l'opulence, elle a choisi l'extérieur des pauvres.

Ainsi, supposé que nous aimions la gloire, la voici plus grande et plus pure. Mais je ne parle pas seulement aux veuves et aux riches : les veuves n'auraient l'air d'être modestes qu'à cause de la gêne qu'apporte le veuvage ; je m'adresse aussi aux femmes mariées. — Je ne plairai donc plus à mon mari, dira l'une d'elles? — Ah ! tu ne désires pas plaire à ton époux, mais à une foule de misérables femmelettes ; ou plutôt loin de vouloir leur plaire, tu cherches à les faire sécher de dépit, à faire ressortir leur pauvreté. Que de blasphèmes se prononcent à cause de toi !... Malheur à la pauvreté, s'écrieront-elles; Dieu déteste les indigents; Dieu n'aime pas les pauvres! Une preuve, d'ailleurs, une preuve évidente que tu ne cherches pas à plaire à ton mari, que ce n'est pas là le motif de ta toilette, c'est la propre conduite en ceci. A peine rentrée dans ton appartement, tu dépouilles aussitôt toutes tes parures, robes, bijoux, perles; tu ne les portes pas chez toi.

Si vraiment vous voulez plaire à vos maris, vous en avez les moyens, je veux dire la douceur, (575) les prévenances, la sagesse. Croyez-moi bien, femmes chrétiennes, lors même que votre mari montrerait les penchants les plus malheureux et les plus abjects, voici les moyens qui le regagneront: douceur, bonté, modestie, sagesse, mépris d'un vain luxe et d'une dépense exagérée, humilité et soumission. En vain imagineriez-vous mille inventions de toilette , vous ne maintiendrez pas un mari impudique et débauché. Elles le savent, celles qui sont partagées d'époux semblables. En vain voudrez-vous employer la parure ; s'il est incontinent, il est vite adultère. et s'il est sage et pudique, ce n'est pas votre toilette qui le captive; c'est au contraire votre modestie. Votre luxe même l'ennuie et .l'inquiète, parce qu'il lui donne l'idée que vous êtes esclave de ces vaines parures et d'un monde insensé. J'accorde qu'un mari, doux et modéré, vous respectera et ne vous exprimera point cette pensée ; mais dans son coeur il vous condamne , mais il n'est pas maître d'étouffer un sentiment de jalousie. De jalousie ! ô femme, de jalousie contre vous, et parce que vous l'éveillez vous-même. N'est-ce pas assez pour vous faire repousser à l'avenir tout vain plaisir de luxe ?

7. Peut-être ne m'entendez-vous ici qu'avec chagrin ; peut-être la colère vous fait dire : Voilà qu'il irrite les maris contre leurs femmes ! Non, je neveux pas irriter les maris; mais je désire, épouses chrétiennes, que vous-mêmes de bon coeur, vous fassiez ce sacrifice, non pour eux, mais pour vous; non pour les délivrer de préoccupations jalouses, mais pour vous délivrer vous-mêmes de ces fantômes de la vie mondaine. Vous voulez être belle; je demande aussi pour vous la beauté, oui, la beauté que Dieu cherche, la beauté qui charme le souverain Roi. Quel ami voulez-vous, Dieu ou les hommes? Si vous êtes ainsi vraiment belle, Dieu sera épris de vos attraits; si vous avez l'autre beauté sans celle-ci, il vous prendra en horreur, et vous ne serez aimée que par des hommes criminels. Car il ne peut être honnête, celui qui aime une femme enchaînée par le mariage : et c'est le triste effet d'une parure tout extérieure. Autant l'une, celle de votre âme, veux-je dire, gagne le coeur de Dieu, autant l'autre éprend des hommes criminels.

Voyez-vous que votre seul intérêt m'inspire, que je suis dévoué à votre bien, à votre véritable beauté? Ah oui! vous serez vraiment, d'après moi, et belles et glorieuses; car la vraie gloire d'une noble femme, c'est que vous ayez pour vous aimer, non pas les hommes du crime, mais Dieu, mais le Seigneur du monde entier. Ayant si haut votre ami principal, à qui ressemblerez-vous ? aux anges mêmes dont vous conduirez les choeurs. Car si la personne aimée du roi est, plus qu'aucune autre, proclamée bienheureuse, quelle sera la dignité de celle que Dieu même aimera d'un amour tendre ? Nommez, si vous le voulez, nommez et comparez l'univers avec cette beauté : l'univers n'en sera jamais digne !

Cultivons donc cette beauté; ornons-nous de cette parure, pour arriver au ciel, aux banquets de l'Esprit, jusqu'au lit nuptial de cet époux sur lequel aucune mort n'a plus d'empire. La beauté charnelle est attaquée par toute sorte d'ennemis; gardât-elle son éclat; fût-elle, par impossible, à l'abri de la maladie et des chagrins, elle ne dure pas vingt ans. Sa céleste rivale, au contraire, garde toujours et sa force et sa fleur. Ici, point de tristes changements à redouter : la vieillesse ne se hâte point de lui apporter les rides; la mort ne tombe pas sur elle pour la flétrir; les amertumes de l'âme ne peuvent la corrompre: elle triomphe de tous ses ennemis. La beauté du corps s'est évanouie avant même de paraître ; et pendant qu'elle parait, elle a peu d'admirateurs. Ne la cultivons pas, mais plutôt aimons et embrassons celle qui doit un jour mettre en nos mains les lampes allumées, et nous conduire jusqu'en la chambre de l'Époux. Ce bonheur est promis, non pas à la virginité proprement dite seulement, mais aux âmes virginales surtout; car si les vierges seules y avaient droit, cinq sur dix n'en auraient pas été exclues. C'est donc la récompense de tous ceux qui ont l'âme virginale, de tous ceux qui savent s'affranchir des pensées du siècle , puisque ces idées sont les corruptrices des âmes.

Oui, si nous savons conserver l'intégrité et la pureté de nos coeurs, nous irons là-haut, et là-haut on nous recevra. « Je vous ai fiancés, disait saint Paul, comme on ferait d'une seule vierge à un seul mari, comme une chaste épouse pour Jésus ». (II Cor. XI, 2.) Ces paroles s'adressaient non pas aux vierges seulement, mais à toute l'Eglise, à tous ses fidèles enfants. Gardez-vous une âme sans tâche? vous êtes vierge, bien que vous ayez un époux ; oui, vous l'êtes, et de cette virginité que je proclame vraie et admirable. La virginité du corps n'est que la compagne, que l'ombre de cette virginité seule véritable.

Cultivons-la, et par elle nous pourrons joyeusement partir au-devant de l'Époux, et entrer avec nos lampes brillantes de lumière , pourvu que l'huile n'y manque pas, pourvu que faisant fondre et sacrifiant tout vain ornement d'or, nous sachions les convertir en cette huile précieuse qui nourrit la flamme d'une lampe étincelante. Cette huile, c'est la charité envers le prochain. Si nous savons faire part aux autres de tous nos biens, si nous en faisons de l'huile ainsi, nous trouverons alors protection et défense ; nous n'aurons pas à crier au grand jour: « Donnez- nous de votre huile, parce que nos lampes s'éteignent ». (Matth. XXV, 8.) Nous n'aurons pas à faire appel aux autres, à courir chez ceux qui en vendent, à nous voir exclus, à frapper à la porte, à entendre cette parole qui donne la terreur et le frisson : « Je ne vous connais pas! » car il nous reconnaîtra; car nous entrerons avec cet Epoux, et après avoir pénétré jusque dans la chambre nuptiale de notre Epoux spirituel, nous jouirons de biens ineffables.

En effet, si l'appartement de l'Époux, ici-bas, est si magnifique; si les salles de ses banquets sont tellement splendides, que la vue n'en fatigue jamais, combien plus au ciel ! Le ciel, oui, est un lit nuptial; mais le lit nuptial de l'Époux est plus beau que le ciel. Et c'est là que nous entrerons ! Et si le lit nuptial de l'Époux a tant de beauté, quel sera l'Epoux lui-même? Mais pourquoi vous ai-je dit de déposer ces ornements d'or pour les donner aux pauvres? Fallut-il, ô femmes, vous vendre vous-mêmes, fallut-il descendre avec vos enfants jusqu'à la servitude, afin de pouvoir être avec cet Epoux, pour jouir de toute sa beauté, pour contempler à jamais ses traits, ne devriez-vous pas gaiement et de grand cœur tout accepter? Pour voir un roi de la terre, souvent nous laissons échapper de nos mains un objet même nécessaire; mais pour contempler ce Roi, votre Epoux, combien plus volontiers il faudrait tout subir! Les biens de ce monde, en effet, ne sont que des ombres: là seulement est la vérité ! Oui, pour voir dans les cieux ce Roi, cet Epoux ; et surtout pour le bonheur de marcher devant lui, lampe en main, d'habiter près de lui, de résider à tout jamais avec lui, que ne faut-il pas faire; que ne faut-il pas produire; que ne faut-il pas supporter?

Ah ! concevons, je vous en supplie, quelque désir vrai de ces biens célestes: désirons cet Epoux immortel. Soyons vierges de la virginité véritable : car Dieu exige la virginité de l'âme. Avec elle entrons aux cieux; mais sans avoir ni tache, ni ride, ni défaut d'aucune sorte, qui nous empêcherait de gagner les biens promis. Puissions-nous y arriver tous, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ!

HOMÉLIE XXIX. VOUS N'AVEZ PAS ENCORE RÉSISTÉ JUSQU'AU SANG, EN COMBATTANT CONTRE LE PÉCHÉ. (CHAP. XII, DU VERSET 4 AU VERSET 11 .)
 

Analyse.
 
 

1 et 2. Deux consolations, contradictoires en apparence, et qui se complètent l'une par l'autre. — Les épreuves et les adversités ne sont point une marque d'abandon de Dieu : bien au contraire, elles nous apprennent qu'il est notre vrai Père, et que nous sommes ses véritables enfants. — Dieu nous aime mieux que nos pères mêmes, quand il nous châtie. — Il n'agit point par caprice ni pour son intérêt, mais uniquement pour notre bien.

3 et 4. Tous les saints de l'Ancien et du Nouveau Testament ont accepté de bon cœur les souffrances de la vie; tous les pécheurs ont passé par les délices, qui ont causé leur perte dans le temps et dans l'éternité. — Les moeurs de nos jours sont, malheureusement, celles de Babylone et de Sodome. — Les hommes s'efféminent par le luxe des vêtements et par la bonne chère; les femmes y perdent leur force et leur beauté, l’âme se pourrit dans ce corps qui s'énerve.
 
 

1. Deux manières de consoler, bien contradictoires en apparence, donnent au cœur une force merveilleuse, quand on les présente ensemble aussi saint Paul les emploie-t-il l'une et l'autre. L'une a lieu, quand nous disons à une âme navrée, que plusieurs avant elle ont beaucoup plus souffert; à cette pensée, l'âme attristée se calme, parce qu'elle aperçoit de nombreux témoins de ses combats ; c'est ce moyen qu'employait précédemment saint Paul, lorsqu'il rappelait aux Hébreux leurs propres exemples: « Souvenez-vous, disait-il, de ces anciens jours, où récemment appelés à la lumière, vous avez soutenu de grands combats au milieu de diverses souffrances ». (Hébr. X, 32.) L'autre consolation parle un langage tout opposé; vous n'avez pas, dit-elle, souffert un mal bien grand ! Une observation pareille change le cours de vos idées, vous réveille, vous rend plus empressés à souffrir encore. Le premier genre de consolation était un calmant, un topique sur votre âme blessée; le second est un excitant qui ranime une âme affaiblie, relâchée , qui remue un cœur engourdi et terrassé déjà, et le tire d'une première et fâcheuse indécision. Et comme, d'ailleurs, le premier témoignage qu'il leur a rendu pourrait leur donner quelque orgueil, il croit à propos de leur dire cette seconde parole : « Vous n'avez pas encore résisté jusqu'au sang, en combattant contre le péché, et vous avez oublié la consolation... » Et, sans poursuivre alors le fil de son discours, il leur a montré d'abord tous ces héros qui ont résisté jusqu'à l'effusion de leur sang; il a ensuite ajouté que les souffrances de Jésus-Christ font notre gloire et la sienne; et après ces préliminaires, il a pu librement continuer sa course et son exhortation entraînante.

C'est dans le même sens qu'il écrivait aux Corinthiens : « Puissiez-vous n'être attaqués que par une tentation humaine » (I Cor. X, 13), c’est-à-dire petite et supportable. Car pour relever, pour redresser une âme, il suffit de lui inspirer la pensée qu'elle n'a pas encore gravi les plus hauts sommets de la vertu, et de l'en convaincre par les épreuves mêmes qu'elle a traversées déjà. Et voici bien, en effet, ce que dit l'apôtre: Vous n'avez pas encore subi la mort; vous n'avez souffert que jusque dans vos biens et dans votre gloire, que jusqu'à l'exil. Jésus-Christ a pour nous répandu son sang; vous ne l'avez pas même versé pour votre propre compte. Il a combattu, lui, jusqu'à la mort, pour la vérité, et dans votre seul intérêt; et vous n'avez pas encore affronté, vous, des périls où la vie soit en jeu.

« Et vous avez oublié la consolation »...;c’est-à-dire, vous avez laissé tomber vos bras découragés, vous avez été brisés, bien que vous n'eussiez pas encore, ajoute-t-il, résisté jusqu'au sang dans ces combats contre le péché. Cette parole nous montre (577) que le péché souffle comme l'orage, et qu'il est contre nous armé de toutes pièces. Car l'expression : « Vous avez résisté » s'adresse à des soldats fermes et debout.

« La consolation que Dieu vous adresse comme à ses fils, en vous disant : Mon fils, ne négligez pas le châtiment dont le Seigneur vous corrige, et ne vous laissez pas abattre lorsqu'il vous reprend ». Non content de les avoir consolés par les faits, il les encourage surabondamment par les paroles, et leur apporte ce témoignage de 1'Ecriture : « Ne vous laissez pas abattre », dit-il, « lorsqu'il vous reprend ». Ces paroles sont donc de Dieu lui-même. Et ce n'est pas une mince consolation pour nous, sans doute, que de reconnaître ainsi dans les événements les plus fâcheux l'œuvre de Dieu, qui les permet, comme saint Paul l'atteste lui-même : « C'est pourquoi j'ai prié trois fois le Seigneur, et il m'a répondu : Ma grâce vous suffit: car ma force éclate davantage dans la faiblesse ». ( II Cor. XII,          8.) il est donc bien vrai que Dieu permet les épreuves. « Car le Seigneur châtie celui qu'il aime, et il frappe de verges celui qu'il reçoit au nombre de ses enfants (6) ». On ne peut pas prétendre qu'un seul juste soit sans affliction ; car bien qu'au dehors rien ne paraisse, nous ne savons pas les autres tribulations intimes qu'il subit. Il faut de toute nécessité que le juste passe par ce chemin. C'est la maxime de Jésus-Christ : que la route large et spacieuse conduit à la perdition; tandis que la voie étroite et resserrée mène à la vie. (Matth. VII, 13.) Si donc, par là seulement, on peut arriver à la vie, tandis qu'il est impossible d'y parvenir autrement, concluez que tous ceux qui sont parvenus à la vie, y sont arrivés par la voie étroite.

« Si vous supportez cette rude discipline », continue-t-il, «Dieu vous regardera comme ses enfants. Car, qui est l'enfant que son père ne corrige point? » S'il le forme et l'élève, assurément c'est pour le redresser, et non pour le punir, pour se venger de lui, pour le maltraiter. Saisissez cette idée de l'apôtre. Les événements mêmes qui leur auraient fait croire à l'abandon de Dieu, doivent, selon lui, les convaincre qu'ils ne sont point abandonnés de Dieu. C'est comme s'il leur disait : Parce que vous avez subi de si rudes épreuves,. vous croyez que Dieu vous a délaissés et qu'il vous hait. Au contraire, si vous n'aviez pas ainsi souffert, vous devriez avoir ce soupçon décourageant. Car si Dieu frappe de verges celui qu'il reçoit au nombre de ses enfants, il se peut qu'on ne soit pas de ce nombre; si l'on n'est pas ainsi frappé. — Mais quoi? direz-vous : les méchants ne sont-ils donc jamais atteints? — Ils éprouvent aussi des maux, vous répondrai-je : car pourquoi seraient-ils épargnés? Aussi ne vous dit-on pas : Quiconque est frappé est son enfant; mais seulement : Tout enfant est frappé. Vous ne pouvez donc faire cette objection. Car si les coups tombent sur un grand nombre de méchants mêmes, comme sont les homicides, les brigands, les escrocs, les profanateurs de sépultures, ces misérables sont punis pour leurs crimes; et loin d'être flagellés comme . devrais fils, ils sont châtiés comme scélérats. Vous l'êtes, vous,  à titre d'enfants. Voyez-vous comme l'apôtre emprunte partout ses arguments consolants? Il en trouve dans les faits de la sainte Ecriture, dans les textes sacrés, dans leurs propres idées, dans les exemples ordinaires de la vie, dans la coutume universelle.

2. « Et si vous êtes en dehors du châtiment disciplinaire,dont tous les autres ont eu leur part,vous n'êtes donc pas du nombre des enfants, mais des bâtards (8) .». Voyez-vous comme l'apôtre confirme ce que j'ai dit précédemment: qu'il n'est point possible d'être enfant sans être châtié? Le cas présent suit cette loi générale de la famille, où nous voyons, en effet, qu'un père n'a point souci des bâtards, lors même ;qu'ils n'apprennent rien et qu'ils n'acquièrent aucune illustration, tandis que, pour ses fils légitimes, il craint de les voir se livrer à la paresse et au marasme. Si donc cette privation d'éducation vigoureuse est une note d'illégitimité, il faut se réjouir de subir la discipline, puisqu'on l'applique seulement aux enfants de légitime naissance. Dieu à votre égard se montre comme à ses véritables fils. C'est pour appuyer ce raisonnement que saint Paul ajoute : « Que si nous avons eu du respect pour les pères de notre corps, lorsqu'ils nous ont châtiés, combien plus devons-nous être soumis à celui qui est le Père des esprits, afin de jouir de la vie (9)?» Nouvel et consolant appel aux souffrances que les Hébreux ont subies personnellement. il avait dit plus haut : «Souvenez-vous de vos anciens jours »; il redit ici dans le même sens : Dieu agit envers nous comme envers des fils. Il n'y a pas à répondre : nous ne pouvons suffire à la peine ! Il nous traite comme ses fils, et comme ses fils bien-aimés. Et puisque ceux-ci vénèrent toujours leurs pères selon la chair, comment n'auraient-ils pas la même vénération pour le Père céleste? — Et cette circonstance de dignité ne fait pas la seule différence; il n'y a pas seulement non plus, une différence de personnes; vous en trouvez aussi dans la cause et dans la nature même de la discipline. Non, Dieu ne vous redresse pas pour le même motif que l'ont fait vos pères. Car, ajoute l'apôtre :

« Nos pères nous châtiaient comme il leur plat« sait et pour quelques jours (10) » ; c'est-à-dire que souvent ils se donnaient à eux-mêmes cette satisfaction, sans envisager toujours notre véritable intérêt. Mais, ici, on ne peut faire ce reproche. Dieu n'agit point, en frappant, pour son avantage personnel, mais pour vous, et uniquement pour votre bien. Vos parents out voulu, avant tout, vous forcer à leur être utiles; souvent même ils ont sévi sans motif. Mais, ici, rien de semblable. Voyez-vous encore comme l'apôtre les console? En effet, notre amitié se donne bien plus volontiers aux personnes qui nous commandent ou nous conseillent sans aucune idée d'intérêt égoïste, et surtout avec un zèle tout dévoué à notre bonheur. Nous reconnaissons l'affection sincère, la seule réelle affection à nous voir ainsi aimés, lorsque, nous sommes hors d'état d'être utiles à la personne qui nous aime, qui nous chérit non pour recevoir, mais. pour donner. Dieu nous forme, Dieu fait tout, Dieu veut tout au monde, pour nous (578) rendre capables de recevoir ses biens infinis. « Nos pères nous ont châtiés pour cette vie éphémère seulement et pour leur bon plaisir : mais Dieu nous châtie autant qu'il est utile, pour nous rendre capables de participer à sa sainteté». Qu'est-ce que cette sainteté? C'est la pureté de coeur; qui selon nos forces nous rendra dignes de Lui. Lui-même désire vous la faire accepter, et fait tout pour vous la donner : et vous n'auriez, vous, aucun zèle pour la recevoir? «J'ai dit au Seigneur», chantait le Prophète, « vous êtes mon Dieu, parce que vous n'avez aucun besoin de mes biens ». (Ps. XV, 2.)

