www.JesusMarie.com
Saint Jean Chrysostome
Consolation à Stagire

CONSOLATIONS A STAGIRE.
 

(Voir t. I, chap. VII, p. 79.)

 

LIVRE PREMIER.
 

ANALYSE.

 

L'épreuve terrible à laquelle Stagire est soumis en ce moment , fait vivement regretter à son ami de ne pouvoir lui prodiguer de vive voix les consolations d'une sincère, amitié ; du moins il les lui offre dans cet écrit. —Le Seigneur, en permettant que nous soyons tentés, et que nous succombions, sait nous rendre utiles et la tentation et notre chute elle-même. —Exemples d'Adam dans le paradis terrestre ; de Caïn ; de Noë et du déluge; d'Abraham et de Joseph. —D'où saint Chrysostome conclut que celui qui se dévoue au service de Dieu doit s'attendre à la tentation. —Il aborde ensuite l'état présent de Stagire, et lui prouve par l'exemple de saint Paul que la tentation entre dans les desseins du Seigneur pour augmenter nos mérites , et abaisser notre raison sous les jugements divins. —Mais pourquoi Dieu permet-il la prospérité des méchants et l'affliction des bons ?— A cette question, Chrysostome répond d'abord que le vase d'argile ne peut demander au potier les motifs de son action, ensuite que Dieu se réserve l'éternité pour récompenser les ,justes, et punir les impies, enfin que la justice divine se révèle quelquefois même dès cette vie, afin qu'on ne dise point que toujours le méchant est heureux, et le juste malheureux. — Le devoir d'un véritable chrétien est donc d'adorer la conduite de la Providence, de s'y soumettre sans murmure et de croire que tout ce qu'elle permet est pour notre avantage spirituel. — Ces dispositions sont spécialement celles où Stagire doit s'affermir, car si Dieu ne jugeait utile à son salut l'épreuve qu'il lui envoie, il en eût déjà accordé la cessation et à ses propres prières, et à celles des saints personnages dont il a réclamé la puissante intercession.

 

1. L'amitié me ferait un devoir, ô mon cher Stagire, d'être aujourd'hui près de vous, de prendre part à vos peines, de vous offrir mes services, de vous adresser une parole de consolation, et d'adoucir par mes soins et mes bons offices votre triste et pénible situation; mais la maladie et une violente névralgie me retiennent à la maison, et me privent d'exercer à votre égard un si fructueux ministère; e toutefois je ne négligerai point de faire dans cette circonstance, et, selon mes forces, tout ce qui pourra vous être de quelque consolation, et servir ainsi à notre mutuelle utilité. Si je réussis, votas serez plus courageux pour supporter vos maux ; et si le succès trompe mes efforts, du moins la conscience d'avoir accompli un devoir me consolera moi-même, et me disposera à mieux supporter l'avenir. Et, en effet, quand un ami n'a rien négligé pour adoucir la douleur de son ami, lors même qu'il n'y parviendrait pas, il écarte de son coeur toute pensée et tout reproche d'infidélité, en sorte que délivré du poids accablant d'une telle accusation, il n'a plus qu'à gémir et à s'attrister avec lui. Si j'étais une de ces âmes qui jouissent auprès de Dieu d'une grande familiarité et d'une grande puissance, je ne cesserais de prier et d'intercéder pour le plus cher de mes amis; mais puisque la multitude de mes péchés m'ôte ce pouvoir et cette confiance, je veux du moins lui offrir une parole de consolation. Sans doute il appartient au médecin de calmer les douleurs de son malade et de guérir ses infirmités; mais une (388) parole de consolation n'est point interdite aux domestiques qui le servent, et même ce sont eux qui savent le plus les multiplier, lorsqu'ils sont affectionnés à leur maître. Puisse donc cet écrit apaiser votre immense douleur! C'est le plus ardent de mes voeux ; et si ma pensée et ma plume trompent mes efforts , du moins ma bonne volonté et mon désir seront approuvés de Celui qui nous ordonne, par l'organe de l'Apôtre, de pleurer avec ceux qui pleurent, et de nous affliger avec ceux qui sont affligés. (Rom. XII, 15.)

Il paraît que l'unique cause de votre pénible état est l'obsession de l'esprit mauvais ; et une sérieuse observation nous conduit à considérer cette obsession comme la cause de votre profonde tristesse. Ce n'est point seulement ma conviction, mais encore celle de tous ceux qui ont pu entendre vos plaintes incessantes; et d'abord, vous vous plaignez de ce qu'exempt de ces troubles tandis que vous viviez dans le siècle, vous n'en avez connu l'amertume que du jour où vous avez été crucifié au monde, et cet état est si pénible qu'il altère votre raison, et peut même vous porter au désespoir. Vous objectez en second lieu que vous avez, à la vérité, connu plusieurs exemples d'une obsession semblable. C'étaient des personnes qui s'accordaient toutes les délicatesses de la chair; mais elles en furent assez promptement délivrées , et elles recouvrèrent si parfaitement l'intégrité des sens et de la raison, qu'elles purent se marier, avoir de nombreux enfants et jouir de tous les agréments de la vie, car jamais l'esprit mauvais ne les fatigua de nouveau. Vous au contraire, vous ne trouvez la délivrance de vos noirs chagrins ni dans la prolongation des jeûnes et des veilles, ni dans toutes les austérités de votre profession. De plus, vous perdez courage, parce que ce saint homme, qui a montré à l'égard de tant d'autres la puissance de sa vertu, n'a rien pu opérer en votre faveur, ni par lui-même, ni par l'intermédiaire de ceux qui l'accompagnaient, et qui d'ordinaire commandaient victorieusement au démon : tous se sont retirés impuissants et confondus.

Vous avouez encore qu'une de vos plus grandes douleurs est que la violence du chagrin trouble si étrangement votre raison, que la pensée du suicide vous poursuit, et que vous avez failli vous pendre, vous noyer ou -ue précipiter du haut d'un rocher; en cinquième lieu, vous voyez que vos frères et vos égaux, qui ont embrassé le même genre de vie, jouissent d'une douce tranquillité, tandis que vous êtes exposé aux secousses d'une affreuse tempête, et, ce qui est plus malheureux encore, retenu dans une dure prison. Oui, ceux qui sont chargés de fers sont moins à plaindre, dites-vous, que l'infortuné qui est ainsi lié par le démon. Vous ajoutez qu'une autre cause de pénible anxiété c'est la crainte que votre père, s'il vient à connaître votre état, ne se porte aux dernières violences contre les pieux cénobites qui vous ont reçu. Riche, puissant et outré d'indignation, que n'osera-t-il pas contre eux? et qui échappera à sa vengeance, s'il les rencontre? Jusqu'aujourd'hui votre mère a pu lui cacher votre situation , et éluder ses nombreuses questions; mais à la longue, elle trahira elle-même son secret , et n'aura fait qu'exciter contre soi, et contre les moines, une plus violente colère. Enfin, vous désespérez de l'avenir, et c'est là le plus grand de tous vos maux. Vous dites que vous ne savez plus si jamais vous serez délivré de cette obsession, puisque vos espérances ont été si souvent trompées, et que toujours vous êtes retombé dans le même état.

 Cette situation est sans doute bien capable de troubler une âme, et de la remplir d'inquiétude; mais une âme faible, inexpérimentée et peu aguerrie. Et, en effet, avec quelque attention et quelques pieuses réflexions, j'espère réduire en poudre toutes ces causes de votre chagrin. Ne croyez pas cependant que je ne sois si prompt à promettre, que parce que je suis à l'abri de ces douleurs et de cette tempête. Non, et quand même il semblerait à quelques-uns que j'avance des choses incroyables, je ne laisserai pas de parler, car je n'ai pas à craindre de votre part une semblable incrédulité.

Lorsque le démon, dès les premiers jours de cette obsession, vous renversa par terre, tandis que vous vaquiez avec les frères à l'exercice de la prière, je n'étais point présent, il est vrai, et j'en rends grâce à la bonté du Seigneur; et je sais cependant tout ce qui est arrivé , et les détails m'en sont aussi connus que si j'en eusse été témoin. Théophile d'Ephèse , notre ami commun, m'a tout raconté, la torsion des mains et l'égarement des yeux, la bouche écumante et les paroles effrayantes et confuses, le tremblement du corps, l'évanouissement (389) prolongé et l'horrible apparition de la nuit. Il vous semblait, m'a-t-il dit, qu'un sanglier féroce et souillé de sang s'élançait incessamment contre vous, prêt à vous déchirer. Le frère qui dormait à côté de vous, troublé lui-même par cette vision, s'éveilla, et put constater à votre égard l'action du démon.

2. Ce récit, je l'avoue, répandit sur mon âme un nuage de tristesse non moins épais que celui dont ce cruel démon enveloppe mon ami. Et lorsqu'après plusieurs jours, je revins de ce profond étourdissement, je ne trouvais plus ni amertume, ni douceur dans la vie. Mais parce que j'avais autrefois méprisé et condamné la vanité du monde, je sentis se réveiller en moi ces anciens sentiments; et en même temps une affection plus grande m'attacher à mon cher Stagire. Et en effet, le malheur d'un ami augmente pour lui notre amitié; et il n'est pas rare que même il réconcilie des ennemis. Quel coeur serait assez dur et assez insensible pour conserver de la haine contre un ennemi malheureux! Mais si nous nous attendrissons sur nos ennemis, et si nous nous réconcilions avec eux, dès qu'une affliction grave et soudaine vient les frapper, jugez quelle a été ma douleur en apprenant que le plus cher de mes amis, celui que j'aime comme moi-même, est cruellement tourmenté, et qu'il se livre à un violent désespoir. Ne croyez donc pas que je ne cherche à calmer vos maux, que parce que je ne les partage point. Sans doute je n'éprouve point, par la grâce de Dieu, ces troubles et ces attaques diaboliques, mais je n'en partage pas moins vos peines et votre douleur : et ils m'en croiront ceux qui savent aimer comme on doit aimer.

Secouons donc ensemble cette poussière; et le poids de vos chagrins vous deviendra léger et supportable, dès que vous ne céderez plus à cette noire mélancolie qui vous porte au suicide. Tout au contraire soyez empressé à vous distraire et à chercher les véritables moyens de vous guérir. Souvent, en effet, le défaut de réflexion nous fait paraître nos maux beaucoup plus graves et plus intolérables; et il suffit souvent de les envisager avec le calme d'une froide raison pour les trouver moins durs et moins rigoureux. C'est le résultat que j'espère obtenir. Je ne vous demande que de reprendre courage et de ne point adopter servilement la vaine et folle opinion du vulgaire. Ce serait dresser contre nous un ennemi invincible. Si je parlais à un infidèle qui croirait à la puissance du hasard, ou qui attribuerait le gouvernement du monde aux esprits mauvais et pervers, j'éprouverais ici plus de difficultés. Il me faudrait d'abord réfuter ses erreurs et lui démontrer le dogme de la Providence. Alors seulement je pourrais insinuer quelque consolation. Mais parce que dès votre enfance vous avez été, par la grâce de Jésus-Christ, instruit dans nos saintes lettres, et que vous avez reçu comme un précieux héritage de famille la connaissance de la véritable religion, vous croyez fermement que Dieu prend soin de tous les hommes, et principalement de ceux qui se confient en lui. C'est pourquoi, supposant ces principes établis, j'aborde mon sujet par un autre point.

Au commencement, lorsque Dieu créa les anges, ou plutôt, pour remonter jusqu'au principe, avant qu'il créât les anges et toutes les célestes intelligences, Dieu existait par lui-même. Mais quoiqu'il n'eût besoin de rien, comme il convient à Dieu, il voulut néanmoins créer les anges, les archanges et toutes les substances spirituelles; et il ne les créa que pour manifester sa bonté. Car n'ayant point besoin de leurs services, il ne les eût point créés, s'il n'eût été souverainement bon. A la création des anges et toujours par le même motif, succéda la création du monde et puis celle de l'homme. C'est pour l'homme qu'il a multiplié les richesses de la nature ; et c'est cet être faible et infirme qu'il a établi roi de l'univers, lui donnant sur la terre l'autorité qu'il possède lui-même dans le ciel. Et, en effet, cette parole : Faisons l'homme à notre image et à notre ressemblance (Gen. I, 26), atteste évidemment que toute la nature est soumise à l'homme. Après l'avoir établi dans ce degré d'honneur et l'avoir fait roi, il lui assigna pour palais le paradis terrestre, c'est-à-dire le lieu le plus beau de l'univers. Bien plus, pour montrer encore à l'homme combien il l'élevait au-dessus de toutes les autres créatures, Dieu amena devant lui tous les animaux, et voulut qu'il les nommât tous. Mais il ne lui en présenta aucun comme un aide pour le secourir, parce que, dit-il lui-même, il ne se trouvait pas d'aide semblable à l'homme. (Gen. II, 20.)

Le premier homme connut ainsi qu'il occupait un rang intermédiaire entre les (390) intelligences spirituelles et les créatures corporelles, et qu'il surpassait si excellemment ces dernières que nulle, dans une si grande multitude, ne pouvait lui être comparée. C'est alors seulement que le Seigneur créa la femme : et cette création elle-même fut un hommage rendu à la dignité de l'homme. Car la femme fut créée pour l'homme, selon cette parole de l'Apôtre : L'homme n'a pas été créé pour la femme, mais la femme l'a été pour l'homme. (I Cor. II, 9.) A tant d'honneur Dieu ajouta le privilège unique de la parole, la connaissance de la divinité et le commerce d'une sainte familiarité avec Dieu, autant que le permettait l'infirmité de la nature humaine. Il lui promit en outre l'immortalité, le remplit de science et de sagesse, et lui communiqua le don d'une lumière surnaturelle, en sorte qu'il prédit l'avenir. Tels furent les biens dont le Seigneur combla Adam avant même qu'il eût fait aucune bonne action. Mais comment celui-ci paya-t-il une si grande et si particulière bonté? Il ajouta foi à la parole de son ennemi, plutôt qu'a celle de son bienfaiteur; et, méprisant le commandement de son Créateur, il se laissa séduire par les trompeuses promesses de l'esprit mauvais qui ne voulait que le perdre, et lui ravir tous ses biens. Il lui préféra donc le démon, quoiqu'il n'en eût encore reçu aucun bienfait, et il le crut sur sa seule parole.

Mais le Seigneur perdit-il l'homme, parce que dès le premier instant de son existence, et comme dès l'entrée de la carrière, il se montrait ingrat? Il semblait juste et raisonnable qu'Adam, qui, au mépris de si précieuses faveurs, s'était hâté d'inaugurer sa vie par le double péché de la désobéissance et de l'ingratitude, fût châtié et puni de mort. Toutefois, le Seigneur ne cessa point de lui faire du bien, nous prouvant par là que malgré la multitude de nos fautes, il veille toujours sur notre salut, en sorte que si nous revenons à lui, nous sommes assurés d'être sauvés, et si au contraire nous persévérons dans notre péché, du moins il est évident qu'il a fait tout ce qu'il devait faire. C'est ainsi que le renvoi du paradis terrestre, la défense de toucher au fruit de l'arbre de vie, et la sentence de mort paraissent d'abord être une peine et un châtiment, tandis qu'en réalité ils ne sont que la continuation d'une paternelle providence. On dirait que l'avance un paradoxe, et cependant ce n’est que l’exacte vérité. Et, en effet, ces dispositions si rigoureuses en apparence, convergeaient toutes au salut de l'homme, et s'accordaient en ce point. Je m'explique : Dieu chassa Adam du paradis terrestre, et le fit habiter les autres parties de l'univers ; il l'éloigna de l'arbre de vie auquel il lui défendit de toucher, il le condamna à mourir, et il différa l'exécution de la sentence. Mais j'affirme que toute cette conduite dans son principe comme dans ses résultats n'eut d'autre but que le salut et la gloire de l'homme. Il serait inutile de prouver la première partie de cette thèse : tout le monde l'admet, et je m'appliquerai seulement à développer la seconde.

3. Comment donc saurons-nous que ce triple châtiment nous a été utile? En considérant quel eût été, en dehors de ce châtiment, l'état de nos premiers parents. Car si, après avoir cru aux paroles du démon qui leur promettait de les rendre égaux à Dieu, ils eussent conservé le même rang d'honneur et de dignité, ils fussent tombés dans trois maux effroyables. Et d'abord l'homme eût considéré Dieu comme malveillant, séducteur et peu véridique. Ensuive il eût regardé comme son ami et son bienfaiteur cet esprit mauvais et méchant qui est le père du mensonge et de l'envie. Enfin il n'eût cessé de pécher. Le Seigneur l'a préservé de tous ces maux eu le chassant du paradis terrestre. Ainsi presque toujours l'abandon et la négligence du médecin rend un ulcère plus dangereux; et si au contraire il l'ouvre avec le fer, il arrête les progrès du mal, et prévient la gangrène. Mais, que dis-je? à ce premier châtiment, le Seigneur ajouta celui des sueurs et du travail, et depuis lors rien ne fut plus opposé à la nature de l'homme que le repos et l'inaction. Condamnés à un dur labeur, nous péchons encore : et jusqu'où ne se porterait pas l'audace du pécheur, si Dieu ne nous eût donné que le repos et les délices de la vie. Car l'oisiveté, dit l'Ecriture, enseigne une grande malice (Eccli. XXXIII, 29); l'expérience de chaque jour et les faits de l'histoire n'attestent que trop cette vérité. Ainsi, Israël s'assit pour manger et pour boire; et tous se levèrent pour danser. (Ex. XXII, 6.) Ainsi encore, nous lisons au livré du Deutéronome que le peuple bien-aimé s'étant engraissé et rassasié, se révolta. (Deut. XXXII, 15.) Le saint roi David tient le même langage : Quand le Seigneur les frappait, dit-il, ils le cherchaient, ils revenaient à lui, et l'imploraient avec ardeur. (391) (Ps. LXXVII, 34.) Et Dieu lui-même, parlant à Jérusalem par la bouche de Jérémie, lui dit : Instruisez-vous en toutes choses, de peur que je ne me retire de vous. (Jérém. VI, 8.) Le prophète David nous apprend encore que l'humiliation et le travail ne sont pas moins utiles aux justes qu'aux pécheurs : Il est bon que vous m'ayez humilié, afin que j'apprenne vos justices. (Ps. CXVIII, 71.) Jérémie exprime la même pensée en d'autres termes : Il est bon à l'homme, dit-il, de porter dès sa jeunesse un joug dur et pesant. Il s'assiéra solitaire, et il se taira. (Thren. III, 97.) Aussi adresse-t-il pour lui-même cette prière au Seigneur : Ne vous éloignez point de moi, en m'épargnant au jour de l'affliction. (Jérém. XVII, 17.) Enfin le bienheureux Paul, ce vase d'élection, où la grâce s'épanchait si merveilleusement, cet Apôtre si élevé au-dessus de l'infirmité humaine, Paul lui-même comprenait les effets salutaires de l'humiliation. C'est pourquoi il disait : Un aiguillon a été mis dans ma chair, instrument de satan, pour me donner comme des soufflets, de peur que je ne m'enorgueillisse. J'ai donc prié trois fois le Seigneur, et il m'a répondu ma grâce te suffit, car la, force se perfectionne dans la faiblesse. (II Cor. XII, 7, 8.) Certainement la prédication de l'Evangile eût pu s'accomplir en dehors de tonte persécution et de toute tribulation et même en dehors des fatigues et des travaux de l'apostolat : mais Jésus-Christ ne l'a point voulu, pour l'avantage même de ses apôtres. Aussi leur disait-il qu'ils auraient de grandes tribulations dans le monde. (Jean, XVI, 33.) C'est ainsi encore qu'il commande à tous ceux qui veulent entrer dans le ciel, de marcher par la voie étroite, comme si nul autre chemin ne pouvait y conduire. (Matth. VII, 13.)

Reconnaissons donc que les épreuves, les tribulations et en général tout événement triste et fâcheux ne nous révèlent pas moins l'action de la Providence que le bonheur et la prospérité. Mais pourquoi ne parler que des tribulations de la terre, lorsque la menace de l'enfer proclame aussi hautement la bonté du Seigneur que la promesse du royaume des cieux. Et, en effet, sans cette menace, combien peu gagneraient le ciel ! Car la perspective du bonheur ne suffit pas toujours pour nous exciter à la vertu; il faut encore que la crainte du châtiment presse notre lâcheté et réveille notre négligence. C'est pourquoi Dieu chassa tout d'abord l'homme du paradis terrestre, parce qu'il s'y fût dégradé plus profondément encore, si après son péché, il eût conservé intacts ses premiers honneurs; et, sans parler d'Adam, que n'eût pas fait Caïn s'il eût joui des délices du paradis terrestre? puisque privé de tous ces avantages, et témoin du châtiment infligé à son père, il ne laissa pas de persévérer dans les voies du crime. Il commit même une iniquité plus grande, car le premier il conçut la pensée de devenir homicide, et il osa la réaliser par un forfait exécrable, par un fratricide. Mais observez qu'il n'en vint point à ce degré encore inconnu de scélératesse, peu à peu et après de longues hésitations; non, il s'élança soudain et comme d'un seul bond jusqu'au faîte du crime, et il tua insidieusement celui qui était né de la même mère, et qui ne l'avait contristé en rien, à qui il ne pouvait reprocher que ses sacrifices et sa piété.

Ici encore je veux vous montrer la bonté du Seigneur. Il est grièvement offensé, et il ne laisse pas d'adresser à Caïn un bon avis. Il le console même dans sa profonde affliction; et ce n'est que parce qu'il le trouve furieux et emporté contre son frère, qu'il devient lui-même sévère et menaçant. Et certes la première faute de Caïn méritait bien de longs et cruels remords. Car si, parmi les hommes, le serviteur qui se réserve les viandes les plus délicates, et qui ne sert à son maître que des débris dégoûtants, se rend coupable d'outrage et d'indignité; que dire d'une semblable conduite à l'égard de Dieu? Mais à ce premier crime, Caïn en ajouta un autre non moins grave, celui d'être jaloux de l'honneur que recevait son frère. Et en effet si, après sa faute, il en eût fait pénitence, Dieu eût béni cet heureux changement; mais la suite prouva bien que sa confusion n'avait pour principe que l'envie et la jalousie, et non un sincère repentir. Car il se fâcha en quelque sorte contre Dieu même de ce qu'il n'honorait point celui qui l'offensait, et de ce qu'il préférait la douceur et la sobriété d'Abel à l'emportement et à l'intempérance de Caïn. Et cependant, quoique ce double péché fût digne d'une sévère punition, le Seigneur traita Caïn avec une bonté qu'il ne méritait pas, et il chercha à calmer le feu de sa colère. Son abattement provenait de sa profonde jalousie; c'est pourquoi le Seigneur lui dit : Calmez-vous. (Gen. IV, 7.) Certes, en prononçant cette parole, il n'ignorait point jusqu'où Caïn (392) pousserait son crime; mais il voulait prévenir toute récrimination de la part des pécheurs. Et en effet, si Caïn eût été puni soudain, plusieurs diraient aujourd'hui : Dieu ne pouvait-il d'abord l'avertir et le reprendre; puis le menacer, et enfin le châtier s'il persévérait dans son péché; un châtiment si prompt n'est que l'effet d'une implacable dureté.

Tel serait leur langage; et c'est pourquoi Dieu supporte patiemment qu'on l'outrage. Il veut ainsi nous prouver qu'il n'a puni Adam lui-même que par bonté; et ces exemples sont bien propres à ramener tous les pécheurs à la pénitence. Il ne châtia donc Caïn qu'après que, par sa dureté et l'impénitence de son coeur, celui-ci eut amassé sur lui un trésor de colère. (Rom. II, 5.) Mais si ce fratricide fût demeuré impuni, le meurtrier aurait commis des crimes plus énormes encore. Nous ne saurions dire, qu'il eût péché par ignorance, car ce que son frère plus jeune connaissait, lui, qui était l'aîné, pouvait-il l'ignorer? mais admettons un instant l'excuse d'ignorance ; du moins lorsque Dieu lui eut dit : Calmez-vous, et qu'il lui eut ainsi offert le pardon de son premier péché, cette ignorance n'existait plus; et cependant c'est alors que Caïn ne recule point devant un fratricide, qu'il souille la terre du sang d'Abel, et qu'il viole toutes les lois de la nature. Comprenez-vous maintenant que même sa première faute ne vient point d'ignorance, mais de malice, de perversité, et de l'audace du crime. Mais quel fut le châtiment du coupable? Tu seras, lui dit le Seigneur, errant et fugitif sur la terre. (Gen. IV, 12.) Sans doute c'est là un bien rigoureux châtiment: mais il ne nous paraîtra plus tel si nous le considérons en lui-même, et dans le péché qui l'a mérité. Et en effet, Caïn offre des sacrifices qui sont rejetés, et il est violemment abattu de ce que faisant lui-même injure au Seigneur, le Seigneur ne l'honore pas. Puis, quand Dieu le reprend , il le repousse avec mépris , il devient ensuite le premier des meurtriers, et par un crime plus grand même que le parricide, il plonge ses parents dans la plus amère douleur, et enfin il ment à Dieu lui-même : Est-ce que je suis le gardien de mon frère? et pour tant de forfaits il est seulement condamné à errer fugitif et vagabond !

Cependant j'affirme que la bonté divine se manifeste à son égard non-seulement dans le d'une peine si douce pour un si grand crime, mais encore en ce que cette peine amenait un précieux et salutaire résultat. Et en effet, le châtiment de Caïn est pour tous les pécheurs une pressante invitation à quitter le péché, et à devenir meilleurs. Dieu ne le frappa point de mort, parce qu'il n'eût pas été aussi utile aux hommes de savoir que Caïn, pour avoir tué son frère, avait été puni de mort, que de le voir lui-même subir la peine de son fratricide. Et en effet, un simple récit n'eût peut-être, à cause même de la grandeur du crime, trouvé que des auditeurs incrédules. Mais sa vue et sa présence attestaient son châtiment aux générations présentes, et aux générations futures. C'est ainsi que le crime de Caïn et sa punition accomplis sous les yeux de ses contemporains, ont été crus par eux tous, et qu'ils sont devenus pour tous les siècles un fait certain.

Mais quel avantage spécial en retira ce malheureux ? D'abord Dieu se proposait le salut de son âme, lorsqu'il cherchait par une douce réprimande à calmer sa colère et son emportement. Et puis, si nous considérons le châtiment lui-même, nous avouerons qu'il ne pouvait que lui être très-utile. Et en effet, si Dieu eût frappé Caïn de mort sur-le-champ, il ne lui eût point donné le temps de se repentir, et de devenir meilleur; mais condamné à mener une vie errante et fugitive, il était facile à Caïn d'en profiter pour mériter son pardon, à moins qu'il ne fût le plus insensé des hommes, et une bête plutôt qu'un homme. Ajoutez encore que ce châtiment actuel allégeait pour lui la sévérité des peines éternelles, car les épreuves que Dieu nous envoie pendant la vie diminuent de beaucoup après la mort la rigueur de sa justice. Il est facile de le prouver par le témoignage des saintes Ecritures. Ainsi dans la parabole de Lazare, Jésus-Christ nous montre le mauvais riche priant Abraham d'envoyer Lazare afin qu'il trempe l'extrémité de son doigt dans l'eau, et qu'il rafraîchisse sa langue. Et Abraham lui répond : Mon fils, souvenez-vous que vous avez reçu les biens dans votre vie, et Lazare les maux: or, maintenant celui-ci est consolé, et vous tourmenté. (Luc, XVI, 25.) L'apôtre saint Paul, et quand je le cite, je ne fais que répéter les préceptes du Seigneur; car bien certainement, je l'affirme, l'Esprit-Saint inspirait ses paroles; l'Apôtre, dis-je, écrivant aux Corinthiens, ordonne que l'incestueux qui se trouve parmi eux, soit livré à satan, pour (393) être puni dans son corps, afin que son âme soit sauvée au jour de Notre-Seigneur Jésus-Christ. (I Cor. V, 5.) Et dans la même Epître il dit encore, à l'occasion de ceux qui participaient indignement aux saints mystères : Plusieurs parmi vous sont malades et languissants, et plusieurs sont morts; mais si nous nous jugions nous-mêmes, nous ne serions pas jugés de Dieu : et lorsque nous sommes jugés, c'est le Seigneur qui nous reprend, afin que nous ne soyons pas condamnés avec le monde. (I Cor. XI, 30-32.) Admirez donc l'ineffable clémence du Seigneur et les immenses richesses de sa bonté ; et voyez comme il dispose et préordonne toutes choses pour que le châtiment de notre péché soit allégé, et même pour que nous obtenions un pardon entier.

4. Mais peut-être me demanderez-vous curieusement pourquoi Dieu n'a pas anéanti le démon dès l'instant où il a péché? Je vous répondrai qu'il l'a fait par un effet de sa providence à notre égard. Et en effet si cet esprit mauvais pouvait nous assujettir par la violence, votre demande serait raisonnable : mais puisqu'il ne saurait employer contre nous que les armes de l'attrait et de la persuasion, et que nous pouvons toujours repousser ses charmes séducteurs, pourquoi voulez-vous ôter la cause de nos mérites, et retrancher la matière de nos couronnes ? bien plus, dans l'hypothèse même que Dieu, connaissant la force invincible du démon, et prévoyant son triomphe universel, lui eût néanmoins permis de tenter l'homme, votre question serait encore une téméraire curiosité. Car si l'esprit mauvais eût alors obtenu une facile victoire, et s'il eût vaincu sans effort ceux qui, loin de résister, auraient succombé d'eux-mêmes, nous n'eussions pu en accuser que notre propre faiblesse. Ajoutons encore que, quelle que soit la conduite de Dieu, elle ne parviendra jamais à satisfaire un esprit ingrat. Mais si plusieurs ont déjà renversé la puissance et les forces du démon, et si plusieurs doivent encore le vaincre, pourquoi priver ces généreux vainqueurs de la gloire, de la victoire et de l'honneur du triomphe ? Dieu permet donc au démon de tenter l'homme, afin que ceux qu'il a vaincus, le terrassent à leur tour; et cette défaite, qui est pour lui le plus cruel supplice, le couvre de honte et de confusion.

Mais tous, direz-vous, ne seront pas vainqueurs? Eh ! qu'importe ! ne vaut-il pas mieux donner aux justes l'occasion de montrer leur bonne volonté, sauf à punir les méchants de leur négligence, que de préjudicier aux intérêts des premiers par égard pour les seconds? Car le méchant que le démon déchire, est bien moins vaincu par la force supérieure de son ennemi, que par sa propre faiblesse : et c'est ce qui explique le grand nombre' de ses victimes; mais alors les justes seraient, à cause des méchants, privés de leurs légitimes honneurs, puisque par la faute de ceux-ci, ils ne pourraient exercer leur courage. Ce serait comme si deux athlètes, dont l'un, prêt à lutter contre son adversaire, et à déployer toute sa force, serait certain d'obtenir la couronne, et dont l'autre préférerait au travail et à l'épreuve le repos et les délices, se présentaient ensemble devant un intendant des jeux publics, et que celui-ci par égard pour le moins courageux fit disparaître l'antagoniste et les renvoyât tous deux sans les mettre aux prises avec celui qu'ils devaient combattre. Le premier, fort et vigoureux , souffrirait évidemment de la lâcheté du second; et ce dernier ne serait point un lâche, parce que son antagoniste serait courageux, mais parce que lui-même manquerait de coeur.

Observons encore que dans cette question, dès qu'il s'agit du démon, on en vient facilement à condamner la providence dans beaucoup de choses, et à blâmer presque toute la création. Et en effet vous pourriez reprocher à Dieu de nous avoir donné une bouche et des yeux, puisque plusieurs abusent du sens de la vue pour l'arrêter sur des objets défendus, et pour courir à l'adultère, et que d'autres profèrent des paroles de blasphèmes, et énoncent des dogmes pervers. Mais est-ce une raison pour que l’oeil et la langue eussent d û être refusés à l'homme? Eh ! ne faudrait-il pas aussi retrancher les pieds , et couper les mains, car celles-ci sont pleines de sang, et ceux-là se précipitent vers le mal. Quant aux oreilles elles-mêmes, comment échapperaient-elles à vos anathèmes? Elles reçoivent des paroles vaines et oiseuses, et elles font pénétrer jusqu'à l'âme une doctrine impie. Il faudra donc ôter à l'homme le sens de l'ouïe. Que dis-je! il faudra également retrancher les aliments et la boisson, le ciel, la terre, la mer, le soleil, la lumière, la lune, le choeur des étoiles, et tous les animaux. Car la nature entière devient inutile, du moment que l'homme pour qui (394) elle existe, n'est plus lui-même qu'un être misérablement inutile. Comprenez donc quelles fausses et ridicules conséquences découlent du principe de votre objection.

