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Saint Jean Chrysostome
Homélies sur Lazare

HOMÉLIES SUR LAZARE.
 

PREMIÈRE HOMÉLIE. PRÊCHÉE A ANTIOCHE LE LENDEMAIN DES CALENDES.
 

AVERTISSEMENT ET  ANALYSE.

 

Le titre de la première homélie sur Lazare : Discours prêché à Antioche le lendemain des Calendes, nous apprend à quelle époque de l'année et en quel jour elle fut prononcée; l'exorde lui-même nous en fournit une claire indication: «La journée d'hier était une fête de satan ; vous en avez fait une fête de la grâce; après avoir écouté avec bonne volonté nos instructions... etc. » On peut conclure de ces textes que la première homélie sur Lazare fut prêchée le deuxième jour de janvier, après la fête des Saturnales, justement appelée fête de satan, puisque, ce jour-là, une très-grande partie du peuple se livrait à l'ivrognerie, aux danses; aux jeux, aux festins et à la débauche. — Il paraît qu'elle fut prononcée la même année que l'homélie sur les Calendes dans laquelle le saint Docteur s'éleva si vigoureusement contre les débordements des moeurs et contre la coutume satanique des saturnales; il y fait allusion dans l'exorde de la première sur Lazare... Mais quelle est précisément cette année? — Voilà ce qu'il est impossible de marquer avec quelque probabilité , ainsi que nous l'avons dit dans l'avertissement de l'homélie précédente.

Les homélies sur Lazare ont été prononcées à la suite l'une de l'autre, à quelques jours d'intervalle. — Le cours en fut interrompu par les fêtes de saint Babylas et des saints martyrs Juventin et Maximin, dont les panégyriques retardèrent de plusieurs jours la quatrième homélie sur Lazare : Saint Jean Chrysostome lui-même en avertit dans l'exorde de celle-ci. — Mais il ne faut pas confondre le panégyrique de saint Babylas dont il est ici question avec le long traité sur saint Babylas et contre les paiens

Fronton-le-Duc a noté cette observation en marge de son édition. — A propos de l'homélie sur saint Babylas et du livre qui y est annexé, nous dirons que ce livre ne fut jamais lu en lecture publique dans les assemblées chrétiennes et qu'il ne put l'être à cause de sa longueur.

La traduction latine des quatre premières homélies sur Lazare est d'Erasme : les bénédictins l'ont corrigée en quelques endroits. L'orateur félicite ses auditeurs de ne s'être point livrés aux désordres du jour des étrennes, et d'en avoir fait un jour de réjouissances spirituelles. — Plusieurs cependant sont passés de l'église- au cabaret, ils ont môme tourné son zèle en ridicule. — Saint Jean s'élève contre eux avec force. — Leurs railleries ne l'empêcheront pas de dire la vérité et de s'opposer aux désordres. — La conduite de Jésus-Christ à l'égard de Judas, qu'il ne cessa d'avertir et de combler de biens pour le rappeler à son devoir, lui paraît être le modèle de celle que nous devons garder envers les pécheurs. — Sort bien différent réservé dans l'autre vie à ceux qui vivent dans la mollesse et les plaisirs et à ceux qui passent leur existence dans la pauvreté et la souffrance. — Parallèle de Lazare et du mauvais riche. — Le repas d'un chrétien doit être suivi de la prière et de la lecture des Livres saints donc nécessité de manger et de boire avec sobriété.

 

 

1. La journée d'hier était une fête de satan; vous en avez fait une fête spirituelle, en écoutant avec une rare bienveillance nos paroles, en passant ici la plus grande partie du jour, en vous enivrant de cette ivresse qui est remplie de sage sobriété , en formant un choeur en compagnie de saint Paul. Double profit pour vous ! D'une part, vous vous êtes abstenus de ces danses ignobles auxquelles se livrent les gens pris de vin; de l'autre, vous avez tressailli de ces tressaillements spirituels que donnent à l'âme la beauté de l'ordre et de la paix; vous avez bu à cette coupe quine verse pas des flots de vin, mais d'où déborde l'enseignement spirituel; vous êtes devenus, sous l'influence du Saint-Esprit, comme des harpes et des lyres; et, pendant que tant d'autres dansaient et chantaient en l'honneur du diable, vous, rassemblés (458) en ce lieu, vous offriez vos cours à Dieu comme des instruments mélodieux, vous permettiez à l'Esprit-Saint d'en faire vibrer les cordes secrètes et d'animer vos âmes du souffle de sa grâce. Un concert harmonieux s'est élevé de cette enceinte pour réjouir, non-seulement les hommes, mais encore les puissances célestes.

Allons donc ! aujourd'hui encore, nous devons armer notre parole pour livrer un assaut à ces habitudes de vie souillée et dissolue dénonçons publiquement ces gens qui y consument leurs jours; non pas pour les couvrir de honte, mais pour les sauver de la honte; non pas pour les charger d'ignominie, mais pour les corriger; non pas pour les livrer à la risée publique, mais pour les débarrasser de la dérision infâme qui s'attache à eux et pour les arracher des mains du démon : car, consacrer ses journées à l'ivrognerie, à la gourmandise, ii la débauche, c'est se réduire sous le joug tyrannique de satan. Puissent nos paroles leur être utiles ! Si, après nos admonestations, ils persévèrent dans leurs vices, nous ne cesserons pas pour cela de leur donner les conseils de la sagesse : de même que les sources ne laissent pas que de couler lors même que personne ne vient s'y abreuver, ni les ruisseaux de répandre leurs eaux lors même que personne ne vient y puiser, ni les fleuves de poursuivre leur cours lors même que personne ne vient y boire; de même faut-il que le prédicateur accomplisse toujours son ministère lors même que personne ne vient en profiter.

Voici en effet la loi que Dieu, dans son amour pour les hommes, nous a imposée, à nous qui sommes chargés du ministère de la parole sacrée : ne nous lasser jamais de faire tous les efforts possibles et ne garder jamais le silence soit qu'on vienne nous écouter, soit qu'on passe sans nous entendre. Autrefois le prophète Jérémie annonçait aux Juifs les menaces divines et leur prédisait les nombreuses calamités qui les attendaient; bafoué par ses auditeurs et tourné chaque jour en dérision, il songeait à renoncer à un pareil ministère; blessé ,fis ses plus vifs sentiments d'homme, il ne pouvait plus supporter les moqueries et les outrages. Ecoutez-le exprimant ce qu'il éprouve : Je suis devenu, s'écriait-il, l'objet de railleries moqueuses ,tout le long du jour : j'ai dit que je ne parlerai plus et que je ne prononcerai plus le nom du Seigneur. Mais voilà qu'il s'est allumé en moi comme un feu ardent qui me dévore les entrailles; je tombe tout en langueur, je n'en puis plus. (Jérém. XX, 7.) Que signifient ces paroles ? J'ai voulu, dit-il, cesser mes prédictions, parce que les Juifs ne m'écoutaient pas; mais à peine ai-je conçu cette pensée, que la grâce énergique de l'Esprit-Saint fit irruption dans mon âme comme un incendie, embrasant mes entrailles, me consumant et nie dévorant jusqu'à la moelle des os, de telle sorte due je n'ai pu résister à la violence de cet embrasement. Si le Prophète, qui était en butte aux dérisions, aux avanies, aux outrages chaque jour renouvelés, fut frappé d'un pareil châtiment pour avoir seulement conçu la pensée de se taire, quelle indulgence mériterons-nous, si, n'ayant rien à souffrir de semblable, nous laissons abattre notre courage par l'indifférence insouciante de certains auditeurs, et si nous désertons l'enseignement sacré alors que tant d'âmes font preuve de bonne volonté ?

2. Ce n'est pas pour me consoler et me flatter que je parle ainsi : j'ai mis dans mon coeur la volonté de remplir le ministère de la parole tant que j'aurai un souffle de vie, tant qu'il plaira à Dieu de me laisser en ce monde, la volonté de faire mon devoir, qu'on m'écoute ou non. Mais il y a des gens qui se plaisent à casser, si je l'ose dire, les bras aux autres; qui, non contents de ne rien faire eux-mêmes pour rendre leurs frères meilleurs , s'efforcent de glacer par leurs sarcasmes et leurs moqueries le zèle et la ferveur des autres; qui sont toujours à dire: « Assez de conseils, assez d'admonestations ! Personne ne vous écoute ! Cessez donc de vous occuper de ce monde-là! » Puisqu'il y a des gens qui parlent de la sorte,  je veux expulser d'une foule d'esprits ce sentiment détestable et inhumain , cet artifice diabolique; je veux m'en expliquer tout au long dans ce discours. Hier même, je le sais, ces propos ont été tenus par plusieurs d'entre vous, qui, voyant certaines gens passer leur journée au cabaret, s'écriaient en plaisantant et en ricanant « En voilà que le sermon a bien persuadés! Personne ne met plus les pieds au cabaret; tous sont devenus des modèles de sobriété ! »

Que dites vous là, mon ami? Vous ai-je promis de prendre en un seul jour tous les poissons dans mon filet? Je n'en aurais gagné que dix, que cinq, qu'un seul , ne serait-ce pas assez pour m'encourager ? Mais j'ajoute quelque chose de plus fort : j'accorde que mes paroles (459) n'ont pas persuadé un seul homme; bien qu'il soit impossible que la parole soit semée dans tant d'oreilles attentives sans rapporter aucun fruit, je l'accorde pourtant et je dis que, même dans ce cas, la parole ne reste pas stérile pour moi.

Plusieurs, dites-vous, sont entrés au cabaret oui, mais ils n'y sont pas entrés avec leur impudence accoutumée, mais le souvenir de mes discours, de mes reproches, de mes réprimandes les poursuit jusqu'à leur table; ils se les rappellent, et ils rougissent, et ils ont dans le coeur la honte d'eux-mêmes. Avoir honte de soi, condamner intérieurement ses propres actions, voilà le commencement d'une excellente conversion et du salut. — Mais j'obtiens encore un autre profit qui n'est pas moindre lequel? celui d'avoir rendu plus graves et plus recueillis encore ceux qui déjà étaient sages, et de leur avoir prouvé qu'ils ont pris le meilleur de tous les partis en résistant aux entraînements de la foule. Si je n'ai pas relevé les infirmes, du moins j'ai rendu plus vigoureux ceux qui ont la santé; si je n'ai pas retiré certains mauvais sujets de leurs vices, du moins j'ai rendu plus vigilants ceux qui pratiquent la vertu. J'ajouterai une troisième raison : si je ne persuade pas aujourd'hui, peut-être persuaderai-je demain; si ce n'est demain , ce sera le surlendemain ou le jour d'après. Celui qui écoute aujourd'hui la parole et qui lui résiste, peut-être l'écoutera-t-il demain et il la recevra; s'il la dédaigne aujourd'hui et demain, peut-être lui ouvrira-t-il dans quelques jours un coeur docile. Quelquefois le pêcheur, après avoir traîné tout le jour son filet, se dispose, vers le soir, à quitter la plage, lorsque tout à coup il prend le poisson, qui, tout le jour, lui a échappé, et il s'en va joyeux. S'il nous fallait demeurer dans l'oisiveté et renoncer à toutes les entreprises à cause des chances fâcheuses qui nous menacent continuellement, il n'y aurait plus de vie pour nous; l'ordre matériel tout entier, aussi bien que l'ordre spirituel, tomberait en ruine. Si le laboureur abandonnait sa culture à cause d'une ou deux ou plusieurs mauvaises saisons, nous ne tarderions pas à mourir tous de faim. Si le navigateur renonçait à la mer à cause d'une ou deux ou plusieurs tempêtes, la navigation serait bientôt supprimée et avec elle tous les avantages qu'elle procure à la vie humaine. Passez en revue tous les arts l'un après l'autre: si vous leur appliquez la règle que vous nous indiquez et que vous nous conseillez, tout périra bientôt, et la terre désolée n'aura plus d'habitants. Tout le monde sait cela : aussi, après avoir manqué une fois, deux fois, plus souvent encore le succès des entreprises auxquelles on s'applique, on y revient toujours avec le même entrain.

3. Nous aussi, mes frères, sachons ce que l'on sait dans le monde, et ne disons plus, ne crions plus : « A quoi bon tant de sermons ! ils ne servent à rien ! » Le laboureur, qui, après avoir semé son champ à deux ou trois reprises, se voit privé du fruit de son labeur, n'en recommence pas moins le même travail une fois de plus; et souvent il répare en une seule année la perte de toutes les autres. Le marchand, après avoir essuyé quelques naufrages, n'abandonne pas la mer pour cela; il dégage son navire, il appelle des matelots, il fait un emprunt, il entreprend les mêmes affaires qu'auparavant bien qu'il ne sache pas mieux qu'auparavant comment elles réussiront. Tous ceux (lui travaillent font ordinairement. comme le laboureur et le marchand. Et, tandis que ces gens dépensent tant d'ardeur pour des choses d'un usage vulgaire alors même que le succès demeure incertain, nous, prédicateurs de la vérité éternelle, renoncerons-nous si vite à parler parce que notre parole ne sera pas écoutée? Quelle indulgence mériterons-nous ? Quelle excuse donnerons-nous ? Et ces gens, quand ils échouent, n'ont personne qui les console de leurs pertes : Quand la mer a brisé le navire, personne ne vient au secours du naufragé dans sa détresse; quand une pluie torrentielle a inondé les campagnes et noyé les semences, force est au laboureur de retourner en sa maison les mains vides. Mais il n'en est pas de même du prêtre qui instruit et qui exhorte.

Si nos auditeurs ne reçoivent pas la bonne semence que nous leur distribuons, s'ils ne rendent pas le fruit de l'obéissance, nous n'en gagnons pas moins devant Dieu une récompense proportionnée à nos efforts; que nos exhortations aient été repoussées ou accueillies, cette récompense n'en sera pas moins belle pour nous, puisque nous aurons accompli tout ce qui dépendait de nous; nous ne sommes pas tenus de persuader, mais seulement d'exhorter. Notre devoir est de prêcher, le leur est d'obéir. Si nous avons omis ce devoir de la prédication, nous n'avons droit à aucune rémunération, lors même que notre peuple opérerait les bonnes (460) œuvres par centaines; en ce cas, la récompense est tout entière pour le peuple seul : à nous, il ne reviendra rien, si nous n'avons pas eu l'initiative du conseil; de même, si le peuple n'écoute pas nos exhortations, c'est à lui qu'appartient toute la punition : à nous, rien ne sera imputé, ou plutôt à nous reviendra devant Dieu une large récompense, parce que nous aurons rempli tout notre ministère. Dieu ne nous ordonne rien autre chose que de placer son argent chez les banquiers. (Matth. XXV, 27.) C'est-à-dire de prêcher sa parole et d'exhorter. C'est comme s'il disait : parlez, prêchez. — Mais on ne nous écoute pas ! — Qu'importe, vous n'en avez pas moins votre récompense toute préparée, pourvu que vous remplissiez votre devoir, pourvu que vous n'y renonciez pas jusqu'à ce que vous ayiez produit la persuasion ou que vous ayiez rendu votre dernier souffle de vie. Que rien ne puisse mettre un terme à vos exhortations si ce n'est l'obéissance de ceux qui vous écoutent. Le démon s'occupe constamment à traverser l'oeuvre de notre salut, et ce n'est pas pour en tirer aucun profit, puisqu'au contraire il ne fait par son zèle qu'aggraver son supplice; malgré cela, il pousse sa fureur à tel point qu'il tente souvent l'impossible, qu'il attaque non-seulement ceux qu'il a confiance d'ébranler et d'abattre, mais aussi ceux qui, selon toute probabilité, ;fouleront aux pieds toutes ses machinations. Un jour, après avoir entendu l'éloge du patriarche Job fait par celui qui connaît tous les secrets, par Dieu même, il s'imagina qu'il pourrait encore le faire chanceler; il ne cessa dès lors de tout remuer, de tout bouleverser pour venir à bout de le faire tomber; il ne désespéra pas de réussir, cet impur et abominable démon; il ne désespéra pas, après même que Dieu eût rendu le plus éclatant témoignage de la vertu de l'homme juste. Et nous ensuite, nous ne rougirons pas, nous n'aurons pas honte de désespérer du salut de nos frères, quand nous voyons le diable ne pas désespérer de notre perte et l'attendre infatigablement ! Ne semble-t-il pas qu'il devait renoncer à la lutte contre Job avant même de l'essayer, puisque Dieu lui-même avait attesté la vertu de ce juste ? Néanmoins il ne recula pas; poussé par sa haine furieuse contre nous, il espéra, même après le suffrage accordé par Dieu, venir à bout de l'homme le plus excellent de cette époque. Nous ne voyons rien de pareil qui puisse nous décourager dans notre oeuvre, et pourtant nous y renonçons. Le démon, malgré la défense du Seigneur, ne lâche pas prise dans le combat qu'il nous livre; et nous, lorsque Dieu nous excite et nous pousse à secourir nos frères ébranlés, nous reculons ! Le démon avait entendu le Seigneur déclarer que Job était un homme juste, aimant la vérité, craignant le Seigneur, exempt de toute couvre mauvaise (Job, I, 8), supérieur enfin à tous ceux qui alors habitaient la terre : nonobstant ces témoignages si complets et si beaux, le démon continua à dire : Que m'importe, si, par la continuité et la grandeur des maux qui vont l'accabler, j'arrive à vaincre cet homme, à renverser la tour sublime de sa vertu ?

4. Tandis que le démon acharné à nous perdre déploie contre nous une vigilance aussi active, si nous n'apportons pas même l'ombre d'un zèle semblable à la sanctification de nos frères, nous qui avons Dieu pour auxiliaire, quel droit aurons-nous à l'indulgence, quelle excuse présenterons-nous ? — Quand vous trouvez votre frère dur, opiniâtre, rebelle, dites en vous-même : Que m'importe, si, avec le temps, je viens à bout de le fléchir? — C'est le précepte de saint Paul : Il ne faut pas que le serviteur de Dieu s'habitue à contester; mais il doit être modéré envers tout le monde, instruisant ceux qui résistent à la vérité, dans l'espérance que Dieu leur donnera un jour l'esprit de pénitence pour leur faire connaître cette vérité. (II Tim. XXIV, 25.) Voyez des parents auprès de leurs enfants malades à mourir : comme ils se tiennent à leur chevet, comme ils les couvrent de larmes, de gémissements et de baisers, comme ils emploient jusqu'au dernier soupir tous les moyens possibles pour les sauver ! Faites de même pour vos frères. Et ces malheureux parents ne peuvent, par les pleurs et les lamentations, ni chasser la maladie, ni écarter la mort qui approche : vous au contraire, vous pourrez souvent, par l'assiduité et la persévérance de vos larmes et de vos gémissements, gagner une âme qui va périr et la ressusciter. Avez-vous donné des conseils qui n'ont pas produit la persuasion, pleurez alors, frappez votre poitrine, frappez encore, soupirez vers Dieu, afin que votre pieuse sollicitude fasse rougir votre frère et le convertisse au salut. Que pourrais-je faire moi tout seul? Seul je ne puis vous assister tous chaque jour; seul, je ne puis me faire entendre de cette multitude immense!

 

461

 

Si vous vouliez vous partager entre vous le soin du salut des autres et entreprendre chacun l'édification d'un de ces frères qu'on néglige, l'édifice de la sainteté grandirait parmi nous avec rapidité — Et pourquoi parler de ceux qui, après de nombreuses et longues exhortations, viennent à résipiscence? Ils ne sont pas les seuls dont on doive s'occuper. Ceux même qui sont atteints d'une incurable plaie ne doivent jamais être abandonnés ni laissés de côté, quand même nous pourrions prévoir avec certitude que tout notre zèle et toutes nos admonestations ne leur seront d'aucun profit. Cette assertion vous semble paradoxale ; eh bien ! Jésus-Christ a parlé et agi de manière à nous obliger à y ajouter foi. Nous autres hommes, nous ignorons l'avenir et nous ne pouvons discerner à l'avance, si nos paroles seront accueillies ou non par ceux qui les entendent. Le Christ, au contraire, possédait la connaissance certaine de ces deux choses, et néanmoins il ne cessa jusqu'à la fin de reprendre l'homme qui devait l'écouter le moins. Il savait que rien ne détournerait Judas de son infâme trahison, et pourtant il ne cessa pas un instant de chercher à le ramener par les conseils, par les avis, par les bienfaits, par les menaces, par tous les moyens possibles d'enseignement; il lui fit constamment sentir le frein de la parole pour réprimer ses instincts pervers. Cette conduite eut pour but de nous apprendre à nous-mêmes que, même en prévoyant que nos frères ne se laisseront pas persuader, nous devons toujours faire pour eux tout ce qui dépend de nous, assurés à l'avance que la récompense de nos efforts est toute préparée. Voyez avec quelle persévérance et quelle sagesse le Christ s'efforce d'arrêter Judas : L'un d'entre vous me trahira (Matth. XXVI, 21), dit-il; puis il ajoute : Je ne parle pas de vous tous : je connais ceux que j'ai élus. (Jean, XIII, 18.) Et encore : L'un de vous est un démon. (Jean, VI, 71.) Il préféra mettre tous les autres dans le souci, plutôt que de déceler le traître et de le rendre plus impudent encore par une accusation publique. Pour comprendre jusqu'à quel point les paroles du Christ jetèrent le trouble dans le coeur des autres apôtres, bien que la conscience ne leur reprochât rien, écoutez avec quelle anxiété chacun lui demande : Seigneur, est-ce moi ? (Matth. XXVI, 22.) Jésus-Christ s'efforça d'éclairer le misérable Judas, non-seulement par des paroles, mais aussi par des actes. En effet, il donna les marques les plus nombreuses et les plus variées de sa divine bonté en purifiant les lépreux, en chassant les démons, en guérissant les malades, en ressuscitant les morts, en rétablissant les paralytiques, en faisant du bien à tout le monde; mais il n'infligea de châtiment à personne, répétant sans cesse : Je ne suis pas venu juger le monde, mais le sauver. (Jean, XII, 47.) Toutefois, pour ôter à Judas l'idée que le Christ savait opérer le bien, mais ne pouvait pas punir, il voulut lui donner aussi une leçon sur ce point et lui montrer qu'il possédait le droit et le pouvoir de châtier les pécheurs et de les livrer au supplice.

5. Mais voyez avec quelle sagesse, avec quelle convenance il lui donne cet enseignement sans punir, sans frapper une créature humaine. Expliquons-nous : s'il punit un homme, il va paraître contredire lui-même sa doctrine, lui qui avait dit auparavant : Je ne suis pas venu pour juger le monde, mais pour sauver le monde. (Jean, XII, 47.) S'il ne punit personne, le disciple n'apprendra point par un acte authentique que son maître a le pouvoir de punir; il restera incorrigible. Que faire donc ?

Pour inspirer la crainte à son disciple et l'empêcher de concevoir un mépris dont sa malice se fût accrue, sans néanmoins infliger à un homme une peine, un châtiment, un supplice, le Christ exerce sa puissance sur un être inanimé, sur le figuier; il dit: Dès cet instant, tu ne porteras plus de fruit. (Matth. XXI, 19.) Et, par ce seul mot, l'arbre est desséché immédiatement. De la sorte, sans qu'aucun homme soit frappé, il montre sa puissance : c'est un arbre qui reçoit le coup vengeur. Si le disciple eût voulu comprendre, il eût retiré de ce châtiment une leçon salutaire. Mais ce miracle même ne le corrigea pas; et le Christ, qui en avait la prescience, ne se borna pas à cette mesure, il fit quelque chose de plus grand encore. Au moment où les Juifs, armés de glaives et de bâtons, se disposaient à jeter les mains sur sa personne, il les frappa d'aveuglement : c'est ce qu'il indique lui-même par la question qu'il leur adresse. Qui cherchez-vous ? Comme Judas leur avait dit souvent : Que voulez-vous me donner, et je vous le livrerai? (Matth. XXVI, 15), le Seigneur, voulant prouver aux Juifs et montrer à Judas, qu'il ira librement à la mort, que toute chose est à sa disposition et que la (462) méchanceté de Judas ne peut le vaincre ni le contraindre, il s'écrie à la face du traître et de tous les autres : Qui cherchez-vous ? Est-ce que Judas ne connaissait pas celui qu'il devait livrer? Il le connaissait, mais le Seigneur l'avait aveuglé et, de plus, il les avait tous renversés à terre par une seule parole. Ce fait prodigieux ne les rendit pas plus humains et ne détourna pas le scélérat de sa trahison : rebelle à tous les remèdes, il s'opiniâtra dans son crime; et pourtant il ne parvint pas à s'aliéner son Maître qui lui témoigna encore de la bienveillance et de l'intérêt. Voyez avec quelle délicate attention le Christ cherche à toucher cette âme éhontée et à lui parler un langage capable d'attendrir un coeur de marbre. En effet, lorsque Judas s'approche pour lui donner le baiser, que dit le Christ ? Judas, tu trahis le Fils de l'homme par un baiser. (Luc, XXII, 48.) Est-ce qu'enfin la révélation de sa trahison ne va pas le faire rougir? Par ces mots, Jésus veut l'émouvoir et raviver en lui le souvenir de leur première intimité. Aucune de ces actions, aucune de ces paroles ne rendit Judas meilleur; ce n'était pas que la puissance manquât à Celui qui lui donnait de tels avertissements, mais Judas était tombé dans l'endurcissement. Quoique le Christ connût d'avance tout ce qui devait arriver, il ne cessa pas, du commencement jusqu'à la fin, de déployer toute sa bonté en faveur du misérable. Et nous, mes bien-aimés, nous qui sommes instruits par ces exemples, nous devons apporter une résolution persévérante et infatigable à aimer et à instruire ceux de nos frères qui se négligent eux-mêmes, dussent nos exhortations demeurer infructueuses. Si le Seigneur, qui connaissait d'avance l'issue infructueuse de ses efforts, a néanmoins déployé tant de sollicitude envers cet homme qui devait ne recueillir aucun profit de tous ces avertissements, quelle indulgence mériterions-nous, si, tout incertains que nous sommes du résultat de nos tentatives, nous étions assez indifférents au salut de notre prochain, pour y renoncer après une ou deux exhortations? Outre ce que je viens d'expliquer, considérons ce qui se passe à notre égard, rappelons-nous que Dieu nous interpelle quotidiennement par ses prophètes et par ses apôtres, et que quotidiennement nous refusons de l'entendre, mais qu'il ne cesse pas de nous appeler et de nous instruire malgré nos rébellions et notre insouciance. Saint Paul nous

crie : Nous remplissons pour le Christ les fonctions d'ambassadeurs ; c'est Dieu même qui vous exhorte par notre organe. Nous vous conjurons, au nom du Christ, de vous réconcilier avec Dieu. (II Cor. V, 20.) Faut-il avancer une proposition nouvelle et singulière que celui qui donne des conseils avec la prévision qu'ils seront suivis avec docilité, n'a pas autant de droit à la louange que celui qui, après avoir longtemps parlé et longtemps prêché, n'obtient rien et néanmoins ne se décourage pas? Le premier, fût-il le plus apathique des hommes, sera excité à remplir vivement son ministère par l'espérance qu'il aura de persuader son auditeur; le second, au contraire, qui prêche assidûment sans être écouté, mais sans abandonner son oeuvre, donne la meilleure preuve d'une ardente et franche charité : il n'est soutenu par aucun espoir de réussite; c'est la charité toute seule qui l'empêche de renoncer à la sollicitude qu'il a pour le salut de ses frères. Nous avons suffisamment prouvé qu'il ne faut jamais délaisser ceux qui sont tombés, lors même que nous aurions la certitude qu'ils ne nous écouteront pas. Il nous reste à réprimander les libertins: tant que dureront les réjouissances profanes de ces jours-ci, tant que le démon blessera les âmes par la débauche, mon devoir est de porter remède au mal.

6. Hier, nous avons élevé comme une barrière devant ces gens-là la parole de saint Paul : Soit que vous mangiez, soit que vous buviez, soit que vous fassiez toute autre action, accomplissez tout à la gloire de Dieu (I Cor. X, 31) ; aujourd'hui, faisons paraître le Maître même de saint Paul, non pas le Maître qui se contente de conseiller, d'avertir qu'il faut s'abstenir de débauches, mais le Maître qui frappe et qui châtie le débauché. Car l'histoire de Lazare et du mauvais riche, tout ce qui arrive à l'un et à l'autre, ne nous montre pas autre chose. Pour ne pas m'exposer à traiter ce sujet à la légère, je vais vous reproduire la parabole elle-même depuis le commencement : Il était un homme riche, qui ne portait en vêtements que le byssus et la pourpre, qui chaque jour festoyait splendidement. Sous le vestibule de son palais, se trouvait gisant un pauvre, nommé Lazare ; il était tout rongé par des ulcères; il souhaitait, pour toute nourriture, les miettes qui tombaient de la table du riche. Mais c'étaient les chiens qui venaient à lui et (463)  qui léchaient ses plaies. (Luc XVI, 19.) A l'intention de qui le Seigneur a-t-il parlé en paraboles ? Pour quel motif a-t-il expliqué les unes et non les autres ? Qu'est-ce qu'une parabole, et que sont les autres récits de ce genre ? Voilà des questions que nous réserverons pour un autre temps, afin de ne pas nous écarter du sujet qui nous occupe présentement. Disons seulement lequel des évangélistes a reproduit cette parabole proposée par le Christ Quel est-il? C'est saint Luc seul. Il est bon, en effet, de savoir que, parmi les choses que racontent les évangélistes, il y en a qu'on lit chez tous les quatre, il y en a qu'on ne trouve que dans un seul.

Pourquoi cela? Pour que, d'une part, nous soyons obligés de prendre connaissance de tous les Evangiles, et que, d'autre part, leur parfaite harmonie apparaisse à tous les yeux. En effet, si tous avaient tout raconté, nous ne les étudierions pas tous avec soin , puisqu'un seul suffirait à nous tout enseigner; si, au contraire, ils n'avaient raconté tous que des choses différentes, nous n'aurions pas à remarquer, comme un fait extraordinaire, leur admirable concordance. C'est pourquoi tous renferment plusieurs récits qui leur sont communs, et chacun d'eux en a recueilli quelques autres qui lui sont propres. Maintenant, que nous enseigne le Christ dans la parabole de Lazare ? Le voici : II y avait un homme riche. dont la vie, souillée de mille excès, ne connaissait pas l'épreuve du malheur; toutes les prospérités lui arrivaient comme de source; point de fâcheux accident pour cette existence privilégiée, aucun sujet de douleur, pas la moindre disgrâce, comme saint Luc le marque par ces mots : Il passait chacun de ses jours dans la joie. Qu'il vécût dans le mal, c'est évident par la fin qui lui fut réservée, et avant sa fin, par le mépris qu'il eut pour le pauvre Lazare; il prouva lui-même qu'il ne connut jamais la pitié, ni envers Lazare, ni envers aucun autre. En effet, ce pauvre, toujours couché à la porte de son palais, toujours gisant sous ses yeux; ce pauvre, qu'il était forcé de voir non pas une fois ni deux par jour, mais autant de fois qu'il entrait ou sortait; ce pauvre, étendu non pas dans un carrefour, à un coin de rue, en quelque endroit obscur et écarté, mais à la place même ou le riche faisait toutes ses allées et venues, de telle sorte qu'il le voyait bon gré mal gré de ses propres yeux; ce pauvre, réduit à une si déplorable situation, passant sa vie dans une misère si profonde, ou plutôt dont la vie entière n'était qu'une longue maladie; ce pauvre ne put lui inspirer aucune commisération ; comment donc se fût-il laissé attendrir par le sort du premier venu ? — A supposer qu'il ait négligé Lazare un premier jour, il faut présumer qu'il devait le deuxième jour éprouver quelque pitié ; sinon le deuxième, du moins le troisième, ou le quatrième, ou le cinquième, ou l'un des jours suivants, il devait sentir son coeur touché, à moins qu'il ne fût plus sauvage que les bêtes fauves. Non, il ne sentit rien ! Il resta plus impassible et plus inexorable que ce juge d'autrefois, qui n'avait ni crainte de Dieu, ni respect pour l'homme. Ce juge, en effet, quelque cruel et âpre qu'il fût, se laissa fléchir par les supplications de la veuve; il fit grâce, il se montra accessible à une prière. Mais le mauvais riche, rien de pareil n'eut la puissance de l'amener à secourir le pauvre. Et pourtant les deux prières ne se présentaient pas avec des titres égaux : celle de Lazare était à la fois plus légitime et plus facile à exaucer. La veuve implorait un secours contre ses ennemis; Lazare ne demandait qu'à apaiser sa faim, et à ne pas périr sans qu'on daignât le regarder. La veuve réclamait à grand bruit; Lazare, couché par terre et silencieux, ne faisait que se montrer au riche : c'en devait être assez pour amollir même un rocher. Car souvent les pauvres nous irritent en nous obsédant; au contraire, quand nous voyons ceux qui implorent notre aide se tenir dans un silence profond, ne faire entendre aucune plainte, supporter sans aigreur tous les affronts, ne se rappeler à nous que par leur silencieuse présence, fussions-nous plus durs qu'une pierre, nous sommes saisis de respect et de pitié pour cette rare modestie. A tout cela s'ajoutait, dans le pauvre Lazare, un aspect misérable, un visage décharné par la faim et par une affreuse maladie; mais rien n'attendrit cet implacable riche.

7. Son premier crime fut donc cette cruauté, cette inhumanité sans pareille. Autre chose est de ne pas secourir un pauvre quand on est soi-même dans l'indigence, et autre chose de laisser périr de faim son prochain quand on regorge de toutes les délices; autre chose est de négliger, en passant, un malheureux qu'on aperçoit une ou deux fois, et autre chose de résister à la compassion, quand on l'a (464) perpétuellement sous les yeux; autre chose est de ne pas prêter appui à quelqu'un, quand on se trouve accablé soi-même par les calamités, les angoisses et les chagrins, et autre chose de négliger ceux qui meurent de faim, de fermer ses entrailles à la charité, de résister à l'influence humanisante du bonheur, quand on jouit de toutes les félicités et d'une prospérité sans nuage. Vous le savez tous, il est dans notre nature de devenir plus doux et plus cléments dans le bonheur, lors même que nous serions les plus durs de tous les hommes. Mais le riche ne devint pas meilleur dans sa félicité : il prit l'humeur des animaux féroces; que dis-je? par sa conduite inhumaine, il en surpassa la sauvagerie et la cruauté ! Cependant malgré cette inhumaine et détestable vie, il continua de jouir de toutes les prospérités, tandis que le pauvre Lazare resta dans un abîme de misère. Que Lazare ait été juste, c'est sa fin qui nous le prouve, et, dès avant la fin de sa vie, sa constance à supporter le malheur. Mais ne vous semble-t-il pas voir tout cela de vos propres yeux? Pour le riche, la nef de la vie voguait au souffle favorable des vents, chargée de la plus magnifique cargaison; mais ne l'admirez pas trop tôt, elle voguait au naufrage, parce qu'elle avait refusé de déposer en temps opportun un excessif fardeau. Voulez-vous que je vous montre encore un vice de cet homme? C'est qu'il ne craignait pas de livrer aux délices tous les jours de son existence. Voilà en effet un vice, non pas seulement sous la Loi de grâce où Dieu exige de nous une sagesse si grande, mais encore sous l'ancienne Loi qui n'avait pas révélé une perfection aussi complète. Ecoutez ce que dit le Prophète : Malheur à vous qui arrivez au mauvais jour, à vous qui atteignez, qui touchez les sabbats menteurs (1)! (Amos, VI, 3.) Que signifie cette expression : vous qui touchez les sabbats menteurs ?

Les Juifs croient que le sabbat n'a d'autre objet que le repos : Telle n'est pas sa vraie raison d'être; il leur a été donné afin que, se détachant complètement du souci des affaires temporelles, ils consacrent tout leur loisir aux choses de l'âme. Le jour que Dieu s'est réservé, loin d'être un motif d'oisiveté, fournit matière à l'activité spirituelle. Les prescriptions mêmes de la Loi le prouvent; car le prêtre accomplit oeuvre double ce jour-là; en tout autre jour, il n'offre qu'une seule victime; le sabbat,

 

1 Ce texte a, dans la Vulgate, un sens tout différent.

 

il est obligé d'en offrir deux. Si donc le sabbat eût été institué en vue d'un repos complet, il eût fallu que le prêtre, plus que tout autre, gardât ce repos complet. Mais, comme les Juifs, exempts ce jour-là des préoccupations de la vie temporelle, ne s'appliquaient pas aux oeuvres de la vie spirituelle, à la sagesse, à la tempérance, à l'audition de la parole divine; comme ils faisaient tout l'opposé en se livrant à la gourmandise et à l'ivrognerie, en se gorgeant de bonne chère et de débauches, le Prophète les dénonce et les attaque. Après avoir dit : Malheur à vous qui arrivez au mauvais jour! il ajoute: à vous qui touchez aux sabbats menteurs! et, par ce mot ajouté, il indique de quelle façon il entend que les Juifs rendent leurs sabbats menteurs. Et comment les rendent-ils menteurs? En faisant oeuvre d'iniquité, en s'abandonnant au libertinage et à l'ivrognerie, en pratiquant mille abominations et infamies. Pour vous convaincre que ce que je dis est vrai, écoutez la suite : le Prophète signale lui-même ce que j'avance parce qu'il ajoute immédiatement après : Malheur à vous qui dormez sur des lits d'ivoire, et qui consumez follement votre vie sur une couche lascive; à vous qui mangez le chevreau choisi entre tous dans l'étable, et le veau encore à la mamelle; à vous qui ne buvez le vin qu'après l'avoir passé au filtre, et qui vous parfumez des essences les plus exquises! (Ibid. VI, 4-6.) Vous avez reçu le sabbat pour affranchir vos âmes du vice, et vous l'employez à les y asservir de plus en plus. Y a-t-il une pire mollesse que de dormir sur un lit d'ivoire? Les autres péchés, comme l'amour de la bonne chère, de l'argent, de la luxure, procurent une certaine volupté, tant petite soit-elle ! Mais à dormir sur un lit d'ivoire, quel plaisir trouvet-on? quelle jouissance? Le beauté de la couche nous rend-elle le sommeil plus doux et plus suave? Mais, si vous avez un peu de sens, voici l'accusation qui vous chargera le plus : Pendant que vous reposez sur ce lit d'ivoire, si vous venez à songer que tel autre homme n'a pas même un morceau de pain assuré pour sa faim, votre conscience ne vous blâmera-t-elle pas, ne se soulèvera-t-elle pas contre une telle anomalie? Et si c'est une faute que de coucher sur un lit d'ivoire, comment vous excuserez-vous de l'avoir entièrement revêtu d'argent? Voulez-vous un lit vraiment beau ? Je vais vous montrer non pas le lit d'un plébéien, non pas le lit d'un soldat, mais un lit royal. (465) Fussiez-vous le plus ambitieux des hommes, vous ne souhaitez pas, j'imagine, d'avoir un lit plus convenable que celui d'un roi; et je ne parle pas du premier roi venu, je parle du plus grand et du plus royal de tous les rois, de celui qui, jusqu'à ce jour, est célébré par tout l'univers : regardez, voici le lit de David. Quel est-il? Ce n'est ni l'argent ni l'or, ce sont les larmes et la confession des péchés qui en font toute la beauté; il le déclare lui-même en ces termes : Je baignerai chaque nuit ma couche, j'arroserai mon lit de mes larmes. (Ps. VI, 7.) Les larmes y brillent partout en guise de perles.

8. Considérez-moi cette âme qui aimait Dieu. Les mille soucis que causent le gouvernement, les princes, les généraux, le peuple, les nations étrangères, la guerre, la paix, les affaires civiles et domestiques, celles du dehors et celles du dedans l'assiégeaient et la poursuivaient pendant le jour; mais, ce repos de la nuit que tous consacrent au sommeil, elle l'employait à la confession, à la prière, aux larmes. Et cela, David le faisait non pas une nuit pour se reposer la suivante, non pas deux ou trois nuits pour cesser ensuite; il le faisait chaque nuit : Chaque nuit, dit-il, je baignerai ma couche et j'arroserai mon lit de mes larmes. Par ces mots, il marque la perpétuité aussi bien que l'abondance de ses larmes. Pendant que tout est immobile et silencieux, lui seul se présente devant le Seigneur : ses yeux ne connaissent plus le sommeil; il gémit, il pleure, il accuse ses péchés. Voilà le lit que vous devez, vous aussi, vous préparer. Un lit qui n'a d'autre ornement que les incrustations d'argent, ne fait qu'irriter l'envieuse convoitise des hommes en même temps qu'il enflamme la colère divine.

Du reste, des larmes telles que furent celles de David savent éteindre même le feu de la géhenne. — Voulez-vous que je vous montre un autre lit? Voyez celui de Jacob ! Il n'eut sous son corps que la terre nue, et sous sa tête qu'une pierre; mais aussi il découvrit dans sa vision cette pierre spirituelle qui est le Christ, cette échelle mystérieuse sur laquelle les anges montent et descendent. Ayons souci de nous disposer une couche de ce genre si nous voulons jouir des mêmes visions. Dormir sur un lit tout d'argent, ce n'est pas se procurer un plaisir, c'est plutôt s'attirer les troubles de la conscience. Lorsqu'il vous vient en pensée, au milieu d'une nuit profonde et glaciale, que, au moment où vous reposez mollement sur votre couche, un pauvre est couché sous le portique de quelque bain public, qu'il étend ses membres sur une poignée de paille, qu'il les recouvre de quelques sarments, qu'il grelotte, qu'il est roide de froid, qu'il souffre les angoisses de la faim, fussiez-vous de pierre, je doute que, à cette idée, vous puissiez vous pardonner à vous-même de jouir d'un si large superflu pendant que vous laissez ce malheureux manquer du strict nécessaire ! Un soldat, dit-on, ne s'embarrasse pas dans les affaires temporelles; eh bien ! vous êtes soldat de la milice spirituelle; un soldat de ce genre ne va pas dormir sur un lit d'ivoire, mais sur la terre nue; il ne se frotte pas de parfums précieux; il laisse ce soin aux habitués de mauvais lieux, aux gens perdus de moeurs, aux comédiens, à ceux qui vivent dans une lâche mollesse. C'est le parfum de la vertu que vous devez exhaler, non pas celui des onguents. Rien n'est plus immonde qu'une âme dont le corps répand de telles odeurs : un corps et des vêtements parfumés sont les indices révélateurs d'une âme impure et infecte.