Puis, dit l'apôtre, nous avons eu dans nos pères selon la chair des maîtres sages et fermes, et nous les avons respectés : combien plus devons-nous, pour trouver la vie, obéir au Père des esprits, c'est-à-dire au Père des grâces, de la prière, des puissances immatérielles! Si nous mourons sous cet empire de l'obéissance, alors nous vivrons. Et saint Paul remarque avec raison que nos parents ne nous ont formés que pour une vie éphémère et selon leur bon plaisir. Ici, le bon plaisir et l'utile ne se rencontrent pas toujours : tandis que l'utile est nécessairement dans la pensée de Dieu.

3. Ainsi l'éducation par la souffrance est dans notre intérêt; ainsi nous fait-elle entrer en participation de la sainteté. C'est le grand moyen par excellence. En effet, quand la souffrance exclut toute lâcheté, toute convoitise mauvaise, tout amour de ces choses qui nous enchaînent à la vie présente; quand elle nous change le coeur, jusqu'à nous donner la force de réprouver toutes les vanités de ce monde, et tel est l'effet des souffrances,  n'est-il pas vrai que la douleur alors est sainte, et qu'elle arrache au ciel toutes ses grâces? Rappelons-nous plutôt et toujours l'exemple des saints et le côté par lequel tous ont brillé. Au premier rang, Abel, Noé n'ont-ils pas été illustres par la douleur? Comment celui-ci n'aurait-il pas souffert en se voyant seul au milieu de cette innombrable multitude de pécheurs? Car, l'Ecriture le dit : « Noé étant seul parfait dans son siècle, plut à Dieu». (Gen. VI, 9.) Réfléchissez, en effet, je vous prie, et dites: Si, trouvant aujourd'hui par milliers et des pères et des maîtres, dont la vertu nous sert d'exhortation et d'exemple, nous sommes toutefois désolés à ce point, combien a dû être affligé ce juste isolé dans cette masse immense de perdition? — Mais comme j'ai parlé déjà de ce déluge étrange et incroyable, ne dois-je pas plutôt vous raconter Abraham et ses fréquents pèlerinages, et le rapt de son épouse, et ses dangers, et ses guerres, et ses tentations? Ou bien encore Jacob, et tous les maux terribles qu'il a soufferts, banni de tout pays, travaillant en vain, et dépensant pour d'autres tous ses labeurs? Non, il n'est pas besoin de dénombrer toutes ses épreuves; mais son témoignage s'offre de lui-même à l'appui de nos raisonnements; puisqu'il disait à Pharaon : « Mes jours sont courts et mauvais; ils n'ont pas atteint en nombre ceux de mes pères ». (Gen. XLVII, 9.) — Faut-il plutôt vous citer Joseph, ou Moïse, ou Josué, ou David, ou Samuel, Elie, Daniel, tous les prophètes? Vous les verrez tous s'illustrant par les souffrances : et vous, dites-moi, voulez-vous chercher la gloire dans le loisir, le repos, les plaisirs? C'est chercher l'impossible.

Maintenant, vous parlerai-je des apôtres? Mais eux aussi ont surpassé par les souffrances tous leurs devanciers. Pourquoi traiterais-je ce sujet, déjà traité par Jésus-Christ? « Vous aurez », leur disait-il, « l'affliction en ce monde». Et ailleurs « Vous pleurerez et vous gémirez, tandis que le monde se réjouira ». (Jean, XVI, 33 ; Matth. VII, 74.) La voie qui conduit à la vie est étroite et rude, c'est le Maître de la voie lui-même qui le déclare; et toi, chrétien, tu cherches la voie large? N'est-ce pas absurde? Aussi, par cette route différente tu trouveras non la vie, mais la mort! Toi-même as fait choix du chemin qui doit y conduire.

Mais préférez-vous que je vous cite, que j'énumère devant vous tant de pécheurs qui ont passé leur vie dans les délices? Remontons des plus rapprochés de nous, jusqu'aux plus anciens. Expliquez-moi la perte du mauvais riche plongé dans son abîme de feu; la perte des juifs qui vécurent pour le ventre dont ils faisaient leur Dieu, ne cherchant au désert même que loisir et repos; la perte des hommes encore de l'époque de Noé. N'ont-ils, pas péri pour avoir choisi une vie de bonne chère et de dissolution? Ceux de, Sodome ne furent-ils pas victimes de leur gourmandise? «Ils se jouaient», dit l'Ecriture, « dans l'abondance de leur pain ». (Ezéch. XVI, 49.) Que si l'abondance du pain amena une telle catastrophe, que dirons-nous de tant d'autres inventions de la friandise et de la bonne chère? — Esaü ne vivait-il pas dans le loisir et la fainéantise? N'était-ce pas le crime aussi de ces enfants de Dieu qui admirèrent la beauté des femmes et coururent ainsi aux précipices de l'enfer? N'était-ce pas la vie de ceux qui se livrèrent à des passions folles et furieuses contre nature? Et tous ces rois païens de Babylone ou d Egypte n'ont-ils pas tristement fini? Ne sont-ils pas dans les supplices?

Or, dites-moi, nos moeurs d'aujourd'hui sont-elles donc différentes? Ecoutez la parole de Jésus-Christ: « Ceux qui se couvrent de vêtements somptueux, sont dans les palais des rois » (Matth. XI,8); et ceux qui ne s'habillent point ainsi, sont dans les cieux. Un vêtement de mollesse amollit, brise, corrompt un coeur même austère; quand bien même il couvrirait un corps rude et sauvage, il l'aurait bientôt énervé et affaibli sous son tissu voluptueux. Quelle autre cause que celle-là, dites-moi, amollit ainsi les femmes? Serait-ce leur sexe seulement? Non, mais bien leur manière de vivre et leur éducation. Cette façon de les élever à l'ombre, ces loisirs, ces bains, ces onctions, ces parfums de tout genre, ces lits mollets et délicats, font une femme ce que vous voyez! Et pour vous en convaincre, écoutez une comparaison

Dans quelque oasis du désert, parmi les arbres battus des vents, prenez-moi un rejeton quelconque, et transplantez-le dans un lieu humide et ombragé, vous le verrez bientôt indigne du lieu où il a pris naissance. Que ce fait se vérifie chez nous, les femmes des champs en sont la preuve : plus vigoureuses même que les hommes des villes, on (579) en a vu qui en terrassaient plusieurs dans la lutte. Or, quand le corps s'est ainsi amolli, il faut bien que l’âme en partage la ruine; les forces de l'un sont, en grande partie, attaquées de la même manière que les facultés de l'autre. C'est ainsi que dans les maladies nous sommes tout changés, parce que nous sommes affaiblis ; et quand la santé revient, il se fait en nous une nouvelle révolution. Quand les cordes d'une lyre se détendent et ne rendent plus qu'un son faible et faux, tout le talent de l'artiste est paralysé, parce qu'il est comme asservi et lié à cet instrument désaccordé : ainsi l'âme souffre maints dommages, subit maintes nécessités sous l'empire de son enveloppe corporelle. Celle-ci a tant besoin de soins absorbants, que l'âme en doit souffrir un rude esclavage. Je vous en supplie donc : créons-nous un corps vigoureux et robuste, et gardons-nous de le rendre faible et maladif.

Ici je ne parle pas seulement aux hommes, mais aux femmes aussi. Pourquoi, ô femmes, énerver vos membres par les délices, et les rendre ainsi chétifs et misérables ? Pourquoi, par l'embonpoint excessif, leur ôter toute vigueur? Cet excès n'est point une force, vous le savez, mais une cause d'affaiblissement. Au contraire, laissez toutes délices, conduisez-vous tout différemment, et la beauté physique s'ensuivra au gré de vos désirs, dès que le corps se retrouvera solide et fort. Que si vous aimez mieux l'assiéger de maladies sans nombre, il y perdra sa fleur, il y compromettra tout son tempérament : car alors, vous serez dans un perpétuel chagrin. Or, vous savez que, comme une maison déjà belle, s'embellit encore au souffle riant du zéphyr, ainsi un beau visage doit gagner en beauté, lorsque votre âme lui prête un reflet de sa joie ; tandis que, livrée à la tristesse et au chagrin, elle devra l'enlaidir. Les maladies et les souffrances engendrent la tristesse ; et les maladies viennent de ce qu'on délicate trop le corps. Pour cette raison au moins, croyez-moi, fuyez les délices.

4. Mais, direz-vous, on éprouve du plaisir à s'y livrer. — Oui, mais on y trouve encore plus de peines. Le plaisir ne va pas au-delà de votre langue, de votre palais. Une fois la table enlevée et les mets engloutis, vous n'êtes pas plus heureux que si vous n'aviez pas eu part au banquet ; vous êtes même beaucoup plus mal, puisque vous emportez de ces excès, la pesanteur, l'embarras, une tète alourdie, un sommeil semblable à la. mort, souvent même l'insomnie, triste fruit de la satiété, la suffocation , les éructations. Mille fois sans doute, vous avez maudit votre estomac, lorsque vous ne deviez maudire que l'intempérance.

N'engraissons donc point notre corps, et plutôt écoutons la parole de saint Paul : « N'ayez point de souci de votre chair dans ses mauvais désirs ». (Rom. XIII, 14.) C'est avec raison qu'il signale ainsi les mauvais désirs : car l'aliment de ces convoitises se trouve précisément dans les délices. L'homme qui se livre à leur attrait, fùt-il le plus fervent adepte de la sagesse, doit nécessairement subir cette influence du vin et des mets exquis; nécessairement il s'y énerve, nécessairement il allume en son coeur une flamme maudite; de là, les prostitutions, de là les adultères. L'amour coupable ne s'engendre pus dans un estomac maté par la faim, pas même dans celui qui sait se borner à une nourriture simplement suffisante, tandis que les penchants obscènes naissent et se forment dans celui qui se livre à la bonne chère. Les vers pullulent dans un sol profondément humide, dans un fumier largement mouillé et arrosé : au contraire, purgée de cette humidité, débarrassée de cet excès, la terre se couvre de fruits; sans culture même, elle se revêt d'herbages ; cultivée, elle donne toutes sortes de productions : c'est là notre image. Gardons-nous donc de rendre notre chair inutile ou même nuisible; plantons-y des semences utiles et productives, des arbres qui portent leurs fruits un jour, et gardons-nous de la stériliser par les délices, dont la triste pourriture, au lieu d'une moisson, n'enfanterait que des vers. Telle est, en effet, notre concupiscence native, que si nous l'inondons de délices, elle produit de honteuses, d'infâmes délectations. Peste véritable, que nous arracherons de toute manière, afin de pouvoir gagner lesbiens qui nous sont promis, en Jésus-Christ Notre-Seigneur, etc.

HOMÉLIE XXX. TOUTE DURE DISCIPLINE, QUAND ON LA SUBIT, SEMBLE ÊTRE UN SUJET DE TRISTESSE ET NON DE JOIE, MAIS ENSUITE ELLE FAIT RECUEILLIR LES FRUITS PACIFIQUES DE LA JUSTICE A CEUX QUI ONT ÉTÉ AINSI EXERCÉS. (CHAP. XII, 11-13.)
 

Analyse.
 
 

1. Il y a, dans la vertu comme dans le vice, succession de peine et de joie : mais la vertu et les épreuves se couronnent par une joie éternelle. — Racine amère et dure écorce, elles recèlent et produisent des fruits pleins de douceur. — Que cette gymnastique de l'épreuve nous console et nous encourage. — La paix avec tous, la sainteté et surtout la chasteté, sont nos armes principales dans les épreuves.

2 et 3. L'apostolat est un devoir qui incombe à tous les chrétiens. — On peut (exercer dans la famille, dans le voisinage. — C'est un talent précieux qu'il n'est pas permis d'enfouir. — La correction fraternelle est toujours praticable. —Elle ne requiert point l'éloquence, mais seulement la prudence et la charité, dont elle est la plus belle manifestation.
 
 

1. Tous ceux qui boivent une potion amère, n'en ressentent d'abord que l'impression désagréable, et n'en éprouvent que plus tard le bienfait. La vertu et le vice vous font expérimenter aussi cette alternative. L'un vous apporte le. plaisir suivi de l'amertume; l'autre vous étreint d'abord le coeur, et bientôt vous comble de joie. Ce n'est pas que-je trouve cette comparaison bien juste. Autre chose est, en effet, dé passer d'abord par la peine pour arriver au plaisir, ou bien, au contraire, de traverser le plaisir pour finir par la peine. Où est la différence? C'est que, dans un cas, l'attente d'un chagrin qui viendra trop sûrement, diminue le bonheur ; tandis que dans l'autre cas, l'expectative d'une allégresse certaine, enlève beaucoup à la tristesse première de votre âme; à tel point que souvent, au cas du vice, la joie n'arrive jamais; tandis qu'au cas de la vertu, la tristesse jamais ne survient. Cette raison de différence n'est point la seule, il en est une autre encore, et bien grande. Comment? C'est que les durées ne sont point égales dans les deux cas, mais qu'en faveur de la vertu, elles sont bien plus larges et bien plus longues. Oui, les choses spirituelles ont ici un avantage évident.

Saint Paul exploite cette considération pour consoler ses chers disciples. Il fait appel ici au sens commun, auquel personne ne peut résister, à la croyance générale que nul ne peut combattre, puisque dès qu'on énonce un fait universellement avoué, tout le monde s'y range, personne, ne le contredit. Vous êtes affligés, leur dit-il; la raison explique ce fait; l'épreuve doit avoir cet effet; elle doit produire ce premier résultat. Et c'est dans ce sens que l'apôtre déclare que « toute éducation sévère paraît, pour l'heure présente, un sujet de tristesse et non pas de joie ». — «Paraît », c'est l'expression justement choisie par l'apôtre ; en effet, l'épreuve n'est pas un sujet de chagrin, seulement elle parait l'être. Et « toute » épreuve en est là; ce n'est pas l'une qui aurait cette apparence, et l'autre qui ne l'aurait point. Non ! mais toute épreuve, qu'elle soit purement naturelle ou qu'elle soit spirituelle, semble faite pour votre affliction et non pas pour votre bonheur. Vous voyez que saint Paul raisonne d'après l'opinion commune. C'est un semblant de peine : donc ce n'est pas une peine vraie. Quelle peine, en effet; pourrait vous réjouir? Aucune, pas plus qu'il plaisir véritable ne produira jamais dans un tueur amertume et tristesse : « C'est plus tard, au contraire, que l'épreuve fait recueillir en paix les fruits de la justice, à ceux qui auront été ainsi exercés ». Les fruits, et non pas seulement le fruit, nous dit-il, pour mieux en montrer la multitude et la moisson. Pour ceux, ajoute-t-il, qui auront été exercés par elle. Qu'est-ce à dire, « exercés? » C'est-à-dire, qui l'auront longtemps subie et supportée avec courage. Comprenez-vous bien la justesse de l'expression? Ainsi l'épreuve et comme une gymnastique qui fortifie l'athlète, (580) le rend invincible dans les luttes, irrésistible dans les guerres. Si tel est l'effet de toute éducation sévère, tel sera le résultat de celle-ci en particulier. On devra donc en attendre bien des avantages, un heureux terme, une paix profonde. Et ne vous étonnez pas, que toute rude qu'elle est, les fruitsen soient pleins de douceur ; c'est ainsi que dans les arbres, l'écorce est à peu près toujours sans qualité, et pleine de rudesse,lors même que les fruits en sont doux. L'apôtre peut invoquer ici les notions les plus communes. Si donc vous êtes en droit d'espérer une telle récolte, pourquoi gémir ? Après avoir supporté les ennuis, pourquoi vous décourager au sein des avantages les plus assurés? Oui, les misères qu'il a fallu souffrir, vous les avez subies; gardez-vous donc d'être ainsi abattus à l'approche de la récompense !

« Relevez donc vos mains languissantes; redressez vos genoux affaiblis ; conduisez vos pas par des voies droites, de peur que quelqu'un chancelant, ne vienne à s'égarer, mais que plutôt il a soit guéri (12, 13) ».

Il les harangue comme les héros d'une course, d'une lutte, d'une bataille. Voyez-vous comme il se plait à les armer, à les réveiller? Marchez droit, leur dit-il ; il parle ici de leurs pensées intimes. Marchez droit, cela veut dire : sans douter jamais de Dieu. Car si l'épreuve vient de son amour, si elle ne commence que dans votre intérêt, si elle s'achève par une fin heureuse, si cette conviction vous est prouvée clairement et par les faits et par les oracles -sacrés, pourquoi seriez-vous découragés? Laissez cet abaissement du coeur à ceux qui désespèrent, à ceux que ne peut fortifier l'espérance même des biens à venir. Marchez droit et ferme, sans plus chanceler, en retrouvant même votre premier aplomb. Courir en chancelant, c'est chercher l'accident et le mal. Voyez-vous comme il est en notre pouvoir d'être guéris?

« Tâchez d'avoir la paix avec tout le monde, et « de vivre dans la sainteté sans laquelle nul ne « verra Dieu (14) ». L'avis qu'il donnait précédemment: « N'abandonnez pas notre assemblée, notre «-réunion » (Hébr. X, 25) ; il l'insinue ici encore. Car dans les épreuves, rien ne facilite notre défaite, notre déroute, comme de nous éparpiller imprudemment. Vous comprenez le pourquoi : ainsi à la guerre,  rompez les rangs, et vos ennemis n'auront besoin d'aucun effort; ils vous auront bientôt pris et enchaînés, s'ils vous trouvent séparés les uns des autres, et par là même affaiblis. « Tâchez », dit-il donc; « d'avoir la paix avec tout le monde ». Quoi ? même avec ceux qui se conduisent mal? Oui, et il le répète ailleurs : S'il est possible, autant qu'il est en vous, ayez la paix avec tous les hommes.

De votre côté donc, dit l'apôtre, entretenez la paix, ne blessant jamais la piété fraternelle, mais acceptant de grand coeur et généreusement tous les mauvais traitements. L'arme la plus puissante dans les tentations, c'est la patience. C'est ainsi (581) que Jésus-Christ communiquait la force à ses disciples : « Je vous envoie » , disait-il, « comme des brebis au milieu des loups; soyez donc prudents comme des serpents, et simples comme des colombes ». Eh ! que dites-vous, Seigneur? Nous sommes au milieu des loups, et vous nous commandez d'être comme des brebis, comme des colombes? Bien certainement, répond-il; car le plus star moyen de couvrir de honte celui qui nous fait du mal, c'est de supporter courageusement ses injustes attaques, sans aucune vengeance ou d'action ou de parole. Cette conduite nous rend plus vraiment philosophes et nous gagne une plus grande récompense , en même temps qu'elle édifié nos ennemis. — Mais tel ou tel vous a chargé d'outrages! — Vous, chargez-le de bienfaits. Voyez combien vous y aurez gagné. Vous aurez éteint et étouffé le mal, gagné pour vous une récompense, couvert de honte votre adversaire, sans éprouver vous-même aucun dommage sérieux.