Sans doute le démon est un esprit mauvais, mais pour lui-même bien plus que pour nous. Nous pouvons en effet le contraindre à nous faire beaucoup de bien malgré sa mauvaise volonté. C'est là un vrai miracle qui prouve toute l'étendue de la miséricorde divine. Car le démon se mord lui-même et se déchire de rage, quand il voit que nous devenons meilleurs; mais quelle n'est pas sa fureur, quand il voit que cette amélioration est le résultat de ses attaques ! Or, il sert à notre avancement spirituel , lorsque pleins d'une active sollicitude nous redoutons sa cruauté, ses embûches et ses diverses tentations; et lorsque secouant un sommeil trop prolongé, nous sommes sur nos gardes, et conservons un souvenir habituel de Dieu. Ces pensées sont moins les miennes que celles de saint Paul : écoutez comme il emploie lui-même presque les mêmes termes, pour réveiller la nonchalance des premiers fidèles : Nous n'avons pas, écrit-il aux Ephésiens, à combattre contre la chair et le sang, mais contre les principautés, contre les puissances, contre les princes de ce monde de ténèbres, contre les esprits de malice répandus dans l'air. (Eph. VI, 42.) Certes, en parlant ainsi il se proposait de relever le courage de ses lecteurs, et non de l'abattre. Saint Pierre nous dit aussi : Soyez sobres, et veillez: car le démon votre ennemi tourne autour de vous comme un lion rugissant cherchant quelqu'un à dévorer, résistez-lui, demeurant fermes dans la foi (I Pierre, V, 8) ; mais il ne nous tient ce langage que pour ranimer nos forces, et nous porter à une union plus intime avec Dieu. Et en effet l'approche et la vue de notre ennemi ne saurait que hâter notre recours auprès de celui qui peut nous défendre. Ainsi l'enfant qu'un spectre effraye, se réfugie aussitôt entre les bras de sa mère, s'attache à sa robe et se cache sous ses plis, en sorte que tous les efforts ne peuvent l'en arracher. Mais ce même enfant, lorsque rien ne lui fait peur, n'écoute ni la voix, ni l'appel de sa mère. En vain celle-ci cherche-t-elle à l'attirer, il s'éloigne; et plus elle multiplie les industries de sa tendresse , plus il multiplie lui-même ses refus , et dédaigne même les friandises qu'on lui présente. C'est pourquoi souvent une mère fatiguée de prier inutilement , menace son enfant de quelque monstre imaginaire et horrible pour le forcer à revenir, et lui persuader de se réfugier près d'elle. Mais nous sommes tous en cela de vrais enfants, car dès que l'esprit malin nous effraye et nous trouble, nous devenons meilleurs, nous rentrons en nous-mêmes, et nous recourons à Dieu en toute hâte.

Observons encore que si dès le commencement Dieu eût anéanti le démon, plusieurs eussent nié les premiers attentats, la séduction d'Adam , et la privation des biens qui en fut la suite. Ils eussent donc affirmé que Dieu en avait agi ainsi par envie et par jalousie, et en effet quelques-uns osent émettre ces blasphèmes, aujourd'hui même que les traces de cette séduction sont si visibles; mais ôtez-leur l'expérience de la malice et les ruses du tentateur, que ne diront-ils pas, et qui arrêtera l'intempérance de leurs paroles? En outre, un examen attentif de notre conduite nous prouvera que nous ne devons point accuser le démon comme étant l'instigateur de toutes nos fautes. Sans doute il nous porte à commettre beaucoup de péchés; mais nous en commettons beaucoup aussi par notre lâcheté et notre négligence. C'est ainsi, pour citer un exemple ancien , que l'Ecriture ne nous dit point que l'esprit tentateur se soit approché de Caïn, et lui ait suggéré le meurtre de son frère. Il se montra il est vrai aux regards d'Eve, et lui tint un discours plein de ruse et d'artifice. Mais nous ne voyons rien de semblable à l'égard de Caïn, et nous pouvons dire seulement qu'il lui inspira quelques pensées mauvaises. Et ici encore toute la faute retombe sur Caïn qui permit au démon d'entrer dans son cœur en écoutant ses suggestions , et s'y rendant docile. Toutefois le Seigneur ne l'abandonna pas entièrement, et même en le châtiant, il ne cessa de l'avertir et de le reprendre.

Mais ce n'est plus le châtiment d'un seul homme, c'est celui du déluge où périrent tant de milliers d'hommes, qui va nous révéler la providence du Seigneur, et d'abord Dieu n'envoya point le déluge soudainement et sans avertissements préalables; mais il le fit prédire longtemps à l'avance, et pendant cent vingt ans. Puis, parce que ce long délai de ses vengeances pouvait porter les hommes à les oublier ou à les négliger, il voulut que Noé bâtit l'arche sous les yeux de tous. C'était (395) comme une voix éclatante qui annonçait aux hommes les menaces du Seigneur. Car ils ne se souvenaient plus de Caïn, mais l'arche, qu'ils voyaient construire, les avertissait sans cesse des maux qui les menaçaient. Et néanmoins loin de se corriger, ils persévérèrent dans leurs crimes, ayant ainsi la conscience des supplices qu'ils se préparaient. Dieu ne voulait point de lui-même exécuter ses menaces par rapport au déluge, pas plus qu'il n'a voulu creuser les abîmes de l'enfer. C'est nous-mêmes qui le contraignons toujours à lancer le châtiment. Aussi le Sage a-t-il dit que : Dieu n'a point fait la mort, et qu'il ne se réjouit pas de la perte des vivaints. (Sag.1,13.) Et le Seigneur lui-même affirme par la bouche d'un prophète: Qu'il ne veut point la mort du pécheur, mais qu'il se convertisse et qu'il vive. (Ezéch. XVIII, 23.) Si nous refusons donc de nous convertir, nous nous attirons volontairement la mort et la damnation, et nous ne pouvons en accuser le Seigneur, qui ne veut point notre perte, et qui nous montre les moyens de l'éviter.

Mais sont-ce là toutes les réflexions que peut nous suggérer ce grand châtiment du déluge, et dirons-nous qu'il a été une vengeance inutile ? Non, certes, car il fut utile aux coupables qu'il fit périr, et aujourd'hui enture il l'est à nous tous. Et, en effet, il empêcha les premiers de s'enfoncer plus profondément dans le vice et dans le crime ; et quant aux générations qui repeuplèrent le monde, elles y trouvèrent un enseignement plus salutaire encore, puisque la mort de tous les méchants fit disparaître du sein de l'humanité le principe , et comme le ferment du mal. Car si même en dehors du mauvais exemple, l'homme incline facilement au mal, que ne fera-t-il pas lorsque la conduite criminelle d'un grand nombre l'invitera au péché? C'est pourquoi le Seigneur perdit alors par un seul déluge tous ces maîtres d'iniquité, afin de soustraire les races futures à ce pernicieux entraînement.

5. Enfin est-il sage, ou plutôt n'est-il pas déraisonnable de ne vouloir jamais faire le bien, et de tout mettre en oeuvre, paroles et actions, pour accuser Dieu d'être l'auteur du péché? Si Dieu ne l'eût permis, dit-on, le démon n'eût point, dès l'origine, tenté nos premiers parents, et il ne le eût point séduits. Mais alors jamais Adam n’aurait apprécié les biens dont il avait été comblé, et il eût persisté dans son orgueil. Car celui qui de lui-même s'était élevé à tin tel degré d'amour-propre et de vaine gloire, qu'il aspirait à devenir un Dieu, jusqu'où n'eût-il point porté son audace, si sa chute ne l'eût ramené à d'humbles sentiments. Ecartons un instant la séduction de l'esprit mauvais, et supposons qu'il n'eût point parlé à Eve du fruit défendu, croyez-vous que même dans ces conditions nos premiers parents fussent demeurés sans péché ! Hélas ! non. Adam, que la femme séduisit si facilement, se serait porté au péché de lui-même et en dehors de toute tentation. Seulement il eût mérité un châtiment plus sévère. Eve elle-même succomba moins par suite des ruses du démon que par un effet de sa propre faiblesse. C'est ce que l'Ecriture nous indique, quand elle dit : Que la femme vit que le fruit était bon, à manger, et beau à voir, et d'un aspect désirable; elle en prit, et en mangea. (Gen. III, 6.)

Sans doute je ne parle pas ainsi pour absoudre le démon de sa criminelle tentative; et je veux seulement prouver qu'il n'eût pu jamais faire pécher Adam et Eve, si ceux-ci n'eussent volontairement cédé à la tentation. Et, en effet, celui qui se laissé tromper avec tant de facilité, montre bien que déjà il s'abandonnait à une lâche négligence. Le démon n'aurait point eu autant d'empire sur un esprit actif et vigilant. Mais ici encore plusieurs, battus de ce côté, ne mettent plus le démon en jeu, et s'en prennent au commandement lui-même. Ils justifient donc l'homme qui a péché, et accusent Dieu de son péché. Pourquoi Dieu, disent-ils, leur donnait-il ce précepte, puisqu'il savait qu'ils le violeraient? Mais cette parole est un langage diabolique et tan mensonge plein d'impiété : et pour prouver que la providence et la bonté de Dieu se manifestent par ce commandement, bien mieux qu'elles n'auraient fait par l'absence de toute prescription, je fais ce raisonnement. J'admets qu'Adam avec une volonté aussi faible, et un esprit aussi négligent que sa chute nous l'a montré, n'eût reçu aucun commandement, et fût demeuré dans le paradis terrestre , je vous demande si dans de telles conditions sa faiblesse et sa négligence l'eussent incliné à la vertu ou au vice? Certes, ôtez-lui toute vigilance sur lui-même et il se précipitera bientôt dans l'abîme du crime; car si, peu assuré encore de son immortalité, et certainement (396) aspire à devenir un Dieu, et qu'il en croit, sans preuve et sans garanties, la simple parole de l'esprit tentateur, jusqu'où ne se serait pas élevée son arrogance avec une entière certitude de l'immortalité? Quels péchés n'eût-il point commis? et jamais eût-il obéi à Dieu?

Mais vous qui censurez la conduite du Seigneur, vous imitez l'insensée qui blâmerait un discours contre l'impudicité, sous prétexte que quelques auditeurs pourraient s'y porter. Votre langage est donc celui d'une véritable folie. Car si le démon se fût approché d'Adam, et lui eût conseillé de s'éloigner de Dieu, Adam, lors même qu'il n'aurait reçu aucun commandement, se serait facilement laissé persuader. Et la preuve, c'est qu'Adam méprisa un commandement qu'il connaissait parfaitement. Or, si Dieu ne lui en eût donné aucun, il eût bientôt oublié qu'il était le serviteur de Dieu. C'est pourquoi Dieu agit sagement en lui intimant un commandement pour lui rappeler qu'il avait un maître. Et qu'arriva-t-il ensuite , direz-vous encore? quand même aucun bien n'en serait résulté, il ne serait pas permis d'en accuser l'autorité de Dieu, et il faudrait en faire retomber la faute sur l'homme qui n'aurait pas su en tirer une bonne et salutaire instruction. Mais le commandement divin n'a pas été inutile, même après la chute de nos premiers parents. Car ces ténèbres, cet aveu de leur faute, et cette accusation que l'homme fait peser sur la femme, et la femme sur le serpent, nous révèlent en eux le sentiment de la crainte et de la frayeur, et nous prouvent qu'ils reconnaissaient l'autorité du Seigneur.

Or, qui ne sait combien ce sentiment de crainte leur fut utile, dès qu'ils comprirent que l'esprit mauvais les avait trompés? Et, en effet, ce même homme qui naguère songeait à devenir l'égal de Dieu, se confondait dans sa propre humiliation, redoutait le châtiment de son crime, et avouait son péché. Mais ne point pécher sans remords, et reconnaître aussitôt sa faute, est un précieux avantage, car c'est une voie et un premier pas vers de meilleures dispositions. Sans doute il nous est impossible de comprendre toute l'étendue des bontés du Seigneur, et de les exprimer toutes, et cependant je vais tenter d'en présenter comme un abrégé. Après une telle désobéissance et un si grand crime, l'univers entier fut assujetti à la dure tyrannie du péché, et il pressentait les plus rigoureux châtiments. Le genre humain méritait la mort, et tout devait périr jusqu'au nom même de l'homme; et cependant le Seigneur se montre alors plus miséricordieux que jamais : il nous révèle qu'un jour il livrera son Fils unique à la mort, pour sauver ces mêmes hommes qui s'éloignent de lui, et qui le haïssent, qui sont ses adversaires, et se déclarent ses ennemis. C'est ainsi qu'il veut opérer notre réconciliation, et nous promettre, avec le royaume des cieux et la vie éternelle, ces biens innombrables que l'œil n'a point vus, dont l'oreille n'a pas entendu parler, et que le coeur n'a point compris. Que peut-on comparer à cette providence, à cette miséricorde et à cette bonté ! Aussi Dieu lui-même nous dit-il : Autant les cieux sont élevés au-dessus de la terre, autant mes voies sont au-dessus de vos voies, et mes pensées au-dessus de vos pensées. (Is. LV, 9.) Et David, le plus doux des hommes, parlant de la clémence du Seigneur, s'écriait Autant les cieux sont élevés au-dessus de la terre, autant sa miséricorde s'élève et s'affermit sur ceux- qui le craignent : Autant le couchant est éloigné de l'aurore, autant il a éloigné de nous nos iniquités. Comme un père s'attendrit sur ses enfants, ainsi le Seigneur a pitié de ceux qui le craignent. (Ps. CII, 11, 12, 13.) Tendre comme un père ne dit pas encore assez, mais le Psalmiste se sert de cette comparaison, à défaut d'une plus expressive.

Et cependant le prophète Isaïe nous 'parle d'une tendresse plus grande encore, de la tendresse d'une mère pour ses enfants. On sait que sous ce rapport la mère est ordinairement supérieure au père. Une mère, dit-il, peut-elle oublier son jeune enfant ? peut-elle n'être pas émue pour le fruit de ses entrailles? mais quand elle l'oublierait, moi, je ne l'oublierai jamais, dit le Seigneur. (Is. XLIX, 15.) C'est ainsi que ce prophète nous déclare que la miséricorde divine surpasse excellemment toutes les affections de la nature; mais Jésus-Christ lui-même ajoutant encore à ce langage, disait aux Juifs : Si donc, vous qui êtes mauvais, vous savez donner ce qui est bon à vos enfants, combien plus votre Père, qui est dans les cieux, donnera-t-il ce qui est bon à ceux qui le lui demandent. (Matth. VII, 11.) Son but était évidemment de nous apprendre qu'il existe entre la tendresse du Seigneur et celle d'un père la (397) même différence qu'entre un homme bon et un homme mauvais. Mais ne nous arrêtons point à ces premières réflexions, et passons à des considérations plus élevées. Jusqu'ici je me suis proportionné à votre manière de voir et de comprendre les choses; car le Dieu qui est infini dans son intelligence, ne l'est pas moins dans sa miséricorde et sa bonté, et une preuve que ces deux attributs sont infinis, c'est que nous ne pouvons les comprendre même par leurs effets. Oui, chaque jour Dieu produit pour notre salut des couvres grandes et nombreuses, dont il se réserve la connaissance; il fait du bien aux hommes parce qu'il est bon, et parce qu'il n'a besoin ni de nos louanges, ni d'aucune récompense, il nous cache la plus grande partie de ce bien, et s'il nous en laisse connaître quelque chose, c'est encore pour notre avantage, afin que par une vive reconnaissance, nous méritions des grâces plus abondantes. Ainsi nous devons le remercier et des bienfaits que nous connaissons, et de ceux que nous ignorons, car il les répand et sur ceux qui les lui demandent, et sur ceux mêmes qui les repoussent. Saint Paul ne l'ignorait pas; aussi veut-il que toujours et en toutes choses nous lui rendions grâce.

Mais ce n'est point seulement de l'humanité considérée dans son ensemble que la providence prend soin, elle s'occupe de chaque homme en particulier, et Jésus-Christ lui-même nous dit que la volonté de son Père, qui est dans les cieux, est que pas un de ces petits qui croient en lui ne périsse (Matth. XVIII, 14); bien plus, ce Dieu Sauveur désire que ceux mêmes qui ne croient pas se convertissent, afin qu'en croyant ils soient sauvés. Aussi l'Apôtre nous assure-t-il qu'il veut que tous les hommes soient sauvés, et qu'ils viennent à la connaissance de la vérité. (I Tim. II, 4.) Enfin Jésus-Christ lui-même disait aux Juifs : Je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs à la pénitence; et le Prophète avait dit en son nom : Je veux la miséricorde, et non le sacrifice. (Matth. XI,10 ; Osée, VI, 6.) Mais si les pécheurs rendent inutiles tant de soins et de prévenances, et s'obstinent à ne point se convertir, et à méconnaître la vérité, le Seigneur les abandonnera-t-il? nullement; et parce qu'ils se privent eux-mêmes, et par leur faute, de toute participation à la vie éternelle, il leur accorde plus largement les biens de la vie présente. C'est ainsi qu'il fait lever son soleil sur les bons et sur les méchants, et pleuvoir sur les justes et les injustes; et c'est ainsi encore qu'il leur accorde les autres avantages de la vie. Eh ! comment le Dieu qui se montre si généreux envers ses ennemis, négligerait-il ses amis et ceux qui le servent avec un entier dévouement? non, non; il en prend un soin tout spécial, et Jésus-Christ lui-même nous assure que tous les cheveux de leur tête sont comptés. (Luc, XII, 7.)

6. Toutes les fois donc qu'il vous viendra en pensée qu'après avoir quitté pour Jésus-Christ votre famille et votre patrie, votre maison et vos amis, vos proches, vos richesses et vos dignités, vous n'avez rencontré que ces honteuses tentations , ne vous laissez point abattre. Car les mêmes réflexions qui engendrent le découragement, peuvent aussi le dissiper. Et comment? le voici : Dieu ne peut mentir (Hébr. VI, 18), or, il a promis la vie éternelle à ceux qui pour lui quitteraient tout. Vous ayez tout quitté, et vous vous découragez ! Quelle chose peut donc affaiblir votre confiance en ses promesses? la tentation que vous éprouvez aujourd'hui? Et qu'ont de commun cette tentation et les promesses divines ! Dieu ne s'est pas engagé à nous donner sur la terre les délices de l'éternité. Mais supposons que ses promesses dussent s'accomplir ici-bas, vous devriez encore supporter courageusement l'adversité. Car le chrétien vraiment fidèle et religieux se tient si assuré des promesses de Dieu qu'en dépit de tous les événements contraires, il ne se trouble point, et ne désespère jamais de l'avenir. Considérez, en effet, quelle promesse reçut le juste Abraham, et quel ordre lui donna le Seigneur. Il lui avait promis que la race d'Isaac peuplerait le monde; et voilà qu'il exige impérieusement la mort de ce même Isaac dont les descendants devaient remplir l'univers. Eh bien ! un tel commandement troubla-t-il cet homme juste? nullement. La contradiction si manifeste de la promesse et du commandement ne produisit en ce patriarche ni trouble, ni hésitation. Aussi ne dit-il point : Dieu me promet une chose, et il m'ordonne de faire tout le contraire. Il m'avait promis que cet enfant serait le père d'une race innombrable, et voilà qu'il m'ordonne de l'immoler. La racine étant coupée, l'arbre peut-il multiplier ses branches? Le Seigneur m'a donc trompé, et il s'est comme joué de moi.

Mais loin de tenir un tel langage, Abraham (398) n'en a pas même la pensée, et certes avec raison. Car, lorsque Dieu nous a fait une promesse, quelque contraires que paraissent être les événements, l'homme ne doit ni se décourager, ni douter de la Providence; jamais la puissance de Dieu n'éclate plus admirablement qu'en produisant des effets inattendus. C'est ce que pensait en lui-même notre saint patriarche : aussi l'Apôtre, admirant sa foi, nous disait que par la foi, Abraham, lorsque Dieu le tenta, offrit Isaac (Hébr. II, 17), et immola le fils unique en qui reposaient les promesses du Seigneur. C'est ce passage de l'Apôtre qui m'a suggéré et comme inspiré les réflexions que je vous ai développées.

A l'exemple d'Abraham, Joseph son petit-fils crut imperturbablement à la parole du Seigneur, quoique pendant bien des années il ne vît se succéder que des événements contraires. Mais il n'envisageait que la promesse divine; et certes s'il se fût confié à des pensées tout humaines, il eût désespéré de l'avenir. Un double songe l'assurait qu'un jour ses frères et son père l'adoreraient, et tout ce qui lui arrivait, loin d'amener ce résultat, ne semblait que l'éloigner. Ainsi ces mêmes frères qui devaient un jour l'adorer, le jettent dans une citerne, et puis le vendent à des marchands étrangers, qui l'emmènent dans un pays lointain. Cet ensemble de choses paraissait si opposé aux révélations divines que les fils de Jacob se disaient par moquerie : Voilà que le songeur vient : venez, tuons-le, et jetons-le dans une vieille citerne; et nous dirons : une bête sauvage l'a dévoré; et alors nous verrons à quoi lui serviront ses songes. (Gen. XXXVII, 19, 20.) Ajoutons encore que ceux qui avaient acheté le juste Joseph, le revendirent non à un homme libre, mais à un esclave du roi. Mais là ne s'arrêtèrent pas ses malheurs : calomnié par sa maîtresse, il fut condamné à une dure prison, et vit sa captivité se prolonger plusieurs années. Ses compagnons d'infortune furent délivrés, et seul il demeura dans les fers. Et néanmoins au milieu de tant d'adversités, il resta ferme et inébranlable.

Telle est à notre égard la conduite de la Providence : et même l'on peut dire qu'elle est plus rigoureuse encore. Et, en effet, l'objet des promesses divines, le royaume des cieux, la vie éternelle et l'immortalité sont des biens infinis; et tout ce qui nous arrive ne saurait leur être plus opposé, ni plus contraire. Nous subissons la mort et la corruption, la peine, le châtiment et des épreuves aussi variées que fréquentes. Pourquoi donc Dieu en agit-il ainsi, et pourquoi permet-il cette contradiction entre les événements et ses promesses? c'est pour en tirer deux grands biens. Et d'abord il nous manifeste sa puissance en accomplissant ses -promesses, lorsque tout semble le plus désespéré, et puis il nous instruit à croire fermement en sa parole, lors même que toutes choses paraissent la démentir. Car telle est la force de l'espérance chrétienne, que celui qui s'y repose sincèrement ne peut être confondu. C'est ce qui nous arrive chaque jour pour les biens et les avantages de la terre; et c'est ce qui doit plus nécessairement encore nous arriver par rapport aux biens du ciel que nous attendons non dans la vie présente, mais dans l'éternité. Or, que nous a promis le Seigneur? dans cette vie, des peines et des tribulations. Pourquoi donc vous troubler, et douter des promesses divines? Car dire que le Dieu pour lequel vous avez quitté le monde vous néglige, c'est montrer que vous ne croyez pas en lui, que vous suspectez sa parole et que vous estimez ses promesses fausses et trompeuses. Eh ! n'est-ce point là être véritablement possédé du démon, et s'attirer les feux de l'enfer !

Mais on voit des hommes tout plongés dans les affaires du siècle vivre heureux et tranquilles. Oui, et Jésus-Christ l'a prédit: En vérité, en vérité, nous dit-il, vous p curerez, et vous gémirez, et le monde sera dans la joie. (Jean, XVI, 20.)C'est ainsi que dans les temps anciens, les Babyloniens qui ignoraient le vrai Dieu regorgeaient de richesses, de puissance et de gloire, tandis que les Juifs gémissaient dans la captivité, la servitude, et la plus extrême affliction; et Lazare, qui mérita le royaume des cieux, gisait plein d'ulcères que les chiens venaient lécher, et souffrait chaque jour le tourment de la faim. Le mauvais riche au contraire vivait dans les délices et le repos, les honneurs et un cercle nombreux d'amis, mais tous ces avantages lui furent inutiles dans l'enfer ; quant à Lazare, ni la faim, ni ses plaies ne l'empêchèrent d'être juste, et parce qu'il lutta comme un généreux athlète contre le chaud et le froid, il vainquit et fut couronné, c'est pourquoi le Sage nous dit : Mon fils, quand tu t'approches du service de Dieu, prépare ton âme à la tentation, dirige ton cour, attends avec patience, et ne te hâte point au (399) jour de l'obscurcissement; car le feu épure l’or, ajoute-t-il, et les hommes que Dieu veut recevoir s'éprouvent dans la fournaise de l'humiliation. (Eccli. II, I, 2, 5.) L'auteur des Proverbes nous dit aussi : Mon fils, ne rejette point la correction du Seigneur, et ne (abat point lorsqu'il te châtie (Prov. III, 11), car celui qui jette l'or dans la fournaise, sait combien de temps il doit l'y laisser, et quand il sera utile de l'en retirer. C'est pourquoi l'auteur du livre de l'Ecclésiastique nous dit : Ne vous hâtez point au jour de l'obscurcissement; et Salomon nous avertit également, de ne point nous laisser abattre, lorsque Dieu nous châtie, et en effet la tribulation est un moyen bien énergique pour éprouver les forces de l'homme, et expérimenter sa patience.

Mais que dire si l'épreuve est si forte qu'elle renverse et terrasse l'homme ? Je réponds que Dieu est fidèle, et qu'il ne permettra pas que vous soyez tenté au delà de vos forces ; mais qu'il vous fera profiter de la tentation, afin que vous puissiez persévérer. (I Cor. X, 13.) Car puisque Dieu châtie ceux qu'il aime, et abandonne ceux qu'il hait, il ne saurait tout à la fois aimer et haïr le même homme, le châtier et l'abandonner. Comment donc s'explique la chute de tant de pécheurs ? ils sont tombés, parce qu'ils se sont eux-mêmes séparés de Dieu, et non parce que Dieu les à abandonnés, car le Psalmiste nous dit : Voici que tous ceux qui s'éloignent de vous, Seigneur, périront. (Ps. LXXII, 27.) Or, le pécheur s'éloigne de Dieu quand il repousse ses châtiments, et quand il s'en indigne, et s'en irrite. L'enfant d'un naturel mauvais que son père a placé sous la conduite d'un maître sévère, se montre impatient du travail, et rebelle à la correction, c'est pourquoi il fuit le regard et le toit paternel, mais qu'y gagne-t-il ? Il se précipite dans l'abîme de tous les maux, il souffre dans une région étrangère la faim, la misère et la malade, et bientôt il en est réduit à la honte de se rendre comme esclave : c'est ainsi que le chrétien qui ne sait point supporter avec résignation les châtiments du Seigneur, et qui ne les reçoit qu'en frémissant de colère et d'indignation, se les rend inutiles, et s'attire les derniers malheurs. C'est pourquoi l'Ecriture nous avertit de souffrir la main qui nous frappe, et de diriger notre coeur vers le Seigneur.

Mais de tous les maux, direz-vous, je souffre les plus violents. Dans les gymnases tous les athlètes ne sont point soumis aux mêmes exercices, et l'on forme à la lutte les faibles contre les faibles, et les forts contre les forts, car l'athlète dont l'antagoniste est évidemment inférieur, ne s'instruit point véritablement dans son art, lors même qu'il s'exercerait tout le jour. Mais pourquoi, direz-vous encore, Dieu n'envoie-t-il pas les mêmes épreuves à tous ceux qui ont choisi le même genre de vie? Parce que Dieu a plusieurs manières d'éprouver ses serviteurs, et que tous n'ont pas le même besoin d'être également éprouvés, quoique tous aient embrassé la même carrière. Ne voyons-nous pas que dans les mêmes maladies l'on ne donne point à tous les mêmes remèdes, et qu'on les diversifie selon l'état particulier de chaque malade? c'est ainsi que le Seigneur varie les tribulations dont il nous afflige. L'un est éprouvé par une longue maladie, l'autre par une extrême pauvreté, et celui-là par l'injure et la calomnie; un père a la douleur de voir mourir ses enfants, et les membres de sa famille; un homme vertueux est méconnu de tous, et ne recueille aucune estime, et un honnête citoyen est accusé de faits, dont il n'est point coupable, et qui font peser sur lui le poids d'une mauvaise réputation. Enfin, nous avons tous nos peines spéciales, car il est impossible d'en faire le détail exact.

Comparée à la vôtre, l'épreuve des autres vous paraît légère et presque nulle. Mais si vous l'essuyiez, peut-être apprendriez-vous que vos propres souffrances, sont réellement plus supportables. Au reste, lors même que nos frères seraient moins éprouvés que nous, nous ne devrions point nous en troubler, car la grandeur de la récompense se proportionne à celle de la tribulation ; et nous y trouvons comme une pleine assurance contre toute chute volontaire, ou involontaire. Et en effet la tribulation réprime notre orgueil, éloigne la négligence et nous rend plus vigilants et plus religieux. Aussi, en tenant compte de tout, on trouve certainement, malgré les apparences contraires, que les épreuves sont fécondes en heureux résultats, et qu'aucun de ceux qui ont été agréables à Dieu, n'a vécu sans douleurs et sans tribulations.

7. Et en effet, si le bienheureux Paul a été si éprouvé, et qui est plus grand que Paul? ou même qui est son égal? comment croire que tous n'ont pas besoin du secours de la (400) tentation ? sans doute l'affliction ne corrige pas tous les pécheurs ; mais c'est leur propre insouciance qu'il faut en accuser, et non celui qui leur envoie l'affliction. Si Dieu n'appliquait aucun appareil sur leurs plaies, il semble que par sa négligence, il serait coupable de leur mort; eh ! n'est-il pas bien important qu'aujourd'hui nul ne puisse blâmer le médecin, et soit contraint de faire tomber la faute sur les malades eux-mêmes et sur leur propre incurie. Quelques-uns, il est vrai, qui s'avançaient d'un pas ferme dans la vie, avant la tentation, succombent sous ses coups, et d'autres qui sont plongés dans le vice et le péché, n'éprouvent aucune tribulation. Il en est même, dont l'existence depuis le berceau jusqu'à la tombe, n'est qu'une suite de peines et de malheurs. Mais rien de tout cela ne doit nous troubler et nous abattre. Car si nous devions, et si nous pouvions connaître dans tous ses détails l'économie de la Providence, nous aurions raison de nous affliger et de nous troubler de ce qu'elle nous tairait le secret de cette conduite. Mais quand l'Apôtre, ravi jusqu'au troisième ciel, et auquel tant de mystères furent révélés, s'arrête au bord de cet abîme, et que, considérant en Dieu la profondeur des trésors de la sagesse et de la science, il s'étonne et recule, pourquoi nous fatiguer inutilement à scruter ces abîmes insondables et à pénétrer curieusement ces mystères impénétrables?

Certes , lorsqu'un médecin emploie des moyens de guérison qui paraissent contraires à notre maladie, par exemple lorsqu'il ordonne de baigner dans l'eau froide un membre gelé, ou qu'il prescrit quelque traitement extraordinaire, nous nous y soumettons sans aucune réclamation. Il nous suffit de croire qu'il agit par suite de ses connaissances médicales, pour que tout aussitôt nous acquiescions volontiers à ses prescriptions. Et cependant un médecin se trompe souvent. Et quand il s'agit de Dieu qui, en toutes choses, est si élevé au-dessus de nous, qui est la sagesse même, et qui ne peut se tromper, nous scrutons avec une téméraire curiosité l'ordre et les desseins de sa providence ! Nous croyons tout simplement la parole d'un homme, lorsque nous pourrions avec raison lui demander des preuves; et nous obligeons le Seigneur, en qui seul nous devons croire fermement, à nous dévoiler les motifs et les raisons de sa conduite : nous nous indignons même quand il nous les cache.