Le démon, après avoir attaqué une âme, après l'avoir énervée dans la volupté et remplie de lâcheté, répand jusque sur le corps les souillures de sa corruption, je veux dire les odeurs et les parfums. Les gens qui sont atteints de la pituite ou du catarrhe couvrent de leurs immondices leurs habits, leurs mains et leurs visages, parce qu'ils sont obligés d'essuyer continuellement ce flux qui coule de leur nez ; de même l'âme corrompue répand sur son corps le flux de sa corruption intérieure. Qu'attendre de généreux et d'utile d'un homme qui sent la parfumerie, qui se gouverne en femme ou plutôt en courtisane, qui mène la vie des danseuses de théâtres ? Que votre âme répande ce parfum spirituel qui sera pour vous et pour ceux qui vivent avec vous d'une suprême utilité.

Rien, non rien n'est plus funeste que la vie de délices. Ecoutez ce qu'en a dit Moïse : Le peuple bien-aimé s'est engraissé, s'est épaissi, a pris de l'embonpoint, et il a regimbé. (Deut. XXXII, 15.) Moïse dit, non il s'est éloigné, mais il a regimbé; par cette expression il marque le caractère rétif des Juifs. Et dans un autre endroit : Quand vous aurez mangé et bu, dit-il, prenez garde à vous, de peur d'oublier le (466) Seigneur votre Dieu. (Ibid. VIII, 10.) Tant il est vrai qu'il est dans la nature des plaisirs de nous mener à l'oubli de Dieu. C'est pourquoi, vous aussi, mes amis, souvenez-vous, quand vous aurez pris place à table, qu'après le festin vous devez prier. Ne donnez qu'avec mesure la nourriture matérielle à votre estomac, de peur que votre corps appesanti ne puisse fléchir les genoux et qu'il ne se refuse à la prière. Ne voyez-vous pas les animaux, après leur pâture, fournir leur route, porter leurs fardeaux, remplir leur office ? Et vous, au sortir de table, serez-vous impropres et inhabiles à tout travail ? Mais alors éviterez-vous qu'on vous méprise plus qu'un âne? Et pourquoi ? Parce que c'est alors surtout qu'il vous convient d'être modérés et maîtres de vous-mêmes. Le temps qui suit le repas est le temps de l'action de grâces : et l'action de grâces est l'oeuvre, non pas de l'homme ivre, mais de l'homme qui se possède lui-même dans la sobriété et la tempérance.

9. Si donc vous ne voulez pas devenir plus brutes que les brutes, allez de la table à la prière et non pas au lit. Je sais bien que diverses personnes blâmeront mes paroles, en les accusant d'introduire une façon de vivre nouvelle et étrange. Mais moi, je blâmerai plus énergiquement la mauvaise habitude qui règne à présent chez nous. Qu'au sortir de table il faille se livrer non pas, au lit et au sommeil, mais à la prière et à la méditation des divines Ecritures, le Christ lui-même nous l'a montré nettement ; quand il eut rassasié dans le désert les multitudes innombrables qui le suivaient, il ne les envoya pas se reposer et dormir, mais il les invita à écouter sa parole sacrée. Il ne les gorgea pas jusqu'à la satiété, jusqu'à l'ivresse; dès qu'il eut satisfait à leur besoin, il les invita à prendre la nourriture de l'âme. Agissons de la même manière ; habituons-nous à ne prendre d'aliments que ce qu'exige l'entretien de notre vie, et jamais jusqu'à nous charger et à nous alourdir.

Nous n'existons pas et nous ne vivons pas pour manger et pour boire : nous mangeons pour vivre. Manger pour vivre, et non pas vivre pour manger, voilà l'ordre primitif; mais nous, nous épuisons tout pour notre gourmandise, comme si nous n'étions venus au monde que pour elle. Du reste, pour attaquer plus vigoureusement la volupté et pour reprendre avec plus d'énergie ceux qui lui consacrent leur vie , voyons , revenons encore à la parabole de Lazare. Mes admonestations et mes conseils auront plus d'efficacité, quand vous verrez que ceux qui se livrent aux convoitises de leur ventre sont corrigés et punis, non pas seulement en paroles, mais par des châtiments effectifs. Le riche donc vivait au milieu de tous les vices, savourait chaque jour mille plaisirs et s'entourait du luxe le plus éclatant; mais par là il ne faisait que se préparer à lui-même une plus terrible vengeance et des flammes plus ardentes, et que dresser contre lui-même l'implacable sentence de Dieu et un châtiment impitoyable.

Le pauvre Lazare gisait étendu à la porte; mais il n'était pas d'humeur chagrine; ni blasphèmes, ni injures ne sortaient de ses lèvres; il ne disait pas comme beaucoup d'autres : « Que signifie ceci? Voilà un homme qui passe sa vie dans le péché, dans la dureté, dans la cruauté, et qui pourtant jouit de toutes choses au delà de ses besoins; qui ne souffre d'aucune peine, d'aucun de ces accidents auxquels sont souvent exposés les autres hommes; qui cueille la pure fleur de toutes les joies ! Et moi, je ne sais pas même où trouver la nourriture qui m'est strictement nécessaire ! A cet homme qui jette tout ce qu'il possède à des courtisans, à des parasites, à des débauchés, tous les biens coulent comme de source. Et moi, je suis couché ici en butte aux insultes et aux outrages des passants; je meurs de faim ! Est-ce là la Providence? Y a-t-il une justice qui s'occupe des affaires humaines? » Il n'a rien dit de pareil, rien pensé de pareil ! La preuve? La preuve c'est que les anges eux-mêmes l'emmenèrent de ce monde, lui formèrent un cortège et le déposèrent dans le sein d'Abraham : suprême honneur, qu'il n'eût pas obtenu, s'il eût blasphémé contre Dieu ! D'ordinaire , on n'admire cet homme que parce qu'il fut pauvre; et moi, je veux vous montrer qu'il endura neuf supplices bien comptés, non pas qu'il méritât d'être puni, mais afin qu'il acquît une gloire plus belle, comme de fait il l'obtint.

La pauvreté sans doute est un rude mal. Ils le savent bien, tous ceux qui ont eu à la supporter. Aucune expression ne peut rendre le supplice qu'endurent ceux qui vivent dans la misère et qui n'ont pas la sagesse véritable. Lazare n'eut pas à souffrir la pauvreté seule; la maladie y fut jointe, et la maladie avec tout ce qu'elle a de plus intolérable. Et voyez comment il prouve lui-même qu'il avait atteint le (467) suprême degré de ces deux afflictions. Que sa pauvreté d'abord ait surpassé toute pauvreté, il le montre en disant qu'il ne pouvait pas même profiter des miettes échappées de la table du riche : que la maladie ait atteint aussi le point extrême au delà duquel rien n'est plus possible, c'est lui encore qui l'indique en disant que les chiens venaient lécher les ulcères de son corps : ses forces étaient tellement abattues qu'il ne pouvait chasser ces chiens; cadavre vivant, il voyait ces animaux se jeter sur lui et il n'avait plus la force de les repousser, tant ses membres étaient brisés, paralysés, consumés par le mal. Voyez-vous la pauvreté et la maladie, liguées ensemble, assiéger ce pauvre corps avec la dernière violence? Si chacune de ces afflictions, prise à part, est si affreuse et si intolérable, ne faut-il pas être de bronze pour les supporter toutes deux à la fois? On voit des hommes travaillés par la maladie, mais qui d'ailleurs ne manquent de rien de ce qui est nécessaire à la vie; d'autres vivent dans la plus profonde misère, mais ils jouissent d'une santé vigoureuse , et l'une les console de l'autre mais Lazare avait à lutter contre toutes deux en même temps. Pourriez-vous me nommer un seul homme qui ait été tout ensemble victime de l'une et de l'autre? Vous. le pourriez, que je vous dirais encore que cet homme n'a pas été dans un délaissement comparable à celui où resta Lazare; si cet homme n'a pu adoucir ses maux ni par ses propres soins, ni ceux de ses gens, du moins exposé à la vue du public, il dut être pris en pitié par les passants. Lazare au contraire sentait ses douleurs devenir plus cuisantes par l'abandon où le laissaient tous les témoins de ses maux; et cet abandon même lui devenait plus dur encore parce qu'il se voyait couché à la porte d'un riche. S'il n'avait eu à souffrir toute cette misère et à supporter cet oubli dédaigneux que sur une terre déserte et inhabitée, il n'aurait pas ressenti une peine si vive. Quand personne n'est auprès de nous pour nous assister, nous prenons courage bon gré mal gré pour endurer ce qui nous arrive. Mais se voir gisant au milieu d'une foule de gens qui passent leurs jours à bien boire et à bien vivre, et n'en pas trouver un seul qui daigne accorder au malheureux l'attention la plus vulgaire , voilà qui rend mille fois plus aigu le sentiment de la douleur et mille fois plus cuisante la tristesse. Dans l'adversité, l'absence de ceux qui pourraient nous secourir ne nous mord pas au coeur comme l'indifférence de ceux qui, étant présents, refusent de nous tendre la main : Lazare eut à souffrir ce nouveau tourment; personne ne le consola par une bonne parole, personne ne l'encouragea par une bonne action, personne ne vint à lui, ni proche , ni ami, ni parent, ni passant; la maison du riche était tout entière corrompue.

10. Mais un surcroît de peine s'ajoutait à tout cela : Lazare avait sous les yeux le spectacle d'un homme riche et heureux. Je ne veux pas dire qu'il fût envieux et jaloux; mais je sais que nous sommes disposés par nature à sentir plus douloureusement nos maux en présence d'une félicité étrangère; et dans le riche il y avait quelque chose encore qui ne pouvait qu'ulcérer davantage le coeur du pauvre. Ce n'était pas seulement par la comparaison de sa misère avec le bonheur du riche que Lazare devait éprouver un plus amer sentiment de ses maux, mais c'était aussi en examinant la vie de ce riche cruel et inhumain, auquel tout prospérait à souhait, tandis que lui-même avec toute sa vertu et toute sa modération, ne faisait que souffrir les derniers maux : de ce côté encore lui arrivait une cruelle tristesse. Si le riche eût été un homme juste , modéré, digne de respect, orné de toutes les vertus, Lazare n'eût pas eu motif de se plaindre; mais, au contraire , ce riche qui vivait dans le péché, qui portait le vice jusqu'au comble, qui montrait la plus complète inhumanité, qui se conduisait en ennemi, qui passait à côté du pauvre Lazare comme à côté d'une borne, sans pudeur et sans pitié, ce riche, jouissait d'une opulente prospérité : imaginez par quel flux et reflux de pensées amères l'âme du pauvre Lazare devait, selon toute vraisemblance, être agitée à cette vue : imaginez quels sentiments il devait éprouver, quand il voyait les parasites, les flatteurs , les valets monter et descendre, entrer et sortir, courir çà et là, s'agiter en tumulte, s'enivrer, danser, étaler tous les genres de libertinage. Il était là, comme s'il ne fût venu au monde que pour être témoin du bonheur d'autrui; il était là, étendu à la porte, ayant juste assez de vie pour sentir ses propres maux, naufragé à l'entrée du port, dévoré par une soif horrible à côté de la source jaillissante.

A ces causes de souffrance j'ajouterai encore celle-ci : il ne pouvait pas jeter les yeux sur un autre Lazare. Nous autres, alors même que (468) nous aurions à supporter mille et mille calamités, nous pouvons, en contemplant Lazare, nous procurer quelque consolation et quelque encouragement. Rencontrer, dans un récit ou dans la réalité, des hommes qui ont partagé nos misères, c'est trouver déjà un vrai soulagement. Mais Lazare ne pouvait voir personne qui souffrît des douleurs pareilles aux siennes, ni même savoir qu'aucun de ses devanciers les eût jamais endurées : c'en était assez pour assombrir son âme. J'ajouterai encore qu'il ne pouvait avoir l'idée de la résurrection; il croyait que la vie présente était la mesure unique des événements présents; car il était du nombre de ceux qui précédèrent les temps de la Grâce. Si, après avoir acquis la connaissance des révélations divines, des magnifiques espérances de la résurrection, des supplices réservés là-bas aux pécheurs, des joies promises aux justes, si maintenant encore nous laissons parfois abattre nos coeurs si misérablement, qu'aucune de ces grandes pensées ne parvient à les relever; que devons-nous penser qu'ait eu à souffrir Lazare, qui ne possédait pas cette ancre de salut pour affermir son courage. Il ne pouvait faire aucun de ces raisonnements, parce que le temps des dogmes évangéliques n'était pas encore venu. Ce n'est pas tout encore: son nom était devenu la risée des insensés.

Le commun des hommes, en voyant certains de leurs semblables voués à perpétuité à la faim, à la maladie, à l'extrême misère, a coutume de concevoir d'eux une mauvaise opinion, de juger de leur vie par les maux qu'ils endurent, de penser qu'ils ne sont affligés qu'à cause de leurs péchés. On dit des paroles comme celles-ci (sottes paroles, j'en conviens; mais on ne les dit pas moins),: « Si un tel était aimé de Dieu, Dieu n'aurait pas permis qu'il tombât dans la pauvreté et dans  d'autres maux semblables. » Voilà ce qui arriva à Job et à saint Paul. Au premier, on disait : Est-ce qu'on ne vous a pas parlé souvent dans l'affliction? Et qui supportera la violence de vos réponses? Est-ce que vous avez sagement instruit les autres, est-ce que vous avez soutenu les bras fatigués, est-ce que vous avez relevé par vos exhortations ceux qui sont affaiblis, est-ce que vous avez rendu la force aux genoux de ceux qui n'en peuvent plus ?. Et maintenant la peine tombe sur vous: c'est vous qui l'avez cherchée. Votre crainte n'est-elle pas sottise (1) ? (Job, IV, 2-6.) Voici le sens de ces paroles : « Si vous aviez fait quelque chose de bon, vous n'auriez pas tant à souffrir ; c'est le châtiment de vos fautes et de vos péchés que vous portez aujourd'hui. » Ce reproche déchirait le coeur du patriarche plus douloureusement que tout autre. Pour saint Paul, des barbares firent le même raisonnement ; en voyant une vipère le mordre et rester suspendue à sa main, ils le regardèrent comme un scélérat, coupable des derniers forfaits: cela est évident d'après leurs discours. Celui-ci, disent-ils, a échappé aux flots, mais la Justice ne veut pas le laisser vivre. (Act. XXVIII, 4.) Et ce fait nous a souvent troublés nous-mêmes plus que de raison. Mais (pour en revenir à Lazare), bien que sa pauvre nacelle fût assaillie par tant de flots amoncelés les uns sur les autres, il ne la laissa pas submerger : mais, couché en quelque sorte dans une fournaise ardente, il se rafraîchissait dans la sagesse véritable, comme dans les ondées continuelles d'une rosée mystérieuse.

11. Il ne raisonnait pas en lui-même comme fait habituellement le vulgaire; il ne disait pas : « Si ce riche, une fois mort, est puni et châtié dans l'autre monde, un fait un; mais s'il doit jouir là-bas des mêmes avantages qu'ici, un et un font zéro. » Est-ce que la plupart d'entre vous ne colportent pas de place en place des propos de ce genre, propos de cirque et de théâtre de barrières, que vous introduisez jusque dans l'église? Je rougis, j'ai honte d'avoir à les proférer parmi vous : et pourtant, je dois les dire pour vous corriger de ces habitudes de plaisanteries imbéciles, et vous guérir de la honte et du péché qui en résultent. Il arrive souvent qu'on tient ces propos par manière de rire : d'accord ! mais c'est une ruse diabolique que de glisser dans nos habitudes de vie certains dogmes pernicieux, sous le couvert de paroles plaisantes. Ces paroles, la foule les promène perpétuellement dans les boutiques, sur le forum et jusque dans l'intérieur des maisons c'est de la dernière impiété, c'est manquer au bon sens; c'est ridicule et sottement puéril. Demander si les méchants, une fois morts, seront punis; hésiter à croire fermement qu'ils recevront toute la peine due à leurs vices, c'est le fait d'un sceptique, d'un mécréant;

 

1. Il y a une différence considérable entre ce texte, rapporté par saint Jean Chrysostome, et ce même texte traduit par la Vulgate.

 

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s'imaginer qu'ils obtiendront un jour une récompense pareille à celle des justes, c'est le comble de la démence. Que dites-vous là: « Si le riche, après avoir quitté ce monde, est puni là-bas, un fait un? » — Que signifie ce mot? Combien d'années voulez-vous que nous supposions qu'il a joui de ses trésors? Voulez-vous que nous mettions cent ans ? Eh bien! j'en mets deux cents, trois cents; j'en mets deux fois plus; si vous y tenez, j'en mets mille, bien que ce soit impossible : car le chiffre de nos années ne dépasse pas quatre-vingts, a dit le Psalmiste. (Ps. LXXXIX, 10.) Toutefois supposons mille ans. Pouvez-vous, je vous prie, me montrer une vie qui n'ait ni fin ni limite, telle qu'est la vie éternelle des justes ? Voyons donc si quelqu'un, dans l'espace de cent ans, eût fait pendant une seule nuit un beau songe qui lui eût procuré dans le sommeil les plus abondantes jouissances, et qu'ensuite on lui eût infligé, à cause de ce songe, un supplice de cent ans ; est-ce que vous pourriez dire en ce cas un fait un ? Est-ce que le songe de cette unique nuit pourrait équivaloir aux cent années de supplices? Impossible! eh bien, raisonnez de la même manière sur la vie future. Ce qu'est le songe d'une seule nuit par rapport à cent années, la vie présente l'est par rapport à la vie future: elle est moins encore. Ce qu'est une petite goutte d'eau par rapport à l'immense océan, des milliers d'années le sont par rapport à la gloire et au bonheur de l'éternité. Du reste, que pourrais-je dire de plus, sinon que la vie future n'a pas de terme, et qu'elle ne connaît aucune limite? Autant il y a de distance entre un rêve et la réalité, autant il y en a entre l'état de la vie présente et celui de la vie future.

D'ailleurs, avant même de recevoir là-bas leur châtiment, ceux qui font le mal et qui vivent dans le péché sont punis dès ce monde. Ne venez pas me dire niaisement : « Un tel tient table ouverte et somptueuse; il n'est revêtu que des étoffes les plus précieuses; il se fait partout escorter d'une troupe de clients; il a le pas au forum sur tout le monde. » Ne me dites pas cela; mais soulevez un peu le voile qui cache la conscience de cet homme-là, et vous verrez au dedans l'effrayant tumulte des péchés, les craintes perpétuelles, le trouble, la tempête ; vous verrez sa pensée comme en un tribunal, monter sur le royal trône de la conscience, y siéger comme un juge incorruptible, faire agir les remords en guise de bourreaux , torturer cette âme et la déchirer, pousser des clameurs terribles : nul ne connaît cela, Dieu seul en est spectateur. Celui qui commet l'adultère, fût-il riche à millions, fût-il débarrassé de tout accusateur visible, ne cesse pas de s'accuser lui-même dans le secret de son âme; il a joui d'une volupté passagère, et sa punition est perpétuelle; assiégé de tous côtés par les craintes et les terreurs, par les soupçons et les angoisses, il redoute les rues étroites et obscures, il a peur d'une ombre, il se défie de ses serviteurs, de ses complices, de la femme qu'il a corrompue, du mari qu'il a déshonoré; il va et vient, traînant partout son remords comme un impitoyable dénonciateur; toujours condamné par son propre jugement, il ne trouve pas un instant de répit. Au lit et à table, sur le forum et dans sa demeure, de jour et de nuit, jusque dans ses songes, il aperçoit les fantômes de son iniquité; il mène la vie de Caïn gémissant et tremblant sur la terre : nul ne sait ce qui se passe au dedans de lui, mais il n'en porte pas moins dans le coeur un incendie qui grandit toujours davantage. Tel est le supplice qu'endurent également ceux qui commettent des rapines, qui font des gains frauduleux, qui se livrent à l'ivrognerie, tous ceux enfin qui vivent dans le péché. Rien ne peut corrompre ce jugement de la conscience. Lors même que nous ne pratiquons pas la vertu, nous souffrons de ne pas la pratiquer. Lors même que nous nous livrons au vice, nous en ressentons la peine à l'instant même où cesse la rapide volupté qu'il nous procure. Ne dites donc jamais, en parlant. des riches qui mènent ici-bas une vie de péché, et des justes qui jouissent dans le ciel du bonheur parfait, ne dites jamais qu'un fait un et que deux font zéro. Pour les justes, la vie de ce monde aussi bien que la vie éternelle est une source abondante de jouissances; mais les hommes, dont la vie se passe dans l'iniquité et dans la fraude, sont châtiés ici et là-bas. Ici, ils sont tourmentés par la perspective des supplices qui les attendent, par la pensée de la triste opinion que l'on a d'eux, enfin par la corruption même du péché qui gâte leur âme; puis, quand ils auront quitté ce monde, ils auront à endurer d'effroyables tourments. Les justes, au contraire, au milieu même des maux les plus nombreux et les (470) plus terribles, jouissent d'une volupté pure, calme, inaltérable : ils se nourrissent des plus magnifiques espérances ; après quoi , les biens infinis de l'éternité leur seront prodigués comme ils le furent à Lazare. Ne m'objectez pas que ce Lazare était tout couvert d'ulcères; considérez plutôt que sous les plaies de son corps il cachait une âme plus précieuse que tout l'or de la terre; et même, pour être plus exact, je devrais parler de son corps aussi bien que de son âme. Le mérite et la force du corps consistent, non pas dans l'exubérance et l'embonpoint de la chair, mais dans cette vigueur qui a résisté à tant de cruelles souffrances. L'homme dont le corps porte de telles blessures n'est pas celui qu'il faut avoir en horreur, mais l'homme qui laisse son âme dévorée par d'innombrables ulcères dont il n'a nul souci, voilà celui qu'il faut prendre en dégoût : tel fut le riche, rongé jusqu'au fond du coeur par les plaies de ses vices. Les chiens léchaient les plaies de Lazare, et les démons les péchés du riche; et de même que Lazare vivait avec la faim de la nourriture matérielle, aussi le riche vivait dans la disette de toute vertu.

12. Comprenons bien toutes ces choses, raisonnons sagement et ne disons plus : « Si Dieu l'eût aimé, il ne l'eût pas livré à la pauvreté. » Voilà précisément une des principales marques de l'amour de Dieu, car le Seigneur châtie celui qu'il aime; il flagelle tous ceux qu'il reçoit pour enfants (Hébr. XII, 6); nous lisons encore ailleurs : Mon fils, si vous vous offrez au service du Seigneur, préparez votre âme aux épreuves; tenez ferme votre coeur et persévérez. (Eccli. II, 1.) Repoussons donc ces vaines opinions, ces propos qui ont cours dans le peuple ! Que jamais vos lèvres ne profèrent ni turpitudes, ni sottises, ni bouffonneries. (Ephés. V, 4.) Ne prononçons jamais de paroles de cette sorte; et, s'il nous arrive de les entendre prononcer par d'autres, fermons la bouche à ces étourdis, réfutons-les vigoureusement, mettons un frein à leur langue impudente. Voyons, si vous connaissiez un chef de bandits qui courût les grands chemins, qui dressât des embuscades aux passants, qui fit main basse sur les récoltes dans les campagnes, qui enfouît l'argent et l'or dans des cavernes, dans des cachettes souterraines, qui y enfermât même des troupeaux de bétail, qui amassât par ses déprédations des étoffes rares et des troupes nombreuses d'esclaves, voyons, dites-moi, le regarderiez-vous comme un homme heureux, à cause de tant de richesses accumulées, ou plutôt ne le proclameriez-vous pas cent fois misérable à cause des supplices qui l'attendent? Et pourtant, il n'est pas encore pris, pas encore livré aux mains des magistrats, pas encore jeté en prison, pas encore mis en accusation, pas encore soumis à la sentence des juges; loin de là ! il festoie, il s'enivre, il jouit largement de l'abondance de tout ce qu'il a amassé. Néanmoins, vous jugez qu'il n'est pas heureux, non point d'après ce qui se passe à présent, d'après ce que vous voyez, mais d'après l'avenir; vous le déclarez malheureux en raison des maux qui lui sont réservés.

Appliquez ces idées aux riches et aux avares. Ce sont des larrons d'un certain genre ; eux aussi, ils guettent le long des voies battues, ils dépouillent les passants, ils enfouissent dans leurs appartements comme dans des cavernes ou des fosses souterraines la fortune d'autrui. Que leur prospérité actuelle ne vous les fasse pas regarder comme heureux; appelez-les malheureux à cause de l'avenir, à cause du formidable jugement, des peines inévitables, des ténèbres extérieures qui vont être leur partage éternel. Les larrons ont plus d'une fois échappé aux mains de la justice humaine : nous le savons, et néanmoins nous repoussons par des voeux énergiques loin de nous, loin même de nos ennemis, leur vie et leur exécrable prospérité. Sous le gouvernement de Dieu il n'en va pas ainsi ; car nul ne se soustraira à son infaillible sentence; tous ceux qui vivent dans la fraude et les rapines, tous sans exception attireront sur eux cette vengeance immortelle, infinie, qui a frappé déjà le riche de l'Evangile. Mes très-chers, méditons en nous-mêmes toutes ces pensées, apprenons à estimer heureux non pas ceux qui possèdent l'opulence, mais ceux qui pratiquent la vertu; à proclamer malheureux, non pas ceux qui vivent dans la pauvreté, mais ceux qui se livrent à l'iniquité. Ne nous arrêtons pas à contempler le présent, fixons nos regards sur l'avenir; n'examinons pas le vêtement, l'extérieur de chacun, mais scrutons la conscience ; recherchons la vertu et la joie que donnent les bonnes actions; riches et pauvres , efforçons-nous d'imiter Lazare. Il eut à soutenir non pas un assaut seulement, ni deux, ni trois; il les a soutenus à peu près tous, pauvreté, maladie, (471) délaissement et abandon de ceux qui eussent dû le secourir; il a souffert dans la maison qui pouvait le mieux le délivrer de tous ces maux sans que personne ait daigné lui accorder la plus mince consolation; il a vu celui qui le dédaignait jouir de mille délices, et malgré une vie d'iniquité n'être en butte à aucun accident fâcheux; il n'a pu prendre modèle sur un autre Lazare, ni même se fortifier par les enseignements qui découlent du dogme de la résurrection ; à toutes ces misères que je viens de résumer, ajoutez la mauvaise opinion que le vulgaire a eue de lui ; enfin ce n'a pas été durant deux ou trois jours mais durant sa vie entière qu'il s'est vu dans le malheur, pendant que le riche possédait la félicité. Si Lazare a subi avec une si grande force d'âme l'épreuve de toutes ces calamités réunies, serons-nous excusables, nous qui ne sommes pas capables d'en supporter la moitié ? Vous ne pouvez, non, vous ne pouvez pas me montrer un autre homme qui ait jamais eu à supporter des maux si nombreux et si grands. C'est pourquoi le Christ a, en quelque sorte, affiché l'exemple de ce juste au milieu de l'univers, afin que, tombés à notre tour dans l'adversité, nous méditions sur l'excès de ses afflictions et nous retirions de sa sagesse et de sa patience l'encouragement et la consolation. Docteur universel, Lazare est toujours sous les yeux de ceux qui souffrent, il se montre à tous; mais il les surpasse- tous par le comble de ses malheurs. Après avoir rendu grâces de tous ces enseignements à Dieu qui aime tant les hommes, recueillons de cet entretien des fruits utiles ; portons avec nous le souvenir de Lazare dans les assemblées, dans nos demeures, au forum, partout enfin ; mettons un soin sérieux à comprendre toute la richesse des leçons que nous offre cette parabole, de telle sorte que, foulant d'un pied courageux les misères de la vie présente, nous conquérions les biens futurs. Puissions-nous, tous, en être jugés dignes par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartiennent avec le Père et l'Esprit-Saint gloire, honneur, adoration à présent et plus tard et dans les siècles des siècles ! Ainsi soit-il.

DEUXIÈME HOMÉLIE.
 

ANALYSE.

 

Saint Chrysostome, ayant remarqué que le parallèle du mauvais riche avec le pauvre Lazare avait produit un bon effet sur le peuple, le continue dans le discours suivant. — Il commence par détruire une erreur populaire venue des païens, selon laquelle ceux qui mouraient de mort violente devenaient des démons. — Si Jésus-Christ appelle les Juifs fils du diable, c'est qu'ils irritaient les couvres du diable ; c'est par le péché et non par la mort violente que les hommes peuvent devenir semblables au démon. — Description touchante de la mort du pauvre Lazare et de celle du mauvais riche — Dureté de celui-ci opposée à la charité d'Abraham. — Loi de l'aumône. — Un pauvre a-t-il besoin de pain, il faut lui en donner, fût-il le plus méchant des hommes.

 

1. J'ai admiré votre charité, lorsque tout récemment je parlais de Lazare; je l'ai admirée en vous voyant d'une part applaudir à la résignation du pauvre Lazare, et de l'autre détester la cruauté inhumaine du riche: voilà des indices non équivoques d'une -âme généreuse. En effet., lors même que nous ne pratiquerions pas la vertu, nous arriverons certainement à la pratiquer, si nous savons l'estimer et la louer; et lors même que nous ne fuirions pas le vice, nous arriverons certainement à le fuir , si nous savons le blâmer. Donc, puisque vous avez accueilli mes paroles avec ces dispositions excellentes, je vais vous expliquer le reste de la parabole. Naguère, vous avez vu Lazare à la porte du riche, aujourd'hui voyez-le dans le sein d'Abraham ; vous l'avez vu entouré et léché parles chiens, voyez-le escorté par les anges; naguère vous l'avez vu dans la pauvreté, voyez-le dans les délices; vous l'avez vu souffrant la faim, voyez-le dans l'abondance de toutes choses; vous avez vu ses combats, voyez sa couronne ; vous avez vu ses travaux, voyez sa récompense ; voyez-le, riches et pauvres : riches , afin que vous n'estimiez pas trop la richesse sans la vertu ; pauvres , afin que vous ne regardiez pas la pauvreté comme un mal : aux uns comme aux autres, Lazare donne une grande leçon. Si Lazare a enduré sa misère sans irritation, quelle indulgence mériteront ceux qui s'irritent au sein de l'opulence ? S'il rendit grâces à Dieu dans la faim et dans tous les maux qui l'affligeaient, quelle excuse allégueront ceux qui dans leur abondance ne veulent pas s'acquitter de ce devoir ? Enfin quel pardon obtiendront-ils, ces pauvres qui s'impatientent et se révoltent à cause de leur pauvreté, tandis que Lazare, traînant sa vie à la porte du riche dans la faim, dans la misère, dans l'abandon, dans une maladie qui ne le quitte pas, Lazare méprisé de tout le monde, Lazare ne pouvant voir personne qui partageât ses souffrances, Lazare nous apparaît si parfaitement sage et résigné ?

Apprenons de lui à ne pas regarder tous les riches comme heureux, et tous les pauvres comme malheureux. Bien plus, s'il faut dire la vérité, le vrai riche n'est pas celui qui a (473) beaucoup amassé, mais celui qui n'éprouve pas le besoin de beaucoup de choses; le vrai pauvre n'est pas celui quine possède rien, mais celui qui convoite tout: telle est la définition de la pauvreté et de l'opulence. Si donc vous voyez quelqu'un convoiter beaucoup, tenez-le pour le plus pauvre des hommes, lors même qu'il posséderait les richesses de l'univers; si vous voyez quelqu'un ne pas être sujet au besoin de mille et  mille choses, tenez-le pour le plus opulent des hommes, lors même qu'il ne posséderait rien. C'est par les dispositions de l'esprit, et non par l'étendue des biens qu'il convient d'apprécier  la pauvreté et l'opulence. Si quelqu'un était dévoré d'une soif inextinguible nous ne dirions pas qu'il se porte bien, quand même il vivrait dans l'abondance, quand même il serait entouré de fleuves et de fontaines (à quoi servirait en effet cette affluence d'eau, si la soif ne peut pas être apaisée? ). Appliquons ce raisonnement aux riches. N'allons pas croire que ces gens, qui sont toujours dévorés par une insatiable convoitise, qui ont toujours soif des biens d'autrui, jouissent d'une parfaite santé d'âme ni d'une abondance réelle ! Celui qui ne peut mettre un terme à ses désirs, pourra-t-il jamais jouir en repos, lors même qu'il parviendrait à s'entourer de toutes les jouissances? Ceux au contraire qui savent dire c'est assez qui se contentent de leur propre sort, qui ne sont pas à regarder d'un œil d'envie la prospérité d'autrui, ceux-là doivent se considérer comme les plus opulents des hommes, lors même qu'ils seraient dans la plus complète indigence. Le plus riche mortel est en effet celui qui, n'éprouvant pas le désir d'avoir ce qui appartient à un autre, se tient pour satisfait de ce qu'il possède lui-même. Mais revenons, s'il vous plaît, au sujet que nous avons entrepris : Il arriva, dit l'Évangéliste , que Lazare mourut et qu'il fut emporté par les anges. (Luc, XV1, 22.)

Ici, je veux guérir vos âmes d'une funeste maladie : beaucoup de gens simples s'imaginent que les âmes de ceux qui périssent de mort violente deviennent des démons. Cela n'est pas; non ! cela n'est pas. Ce ne sont pas les âmes de ceux qui périssent de mort violente, mais les âmes de ceux qui vivent dans le péché, qui deviennent des démons : je ne veux pas dire qu'elles changent de substance, mais que leur volonté imite la malice de celle des démons. Voilà ce que Jésus-Christ. indiquait aux Juifs, quand il leur disait : Vous êtes les enfants du démon. (Jean, VIII, 44.) S'il les appelait enfants du démon, ce n'était pas qu'ils en eussent pris la nature , mais parce qu'ils en faisaient les oeuvres. C'est pourquoi, le Christ ajoutait : Car vous accomplissez les désirs de votre Père. (Ibid.) Et Jean-Baptiste encore leur disait : Race de vipères, qui vous a appris à fuir la colère à venir? Faites donc de dignes fruits de pénitence et ne pensez pas dire : « Nous avons Abraham pour père ! » La sainte Écriture a coutume de nommer lois de parenté, non pas celles qui découlent de la nature, mais plutôt celles qui viennent de la communauté de vertu ou de vice, de telle sorte qu'elle vous nomme fils ou frères de celui à qui vous ressemblez par les moeurs.

2. Mais pour quel motif le démon a-t-il fait naître cette croyance détestable ? Ce fut une tentative pour renverser la gloire des martyrs ! Comme ils sont morts de mort violente, il voulut, en répandant ce préjugé, donner d'eux une mauvaise opinion. Il n'a pas réussi, puisque les martyrs conservent encore la gloire qui leur appartient; mais il a obtenu un autre résultat abominable : à l'aide de cette croyance, il a persuadé aux magiciens, ses serviteurs empressés, d'égorger de jeunes enfants, dans l'espoir qu'ils en feraient des démons, et qu'en retour ils en obtiendraient quelques bons offices (1). Cela n'est pas : non ! cela n'est pas ! Mais pourquoi donc les démons disent-ils : Je suis l'âme d'un tel moine? Moi, je ne crois pas cela , précisément parce que les démons le disent . ils ne font que tromper ceux qui les écoutent.

Aussi saint Paul leur imposait-il silence, lors même qu'ils disaient vrai, de peur que, sous le couvert de la vérité, ils ne prissent occasion de mélanger le mensonge avec elle, et de se rendre dignes de foi. Et, de fait, comme les démons s'écriaient un jour : Voilà des hommes qui sont les serviteurs du Très-Haut, qui annoncent la voie du salut (Act. XVI, 17), l'Apôtre indigné apostropha énergiquement cet esprit de python et lui ordonna de sortir. Et pourtant quel mal y avait-il à dire : Ces hommes sont les serviteurs du Très-Haut ? Aucun assurément. Mais, parce que la plupart des gens simples ne sauraient faire le discernement entre les choses que disent les démons, il enleva d'un seul coup à ceux-ci le droit de se faire croire. Tu

 

1. Voyez la note page 167, tome 1.

 

474

 

es du nombre des infâmes, semble-t-il dire; tu n'es pas maître de parler à ton gré : tais-toi, ferme ta bouche : ce n'est pas à toi de prêcher, c'est la fonction des apôtres; pourquoi usurpes-tu un ministère qui ne t'appartient pas? Garde le silence; tu es frappé d'infamie. Le Christ en usa de même : lorsque les démons lui disent : Nous savons qui vous, êtes (Marc, I , 24 ; Luc, IV, 34), il les reprend avec une grande véhémence pour nous apprendre à ne jamais croire le démon, lors même qu'il dirait la vérité. Ainsi donc, n'écoutons pas le démon, même quand il dit la vérité : fuyons-le, détournons le visage. C'est dans les divines Ecritures, et non de la bouche des démons que nous nous instruirons avec exactitude des dogmes vrais et salutaires. Pour vous convaincre que l'âme séparée du corps ne tombe pas sous la tyrannie du démon, écoutez ce que dit saint Paul : Celui qui est mort est délivré du péché, c'est-à-dire, il ne pèche plus. Or, si le démon ne peut faire violence à l'âme lorsqu'elle habite le corps, il est évident qu'il ne le peut pas davantage lorsqu'elle en est sortie. Comment pèche-t-elle donc, dires-vous, si elle ne soufre pas violence? Les âmes pèchent volontairement et librement, elles se livrent elles-mêmes; elles ne sont ni contraintes ni tyrannisées. C'est ce que prouve l'exemple de tous ceux qui ont déjoué les machinations du diable : il eut beau tout bouleverser, il ne put persuader à Job de proférer un seul mot de blasphème.

Il est donc évident que nous sommes maîtres d'ajouter foi ou non aux suggestions du démon, et que nous ne subissons de sa part ni contrainte ni tyrannie. Non-seulement ce que nous venons de dire, mais aussi la parabole que nous expliquons montre clairement que les âmes séparées du corps ne séjournent pas ici-bas, mais qu'elles sont emmenées immédiatement. Et comment ? Ecoutez l'Evangéliste : Or il arriva que Lazare mourut et fut emporté par les anges. (Luc, XVI,12.) Là-bas sont entraînées et les âmes des justes et les âmes des pécheurs : la preuve en est fournie par cet autre riche dont les champs avaient produit d'abondantes récoltes : Que ferai-je ? dit-il en lui-même. J'abattrai mes greniers et j'en construirai de plus grands. (Luc, XVIII, 12) Quelle funeste résolution I Oui vraiment, il a abattu ses greniers; car les greniers, à l'abri de tout pillage, ce ne sont pas des murailles, ce sent les entrailles des pauvres ! Et lui, sans songer à ces derniers, s'occupait de murailles ! Aussi, Dieu lui dit-il : Insensé, cette nuit même on va te redemander ton âme! Là, on dit que l’âme est emmenée par les anges; ici, on la redemande. Les anges emmènent le riche comme un prisonnier, ils escortent Lazare comme un vainqueur. L'athlète, que l'on voit dans l'arène couvert de blessures et arrosé de sang, n'a pas plus tôt reçu la couronne sur le front que les spectateurs l'accueillent de mille louanges, le conduisent en sa demeure au milieu des applaudissements, des félicitations, de toutes les marques de l'admiration. C'est ainsi que les anges emmenèrent alors Lazare, pendant chie des puissances redoutables, envoyées sans doute exprès, redemandaient l'âme du riche. L'âme en effet ne s'achemine pas d'elle-même et spontanément vers l'autre vie; cela ne lui serait pas possible. Si, pour passer d'une ville à l'autre, nous avons besoin d'un guide, à plus forte raison, l'âme séparée du corps, et forcée d'émigrer vers la vie future, aura-t-elle besoin qu'on lui ménage des conducteurs. C'est pourquoi il arrive souvent, à l'heure du trépas, que tantôt elle semble surnager et tantôt couler à fond : elle a peur, elle frémit, lorsqu'elle est sur le point de quitter son corps et de partir. La conscience de nos fautes, il est vrai, nous aiguillonne sans cesse par le remords; mais elle le fait surtout à cette heure où nous devons être emmenés d'ici-bas vers ce juge et ce tribunal redoutables. Alors, si l'on a volé, si l'on a trompé, si l'on a diffamé, si l'on s'est fait sans motif l'ennemi de quelqu'un, ou si l'on a commis quelqu'autre mauvaise action, la foule entière des péchés se rassemble, se place devant les yeux et à cette vue, l'âme sent comme la pointe acérée d'un aiguillon qui la déchire. Les prisonniers sont constamment livrés à la honte et à la douleur, mais c'est surtout le jour qu'ils doivent sortir et être traînés à la barre de leur juge, c'est lorsque, debout devant les grilles du tribunal, ils entendent venir de l'intérieur la voix qui les condamne, c'est alors qu'ils sont glacés de terreur et qu'ils ne valent guère mieux que s'ils étaient morts. Ainsi en est-il de l'âme : elle sent, il est vrai, une vive douleur et une poignante anxiété au moment où elle pèche; mais c'est bien autre chose, lorsque, arrachée du corps, elle est sur le point de partir de ce monde.

3. Vous vous taisez, en entendant ces (475) vérités ! de vous sais bien plus de gré de ce silence que de tous vos applaudissements.

Les applaudissements et les louanges me donneraient peut-être plus de célébrité; mais ce silence vous rend plus modestes. Les choses que je dis sont attristantes, je le sais; mais leur utilité est grande, au-dessus de toute expression. Si le riche dont nous parlons avait eu quelqu'un pour lui faire de semblables exhortations, au lieu des flatteurs qui ne donnent conseil que pour se mettre en faveur et qui entraînent aux jouissances sensuelles, il ne serait pas venu dans cet enfer où je vous l'ai montré, il ne subirait pas d'intolérables tourments, il ne serait pas inconsolable dans ses regrets; en lui parlant tous de manière à gagner ses bonnes grâces, les adulateurs l'ont livré aux flammes. Ah ! plût à Dieu que l'on pût toujours traiter de ces vérités et parler continuellement de l'enfer ! Dans toutes vos paroles, dit l'Ecriture, souvenez-vous de vos fins dernières, et vous ne pécherez jamais. (Eccli. VII, 40.) Et ailleurs : Préparez vos oeuvres pour le départ, et soyez prêts à vous mettre en route. (Proverb. XXIV, 27.) Si vous avez dérobé quelque chose, restituez, et dites avec Zachée : Je rends au quadruple ce que j'ai dérobé. (Luc, XIX, 8.) Si vous avez calomnié, si vous vous êtes fait les ennemis de quelqu'un, réconciliez-vous avant d'arriver devant votre juge. Débarrassez-vous de toutes vos entraves en ce monde, afin que, libres de mauvaises affaires, vous puissiez là-bas regarder en face le tribunal suprême.