Tâchez d'avoir avec tout le monde la paix « et la sainteté ». La sainteté., qu'est-ce à dire? Il désigne ici la continence, l'honneur des mariages. S'il en est qui ne soit pas marié, dit-il, qu'il reste chaste ou qu'il prenne une épouse; si tel autre est lié par le mariage, qu'il n'aille pas s'oublier, qu'il use de sa femme seulement : car, ici encore est la sainteté. Comment? Le mariage n'est pas la sainteté elle-même; mais le mariage conserve la sainteté qu'engendre la fidélité même, laquelle ne permet pas qu'on se profane avec les femmes perdues. « Le mariage est honorable » (Héb. XIII, 14), et non pas saint absolument. Le mariage est pur, mais il ne communique pas la sainteté, sauf toutefois qu'il empêche de profaner la sanctification qui vient de la foi. « Sainteté sans laquelle nul ne verra Dieu ». C'est ce qu'il dit. aux Corinthiens: « Ne vous y trompez pas : ni   les fornicateurs, ni les adultères, ni les idolâtres, ni les impudiques, ni les pécheurs contre nature , ni les avares , ni les voleurs, ni les ivrognes, ni les détracteurs, ni les ravisseurs, n'hériteront du royaume de Dieu ». (I Cor. VI, 9.) Car comment celui qui a fait de son corps la chair d'une prostituée , pourra-t-il être le corps de Jésus-Christ? (Ibid. VI, 15.)

« Prenant garde que quelqu'un ne manque à la grâce de Dieu, et poussant en haut une racine d'amertume, n'empêche la bonne semence, et ne souille l'âme de plusieurs; qu'il ne se trouve quelque fornicateur ou quelque profane (15, 16 ) ». Voyez-vous comme partout l'apôtre confie à chacun de nous le salut de tous? « Exhortez-vous l'un l'autre tous les jours », avait-il déjà dit, « pendant que dure ce temps que l'Ecriture appelle aujourd'hui ». (Ibid. III, 13.)

2. Ne jetez donc pas tout le fardeau sur vos maîtres spirituels, ni tous vos devoirs sur vos prélats vous pouvez, vous aussi, selon l'apôtre, vous édifier les uns les autres. C'est ce qu'il disait aux Thessaloniciens : « Edifiez-vous toujours les uns les autres, comme déjà vous le faites » ; et ailleurs : « Consolez-vous mutuellement par les paroles que je vous adresse ». (I Thess. V, 11.) Tel est aussi le conseil que nous vous donnons en ce moment. Vous pouvez, mieux que nous-même, vous faire réciproquement un grand bien, si vous le voulez. En effet, c'est entre vous que vous vivez et conversez plus souvent; mieux que nous, vous connaissez mutuellement vos affaires; vous n'ignorez pas vos fautes réciproques; vous avez à un plus haut degré l'un pour l'autre la franchise, l'amitié, la familiarité. Toutes ces circonstances son loin d'être indifférentes dans le rôle d'un maître; elles sont autant d'entrées larges et d'occasions favorables pour instruire; et vous pouvez, plus que nous, reprendre ou encourager. Vous n'avez pas, d'ailleurs, cet avantage seulement : je suis seul, moi, et vous êtes plusieurs; tous et chacun vous pouvez donc être des maîtres spirituels.

C'est pourquoi, je vous en supplie, ne négligez pas d'exploiter cette grâce précieuse. Chacun de vous a une épouse, un ami, un serviteur, un voisin ; qu'il sache lui adresser un reproche, lui ménager un avis. Car n'est-il pas déraisonnable que le plaisir ou le besoin puisse faire organiser des banquets et des festins, et fixer certains jours où l'on devra se réunir et compléter par la mutualité ce qui vous manque individuellement; soit, par exemple, qu'on ait à rendre les honneurs funèbres, soit qu'on doive prendre un repas, soit qu'il faille porter secours au prochain, tandis qu'au contraire on ne fait aucune démarche semblable pour enseigner la vertu? Oui , je le répète et je vous en prie : que personne ne néglige ce devoir, à l'accomplissement duquel Dieu attache une grande récompense.

Pour vous en convaincre, apprenez que le Maître spirituel est bien celui qui a reçu les cinq talents de l'Evangile; mais que le disciple, lui, a reçu un talent aussi. Que le disciple se dise : Je ne suis qu'un disciple, moi; je ne cours aucun danger ; et qu'ayant reçu de Dieu cette mission générale d'instruire le prochain, il la laisse improductive et l'enfouisse; qu'il n'avertisse jamais, qu'il n'use jamais du droit de parler librement, ne reprenant point, ne conseillant point lorsqu'il le pourrait, mais cachant son talent dans la terre ; car un cour qui cache ainsi la grâce de Dieu n'est que terre et cendres viles ; oui, s'il l'enfouit de la sorte ou par paresse, ou par malice, il ne pourra se défendre ni s'excuser devant Dieu en disant : Je n'ai reçu qu'un talent. Tu n'avais qu'un talent, il est vrai ; mais tu devais en rapporter un second, et doubler le premier. Quand bien même tu n'en aurais ainsi gagné qu'un seul , tu étais à couvert de reproche. Ait serviteur qui rapporte deux talents gagnés, le Maître ne demande pas pourquoi il n'en offrait; pas cinq; au contraire, il le déclara digne du même prix que celui qui en avait gagné cinq autres. Pourquoi ? c'est qu'il fit valoir dans la proportion de ce qu'il avait entre les mains, et ne laissa point son dépôt stérile; bien qu'ayant moins reçu que le dépositaire des cinq talents, il ne voulut pas, pour cela, être négligent, et profiter de la différence en moins pour se livrer à l'oisiveté. Ainsi ne devais-tu pas non plus regarder le serviteur qui avait reçu deux talents; ou plutôt, oui, tu devais avoir l'œil sur lui; et comme il (582) imita lui-même, n'ayant que deux talents, le serviteur qui en avait cinq à faire valoir, ainsi devais-tu copier la conduite de ce dépositaire des deux talents. Que si l'on condamne au supplice celui qui posséda de l'argent et ne sut point le répandre en aumônes; comment ne serait-il frappé du dernier supplice, celui qui pouvant à l'occasion donner quelque avis utile, s'abstient de le faire ? La première aumône sustente le corps ; l'autre nourrit l’âme ; l'une empêche la mort temporelle, l'autre prévient la mort éternelle.

3. Mais, objecterez-vous, je n'ai pas le talent de la parole. — Il n'est besoin, ici, ni du talent de la parole, ni d'éloquence. Si vous voyez un ami peu chaste, dites-lui : Ce que vous faites est bien coupable; n'en êtes-vous pas honteux? N'en savez-vous rougir? Oui, c'est bien mal ! — Mais ignore-t-il, répliquez-vous, que son action soit coupable ? — Non, sans doute, il le sait; mais son penchant l'entraîne. Les malades aussi savent que l'eau froide est pour eux une boisson dangereuse mais ils ont besoin qu'une main charitable les retienne. Celui qui est sous l'empire d'une souffrance, ne peut pas sitôt se suffire dans sa maladie. Pour le soigner, il est besoin de ta santé même; et si ta parole ne peut le contenir, veille sur ses démarches, arrête-le, peut-être retournera-t-il sur ses pas! - Mais que gagnera-t-il à n'agir ainsi qu'à cause de moi, et seulement parce que je l'aurai retenu?- Ne sois point si subtil. En attendant mieux et de toute manière , détourne-le d'une action coupable; qu'il s'habitue à ne point courir au précipice, qu'il soit contenu par tes bons offices ou par tout autre moyen, c'est toujours un gain immense ! Quand tu l'auras habitué, en effet, à ne pas prendre cette route fatale, quand il commencera dès lors à respirer un peu sagement, tu pourras ensuite lui apprendre qu'il faut agir ainsi en vue de Dieu, et non pas en vue de l'homme.

Ne prétends pas corriger tout ensemble et d'un seul coup, ce serait tenter l'impossible; mais procède doucement, petit à petit. Si tu le vois fréquenter les lieux où l'on boit avec excès, les banquets où l'on s'adonne à l'ivresse, ne crains pas de l'y suivre; et, à ton tour, prie-le de te rendre le service d'une salutaire réprimande, en cas qu'il aperçoive en toi-même quelque faiblesse. Car ainsi s'adressera-t-il à lui-même un reproche, en voyant que tu as besoin ainsi d'être repris, et que tu aimes à le secourir non pas comme un redresseur universel de ses torts, non pas comme un docteur infaillible, mais comme un frère et un ami. Dis-lui donc : Je t'ai servi en te rappelant tes propres intérêts; en retour, si tu aperçois en moi quelque défaut, retiens-moi, redresse-moi; si tu me vois colère, si tu me reconnais avare, arrête-moi, tu me comprends, par un avis !

Et voilà l'amitié; et c'est ainsi qu'un frère aidé par son frère, ressemble à une place fortifiée. (Prov. XVIII, 19.) Manger et boire ensemble ne fait pas l'amitié, sinon celle des brigands et des assassins. Mais si nous sommes de vrais amis, si vraiment nous nous portons un mutuel intérêt, rendons-nous réciproquement de tels services, qui nous amèneront à une amitié sérieusement utile, et nous empêcheront de dériver vers l'enfer. Que l'ami réprimandé ne s'affecte point : nous sommes des hommes et nous avons des défauts. Que le moniteur non plus n'avertisse jamais avec une idée d'ironie ou de triomphe, mais en secret, avec douceur et bonté. C'est lui surtout qui a besoin d'une grande douceur, pour bien convaincre qu'il fait une opération charitable. Ne voyez-vous pas avec quelle douceur infinie les médecins procèdent quand il faut brûler et trancher au vif ? Bien plus doit-il agir ainsi, celui qui reprend son prochain : la réprimande fait bondir plus vivement encore que le fer et que le feu. Les médecins s'étudient par-dessus tout à ne pratiquer une incision que le plus doucement possible; ils s'arrêtent quelque peu, ils laissent au malade le temps de respirer. Ainsi doit-on pratiquer la réprimande, pour ne pas révolter ceux qui la reçoivent. Dussions-nous d'ailleurs y gagner des outrages, y recevoir même quelque blessure, ne refusons point de la faire. Les malades qu'on travaille par le fer crient beaucoup et bien fort contre le chirurgien, lequel n'a point souci de leurs clameurs, et ne pense qu'à les sauver. Ainsi devons-nous, pour donner un avis utile, faire tout au monde et tout supporter, en vue de la récompense qui nous est proposée. « Portez », est-il dit, « portez les fardeaux les uns des autres, et ainsi vous accomplirez la loi de Jésus-Christ ». (Galat. VI, 2.) Et c'est ainsi, en effet, que nous réprimandant ou nous supportant les uns les autres, nous pourrons édifier complètement le corps de Jésus-Christ. C'est ainsi que vous allégerez notre labeur pastoral, et que vous nous seconderez en toutes choses et nous donnerez la main; ainsi formerons-nous une vaste association oh tous travailleront pour le salut commun, et chacun toutefois pour son propre salut. Soyons donc fermes et constants à porter le fardeau du prochain, à nous donner de mutuels avis, afin de gagner les biens promis en Notre-Seigneur Jésus-Christ, avec lequel gloire soit au Père, etc.

HOMÉLIE XXXI. EFFORCEZ-VOUS D'AVOIR LA PAIX AVEC TOUT LE MONDE, COMME AUSSI LA SAINTETÉ, SANS LAQUELLE PERSONNE NE VERRA DIEU. (CHAP. XII, 14-17.)
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Analyse.
 
 

1-3. L'amour du prochain, vrai caractère du christianisme. — Jésus-Christ est mort pour tous et polir chacun de nous. — Le péché est une véritable amertume, sans compensation ni douceur. — La gourmandise d'Esaü lui fait sacrifier son droit d'aînesse : tout esclave du ventre- l'imite et s'avilit. — L'inutile pénitence d'Esaü doit faire trembler les justes, mais ne doit pas décourager les pécheurs. — Double langage de l'apôtre à ce sujet.

3 et 4. Vraie et fausse pénitence, prouvée par la conduite subséquente de saint Pierre et de David, d'une part ; et de Judas, d'Esaü, de Cam, d'autre part. — La vraie pénitence se reconnaît aussi dans le souvenir continuel du péché qu'on a une fois commis - La pénitence se prouve par la confession à Dieu et au juge. — Par le souvenir et l'aveu de nos péchés, nous obtenons l'oubli et l'amnistie de Dieu, qui, autrement, manifestera publiquement nos fautes. — Tableau saisissant de cette manifestation solennelle du jugement dernier.
 
 

1. Le vrai christianisme se reconnaît à plusieurs caractères; mais plus que tout autre, mieux qu'aucun, la paix entre nous, l'amour réciproque le révèle évidemment. Aussi Jésus-Christ a-t-il dit : « Je vous donne ma paix » ; et encore : «Tout le monde reconnaîtra que vous êtes mes disciples, si vous vous aimez les uns les autres ». (Jean, XIV, 27 ; XIII, 35.) C'est là ce qui fait dire à saint Paul : « Efforcez-vous d'avoir la paix avec tout le monde, et la sainteté », c'est-à-dire l'honnêteté, « sans laquelle personne ne verra Dieu ».

« Veillant à ce que personne ne manque à la grâce de Dieu (15) ». Pareils aux voyageurs qui cheminent en grande caravane pour une route très-longue, veillez, dit-il, à ce que personne ne reste en arrière. Je ne vous demande pas seulement que vous marchiez vous-même, mais encore que vous ayez l'oeil sur les autres pour qu'aucun ne manque à la grâce de Dieu. Il appelle grâce de Dieu les biens à venir, la foi à l'Évangile, la vie chrétienne et parfaite : car tout cela est un don de la divine grâce. Et ne me dites pas, continue-t-il, qu'après tout c'est un seul homme qui périt : pour ce seul homme même, Jésus-Christ est mort; et vous ne tiendriez pas compte de celui qui a coûté la vie à votre Sauveur? « Veillant », c'est le mot de l'apôtre; entendez : examinant avec scrupule, considérant, cherchant à savoir, comme on aime à s'enquérir des santés faibles, et vous observant en tout et toujours « de peur que quelque racine amère poussant en haut ses rejetons, n'empêche » la bonne semence. C'est une citation du Deutéronome (XXIX, 18), empruntée d'ailleurs par métaphore au règne végétal. Gardez-vous, dit-il, de toute racine d'amertume, dans le même sens qu'il écrit ailleurs : « Un peu de levain aigrit toute la pâte ». (I Cor. V, 6.) Je ne réprouve pas seulement le péché même, mais aussi la ruine spirituelle qui en dérive. Ainsi, supposé qu'il se montre semblable racine, ne permettez pas qu'elle pousse un seul rejeton; tranchez au vif, pour l'empêcher de produire ses fruits, et d'infecter, de souiller le prochain.

« Gardez donc », dit-il, « qu'aucune racine d'amertume poussant en haut ses rejetons, n'empêche » la bonne semence, « et ne souille » l'âme de « plusieurs ». Qu'il a raison d'appeler le péché une amertume ! Rien de plus amer, en effet, que le péché. Ils le savent ceux qui, après l'avoir commis, sèchent et se consument cle remords, et ressentent une amertume affreuse, si affreuse même qu'elle pervertit en eux le jugement et l'intelligence. Car c'est la nature de l'amertume de vous ôter tout autre sentiment. Racine d'amertume est une expression aussi très-exacte : il ne dit pas, en effet, racine amère, mais d'amertume. En effet, il se peut qu'une racine amère porte des fruits suaves, tandis que jamais on n'en recueillera sur une racine d'amertume, sur ce qui est le principe, la base même de l'amertume. Ici, tout est nécessairement amer, sans douceur aucune; tout porte avec soi une sensation désagréable et repoussante, tout est odieux et abominable. — « Et ne souille l'âme de plusieurs », c'est-à-dire, prévenez le mal, retranchez de votre société les gens sans pudeur.

« Qu'il ne se trouve aucun fornicateur, ou aucun profane, comme Esaü, qui vendit son droit d'aînesse pour un seul repas (46) ». Esaü fut-il donc jamais fornicateur? Il ne le fut pas positivement; cette expression est placée ici par opposition à ce mot précédent : « Tendez à la sainteté ». Quant à la qualification de profane, elle semble bien atteindre Esaü. Que nul donc ne soit, comme lui, un profane, c'est-à-dire un esclave du ventre et de l'appétit, un être charnel, capable de vendre les biens spirituels, « puisqu'il vendit», en effet, « son droit d'aînesse pour un seul repas » ; sacrifiant ainsi bassement cet honneur qu'il tenait de Dieu, et livrant en échange d'un plaisir misérable l'honneur et la gloire la plus insigne.

Pareille honte doit peser sur tous les hommes qui sont ainsi abominables, ainsi grossiers et impurs. Le débauché n'est donc pas le seul impur au monde ; l'être glouton et esclave du ventre ne l'est pas moins. Lui aussi subit l'esclavage de sa passion; lui aussi, pour y satisfaire, s'assujettit à l'avarice, au vol, à mille actions basses et (584) déshonorantes; abaissé sous la tyrannie de ce vice, souvent il blasphème, et ne tient aucun compte de son droit d'aînesse, puisque tout entier à son bonheur charnel, il sacrifie jusqu'à ce .droit sublime.

Concluez que le droit d'aînesse nous appartient, et non plus aux Juifs. Cette comparaison, d'ailleurs, se rapporte, dans la pensée de l'apôtre, à l'épreuve qu'ont subie ces chers Hébreux. Il leur fait entendre que le premier est devenu le dernier, et que le second a gagné le premier rang. L'un est monté par sa fermeté et sa patience : l'autre est descendu par sa lâche sensualité.

2. « Car sachez que désirant, mais trop tard, son héritage de bénédiction, il fut réprouvé. Il ne trouva pas, en effet, lieu au repentir, bien qu'ayant demandé avec larmes à être bénit (17) ». Que signifie ce texte ? Faut-il y voir la pénitente même réprouvée ? Non, sans doute. Mais alors, comment Esaü ne trouva-t-il point place au repentir ? Comment cette place ne s'est-elle point trouvée pour lui, s'il s'est condamné lui-même, s'il a poussé d'amers sanglots ? C'est que toutes ces démonstrations n'étaient point la pénitence, pas plus que ne le fut cette douleur de Caïn, évidemment démentie par son fratricide ; ainsi les cris d'Esaü n'étaient pas ceux du repentir, comme ses idées de meurtre en donnèrent la preuve. Lui aussi, dans son coeur du moins, fut l'assassin de Jacob. « Le temps de la mort de mon père viendra », disait-il, « et je tuerai mon frère Jacob ». (Gen. XXVII, 14.) Ses larmes ne purent donc pas lui donner un vrai repentir. L'apôtre ne dit pas absolument qu'il n'obtint rien par sa pénitence, mais qu'avec ses larmes mêmes, il ne trouva point place à la pénitence. Pourquoi ? C'est qu'il ne fit pas pénitence selon les conditions essentielles à un vrai repentir. La pénitence est là tout entière, en effet; il ne s'est point repenti comme il l'aurait fallu. Les paroles de l'apôtre ne peuvent autrement s'expliquer. En effet, (si la pénitence est inutile), pourquoi exhorter à la conversion les Hébreux attiédis ? Comment les réveiller, dès qu'ils étaient devenus chancelants, languissants, découragés ? Car tous ces symptômes annonçaient une. chute commencée.