Mais sont-ce là les dispositions d'une âme pieuse et chrétienne? Oh ! je vous le demande, et je vous en supplie, ne soyons pas si insensés, et dans tous nos doutes, redisons avec le Psalmiste : Seigneur, vos jugements sont un abîme. (Ps. XXXV, 7.) Car, c'est encore par un effet de la sagesse divine que toutes choses ne nous sont point clairement manifestées.

Et en effet, si notre obéissance aux commandements du Seigneur reposait sur la connaissance et les raisons de tous les événements, notre récompense serait médiocre, et notre conduite démontrerait une foi bien faible. Mais lorsqu'au milieu des ténèbres qui nous entourent, nous accomplissons ses préceptes en toute affection de coeur, notre légitime obéissance, et notre foi ferme et entière enrichissent notre âme de grands et précieux mérites. Il nous importe donc seulement d'être persuadés que rien ne nous arrive que par la permission de Dieu et pour notre utilité. Quant aux raisons de sa conduite, ne les recherchons plus, et supportons cette ignorance sans peine et sans chagrin. Car il ne nous est ni possible, ni utile de les connaître; d'abord parce que, nous ne sommes que de simples mortels, et ensuite parce que nous deviendrions facilement fiers et arrogants. Souvent nous faisons, à l'égard de nos enfants, des choses qui leur paraissent être nuisibles, quoiqu'en réalité elles soient très-utiles. Mais ils se gardent bien de scruter nos motifs, et nous-mêmes, nous nous abstenons de les leur expliquer, et de leur en faire comprendre la sagesse. Nous nous bornons à les avertir d'obéir en toutes choses leurs parents, et puis de se tenir tranquilles. Mais si nous nous conduisons ainsi avec un père et une mère qui sont hommes comme nous, et si nous réprimons envers eux toute impatience et tout murmure, serions-nous fondés à nous indigner contre Dieu de ce qu'il ne nous fait point de confidence de ses desseins? Eh ! n'est-il pas aussi élevé au-dessus de nous par l'excellence de ses perfections que la nature divine l'emporte sur la nature humaine? une telle prétention serait le comble de l'impiété.

Ce sont les hommes coupables de cette témérité, auxquels l'Apôtre adressait ces paroles d'indignation : Mais qui êtes-vous, homme, pour contester avec Dieu? un vase d'argile dit-il à celui qui l'a formé : pourquoi m'avez-vous fait ainsi ? (Rom. IX, 20.) (401) J'avais allégué l'exemple d'un fils envers son père; et saint Paul nous en propose un autre bien plus frappant, celui du potier et du vase qu'il a formé. Et en effet, comme l'argile obéit docilement à la main qui la façonne, ainsi l'homme doit se soumettre aux ordres du Seigneur, recevoir avec reconnaissance les biens ou les maux qu'il envoie, et ne se permettre aucune impatience, ni aucune recherche curieuse. Au reste, les saints qui ont vécu sous la loi ancienne, ces hommes si admirables, ont également connu ces doutes et ces perplexités. Job demande pourquoi vivent les impies, et, pourquoi ils sont affermis dans les richesses? David avoue que ses pieds se sont presque égarés, et qu'il s'est indigné contre les impies, en voyant la paix des pécheurs. Car il n'arrive rien d'extraordinaire à leur mort, et les plaies dont ils sont frappés ne durent pas. Ils ne sont point dans les travaux comme les autres hommes, et ils ne sont point éprouvés comme eux. Et Jérémie lui-même dit : Seigneur, vous êtes juste; cependant je vous ferai de justes plaintes : pourquoi les impies n’opèrent-ils dans leurs voies? (Job, XXI, 7; Ps. LXXII, 2-5 ; Jérém. XII, 1.)

Sans doute ces illustres personnages formulaient un doute, et adressaient à Dieu une question, mais c'était avec des sentiments tout autres que les impies. Car ils ne condamnaient pas le Seigneur, et sa conduite ne les portait pas à l'accuser d'injustice. Mais l'un d'eux disait : Seigneur, votre justice est élevée comme les montagnes, et vos jugements sont profonds comme l'abîme; et il est écrit de Job qu'au milieu de toutes ses souffrances il ne proféra rien d'insensé contre Dieu. (Ps. XXXV, 7; Job, I, 22.) Nous lisons aussi dans le même livre que ce saint patriarche, après avoir rendu hommage à l'infinie sagesse du Seigneur, et à sa providence, ajoute en parlant de la création : Voilà une faible partie de ses oeuvres, et ce que nous en avons entendu est comme une goutte légère. (Job, XXVI,14.) Enfin le prophète Jérémie, craignant qu'on ne se méprît sur ses véritables sentiments, fit-il précéder sa demande de cette affirmation : Seigneur, vous êtes juste. C'est-à-dire, je sais que la justice règle toutes vos œuvres, quoique j'ignore de quelle manière cette justice s'accomplit.

Mais enfin , ce prophète et tous les autres connurent-ils les secrets divins? nullement; et leurs demandes n'obtinrent aucune réponse. David l'avoue lui-même, quand il dit : J'ai médité pour pénétrer ce mystère, et mes yeux n'ont vu qu'un grand travail. (LXXII, 16.) Ils n'ont donc pu résoudre leurs doutes, et c'est pour nous une leçon de ne pas même en proposer de semblables. Ils ne demandaient cependant à Dieu que de leur révéler pourquoi les impies vivent, clans la prospérité et l'abondance des biens de la terre ; et ils n'ont rien appris. Mais aujourd'hui nous sommes bien plus téméraires, et nous exigeons du Seigneur la solution de problèmes bien plus difficiles. C'est pourquoi le plus sûr est d'abandonner la raison et la conduite de toutes choses à Celui qui connaît tous les événements, même avant qu'ils arrivent.

8. Cependant s'il faut tirer des prémisses qui nous sont connues quelque conclusion propre à satisfaire, et à consoler ceux qui se permettent ces curieuses questions, je leur dirai qu'il est indigne d'un chrétien de rechercher pourquoi les bons sont dans les tribulations, et les méchants dans le repos, depuis que le royaume des cieux nous a été révélé , et que les récompenses du siècle futur nous sont proposées. En effet, puisque c'est dans la vie éternelle que chacun doit recevoir selon ses oeuvres, à quoi bon se troubler de ce qui arrive ici-bas aux justes et aux impies? Car Dieu exerce les uns qui lui sont fidèlement attachés, et les traite comme de vigoureux athlètes; et parce que les autres sont faibles , lâches et incapables d'un dur travail, il les exhorte d'abord à la pratique des bonnes oeuvres. Tout le contraire néanmoins arrive quelquefois, et nous voyons que même pendant la vie , le juste trouve souvent l'honneur et le repos, tandis que l'impie ne rencontre que la honte et l'affliction. Mais alors votre objection tirée du malheur des bons et du bonheur des méchants, tombe et se détruit.

Et cependant pour justifier ici encore la Providence, je dirai que Dieu n'a pas qu'une seule manière d'agir à notre égard, et que dans la plénitude de sa puissance il nous ouvre plusieurs voies de salut. Ainsi, parce que plusieurs s'opiniâtrent à rejeter le dogme de la vie future et de la résurrection, il nous montre comme l'esquisse et l'image du jugement dernier dans la punition des méchants et la récompense des bons. Ce qui arrivera alors, se découvre déjà en partie, afin que ceux qui pécheraient sous le vain prétexte que ce jugement est éloigné, trouvent dans les divers (402) événements de la vie un salutaire avertissement et en deviennent meilleurs. Et en effet si jamais le méchant n'était puni sur la terre, et si le juste n'y était jamais honoré, plusieurs parmi ceux qui ne croient pas à la résurrection, s'en autoriseraient pour fuir la vertu comme une source de malheurs, et pour rechercher le vice comme une cause de bonheur. Mais admettez d'autre part que chacun reçoive ici-bas, selon ses mérites, dès lors l'impie traiterait le dogme du jugement de fable et de mensonge. C'est pourquoi, afin d'affermir notre foi en ce jugement, et afin de prévenir un mépris qui entraînerait le plus grand nombre dans l'excès du mal, Dieu châtie souvent le pécheur en cette vie, et quelquefois aussi il récompense le juste. Mais parce qu'il ne le fait pas toujours, il corrobore la vérité d'un jugement à venir, et parce qu'il anticipe ce même jugement par le châtiment de quelques pécheurs, il réveille tous ceux qui dorment comme du profond sommeil de l'iniquité. Car plusieurs, en voyant que les méchants sont punis, craignent les mêmes sévérités, et se corrigent; et puis en observant que chacun ne reçoit point toujours pendant la vie le prix de ses oeuvres, ils sont forcés de reconnaître qu'un autre temps est réservé pour cette juste rétribution.

Certainement le Seigneur, qui est le Dieu de toute justice, ne permettrait jamais que tant de pécheurs meurent impunis, ni que tant de justes soient péniblement affligés pendant la vie, si dans le siècle futur il n'avait préparé aux uns et aux autres un autre état. C'est pourquoi il ne punit et ne récompense point indistinctement tous les méchants, et tous les bons, mais quelques-uns seulement. C'est ainsi qu'il châtia le roi d'Assyrie, et qu'il délivra le roi Ezéchias, quoique parmi les Assyriens et les Juifs plusieurs fussent impies comme Sennachérib, et justes comme Ezéchias. Mais il ne tient pas cette conduite à l'égard de tous, parce que, je le répète, le jour du jugement n'est point encore arrivé. Au reste, cette doctrine n'est point la mienne, et vous allez l'entendre sortir de la bouche même de Celui qui doit nous juger. Un jour on vint lui annoncer la mort de ceux que la chute de la tour de Siloé avait écrasés, et lui parler des Galiléens dont Pilate avait, dans une froide cruauté, mêlé le sang avec leurs sacrifices, et il dit : Pensez-vous que ces Galiléens fussent plus pécheurs que tous les autres Galiléens, parce qu'ils ont été traités de la sorte? Non, je vous assure. Mais si vous ne faites pénitence, vous périrez tous de la même manière. Croyez-vous aussi que les dix-huit personnes que la tour de Siloé écrasa dans sa chute, fussent plus coupables que tous les habitants de Jérusalem? Non, je vous assure; mais si vous ne faites pénitence, vous périrez tous de la même manière. (Luc, XIII, 2-5.) Ainsi Dieu suspend l'action de sa justice, et il ne punit pas tous ceux qui mériteraient les mêmes peines, afin que le châtiment des uns soit pour les autres une utile leçon et qu'ils se corrigent.

Il me semble avoir suffisamment éclairci cette première difficulté; et peut-être demandez-vous que j'aborde maintenant une autre question beaucoup plus épineuse. Mais déjà les vérités que je me suis efforcé de prouver, sont autant de principes de solution. Quel est donc le sujet de votre anxiété? Le sort de ceux qui depuis le berceau jusqu'à la tombe ne connaissent que le malheur et l'infortune? J'en ai dit la raison précédemment, lorsque j'ai affirmé qu'ils sont punis ou pour leurs propres péchés, ou pour que les autres pécheurs s'instruisent par leur exemple. Si cela ne se vérifie pas en tous, c'est que le jour du jugement n'est point encore arrivé. Mais que dire, objecterez-vous, de ceux qui avant l'âge où l'on discerne le bien d'avec le mal, sont traités comme de grands coupables? Je réponds qu'on doit ici reconnaître non une seule cause, mais des causes nombreuses et variées. Car ces effets que vous signalez, peuvent résulter de l'inconduite des parents, de la négligence des nourrices, de l'influence du chaud ou du froid, et de mille autres accidents. En outre parce que Dieu sait que plusieurs deviendront criminels, il enchaîne déjà leur malice dans les liens de ces châtiments. Eh ! ne voyez-vous pas que souvent les pauvres et les mendiants, même parmi les angoisses de l'indigence, commettent des crimes dont il faut accuser non leur pauvreté, mais leurs penchants mauvais?

C'est ainsi qu'on raconte que quelques-uns de ces misérables outragèrent une femme chaste et honnête qu'ils avaient rencontrée seule et à l'écart. Certes, était-ce le besoin ou l'indigence qui les portaient à ce crime? Et quels forfaits ne se permettraient-ils pas, si la pauvreté ne captivait en eux ces instincts pervers? qui peut encore supporter facilement la rage et la fureur de certains prisonniers? Eh (403) bien ! ceux qui sont possédés du démon leur ressemblent. Et je ne parle pas de ce qu'ils font sous l'empire de la possession, mais de ce qu'ils exécutent en dehors de sa contrainte. Car ils se livrent à la gourmandise, au vol, à l'ivrognerie, et à des vices plus honteux encore. Nous voyons encore que souvent la justice humaine prolonge la captivité de certains malfaiteurs, en sorte qu'ils meurent en prison. Quelquefois aussi pour donner à tous un sévère avertissement, le juge en choisit un ou deux qu'il condamne à mort et qu'il fait exécuter sur un échafaud élevé, et qu'entourent tous les autres prisonniers. C'est ainsi que sans punir tous les malfaiteurs, il sait les contenir tous par une crainte salutaire. Et de même Dieu, qui veut nous ramener au bien, ne croit pas nécessaire de punir tous les méchants, et se contente d'en châtier quelques-uns qu'il sait ne devoir point se corriger. Cette conduite fait éclater sa puissance non moins que sa juste colère, et produit à notre égard les plus heureux résultats. Car il exhorte les méchants à se corriger, rend les bons plus vigilants, épanche les richesses de sa bonté et, comme je l'ai dit, affermit en tous les esprits le dogme de la résurrection.

Eh ! qu'importe cette doctrine, direz-vous, à ceux qui, malheureux dès le berceau, meurent avant que l'âge leur permette de discerner le bien d'avec le mal? Et moi, je vous demande quel est le malheur d'un enfant qui n'a pas le sentiment de la douleur, et qui ne peut comprendre la souffrance ou la joie? J'ajoute encore comme éclaircissement nouveau à votre question, que j'ai vu ce malheur des enfants ramener dans la bonne voie les père et mère, les frères et les autres membres de la famille. Or, n'est-ce pas un grand bien qu'un même acte de la Providence ne nuise à personne et soit utile à plusieurs? J'avoue aussi qu'il existe une autre cause de cette conduite de Dieu, mais elle nous est cachée, et Celui qui nous a créés s'en est réservé le secret.

9. Il reste enfin une dernière objection. Comment expliquer la chute de ceux qui marchaient bien avant la tentation, et qui tombent ensuite. Mais d'abord, je vous le demande, qui peut assurer que ces personnes marchaient bien, si ce n'est Celui qui a formé le coeur de chaque homme, et qui connaît toutes nos oeuvres? (Ps. XXXII, 15.) Car souvent ceux qui paraissent être les meilleurs, sont réellement très-mauvais. C'est ce qui se manifeste même dès cette vie, mais pour quelques-uns seulement, et comme par hasard, ou par la force des circonstances. Mais lorsque le Juge suprême sera assis sur son tribunal, ce ne seront plus quelques hypocrites, mais tous qui seront démasqués. Et, en effet, ce Juge sonde les reins et les cœurs, et sa parole vivante et efficace est plus pénétrante qu'un glaive à deux tranchants; elle atteint jusqu'à la division de l'âme et de l'esprit, jusque dans les jointures et la moelle; et elle démêle les pensées et les mouvements du coeur. (Hébr. IV, 12.) Aussi la peau de brebis ne pourra-t-elle alors cacher le loup, ni l'apparente blancheur du sépulcre sa pourriture intérieure. Oui, nulle créature n'échappera aux regards du souverain Juge, mais tout sera à nu et à découvert devant ses yeux. C'est ce que nous indique saint Paul, quand il écrit aux Corinthiens: Ne jugez donc point avant le temps, jusqu'à ce que le Seigneur vienne, qui éclairera ce qui est caché dans les ténèbres, et découvrira les plus secrètes pensées des coeurs. (I Cor. IV, 5.)

Mais laissons de côté les hypocrites, et venons-en à ceux qui réellement marchent bien. Pouvez-vous m'assurer qu'en pratiquant les vertus chrétiennes, ils n'ont point négligé l'humilité qui les couronne toutes. C'est pourquoi Dieu permet leur chute afin de leur apprendre qu'ils se tenaient debout non par leurs propres forces, mais par sa grâce. Si vous me disiez qu'il eût mieux valu pour eux de persévérer dans la vertu et dans l'orgueil que de tomber et d'être humiliés, ce serait étrangement méconnaître les funestes effets de l'orgueil et les avantages de l'humilité. Car l'expérience démontre qu'un arrogant vertueux, si toutefois il existe, est bien près d'une terrible chute. Au contraire, celui que Dieu laisse tomber, et que sa chute rend humble, se relève, et avec un peu de bonne volonté répare promptement ses pertes. L'arrogant vertueux, qui n'éprouve aucune tentation, ne comprendra jamais sa pauvreté spirituelle, mais son état empirera chaque jour, en sorte que même à son insu il mourra vide de bonnes oeuvres. C'est ainsi que le pharisien qui monta au temple tout glorieux des vertus qu'il croyait posséder, en descendit plus indigent que le publicain.

Il est aussi un autre fléau bien puissant pour dissiper les biens spirituels que nous avons péniblement amassés, et ce fléau est le vent de (404)  la vaine gloire. Car dès que ce vice s'insinue dans notre âme, comme un ouragan furieux, il disperse toutes nos richesses. Voilà donc une seconde occasion de chute pour ceux qui marchent bien. Et, en effet, plusieurs parmi ceux qui nous paraissent soutenir pour la vertu une lutte pénible, et qui la soutiennent réellement, se proposent souvent moins la gloire de Dieu que l'estime des hommes. Mais alors Dieu permet qu'ils succombent à la tentation, afin qu'ils perdent aux yeux du public cette gloire qu'ils ambitionnaient tant. Ils comprennent donc que son éclat est celui de la fleur des champs, et désormais tout occupés de Dieu, ils n'agissent que pour lui. Enfin il est encore d'autres causes et d'autres motifs plus élevés; mais, comme je l'ai dit,, ils nous sont inconnus, et ils sont le secret du Seigneur. Ainsi, loin de murmurer contre les épreuves qu'il nous envoie, recevons-les avec reconnaissance; car cette vertu est le caractère d'un bon et fidèle serviteur.

Vous vous étonnez aussi que le démon n'ait point exercé sur vous ses violences lorsque vous viviez délicatement au milieu de toutes les pompes du siècle, et qu'il ait attendu le jour où vous avez tout foulé aux pieds pour vous consacrer entièrement à Dieu. Mais c'est comme si vous étiez surpris qu'un athlète ne provoque point les spectateurs, et se réserve pour l'adversaire qui descend dans l'arène, inscrit au nombre des combattants et exercé à la lutte. C'est celui-là seul qu'il attaque, qu'il frappe à la tête et qu'il meurtrit de coups. Il ne faut donc ni s'étonner, ni s'affliger de ce que le démon, comme un puissant antagoniste, nous presse et nous suffoque, puisque telle est la loi du combat. Il n'y aurait sujet de s'alarmer que s'il nous renversait, s'il nous abattait, et s'il nous enlevait le prix de nos premiers travaux. Mais tant qu'il ne prévaut point contre nous, loin de nous nuire, il sert nos intérêts, en augmentant notre gloire. Le plus vaillant soldat d'une armée est celui qui peut, et montrer de nombreuses blessures, et défier au champ-clos les plus braves du camp ennemi. Nous admirons surtout les athlètes qui luttent généreusement contre un adversaire inexpugnable, car c'est ainsi qu ils désignent un robuste antagoniste. Et le chasseur le plus vaillant est celui qui prend les bêtes les plus féroces. Sans doute, le démon qui vous attaque est impudent et terrible : mais c'est pour cela même que je ne cesse de vous admirer, et d'être comme frappé d'étonnement, en voyant que, mis aux prises avec un tel adversaire, loin de succomber et de vous livrer vous-même, vous restez ferme et invulnérable à ses traits.

10. Je ne parle point ainsi par flatterie, mais parce que cette épreuve a été pour vous la source de grands avantages. Souffrez, je vous le demande, que je m'exprime en toute franchise, autrement il me serait difficile de bien me faire comprendre. Vous n'ignorez point, et même vous n'avez point oublié quelles étaient, avant cette tentation votre vie et vos occupations. Veuillez y réfléchir sérieusement, et si vous comparez le temps présent au temps passé, vous trouverez combien vous avez gagné à cette lutte. Aujourd'hui, en effet, vous vous livrez sans relâche aux jeûnes et aux veilles, à la lecture et à la prière, et vous vous exercez à toutes les pratiques de la gravité religieuse et de l'humilité chrétienne. Mais auparavant vous négligiez les livres, et tous vos soins, comme tout votre travail, se bornaient à la culture d'un verger. Plusieurs, je le sais, blâmaient ces occupations, et vous traitaient d'arrogant et de superbe. Ils vous accusaient de montrer ainsi que vous n'aviez oublié ni la noblesse de votre famille, ni les hautes dignités de votre père, ni l'opulence de votre maison. Et combien avez-vous été négligent dans les veilles saintes ! vous le savez mieux que personne. Car, lorsque les frères se levaient au milieu de la nuit, vous prolongiez un profond sommeil, et vous vous fâchiez contre ceux qui venaient vous éveiller. Mais depuis que vous avez été soumis à cette guerre et à cette lutte, toute cette lâcheté a disparu, et tout s'est heureusement amélioré.

Et si vous demandez maintenant pourquoi Dieu ne vous a pas mis aux prises avec l'esprit mauvais, lorsque vous viviez dans les délices, et que vous ne songiez qu'aux pompes et aux vanités du monde, je vous répondrai qu'il en a agi ainsi par une sage providence. Car il savait que vous étiez alors trop faible pour ne pas succomber bientôt sous les coups d'un puissant adversaire. Bien plus, il ne vous a point engagé dans cette lutte dès les premiers jours de votre profession monastique, mais il vous a laissé le temps d'exercer vos forces; et ce n'est qu'après avoir reconnu votre talent qu'il vous a lancé dans cette périlleuse (405) carrière. Cependant vous vous souvenez encore de ceux qui vivent dans le siècle, et vous nous citez l'exemple de votre serviteur. Car je pense que c'est lui que vous voulez désigner quand vous dites que plusieurs ont été dans le monde soumis à la même épreuve, et qu'ils en ont été promptement et entièrement délivrés. Mais dans cette guerre que votre serviteur, ô mon bien cher ami, et que tous ceux qui ont ressenti les mêmes tentations, ont soutenue contre le démon, la Providence avait des motifs tout autres que ceux qui la dirigent à votre égard. Car Dieu ne déchaînait contre eux tous cette bête féroce, que pour leur inspirer un juste effroi, et par cette crainte les rendre meilleurs. vous au contraire, il vous expose à sa rage afin que vous combattiez courageusement, que vous triomphiez vaillamment, et que vous remportiez ainsi le prix de votre héroïque patience.

Or, la victoire ne consiste point à éviter sous les yeux de nombreux spectateurs, les coups et l'attaque de son adversaire : il faut pour l'obtenir se présenter à son antagoniste, et le provoquer au combat. Mais, c'est ce que ne fera jamais celui qui s'abandonne à la tristesse et à mille pensées absurdes. Telle est votre situation présente, et en voici la preuve : tous reconnaissent que votre vie, quelques dénégations qu'y oppose votre humilité, est bien différente de celle de votre serviteur, et qu'elle est beaucoup plus parfaite. Il est donc juste que Dieu ait de vous plus de soin que de lui. Ce premier principe est certain, et il ne l'est pas moins que si cette épreuve était de la part de Dieu un effet de haine et de répulsion; jamais il ne la prolongerait pour un ami aussi cher, tandis qu'il a promptement délivré du démon un homme qu'il aimait beaucoup moins. Mais cette preuve ne me suffit pas, et je veux encore vous amener à reconnaître que l'abandon même où le Seigneur vous laisse, est à votre égard un souverain témoignage de son amour. Et en effet, si vous n'aviez employé contre cette tentation tous les moyens les plus efficaces, pèlerinages lointains, et recommandations aux saints les plus éminents et les plus puissants pour briser ces liens, les desseins de Dieu sur vous n'eussent pas éclaté aussi évidemment, et plusieurs peut-être eussent demandé pourquoi il prolongeait ainsi votre épreuve. Mais vous avez souvent visité les lieux consacrés aux martyrs, et où plusieurs démoniaques, furieux jusqu'à dévorer la chair humaine, ont recouvré la paix; vous avez vécu plusieurs mois dans la société de ces pieux personnages, dont la sainteté et la puissance n'avaient jamais échoué dans de semblables guérisons; vous n'avez en un mot rien omis de tout ce qui pouvait vous procurer une heureuse délivrance, et vous êtes revenu portant toujours en vous-même votre ennemi. Or, n'est-ce point là aux yeux même des plus insensés, une preuve évidente et certaine d'une Providence toute spéciale? Car jamais le Seigneur ne vous eût refusé cette si grande grâce, et il n'eût point confondu l'espérance de ses serviteurs, s'il n'eût connu que cette épreuve était utile à votre vertu. Ainsi cette conduite de Dieu qui vous paraît être un signe d'abandon, est au contraire un témoignage tout particulier de sa tendresse et de son affection.

LIVRE DEUXIÈME.
 

ANALYSE.

 

Dans ce second livre, saint Chrysostome s'applique principalement à dissiper la crainte où était Stagire que le démon ne le portât à exécuter les pensées de suicide dont it était tourmenté. — Il lui fait remarquer que ces pensées ne viennent pas toujours du démon, puisque plusieurs se sont suicidés sans en être obsédés, et qu'il faut plutôt les attribuer à son noir chagrin. — Il lui conseille donc de bannir cette sombre tristesse dont saint Paul craignit les suites même pour l'incestueux de Corinthe. — Et le meilleur moyen d'y réussir, est de s'élever au-dessus des frivoles opinions du vulgaire, et de considérer qu'il n'y a que le péché dont noirs devions avoir honte. — D'ailleurs peut-il se plaindre d'un état qui lui est une occasion de pratiquer la vertu et de mériter beaucoup pour le ciel ? —  Quant à la colère et aux excès qu'il redoutait de la part de son père, il lui représente qu'il ne peut ni se les imputer, ni en être responsable; et qu'au reste il est bien à présumer qu'un homme , plongé comme lui dans les plaisirs et les affaires, ne s'en inquiétera que faiblement. — A l'égard de l'affliction où le tenait l'incertitude de sa guérison, il lui démontre que la durée de ses maux lui sera toujours salutaire , puisque l'apanage de l'homme sur la terre est le travail et l'épreuve. — Il lui cite en preuve la vie des anciens patriarches, Noé, Abraham, Isaac, Jacob et Joseph, dont l'existence n'a été qu'une suite non interrompue de peines et de tribulations. — Et il conclut avec Salomon que tout étant vanité sur la terre il ne faut reposer ses espérances que dans le bonheur qui nous est réservé au ciel.

 

1. La première partie de cet écrit a eu pour but de justifier la Providence, et de vous montrer que la tentation qui vous obsède, est de sa part une preuve d'amour, et non une marque de répulsion et de haine. Mais puisque vous vous plaignez vivement de ce que le démon vous porte à vous détruire. soit en vous jetant dans les flots, soit en vous précipitant du haut d'un rocher, ou par tout autre genre de suicide, permettez que j'aborde maintenant ces funestes pensées. Et d'abord elles ne viennent point du démon seul, et votre mélancolie y entre pour beaucoup. Oui, cette sombre tristesse les provoque bien plus que l'esprit mauvais, et peut-être en est-elle l'unique cause. Il est en effet certain que plusieurs, en dehors de toute obsession diabolique, éprouvent cette manie de suicide à la suite de violentes douleurs. Commencez donc par éloigner et chasser de votre âme cette noire mélancolie, et vous ôterez au démon toute occasion de vous porter au suicide, et même de vous en suggérer la pensée. Le voleur choisit la nuit et les ténèbres pour percer avec plus de facilité le mur d'une maison, en enlever les richesses, et même en égorger les maîtres. C'est ainsi que le démon enveloppe votre esprit de ces noirs chagrins, comme d'une profonde obscurité, et s'efforce de vous ravir toutes les pensées qui pourraient vous rassurer contre vous-même. Mais trouvant alors votre âme seule, et sans appui, il l'accable de coups et de plaies. Celui au contraire qui repose en Dieu toutes ses espérances, dissipe ces ténèbres par l'irradiation du soleil de justice dont il reçoit en son âme les bienfaisants rayons, et il retourne contre le ravisseur' le tumulte même de ses pensées. Car il en est du (408) démon, comme d'un voleur de nuit; s'il. est surpris sur le fait, et s'il aperçoit de la lumière, il tremble, hésite et se trouble.

Et comment, direz-vous, dissiper ces noires vapeurs, si on ne chasse d'abord le démon qui les entretient ! Le démon n'est point en vous l'auteur de ce sombre chagrin; mais ce chagrin lui-même vient en aide au démon, et il vous suggère toutes ces mauvaises pensées. C'est ce dont saint. Paul rend lui-même témoignage. Car, craignant bien plus l'excès de la douleur que l'attaque du démon, il écrit aux Corinthiens de traiter le pécheur avec indulgence, de peur qu'il ne soit accablé par une trop grande tristesse. (II Cor. 11, 7.) Je vous accorde au reste que le démon redouble ses violences, en quoi pourra-t-il vous nuire, si votre esprit n'est plus plongé dans cette noire mélancolie? Quand il est seul, peut-il nous faire quelque mal, grand ou petit? Mais une profonde tristesse, même sans le concours du démon, enfante les plus grands maux. Eh! ne voyons-nous pas que c'est sous la pression d'un sombre abattement que des malheureux tressent un fatal lacet, se percent d'un poignard, se précipitent dans l'eau, ou ont recours à quelque autre genre de mort violente. Ceux mêmes en qui se révèle l'action de l'esprit mauvais, doivent moins l'accuser de leur perte, que la tyrannie et l'excès de leurs chagrins.

Et comment, direz-vous, ne pas succomber sous cette noire tristesse ? un moyen sûr et facile est de rejeter bien loin la vaine opinion du vulgaire, et de diriger vos pensées vers les choses d'en-haut. Et, en effet, votre état ne vous paraît si grave et si affreux que parce qu'autour de vous on en juge ainsi. Mais si vous voulez mépriser ces préjugés et ces faux jugements , et considérer la chose en elle-même, vous n'y trouverez, comme je l'ai précédemment montré, aucun motif raisonnable de vous attrister ; une autre cause de votre abattement et de votre mélancolie, est de voir vos frères vivre joyeux et pleins d'une douce confiance. Eh bien ! à cet égard même je réponds que si vous consumiez vos journées dans les plaisirs de la chair, les amusements du cirque, les jeux de hasard et les festins, tandis qu'eux-mêmes vivraient dans la chasteté, la tempérance et toutes les autres vertus chrétiennes, vous auriez raison de vous affliger ; mais puisque vous suivez avec eux le même chemin, pourquoi vous troubler! Sans doute si cet écrit. s'adressait à un esprit léger et présomptueux, je devrais taire ce que je vais dire ; mais parce que, comme je l'espère, quelques louanges qu'on vous donne, vous serez toujours modeste , et vous vous tiendrez toujours au dernier rang, je parlerai en toute confiance et en toute franchise.

J'apprends donc que vous avez fait de tels progrès dans la piété, que vous rivalisez de vertu non plus avec les jeunes religieux, mais avec les plus parfaits des anciens, et les plus éminents en sainteté. Oui, l'on dit que vous ne leur êtes inférieur en rien, ni pour la rigueur du jeûne, puisque tous les deux jours vous ne prenez qu'un peu de pain et d'eau; ni pour la longueur des veilles, puisqu'avec plusieurs d'entre eux vous passez les nuits entières sans sommeil; ni pour le travail du jour, puisque, selon le bruit public, vous surpassez en activité la plupart des frères. Les voyageurs qui vous ont visité racontent que vous persévérez les journées entières dans les larmes et la prière, et qu'à l'exemple de ces anachorètes qui observent un inviolable silence, et se sont renfermés dans une étroite cellule, vous vivez seul et silencieux dans un monastère si nombreux. Que dirai-je de votre componction, de votre extérieur négligé, et des signes de votre douleur? Ceux qui en parlent, ne le font qu'avec un sentiment d'effroi, et souvent leur récit a touché des pécheurs. Stagire, disent-ils, ne lève jamais les yeux sur ceux qui entrent , et jamais il ne se distrait de ses travaux accoutumés. Souvent on a pu craindre que ses pleurs continuels ne lui fissent perdre la vue, et que ses veilles immodérées, et une trop forte application à la lecture n'affaiblissent ses facultés.

