HOMÉLIES SUR LES STATUES.
AU PEUPLE D'ANTIOCHE.
Les vingt-une Homélies sur les Statues, dont les quatre
premières sont contenues dans le deuxième volume, ont été
traduites : les troisième, quatrième, cinquième, sixième,
septième , huitième, neuvième, dixième, onzième,
par M. JOLY; la douzième par M. JEANNIN; les treizième, quatorzième,
seizième, dis-septième, dix huitième, dix-neuvième,
par M. DUCHASSAING; pour les autres nous avons adopté la traduction
de l'abbé AUGER, revue et corrigée par M. JEANNIN.
Tome II, p. 531-573
PREMIÈRE HOMÉLIE.
ANALYSE. Cette homélie a été prononcée avant la sédition d'Antioche, avant le renversement des statues. — L'orateur entreprend d'expliquer.ce passage de la première Epître de saint Paul à Timothée : Usez d'un peu de vin à cause de la faiblesse de votre estomac et de vos maladies fréquentes. — Il examine toutes les difficultés qu'offre ce passage. — Après un bel éloge de Timothée et quelques réflexions sur l'usage et l'abus du vin, il résout les difficultés proposées, en développant les diverses raisons pour lesquelles Dieu permet que les saints soient affligés dans cette vie. — Il exhorte ses auditeurs à ne pas se scandaliser des disgrâces qui arrivent aux justes, à redoubler d'ardeur quand il survient des obstacles, loin de se décourager ; il finit par les animer contre les blasphémateurs, dont les excès allument son zèle.
1. Vous venez d'entendre la voix de l'Apôtre, cette trompette céleste, cette lyre spirituelle. Semblable à une trompette guerrière , elle effraye les ennemis en même temps qu'elle ranime les fidèles, et qu'échauffant leur courage, elle les met en état de repousser toutes les attaques du démon; semblable à une lyre harmonieuse, elle assoupit les passions déréglées, et instruit solidement notre âme en flattant notre oreille des sons les plus doux. Vous venez, dis-je, d'entendre l'Apôtre donner à son disciple Timothée plusieurs instructions importantes. Il lui parle des ordinations : N'imposez, lui dit-il, les mains légèrement à personne, et ne vous rendez point participant des péchés d'autrui. (I Tim. V, 22.) Il lui représente les affreux périls auxquels expose une telle prévarication, en lui annonçant que les évêques qui, par des ordinations indiscrètes, auront mis le vice en honneur, et lui auront confié une partie de l'autorité, seront punis de toutes les fautes que pourront commettre des prêtres vicieux. Usez d'un peu de vin, lui dit-il ensuite, à cause de la faiblesse de votre estomac et de vos maladies fréquentes. (I Tim. V, 28.) Il lui parle encore de la soumission des serviteurs, de la folie des avares, de l'orgueil des riches, et de beaucoup d'autres choses. Mais, comme il ne serait pas possible de traiter tous ces sujets en un seul jour, lequel prendrai-je, mes frères, pour nous servir d'entretien ? Le chapitre qu'on vient de nous lire, nous offre, comme dans un riche parterre, une infinité de fleurs diverses dont le choix m'embarrasse; partout les roses, les violettes et les lis se disputent mon admiration; ou plutôt la lecture des Livres saints n'est pas seulement un parterre agréable, mais un jardin utile qui, avec un nombre infini de fleurs d'une odeur suave, nous présente une grande variété de fruits spirituels propres à nourrir nos âmes. (532) Que prendrai-je donc aujourd'hui dans ce qu'on nous a lu? Voulez-vous que je m'arrête au passage le plus simple, le plus facile à comprendre? Ce serait mon avis, et je ne doute pas que ce ne soit aussi le vôtre. Quel est donc le passage le plus simple ? N’est-ce pas relui qui paraît le plus à la portée de tous, celui qui paraît avoir le moins besoin d'explication ? Celui-ci, par exemple : Usez d'un peu de vin, à cause de la faiblesse de votre estomac et de vos maladies fréquentes. Faisons donc rouler toute notre instruction sur ces seules paroles.
Que si je prends en ce jour une matière stérile, ne croyez pas que ce soit par vanité ni pour faire montre d'éloquence (c'est l'Esprit-Saint qui doit vous entretenir, c'est lui qui doit vous parler par ma bouche) ; mais je voudrais réveiller les chrétiens qui dans cet auditoire ont le moins d’ardeur, et leur apprendre que les divines Ecritures sont un riche trésor, et qu'il n'est pas sans péril d'en négliger les moindres mots. En effet, si les passages les plus simples et les plus ordinaires, qui semblent ne rien offrir d'essentiel, sont néanmoins très-féconds, et renferment une doctrine profonde, à plus forte raison ceux qui annoncent par eux-mêmes un grand fonds d'instruction, rempliront-ils nos esprits et nos coeurs d'idées et de sentiments nobles et sublimes. Ne négligeons donc pas les pensées des Ecritures qui sont regardées comme simples; elles viennent de l'Esprit-Saint, et l'Esprit-Saint n'inspire que des pensées admirables, des pensées dignes de la magnificence de leur auteur. Ne négligeons rien, je le répète; et comme des ouvriers qui jettent dans le creuset des masses d'or qu'on a tirées de la mine, ne se contentent pas, après la fusion, de prendre les barres de ce métal précieux, mais en recueillent avec attention les moindres grains, les moindres parcelles : de même, nous, qui tirons un or pur des mines apostoliques, non pour le jeter dans le creuset, mais pour enrichir l'âme de nos auditeurs, et qui dans cette vue allumons, non un feu matériel, mais le feu même de l'Esprit-Saint, nous devons recueillir soigneusement les moindres paroles des Livres sacrés. Si ces paroles sont courtes , .elles présentent un grand sens ; ce sont des perles dont le prix consiste moins dans leur grosseur que dans l'éclat solide dont elles brillent. Les écrivains profanes emploient beaucoup de mots pour ne rien dire; ils nous renvoient les mains vides, et l'on ne remporte aucun fruit de leurs longs et inutiles discours. Il n'en est pas ainsi des divines Ecritures ; les moindres paroles qu'elles contiennent, pénétrées de la grâce de l'Esprit-Saint, inspirent la sagesse, et il n'en faut souvent qu'une seule pour nous diriger durant tout le cours de notre vie. Puis donc qu'elles renferment de telles richesses, réveillons notre attention, pour recueillir leurs discours avec un empressement religieux, et d'ailleurs je vais, dans cet entretien, descendre à une certaine profondeur.
2. Plusieurs regardent comme superflu l'avertissement de saint Paul. Quoi ! disent-ils, Timothée ne pouvait-il imaginer de lui-même ce qui était convenable à sa santé? fallait-il qu'il l'apprît de son maître ? son maître devait-il le lui enseigner? devait-il le consigner dans une épître où il lui parle d'affaires si importantes, et le graver, pour ainsi dire, sur l'airain pour le faire passer à la postérité la plus reculée? Sachez donc que l'avertissement de saint Paul, loin d'être inutile, était des plus nécessaires; que c'est l'Esprit-Saint qui l'a dicté à ce grand apôtre pour être inséré dans ses Epîtres, et transmis aux siècles futurs ; c'est ce que je me propose de vous faire voir, après que j'aurai répondu à une difficulté qui s'élève dans l'esprit de certaines personnes. Pourquoi, disent-elles, Dieu a-t-il permis qu'un homme si , célèbre par ses miracles, dont les ossements mêmes et les reliques, après sa mort, chassaient les démons, fût sujet à de telles infirmités? car il n'était pas simplement infirme, mais ses infirmités étaient permanentes et continuelles, ne le laissaient pas respirer un moment. Qu'est-ce qui le prouve? Les paroles mêmes de saint Paul. Il ne dit pas à cause de sa maladie, mais à cause de ses maladies; ni simplement à cause de ses maladies, mais à cause de ses maladies fréquentes, annonçant par là que ses infirmités étaient habituelles. Que cet exemple instruise ceux qui, dans les moindres indispositions, se permettent tant de mouvements d'impatience !
La question se complique : on ne demande pas seulement pourquoi Timothée, quoiqu'il fût saint, ne laissait pas d'être malade et souvent malade; mais pourquoi il l'était quand il avait la charge de travailler au salut du genre humain. S'il eût été un de ces hommes qui se sont retirés sur le sommet des montagnes, qui s'y sont construit de simples cabanes , qui mènent une vie tranquille à l'abri de la (533) solitude, la chose serait moins étonnante; mais qu'un homme public, auquel était abandonné le soin de tant d'Eglises, qui gouvernait avec lent de zèle de grandes villes , de grandes nations, en un mot le monde entier, qu'un tel homme ait été sujet à des maladies fréquentes, c'est là surtout ce qui peut frapper et déconcerter une raison peu attentive. Timothée devait jouir d'une santé parfaite, sinon pour lui-même, du moins pour l'intérêt des fidèles. C'était dans l'Eglise un excellent général ; il faisait la guerre non-seulement aux Gentils, mais aux démons et à leur chef. Tous les ennemis de l'Eglise ne cessaient de persécuter cette mère tendre; ils cherchaient à dissiper ses enfants, à les réduire en servitude : le disciple de Paul pouvait amener un grand nombre d'hommes à la vérité, et il était infirme ! Quand son infirmité n'aurait pas fait d'autre tort au progrès de la prédication, elle pouvait par elle-même ralentir l'ardeur des fidèles et les rendre plus négligents. Si des soldats, qui voient leur général retenu dans un lit, se sentent moins de courage, moins d'ardeur pour le combat; combien plus les fidèles, qui voyaient leur maître, d un maître qui avait opéré de si grands miracles, exténué, affaibli par de continuelles infirmités, devaient-ils sentir diminuer leur zèle?
On passe encore plus avant, et l'on demande pourquoi Timothée ne s'est pas guéri lui-même, ou pourquoi saint Paul ne lui a pas rendu ce bon office? Le maître et le disciple chassent les démons, ils font sortir du tombeau ceux qui y sont descendus, ils triomphent sans peine de la mort, et ils ne peuvent fortifier un tempérament faible ! Eux qui pendant leur vie et après leur trépas ont signalé leur puissance en tant de rencontres, n'ont su rétablir une santé affaiblie ! Je dis plus : saint Paul, après avoir opéré d'un seul mot de si grands prodiges, ne rougit pas d'écrire à Timothée d'avoir recours au vin pour sa guérison. Ce n'est pas que l'usage du vin soit criminel; à Dieu ne plaise que nous adoptions les erreurs de certains hérétiques ! mais nous disons que saint Paul n'a pas rougi de ne pouvoir guérir, sans le secours du vin, de simples faiblesses d'estomac; nous disons que, loin d'avoir honte de donner ce conseil à son disciple, il a voulu le révéler aux générations futures. Voyez-vous comment nous avons creusé dans notre sujet? voyez-vous combien il offre de questions importantes, et combien ce champ, qui paraissait si aride, est devenu fertile? Mais il faut résoudre les difficultés que nous n'avons faites que pour réveiller votre attention, et pour affermir ensuite vos esprits ébranlés.
3. Avant de répondre aux questions que notre sujet présente, permettez-moi de vous entretenir de la vertu de Timothée, et du vif intérêt que saint Paul prenait à son disciple. Pouvait-il lui donner de plus grandes marques de tendresse que de s'occuper avec tant d'attention du rétablissement de ses forces, et, malgré le grand éloignement où il se trouvait, malgré toutes les affaires dont il était accablé, de lui indiquer avec tant de soin un remède pour sa santé affaiblie? Quant à Timothée, quelle louange ne mérite pas sa vertu? Ennemi des délices et des plaisirs de la table, ses indispositions ne venaient que d'une excessive austérité et d'un jeûne trop sévère. Ce furent l'eau et l'abstinence qui détruisirent son tempérament. Pour preuve de ce que je dis, c'est que saint Paul ne lui conseille d'user d'un peu de vin qu'après lui avoir recommandé de ne plus se réduire à l'eau; ce qui annonce qu'il ne buvait que de l'eau, et que c'était là ce qui avait débilité son estomac. Mais qui n'admirerait la sagesse et le zèle de cet illustre disciple? Sa vie était toute céleste, et il était parvenu au comble de la perfection, comme le prouve le glorieux témoignage que lui rend son maître : Je vous ai envoyé, dit-il dans une de ses Epîtres , je vous ai envoyé Timothée mon très-cher fils, qui est fidèle dans le Seigneur (I Cor. IV, 17.) Paroles qui suffisent pour montrer sa rare vertu. La vérité habite sur les lèvres des saints, et leurs témoignages, libres de tout préjugé, ne sont suspects ni de haine ni de flatterie. Il n'eût pas été aussi glorieux pour Timothée d'être fils de saint Paul selon la chair; et ce qui le rend surtout admirable, c'est que, n'ayant avec cet apôtre aucune parenté charnelle, la parenté spirituelle, celle qui est l'ouvrage de la piété, et d'une attention extrême à copier fidèlement toutes les vertus d'un excellent modèle, c'est que cette parenté, dis-je, lui ait mérité l'avantage d'être son fils par adoption. Aussi voyons-nous ce disciple, comme un jeune coursier, porter à côté de son maître le joug de la foi,'et traîner avec lui par toute la terre le char de l'Evangile, sans que la jeunesse ou les infirmités puissent rien diminuer de son ardeur, ni l'empêcher de (534) marcher en digne émule sur les pas de cet ouvrier infatigable. C'est ce que témoigne saint Paul lui-même lorsqu'il dit de son disciple : Que personne ne le méprise, car il travaille comme moi à l'oeuvre du Seigneur. ( I Cor. XVI, 10 et 11.) Vous voyez comme il reconnaît que son zèle égale le sien. Ensuite, de peur qu'on ne crût qu'il parlait ainsi pour le faire valoir, il prend les fidèles à témoin de la vertu de son fils bien-aimé : Vous savez, leur dit-il, l'épreuve que j'ai faite de lui: vous savez qu'il m'a secondé dans la prédication de l'Evangile comme un fils peut seconder son père. Vous connaissez par expérience toute l'étendue de sa vertu ét toute l'ardeur de son zèle. (Philip. II, 22.) Cependant, quoiqu'il fût parvenu à une si haute perfection, loin de présumer de lui-même, il était toujours dans la crainte et dans l'inquiétude; il jeûnait sans relâche, et n'imitait pas la légèreté de ces personnes qui, après quelques mois de jeûne, renoncent aux austérités. Il ne se disait pas à lui-même : Qu'ai-je besoin de jeûner toujours? J'ai triomphé de mes passions, je m'en suis rendu maître, j'ai mortifié mon corps, j'ai effrayé et chassé les démons, ressuscité les morts, guéri les lépreux, je me suis rendu redoutable à toutes les puissances ennemies; qu'ai-je besoin maintenant du jeûne et de tous les avantages qu'on en retire? Il ne s'est jamais permis aucune de ces réflexions, aucun de ces discours; mais plus il était rempli de vertus, plus il craignait, plus il tremblait pour lui-même, en cela digne disciple de son illustre maître. C'est après avoir été ravi au troisième ciel, après avoir entendu des paroles ineffables, participé à des mystères augustes, après avoir parcouru toute la terre comme s'il avait eu des ailes, que saint Paul écrivait aux Corinthiens ces paroles : Je crains qu'après avoir prêché aux autres, je ne sois réprouvé moi-même. (I Cor. IX, 27.) Mais, si saint Paul, après s'être signalé par tant d'actions merveilleuses, était dans la crainte, lui qui pouvait dire : Le monde est crucifié pour moi, et je suis crucifié au monde (Gal. VI, 14), combien plus ne devons-nous pas être dans la frayeur, à proportion des vertus que nous aurons acquises et des bonnes oeuvres que nous aurons faites? Rien, non, rien n'excite plus la rage du démon que de nous voir régler notre vie avec exactitude. C'est quand il s'aperçoit que nous avons fait de grands progrès dans la vertu, et que nous sommes parvenus au comble de la perfection, qu'il cherche à nous faire essuyer de tristes naufrages. Lorsqu'un homme du commun fait une chute, ce n'est pas un scandale pour l'Eglise; mais lorsqu'un personnage dont la vertu éminente, comme placée en spectacle, le fait connaître partout et admirer généralement, cède à la tentation et succombe dans quelque occasion importante, il cause une grande ruine et un insigne dommage, non-seulement parce qu'il tombe de haut, mais parce que son exemple en perd un grand nombre qui l'avaient pris pour modèle. Et de même que, quand la tête ou les yeux sont malades, tout le reste du corps languit et demeure sans action; ainsi, quand ces grandes lumières du christianisme viennent à s'obscurcir par le péché et à contracter quelque souillure, tout le corps de l'Eglise en souffre et semble perdre de sa pureté et de sa splendeur.
4. Pénétré de ces réflexions, Timothée usait de la plus scrupuleuse vigilance : il savait â quels périls est exposée la jeunesse, combien elle est légère, inconstante, facile à séduire, et qu'elle a besoin sans cesse d'un frein qui l'arrête. Oui, la jeunesse, on peut dire, est un feu qui s'accroît de plus en plus par tous les objets environnants. C'est pour cela qu'il employait tous les moyens pour éteindre cette flamme dangereuse, pour assujettir, en quelque sorte, ce cheval indomptable; il travaillait avec ardeur à réprimer ses fougues, à arrêter ses violences jusqu'à ce.qu'il l'eût rendu souple, docile, prompt à suivre tous les commandements de la raison. Que mon corps s'affaiblisse, disait-il, et que mon âme se fortifie; que la chair soit mortifiée, et que l'esprit ne soit pas ralenti dans sa course vers le ciel. Mais ce qu'on doit surtout admirer dans cet illustre disciple, c'est qu'étant si faible, accablé de tant d'infirmités, il se soit montré plus actif que ceux mêmes dont la constitution est la plus saine et la plus robuste. On le voit voler tantôt à Ephèse, tantôt à Corinthe, dans l'Italie, dans la Macédoine, accompagner son maître sur terre et sur mer, partager ses combats et ses périls, sans que la faiblesse du corps ralentisse jamais l'activité de l'âme : tant le zèle selon Dieu a de vertu ! tant il donne des ailes légères à celui qu'il anime ! Et comme la vigueur et l'embonpoint du corps ne servent de rien à ceux dont l'esprit paresseux et lâche croupit dans une molle langueur, ainsi la (535) faiblesse et les infirmités ne peuvent nuire aux âmes actives et courageuses.
Il en est qui prennent le conseil que lu donne saint Paul, pour une permission de boire du vin avec excès. Mais ils se trompent; et si nous voulons examiner soigneusement les paroles de l'Apôtre, nous trouverons qu'elles renferment une leçon de sobriété plutôt que d'intempérance. Il ne conseille à Timothée d'user de vin qu'après qu'il a reconnu que sa santé est entièrement affaiblie ; et il ne le lui permet qu'avec de certaines mesures. Il ne lui dit pas : usez de vin, mais d'un peu de vin; avis qu'il nous donne à nous-mêmes plutôt qu'à Timothée, qui n'en avait pas besoin. C'est pour nous qu'il écrit à son disciple; il nous marque les bornes dans lesquelles nous devons nous tenir: en ne nous permettant de prendre de vin que ce qui est nécessaire à notre santé, il veut que ce soit un remède et non un poison, qu'il guérisse un mal sans en causer un autre. Un usage continuel de l'eau ne pourrait être aussi nuisible à certains tempéraments, que l'excès du vin leur serait préjudiciable. Que de maladies le vin n'occasionne-t-il pas dans l'âme et dans le corps ! C'est lui qui allume et qui fomente la révolte des sens contre la raison ; c'est lui qui excite au dedans de nous des guerres cruelles et de violentes tempêtes. Une trop grande abondance de pluies n'amollit et ne dissout pas autant la terre qu'une trop grande quantité de vin ne relâche tous les nerfs du corps et n'en affaiblit la vigueur. Fuyons donc l'excès de part et d'autre, et, sans négliger le soin de notre santé, réprimons les mouvements désordonnés de la chair. Usons du vin, n'en abusons pas; craignons de faire d'un sujet de joie une source de douleur. Le vin a été donné à l'homme pour le réjouir et non pour l'attrister. (Ps. CIII, 15.) La raison des personnes ivres est assoupie et comme ensevelie dans d'épaisses ténèbres : au contraire, le vin pris modérément éveille l'imagination, et c'est un des moyens les plus propres pour réparer les forces du corps. Le passage que nous expliquons doit confondre l'erreur de ces hérétiques qui condamnent l'usage du vin comme absolument illicite. Si le vin était au nombre des choses défendues, saint Paul ne l'eût pas ordonné à son disciple. Le même passage sert aussi à instruire ces gens simples parmi les fidèles qui, quand ils voient des hommes dégradés par l’ivresse, au lieu de blâmer l'intempérance de l’homme, attaquent le présent de Dieu : Qu'il n'y ait pas de vin ! disent-ils. Disons-leur : Qu'il n'y ait pas d'ivresse ! Le vin est l'ouvrage du Seigneur, l'ivresse est l'ouvrage du démon : ce n'est pas le vin, c'est l'intempérance qui fait l'ivresse. Ne décriez pas le bienfait du Très-Haut, mais condamnez la folie de votre frère. Quoi donc ! au lieu de réprimer le coupable, vous outragez le bienfaiteur !
5. Ainsi fermons la bouche à ceux qui s'élèvent contre une liqueur salutaire, dont l'abus, et non l'usage, produit l'ivresse, la source et la cause de tous les maux. Le vin nous a été donné pour rétablir les forces du corps, et non pour détruire celles de l'âme, pour guérir les maladies de l'un, et non pour ruiner la santé de l'autre. Evitons de donner prise aux imprudents et aux insensés en usant avec excès du présent de Dieu. Qu'y a-t-il de plus triste et de plus misérable que l'ivresse? Un homme habituellement ivre est un mort vivant, un frénétique volontaire, un insensé qu'on abhorre, un malade qu'on ne plaint pas; également inutile à l'état, à ses amis, à ses parents, à lui-même, c'est l'opprobre de l'espèce humaine. Sa vue seule révolte; sa démarche, sa voix, son haleine, tout en lui est odieux et insupportable. Mais le comble du mal, c'est que l'ivresse nous ferme la porte de la Jérusalem céleste; elle nous prive des biens éternels, et après nous avoir dégradés dans ce monde, elle nous prépare pour l'autre d'horribles supplices. Corrigeons-nous donc de cette perverse habitude, si nous avons le malheur d'y être sujets; et, suivant le conseil de l'Apôtre, usons de peu de vin, puisque ce peu même, il ne le permet à son disciple que pour remédier à la faiblesse de son estomac. Oui, nous devons régler sur les circonstances et sur le besoin l'usage des boissons et des nourritures, ne jamais passer les bornes de la nécessité, en un mot, ne rien faire indiscrètement et au hasard.
Mais après vous avoir entretenus de la vertu de Timothée et de la tendresse de Paul pour ce cher disciple, il faut passer aux questions proposées, et y répondre. Quelles sont donc les questions que nous nous sommes faites ? Reprenons-les ici, afin que les solutions soient plus clairement entendues. Pourquoi Dieu a-t-il permis qu'un homme aussi vertueux, aussi utile à son Eglise, ait eu une santé aussi faible et aussi chancelante? pourquoi n'a-t-il pu être guéri ni par lui-même ni par son maître? (536) pourquoi ont-ils eu recours au vin pour fortifier un estomac affaibli? Voilà les questions que nous nous sommes faites; nous allons y répondre, afin que si l'on voit en butte non-seulement aux maladies et aux infirmités, mais encore à l'indigence, à la faim, aux chaînes, aux tourments, aux persécutions, aux calomnies, à toutes les calamités de la vie présente, de saints personnages, recommandables et distingués par leur patience dans les maux, on trouve, dans ce que nous dirons aujourd'hui, des moyens sûrs pour défendre la Providence divine contre ceux qui l'attaquent. Combien n'en avez-vous pas entendu faire ces questions? Pourquoi Dieu permet-il que la vertu soit persécutée par le crime, que par exemple l'homme de bien soit chaque jour traîné devant les tribunaux par le méchant, que l'innocence succombe sous les efforts de la calomnie? pourquoi cet honnête homme a-t-il péri dans les flots ? pourquoi cet autre est-il tombé dans un précipice? Nous pourrions citer beaucoup de saints de notre temps et du temps de nos ancêtres, qui ont essuyé un nombre infini d'afflictions diverses. Afin donc que vous découvriez la cause de tous les événements de cette vie, que vous n'ayez pas sujet de murmurer contre la Providence, que vous fermiez la bouche à ceux qui se permettent ces murmures, prêtez-moi une oreille attentive, et ne perdez rien de ce que je vais vous dire; je veux qu'à l'avenir vous n'ayez aucun sujet de vous troubler en voyant ce qui arrive tous les jours.
6. Pourquoi Dieu permet-il que les saints soient affligés de tant de manières ? J'en trouve huit raisons que je vais vous détailler. Réfléchissez, lorsque tant de raisons expliquent la conduite de la Providence à l'égard des saints, combien serait impardonnable et inexcusable le scandale qu'elle vous causerait !
Premièrement, c'est pour empêcher que les vertus sublimes et les couvres merveilleuses des saints ne leur inspirent de l'orgueil. Secondement, c'est de peur qu'on ne les honore plus qu'on ne doit honorer des hommes, et qu'on ne les regarde comme des dieux plutôt que comme de simples mortels. En troisième lieu, c'est afin que la puissance du Seigneur éclate davantage, en se servant, pour triompher et pour étendre la foi en son nom, d'hommes accablés de maux et persécutés de toute part. Quatrièmement, c'est pour que la patience des saints eux-mêmes paraisse avec plus d'éclat, et qu'on voie qu'ils ne servent pas Dieu par intérêt, mais qu'ils ont pour lui un amour pur, puisqu'au milieu de toutes leurs tribulations, ils lui sont toujours également dévoués. J'ajoute en cinquième lieu que c'est pour nous occuper de la résurrection des morts; car lorsqu'on voit un juste, rempli de mérites, ne sortir de la vie qu'après avoir essuyé une infinité de disgrâces, on songe malgré soi à un jugement futur, et l'on se dit à soi-même : Si les hommes ne laissent point sans récompense celui qui travaille pour eux, combien plus Dieu ne laissera-t-il jamais sans couronne ceux qui pour lui se sont épuisés de peines et de travaux? Or, s'il n'est pas possible qu'il les prive de leur récompense, il est de toute nécessité que ne l'ayant pas reçue dans ce monde, ils la reçoivent dans un autre. Une sixième raison, c'est afin que ceux qui éprouvent des adversités soient soulagés et consolés en voyant que les plus illustres et les plus saints personnages en ont éprouvé de pareilles, et même de plus grandes. Septièmement, c'est afin que, lorsqu'on vous exhorte à envisager la vertu des justes, et qu'on vous dit: Imitez le bienheureux Pierre, imitez le bienheureux Paul, la sublimité de leurs actions ne vous fasse pas croire qu'ils fussent d'une autre nature que vous, et qu'il vous est impossible de copier ces grands modèles. Huitièmement enfin, c'est pour vous apprendre en quoi consiste véritablement le bonheur et le malheur, quelles sont les personnes qu'on doit nommer heureuses ou appeler d'un nom contraire.
Telles sont les raisons pour lesquelles Dieu permet que les justes soient affligés ici-bas: je vais les appuyer du témoignage des divines Ecritures , et prouver clairement que ce ne sont pas là des inventions de l'intelligence humaine, mais des révélations de l'Esprit-Saint. Par là mes discours trouveront plus de créance et plus d'autorité auprès de vous, et se graveront plus facilement dans votre mémoire.
Et d'abord, pour nous convaincre que les afflictions sont propres à rendre les saints plus humbles, à empêcher qu'ils ne s'enorgueillissent des couvres et des prodiges qu'ils opèrent, écoutons le Roi-prophète et le grand Apôtre, qui tous s'expliquent de même. Il est bon, dit l'un, que vous m'ayez humilié, afin que j'apprenne vos ordonnances pleines de justice. (Ps. CXVIII, 71. ) L'autre, après avoir dit qu'il (537) a été ravi au troisième ciel, ajoute aussitôt : Et de crainte que la grandeur de mes révélations ne m'inspirât de l'orgueil, Dieu a permis que je sentisse dans ma chair un vif aiguillon, qui est l'ange et le ministre de Satan. (II Cor. XII, 7.) Est-il rien de plus clair? Il appelle anges et ministres de Satan, non les démons, mais des hommes qui étaient les ministres et les suppôts de Satan, les infidèles, les tyrans, les Gentils, qui l'attaquaient, qui le persécutaient sans cesse et sans relâche. Développons ses paroles. Dieu pouvait, dit-il, m'épargner des afflictions fréquentes et des persécutions continuelles, mais de crainte que la grandeur de mes révélations ne m'inspirât de l'orgueil, ne me donnât une trop grande idée de moi-même, il a permis que les anges et les ministres de Satan me persécutassent de toutes les manières. Quoique Pierre, Paul, et d'autres encore, fussent de grands hommes, des hommes admirables, c'étaient néanmoins des hommes qui avaient besoin d'être sur leurs gardes pour se garantir de l'orgueil. On peut même dire que les saints en ont plus besoin que d'autres, parce qu'il n'est rien qui élève autant le coeur que le témoignage d'une vie parfaitement régulière et irréprochable. Afin donc qu'ils soient à l'abri de toute présomption, Dieu permet qu'ils passent par des épreuves qui les rendent humbles et dociles.
7. Maintenant, pour vous faire voir que c'est surtout en éprouvant ses serviteurs par les afflictions, que Dieu manifeste sa puissance (1), écoutez l'Apôtre dont nous avons déjà invoqué le témoignage; car de peur que vous ne répétiez les propos des Gentils, de peur que vous ne disiez que c'est par faiblesse et par impuissance que Dieu permet que ses fidèles serviteurs soient continuellement affligés et persécutés, examinez comment saint Paul s'appuie des disgrâces mêmes qu'il leur envoie pour montrer qu'elles ne font que manifester davantage sa force, loin de déceler en lui de la faiblesse. Après avoir prononcé ces paroles Dieu a permis que je sentisse dans ma chair un vif aiguillon, qui est l'ange et le ministre de Satan, et avoir exprimé par là ses épreuves fréquentes, il ajoute : C'est pour cela que j'ai prié trois fois le Seigneur, afin que cet ange de Satan se retirât de moi; et il m'a répondu: Ma grâce vous suffit, car ma puissance éclate
1 Ceci est le développement de la troisième raison : celui de la deuxième vient ensuite.
surtout dans la faiblesse. (II Cor. XII, 8 et 9.) C'est lorsque vous êtes faibles, dit-il, que je me montre plus fort; c'est par vous-mêmes, qui paraissez si faibles, que la prédication s'étend de plus en plus et se répand en tout lieu. Ainsi, c'est lorsqu'après avoir été accablé de coups il fut jeté en prison, que saint Paul assujettit et enchaîna le geôlier. Ses pieds étaient dans les ceps, ses mains dans les chaînes; et au milieu de la nuit, lorsqu'il glorifiait le Seigneur, la prison s'ébranle et les portes s'ouvrent. Vous voyez comme la puissance de Dieu éclate dans la faiblesse de l'homme. Si saint Paul étant libre eût ébranlé la prison, le prodige eût été moins admirable. Qu'il reste enchaîné, dit le Seigneur, et que les murs de la prison s'ébranlent, que les chaînes des prisonniers se brisent, afin que ma force se manifeste davantage, tous les prisonniers étant délivrés par un homme emprisonné et enchaîné. Ce qui frappa d'étonnement le gardien de la prison, c'est qu'un simple mortel, chargé de liens et gardé de près, eût pu par sa seule prière ébranler les fondements du cachot où il était détenu, en ouvrir les portes, et mettre en liberté tous les prisonniers. Au reste, ce fut encore dans d'autres circonstances où se trouvèrent Pierre, Paul et les autres apôtres, qu'on put reconnaître que Dieu faisait briller sa grâce et signalait sa puissance par leurs peines et leurs afflictions. Aussi disait-il au généreux défenseur de son nom: Ma grâce vous suffit; car ma puissance éclate surtout dans la faiblesse.
Mais pour preuve qu'on aurait souvent honoré les saints plus qu'il ne convient d'honorer les hommes s'ils n'avaient été exposés à de grands maux, écoutez et vous verrez comment saint Paul avait cette appréhension : Que si je voulais me glorifier, disait-il, je le pourrais faire sans être imprudent, mais je me retiens de peur que quelqu'un né m'estime au-dessus de ce qu'il voit en moi, ou de ce qu'il entend dire de moi. (II Cor. XII, 6.) C'est-à-dire je pourrais rapporter des miracles beaucoup plus extraordinaires; mais je m'en abstiens, dans la crainte que la grandeur des prodiges que j'ai opérés ne donne de moi une trop grande opinion. C'est pour cela que saint Pierre ayant redressé un boiteux, et voyant que tous les témoins du miracle le regardaient avec admiration les réprimanda en leur déclarant que ce miracle n'était pas son ouvrage: Pourquoi nous regardez-vous, leur dit-il, comme si c'était par (538) notre puissance ou par notre sainteté que nous eussions fait marcher ce boiteux? (Act. III, 12.) Et à Listres, on vit même les peuples, frappés d'étonnement, amener des taureaux couronnés de fleurs pour les immoler à Paul et à Barnabé. (Act. XIV, 12.) Considérez la malice du démon. Il voulait introduire l'idolâtrie dans le monde, en se servant des mêmes hommes par lesquels le Seigneur voulait l'en bannir; il faisait de nouveaux efforts pour faire reconnaître des dieux dans de simples mortels, comme il avait fait jadis; car voici la source et la principale cause de l'idolâtrie : les peuples avaient regardé comme des dieux des héros qui avaient terminé de grandes guerres, gagné des batailles, fondé des villes, qui s'étaient occupés avec succès de leur gloire ou de leur félicité; ils leur avaient bâti des temples et érigé des autels. Le catalogue tout entier des dieux de la Grèce se compose de semblables apothéoses. Ainsi donc, de peur que le même inconvénient n'eût lieu par rapport aux saints, Dieu a permis qu'ils fussent persécutés sans cesse, battus de verges, sujets à des infirmités humiliantes; il voulait que la grande faiblesse de leur corps et les violentes épreuves qu'ils avaient à essuyer persuadassent aux peuples que les auteurs des plus étonnants prodiges étaient de simples mortels, qu'ils ne faisaient rien par eux-mêmes, que la grâce seule agissait par leur ministère. En effet, si l'on a regardé comme des dieux des hommes qui n'avaient fait que des choses communes et naturelles, à plus forte raison aurait-on jugé dignes des honneurs divins, s'ils n'avaient été en proie -à toutes les misères humaines , de saints personnages dont les oeuvres ont surpassé ce qu'il y a de plus incroyable dans les histoires. Oui, si, lorsqu'ils étaient battus de verges, détenus en prison, précipités du haut des rochers, persécutés de toute part, exposés à de continuels périls, il s'est trouvé néanmoins des hommes qui, par une erreur impie, les ont pris pour des dieux, à plus forte raison les eût-on regardés comme tels , s'ils n'eussent été en butte à tous les maux de la vie présente.
8. La quatrième raison pour laquelle nous avons dit que les saints étaient affligés dans ce monde, c'est afin qu'on ne pense pas qu'ils servent Dieu dans l'espoir d'une prospérité temporelle. On voit souvent des hommes livrés au plaisir, lorsqu'on leur fait des reproches, qu'on les invite à. ne pas craindre les peines qui accompagnent la pratique de la vertu, et qu'on loue devant eux le courage des saints dans les afflictions; on voit, dis-je, ces hommes révoquer en doute la vertu des justes, à l'exemple du démon qui voulut mettre à l'épreuve la vertu de Job. Celui-ci était comblé de richesses et nageait dans l'abondance. L'esprit impur à qui Dieu reprochait sa perversité en y opposant l'exemple d'un juste parfait, n'ayant rien à répondre, et ne pouvant ni justifier ses crimes, ni ternir les vertus d'un saint homme, recourt aussitôt à cette raison spécieuse : Est-ce sans motif que Job vous honore? ne l'avez-vous pas comblé de biens lui et toute sa maison? (Job, I, 9 et 10.) C'est par intérêt, dit-il, qu'il pratique la vertu, c'est parce que vous le faites vivre dans l'opulence. Que fit Dieu ? Afin de nous apprendre que ce n'est pas par intérêt que ses saints l'honorent, il dépouilla Job de tous ses biens, il le livra à l'indigence, et permit qu'il fût en proie à l'infirmité la plus cruelle; ensuite s'adressant au démon, et lui reprochant les soupçons qu'il avait eus contre son serviteur : Job a persisté dans son innocence, lui dit-il, et c'est en vain que tu m'as engagé à le dépouiller de toutes ses richesses. (Job, II, 3.) Les saints trouvent leur récompense dans la pratique même de la piété, et si un homme qui en aime un autre est suffisamment récompensé parle plaisir de l'aimer, s'il ne désire rien au delà, si c'est pour lui le bien le plus précieux; à plus forte raison les justes pensent et agissent de même à l'égard du Seigneur. C'est pour en donner une preuve éclatante, que Dieu accorda au démon plus qu'il ne lui demandait. Etendez votre main, lui avait dit cet esprit de malice, et frappez Job lui-même. (Job, I, 11.) Dieu lui répond Je te l'abandonne, traite-le avec la rigueur que tu voudras. Dans les jeux profanes, les spectateurs ne peuvent bien juger de la force et de la souplesse d'un athlète, ne peuvent admirer la proportion de tous ses membres, qu'après qu'il a quitté ses vêtements : ainsi tant que Job est comme revêtu de ses richesses, on ne peut connaître tout son mérite; mais dès que ce généreux athlète est dépouillé de tous les avantages temporels, dès qu'il lutte tout nu contre les peines et les afflictions de la vie présente, c'est alors qu'il surprend les spectateurs, et qu'il réunit les applaudissements des hommes et des anges, c'est alors que le ciel (539) et la terre admirent toute l'étendue de sa patience, toute la force de son âme. Je le répète, la force héroïque et les admirables proportions, pour ainsi dire, de sa grande âme, se découvraient moins bien aux regards des spectateurs, sous le manteau de l'opulence, que dans, le dénuement et la pauvreté, et lorsqu'il apparut dans le dépouillement le plus complet, sur le théâtre du monde. Si le démon n'eût pas été lui-même le persécuteur de Job, il eût pu dire que Dieu l'avait épargné, qu'il ne l'avait pas éprouvé autant qu'il le pouvait; mais Dieu livra son serviteur à cet ange de ténèbres, il lui permit de faire périr ses troupeaux, et de l'affliger dans sa chair. Je suis assuré de mon athlète, dit-il; ainsi je n'empêche point que tu lui fasses essuyer tous les combats que tu jugeras à propos. Des athlètes qui ont confiance dans leurs forces, se présentent hardiment à leurs adversaires, et leur donnent tous les avantages qu'ils peuvent désirer, afin que la victoire soit plus glorieuse : de même Dieu abandonne au démon toute la personne du juste , afin que ce juste ayant terrassé son ennemi malgré tous les avantages qu'il avait sur lui, sa couronne n'en soit que plus brillante. C'est un or pur, jette-le dans le creuset le plus ardent, éprouve-le de la manière qu'il te plaira, tu n'y trouveras aucune souillure.
Mais si les malheurs signalent la constance des justes, ils sont aussi pour nous une grande consolation dans nos disgrâces. Vous serez heureux, dit Jésus-Christ à ses disciples, lorsque les hommes vous chargeront de malédictions, lorsqu'ils vous persécuteront, et qu'ils diront faussement toute sorte de mal contre vous à cause de moi. Réjouissez-vous alors, et tressaillez de joie, parce qu'une grande récompense vous est réservée dans les cieux; car c'est ainsi qu'ils ont persécuté les prophètes qui vous ont précédés. (Matth. V, 11 et 12.) Mes frères, dit saint Paul aux Macédoniens, pour les consoler, vous êtes devenus les imitateurs des Eglises de Dieu qui ont embrassé la foi dans la Judée, ayant souffert les mêmes persécutions de la part de vos concitoyens que ces Eglises ont souffertes de la part des Juifs. (I Thess. II,14.) Comment le même apôtre console-t-il les Hébreux? n'est-ce pas en leur faisant l'énumération des justes, dont les uns périrent dans les eaux et dans les flammes, les autres se cachèrent dans les montagnes et dans les cavernes, pressés par la faim et manquant de tout, tant il est vrai que la vue des misères d'autrui soulage les misérables !
Mais afin de vous convaincre que les adversités des saints sont des preuves évidentes de la résurrection, écoutez le même saint Paul qui dit: A quoi me sert-il d'avoir combattu à Ephèse contre les bêtes féroces, si les morts ne ressuscitent pas ? Si nous n'avions, dit-il ailleurs, d'espérance au Fils de Dieu que pour cette vie, nous serions les plus infortunés des hommes. (I Cor. XV, 19 et 32.) Nous souffrons une infinité de maux dans la vie présente; si donc nous n'espérons pas une autre vie, qu'y a-t-il de plus à plaindre que nous ?
9. D'où il résulte que tout ne finit pas avec la vie présente ; et ce sont principalement les afflictions des saints qui le démontrent. Non, Dieu ne laisserait jamais sans récompense, et sans une récompense abondante, les peines et les travaux de ses amis fidèles, qui, pendant leur vie ont passé par mille épreuves, ont été exposés à mille périls; or, s'il doit les récompenser, il est certain qu'il a préparé une vie plus heureuse et plus brillante, dans laquelle il couronnera les athlètes de la vertu , les proclamera vainqueurs à la face de l'univers. Lors donc que vous voyez un juste affligé, persécuté, accablé d'infirmités et de besoins, ne terminant sa vie qu'après avoir essuyé mille disgrâces, dites-vous à vous-même : S'il n'y avait ni résurrection, ni jugement, Dieu n'aurait pas laissé partir de ce monde sans les avoir fait jouir d'aucun avantage, ceux qui ont tant souffert à cause de lui. Il est clair qu'il leur a préparé une vie beaucoup plus douce, beaucoup plus agréable; autrement, il n'aurait pas laissé tant de méchants couler leurs jours dans les plaisirs, et tant de justes gémir dans des afflictions continuelles. Mais comme il a disposé un autre ordre de choses, dans lequel il doit traiter chacun selon son mérite, punir les crimes, et récompenser les bonnes oeuvres, c'est pour cela qu'il permet que l'homme de bien vive dans la détresse, et le méchant dans les délices.
Je vais tirer des divines Ecritures une nouvelle raison pour laquelle les saints sont persécutés dans cette vie. Et quelle est cette raison ? c'est pour que nous ne disions pas, lorsqu'on nous exhorte à la vertu, que les saints étaient d'une autre nature que nous, que ce n'étaient point de simples mortels. Aussi un apôtre (540) parlant du grand Elie, s'exprime en ces termes : Elie était un homme, sujet aux mêmes misères que nous. (Jacq. V, 17.) Vous le voyez, il infère que le prophète était un homme comme nous, de ce qu'il participait aux mêmes misères. Je suis un homme, est-il dit au livre de la Sagesse, qui éprouve les mêmes disgrâces que vous (Sag. VII, 1); nouvelles preuves que les saints ne sont pas d'une autre nature que le reste des hommes.
Les afflictions des justes nous apprennent aussi quelle est la vraie félicité. Pour vous en convaincre écoutez ce passage de saint Paul : Jusqu'à cette heure nous endurons la faim, la soif, la nudité, les opprobres, les peines et les travaux, nous n'avons point de demeure stable (I Cor. IV, 11) ; et cet autre : Le Seigneur châtie celui qu'il aime, et il frappe de verges tous ceux qu'il reçoit au nombre de ses.en fants. (Héb. XII, 6.) Pouvez-vous entendre ces passages sans vanter la condition, non de ceux qui sont plongés dans les délices, mais de ceux qui sont affligés et tourmentés à cause du Seigneur, sans envier le sort des hommes qui se montrent fidèles à pratiquer la vertu, et à suivre les voies de la piété? Le Prophète s'exprime comme l'Apôtre : Leurs mains, dit-il, sont pleines des fruits de leur iniquité, leurs filles sont parées comme des temples, leurs celliers regorgent de biens, leurs brebis sont fécondes, et sortent des étables pour couvrir les campagnes; leurs murailles n'offrent ni brèche ni ouverture, on n'entend dans leurs places publiques ni plainte ni soupir : on a appelé heureux le peuple qui jouit de cette brillante prospérité. (Ps. CXLIII, 11 à 15.) Et vous, Prophète, que dites-vous ? Heureux est le peuple qui a le Seigneur pour son Dieu. (Ps. CXLIII, 15.) Ce n'est pas, dit-il, celui qui est comblé de richesses dont je vante le bonheur, mais celui qui est décoré de vertus, quoiqu'il soit accablé de maux.
Si, à toutes les raisons que nous venons d'établir il faut en ajouter une nouvelle, je puis dire que plus Dieu nous afflige, plus aussi il nous rend parfaits. L'affliction, dit saint Paul, produit la patience, la patience l'épreuve, l'épreuve l'espérance ; et cette espérance n'est point trompeuse. (Rom. V, 3 à 5.) Vous voyez que l'épreuve produite par l'affliction nous donne l'espérance des biens futurs, et que plus nous sommes affligés, plus nous avons sujet d'attendre un heureux avenir. Aussi le patriarche Abraham disait au riche plongé dans les enfers : Lazare n'a éprouvé sur la terre que des maux, c'est pour cela qu'il reçoit maintenant des consolations. (Luc, XVI, 25.) Il est encore une autre raison, celle dont j'ai parlé souvent ailleurs : c'est que si nous avons contracté quelques souillures, l'affliction les efface. L'or s'éprouve par le feu, dit le Sage, et l'homme que Dieu reçoit au nombre des siens s'éprouve dans la fournaise de l'humiliation. (Eccl. II, 5.) Ce n'est donc pas en vain que je vous disais que les tribulations de la vie présente nous donnent l'espoir de ressusciter un jour, et qu'elles rendent meilleurs ceux qu'elles éprouvent. Disons enfin, pour dernière raison, que nos couronnes et nos récompenses s'embellissent et se multiplient à proportion que nos maux s'accroissent et s'accumulent. Les souffrances de la vie présente, dit saint Paul, n'ont aucune proportion avec cette gloire qui sera un jour révélée en nous. (Rom. VIII, 18.)
Puis donc que nous voyons tant de raisons pour lesquelles les saints sont affligés ici-bas, que nos réflexions nous instruisent nous-mêmes, et apprenons aux autres par notre exemple à souffrir les traverses de cette vie sans trouble et sans murmure. Ainsi, lorsque vous voyez un personnage d'une haute sagesse et d'une grande vertu, un ami de Dieu, gémir sous le poids des maux, ne vous scandalisez point, mon frère. Lorsque vous voyez un homme occupé d'oeuvres spirituelles, échouer, par les intrigues des méchants, dans une entreprise utile, ne soyez ni surpris ni troublé. On ne trouve que trop souvent des personnes faibles qui vous disent: Un tel, allant visiter les saints lieux avec l'intention de soulager les pauvres de Jérusalem, a fait malheureusement naufrage; un autre, au milieu du même projet, est tombé entre les mains des brigands, il atout perdu, il a eu bien de la peine à se sauver lui-même. Que dirons-nous à cela? aucun de ces accidents ne doit nous désespérer, ni ébranler notre foi. Un homme dans le cours d'une pieuse entreprise a fait naufrage; mais il a tout le mérite et recueille tout le fruit de sa bonne oeuvre. Il n'a rien négligé de ce qui était en son pouvoir, il a amassé de l'argent, l'a mis en réserve, l'a pris et s'est embarqué; le malheur qui a fait échouer son dessein ne doit pas lui être imputé. Mais pourquoi Dieu a-t-il permis ce contre-temps ? — C'est afin d'éprouver sa vertu. — Oui, mais ce sont des aumônes (541) perdues pour les pauvres. Prétendez-vous avoir plus de souci des pauvres que Dieu qui les a créés. S'ils sont privés de ce secours , il peut leur en procurer d'ailleurs de plus abondants.
10. N’ayez donc pas la témérité de lui demander raison de sa conduite, glorifiez-le en tout, et croyez qu'il ne permet certains événements que par des vues profondes de sa sagesse. Non-seulement il ménage, comme je viens de le dire, d'autres ressources aux pauvres dont on se proposait de soulager l'indigence, mais encore il éprouve et rend.plus ferme la vertu de celui qui a fait naufrage, et lui prépare une récompense plus abondante. Oui, assurément, rendre grâces à Dieu dans les plus affreux malheurs, est beaucoup plu§ méritoire que de faire l'aumône, et l'on recueille un plus grand fruit du courage qui fait supporter la perte des biens que de la générosité qui les sacrifie aux besoins des indigents. C'est ce que démontre l'exemple de Job. Lorsqu'il était riche, il ouvrait sa maison aux pauvres, il partageait ses biens avec eux. Mais il n'était pas aussi grand lorsqu'il ouvrait sa maison aux pauvres que lorsqu'il en apprenait la chute sans murmurer. Il n'était pas aussi grand lorsqu'il couvrait les misérables de la laine de ses brebis , que lorsqu'ayant appris que le feu du ciel avait fait périr tous ses troupeaux, il en rendait grâces à Dieu. Riche, il exerçait sa bienfaisance; devenu pauvre, il signala: sa sagesse : dans le premier état, il secourait les malheureux; dans le second, il remerciait le Seigneur. Il ne s'est pas dit à lui-même: Quoi donc ! ils sont perdus, ces troupeaux avec lesquels je nourrissais des milliers d'indigents ! Quand je n'aurais pas été digne de conserver mes richesses, ne devaient-elles pas du moins être épargnées pour l'avantage de ceux auxquels j'en faisais part? Il n'a rien dit, il n'a rien pensé de semblable, mais il savait que la Providence divine règle tout pour notre plus grande utilité. Et afin de vous convaincre qu'il porta un coup plus sensible au démon, lorsque, dépouillé de tout, il rendait grâces à Dieu, que lorsqu'étant comblé de biens il en soulageait ses semblables, remarquez que, quand il était riche, le démon pouvait élever des doutes, sans fondement il est vrai, sur sa vertu, il pouvait l'accuser de ne servir le Seigneur que par intérêt; mais lorsqu'il lui eut tout enlevé, et qu'il le vit toujours fidèle à son divin Maître, ce rare exemple de patience lui ferma la bouche, il resta muet, parce qu'alors, sans doute, le juste ne se montrait que plus grand et plus admirable. Oui, je le répète , supporter avec courage et action dé grâces la perte de tous ses biens, est plus méritoire que de faire l'aumône au sein des richesses; je l'ai prouvé par l'exemple de Job, qui étant riche exerçait sa charité envers les hommes, et qui devenu pauvre signala son amour envers Dieu.
Ce n'est pas sans raison que je m'étends sur cette .matière.. Plusieurs se sont vu enlever tous leurs biens, lorsqu'ils en faisaient des aumônes et qu'ils en nourrissaient les veuves; d'autres ont tout perdu par un incendie; d'autres ont essuyé des naufrages; d'autres, après avoir soulagé un grand nombre de pauvres, sont tombés eux-mêmes, par les calomnies et la persécution, dans là misère la plus profonde; à l'indigence se sont jointes les maladies et les infirmités, et personne n'a tenté de les secourir. Afin donc que vous ne répétiez pas ce qu'on dit assez communément Tout est bouleversé,, on ne connaît plus rien dans les choses humaines, ne perdez point de vue les réflexions que nous avons faites; elles suffisent pour arrêter ces plaintes et ces murmures. Un tel, dites-vous, a perdu toute sa fortune lorsqu'il faisait tant d'aumônes. Eh bien ! que s'ensuit-il de là? S'il rend grâces à Dieu pour cette perte, il ne fera que mériter davantage l'amitié de son divin Maître : il ne recevra pas seulement le double comme Job, mais le centuple dans la vie éternelle. S'il souffre ici-bas, le courage à supporter , toutes ses souffrances lui vaudra dans l'autre monde un plus magnifique trésor. C'est parce qu'il l'appelle à des combats plus honorables, que Dieu a permis qu'il passât d'un état d'opulence à la plus extrême pauvreté. Le feu du ciel est tombé sur votre maison, il l'a brûlée tout entière, il a consumé tous vos biens : rappelez-vous ce qui est arrivé à Job, rendez grâces à Dieu qui n'a pas empêché cet accident, quoiqu'il en eût le pouvoir; et vous en serez plus amplement récompensé que si vous eussiez déposé tous vos biens dans les mains des pauvres. Vous êtes réduit à l'indigence, pressé par la faim, exposé à mille périls : rappelez-vous Lazare qui, dans un abandon général, luttait contre la pauvreté, contre la maladie, contre tous les maux, et cela quoiqu'il eût été fidèle à pratiquer la vertu ; rappelez-vous les apôtres qui combattaient contre la faim, la soif et la nudité ; (542) rappelez-vous les prophètes, les patriarches , et tant de justes, qui n'ont pas vécu dans l'opulence et dans les délices, mais dans le besoin, dans l'affliction et dans la détresse.
11. Pénétrez-vous de ces vérités salutaires, et remerciez le Seigneur de ce qu'il vous a accordé ici-bas le partage des saints, de ce qu'il vous a affligé, moins dans des vues de rigueur que par un excès d'amour. Non, jamais il n'aurait permis que les justes éprouvassent de pareils maux, s'il ne les eût tendrement aimés, puisque c'est par l'adversité même qu'il les a rendus plus grands et plus illustres. Rien ne lui est plus agréable que la résignation et l'action de grâces, rien ne lui déplaît autant que les plaintes et les murmures. Ne soyons pas étonnés de toutes les traverses que nous avons à souffrir dans le cours de nos oeuvres spirituelles. Les voleurs n'attaquent pas les maisons où ils ne trouveront que du chaume et de la paille, mais celles d'où ils pourront enlever beaucoup d'or et d'argent; ainsi le démon attaque principalement ceux qui forment de pieuses entreprises. Où est la vertu, là se concentrent les efforts du démon; où est l'aumône, là sévit la haine. Mais nous avons une arme puissante, capable de repousser tous les traits d'un ennemi cruel, cette résignation magnanime qui nous fait rendre grâces à Dieu dans les circonstances les plus fâcheuses. Abel a péri de la main de son frère pour avoir offert au Seigneur les prémices de son troupeau. (Gen. IV. ) Ce n'est point par haine pour le juste qui lui rendait hommage que le Seigneur a permis ce fratricide, c'est plutôt par amour pour lui, c'est pour récompenser et sa piété et son martyre de deux couronnes immortelles. Moïse, en secourant un Israélite injustement opprimé, a couru des risques pour ses jours, et s'est vu obligé de prendre la fuite. (Exod. II.) Dieu l'a permis, afin que vous appreniez quelle est la patience des saints. Si dans nos entreprises spirituelles nous étions assurés de ne souffrir aucun mal, nous aurions d'autant moins de mérite que nous aurions moins à craindre. Mais ce qui rend les justes plus admirables dans l'exécution des oeuvres pieuses, c'est qu'ils n'y renoncent pas malgré les périls qui menacent leurs biens et leur vie, malgré tous les maux qu'ils prévoient, c'est que la crainte de ces maux est incapable de ralentir leur ardeur. Il est, disaient les trois enfants de Babylone, il est dans le ciel un Dieu qui peut nous retirer des flammes de la fournaise; mais quoi qu'il arrive, nous vous déclarons, Prince, que nous n'honorons pas vos dieux, que nous n'adorons pas la statue d'or que vous avez fait élever. (Dan. III, 17 et 18.) De même vous, lorsque vous voulez agir pour le Seigneur, prévoyez tous les dangers et tous les contre-temps qui accompagnent de pareilles entreprises, afin de n'être ni surpris ni troublé lorsqu'ils arriveront. Mon fils, dit le Sage, si vous vous engagez au service du Seigneur, préparez-vous à souffrir. (Eccles. II, 1.) Quiconque se dispose à combattre, ne peut espérer de couronne sans blessure. Entreprenez-vous de lutter contre le démon, ne cherchez pas une vie tranquille et délicieuse. Ce n'est point pour ce monde, mais pour le siècle futur, que Dieu nous a promis le bonheur et la gloire. Lors donc qu'une bonne couvre, faite par vous ou par un autre, n'est payée que par des tribulations, réjouissez-vous et triomphez, puisque ces tribulations sont pour vous le gage d'une plus ample récompense. Ne vous découragez pas, ne vous relâchez pas; que votre ardeur, loin de se ralentir par les obstacles, croisse et s'anime davantage. Tourmentés, lapidés, battus de verges, toujours dans les prisons, les apôtres prêchaient la vérité, non-seulement lorsqu'ils étaient hors des périls , mais ils la prêchaient avec plus d'ardeur au milieu des périls mêmes. On voit Paul prêchant, catéchisant, baptisant, dans la prison, dans les fers, dans le tribunal, dans les naufrages, au milieu des tempêtes, investi de dangers. Imitez ces saints personnages, et lorsque vous avez entrepris de bonnes oeuvres, ne les abandonnez pas, n'y renoncez pas, quelques empêchements que le démon vous suscite. Vous avez peut-être essuyé un naufrage en portant une somme d'argent pour les pauvres; mais Paul, en portant à Rome l'Evangile, plus précieux que tout l'or et tout l'argent du mondé, n'a-t-il pas essuyé lui-même un naufrage, n'a-t-il pas éprouvé mille traverses? J'ai souvent voulu , dit cet Apôtre aux Thessaloniciens, me rendre auprès de vous, mais Satan m'en a empêché. (I Thess. II, 18.) Dieu a permis tous ces obstacles pour faire éclater davantage sa puissance, pour montrer que, malgré tous les empêchements suscités par le démon, la prédication de sa parole se répandait partout, et faisait sans cesse de nouveaux progrès. Aussi saint Paul rendait-il grâces à Dieu en toute chose, parce qu'il (543) savait que les adversités le rendaient plus agréable à son divin Maître; plus il voyait naître de difficultés, plus il redoublait de zèle. Que le défaut de succès dans nos pieuses entreprises ne soit donc qu'un motif pour en former de nouvelles. Ne disons pas: Pourquoi Dieu a-t-il permis les obstacles? Il les a permis afin de vous fournir une occasion de signaler votre amour pour lui et votre zèle. Plus on aime, plus on est ardent à faire ce qui plait à l'objet aimé. L'homme paresseux et lâche succombe dès le premier effort; l'homme actif et courageux s'anime par les difficultés mêmes; la résistance double ses forces, sa fidélité aux intérêts divins s'en augmente, il fait tout ce qui dépend de lui, et rend grâces à Dieu, quel que soit l'événement. Agissons d'après ces principes. La résignation et la patience sont un riche et inépuisable trésor, de fortes et puissantes armes ; l'impatience et les murmures augmentent et multiplient nos pertes, loin de les réparer. Vous avez perdu vos biens, rendez grâces au Seigneur; vous avez gagné votre âme et vous avez acquis de plus abondantes richesses en vous attirant une plus grande affliction de la part de Dieu; si vous vous permettez les murmures et les blasphèmes, vous ne recouvrez pas vos biens, et vous abandonnez votre propre salut, vous sacrifiez votre âme.
Et puisque nous parlons maintenant de blasphèmes, la seule reconnaissance, mes Frères, la seule grâce que je vous demande pour cette instruction, c'est de reprendre publiquement les blasphémateurs (1). Quand vous rencontrerez dans la ville un de ces audacieux, et que vous l'entendrez blasphémer insolemment , faites-lui les plus vifs reproches, et même, s'il le faut, faites-lui l'affront de le frapper sur la joue; vous ne pouvez employer votre main à une oeuvre plus sainte. Que si l'on vous traîne devant le juge comme ayant insulté un citoyen, paraissez hardiment devant le tribunal, et dites pour toute défense, que vous avez vengé le Roi suprême dont on blasphémait le saint nom. Eh ! si l'on punit ceux qui traitent avec irrévérence le nom du prince, combien plus ne doit-on pas châtier quiconque se porte au même excès envers le Seigneur? C'est un crime public , c'est une injure commune contre
1 Il fallait que les blasphémateurs se portassent à de grands excès, et que les magistrats fussent bien négligents à les réprimer, pour que saint Jean Chrysostome, dont le zèle était toujours dirigé parla douceur et par la prudence , se déterminât à donner les avis qui suivent.
laquelle nous devons nous élever tous. Que les Juifs et les Gentils apprennent que les chrétiens veillent au bon ordre dans la ville, dont ils sont les sauveurs , les protecteurs et les docteurs. Que les hommes insolents et pervers sachent qu'ils doivent redouter les serviteurs de Dieu, afin que, s'ils veulent proférer des blasphèmes, ils soient plus circonspects et plus timides, ils craignent qu'un chrétien ne les entende et ne punisse sur-le-champ leur impiété. Ne vous rappelez-vous pas le courage intrépide de saint Jean? n'avez-vous pas lu avec quelle hardiesse il dit publiquement à un prince infracteur des lois du mariage? Il ne vous est pas permis d'avoir la femme de Philippe votre frère. (Marc, VI, 18.) Ce n'est ni un prince, ni un magistrat que je vous conseille de reprendre; ce n'est pas pour venger le mépris de la sainteté du mariage, ni les outrages faits à un de vos semblables, que j'anime votre zèle; non, ce que je vous demande est moins difficile, je vous exhorte à corriger un de vos égaux qui insulte votre divin Maître. Si je vous commandais de punir les princes et les magistrats de leurs prévarications, vous diriez que je perds la raison ; et cependant saint Jean l'a fait, et si saint Jean l'a fait, un autre peut le faire. Néanmoins, ne vous en prenez qu'à vos égaux, et dussiez-vous périr dans cette .religieuse entreprise, loin de reculer, courez avec joie à cette espèce de martyre. On n'exigeait pas de saint Jean qu'il sacrifiât aux idoles; mais ne pouvant garder le silence lorsqu'il voyait de saintes lois outragées, il sacrifia sa tête, et c'est pour cela qu'on- doit le regarder comme un vrai martyr. Combattez comme lui pour la justice jusqu'à la mort, et le Seigneur vous secondera. N'allez point me dire: Que me font les discours de ce particulier? il n'y a rien de commun entre lui et moi. Le démon est le seul avec lequel nous n'ayons rien de commun; nous avons mille choses communes avec tous les hommes. Participant de la même nature, habitant la même terre, nourris des mêmes aliments, nous avons le même Maître, les mêmes lois, les mêmes espérances. Ne disons donc pas que nous n'avons rien de commun avec eux. Ce sont des paroles froides, ou plutôt des paroles criminelles, qui ne peuvent venir que du démon; c'est une pensée cruelle qui ne peut être inspirée que par cet esprit impur. Ne nous permettons pas un pareil langage, occupons-nous du salut de nos frères. Je vous promets et je vous affirme (544) que si tous ceux qui m'entendent, qui sont la moindre partie de la ville, mais la plus pieuse, veulent se partager le salut de leur prochain, on verra bientôt la réforme de toute la ville d'Antioche. Si un seul homme zélé est capable de ramener tout un peuple, que ne doit-on pas attendre du zèle d'un si grand nombre de personnes? Oui, si beaucoup de nos frères se perdent, c'est à notre négligence, c'est à notre faiblesse qu'il faut s'en prendre. Que dans une querelle violente on voie deux hommes aux mains, on accourt pour les séparer; qu'un animal trop chargé tombe, on le relève: et l'on voit tranquillement ses frères courir à leur perte ! Un homme succombe sous le poids de sa colère, il tombe dans le blasphème; approchez de lui charitablement, relevez-le par d'utiles réprimandes, par une rigueur salutaire, employez tour à tour la douceur et la force. Si nous savons nous régler nous-mêmes, et nous occuper du salut d'autrui, nos frères qui se seront corrigés nous en aimeront davantage, et, ce qui doit être pour nous le principal motif, nous jouirons des biens réservés à la vertu courageuse. Puissions-nous les obtenir, ces, biens, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui et avec qui soient, au Père et à l'Esprit-Saint, la gloire, la force et l'empire, maintenant et toujours, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
DEUXIÈME HOMÉLIE.
ANALYSE. La moitié de cette homélie roule sur la circonstance malheureuse ou se trouvait la ville ; l'orateur en fait la peinture la plus touchante dans un style qu'on trouvera peut-être trop plein d'images pour un homme affligé; mais l'orateur, rempli de la lecture de l'Ecriture sainte, et surtout des prophètes, emprunte leur langage pour déplorer la triste situation de sa patrie. — Il s'efforce de ranimer le courage de ses auditeurs abattus: il leur reproche de n'avoir point profité de sa dernière instruction : négligence à laquelle il impute les excès sur lesquels ils gémissent maintenant. — Ensuite (et c'est comme la seconde partie de son discours) il entreprend d'expliquer un passage de saint Paul , par lequel il montre d'une manière fort étendue l'incertitude et les inconvénients des richesses, les avantages de la pauvreté, qu'il établit surtout en comparant le pauvre au riche dans les principales circonstances de la vie. — Il finit par un magnifique éloge du prophète Elie , qui, au sein de la pauvreté, ne possédant qu'un seul manteau, jouissait de la plus grande considération.
1. Que dirai-je, mes frères, et de quoi vous entretiendrai-je dans ces jours de tristesse? ce sont des larmes qu'il faut aujourd'hui, et non des paroles ; des lamentations, et non des discours; il faut adresser des voeux au Ciel, et non des instructions aux hommes : tant est grave l'attentat dont nous nous sommes rendus coupables! tant le coup affreux que nous nous sommes porté à nous-mêmes, supérieur à tout remède humain, ne peut être guéri que par un secours céleste ! Ainsi après avoir tout perdu, Job était assis sur un fumier; ses amis étant accourus au bruit de ses malheurs, du plus loin qu'ils l'aperçurent, ils déchirèrent leurs vêtements , se couvrirent de cendre et poussèrent des cris lamentables (Job, II, 12.) Toutes les villes d'alentour devraient accourir de même vers notre cité, gémir sur l'événement qui nous désole, et partager nos douleurs. Job était alors assis sur un fumier, aujourd'hui notre ville est comme enveloppée d'un vaste filet. Le démon alors avait exercé sa rage sur tous les troupeaux, sur tous les biens de l'homme juste; aujourd'hui il s'est déchaîné contre notre ville entière. C'est Dieu qui dans l'une et l'autre circonstance a laissé un libre cours à la malice de cet esprit impur; il voulait donner plus d'éclat à la vertu du juste par la grandeur des épreuves, il veut nous rendre plus sages par l'excès de l'affliction. Qu'il me soit donc permis de gémir sur nos maux présents ! je me suis tu pendant sept jours comme les amis de Job (Job, II, 13), je puis donc enfin rompre le silence, et déplorer les malheurs communs.
Hélas ! quel ennemi jaloux de notre bonheur a porté envie à nos prospérités? D'où est venu le triste changement dont nous sommes les témoins ? Rien jusqu'alors de plus majestueux que notre cité; rien de plus déplorable que sa (546) situation actuelle. Ce peuple si doux, si bien réglé; ce peuple, comme un coursier généreux, dressé par un écuyer habile, si docile à la voix et à la main de ses chefs, est devenu tout à coup rebelle au point de se livrer à des excès inouïs et sans exemple. Je pleure maintenant et je gémis moins sur la rigueur de la peine dont nous sommes menacés, que sur la fureur à laquelle nous nous sommes abandonnés sans réserve. Oui, quand même le Prince ne serait pas animé contre nous, quand il ne serait pas irrité, quand il ne songerait pas à nous punir, pourrions-nous, dites-moi, supporter la honte de nos emportements criminels? La douleur qui m'accable ne me laisse pas la liberté de vous instruire; je ne puis que gémir et pleurer, à peine ai-je le courage d'ouvrir la bouche et de proférer quelques mots; tant l'excès de l'affliction, comme un frein, enchaîne ma langue et arrête mes paroles ! Quoi de plus heureux naguère encore que notre ville ! quoi de plus malheureux aujourd'hui et de plus à plaindre ! Semblables à des abeilles qui bourdonnent autour de leur demeure, on voyait tous les jours une foule d'habitants remplir et parcourir la place publique ; tous nos voisins admiraient cette immense multitude qui donnait la vie à notre cité. Mais cette cité florissante est devenue tout à coup déserte ; une frayeur mortelle nous chasse tous et nous éloigne comme la fumée chasse les abeilles. Ce que le prophète Isaïe disait de Jérusalem en déplorant son désastre, ne s'est que trop vérifié à notre égard : Notre ville est comme un térébinthe dépouillé de ses feuilles, et comme un jardin sans eau. (Is. I, 30.) Un jardin qui ne reçoit plus les eaux salutaires qui l'arrosaient, ne montre que des arbres desséchés, sans feuilles et sans fruits; telle est maintenant Antioche : parce qu'elle ne reçoit plus aucun secours d'en-haut, la voilà changée en une vaste solitude , et presque tous ses habitants ont disparu. Notre patrie, qui offrait à tous les yeux un spectacle si beau , n'est plus qu'un objet affligeant pour la vue. Tous fuient le sol qui les a nourris comme un filet et un piège , tous l'abandonnent comme un gouffre et un abîme, tous s'éloignent comme dans un incendie. Lorsqu'une maison est embrasée, non-seulement ceux qui l'habitent, mais encore tous les voisins, se retirent avec précipitation, et chacun s'empresse de sauver sa personne, Ainsi, maintenant que la colère de l'empereur, comme un incendie fatal, menace de venir bientôt fondre sur nous, chacun s'empresse de se retirer et de sauver ses jours, avant que le feu gagnant de proche en proche n'arrive jusqu'à lui.
Nos calamités, quoique trop réelles, ont quelque chose d'étrange et d'incroyable. Sans que l'ennemi nous poursuive, nous fuyons; sans avoir livré de combat, nous abandonnons notre pays, comme si nous étions emmenés en captivité ; sans avoir soutenu les assauts des barbares, sans avoir vu la face de l'ennemi, nous éprouvons les mêmes maux que les captifs d'un vainqueur superbe. Tous les peuples voisins apprennent maintenant nos disgrâces nos citoyens fugitifs qui sont reçus dans leurs murs , les instruisent du coup funeste qui vient de nous être porté.
2. Mais le bruit que notre calamité fait dans le monde ne m'afflige pas, je n'en rougis pas. Ah ! que toutes les villes voisines apprennent les malheurs de notre cité, afin que, partageant l'affliction de cette métropole, elles élèvent de concert leurs voix vers le Souverain des cieux, et que toutes d'un commun accord lui demandent le salut de leur mère commune. Antioche, il n'y a pas longtemps, a été agitée par un tremblement de terre; aujourd'hui les coeurs de ses citoyens sont livrés à de violentes inquiétudes : alors c'étaient les fondements des maisons qui étaient ébranlés; aujourd'hui ce sont les âmes des habitants que secoue une commotion terrible. La mort se présente chaque jour à nos yeux : nous vivons dans de continuelles terreurs; et plus misérables que des criminels qui attendent dans la prison l'exécution de leur sentence, nous éprouvons dans toute sa rigueur le supplice du fratricide Caïn. Le siège que nous essuyons est d'un genre tout à fait nouveau, il est bien plus cruel que les sièges ordinaires : ceux qui sont investis par l'ennemi, renfermés dans leurs murs, ne sont exclus que des dehors de leur ville. Pour nous, renfermés chacun dans l'intérieur de nos maisons, nous n'osons pas même nous montrer dans la place publique; et comme des assiégés ne peuvent impunément sortir de leurs remparts par la crainte des ennemis qui les environnent, de même le plus grand nombre de nos citoyens ne peuvent sortir impunément, ni paraître en public, parce qu'ils redoutent ces hommes qui de tous côtés observent les (547) innocents comme les coupables, les enlèvent du milieu de la place, et traînent tout le monde ! sans distinction devant les tribunaux. Aussi les personnes libres sont-elles retenues et comme enchaînées au fond de leurs demeures avec leurs esclaves: Qui a été arrêté aujourd'hui? qui a été traîné en prison? qui a subi le supplice? demandent-elles sans cesse avec inquiétude, désirant d'apprendre ces nouvelles, dans le plus grand détail, de la bouche de ceux par qui elles peuvent être instruites sans danger, obligées chaque jour de déplorer les malheurs d'autrui, tremblant pour elles-mêmes, mourant à chaque instant de frayeur, et plus malheureuses que si elles étaient mortes réellement.
Celui qui par hasard se trouve à l'abri de ces craintes et de ces alarmes, veut-il se rendre dans la place publique, les tristes objets qu'il y rencontre le forcent bientôt de rentrer dans sa maison. Un ou deux hommes qui, la tête baissée , marchent d'un air morne et taciturne, voilà tout ce qu'il aperçoit dans ce même lieu où peu de jours auparavant les citoyens se rassemblaient en foule comme les flots de la mer. Toute cette multitude est maintenant disparue ; et de même qu'une vaste campagne dépouillée du plus grand nombre de ses arbres, n'offre plus qu'un spectacle aussi déplaisant qu'une tête qui a perdu la plus grande partie de sa chevelure : ainsi le sol de notre ville dont la plupart des habitants se sont enfuis, et où l'on ne voit plus que quelques hommes épars, est devenu un objet pénible à voir et qui répand sur les yeux du spectateur comme un nuage de tristesse. La terre que nous habitons, le ciel même, semble avoir changé pour nous de nature, et le soleil ne paraît plus briller de son éclat ordinaire. Non que les éléments ne soient plus les mêmes, mais nos yeux obscurcis par la douleur ne sont plus disposés de même pour recevoir l'éclat des rayons qui les frappent. Ainsi nous voyons s'accomplir ce que disait autrefois un prophète dans ses lamentations : Le soleil se couchera pour eux en plein midi, et le jour sera converti en ténèbres. (Amos, VIII, 9.) Ce n'est pas que l'astre qui nous éclaire se cachât, ni que le jour disparût; mais, des hommes plongés dans l’affliction ne pouvaient voir, même en plein midi, la lumière, que la tristesse, comme un nuage épais, dérobait à leurs regards; et telle est notre situation actuelle. De quelque côté que nous tournions les yeux, soit que nous les jetions sur le sol de la ville, sur ses murs, sur ses colonnes; soit que nous les promenions sur les objets d'alentour, nous ne croyons plus voir qu'une nuit affreuse, une obscurité profonde tant la plus extrême consternation règne et domine partout ! Un morne silence, une solitude pleine d'horreur, ont remplacé l'agréable tumulte d'une multitude en mouvement ; et comme si tous les citoyens avaient été ensevelis sous terre , ou changés en statues de pierre , toute la ville maintenant muette , toutes les langues comme enchaînées par le malheur qui nous opprime, présentent partout le calme triste, morne et lugubre que laissent après elles les dévastations d'un ennemi dont le fer et la flamme ont tout ravagé et tout consumé. C'est bien aujourd'hui qu'on peut s'écrier avec le Prophète : Appelez les femmes qui pleurent dans les funérailles; faites venir les plus habiles (1). {Jér. IX, 17.) Que tous les yeux, comme des fontaines, s'ouvrent pour verser des larmes en abondance. Collines, affligez-vous; lamentez-vous, montagnes. Invitons toutes les créatures à prendre part à nos disgrâces. Une ville puissante, la capitale de tout l'Orient, est peut-être à la veille d'être effacée de dessus la terre. Celle qui comptait dans son sein un nombre infini d'enfants, a perdu tout à coup ses enfants, et se voit entièrement délaissée. Eh ! qui pourrait la secourir dans ses maux? Celui que nous avons outragé n'a point d'égal en ce monde; c'est l'Empereur élevé au-dessus de tous les hommes, le chef de tous les mortels. Recourons d one au Souverain des cieux, et implorons son assistance. Non, si le secours d'en-haut nous manque, notre malheur est sans remède.
3. J'aurais voulu terminer ici mon discours, car ceux dont l'âme est oppressée par la douleur, n'aiment pas à s'étendre en longs discours ; comme une nuée épaisse venant à couvrir la surface du soleil nous dérobe tout son éclat, de même, lorsqu'un nuage de tristesse enveloppe notre âme, il ferme le passage aux paroles, il les étouffe, et les retient au dedans de nous; effet qui s'opère également dans celui qui écoute et dans celui qui parle. Le même obstacle qui empêche que la parole ne sorte de la bouche de l'un avec sa facilité ordinaire , fait qu'elle ne peut s'introduire dans le coeur de l'autre avec l'efficacité qui lui est propre.
1 On louait chez les Hébreux , ainsi que chez les Romains , des femmes pour pleurer dans les funérailles.
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Ainsi les Juifs opprimés par un roi cruel, assujettis à des travaux pénibles, n'avaient pas le courage d'entendre Moïse qui les entretenait souvent de leur délivrance (Exod. VI, 9), parce que la tristesse fermait leurs coeurs et leurs oreilles à tous les discours. J'aurais donc voulu moi-même terminer ici ce que j'avais à vous dire; mais quand je viens à considérer que le nuage qui par sa nature intercepte quelquefois les rayons du soleil, cède souvent lui-même aux rayons de cet astre, qui le pénètre peu à peu, le divise, et se découvrant enfin tout entier, se montre à nos regards dans toute sa splendeur : j'espère que mon discours produira aujourd'hui chez vous le même effet; que, pénétrant vos âmes par une chaleur utile, il s'y arrêtera quelques moments, dissipera le nuage de tristesse qui les obscurcit, et par des instructions solides leur rendra enfin la paix et la sérénité. Prêtez-moi donc, je vous supplie, quelque attention, ne fermez pas l'oreille à mes paroles, écartez un peu la douleur qui vous accable. Reprenons notre ancienne habitude, et montrant ici le même zèle que nous montrâmes toujours, jetons toutes nos peines dans le sein de Dieu. Cette confiance en son secours pourra mettre fin à nos disgrâces, et s'il voit que nous écoutons attentivement sa parole , que la rigueur des temps ne diminue rien de notre application à la méditer, il s'empressera de nous recevoir sous sa protection, il fera succéder le calme à la tempête. Le chrétien a cet avantage sur les infidèles; qu'il supporte courageusement le malheur, et que, soutenu par l'espérance des biens futurs, il se met au-dessus de tous les maux de cette vie. Appuyé sur la pierre ferme, le fidèle ne peut être renversé par les vagues qui viennent l'assaillir. Oui, à quelque hauteur que s'élèvent les flots de la tentation , ils ne peuvent arriver jusqu'aux pieds de celui qui est placé dans un lieu élevé, à l'abri de tous leurs assauts. Ne nous laissons donc pas abattre : le Dieu qui nous a créés est plus occupé de notre salut que nous-mêmes; nous ne veillons pas à ce qu'il ne nous arrive aucun mal autant que ce même Dieu qui nous a donné une âme, et avec elle tous les avantages dont notre nature est susceptible. Que ces espérances vous soutiennent, et vous fassent écouter nos instructions avec votre empressement ordinaire.
Dernièrement je vous entretins assez longtemps sur une matière importante: vous me suiviez tous avec la plus grande attention sans rien perdre de ce que je vous disais. Je vous rends grâce de cette ardeur à m'écouter, et je la regarde comme une des récompenses de mes travaux. Mais je vous en demandais encore une autre, vous vous le rappelez, sans doute
et que vous demandais-je? de reprendre publiquement et de punir les blasphémateurs, de réprimer ces hommes dont les actions et les paroles outragent la Divinité. Ce n'était pas de moi-même que je vous tenais ces discours, c'était Dieu, à qui l'avenir est connu, c'était Dieu lui-même qui offrait ces réflexions à vos esprits. En effet, si dès lors nous avions puni ces audacieux coupables, ce que nous voyons maintenant ne serait pas arrivé. Quand nous aurions couru des risques pour nos jours en cherchant à les faire rentrer dans l'ordre, n'aurait-il pas mieux valu essuyer de leur part des violences qui nous auraient mérité la couronne du martyre, que de craindre aujourd'hui et de trembler à cause de leurs excès., et d'attendre la mort à chaque instant? La faute n'est l'ouvrage que d'un petit nombre, et la responsabilité en retombe sur toute la ville. Nous sommes tous dans la frayeur pour quelques criminels, nous subissons tous la peine de leurs emportements. Si nous avions arrêté le mal dans le principe , et que nous les eussions obligés de s'éloigner; si du moins nous avions travaillé à les corriger, à guérir des membres malades, nous ne serions pas aujourd'hui en proie à ces mortelles alarmes. Nos citoyens en général, je le sais, sont par eux-mêmes sages et honnêtes : ce sont de misérables étrangers, des gens sans aveu, venus d'autres pays chez nous, hommes perdus, et scélérats déterminés; ce sont eux qui ont commis l'attentat dont nous gémissons. Aussi je ne cessais de crier contre les coupables , d'élever la voix pour vous dire : Punissons les excès des blasphémateurs , travaillons à les corriger s'il est possible, occupons-nous de leur salut quand même ce soin nous exposerait à la mort. La réforme nous procurera de grands avantages. Ne laissons pas outrager le Maître de l'univers. Notre négligence à arrêter le désordre pourrait jeter la ville dans quelque affreuse calamité voilà ce que je disais, et vous voyez ce qui est arrivé, vous voyez combien nous sommes punis de notre indifférence.
4. Vous avez laissé outrager Dieu , et Dieu a permis qu'on outrageât le prince. Nous appréhendons tous en ce moment de subir le dernier (549) supplice, terreur qui est la juste punition de notre mollesse. Etait-ce donc à tort et sans motif que je vous avertissais, que j e vous fatiguais, que je vous importunais ? Mes avertissements et mes importunités n'ont rien produit alors; agissons du moins aujourd'hui, et devenus sages par le malheur, réprimons les excès des coupables, fermons la bouche des blasphémateurs; ce sont des sources de mort qu'il faut supprimer sans délai. Opérons d'utiles réformes, et nous verrons s'évanouir les maux qui accablent notre ville. L'église, non , l'église n'est pas un théâtre où l'on doive venir entendre des discours agréables. Il faut sortir d'ici éclairé et touché, il faut emporter de nos assemblées, non une satisfaction frivole, mais des avantages solides. C'est en vain que vous venez nous entendre, si, après avoir goûté un plaisir passager, vous vous retirez sans recueillir d'ailleurs aucun fruit de nos discours. A quoi me servent vos louanges, vos cris d'admiration, vos applaudissements? Mes paroles justifiées par vos oeuvres, voilà mon éloge : et ce ne sera point quand vous vous bornerez à une admiration stérile, mais quand vous agirez avec ardeur, que je serai satisfait, et que j'aurai lieu de m'applaudir moi-même. Que chacun corrige donc son prochain : Edifiez-vous les uns les autres, dit saint Paul. ( I Thess. V, 11 .) Si nous négligeons ce précepte, les fautes de chaque particulier plongeront toute la ville dans les plus horribles disgrâces. Vous le voyez, quoique nous n'ayons eu aucune part à l'attentat qui vient d'être commis, nous éprouvons les mêmes terreurs que les coupables, nous tremblons que le prince ne nous enveloppe tous dans son juste courroux. Et il ne suffit point, pour nous justifier, de dire : Je n'étais pas présent, je n'ai été ni complice ni participant de la révolte: vous serez puni pour cela même, vous subirez les derniers châtiments parce que vous n'étiez pas présent, que vous n'avez pas empêché le désordre, que vous n'avez pas réprimé les séditieux, que vous ne vous êtes pas exposé pour l'honneur du prince. Vous n'avez point participé à la révolte, je vous loue et je vous approuve; mais vous n'en avez point arrêté les fureurs, et en cela vous méritez des reproches. On nous fera les mêmes réponses par rapport à Dieu, si nous voyons d'un oeil indifférent les outrages faits à sa Majesté divine. Le serviteur qui avait enfoui son talent (Matth. XXV, 24), ne fut pas jugé pour des fautes personnelles, puisqu'il avait rendu tout son dépôt; il fut jugé pour ne l'avoir point fait valoir, pour ne l'avoir point déposé à la banque : c'est-à-dire, c'est pour n'avoir point instruit son prochain, pour ne l'avoir point averti, repris, conseillé, pour n'avoir point corrigé les méchants dans le crime, c'est pour cela qu'il a été condamné sans miséricorde aux plus cruels supplices. J'espère qu'à présent du moins vous aurez le courage de reprendre les blasphémateurs, et que vous ne souffrirez plus que Dieu soit outragé. Vous n'avez pas même besoin qu'on vous exhorte, et les tristes événements dont nous avons été les témoins, ne sont que trop propres à persuader aux plus insensibles de s'occuper à l'avenir de leur propre salut.