L'apôtre me paraît faire allusion ici à certains fornicateurs qui auraient existé parmi les Hébreux, bien que pour le moment il ne veuille pas les désigner et les reprendre; il feint même de ne rien savoir, afin qu'eux-mêmes se corrigent. Car il faut d'abord feindre d'ignorer le mal, et n'apporter la réprimande que plus tard et s'ils y persévèrent, de façon à ne pas leur ôter la pudeur du crime. C'est la conduite que tint Moise à l'égard de Zambri et de Chasbitis.

« Il ne trouva point place à la pénitence » ; il ne trouva pas la pénitence. Est-ce parce qu'il commit de ces péchés qui sont trop énormes pour qu'on on fasse pénitence? Est-ce plutôt parce qu'il ne fit pas une digne pénitence ? Il est donc , en effet, quelques péchés trop grands pour qu'un en puisse faire pénitence. C'est ce que l'apôtre dit ailleurs: Ne tombons point par une chute incurable. Tant que notre malheur se borne à une marche boiteuse, le boiteux facilement se redresse mais si nous sommes renversés complètement, quelle ressource nous est laissée? — Ainsi parle l'apôtre avec ceux qui ne sont pas encore tombés; il les épouvante avant la chute, et affirme que celui qui est tombé n'a plus de consolation à attendre. Mais à ceux qui sont tombés toutefois, il tient un langage tout contraire, de peur qu'ils ne se précipitent dans le désespoir : « Mes chers petits enfants », leur crie-t-il, « vous que j'enfante de nouveau avec douleur, jusqu'à ce que Jésus-Christ soit formé en vous ! » Et ailleurs: « Vous qui cherchez votre justification dans la loi (de Moïse), vous êtes déchus de la grâce ». (Gal. IV, 19; V 4:) Voilà qu'il atteste leur entière déchéance. — C’est qu'en effet le fidèle qui est debout, dès qu'il entend proclamer que le pardon est impossible à celui qui tombe, devient plus ardent au bien, plus ferme, plus stable dans sa résolution. Mais si vous tenez un langage aussi énergique à l'égard de l'homme tombé, jamais il ne se relèvera. Que peut-il espérer, en se convertissant?

« Esaü », ajoute l'apôtre, « non-seulement pleura, mais il chercha la pénitence ». Ainsi la pénitence n'est pas réprouvée dans le texte où il dit qu'il n'a pas trouvé place au repentir. II veut seulement les prémunir, les rendre fermes et stables, pour qu'ils ne tombent jamais. Maintenant, que ceux qui ne croient pas à l'enfer, se souviennent de ce trait; que ceux qui n'ont pas foi à la punition du péché, réfléchissent ici et se demandent pourquoi Esaü n'obtint pas son pardon? C'est qu'il ne fit point pénitence comme il l'aurait fallu.

3. Voulez-vous un exemple de pénitence parfaite ? Ecoutez celle de Pierre après son reniement. L'évangéliste nous raconte sa conduite par un seul trait : « Il sortit,», dit-il, « et pleura amères ment ». Un péché aussi énorme lui fut donc remis, parce qu'il fit pénitence comme il le devait. Et pourtant le sacrifice sanglant n'avait pas encore été offert ; la victime n'avait pas encore été immolée ; le péché n'avait pas encore été détruit, et continuait à exercer son règne et sa tyrannie. Mais il faut que vous sachiez que ce reniement fut l'effet moins de sa lâcheté que de l'abandon de Dieu, qui voulut le dresser à connaître la juste mesure des forces humaines, à ne jamais résister aux paroles que lui adressait son maître, à ne jamais s'élever au-dessus des autres; à savoir que sans Dieu nous ne pouvons rien faire, et « Que si le Seigneur ne bâtit point la maison, en vain travaillent ceux qui la construisent ». (Ps. CXXVI,1.) Ecoutez donc comment Jésus-Christ l'avertit spécialement , l'admoneste      nommément et seul

« Simon, Simon, Satan a demandé de te cribler, comme on crible le froment; mais moi j'ai prié pour toi, pour que ta foi ne défaille point (1) ». (Luc, XXII, 31, 32.) Car, comme très-probablement Pierre se complaisait en lui-même et s'élevait en
 
 

1 En lisant ce passage tout entier, on en tirera la conclusion toute contraire à celle qu'y a cherchée le Jansénisme. On dira, avec saint. Augustin, parlant du Dieu juste et bon : Non deserit, nïsi deseratur. Et la prière spéciale de Jésus-Christ pour Simon prouvera encore que  cet abandon de Dieu n'est certes point un refus de la grâce.
 
 

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son coeur, parce qu'il avait la conscience d'avoir plus que ses frères l'amour pour Jésus-Christ; pour cette raison, Dieu permet qu'il pèche et renie son Maître. Mais aussi, pour ce fait, il pleure amèrement; et la conduite qu'il tient ensuite, se conforme à ses pleurs amers. Car que n'a-t-il pas fait en ce sens? Il s'est jeté dans des périls sans nombre, et a donné mille preuves de sa force d'âme et de la solidité de son courage.

Judas aussi a fait pénitence, mais d'une façon déplorable, puisqu'il a fini par une strangulation volontaire. Esaü aussi a fait pénitence, comme je l'ai dit; ou plutôt il n'a point fait pénitence, puisqu'il a versé des larmes d'orgueil et de fureur plutôt que de repentir, comme sa conduite subséquente l'a trop prouvé. Le bienheureux David a fait pénitence, et ses paroles nous le déclarent : « Je laverai chaque nuit mon lit de mes pleurs; j'arroserai ma couche de mes larmes » (Ps. VI, 7) et le péché ancien qu'il avait une seule fois commis, il le pleurait après tant d'années, après tant de générations, comme si son malheur avait été d'hier.

C'est qu'en effet le vrai pénitent ne doit point se livrer à la colère, à la fureur, mais garder l'attitude brisée d'un condamné de la veille, qui n'a plus le droit d'ouvrir la bouche, dont la sentence est prononcée, que la miséricorde seule peut sauver encore, qui reconnaît son ingratitude publique envers le souverain bienfaiteur, et s'avoue enfin un réprouvé digne de tous les supplices imaginables. Rempli de ces pensées, il n'éprouvera ni colère, ni indignation ; mais il s'épanchera en pleurs, en gémissements, en sanglots et le jour et la nuit.

Le vrai pénitent, encore, ne devra jamais oublier son péché, mais prier Dieu de vouloir bien ne plus se souvenir de cette faute, dont il gardera, lui, toujours la mémoire. Ici, en effet, si nous nous souvenons, Dieu oubliera; sachons, oui, nous accuser franchement et nous punir sévère.. ment, et nous apaiserons notre Juge. Le péché que vous aurez confessé, déjà s'atténue; il s'aggrave au contraire, si vous n'en faites l'aveu.

Que le péché se double, en effet, d'ingratitude et d'effronterie, dès lors ses progrès sont irrésistibles car comment pourrait-on veiller à ne point faire de chute nouvelle, si l'on ignore même qu'on ait péché dans une première occasion? Ainsi, je vous en prie, gardons-nous de nier nos péchés; évitons pareille impudence , de peur de la payer à regret et bien chèrement un jour. Caïn entendit cette parole de Dieu : « Où est ton frère Abel ? » Il y répondit : « Je ne sais ; suis-je donc le gardien de mon frère ? » (Gen. IV, 9.) Voyez-vous comme il aggrava son crime? Ainsi n'avait pas agi son malheureux père, qui, interrogé par le Seigneur en ces termes : Adam, où es-tu ? avait répondu en tremblant : « J'ai entendu votre voix, et j'ai craint parce que je suis nu, et je me suis caché », (Gen. III, 9.)

C'est un grand bien que de se souvenir constamment de ses péchés; aucun remède n'est plus efficace contre une faute commise que d'en garder toujours la mémoire; et d'ailleurs, rien ne contribue davantage à vous arrêter sur le chemin du vice. La conscience ici regimbe, je le sais, et ne se laisse point ainsi flageller par le souvenir de ses misères : mais sachez dompter votre coeur et lui serrer le frein. Pareil au coursier sauvage, difficilement il se soumet ; il ne veut pas se persuader qu'il ait péché : et dans cette répugnance, évidemment on reconnaît l'oeuvre de Satan. Mais nous, convainquons-le de ses crimes, pour le décider aussi à faire pénitence, et pour le sauver du supplice par l'acceptation de ce remède salutaire.

Comment espérez-vous, dites-moi, mériter le pardon de vos péchés, si vous ne les avez pas encore confessés? Certes, par son état même, le pécheur est trop digne de pitié et de miséricorde. Mais, si vous n'avez pas même l'intime persuasion que vous ayez péché, comment croiriez-vous devoir implorer miséricorde, , lorsque jusque dans vos crimes, vous gardez l'impudence? Persuadons-nous bien que nous avons péché. Ne le disons pas de bouche seulement, mais de coeur et de conviction. Non contents même de nous avouer pécheurs, examinons nos fautes en détail, déclarons - les toutes et chacune spécialement. Je ne vous dis pas de vous affliger en les déclarant, ni de vous accuser en face de vos frères mais simplement d'obéir à cette parole du Prophète : « Déclarez à Dieu toutes vos voies ». (Ps. XXXVI, 5.) Confessez donc vos péchés à Dieu; confessez vos péchés au Juge, avec une prière, sinon des lèvres, au moins du souvenir, et implorez ainsi sa miséricorde.

Si vous gardez ainsi constamment la mémoire de vos péchés, jamais vous n'aurez de haine contre le prochain, jamais vous ne conserverez le ressentiment des injures. Je ne dis pas seulement Si vous avez l'intime persuasion que vous êtes un pécheur; cette pensée ne vous donne pas, à beaucoup près, l'humilité et le mépris de vous-même , autant que le fera un examen personnel et spécial de chacune de vos fautes. Grâce à ce perpétuel souvenir de vos misères, vous ne haïrez plus, vous ne garderez point rancune, vous n'aurez ni colère, ni expressions de malédictions ; vous ne serez plus orgueilleux ; vous n'éprouverez plus de rechutes dans les mêmes fautes; vous serez plus ardent au bien.

4. Voyez-vous combien d'avantages découlent de ce souvenir de nos péchés ? Gravons-les donc dans nos coeurs. Notre âme, je le sais, ne soutire pas volontiers un souvenir si amer; mais contraignons-la de l'accepter; faisons-lui en cela violence. Mieux vaut pour elle éprouver maintenant le remords inséparable de cette pensée, que de subir leï' châtiment réservé au dernier des jours. Oui, si vous en avez mémoire, aujourd'hui, et si vous les offrez constamment à Dieu avec une prière persévérante pour en être délivrés, vous les aurez bientôt détruits. Mais si vous les oubliez maintenant, alors et malgré vous, il faudra vous en souvenir, quand ils seront déclarés publiquement, quand ils seront produits solennellement à la face du monde entier, dés amis comme des ennemis, en présence même des anges. Car ce n'est pas à David seulement que l'Esprit-Saint a dit : « Ce (586) que tu as fait en secret, moi je le manifesterai à tous ». (II Rois,XII, 12.) Dieu, ici, nous parlait à tous et à chacun. Tu as craint les hommes, nous dira-t-il, et tu les a respectés plus que Dieu même; sans souci du Dieu qui te voyait, tu as rougi seulement des regards humains. Car ces yeux des hommes, ajoute-t-il, c'était la crainte des hommes. Aussi, et pour ce sentiment même, tu seras puni; je serai ton accusateur, je mettrai tes crimes sous les yeux du monde entier.

Que telle soit la vérité, qu'en ce grand jour nos péchés doivent être produits aux regards de tous comme sur un théâtre, à moins que dès maintenant nous ne les effacions par un souvenir persévérant; vous le comprendrez, rien qu'à savoir comment sera solennellement accusée la cruauté, l'inhumanité de ceux qui n'auront pas eu pitié de leurs frères. « J'ai eu faim », dit Jésus-Christ, « et vous ne m'avez pas donné à manger». (Matth. XXV, 42.) Quand est-ce que retentiront ces paroles ? Est-ce dans quelque recoin obscur? Est-ce en secret ? Non, non ! Quand sera-ce donc? C'est à l'époque où le Fils de l'homme viendra dans toute sa gloire, quand il aura rassemblé devant lui toutes les nations, quand il aura séparé ceux-ci d'avec ceux-là, c'est alors que, devant le monde comme témoin, il prononcera, et qu'il placera les uns à sa droite et les autres à sa gauche, d'après l'arrêt. « J'ai eu soif et vous ne m'avez pas donné à boire ».

Voyez encore comme, en présence de tous, il prononce contre les vierges folles : « Je ne vous « connais pas ». Car ce partage de cinq vis-à-vis de cinq autres ne doit pas être pris à la lettre de ce chiffre; il désigne encore les vierges méchantes, cruelles, inhumaines, toutes celles enfin de semblable catégorie. Ainsi encore, en face de tout le monde, et spécialement en présence de ses deux compagnons qui avaient reçu, celui-ci deux talents, celui-là jusqu'à cinq, l'enfouisseur de son talent unique s'entend appeler : « Serviteur mauvais et paresseux » (Matth. XXV, 26); et le maître fait connaître ces dépositaires, non-seulement par les paroles qu'il leur adresse, mais par le traitement qu'il leur inflige. Dans le même sens, l'évangéliste a écrit: « Ils verront celui qu'ils ont percé ». (Jean, XIX, 37.) Car à la même heure tous, justes et pécheurs, ressusciteront; à la même heure aussi Jésus-Christ se montrera pour les juger.

Pensez donc à ce que deviendront alors ceux sur qui pèsera la honte, la douleur; ceux qui se verront traînés en enfer, au moment où les autres recevront la couronne. « Venez », dit-il aux uns, venez, les bénis de mon père; possédez le « royaume qui vous a été préparé depuis la création du monde ». Et aux autres, au contraire « Retirez-vous de moi, maudits, allez au feu qui a été préparé pour le démon et pour ses anges . (Matth. XXV, 34-41.)

Non contents d'entendre ces arrêts, plaçons sous nos yeux ce tableau, figurons-nous que le rt juge est là, qu'il prononce la sentence, qu'il nous envoie à ce redoutable feu. Quels seront alors nos sentiments? Quelle sera notre consolation? Que nous dira cette séparation effrayante? Que répondrons-nous quand on nous accusera de rapine et de vol? Quelle excuse pourrons-nous apporter? Quelle apologie honnête présenter? Aucune. Mais fatalement il faudra nous voir enchaînés, le front courbé de honte, traînés à la bouche de ces fournaises ardentes, à ce fleuve de feu, à ces ténèbres, à ce supplice éternel, sans pouvoir invoquer personne pour nous délivrer. Car « on ne peut », est-il écrit, « on ne peut passer d'ici là » ; entre nous et les élus, l'abîme est immense (Luc, XVI, 26) ; le voulussent-ils, il ne leur serait pas permis de le franchir ni de nous tendre la main; il faut de toute nécessité souffrir à tout jamais, sans que personne vous soit en aide, fût-il votre père, votre mère, quel qu'il soit enfin, quand même il jouirait d'un grand crédit auprès de Dieu.

« Car le frère »; dit le Prophète,  « ne rachète point son frère : un homme en rachèterait-il un autre? » (Ps. XLVIII, 8.)

Puis donc qu'il ne nous est permis d'attendre notre salut de personne, si ce n'est de nous-mêmes, aidés toutefois d'abord de la bonté et de l'a miséricorde de Dieu, je vous en prie, faisons tout au monde pour que notre vie soit pure et parfaitement réglée, exempte surtout d'une première tache; sinon, après une première tache même, ne nous endormons point; et plutôt, persévérons dans la pénitence, les larmes, les prières, l'aumône, pour effacer nos souillures.

Mais que ferai-je, dira quelqu'un, si je n'ai pas de quoi donner l'aumône ? — Si pauvre que vous soyez, vous avez bien sans doute un verre d'eau froide; vous avez bien deux oboles; vous avez deux pieds pour visiter les malades et pénétrer dans les prisons; vous avez un toit pour recevoir les étrangers. Car il n'y a pas, non, il n'y a pas de pardon pour qui ne fait point l'aumône, pour qui ne sait pas user de miséricorde. Nous vous le répétons constamment, afin que nos constantes redites produisent enfin quelque mince effet. Nous tenons ce langage moins dans l'intérêt de ceux à qui vous .ferez du bien, que pour votre avantage à vous-mêmes ; vous ne leur donnez que des biens présents, tandis que vous recevez les biens célestes. Puissions-nous les acquérir, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, avec lequel appartiennent au Père, dans l'unité du Saint-Esprit, la gloire, l'honneur, etc.

HOMÉLIE XXXII. TOUS NE VOUS ÊTES PAS APPROCHÉS MAINTENANT D'UNE MONTAGNE SENSIBLE ET TERRESTRE, NI D'UN FEU BRULANT, D'UN NUAGE OBSCUR ET TÉNÉBREUX, DES TEMPÊTES, ETC. (CHAP. XII, 18-20).
 

Analyse.
 
 

1 et 2. Caractère de la loi antique :   majestueuse terreur qui accompagne la promulgation de la loi, et fait trembler le peuple et Moïse lui-même. — Sens mystérieux et symbolique de cet appareil déployé au mont Sinaï. — Raison de chaque circonstance. — La loi nouvelle plus grande, bien que plus accessible. — Circonstances qui l'accompagnent et qui se révèleront surtout dans les splendeurs de l'éternité.

3. Le monde passe, le sol tremble ; nous passons plus vite encore que ce monde si menacé : bâtissons ailleurs une maison permanente, dont les pauvres, assistés par nous, seront les constructeurs. — L'aumône est comparée à une reine qui entre librement dans le ciel, à la colombe dont Dieu admire la beauté ; à l'aigle endormi au pied du trône royal, et qui nous protège contre le jugement de Dieu. — L'aumône est un devoir, puisque Dieu nous a fait miséricorde à nous-mêmes. — D'ailleurs, toujours possible, elle peut offrir le denier de la veuve aussi bien et mieux que l'or du riche. — Offrande des chevelures pour le temple.
 
 

1. Il était vraiment grand et terrible, ce Saint des Saints qu'abritait l'ancien temple; terrible avait été de même l'appareil déployé au mont Sinaï, ce feu, ces ténèbres, cette sombre nuée, cette tempête dont l'Écriture a dit que le Seigneur se montra sur le Sinaï au milieu des flammes, de la tempête et des nuées épaisses. Le Nouveau Testament ne fut publié avec aucune circonstance semblable; Dieu le donna simplement par la parole. Voyez toutefois comme l'apôtre compare le cortège même extérieur des deux alliances; et comme, avec raison, il donne tout l'avantage des circonstances mêmes à notre sainte loi. Déjà, quant au fond même , il a surabondamment prouvé, il a évidemment démontré la différence des deux Testaments, et la réprobation de l'Ancien; dès lors, quant aux circonstances mêmes, il arrive à les juger facilement. Or, que dit-il ?