2. Ainsi vous vous attristez et vous vous troublez de ce que vous surpassez vos frères en ferveur et en régularité , et de ce que mis aux prises avec un terrible et impudent adversaire, vous laissez loin de vous tous ceux qui courent avec vous dans la même carrière. N'avais je donc pas raison de dire que votre sombre tristesse n'avait d'autre fondement que les préjugés du vulgaire, et qu'en l'examinant de près, on y découvrirait des motifs de joie et de paix? Et, en effet, je vous le demande, à quoi me sert-il de n'être point attaqué par le démon, si je néglige les devoirs de ma profession? et quel mal peuvent me faire des violences, si ma conduite est vertueuse et irréprochable ? mais (409) peut-être êtes-vous honteux et trouble lorsqu'il vous renverse sous les yeux de quelques-uns des frères? mais ici encore vous raisonnez bien plus selon l'opinion du vulgaire, que selon une droite raison, car on ne peut appeler ces accidents une chute réelle, puisque le péché seul mérite ce nom. Oui, c'est. lorsqu'on tombe dans le péché , qu'il convient de rougir et de s'attrister. Nous, au contraire, nous rougissons de ce qui ne peut inspirer le moindre sentiment de honte, et nous croyons ne faire aucun mal, quand nous nous permettons des actions vraiment honteuses, des actions clignes d'anathème et des derniers supplices. Chaque jour des âmes tombent dans le péché; et qui déplore leur chute! mais si le corps souffre, aussitôt on s'écrie que la douleur est affreuse et intolérable. Eh ! n'est-ce point là être le jouet du démon qui trouble si malheureusement notre esprit , et fait errer notre jugement sur la véritable appréciation des choses ?

Supposons que ces accidents fussent en vous le résultat de l'ivresse, vous auriez raison d'en être honteux et confus, parce qu'ils seraient volontaires et coupables; mais puisqu'ils vous arrivent par suite d'une violence extérieure, la honte ne saurait atteindre la victime de cette violence et doit rejaillir tout entière sur celui qui en est l'auteur. C'est ainsi que si, dans les querelles de la place publique, l'un des deux rivaux renverse l'autre, nous accusons celui qui a donné le coup, et non celui qui l'a reçu. Sans doute il est utile de rougir, mais seulement lorsqu'on a commis une de ces fautes que le Juge suprême doit punir sévèrement; et tant que notre conscience ne nous reprochera aucune faute de ce genre, qui pourrait nous faire rougir ! Si l'on vous frappait sans raison et sans provocation aucune, et si l'on vous renversait par terre, et que supportant ces coups et cette injure en toute douceur, vous vous retiriez en silence, cette conduite, loin de vous déshonorer, relèverait le mérite de votre vertu. Eh quoi ! quand les hommes attaquent, c'est un honneur de souffrir leurs injures ; et lorsque la provocation vient du plus méchant de tous les êtres, et qu'on lui résiste généreusement, on en rougirait comme d'une mauvaise action ! Mais quoi de moins raisonnable qu'une telle conduite? et, en effet, si par suite de cette obsession vous péchiez soit par action, soit en paroles, certes je ne vous empêcherais ni d'en rougir, ni de vous en attrister ; mais puisque vous supportez ces violences en esprit de paix et de patience, et qu'aussitôt vous avez recours à la prière , quel sujet de honte pourriez-vous avoir?

Mais peut-être trouvez-vous durs et pénibles les reproches que quelques-uns vous adressent? Eh ! peut-on assez mépriser des gens qui ne savent pas même discerner ce qui est digne de blâme ! ils sont réellement insensés et obsédés du démon, puisqu'ils n'ont jamais appris à connaître la véritable nature des choses, en sorte qu'ils blâment ce qui est digne d'éloge, et louent ce qui est digne de blâme. Le frénétique poursuit de ses invectives ceux qu'il rencontre, et ceux-ci ne s'en croient nullement offensés. C'est ainsi que le langage de ces insensés ne doit vous inspirer ni honte, ni confusion; autrement vous deviendriez vous-même coupable, et irriteriez le Seigneur contre vous , car vous tiendriez à déshonneur l'épreuve qu'il vous envoie pour votre bien et votre utilité. Mais quel péché ne serait-ce pas !

3. Voulez-vous connaître ceux qui méritent véritablement d'être couverts de honte et de confusion? je vais vous en signaler quelques-uns. Considérez ce voluptueux qui est tout épris de la beauté d'une femme, cet avare que passionne la folie des richesses, et cet ambitieux qui est disposé à tout faire et à tout souffrir pour s'acquérir un peu d'honneur et de gloire. Considérez encore ces esprits jaloux que l'envie dessèche, ces coeurs mauvais qui tendent des piéges à ceux qui ne les ont point offensés, ces caractères qui sont en proie à une noire mélancolie, et enfin tous ceux qui recherchent avec fureur les vanités de la vie présente. Toutes tes oeuvres, et toutes celles qui s'en rapprochent, sont véritablement des oeuvres insensées, et dignes de châtiment. Oui, elles ne méritent que la honte et l'ignominie. Mais loin d'adresser le moindre reproche à celui qui, attaqué par le démon, ne se dément en rien de sa vertu et de sa sagesse, nous devons tous l'admirer et le couronner, parce que, malgré les liens nombreux et pesants qui l'enchaînent, il fournit une course aussi laborieuse, et gravit le sentier rude et escarpé de la perfection. Vous avez encore sur vos frères un avantage que j'oubliais presque de signaler; et cet avantage est que cette violente épreuve peut facilement vous obtenir le pardon et la rémission de tous (410) vos péchés. Mais déjà j'ai traité ce sujet en parlant de Lazare et de l'incestueux de Corinthe.

Je redoute pour mon père, dites-vous, les conséquences de cette tentation : car si je puis la supporter avec patience et humilité, comment endurer son affliction et ses emportements, s'il vient à apprendre mon triste état? Mais d'abord il n'en a rien su ; et c'est faire preuve d'une grande pusillanimité que de se laisser abattre par la douleur et le chagrin en prévision de maux qui ne sont pas arrivés, et qui peut-être n'arriveront jamais. Et en effet, d'où savez-vous qu'il connaîtra votre situation ? Admettons, cependant, je vous l'accorde, qu'il vienne à la connaître, et qu'il se porte aux derniers excès, je vous louerai de déplorer le mal qu'il commettra, mais je ne veux point que ces regrets se tournent contre vous-même, car il convient que ceux qui ont le goût des choses célestes, et non des choses terrestres, s'abstiennent d'un noir chagrin, non moins que de la colère, de l'envie et des autres passions; et parce qu'une sombre tristesse nous est même plus dangereuse que toutes ces diverses émotions de l'âme, nous devons lui résister avec force, si nous ne voulons absolument périr. Oui, si vous étiez l'auteur des excès auxquels votre père peut se porter, vous devriez craindre et redouter d'être à son égard la cause d'aussi grands maux. Mais s'il veut se plonger lui-même dans cet abîme, que pouvez-vous v faire? il ne vous reste qu'à déplorer filialement son malheur.

Au reste nous ne savons point quel effet cette nouvelle produira sur lui; et souvent l'événement est tout l'opposé de nos prévisions, car votre état ne se voit que rarement; mes conjectures au contraire sont plus que probables, et se réalisent très-souvent; je m'explique. Votre père a des enfants nés en dehors du mariage, et qu'il aime beaucoup. Or, cette tendresse sera un grand adoucissement à la douleur qu'il pourrait éprouver à votre sujet. Ne vous troublez donc point par des inquiétudes aussi mal fondées : et si vous devez vous attrister sur lui, gémissez de ses folles dépenses, de ses festins somptueux, de son caractère violent et emporté, et surtout de sa vie scandaleuse. Serait-ce à vos yeux une conduite peu criminelle; que du vivant de votre mère, sa légitime épouse, il entretienne avec une fille des relations coupables, et en ait eu plusieurs enfants? Voilà ce qui mérite vos larmes et votre douleur, car le crime est public et porté jusqu'à l'excès. Mais pour ce qui vous concerne, sans doute le mal peut être grand, tout comme il peut l'être beaucoup moins que vous ne pensez; et vous seriez bien peu sage, dans une telle incertitude, de vous livrer à une douleur trop certaine.

Mais je vous accorde qu'un premier moment sa colère éclate dans toute sa violence, elle s'apaisera promptement, et ce feu s'éteindra avant même qu'il soit parfaitement allumé, car cet homme plongé dans les délices, et les embarras de graves affaires, cet homme qui nourrit un essaim de parasites et de flatteurs, et qui brûle pour une jeune fille d'un amour adultère, cet homme qui par elle vous a donné des demi-frères, peut bien apprendre vos malheurs, mais ne saurait en concevoir qu'une douleur légère et peu redoutable. Je le conjecture, et d'après ce que j'ai déjà dit, et surtout d'après votre propre expérience, car vous savez, oui, vous savez combien vous lui étiez cher, et combien vous étiez pour lui un précieux trésor; mais dès que vous eûtes embrassé la vie monastique, toute cette tendresse s'évanouit, il disait que votre détermination était honteuse, et déshonorante pour votre famille; il s'efforçait de vous ravir la gloire de votre vocation, et sans un dernier respect pour les lois de la nature, il vous eût peut-être méconnu et déshérité; c'est pourquoi je m'imagine, dût mon langage vous paraître un véritable non-sens, qu'en apprenant vos épreuves, il se réjouira, les considérant comme une juste punition de ce que vous avez si souvent rejeté ses avis, lorsqu'il vous suppliait de ne pas embrasser ce genre de vie.

4. Ces considérations suffisent, je l'espère, pour calmer vos inquiétudes, à l'égard de votre père, et dissiper les vives appréhensions qui vous troublent. Mais vous dites encore que l'excès de vos maux vient de ce que vous doutez d'en être jamais délivré, et de ce que vous n'avez nulle confiance dans l'avenir. Car le Seigneur, qui vous envoie cette épreuve, voudra peut-être la prolonger jusqu'à votre dernier jour. Ici je ne puis vous répondre rien de certain et d'assuré, car je ne saurais vous dévoiler l'avenir ; et toutefois je sais évidemment, et je voudrais vous persuader que quand même cela arriverait ainsi, ce serait pour votre avantage. Si vous pouvez en être convaincu, vous aurez bientôt écarté ce (411) que vous considérez comme l'excès de vos maux.

Mais d'abord il ne faut pas oublier que le siècle futur est le temps des récompenses et des couronnes, et la vie présente celui de la lutte et du travail. C'est ce que nous insinue clairement le bienheureux Paul, quand il dit : Pour moi, je ne cours pas au hasard; je combats, non comme frappant l'air; mais je châtie rudement mon corps, et le réduis en servitude, de peur qu'après avoir prêché aux autres, je ne sois réprouvé moi-même. (I Cor. IX, 26, 27.) Mais lorsqu'il est arrivé à la fin de ce combat, il laisse échapper cette belle parole : J'ai combattu le bon combat, j'ai achevé une course, j'ai gardé la foi, et il ne me reste qu'à attendre la couronne de justice. (II Tim. IV, 7.) C'est ainsi qu'il nous rappelle que toute notre vie doit se consumer dans là lutte et le travail, si nous voulons jouir du repos et des biens ineffables de l'éternité. Celui-là donc s'abuserait et se tromperait lui-même, qui espérerait follement goûter les plaisirs de la vie présente, et ensuite être admis à ces joies et ces récompenses du ciel, que le Seigneur destine à ceux qui auront généreusement travaillé. L'athlète qui au moment des jeux publics cherche le repos, s'attire une note ineffaçable de honte et d'ignominie ; celui au contraire qui supporte vaillamment toutes les épreuves du stade, recueille durant le combat, et après les jeux, la couronne, la gloire et les applaudissements des spectateurs. Il en est de même de nous. Le chrétien qui consume dans l'oisiveté le temps destiné au travail gémira et grincera des dents quand il devrait trouver dans un éternel repos la fin de ses fatigues, et il sera puni des plus rigoureux supplices. Celui au contraire qui supporte ici-bas l'épreuve et la tribulation avec un mâle courage, sera illustré dans le temps et dans l'éternité, et il sera heureux d'une gloire véritable et immortelle.

Nous voyons que dans les affaires temporelles celui qui néglige l'occasion favorable d'agir, ne réussit en rien, et s'expose même à de grands malheurs; mais dans les choses spirituelles, il en est ainsi à plus forte raison pour le chrétien qui confond l'ordre des temps. Jésus-Christ a dit : Vous aurez de grandes tribulations dans le monde. (Jean, XVI, 33.) Saint Paul ajoute que tous ceux qui veulent vivre avec piété en Jésus-Christ, seront persécutés, soit par les hommes, soit par les démons. (II Tim. III, 12.) Et Job nous assure que la vie de l'homme sur la terre est un combat. (Job, VII, 1.) Pourquoi donc vous troubler parce que vous êtes éprouvé aux jours de l'affliction? Ah !. nous aurions raison de nous attrister si nous consumions dans les délices et le repos le temps que Jésus-Christ a destiné à la tribulation ; si, quand il faut travailler et combattre, nous étions oisifs ; si enfin nous suivions la voie large, lorsque le Sauveur nous a dit de marcher par la voie étroite. Vous m'objectez que plusieurs suivent sur la terre la voie large, et que néanmoins ils jouiront dans le ciel de l'éternel repos. Mais où sont-ils ? car pour moi, je m'en tiens à cette parole de Jésus-Christ : La route qui conduit à la vie est étroite et resserrée. (Matth. VII, 14.) Or il est évident qu'une route étroite ne peut donner passage à beaucoup de monde. Dans les jeux du cirque l'athlète n'est pas couronné sans combats et sans fatigues. Et toutefois ses adversaires ne sont que des hommes comme lui : mais nous, qui luttons contre les puissances du mal, comment vaincre leur noire malice sans de pénibles travaux et de rigoureuses épreuves?

5. Mais pourquoi appuyer cette vérité sur nos faibles raisonnements, lorsqu'il suffit de produire l'exemple des saints et magnanimes patriarches qui vécurent dans les premiers âges du monde ? Examinez avec soin la vie des plus illustres, et vous trouverez que tous, au milieu des plus cruelles épreuves, se confièrent en Dieu. Et d'abord voulez-vous que je vous cite le fils d'Adam, Abel, l'agneau symbolique du Christ? Il n'avait lésé aucuns droits, et il souffrit néanmoins la peine que méritent seuls les plus grands scélérats. Nous autres, nous sommes pécheurs, et la tentation est un châtiment de notre péché; mais Abel était juste, et il ne fut mis à mort que parce qu'il était juste. Caïn l'avoua pour son frère, tant qu'il ne montra point l'excellence de sa vertu; mais du moment où le Seigneur accepta son sacrifice, et fit briller ses mérites, Caïn, aveuglé par la jalousie, ne connut plus les lois du sang et de la nature. D'où savez-vous si la même cause n'a pas excité le démon contre vous, et si l'éclat de votre vie ne l'a pas animé à ce combat? Ce langage vous fait sourire; mais je le maintiens tout en rendant hommage à votre humilité.

Et en effet, si Abel, qui n'offrit que quelques agneaux, devint cher et agréable au Seigneur, comment celui qui , au lieu d'une victime (412) étrangère, s'est dévoué lui-même à Dieu, ne provoquerait-il pas contre lui la colère du démon? Mais Dieu lui a permis de vous attaquer, comme il ne jugea pas à propos d'empêcher le meurtre d'Abel. Il souffrit donc que le juste tombât sous la main d'un meurtrier; et il n'en délivra pas celui qui était immolé à cause de lui et de son culte. Car il ne voulut rien retrancher de sa gloire; aussi lui permit-il de courir jusqu'au terme de la carrière. Eh quoi! direz-vous, la mort est-elle un supplice si affreux? Ah ! plût au ciel que je pusse la subir! Vous parlez ainsi, ô mon bien cher ami ! mais dans les temps anciens la peine de mort était regardée comme très-grave, et comme le plus terrible de tous les châtiments. Nous voyons, en effet, que la loi de Moïse punit de mort les grands coupables qui ne méritaient aucun pardon. Et aujourd'hui encore les législations de tous les peuples ne décernent pas une autre peine contre les plus infâmes scélérats. Ainsi le juste Abel subit le châtiment qui est réservé aux hommes les plus pervers: et même il est châtié bien plus rigoureusement, puisqu'il meurt de la main de son frère.

Que dirai-je de Noé? car lui aussi fut juste et parfait au milieu de la corruption générale; et tandis que tous offensaient le Seigneur, seul il fut agréable à ses yeux. Mais quelles épreuves nombreuses et sévères n'eut-il pas à soutenir ! Car sa mort ne fut ni soudaine, ni rapide comme celle d'Abel, ce qui ne serait, à votre sens , qu'une peine légère ; mais il vécut plusieurs siècles , et durant ce long espace d'années, la vie lui fut un fardeau non moins pénible qu'à ces infortunés qui gémissent sous le poids d'intolérables douleurs. Je vais le prouver sur-le-champ, et je compte pour première épreuve d'être resté une année entière renfermé dans l'arche , comme dans une étrange et horrible prison. Mais sans parler de ce contact forcé avec les animaux et les reptiles, contact qui se prolongea si longtemps au milieu des plus rudes privations, quelles terreurs n'imprimaient pas dans son âme les éclats du tonnerre et le fracas des eaux ! Et en effet, l'abîme inférieur s'entr'ouvrait de toutes parts, tandis que l'abîme supérieur se déversait impétueusement, et Noé était seul avec sa famille dans l'intérieur de l'arche. Sans doute il avait pleine confiance dans l'issue de ces tri4utions, et néanmoins la violence du déluge le tenait comme à demi-mort. Nous, dont les maisons reposent sur des fondements profonds, et qui habitons des cités populeuses, nous tombons dans la tristesse et la crainte dès que nous voyons la pluie se prolonger un peu violemment: que devait donc éprouver Noé, qui, seul dans l'arche, et témoin de cette effrayante tempête, pouvait compter par milliers les victimes qu'elle engloutissait! Souvent un coeur intrépide s'attendrit sur les ruines d'une ville, ou même d'une maison que les eaux ont renversée. Mais quand l'univers entier périt sous les flots du déluge, quels sentiments pénibles affectaient ce patriarche qui voguait au-dessus des vagues ! Ainsi cette année fut pour lui une année de terreur et d'épouvante.

Et lorsque le déluge eut enfin cessé, il vit diminuer un peu ses craintes, mais une vive consternation saisit son âme , et une épreuve non moins cruelle que la première l'accueillit à sa sortie de l'arche. C'était l'immensité d'une affreuse solitude, les traces d'une violente destruction et la vue de ces débris informes d'hommes, d'animaux et de reptiles entassés dans le limon et la boue comme dans un ignoble tombeau. Ils étaient sans doute bien coupables ceux qui avaient mérité un tel châtiment, mais Noé était homme, et il ne pouvait pas ne point s'attendrir sur ses frères. C'est ainsi qu'Ezéchiel, qui était juste, et qui connaissait toute la malice des Israélites, les voyant tomber et périr, se sentit ému et versa des larmes. Cependant le Seigneur lui avait révélé toutes leurs impiétés, et les avait comme déployées sous ses yeux, afin qu'au jour de la vengeance il fût courageux et intrépide. Et néanmoins malgré ces précautions pour atténuer sa tristesse, les malheurs de son peuple le touchèrent vivement, et, la face contre terre, il s'écria : Hélas ! hélas ! Seigneur, perdrez-vous ainsi tout ce qui reste d'Israël! (Ezéch. IX, 8.) Nous le voyons encore faire éclater la même douleur à l'occasion de la mort de Jéchonias; et de même Noé, quoique n'ignorant pas les crimes du genre humain, n'était pas plus insensible qu'Ezéchiel et Moïse. Car ce dernier, comme le Prophète, s'attendrissait sur les Hébreux ; en les voyant pécher, il était ému de compassion, parce que le Seigneur allait les châtier. En sorte qu'il était plus affligé que les coupables eux-mêmes.

Mais, au temps de Noé, les châtiments furent si affreux que Dieu n'a pas voulu renouveler ce mode de destruction. Le saint patriarche (413) était donc comme environné d'un déluge de maux, solitude immense, désastre de sa famille , nombre incalculable de ceux qui avaient péri, genre horrible de mort, et désolation entière de l'univers. Ainsi de tous côtés s'accroissait pour lui une douloureuse et poignante désolation, lorsque soudain les railleries de son fils vinrent y mettre le comble, et lui causer une profonde confusion et une vive douleur. Et , en effet, autant les injures d'un ami nous sont plus sensibles que celles d'un ennemi, autant sont graves et cuisantes les railleries d'un fils. Aussi en voyant que ce fils qu'il avait engendré, élevé et instruit, et pour lequel il avait tant souffert et travaillé, le traitait si outrageusement, Noé ne put retenir son indignation. Toute injure est pour un homme libre un affront intolérable; et si elle vient d'un fils, elle est si sanglante qu'elle nous frappe de stupéfaction. Et ici n'envisagez pas seulement le crime en lui-même, mais considérez dans quelles circonstances s'accomplit pour la première fois ce mépris d'un père. Chain avait encore présente la terreur du déluge: il était à peine sorti de l’arche, et il avait sous les yeux les désastres de l'univers. Et néanmoins il se montre si pervers qu'il outrage celui qu'il devait le plus respecter, et que ni la submersion du genre humain, ni la désolation de la terre, ni les vengeances divines, ni aucune de ces effrayantes catastrophes ne purent le rendre bon et vertueux. Oui, je ne crains pas d'affirmer que le juste Noé souffrit de la part de son fils et des autres hommes une amertume plus grande que celle des flots du déluge. Et, en effet, dans le déluge, il ne fut entouré et pressé que par l'immensité des eaux; mais avant le déluge il était comme englouti dans l'abîme des vices, et les embûches d'hommes méchants et pervers le ballottaient plus violemment que les vagues et la tempête. Car, resté seul juste au milieu de générations si perverses et si criminelles, il ne pouvait que devenir chaque jour le but et l'objet de leurs outrages et de leurs railleries. Peut-être cela n'arriva-t-il pas dès le commencement, mais ce ne fut que trop vrai du moment où il bâtit l'arche et avertit les hommes des châtiments qui les menaçaient.

Le prophète Jérémie, sanctifié dans le sein de sa mère, nous fait comprendre combien une telle situation trouble l'âme, puisque lui-même, pour une cause semblable, voulait abandonner le ministère prophétique : Et j'ai dit, s'écrie-t-il, je ne prophétiserai plus. (Jér. XX, 9.) Ajoutez encore que Noé ne trouvait aucun ami qui partageât ses sentiments et dont les moeurs fussent conformes aux siennes, ce qui lui était un accroissement de tristesse et d'angoisse. Car si le juste s'attriste de la mort du méchant, il s'afflige aussi de le voir pécher et même cette seconde douleur est plus vive que la première, comme nous pouvons l'observer dans les prophètes. L'un d'eux fait entendre ce cri d'amertume et ce gémissement : Malheur à moi, parce que le juste a disparu de la terre, et que parmi les hommes nul ne pratique la vertu ! (Michée, VII, 2.) Un autre parle ainsi à Dieu lui-même : Pourquoi me découvrez-vous le travail et l'affliction ? Et versant des larmes abondantes sur ceux qu'opprimaient l'injure et la violence, il s'écriait encore : Seigneur, traitez-vous les hommes comme les poissons de la mer qui n'ont point de chef? (Habac. I, 3, 14.) Mais si tel était le triomphe du mal dans un siècle qui avait ses lois et ses princes, ses prêtres et ses prophètes, ses magistrats et ses supplices ; imaginez avec quel débordement d'impudence les crimes se multipliaient au temps de Noé, puisqu'aucune de ces digues n'arrêtait les hommes.

Observons encore que sous les prophètes la vie de l'homme se prolongeait peu, et ne dépassait guère soixante-dix ou quatre-vingts ans. Mais les patriarches vivaient six siècles et même au delà. Aussi, sans parler des autres tribulations, que de difficultés devait surmonter celui qui fournissait une si longue carrière, et qui au milieu de mille occasions de chutes s'efforçait durant une vie si étendue de ne jamais dévier du droit chemin. Mais que dis-je, mille occasions? La route de la vie, de son entrée à son terme, était alors toute remplie d'écueils, de buissons et de bêtes féroces; d'horreurs, de fléaux, de douleurs et de maux. Et certes, je regarde comme plus facile de suivre un étroit sentier pendant une nuit profonde, qu'il rie le fut dans ces siècles, de ne pas s'écarter des voies de la vertu, tant étaient nombreux les hommes qui travaillaient à en détourner le juste ! Et en effet, lorsqu'une foule, libre de ses actions se précipite quelque part comme un torrent, est-ce une chose aisée pour un homme isolé, d'aller dans la direction contraire malgré les flots qui lui font (414) obstacle et le rejettent en arrière? Les solitaires qui peuplent aujourd'hui les déserts , nous prouvent assez combien une vertu exacte et parfaite est difficile dans une nombreuse communauté, et cependant il n'est pas rare d'y rencontrer par la grâce de Dieu, une sévère régularité, un véritable esprit de concorde et un grand amour les uns des autres. Mais au siècle de Noé, rien de semblable n'existait, et tous ses contemporains étaient pour lui plus cruels que des animaux féroces.

6. Quelle carrière fut donc jamais plus douloureuse et plus pénible? Je vous avais promis de vous prouver que ce patriarche n'eut pas un sort plus heureux que ces malheureux qui portent de lourds fardeaux et ne se reposent jamais; et il me semble que ma parole a été bien au delà, en sorte qu'elle vous a montré ce juste plus infortuné réellement que ces misérables esclaves. Plusieurs croient aussi que la vie d'Abraham fut toujours heureuse et tranquille, et ils lui comparent tous ceux dont l'existence leur semble la plus fortunée et la plus florissante. Il ne sera donc pas sans intérêt d'en rappeler les principaux événements. Pour moi, je le considère comme plus malheureux qu'Abel et Noé ; et sans m'expliquer davantage, je laisse aux faits à prouver eux-mêmes cette assertion. Quelles épreuves eut-il à supporter dans la Perse, et jusqu'à l'âge de soixante-dix ans? nul ne saurait le dire. Car Moïse, son historien, n'en parle point, et passant sous silence cette première période de sa vie, il ne commence son récit qu'à partir de la soixante-dixième année. Mais qu'il ait éprouvé les mêmes tribulations que Noé, vivant comme lui au milieu de populations impies et barbares, et observant seul la justice, c'est ce qui n'est ni douteux, ni obscur, quoique les détails nous manquent. Les esprits les moins intelligents peuvent le comprendre. Toutefois je veux bien ne pas tenir compte de toutes ces choses, et ne dater ses épreuves que du premier jour où il quitta sa patrie. Mais la première question est de rechercher quelle distance sépare la Chaldée de la Palestine, et la seconde est de savoir dans quelles conditions le patriarche accomplit son voyage, comment il fut accueilli par des peuples étrangers, et quelle fut au milieu d'eux sa manière de vivre. Car, parce que ce juste obéit facilement à Dieu, il ne faut pas croire que le commandement fut facile; et parce que Moïse raconte le fait en quelques lignes, il ne faut pas estimer qu'il ne fallût pas plus de temps pour agir que pour écrire. Il est aisé d'être court dans un récit et une narration, mais une entreprise semblable est pleine de difficultés et de fatigues. Quelle est donc la longueur de la route, et la distance des deux pays? on ne pourrait le savoir que par le rapport des indigènes qui seraient venus ici; mais ce voyage a-t-il été jamais effectué? du moins jusqu'aujourd'hui je n'ai rencontré personne qui ait parcouru ce trajet. Cependant un voyageur venu des frontières les plus reculées de l'empire, m'a dit qu'il avait marché trente-cinq jours, et qu'au point de départ, il était à une pareille distance de Babylone, selon le récit de ceux qui avaient fait ce voyage, car pour lui il ne connaissait pas cette ville. Or, les distances . sont aujourd'hui les mêmes qu'au temps d'Abraham, mais les conditions de voyage sont bien différentes. Aujourd'hui les routes sont semées de relais, et agréablement bordées de villes et de bourgs. De plus elles sont fréquentées par de nombreux voyageurs dont la rencontre ajoute encore à la sécurité que donnent les relais, les villes et les bourgs. En outre, dans chaque province les magistrats municipaux choisissent des hommes forts et robustes, qui n'excellent pas moins à se servir de la fronde et du javelot que les archers et les oplites de nos armées. Ils les mettent flous la direction de chefs éprouvés, et leur confient le soin unique de veiller à la sûreté des routes. Enfin, ils ont à cet égard étendu bien plus loin encore leur sollicitude. Car ils ont disséminé à une distance de mille pas, des habitations où demeurent des gardes qui doivent veiller toute la nuit et prêter main-forte aux voyageurs contre les tentatives des voleurs. Mais au temps d'Abraham, rien de semblable, et l'on ne rencontrait sur les routes ni bourgs, ni villes, ni relais, ni hôtelleries, ni compagnons de voyage, ni aucunes précautions de sûreté.

Passons encore sous silence la difficulté des chemins et les variations de l'atmosphère ; et cependant ces épreuves, à défaut de toutes autres sont bien pénibles pour les voyageurs. C'est ce que m'attestent les personnes qui voyagent à cheval, ou en chariot, et qui n'osent se mettre en marche qu'après s'être assurées que les routes sont bien pavées, et que les dégâts occasionnés par les pluies ont été soigneusement réparés. Mais au temps d'Abraham, la terre n'était encore que peu habitée, ce qui rendait (415) plus déserte une route déjà fatigante par l'aspérité des montagnes, et dangereuse par les précipices et les fondrières. Enfin, et de tous les inconvénients, c'est le plus grave, dans quelles conditions se faisaient alors les transactions commerciales? Leurs nombreuses difficultés s'ajoutaient à toutes celles des routes, et provenaient de ce que chaque peuple, ou pour parler plus exactement , chaque ville était indépendante. Et en effet les nations n'étaient pas comme aujourd'hui, dans presque tout l'univers, soumises à un seul chef et à un seul gouvernement, ni régies par les mêmes lois. Mais c'était comme un corps dont les membres sont disjoints et séparés , tant le genre humain était fractionné en petits états. Aussi le saint patriarche était-il contraint d'errer d'ennemis en ennemis, et avant même d'avoir pu échapper aux uns, il en rencontrait d'autres, car là régnait la pluralité des chefs, et ici toute absence de subordination.

Mais qui dépeindra les tribulations d'un tel genre de vie ! Ajoutez qu'à ses craintes personnelles se joignaient celles que lui inspiraient. son père, son épouse et son neveu. Quant à ses nombreux serviteurs qui exigeaient déjà une active sollicitude dans la demeure paternelle, ils devenaient un réel embarras alors qu'il lui fallait les faire voyager à travers des pays ennemis. Encore si Abraham eût connu clairement le terme d'une route si longue, il eût vu diminuer l'amertume de ses inquiétudes. Mais le Seigneur ne lui fit entendre que cette simple parole, et cet ordre indéterminé : Va dans la terre que je te montrerai (Gen. XII, 1) , sans lui en désigner aucune. C'est pourquoi il parcourait en pensée l'univers entier, et son âme s'ouvrait à un trouble violent. Car ses réflexions ne se fixaient nulle part, et il était contraint de faire mille suppositions, et de se créer mille sujets d'alarme. Nous pouvons même conjecturer qu'il s'attendait à aller jusqu'aux extrémités du monde et aux rivages de l'océan, en sorte que s'il ne traversa point l'univers entier, du moins il eut tous les soucis de ce long pèlerinage. Car telle était sa parfaite obéissance, il était prêt à suivre les ordres du Seigneur, fallût-il non-seulement se rendre en Palestine, mais encore parcourir la terre entière, et même aborder aux îles qui en sont le plus séparées. Sans doute il pouvait aussi espérer tout le contraire, puisque le commandement était indéterminé. Mais cette incertitude lui devenait elle-même une dure épreuve. Et en effet, une grave tribulation nous paraît plus légère lorsque nous la connaissons dans tous ses détails, et que nous savons à quels malheurs nous devons nous attendre. Rien au contraire n'est plus amer que d'être comme le jouet de mille pensées contradictoires , que d'espérer tantôt des événements heureux, et tantôt de craindre d'affreux revers, et enfin que de ne pouvoir s'assurer ni des uns, ni des autres, parce que tous sont également incertains.