Tant que nous sommes en ce monde, nous avons de belles espérances : lorsque nous en serons sortis, il ne sera plus en notre pouvoir de nous repentir ni de nous purifier de nos péchés. Il faut donc toujours être prêt au départ. Qu'arriverait-il s'il plaisait au Maître de nous appeler ce soir ou demain ? L'avenir nous est caché, afin que nous nous tenions constamment sous les armes et prêts à partir, à l'exemple de notre Lazare, dont la patience et la résignation étaient continuelles, et qui, pour cette raison; fut emmené avec tant de gloire.

Le riche lui aussi mourut, et il fut enseveli, ou plutôt il l'avait toujours été, car son âme était demeurée enfouie dans son corps comme dans un tombeau et enveloppée de sa chair comme d'un sépulcre. Enchaîné par l'ivrognerie et la bonne chère, comme par un lien de fer, il l'avait réduite à l'oisiveté et à l'état de cadavre. Ne passez pas trop vite, mon cher frère, sur cette parole : Il fut enseveli. Considérez-moi ces tables recouvertes d'argent, ces lits, ces tapisseries, ces ornements et tout ce qu'il y a dans la maison; les parfums, les aromates, l'abondance de bon vin, les mets si friands et si variés, les cuisiniers, les flatteurs, les gardes, les domestiques, toute cette pompe enfin : la voilà qui disparaît et s'évanouit. Tout n'est plus que cendre et poussière, que pleurs et lamentations; personne ne peut désormais secourir ni ramener cette âme qui s'en va. On put voir alors quelle est l'impuissance de l'or et des grands biens. Ce riche avait une suite nombreuse de serviteurs, et il fut emmené complètement dépouillé et absolument seul; de toute son opulence il ne put emporter la moindre chose; il fut emmené délaissé de tous et sans défenseur. Aucun de ceux qui le servaient, aucun de ceux qui volaient autrefois à son secours, n'était présent pour l'arracher aux supplices et aux châtiments; brusquement séparé de tous les siens, il fut pris seul pour subir d'intolérables tourments. Oui, vraiment : Toute chair est comme l'herbe, et toute la gloire de l'homme est comme la fleur de l'herbe : l'herbe sèche et la fleur tombe; mais la parole du Seigneur demeure éternellement. (Isaie, XL, 8.) La mort est venue, et elle atout éteint; elle l'a saisi comme un captif et l'a emmené baissant les yeux, couvert de; honte, n'osant parler, frissonnant de crainte, comme s'il n'avait joui qu'en rêve de toutes ses délices passées. Bien plus, le riche implore le secours du pauvre; et il désire partager la table de cet affamé d'autrefois qui gisait exposé à la dent des chiens. Les choses avaient bien changé; et tout le monde put reconnaître lequel des deux était pauvre et lequel était riche, et que Lazare était le plus opulent, et le riche le plus indigent de tous. Sur la scène nous voyons des acteurs prendre le rôle de rois et de généraux, de médecins et de rhéteurs, de sophistes et de soldats, quoiqu'ils ne soient rien de tout cela. Eh bien ! dans la vie présente la pauvreté et l'opulence ne sont également que des masques de théâtre. Si vous assistez à un spectacle, et si vous voyez un acteur jouer le rôle de roi, vous ne le regardez pas comme heureux-, vous ne croyez pas qu'il soit roi, vous ne souhaitez pas de devenir ce qu'il est. Mais sachant que c'est un de ces hommes qui n'ont d'autre domicile que la place publique, un cordier, (476) peut-être, un forgeron ou quelque personnage pareil, vous ne mesurez pas son bonheur à son rôle et à son vêtement, vous ne jugez pas de son rang par ces objets extérieurs; mais vous le méprisez à cause de sa condition réelle. De même, considérez ce monde comme un théâtre où vous êtes assis, et en voyant les acteurs qui jouent sur cette scène, si vous apercevez beaucoup de riches, ne les regardez pas comme véritablement riches, mais comme jouant le rôle de gens riches. Car de même que l'acteur qui joue sur la scène le rôle de roi ou de général est souvent le domestique de ceux qui vendent des figues ou des raisins sur le marché; de même celui que vous croyez riche est souvent très pauvre. En effet, si vous enlevez son masque, si vous dévoilez sa conscience et si vous descendez dans son coeur, vous y trouverez une grande indigence de vertu, et vous reconnaîtrez le moins honorable des hommes. Dans les théâtres, lorsque le soir est venu et que les spectateurs se sont retirés, les acteurs quittent la scène et déposent l'habillement demandé par leur rôle; et ceux qui semblaient à tout le monde être des rois ou des généraux; apparaissent désormais ce qu'ils sont véritablement. De même, lorsque la mort est venue, et que le spectacle de ce monde a cessé, tous les masques de la richesse et de la pauvreté sont déposés, et ceux qui les portaient s'en vont clans l'autre vie. Là, jugés seulement d'après leurs couvres, ils apparaissent, les uns véritablement riches, les autres, pauvres; les uns honorables, les autres méprisables.

4. Et souvent il arrive que tel qui sur la terre était rangé au nombre des riches se trouve là-bas le plus pauvre de tous : c'est ce qui arriva au riche dont nous parlons. Lorsque le soir, c'est-à-dire, lorsque la mort fut venue ; lorsqu'il fut sorti du spectacle de la vie présente et qu'il eut déposé son masque de théâtre, il apparut comme le plus pauvre de tous, et tellement pauvre qu'il n'avait pas même une goutte d'eau à sa disposition; il en réclamait une, et il ne put faire accueillir sa demande. Y a-t-il une pauvreté comparable à la sienne? Au reste, écoutez le récit évangélique : Levant les yeux, il dit à Abraham : Père, ayez pitié de moi, et envoyez Lazare afin qu'il trempe le bout de son doigt dans l'eau et qu'il en fasse tomber une goutte dans ma bouche. (Luc, XVI, 24.) Voyez-vous ce que c'est que l'affliction? Lorsque Lazare était près de lui, le mauvais riche passait; maintenant qu'il est éloigné, il l'appelle; il considère avec un soin empressé, malgré la distance qui l'en sépare, celui que souvent il ne daignait pas même regarder quand il entrait dans sa maison ou qu'il en sortait. Mais pour quelle raison levait-il les yeux? Plus d'une fois peut-être ce riche avait dit : « Qu'ai-je besoin de religion et de vertu? Tous les biens coulent sur moi comme d'une source abondante, je jouis d'une brillante prospérité et d'un immense crédit, et je n'ai rien à craindre des événements imprévus : Pourquoi m'appliquerai-je à la vertu? Ce pauvre, qui passe sa vie dans les exercices de la piété et de la justice, endure des maux innombrables. » C'est ce qu'un grand nombre de personnes disent encore maintenant. Dieu voulant donc extirper complètement ces mauvais raisonnements, leur fait voir que le vice doit s'attendre à un châtiment, tandis 'qu'une couronne de gloire est réservée aux couvres de religion.

Le riche ne vit pas Lazare seulement pour ce motif : ce fut encore afin qu'il souffrît, mais bien plus vivement, ce que le pauvre avait souffert le premier. De même que Dieu avait rendu plus violente l'épreuve de celui-ci en le plaçant sous le vestibule d'un homme riche et en le rendant témoin des jouissances d'autrui; de même il rendit plus cruel le châtiment du riche en lui faisant voir de l'enfer où il gisait les délices de Lazare, afin que ses tourments devinssent plus intolérables, non-seulement par la nature du supplice, mais encore par leur comparaison avec la gloire de Lazare. Lorsque Dieu eut chassé Adam du Paradis terrestre, il lui fit habiter un lieu qui se trouvait en face, afin que la vue continuelle de ce Paradis, en renouvelant son affliction, lui rendît plus sensible la perte des biens qu'il ne possédait plus. Il plaça de même le riche en face de Lazare pour qu'il vît de quels biens il s'était privé lui-même J'avais envoyé à ta porte, semble-t-il lui dire, le pauvre Lazare, afin qu'il fût pour toi une leçon de vertu et une occasion de pratiquer l'humanité; tu n'as pas daigné en profiter, tu n'as pas voulu user à propos de ce moyen de salut : qu'il serve désormais à augmenter ton supplice et tes tourments. Ceci nous apprend que tous ceux que nous avons offensés et à qui nous avons fait tort se trouveront alors face à face avec nous. Cependant le riche n'avait pas opprimé Lazare ; il ne lui avait pas enlevé ses biens, mais il ne lui avait (477) pas donné une part des siens. Or, si celui qui n'use pas généreusement de ses biens trouve un accusateur dans celui à qui il n'a pas fait l'aumône, celui qui a ravi le bien d'autrui, quel pardon obtiendra-t-il, quelle excuse alléguera-t-il lorsqu'il se verra entouré de toutes parts par ceux qu'il aura opprimés? Là, on n'aura besoin ni de témoins, ni d'accusateurs, ni de preuves, ni de pièces de conviction, mais les choses elles-mêmes apparaîtront à nos yeux telles que nous les aurons faites.

Voilà l'homme, dira le juge, et voilà ses oeuvres. Eh bien ! c'est aussi un vol que de ne pas faire l'aumône avec ses biens. Cette parole vous paraît peut-être étonnante; mais n'en soyez pas surpris; je vais vous citer le témoignage des divines Ecritures : elles disent que non-seulement ravir les biens d'autrui, mais refuser de donner part aux autres dans les biens qu'on possède est un vol, une usurpation, une spoliation. Voici ce témoignage. Dieu réprimandant les Juifs par la bouche d'un prophète, s'exprime ainsi : La terre a donné ses fruits et vous n'avez pas apporté les dîmes; mais ce que vous avez ravi au pauvre est dans vos maisons. (Malach. III, 10.) C'est comme s'il disait : Parce que vous n'avez pas offert les oblations habituelles, vous avez ravi ce qui est au pauvre. Et par ces paroles, il montre aux riches qu'ils ont en leur possession les biens des pauvres, quand même ils n'auraient fait que recevoir l'héritage paternel, quand même ils se seraient procuré leur richesse de quelqu'autre manière. Et ailleurs Dieu dit encore : Ne dépouillez pas le pauvre de sa subsistance. (Eccli. IV, 1.) Or, le spoliateur ravit le bien d'autrui, car la spoliation consiste à prendre et à retenir le bien d'autrui. Cela nous enseigne donc que si nous ne faisons pas l'aumône nous serons punis à l'égal des spoliateurs. Les richesses appartiennent au souverain Maître, de quelque manière que nous les amassions ; et si avec elles nous assistons les indigents, nous obtiendrons en retour la plus magnifique opulence. Si Dieu vous a destinés à posséder de grands biens, ce n'est pas pour que vous les consumiez dans la prostitution, dans l'ivrognerie, dans la bonne chère, dans la somptuosité des vêtements, dans la mollesse; c'est pour que vous en fassiez la distribution aux pauvres. Si un receveur public, au lieu de s'occuper des sujets auxquels il a reçu ordre de distribuer l'argent royal, le fait servir à ses propres jouissances, il est livré au supplice et à la mort. Le riche, lui aussi, est receveur de trésors qui doivent être distribués aux pauvres; il a charge de les répartir aux indigents qui, comme lui, sont les serviteurs du Maître. S'il en absorbe pour lui-même plus qu'il n'est nécessaire, il subira dans l'autre vie de cruels supplices : ses possessions ne sont pas à lui seul, elles sont à ses frères.

5. Ménageons donc ces biens comme biens d'autrui, si nous voulons qu'ils deviennent nôtres. Mais de quelle façon les ménager comme biens d'autrui? En ne les employant pas à des usages inutiles ou purement personnels, en les déposant avec une sage mesure entre les mains des pauvres. Fussiez-vous dans l'opulence, si vous dépensez plus qu'il n'est nécessaire, vous rendrez compte des biens qui vous ont été prêtés. Il se passe dans les palais des grands quelque chose de semblable. Beaucoup d'entre eux confient leurs trésors à certains serviteurs; mais ces hommes de confiance ne font que garder ce qui leur a été remis, ils n'en usent pas; ce n'est que sur l'ordre de leur maître qu'ils les distribuent à ceux qui leur sont indiqués. Vous aussi, agissez de cette sorte. Vous avez reçu la fortune plus abondamment que d'autres : ce n'est pas pour que vous en jouissiez seul, ruais afin que vous en soyez pour les autres le fidèle économe.

Il n'est pas inutile d'examiner pour quel motif le riche voit Lazare dans le sein d'Abraham et non pas auprès d'un autre juste. Abraham fut hospitalier : c'est donc pour le confondre de son inhospitalité que le riche voit Lazare avec Abraham. Ce patriarche en effet était toujours à guetter les passants pour les emmener sous sa tente; le riche au contraire ne regarda que d'un oeil méprisant le pauvre qui gisait dans sa propre demeure; et, tandis qu'il avait à sa disposition un tel trésor et un moyen de salut si efficace , il passait chaque jour à côté sans y faire attention, et, dans son indigence , il dédaignait de recourir au patronage de ce pauvre. Abraham n'était pas de ce caractère, il agissait tout différemment. Assis à la porte de sa maison, il prenait comme au filet tous les passants semblable au pêcheur qui, jetant son filet dans la mer, amène au rivage parfois un poisson et parfois aussi de l'or et des perles, le patriarche, voulant prendre des hommes, prit des anges; et (chose merveilleuse !) cela sans le savoir.

Voilà ce que rappelle saint Paul, quand il (478) fait l'éloge d'Abraham en ces termes : Gardez-vous de négliger l'hospitalité: c'est par elle que certains hommes ont eu pour hôtes des anges, sans le savoir. (Hébr. XIII, 2.) Il fait bien de dire sans le savoir. Si Abraham l'avait su, en les accueillant avec tant de bienveillance, son action n'aurait eu rien de grand, rien d'extraordinaire. Mais il mérite tout éloge, parce que, ne sachant pas quels étaient ces passants, et les regardant comme des hommes, comme de simples voyageurs, il les invita avec tant d'ardeur à entrer dans sa demeure. Si donc vous montrez, vous aussi, un vif empressement lorsque vous recevez un hôte illustre et distingué, vous ne faites rien de merveilleux : l'homme le plus inhospitalier se voit souvent forcé, par le mérite de l'hôte qu'il reçoit, de montrer toute sorte de bienveillance. Mais, quand nous recevons avec une abondante charité les premiers venus, des gens vils et abjects, alors nous faisons une action vraiment grande et digne d'admiration. C'est pourquoi le Christ a dit à la louange de ceux qui agissent de cette sorte : Tout ce que vous aurez fait à un seul de ces petits, c'est à moi-même que vous l'aurez fait. Et encore : Ainsi ce n'est pas la volonté de votre Père qu'aucun de ces petits périsse. (Matth. XXV, 45.) Et encore : Si quelqu'un scandalisait un de ces petits, mieux vaudrait pour lui qu'on mît à son cou une meule de moulin et qu'on le jetât dans la mer. (Ibid.) Partout le Christ tient grand compte des petits et des humbles. Pénétré lui-même de cette vérité, Abraham ne demandait pas aux passants (comme nous faisons maintenant) quels ils étaient et d'où ils venaient : il les accueillait tous sans distinction. Celui qui exerce l'hospitalité ne doit pas demander compte de la vie; il n'a qu'à porter remède à la misère et à pourvoir aux besoins.

Le pauvre n'a qu'une seule recommandation son indigence, sa détresse; ne lui demandez rien de plus. Fût-il le plus pervers de tous les hommes, s'il manque des aliments nécessaires, nous devons apaiser sa faim. Voilà ce que le Christ nous ordonne de faire , quand il dit : Soyez semblables à votre Père qui est dans les cieux : il fait lever son soleil sur les bons et sur les méchants.; il fait tomber sa pluie sur les justes et sur les pécheurs. (Matth. V, 45.) L'homme compatissant est le port de salut pour tous ceux que presse le besoin; le port s'ouvre à toutes les victimes du naufrage, il les sauve toutes; il reçoit dans son sein tous ceux que le danger menace, qu'ils soient bons, qu'ils soient mauvais, qu'ils soient tout ce que vous voudrez. Vous aussi, lorsque vous voyez un naufragé de la misère, ne lui faites pas subir un jugement, une enquête sur les faits et gestes de sa vie mais remédiez vite à sa peine. Pourquoi vous, susciter à vous-mêmes des embarras ? Dieu vous a déchargés de toute sollicitude. et de toute curiosité à cet égard. Que de paroles se diraient souvent, que de difficultés surgiraient, si Dieu nous ordonnait d'examiner avec soin la vie et la conduite de chaque pauvre avant d'accorder l'aumône ! Nous sommes délivrés de tout ce souci : pourquoi donc nous donner des inquiétudes superflues? Autre est la charge de juge, autre celle d'homme aumônier I L'aumône ne mérite son nom (1) que parce que nous la faisons même aux indignes. C'est à quoi saint Paul nous exhorte en ces termes : Ne vous lassez jamais de faire du bien. à tous, mais principalement aux serviteurs de la foi. (Gal. VI, 9.) Si nous recherchons curieusement, pour les écarter, ceux qui sont indignes, nous ne mettrons pas facilement la main sur ceux qui sont dignes; si au contraire nous donnons part dans nos bienfaits même aux indignes, alors ceux qui sont dignes, ceux dont la vertu compense la malice de tous les autres s'offriront à nous. C'est ce qui arriva au bienheureux Abraham qui n'examinait pas d'un regard inquisiteur quels étaient les passants . il lui fut accordé de recevoir les anges. Soyons donc ses imitateurs, ainsi que ceux de Job, un de ses descendants; car celui-ci mit en pratique avec un zèle parfait les exemples de magnanimité que lui avait donnés son ancêtre : c'est pourquoi il disait : Ma porte était ouverte à tout venant. (Job, XXXI, 32.) Elle n'était pas ouverte à celui-ci et fermée à celui-là; elle était ouverte à tous indifféremment.

6. Faisons de même, je vous en conjure; n'examinons rien avec plus de souci qu'il ne faut. Pour que le pauvre soit digne de l'aumône, sa pauvreté suffit : si quelqu'un vient à nous avec cette -recommandation, n'en cherchons pas davantage. C'est à l'homme que nous donnons, et non pas à sa conduite : ayons compassion de lui, non pas à cause de sa vertu, mais à cause de sa misère, si nous voulons attirer sur nous la grande miséricorde de Dieu et nous concilier ainsi malgré notre indignité sa bienveillance. En effet, si nous allions

 

1. Allusion  au sens étymologique du terme eleemosune.

 

479

 

vouloir juger du mérite de nos semblables et examiner scrupuleusement leur conduite, Dieu agirait de même à notre égard, et en exigeant des comptes de nos frères nous perdrions tout droit à la bonté d'en-haut. Car, dit l'Esprit-Saint, vous serez jugés conformément à la manière dont vous aurez jugé les autres. Mais revenons à notre sujet. Le riche, voyant Lazare dans le sein d'Abraham, s'écria : Père Abraham, ayez pitié de moi, et envoyez Lazare!

Pour quelle raison ne s'adresse-t-il pas à Lazare ? C'est, je pense, parce qu'il fut couvert de confusion et qu'il rougit de honte; de plus il pensait que Lazare gardait un fidèle souvenir de la conduite qu'il avait tenue à son égard. Il se dit en lui-même : Si lorsque je jouissais d'une si grande opulence, et sans qu'il m'eût jamais offensé, je n'ai eu que du mépris pour cet homme qui souffrait de si grands maux, et ne lui ai pas même fait part de mes miettes, à plus forte raison lui, que j'ai tant méprisé, n'acquiescera-t-il pas à la faveur que je réclame. Ici ce n'est pas une accusation que je porte contre Lazare, car il n'était pas dans ces dispositions, bien loin de là ; mais je dis que ce fut cette crainte qui porta le riche à ne pas recourir à lui, mais à Abraham, qu'il croyait ignorer ce qui s'était passé. Il réclamait l'intervention de ce doigt que souvent il avait laissé lécher par les chiens. Et quelle fut la réponse d'Abraham ? Mon fils, tu as reçu les biens pendant ta vie. Remarquez la sagesse, remarquez la bienveillance du Juste. Il ne lui dit pas : Barbare, cruel, scélérat, après avoir causé à cet homme de pareilles douleurs, tu parles maintenant de bienveillance, de miséricorde et de pardon ! Est-ce que tu ne rougis pas de honte ? Que lui dit-il donc ? Mon fils, tu as reçu les biens. En effet, il est écrit : N'augmentez pas le trouble de l'âme qui est dans la peine. (Eccli. IV, 3.) Il a bien assez de son supplice, n'insultons pas à son malheur. Et pour que vous ne pensiez pas qu'il gardait le souvenir du passé, et qu'il empêcha pour cette raison Lazare de partir, Abraham nomme le riche son fils, et cette appellation suffit à sa justification. Ce qui est en mon pouvoir, semble-t-il dire, je te le donne; mais aller d'ici vers toi est chose impossible. Tu as reçu les biens. Pourquoi ne dit-il pas tu as pris, mais, tu as reçu ? Ici je vois s'ouvrir devant moi une mer immense de considérations. Afin donc de conserver avec soin tout ce qui a été dit, déposons en lieu sûr les paroles d'aujourd'hui et celles que j'ai prononcées récemment, et que les choses que nous avons dites vous disposent à prêter une oreille plus bienveillante encore aux choses que nous dirons plus tard. Si vous le pouvez, souvenez-vous de tout; si vous ne le pouvez pas, souvenez-vous au moins, je vous conjure, de ceci, qui remplacera tout le reste, à savoir, que refuser aux pauvres une part dans nos propres biens, c'est frustrer les pauvres, c'est leur enlever leur vie : les biens dont nous sommes détenteurs ne sont pas seulement à nous, mais aussi à eux. Si notre âme est ainsi disposée, nous nous dessaisirons volontiers de nos richesses; et, après avoir nourri en ce monde le Christ souffrant de la faim, après nous être amassé là-haut un opulent trésor, nous pourrons entrer en possession des biens futurs par la grâce et par la charité de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartiennent, avec le Père et l'Esprit-Saint, honneur, puissance et gloire, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

TROISIÈME HOMÉLIE.
 

ANALYSE.

 

1° Pourquoi il est dit au riche : tu as reçu (apelabes), et non pas tu as eu (elabes) les biens pendant ta vie. — 2° Pourquoi les justes souvent sont exposés à des périls qui épargnent les pécheurs. — Il faut que tous les chrétiens lisent les saintes Ecritures, aussi bien les gens du monde que les religieux. — Ceux-là ont même plus besoin de cette lecture puisqu’ils sont pros exposés à la tentation. — Les livres sont si excellents qu'ils sont toujours utiles môme à ceux qui ne les comprennent que fort peu. — On comprendra, à une seconde lecture, ce qu'on n'avait pas compris à une première. — L'ignorance des divines Ecritures enfante les hérésies. — Dieu ne laisse aucun bien sans récompense, même celui que les méchants peuvent faire, comme il ne laisse aucun péché sans punition, même chez les bons, surtout chez les bons. — Rien n'est dangereux comme la situation de l'impie qui prospère. — Eloge de la patience. — L'impatience est mère du blasphème. — Dieu ne punit pas tout le monde ici-bas, pourquoi? — Exemples de patience tirés de l'ancien Testament.

 

1. La parabole de Lazare nous a grandement profité à tous, riches et pauvres: aux uns elle a enseigné à supporter aisément le fardeau de leur misère; aux autres elle a appris à ne pas s'enorgueillir de leur opulence et elle a prouvé par les faits eux-mêmes que de tous les hommes le plus digne de pitié est celui qui, menant une vie de jouissances, ne fait partager à personne les biens qu'il possède. Eh bien ! il faut qu'aujourd'hui encore nous traitions le même sujet, semblable aux mineurs qui, ayant découvert une mine d'or abondante, la fouillent avec persévérance et ne la quittent pas jusqu'à ce qu'ils aient épuisé tout ce qu'ils peuvent mettre à jour. Revenons donc au point où nous avons laissé avant-hier notre discours pour l'y reprendre à nouveau. J'aurais pu assurément développer en un seul jour la parabole tout entière; mais ce n'est pas pour me donner le plaisir de parler beaucoup avant de descendre de chaire que j'ai entrepris cette explication ; c'est afin que, après avoir recueilli avec un soin diligent et gravé dans vos âmes les choses qui vous sont dites, vous y preniez goût et y trouviez le profit spirituel. Voyez une mère tendre et soigneuse dans le temps qu'elle essaye d'habituer son jeune nourrisson aux aliments solides ! Si elle lui verse trop abondamment et trop vite le vin dans la bouche, elle ne lui rend qu'un mauvais service, l'enfant rejette ce qu'elle lui donne et souille la petite tunique qui recouvre sa gorge ; si au contraire elle le coule peu à peu, goutte à goutte, l'enfant l'absorbe sans difficulté. De même, pour éviter que vous ne rejetiez une partie de mes instructions, je ne vous ai pas versé d'un seul coup toute la coupe de la doctrine; je l'ai répartie en plusieurs jours dans l'intervalle desquels je vous ai. ménagé des haltes qui vous ont permis d'une part d'asseoir solidement dans les pensées de votre charité ce qui vous a été confié, et de l'autre de vous préparer à recevoir dans une âme reposée et rafraîchie les choses qu'il me reste à vous dire. D'ailleurs, il m'arrive souvent de vous (481) annoncer un peu à l'avance le sujet sur lequel je parlerai, afin que, en attendant, vous preniez la Bible, vous jetiez un coup d'oeil d'ensemble sur la matière à traiter, et que, vous étant rendu compte de ce qui a été dit déjà et de ce qui est encore à dire, vous apportiez à l'audition de tout le reste une intelligence prompte et facile.

Et certes, voici ce que je vous conseille, ce que je ne cesserai pas de vous conseiller, à savoir, que vous ne vous borniez pas à écouter ce qu'on vous dit ici, mais que, rentrés à la maison, vous vaquiez assidûment à la lecture des divines Ecritures. Je n'ai jamais manqué d'inculquer cette habitude à tous ceux qui ont eu avec moi des rapports particuliers. Et qu'on ne m'apporte pas d'insipides et blâmables excuses : « Je suis cloué au tribunal, je manie les affaires publiques, j'ai une femme, j'élève des enfants, j'ai le souci d'un train de maison, je suis homme du monde: lire les saintes Ecritures ! ce n'est pas mon affaire; cela regarde les personnes qui ont dit adieu au monde, qui se sont retirées au sommet des montagnes pour y mener une vie de perpétuelle tranquillité !... » Que dites-vous là , mon cher? Ce n'est pas votre affaire, parce que vous êtes tiraillé par mille sollicitudes ! Mais c'est votre affaire bien plus que celle des solitaires : ceux-ci n'ont pas besoin du secours des saintes Ecritures comme vous, qui êtes enveloppé par le tourbillon des soucis temporels. Les moines, débarrassés du forum et de ses agitations, les moines, qui ont fixé leur tente au désert et renoncé au commerce des autres hommes, les moines, qui consacrent à la méditation leur vie libre, sereine et tranquille, les moines, parvenus en quelque sorte au port de la vie, sont en possession d'un état pleinement assuré; mais nous, ballottés par les flots de la pleine mer, entravés bon gré mal gré par d'innombrables péchés , nous avons besoin de chercher dans les Ecritures un secours incessant. Ceux-là, paisiblement assis loin du combat, ne sont pas exposés à de nombreuses blessures; mais vous, qui -êtes toujours debout dans la mêlée, vous qui recevez à toute heure des coups et des plaies, vous ne pouvez vous passer d'un remède: c'est une épouse qui vous impatiente , c'est un fils qui vous contriste et vous pousse à la colère, c'est un ennemi qui vous tend des piéges, c'est un ami qui vous jalouse, c'est un voisin qui vous persécute, c'est un camarade qui vous supplante, c'est souvent un juge qui vous menace, c'est la pauvreté qui vous moleste, c'est la perte de vos gens qui vous chagrine, c'est la prospérité qui vous enfle, c'est l'adversité qui vous opprime : que sais-je, enfin? mille et mille maux, l'irritation et les inquiétudes, et l'anxiété et la douleur, et la vanité et l'orgueil, tantôt par occasion et tantôt par nécessité nous assiègent de toutes parts; d'innombrables traits volent autour de nous : il y a donc pour nous besoin urgent et continuel de recourir à l'arsenal des Ecritures. Sachez, nous dit-on, sachez que vous marchez au travers des embuscades ennemies, que vous vous promenez ci découvert sur le rempart d'une ville assiégée. (Eccli. IX, 20.) Les convoitises de la chair s'insurgent avec plus de violence contre ceux qui vivent dans le commerce des hommes : un visage agréable, un beau corps les captivent par les yeux; une parole libertine pénètre en eux par l'ouïe et trouble leur raison; souvent aussi un chant modulé avec art énerve la vigueur de leur âme: que dis-je ! nous voyons parfois quelque chose de plus vil que tout cela : l'odeur des parfums qu'exhalent en passant les courtisanes surprend, entraîne, captive : une rencontre a suffi!

2. Si nombreux sont les ennemis qui livrent assaut à notre âme, que nous devons chercher un remède divin. afin de guérir les plaies qui nous sont déjà faites, afin de prévenir celles qui ne sont pas faites encore, mais sur le point de l'être . c'est par une lecture assidue des saintes Ecritures que nous éteindrons et que nous repousserons les traits enflammés que le démon nous lance de loin. Il est impossible, oui, impossible qu'un homme, quel qu'il soit, arrive au salut, s'il ne s'applique pas assidûment à cette lecture; bien plus, il sera fort heureux pour nous, si, même avec cette application persévérante, nous pouvons un jour être sauvés !  Quel espoir de salut aurez-vous donc, vous qui, atteint chaque jour de blessures nouvelles, ne recourez jamais au remède? Voyez les gens qui travaillent l'airain, l'or, l'argent, tous ceux enfin qui exercent un métier quelconque : ne tiennent-ils pas tous leurs outils parfaitement ajustés? Accablés par la faim, pressés par la misère, ils préfèrent tout souffrir plutôt que d'en vendre un seul pour vivre. Aussi arrive-t-il fréquemment qu'un certain nombre d'entre eux  (482) aiment mieux emprunter de l'argent pour entretenir leur maison et leur famille que d'engager le moindre des instruments de leur art. Et ils ont raison. Ils savent que, une fois les outils vendus, toute leur habileté d'ouvriers leur sera inutile, tous leurs moyens de gagner disparaîtront; s'ils gardent les outils, ils pourront un jour, avec le temps et par l'emploi régulier de leur industrie, payer toutes les dettes contractées; s'ils s'étaient hâtés de les vendre, ils n'auraient plus à compter sur rien pour soulager leur misère et leur faim. Telles doivent être nos dispositions. De même que ces gens ont pour instruments de leurs métiers le marteau, l'enclume, la tenaille; de même nous avons pour instruments de notre art divin les Livres des prophètes et des apôtres, l'Ecriture entière inspirée de Dieu pour notre utilité (II Tim. III, 16) ; et de même que, avec leurs outils, les ouvriers exécutent toutes les oeuvres qu'ils entreprennent; de même avec les nôtres, nous façonnons notre âme, nous rectifions ses défauts, nous rajeunissons ce qu'il y a de vieux en elle et d'usé. Ces ouvriers n'appliquent leur art qu'à donner aux objets matériels une forme extérieure; il leur est impossible de changer la substance même de leurs oeuvres, de faire que l'argent devienne or; ils composent et donnent la forme, rien de plus. Pour vous, c'est autre chose, vous pouvez davantage, vous pouvez, du vase de bois que vous avez reçu, faire un vase d'or. J'en prends à témoin saint Paul qui a dit: Dans une grande maison on trouve non-seulement des vases d'or et d'argent, mais aussi des vases de bois et d'argile. Celui qui se purifiera lui-même deviendra un vase de sanctification, utile au Seigneur, préparé pour toute sorte de bonnes couvres. (II Tim. XI, 20.) Ne soyons donc pas négligents pour acquérir les livres saints, si nous ne voulons pas être un jour blessés dans les parties vives de notre âme : ce n'est pas l'or qu'il nous faut amasser, ce sont les Ecritures divines dont nous devons faire un trésor. Plus l'or s'accumule, plus il tend de piéges à ceux qui le possèdent : mais les livres qu'on rassemble apportent mille avantages à ceux qui les ont.

La présence des armes royales à l'entrée d'une maison fait la sûreté complète de tous ceux qui y habitent, lors même que nul ne les emploierait; ni larron, ni voleur, ni aucun malfaiteur n'osera attaquer cette maison. Ainsi en est-il des Livres saints; partout où ils se rencontrent, ils repoussent les efforts du démon, ils procurent toutes les consolations de la vertu à leurs compagnons d'habitation. Par leur seul aspect ils nous inspirent de la répugnance contre le péché. Si nous avons eu le triste courage de commettre quelqu'une des actions qu'ils défendent, et de nous salir par quelque méchante oeuvre, de retour en notre demeure et en face de nos Livres, nous sentons que la conscience nous condamne avec plus d'énergie , nous devenons plus forts contre la tentation. Mais, si nous persévérons dans la pureté de conduite , plus grand encore sera notre profit. Il suffit de toucher à l'Evangile pour communiquer aussitôt à nos pensées une merveilleuse harmonie, pour les détacher des préoccupations mondaines : c'est assez de le voir pour cela. Mais, si à la vue vous ajoutez une lecture diligente, votre âme alors introduite en quelque sorte dans un divin sanctuaire, se purifie, se perfectionne, s'entretient avec son Dieu par l'intermédiaire de la Lettre sacrée.

Mais quoi, dira-t-on, si nous ne comprenons pas ce que renferme la Bible ! — Eh bien ! même dans ce cas, la lecture de la Bible vous ouvrira une large source de sanctification. Du reste, il est impossible que tout vous y échappe égaiement : l'Esprit-Saint a voulu, par grâce spéciale, que la Bible fût écrite par des publicains, par des pêcheurs, par des corroyeurs, par des bergers et des pâtres, par des gens simples et illettrés , précisément pour que le dernier des paysans ne pût pas recourir, comme à une excuse valable, à ce motif d'ignorance; pour que toutes les paroles du texte sacré fussent à la portée de tous; pour que l'artisan et le serviteur, et la pauvre veuve, et le moins instruit des hommes fussent en état de trouver dans la lecture de la Bible utilité et profit. En effet, ce n'est pas en vue d'une vaine renommée , comme les païens , mais en vue du salut des auditeurs et des lecteurs de bonne volonté que des hommes, choisis dès l'origine par la grâce du Saint-Esprit , ont composé tous ces Livres.

3. Les philosophes étrangers au Christ, les rhéteurs, les scribes n'ont pas cherché l'utilité générale; ils ne voyaient que ce qui pouvait les rendre fameux; c'est pourquoi, s'ils ont énoncé quelque bonne vérité, ils l'ont enfouie dans leur habituelle obscurité comme au sein (483) des ténèbres. Les prophètes et les apôtres ont fait tout l'opposé; c'est la clarté, c'est l'évidence même qu'ils ont offerte à tous; docteurs universels pour les hommes, ils ont enseigné de telle façon que chacun pût, à la simple lecture, comprendre leurs paroles. Le Prophète l'avait annoncé d'avance en ces termes : Ils seront tous instruits par Dieu, et nul ne pourra dire dorénavant à son prochain : apprends à connaître Dieu, parce que tous le connaîtront du plus petit au plus grand. (Jérém. XXXI, 34; et Jean, VI, 45.)  Saint Paul aussi a dit : Et moi, mes frères, je ne viens pas à vous avec la sublimité de l'éloquence et de la science, je viens vous prêcher le mystère de Dieu (I Cor. II, 1); et dans un autre endroit : Ma parole et ma prédication ne consistent pas dans les phrases agréables de la sagesse humaine, elles vont à manifester l'esprit et la vertu (Ibid.) ; et ailleurs encore : Nous prêchons une sagesse qui n'est pas celle de ce siècle ni celle des chefs corrompus de ce siècle. (Ibid.) Pour qui les écrits évangéliques ne sont-ils pas assez clairs? Quel est celui qui aura besoin d'un interprète pour entendre ce que signifient ces expressions : Bienheureux ceux qui sont doux, bienheureux ceux qui font miséricorde, bienheureux ceux qui ont le coeur pur, et autres semblables?.. Et les prodiges, et les miracles, et les récits historiques, ne sont-ils pas pour tous clairs et faciles à comprendre?.. Prétexte, vaine excuse, voile bon à cacher la paresse !

Vous ne comprenez pas, dites-vous, ce que renferme l'Evangile. Je le crois bien ! vous ne daignez pas seulement le regarder ! Prenez en main ce Livre sacré, lisez-en toute la suite, rangez dans votre mémoire les choses que vous aurez comprises , revenez à diverses fois sur celles qui seront restées, pour vous , obscures et embrouillées ; et, si une lecture assidue ne vous en fait pas trouver le sens, allez à plus habile que vous, allez à un maître, conférez avec lui sur le texte sacré, faites preuve d'un zèle vif et sincère. Si Dieu découvre en vous une ardeur généreuse, il ne dédaignera pas votre vigilance et votre sollicitude; si vous ne rencontrez pas un homme qui vous explique ce que vous cherchez, c'est Dieu lui-même, rien doutez pas, qui vous en ouvrira le sens. Souvenez-vous de cet eunuque de la reine d'Ethiopie; c'était un barbare, c'était un homme tiraillé par d'innombrables sollicitudes, assiégé par mille affaires, qui ne comprenait pas ce qu'il lisait; et pourtant il ne cessait de lire, jusque sur son char de voyage. S'il montra une telle application le long du chemin, imaginez quel dut être son zèle à la maison ! S'il ne pouvait rester sans lire durant son voyage, à plus forte raison dans la tranquillité de son logis; s'il ne renonça pas à sa lecture tandis qu'il ne la comprenait pas, à plus forte raison après qu'il en eut reçu l'intelligence !.. Pour savoir qu'il ne comprenait pas ce qu'il lisait, vous n'avez qu'à écouter la question que lui adresse Philippe: Comprenez-vous ce que vous lisez ? (Act. VIII, 30.) A ces mots, il ne rougit pas, il ne ressent aucune honte, il confesse ingénument son ignorance. Comment pourrai-je comprendre, dit-il, si personne ne m'instruit ? (Ibid.) — Il n'avait personne qui lui indiquât le chemin à suivre, et néanmoins il continuait de lire : c'est pourquoi il ne tarda pas à rencontrer un guide. Dieu connut sa bonne volonté, agréa son zèle et lui envoya promptement un maître. — Nous n'avons plus l'apôtre Philippe , direz-vous. — C'est vrai ; mais vous avez toujours l'Esprit qui conduisit à l'eunuque l'apôtre Philippe. Ne négligeons pas notre salut, mes chers amis : Toutes ces choses ont été écrites pour nous être un avertissement à nous qui venons à la fin des temps. (I Cor. X, 11.)

La lecture des Livres saints est un puissant rempart contre le péché; les ignorer, c'est nous jeter dans un vaste précipice, dans un abîme sans fond; ne connaître rien des préceptes divins, c'est perdre à jamais le salut. Voilà ce qui a enfanté les hérésies, ce qui a introduit la corruption des moeurs, ce quia tout bouleversé de fond en comble. Il est impossible, je le répète, impossible qu'on ne retire aucun fruit d'une étude constante et régulière des Ecritures. Voici par exemple notre parabole : combien d'utiles leçons nous a-t-elle fournies à elle seule ! Combien elle a rendu nos âmes meilleures ! Plusieurs d'entre vous, je le sais, n'ont quitté l'assemblée qu'après avoir recueilli un abondant profit; si quelques-uns n'en ont pas retiré un avantage aussi complet, néanmoins ils ont été meilleurs le jour où ils sont venus entendre le sermon. Et certes, ce n'est pas une petite chose que de passer une journée, une seule journée, à se repentir du péché, à contempler la sagesse céleste, à laisser notre âme respirer un instant libre des soucis terrestres ! Si vous faites ainsi à chaque (484) assemblée, si vous persévérez, votre constance à écouter la parole divine vous vaudra une grande et belle récompense.

4. Mais voyons ! poursuivons le commentaire du reste dé la parabole. Que lisons-nous à la suite? Le riche a dit : Envoyez-moi Lazare qu'il prenne une goutte d'eau au bout de son doigt et qu'il rafraîchisse ma langue. (Luc, XVI, 24.) Écoutons la réponse d'Abraham : Mon fils, souviens-toi que tu as reçu tes biens pendant ta vie, et Lazare pareillement, a reçu ses maux; ci présent, il reçoit sa récompense, et toi ta punition. Et de plus, il y a entre vous et nous un abîme infranchissable, de telle sorte que ceux mêmes qui le voudraient ne pourraient passer de là-bas ici, ni ceux d'ici là-bas. (Ibid.) Voilà de sérieuses paroles, bien propres à nous peiner, je le sais; mais autant elles jettent de remords dans la conscience, autant elles donnent de pensées salutaires Si nous devions nous les entendre dire dans l'autre monde comme elles furent dites au riche, ce serait alors qu'il nous faudrait pleurer, gémir et nous lamenter, parce que le moment de la pénitence nous ferait défaut. Mais , comme c'est en ce monde que nous les entendons, comme c'est dans le temps où nous pouvons venir à résipiscence, nous purifier de nos péchés, reconquérir nos espérances, nous convertir sous l'influence de la crainte que nous inspirent les maux d'autrui, rendons grâces à ce Dieu bon qui, par le châtiment infligé aux autres pécheurs, réveille notre apathie et secoue notre sommeil. C'est précisément pour nous faire éviter ces maux que ces paroles furent prononcées avant nous : si Dieu avait voulu nous frapper, il ne nous aurait pas avertis à l'avance par un tel enseignement; mais, il ne veut pas nous envoyer au supplice , il parle avant d'agir, afin que, devenus sages par l'effet de la seule menace, nous ne nous exposions pas à faire l'expérience de la réalité.