« Vous n'avez pas approché, en effet, aujourd'hui, au pied d'une montagne visible, auprès d'un feu ardent, d'un tourbillon, d'une sombre nuée, d'une tempête; vous n'avez pas entendu le son de la trompette et le retentissement des paroles, que ceux qui les entendirent refusèrent d'écouter, en suppliant que la voix n'ajoutât pas un mot de plus. Car il ne pouvait supporter la rigueur de cette menace: Si une bête même touche la montagne, elle sera lapidée (18-20) »: Terrible appareil, dit l'apôtre , si terrible même, qu'Israël ne put se résigner à en être témoin et qu'aucun animal même n'osa gravir la montagne. Mais toutes ces circonstances redoutables n'étaient pas comparables à celles que l'avenir devait révéler. En effet, qu'est-ce que le Sinaï comparé au ciel? Qu'est-ce que ce feu sensible en comparaison du Dieu qui échappe à nos sens? Car notre Dieu à nous, dit l'Écriture, est un feu dévorant. — « Que Dieu ne nous parle pas, criait ce peuple; que ce soit plutôt Moïse qui nous parle ». (Exod. IX, 19.) « Car ils ne pouvaient supporter », dit l'apôtre, « ce terrible arrêt : Qu'une bête même  qui touchera la montagne, soit lapidée; et le spectacle qui s'offrait était si terrible, que Moïse
 
 
 
 

dit lui-même : Je suis tout tremblant et tout effrayé (21) ». Étonnez-vous encore que l'Écriture attribue au peuple ce même sentiment, lorsque le législateur même qui avait pénétré dans la nuée sombre où Dieu habitait, s'écriait à son tour: Je suis effrayé et tout tremblant!

« Mais vous vous êtes approchés de la montagne de Sion, de la ville du Dieu vivant, de la Jérusalem céleste, d'une troupe innombrable d'anges, de l'Église des premiers-nés qui sont écrits dans le ciel, de Dieu qui est le juge de tous, des esprits des justes qui sont dans la gloire; de Jésus qui est le médiateur de la nouvelle alliance, et de ce sang dont l'aspersion parle plus avantageusement que le sang d'Abel (22-24) ».

Vous voyez par quels traits il montre la supériorité de la nouvelle alliance à l'égard de l'ancienne. — Au lieu de la Jérusalem terrestre, la céleste Jérusalem : vous vous êtes approchés, vous, de la cité du Dieu vivant, de la Jérusalem céleste. — Au lieu de Moïse, Jésus : Jésus, dit-il, est le médiateur de la nouvelle alliance. — Au lieu du peuple israélite, les anges : L'innombrable multitude des anges, dit-il. — Mais, quels premiers-nés désigne-t-il par l'expression : L'Église des premiers-nés? Il entend tous les choeurs des fidèles, qu'il appelle aussi les esprits des justes parfaits. Ainsi, poursuit-il, ne vous livrez pas au chagrin; voilà ceux avec qui vous serez un jour.

Mais quel est le sens de la phrase : « De ce sang dont l'aspersion parle plus avantageusement que celui d'Abel? » Le sang d'Abel a-t-il donc parlé? Certainement, répond-il, et comment? Paul encore vous le dit : « C'est par la foi qu'Abel offrit à Dieu une hostie plus excellente que celle de Caïn, et que grâce à cette victime, il fut déclaré juste; c'est à cause de sa foi, qu'il parle encore après sa mort ». Dieu lui-même le dit: « La voix du sang de ton frère crie jusqu'à moi ». Tel est donc le sens du texte, à moins qu'on ne lui donne celui-ci : le sang d'Abel est encore célébré dans le monde, mais bien moins toutefois que celui de Jésus-Christ. Car le sang divin a purifié le monde, (588) et il fait entendre une voix d'autant plus éclatante et plus significative, que la réalité l'emporte sur la figure, en fait de témoignage.

« Prenez garde de ne pas mépriser celui qui vous parle ; car si ceux qui ont méprisé celui qui leur parlait sur la terre, n'ont pu échapper à 1a punition, bien moins l'éviterons nous, si nous rejetons celui qui nous parle du ciel; lui dont la voix alors ébranla la terre, et qui a fait pour le temps où nous sommes, une nouvelle promesse, en disant : J'ébranlerai encore une fois, non-seulement la terre, mais aussi le ciel. Or, en disant. Encore une fois, il déclare qu'il fera cesser les choses muables, comme étant faites pour un temps, afin qu'il ne demeure que celles qui sont pour toujours. C'est pourquoi commençant déjà à posséder ce royaume , qui n'est sujet à, aucun changement, conservons la grâce, par laquelle nous puissions rendre à Dieu un culte qui lui soit agréable, étant accompagné de respect et d'une sainte frayeur. Car notre Dieu est un feu dévorant (25-29) ». Si l'appareil an tique est terrible, le nouveau est beaucoup plus admirable et plus glorieux. Nous n'y voyons plus les ténèbres, les nuées sombres, la tempête. Et si l'on demande pourquoi Dieu se montrait alors par le feu, il me semble que cette circonstance indiquait figurément l'obscurité de l'Ancien Testament, et cette loi mosaïque si voilée, si enveloppée d'ombres épaisses. On comprenait par là d'ailleurs que le législateur doit, au besoin, être terrible et capable de punir les transgresseurs.

2. Mais pourquoi le son de la trompette? C'était l'occasion nécessaire, puisqu'elle retentit d'habitude pour annoncer un roi. Elle doit se faire entendre encore, bien certainement,, au second avènement du Seigneur. Nous serons tous, dit l'apôtre, réveillés par la trompette, de sorte que la puissance de Dieu produira cette résurrection générale. Au reste, ce son de la trompette ne signifie qu'un fait; c'est que tous, nous devrons ressusciter. Mais, en Israël, tout était réellement tableaux et voix; tandis que dans l'avenir qui devait suivre, tout est pour l'intelligence seule, tout invisible. — Le feu n'avait non plus d'autre sens, sinon que Dieu même est un feu. Car, dit l'apôtre, « notre Dieu est un feu dévorant ». — La nuée sombre, les ténèbres, la fumée, montrent aussi qu'il s'agit d'une loi redoutable; c'est dans la même pensée qu'Isaïe a dit : « Le temple fut rempli de fumée ». — Pourquoi la tempête du Sinaï? Pour montrer la paresse et la lâcheté du genre humain. Il lui fallait de ces coups de tonnerre pour le réveiller; aussi, ne se trouvait-il aucun homme assez stupide, assez alourdi, pour ne pas relever son âme vers les idées. célestes, à l'heure où se produisaient ces faits terribles, alors que Dieu portait sa loi. — Enfin, Moïse parlait, et, Dieu lui répondait. Il fallait, en effet, que cette, voix de Dieu se fit entendre; voulant présenter, sa loi par l’organe de Moïse, il devait d'abord montrer ce Prophète comme digne de foi. D'ailleurs, on n'apercevait point Moïse à cause de cette sombre nuée; on ne pouvait non plus l'entendre à cause. de la faiblesse de sa voix. Que restait-il donc, sinon que Dieu parlât lui-même, que sa voix s'adressât au peuple et fit écouter ses lois divines ?

Mais rappelons-nous notre premier texte : « Car , vous ne vous êtes point approchés d'une montagne sensible, d'un  feu ardent, du son de la trompette, et de cette voix que ceux qui l'entendirent s'excusèrent d'entendre, ne voulant plus qu'elle prononçât un mot ». Les Israélites furent donc cause que Dieu se montra dans notre chair. Car,.que disaient-ils ? « Que Moïse nous parle, et que Dieu cesse de nous parler ».

Les orateurs qui procèdent par comparaisons, rabaissent plus que de droit les sujets étrangers, pour montrer que le leur est bien plus grand. Je me plais à croire au contraire,que ces faits de l'Ancien Testament sont admirables, puisqu'ils sont les oeuvres de Dieu et les démonstrations de sa puissance; et cependant je démontre que notre histoire, à nous, présente plus et mieux à notre admiration. Nos mystères sont doublement grands, puisqu'ils sont plus glorieux et plus nobles, et toutefois d'un accès bien plus facile. C'est ce que saint Paul écrit aux Corinthiens : « Nous voyons, nous, à face découverte, la gloire du Seigneur»; tandis que Moïse couvrait son visage d'un voile. Ainsi, dit l'apôtre, nos pères n'ont pas été honorés à l'égal de nous. Car, quel honneur leur fut accordé? Celui de voir ces ténèbres et cette nuée, et d'entendre la voix divine. Vous l'avez entendue, vous aussi, cette voix, non pas à travers la nue, mais par l'organe d'un Dieu fait chair. Loin d'être troublés et bouleversés alors, vous êtes restés de. bout devant sa face, vous avez conversé avec votre médiateur.

D'ailleurs, par les ténèbres du Sinaï, l'Écriture nous montre quelque chose de tout à fait invisible : « Une noire nuée », dit-elle, « était sous ses pieds ». Alors Moïse même tremblait; main. tenant, il n'est personne qui tremble. Alors, le peuple se tint au bas de la montagne; mais nous, loin de rester en bas, :nous montons au-delà des cieux, nous approchons de Dieu même, à titre d'enfants, mais non pas comme Moïse. — Là, on ne voit que désert; chez nous, c'est la cité, c'est l'assemblée de milliers d'anges; c'est la joie et l'allégresse qu'on nous montre, au lieu de ces nuages, de ces ténèbres, de cette tempête; c'est « l'Église des premiers-nés qui sont inscrits dans les cieux; c'est Dieu, juge de tous les hommes». Là n'approchèrent jamais les Israélites; ils se tinrent bien loin en arrière, Moïse comme les autres: vous, au contraire, vous vous êtes approchés. — Toutefois, l'apôtre leur imprime la crainte, en ajoutant : Vous voici aux pieds du Dieu; juge de tous les hommes,, de celui dont le tribunal s'élève, non-seulement pour les juifs et pour, les fidèles,.Mais pour le monde entier. «Les esprits des justes parfaits » désignent ici les âmes de tous les bons. — « Jésus, médiateur du. Nouveau Testament, et l'aspersion de son sang », rappellent notre justification du péché: — « De ce sang qui parle mieux que celui d'Abel ». Si le sang même peut parler, à plus forte raison peut et doit vivre votre Sauveur mis à mort autrefois. (589) Mais quel est son langage? L'Esprit, répond saint Paul, «l'Esprit parle par des gémissements ineffables ». (Rom. VIII, 26.) Comment donc s'ex prime-t-il? C'est qu'en descendant au fond d'un coeur sincère, il le réveille, et lui prête même une voix.

« Gardez-vous de refuser d'entendre ce langage », c'est-à-dire, ne le repoussez jamais. « Car, si ceux qui ont méprisé celui qui leur parlait sur la terre... » De qui parle ici saint Paul? Il semble désigner Moïse, et faire ce raisonnement : Si ceux qui ont méprisé un législateur terrestre, n'ont pu échapper au châtiment, comment nous soustraire nous-mêmes à celui qui, du haut du ciel, nous impose ses lois? Toutefois, il n'enseigne pas, Dieu nous garde de le croire ! que ces législateurs soient différents ; il ne nous en montre pas deux dans ce texte, mais seulement que l'un apparaît terrible, quand sa voix tombe des hauteurs célestes. Au fond, c'est le même, pour Israël et pour nous; mais, chez les Juifs, il est avant tout redoutable. L'apôtre nous montre donc la différence, non pas de donateur, mais seulement de donation. Et quelle est la preuve de ce fait? C'est la suite même des paroles apostoliques. Car, dit-il, si pour avoir refusé d'entendre celui qui leur parlait sur la terre, ils n'ont pas échappé au châtiment, bien moins éviterons-nous celui qui nous parle du haut du ciel. Mais quoi? Celui-ci est-il donc autre que le premier? Non, car autrement, comment l'apôtre dirait-il que la « voix » du premier « ébranlait alors la terre même? » Et de fait, la voix du législateur antique ébranla la terre.

« Et c'est lui qui a fait pour le temps où nous sommes une nouvelle promesse , en disant : « J'ébranlerai encore une fois, non-seulement la terre, mais aussi le ciel ». Or, en disant : « En« tore une fois », il déclare qu'il fera cesser les choses muables, comme étant faites pour un temps. Ainsi tout le rite antique devra disparaître de la scène , et se transformer en une loi meilleure par l'œuvre d'en-haut. C'est ce que le texte donne à comprendre ici. Pourquoi donc, ô fidèle, te désoler de souffrir sur celle terre non permanente, et d'être affligé dans un monde qui passe si vite? Si les derniers jours de ce monde devaient être ceux de la paix et du bonheur, on concevrait qu'à la vue de cette fin heureuse, on fût affligé et impatient. — « Afin », dit saint Paul, « que les choses immuables demeurent seules enfin ». Quelles sont ces choses immuables? Celles de l'avenir éternel.

3. Agissons donc uniquement et en tout pour acquérir cette vie ineffable, pour jouir de ces biens infinis. Oui, je vous en prie et vous en conjure, n'ayons pas d'autre ambition. Personne ne voudrait bâtir dans une ville dont la ruine serait certaine et prochaine. Répondez-moi, en effet : si l'on venait vous prédire que telle cité sera ruinée dans un an, et telle autre jamais, bâtiriez-vous dans celle qui devrait périr? C'est pourquoi je vous dis maintenant . N'édifions rien en ce monde ? Tout y doit bientôt tomber et périr. Mais que parlé-je de cette ruine d'objets extérieurs? Avant cette ruine nous périrons. nous-mêmes, nous serons rudement frappés, nous sortirons de ce monde si menacé. Pourquoi bâtir sur le sable? Bâtissons sur le roc; quel que soit dès lors le choc imminent, notre édifice demeure irrésistible; il se dresse inexpugnable.

Rien de plus sûr, en vérité : car dans ce lieu suprême, il n'est point d'accès aux attaques ennemies, tandis que ce triste séjour de la terre y est constamment exposé. Ici, en effet, les tremblements de terre, les incendies, les irruptions des ennemis, nous arrachent tout vivants au monde, et souvent nous emportent dans sa ruine. Que si le sol qui nous porte reste intact, il y a toujours quelque maladie pour nous enlever bientôt, ou pour nous empêcher de jouir si nous y restons. Car quel plaisir peut-on goûter dans ce séjour des maladies, des calomnies, des jalousies, des complots incessants ?

Fussions-nous à l'abri de ces maux, souvent nous sommes peinés et désolés de n'avoir point d'enfants, de sorte qu'à défaut de ces chers héritiers à qui nous laisserions nos propriétés, nous souffrons cruellement de travailler pour d'autres. Souvent même notre héritage échoit à nos ennemis, non-seulement après notre décès, mais même de notre vivant. Est-il donc rien de plus malheureux que de travailler pour des ennemis, que d'amasser pour soi des péchés sans nombre afin de leur laisser, à eux, le bonheur d'une vie tranquille? Nos cités offrent de nombreux exemples de ce genre, et je m'arrête de peur d'affliger ceux qui sont ainsi privés de postérité; mais je pourrais en désigner plusieurs par leur nom; je pourrais vous redire plus d'une triste histoire, et vous montrer -plusieurs maisons dont la porte s'est ouverte aux ennemis mêmes de ceux qui avaient sué pour les édifier et les embellir. Et ce ne sont pas seulement les maisons, mais les serviteurs, ruais souvent l'héritage tout entier qui est ainsi échu à des ennemis. Ainsi vont les choses humaines.

Dans les cieux, au. contraire, vous n'avez à redouter rien de semblable; ainsi vous n'avez pas à craindre qu'après le décès d'un juste, son ennemi ne se présente et ne lui ravisse son héritage. Là, en effet, plus de mort, plus d'inimitié possible, rien enfin que les tabernacles éternels des saints; et parmi ces bienheureux, tout est bonheur, joie, allégresse. Car, dit le Prophète , « les cris d'allégresse retentissent dans les tentes des justes ». (Ps. CXVII, 15.) Leurs demeures sont éternelles et ne connaissent point de fin ; elles n'éprouvent ni le ravage des temps, ni les changements de propriétaires; mais elles s'élèvent dans une jeunesse et une beauté perpétuelles. La raison le proclame en effet, là, rien de corruptible ni que la mort puisse attaquer; tout est immortel et inaccessible aux coups du trépas.

Pour un tel édifice, versons à pleines mains notre argent. Il n'est besoin ni d'architectes ni d'ouvriers. Les mains des pauvres nous édifient ces palais, bien qu'ils soient boiteux, aveugles, mutilés : ils sont ici les constructeurs. N'en soyez pas surpris, puisque ce sont eux qui nous gagnent un trône même, et nous procurent l'entière confiance en Dieu.
 
 

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L'aumône en effet, est, de tous les arts, le meilleur et le plus utile à ceux qui savent l'employer. Amie de Dieu, toujours proche de lui, elle est admise facilement à tout demander pour ceux qu'elle adopte, pourvu que nous ne lui fassions pas d'injustice à elle-même. Or, c'est lui faire injure, que d'être aumôniers de biens volés. Que si, au contraire, l'aumône est pure et véritable, elle communique à ceux qui savent l'épancher, une merveilleuse confiance : tant est grande sa puissance, pour ceux mêmes qui ont péché ! Elle brise leurs fers, dissipe les ténèbres, éteint le feu, tue le ver rongeur, et leur épargne les grincements de dents. Devant elle, les portes des cieux s'ouvrent en toute sécurité. Et comme, lorsqu'une reine fait son entrée, aucun des gardes qui veillent aux portes du palais n'osera jamais s'enquérir de cette majesté ni de ses démarches, et qu'au contraire tous lui feront un humble accueil; ainsi est reçue l'aumône, parce qu'elle est une véritable reine et qu'elle rend les hommes semblables à Dieu, selon qu'il est écrit: « Soyez miséricordieux, comme votre Père céleste est miséricordieux ». (Luc, VI, 36.)

Prompte et légère, armée de ses ailes d'or, l'aumône peut prendre un vol qui réjouit les anges. C'est d'elle que le Prophète a dit, « que le plumage de la colombe est argenté; et que son dos reflète l'éclat de l'or pâlissant ». (Ps. LXVII, 14.) Semblable à cette colombe vivante et illuminée d'or, elle prend son essor; son aspect est souriant, son regard est plein de douceur, et d'une beauté que rien ne dépasse au monde. Le paon lui-même, avec ses splendeurs incontestables, n'est rien auprès d'elle, tant cette habitante des cieux est belle et ravit l'admiration. Son regard toujours s'élève au ciel; Dieu l'entoure de sa gloire ineffable; c'est une vierge aux ailes d'or, splendidement parée, et dont les traits respirent la candeur et la mansuétude. C'est l'aigle, aussi puissant que léger, et qui dort au pied du trône royal; dès que Dieu nous juge, elle retrouve son vol et se montre pour nous couvrir de ses ailes et nous sauver du supplice.

L'aumône! Dieu la préfère aux sacrifices. Souvent il en parle, tant il l'aime : « Elle recueillera », dit-il, « la veuve, l'orphelin et le pauvre ». Dieu aime à emprunter d'elle son plus doux nom, d'après David qui appelle le Seigneur bon, miséricordieux, patient, clément à l'infini, toujours vrai ». (Ps. CXLV, 9 ; CII, 8 ; CXLV, 8.) Tandis qu'un autre Prophète s'écrie . : « La miséricorde de Dieu règne sur la terre; c'est elle qui a sauvé le genre humain ». (Ps. LVI, 12.) En effet, s'il n'avait eu pitié de nous, tout aurait péri. Cette miséricorde nous a réconciliés avec lui quand nous étions ses ennemis; elle nous a comblés de grâces innombrables; elle a décidé le Fils même de Dieu à se faire esclave, à s'anéantir pour nous.