7. Telles furent ses épreuves avant d'arriver dans la terre qui lui avait été promise, et lorsqu'il toucha enfin le sol de la Palestine, et qu'il put se promettre quelque repos, la tempête l'accueillit dans le port. Or, ce nous est une immense cause de douleur et d'angoisses que de nous voir rejeté dans de nouveaux malheurs au moment même où nous nous croyons au terme, et libre d'inquiétudes et d'alarmes. Car celui qui s'attend à de nouvelles épreuves, en supporte le choc plus courageusement; mais si elles le surprennent dans le calme et le repos de l'esprit, il est troublé de deux côtés à la fois, et succombe facilement, parce que cette adversité est soudaine et imprévue, et que lui-même est attaqué sans défense et comme à l'improviste. Quelle fut donc cette tempête? La famine sévissait si cruellement dans la Palestine , qu'elle le força d'en sortir à la hâte, et de se réfugier en Egypte ; et lorsqu'il y fut arrivé, au lieu d'y trouver le terme de ses malheurs, il eut à lutter contre un mal plus terrible que la famine, et à craindre pour sa propre vie. Le danger devint même si pressant qu'il le réduisit à la plus dure de toutes les extrémités, et le contraignit d'exposer volontairement l'honneur de son épouse. Nous savons en effet que forcé par l'impérieuse nécessité des circonstances, il usa alors de dissimulation. Mais est-il une situation plus triste? et nous pouvons deviner quelles furent ses pensées quand il donnait à son épouse le conseil suivant: Je sais que vous êtes belle, et que les Egyptiens lorsqu'ils vous verront, diront : c'est sa femme; et ils me tueront, et ils vous garderont. Dites donc que vous êtes ma soeur, afin qu'il ne m'arrive aucun mal à cause de vous, et que grâce à vous, mon âme vive. (Gen. XII, 11-13.) Ainsi parla ce saint patriarche, qui pour Dieu avait abandonné sa patrie et sa demeure, ses amis, ses parents et tous les autres avantages de la famille; et qui dans une route aussi longue avait éprouvé tant de (416) fatigues et de tribulations. Il se garda bien de faire entendre ces paroles de murmure : Le Seigneur m'a délaissé, il s'est éloigné de moi, et m'a exclu des soins de sa providence. Mais il soutint ces diverses épreuves avec une courageuse fidélité; et lui qui eût dû, à juste titre, s'irriter de la violence et des outrages faits à sa femme, ne cherchait que les moyens de les cacher.

Or, la parole est impuissante à exprimer ce genre d'amertume et de douleur, et ceux-là seuls le comprennent qui ont ressenti les atteintes de la jalousie conjugale. D'ailleurs Salomon nous donne une juste idée de cette passion, quand il dit : La jalousie de l'époux est pleine de fureur, et il sera implacable au jour de sa vengeance : il ne se réconciliera à aucun prix, et les plus riches présents ne le satisferont point. L'amour, ajoute-t-il, est fort comme la mort, et la jalousie est inflexible comme le tombeau. (Prov. VI, 34, 35; Cant. VIII, 6.) Mais si telle est ordinairement l'explosion de la jalousie dans un époux, quelle ne devait pas être la peine d'Abraham qui, pressé de tous côtés par le malheur, se voyait encore contraint de flatter ceux qui le couvraient d'outrages, et, en leur abandonnant son épouse, de favoriser la passion de ceux qu'il aurait dû punir sévèrement?

Ajoutons encore que le dénoûment d'une si triste position amena de nouvelles tribulations, et que la guerre succéda à la famine. J'omets aussi de rappeler les rixes et les disputes des bergers d'Abraham et de Loth, ainsi que sa séparation d'avec le fils de son frère. Et toutefois ces chagrins réunis à tant d'autres ne pouvaient que lui être péniblement sensibles. Car Loth, qu'il avait élevé et enrichi, Loth, qui aurait dû lui céder en toute occasion et réprimer l'insolence de ses bergers, accepta sa proposition , choisit pour son partage la région la plus fertile, et lui abandonner une terre inculte et déserte. Or, je vous le demande, qui supporterait patiemment une telle injustice, je dirai même un tel outrage, puisqu'on ne répondait à ses bienfaits que par des procédés désobligeants et un partage injurieux. Certes, l'honneur blessé est un coup affreux. Mais je passe sous silence toutes ces amertumes, car je ne parle que de notre saint patriarche, et non de ceux qui ont eu quelques rapports avec lui.

8. A la famine succéda donc pour Abraham la guerre contre les princes de la Perse, et il fut contraint d'attaquer un ennemi tout enorgueilli de son triomphe. Et en effet, ce ne fut point au commencement des hostilités qu'il prit les armes, et alors que la chance était égale de part et d'autre. Mais déjà les ennemis avaient remporté la victoire, et ses alliés, ne pouvant leur résister, avaient été tués ou mis eu fuite. Quelques-uns se tenaient cachés dans le creux des rochers, et le plus grand nombre étaient prisonniers. Cependant une situation aussi désespérée ne le porta point à demeurer sous sa tente ; mais sensible à cet affreux désastre, il partit soudain pour partager le sort de ses amis, et n'hésita point à affronter une mort presque certaine, car vouloir avec trois cents et quelques serviteurs attaquer un ennemi beaucoup plus nombreux, c'était assurément s'exposer à la captivité, et même aux rigueurs des supplices et de la mort. Cependant il partit, tout disposé à braver la cruauté des barbares, mais la bonté divine veilla sur lui : il défit les ennemis, délivra ses alliés et revint chargé dé butin. Vous l'estimez heureux, et c'est alors qu'il pleure sur ses chagrins domestiques, car il n'a point d'enfant auquel il puisse laisser ses grands biens, et en effet ne croyez pas qu'il ressentît pour la première fois cette profonde tristesse, lorsqu'il s'en plaignit à Dieu, et lui dit : Que me donnerez-vous ? je mourrai sans enfants. (Gen. XV, 2.) Non, ces soucis et cette inquiétude étaient entrés avec Sara dans la demeure de ce juste, ou plutôt ils l'y avaient précédée, car l'homme qui songe au mariage, songe par là-même à toutes ses tribulations, et dès ce moment la crainte, de la stérilité qui en est la plus grave, obsède toutes ses pensées; mais si après deux ou trois ans d'union conjugale, son épouse ne l'a point rendu père, sa douleur s'augmente, et ses joies diminuent avec ses espérances, enfin au bout d'un certain temps, tout espoir de paternité s'évanouit, et un sombre abattement s'empare de l'âme , abattement qui obscurcit toutes les jouissances de la vie, et émousse toute sensation de plaisir.

C'est ainsi qu'en supposant même qu'Abraham n'eût pas éprouvé d'autres malheurs, et  que tout lui eût réussi selon ses voeux, cette seule privation d'héritier, rapprochée de toute cette prospérité, aurait suffi pour en voiler les joies, et les changer en amertumes. Car la promesse du Seigneur ne lui fut faite que dans (417) son extrême vieillesse, et quand il pouvait le moins l'espérer. Aussi n'avait-il jusqu'alors cessé de pleurer et de s'attrister : et plus il voyait ses richesses s'accroître, plus il répandait de larmes, parce qu'il n'avait point d'héritier. Mais quelles angoisses déchirèrent son coeur, lorsque Dieu lui dit : Ta postérité habitera dans une terre étrangère, et sera soumise à ses habitants, ils l'affligeront et ils l'humilieront durant l'espace de quatre cents ans. (Gen. XV, 13.) Et Sara son épouse, qui lui donne son esclave, et l'accable d'exigences et de plaintes, qui invoque contre lui le témoignage de Dieu lui-même, et réclame impérieusement le renvoi de celle qu'il avait rendue mère et qui était sur ses jours, dans quel violent chagrin ne l'a-t-elle point précipité ! Si quelqu'un ne voyait là qu'une épreuve assez légère, je le prie de se souvenir que de semblables causes ont souvent brouillé des familles entières, et ruiné des maisons, et alors il admirera notre saint patriarche. Sans doute il craignait le Seigneur, et ce motif lui aidait à supporter l'adversité avec plus de courage ; mais parce qu'il était homme, il en ressentait la douleur et l'amertume, et lorsqu'Agar, rentrée sous le toit de la famille, lui eut donné un fils, Abraham devenu père après tant d'années, ne goûta quelque joie que pour éprouver bientôt une tristesse plus grande, car cet enfant illégitime lui rappelait qu'il n'avait point de fils légitime, et il en augmentait le juste regret. Abraham savait en effet que le Seigneur avait dit d'Ismaël : Il ne sera pas ton héritier, mais celui qui viendra de toi. (Gen. XV, 4.) Or, il n'avait encore reçu aucune promesse touchant Sara.

Mais lorsque cette promesse lui eut été faite en termes précis, et que l'époque de la naissance d'Isaac lui eut été marquée, le désastre de Sodome vint prévenir en lui la joie de cet heureux espoir, et répandre sur son âme un sombre nuage de tristesse. Et en effet ses prières et son intercession en faveur des Sodomites, nous prouvent évidemment combien ce saint patriarche était touché de leur sort. Et certes il fut comme hors de lui-même quand il vit cette pluie effroyable qui tombait du ciel, et qui changea toute une région en un sol couvert de cendre et de poussière. La vue de quelques maisons que consume l'incendie nous frappe d'une douloureuse consternation; qu'éprouva donc Abraham en voyant des villes et des contrées entières anéanties avec tous leurs habitants non par un feu ordinaire, mais par un élément aussi terrible que nouveau. Ne vous semble-t-il pas que pour ce juste les épreuves se succédèrent comme les vagues d'une mer courroucée. Car, avant qu'un premier flot se calme et s'apaise, un second surgit et s'élève en montagne écumante : et de même toute la vie d'Abraham fut une succession non interrompue de douleurs et d'afflictions. C'est ainsi qu'en présence du désastre tout récent de Sodome, le roi de Gérare se permit comme autrefois Pharaon, d'attenter à la verdi de Sara qui une seconde fois avait été obligée à une triste dissimulation; et si Dieu ne l'en eût empêché, il aurait consommé la violence et l'outrage.

La naissance d'Isaac fut pour Sara et toute la famille le sujet d'une grande joie; et seul au milieu de cette allégresse générale Abraham se montrait triste et chagrin, car il était contraint de chasser Agar et Ismaël. Sans doute ce dernier était illégitime, puisqu'il était né d'une mère esclave; mais l'indignité de la naissance ne détruit point les sentiments de la nature; aussi la condition servile de la mère n'affaiblissait point dans Abraham la douleur du père. La suite de l'histoire nous en est une preuve. Car cet homme fort et généreux qui plus tard ne recula point devant l'immolation de son fils unique, supporta impatiemment les exigences de son épouse, et quoiqu'elle pût alors parler avec plus d'autorité, jamais il n'eût cédé, ni consenti à ses désirs, si la crainte de Dieu ne l'y eût fortement poussé. C'est pourquoi lorsqu'on vous dit que par l'ordre de Dieu Abraham chassa Agar et Ismaël, ne croyez pas qu'il ait obéi sans ressentir une violente douleur, c'eût été impossible. Mais admirez bien plutôt sa parfaite obéissance. Quoique retenu par le double lien de l'amour et de la pitié, il accomplit l'ordre divin, et chasse l'enfant et la mère sans même savoir où ils porteraient leurs pas. C'est ainsi qu'il surmonta cette épreuve, en se roidissant contre ses propres douleurs, car il était homme.

9. Et maintenant que ne souffrit-il pas à l'occasion de son fils légitime ! Et ne disons point qu'il ne se fit aucune violence, et que ses entrailles paternelles ne furent point émues. Ce serait, en voulant trop exalter en lui un froid stoïcisme, le priver de sa plus belle gloire. Nous ne pouvons voir sans pitié et sans compassion, et souvent même sans verser des (418) larmes, conduire au supplice d'ignobles malfaiteurs qui ont vieilli dans le crime, qui nous sont inconnus, et que nous n'avions jamais rencontrés : et nous penserions qu'Abraham a pu de sang-froid immoler de sa main et brûler en holocauste ce jeune homme, qui lui était si cher et comme fils unique, et comme lui étant né contre toute espérance dans son extrême vieillesse. Car ces deux circonstances lui rendaient ce sacrifice plus douloureux encore. Une telle supposition est vraiment ridicule. Oui, lors même que son coeur eût été plus dur que le marbre, le fer et le diamant, ce coeur se serait amolli en voyant le beau visage d'Isaac, qui était dans tout l'éclat de la jeunesse, et en admirant la prudente sagesse de ses paroles : Mon père, dit-il, voici le bois et le feu; oit est donc la victime? Abraham lui répondit : Dieu se choisira la victime de l'holocauste, mon fils. (Gen. XXII, 7.) Et Isaac cessa de l'interroger. Quand son père se mit en devoir de le lier, il n'opposa aucune résistance, et quand il fut placé sur le bûcher, il s'y étendit paisiblement et ne trembla point à la vue du glaive. Où trouver une piété plus sincère? Qui oserait donc soutenir encore qu'Abraham fut insensible parmi toutes ces épreuves ! Lors même qu'il eût dû immoler un ennemi personnel, ou public, et que lui-même fût un tigre, eût-il porté le coup fatal sans une douloureuse émotion? Non, non, n'accusez donc point ce juste d'une froide cruauté, car son coeur était troublé, et ses entrailles déchirées.

Le Seigneur, dit-il, se choisira la victime de l'holocauste, mon fils. Combien cette parole respire un vif attendrissement ! Cependant il se maîtrisait et retenait la violence de sa douleur; et il faisait tous les apprêts du sacrifice avec le calme et le sang-froid d'un homme qui y eût été complètement étranger. Il immola donc véritablement Isaac par la disposition de son coeur, et néanmoins il le rendit sain et sauf à sa mère. Mais celle-ci mourut avant que d'avoir pu jouir pleinement de ce fils; et cette mort fut pour Abraham le sujet d'une profonde douleur. Sans doute ils avaient longtemps vécu ensemble, mais cette longue union, loin d'adoucir les regrets de la séparation, la rendait encore plus amère. Car telle est la nature de l'homme, nous regrettons plus vivement ceux avec qui nous avons longtemps vécu, et dont nous avons éprouvé l'amitié et la vertu. Notre saint patriarche trous témoigne assez qu'il en est ainsi par les larmes et les gémissements qu'il donna à Sara. Mais qui pourrait raconter tous les soins, les inquiétudes et les travaux que lui occasionnèrent son fils, son épouse et ses frères ! Celui qui voudra les examiner en détail, se convaincra que la vie de ce juste a été bien plus laborieuse et remplie de soucis que je ne l'ai montrée. Et, en effet, l’Ecriture n'en relate que les principaux événements, et elle nous laisse à présumer les tribulations inséparables d'une maison où se trouvent une foule de serviteurs, un mari, une femme, des enfants et les soucis d'affaires graves et nombreuses.

J'avoue tout cela, me direz-vous; mais ce lui était une grande consolation parmi tant d'adversités, que de les supporter pour Dieu. Eh ! qui vous empêche de vous donner cette même consolation, puisque Dieu seul permet que vous soyez tenté ! Car si les plus méchants des esprits mauvais n'osèrent, sans la permission de Jésus-Christ, entrer dans les corps des pourceaux (Matth. VIII, 30), à plus forte raison ne pourraient-ils d'eux-mêmes obséder votre âme qui lui est si précieuse. Abraham reçut donc une magnifique récompense parce qu'il soutint ses diverses épreuves avec courage et reconnaissance; et vous aussi, vous participerez à cette même récompense, si vous réprimez toute pensée de rancune et de désespoir, et si au milieu de vos tribulations, vous rendez grâces à la bonté divine. C'est ainsi encore que le Seigneur permit tous les maux qui accablèrent le saint homme Job. Mais sa patience fut couronnée de gloire, bien moins parce qu'il avait beaucoup souffert, que parce qu'il s'était montré ferme et intrépide contre la souffrance. Aussi devons-nous tous nous étonner non de ce que le démon lui ait enlevé tous ses biens, mais de ce que parmi ces cruelles épreuves, il n'ait péché en rien, pas même en parole.

10. J'ai cité Job, et je voudrais vous redire ses longues plaintes, et vous retracer ses violentes douleurs : mais pour ne pas être trop prolixe, j'en reviens à Isaac. D'ailleurs si vous désirez connaître dans tous ses détails l'histoire de Job, prenez le livre qui porte son nom, et sondez le profond abîme de ses malheurs : vous y trouverez d'abondantes consolations. Et , en effet, autant il l'emporta en sainteté sur nous, autant il eut de plus vives tentations à soutenir, et fut plus violemment attaqué par l'esprit mauvais. Au reste, notre (419) mérite n'est point attaché au genre, ni au nombre de nos épreuves; et il dépend de la générosité de notre patience. C'est pourquoi, si votre combat est inférieur à celui de Job, vous n'en serez pas moins admis à partager sa gloire. Et, en effet, le serviteur qui offrit deux talents reçut la même récompense que celui qui en présenta cinq. Et pourquoi? parce que s'il y avait inégalité dans le produit, il y avait égalité dans la bonne volonté. Aussi tous deux reçurent la même récompense, et méritèrent d'entendre cette même parole : Entrez dans la joie de votre Maître. (Matth. XXV, 21.)

Mais revenons à Isaac. II ne se vit point contraint, comme son père, d'entreprendre un long voyage et de quitter sa patrie; et il n'en fut pas moins réduit à redouter le plus affreux des malheurs, celui de mourir sans postérité. Lorsqu'ensuite ses prières l'eurent délivré de cette crainte, il fut en proie à une appréhension plus grave encore. Car il n'y a point de parité entre s'attrister de la stérilité d'une épouse, et trembler pour la vie de cette même épouse. Or, les douleurs de l'enfantement étaient telles que Rébecca trouvait l'existence plus cruelle que la mort; et nous l'entendons elle-même s'écrier : S'il devait en être ainsi, pourquoi vivre? (Gen. XXV, 22.) Isaac ressentit aussi les maux de la famine, et sans descendre en Egypte, comme Abraham, il faillit éprouver le même malheur, celui de perdre son épouse. Observez encore qu'Abraham était respecté de tous ses voisins, tandis qu'Isaac en était traité en véritable ennemi. Ils ne lui permettaient donc point de jouir paisiblement de ses travaux: mais ils cherchaient à le gêner et à le resserrer de toutes part, et ils s'appropriaient en toute licence les fruits de ses labeurs.

Enfin lorsqu'il se fut fait des amis et qu'il eut vu ses deux fils devenus grands, il put espérer la plus douce consolation, celle de trouver en eux les soutiens de sa vieillesse, et voici que soudain il tombe dans une extrême affliction. Car d'abord, ce fut contre son gré que son fils aîné épousa des filles de race étrangère; et puis ces mariages introduisirent sous le toit domestique la discorde et la guerre. Aussi ne put-il qu'en être vivement et péniblement affecté. Et en effet, ces femmes faisaient beaucoup souffrir leur beau-père et leur belle-mère, ce que l'Ecriture nous apprend, sans entrer dans aucuns détails et par ce seul mot : Toutes deux se querellaient avec Rébecca. (Gen. XXVI, 35.) Mais ce seul mot en dit assez aux pères et mères qui ont des fils mariés. Car ils savent par expérience quels maux et quels inconvénients amènent ces disputes de belle-mère et de belle-fille, surtout si elles habitent ensemble. Or, c'est ce qui se voyait chaque jour dans la maison d'Isaac. Il éprouva ensuite un autre malheur non moins grave, celui de la cécité : malheur dont il faut avoir été frappé, pour le bien apprécier. Enfin, lorsqu'il bénit ses enfants, il donna au second la bénédiction de l'aîné. Mais il en eut tant de douleur, que ses regrets éclatèrent plus hautement que les cris de celui qui était frustré de ses droits. Il se confondit en excuses, attestant qu'il n'avait agi que par ignorance et par surprise.

On peut bien dire que cette scène rappelle le drame des jeunes princes thébains. Car, là aussi l'aîné méprisant la vieillesse d'un père aveugle, chasse son plus jeune frère. Mais si Esaü ne tua point Jacob, comme dans la tragédie, ce ne fut que par l'adresse de Rébecca, car il en fit la menace et il dit qu'il n'attendait que la mort de leur père pour l'exécuter. Rébecca ayant donc eu connaissance de ses desseins, les communiqua à Isaac, et arracha Jacob aux mains d'Esaü. Ainsi ils furent contraints d'éloigner celui de leurs enfants qui se montrait envers eux plein d'une respectueuse bienveillance, et de garder celui dont le caractère méchant leur rendait, comme Rébecca s'en plaint elle-même, l'existence dure et pénible. Mais après le départ de Jacob qui avait grandi sous le toit paternel, et qui doux et simple aimait à demeurer sous la tente et près de sa mère, quelle ne fut pas la douleur de Rébecca ! elle ne pouvait oublier son cher Jacob, et elle voyait que l'âge et les infirmités avaient presque fait d'Isaac un cadavre vivant. Et ce vieillard lui-même ne déplorait-il pas amèrement ses propres souffrances et celles de son épouse? Mais quelles plaintes et quelles paroles Rébecca ne fit-elle pas entendre sur son lit de mort ! elle eût attendri les rochers eux-mêmes, parce qu'elle ne voyait point couler les pleurs de son fils et qu'elle ne pouvait espérer qu'il lui fermât les yeux et la bouche, et qu'il lui rendît les derniers devoirs. Or, pour un père et une mère cet isolement est pire que la mort. Quant à Isaac il nous est facile d'apprécier sa douleur avant et après la mort de Rébecca.

11. Tels furent les malheurs de ce (420) patriarche dont nous proclamions la paix et le bonheur. Et quant à Jacob, il nous révèle lui-même les épreuves de sa vie dans cette réponse au roi Pharaon : Mes jours sont courts et mauvais, et ils ne sont pas parvenus jusqu'aux jours de mes pères. (Gen. XLVII, 9.) N'est-ce pas dire : j'ai parcouru une carrière courte et laborieuse. Au reste, à défaut même de cette parole, les malheurs de Jacob sont si célèbres que presque tous les connaissent. Abraham, son aïeul, entreprit sans doute un long pèlerinage; mais c'était par l'ordre de Dieu, et cette pensée adoucissait ses fatigues. Mais Jacob affronta un voyage long et pénible pour éviter les pièges d'un frère qui menaçait de le tuer. Abraham ne souffrit jamais la privation des choses nécessaires à la vie, et Jacob se serait estimé heureux d'avoir toujours le pain et le vêtement. Sauvé de tout péril, et préservé des accidents d'une longue route, il arriva enfin chez des parents; et lui qui avait été nourri au sein de l'opulence, fut contraint de servir. Or, vous n'ignorez point combien la servitude, toujours fâcheuse par elle-même, le devient plus encore, lorsqu'on est au service de ses proches et de ses parents, et qu'on n'en a aucune habitude, parce qu'on a passé sa première jeunesse dans la liberté et le bien-être. Mais cet état si pénible, Jacob le supporta avec force et courage; et cependant il nous apprend lui-même quelles furent les tribulations de sa vie de berger: Je payais, nous dit-il, tout ce qui m'était dérobé le jour ou la nuit : pendant le jour j'étais brûlé par la chaleur et transi de froid pendant la nuit; et le sommeil fuyait de mes yeux. Durant vingt ans j'ai ainsi servi. (Gen. XXXI, 39-41.)

Jacob connut donc l'infortune, lui qui avait auparavant mené une vie douce et qui n'avait jamais quitté la maison paternelle. Et après tant de fatigues, de privations et d'années de service, il fut cruellement trompé dans le choix de son épouse. Et en effet, s'il n'eût servi encore sept années, et s'il n'eût par amour pour Rachel supporté toutes les tribulations dont il se plaignit à son beau-père, l'erreur qui lui fit épouser la moins belle des filles de Laban, au lieu de la plus gracieuse qui lui avait été promise, serait devenue pour notre saint patriarche une cause immense de chagrins, d'indignation et de douleur. Certes tout autre n'aurait point enduré patiemment cette tromperie ni cette injure, mais eût peut-être versé le sang de ces parents perfides, renversé leur demeure, et se fût tué lui-même sur leurs cadavres : ou du moins il se fût vengé de quelque autre manière. Patient et débonnaire, Jacob, loin de se porter à de tels excès, n'en conçut pas même la pensée; et dès que Laban lui prescrivit sept autres années de service, il obéit promptement, tant il était doux et complaisant. Si vous m'objectez que son amour pour Rachel secondait son heureux caractère, vous me prouvez la grandeur de ses épreuves. Considérez en effet quelle devait être sa douleur puisqu'il était privé des embrassements de celle qu'il aimait passionnément et qu'il désirait épouser, et qu'il se voyait obligé de souffrir sept ans encore le froid, le chaud, les veilles et toutes les incommodités d'un pénible service.

Et lorsqu'enfin il eut épousé Rachel, il n'en continua pas moins chez son beau-père une vie laborieuse et pénible, et celui-ci, jaloux de son gendre, chercha, pour la seconde fois, à le tromper dans le salaire de ses travaux; en sorte que Jacob lui adressa ce reproche : Vous m'avez fait tort de dix agneaux (Gen. XXXI, 41); de plus, ses beaux-frères s'unissaient à leur père, et éclataient contre lui. Mais son affliction la plus profonde était que cette épouse chérie, pour laquelle il avait servi quatorze ans, succombait sous le poids d'un violent chagrin ; car elle voyait que sa soeur devenait mère, et qu'elle-même n'avait aucun espoir de le devenir. Aussi, poussant à l'extrême la sombre tristesse de son âme, ne cessait-elle d'accabler son époux de ses reproches et de ses plaintes, et le menaçait même de se donner la mort, s'il ne la rendait mère. Donnez-moi des enfants, lui disait-elle, ou je mourrai. (Gen. XXX, 1.) Jacob pouvait-il donc goûter quelque joie lorsque son épouse chérie était en proie à une telle mélancolie, et que ses frères lui tendaient eux-mêmes des piéges, et cherchaient mille moyens de le réduire à une extrême pauvreté. Et, en effet, si un époux ne perd qu'avec un vif regret la dot donnée à son épouse, et qu'il possède sans l'avoir acquise par son travail; notre saint patriarche pouvait-il être indifférent au danger de se voir enlever le fruit de ses pénibles fatigues? C'est pourquoi, s'apercevant qu'il était soupçonné de tous et épié par tous, il s'enfuit secrètement; et cette fuite ne fut pas la moindre de ses épreuves; car, en quittant la maison de (424) son beau-père, il retrouvait les craintes, les dangers et toutes les tribulations qu'il avait éprouvées quand il s'était éloigné du foyer paternel. C'était pour fuir un frère qu'il s'était réfugié chez son beau-père, et forcé alors de revenir vers ce même frère, il ressentait ces angoisses de l'âme que décrit le prophète Amos, en parlant du grand jour du Seigneur : Il est comme l'homme qui évite un lion pour rencontrer un ours, et comme celui qui, entrant dans sa maison, appuie sa main sur la muraille, et est mordu par un serpent. (Amos, V, 19.)

Mais , qui dira l'effroi de Jacob lorsqu'il fut rejoint par Laban, et les difficultés d'un voyage qu'il entreprenait avec sa famille et ses nombreux troupeaux? Et puis, quand il lui fallut affronter les regards de son frère, n'éprouva-t-il pas ce saisissement que produisait, selon les poètes, la vue de la tête de Méduse ! Certes on eût dit qu'il marchait à la mort, tant il était pâle et abattu; aussi écoutons sa prière, et nous connaîtrons combien sa crainte était vive : Seigneur, délivrez-moi de mon frère Esaü, car. je redoute qu'en s'avançant il ne frappe la mère avec les enfants. Or vous m'avez dit que voies me béniriez. (Gen. XXXII, 11.) Quels sentiments de joie n'eussent empoisonnés ces angoisses de l'âme, lors même que jusqu'alors il eût mené une existence douce et tranquille? Mais toute sa vie, depuis le jour où, à demi-mort de frayeur, il avait ravi la bénédiction paternelle, n'avait été qu'une suite non interrompue d'épreuves et de tribulations. Enfin, sa crainte fut si grande que même après avoir reçu de son frère, et contre toute espérance, un bienveillant et amical accueil, il ne put ni se confier en lui, ni dissiper sa profonde inquiétude; c'est pourquoi comme Esaü lui demandait qu'ils marchassent ensemble, il le pria instamment de le précéder; et l'on eût dit qu'il cherchait à l'éloigner comme un animal dangereux. Mon seigneur, vous savez, lui dit-il, que j'ai des enfants faibles encore, des brebis et des vaches pleines; si je les fatigue en les faisant marcher plus vite, tout mon troupeau mourra en un jour. Que mon seigneur passe devant son serviteur, et je le suivrai peu à peu; selon que je verrai que mes enfants le pourront, jusqu'à ce que je parvienne vers mon seigneur en Séir. (Gen. XXXIII, 13, 14.)

Echappé à ce péril, Jacob respirait un peu, lorsque soudain il eut à craindre un danger bien plus grand. Et, en effet, il ne put d'abord que s'affliger profondément de l'outrage fait à Dina, sa fille; mais sa douleur s'apaisa quand il sut qu'elle devait épouser le fils du roi, et il approuva même cette alliance. Cependant Lévi et son frère, violant les clauses du traité, passèrent au fil de l'épée tous les habitants de Sichem, en sorte que Jacob, saisi de frayeur, se hâta de fuir, parce qu'il prévoyait que de toutes parts on viendrait l'attaquer. C'est pourquoi il dit à Siméon et à Lévi : Vous m'avez rendu odieux et ennemi à tous les habitants de cette terre, aux Chananéens et aux Phéréséens. Nous sommes en petit nombre; ils s'assembleront contre moi et me frapperont, et je serai perdu moi et ma maison. (Gen. XXXIV, 30.) Les peuples voisins auraient en effet massacré Jacob et toute sa famille, si le Seigneur n'avait contenu leur indignation, et arraché lui-même son serviteur à cet extrême péril. Dieu, dit l'Ecriture, répandit une grande terreur sur les villes d'alentour, et nul ne poursuivit les fils d'Israël. (Gen. XXXV, 5.)

Mais enfin, délivré de cette crainte, put-il respirer librement? Hélas ! il éprouva le plus affreux de tous les malheurs en perdant son épouse bien-aimée, que lui enleva une mort violente et inopinée. Rachel, dit l'Ecriture, sentit les douleurs de l'enfantement; et comme le travail de l'enfantement la mettait en danger, la sage-femme lui dit: Ne craignez point, vous aurez encore un fils. Et Rachel, rendant le dernier soupir, car elle se mourait, l'appela le fils de la douleur. (Gen. XXXV, 18.) La blessure que cette mort fit au coeur de Jacob était encore toute récente, lorsque Ruben souilla le lit paternel; cet outrage fut si sensible à Jacob que même à ses derniers instants il maudit son fils. Et cependant, c'est alors qu'un père est plus tendre et plus affectueux envers ses enfants, et Ruben était l'aîné de tous, circonstance qui entre pour beaucoup dans l'amour paternel. Néanmoins sa violente douleur vainquit toutes ces considérations, et l'ayant appelé, il lui dit : Ruben, tu es mon premier-né, ma force et l'aîné de mes enfants; tu es dur à supporter et audacieux à entreprendre; tu as outragé ton père, et tu t'écouleras comme l'eau, parce que tu es monté sur le lit de ton père, et que tu as souillé sa couche. (Gen. XLIX, 3, 4.)