Mais pour quel motif l'Évangéliste, au lieu de dire tu as eu tes biens ( elabes ta agatha sou ) emploie-t-il cette expression : tu as reçu tes biens (apelabes ta agatha sou)  .Vous vous rappelez, je pense, qu'en cet endroit je vous ai dit qu'un vaste, un immense océan de réflexions s'ouvrait devant nous. Ce mot « tu as reçu » implique la signification de dette soldée; il n'y a reçu que là où il y avait dit. Et, puisque ce riche fut un être criminel, scélérat, inhumain , pour quelle raison l'Évangéliste a-t-il dit, non pas tu as eu tes biens, mais tu as reçu tes biens, comme si ces biens lui fussent avenus de droit, comme s'ils lui eussent été dus? Qu'y a-t-il à apprendre là? Il y a que les hommes, même les plus coupables et les plus enfoncés dans les profondeurs du crime, ne sont pas sans faire une, ou deux, ou trois bonnes oeuvres. Ce n'est pas une conjecture que je fais : voici la preuve. Où trouver un personnage plus barbare, plus scélérat, plus impie que ce juge d'iniquité qui n'avait ni crainte de Dieu ni respect pour les hommes? (Luc, XVIII, 2.) Et pourtant, malgré son habituelle méchanceté, il prit en pitié la veuve qui l'assourdissait de son affaire, il consentit à lui rendre service, à lui accorder l'objet de sa requête, à arrêter les injustes vexations dont elle était victime. Ainsi, souvent il se rencontre que tel homme est intempérant, mais miséricordieux, ou bien qu'il est cruel, mais chaste, s'il est à la fois impudique et barbare, il ne laissera pas toutefois de faire en sa vie quelque action louable. Il faut appliquer aussi ce raisonnement- aux gens de bien; de même que les méchants accomplissent fréquemment certaines bonnes oeuvres, de même les hommes justes et vertueux tombent souvent en péché. Qui donc, nous dit l'Écriture, qui donc pourra se glorifier d'avoir un coeur parfaitement chaste? et qui aura l'assurance d'être pur de tout péché? (Prov. XX, 9.)

Il est donc vraisemblable que le riche, si plongé qu'il fût dans les dernières profondeurs du mal, fit quelque bien pendant sa vie, etque Lazare, tout arrivé qu'il était à la cime de la vertu, se rendit coupable de quelque faute légère : considérez comment le patriarche déclare l'une et l'autre chose en disant : Tu as reçu tes biens en ta vie et Lazare ses maux. Toi, dit-il, si tu as fait quelque bien et si tu as eu droit à quelque récompense, tu as reçu pendant ta vie mondaine tout ce qui te revenait tu as joui de mille délices, de richesses abondantes, d'une paix complète, d'une prospérité sans nuage. Celui-ci, s'il a fait quelque chose de mal, a reçu tout son châtiment: il a souffert de la faim, de la misère, et des maux les plus affreux. Tous deux, vous êtes arrivés ici absolument dépouillés, toi de vertu, et lui de péché : en conséquence, celui-ci reçoit la consolation toute pure, et toi , tu supportes un châtiment sans remède. En effet, si d'une part nos bonnes oeuvres sont minces et légères tandis que nos (485) péchés s'accumulent comme un poids immense, et si d'autre part nous vivons dans une joie prospère et dans l'exemption de toute peine, nous partirons certainement de ce monde tout nus et dépouillés de tout droit à une rémunération, comme des gens qui ont reçu leur salaire entier : pareillement, si d'une part nous accomplissons en grand nombre les belles et louables actions tandis que nos fautes sont peu considérables et peu graves, et si d'autre part nous supportons quelques rudes épreuves, il nous arrivera que, après avoir déposé ici-bas la charge de nos péchés, nous n'aurons qu'à recevoir au ciel la récompense pleine et parfaite de nos vertus. Voici un homme qui mène mauvaise vie et qui néanmoins est à l'abri des peines et des maux : ne le regardez pas comme heureux; plaignez plutôt et déplorez son sort, puisqu'il souffrira plus loin toutes sortes de douleurs, comme le riche de la parabole. Voilà au contraire un homme sincèrement vertueux, mais affligé de mille et mille chagrins; appelez-le bienheureux, enviez sa destinée : ici, il expie ses péchés et s'en débarrasse; là-haut, il a toute préparée la solde entière de sa patience, comme Lazare.

5. Parmi les hommes, les uns ne sont punis qu'en ce monde; d'autres n'ont rien à souffrir ici-bas, mais ils' supportent plus tard tout le poids de la vengeance; d'autres, enfin, sont punis et dans ce monde et dans l'autre. A laquelle de ces trois catégories attribuerez-vous le bonheur? A la première d'abord; je ne doute pasque vous ne considériez comme favorisés ceux qui peuvent se décharger de leurs péchés en recevant leur châtiment ici-bas. Et ensuite, qui rangerez-vous après ceux-là? Peut-être ceux qui, n'ayant rien à souffrir sur la terre, doivent subir toute leur peine dans l'autre vie? Eh bien, non ! je donne la préférence à ceux qui sont punis et en ce monde et dans l'autre. Celui qui commence son expiation ici, trouvera là-bas une peine adoucie ; celui au contraire qui sera obligé de tout payer à la fois dans l'éternité, subira les effets d'une vengeance sans pitié. Voyez le riche qui n'a expié sur la terre aucun de ses crimes ! il est frappé avec une telle sévérité qu'il ne peut obtenir même une petite goutte d'eau. Mais ceux qui, péchant ici-bas, n'ont cependant rien de grave à souffrir sont encore, à mon avis, moins à plaindre que ceux qui, non seulement ne sont. pas punis sur la terre, mais y trouvent encore les jouissances et la prospérité. En effet, si l'impunité des fautes commises ici-bas rend plus cruel le châtiment dans la vie future, à plus forte raison ceux qui tout à la fois commettent le péché et se livrent à la volupté, aux délices, à l'opulence, se préparent à eux-mêmes la matière et l'aliment d'une punition et d'une vengeance la plus terrible. Les honneurs dont Dieu nous comble tant que nous restons dans le péché, ne servent qu'à nous jeter dans des flammes plus dévorantes.

Si quelqu'un jouit des bienfaits de Dieu sans les employer à ce qu'il doit, celui-là se prépare un supplice affreux; et, si quelqu'un reçoit de Dieu non-seulement des marques de bienveillance, mais encore des honneurs et et n'en persiste pas moins dans son péché, qui pourrait arracher celui-là aux tourments qui lui sont réservés ? Pour comprendre que ceux qui profitent de la bonté divine sans se convertir amassent pour leur avenir mille sortes de maux, écoutez ce que dit saint Paul : Croyez-vous, ô homme qui condamnez ceux qui commettent telles et telles actions, et qui les commettez vous-même, croyez-vous échapper au jugement de Dieu? Est-ce que vous méprisez les richesses de sa bonté, de sa patience et de sa tolérance ? Est-ce que vous ignorez que cette bonté même n'est pour vous qu'une invitation à la pénitence ? Par votre dureté, par votre obstination, vous vous amassez un trésor de colère pour le jour de la vengeance, de la révélation, et du juste jugement de Dieu. (Rom. XI, 3.) Voyons-nous des hommes s'enrichir, vivre dans les délices, passer leurs journées dans l'ivresse, exhaler l'odeur des parfums, obtenir le pouvoir et les honneurs, se passer toutes les fantaisies du luxe, et les voyons-nous en même temps commettre le péché sans en recevoir aucune peine; alors pleurons et gémissons sur leur sort précisément parce qu'ils ne sont pas châtiés de leurs fautes. Qu'un homme malade d'une hydropisie ou d'une affection splénique, rongé par un ulcère et couvert de plaies hideuses ne cesse pas avec tout cela de se livrer à la gourmandise et à la débauche de telle sorte qu'il ne fasse qu'aggraver son mal, admirerez-vous son existence, l'estimerez-vous heureux à cause des jouissances qu'il se donne? Non ! vous le jugerez misérable précisément à cause de cela. Avez les mêmes idées sur l'âme. Si un homme mène une vie criminelle, mais prospère et (486) exempte de toute affliction, déplorez son sort d'autant plus que, atteint de la plus dangereuse maladie, il travaille lui-même à empirer son état, à aggraver son mal par une conduite licencieuse et dissolue. Le mal n'est pas d'être puni, mais de pécher. Le péché nous sépare de Dieu; la punition nous rallie à lui en apaisant sa justice irritée. Comment prouver cela? Ecoutez le Prophète : O Prêtres, consolez mon peuple, consolez-le; parlez au coeur de Jérusalem, car elle a reçu de la main du Seigneur double punition pour ses fautes. (Isaïe, XL,1-2.) Et encore : Seigneur, donnez-nous la paix car vous nous avez. tout payé. (Id. XXVI, 12.)

Pour connaître avec certitude que les uns reçoivent leur châtiment ici-bas, d'autres dans l'éternité, et d'autres enfin partie en ce monde et partie dans l'autre, entendez les reproches que saint Paul adresse à ceux qui participaient indignement aux mystères: Après avoir dit : Celui qui mange et boit indignement le corps et le sang du Seigneur, celui-là se rend responsable du corps et du sang de Jésus-Christ (I Cor. XI, 27), il ajoute: il y a parmi vous beaucoup de gens infirmes et languissants, beaucoup d'endormis. Si nous nous jugions nous-mêmes, nous ne serions pas jugés plus tard. Et, dans cette vie, quand nous sommes jugés et châtiés par le Seigneur, c'est afin que, dans l'autre vie, nous ne soyons pas condamnés avec le monde. (Ibid. ) Comprenez-vous que la peine qui nous frappe en cette vie nous met à l'abri de celle qui nous frapperait dans l'autre vie ? Et que dit encore saint Paul parlant du Corinthien fornicateur: Livrez cet homme à Satan pour la perte de sa chair, mais aussi pour le salut de son âme au jour de Notre-Seigneur Jésus-Christ. (I Cor. V, 5.) La même vérité ressort clairement de l'exemple de Lazare ; s'il commit quelque faute en ce monde, il s'y purifia et partit sans tache pour l'éternité. Elle apparaît encore dans le fait de ce paralytique qui, après avoir passé trente années dans l'infirmité, fut déchargé par sa longue maladie du fardeau de ses péchés; en effet, nous apprenons qu'il avait été affligé en raison de ses fautes, lorsque nous entendons le Christ lui dire: Te voilà guéri! ne pèche plus dorénavant, de peur qu'il ne t'arrive pire que ce que tu as eu (Jean, V, 14. ) De tout cela nous devons conclure que certaines personnes expient et effacent leurs péchés par la punition qu'elles subissent ici-bas.

6. Mais est-il vrai que d'autres sont punies ici et là-bas, sans que la punition qu'elles reçoivent sur la terre équivale à l'énormité de leurs crimes? Oui; vous n'avez qu'à écouter ce que le Christ dit des Sodomites. Après ces mots : Si quelque cité refuse de vous recevoir, secouez contre elle la poussière de vos pieds; il ajoute: il y aura plus d'indulgence pour le pays de Sodome et de Gomorrhe que pour celui-là. (Luc, IX, 5.) Cette expression plus d'indulgence signifie que les habitants de Sodome et de Gomorrhe, après avoir essuyé un châtiment en cette vie, en recevront dans la vie future un autre encore mais d'une rigueur tempérée. D'autres, n'ayant rien de fâcheux à souffrir ici-bas, doivent attendre toute leur punition dans l'éternité; c'est ce que prouve l'exemple du riche qui est en proie à d'horribles tourments et qui ne peut obtenir le moindre adoucissement, parce que sa punition tout entière avait été tenue en réserve. De même que les pécheurs qui ne souffrent rien en ce monde sont frappés plus rigoureusement dans l'autre, de même parmi les justes ceux-là seront un jour comblés d'honneurs plus grands, qui auront vécu ici-bas au milieu de maux plus nombreux. De même aussi que de deux pécheurs, si l'un est puni en ce monde tandis que l'autre ne l'est pas, le premier sera plus heureux que le second; de même entre deux justes, si l'un reçoit en ce monde plus d'afflictions et l'autre moins, le plus heureux sera celui qui aura le plus souffert, lorsque le Seigneur rendra justice à chacun selon ses oeuvres.

Mais quoi, me direz-vous, il n'y a donc personne qui puisse jouir du repos ici-bas et là-bas? — Voilà, mon cher, une impossibilité, une absurdité ! Il n'est pas possible, je le répète, pas possible, qu'un homme, après avoir vécu dans une tranquille oisiveté, après avoir consacré tous ses jours à prendre ses aises, après avoir passé toute son existence dans l'insouciance et dans la paresse, obtienne encore les honneurs de l'autre vie. Si la pauvreté ne l'obsédait pas, les passions le tourmentaient et le persécutaient; il devait les combattre et les vaincre, et il y avait là de quoi l'exercer. Si la maladie ne le fatiguait pas, la colère dévorait son coeur; et ce n'est pas une médiocre peine due d'en éteindre le feu. Si les afflictions ne l'assiégeaient pas, les pensées mauvaises l'assiégeaient continuellement; et ce n'est pas une oeuvre vulgaire que de mettre un frein (487) aux convoitises insensées, de réprimer l'ambition, de chasser l'orgueil, de renoncer aux voluptés, de se ranger sous une austère discipline; or, nul rie se sauvera qu'à cette condition. Pour le comprendre, écoutez les paroles de saint Paul sur la femme veuve: Celle qui vit dans les jouissances est morte, quoiqu'elle paraisse vivre. (I Tim. V, 6.) Ces paroles, justes pour une femme, le sont plus encore pour un homme. Un homme qui aura mené une vie lâche n'arrivera pas au Ciel: le Christ l'a déclaré en ces termes: La route qui conduit à la vie est rude et étroite; bien peu savent la trouver. (Matth. VII, 14.)

Mais alors, objectera-t-on, pourquoi est-il écrit: Mon joug est doux et mon fardeau, léger ? ( Matth. XI, 30.) Car si le chemin est étroit et difficile, comment peut-on dire ensuite qu'il est doux et commode d'y marcher ? L'une de ces paroles se rapporte à la nature des difficultés que nous devons rencontrer, et l'autre à la volonté librement résolue de ceux qui entrent dans la voie. Il se peut qu'un fardeau, naturellement insupportable, devienne léger en raison de la vigueur d'âme avec laquelle on l'enlève: ainsi, les apôtres, après avoir été battus de verges, s'en allèrent tout joyeux de ce qu'ils avaient été jugés dignes de subir cet outrage pour le nom du Seigneur (Act. V, 41) ; il est dans la nature qu'un supplice soit ignominieux et douloureux ; mais les sentiments généreux qui animèrent les apôtres sous le fouet du bourreau, triomphèrent de la nature même. C'est pourquoi saint Paul dit : Tous ceux qui veulent vivre pieusement en Jésus-Christ souriront persécution. (II Tim. III,12.) Si l'homme ne persécute pas, c'est le démon qui déclare la guerre. Aussi avons-nous besoin de sagesse et de force pour veiller et prier sans cesse, pour ne pas envier le bien d'autrui, pour donner part aux pauvres dans les biens que nous possédons, pour dire adieu aux voluptés, au luxe des vêtements, aux plaisirs de la table, pour fuir l'avarice et l'ivrognerie et les mauvaises paroles, pour maîtriser notre langue, pour nous abstenir des vociférations insensées, pour ne proférer jamais ni mots obscènes ni plaisanteries piquantes. Que toute aigreur, tout emportement, toute colère, toute clameur, tout blasphème soient bannis d'entre vous. (Eph. IV, 31.) Que de peine, et quelle vigilance ne faut-il pas pour se préserver complètement de ces fautes ! Pour apprendre combien vaut cette divine philosophie et combien peu elle nous permet de relâche, écoutez le mot de saint Paul: Je châtie mon corps et je le réduis en servitude. (I Cor. IX, 27.) Ces expressions nous montrent quelle violence doivent se faire et à quel travail doivent se livrer ceux qui veulent dompter entièrement leur corps et le rendre docile au frein. Le Christ a dit à ses disciples: Dans le monde vous trouverez la persécution; mais ayez courage ! j'ai vaincu le monde. (Jean, XVI, 33.) C'est précisément, nous dit-il, la persécution qui vous donnera le repos. La vie présente est une arène pour le combat qu'il ne compte pas se tenir tranquille au milieu de la bataille, celui qui aspire à la couronne. Voulez-vous être couronnés? dès lors acceptez une vie dure et laborieuse, afin que, après un travail dé peu de jours, vous méritiez d'obtenir là-haut les honneurs immortels.

7. Que de chagrins nous assaillent chaque jour ! Et quelle fermeté d'âme il nous faut pour vaincre le découragement et l'oisiveté, pour remercier, glorifier et adorer Celui qui permet que nous soyons éprouvés par tant d'afflictions ! Que d'accidents imprévus! que d'angoisses! Et, malgré tout, nous devons étouffer les pensées mauvaises , interdire à notre langue de faire entendre même une parole inconvenante, à l'exemple du bienheureux Job qui, au milieu de mille et mille maux, demeura inébranlable dans sa confiance en Dieu.

Certaines gens, blessés par une raillerie, atteints d'une maladie, d'un rhumatisme, d'une migraine, de quelqu'autre mal de ce genre, vomissent aussitôt des blasphèmes. Elles n'en subissent pas moins la souffrance, mais elles en perdent tout le fruit. — Que faites-vous, pauvre homme? Vous injuriez votre bienfaiteur, votre sauveur, celui qui pourvoit à vos besoins et qui prend soin de vous. Ne sentez-vous pas que vous courez à un précipice, que vous vous jetez dans le gouffre d'une totale perdition? Est-ce que vos blasphèmes apaisent vos douteurs? Vous ne faites que les aiguiser et rendre votre tourment plus cruel ! C'est pour vous pousser à cet abîme que le démon vous assiège de mille angoisses. S'il vous entend blasphémer, il va sur l'heure augmenter et redoubler vos souffrances, afin de vous aiguillonner et vous irriter de plus en plus. S'il vous voit au contraire souffrir généreusement et rendre au Seigneur des actions de grâces d'autant plus vives que vos maux sont plus (488) poignants, à l'instant il s'arrêtera pour ne pas perdre son temps à des embûches inutiles. Il ressemble au chien qui se tient près de la table où il voit son maître manger; lui jette-t-on quelques débris des mets qui sont servis , il fait bonne garde et ne bouge pas ; si au contraire il est venu à deux ou trois reprises s'installer là sans pouvoir, rien happer, il s'en va et ne revient plus; ainsi fait le démon. qui vous guette avec une infatigable avidité; si vous lui jetez un blasphème comme un os à un chien, il s'en empare et il revient à la charge; si vous persévérez dans votre prière, vous le faites en quelque sorte périr de faim, vous le chassez, vous le forcez à fuir lestement. — Mais vous ne pouvez vous taire sous l'aiguillon de la douleur! Eh bien, ni moi non plus, je ne vous défends pas de parler: je veux seulement qu'au lieu de parler pour blasphémer, vous parliez pour prier, qu'au lieu de paroles de colère vous prononciez des paroles de louanges. Confessez-vous au Maître; criez bien haut pour le supplier; criez bien haut pour le glorifier : voilà le vrai moyen d'alléger vos souffrances, puisque d'une part vous repoussez le démon qui vous attaque, et que de l'autre vous obtenez que Dieu vous secoure. Au contraire, en blasphémant, vous repoussez l'alliance que Dieu vous offre, vous rendez le démon plus acharné contre vous, vous vous embarrassez de plus en plus dans. le filet de la douleur; en priant, vous renversez les détestables piéges du démon et vous méritez que la bonté divine vous guérisse.

Mais, dites-vous, c'est la force de l'habitude ! souvent la langue s'emporte, à l'étourdie, jusqu'à proférer un malheureux mot. — Eh bien ! au moment où elle s'emporte, mordez-la à pleines dents: il vaut mieux pour elle qu'elle saigne à flots que d'être un jour réduite à convoiter une goutte d'eau sans pouvoir obtenir ce maigre rafraîchissement; il vaut mieux pour elle souffrir une douleur passagère que d'être un jour victime d'un supplice incessant et immortel, comme la langue du riche brûlée par des ardeurs qu'il lui était interdit d'apaiser. Dieu vous a ordonné d'aimer vos ennemis, et vous vous détournez de ce Dieu qui vous aime! Dieu vous a ordonné d'être affable envers ceux qui vous injurient, de bénir ceux qui vous maudissent; et, sans avoir à vous plaindre d'aucune injustice, vous maudissez ce Dieu qui vous bénit et vous protège ! — Dieu n’aurait-il pu nous délivrer de cette tentation? — Si, mais il l'a permise afin de vous éprouver davantage. — Mais, dites-vous, je suis à bout de forces, je succombe ! — Si vous succombez, ce n'est pas à cause de la nature même de la tentation, c'est à cause de votre lâcheté. Dites-moi, lequel est plus facile de blasphémer ou de prier? et lequel est plus utile? Est-ce que l'un ne vous fait pas des adversaires et des ennemis de tous ceux qui l'entendent en jetant l'aigreur dans leur âme? Est-ce que l'autre ne vous gagne pas les mille couronnes de la vraie sagesse, l'admiration et les applaudissements universels, enfin les magnifiques récompenses du Seigneur? Pourquoi donc laissez-vous de côté ce qui est utile, ce qui est facile, ce qui est aimable pour vous habituer à ce qui blesse, à ce qui irrite, à ce qui ruine ? D'ailleurs si la véritable cause des blasphèmes se trouvait dans l'affliction qu'occasionnent la pauvreté et les souffrances , nécessairement tous les pauvres seraient des blasphémateurs; or, aujourd'hui, un grand nombre de ceux qui vivent dans la dernière misère rendent à Dieu de perpétuelles actions de grâces, tandis que d'autres qui vivent dans l'opulence et la volupté vomissent de perpétuels blasphèmes. Non ! ce n'est pas la nature ni la force des choses qui font l'un et l'autre, c'est nôtre libre volonté.

Pour quel motif avons-nous expliqué cette parabole? Pour vous faire bien comprendre que la richesse n'est d'aucun secours à l'homme lâche, et que la misère ne peut nuire à l'homme énergique. Que dis-je, la pauvreté ? Tous les maux, connus parmi les hommes, se ligueraient ensemble qu'ils n'ébranleraient pas le coeur dévoué à Dieu et à la sagesse divine, qu'ils ne l'amèneraient jamais à renier la vertu. J'en ai pour témoin Lazare. Au contraire, l'âme fiasque et dissolue ne trouvera force et appui ni dans la richesse, ni dans la santé, ni dans la prospérité la plus inaltérable.

8. Ne me dites donc pas que la pauvreté, la maladie, les dangers imprévus vous poussent au blasphème. Non ! Ce n'est pas la pauvreté, c'est votre sottise ; ce n'est pas la maladie, c'est votre mépris de la loi; ce n'est pas le péril, c'est votre manque de piété qui conduit votre insouciance au blasphème et à tous les vices.

Mais, dira-t-on, pour quelle raison les uns sont-ils punis en ce monde, les autres dans l'éternité? Pourquoi les uns et les autres ne sont-ils pas punis ici-bas? — Pourquoi? — Parce que, s'il en était ainsi, nous péririons (489) tous : tous en effet nous sommes sujets au châtiment. Or, si nul ne recevait son châtiment ici-bas, beaucoup en deviendraient plus lâches et nieraient l'existence de la justice providentielle : en effet, si, ayant à présent sous leurs yeux l'exemple de tant de pécheurs frappés de châtiment, ils ne laissent pas de vomir leurs impiétés, que ne diraient-ils pas, si ce peu de punitions n'existait plus ! A quelle sorte de méchanceté ne s'emporteraient-ils pas ?.Pour ce motif Dieu punit ici-bas les uns et non les autres. Il en punit quelques-uns afin de les corriger de leurs vices, de rendre plus légère leur peine à venir, afin même de les en décharger totalement; et du même coup il rend plus circonspects ceux qui vivent dans le péché. Il en épargne d'autres afin de leur inspirer cette surveillance d'eux-mêmes, cette conversion intérieure, ce respect pour la miséricorde divine qui les exempteront ici-bas de l'affliction et là-bas du supplice ; mais, s'ils s'obstinent et s'ils ne retirent aucun fruit de cette bénigne tolérance de Dieu, ils trouveront plus tard des châtiments aggravés par leur téméraire dédain.

Si quelque habile raisonneur m'objecte que ceux qui sont punis en ce monde, le sont tout à leur détriment, puisqu'ils pourraient sans cela se convertir, je répondrai : si Dieu eût prévu qu'ils dussent se convertir sans cela, il ne les eût pas punis. En effet, puisqu'il laisse en repos ceux mêmes qu'il sait incorrigibles, à plus forte raison permettrait-il à ceux qui mettront à profit son indulgente miséricorde, de trouver, dans la vie présente, le temps loisible pour se convertir. Mais, quand il les enlève par une mort prématurée, il tempère par là leur supplice dans l'éternité, en même temps qu'il inspire à d'autres des pensées de sagesse par l'exemple de ce châtiment. — Mais, pourquoi ne suit-il pas la même règle à l'égard de tous les pécheurs? — C'est afin que ceux qu'il épargne deviennent plus modérés en raison de la crainte qu'ils ressentent, afin qu'ils bénissent la miséricorde de Dieu et respectent sa bonté, afin que sous l'influence de ces sentiments ils renoncent à leurs mauvaises habitudes. — Mais ils n'en font rien, direz-vous. — Ce n'est plus Dieu qui est en cause : accusez la lâcheté de ceux qui refusent d'employer pour leur propre salut des remèdes si nombreux. Si vous voulez bien comprendre pour quels motifs Dieu agit de la sorte, écoutez. Un jour, Pilate mêle le sang des Galiléens au sang des victimes sacrifiées; on va trouver le Christ, on lui annonce ce fait; alors il dit : Pensez-vous que ces Galiléens seuls étaient pécheurs?. Non! je vous le déclare; et, si vous ne faites pénitence, vous périrez pareillement. (Luc, XIII, 2.) Une autre fois dix-huit personnes furent écrasées sous les ruines d'une tour : il dit encore la même chose. Ces mots : Pensez-vous que ces Galiléens seuls étaient pécheurs? Non! nous montrent que les survivants étaient exposés à pareil accident; et ces autres paroles : Si vous ne faites pénitence, vous périrez pareillement, qu'il a permis que ces gens fussent victimes de ce malheur afin précisément d'amener les survivants, par la crainte de ce qui venait d'arriver aux autres, à se convertir et à gagner l'héritage du ciel. — Mais quoi, direz-vous, c'est pour que je devienne meilleur qu'un autre est frappé? — Non ! ce n'est pas précisément à cause de cela que cet autre est puni ; c'est à cause de ses propres péchés. Toutefois, le châtiment d'autrui devient, par surcroît, une occasion de salut pour ceux qui y prêtent une attention intelligente, pour ceux qui, saisis de crainte à la vue de tels maux, se rangent eux-mêmes à la sagesse. C'est ainsi qu'en usent les maîtres à l'égard de leurs esclaves : souvent ils n'en condamnent qu'un seul aux verges, afin de rendre par la crainte tous les autres plus dociles. Lors donc que vous voyez telles et telles personnes noyées dans un naufrage , écrasées sous des ruines, brûlées par un incendie, entraînées par les flots, enlevées par une mort prématurée et violente, tandis que vous en apercevez d'autres qui ont participé avec elles aux mêmes péchés ou qui en ont commis de plus graves encore, n'avoir rien de semblable à souffrir, n'allez pas vous scandaliser et dire: Pourquoi ceux qui sont coupables des mêmes fautes ne subissent-ils pas la même peine? Raisonnez plutôt comme ceci : Dieu a jugé à propos d'enlever et de faire disparaître celui-ci afin d'adoucir dans le siècle futur son châtiment et peut-être afin de l'en exempter tout à fait; et il a voulu que celui-là n'eût rien à souffrir de pareil, afin que la vue de la punition d'autrui lui inspirât la sagesse et lui donnât la modération; que s'il s'obstine dans son péché, il s'amassera par sa propre négligence un trésor de vengeance terrible; et ce n'est pas à Dieu qu'il devra attribuer la cause de son effroyable supplice. Si vous voyez un juste (490) affligé, poursuivi par tous les maux que j'ai dits, ne vous attristez pas : ses malheurs donneront plus d'éclat à sa couronne. Toutes les peines sans exception, infligées aux pécheurs, diminuent d'autant la charge de leurs crimes; infligées aux justes, elles augmentent d'autant la beauté de leur âme : de la sorte, pécheurs et justes retirent de l'affliction des fruits abondants , pourvu qu'ils la supportent avec de bonnes dispositions; car voilà le point capital.

9. Les récits de la sainte Ecriture sont remplis d'innombrables exemples qui nous montrent partout justes et pécheurs pareillement affligés: c'est afin que, justes ou pécheurs, vous trouviez des modèles convenables et appreniez par eux à souffrir avec courage. L'Ecriture nous fait voir les méchants, non-eulement dans les épreuves et les peines, mais aussi dans la prospérité, afin que vous ne vous scandalisiez pas de leur bonheur, et que, instruits par le récit de ce qui arriva au mauvais riche, vous sachiez quelles flammes vengeresses les attendent après leur vie terrestre, s'ils ne se convertissent pas. — Il est donc impossible de goûter le repos dans ce monde et dans l'autre? — Oui, c'est impossible.

Voilà pourquoi les justes ont mené une vie si rude et si pénible. — Mais Abraham ! dites-vous. — Abraham, comme les autres, eut à souffrir : et qui donc fut en butte à de plus dures calamités? Ne fut-il pas exilé de sa patrie, et brusquement séparé de tous les siens? N'alla-t-il pas, en fugitif, d'un bout de la terre à l'autre, de Babylone en Mésopotamie , de Palestine en Egypte ? Qui pourrait raconter toutes les guerres qu'il fit, tantôt pour sauver son épouse, et tantôt pour chasser les Barbares? Et tant de combats meurtriers ! Et la famille de son frère réduite en esclavage ! Et mille autres malheurs de ce genre ! Après avoir enfin obtenu un fils, il reçut ordre d'immoler de ses propres mains cet enfant qu'il aimait, qu'il chérissait au-dessus de tout : n'était-ce pas la plus effroyable épreuve ? Et cet Isaac qui fut sur le point de périr en victime, ne fut-il pas persécuté de toutes façons par ses proches, jusqu'à se voir, comme son père, frustré de son épouse ; ne passa-t-il pas, privé d'enfants, une grande partie de sa vie ? Et Jacob, quoique élevé sous le toit paternel, n'eut-il pas à endurer des maux plus grands encore que son aïeul? Pour ne pas allonger mon discours en les passant tous en revue, je vous cite le mot par lequel il résume sa vie : Mes jours ont été courts et mauvais; ils n'ont pas atteint le chiffre où sont arrivés les jours de mes pères. (Gen. XLVII, 9.) Un homme qui voit son fils siégeant sur un trône royal, rayonnant de tout l'éclat de la gloire, ne devrait-il pas oublier tous ses malheurs d'autrefois? Eh bien non ! Jacob avait subi de telles épreuves que, au sein même de la plus merveilleuse prospérité, il ne put rejeter de son coeur le souvenir de ses misères passées. Et David! quelle vie tourmentée n'a-t-il pas eue ? Il exprime la même pensée que Jacob : Nos jours, nos années, ne vont ordinairement qu'à soixante-dix; que si les plus forts atteignent quatre-vingts, le surplus n'est pour eux que peine et douleur. (Ps. LXXXIX, 10.) Et Jérémie qui maudit le jour de sa naissance, à cause des calamités qui le frappent à . coups redoublés ! Et Moïse qui s'écrie dans son découragement : Faites-moi mourir, si vous devez me traiter de la sorte! (Nomb. XI,15.) Elie lui-même, dont l'âme habitait le ciel et en ouvrait les trésors, Elie, après avoir accompli tant de miracles, n'élevait-il pas vers Dieu de longs gémissements : Enlevez-moi mon âme : je ne vaux pas mieux que mes pères? (III Rois. XIX, 4.) Mais à quoi bon prendre les saints de l'Ancien Testament l'un après l'autre ? Saint Paul les réunit tous et nous les montre dans cette phrase : Ils étaient fugitifs, couverts de peaux de brebis ou de chèvres , manquant de tout, affligés, persécutés : le monde n'était pas digne d'eux. (Héb. XI, 37.) C'est donc une loi nécessaire que qui veut plaire à Dieu, doit s'éprouver, se purifier, mener non pas une vie lâche, souillée et libertine, mais une vie laborieuse , remplie par les travaux et les fatigues. Ecoutez saint Paul : Nul n'est couronné s'il n'a vaillamment combattu (II Tim. II, 5) ; et ailleurs : L'athlète qui se prépare au combat pratique une exacte tempérance dans ses paroles, dans ses regards; il s'abstient d'injures, de blasphèmes, de propos honteux (1). (I Cor. IX, 25.) Ce texte nous apprend que, même délivrés des épreuves extérieures, nous devons nous éprouver nous-mêmes par des jeûnes quotidiens, par une vie austère, par une nourriture grossière et prise à petite ration, par le mépris de tout luxe: il n'est pas d'autre moyen de plaire à Dieu.

Qu'on ne vienne pas m'objecter sottement

 

1. La Vulgate n'a que les premiers mots de cette citation : le reste ne s'y trouve pas.

 

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que tel ou tel peut posséder les avantages de ce monde et ceux de l'autre vie. Cela est impossible aux riches qui vivent en pécheurs; si l'on pouvait appliquer cette observation à quelqu'un, ce serait à ceux qui sont affligés ici-bas et dont l'existence se passe à souffrir; ils auront là-haut, la possession de la récompense gagnée; ici, l'attente des biens futurs qui nourrit leur espérance et les empêche de sentir les misères du temps présent. Ecoutons encore le reste de notre parabole. En outre un immense abîme s'ouvre entre vous et nous. (Luc, XVI, 26.) C'est à juste titre que David a dit: Le frère même ne rachète pas; il ne fournira pas à Dieu l'expiation nécessaire. (Ps. XLVIII, 8. ) Cela n'est pas possible; fût-ce un frère, fût-ce un père, fût-ce un enfant qui s'offrît. Voyez en effet ! Abraham donne au riche le nom de fils, mais il n'a pas le pouvoir de se montrer père; et le riche appelle Abraham son père, mais il ne put recevoir une marque de cette bienveillance qu'un père conserve toujours pour son fils: reconnaissez donc que ni parenté , ni amitié , ni dévouement, ni rien de ce qui existe ne peut prêter secours à celui qui est livré par sa propre vie à la vengeance éternelle.

10. Je dis cela, parce que souvent, après vous avoir prêché la sollicitude et la vigilance sur votre salut, je vois plusieurs d'entre vous mépriser mes avertissements et les tourner en ridicule. — C'est vous, dit l'un, qui m'assisterez en ce jour solennel. aussi j'ai confiance, je ne crains rien. — J'ai un martyr pour père, dit un autre. — Mon grand-père était évêque, dit un troisième. — Et d'autres enfin mettent toute leur famille en avant. Sottes paroles ! La vertu d'autrui ne vous servira de rien. Souvenez-vous de ces vierges qui ont refusé de partager leur huile avec cinq de leurs compagnes : les premières sont entrées dans la chambre nuptiale, les dernières en furent exclues. Votre grande ressource est de placer toutes vos espérances dans vos bonnes oeuvres personnelles. Dans l'autre monde nul ami ne vous viendra en aide. Si le Seigneur a dit en ce monde à Jérémie : Ne me prie pas pour ce peuple (Jérém. VII, 16), en ce monde où il est en notre pouvoir de changer de vie, combien plus le dira-t-il dans l'éternité? Que me dites-vous là ? Vous avez un martyr pour père ! Mais voilà précisément ce qui aggrave votre condamnation, puisque, ayant dans votre propre famille un modèle de vertu, vous vous montrez néanmoins indigne de vos ancêtres. — Cependant vous avez un brave et généreux ami: lui aussi vous fera défaut. Voici ce que dit l'Evangile : Faites-vous des amis avec vos richesses d'iniquité, afin que, une fois morts, vous puissiez être admis dans les demeures éternelles. (Luc, XVl, 9.) Ce n'est donc pas l'amitié qui vous prêtera secours, c'est l'aumône. Si l'amitié suffisait à vous aider, l'Evangile aurait dit seulement : « Faites-vous des amis ; » mais, pour vous montrer qu'elle ne peut rien toute seule , il ajoute : a Avec vos richesses d'iniquité. » — Mais, dira-t-on peut-être, on peut se faire des amis sans l'argent et même de meilleurs qu'avec de l'argent. — Et bien ! pour vous faire comprendre que votre ressource est dans l'aumône, dans vos bonnes oeuvres personnelles, l'Evangile vous dira de mettre votre confiance, non pas dans l'amitié des saints, mais dans l'amitié que vous gagnerez par votre argent.

En conséquence, mes bien chers frères, dirigeons sur nous-mêmes notre attention la plus diligente; et, si nous sommes affligés, bénissons Dieu; si nous jouissons d'une existence prospère, tenons-nous sur nos gardes, corrigeons-nous à la vue des punitions infligées à autrui, rendons gloire à Dieu par la pénitence, par la componction, par la confession incessante de nos péchés; si nous avons failli en cette vie, déposons le fardeau de nos péchés,effaçons toutes les souillures de notre âme et supplions Dieu que, après nous avoir tous délivrés de notre captivité d'ici-bas, il daigne nous amener au ciel, et nous faire participer, non pas au sort du riche, mais à celui de Lazare, dans. le sein d'Abraham où nous jouirons des biens immortels. Puissions-nous tous obtenir cette faveur par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ auquel soient, avec le Père et l'Esprit-Saint, honneur et gloire dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

 

Les cinq Homélies précédentes ont été traduites par M. A. SONNOIS, curé de Jouey,

QUATRIÈME HOMÉLIE (1).
 

ANALYSE.

 

L'orateur débute par annoncer qu'il va terminer le sujet de la parabole de Lazare, et il le termine en effet en prenant à ces mots il y a pour jamais un grand abîme..., et en continuant d'expliquer jusqu'à la fin de la parabole. — Il montre d'abord par des exemples tirés de l'Evangile , et spécialement par celui du mauvais riche , que toutes les supplications que pourront employer ceux qui sortent de ce monde chargés de péchés, seront inutiles. — Il fait voir ensuite que la parabole actuelle est une excellente leçon pour les riches et pour les pauvres, qu'elle peut également réprimer les uns et consoler les autres, nous faire aimer la pauvreté et mépriser les richesses. — Il s'étend beaucoup à prouver que les Ecritures et le simple raisonnement suffisent pour nous convaincre de l'existence d'une autre vie ; qu'il n'est point nécessaire que les morts reviennent pour nous en donner la certitude. — voilà ce qui compose la première moitié de ce discours ; la seconde moitié roule sur le pouvoir de la conscience, qui nous rappelle nos anciennes fautes, comme le prouve l'histoire de Joseph, qui est rapportée ici fort au long. — Au reste, on ne peut fixer la date de ce discours ni des trois autres.

 

1 . Il faut que je termine aujourd'hui le sujet de la parabole du Lazare. Vous le croyez peutêtre épuisé; mais, incapable d'abuser de votre ignorance, je n'abandonnerai pas cette riche veine que je n'aie recueilli tout ce qu'elle peut m'offrir. Quoiqu'un vigneron ait achevé toute sa vendange, il n'abandonne pas sa vigne qu'il n'ait coupé les plus petites grappes qui restent cachées sous les feuilles. Puisque maintenant encore j'aperçois des sens cachés sous la lettre de l'Evangile, servons-nous de la parole comme d'un fer tranchant, et recueillons-les avec toute l'attention possible. Dès qu'une vigne est vendangée, elle reste dépouillée de fruits, et n'offre plus que des feuilles. Il n'en est pas de même de la vigne spirituelle des divines Ecritures : quand nous aurions recueilli tout ce qui paraît aux yeux, il reste toujours plus que nous n'avons trouvé. Plusieurs avant nous ont déjà traité le même sujet, plusieurs après nous le traiteront peut être encore, sans que personne en épuise toute la richesse. Telle est la nature de cette source abondante et intarissable, que plus on creuse, plus on en voit jaillir des sens et des enseignements divins.

J'aurais dû vous payer cette dette dans la précédente assemblée ; mais je n'ai pas cru pouvoir passer sous silence les actions du bienheureux Babylas, ni des deux martyrs qui se sont présentés après lui (2). Voilà pourquoi nous avons différé jusqu'à ce jour à nous acquitter envers vous de tout ce que nous vous devons. Mais puisque nous avons payé à nos pères spirituels un tribut de louanges, tribut proportionné sinon à leur mérite, du moins à nos forces, achevons de vous payer ce qui reste de la parabole de l'Evangile. Nous allons reprendre notre discours où nous l'avons laissé; soyez attentifs, et écoutez-nous patiemment jusqu'à la fin.

 

1. Traduction de l'abbé Auger, revue.

2. On trouve dans le second tome de l'édition des Bénédictins, une homélie sur le bienheureux Babylas, et une autre sur les martyrs Javentin et Maximin ; ce sont les deux dont il est ici question.

 

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Nous en sommes restés à l'abîme qui sépare les justes des pécheurs. Le riche ayant demandé qu'on lui envoyât Lazare, Abraham lui répondit: Il y a pour jamais un grand abîme entre nous et vous; de sorte que ceux qui voudraient passer d'ici vers vous ne le peuvent pas, comme on ne peut passer ici du lieu où vous êtes, (Luc, XVI, 26.) Nous avons prouvé assez longuement qu'après la bonté de Dieu, nous devons fonder l'espoir de notre salut sur nos propres mérites, sans prétendre nous appuyer de nos parents, de nos aïeux, de nos proches, de nos amis, de nos serviteurs, de nos voisins. Un frère ne peut racheter un frère; un homme rachètera-t-il un autre homme? (Ps. XLVIII, 8.) J'ajoute que toutes les prières et toutes les supplications que pourront employer ceux qui sortent de ce monde chargés de péchés, seront vaines et inutiles. Les cinq vierges de l'Evangile demandèrent de l'huile à leurs compagnes et n'en obtinrent pas. Celui qui avait enfoui son talent, malgré les raisons qu'il alléguait pour sa défense, fut aussi condamné. Ceux qui n'avaient pas nourri Jésus-Christ lorsqu'il avait faim, qui ne lui avaient pas donné à boire lorsqu'il avait soif, quoiqu'ils pussent se rejeter sur leur ignorance, n'obtinrent ni excuse ni pardon. D'autres ne purent ouvrir la bouche, comme cet homme qui, n'étant pas revêtu de la robe nuptiale, se tut lorsqu'on lui en fit le reproche. Un autre qui avait conservé du ressentiment contre son prochain, qui avait exigé cent deniers, ne put rien dire lorsque son maître lui reprocha sa dureté et sa barbarie. D'où il est clair que rien ne pourra nous sauver dans l'autre monde, si nous n'avons pas de bonnes actions à produire, et que, soit que nous employions alors les supplications et les prières, soit que nous gardions le silence, nous subirons toujours la peine et le supplice.