Mais il est temps d'alimenter vos âmes de la nourriture ordinaire, de la nourriture sacrée que nous fournissent les Epîtres de saint Paul. Nous allons vous servir pour mets spirituel les paroles saintes dont vous avez entendu la lecture. Quel est donc le passage qui nous a été lu aujourd'hui? Avertissez, dit l'Apôtre, les riches de ce siècle de ne pas se livrer à l'orgueil. (I Tim. VI, 17.) Quand il dit les riches de ce siècle, il veut faire entendre qu'il est d'autres riches, les riches du siècle futur, tels que Lazare, qui était pauvre dans cette vie, et qui est riche dans l'autre; qui possède pour toujours, non de l'or, de l'argent, ni toutes ces matières que le temps corrompt et détruit, mais ces biens ineffables que l'oeil n'a pas vus, que l'oreille n'a pas entendus, et que l'esprit de l'homme ne peut comprendre (I Cor. II, 9); car la vraie richesse, la véritable opulence, consiste à jouir de ces biens qui ne peuvent recevoir ni altération, ni changement. Ce n'était pas ainsi qu'était riche, ce riche superbe et cruel qui dédaignait Lazare ; dans ce sens il était le plus pauvre des mortels; aussi lorsque plongé dans les enfers il ne demandait qu'une goutte d'eau, il ne put l'obtenir, tant l'indigence où il se vit alors était extrême ! L'Apôtre a donc appelé ces sortes de riches, les riches de ce siècle, parce que leurs richesses s'évanouissent avec la vie présente. Non, elles ne vont pas au delà de cette vie, elles ne les accompagnent pas lorsqu'ils en sortent ; souvent même elles les abandonnent avant ce dernier voyage ; et c'est ce que veut dire le même Apôtre quand il ajoute : Et de ne pas compter sur l'incertitude des richesses. (I Tim. VI, 17.) Rien, sans doute, rien d'aussi peu sûr que les (550) richesses. L'argent, je l'ai dit plus d'une fois, et je ne cesserai de le répéter, l'argent est un esclave fugitif, ingrat et perfide ; quand on le chargerait de mille liens, il emporte ses liens et s'enfuit. En vain ceux qui le possèdent doublent-ils les portes et les serrures pour l'enfermer, vainement ils apposent des gardes pour empêcher qu'on ne l'enlève, il séduit ses gardes mêmes, et, les entraînant comme sa chaîne, il s'enfuit avec eux, en sorte qu'on ne gagne rien à le faire garder. Quoi de moins sûr que les richesses ? je le répète. Quoi de plus malheureux que ces hommes qui prennent tant de peines et de soins pour augmenter une possession aussi passagère et aussi peu solide, sans écouter ce que dit le Prophète: Malheur à ceux qui s'appuient sur leurs forces, et qui se glorifient de la multitude de leurs richesses! (Ps. XLVIII, 7.) Pourquoi malheur au riche ? Il amasse, dit le même David, et il ignore pour qui il amasse. (Ps. XXXVIII, 17.) Le travail est certain, la jouissance incertaine. Souvent vous travaillez et vous vous fatiguez pour vos ennemis. Souvent après votre mort, votre héritage passe à ceux qui vous ont fait et qui ont cherché à vous faire le plus de mal, à vous donc les crimes qu'il a coûtés, à d'autres la jouissance qu'il peut procurer.
5. Mais il est à propos d'examiner pourquoi l'Apôtre ne dit pas : Avertissez les riches de ce siècle de ne point s'enrichir, avertissez-les de se réduire à la pauvreté, avertissez-les de se dépouiller de leurs biens; mais : Avertissez-les de ne point se livrer à l'orgueil. C'est qu'il était convaincu que là source et le principe de l'attachement aux richesses, c'est l'orgueil, et que si l'on savait se modérer, on ne se donnerait point tant de peine pour augmenter sa fortune; car, je vous le demande, pourquoi le riche se fait-il accompagner de tant d'esclaves, de tant de parasites, de tant de flatteurs? pourquoi enfin tout ce faste dont il s'environne ? Ce n'est que par orgueil et non pour le besoin, c'est afin de donner aux autres hommes une plus magnifique idée de lui-même. Le même apôtre savait encore que les richesses ne sont pas défendues, si l'on s'en sert uniquement pour le besoin. Ce n'est pas le vin qui est un mal, c'est l'ivresse; de même ce n'est pas la richesse qui est un mal, mais la cupidité et l'avarice. Ne confondons pas le riche avec l'avare. L'avare n'est pas riche l'avare est toujours dévoré de désirs ; or, celui qui désire toujours ne sera jamais dans l'abondance. L'avare est le gardien, non le possesseur de ses richesses; il en est l'esclave, non le maître. Il donnerait plutôt de son sang que de l'or qu'il a enfoui; cet or est pour lui un dépôt qu'il retient et qu'il garde avec autant d'attention que si on lui défendait d'y toucher. Il use aussi peu de ses possessions que si elles lui étaient étrangères; et elles lui sont vraiment étrangères ; car des biens dont il ne pourrait se résoudre à faire part aux autres, dont il ne voudrait pas soulager les besoins de l'indigence, de quelque punition qu'on menaçât son avarice, peut-on dire que ses biens lui appartiennent ? peut-on dire qu'il ait la possession d'une fortune dont il n'a pas même la libre jouissance ? J'ajoute que saint Paul n'est pas dans l'usage de donner à tous les mêmes préceptes, mais qu'il condescend à la faiblesse de ceux qui l'écoutent, comme a fait Jésus-Christ. Ce divin Maître ne dit pas tout d'abord au riche qui vient le trouver pour l'interroger sur la vie éternelle : Allez, vendez tous vos biens; mais avant d'émettre ce conseil, il lui donne d'autres préceptes. Et lorsque ce même riche, l'interrogeant de nouveau, lui demande ce qu'il lui reste à faire, il ne lui dit pas absolument Vendez tous vos biens, mais : Si vous voulez être parfait, allez, vendez ce que vous possédez. (Matth. XIX, 21.) J'abandonne à votre choix cette démarche, je vous en laisse le maître, je , ne vous en fais pas un précepte absolu. De même saint Paul ne parle pas aux riches de pauvreté, mais d'humilité, pour se prêter à la faiblesse de ses auditeurs, et parce qu'il savait que la modération les ferait bientôt renoncer à l'orgueil et à l'empressement de s'enrichir. Après les avoir avertis de ne pas se livrer à l'orgueil, il leur montre le moyen d'éviter cette passion ; et quel est ce moyen ? c'est de leur faire connaître la nature des richesses, de leur apprendre combien elles sont incertaines et peu sûres. Aussi , au premier précepte en ajoute-t-il un second : Et de ne pas compter sur l'incertitude des richesses.
Celui-là est riche, non qui possède beaucoup, mais qui donne beaucoup. Abraham était riche, il n'était pas avare. Il n'enviait pas la maison et les biens de son prochain; mais il se plaçait comme en sentinelle pour examiner s'il ne passerait pas quelque étranger ou quelque pauvre, afin de soulager un indigent ou d'accueillir un voyageur. Il n'habitait point (551) sous des lambris dorés, mais dans une tente dressée au pied d'un chêne, dont le feuillage le mettait à l'abri , et cette demeure simple était plus noble, plus auguste, plus distinguée que les palais des rois. Quel est le roi qui ait reçu des anges dans son palais? Abraham a reçu des esprits célestes dans une tente rustique, dans une habitation faite à la hâte : glorieux privilège dont il a été redevable, non à l'éclat de son domicile, mais aux vertus qui décoraient son âme, et aux richesses précieuses renfermées au dedans de lui-même. A l'exemple de ce patriarche, répandons nos biens dans le sein des pauvres, décorons nos âmes plutôt que nos maisons. Eh ! n'est-il pas honteux de couvrir nos murs de marbres inutiles, et de laisser Jésus-Christ même marcher nu? A quoi vous servent, dites-moi, vos demeures magnifiques? vous ne les emportez pas avec vous ; votre âme seule fera le voyage. Dans le péril qui nous presse maintenant , que nos édifices superbes nous garantissent et nous mettent à l'abri ! non, ils ne le pourraient pas. Vous m'êtes témoins de ce que je dis, vous qui abandonnez vos maisons pour vous retirer dans les déserts, vous qui redoutez vos propres demeurés comme des filets et des pièges. Que nos richesses viennent maintenant à notre secours, mais elles sont inutiles dans les circonstances fâcheuses où nous nous trouvons. Or, si pour fléchir le courroux d'un mortel, elles ont si peu de pouvoir, à plus forte raison n'en auront-elles aucun devant le tribunal incorruptible du souverain Juge. Si lorsqu'un homme est irrité, l'or ne nous sert de rien, à quoi nous servira-t-il, et quelle sera sa vertu pour apaiser la colère d'un Dieu qui n'a aucun besoin de nos richesses? Bâtissons-nous des maisons pour nous procurer des asiles, et non pour satisfaire notre vanité. Ce qui excède le nécessaire est superflu, et par conséquent incommode. Vous prenez une chaussure trop large; elle vous embarrasse et vous empêche de marcher; ainsi une maison trop vaste vous empêche d'avancer vers le ciel. Voulez-vous vous construire de grandes et magnifiques demeures, je ne m'y oppose pas; mais que ce ne soit point sur la terre. Construisez-vous dans le ciel des tentes où vous puissiez recevoir vos frères, des tentes inaltérables et indestructibles.
D'où vient cette fureur à poursuivre des biens fugitifs et terrestres? Rien de si perfide que les richesses. Elles sont aujourd'hui avec vous, demain elles seront contre vous; elles provoquent de tous côtés l'envie; ce sont des ennemis domestiques, des compagnons dangereux. Vous m'êtes témoins que je dis vrai, vous qui enfouissez et qui cachez avec tant d'inquiétude votre or et votre argent, cet or et cet argent qui vous exposent maintenant aux plus affreux périls. Les pauvres, vous le voyez, sont exempts de soucis et libres d'inquiétude, tandis que les riches éprouvent mille embarras, et vont cherchant de toute part en quel lieu ils pourront enfouir leur or, à quelles mains ils pourront le confier. Eh ! pourquoi, riches du siècle, pourquoi chercher de malheureux mortels comme vous? Jésus-Christ est prêt à recevoir votre or et à vous garder ce dépôt. Que dis-je, il est prêt à le garder? il le fera profiter même, il vous le rendra avec usure sans que personne puisse l'enlever de ses mains. Et il ne se contente pas de garder vos richesses, il vous paie d'avoir bien voulu les lui confier, en vous mettant à l'abri des dangers auxquels elles vous exposent. Les hommes qui reçoivent nos dépôts exigent notre reconnaissance pour le soin qu'ils prennent de les garder . Jésus-Christ, au contraire, loin d'exiger de vous aucun retour, est reconnaissant lui-même d'avoir reçu vos dépôts, et ne vous demande aucune récompense pour garder vos richesses.
6. Serions-nous donc excusables, si, négligeant de nous adresser à Celui qui peut garder nos trésors, qui même nous est obligé des soins qu'il se donne, qui paie notre confiance en nous comblant des plus grandes faveurs, de faveurs ineffables; si, dis-je, négligeant de nous adresser à Jésus-Christ, nous remettions ces mêmes trésors à des hommes faibles, qui veulent qu'on leur ait obligation, et qui ne rendent jamais que le dépôt tel qu'ils l'ont reçu ?
Vous êtes étranger et voyageur ici-bas, votre patrie est dans le ciel : transportez-y tous vos biens, afin de jouir dès ce monde de la récompense qui vous est réservée dans l'autre. Celui qui, soutenu par de grandes espérances, étend ses vues dans l'avenir, goûte dès cette vie les douceurs du royaume céleste. Rien de plus propre à guérir votre âme et à la perfectionner, que de vivre dans l'espoir des biens futurs, et de transporter dans le ciel vos richesses pour vous occuper avec toute l'attention convenable de la partie la plus précieuse de (552) vous-même. Ceux qui s'appliquent uniquement à embellir leur maison terrestre, brillants et magnifiques au dehors, négligent leur âme, et la laissent dans un état d'abandon quij défigure la beauté de ses traits. Mais si, peu attentifs à l'éclat extérieur d'un vain faste, ils emploient tous leurs soins à orner leur intérieur, à décorer la partie d'eux-mêmes la plus noble, elle deviendra dès lors une habitation digne de Jésus-Christ : or, quoi de plus heureux que d'avoir Jésus-Christ même pour hôte? Voulez-vous vous enrichir, ayez Dieu pour ami, et vous serez le plus riche des hommes. Voulez-vous vous enrichir, ne vous laissez pas dominer par l'orgueil. La modestie est utile, non-seulement pour la vie future, mais dans la vie présente. Rien de si exposé à l'envie qu'un homme riche; et si l'arrogance se joint à ses richesses, il se trouve alors placé sur un double précipice, et tous lui déclarent une guerre cruelle. Mais si vous savez vous modérer , votre humilité arrête les fureurs de l'envie, et vous n'en possédez que plus sûrement tous vos biens. Car tel est le caractère de la vertu, qu'elle nous procure dès ce monde une récompense solide.
Ne vous enorgueillissez donc pas des richesses, ni d'aucun autre avantage terrestre. Si celui qui est fier de ses avantages spirituels, se perd lui-même, combien plusse perdra celui qu'une prospérité temporelle rend vain et superbe ! Pensons à la faiblesse de notre nature, rappelons-nous la multitude de nos fautes sachons qui nous sommes et nous aurons un motif suffisant pour nous humilier. Ne me dites pas : J'ai des trésors en réserve pour tant et tant d'années, j'ai des milliers de talents d'or, mes revenus augmentent tous les jours. Tout ce que vous pourrez me dire je le considère comme rien. Souvent toute cette fortune est enlevée de votre maison en une heure, en un moment, avec la même promptitude qu'un vent impétueux dissipe une poussière légère. Toute la vie est pleine de pareils exemples, les Ecritures sont remplies de ces leçons. Aujourd'hui riche , demain pauvre. Aussi n'écoute .je qu'avec pitié ces clauses des testaments : Qu'un tel ait la propriété de mes terres ou de ma maison, et un autre la jouissance. Nous n'avons tous que la jouissance des richesses, personne n'en a la propriété. Quand elles nous resteraient pendant toute notre vie, qu'elles ne seraient sujettes à aucunes vicissitudes, ne faudrait-il pas toujours à la mort les céder à d'autres malgré nous, et passer dans un autre monde, dépouillés de la propriété de ces biens dont nous n'aurons fait que jouir quelques instants. D'où il résulte que le seul moyen d'avoir la propriété des richesses, c'est d'en mépriser la jouissance, d'en dédaigner la possession. Celui qui, nullement attaché à ses biens, les jette dans lé sein des pauvres, en fait un usage utile; ils l'accompagnent au sortir de cette vie, et loin d'en perdre la propriété à la mort, c'est alors au contraire qu'il les retrouve avec des intérêts immenses, lorsqu'au jour du jugement il a le plus besoin de leur secours, lorsqu'on nous redemande à tous le compte de nos actions. Si donc un riche veut avoir et la jouissance et la propriété. de ses biens, qu'il s'en détache ici-bas : sinon, ils se sépareront de lui dans les derniers moments; souvent même, après l'avoir exposé à mille périls, après lui avoir causé mille maux, ils l'abandonneront avant cette heure fatale, et il aura la douleur, non-seulement d'éprouver un changement soudain, mais encore de gémir sous le fardeau d'une indigence à laquelle il n'était point préparé.
Il n'en est pas de même du pauvre, parce que ce n'est pas dans des matières inanimées, dans l'or et l'argent, qu'il met sa confiance, mais en Dieu seul qui pourvoit abondamment à tous nos besoins. (I Tim. VI, 17.) Aussi sa condition est-elle plus assurée que celle du riche , dont la fortune est exposée à de fréquents et cruels revers. Quand je dis que le Seigneur pourvoit abondamment à tous nos besoins, voici ma pensée. Il distribue à tous les hommes d'une main libérale des avantages beaucoup plus essentiels que les richesses, tels que l'air, l'eau, le feu, le soleil et autres biens de cette nature. Non, on ne peut dire que le pauvre ait une moindre jouissance que le riche des rayons qui nous éclairent ou de l'air que nous respirons ; ils en jouissent également l'un et l'autre. Pourquoi donc Dieu a-t-il rendu communs les biens les plus importants, les plus essentiels, les plus nécessaires à la conservation de notre être, et qu'il n'a pas rendu communes les richesses qui sont moins importantes et moins précieuses? pourquoi ! c'est afin de mettre notre vie en sûreté, et de nous fournir des occasions de signaler notre vertu. En effet, si les avantages les plus nécessaires n'étaient pas communs, peut-être les (553) riches, n'écoutant qu'une injuste cupidité, auraient-ils voulu étouffer les pauvres; car s'ils cherchent à se saisir de tout l'or qui existe, à plus forte raison auraient-ils prétendu jouir seuls de biens plus précieux que l'or. D'un autre côté, si les richesses étaient communes, et que tous les hommes pussent les posséder également, on n'aurait pas eu d'occasion d'exercer l'aumône et de signaler sa charité.
7. Afin donc de mettre en sûreté nos jours, Dieu a voulu que les éléments, conservateurs de notre vie, fussent communs; mais il n'a pas voulu que les richesses fussent communes, afin que nous puissions mériter des louanges et des couronnes, afin qu'aussi ennemis de la cupidité qu'amis de la justice, nous partagions nos trésors avec les indigents, et qu'ainsi nous ayons un moyen de réparer et d'expier nos fautes. Dieu vous a fait riche, pourquoi vous faites-vous pauvre ? Dieu vous a fait riche pour soulager les indigents, et pour racheter vos péchés par vos libéralités envers vos frères. Il vous a donné des biens, non afin que, renfermés dans des coffres, ils ne servent qu'à votre perte, mais pour que, distribués par d'utiles largesses, ils puissent contribuer à votre salut. Il en a rendu la possession incertaine et passagère, afin d'éteindre l'ardeur de votre amour pour ces avantages périssables. Car si les riches, malgré la fragilité de leurs richesses, malgré les dangers auxquels elles les exposent, sont toujours enflammés de passion pour elles, que n'auraient-ils donc pas fait si la possession en eût été stable et permanente? qui de leurs semblables auraient-ils épargné ? quelles veuves, quels orphelins , quels pauvres auraient-ils ménagés?
Ainsi ne regardons pas les richesses comme un grand avantage : ce n'est pas un grand avantage d'être possesseur de grands biens, mais de posséder la crainte de Dieu et l'amour de sa loi. Aujourd'hui, par exemple, un homme juste qui aurait une parfaite confiance en Dieu, fût-il le plus pauvre des mortels, pourrait se mettre à l'abri des maux présents. Il lui suffirait de lever les mains au ciel, d'implorer le secours d'en-haut; et l'orage suspendu sur sa tête serait à l'instant dissipé : tandis que les plus riches dépôts d'or sont plus inutiles que la boue pour nous garantir des malheurs qui nous menacent. Et ce n'est pas seulement dans notre situation actuelle, mais dans une maladie, aux approches de la mort, et dans toute autre disgrâce, que l'on reconnaîtra combien les richesses sont impuissantes par elles-mêmes, combien elles sont peu propres à nous consoler dans les adversités qui peuvent nous survenir.
Si l'opulence pouvait avoir quelque avantage sur la pauvreté, ce serait par rapport aux délices qu'elle peut goûter sans cesse, et aux plaisirs de la table dont elle se rassasie à son aise. Mais c'est à la table des pauvres que l'on goûte les vraies délices; le pauvre jouit tous les jours d'une plus grande volupté que nos riches sensuels. Et ne soyez pas surpris de ce discours, ne le prenez pas pour un paradoxe; c'est une vérité certaine dont je vais vous convaincre d'une manière sensible. Vous savez, sans doute, et vous convenez tous, que ce n'est point la nature des aliments, mais la disposition de ceux qui les prennent, qui fait l'agrément des repas. Je m'explique. Celui qui se présente à une table avec la faim, goûtera une nourriture simple avec plus de satisfaction que les mets les plus délicats, les mets apprêtés par la main la plus habile; au lieu que celui qui, ainsi que le riche, n'attend pas le besoin, et que la faim ne conduit pas à la table, ne trouvera aucun goût aux mets les plus exquis, parce que son appétit n'est pas excité. Ici, mes frères, j'en appelle à votre propre expérience et au témoignage de l'Ecriture. Voici en quels termes elle s'exprime : L'âme rassasiée dédaigne le rayon de miel; l'âme pressée de la faim trouve de la douceur dans ce qui est amer. (Prov. XXVII, 7.) Quoi de plus doux cependant que le miel? mais il n'est pas agréable pour celui qui n'éprouve pas la faim. Quoi de plus rebutant que l'amertume? mais l'amertume a des douceurs pour celui qui manque du nécessaire. Or, il est évident que le pauvre apporte à ses repas le besoin et la faim, et que le riche n'attend ni l'un ni l'autre; d'où il arrive que celui-ci ne goûte jamais un plaisir pur et réel.
Ce que nous venons de dire de la faim avant le repas , qu'elle fait tout l'agrément des mets, peut s'appliquer de même à la soif; et il n'est pas moins vrai que la soif rend agréable le breuvage le plus simple, qu'elle fait boire l'eau même avec délices. C'est ce que le Prophète a voulu faire entendre par ces paroles : Il les a rassasiés du miel tiré du rocher. (Ps. LXXX, 17.) Toutefois nous ne lisons nulle part (554) dans l'Ecriture que Moïse ait tiré le miel des rochers, mais nous voyons partout qu'il en a fait jaillir des fontaines d'eau claire et limpide. Que veut donc dire l'Ecriture, qui ne peut mentir ? Comme les Israélites , altérés. et fatigués par le besoin , rencontrèrent tout à coup des eaux fraîches, le Prophète , voulant exprimer le plaisir qu'ils éprouvèrent alors, donne le nom de miel à l'eau : non que l'eau eût changé de nature, mais la disposition de ceux qui buvaient lui donnait une douceur que n'a pas le miel même. Vous comprenez comment la soif peut rendre toute boisson agréable. Aussi voit-on souvent que le pauvre, fatigué, épuisé, tourmenté par une soif ardente, boit avec délices une eau fraîche et pure : tandis que le riche superbe, en buvant les vins les plus exquis, des vins parfumés de l'odeur des roses, est bien loin d'éprouver la même satisfaction.
8. On peut raisonner de même par rapport au sommeil. C'est moins le duvet délicat, c'est moins un lit superbe où brillent l'or et l'argent, c'est moins le silence qui règne dans toute la maison, c'est moins tous ces avantages et d'autres semblables, qui procurent un sommeil doux et tranquille, que le travail, la fatigue, et l'usage de ne chercher le repos que lorsqu'on éprouve le besoin de dormir, lorsque les yeux appesantis se ferment d'eux-mêmes. L'Ecriture s'accorde encore ici avec l'expérience pour confirmer ce que nous disons. Salomon, nourri dans les délices, voulant exprimer cette vérité, disait : L'esclave goûte les douceurs du sommeil, soit qu'il prenne peu ou beaucoup de nourriture. (Eccl. V, 2.) Pourquoi a-t-il ajouté ces mots : soit qu'il prenne peu ou beaucoup de nourriture? La faim et l'intempérance causent également l'insomnie; l'une, parce qu'elle dessèche les poumons, et qu'endurcissant les paupières, elle ne permet pas même aux yeux de se fermer;. l'autre, parce qu'elle gêne et arrête la respiration, et qu'elle fait éprouver des douleurs cruelles. Mais tel est le privilège du travail, que l'un ou l'autre de ces deux inconvénients n'empêche pas l'esclave de dormir. Après s'être tourmenté tout le jour pour servir ses maîtres, sans avoir pu respirer un instant, épuisé, harassé, il trouve à la fin de la journée le plaisir du sommeil comme la juste récompense de ses fatigues. Et c'est un effet de la bonté de Dieu que le plaisir ne s'achète pas au prix de l'or, mais qu'il soit le fruit d'un genre de vie dur et pénible suivi par système ou par nécessité. Quelle différence entre le riche et le pauvre ! Le riche, couché sur le duvet, veille souvent toute la nuit, et, malgré tous ses soins pour dormir tranquillement, il ne peut jouir de cette satisfaction. Le pauvre, après avoir travaillé tout le jour, laisse tomber ses membres fatigués, et avant de les avoir étendus, goûte déjà un sommeil paisible et profond, digne et légitime salaire de son labeur et de ses peines.
Puis donc que le pauvre dort, boit et mange avec plus de plaisir que le riche, les richesses mériteraient-elles encore d'être recherchées avec tant d'ardeur, lorsqu'elles sont privées du seul avantage qu'elles paraissent avoir sur la pauvreté? Aussi Dieu, dès le commencement, a-t-il condamné l'homme au travail, moins pour le châtier et le punir que pour l'instruire et le corriger: lorsqu'Adam coulait des jours tranquilles , exempts de peine, il s'est vu chassé du Paradis terrestre; lorsque Paul menait une vie dure et laborieuse, et que, comme il le dit lui-même, il travaillait jour et nuit, sans repos et sans relâche, il s'est vu transporté au troisième ciel. Ne nous plaignons donc point de la peine et du travail, puisque même avant de nous obtenir le royaume céleste, ils nous procurent ici-bas la plus grande récompense, je veux dire un plaisir pur, prix de ce qu'ils nous ont coûté; et non-seulement un plaisir pur, mais, ce qui est bien plus essentiel, une santé inaltérable. Le riche est assailli d'une foule de maladies fâcheuses: le pauvre est dispensé de recourir à l'art du médecin; ou, s'il tombe quelquefois malade, il se rétablit bientôt, parce qu'il possède un corps robuste, et qu'il se trouve éloigné de tout ce qui peut l'amollir.
La pauvreté est un avantage important pour qui la supporte avec courage; c'est un trésor qu'on ne saurait nous ravir, un soutien qui ne nous manquera jamais, une possession qui ne peut nous nuire, un asile à l'abri de toutes les attaques. Mais le pauvre, dira-t-on, est plus exposé aux injustices. — Oui, mais le riche a plus d'ennemis à craindre. Le pauvre est méprisé et outragé; mais le riche est envié. Le pauvre est moins facile à vaincre que le riche, qui donne mille avantages , mille prises au démon comme à ses ennemis, et que ses possessions immenses rendent esclave de tout ce qui l'entoure. Comme il a besoin d'une infinité de (555) personnes, il est obligé de flatter une infinité de personnes, de leur faire la cour avec bassesse. Le pauvre, s'il sait être sage, est invincible, et le démon même ne peut triompher de lui. Job était fort, avant de tomber dans la pauvreté; mais, après avoir perdu tousses biens, il acquit de nouvelles forces, et remporta sur le démon une victoire éclatante.
J'ajoute que le pauvre, avec de la sagesse, est même à l'abri de l'injure, et ce que je disais du plaisir de la table, qu'il résulte moins de la délicatesse des aliments que de la disposition de ceux qui les prennent, je le dis aussi de l'injure qui dépend moins de l'intention de ceux qui la font que de la disposition de ceux qui la souffrent. Je m'explique. On vous accable de paroles injurieuses: si vous méprisez ces paroles, si vous ne les écoutez pas même, si vous vous mettez au-dessus des traits qu'on vous lance, vous n'avez pas été injurié. Et comme avec un corps d'airain nous ne pourrions être blessés, quand on lancerait sur nous des traits de toute part ( car ce n'est pas tant la main d'où partent les traits qui fait les blessures que la nature des corps qui en sont le but) : de même ici ce n'est pas la fureur de ceux qui outragent, mais la faiblesse de ceux qui sont outragés, qui constitue l'injure et l'affront. La vraie sagesse nous met à l'abri des outrages et des insultes. On vous a outragé de paroles, mais vous n'y avez fait aucune attention, vous n'y avez été nullement sensible ; vous n'avez donc pas été outragé; vous avez porté un coup, vous n'en avez pas reçu. En effet, lorsque l'auteur d'un outrage voit que le trait injurieux n'est pas parvenu à celui qu'il avait dessein de mortifier, c'est lui seul alors qui éprouve une peine réelle, et le silence de ceux qu'il attaque fait retourner contre lui-même le coup qu'il voulait porter à d'autres.
9. Réglons-nous donc en tout par la sagesse, et la pauvreté, loin de nous causer aucun préjudice, nous procurera les plus grands avantages, elle nous comblera de biens et de gloire. Je vous le demande: Qu'y avait-il de plus pauvre qu'Elie? mais il l'emportait sur tous les riches par cela même qu'il était pauvre, et que les vertus dont son âme était enrichie lui avaient fait embrasser par choix la pauvreté. Ce grand prophète regardait toutes les richesses de ce monde comme au-dessous de lui, comme peu dignes de la noblesse de sa nature et de la grandeur de son âme. S'il n'eût pas été dans ces principes, il ne se serait pas réduit à un seul manteau; mais comme il ne faisait aucun cas de tous les avantages frivoles de ce siècle, comme tous les monceaux d'or n'étaient à ses yeux que des amas de boue, il se contentait du plus simple vêtement. Aussi le roi d'Israël recourait-il à ce pauvre; et celui qui possédait une immense quantité d'or était jaloux de converser avec celui qui ne possédait qu'un manteau; tant ce manteau était plus éclatant que la pourpre des rois, tant la caverne du juste était plus magnifique que les palais des princes ! Aussi, lorsqu'il fut transporté dans le ciel, le Prophète ne laissa-t-il à son disciple que son manteau. Avec ce manteau, lui dit-il, j'ai combattu le prince des démons; prenez-le, et couvrez-vous-en comme d'une armure: car la pauvreté est une arme puissante, un refuge assuré, une tour inébranlable. Elisée reçut le manteau comme un riche héritage; et c'était en effet un riche héritage, plus précieux que tous les trésors ensemble. Elie dès lors exista, pour ainsi dire, doublement: il était à la fois dans le ciel et sur la terre.
Je sais que vous enviez le bonheur du juste Elisée, et que vous voudriez jouir de l'avantage dont il a hérité de son maître. Mais est-il difficile de prouver que nous tous qui participons aux mystères (1) nous avons reçu de Jésus-Christ un bien infiniment plus estimable ? Elie a laissé son manteau à son disciple; le Fils de Dieu, en montant au ciel, nous a laissé sa propre chair. Elie s'est dépouillé; Jésus-Christ a emporté avec lui ce qu'il nous laissait (2). Ainsi ne perdons pas courage, ne nous lamentons pas, ne craignons pas le malheur des ,temps; le Dieu qui, après être mort sur la croix pour nous tous, a bien voulu encore nous communiquer sa chair et son sang; que ne fera-t-il pas aujourd'hui pour notre salut? Animés par ces espérances , invoquons-le sans cesse, adressons-lui nos prières, ne négligeons rien pour nous maintenir par la suite dans la vertu, afin de pouvoir éviter les dangers présents et mériter les biens futurs. Puissions-nous les obtenir, ces biens ineffables, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui toute gloire soit rendue au Père et à l'Esprit-Saint dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
1 C'est-à-dire à la communion eucharistique.
2 C'est-à-dire son corps, son sang, son âme et sa divinité
TROISIÈME HOMÉLIE.
ANALYSE. L'évêque Flavien se rend auprès de l'empereur pour plaider la cause d'Antioche.- Le peuple doit l'aider par ses prières : Puissance de la prière. — Il faut jeûner ; mais le jeûne n'a aucun mérite, si l'on ne renonce au péché. — II faut éviter surtout la médisance : elle outrage le prochain, l'Eglise, Dieu lui-même ; elle est un obstacle à l'avancement spirituel. — Dieu est toujours prêt à nous pardonner , si nous voulons nous repentir. — La patience et la bonté de Dieu mise en regard de la sévérité de l'homme.
1. Quand je vois inoccupé ce siège du pontife, quand mes regards n'y aperçoivent plus le pasteur de nos âmes, je pleure et je me réjouis en même temps. Je pleure l'absence d'un père, et je me réjouis d'un voyage entrepris pour nous sauver et pour arracher à la colère de l'empereur un peuple si nombreux. Ce départ, c'est pour vous un honneur, pour le Pontife une glorieuse couronne. Oui, c'est un honneur pour vous d'avoir un si bon père; oui, il se couvre lui-même de gloire en se montrant si plein de bienveillance envers ses enfants , et en confirmant par ses oeuvres cette parole de Jésus-Christ : Le bon pasteur donne sa vie pour ses brebis. Cette parole, il l'a entendue, et il court donner sa vie pour nous tous. Tant de motifs pourtant le retenaient et le contraignaient, pour ainsi dire, de rester à Antioche! C'était d'abord son grand âge, une vieillesse si avancée; c'étaient ensuite ses infirmités, la rigueur de la saison, l'approche d'une fête qui semblait exiger sa prébence, enfin l'état désespéré de son unique sueur presque mourante. Mais rien n'a pu l'arrêter, ni la parenté, ni la vieillesse, ni la rigueur de la saison, ni les difficultés du voyage. Il ne songe qu'à ses enfants, il veut les sauver, il brise toute entrave, et ce vieillard s'élance comme un jeune homme, et son ardeur lui donne, pour ainsi dire, des ailes. Si le Christ, disait-il, s'est livré lui-même pour nous, qui pourrait nous pardonner de ne point tout entreprendre , de ne. point tout souffrir pour sauver ce peuple qui nous est confié? Le patriarche Jacob, disait-il encore, chargé de garder des troupeaux, des brebis privées de raison, obligé de rendre compte à un homme, passait des nuits sans dormir, supportait le chaud, le froid, toutes les intempéries des saisons, pour n'en point perdre une seule; et nous qui devons rendre compte à Dieu lui-même, nous ne secouerions pas l'indolence et l'hésitation, quand il s'agit de venir en aide à notre troupeau ! Plus ce troupeau l'emporte sur celui de Jacob, plus les hommes l'emportent sur les animaux, plus le Seigneur est (557) au-dessus de l'homme, plus aussi devons-nous montrer d'empressement et d'ardeur.
Le Pontife le sent bien, il s'agit non d'une ville seulement, mais de l'Orient tout entier. Notre ville, en effet, est la reine et la mère de toutes les autres villes de ces contrées; et c'est pourquoi il s'est exposé à tant de dangers, sans qu'aucun obstacle ait pu le retenir. Aussi, j'en ai la confiance, son espoir ne sera point déçu. Non, tant de zèle, tant de sollicitude ne peuvent échapper aux regards du Seigneur, qui ne permettra pas que son serviteur revienne sans avoir réussi. Je le sais aussi, la seule présence du saint Pontife, son seul regard fixé sur le pieux empereur désarmera sa colère. Non-seulement les paroles des saints, mais encore les traits de leur visage exhalent une grâce toute céleste. Notre Père est plein de sagesse, et de plus il est versé dans la connaissance des saintes lettres. Il dira donc à l'empereur ce que Moïse disait à Dieu. Pardonnez-leur ce péché; si vous ne leur pardonnez, faites-moi mourir avec eux. (Exod. XXXII, 31, 32.) II saura mettre à profit les circonstances. Il rappellera qu'autrefois, dans ce jour sacré de la Pâque dont on va célébrer l'anniversaire, le Christ pardonna à l'univers entier. Il exhortera le prince à imiter le Sauveur, et il invoquera cette belle parabole des dix mille talents et des cent deniers. Notre Père, je le sais encore parle sans détours ; il n'hésitera pas à l'effrayer' par cette parabole et ne craindra pas de lui dire . Prends garde d'entendre toi-même au jour du jugement cette terrible parole : Méchant serviteur, je t'ai remis toutes tes dettes, parce que tu m'en as prié; et toi aussi tu aurais dû les remettre à tes semblables. Il y va de ton intérêt bien plus que du leur, puisqu'en leur remettant quelques fautes, tu obtiens le pardon des fautes bien plus grandes que tu as commises. Il ajoutera cette prière que le prince apprit à réciter lors de son initiation à nos saints mystères : Pardonnez-nous nos offenses, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. Cette faute, dira-t-il, ce n'est point la ville qui l'a commise, mais des étrangers qu'elle a reçus dans ses murs, hommes qui agissent sans réflexion, emportés par leur audace et par la violence de leurs passions. Serait-il juste de plonger dans la désolation une ville tout entière pour le crime d'un petit nombre, et de sévir contre des innocents? — Et quand même ils seraient tous coupables ; ah ! ils ont bien expié leur faute ! Il y a si longtemps que la crainte les dévore, que chaque jour ils s'attendent à mourir, qu'ils vivent comme des bannis et des exilés, plus malheureux que des prisonniers, voyant par avance leur sang inonder la ville, et ne conservant plus aucun espoir de prolonger leur existence. Contente-toi de ce châtiment; ne reste pas davantage en proie à la colère; montre-toi plein d'humanité pour tes semblables, et ainsi rends-toi propice le souverain juge. Songe à la grandeur de cette cité. Il s'agit non pas d'une. de deux, de trois, de dix personnes, mais de la capitale de l'univers. C'est là que les disciples de l'Evangile prirent pour la première fois le nom de chrétiens. Rends honneur à Jésus-Christ; respecte une ville qui la première proclama ce nom si plein de douceur et que tous doivent ambitionner. Les apôtres y vécurent, les justes l'ont habitée. Jusque-là jamais crime n'y avait été commis contre les empereurs, et tout le passé témoigne des moeurs de notre ville. Si les séditions s'y succédaient sans relâche, il faudrait punir tant d'insolence; mais puisque rien de semblable ne s'est encore produit, n'est-il pas évident que cette faute n'est point une conséquence des moeurs d'Antioche, mais l'acte insensé des impudents et des audacieux qui l'ont envahie ?
2. Tels et plus nombreux même seront les moyens du Pontife, et il les exposera avec plus de hardiesse encore. L'empereur entendra ces discours. Son humanité et le dévouement du Pontife nous donnent lieu de tout espérer. Mais surtout nous avons confiance dans la miséricorde de Dieu. Oui, il se tiendra près de l'empereur pour apaiser son âme, près du. Pontife pour enflammer son langage. Il dirigera les paroles du Pontife, il disposera l'âme du prince à la bienveillance, à l'indulgence, au pardon. De toutes les villes, en effet, la nôtre n'est-elle pas la plus chère à Jésus-Christ et pour vos vertus et pour les vertus de vos ancêtres? Comme parmi les apôtres, Pierre fut le premier à confesser Jésus-Christ; ainsi parmi les villes, comme je vous le dirai, Antioche a vu la première ses habitants se couronner, pour ainsi parler, du beau titre de chrétien.
Autrefois Dieu promit de sauver une ville s'il s'y trouvait seulement dix justes. Ici, il y a non pas dix, non pas vingt justes, non pas quarante, mais beaucoup plus encore qui servent Dieu avec fidélité. Comment pourrions-nous (558) donc ne pas espérer toute sorte de biens, et ne pas avoir confiance dans le salut commun ? Il en est qui disent : Les menaces d'un roi ressemblent à la colère du lion (Proverb. XIX, 13) ; et ils tombent dans l'abattement et ils se lamentent. Quel langage leur tiendrons-nous donc? Celui qui a dit (Isai. XI, 6, 7) : On verra paître ensemble le loup et l'agneau, et le léopard se reposer avec le chevreau, et le lion se nourrir de paille comme le boeuf, celui-là pourra changer aussi le lion en une brebis pleine de douceur. Adressons-lui nos prières et nos voeux, et il apaisera la colère du prince, et il nous délivrera de toutes nos angoisses. Notre Père se rend en ambassade auprès de l'empereur ; envoyons aussi, pour ainsi parler, une ambassade au roi des cieux. Aidons le Pontife par nos prières. La prière commune de l'Eglise a un grand pouvoir, si, quand nous prions, nos âmes sont affligées par la tristesse et nos coeurs brisés par le repentir. Il n'est pas besoin de passer les mers et d'entreprendre un long voyage. Que chacun de nous, à l'église, dans sa maison, invoque Dieu avec ardeur, et Dieu nous exaucera. Et quelle preuve vous en donnerai-je ? C'est qu'il veut que nous recourions toujours à lui, qu'en toute circonstance nous l'implorions, que nous ne fassions rien, que nous ne disions rien sans l'invoquer. Les hommes nous accueillent par l'indifférence, l'hésitation, le mécontentement, toutes les fois que nous persistons à les importuner. Dieu fait tout le contraire. Ce qui l'indigne, ce ne sont pas nos instances auprès de lui, mais notre négligence à demander son secours. Ecoutez ces reproches qu'il adresse aux Juifs : Vous avez formé un dessein et vous ne m'avez point consulté; vous avez formé des alliances, mais sans implorer mon Esprit. (Isaïe, XXX, 1.) Et ceux qui aiment n'en agissent-ils pas toujours de la sorte? Ils veulent être chargés des affaires de leurs amis, et ceux-ci ne doivent rien faire, rien dire sans leur concours. Aussi n'est-ce pas seulement en cette circonstance, mais ailleurs encore que Dieu se plaint en disant : Ils ont régné, et sans mon. assistance; ils ont commandé, et ne m'en ont rien dit. (Osée, VIII, 4.) Ayons donc sans cesse recours à lui, et il saura remédier à tous nos maux. L'homme vous a glacés de terreur? Recourez au Dieu très-haut, il ne vous arrivera rien de fâcheux. C'est ainsi que les anciens, hommes et femmes, détournaient les malheurs dont ils étaient menacés. Il y avait parmi les Hébreux une femme nommée Esther : écoutez comment elle sut arracher le peuple Juif tout entier à une ruine imminente. Le roi de Perse avait décrété la mort de tous les Juifs sans exception, et nul n'osait affronter sa colère. Une femme cependant, dépouillée de ses riches vêtements, couverte d'un sac, prosternée sur la cendre, suppliait la divine miséricorde de pénétrer avec elle jusqu'au trône du roi: Donne, ô Seigneur, à mes paroles un charme irrésistible et mets sur mes lèvres un discours persuasif. (Esth. XIV, 13.) Implorons ainsi le Seigneur en faveur de notre pasteur. Si par sa prière une femme a pu apaiser la fureur d'un barbare, notre Pontife priant avec toute une Eglise pour une si grande ville, ne pourra-t-il pas fléchir le plus humain, le plus doux des empereurs? Lui qui a reçu le pouvoir de remettre les péchés commis contre Dieu lui-même, ne pourra-t-il pas effacer une faute commise envers un homme? Lui aussi il est prince, et d'un rang plus élevé que l'empereur. Car les lois divines ont mis dans ses mains cette tête royale ; et quand il s'agit de demander au ciel quelque faveur, c'est l'empereur qui s'adresse au prêtre et non le prêtre à l'empereur. Lui aussi, il a une cuirasse, la cuirasse de la justice; il a un baudrier, celui de la vérité; des chaussures, celles de l'Evangile de la paix; il a un glaive, non pas un glaive d'acier, mais le glaive de l'esprit; et sur sa tête il porte une auguste couronne. Voilà une brillante armure, des armes précieuses, une ressource assurée, une force redoutable. Ainsi donc l'élévation de son rang, sa propre grandeur d'âme, et par-dessus tout sa confiance dans le Seigneur lui inspireront à la fois assez de hardiesse et de prudence en face de l'empereur.
3. Ne désespérons donc point de notre salut; mais prosternons-nous devant Dieu, prions, implorons, conjurons ce roi du ciel, touchons-le par nos larmes. Le jeûne que nous célébrons sera comme l'auxiliaire de nos prières et suivra comme pas à pas nos supplications. L'hiver passé, à l'approche de l'été, le nautonier rend à la mer son navire; le soldat nettoie ses armes, et apprête son coursier pour les combats; le laboureur aiguise sa faux, le voyageur entreprend avec confiance une longue route; l'athlète quitte ses vêtements pour s'exercer à la lutte; nous aussi, dans ces jours de jeûne qui sont comme un été spirituel, nettoyons nos armes comme les soldats, (559) aiguisons nos faux comme les laboureurs; comme des nautoniers, opposons les pensées de notre esprit aux flots des mauvaises passions; comme des voyageurs, entrons dans la route qui mène au ciel, et comme des athlètes, dépouillons-nous pour combattre : car le fidèle est un laboureur, un pilote, un soldat, un athlète et un voyageur. Aussi l'apôtre saint Paul dit-il : Ce n'est point contre la chair et le sang que nous avons à lutter, mais contre les principautés et les puissances; revêtez donc l'armure de Dieu. (Ephés. VI, 12.) Ne sommes-nous pas des athlètes, des soldats? Si vous êtes des athlètes, il vous faut descendre nus dans l'arène; si vous êtes des soldats, vous devez vous tenir tout armés pour le combat. Et comment pouvez-vous être l'un et l'autre en même temps? Comment cela? Je vais vous le dire. Dépouillez-vous des choses du siècle, et vous serez un athlète; revêtez-vous des armes spirituelles et vous serez un soldat. Rejetez loin de vous les sollicitudes de la vie; car c'est le temps du combat ; revêtez les armes de l'esprit, car il nous faut soutenir contre les démons une guerre terrible. Soyons nus pour ne donner dans cette lutte aucune prise à Satan, notre ennemi; soyons armés de toute pièce, pour ne recevoir par aucun point le coup mortel. Cultivez avec soin vos âmes, arrachez-en toutes les épines, semez-y les principes de la piété, fixez-y les belles plantes de la sagesse, cultivez-les avec le plus grand soin, et vous ressemblerez à un laboureur, et c'est à vous que saint Paul dira: Le laboureur qui travaille avec ardeur doit récolter des fruits abondants (II Tim . II, 6.) Cet art, il s'y adonnait lui-même. N'écrivait-il pas aux Corinthiens: J'ai planté, Apollon a arrosé, Dieu a donné l'accroissement ? (I Cor. III, 6.) Votre faux s'est émoussée par la gourmandise; aiguisez-la par le jeûne. Prenez le chemin qui conduit au ciel, entrez dans la voie rude et étroite et marchez. Et comment y entrerez-vous? comment marcherez-vous? C'est en châtiant votre corps et en le réduisant en servitude. Dans un chemin étroit, quel embarras qu'un corps chargé d'embonpoint ! Apaisez les flots orageux de la concupiscence, repoussez la tempête des pensées coupables, sauvez le navire à force d'habileté, et vous serez un sage pilote. Or, le jeûne est le fondement de cette vie spirituelle , et c'est lui qui nous enseigne la pratique. Je veux parler non d'un jeûne quelconque, mais d'un jeûne parfait qui consiste non-seulement à se priver de nourriture, mais encore à s'abstenir du péché. Le jeûne, en effet, ne peut opérer notre salut, s'il ne réunit certaines conditions. En effet, dit l'Apôtre, l'athlète n'est point couronné, s'il n'a point combattu selon les règles. (II Tim. II, 5.) Quand nous jeûnons, ne nous exposons pas à perdre la couronne promise au jeûne, et apprenons quelles sont les conditions d'un jeûne véritable. Le pharisien jeûna et cependant il revint du temple privé des avantages du jeûne, afin que vous sachiez bien qu'il nef sert à rien de jeûner, si l'on se borne à une simple privation de nourriture. Les Ninivites jeûnèrent, et firent ainsi violence à la miséricorde divine; les Juifs jeûnèrent aussi, mais en vain, et ils s'en retournèrent accablés du poids de leurs péchés. Puisqu'il est dangereux de jeûner quand on ne sait comment il faut jeûner, apprenons donc les conditions qui rendent le jeûne profitable. Autrement, ce serait courir en aveugles, ce serait frapper l'air inutilement, ce serait nous battre contre une ombre. Le jeûne est un remède. Mais un remède, eût-il opéré mille guérisons, reste souvent inutile par la maladresse de celui qui l'emploie : il faut l'appliquer en temps opportun, en telle ou telle quantité, et tenir compte du tempérament, du climat, de la saison, du régime, et de beaucoup d'autres circonstances. En négliger une seule, c'est mettre en péril tout le reste. Si, pour un remède de ce genre, il faut tant de précautions, avec quels soins ne devons-nous pas étudier et examiner quand il s'agit de guérir nos âmes et de remédier à nos pensées !
4. Voyons donc comment jeûnèrent les Ninivites, et comment ils apaisèrent la colère de Dieu? Que les hommes, les bêtes de somme, les brebis, les boeufs, s'abstiennent de nourriture, dit le Prophète ! (Jon. III, 7.) Eh quoi ! Les animaux eux-mêmes vont jeûner ! Les chevaux, les mulets seront couverts de sacs en signe de pénitence ! Oui, répond-il. A la mort d'un riche, on revêt de sacs non-seulement les serviteurs et les servantes, mais encore les chevaux; conduits par les palefreniers, ils suivent leur maître jusqu'à sa dernière demeure: tout cela pour faire sentir la grandeur de la perte et pour inspirer la compassion. Ainsi dans le péril extrême de cette ville les animaux eux-mêmes furent revêtus de sacs et soumis au jeûne. Les animaux, dit le Prophète, ne peuvent entendre (560) dire que Dieu est irrité; que la faim leur fasse sentir que Dieu inflige une punition. Si la ville était détruite, continue-t-il, non-seulement les hommes qui l'habitent, mais aussi les animaux seraient ensevelis sous ses ruines. Puisqu'ils auraient leur part du châtiment, ne doivent-ils pas aussi participer au jeûne? Les Ninivites firent d'ailleurs ce que font les prophètes. Si le ciel menace les hommes de quelque fléau destructeur, si les coupables, couverts de confusion, n'ont plus d'espoir dans leurs prières, s'ils sont sans excuse et indignes de pardon, les prophètes, ne sachant à quel moyen recourir, comment venir en aide à ces malheureux condamnés, se prennent à déplorer la mort des animaux, à supplier en leur faveur, à mettre en avant leur sort si digne de pitié et si lamentable. La famine désolait la Judée ; une excessive sécheresse brûlait ce pays, et causait d'affreux ravages. Alors un des prophètes disait : Les génisses ont bondi près de leurs étables, les troupeaux de boeufs ont versé des larmes, parce qu'il n'y avait plus de pâturages; tous les animaux de la terre ont levé les yeux vers vous, parce que les sources étaient desséchées. (Joël, 1, 7.) Un autre déplore à peu près en ces termes les maux que la sécheresse avait produits: Les biches ont mis bas leurs faons dans la campagne, et les ont abandonnés, parce qu'il n'y avait pas d'herbe. Les onagres se sont arrêtés dans les bois, et ont aspiré l'air, comme le dragon; leurs yeux se sont fermés, parce qu'il n'y avait pas de foin. (Jérém. XIV, 5.) Et c'est pourquoi vous avez entendu aujourd'hui ces paroles de Joël: Que l'époux quitte la chambre nuptiale, que l'épouse sorte du lit nuptial, et que les enfants cessent de presser les mamelles de leur mère. (Joël, II, 16.) Pourquoi , je vous prie, invite-t-il à la prière cet âge encore si tendre? N'est-ce pas pour la même raison? Puisque tous les hommes parvenus à la maturité de l'âge ont irrité le Seigneur, et provoqué son courroux il faut, dit-il, que cet âge innocent cherche à l'apaiser.
Mais, comme je le disais, voyons ce qui peut calmer cette colère si terrible ? Suffit-il du jeûne et des signes extérieurs de la pénitence? Non, non, mais il faut changer de vie. En voulez-vous une preuve. Ecoutez ce que dit le Prophète. Après avoir parlé de la colère de Dieu et du jeûne des Ninivites, il nous apprend que Dieu leur pardonna, et nous en dit le motif. Dieu vit leurs oeuvres (Jon. 111, 10), dit-il. Et quelles oeuvres? Leurs jeûnes? Leurs habits de pénitence? Rien de tout cela; il n'en est pas même fait mention. Tous, dit le Prophète, abandonnèrent leurs voies perverses, et le Seigneur se repentit de les avoir menacés de si grandes calamités. Vous le voyez, ce n'est pas le jeûne qui les arrache au danger; c'est le changement de vie qui apaise le Seigneur et le leur rend favorable. Si je vous dis ces choses, ce n'est point pour vous faire mépriser le jeûne, mais bien pour vous porter à l'estimer davantage. Ce qui relève le jeûne, ce n'est pas l'abstinence de nourriture, mais la fuite du péché. Ne voir dans le jeûne qu'une privation de nourriture, c'est lui faire outrage. Si vous jeûnez vraiment, montrez-le par vos oeuvres? Quelles seront ces oeuvres, me demandez-vous? Si vous voyez un pauvre, ayez pitié de lui; si vous voyez votre ennemi, réconciliez-vous avec lui; si votre ami accomplit une action digne d'éloge, ne lui portez point envie; si vos yeux aperçoivent une belle femme, ne vous arrêtez point. Ce n'est pas seulement notre bouche qui doit jeûner, mais nos yeux, nos oreilles, nos pieds, nos mains, tous nos membres. Que nos mains jeûnent, c'est-à-dire qu'elles soient pures de toute rapine et de toute avarice. Que nos pieds jeûnent, c'est-à-dire qu'ils s'abstiennent de courir à des spectacles illicites. Que nos yeux jeûnent, c'est-à-dire qu'ils s'habituent à ne jamais lancer de regards immodestes, à ne jamais se fixer avec curiosité sur des objets dangereux. Les yeux vivent de spectacles; s'ils sont illégitimes et défendus, le jeûne en souffre et le salut de l'âme est en péril : légitimes et permis, ils sont un ornement du jeûne. Ne serait-il pas absurde en effet de se priver d'une nourriture d'ailleurs permise, et de rassasier cependant ses yeux d'un aliment qui leur est interdit ? Vous ne mangez point de viande? Eh bien ! ne vous nourrissez point d'impureté par vos yeux. Que les oreilles jeûnent aussi; et leur jeûne consiste à n'écouter ni médisances ni calomnies. Vous ne prêterez point l'oreille aux vains discours (Exod. XXIII, 1), dit la sainte Ecriture.
5. Que la bouche jeûne, en s'abstenant de toute parole déshonnête et injurieuse. A quoi bon nous priver de la chair des oiseaux et des poissons, si nous déchirons, si nous dévorons nos frères? Le médisant dévore la chair de son frère, il déchire la chair du prochain. Et c'est pourquoi saint Paul dit cette parole (564) terrible : Si vous vous déchirez et si vous vous dévorez les uns les autres; ne voyez-vous pas que vous allez vous faire mourir les uns les autres (Gal V, 15.) ? Vos dents ne se sont point enfoncées dans la chair, mais votre médisance, votre soupçon, s'est enfoncé dans les âmes, vous les avez blessées; vous les avez accablées de mille maux, la vôtre, celle qui vous écoute et beaucoup d'autres. Celui qui vous entend médire, ne l'avez-vous point rendu pire qu'il n'était ? Pécheur, il péchera plus facilement encore, depuis qu'il a rencontré son pareil; juste, les péchés d'autrui lui donneront de l'arrogance et de l'orgueil, et il aura de lui-même une haute opinion. Bien plus, c'est l'Eglise tout entière que vous avez blessée. Ceux qui vous écoutent, ce n'est pas à-un seul qu'ils imputent les fautes dont vous parlez, mais à tout le peuple chrétien. Les infidèles ne diront pas que tel ou tel est un impudique et un débauché, mais ils poursuivront de leurs calomnies tous les chrétiens. N'est-ce pas, en outre, donner occasion de blasphémer le Seigneur? Si nous vivons saintement, le nom de Dieu est glorifié; mais si nous péchons, on le blasphème et on l'outrage. Vous couvrez de honte celui dont vous révélez le péché, vous le portez à l'impudence et vous en faites votre ennemi. Enfin vous méritez d'être puni, en vous occupant de choses quine vous concernent en rien. Ne venez pas me dire : Je suis un détracteur, si je mens; mais si je dis la vérité, je ne mérite pas ce nom car dire du mal d'autrui, même sans mentir, c'est encore une faute. Le pharisien ne disait que la vérité, quand il adressait tant de reproches au publicain; et cependant quel profit lui en revint-il ? Ce publicain n'était-il pas un publicain et un pécheur? C'était un publicain, tout le monde le sait. Néanmoins ce pharisien, pour avoir médit de lui, se retira dépouillé de tous ses mérites. Voulez-vous corriger votre frère ? Versez des larmes, priez Dieu, avertissez dans le secret, donnez des conseils, exhortez. C'est ce que faisait saint Paul : Puissé-je, quand j'arriverai, ne pas avoir à m'humilier devant Dieu, ne pas avoir à pleurer un grand nombre de ces pécheurs qui n'auraient point fait pénitence de leurs débauches, de leurs fornications et de leurs impuretés! (II Cor. XII, 21.) Montrez-vous charitable envers le pécheur ! Faites-lui sentir que le zèle et l'affection seuls vous font agir, et nullement le désir de le couvrir d'ignominie. Prenez-lui les pieds,
baisez-les, et n'en ayez pas honte, si vous tenez à le guérir. Ne voyez-vous pas les médecins en agir de la sorte? S'ils ont affaire à des malades difficiles, ils les caressent, ils les prient, pour les décider à prendre un remède salutaire. Telle doit être aussi votre conduite révélez le mal au ministre de Dieu, et vous prouverez ainsi votre zèle, votre vigilance, votre sagesse. Voilà pour les médisants. Ceux qui les écoutent volontiers, je les exhorte à se boucher les oreilles et à imiter le prophète qui disait: Je m'acharnais contre celui qui en secret parlait mal de son prochain. (Ps. C, 5.) Dites Avez-vous à louer quelqu'un, à décerner quelque éloge? -J'ouvre mes oreilles, pour recevoir l'huile de vos paroles; mais si vous avez à médire du prochain, votre discours n'aura pas accès jusqu'à mon âme. Car je ne puis me souiller de boue et d'ordure. Que me reviendra-t-il de savoir que cet homme est un méchant? Ou plutôt ne serait-ce pas un malheur pour moi de l'apprendre ? Dites-lui : Demandons-nous comment nous rendrons compte de nos propres péchés; et soumettons notre propre vie à ce laborieux examen.
Quelle excuse, quel pardon oserons-nous espérer, si nous scrutons avec tant de curiosité les fautes d'autrui, quand nous ne songeons pas même aux nôtres ? Se baisser en passant pour plonger ses regards dans l'intérieur d'une maison, c'est s'avilir et se couvrir d'ignominie; serait-il moins ignoble de s'enquérir de la conduite des autres? Le comble du ridicule chez ces gens, qui, laissant de côté leurs affaires, se préoccupent ainsi du prochain, c'est que tout en confiant quelque secret, ils prient, ils conjurent de n'en parler à personne. N'est-ce pas assez dire qu'ils auraient dû se taire eux-mêmes? Si vous recommandez de n'en point parler, à plus forte raison ne fallait-il pas en parler vous-même tout le premier ? C'est un secret que vous deviez garder, vous le révélez, et vous voudriez ensuite qu'il ne fût pas violé. Si vous voulez que personne autre ne le sache, ne dites rien vous-même. Mais quand vous n'avez pas su vous-même garder le secret, en vain faites-vous promettre aux autres de tenir caché ce que vous venez de leur confier. Mais la médisance a son charme, dites-vous; au contraire, on se trouve bien de ne pas médire. Celui qui médit ne tarde pas à s'inquiéter, il soupçonne, il craint, il se repent, il se mord les lèvres, il tremble que ses paroles (562) ne soient rapportées, il redoute quelque grand danger pour lui-même, et pour ceux de qui il tenait le secret, une haine dont il se serait bien passé. Mais celui qui contient sa langue, vit en pleine sécurité et ne ressent que de la joie. Avez-vous entendu quelque discours ? dit l'Ecclésiaste (XIX, 10); qu'il meure au dedans de vous ; alors, soyez-en sûr, il ne vous brisera pas. Qu'est-ce à dire? qu'il meure en vous ! c'est-à-dire, étouffez-le, enfouissez-le , tenez-le immobile; appliquez-vous surtout à ne pas supporter que l'on médise devant vous. Si parfois vous accueillez quelques paroles médisantes, engloutissez-les, tuez-les, livrez-les à l'oubli , afin de ressembler à ceux qui ne les ont pas entendues, et de passer ainsi votre vie sans trouble et sans inquiétude. Si les détracteurs savent que vous les détestez plus que leurs victimes, ils perdront leur coupable habitude, ils se corrigeront, ils vous remercieront, ils vous regarderont comme des sauveurs et des bienfaiteurs. Dire du bien de quelqu'un, faire son éloge, c'est une preuve d'amitié; dire du mal, calomnier, c'est une source d'inimitié, de haine, et la matière de discordes sans fin. Si nous prenons si peu gardé à nos propres défauts, c'est que nous sommes sans cesse occupés à rechercher ceux d'autrui. Le médisant qui toujours épie les moeurs du prochain, n'a pas le temps de songer aux siennes. Il dépense toute son ardeur à cette vaine curiosité, et chez lui règne le désordre. Qu'il nous suffise de foiré quelques progrès, en consacrant nos loisirs à l'examen de nos propres péchés. Mais si vous ne songez qu'aux péchés du prochain, quand donc.pourrez-vous songer aux vôtres ?
6. Fuyons donc, fuyons la médisance, c'est le gouffre du fond duquel le démon nous tend ses piéges. C'est pour nous rendre négligents, pour charger davantage notre conscience, qu'il nous entraîne dans cette funeste habitude. Non-seulement nous rendrons compte des coupables discours tenus par nous; mais nous aggravons par là même nos fautes, en nous privant de toute excuse. Quiconque en effet recherche avec méchanceté les oeuvres d'autrui, celui-là n'obtiendra jamais de pardon pour les siennes. Au moment de prononcer la terrible sentence, Dieu ne considérera pas seulement la nature de nos fautes, mais aussi les jugements que nous aurons portés sur celles de nos frères. Aussi nous a-t-il avertis en nous disant : Ne jugez pas, si vous ne voulez pas être jugés. (Matth. VII, 1.) Car ce qui alors aggravera infailliblement nos fautes, déjà par elles-mêmes dignes de châtiment, ce sera le jugement que nous aurons porté sur notre frère. Si l'humanité, la douceur, la clémence, enlèvent aux fautes une partie de leur gravité, la méchanceté, la cruauté, le refus du pardon, y ajoutent un nouveau degré de malice. Bannissons donc loin de nos lèvres toute espèce de médisance, et soyons-en bien persuadés : aurions-nous de la cendre pour toute nourriture, c'est en vain que nous mènerions cette vie austère, si nous ne nous abstenions de médire. Ce n'est pas ce qui entre dans l'homme qui le souille, mais bien ce qui sort de sa bouche. Si en passant vous voyiez un homme remuer des immondices, ne l'accableriez-vous pas d'outrages et d'injures ? agissez-en de la sorte envers les médisants. Ces immondices remuées font moins de mal par leur puanteur aux fibres du cerveau que cette discussion des péchés d'autrui, que la révélation d'actions coupables n'attriste et ne trouble l'âme de ceux qui l'entendent. Oui, abstenons-nous de la détraction, des discours déshonnêtes, du blasphème; ne parlons mal, ni du prochain ni de Dieu. Combien de détracteurs, en effet, ont poussé la folie jusqu'à parler mal de Dieu lui-même après avoir mal parlé de leurs frères ! Que nos angoisses présentes vous fassent sentir toute la gravité de ce péché !
Voici qu'un homme a été outragé, et tous nous craignons, et tous nous tremblons, et ceux qui se sont rendus coupables, et ceux mêmes à qui leur conscience ne reproche rien. Or, Dieu chaque jour est accablé d'outrages ! Que dis-je? chaque jour ! Mais à toute heure ! et par les riches, et par les pauvres, par ceux qui vivent heureux, et par ceux qui souffrent, par les calomniateurs et par ceux qui sont calomniés, et personne ne songe à s'en inquiéter. S'il a permis que votre semblable fût outragé, c'est afin de vous instruire par le danger que vous courez, et de vous faire sentir quelle est l'étendue de sa bonté pour les hommes. C'est la première, l'unique insulte dont vous vous soyez rendus coupables, et cependant vous n'espérez déjà plus ni pardon ni indulgence. Dieu, nous l'irritons chaque jour sans nous repentir jamais, et il nous supporte avec une ineffable longanimité. Oh ! que le Seigneur est plein de clémence ! Les auteurs du crime, on s'en est saisi, on les a jetés en (563) prison, et ils ont expié leur faute; et cependant tous encore nous tremblons. Dieu entend chaque jour nos blasphèmes, et personne ne se convertit, et cela quand ce souverain Maître nous témoigne tant de clémence et de douceur. Il suffit pourtant de confesser son péché pour en obtenir le pardon. Chez les hommes, c'est tout le contraire; l'aveu de la faute amène un châtiment plus sévère ; et c'est ce qui est arrivé dans cette ville. Les uns, en effet, ont péri par le fer, d'autres parle feu, d'autres dévorés par les dents des bêtes féroces; et ce n'étaient pas seulement des hommes, mais encore des enfants. Rien ne put les arracher au supplice. En vain le peuple s'agita; en vain l'on objecta la faiblesse de l'âge, cette fureur inspirée, semblait-il, à quelques-uns par le démon lui-même, ces coactions intolérables, la pauvreté, la complicité de toute une ville; en vain l'on promit qu'à l'avenir de pareils forfaits ne se renouvelleraient point. Rien ne put obtenir le pardon. On entraînait les coupables au lieu du supplice, et pour qu'on ne pût les sauver, des soldats armés faisaient bonne garde autour d'eux. Leurs mères les suivaient et de loin jetaient les yeux sur leurs fils infortunés, sans oser proférer une plainte; l'effroi triomphait de l'amour, et la crainte l'emportait sur la nature. On s'afflige en regardant du rivage de malheureux naufragés qui se noient, mais on ne peut leur porter secours et les sauver. La fureur des flots s'y oppose ! Ainsi la crainte des soldats retenait ces malheureuses mères; non-seulement elles n'osaient approcher pour les arracher à leurs bourreaux, mais elles n'osaient même pas les plaindre. Sentez-vous maintenant tout ce qu'il y a d'ineffable dans la divine miséricorde? Oui, elle est infinie ! Oui, le discours est impuissant à la redire ! Ici la victime de vos outrages, c'est un homme comme vous; c'est la première insulte qu'il ait endurée, et encore il était loin d'ici; il n'a rien vu, rien entendu; aucun des coupables n'a cependant été pardonné. Rien de tout cela ne peut se dire de Dieu. Entre l'homme et Dieu il y a une distance qu'aucune parole ne saurait exprimer; tous les jours on l'accable d'outrages, qu'il voit et qu'il entend; et il n'a point lancé sa foudre, et les eaux de la mer n'ont point inondé la terre pour engloutir les hommes, et la terre ne s'est point entr'ouverte pour les dévorer; mais il supporte avec longanimité, mais il promet le pardon à ceux qui l'offensent, pourvu qu'ils se repentent et qu'ils consentent à ne plus l'offenser !
Ah ! il y a lieu de nous écrier : Qui dira la puissance du Seigneur ? Qui pourra célébrer dignement ses louanges? (Ps. CV, 2.) Que de pécheurs ont non-seulement renversé, mais encore foulé aux pieds les images de leur Dieu ! Quand vous torturez un débiteur, quand vous le dépouillez, quand vous l'entraînez de vive force, n'est-ce pas l'image de Dieu que vous foulez aux pieds? Ecoutez saint Paul vous dire que l'homme ne doit pas se couvrir la tête, parce qu'il est l'image et la gloire de Dieu. (I Cor. XI, 7.) Et Dieu lui-même ne dit-il pas Faisons l'homme à notre image et à notre ressemblance ? (Gen. I, 26.) Mais, dites vous, la substance de l'homme est bien différente de celle de Dieu. Et l'airain d'une statue est-il de la même substance que l'empereur? Cependant ceux qui ont osé lui faire outrage ont été châtiés. Les hommes, il est vrai, ne sont pas de la même substance que Dieu, mais ils ont été appelés les images de Dieu, et à ce titre, il faut les honorer. Et vous, cependant, pour un peu d'or vous les foulez aux pieds, vous les tourmentez, vous les maltraitez, et vous n'avez pas encore expié vos fautes.
7. Puissiez-vous aujourd'hui opérer en vous une heureuse transformation ! Oui, je vous le prédis, je vous l'affirme, si, une fois cet orage apaisé, nous restons dans notre engourdissement, nous aurons à souffrir des maux pires que ceux qui nous menacent. Ce qui m'effraye maintenant, c'est moins le courroux de l'empereur, que notre indolence. Il ne suffit pas d'avoir prié deux ou trois jours pour obtenir assistance, mais il faut changer de vie, renoncer à nos mauvaises dispositions, et persévérer dans la vertu. A quoi sert aux malades de suivre un traitement de trois ou quatre jours, s'ils n'ont d'ordinaire une vie bien réglée ? Une conversion de quelques jours n'offre pas plus d'avantages aux pécheurs, s'ils ne persévèrent dans le bien. A quoi bon se purifier, dit l'Ecriture, pour se souiller de nouveau ? A quoi bon aussi faire pénitence pendant trois jours pour retourner ensuite à son premier état de vie ? Ayons donc plus de persévérance que par le passé. Chaque fois qu'il survient un tremblement de terre, une famine, une sécheresse, nous devenons sages et vertueux, mais pour trois ou quatre jours ; et ensuite les désordres reprennent. Vous en (564) voyez les résultats. Ah ! si nous ne l'avons point fait plus tôt, du moins aujourd'hui persévérons dans notre piété, dans notre vertu, pour ne pas nous exposer à de nouveaux châtiments. Dieu ne pouvait-il pas empêcher ce qui est arrivé ? Nul doute qu'il ne le pût. Il l'a permis, afin que la crainte inspirée par un homme rendît plus sages ceux qui le méprisaient lui-même. Ne me dues pas qu'un grand nombre de coupables ont échappé, et, qu'on a puni bien des innocents. Ce n'est pas seulement dans la circonstance présente que se tiennent ces discours, mais dans bien d'autres circonstances analogues. Que leur répondrai-je? Un innocent a été puni; c'est qu'il avait commis quelque faute plus grave encore, sans vouloir ensuite se corriger, et aujourd'hui il a subi la peine qu'il méritait.
C'est ainsi que Dieu en agit habituellement. Quand nous avons péché, il ne se venge pas sur-le-champ; mais il attend, il nous donne le temps de nous repentir et de, nous corriger. Mais si, pour n'avoir pas été punis, nous nous imaginons que nos fautes sont oubliées, si nous vivons à l'abri de toute inquiétude, la vengeance éclate au moment où nous y songeons le moins. Aussi, quand après notre péché nous n'avons pas été châtiés, ne nous rassurons point, si nous n'avons changé de vie nous tomberons alors que nous n'y penserons pas. Si donc, mes chers auditeurs, si vous avez péché et que vous n'ayez pas été punis, ne vous croyez pas à l'abri de tout danger; mais au contraire, tremblez davantage, sachant bien qu'il est facile à Dieu de se venger quand il le voudra; s'il ne vous a point punis alors, c'était pour vous donner le temps de faire pénitence. Ne dites donc point: celui-ci malgré son innocence a succombé, et cet autre, qui était coupable, a échappé au supplice. Cet innocent que l'on a puni, a subi la peine de fautes antérieures. Et celui qui vient d'échapper, tombera dans un . autre piège. Si tels sont nos sentiments, jamais nous ne mettrons en oubli nos fautes personnelles,; mais nous craindrons, nous tremblerons sans cesse, nous nous hâterons de nous les rappeler, pour ne pas tomber sous les coups de la justice divine. Ce qui mieux que tout le reste réveille en nous le souvenir de nos fautes, c'est la punition et le châtiment; les frères de Joseph nous en sont une preuve. Il s'était écoulé treize ans depuis qu'ils avaient vendu le juste; craignant d'en être punis, et tremblant pour leur vie, ils se souvinrent de leur péché et se dirent entre eux: Oui, nous sommes pécheurs, nous avons vendu notre frère Joseph. (Gen. XLII, 21) Voyez-vous comment la crainte leur remit leur crime devant les yeux? Au moment.où ils le commirent, ils n’y songèrent pas; mais quand ils se virent menacés d’un châtiment, ils se le rappelèrent aussitôt. En présence de tant de motifs, hâtons-nous donc de changer de vie et de nous convertir et pendant, que durent encore les angoisses, revenons à la piété et la vertu. Voici trois recommandations que je veux vous faire, et soyez-y, fidèles. pendant ce jeûne quadragésimal : Abstenez-vous de médire, n'ayez de haine pour personne, et mettez fin à cette funeste habitude. de jurer. Quand on vous impose un tribut, chacun de vous s'en va dans sa maison, appelle sa femme et ses enfants ; on cherche, on se demande où l'on prendra pour payer la somme exigée. Pourquoi. n'en exigeriez-vous pas aussi quant à ces injonctions spirituelles? Rentrés chez vous, appelez vos femmes et vos fils, et dites-leur : On nous impose aujourd'hui un tribut spirituel, un tribut qui doit nous délivrer des maux présents, un tribut qui loin de nous appauvrir, nous. enrichira; il s'agit de n'avoir de haine pour personne, de ne plus médire, de ne plus jurer.
Allons, considérons, examinons, cherchons ensemble comment mettre en pratique ces recommandations.. Mettons-y tout notre zèle, avertissons-nous les uns les autres; reprenons-nous les uns les autres ; afin de ne point quitter cette terre avec des dettes, de ne point avoir à emprunter, comme firent les vierges folles, et de ne point encourir la perte du salut éternel. Si nous savons ainsi régler notre vie, je vous l'affirme, je vous le promets, nous apporterons quelque remède à nos maux, et nous échapperons au danger qui nous menace; mais surtout nous jouirons un jour du bonheur éternel. J'aurais dû vous recommander la pratique de toutes les vertus ensemble; mais il vaut mieux, je crois, vous amener peu à peu à accomplir d'abord quelques préceptes de la loi, pour aborder ensuite les autres. De même que c'est en remuant son champ partie par partie que le laboureur arrive au terme de ses travaux; de même nous aussi, par l'exacte observation de ces trois commandements durant cette sainte quarantaine, après avoir fortement (565) établi dans nos âmes cette bonne habitude, nous accomplirons plus facilement les autres préceptes, et nous finirons par atteindre le sommet de la vertu ; nous vivrons ici-bas remplis d'une douce espérance, et, après notre mort, nous nous présenterons avec confiance devant le Christ pour aller jouir des biens qu'il nous réserve. Puissions-nous tous être trouvés dignes de cette éternelle félicité, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui et avec qui gloire soit au Père et au Saint-Esprit, dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
QUATRIÈME HOMÉLIE.
ANALYSE. Avantages que les habitants d'Antioche ont retiré de leurs angoisses. — La tribulation dispose l'âme à la piété et à la vertu - Heureuses conséquences de la patience dans les afflictions. — Exemple de Job. — Aux souffrances succède le bonheur. — Exemple des trois enfants dans la fournaise. — Dieu protège ceux qui le servent fidèlement. — Encore l'exemple de Job. — Tout notre être doit être consacré à servir Dieu. — Il faut renoncer aux mauvaises habitudes.
1. Béni soit Dieu qui a consolé vos coeurs affligés, et raffermi vos âmes ébranlées. Oui, vos coeurs sont consolés; cet empressement, cette ardeur à entendre la parole sainte me le dit assez. Une âme plongée dans la douleur, enveloppée d'un nuage de tristesse ne peut se montrer attentive aux discours qu'on lui adresse. Mais vous, je vous vois ici pleins de bienveillance et d'ardeur, ne donnant aucun signe de découragement , avides de m'entendre et secouant pour cela toutes les angoisses qui vous assiègent. Oui, grâces soient rendues au Seigneur ; ni l'infortune n'a vaincu votre sagesse, ni la crainte n'a affaibli votre courage, ni l'affliction n'a éteint votre générosité, ni le danger n'a diminué votre zèle, ni la crainte des hommes n'a triomphé de l'amour divin , ni l'horreur de la situation n'a abattu votre ardeur. Que dis-je? loin d'être abattus, vous êtes plus fermes, loin d'être affaiblis, vous êtes fortifiés; loin d'être refroidis, vous êtes devenus plus ardents. La place publique est vide, et l'église est remplie. Là le deuil, ici la joie et les délices spirituelles. Si tu vas sur la place publique, ô mon cher auditeur, et que tu pousses des gémissements à l'aspect de cette solitude, cours te réfugier sur le sein de ta mère, et aussitôt pour te consoler elle te montrera la multitude de ses enfants, cette magnifique assemblée de tes frères, et chassera ainsi le découragement loin de ton coeur. Dans les rues de la ville nous cherchons à voir des hommes, comme si nous habitions un désert, et si nous courons à l'Eglise, la foule nous presse de toutes parts et de même que par une mer agitée et soulevée par une violente tempête, tous, saisis de frayeur, se hâtent de gagner le port, ainsi les orages de la place publique, les tempêtes de la ville, vous chassent dans l'Eglise, et vous y enchaînent ensemble par le doux lien de la charité.
N'est-ce pas un nouveau motif de remercier Dieu qui a fait jaillir du sein de la tribulation des fruits si précieux, et du milieu de l'adversité de si grands avantages? Sans l'épreuve, point de couronne , sans le combat, point de récompense, sans le stade, point (567) d'honneurs, sans l'affliction, point de repos, sans hiver, point d'été. Et cela peut se dire non-seulement des hommes, mais aussi des semences elles- mêmes. Pour qu'on voie sortir un épi verdoyant, ne faut-il pas des pluies abondantes , ne faut-il pas que les nuages s'amoncèlent, que le froid durcisse la terre ? Et la saison de la semence n'est-elle pas aussi la saison de la pluie? Puisque la tempête s'est élevée, non pas dans les airs, mais dans les âmes, profitons-en pour semer, et dans l'été nous pourrons faire la moisson. Semons des larmes et nous moissonnerons l'allégresse. Ce ne sont pas mes paroles ; c'est le Prophète qui vous l'annonce : Ceux qui sèment dans les larmes, dit-il, moissonneront dans la joie. (Ps. CXXV, 5.) La pluie qui tombe sur les semences , les fait germer et croître moins vite que les larmes ne développent et ne font fleurir la semence de la piété : les larmes purifient l'âme, arrosent l'esprit, font pousser rapidement le germe de la science. Aussi faut-il creuser de profonds sillons. C'est . l'avertissement que nous donne le Prophète ; Remuez vos guérets et ne semez point dans les épines. (Jér. IV, 3.) Le laboureur enfonce dans son champ le soc de la charrue, le prépare à recevoir et à garder la semence, qui de la sorte ne restera pas à la surface, mais pénétrera dans le sein de la terre, et y poussera de fortes racines. C'est ce que nous devons faire aussi: la tribulation, comme un soc de charrue, doit déchirer profondément nos coeurs. Ecoutez un autre prophète : Déchirez vos cœurs, dit-il, et non vos vêtements. (Joël, II, 3.) Déchirons donc nos coeurs, et si quelque mauvaise herbe, quelque pensée coupable y a germé, arrachons-la, et offrons aux semences de la piété une terre bien purifiée. Si pour cultiver, pour semer, pour verser des larmes, nous profitons de la tribulation et du jeûne , quand donc viendrons-nous à componction ? Quand les souffrances seront passées? Quand la joie sera de retour? Non, cela est impossible.
Le repos et les délices engendrent la mollesse, comme la tribulation produit l'énergie et ramène au dedans d'elle-même l'âme occupée à considérer mille objets extérieurs. Ne murmurons point si nous sommes dans l'affliction, mais au contraire remercions le Seigneur : car nous en retirerons de précieux avantages. Le laboureur, après avoir répandu ces grains qu'il a récoltés au prix de tant de travail, appelle la pluie de tous ses voeux; celui qui n'aurait aucune idée de l'agriculture, s'étonnerait et dirait : Que fait donc cet homme? il disperse des grains qu'il a recueillis; non-seulement il les disperse, mais il les mélange si bien avec la terre qu'il lui sera impossible de les réunir de nouveau; bien plus, il demande la pluie qui va gâter ces grains et les changer en boue. Il sera tout troublé quand il verra briller les éclairs, quand il entendra le bruit du tonnerre. Le laboureur, au contraire, se réjouit; il tressaille à la vue de cet orage. Car il ne regarde pas le présent, mais il songe à l'avenir; peu lui importe le bruit du tonnerre, il compte déjà les gerbes de blé : la semence va se corrompre, mais il poussera des épis verdoyants ; la pluie sans doute est peu agréable, mais la poussière qui couvrira l'aire du laboureur fera ses délices. Nous aussi, mes Frères, ne songeons pas à la tribulation présente, à ces maux passagers, mais aux avantages qui nous en reviendront, aux fruits qu'ils vont produire; attendons les gerbes qu'ils doivent enfanter. Si nous sommes vigilants, nous pouvons des conjonctures présentes recueillir les fruits lés plus abondants. et remplir le trésor de notre âme. Si nous sommes vigilants, non-seulement de cette tribulation ne résultera pour nous aucun dommage, mais nous en retirerons des biens sans nombre; si nous vivons dans l'indolence, le calme même nous perdra. La prospérité et l'adversité sont également funestes à l'homme négligent, mais elles profitent toutes deux à celui qui est sur ses gardes. L'or garde son éclat même dans l'eau; jeté dans la fournaise, il en sort plus brillant; plongées dans l'eau, la terre se dissout, l'herbe se flétrit; qu'elles tombent dans le feu, la terre se durcit, et l'herbe est consumée. C'est l'image du juste et du pécheur. Le juste, au sein de la paix, conserve son éclat, comme l'or au milieu de l'eau; que l'épreuve survienne, il n'en est que plus brillant, comme l'or que le feu a purifié. Mais le pécheur se dissout, se flétrit au sein du bonheur, comme la boue et l'herbe jetées dans l'eau ; la tentation le consume et le perd, comme le feu calcine la boue et dévore l'herbe.