Cependant Joseph, le fils de l'épouse bien-aimée avait crû en âge, et Jacob pouvait espérer qu'il le consolerait de la perte de Rachel: mais (422) il ne fut pour lui qu'un sujet de peines et de douleurs. Car ses frères en faisant porter à leur père une tunique qu'ils disaient teinte de son sang, lui causèrent une profonde affliction. Et le genre même de cette mort la lui rendait plus amère. Et en effet quel concours de circonstances navrantes pour son coeur ! Joseph était fils de la bien-aimée Rachel; il était le plus vertueux, comme aussi le plus chéri de tous ses frères : et il périssait à la fleur de l'âge, en exécutant les ordres de son père. Ce n'était ni sous le toit domestique , ni dans son lit, ni en présence de son père , ni en lui adressant un dernier adieu, et entendant ses dernières paroles qu'il expirait; mais par un funeste accident, il était devenu la proie vivante des bêtes féroces, en sorte qu'on ne pouvait ni retrouver ses restes mortels , ni les enterrer honorablement. Enfin ce malheur venait le frapper, non dans sa jeunesse, et lorsqu'il eût été plus fort contre la douleur, mais dans son extrême vieillesse. Aussi quel lamentable spectacle que celui de ce vieillard qui couvrait de poussière ses cheveux blancs, qui déchirait ses vêtements, se frappait la poitrine, s'exhalait en gémissements et repoussait toute consolation. Jacob, dit l'Ecriture, déchira ses vêtements, se revêtit d'un cilice et pleura son fils pendant longtemps. Or tous ses enfants, ses fils et ses filles, s'étant rassemblés, vinrent pour le consoler. Mais il ne voulut point recevoir de consolation , et il dit : Je descendrai vers mon fils, en pleurant jusqu'au tombeau. (Gen. XXXVII, 34, 35.)

Et comme il ne devait jamais être sans affliction, à peine cette blessure commençait-elle à se cicatriser, qu'une horrible famine s'étendant sur toute la contrée, le remplit de trouble et d'inquiétude. Sans doute ses fils rapportèrent de l'Egypte des vivres abondants, qui soulagèrent les besoins pressants de toute la famille. Mais cette consolation fut pour Jacob mêlée de douleur, et l'absence de Siméon diminua sa joie d'être délivré de la famine. Ajoutez encore que bientôt on lui demanda de se séparer de Benjamin qui seul adoucissait l'amertume de ses regrets depuis qu'il avait perdu Rachel, et que Joseph avait été dévoré, comme il le croyait, par une bête féroce. A ce premier motif de le retenir, se joignait aussi son âge et sa complexion délicate. Cet enfant, leur disait-il, ne descendra point avec vous, car son frère est mort, et lui seul est resté. Si quelque mal lui arrivait dans la terre où vous allez, vous feriez descendre ma vieillesse avec douleur dans le tombeau. (Gen. XLII, 38.) Il formulait donc un refus absolu , et déclarait que jamais il ne le laisserait partir. Mais comme la famine augmentait, et que chaque jour les besoins devenaient plus pressants, il fit entendre ces plaintes amères : Pourquoi m'avez-vous affligé en apprenant à cet homme que vous aviez encore un frère? et il ajoute cette triste parole : Joseph n'est plus; Siméon est captif, et vous m'ôtez Benjamin : tous ces maux sont retombés sur moi. (Gen. XLII, 36.) C'est ainsi que, navré de douleur en voyant qu'après la mort de Joseph et la captivité de Siméon ils voulaient lui arracher Benjamin, ce vieillard se montrait résolu à tout souffrir plutôt que de consentir à son départ; et cependant vaincu par leurs instances, il le leur remit entre les mains, disant Prenez donc votre frère , et allez vers cet homme. Mais que mon Dieu vous fasse trouver grâce devant lui, afin qu'il renvoie avec vous votre frère Benjamin. Pour moi, je serai comme privé d'enfants, oui, comme privé d'enfants. (Gen. XLIII, 13, 14.)

Telles étaient les cruelles angoisses qu'éprouvait Jacob; ses entrailles étaient déchirées, et cette perte successive de ses enfants lui faisait craindre des maux plus affreux encore. Aussi son affliction surpassait même celle que lui avait causée la mort de Joseph. Car le malheur qui nous enlève toute pensée et toute espérance d'un meilleur avenir, nous pénètre sans doute d'une bien vive douleur; mais cette douleur s'apaise par la certitude même que nos maux sont irréparables. L'attente au contraire du coup dont nous sommes menacés, ne nous permet aucun repos de l'esprit; et cette incertitude de l'avenir augmente et renouvelle l'anxiété de l'âme. Nous en avons une preuve dans la conduite de David : tant que l'enfant vécut, il implorait sa guérison avec larmes, et dès qu'il fut mort, il cessa ses gémissements. Et comme ses serviteurs s'en étonnaient, et lui en demandaient la raison, il leur donna celle que je viens d'alléguer. Ce n'était donc point sans motifs que Jacob tremblait fortement pour Siméon et Benjamin.

Mais enfin la vue si désirée et la présence de Joseph lui apportèrent un agréable repos. Eh ! quelle joie put-il goûter? Car, ainsi qu'on applique inutilement mille réfrigérants sur un membre profondément brûlé , Jacob était trop affligé, et comme trop consumé par les (423) flammes de la douleur pour ressentir quelque consolation. Observez encore que la vieillesse est d'elle-même presque insensible au plaisir. C'est le motif que Berzelli alléguait à David pour s'excuser de l'accompagner. En quel nombre, disait-il, sont les jours de ma vie, pour monter avec le roi à Jérusalem ! J'ai aujourd'hui quatre-vingts ans : mes sens peuvent-ils discerner le doux et l'amer! Puis-je trouver quelque plaisir dans les festins? Puis-je écouter la voix des musiciens et des musiciennes ? Pourquoi votre serviteur serait-il à charge au roi, mon seigneur? (II Rois, XIX, 34.) Mais estil besoin d'un témoignage étranger, quand nous avons l'aveu même de notre saint patriarche? il était réuni à son cher Joseph, lorsqu'interrogé sur son âge par le roi Pharaon, il répondit : Mes jours sont courts et mauvais, et ils ne sont point parvenus jusqu'aux jours de mes pères (Gen. XLIX, 9), tant il conservait vif et profond le souvenir de ses malheurs !

12. Et ce Joseph lui-même si célèbre et si glorieux, de qui n'a-t-il pas surpassé les tribulations? Son père n'avait rencontré dans Esaü qu'un seul ennemi, et il en trouva dans tous ses frères. La jeunesse de l'un s'était écoulée dans le repos et l'abondance, et l'autre, enfant encore, fut amené dans un pays étranger, et endura les fatigues d'un long voyage. Jacob avait une mère qui déjouait les piéges qu'on lui tendait, et Joseph n'avait plus de mère, alors que sa protection lui eût été plus nécessaire. Esaü se contenta, d'effrayer Jacob par ses menaces; mais les frères de Joseph réalisèrent leurs complots, et depuis longtemps leur jalousie ne cessait de lui nuire. Or, quelle position plus cruelle que d'avoir pour ennemis ceux-mêmes avec lesquels on habite ! Ils l'accusèrent, dit l'Ecriture, d'un crime détestable ; (Septante) et voyant que leur père l'aimait plus que tous ses autres enfants, ils le haïssaient, et ne pouvaient lui parler avec douceur. (Gen. XXXVII, 2-4.) Aussi éprouva-t-il moins de désagréments de la part des marchands Ismaélites, et de l'eunuque du roi, car ils furent à son égard bien meilleurs que ses frères.

Cependant le malheur et l'orage ne se calmèrent point, et une tempête plus affreuse encore faillit le submerger. Peut-être croyez-vous que je fasse allusion aux piéges que lui tendit sa maîtresse. Non, il essuya auparavant un choc plus violent. Sans doute il est dur, oui, il est bien dur d'être accusé et condamné aussi calomnieusement, et de demeurer plusieurs années en prison, lorsque, né libre et noble, on n'a pu prévoir de telles épreuves. Mais il avait été plus difficile à Joseph de comprimer l'effervescence de l'âge. Car s'il n'eût ressenti lui-même les feux de la concupiscence, je le louerais moins d'avoir repoussé l'amour de cette femme, et je l'admirerais moins, car je n'ai pas oublié cette parole de Jésus-Christ: Ce ne sont point les eunuques sortis tels du sein de leur mère, mais ceux qui se sont faits eunuques eux-mêmes qui seront dignes du royaume des cieux. (Matth. XIX, 12.) Et en effet, dans le cas contraire, quelle victoire eût remportée Joseph ! dans quel combat eût-il mérité la couronne! et quel ennemi eût-il terrassé pour s'entendre proclamer vainqueur ! Nul adversaire ne se serait présenté qui eût lutté contre lui, et cherché à le vaincre.

Nous ne décorons pas du nom de chastes ceux qui s'abstiennent du crime de bestialité, parce que la nature ne nous y porte point. Et de même si les feux des passions n'eussent brûlé dans le cœur du jeune Joseph, pourrions-nous admirer sa chasteté? Mais si à l'âge où la passion est le plus ardente (Joseph avait vingt ans), et lorsque par elle-même, et sans aucun aiguillon extérieur, sa violence est le plus intolérable, une femme impudique tend des piéges à un chaste jeune homme, et ajoute aux feux de la concupiscence la séduction de ses charmes et de sa parure, qui pourrait dépeindre le trouble, l'agitation et l'anxiété de ce coeur de vingt ans? Au dedans l'âge et la nature le bouleversent, et au dehors les artifices de l'Egyptienne le pressent et l'attirent non un jour ou deux, mais pendant plusieurs mois. Certes je crois que Joseph craignit moins alors pour lui-même, qu'il ne s'affligea de voir cette malheureuse courir vers l'abîme. Le langage plein de modestie qu'il lui tint nous en est une preuve. Il pouvait, en effet, s'il l'eût voulu, employer envers elle des termes durs et hardis, car l'excès de la passion lui eût tout fait supporter. Mais ses pensées et ses paroles furent tout autres; il ne lui répondit que par de sages représentations qui pouvaient la faire rentrer en elle-même, et il s'abstint de toute récrimination. Vous voyez, lui dit-il, que mon maître m'a tout confié, et qu'il ignore ce qu'il a dans sa maison. Il n'y a rien qu'il n'ait remis entre mes mains, et qui ne soit (424) en ma puissance. Il n'y a rien qu'il ne m'ait donné, excepté vous qui êtes son épouse: comment donc puis-je commettre ce crime et pécher devant mon Dieu ? (Gen. XXXIX, 8, 9.)

Néanmoins tant de retenue et tant de chasteté ne purent désarmer la calomnie, et Dieu permit qu'il fût faussement accusé. C'est qu'il voulait lui préparer de riches récompenses et de glorieuses couronnes : aussi vit-il sa captivité se prolonger même après la mise en liberté des serviteurs du roi. Et ne m'objectez point les bons procédés du chef de la prison, mais pesez bien plutôt les paroles de Joseph à l'échanson, et vous connaîtrez toute l'amertume de son âme. Il venait de lui expliquer son songe, et il ajouta: Souvenez-vous de moi lorsque vous serez plus heureux, et faites-moi miséricorde, en suggérant à Pharaon de me tirer de cette prison. Car j'ai été enlevé furtivement de la terre des Hébreux, et quoique innocent, on m'a jeté dans cette obscure prison. (Gen. XL, 14, 15.) Sans doute il supportait assez facilement les rigueurs de la captivité, mais il lui était dur et pénible d'habiter avec les criminels dont la prison était remplie, avec des sacrilèges qui avaient violé les tombeaux, avec des voleurs, des parricides, des adultères et des homicides. Il s'affligeait en outre de voir que la peine et le châtiment ne produisaient aucun amendement sur le plus grand nombre. Enfin, et c'était le sujet de vos plaintes, l'esclave devenait libre, et l'homme libre était retenu dans les fers. Parlerez-vous maintenant de sa puissance dans le royaume; mais c'est rappeler le souvenir des soucis, des veilles et des mille difficultés qui accompagnent une grande autorité, et qui certes sont peu agréables à ceux que charme une vie calme et paisible.

Au reste, tous ces saints patriarches pouvaient-ils réellement jouir de quelque bonheur, puisque l'entrée du royaume des cieux était fermée, et que la promesse des biens futurs était encore obscure. Mais aujourd'hui que ces délices ineffables nous sont proposées, et que la certitude en est manifeste, qui oserait se plaindre, je vous le demande, de ce que le bonheur lui est refusé dans cette vie; ou plutôt que peut-on appeler bonheur sur la terre en comparaison des félicités célestes? Oui, il est indigne d'une âme qui espère aller bientôt au ciel, de rechercher ici-bas un repos et une prospérité qui s'évanouissent comme l'ombre : Vanité des vanités, a dit le Sage, et tout est vanité. (Eccl. I, 2.) Tel est l'anathème qu'a prononcé contre les plaisirs et les joies du siècle l'homme qui en avait le plus joui; et ces sentiments nous conviennent bien plus encore, puisque nous n'avons rien de commun avec le monde, et que nos noms sont inscrits dans cette cité céleste où nous devons déjà habiter par la pensée et l'espérance.

LIVRE TROISIÈME.
 

ANALYSE.

 

Saint Chrysostome continue le développement de la consolation historique qu'il avait abordé dans le livre précédent, et met successivement sous les yeux de Stagire les épreuves de Moïse, de Josué, de Samuël, de David, des prophètes Jérémie, Daniel, Elie et Elisée, auxquels il réunit saint Paul, comme celui de tous les apôtres qui a eu le plus de tribulations. —  A ces exemples il fait succéder le souvenir des maux auxquels, depuis plusieurs années, étaient en proie deux amis de Stagire, Démophile, et Aristomène. —  Puis il l'engage à se transporter dans les hôpitaux, les prisons et le vestibule des bains publics, et à la vue des malades, des malheureux et des indigents qui y sont réunis ,il pourra se convaincre qu'il existe des souffrances plus grandes que les siennes. — Mais comme Stagire objectait que ces maux n'attaquaient que le corps, tandis qu'il souffrait principalement en son âme; saint Chrysostome lui prouve que par-là même son état est plus supportable, puisque tant de malheureux souffrent à la fois dans le corps et dans l'âme. — Enfin, il lui rappelle que Dieu ne nous éprouve que pour nous faire expier nos péchés , ou augmenter nos mérites, et que toujours il craint plus de nous faire quelque mal , que nous de l'endurer, et qu'il est plus indulgent à notre égard que nous ne le sommes nous-mêmes.

 

1. Les exemples et les réflexions que je viens de vous proposer, suffiraient sans doute pour éteindre en votre âme les feux de la tristesse, et vous ramener à une situation d'esprit calme et tranquille. Je veux néanmoins écrire ce troisième livre, afin de vous offrir de nouveaux motifs de consolation : et tout d'abord je vous pose cette question. Si vous étiez appelé à régner, et qu'avant d'entrer dans votre capitale, et de ceindre la couronne, il vous fallût vous arrêter dans une étable sale et enfumée, y souffrir la presse et le bruit des voyageurs, y craindre l'attaque des voleurs, y endurer enfin mille désagréments, et mille incommodités, est-ce que vous vous abandonneriez à un sombre abattement? ou plutôt ne mépriseriez-vous pas tout cela comme un pur néant? Or, est-il raisonnable que la perspective d'un trône terrestre nous élève au-dessus d'accidents fâcheux et pénibles, et que la promesse du royaume des cieux ne puisse nous rendre forts et courageux, contre les épreuves qui nous surviennent dans l'hôtellerie de cette vie ? Et en effet la vie est-elle autre chose qu'une étable et une hôtellerie? c'est l'idée que nous en donnent les saints patriarches qui se considéraient sur la terre comme des étrangers et des voyageurs. Ils nous apprennent par ces paroles qu'ils ne faisaient aucun cas des joies ni des tristesses du siècle présent, et que détachés entièrement de la terre, ils dirigeaient toutes leurs pensées vers le ciel.

Continuons donc à étudier la vie de ces illustres personnages, et de Joseph passons à Moïse. Cet homme, le plus doux des hommes, vint au monde lorsque sa nation était cruellement opprimée par un peuple idolâtre. Délaissé par ses parents et ne les connaissant (426) même pas, il passa sa première jeunesse et fut élevé parmi des étrangers. Mais combien cette position était dure à ce jeune hébreu qui était doué d'une rare sagesse, et qui s'inquiétait peu de passer pour le fils du roi ! A ces amertumes privées se joignaient encore le spectacle de l'oppression tyrannique de sa nation. Et en effet Moïse, qui voulait mourir, et qui demandait à Dieu qu'il le rayât du livre de vie, s'il ne faisait grâce à son peuple, Moïse pouvait-il goûter les faveurs de la cour, en voyant l'horrible tempête qui sévissait contre ses frères. Car nous-mêmes venus au monde après le laps de tant de siècles, et qui n'avons aucun motif particulier de sympathies pour les Juifs, nous ne pouvons lire sans attendrissement l'édit barbare qui ordonnait la mort de tous les enfants mâles : mais la douleur de ce saint patriarche devait être d'autant plus grande qu'il était plus affectionné à son peuple, et que, témoin de tous ces maux, il était contraint d'en appeler les auteurs du nom de père et de mère, et certes, j'affirme qu'il pleura la mort de ces enfants, plus amèrement que leurs propres parents : c'est ce que prouva plus tard sa conduite, car, comme il ne put ni par ses larmes, ni par ses vives instances obtenir du roi, son père adoptif, qu'il révoquât son édit féroce et barbare, il voulut lui-même partager le malheur de ses frères. Quant à moi, j'admire sa détermination, mais ce qui m'étonne bien davantage, c'est que depuis longtemps il nourrissait en son âme le feu d'une vive affliction; comme nous le prouve le meurtre de l'Egyptien. Et en effet l'indignation qui éclate soudain par un homicide montre assez combien était extrême la douleur de l'âme. Or, Moïse eût-il jamais pris la défense de ses frères avec cette violence, s'il n'eût ressenti leurs maux plus vivement que leurs frères eux-mêmes !

Mais cet acte d'une juste vengeance calma-t-il un peu l'amertume de sa douleur, et put-il jouir, longtemps de quelque consolation? hélas dès le lendemain il eut à supporter un chagrin plus profond encore ; et il craignit même pour sa vie, en sorte qu'il se hâta de quitter l'Egypte. Sans doute il est toujours dur et pénible d'être injurié par un homme, mais que dire quand celui que nous avons obligé ne reconnaît nos bienfaits que par des injures ? Or, l'Israëlite dit à Moïse : Est-ce que tu veux me tuer, comme hier tu tuas l'Egyptien. (Exode, C'est bien alors que l'outrage devient intolérable, et que même il peut causer la mort, parce qu'à une violente affliction il joint une violente colère. Une troisième impression, non moins forte, agitait encore l'esprit de Moïse, la crainte du roi; et cette crainte le troublait au point qu'il résolut de s'expatrier. Ainsi le fils du roi prend le chemin de l'exil; et si naguère vous l'estimiez heureux d'avoir été élevé à la cour de Pharaon, comprenez maintenant que toutes ces faveurs devenaient pour ce juste une source abondante de douleurs et de tribulations. Car il n'y a point de parité entre l'homme qui, nourri dans une famille de condition privée, et exercé dès l'enfance au travail, aux voyages et à la fatigue, est contraint de subir encore les peines et les épreuves de l'exil, et celui qui, élevé dans toutes les délices d'une cour, n'a jamais connu le malheur, et se voit soudain assailli par le même genre d'infortune. Certes, si ce dernier est forcé de quitter sa patrie, il s'éloigne avec plus d'amertume que le premier. C'est ce que Moïse éprouva.

Et en effet, sorti de l'Egypte, il fut recueilli par un étranger et un -idolâtre; et ce ne lui fut pas une légère affliction que de demeurer pendant de longues années au service d'un prêtre des idoles , et d'être attaché durant quarante ans à la conduite de ses troupeaux. Or, si quelqu'un ne comprenait point tout ce qu'une telle condition avait de cruel et de pénible, je le prierai de considérer non ceux qui s'exilent et se cachent par crainte et par frayeur, mais ceux qui s'éloignent librement de leur demeure. Pour eux le départ n'est-il pas toujours pénible et ennuyeux, et au contraire la pensée du retour douce et agréable. Peut-être aussi cette existence de, Moïse, quelque troublée par la crainte, et quelque malheureuse qu'elle fût, vous paraît-elle peu digne de pitié, parce qu'elle lui prépara un heureux retour ! Eh bien! pesons ensemble, le poids de ses infortunes; ne vous arrêtez par à cette première parole de l'Ecriture : Moïse faisait paître les troupeaux; mais rappelez-vous les plaintes de Jacob à son beau-père : Moi-même je vous rendais tout ce qui m'avait été dérobé de jour ou de nuit. Le jour j'était brûlé par la chaleur, et la nuit j'étais transi par le froid, et le sommeil fuyait de mes yeux. (Gen. XXXI, 39, 40.) Car, il est bien à présumer que Moïse éprouva toutes ces diverses tribulations, et pendant plus d'années que Jacob, et (427) au milieu de plus grandes difficultés, puisque la terre de Madian, était moins peuplée et plus inculte que la Mésopotamie.

Sans doute Moïse ne se plaignit jamais; et Jacob ne l'eût point fait, s'il n'y eût été forcé, et si l'ingratitude de son beau-père ne lui eût comme arraché ses vifs reproches. Au reste, le séjour de l'exil et la nécessité de sauver sa tête suffiraient bien pour humilier notre saint patriarche. L'oiseau qui quitte son nid, se laisse prendre facilement (Prov. XXVII, 8), et l'homme qui s'éloigne beaucoup de sa patrie, est contraint de servir. Mais alors même Moïse n'était point dans une pleine et parfaite sécurité, et il tremblait pour ses jours, non moins que l'esclave qui a fui la maison d'un maître cruel, craint et appréhende d'être repris. C'est ce que nous prouve son hésitation à obéir au Seigneur, lorsqu'après un si long exil, il lui ordonnait de revenir en Egypte, et l'assurait que celui qui cherchait sa vie, était mort. (Ex. IV, 19.)

2. Moïse obéit donc, et il revint, laissant sa femme et ses enfants. Mais quels reproches, quels outrages et quelles menaces n'essuya-t-il pas de la part du roi, qui régnait alors en Egypte, et quelles paroles dures et amères de la part de ceux mêmes dont il prenait les intérêts ! Car le roi disait : Pourquoi, Moïse et Aaron, détournez-vous le peuple de ses occupations? Allez à vos travaux.. Et les Israélites disaient : Que le Seigneur voie et juge ce que vous faites; car vous nous avez rendus odieux devant Pharaon et devant ses serviteurs, et vous avez mis un glaive dans leurs mains pour nous égorger. (Ex. V, 4, 21.) Ces reproches lui étaient sans doute durs et pénibles, mais il lui était plus offensant encore de s'entendre traiter d'imposteur, quand, revenu parmi ses frères, il leur promettait les plus grands biens, la liberté et la délivrance de leurs maux. Car Pharaon loin d'adoucir pour eux le joug de la servitude en augmenta la rigueur, en sorte que celui qui espérait délivrer son peuple, et qui lui en avait fait la promesse, devenait la cause des coups et des mauvais traitements qu'on lui infligeait, et était regardé comme un traître et un perfide. Eh ! comment n'eût-il point été plongé dans la plus amère douleur en voyant que ses promesses de délivrance n'étaient suivies que d'une aggravation de peines ! il s'affligeait donc en voyant ces maux, et entendant ces plaintes; mais il ne se laissait point abattre par le découragement, et il restait ferme dans sa confiance au Seigneur, alors même que les événements, loin de favoriser ses desseins, les combattaient ouvertement.

C'est pourquoi il retourna vers Dieu, et lui dit avec larmes et gémissements : Seigneur, pourquoi avez-vous affligé ce peuple? et pourquoi m'avez-vous envoyé? car depuis que j'ai paru devant Pharaon pour parler en votre nom, il a affligé votre peuple, et vous ne l'avez point délivré. (Ex. V, 22, 23.) Telles furent ses plaintes, et comme le Seigneur lui fit de nouveau entendre sa voix, de nouveau aussi il annonça aux Israélites leur délivrance. Mais ils refusèrent de l'écouter parce qu'ils étaient accablés de travaux, et abattus par la tristesse. Les Israélites, dit l'Ecriture, n'écoutèrent point Moïse, à cause de l'angoisse de leur esprit et de leurs pénibles travaux. (Ex. VI, 9.) Certes, ce refus dut lui être bien sensible : et lorsqu'ensuite il frappa l'Egypte de diverses plaies, il se vit souvent joué par Pharaon. Mais rien ne put ébranler la fermeté de son âme. Délivré enfin des Egyptiens, et déjà se croyant;avec tout son peuple hors de leurs atteintes, il respirait à peine que soudain il retomba dans une crainte plus grave encore. Car, à la fin du troisième jour les Hébreux aperçurent tout à coup l'armée des Barbares qui s'avançait contre eux; et leur frayeur fut celle de ces esclaves fugitifs qui, sur une terre étrangère, se voient à l'improviste en face de leurs maîtres. Du moins il leur semblait que leur joie et leur délivrance n'étaient qu'un songe, puisqu'à leur réveil ils se retrouvaient en Egypte, et dans les maux de la servitude. Ou plutôt je ne sais pas si ces trois jours de liberté purent même leur paraître un songe en présence de cette épouvantable et horrible situation : car un sombre désespoir s'était répandu comme un voile épais sur les yeux de tous. Mais plus qu'aucun autre, Moïse était en proie à une vive terreur, puisque seul il avait à craindre autant les Israélites que les Egyptiens. Et en effet les uns et les autres le regardaient déjà comme un imposteur et un traître, et ils s'apprêtaient à l'attaquer, ceux-ci les armes à la main, et l'injure sur les lèvres; et ceux-là exaspérés par le désespoir et l'abattement. Mais est-il besoin de présumer par conjecture quelles furent ses tribulations et ses angoisses, lorsqu'un seul mot nous en révèle toute l'amertume. Il se taisait, et n'ouvrait pas la bouche; et Dieu lui (428) dit: Pourquoi cries-tu vers moi?  (Ex. XIV, 15.) Combien cette parole nous peint l'agitation de son cœur !

3. Mais à peine fut-il délivré de ce péril et de cette crainte, qu'il se vit en butte à de plus cruelles épreuves. Car les Israélites, pendant ces longues années qu'ils errèrent dans le désert, se montrèrent à son égard plus durs et plus inhumains que ne l'eussent été pharaon et les Egyptiens. Et cependant il était leur chef, et par lui ils jouissaient de tous les biens. Nous les voyons , en effet, le presser sans relâche , et le fatiguer par leur regret de n'avoir plus les viandes de l'Egypte. Ainsi ce peuple ingrat méprisait les bienfaits présents du Seigneur, et ne se souvenait plus de son ancien esclavage. Mais une telle conduite navrait profondément Moïse : eh ! que pouvait-il lui arriver de plus malheureux que de conduire un peuple fou et insensé? Il sut toutefois conserver sa fermeté d'âme; et s'il eût moins aimé ses frères, sa douleur eût été moins vive, parce qu'il ne se serait affligé que de ses propres maux. Mais comme il les chérissait d'une affection toute paternelle, il éprouvait un nouveau chagrin, celui de les voir offenser Dieu et commettre le péché. C'est pourquoi il s'affectait peu des injures faites à sa personne, et beaucoup de la malice qui les provoquait. Avant même que la manne leur fût miraculeusement envoyée , l'ingratitude des Hébreux avait déjà été pénible à Moïse; mais, au milieu de ces étonnants prodiges, ils ne cessèrent de montrer leur perversité , et, tout en recueillant la manne, ils faisaient éclater leurs désirs mauvais et insatiables. En vain, les fit-il changer de campement, ils murmurèrent de nouveau, et de nouveau méprisèrent les bienfaits du Seigneur. Ils péchaient ainsi chaque jour, et leur saint conducteur s'affligeait de leurs péchés bien plus qu'eux-mêmes.

Et lorsqu'ils eurent érigé le veau d'or, ils se livrèrent aux jeux et aux danses, tandis que Moïse pleurait et gémissait. Il s'offrait même à l'anathème divin, et rien ne pouvait l'empêcher d'aimer ce peuple prévaricateur. Mais parce qu'il voyait ces enfants si tendrement chéris devenir toujours plus criminels, combien sa douleur était grande et ses larmes abondantes ! Un père qui s'aperçoit que son fils unique mène une mauvaise conduite, s'en afflige profondément, quoiqu'il ne soit pas lui-même un modèle de vertu. Que n'éprouvait donc point Moïse qui regardait tous les individus de cette nation comme ses enfants, et qui les aimait d'un amour plus que paternel. Car quel père consent, comme Moïse, à périr, quoique innocent, avec un fils coupable? Moïse donc qui avait un si grand nombre d'enfants, Moïse qui avait tant d'horreur pour le mal , et tant de zèle pour le bien, quelles angoisses de coeur ne ressentait-il pas, en les voyant tous courir comme de concert vers l'abîme du vice ! Et certes si la douleur n'eût couvert ses yeux comme d'un voile épais, et si le sentiment d'une vive affliction n'eût troublé son esprit. Jamais il n'eût jeté à terre ni brisé les tables de la Loi. Mais cette sédition, direz-vous, fut bientôt apaisée. Eh ! par quelle répression ! Aussi quoique ce violent remède eût cicatrisé la blessure de son peuple, Moïse rie discontinua pas ses larmes. Et, en effet, son coeur eût été plus froid que le marbre, s'il fût demeuré insensible en voyant égorger ses frères et ses parents, et le massacre s'élever jusqu'au nombre de vingt-trois mille hommes. C'est ainsi que nous-mêmes nous n'hésitons pas à châtier sévèrement nos enfants, lorsque nous les surprenons en faute. Mais cette rigueur nous est bien pénible, et nous sommes plus affligés que les coupables.

4. Le deuil et le sang remplissaient encore le coeur de Moïse et le camp des Hébreux, lorsque surgirent de nouvelles anxiétés, car le Seigneur menaça de ne plus prendre la conduite de ce peuple, de se retirer lui-même, et d'en abandonner la direction à un ange. Or cette menace effraya tellement Moïse, que nous l'entendons dire à Dieu : Si vous ne marchez vous-même avec nous, ne nous faites point sortir de ce lieu. (Ex. XXXIII, 15.) Eh bien ! ne voyez-vous pas comme pour lui la crainte succède à la crainte, et l'affliction à l'affliction? mais ses épreuves ne s'arrêtèrent point là; et quand il eut désarmé le Seigneur, et obtenu de sa bonté la grâce de ce peuple rebelle, il se vit en proie à de nouvelles douleurs. Car les Hébreux irritèrent encore le Dieu qui venait de leur pardonner, et s'exposèrent aux plus rigoureux châtiments. Ils péchèrent donc devant le Seigneur, même après cet effroyable massacre, et ils allumèrent contre eux ces feux vengeurs qui les eussent tous consumés, si une fois encore la justice divine ne se fût laissé fléchir. Or Moïse était toujours sous le (429) poids d'une double affliction, parce qu'il déplorait la mort des uns, et que les autres ne voulaient point se corriger : en sorte que le châtiment des coupables devenait pour leurs frères comme une leçon inutile.

Et en effet, la vengeance du Seigneur était à peine calmée, que ceux qu'elle avait épargnés, se souvenant des oignons de l'Egypte, dédaignèrent toute autre nourriture, et dirent : Qui nous donnera de la chair à manger ? il nous souvient des poissons que nous mangions en Egypte, des concombres, des melons, des poireaux, des oignons et de l'ail, mais ici notre âme languit, et nos yeux ne voient plus que la manne. (Nomb. II, 5.) Ce fut alors que Moïse outré d'une telle ingratitude, et vaincu par sa profonde douleur, se résolut d'abandonner la conduite de ce peuple, et désira mourir plutôt que de vivre dans cette amère affliction; écoutons ses propres paroles : Et Moïse dit à Dieu : pourquoi avez-vous affligé votre serviteur? pourquoi ne trouvai-je pas grâce devant vous? et pourquoi avez-vous mis sur moi le fardeau de tout ce peuple? est-ce moi qui ai conçu toute cette multitude, ou qui l'ai engendrée, pour que vous me disiez : Porte-les en ton sein comme la nourrice porte l'enfant à la mamelle, et conduis-les dans la terre que j'ai promise à leurs pères? Où prendrai-je des viandes pour en donner à tout ce peuple qui pleure contre moi, et me dit: Donnez-nous de la chair à manger. Je ne puis plus soutenir seul tout ce peuple, parce que le fardeau est trop pesant pour moi. Si votre volonté s'oppose à mon désir, je vous conjure de me faire mourir, et que je trouve grâce devant vos yeux. (Nomb. II, 11-15.)