Quant au riche de l'Evangile, écoutez comment, ayant fait deux demandes à Abraham, il n'a obtenu ni l'une ni l'autre. Il implora une première grâce pour lui-même : Envoyez-moi Lazare, dit-il, et une seconde pour ses frères. Ni l'une ni l'autre ne lui fut accordée; la première, parce qu'elle était impossible; la seconde, parce qu'elle était superflue. Mais examinons attentivement, si vous le voulez, les paroles de l'Evangile. Lorsqu'un juge fait amener dans la place publique un homme accusé de quelque crime, et qu'il fait venir des bourreaux pour le mettre à la question, tout le peuple accourt avec empressement, curieux d'entendre les interrogations du juge et les réponses de l'accusé; à plus forte raison ici nous devons être attentifs à écouter ce que demande l'accusé, je veux dire le riche, et ce que lui répond le juste juge par la bouche d'Abraham ; car ce n'était pas ce patriarche qui jugeait, quoique ce fût lui qui parlât. Dans les tribunaux de ce monde, lorsque des hommes sont accusés d'avoir commis un vol ou un meurtre, les lois ne leur permettent ni de voir la face du juge ni d'entendre sa voix, elles leur font éprouver cet affront comme un des plus durs, elles emploient le ministère d'un officier subalterne pour recueillir les interrogations du juge et les réponses de l'accusé (1): de même alors, le riche coupable n'entendit pas Dieu lui. parler directement; mais Abraham fut chargé de porter à l'accusé les paroles du Juge; Abraham, dis-je, qui, sans lui parler de son chef, lui citait les lois divines, lui rapportait les sentences prononcées d'en-haut. Aussi le riche ne put-il rien lui répondre.

2. Nous devons donc donner la plus grande attention aux paroles de l'Evangile ; et ce n'est pas sans dessein qu'après m'être déjà occupé trois jours de cette parabole, je m'y arrête encore aujourd'hui: c'est que j'y vois une grande source d'instruction pour les riches et pour les pauvres, pour ceux qui se troublent à cause du bonheur des méchants , de l'indigence et des afflictions des justes. Non, rien n'est pour la plupart des hommes un aussi grand sujet de trouble et de scandale , que de voir les riches vicieux nager dans l'abondance et dans les délices, et les pauvres vertueux gémir dans le plus extrême besoin, et souffrir une infinité d'autres maux plus affreux encore que la pauvreté.

Or, notre parabole suffit pour remédier à ce désordre, pour réprimer les riches et consoler les pauvres; pour apprendre aux uns à ne pas se livrer à l'orgueil, et porter les autres à ne pas s'affliger de leur état présent; pour persuader aux uns de ne pas être fiers s'ils ne sont pas punis ici-bas de leurs crimes, dont la punition la plus rigoureuse les attend dans un autre monde, et exhorter les autres à ne pas se laisser troubler par le bonheur d'autrui, à

 

1. Nous suivons dans les jugements criminels d'autres usages que ceux qui sont rapportés ici par saint Jean Chrysostome, comme il est facile de le remarquer.

 

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ne pas croire que les choses humaines marchent au gré d'un hasard aveugle, parce que le juste souffre sur la terre, et que l'homme méchant et scélérat y jouit d'une prospérité continuelle. Tous deux recevront ailleurs, l'un le prix et la couronne de sa résignation et de sa patience, l'autre le châtiment et la peine de ses crimes et de sa perversité. Riches et pauvres, gravez cette parabole, vous sur les murs de vos maisons, vous dans l'intérieur de vos âmes; n'en perdez jamais le souvenir, rappelez-la toujours à votre mémoire. Ou plutôt, riches, gravez-la vous-mêmes dans vos coeurs et non sur vos murs, portez-la sans cesse avec vous, et elle vous donnera les plus utiles leçons de sagesse et de philosophie chrétienne. En effet, si nous portions cette parabole gravée au dedans de nous-mêmes, si nous y pensions continuellement, ni les joies ni les peines de ce monde ne pourraient ni nous enfler ni nous abattre : nous les verrions les unes et les autres avec la même indifférence que nous regardons de simples peintures sur le bois ou sur la toile. Et comme en voyant un riche et un pauvre représentés dans un tableau, nous ne sentons ni jalousie pour l'un ni mépris pour l'autre, par la raison que ce qui s'offre à nos yeux n'est qu'une ombre et non la réalité : de même, si nous connaissions la vraie nature de la pauvreté et des richesses, de l'ignominie et de la gloire, de toutes les autres choses tristes et agréables, nous serions bientôt affranchis de tous les troubles qu'elles peuvent occasionner en nous. Oui, tous les objets du siècle sont plus trompeurs qu'une ombre; et une âme grande et généreuse n'est pas plus éblouie et enorgueillie par la splendeur de la plus haute fortune, qu'affligée et consternée par la bassesse de la condition la plus obscure.

Mais écoutons et achevons d'expliquer les paroles du riche : Je vous conjure et je vous supplie, père Abraham, d'envoyer Lazare dans la maison de mon père où j'ai cinq frères, afin qu'il leur annonce ce que je souffre, et qu'ils ne viennent pas dans ce lieu de tourment. Il demande pour d'autres, n'ayant pu rien obtenir pour lui-même. Voyez combien la punition l'a rendu doux et humain : lui qui avait méprisé et dédaigné Lazare, quoique présent et sous ses yeux, songe à d'autres qu'il ne voit pas ; plein d'égard et d'attention, il s'occupe d'eux avec inquiétude, il cherche tous les moyens de les garantir des maux qui les menacent. Il conjure Abraham d'envoyer Lazare dans la maison de son père, dans l'endroit même où ce généreux athlète a signalé toute sa vertu. Que ceux, semble-t-il dire, qui l'ont vu combattre; le voient couronné; que ceux qui ont été les témoins de son indigence, de la faim et de tous les maux qu'il a soufferts, le soient du changement heureux qu'il éprouve, de la gloire et des honneurs dont il est comblé ; afin qu'instruits par ce double exemple, et convaincus que tout ne finit pas avec cette vie, ils se disposent à éviter le supplice et les tourments que leur frère endure. Que lui répond Abraham? Ils ont Moïse et les prophètes, qu'ils les écoutent. Vous n'êtes pas aussi occupé de vos frères que Dieu qui les a créés, qui leur a donné une infinité de maîtres pour les avertir, les conseiller et les reprendre. Non, père Abraham, réplique le riche, mais si quelqu'un des morts va les trouver, ils le croiront. On sait quel est le langage du peuple : Où sont maintenant ceux qui nous ont parlé d'une autre vie ? qui en est revenu? qui est ressuscité des morts, et nous a rapporté ce qui se passe dans un autre monde? Par combien de pareils propos le riche ne s'était-il pas abusé lui-même lorsqu'il vivait dans les délices? Car ce n'est pas sans raison qu'il demandait qu'on envoyât quelqu'un des morts à ses frères : et comme il avait méprisé les Ecritures, qu'il s'en était moqué, qu'il avait regardé comme des fables ce qu'elles disent d'une autre vie, il supposait à ses frères les sentiments qu'il avait éprouvés lui-même. Ils se défieront, dit-il, des Ecritures ; mais si quelqu'un des morts va les trouver, ils ne refuseront pas de croire, ils ne se moqueront point de ce qu'on leur dira, ils y feront plus d'attention. Que répond Abraham ? S'ils n'écoutent pas Moïse et les prophètes, quand quelqu'un des morts ressusciterait, ils ne l'écouteraient pas davantage. Les Juifs sont une preuve que celui qui n'écoute pas les Ecritures, n'écouterait pas les morts s'ils ressuscitaient; ils n'avaient écouté ni Moïse ni les prophètes, ils n'ont pas cru non plus les morts qu'ils voyaient ressuscités, mais ils cherchaient à faire périr Lazare, et ils persécutaient les apôtres, quoique plusieurs morts eussent été rendus à la vie dans le temps de la prédication de la croix.

3. Mais afin d'apprendre d'ailleurs que les instructions des prophètes sont plus sûres que les témoignages des morts, considérez que tout (495) mort n'est qu'un esclave, au lieu que les paroles de l'Ecriture sont les oracles du Maître; en sorte que quand un mort ressusciterait, quand un ange descendrait du ciel, tout ce qu'ils pourraient nous dire ne serait pas aussi authentique que les Ecritures, qui nous ont été données par le Seigneur des anges, par le souverain Arbitre des morts et des vivants.

Au reste, on peut prouver encore par les tribunaux de ce monde, que ceux qui demandent que les morts reviennent, demandent une chose inutile. Quoique les fidèles voient l'enfer des yeux de la foi, il n'est pas visible pour les incrédules. Les tribunaux sont visibles, et nous entendons dire tous les jours qu'un tel a été traîné au supplice, que les biens d'un tel ont été confisqués, qu'un autre a été condamné à travailler aux mines, un autre à périr dans les flammes, qu'un autre a subi un autre genre de peine;. cependant les fourbes, les méchants et les malfaiteurs qui entendent parler de ces condamnations, ne se corrigent pas. Et que parlé je de ceux quine sont jamais tombés entre les mains de la justice? souvent même des hommes qui ont été pris, qui ont échappé à la peine, qui se sont enfuis en perçant la prison, se sont livrés aux mêmes excès, ou même ont enchéri sur leurs anciens crimes. Ne cherchons donc pas à entendre de la bouche des morts ce que les saintes Ecritures nous apprennent tous les jours plus clairement.

Si Dieu avait su que les morts ressuscités pourraient être utiles aux vivants, lui qui a tout fait pour l'avantage de l'homme, lui. aurait-il fermé cette voie d'instruction? aurait-il négligé ce moyen, s'il avait pu lui être d'une grande utilité? Ajoutons que si des morts eussent dû ressusciter sans cesse, et nous rapporter ce qui se passe dans un autre monde, ces résurrections avec le temps auraient fini par être méprisées. Enfin le démon aurait eu beaucoup plus de facilité pour introduire ses dogmes pervers. Il aurait pu souvent faire paraître des fantômes, ou même, faisant agir des imposteurs qui se seraient fait passer pour des morts ressuscités, il eût, par leur moyen, fait croire aux esprits abusés tout ce qu'il aurait voulu. Car si maintenant, que rien de pareil n'existe, les images des morts représentées en songe ont trompé plusieurs personnes et causé leur perte, que n'eût pas fait le démon; si t'eût été une vérité certaine et reconnue parmi les hommes, que plusieurs morts reviennent à la vie, quelles ruses le démon, cet esprit méchant et impur, n'aurait-il pas employées pour répandre ses erreurs dans le monde? C'est pourquoi Dieu a fermé les portes au mensonge et ne permet qu'aucun des morts revienne à la vie pour annoncer ce qui se passe dans un autre monde, de peur que le démon ne prenne de là sujet de dresser toutes ses machinations; le démon, dis-je, qui suscita de faux prophètes, lorsqu'il y avait des prophètes ; de faux apôtres, lorsqu'il y avait des apôtres; de faux christs, lorsque le Christ parut; qui enfin, lorsqu'on prêchait une saine doctrine, cherchait à introduire une doctrine perverse, et semait partout l’ivraie. Si donc l'apparition des morts eût eu lieu, le démon eût essayé de la contrefaire parles moyens qui lui sont propres, non en ressuscitant véritablement les morts, mais en trompant les yeux par des illusions et par des prestiges; ou même il eût tout confondu et tout bouleversé en faisant agir, comme je l'ai déjà dit, des imposteurs (lui se seraient fait passer pour morts. Mais Dieu qui prévoyait ces désordres, et qui voulait nous apprendre à regarder les divines Ecritures comme plus certaines que tout le reste, Dieu a fermé toute voie aux artifices du démon, et, par attention pour nous, il n'a permis à aucun des morts de revenir parmi les vivants leur parler de ce qui se passe dans un autre monde. N'a-t-il pas fait éclater à nos yeux des prodiges beaucoup plus frappants que l'apparition des morts ? Il a converti toute la terre, dissipé partout l'erreur, ramené la vérité, opéré ces grandes révolutions par le ministère de simples pêcheurs, d'hommes sans crédit et sans lettres; il nous a donné partout des preuves évidentes d'une bonté attentive. Ne pensons donc pas que tout se termine avec la vie, mais croyons que nous serons jugés après notre mort, récompensés ou punis de ce que nous aurons fait de bien ou de mal sur la terre.

C'est une vérité si manifeste et si généralement connue, que les Juifs, les Grecs, les hérétiques, enfin tous les hommes sont d'accord sur ce point essentiel. Et si tous ne raisonnent pas juste sur la résurrection, tous du moins s'accordent et se rapprochent sur l'existence d'un jugement au sortir de cette vie, d'un tribunal qui distribue des récompenses et des peines pour les bonnes et les mauvaises actions. Si cela n'était pas, pourquoi Dieu aurait-il fait rouler les cieux sur nos têtes, pourquoi aurait-il affermi la terre sous nos pieds, l'aurait-il environnée de la mer, enveloppée de (496) l'air? pourquoi sa Providence nous aurait-elle prodigué tous ses soins, si elle ne devait pas les étendre au delà de cette vie mortelle?

4. Ne voyez-vous pas combien d'hommes, fidèles à la pratique de la vertu, sont morts après avoir essuyé mille disgrâces, sans avoir éprouvé aucun bonheur? combien d'autres au contraire qui ont commis une infinité de crimes, qui ont pillé le bien d'autrui, dépouillé et opprimé la veuve et l'orphelin, ont fini leurs jours après avoir été comblés de richesses, après avoir joui de toutes les délices et de toutes les prospérités de ce siècle sans aucun mélange d'afflictions?

Quand donc les premiers recevront-ils le prix de leur vertu ou les autres porteront-ils la peine de leur perversité, si tout finit avec la vie présente? S'il existe un Dieu, comme il en existe un, tout le monde conviendra que ce Dieu est juste; on conviendra de même qu'étant juste, il rendra aux bons et aux méchants selon leurs oeuvres; or, s'il doit traiter les uns et les autres suivant leur mérite, et qu'ici-bas le méchant ne soit pas. puni de ses crimes, ni le bon récompensé de sa vertu, il est clair qu'il doit y avoir un temps et un lieu où ils recevront chacun le traitement dont ils sont dignes.

Mais pourquoi Dieu a-t-il placé au dedans de nous un juge aussi constamment en éveil et aussi attentif? je veux dire la conscience. Non, il n'est pas dans le monde de juge aussi vigilant que notre conscience. Les autres juges peuvent être ou corrompus par l'or, ou gagnés par la flatterie, ou intimidés par la crainte; tels sont les motifs, sans parler de beaucoup d'autres, qui altèrent, qui pervertissent leur jugement, mais auxquels la conscience ne cède jamais. On aurait beau offrir de l'or, flatter, menacer, employer tous les moyens imaginables, elle portera toujours une sentence sévère contre les pensées des pécheurs. Celui qui a fait la faute se condamne lui-même sans que personne l'accuse. Et ce n'est pas une fois, deux fois, mais à plusieurs reprises, et pendant tout le cours de la vie, que la conscience s'élève contre le coupable. Quelque long espace de temps qui se soit écoulé, elle n'a pas oublié ses fautes, elle les lui reproche avec force au moment qu'il les commet, avant qu'il les ait commises, après qu'il les a commises, et surtout lorsqu'elles sont consommées. Car au moment où nous commettons le péché, enivrés par le plaisir, nous sentons moins le mal que nous faisons. Mais lorsqu'il est commis et consommé, c'est alors surtout que, la passion étant éteinte, l'aiguillon du repentir vient tourmenter notre âme. Dans les douleurs qu'il nous cause, il nous arrive tout le contraire de ce qu'éprouvent les femmes dans le travail de l'enfantement. C'est avant d'avoir mis leur enfant au monde que les femmes souffrent des peines insupportables, des douleurs aiguës et déchirantes : dès que l'enfant est sorti des entrailles, les douleurs cessent et sont sorties, pour ainsi dire, avec lui. Il n'en est pas de même dans le péché. Tant que nous concevons et que nous formons au-dedans de nous-mêmes des desseins criminels, nous paraissons contents et satisfaits; dès que nous avons enfanté le péché, que nous avons produit ce fruit malheureux, c'est alors que, frappés de sa difformité, nous éprouvons des douleurs plus vives et plus cruelles qu'une femme qui est sur le point de mettre un enfant au monde. Ainsi je vous exhorte principalement à n'admettre en vous aucune pensée mauvaise; ou ou si vous l'admettez, à étouffer sur-le-champ ce germe de corruption. Que si vous avez porté la faiblesse jusqu'à consommer et enfanter le péché, donnez-lui aussitôt la mort par la confession et par les larmes en vous accusant vous-même.

Car, rien n'est si destructif du péché que l'accusation et la condamnation de soi-même avec repentir et avec larmes. Vous avez condamné votre faute; dès lors vous en avez déposé le fardeau funeste. Qui le dit? Dieu lui-même qui nous juge : Confessez, dit-il, le premier vos péchés, afin que vous soyez justifié. (Is. XLIII, 26.) Eh ! pourquoi, je vous le demande, rougiriez-vous de dire vos fautes? Est-ce que vous les dites à un homme pour qu'il vous en fasse des reproches? Est-ce que vous les avouez à votre compagnon de servitude afin qu'il aille les divulguer? c'est à votre Seigneur, c'est à un père tendre et attentif, c'est à un médecin que vous montrez vos plaies. Quand vous ne lui confesseriez pas vos fautes, il ne les ignorerait pas, lui qui les connaissait avant qu'elles fussent commises. Pourquoi ne lui en feriez-vous pas l'aveu? Votre accusation, loin de rendre plus pesant le fardeau de vos péchés, le rend plus léger et plus doux. Le Seigneur veut que vous déclariez vos fautes, non pour les punir, mais pour vous (497) les pardonner; non pour apprendre de vous que vous êtes coupable, puisqu'il le sait par lui-même , mais pour que vous appreniez quelle dette il vous remet. Il veut que vous connaissiez la grandeur du bienfait qu'il vous accorde, afin que vous ne cessiez de lui en rendre grâce, afin que vous soyez plus lent à commettre le péché, et plus ardent à pratiquer la vertu. Si vous ne déclarez pas la grandeur de la dette, vous ne reconnaîtrez pas tout le prix de la rémission. Je ne vous force pas, dit-il, de paraître en plein théâtre et de prendre un grand nombre de témoins. Confessez votre faute à moi seul en particulier, afin que je guérisse votre plaie et que je vous délivre de vos douleurs (1).

Voilà pourquoi Dieu nous a donné les remords de la conscience, en cela plus attentif que le plus tendre des pères. Lorsqu'un père a averti son fils plusieurs fois, et qu'il reste incorrigible, il cesse enfin de l'avertir, le renonce pour son fils, le chasse de sa maison, et le retranche de sa parenté. Il n'en est pas de même de la conscience. Quand elle nous aurait avertis mille fois sans que nous l'ayons écoutée, elle nous avertit toujours, et ne cesse pas jusqu'à notre dernier soupir. Elle nous fait entendre sa voix dans les maisons, dans les carrefours, à table, dans la place publique, dans les chemins : souvent même, pendant le sommeil, elle nous présente le tableau et l'image de nos crimes.

5. Et voyez la sagesse de Dieu ! Il n'a point permis que les reproches de la conscience fussent continuels, parce que nous n'aurions pu en supporter le poids, si elle nous eût accusés continuellement; d'un autre côté, il n'a point voulu qu'elle fût assez faible pour se lasser après une ou deux réprimandes. En effet, si elle eût dû nous tourmenter chaque jour et à chaque heure, nous aurions succombé sous l'excès de la peine ; ou si, après nous avoir avertis une ou deux fois, elle eût cessé de nous reprendre, nous n'en aurions pas retiré un grand fruit. Voilà pourquoi Dieu a voulu que ses reproches fussent fréquents, mais non continuels : fréquents, pour que nous ne tombions pas dans le relâchement, mais pour qu'avertis toujours et jusqu'à la fin, nous soyons éveillés et attentifs; il n'a point voulu qu'ils fussent continuels et qu'ils vinssent coup sur coup, pour que nous ne soyons pas découragés, mais

 

1. Voyez tome Ier, page 224.

 

que nous respirions dans des moments de relâche et de repos. Car, si ne s'affliger aucunement de ses fautes, est quelque chose de funeste et qui produit une insensibilité extrême, s'affliger continuellement et outre mesure, n'est guère moins nuisible, parce que l'excès de l'affliction étouffe en nous les sentiments naturels, accable l'âme, l'atterre, la rend incapable de produire de bonnes actions.

Voilà pourquoi Dieu ne permet à la conscience de nous poursuivre et de nous accuser que par intervalles, d'autant plus qu'elle n'épargne point le coupable, et qu'il n'est point pour lui d'aiguillon plus cuisant. Ce n'est pas seulement lorsque nous péchons nous-mêmes, mais lorsque d'autres commettent les mêmes fautes, qu'elle se réveille, qu'elle s'élève contre nous avec force. Un débauché, un adultère, un voleur, prennent pour eux-mêmes les reproches qu'ils entendent faire à d'autres qui se sont livrés aux mêmes excès; et des réprimandes étrangères leur remettent sous les yeux leurs fautes personnelles ; c'est un autre qu'on accuse , et celui qui n'est pas accusé sent le même coup lorsqu'il a commis le même attentat. Il en est de même pour les bonnes actions, ceux qui ont bien agi eux-mêmes se réjouissent. et triomphent des louanges et des couronnes accordées à d'autres, comme s'ils étaient loués eux-mêmes et couronnés. Qu'y a-t-il donc de plus misérable que le pécheur qui est humilié des reproches qu'on fait à d'autres? Quoi de plus heureux que celui qui pratique la vertu, puisque la joie épanouit son âme lorsqu'on donne à d'autres des éloges, éloges qui lui rappellent le doux souvenir de ses bonnes actions ? C'est donc un effet de la sagesse de Dieu, une preuve non équivoque de sa providence attentive, de nous avoir préparé dans les remords de la conscience une ancre sacrée qui nous arrête, et qui empêche que notre âme ne se plonge sans ressource dans l'abîme du péché.

Ce n'est pas seulement dans l'instant où nous péchons, mais bien des années après, qu'elle nous rappelle souvent nos anciennes fautes. Joseph fut vendu autrefois par ses frères, qui n'avaient à lui reprocher que d'avoir eu un songe qui présageait sa gloire future : J'ai vu, dit-il, vos gerbes gui se prosternaient devant ma gerbe. (Gen. XXXVII, 7.) Cependant ils auraient dû le conserver pour cette raison-là même, parce qu'il devait être (498) la couronne de toute sa maison, la splendeur de toute sa famille. Mais telle est l'envie, qu'elle s'oppose même à la gloire qui doit rejaillir sur elle; et l'envieux souffrirait plutôt mille maux que de voir son prochain jouir d'une prospérité dont il pourrait partager l'éclat. Quoi de plus misérable qu'une pareille disposition ! C'est ce qu'ont éprouvé les frères de Joseph ; lorsqu'ils l'aperçurent de loin venant leur apporter de la nourriture, ils se dirent les uns aux autres : Venez, donnons-lui la mort, et voyons ce que deviendront ses songes. (Gen. XXXVII, 20.) Eh quoi! si vous ne respectiez pas le nom de frère, si vous aviez étouffé les sentiments de la nature, ne deviez-vous pas du moins songer aux aliments qu'il vous apportait, à la fonction qu'il remplissait envers vous? ne deviez-vous pas penser qu'il était envoyé pour vous nourrir ? Mais considérons comment ils prophétisent malgré eux : Venez, disent-ils, donnons-lui la mort, et voyons ce que deviendront ses songes. S'ils n'eussent pas attenté à sa vie, s'ils ne lui eussent pas tendu des piéges, s'ils n'eussent pas formé le projet criminel de le perdre, ils n'auraient pas su ce que valaient ses songes. Car monter sur le trône d'Égypte sans passer par aucune disgrâce, n'était pas pour Joseph une chose aussi merveilleuse que de parvenir à toute cette splendeur malgré les empêchements et les obstacles. Si ses frères n'avaient pas cherché à le faire périr, ils ne l'auraient pas vendu pour l'Égypte ; s'ils ne l'avaient pas vendu pour l'Égypte, la femme de son maître n'eût pas conçu pour lui de la passion; si elle n'avait pas conçu pour lui de la passion, il n'aurait pas été jeté en prison, il n'aurait pas expliqué le songe des prisonniers, il n'aurait pas partagé le trône d'Égypte, ses frères ne seraient pas venus pour acheter du blé, ils ne se seraient pas prosternés devant lui. Ainsi, c'est surtout parce qu'ils voulaient le faire mourir qu'ils ont reconnu la vérité de ses songes. Quoi donc ! ont-ils été eux-mêmes les artisans de sa prospérité et de sa grandeur? Non, assurément. Mais tandis qu'ils méditaient de le livrer à la mort, à l'affliction, à la servitude, aux maux les plus horribles, Dieu, qui sait tirer le bien du mal, s'est servi de leur malice pour élever et glorifier celui qu'ils avaient vendu, celui qu'ils voulaient perdre.

6. Et pour que vous ne vous imaginiez pas que ces événements sont l'effet d'un concours fortuit de circonstances, la suite de quelque révolution soudaine, Dieu exécute son dessein par les mains de ceux même qui s'y opposent et le combattent. Il se sert pour l'élévation de Joseph du ministère même de ses ennemis, afin que vous appreniez que personne ne peut empêcher ce que Dieu a résolu, que personne ne peut détourner son bras puissant; afin que, quand vous serez exposé à quelque persécution, vous n'éprouviez ni découragement ni dépit, mais que vous sachiez que la persécution n'aura qu'une issue heureuse, pourvu que vous supportiez courageusement ses assauts. Par exemple, vous voyez que c'est l'envie qui a revêtu Joseph du souverain pouvoir, qui l'a placé sur le trône , qui a ceint sa tête du diadème ; vous voyez que c'est la persécution qui l'a porté au faîte de la grandeur et de la puissance. Le persécuté a régné en Egypte, les persécuteurs ont été ses esclaves; l'un a reçu les hommages, les autres se sont prosternés devant lui. Lors donc que vous êtes assailli de malheurs continuels, ne vous troublez pas, ne vous emportez pas, mais attendez la fin. Cette fin sera digne de la bonté d'un Dieu libéral, pourvu que vous receviez avec action de grâce les événements intermédiaires. Exposé aux plus grands périls à cause des songes dont il avait été favorisé, vendu par ses frères, sollicité par la femme de son maître, jeté en prison, Joseph ne s'est pas dit à lui-même : Hélas ! que mes songes ont été trompeurs ! je me vois chassé de ma patrie, privé de la liberté. Pour plaire à Dieu, je n'ai pas cédé aux sollicitations de la femme de mon maître, qui m'invitait au crime, je suis puni pour ma vertu et pour ma sagesse. Le Seigneur ne m'a pas défendu, ne m'a pas soutenu de son bras, mais il a permis que les liens et les disgrâces se multipliassent pour moi, se succédassent sans interruption. Au sortir de la citerne j'ai trouvé la servitude; après la servitude, des sollicitations dangereuses; après les sollicitations, la calomnie; après la calomnie, la prison. Aucun de ces événements n'a troublé, n'a affaibli le courage du juste Joseph; il est resté ferme dans son espérance, et dans la conviction intime que la parole de Dieu ne pouvait manquer d'avoir son effet. Dieu aurait pu exécuter ses grands desseins le jour même; mais il permet qu'il s'écoule un long espace de temps, qu'il survienne un grand nombre d'obstacles, afin que vous sachiez quelle est la puissance (499) de Celui qui peut accomplir ses promesses lorsqu'on désespère le plus d'en voir l'accomplissement, afin que vous connaissiez la foi et la patience de ses serviteurs, à qui les accidents les plus tristes ne peuvent faire perdre l'espoir des biens qu'ils attendent.

Cependant les frères de Joseph, poussés par la famine qui les faisait marcher malgré eux , qui les traînait comme par la main d'un soldat devant leur frère établi gouverneur d'Egypte, se présentent à lui pour acheter du blé. Joseph les ayant traités d'espions (Gen. XLII, 9) : Quoi donc ! se disent-ils les uns aux autres, nous venons pour acheter du blé, et nous courons risque de perdre la vie ! Oui, sans doute, puisque votre frère,vous apportant de la nourriture, a couru des risques pour ses jours; avec cette différence néanmoins qu'il a couru des risques réels, au lieu qu'il ne vous menaçait que pour vous effrayer. Sans être votre ennemi , il jouait le rôle d'un ennemi, afin d'apprendre exactement ce qui se passait dans sa famille. Les frères de Joseph avaient signalé à son égard leur méchanceté et leur ingratitude , Joseph ne voyait pas Benjamin avec eux, craignant alors que cet enfant n'eût éprouvé le même sort que lui, il ordonne que l'un d'eux soit laissé et enfermé, et il permet aux autres de partir avec le blé qu'ils avaient acheté, menaçant de les faire mourir s'ils ne lui amenaient leur jeune frère. Ensuite il leur dit : Laissez quelqu'un d'entre vous, et amenez-moi votre frère, sinon je vous ferai mourir; que se dirent-ils alors les uns aux autres ? C'est justement que nous souffrons tout ceci parce que nous avons péché contre notre frère , que nous ne l'avons pas écouté lorsqu'il nous suppliait. Voyez-vous depuis combien d'années ils se rappellent leur ancienne faute ! Ils avaient dit autrefois à leur père: Une bête cruelle a dévoré Joseph (Gen. XXXVII, 35) ; et maintenant en présence de Joseph lui-même qui les entendait, ils confessaient leur attentat. Chose étonnante ! nous voyons ici un jugement sans corps de preuves, une apologie sans accusation, la conviction d'un fait sans témoins, les auteurs du crime s'accusant eux-mêmes, et publiant ce qui s'était passé dans le secret. Qui donc leur a persuadé, les a forcés d'exposer au grand jour un forfait commis il y a si longtemps? n'est-il pas clair (lue c'est la conscience, ce juge incorruptible, qui agitait sans cesse leur âme et qui la troublait? Celui dont ils avaient médité la mort, assis sur un tribunal, les jugeait en silence; et sans qu'on rendît contre eux de jugement, ils prononçaient eux-mêmes contre eux-mêmes une sentence de condamnation. Ils se condamnaient donc les uns les autres; l'un d'eux se justifiait en ces mots : Ne vous ai-je pas dit alors : Ne faites pas de mal à cet enfant, ne commettez pas un si grand crime contre votre propre frère; c'est son sang aujourd'hui que Dieu redemande de nous? Toutefois Joseph, qu'ils avaient voulu immoler à leur envie, ne leur parlait pas de leur action criminelle; mais, assis sur son tribunal , sans les interroger sur leur faute, il demandait qu'ils lui amenassent leur jeune frère. C'était leur conscience qui, saisissant cette occasion, s'élevait contre eux, leur faisait éprouver ses vifs remords, et, sans que personne les y forçât, leur faisait confesser leur crime. C'est ce qui nous arrive souvent à nous-mêmes pour nos fautes passées; les maux et les disgrâces que nous éprouvons nous rappellent le souvenir de ces fautes.

7. Convaincus de cette vérité, lorsque nous avons fait quelque mauvaise action, n'attendons pas qu'il nous survienne des malheurs, que nous soyons exposés à des périls, jetés dans les fers; mais interrogeons chaque jour et à chaque moment le juge placé au dedans de nous, prononçons contre nous-mêmes , cherchons tous les moyens de nous justifier devant Dieu ; ne disputons pas sur la résurrection et sur le jugement dernier, ne permettons pas que d'autres disputent sur ces objets; mais fermons-leur la bouche par toutes les raisons que nous venons de produire. Non, si nous ne devions pas un jour rendre compte de ce que nous avons fait de mal, Dieu n'aurait point placé au dedans de nous un pareil juge; il ne nous aurait point fait ce présent, qui est une preuve insigne de sa bonté. En effet, comme il doit nous demander compte un jour de nos oeuvres, il nous a donné la conscience, ce juge incorruptible, qui, nous jugeant ici-bas sur nos fautes et nous rendant plus sages, nous fera éviter la rigueur du dernier jugement. C'est ce que dit saint Paul : Si nous nous jugions nous-mêmes, dit cet apôtre, nous ne serions pas jugés parle Seigneur. (I Cor. II, 31.) Voulons-nous donc n'être pas punis alors, ne pas rendre compte de nos actions, descendons chacun dans notre conscience, examinons notre vie , et, parcourant toutes nos fautes avec exactitude , condamnons notre coeur qui les a commises, affligeons notre âme (500) coupable, punissons et réprimons nos affections criminelles, infligeons-nous à nous-mêmes la peine de nos péchés par une condamnation sévère, par une pénitence rigoureuse, par les larmes, par la confession, par le jeûne et l'aumône, par la tempérance et la charité; afin que, déposant ici-bas toutes nos fautes par tous les moyens qui sont en notre pouvoir, nous puissions paraître avec toute confiance devant le souverain Juge. Puissions-nous l'obtenir, cette confiance, par la grâce et par la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, avec qui la gloire soit au Père j et à l'Esprit-Saint, dans tous les siècles des siècles ! Ainsi soit-il.

CINQUIÈME HOMÉLIE (1).
 

ANALYSE.

 

Ce discours tient au précédent, et a été prononcé immédiatement après. — Il est divisé en deux parties à peu près égales. — Dans la première, l'Orateur parle de la résurrection : il explique un passage de l'apôtre saint Paul, offre aux fidèles les motifs les plus propres à les consoler dans la mort des personnes qui leur sont chères , et les exhorte à se distinguer des infidèles par leur conduite comme ils en sont distingués par leur croyance. — Dans la seconde, pour les exciter à ne pas se laisser abattre par la tristesse quand ils voient mourir les personnes qu'ils chérissent le plus , il leur présente les exemples de Job et d'Abraham, qui tous deux ont montré un courage magnanime, l'un dans la perte d'un grand nombre de fils vertueux, l'autre dans le sacrifice d'un fils unique qu'il était prêt à immoler.

 

1. La parabole du Lazare nous a occupés pendant quatre jours entiers; nous avons épuisé le trésor renfermé dans un corps infirme et rongé d'ulcères; trésor non d'or et d'argent ni de pierres précieuses, mais de sagesse, de courage, de fermeté, de patience. Et comme dans les trésors matériels enfouis dans la terre, les yeux n'aperçoivent à la superficie que des ronces, des épines, des aspérités; tandis que si l'on creuse, on rencontre de grandes richesses de même pour Lazare, nous n'avons aperçu au dehors que des ulcères, nous avons trouvé au dedans des richesses immenses. Un corps languissant et faible renfermait une âme ardente et courageuse, et l'on voyait s'accomplir dans sa personne cette parole de l'Apôtre: Plus l'homme extérieur se détruit, plus l'intérieur se renouvelle. (II Cor. IV, 16.)

Nous aurions pu encore aujourd'hui parler de la même parabole, et combattre les hérétiques qui décrient l'Ancien Testament, qui se déchaînent contre les patriarches, qui aiguisent leur langue contre le Créateur de

 

1. Traduction de l'abbé Auger, revue.

 

l'univers; mais dans la crainte de causer de la satiété en traitant toujours le même sujet, réservant ces discussions pour un autre temps, nous allons nous occuper d'une autre matière. Une table qui n'offre qu'un seul mets engendre le dégoût; au lieu que celle qui en présente un grand nombre, excite l'appétit par la diversité des aliments. Afin donc qu'il en soit de même pour nos instructions, nous allons retourner au bienheureux Paul que nous paraissions avoir abandonné , d'autant plus que le passage de l'apôtre qu'on vient de nous lire a beaucoup de rapport avec la parabole du Lazare.

Vous venez d'entendre saint Paul faisant retentir ces paroles: Je ne veux pas que vous ignoriez ce que vous devez savoir touchant ceux qui dorment du sommeil de la mort, afin que vous ne vous affligiez pas comme font les autres hommes qui n'ont point d'espérance. (I Thess. IV. 12.) L'Evangile et l'Apôtre s'expriment d'une manière différente; mais ils se rapprochent pour le fonds des choses, et ont ensemble un accord parfait. Dans la parabole (502) du Lazare, nous avons beaucoup raisonné sur la résurrection et sur le dernier jugement; le passage de saint Paul nous ramène encore au même sujet, et si nous creusons ce passage, nous v trouverons le même trésor. Nous avions alors pour but d'apprendre aux auditeurs à ne pas se laisser éblouir parle faux éclat des biens de ce monde, mais à pénétrer plus avant par l'espérance , à penser tous les jours aux sentences rigoureuses qui seront rendues dans les derniers temps, à ce jugement redoutable, à ce Juge incorruptible. Dans ce qu'on vient de nous lire, saint Paul vous donne aujourd'hui le même conseil que vous devez écouter avec attention: Je ne veux pas, dit-il, mes frères, que vous ignoriez ce que vous devez savoir touchant ceux qui dorment du sommeil de la mort, afin que vous ne vous affligiez pas comme font les autres hommes qui n'ont point d'espérance. Car si nous croyons que Jésus est mort et ressuscité, nous devons croire aussi que Dieu amènera avec Jésus ceux qui se seront endormis en lui du sommeil de la mort.

Il est à propos de nous arrêter d'abord à examiner pourquoi, lorsque saint Paul parle de Jésus-Christ, il appelle mort sa mort; au lieu que lorsqu'il parle de notre fin, il la nomme sommeil; et non pas mort, car il ne dit pas: touchant ceux qui sont morts, mais touchant ceux qui dorment. Et plus bas: Nous devons croire aussi que Dieu amènera avec Jésus ceux qui se seront endormis. Il ne dit pas: ceux qui seront morts. Il continue : Nous, dit-il, qui vivons, et qui sommes réservés pour l'avènement du Seigneur, nous ne préviendrons pas ceux qui sont déjà endormis. Il ne dit pas ici non plus: ceux qui sont morts; mais parlant pour la troisième fois de la mort de l'homme, il la nomme sommeil. Au contraire, lorsqu'il parle de Jésus-Christ, comment s'exprime-t-il? Car si nous croyons que Jésus est mort. Il ne dit pas: est endormi, mais: est mort. Pourquoi donc appelle-t-il la mort de Jésus-Christ mort, et la nôtre sommeil? Ce n'est point sans cause et au hasard qu'il s'est servi de cette expression plutôt que d'une autre; il cache sous ces paroles un sens profond et sublime. En parlant du Fils de Dieu il se sert du nom de mort, afin de confirmer le supplice qu'il a subi pour nous: en parlant de l'homme il emploie le nom de sommeil, afin de consoler notre tristesse. Comme la mort de Jésus-Christ a été suivie de la résurrection, il ne craint pas de l'appeler mort; mais comme chez nous la résurrection n'est qu'en espoir, il nomme notre mort sommeil, se servant d'une expression propre à nous consoler, propre à nous donner d'heureuses espérances. Celui qui dort se réveillera sans doute; or, la mort n'est autre chose qu'un long sommeil. Et ne me dites pas que celui qui est mort ne parle plus, qu'il n'entend, ne voit, ne sent rien: car celui qui dort est dans le même état; et s'il faut dire quelque chose de surprenant, c'est que l'âme de celui qui dort est comme endormie, au lieu que l'âme de celui qui est mort est réveillée.

Mais, direz-vous, son corps pourrit et se corrompt, il devient cendre et poussière. Mais c'est pour cela, mon cher frère, que nous devons surtout nous réjouir. En effet, lorsqu'on veut reconstruire une vieille maison qui tombe en ruines, après avoir fait sortir les habitants, on détruit la maison même pour la rebâtir plus belle; et loin que ceux qu'on a fait sortir s'affligent, ils se réjouissent, parce qu'ils considèrent moins la destruction qui frappe actuellement leur vue, qu'ils n'imaginent la reconstruction qui est dans l'éloignement de l'avenir. De même , lorsque Dieu veut détruire notre corps, il en fait d'abord sortir l'âme comme d'une maison, afin de la faire rentrer avec plus de gloire dans cette maison qu'il aura rebâtie plus belle. Ne considérons donc pas la destruction présente, mais la splendeur future de la demeure détruite.

2. Un artiste a-t-il entre les mains une statue usée par la rouille et par le temps, mutilée clans plusieurs de ses parties, il la brise, la jette dans le fourneau, la fait fondre avec soin pour la refaire plus belle. La statue brisée pour être jetée dans le fourneau n'est pas détruite, mais renouvelée : ainsi la mort de nos corps n'est pas une destruction, mais un renouvellement. Lors donc que vous voyez notre chair se pourrir et se fondre dans la fournaise du tombeau, ne vous en tenez pas à ce que vos yeux aperçoivent, mais attendez la refonte, et, sans vous arrêter au changement opéré dans une statue, allez plus avant par l'imagination. Le statuaire qui jette dans le fourneau un corps d'airain, ne vous rend pas une statue d'or et immortelle, mais il la refait de nouveau en airain. Il n'en est pas de même de Dieu ; il jette dans le fourneau un corps de boue et mortel, et il vous rend une statué d'or et immortelle. La (503) terre qui reçoit dans son sein un corps périssable et corruptible, vous le rend incorruptible et inaltérable. Ne considérez donc pas cet homme étendu sans vie et sans voix, les yeux fermés; mais pénétrez dans l'avenir, voyez-le ressuscitant, se revêtant d'une gloire ineffable, divine, surnaturelle, et transportez vos idées de l'objet présent à l'espoir futur. Vous regrettez une personne qui vous était chère, et que vous ne reverrez plus ; c'est là ce qui vous afflige, ce qui cause vos pleurs et vos lamentations. Mais quoi ! si vous donniez votre fille à un jeune époux, qui l'emmènerait dans un pays éloigné pour l'y faire jouir d'une fortune brillante, loin de croire que ce fût là un malheur pour vous, vous vous consoleriez de l'absence de votre fille en apprenant la prospérité dont elle jouit ailleurs; et lorsque ce n'est pas un homine, un de vos semblables, mais le Seigneur lui-même qui a pris votre ami, vous pleurez, vous vous lamentez ! cette conduite est-elle raisonnable ?