2. Ne nous laissons donc pas abattre par les maux présents. Si vous êtes pécheur, le feu de la tribulation brûle et consume vos péchés. Si vous êtes vertueux, il vous donne plus d'éclat et de splendeur. Veillez et demeurez sobre, et (568) rien ne pourra vous nuire. La cause de tant de chutes, ce n'est pas la tentation elle-même, c'est la lâcheté de ceux qu'elle éprouve. Voulez-vous être heureux, vivre dans le calme et dans la joie, ne recherchez ni le calme ni la joie, mais armez votre âme de patience et de courage. Sans cela, non-seulement vous succomberez à l'épreuve, mais le calme vous perdra et vous renversera mieux encore. Non, ce ne sont pas les attaques de l'adversité qui compromettent notre salut, mais l'engourdissement de notre âme. Ecoutez Jésus-Christ : Celui qui écoute mes paroles et les met en pratique est semblable à un homme prudent qui a bâti sa maison sur le roc : la pluie est tombée, les vents ont soufflé, les torrents se sont précipités sur elle, et elle ne s'est pas écroulée: car elle avait le rocher pour fondement. Et encore : Celui qui entend mes paroles et ne les accomplit point ressemble à cet insensé qui bâtit sa maison sur le sable; la pluie tombe, les eaux se précipitent, les vents soufflent et fondent sur elle, elle tombe, et ses ruines s'étendent au loin. (Matth. VII, 24-27.) Vous le voyez, ce n'est pas la tempête qui cause la ruine de cet édifice, mais l'imprudence de celui qui l'a élevé. Des deux côtés, la pluie, les torrents, les vents déchaînés, une maison. C'est le même édifice , les mêmes accidents; les deux maisons n'ont pas le même sort parce qu'elles n'ont pas le même fondement. Je le répète, ce ne sont point les accidents qui ont amené cette chute , c'est l'imprudence d'un homme. Autrement la maison bâtie sur le roc serait elle-même tombée, et il n'en est rien. Mais ne croyez pas qu'il s'agisse ici d'une maison? Il s'agit de l'âme qui met en pratique les divines paroles qu'elle a entendues, ou qui les rejette loin d'elle. C'est ainsi que Job avait affermi son âme. (Job, I, 16-19.) La pluie survint; il tomba du ciel un feu qui consuma ses troupeaux; les torrents se précipitèrent, c'est-à-dire que sans relâche on venait lui apprendre quelque nouveau malheur, la perte de ses troupeaux, celle de ses chameaux, la mort de ses fils. Les vents soufflèrent; il eut à subir les amères paroles de son épouse : Elève ta voix contre Dieu, disait-elle, et meurs ensuite. (Job, lI , 9.) Et l'édifice ne s'écroula point, son âme ne fut point renversée, le juste ne blasphéma point. Au contraire, il rendit grâces en disant : Le Seigneur me l'avait donné, le Seigneur me l'a ôté; tout Cela s'est fait selon le bon plaisir du Seigneur. (Job, I, 21.) Vous le voyez donc, ce n'est point la tentation, c'est la lâcheté, c'est la torpeur qui cause la ruine. La tribulation, mais elle augmente le courage. De qui cette pensée? De saint Paul lui-même, qui vivait au sein des tribulations : La tribulation, nous dit-il, opère la patience, la patience produit l'épreuve, et l'épreuve l'espérance. (Rom. V, 3, 4). Et de même que les arbres vigoureux, loin d'être arrachés par les vents impétueux qui les agitent en tous sens , acquièrent par là plus de vigueur et de solidité, de même l'âme sainte et pieuse, loin d'être abattue par les assauts des tentations et des malheurs , y trouve une nouvelle force pour souffrir. Le bienheureux Job ne leur dut-il pas un nouveau degré de splendeur et de gloire?
Un homme s'est irrité contre nous, un homme sujet aux mêmes passions que nous, de même nature que nous, et nous avons tremblé; autrefois c'était le démon,.ce démon si pervers, si cruel, qui s'irritait contre Job : bien plus, il mettait en mouvement toutes ses machines, employait tous ses artifices, et il ne put triompher de la force du juste. Un homme s'irrite et s'apaise tour à tour, et cependant nous sommes morts de frayeur. Autrefois l'adversaire, c'était le démon, qui jamais ne se réconcilie avec les hommes, qui leur fait la guerre, sans vouloir entendre parler d'aucun traité, qui leur livre des combats sans qu'il y ait jamais de trêve, et cependant le juste s'est ri de ses flèches. Sommes-nous donc excusables? Pouvons-nous espérer quelque pardon, nous qui, pénétrés des enseignements de la grâce, ne pouvons souffrir une épreuve qui nous vient des hommes, quand ce saint homme, avant la grâce, sous la loi ancienne., a soutenu avec tant de générosité une guerre si terrible? Voilà ce que nous devons sans cesse nous dire les uns aux autres, et de tels entretiens ranimeront notre ardeur. J'en appelle à vos consciences, cette épreuve n'a-t-elle pas eu les résultats. les plus heureux? La débauche a fait place à la sagesse, la barbarie à l'humanité, la mollesse à l'énergie; tels qui jamais n'avaient vu l'église , qui passaient toutes leurs journées dans les théâtres, maintenant ne quittent plus la maison de Dieu. Vous plaindrez-vous donc que Dieu vous ait réformés par la crainte ? que par la tribulation il vous ait ramenés à la pensée de votre salut? Mais votre conscience est tourmentée ? Mais chaque jour votre âme est glacée (569) d'effroi à la pensée de cette mort qui vous menace ?Et n'est-ce point un grand pas vers la vertu, puisque votre piété redouble avec les angoisses. Dieu ne peut-il pas aujourd'hui même nous délivrer de tous nos maux? Il ne les finira pas cependant avant de nous avoir vus purifiés de nos fautes, revenus à lui, affermis et inébranlables dans le repentir. C'est quand il voit son or entièrement purifié, que l'orfèvre le retire de la fournaise; aussi Dieu ne dissipera ces nuages qu'après nous avoir rappelés à la vertu. Celui qui a permis l'épreuve sait bien aussi le terme qui lui convient. Le joueur de cithare ne tend point trop fortement les cordes de son instrument, de peur de les briser; il ne les détend pas non plus au point de nuire à l'harmonie. Ainsi en agit le Seigneur, ne laissant notre âme ni dans un continuel repos, ni dans une tribulation de trop longue durée, mais disposant tout avec sagesse. Trop de repos nous amollirait, une continuelle affliction nous abattrait et nous jetterait dans le désespoir.
3. Abandonnons-lui donc le soin de fixer le terme de nos afflictions; contentons-nous de prier et de vivre saintement. Notre oeuvre, c'est le retour à la vertu; et l'oeuvre de Dieu, c'est de mettre un terme à nos souffrances. Il désire plus vivement que vous-mêmes la fin de cet incendie; mais il attend que vous soyez sauvés. Comme l'affliction a suivi le repos, ainsi, croyez-le, après la tribulation, vous verrez reparaître le calme. L'hiver ne règne pas toujours, ni l'été; il n'y a pas toujours tempête, ni toujours calme; ce n'est pas sans cesse la nuit, ni sans cesse la lumière; la tribulation ne durera pas non plus toujours, le temps du repos viendra, si au sein de la tribulation nous savons toujours rendre grâces à Dieu. Les trois enfants furent jetés dans la fournaise; et cependant ils n'oublièrent pas la religion ; ils ne furent pas effrayés par les flammes. Ils étaient plongés dans le feu, ils se montraient plus empressés à chanter les louanges de Dieu, que ne l'eussent fait des hommes tranquillement assis dans une chambre et à l'abri dé tout danger. Aussi le feu leur tint lieu, pour ainsi dire, de murailles, la flamme de vêtements, la fournaise d'une source d'eau pure. Elles les avait reçus enchaînés, elle les rendit délivrés de leurs chaînes; elle avait reçu des corps mortels, et ces corps, elle les épargna comme s'ils eussent été immortels; elle ne prit pas garde à leur nature , elle ne fit que respecter leur piété. Le tyran avait mis des entraves à leurs pieds, leurs pieds enchaînèrent en quelque sorte la flamme. O étonnant spectacle ! La flamme brisa leurs liens, et ensuite elle fut comme enchaînée elle-même. La nature fut comme transformée par la piété de ces enfants, ou plutôt, non, la nature ne changea pas, mais ce qui est plus merveilleux encore, sans changer, elle perdit toute son énergie. Le feu ne fut pas éteint; mais son ardeur n'eut plus d'effet. Et que peut-il y avoir de plus surprenant? il épargna non-seulement leurs corps si purs, mais jusqu'à leurs vêtements et leurs chaussures; et de même que les vêtements de Paul guérissaient les malades et chassaient les démons, de même que l'ombre de Pierre mettait la mort en fuite; de même aussi les chaussures de ces enfants éteignirent la violence des flammes. Je ne sais que dire : ce miracle est au-dessus de toute expression. Car la violence du feu était éteinte sans l'être; quand il s'agit de leurs corps, elle est éteinte; elle ne l'est plus, quand il faut rompre leurs chaînes. Oui, elle brisa leurs entraves, et n'atteignit point leurs talons. Les pieds et les entraves, mais ils se touchent ! Le feu conserve son énergie, et cependant, il n'ose franchir les liens ! Le tyran enchaîne, la flamme délivre, pour que vous voyiez la cruauté du Barbare, et l'obéissance de l'élément naturel. Et pourquoi les enchaîna-t-il avant de les jeter dans la fournaise? Pour que le miracle fût plus grand, pour que le prodige fût plus merveilleux, pour qu'il fût impossible de traiter d'illusion le témoignage des sens. Si ce feu n'eût été vraiment du feu, il n'aurait point consumé les liens, ni les soldats assis dans le voisinage ; mais voici qu'il exerce sa puissance sur les objets d'alentour, et il se montre soumis à l'égard des jeunes gens. Le démon renverse sa propre puissance par les mêmes armes dont il se sert contre les serviteurs de Dieu, bien malgré lui sans doute. C'est la sagesse et la Providence divine qui retourne contre sa tête ses armes et ses artifices. N'est-ce pas ce que l'on vit alors? Le démon s'insinuant dans l'âme du tyran, ne lui conseille point de trancher la tête à ces enfants, ni de les livrer aux bêtes féroces, ni à aucun supplice de ce genre; mais il lui persuade de les précipiter dans les flammes, pour qu'il ne restât rien de leurs corps et que leur cendre fût mêlée à celle des sarments. Dieu fit servir ce conseil à la ruine de l'impiété, et, comment ? je vais le (570) dire. Chez les Perses, le feu est regardé comme un dieu, et les barbares de ces contrées l'entourent d'une grande vénération. Dieu, qui voulait enlever tout prétexte à une telle impiété, permit cette espèce de supplice, pour donner à ses serviteurs une éclatante victoire, sous les yeux mêmes des adorateurs du feu, et les convaincre par des faits manifestes que les dieux des Gentils craignent, non pas Dieu seulement, mais encore ses serviteurs.
4. Voyez aussi cette couronne tressée par tout ce qui semblait devoir triompher de leur constance, et leurs ennemis eux-mêmes devenus les témoins de leur victoire. Nabuchodonosor, dit l'Ecriture, convoqua tous les magistrats, les généraux, les gouverneurs, les princes et les rois, et tous ceux qui étaient revêtus de quelques dignités pour assister à la dédicace de la nouvelle statue, et tous se rendirent à cette invitation. (Dan. III, 2.) L'ennemi prépare la scène, il rassemble les spectateurs. Le stade est ouvert, les spectateurs accourent, et ce ne sont point des gens vulgaires et de condition privée, mais les hommes les plus honorables, tous revêtus de quelque dignité; certes leur témoignage sera cru de tout le monde. Ils étaient venus pour assister à un spectacle annoncé d'avance, mais quelle déception ils éprouvent ! Ils étaient venus adorer une statue, et ils la tournent en dérision; ils s'en vont après avoir admiré la puissance de Dieu qui venait d'éclater si miraculeusement. Et quel est le lieu choisi par le prince? Ce n'est point la ville, ce n'est point un champ, mais de vastes plaines qui doivent contenir cette multitude. C'est dans la plaine de Déira, en dehors de la ville que fut élevée la statue, et un héraut parcourait la foule en criant : Ecoutez, nations , tribus , peuples , langues, à quelque heure que vous entendiez le son de la trompette, de la flûte, de la cithare, de la sambuque, du psaltérion, des instruments de musique de toute espèce, tombez à terre et adorez la statue d'or (c'était vraiment tomber que d'adorer cette statue), et quiconque refusera de tomber et de l'adorer, sera aussitôt précipité dans la fournaise ardente. (Dan. III, 4-6.) Voyez-vous quels combats dangereux, quelles embûches fatales, quel abîme profond, quel précipice de part et d'autre ! Mais ne craignez rien. Plus l'ennemi redouble ses efforts, plus il fait éclater le courage des enfants. Pourquoi cette musique charmante ? pourquoi cette fournaise ardente ? C'est afin d'agir sur les âmes par la volupté en même temps que par la crainte. Il en est qui résistent, qui ne veulent point céder; que tous les instruments de musique unissent leur mélodie pour les charmer et les fléchir. Vous triomphez de ce piège; que la vue de la flamme vous épouvante et vous glace de terreur ; la crainte entrait par les oreilles, la volupté se glissait dans l'âme par les yeux.
Mais rien ne put vaincre la générosité de ces jeunes gens. Comme ils triomphèrent des flammes où on les jeta, ainsi les vit-on se rire de ces instruments de jouissance ou de supplice. C'était contre eux que les démons avaient fait tant d'apprêts; loin de se défier de ses sujets, il était sûr que pas un n'irait contre les ordres du roi. Quand tous eurent succombé et se furent laissé vaincre, on amena les trois enfants. Ainsi leur victoire devait éclater davantage, remportée et proclamée au milieu d'une telle multitude. Si avant qu'aucun autre eût succombé, ils eussent les premiers manifesté leur courage, ils auraient été moins dignes d'admiration. Mais ce qu'il y a de sublime, de vraiment prodigieux, c'est que la multitude des coupables n'ait pu ni les effrayer, ni les affaiblir. Ils ne se dirent pas, comme il arrive souvent : si nous étions les premiers et les seuls à adorer cette statue, nous serions répréhensibles; mais si nous agissons de concert avec tant de milliers d'hommes, qui pourrait ne pas nous pardonner, ne pas nous juger dignes d'excuse? Non, ils ne dirent, ils ne pensèrent rien de pareil, quand ils virent tomber les puissants de la terre. Voyez encore la méchanceté de leurs ennemis, leurs injustes et amères accusations. Ce sont ceux, disent-ils, que tu as préposés aux travaux dans le pays de Babylone. (Dan. III, 12.) Non contents de rappeler leur nation, ils rappellent encore leurs dignités, pour enflammer le courroux du roi ! C'est comme s'ils disaient : les esclaves, ces bannis, ces captifs, tu leur as donné autorité sur nous; et cet honneur, ils osent l'outrager, ils osent se montrer insolents envers celui de qui ils le tiennent. Et voilà pourquoi ils disent : Les Juifs que tu as préposés aux travaux dans le pays de Babylone, ils ont désobéi à ton décret, et refusent de servir tes dieux. Pas de plus bel éloge que cette accusation; de tels reproches sont des louanges; c'est un témoignage irrécusable, puisqu'il sort de la bouche des ennemis. Que va faire le roi ? Il les fait (571) amener devant lui, pour les effrayer par tous les moyens qu'il a en son pouvoir. Mais rien ne peut en venir à bout, ni la fureur du roi, ni leur solitude au milieu d'une telle multitude, ni l'aspect de la fournaise, ni le son de la flûte, ni tous ces regards ardents fixés sur eux; ils se rient de tout cela, et ils entrent dans la fournaise, comme s'ils entraient dans l'onde fraîche d'une fontaine ; et ils adressent au roi ces bienheureuses paroles : Nous ne pouvons servir tes dieux, ni adorer cette statue que tu as élevée. (Dan. III, 18.) Ce n'est point sans motif que je viens de développer ce récit, mais bien pour vous apprendre que rien ne peut vaincre ou effrayer l'homme juste: ni la fureur d'un roi, ni les embûches qui lui sont tendues, ni la haine de ses ennemis, ni la captivité, ni l'abandon, ni le feu, ni les fournaises, ni les supplices, si nombreux qu'ils soient. Si ces jeunes gens ne tremblèrent point devant la fureur d'un prince impie, ne devons-nous pas avoir confiance dans un empereur si plein d'humanité et de clémence, et remercier Dieu de cette tribulation où nous sommes, bien persuadés maintenant que l'affliction augmente notre gloire devant Dieu et devant les hommes, si nous savons la supporter généreusement? Si ces enfants n'eussent été esclaves, leur intrépide liberté ne se fût point manifestée; s'ils n'eussent été captifs, nous ne redirions point maintenant la noblesse de leurs âmes; s'ils n'eussent perdu leur patrie terrestre, nous n'aurions point connu cette vertu, digne des habitants du ciel; si le roi de la terre ne se fût irrité contre eux, nous ne parlerions pas de cette bienveillance que leur témoigna le roi des cieux.
5. Et vous aussi, pourvu que vous ayez Dieu Pour ami, ne désespérez point, fussiez-vous jetés dans une fournaise; mais s'il est courroucé contre vous, ne vous rassurez point, fussiez-vous dans un paradis. On les jeta dans la fournaise, mais ils avaient agi noblement, et la fournaise ne leur fit aucun mal. Adam était dans le paradis, mais il manqua de courage, et il tomba. Job sur son fumier s'abstint de murmurer, et il triompha de ses maux. Quelle distance du fumier au paradis ! Mais la vertu du lieu ne servit de rien à celui qui l'habitait, une fois qu'il se fut laissé vaincre lui-même; et au contraire, malgré cet indigne séjour, la vertu de Job lui servit comme de rempart. contre toute blessure. Nous aussi fortifions notre âme. Qu'une forte amende, que la mort nous menace, si on nous laisse notre piété, nous sommes les plus heureux des hommes. N'est-ce pas aussi ce que nous recommande Jésus-Christ? Soyez donc prudents comme des serpents (Matt. X, 16), nous dit-il. Le serpent présente son corps tout entier, pour sauver sa tête; vous aussi, s'il vous faut perdre richesses, corps, tous les biens, la vie même, pour sauver votre piété, ne vous contristez point. Si vous quittez ce monde emportant avec vous la piété, Dieu vous rendra tout le reste avec munificence, il ressuscitera votre corps en le revêtant de gloire, et à la place de vos richesses vous recevrez des biens que nul langage ne saurait exprimer. Job n'était-il pas assis tout nu sur un fumier, endurant une vie plus cruelle que mille morts? Mais il garda sa piété, et tout ce qu'il avait perdu lui fut abondamment rendu, santé, beauté, nombreux enfants, possessions; et à tout cela se joignait un avantage plus précieux encore, la brillante couronne de la patience.Voyez les arbres: si vous enlevez les fruits et les feuilles, si vous coupez tous les rameaux, sans toucher à la racine, ils repoussent de nouveau et n'en ont que plus de vigueur. Ainsi en est-il de nous; s'il nous reste cette racine de la piété, quand même les richesses nous seraient enlevées, quand même notre corps serait livré à la corruption, nous retrouverons de plus magnifiques richesses, un corps plus glorieux. Bannissons donc toute vaine inquiétude, toute vaine préoccupation, rentrons en nous-mêmes, revêtons notre corps et notre âme de l'ornement de la vertu, employons nos membres, comme autant d'armes pour le bien, et qu'ils ne soient jamais des instruments de péché. Surtout faisons de notre langue l'interprète de la grâce d'en-haut, rejetons loin de nos lèvres le poison de la méchanceté, et des discours honteux. Il dépend de nous, en effet, de faire servir nos membres au péché ou à la justice. Entendez comment la langue a été pour les uns un instrument de péché, pour les autres au contraire, un instrument de justice. Leur langue, dit le Psalmiste, est un glaive aigu. (Ps. LVI, 5.) Et ailleurs, au sujet de sa propre langue : Ma langue est comme la plume d'un homme qui se hâte d'écrire. (Ps. XLIV, 2.) L'une commettait le meurtre, l'autre écrivait la loi de Dieu. Ainsi l'une était un glaive, l'autre une plume, non par leur propre nature, mais par le libre usage qu'ils en faisaient. Ainsi en est-il aussi de la bouche : (572) certains hommes avaient lune bouche toute pleine,de venin et de méchanceté, et il le leur reproche en disant: Leur bouche est remplie de malédictions et d'amertume. (Ps. XIII, 3.) Entendez-le au contraire quand il parle de lui : Ma bouche, dit-il, parlera le langage de la sagesse , et mon coeur méditera des paroles pleines de prudence. (Ps. XLVIII, 4.) — Combien encore avaient les mains toutes souillées d'iniquité ! et il les blâme en ces termes : Dans leurs mains ils portent l’iniquité, et leur droite est pleine de présents. (Ps. XXV, 10.) Pour lui, ses main ne savent que s'élever vers le ciel. Aussi disait-il : L'élévation, de mes mains, c'est comme un sacrifiée du soir. (Ps. CXL, 2.) — Il en est de même du coeur. Certains hommes ont le coeur plein de vanité, celui du Psalmiste s'attache à la vérité seule: Leur coeur est vain (Ps. V, 10), dit-il en parlant de ceux-là; et en parlant de lui-même: Mon coeur a exhalé des paroles de sagesse. (Ps. XLIV, 2.) — Autant peut-on en dire de l'ouïe. Il en est qui, semblables aux bêtes, ne prêtent jamais une oreille bienveillante et disposée aux pardon; et c'est à eux que David adresse ce reproche : Leurs oreilles demeurent sourdes et fermées, comme celles de l'aspic. (Ps. LVII, 5.) Pour lui il écoutait avec avidité les divines paroles, et ce qu'il dit le fait assez voir : J'inclinerai mon oreille pour recevoir les conseils de la sagesse, je chanterai sur le psaltérion les desseins de mon coeur. (Ps. XLVIII, 5.)
6. Ainsi donc, que la vertu nous serve comme de rempart, et nous détournerons la colère du Seigneur. Faisons de nos membres autant d'instruments de vertu, apprenons à nos yeux, à nos mains, à nos pieds, à notre coeur, à notre langue, à notre corps tout entier, à ne servir qu'à la vertu ; et souvenons-nous de ces trois recommandations que je vous ai faites, en vous priant instamment de ne haïr personne, de ne point dire de mal contre ceux qui vous ont attristé, de rejeter loin de vos lèvres la funeste habitude des jurements. Quant aux deux premiers préceptes, nous en parlerons dans un autre moment. Mais cette semaine, nous la consacrerons tout entière à vous parler du jurement, commençant ainsi par le précepte le plus facile à observer. Il n'est point difficile, en effet, de vaincre cette habitude de jurer pour peu que nous y mettions de zèle, ayant soin de nous avertir, de nous conseiller les uns les autres, de nous observer, d'examiner et de punir ceux qui mettent en oubli ce commandement. A quoi bon nous abstenir de nourriture, si nous ne chansons de notre âme les mauvaises habitudes. Nous avons passé tout ce jour à jeûner, et ce soir notre table ne ressemblera pas à celle d'hier, elle sera changée et mieux servie. Qui pourrait aujourd'hui se rendre le témoignage qu'il a changé de vie comme il a changé de table, qu'il a modifié ses habitudes, comme il a modifié sa nourriture? Personne, peut-être. Quel profit retirerons-nous donc du jeûne? Aussi vous exhorté-je, et ne cesserai-je de vous exhorter à accomplir l'un après l'autre chaque précepte, et de consacrer à chacun deux ou trois jours. Il en est parmi vous qui rivalisent d'abstinence, et se livrent mutuellement un admirable combat; les uns passent deux jours entiers sans rien prendre, d'autres se privent non-seulement de vin et d'huile, mais de tout autre mets, et n'ont durant le carême que le pain et l'eau pour nourriture. Pourquoi ne rivaliserions-nous pas aussi pour faire disparaître cette habitude de jurer? Cela ne vaudrait-il pas mieux que ton te espèce de jeûne que toute espèce d'austérité corporelle? Ce zèle que nous montrons à nous priver d'aliments, montrons-le aussi à nous abstenir de jurer. N'est-ce pas encourir le reproche de folie que de se soucier si peu -des préceptes, et de mettre toute son ardeur aux pratiques indifférentes. Il n'est pas interdit de manger, mais il est défendu de jurer; et cependant nous nous abstenons de ce qui est autorisé, et nous nous livrons à ce qui est illicite.
J'exhorte donc votre charité à manifester quelque changement dans votre conduite, et à commencer par celui-là. Si tel est notre zèle pendant le temps du jeûne, si cette semaine nous nous corrigeons de l'habitude de jurer, si la semaine suivante, nous éteignons en nous le feu de la colère, si ensuite nous détruisons dans sa racine l'envie de médire, si plus tard nous faisons disparaître d'autres défauts, allant ainsi de progrès en progrès, nous atteindrons peu à peu la perfection, nous échapperons au danger qui nous menace, nous nous rendrons le Seigneur propice. La multitude reviendra se joindre à nous dans cette ville; et nous apprendrons à ceux qui ont pris la fuite que ce n'est ni dans les murs d'une ville, ni dans la fuite ou la retraite, mais bien dans la vertu et dans les bonnes moeurs, que nous pouvons mettre tout notre espoir. Et ainsi il nous sera donné (573) de jouir, et des biens de cette vie, et des biens de la vie future. Veuillent nous en rendre dignes la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui et avec qui gloire soit au Père, avec le Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
Ces deux dernières Homélies ont été traduites par M. l'abbé JOLY, docteur en théologie,
professeur de rhétorique au petit séminaire de Plomblières-lès-Dijon.
FIN DU DEUXIÈME VOLUME.
CINQUIÈME HOMÉLIE.
La patience de Job, principe de sa gloire . — Les maux de la vie présente ne sont rien. — Le seul mal véritable, c'est le péché. — Il faut craindre non de mourir, mais d'offenser le Seigneur. — Une conscience pure ne redoute point la mort. — La pénitence apaise la colère de Dieu. — Pénitence des Ninivites. — Il faut s'abstenir de jurer.
1. Votre courage s'est ranimé, je crois, depuis hier, depuis que je vous ai montré les trois enfants dans la fournaise de Babylone et Job assis sur ce fumier plus vénérable que tous les trônes. Quel profit retirer de la vue d'un trône? On goûte un instant de plaisir; mais c'est un plaisir absolument stérile. Qu'il est avantageux au contraire de contempler ce fumier où Job est assis ! Cette contemplation, c'est comme une source de sagesse, une exhortation à la patience. Aussi, même de nos jours, combien passent les mers pour se rendre en Arabie, pour voir ce fumier glorieux, et baiser cette terre témoin des victoires et des combats de ce saint homme, arrosée de ce sang plus précieux que tous les trésors. Oui, la pourpre a moins d'éclat que n'en avait ce corps inondé,. non du sang d'autrui, mais de son propre sang. Oui, ses ulcères avaient plus de prix que toutes les pierreries. Notre vie trouve-t-elle quelques ressources dans les pierres précieuses, et sont-elles indispensables à celui qui les possède? Mais, ces ulcères, ils relèvent toute âme abattue. Voyez, en effet. Qu'un homme vienne à perdre un fils unique, objet de toute son affection; en vain lui montrerez-vous toutes les pierreries du monde, vous ne pourrez le consoler, ni apaiser sa douleur. Rappelez-lui, au contraire, les ulcères de Job, vous calmerez aussitôt ses souffrances. Dites-lui: « O homme, pourquoi pleurer? tu viens de perdre un fils unique : ce Saint patriarche vit mourir tous ses enfants, et fut ensuite frappé dans sa chair. Il était assis nu sur un fumier; une plaie hideuse couvrait tout son corps et le rongeait peu à peu; et cependant il était juste, ami de (2) la vérité, pieux; il s'abstenait de toute action coupable, et il avait Dieu lui-même pour témoin de sa vertu. » Ces paroles banniront la tristesse de son âme affligée; et ainsi les blessures de l'homme juste seront plus utiles que les pierres précieuses. Représentez-vous donc, vous aussi, cet athlète; transportez-vous en esprit devant ce fumier, en présence de Job lui-même assis au milieu comme une statue d'or ou de pierreries. Je ne sais comment dire; car je ne trouve point de substance assez riche pour la comparer à ce corps tout couvert de sang. Oui, la substance la plus riche a moins de prix que sa chair, et les rayons du soleil sont moins brillants que ses ulcères: les rayons du soleil éclairent nos corps; les ulcères de Job illuminent les yeux de nos âmes; ils plongent le démon dans les ténèbres. Aussi, après avoir frappé ce dernier coup, le démon se retira brusquement pour ne plus reparaître.
Pour vous, mes chers auditeurs, voyez quels fruits abondants produit la tribulation. Tant que Job fut riche et put jouir en paix de ses biens, le démon trouva moyen de l'accuser, sans fondement, il est vrai; mais enfin il put dire au Seigneur : Est-ce que Job vous rend un culte désintéressé? (Job, I, 9.) Mais quand il l'eut dépouillé, quand il l'eut réduit à l'indigence, il n'osa pas même ouvrir la bouche. Tant que ce juste fut riche, le tentateur s'apprêtait à le combattre et menaçait de le renverser; dès qu'il l'eut rendu pauvre, dès qu'il lui eut tout enlevé, dès qu'il l'eut précipité dans un abîme de souffrances, il prit la fuite. Tant que son corps fut en bonne santé, l'ennemi leva la main sur lui; mais quand il eut meurtri sa chair, il s'enfuit désormais vaincu. La pauvreté vaut donc mieux que les richesses, la faiblesse et la maladie valent mieux que la santé, la tentation est préférable au repos, si l'on est vigilant : la tentation couvre de gloire celui qui lutte et redouble son ardeur. Qui a jamais vu, qui a jamais entendu raconter d'aussi admirables combats? Au pugilat, il suffit d'avoir blessé son adversaire à la tête pour être vainqueur et recevoir la couronne : mais le démon, c'est après avoir criblé de blessures le corps du juste, et l'avoir rempli d'ulcères, qu'il est vaincu et qu'il se retire. Il lui perce le flanc, sans remporter le moindre avantage; car il ne peut lui ravir le trésor renfermé dans son âme; mais il le rend plus illustre, et, en le blessant ainsi, il découvre à tous les regards l'homme intérieur pour nous en montrer toutes les richesses; et au moment où il croyait vaincre, il se retire couvert d'ignominie et ne prononce plus une parole. Qu'y a-t-il donc, ô démon? Pourquoi t'enfuir? Tout n'est-il pas arrivé selon tes désirs? N'as-tu pas tué ses brebis, ses boeufs, ses chevaux, ses mulets? N'as-tu pas fait mourir ses enfants qui formaient comme une couronne autour de leur père? N'as-tu pas couvert son corps de blessures? Pourquoi donc te retirer? Oui, dit-il, j'ai fait tout ce que je voulais; mais ce que je désirais le plus vivement, ce pourquoi j'ai fait tout le reste, n'a pas eu lieu : il n'a point blasphémé; et c'était là pourtant que tendaient tous mes efforts. Sa constance a rendu inutiles pour moi et la perte de ses biens, et la mort de ses enfants, et les plaies de son corps; bien loin d'atteindre mon but, j'ai donné plus d'éclat à la gloire de mon ennemi. Voyez donc, mes chers auditeurs, quels sont les heureux effets de la tribulation ! Le corps de Job avait sans doute en partage la force et la beauté; mais qu'il est digne de nos respects, maintenant qu'il est déchiré par ces blessures! La laine est belle, même avant d'être teinte; mais une fois qu'elle a pris la couleur de la pourpre, quelle délicieuse beauté, quel admirable éclat ! Si le démon n'eût dépouillé le patriarche, nous n'eussions point admiré la puissance du vainqueur; s'il n'eût percé son corps de mille plaies, nous n'eussions point vu son âme resplendir à nos regards; s'il ne l'eût jeté sur un fumier, nous n'aurions point connu ses richesses. Moins vive est la splendeur, moins grande est la gloire qui entourent le trône d'un roi. Le roi descend de son trône pour mourir; le fumier de Job lui mérite le royaume des cieux.
2. Quoi de plus propre à tirer nos âmes de leur abattement ! Si je vous mets sous les yeux de tels exemples, ce n'est pas pour exciter vos applaudissements, mais pour vous donner lieu d'imiter la vertu et la patience de ces hommes généreux; je veux vous apprendre par là que le seul mal véritable, c'est le péché; que la pauvreté n'est pas un mal, ni la maladie, ni l'insulte, ni la calomnie, ni le mépris, ni même la mort qui semble être le plus affreux de tous les maux. Ce ne sont là, pour les vrais sages, que des noms vides de sens; le mal véritable consiste à offenser Dieu et à faire ce qui lui (3) déplaît. Qu'y a-t-il de si terrible dans la mort, dites-moi? Craignez-vous donc d'arriver trop vite à ce port sans orage, à cette vie sans tempête? Que l’homme ne vous fasse point mourir, la loi même de la nature ne viendra-t-elle pas briser les liens qui unissent votre âme à votre corps? Et si ce que nous redoutons maintenant n'arrive pas aussitôt, du moins cela ne peut tarder bien longtemps. Je vous tiens ce langage, non pas que je pressente pour vous rien de fâcheux ni de triste; non, mais je rougis de vous voir craindre la mort. Vous espérez des biens que l'œil n'a point aperçus, que l'oreille n'a point entendus, que le cour de l'homme ne peut comprendre (I Cor. II, 9), et vous refusez d'en jouir, et on vous voit négligents et comme engourdis ! Que dis-je, engourdis? Mais vous tremblez, mais vous frémissez d'horreur ! Et comment ne serait-ce pas une honte pour vous de craindre la mort, quand saint Paul gémissait d'être obligé de vivre encore et écrivait aux Romains : La créature gémit, et nous aussi, qui avons reçu les prémices de l'Esprit-Saint, nous gémissons. (Rom. VIII, 22, 23.) Et il s'exprimait ainsi non qu'il condamnât la vie présente, mais parce qu'il était pressé par le désir de la vie future. J'ai goûté la grâce, dit-il, et je ne puis plus supporter de retard.; j'ai reçu les prémices de l'Esprit-Saint, et je voudrais le posséder tout entier; je suis monté au troisième ciel, j'ai vu cette gloire ineffable, j'ai vu ce palais resplendissant , j'ai senti quelle privation m'impose ce séjour d'ici-bas, et c'est pourquoi je gémis. Dites-moi, si on vous menait à la cour d'un roi, que l'on vous montrât ces murailles étincelantes d'or, et tant d'autres ornements; si ensuite on vous conduisait dans une pauvre chaumière, avec la promesse de vous ramener bientôt dans ce palais et de vous y laisser pour toujours, ne devriez-vous pas être dévorés d'impatience et supporter avec peine même quelques jours d'attente? Ayez.la même idée et du ciel et de la terre, et plaignez-vous avec saint Paul , non de mourir si tôt, mais d'être obligé de vivre encore. Eh bien ! dites-vous, faites que je ressemble à saint Paul, et la mort ne m'effrayera pas non plus. Et qui vous empêche de ressembler à saint Paul? N'était-il pas pauvre? N'était-il pas faiseur de tentes? N'était-ce pas un homme du peuple? Ah ! s'il eût été riche et de naissance illustre, les pauvres, exhortés à imiter l'Apôtre, auraient peut-être pu objecter leur pauvreté. Mais vous ne pouvez avoir cette excuse. Car il travaillait de ses mains et vivait de ce travail de chaque jour.
Vos parents vous ont formés à la piété; dès votre enfance on vous a initiés aux saintes lettres; lui au contraire, il fut blasphémateur, il persécuta les chrétiens, il les outragea, il désola l'Eglise; mais il se convertit tout d'un coup si parfaitement, qu'il l'emporta sur tous en zèle et en ferveur : Entendez ce qu'il dit : Soyez mes imitateurs, comme je le suis moi-même de Jésus-Christ. (I Cor. XI,1.) Paul imita le Seigneur, et vous, vous n'imitez point un homme semblable à vous; élevés dans la piété dès votre âge le plus tendre, vous n'imitez pas cet homme, qui pour croire, eut besoin de conversion ! Ne savez-vous pas que le pécheur, même pendant sa vie, est déjà plongé dans la mort? Le juste au contraire, même après sa mort, continue à vivre. Ce ne sont point mes paroles, mais celles de Jésus-Christ qui disait à Marthe: Quiconque croit en moi, vivra même après qu'il sera mort. (Jean, XI, 25.) Est-ce que nos dogmes sont des fables? Si vous êtes chrétiens, croyez Jésus-Christ sur parole; si vous croyez Jésus-Christ, manifestez votre foi par vos oeuvres. Et comment vos oeuvres manifesteront-elles votre foi? A condition que vous mépriserez la mort. C'est par là que nous différons des infidèles. Eux, ils ont raison de craindre la mort; car ils n'ont pas l'espoir de ressusciter. Mais vous qui marchez dans une meilleure voie, et qui pouvez nourrir votre âme de cette espérance d'une résurrection future, seriez-vous excusables d'avoir cette assurance, et de craindre cependant la mort, comme ceux mêmes qui ne croient pas à la résurrection? Mais, dites-vous, ce n'est pas la mort qui m'effraye, c'est le genre de mort; ce que je redoute, c'est d'avoir la tête tranchée.
Ainsi donc vous ne voudriez point mourir comme Jean-Baptiste? car il eut la tête tranchée. Ni comme saint Etienne? car il fut lapidé. Les martyrs, selon vous, ont donc fini misérablement; car les uns sont morts par le feu, les autres par le fer. Les uns ont été jetés à la mer, les autres dans des précipices, les autres livrés en proie aux bêtes féroces. Faire une fin misérable, ô homme, ce n'est point mourir de mort violente, mais mourir dans le péché. Ecoutez le Prophète qui, après avoir médité ce sujet, s'écrie : Quoi de plus affreux (4) que la mort des pécheurs? (Ps. XXXIII, 22.) Il ne s'agit point d'une mort violente, mais bien de la mort dans le péché. Et c'est à juste titre. Après qu'ils ont quitté cette vie, les pécheurs souffrent d'horribles supplices, des tourments qui ne doivent jamais cesser. C'est un ver dont le venin les dévore, un feu qui ne s'éteint point; ce sont les ténèbres extérieures, des liens qui ne se briseront jamais, le grincement de dents; la tribulation, les angoisses, la damnation éternelle.
3. Si tels sont les maux réservés aux pécheurs, que leur importe de mourir chez eux et dans leurs lits? Et au contraire le juste doit-il s'affliger de sortir de ce monde par l'épée ou par le feu, puisqu'il doit entrer en possession de biens immortels? Oui, la mort des pécheurs est affreuse. Ainsi mourut ce riche qui avait méprisé Lazare : chez lui, dans son lit, entouré de ses proches, il mourut de mort naturelle, et une fois mort il endura des tourments que ne put adoucir en rien son bonheur d'autrefois. Il en fut bien autrement de Lazare : à la porte du riche, entouré de chiens qui léchaient ses ulcères, il mourut de mort violente : (qu'y a-t-il en effet de plus horrible que la faim ?) mais une fois mort il eut en partage les biens éternels, qu'il savourait dans le sein d'Abraham. En quoi cette mort violente lui fut-elle donc funeste et quel profit revint au riche d'une mort plus douce? Mais, dites-vous, nous ne craignons pas de mourir de mort violente; nous redoutons de mourir injustement et d'être punis avec les coupables, sans avoir rien fait pour mériter les soupçons qui pèsent sur nous. Que dites-vous, je vous prie? Vous craignez de mourir injustement? Voudriez-vous donc avoir mérité la mort? Et qui serait assez misérable, assez insensé pour préférer une juste mort, quand il est menacé de mourir injustement? Si nous devons craindre la mort, c'est quand nous l'avons méritée par nos crimes. Car mourir injustement, c'est mourir comme les saints. Que d'hommes en honneur auprès de Dieu et célèbres par leur piété ont eu à subir une mort injuste ! Abel d'abord, qui sans avoir péché contre son frère, sans avoir offensé Caïn, mais uniquement pour avoir honoré Dieu, fut cruellement égorgé. Si Dieu le permit, était-ce amour, était-ce haine de sa part? Evidemment c'est qu'il aimait Abel, et qu'il voulait par ce meurtre horrible rehausser encore l'éclat de sa couronne. Vous le voyez donc, il ne faut redouter ni une mort violente, ni une mort injuste, mais la mort dans le péché. Abel mourut injustement; Caïn vécut dans la crainte et dans la douleur. Qui donc eut le sort le plus heureux, celui qui s'était endormi dans la justice ou celui qui vivait dans le péché? Celui qui mourut injustement ou celui qui reçut une juste punition? Voulez-vous que je vous dise pourquoi vous craignez de mourir ? C'est que le désir du royaume céleste n'a point ému nos coeurs, l'amour des biens futurs ne les a point embrasés. Autrement nous n'aurions que du mépris pour les choses présentes, à l'exemple de saint Paul. Nous ne craignons pas l'enfer, et c'est pourquoi nous craignons la mort. Nous ne savons pas ce qu'il y a d'insupportable dans cet éternel supplice; et c'est pourquoi nous craignons la mort au lieu. de craindre le péché. Ah ! si la crainte de l'enfer avait rempli nos âmes, la crainte de la mort n'aurait pu s'y glisser. Et sans avoir besoin d'en chercher bien loin la preuve, je la trouve ici même et dans ce qui s'est passé naguère. Dès qu'on eut publié dans Antioche la levée de ce tribut qui vous paraissait excessif, on s'agita, on discuta, on exhala ses plaintes et son indignation: on se disait les uns aux autres: c'est une vie qui n'est plus tolérable, c'est la ruine de notre cité, personne ne pourra supporter le poids d'une pareille contribution : on se lamentait, comme s'il se fût agi de perdre la vie.
Ensuite, quand par une audace criminelle, des scélérats, foulant les lois aux pieds, eurent renversé les statues et exposé. tous les citoyens à perdre la vie, quand nous vîmes l'Empereur irrité, et que nous pûmes craindre la mort; dès lors plus d'angoisses au sujet de nos biens; mais tous de dire : Ah ! que l'Empereur nous dépouille de nos biens; nous nous passerons de champs et de richesses, pourvu qu'on nous promette la vie sauve. Ainsi avant que la crainte de la mort se fût emparée de nous, ce qui nous tourmentait, c'était la perte de nos richesses; le crime de lèse-majesté une fois commis, nous eûmes peur de mourir et cette crainte fit disparaître nos précédentes appréhensions. De même si la crainte de l'enfer eût passé dans nos âmes, celle de la mort n'y aurait point pénétré. Quand le corps est sous l'empire d'une double souffrance, la plus forte d'ordinaire empêche de sentir l'autre; il en aurait été de même pour nos âmes. Si notre âme avait gardé (5) la crainte des supplices à venir, cette crainte eût comme étouffé celle des maux de la vie présente. Que l'on s'applique à ne point perdre de vue les peines de l'enfer, et on se rira de la mort, et non-seulement on sera délivré des angoisses de cette vie, mais on sera de plus arraché aux flammes éternelles. Si l'on ne cesse de craindre l'enfer on ne tombera jamais dans ce feu dévorant : cette crainte entretenue dans l'âme ne peut manquer de la rendre vertueuse.
N'est-il pas à propos que je vous dise aujourd'hui : Mes frères, ne ressemblez point aux enfants par vos sentiments, mais ressemblez-leur quant à la méchanceté? (I Cor. XIV, 20.) C'est une crainte d'enfants que de redouter la mort, sans craindre le péché, car les petits enfants ont peur d'un masque, et le feu ne les effraye pas; qu'on les porte près d'un flambeau allumé, ils tendent aussitôt la main vers le flambeau et vers la flamme. Un masque, qui n'a pourtant rien de terrible, les glace d'effroi, et le feu, qui est si dangereux, ils ne le craignent point. Nous aussi nous craignons la mort, qui est comme un masque sans danger, et nous ne craignons point le péché qu'il faudrait craindre et dont le feu dévore la conscience. Et ce n'est point la nature, mais l'ignorance qui produit cette erreur. Comprenons bien ce que c'est que la mort, et jamais nous ne la redouterons. Qu'est-ce donc enfin que la mort? Mourir, c'est se dépouiller d'un vêtement. Le corps, n'est-ce point comme un vêtement donné à l'âme, que la mort lui enlèvera pour quelque temps, et que nous reprendrons un jour entouré d'éclat? Qu'est-ce donc que la mort? C'est un pèlerinage, c'est un sommeil un peu plus long que de coutume. Si vous craignez la mort, craignez donc aussi de dormir. Si vous vous affligez de voir mourir vos frères, gémissez aussi de les voir manger ou boire : car si l'un est naturel, l'autre ne l'est pas moins. Non, ne vous affligez point de ce qui est naturel; affligez-vous plutôt à la vue d'actions perverses. Ne pleurez point ceux qui meurent, mais pleurez ceux qui vivent dans le péché.
4. Voulez-vous une autre raison de cette crainte que nous cause la mort? Nous vivons avec trop de négligence, nous n'avons pas une conscience assez pure. S'il en était autrement, rien ne nous eût effrayé, ni la mort, ni la faim, ni la perte de nos biens. Non, rien de tout cela ne peut nuire à l'homme vertueux ni le priver de la joie intérieure; celui que soutient l'espoir des biens à venir, rien ne peut le plonger dans la tristesse. Quelque traitement qu'il endure, jamais l'homme vraiment généreux n'en éprouvera de chagrin. On lui enlèvera ses richesses? Mais il en a d'autres dans le ciel. On le bannira de sa patrie? Mais c'est l'envoyer à la céleste Jérusalem. On le chargera de chaînes? Mais sa conscience est libre, et il ne sent pas ces liens extérieurs. On fera mourir son corps? Mais il ressuscitera un jour. Impossible de blesser personne, si l'on se bat contre une ombre, si l'on frappe de grands coups dans l'air; or, lutter contre le juste, c'est se battre contre une ombre, c'est s'épuiser en vain : on ne pourra lui faire de blessures. Donnez-moi donc la ferme assurance que je posséderai le royaume des cieux, et dès aujourd'hui, si vous le voulez, tranchez-moi la tête : je vous saurai gré de ce meurtre, puisque vous me mettrez si promptement en possession de ces biens. Ce qui nous désole en effet, c'est cette multitude de péchés qui nous empêchera d'arriver à ce royaume céleste.
Eh bien ! cessez de vous lamenter en face de la mort; pleurez vos péchés pour les anéantir. La tristesse, dans les desseins de Dieu, ne doit point avoir pour objet la perte de nos biens, la mort, ni rien d'analogue; elle doit servir à effacer les fautes que nous avons commises. Un exemple vous le montrera. Les médicaments ont été faits en vue des maladies qu'ils peuvent guérir, et non pas en vue de celles qu'ils ne peuvent en rien soulager. Je vais développer ma pensée. Un remède est bon pour les maladies des yeux, mais c'est le seul usage auquel on puisse l'employer; ne doit-on pas dire qu'il a été fait exclusivement pour les yeux, et non pour l'estomac, ni pour les mains, ni pour aucun autre membre? Appliquons à la tristesse ce qui vient d'être dit, et nous trouverons qu'elle n'est d'aucun effet pour les divers accidents de la vie, et que le seul mal dont elle puisse nous guérir, c'est le péché. Il est donc certain qu'elle est uniquement destinée à nous en délivrer. Parcourons les uns après les autres les maux qui nous accablent, appliquons la tristesse comme remède, et voyons quelle en est l'efficacité. Qu'on ait perdu sa fortune, en vain s'affligera-t-on ; on ne réparera point ce dommage. On a perdu un fils, en vain se désolera-t-on, le mort ne ressuscitera (6) point, et cette tristesse ne lui sera d'aucun secours. Que l'on soit flagellé, souffleté, accablé d'outrages; nulle douleur ne fera disparaître l'insulte. C'est une infirmité, c'est une dangereuse maladie qui survient; le chagrin, loin de guérir le mal, ne fait que l'aggraver. Le chagrin n'a servi de rien, vous le voyez. Mais si l'on s'attriste après avoir péché, le péché disparaît, la faute est réparée . Et le Seigneur nous le fait voir manifestement, quand il dit : A cause de son péché je l'ai plongé un instant dans la tristesse; j'ai vu son affliction, sa démarche humiliée, et j'ai corrigé ses voies. (Isai. LVII, 17, 18.) C'est pourquoi saint Paul dit aussi : La tristesse qui est selon Dieu produit le repentir et assure le salut. (II Cor. VII, 10.) Donc, puisque évidemment la tristesse ne peut compenser ni la perte des biens, ni les outrages, ni la calomnie, ni les mauvais traitements, ni la maladie, ni la mort, ni rien d'analogue, et qu'elle n'a de force que pour détruire le péché en l'effaçant, Dieu ne l'a pas créée dans un autre dessein.
Ne nous plaignons donc plus de la perte de nos biens, ne déplorons que nos fautes, et de cette tristesse nous recueillerons les fruits les plus abondants. On vous enlève une partie de vos richesses; n'en concevez aucune douleur; ce serait une douleur inutile. Vous avez péché, attristez-vous; cette tristesse vous sera salutaire; et considérez la puissance et la sagesse de Dieu. Du péché proviennent ces deux maux, la tristesse et la mort : Du jour où vous en aurez mangé, dit le Seigneur, vous mourrez de mort. (Gen. II,17.) Et s'adressant à la femme, il lui dit: Vous enfanterez dans la douleur. (Gen. III, 16.) C'est par ces deux choses que Dieu enlève le péché, et sorties, pour ainsi parler, du sein du péché, elles lui donnent la mort. Que la tristesse et la mort fassent disparaître le péché, on le voit assez par les martyrs; on le voit encore par ces paroles que l'Apôtre adresse aux pécheurs: Il y a parmi vous beaucoup de malades et d'infirmes, et beaucoup aussi se sont endormis dans la mort. (I Cor. XI, 30.) C'est comme s'il disait : après avoir péché, vous mourez, afin que la mort vous délivre du péché. Et l'Apôtre ajoute : Si nous nous jugions nous-mêmes, nous ne serions point jugés; et quand le Seigneur nous juge, c'est afin de nous instruire, de peur que nous ne soyons condamnés avec le monde. (Ibid. vers. 31, 32.) De même que le ver naît du bois et le ronge, de même que la teigne ronge la laine qui l'a produite ; de même aussi, là tristesse et la mort dévorent le péché qui leur a donné naissance.
Ne craignons donc point la mort, mais craignons seulement le péché, et qu'il soit l'unique objet de notre douleur. Si je vous tiens ce langage, ce n'est pas que je pressente rien de fâcheux pour vous; mais je voudrais vous voir ne plus craindre autre chose que le péché, et accomplir toujours par vos oeuvres la loi de Jésus-Christ. Quiconque ne, porte pas sa croix, ditil, et refuse de me suivre, celui-là n'est pas digne de moi. (Matth. X, 38.) Il ne s'agit certes point de porter une croix sur nos épaules, mais d'avoir sans cesse la mort devant les yeux, comme saint Paul qui mourait chaque jour, et se riait de la mort et méprisait la vie présente. ( I Cor. XV, 13.) Car vous êtes des soldats : sans cesse vous avez à combattre, et le soldat qui redoute la mort n'aura jamais de bravoure. De même le chrétien qui craint le danger n'accomplira jamais rien de grand ni d'admirable; bien plus, il sera facile à renverser; s'il est, au contraire, intrépide et magnanime, on ne pourra le prendre, on ne pourra le vaincre. Les trois enfants n'eurent point peur des flammes, et ils échappèrent à la mort; nous aussi, nous en serons préservés, si nous ne la redoutons point. Ils ne tremblèrent point à la vue des flammes, car il n'y a point de crime à devenir la proie des flammes; mais ils craignirent de pécher, car c'est un crime de tomber dans l'impiété. Empressons-nous de les imiter, eux et ceux qui leur ressemblent; cessons de craindre le péril, si nous voulons nous y soustraire.
5. Je ne suis point prophète, ni fils de prophète. Cependant, j'en suis sûr, et je le proclame bien haut, si nous changeons de conduite, si nous avons quelque souci de notre âme et que nous abandonnions le péché, il ne nous arrivera rien de triste ni de fâcheux; et cela, parce que Dieu est la clémence même j'en atteste ces villes, ces nations, ces peuples qu'il a sauvés. Il avait menacé la ville de Ninive : Encore trois jours, dit-il, et Ninive sera détruite de fond en comble. (Jonas, III, 4.) Eh bien! dites-moi, Ninive fut-elle renversée? cette ville fut-elle anéantie? Au contraire, elle se releva, elle devint plus illustre, et tant de siècles écoulés n'ont pu détruire sa gloire. Aujourd'hui encore nous la célébrons tous, nous l'admirons tous. N'a-t-elle pas été, dès ce (7) moment, comme un port ouvert à tous les pécheurs, pour les mettre à l'abri du désespoir? Ne les invite-t-elle pas à la pénitence, et en leur montrant ce qu'elle fit pour apaiser la colère de Dieu, ne leur persuade-t-elle pas de ne jamais désespérer de leur salut, mais de mener une vie vertueuse, et de se rassurer par l'espérance de voir cesser leurs angoisses? Le chrétien le plus lâche ne se sentira-t-il pas excité par cet exemple? Dieu ne craignit point de rétracter sa parole, pour laisser subsister Ninive; ou plutôt il n'eut pas à se rétracter. Si les Ninivites avaient continué de pécher, et que la sentence fût demeurée sans effet, il y aurait lieu d'être surpris; mais les Ninivites se convertirent, ils quittèrent leurs désordres, et c'est là ce qui apaisa la colère de Dieu. Qui pourrait donc trouver à redire à cette prophétie, et en taxer les termes de mensonges? Dieu, en effet, se montra fidèle à cette loi qu'il établit dès le principe pour tous les hommes, et qu'un de ses prophètes fut chargé de leur annoncer. Voici ce que je dis aux nations et aux royaumes: Je les arracherai dans leurs racines, je les détruirai de fond en comble, je les anéantirai; s'ils se repentent de leurs fautes, je retirerai aussi les menaces que j'avais prononcées. (Jérém. XVIII, 7, 8.) C'est d'après cette loi qu'il fait grâce aux Ninivites repentants : ils reviennent de leurs désordres, il dépose lui-même son courroux. Il connaissait la vertu de ce peuple, et c'est pourquoi il presse si vivement le prophète. Quel trouble aussi dans cette cité, quand la parole prophétique y eut retenti ! mais, loin de lui nuire, cette crainte lui fut salutaire. Oui, elle enfanta, pour ainsi dire, le salut des Ninivites. Ces menaces les arrachèrent au péril; cette sentence de mort les empêcha de mourir. Quel nouveau, quel admirable prodige! Ce sont des menaces de mort qui enfantent la vie ! La sentence une fois portée reste sans effet, bien différente en cela des sentences prononcées par les juges d'ici-bas.
Dans nos tribunaux, proclamer une sentence, c'est en assurer l'effet; la sentence divine, c'est assez de la promulguer pour lui enlever toute sa force. Si on ne l'eût promulguée, les pécheurs ne l'eussent point entendue; ne l'ayant pas entendue, ils n'eussent point fait pénitence, ils n'eussent pas éloigné d'eux le châtiment, ils n'eussent pas été si merveilleusement délivrés. Et n'est-ce pas, en effet, une délivrance merveilleuse? Le juge porte la sentence, et les coupables l'annulent par le repentir. Ils n'abandonnent point leur ville, comme nous avons fait; mais ils y restent, et cette ville, sur le point de s'écrouler,- ils savent la raffermir sur ses fondements. C'était comme un piège pour eux, et ils en font un rempart; c'était un gouffre, un précipice, et ils en font unie tour capable de les défendre. Le prophète leur annonce que leurs maisons doivent s'écrouler, et ils ne les fuient point, mais ils quittent le péché ; ils ne désertent pas leurs demeures, comme nous faisons maintenant, mais ils sortent des voies perverses qu'ils avaient suivies jusqu'alors. Est-ce que ce sont les murs, disent-ils, qui ont provoqué la colère du Seigneur? C'est nous qui avons fait le mal, préparons donc aussi le remède. Aussi crurent-ils devoir assurer leur salut", non pas en changeant de place, mais en corrigeant leurs mœurs.
6. Voilà ce que faisaient des Barbares, et nous ne rougissons point, et nous ne nous cachons point, quand, au lieu de les imiter, nous prenons la fuite, quand nous agissons comme des gens plongés dans l'ivresse, quand nous songeons à sauver nos richesses? Le Seigneur est irrité contre-nous, et nous, au lieu d'apaiser sa colère, nous emportons. nos trésors et nous cherchons à les mettre en sûreté, quand nous devrions chercher un asile où pût se réfugier notre âme; ou plutôt nous n'avons pas à chercher; une vie juste et vertueuse la met à l'abri de tout péril. Si nous nous irritons, si nous nous indignons contre un de nos serviteurs, et qu'au lieu de s'excuser il descende à, sa chambre, rassemble ses vêtements et toutes ses hardes pour s'enfuir, souffrirons-nous volontiers d'être ainsi méprisés? Renonçons donc à ce puéril empressement, et que chacun de nous dise au Seigneur : Comment fuir le vent de ta colère, comment fuir ton visage irrité? (Ps. CXXXVIII, 7.) Imitons la sagesse des Ninivites : ils firent pénitence sans savoir cependant si Dieu leur pardonnerait, car la sentence ne disait pas : si vous vous convertissez et que vous fassiez pénitence, j'épargnerai votre ville; mais simplement: Encore trois jours, et Ninive sera détruite. Et ils s'écriaient : Qui sait si le Seigneur n'exécutera point les menaces qu'il a prononcées contre nous? (Jon. III, 4, 9.) Ils ignorent donc ce qui arrivera, et cependant ils s'empressent de faire pénitence; ils ne connaissent pas l'étendue de la divine (8) miséricorde; ils sont incertains, et pourtant ils se convertissent.
Il n'y avait point, pour les instruire, d'autres Ninivites sauvés par la pénitence; ils n'avaient point lu les prophètes, ni entendu les patriarches; personne pour leur donner des conseils, personne pour les exhorter; et par eux-mêmes. ils ne pouvaient se persuader que la pénitence fût capable d'apaiser entièrement la colère de Dieu. Les menaces qu'ils avaient entendues ne le leur faisaient point supposer; ils doutaient, ils hésitaient, et cependant quelle admirable pénitence ! Insensés que nous sommes ! Ils ne peuvent compter sur le pardon, et leur conversion est si parfaite ! et vous qui pouvez compter sur la bonté du Seigneur, qui avez reçu tant de gages de sa sollicitude, qui avez entendu les prophètes et les apôtres, vous que les événements eux-mêmes ont dû instruire, vous ne voulez point vous mesurer avec eux et les égaler en vertu ! Oui, ces hommes firent preuve d'une grande vertu, mais Dieu manifesta encore plus de clémence, et pour s'en convaincre, il suffit de considérer l'énergie des menaces. S'il n'ajouta pas à la sentence Faites pénitence et je vous pardonnerai, c'est qu'il voulait, en évitant de s'expliquer, redoubler la crainte et hâter ainsi la conversion des Ninivites. Le prophète, il est vrai, est couvert de confusion, quand il prévoit ce qui doit arriver, quand il pressent que l'effet ne suivra point ses paroles; mais rien de semblable en Dieu, qui ne veut qu'une chose, le salut des hommes et la conversion de son serviteur.
A peine Jonas a-t-il mis le pied sur le navire, que Dieu soulève les flots de la mer, pour nous montrer que là où règne le péché, là aussi règne la tempête, et que là où règne la désobéissance, là soufflent aussi les vents orageux; ce qui ébranlait la ville de Ninive, c'étaient les péchés de ses habitants. Si le navire était agité, c'est que le prophète avait désobéi. Les matelots précipitèrent Jonas à la mer, et le navire se raffermit. Nous aussi précipitons nos péchés dans l'abîme, et la cité de notre âme reprendra sa fermeté. A quoi nous sert-il de fuir? Le prophète s'enfuit aussi, et loin de lui être utile, cette faite causa son malheur. Il fuyait la terre; mais il ne pouvait échapper à la colère de Dieu. Jonas fuyait la terre, et Dieu amena la tempête sur les flots de la mer. Non-seulement il ne lui fut pas avantageux de fuir, mais il fit courir les plus grands dangers à ceux qui le reçurent parmi eux; il était tranquillement assis dans un navire; matelots et pilotes étaient à leur poste, le navire était muni d tous ses agrès, et Jonas faillit perdre la vie. On le jeta dans la mer; par ce supplice il expia sa faute, et transporté dans un navire immense, dans le ventre d'une baleine, il n'y courut aucun péril. Vous le voyez, un navire n'offre au pécheur aucune garantie de salut; mais l'homme qui a secoué son péché, la mer ne peut l'engloutir, les bêtes féroces ne peuvent le dévorer. Les flots le reçurent donc et ne l'étouffèrent point; une baleine le saisit, et ne le dévora point; mais l'animal et la mer le rendirent à Dieu, comme un dépôt confié à leur garde. Ainsi le prophète apprenait-il à être doux et miséricordieux, à ne point se montrer plus cruel que des matelots sans raison, que les flots irrités, que les animaux eux-mêmes.
Ce ne fut pas en effet dès le principe que les matelots le précipitèrent du vaisseau, ils y furent contraints par la nécessité; quant aux flots et à la baleine, ils furent pleins de douceur à son égard; Dieu le voulait ainsi. Jonas revint donc, prêcha, menaça, persuada, sauva, convertit : il n'eut besoin que d'une seule prédication pour tout rétablir. Il ne lui fallut pas des jours entiers, des exhortations multipliées; ce fut assez de quelques paroles pour amener tous les Ninivites à faire pénitence. Aussi Dieu ne le conduisit pas à Ninive tout au sortir du vaisseau; mais les matelots le livrèrent aux flots de la mer, la mer à la baleine, la baleine le rendit à Dieu, Dieu le transmit aux Ninivites ; et s'il fit passer le prophète fugitif par tant de détours, c'était pour apprendre à tous qu'il est impossible d'échapper aux mains du Seigneur. Qu'importe où le pécheur transporte son péché; partout des maux sans nombre viendront fondre sur lui; et s'il n'est personne qui puisse lui nuire, la nature ;se soulèvera de toute part contre lui. Ne cherchons donc pas notre salut dans la fuite, mais bien dans le changement de vie. Dieu s'indigne-t-il de vous voir rester dans une ville, et veut-il que vous en sortiez ? Non; ce sont vos péchés qui l'irritent. Donc abandonnez le péché; et si vous voulez guérir la blessure, faites-en disparaître la cause. Les contraires se guérissent par les contraires; c'est ce que disent les médecins. Un excès de nourriture a-t-il donné la fièvre ? on a recours à la diète. Est-ce le chagrin qui rend malade? Il faut des distractions. Les (9) maladies de l'âme se traitent de la même manière. C'est l'engourdissement qui a provoqué la colère? Apaisons-la par notre zèle, et faisons voir du changement dans nos moeurs ; le jeûne sera notre auxiliaire et notre allié, et avec le jeûne, l'affliction où nous sommes et la crainte des périls qui nous menacent. Faisons donc .violence à notre âme; jamais il n'y eut de moment plus favorable: nous lui persuaderons aisément tout ce que nous voudrons lui persuader. Quand on tremble, quand on est saisi de frayeur, privé .de toute jouissance, plongé dans la crainte, on peut aisément devenir sage et s'empresser de recevoir dans son cœur les précieux germes de la vertu.
7. Persuadons-lui d'abord de fuir les jurements, et de commencer par là sa transformation. Je vous y exhortais déjà hier et avant-hier; j'y reviens encore aujourd'hui, j'y reviendrai demain, et après-demain. Que dis-je? Je ne cesserai de vous en parler, tant que je ne verrai pas de changement en vous. Si l'on ne rougit point d'enfreindre la loi de Dieu, à plus forte raison ne devons-nous point rougir, nous qui vous la rappelons, de vous exhorter si fréquemment. Si l'on redit sans cesse les mêmes choses; c'est la faute non de celui qui parle, mais de ses auditeurs qui oublient si vite les préceptes les plus simples et les plus faciles à observer.
Quoi de plus aisé que de ne pas jurer? Il suffit d'en prendre l'habitude; ici point de fatigue corporelle, ici point de dépenses à faire. Voulez-vous savoir comment on peut triompher d'un vice, et se délivrer d'une mauvaise habitude? En voici le moyen, et il est infaillible. Etes-vous sujets à ce vice, ou bien votre serviteur, vos fils, vos femmes, ont-ils contracté l'habitude de jurer? On les avertit sans cesse et rien ne les corrige; privez-les de nourriture et qu'ils aillent se coucher sans manger. Infligez-leur, infligez-vous à vous-mêmes cette condamnation qui, loin de vous nuire, vous sera très-profitable. C'est le propre des choses spirituelles : elles sont profitables et assurent une prompte correction. Une langue que l'on châtie souvent n'a besoin d'être avertie par personne; elle a de puissants conseillers dans les tourments de la soif et de la faim. Et fussions-nous stupides, ce supplice d'une journée entière nous avertira bien assez pour que nous puissions nous passer de tout autre avertissement. Vous avez applaudi mes paroles ; applaudissez par vos oeuvres. Autrement quel profit retireriez-vous de ce discours? Qu'un enfant aille tous les jours à l'école sans rien apprendre, si nous lui reprochons son ignorance, lui suffira-t-il de répondre : mais, je vais tous les jours à l'école? Et n'est-ce pas là surtout ce qui le condamne? Faisons-nous à nous-mêmes ce reproche, et disons-nous : Que nous revient-il d'aller si souvent à l'église, de nous approcher de cette table sainte, source de tant de grâces, si nous en sortons tels que nous y sommes allés, sans jamais réformer un seul de nos défauts? Que de choses se font non pour elles-mêmes, mais à cause de leurs heureuses conséquences ! Par exemple, on sème, non pour le plaisir de semer, mais bien pour moissonner plus tard. Si l'on ne devait pas récolter, il y aurait perte assurément; que de grains se corrompraient inutilement dans le sein de la terre ! Le marchand ne navigue pas seulement pour le plaisir de naviguer, mais en voyageant il augmente ses richesses. Autrement que de pertes, que d'inconvénients dans tous ces voyages ! Toutes ces réflexions ne peuvent-elles pas nous être appliquées? Nous aussi, nous venons à l'église non pour venir à l'église, pour y rester quelque temps, mais bien pour en retirer quelque profit spirituel. Si nous en sortons sans avoir rien obtenu, cet empressement ne servira qu'à nous condamner. Qu'il n'en soit pas ainsi; épargnons-nous un tel malheur. En quittant ce lieu, examinez, voyez comment vous pouvez observer la loi qui vous est imposée.
Que les amis s'en entretiennent ensemble, que les pères en causent avec leurs fils, les maîtres avec leurs serviteurs; et ainsi, quand vous reviendrez et que vous nous entendrez vous répéter ces conseils, les remords de votre conscience ne vous feront point rougir, mais vous vous réjouirez, vous serez heureux de voir que vous les avez mis à exécution pour la plupart. Ne nous contentons pas d'en faire ici le sujet de nos réflexions. Ce n'est pas une exhortation d'un moment qui peut déraciner le mal; il faut que l'épouse avertisse le mari, que le mari avertisse son épouse, qu'il y ait une sainte émulation, que tous observent à l'envi ce précepte; que celui qui l'observe fidèlement reprenne celui qui le viole et lui communique son ardeur; que celui qui reste en chemin et qui ne s'est pas encore réformé, jette les yeux sur celui qui le devance et s'efforce de (10) l'atteindre. Si telles sont nos pensées, si telle est notre ardeur, bientôt tout le reste sera en voie de prospérité. Ayez à coeur l'œuvre de Dieu, et Dieu prendra soin de vos intérêts. Ne me dites pas : Et si quelqu'un nous met dans la nécessité de jurer? S'il refuse de nous croire, à moins que nous ne jurions ? Dès qu'il s'agit de violer une loi, il ne faut point parler de nécessité. Une seule chose est absolument nécessaire, c'est de ne pas offenser Dieu. Eh bien ! Je l'admets encore ! retranchez les serments inutiles, ceux que sans aucune raison, sans aucune nécessité vous proférez chez vous avec vos amis et vos serviteurs ; que ceux-ci disparaissent, et pour ceux-là vous n'aurez plus besoin de mes conseils. Si l'on en vient à craindre, à éviter de jurer souvent, fût-on contraint mille fois de jurer, jamais on ne consentira à reprendre cette funeste habitude. De même que maintenant nos efforts, les inquiétudes, les menaces, la crainte, les avertissements, les conseils ont bien de la peine à nous faire perdre l'habitude de jurer; de même alors, serions-nous mille fois pressés par la nécessité, rien ne pourra nous persuader de transgresser la loi de Dieu. On ne voudrait point porter les lèvres à un breuvage empoisonné; quelque pressante nécessité qu'il y eût, on ne voudrait non plus alors se rendre coupable en proférant des jurements. Qu'il en soit ainsi ! Vous y trouverez des consolations, et un puissant encouragement pour la pratique des autres vertus. N'a-t-on rien fait encore, on s'engourdit et on ne tarde pas à succomber ; mais a-t-on conscience d'avoir accompli même un seul précepte, on a bon espoir pour les autres et on se met avec ardeur à les observer. On réussit pour un second, pour un troisième, et on ne s'arrête plus qu'on ne soit arrivé à la perfection. N'est-il pas vrai que plus on amasse de richesses, plus on les désiré? C'est ce qui arrive surtout quand il s'agit des progrès spirituels. C'est pourquoi je vous presse si vivement de vous mettre à l'œuvre, d'établir dans vos âmes le fondement de la vertu; nous vous prions, nous vous supplions de vous rappeler nos paroles non-seulement quelques instants, mais chez vous, mais sur la place publique, mais partout où vous vous trouverez.
Que ne puis-je vivre habituellement avec vous tous ! Je n'aurais pas eu besoin de vous faire ce long discours : mais cela ne se peut. En mon absence, souvenez-vous donc de mes paroles, et quand vous êtes à table, imaginez-vous me voir entrer, croyez que je me tiens devant vous pour faire retentir à vos oreilles tout ce que je vous dis maintenant; et partout où il sera question de moi, songez avant tout à ce précepte, et récompensez-moi par là de tout l'amour que je vous porte. Vous voir corrigés de ce défaut, c'est là tout mon désir, ce sera pour moi la digne récompense de mes travaux. Si donc vous voulez accroître notre zèle, si vous tenez à ranimer votre espérance , à acquérir plus de facilité pour les autres commandements , gravez profondément cette loi dans vos âmes, et vous saurez alors quel avantage vous offre cette exhortation. Un vêtement d'or est de soi très-beau, mais si notre corps en est revêtu, il nous paraîtra encore plus beau; ainsi les commandements de Dieu sont beaux, même quand on se contente de les louer; mais leur beauté saisit encore davantage, quand on les observe. Ici vous louez un instant les paroles que nous vous adressons; mais si vous les mettez en pratique tous les jours et en tout temps, c'est vous-mêmes, c'est nous-mêmes que vous louerez. Et encore ce qui importe, ce n'est pas de nous décerner de mutuels éloges , mais bien d'être agréables à Dieu ; non-seulement nous lui serons agréables, mais encore nous recevrons de sa libéralité de beaux, d'ineffables présents. Puissions-nous tous les mériter par la grâce de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui et avec qui gloire soit au Père, avec le Saint-Esprit, maintenant et toujours et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
SIXIÈME HOMÉLIE.
ANALYSE. Les magistrats détournent du crime par la crainte qu'ils inspirent. — L'Eglise console ceux que les magistrats ont effrayés. — Divers motifs de consolation proposés aux habitants d'Antioche : Les angoisses passées et présentes suffiront à la clémence divine. — Dieu leur a donné des marques de sa protection : obstacles qui ont retardé les messagers. — Clémence de l'empereur à l'occasion de la fête de Pâques. — Il ne faut pas craindre la mort; il faut craindre le péché : Lazare et le mauvais riche. — Les trois enfants dans la fournaise ardente. — Exhortation à ne plus jurer.
1. Nous avons déjà consacré bien des jours à ranimer votre courage. Nous continuons à le faire; et tant que cette blessure de la tristesse ne sera point fermée, j'y appliquerai le remède de la consolation. Si en effet les médecins traitent les plaies du corps jusqu'à ce que toute douleur ait cessé, ne doit-on pas en agir de même à l'égard des maux de l'âme? La plaie de vos âmes, c'est la tristesse, et il faut y verser sans cesse l'eau bienfaisante des douces paroles. Oui, elles apaisent les mouvements de l'âme, mieux qu'une eau tiède n'adoucit les tumeurs de la chair. Les médecins ont besoin d'une éponge, nous c'est avec la langue que nous appliquons le remède: nous n'avons pas besoin de feu , comme les médecins, pour échauffer l'eau; c'est la grâce de l'Esprit-Saint qui échauffe nos discours. Aujourd'hui encore nous chercherons à vous consoler. Si nous ne le faisions, où trouveriez-vous du soulagement à vos maux? Les juges épouvantent; donc les prêtres doivent consoler: les magistrats menacent ; donc l'Eglise doit rassurer les âmes.
Voyez comment on secondait envers les enfants : Le maître les effraye, les frappe, les renvoie tout en pleurs à leurs mères; les mères les prennent sur leur sein, les embrassent, essuient leurs larmes, les couvrent de baisers, calment leur chagrin, et leur font sentir tout ce qu'il y a d'utile pour eux dans cette sévérité de leurs maîtres. Les magistrats vous ont effrayés, vous ont plongés dans l'inquiétude; l'Eglise, notre mère commune, vous ouvre son sein, vous reçoit dans ses bras, vous donne chaque jour des consolations, et je le répète, cette terreur et ces consolations vous offrent de grands avantages.
La crainte qu'inspirent les magistrats ne permet point à la mollesse de nous anéantir; les consolations que nous donne l'Eglise nous empêchent de succomber sous les coups de la tristesse; et c'est ainsi que Dieu prend soin de notre salut. C'est lui, c'est lui-même qui arme les magistrats pour effrayer ceux qui vivent dans le relâchement; c'est lui qui choisit les prêtres pour consoler ceux qu'afflige la douleur. Et n'est-ce pas ce qu'enseignent l'Ecriture (12) et l'expérience? Si malgré les magistrats, malgré ces soldats toujours en armes, la fureur de quelques étrangers sans aveu a pu dans un instant allumer un tel incendie, soulever une pareille tempête, et nous faire craindre à tous un horrible naufrage, jusqu'où se serait portée leur folie, si la crainte des magistrats ne les avait retenus? N'auraient-ils pas détruit cette ville de fond en comble, et après avoir tout renversé, n'en seraient-ils pas venus à nous donner la mort-? Faites disparaître les tribunaux, et du même coup vous ferez disparaître l'ordre du milieu de la société. Enlever le pilote au navire, c'est submerger Ire navire ; enlever le général à son armée, c'est livrer pieds et poings liés les soldats à l'ennemi. De même, si l'on supprime les magistrats dans une cité, il y aura moins de règle dans notre vie que dans celle des animaux. On s'attaquera, on se dévorera; le riche se précipitera sur le pauvre, le fort sur le faible, l'audacieux sur le pacifique. De nos jours, par la grâce du Seigneur, nous ne voyons rien de semblable Ceux qui vivent dans la piété n'ont pas besoin d'être repris par les magistrats. La loi n'a pas été faite pour le juste, dit l'Ecriture. ( I Tim. I, 9. ) Mais que d'hommes, ne songeant qu'à faire le mal, rempliraient les villes de désordres, s'ils n'étaient retenus par la crainte; et c'est ce que saint Paul avait en vue, quand il disait : Toute puissance vient de Dieu; et les pouvoirs qui existent, c'est Dieu qui les a établis. (Rom. XIII, 1.) Les magistrats sont pour les cités ce que sont les pièces de bois pour un édifice : ôtez celles-ci, et les murailles aussitôt s'écroulent d'elles-mêmes. Ainsi, que dans le monde il n'y ait plus de magistrats pour inspirer la terreur, familles, cités, nations s'affaisseront au milieu de cette licence universelle, personne n'étant là pour les contenir, les repousser, et les contraindre par la terreur à demeurer en repos.
Ne nous plaignons donc pas, mes chers auditeurs, de la crainte qu'inspirent les magistrats; mais remercions Dieu d'avoir secoué lui-même notre torpeur et réveillé notre zèle. Quel mal nous a fait; je vous le demande, ce souci, cette inquiétude? Il nous a rendus plus sérieux et plus doux, plus empressés et plus attentifs; nous ne voyons plus personne s'enivrer, nous n'entendons plus de chansons déshonnêtes; ce sont des supplications continuelles , des larmes, des prières; plus de ces rires intempestifs, de ces paroles honteuses, de ces désordres scandaleux : Notre cité maintenant ressemble à une femme de haut rang, toujours modeste et réservée. Est-ce donc là ce dont vous vous plaignez? je vous le demande. Ah ! réjouissez-vous plutôt, et remerciez Dieu qui a fait disparaître en si peu de jours, grâce à cette terreur, une mollesse si déplorable. Je ne le nie point, dites-vous; si cette crainte n'est suivie d'aucun autre mal, oui, elle nous a été fort avantageuse; mais aujourd'hui nous tremblons que ces menaces n'aient leur effet; notre vie même est en danger. Non, ne craignez point; écoutez les consolantes paroles que vous adresse l'Apôtre : Dieu est fidèle, et il ne permettra point que vous soyez tentés au delà de vos forces; mais dans la tentation il vous viendra en aide pour que vous puissiez la soutenir. N'a-t-il pas dit lui-même : Je ne vous laisserai pas, je ne vous abandonnerai pas ? (II Cor. X, 18; Héb. XIII, 5; Deut. XXVI, 6; Jos. I, 5.)
S'il eût voulu, pour nous châtier, faire tomber sur nous les maux dont on nous a menacés , il ne nous eût point laissés si longtemps plongés dans la crainte; il n'a point voulu punir, c'est pourquoi il effraye; s'il eût voulu punir, la crainte et les menaces seraient superflues. Voilà que nous avons supporté une vie plus pénible mille fois que la mort elle-même; il y a si longtemps que nous tremblons, il y a si longtemps que les ombres mêmes nous effrayent , que nous endurons le supplice de Caïn, que de continuelles angoisses nous réveillent en sursaut ! Eussions-nous irrité Dieu lui-même, que de tels supplices auraient suffi pour l'apaiser. Oui, si le châtiment n'est pas encore proportionné à l'offense, du moins il suffit à la clémence du Seigneur.
2. Ce n'est pas le seul motif que nous ayons d'espérer, il y en a beaucoup d'autres encore. Maintes fois Dieu nous a donné des gages de sa protection bien propres à raffermir notre espérance. Et d'abord les messagers de cette triste nouvelle, qui à leur départ semblaient avoir des ailes et qui se flattaient d'arriver si vite au camp, sont à peine au milieu de leur voyage; mille obstacles sont venus entraver leur course ; ils ont laissé leurs chevaux et ont pris des chars; ce qui doit encore retarder leur arrivée. Quand Dieu eut inspiré à notre père commun le dessein de quitter Antioche et d'intercéder pour nous auprès du prince, il les atteignit au milieu de leur route. Le Seigneur (13) ne permit point qu'ils le prévinssent, et qu'en enflammant le courroux de l'empereur, ils rendissent inutiles les excuses présentées par le pontife. N'est-il pas évident que Dieu lui-même a suscité ces obstacles? Ces hommes avaient passé toute leur vie à voyager, sans cesse ils étaient occupés à conduire des chevaux, et voilà que ces courses les accablent, les épuisent; il leur arrive tout le contraire de ce qui était arrivé au prophète Jonas. II ne voulait point partir, et Dieu le pressait; ceux-ci voudraient arriver, il s'y oppose.
O chose vraiment nouvelle et prodigieuse ! Jonas se refusait à annoncer la destruction de Ninive, et Dieu l'y contraint: eux couraient en toute hâte annoncer les ruines faites dans Antioche, et malgré eux il les arrête ! Pourquoi donc? C'est qu'ici tant de promptitude eût amené des malheurs; alors elle procurait de grands avantages. Aussi, une baleine hâta l'arrivée du prophète; ici les chevaux ont entravé les messagers. Voyez-vous la sagesse de Dieu? Le moyen qui dans leur pensée devait le mieux servir leurs desseins, se changea pour eux en obstacle. Le prophète croyait échapper en s'embarquant, et il se trouva comme enchaîné par ce navire; eux, ils espéraient, grâce à la vitesse de leurs chevaux, rejoindre promptement l'empereur; et c'est là précisément ce qui les retarde. Non, l'obstacle, ce ne sont point les chevaux, ce n'est point le navire; mais la Providence, de Dieu qui dispose toutes choses selon les vues de son ineffable sagesse. Et voyez avec quelle prudence cette divine Providence terrifie et console ! Le jour même où furent consommés ces forfaits, elle permet le départ de ces messagers, et elle nous effraye tous par la rapidité de leur course; mais ensuite, après nous avoir atterrés deux ou trois jours, au moment où nous regardions comme inutile la démarche de notre Pontife, qui devait arriver après eux, elle dissipe nos craintes et nous console, en les arrêtant à moitié chemin, comme je l'ai dit; nous apprenons bientôt les fatigues et les accidents de leur voyage, et nous commençons à respirer. Oui, nos angoisses ont en grande partie cessé, et à cette nouvelle, nous avons adoré Dieu, comme le plus tendre des pères. C'est ainsi qu'il a pris nos intérêts, retardant par une force invisible ces odieux messagers, et leur criant pour ainsi dire : Pourquoi vous hâter de la sorte? Pourquoi tant de précipitation pour amener la ruine d'une telle cité? Est-ce une bonne nouvelle que vous portez à l'empereur? Arrêtez-vous, jusqu'à ce que mon serviteur ait pu vous prévenir, comme un excellent médecin, et vous devancer dans sa course. Si au moment où le crime venait de faire la blessure, la Providence s'est montrée si favorable, notre sécurité n'augmentera-t-elle pas, maintenant que nous sommes convertis, que nous avons fait pénitence, que nous avons tremblé si longtemps? Il y avait lieu de presser Jonas pour qu'il exhortât les Ninivites à se repentir de leurs fautes. Mais vous nous avez déjà donné des signes de pénitence et de conversion : désormais il faut répandre la consolation dans vos coeurs, il n'est plus besoin de vous effrayer par de nouvelles menaces. Et c'est pourquoi Dieu a inspiré à notre commun père le dessein de se rendre auprès de l'empereur , malgré taxa d'obstacles qui s'opposaient à son départ; s'il n'eût voulu nous sauver , il ne lui eût point envoyé cette pensée; le pontife l'aurait-il eue de lui-même que Dieu l'eût empêché de la réaliser.