Ainsi pria Moïse qui dans une circonstance avait dit à Dieu : Si vous voulez pardonner ce péché, pardonnez-le ou bien effacez-moi du livre que vous avez écrit. (Ex. XXXII, 32) Mais alors sa vive douleur le troublait entièrement et c'est ce qui arrive quelquefois aux pères et mères lorsqu'ils sont indignés de la conduite de leurs enfants. Cependant Moïse ne cessa point, comme la suite nous le prouve, d'avoir compassion de ce peuple; et lorsqu'on voulut le tuer et le lapider au retour des espions, il ne s'échappa des mains de ces homicides que pour intercéder en leur faveur, et apaiser le Seigneur à l'égard de ceux qui attentaient à sa vie, tant il est vrai qu'il aimait ce peuple d'un amour excessif ; lui au contraire, après la mort des espions, et sous l'impression encore récente de cette grande douleur, donnait à ce saint patriarche de nouveaux sujets d'affliction, et d'abord il voulut combattre contre sa défense, et fut défait par les Amalécites. Mais avant même cette guerre, plusieurs périrent par suite de leur avidité et de leur intempérance, car les viandes, dit le Psalmiste, étaient encore dans leur bouche, quand le Seigneur en fit périr un grand nombre. (Ps. LXXVII, 34.) Cependant la vue de tant d'hommes frappés de mort n'apporta aucun terme aux douleurs de Moïse, et telle fut l'extrémité où le réduisit sa profonde affliction, qu'il désira voir périr par un genre de mort nouveau et extraordinaire ceux mêmes qu'il aimait si tendrement. Et en effet, des feux qui s'allumèrent soudain consumèrent les uns, et la terre qui s'entrouvrit engloutit les autres. Mais ne croyez pas que les victimes aient été en petit nombre, car elles dépassèrent quinze mille.

Et maintenant conjecturons quels furent envers Moïse les sentiments de leurs parents et de leurs amis. Que devait-il éprouver lui-même en voyant ces femmes et ces enfants que la vengeance du Seigneur avait rendus veuves et orphelins. Il avait encore à pleurer la mort de son frère, celle de sa soeur, et des enfants d'Aaron qui s'étaient rendus coupables de sacrilège, et avaient été consumés par les flammes. Tous ces divers malheurs suffisaient bien à navrer son coeur d'une amère affliction, quand même jusqu'alors il eût toujours été heureux, et n'eût pas connu de si rigoureuses épreuves. Mais après la défaite des Chananéens, les Hébreux, obligés de faire un long circuit, se laissèrent aller au murmure; et le Seigneur les châtia non par la peste, les feux et la terre qui s'entrouvrait, mais par des serpents qui eussent fait périr tout le'peuple, si Moïse ne se fût de nouveau présenté devant lui, et si ses prières n'eussent fléchi sa colère. Délivrés de ce fléau, et échappés aux malédictions du Prophète, ces mêmes Hébreux se précipitèrent d'eux-mêmes dans un nouvel abîme d'iniquité. Balaam, ou plutôt Dieu qui lui dictait ses paroles, même contre sa volonté, Balaam venait de les bénir, et ils péchèrent avec des filles étrangères, et se firent initier aux mystères de Béelphégor. Alors Moïse ne put supporter ni ce crime, ni cette honte, et il ordonna aux Israélites fidèles de frapper et de tuer leurs frères. Que chacun, dit-il, tue ceux (430) de ses proches qui ont été initiés au culte de Béelphégor. (Nomb. XXV, 5.) Sa conduite dans cette circonstance fut celle du médecin qui a déjà employé inutilement le fer et le feu, et qui se décide enfin à couper et brûler le membre entier.

Au reste ne croyez pas que j'énumère ici toutes les tribulations de Moïse. Il en éprouva bien d'autres, et même parmi celles dont il nous a laissé le récit, j'en omets un grand nombre. Ainsi je passe sous silence les attaques et les embûches des peuples ennemis, la longueur de la route, l'outrage qu'il reçut de sa soeur, et la punition qui lui fut infligée; mais ces diverses épreuves ne pouvaient que vivement le contrister, lui qui était le plus doux des hommes. Et néanmoins, quand on les réunirait toutes, on devrait avouer qu'il n'a pas écrit la millième partie de ses douleurs. Car si un maître qui a sous sa surveillance un petit nombre de serviteurs, rencontre chaque jour mille sujets d'irritation et de chagrin; que dût souffrir Moïse qui pendant quarante ans conduisit un peuple nombreux dans un désert où l'air et l'eau manquaient ! Que d'affaires l'accablaient chaque jour, et que de soucis et de chagrins lui occasionnaient les vivants et les morts ! Il vit en effet mourir, à l'exception de deux seulement, tous ceux qu'il avait amenés de l'Egypte, et lui-même ne mérita pas d'en introduire les enfants dans la terre promise. Il lui fut seulement donné de la contempler des hauteurs du mont Nébor, et d'en considérer l'admirable fécondité. Quant à en jouir avec les autres Israélites, il ne l'obtint pas, et il mourut en dehors de cette contrée. C'est ce dont il se plaignait lui-même aux enfants d'Israël. Le Seigneur Dieu, leur disait-il, s'est irrité contre moi, à cause de vos paroles, et il a juré que je ne passerai point au delà du Jourdain, et que je n'entrerai point dans la terre qu'il doit vous donner. Voici donc que je mourrai en cette terre, et que je ne passerai point le Jourdain. Mais vous, vous le passerez, et vous posséderez cette belle contrée. (Deut. IV, 21, 22.) Enfin sa douleur la plus grande, et celle qui l'accompagne jusqu'au tombeau, fut le pressentiment des malheurs de son peuple, le culte des idoles, la captivité et les maux innombrables par lesquels le Seigneur le châtierait. Ainsi son coeur s'affligea des souffrances présentes et des calamités que contenait l'avenir; et c'est ainsi que Moïse après avoir connu le malheur dès sa première enfance, l'éprouva durant toute sa vie, et termina ses jours dans l'affliction.

5. Quant à Josué, son successeur, on peut bien dire qu'il succéda à toutes ses tribulations; sans doute sa jeunesse le préserva de quelques-unes, mais la mort de Moïse lui amena les plus. dures épreuves. Déjà du vivant de Moïse, il avait déchiré ses vêtements, et répandu la cendre sur sa tête; et après sa mort, combien fut plus grave la cause qui le força à réitérer ces marques de douleur, et à les prolonger non quelques heures, mais tout un jour, prosterné sur la poussière. Ecoutons ses plaintes et ses gémissements. Or Josué, dit l'Ecriture, déchira ses vêtements, et demeura la face contre terre devant l'arche du Seigneur, jusqu'au soir, lui et les anciens d'Israël; et ils couvrirent leur tête de poussière; et Josué dit : Je vous le demande, Seigneur, pourquoi votre serviteur a-t-il fait passer le Jourdain à ce peuple, pour le livrer aux mains de l'Amorrhéen, et pour nous perdre? Que ne sommes-nous demeurés en deçà du Jourdain, et que ne nous y sommes-nous établis! et que dirai-je après avoir vu Israël fuir devant l'ennemi! Les Chananéens l'apprendront, et tous les habitants de la terre, et ils nous environneront, et ils effaceront notre nom de dessus la terre. (Jos. VII, 6-9.)

Ainsi pria Josué, et le Seigneur exauçant sa prière, lui fit connaître quel péché avait causé la défaite d'Israël. Alors Josué enveloppa dans le supplice du prévaricateur les parents de celui-ci, ses proches, toute sa famille, et même ses nombreux troupeaux. Et comment cet acte sévère de justice n'eût-il pas profondément troublé son âme? Car si nous ne pouvons sans une vive émotion voir exécuter des malfaiteurs qui nous sont étrangers, que dût éprouver Josué en frappant de mort ses frères et ses compagnons d'armes. Si nous ajoutons encore la fraude des Gabaonites, les soupçons des tribus d'en deçà du Jourdain, la continuité des guerres et des combats, quel courage pouvait soutenir tant d'épreuves? Sans doute il était toujours vainqueur, mais le soucis d'une nouvelle guerre troublait pour lui la joie du triomphe, et la distribution du pays entre les diverses tribus, lui occasionnait beaucoup de peine et de difficulté. Ils le comprennent, ceux qui ont été chargés de partager entre des frères même une modique fortune, ou de diviser un (431) héritage entre plusieurs copartageants. Quant aux diverses afflictions qu'éprouvèrent les Hébreux, je n'en parle point, car je ne me propose point de raconter les malheurs de chaque individu, irais seulement ceux des plus grands serviteurs de Dieu.

6. C'est pourquoi, si vous le permettez, passons sous silence le grand prêtre Héli qui irrita le Seigneur par les péchés de ses enfants, ou plutôt par sa propre négligence. Et, en effet, il fut puni bien moins parce que ceux-ci étaient prévaricateurs, que parce qu'il les avait repris trop mollement, et qu'il n'avait point vengé usez sévèrement sur eux la violation des lois de Dieu. C'est au reste ce qu'il reconnut lui-même, lorsqu'entendant les terribles menaces du Seigneur, il dit: Il est le Maître, qu'il fasse et qui est bon à ses yeux. (I Rois, III, 18.) Je passe donc immédiatement à Samuël. Elevé dans le temple dès son enfance, il fut toujours Weber et agréable à Dieu, et jeune encore il acquit une vertu si parfaite, qu'il prit rang parmi les plus illustres prophètes avant même que d'être arrivé à l'âge viril. Et cette faveur était d'autant plus grande qu'alors elle paraissait ne plus être accordée. Car en ces jours-là, dit l'Ecriture, il n'y avait point de vision manifeste, et la parole du Seigneur était rare. (I Rois, III, 1.) Or Samuël, dont les larmes abondantes de sa mère avaient obtenu la naissance, eut la douleur de voir la triste fin du grand prêtre qui l'avait élevé, et il en fut troublé et contristé comme le devait être un disciple reconnaissant et affectionné. Bientôt après il lui fallut pleurer les maux de sa nation; et ses propres enfants, devenus méchants et pervers, se portèrent à de tels excès d'iniquité, qu'ils l'affligèrent doublement et par leurs vices, et par la honte d'une conduite qui les rendait indignes de le remplacer.

A cette douleur succéda une douleur nouvelle, ou plutôt vint s'y ajouter, car la première n'était pas encore calmée. La cause en fut l'injuste demande des Israélites : demande qui plongea le Prophète dans un tel abattement, qu'il fallut que Dieu le consolât lui-même. Aussi le Seigneur lui dit-il : Ce n'est pas toi qu'ils méprisent, mais c'est moi. (I Rois, VIII, 8.) Cependant il ne discontinua point de prendre leurs intérêts, et il leur disait : Pour moi, Dieu me garde de ce péché, de cesser jamais de prier pour vous. (1 Rois, XII, 23.) Mais en voyant ceux qu'il aimait ainsi, opprimés par leurs ennemis, vaincus dans les combats et irritant la colère du Seigneur, quelle joie pouvait-il goûter? comment vivre sans larmes et sans douleur? Et lorsqu'il eut établi Saül roi d'Israël, ce ne fut pour lui qu'une suite non interrompue de regrets et de gémissements. Et, en effet, Saül contre la volonté de Dieu offrit le sacrifice, et contre son ordre exprès épargna, après sa défaite, le roi des Amalécites. Mais cette double prévarication consterna tellement Samuël, que de ce moment il ne vit plus ce prince, et qu'il ne cessa jusqu'à sa mort de s'attendrir sur lui et de le pleurer, en sorte que Dieu lui reprocha l'excès de sa douleur. Jusques à quand pleureras-tu Saül, que j'ai rejeté? (I Rois, XVI, 1.) Mais si le Prophète pleurait ainsi les malheurs de ce roi, que dût-il éprouver lorsque celui-ci fit égorger injustement tant de prêtres, et qu'il se mit pour la seconde fois à la recherche de David, voulant immoler l'homme dont il avait reçu plusieurs services et nulles injures? Combien dût-il encore s'affliger quand il le vit se mêler à une troupe de faux prophètes, et rester couché sur la terre; et, quand il entendit David se répandre contre lui en plaintes amères !

7. Mais puisque j'ai prononcé le nom de David, j'hésite si je dois vous rappeler les larmes et les continuels gémissements dont il a rempli ses psaumes, ou, vous les laissant méditer à loisir, me borner à vous raconter ses malheurs personnels. Il n'était encore qu'employé à la garde des troupeaux, que déjà il avait beaucoup à souffrir de la rigueur des saisons et de l'attaque des bêtes féroces. Nous pouvons nous en faire une idée d'après ce que j'ai rapporté de Jacob, et d'après ce qu'il raconta lui-même à Saül au sujet d'un lion et d'un ours qu'il avait terrassés. Lorsque soudain il quitta la vie pastorale pour se jeter dans la carrière des armes, il se vit exposé à la jalousie de ses frères, dont il fut péniblement affecté, mais je passe cette douleur sous silence, et je signale seulement qu'après son admirable victoire sur le géant philistin et le grand service rendu à Saül il trouva dans celui-ci un ennemi plus implacable que Goliath. Car, sans le combattre ouvertement, le roi se conduisait à son égard en véritable ennemi, affectant au dehors d'aimer sa personne, et de s'intéresser à son honneur et à sa gloire. Or, voulons-nous comprendre combien il est dur de semer des bienfaits et de (432) recueillir l'ingratitude, écoutons les plaintes d'un saint prophète qui s'écrie dans la pénible anxiété de son âme : Pourquoi le mal m'est-il rendu pour le bien? (Jérém. XVIII, 20.)

Mais en l'absence même de toute autre tribulation, il ne pouvait que lui être très-pénible de commander l'armée de Saül, et d'être suspect à ce prince qui ne fixait jamais sur lui qu'un regard hostile. Cette circonstance que David était en butte aux soupçons et aux embûches de son roi n'est pas indifférente ici, puisqu'une semblable conduite dans nos esclaves suffit pour faire le malheur de notre vie; et si nous supposons que leur haine aille jusqu'à attenter à nos jours, quelle existence pleine d'anxiété ! Cependant David supportait ces injures avec patience ; il accompagnait le prince qui voulait le faire périr, et dirigeait ses expéditions guerrières. Mais lorsqu'il se fut retiré de la cour, et qu'il eut quitté le service des camps, il n'obtint d'autre résultat que de rendre l'inimitié de Saül publique et manifeste. En sorte qu'il n'eut ni plus de repos, ni plus de sécurité. Ses craintes augmentèrent même, puisqu'il lui fallut se défendre avec quatre cents hommes contre des forces bien supérieures. Comprenez en effet dans quelle fâcheuse position se trouvait David qui sans villes, sans asile, sans alliés et sans revenus, était contraint de lutter contre un prince abondamment pourvu de toutes ces ressources, et ne pouvait se réfugier que dans les déserts et les cavernes. Il prit, il est vrai, la ville de Cailie ; mais il l'abandonna aussitôt sur l'avis du prêtre, qui l'assura que s'il y demeurait, Dieu ne le délivrerait point des mains de Saül. (I Rois, XXIII, 23.)

Or, ce prêtre était celui qui, échappé aux mains de Saül, avait annoncé l'affreux massacre des prêtres tués à Nobé ; ce fut alors que David lui dit cette douloureuse parole : Je suis coupable de la ruine de toute la maison de votre père. (1 Rois, XXII, 22.) Ainsi la présence d'Abiatar lui remettait sous les yeux cette sanglante exécution, et en le voyant, il se rappelait la mort des prêtres du Seigneur; mais ce souvenir, et cette mort dont il s'accusait lui-même lui rendaient la vie aussi amère qu'elle l'est à un criminel qui est condamné à la peine capitale. Et en effet, en dehors même de tout autre sujet de trouble et d'anxiété, cette pensée seule qu'il était la cause du massacre de tant de prêtres, suffisait bien pour percer et torturer son âme. Mais blessé par cette pensée qui nuit et jour le déchirait comme un ver rongeur, il voyait en outre se succéder perpétuellement de nouvelles plaies. C'est ainsi que Nabal l'outragea en la personne de ses serviteurs, et qu'il ne put sans une vive douleur s'entendre appeler un vagabond, un fugitif et un esclave ingrat, et lorsqu'il se réfugia auprès d'Anchus, et que feignant d'être insensé il se laissait tomber à terre, détournait les yeux, et répandait l'écume à pleine bouche, il souffrait plus cruellement que ceux qui sont réellement tourmentés par le démon, car il voyait à quelle dure extrémité le réduisait un prince qu'il avait beaucoup obligé. Il trouva ensuite quelque repos dans la cour d'un roi ennemi; mais au moment où il allait être mis à la tête de son armée, des satrapes jaloux le calomnièrent auprès de ce roi et lui firent ôter le commandement, comme à un capitaine sans valeur, et qui pourrait un jour les trahir et les perdre, Or, les satrapes des Philistins, dit l'Ecriture, s'irritèrent contre David, et ils dirent au roi : Renvoyez cet homme; qu'il retourne dans le lieu où vous l'avez établi, et qu'il ne descende pas avec nous au combat, de peur qu'il m nous trahisse dans le camp; car comment se réconciliera-t-il avec son maître si ce n'est ex lui livrant nos têtes? (I Rois, XXIX 4.)

Terrifié par ces paroles, et indigné de cet outrage, David se retira donc triste et consterné. Mais à son retour il fut en butte à de tels malheurs qu'il faillit succomber soue la douleur. Les traits qui jusqu'ici l'avaient blessé étaient sans doute si acérés que, quoique prévus, ils ne pouvaient qu'envelopper son esprit d'un sombre désespoir; mais ceux qui alors le frappèrent à l'improviste, et contre toute attente, durent lui paraître doublement cruels, et réellement intolérables. Il se retira dans ses foyers pour y jouir de quelque repos, et y trouver au milieu de ses femmes et de ses enfants, l'oubli de ses anciens malheurs, quand il apprit soudain que les ennemis avaient emmené toute sa famille en esclavage, et vit la cité entière remplie de feu et de fumée, dé sang et de cadavres; et avant même qu'il put pleurer leur sort, et verser des larmes sur leur captivité, les habitants s'attroupèrent autour de lui, plus cruels que des bêtes féroces, et cherchant chacun dans sa mort la vengeance de leurs maux. Lorsque des vents contraires tourbillonnent sur l'océan, leur conflit        soulève (433) une furieuse tempête; de même l'affliction et la crainte agitaient convulsivement l'esprit de ce juste, et le choc de ce double sentiment excitait en lui un violent orage et un affreux tumulte.

Echappé à ce péril, il put recouvrer ses femmes, ses enfants et la multitude des captifs; mais avant qu'il goutât pleinement la joie de cette victoire, la mort de Jonathas le replongea dans la plus amère douleur. Nous pouvons juger de sa profonde affliction par les plaintes qu'il fit entendre, et par cette parole : Je t'aimais comme une mère aime son fils. (II Rois,  I, 26.) Au reste, il est inutile de transcrire en son entier ce chant de deuil; et puisque David pleura la mort de Saül qui s'était fait son ennemi, qui lui avait tendu des embûches et qui mille fois avait cherché à le faire mourir, que ne dut-il pas éprouver, lorsqu'il apprit la mort de Jonathas ? il pleura donc en lui le compagnon de ses périls, l'ami dévoué qui souvent l'avait arraché aux mains de son père, le confident de ses secrets et l'homme avec lequel il avait fait alliance, et auquel il avait assuré qu'un jour il reconnaîtrait ses bienfaits.

8. Cette affliction durait encore, quand le chef de ses troupes lui occasionna un nouveau chagrin. Abner lui avait promis de le faire reconnaître par toute l'armée d'Israël, et il lui était aisé et facile de tenir sa promesse. Mais avant qu'il l'exécutât, Joab le surprit traîtreusement et le tua. Or David fut si indigné de ce meurtre, qu'au moment même il maudit Joab, et qu'en mourant il recommanda à son fils de ne point laisser impuni un si grand crime. Nous pouvons aussi apprécier sa douleur par la vivacité de ses plaintes. Car élevant la voix, dit l'Ecriture, David pleura sur le tombeau d'Abner, et il s'écria: Abner, tu n'es point mort comme Nabal; tes mains n'ont point été liées, et tes pieds n'ont point été chargés de fers; tu n'as pas eu le sort de Nabal, et tu es tombé devant les fils de l'iniquité. (II Rois, III, 32-34.) Peu de temps après, Isboseth fut tué par trahison, et David en conçut un tel chagrin qu'il pleura ce prince, et fit périr ses assassins. La troupe des aveugles et des boiteux qui occupaient la forteresse de Sion lui donna bien quelque souci, mais enfin il les chassa et vainquit également ses autres ennemis (I Rois, V, 6-8.) Alors il résolut de transporter l'arche avec un grand appareil de joie; et voilà que dans le trajet et au milieu de l'allégresse publique un grave accident vint assombrir la fête, et remplir le coeur du roi de tristesse et de frayeur car le lévite Oza ayant voulu soutenir l'arche qui chancelait, fut soudain frappé de mort par la main du Seigneur, châtiment qui effraya tellement ce prince qu'il ne consentit à ramener l'arche qu'après avoir su de quelles bénédictions elle avait comblé Obededom qui l'avait reçue.

Lorsqu'ensuite il eut appris la mort du roi des Ammonites, il agit envers son fils en homme bon et sensible, et lui envoya des ambassadeurs pour le consoler, et l'exhorter à ne point se laisser abattre par la douleur, mais ce prince ne répondit à ces prévenances d'honneur qu'en déshonorant ces ambassadeurs, qu'il renvoya ignominieusement. Cet outrage ne dut-il pas contrister fortement et agiter l'âme de David? Certes nous en avons une preuve dans la guerre dont il fut l'unique cause, guerre acharnée et qui occasionna mille embarras à David. Toutes ces vicissitudes suffiraient bien, lors même qu'on les supposerait entremêlées de bonheur, pour faire classer l'existence de ce prince au rang des plus tristes et des plus infortunées; mais les tribulations qui vont suivre sont telles qu'on peut dire que jusqu'alors il n'avait pas connu le malheur. Et en effet les souffrances de ce prince surpassent en réalité toutes celles que la scène nous retrace, et son palais vit se dérouler une suite d'attentats et de crimes qui ne se guérissaient que par de nouveaux excès.

Suivez-moi, je vous prie. Amnon est épris d'une criminelle passion pour Thamar, sa sceur. II lui fait violence, et puis la haine succédant à l'amour, il s'en ouvré à un serviteur qui chassa du palais cette princesse outragée, et la jeta sur la place publique malgré ses cris et ses larmes. Mais, à la nouvelle de ce crime; Absalon invite à un festin tous ses frères, et Amnon lui-même; et au milieu du repas, le fait assassiner par ses domestiques. Cependant un des convives que le tumulte avait empêché de bien connaître l'exactitude des faits, annonce au roi que tous ses fils ont été égorgés; et alors il s'assit sur la poussière, pleurant un massacre qu'il croyait réel. Mais quand la vérité eut été rétablie, il fit entendre contre Absalon une menace de mort que celui-ci n'évita qu'en se réfugiant dans un pays étranger où il demeura trois ans. Pendant ces trois années, David conserva son ressentiment, et jamais il n'eût (434) rappelé ce prince, si le chef de son armée n'eût adroitement fléchi sa colère. Toutefois le rappel d'Absalon n'éteignit point dans le coeur de son père le feu de la douleur, et deux ans encore, il lui fut interdit de paraître devant le roi. Enfin, après ce long intervalle, David ne put refuser à Joab d'admettre Absalon en sa présence. Mais ce prince, plein d'un amer ressentiment, et ambitieux de régner, se révolta contre son père, et le contraignit de s'éloigner et de fuir, comme déjà il y avait été forcé par Saül. Cette seconde fuite lui fut même bien plus douloureuse que la première.

Il n'était que général d'armée lorsqu'il fuyait devant Saül; mais alors, il était roi depuis plusieurs années, il avait vaincu presque tous ses ennemis, et il lui fallait quitter sa capitale, et s'éloigner à -la hâte. Ajoutez que celui qui le contraignait ainsi à fuir n'était point un étranger, ni un ennemi public, mais le fils qu'il avait engendré de son sein, comme il s'en plaignait lui-même en pleurant. Aux jours de ses premières douleurs, il était dans la vigueur de l'âge, et pouvait les supporter courageusement; mais alors il avait déjà fourni une longue carrière, et quand sa vieillesse réclamait un appui et une consolation, il ne rencontrait en ce fils coupable qu'un ennemi et un rebelle. Or, David sortait de Jérusalem accompagné de quelques serviteurs, et s'avançait nu-pieds, couvert de honte et fondant en larmes. Cette guerre était pour lui un opprobre non moins qu'un malheur. Absalon ne recula point devant des outrages dont Saül s'était abstenu. Il viola publiquement dans le palais les concubines de son père ; sa haine contre lui était si furieuse qu'il osa braver les lois de la nature et de la décence. C'est ainsi que ce prince ivre de fureur commettait aux regards de tous ce criminel attentat, comme si la guerre eût été terminée et que vainqueur il eût amené ses ennemis en captivité.

19. David s'éloignait donc triste et craintif, lorsque Siba, serviteur de Miphiboseth , qui le rencontra, augmenta encore son trouble en calomniant son propre maître, et l'accusant d'aspirer au trône. Puis vint Séméi, homme scélérat et ingrat qui l’accabla de reproches, et lui jeta des pierres. Sors, homme de sang, disait-il, et homme méchant. Le Seigneur a fait retomber sur toi tout le sang de la maison de Saül, parce que tu as usurpé le royaume et pris sa place; le Seigneur a livré le royaume aux mains d'Absalon, et il fait rejaillir sur toi ta propre malice, parce que tu es un homme de sang. (II Rois, XVI , 7, 8.) Quoique David supportât patiemment ces propos injurieux, il n'en ressentait pas moins ce qu'ils avaient d'outrageant, comme ses plaintes nous le prouvent. Néanmoins, il ne voulut point punir cet insolent, et lui permit de se retirer sain et sauf, se bornant à dire : Laissez-le me maudire, selon le commandement du Seigneur. Peut-être que le Seigneur regardera mon affliction, et me rendra quelque bien pour cette malédiction d'aujourd'hui. (II Rois, XVI, 10, 12.) On lui annonçait également l'arrivée de Chusi, et il attendait avec une inquiète sollicitude l'issue des événements. Mais dès qu'il en fut informé, il vit bien qu'il lui fallait se préparer à une guerre la plus étrange que l'on puisse concevoir, et qui a l'air d'être un conte et une fable. Et en effet, Absalon, qui était la cause de tous ces maux, qui avait soulevé cette guerre et dont la mort devait finir toutes les hostilités, Absalon, dis-je, est de la part de David l'objet des plus vives et plus pressantes recommandations. Epargnez, disait-il sans cesse aux chefs de son armée, épargnez mon fils Absalon. (II Rois, XVIII, 15.)

Mais combien était pénible une semblable anxiété ! et combien affligeante cette difficile position ! Ce prince était contraint de soutenir une guerre où la victoire et la défaite lui devaient être également pénibles. Il ne pouvait désirer la déroute des forces nombreuses qu'il mettait en campagne, et il ne souhaitait point leur triomphe puisqu'il ordonnait qu'on épargnât l'auteur de la guerre. Et quand celle. ci eut été terminée, selon les décrets divins, par la mort du parricide, tous se livraient à la joie et à l'allégresse, et seul, David se répandait en larmes et en gémissements. Renfermé dans le secret de son palais, il appelait ce fils qui n'était plus, et s'affligeait de n'être point mort à sa place. Qui me donnera, s'écriait-il, de mourir pour toi, Absalon, ô mon fils ? L'histoire nous offre-t-elle un autre exemple d'une plus triste perplexité? Lorsqu'Absalon assassina son frère, David voulait le punir de mort; et quand il se révolte contre lui plein d'une noire fureur, il commande qu'on l'épargne. Et certes, il eût longtemps pleuré ce fils rebelle, si Joab, se présentant devant lui, ne lui eût fait . sentir combien sa douleur était peu raisonnable, et par la vivacité de ses paroles ne l'eût contraint (435) à paraître, et à faire à son armée un accueil convenable. Mais alors même, ses malheurs ne cessèrent point, la division se mit dans son armée qui se sépara en deux camps; et lorsqu'il eût pu, non sans peine, et par mille caresses apaiser cette révolte, Siba se fit un parti considérable, et il fallut commencer une seconde guerre, quand la première n'était pas encore entièrement terminée. Troublé par cette nouvelle révolte, David rassembla donc ses troupes, et les envoya contre les rebelles sous la conduite de ses généraux. Ils furent vainqueurs, mais Joab attrista pour son coeur les joies de la victoire. Poussé par une noire jalousie, il assassina Amasa, qui, comme lui, était général de l'armée, qui avait ramené tout Israël sous l'autorité de David, et qui personnellement ne lui avait fait aucune injure. Or, cet attentat parut si criminel aux yeux de David, et fut si douloureux à son coeur qu'en mourant il recommanda à son fils de venger le sang d'Amasa.

Ce qui mettait le comble à toutes les infortunes de ce prince, c'est qu'il n'osait en déclarer le principe , ni l'origine. Après les maux de la guerre survint une famine générale , et quand il en eut connu la cause, il fut contraint de faire périr les fils de Saül. Car l'oracle du Seigneur déclara que c'était à cause de Saül et de ses injustices, parce qu'il avait tué les Gabaonites. (II Rois, XXI,1.) Mais rappelons-nous ici combien David pleura Saül, et nous comprendrons combien il dut lui en coûter pour livrer ses fils à la vengeance des Gabaonites. Cependant il endurait toutes ces afflictions; et chaque jour lui amenait de nouveaux malheurs. Ainsi la peste succéda à la famine, et soixante-dix mille hommes avaient déjà succombé dans moins d'un jour, lorsque, voyant l'ange qui tenait à la main une épée nue, il s'écria en gémissant : C'est moi, pasteur de ce peuple, qui ai péché et qui ai agi injustement : ceux-ci qui ne sont que les brebis, qu'ont-ils fait? que votre main se tourne contre moi et contre la maison de mon père! (II Rois,.XXIV, 17.)

Au reste, il serait impossible d'énumérer exactement toutes les tribulations que ce prince endura, car toutes n'ont pas été écrites; mais nous pouvons bien apprécier par ses plaintes et ses gémissements la grandeur de celles qui ont été omises. Ce juste en effet ne cesse de se plaindre et de gémir. Les jours de nos années, dit-il, sont soixante-dix ans, et quatre-vingts pour les forts : au delà travail et douleur. (Ps. LXXXIX, 10.) Direz-vous que le Psalmiste déplore ici plutôt les maux de tous les hommes que ses propres malheurs? vous m'accordez plus que je ne demande, et vous coupez court à toute discussion, puisque vous avouez vous-même que la vie de ce prince, comme celle de tout homme, renferme plus de tristesses que de joies. Oui, j'en conviens avec vous, David considérait et ses douleurs personnelles, et celles de tous les hommes, quand il redisait si énergiquement la parole du patriarche Jacob. Seulement celui-ci ne parlait qu'en son nom, et celui-là au nom de tout le genre humain. L'un disait : Mes jours sont en petit nombre et mauvais (Gen. XLVII, 9); et l'autre : les jours de nos années, c'est-à-dire de tous les hommes, sont soixante-dix ans: et au delà travail et douleur.