Ah ! saintement jaloux, mes frères, imitons une vertu qui nous a sauvés; aimons-la; estimons-la plus que l'argent, et, si l'or nous manque, ayons du moins le coeur miséricordieux. Bien ne caractérise le chrétien, autant que l'aumône ; rien n'est admiré de l'incrédule, ou pour mieux dire , de tout le monde, comme notre charité miséricordieuse. Nous-mêmes, d'ailleurs, nous avons besoin de cette miséricorde , puisque chaque jour nous disons à Dieu : « Ayez pitié de nous selon votre grande miséricorde ». (Ps. XXIV, 7.) Commençons par la pratiquer nous-mêmes; mais non ! jamais nous ne commençons, puisque Dieu d'abord a montré sa miséricorde envers nous: mais, bien chers frères, suivons cette trace divine. Car si les hommes aiment à rendre pitié pour pitié à celui même qui s'est couvert de crimes, mais qui a été miséricordieux, le Seigneur, bien plus que nous, adopte cette conduite.

Ecoutez la parole du Prophète : « Pour moi », dit-il, « je suis dans la maison de Dieu comme l'olivier qui porte son fruit ». (Ps. LI, 10.) Rendons-nous semblables à l'olivier. De tous côtés les préceptes divins nous pressent : il ne suffit pas qu'on soit l'olivier, il faut être celui encore qui porte son fruit. Il y a des gens qui ont quelque miséricorde , qui, dans l'intervalle de toute une année, donnent une fois, ou qui sont aumôniers chaque semaine seulement, ne donnant presque rien. Par leurs actes de miséricorde, voilà des oliviers, sans doute; mais à des actes aussi peu larges, aussi peu généreux, vous ne reconnaissez pas des oliviers féconds. Quant à nous, soyons fertiles toujours !

Je l'ai dit souvent, et je le répète aujourd'hui : ce n'est pas l'importance absolue de ce qu'on donne qui constitue la grandeur de l'aumône, mais bien la volonté et le coeur de celui qui donne. Vous connaissez l'histoire de la veuve; car il est toujours utile de rappeler cet exemple, afin que le pauvre. ne désespère pas de lui-même, à la vue de cette femme qui laissait tomber dans le tronc ses deux oboles. Quand on rebâtit le temple, on vit des gens offrir leurs cheveux mêmes, et ces humbles donateurs ne furent point repoussés. Si possédant de l'or, ils avaient fait cette offrande de leur chevelure seulement, ils méritaient d'être maudits ; mais s'ils n'ont fait ce sacrifice que parce que cette aumône seule leur était possible, Dieu les a bénis. C'est ainsi que Caïn fut réprimandé, non pas pour avoir offert des choses sans valeur, mais parce qu'il offrit ce qu'il avait de moindre dans ses propriétés. Car « maudit soit », dit un Prophète, « celui qui possède une victime mâle et « sans défaut, et qui offre à Dieu une bête malade ». (Malach. I, 14.) Il ne réprouve pas absolument celui qui présente peu, mais celui qui possède et se montre avare. Donc, celui qui ne possède rien n'est point non plus coupable; que dis-je ? sa moindre aumône a droit à la récompense. Car est-il plus pauvre sacrifice que celui de deux oboles ? Est-il un don plus misérable que celui d'une chevelure ? Est-il offrande plus vile que celle d'une petite mesure de farine? Et cependant ces présents ne furent pas moins appréciés de Dieu que les veaux et l'or. Chacun est agréé de Lui en proportion de ce qu'il a, et non en proportion de ce qu'il n'a pas : car, dit l’Ecriture, soyez bienfaisant selon ce que votre main possède.

Je vous en prie donc, épanchons sur les pauvres, (591) avec un coeur joyeux, nos biens, si chétifs qu'ils soient. Nous recevrons la même récompense que ceux qui auront donné davantage ; que dis-je? nous serons récompensés plus que ceux qui auront prodigué l'or. Si nous suivons cette conduite, nous aurons droit aux trésors ineffables de Dieu; pourvu que non contents d'écouter, nous agissions; non contents de louer, nous nous mettions à l'oeuvre. Puissions-nous y arriver tous par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ avec lequel, etc.

HOMÉLIE XXXIII. C'EST POURQUOI, COMMENÇANT A POSSÉDER CE ROYAUME IMMUABLE, CONSERVONS LA GRACE, PAR LAQUELLE NOUS PUISSIONS RENDRE A DIEU UN CULTE QUI LUI SOIT AGRÉABLE, ÉTANT ACCOMPAGNÉ DE RESPECT ET DE PIÉTÉ. CAR NOTRE DIEU EST UN FEU DÉVORANT. (CHAP. XII, 28 ET 29 JUSQU'A XIII, 16.)
 

Analyse.
 
 

1 et 2. Avis spirituels : Faire son salut avec crainte. — Exercer l'hospitalité, la charité, la pureté. — Obéir à l'autorité, qui représente Jésus-Christ et sa doctrine toujours invariables. — Sens mystique de l'immolation de certaines victimes hors du camp d'Israël. —Jésus, aussi, a souffert hors de Jérusalem; sortons de ce monde et suivons-le jusqu'au calvaire. — Saint Jean Chrysostome revient sur chacun des avis spirituels déjà donnés. Il insiste sur la licité du mariage et de ses droits, sur la confiance en Dieu, sur l'avantage infini que la foi possède vis-à-vis du raisonnement.

3 et 4. Sortons de ce monde, comme Jésus sort de Jérusalem, portant la croix; offrons par lui nos souffrances à Dieu. — Rendons-lui en grâces, comme d'autant d'occasions de vertu. — La voie du ciel est étroite, on n'y entre qu'en se rapetissant par l'humilité, en se détachant de tout par la résignation.
 
 

1. « C'est pourquoi commençant à posséder ce royaume immuable ». Saint Paul déjà disait ailleurs :« Les choses visibles sont temporelles ; mais les invisibles sont éternelles » (II Cor. IV, 18) ; et de cette réflexion il tirait un motif de nous consoler dans les maux que nous supportons durant la vie présente : c'est la même pensée, c'est la même conclusion qu'il fait valoir ici. «Conservons la grâce », c'est-à-dire, rendons grâces à Dieu, et demeurons fermes et fidèles; car non-seulement nous ne devons pas murmurer à raison du présent, mais nous sommes obligés de garder la plus vive reconnaissance à raison de l'avenir promis. « La grâce, par laquelle nous puissions rendre à Dieu un culte qui lui soit agréable ». Comprenez: c'est ainsi qu'il nous faut servir Dieu, nous efforçant de lui plaire, lui rendant grâces en toutes choses, comme dit ailleurs l'apôtre : « Agissez en tout sans murmure et sans dispute ». (Philipp. II, 14.) Car ce qu'on fait en murmurant, on en retranche le mérite, on en perd le salaire, comme il est arrivé aux Israélites; car vous savez comme ils oint été punis à cause de leurs murmures; et c'est ce qui lui fait dire : « Ne murmurez point! » Il vous est donc impossible de servir Dieu de manière à lui être agréables, si vous ne lui rendez grâces de tout événement, des jours d'épreuves comme des temps de calme. « Avec crainte et respect », c'est-à-dire, sans jamais nous permettre une parole d'orgueil ou d'impudence, mais au contraire nous maîtrisant toujours sous la loi et la pratique du respect. C'est ce que nous recommande cette expression : « Avec crainte et respect ».

« Conservez toujours la charité avec vos frères. « Ne négligez pas d'exercer l'hospitalité ; car c'est en la pratiquant que quelques-uns ont reçu pour hôtes des anges, sans le savoir ». (Chap. XIII, 1, 2.) Voyez-vous comme l'apôtre leur recommande de garder leur ligne actuelle de conduite, sans leur enjoindre autre chose? Ainsi, il ne dit pas: Aimez vos frères, mais: «Conservez votre charité à l'égard de vos frères ». Et il ne dit pas non plus Soyez hospitaliers, comme s'ils ne l'étaient pas déjà; mais seulement: « N'oubliez pas la sainte hospitalité! » car la tribulation fait négliger trop facilement ce devoir. Puis, ajoutant un motif bien capable de les exciter à le remplir, il ajoute : « C'est en la pratiquant que quelques-uns ont reçu pour hôtes des anges, sans le savoir ». Comprenez-vous quel fut pour eux et l'honneur et l'avantage? Qu'est-ce à dire : « Sans le savoir? » c'est-à-dire que sans reconnaître les anges, ils leur donnèrent l'hospitalité. Ainsi c'était pour Abraham une grande récompense déjà d'avoir reçu, sans qu'il s'en doutât, des anges mêmes pour hôtes. S'il les avait connus comme tels, sa conduite n'aurait rien d'admirable. Quelques interprètes pensent que l'apôtre en ce passage fait aussi allusion à Loth.

Souvenez-vous de ceux qui sont dans les « chaînes, comme si vous étiez vous-mêmes enchaînés avec eux; et de ceux qui sont affligés, comme étant vous-mêmes dans un corps mortel. Que le mariage soit traité de tous avec honnêteté, et que le lit nuptial soit sans tache; car Dieu condamnera les fornicateurs et les adultères. Que votre vie soit exempte d'avarice ; soyez contents de ce que vous avez (3-5) ». Vous voyez comme saint Paul aime à parler fréquemment de la sainte continence. Soyez, a-t-il dit déjà, soyez zélés polir la paix et l'honnêteté. Et ailleurs: Point de fornicateurs, point de profanes parmi vous! Et ici: Dieu jugera les fornicateurs et les adultères. (592) Partout la défense est accompagnée d'une sanction pénale; vous en serez convaincus en étudiant la suite de son discours. Ainsi, quand il a dit : « Soyez zélés pour garder avec tout le monde la paix et l'honnêteté », il ajoute aussitôt : « Sans cette vertu, personne ne verra Dieu ». (Hébr. XII, 14.) Et de même ici : « Dieu jugera les fornicateurs et les adultères », dit-il, après avoir établi d'abord : que le mariage doit être traité par tout le monde avec honnêteté, et que le lit nuptial doit être sans tache ; le châtiment dont il menace les transgresseurs, justifie la loi qu'il vient de promulguer. Car si le mariage est une concession divine, Dieu est en droit de punir la débauche, Dieu a le devoir de châtier l'adultère. L'apôtre combat ici, d'ailleurs, les hérétiques. Remarquez toutefois encore qu'il ne dit pas : Qu'il n'y ait point de fornicateurs parmi vous ! Il s'est servi d'une expression plus générale ; il n'a donné qu'une exhortation qui n'a pas l'air de s'adresser aux Hébreux spécialement, mais « tout le monde. Que votre vie soit exempte d'avarice; soyez contents de ce que vous avez ». Il ne dit pas: Ne possédez, rien; mais seulement :

N'ayez point d'avarice dans votre conduite; c’est-à-dire : Que votre coeur soit libre; que tous montrent une âme haute et sage ; et nous la montrerons telle, si loin de chercher le superflu, nous nous attachons uniquement au nécessaire. Il leur avait déjà rendu témoignage en ce point : « Vous avez subi avec joie », disait-il, « le pillage de vos biens ». (Hébr. X, 34.) Autant d'avis pour prévenir en eux l'avarice . « Soyez contents », ajoute-t-il, « de ce que vous avez » ; et aussitôt il ajoute une parole consolante, afin que jamais l'espérance ne leur manque : car c'est Dieu même qui a dit : « Je ne vous délaisserai point, je ne vous abandonnerai point. C'est pourquoi nous disons avec confiance: Le Seigneur est mon secours ; je ne « craindrai point ce que les hommes pourront me faire (6) ». C'est une nouvelle consolation dans leurs épreuves. « Souvenez-vous de vos guides ». C'est un avis que l'apôtre brillait déjà de leur faire entendre, et qui lui faisait dire : Gardez la paix avec tous. C'était l'avertissement qu'il adressait de: même aux Thessaloniciens, leur recommandant de traiter leurs conducteurs avec grand honneur. Donc, dit-il, « souvenez-vous de vos conducteurs qui vous ont prêché la parole de Dieu ; et considérant quelle a été la fin de leur vie, imitez leur « foi (7) ». Quelle est ici la suite du raisonnement? Elle est évidente et parfaite. Considérez, dit-il, leur conduite, c'est-à-dire leurs vie et moeurs, et imitez leur foi: car la foi vient de la pureté de la vie et se démontre par là. On peut, entendre aussi par cette foi, la fidélité et fa fermeté dé la conduite. Comment cela? C'est que leur croyance ferme aux récompenses à venir les a maintenus dans cette droiture de vie et de mœurs. Car ils n'auraient jamais montré une telle pureté de vie, s'ils n'avaient eu pour les réalités à venir que doute et hésitation d'esprit. Aussi l'apôtre leur recommande-t-il une foi semblable.

2. «Jésus-Christ était hier, il est aujourd'hui, et il sera le même dans tous les siècles. Ne vous laissez pas emporter à une diversité d'opinions et à des doctrines étrangères. Car il est bon d'affermir son coeur par la grâce, au lieu de s'appuyer sur des discernements de viandes, qui n'ont point servi à ceux qui les ont observés (8, 9) » . Jésus-Christ était « hier » ; entendez.: pendant tout le temps passé ; il est « aujourd'hui », c'est le temps actuel ; « dans tous les siècles », c'est l'avenir et l'éternité. Comprenez encore : vous l'avez entendu nommer Pontife, mais non pas Pontife pour cesser de l'être jamais : car il est toujours le même. Peut-être certains hommes oseront prétendre que le crucifié n'est pis le Christ qui est attendu, qu'un autre que lui viendra: mais saint Paul nous dit que le Christ d'hier et d'aujourd'hui est le même pour tous les siècles ; c'est déclarer évidemment que le Messie déjà venu, viendra de nouveau, que le même était, est et sera dans l'éternité. A l'heure même où nous sommes, les juifs prétendent qu'un autre viendra, et comme ils se sont eux-mêmes privés du Christ véritable, ils tomberont dans les filets de l'antéchrist. « Ne vous laissez pas aller à des doctrines toujours variables et étrangères ». Les fausses doctrines varient, et, de plus, sont étrangères. L'apôtre savait, en effet, qu'à ces deux titres le danger et la ruine doivent naître sous les pas de ceux qui se laissent entraîner. « Car il est bon d'affermir son coeur par la grâce, au lieu de s'appuyer sur des discernements de viandes, qui n'ont point servi à ceux qui les ont observés». L'apôtre indiqué ici certaines gens qui introduisaient des distinctions dans les aliments. La foi, rend tout aliment pur: il est besoin de foi, et non de telle ou telle nourriture.

« Car nous avons un autel dont ceux qui servent dans le tabernacle n'ont pas pouvoir de manger ». Nous avons une victime, nous aussi, et qui ne ressemble pas à celle du judaïsme, tellement que le grand pontife d'Israël n'a pas le droit d'y participer. L'apôtre venait de dire : N'observez plus de distinction d'aliments, et semblait un démolisseur de son autel même. Mais il reprend cette défense en sous-oeuvre. Croyez-vous, dit-il, que nous ne., sachions pas discerner nous-même entre une viande et une autre? Nous discernons, et avec plus de soin que personne ; et nous ne donnerions pas même à vos prêtres notre aliment sacré.

« Car les corps des animaux, dont le sang est porté par le pontife dans le sanctuaire, pour l'expiation du péché, sont brûlés hors du camp. Et c'est pour cette raison que Jésus, devant sanctifier tout le peuple par son sang, a souffert hors de la ville (11, 12) ». Voyez-vous ce type lumineux? « Hors du camp, hors de la ville ». Oui, les victimes qu'on offrait pour le péché, n'étaient que figuratives, et toutefois on les brûlait en holocauste hors du camp; Jésus par conséquent a dit souffrir hors de la ville, puisqu'il s'offrit pour nos péchés. A nous donc aussi d'imiter celui qui pour nous voulut subir la mort; à nous de sortir de ce monde, ou plutôt des vaines affaires de ce monde; en d'autres termes, soyons étrangers au monde;. vivons en dehors des choses de la terre. C'est dans ce sens que l'apôtre ajoute clairement: « Sortons donc, aussi hors du camp, et allons à lui, en (593) portant l'ignominie de sa croix (13) », c’est-à-dire en souffrant comme lui, et nous mettant en communion de tribulations avec lui. Pareil au condamné à mort, il a été traîné hors de Jérusalem au supplice; n'ayons pas honte nous-mêmes de sortir de ce monde. C'est ce que l'apôtre laisse à entendre dans ces expressions: Sortir hors du camp, hors de la ville. «Car », dit-il, «nous n'avons pas ici-bas de demeure permanente; mais nous cherchons celle où nous devons habiter un jour. Offrons donc par lui sans cesse à Dieu une hostie de louange, c'est-à-dire le fruit des lèvres qui rendent gloire à son nom (14, 15) ». — « Par lui », dit-il, comme par les mains d'un pontife, car il l'est comme homme et. dans sa chair. — « Des lèvres » , ajoute-t-il, « qui glorifient son nom » : comme s'il disait : N'ayons aucune parole de malédiction, d'insolence, de présomption, d'impudence, d'orgueil; mais que la pudeur et les convenances règlent tous nos discours et toutes nos actions. Au reste, l'apôtre ne fait point sans motif de telles recommandations aux Hébreux ; il sait que leurs coeurs sont livrés à l'affliction, et que, sous cette influence, l'âme souvent rejette tout espoir, dépouille toute pudeur. Et c'est, dit-il, ce que nous ne ferons jamais ; répétant ainsi une pensée que plus haut il exprimait ainsi : « N'abandonnez point nos réunions » ; tel est, en effet, le moyen d'agir en tout avec pudeur et sagesse; car il est plus d'un péché que nous évitons de commettre, ne fût-ce que par respect de nos semblables.

3. «Enfin souvenez-vous d'exercer la bienfaisance et la communion des biens (16) ». C'est ce que Paul disait alors, et c'est aussi ce que je vous répète aujourd'hui,; et je ne m'adresse pas seulement aux frères ici rassemblés, mais aux absents eux-mêmes. Personne n'a pillé vos biens. Or l'apôtre dit: Supposé même que l'on vous ait ainsi dépouillés, montrez-vous encore hospitaliers avec ce qui vous reste. Quelle excuse aurons-nous donc à l'avenir, quand ces disciples entendent un tel langage après ce pillage de leurs biens? Et remarquez que l'apôtre dit ici : « N'oubliez pas d'exercer la bienfaisance », après avoir dit: « L'hospitalité » ; n'indiquant pas, par conséquent, tantôt un précepte, tantôt un autre, mais un seul et même précepte sous des expressions différentes. Il ne dit pas : N'oubliez pas de recevoir les étrangers, mais: N'oubliez pas l'hospitalité; c'est-à-dire non-seulement recevez, mais aimez l'étranger. Il n'a pas parlé non plus ici d'une récompense à venir et déposée par avance au ciel; craignant qu'une simple expectative ne les endorme davantage, il parle d'une récompense déjà donnée : grâce à l'hospitalité, dit-il, plusieurs, à leur insu, ont accueilli des anges.