3. Un troisième motif d'espérer, c'est la solennité présente, que les infidèles eux-mêmes vénèrent, que notre pieux empereur a vénérée et honorée plus que tous ses prédécesseurs. N'a-t-il pas, en l'honneur de cette fête, envoyé naguère une lettre qui mettait en liberté presque tous les détenus? Le pontife lira cette lettre à l'empereur, il lui rappellera ses lois et lui dira : « Ecoute tes propres exhortations; souviens-toi de tes propres exemples; » c'est en toi-même que tu trouves un modèle de clémence. Tu n'as pas voulu faire mourir des coupables, et tu oserais mettre à mort des innocents? Par respect pour la solennité, tu rends la liberté à des condamnés , et malgré la solennité, tu vas condamner des hommes qui ne sont coupables d'aucun crime? Non, prince; il n'en sera pas ainsi. Dans cette lettre adressée à toutes les villes tu disais : « Que ne puis-je aussi ressusciter les morts ! » Ah ! c'est maintenant que cette clémence nous est nécessaire, que ces paroles peuvent s'accomplir. Il y a moins de gloire pour les rois à vaincre leurs ennemis, qu'à triompher de leur colère et de leur indignation. Une victoire sur l'ennemi, c'est l'oeuvre des armes et des soldats , mais quand on triomphe de soi-même, on en a tout le mérite; c'est une sagesse dont personne ne diminue l'honneur en le partageant. Tu as (14) vaincu les barbares, sache dompter une colère royale. Montre à tous les infidèles que la crainte de Jésus-Christ peut mettre un frein à la puissance même la plus auguste. Rends gloire à Dieu, ton Seigneur, pardonne à tes frères, afin qu'un jour il t'environne d'une gloire plus brillante, et qu'en souvenir de ta clémence, il abaisse sur toi au jour du jugement des regards pleins de douceur.
Voilà ce que dira notre pontife, et il salira trouver d'autres moyens encore pour vous arracher à la colère de l'empereur. Le jeûne que nous célébrons ne sera pas seulement pour nous un puissant auxiliaire auprès du prince; il nous aidera aussi à supporter nos maux avec une généreuse fermeté. Que de consolation en effet ne nous procure-t-il point ? Chaque jour nous nous rassemblons, nous entendons lire les saintes Ecritures, nous nous entretenons, nous nous lamentons ensemble , nous recevons des bénédictions , et quand nous retournons chez nous, nos douleurs sont presque apaisées. Ne nous laissons donc pas abattre, ne demeurons pas en proie à de telles angoisses, mais concevons de bonnes espérances, et appliquons nous tout entiers aux discours qui nous sont adressés. Aujourd'hui encore je vous entretiendrai du mépris de la mort. Je vous disais hier : nous craignons la mort, non qu'elle soit à redouter, mais parce que nous ne sentons pas en nous la flamme des célestes désirs, ni la crainte des feux éternels ; et parce qu'ensuite notre conscience n'est pas en repos. Voulez-vous que je vous dise une quatrième cause de ces funestes inquiétudes, une cause qui n'est pas moins réelle que les précédentes? C'est que nous ne menons pas une vie assez austère pour des chrétiens; nous vivons dans le relâchement et la mollesse; et c'est pourquoi les biens de ce monde ont pour nous tant de charmes.
Ah ! si notre vie se passait à jeûner, à veiller, si nous en bannissions le luxe, si nous réprimions nos passions toujours si dangereuses, si nous rejetions les voluptés pour nous livrer aux fatigues de la vertu, si, comme saint Paul, nous châtiions notre corps pour le réduire en servitude (I Cor. IX, 27 ), si nous nous empressions moins de provoquer les désirs de notre chair, en un mot, si nous entrions dans la voie étroite et escarpée, nous aurions hâte de nous voir délivrés de tant de fatigues. Y a-t-il de l'exagération dans nos paroles? Allez au
sommet des montagnes, considérez-y ces moines revêtus de sacs, chargés de chaînes, jeûnant, plongés dans les ténèbres, et vous les verrez tous soupirer après la mort, après ce bienheureux repos, comme ils l'appellent. Dans les jeux du ceste, le combattant a hâte de sortir du stade pour ne plus recevoir de blessures; l'athlète souhaite le moment ou les spectateurs se lèveront afin de pouvoir se reposer ; de même l'homme vertueux désire la fin de cette vie pénible et austère pour n'avoir plus à supporter de si pénibles travaux, et afin de posséder en pleine sécurité la couronne objet de ses voeux; car désormais il sera dans un port tranquille, il n'aura plus à craindre le naufrage. Dieu a voulu que notre vie fût naturellement laborieuse et pénible, pour que les afflictions dont elle est remplie nous fassent soupirer après les biens futurs. Voyez en effet malgré les ennuis, les dangers, les terreurs, les soucis qui nous pressent de toute part, la vie présente nous offre encore des charmes. Comment pourrions-nous donc désirer les biens à venir, s'il n'y avait ici-bas ni tristesse ni chagrins ?
4. Ecoutez comment Dieu traite le peuple juif. Il veut produire chez les Hébreux le désir de retourner dans leur pays et leur inspirer de la haine pour l'Egypte. (Exod. I, 14.) Il permet qu'on les emploie à faire des briques, qu'on les assujettisse à ce travail avec tant de rigueur, qu'épuisés de fatigues, accablés par l'infortune ils conjurent à grands cris le Seigneur de les ramener dans leur patrie. Ils sortent en effet de l'Egypte, et malgré les malheurs passés, ils se souviennent encore de ce pays et de leur ancienne servitude. (Exod. XVI, 3.) Ils désirent ardemment reprendre ce joug tyrannique. Sans ces cruels traitements, auraient-ils jamais consenti à quitter la terre étrangère? C'est donc pour nous empêcher d'être comme cloués à la terre, de rechercher avec trop d'avidité les biens de ce monde, de nous amollir en oubliant les biens futurs, que Pieu a rempli notre existence de maux si nombreux. Ne nous attachons donc pas outre mesure à la vie présente. Que nous en revient-il? Quel profit retirons-nous de cet excessif attachement? Voulez-vous savoir en quoi la vie présente est un bien ? C'est qu'elle est le fondement de la vie future, une occasion de mériter par de généreux efforts les couronnes qui nous sont réservées. Mieux vaut mourir que (15) de vivre sans plaire à Dieu. Qu'avons-nous à attendre? Que nous reste-t-il à désirer? Ne voyons-nous pas reparaître tous les jours le même soleil et la même lune? Ne voyons-nous pas le même hiver et le même été; les mêmes affaires se reproduire? Ce qui a été sera encore; ce qui s'est fait se fera encore. (Ecclés. I, 9.) Donc ne regardons point comme heureux ceux qui vivent, et ne pleurons point ceux qui meurent. Mais déplorons le sort de ceux qui ont péché, qu'ils soient vivants ou morts; pour les justes, en quelque lieu qu'ils se trouvent, proclamons-les bienheureux. .
Vous ne redoutez qu'une chose, vous ne pleurez qu'une chose, la mort. et saint Paul qui mourait chaque jour, non-seulement ne versait point de larmes pour cela, mais s'en réjouissait et en tressaillait d'allégresse. Puissé-je, dites-vous, courir aussi quelques dangers pour Dieu ! ah ! je ne tremblerais pas. Ne tombez donc pas aujourd'hui dans l'abattement; il n'est pas nécessaire de souffrir à cause de Dieu, pour mériter des éloges; souffrez injustement, supportez avec générosité, rendez grâces à Dieu qui permet votre affliction , et vous n'aurez pas moins de mérite qu'à souffrir tout cela pour Dieu. Quand le bienheureux Job vit fondre sur lui tant de cruelles calamités, n'était-ce pas le démon qui vainement et sans sujet lui tendait des piéges ? Mais il souffrit avec courage, rendit grâces à Dieu qui permettait l'épreuve, et il ceignit sur son front la couronne du vainqueur. Ne vous attristez donc point de mourir: la mort, c'est la loi de la nature; gémissez d'avoir offensé Dieu: car c'est la faute. de la volonté; si vous pleurez sur ceux qui meurent, pleurez donc aussi sur ceux qui viennent au monde: l'un n'est pas moins naturel que l'autre. Si donc on vous menace de mort, dites : J'ai appris du Christ à ne pas craindre ceux qui tuent le corps sans pouvoir donner la mort à l'âme. (Matth. X, 28.) Si on vous menace de vendre vos biens, répondez : Je suis sorti nu du sein de ma mère, nu je m'en retournerai; nous n'avons rien apporté dans ce monde; n'est-il pas manifeste que nous ne pouvons rien remporter? (Job, I, 21; I Tim. VI, 7.) Et si vous ne m'enlevez mes biens, la mort viendra me les ravir; et si vous ne me coupez la gorge, la loi de la nature mettra fin à mes jours.
Ne craignons donc rien de ce que nous amène la nature, mais redoutons ce qu'engendre une volonté perverse; car c'est là ce qui donne naissance au châtiment. Si quelque malheur imprévu nous survient, songeons que notre tristesse ne le réparera point, et nous cesserons de nous affliger ; rappelons-nous aussi que souffrir injustement dans la vie présente, c'est expier nos fautes. N'est-ce pas un grand bonheur de pouvoir expier ses fautes ici-bas, au lieu d'avoir à les expier après la mort? Ce riche de l'Évangile n'éprouva jamais rien de fâcheux sur la terre, et c'est pourquoi il endura de si grands tourments après qu'il l'eût quittée. S'il fut alors privé de toute consolation, c'est qu'il avait joui pendant sa vie. Écoutez ce que lui dit Abraham : Mon fils, tu as reçu tes biens ; c'est pourquoi tu es maintenant tourmenté. (Luc, XVI, 25.) Lazare au contraire reçut de grands biens après sa mort, parce qu'auparavant il avait souffert avec patience des peines sans nombre : c'est ce . que dit encore le saint Patriarche. Après avoir dit au riche : Mon fils, tu as reçu tes biens; il ajoute : Lazare a souffert, et c'est pourquoi il est maintenant consolé. L'homme vertueux et affligé obtient de Dieu une double récompense; l'homme qui passe sa vie dans le vice et dans la joie subit un double châtiment. Je ne veux pas accuser ceux qui s'enfuient : ne jetez point dans le trouble une âme humiliée (Eccl. IV, 3), dit l'Écriture; je ne veux point non plus leur adresser de reproches; le malade en effet a besoin de soulagement; mais je veux les corriger, et c'est pourquoi je leur dis : Ne cherchons point notre salut dans la fuite ; mais fuyons le péché, abandonnons ces voies perverses; si nous le faisons, fussions-nous cernés par d'innombrables soldats, personne ne nous peut nuire; si nous ne fuyons pas le péché, en vain gagnerons-nous le sommet des montagnes, nous y trouverons d'innombrables ennemis.
Rappelez-vous donc une fois encore ces trois enfants plongés dans la fournaise, sans éprouver aucun dommage; rappelez-vous ceux qui les y jetèrent, et qui, loin des flammes, furent tous dévorés sans aucune exception. Quoi de plus merveilleux? La flamme délivra ceux qu'elle enveloppait; elle consuma ceux qu'elle n'avait pas reçus. Sachez-le donc maintenant, le salut ou le châtiment dépendent non de la place que l'on occupe, mais de la vie que l'on mène. Ceux qui étaient dedans échappèrent, ceux (16) qui étaient dehors furent brûlés. De part et d'autre c'étaient des corps de même nature; mais les sentiments ne se ressemblaient guère; aussi le sort des uns et des autres fut bien différent. La paille, même hors des flammes, est vite allumée; l'or, au contraire, au milieu du feu, jette un plus vif éclat.
5. Où sont-ils donc maintenant ceux qui disent : l'empereur peut nous enlever tous nos biens, pourvu que nos corps demeurent libres? Qu'ils sachent enfin en quoi consiste la liberté du corps : elle consiste non pas à être exempt de supplices, mais à vivre vertueux.
Oui, les corps de ces enfants étaient libres, même au sein de la fournaise : car depuis longtemps ils avaient secoué l'esclavage du péché. Telle est, en effet, la seule vraie liberté. Qu'importe qu'on échappe au supplice, qu'on ne souffre rien de fâcheux? Quand vous entendez parler de cette fournaise, songez aux fleuves de feu qui attendent les pécheurs au terrible jour du jugement. Le feu de la fournaise dévora les uns, épargna les autres; ainsi en sera-t-il de ces fleuves. Si vous n'avez que du bois, de l'herbe ou de la paille, vous entretiendrez ce feu terrible; mais si vous avez de l'or et de l'argent, vous deviendrez plus brillants encore. Entassons ces précieux métaux, supportons courageusement les maux actuels. Car, si nous savons être sages, cette affliction d'un moment nous préservera des supplices éternels; si nous sommes vigilants, elle nous rendra meilleurs, et avec nous ceux mêmes qui nous tourmentent. Telle est, en effet, l'excellence de cette précieuse sagesse. N'est-ce pas ce qui eut lieu pour le roi de Babylone? Quand il vit les jeunes Hébreux sains et saufs, voyez quel changement s'opéra dans son coeur ! Serviteurs du Dieu très-haut, dit-il, sortez et venez! Et ne disais-tu pas tout à l'heure : Quel Dieu pourrait vous tirer de mes mains? (Dan. III, 15, 93.)Que s'est-il donc passé? D'où vient ce changement? Tu as vu les flammes dévorer ceux qui étaient loin de la fournaise, et tu appelles ceux qui y sont plongés? D'où te vient cette pensée? Voyez-vous quel changement dans ce roi? Avant d'avoir triomphé d'eux, il blasphémait; maintenant qu'il les a livrés aux flammes, il devient sage. Dieu a laissé le tyran faire tout ce qu'il voulait, pour montrer qu'on ne peut nuire à ceux qu'il protége. Et ce qu'il fit à l'égard de Job, il le fait encore ici. Alors en effet il permit au démon de déployer toute sa puissance. Il lui laissa lancer tous ses traits, dresser toutes ses machines, et ensuite il fit sortir l'athlète de la carrière, pour que la victoire fût éclatante et indubitable. N'est-ce pas ce que nous remarquons encore ici?
Nabuchodonosor voulut détruire la ville qu'habitaient ces enfants, et Dieu ne l'en empêcha point; il voulut les emmener en captivité, et Dieu ne s'y opposa point; il voulut les enchaîner, et Dieu le lui permit; il voulut les jeter dans une fournaise, activer la violence des flammes, et Dieu le permit encore; quand le tyran eut achevé, quand il eut épuisé toute sa fureur, Dieu alors montra au grand jour sa toute-puissance et le courage de ces trois enfants. Vous le voyez donc : si Dieu permet que l'affliction aille jusqu'au bout, c'est pour mieux faire voir la sagesse des victimes et son adorable Providence. Oui, l'ennemi les reconnaît alors, cette sagesse et cette Providence, et il les proclame dans ces paroles: Serviteurs du Dieu Très-Haut, sortez et venez! Considérez maintenant la grandeur d'âme de ces enfants : ils ne s'élancent point de la fournaise avant cet appel, pour qu'on ne suppose pas en eux la crainte des flammes. Une fois appelés, ils ne restent point dans la fournaise, pour ne pas être suspects d'ambition et d'opiniâtreté. Tu sais maintenant, disent-ils, de qui nous sommes les serviteurs, tu as reconnu notre Maître; nous pouvons sortir pour publier en présence de tous la puissance de notre Dieu. Bien plus, ils ne sont pas seuls à la proclamer; l'ennemi lui-même publie et de vive voix et par lettres la constance des athlètes, et la force du Juge suprême. Quand les hérauts proclament au milieu de l'assemblée les athlètes vainqueurs, ils nomment aussi leurs villes : celui-ci est de telle ville, disent-ils. Le roi, au lieu de nommer leur ville, fait connaître leur Dieu : Sidrac, Misach, Abdénago, serviteurs du Dieu Très-Haut, s'écrie-t-il, sortez et venez ici. Que s'est-il donc passé, que tu les nommes serviteurs de Dieu? N'étaient-ils point tes serviteurs? Mais, dit-il, ils ont détruit mon autorité, ils ont foulé aux pieds mon orgueil, ils ont montré par leurs oeuvres quel était leur véritable Maître. S'ils eussent été esclaves des hommes, le feu ne les eût point redoutés, la flamme ne se fût point retirée devant eux : la créature ne saurait craindre ou honorer les esclaves des hommes. C'est pourquoi il dit encore : Béni soit le Dieu de Sidrac, de Misach et (17) d'Abdénago ! Admirez comment il célèbre d'abord l'arbitre de la lutte : Béni soit Dieu qui a envoyé son ange et sauvé ses serviteurs ! Tu viens de louer la puissance de Dieu; célèbre maintenant le courage des athlètes : car ils ont eu confiance en lui, ils ont fait mentir la parole du roi, ils ont livré leurs corps plutôt que de servir des dieux étrangers. Quelle force peut se mesurer avec la vertu? Quand ils répondent : Nous ne servirons point tes dieux, le roi devient plus ardent que la fournaise elle-même ; mais quand leurs oeuvres viennent confirmer leur résolution, loin de s'indigner, il les admire, il les loue de ne lui avoir pas obéi. Telle est la beauté de la vertu qu'elle se fait louer et admirer même de ses ennemis. Ils combattirent, ils triomphèrent, et le roi vaincu se réjouit que la vue des flammes ne les eût point effrayés et qu'ils eussent été soutenus par leur espoir en Dieu. Le Maître de l'univers entier, il l'appelle Dieu de ces trois enfants, non qu'il veuille donner des bornes à son empire, mais parce qu'à ses yeux ces trois enfants valent tout l'univers. Laissant de côté tant de tyrans, de rois et de princes qui lui avaient obéi, il se prend d'admiration pour trois esclaves, pour trois captifs qui avaient méprisé sa tyrannie. Ce n'était point l'ambition qui les faisait agir, mais la sagesse; ce n'était point l'arrogance,. mais la piété. Ils n'étaient pas enflés d'orgueil, ils étaient enflammés de zèle. Oh ! que C'est un grand bien que d'espérer en Dieu ! Le roi barbare lui-même le comprit, et voulant montrer que c'était là le principe de leur délivrance, il s'écria : « C'est qu'ils ont eu confiance en lui ! »
6. Si je vous dis ces choses, si je recueille toutes ces histoires où il se rencontre des épreuves, des afflictions, des rois irrités, des embûches dressées, c'est pour que nous n'ayons désormais d'autre crainte que celle d'offenser Dieu. 11 y avait là une fournaise embrasée; les jeunes Israélites la méprisèrent, et craignirent le péché. Ils savaient bien qu'il n'y a rien de terrible à être brûlé, mais qu'une action impie amène à sa suite les plus affreux supplices. Oui, c'est un très-grand supplice que de pécher, quand même on ne serait point puni; comme aussi il y a beaucoup de gloire et de tranquillité dans la pratique de la vertu, dût-on même en être puni. Car le péché nous éloigne de Dieu, comme Dieu le dit lui-même : Est-ce que vos péchés ne mettent pas une barrière entre vous et moi? (Isai. LIX, 2.) Le châtiment au contraire nous réconcilie avec le Seigneur. Accordez-nous la paix, est-il dit, car vous nous avez châtiés. (Isai. XXVI, 12.) Si vous êtes blessés, que devez-vous craindre? est-ce le tranchant du fer ou la gangrène qui rongera vos membres? Le péché, c'est la gangrène; le châtiment, c'est le fer appliqué par le médecin. Celui dont la plaie est gangrenée, souffre, quand même il n'y a point d'opération; et si l'opération n'a pas lieu, ses souffrances redoublent. Il en est de même pour le pécheur. Il est très-malheureux, quand même on ne le punit point; et il n'est jamais plus malheureux que lorsqu'il n'est ni puni ni frappé de quelque affliction. Voyez l'hypocondriaque et l'hydropique : s'ils ont une table abondamment servie, des boissons rafraîchissantes, des mets délicats et pleins de saveur, ils sont les plus malheureux des hommes; ces délices aggravent leur maladie. Mais s'ils se conforment aux prescriptions de la médecine et qu'ils veuillent souffrir la soif et la faim, il y a pour eux quelque espoir de guérison. De même, ceux qui vivent dans le mal peuvent concevoir de l'espérance, s'ils sont châtiés; mais plongés dans le péché, s'ils se plongent en même temps dans la licence et les plaisirs, ils sont bien plus à plaindre que les hydropiques faisant bonne chère, d'autant plus que l'âme est meilleure que le corps. Si donc vous voyez des pécheurs souffrir continuellement la faim, et endurer toute sorte de maux, d'autres au contraire s'enivrer, faire bonne chère, vivre dans les plaisirs, dites-vous à vous-mêmes : ceux qui souffrent ont plus de bonheur que les autres; ces tribulations éteignent la flamme des coupables jouissances; et auprès du souverain Juge, devant ce redoutable tribunal, ce sera pour eux une consolation bien grande d'avoir expié leurs fautes par les souffrances de cette vie. Mais j'en ai dit assez pour vous consoler. Il est temps désormais de vous exhorter à fuir les jurements; et de faire voir à ceux qui ont l'habitude de jurer le peu de valeur, la vanité de leurs excuses. Quand nous leur reprochons de jurer, ils nous objectent qu'ils ne sont pas les seuls à avoir cette habitude ; ils nous disent: mais celui-ci et celui-là jurent comme nous. Disons-leur donc à notre tour : mais untel ne jure pas; et c'est à ceux qui font le bien que Dieu vous comparera dans son (18) jugement. Les péchés de l'un ne peuvent justifier ceux de l'autre; mais la vie de l'homme juste est la condamnation du pécheur. Combien n'y en eut-il pas qui ne donnèrent à Jésus-Christ ni à manger ni à boire? (Matth. XXV, 35.)
Que leur revint-il d'avoir agi les uns comme les autres? Les cinq vierges de l'Evangile trouvèrent-elles grâce, parce qu'elles étaient cinq? Non, toutes furent punies : les bonnes oeuvres des autres ne firent que les condamner. Loin de nous cette vaine excuse ! et au lieu de prendre garde à ceux qui succombent, jetons les yeux sur ceux qui font le bien, et cherchons à retirer du jeûne que nous célébrons des fruits vraiment durables. Quand nous avons acheté quelque vêtement, ou un esclave, ou un vase de prix, nous nous rappelons l'époque, et nous nous disons: c'est lors de telle solennité que j'ai acheté cet esclave; c'est à telle époque que je me suis procuré ce vêtement. De même si nous accomplissons ce précepte, nous dirons c'est dans ce carême que j'ai cessé de jurer; jusque-là j'avais juré; il m'a suffi de quelques conseils pour me corriger de cette habitude. —Mais, m'objecterez-vous, c'est chose difficile que de perdre une habitude. — Je le sais, et c'est pourquoi je désire si vivement vous faire prendre une autre habitude qui soit sainte et avantageuse.
Vous me dites: il m'est difficile de renoncer à une habitude. Travaillez donc à vous en corriger; et une fois que vous aurez contracté l'habitude contraire de ne pas jurer, vous n'aurez plus besoin d'aucun effort. Est-il plus difficile de ne pas jurer que de se priver de nourriture toute une journée? que de se contenter d'un peu d'eau et de maigres aliments? Il est plus difficile de pratiquer ces austérités. Et cependant vous en prenez si aisément l'habitude, que, le jeûne arrivant, on aurait beau vous exhorter, vous contraindre, vous forcer de boire un peu de vin, d'user d'un aliment que la loi du jeûne interdit, vous aimeriez mieux tout souffrir plutôt que de le faire; et cela quand d'ailleurs il ne nous répugne pas trop d'avoir une table bien servie. Mais c'est une habitude que la conscience nous a fait contracter, et nous supportons généreusement cette privation. Il en sera de même pour les jurements. Et si aujourd'hui rien ne peut vous empêcher de satisfaire votre habitude, plus tard, l'habitude contraire une fois contractée, les plus pressantes sollicitations ne vous la feraient pas abandonner.
7. Rentrés chez vous, entretenez-vous de ces choses avec ceux de votre maison. En sortant d'un jardin on cueille une rose, une violette, ou une autre fleur, que l'on fait tourner dans ses doigts; ou bien en sortant d'un verger on emporte chez soi une branche d'arbre chargée de fruits; au sortir d'un somptueux festin, on emporte quelques restes à ses parents. Eh bien! en vous retirant d'ici emportez vous-mêmes ces conseils à vos épouses, à vos enfants, à toute votre famille. Cette instruction est bien plus avantageuse qu'un jardin, qu'un verger, qu'une table somptueuse: ce sont des roses qui ne se flétrissent jamais, des fruits qui ne perdent point leur saveur, des mets qui ne se corrompent point. Là on goûte un plaisir d'un moment; ces conseils ne cessent jamais d'être utiles; on en profite, non-seulement quand on les a mis en pratique, mais encore au moment même où on les observe.
Qu'arrivera-t-il, en effet, quand, laissant de côté les affaires publiques et vos propres affaires, vous vous entretiendrez sans cesse des lois divines, et à table, et sur les places, et dans les autres réunions? Vous ne prononcerez plus de paroles dangereuses ou blessantes, on ne vous induira pas à pécher malgré vous; votre âme se verra délivrée de la tristesse qui l'accable ; de ces préoccupations qui l’assiégent et qui font que vous vous demandez les uns aux autres : « L'empereur a-t-il appris ce qui s'est passé ? est-il irrité contre nous ? quelle sentence a-t-il prononcée ? personne n'a-t-il intercédé en notre faveur? Voudra-t-il ruiner une ville si grande et si populeuse ? » Remettons entre les mains de Dieu le soin de toutes ces choses, et ne nous inquiétons que d'observer ses préceptes. Ainsi ferons-nous disparaître les maux qui nous menacent. Qu'il y ait seulement dix justes parmi nous, il y en aura bientôt vingt, bientôt cinquante, bientôt cent, bientôt mille, bientôt on comptera autant de justes qu'il y a d'habitants dans Antioche. Dix lampes allumées suffisent pour éclairer toute une maison ; il en est ainsi pour la pratique de la justice. Que dix hommes fassent le bien, et ce sera comme un bûcher qui éclairera la ville entière et nous rendra la sécurité. Quelques âmes embrasées du zèle de la vertu communiquent plus rapidement leur ardeur à toute une ville (19) que le feu matériel ne communique sa flamme au bois qui l'entoure. Donnez-moi donc lieu de me glorifier de vous, et dans la vie présente, et au jour où doivent comparaître ceux qui ont reçu des talents en dépôt. La gloire dont vous serez revêtus sera la digne récompense de mes travaux, et tout mon désir est de vous voir vivre dans la piété. Suivez donc le conseil que je vous donnais hier, que je vous donnerai aujourd'hui, que je ne cesserai de vous donner. Ceux qui jurent, infligez-leur une punition, qui, loin d'être préjudiciable, sera très-salutaire. Préparez-vous à me fournir la preuve d'un changement de conduite. Cette assemblée congédiée, je tâcherai de m'entretenir longuement avec chacun de vous: et dans ce long entretien, je découvrirai ceux qui se sont corrigés. Celui que je surprendrai à jurer, je le dénoncerai à tous ceux qui ont perdu cette mauvaise habitude, et alors nous lui reprocherons son jurement, nous le blâmerons, nous lui ferons sentir sa faute pour le tirer promptement de ce funeste état. Ne vaut-il pas mieux en effet recevoir des reproches ici-bas et se corriger, plutôt que de se voir couvert de confusion et puni en présence de l'univers entier, en ce jour terrible où toutes nos fautes seront révélées? Non, il n'en sera pas ainsi : de cette belle assemblée personne n'éprouvera un tel sort : aidés par les prières des saints, nous quitterons cette vie pleins de confiance, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par quiet avec qui gloire soit au Père, avec le Saint-Esprit, dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
SEPTIÈME HOMÉLIE.
ANALYSE. Le péché seul devrait nous attrister. — Sur ces paroles : Au commencement Dieu créa le ciel et la terre. — Adam, où es-tu ? — Elles renferment d'abondantes consolations. — Il faut renoncer à l'habitude de jurer.
1. Hier, je vous entretins longuement de divers sujets. S'il vous est impossible de retenir tant de choses, je voudrais au moins que votre mémoire conservât cette vérité, que c'est en vue de nos péchés seulement que Dieu met dans nos âmes une disposition à la tristesse: il nous l'a fait comprendre par notre propre expérience. Car la perte de nos biens, la maladie, la crainte de la mort et tous les maux auxquels nous sommes exposés, nous jettent-ils dans l'affliction et le découragement? la tristesse, bien loin d'apporter quelque soulagement à nos peines, les augmente encore. Mais la douleur, la tristesse que nous font éprouver nos fautes, en diminuent la gravité; et tel péché, qui tout à l'heure était énorme, devient léger, souvent même disparaît entièrement. Ayez donc constamment cette pensée présente à l'esprit, afin que le péché seul soit pour vous une cause de tristesse. Joignez-y cette autre vérité, .que c'est le péché qui introduisit dans le monde la tristesse et la mort: mais il est détruit à son tour par l'un et l'autre de ces maux, comme nous l'avons fait voir précédemment avec plus de clarté. Ne craignons donc rien tant que le péché et la prévarication. Ne redoutons point les peines et nous les éviterons. Les trois jeunes hommes ne tremblèrent pas devant la fournaise et ils échappèrent à ses flammes : ainsi doivent se conduire les serviteurs de Dieu. Si ceux, en effet, qui ont grandi sous l'ancienne alliance, quand la mort n'avait pas encore été vaincue, quand les portes d'airain, quand les verrous de fer n'avaient point été brisés, si ceux-là, dis-je, se sont précipités avec tant d'audace vers le trépas, quelle excuse ferons-nous valoir, quel pardon pourrons-nous implorer, nous qui jouissons de tant de grâces et qui sommes si loin d'égaler ces jeunes gens en vertu, lorsque cependant la mort n'est désormais qu'un nom vide de sens? La mort, ce n'est plus qu'un sommeil, un départ, une absence, un repos, un port calme et tranquille, l'affranchissement du trouble; la fin des soucis de la vie. Mais n'en disons pas davantage sur ce sujet. Voici le cinquième jour que nous employons à vous consoler, nous finirions par être importun. Nous en avons dit assez pour ceux qui ont voulu entendre. Quant aux pusillanimes, quoi que nous puissions ajouter encore, ils n'en (21) deviendraient pas plus courageux. Il est donc temps que nous commencions à vous expliquer les Ecritures. Sans doute, si nous eussions gardé le silence sur cette calamité, on eût pu nous accuser de cruauté et de barbarie. Mais si nous en faisions l'objet de tous nos discours, on blâmerait avec raison notre peu de courage. Il nous faut donc, après avoir appelé sur vous la protection de Dieu qui peut parler à vos âmes et en bannir entièrement la tristesse, reprendre nos instructions ordinaires. Et, d'ailleurs, n'y a-t-il pas dans toute explication des Ecritures de quoi vous raffermir et vous consoler? Ainsi, au moment même ou nous semblons vous priver de consolations, l'exposition des saints Livres doit vous en fournir de nouvelles.
Que chaque texte de l’Ecriture puisse offrir des consolations, je vous le montrerai d'une manière évidente. Je ne veux point parcourir les traits historiques des Livres saints, et y chercher des paroles propres à relever le courage. Pour vous donner une preuve bien claire de ce que j'ai annoncé, je m'attacherai au livre qu'on a lu aujourd'hui, et, si vous le voulez, au commencement, au début même de ce livre. Il ne semble pas qu'il y ait trace de consolations dans ce début, on le dirait tout à fait étranger à ce dessein. Et pourtant il va prouver ce que j'avançais. Quel est-il donc? Le voici: Au commencement Dieu créa le ciel et la terre. La terre n'était qu'une masse informe; et les ténèbres oeuvraient la face de l'abîme. (Gen. I, 1, 2.) Qui de vous trouve dans ces paroles une consolation pour sa tristesse? N'est-ce pas simplement un récit historique, où nous apprenons la création de l'univers?
2. Voulez-vous que je vous montre tout ce qu'il y a de consolant dans ce texte? Prêtez-moi donc une oreille attentive. En apprenant que le ciel, la terre, la mer, l'air, les eaux, ces astres si nombreux, ces deux grands luminaires, ces plantes, ces quadrupèdes, ces poissons, ces oiseaux, en un mot tout ce qui frappe nos regards a été créé par Dieu à cause de vous, pour votre salut, pour votre gloire, ne vous sentez-vous pas aussitôt grandement consolés? Ne comprenez-vous pas toute l'étendue de l'amour de Dieu, quand vous vous prenez à penser qu'un monde si grand, si beau, si admirable, est sorti du néant à sa voix, pour vous, chétives créatures? Si vous entendez ces paroles : au commencement Dieu fit le ciel et la terre, ne les laissez point passer sans les avoir méditées. Parcourez en esprit l'immense étendue de la terre: considérez la richesse, l'abondance des aliments qu'elle nous fournit, les innombrables jouissances qu'elle nous prépare. Ce qu'il y a de plus étonnant, c'est que tout cela ne nous a été donné ni comme prix de nos travaux, ni comme récompense de nos mérites. Dieu nous crée, et en même temps nous investit de cette royauté. Faisons, dit-il, l'homme à notre image et à notre ressemblance. (Gen. I, 26.) Qu'est-ce à dire à notre image et à notre ressemblance ? Dieu veut dire à l'image de sa domination. Comme au ciel il n'est personne qui, soit supérieur à Dieu, il n'y aura de même sur la terre aucun être qui soit au-dessus de l'homme. Le Seigneur nous a donc fait, et à nous seulement, l'honneur de nous créer à son image. Cet empire, nous l'avons reçu non pas comme prix de nos oeuvres, mais par un pur effet de sa bonté. De plus, Dieu a voulu que ce fût un privilège de notre nature. C'est la nature ou l'élection qui donnent le pouvoir. La nature a donné au lion l'empire sur les quadrupèdes, à l'aigle l'empire sur les oiseaux; l'empereur tient son pouvoir de l'élection. Ce n'est point en effet par nature qu'il commande à ses semblables; et de là vient que souvent l'empire lui est enlevé. Car c'est le sort des choses qui ne sont pas dans notre nature de changer et de déchoir. Il n'en est pas ainsi du lion. C'est par nature qu'il règne sur les quadrupèdes, comme l'aigle sur les oiseaux. Toujours sa race héritera de cette domination, et jamais on. ne l'en verra dépouillée. Telle est aussi la puissance dont Dieu nous investit dès l'origine, lorsqu'il nous établit rois de la création. Et ce ne fut point le seul honneur qu'il accorda à notre nature. Il y joignit la dignité de l'habitation et nous prépara dans le paradis terrestre une demeure de son choix; il nous donna la raison et fit présent à notre âme de l'immortalité.
J'irai plus loin encore: Dieu nous aime à ce point que non-seulement ses bienfaits, mais ses châtiments eux-mêmes sont des marques de sa bonté et de sa bienveillance pour les hommes. Voici une vérité que je vous exhorte à méditer avec la plus grande attention. Dieu est également bon, soit qu'il honore et comble de bienfaits, soit qu'il punisse et châtie. Si les infidèles, si les hérétiques nous attaquent au sujet de la bonté et de l'amour de Dieu pour l'homme, ses (22) châtiments autant que ses bienfaits nous serviront à les confondre. Car si le Seigneur était bon lorsqu'il favorise et ne l'était plus lorsqu'il châtie, il ne serait bon qu'à demi; ce que l'on ne saurait admettre. Parmi les hommes un tel défaut peut exister, parce qu'ils punissent avec colère et passion. Mais Dieu n'est pas sujet aux passions; et par conséquent les peines qu'il inflige comme les bienfaits qu'il accorde viennent de sa bonté. Aussi, la menace de l'enfer ne montre pas moins cet amour que la promesse du royaume des cieux. Comment cela? Je vais le dire. S'il n'eût pas menacé de l'enfer, s'il n'eût préparé le châtiment, combien peu d'hommes eussent conquis le trône qu'il leur destine, car la vue d'une récompense a moins de force pour porter les hommes à la vertu que les menaces pour les exciter à la vigilance. Aussi quoique l'enfer et le royaume des cieux soient choses absolument contraires, l'un et l'autre tendent vers un but unique, le salut de l'homme. La récompense attire à soi; la menace du châtiment entraîne vers la récompense et corrige par la crainte ceux qui seraient tentés de négligence.
3. Ce n'est pas sans motif que je m'étends sur cette matière. Souvent, quand surviennent des famines, des sécheresses ou des guerres, quand la colère du prince menace une cité ou qu'il se produit des événements de ce genre, on surprend la simplicité d'un grand nombre et on leur persuade que de tels maux accusent la providence de Dieu. Pour éloigner de vous cette séduction, pour vous convaincre jusqu'à l'évidence que la famine, la guerre et les autres fléaux quels qu'ils soient, montrent l'amour et la sollicitude du Seigneur, il me faut bien m'arrêter longuement sur ce point. Les pères, et ceux mêmes qui chérissent le plus leurs enfants , les privent parfois de nourriture , leur font sentir la verge , leur infligent des humiliations et corrigent de mille manières les vices de leur naturel. Ils restent pères cependant lorsqu'ils punissent leurs fils, aussi bien que lorsqu'ils les caressent. C'est même surtout alors qu'ils se montrent vraiment pères. Or, si l'on n'attribue pas à la cruauté et à la barbarie, mais à l'amour et à la sollicitude ces punitions infligées par des hommes que la fureur et l'indignation emportent souvent au delà des bornes; ne doit-on pas à plus forte raison avoir de Dieu la même idée, puisqu'il n'est point d'amour paternel qui ne le cède à sa tendresse infinie. Et ne voyez pas ici une simple conjecture. Pour vous persuader le contraire, revenons à l'Ecriture. Lorsque l'homme eut été trompé et séduit par le génie du mal, comment Dieu le traita-t-il après une si grande faute? Le fit-il rentrer dans le néant? C'est ce qu'exigeait la justice : .cette créature qui, sans l'avoir mérité, avait été l'objet de tant d'amour, et ensuite se montrait rebelle dès l'origine, ne devait-elle pas disparaître du monde et tomber dans le néant? Il n'en est rien cependant : Dieu ne témoigne ni haine ni mépris à celui qui payait son bienfaiteur d'une si noire ingratitude, et il vient à lui comme un médecin à son malade. Ne passez pas légèrement sur ce récit, mon frère. Quelle bonté de la part de Dieu ! Il n'envoie ni un ange, ni un archange ou quelque autre membre des célestes hiérarchies, mais descend lui-même, Lui, le souverain Seigneur, auprès de l'homme déchu, le relève, l'entretient seul à seul, comme l'ami entretient son ami tombé dans le malheur et courbé sous l'infortune. Si Dieu en agit de la sorte, n'est-ce pas l'effet d'une extrême sollicitude? Les paroles mêmes que Dieu adresse à l'ingrat sont une preuve de sa tendresse ineffable pour lui. Qu'est-il besoin de vous les redire toutes ? La première manifeste à elle seule toute la tendresse du Seigneur. Il ne dit pas, comme on devrait s'y attendre après un tel outrage : « Etre criminel, être exécrable, toi que j'ai tant aimé, toi que j'avais investi d'un tel empire, toi que j'avais, sans aucun mérite de ta part, préféré à tout ce qui peuple la terre, toi à qui mes oeuvres offraient de tous côtés des gages de ma sollicitude et des preuves certaines de ma providence, tu as mieux aimé donner ta confiance au génie du mal et de la destruction, à l'ennemi de ton propre salut qu'à ton souverain Maître et à ton protecteur ! Quel présent as-tu reçu de lui qui soit comparable à mes dons ? N'ai-je point pour toi créé le ciel et la terre, et la mer et le soleil, et la lune et tous les astres? Les anges n'avaient pas besoin de ces créatures. C'est pour toi, pour ton agrément, que j'ai formé ce monde si vaste et si beau. Et tu as mieux aimé te fier à une simple parole, à une promesse insidieuse et mensongère, qu'à ma bonté, qu'à ma providence attestée cependant par tant de bienfaits tu t'es livré au démon, tu as foulé aux pieds mes préceptes. »
N'est-ce pas ainsi et plus durement encore (23) que le Seigneur outragé devait reprocher à l'homme son ingratitude? Et cependant Dieu ne lui adresse aucun reproche, au contraire. Dès le premier mot il le relève. De l'abattement, de la crainte et de la terreur, il le fait revenir à la confiance en lui adressant le premier la parole. Ce n'est point assez de lui parler le premier, il l'appelle par son nom et lui dit : Adam, où es-tu? (Gen. III, 9.) Voulant par là lui témoigner son amour et sa tendresse; car c'est là, vous le savez tous, le signe de la véritable amitié. N'est-ce pas aussi ce que font ceux qui regrettent leurs amis descendus dans la tombe? Ne répètent-ils pas sans cesse leurs noms. Ceux au contraire qu'anime la haine et qui ont du ressentiment ne peuvent entendre nommer ceux qui les ont offensés. Saül n'avait reçu de David aucun outrage, souvent au contraire il l'avait accablé d'injures : mais, lorsqu'il l'eut pris en haine et en aversion, il ne voulait plus entendre prononcer ce nom qu'il détestait. Le jour où il ne le vit pas au milieu des convives assis à sa table, que dit-il? II ne demanda pas où était David; mais où est, dit-il, le fils de Jessé (I Rois. XX) ? le désignant par le nom de son père. Les Juifs plus tard tiennent envers Jésus-Christ la même conduite. Dans leur haine et leur aversion pour lui, ils ne disaient point: où est le Christ, mais où est cet homme? (Jean, VII, 11.)
4. Dieu , au contraire, voulant manifester ici que le péché n'avait pas éteint son amour, que la désobéissance n'avait pas étouffé sa bienveillance paternelle, mais qu'il entourait encore le pécheur d'une tendre sollicitude , lui dit : Adam, où es-tu ? Non qu'il ignorât en quel lieu se trouvait Adam, mais parce que le criminel a la bouche, pour ainsi dire cousue; le péché force la langue à se replier: la conscience la tient captive, et le pécheur reste muet, et comme enchaîné dans un morne silence. Dieu, qui veut lui rendre, avec la confiance et la liberté de parler,un peu de courage et l'enhardir à s'excuser afin d'user d'indulgence à son égard, lui parle le premier; ainsi il diminue l'anxiété du coupable, il éloigne de lui la crainte et lui ouvre la bouche en l'appelant par son nom. C'est pourquoi il disait : Adam, où es-tu? Où t'avais-je laissé ? Où est-ce que je te retrouve; je t'ai laissé plein d'une libre franchise, environné de gloire, et je te retrouve dans le déshonneur et dans le silence. Mais voyez jusqu'où va la sollicitude du Seigneur ! Ce n'est point Eve, ce n'est point le serpent qu'il appelle, mais celui des trois qui était le moins coupable. Il le cite le premier à son tribunal, afin que jugeant d'abord celui qui mérite quelque indulgence, il puisse porter une sentence plus douce sur la femme dont la faute était si grave. Les juges ne veulent point interroger par eux-mêmes leurs semblables, bien qu'ils ne soient pas d'une autre nature : ils ont recours à un de leurs officiers et le chargent de transmettre à l'accusé leurs questions; c'est par cet intermédiaire qu'ils disent et entendent tout ce qui sert à instruire la cause. Dieu n'a pas besoin d'intermédiaire entre l'homme et lui : c'est lui-même qui le juge, lui-même qui le console. Il y a quelque chose de plus admirable encore: Dieu répare le mal. Les juges, lorsqu'ils ont saisi des voleurs et des sacrilèges, ne s'inquiètent pas de les rendre meilleurs : ils se bornent à leur infliger le châtiment dû à leurs crimes. Dieu au contraire s'est-il saisi d'un pécheur, il ne se demande pas quel châtiment il lui infligera, mais comment il le corrigera, le rendra meilleur et désormais invincible. Il est donc à la fois juge, médecin et docteur. Comme juge, il interroge; comme médecin, il corrige; comme docteur, il instruit les coupables et les excite à pratiquer la vertu.
Un seul mot, un mot si court vous a fait découvrir en Dieu un abîme de tendresse. Que serait-ce, si nous lisions la cause tout entière, si nous en développions tous les détails? Voyez-vous maintenant comment tout dans l'Ecriture peut servir à consoler, à rassurer les âmes ? Nous reviendrons sur ce sujet en temps opportun. Mais auparavant il faut dire à quelle époque ce livre parut. Ce ne fut pas dès l'origine ni immédiatement après la création d'Adam, mais après bien des générations. Il n'est pas inutile de rechercher pourquoi il fut écrit si tard, pourquoi les Juifs seuls le reçurent, et non pas tous les hommes : pourquoi il fut écrit en langue hébraïque, pourquoi enfin dans le désert du Sinaï. Ce n'est point en passant seulement que l'Apôtre rappelle cette circonstance du lieu il nous y laisse entrevoir un sublime objet de méditations lorsqu'il dit: Ce sont là les deux alliances; l'une, celle du Sinaï, ne produit que des esclaves. (Gal. IV, 24.)
5. Il y a mille autres questions qu'il faudrait résoudre. Mais le temps ne nous permet pas de nous engager dans un sujet si vaste. Le réservant donc pour un moment plus convenable, (24) nous vous exhorterons encore à vous abstenir de jurer, et nous supplierons votre charité d'employer à cela toute votre ardeur. Car n'est-ce pas une chose étrange? Un serviteur n'ose appeler son maître par son nom sans y joindre quelque formule d'honneur, et le nom du Maître des anges on le prononce avec audace, on le répète à tout propos avec le plus grand mépris ! S'il vous faut ouvrir l'Évangile, vous vous lavez d'abord les mains, et pénétrés de respect et de piété, vous le prenez avec crainte et en tremblant; et le Maître de l'Évangile, votre langue téméraire profère à tout instant son nom redoutable ! Voulez-vous apprendre comment parlent de lui les puissances du ciel, avec quel religieux effroi, quelle stupeur, quelle admiration ! Je vis, dit le Prophète, le Seigneur assis sur un trône élevé, et les séraphins étaient debout autour du trône : ils criaient l'un à l'autre et ils disaient : Saint, saint, saint est le Seigneur des armées : toute la terre est remplie de sa gloire. (Isai. VI, 1-3.) Entendez-vous avec quelle crainte, quel tremblement elles le nomment, au milieu des louanges et des hymnes de gloire? Et vous, dans vos prières et vos supplications, vous l'invoquez avec une déplorable indifférence, quand il faudrait trembler, veiller et être attentif ! Et dans vos serments, où il ne faudrait pas même prononcer ce nom admirable, vous accumulez jurements sur jurements. Comment implorer le pardon , quelle excuse invoquer ? Que vous sert de mettre toujours en avant l'habitude? On rapporte d'un orateur profane que, par suite d'une mauvaise habitude, il agitait sans cesse l'épaule droite en marchant. Il sut bien en triompher. Il suspendit de chaque côté, au-dessus de ses épaules, des glaives acérés, afin que la crainte d'une blessure servît à corriger le membre sujet à ces mouvements disgracieux. Faites de même pour votre langue : au lieu de glaive, faites-lui craindre les châtiments de Dieu et vous la dompterez entièrement. Il est impossible, absolument impossible, que vous soyez vaincus, si vous vous tenez sur vos gardes, si vous mettez de l'empressement à suivre ces conseils. Vous applaudissez maintenant à nos paroles. Mais une fois corrigés, vous nous louerez bien plus vivement encore et vous vous féliciterez vous-mêmes. Vous nous écouterez plus volontiers et vous invoquerez avec une conscience pure le Seigneur qui, pour soutenir votre faiblesse, va jusqu'à vous dire: Vous ne jurerez pas même par votre tête. (Matth. V, 36.) Et vous le méprisez au point de jurer par sa gloire !
Mais que faire, direz-vous, lorsqu'on nous met dans cette nécessité? Dans quelle nécessité, je vous prie? Que tous sachent bien que vous aimez mieux tout souffrir plutôt que de transgresser la loi de Dieu, et ils cesseront de vous imposer cette nécessité. Ce n'est point le serment qui rend digne de foi, mais le témoignage que fournit notre vie, l'intégrité de notre conduite et la considération que nous nous sommes acquise. Combien se sont épuisés à jurer sans persuader personne; combien d'autres, par un simple signe de tête, ont inspiré plus de confiance que ceux-là avec tous leurs serments ! Instruits de toutes ces vérités, plaçons sous nos regards les châtiments réservés aux serments téméraires et au parjure, et brisons avec cette coupable habitude. Ce sera comme un degré pour arriver à la pratique des autres vertus et pour mériter les biens futurs. Puissions-nous tous en être jugés dignes par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui et avec qui gloire, puissance, honneur, soient au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
HUITIÈME HOMÉLIE.
ANALYSE. L'Ecriture est une source inépuisable de consolations. — Avantages que la nuit procure aux hommes. — Sur ce texte : Dieu se promenait sur le soir dans le Paradis; effroi d'Adam; effroi du pécheur en général. — Exhortation à la vertu. — Il faut s'abstenir de jurer.
1. Je vous ai montré déjà comment l'Ecriture tout entière encourage et console, même dans ses récits purement historiques. Ces mots, en effet: Au commencement Dieu fit le ciel et la terre (Gen. I,1), ne sont qu'un simple récit, et cependant qu'y a-t-il de plus propre à ranimer le courage? Voici comme deux tables servies devant nous : la terre et la mer; deux foyers de lumière allumés dans les cieux, le soleil et la lune; le temps dans sa course amène alternativement le jour et la nuit, le jour pour le travail, la nuit pour le repos. La nuit ne nous rend pas moins de services que le jour. Ne peut-on pas, en effet, lui appliquer ce que je vous disais des arbres ? Les arbres stériles n'offrent pas moins d'utilité que les arbres fruitiers, puisqu'ils nous permettent de ne pas sacrifier ceux -ci à la construction de nos demeures. De même encore les bêtes féroces qui peuplent les forêts ne nous servent pas moins que les animaux domestiques. La crainte qu'elles nous inspirent nous.fait tenir sur nos gardes, et resserre les liens qui nous unissent. Elles exercent le courage des uns, guérissent les autres de leurs maladies, (que de remèdes en effet les médecins ne savent-ils pas en extraire) ; enfin elles sont pour nous une preuve de la faute originelle. Quand j'entends ces paroles: Tous les animaux de la terre redouteront votre empire (Gen. IX, 2), et que je ne retrouve rien de cette puissance, je me reporte au péché qui fit tomber cette crainte et diminua notre domination. Après avoir contemplé ce changement, je deviens meilleur et je redouble de vigilance. Ainsi les êtres dont je parle et bien d'autres que Dieu seul connaît, offrent à l'homme de précieuses ressources. Eh bien ! la nuit ne nous est pas moins avantageuse que le jour: c'est le repos après le travail, c'est un remède pour nos maladies. Souvent les médecins, avec tous leurs soins et tous leurs médicaments, ne peuvent guérir leurs malades : vienne le sommeil, et les malades sont délivrés des souffrances qui les accablaient. Ce ne sont pas seulement les maux du corps, mais aussi les douleurs de l'âme que la nuit apaise et guérit. Qu'un père ait vu mourir son fils, c'est en vain, bien souvent, que chacun s'empresse de le consoler: il continue à verser des pleurs, à pousser des gémissements; mais (26) quand la nuit est venue, il cède à l'irrésistible empire du sommeil, ferme ses paupières et sent se calmer un peu l'affliction de la journée. — Mais revenons à notre sujet. Je vous vois tous prêter l'oreille, avides de savoir pourquoi le livre de la Genèse ne fut point donné aux Hébreux dès le commencement. Je ne crois pas cependant qu'il soit opportun d'aborder aujourd'hui cette question. Pourquoi donc? C'est que la semaine touche à sa fin, et je crains que, cette explication commencée, il ne faille tout à coup l'interrompre. Il est nécessaire pourtant d'y consacrer plusieurs jours de suite. Nous la remettrons donc à plus tard. Résignez-vous; nous paierons notre dette avec usure, et nous-même, qui sommes votre débiteur, nous y trouverons notre avantage. Nous allons reprendre au point où nous nous sommes arrêtés hier ? Et où nous sommes-nous arrêtés? A ces paroles : Dieu se promenait sur le soir dans le paradis. (Gen. III, 8.) Qu'est-ce à dire : Dieu se promenait ? Dieu ne se promenait pas. N'est-il pas en effet présent partout, et ne remplit-il pas l'univers par son immensité ? S'il se manifesta de la sorte, c'était pour que le premier homme pût s'accuser lui-même et échapper ainsi à une entière destruction; pour qu'il pût fuir, pour qu'il pût se cacher et se ménager quelque excuse, avant de se présenter à son juge. Ceux qui doivent comparaître devant un tribunal pour y rendre compte de leurs crimes, y viennent, les vêtements en désordre, le visage triste et abattu, voulant par là disposer les juges à l'indulgence, à la douceur, à la pitié. C'est ce qui eut lieu pour Adam. Il lui fallait comparaître au tribunal de Dieu dans une attitude humiliée, et c'est pourquoi Dieu le prévint et lui donna lieu de rentrer en lui-même. Il sembla donc à Adam que quelqu'un se promenait dans le paradis. Mais comment pouvait-il penser que ce fût Dieu lui-même ? Eh ! n'est-ce pas la coutume des pécheurs d'être toujours en défiance, d'avoir peur même d'une ombre, de trembler au moindre bruit? Dès qu'ils entendent marcher, ne s'imaginent-ils pas qu'on vient à eux? Oui, le pécheur croit voir s'avancer vers lui ceux qui y songent le moins. S'il en voit d'autres s'entretenir ensemble, la conscience qu'il a de sa faute lui fait supposer qu'il est lui-même l'objet de leur entretien.
2. Tel est l'effet du péché. Il trahit le coupable, sans qu'on le dénonce; il le condamne, sans que personne l'accuse; au moindre mouvement qu'il remarque, le pécheur tremble et s'effraye. Ecoutez comment l'Ecriture nous peint l'effroi du pécheur, et la courageuse confiance de l'homme juste. L'impie, dit-elle, fuit sans qu'on le poursuive. (Prov. XXVIII, 1.)
Comment peut-il fuir, sans être poursuivi ? Au dedans de lui se trouve un ennemi qui le met en fuite, le remords de sa conscience; cet ennemi, il le porte partout et ne peut pas plus l'éviter qu'il ne peut se fuir lui-même. En quelque lieu qu'il s'en aille; ses coups se font sentir et creusent d'incurables blessures. Il en est autrement de l'homme juste. Ecoutez encore ce que dit l'Ecriture : Le juste n'a pas moins d'assurance que le lion. (Prov. XXVIII, 1.) Considérez le prophète Elie. Il voit venir à lui le roi d'Israël qui lui crie : Pourquoi détournez-vous Israël de son devoir ? Ce n'est pas moi qui pervertis Israël, répond-il, mais vous et la maison de votre père. ( III Rois, XVIII, 17, 18.) Le Prophète ne s'élève-t-il pas contre le prince avec l'assurance d'un lion qui s'élance sur un petit chien ? Le roi pourtant était vêtu de pourpre, et le Prophète avait un manteau de peau de brebis. Mais la pourpre de l'impie était moins vénérable que ce vêtement du juste. La pourpre enfanta les horreurs de la famine, et ce vil manteau put mettre un terme à ces calamités, séparer les eaux du Jourdain et doubler dans Elisée la puissance du prophète Elie (1). Quelle est grande la vertu des saints ? Leurs paroles, leurs membres et jusqu'à leurs vêtements ont, de tous temps, inspiré à toutes les créatures un sentiment de respect. Le manteau d'Elie divise les eaux du Jourdain; les chaussures des trois jeunes Hébreux foulent sans se consumer le brasier de la fournaise; le bâton d’Elisée change la nature des eaux, leur donne assez de force pour que le fer puisse flotter à leur surface; la verge de Moïse entr'ouvre la Mer rouge et fend le rocher; les vêtements de Paul chassent les maladies et l'ombre de Pierre met en fuite la mort. Les cendres des martyrs repoussent le malin esprit. Dans toutes ses actions le juste montre la même assurance que le prophète Elie. Le prophète ne considéra ni le diadème, ni l'éclat qui entourait le roi d'Israël, mais son
(1) Il y a dans le grec ton Elisaion diploun ‘Elian epoiesen, fit d'Elisée un double Elie : allusion à ce passage de l'Ecriture : « Elie dit à Elisée : Demande-moi ce que tu voudras, afin que je l'obtienne pour toi avant que je sois enlevé d'avec toi. — Elisée répondit :. Je te prie que ton double esprit repose sur moi, ou bien que ton esprit repose sur moi double , » comme l'entend saint Chrysostome.
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âme tout en désordre, toute souillée , toute noire de crimes. Il la vit plus misérable que celle d'un accusé, captive, esclave de ses passions, et il n'eut que du dédain pour la puissance du prince. Il croyait avoir sous les yeux plutôt un roi de théâtre qu'un roi véritable. A quoi sert tant d'opulence, quand au dedans règne une telle pauvreté? Et quand l'âme possède un si beau trésor, en quoi peut nuire la pauvreté extérieure?
Le bienheureux Paul lui aussi avait l'assurance du lion. On le jette en prison: le son de sa voix ébranle dans leurs fondements les murs de la prison, et ce ne sont pas ses dents, mais ses paroles qui rongent les liens dont il est chargé. Non, ces hommes ne sont pas seulement des lions: ils ont plus de force que les lions eux-mêmes. Le lion tombe souvent dans le piège qu'on lui tend et se laisse prendre; mais quand on enchaîne les saints, leur énergie redouble. Le bienheureux Paul, dans sa prison, ne brise-t-il pas les fers des prisonniers, n'ébranle-t-il pas les murailles, n'enchaîne-t-il pas le geôlier terrassé par la parole du salut? Quand le lion rugit, tous les animaux s'enfuient. Le juste parle et sa voix chasse les démons. Le lion a pour se défendre sa crinière hérissée, ses griffes aiguisées comme la pointe d'un poignard, ses dents acérées: les armes du juste, c'est la sagesse, la tempérance, la patience et le mépris des choses de la terre. Avec de telles armes on peut mépriser les efforts des méchants, ceux mêmes des puissances ennemies. Appliquez-vous donc, ô hommes, à vivre selon Dieu, et nul ne pourra triompher de votre force. Sembleriez-vous plus faibles que tous vos ennemis, vous pouvez compter sur la victoire. Mais c'est en vain que vous serez le plus puissant des hommes; si vous ne pratiquez la vertu, les moindres efforts de vos ennemis suffiront pour vous renverser. Plusieurs exemples vous l'ont déjà fait voir; mais, si vous le désirez, j'essayerai de vous montrer par leurs oeuvres mêmes la force invincible du juste aux prises avec ses ennemis et la faiblesse du pécheur. Voici les comparaisons dont se sert le Prophète pour nous les peindre l'un et l'autre: Il n'en est pas ainsi des impies, dit-il; non, il n'en est pas ainsi; mais ils sont comme la poussière que le vent enlève de dessus la face de la terre. (Ps. I, 4.) Quand le vent se met à souffler, il soulève et disperse aisément la poussière; ainsi la moindre attaque suffit pour renverser le pécheur. En lutte avec lui-même, portant partout la guerre allumée dans son sein, quelle espérance de salut peut-il avoir, lui qui se trahit, lui que le remords poursuit sans cesse comme un implacable ennemi. Il n'en est pas ainsi du juste. Entendez ce que nous dit le Prophète : Celui qui met sa confiance dans le Seigneur est comme la montagne de Sion. (Ps. CXXIV, 1.) Qu'est-ce à dire, comme la montagne de Sion? Il ne sera jamais ébranlé, ajoute le Prophète. Employez toutes vos machines, lancez tous vos traits contre une montagne pour la renverser, jamais vous n'y réussirez. Et comment pourriez-vous réussir? Vous ne ferez que briser vos machines et épuiser vos forces. Voilà l'image du juste, quelle que soit la violence des coups, il n'en éprouve aucun mal; il use la force de ses ennemis; il se rit des attaques de l'homme, des attaques mêmes du démon. Vous avez souvent ouï raconter la guerre acharnée que le démon fit à Job, mais Job ne demeura-t-il pas inébranlable comme le roc, et le démon ne dut-il pas s'enfuir épuisé, après avoir vu toutes ses armes rompues, toutes ses machines brisées dans ce combat ?
3. Eclairés sur ce point, veillons avec soin sur notre conduite. N'aimons ni les richesses qui périssent, ni la gloire qui s'éteint, ni le corps qui vieillit, ni la beauté qui se fane, ni les délices qui s'écoulent comme un torrent. Mais réservons tous nos soins à notre âme, et, pour la guérir, ne négligeons aucun remède. Les maux du corps, il n'est pas toujours facile de les guérir ; mais toujours on peut aisément remédier aux maladies de l'âme. Pour les infirmités corporelles, il faut des remèdes et de l'argent; mais la guérison de l'âme n'exige ni démarches ni dépenses. Que de fatigues pour fermer les plaies cuisantes de la chair; n'est-on pas souvent obligé de recourir au fer, à d'amers breuvages ? Pour l'âme, rien de tout cela; il suffit de vouloir, de désirer, et tout rentre dans l'ordre. C'est Dieu qui en a disposé de la sorte. Les maux du corps en effet ne sauraient nous être bien funestes. Quand même nous en serions exempts, la mort ne viendra-t-elle pas corrompre nos membres et les réduire en poudre? Notre bonheur dépend du bon état de notre âme. Cette portion de nous-mêmes la plus précieuse, la plus nécessaire, le .Seigneur a voulu que nous pussions la guérir aisément, sans dépenses, sans douleur. Quelle (28) excuse alléguer pour obtenir notre pardon ? Quand il s'agit du corps, on n'épargne rien on fait de la dépense, on appelle les médecins, on supporte les plus cruelles souffrances, et cependant ses infirmités n'ont rien de fâcheux. L'âme, nous la méprisons, et cela, quand il n'est pas besoin d'argent, quand nous n'avons à troubler le repos de personne, ni aucune douleur à supporter ; quand une résolution, quand un acte de la volonté suffisent pour lui rendre toute sa santé; quand nous savons en outre que notre négligence nous vaudra les châtiments les plus sévères, des tourments, des supplices éternels ?
Dites-moi, si quelqu'un vous promettait de vous initier en quelques moments, sans dépenses, sans peine pour vous, à l'art de la médecine, ne le regarderiez-vous pas comme un bienfaiteur? Ne consentiriez-vous pas à faire et à souffrir tout ce qu'il voudrait? Or, voici que maintenant vous pouvez apprendre à connaître des remèdes qui, sans douleur aucune, peuvent rendre la santé non pas au corps, mais à l'âme; et vous montreriez de la négligence? Quelle douleur y a-t-il en effet à calmer sa colère après une offense? Ah ! n'y a-t-il pas plutôt douleur à garder le souvenir d'une injure et à ne pas se réconcilier ? Quelle peine y a-t-il à demander à Dieu dans la prière ces biens sans nombre qu'il accorde si volontiers ? Quelle peine y a-t-il à ne médire de personne ? Quel ennui peut-on trouver à bannir de son âme la haine ou l'envie ? L'amour du prochain peut-il être à charge ? Est-ce un grand malheur que de ne point proférer de paroles honteuses, que de n'outrager et de n'injurier personne? Est-ce une fatigue que de ne point jurer? Car je veux encore vous répéter les mêmes conseils. Au contraire, c'est chose très-pénible que le serment. Que de fois, en effet, aveuglés par la colère et la fureur, n'avons-nous pas juré de ne jamais faire la paix avec nos ennemis ! L'emportement passé, la colère éteinte, nous avons songé à nous réconcilier. Mais retenus par nos serments, nous avons gémi de nous voir pris comme dans un lacet et enchaînés par d'indissolubles liens. Le démon nous connaît bien. Il sait bien que la colère est un feu qui s'éteint facilement, et qu'elle est promptement suivie de la réconciliation et de l'amitié. Voulant donc empêcher ce feu de s'éteindre, il nous enchaîne par le serment, afin que , si la colère s'apaise , le serment demeure pour entretenir en nous la flamme, et qu'alors , ou bien nous devenions parjures en nous réconciliant, ou bien nous encourions les peines dues au ressentiment , si nous refusons de pardonner.
4. Désormais fuyons donc les jurements, et que notre bouche s'étudie à ne rien dire de plus que ce mot : croyez; et ce sera pour nous comme le fondement de toutes les vertus. Si votre langue en effet s'est étudiée à se contenter de ce mot, n'aura-t-elle pas honte de proférer des paroles déshonnêtes ou déplacées ? Si parfois elle manque à cette habitude, elle trouvera mille accusateurs pour l'en reprendre. Que l'on entende celui qui ne jure point, tenir de mauvais propos, ne l'insultera-t-on pas, ne sourira-t-on pas de lui, ne lui dira-t-on pas en se moquant : toi qui te contentes de dire : Croyez, et qui n'oses faire un serment, comment peux-tu souiller ta langue par de honteuses paroles? Et ainsi, même malgré nous, les reproches des autres nous ramèneront à la vigilance. Et s'il est nécessaire de jurer, dira-t-on? Là où la loi se trouve violée, il ne saurait y avoir de nécessité. Mais, ajoute-t-on, est-ce qu'il est possible de ne jamais jurer? Qu'osez-vous dire? Dieu commande, et vous demandez s'il est possible d'observer son commandement? Il est impossible au contraire de ne pas l'observer, et ce qui se passe maintenant à Antioche va me servir à vous persuader qu'il n'est pas impossible de ne pas jurer, mais qu'il est impossible de jurer. Les habitants d'Antioche viennent d'être soumis à un tribut qui dépasse les ressources d'un grand nombre. La plupart ont déjà payé la somme exigée, et cependant vous entendez les officiers de l'empereur répéter souvent : « Pourquoi ce retard? Pourquoi remettre ainsi de jour en jour? Vous ne pouvez échapper. C'est une loi qui ne souffre aucun délai » — Que dites-vous, je vous prie? L'empereur ordonne la levée d'un tribut, et vous ne pouvez vous y soustraire; Dieu commande d'éviter les jurements, et vous dites : nous ne pouvons nous abstenir de jurer? Il y a six jours déjà que je vous donne ces conseils. Désormais je veux faire trêve avec vous et me retirer, pour vous donner le temps de vous mettre sur vos gardes. Désormais pour vous plus d'excuse ni d'indulgence. Ne vous eussions-nous point donné de conseils, vous auriez dû vous corriger par vous-mêmes, car ici tout est parfaitement clair, (29) et il n'est pas besoin de longues méditations. Mais après tant d'exhortations, après, de si nombreux conseils, comment vous excuser à ce redoutable tribunal du souverain Juge, quand il vous faudra rendre compte de l'observation de cette loi. Non, rien ne pourra vous excuser; mais, ou bien vous en sortirez libres, grâce à votre conversion ; ou bien, si vous ne vous êtes point corrigés, vous devrez subir les plus affreux châtiments. Songez-y donc sérieusement, et quand vous aurez quitté ce lieu, exhortez-vous les uns les autres avec une sainte ardeur à garder précieusement dans vos âmes des conseils qui vous ont été tant de fois répétés. Et aussi pendant que nous garderons le silence, vous vous instruirez, vous vous édifierez, vous vous exciterez mutuellement, et vos progrès seront rapides. Après avoir fidèlement observé toutes les lois, vous irez jouir de l'éternel bonheur. Puissions-nous tous en jouir un jour, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui et avec qui gloire soit au Père et au Saint-Esprit dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
NEUVIÈME HOMÉLIE.
ANALYSE. Amour de saint Chrysostome pour les habitants d'Antioche. — II les félicite de leurs progrès dans le bien. — Il regrette que plusieurs négligent la parole sainte. — Pourquoi les Ecritures ont-elles paru si tard ? - Beauté de la Création. — Les astres. — Le jour et la nuit. — L'ordre des saisons, la ferre et les éléments, le soleil manifestent la puissance et la sagesse du Créateur. — Il faut s'abstenir de jurer.
1. Il n'y a pas longtemps que je m'entretenais avec vous, et voici que je viens encore vous adresser un discours. Que ne puis-je être sans cesse au milieu de vous ! ou plutôt ne suis-je pas toujours présent parmi vous, sinon de corps, au moins par l'amour que je vous porte ? Ma vie tout entière, n'est-ce pas vous-mêmes et le soin de votre salut? Le laboureur songe-t-il à autre chose qu'à semer et à moissonner; le pilote a-t-il d'autre pensée que celle de la mer et des ports ? Et l'orateur, lui aussi, n'a-t-il pas continuellement en vue les progrès de ses auditeurs ? Oui, c'est votre avancement spirituel qui me préoccupe en ce moment. Je vous porte tous dans mon coeur, non-seulement ici, mais encore lorsque je suis chez moi. Sans doute ce peuple est nombreux, et ce coeur a peu d'étendue; mais la charité est spacieuse, et chez nous vous n'êtes pas à l'étroit. (II Cor. VI, 12.) Je n'ajoute pas les paroles qui suivent;. je sais bien aussi que je ne suis pas à l'étroit dans vos âmes, et en voici la preuve évidente. Beaucoup d'entre vous ne m'ont-ils pas dit : « Nous avons suivi vos conseils; nous nous sommes fait une loi de ne pas jurer; nous avons déterminé certaines peines, et quiconque enfreint la loi, doit les subir. N'est-ce pas répondre pleinement à vos désirs, et n'est-ce pas aussi la meilleure marque d'amour que nous puissions vous donner ?» Non, certes, je n'ai pas honte de descendre à ces détails; ce qui me fait agir, ce n'est pas un empressement puéril, mais bien le vif intérêt que vous m'inspirez. Si le médecin peut sans rougir interroger son malade, qui oserait nous blâmer de nous informer sans cesse de votre santé spirituelle? Renseigné de la sorte sur vos progrès, sachant ce qui vous reste à faire, nous pourrons en toute assurance vous donner les remèdes dont vous aurez encore besoin. C'est à force de soin que nous nous sommes rendu de tout cela un compte exact; et nous remercions Dieu de ce que nous n'avons pas semé sur la pierre, ni au milieu des épines, ni attendu longtemps pour faire une ample moisson. Aussi je vous ai toujours dans mon coeur; en vous instruisant, je ne sens point la peine, je suis assez dédommagé par le profit (31) que vous retirez de mes discours. C'est là une récompense bien propre à nous soutenir, à nous animer, à exciter notre zèle, à nous faire supporter pour vous toutes les fatigues. Nous avons donc reçu bien des témoignages de votre reconnaissance, et nous allons maintenant nous acquitter de notre dette, quoique nous n'apercevions pas ici tous ceux qui nous ont entendu faire cette promesse.
Pourquoi donc sont-ils absents? Quelle cause les éloigne de cette table mystique? Peut-être ont-ils pensé qu'après s'être assis à une table matérielle, qu'après avoir donné à leurs corps la nourriture qu'ils réclament, ils ne devaient point venir entendre la parole sainte. Ils se trompent : autrement, pourquoi après le festin mystique Jésus-Christ aurait-il fait un long discours à ses apôtres ? Autrement encore , pourquoi 'après avoir nourri plusieurs fois la multitude dans le désert, lui aurait-il distribué ses enseignements ? Je le dirai, dût ce langage paraître étrange à plusieurs, c'est alors surtout qu'il faut prêter l'oreille à la parole de Dieu. Si vous vous persuadez en effet qu'après avoir mangé et bu, vous devez vous trouver à l'église, vous serez sobres malgré vous, jamais vous ne vous enivrerez, jamais vous ne mangerez avec excès. Cette pensée que vous devez vous asseoir au milieu de vos frères, vous conseillera la modération dans le boire et dans le manger; vous craindrez de sentir le vin, de vous trahir par là ou par quelqu'autre indécence, et de faire rire à vos dépens. Ce n'est point pour vous qui êtes ici que je dis ces choses; mais pour les absents auxquels vous les répéterez. Ce qui empêche d'entendre, ce n'est pas la nourriture que l'on prend, c'est la paresse. Vous qui faites un crime de ne pas jeûner, vous êtes bien plus coupables encore de ne point participer à cette table sacrée, de laisser votre âme mourir de faim tout en soignant bien votre corps. Et quelle sera votre excuse ? Quand il s'agit de jeûner, vous pouvez prétexter votre faiblesse; mais quand il s'agit d'entendre la parole sainte, quel prétexte mettrez-vous en avant? La faiblesse du corps, en effet, n'empêche point de recueillir sa part des divins oracles. Ah ! si j'avais dit : Que personne ne vienne à cette assemblée après avoir mangé, que personne ne vienne nous écouter, après avoir pris de la nourriture , vous seriez excusables; mais, au contraire, nous vous attirons, nous vous engageons, nous vous appelons de toutes nos forces; et vous ne venez pas; et vous pourriez vous justifier ! Savez-vous quel est le mauvais auditeur? Ce n'est pas celui qui a mangé ou bu, mais bien celui qui ne veut pas être attentif, qui bâille, qui se laisse aller, dont le corps est ici présent, mais dont l'âme erre bien loin de ce lieu; celui-là, il aurait beau jeûner, il ne retirerait aucun profit de nos discours. Mais que vous ayez mangé, que vous ayez bu; si vous tenez votre âme éveillée, attentive, vous serez d'excellents auditeurs. Chez les infidèles, l'usage a prévalu de ne se rendre qu'à jeun au tribunal ou au conseil ; mais les infidèles ne savent point être sages : ils ne se contentent pas de manger pour se nourrir; ils mangent jusqu'à se rendre malades; ils boivent jusqu'à s'enivrer, et c'est pourquoi le soir et à midi ils s'abstiennent de juger ou de délibérer ils sont devenus incapables de le faire. Mais ici nous ne voyons rien de semblable, à Dieu ne plaise. Après avoir mangé, on n'est pas moins sage qu'avant de se mettre à table : on ne mange pas, on ne boit pas, au point d'en mourir ou d'obscurcir sa raison ; mais on ne prend de nourriture que ce qu'il faut pour réparer ses forces.
2. C'est assez d'avertissements: venons maintenant à notre sujet, malgré la répugnance et l'ennui que nous sentons à l'aborder, en l'absence de nos frères. Quelle peine, quelle douleur n'éprouve pas une mère aimante quand elle ne voit pas tous ses enfants autour de la table qu'elle a servie? Cette douleur, je la ressens moi-même en ce moment, et quand je songe que tous ne sont pas ici, je suis tenté de retirer ma promesse. C'est à vous de faire cesser cette répugnance. Promettez-moi de leur rapporter fidèlement mes paroles, et moi je m'acquitterai pleinement de tout ce que j'ai promis. En vous écoutant, ils regretteront moins de n'être pas venus aujourd'hui; et vous serez vous-mêmes plus attentifs à notre discours, puisque vous devez le redire à d'autres. Pour être plus clair, il nous faut reprendre ce que nous avons déjà dit. Nous nous sommes demandé pourquoi les saintes Écritures avaient été données si tard aux Hébreux. Ce ne fut ni à l'époque d'Adam, ni à celle de Noé, ni à celle d'Abraham, mais au temps de Moïse que parut le livre de la Genèse. Si ce livre était utile, dit-on, pourquoi ne paraissait-il pas dès le principe; et s'il était inutile, à quoi bon le mettre au jour plus tard? C'est mal raisonner. Si une (32) chose doit être avantageuse dans l'avenir, il ne s'ensuit pas qu'on doive l'accorder dès le principe; et ce que l'on a donné dès le commencement ne doit point nécessairement demeurer toujours. Le lait n'est-il pas fort utile, et cependant on ne le donne qu'aux enfants; une nourriture solide est aussi chose très-utile; mais on se garde bien de nous l'offrir d'abord; on attend que nous soyons sortis de l'enfance. L'été, si utile pourtant, ne règne pas toujours; l'hiver a ses avantages, et à son tour il disparaît. Eh quoi ! direz-vous, les Ecritures ne sont-elles pas utiles? Oui, sans doute, elles sont très-utiles et même nécessaires. Eh bien! ajoutez-vous, puisqu'elles sont utiles, pourquoi Dieu ne les a-t-il pas données dès le principe? C'est qu'il voulait instruire les hommes par les choses, et non par les livres. Qu'est-ce à dire, par les choses? C'est-à-dire, par la création elle-même. C'est la pensée de l'apôtre saint Paul.
Les Gentils se plaignaient de n'avoir pas eu dès le principe la connaissance de Dieu par les Ecritures. Ecoutez ce qu'il leur répond. Il avait dit : La colère de Dieu éclatera du haut du ciel sur les impiétés et les injustices de ces hommes qui retiennent dans l'iniquité la vérité de Dieu. (Rom. I, 28.) Prévoyant qu'on soulèverait une objection, et qu'on lui demanderait comment les Gentils avaient pu connaître le vrai Dieu, il ajouta : car ce que l'on sait de Dieu leur a été manifesté. Et comment cela? comment pouvaient-ils connaître Dieu? qui le leur avait manifesté? C'est Dieu lui-même, qui s'était manifesté à leurs regards (Ibid. 19), reprend-il. De quelle façon? quel prophète, quel évangéliste, quel docteur leur avait-il envoyé, si les Ecritures n'existaient pas encore? Les perfections invisibles de Dieu, continue-t-il, ont été manifestées à l'intelligence depuis le commencement par les créatures visibles; c'est ainsi que Dieu a révélé son éternelle puissance et sa divinité. (Ibid. 20.) Voici ce que veut dire l'Apôtre : Il a exposé la création aux regards de tous les hommes, pour qu'ils puissent découvrir le Créateur dans ses ouvrages.
C'est la même pensée qu'exprime un autre docteur dans ces paroles : La grandeur et la beauté des créatures fait connaître leur auteur. (Sag. XIII, 5.) Quand vous considérez la grandeur de la création, admirez la puissance qui l'a produite; quand vous contemplez la beauté des créatures, admirez encore et célébrez l'auteur d'un ordre si parfait. A la vue de tant de sagesse le Prophète, saisi d'enthousiasme, s'écriait : Les cieux racontent la gloire de Dieu. (Ps. XVIII, 1.) Comment, je vous le demande, peuvent-ils raconter cette gloire? La voix leur manque, ils n'ont point de bouche, point de langue. Comment peuvent-ils donc raconter? Par le spectacle qu'ils présentent. Quand vous voyez les astres garder si longtemps leur beauté, leur grandeur, leur élévation, leur forme et la place qu'ils occupent, c'est comme si vous entendiez leur voix ; ce sublime spectacle vous instruit et vous adorez l'Auteur de cet ensemble si beau, si admirable ! Le ciel ne parle point, et cependant quand vous le contemplez, c'est comme si vous entendiez des sons plus éclatants que les sons de la trompette, et si, pour vous instruire, il ne s'adresse pas à vos oreilles, il frappe vivement vos regards. Or, le sens de la vue est à la fois plus fidèle et plus sûr que le sens de l'ouïe. Si Dieu se fût servi des livres pour nous apprendre à le connaître, ceux qui savent lire auraient pu les étudier, mais les autres n'en eussent pas retiré le moindre avantage sans le secours des premiers. Le riche aurait pu se les procurer en les achetant, le pauvre, non. Pour les comprendre, il eût fallu savoir la signification de chaque mot; et alors comment le Scythe, le Barbare, l'Indien, l'Egyptien et tous ceux qui n'auraient point connu l'idiome du livre, auraient-ils pu s'instruire ? Mais le ciel, tous comprennent son langage, et le Scythe et le Barbare et l'Indien et et l'Egyptien, et tous les habitants de la terre : il s'adresse à notre intelligence, non parle sens de l'ouïe, mais par celui de la vue. II n'en est pas des choses visibles, comme des langues tous peuvent également les comprendre. C'est un livre où chacun peut lire, l'ignorant comme le sage, le pauvre comme le riche, et n'importe en quel lieu de la terre, il suffira de regarder le ciel pour puiser dans ce spectacle une doctrine abondante. Aussi le Prophète, voulant nous montrer que la création parle un langage intelligible à tous les hommes, soit Grecs, soit Barbares, disait : Ce n'est point un langage, ce ne sont point des paroles dont on n'entende point le son. (Ps. XVIII, 4.) Et voici sa pensée : Il n'est point de nation ni de langue qui ne puisse comprendre cette voix; elle est si claire que tous peuvent l'entendre. Et il ne s'agit pas seulement de la voix des cieux, (33) mais encore de la voix du jour et de la nuit. Et comment cela? Les cieux par leur beauté, parleur grandeur, par tant d'autres perfections saisissent l'âme, quand on les considère, et la remplissent d'admiration pour le Créateur. Mais le jour et la nuit, que nous offrent-ils de si admirable? Rien de semblable, sans doute, à ce que nous voyons dans le firmament; mais quelque chose cependant qui n'est pas moins merveilleux; je veux parler de cette convenance, de cet ordre toujours si exactement suivi. Voyez, en effet, comment ils partagent l'année tout entière ! Ils divisent la durée du temps, en se faisant contre-poids l'un à l'autre, comme les plateaux d'une balance. Dites-moi, n'admirez-vous pas l'auteur d'un si bel ordre? Ce sont comme deux sueurs qui se partagent les biens de leur père avec une mutuelle affection, sans jamais chercher à se nuire. Avec quel soin, en effet, avec quelle égalité le jour et la nuit partagent l'année, se tenant toujours dans leurs limites et ne se repoussant jamais l'un l'autre ! Depuis tant de siècles que le monde existe, jamais en hiver le jour ne fut long, jamais la nuit ne fut longue en été; oui, durant un laps de temps si considérable ils ne se sont rien dérobé l'un à l'autre, pas même une demi-heure , pas même un seul instant.
3. Aussi le Psalmiste, ravi d'admiration devant un partage si bien fait, s'écriait : La nuit transmet d la nuit la connaissance. (Ps. XVIII, 3.) Si vous savez comprendre tout cela, n'admirez-vous pas, dites-moi, celui qui dès le principe a posé ces bornes immuables? Qu'ils entendent, les avares et ceux qui convoitent le bien d'autrui, et qu'ils imitent cette égalité du jour et de la nuit. Qu'ils entendent, ceux que dévorent l'orgueil et l'ambition, ceux qui ne veulent jamais céder aux autres la première place. Le jour se retire devant la nuit, et n'envahit point son domaine; et vous, vous n'êtes jamais rassasiés d'honneurs, et vous ne voulez jamais les partager avec vos frères. Considérez encore la sagesse du législateur. II a voulu que la nuit fût longue en hiver, parce qu'alors les semences, plus tendres, ont besoin de fraîcheur, et ne pourraient supporter une forte chaleur ; mais quand elles se sont développées, le jour augmente aussi, et il devient encore plus long, quand le fruit possède toute sa vigueur, et vient en maturité.
C'est là un avantage non-seulement pour les moissons, mais aussi pour nos corps. N'est-ce pas en hiver que le matelot, que le pilote, le voyageur, le soldat, le laboureur restent chez eux, comme enchaînés par le froid? L'hiver n'est-il pas la saison du repos? Or, si Dieu n'avait alors donné plus de longueur aux nuits, la durée du jour aurait paru excessive à des hommes que l'hiver empêche de travailler. Comment assez louer cet ordre des saisons de l'année? N'est-ce pas comme un choeur de jeunes filles qui, dans l'espèce de danse en rond quelles exécutent perpétuellement, se succèdent dans le plus grand ordre, et où celles du milieu font sans cesse passer doucement et sans trouble leurs compagnes d'une extrémité à l'extrémité contraire?