Mais, direz-vous, comment ne pas s'affliger lorsqu'on est homme? J'en conviens ; aussi n'est-ce pas l'affliction que je blâme, mais l'excès de l'affliction. Il est dans la nature de ressentir de la tristesse, mais s'attrister outre mesure est sinon une déraison et une folie, du moins le fait d'une âme peu virile. Affligez-vous, pleurez; mais ne vous désespérez pas, ne vous emportez pas, ne vous indignez pas. Dieu prend votre ami; rendez grâces à Dieu, afin d'honorer votre ami au sortir de ce monde, et de lui faire les funérailles les plus nobles et les plus magnifiques. Si vous vous emportez, vous outragez votre ami décédé, vous irritez le Seigneur qui le prend, vous vous faites tort à vous-même; si vous rendez grâces au Ciel, vous honorez le mort, vous glorifiez le Très-Haut, vous vous faites du bien à vous-même. Pleurez, mais comme votre Maître a pleuré Lazare, en gardant des mesures, en observant des règles, en mettant à votre douleur des bornes que vous ne devez point passer. C'est ce qui fait dire à saint Paul : Je ne veux pas que vous ignoriez ce que vous devez savoir touchant ceux qui dorment du sommeil de la mort, afin que vous ne vous affligiez pas comme font les autres hommes qui n'ont point d'espérance. Affligez-vous , dit-il, mais non comme le païen qui ne croit pas à la résurrection, qui n'espère pas une vie future. J'ai honte, croyez-moi, je rougis, lorsque, traversant la place publique, je vois des troupes de femmes dans le plus grand désordre, s'arrachant les cheveux, se déchirant les joues et les bras, se livrant à ces excès en présence des infidèles. Eh ! que diront-ils de nous ces infidèles ? comment s'exprimeront-ils à notre sujet ? sont-ce là ces hommes qui raisonnent si bien sur la résurrection ? Oui, sans doute; mais leur conduite n'est guère d'accord avec leur croyance ; ils parlent de résurrection dans leurs discours, et leurs actions sont celles de personnes qui n'y croient pas. S'ils y croyaient fermement, agiraient-ils ainsi? s'ils étaient persuadés que celui qu'ils pleurent est passé à un état plus heureux, se lamenteraient-ils ? Tels sont les propos, et de plus piquants encore, que ne manquent pas de tenir les infidèles lorsqu'ils entendent nos lamentations. Soyons donc plus sages , rougissons de notre faiblesse, ne nous causons pas à nous-mêmes et à ceux qui nous voient un si grave préjudice.

Eh! pourquoi, je vous le demande, pleurez-vous celui qui a quitté ce monde ? Est-ce parce qu'il était méchant et vicieux? Mais vous devez rendre grâces au Seigneur de ce qu'il a rompu le cours de ses vices. Est-ce parce qu'il était bon et vertueux? Mais vous devez vous réjouir de ce qu'il a été enlevé avant que le vice eût corrompu son coeur, de ce qu'il a passé dans un séjour où sa vertu sera désormais en sûreté, où l'on ne pourra plus craindre pour lui de changement. Est-ce parce qu'il était jeune ? c'est une raison de glorifier Dieu qui l'a pris, qui l'a appelé de bonne heure à une condition plus heureuse. Est-ce parce qu'il était avancé en âge? c'est encore une raison de rendre grâces à Dieu qui l'a délivré des infirmités (le la vieillesse. Respectez la forme de nos funérailles. Si l'on chante des psaumes, si l'on prononce des prières, si l'on rassemble les Pères, les Frères, ce n'est pas afin que vous pleuriez le mort, que vous vous lamentiez, que vous vous désespériez, mais afin que vous rendiez grâces au Seigneur qui l'appelle à lui. Et comme ceux qui vont prendre possession d'une magistrature, sont accompagnés d'un grand nombre de personnes qui les félicitent; de même lorsque les saints partent de ce monde, tous leurs amis doivent les accompagner en les félicitant, parce qu'ils sont appelés à de grands honneurs.

La mort est un repos, la délivrance des (504) peines et des inquiétudes de cette vie. Lors donc que vous voyez un de vos parents quitter la terre pour toujours, ne vous emportez pas, mais touché et pénétré, rentrez en vous-même, interrogez votre conscience, et considérez que vous ne tarderez pas à subir la même fin. Devenu plus sage et craignant pour vous-même en voyant mourir un de vos semblables, sortez de votre langueur, revenez sur vos actions, corrigez vos fautes, opérez en vous un parfait changement.

Nous différons des infidèles en ce que nous jugeons autrement des choses. L'infidèle voit le ciel; et il l'adore, parce qu'il pense que c'est un dieu. Il voit la terre ; et il lui rend un culte, et il soupire après les objets sensibles. Nous, au contraire, nous voyons le ciel; et nous admirons celui qui l'a fait, parce que nous ne croyons pas que ce soit un dieu, mais l'ouvrage de Dieu. Je vois l'univers créé ; et la vue des créatures .m'élève jusqu'au Créateur. L'infidèle voit les richesses ; et, frappé de leur éclat, il soupire après elles : moi, je vois les richesses, et je les méprise. Il voit la pauvreté, et il se lamente; moi, je vois la pauvreté, et je me réjouis. L'un et l'autre nous ne voyons pas les choses de la même manière, et nous différons aussi sur la mort. Il voit un cadavre, et il croit que c'est un cadavre; moi, je vois un cadavre, et je juge la mort un sommeil. Et comme les savants et les ignorants ne voient pas des mêmes yeux les caractères qui forment une écriture, que les uns n'y aperçoivent que des figures muettes, tandis que les autres y découvrent, avec intelligence , tous les sens qu'ils renferment : ainsi dans les choses de ce siècle, les événements viennent frapper également nos regards , mais nous ne les voyons pas des mêmes yeux, et nous n'en jugeons pas de même. Nous qui différons des infidèles dans tout le reste, porterons-nous le même jugement qu'eux sur la mort ?

3. Songez où est allé celui que vous pleurez, et que cette idée vous console. Il est allé où est saint Paul, où est saint Pierre, où est le choeur de tous les saints. Songez avec quelle gloire, avec quel éclat il doit ressusciter un jour! Songez que, par vos pleurs et vos lamentations, vous vous ferez le plus grand tort à vous-même, sans pouvoir remédier à vos malheurs ni réparer vos pertes. Songez à ceux que vous imitez en vous désespérant comme vous faites, et craignez de partager leur faute. Qui donc imitez-vous? qui prenez-vous pour modèles? ceux qui n'ont point d'espérance , suivant ce que dit saint Paul : Afin que vous ne voies affligiez pas comme font les autres hommes, qui n'ont point d'espérance. Voyez avec quelle exactitude s'exprime l'Apôtre. Il ne dit pas : Ceux qui n'ont point l'espérance de la résurrection, mais simplement : ceux qui n'ont point d'espérance. Car celui qui n'espère pas un jugement futur, n'a aucune espérance; il ne sait pas même s'il existe de Dieu, si ce Dieu veille sur les choses de ce monde, si sa justice examine tout ce qui s'y passe. Celui qui ne sait ni ne croit ces vérités, est plus déraisonnable que la brute : il a banni de son coeur tous les principes de police humaine et de justice naturelle. Oui, sans doute, celui qui ne s'attend pas à rendre compte de ses actions, sera aussi incapable d'acquérir quelque vertu , que susceptible de tous les vices. Pénétrés de ces idées, et pensant à la folie, à la démence des païens dont nous nous rapprochons par nos pleurs et nos lamentations, évitons d'avoir avec eux de la ressemblance. Voilà pourquoi saint Paul parle des infidèles, c'est afin que, songeant au déshonneur que vous vous faites à vous-même, vous rougissiez d'avoir avec eux des rapports, vous reveniez à la dignité de votre nature.

Et ce n'est pas seulement dans cet endroit, mais dans plusieurs autres et sans cesse, que le bienheureux Paul emploie ce langage. Lorsqu'il vert nous retirer du péché, il montre avec gai nous nous associons par le péché, afin que la qualité des personnes nous fasse éviter toute communication avec elles. Aussi disait-il, en écrivant aux Thessaloniciens : Que chacun sache posséder le vase de son corps avec sainteté et décence, et non en se livrant à des passions honteuses , comme les païens, qui ne connaissent pas Dieu. (I Thess. IV, 4 et 5.) Je vous avertis, dit-il aux Ephésiens, de ne plus vivre comme les autres nations qui suivent dans leur conduite la vanité de leurs pensées. (Ephés. IV , 17. ) Je ne veux pas, mes frères, dit-il ici, que vous ignoriez ce que vous devez savoir touchant ceux qui dorment du sommeil de la mort, afin que vous ne vous affligiez pas comme les autres hommes, qui n'ont point d'espérance. Car ce n'est pas la nature des choses, mais la disposition de notre âme, qui produit en nous l'affliction; ce n'est pas la mort de celui qui sort de ce monde, (505) mais la faiblesse de ceux qui le pleurent. Aucun des événements présents ne pourra donc affliger le fidèle; mais avant de jouir des biens futurs, il diffère dès à présent des infidèles, en ce qu'il ne retire pas de médiocres avantages de la sagesse chrétienne, qui lui procure une joie continuelle et une tranquillité parfaite. C'est ce qui fait dire au même saint Paul : Réjouissez-vous saris cesse dans le Seigneur; je vous le dis encore une fois, réjouissez-vous. (Philip. IV, 4.) Ainsi, même avant la résurrection, nous recevons ici-bas cette douce récompense, de ne nous laisser abattre par aucun des maux qui nous surviennent, mais de jouir d'une grande consolation par l'espoir des biens futurs. Ainsi donc nous avons un double avantage, et l'infidèle au contraire éprouve ce double préjudice, et d'être puni dans un autre monde pour n'avoir pas cru à la résurrection, et de se laisser abattre par les malheurs présents , parce qu'il n'espère aucun bonheur à venir. Nous devons rendre grâces à Dieu non-seulement pour la résurrection, mais pour l'espérance de la résurrection qui peut consoler notre âmé affligée, et nous inspirer au sujet des morts cette ferme confiance, qu'ils ressusciteront un jour et que nous les retrouverons ailleurs.

S'il faut s'affliger et pleurer, pleurons ceux qui vivent dans le péché, et non ceux qui meurent dans la vertu. C'est ce que fait encore saint Paul: J'appréhende, dit-il, écrivant aux Corinthiens, que Dieu ne m'humilie lorsque je serai revenu chez vous, et que je ne sois obligé d'en pleurer plusieurs. (II Cor. XII, 21.) Il ne dit pas: plusieurs qui seront morts, mais plusieurs, qui, étant déjà tombés dans des excès et des dérèglements infâmes, n'en ont point fait pénitence. Ce sont ceux-là qu'il faut pleurer, comme un écrivain sacré nous y exhorte Pleurez un mort, dit-il, parce qu'il ne jouit plus de la lumière du jour; pleurez aussi un insensé, parce qu'il ne jouit plus de la raison. Pleurez peu un mort qui a trouvé un repos éternel pleurez davantage un insensé, dont la vie est pire que le trépas. ( Eccl. XXII, 40, 11 et 12.) Mais si celui qui est privé de la raison, doit être pleuré sans cesse; combien plus ne doit-on pas pleurer celui qui est privé de la justice et qui a perdu l'espérance en Dieu? Pleurons donc ces hommes, parce que ces pleurs nous sont profitables, et qu'en les pleurant nous nous corrigeons souvent nous-mêmes; au lieu que les lamentations au sujet des monts sont aussi peu raisonnables qu'elles nous sont nuisibles. Ne renversons point l'ordre, pleurons seulement le péché; quant à tout le reste, la pauvreté, la maladie, la mort prématurée, la calomnie, les persécutions, et tous les maux humains qui peuvent fondre sur nous, supportons-les courageusement, parce que, si nous sommes sages, ces maux ne sont qu'une occasion de mériter plus de couronnes.

4. Et comment, étant homme, direz-vous, peut-on ne pas s'affliger? Moi, je dis au contraire, comment peut-on s'affliger étant homme, doué de raison et d'intelligence, soutenu par l'espoir des biens futurs ?

Et quel est celui, direz-vous encore , qui ne se soit pas laissé abattre par la tristesse? Il s'en est trouvé plusieurs dans différentes régions, et de notre temps et du temps de nos ancêtres. Ecoutez ce que dit Job après avoir perdu tous ses enfants: Le Seigneur me les a donnés, le Seigneur me les a ôtés, il est arrivé ce que le Seigneur a voulu. (Job, I, 2-1.) Ce simple trait du courage de Job est admirable sans doute ; mais vous aurez encore bien plus lieu d'être frappés si vous entrez dans le détail. Pensez que le démon ne lui a pas ôté une moitié de ses enfants et laissé l'autre moitié, qu'il ne lui en a pas au moins laissé quelques-uns en le privant du plus grand nombre; mais il a ravagé tous les fruits sans pouvoir renverser l'arbre; il a soulevé tous les flots de la mer sans submerger le navire, il a épuisé toutes ses forces sans ébranler la tour. Quoique assailli de toute part, Job est resté ferme et inébranlable; une grêle de traits a été lancée sur lui sans le frapper, ou du moins sans le blesser. Songez combien il est cruel de perdre un si grand nombre d'enfants! et combien de circonstances capables d'aggraver encore sa peine? Se les voir enlever tous, tous à la fois, dans un seul jour, à la fleur de l'âge, lorsqu'ils avaient montré tant de vertu ! se les voir enlever par un tel genre de mort, et recevoir cette dernière disgrâce après tant d'autres! J'insiste sur ce que celui qui leur avait donné la naissance était un père tendre, et qu'ils étaient eux-mêmes dignes de tous ses regrets. Lorsqu'on voit mourir des enfants vicieux, on est affligé de leur perte; mais l'affliction n'est pas extrême, elle se trouve fort affaiblie par les mauvaises inclinations de ceux qu'on a perdus. Mais s'ils sont vertueux, la blessure est profonde, on ne peut (506) oublier les êtres chers que l'on pleure, on est inconsolable, on souffre doublement, et par la tendresse de la nature et par le souvenir de leurs excellentes qualités. Or, ce qui prouve que les enfants de Job étaient vertueux, c'est (lue leur père les élevait avec le plus grand soin, qu'en se levant il faisait pour eux un sacrifice, qu'il craignait pour leurs fautes cachées, qu'il était singulièrement jaloux de leur perfection: ce qui annonce et la vertu des enfants et la tendresse du père. Job était père et père tendre, ses enfants étaient vertueux, les sentiments de la nature et l'amour de la vertu s'unissaient pour augmenter dans son coeur le regret de leur perte, et ainsi la douleur qui brûlait dans son âme s'alimentait à un triple foyer. De plus, lorsqu'on ne se voit enlever qu'une partie de ses enfants, on ne reste pas sans consolation : ceux qui sont laissés adoucissent la douleur causée par la mort de ceux qui sont ôtés. Mais lorsqu'on les a perdus tous, sur qui se reposera un malheureux père qui comptait beaucoup d'enfants, et qui se voit tout à coup sans enfants? Il était pour Job une cinquième circonstance accablante; quelle est-elle ? c'est de s'être vu enlever tous ses enfants à la fois. Lorsqu'ils en ont perdu un seul en peu de jours, les femmes et tous les parents se plaignent amèrement que celui qu'ils ont vu mourir, ait disparu soudain de leurs yeux quelle peine n'a donc pas dû ressentir le père à qui tous ses enfants ont été enlevés, non en deux jours, non en un seul jour, mais en une seule heure? Le mal que le temps a laissé pré voir, quelque insupportable qu'il soit en lui-même, devient plus léger, parce qu'on s'y est attendu : mais il est bien difficile de le supporter, quand il arrive tout à coup et contre toute attente. Lors donc que, déjà grave par lui-même, le mal est encore aggravé par un choc imprévu et subit, songez combien il doit être accablant, au-dessus de toute expression. Voulez-vous entendre une sixième circonstance? Job a perdu tous ses enfants à la fleur de l'âge. Or, vous savez combien les morts prématurées sont sensibles, et à quel excès elles nous portent dans la douleur qu'elles nous causent. Enfin, et c'est une septième circonstance, leur mort ne fut pas seulement prématurée, mais encore violente. Job ne vit pas ses enfants expirer dans un lit, mais ensevelis tous sous les ruines de sa maison. Songez donc quels devaient être les sentiments d'un père au milieu de toutes ces ruines, d'un père qui tirait des décombres tantôt une pierre, tantôt un membre sanglant d'un de ses fils, qui voyait une main tenant encore une coupe, une autre étendue vers un des mets; s'il découvrait un corps, il n'avait même plus la forme humaine, le front, les yeux, la bouche, tous les traits du visage étaient si défigurés par mille blessures diverses, qu'un père tendre ne pouvait reconnaître des enfants chéris. Ce seul récit vous touche, et vous pleurez ; songez quelle devait être la force de celui qui était le témoin d'un pareil spectacle; et si après un si long espace de temps, nous ne pouvons, sans verser des larmes, entendre raconter cette déplorable catastrophe, quoiqu'elle nous soit étrangère, quelle devait être la constance de celui qui voyait ce désastre de ses propres yeux, qui ne raisonnait pas sur le malheur d'un autre, mais qui supportait le sien propre! Job demeura calme et résigné, il ne se permit aucune plainte; il ne dit pas : Quoi donc ! est-ce là le prix que je reçois de ma bienfaisance? n'ai-je ouvert ma maison aux étrangers que pour la voir devenir le tombeau de mes enfants? n'ai-je travaillé à former mes enfants dans toutes les vertus que pour les voir subir une fin aussi triste? L'homme juste ne fit entendre aucune de ces plaintes, il n'y pensa pas même; mais il supporta courageusement toutes ces pertes, quoiqu'il eût élevé avec le plus grand soin les enfants que lui enlevait une mort cruelle. De même qu'un habile statuaire perfectionne et finit ses statues avec la plus grande attention; ainsi Job avait formé lui-même, avait orné l'âme de ses enfants. Et comme un jardinier laborieux arrose, munit, garantit, cultive de toutes les façons les racines des palmiers et des oliviers: de même Job ne cessait pas de cultiver l'âme de chacun de ses enfants, de la rendre propre à produire de plus grands fruits de vertu. Cependant il vit ces racines arrachées par un souffle violent du malin esprit, étendues par terre, périr de la manière la plus misérable ; et loin de proférer aucun murmure, il rendit grâces à Dieu, et par là porta un coup mortel au démon.

5. Si vous faites cette réflexion que Job avait plusieurs enfants , que d'autres ont souvent perdu un fils unique chéri, et que cette dernière perte est d'une autre nature; votre réflexion est juste, et je conviens avec vous que (507) les pertes de Job n'étaient pas de la même nature, c'est-à-dire qu'elles devaient être beaucoup plus sensibles : car enfin à quoi lui a servi d'avoir plusieurs enfants, sinon à aggraver sa disgrâce, à rendre sa douleur plus amère , en le frappant d'autant de coups qu'il perdait de têtes ?

Mais si vous voulez voir un père qui n'ayant qu'un fils, montre autant et même plus de courage, rappelez-vous le patriarche Abraham, qui ne vit pas Isaac mourir, mais ce qui était beaucoup plus triste, beaucoup plus douloureux , qui reçut l'ordre de l'immoler lui-même, sans disputer contre cet ordre , sans se révolter contre Dieu qui le lui signifiait, sans lui adresser ces plaintes : Pourquoi m'avez-vous fait père? était-ce afin de me rendre meurtrier de mon enfant? Il valait mieux ne pas me donner un fils, que de me l'ôter de cette manière après me l'avoir donné. Vouliez-vous le prendre? pourquoi me commander de l'immoler de ma main, de souiller mon bras de son sang? Ne m'avez-vous pas promis de remplir la terre de ma postérité par cet enfant même? peut-on donner des fruits lorsqu'on ôte la racine? pouvez-vous me promettre une postérité en me commandant d'immoler mon fils? a-t-on jamais rien vu, a-t-on jamais rien entendu de semblable? Ah ! sans doute, j'ai été trompé, j'ai été:,»usé. Loin de tenir ce langage et d'y songer même, loin de disputer contre l'ordre du Seigneur et de lui en demander compte, dès qu'il lui eut, dit : Prenez votre fils unique qui vous est cher, Isaac, et conduisez-le sur une des montagnes que je vous indiquerai (Gen. XXII, 2) , il exécuta cet ordre avec tant de zèle qu'il fit même plus que ce qui lui était prescrit. En effet, il cacha ce sacrifice à sa femme et à ses serviteurs, laissa ceux-ci au bas de la montagne, et ne prit avec lui que la victime: tant il obéissait avec empressement et sans aucune résistance ! Songez quel embarras c'était pour un père dé s'entretenir seul avec son fils sans que personne fût présent, lorsque les entrailles se troublent davantage, lorsque toute la tendresse se réveille , et de s'entretenir avec ce fils plusieurs jours de suite. S'il avait exécuté dans le moment l'ordre qui lui était donné, ce serait quelque chose de grand et d'admirable, mais non pas d'aussi admirable que de ne ressentir aucune  faiblesse pour son cher Isaac, quoique sa feu, dresse fût mise à l'épreuve pendant plusieurs jours. Dieu lui a ouvert un plus grand champ, une- lice plus étendue, afin que vous puissiez mieux contempler ce généreux athlète; car c'était vraiment un athlète qui ne combattait point contre un autre homme, mais contre la force impérieuse de la nature. Quel discours pourrait exprimer son courage? il a conduit lui-même son cher fils, l'a lié, l'a mis sur le bûcher; il a pris le glaive, et il était prêt à frapper le coup. Je ne puis dire comment il a pu remplir ce triste ministère ; c'est ce qui n'est connu que du prêtre de ce sacrifice nouveau : la parole ne peut y atteindre. Comment son bras ne s'est-il pas desséché ? comment les nerfs de sa main ne se sont-ils pas retirés ? comment la vue d'un enfant chéri n'a-t-elle pas jeté le trouble dans son âme? Isaac ne mérite pas moins notre admiration. Le fils était aussi soumis à son père que le père était soumis à Dieu. L'un n'a pas demandé compte à Dieu de l'ordre qu'il lui donnait d'immoler son fils; l'autre n'a pas demandé raison à son père de sa conduite , lorsqu'il le liait et le menait à l'autel, mais il à courbé docilement sa tête sous le bras paternel. On vit alors dans le même homme un père et un sacrificateur ; on vit un sacrifice oit il n'y eut pas de sang répandu, un holocauste sans feu, un autel offrant l'image de la mort et de la résurrection; car Abraham acheva le sacrifice et ne l'acheva point : son bras n'immola point son fils, mais son coeur l'immola. Et si Dieu lui signifia un pareil ordre, ce n'était point pour voir répandre le sang, mais pour nous faire connaître les sentiments d'une âme généreuse, pour proclamer son courage dans tout l'univers, et apprendre à tous les siècles futurs qu'il faut sacrifier aux ordres du Seigneur ses enfants, la nature , tous les biens, sa vie même. Abraham descendit donc de la montagne, et ramena dans Isaac vivant un témoin de sa noble résignation.

Quelle excuse, je le demande, quelle défense nous restera-t-il, si, lorsque nous voyons un père généreux obéir au Seigneur avec tant de promptitude, lui abandonner tout ce qu'il a de plus cher, nous nous révoltons contre la Providence? Ne me parlez point d'affliction, ni de disgrâce insupportable, mais considérez qu'Abraham était supérieur à l'affliction la plus accablante : l'ordre qu'il recevait était capable de troubler sa raison, de le jeter dans l'embarras, de renverser sa foi pour les promesses qui lui avaient été faites. En effet, qui du commun des (508) hommes n'eut pas cru qu'on l'avait trompé en lui promettant une postérité nombreuse? Mais , Abraham ne pensa pas ainsi. Job ne mérite pas moins d'être admiré pour sa constance et sa modération dans le malheur. En effet, après avoir montré tant de vertu, après avoir signalé sa charité et sa bienfaisance, pouvant se rendre le témoignage que ni lui ni ses enfants n'avaient fait aucun mal, il se vit accablé d'une affliction nouvelle et extraordinaire, telle que les plus scélérats n'en avaient jamais éprouvé de semblable , et néanmoins il s'éleva audessus des idées communes, il ne crut pas, parce qu'il était malheureux, que la vertu était inutile, et que jusqu'alors il avait pris un mauvais parti. Nous ne devons donc pas seulement les admirer l'un et l'autre à ces deux titres, mais , pleins d'une noble émulation , nous efforcer de les imiter. Et qu'on ne m'objecte pas que c'étaient des hommes admirables et d'un héroïsme qu'il n'est pas donné à tous d'avoir. Oui, sans doute, c'étaient de grands hommes, des hommes admirables, mais on nous demande encore plus de vertu et de sagesse qu'à ces deux saints et à tous ceux de l'Ancien Testament : Si votre justice, dit l'Evangile, n'est plus abondante que celle des scribes et des pharisiens, vous n'entrerez pas dans le royaume des cieux. (Matth. V, 20.)

Ainsi donc, instruits de tout côté, recueillant ce que nous avons dit de la résurrection, et des deux hommes que nous vous avons proposés - pour modèles, travaillez sans cesse à tranquilliser vos âmes, dans le temps de l'affliction, et même lorsque vous êtes exempts de douleur. Voilà pourquoi ,j'ai traité le sujet dont je viens de vous entretenir, quoique aucun de vous ne soit dans la tristesse, afin que lorsque nous tomberons dans quelque disgrâce , nous nous rappelions ces discours, et que notes y trouvions une consolation suffisante. C'est ainsi que les soldats s'occupent en temps de paix d'exercices militaires, afin que, lorsqu'il faudra combattre, lorsque les circonstances demanderont des hommes aguerris, ils fassent usage à propos de l'habileté et de l'expérience qu'ils auront acquises pendant la paix. Nous de même, tandis que nous sommes tranquilles et paisibles, préparons des armes et des remèdes, afin que, lorsque nous serons assaillis par des maux extrêmes, que nous serons en butte à quelque affliction ou à quelque douleur, nous trouvant alors bien armés, munis de toute part, fortifiés de réflexions utiles, des préceptes de Dieu, et des exemples des saints, nous repoussions avec autant de force que d'adresse les attaques de l'esprit impur. Ainsi nous pourrons passer tranquillement la vie présente, et obtenir le royaume céleste, par la grâce de Jésus-Christ, à qui soient la gloire et l'empire, avec le Père et le Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

SIXIÈME HOMÉLIE. SUR LE TREMBLEMENT DE TERRE, ET SUR LAZARE ET LE MAUVAIS RICHE.
 

AVERTISSEMENT ET ANALYSE.

 

Cette Homélie ne se lisait qu'en partie dans les anciennes éditions; les Bénédictins l'ont complétée sur la foi de deux manuscrits (1). — Elle ne fut prononcée que quelque temps après les précédentes, mais dans un temps néanmoins où le peuple d'Antioche pouvait se souvenir aisément de ce que saint Jean Chrysostome avait dit de Lazare et du mauvais riche dans ses premiers discours. — Un tremblement de terre donna occasion à celui-ci ; mais il n'est pas facile de dire quel fut ce tremblement de terre et l'année dans laquelle il arriva, parce que ces tremblements étaient très-fréquents à Antioche. Il y en eut un en 387, avant le renversement des statues de Théodose, et notre saint Docteur, dans sa troisième Homélie sur les Statues, témoigne que la terre avait été secouée plusieurs fois. —  Il y en eut aussi les années suivantes, ainsi qu'on le voit dans une homélie éditée par le père Combefis, et où il est parlé d'un tremblement de terre qui avait secoué la ville pendant deux jours. — Marcellin , dans sa chronique, parle d'un grand tremblement de terre qui, en l'année 394, secoua quelques provinces d'Europe. — Le même auteur fait mention d'un autre tremblement qui arriva deux ans après, et qui ébranla tout l'univers. — Si on en croit quelques critiques, et en particulier Hermant, celui dont il est parlé dans ce sixième discours est le tremblement général arrivé en l'an 396. — Ils se fondent sur ce qui est dit au commencement que ce tremblement avait secoué tout l'univers. — Cette opinion serait acceptable s'il fallait prendre à la lettre les expressions du saint Docteur; mais comment saint Chrysostome, qui prononçait son discours lorsque le tremblement de terre avait à peine cessé, aurait-il pu savoir que ce tremblement s'était fait sentir, je ne dirai pas dans toutes les parties de l'univers, mais seulement dans les provinces voisines? — Il parait bien plus raisonnable de considérer que c'est un orateur qui parle, et qui se sert de termes consacrés par la sainte Ecriture. — Il est donc difficile de rien décider sur l'époque précise. de cette homélie : ce qu'il y a seulement de certain, c'est, comme nous l'avons dit, qu'elle ne fut pas prononcée bien longtemps après les précédentes.

Dieu a manifesté sa puissance et sa bonté dans le tremblement de terre; mais le jour du jugement sera bien plus terrible encore. — On ne prêche pas inutilement, quand même peu de monde profiterait; ce n'est pas le tremblement de terre qu'il faut craindre, mais la cause qui l'a produit. — Ce ne sont pas ceux qui sont affligés que l'on doit plaindre, mais ceux qui pèchent. — Pour le prouver, le saint Docteur revient à sa parabole, surtout en faveur de quelques étrangers, et parle d'abord du mauvais riche. — Il parle ensuite du pauvre Lazare et en vient à comparer les choses humaines à une pièce qui se joue sur la scène. — Dans l'autre vie chacun paraît ce qu'il est véritablement ; la noblesse ne consiste pas dans l'illustration des ancêtres, mais dans la vertu. — Origine de l'esclavage ; déluge de Noé ; comparaison de l'arche avec l'Eglise ; usage du vin pour guérir la tristesse. — Quel est le véritable esclavage; quelles sont les véritables richesses; pourquoi Abraham dit-il au mauvais riche : Tu as reçu tes biens. — Divers degrés parmi les justes et parmi les pécheurs, mais personne n'est sans péché; le bien et le mal reçoivent ce qui leur est dû.

 

1. Avez-vous contemplé la puissance de Dieu, avez-vous contemplé sa bonté? sa puissance en ce qu'il a ébranlé la terre; sa bonté en ce qu'il l'a soutenue dans sa chute, ou plutôt, sa puissance et sa bonté dans l'un et dans l'autre cas. En effet, l'ébranlement fut un acte de puissance, et l'affermissement un acte de bonté: il

 

1. On prouve, dans l'édition Gaume (tome XIII, 2e part., préf., p.2), que ce fragment est pris dans d'autres homélies de saint Chrysostome, et que la fin en est interpolée. (Note du nouvel éditeur de dom Ceillier.)

 

a ébranlé la terre tout entière, et il l'a affermie; il l'a soutenue quand, fortement agitée, elle était sur le point de tomber. Le tremblement a cessé, il est vrai, mais que la crainte persiste; cette agitation a disparu, mais que la piété ne disparaisse pas. Pendant trois jours nous avons fait des supplications, mais ne laissons pas se refroidir en nous la ferveur. En effet, la cause du tremblement de terre c'est notre tiédeur : nous sommes devenus (509) tièdes, et nous avons attiré sur nous le tremblement de terre; nous avons montré de la ferveur et nous avons conjuré la colère: ne soyons plus tièdes à l'avenir, afin de ne pas appeler de nouveau sur nous la colère et le châtiment. Car Dieu ne veut pas la mort du pécheur, mais plutôt qu'il se convertisse et qu'il vive. (Ezéch. XXXIII, 11.) Avez-vous senti la fragilité de la race humaine ? Lorsque le tremblement de terre se faisait, je réfléchissais en moi-même, et je me disais : Où sont les rapines? où sont les tromperies? où sont les pouvoirs tyranniques, les excès d'orgueil? la puissance des maîtres, les oppressions, les spoliations des pauvres, l'arrogance des riches, l'autorité des magistrats ? Où sont les menaces? où sont les alarmes? Un seul instant a tout emporté, tout détruit avec plus de facilité qu'une toile d'araignée; la ville retentissait de gémissements, et tout le monde courait à l'Eglise. Demandez-vous ce que nous serions devenus s'il avait plu à Dieu de tout renverser. Si je parle ainsi, c'est afin que la crainte de ce qui est arrivé demeure vive en vous, et qu'elle soutienne l'esprit de tous. Dieu a ébranlé, mais il n'a pas renversé, et il n'aurait pas ébranlé, s'il avait voulu renverser. Mais comme il ne le voulait pas, le tremblement de terre est venu d'avance comme un héraut notifier à tous la colère divine , afin que la crainte nous rendant meilleurs, nous conjurions le châtiment dans sa réalité. Dieu en agit de même autrefois avec les Barbares : Encore trois jours, et Ninive sera détruite ! (Jon. III, 4.) Pourquoi, Seigneur, ne renversez-vous pas? Vous menacez de détruire, et pourquoi ne détruisez-vous pas ? — C'est précisément parce que je ne veux pas détruire, que j'en fais la menace. — Mais pourquoi le dites-vous donc ? — C'est afin de n'être pas obligé de faire ce que je dis : que la parole prenne l'avance, et qu'elle empêche l'action : Encore trois jours, et Ninive sera détruite! Alors c'était un prophète qui parlait; aujourd'hui ce sont nos murs qui élèvent la voix. Je vous le dis et je ne cesserai de le dire aux pauvres aussi bien qu'aux riches : considérez combien est grande la colère de Dieu, et combien tout lui est facile et peu coûteux, et ne soyons plus vicieux. En un instant si court, comme il a mis le trouble dans les pensées et l'esprit de chacun, et ébranlé les coeurs jusque dans leurs fondements !

Et si nous réfléchissons à ce jour formidable, dans lequel il ne sera plus question d'un instant, mais de siècles sans fin, de fleuves de feu, de colères menaçantes, de puissances traînant au jugement, d'un tribunal terrible et d'un juge incorruptible, lorsque les actions de chacun se présenteront devant ses yeux, et qu'il n'y aura personne pour lui prêter secours, ni voisin, ni avocat, ni parent, ni frère, ni père, ni mère, ni hôte, ni personne, que ferons-nous alors , dites-le moi ? J'excite la crainte afin de procurer le salut; j'ai rendu mon enseignement plus incisif que le glaive, afin que ceux de vous qui seraient atteints d'un ulcère s'en débarrassent. Ne vous ai-je pas toujours dit, et maintenant je vous le dis encore, et je ne cesserai de vous le dire, jusques à quand serez-vous donc cloués aux choses de la vie présente? Je le dis à tous, il est vrai, mais spécialement à ceux qui sont atteints de cette maladie, et qui ne font pas attention à ce que je dis. ou plutôt mes paroles sont utiles aux uns et aux autres; à celui qui est malade, afin qu'il recouvre la santé ; à celui qui est en bonne santé, pour qu'il ne tombe pas malade. Jusques à quand les biens de ce monde? jusques à quand les richesses? jusques à quand la magnificence des édifices ? jusques à quand la frénésie pour les voluptés brutales? Voici qu'un tremblement de terre est arrivé : à quoi ont servi les richesses ? Les uns et les autres ont perdu le fruit de leur travail, l'argent a péri avec son possesseur, la maison avec celui qui l'avait fait bâtir; la ville est devenue pour tous un tombeau commun, tombeau bien rapidement construit, non par la main des artistes, mais par une affreuse calamité. Où sont donc les richesses? où est la cupidité? Ne voyez-vous pas que tout cela est plus vil que la toile de l'araignée?

2. Mais, me direz-vous, à quoi vous sert-il de parler? j'y gagne quelque chose si l'on m'écoute. Pour moi je remplis mon ministère : le senseur sème. Le semeur s'en alla semer: une partie de la semence tomba le long du chemin, une autre partie sur la pierre, une autre partie entre les épines, et une autre partie dans une bonne terre. (Matth. XIII, 3.) Trois parties furent perdues, et une seule fut préservée ; et cependant le semeur n'abandonna point son champ; mais parce qu'une partie avait été préservée, il ne cessa point de le cultiver.

Et à cette heure aussi il est impossible que (511) la semence répandue sur un auditoire si nombreux, ne me rapporte pas du fruit. Si tous n'écoutent pas, la moitié écoutera; si la moitié n'écoute pas, la troisième partie écoutera ; si elle n'écoute pas, la dixième écoutera ; si la dixième partie n'écoute pas, une personne au moins de cette multitude écoutera : qu'elle écoute donc. Car ce n'est pas une chose de peu d'importance que le salut d'une brebis, puisque le pasteur de l'Evangile (Matth. XVIII, 12), en abandonna quatre-vingt-dix-neuf pour courir après celle qui s'était égarée. Je ne méprise pas l'homme, et quand même il ne serait qu'un, il est homme , c'est-à-dire la créature favorite de Dieu; et quand même il serait esclave, il ne me paraîtrait pas méprisable, car je ne cherche pas la dignité, mais la vertu : je cherche l'âme sans distinguer celle du maître de celle de l'esclave. Et quand même il ne serait qu'un, il est homme, et pour lui la voûte des cieux fut étendue, le soleil brille, la lune poursuit sa course, l'air fut partout répandu, les sources jaillissent, la plaine des mers a été formée, les prophètes envoyés et la loi donnée; et qu'est-il besoin de tout dire? pour lui le Fils unique de Dieu s'est fait homme. Mon Seigneur a été immolé, et son sang a été versé pour le salut de l'homme, et moi j'irais le mépriser ! mais quel pardon mériterais-je? Ne savez-vous pas que le Seigneur s'entretint avec la Samaritaine, et fit les frais d'une longue conversation? (Jean, IV, 6 et suiv.) Son titre de Samaritaine ne la fit pas mépriser, mais l'âme qu'elle avait la fit rechercher avec ardeur; et quoiqu'elle fût une prostituée, elle ne fut pas dédaignée ; mais parce qu'elle devait être sauvée et qu'elle montra de la foi, elle devint l'objet de soins empressés. Pour moi je ne cesserais pas de parler quand même personne ne m'écouterait je suis médecin et j'applique les remèdes; je suis apôtre, et j'ai reçu l'ordre d'instruire. En effet, il est écrit : Je t'ai donné pour sentinelle à la maison d'Israël. (Ezéch. III, 17.) Je ne convertis personne. Et qu'importe? je gagne néanmoins mon salaire. Du reste je mets ici les choses au pire ; car il est impossible que dans une si grande multitude quelqu'un ne devienne pas meilleur. Mais voici les prétextes, voici les excuses des auditeurs indolents : J'écoute chaque jour, disent-ils, et je ne fais pas. Ecoutez, quand même vous ne feriez pas; car c'est cri écoutant que l'on arrive à faire. Quand même tu ne ferais pas, tu ressens de la honte de tes péchés; quand même tu ne ferais pas, tu changes de sentiment; quand même tu ne ferais pas, tu te condamnes toi-même de ce que tu ne fais pas. Or, cette condamnation de toi-même, d'où vient-elle ? C'est le fruit de mes discours. Quand tu dis : hélas ! j'ai écouté et je ne fais pas, cet hélas est le prélude d'une amélioration. As-tu péché ? pleure , et tes larmes effaceront ton péché; car il est écrit : Avoue toi-même le premier tes fautes, afin d'être justifié. (Is. XLIII, 26.) Si tu es dans l'affliction et dans la tristesse, la tristesse renferme quelque chose de salutaire, non en vertu de sa nature, mais par un effet de la bonté du Seigneur. Celui qui a des péchés sur la conscience ne trouve pas un médiocre soulagement dans l'affliction qu'il endure, car il est encore écrit : J'ai vu son affliction et sa tristesse, et je l'ai guéri de ses douleurs. (Is. LVII, 18.) O bienveillance ineffable ! 0 bonté au-dessus de toute expression ! J'ai vu son affliction et je l'ai guéri. Qu'y a-t-il donc de si grand dans son affliction ? Rien, il est vrai, mais j'en ai pris occasion de le guérir de ses douleurs. Voyez-vous comment, en un instant bien court, Dieu a tout réconcilié !

Reportez donc continuellement vos pensées vers cette soirée du tremblement de terre. Tous les autres, il est vrai, redoutaient le tremblement ; pour moi je redoutais la cause du tremblement. Comprenez-vous bien ce que je dis? Les autres craignaient le renversement de la ville et la mort; moi je craignais que le Seigneur ne fût irrité contre nous; car il n'est pas terrible de mourir, mais il est terrible d'irriter le Seigneur. De sorte que je ne redoutais pas le tremblement de terre, mais la cause du tremblement. Or, la cause du tremblement, c'était la colère de Dieu, et la cause de la colère de Dieu, ce sont nos péchés. Ne craignez donc jamais le châtiment, mais le péché, qui est le père du châtiment. La ville est-elle ébranlée? Qu'importe ? Que votre esprit ne soit pas ébranlé? En effet, quand il s'agit de maladies et de blessures, nous ne pleurons pas ceux que l'on traite, mais ceux dont la maladie est incurable. La maladie et la blessure, c'est le péché; l'amputation et le remède, c'est le châtiment.

3. Comprenez-vous ce que je dis? Soyez attentifs, car je veux pour vous instruire employer un langage philosophique. Pourquoi plaignons-nous ceux qui subissent un (512) châtiment et ne plaignons-nous pas ceux qui pèchent ? Cependant le châtiment n'est pas quelque chose d'aussi fâcheux que le péché, car le péché est le principe du châtiment. Si donc vous voyez un homme atteint d'un ulcère, et du corps duquel sortent le pus et les vers, et qui cependant ne donne aucun soin à cette plaie et à cet ulcère; et un autre homme qui se trouve, il est vrai, dans le même état, mais qui est traité par des mains habiles, que l'on cautérise, que l'on ampute et qui prend des remèdes amers, lequel des deux plaindriez-vous, dites-moi ? celui qui est malade et qui ne subit aucun traitement, ou bien celui qui est malade et qui subit un traitement? Il. est évident que ce serait celui qui est malade et qui ne subit aucun traitement.

De même, supposons deux pécheurs dont l'un est châtié et dont l'autre ne l'est pas gardez-vous de dire que ce dernier est heureux parce qu'il est dans l'opulence, qu'il dépouille les orphelins et opprime les veuves. Il n'est point malade dans son corps, il est vrai, et malgré ses rapines, il est estimé, honoré, puissant: il n'a rien à souffrir des accidents de la vie humaine, de la fièvre, des intrigues des méchants ou de quelqu'autre fléau; de nombreux enfants lui font cortége, il jouit d'une heureuse vieillesse : néanmoins plaignez-le beaucoup parce qu'il est malade dans son âme, et qu'il ne subit aucun traitement. Comment cela? je vais le dire. Si vous voyiez un homme atteint d'hydropisie et dont le corps est enflé par suite de violentes douleurs spléniques, ne pas courir au médecin, mais rechercher les boissons froides, s'asseoir à une table de sybarite, s'enivrer tous les jours, marcher escorté par des gardes et rendre ainsi la maladie plus grave, dites-moi, le regarderiez-vous comme heureux ou comme malheureux? Et si vous voyiez un autre homme atteint d'hydropisie subir le traitement d'habiles médecins, se condamner lui-même à la faim, suivre un régime sévère, prendre avec persévérance des remèdes amers qui causent, il est vrai, de la douleur, mais qui rendent la santé par l'effet de cette douleur, ne l'estimeriez-vous pas plus heureux que le précédent? Il faut bien en convenir : car le premier est malade et il ne se fait pas traiter; le second est également malade, mais il se soumet au traitement des médecins. A la vérité le traitement est pénible, mais son résultat est plein d'utilité.