10. Mais je vous laisse, comme je l'ai dit, méditer ces choses avec soin et à loisir; et j'aborde l'histoire des autres prophètes. Ils ne nous ont, il est vrai, transmis aucun récit personnel, et néanmoins telle a été l'extrémité des maux qui les ont accablés, qu'un seul mot suffit pour démontrer que toute leur existence n'a été qu'une longue suite de douleurs. Et d'abord signalons ce qui a été commun à tous, et disons qu'ils furent cruellement tourmentés, battus de verges, sciés, lapidés, emprisonnés, passés au fil de l'épée, errants couverts de peaux de brebis et de peaux de chèvres, manquant de tout, opprimés et. persécutés pendant toute leur vie. (Hébr., XI, 37.) Mais à ces profondes afflictions se joignait une douleur plus amère encore, celle de voir que la malice de leurs persécuteurs augmentait chaque jour; cette vue leur était plus pénible que le sentiment de leurs maux personnels. Aussi l'un d'eux disait-il : Le blasphème, le mensonge, le vol, l'adultère et l'homicide ont inondé la terre; et le sang s'est mêlé au sang. (Osée, IV, 2.) Pouvait-il mieux nous dépeindre la malice des hommes, la licence de leurs pensées et le nombre effrayant de leurs vices? Un autre prophète s'écriait : Malheur à moi, parce que je suis comme un homme qui cherche des épis après la moisson, et des raisins après la vendange, lorsqu'il n'y a plus une seule grappe! (Mich. VII, 1.) C'est ainsi qu'il déplore la rareté des hommes vertueux. En un mot, tous font entendre les mêmes plaintes, et Amos, un (436) berger devenu prophète, ne se contentait pas de pleurer les crimes de ses frères: il s'attristait encore de leurs malheurs plus vivement que de ses propres afflictions. C'est pourquoi il intercédait en leur faveur, et disait : Seigneur, ayez pitié de ce peuple ! qui rétablira Jacob devenu si infirme ? Seigneur, repentez-vous de votre colère à son égard. Et toutefois il n'obtint point l'objet de sa prière, car il ajoute : Il n'en sera pas ainsi, me dit le Seigneur. (Amos, VII, 2.)

Quant à Isaïe, parce qu'il lui fut révélé que toute la terre serait dans la désolation, il ne voulut recevoir aucune consolation, et il ne cessait de pleurer disant: Laissez-moi, je pleurerai amèrement ; et ne cherchez point à me consoler. (Isa. XXII, 4.) Qui pourrait lire sans verser des larmes les diverses lamentations de Jérémie, celles qu'il a écrites séparément, et celles qu'il a répandues dans ses prophéties, et qui se rapportent à Jérusalem, ou à sa propre personne? Tantôt il s'écriait : Qui donnera de l'eau à ma tête, et à mes yeux une source de larmes. et je pleurerai nuit et jour les malheurs de ce peuple ? Et tantôt il ajoutait: Qui me donnera dans le désert une cabane de voyageur ? et j'abandonnerai ce peuple, et je me retirerai loin de lui; car tous sont adultères. (Jérém. IX, 1, 2.) D'autres fois il exhalait ainsi l'amertume de sa douleur : Malheur à moi, ô ma mère ! pourquoi m'avez-vous enfanté, moi homme de querelle, homme de discorde pour toute la terre ! Il se surprenait aussi à maudire le jour de sa naissance, disant : Maudit soit le jour où je suis né ! (Jérém. XV, 10 ; XX, 14.) Ajoutez encore la fosse pleine de vase, et les étreintes des chaînes; les coups, les embûches et les railleries continuelles, et vous conviendrez qu'il lui était comme impossible de rester ferme parmi tant de cruelles douleurs. Bien plus, lorsqu'après la prise de Jérusalem, il se vit honoré et distingué par le vainqueur, il ressentit ce traitement comme une nouvelle affliction; et ce fut alors qu'il écrivit ses plus touchantes lamentations, pleurant les morts et les exilés. D'ailleurs les malheurs qui suivirent, ne furent en rien inférieurs à ceux qui avaient précédé, puisque les restes du peuple échappés à la guerre irritèrent de nouveau le Seigneur. lis lui avaient promis que désormais ils lai obéiraient en toutes choses, et que jamais ils n'agiraient contre ses ordres; et cependant, malgré sa défense expresse, ils se retirèrent en Egypte, et y emmenèrent avec eux le prophète qu'ils contraignirent ainsi à leur tenir un langage plus sévère et plus menaçant que dans ses précédentes prophéties.

Et maintenant parlerai-je d'Ezéchiel et de Daniel ? Toute leur vie ne s'est-elle pas écoulée dans les douleurs de la captivité ? Le premier, qui endurait pour les péchés des autres le supplice de la faim et de la soif, n'avait point la permission de pleurer la mort de son épouse; et quoi de plus dur que de ne pouvoir déplorer ses propres malheurs ! J'omets que le Seigneur lui ordonna de manger un pain cuit sous la fiente d'animaux, et de rester couché sur le même côté pendant cent quatre-vingt-dix jours (Ezéch. IV, 12.) Combien d'autres épreuves pourrais-je encore rappeler ! Et en supposant même qu'il n'eût eu à subir aucun des maux que j'ai signalés, ou que j'ai passés sous silence, il suffisait à cet homme juste et saint d'habiter au milieu d'un peuple barbare et corrompu, pour que l'existence lui devînt un cruel supplice.

Daniel, il est vrai, obtint de brillants honneurs, et parut libre au sein même de la captivité. La cour fut son séjour habituel, et il devint très-puissant dans le royaume de Babylone. Cependant si nous écoutons ses prières, et si nous considérons ses jeûnes; si nous observons l'altération de ses traits et la continuité de son oraison , et si nous remarquons en faveur de qui il intercédait ainsi, nous reconnaîtrons que sa vie s'écoula également parmi les angoisses et les douleurs. A l'affliction des maux présents se joignait pour lui la terrible attente des malheurs futurs. Ces maux n'étaient pas encore arrivés, mais il avait mérité que l'esprit prophétique les dévoilât à ses regards. Il voyait donc les Juifs captifs encore à Babylone , et il était forcé d'entrevoir pour eux une seconde captivité. Jérusalem n'était pas encore rebâtie, et on lui en montrait la destruction, ainsi que la désolation du temple que devaient souiller des sacrifices impurs, et où cesserait le culte divin. C'est pourquoi il pleurait et se lamentait disant : A nous la honte du visage, et à nos rois, et à nos princes, et à nos pères, parce que nous avons péché contre vous, Seigneur. (Dan. IX, 8.)

11. Mais je ne sais comment j'ai omis, en parlant des prophètes, de signaler cet homme tout céleste, qui semblait ne plus appartenir à la terre, et vivre déjà dans les cieux, car il (437) n'avait de terrestre que la peau de chèvre qui le couvrait. Eh bien ! quelles afflictions n'éprouva pas le prophète Elie, cet homme si élevé et si admirable, si toutefois nous pouvons l'appeler un homme. Vous savez avec quelle hardiesse il parla au roi Achab, et vous n'ignorez pas qu'il fit descendre le feu du ciel, et mettre à mort les prêtres de Baal ; qu'il ferma, et qu'il ouvrit le ciel à son gré. Après tant de prodiges et de témoignages d'une entière confiance en Dieu, il fut agité d'une si vive crainte, et d'une tristesse si profonde qu'il s'écria : Seigneur, prenez mon âme, car je ne suis pas meilleur que mes pères. (III Rois, XIX, 4.) Ainsi se plaignait ce prophète qui n'a pas encore subi l'épreuve de la mort. Ajoutons qu'en traversant le désert, il s'endormit de découragement et de fatigue. Quant à son disciple, s'il recueillit le double esprit de son maître, il fut encore plus persécuté. C'est en parlant de ces deux prophètes, dont il avait énuméré les afflictions, que l'Apôtre disait : Le monde n'était pas digne d'eux. (Hébr. XI, 38.)

C'est aussi bien à propos que ma plume a écrit le nom de saint Paul. Car son souvenir suffit seul pour nous consoler; et quand ce souvenir est évoqué après celui de ces illustres modèles, quelle douleur et quelle tristesse ne peut-il dissiper? Toutefois, je juge inutile de rappeler tout ce qu'il a souffert pour la prédication de l'Evangile, la faim, la soif, la nudité, les naufrages, la solitude, les craintes, les périls, les embûches, la prison, les coups, les veilles et mille genres de mort : car si tout se réunissait pour le faire souffrir, du moins ses souffrances n'étaient pas sans quelque consolation. Mais lorsque tous les chrétiens de l'Asie se séparèrent de lui, que les Galates, jusqu'alors irréprochables dans leur foi, et si attachés à sa personne, se laissèrent séduire, et que les Corinthiens divisés entre eux, enhardirent par une molle complaisance un infâme incestueux, quelle dût être sa profonde affliction ! et de quelles ténèbres la tristesse enveloppa son âme! Au reste ce ne sont point ici de simples conjectures ; il a parlé lui-même; et il suffit de l'entendre : Il est vrai, dit-il aux Corinthiens, que je vous ai écrit dans une grande anxiété de coeur et avec beaucoup de larmes; et encore : Je crains qu'à mon arrivée Dieu ne m'humilie, et que je n'en pleure plusieurs qui, après avoir péché, n'ont point fait pénitence. (II Cor. II, 4; XII, 21.) Mes petits enfants, écrit-il aux Galates, vous que j'enfante de nouveau jusqu'à ce que Jésus-Christ soit formé en vous. (Galat. IV, 19.)

Quant aux chrétiens de l'Asie, il s'en plaint amèrement à son disciple; et comme si ce n'était pas assez de tant d'afflictions, un aiguillon fut mis dans sa chair, qui le tourmentait et l'affligeait au point que trois fois, c’est-à-dire souvent, il pria le Seigneur de l'en délivrer. (II Cor. XIII, 8.) Au reste pouvait-il respirer un seul instant, lui qu'attristait si vivement l'absence d'un frère? Je geai point eu l'esprit en repos, écrit-il aux Corinthiens, parce que je n'ai point trouvé mon frère Tite. (II Cor. II, 13.) A l'occasion de la maladie d'un autre frère, nommé Epaphras, il écrit aux Philippiens : Dieu a eu pitié de lui, et non-seulement de lui, mais aussi de moi, afin que je n'eusse pas affliction sur affliction. (Philip. II, 27.) Enfin, dans sa seconde Epître à Timothée, il se montre tout affligé des séducteurs qui lui résistent, et il dit : Alexandre, l'ouvrier en cuivre , m'a fait beaucoup de mal: le Seigneur lui rendra selon ses oeuvres. (II Tim. IV, 14.) Cet apôtre pouvait-il donc trouver même quelques courts instants de calme à sa douleur et à son affliction? Car en dehors de ces diverses tribulations qui assiégeaient son âme, mille autres causes y entretenaient une continuelle tristesse. Du reste il s'en explique lui-même en ces termes : Outre les épreuves extérieures, ma sollicitude pour toutes les Eglises est mon occupation de tous les jours. Qui est faible, sans que je sois faible avec lui? qui est scandalisé, sans que je brûle? ( II Cor. II, 28, 29.)

Or, si l'Apôtre se sentait brûlé en la personne de tous ceux qui étaient scandalisés, on peut bien dire que ce feu ne s'éteignait jamais dans son âme, car le scandale était incessant et alimentait toujours l'incendie. Lorsque des villes et des nations entières tombent parfois dans l'erreur, il était impossible, vu le grand nombres des Eglises, qu'il n'y eût pas constamment un ou deux fidèles dont la chute ne fût pour saint Paul un continuel sujet de douleur. Mais je vous accorde , si vous le voulez , que jamais aucun chrétien n'a été scandalisé , ni séparé de lui , je veux que sous ce rapport il n'ait pas éprouvé la moindre tristesse. Nous ne pourrons néanmoins en conclure qu'il ait été à l'abri de toute tribulation. Au reste lui-même est ici le (438) témoin le plus compétent : et son aveu est des plus explicites : Je souhaiterais, dit-il, que Jésus-Christ me rendît moi-même anathème pour mes frères, les Israélites, qui sont de même race que moi, selon la chair. (Rom. IX, 3.) C'est-à-dire qu'il me serait moins affreux de tomber en enfer qu'il ne m'est douloureux de voir les Israélites persévérer dans leur incrédulité. Car tel est le sens de cette parole : Je souhaiterais d'être anathème. Or, celui qui acceptait les supplices de l'enfer pourvu qu'il pût amener tous les Juifs à la connaissance de la vérité, montrait bien que n'obtenant pas l'objet de ses désirs il ne souffrait pas moins que les damnés, puisqu'il redoutait moins l'enfer pour lui-même que pour ses frères.

12. Et maintenant je voudrais que vous pussiez rapprocher de vos maux les causes diverses, et surtout la grandeur de ceux qui frappèrent ces illustres saints. Ce rapprochement vous convaincrait que leurs douleurs ont surpassé les vôtres. Oui, vous demandez s'ils ont été plus affligés que vous. Or, l’étendue de l'affliction se mesure non-seulement par la cause qui la produit, mais encore par les paroles et les effets. Car pour plusieurs une simple perte d'argent a été plus douloureuse que ne peut l'être votre état, mon cher Stagire. C'est ainsi que par désespoir, quelques-uns se sont noyés, et que d'autres se sont pendus. Il en est même qui ont perdu la vue à force de pleurer. Certes il semble au premier abord qu'il doive nous être plus facile et plus aisé de perdre nos richesses que d'être tourmenté par le démon. Et cependant plusieurs qui ont triomphé de cet esprit mauvais, ont succombé sous la perte de leur argent. Au reste n'appréciez point leur douleur d'après vos propres dispositions; et parce que vous méprisez les richesses, ne croyez pas que tous partagent vos sentiments. Car la ruine de leur fortune en a conduit plusieurs à la folie et aux derniers excès.

Mais si rien de semblable ne peut abattre une âme forte et généreuse; une perte d'argent sera plus sensible à un esprit faible, à un homme tout mondain. Et pourquoi? parce qu'il n'y a point de comparaison entre toujours craindre la faim et endurer vos souffrances pendant quelques jours. Car leur intensité s'épuise bientôt, comme celle de la fièvre, du froid et de tout péril imminent; et il est vrai qu'elles durent moins longtemps que ces divers maux. Mais, direz-vous, elles les surpassent en violence. Je pourrais vous répondre par (exemple de plusieurs malades que l'ardeur de la fièvre secoue plus violemment que le démon n'agite le corps des possédés. Quant à la crainte de manquer du nécessaire, elle est un ver rongeur qui déchire sans cesse l'âme du pauvre. Et pourquoi ne citer que l'indigence? Si je voulais énumérer toutes les calamités qui pèsent sur l'humanité, vous vous joindriez à moi pour rire peut-être de vos douleurs et de vos plaintes. Au reste il me serait impossible de les énumérer exactement et même d'en indiquer une faible partie, car je ne les connais point toutes, et lors même que je les connaîtrais, le temps me ferait défaut. D'ailleurs les quelques exemples que je vous citerai, suffiront pour vous faire comprendre ceux que j'omettrai.

Reportez donc votre souvenir sur Démophile, ce vieillard, notre intime ami, cet homme issu d'une noble et illustre famille. Depuis quinze ans il ne peut se donner aucun mouvement. On dirait un cadavre; et la vie ne se manifeste en lui que par un tremblement convulsif, la parole et le sentiment de ses maux. Du reste, il vit dans une extrême pauvreté, et il n'a pour le servir qu'un jeune homme, bon sans doute, et dévoué à son maître, mais qui ne saurait beaucoup adoucir ses douleurs. Car il ne peut enrichir son indigence ni arrêter l'agitation de ses membres; et tous ses soins se bornent à le faire manger et boire, et à le moucher, puisque ses mains lui refusent ces divers services. Telles sont depuis quinze ans les souffrances de Démophile, et il me rappelle le paralytique de trente-huit ans.

Je vous citerai encore Aristoxènes de Bithynie. Il n'est point comme notre ami, perclus de tous ses membres, mais il est en proie à une langueur beaucoup plus fâcheuse qu'une paralysie. Car il ressent dans le bas ventre des tranchées et des douleurs pires que toutes les tortures. Tantôt ce sont des élancements aigus qui le percent comme d'un fer acéré, et tantôt c'est une inflammation générale qui le brûle comme un feu dévorant. Nuit et jour il est si violemment agité, que ceux qui ne connaissent pas le genre de sa maladie le prennent pour un fou. Et en effet, sous l'étreinte de la douleur ses yeux se détournent, ses mains se crispent, ses pieds se roidissent et sa langue se contracte. D'autres (439) fois quand l'usage de la voix lui est revenu, il jette les hauts cris et il gémit plus qu'une femme en mal d'enfant. Aussi arrive-t-il souvent que ceux qui ont des malades, même éloignés de sa maison, et dont ses cris redoublent l'insomnie, envoient se plaindre de ce qu'il fait empirer leur état. Or, ces reproches sont comme continuels et se renouvellent fréquemment le jour et la nuit. Ajoutez que six années entières se sont déjà écoulées depuis qu'il est affligé de cette complication de maux, et qu'il n'a ni serviteur qui lui donne quelque soin, parce qu'il est pauvre; ni médecin qui puisse le consoler, parce que cette maladie est au-dessus de la science et de l'art. Et en effet, lorsqu'il était riche, plusieurs l'ont traité, mais tous inutilement.

Enfin ce qui lui est le plus sensible, c'est qu'aucun ami ne veut le voir. Tous l'ont abandonné, même ceux qu'il avait le plus obligés et si par hasard quelqu'un pénètre dans son humble demeure, aussitôt il se retire, tant est grande l'infection d'un logis dont personne ne prend soin. Il n'a en effet auprès de lui qu'une servante qui le sert autant que peut le faire une femme, seule et obligée elle-même de gagner sa vie. Le démon peut-il donc vous éprouver aussi cruellement? Mais en supposant qu'il supporte courageusement son état, que ne doit-il pas ressentir lorsqu'il se voit retenu au lit depuis tant d'années, et qu'il calcule ces dépenses inutiles qui l'ont réduit à une extrême pauvreté ! Ajoutez encore le mépris de ses anciens amis, le manque de soins et de serviteurs, et, ce qui vous est le plus pénible, la perspective de ne pouvoir guérir et même la certitude que ses maux ne finiront qu'avec sa vie et son dernier soupir. Au reste c'est ce que lui promettent et la violence de la maladie et ses progrès incessants.

13. Mais comme je pourrais vous fatiguer en prolongeant cette énumération de douleurs et de misères, demandez à l'administrateur de l'hospice la permission d'en visiter les salles. Vous y verrez le principe et la cause de toutes les maladies, de nouveaux genres d'infirmités, et la source comme le sujet de toutes nos tristesses. Transportez-vous ensuite à la prison, et après avoir examiné toutes choses avec soin, rendez-vous aux bains publics. Là, sous les portiques, vous trouverez couchés sur le fumier et la paille, qui leur servent d'abri et de vêtements, une multitude de pauvres, nus, gelés, malades et affamés. Leur vue seule, le tremblement de leurs membres, et le bruit de leurs dents qui s'entre choquent, excitent la pitié des baigneurs. Souvent ils ne peuvent ni élever la voix pour demander aumône, ni tendre la main pour la recevoir, tant la violence du mal les a brisés. Mais poursuivez votre route, et arrivez jusqu'à l'hôpital des incurables , qui est aux portes de la cité : certes vous conviendrez qu'en comparaison des misères qui s'y réunissent, votre état est un port tranquille. Faut-il vous montrer ces hommes couverts d'une lèpre hideuse, et ces femmes dévorées par un cancer. Ces deux maladies sont à la fois longues et incurables; et dès que quelqu'un en est atteint, ses concitoyens l'éloignent, et lui défendent de fréquenter les bains, le forum, et tout lieu public dans l'intérieur de la cité. Cette séquestration devient même d'autant plus affreuse, que ce malheureux ne peut s'assurer que le pain ne lui manquera pas. Dois-je encore citer ceux qui trop souvent sont injustement condamnés aux travaux des mines? car eux aussi sont plus infortunés que l'homme possédé du démon.

Vous ne le croyez pas, et je ne m'en étonne point, car nous ne pesons pas les maux des autres dans la même balance que les nôtres. Nous jugeons des premiers par l'oeil et la parole, et des seconds par l'expérience, le sentiment et une sympathie toute personnelle. C'est pourquoi nous les trouvons beaucoup plus graves et intolérables, quoiqu'en réalité ils soient plus légers et supportables. Celui-là seul qui en serait entièrement exempt, qui les analyserait avec soin, et qui les étudierait dans leurs nombreuses victimes, pourrait en porter un jugement sain et équitable. Mais toutes ces maladies, direz-vous peut-être, n'attaquent que le corps, tandis que mon état affecte l'âme qui est notre plus précieux trésor. Eh bien ! c'est sous ce rapport même que je trouve votre condition meilleure. Car l'esprit mauvais respecte votre corps, et se contente d'agiter votre âme pendant quelques instants. Au contraire, les divers maux que j'ai énumérés, prennent, il est vrai, naissance dans le corps, mais ne s'y fixent point entièrement, et font pénétrer leur venin jusqu'à l'âme qu'ils tourmentent nuit et jour par le double aiguillon de la douleur et de la tristesse. Aussi l'auteur des Proverbes nous dit-il : Que le vinaigre ne (440) convient point à une plaie vive, et que la maladie qui attaque le corps bouleverse le coeur. (Prov. XXV, 20.)

Ne m'objectez donc plus que ces maux extérieurs naissent de la chair, mais prouvez qu'ils n'étendent point jusqu'à l'âme leur influence délétère. C'est ainsi que la peste tue le corps, quoiqu'elle s'engendre en dehors de lui, et que le venin du serpent qui se forme en son corps, nous devient également mortel. Il en est de même de ces diverses maladies : elles naissent de la chair, et inoculent à l'âme leurs émanations pestilentielles. D'ailleurs une profonde tristesse nous est bien plus nuisible que toutes les attaques de l'esprit mauvais; et comme c'est par cette tristesse qu'il nous surmonte, dissipez-la, et il sera impuissant à vous blesser. Mais comment chasser cette noire mélancolie, me direz-vous? et moi, je vous demanderai quels sont donc les obstacles qui s'y opposent. Si vous aviez commis quelqu'un de ces crimes qui nous excluent du royaume des cieux, l'adultère, ou l'homicide, vous auriez sujet de vous attrister et de pleurer; et nul ne vous en blâmerait. Mais puisque par la grâce de Dieu, vous êtes bien éloigné d'avoir ainsi péché, pourquoi vous affliger inutilement?

Le Seigneur a voulu que la tristesse fût une des passions de l'homme, non pour qu'il s'y abandonnât inconsidérément, et à la moindre contrariété, mais pour qu'il en retirât de précieux avantages. Eh ! comment les obtenir ? en ne nous attristant que pour des raisons légitimes. Or, ce n'est point l'adversité, mais le péché seul qui doit provoquer cette tristesse; mais l'homme pervertit cet ordre et confond les temps : il multiplie donc ses péchés et n'en conçoit aucune douleur; et dès qu'il reçoit, n'importe de qui, le moindre désagrément, il se décourage, il n'a plus d'énergie, et il ne désire que d'en être délivré, même au prix de sa vie.

14. La tristesse est donc une passion non moins grave et fâcheuse que la colère et la volupté; et elle amène les mêmes résultats, lorsque nous n'en usons point selon les règles de la raison et de la prudence. C'est ainsi que le médicament qu'ordonne le médecin, s'il est administré à contre-temps, et pour une maladie tout autre, loin de guérir le malade, ne fait qu'aggraver son état. Tel est aussi l'effet que produit infailliblement une tristesse inconsidérée; car elle est un remède violent et corrosif qui tend à purifier notre âme de ses souillures : remède très-utile, quand le pécheur est d'un caractère paresseux et délicat, et qu'il, est comme accablé par le poids de ses péchés. Mais donnez-moi un courage viril, ardent à la lutte, exercé aux combats, oppressé par la douleur et éprouvé par mille afflictions, cette, même tristesse ne peut que lui nuire beaucoup, loin de lui être salutaire; car elle affaiblira ses forces, et le disposera à être facilement vaincu. C'est pourquoi l'Apôtre s'adressant à des chrétiens fermes et valeureux, leur écrivait : Réjouissez-vous dans le Seigneur :je vous le dis de nouveau, réjouissez-vous. (Philip. IV, 4.) Mais lorsqu'il écrit à des chrétiens lâches et remplis de vanité, il leur dit : Et vous êtes encore enflés d'orgueil ! et vous n'avez pas été plutôt dans les pleurs! (I Cor. V, 2.)

Ainsi le pécheur, qui est comme tout bouffi par le nombre et la malice de ses fautes, doit recourir à la tristesse pour dégager son âme et la ramener à un meilleur état. Mais pourquoi celui qui est dans de bonnes conditions de grâce et de vertu, et qui se maintient dans cet heureux état, chercherait-il à le compromettre par une tristesse inconsidérée ? Car la tristesse est par elle-même une affection si âcre et si mordante, que, même employée dans un cas de nécessité, elle devient extrêmement nuisible, dès qu'on en prolonge la durée. C'est ce que l'Apôtre craignit pour l'incestueux de Corinthe. Aussi, dès qu'il eut appris qu'il en avait éprouvé un salutaire effet, il s'empressa de la dissiper, et il en donne cette raison : De peur, dit-il, qu'il ne soit accablé par une trop grande tristesse. (II Cor. II, 7.) Or, si l'excès de la tristesse peut perdre ceux mêmes auxquels elle a d'abord été nécessaire, que ne fera-t-elle pas à l'égard de ceux qui sans aucun motif s'y livrent volontairement? Je le sais bien par ma propre expérience, me direz-vous : mais comment dissiper la sombre mélancolie de mon âme? Eh ! croyez-vous donc la chose si difficile, mon cher ami ? Si votre tristesse était une passion forte et violente, comme l'amour de la créature, la tyrannie de la vaine gloire, ou toute autre affection impétueuse, il vous serait moins aisé de la surmonter, et vous auriez raison de douter du succès. Cependant, il n'est pas impossible, quand on a été pris à de tels piéges, de s'en échapper, mais il faut avouer que la chose est bien difficile. Et pourquoi? (441) parce que le plaisir vient fortifier ces piéges et les rendre plus dangereux. Il nous enlace en de nouveaux liens : en sorte que la première difficulté est de persuader à un esprit ainsi garrotté, qu'il doit vouloir et souhaiter sa délivrance. Nous devenons alors semblables au malade qui, au lieu de se guérir du prurit de gale, se complairait dans son mal, et l'entretiendrait volontairement.

Au reste, il est très-utile pour dissiper la tristesse de s'en affliger fortement. Car dès qu'un fardeau nous pèse, nous cherchons à nous en débarrasser. Mais que faire si, malgré tous ses efforts, on ne peut y parvenir? ne point se décourager et l'on y réussira bientôt. Il n'est, en effet, pour le chrétien que deux causes légitimes de tristesse : ses propres péchés et ceux de ses frères. Mais puisque ce double motif est étranger à votre noire mélancolie, pourquoi vous rendre vous-même inutilement malheureux? Eh ! d'où savez-vous que mon état n'est point une punition de mes péchés? L'assertion me paraît évidente, et toutefois, pour le moment, je ne m'y arrête pas. Au contraire, j'admets pour le moment avec vous, et je me tiens pour convaincu que cet état est un châtiment de vos fautes, et je dis que même à ce point de -vue, il ne peut vous causer ni tristesse, ni douleur. Vous devez, au contraire, vous réjouir d'expier ici-bas vos péchés, afin de n'être point condamné avec le monde. Oui, celui qui s'attriste non parce qu'il souffre , mais parce qu'il a offensé Dieu, s'attriste avec raison. Car le péché nous éloigne de Dieu, et nous rend ses ennemis, tandis que la souffrance nous réconcilie avec lui, et le dispose à nous pardonner et à se rapprocher de nous.

Et maintenant j'affirme que votre état n'est point une punition de péchés antérieurs, mais une épreuve qui doit augmenter vos mérites et embellir votre couronne. Sans doute on ne pourrait s'arrêter à cette pensée, si vous eussiez passé d'une vie criminelle et licencieuse à l'austérité de la vie monastique. Si Dieu ne châtiait que pour porter à une sincère conversion les pécheurs qui persévèrent dans leurs égarements, votre état serait de sa part un châtiment inutile. Le Seigneur est si éloigné de nous punir, lors même que nous le méritons le plus, et que nous avons le plus grand besoin de nous convertir, qu'il se contente de paroles sévères et de menaces. C'est ce qu'il est facile d'observer à l'égard des Israélites et des Ninivites. Dès qu'ils firent pénitence , Dieu se hâta de suspendre le châtiment, et même de retirer ses menaces. Car il veut nous épargner la souffrance bien plus que nous ne le voulons nous-mêmes; et nul n'est aussi indulgent pour lui-même que le Seigneur envers nous tous. Ainsi le Dieu qui menace seulement de parole les pécheurs invétérés, et ne les punit pas, et qui prend soin de les rassurer dès qu'ils se repentent, tiendrait à votre égard une conduite toute différente. Vous qui avez donné tant de preuve de religion, de vertu et de probité, il se plairait à vous laisser sous le poids de ces effrayantes menaces, et même il les réaliserait par de cruelles souffrances ! Qui pourra jamais le croire ? Sans doute, si votre conduite dans le monde eût été mauvaise et vicieuse, on pourrait le supposer ; mais, sans être aussi édifiante qu'aujourd'hui, elle brillait par la vertu et la pureté. C'est pourquoi il est évident pour moi que votre état ne vous est qu'une matière de mérites et un accroissement de gloire.

Telles sont donc, je le répète, les pensées qui doivent vous occuper, et pour dissiper entièrement votre tristesse, joignez aux raisonnements une prière assidue. C'est par le fréquent emploi de ce double remède que David, cet homme grand et admirable, apaisait ses douleurs et consolait ses chagrins. Tantôt il priait, disant : Les afflictions se sont multipliées au fond de mon coeur; délivrez-moi des maux qui m'accablent; et tantôt il s'adressait à lui-même ce pieux et religieux raisonnement : Pourquoi es-tu triste, ô mon âme, et pourquoi me troubles-tu ? Espère dans le Seigneur, car je le louerai encore. (Ps. XXIV, 17; XLII, 5.) Il revenait ensuite à la prière, et s'écriait : Seigneur, laissez-moi, afin que je respire avant que je m'en aille, et que je ne sois plus; et puis il s'encourageait encore par ces paroles : Qu'y a-t-il pour moi dans le ciel? Et hors de vous, Seigneur, qu'ai -je voulu sur la terre? (Ps. XXXVIII, 14; LXXII, 25.) Nous lisons aussi que Job ne répondait aux insinuations diaboliques de sa femme que par ce raisonnement : Pourquoi parlez-vous comme une femme insensée? si nous avons reçu les biens de la main de Dieu, ne supporterons-nous pas les maux qu'il nous envoie? (Job, II, 10.) II avait également recours à la prière; et le bienheureux Paul offrait aux chrétiens affligés et persécutés ce double secours comme une armure forte et puissante. Si vous n'êtes point châtiés, leur disait-il, vous (442)  êtes donc des enfants adultères, et non de vrais enfants. Car quel enfant n'est pas châtié par son père? Au reste Dieu est fidèle, et il ne permettra pas que vous soyez tentés au-dessus de vos forces. Et il est juste devant Dieu qu'il rende l'affliction à ceux qui vous affligent, et qu'il vous donne le repos à vous qui êtes dans la tribulation. (Hébr. XII, 8, 7; ! Cor. X, 13;  II Thes. I, 6, 7.)

Si vous savez donc, vous aussi, recourir à ces puissants moyens de salut, et vous en revêtir comme d'une armure invulnérable, vous repousserez par le raisonnement les traits de la tristesse, et, par vos prières et celles de vos amis, vous vous entourerez comme d'un puissant rempart, en sorte que vous recueillerez promptement les heureux fruits de cette méthode. Bien plus, vous y gagnerez, et de supporter avec courage votre état présent, et de puiser dans vos épreuves mêmes la force de ne plus succomber désormais sous le poids d'aucune adversité.

 

(Traduit par l'abbé J. DUCHASSAING.)

.

Bravo à  http://www.abbaye-saint-benoit.ch/bibliotheque.htm pour l'édition numérique originale des oeuvres complètes de Saint Jean Chrysostome - vous pouvez féliciter le père Dominique qui a accompli ce travail admirable  par un email à portier@abbaye-saint-benoit.ch  pour commander leur cd-rom envoyez  11 Euros  à l'ordre de Monastère saint Benoit de Port-Valais Chapelle Notre-Dame du Vorbourg CH-2800 Delémont (JU)
www.JesusMarie.com