Au sortir de l'été nous n'entrons point subitement en hiver, ni au sortir de l'hiver, brusquement en été; entre l'hiver et l'été se trouve le printemps qui doit préparer nos corps et les conduire à l'été, doucement, peu à peu, et les y introduire sans qu'ils courent de périls. Une brusque transition pourrait amener des maladies graves et dangereuses, et c'est pourquoi Dieu a voulu que le printemps prit la place de l'hiver pour nous mener à l’été, et l'automne celle de l'été pour nous mener' à l'hiver. Et ainsi nous passons insensiblement et sans avoir rien à craindre, d'une saison à la saison contraire, grâce à celle qui les sépare. Quand on a contemplé le ciel, quand on a contemplé la mer et la terre, quand on a considéré cette harmonie si bien réglée des diverses saisons, cette continuelle succession du jour et de la nuit, il faudrait être bien malheureux, bien insensé pour attribuer tout cela au hasard, et ne pas adorer celui dont la sagesse a si bien disposé cet univers. Mais j'ai quelque chose de plus grand encore à vous montrer : ce n'est pas seulement la magnificence et la beauté de l'univers, mais le mode lui-même de la création qui nous révèle le Créateur. Nous n'étions point présents quand il créait et construisait le monde; et eussions-nous été là, nous n'aurions pu savoir comment s'accomplissait ce grand ouvrage : une invisible puissance disposait l'univers, et le mode lui-même de cette disposition devait être pour nous le meilleur des maîtres; tout y était soumis à des forces supérieures aux lois de la nature. Ce que je viens de dire est peut-être obscur :je vais le rendre plus clair en vous l'expliquant. Il est naturel, tout (34) le monde le reconnaît, que l'eau soit supportée par la terre, et la terre ne peut-être soutenue par l'eau. La terre est dense, elle est dure, solide, capable de résistance, et par là même elle soutient aisément les eaux. Mais l'eau qui est liquide, et sans consistance, qui se divise et s'écoute dans tous les sens, qui cède aux moindres efforts, ne pourrait jamais supporter un corps, même le plus léger. Un petit caillou jeté dans l'eau la fait reculer et fuit, et il s'ouvre un chemin vers ses profondeurs. Si donc vous voyez non pas un mince caillou, mais la terre tout entière portée sur les eaux sans enfoncer, n'admirez-vous pas la puissance surnaturelle qui opère ce prodige? Et où voyons-nous que la terre soit portée sur les eaux ? C'est le Prophète qui le dit : Il l'a fondée sur les mers, et l'a établie sur les fleuves. (Ps. XXIII, 2.) Et encore, dans un autre endroit : à celui qui a fondé la terre sur les eaux. (Ps. CXXXV, 6.) Que dites-vous, saint Prophète? L'eau ne peut soutenir à sa surface le moindre caillou, et elle porte la terre avec ses montagnes, ses collines, avec les villes, les plantes, les hommes, les animaux, et cela, sans être submergée ? Que dis-je, sans être submergée? comment se fait-il qu'entourée par l'eau dans sa partie inférieure pendant un si long espace de temps, elle ne se soit pas dissoute et changée en boue? Que le bois séjourne quelque peu dans l'eau, il se corrompt et se dissout ; que dis-je, le bois? Mais le fer lui-même, si solide pourtant, laissé continuellement dans l'eau, finit pas perdre sa dureté ; et ne doit-il pas en être ainsi puisqu'il tire sa substance de la terre? Aussi voit-on des esclaves qui se sont enfuis chargés d'entraves et de chaînes, s'arrêter au bord des ruisseaux pour y plonger leurs pieds; et quand ils ont amolli les fers qui les retiennent, ils n'ont pas de peine à les rompre avec une pierre. Oui, le fer s'amollit dans l'eau, le bois s'y putréfie, la pierre s'y dissout; et cependant la masse de la terre, établie sur les eaux depuis s'y longtemps, n'a été ni submergée, ni dissoute, ni détruite.
4. Et, qui ne serait saisi d'étonnement et d'admiration, qui ne proclamerait bien haut que ce n'est point là l'ouvrage de l'a nature, mais celui d'une providence supérieure à la nature? Aussi est-il dit dans l'Ecriture : Celui qui a suspendu la terre sur le néant. (Job, XXVI, 7.) Et ailleurs : Dans ses mains sont les bornes de la terre. (Ps. XCIV, 4.) Et ailleurs encore : Il l'a fondée sur les mers. (Ps. XXIII, 2.) Ces textes semblent se contredire, et cependant ils sont parfaitement d'accord. En effet, dire : Il l'a fondée sur les mers, n'est-ce pas dire aussi : Il a suspendu la terre sur le néant. Quelle différence y a-t-il, je vous prie, entre se tenir sur les eaux et être suspendu sur rien? A quoi donc la terre est-elle suspendue et sur quoi s'appuie-t-elle? Le Psalmiste ne vous le dit-il pas ? Les bornes de la terre sont dans ses mains. Ce n'est pas que Dieu ait des mains, seulement David veut nous faire comprendre que cette souveraine Puissance dont la Providence s'étend à l'univers entier, soutient aussi et porte la masse de la terre. Et si vous ne l'en croyez pas sur parole, croyez-en du moins vos yeux. Un autre élément encore peut vous offrir de semblables merveilles. Le feu, de sa nature, s'élève dans les airs, il pétille et s'élance : c'est en vain que vous chercherez à le contraindre, à le violenter; vous ne pourrez le forcer à descendre. Allumez un flambeau, inclinez-le, vous ne pourrez forcer la flamme à se diriger vers le sol : toujours elle remontera, toujours elle sera repoussée en haut. Or, Dieu a imposé au soleil des lois toutes contraires. Il a dirigé ses rayons vers la terre, il a voulu que sa lumière descendît jusqu'à nous, lui tenant pour ainsi dire ce langage : « Regarde en bas, et luis pour les hommes : car c'est pour eux que tu as été créée.» La flamme d'une lampe ne peut s'y résigner, et cet astre si magnifique et si admirable tourne ses rayons vers la terre, suivant des lois toutes contraires à celles du feu, pour obéir à la puissance de son auteur. Voulez-vous contempler encore d'autres merveilles ? La voûte extérieure de ce firmament que nous apercevons est tout entière recouverte par des eaux, qui ni ne s'écoulent, ni ne se retirent. Telles ne sont pas cependant les lois auxquelles d'ordinaire obéit cet élément! Les eaux se rassemblent aisément, quand la surface est con-. cave; mais sur une surface convexe elles s'écoulent de tous côtés et on n'en voit pas rester une seule goutte. Et ce phénomène étrange, on le remarque pourtant dans les cieux. C'est ce que veut encore faire entendre le Prophète, quand il dit: Louez le Seigneur, eaux qui êtes au-dessus des cieux. (Daniel, III, 60.) Ces eaux n'ont pu éteindre le soleil, ni le soleil les dessécher, depuis si longtemps qu'il poursuit sa course au-dessous d'elles.
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Voulez-vous que nous revenions- sur la terre et que nous vous en montrions les merveilles? Ne voyez-vous pas cette mer avec ses flots et ses tempêtes? Et cette mer si vaste, si grande, si furieuse, il suffit d'un sable sans consistance pour la contenir. Admirez la sagesse du Seigneur ! Il ne lui a point permis de rester en repos, ni de s'apaiser : vous auriez cru qu'il était dans sa nature de demeurer tranquille : mais tout en restant dans ses limites, elle mugit, elle s'agite, ses flots retentissent . et s'élèvent à une prodigieuse hauteur; puis, quand ils atteignent les sables du rivage, ils se brisent et retombent sur eux-mêmes. Par là elle vous apprend que ce n'est point en vertu de sa nature qu'elle se tient renfermée dans ses limites, mais bien en vertu de la Puissance divine qui la contraint d'y demeurer. Et c'est pourquoi le Créateur lui adonné de si faibles barrières: il n'a mis sur ses rivages ni bois, ni pierres, ni montagnes, pour que vous ne puissiez pas attribuer à ces remparts les effets dont vous êtes les témoins. C'est ce qu'il disait autrefois aux Juifs pour leur reprocher leur insolence : Ne me redouterez-vous pas, moi qui ai donné pour barrière aux flots de l'Océan, un sable qu'il ne franchira jamais? (Jérém. V , 22.) Nous contenterons-nous d'admirer ce monde si grand et si beau, cet ordre merveilleux qui s'élève au-dessus des lois ordinaires de la nature? n'admirerons-nous pas encore cette puissance qui a composé le monde d'éléments contraires, du chaud et du froid, du sec et de l'humide, du feu et de l'eau, de la terre et de l'air? et ces éléments contraires qui constituent l'univers, ces éléments qui se combattent, ne se détruisent pourtant point les uns les autres ! Le feu ne se précipite point pour tout embraser, l'eau n'accourt point pour tout submerger. Si la bile vient à prédominer dans nos corps, nous avons aussitôt la fièvre et tous nos membres sont malades; si l'humeur est trop abondante, elle engendre une foule de maladies qui nous donnent là mort. Dans l'univers, rien de semblable. Mais chaque élément reste à sa place, retenu comme par un frein, enchaîné par la volonté du Créateur qui le force à garder ses limites, et c'est ainsi que cette opposition entre les éléments procure la paix à tout l'univers. Oui, les aveugles mêmes doivent voir, les insensés doivent comprendre que ces divers éléments sont l'oeuvre de la divine Providence, et que c'est elle aussi qui les contient dans leurs limites. Qui serait assez insensé, assez stupide pour ne pas se dire à la vue d'un tel ensemble, d'une si grande beauté, d'un tel arrangement, de cette lutte entre des éléments contraires qui continuent cependant à subsister : S'il n'y avait une Providence pour contenir la masse de ces corps, pour les empêcher de tomber en dissolution, non, ils ne pourraient subsister, ils ne pourraient durer longtemps? L'ordre des saisons, cet admirable accord du jour et de la nuit, tant d'espèces d'animaux, de plantes, de semences et d'herbes continuent de suivre les mêmes lois, et jusqu'à présent rien de tout cela n'a péri, rien n'a disparu.
5. Ce n'est pas tout, il s'en faut bien. Il y aurait sur la création bien d'autres choses à vous dire, plus nombreuses, plus profondes encore que celles-là. Mais nous les renvoyons à demain: appliquez-vous maintenant à bien retenir nos paroles et à les répéter aux absents. Je sais bien que vous êtes peu habitués aux pensées profondes, mais avec de la bonne volonté vous pouvez vous y accoutumer et vous rendre même capables de les exposer aux autres. En attendant, voici ce que je dois dire à votre charité. De même que Dieu nous a glorifiés par une création si magnifique, de même nous devons le glorifier à notre tour par la sainteté de notre vie. Les cieux racontent la gloire de Dieu par le spectacle qu'ils nous offrent; racontons aussi la gloire du Seigneur, non-seulement par nos paroles, mais encore par notre silence, et que l'éclatante lumière de notre vie excite partout l'admiration. Que votre lumière, dit le Sauveur, brille aux regards des hommes, pour qu'ils voient vos bonnes oeuvres, et qu'ils glorifient votre Père qui est dans les cieux. (Matth. V,16.) Si en effet les infidèles vous voient toujours modestes, toujours sages, toujours purs, ils seront dans le ravissement et diront: Oui, il est grand le Dieu des chrétiens ! Comme il transforme les hommes ! Qu'étaient ceux-ci? Que sont-ils devenus? C'étaient des hommes, il en a fait des anges ! Si on les outrage, ils ne se vengent point; si on les frappe, ils ne s'indignent point; si on les injurie, ils prient pour ceux qui les ont injuriés. Ils n'ont point d'ennemis, ils ne connaissent point le ressentiment, ils ne tiennent point de discours frivoles, ils ne savent ce que c'est que mentir, ils ne se rendent point coupables de parjure, ils ne (36) consentent pas même à jurer, et on leur arracherait plutôt la langue que de les contraindre à proférer un serment. » Donnons-leur sujet de faire ainsi notre éloge. Oui, chassons loin de nous cette funeste habitude de jurer. Ne voulons-nous pas au moins rendre à Dieu l'honneur que nous rendons à des vêtements de prix? Quand nous avons quelque habit plus riche que les autres, nous nous gardons bien d'en faire abus, et le nom du Seigneur nous l'employons partout, à tout propos et au hasard. Je vous en prie donc, je vous en conjure, ne méprisons pas ainsi notre salut, mais après avoir montré dès le principe tant d'empressement à observer ce précepte, persévérons jusqu'à la fin. Si je vous exhorte sans cesse à ne pas jurer, ce n'est point pour vous reprocher quelque négligence. Je vous vois déjà presque tous corrigés, et je soupire après le moment où vous serez tous parvenus au terme de vos efforts. Les spectateurs n'aiment-ils pas à exciter ceux des combattants qu'ils voient sur le point de triompher. Ne nous lassons donc point non plus: nous voici presque au terme, et le difficile était de commencer.
L'habitude est à peu près vaincue, il reste peu de chose à faire; il n'est plus besoin de beaucoup de travail, il suffit de nous observer un peu, de montrer quelque diligence, pour achever de nous corriger et pour être à notre tour capables d'exhorter les autres. Avec quelle confiance ensuite nous verrons arriver la fête de Pâques ! Quel bonheur pour nous d'être alors deux ou trois fois plus joyeux que nous ne sommes d'ordinaire ce jour-là ! Nous nous réjouirons moins d'être sortis des fatigues d'un jeûne pénible que de participer à cette sainte solennité, pleins de mérite et le front ceint d'une couronne brillante et qui ne doit jamais se flétrir. Mais, pour arriver plus vite à cet heureux résultat, faites ce que je dis. Ecrivez sur les murs de votre maison, gravez dans votre coeur cette faux volante dont parle Zacharie (Zach. V, 1-3), et imaginez-vous la voir apporter la malédiction. Ne la perdez jamais de vue; et quiconque jurera en votre présence, arrêtez-le ; reprenez-le, et surveillez de près vos serviteurs. Si nous prenons à tâche non-seulement de bien nous conduire nous-mêmes, mais encore d'amener les autres à s'amender sur ce point, nous ne tarderons pas à atteindre le but. Une fois que nous aurons entrepris de corriger les autres, nous rougirons, nous serons honteux, de ne pas faire nous-mêmes ce que nous recommandons. C'est assez revenir sur ce sujet. Nous vous avons suffisamment exhortés les jours précédents, et j'ai voulu seulement vous remettre mes conseils en mémoire. Daigne le Seigneur qui, plus que nous-mêmes, veut notre bonheur, nous accorder de nous conformer sur ce point comme sur tous les autres à la règle de la perfection chrétienne, afin qu'ayant cueilli tous les fruits de la justice, nous soyons trouvés dignes du royaume des cieux par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui et avec qui gloire soit au Père et au Saint-Esprit dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
DIXIÈME HOMÉLIE.
ANA LYSE. Il est très-avantageux d'entendre la parole de Dieu. — Merveilles de la création. — Admirable variété qu'elle présente.Les païens sont inexcusables d'avoir adoré l'univers. — Il faut s'abstenir de jurer.
1. Je vous félicite de votre docilité, et je me réjouis de vous voir mettre en pratique les conseils que je vous ai donnés au sujet de ceux qui ne jeûnent pas, et qui pour cette raison ne viennent pas nous entendre : aujourd'hui, ce me semble, bon nombre, après avoir dîné, sont venus compléter cette belle assemblée; et ce qui me le fait supposer, c'est que je vois un auditoire plus brillant, une affluence plus considérable. Nous n'avons donc point perdu notre temps, je crois, en insistant sur ces conseils, en vous pressant de ramener vos frères autour de votre mère commune, et de leur persuader qu'après la réfection corporelle, il n'est pas défendu de prendre part au festin spirituel. Dites-moi, bien-aimés frères, quand est-ce que vous avez mieux agi qu'aujourd'hui? Est-ce lors de notre dernière réunion, quand, au sortir de table, vous alliez dormir? Ne préférez-vous pas, maintenant que vous avez dîné, vous trouver ici, pour nous entendre vous expliquer les lois du Seigneur? Est-ce quand vous vous teniez sur la place publique, occupés à de futiles conversations? N'aimez-vous pas mieux être ici, avec vos frères, afin de prêter l'oreille aux paroles des prophètes? Ce qui est honteux, mes chers auditeurs, ce n'est pas de manger, c'est de rester chez soi après avoir mangé, et de se priver ainsi de ces pieuses solennités. Si vous restez chez vous, vous n'en deviendrez que plus paresseux et plus lâches; au contraire, en vous rendant parmi nous, vous secouerez le sommeil et la torpeur, et vous serez plus résignés, plus courageux dans les revers. Mais pourquoi tant de paroles? si vous vous tenez à côté de celui qui jeûne, ne sentez-vous point comme une suave odeur répandue autour de lui ? L'homme qui jeûne, n'est-ce pas comme un parfum spirituel? et ses peux, sa langue, tout en lui n'exhale-t-il pas la sainteté de sa vie? Je ne prétends point blâmer les autres; je veux seulement faire voir les avantages qu'offre le jeûne ; et le jeûne dont je veux parler, ce n'est pas seulement la privation de nourriture, mais bien plutôt la fuite du péché. Car celui qui a pris de la nourriture, et qui apporte ici de saintes dispositions ne mérite guère moins d'estime que s'il jeûnait; au contraire, à quoi sert-il de jeûner, si l'on ne s'empresse de prêter à nos discours une oreille attentive. Mangez, et venez ensuite, pleins de zèle et d'ardeur; (38) ne vaudrez-vous pas mieux, je vous le demande, que celui qui jeûne et reste chez lui? Il nous sera, sans aucun doute, moins avantageux de jeûner que de participer à cette doctrine spirituelle. Où entendrez-vous ailleurs les sages pensées que l'on vous expose en ce lieu? Allez au tribunal, on p conteste, on y dispute sans cesse; allez au sénat, on y traite d'affaires politiques; chez vous, c'est le souci de vos affaires privées qui vous accable; aux rendez-vous de la place publique, il n'est question que de choses terrestres et périssables; on s'y entretient d'objets à vendre, de tributs, de tables bien servies, de marchés, de contrats de toute sorte, de testaments, d'héritages, et de mille autres choses de ce genre. Allez au palais lui-même; là encore n'entendrez-vous point parler d'argent, de puissance, de cette gloire que l'on y prise si fort? Mais il ne s'y dit rien qui touche aux intérêts spirituels. Ici, au contraire, de quoi nous entretenons-nous? N'est-ce point de notre âme, de notre vie, de notre destinée? Ne nous demandons-nous pas pourquoi nous séjournons si longtemps ici-bas, quel sera notre partage au sortir de cette vie, quel sort nous est réservé, pourquoi notre corps est pétri de boue, quelle est la nature de la mort; ne considérons-nous pas ce qu'est la vie présente et ce que sera la vie future? Rien de terrestre dans tous ces sujets; rien qui ne se rapporte aux choses spirituelles. Que de secours pour opérer notre salut ! et quelle espérance remplit nos âmes quand nous retournons dans nos demeures !
2. Ce n'est donc pas en vain que j'ai répandu la bonne semence dans vos cœurs. Vous avez répondu à mon appel. Tous ceux qui s'étaient absentés, vous avez réussi à les ramener dans nos réunions. Nous voulons donc vous en témoigner notre reconnaissance, et après vous avoir remis en mémoire ce que nous disions l'autre jour, achever de vous payer notre dette. Que disions-nous donc? Nous nous demandions comment, avant de nous avoir donné les Ecritures, la Providence avait pourvu à notre instruction; et nous disions qu'elle nous avait instruits par la création, qu'elle avait étendu le ciel au-dessus de nos têtes, comme un livre immense où peuvent lire les ignorants et les savants, les pauvres et les riches, les Scythes et les Barbares; en un mot, tous les hommes qui habitent la terre : livre bien plus vaste que la multitude de ceux qu'il instruit. Nous avons traité longuement de la nuit et du jour, de leur succession, de cet accord si beau qui règne entre eux; et ensuite du nombre des saisons et de leur égale durée. De même que dans toute l'année le jour n'a pas une seule demi-heure de plus que la nuit, de même aussi les saisons se la distribuent avec là plus parfaite égalité. Je vous le disais encore, ce n'est pas seulement la grandeur et la beauté de la création qui nous révèlent un si puissant créateur, mais aussi la manière dont le Seigneur en a cimenté entre elles les diverses parties, au moyen de ces lois si contraires aux lois ordinaires de la nature. C'est une loi de la nature que l'eau soit soutenue par la terre; et dans la création, c'est la terre qui est soutenue sur les eaux. C'est encore une loi de la nature que le feu prenne en haut son essor; dans la création nous voyons tout le contraire, puisque les rayons du soleil se dirigent vers la terre. Au-dessus du firmament se trouvent des eaux qui ne s'écoulent point : elles n'éteignent point le soleil qui fournit sa course au-dessous d'elles, et le soleil à son tour ne les dissipe point. .Nous ajoutions encore : Les quatre éléments dont se compose l'univers sont en lutte les uns contre les autres; ils devraient, d'après leur nature, se détruire réciproquement, et toutefois ils continuent à coexister. Il est donc bien manifeste qu'une invisible puissance les tient enchaînés, et cette puissance, c'est la volonté du Seigneur. Je veux insister aujourd'hui sur ce sujet; prêtez-moi donc toute votre attention. Ce qui se passe dans notre corps peut servir à vous rendre plus sensibles les merveilles de la création. Le corps humain, qui a si peu d'étendue, qui est si petit, se compose néanmoins des quatre éléments, du chaud, du sec, de l'humide et du froid : c'est-à-dire, de sang, de bile jaune, d'humeur, de bile noire. Et que personne ne nous reproche de nous jeter sur un terrain qui n'est pas le nôtre. L'homme spirituel, en effet, dit saint Paul, porte son jugement sur toutes choses, et il n'est jugé par personne. (I Cor. II, 15.) Est-ce que saint Paul ne touche pas à une question d'agriculture, en nous parlant de la résurrection : Insensé, dit-il, la semence que tu jettes en terre n'est vivifiée qu'après avoir passé par la mort! (I Cor. XV, 36.) Si donc saint Paul a pu s'occuper d'agriculture, qui pourrait nous blâmer de vouloir effleurer certaines questions de médecine? Nous devons vous entretenir de l'oeuvre (39) de Dieu dans la création de l'univers, et pour cela il nous faut recourir aux données de cette science. Comme je vous le disais donc, notre corps est composé de quatre éléments, et si l'un d'eux vient à troubler cette union, cela suffit pour causer la mort. Ainsi, une surabondance de bile donne la fièvre, et si l'excès est par trop considérable, la mort ne tarde pas à s'en suivre. Que le froid vienne à prédominer, on voit se produire la paralysie, les tremblements, les apoplexies et bien d'autres maladies encore. En un mot la surabondance de l'un ou de l'autre de ces éléments amène toute sorte d'infirmités; c'est assez pour cela que l'un d'eux sorte de ses limites, se révolte pour ainsi dire contre les autres, et rompe l'harmonie de l'ensemble. Oserait-on maintenant prétendre que cet univers est l'oeuvre du hasard et continue à subsister par lui-même? Notre corps si étroit pourtant, si petit, a les remèdes et la médecine à sa disposition: une âme y réside et le dirige, la philosophie lui vient en aide, il a mille autres ressources, et cependant il ne peut rester toujours dans le même état; mais il meurt, il se corrompt à la suite des secousses qu'il a ressenties au dedans de lui-même, et le monde, si vaste, qui renferme des corps si vastes aussi, composé des mêmes éléments que nos corps, aurait pu demeurer si longtemps inaltérable sans qu'une Providence veillât sur lui !
Qu'y aurait-il de plus contradictoire ? Notre corps, soutenu par une Providence qui le protège à l'intérieur et à l'extérieur, peut à peine suffire à sa conservation; et le monde, sans le secours d'une Providence, n'aurait, depuis tant d'années, rien éprouvé de ce qu'éprouvent nos corps ! Comment se fait-il, je vous le demande, qu'aucun de ces éléments n'ait franchi ses limites et n'ait absorbé les autres ? Qui est-ce qui les a réunis dès le principe? Qui est-ce qui les a enchaînés? Qui leur a mis un frein? Qui les a si longtemps contenus? Si le monde eût été simple et uniforme, rien de tout cela n'eût été impossible. Mais il y a entre ces éléments une telle opposition, qu'il faudrait être bien insensé pour croire qu'ils se soient rassemblés d'eux-mêmes, et qu'ils demeurent unis sans l'action d'une Providence. Ce n'est pas la nature, c'est la volonté qui nous sépare les uns des autres; cependant, nous rapprochons-nous tant que persistent le ressentiment et la haine? Ne faut-il pas qu'on nous réconcilie, qu'on affermisse cette réconciliation, qu'on nous persuade de demeurer en paix, de ne plus nous diviser? Comment donc ces éléments, qui n'ont en partage ni la raison ni le sentiment, qui par nature sont ennemis l'un de l'autre, se seraient-ils rassemblés et auraient-ils pu demeurer unis, sans l'opération de cette ineffable puissance, qui les a joints ensemble et les tient sans cesse enchaînés ?
3. Ne voyez-vous pas comment le corps se dissout, se corrompt, périt en un mot, dès que l'âme s'est éloignée de lui? comment chacun des éléments qui le constituent se sépare des autres? Et n'est-ce pas ce qui se produirait dans l'univers, si la Providence qui le gouverne cessait de faire sentir sa puissance? Un navire sans pilote ne pourrait continuer sa course, il serait bientôt submergé : comment donc l'univers pourrait-il subsister, sans une Providence qui le dirigé ? C'est une comparaison que je ne veux point développer. Supposez seulement que le monde soit un navire, ayant pour carène la terre que nous habitons, pour voiles le ciel, pour matelots les hommes, et que l'abîme lui-même soit l'océan: comment se fait-il que depuis si longtemps le monde n'ait point fait naufrage? Laissez un navire une seule journée sans pilote et sans matelots, ne sera-t-il pas aussitôt submergé? Or, il y a plus de cinq mille ans que le monde existe, et l'abîme ne l'a pas englouti. Un navire ! que dis-je ? Mais construisez une cabane au milieu des vignes; et une fois la récolte achevée, laissez-la déserte deux ou trois jours seulement, elle se détériore peu à peu et finit par tomber. Ainsi donc une cabane, pour subsister, a besoin qu'on la soutienne; et cet univers si vaste, si beau, si admirable, ces lois du jour et de la nuit, ce choeur des saisons qui se succèdent avec tant de régularité, cette variété si, prodigieuse qu'offre la nature dans la terre, dans les eaux de l'océan, dans l'atmosphère, dans le ciel, dans les plantes, dans les oiseaux, dans les poissons, dans les quadrupèdes, dans les reptiles, dans les hommes qui sont les rois de la création, tout cela eût pu se soutenir sans le secours d'une Providence ! Représentez-vous ensuite les prés, les jardins, ces fleurs innombrables, ces plantes si utiles, au parfum si suave, aux formes si variées, qui naissent dans des climats si différents, qui portent tant de noms divers; représentez-vous encore les arbres fruitiers, et ceux qui ne donnent point de fruit, les métaux, (40) les animaux qui vivent sur la terre, ceux qui vivent dans la mer, les poissons, les oiseaux, les montagnes, les forêts et les bois; quelle magnifique prairie ici-bas ! quelle magnifique prairie dans les cieux ! Oui, la terre est comme une prairie aux aspects. les plus variés, et lé ciel lui-même, tout parsemé d'étoiles, ne ressemble-t-il pas à une prairie tout émaillée de fleurs ? La terre produit les roses, au ciel se peint l'iris aux mille nuances. Et l'oiseau n'est-il pas fleuri comme une prairie? Voyez en effet le paon et son riche plumage, voyez ces oiseaux dont la pourpre étincelante éclipserait les teintures les plus belles ! Songez à la beauté des cieux, que les siècles n'ont pu ternir, que l'on dirait créée d'aujourd'hui, tant elle conserve d'éclat et de splendeur! Et le sein de la terre qui ne cesse d'enfanter depuis si longtemps, a-t-il rien perdu de sa fécondité? Et ces fontaines qui jaillissent du sol, qui coulent jour et nuit, les a-t-on vues se tarir depuis qu'elles existent? La mer, qui reçoit un si grand nombre de fleuves, a-t-elle jamais franchi ses bornes? Mais pourquoi passer en revue tant de merveilles incompréhensibles ? Il nous suffit d'en contempler une seule, pour nous écrier : Que vos oeuvres sont magnifiques, ô Seigneur,' Vous avez créé toute chose avec une admirable sagesse. Mais que disent les infidèles quand nous leur rappelons cette magnificence de l'univers, sa beauté, ses richesses, sa fécondité? Et voilà précisément, disent-ils, ce que nous reprochons à Dieu. Nous le blâmons d'avoir fait cet univers si grand et si beau. S'il lui eût donné moins de grandeur et de beauté, nous n'aurions pas songé à en faire notre Dieu. Ce qui nous a trompés, c'est cette magnificence qui nous jetait dans l'étonnement, c'est cette beauté qui nous ravissait d'admiration. Vaine réplique. Non, ce n'est pas la grandeur et l'ornement du monde qui a été cause de leur impiété, maïs bien leur ignorance et leur déraison. Ce qui le prouve, c'est que nous n'avons point commis la même erreur.
Pourquoi donc ne lui avons-nous pas, nous aussi, décerné les honneurs divins? Ne le contemplons-nous pas aussi bien que les infidèles? Nous procure-t-il de moindres avantages? Avons-nous une âme, un corps différents des leurs? Ne foulons-nous point la même terre ? Pourquoi donc, à l'aspect de tant de grandeur et de beauté, avons-nous éprouvé d'autres sentiments? Mais voici ce qui achève de les confondre. Oui, c'est leur folie et non point la beauté de l'univers qui les a rendus impies; autrement qu'ils me disent pourquoi ils ont adoré le singe, le crocodile, le chien, en un mot, ce qu'il y a de plus vil parmi les animaux. En vérité ils se sont égarés dans leurs pensées; leurs coeurs ont été plongés dans les ténèbres de la folie; tout en proclamant bien haut leur sagesse, ils sont devenus insensés. (Rom. I, 21, 22.) Toutefois nous ne nous contenterons point de cette réponse; il nous faut entrer dans de plus grands développements.
4. Dieu prévoyait tous ces vains prétextes, et dans sa sagesse il a trouvé moyen de les écarter. En même temps qu'il faisait le monde si magnifique et si admirable, il le faisait aussi périssable et corruptible. Il y imprima de nombreuses marques de faiblesse; et ce double caractère, nous le retrouvons dans le monde aussi visible que dans, les apôtres. Or, que voyons-nous dans les apôtres? Ils font beaucoup de prodiges, opèrent d'éclatantes merveilles, de nombreux miracles; et Dieu cependant permet qu'on les flagelle, qu'on les chasse, qu'on les jette en prison ; il permet qu'ils tombent malades, qu'ils vivent sans cesse. clans la tribulation, pour que les hommes, témoins de leurs miracles, ne songent pas à les prendre pour des dieux. Aussi, tout en leur accordant de si grandes faveurs., il les laisse sujets à la mort, sujets même à de fréquentes maladies, il ne les délivre pas de leurs infirmités, pour qu'on ne se méprenne point sur leur nature. Ce n'est pas moi qui le dis, c'est l'apôtre saint Paul dans ce passage : Si je voulais me glorifier, j'en aurais le droit; je ne le ferai cependant point, de peur que l'on ne m'estime au-dessus de ce que l'on voit en moi, ou de ce que l'on entend dire de moi. Et encore : Ce trésor, nous le portons dans des vases bien fragiles (II Cor. XII, 6 ; IV, 7) ; c'est-à-dire dans un corps mortel et corruptible. Pour fabriquer un vase, on emploie la terre et le feu . ne peut-on point comparer à des vases les corps de ces saints personnages ? Ils sont de terre aussi, et le feu divin leur a fait sentir sa puissante efficacité. Et pourquoi donc le Seigneur a-t-il déposé un pareil trésor, de si abondantes faveurs dans un corps sujet à la corruption? C'est, continue l'Apôtre, afin de bien montrer que cette vertu surabondante vient de Dieu et non point de nous-mêmes (Ibid). Quand vous voyez les apôtres ressusciter les morts, et cependant demeurer infirmes et incapables de se guérir, vous êtes sûrs qu'ils (41) n'ont point opéré ce miracle en vertu de leur propre puissance, mais par la puissance de l'Esprit-Saint. Que les envoyés de Dieu soient souvent malades, n'est-ce pas ce que vous dit l'Apôtre dans ce conseil à Timothée : Buvez un peu de vin, lui dit-il, à cause de votre estomac et de vos fréquentes indispositions. (I Tim. V, 23.) Ne dit-il pas encore : Quant à Trophime, je l'ai laissé malade à Milet? (II Tim. IV, 20.) Et dans son épître aux Philippiens : Epaphrodite a été malade presque au point d'en mourir. (Philip. II, 27.) Malgré tout cela ne les prenait-on peint pour des dieux, ne voulait-on pas leur offrir des sacrifices, ne disait-on pas : Des dieux cachés sous une forme humaine sont descendus jusqu'à nous? (Act. XIV, 10.) S'ils n'eussent point été sujets aux maladies, à quelles impiétés n'en serait-on point ventru, à la vue de leurs miracles? Ici donc pour ne pas exposer les hommes à les prendre pour des dieux à raison des prodiges qu'ils opéraient, le Seigneur a permis que leur corps ne fût pas exempt d'infirmités, et que souvent ils fussent en proie aux tentations c'est ce qu'il a fait aussi en créant le monde: il lui a donné de la beauté et de la grandeur, mais en même temps il l'a fait périssable. Les Ecritures nous parlent de ce double dessein du Tout-Puissant. Ici elles nous redisent la beauté des cieux: Les cieux racontent la gloire de Dieu, s'écrie le Psalmiste (Ps. XVIII, 11); et ailleurs : Il a élevé le ciel comme une voûte, et il l'a étendu comme un pavillon au-dessus de la terre. (Isai. XL, 20.) Et encore: Celui qui soutient la voûte des cieux. (Eccli. XI, 43.) D'autre part elles nous le montrent périssable , malgré tant de grandeur et de beauté; dans ce passage, par exemple : Au commencement Seigneur, vous avez établi la terre sur ses fondements, et les cieux sont l'oeuvre de vos mains. Ils périront, et vous demeurerez, et ils vieilliront, comme un vêtement; et vous les changerez comme on change un manteau, et ils seront changés. (Ps. XVIII, 6.) Et David ne dit-il pas ailleurs au sujet du soleil : Il s'avance comme un époux qui sort de la chambre nuptiale : pour fournir sa course il bondira comme un géant. Ne vous met-il pas sous les yeux la grandeur et la beauté de cet astre ? C'est un époux qui sort de la chambre nuptiale. Aussitôt après l'aurore, il lance de tous côtés ses rayons, il orne le ciel comme d'un voile de safran, il donne aux nuages la couleur des roses, tout le jour il poursuit sa course sans trouver d'obstacles qui viennent l'interrompre. Vous avez vu sa beauté, vous avez vu sa grandeur. Voici maintenant que l'Ecriture vous parle de sa faiblesse. Qu'y a-t-il de plus brillant que le soleil, disait un écrivain sacré? et cependant il s'éclipse. Ce ne sont pas seulement les éclipses qui attestent son imperfection, mais encore les nuages qui passent au-dessous de lui. En vain lance-t-il ses rayons, en vain s'efforce-t-il de rompre les nuages, il reste impuissant contre une nuée trop dense et qui refuse de céder. C'est lui, dites-vous, qui fait croître les semences; oui, mais ce n'est pas lui tout seul; il lui faut le concours de la terre et de la rosée, de la pluie et du vent, et aussi des différentes saisons de l'année. Sans ces auxiliaires le soleil ne sert de rien aux plantes.
Or Dieu peut-il avoir besoin d'autrui pour faire ce qu'il veut? Le propre de la nature divine, n'est-ce pas de n'avoir besoin de quoi que ce soit? Ce n'est pas de la sorte que Dieu fit germer les semences: il n'eut qu'à ordonner, et toutes aussitôt sortirent de terre. Et pour vous apprendre que ce ne sont pas les éléments, mais son commandement qui fait tout et qui tire du néant les éléments eux-mêmes, il envoie la manne aux Hébreux sans le concours d'aucun élément : Il leur donna le pain du ciel, dit le Psalmiste. (Ps. LXXVII, 24.) Le soleil a besoin de la nature entière pour faire croître les, plantes et les fortifier ; que dis-je ? n'est-il pas lui-même composé de beaucoup d'éléments, et peut-il se suffire à lui-même ? Pour se mouvoir, il lui faut les cieux, qui sont, pour ainsi parler, le sol où il s'appuie; pour briller, il lui faut un air pur et transparent. Que l'air devienne trop dense, il ne peut montrer son éclat; pour qu'on puisse supporter sa chaleur, pour qu'il ne brûle pas notre terre, il faut de la fraîcheur et de la rosée. Voilà donc un astre dont les éléments triomphent, un astre dont ils tempèrent la violence. Un nuage, un mur, un autre corps nous en dérobe la lumière; la rosée, les fontaines, la fraîcheur de l'air en corrigent les ardeurs; et cet astre serait Dieu ? Il est de l'essence de Dieu de n'avoir aucune imperfection, de n'avoir besoin de rien, d'être pour toutes les créatures l'auteur de tous les biens, de n'être gêné dans son action par quoi que ce soit. N'est-ce pas l'idée que nous en donnent tour à tour saint Paul et le prophète Isaïe ? Voici le langage que ce (42) dernier prête au Seigneur: Je remplis le ciel et la terre, dit le Seigneur (Jérém. XXIII, 24); et encore : Je suis le Dieu toujours proche de sa créature et jamais éloigné d'elle. (Ibid. 23.) Ecoutez aussi David: J'ai dit au Seigneur: Vous êtes mon Dieu, car vous n'avez pas besoin de mes biens (Ps. XV, 2.) Saint Paul voulant nous montrer ce même Dieu comme ne manquant de rien et nous faire comprendre qu'il est de son essence de ne manquer de rien et de dispenser tout à tous, nous dit : C'est Dieu qui a fait le ciel et la terre; il n'a besoin de quoi que ce soit, il donne à tous la vie, la respiration et toutes choses. (Act. XVII, 24, 25.)
5. Nous aurions pu passer en revue les autres éléments, le ciel, l'air, la terre, la mer, en faire ressortir les imperfections, faire voir comment chacune de ces créatures ne peut se passer d'une autre, sous peine de périr et de se corrompre. La terre, en effet, sans les fontaines, sans cette humidité que la mer et les fleuves y répandent, ne serait-elle pas bien vite consumée? L'air n'a-t-il pas besoin du soleil comme le soleil a besoin de l'air? Mais ne prolongeons pas trop cet entretien. Nous en avons dit assez pour mettre sur la voie ceux qui voudront continuer cette étude. Si la plus belle de toutes les créatures, le soleil, vous apparaît cependant si imparfaite et si défectueuse, que sera-ce des autres parties de l'univers? Cette conclusion, je laisse aux hommes studieux le soin de la développer; et maintenant, avec le secours des Ecritures, je vais vous démontrer que ce n'est pas seulement le soleil, mais le monde tout entier qui est périssable. Les éléments se détruisent réciproquement; une trop grande fraîcheur tempère l'ardeur du soleil, et une chaleur trop forte dissipe à son tour cette humidité; en un mot, les éléments, par une influence réciproque, se donnent ou reçoivent des qualités et une manière d'être différentes. Tout cela ne nous prouve-t-il pas qu'ils sont périssables et que toutes les choses visibles sont matérielles? Mais tout cela est trop au-dessus de nos forces il vaut mieux vous conduire à la source si délicieuse des saintes Ecritures, afin de reposer un peu vos esprits.
Là il ne s'agit plus simplement du ciel et de la terre; l'Apôtre va vous révéler, vous montrer jusqu'à l'évidence que toute la création est asservie à la corruption, pourquoi elle y est asservie, quand est-ce qu'elle sera transformée, et quelle sera ensuite sa condition. Il commence par dire que les souffrances du temps présent ne sont point en rapport avec la gloire future qui nous sera un jour manifestée; et ensuite il ajoute : La création tout entière attend la manifestation des enfants de Dieu; car elle est assujettie à la vanité, non de plein gré, mais à causé de celui qui l'a constituée dans cet état en lui laissant l'espérance. (Rom. VIII, 18, 19, 20.) Quand il nous dit : La création est assujettie à la vanité, n'est-ce pas pour nous faire entendre qu'elle est périssable ? C'est Dieu qui l'a voulu, et il l'a voulu à cause de nous. Elle devait alimenter l'homme sujet à la mort. Ne devait-elle point périr elle-même? Il était juste que des corps périssables vécussent au sein d'un monde périssable. Mais, dit l'Apôtre, elle ne restera pas éternellement dans le même état : Elle sera elle-même un jour tirée de cet esclavage de la corruption. Et voulant nous indiquer ensuite le temps et le but de cette transformation, il ajoute : Ce sera pour la liberté et la gloire des enfants de Dieu. (Rom. VIII, 21.) Quand nous serons ressuscités, dit-il, et que nous aurons revêtu des corps incorruptibles, alors le ciel et la terre, le monde tout entier sera lui-même incorruptible et immortel.-Si donc vous voyez le soleil se lever, admirez la puissance du Créateur; si vous le voyez se cacher et disparaître, reconnaissez l'imperfection de sa nature et gardez-vous de l'adorer comme Dieu. Et ce n'est pas seulement par la nature des éléments que le Seigneur a voulu vous en montrer, la faiblesse. N'a-t-il pas donné à certains hommes, ses serviteurs, la puissance de leur commander, en sorte que si l'aspect des éléments ne vous convainc point de leur servitude, vous appreniez par leur soumission aux ordres de l'homme, qu'ils sont, comme vous, de simples créatures? C'est pourquoi Josué, fils de Nun, dicta cet ordre au soleil: Que le soleil s'arrête en face de Gabaon, et la lune en face de la vallée d'Elon. (Jos. X, 12.) Et le prophète Isaïe ne fit-il pas rétrograder le soleil, sous le règne d'Ezéchias? (Isai. XXXVIII, 8.) Moïse ne commanda-t-il pas à l'air, à la mer, à la terre, aux rochers ? Elisée ne changea-t-il pas la nature des eaux? les trois enfants ne triomphèrent-ils pas des flammes de la fournaise ? Voyez quel soin la Providence a pris de nos intérêts ! Par la beauté des éléments elle nous révèle sa divine puissance, par leur imperfection elle nous tient en garde contre (43) l'impiété et nous empêche de leur rendre nos hommages.
6. Empressons-nous de rendre gloire à ce Dieu qui veille ainsi sur nous; mais ne nous bornons pas à des hymnes de louange, glorifions-le par nos œuvres, par la,sainteté de notre vie, et surtout abstenons-nous de jurer. Toutes les fautes, en effet, ne sont point punies de la même manière; Dieu punit plus sévèrement celles qu'il est aisé d'éviter. C'est ce que voulait faire entendre Salomon, quand il disait : Il n'y a rien d'étonnant que l'on surprenne un homme à s'emparer du bien d'autrui; il vole pour apaiser la faim qui le dévore; mais l'adultère, c'est le manque de raison qui le conduit à la perte de son âme. (Prov. VI, 30, 32.) Et voici ce qu'il veut dire; sans doute le vol est une faute grave, mais cependant moins grave que l'adultère. Si le motif qui fait agir le voleur ne peut l'excuser, du moins la pauvreté est une circonstance qui atténue sa faute ; mais l'adultère, nulle nécessité ne peut le contraindre; c'est un insensé qui se précipite dans le gouffre du péché. N'est-ce pas aussi ce que l'on peut dire au sujet de ceux qui jurent? Ils ne peuvent mettre en avant le moindre prétexte, il y â chez eux mépris formel de la loi de Dieu. Je sais bien que je vous fatigue, que je vous ennuie en revenant sans cesse à ces conseils; toutefois, je ne cesserai de vous les adresser, afin que, redoutant mon impudence, vous renonciez enfin à cette funeste habitude. Si ce juge impitoyable et cruel se laissa fléchir par crainte des importunités d'une veuve (Luc, XVIII, 2), ne changerez-vous pas aussi de conduite, surtout quand je vous en conjure, non dans mon intérêt , mais au nom de votre propre salut. Que dis-je? mon salut n'y est-il pas intéressé? N'est-ce pas votre bonne conduite qui constitue mes propres mérites ? Si je travaille, si je me fatigue en vue de votre salut, ne dois-je pas souhaiter que vous preniez soin vous-mêmes de vos âmes; s'il en était ainsi, vous finiriez par vous corriger entièrement. Qu'est-il besoin de vous tenir un long discours ? Si les violateurs de la loi n'avaient ni enfer ni aucun supplice à redouter, si vous n'aviez aucune récompense à attendre pour l'avoir observée, et que je vous eusse demandé cet amendement dans votre conduite comme une pure faveur, est-ce que vous n'auriez pas dû vous mettre à l'oeuvre? Cette grâce,. si légère, n'auriez-vous pas dû l'accorder à mes instances? Or c'est Dieu qui vous la demande, et cela dans votre intérêt, non dans le sien. Qui donc serait :assez ingrat, assez misérable , assez insensé pour refuser à Dieu ce bienfait, quand surtout l'auteur du bienfait doit en retirer tout l'avantage? Réfléchissez donc à tout cela; rentrés chez vous,, répétez tout ce que vous venez d'entendre; ceux que vous verrez n'être pas fidèles à observer ce précepte, reprenez-les de toute manière, et alors vous serez récompensés pour vos mérites et pour ceux d'autrui, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui et avec qui gloire soit au Père et au Saint-Esprit maintenant et toujours et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
ONZIÈME HOMÉLIE.
ANALYSE. Action de grâces pour le pardon accordé aux habitants d'Antioche. — Merveilles de la création. — Le corps humain. — Les yeux. — Les sourcils. — Le cerveau. — Le coeur. — Supériorité de l'homme sur les animaux. — Avantages que l'homme retire des diverses espèces d'animaux. — Il faut s'abstenir de jurer et se préparer à célébrer dignement la fête de Pâques.
1. Quand je songe à la tempête que nous venons de traverser et au calme qui lui succède, je ne cesse de m'écrier: Béni soit Dieu qui fait toutes choses, et qui produit tous ces changements, qui fait briller la lumière après les ténèbres, qui nous conduit aux portes de l'enfer et qui nous en retire, qui châtie et ne donne point la mort ! (Amos, V, 8 ; Job, XXXVII, 15 ; I Rois, II, 6 ; I Cor. VI, 9.) Et c'est là ce que vous devez aussi continuellement répéter, ce que vous ne devez point vous lasser de redire. Si Dieu nous a témoigné sa bienveillance par de si importants bienfaits, pourrait-il nous pardonner de ne pas faire entendre au moins des paroles de reconnaissance ? Je vous exhorte donc à ne jamais cesser de lui rendre grâces. Si nous nous montrons reconnaissants pour ces premières faveurs, nous en obtiendrons de bien plus grandes encore. Aimons donc à lui redire: Béni soit Dieu qui nous a donné de pouvoir vous présenter avec confiance cette nourriture spirituelle , et qui vous permet d'entendre nos discours, l'âme libre de toute inquiétude! Béni soit Dieu ! car il nous a délivrés des périls extérieurs; nous accourons maintenant avides d'entendre la parole sainte ; nous pouvons nous réunir, exempts d'angoisses, de frayeurs et de soucis. Nous avons recouvré la paix, secoué cette crainte qui nous rendait plus malheureux que les matelots ballottés sur une mer orageuse et menacés de faire naufrage. Tout le jour mille rumeurs venaient nous troubler, nous effrayer, nous agiter, et sans cesse inquiets, nous nous demandions avec empressement : « Qui est venu du camp de l'empereur? Que vient nous annoncer ce messager? Ce que l'on dit, devons-nous y croire ou n'y pas croire ? Et les nuits se passaient sans sommeil, et nous regardions en pleurant cette cité qui allait périr. Si nous avons nous-même gardé le silence ces jours derniers, c'est que cette ville était, pour ainsi dire, déserte; tous ses habitants avaient pris la fuite, et ceux qui restaient, on les voyait comme enveloppés d'un nuage de tristesse. L'âme ainsi plongée dans la tristesse, peut-elle encore se rendre attentive? Quand les amis de Job se furent approchés de lui, qu'ils eurent contemplé la ruine de sa maison, qu'ils l'eurent contemplé lui-même assis sur son fumier et tout couvert d'ulcères, ils (45) déchirèrent leurs vêtements, ils se prirent à gémir, ils s'assirent et demeurèrent silencieux (Job, II, 11-13), montrant par là que rien ne sied mieux d'abord à la douleur que le repos et le silence. Quelles paroles en effet eussent été capables de soulager une pareille affliction? Les Juifs, esclaves de Pharaon, contraints par ce prince à pétrir la boue pour en faire des briques, virent arriver Moïse au milieu d'eux, et ils ne pouvaient prêter l'oreille à ses paroles, car ils étaient en proie au découragement et à la douleur. Et devons-nous être surpris que des hommes pusillanimes se soient ainsi laissé abattre par le malheur, quand nous voyons succomber les disciples mêmes de Jésus-Christ. Après le festin mystique, quand le Sauveur les entretenait loin de la foule, ne lui demandaient-ils pas sans cesse : « Où allez-vous? »
Il leur prédit les maux qui devaient bientôt fondre sur eux, les guerres, les persécutions qui les attendaient; il leur annonça que le monde entier les haïrait, qu'on les flagellerait, qu'on les jetterait en prison, qu'on les traduirait devant les tribunaux, qu'on les bannirait; ces paroles les remplirent de crainte et de tristesse, et comme accablés sous le poids de si terribles prédictions, leurs âmes demeurèrent stupéfaites. Témoin de cette consternation , Jésus-Christ la leur reprocha en leur disant : Je m'en vais ci mon Père, et personne de vous n'ose désormais me demander: où allez-vous? Mais depuis que je vous ai dit ces choses, la tristesse a rempli votre coeur. » (Jean, XVI, 5, 6.) C'est aussi la tristesse qui nous a imposé silence ces jours passés: nous attendions ce moment si opportun. Quelque raisonnable que puisse être une demande, n'attendra-t-on point, pour la faire, une occasion favorable, afin de trouver bien disposé celui dont on espère obtenir une faveur? A plus forte raison l'orateur doit-il parler à propos, c'est-à-dire s'adresser à un auditeur capable d'attention, libre de toute inquiétude et de toute tristesse. Et c'est ce que nous nous sommes proposé nous-même.
2. Maintenant donc que vous avez secoué la tristesse, je veux vous remettre en mémoire nos précédents entretiens, et vous faciliter, en les résumant, l'intelligence de ce discours. Nous traitions de la création de l'univers, et nous disions que Dieu, tout en lui donnant une grandeur et une beauté merveilleuses, lui a laissé cependant de nombreuses imperfections, et l'a assujetti à la corruption. Ces deux caractères, on peut aisément les apercevoir dans la nature, et c'est dans notre intérêt que le Seigneur en a agi de la sorte. Cette beauté du monde nous fait admirer la puissance du Créateur, ses défauts nous empêchent d'adorer la créature. Et ne remarquons-nous pas aussi ces mêmes caractères dans notre propre corps? Beaucoup parmi les ennemis de la vérité et beaucoup aussi parmi les chrétiens se demandent pourquoi il a été créé sujet à la corruption et à la mort. Bon nombre de gentils et d'hérétiques vont jusqu'à prétendre qu'il n'est pas l'ouvrage de Dieu. N'est-il pas indigne de Dieu, disent-ils, d'avoir créé ces substances grossières, ces sueurs, ces larmes, ces fatigues, ces maladies, et tant d'autres choses encore? Puisque nous avons -entrepris ce sujet, voici ce que je pourrais répondre d'abord : Que me parlez-vous de l'homme qui a péché , qui est dépouillé de sa gloire, qui est sous le poids d'une condamnation? Si vous désirez savoir quel était notre corps au sortir des mains de Dieu, allons dans le .paradis, et voyons cet homme que Dieu venait d'y placer. Son corps n'était sujet ni à la corruption ni à la mort; semblable à une statue d'or que l'on retire de la fournaise et qui brille du plus vif éclat, il n'éprouvait aucune de ces infirmités que nous y remarquons aujourd'hui. La fatigue ne le tourmentait point, la sueur ne le gênait point, les soucis ne venaient point l'assiéger, la tristesse ne pouvait l'envahir, en un mot, il était exempt de toute espèce d'incommodités. Mais l'homme ne sut pas demeurer sage au sein du bonheur, il outragea son bienfaiteur, il aima mieux se fier au père du mensonge qu'à ce Dieu., souverain Seigneur de toutes choses, qui l'avait comblé de gloire; il voulut devenir Dieu lui-même, et conçut des prétentions trop au-dessus de son mérite. Alors Dieu l'instruisit en le châtiant; il le condamna à la corruption et à la mort; il l'enchaîna dans une multitude d'infirmités, non par haine ou par aversion, mais dans son intérêt, et pour réprimer cet orgueil si funeste, si pernicieux, si prompt à se faire jour, dont il fallait arrêter les progrès. Il lui fit sentir qu'il était mortel et corruptible, et lui persuada ainsi de ne jamais concevoir, de ne jamais rêver de telles destinées. Car le démon lui avait dit : Vous serez comme des dieux. (Gen. III, 5.) Pour arracher de son âme cette folle pensée, il le rendit sujet dans son corps à toute sorte de maladies et de douleurs, et l'avertit par sa nature même de ne jamais concevoir une pareille ambition. Que tel ait été le dessein du Créateur, sa conduite à l'égard de l'homme nous le fait bien voir : c'est après avoir songé à s'égaler à Dieu que l'homme subit ce rigoureux châtiment. Voyez encore la sagesse du Seigneur. Ce n'est pas Adam qui meurt le premier, mais son fils Abel, afin que le premier homme ayant sous les yeux ce cadavre livide et infect, il pût puiser dans ce spectacle une grande leçon de sagesse, apprendre ce qu'il était devenu par son péché, et renoncer désormais à cet orgueil si coupable. Tout cela ne vous manifeste-t-il pas l'intention du Seigneur? Ce que je vais dire ne le manifeste pas moins clairement. Notre corps est comme enchaîné par des infirmités de toute sorte ; on voit tous les hommes mourir, se corrompre, tomber en putréfaction, devenir poussière; les philosophes païens s'accordent tous pour définir l'homme un animal raisonnable et mortel; si donc malgré tant de témoignages, plusieurs ont osé se proclamer immortels et accréditer cette prétention dans beaucoup d'esprits; s'ils n'ont pas craint de se faire passer pour des dieux et de recevoir les honneurs divins, lorsque cependant tout leur dit qu'ils doivent mourir; à quel comble d'impiété n'en seraient point venus la plupart des hommes, si la mort ne s'était chargée de leur apprendre que la nature humaine est périssable et corruptible? Ecoutez ce que dit l'Ecriture d'un roi barbare, en proie à cette démence : J'élèverai mon trône au-dessus des astres du ciel, et je serai semblable au Dieu très-haut. Mais le Prophète se rit d'un pareil langage , et lui montre la fin qui l'attend : on étendra sous toi la corruption, et les vers seront le vêtement qui te recouvrira. (Isaie, XIV, 13, 14.) Et voici ce que veut dire le Prophète : Tu es un homme, tu dois t'attendre à mourir, et tu n'as pas craint de songer à une semblable entreprise ! Le roi de Tyr, lui aussi, rêvait ces projets insensés et voulait passer pour un dieu: Non, tu n'es pas un dieu, lui dit Ezéchiel, tu es un homme, et les vers en te rongeant te le diront assez. (Ezéch. XXVIII, 9.) Ce fut donc pour nous soustraire dès le principe à l'orgueil et à l'idolâtrie, que Dieu opéra ce changement dans notre corps.
Et qu'y a-t-il d'étonnant dans ce changement? Ne s'est-il pas produit dans nos âmes quelque chose d'analogue? Dieu ne les a pas créées sujettes à la mort, il a permis qu'elles soient immortelles; mais l'oubli, l'ignorance, la tristesse, les soucis, voilà autant de maux qui les asservissent; et Dieu l'a voulu pour les empêcher de concevoir à la vue de leur grandeur des sentiments au-dessus de leur propre mérite. Si, en effet, malgré tant de défauts, plusieurs ont osé dire que l'âme faisait partie de la substance divine, quelle borne auraient-ils mis à leur folie, si l'âme eût été exempte de ces imperfections? Ce que je disais de la création de l'univers, je le dis aussi de notre corps, et je vois ici un double motif d'admiration. J'admire la Providence qui a fait le corps humain sujet à la corruption, je l'admire en second lieu, parce qu'au sein même de cette corruption elle a révélé sa puissance et son infinie sagesse. Ne pouvait-elle pas le composer d'âne plus riche matière? sans doute. Voyez le firmament et le soleil. Cet éclat que nous admirons dans ces créatures, ne pouvait-elle pas en revêtir notre corps? Mais nous savons la cause de son imperfection. Et cette imperfection ne déprécie en rien la puissance du Créateur, elle ne fait que la manifester davantage. Le peu de prix de la matière ne fait-il pas ressortir la prodigieuse habileté de l'artiste qui avec de la boue et de la cendre a su réaliser une si belle harmonie, produire des sens si variés et capables d'inspirer de si hautes pensées ?
3. Oui, plus vous critiquerez le peu de prix de la substance, plus vous devrez admirer la beauté de l'art. J'admire le sculpteur qui avec de l'or fait une belle statue; mais j'admire bien plus encore celui qui avec une boue sans consistance compose, à force d'habileté, une oeuvre d'art d'une beauté surprenante et inouïe. C'est un grand avantage pour l'artiste d'avoir à travailler une matière aussi précieuse que l'or; mais quand il façonne de la boue, il n'a d'autre ressource que celle de son talent. Voulez-vous comprendre tout ce qu'il y a de sagesse dans ce Dieu qui nous a créés? demandez-vous quel usage on fait habituellement de l'argile. On s'en sert pour fabriquer des tuiles ou des vases. Or avec cette même argile, Dieu, ce merveilleux artiste, a su organiser cet a-il si beau, qui ravit d'admiration quiconque l'examine; il a su lui donner assez d'énergie pour pénétrer les profondeurs de l'atmosphère, pour embrasser dans une prunelle si étroite des corps si nombreux, des montagnes, des forêts, des collines, des mers, le firmament. Ne m'objectez point ces larmes , ces (47) humeurs qui en troublent la sérénité; c'est une conséquence de la faute originelle ; mais songez à la beauté de cet organe , à cette énergie qui lui permet de parcourir de si vastes espaces sans se fatiguer, sans éprouver de douleur. Les pieds, pour peu qu'ils aient marché, se fatiguent et refusent tout service ; 1'œil qui pénètre à de si grandes profondeurs, qui étend si loin son action, ne ressent toutefois aucune souffrance.. N'est-ce pas le plus utile de tous nos organes? Aussi Dieu a-t-il permis qu'il ne se fatiguât point; il a voulu qu'il pût nous servir toujours sans embarras, sans aucune gêne. Et qui pourrait redire toute la puissance de cet organe? Que fais-je moi-même en vous parlant de cette prunelle, où réside la faculté de voir ? Y a-t-il rien de plus vil en apparence que les paupières, et cependant ne suffit-il pas de les considérer pour avoir une haute idée de la sagesse du Créateur. De même que l'épi de blé est protégé par ces barbes, qui, comme autant de traits repoussent les oiseaux et les empêchent de briser, en s'y reposant, ce chaume si fragile; de même aussi pour protéger nos yeux, il y a tout autour comme deux rangs de barbes et de pointes, les cils, destinés à arrêter la poussière et tout ce qui pourrait faire mal à l'organe de la vue et gêner le mouvement des paupières. Et les sourcils ne vous révèlent-ils pas aussi cette admirable sagesse? Qui ne serait frappé de la place qui leur est assignée? Ils ne s'avancent pas outre mesure pour ne pas nuire à la vue; ils ne sont pas trop retirés non plus; mais comme un toit en saillie, ils dominent les paupières pour recevoir la sueur qui tombe de la tête et qui pourrait blesser les yeux. Aussi sont-ils formés eux-mêmes de poils assez nombreux et assez serrés pour arrêter la sueur, ils recouvrent exactement l'orbite des yeux, et en augmentent la beauté. Tout cela est certes bien digne d'admiration, et voici qui ne l'est pas moins.
Les cheveux ne cessent de croître , à ce point qu'on est obligé de les couper. Pourquoi n'en est-il pas de même des sourcils? Ce n'est point l'œuvre du hasard ; Dieu l'a voulu ainsi, pour qu'ils, ne puissent pas, en se développant, mettre comme un voile devant les yeux, ce qui se remarque chez les hommes d'un âge très-avancé. Qui pourrait dire tout ce qu'il y a de sagesse dans l'organisation du cerveau? D'abord Dieu l'a composé d'une substance molle, parce qu'il est le siège de toutes les sensations; ensuite, afin de protéger cette substance si délicate, il l'a renfermée dans une boite osseuse; mais pour qu'elle ne soit point comme broyée par ces os qui l'entourent, Dieu l'en a séparée par une membrane, et même par deux membranes, dont l'une est tendue au-dessous du crâne, et l'autre appliquée sur le cerveau lui-même : la première est plus dure que la seconde. Ce n'est point là cependant la seule propriété de ces membranes; grâce à elles, le cerveau ne reçoit pas immédiatement les coups portés sur la tête; ce sont les membranes qui les reçoivent d'abord, et ainsi elles empêchent le cerveau d'en éprouver aucun dommage. Le crâne n'est pas d'une seule pièce, il se compose de plusieurs os qui sont comme soudés les uns avec les autres; et c'est encore un moyen de préserver le cerveau de certains dangers.
Par ces jointures en effet peuvent s'échapper les vapeurs qui l'entourent, et qui, sans cela, pourraient le suffoquer.; si on le frappe quelque part, il n'est point lésé dans son ensemble. Que cette enveloppe soit d'une seule pièce, elle se ressentira tout entière de la blessure faite en un point quelconque. Ce qui est impossible du moment qu'elle est divisée en .un grand nombre de parties. L'os situé dans la partie qui a reçu le coup est seul endommagé, le reste demeure intact; grâce à cette division, le mal ne peut point s'étendre à la partie voisine. Voilà pourquoi le Seigneur a composé le crâne de plusieurs os. Et de même que celui qui construit une maison la recouvre de tuiles; de même le Créateur a enveloppé la tête d'une boîte osseuse, il y a fait croître les cheveux, et c'est. pour la tête comme un casque qui la protège. Ne remarquons-nous pas la même attention en ce qui concerne le coeur? Le coeur est le plus important de tous nos organes; c'est en lui que réside le principe même de la vie, et pour peu qu'il soit blessé, la mort arrive ; aussi Dieu l'a-t-il entouré d'os épais et très-durs : les côtes le protègent par devant et les épaules par derrière. Autour du coeur il y a des membranes comme autour du cerveau. Quand il est agité , quand il palpite sous l'influence de la colère ou d'autres passions, il pourrait se briser contre les parois osseuses qui l'enveloppent, et éprouver ainsi de vives douleurs; mais Dieu a étendu tout autour de lui de nombreuses membranes; un peu (48) au-dessous il a mis le poumon, sur lequel il s'agite comme sur un lit de duvet; et ainsi quelque violents que soient ses mouvements, il n'y a rien à craindre pour lui. Mais pourquoi vous parler du cerveau et du coeur? N'y a-t-il pas dans les ongles eux-mêmes de quoi montrer la sagesse divine, soit qu'on en examine la forme, soit qu'on en étudie la nature et la place? J'aurais pu vous dire aussi pourquoi nos doigts sont d'inégale longueur, et soulever bien d'autres questions encore. Mais ce que j'ai dit est bien suffisant pour faire briller la sagesse de Dieu aux regards d'une âme attentive. Laissons donc le soin de traiter ces questions aux esprits studieux et abordons une autre objection.
4. Voici donc ce que l'on nous objecte encore. Si l'homme est le roi des animaux, comment se fait-il que les animaux l'emportent sur lui en force , en agilité, en -vitesse? Le cheval ne va-t-il point plus vite que l'homme, le boeuf n'a-t-il pas plus de force que lui, l'aigle plus de légèreté, le lion plus de vigueur? -Que répondre à une pareille objection? Mais c'est en cela surtout que nous apparaît la sagesse de Dieu; c'est par là aussi que nous pouvons apprécier la gloire dont il nous a revêtus. Oui, le cheval va plus vite que l'homme; mais quand il s'agit de voyager rapidement, l'homme peut ce que ne pourrait pas le cheval. Le cheval le plus vif, le plus robuste, peut à peine fournir deux cents stades en un jour; l'homme attellera successivement plusieurs chevaux à son char et pourra parcourir ainsi jusqu'à. deux mille stades.
Ces avantages que le cheval tire de sa rapidité, l'homme les trouve, et plus nombreux encore, dans sa raison et dans son industrie. Sans doute ses pieds sont moins rapides que ceux du cheval; mais les pieds du cheval sont à la disposition de l'homme aussi bien que les siens propres. Est-il un seul animal qui puisse en mettre un autre sous le joug et l'employer à son usage? L'homme au contraire triomphe de tous les animaux, et grâce à l'intelligence qu'il a reçue de Dieu, il contraint chacun d'eux à le servir de la manière la plus avantageuse. Si les pieds de l'homme eussent été aussi robustes que ceux du cheval, que de services ils n'auraient pu lui rendre! Auraient-ils pu vaincre les obstacles qu'offrent certains lieux, gravir les montagnes, monter sur les arbres? Le sabot dont le pied du cheval est armé , s'opposerait à de pareilles tentatives. Ainsi donc, bien que les pieds de l'homme soient plus tendres, cependant ils sont d'une grande utilité ; leur peu de rapidité ne nuit pas à l'homme , puisque ceux du cheval sont à son service; ils se distinguent d'ailleurs par la facilité avec laquelle ils parcourent les sites les plus variés. L'aigle, il est vrai, a des ailes légères; mais j'ai pour moi la raison et l'habileté qui me permettent d'abattre tous les oiseaux et de m'en saisir. Et si vous voulez voir mes ailes, j'en ai de bien plus légères, sur lesquelles je m'élève non pas à dix ou à vingt stades, non pas jusqu'au ciel seulement, mais au-dessus du ciel même, au-dessus du ciel dés cieux, jusqu'au trône où est assis le Christ à la droite de Dieu. Les animaux ont dans leurs corps des armes naturelles. Le boeuf a ses cornes, le sanglier ses défenses, le lion ses griffes; ce n'est point dans notre corps que, Dieu a placé nos armes, mais hors de notre corps, pour montrer que l'homme est un animal pacifique et qu'il ne doit pas être toujours armé; tantôt en effet nous déposons nos armes, tantôt nous les saisissons. C'est donc pour ne point me gêner, pour ne point me charger inutilement, pour ne pas me contraindre de porter sans cesse mes armes, que Dieu ne les a pas jointes à ma nature. Ce n'est pas seulement par la raison que nous l'emportons sur les animaux ; mais aussi par notre corps. Dieu l'a proportionné à la noblesse de notre âme, et l'a rendu apte à observer ses préceptes. Il n'a point voulu nous donner un corps tel quel; mais un corps qui fût capable de venir en aide à une substance raisonnable. S'il en eût été autrement, il eût gêné les opérations de notre âme, et ne le voit-on pas par les maladies qui surviennent? Pour peu en effet qu'il y ait de changement dans la constitution du corps, l'âme est troublée dans un grand nombre de ses fonctions : il suffit que le cerveau éprouve un peu plus de chaleur ou de froid que d'habitude. Le corps lui-même prouve donc bien la providence de Dieu; non-seulement Dieu l'avait créé dès l'origine plus beau qu'il n'est aujourd'hui, non-seulement aujourd'hui même il lui conserve encore de nombreux avantages, mais plus tard il le ressuscitera plus glorieux qu'il n'était dès le principe.
Si vous voulez savoir encore tout ce que Dieu a déployé de sagesse dans l'organisation (49) de notre corps, je vous montrerai un spectacle que saint Paul semble ne pouvoir se lasser d'admirer. Si un membre l'emporte sur l'autre, ce n'est point d'une manière absolue; les uns ont plus de beauté, par exemple, mais les autres ont plus de force. Ainsi, 1'œi1 est beau, mais les pieds ont la force en partage ; la tête est un membre précieux, mais elle ne peut dire aux pieds. je n'ai pas besoin de vous. Tout cela peut se remarquer aussi clans les animaux, et les différents ordres qui composent la société. Le roi a besoin de ses sujets, et les sujets; du roi, comme la tête a besoin des pieds. Parmi les animaux les uns ont plus de vigueur, les autres plus de beauté; les uns servent à charmer nos yeux, d'autres à nourrir nos corps, d'autres à les vêtir. Ainsi le paon réjouit notre vue, les poules et les porcs nous fournissent des aliments ; les brebis et les chèvres nous .donnent des vêtements, le boeuf et l'âne nous Aident dans nos travaux. Il en est d'autres, qui, sans nous offrir ces avantages, exercent nos forces. Les bêtes sauvages n'accroissent-elles pas la force des chasseurs, ne nous instruisent-elles pas en nous inspirant de la crainte, ne nous rendent-elles pas plus circonspects, et leurs membres ne sont-ils pas d'une très-grande ressource pour la médecine ? Si donc on vient vous dire comment pouvez-vous être roi des animaux, vous qui craignez un lion? Répondez : cette crainte n'avait pas lieu quand l'homme était en honneur auprès de Dieu, quand il avait le paradis pour séjour; mais depuis que j'ai offensé le Seigneur, je suis devenu le sujet de mes esclaves; non complètement toutefois, car il me reste une certaine habileté au moyen de laquelle je puis en triompher. Ne voit-on pas dans les riches maisons des fils qui, tout nobles qu'ils sont, tremblent devant des serviteurs? et s'ils viennent à faire une faute, leur anxiété ne redouble-t-elle point? Voilà ce que l'on peut répondre encore au sujet du serpent, des scorpions et des vipères: c'est le péché qui nous les a rendus si terribles.
5. Ces remarques, on les peut faire non-seulement au sujet de notre corps, des diverses classes de la société, des animaux; on peut observer aussi la même variété parmi les arbres. Ne voit-on pas en effet l'arbre qui a le moins d'apparence l'emporter par une qualité spéciale sur un autre qui a bien plus d'élévation ? Chacun d'eux a son utilité, pour que tous nous soient nécessaires, et fassent mieux connaître l'infinie sagesse de Dieu. Que la nature corruptible de votre corps ne soit donc point pour vous un motif d'accuser le Seigneur; au contraire n'en mettez que plus d'empressement à l'adorer, et admirez de plus en plus sa sagesse et sa providence. Oui, admirez cette sagesse qui dans un corps périssable. a su établir une si belle harmonie ; admirez sa providence, qui en le faisant sujet à la mort, a voulu réprimer l'orgueil de l'âme et la punir de sa folie.
Mais pourquoi Dieu ne l'a-t-il pas créé ainsi dès le principe , dira-t-on? Dieu vous répondra en vous rappelant ce qui est arrivé, et il vous tiendra pour ainsi dire ce langage : Je vous réservais une plus grande gloire, mais vous vous êtes rendus indignes de mes présents, en me forçant à vous chasser du paradis; cependant je ne veux point vous abandonner, et si vous sortez de votre péché, je vous ramènerai dans le ciel. Si je vous ai laissés si longtemps vous corrompre et tomber en poussière, c'est afin que ces longues années puissent affermir en vous la doctrine de l'humilité, et que vous ne retourniez jamais à votre première erreur. Rendons grâces à ce Dieu si bon pour de si nombreux bienfaits; oui, remercions-le pour tant de soins qu'il nous a prodigués, mais que l'expression de notre reconnaissance nous soit utile à nous-mêmes. Mettons tout notre zèle à observer ce commandement que je vous ai si souvent rappelé. Non, je ne cesserai de vous le redire tant que vous ne vous serez point corrigés. On ne nous demandera pas de vous adresser peu ou beaucoup d'avertissements, mais de vous avertir jusqu'à ce que nous vous ayons persuadés. Dieu disait aux Juifs par son prophète : Si vous jeûnez pour ensuite vous livrer aux procès et aux disputes, pourquoi donc jeûnez-vous? (Isaïe, LVIII, 4, 5.) Et ne vous dit-il pas aussi par notre organe : Si vous jeûnez pour jurer, et pour être parjures, pourquoi jeûnez-vous ? Comment pourrons-nous célébrer la pâque? Comment recevrons-nous la victime sainte? Comment participerons-nous aux redoutables mystères avec une langue sans cesse occupée à violer là loi du Seigneur; avec une langue sans cesse occupée à blesser notre âme ? On n'oserait toucher la pourpre royale avec des mains souillées , et nous oserons recevoir le corps du Seigneur sur une langue souillée par le péché ! Le serment est l'oeuvre (50) du malin esprit; le sacrifice appartient au Seigneur. Qu'y a-t-il de commun entre la lumière et les ténèbres, et quel accord peut exister entre Jésus-Christ et Bélial ? (II Cor. VI, 14,15.) Vous avez fait des efforts, je le sais bien, pour sortir de cette coupable habitude. Mais il n'est pas facile de s'en corriger, si l'on est seul à combattre; réunissons-nous donc, formons des associations. Vous savez ce que font les pauvres pour se procurer des festins. un seul ne pourrait en faire les frais, ils se mettent plusieurs ensemble et chacun paie son écot. Eh bien ! c'est ce qu'il nous faut faire aussi. Laissés à nous-mêmes, nous languissons; associons nos efforts, apportons le tribut de nos conseils, de nos avertissements, de nos exhortations, de nos reproches, de nos menaces, et l'empressement de chacun nous réformera tous. Puisque nous voyons mieux les défauts du prochain que les nôtres, chargeons-nous de surveiller les autres, et confions-leur aussi le soin de nous surveiller nous-mêmes : qu'il y ait une généreuse émulation pour terrasser enfin cette honteuse habitude, pour arriver pleins de confiance à cette grande solennité et participer à la sainte victime avec une bonne conscience et le coeur rempli d'espérance, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui et avec qui gloire soit au Père et au Saint-Esprit, dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
DOUZIÈME HOMÉLIE.
ANALYSE. Action de grâces pour le pardon des injures faites à l'Empereur. — Que Dieu se montre dans la création. — Que Dieu en créant l'homme a gravé dans son coeur les préceptes de la loi naturelle. — Qu'il faut éviter le jurement avec beaucoup de soin.
1. Je commencerai encore aujourd'hui comme hier, et je m'écrierai : béni soit Dieu ! Si le péril est passé, que la mémoire nous en reste pour faire éclater non pas notre douleur, mais notre reconnaissance. Le souvenir de nos maux soigneusement conservé nous préservera de la douloureuse expérience de calamités nouvelles. A quoi bon l'épreuve, si, pour nous rendre sages, un simple souvenir suffit? Dieu ne nous a pas laissés sombrer au fort de la tempête; à nous maintenant, que le danger n'existe plus, à nous de ne pas laisser dégénérer nos bons sentiments. Il nous a consolés dans notre angoisse, rendons-lui grâces dans notre joie; il nous a soulagés dans notre détresse, il ne nous a pas abandonnés, ne nous abandonnons pas nous-mêmes dans la prospérité, en tombant dans la négligence. Souviens-toi de la disette, est-il écrit, au jour de l'abondance (Eccli. XVIII, 25). Souvenons-nous de l'épreuve au temps de la paix. Faisons de même pour nos péchés. Vous avez péché: Dieu vous a pardonné; récevez le pardon avec reconnaissance et action de grâces, mais toutefois sans oublier votre péché, non pour vous consumer vous-mêmes inutilement dans cette pensée, mais afin que votre âme, toujours en garde contre un laisser-aller trompeur, ne retombe plus dans les mêmes fautes.
C'est l'exemple que vous donne saint Paul, qui, après avoir dit : Jésus-Christ m'a jugé fidèle en m'établissant dans son ministère , se hâte d'ajouter : moi qui étais auparavant un blasphémateur, un persécuteur et un ennemi acharné. (I Tim. I, 12, 13.) Exposons au' grand jour, semble-t-il dire, la vie du serviteur, pour faire mieux paraître la miséricorde du Maître; j'ai reçu la rémission de mes péchés, mais je ne bannis pas néanmoins le souvenir de mes péchés. Oui, cet aveu fait déjà ressortir la bonté du Seigneur, et de plus il honore l'apôtre ; en effet, la vue de ce qu'était auparavant saint Paul, augmente votre admiration pour ce qu'il est devenu; et fussiez-vous un grand pécheur, une si prodigieuse conversion vous fait concevoir pour vous-même les meilleures espérances. Quel désespoir ne s'évanouirait devant un exemple si éclatant !
Notre ville va donner au monde un exemple semblable. Les événements que nous venons de traverser ont fait briller votre vertu, vous qui avez su, à force de repentir, conjurer une (52) si terrible colère; ils proclament en outre la bonté de Dieu qui, apaisé par votre prompte conversion, a dissipé ce gros nuage un instant suspendu sur vos têtes; ils sont aussi de nature, ces mêmes événements, à relever les courages abattus par le désespoir, puisqu'ils offrent la preuve qu'il n'y à pas de tempête assez forte pour faire périr l'homme qui sait élever son regard vers le ciel et implorer le secours de Dieu. Vit-on jamais une situation pareille à celle où nous nous sommes trouvés? Nous allions voir notre ville détruite de fond en comble, et ses habitants ensevelis sous les ruines; nous nous y attendions tous les jours. Au moment même où le démon comptait, submerger notre navire, c'est alors que Dieu rétablit le calme le plus parfait. N'oublions donc pas, je le répète, ce grand péril, afin que nous ne perdions pas la mémoire des grands bienfaits de Dieu à notre égard. Qui ne connaît pas la nature de la maladie, n'appréciera jamais bien l'art du médecin. Racontons ces choses à nos enfants, afin que la mémoire s'en perpétue d'âge en âge jusqu'à la postérité la plus reculée ; il faut que tous sachent les efforts qu'a faits le démon pour effacer cette ville de dessus la terre, et comment Dieu a daigné, lorsqu'elle était déjà pour ainsi dire tombée et expirante, la relever et la rappeler à la vie, sans permettre qu'elle souffrit le moindre mal, et en dissipant même toutes nos alarmes, par un prompt éloignement du danger. La semaine passée nous nous attendions à la confiscation de nos biens, nous ne rêvions que pillages et soldats déchaînés ; mais tout s'est évanoui comme un nuage, comme une ombre qui passe : l'appréhension du danger a été notre seul châtiment, ou pour mieux dire notre seule leçon; car de châtiment, il n'y en a pas eu, il n'y a eu qu'une leçon qui â servi à nous rendre meilleurs: nous le devons à Dieu qui a apaisé le courroux du prince. Répétons donc sans cesse, et tout le jour: béni soit Dieu ! ayons plus de zèle pour prendre part à l'assemblée, accourons à l'église d'où nous est venu notre salut. Attachons-nous à l'ancre sacrée; l'Eglise ne nous a pas délaissés dans le moment du danger, ne l'abandonnons pas non plus, nous, maintenant, pendant que règne la tranquillité et la paix; demeurons-lui fidèlement attachés; fréquentons les réunions des fidèles, les prières, la prédication chaque jour: et ce zèle que nous dépensons d'habitude pour satisfaire une vaine curiosité, entourant les soldats qui reviennent de l'armée, et nous inquiétant du danger de l'Etat, consacrons-le tout entier à l'audition des lois de Dieu, et non à des occupations frivoles et stériles, pour ne pas nous réduire de nouveau à la fâcheuse extrémité d'où nous sortons.
2. Dans les trois instructions 'précédentes, nous avons traité de la connaissance de Dieu, suivant un seul mode et une même voie, nous sommes parvenu à la conclusion finale à laquelle nous tendions en montrant comment les cieux racontent la gloire de Dieu (Ps. XVIII, 2), et en interprétant cette parole de saint Paul : Les perfections invisibles de Dieu sont devenues visibles depuis, la création du monde par tout ce qui a été fait (Rom. I, 20); et nous avons démontré comment, depuis la création du monde, le ciel, la terre et la mer glorifient le Dieu créateur. Aujourd'hui, après quelques réflexions sur la même matière, nous passerons a un autre sujet : Il a fait plus que de donner l'existence à cette grande machine du monde, il en a réglé le travail et la fonction. L'immobilité y règne et aussi le mouvement; d'une part le ciel demeure immobile selon cette parole du Prophète : Il a établi le ciel comme une voûte solide, il l'a étendu comme un pavillon sur lai terre. (Isa XL, 22.) D'autre part le soleil se meut constamment ainsi que tous les astres puis la terré est fixe et stable, tandis qu'au contraire les eaux sont toujours en mouvement, ainsi que les nuages et les pluies plus ou moins fréquentes, selon les saisons. La nature des pluies est une, mais les productions qu'elles alimentent sont très-variées. Dans la vigne,, la pluie se change en vin., et en huile, dans l'olivier, et ainsi des autres plantes. Pareillement le sein de la terre est un, et les fruits qu'il porte sont très-divers; la chaleur qui émane du soleil est une; néanmoins elle agit diversement sur la maturité qu'elle amène ici plus vite, là plus lentement. Qui resterait insensible devant ces merveilles? C'est moins encore cette prodigieuse variété dans l'unité du monde qui doit nous inspirer de l'admiration que la libéralité avec laquelle, le Dieu bon distribue ses biens à tous, aux riches et aux pauvres, aux pécheurs et aux justes. Aussi Jésus-Christ nous dit-il qu'il fait lever son soleil sur les méchants comme sur les bons, et qu'il fait pleuvoir sur les justes et les injustes. (Matth. V, 45.)
Il a encore rempli la création de milliers d'animaux, et assigné à chaque espèce ses (53) moeurs et ses instincts, nous ordonnant d'imiter les uns et d'éviter de ressembler aux autres. Par exemple: la fourmi aime le travail, elle est sans cesse occupée et active; vous n'avez qu'à la regarder pour recevoir d'une petite bête la plus utile leçon. Son exemple vous dit: fuyez la mollesse, ne craignez pas les travaux et les fatigues. C'est pourquoi la sainte Ecriture renvoie l'indolent à cet insecte: Va voir la fourmi, paresseux, dit-elle, imite son activité, et sois plus sage qu'elle. (Prov. VI, 6.) C'est comme si elle disait : Tu ne veux pas en croire les Ecritures qui t'enseignent qu'il est bon de travailler, et que celui qui ne travaille pas, ne doit pas non plus manger. Tu restes sourd à la voix (les docteurs, va t'instruire à l'école des bêtes. C'est une manière d'instruire dont nous usons familièrement tous les jours. En effet, lorsque dans nos maisons nous voyons quelqu'un des nôtres tenir une conduite peu en rapport avec son âge ou la considération dont il jouit, nous l'exhortons à jeter les yeux sur de plus jeunes que lui qui agissent mieux: Regarde, lui disons-nous, un tel qui est plus petit que toi, comme il est intelligent et laborieux! Qu'il en soit ainsi de vous, que la vue de cet insecte excite votre zèle pour le travail; admirez votre Dieu et louez-le non-seulement d'avoir créé le soleil, mais encore d'avoir fait la fourmi. Si petit que soit cet animal, il démontre néanmoins amplement la grandeur et la sagesse de Dieu. Songez combien la fourmi est prudente, et demandez-vous avec admiration comment Dieu a su mettre dans un si petit. corps un si grand amour du travail.