Mais revenons sur nos pas. « Le mariage », dit saint Paul, « est honorable en tout, ainsi qu'un lit nuptial sans tache ». Comment le mariage est-il honorable? C'est, répond-il, qu'il maintient et conserve le fidèle dans la chasteté. Il condamne ici implicitement les juifs, qui regardaient comme impure l'union des corps, disant que l'homme qui sort ainsi de la couche nuptiale ne peut être pur. L'oeuvre de la nature ne peut être abominable, ô Juif ingrat et sans raison; le péché ne peut être que l'oeuvre de la volonté libre et consentante. Que si le mariage est honorable et pur, comment l'usage de ses droits pourrait-il souiller l'homme ? « Que nos moeurs soient exemptes d'avarice ». Un trop grand nombre de gens, après avoir épanché généreusement tous leurs biens, veulent les retrouver sous forme d'aumône; c'est pourquoi l'apôtre dit : Point d'avarice! Ne cherchez rien au-delà du besoin, du nécessaire ! — Mais quoi? Peut-être n'avons-nous pas même cet indispensable nécessaire ? — Mensonge, dit J'apôtre, mensonge évident : car Dieu même a dit, et il ne peut nous tromper : « Je ne vous délaisserai point, je ne vous abandonnerai point » ; de sorte que nous puissions dire aussi : « Le Seigneur est mon pro« lecteur ; je ne craindrai point ce que l'homme « voudrait me faire ! » (Ps. CXVII, 6.) Comme si (apôtre disait: Vous avez une promesse divine, ne doutez pas un instant! Il s'est engagé : Ne chancelez pas! Et cette parole : Je ne vous abandonnerai pas, comprend non-seulement les besoins d'argent, mais tous les besoins. « Le Seigneur est mon pro« lecteur; et je ne craindrai pas ce que l'homme voudrait me faire » : parole du prophète, que l'apôtre emprunte avec raison pour mettre comme un sceau à sa propre affirmation, et pour redoubler en nous cette confiance qui rend le désespoir impossible. Répétons donc, nous aussi, ces assurances divines dans toutes nos épreuves. N'ayons pour les choses humaines qu'un sourire de mépris; tant que nous aurons la faveur de Dieu, personne ne nous pourra vaincre. Comme l'amitié de tous les hommes nous serait inutile, si Dieu est notre ennemi; par contre, avec sa seule amitié, le monde entier peut nous faire la guerre, sans que nous soyons même atteints. Aussi, continue le Prophète, « je ne craindrai pas ce que l'homme peut me faire ».

« Souvenez-vous de vos conducteurs qui ont « annoncé la parole de Dieu ». Je crois que l'apôtre recommande encore ici la charité reconnaissante et secourable; c'est là que tend cette remarque : Ils vous ont annoncé la parole de Dieu; —  « Et considérant quelle a été la fin de leur vie, imitez leur foi ». — « Considérant », qu'est-ce à dire ? étudiant constamment, examinant avec réflexion, avec raisonnement, avec scrupule, avec toute ardeur et bonne volonté. L'apôtre choisit à bon droit l'expression : «Examinant la fin de leur vie », c'est-à-dire une vie jusqu'au bout sage et pure, une vie qui mérite une fin heureuse. « Jésus-Christ était hier, il est aujourd'hui et sera le même dans tous les siècles». C'est-à-dire : N'allez pas croire qu'il ait fait des miracles, et qu'il n'en fasse plus aujourd'hui. Il est toujours le même; et parce qu'il est le même, on ne pourrait assigner aucun temps où pareille puissance ne soit plus à lui. C'est peut-être à cette perpétuité du Christ que pensait l'apôtre en écrivant : « Souvenez-vous de vos conducteurs; et ne vous laissez pas entraîner par des doctrines variées et étrangères ». — « Etrangères », entendez : à des doctrines différentes de celles que nous vous avons enseignées; (594) « variées », comprenez. à des enseignements de tous genres; qui, en effet, n'ont rien de stable, mais qui se contredisent, surtout quand il s'agit des aliments purs ou noie. L'apôtre ajoute, en vue de ce dernier point : « Car il est bon d'affermir son coeur par la grâce, et non par tels aliments »: car ici surtout est la variété, ici l'étrangeté de doctrine. Il invective donc contre ces discernements de viandes, et montre que cette vaine observance a précipité les Hébreux dans une véritable hétérodoxie, puisqu'elle les a portés à admettre des enseignements contradictoires et nouveaux. Remarquez toutefois qu'il n'ose pas les accuser expressément, mais seulement par insinuation. Car lorsqu'il dit : «Ne vous laissez pas entraîner à des doctrines variées et étrangères » ; et : « Il est bon, en effet, d'affermir son coeur par la grâce et non par tels on tels aliments», il ne fait que répéter équivalemment la maxime de Jésus-Christ : «Ce n'est pas ce qui entre dans l'homme qui souille l'homme» (Matth. XV, 11); démontrant que c'est la foi, au contraire, qui est tout au monde, et que si elle vous affermit, elle vous met le coeur en sûreté. Oui, la foi seule donne à l'âme force et fermeté; tandis que les raisonnements n'y jettent que le trouble : c'est qu'aussi le raisonnement est l'opposé de la foi.

« Ces vaines observances », continue-t-il, « n'ont point servi à ceux qui les ont pratiquées ». A quoi sert, en effet, une vaine observance, sinon, surtout, à vous perdre, sinon à placer sous le joug du péché celui qui la pratique? S'il faut des observances, cherchez et suivez celles qui peuvent être utiles à qui les embrasse. Une bonne observance, ce sera la fuite du péché, la droiture du coeur, la piété envers Dieu, la foi vraie et pure. — « Celles-là n'ont point servi à ceux qui les ont suivies», c'est-à-dire, gardées même le plus constamment. L'unique observance doit être de s'abstenir du péché. A quoi sert tout le reste, si quelques-uns même des plus zélés se rendent assez criminels pour ne pouvoir participer aux sacrifices? Voilà donc des hommes que rien ne sauvait devant Dieu, malgré ce zèle ardent pour leurs pratiques religieuses; aucune né leur servait absolument, parce qu'ils n'avaient pas la foi. — L'apôtre continue en déclarant l'abolition du sacrifice d'après son Caractère purement figuratif, et revenant ainsi à son grand principe. « Car», dit-il, « les corps des animaux » dont le sang est porté par le pontife dans « le sanctuaire pour l'expiation du péché , sont bridés hors du camp; et c'est pour cette raison que Jésus, devant sanctifier le peuple par son propre sang, a souffert hors de la porte de la ville ». Ainsi les sacrifices anciens n'étaient que la figure des nôtres, et Jésus-Christ a tout accompli, en souffrant hors de Jérusalem. L'apôtre fait entendre aussi dans ce passage que Jésus-Christ a souffert de son plein gré; d'ailleurs ces sacrifices anciens n'étaient pas institués simplement pour eux-mêmes, ils n'étaient que figuratifs, et l'économie de la divine Passion hors des murs de la cité sainte s'y peignait d'avance. Ainsi notre Maître a souffert hors de la ville : mais son sang a été porté jusqu'aux cieux.

4. Vous le voyez : nous communions au sang qui était porté dans le sanctuaire, dans le vrai Saint des saints, au sacrifice dont seul le grand Pontife avait droit de jouir; nous avons part à la Vérité même. Prenons garde, toutefois, que si, sans participer aux outrages de notre divin Maître, nous avons notre part de salut et de sainteté, ces outrages, cependant, ont été les vraies causes de notre sanctification. Donc, comme il a subi l'opprobre, attendons-nous à le subir; et si, avec lui, nous « sortons dehors », avec lui un jour nous ne ferons qu'un. Mais qu'est-ce que cet avis : « Sortons dehors, et allons à lui? » — Partageons ses souffrances, supportons ses opprobres. Ce n'est pas sans mystère qu'il a souffert « hors' de la « porte », mais pour nous apprendre à porter sa croix, nous aussi, à demeurer en dehors du monde, à nous faire un devoir d'en rester ainsi éloignés; à nous soumettre enfin aux outrages qu'il a subis comme un condamné vulgaire.

« Et par lui, offrons un sacrifice à Dieu ». Quel est ce sacrifice ? L'apôtre même l'interprète «du fruit des lèvres qui rendent gloire à son nom », c'est-à-dire de prières, d'hymnes, d'actions de grâces, car tel est le fruit des lèvres. Les juifs offraient des brebis, des bœufs et des veaux et les donnaient au prêtre. Quant à nous, n'offrons rien de semblable; mais l'action de grâces, et s'il se peut, en toutes choses, l'imitation de Jésus-Christ. Que tel soit le produit de nos lèvres. « Souvenez-vous d'exercer la charité et de faire part aux autres de vos biens : car c'est par de semblables hosties qu'on se rend Dieu favorable ». Mettons ce sacrifice aux mains de Notre-Seigneur, pour qu'il les offre au Père; l'offrande ne peut parvenir, en effet, que « par le Fils », ou plutôt par le cœur contrit. Cette recommandation s'accommode à la faiblesse de fidèles encore peu instruits. Car, bien évidemment, au Fils même la grâce appartient autrement comment aurait-il droit à l'égalité d'honneur avec son Père ? Or, dit Jésus-Christ, « il faut que tous honorent le Fils, comme ils honorent le Père ». (Jean, V, 23.) Si donc la gloire du Père peut se séparer de la glorification du Fils, ou est l'égalité d'honneur?

« Le fruit des lèvres qui glorifient son nom », c'est l'action de grâces à lui rendues, en mémoire de tout ce qu'il a souffert pour nous. Supportons avec reconnaissance, pauvreté, maladie, tout au monde enfin; lui seul connaît ce qui est de notre intérêt véritable. En effet, « nous ne savons ce que nous devons demander à Dieu ». (Rom. VIII, 26.) Que si nous ignorons quel doit être l'objet même de nos demandes, comment, à moins que, l'Esprit de Dieu ne nous le» suggère, connaîtrions-nous nos vrais intérêts? Efforçons-nous donc d'offrir en toutes choses l'action de grâces, de supporter tous les événements avec générosité de coeur. Quand nous sommes en proie à la pauvreté, à la maladie, rendons grâces à Dieu ! Rendons-lui grâces, quand la calomnie nous assaille, quand l'injustice nous éprouve. Voilà, en effet, autant de moyens qui nous rapprochent de Dieu, qui font même de Lui notre débiteur, tandis que le bonheur et les joies nous rendent ses débiteurs et ses obligés. (595) D'ailleurs, les chances heureuses nous procurent souvent un jugement plus sévère, taudis que les épreuves contribuent à expier nos péchés. Celles-ci forcément nous inclinent à la charité, à la pitié pour nos frères; tandis que celles-là nous élèvent par l'orgueil, nous rabaissent par la paresse, nous disposent à sourire à mille fantômes de présomption en nous-mêmes, et enfin nous ôtent toute énergie. Aussi le Prophète s'écriait : « Il m'est bon que vous m'ayez humilié, afin que j'apprenne les ordonnances de votre justice ». (Ps. CXVIII, 71.) Lorsque Ezéchias se vit couvert des bienfaits de Dieu et délivré de tout mal, alors son coeur s'enfla : mais quand il devint malade, aussitôt il s'humilia, et dès lors se rapprocha de Dieu. — « Quand le Seigneur frappait son peuple », dit l'Ecriture, « alors celui-ci le cherchait, se convertissait, lui faisait retour dès le matin » (Ps. LXXVII, 34) ; « mais dès que Dieu eût comblé et engraissé de biens ce peuple chéri, il le vit récalcitrant ». (Deuté. XXXII, 15.) « En effet, on reconnaît Dieu quand il exécute son jugement ». (Ps. IX, 17.)

C'est donc un grand bien que l'affliction : car la voie du salut est étroite, et c'est l'affliction qui nous met dans l'étroit sentier. Qui n'est point affligé ne peut entrer. Celui qui sait ainsi s'affliger et se réduire à l'étroit, est aussi celui qui jouit du vrai repos ; mais celui qui s'enfle, n'entrera jamais, et sera encore serré, si j'ose le dire, comme le bois sous l'effort du coin. Ecoutez comme saint Paul entra de son gré dans cette voie étroite. « Je châtie mon corps », nous dit-il, « et je le réduis en servitude ». Châtie-le donc aussi, pour pouvoir entrer. — L'apôtre rendait à Dieu, dans toutes ses afflictions, de perpétuelles actions de grâces. Et toi, es-tu frappé dans ta fortune? La ruine, au fond, t'a mis au large. Es-tu déchu de ta gloire? Autre affranchissement. Es-tu victime de l'hypocrisie; et, des crimes dont tu es innocent, ont-ils obtenu créance contre toi? Sache te réjouir et l’applaudir. « Car », a dit le Seigneur, « vous serez bienheureux quand les hommes vous accableront d'opprobres et diront faussement contre vous toute sorte de mal à cause de moi. Réjouissez-vous et tressaillez de joie , parce qu'une grande récompense vous est réservée dans les cieux ». (Matth. V, 12.)

Pourquoi vous étonner des afflictions, et vouloir être délivrés des épreuves? Paul aussi, demanda sa délivrance; il en fit l'objet de nombreuses prières à Dieu, et ne l'obtint pas. Car en disant « Je l'ai demandée par trois fois », il veut dire, souvent. « Et Dieu m'a répondu », ajoute-t-il « Ma grâce vous suffit; car ma force éclate dans les infirmités ». (I Cor. XII, 8.) Il appelle ici infirmités les souffrances. Or, qu'est-il arrivé? Heureux d'avoir reçu cette réponse, l'apôtre supporta ses peines avec reconnaissance, et s'écria : « Aussi bien je suis fier dans mes infirmités mêmes », c'est-à-dire je place dans les afflictions, mon plaisir et mon repos. Ainsi, rendons grâces de toutes choses, heureuses ou affligeantes; ne murmurons pas, ne soyons pas ingrats. Oui, mon frère, dis-le sincèrement, toi aussi : « Je suis sorti nu du sein de ma mère, et nu je dois m'en aller un jour ». ( Job, I, 21.) Tu n'es pas venu au monde avec la gloire ; ne cherche point la gloire ; car tu es entré dans la vie avec une complète nudité, non-seulement de fortune, mais de gloire et de bonne renommée. Pense aux maux infinis que souvent a produits la richesse, ou plutôt écoute ici les oracles de Jé:usChrist : « Il est plus facile à un chameau d'entrer « par le trou d'une aiguille, qu'à un riche d'entrer « dans le royaume des cieux ». (Matth. XIX, 24.) Vous voyez à quels biens infinis la richesse fait obstacle ! Et vous cherchez . à vous enrichir ! Et pauvres, vous n'ôtes pas heureux de voir pour vous l'obstacle renversé! Oui, la voie qui conduit au royaume est étroite; autant sont grandes les richesses, autant elles apportent et d'enflure et de tristes bagages. Aussi Jésus-Christ dit-il : « Vendez ce que vous avez » (Matth. XIX, 21), pour que l'étroit sentier vous reçoive. Pourquoi désirer l'argent? Dieu vous l'a retiré, pour vous affranchir d'un véritable esclavage. Un vrai père, souvent, quand il a constaté que son fils s'est perdu par une honteuse fréquentation, et que d'ailleurs il n'a pu par ses avis lui persuader de la rompre, agit lui-même et chasse cette créature bien loin. L'argent trop abondant est une attache de ce genre. Aussi prenant en main nos intérêts, et nous sauvant du malheur que l'or entraîne, le Seigneur nous enlève cet or maudit. Ne regardons pas, en conséquence, la pauvreté comme un mal : le seul mal, c'est le péché; le seul bien, c'est de plaire à Dieu. Cherchons plutôt la pauvreté ; poursuivons la avec amour. Ainsi saisirons-nous le ciel; ainsi gagnerons-nous les biens promis. Puissions-nous y arriver tous, etc.

HOMÉLIE XXXIV. OBÉISSEZ A VOS CONDUCTEURS ET SOYEZ-LEUR SOUMIS, AFIN QU'AINSI QU'ILS VEILLENT POUR LE BIEN DE VOS AMES, COMME DEVANT EN RENDRE COMPTE, ILS S'ACQUITTENT DE CE DEVOIR AVEC JOIE, ET NON EN GÉMISSANT; CE QUI NE VOUS SERAIT PAS AVANTAGEUX. (XIII, 17 JUSQU'A LA FIN.)
 

Analyse.
 
 

1 et 2. Prélude sur l'obéissance en général. — Dangers de l'anarchie. — Distinction entre l'autorité et l'homme qui en est revêtu. — Les Hébreux n'ont que de bons chefs spirituels. — Ceux-ci, quand on leur désobéit, ont une seule et redoutable (596) manière de se venger : c'est de gémir ; Dieu se fera leur vengeur. — Terrible passage sur le salut des prêtres parvenus par ambition. — Derniers voeux de saint Paul en faveur des Hébreux. — Il leur souhaite la concorde et la grâce de Dieu.

3. Nous pouvons résister à la grâce ; elle n'habite pas dans un coeur avec l'esprit du monde. — La grâce est comme le vent qui enfle les voiles d'un navire; mais il faut que la voilure soit tendue, et, de même, que notre coeur soit résolu. — Une demi-volonté n'est qu'une toile d'araignée; tandis qu'un coeur ferme tient bon contre toutes les épreuves. — Rien ne résiste au feu rien non plus ne résiste à un coeur enflammé.
 
 

1. L'anarchie est partout un mal, une source de calamités infinies, un principe de désordre et de perturbation ; ruais elle est d'autant plus pernicieuse dans l'Eglise en particulier, que chez elle le pouvoir est plus grand et plus sublime. Supprimez le chef d'orchestre, le choeur ne connaît plus l'harmonie ni le concert; enlevez à une armée son général, l'ordre est brisé, la discipline anéantie dans les bataillons; arrachez le pilote à sa barre, le vaisseau fera naufrage ; séparez du troupeau le pasteur, tout est dispersé : ainsi l'anarchie `est un mal, une cause de ruine. Mais, en retour, la désobéissance des sujets n'est pas un moindre mal ; car elle produit les mêmes malheurs. Un peuple qui n'obéit plus à son chef, ressemble à un peuple sans chef; il est même pire encore. En effet, on pardonne, dans un cas, à ceux qui ne savent se garder du désordre et des excès; dans l'autre cas, loin d'excuser, on punit.

Mais, objectera-t-on peut-être, il y a un troisième mal, c'est d'avoir un mauvais chef. Je le sais ; ce n'est pas un petit malheur; c'est pis, alors, bien pis même que l'anarchie- Mieux vaut n'être conduit par aucun guide, que de l'être par un mauvais. Livré à soi-même, on peut se jeter dans le péril et l'on peut aussi y échapper ; mais, mal conduit, on ira nécessairement à la malheure, on sera entraîné au précipice.

Comment donc saint Paul dit-il : « Obéissez à vos conducteurs et soyez-leur soumis ? » ayant déclaré précédemment : « Considérant la fin de leur vie, imitons leur foi », c'est seulement après cela qu'il ajoute : Obéissez, soyez soumis ? — Donc, objecterez-vous, que faire ? Et si le chef est mauvais, faudra-t-il ne pas obéir ? — Mauvais, dites-vous; mais en quel sens ? Si c'est : mauvais du côté de sa foi, fuyez-le, oui, évitez-le, non-seulement s'il n'est qu'un homme, rirais quand même il serait un ange descendu du ciel ! Si c'est au contraire : mauvais du côté de sa conduite, n'approfondissez pas ce point. Ne croyez pas, du reste, que cette distinction m'appartienne; je l'emprunte à la divine Ecriture. Ecoutez l'oracle de Jésus-Christ : « Les scribes et les pharisiens sont assis sur la chaire de Moïse ». (Matth. XXIII, 2.) C'est après avoir fait contre eux de graves accusations qu'il prononce ces paroles : « Ils sont  assis sur la chaire de Moïse ; faites donc, tout ce « qu'ils vous disent; mais ne faites pas ce qu'ils font ». Ils sont en dignité, vous dit-il, bien que leur vie soit impure; vous, n'étudiez pas leurs moeurs, mais leur enseignement.