Il en est de même dans la vie présente; mais passez des corps aux âmes, des maladies aux péchés, de l'amertume des remèdes à la punition et au jugement de Dieu. Ce que produisent le remède ordonné par le médecin, l'amputation et le feu, le châtiment infligé par Dieu le produit également. En effet, de même que le feu plusieurs fois appliqué cautérise et arrête les ravages de l'ulcère: de même que le fer enlève les chairs viciées en causant il est vrai de la douleur, mais en procurant de l'utilité; de même la famine, la peste et tous ces fléaux qui semblent être des maux, sont appliqués à l'âme à la place du fer et du feu, afin d'arrêter ses maladies, produites en elle comme dans les corps, et de la rendre meilleure. Supposons de nouveau deux débauchés (je me sers toujours d'une comparaison), deux débauchés dont l'un est riche et l'autre pauvre. Pour lequel y a-t-il plus d'espoir de salut? Il faut en convenir, évidemment c'est pour le pauvre. Gardez-vous donc de dire : Ce riche est un fornicateur et il est dans l'abondance, et pour ce motif je le déclare heureux. Vous auriez plutôt lieu de le déclarer heureux si, tout en étant fornicateur, il était dans l'indigence, si en vivant de la sorte il souffrait de la faim, car il aurait forcément la pauvreté pour lui enseigner la sagesse. Quand donc vous voyez le méchant dans la prospérité, pleurez sur lui, car il est doublement malheureux : il est malade, et sa maladie est incurable. Mais quand vous voyez le méchant dans l'adversité, consolez-vous non-seulement parce qu'il devient meilleur, mais parce qu'il expie ici-bas un grand nombre de ses péchés. Donnez toute votre attention à mes paroles. Beaucoup d'hommes sont soumis à l'expiation ic-ibas et au châtiment dans l'autre vie; d'autres y sont soumis seulement ici-bas; d'autres seulement dans l'autre vie. Retenez bien cette doctrine, car mes paroles bien comprises chasseront de votre esprit une infinité de troubles.

Mais si vous le jugez à propos, occupons-nous d'abord de celui qui est puni dans l'autre vie après avoir vécu ici-bas dans les délices. Que tous, riches et pauvres, soient attentifs à ce que je dis, car cette doctrine est utile aux uns et aux autres. Pour vous convaincre que plusieurs sont punis ici-bas et dans l'autre vie, écoutez les paroles mêmes de Jésus-Christ : En quelque ville ou en quelque maison que vous entriez, en entrant dans cette maison, (543)

saluez-la en disant: Paix à cette maison! Et si la maison en est digne, que votre paix vienne sur elle; mais si elle n'en est pas digne, que votre paix voies revienne. Et si quelqu'un ne veut pas vous recevoir ni écouter vos paroles, en sortant de la ville secouez la poussière de vos pieds. Je vous le dis en vérité, au jour du jugement il y  aura moins de rigueur pour Sodome et Gomorrhe que pour cette ville-là. Mais en quelque ville ou maison que vous entriez, enquérez-vous du plus digne et demeure chez lui jusqu'à votre départ. (Matth., X , 11 et suiv. ). Ces paroles prouvent évidemment que les habitants de Sodome et de Gomorrhe qui furent punis ici-bas sont encore châtiés dans l'autre -vie; lorsque Jésus-Christ dit qu'il y aura moins de rigueur pour les Sodomites que pour ceux dont il parle, il montre que les premiers sont châtiés, mais avec moins de rigueur que les seconds.

4. Il y en a d'autres qui sont punis seulement ici-bas, comme ce débauché dont parle le bienheureux Paul dans sa première épître aux Corinthiens (v, 1): C'est un bruit constant, dit-il, qu'il y a de l'impureté parmi vous, et une telle impureté qu'il n'en est point de semblable parmi les païens; c'est au point que l'un d'entre vous abuse de la femme de son père. Et vous êtes encore enflés d'orgueil ! et vous n'avez pas plutôt versé des pleurs pour que celui qui a commis cette action fût retranché du milieu de vous ! Pour moi, absent de corps, à la vérité, mais présent en esprit, j'ai déjà jugé comme si j'étais présent celui qui est coupable de ce crime; vous étant donc rassemblés, et mon esprit étant présent au milieu de vous, au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ, que le coupable soit livré à Satan pour être tourmenté dans sa chair, afin que son âme soit sauvée au jour du Seigneur Jésus. Vous voyez comment l'incestueux de Corinthe est puni ici-bas et ne l'est pas dans l'autre vie; son corps ayant subi son châtiment en cette vie, il n'est pas puni dans l'autre. Mais je veux maintenant vous montrer celui qui a vécu dans les délices ici-bas puni dans l'autre vie. Il y avait un homme riche. Quoique vous connaissiez d'avance toute la suite du récit, attendez la fin du discours. C'est à ma louange, et cela fait votre éloge, qu'à peine ai-je semé mon début, vois cueillez déjà le fruit. Votre assiduité à mes instructions a fait de vous des docteurs : mais puisqu'avec vous sont venus ici quelques étrangers, veuillez bien ne pas courir et attendre les boiteux. En effet, l'Eglise est un corps; elle a des yeux, elle a une tête. Si une épine entre dans le talon, 1'œil se baisse parce qu'il fait partie du corps, et il ne dit pas : Puisque je suis placé en haut, je méprise le membre d'en bas; mais il se baisse et abandonne sa position élevée; et cependant quoi de plus vil que le talon et quoi de plus noble que l'oeil? Mais la sympathie naturelle fait disparaître l'inégalité et la charité rend tout commun. Vous aussi faites de même. Quoique vous soyez prompts à;concevoir et disposés à entendre, si vous avez un frère qui ne saisisse pas les vérités que l'on expose, que votre ceil se baisse vers le talon, qu'il compatisse au membre boiteux, de peur que par l'effet de la vivacité de votre esprit, et par l'effet de la lourdeur du sien, il ne demeure privé d'instruction. Ne faites pas servir votre intelligence à sa perte, mais rendez grâces à Dieu de votre promptitude à concevoir. Êtes-vous riches, je m'en réjouis et j'en ressens du plaisir, mais celui-ci est encore dans la pauvreté ; que vos richesses ne soient pas la cause de son indigence. Il a une épine, je veux dire une raison troublée, baissez-vous donc jusqu'à lui, et arrachez cette épine. Mais Jésus-Christ, que dit-il? Il y avait un homme riche, riche de nom, mais non en réalité; il y avait un homme riche qui se vêtait de pourpre, qui s'asseyait à une table somptueuse, qui avait ses cratères remplis de vin jusqu'au bord, qui faisait des festins tous les jours; et il y avait aussi un pauvre nommé Lazare. (Luc, XVI, 49.)

Et le nom du riche, où est-il? Nulle part: il n'a pas de nom. Quelles immenses richesses ! et on ne trouve pas le nom du possesseur ! Que sont-elles ces richesses ? Un arbre couvert de feuilles, mais privé de fruit; un chêne qui s'élève bien haut, et qui produit le gland, nourriture des animaux; un homme qui ne porte pas le fruit de l'homme. Si l'on voit quelque part les richesses et les rapines, c'est un loup que l’on voit; si j'aperçois quelque part les richesses et la férocité c'est un lion que j’aperçois, et non un homme : l'ignoble méchanceté lui a fait perdre la noblesse de sa race. Il y avait un homme riche, qui chaque jour se vêtait de pourpre, mais dont l’âme était remplie de toiles d’araignée ; qui aspirait des parfums, mais qui était plein de puanteurs ; qui s’asseyait à une table somptueuse, qui nourrissait des parasites et des flatteurs, et qui engraissait l’esclave, c’est-à-dire, son corps, mais qui (514) n'avait nul souci de la maîtresse, c'est-à-dire, de son âme exténuée par la faim. Sa maison était ornée de guirlandes, mais la poussière du péché en couvrait les fondements ; son âme était ensevelie dans le vin. Cet homme riche s'asseyait donc à une table somptueuse, ses cratères étaient remplis de vin jusqu'au bord; il nourrissait des parasites et des flatteurs, cette bande infernale, ces loups affamés qui réduisent en servitude la plupart des riches, qui achètent la perte de ces infortunés en emplissant leurs ventres, et qui épuisent les richesses à force d'obséquiosités et de flatteries.

Il ne se tromperait pas, celui qui donnerait le nom de loups à ces hommes qui, plaçant comme une brebis le riche au milieu d'eux, excitent en lui l'orgueil par leurs louanges, et la présomption par leurs éloges, et ne lui permettent pas d'apercevoir la plaie, ruais aveuglent son esprit et augmentent les ravages de son ulcère. Ensuite lorsqu'arrive un changement de fortune, les amis prennent la fuite, et nous qui adressions des reproches, nous nous montrons compatissants. Les figures d'emprunt se cachent, et cela est arrivé déjà bien souvent.

5. Cet homme riche nourrissait donc des parasites et des flatteurs, faisant ainsi de sa maison une salle de spectacle; il se plongeait avec eux dans la dissolution et dans le vin, il jouissait d'une heureuse prospérité ; mais il y avait aussi un autre homme nommé Lazare, qui était couvert d'ulcères, qui gisait à la porte du riche et qui désirait les miettes de sa table. Il avait soif auprès de la source ; il avait faim, et l'abondance était à ses côtés. Et où avait-il été jeté? Ce n'est pas dans le carrefour, ce n'est pas dans la rue, ce n'est pas dans l'impasse, ce n'est pas au milieu de la place publique, c'est à la porte du riche, à l'endroit où celui-ci devait nécessairement passer pour entrer et sortir, afin qu'il ne pût dire : je ne l'ai pas vu, j'ai passé outre ; mes yeux n'ont rien aperçu. A l'entrée de ta maison une perle git dans la boue, et tu ne la regardes pas ! Le médecin est à ta porte, et tu n'as pas recours à lui ! Le pilote est dans le port, et tu fais naufrage ! Tu nourris les parasites, et tu ne nourris pas les pauvres ! C'est ce qui arrivait alors, et c'est ce qui arrive encore aujourd'hui; et ces choses ont été écrites afin qu'elles servent d'enseignement à la postérité, et qu'elle n'ait pas à souffrir ce que cet homme eut lui-même à souffrir. A la porte gisait donc le pauvre, pauvre, il est vrai, à l'extérieur, mais riche intérieurement. Il gisait, ayant le corps couvert d'ulcères : c'était un trésor qui présentait des épines à la surface et des perles au dedans. Quel dommage la maladie de son corps lui cause-t-elle, puisque son âme se porte bien ? Que les pauvres écoutent et qu'ils ne se laissent point aller au découragement! que les riches écoutent et qu'ils abandonnent la méchanceté !

On expose à vos yeux cette double image des richesses et de la pauvreté, de la cruauté et de la résignation, de la patience et de l'avarice, afin que si vous voyiez un pauvre couvert d'ulcères et méprisé, vous ne le regardiez pas comme malheureux; et que si vous voyiez un riche superbement paré, vous ne le regardiez pas comme heureux. Recourez alors à notre parabole. Si vous craignez que votre raisonne fasse naufrage, rentrez au port; cherchez de la consolation dans ce récit ; pensez à Lazare méprisé, pensez au riche qui vivait dans les délices et la prospérité , et ne vous laissez troubler par aucun des événements de la vie présente. Si vous tenez comme il faut le gouvernail de votre raison, vous ne serez point submergé par les flots du découragement; votre barque ne sombrera pas si , par de sages réflexions, vous savez discerner la véritable nature des choses. Pourquoi me dites-vous : mon corps est réduit à l'extrémité ? Que votre esprit n'en souffre aucun préjudice. — Un tel est riche et méchant. — Et qu'importe ? Au reste la méchanceté ne tombe pas sous les sens. Ne jugez pas l'homme par ce qui paraît au dehors, mais par l'intérieur. Quand vous apercevez un arbre, sont-ce les feuilles que vous considérez ou bien le fruit ? Agissez de même à l'égard de l'homme. Si vous voyez un homme, ne le jugez pas par l'extérieur, mais par l'intérieur : examinez le fruit et non les feuilles. C'est peut-être un olivier sauvage, et on le prend pour un olivier franc; c'est peut-être un loup, et on le prend pour un homme ! Si donc vous voulez connaître quelqu'un, n'examinez pas sa nature, mais ses intentions ; son visage, mais ses sentiments; et non-seulement ses sentiments, mais son genre de vie. S'il a de la compassion pour les pauvres, c'est un homme; s'il s'enrichit par le commerce, c'est un chêne orgueilleux; s'il a le coeur féroce, c'est un lion; s'il vit de rapines, c'est un loup; s'il est dissimulé, c'est un aspic.

Mais je vous entends dire : je cherche un (515) homme ; pourquoi me montrez-vous une bête au lieu d'un homme? Apprenez quelle est la vertu propre de l'homme, et ne vous troublez pas. Lazare gisait donc à la porte, couvert d'ulcères, exténué de faim, et les chiens venaient lécher ses plaies : plus humains que l'homme les chiens léchaient ses plaies, et les nettoyaient. Il gisait, cet infortuné ; et comme l'or déposé dans la fournaise, il acquérait un plus grand mérite. Il ne disait pas ce que disent beaucoup de pauvres: Est-ce là une providence? Est-ce que Dieu se mêle des choses humaines ? Moi, je pratique la justice, et je suis pauvre; et cet homme qui vit d'injustices est dans l'opulence ! Il ne se disait rien de tout cela, mais il abandonnait tout à l'incompréhensible bonté de Dieu, il purifiait son âme; résigné dans ses souffrances, il était un modèle de patience; son corps gisait par terre immobile, mais son esprit était dispos, et ses pensées avaient des ailes; il enlevait le prix, il sortait vainqueur de ses maux et rendait témoignage aux biens à venir. II ne disait point : Les parasites vivent au sein de l'abondance, et moi, :l'on ne me juge pas digne de manger les miettes ! Que faisait-il donc ? il rendait grâce, il rendait gloire à Dieu. Or, il arriva qu'ils moururent l'un et l'autre : le riche mourut, et il fut enseveli. Lazare partit aussi, car je ne veux pas dire qu'il mourut. En effet, la mort du riche fut une mort réelle et une sépulture; mais la mort du pauvre fut un départ, un passage à une vie meilleure, une course de l'arène vers le prix, de la mer vers le port, du combat vers les trophées, des sueurs vers la couronne. Ils s'en allèrent tous deux là où les choses ont de la réalité; le spectacle cessa, les masques tombèrent.

Au théâtre, au milieu du jour, des toiles sont tendues, et beaucoup de comédiens entrent sur la scène, jouant un rôle, ayant des masques sur le visage, récitant la fable antique et racontant les événements d'autrefois. Celui-ci joue le rôle de philosophe quoiqu'il ne soit pas philosophe; celui-là joue le rôle de roi quoiqu'il ne soit pas roi, mais il en a le costume pendant la représentation. Cet autre joue le rôle de médecin, quoiqu'il ne soit pas même un ouvrier habile à travailler le bois, mais il est revêtu des habits de médecin; un autre joue le rôle d'esclave quoiqu'il soit de condition libre; un autre joue le rôle de docteur, et il ne connaît pas même les lettres ; ils paraissent ce qu'ils ne sont pas et ne paraissent pas ce qu'ils sont. En effet, tel paraît médecin qui ne l'est nullement, tel paraît philosophe qui a sous son masque une chevelure bien soignée, tel paraît soldat qui n'a fait que revêtir le costume de soldat. La vue du masque trompe, mais elle ne change pas la nature en donnant une autre apparence à la réalité. Tant que les joyeux spectateurs sont sur leurs sièges, les masques sont conservés; mais lorsque le soir est arrivé, que le spectacle a cessé, et que tout le monde s'est retiré, les masques sont déposés, et celui qui était roi sur la scène se trouve être dehors un forgeron. Les masques sont rejetés, les apparences trompeuses ont disparu, la vérité est manifestée; celui qui sur la scène était libre est esclave au dehors, car ainsi que je l'ai dit: au dedans les apparences trompeuses, au dehors la réalité. Mais le soir est venu, le spectacle a cessé, la réalité se manifeste.

Il en est de même pendant la vie et à la fin de la vie : les choses présentes sont un spectacle; les affaires humaines, les richesses, la pauvreté, la qualité de prince et de sujet, et tout le reste, sont les rôles d'une pièce de théâtre. Mais lorsque le jour de la vie présente sera passé, et que sera venue cette nuit terrible, ou plutôt ce jour, car si c'est une nuit pour les pécheurs, ce sera un jour pour les justes; lorsque le spectacle aura cessé, lorsque les masques auront été déposés, lorsque chacun sera jugé ainsi que ses oeuvres, non pas chacun et ses richesses, chacun et son autorité, chacun et sa considération, chacun et sa puissance; mais chacun et ses oeuvres : le magistrat et le roi, la femme et l'homme ; lorsqu'on nous demandera une vie honnête et de bonnes actions, et non le faste des dignités, non les abaissements de la pauvreté, le despotisme du mépris; lorsque le Juge dira : Donne-moi des oeuvres, et quand même tu serais esclave, tu vaux mieux que l'homme libre; quand même tu serais femme, tu es plus homme que l'homme lui-même; lorsque les masques seront déposés, c'est alors que l'on reconnaîtra le vrai riche et le vrai pauvre. Et de même qu'ici-bas, lorsque le spectacle a cessé, si quelqu'un de nous se trouvant en un lieu élevé, reconnaît dehors un forgeron qui sur la scène était philosophe, il s'écrie : Eh quoi ! cet homme n'était-il pas sur la scène un philosophe ? dehors je reconnais en lui un forgeron; cet homme n'était-il pas sur la scène un roi? (516) dehors je reconnais en lui un homme de rien; cet homme n'était-il pas un riche sur la scène? dehors je reconnais en lui un pauvre; ainsi en sera-t-il dans l'autre vie.

6. Je ne m'étendrai pas davantage sur ce point, afin de ne pas fatiguer mes auditeurs par l'abondance de mes paroles; mais je veux mettre sous vos yeux la pièce tout entière à l'aide de deux personnages. Je me suis occupé de deux acteurs, et par leur moyen je vous ai frayé la voie et montré le point de vue auquel il faut se placer pour estimer à leur juste valeur les choses de ce monde. J'ai dilaté votre intelligence en vous donnant l'explication de la vie présente, je vous ai munis d'un principe général, qui vous donnera la mesure exacte de chaque chose si vous voulez l'appliquer. Il y avait donc deux acteurs: l'un jouait le rôle de riche, l'autre le rôle de pauvre; Lazare avait le rôle de pauvre, et le mauvais riche celui de riche. C'étaient des masques de théâtre qui paraissaient, ce n'était pas la réalité des choses. Tous deux sont partis pour l'autre vie, le riche et le pauvre; les anges ont recueilli Lazare : après les chiens, les anges; après la porte du riche, le sein d'Abraham ; après la faim, une abondance qui ne cessera point; après la tribulation, une paix inaltérable. Mais pour le riche, après les richesses, la pauvreté ; après les délices de la table, le supplice et les tourments; après le repos, d'intolérables douleurs. Considérez ce qui se passa. Ils partirent pour l'autre vie, et le spectacle cessa, et les masques tombèrent. Ils sont partis tous deux pour l'autre vie, et le riche, étendu sur des brasiers ardents, voit Lazare dans le sein d'Abraham, plein de santé, dans la jouissance et les délices, et il dit au patriarche: Père Abraham, envoyez Lazare, afin qu'il fasse égoutter le bout de son doigt sur ma langue, car je suis dévoré par les flammes. Mais que lui répond Abraham ? Mon fils, tu as reçu tes biens et Lazare ses maux, et maintenant il est consolé, et toi tu es dans les tourments. D'ailleurs un abîme a été creusé pour toujours entre nous et vous, de sorte que celui qui voudrait aller d'ici à vous ne le peut faire. (Luc, XVI, 24 et suiv.) Soyez attentifs, car il est utile de parler sur ce sujet qui effraye, il est vrai, mais qui purifie; qui cause de la douleur, mais qui rend meilleur. Faites donc bon accueil à mes paroles. Comme il était dans les tourments, le riche leva les yeux et vit Lazare. Un spectacle nouveau s'offrit à sa vue. — Il gisait chaque jour à ta porte; tu entrais et tu sortais deux et trois fois, et tu ne le regardais pas ! et maintenant que tu es dans les flammes, tu le regardes de loin! Lorsque tu vivais dans l'opulence, lorsqu'il ne dépendait que de toi de le voir, tu ne voulais pas le regarder! Pourquoi le cherches-tu maintenant avec des regards perçants? Ne gisait-il pas à ta porte? Comment ne le regardais-tu pas? Tu ne l'as pas vu lorsqu'il était près de toi, et maintenant tu le regardes de loin et lorsqu'un abîme si profond vous sépare! Mais que fait-il? Il donne le nom de père à Abraham. Pourquoi appelles-tu ton père celui dont tu n'as pas imité l'hospitalité? Il l'appelle son père, et Abraham l'appelle son fils les noms indiquent l'identité de race, et aucun secours n'est donné. Mais ces noms sont prononcés pour vous apprendre que la race ne sert de rien.

En effet, la noblesse ne consiste pas dans l'illustration des ancêtres, mais dans une conduite vertueuse. Ne me dites pas: j'ai pour père un consul. Qu'est-ce que cela me fait? ce n'est pas là ce que je demande. Non, ne me dites pas: j'ai un consul pour père. Quand même vous auriez pour père l'apôtre saint Paul et des martyrs pour frères, si vous n'imitiez pas leur vertu, cette parenté ne vous servirait de rien; au contraire, elle vous nuirait, et ferait votre condamnation. Ma mère, direz-vous, fait d'abondantes aumônes: A quoi cela vous sert-il à vous qui êtes inhumain ? L'hunanité de votre mère ne fera qu'aggraver votre accusation de perversité. En effet, que dit saint Jean-Baptiste au peuple juif? Faites de dignes fruits de pénitence, et ne vous contentez pas de dire: Nous avons Abraham pour père. (Luc, III, 3.) Avez-vous un illustre ancêtre ? Si vous avez marché sur ses traces, vous en retirerez quelque profit; si vous ne l'avez pas imité, cet homme illustre sera votre accusateur, parce que, sorti d'une souche vertueuse, vous avez produit un fruit amer. N'estimez jamais heureux celui qui a un parent vertueux s'il n'imite pas sa conduite. Avez-vous une sainte mère? Cela ne vous sert de rien. Avez-vous une mauvaise mère? cela ne vous nuit en rien. De même que la vertu de celle-là ne vous sert de rien si vous n'imitez pas sa vertu; de même la méchanceté de celle-ci ne vous nuit pas non plus si vous abandonnez le vice. Mais de même que dans le premier cas vous êtes plus blâmable parce qu'ayant un modèle domestique (517) vous n'avez pas imité sa vertu; de même dans le second cas vous seriez plus digne d'éloges parce que ayant une mère vicieuse, vous n'avez pas imité ses vices, mais produit un bon fruit d'une souche amère. On ne demande pas l'illustration des ancêtres, mais une conduite vertueuse.

Pour moi j'appelle noble l'esclave lui-même, et maître celui qui est dans les fers si j'apprends que ses moeurs sont honnêtes. Celui qui est revêtu de dignités me paraît un homme obscur si son âme est esclave. Qui est esclave, en effet, si ce n'est celui qui commet le péché ? L'autre esclavage résulte de la vicissitude des choses, mais celui-ci consiste dans la différence des sentiments; et c'est de là que dans le principe l'esclavage a pris naissance.

7. Anciennement il n'y avait pas d'esclaves; car Dieu, en formant l'homme, ne le fit pas esclave, mais libre. Il fit Adam et Eve, et ils étaient libres tous les deux: d'où est donc venu l'esclavage? Le genre humain dévia de sa route, et franchissant les bornes de la cupidité, il fut poussé dans le libertinage ; et voici ce qui se passa.

Le déluge, ce naufrage commun de la terre entière, arriva; les cataractes du ciel s'ouvrirent; les abîmes s'élancèrent hors de leurs digues, tout était eau, le monde visible était ramené à ses premiers éléments et entrait en dissolution ; la terre ne paraissait nulle part, mais partout c'était une mer qui avait pour source la colère de Dieu, partout des flots, partout des mers; .les montagnes portent vers le Ciel leurs cimes élevées, mais la mer les avait couvertes: il n'y avait plus que la mer et le ciel; le genre humain avait péri, et il ne restait plus qu'une étincelle ,de notre race, Noé, qui comme une étincelle au milieu de la mer, n'était pas éteint par elle, et portait avec lui les prémices de notre espèce, sa femme et ses enfants, puis la colombe et le corbeau, et tous les autres animaux. Ils étaient tous dans l'arche qui, portée sur les eaux, au milieu des flots ne faisait pas naufrage, car elle avait pour pilote le Seigneur de toutes choses. En effet, Noé ne dut point son salut aux planches qui composaient l'arche, mais à la main puissante de Dieu. Et contemplez le prodige ! Lorsque la terre fut purifiée, lorsque les ouvriers d'iniquité eurent disparu, lorsque la tempête eut cessé, le sommet des montagnes apparut, l'arche s'arrêta, Noé lâcha la colombe.

Les choses que nous venons de dire étaient pleines de mystères, et ce qui se passa alors était une figure de ce qui devait arriver plus tard. Ainsi l'arche était la figure de l'Eglise, Noé, celle de Jésus-Christ, la colombe, celle de l'Esprit-Saint, la branche d'olivier, celle de la bonté de Dieu. L'animal plein de douceur fut lâché, et il sortit de l'arche. Mais ces choses-là n'étaient que la figure, celles-ci sont la réalité. Et remarquez l'excellence de la réalité. De même que l'arche au milieu de la mer sauvait ceux qui étaient renfermés dans son sein, de même l'Eglise sauve tous ceux qui sont égarés. Mais l'arche conservait seulement, tandis que l'Eglise fait quelque chose de plus. Ainsi par exemple, l'arche recueillit des animaux sans raison et les conserva tels qu'ils étaient; l'Eglise recueille des hommes privés de raison, et non-seulement elle les conserve, mais elle les transforme. L'arche recueillit le corbeau et le relâcha corbeau; l'Eglise prend un corbeau et relâche une colombe; elle prend un loup et le renvoie brebis. Quand un voleur, un usurpateur entre dans son sein et écoute l'enseignement des divins oracles, il change de sentiments, et de loup il devient brebis. Le loup en effet ravit le bien d'autrui, tandis que la brebis cède jusqu'à sa toison. L'arche s'arrêta et les portes en furent ouvertes. Noé, préservé du naufrage, sortit. Il vit la terre dépeuplée, il vit la fange, tombeau rapidement construit, tombeau commun aux bêtes et aux hommes; les cadavres des chevaux, des hommes et de tous les animaux gisaient ensevelis tous ensemble. Il contempla cette scène tragique, la terre lui parut remplie d'amertume, et il fut en proie à un grand découragement: tous les hommes avaient péri; aucun homme, aucune bête, aucun des animaux qui n'étaient pas entrés dans l’arche ne fut sauvé; il n'apercevait que le Ciel dominé par le découragement et accablé par la douleur, il but du vin, et se livra au sommeil afin de charmer sa tristesse. Il était couché sur un lit, se livrant au sommeil comme à un médecin, et voulant faire oublier à son esprit ce qui s'était passé. C'est ce que fait naturellement le vieillard qui a bu du vin, et qui est accablé de sommeil. Car il convient de dire, pour la défense de cet homme juste, que ce qui arriva ne fut pas l'effet de l'ivresse ni d'un désir passionné, mais qu'il voulait simplement guérir sa douleur par les deux moyens (518) auxquels il eut recours. En effet, Salomon lui-même disait: Donnez du vin à ceux qui sont dans le chagrin et une liqueur enivrante à ceux qui sont en proie à la douleur. (Proverbes, XXXI, 6.)

De là l'usage observé par beaucoup de gens, surtout dans les événements funèbres, quand quelqu'un a perdu son enfant ou son épouse, et que l'affliction le domine, que le découragement s'est emparé de lui, et que la conscience de son malheur prend le dessus, il réunit ses amis dans sa maison, et fait un festin splendide où le vin pur est versé à celui qui est dans le chagrin, afin de calmer sa douleur. C'est précisément ce qui arriva alors à notre vieillard. En effet, dominé par la tristesse, il usa du vin comme d'un remède, et après avoir bu il se livra au sommeil. Mais afin que vous sachiez ce qui a donné naissance à l'esclavage, peu de temps après entra son fils maudit, fils, il est vrai, par la nature, mais non par la conduite, car encore une fois j'appelle noblesse non pas l'illustration des ancêtres, mais la conduite vertueuse. Ce fils étant donc entré vit la nudité de son ire. Il aurait dû la couvrir, il aurait dû la cacher par respect pour la vieillesse, par respect pour le chagrin, par respect pour le malheur et par respect surtout pour son père; au lieu d'agir ainsi il sortit, divulgua la chose et en fit un récit exagéré. Mais ses autres frères prirent un manteau , et marchant à reculons pour ne pas voir ce qu'il avait divulgué, couvrirent leur père. Noé s'étant levé sut tout et se mit à dire : Maudit soit le jeune Chanaan, qu'il soit le serviteur de ses frères. (Genèse, IX, 25.) C'est comme s'il avait dit : Tu seras esclave parce que tu as divulgué l'indécence de ton père. Remarquez-vous bien que l'esclavage vient du péché, et que la perversité lui a donné naissance? Voulez-vous que je vous montre la liberté naissant de la servitude? II y avait un esclave nommé Onésime, méprisé et déserteur : il prit la fuite, se retira auprès de saint Paul, obtint le baptême, se purifia de ses péchés et demeura à ses pieds. Saint Paul écrivit à son maître : Onésime, qui autrefois vous a été inutile, vous sera maintenant bien utile ainsi qu'à moi; accueillez-le comme moi-même. (Philèmon, X, 12.) Qu'était-il donc arrivé? Je l'ai engendré dans mes liens.

8. Avez-vous remarqué la noblesse, avez-vous remarqué les moeurs qui enfantent la liberté? Esclave et homme libre sont simplement des noms. Qu'est-ce que l'esclave? un simple nom. Combien de maîtres sont étendus ivres-morts sur leurs lits tandis que leurs serviteurs se tiennent auprès d'eux sans avoir bu de vin ! Lequel dois-je appeler esclave, celui qui n'a point bu de vin ou celui qui est ivre? l'esclave de l'homme ou l'esclave du vice? Le premier porte extérieurement la marque de son esclavage; le second porte au dedans de lui-même la chaîne qui le tient captif. Je vous dis cela, et je ne cesserai de vous le dire, afin que vous ayez des choses une idée qui soit en rapport avec leur nature, afin que vous ne soyez pas entraînés dans l'erreur commune, et que vous sachiez ce qu'est l'esclave, ce qu'est le pauvre, ce qu'est le roturier, ce qu'est l'homme heureux , ce qu'est le malheureux. Car si vous saviez discerner tout cela, vous n'auriez à supporter aucun trouble. Mais de peur que la digression , devenant plus considérable que le discours lui-même, ne nous éloigne de notre but, serrons de plus près notre sujet. Le riche dont nous parlons est pauvre désormais, ou plutôt il était déjà pauvre au milieu de l'opulence. En effet, que sert-il à l'homme d'avoir ce qui est étranger à sa nature s'il n'a pas ce qui lui est propre ?

Que sert-il à l'homme de posséder des richesses s'il ne possède pas la vertu ? Pourquoi vous attachez-vous à ce qui n'est pas à vous tandis que vous perdez ce qui est à vous? Je possède, dites-vous, une terre fertile. Mais qu'est-ce que cela, si vous n'avez pas une âme fertile? J'aides esclaves; mais vous n'avez pas la vertu. J'ai des vêtements; mais vous n'avez pas la piété. Vous possédez ce qui vous est étranger et vous ne possédez pas ce qui vous est propre. Si quelqu'un vous confiait un riche dépôt, pourrais-je vous donner le nom de riche? Non, certainement. Pourquoi? ce que vous possédez est à autrui : c'est un dépôt, et plût à Dieu que ce fût seulement un dépôt et qu'il ne devînt pas pour vous un surcroît de supplice ! Le riche apercevant Lazare, s'écria : Père Abraham, ayez pitié de moi! (Luc, XVI, 24.) Ce sont là les paroles d'un pauvre , d'un indigent , d'un mendiant. — Père Abraham, ayez pitié de moi! —  Que veux-tu donc? — Envoyez Lazare. — Quoi ! celui auprès duquel tu as mille fois passé; celui que tu n'as pas même voulu regarder, tu demandes maintenant qu'on l'envoie à ton (519) secours ! — Envoyez Lazare. — Où sont donc maintenant tes échansons? où sont les tapisseries? où sont les parasites et les flatteurs, le fol orgueil et l'insolence, l'or profondément enfoui, les vêtements rongés des vers, l'argent que tu adorais; les pompes, les jouissances, où sont-elles? C'étaient des feuilles: l'hiver est arrivé, et tout s'est desséché; c'était un songe dès que le jour a lui le songe s'est enfui; c'était une ombre : la réalité est venue, et l'ombre a disparu. — Envoyez Lazare.

Mais pourquoi ne voit-il aucun autre juste, ni Noé, ni Jacob, ni Loth, ni Isaac, mais Abraham ? Pourquoi donc? C'est parce que Abraham était hospitalier, et qu'il entraînait les voyageurs dans sa tente, de sorte que l'hospitalité de ce patriarche devient pour le riche un accusateur plus sévère de son inhumanité. — Envoyez Lazare. Entendons bien, très-chers Frères, et craignons, si nous voyons des pauvres, de passer outre, et qu'ils ne deviennent alors pour nous, comme Lazare, de nombreux accusateurs. Envoyez Lazare, afin qu'il trempe le bout de son doigt dans l'eau, et qu'il le fasse égoutter sur ma langue, car je suis dévoré par les flammes. (Luc, XVI, 24.) Car on usera pour vous de la même mesure dont vous aurez usé pour les autres. (Matth. VII, 2) : tu n'as pas donné tes miettes, on ne te donnera pas une goutte d'eau. Envoyez Lazare, afin qu'il fasse égoutter le bout de son doigt sur ma langue, car je suis dévoré par les flammes. Et que lui répond Abraham ? Mon fils, durant ta vie tu as reçu tes biens et Lazare ses maux; maintenant il est ici dans la consolation, et toi tu es dans les tourments. (Luc, XVI, 25.) Ici encore il ne dit pas: tu as eu (elabes), mais : tu as reçu (apelabes) ; l'addition de la préposition (apo) produit dans le sens une grande différence. En effet, ainsi que je l'ai souvent expliqué à votre charité, il faut que nous soyons aussi scrutateurs des syllabes : Scrutez les Ecritures, a dit Jésus-Christ. (Jean, V, 39.) Car souvent un iota, ou un accent, nous révèle le sens. Et pour vous montrer que l'addition d'une lettre peut former un sens, le patriarche Abraham dont nous parlons s'appelait d'abord Abram. Mais Dieu lui dit : Ton nom ne sera plus Abram, mais Abraham. (Gen. XVII, 5) : il ajouta un a, et le rendit père de plusieurs nations. Voici donc que l'addition d'une lettre indique une nombreuse postérité. Ne passez donc pas à la légère sur de pareilles choses. Abraham, en effet, ne dit pas : tu as eu des biens, mais: tu as reçu. Or, celui qui reçoit, reçoit ce qui lui est dû. Faites attention à ce que je dis; car autre chose est posséder, et autre chose recevoir, recouvrer : on recouvre ce que l'on a déjà eu, et l'on possède souvent ce que l'on ne possédait pas. Tu as recouvré tes biens et Lazare ses maux. Voici donc que le riche reçoit ses biens et Lazare ses maux. J'ai dit tout cela en vue de ceux qui sont châtiés ici-bas, et qui ne le sont pas dans l'autre vie, en vue de ceux qui vivent ici-bas dans les délices, et qui sont punis dans l'autre vie. Faites donc attention à ce que je dis : Tu as reçu tes biens et Lazare ses maux, les maux qu'il devait souffrir, les biens qui t'étaient dus. Soyez attentifs au sujet que je traite, car j'arrive au but, laissez-moi poursuivre le fil de mon discours. Mais n'allez pas vous troubler prématurément, et si je dis quelque chose qui soit de nature à vous troubler, attendez-en la solution. Car je veux exercer la pénétration de votre esprit, et ne pas seulement vous instruire d'une manière superficielle, mais vous faire pénétrer jusque dans les profondeurs des divines Ecritures , profondeurs à l'abri des tempêtes, profondeurs plus sûres que le calme de la mer. Plus vous descendrez, plus vous trouverez de sécurité. Là, en effet, ne se trouve pas l'agitation désordonnée des eaux, mais un ordre parfait dans les idées. Tu as reçu tes biens et Lazare ses maux, et maintenant lui est consolé, et toi tu es dans les tourments. La question est importante : j'ai dit que celui qui reçoit reprend ce qui lui est dû. Si donc Lazare était juste, et il l'était en effet, comme l'indique le sein d'Abraham, la couronne, le prix du combat, le repos, la jouissance, la résignation, la patience, pourquoi est-il dit qu'il a reçu ses maux, ses peines? Si le riche, au contraire, était pécheur, tout à fait méchant et inhumain, adonné à la volupté et à l'ivresse, assis à une table de sybarite, habituellement plongé dans la plus grossière obscénité et le libertinage, pourquoi Abraham lui dit-il: tu as reçu? Etait-il dû quelque chose à cet homme opulent, à ce prodigue, à cet inhumain? Que lui était-il dû en effet? Pourquoi ne dit-il pas : tu as eu, mais : tu as reçu ?

9. Renouvelez votre attention : ce qui lui était dû, c'étaient les supplices; ce qui lui était dû, c'étaient les tourments; ce qui lui était dû, c'étaient les douleurs. Pourquoi Abraham ne (520) dit-il pas: tu as eu ces choses-là, mais: tu as reçu tes biens, ces choses-ci, la vie présente, et Lazare ses maux? Appliquez bien votre esprit, car j'arrive à des pensées profondes. De tous les hommes qui existent, les uns sont pécheurs, les autres sont justes. Parmi les justes, remarquez encore une différence : celui-ci est juste, celui-là est plus juste, cet autre l'est à un degré plus élevé, et un autre l'est encore davantage. Il y a un grand nombre d'étoiles, il y a le soleil, il y a la lune : il y a la même diversité parmi les justes : Car le soleil a son éclat, la lune le sien, et les étoiles le leur. (I Cor. XV, 41.) Les uns sont supérieurs, les autres sont inférieurs en éclat, et il en est des corps terrestres comme des corps célestes ; et de même que parmi les corps celui-ci est un cerf, celui-là un chien, cet autre un lion, celui-ci une autre bête sauvage, cet autre un aspic , et celui-là quelqu'autre bête de ce genre; de même il y a des différences parmi les péchés. Parmi les hommes, les uns sont donc justes et les autres pécheurs; mais parmi les justes il y a une grande diversité, et parmi les pécheurs elle est également grande et infinie. Mais continuez de me prêter votre attention. Quand même un homme serait juste, quand même il serait mille fois juste, et aurait atteint le plus haut degré, au point d'être exempt de péchés, il ne peut être pur de toute souillure, car quand même il serait dix mille fois juste, il est homme néanmoins, et il est écrit : Qui se glorifiera d'avoir le coeur pur, ou qui dira avec vérité qu'il est exempt de péché? (Prov. XX, 9.) C'est pour cela qu'il nous a été ordonné de dire dans la prière : Remettez-nous nos dettes (Matth. VI, 12) ; afin que l'habitude de la prière nous rappelât que nous sommes exposés à subir des peines dans l'autre vie. Aussi l'apôtre saint Paul, ce vase d'élection, le temple de Dieu, la bouche de Jésus-Christ, la lyre du Saint-Esprit, le docteur de la terre tout entière, qui avait parcouru la terre et les mers, qui avait arraché les épines du péché et répandu la semence de la religion; cet homme plus opulent que les rois, plus puissant que les riches, plus fort que les soldats, plus sage (lue les philosophes, plus éloquent que les orateurs, qui n'avait rien et qui possédait tout, dont l'ombre délivrait de la mort, dont les vêtements chassaient les maladies, qui éleva des trophées dans la mer, qui fut ravi jusqu'au troisième ciel et entra dans le paradis, qui avait prêché hautement la divinité de Jésus-Christ, cet homme disait : Ma conscience ne me reproche rien, mais je ne suis pas justifié pour cela (I Cor. IV, 4) ; lui qui avait acquis tant et de si grandes vertus ajoutait : Mais c'est le Seigneur qui est mon juge.