L'abeille vous enseignera également l'amour du travail, plus l'amour du beau et de l'honnête, et l'amour du prochain. Oui, l’abeille travaille et se donne de la peine, et c'est moins pour elle que pour nous: or, c'est surtout le propre du chrétien de rechercher l'intérêt des autres plutôt que le sien. L'abeille parcourt les prés, voltige tout le jour sur les fleurs pour composer un aliment qui n'est pas pour elle; fais de même, ô homme! Si tu amasses de l'argent, que ce soit pour en faire part â ton prochain; si tu possèdes les trésors de la doctrine, n'enfouis pas tes talents, mais fais-en profiter les indigents; en un mot, mes frères, quelque avantage que vous possédiez en propre, faites en profiter ceux qui en sont privés par eux-mêmes. Pourquoi l'abeille jouit-elle d'une estime plus grande que d'autres animaux? ne le voyez-vous pas? c'est moins parce qu'elle travaille que parce qu'elle travaille pour les autres. L'araignée aussi travaille, et file délicatement, et les toiles dont elle tapisse nos murailles surpassent l'art de la femme la plus adroite; néanmoins, c'est un insecte peu noble, parce que son ouvrage n'est d'aucune utilité pour nous. Tels sont tous ceux qui ne travaillent que pour eux-mêmes. Imitez la simplicité de la colombe, imitez l'attachement de l'âne et du boeuf pour leur maître, imitez la sécurité et la confiance des oiseaux. Oui, il y a beaucoup à gagner aux exemples des animaux pour la correction des moeurs. Jésus-Christ s'en sert pour nous instruire : Soyez prudents, nous dit-il, comme le serpent, et simples comme la colombe. (Matth. X, 16.) Et encore : Regardez les oiseaux du ciel, ils ne sèment ni ne moissonnent; et votre Père céleste les nourrit. (Matth. VI, 26.) Et le Prophète, pour couvrir de honte les Israélites ingrats, leur dit: Le boeuf a reconnu son possesseur, et l'âne l'étable de son maître; et Israël ne m'a pas reconnu. (Isaïe, I, 3.) Et Jérémie s'exprime presque dans les mêmes termes : La tourterelle et l'hirondelle, et les petits oiseaux connaissent le temps du retour; et mon peuple n'a pas connu les jugements du Seigneur son Dieu. (Jérém. VIII, 7.)
Apprenez de ces animaux à pratiquer la vertu, apprenez de certains autres à fuir le vice. Autant l'abeille est bienfaisante, autant l'aspic est nuisible. Détournez-vous donc de la malice, si vous ne voulez pas que ces paroles s'adressent à vous : le venin des aspics est sous leurs lèvres. (Ps. CXXXIX, 4.) L'impudence caractérise le chien ; haïssez aussi ce vice. Le renard est fourbe et trompeur; gardez-vous de ce défaut. Lorsque l'abeille parcourt les prairies, elle ne suce pas le suc de toutes les fleurs; ce qu'elle voit d'utile, elle s'en empare, et laisse de côté tout le reste : faites de même en parcourant les différentes espèces d'animaux; tout ce que vous apercevez de bon en eux, appropriez-le-vous : toutes les bonnes qualités qu'ils tiennent de la nature, acquérez-les par le choix libre de la volonté. C'est encore un honneur que Dieu vous a octroyé, de faire dépendre de votre libre arbitre ce qui chez les bêtes est soumis à la nature et à la fatalité; il l'a fait pour avoir le droit de vous récompenser. Dans les bêtes, les bonnes qualités n'émanent pas de. la source du libre arbitre et de la (54) raison, mais de celle de la nature uniquement. Par exemple l'abeille compose son miel; ce n'est pas la raison et la réflexion qui dirigent ses opérations, elle n'obéit qu'à l'instinct de la nature. En effet, si son art n'était pas instinctif et inné à son espèce, on verrait nécessairement des abeilles ne sachant pas travailler; mais au contraire depuis que le monde existe, jusqu'aujourd'hui nul n'a vu d'abeilles ne rien faire, ne pas composer de miel. C'est un travail naturel et commun à toute l'espèce. Mais ce qui dépend de la volonté libre est nécessairement individuel; on n'y arrive que par l'effort et l'attention.
3. Ainsi donc, ô homme ! prends dans toute la création ce qu'elle renferme de plus beau pour en composer la parure de vertus qui doit orner ton âme; car tu es le roi des animaux; or tout ce qui est réputé bon et beau chez les sujets, tel que l'or, l'argent, les pierres précieuses, les riches étoffes, les rois tiennent à honneur d'en être abondamment pourvus. Servez-vous, mes frères, de la création pour vous élever à l'admiration que mérite votre souverain Seigneur. Que s'il se rencontre, dans cet univers visible, quelque chose qui surpasse votre entendement, et dont vous ne puissiez découvrir la raison, glorifiez-en le Créateur dont la sagesse a fait des oeuvres que votre intelligence est incapable de comprendre. Ne dites pas: pourquoi ceci? à quoi bon cela? Tout ce que Dieu fait est utile, bien que cette utilité nous échappe à nous, parfois. Lorsque vous entrez dans le laboratoire d'un chirurgien, la vue de la multitude d'instruments de toute forme qui sont étalés vous frappe d'étonnement, et cependant l'usage auquel la plupart sont employés vous est inconnu : faites de même à l'égard de la création, et envoyant ces animaux, ces végétaux et ces autres objets si nombreux dont vous ne saisissez pas l'utilité et la raison d'être, admirez-en l'infinie variété, soyez en extase devant Dieu, l'Artiste suprême, et rendez-lui grâces de ce qu'il ne vous a pas tout montré ni tout caché.
Il ne vous a pas tout caché, afin que vous ne disiez pas que rien de ce qui existe ne porte l'empreinte d'une Providence; il ne vous a pas non plus révélé tous les secrets de la création, de peur qu'une si grande science ne vous précipitât dans le péché d'orgueil. C'est ainsi que le génie du mal, le démon, causa la chute du premier homme; en faisant luire à ses yeux l'espérance d'une science plus haute, il le fit déchoir de celle qu'il possédait. Voilà pourquoi le Sage nous donne le conseil de ne pas rechercher ce qui est plus fort que nous, de ne pas scruter des profondeurs auxquelles ne peut atteindre notre intelligence trop courte; et d'exercer notre esprit sur ce qui est à notre portée (Eccl. III, 21, 22) ; car la plupart des oeuvres de Dieu restent pour nous des mystères; puis l'écrivain sacré ajoute : Sache que des choses qui surpassent la sagesse humaine t'ont été révélées à toi. (Ibid. 23.) Parole bien propre à consoler quiconque s'indigne et se désole de ne pas tout savoir. N'oubliez pas, nous dit par là l'Ecriture, que ce qu'il vous a été donné de connaître surpasse de beaucoup votre intelligence, que c'est non de votre fond que vous l'avez tiré, mais de Dieu que vous l'avez appris. Contents de la richesse qui vous a été donnée, n'en cherchez pas davantage; rendez grâce, pour ce que vous avez reçu; ne vous indignez pas au sujet de ce que vous n'avez pas reçu; rendez gloire pour ce que vous savez, et ne vous scandalisez pas de ce que vous ignorez. Ignorance et savoir ont leur raison d'être et leur utilité dans les desseins de Dieu; dans ce qu'il vous cache, comme dans ce qu'il vous révèle, c'est toujours votre salut qu'il a en vue.
Comme je l'ai déjà dit, ce mode de connaissance de Dieu par la création suffirait seul pour nous occuper plusieurs jours. Pour n'exposer que la conformation de l'homme d'une manière exacte, j'entends d'une exactitude relative à la faiblesse humaine, mais non complète et absolue (car si nous avons, dans les précédents entretiens, expliqué les causes de beaucoup de phénomènes, il en reste d'autres en beaucoup plus grand nombre, dont le Dieu créateur possède seul les mystérieuses raisons); pour n'exposer, dis-je, que la conformation du corps humain, dans la mesure restreinte de perfection accessible à l'homme, pour découvrir tout ce qu'il y a d'art et de sagesse dans chacun de nos membres, la distribution et l'économie des nerfs, des veines, des artères, la place, la forme et le jeu de tous les organes, une année tout entière ne suffirait pas. Arrêtons donc ici le développement de ce sujet; qu'il nous suffise d'avoir indiqué la voie; les esprits laborieux et avides de s'instruire pourront facilement parcourir seuls toutes les parties de la création; passons à une autre matière (55) pour y trouver une nouvelle démonstration de la Providence divine.
En deux mots voici mon second sujet: Dieu en créant l'homme au commencement, a déposé la loi naturelle au fond de son coeur. Et qu'est-ce que la loi naturelle? C'est une loi qui trouve son expression dans la conscience, cette voix mystérieuse, mais claire et distincte, qui, des profondeurs de notre nature où Dieu l'a mise, s'élève d'elle-même comme un maître domestique, pour nous enseigner le bien et le mal. Pour savoir que la luxure est un mal, et la chasteté un bien, nous n'avons pas besoin qu'on nous l'apprenne, nous le savons par nous-mêmes, c'est une connaissance originelle. En voulez-vous une preuve? Quand le législateur voulut plus tard donner ses lois par écrit, il s'énonça simplement en disant : Tu ne tueras point; il n'ajouta pas sous forme de motif: car le meurtre est mal: non, il défend le péché, il n'enseigne pas qu'il est péché; il dit simplement: Tu ne tueras point. (Exod. XX,13.) Pourquoi donc, après avoir dit : Tu ne tueras point, n'a-t-il pas ajouté : car le meurtre est mal , parce que la conscience nous l'a enseigné d'avance; Dieu sous-entend ce motif parce que ceux à qui il parle le savent et le connaissent. Lorsqu'il promulgue quelqu'autre commandement dont le principe échappe à la conscience, il ne se contente pas de défendre, il donne encore la raison de la défense. Par exemple lorsqu'il établit la loi du sabbat, après avoir dit : Le septième jour tu ne feras aucune oeuvre, il a soin de motiver le repos qu'il commande, et d'ajouter : Parce que le septième jour Dieu s'est reposé de toutes les oeuvres qu'il avait entreprises (Exod. XX, 10) ; il donne même un second motif : parce que tu as été esclave dans la terre d'Egypte. Pourquoi donc donner un motif quand il s'agit du sabbat, et n'en pas donner quand il est question de l'homicide ? Parce que le commandement concernant le jour du sabbat n'était pas un commandement de premier ordre, ayant sa racine dans la conscience et réclamé par elle, mais seulement secondaire, d'un caractère particulier et temporaire; c'est même pour cette raison qu'il a été changé. Les commandements nécessaires, ceux qui servent de fondement à toute la vie humaine, les voici : Tu ne tueras point, tu ne voleras point , tu ne commettras pas d'adultère. C'est pourquoi le législateur les énonce, sans addition de motif ni d'instruction, en se bornant à une défense pure et simple.
4. Que la science du bien soit innée en nous je vais essayer de vous le démontrer d'une autre manière encore. A peine Adam eut-il commis le premier péché, que, se sentant coupable, il se cacha aussitôt; s'il n'avait pas eu conscience du mal qu'il avait fait, pourquoi se serait-il caché? Il n'avait ni les Ecritures, ni la loi, ni Moïse pour l'avertir. D'où lui vient donc la connaissance de son péché pour qu'il se cache? Et non-seulement il se cache , mais, lorsqu'on l'accuse, il essaye de rejeter la faute sur un autre, et il dit : La femme que vous m'avez donnée m'a présenté elle-même du fruit de l'arbre, et j'en ai mangé (Gen. III, 12) ; et la femme à son tour fait retomber l'accusation sur le serpent. Et remarquez la sagesse de Dieu: Adam ayant dit : J'ai entendu votre voix et j'ai eu peur, et je me suis caché, parce que je suis nu (Gen. III, 10) ; Dieu ne le réprimande pas brusquement; il ne lui dit pas : pourquoi as-tu mangé du fruit défendu? Comment procède-t-il? Qui t'a fait voir que tu étais nu, si tu n'as pas mangé du fruit que je t'avais défendu de manger? Il ne garde pas un silence absolu sur ce qui s'est passé, il n'accuse pas non plus ouvertement. Il ne se tait pas, afin de provoquer Adam à la confession de son péché; il n'accuse pas non plus hautement, afin de lui laisser quelque chose à faire, afin de ne pas lui ôter l'occasion et le mérite de la confession, et le pardon qui en a été le fruit pour tout le genre humain. Voilà pourquoi Dieu ne déclare pas ouvertement la cause qui a ouvert les yeux à Adam sur sa nudité, et pourquoi sa parole prend la forme de l'interrogation, c'est un aveu qu'il provoque, une ouverture qu'il offre à la confession.
L'histoire de Caïn et d'Abel donne lieu à la même remarque. Ils offraient à Dieu les prémices de leurs travaux dès le commencement. Je tiens à démontrer par des exemples de vertu comme par des exemples de péché que la connaissance du bien et du mal est innée en nous. L'homme a toujours su que le péché est un mal; Adam nous l'a montré. Abel nous apprend à son tour que l'homme n'ignore pas que la vertu est un bien. Il n'avait reçu les leçons d'aucun maître, il ne connaissait pas la loi des prémices; et cependant, de son propre mouvement et par la seule inspiration de sa conscience, il faisait l'offrande des prémices. Je ne porte pas (56) mes recherches sur lés générations postérieures; je m'attache aux premiers hommes, à ceux qui vivaient antérieurement à toute Ecriture, à toute loi, à tous juges ou prophètes, à Adam et à ses enfants, afin de vous mieux convaincre que la connaissance du bien et du mal est un attribut inhérent à la nature humaine. Où Abel a-t-il appris qu'il est bon d'offrir à Dieu, bon de l'honorer, de lui rendre des actions de grâces? Et Caïn, direz-vous, est-ce qu'il faisait des offrandes? Il en faisait lui-même, mais autrement que son frère. Ici encore se montre le discernement de la conscience. Lorsque l'honneur accordé à son frère, le remplissant de jalousie, lui eut fait prendre la résolution de le tuer, il cacha son noir dessein. Sortons, lui dit-il, dans la campagne. (Gen. IV, 8.) Parole bienveillante destinée à déguiser une pensée fratricide. S'il ne comprenait pas la perversité de sa résolution, pourquoi la voilait-il? Après le meurtre exécuté, Dieu l'interroge et lui demande : Où est ton frère Abel ? et il répond : Je ne sais; suis-je le gardien de mon frère? (Gen. IV, 9.) Pourquoi nie-t-il? n'est-ce point parce qu'il ne peut avouer sans se condamner lui-même. La même raison qui avait porté le père à se cacher porte le fils à nier; et quand Dieu lui a reproché son crime : Ma faute, dit-il, est trop grave pour que j'en obtienne le pardon.
Mais ces preuves n'atteignent pas les païens. Naguère quand nous traitions de la création, pour vaincre la résistance que ces infidèles opposent à nos dogmes, nous ne nous sommes pas contenté des armes que nous fournissait la sainte Ecriture, et nous en avons emprunté aussi à la raison; c'est encore ce qu'il faut que nous fassions dans cette question de la conscience. Aussi bien saint Paul les a-t-il combattus de la même manière. Que disent-ils? Ils nient ce que nous soutenons; cette loi qui enseigne à chacun de nous le bien et le mal, et que nous portons écrite dans notre conscience, ils nient qu'elle existe, ils nient que Dieu l'ait gravée au fond de notre âme. Mais répondez-moi: ces lois sur le mariage, sur l'homicide, sur les testaments, sur les dépôts, sur le respect des droits d'autrui, et tant d'autres, à quelle source vos législateurs les ont-ils donc puisées? Je vous entends, ceux d'à présent les ont reçues des premiers, ceux-ci de leurs devanciers, et ceux-ci de leurs prédécesseurs; mais enfin nous voilà arrivés aux premiers législateurs, et je vous renouvelle ma question : à quelle école ont-ils appris? N'est-il pas évident que c'est à celle de la conscience ? — Ils ne diront pas qu'ils ont eu des relations avec Moïse, qu'ils ont écouté les prophètes; comment l'auraient-ils fait, étant païens? Non, il est clair que c'est de la loi que Dieu, en faisant l'homme dès le commencement, a déposée dans son coeur; il est clair, dis-je que c'est de cette loi qu'ils ont emprunté leurs lois, et tiré tous leurs arts: tout découle de cette source primordiale. Oui, les arts eux-mêmes ont commencé d'exister par l'action spontanée de la raison humaine instruite naturellement. C'est delà même manière que les jugements et les châtiments ont été établis.
C'est le sentiment de saint Paul, allant au-devant de l'objection qui ne manquerait pas d'être faite par les gentils, savoir : Comment Dieu jugera les hommes qui furent avant Moïse? .Avant ce temps-là il n'avait pas envoyé de législateur, point porté de loi, point fait parler de prophète, ni d'apôtre, ni d'évangéliste? De quoi pourra-t-il demander compte aux hommes de ces premiers âges ? Ecoutez comment s'exprime saint Paul pour leur montrer qu'ils avaient la loi naturelle pour les instruire, et qu'ils savaient parfaitement ce qu'il fallait faire : Lorsque les gentils, qui n'ont point la loi, font naturellement les choses que la loi commande, n'ayant point la loi, ils sont à eux-mêmes la loi; et ils font voir que ce que la loi ordonne est écrit dans leurs coeurs. Et comment cela, s'ils ne possèdent aucune écriture ? Par le témoignage que leur rend leur propre conscience, et par les différentes pensées qui tantôt les accusent et tantôt les défendent au jour où Dieu, selon l'Evangile que je prêche, jugera par Jésus-Christ ce qui est caché dans le coeur des hommes. (Rom. II, 14,16.) Ajoutons encore ce passage: Ainsi tous ceux qui ont péché sans la loi périront sans la loi, et tous ceux qui ont péché dans la loi seront jugés par la loi. (Rom. II, 12.) Qu'est-ce à dire, périront sans la loi? Sans que la loi les accuse ils succomberont sous l'accusation de leur conscience et de leurs pensées: S'ils n'avaient pas eu la loi de la conscience, ils n'auraient pas péri, quelques péchés qu'ils eussent commis; mais, direz-vous, ils ont péché sans la loi; selon l'expression de saint Paul? Oui, mais cette expression de saint Paul sans la loi, ne veut pas dire qu'ils n'avaient aucune loi, elle signifié qu'ils n'avaient (57) aucune loi écrite, mais seulement la loi naturelle. Saint Paul dit encore sur le même sujet: Gloire et honneur, et paix à tout homme qui fait le bien, au juif premièrement, puis au gentil. (Ibid. 10.)
5. Toutes ces paroles de l'Apôtre concernent les temps antérieurs à la venue de Jésus-Christ. Et ce grec ou gentil dont il parle ici, ce n'est pas l'idolâtre, c'est celui qui adore le seul vrai Dieu, sans néanmoins être assujetti aux observances judaïques, telles que les sabbats, la circoncision, et les diverses purifications, c'est l'homme sage et pieux dans toute sa conduite. Le même apôtre dit encore toujours sur le même sujet: Colère et indignation, tribulation et angoisse pour l'âme de tout homme qui fait le mal, du juif premièrement, puis du gentil. (Ibid. 9.) Encore ici le terme de gentil veut dire un homme étranger aux observances judaïques. S'il n'a pas entendu la loi, s'il n'a jamais eu de commerce avec les juifs, pourquoi la colère et l'indignation tomberont-elles sur sa tête, même lorsqu'il aura fait le mal? Parce qu'il avait sa conscience qui lui parlait intérieurement, qui l'instruisait et lui enseignait toutes choses. Et qu'est-ce qui prouve, dira-t-on, l'existence de la conscience chez le gentil ? Je l'ai déjà dit, les peines qu'il inflige aux malfaiteurs, les lois qu'il porte, les tribunaux qu'il établit. C'est ce que dit positivement saint Paul, parlant des gentils qui vivaient dans le crime: Ayant connu la justice de Dieu, dit-il, et comprenant que ceux qui font ces choses sont dignes de mort, non-seulement ils les font, mais encore ils approuvent ceux qui les commettent. (Rom. I, 32.) Et d'où ont-ils su que la volonté de Dieu est que ceux qui vivent dans la dépravation soient punis ? A quelle source ont-ils puisé cette connaissance? à la même où ils ont appris à juger ceux qui font le mal. Si vous ne saviez que l'homicide est un mal, vous ne condamneriez pas celui qui le commet. Si vous n'avez pas même l'idée que l'adultère soit un mal, alors renvoyez absous l'homme qui en est accusé. Si, lorsqu'il s'agit du mal commis par les autres, vous êtes si bon législateur, si excellent juge et si exact à punir, comment, lorsqu'il sera question de vos propres fautes, viendrez-vous arguer de votre ignorance du devoir? Cet homme et vous, vous avez commis l'adultère l'un et l'autre; pouvez-vous lui infliger un châtiment et réclamer pour vous l'indulgence? Si vous ne saviez pas que c'est un mal de commettre l'adultère, il ne fallait pas punir cet homme si vous le punissez, et que vous ayez la prétention d'échapper au châtiment, comment nous expliquerez-vous que les mêmes fautes ne soient pas suivies des mêmes peines.
C'est là une inconséquence que saint Paul attaquait en disant: Vous donc, qui condamnez ceux qui commettent de tels crimes, et qui les commettez vous-mêmes, pensez-voies éviter la condamnation de Dieu? (Rom. II, 3.) Non, il n'en sera pas ainsi; Dieu portera contre vous la même sentence de condamnation que vous aurez portée contre un autre: si vous êtes juste, Dieu ne l'est pas moins. Si vous n'êtes pas indifférent à l'injure faite à un homme, comment Dieu le sera-t-il? Si vous corrigez les fautes des autres, comment Dieu ne corrigerait-il pas les vôtres? Que s'il ne vous punit pas sur-le-champ, n'en soyez pas plus confiant, mais plus craintif. C'est le conseil que vous donne saint Paul, lorsqu'il dit: Est-ce que vous méprisez les richesses de sa bonté, de sa patience et de sa longanimité? Ignorez-vous que la bonté de Dieu vous invite à la pénitence? (Rom. II, 4.) Il vous tolère, non pour que vous deveniez pire, mais afin que vous fassiez pénitence; si vous ne répondez pas à ses intentions, la longue tolérance de Dieu ne servira qu'à rendre votre châtiment plus sévère. Saint Paul le déclare encore: Par votre dureté, et par l'impénitence de votre coeur, vous vous amassez un trésor de colère pour le jour de la colère et de la manifestation du juste jugement de Dieu qui rendra à chacun selon ses oeuvres. (Rom. II, 5,6.) Ainsi Dieu rend à chacun selon ses oeuvres; il a mis en nous la loi naturelle, et plus tard il nous a donné la loi écrite, afin de punir les pécheurs et de couronner les justes; réglons donc avec grand soin notre conduite comme devant comparaître devant un tribunal redoutable, sachant que nous ne devons compter sur aucune indulgence, si, après l'enseignement si complet de la loi naturelle et de la loi écrite, après les continuels avertissements qui nous viennent de ces deux sources, nous négligeons néanmoins l'affaire si importante de notre salut.
6. Je veux vous parler encore des jurements; cependant je ne le fais pas sans éprouver quelque honte. Ce n'est pas que je me fatigue de vous dire jour et nuit les mêmes choses, mais je crains, en insistant si fort et durant tant de (58) jours sur le même sujet, de faire trop paraître votre négligence dans une affaire cependant si facile. Je fais plus que rougir, j'appréhende même pour vous. Utile et salutaire aux âmes attentives, une instruction assidue est nuisible et dangereuse à celles qui croupissent dans une lâche torpeur. Plus l'exhortation se réitère, plus on devient coupable en ne la mettant pas à profit. Dieu le disait avec reproche aux Israélites: J'ai envoyé mes prophètes, me levant dès le point du jour, et j'ai eu beau les envoyer, vous n'avez pas voulu écouter. Et moi aussi, je ne cesse de vous avertir, et l'intérêt que je vous porte ne me permet pas d'agir autrement; cependant je tremble que mes exhortations et mes conseils si souvent répétés ne vous nuisent en ce terrible jour des justices. Dès lors que la bonne action que je vous conseille est facile, et que je ne me lasse pas de vous la conseiller, quelle excuse vous restera? quelle raison vous exemptera du châtiment? Dites-moi, lorsque vous avez prêté de l'argent, est-ce que vous oubliez, chaque fois que vous rencontrez votre débiteur, de lui rappeler sa dette? Eh bien! faites de même, persuadezvous que votre prochain a contracté envers vous l'obligation d'accomplir ce précepte qui défend de jurer; quand vous le rencontrez, faites-le souvenir de s'acquitter, parce que sa négligence entraînerait pour ses frères les plus graves conséquences. C'est pour cette raison que je ne cesse pas de vous avertir; d'ailleurs je crains d'entendre le Seigneur me dire à ce dernier jour: Méchant et paresseux serviteur, il te fallait confier mon argent aux banquiers. (Matth. XXV, 26, 27.) Eh bien ! je l'ai confié non une fois, ni deux, mais fréquemment: à vous maintenant de le faire rapporter; or le fruit de l'audition, c'est la pratique; le prêt qui vous est fait est le bien du Seigneur. Ne recevez pas avec insouciance ce précieux dépôt, ruais occupez-vous avec activité de le faire fructifier,afin de le rendre en ce jour suprême avec de gros intérêts.
Si vous n'engagez pas les autres à s'acquitter de ce devoir, vous entendrez la même parole qu'entend celui qui avait enfoui son talent.
Mais non, puissiez-vous ne jamais entendre celle-là, mais bien celle que Jésus-Christ adressa à celui qui avait fait d'heureuses opérations: Bien, bon et fidèle serviteur, puisque tu as été fidèle en chose peu importante, je te confierai beaucoup. (Matt. XXV, 21 .)Cette parole, nous entendrons le Seigneur nous l'adresser, si nous montrons le même zèle; vous montrerez le même zèle, si vous faites ce que je vais dire. Au sortir d'ici, l'impression de la parole de Dieu étant encore toute récente et toute vive dans vos âmes, exhortez-vous les uns les autres, et lorsque vous vous saluerez réciproquement au moment de vous séparer pour rentrer chacun chez vous, que chaque fidèle dise à son frère prenez bien garde d'observer fidèlement le précepte, notre salut commun est à ce prix. Si chacun congédie son ami par cet avis; si, arrivé à la maison, chacun entend sa femme lui rappeler le même conseil; si le souvenir de mes paroles peut vous garder quand vous serez seuls, nous aurons bientôt secoué le joug de cette habitude funeste. Vous vous étonnez, je le sais, de me voir attacher tant d'importance à l'observation de ce .commandement; mais accomplissez ce qui vous est prescrit, et après je vous dirai mes raisons. En attendant je vous avertis que ce commandement est une loi de Dieu, et qu'il est dangereux de la transgresser; lorsque je vous aurai vu l'observer, il y a une autre raison non moins forte que je vous exposerai pour que vous sachiez que c'est à bon droit que je tiens tant à l'observation de cette loi. Il est temps de conclure cet entretien par une prière. Disons donc tous unanimement: O Dieu qui ne voulez pas la mort du pécheur, mais qu'il se convertisse et qu'il vive, faites qu'après avoir pratiqué et ce commandement et tous les autres, nous nous présentions devant le tribunal de Jésus-Christ avec une grande confiance, et que nous parvenions au royaume des cieux pour votre gloire, parce que la gloire vous appartient en propre, ainsi qu'à votre Fils unique et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
TREIZIÈME HOMÉLIE.
ANALYSE. L'orateur félicite le peuple d'être enfin sorti de ses alarmes, et de voir succéder le calme à l'orage. — Après une description très-étendue et fort pathétique des informations rigoureuses faites au nom et en présence des commissaires, il reprend un sujet qu'il avait commencé à traiter dans l'homélie précédente ; il parle de la loi naturelle, de la conscience, et des divers moyens que la bonté divine emploie pour nous ramener à la vertu, ou pour nous y conformer. — Il régnait un abus parmi les habitants d'Antioche ; ils se permettaient un usage indiscret des serments dans les circonstances publiques et particulières. — Saint Jean Chrysostome voulait déraciner cet abus; il y revient sans cesse dans presque toutes les homélies qui précèdent ; il reconnaît dans celle-ci que la plupart des habitants se sont corrigés ; mais il désirerait que l'on vit dans tous une réforme entière. — Il les exhorte, en finissant, à joindre une ardeur efficace au zèle qui l'anime pour leur salut, parce qu'en vain s'intéressera- t-i1 vivement à leur perfection, s'ils n'y travaillent eux-mêmes avec toute l'ardeur dont ils sont capables.
1. Je commencerai par les mêmes paroles dont je me servis hier et les jours d'auparavant, et je dirai encore : Dieu soit béni ! quelle différence entre les jours passés et les jours présents ! quel orage alors grondait sur nos têtes ! de quel calme jouissons-nous aujourd'hui ! Le tribunal redoutable établi dans la ville jetait le trouble dans l'âme de tous les citoyens, et rendait le jour aussi triste que la nuit même. Non que les rayons du soleil eussent perdu de leur éclat, mais nos yeux étaient obscurcis par la crainte et par la tristesse. Afin donc de rendre notre joie encore plus vive, je vais rapporter une partie des alarmes que nous avons éprouvées : ce récit pourra nous être utile à nous et à ceux qui viendront après nous. Il est agréable, lorsqu'on est sauvé du naufrage, lorsqu'on est arrivé au port, de se rappeler l'agitation des flots, la violence des vents et de la tempête. C'est un plaisir pour ceux qui ont été malades, quand ils ont recouvré la santé, de faire aux autres le détail des maladies qui les ont conduits aux portes de la mort. Oui, sans doute, quand les maux ont disparu, nous avons d'autant plus de satisfaction à en parler, que l'âme n'est plus oppressée par la crainte, et que le souvenir des maux qui ont précédé nous fait mieux sentir la douceur de notre bien-être actuel.
Effrayés par les supplices dont on les menaçait, la plus grande partie des citoyens s'étaient retirés dans les déserts, dans le fond des vallées, dans les lieux les plus obscurs et les plus inconnus; chassées de tout côté par l'épouvante, les femmes fuyaient les maisons, les hommes la place publique, et l'on voyait à peine une ou deux personnes marcher ensemble, la mort peinte sur le visage. Nous nous transportâmes donc au prétoire pour voir les suites de cette malheureuse affaire; et là, à la vue des restes de la ville rassemblés, ce prétoire, lieu où s'assemblaient les juges pour rendre la justice (60) qui nous étonnait davantage, c'est qu'au milieu de cette multitude qui assiégeait les portes, il régnait un morne et profond silence comme dans une solitude parfaite : tous se regardaient les uns les autres, et chacun, sans oser interroger son voisin ni répondre à ses questions, se tenait en garde et dans fa défiance, parce qu'il en avait déjà vu plusieurs enlevés tout à coup de la place publique, et traînés dans les prisons. Ainsi tous en commun nous portions nos regards au ciel, nous élevions nos mains en silence, attendant notre secours d'en-haut, invoquant le Seigneur, le conjurant d'assister les malheureux qui allaient subir un jugement, d'adoucir le coeur des juges, de les porter à rendre une sentence favorable. Et comme ceux qui des bords de la mer aperçoivent des infortunés qui font naufrage, séparés d'eux par un vaste océan, hors d'état de les joindre, de leur présenter une main secourable, de les arracher au péril qui les menace, leur tendent les bras de dessus le rivage, versent des larmes, supplient Dieu de les assister au milieu de la tempête : de même, nous, sans pouvoir proférer une parole, nous invoquions en esprit le Très-Haut, nous le conjurions de présenter la main aux malheureux qui allaient paraître au tribunal, comme s'ils eussent été jetés au milieu des flots, de ne pas permettre qu'ils fussent engloutis et que la sentence des juges leur fît essuyer un triste naufrage.
Voilà ce qui se passait devant les portes du prétoire. Pénétrant plus avant dans les cours, nous apercevions un spectacle plus effrayant encore; des troupes de soldats armés de piques et d'épées, étaient placées en cet endroit pour donner. toute sûreté aux juges renfermés dans les salles. Tous les parents des accusés, leurs, femmes, leurs mères, leurs filles, leurs pères, se tenaient aux portes du tribunal : or, dans la crainte que si les accusés étaient traînés au supplice, leurs parents hors d'eux-mêmes et ne pouvant tenir contre un pareil spectacle, n'excitassent quelque trouble et quelque tumulte, les soldats les intimidaient pour les écarter, et jetaient d'avance la frayeur dans leur âme. Mais ce qu'il y avait de plus touchant, on voyait la mère et la sueur d'un des infortunés qui attendaient leur sentence, couchées aux portes de la salle où étaient les juges, se rouler par terre à la vue de tous les assistants, le visage voilé, et pénétrées de honte, autant du moins que l'excès du malheur laissait de place à ce sentiment dans leurs âmes. Sans être accompagnées de personne, sans amie ni suivante, seules au milieu de tant de soldats, dans l'extérieur le plus simple et le plus négligé, elles se traînaient aux portes du tribunal plus affligées et plus souffrantes que ceux mêmes qui subissaient le jugement, entendant les paroles des bourreaux, les coups de verges, les gémissements des misérables `sur lesquels ils tombaient, et ressentant à chaque coup de plus cruelles douleurs que ceux mêmes qui étaient frappés. En effet, comme la preuve des charges dépendait de la déposition des esclaves mis à la torture, lorsqu'elles entendaient les coups de verges dont on frappait quelque malheureux pour lui faire déclarer les coupables, lorsqu'elles entendaient ses gémissements, elles levaient les yeux au ciel, elles conjuraient le Très-Haut de lui donner le courage et la patience, elles tremblaient que n'ayant pas la force de supporter les tourments, il ne se trouvât comme dans la nécessité de dénoncer leurs parents et de les perdre; enfin elles étaient dans l'état de navigateurs battus par les flots. Lorsque ceux-ci aperçoivent de loin une vague qui s'élève, qui s'enfle par degrés, et qui menace d'engloutir leur navire, ils sont morts d'épouvante .avant qu'elle ne soit venue crever sur eux : de même ces malheureuses femmes, à chaque parole, à chaque gémissement qu'elles entendaient, tremblant que les esclaves vaincus par les douleurs de la torture ne fussent forcés de déclarer un de leurs proches, s'alarmaient et se représentaient mille morts. Il y avait tourments au dedans du tribunal, et tourments au dehors. D'une part c'étaient les bourreaux qui torturaient, de l'autre c'était le sentiment impérieux de la nature et sa sympathie puissante qui mettait à la gêne le coeur d'une mère et d'une sueur. Les lamentations des accusés et celles de leurs proches se faisaient entendre également. Les juges eux-mêmes gémissaient au fond de leur âme, affligés de se voir contraints de présider à cette scène douloureuse.
2. Moi, qui étais présent, qui voyais des mères et leurs filles, auxquelles leur sexe et leur condition imposaient une retraite sévère, paraître alors, aux yeux des hommes; qui voyais étendues sur la poussière des personnes accoutumées à reposer sur le duvet; qui enfin voyais des femmes environnées dans leurs maisons d'esclaves et de suivantes attentives à (61) les servir, entourées du faste de l'opulence, dépouillées maintenant de tout cet appareil , se traîner aux pieds des assistants, implorer leur compassion, supplier chacun d'eux de protéger pour sa part et de défendre leurs parents qu'on allait juger : témoin de ce spectacle lugubre, je m'écriais avec l'Ecclésiaste : Vanité des vanités, et tout n'est que vanité. (Eccl. XII, 8.) Je sentais que cette autre parole n'était que trop confirmée parce qui se passait sous nos yeux : Toute la gloire de l'homme est comme la fleur des champs; l'herbe sèche, et la fleur tombe. (Is. XL, 6, et 17.) Alors sans doute les richesses, la naissance, les titres, les amis, tous les autres avantages s'évanouissaient, devenaient inutiles par l'attentat dont on poursuivait la punition. Et comme un oiseau dont on a enlevé les petits, lorsqu'il ne retrouve plus à son retour la tendre famille à laquelle il apportait la nourriture accoutumée, encore qu'il ne puisse l'arracher des mains d'un chasseur cruel, vole cependant autour de lui, et témoigne par là toute sa douleur : de même les femmes dont les fils enlevés de leurs bras dans leurs maisons, étaient tenus renfermés, comme pris dans un filet et dans un piège, ces malheureuses mères séparées de leurs enfants qu'elles ne pouvaient joindre, qu'elles ne pouvaient arracher des mains des satellites, montraient du moins toute leur affliction en s'efforçant d'approcher, en se roulant aux portes du tribunal, en gémissant et en se lamentant. Frappé de ce spectacle, je pensais au jugement dernier, à ce jugement terrible, et je me disais à moi-même : Si une mère, une soeur, un père, si nul autre, quelque innocent qu'il puisse être, ne peut soustraire dés accusés à leurs juges qui ne sont que des hommes, qui pourra nous secourir dans le jugement redoutable de Jésus-Christ? qui osera dire un mot en notre faveur? qui entreprendra de dérober des coupables aux supplices éternels auxquels ils seront condamnés? Toutefois c'étaient les premiers à la ville, les principaux de la noblesse qui étaient alors jugés ; et ils se seraient trouvés trop heureux si, dépouillés de leur fortune et de la liberté même, on leur eût permis seulement. de vivre.
Les approches de la nuit augmentaient encore les inquiétudes de tous les citoyens; ils attendaient avec impatience l’issue du Jugement; ils demandaient à Dieu due la sentence pût être différée, ils le priaient d'inspirer aux juges la volonté de remettre tout à la décision du prince, persuadés que ce délai pourrait opérer quelque heureux changement. Tout le peuple adressait donc' en commun des prières à un Dieu plein de miséricorde, il le conjurait de sauver les restes de la ville, de ne pas permettre qu'elle fût ruinée de fond en comble. Tous invoquaient le ciel et faisaient ces demandes les larmes aux yeux. Mais aucune de ces représentations ne put alors fléchir les juges, qui n'étaient occupés qu'à informer scrupuleusement de l'attentat commis envers l'empereur. Ils finirent par faire charger de chaînes les accusés; et l'on vit passer au milieu de la place publique, pour être jetés en prison, des hommes riches, qui entretenaient des coursiers superbes, qui avaient donné des jeux publics, et qui pouvaient citer mille occasions où ils avaient prodigué leurs richesses pour le plaisir ou pour l'utilité du,peuple. On confisqua tous leurs biens, et on scella leurs portes du sceau public. Les femmes chassées des maisons dé leurs époux se voyaient réduites à l'état déplorable de la femme de Job. Elles allaient de maison en maison, et passaient d'un lieu à un autre pour chercher un asile. Il leur était d'autant plus difficile d'en trouver, que chacun appréhendait qu'on ne lui fît un crime d'avoir reçu un parent des coupables, et de lui avoir rendu quelque bon office.. Ceux que l'on punissait avec tant de sévérité, se trouvaient trop heureux, au milieu de tant d'afflictions, de pouvoir au moins conserver leurs jours :-. ni la perte des biens, ni celle de l'honneur, ni l'affront d'être traînés en. prison à la vue de tout le peuple, rien en un mot né les touchait. L'excès de leurs disgrâces et la crainte d'un plus grand mal encore, avaient préparé leur âme, et l'avaient affermie contre leurs maux actuels. Ils sentaient alors combien la pratique de la vertu est facile, et que c'est uniquement faute de réflexion et de vigilance qu'il nous en coûte tant pour prendre de l'empire sur nous-mêmes. Ces hommes, pour qui naguère les moindres pertes étaient sensibles, saisis d'une frayeur violente, se voyaient alors tranquillement dépouiller de tous leurs biens, menacés qu'ils étaient d'un danger plus grand, et regardaient comme' un bonheur insigne qu'on ne leur ôtât pas la vie. Si donc nous étions bien pénétrés de la crainte de l'enfer et des tourments horribles qui attendent les pécheurs, nous ferions sans regret à la loi de Dieu le (62) sacrifice de nos fortunes et de nos personnes, convaincus que nous y gagnerions infiniment, que nous en retirerions l'inestimable avantage d'être délivrés des maux à venir.
Le récit lamentable que je viens de vous faire a pu attrister vos âmes et consterner vos cœurs ; mais qu'aucun de vous ne m'en sache mauvais gré ! Comme je dois vous entretenir d'idées un peu abstraites, et que j'ai besoin de votre part d'une attention plus recueillie, j'ai voulu, en vous offrant le tableau de vos infortunes, remplir vos âmes d'une tristesse salutaire, qui, vous élevant au-dessus des soins de cette vie, vous rendît plus attentifs, et disposés à recevoir mes paroles.
3. J'ai assez prouvé dans le discours précédent qu'il existe une loi naturelle, une loi. qui nous enseigne ce qui est honnête et ce qui ne l'est pas; mais pour vous convaincre de plus en plus de cette même vérité, je vais la reprendre aujourd'hui et la traiter de nouveau. Nous sommes tous une preuve que Dieu en formant l'homme lui a donné la connaissance du vice et de la vertu. Nous avons honte de commettre une faute devant ceux mêmes qui dépendent de nous : et souvent un maître qui allait visiter une courtisane, venant à rencontrer un de ses esclaves un peu vertueux, a rougi, et est rentré dans sa maison. Nous accuse-t-on d'un trait de méchanceté, nous prenons le reproche pour une injure; éprouvons-nous quelque dommage, nous traînons en justice celui qui nous le cause : tant il est vrai que nous savons distinguer le vice de la vertu ! Aussi Jésus-Christ, pour nous apprendre qu'il ne nous commande rien d'extraordinaire, rien qui passe les forces de notre nature, mais que ses préceptes étaient déjà gravés au fond de notre âme, Jésus-Christ, après le récit de plusieurs béatitudes, disait : Faites aux autres hommes ce que vous voulez qu'ils vous fassent. (Matth. VII, 12.) Il n'est pas besoin de longs discours, de lois fort étendues, d'un grand nombre de préceptes : votre volonté doit vous servir de loi. Voulez-vous qu'on vous fasse du bien, faites du bien aux autres; voulez-vous qu'on soit touché de vos maux, soyez touché des maux de votre prochain : voulez-vous qu'on ne vous épargne pas les louanges, n'en soyez pas avare pour autrui; voulez-vous être aimé, aimez; voulez-vous qu'on vous accorde des distinctions, distinguez vous-même les autres, soyez à vous-même votre juge et votre législateur. Craignez aussi de faire aux autres ce que vous ne voudriez pas qu'ils vous fissent. Par ce second précepte, Dieu nous détourne du mal, comme par le premier il nous porte à la pratique du bien. Vous ne voudriez pas être outragé, n'outragez pas votre frère; vous ne voudriez pas qu'on vous portât envie, ne portez envie à personne; vous ne voudriez pas être trompé, ne trompez jamais. En un mot, si dans toutes nos démarches, nous nous en tenons à ces deux principes, nous n'aurons pas besoin d'autres préceptes. Dieu a mis dans notre esprit la connaissance de la vertu, et il en a laissé à notre volonté l'exercice et la pratique.
Je vais tâcher de rendre cette vérité encore plus claire, supposé qu'elle ait encore besoin d'être éclaircie. Pour savoir si la sagesse est une vertu, nous n'avons besoin ni de préceptes ni de discours. Cette connaissance est gravée au dedans de nous-mêmes, et il n'est pas nécessaire de nous fatiguer, de prendre beaucoup de peine, de faire de grandes recherches pour nous convaincre que la sagesse est une chose bonne et utile; nous sommes tous d'accord sur cet article, et personne ne dispute sur ce qui est du ressort de la vertu. Ainsi nous croyons que l'adultère est une action mauvaise, et nous n'avons besoin ni de leçon ni d'étude pour nous assurer que c'est un mal; mais dans ces sortes de jugements nous trouvons tous en nous-mêmes les instructions convenables. Nous louons la vertu que nous ne pratiquons pas, comme nous haïssons le vice auquel nous nous abandonnons; et c'est un des plus grands bienfaits de Dieu d'avoir rendu notre conscience et notre volonté, antérieurement à toute pratique, amies de la vertu et ennemies du vice.Ainsi, je le répète, la connaissance de l'une et de l'âtre est gravée dans l'âme de tous les hommes, et nous n'avons pas besoin de maître pour savoir les distinguer. Quant à la pratique, elle est remise entre les mains de la volonté, et elle exige de notre part des efforts et du travail. Pourquoi? c'est que si Dieu eût tout abandonné à la nature, nous n'aurions mérité dès lors ni prix ni couronne. Et comme la brute ne pourrait recevoir ni éloge ni récompense pour les qualités qu'elle doit à un instinct naturel, de même nous ne recevrions aucun salaire de nos vertus , parce que les qualités naturelles sont moins l'ouvrage et le mérite de celui qui les possède que de celui (63) qui les donne. Voilà donc pourquoi Dieu n'a pas tout abandonné à la nature. Il n'a pas permis non plus que la volonté portât seule tout le fardeau, qu'elle fût chargée seule de la connaissance et de la pratique, de peur que le travail de la vertu ne la rebutât; mais la conscience nous fait connaître ce qui est bien, et la volonté donne pour sa part le travail nécessaire pour le pratiquer. Il ne nous en coûte aucune peine pour connaître que la sagesse est une vertu, parce que cette connaissance est naturelle; mais pour pratiquer cette même sagesse, il faut réprimer nos affections déréglées, n'épargner aucune peine ni aucun travail, parce que lâ pratique de la vertu, ne venant pas de la nature, ainsi que la connaissance de cette même vertu, demande toute notre attention et toute notre vigilance. Mais un autre moyen par lequel Dieu nous allége encore le fardeau des devoirs, c'est de nous faire produire sans aucun effort plusieurs bons mouvements. Par exemple, il nous est naturel à tous de nous indigner en voyant des malheureux qu'on opprime, au point que nous devenons sur-le-champ ennemis des hommes injustes, quoique nous n'ayons pas souffert de leur injustice; il nous est naturel de nous réjouir pour ceux qui sont secourus et défendus dans l'oppression, de nous attendrir sur les malheurs d'autrui, et de nous chérir mutuellement, amour fraternel que nous trouvons toujours au dedans de nous-mêmes, quoique dans certaines circonstances il cède à de méprisables passions et à un vil intérêt. Convaincu de cette bienveillance réciproque, le Sage a dit : Tout animal aime son semblable, et l'homme aime son prochain. (Eccl. XIII, 19.)
4. Dieu nous fournit, outre la conscience, plusieurs maîtres pour nous instruire. Il donne les pères aux enfants, les maîtres aux esclaves, les maris aux épouses, les instituteurs aux jeunes gens, les législateurs et les juges aux citoyens, enfin les amis à leurs amis. Souvent nos ennemis ne nous sont pas moins utiles que nos amis mêmes ; et lorsqu'ils nous reprochent nos fautes, ils nous réveillent malgré nous, et nous engagent à nous corriger. Or, Dieu nous ouvre toutes ces sources d'instructions, afin qu'il nous soit plus facile de connaître et de pratiquer ce qui nous est vraiment utile, la multitude des motifs qui nous y portent ne nous permettant pas de le perdre de vue. Si nous méprisons nos parents, les magistrats nous feront rentrer dans le devoir. Nous mettons-nous au-dessus des magistrats, nous ne pourrons jamais échapper aux reproches de la conscience. Fermons-nous l'oreille à cette voix intérieure, dédaignons-nous ses avertissements, l'opinion publique opérera notre réforme. Si nous bravons cette opinion, la crainte des lois pourra nous rendre plus sages. Jeunes, nous sommes réglés par nos pères et par nos instituteurs; les législateurs et les juges prennent leurs places, et nous contiennent lorsque nous sommes plus avancés en âge. Les esclaves négligents sont ramenés au devoir, sans parler des autres moyens , par l'autorité de leurs maîtres, et les femmes par celle de leurs maris. En un mot, nous trouvons de toute part des digues qui nous arrêtent et qui nous empêchent de nous laisser entraîner dans le vice. A tout ce que nous venons de dire, ajoutez les maladies et les divers contre-temps, qui sont pour nous de rudes, mais d'utiles leçons. La pauvreté nous contient, les dangers nous arrêtent, les punitions nous corrigent, sans parler de mille autres freins semblables. Un père, un instituteur, un magistrat, un juge, un législateur ne vous imposent pas; vous n'êtes sensible ni aux réprimandes d'un ami, ni aux reproches d'un ennemi; vous n'êtes contenu et corrigé ni par un mari ni par un maître, ni par la conscience; mais les infirmités corporelles font souvent cesser le désordre, mais les punitions judiciaires répriment les plus audacieux. Et ce qu'il y a de plus remarquable, c'est que les malheurs d'autrui nous sont fort utiles à nous-mêmes, et que les peines infligées à d'autres nous instruisent comme si elles tombaient sur nous. La même chose a lieu dans les bonnes actions; et comme on devient meilleur en voyant les méchants punis, ainsi on est quelquefois excité à bien faire en voyant les bons se bien conduire.
C'est ce qui est arrivé par rapport à l'usage indiscret des serments. Plusieurs qui ont vu d'autres renoncer à cette habitude criminelle, frappés de cet exemple, y ont renoncé eux-mêmes. Qu'on ne me dise pas que le plus grand nombre s'est corrigé : cela ne suffit point, je veux que tous se corrigent; et tant que je verrai des coupables, je ne puis me taire. Le bon Pasteur avait cent brebis, et tout occupé d'une seule qui était égarée, il ne songeait pas aux quatre-vingt-dix-neuf qui lui restaient, jusqu'à ce qu'il eût trouvé celle qui (64) était perdue et qu'il l'eût rendue au troupeau. (Matth. XVIII, 12.) Ne voyez-vous pas qu'il en est de même du corps? Un seul ongle nous est-il enlevé par un. accident, tout le corps s'afflige pour la partie malade. Ne me dites donc point qu'il en reste fort peu qui ne se soient pas corrigés ; mais considérez que le peu qui reste pourra corrompre les autres. Il n'y avait à Corinthe qu'un seul fornicateur, et saint Paul gémissait comme si toute la ville eût été souillée. (Il Cor. II.) L'Apôtre avait raison; sans doute; il savait que si le coupable n'était pas corrigé, le vice ne tarderait pas à faire des progrès, et infecterait bientôt toute la ville. J'ai vu dernièrement les principaux d'Antioche chargés de chaînes dans le tribunal, et traînés au milieu de la place publique. Quel traitement pour de tels personnages ! s'écriaient les uns. Il ne faut pas s'étonner, disaient les autres : dans les crimes qui attaquent les princes on ne considère pas le rang des sujets; mais dans les crimes qui attaquent Dieu, doit-on considérer le rang des hommes?
5. Pleins de ces réflexions, travaillez, mes frères, à vous exciter vous-mêmes; car tout notre zèle est inutile si vos efforts ne le secondent. Pourquoi? c'est qu'il n'en est pas de l'instruction comme des autres arts : l'artiste qui a commencé un vase en or ou en argent, le retrouve le lendemain dans l'état où il l'avait laissé la veille. Tous les ouvriers, de quelque profession qu'ils soient, lorsqu'ils .retournent à leurs ouvrages, les retrouvent pareillement tels qu'ils les avaient quittés. C'est tout le contraire pour nous, parce que nous ne fabriquons pas des vases inanimés, mais que nous formons des âmes raisonnables; aussi nous arrive-t-il de ne pas vous trouver tels que nous vous laissons, et après que nous, avons pris beaucoup de peine pour vous redresser et vous corriger, pour vous rendre plus fervents, vous rencontrez dans le monde, au sortir de nos instructions, mille écueils qui détruisent notre ouvrage, et qui nous préparent de nouvelles difficultés encore plus grandes. Je vous conjure donc de seconder nos travaux, et de vous montrer, après nous avoir entendu, aussi jaloux de votre salut . éternel, que nous nous montrons dans nos discours zélé pour votre réforme. Que ne puis-je mériter pour vous ! que ne puis-je vous assurer la récompense de ce que je pourrais faire de bien ! je ne vous aurais pas fatigués et importunés. Mais non, cela n'est pas possible, et Dieu rendra à chacun selon ses oeuvres. De même qu'une tendre mère, qui voit son fils tourmenté par la fièvre, assise près de ce fils malade que consume une ardeur brûlante, lui dit en soupirant: O mon cher enfant ! que ne puis-je souffrir pour toi ! que ne puis-je faire passer dans mes veines le feu qui te dévore! Ainsi moi je vous dis : Que ne puis-je travailler et mériter pour vous tous ! Mais, je le répète, cela n'est pas possible, il faut absolument que chacun rende compte de ses actions, et l'on.,ne verra personne, au sortir de ce monde, puni ou récompensé pour un autre. Je gémis donc et je m'afflige quand je songe que je ne pourrai au jour du jugement vous défendre et vous justifier, moi surtout qui n'aurai pas assez de crédit auprès, du Seigneur, et quand.j'aurais ce crédit, je ne suis ni plus saint que Moïse, ni plus juste que Samuel. Quoiqu'ils fussent arrivés au comble de la vertu, Dieu ne permit pas que leur zèle pût suppléer à la froideur et à l'indifférence des hommes de leur nation. Puis donc que nous sommes punis et sauvés par nos propres, oeuvres, je vous exhorte, entre autres choses, à remplir avec zèle le précepte sur les serments, afin qu'emportant d'ici d'heureuses espérances, vous puissiez obtenir les biens qui vous sont promis, par la grâce et la bonté de Jésus-Christ Notre-Seigneur; par qui et avec qui la gloire soit au Père et à l'Esprit-Saint, maintenant et toujours, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
QUATORZIÈME HOMÉLIE.
ANALYSE. Le peuple d'Antioche était à peine rassuré contre la vengeance de Théodose qu'un faux bruit renouvela sa frayeur. — On disait que les dispositions de l'empereur étaient toutes changées. — Mais ce trouble s'apaisa dès le soir même par de meilleures nouvelles, et le lendemain saint Chrysostome put commencer son discours en remerciant Dieu d'avoir dissipé cet orage. — Il continua ensuite le sujet des précédentes homélies, et cita l'exemple d'Hérode qui, pour accomplir un serment sacrilège, fit périr le précurseur. — Le serment d'un particulier l'expose personnellement à mille inconvénients, mais celui d'un prince peut devenir, pour tout un peuple, l'occasion des plus grands malheurs, témoins les serments indiscrets de Saül et de Jephté. — L'orateur mentionne également les maux que le roi Sédécias attira sur les Juifs, en violant le serment de fidélité qu'il avait prêté à Nabuchodonosor. — Et comme chacun s'abstenait des bains, parce que Théodose les avait interdits, il demande à ses auditeurs de n'être pas moins fidèles au commandement du Seigneur qui défend le serment et le parjure. — C'est dans Antioche que, pour la première fois, les disciples de Jésus-Christ reçurent le nom de chrétiens; qu'elle soit donc aussi la première ville qui bannisse le blasphème de son enceinte.
1. Hier le démon a excité dans la cité un trouble violent, mais le Seigneur n'a pas moins abondamment daigné nous consoler, en sorte que chacun de nous peut bien dire avec le Psalmiste : Selon la multitude des douleurs de mon âme, vos consolations ont réjoui mon coeur. (Ps. XCIII, 19.) D'ailleurs la Providence ne s'est pas moins montrée en permettant ce trouble qu'en l'apaisant, car je ne cesse de le dire, et je le répète aujourd'hui, la miséricorde divine éclate dans la cessation de nos maux, tout comme elle est visible dans leur origine. Quand le Seigneur voit que nous inclinons au relâchement, et que nous nous éloignons de sa sainte familiarité, il se retire lui-même, afin que, rendus plus sages par le châtiment, nous revenions à lui avec un nouvel empressement. Au reste ne nous étonnons pas que pour ranimer notre ferveur il tienne cette conduite à notre égard, puisque l'Apôtre assigne la même cause à ses propres tribulations, et à celles de ses disciples. C'est ainsi qu'il dit dans sa seconde Epître aux Corinthiens : Je désire, mes frères, que vous n'ignoriez pas l'affliction qui nous est survenue en Asie; parce qu'elle a été au-dessus de nos forces, jusqu'à nous donner le dégoût de la vie; en sorte que nous avons reçu en nous-mêmes une réponse de mort. (II Cor. I, 8, 9.) C'est-à-dire que les périls auxquels j'ai été exposés ont été si fâcheux, que j'avais pris la vie en un profond dégoût, et que je n'attendais que de la mort quelque heureux changement, car tel est le sens de cette parole : Nous avons reçu en nous-mêmes une réponse de mort. Mais le Seigneur, continue-t-il, a dissipé cette tempête et ce (66) désespoir, il a écarté ces nuées orageuses, et il m'a comme arraché du tombeau.
Pour prouver ensuite que la Providence ne permet ces épreuves que par une profonde sagesse, il en signale l'heureux résultat. Or ce résultat a été que sans cesse il a tenu son regard élevé vers Dieu, et qu'il ne s'est arrêté en lui-même à aucun sentiment de vaine complaisance, ni d'orgueil. Aussi après avoir dit: Nous avons reçu en nous-mêmes une réponse de mort, il en rend cette raison : Afin que nous ne mettions point notre complaisance en nous-mêmes, mais dans le Dieu qui ressuscite les morts. (II Cor. 1, 9.) Le propre de l'affliction est de réveiller les âmes assoupies, de relever celles qui sont tombées, et de nous rendre plus religieux. C'est pourquoi, mon cher frère, bien que nos frayeurs anciennes semblent se renouveler, ne perdez ni le courage, ni la confiance. Affermissez-vous au contraire dans vos bonnes espérances, par, cette solide pensée que ce n'est point par haine ou par aversion que Dieu vous livre aux mains de vos ennemis, et qu'il se propose seulement de ranimer votre zèle à son service. Gardons-nous donc de perdre courage, et ayons confiance dans un heureux changement à notre situation. Oui, espérons que bientôt la cité reprendra sa première tranquillité, et que le Seigneur mettra fin à ces troubles qui nous agitent. Aussi viens-je aujourd'hui poursuivre le cours de mes instructions, et continuer le même su-, jet. Je veux donc vous parler encore du jurement, afin de déraciner entièrement en vous cette criminelle habitude.
Je vous renouvelle aujourd'hui mes premières instances, et de nouveau je vous adresse cette prière, que chacun de vous rentre dans sa maison portant comme à la main la tête du saint précurseur, encore toute dégouttante de sang, et qu'il entende cette bouche livide lui dire : Haïssez le serment qui a été mon meurtrier; ce que n'avait point fait la liberté de mes paroles, il l'a accompli ; et la crainte d'un parjure m'a ôté cette vie qu'avait respectée la colère d'un tin : quand je lui reprochais publiquement ses crimes, il supportait généreusement mes reproches, mais il crut que son serment exigeait ma mort.
Je vous demande donc aujourd'hui, et je ne cesserai de vous demander de porter en tous lieux cette tête sanglante, et de la montrer à tous poursuivant de ses anathèmes le jurement et le blasphème. Sans doute nous sommes bien lâches et bien négligents, et néanmoins la vue de cette tête et ces regards terribles qui se fixent sur le pécheur, et qui le menacent, nous rempliront d'une crainte salutaire. Ils seront ainsi comme un frein puissant qui retiendra la précipitation de notre langue accoutumée au jurement. Le premier mal du serment est de rendre coupable celui qui le prononce, qu'il l'accomplisse ou non. Or cela ne se rencontre dans aucun autre péché. Mais il renferme un second mal, non moins grave. Eh ! quel est-il? c'est que malgré tout notre zèle, et toute notre bonne volonté, il est bien difficile de jurer sans péché ; et d'abord donnez-moi un homme qui jure à tout instant, tantôt de plein gré, et tantôt sans le vouloir, tantôt avec préméditation, et tantôt par inadvertance, tantôt sérieusement, et tantôt par plaisanterie, tantôt sous la pression de la colère et tantôt sous l'excitation d'une autre passion; n'est-il pas évident que cet homme se parjurera souvent, et ici personne ne soutiendra le contraire, tant il est vrai et évident que l'habitude du serment expose au parjure. Mais quand même cet homme jurerait en toute liberté, volontairement et avec connaissance de cause, la force même des choses l'entraînera à se parjurer avec non moins de volonté et de connaissance. C'est ainsi que souvent j'en ai été témoin dans des festins : la maîtresse de la maison fait serment de châtier un serviteur qui a commis quelque faute, et de son côté le mari s'y oppose, et jure qu'il ne le permettra pas. Mais alors, quoi qu'ils fassent, il y aura nécessairement parjure, car malgré toute leur bonne volonté et leurs désirs, ils ne peuvent l'un et l'autre garder leur serment; et quelque chose qui arrive, l'un sera parjure, ou plutôt ils le seront tous deux. Et comment? Je vais l'expliquer, car c'est un vrai paradoxe.
Celui qui a fait serment de châtier un serviteur ou une servante, et qui en est empêché, devient réellement parjure, puisqu'il n'accomplit; pas son serment : mais celui qui s'oppose à ce que ce serment soit accompli, se rend également coupable de parjure. Car ce péché se commet non moins par celui qui trahit son serment que par celui qui le force à le trahir. Et ce n'est point seulement dans l'intérieur des maisons que règne ce désordre, mais encore sur les places publiques, et surtout dans les disputes, où les deux antagonistes s'épuisent (67) en serments contraires et opposés. L'un jure qu'il frappera, et l'autre qu'il n'osera le faire; celui-ci jure qu'il emportera le manteau de son adversaire, et celui-là qu'il ne le permettra point; un créancier jure qu'il va exiger son remboursement, et le débiteur qu'il ne rendra rien. A combien de serments ne donnent pas lieu de semblables disputes ! Cette détestable coutume s'introduit même dans les ateliers et les écoles. Le maître fait serment que son apprenti ne boira, ni ne mangera, qu'il n'ait achevé l'ouvrage commandé; le pédagogue en agit ainsi envers son disciple, et la maîtresse envers sa servante. Or, la nuit arrive, la tâche n'est pas remplie, et il faut que les uns éprouvent le besoin de la faim, ou que les autres se parjurent.
Et, en effet, le démon, cet esprit mauvais, qui ne cesse de tendre des embûches à nos vertus, écoute ces téméraires serments, et puis il fait que ceux qui les ont prononcés ne les accomplissent point, soit par négligence, soit par toute autre cause imprévue. Mais alors il en résulte que l'ouvrage ne se fait pas, et que de là naissent les coups et les injures, le parjure et mille autres péchés. Et de même que des enfants qui tirent une corde en sens contraire, tombent à la renverse, si la corde se rompt, et se blessent les uns à la tête et les autres en diverses parties du corps; ceux qui font entre eux comme assaut de serments ne peuvent évidemment les tenir. C'est pourquoi ils tombent tous dans l'abîme du parjure, les uns parce qu'ils violent leur serment, et les autres parce qu'ils les forcent à le violer.
2. Mais pour confirmer par l'autorité des saintes Ecritures ce qui arrive chaque jour dans l'intérieur de. nos maisons et sur nos places publiques, je choisis dans l'Ancien Testament un trait qui convient bien à mon sujet. Les Philistins étaient en guerre avec les Israélites, et Jonathas, fils de Saül, les ayant surpris, en avait tué une partie, et mis les autres en fuite. Alors Saül voulut animer son armée à la poursuite des fuyards, et ne point s'arrêter qu'il ne les eût tous exterminés. Mais il agit contrairement à ses vues; car il fit serment que nul ne prendrait de nourriture jusqu'au soir, afin qu'il pût achever l'entière défaite de ses ennemis. Eh! quel serment plus inconsidéré ! il devait tout d'abord accorder quelque repos à ses troupes déjà fatiguées et presque épuisées, et puis les lancer toutes fraîches contre l'ennemi. Et voilà qu'il devient à leur égard plus cruel que les Philistins eux-mêmes, puisque son serment les livre nécessairement au tourment de la faim. Il est toujours dangereux de s'engager personnellement par serment, car souvent on n'est pas maître des circonstances; mais il est bien plus téméraire de comprendre les autres dans son serment, surtout quand il intéresse non un seul individu, non deux ou trois, mais une multitude, comme dans le cas présent. Et, en effet, Saül se conduisit bien inconsidérément. Il ne réfléchit point que d'une si nombreuse armée, au moins un transgresserait son serment, et il ne considéra point que des soldats et surtout des soldats sur un champ de bataille, sont trop étrangers à la tempérance pour résister aux besoins de l'estomac; d'autant plus que cette vertu exige de pénibles efforts. Mais sans faire aucune de ces réflexions, il astreignit toute l'armée à son serment, comme s'il se fût agi d'un serviteur que l'on contient à sa volonté. Il ne réussit donc qu'à ouvrir une porte au démon, qui s'en servit pour faire naître soudain d'un seul serment non pas deux, trois ou quatre parjures, mais un nombre infini.
Lorsque nous nous abstenons de jurer, nous lui fermons toute entrée dans notre âme, et dès que nous émettons un serment, nous lui donnons une grande facilité de nous pousser au parjure. L'ouvrier qui façonne une chaîne a besoin qu'on lui aide à former la première maille, et puis il entrelace aisément tous les autres nceuds. C'est ainsi que le démon qui cherche à nous retenir dans les liens du péché, ne peut y réussir, si notre bouche ne lui en livre le premier anneau. Mais une parole indiscrète le lui remet comme entre les mains, et parce que nous n'observons point un serment téméraire, cet esprit mauvais donne un libre cours à sa noire malice. Aussi fait-il qu'un seul serment aboutit à mille parjures. Nous le remarquons en la personne de Saül, et voyez combien. de piéges recélait son serment. L'armée traversait une forêt peuplée d'essaims sauvages. Ils étaient au bord de la route, et les soldats qui les voyaient en passant murmuraient. Quelle tentation ! Les mets sont tout préparés, et il est facile de s'en nourrir. Leur douceur est exquise, et l'espérance de cacher son parjure excite à les prendre. Ainsi la faim, la fatigue, et l'occasion, car la terre, dit l'Ecriture, était couverte de miel, tout engageait au péché (69) (I Rois, XIV, 25.) Ajoutez encore que la vue seule des rayons était bien capable d'amollir la résistance, et d'exciter à violer la défense. Et, en effet, la suavité du mets, la facilité de s'en nourrir et la difficulté d'être reconnu coupable parlaient plus haut que tout raisonnement. Des viandes qu'il eût fallu préparer et faire cuire, eussent été une tentation moins forte ; car, outre que leur apprêt eût exigé du temps, on pouvait craindre d'être découvert. Mais ici ce sont des rayons de miel, qu'il est facile de s'approprier; il suffit même de les toucher en passant, du bout des doigts. Cependant toute l'armée se retint, et nul ne dit en lui-même Que m'importe ! Est-ce moi qui ai fait le serment? C'est au roi à porter la peine de mon parjure, car pourquoi jurait-il inconsidérément? Mais telles ne furent pas leurs pensées ; tous passaient avec crainte, et malgré ces dehors séduisants, tous observaient la défense : Et le peuple, dit l'Ecriture , passait en parlant. Qu'est-ce à dire, sinon qu'il se permettait quelque murmure comme apaisement de sa faim? (I Rois, XIV, 26.)
3. Mais n'arriva-t-il rien ensuite ? et cette tempérance de toute l'armée empêcha-t-elle la violation du serment? Nullement: il fut violé. Comment, et par qui ? je vais vous le dire, afin que vous connaissiez toutes les ruses du démon. Or Jonathas qui n'avait point entendu le serment de son père, étendit le bâton qu'il avait â la main, et il en trempa l'extrémité dans un rayon de miel, et il l'approcha de sa bouche avec la main, et ses yeux reprirent un nouvel éclat. (I Rois, XIV, 27.) Voyez donc quel est celui que le démon excite à violer le serment solennel. Ce n'est point un soldat inconnu, mais le fils même du roi : et reconnaissez ici qu'outre le péché de parjure, il se proposait la mort de ce jeune prince: il la préparait donc de loin, et il se hâtait d'armer la nature contre elle-même : il espérait ainsi renouveler l'action de Jephté. (Jug. XI, 39.) Ce juge d'Israël avait fait serinent d'immoler le premier objet qui s'offrirait à ses yeux au retour du combat, et il immola sa fille. Car celle-ci accourut la première au-devant de son père, et le Seigneur ne s'opposa point à ce sacrifice.
Je sais bien que plusieurs parmi les infidèles nous accusent à cette occasion de cruauté et d'inhumanité, mais j'espère leur prouver qu'en permettant ce sacrifice le Seigneur a fait éclater sa sagesse et sa bonté, et qu'il ne s'est pas opposé à ce meurtre par intérêt pour l'homme, et en effet, s'il eût défendu à Jephté d'accomplir son voeu et sa promesse, combien d'autres, dans l'espoir d'une semblable défense, auraient renouvelé un semblable serment. Ainsi peu à peu les pères seraient devenus les meurtriers de leurs enfants. Mais en permettant qu'un seul accomplît son horrible serment, le Seigneur a fait que depuis son exemple n'a point été imité. Aussi voyons-nous qu'après la mort de la fille de Jephté, une loi intervint pour conserver le souvenir de ce forfait et empêcher que ce crime ne s'effaçât de la mémoire des hommes. Chaque année les filles d'Israël se réunissaient, et pendant quarante jours pleuraient cette mort cruelle. C'est ainsi que ce deuil public, en rappelant un triste anniversaire, recommandait à tous la réserve et la prudence. Que les infidèles apprennent donc que Dieu n'inspira ni le serment, ni l'action de Jephté, autrement il n'eût point permis ce deuil et ces larmes. Et ici ce n'est point une simple conjecture, mais un fait réel, car depuis cet horrible sacrifice un pareil serment n'a pas été prononcé : et voilà pourquoi Dieu n'empêcha pas l'action de Jephté, tandis qu'il retînt le bras d'Abraham, parce qu'il lui avait ordonné d'immoler Isaac. Il montrait ainsi combien les sacrifices humains lui sont en horreur.
Cependant l'esprit mauvais qui méditait de renouveler ce drame sanglant, poussa Jonathas à violer le serment de son père; il ne suffisait pas à sa malice que le parjure fût un soldat inconnu ; et parce qu'il est insatiable de nous faire du mal, et qu'il n'est jamais rassasié de nous voir malheureux, il considérait la mort d'un simple particulier comme une oeuvre trop vulgaire, il croyait donc. ne rien faire de grand si un roi ne trempait ses mains dans le sang de son fils. Mais que disje? une mort ordinaire ne pouvait le satisfaire, et dans sa noire scélératesse, il méditait de.la rendre horrible et exécrable. Si, en effet, Jonathas eût péché avec' connaissance de cause, Saül n'immolait qu'un fils coupable; mais ce jeune prince n'avait violé que par ignorance le serment de son père, car il ne l'avait pas entendu. Aussi sa mort devenait-elle pour Saül doublement douloureuse, puisqu'il faisait périr un fils, et un fils innocent; mais poursuivons la suite du récit.
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Après que Jonathas eut mangé, ses yeux, dit l'Ecriture, reprirent un nouvel éclat. Cette expression nous montre toute l'imprudence du roi; car elle nous révèle que la faim avait comme éteint dans toute l'armée la vigueur du regard, et couvert tous les yeux d'un voile épais. Cependant un soldat qui avait vu l'action de ce jeune prince, lui dit : Votre père a lié par serment tout le peuple, et il a dit : maudit soit celui qui mangera aujourd'hui ! Or tout le peuple était défaillant; et Jonathas répondit: Mon père a troublé le peuple. (I Rois, XIV, 28, 29.) Qu'est-ce à dire : a troublé ? il a perdu, il a réduit à une dure extrémité tout le peuple, et en effet tous se taisaient sur ce parjure, et n'osaient découvrir le coupable: mais c'était un second péché non moins grave, puisque celui qui viole un serinent et ceux qui le favorisent par leur silence sont également criminels.
4. Mais poursuivons : Et Saül dit : précipitons-nous sur les Philistins pour les accabler; et le prêtre dit: approchons-nous ici de Dieu. (l Rois, XIV, 36.) Car autrefois le Seigneur était le conducteur des guerres d'Israël, et sans son approbation il n'eût point osé engager le combat, en sorte que pour lui, la guerre elle-même devenait un acte de religion. Israël était-il donc vaincu, il attribuait sa défaite bien plus à ses péchés qu'à sa faiblesse ; et quand il était vainqueur, il en rapportait la gloire moins à sa puissance et à sa valeur qu'à la protection divine. C'est ainsi que la victoire et la défaite l'instruisaient à la vertu, et que ses ennemis eux-mêmes y trouvaient d'utiles enseignements. Ils savaient en effet que dans leurs guerres contre les Juifs, le succès des batailles ne dépendait point de la valeur des combattants, mais de leur vertu et de leur piété. L'expérience l'avait appris aux Madianites : ils savaient bien qu'Israël était inexpugnable à leurs armes et à leurs machines de guerre, et qu'il ne pouvait être facilement vaincu que par l'attrait du plaisir et du péché. C'est pourquoi ils parèrent leurs plus belles filles et les placèrent à l'entrée du camp, afin qu'elles pussent provoquer l'armée à la volupté, et par le péché lui ôter le secours du Seigneur. Cette ruse leur réussit, et Israël devenu pécheur ne leur résista pas. Ceux donc que ni les armes, ni les chevaux, ni les hommes, ni les machines de guerre ne pouvaient vaincre, le péché les livra faibles et désarmés aux mains de leurs ennemis. Aussi le Sage nous dit-il : Ne considérez point la beauté de l'étrangère, et ne vous approchez point de la courtisane. Ses lèvres distillent un miel qui d'abord est doux au palais, mais bientôt vous le trouverez plus amer que le fiel, et plus aigu que l'épée à double tranchant., (Eccli. XI, 8, 3... Prov. V, 3, 4.)
Et en effet, la courtisane n'aime point, et ne sait que dresser des embûches. Son baiser est perfide, et de ses lèvres découle un funeste poison. Si le danger ne se montre tout d'abord, c'est pour vous une raison pressante de l'éviter avec plus de soin , car elle sait voiler ses piéges, cacher la mort sous des fleurs, et en dérober la vue à nos premiers regards. Voulez-vous donc vous créer une existence douce, calme et joyeuse, fuyez le commerce des courtisanes. Elles ne savent que semer la guerre et le trouble parmi leurs amants, et leurs paroles comme leurs actions rie tendent qu'à fomenter les disputes et l'esprit de contention. Ce sont de cruels ennemis qui cherchent et qui travaillent par tous les moyens à nous précipiter dans la honte, la pauvreté et le malheur. Le chasseur qui a tendu ses filets s'efforce d'y pousser les animaux dont il veut faire sa proie. Ainsi les courtisanes déploient autour d'elles, comme des rêts perfides, les regards, les discours et le luxe des vêtements; et lorsqu'elles ont fait tomber leurs amants dans leurs pièges, elles les sucent jusqu'à la dernière goutte de sang, et puis les outragent, se moquent de leur crédulité et rient de leur infortune. Qui pourrait en effet plaindre ces hommes? ils ne méritent qu'un blâme sévère et une amère dérision parce qu'ils se montrent moins avisés qu'une femme et une courtisane. Aussi le Sage nous dit-il : Puisez l'eau à votre citerne, et dans le courant de votre fontaine; il dit encore, en parlant de l'épouse légitime qui habite avec nous, qu'elle vous soit comme une biche très-chère, et comme un faon très-agréable. (Prov. V, 15, 19.) Pourquoi donc, ô homme, abandonner celle qui vous vient en aide, et courir après celle qui ne veut que vous perdre? pourquoi dédaigner la compagne de votre vie, et suivre l'étrangère qui veut attenter à votre bonheur? L'une est un membre de votre corps et ne fait qu'une même chair avec vous, et l'autre ne vous est qu'un glaive tranchant. Fuyez donc l'incontinence , mes bien-aimés, et à cause des maux qu'elle produit dès cette vie , et (70) de ceux qu'elle nous prépare après la mort. Il vous paraît peut-être que je m'éloigne de mon sujet. Mais nullement, car mon but est bien moins de vous raconter un trait d'histoire, que de corriger les vices qui vous infestent. C'est pourquoi je vous reprends fréquemment, et je varie mes instructions selon la diversité des maux qui peuvent se rencontrer parmi un peuple si nombreux. Et comme je me propose de guérir toutes les plaies, et non une seule, je dois appliquer à chacune un traitement différent et une instruction toute spéciale.
Mais revenons au point d'où cette digression nous a éloignés. Et le prêtre dit : Approchons-nous ici de Dieu, et Saül consulta le Seigneur : Poursuivrai-je les Philistins ? et les livrerez-vous entre mes mains ? Et le Seigneur ne lui répondit point en ce jour-là. (I Rois, XIV, 36, 37.) Admirez ici la bonté et la douceur du Dieu de toute clémence. Il ne lance point son tonnerre, et il n'ébranle point la terre. Mais il agit à l'égard de son serviteur, comme un ami envers un ami qui l'a blessé; il se tait, et ce silence est une voix qui révèle toute son indignation. Saül le comprit bien, et il dit: Qu'on rassemble toute la multitude du peuple, et voyez quel est celui quia péché aujourd'hui. Car, vive le Seigneur qui a sauvé Israël, si le sort désigne Jonathas, mon fils, il sera puni de mort. (I Rois, XIV, 38.) Quelle parole imprudente ! il voit que son premier serment a été violé, et au lieu de devenir plus circonspect, il en prononce un second. Et connaissez la malice du démon! Il savait qu'un fils amené sous les yeux de son père, en obtient facilement le pardon, même de fautes nombreuses, et qu'ainsi la présence seule de Jonathas suffirait pour apaiser la colère du roi. Aussi s'empresse-t-il d'étouffer en lui le sentiment paternel sous la pression d'un second serment. Il le lie donc comme d'une double chaîne, et il ne lui permet plus d'être le maître de ses résolutions. L'infortuné prince est entraîné de tous côtés à ce meurtre impie; il agit déjà comme juge, et il n'a pas encore découvert le coupable; il prononce la sentence, et il ne connaît pas celui qu'elle doit atteindre. Ainsi un père devient le bourreau de son fils, et un roi condamne à mort sans examen. Peut-on rien imaginer de plus inique?
5. Cependant le peuple fut saisi de crainte en entendant ces paroles de Saül, et tous étaient dans l'attente et l'anxiété. Le démon seul se réjouissait d'avoir ainsi porté le trouble dans tous les esprits : Et nul d'entre le peuple, dit l'Ecriture, n'osa contredire le roi. Et Saül dit : Vous serez assujettis à vos ennemis, et mon fils Jonathas et moi nous deviendrons esclaves. (I Rois, XXXIX, 40.) C'est comme s'il leur eût dit Vous ne tendez qu'à tomber entre les mains de vos ennemis, et à perdre votre liberté, puis lue vous vous obstinez à irriter le Seigneur en ne découvrant pas le coupable. Mais voyez encore quelles difficultés soulève ce second serment Si Saül voulait découvrir le parjure, il ne fallait émettre aucunes menaces, et ne point s'obliger par serment à punir. Alors tous eussent mieux osé le découvrir et le lui amener. Mais ce prince, dominé parla fureur et la colère, renouvelle sa première imprudence, et il agit tout contrairement à ses desseins.
Enfin, pour abréger, il s'en remet à la décision du sort; et le sort est jeté entre Saül et Jonathas : Et Saül dit : Jetez le sort sur moi et sur Jonathas. Et le sort tomba sur Jonathas, et Saül dit à Jonathas : découvre-moi ce que tu as fait, et Jonathas avoua et dit : J'ai goûté de l'extrémité du bâton qui était en ma main, un peu de miel, et voici que je meurs. (I Rois, XIV, 42, 43.) Quel coeur ne se serait attendri à ces paroles, et quelles entrailles ne se seraient émues? Saül était donc violemment agité, car ses entrailles de père étaient déchirées, et de quelque côté qu'il se tournât, il n'apercevait qu'un effroyable abîme; et néanmoins il n'en devient ni plus sage, ni plus circonspect. Mais il s'écrie: Que Dieu m'envoie tous les maux, si tu ne meurs aujourd'hui! Voilà donc un troisième serment, et un serment circonscrit dans le court intervalle de quelques heures; car il a dit : Tu mourras aujourd'hui, et non simplement, tu mourras. C'est qu'il tardait au démon de l'entraîner à cet horrible forfait. Aussi ne souffrit-il point qu'il différât même d'un jour l'exécution de sa sentence , de peur que la réflexion ne la lui fît révoquer. Mais voici que le peuple dit à Saül : Que Dieu nous envoie tous les maux, si Jonathas meurt, lui qui a sauvé Israël. Vive le Seigneur! il ne tombera pas un cheveu de sa tête, parce qu'aujourd'hui la miséricorde divine s'est manifestée par lui. (I Rois, XIV, 4,5.) Ainsi le peuple prononce, lui aussi, un second serment; et ce serment est tout opposé à celui du roi. Rappelez-vous donc la parabole des enfants qui tirent une corde en sens contraire : la corde casse, et ils tombent tous par terre. Combien de serments a faits (71) Saül ! mais le peuple a fait un serment contraire, et il y persiste. Il est donc de toute nécessité qu'il y ait un parjure, car on ne peut tenir deux serments contraires.
Ne m'objectez point l'issue de cette lutte, et pensez seulement aux maux qui pouvaient en résulter; il est vrai de dire que le démon disposait déjà toutes choses pour une révolte et une rébellion semblable à celle qu'Absalon devait plus tard exciter ; et en effet supposez que Saül eût voulu être obéi, et qu'il eût tenté d'accomplir son serment, toute l'armée se soulevait, et une sanglante discorde éclatait entre le peuple et le roi. D'un autre côté, si Jonathas, pour sauver sa vie, se rangeait du parti de l'armée, il devenait parricide. Voyez donc quels maux pouvait enfanter ce téméraire serment. Un roi devenait un tyran, et un père le meurtrier de son fils. Ce fils lui-même devenait parricide, et allumait une guerre civile. Le combat se fût engagé, le sang eût coulé par torrents, et les morts se fussent comptés par milliers ; et en effet, si la guerre eût éclaté, Saül et Jonathas pouvaient être tués, et le carnage eût été horrible. Ainsi le serment serait devenu funeste aux deux partis. C'est pourquoi au lieu de dire qu'aucun de ces malheurs n'est arrivé, considérons que par la force même des choses ils pouvaient se produire. Sans doute le peuple l'emporta. Mais comptons, s'il vous plaît, le nombre des parjures, et d'abord Jonathas fut cause que le premier serment de Saül ne fut pas observé; et puis le second et le troisième qui avaient trait à sa mort ne purent être accomplis. En second lieu tout le peuple parait s'être engagé par un véritable serment. Aussi en examinant les faits avec attention, trouve-t-on que tous se rendirent coupables de parjure, car en ne livrant pas Jonathas à son père, ils le forcèrent de manquer à son serment. Voyez-vous combien d'hommes, soit par ignorance, soit avec connaissance de cause, sont devenus parjures à la suite d'un seul serment ! que de maux pouvaient en naître ! et quels crimes il faillit enfanter !