En effet, leurs moeurs ne peuvent causer aucun dommage spirituel à personne. Pourquoi ? c'est que, par elles-mêmes, elles sont évidemment mauvaises à tous les yeux ; et que ce maître, fût-il mille fois mauvais, n'enseignera jamais le mal. Du côté de la foi, au contraire, leur perversité est moins évidente pour les masses, et le docteur mauvais en ce genre ne craindra pas d'enseigner l'erreur. Aussi le précepte : « Ne jugez pas, et vous ne serez pas jugés », s'entend de la conduite, et non de la foi. Le contexte le prouve : « Car, pourquoi », dit Jésus-Christ, « voyez-vous une paille dans l'oeil de votre frère, tandis que vous ne remarquez pas la poutre qui est dans votre oeil ? Faites donc tout ce qu'ils vous disent». (Matth. VII, 1.) Faire est la fonction de la conduite et non de la foi. Voyez-vous que. Notre-Seigneur ne parle pas là des dogmes, mais de la vie et des oeuvres ?

Quant aux maîtres des Hébreux, saint Paul les a loués, en disant : « Obéissez à vos conducteurs, et soyez-leur soumis; car eux-mêmes veillent pour le bien de vos âmes, comme devant en rendre compte ». Que les chefs donc ici l'entendent aussi bien que les sujets : autant il est requis d'obéissance dans les gouvernés, autant les gouvernants doivent-ils se montrer vigilants et modérés. Car, enfin, répondez : le maître veille, lui, sa tête est menacée, il est exposé aux dangereuses conséquences de vos fautes, et c'est à cause de vous qu'il est soumis à des craintes si redoutables; et vous, sujet, vous seriez assez lâche, assez dépourvu de coeur, assez misérable pour lui refuser l'obéissance? Aussi l'apôtre ajoute: «Obéissez, afin que vos maîtres s'acquittent de leur devoir avec joie, et non pas en gémissant, ce qui ne vous serait pas avantageux ». Voyez-vous ici, qu'un maître, même méprisé, n'a pas le droit de se venger? — Mais n'est-ce pas urne terrible vengeance contre vous que ses pleurs et ses gémissements ? — Sans doute. Car le médecin, méprisé de son malade, ne peut pas, il est vrai, se venger de lui; mais il peut sur lui pleurer et gémir. Et si vous le faites gémir ainsi, c'est Dieu qui le vengera sur volis. Car si nous gagnons Dieu. à notre cause lorsque nous pleurons nos péchés, combien plus quand nous gémissons sur l'insolence et le mépris des autres? Or, voyez-vous toutefois que Dieu ne permet pas au maître d'éclater en injures? Comprenez-vous la haute sagesse de cette loi? On ne peut que gémir, bien qu'on soit ainsi méprisé, et foulé aux pieds, bien qu'on vous crache au visage. Ne doutez pas un instant que Dieu ne soit votre vengeur : le gémissement est plus redoutable qu'aucune vengeance; car lorsque l'homme gémissant n'a rien gagné par ses pleurs, ceux-ci crient à Dieu; et de même que quand un précepteur n'est plus écouté par un enfant, l'on appelle un autre homme qui saura bien le punir plans sévèrement; ainsi en est-il au cas actuel.

Mais, ô ciel! quel péril redoutable ! Et que dire aux misérables qui se précipitent vers cet abîme infini de supplices? Pasteur, tu rendras compte de tous ceux que tu diriges, hommes, femmes, enfants; c'est à ce terrible feu que tu exposes ta (597) tête. Je m'étonne qu'un seul de ceux qui gouvernent puisse être sauvé, surtout qu'en présence de telles menaces d'une part, d'une telle lâcheté de l'autre, j'en vois quelques-uns accourir encore et se jeter sous ce redoutable fardeau du gouvernement de la maison de Dieu! Car s'il n'est point d'excuse ni de pardon pour ceux-mêmes qui s'y sont laissés traîner par force, dès que d'ailleurs ils gouvernent mal ou avec négligence; car Aaron fut traîné au pontificat par violence, et cependant il a été en péril; car Moise, aussi, fut en danger, bien qu'ayant souvent refusé le pouvoir; car Saül enfin, qui avait reçu un autre genre d'autorité malgré ses refus, joua son éternité aussi, pour avoir abusé de sa puissance : combien plus sont donc exposés ceux qui mettent tant d'âpreté à la conquérir, et qui ont eu l'audace de s'y précipiter? Un ambitieux de cette espèce , bien plus que personne, se prive par avance du pardon. Il ne peut que craindre, que trembler, et sous le poids du remords, et sous le faix du pouvoir; de telles gens ne doivent pas refuser pour une fois seulement, qu'on les traîne à l'autel, ou qu'on ne les y traîne pas; ils ne peuvent que fuir en prévision de la grandeur d'une dignité pareille. Quant à ceux qui s'y sont laissés prendre malgré eux, toujours doivent-ils être pieux et vigilants; qu'ils évitent tout excès de pouvoir; qu'ils agissent en tout dans l'ordre et le droit. Je conclus : si vous pressentez le fardeau, fuyez, bien persuadés que vous êtes indignes d'un tel honneur; et si vous l'avez reçu de vive force, n'en soyez ni moins vigilants, ni moins modestes; montrez en tout un coeur pur et humble.

2. « Priez pour nous, car nous osons dire que notre conscience ne nous reproche rien, n'ayant point d'autre désir que de nous conduire saintement en toutes choses (18) ». Voyez-vous comme il prend ici le ton de l'apologie ? On dirait qu'il écrit à des gens indisposés contre lui, à des frères qui le méprisent et le regardent comme un transgresseur de la loi, et qui ne peuvent même entendre prononcer son nom. Lui, cependant, qui veut exiger de ces hommes dont il est haï, les mêmes sentiments que vous demanderiez à ceux qui vous aiment, il a soin de leur dire pour cette raison : « Nous osons dire que notre conscience ne nous reproche rien ». Non, dit-il, ne m'objectez aucun grief; ma conscience ne me désapprouve en rien; aucun remords ne me dit que je vous aie tendu le moindre piège. Nous osons dire que notre conscience est pure en tout; n'ayant point d'autre désir que de nous conduire saintement, non-seulement aux yeux des païens, mais même à vos yeux; nous n'avons rien fait par duperie, rien par hypocrisie. Car il est vraisemblable que des calomnies de ce genre le poursuivaient. Qu'on l'eût, en effet, accusé faussement, saint Jacques même en est témoin, quand il dit

« Ils ont entendu dire que vous enseigniez la désertion de la loi ». (Act. XXI, 21.) Ainsi, dit saint Paul, je ne vous écris pas ceci en ennemi, mais en ami sincère; et il le prouve par ce qui suit : «Et je vous prie avec instance de le faire, afin que Dieu me rende plus tôt à vous (19) ». Une telle prière révélait dans l'apôtre un tendre amour pour eux ; d'autant plus que, non content dé prier simplement, il les suppliait en toute instance. — Afin que je vienne bientôt chez vous, disait-il. C'était faire preuve d'une conscience sans reproche, que de montrer un tel empressement à les revoir, et d'implorer aussi pour lui-même leurs prières. Pour le même motif, après s'être recommandé ainsi à leur piété, il leur souhaite à son tour toutes sortes de biens.

« Que le Dieu de paix... » C'est son premier mot, et il l'écrit parce que des dissensions s'élevaient parmi eux. Si donc; dit-il, notre Dieu est un Dieu de paix, gardez-vous de faire schisme avec nous. — « Le Dieu qui a tiré du sein de la terre le Pasteur de toutes les brebis » : allusion à la résurrection. — « Le Pasteur si grand » : nouvelle qualification à Jésus-Christ. Ensuite son discours se poursuit de nouveau et s'achève en leur garantissant la résurrection: «Parle sang du Testament éternel, Jésus-Christ Notre-Seigneur (20) ».

« Que ce Dieu vous rende complètement disposés à toute bonne oeuvre, afin que vous fassiez sa volonté, faisant en vous ce qui lui est agréable (21) ». L'apôtre leur rend encore un bien beau témoignage. Car ce qui ne doit être que complété, possède déjà un digne commencement et reçoit ensuite le complément. Il prie pour eux, ce qui indique un coeur affectueux et ami. Et remarquez que dans ses autres épîtres, il commence par où il finit ici, par la prière. « Qu'il fasse en vous ce qui est agréable à ses yeux, par Jésus-Christ, auquel est la gloire aux siècles des siècles. Ainsi soit-il: Je vous supplie, mes frères, d'agréer ce que j'ai écrit pour vous consoler; car je ne vous ai écrit qu'en peu de mots (22) ». Vous voyez qu'il leur écrit ce qu'il n'a écrit à personne . « Je vous ai », dit-il, « écrit en peu de mots »; c’est-à-dire, je n'ai pas voulu vous fatiguer par de longs discours. Je pense que les Hébreux n'étaient pas fort mal disposés à l'égard de Timothée; aussi l'apôtre le leur recommande : « Sachez », dit-il, « que votre frère Timothée a été renvoyé ; et s'il vient bientôt, j'irai vous voir avec lui (23) ». Timothée avait été « renvoyé » : d'où? De la prison, je crois,où il avait été jeté; sinon, d'Athènes, car les Actes ont consigné ce fait. « Saluez de ma part tous ceux qui vous conduisent et tous les saints. Nos frères d'Italie vous saluent. Que la grâce soit avec vous tous. Ainsi soit-il ».

Vous voyez comment l'apôtre nous montre que la vertu n'est pas produite ni par l'oeuvre de Dieu absolument, ni par nous seulement. « Que Dieu « vous rende », dit-il, « accomplis en toute oeuvre bonne », et le reste ; c'est assez dire : vous avez déjà la vertu, mais vous avez besoin de la posséder complète. En ajoutant d'ailleurs : «En toute parole et oeuvre bonne » , il fait entendre que tout doit être droit en nous, la vie et les croyances. — Que Dieu fasse en vous ce qui est agréable « devant lui », dit-il avec raison ; « devant lui » , car faire ce qui plait devant Dieu, c'est la perfection de la vertu, selon ce que dit aussi le prophète : « Selon la pureté de mes mains devant (598) ses yeux ». (Ps. XVII, 25.) — Après avoir si abondamment écrit, il déclare qu'il a dit peu de choses encore, en comparaison de ce qu'il devait dire. C'est une remarque qu'il fait ailleurs : « Comme je vous ai déjà écrit en peu de paroles, où vous pourrez comprendre en les lisant quelle est l'intelligence que j'ai du mystère de Jésus-Christ ». (Ephés. III, 3.) — Or, voyez sa prudence. Il ne dit pas : Je vous supplie de supporter une parole d'avertissement, mais « de consolation », c'est-à-dire d'encouragement, d'exhortation. — Personne, ajoute-t-il, ne pourra se dire fatigué de la longueur de mes discours. Quoi donc? Etait-ce donc là le motif qui leur avait fait prendre saint Paul en aversion? Evidemment non. Aussi n'est-ce pas ce qu'il veut montrer; il rte veut pas dire Vous êtes des esprits faibles et lâches; car tel est le caractère de ceux qui ne peuvent supporter un long discours. — « Sachez que Timothée votre frère est renvoyé; et s'il vient bientôt, j'irai vous voir avec lui ». Réflexion qui suffit à leur persuader d'être bien humbles, puisqu'il se prépare à leur rendre visite avec sort disciple. — « Saluez tous vos chefs et tous les saints ». Voyez combien il les honore en leur écrivant pour leurs supérieurs. — « Nos frères d'Italie vous saluent. « Que la grâce soit avec vous tous. Ainsi soit-il». La grâce étant le bien commun de tous, il en fait son dernier souhait.

Or, comment la grâce est-elle avec nous? C'est quand nous rie faisons point outrage à ce divin bienfait ; c'est quand nous ne sommes point lâches en face d'un don si précieux. Qu'est-ce que la grâce ? La rémission des péchés, notre purification, car elle-même est en nous. Que si quelqu'un lui fait outrage, peut-il dès lors la conserver ? Ne la perd-il pas aussitôt? Par exemple, Dieu vous a pardonné vos péchés, mais comment avec vous demeurera cette grâce, cette estime de Dieu, cette opération de l'esprit, si vous ne la retenez pas par vos bonnes oeuvres? Car la cause de tous les biens en nous, c'est précisément cette habitation continuelle de la grâce du Saint-Esprit dans nos âmes; c'est elle qui se fait notre guide en toutes choses, comme aussi, dès qu'elle nous échappe, elle nous laisse éperdus et comme dans un désert.

3. Gardons-nous donc de la repousser; car il est en notre pouvoir qu'elle demeure ou qu'elle se retire. Elle reste, quand nos pensées ont trait au ciel; elle s'en va, quand nos idées s'attachent aux choses de cette vie. C'est l’esprit « que le monde », dit Jésus-Christ, « ne peut recevoir, parce qu'il ne le voit pas ni ne le connaît pas ». (Jean, XIV, 17.) Il appelle «monde » une vie mauvaise et honteuse. Comprenez-vous qu'une vie mondaine ne peut le posséder? Il nous faut donc dépenser beaucoup d'efforts pour le retenir en nous, de sorte qu'il soit l'intendant et le directeur de tous nos biens, et qu'il nous établisse dans une ferme tranquillité, dans une paix abondante.

Poussé par un vent favorable, un navire ne sent point d'arrêt, ne craint point de naufrage, tant que souffle cette aide puissante et persévérante. Rentré au port, il va rapporter et aux matelots et aux passagers une belle part de gloire; aux uns, il octroie le repos et leur permet de ne plus se courber sur les rames; aux autres, il fait oublier toutes les craintes, et leur laisse comme un magnifique spectacle, le souvenir de son fortuné voyage. Ainsi en est-il de l'âme secondée par le Saint-Esprit; elle est plus forte que toutes les vagues que soulèvent les peines de la vie; elle fend la route qui porte an ciel, avec plus de vitesse encore que l'heureux navire; car elle n'est point poussée par le vent, mais elle a des voiles, des voiles pures que le Paraclet daigne gonfler; elle chasse de sa pensée tout ce qui pourrait l'amollir et l'énerver. Car de même que le vent qui tombe sur une voile lâche et mal tendue, n'a sur elle aucune prise; ainsi le Saint-Esprit, rencontrant une âme énervée, n'y accepte pas un long séjour: il exige, au contraire, du ton et de la vigueur.

Il nous faut donc acquérir cette ardeur de l'âme, cette vivacité, cette force résolue des oeuvres. Ainsi, vaquons-nous à la prière ? Que ce soit avec une énergique tension de l'âme, déployant notre coeur vers le ciel, non pas avec des cordages matériels, mais à l'aide d'une ferme et vive résolution. Exerçons-nous la miséricorde avec les pauvres? Ici encore, il faut une tension vigoureuse, pour que la voilure ne se relâche jamais sous le choc des soucis domestiques, de précautions pour les enfants, d'inquiétudes pour l'épouse, d'une crainte personnelle de la pauvreté. Que si nous raidissons notre coeur de tous côtés par la sainte espérance des biens immortels, il sera disposé dès lors à recevoir le souffle puissant de l'Esprit divin; dès lors il ne sera plus frappé par les créatures éphémères et misérables d'ici-bas; ou, s'il en subit encore le choc, loin d'en être blessé, il repoussera par sa fermeté, il abattra par sa résistance leur attaque impuissante.

Mais, répétons-le : il faut savoir nous raidir vigoureusement. Car nous aussi nous naviguons sur une mer immense et découverte, remplie de monstres, hérissée d'écueils, féconde pour nous en orages, et qui du calme le plus profond, passe subitement aux plus cruelles tempêtes. Si donc nous voulons faire une navigation facile et sans péril, il nous faut tendre nos voiles, c'est-à-dire, raidir notre libre arbitre.

Au reste, cette fermeté de vouloir, suffit à nous sauver. Abraham, en effet, dès qu'il eut ainsi dirigé vers Dieu tous ses désirs, dès qu'il se fut armé d'une volonté disposée à tout, Abraham eut-il besoin d'autre secours? Non; « mais il crut en Dieu, et sa foi lui fut réputée à justice ». (Gen, XV, 16.) Or, la foi, c'est le propre caractère d'une volonté généreuse. Il offrit son Fils; et bien qu'il ne l'ait pas immolé, il reçut la même récompense que s'il l'avait réellement sacrifié ; et quoique n'ayant pas accompli cette immolation, il en reçut le prix.

Procurons-nous donc une voilure immaculée et toujours neuve, et non pas usée et vieillie; « car tout ce qui est ainsi vieux et fatigué touche déjà à une fin misérable ». (Hébr. VIII, 13.) Point de ces voiles trouées qui laisseraient échapper souffle de l'Esprit. « Car l'homme animal n'est point capable », dit saint Paul, « des choses qui (599) sont de l'Esprit de Dieu ». ( I Cor. II, 4.) Pas plus qu'une toile d'araignée ne peut supporter l'effort Auvent, une âme adonnée aux soucis de cette vie, un bomme animal ne saurait recevoir la grâce de l'Esprit. Nos convictions flottantes n'offrent aucune différence d'avec ces toiles fragiles; elles ont seulement, comme elles, un air de consistance, mais leur trame est privée de toute résistance.

Ah! que plutôt, si nous sommes sages, nos âmes ne présentent rien de semblable ! Dès lors , quel que soit le choc, nous retenons tout le souffle de la grâce, et nous demeurons supérieurs à tout, plus forts que toute attaque. Donnez-moi un homme vraiment spirituel, et laissez tomber sur lui tous les maux les plus effrayants, aucun ne pourra l'abattre. Que dis-je? Que sur lui fondent ensemble pauvreté, maladies, outrages, malédictions, opprobres, plaies et supplices de tout genre, dérisions et insultes de toute espèce; vous le croirez vraiment en dehors et au-dessus de ce bas monde, et affranchi de toutes les souffrances du corps, tant il se rira de tout cet ouragan.

Que ce ne soient pas là des paroles en l'air, plusieurs exemples de nos jours mêmes m'en fourniraient certainement la preuve : dussé-je n'invoquer que ceux qui ont choisi la retraite au désert. — Ceux-là, direz-vous, n'ont rien d'étonnant. — Eh bien! je réponds qu'il en est d'aussi héroïques, et que vous ne soupçonnez pas, jusqu'au sein des cités. Et, s'il vous plaisait,je pourrais vous en montrer quelques-uns parmi ceux qui ont vécu jadis. Pour vous en convaincre, rappelez-vous seulement saint Paul. Est-il une atrocité qu'il n'ait pas soufferte? un mal qu'il n'ait pas subi? Or, il supportait tout avec courage. Et nous aussi, étendons vers le ciel les efforts de notre âme; remplissons-la de ce désir de Dieu; précipitons-nous dans ce foyer de l'Esprit, sauvons-nous par cette flamme même. Armé d'une flamme, en effet , personne ne craindrait une rencontre d'homme, de bête féroce, de mille filets tendus ; tout reculerait, tout lui ferait place, aussi longtemps que durerait ce feu; car la flamme est irrésistible, le brasier est insoutenable, tout s'y consume. Revêtons ce beau feu , et renvoyons toute gloire à Notre-Seigneur Jésus-Christ, avec lequel appartiennent au Père, en l'unité du Saint-Esprit, la gloire, la puissance, l'honneur, maintenant et toujours, et aux siècles des siècles. Ainsi soit-il.
 
 
 
 

Traduit par M. l'abbé COLLERY.
 
 
 
 

FIN DU ONZIÈME ET DERNIER VOLUME.
 


Bravo à  http://www.abbaye-saint-benoit.ch/bibliotheque.htm pour l'édition numérique originale
des oeuvres complètes de Saint Jean Chrysostome - vous pouvez féliciter le père Dominique qui a accompli ce travail admirable  par un email à portier@abbaye-saint-benoit.ch
pour commander leur cd-rom envoyez  11 Euros  à l'ordre de Monastère saint Benoit de Port-Valais
Chapelle Notre-Dame du Vorbourg
CH-2800 Delémont (JU)

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