Qui donc se glorifiera d'avoir le coeur pur? qui donc dira avec assurance qu'il est exempt de péché ? Oui, il est impossible qu'un homme soit absolument sans péché. Que dites-vous en' effet ? Il est juste, il est compatissant, il est ami des pauvres ? Oui, mais il a quelque défaut : ou bien il réprimande mal à propos, ou bien il aime la vaine gloire, ou bien il fait quelque chose de pareil, car il n'est pas besoin de tout énumérer. Celui-ci est compatissant; mais souvent il manque de modération; celui-là est modéré, mais il n'est pas compatissant; celui-ci est célèbre par une vertu, celui-là par une autre. Supposons un homme juste : souvent il est vrai, il est juste, et il possède toutes les bonnes qualités, mais sa justice lui donne de l'orgueil , et l'orgueil corrompt sa justice. Le pharisien n'était-il pas juste, lui qui jeûnait deux fois la semaine? Mais que dit-il? Je ne suis point comme le reste des hommes qui sont voleurs, injustes. (Luc, XVIII, 2.) Souvent, en effet, celui qui a la conscience pure, tombe dans l'orgueil et le tort que le péché ne lui a pas encore fait, l'orgueil le lui fait. Il ne se peut donc faire qu'un homme soit tellement juste qu'il soit complètement exempt de péché , comme aussi il ne se peut faire qu'un homme soit tellement mauvais qu'il n'ait pas au moins un peu de bon. Ainsi, par exemple, cet homme vole, il s'enrichit par la fraude, il fait essuyer des pertes, mais quelquefois il fait l'aumône, mais quelquefois il est modéré, mais quelquefois il dit de bonnes paroles, mais quelquefois il a prêté secours au moins à un homme, mais quelquefois il a pleuré, quelquefois il a ressenti du chagrin. Il n'y a donc pas de juste qui soit sans péché ; il n'y a donc pas de pécheur qui soit absolument dépourvu de bonnes qualités. Qui fut plus méchant qu'Achab ? Il commit le vol et le meurtre. Et cependant quand il se fut attristé, Dieu dit à Elie : As-tu vu comme Achab est pénétré de componction ? (III Rois, XXI, 29.) Vous le voyez, il se trouva quelque chose de bon dans un tel abîme de méchanceté? Quoi de pire que le traître Judas, cet esclave de l'avarice ? Et cependant il fit lui-même après son crime quelque chose de (521) bon, quoique ce fut bien peu de chose, car il dit : J'ai péché en livrant le sang innocent. (Matth., XXVII, 4.) Ainsi que je le disais, la méchanceté ne domine jamais tellement la nature de l'homme que la vertu n'y puisse trouver une place. La brebis ne pourrait devenir farouche , car elle a naturellement la douceur en partage; le loup ne pourrait jamais devenir doux, car il est naturellement farouche : les lois de la nature ne sont donc ni détruites ni ébranlées, mais elles restent immuables. En moi il n'en est pas de même; le suis féroce quand je veux, et doux quand je veux ; je ne suis pas enchaîné par la nature, mais je suis doué du libre arbitre. Comme je le disais donc, personne n'est tellement bon qu'il n'ait quelques petites souillures, et personne n'est tellement mauvais qu'il n'ait au moins un peu de bon.

Chaque chose a sa rétribution, chaque chose a sa récompense. Ainsi, quoiqu'un homme soit homicide, quoiqu'il soit méchant, quoiqu'il commette des injustices, s'il fait quelque chose de bon, il recevra la récompense de ce bien, et ce qu'il a fait de mal ne saurait priver ce bien de ce qu'il mérite. De même, quoiqu'il ait fait mille bonnes oeuvres, s'il fait quelque mal, il recevra la punition de ce mal. Retenez bien ceci et conservez-le fermement et immuablement en vous. Personne n'est bon au point de n'avoir aucun péché; personne n'est mauvais au point d'être dépourvu de toute justice. Je vous redis les mêmes choses afin de les enraciner, afin de les planter, afin de les fixer profondément. Car le démon jette dans vos âmes certaines inquiétudes afin de séduire vos esprits et de détruire l'effet de mes paroles. C'est pourquoi je les fais pénétrer jusqu'au fond de vos coeurs. Car si, pendant que vous êtes ici, vous les placez en lieu sûr, vous aurez beau aller dehors, vous ne pourrez les perdre. Si je mets de l'or dans une bourse, je la lie étroite' ment et je la scelle de peur que le voleur ne l'enlève pendant mon absence. J'en agis de même avec votre charité : par l'insistance que je mets à vous inculquer mes enseignements, je serre fortement et je pose les sceaux, je fortifie votre esprit afin qu'il ne perde pas ses forces dans l'indolence, et je cherche à conjurer les troubles du dehors en l'établissant ici dans le calme. Non, ce que je dis n'est pas l'effet de la loquacité, mais l'effet de la sollicitude, de la tendresse, de l'amour d'un maître qui craint que ses leçons ne soient perdues. Sans me causer de peine à moi, ma parole produit votre salut; je veux instruire et non pas seulement faire de l'ostentation. Il n'est donc pas un juste qui soit sans péché, et il n'est pas un pécheur qui n'ait quelque bonne qualité. Et comme chaque chose reçoit sa rétribution, considérez ce qui arrive. Le pécheur reçoit une récompense équivalente à ses qualités, pour peu qu'il ait fait de bien; et le juste reçoit un châtiment équivalent à son péché, pour peu qu'il ait fait de mal. Qu'arrive-t-il donc, et que fait Dieu ? Il a décrété la peine du péché, soit pour la vie présente, soit pour le siècle à venir. Si donc un homme qui est juste et qui a fait quelque mal est malade ici-bas et subit un supplice, ne vous en troublez pas, mais pensez en vous-mêmes et dites : cet homme juste a probablement fait quelque mal, et il en reçoit le châtiment ici-bas, afin de n'être pas puni dans l'autre vie.

Au contraire, si vous voyez un pécheur qui vole, qui trompe, qui commet mille actions mauvaises, et qui cependant vit clans la prospérité, pensez que sans doute il a fait quelque bien, et qu'il reçoit le prix de ce bien ici-bas, afin que dans l'autre vie il n'ait pas à demander de salaire. De même, si un homme (lui est juste éprouve quelque malheur, il le reçoit ici-bas afin d'expier en cette vie son péché et de s'en aller dans l'autre parfaitement pur. Et si un pécheur qui est chargé de mauvaises actions, qui est en proie à mille maladies de l'âme incurables, qui vole, qui trompe, coule ici-bas des jours heureux, c'est afin que dans l'autre vie il n'ait pas à demander de récompense. Comme il arrivait donc que Lazare avait fait quel(lues fautes, et le riche quelque bien, Abraham parle ainsi : Ne réclame rien ici, tu as reçu tes biens sur la terre, et Lazare ses maux. Et pour que vous sachiez bien que je ne dis pas cela sans de bonnes raisons, et qu'il en est réellement ainsi, voici ses paroles : Tu as reçu tes biens. Lesquels? As-tu fait quelque bien? tu as reçu les richesses, la santé, les délices, la puissance, les honneurs; il ne t'est plus rien dû : Tu as reçu tes biens. Mais quoi ! Lazare n'a-t-il fait aucune faute? Si: et Lazare ses maux. Lorsque tu recevais les biens, Lazare recevait les maux : c'est pourquoi maintenant il est consolé, et toi tu es dans les tourments. Si donc vous voyez un juste châtié ici-bas, estimez-le heureux, et dites : Ou bien cet homme (522) juste a fait une faute, et il l'expie , afin de s'en aller entièrement pur dans l'autre vie, ou bien il est châtié plus que ses péchés ne le méritent, et sa justice s'en accroît d'autant. Car il se fait un compte dans l'autre vie. Dieu dit au juste : tu as reçu de moi tant. Peut-être lui a-t-il confié dix oboles, et ces dix oboles doivent entrer en compte. S'il en a dépensé soixante, Dieu lui dit : Je t'impute à péché dix oboles et cinquante à justice. Mais afin que vous sachiez bien que l'excédent lui est imputé à justice, Job était juste, sans reproche, véridique, religieux, il s'abstenait de toute mauvaise action; son corps fut châtié en cette vie afin que dans l'autre il pût demander une récompense. En effet, que lui dit Dieu? Penses-tu qu'en conversant avec toi j'avais d'autres motifs que de faire paraître ta justice? (Job, XL, 3.) Montrons donc la même patience que les justes; montrons une résignation égale à leur admirable genre de vie, et recevons les biens préparés aux saints qui aiment Dieu. Puissions-nous tous les obtenir, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui soient la gloire et la puissance, dans les siècles des siècles ! Ainsi soit-il.

SEPTIÈME HOMÉLIE. CONTRE CEUX QUI VONT AU JEU DU CIRQUE.
 

AVERTISSEMENT ET  ANALYSE.

 

Ce discours doit être placé au nombre des homélies sur Lazare, car, au n. 3, saint Jean Chrysostome, qui va parler de nouveau de la parabole de Lazare et du mauvais riche, s'exprime ainsi : « Plaçant donc devant vos yeux un de ceux qui sont entrés par la porte « large et un de ceux qui ont suivi la voie étroite et resserrée, montrons la vérité des paroles du Seigneur en nous servant de non« veau de la même parabole du Sauveur. » Un peu plus loin, déclarant que ses auditeurs connaissaient déjà cette parabole, il dit : « Je sais bien qu'étant intelligents comme vous l'êtes, vous comprenez déjà ce que je vais dire; néanmoins il est nécessaire que je le dise. » — Ensuite, il parle longuement du mauvais riche et de Lazare. — Enfin, au n. 5, après avoir comparé la mort de Lazare avec celle du mauvais riche, il ajoute : C'est avec plaisir que je reviens fréquemment sur ces considérations, afin que pas un de ceux qui sont en proie à l'indigence, aux maladies et à la faim, ne se méprise et se croie malheureux ; mais que supportant, etc.... — De tout cela, il résulte que cette homélie fut prononcée un peu après les quatre premières sur Lazare. — Aussi est-elle placée, par plusieurs manuscrits, parmi les homélies sur Lazare, et dans le manuscrit n. 364 du fonds Colbert, elle se trouve après les quatre premières, et l'homélie sur ces paroles : Je ne veux pas que vous ignoriez au sujet de ceux qui sont morts, ne vient qu'après. Néanmoins, les premières paroles de cette dernière lui assurent l'antériorité sur celle qui va suivre et qui fut prononcée à Antioche peu de temps après.

Hésitation et douleur de saint Jean Chrysostome en voyant plusieurs de ses auditeurs fréquenter les jeux du cirque au mépris de ses continuels avertissements. — Malgré la gravité de leur faute qu'ils ne désespèrent pas, qu'ils effacent leur péché dans la pénitence et cessent de suivre la voie large et spacieuse. — Le mauvais riche : exemple de ceux qui ont suivi la voie large; le pauvre Lazare: exemple de ceux qui ont suivi la voie étroite - Combien est différent le terme où chacun d'eux aboutit. — Quels sont les vrais biens; ceux qui sont dans la pauvreté et dans l'affliction, ne doivent point se croire malheureux; abîme qui sépare Lazare du mauvais riche dans l'autre vie.

 

1. Je veux aborder de nouveau l'enseignement ordinaire et dresser devant vous la table spirituelle; mais j'hésite et je recule en voyant que vous ne retirez aucun fruit de nos fréquentes instructions. Et en effet, lorsque l'agriculteur a déposé d'une main libérale la semence dans le sein de la terre, s'il voit que la germination n'est pas en rapport avec ses travaux, il ne s'adonne plus à l'agriculture avec la même ardeur; car l'espoir de récolter des fruits en abondance enlève toujours aux travaux ce qu'ils ont de plus dur. De même, nous aussi, nous trouverions le grave labeur de l'enseignement bien plus léger, si nous apprenions que vous tiriez plus d'utilité de nos exhortations. Or actuellement, quand nous considérons qu'après tant d'exhortations de notre part, après tant d'avertissements, après tant de réprimandes (car nous n'avons pas cessé de rappeler continuellement à votre mémoire le redoutable tribunal et l'inévitable châtiment, le feu inextinguible et le ver qui ne meurt pas), quelques-uns de ceux qui m'entendent (car je ne parle pas de tous, à Dieu ne plaise !) ayant oublié tout cela, se sont adonnés de nouveau aux spectacles sataniques de (524) l'hippodrome, avec quel espoir reprendrons-nous ces mêmes labeurs, et leur offrirons-nous cet enseignement spirituel, quand nous voyons qu'ils n'en retirent plus aucun fruit; mais que cédant simplement à une habitude ils applaudissent, il est vrai, à ce que nous disons, et nous témoignent qu'ils accueillent avec plaisir nos paroles; et qu'après cela, courant de nouveau aux jeux du cirque, ils accueillent avec de plus grands applaudissements les conducteurs de char, et montrent un enthousiasme effréné, les accompagnant avec de grands efforts, et en venant souvent aux coups les uns avec les autres ? On les entend dire: ce cheval n'a pas bien couru, cet autre a trébuché et s'est abattu: celui-ci est pour un cocher, celui-là pour un autre. Aucune pensée sérieuse ne réveille en eux la mémoire de nos paroles ni des mystères spirituels et terribles qui s'accomplissent ici; mais comme enlacés par les filets du diable, ils passent la journée livrés tout entiers à ce spectacle de Satan, exposés aux injures des Juifs et des Gentils, et de tous ceux qui veulent tourner en dérision notre croyance.

Qui donc, quand même il aurait un coeur de pierre et serait tout à fait insensible, pourrait supporter cela sans douleur? Encore moins le pourrions-nous nous-même qui nous efforçons (le vous témoigner une affection de père. Ce qui nous afflige, ce n'est pas seulement que vous rendez nos fatigues inutiles; mais nous sommes bien plus ému lorsque nous venons à penser que ceux qui agissent ainsi rendent leur condamnation plus terrible. Pour nous en effet, nous attendons du Seigneur la récompense de nos travaux, car nous avons fait tout ce qui était de notre devoir: nous avons placé l'argent, nous avons distribué le talent (lui nous avait été confié, et nous n'avons rien omis de ce qui nous concernait. Mais ceux (lui ont reçu ces richesses spirituelles, dites-moi, quelle excuse allégueront-ils, quel pardon obtiendront-ils quand on leur demandera non-seulement ces richesses, mais encore leur rapport? De quels yeux verront-ils leur juge? comment supporteront-ils ce jour redoutable, ces intolérables supplices? pourront-ils se rejeter sur leur ignorance? Mais chaque jour nos enseignements retentissent à vos oreilles, chaque jour nous avertissons, nous exhortons, nous indiquons le danger de la séduction, la gravité du dommage, la trompeuse amorce de ces réunions sataniques; et malgré cela nous n'avons pu vous toucher ! Mais pourquoi parler de ce jour formidable? En attendant, occupons-nous des choses d'ici-bas. Comment, dites-moi, ceux qui assistent à ce spectacle diabolique pourront-ils venir ici avec quelque assurance, avec une conscience révoltée et qui oppose de vives réclamations? N'entendent-ils donc pas ces paroles du bienheureux Paul, le docteur de la terre entière ? Quelle union, y a-t-il entre la lumière et les ténèbres, ou quelle société entre le fidèle et l'infidèle? (II Corinth. VI,14.) N'est-ce pas une chose bien condamnable que le fidèle, qui participe aux prières et aux terribles mystères qui s'accomplissent ici, et reçoit un enseignement tout spirituel, en sortant de nos cérémonies, aille s'asseoir à ce spectacle de Satan avec l'infidèle? celui qui est éclairé des rayons du soleil de justice, à côté de celui qui erre dans les ténèbres de l'impiété? Comment, dites-le moi, pourrons-nous désormais fermer la bouche aux Gentils ou bien aux Juifs? Comment pourrons-nous les presser et leur persuader d'embrasser la religion, s'ils voient ceux qui ont rang parmi nous confondus avec eux dans ces théâtres pernicieux et remplis de l'ordure de tous les vices ? Pour quel motif, dites-moi, après être venus ici, après avoir purifié vos âmes et amené vos esprits à la chasteté et à la componction, aller de nouveau vous souiller en ce lieu? N'entendez-vous pas ces paroles d'un sage: Si l'un bâtit et que l'autre détruise, que gagneront-ils sinon la peine? (Ecclésiastique, XXXIV, 28.) C'est là précisément ce qui arrive aujourd'hui. En effet, si lorsque j'ai bâti quelque chose ici dans vos âmes par la continuité de mes enseignements et par mes avertissements spirituels, vous rendant à la hâte dans cet endroit-là, vous détruisez tout et renversez tout, pour ainsi dire, sur le sol, à quoi nous servira-t-il de reprendre une seconde fois la construction, si c'est pour la détruire de nouveau? Ne serait-ce pas une grande sottise et de la démence? Dites-moi, si dans les constructions matérielles qui se font avec des pierres, vous aperceviez quelqu'un agir de la sorte, ne le regarderiez-vous pas comme un fou, comme un homme qui se fatigue en vain et sans profit, et qui dépense inutilement son argent ? Eh bien ! raisonnez de la même manière de la construction spirituelle et jugez-en de même. Car voyez: chargé par la grâce de Dieu de cette fonction, nous élevons chaque jour plus haut cet édifice spirituel, et nous nous (525) efforçons de vous faire arriver à la science de la vertu ; tandis que quelques-uns de ceux qui se réunissent ici, renversent en un instant par terre, et à peu près de leurs propres mains, c'est-à-dire, par une indicible insouciance, une construction élevée au prix de tant de fatigues, nous causant par là un grand découragement et se causant à eux-mêmes une perte énorme, un dommage incalculable.

2. Peut-être avons-nous fait une réprimande trop sévère; oui, trop sévère pour notre tendresse, mais pas encore assez pour la gravité de la faute. Néanmoins, puisqu'il faut tendre la main à ceux qui ont fait une chute et montrer une bienveillance de père envers ceux qui se sont montrés si négligents, nous ne désespérons pas malgré tout de leur salut, pourvu toutefois qu'ils veuillent. bien ne pas retomber dans les mêmes fautes, cesser dès maintenant d'être insouciants et s'interdire l'entrée de l'hippodrome et de tous les spectacles sataniques de ce genre.

En effet, nous avons un Maître plein de charité, de douceur et de sollicitude, qui connaît la faiblesse de notre nature, et qui, lorsque vaincus par la négligence nous sommes tombés en quelque faute, ne nous demande qu'une chose, de ne pas désespérer, mais de quitter le péché et de recourir en toute hâte à la confession. Et si nous le faisons il promet de nous accorder promptement le pardon, car c'est lui-même qui dit : Celui qui est tombé ne se relève-t-il pas, et celui qui s'est détourné du chemin n'y revient-il pas? (Jérém. VIII, 4.) Sachant cela, gardons-nous donc de mépriser un si bon Maître, mais surmontons une habitude funeste et ne prenons pas la porte large et la voie spacieuse, ainsi que vous avez entendu aujourd'hui notre commun Maître nous en avertir dans l'Evangile par ces paroles : Entrez par la porte étroite, car la porte large et la voie spacieuse est celle qui conduit â la perdition, et il y en a beaucoup qui y passent. (Matt. VII, 13.) En entendant parler d'une porte large et d'une voie spacieuse, ne vous laissez pas séduire par ce que ces expressions semblent, de prime abord, offrir d'attrayant, et ne vous arrêtez pas à cette considération qu'un grand nombre y passent, mais songez plutôt qu'elle se termine par une issue où l'on est fort à l'étroit. Remarquez aussi prudemment que dans cet avertissement il n'est pas question d'une porte matérielle, ni simplement d'une voie, mais qu'il s'agit de notre vie tout entière, de la vertu et du vice. C'est pour cela que tout en commençant Notre-Seigneur dit ces paroles : Entrez par la porte étroite, désignant par là la porte de la vertu. Ensuite après avoir dit : Entrez par la porte étroite, il nous apprend le motif pour lequel il nous fait cette exhortation : Quoiqu'elle soit étroite, semble-t-il dire, et qu'elle nécessite beaucoup de travail à son entrée, si vous vous donnez un peu de peine, vous parviendrez à un endroit large et spacieux où vous pourrez trouver une grande tranquillité. Ne vous arrêtez donc pas , je le répète, à cette considération qu'elle est étroite; que le début ne vous trouble pas et que l'étroitesse de l'entrée ne vous rende point hésitants et paresseux, car la porte large et la voie spacieuse aboutissent à la perdition. Un grand nombre, séduits par le commencement et le début, et ne soupçonnant en aucune manière ce qui devait arriver, se sont eux-mêmes livrés à la perdition. C'est pourquoi le Sauveur dit que large est la porte et spacieuse la voie qui conduit à la perdition, et qu'il y en a beaucoup qui y passent. Et c'est avec raison qu'il a nommée large la porte et spacieuse la voie qui conduit à la perdition. En effet ceux qui s'empressent de courir aux jeux du cirque et aux autres spectacles de Satan, qui disent adieu à la tempérance , qui ne font point de cas de la vertu , qui veulent se livrer à la débauche , qui se plongent dans la volupté et les jouissances de la table, qui sont chaque jour consumés par la frénésie et la passion des richesses, et qui ambitionnent les commodités de la vie présente, s'engagent dans la porte large et sur la voie spacieuse. Mais lorsqu'ils se sont avancés bien avant; lorsqu'ils ont amassé un lourd fardeau de péchés, épuisés, et arrivant au terme de la route, ils ne peuvent avancer plus loin, gênés qu'ils sont dans la voie qui devient de plus en plus étroite, et ils ne peuvent la parcourir à cause du poids énorme de péchés qui les accable. Aussi sont-ils obligés de rouler dans l'abîme de la perdition. Que sert-il donc, dites-moi, d'avoir pendant un peu de temps marché dans une voie large si l'on aboutit a la mort éternelle, d'avoir vécu en songe, pour ainsi dire, dans les délices, si c'est pour être ensuite châtié dans la réalité ?

La vie présente tout entière n'est que le songe d'une nuit si on la compare au châtiment, (526) au supplice qui doit nous être infligé. Ces paroles du Sauveur ont-elles été écrites simplement pour que nous les lisions sans attention? La grâce du Saint-Esprit a pris soin que les paroles du Seigneur fussent mises par écrit, afin qu'y puisant des remèdes préservatifs contre nos passions, nous puissions échapper au châtiment qui nous menace. C'est pourquoi Notre-Seigneur Jésus-Christ appliquant alors les remèdes réclamés par les blessures, faisait cette exhortation : Entrez par la porte étroite, l'appelant étroite non pas qu'elle le soit réellement, mais parce que notre esprit enclin à la paresse se figure qu'elle est étroite. Il lui donne le nom d'étroite non pour nous faire reculer, mais pour que, fuyant la largeur dé l'autre et appréciant l'une et l'autre par leur terme, nous choisissions celle-là de préférence.

3. Mais afin que mes paroles deviennent accessibles à tous, voyons, si vous le jugez à propos, produisons devant vous ceux qui sont entrés par la porte large et ont suivi la voie spacieuse, et considérons à quel terme ils ont abouti; puis ceux qui sont entrés par la porte étroite et la voie resserrée, et apprenons quels biens ils ont obtenus. Plaçant donc devant vos yeux l'un de ceux qui sont entrés par la porte large et un de ceux qui se sont engagés dans la porte étroite et la voie resserrée, montrons la vérité des paroles du Seigneur en nous servant de nouveau de la même parabole de Jésus-Christ. Quel est donc celui qui entra par la porte large et suivit la voie spacieuse? Car il convient d'indiquer d'abord quel est cet homme, et quel espace il a parcouru en suivant la voie large, puis de vous faire voir clairement ensuite à quel terme il a abouti. Je sais bien qu'étant intelligents comme vous l'êtes vous comprenez déjà ce que je vais vous dire; néanmoins il est nécessaire que nous le disions. Rappelez-vous ce riche qui se revêtait tous les jours de pourpre et de byssus; qui se nourrissait splendidement, qui entretenait des parasites et des flatteurs, qui se faisait verser des flots de vin pur, qui chaque jour mangeait jusqu'à satiété, qui nageait dans les délices, qui était entré par la porte large, qui se livrait continuellement à la volupté et à une joie mondaine. Tous les biens coulaient sur lui comme de source : un nombreux train de domestiques, toutes les délices imaginables, la santé du corps , l'abondance des richesses, la considération publique, les acclamations des flatteurs, et il n'avait aucune cause de chagrin. Bien plus, il passait tout le jour dans de prodigieux excès de vin et de table; il jouissait de la santé du corps et d'une sécurité parfaite que rien ne troublait, pas même la pitié lorsqu'il passait à côté du pauvre Lazare, couché à sa porte, couvert d'ulcères, entouré et léché par les chiens, et dévoré par la faim , et à qui il ne donnait pas même ses miettes. Entré par la porte large, il suivait la voie spacieuse, celle des plaisirs, celle du libertinage, celle des ris, celle de l'oisiveté, celle de la bonne chère, celle de l'ivrognerie, de l'abondance des richesses, de la mollesse dans les vêtements. Pendant longtemps, tout le temps de la vie présente, il suivit la voie spacieuse, n'éprouvant rien de fâcheux, mais toujours porté par un vent favorable, et suivant toujours la voie large, il poursuivait sa route avec une grande sécurité. Jamais d'écueils, jamais de précipices, jamais de récifs cachés sous les eaux, jamais de naufrages, jamais de changements fâcheux, mais voyageant continuellement sur un terrain solide et parfaitement uni, il parcourut ainsi la vie présente, submergé chaque jour par les flots de la méchanceté et ne s'en apercevant pas; déchiré chaque jour par les mauvaises passions, et y trouvant du plaisir; continuellement obsédé par la luxure, parla gourmandise, par l'amour excessif des richesses, et ne sentant aucunement son malheur; sans se mettre en peine de prévoir le terme auquel aboutit sa voie, il jouissait uniquement des plaisirs du présent, il ne pensait nullement aux souffrances sans fin, et séduit, pour ainsi dire, il suivait la voie spacieuse, se hâtant d'arriver à l'abîme sans qu'il pût s'en apercevoir, à cause de sa profonde ivresse. La prospérité dans toutes les affaires mondaines avait étouffé sa raison et voilé 1'œil de son esprit, et comme s'il eût été désormais privé de la vue, il marchait sans savoir où il allait: peut-être même ne songeait-il plus à la nature humaine en voyant qu'il ne rencontrait aucune difficulté. En effet, il goûtait toutes les douceurs de la vie , il était même dans l'opulence; non-seulement il était dans l'opulence, mais il jouissait encore de la santé du corps; non-seulement il jouissait de la santé corporelle , mais il était servi par une foule de domestiques; non-seulement il avait une suite nombreuse de domestiques, mais il voyait tous les biens couler sur lui comme de source, et il passait sa vie dans des plaisirs sans (527) interruption. Avez-vous remarqué, chers auditeurs, de quelles délices jouissait celui qui était entré par la porte large et qui suivait constamment la voie spacieuse?

Néanmoins, qu'aucun de ceux qui m'entendent ne se hâte avant la fin de le proclamer heureux, mais qu'il attende le dénouement pour donner son suffrage. Maintenant , si vous le jugez à propos, produisons devant vous celui qui est entré par la porte étroite, et qui a suivi la voie resserrée ; et lorsque nous aurons contemplé le terme auquel aboutit l'un et l'autre , nous prononcerons sur chacun d'eux en connaissance de cause. Mais qui pourrions-nous produire, sinon ce Lazare, qui était couché à la porte du riche, tout couvert d'ulcères, qui voyait les langues des chiens lécher ses blessures sans pouvoir les repousser? Car, tandis que le riche , entré par la porte large, suivait la voie spacieuse, ce bienheureux (je l'appelle bienheureux dès maintenant à cause du choix qu'il avait fait), entra par la porte étroite, qui était en tout l'opposé de l'autre. Si le riche vivait dans des délices continuelles, Lazare luttait constamment contre la faim ; si le premier, outre les délices, jouissait encore de la santé du corps et d'immenses richesses, et passait la journée entière dans la bonne chère et l'ivresse, le second , outre la faim , était encore en proie à la dernière indigence, à une maladie continuelle, à d'insupportables ulcères , et n'avait pas même la nourriture indispensable; il désirait les miettes qui tombaient de la table du riche, et on ne daignait pas les lui donner.

4. Je le répète, Lazare entré par la porte étroite suivait, sans jamais s'en écarter, la voie resserrée ; le riche , au contraire , passait par la porte large et la voie spacieuse. Mais l’important est d'examiner la fin de chacun d'eux. Voyons à quelle étroite issue aboutit le riche, à quelle sortie large et pleine d'une infinie jouissance arrive de son côté le pauvre. Est-ce que cette double fin ne nous dit pas assez qu'il ne faut pas entrer par la porte large ni suivre la voie spacieuse, que nous devons, bien loin de là, rechercher la porte étroite et marcher par la voie resserrée pour parvenir au séjour du bonheur ?

Quand chacun d'eux fut arrivé au terme de sa vie, remarquez ce qui est dit d'abord de celui qui avait suivi la voie resserrée : Or, il arriva, dit l'Evangile, que le pauvre mourut, et il fut porté par les anges dans le sein d'Abraham. (Luc, XVI, 22.) Sans doute les anges qui l'emmenaient marchèrent devant lui, lui firent cortége et le mirent en possession, après ses nombreuses tribulations et son pénible voyage, du séjour de la joie et du parfait repos. Voyez-vous combien apparaissent larges au terme de la route la porte étroite et la voie resserrée? Considérez maintenant le terme funeste de la voie spacieuse. Le riche mourut à son tour, dit l'Evangile, et il fut enseveli. Personne ne marcha devant lui, personne ne l'escorta, personne ne lui servit de guide, comme à Lazare. Il possédait tous ces avantages dans la voie spacieuse, il avait une nombreuse escorte de gardes et de serviteurs, je veux dire les flatteurs et les parasites; mais quand il arriva au terme il fut dépouillé et privé de tout, après de si grandes, je devrais dire après une si courte jouissance, une si éphémère prospérité. En effet, la vie présente tout entière est bien rapide comparée aux siècles à venir. Après les courtes délices dont il a joui en suivant la voie spacieuse, il est donc reçu dans le séjour de la gêne et de l'affliction. Lazare se reposait dans le sein du patriarche, recueillant la récompense de ses travaux et de ses grandes misères: après la faim, après les ulcères, après avoir été couché à la porte du riche, il jouissait de délices mystérieuses et au-dessus de toute expression. Le riche, après avoir épuisé toutes les voluptés de la vie , après de grands excès de table et de vin, fut livré à un supplice affreux, et torturé impitoyablement. Et afin que chacun d'eux apprenne par les effets, celui-ci l'utilité de la voie étroite, celui-là le dommage et le malheur de la voie spacieuse, ils se contemplent mutuellement, séparés l'un de l'autre par une énorme distance. Voici de quelle manière : Du sein de l'enfer, dit l'Evangile, et du milieu des tourments dans lesquels il était, le riche, levant les yeux, voit Abraham de loin et Lazare dans son sein. (Luc, XVI, 23). Or, il me semble qu'envoyant ce revirement si subit et si complet, et celui qui était couché à sa porte exposé à la langue des chiens jouir d'un tel honneur et habiter le sein d'Abraham, tandis que lui-même était couvert de honte et en outre dévoré par les flammes, il me semble, dis-je, qu'il ressentait plus vivement ses douleurs. Voyant donc que les choses avaient changé de face et que lui, qui avait goûté en songe pour ainsi dire, des plaisirs disparus maintenant comme (528) une ombre, souffrait maintenant un intolérable châtiment; et qu'après avoir choisi la voie spacieuse et la porte large, il était arrivé à un terme si fàcheux ; voyant que le contraire était arrivé pour Lazare, et qu'en récompense de la patience qu'il avait montrée sur la terre il jouissait de biens ineffables; à bout de ressources, et connaissant par expérience l'erreur dont il avait été le jouet en choisissant toujours la voie spacieuse, il adresse une supplication au patriarche et laisse échapper des paroles attendrissantes et pleines de larmes. Ainsi lui (lui autrefois ne se tournait pas vers Lazare, et ne daignait pas regarder ce pauvre qui était couché à sa porte, mais qui l'avait en horreur, pour ainsi dire, tant l'odeur fétide des ulcères du mendiant révoltait sa délicatesse , adresse maintenant ses supplications au patriarche, et lui dit : Père Abraham, ayez pitié de moi, et envoyez Lazare afin qu'il trempe le bout de son doigt dans l'eau, et qu'il rafraîchisse ma langue, car je souffre horriblement dans cette flamme. (Luc, XVI, 24.) Ces paroles étaient capables d'exciter la pitié; et cependant elles n'en produisirent aucune, car la confession venait trop tard et la supplication ne se faisait pas en temps opportun. Envoyez, semblait-il dire, ce Lazare, ce pauvre qu'autrefois j'avais en horreur, à qui je ne faisais point part de rues miettes : j'ai besoin de lui maintenant, et je recours- à ce doigt qui était léché par les chiens. Voyez-vous comment le supplice l'a humilié ? Voyez-vous comment la voie spacieuse a abouti à une issue étroite ? Et il n'adresse pas sa supplication à Lazare , mais au patriarche : c'est avec raison, car il n'osait pas regarder le pauvre en face. Il réfléchissait, je pense, à sa propre inhumanité et, songeant combien il s'était montré impitoyable envers lui, il soupçonnait que peut être Lazare ne le jugerait pas même digne d'une réponse. C'est pour cela qu'il adresse sa supplique non à lui, mais au patriarche. Et cependant il n'y gagna pas davantage tant est grande la faute de ne pas profiter du moment favorable, et de laisser perdre le temps que la bonté divine nous accorde pour opérer notre salut ! En effet, quel coeur d'acier ces paroles n'auraient-elles pas fléchi et excité à la pitié et à la compassion ?

Néanmoins, le patriarche n'acquiesce pas à sa demande, mais il daigne lui répondre et lui apprend qu'il est lui-même la cause de ses maux ; il lui fait cette réponse : Mon fils, souviens-toi que durant ta vie tu as reçu tes biens et Lazare ses maux ; maintenant il est consolé, et toi tu es dans les tourments bien plus, un grand abîme a été creusé à toujours entre nous et vous, afin que ceux qui voudraient aller d'ici à vous ne le puissent pas non plus que ceux qui voudraient venir à nous de là où vous êtes. Ces paroles sont terribles e bien capables d'émouvoir ceux qui ont du coeur. En effet, afin de lui apprendre qu'il lui témoigne, il est vrai, de la miséricorde, et qu'il est touché de compassion en voyant l'intensité de son supplice, mais qu'il ne peut rien faire de plus pour son soulagement, il semble lui dire en s'excusant presque devant lui : Je voudrais te tendre la main, alléger tes douleurs, et diminuer la violence de tes tourments; mais tu t'es privé toi-même de cette consolation c'est pourquoi il lui dit: Mon fils, souviens-toi. Considérez la bonté du patriarche : il l'appelle son fils : parole qui peut bien, il est vrai, manifester l'humanité du patriarche, mais non procurer du secours au patient, parce qu'il s'est perdu volontairement lui-même. Mon fils, lui dit-il, souviens-toi que durant ta vie tu as reçu tes biens. Pense en toi-même au passé; n'oublie pas de quels plaisirs, de quelles délices, de quel faste tu as joui; comment tu as passé ta vie entière dans les excès de la table et du vin, te persuadant qu'il en serait ainsi pendant toute l'éternité, et que ces plaisirs étaient les vrais biens. Il lui fit une réponse en rapport avec ses sentiments, car cet infortuné n'avait dans l'esprit rien d'élevé; il ne se mettait pas devant les yeux les maux qui l'attendaient, il croyait que ces futiles plaisirs étaient les vrais biens.

5. En effet, maintenant encore, ceux qui sont passionnés pour les délices, la volupté et les excès de la table ont coutume de dire: nous avons joui de grands biens, quand ils veulent parler de leurs jouissances. O homme ! garde-toi d'appeler ces choses des biens, et songe que le Seigneur les donne, afin qu'en en usant avec modération, nous y trouvions de quoi entretenir notre vie, et soutenir la faiblesse de notre corps : les vrais biens sont tout autre chose.

Non, la vie délicate, ni les délices, ni les richesses, ni la somptuosité des vêtements ne sont des biens , mais elles en portent seulement le nom. Et pourquoi, dis-je, qu'elles (529) en portent seulement le nom ? C'est que souvent elles deviennent même pour nous la cause de notre perte si nous n'en usons pas comme il faut. En effet, les richesses seront un bien pour leur possesseur s'il ne les consume pas dans les délices, dans l'ivrognerie et dans les plaisirs nuisibles, mais si usant avec modération des plaisirs permis il répand son superflu dans le sein des pauvres; oui, dans ce cas les richesses sont un bien. Mais si on se livre à la volupté et au désordre, non-seulement elles ne sont d'aucune utilité, mais elles précipitent dans un profond abîme. C'est ce qui arriva au riche dont nous parlons, et voilà pourquoi le patriarche lui dit : Mon fils, souviens-toi que durant ta vie tu as reçu tes biens. Tu as reçu les choses que tu croyais être de vrais biens, et Lazare a de même reçu les maux: non pas que Lazare les crût des maux, à Dieu ne plaise ! Le patriarche parlait d'après l'opinion du riche. Celui-ci, en effet, s'était fixé dans cette opinion, il croyait que les richesses, les mets recherchés, le libertinage, étaient des biens, et il soupçonnait que la pauvreté, la faim et la mauvaise santé étaient des maux. Conformément donc à ce que tu croyais et selon le jugement que tu portais, souviens-toi que tu as reçu les choses qui, à ton avis, étaient des biens, puisque tu as parcouru la voie large et spacieuse; et que Lazare, de son côté, a reçu les maux, selon ta manière de voir, puisqu'il a passé par la porte étroite et la voie resserrée. Toi tu ne considérais que le début de la voie, tandis que lui portait ses regards vers le terme, et l'entrée de la carrière quoique pénible, n'a pas affaibli son courage. Voilà pourquoi maintenant il est ici dans la consolation, tandis que tu es dans les tourments; voilà pourquoi vous êtes arrivés à deux fins si différentes. Vous avez vu dans sa réalité le terme de la voie spacieuse et large; vous avez appris l'heureux terme auquel a abouti celui qui avait choisi la porte étroite et la voie resserrée. Ecoutez maintenant ce que la réponse a de plus terrible : Et de plus, dit Abraham, un grand abîme a été creusé pour toujours entre nous et vous, afin que ceux qui voudraient aller d'ici à vous ne le puissent pas, non plus que ceux qui voudraient venir à nous de là où vous êtes. Ne passons pas légèrement sur ces paroles, chers auditeurs, mais réfléchissons à leur exactitude, à la considération dont jouit et au rang qu'occupe celui qui était couché à une porte, cet être méprisé, ce pauvre qui luttait continuellement contre la faim, qui était couvert d'ulcères et livré à la merci des chiens.

C'est avec plaisir que je reviens fréquemment sur ces considérations, afin que nul de ceux qui sont en proie à l'indigence , aux maladies et à la faim, ne se méprise et ne se croie malheureux; mais que, supportant tout avec patience et action de grâce , chacun d'eux nourrisse en lui un espoir salutaire dans l'attente des ineffables récompenses et du prix de ses travaux. Et de plus. Que veut dire ce mot : De plus ? Après avoir dit : Toi tu as reçu durant la vie présente toutes les choses que tu croyais être des biens , et Lazare a reçu les choses que tu croyais être des maux, Abraham ajoute ce mot, afin d'apprendre au mauvais riche que chacun d'eux a reçu la fin qui était la conséquence naturelle de leur vie pour toi, après les biens dont tu pensais jouir, tu as reçu l'affliction, la gêne et le feu inextinguible; et Lazare, après avoir lutté toute sa vie contre les choses que tu croyais toi-même être des maux, a reçu les délices, la jouissance de tous les biens et une place parmi les saints. Chacun de vous a donc obtenu la fin qui convenait : la porte large et la voie spacieuse t'ont fait aboutir à cette horrible gêne ; la voie étroite et resserrée a conduit Lazare à cette félicité. Et de plus un grand abîme a été creusé pour toujours entre nous et vous. Considérez ce pauvre, couvert d'ulcères (car je veux le dire encore une fois) réuni au patriarche et agrégé au choeur des justes. Car entre nous et vous, dit Abraham. Voyez-vous quel rang a obtenu celui qui avait supporté avec patience et même avec reconnaissance la faim et une cruelle maladie? Car un grand abîme, dit Abraham , a été creusé pour toujours entre nous et vous. La distance qui nous sépare , dit-il, est considérable ; ce n'est pas seulement un abîme , mais un grand abîme. Et, en effet, il y a un intervalle immense entre la vertu et le vice, une différence énorme ; car l'un est large et spacieux, tandis que l'autre est étroite et resserrée ; la volupté est large et spacieuse, la pauvreté, l'indigence est étroite et resserrée. Si les voies sont opposées, et quoi de plus opposé que la virginité, la chasteté, l'amour de la pauvreté d'une part et de l'autre, l'ivrognerie, l'intempérance, l'avarice insensée, l'incontinence, la soif des spectacles honteux ? Si les voies sont opposées , (530) dis-je, les récompenses ne le sont pas moins. Car, dit Abraham, un grand abîme a été creusé pour toujours entre nous, c'est-à-dire, les justes, les hommes vertueux, ceux qui ont mérité de partager notre sort, et vous, c'est-à-dire ceux qui ont consumé leur vie dans le vice et la méchanceté. Et cet abîme est tellement grand que pas un de ceux qui sont. ici ne peut aller à vous ni venir à nous de là où vous êtes. Remarquez-vous la grandeur de l'abîme? Comprenez-vous cette réponse plus terrible que l'enfer? Dès le principe, en entendant parler de la prospérité du riche, des prévenances que tout le monde avait pour lui, des gardes qui l'escortaient, des délices dans lesquelles il se plongeait chaque jour, ne croyiez-vous pas qu'il était parfaitement heureux? Au contraire, en voyant le pauvre couché à une porte et en proie à de cruels ulcères, ne pensiez-vous pas que sa vie était misérable? Mais voici qu'au dénouement nous voyons la face des choses entièrement changée : celui qui se plongeait dans les délices et l'ivresse est maintenant sur des brasiers ardents; et celui qui était en proie à la dernière indigence et à la faim est heureux dans le sein du patriarche.

Mais, pour ne pas donner à ce discours une longueur fatigante, il suffit de résumer ici notre enseignement et de vous exhorter, me Frères , à ne vous engager, ni dans la port large , ni sur la voie spacieuse, et à ne pas rechercher en tout la volupté ; réfléchissez ai terme de chacune des deux voies , fuyez celle ci en songeant à ce qui arriva au mauvais riche et prenez avec empressement la porte étroite et la voie resserrée, afin que vous puissiez arriver, après les tribulations d'ici-bas, au séjour de la béatitude. Fuyez donc, je vous en conjure, les spectacles de Satan et les jeux pernicieux du cirque; car c'est dans l'intérêt et pour le salut de tous ceux qui ont été attirés par leurs amorces et se sont dirigés vers la voie spacieuse que nous avons été amené à dire ces choses, afin que, sachant ce qu'il en est, ils abandonnent cette voie, et que, s'engageant dans la voie resserrée, je veux dire celle de la vertu, ils soient jugés dignes, comme Lazare, du sein du patriarche , et qu'évitant tous ensemble le feu de l'enfer, nous soyons mis en jouissance de ces biens ineffables que l'oeil n'a point vus et que l'oreille n'a point entendus. Puissions-nous tous les obtenir par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui, avec le Père et le Saint-Esprit, soient gloire, puissance, honneur, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

 

Cette Homélie et la précédente ont été traduites par M. l'abbé A. SONNOIS
 

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