6. J'avais promis, en commençant cette instruction, de montrer que des serments contraires amenaient nécessairement un parjure. Mais l'exemple de Saül en est une preuve péremptoire. Car nous y voyons non un seul homme, ni deux, ni trois, mais tout un peuple s'engager par des serments contraires en sorte qu'ils deviennent parjures, non une seule fois, ni deux, ni trois, mais une infinité de fois. Je puis même vous montrer par un autre trait historique, qu'un serment violé a été la cause de malheurs plus grands encore. Et, en effet, n'est-ce pas le parjure de Sédécias qui attira sur la Judée tant d'affreuses calamités, la captivité des hommes, des femmes et des enfants, l'invasion des barbares, l'incendie de la cité sainte et la profanation du temple? Mais ce serait trop prolonger ce discours; c'est pourquoi je me contente d'indiquer ce fait, et je vous laisse en présence de la tête de Jean-Baptiste, du meurtre de Jonathas et de la ruine de tout un peuple. Sans doute ces deux derniers faits ne se sont pas accomplis, mais ils étaient comme en germe dans un serment téméraire. Voilà donc le sujet d'un utile entretien dans l'intérieur de vos maisons et sur les places publiques, auprès de vos épouses et de vos amis, de vos voisins, et, en général, de tous ceux avec lesquels vous serez en rapport. Ne négligez rien, je vous en conjure, pour extirper l'horrible coutume du jurement, et n'alléguez pas comme excuse que c'est une habitude. Car cette excuse n'est qu'un prétexte, et le mal vient bien plutôt de notre négligence que d'une longue habitude. Je vais vous le prouver par ce qui se passe sous nos yeux.
L'empereur a fait fermer les bains publics, et nul n'y est admis. Cependant personne n'ose transgresser cette défense, ni blâmer cette rigueur, ni alléguer la coutume. Mais tous, malades ou bien portants, hommes, femmes, enfants et vieillards, femmes récemment accouchées , et généralement tous ceux dont l'état réclamerait l'usage des bains, se conforment à cet ordre de gré ou de force. Ils ne prétextent ni la maladie, ni la tyrannie de l'habitude, ni leur innocence personnelle, ni toute autre raison; et ils se soumettent même avec joie à cette prohibition, parce qu'ils s'attendent à un plus rigoureux châtiment. Aussi souhaitent-ils que la colère du prince se borne à cette défense. Avouez donc que la crainte corrige facilement toute habitude, et même celle dont le temps a fait comme une nécessité. Or la privation du bain nous est pénible, et malgré tous.nos raisonnements, le corps souffre, car la philosophie ne peut rien pour la santé. Nous abstenir au contraire de tout serment est une chose facile qui, loin de nuire au corps et à l'âme, ne peut que nous être utile, profitable et avantageuse. Quel est donc notre aveuglement ! (72) nous obéissons aux ordres durs et pénibles du prince; et quand Dieu nous intime une défense légère et aisée, facile et utile, nous la méprisons, nous dédaignons de nous y soumettre, et nous prétextons la force de l'habitude. Mais, je vous en supplie, estimons notre salut à un plus haut prix, et craignons le Seigneur comme nous craignons un prince mortel. Vous frissonnez à ces paroles : eh ! ce qui doit nous inspirer une véritable horreur, c'est de moins respecter Dieu qu'un homme; c'est d'observer avec soin la défense de l'empereur, et de fouler aux pieds, comme indignes de la moindre attention, les lois divines et célestes. Désormais quelle sera donc notre excuse ! et comment mériter notre pardon, puisqu'après tant d'avertissements nous persistons dans notre criminelle habitude?
J'ai commencé à parler contre les jurements à la naissance de nos calamités; et voici que j'en entrevois le terme, tandis que je n'ai pu encore vous amener à l'observation de ce seul commandement. Comment donc demander à Dieu la délivrance de nos maux, lorsque nous ne pouvons nous astreindre même à un seul de ses préceptes? Comment nourrir l'espérance d'un heureux changement? Comment prier, et quel langage tenir au Seigneur? Une exacte fidélité à ses commandements nous rendra plus douce la joie de voir l'empereur se réconcilier avec notre cité. Mais si nous persévérions dans notre criminelle habitude, quelle honte et quelle confusion rejaillirait sur nous, puisque délivrés par le Seigneur d'un immense péril, nous serions encore aussi lâches à son service! Plût au ciel qu'il me fût possible de vous montrer l'âme d'un parjure! En voyant les plaies et les blessures dont ce péché la couvre, vous n'auriez plus besoin de mes avis, ni de mes pressantes exhortations. Car la vue de ces plaies parlerait plus haut que tous mes discours, et elle suffirait seule pour arracher à cette funeste habitude ceux mêmes, qu'elle y enchaîne le plus étroitement. Mais si vous ne pouvez voir cette âme des yeux du corps, du moins il vous est facile de vous en représenter par la pensée la honte, les souillures et la corruption. L'esclave qui est souvent frappé de verges, dit le Sage, en conserve les cicatrices; ainsi tout homme qui jure sans cesse par le nom de Dieu, ne peut être exempt de péché. (Eccli. XXIII, 11.) Car il est impossible, oui, il est impossible que la bouche qui s'habitue au serment, ne se parjure souvent. Je vous conjure donc tous d'extirper de vos âmes cette criminelle habitude, et de mériter cette autre couronne que je vous propose. Vous savez que selon la tradition les disciples de J.-C. reçurent dans Antioche le nom de chrétiens; eh bien ! faites aussi que tous proclament que cette même Antioche a voulu la première bannir de son enceinte l'habitude du jurement. Par là notre cité s'illustrera elle-même, et elle réveillera en toutes les autres une louable émulation, et de même que le nom de chrétien qui a pris naissance parmi nous, s'est répandu dans tout l'univers; de même en extirpant les premiers du milieu de vous la coutume du parjure, vous aurez pour disciples tous les peuples de la terre ; mais alors votre récompense s'accroîtra comme à l'infini par vos propres mérites et par la fidélité de ceux que vous aurez instruits. Jamais notre cité ne se couronnera d'un diadème plus glorieux, et jamais elle ne méritera mieux de conserver dans les cieux ce nom de métropole q u'elle possède sur la terre. Enfin ce sera pour nous un appui au jour du jugement, et un titre à la couronne de justice. Puissions-nous tous l'obtenir, par la grâce et la miséricorde de N.-S.-J.-C., avec qui gloire soit au Père et au Saint-Esprit, maintenant, et toujours, dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
QUINZIÈME HOMÉLIE.
ANALYSE. La crainte est utile, plus utile que le rire. — Développement de ce texte : Apprenez que vous marchez au milieu des piéges. (Eccli. IX, 20.) — Des moyens de nous garantir des dangers du monde. — Jurer est pire que de tuer. — Exhortation éloquente pour empêcher les fidèles de recourir aux serments.
l. Je devrais aujourd'hui, mes frères, et j'aurais dû samedi dernier parler du jeûne. A quoi bon, me direz-vous? dans les jours d'abstinence, il n'est pas besoin d'exhortation pour exciter à ce pieux exercice, la circonstance du temps y excite assez d'elle-même les plus indifférents. Oui, mais puisque plusieurs, avant d'entrer dans le jeûne, le préviennent et s'en dédommagent d'avance par les excès de la bouche, comme s'ils étaient à la veille d'éprouver les rigueurs d'un long siège, et que, lorsqu'ils sortent du jeûne, comme s'ils étaient délivrés d'une famine cruelle et d'une triste prison, ils courent à la table avec une ardeur indécente, se hâtant en quelque sorte de détruire par la débauche les fruits qu'ils ont pu recueillir de la tempérance, j'aurais dû alors et je devrais à présent parler de cette vertu. Cependant je n'en ai point parlé dernièrement, et je n'en parlerai point maintenant encore, parce que sans doute la crainte du malheur qui nous menace est suffisante pour vous instruire, et vaut mieux que toutes nos paroles et toutes nos exhortations. Eh ! quel est l'homme assez misérable pour s'abandonner à l'ivresse au milieu d'une pareille tempête? Quel est le coeur assez insensible, lorsque la ville est violemment agitée par la crainte, et menacée d'un triste naufrage, pour n'être pas sobre et attentif, pour n'être pas corrigé par le malheur des conjonctures plus efficacement que par tous les conseils et tous les discours? Non, la parole n'est jamais aussi puissante que la crainte, et nous n'en chercherons pas d'autres preuves que ce qui arrive présentement sous nos yeux. Combien ne nous sommes-nous pas épuisé en paroles, pour échauffer les âmes les plus froides, pour engager les chrétiens de cette métropole à s'éloigner des théâtres, et à renoncer aux excès qui s'y commettent ! ils ne s'en sont pourtant pas abstenus, et jusqu'à ce jour nous les avons vus courir aux spectacles illicites des danseurs, préférer les assemblées du démon aux nombreux concours de l'église de Dieu, et interrompre la gravité de nos chants par les clameurs insensées qui retentissent dans les jeux profanes. Mais aujourd'hui, sans qu'il ait été besoin de nos avis et de nos plaintes, les théâtres se sont fermés d'eux-mêmes, le cirque est devenu (74) désert, et tandis qu'auparavant plusieurs de nos fidèles y couraient malgré nous, tous maintenant les abandonnent et se réfugient dans nos églises, tous viennent y implorer le Dieu que nous adorons.
Vous voyez donc de quelle utilité est la crainte. Si la crainte n'était pas un bien, les pères ne donneraient pas des gouverneurs à leurs enfants, les législateurs ne donneraient pas des magistrats aux villes. Rien de plus affreux que l'enfer, mais rien de plus utile que la crainte de l'enfer, puisqu'elle nous obtient la couronne du royaume céleste. Où est la crainte, là ne se trouve pas l'envie; où est la crainte, l'amour des richesses ne vient pas troubler l'âme; où est la crainte, la colère s'apaise, les mauvais désirs sont réprimés, les passions déréglées sont bannies; et de même que, lorsqu'une maison est gardée sans cesse par une troupe de soldats, ni brigand, ni assassin, ni aucun autre malfaiteur n'ose en approcher : ainsi, lorsque la crainte s'empare de nos âmes, aucune passion déshonnête n'y entre facilement, toutes s'enfuient et se retirent, chassées de tous côtés par la force impérieuse d'une frayeur salutaire; et ce n'est pas le seul avantage qu'elle nous procure, nous en recueillons un bien plus grand fruit encore. Non seulement elle chasse de notre coeur les passions criminelles, elle y introduit même toutes les vertus avec une extrême facilité. Où est la crainte, là se trouvent l'empressement à faire l'aumône, la ferveur de la prière, les larmes sincères et abondantes, les gémissements pleins de componction. Non, rien ne consume davantage les péchés, rien ne fait plus accroître et fleurir la vertu que le sentiment d'une crainte continuelle : aussi est-on également éloigné, et de faire le bien lorsqu'on n'éprouve pas ce sentiment, et de faire le mal lorsqu'on l'éprouve.
Ne nous attristons donc pas aujourd'hui, ne nous laissons pas abattre par l'affliction présente, mais admirons les conseils de la sagesse divine, de cette sagesse qui a relevé et rétabli notre ville par les moyens mêmes dont le démon s'était servi pour la renverser. Le démon avait inspiré à quelques hommes pervers le projet d'outrager les statues de nos princes, afin que notre ville fût ruinée de fond en comble. Dieu a fait servir cet événement même à notre avancement dans le bien, il en a usé pour nous tirer de notre assoupissement par la
crainte de la peine dont nous sommes menacés; et les artifices mêmes du démon ont produit le contraire de ce que voulait cet esprit de malice. Notre ville se purifie de jour eu jour, les carrefours, les rues et les places n'offrent plus de femmes débauchées, ne retentissent plus de chansons obscènes. De quelque côté que l'on porte ses regards, on ne voit partout que des larmes salutaires au lieu de ris immodérés, on n'entend que des paroles de bénédiction et de sagesse au lieu de paroles libres et déshonnêtes. Toute la ville semble être devenue une église. Les boutiques sont fermées comme dans un jour de fête, on accourt à l'envi dans nos temples, on y passe les journées entières à prier, et tous les habitants, d'une commune voix, invoquent le Très-Haut avec la plus grande ferveur. Quel discours, quelle exhortation eût pu produire cet effet? Quel espace de temps eût pu amener ce changement heureux? Ainsi, rendons grâces au ciel de l'événement qui nous fait gémir; ne nous affligeons pas, ne nous désolons pas. Il est donc prouvé par ce que je viens de dire que la crainte est un bien.
2. Ecoutez Salomon raisonner sur cette même vérité, Salomon nourri dans les délices et revêtu du souverain pouvoir. Et que dit ce monarque? Il vaut mieux aller dans une maison de deuil que dans une maison de festin. (Ecclés. VII, 3.) Comment? que dites-vous? II vaut mieux aller dans un lieu qui n'offre que des larmes, des gémissements et des lamentations, des images de tristesse et de désespoir, que dans un lieu qui présente la joie des danses, le son des instruments, l'éclat des ris, tous les genres de délices, et tous les plaisirs de la table ! Oui, sans doute. — Pourquoi cela? — Pourquoi? C'est que l'un engendre des idées licencieuses, et que l'autre fait naître de sages réflexions. Quiconque se rend aux festins des riches, ne reverra plus sa maison avec le même plaisir. Ce n'est qu'avec peine qu'il retournera vers sa femme, qu'il s'assiéra à une table simple, montrant un air chagrin à ses serviteurs, à ses enfants, à toute sa maison, et sentant plus vivement sa pauvreté, parce qu'il la compare à l'opulence d'autrui. Ajoutez qu'il porte envie au riche qui l'invite à ses repas : en un mot, une pareille fréquentation ne produit rien de bon. Il n'en est pas de même lorsqu'on visite ceux qui sont dans la douleur et dans le deuil. Là on trouve matière à une foule de réflexions (75) utiles et chrétiennes. Dès qu'on entre dans la maison d'un mort, la vue d'un homme étendu sans vie et sans mouvement, la vue d'une femme qui se frappe la poitrine, s'arrache les cheveux, se déchire les joues, et s'abandonne à tout l'excès du désespoir ; cette vue resserre l'âme, la rend triste et sérieuse. Les parents et les amis du mort, assis l'un près de l'autre, gardent un morne silence, et tout ce que chacun peut dire à son voisin, c'est que nous ne sommes que néant et corruption, Or, quoi de plus sage que ces paroles? Quoi de plus raisonnable que de reconnaître la fragilité de notre existence, la perversité de notre nature, et la frivolité des biens de ce monde, que de faire entendre, sinon dans les mêmes termes, du moins dans le même sens, cette parole admirable et profonde de Salomon : Vanité des vanités, et tout n'est que vanité. (Ecclés. 1, 2.) Celui qui entre dans une maison de deuil, pleure aussitôt le malheureux qui n'est plus, quand même il serait son ennemi. Combien donc n'est-elle pas préférable à une maison où la joie éclate? Dans l'une l'ami même éprouve l'envie, dans l'autre l’ennemi même verse des larmes. Mais n'est-ce pas une disposition infiniment agréable à Dieu de ne pas nous réjouir du malheur des personnes qui nous ont fait du mal? Nous tirons encore du spectacle que nous offre une telle maison d'autres avantages qui ne sont pas inférieurs. On se rappelle ses fautes, on songe au tribunal redoutable devant lequel tous les hommes doivent paraître, et au compte qu'ils doivent y rendre : eût-on essuyé de la part des hommes une infinité de maux, eût-on dans sa maison mille chagrins, on en apporte chez soi le remède; on pense que soi-même on sera bientôt dans le même état, que les plus superbes y seront aussi, que toutes les choses présentes, agréables ou fâcheuses, sont passagères : on dépose donc tout sentiment de tristesse, d'envie, de haine; et, déchargé de ce fardeau, on revient chez soi plus libre et plus léger. Dès lors on devient plus doux, d'une humeur plus facile, on se montre plus honnête et plus sage, parce que la crainte des peines futures est entrée dans notre âme, et qu'elle y a consumé toutes les épines. Pénétré de cette vérité, Salomon disait qu'il vaut mieux aller dans une maison de deuil que dans la maison du riche qui célèbre un festin. De celle-ci l'on emporte un engourdissement funeste, de celle-là, une salutaire anxiété; l'une produit l'indifférence coupable, l'autre, la crainte, principe de toute vertu. Si la crainte n'était pas un bien, le Fils de Dieu ne parlerait pas si souvent des peines et des supplices d'une autre vie. La crainte est pour nous un rempart assuré, et une tour inexpugnable.
Nous avons d'autant plus besoin de sûreté et de défense, que nous sommes environnés d'un plus grand nombre d'embûches. Apprenez, dit le même Salomon dans ses préceptes de morale, apprenez que vous marchez au milieu des pièges, et sur le bord des précipices. (Ecclés. IX, 20.) Que de grandes leçons n'offrent pas ces paroles ! elles ne sont pas moins instructives que les premières; gravons-les donc chacun dans notre esprit, gardons-les dans notre mémoire; et elles nous garantiront du péché, mais étudions-en d'abord le sens profond. Le Sage ne dit pas : Considérez que vous marchez au milieu des piéges, mais: apprenez. Et pourquoi se sert-il de ce mot? C'est comme s'il disait Les piéges sont cachés; car nous disons qu'on nous tend un piège lorsqu'on ne cherche pas ouvertement à nous perdre, mais que l'on cache de toute part, sous des apparences perfides, la mort qu'on veut nous donner ou quelque tort qu'on veut nous causer : voilà pourquoi Salomon dit : Apprenez. Vous avez besoin de beaucoup de prudence et de circonspection. Les enfants couvrent de terre les pièges qu'ils tendent; c'est des plaisirs de la vie que le démon couvre les péchés; mais étudiez ses ruses, et apprenez à les connaître. Se présente-t-il un gain à faire, ne regardez pas seulement le gain, mais voyez s'il ne cache pas le péché et la mort; et s'il les cache, fuyez. S'offre-t-il une volupté et un plaisir, ne vous contentez pas de regarder le plaisir, mais examinez avec attention si cette amorce agréable ne recèle pas l'iniquité; et si elle la recèle, retirez-vous. Quelqu'un veut-il nous donner un conseil, nous flatter, nous ménager, nous promettre des honneurs ou quelque autre bien, examinons attentivement les choses, considérons si par hasard il ne résultera pas pour nous quelque dommage ou quelque péril, des conseils que l'on nous donne, des honneurs qu'on nous promet, ou des paroles flatteuses qu'on nous adresse, et ne nous jetons point dans l'embarras par une précipitation indiscrète.
Si l'on n'avait qu'un ou deux piéges à craindre, il serait aisé de s'en garantir; mais écoutez (76) comment Salomon s'exprime pour montrer combien ils sont multipliés. Apprenez, dit-il, que vous marchez au milieu des piéges. Il ne dit pas que vous marchez à côté des piéges, mais au milieu des piéges. Nous rencontrons partout des embûches et des précipices. On se rend dans la place publique, on y voit un ennemi, sa. seule vue irrite: on voit un ami comblé de gloire,, on est jaloux ; on voit un pauvre, on le méprise et on le dédaigne; un riche, on lui porte envie; on voit quelqu'un insulté, on se révolte; on se sent insulté soi-même, on s'emporte; on aperçoit une belle femme, ses attraits captivent. Vous voyez quelle foule de piéges ! voilà pourquoi le Sage vous dit: Apprenez que vous marchez au milieu des piéges; piéges dans votre maison, piéges à votre table, piéges dans vos sociétés. Souvent nous avons cru pouvoir hasarder parmi nos amis une parole imprudente qui a failli ruiner toute notre fortune. Examinons donc les choses avec l'attention la plus scrupuleuse. Souvent, faute d'être assez attentifs, notre épouse, nos enfants, nos amis, nos voisins, sont devenus pour nous des piéges.
3. Et pourquoi tous ces piéges, dira-t-on ? c'est afin que nous ne nous arrêtions pas sur la terre, mais que nous prenions notre essor vers le ciel. Tant que l'oiseau plane dans les régions supérieures, il n'est pas facile de le prendre; de même vous, tant que vous portez en haut vos regards, vous ne serez pas pris facilement dans un piège ou dans une embûche. Le démon est un oiseleur habile, placez-vous donc au-dessus de ses traits. Celui qui se place dans un lieu élevé, n'admirera aucun des biens de ce, siècle, et comme sur le sommet d'une haute montagne les cités et les places fortes nous semblent d'une extrême petitesse, et que les hommes qui marchent ne nous paraissent que des fourmis qui s'agitent; de même si vous vous élevez aux idées sublimes d'une philosophie sainte, rien ne pourra vous frapper sur la terre ; les richesses, la gloire, la puissance, les honneurs, tous les avantages de ce monde, vous paraîtront petits et méprisables. C'est ainsi que toutes les splendeurs de la vie présente paraissaient bien peu de chose à saint Paul, et qu'elles étaient à ses yeux plus inutiles que des êtres morts. C'est ce qui le faisait s'écrier : Le monde est crucifié pour moi (Gal. VI, 14) ; c'est ce qui lui faisait donner cet avis aux fidèles : Tournez vos pensées vers les choses
d'en-haut. (Colos. III, 1.) Que voulez-vous dire, grand apôtre, par les choses d'en-haut? Où sont-elles, ces choses? sont-elles dans la région où brille le soleil? Où se meut la lune? Non. — Où donc ? Où sont les anges, les archanges, les chérubins et les séraphins? — Non, pas encore, mais où Jésus-Christ est assis à la droite de Dieu son Père. (Coloss. III, 1.) Suivez le précepte de l'Apôtre, et n'oubliez jamais que, comme les ailes ne servent de rien à l'oiseau s'il est pris dans le filet, mais qu'alors il s'agite inutilement; de même, la raison ne vous sert de rien si vous êtes asservis à des désirs criminels, mais vous êtes toujours pris, quelles que soient vos vaines agitations.. Les ailes sont données à l'oiseau pour éviter de tomber dans le filet; la raison est donnée à l'homme pour se garantir des péchés.
Quelle excuse, quelle défense nous restera-t-il donc si nous sommes moins sages que des animaux sans raison? Un oiseau qui est tombé dans le filet et qui s'en est échappé, un cerf qui s'est engagé dans la toile et qui s'en est arraché, ne se laisseront plus prendre facilement par les mêmes artifices. L'expérience est un maître qui les instruit, et leur apprend à se tenir sur leurs gardes. Pour nous, souvent pris dans les mêmes piéges, nous y retombons toujours, et nous nous montrons moins prudents, moins attentifs que des animaux dépourvus de raison, nous qui avons reçu la raison en partage. Combien de fois la vue d'une femme ne nous a-t-elle pas fait éprouver mille peines, n'a-t-elle pas allumé chez nous une passion qui nous a cruellement tourmentés pendant plusieurs jours? Toutefois nous n'en sommes pas plus sages : avant qu'une première blessure soit guérie, nous nous jetons dans le même danger, nous nous laissons prendre par les mêmes attraits, le plaisir passager d'un simple regard nous livre à de longs et continuels tourments. Ne perdons pas de vue les paroles de Salomon; et nous pourrons nous garantir de tous les périls. La beauté de la femme est un piège dangereux; ou plutôt ce n'est pas la beauté de la femme, mais la liberté des regards. En effet, ce ne sont pas les choses que nous devons accuser, mais nous-mêmes, et notre défaut de vigilance. Ne disons pas qu'il n'y ait point de femmes, mais qu'il n'y ait point d'adultères. Ne disons pas qu'il n'y ait point de beauté, mais qu'il n'y ait point de fornication. Ne disons pas qu'il n'y ait point de table, mais (77) qu'il n'y ait point d'intempérance; car ce n'est pas la table, mais notre indiscrétion, qui fait l'intempérance. Ne disons pas : Tous les maux viennent de -la nécessité de boire et de manger. Non, ce n'est point de là qu'ils viennent, mais de notre imprudence et de notre gourmandise. Le démon ne buvait ni ne mangeait, et l'orgueil l'a précipité du haut des cieux; saint Paul buvait et mangeait, et son humilité l'a transporté dans le ciel. Par combien de personnes n'entends-je pas dire : Qu'il n'y ait point de pauvreté? Fermons la bouche à ceux qui se permettent de pareilles plaintes, ou plutôt de pareils blasphèmes. Disons-leur qu'il n'y ait point de faiblesse d'âme; car la pauvreté a procuré au monde une infinité de biens, et sans elle les richesses seraient inutiles. N'accusons donc ni la pauvreté ni les richesses, qui peuvent devenir entre nos mains, si nous le voulons, des instruments de vertu. Un soldat courageux signale sa bravoure de quelque arme qu'il se serve; de bonnes et de mauvaises armes embarrassent également le soldat lâche et timide. Pour vous convaincre de cette vérité, rappelez-vous Job qui a été successivement riche et pauvre, et qui, se servant de la richesse et de la pauvreté comme d'une arme, a triomphé par l'une et par l'autre. Dans l'opulence, il disait: Ma maison a toujours été ouverte au voyageur (Job, XXXI, 32) ; tombé dans l'indigence, il disait : Dieu me l'a donné, Dieu me l’a ôté. (Job, I, 21.) Dans le premier état, il signalait sa charité; dans le second, il montra toute sa magnanimité. Vous, de même, êtes-vous riche, distinguez-vous par l'aumône; êtes-vous devenu pauvre, montrez de la patience et du courage. Ni la pauvreté ni les richesses ne sont un mal; elles ne le deviennent que parla disposition de celui qui est pauvre ou riche.
4. Apprenons donc aux chrétiens à mieux juger des choses, et à ne pas calomnier les oeuvres de Dieu, mais à condamner la volonté perverse de l'homme. Les richesses ne peuvent servir à un coeur faible, la pauvreté ne nuira jamais à une grande âme. Reconnaissons donc les piégés qui nous sont tendus, et ayons soin de nous en éloigner; reconnaissons les précipices qui nous environnent, et n'en approchons pas.
La plus grande sûreté pour nous est de ne pas fuir seulement le péché, mais ces actions qui nous jettent dans le péché, quoiqu'elles paraissent indifférentes. Je m'explique. Les ris et les plaisanteries, sans paraître des péchés en eux-mêmes, conduisent au péché. Souvent les ris produisent les paroles déshonnêtes, et les paroles déshonnêtes des actions plus déshonnêtes encore ; souvent-, des ris et des paroles, on en vient aux injures ; des injures, aux coups ; et des coups, aux meurtres. Voulez-vous donc vous garantir des grandes chutes, n'évitez pas seulement les paroles et les actions déshonnêtes, les coups et les meurtres, mais les ris immodérés et les propos qui les font naître, puisqu'ils sont le principe et l'origine de tous ces maux. Voilà pourquoi saint Paul dit aux fidèles : Ne vous permettez jamais des propos insensés et bouffons (Ephés. V, 4) ; car si ces propos paraissent des bagatelles, ils sont la source des plus tristes désordres. De même, quoique la somptuosité de la table ne 'paraisse point un crime, elle engendre cependant l'ivresse, la fureur, les injustices, les rapines. Pour fournir au luxe des repas et au plaisir de la bonne chère, on n'épargne ni vols ni brigandages, on se livre à mille excès et à mille violences. Si donc vous fuyez le luxe et la bonne chère, en retranchant de loin le principe d'iniquité, vous avez supprimé la cause des injustices, des rapines, de l'ivresse, de tous les maux qui en sont les effets. Voilà pourquoi saint Paul disait encore qu'une veuve qui vit dans les délices était morte toute vivante. (I Tim. V, 6.) Les spectacles, les combats de chevaux, le jeu, ne semblent pas à plusieurs des péchés réels ; et ils introduisent dans le monde une foule de maux. La fréquentation des spectacles engendre la fornication, la débauche, tous les excès de la licence et du désordre. Le plaisir à regarder les combats de chevaux enfante les querelles, les injures, les coups, les outrages, de mortelles inimitiés. L'amour du jeu produit souvent les blasphèmes, les pertes de biens, les emportements, les invectives, et mille autres effets plus tristes encore. Ne fuyons donc pas seulement les péchés, mais ces actions qui, quoiqu'elles paraissent innocentes, conduisent insensiblement au péché. Celui qui marche le long d'un précipice, quoiqu'il n'y tombe pas encore, tremble, et souvent la frayeur le trouble et l'y fait tomber. De même celui qui ne fuit pas le péché de loin, mais qui marche près du péché, vivra dans la crainte , et souvent tombera dans le péché. Celui qui regarde avec trop d'attention la (78) femme de son prochain, quoiqu'il ne la déshonore pas, la convoite, et devient réellement adultère, suivant la parole de Jésus-Christ (Matth. V, 28) : on ne passe que trop souvent du désir à l'action, et l'on consomme le crime. Ainsi éloignons-nous du péché le plus qu'il nous est possible. Voulez-vous vivre avec sagesse, ne fuyez pas seulement l'adultère, mais les regards trop libres ; voulez-vous être loin des paroles déshonnêtes, ne fuyez pas seulement les paroles déshonnêtes, mais les ris excessifs et les moindres désirs; voulez-vous être éloigné du meurtre, fuyez les injures; voulez-vous éviter l'ivresse, fuyez le luxe et les dépenses de la table, coupez le vice dans sa racine. L'intempérance de la langue est un grand piège. Les lèvres de l'homme, dit le Sage, sont pour lui un piège dangereux, et ses propres paroles causent sa perte. (Prov. VI, 2.)
5. Réprimons donc principalement notre langue, interdisons-nous les invectives, les médisances, les propos insolents et obscènes, et l'usage criminel des serments; car le fil de mon discours me conduit encore à vous donner cette instruction. Cependant je vous annonçai hier que je ne vous parlerais plus de ce précepte, parce que je vous en avais déjà entretenus suffisamment à plusieurs reprises. Mais que voulez-vous ? jusqu'à ce que je vous voie corrigés, je ne puis renoncer à vous donner des conseils. Quoique saint Paul eût dit aux Galates : Je ne veux plus m'occuper d'aucun de vous (Gal. VI, 17), on le voit néanmoins reparaître au milieu d'eux et les entretenir encore. Telles sont les entrailles d'un père; il annonce qu'il va abandonner ses enfants, et il ne les abandonne pas jusqu'à ce qu'il les voie changer de conduite.
Vous avez entendu aujourd'hui le Prophète parler des serments. J'ai regardé, dit-il, et mes yeux ont aperçu une faux volante, longue de vingt coudées et large de dix. Le Seigneur m'a dit : Que vois-tu ? Je vois, lui ai-je dit, urne faux volante, longue de vingt coudées et large de dix. Elle entrera, dit le Seigneur, dans la maison de celui qui jure par mon nom, elle s'y arrêtera, et détruira les bois et les pierres. (Zach. V, 1, 2 et 4.) Que veulent dire ces paroles, et pourquoi la peine qui suit les serments est-elle représentée sous la figure d'une faux, et d'une faux volante ? C'est afin de vous faire sentir que la punition est certaine et inévitable. On pourrait se soustraire à une épée volante; mais qui pourrait échapper à une faux qui comme une corde funeste enveloppe le cou de l'homme? Et si cette faux a des ailes, peut-il rester quelque espoir de salut ? Mais pourquoi détruit-elle les bois et les pierres de la maison du parjure ? C'est afin que son châtiment instruise les autres. Comme la terre, lorsqu'il ne sera plus, doit couvrir son corps, sa maison détruite et les ruines de sa demeure avertiront les passants qui les verront de ne pas se permettre le même crime, s'ils craignent de subir la même peine : elles resteront toujours pour s'élever sans cesse contre le mort et pour l'accuser. L'épée n'est pas aussi perçante que le parjure; le coup que porte le parjure est plus mortel que celui du glaive. L'homme qui ne craint pas de se parjurer est déjà mort, quoiqu'il paraisse vivant, il a déjà reçu le coup fatal. Et comme le criminel à qui on a lu sa sentence, et mis la corde au cou, avant de sortir de la ville, d'arriver au lieu de son supplice, et de voir le bourreau s'emparer de lui, est déjà mort au sortir du tribunal : il en est de même de celui qui se parjure.
Pénétrés de cette réflexion, n'exigeons pas de nos frères le serment. Eh quoi ! vous faites jurer votre frère sur la table sainte ! vous l'immolez sur l'autel même où Jésus-Christ s'immole pour lui l Les brigands assassinent dans les chemins; vous, vous égorgez un fils sous les yeux de sa mère, en cela bien plus coupable que le meurtrier d'Abel l Caïn a tué son frère dans un désert et ne lui a enlevé qu'une vie périssable. vous, c'est dans l'église même que vous tuez votre frère, que vous lui portez le coup d'une mort éternelle ! L'église est-elle faite pour nos serments, et non pour nos prières? La table sainte est-elle dressée pour que nous y fassions jurer nos frères? elle est dressée pour expier nos crimes, et non pour les sceller et les ratifier. Si vous ne respectez rien, respectez au moins le livre que vous présentez à celui dont vous exigez le serment. Ouvrez cet Evangile que vous avez entre les mains, sur lequel vous voulez qu'il jure, voyez ce qu'y dit Jésus-Christ du serment., tremblez, et retirez-vous. Que dit donc Jésus-Christ du serment dans l'Evangile? Je vous dis de ne jurer pour aucune raison. (Matth. V, 34.) Et vous, ô folie ! ô fureur ! vous prenez à témoin du serment la loi même qui défend le serment ! C'est comme si on voulait prendre pour complice d'un meurtre le législateur même qui défend le meurtre. Je ne gémis, je ne pleure pas (79) autant, lorsque j'apprends que des hommes ont été égorgés dans les chemins, que je gémis, que je pleure, que je frissonne, lorsque je vois un fidèle approcher de la table sainte, poser la main sur l'Evangile, et jurer sur ce livre vénérable. Quoi donc ! vous disputez une somme douteuse, et vous faites périr une âme ! Le gain que vous espérez équivaudra-t-il jamais an dommage que vous causez à votre âme et à celle de votre frère? Si vous le croyez sincère et véridique, n'exigez pas de lui le serment. Si vous êtes convaincu que c'est un fourbe et un homme sans foi, ne le forcez pas de se parjurer. Je veux, direz-vous, me donner une pleine assurance. Mais c'est en n'exigeant pas le serment que vous vous donnerez cette assurance; car après l'avoir exigé, vous rentrerez dans votre maison, poursuivi par le remords, et par cette réflexion pénible: N'ai-je pas exigé en vain de mon frère le serment? ne s'est-il pas parjuré? ne suis-je pas la cause de son parjure? Au lieu que si vous n'exigez pas le serment, vous emporterez avec vous une grande consolation, vous rendrez grâces au Seigneur, et vous direz: Dieu soit béni ! je me suis contenu moi-même, je n'ai pas exigé le serment en vain et au hasard; périsse tout l'or, périssent toutes les richesses de la terre, pourvu que je sois assuré que je n'ai pas enfreint la loi et que je ne l'ai pas fait enfreindre à un autre !
Pensez à celui pour l'amour duquel vous n'avez pas exigé le serment, et cela suffira pour vous procurer satisfaction et consolations. Souvent dans une querelle violente nous supportons patiemment les plus grands outrages, et nous disons à celui qui nous insulte et qui nous frappe: Tu es un malheureux; je pourrais me venger de tes injures, repousser tes violences, mais ton protecteur me retient, lui seul arrête ma main : et cela suffit pour notre satisfaction. Ainsi, lorsque vous êtes dans le dessein d'exiger le serment, contenez-vous vous-même, empêchez de jurer celui qui était prêt à le faire; dites-lui : Je pourrais vous faire jurer, mais Dieu me défend d'exiger le serment; c'est lui qui me retient. Cela suffit pour la gloire du législateur, pour votre propre sûreté, et pour l'effroi de celui qui a accepté le serment. Oui, lorsqu'il verra que nous craignons de faire jurer les autres, il redoutera bien plus lui-même de se porter à jurer. Pour vous, si vous lui adressez les paroles que je vous dicte, vous vous en retournerez dans votre maison avec une pleine assurance. Ecoutez donc les préceptes de Dieu, afin que lui-même écoute vos prières. Vos paroles seront écrites dans le ciel, elles se présenteront au jour du jugement, elles plaideront pour vous, et couvriront la multitude de vos péchés.
Mais ce n'est pas seulement dans cette circonstance que nous devons agir d'après ce principe: nous devons l'appliquer à toutes les autres; et lorsque nous voulons faire pour Dieu un bien qui doit nous porter quelque préjudice, ne regardons pas seulement le préjudice qui en résultera, mais l'utilité que nous retirerons de ce que nous aurons fait pour Dieu. Par exemple, on vous a fait un outrage, supportez-le patiemment; et vous le supporterez patiemment et avec douceur, si vous pensez non pas à l'outrage, mais à la Majesté de celui qui vous ordonne de le souffrir avec patience. Vous avez fait l'aumône, songez moins à l'argent que vous avez sacrifié pour une bonne oeuvre, qu'aux fruits que vous recueillerez de ce sacrifice. On vous a fait tort dans votre fortune, rendez grâces à Dieu, et considérez, non la peine causée par le dommage que vous avez essuyé., mais l'avantage qui vous revient d'en rendre grâces à Dieu. Si nous réglons ainsi notre âme, aucun des maux de cette vie ne nous affligera, et les accidents les plus fâcheux nous deviendront profitables. les pertes, les afflictions, les insultes, nous seront plus douces et plus précieuses que les richesses, les plaisirs et les honneurs. Les événements les plus contraires tourneront à notre avantage, nous jouirons dans ce monde d'une paix parfaite, et nous obtiendrons dans l'autre le royaume des cieux. Puissions-nous y parvenir, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui et avec qui la gloire, l'honneur et l'empire soient au Père et à l'Esprit-Saint, maintenant et toujours, dans tous les siècles des siècles! Ainsi soit-il.
SEIZIÈME HOMÉLIE.
ANALYSE. Sur le bruit que des soldats étaient arrivés, le peuple avait été saisi d'effroi, et le gouverneur de la ville, accourant à l'église, s'était hâté de rassurer les esprits. — Saint Chrysostome en prit occasion de reprocher à ses auditeurs cette faiblesse qui avait eu besoin des encouragements d'un païen, et il leur déclare que sans les ordres de ses supérieurs, il n'eût pu se décider à. continuer ses instructions, tant il se sentait profondément humilié de leur conduite. — Il s'élève ensuite contre l'habitude du jurement, et dit qu'il vaut mieux perdre quelque chose de ses droits que violer cet auguste et divin commandement : tu ne jureras pas . — Puis, comme on avait lu l'épître de saint Paul à Philémon, il relève le titre d'enchaîné que s'y donne l'Apôtre, et montre tout ce que des fers portés pour Jésus-Christ renferment d'honorable et de glorieux. — S'objectant à lui-même que saint Paul, parlant à Festus, semble rougir de ses chaînes, il répond qu'il ne parlait ainsi que par condescendance pour ce gouverneur, qui, peu instruit de nos mystères, se serait effrayé, si on lui eût proposé le christianisme avec toutes ses rigueurs. — Le chrétien doit, à l'exemple de l'Apôtre, aimer les souffrances qui seront son titre à la gloire éternelle. — Et comme l'on était déjà à la troisième semaine du carême, il souhaite que ses auditeurs fassent moins attention au temps écoulé, qu'aux progrès qu'ils ont faits dans la vertu et principalement dans la correction de la criminelle habitude des jurements.
1. Je loue la prudence du gouverneur qui voyant la ville pleine de trouble, et apprenant que tous les habitants voulaient s'enfuir, est accouru ici, a dissipé vos craintes et ranimé vos bonnes espérances. Mais je suis honteux et confus pour vous de ce qu'après nos longs et fréquents discours, il a été nécessaire que la parole d'un étranger vous rassurât. Oui, j'aurais souhaité que la terre m'engloutît dans ses abîmes, lorsque je l'entendais tour à tour rassurer et blâmer votre folle panique. Fallait-il donc que vous reçussiez cette leçon d'un infidèle, vous qui devriez être son maître? Car l'Apôtre ne permet pas qu'un chrétien appelle son frère en jugement devant les infidèles (I Cor. I, 6) ; et vous qui avez si souvent recueilli les instructions de vos pères, vous avez eu besoin qu'un étranger vînt calmer vos frayeurs. Voilà donc pourquoi des méchants et des vagabonds ont troublé toute la cité, et en ont précipité les habitants dans une fuite honteuse. Mais de quel oeil désormais regarderons-nous les infidèles, nous si lâches et si timides? que leur dire, et comment les rassurer au milieu de nos maux, quand nous nous sommes montrés dans cette circonstance plus timides que des lièvres? Eh ! que faire? me direz-vous; car nous sommes hommes. Et c'est parce que vous êtes des hommes et non de vils animaux que vous ne deviez pas vous effrayer. L'animal s'épouvante au moindre bruit, parce qu'en lui la raison ne saurait combattre la crainte; mais vous, ô homme orné de raison et de prudence, comment vous laissez-vous aller à cette même timidité ?
On vous dit que des soldats armés marchent contre la ville : loin de vous troubler à cette nouvelle, fléchissez le genou devant le Seigneur, (81) répandez devant lui vos prières, vos gémissements et vos craintes, et il vous garantira du péril. C'est ainsi que le saint homme Job, sous la pression successive des plus affreux malheurs, et sous le coup de la mort de tous ses enfants, ne fit point entendre les cris ni les murmures du désespoir. Mais il se tourna vers la prière, et sut encore bénir le Seigneur. Imitez ce grand exemple, et si l'on vous dit que des soldats armés entourent la ville, et s'apprêtent à la piller, que Dieu soit votre refuge, et dites : Le Seigneur a donné, le Seigneur a retiré; comme il a plu au Seigneur, ainsi il a été fait. Que le nom du Seigneur soit à jamais béni! (Job, I, 21.) L'épreuve du malheur n'ébranla point la constance de Job, et son appréhension seule vous renverse. Quelle estime peut-on donc faire de notre courage? un chrétien doit braver la mort, et un faux bruit nous épouvante, un esprit effrayé accueille les craintes les plus chimériques, et les alarmes les moins fondées. Mais un esprit calme et paisible conjure même les maux réels. Considérez le pilote au milieu de la tempête, la mer mugit, les nuées s'amoncèlent, la foudre éclate, et sur le navire règnent le trouble et la confusion. Cependant il se tient tranquillement assis au gouvernail, et d'une main assurée dirige son navire qu'il arrache aux flots et à l'orage. Imitez cette conduite; et si vous jetez en Dieu l'ancre de la sainte espérance, elle vous rendra fermes et inébranlables.
Tout homme, dit J-C., qui entend mes paroles, et ne les accomplit pas, sera semblable à l’insensé qui a bâti sa maison sur le sable. La pluie est descendue, et les fleuves sont venus, et les vents ont soufflé et se sont précipités sur cette maison, et elle est tombée, et sa ruine a été grande. (Matth. VII, 26, 27.) Vous voyez donc que le désastre et le malheur de cet homme sont attribués à sa folie; et peu contents de lui ressembler à cet égard, nous devenons plus insensés encore, car sa maison ne s'est écroulée que sous l'effort des fleuves, des pluies et des vents; nous, au contraire, sans attendre ni l'impétuosité des pluies, ni l'inondation des fleuves, ni le choc des vents, et avant même d'avoir ressenti le moindre mal, nous tombons effrayés et renversés par une seule parole; et soudain toute notre philosophie s'évanouit. Comprenez donc quels sont aujourd'hui mes sentiments, et combien je rougis de votre faiblesse; comprenez combien je me sens humilié et couvert de confusion. Oui, si mes supérieurs ne m'avaient comme fait violence, je n'eusse osé ni paraître dans cette chaire, ni vous adresser la parole, parce que je suis tout honteux de votre pusillanimité. En ce moment même je n'ai pas encore recouvré toute la liberté de mon esprit, tant la confusion et la douleur oppressent mon âme ! Et qui ne se sentirait enflammé d'une juste indignation, en voyant qu'en dépit de toutes mes exhortations il a été nécessaire qu'un infidèle vînt relever votre courage, et vous apprendre à mépriser ces vaines alarmes? Priez donc le Seigneur qu'il daigne délier lui-même ma langue pour que je vous annonce sa parole; puissé-je aussi dissiper une profonde tristesse, et reprendre quelque énergie ! car la honte dont me couvre votre lâcheté m'a presqu'entièrement abattu.
2. Je vous ai parlé, mes chers frères, dans notre dernier entretien, des piéges qui nous environnent, de la crainte et de la tristesse, de la douleur et de la joie, et de cette faux qui vole dans les airs, et vient frapper la maison du parjure (Zach. V, 1) ; de tout ce discours retenez principalement cette image d'une faux qui vole dans les airs, qui frappe la maison du parjure, qui en disperse les pierres et les bois, et qui la détruit entièrement; n'oubliez pas aussi qu'il est contraire au bon sens de jurer par l'Evangile, puisque l'Evangile défend le serment. Il vaut donc mieux perdre quelque chose de ses droits pécuniaires que d'exposer le prochain à un faux serment. D'ailleurs ce désintéressement tournera à la gloire de Dieu; et parce que vous pourrez lui dire Seigneur, je n'ai point, à cause de votre saint nom, déféré le serment au méchant qui me fait tort, il reconnaîtra cet hommage par d'abondantes bénédictions sur la terre et dans le ciel.
Rapportez ces avis à ceux qui ne les auraient pas entendus, et observez-les vous-mêmes; je sais bien qu'ici vous êtes très-réservés, et que vous laissez votre criminelle habitude à la porte de ce saint lieu. Mais je ne me contente point de vous voir ici modestes et retenus. Je veux que vous conserviez au dehors les impressions de piété reçues dans cette enceinte, car c'est surtout au dehors qu'elles vous sont nécessaires. Ceux qui viennent puiser aux fontaines publiques, se gardent bien de vider leurs seaux en revenant à la maison; mais ils les y rapportent avec précaution, de peur que toute (82) leur fatigue ne devienne inutile. A leur exemple, conservez dans l'enceinte de vos demeures un fidèle souvenir de nos instructions. Car si, rassasiés ici du pain de la parole sainte, vous rentrez dans vos maisons vides et affamés, votre âme est comme un vase qui laisse perdre l'eau, et l'abondance du festin spirituel vous devient inutile. L'athlète se reconnaît dans les combats du cirque et non dans les exercices du gymnase : et vous aussi, montrez au dehors votre piété par vos oeuvres bien plus que par votre religieuse attention dans cette enceinte. Aujourd'hui vous applaudissez à mes paroles, mais c'est lorsque vous serez tentés de jurer, qu'il faudra vous les rappeler. Et quand vous serez fidèles à observer en ce point la loi divine, je vous formerai à la pratique de vertus plus excellentes.
Au reste, voilà deux ans que je vous adresse la parole, et je n'ai pu encore vous expliquer cent lignes des saintes Écritures. La cause en est que vous avez besoin que je vous explique vos devoirs particuliers, et vos obligations domestiques, en sorte que la plus, grande partie de nos entretiens est consacrée à corriger vos moeurs. Il ne devrait pas en être ainsi; à vous le soin de vous avancer dans la vertu, et à moi celui de vous expliquer le sens de l'Écriture. Mais tout au plus aurais-je dû y donner un seul jour, car le sujet est toujours le même, et il n'exige point, pour être convenablement développé , une longue et difficile préparation. Quand Dieu parle, la raison humaine doit se taire. Or Dieu a dit: Vous ne jurerez point. (Math. V, 34). Ne venez donc point me demander les motifs de ce commandement. C'est un édit royal; et celui qui l'a porté en connaît les graves raisons. Si le serment nous eût été utile, le Seigneur ne l'eût ni défendu ni prohibé. Les princes promulguent des lois; et toutes ne sont pas également utiles, parce qu'ils sont hommes, et qu'ils ne peuvent comme Dieu, ne rien ordonner quine soit parfaitement juste. Et cependant nous nous y soumettons pour tout ce qui concerné les mariages, les testaments, et les ventes et achats d'esclaves, de maisons et de propriétés. En un mot, dans toutes les transactions nous ne suivons pas notre propre volonté, et nous l'abaissons devant les prescriptions de la loi. Ainsi nous ne sommes point maîtres de disposer de nos biens à notre gré; mais il faut se conformer à la loi, et tout ce qui se fait en dehors de ses dispositions est nul, et de nul effet. Eh quoi ! si nous avons donc tant de respect pour les lois d'un homme, foulerons-nous aux pieds celles de Dieu? Et un tel mépris serait-il digne de grâce et de pardon? Dieu nous a dit: Vous ne jurerez point. Ah ! ne détruisez pas sa loi par des oeuvres toutes contraires, et votre vie s'écoulera dans une paisible tranquillité.
3. Mais c'est assez parler sur ce sujet, et je veux terminer notre entretien par quelques réflexions sur un passage de l'Épître de saint Paul à Philémon, épître qu'on vient de nous lire. Or voici ce passage : Paul enchaîné pour Jésus-Christ, et Timothée son frère. (Philé. I, 1.) Les titres d'honneur de Paul ne sont point sa dignité d'apôtre, mais ses liens et ses fers. Oui, ils sont véritablement pour lui des titres d'honneur. Sans doute il pouvait en présenter d'autres qui ne sont pas sans gloire, son ravissement jusqu'au troisième ciel, son entrée dans les parvis célestes, et les paroles ineffables qu'il lui fut donné d'entendre. Et néanmoins il leur préfère ses chaînes, car au-dessus de toutes ces faveurs , elles le rendaient illustre et glorieux. Et comment? parce que ces faveurs sont de la part du Seigneur des dons gratuits, et que les fers et les chaînes sont dans le serviteur de Dieu une preuve de son zèle et de ses souffrances. C'est ainsi que le véritable ami préfère donner des témoignages d'amitié plutôt que d'en recevoir. Non, un roi s'enorgueillit moins de son diadème que Paul ne se réjouissait de ses chaînes, et certes c'était avec raison. Car le diadème n'est qu'un simple ornement de tête, tandis que les chaînes portées pour Jésus-Christ sont une brillante parure et une grande sûreté. Le diadème est souvent fatal à ceux qui le portent; il leur attire des envieux; et c'est lui qui excite l'ambition des usurpateurs. Ajoutez encore que dans les combats il expose à un danger si imminent que les rois le, déposent et le quittent. L'histoire nous raconte en effet qu'il n'est pas rare de voir des rois ne s'élancer dans la mêlée qu'après s'être dépouillés des insignes de la royauté, tant;il est périlleux de porter une couronne ! Mais les chaînes n'offrent aucun danger semblable, et n'amènent qu'un résultat tout contraire. Elles sont un bouclier et une défense contre les démons et les puissances ennemies; et elles n'enlacent celui qui les porte que pour le mettre à l'abri de leurs attaques.
Nous voyons que les magistrats portent les (83) noms de leurs charges, et même qu'ils les conservent quand ils en sont sortis. Ainsi ils s'appellent l'un ancien consul, et l'autre ancien préfet. C'est à leur exemple que l'Apôtre prend le titre d'enchaîné. Et certes il le fait avec juste raison, car les charges ne sont pas toujours une preuve du mérite personnel; et souvent on les obtient par la puissance de l'argent, ou par les brigues de ses amis. Mais les fers que porte l'Apôtre proclament l'excellence de sa vertu, et dénotent son ardent amour pour Jésus-Christ. Bien plus, les magistratures de la terre passent rapidement, tandis que la gloire de ces nobles chaînes sera éternelle. Nous comptons plusieurs siècles depuis la captivité de Paul, et le laps des années n'a fait que la rendre plus illustre. Au contraire, le silence de l'oubli a couvert les divers consuls qui se sont succédés, et leurs noms même sont ignorés. Mais celui de Paul, enchaîné pour Jésus-Christ, vit encore au milieu de nous. Que dis-je? il est connu des peuples les plus barbares, des Scythes et des Indiens ; il résonne sur les plages les plus éloignées du continent, et il n'est pas une contrée du monde où le voyageur ne l'entende prononcer, et ne le retrouve sur toutes les lèvres. Et faut-il s'étonner qu'à l'envi la terre et les mers redisent ce nom, puisque dans les cieux Dieu lui-même l'honore, et que les anges, les archanges et les vertus célestes lui applaudissent?
Et quelles étaient donc ces chaînes qui entourent de tant de gloire celui qui les porta? Elles étaient de fer; mais la grâce de l'Esprit-Saint en faisait comme une guirlande de fleurs, parce qu'il en était lié pour le nom du Christ. O prodige ! les serviteurs sont enchaînés, le Maître est attaché à une croix et la prédication de l'Evangile s'accroît de jour en jour. Ainsi les obstacles se sont changés en moyens de diffusion; et la croix et les fers qui naguère encore étaient maudits et rejetés, sont devenus des signes de salut. En sorte qu'à nos yeux l'or est moins précieux qu'une chaîne de fer, non sans doute en elle-même, mais par la cause et le motif de la captivité. Cependant je prévois une objection que je vais vous exposer, et pour la solution de laquelle je réclame votre attention. Voici d'abord l'objection : Paul comparaissant devant le proconsul Festus et le roi Agrippa, se justifia des diverses accusations que les Juifs portaient contre lui. Il raconta donc comment Jésus-Christ lui était apparu; comment il avait entendu sa voix auguste, comment l'éclat de la lumière qui l'avait frappé de cécité, avait dissipé l'aveuglement de son esprit, comment il était tombé et s'était relevé, et comment il entra dans la ville de Damas, étant tout ensemble libre et prisonnier. Il passa ensuite à la loi et aux prophètes, et prouva la vérité de leurs prédictions. Aussi le roi Agrippa fut-il fortement ébranlé, et peu s'en fallut que l'Apôtre ne l'attirât au christianisme.
4. Car tels sont les saints : ils songent peu à se délivrer eux-mêmes, et ils n'omettent rien pour gagner leurs persécuteurs. C'est ce qu'on vit alors. Paul est admis à se justifier, et son juge devient presque son disciple. Au reste le roi en convint lui-même, puisqu'il lui dit : Peu s'en faut que vous ne me persuadiez de me faire chrétien. (Act. XXI, 28.) Voilà l'exemple que vous deviez donner aujourd'hui au gouverneur de cette ville. Vous deviez lui faire admirer votre grandeur d'âme, votre résignation et votre calme. De son côté il eût été édifié du bon ordre de nos assemblées; il eût goûté la parole sainte, et tout lui eût appris quelle différence sépare les chrétiens des infidèles. Mais revenons à notre sujet. Lorsqu'après avoir entendu l'Apôtre, le roi Agrippa se fût écrié : Peu s'en faut que vous ne me persuadiez de me faire chrétien, Paul reprit : Plût à Dieu que non-seulement il ne s'en fallût guère, mais qu'il ne s'en fallût rien du tout que vous, et tous ceux qui m'écoutent présentement, devinssiez tels que je suis, à la réserve de ces chaînes. (Act. XXVI, 29.)
Que dites-vous, ô Paul? Un jour vous écrivez aux Ephésiens : Je vous conjure, moi qui suis dans les chaînes pour le Seigneur, de marcher dignement dans l'état où vous avez été appelés. (Ephés. IV, 1.) Parlant à Timothée vous lui dites : Je souffre pour Jésus-Christ jusqu'à être dans les chaînes comme un criminel ; et écrivant à Philémon, vous prenez le titre de prisonnier du Christ. ( II Tim. II , 9 ; Philém. I, 14.) Quand vous disputez contre les Juifs vous dites : C'est pour l'espérance d'Israël que je porte ces chaînes; et dans l'épître aux Philippiens, vous reconnaissez que plusieurs parmi les frères, encouragés par vos liens, sont devenus plus hardis à annoncer la parole de Dieu sans crainte. (Act. XXVIII, 20; Philip. I, 14.) Ainsi vous portez toujours et partout vos chaînes, vous montrez complaisamment vos fers, et vous vous en (84) glorifiez. Mais lorsque vous comparaissez devant vos juges, vous oubliez cette divine sagesse, et au lieu d'une parole libre et généreuse, vous dites : Je souhaiterais que vous devinssiez chrétiens, à la réserve de ces chaînes ! Eh quoi ! si ces chaînes vous sont un titre de gloire, et si elles inspirent une sainte hardiesse pour annoncer l'Evangile, comme vous le reconnaissez à l'égard de plusieurs d'entre les frères, pourquoi, loin de vous en glorifier devant vos juges, semblez-vous les trouver dures et déshonorantes?
Voilà l'objection, et je me hâte d'y répondre. Ce langage n'accusait point en l'Apôtre un esprit inquiet, ni un coeur timide; il révélait au contraire une profonde sagesse, et une admirable prudence. Comment? Je vais le dire. Festus, auquel il s'adressait, ainsi qu'au roi Agrippa, était païen et infidèle, et par conséquent peu instruit de nos mystères. Il ne voulait donc point l'effrayer tout d'abord. Mais il se conformait dès lors à cette règle qu'il devait poser plus tard : J'étais avec ceux qui n'avaient pas la loi, comme si je ne l'avais pas eue moi-même. (I Cor. IX, 21.) Si Festus, se disait-il à lui-même, entend parler de chaînes et de persécutions, il se rebutera soudain, parce qu'il n'en connaît ni la force, ni la douceur: Qu'il devienne d'abord chrétien; et dès qu'il aura goûté la parole sainte, il courra lui-même au-devant des fers. Jésus-Christ a dit : Personne ne joint un morceau de drap neuf à un vieux vêtement, car le neuf emporterait une partie du vêtement, et le déchirerait davantage. Et l'on ne met point du vin nouveau dans des outres vieilles, parce qu'elles se rompent. (Matth. IX, 16, 17; Marc, II, 21, 22 ; Luc, V, 36, 37.) Or ce gouverneur est ce vieux vêtement et cette outre vieille ; la foi et la grâce de l'Esprit-Saint ne l'ont point encore renouvelé. Il est donc encore faible et terrestre; il aime le monde, il en recherche les vanités, et n'ambitionne que la gloire de la vie présente. C'est pourquoi si dès l'abord il entend dire que la profession du christianisme lui réserve la prison et les fers, il rougira de devenir chrétien, et rejettera ma prédication. Telles furent les pensées de l'Apôtre, et de là cette parole : A l'exception de mes chaînes. Non certes qu'il en rougît, à Dieu ne plaise ! Mais il ne s'exprimait ainsi que par condescendance pour la faiblesse de Festus. Quant à lui-même, il estimait ses chaînes, et il les aimait plus que jamais une femme n'aima une brillante parure.
Et la preuve, c'est qu'il écrit aux Colossiens : Je me réjouis dans les maux que je souffre, et j'accomplis dans ma chair ce qui manque à la passion de Jésus-Christ; et aux Philippiens : Il vous a été donné par Jésus-Christ non-seulement de croire en lui, mais encore de souffrir pour lui; et encore aux Romains : Je me glorifie dans mes afflictions. (Col. I, 24; Philip. I, 29; Rom. V, 3.) Si l'Apôtre se réjouit donc ainsi de ses souffrances, et s'il s'en fait un titre de gloire, il n'a pu avoir d'autre motif, en parlant à Festus, que celui de condescendre à sa faiblesse. Et d'ailleurs dans toutes les autres circonstances où il a été forcé de se louer, il ne parle que de ses tribulations: Je me glorifierai volontiers de mes faiblesses, écrit-il aux Corinthiens, et je me complairai dans les outrages et les nécessités, dans les persécutions et les angoisses, afin que la force de Jésus-Christ habite en moi. Et encore: S'il faut se glorifier, je me glorifierai de mes faiblesses (II Cor. XII, 9, 10, 11, 30). Est-il contraint une autre fois de se comparer à quelques docteurs de I'Eglise de Corinthe, et de prouver sa supériorité personnelle, il dit : Sont-ils ministres de Jésus-Christ? quand je devrais passer pour imprudent, je le suis encore plus. Mais quelles preuves en allègue-t-il? Est-ce qu'il a opéré plusieurs résurrections , qu'il a délivré des possédés, qu'il a guéri des lépreux, et accompli d'autres miracles? Nullement : il n'établit sa supériorité que sur le nombre et la grandeur de ses souffrances : J'ai essuyé, dit-il, plus de travaux, reçu plus de coups, enduré plus de prisons. J'ai reçu des Juifs, jusqu'à cinq fois, trente-neuf coups de fouet, j'ai été battu de verges par trois fois, j'ai été lapidé une fois, j'ai fait naufrage trois fois, j'ai passé un jour et une nuit au fond de la mer, et la suite que vous connaissez. (II Cor. XI, 29, 25.)
Ainsi l'Apôtre se glorifie toujours de ses tribulations, et il s'en pare comme d'un précieux ornement. Et certes, il avait bien raison. Car ce qui démontre éminemment la puissance divine de Jésus-Christ, c'est que les Apôtres n'ont vaincu le monde que par les chaînes, les souffrances, les verges et les persécutions. Oui, Jésus-Christ ne nous propose que ces deux choses : la douleur et le repos, le combat et la couronne, le travail et la récompense, la tristesse et la joie. Seulement il (85) a voulu que les maux fussent le partage de la vie présente, et il a réservé les biens pour la vie future. Mais en cela même il nous prouve combien ses promesses sont assurées, et il allége le poids de l'adversité par la certitude du bonheur qui doit lui succéder. Qui cherche au contraire à tromper, promet d'abord le plaisir, et puis ne donne que la douleur. C'est ainsi que les plagiaires. agissent envers les enfants en qui ils reconnaissent l'habitude du vol et de la maraude. Ils se gardent bien de les menacer de la verge et du fouet, et ils ne leur montrent que des gâteaux, des joujoux et autres amusements de leur âge, afin de les attirer dans leurs piéges, et dé les vendre ensuite comme esclaves. De même encore l'oiseleur et le pêcheur cachent le filet et l'hameçon sous un appât trompeur. La méthode de l'homme fourbe et perfide est donc de proposer d'abord le plaisir et d'y faire succéder la douleur; mais celle de l'homme sage et bienveillant est toute contraire. Ainsi les pères se conduisent tout autrement que les plagiaires. Quand ils envoient leurs enfants à l'école, ils les mettent sous la surveillance d'un maître sévère, ils les menacent de la verge, et leur inspirent une crainte salutaire. Mais dès que ces mêmes enfants sont parvenus à l'âge viril, ils les avancent dans les charges et les honneurs, et partagent avec eux leur bien-être et leurs richesses.
5. Or le Seigneur n'est pas à notre égard un cruel plagiaire, mais un bon et tendre père. Il nous remet donc par les tribulations présentes, par la douleur et l'affliction, comme entre les mains de maîtres. sévères; nous devons nous y exercer à la patience, et nous y former à la vertu, en sorte que nous parvenions à cette plénitude de l'âge qui nous donnera droit à l'héritage des cieux. Mais t'est de sa part une sage disposition que de nous rendre d'abord dignes de prétendre à ses trésors célestes, et puis de nous les abandonner. Autrement ce serait plutôt punition que récompense. L'enfant imprudent et prodigue qui devient maître d'un riche patrimoine, court rapidement à sa ruine, parce qu'il use follement de ses richesses. Celui au contraire qui est prudent, probe, économe et simple dans ses goûts, administre sagement la fortune de ses pères, et accroît ainsi la gloire et l'éclat de sa maison. Telle est envers nous la conduite du Seigneur. Lorsque nous aurons acquis la science des choses spirituelles , et que nous serons parvenus, par les divers degrés de l'âge, à la plénitude de l'homme parfait, il nous mettra en possession de tous les biens qu'il nous a promis. Mais aujourd'hui il nous traite en enfants, et nous prodigue ses avis et ses caresses.
Cette disposition de la Providence, qui nous envoie ainsi la douleur avant le plaisir, renferme un autre avantage non moins précieux. Et, en effet, nous ne saurions réellement jouir du bonheur, quand nous savons que l'adversité doit le suivre, parce que l'attente d'un avenir malheureux empoisonne nos joies présentes. Au contraire, l'espérance certaine des biens qui succéderont à nos afflictions, nous les rend plus douces et moins amères. Ce n'est donc point comme mesure de sûreté, mais encore comme source de joie et de consolation que le Seigneur nous dispense d'abord la souffrance; il veut que l'attente des biens futurs fortifie notre faiblesse, et allége le sentiment de nos maux.. L'Apôtre l'avait bien compris; aussi disait-il que les afflictions si courtes et si légères de la vie présente produisent en nous le poids éternel d'une gloire sublime, si nous ne considérons point les choses visibles, mais les invisibles. (II Cor. IV, 17.) Il appelle donc ces afflictions légères, non qu'elles le soient en elles-mêmes, mais parce qu'elles le deviennent par l'attente des biens éternels. L'espérance du gain allége pour le marchand les fatigues de la navigation, et la perspective de la couronne rend l'athlète comme insensible aux coups et aux blessures. C'est ainsi qu'en tournant nos regards vers le ciel, et ses biens ineffables, nous acquérons une force nouvelle pour supporter généreusement les peines et les douleurs de la vie.
Retirons-nous donc tout remplis de cette pieuse maxime. Elle est bien simple et bien courte, mais elle renferme une profonde sagesse, elle offre à l'homme malheureux et éprouvé une grande consolation, et à l'homme heureux et voluptueux, une haute leçon de modération. Lorsque vous serez assis à une table somptueuse, le souvenir de cette maxime réprimera en vous tout excès dans les viandes et les vins, parce qu'elle vous rappellera que le chrétien doit toujours vivre dans la crainte et l'anxiété : et vous vous direz à vous-même Paul a été dans les fers et les prisons, et moi, je m'abandonne aux plaisirs des festins et de l'intempérance. Comment obtenir mon pardon? je dirai aussi aux femmes qui veulent se (86) faire admirer, qui aiment le luxe, et qui se parent de chaînes d'or, que le souvenir des fers du grand Apôtre les excitera à mépriser leurs vains ornements, et à rechercher avec un vif empressement les chaînes que saint Paul a portées. Les bijoux des femmes ont souvent causé de grands maux dans l'intérieur des familles: ils y ont fait naître la discorde, la jalousie, l'envie et la haine; mais les chaînes de l'Apôtre ont expié les péchés du monde, effrayé le démon, et mis en fuite les légions infernales. C'est par la vertu de ses fers que Paul convertit le geôlier de sa prison, qu'il émut le roi Agrippa, et qu'il gagna un grand nombre de disciples. Aussi disait-il : Je soufre pour Jésus-Christ jusqu'à être dans les chaînes comme un criminel; mais la parole de Dieu n'est point enchaînée. (Il Tim. II, 9.) Et en effet, il est aussi impossible de captiver et d'emprisonner les rayons du soleil, qu'il l'était d'enchaîner la prédication de l'Apôtre; bien plus, le docteur des nations était prisonnier, et sa parole se répandait librement : il était retenu au fond d'une obscure prison, et sa parole, portée comme sur l'aile des vents, parcourait l'univers.
6. Instruits de ces vérités, ne fléchissons point sous l'adversité, et sachons même y puiser un courage nouveau, et des forces nouvelles, car l'affliction produit la patience. (Rom. V, 3.) Ainsi au lieu d'éclater en plaintes et en murmures parmi nos épreuves, nous rendrons en toutes choses grâces à Dieu. Nous achevons aussi la seconde semaine du carême, et en soi, c'est peu important; car l'essentiel n'est point d'avoir parcouru ces deux semaines, mais de les avoir utilement employées. 'Examinons donc si nous y avons déployé quelque zèle pour la vertu, si nous nous sommes corrigés de quelque défaut, et si nous avons expié nos péchés. Un usage assez général est de s'informer combien chacun a jeûné de semaines. L'un dit: J'ai jeûné deux semaines; et moi, reprend un autre, trois semaines; et moi, ajoute un troisième, le carême entier. Eh ! quel avantage vous en revient-il, si le jeûne n'a été accompagné de bonnes oeuvres? L'on vous dit: J'ai jeûné tout le carême; eh bien ! répondez: J'avais un ennemi, et je me suis réconcilié; j'avais l'habitude de médire, et je me suis corrigé; j'avais la coutume de jurer, et je me retiens. Il ne sert de rien au marchand d'avoir fourni une longue traversée, si son navire ne revient chargé d'une riche cargaison. Et de même le jeûne ne nous est d'aucune utilité, si nous n'employons fructueusement ce temps de pénitence.
Lorsque l'on se contente du simple jeûne, le carême passe et le jeûne aussi. Mais ce même jeûne est-il accompagné de la correction des moeurs, cette correction survit au jeûne, et nous continue ses heureux avantages. Nous y puisons en effet comme un avant-goût des biens célestes, car si le méchant trouve dans les remords de sa conscience comme le prélude des tourments de l'enfer, le juste rencontre dans la paix de son âme, et dans l'allégresse de ses espérances, les joies anticipées du royaume des cieux. Aussi Jésus-Christ nous a-t-il dit : Je vous reverrai, et vous vous réjouirez, et personne ne vous ôtera votre joie. (Jean, XVI, 22.) Cette parole est bien courte; mais qu'elle est consolante ! puisqu'elle nous assure que personne ne nous ôtera notre joie. Vous êtes riche; mais par combien d'accidents pouvezvous perdre vos richesses ! Un voleur s'introduit dans votre maison, et vous les enlève; un serviteur infidèle vous les dérobe, le prince les confisque, et vous en dépouille sur une fausse accusation. Vous êtes puissant en charges et en dignités. Eh ! combien de causes contribuent à empoisonner votre bonheur; d'abord ces charges ont un terme, et le plaisir de les posséder s'évanouira avec leur possession; mais durant cette possession même, que de contrariétés, de peines et de difficultés, en diminuent les douceurs !vous vous complaisez en votre force musculaire; une maladie survient et vous l'enlève. Vous vous glorifiez des grâces et de la beauté de vos traits; la vieillesse arrive, elle les flétrit, et votre gloire aussi. Vous goûtez les délices d'une table somptueuse; le soir vient, et il termine la joie avec le festin. En un mot, les plaisirs que peuvent nous donner les biens et les avantages de la terre ne sont jamais purs ni durables. C'est tout le contraire de la piété et de la vertu.
Et en effet, si vous faites l'aumône, qui pourra vous en ôter le mérite? en vain les armées et les rois, les jaloux et les envieux se répandraient autour de vous, ils ne sauraient vous enlever un trésor que le ciel possède déjà; et votre joie elle-même demeurera éternellement. Le juste, dit le Psalmiste, a répandu ses biens sur le pauvre, et sa justice subsistera dans tous les siècles. (Ps. III, 9.) Et (87) certes, cela est bien vrai, car son aumône repose dans ces celliers célestes où ni la rouille ni les vers ne dévorent, et où les voleurs ne fouillent ni ne dérobent. (Matth. VI, 20.) Si vous avez soin de rendre votre prière pieuse et fervente, qui peut vous en ravir le fruit? Le ciel qui l'a reçu; le met à l'abri de tout larcin et le conserve sain et intact. Si vous rendez le bien pour le mal, si vous n'opposez que la patience aux injures, et la bienveillance aux outrages, ces mérites vous sont acquis pour toujours, personne ne vous ôtera le sentiment délicieux qu'ils apportent avec eux; et toutes les fois que le souvenir s'en représentera à votre esprit, vous goûterez une joie nouvelle et un plaisir nouveau. C'est ainsi encore que le mérite de s'interdire tout jurement, et le soin d'éloigner de nos lèvres la criminelle habitude du serment, n'exigeront que quelques efforts momentanés, tandis que la joie du succès sera éternelle.
Au reste, vous devez être les uns envers les autres maîtres et instituteurs : en sorte que l'ami éclaire et dirige son ami, le serviteur son compagnon, et le jeune homme son condisciple. Supposez que l'on vous eût promis une pièce d'or pour chaque conversion, quels ne seraient pas votre zèle et votre assiduité, vos instances et votre éloquence ! et aujourd'hui ce n'est ni une pièce d'or, ni dix, ni vingt, ni cent, ni mille que Dieu vous promet, ce n'est même point tous les trésors de la terre qu'il vous offre en récompense de votre travail; mais le royaume des cieux, royaume bien supérieur à tous ceux de ce monde. Que dis-je? il y ajoute un autre prix non moins précieux. Quel est-il donc? Celui, dit-il, qui sait distinguer ce qui est précieux de ce qui est vil, sera comme la bouche de Dieu. (Jér. XV,19.) Quel honneur plus grand pouvait-il nous proposer, et quelle sécurité plus parfaite de notre salut? Mais aussi quelle excuse alléguer après une telle promesse, pour nous faire pardonner notre indifférence à l'égard de nos frères? Vous voyez un aveugle qui tombe dans un précipice, et vous lui tuez la maip, car il vous semblerait trop inhumain de le laisser périr. Mais vous voyez chaque jour vos frères se précipiter dans la criminelle habitude du jurement, et vous n'osez leur dire une seule parole. J'ai parlé, me répondrez-vous, et je n'ai pas été écouté. Eh bien ! parlez de nouveau, et parlez encore, jusqu'à ce que vous ayez gagné votre frère. Chaque jour Dieu nous parle, et quoique nous ne l'écoutions pas toujours, il ne cesse point de nous faire entendre sa voix. Imitez donc à l'égard de vos frères cette paternelle Providence. Et pourquoi ces liens que forment entre nous l'habitation de la même cité, et la réunion dans la même église, si ce n'est pour que nous sachions supporter mutuellement nos défauts, et nous corriger de nos vices? Dans un grand commerce, chacun a son emploi, mais il n'y a qu'une caisse commune. De même parmi nous chacun doit travailler avec zèle et activité au salut de ses frères, et puis mettre en commun le gain de ce commerce spirituel. C'est ainsi que tous nous amasserons de grandes richesses et de précieux trésors, parce que tous nous obtiendrons le royaume des cieux, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui et avec qui gloire soit au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il,
DIX-SEPTIÈME HOMÉLIE.
ANALYSE. Saint Chrysostome commence ce discours par remercier Dieu d'avoir suspendu les châtiments dont Antioche était menacée, et il loue le zèle que les moines et les solitaires déployèrent en cette circonstance. — Mais parce que les philosophes païens restèrent indifférents aux calamités publiques ; il n'oublie pas de faire ressortir ce contraste , et en prend occasion d'exalter la charité chrétienne. — Cependant, comme Antioche perdait plusieurs de ses privilèges, et entre autres le titre de métropole, l'orateur montre que la véritable gloire d'une ville réside bien moins dans des titres honorifiques que dans le mérite et les vertus de ses habitants. — Sous ce rapport, Antioche peut se glorifier d'avoir la première donné aux disciples de Jésus-Christ le nom de chrétiens, d'avoir largement secouru l'Eglise de Jérusalem dans une grande famine, et d'avoir repoussé les doctrines erronées que des juifs voulaient y répandre. — Ce sont là des titres de gloire dont on ne peut la dépouiller; et il exhorte ses auditeurs à les maintenir par leur piété et leur religion.
1. Nous avons tous aujourd'hui un légitime motif de dire avec le Psalmiste : béni soit le Seigneur Dieu d'Israël, qui seul opère les merveilles! (Ps. LXXI, 18.) Car ce que nous voyons est véritablement miraculeux, et au-dessus de toute prévision humaine. Antioche et toute sa population allait être submergée; déjà même l'abîme semblait l'engloutir, lorsqu'en un clin d'oeil le Seigneur l'a sauvée du naufrage. Grâces lui soient donc rendues, et de ce qu'il a daigné apaiser la tempête, et de ce qu'il a voulu la permettre ! Oui, que nos lèvres bénissent la main qui nous a arrachés à la mort, et qui d'abord nous avait conduits à cette extrémité, et exposés à ce danger. C'est ainsi que saint Paul nous ordonne de rendre grâces en toutes choses. Car sous sa plume ces mots : rendez grâces à Dieu en toutes choses (I Thess. V, 18) comprennent non-seulement la délivrance de l'affliction, mais encore l'envoi même de cette affliction, puisque tout coopère au bien de ceux qui aiment Dieu. (Rom. VIII, 28.) Aussi devons-nous, en témoignage de reconnaissance pour la cessation de ces maux que nous n'oublierons jamais, nous adonner davantage à la prière, aux supplications et aux nombreuses pratiques de la piété. Lorsqu'éclata l'incendie de nos malheurs, je pensais moins à vous instruire qu'à vous porter à la prière; et aujourd'hui que cet incendie est éteint, je dis qu'il faut redoubler nos prières, répandre des larmes plus abondantes, et exciter en nos coeurs une componction plus vive, et travailler à notre salut avec un zèle plus ardent et une vigilance plus inquiète.
Et en effet, tel était l'excès de ces maux, que (89) par eux-mêmes ils nous retenaient malgré nous dans la vertu, et nous rendaient plus attentifs à nos devoirs. Mais aujourd'hui que ce frein salutaire s'est éloigné avec l'orage qui menaçait nos têtes, il est à craindre que nous ne retombions dans notre ancienne tiédeur, et que nous ne devenions lâches parce que nous sommes moins effrayés. L'on pourrait donc nous appliquer cette parole du Psalmiste : Quand le Seigneur les frappait, ils le cherchaient; ils revenaient à lui, et l'imploraient avec ardeur. (Ps. LXXXII, 38.) Aussi Moïse donne-t-il cet avis aux enfants d'Israël : Lorsque vous vous serez nourris et rassasiés du fruit de vos champs et de vos vignes, souvenez-vous du Seigneur votre Dieu. (Deut. VI, 12, 13.) Aujourd'hui donc vos dispositions paraîtront sincères, si votre piété se maintient: car vous savez que plusieurs ne voulaient y voir qu'un effet de la crainte et de l'appréhension du châtiment. Mais le meilleur moyen de vous en faire un mérite réel, est d'y persévérer.
L'enfant auquel on impose un maître sévère, est humble, modeste et retenu. Quoi d'étonnant ! il redoute l'oeil du maître, et tous attribuent sa sagesse à cette crainte. Mais s'il continue à se montrer tel, lorsqu'il est affranchi de toute surveillance, on lui fait honneur même des vertus de sa jeunesse. Imitons cet exemple, et persévérons dans nos pieuses dispositions, afin que le Seigneur puisse louer le zèle de notre première conversion. Nous avons craint les derniers malheurs, le pillage de nos biens et l'incendie de nos maisons. Antioche allait disparaître de la face de la terre, ses monuments devaient être détruits, et l'on s'apprêtait à promener la charrue sur leurs débris. Mais voici que tout s'est borné à une terrible attente, et que ces menaces ne se sont pas réalisées. Bien plus, le Seigneur ne s'est point contenté de nous sauver miraculeusement de cet imminent péril, il a voulu y ajouter un nouveau bienfait, et répandre sur cette ville une gloire nouvelle: c'est ainsi que l'appréhension seule du malheur nous a rendus meilleurs. Comment? je vais le dire.
Les commissaires de l'empereur envoyés pour informer contre les séditieux avaient dressé leur redoutable tribunal, et ils se préparaient à punir sévèrement les coupables. Tous, nous n'attendions que les supplices et la mort, lorsque les solitaires qui peuplent les montagnes voisines montrèrent quelle est la charité chrétienne. Dès qu'ils aperçurent l'orage qui de tous côtés enveloppait cette ville, d'eux-mêmes, et sans être appelés, ils s'empressèrent de quitter ces grottes et ces cavernes où depuis tant d'années ils. vivaient morts au monde : ils parurent donc parmi nous comme des anges descendus du ciel, et l'on eût dit qu'Antioche était devenue un véritable paradis, parce qu'on rencontrait partout ces pieux anachorètes; leur présence seule était pour nous tous, au milieu de la douleur et de l'effroi général, un puissant motif de consolation et de résignation chrétienne ; et en effet , qui eût craint encore la mort en les voyant, et qui n'eût méprisé la vie ?
Mais la pieuse hardiesse de leurs paroles n'était pas moins admirable; ils abordaient les commissaires avec une généreuse intrépidité, et sollicitaient la grâce des coupables. Tous étaient prêts à répandre leur sang, et à donner leur vie plutôt que de ne pas arracher aux supplices ceux qui étaient déjà emprisonnés; ils protestaient donc qu'ils ne se retireraient point qu'ils n'eussent obtenu le pardon des coupables, ou du moins la permission de les accompagner à la cour. Notre empereur, disaient-ils, est chrétien, pieux et compatissant , et nous sommes certains de le réconcilier avec la criminelle Antioche, c'est pourquoi nous ne vous permettons ni de tremper votre glaive dans le sang de ses habitants, ni de faire tomber une seule tête. Voulez-vous rejeter nos prières? eh bien ! nous mourrons avec nos frères. Le crime d'Antioche est grand, nous l'avouons, mais il n'est pas au-dessus de la clémence impériale. Tel était leur langage, et l'un d'eux ajouta cette parole pleine de sens et de sagesse : Les statues renversées sont déjà relevées et remises dans leur premier état, et la sédition a été promptement réprimée; mais si vous faites périr l'homme, créé à l'image de Dieu, comment pourrez-vous rétablir cette image ? Ressusciterez-vous les morts, et rendrez-vous la vie à des cadavres ?
2. C'est ainsi qu'ils s'exprimaient avec une généreuse liberté; mais qui ne s'en étonnerait, et qui n'admirerait ce noble dévouement? nous avons vu la mère d'un condamné s'élancer, la tête nue et les cheveux épars, au-devant d'un des juges, saisir son cheval à la bride, traverser la place publique et entrer avec lui dans la salle du tribunal. Tous, nous en avons été comme stupéfaits, et tous, nous avons admiré (90) cet héroïsme de l'amour maternel. Mais combien plus admirable encore est celui de ces pieux solitaires. Et en effet, quand cette femme eût péri pour sauver son fils, quoi d'étonnant? nous savons quelle est l'énergie de la nature, et quelle est la force invincible du cœur d'une mère. Mais nous ne sommes point les enfants de ces généreux solitaires, et ils ne nous ont point élevés; ils ne nous connaissaient même pas de nom, et ils n'avaient eu avec nous aucun rapport social. Seulement ils ont appris que nous étions malheureux, et aussitôt ils nous ont aimés jusqu'à donner pour nous mille vies, s'ils les eussent possédées. Ne m'objectez point qu'ils n'ont pas été mis à mort, et qu'ainsi ils n'ont point répandu leur sang, car ils se sont exprimés devant les juges avec cette hardiesse qui suppose des hommes résolus à mourir. Oui, ils sont descendus de leurs montagnes pleins de ces généreuses dispositions; et s'ils ne se fussent préparés à la mort, eussent-ils jamais parlé avec une telle intrépidité, et eussent-ils montré un tel courage ! ils ne cessaient chaque jour d'assiéger la porte du prétoire pour arracher les condamnés aux mains des bourreaux.
Mais où se cachaient alors ces philosophes païens, à la longue barbe et au long manteau? ces philosophes qui marchent, gravement appuyés sur un bâton, impudents cyniques, inférieurs même aux petits chiens qui sous nos tables mangent les miettes du festin, et vils esclaves de leur ventre? ils avaient tous quitté la ville; ils s'étaient tous retirés, et se tenaient blottis dans le creux des cavernes. Cependant nos pieux solitaires, eux qui prouvent par leurs actions quelle est l'excellence de leur philosophie, n'ont pas craint de se montrer sur nos places publiques comme s'il n'y eût eu aucun danger à paraître dans l'infortunée Antioche. Les citoyens fuyaient vers les montagnes et les déserts, et les habitants du désert accouraient vers la ville. Leur conduite confirmait ainsi cette vérité, que je n'ai cessé de vous répéter depuis quelques jours, savoir, que ni le fer, ni le feu ne sauraient effrayer l'homme réellement vertueux. Car sa sagesse l'élève au-dessus de tous les événements heureux ou malheureux, la prospérité ne l'amollit point, et l'adversité ne peut ni le décourager, ni l'abattre; mais toujours égal à lui-même, il déploie toujours la même énergie et le même courage.
Eh ! qui n'eût reculé devant les difficultés de notre situation? Les citoyens les plus puissants et les plus riches, et ceux même qui étaient le plus en faveur auprès du prince, abandonnaient leurs maisons, et ne songeaient qu'à sauver leur vie. Toute relation d'amitié ou de parenté avait cessé; en sorte que sous la pression des malheurs présents on ne connaissait plus personne, et que l'on cherchait à n'être connu de personne. Mais nos pieux solitaires, hommes pauvres et qui ne possédaient qui une méchante tunique, hommes rustiques et qui ne présentaient qu'un grossier extérieur, hommes étrangers à la société et qui n'habitaient que les montagnes et les forêts surent alors allier le courage du lion à la sagesse et à la prudence du philosophe; ils parurent donc au sein d'Antioche tremblante et épouvantée, et quelques jours, que dis-je? quelques instants leur suffirent pour dissiper la frayeur générale. On cite de vaillants guerriers qui ont mis en fuite leurs ennemis par leur seule présence et le son de leur voix, sans même en venir aux mains: et c'est ainsi que le même jour a vu ces pieux anachorètes descendre de leurs montagnes, intercéder en notre faveur, dissiper nos craintes et regagner leurs solitudes. Tel est le triomphe de la philosophie que Jésus-Christ est venu enseigner aux hommes.
Et pourquoi parler ici des riches et des puissants, puisque les commissaires impériaux, quoique investis de pleins pouvoirs, avouaient à ces pieux solitaires qu'il ne leur était pas libre d'accorder à leurs prières le pardon des coupables? Il est également criminel et dangereux, disaient-ils, d'outrager l'empereur et de laisser impunis ceux qui l'ont outragé, mais la puissance de ces hommes divins surmonta tous les obstacles; et ils supplièrent avec tant de magnanimité et de persévérance qu'ils obtinrent des juges une faveur qui excédait leur pouvoir. Déjà plusieurs coupables étaient saisis: eh bien ! ils amenèrent les magistrats à suspendre toute sentence capitale, et à renvoyer toute l'affaire à la décision de l'empereur, car ils assuraient que celui-ci ne pourrait leur refuser la grâce des séditieux; et déjà ils se préparaient à partir pour se présenter à la cour. Mais les commissaires, par considération pour leurs vertus, et par admiration de leur généreux dévouement, ont voulu leur épargner les fatigues d'un aussi long voyage; ils se sont donc chargés de déposer eux-mêmes (91) au pied du trône leur humble supplique, et ils sont partis, nous faisant espérer de la part de l'empereur une amnistie générale : c'est la grâce que nous attendons tous.
D'ailleurs, ces pieux solitaires qui pendant la première instruction de cette affaire avaient fait entendre des paroles si pleines de sagesse, n'ont pas écrit des lettres moins touchantes; ils ont supplié l'empereur de nous pardonner, et ils ont offert leurs têtes, s'il voulait absolument frapper quelques victimes. Tel est le sens des lettres qu'emportent les commissaires, et elles feront plus d'honneur à notre ville que mille couronnes. Le récit de cette héroïque conduite parviendra jusqu'à l'empereur; la capitale l'apprendra, et bientôt l'univers entier saura qu'Antioche compte parmi ses habitants de pieux solitaires qui rappellent la généreuse intrépidité des apôtres. La lecture de ces lettres révélera à toute la cour la magnanimité de leurs sentiments: tous les admireront, et tous vanteront le bonheur de cette ville. Ainsi se dissiperont à notre égard les soupçons et la malveillance, et l'on saura que la sédition est bien moins le fait des habitants d'Antioche que celui de quelques étrangers et vagabonds. Oui, le témoignage de ces pieux solitaires attestera hautement le calme et la retenue de nos moeurs.
Ne nous livrons donc point, mes chers frères, à une sombre tristesse, et tout au contraire affermissons-nous dans une bonne espérance. Car si déjà la sainte hardiesse de quelques hommes a pu détourner ce premier orage, que ne pourra achever une pieuse confiance en Dieu ! Au reste, l'événement de ce jour sera notre réponse aux païens quand ils voudront nous vanter leurs philosophes; et en effet, la conduite de ceux qui parmi eux se parent de ce nom, montre bien que toute là vertu de leurs anciens sages n'a été qu'une fable et un mensonge, mais la fermeté de nos pieux solitaires confirme tout ce qu'on nous raconte de Pierre -et de Jean, de Paul et des autres apôtres. Parce qu'ils ont succédé à leur piété, ils ont déployé le même courage ; et parce qu'ils ont été instruits à la même école, ils ont imité leurs vertus; ainsi il n'est plus besoin de recourir à l'histoire pour démontrer l'héroïsme des apôtres; les faits eux-mêmes parlent assez haut, et les disciples attestent la vertu de leurs maîtres. De même aussi il est inutile de beaucoup parler pour réfuter les fables du paganisme et montrer toute la stérilité de sa philosophie. Ce que nous voyons aujourd'hui, et qu'on raconte des temps anciens prouve évidemment que dans ces prétendus sages tout a été mensonge, mise en scène et hypocrisie.
Mais il est juste de dire que nos prêtres n'ont pas déployé moins d'intrépidité que les solitaires, et qu'à leur exemple ils se sont dévoués à notre salut. L'un d'eux se rendait au camp des prétoriens, résolu d'y mourir martyr de sa charité envers vous, s'il ne pouvait fléchir l'empereur. Les autres demeurant ici, se joignaient à nos pieux anachorètes et s'efforçaient avec eux de retenir les juges. Ils ne leur permettaient point d'entrer dans le prétoire qu'ils n'eussent promis de surseoir à toute condamnation; et lorsqu'ils se refusaient à faire cette promesse, ils insistaient de nouveau avec une sainte hardiesse. Mais quand les juges y consentaient, ils se jetaient à leurs genoux, et leur baisaient les pieds et les mains. C'est ainsi que tour à tour ils se montraient pleins de hardiesse et d'humilité. Et en effet dans eux la hardiesse n'était pas orgueil : on le vit bien, quand ils ne rougirent point de se jeter aux genoux des juges et de baiser leurs pieds. Mais aussi leurs premiers actes de hardiesse prouvaient que cette humilité n'était point en eux une vile flatterie, et qu'elle ne partait ni d'une basse servilité, ni d'un oubli de dignité. A ces premiers avantages de nos malheurs, se joignent encore ces exemples de modestie et de charité qui semblent avoir transformé Antioche en un monastère. Des statues d'or érigées sur ses places publiques lui seraient un ornement moins brillant; et aujourd'hui je la contemple toute rayonnante de gloire, parce qu'elle a su déployer ses propres richesses, et par la pratique des vertus chrétiennes, se dresser à elle-même des statues.
Mais déjà l'empereur a prescrit contre nous des mesures rigoureuses et sévères ! et d'abord, elles le sont peu en elles-mêmes, et puis elles ont aussi leur côté avantageux. Car dites-moi, en quoi consiste cette rigueur? on a fermé le théâtre, on a interdit l'entrée du cirque, c'est-à-dire qu'on a momentanément tari les sources du vice et de la dépravation. Ah ! plût au ciel que jamais il ne fût permis de les rouvrir ! Et, en effet, c'est de ces sources que le mal s'infiltre dans Antioche, et c'est à ces eaux empoisonnées que s'abreuvent tous ceux qui sont (92) la honte de nos moeurs, et qui, vendant leurs applaudissements à de vils histrions, risquent leurs têtes pour trois oboles, et répandent parmi nous le trouble et la confusion. Tel est donc le sujet de votre tristesse, mon cher frère; mais vous devriez vous en réjouir et en remercier l'empereur. Car sa vengeance corrige nos vices, sa sévérité réforme nos moeurs, et sa colère relève nos vertus.
Vous vous plaignez encore de ce qu'on vous interdit les bains publics. Mais, en vérité, est-il si dur qu'une douce violence vous arrache à une vie de luxe et de délices pour vous ramener à une conduite réglée et chrétienne. Enfin vous vous attristez de ce qu'Antioche a perdu sa dignité première, et de ce que désormais elle ne sera plus nommée la métropole de l'Asie. Mais que devait donc faire l'empereur? approuver la sédition, et remercier les séditieux? Eh ! qui ne l'eût blâmé de ne pas témoigner son indignation par quelque châtiment public? N'avez-vous pas observé que les pères usent d'une pareille sévérité à l'égard de leurs enfants? Ils les éloignent de leur présence et ils leur interdisent leur table. C'est ainsi qu'a agi l'empereur : il nous a imposé une punition qui, sans nous causer un grand mal, ne laisse point que d'être une utile correction. Au reste rappelez-vous ce que nous pouvions craindre ; comparez ensuite le châtiment. à l'offense, et vous comprendrez quelle a été envers nous la bonté du Seigneur.
Vous vous plaignez donc de ce qu'Antioche a perdu sa gloire. Mais apprenez en quoi consiste la véritable gloire d'une ville, et vous saurez que les vices de ses habitants peuvent seuls la lui ravir; pensez-vous donc que la gloire d'une cité dépende de son titre de métropole, de la grandeur et de la beauté de ses monuments, du nombre des colonnes qui soutiennent ses vastes portiques, de ses places et promenades publiques, et du rang élevé qu'elle tient parmi les autres villes ? Non, sans doute ; car la vertu et la piété de ses habitants constituent seules sa véritable grandeur, son éclat et sa sûreté : en sorte que si ce double avantage lui manque, elle ne mérite plus aucune considération , quels que soient les privilèges dont le prince puisse la gratifier. Voulez-vous donc connaître la gloire d'Antioche et ses titres d'honneur ? je vais vous les détailler, afin de vous instruire et de vous exciter à une généreuse émulation. Eh bien ! quelle est la gloire de notre ville ? C'est que ce fut à Antioche que les disciples reçurent le non de chrétiens. (Act. II, 26.) Elle ne partage cette gloire avec nulle autre ville, pas même avec Rome; sous ce rapport elle peut défier l'univers entier, parce que la première elle s'est distinguée par l'ardeur de son amour pour Jésus-Christ, par son empressement à embrasser l'Evangile et sa constance à confesser la foi.
Voulez-vous . connaître une autre gloire d'Antioche, et un autre de ses titres d'honneur? La Judée était menacée d'une cruelle famine, et les chrétiens d'Antioche résolurent, chacun selon ses moyens, d'envoyer une abondante aumône à leurs frères de Jérusalem. (Act. II, 28, 29.) Voilà donc une seconde gloire, celle de la charité dans un temps de famine. La rigueur des temps ne resserra point leurs coeurs, et la crainte d'un malheur semblable ne refroidit point leur empressement. Ils prodiguèrent leur propre bien quand tous les autres devenaient avides et avares, et ils soulagèrent les indigents autour d'eux, et même au loin. Combien éclatèrent alors leur foi en Dieu, et leur charité à l'égard du prochain ! Voulez-vous connaître encore une troisième gloire d'Antioche ? Quelques juifs venus ici y apportèrent le trouble en introduisant les observances de la loi mosaïque. (Act. XV, 4.) Mais nos pères ne purent supporter cette doctrine mauvaise; ils la rejetèrent, et s'étant réunis, ils députèrent à Jérusalem Paul et Barnabé; c'est à ce sujet que les apôtres décrétèrent que désormais les prescriptions légales devaient cesser dans tout l'univers.
Telle est la gloire véritable d'Antioche, et tels les titres d'honneur qui lui assurent la dignité de métropole, non sur la terre, mais dans le ciel; tous les autres privilèges sont fragiles et incertains, car ils se bornent tous à la vie présente, et souvent même ils disparaissent avant elle, comme nous le voyons aujourd'hui. Ainsi une cité dont les habitants ne se distinguent point par leur piété, est à mes yeux un ignoble village, et même une caverne de voleurs. Et pourquoi parler d'une cité? Je veux vous prouver que la vertu seule fait la gloire de l'homme, et je vous cite non l'exemple d'une ville quelconque, mais celui du temple de Jérusalem qui était le lieu le plus saint de la terre; c'est dans ce temple que s'accomplissaient les cérémonies du culte, le sacrifice et la (93) prière; il renfermait le saint des saints, l'arche du testament, les chérubins et l'urne d'or, témoignages éclatants de l'amour tout spécial du Seigneur envers le peuple juif. Là Dieu faisait entendre ses oracles, et inspirait ses prophètes. Ce temple était bien moins le chef d'oeuvre d'un art humain qu'un type émané de la sagesse éternelle; les murs brillaient de l'éclat de l'or, et la perfection de l'art, qui relevait le prix de la matière, se joignait à elle pour en faire le temple unique de l'univers. Mais que parlé je d'art, puisque la divine sagesse elle-même avait été l'architecte et le décorateur de cet incomparable édifice. Car Salomon en avait tracé le plan, et dirigé l'exécution, non d'après ses propres idées, mais selon la révélation dont le Seigneur l'avait favorisé. ( III Rois, VI.) Cependant dès que ce temple si auguste, si admirable et si saint, fut déshonoré par les vices du peuple juif, il perdit toute sa gloire, et devint un lieu d'ignominie et de profanation; aussi un prophète l'appelait-il, même avant la captivité, une caverne de voleurs et un repaire de bêtes féroces; enfin il ne tarda pas à être livré à des mains barbares, immondes et étrangères.
Voulez-vous demander ces mêmes leçons à une cité opulente ? Que n'étaient pas Sodome et les villes voisines ? Les maisons privées et les édifices publics resplendissaient de beauté et de magnificence ; et toute la contrée était si riche et si fertile, qu'on la comparait au paradis terrestre. Les tentes d'Abraham étaient au contraire petites, humbles et sans défense. Eh bien ! quand la guerre éclata, les rois barbares prirent les villes munies d'épaisses murailles, en pillèrent les richesses, et en emmenèrent les habitants prisonniers. Mais ces mêmes rois ne purent soutenir l'attaque d'Abraham, qui habitait le désert ; et certes, ne nous en étonnons point, car ce patriarche avait une défense plus forte que la multitude des soldats et que l'épaisseur des murailles. la piété. Et vous aussi, si vous êtes chrétiens, vous avez une cité qui n'est pas sur la terre, et dont le Seigneur est lui-même l'ouvrier et l'architecte; en vain possèderions-nous l'univers entier, nous ne sommes ici-bas que des étrangers et des pèlerins. Destinés à habiter le ciel, nous devons y tourner toutes nos pensées, et ne pas imiter les enfants qui méprisent les grandes choses, et estiment les petites.
La vertu fait donc la gloire et la force d'une ville bien plus que son étendue et sa population; mais si vous appréciez beaucoup ce dernier avantage, considérez combien de gens impies, débauchés et scélérats y participent, et dès lors vous l'estimerez peu. Mais il n'en est pas ainsi de la vertu; pour y prendre part, il faut être vertueux; ainsi soyons raisonnables et ne nous attristons que d'avoir perdu la dignité de notre âme, et d'avoir par le péché offensé le Seigneur, notre commun Maître. Quant à l'état présent d'Antioche, loin de nous nuire, il peut; si nous savons en profiter, nous devenir très-utile ; et en effet, Antioche ressemble aujourd'hui à une vierge belle, libre et modeste. La crainte l'a rendue plus douce et plus soumise, et elle l'a délivrée de ces méchants qui sont les auteurs de tous nos maux. Séchez donc ces pleurs de femmes; car sur la place publique on n'entend que ces plaintes : Malheur à toi, ô Antioche ! qu'est devenue ton ancienne gloire ? eh bien! je ris de ces plaintes puériles, et je dis qu'elles n'ont ni sujet ni raison. Ce n'est pas aujourd'hui, c'est quand vous voyez des danseurs et des ivrognes, des blasphémateurs, des parjures et des menteurs, c'est alors que vous devez vous écrier: Malheur à toi, ô Antioche ! qu'est devenue ton ancienne gloire ?
Ainsi, lors même que le forum ne réunirait qu'un petit nombre d'habitants, pourvu qu'ils soient doux, sages et modérés, publiez hautement le bonheur de cette ville, ce petit nombre de citoyens vertueux lui fera honneur; et au contraire une multitude vicieuse est toujours nuisible. Quand le nombre des enfants d'Israël, dit Isaïe, serait égal à celui des grains de sable de la mer, les restes seulement seront sauvés. (Is. X, 22.) Car le Seigneur n'a point égard à la multitude des coupables; c'est ainsi encore que Jésus-Christ lui-même nomme malheureuse une ville, non parce qu'elle est peu peuplée, ou privée du titre de métropole, mais parce qu'elle est corrompue et vicieuse. Malheur à toi, Jérusalem, dit-il, Jérusalem qui tues les prophètes, et qui lapides ceux qui te sont envoyés! (Math. XXIII, 37.) Eh ! de quelle utilité peut être une nombreuse population, si le vice règne parmi elle? au contraire de quels maux n'est-elle point la source? et en effet, quelles causes ont produit nos malheurs? notre mépris de la vertu, notre relâchement dans la piété, et nos vices nombreux. A quoi ont servi à cette ville (94) sa gloire, la magnificence de ses édifices, et son titre de métropole? Sien présence de son crime un prince de la terre n'a point eu égard à ces divers avantages, et si même il l'en a dépouillée, combien seront-ils moindres encore aux yeux du Dieu souverain des anges et des hommes ! Oui, au jour du jugement, il ne nous sera d'aucun secours d'avoir habité cette Antioche, métropole de l'Asie, et si célèbre par ses vastes portiques et ses nombreux privilèges.
Mais sans attendre ce jour , que vous sert aujourd'hui même d'habiter une métropole? Votre vie intérieure en est-elle plus douce, et ce titre d'honneur a-t-il augmenté votre aisance? Y trouvez-vous la consolation de vos chagrins, la guérison de vos maladies et la correction de vos moeurs ? Il est temps, mes chers frères, d'agir sérieusement, et de ne pas nous régler sur l'opinion du vulgaire : apprenons donc en quoi consiste la véritable gloire d'une ville, et comment elle peut mériter le titre de métropole. Sans doute j'espère bien qu'Antioche n'a point à jamais perdu ce titre, et qu'il lui sera rendu, car notre empereur est bon et miséricordieux. Mais je veux qu'alors même vous n'en paraissiez ni plus fiers, ni plus orgueilleux, et que vous n'en preniez point occasion d'en estimer davantage cette ville. Voulez-vous donc faire l'éloge d'Antioche? ne me vantez point les bosquets de Daphné, ni le nombre et la hauteur de leurs cyprès; le jaillissement des eaux, la multitude des habitants, la liberté de se promener sur les places publiques jusqu'à une heure avancée de la nuit, ni l'abondance des marchés, car tous ces avantages se rapportent à la satisfaction des sens, et se bornent à la vie présente. Mais c'est glorifier Antioche que de publier les vertus de ses habitants, la douceur de leurs moeurs, leurs aumônes, leurs veilles saintes, leur modestie et leur sagesse. Un désert dont les habitants possèdent cette réunion de vertus brille au-dessus des cités les plus fameuses; et toute ville dont les citoyens en sont dépourvus, descend au rang d'un ignoble village.
Et maintenant appliquons ces règles non plus aux cités, mais aux hommes. Voyez-vous un homme d'une belle et florissante corpulence, d'une taille élevée et d'une haute stature, ne vous pressez point de l'admirer; attendez de connaître ses qualités intérieures, et jugez de la beauté du corps par les vertus de l'âme. David était petit, faible et sans armes (I Rois, XVII), et toutefois cet homme, si peu avantagé à l'extérieur, vainquit la nombreuse armée des Philistins, et d'un seul coup renversa ce géant qui se mouvait comme une tour menaçante; il le renversa non avec la lance, l'arc ou l'épée, mais avec la fronde. Aussi le Sage nous dit-il : Ne louez point l'homme de sa beauté, et ne le méprisez pas à son aspect : car l'abeille est petite entre tout ce qui vole, et son miel est supérieur aux fruits les plus doux. (Ecclé. XI, 2, 3.)
Voilà quel jugement nous devons porter sur les villes et sur les hommes. Du reste, excitons-nous sagement les uns les autres à remercier le Seigneur de nos maux passés, et de notre tranquillité présente, mais n'oublions point de lui demander instamment qu'il délivre les prisonniers, et qu'il ramène les exilés : ce sont des frères qui ont couru les mêmes dangers que nous, et qui ont soutenu les mêmes tempêtes. Supplions donc la miséricorde divine de permettre qu'ils trouvent également avec nous le calme et le port. Qu'on ne dise point peu m'importe ! je suis hors de tout danger; que me fait la perte de celui-ci, ou la mort de celui-là ? Une telle dureté irriterait le Seigneur contre nous. Mais bien plutôt affligeons-nous comme si nous étions nous-mêmes dans le malheur, et prions avec le même soin que nous le ferions alors, ce sera suivre ce conseil de l’Apôtre : Souvenez-vous de ceux qui sont dans les chaînes, comme les partageant, et de ceux qui souffrent, comme étant vous-mêmes dans un corps mortel ; pleurez avec ceux qui pleurent, et compatissez à ceux qui sont humiliés. (Héb. XIII, 3; Rom. XII, 15, 16.) Cette sympathie nous sera utile à nous-mêmes, car rien ne plaît autant à Dieu que la charité qui nous fait embrasser avec une pieuse ardeur les intérêts de nos frères.
Enfin demandons au Seigneur qu'il fasse cesser les maux présents, et qu'il nous épargne ceux de l'avenir; les peines de la vie présente, quelque grandes qu'elles soient, sont supportables, ne serait-ce que parce qu'elles doivent finir; au contraire les supplices de l'enfer sont inévitables et éternels; mais à ce motif de patience joignons la résolution de ne plus retomber dans les mêmes péchés, de peur qu'un nouveau pardon nous soit refusé. C'est pourquoi ici, et dans l'intérieur de nos maisons, aimons à nous prosterner en la présence du (95) Seigneur, et écrions-nous : Vous êtes juste dans toute votre conduite â notre égard, et toutes vos oeuvres sont véritables. (Dan. III, 27.) Si nos péchés s'élèvent contre nous, faites-nous grâce à cause de votre nom, et ne permettez pas que nous retombions dans nos anciens malheurs. Ne nous laissez donc point succomber à la tentation, mais délivrez-nous du mal. (Matth. VI, 13.) Car c'est à vous qu'appartiennent la puissance et la gloire, dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
DIX-HUITIÈME HOMÉLIE.
ANALYSE. Dans ce discours, saint Chrysostome blâme d'abord la joie trop bruyante que plusieurs faisaient éclater parce que la moitié du carême était passée, et il dit qu'on ne doit s'en réjouir qu'en proportion du profit spirituel qu'on en a retiré. — Il explique ensuite ces paroles de saint Paul : « Réjouissez-vous toujours; » et il prouve que ni les richesses, ni les honneurs, ni la santé, ni toutes les prospérités temporelles ne peuvent donner une joie pure et véritable. — Cette joie n'appartient qu'au chrétien fidèle à la loi du Seigneur. — Sans doute l'Apôtre nous dit « qu'il est dans une grande tristesse; » mais cette tristesse sainte est bien supérieure à tous les plaisirs du monde, parce qu'elle trouve une consolation inépuisable dans l'espérance des biens éternels. — Cette tristesse de l'Apôtre se rapporte aussi à ce sentiment du coeur qui fait que nous nous affligeons des fautes et des malheurs de nos frères. — L'orateur prend de là occasion de se plaindre de ce que, tandis que les magistrats étaient encore retenus en prison et peut-être à la veille d'une condamnation capitale, on voyait le peuple se livrer aux jeux et aux plaisirs.
1. On ne voit que des gens qui se réjouissent et qui s'écrient : Victoire! tout est gagné, la moitié du carême est passée. Or je les exhorte moins à se féliciter de ce qu'ils ont atteint la mi-carême, qu'à considérer s'ils ont diminué de moitié le nombre de leurs péchés. Alors leur joie sera légitime, puisqu'ils auront un juste motif de se réjouir. Car ce que l'Eglise cherche , et ce qu'elle se propose dans l'institution du carême, c'est de détruire nos vices. Nous ne devons donc point achever le jeûne tels que nous l'avons commencé, mais nous devons nous présenter aux solennités saintes, purifiés de nos fautes, et corrigés de nos mauvaises habitudes. S'il en est autrement, le jeûne nous est plus nuisible qu'utile. Ainsi réjouissons - nous non d'avoir achevé la première moitié du carême, car c'est peu de chose, mais de l'avoir sanctifiée par la pratique des bonnes oeuvres. Quand les jours du jeûne seront passés, les fruits de celles-ci subsisteront encore.
C'est ainsi que l'utilité de l'hiver ne se reconnaît que lorsqu'il a cessé. Alors seulement les moissons verdoyantes et les arbres chargés de feuilles et de fruits proclament à tous les yeux ses grands avantages. Il doit en être de même dans l'ordre spirituel. Durant ces jours de jeûne les pluies abondantes de la grâce ont inondé nos âmes, comme les pluies de l'hiver inondent la terre; nous avons reçu les enseignements répétés de la doctrine et la semence des vertus; nous avons même arraché les épines d'une vie molle et efféminée. Continuons donc de si heureux commencements, afin que les bons résultats du jeûne survivent à la cessation du carême. L'avantage que nous en aurons retiré nous empêchera de l'oublier.
Ce sera aussi le moyen d'en prévoir le retour avec plaisir. Car j'en connais plusieurs qui par lâcheté redoutent déjà le carême prochain, et d'autres qui disent que cette crainte les empêchera de goûter aux fêtes de Pâques les joies (97) d'une pieuse allégresse. Y a-t-il une plus grande faiblesse? et quel en est le principe? C'est que nous faisons consister le jeûne bien plus dans l'abstinence des viandes que dans la réformation de nos moeurs. Mais si durant ces jours nous réalisions quelques progrès dans la vertu, nous en désirerions la continuation : et parce que le jeûne serait pour nous un temps fertile en bonnes oeuvres, nous le trouverions toujours trop court; aussi son retour ne nous causerait-il ni tristesse, ni inquiétude. Et,, en effet, rien ne saurait contrister le chrétien dont la conscience est bien disposée, et qui veille au salut de son âme. Il jouit même d'une joie pure et inaltérable.
C'est une vérité que saint Paul nous apprend aujourd'hui quand il nous dit: Réjouissez vous dans le Seigneur; je vous le dis de nouveau, réjouissez-vous. (Philip. IV, 4.) Plusieurs, je le sais, ne comprennent point ce langage; et ils demandent comment l'homme peut toujours se réjouir. Il est facile, me dira-t-on, d'éprouver quelques joies passagères; mais une joie inaltérable, c'est impossible, car la douleur est le triste apanage de l'humanité. Un père pleure son fils, un époux, son épouse, un ami, le plus sincère des amis, et celui qu'il aimait plus qu'un frère. L'un perd sa fortune, et un autre tombe. malade. Celui-ci est lésé dans ses biens, ou blessé dans son honneur. Enfin la famine, la peste, les taxes excessives, les embarras des affaires domestiques et mille autres maux qu'il serait. impossible d'énumérer nous pressent et nous assiègent au dehors et -au dedans. Comment donc se réjouir toujours? Oui, il est possible de le faire, ô homme ! autrement l'Apôtre si éclairé dans les choses spirituelles, ne l'eût jamais ni proposé, ni conseillé.
Apprenez donc aujourd'hui, comme je vous l'ai dit souvent, et comme je vous le redirai, apprenez une vérité que le christianisme seul peut nous enseigner. Tous les hommes désirent la joie et le plaisir; et tous ils rapportent à ce but leurs discours et leurs actions. Le marchand affronte les périls de la mer pour s'enrichir, l'avare entasse l'or pour jouir de ses trésors, le soldat combat, le laboureur sème et l'ouvrier travaille pour arriver à la joie et au plaisir. L'ambitieux lui-même ne recherche la gloire .et les dignités que pour s'y complaire, et il ne veut s'y complaire que parce qu'il espère y trouver une douce jouissance.
En un mot c'est l'unique but que chacun se propose, et auquel chacun tend par des routes diverses. Ainsi tous les hommes recherchent la joie et le plaisir, mais tous ne peuvent y parvenir; car la plupart ignorent le chemin qui nous y conduit. Plusieurs s'imaginent qu'on les rencontre dans les richesses et l'opulence. Mais si elles donnaient le bonheur, le riche ne connaîtrait jamais la douleur, ni l'affliction. Et cependant combien de riches qui trouvent la vie insupportable, qui désirent la mort à la moindre adversité, et qui, profondément abattus, souffrent leurs maux avec plus d'impatience que les autres hommes.
Ne me vantez point leurs festins, leurs flatteurs, leurs parasites, mais considérez les maux inséparables des richesses, les haines et les calomnies, les périls et les dangers. Ajoutez encore que pour comble d'infortune, les riches, qui ne prévoient jamais l'adversité, ne savent la supporter, ni en sages philosophes, ni en généreux chrétiens. Aussi combien de disgrâces, légères en elles-mêmes, leur deviennent dures et insupportables l Le pauvre, au contraire, trouve que les maux les plus rudes lui sont doux, parce qu'il en a l'expérience et l'habitude. Car nos souffrances sont grandes ou petites, moins en elles-mêmes que par suite de nos dispositions. En voulez-vous une preuve? elle est sous vos yeux; et il suffit de considérer l'état d'Antioche. Tous les pauvres n'ont rien à craindre; le simple peuple est en sûreté et jouit d'une heureuse tranquillité. Mais les magistrats et les riches qui nourrissaient des chevaux, qui disputaient le prix des courses, et qui étaient à la tête des affaires, sont aujourd'hui prisonniers et redoutent une condamnation capitale. On les rend responsables de la sédition : aussi vivent-ils dans une crainte continuelle; et leur malheur est extrême, moins encore par la grandeur même du danger que par le sentiment d'une prospérité qui n'est plus. Ils l'avouent eux-mêmes, car lorsqu'on les exhorte à supporter leur sort avec courage et fermeté, ils répondent que jamais ils n'avaient prévu une telle infortune, et qu'ils ont d'autant plus besoin de consolation qu'ils ne sauraient la supporter même en sages philosophes.
2. D'autres établissent le souverain plaisir dans la santé; mais ils se trompent également. Or, n'en voit-on pas qui se portent très-bien, et qui se souhaitent mille fois la mort, parce (98) qu'ils ne peuvent endurer une injure. D'autres font reposer le véritable bonheur dans la gloire, les dignités, les charges et les adulations de la multitude. Mais ils s'abusent étrangement; et en effet, sans nous arrêter aux pouvoirs subalternes, remontons par la pensée jusqu'au pouvoir suprême. Hélas ! le trône lui-même est entouré de mille chagrins, et le prince qui s'y asseoit voit ses douleurs se multiplier en raison même de l'éclat de sa couronne. Faut-il signaler au dehors la guerre, le sort des combats et les insultes des barbares, et au dedans les embûches et les périls de la cour? Combien de princes qui ont évité les traits de l'ennemi, et qui n'ont pu échapper au poignard de leurs propres gardes ! Enfin l'océan a moins de flots et de vagues que les souverains n'ont d'inquiétudes.
Mais puisque la royauté ne saurait nous mettre à l'abri des chagrins, quelle autre condition pourrait le faire? les hommes y sont impuissants, et la pratique seule de cette courte et simple parole de l'Apôtre peut nous ouvrir ce riche trésor. Aussi, sans nous égarer en de longs discours, ni en des sentiers détournés, méditons directement sa pensée; elle nous indiquera la route droite et facile du vrai bonheur; car l'Apôtre ne dit pas simplement: Réjouissez-vous toujours ; mais il exprime la cause et le motif de cette joie, en ajoutant : Réjouissez-vous dans le Seigneur. C'est qu'en effet aucun accident fâcheux ne peut contrister celui qui se réjouit dans le Seigneur. Toutes nos autres joies sont passagères, incertaines et inconstantes; et leur possession elle-même ne peut nous donner assez de bonheur pour éloigner et dissiper les tristesses qui naissent de toutes parts. Mais la crainte de Dieu nous offre le double avantage d'être stables et immuables, et de réunir en nous tant de joies, que nous en perdons même le sentiment de nos maux; et en effet, le chrétien qui a la véritable crainte de Dieu, et qui se confie en lui, possède le principe de tout bonheur, et la source de toute joie. Une faible étincelle qui tombe dans la mer s'éteint immédiatement; et de même pour l'homme qui craint Dieu, toute tristesse s'abîme et disparaît dans un océan de joie.
Certes, c'est un étonnant spectacle que de voir cet homme persister dans la joie au milieu de mille sujets de tristesse. S'il n'éprouvait aucune contrariété, il aurait peu de mérite à se réjouir; mais nous l'admirons, parce qu'il se montre supérieur aux plus fâcheux accidents, et qu'il est joyeux au sein même de l'adversité. Qui regarderait comme miraculeuse la conservation des trois jeunes Hébreux, s'ils n'eussent été jetés dans la fournaise? mais ce qui nous surprend, c'est qu'après être restés longtemps au milieu des flammes, ils en sortirent sains, et saufs comme s'ils n'y eussent point été exposés. Nous devons juger les saints d'après ces mêmes principes. Supposons qu'ils ne soient jamais éprouvés, et leur joie n'aura pour nous rien d'étonnant. Mais un prodige véritablement au dessus des forces de la nature humaine, est de trouver le calme et la tranquillité du port au milieu des écueils et des flots.
Jusqu'ici je vous ai prouvé qu'en dehors de la vie chrétienne on ne saurait rencontrer le vrai bonheur; et maintenant je veux vous démontrer que cette vie ne peut être que nécessairement heureuse. Puissé-je, en vous révélant ses avantages, vous exciter à la retracer dans votre conduite ! Donnez-moi un chrétien vertueux, et qui a pour lui le témoignage d'une bonne conscience; qui aspire à la possession des biens du ciel, et qui se repose en cette heureuse espérance: quel accident, je vous le demande, pourrait l'attrister? La mort est sans doute le plus intolérable de tous les maux. Mais son attente le réjouit, loin de l'affliger; car il sait que la mort est le terme de ses peines, et la voie qui conduit à la couronne et à la récompense les généreux athlètes de la vertu et de la piété. Pleurera-t-il immodérément la perte prématurée de ses enfants? Non, il saura la supporter avec cette grandeur d'âme qui dira, comme Job : Le Seigneur me les avait donnés, le Seigneur me les a ôtés; il est arrivé ce qui a plu au Seigneur; que le nom du Seigneur soit béni! (Job. I, 21.) Mais si ni la mort elle-même, ni la perte de ses enfants ne sauraient profondément attrister ce chrétien, combien moins encore ta ruine de sa fortune, tes outrages, les calomnies et les maladies pourraient-elles blesser ce grand cour et ce noble esprit !
C'est ainsi que les apôtres se montraient comme insensibles au supplice des verges; et cette insensibilité qui nous étonne est cependant moins admirable que la joie dont ce supplice lui-même devenait pour eux la cause et l'occasion; car ils s'en allèrent pleins de joie (99) hors du conseil, parce qu'ils avaient été jugés dignes de souffrir cet outrage pour le nom de Jésus. (Act. V, 41 ) Quel traitement et quelles injures peuvent donc contrister un chrétien qui a appris à l'école de Jésus-Christ, à se réjouir des outrages! Réjouissez-vous, dit-il, et tressaillez d'allégresse lorsque les hommes diront faussement de vous toute sorte de mal à cause de moi, parce que votre récompense est grande dans les cieux. (Matth. V, 11, 12.) Est-il affligé par la maladie? il entend cette voix et ces avis du sage : Au jour de la maladie et de la pauvreté, confiez-vous au Seigneur, car l'or s'épure par la flamme, et les hommes que Dieu accepte passent par le feu de la tribulation. (Eccli. II, 4, 5.) Mais puisque la mort, la perte des biens, les douleurs du corps, l'ignominie, l'injure, et toute autre adversité réjouissent ce chrétien, loin de le contrister, où trouverait-il un sujet de peine et de chagrin?
Eh quoi ! me direz-vous, est-ce que les saints ne connaissent pas l'affliction, et l'Apôtre lui-même ne dit-il pas : Une profonde tristesse est en moi, et vine douleur continuelle dans mon coeur ? (Rom. IX, 2.) Mais c'est en cela qu'éclatent les merveilles de la grâce ; car la tristesse de l'Apôtre lui était une source de mérite et de joie. Les verges l'affligeaient bien moins qu'elles ne le réjouissaient, et de même sa tristesse embellissait sa couronne. Dans le monde, qui le croirait? la tristesse et la joie sont également dangereuses ; et dans le christianisme, au contraire, la joie et même la tristesse sont des trésors de bonheur. En voulez-vous un exemple? dans le monde souvent on se réjouit du malheur de son ennemi, et cette joie cause notre perte. Mais le vrai chrétien s'afflige de la chute de son frère, et cette tristesse lui concilie les grâces et l'amitié du Seigneur.
Vous voyez donc que la tristesse selon Dieu est meilleure et plus utile que la tristesse selon le siècle. L'Apôtre s'affligeait de ce que les hommes péchaient, et ne croyaient pas en Dieu ; aussi son affliction lui ,devenait-elle grandement méritoire, et pour achever de vous convaincre de ce paradoxe que la douleur soulage l'âme affligée, et relève l'esprit abattu, n'est-il pas vrai que si vous empêchiez une mère de pleurer la mort d'un fils chéri, et de se répandre en larmes et en gémissements, vous la jetteriez dans le désespoir et la mort?
Permettez-lui au contraire de donner un libre cours à sa douleur, et elle en recevra un véritable soulagement. Mais ne nous étonnons point qu'il en soit ainsi d'une mère, puisque le prophète Isaïe nous présente le même phénomène : Laissez-moi, s'écrie-t-il souvent, et je pleurerai amèrement. Ne cherchez pas à me consoler, car je pleure les malheurs de la fille de mon peuple. (Isa. XXII, 4.) La tristesse soulage donc fréquemment une vive douleur, et si l'infidèle l'éprouve, à plus forte raison le chrétien en fait-il l'heureuse expérience. C'est pourquoi l'Apôtre nous dit que la tristesse selon Dieu produit pour le salut une pénitence stable. (II Cor. VII, 10.) Ces paroles peuvent sembler obscures. En voici donc le sens. Si vous vous attriste z de la perte de vos richesses, cette tristesse ne remédie à rien; et si vous vous affligez de la maladie, cette affliction l'augmente au lieu de la diminuer.
3. C'est ainsi que j'en ai entendu plusieurs convenir de ce fait, et s'accuser eux-mêmes par cet aveu: De quoi m'ont servi mes chagrins? je n'ai recouvré ni mon bien ni ma santé. Mais la tristesse, qui a le péché pour sujet, expie ce péché, et par là nous procure une grande joie. Et de même celle qui se rapporte aux fautes de nos frères, nous console et nous excite à la vertu. Souvent aussi elle sert à les retirer.du vice. Mais quand même ils ne se corrigeraient point, notre charité ne serait pas sans récompense. Faut-il vous prouver encore que cette tristesse du malheur de nos frères nous est toujours utile et salutaire, quoiqu'elle ne les convertisse point? Eh bien ! écoutez le prophète Ezéchiel, ou plutôt Dieu lui-même qui parle par sa bouche. Le Seigneur avait envoyé une armée pour ruiner Jérusalem, incendier ses édifices, et passer ses habitants au fil de l'épée ; et voici qu'il parle ainsi à l'exécuteur de ses vengeances: Marquez d'un signe sur de front les hommes qui pleurent et qui gémissent. Il ordonne ensuite : Que le massacre commence par le sanctuaire; mais il ajoute aussitôt: Ne frappez aucun de ceux qui seront marqués de ce signe. (Ezéch. IX, 4-6.) Pourquoi donc sont-ils épargnés, si ce n'est parce qu'ils pleurent et qu'ils gémissent sur des crimes qu'ils ne peuvent faire cesser?
Dans un autre prophète, le Seigneur reprend plusieurs d entre les Israélites de ce qu'ils s'abandonnent aux délices de la table et des plaisirs, et de ce qu'ils jouissent tranquillement du (100) repos et de la liberté, sans gémir sur ceux de leurs frères qu'ils voient traîner en captivité, et sans partager leur affliction. Ils sont insensibles, dit-il amèrement, à la ruine de Joseph. (Amos, VI, 6.) Sous le nom de Joseph, il désigne ici tout le peuple juif. Nous lisons également dans Michée cette parole de reproche : L'habitant d'Enan n'est point sorti pour pleurer la ruine de la maison de son voisin. (Mich. I, 11.) Car encore que les méchants soient punis avec ,justice, Dieu veut que nous compatissions à leur malheur; et il nous défend de nous en faire un sujet de joie ou de raillerie. Lui-même nous dit en effet qu'il ne les punit qu'à regret, et qu'il ne se réjouit point de leurs maux, parce qu'il ne veut point la mort du pécheur. (Ezéch. XVIII, 23.) Nous devons imiter cette conduite du Seigneur, et gémir de ce que les pécheurs le contraignent à les punir justement.
Comprenez-vous maintenant les grands avantages de la tristesse selon Dieu? et puisque nos martyrs sont plus heureux que leurs bourreaux, et le chrétien persécuté et affligé que l'infidèle honoré et joyeux, quel motif aurions-nous de nous attrister? C'est pourquoi n'appelons heureux que ceux qui vivent selon le Seigneur. Et ce sont aussi les seuls auxquels l'Ecriture donne ce nom : Heureux, dit le Psalmiste, l'homme qui n'est point entré dans le conseil de l'impie! (Ps. I,1.) Heureux l'homme que vous avez instruit, ô mon Dieu, et auquel vous avez enseigné votre loi! Heureux l'homme dont les voies sont pures: Heureux tous ceux qui se confient dans le Seigneur! Heureux le peuple dont le Seigneur est le Dieu! (Ps. XCIII, ,12; CXVIII, 1; II, 13; XXXII, 12.) Heureux, dit aussi le Sage, celui qui ne condamne point sa conscience! et le Psalmiste ajoute ! Heureux l'homme qui craint le Seigneur. (Eccli. XIV, 2; Ps. III, 1.) Enfin Jésus-Christ lui-même nous dit : Heureux ceux qui pleurent, ceux qui sont humbles, ceux qui sont doux, ceux qui sont pacifiques, et ceux qui souffrent persécution pour la justice! (Matth. V, 3-10.)
Ainsi nulle part l'Ecriture ne fait consister le bonheur dans les richesses, les honneurs et la gloire, et elle le place uniquement dans la vertu. Nous devons donc prendre la crainte de Dieu pour règle de nos actions et de nos souffrances: et si ce principe s'enracine profondément dans notre âme, non-seulement le repos et les honneurs, la gloire et les dignités, mais les persécutions même et les calomnies, l'injure et l'outrage, les supplices et généralement tous les maux, nous produiront les fruits abondants de la joie. Ne voyons-nous pas des arbres dont la racine est amère, nous donner les fruits les plus doux? et de même la tristesse selon Dieu n'enfante que plaisir et allégresse. Elles le savent bien, ces âmes qui prient avec douleur, et qui répandent les larmes de la pénitence. De quelles joies n'y sont-elles pas inondées ! Quelle pureté de conscience elles y trouvent ! Et avec quelles bonnes espérances elles s'en retirent ! c'est qu'en effet, et je ne puis trop le répéter, nos joies et.nos tristesses viennent moins de la nature même des choses que de nos propres dispositions. Si celles-ci sont sagement réglées, nous aurons toujours dans le coeur un grand fonds de contentement. Les maladies du corps ont pour cause plutôt quelque désordre intérieur que l'intempérie de l'air, ou toute autre influence extérieure. Mais à plus forte raison il en est ainsi des maladies dé l'âme. Car si celles du corps sont un apanage de notre nature, les autres ne dépendent que de notre, volonté. Aussi quoique l'Apôtre eût souffert cette infinité de maux qu'on ne saurait énumérer, les naufrages et les persécutions, les violences et les embûches, les attaques des voleurs, et chaque jour mille périls de mort,il n'exprimait ni plaintes, ni murmures. Bien plus, il en tirait un sujet de gloire et un motif de joie : Maintenant, disait-il, je me réjouis dans les maux que je souffre, et j'accomplis dans ma chair ce qui manque à la passion de Jésus-Christ. Et encore : je me glorifie dans mes tribulations. (Colos. I, 24; Rom. V, 3.) Or, l'on ne se glorifie point d'une chose, si l'on ne s'y complaît.
4. Voulez-vous donc posséder la joie véritable? ne recherchez ni les richesses ou la santé, ni la gloire ou la puissance, ni les délices de la vie ou la somptuosité des festins,.ni un vêtement de soie, ou le luxe des habits, ni de vastes domaines ou de magnifiques palais, ni en un mot aucune jouissance terrestre. Mais attachez-vous à la sagesse qui est selon Dieu, exercez-vous dans la pratique de la vertu, et quelque soit le malheur qui vous frappe aujourd'hui ou demain, il ne pourra vous attrister. Que dis-je, vous attrister? Les divers accidents qui affligent la plupart des hommes vous seront une cause de joie. Car les supplices et la mort, les amendes et les calomnies, les chagrins (101) et tous les maux, quand nous les souffrons pour Dieu, et par principe d'amour, réjouissent surabondamment notre âme.
Certainement personne ne peut nous rendre malheureux si nous n'y travaillons nous-mêmes, non plus que personne ne saurait nous rendre heureux si nous n'y coopérons nous-mêmes avec le secours de la grâce. Et s'il faut vous prouver que l'homme heureux est uniquement celui qui craint le Seigneur, je n'interrogerai point l'histoire, mais les faits dont nous avons été témoins. Nous avons pu craindre quelque temps la ruine entière d'Antioche. Eh bien ! les plus riches et les plus puissants de nos concitoyens osèrent-ils alors se montrer? ils avaient fui, et avaient abandonné cette ville malheureuse. Mais les solitaires et les moines qui craignaient Dieu sont accourus avec un pieux empressement, et ils ont dissipé l'orage. Nos maux présents et la menace d'une terrible vengeance ne purent ni arrêter leur dévouement, ni effrayer leur courage. Et quoiqu'ils fussent étrangers à la faute, et ainsi à l'abri de tout péril, ils se sont précipités d'eux-mêmes au milieu des flammes pour nous en retirer. Bien plus, ils ont couru à la mort, quelque terrible et quelque affreuse qu'elle soit pour tous, avec plus de joie que les hommes ne recherchent les honneurs et les dignités. C'est qu'ils savaient que ce grand acte de charité leur était éminemment glorieux : et ils ont prouvé par leurs oeuvres que celui-là seul est heureux qui observe la loi divine. Car il ne redoute point l'inconstance de la fortune, et l'adversité ne saurait l'atteindre. Mais il jouit d'un calme inaltérable , et il se rit de tous ces accidents qui épouvantent les autres hommes. Aujourd'hui nos premiers magistrats sont plongés dans la consternation , et chargés de fers au fond d'un noir cachot, ils redoutent à chaque instant une condamnation capitale. Mais nos pieux solitaires jouissent d'une joie pure et sereine, quelque soit le sort qui puisse les atteindre. Ils désirent même les supplices et la mort qui nous paraissent si terribles, parce qu'ils connaissent le but qu'ils se proposent d'atteindre, et parce qu'ils n'ignorent point quel bonheur les attend après cette vie. Et toutefois ce détachement de toutes les choses de la terre, et ce mépris de la mort n'étouffent point en eux une douloureuse sympathie pour nos maux. C'est en quoi leur charité devient plus méritoire. A leur exemple, concentrons tout notre zèle sur le salut de notre âme, et nul événement imprévu ne pourra nous troubler. Mais n'oublions pas nos prisonniers , et prions le Seigneur qu'il les délivre de tout péril de mort. Il pouvait, il est vrai , dissiper entièrement le danger, et en effacer jusqu'aux moindres traces, mais de crainte que nous ne retombions dans nos anciens dérèglements, il ne veut que dessécher peu à peu le torrent de nos maux, afin de mieux nous affermir dans les voies de la piété. Car il n'est que trop vrai qu'on verrait renaître nos premiers désordres si l'orage se calmait soudain. Et en effet, nos malheurs ne sont point finis, la résolution de l'empereur nous est inconnue, nos magistrats sont dans les fers, et une foule de gens courent au fleuve pour s'y baigner. Ce ne sont sur ses bords que propos calomnieux, que danses lascives et que rendez-vous de courtisanes.
Mais ces gens-là ne sont-ils pas indignes d'excuse et de pardon? ou plutôt quelle peine et quel châtiment ne méritent-ils pas ? une partie de nos magistrats est en prison, les autres sont en exil, on ignore quelle sera la décision de l'empereur, et vous vous livrez aux jeux, aux ris et aux danses. Mais, direz-vous, nous ne pouvons nous abstenir du bain. O réponse impudente ! et parole mauvaise et insensée ! combien y a-t-il d'années ou de mois que cette privation vous est imposée? les bains publics ne sont fermés que depuis vingt jours, et vous murmurez de dépit comme si cette défense remontait à une année. Mais pensiez -vous- à vous plaindre, je vous le demande, lorsque vous trembliez de voir arriver les soldats, et que, craignant chaque jour les supplices et la mort, vous fuyiez dans les déserts, et vous cachiez sur le sommet des montagnes. Si quelqu'un vous eût alors proposé de vous soustraire à tout danger, pourvu que durant une année entière vous promissiez de vous abstenir du bain, avec quelle promptitude vous eussiez accepté cette condition. Et aujourd'hui qu'il convient de remercier le Seigneur qui a dissipé cet orage, vous l'outragez de nouveau par vos excès et vos désordres. Vos frayeurs sont calmées, et vous en prenez occasion de reprendre vos criminelles habitudes. Quoi ! êtes-vous si insensibles aux sentiments de nos maux; que vous ne songiez qu'aux plaisirs du bain? quand ce plaisir vous serait permis , la mort, qui menace tant d'illustres citoyens devrait détourner de ces frivoles pensées (102) ceux même qui n'appréhenderaient pas le même sort. Il s'agit ici d'une sentence de vie ou de mort, et vous ne songez qu'au plaisir du bain et aux délices de la vie!
Vous méprisez le danger parce que vous y avez échappé; mais craignez de vous en attirer un autre plus grave encore, et de retomber sous le coup de menaces plus terribles; votre état serait alors celui de cet homme dont parle l'Evangile. Lorsque l'esprit impur est sorti d'un homme, il revient, et trouant la maison purifiée et ornée, il prend avec lui sept autres esprits plus méchants, et ils entrent dans l'âme de cet homme, et son dernier état devient pire que le premier. (Luc, II, 24-26.) Craignons donc, nous aussi, que notre négligence et notre inertie ne nous ramènent des maux plus grands que ceux dont nous hommes délivrés. Je sais bien que vous ne commettrez point une telle imprudence, mais arrêtez, punissez et châtiez ceux qui se livrent à ces honteux désordres, afin que toujours vous soyez dans la joie, comme l'Apôtre vous le recommande, et que sur la terre, comme aussi un jour dans le ciel, vous receviez la récompense de vos vertus et de votre charité, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par lequel et avec lequel soient au Père et à l'Esprit-Saint la gloire. l'honneur et l'adoration, maintenant et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
DIX-NEUVIÈME HOMÉLIE.
ANALYSE. Ce discours fut prononcé le cinquième dimanche de carême, et à la suite d'une fête des martyrs et de la translation de leurs reliques. — Comme cette fête attirait encore un grand concours de gens des campagnes environnantes, saint Chrysostome fait l'éloge de leur foi et de leur simplicité, et il montre que ces vertus rendent leur ignorance bien supérieure à toute la science des anciens philosophes. — Il attaque ensuite le blasphème et le jurement; il en développe les suites funestes, et décrit tous les malheurs que le parjure du roi Sédécias attira sur le royaume de Juda. — Il oppose aussi le peu de violence que l'on s'impose pour se corriger aux efforts persévérants des comédiens, bateleurs et danseurs de cordes pour réussir dans leurs exercices; et il termine en exprimant le voeu qu'Antioche obtienne la gloire d'avoir entièrement détruit la criminelle habitude du serment et du parjure.
1. Vous avez célébré, ces jours derniers, la fête des saints martyrs, vous avez goûté une joie toute spirituelle, et vous avez fait éclater une pieuse allégresse. On a exposé à vos yeux des corps percés de coups : vous avez vu des poitrines ouvertes par le fer, dont le sang semblait encore découler, et vous avez pot jurer de la variété comme de la rigueur des tourments. Vous avez admiré en ces martyrs un courage surhumain, vous avez baisé leurs couronnes teintes de sang, et vous avez triomphalement promené ces saintes reliques par toutes les rues de la cité. Malade, et obligé de rester renfermé, je n'ai pu, à taon grand regret, assister à cette fête, mais je n'ai point laissé que de prendre part à votre joie : je n'ai pu me mêler à vos rangs, mais je rite suis uni à votre allégresse. Car, telle est la force de la charité, qu'elle supplée à l'absence par la communication de la joie, et qu'elle nous rend propres les plaisirs de nos frères. C'est ainsi que du fond de ma demeure je me réjouissais avec vous : et aujourd’hui, à peine convalescent, j'accours ici tout empressé de contempler vos riants visages, et de participer à la solennité de ce jour, car je rie puis nommer autrement cet immense concours de nos frères qui par leur présence ajoutent à la gloire de cette ville, et honorent notre assemblée.
Sans doute ce peuple n'entend point notre langage, mais il n'est pas étranger à notre foi, il vit dans une paisible tranquillité, et ses moeurs sont aussi modestes que sages et réglées. Il ignore le théâtre et ses scandales, les courses de chevaux, les rendez-vous des courtisanes, et le tumulte des grandes villes. Le (104) luxe et la volupté sont inconnus parmi ce peuple, et la sagesse s'y épanouit en tout son éclat. La cause en est que sa vie est laborieuse et qu'à ses yeux l'agriculture est une véritable école de vertus. Il s'applique donc à la culture de la terre, ce premier de tous les arts que Dieu nous a révélés. Car Adam, avant même son péché, et quand il jouissait d'une entière liberté, devait cultiver la terre. Ce n'était point, il est vrai, un travail pénible et fatigant, mais une occupation douce et agréable. Le Seigneur, dit l'Ecriture, plaça l'homme dans le paradis pour le cultiver et le garder. (Gen. II, 15).
C'est ainsi que nous voyons ces bons laboureurs tantôt diriger la charrue et creuser de profonds sillons, et tantôt expliquer à leurs serviteurs la doctrine sainte ; tantôt arracher soigneusement de leurs champs les ronces et les épines, et tantôt déraciner dans les âmes les germes du péché, car ils ne rougissent point des travaux de l'agriculture, comme nos citadins; et ils n'ont honte que de l'oisiveté, parce qu'ils savent qu'elle enseigne le mal, et. que dès l'origine elle a perverti tous ceux qui s'y abandonnent. Voilà donc de véritables philosophes qui le sont, non par l'habit, mais par le sentiment et la vertu. Quant aux philosophes païens, ils ne sont que des acteurs et des comédiens, puisque toute leur philosophie consiste à porter un manteau, une longue barbe et une robe flottante. Nos laboureurs au contraire méprisent tout ce vain extérieur : ils rejettent le bâton et la barbe, et ne s'attachent qu'à orner leur âme des préceptes de la vraie philosophie, et qu'à les réaliser par la pratique des vertus. Oui, prenez au hasard un de ces hommes qui vivent dans les champs, et qui semblent ne devoir connaître que la bêche et la charrue, et interrogez-le sur ces grandes vérités, au sujet desquelles les philosophes païens ne peuvent malgré toutes leurs recherches et leurs longs discours, nous donner une réponse satisfaisante, et il vous répondra avec une rare précision et une grande sagesse. Ajoutons encore à leur gloire qu'ils conforment leur vie à leur croyance. Ils savent donc que nous avons une âme immortelle, et que nous devons comparaître au jugement redoutable du Seigneur pour y rendre compte de toutes nos actions. C'est pourquoi ils dirigent toutes leurs oeuvres vers cette fin suprême, et se montrent supérieurs aux frivolités de notre luxe. Car le Sage leur a appris que tout est vanité, et vanité des vanités. (Eccli. I, 2.) Aussi ne cherchent-ils aucune des pompes du monde.
Ils savent également ce que Dieu nous a révélé de sa nature et de ses attributs. Prenez donc un philosophe païen, s'il vous est possible d'en rencontrer aujourd'hui, et parcourez avec lui, sur ces questions, les plus célèbres ouvrages de l'antiquité. Rapprochez ensuite de ces longues dissertations les réponses précises de nos laboureurs, et vous verrez combien ceux-ci sont sages, et ceux-là insensés. Parmi ces derniers, les uns soutiennent que Dieu est étranger au gouvernement du monde, et qu'il ne l'a point créé; et les autres affirment que la vertu ne se suffit point à elle-même, et que tout le bonheur consiste dans l'or, l'éclat et la noblesse. Mars à ces extravagances, et à mille autres plus ridicules encore, nos laboureurs, si ignorants d'ailleurs, en toutes autres choses, opposent le dogme d'un Dieu qui a tiré le monde du néant, qui le gouverne, et qui doit juger tous les hommes. Eh ! qui n'admirerait ici la puissance du Christ? il fait que des gens ignorants et grossiers surpassent autant en sagesse ces présomptueux philosophes que des vieillards consommés en prudence surpassent de jeunes étourdis.
Peu importe donc que leur langage soit impoli, puisque leur esprit est doué de sagesse 1 et de quelle utilité est à un philosophe païen la grâce et l'urbanité de sa parole si, dans le fond de l'âme, il n'est qu'un insensé? Que dirions-nous d'un soldat qui porterait une épée dont la garde serait d'argent, et la lame de plomb? C'est ainsi que la parole des philosophes est parée de science et d'éloquence, et que leur pensée est tellement vide de sens et de sagesse , qu'ils ne disent rien de bon ni d'utile. Chez nos laboureurs, au contraire, l'esprit est tout rempli d'une sublime philosophie, et leur vie est conforme à leur croyance. on ne trouve point parmi eux ces femmes qui ne songent qu'à la toilette et au luxe des vêtements, et qui emploient le fard et les couleurs. Car ils ont banni de leurs campagnes toute cette corruption des moeurs. C'est pourquoi ils retiennent facilement la femme dans cette humble soumission que l'Apôtre lui recommande; et ils gouvernent aisément une famille qui borne son ambition à se procurer la nourriture et le vêtement.
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Sans doute ces bons laboureurs ne connaissent point la délicatesse de nos parfums. Mais les champs émaillés de mille fleurs odorantes leur en fournissent de plus exquis. Chez eux le corps est aussi robuste que l'âme est pure. Ne nous en étonnons point; ils ignorent les raffinements de nos tables, non moins que les transports de l'ivresse, et ils ne mangent qu'autant qu'il est nécessaire pour vivre. Ne méprisons donc point la simplicité de leurs vêtements, et admirons plutôt la sagesse de leurs moeurs. Eh ! qu'importe un riche habit, si l'âme est nue et indigente! Nous devons louer et estimer l'homme non d'après ses vêtements, mais d'après les qualités de son âme; pénétrez donc dans le secret de cette âme, et vous verrez en sa source cette beauté et cette richesse qui s'épanchent au dehors par les paroles, la croyance et les moeurs.
2. Que toute la philosophie païenne se cache et qu'elle rougisse de sa prétendue sagesse qui n'est qu'une véritable folie l Ses docteurs n'ont gagné pendant leur vie qu'un nombre bien restreint de disciples; et encore les ont-ils perdus au moindre danger. Mais les apôtres de Jésus-Christ, ces hommes qui n'étaient que des pêcheurs, des publicains et des faiseurs de tentes, ont en peu d'années amené l'univers à la vérité de l'Evangile. Les persécutions elles-mêmes, quoique sans cesse renaissantes, n'ont pu arrêter les progrès de leur prédication ; et aujourd'hui les lumières de la foi se répandent avec tant d'éclat qu'elles éclairent et rendent savants de grossiers laboureurs et des pâtres ignorants. Louons aussi l'ardente charité qui est en eux le principe de tout bien, et qui leur a fait entreprendre un si long voyage pour visiter et embrasser des frères.
Eh bien ! en reconnaissance de ces témoignages d'amitié et d'affection, je vous demande de pourvoir à leurs besoins, afin qu'ils s'en retournent heureusement. Pour moi, j'aborde de nouveau la question du jurement, et puissé-je en détruire entièrement la criminelle habitude l mais il faut auparavant vous rappeler ce que j'ai déjà dit sur ce sujet. Lorsque les Juifs revinrent dans la Palestine après la captivité de Babylone, le prophète Zacharie leur rapporta la vision suivante : Je voyais une faux qui volait dans les airs : sa longueur était de vingt coudées, et sa largeur de dix; et il me fut dit : c'est la malédiction qui sort sur toute la terre; elle viendra dans la demeure du parjure pour la ruiner et en détruire les bois et les pierres. (Zach. V, 1-4.) La citation de cette prophétie m'amena à rechercher pourquoi le Seigneur ajoute au châtiment personnel du parjure, la ruine de sa maison ; et je vous dis qu'il veut donner cet éclat à la punition d'un grand crime, afin qu'elle nous soit un salutaire avertissement. A la mort du parjure, son cadavre est enseveli et confié à la terre, mais le souvenir de son iniquité survit à la destruction du corps ; car tous ceux qui voient les ruines de sa maison, et qui en apprennent la cause s'instruisent à éviter les mêmes péchés : c'est ce que nous prouve l'exemple de Sodome. Pour punir les moeurs infâmes de ses habitants, Dieu fit descendre du ciel une pluie de feu qui dévora la terre elle-même ; en sorte qu'aujourd'hui encore le sol atteste ce terrible châtiment. (Gen. XIX.)
Et observez ici la bonté du Seigneur. On ne voit plus ces pécheurs se consumer au milieu des flammes; car la terre recouvre leurs cendres, mais cette même terre conserve les marques d'une violente ignition, et son aspect seul est une voix éloquente qui se fait entendre aux yeux, et qui crie à toutes les générations n'incitez pas les crimes de Sodome, si vous ne voulez en partager les châtiments. C'est qu'en effet toute parole s'efface en présence de ces traces toujours visibles de la vengeance divine. Je pourrais en appeler au témoignage de nombreux voyageurs sur lesquels le récit de l'Ecriture n'avait d'abord produit qu'une légère impression. Mais quand ils ont eu visité ces contrées, et qu'ils ont vu cette terre stérile, ces vestiges d'un terrible incendie, et ce sol qui n'est qu'une couche de cendre et de poussière, ils sont revenus saisis d'effroi, et profondément touchés de cette grande leçon. Car la nature du châtiment est en rapport avec la nature du crime, et de même que les Sodomites empêchaient la sainte fécondité du mariage, Dieu pour les punir a rendu cette contrée stérile et inféconde. Il menace donc de renverser la maison du parjure, afin que son exemple nous corrige.
3. Je poursuis aujourd'hui ce sujet, et ce ne sont plus deux ou trois maisons dont je veux vous citer la ruine, mais c'est la destruction entière d'une cité célèbre, d'un peuple religieux, d'une nation spécialement chérie de Dieu, et d'une tribu échappée à mille périls, (106) Jérusalem était la ville bien-aimée du Seigneur; elle possédait l'arche sainte, le temple et l'ensemble du culte divin. Là avaient paru les prophètes, et l'Esprit-Saint y avait répandu ses dons; là reposaient l'arche, les tables de la loi et l'urne d'or; et là se montraient souvent les esprits célestes. Jérusalem, au milieu de guerres fréquentes et de mille incursions des barbares, paraissait comme environnée d'une enceinte plus dure que le diamant, en sorte que toujours elle s'était ri de ses ennemis, et que même parmi les ravages de toute la Palestine, elle ne subit aucun grave désastre. Bien plus, elle faisait souvent éprouver à ses ennemis des pertes considérables, et elle était l'objet d'une providence si particulière que le Seigneur disait lui-même: J'avais trouvé Israël comme une grappe de raisin dans le désert, et j'avais choisi leurs pères comme ces premiers fruits qui paraissent au sommet du figuier. (Osée, IX, 10.) Il ajoutait encore en parlant de Jérusalem : Quand on trouve une olive agi sommet de l'arbre, on dit : ne la perdons pas. (Isaïe, LXV, 8.) Cependant cette cité chérie de Dieu, après avoir échappé à mille dangers, obtenu le pardon de bien des fautes, et évité seule les maux de sa captivité, fut ruinée une première fois , et ensuite plusieurs autres fois par suite d'un parjure. Comment cela arriva-t-il? je vais vous le dire.
Sédécias, roi de Jérusalem, s'était engagé par serment envers Nabuchodonosor, roi de Babylone, à lui demeurer soumis et fidèle; il trahit ensuite son serment, et s'étant allié par un parjure, au roi d'Egypte, il éprouva les terribles châtiments que je vais raconter. Mais il est d'abord nécessaire de rapporter la parabole qui dans Ezéchiel annonce ces événements. Le Seigneur me parla, dit le Prophète, et il me dit : Fils de l'homme, propose cette énigme, et raconte cette parabole. Voici les paroles du Seigneur Dieu : un aigle énorme , avec de grandes ailes, un corps immense et des serres nombreuses dirigea son vol vers le Liban. (Ezéch. XVII, 1-3.) Ici l'aigle signifie le roi de Babylone ; et le prophète lui donne de grandes ailes, un corps immense et des serres nombreuses pour marquer la multitude de ses soldats, la grandeur de sa puissance et la rapidité de son attaque, car ce que sont à un aigle les ailes et les serres, les soldats et les chevaux le sont à un roi. Or, l'aigle dirige son vol vers le Liban. Cette expression dirige son vol marque dans le roi de Babylone un dessein fixe et arrêté; et le Liban désigne la Judée parce qu'elle s'étend au pied de cette montagne. Le prophète continue ensuite à symboliser ainsi le traité et le serment du roi Sédécias. Et cet aigle prit de la racine, et il la confia à la terre comme une semence, afin qu'elle prît racine sur les grandes eaux, et il la planta sur la surface de la terre. Lorsque cette semence eut germé, elle forma une vigne étendue, mais basse, dont les branches regardaient cet aigle, et dont les racines étaient sous lui. (Ezéch. XVII, 5.) Ici Jérusalem est la vigne; et parce que ses branches regardent l'aigle, et que ses racines sont sous lui, Jérusalem a fait alliance avec le roi de Babylone, et lui est devenue tributaire.
Cependant le prophète nous révèle l'iniquité de cette vigne. Et il parut, dit-il, un autre aigle, le roi d'Egypte ; cet aigle était énorme, et avait de grandes ailes et des serres nombreuses ; et voilà que la vigne porta ses racines et étendit ses branches vers cet aigle, afin qu'il l'arrosât de ses eaux fécondes. C'est pourquoi le Seigneur dit : cette vigne prospérera-t-elle? pourra-t-elle subsister, vivre et ne pas périr? (Ezéch. XVII, 7, 9.) Le prophète pouvait-il marquer plus expressément le parjure de Sédécias? et pour montrer que ce parjure est la cause unique et réelle de sa ruine, il ajoute : Le premier aigle arrachera les racines encore tendres de cette vigne, il enlèvera ses fruits, et desséchera ses rejetons. Bien plus, Jérusalem doit périr moins sous les coups de l'homme que sous ceux de la vengeance divine. Aussi observe-t-il que pour la détruire entièrement, cet aigle n'aura besoin ni de la force de son bras, ni de la multitude de son peuple. (Ezéch. XVII, 9.)
Telle est la parabole contre Jérusalem, et le prophète en donne lui-même l'explication. Voilà, dit-il, que le roi de Babylone vient à Jérusalem; et après quelques autres détails, il poursuit ainsi : et il fera, alliance avec son roi, mais celui-ci deviendra parjure, et enverra des ambassadeurs au roi d'Egypte pour en obtenir des chevaux et une grande armée. Enfin la prophétie se termine prie ces paroles qui prouvent que tors les malheurs de Sédécias doivent être imputés à son parjure. Il mourra au milieu de Babylone, au séjour du roi qui l'avait établi roi, parce qu'il a méprisé mes menaces, dit le Seigneur, et transgressé mes lois. Il périra (107) donc et ce ne sera point out milieu dune grande armée, uni d'un peuple nombreux, parce qu'il a violé son serment, et qu'il a brisé le pacte de l'alliance. Le serment qu'il a méprisé, et l'alliance qu'il a rompue, pèseront sur sa tête ; et l'étendrai mon rets sur lui. (Ezée. XVII, 16-20.) Voyez-vous comme le prophète répète plusieurs fois que Sédécias s'est attiré tous ses malheurs par son parjure, car le Seigneur est implacable pour un tel crime.
Mais s'il punit le parjure, comme nous le voyons par les désastres de Jérusalem, il châtie aussi le retard affecté qu'on met à remplir un serment, tant il est zélé pour en faire observer les saints engagements. Il arriva donc, dit l'Ecriture, qu'en la neuvième année du règne de Sédécias, le dixième jour du dixième mois, Nabuchodonosor, roi de Babylone, vint avec toute son armée contre Jérusalem, et mit le siège devant la ville, et il éleva des retranchements tout autour, et la ville fut enfermée et investie jusqu'à la onzième année du roi Sédécias, et jusqu au neuvième jour du mois, et la famine s'établit dans la ville, et le peuple de la terre n'avait pas de pain, et la ville fut ouverte. (IV Rois, XXV, 1-4.) Sans doute le Seigneur pouvait dès le premier jour livrer Jérusalem à ses ennemis, et en soumettre les habitants à Nabuchodonosor; mais il différa ce châtiment pendant trois ans, et leur fit éprouver toutes les duretés d'un long siège , afin que pressés au dehors par la terreur des armes, et au dedans par les rigueurs de la famine, ils contraignissent Sédécias à se rendre aux Assyriens, et à expier ainsi son parjure. Au reste ce n'est point ici de ma part une simple conjecture; c'est la vérité même, et pour s'en convaincre, il suffit de citer les paroles suivantes du prophète Jérémie : Si vous sortez, dit-il à Sédécias, pour aller vers les princes du roi de Babylone, votre âme vivra, et celte ville ne sera point brûlée, et vous vous saurerez, vous et votre maison; mais si vous n'allez pas vers les princes du roi de Babylone, cette ville sera livrée aux mains des Chaldéens, et ils la brûleront, et vous n'échapperez pas à leurs mains. Et le roi Sédécias dit à Jérémie: je suis troublé à cause des juifs qui ont fui vers les Chaldéens ; je crains qu'ils ne m'abandonnent entre leurs mains, et qu'ils ne se jouent de moi. Or Jérémie répondit: Ils ne vous livreront point; mais écoutez la parole du Seigneur que je vous annonce, et vous vous en trouverez bien, et votre âme vivra. Si vous ne voulez point sortir, voici ce que le Seigneur m'a montré. Toutes les femmes restées dans lei maison du rai de Juda seront conduites aux princes du roi de Babylone, et elles diront: Ces hommes qui parlaient de paix, vous ont séduit; ils ont prévalu contre vous, et ils ont engagé vos pas sur un terrain glissant; ils se sont éloignés de vous; et voici qu'ils livreront toutes vos femmes et vos enfants aux Chaldéens; et vous n'éviterez pas leurs mains, mais vous serez pris par le roi de Babylone, et il brûlera cette ville. (Jéré. XXXVIII, 17-23.)
Cependant Sédécias ne voulut point croire le prophète, et il persista dans son péché et son iniquité. C'est pourquoi Jérusalem fut prise après un siège de trois ans : et ce délai prouvait assez toute la patience du Seigneur, et toute l'ingratitude de Sédécias. Les Chaldéens entrèrent donc dans Jérusalem avec une grande facilité, et ils en incendièrent le temple, le palais et les maisons. Le chef de l'armée détruisit par le feu toutes les plus belles maisons de Jérusalem, et il en abattit les murailles. On eût dit que cet incendie allumé par des mains barbares agissait selon les ordres et la direction du serment qui avait été violé. Le général de l'armée transporta à Babylone tout le peuple qui était demeuré dans la ville, et les transfuges qui s'étaient rendus au roi de Babylone. Et les Chaldéens, dit encore l'Ecriture, brisèrent les colonnes d'airain qui étaient dans le temple du Seigneur, et les soubassements, et la mer d'airain qui étaient dans la maison du Seigneur; et ils transportèrent à Babylone les cuves d'airain, les fourchettes, les coupes, les mortiers et tous les vases d'airain qui servaient au temple. Ils prirent aussi les encensoirs et les coupes d'or et d'urgent. Et Nabazardan, chef de l'armée, emporta les deux colonnes, la mer et les vases que Salomon avait faits pour le temple du Seigneur. Il emmena aussi Saraïas, grand prêtre, et Sophonie qui était le premier au-dessous de lui, et les trois portiers, et l'eunuque de la ville qui commandait l'armée, et cinq de ceux qui étaient toujours devant le roi, et Saphan, chef de l'armée, et le secrétaire du roi, et soixante des principaux citoyens. Il les conduisit au roi de Babylone qui les condamna et les fit mourir. (IV Rois, XXV, 13-21.)
Rappelez-vous maintenant cette faux qui vole dans les airs, qui pénètre dans la maison (108) du parjure, et qui en détruit les murs, les bois et les pierres : et voyez comme le crime de la foi violée entre dans Jérusalem, renverse son temple et ses maisons, ses superbes édifices et ses murailles, en sorte que cette ville n'est plus qu'un amas de ruines. Ajoutons encore que ni le saint des saints, ni les vases sacrés, ni nulle autre considération ne purent arrêter la vengeance divine, parce qu'un parjure avait été commis. Tel fut le terrible châtiment de Jérusalem; mais celui de Sédécias fut plus triste encore et plus affreux. Cette même faux volante qui avait rasé les édifices de sa capitale l'atteignit dans sa fuite. Sédécias, dit l'Ecriture, sortit de la ville pendant la nuit, par une porte dérobée, parce que les Chaldéens environnaient l'enceinte des murailles, et l'armée des Chaldéens poursuivit le roi et le prit. Et après l'avoir pris, les Chaldéens l'amenèrent au roi de Babylone qui entra en jugement avec lui. Il fit mourir les fils de Sédécias sous les yeux de leur père, et il lui creva les yeux, l'enchaîna et l'emmena à Babylone. (IV Rois, XXV, 4-7).
Mais que signifie cette parole : il entra en jugement avec lui. Elle marque que Nabuchodonosor demanda à Sédécias les raisons de sa perfidie, et qu'il en discuta avec lui le châtiment. C'est pourquoi il fit mourir ses enfants en sa présence pour le rendre témoin de leur supplice, et puis il lui creva les yeux. Et maintenant voulez-vous savoir les raisons de ce barbare traitement? C'était pour que ce prince servît d'exemple aux peuples étrangers et aux juifs qui habitaient parmi eux. L'aspect de ce prince privé de la vue devait leur faire comprendre combien est énorme le péché du parjure. Ajoutons encore que sur la route tous ceux qui le voyaient passer enchaîné et aveugle pouvaient apprécier la grièveté de la faute par la sévérité du supplice. Il est vrai qu'un prophète dit que Sédécias ne verrait point la ville de Babylone ( Ezéch. XII, 15), et qu'un autre affirme qu'il y serait conduit. (Jérém. XXXII, 5. ) Mais ces deux prophéties ne se contredisent point, et toutes deux sont véritables. Car Sédécias ne vit point Babylone, et néanmoins il y fut amené. Il ne vit point cette ville, parce qu'il fut privé de la vue dans la Judée. Il convenait en effet que là où il avait violé son serment il reçût le châtiment de son parjure : et il fut amené à Babylone, parce qu'il fut fait prisonnier. Or; comme Sédécias éprouva un double châtiment, la perte de la vue et la perte de la liberté, chaque prophète en a parlé séparément. L'un a signalé le premier par ces mots : Il ne verra pas Babylone, et l'autre, le second, par ceux-ci : Il sera conduit à Babylone.
4. Instruits par cet exemple, et rapprochant l'entretien de ce jour de nos précédents discours, faites donc, mes frères, je vous en supplie, faites entièrement cesser parmi vous la criminelle habitude du serment. Dans ces temps anciens, où Dieu était indulgent envers les Juifs, et n'en exigeait pas une haute sainteté, il punit néanmoins un parjure par la ruine de Jérusalem et l'esclavage de son roi. Quels châtiments réserve-t-il donc aux chrétiens qui se parjurent malgré les défenses expresses de sa loi, et au mépris de la perfection évangélique? Car ne croyez pas qu'il vous suffise de venir ici, et d'écouter ma parole-. Ce ne serait pour vous qu'un titre à un jugement plus sévère, et à un châtiment inévitable, si toujours avertis, vous ne vous corrigez jamais. Quelle excuse alléguer, et quel pardon espérer? Dès notre première enfance jusqu'à notre extrême vieillesse, nous fréquentons l'église, et nous sommes instruits de nos devoirs. Et cependant nous demeurons toujours les mêmes,et nous n'avons aucun zèle pour nous corriger. En vain voudrait-on s'excuser sur l'habitude. Ce qui m'irrite et m'indigne, c'est que l'on ne puisse vaincre une habitude mauvaise. Mais si nous ne surmontons point l'habitude, comment triompher de la concupiscence, dont le principe est en nous-mêmes? La volonté seule constitue la malice des mouvements de la nature; et ici je dois accuser de cette criminelle habitude votre négligence bien plus que votre volonté.
Vous doutez peut-être que les progrès d'un si grand mal viennent moins de la difficulté de se corriger que de notre lâcheté à l'entreprendre; trais il suffit de penser que souvent, et sans espoir d'aucune récompense, on exécute des choses bien plus difficiles. Combien les oeuvres que commande le démon sont-elles pénibles et laborieuses, et toutefois on ne lui oppose jamais la difficulté de l'exécution. A quel supplice, je vous le demande, ne se soumet pas le jeune homme qui se livre aux mains de bateleurs et d'histrions. Ils mettent ses membres à la torture, et les.plient en tous sens. Ils lui apprennent a se former en cercle, à rouler comme une roue sur le sol, à (109) détourner les yeux et à faire de telles contorsions qu'il semble changer de sexe. Et cependant ni le travail ni la honte d'un si infâme métier ne le rebutent point. On en voit d'autres qui sur des tréteaux semblent voler avec leurs bras, ou qui lancent en l'air des poignards et les reçoivent par le manche. Combien doivent-ils l'aire rougir ces chrétiens que rebute le moindre effort pour pratiquer la vertu ! Que dire de ceux qui portent sur le front un arbre aussi fixe et solide que si ses racines pénétraient dans la terre? Ce n'est pas tout: de jeunes enfants prennent leurs ébats sur les branches de cet arbre, et sans l'aide des mains ou de tout autre membre, notre hercule le maintient sur son front ferme et immobile. Un autre enfin marche sur une faible corde avec autant de sécurité que s'il courait sur un terrain solide.
L'art a rendu faciles toutes ces choses qui effrayent d'abord l'imagination, mais rien de semblable ne se rencontre ici; est-il donc si difficile de s'abstenir de jurer? est-ce un travail si pénible, et une science si élevée? ou s'expose-t-on à quelque danger? Appliquez-vous-y avec un peu de soin, et bientôt vous en viendrez à bout. Mais .ne me dites pas: j'ai déjà fait beaucoup. Car si vous n'achevez entièrement, vos premiers essais deviendront inutiles, et votre oeuvre tout entière périra par le côté même que vous aurez négligé; souvent une maison s'écroule, parce qu'on néglige de remplacer une tuile cassée, il en est de même d'un habit; une déchirure qui n'est point reprise emporte tout le vêtement. Faites encore la moindre ouverture à une levée, et le fleuve entier s'y précipitera. C'est ainsi qu'en vain vous vous fortifiez de toutes parts, si par un seul endroit vous laissez au démon une libre avenue. Fermez donc cette avenue, afin que vous assuriez votre repos.
Je vous ai montré la faux volante, et la tête du saint précurseur; je vous ai raconté l'histoire de Saül, et les malheurs de la captivité; et je vous ai rappelé le précepte de Jésus-Christ, qui nous défend le parjure, et même tout serment, comme une invention du démon et une habitude criminelle. Enfin je vous ai prouvé que presque toujours le parjure suivait le serment. Eh bien ! gravez ces enseignements dans votre coeur. Ne voyez-vous pas que les femmes et les enfants portent l'Evangile au cou, comme un sûr préservatif? Hésiteriez-vous donc à imprimer en votre mémoire les préceptes et les lois de ce même Evangile? il ne faut point pour cela en acheter un exemplaire à prix d'or et d'argent; il suffit d'avoir une volonté bonne et sincère, et un peu de zèle et de vigilance. Ce livre sacré, en se gravant ainsi dans le plus intime de votre âme, vous sera une défense plus assurée que si vous le portiez extérieurement. Ainsi chaque matin, quand vous sortirez de votre lit, ou de votre demeure, souvenez-vous de cette parole de Jésus-Christ : Je vous dis de ne point jurer. (Matth. V, 34.) Et cette parole seule vous sera un utile avertissement. Vous voyez donc que la chose n'est pas bien difficile, et qu'il suffit d'une légère attention.
En voulez-vous une preuve évidente? la voici. Appelez votre fils, et effrayez-le par la menace d'un rigoureux châtiment s'il se permet encore de jurer, et vous verrez que bientôt il se corrigera de cette habitude. Mais ne serait-il pas étrange que de jeunes enfants, par crainte de leurs parents, s'abstinssent de faire des serments, et que nous-mêmes nous ayons pour Dieu moins de respect et de révérence? Je répète donc ce précédent avis: imposons-nous l'obligation de ne traiter aucune affaire publique ou particulière que nous ne nous soyons corrigés. Alors la nécessité viendra en aide à la vertu, et nous surmonterons facilement notre mauvaise habitude. Mais quelle gloire en rejaillira sur nous et sur cette ville ! Oui, quel honneur, si on publie par toute la terre que dans Antioche on est vraiment chrétien, et que pour n'importe quelles raisons on n'y prononce aucun blasphème ! Tout d'abord les villes voisines l'apprendront, et bientôt les contrées les plus éloignées ne l'ignoreront point. Car les nombreux marchands qui nous viennent ici ne manqueront point, à leur retour, d'en instruire leurs concitoyens. Quand on veut louer les autres cités, on vante leurs ports, leurs places publiques et l'abondance de leurs marchés; mais faites qu'on loue Antioche d'une singularité tout exceptionnelle, en disant que tous ses habitants préféreraient qu'on leur coupât la langue plutôt que de proférer un jurement. Cette louange ne vous sera pas moins glorieuse et utile que grandement méritoire, et en effet les autres villes envieront votre gloire et se formeront sur votre exemple. Or, si le Seigneur récompense magnifiquement la conversion d'un ou de deux pécheurs, que réservera-t-il à ceux qui auront servi de (110) modèle à toutes les nations? N'épargnez donc ni soins, ni efforts, ni travail peur accomplir une oeuvre si importante, et sachez que vos vertus, et même celles de vos frères seront pour vous auprès du Seigneur, un riche trésor de mérites et un titre à ses divines libéralités. Puissions-nous en jouir à jamais dans le ciel en Jésus-Christ Notre-Seigneur, à qui soient, avec le Père et l'Esprit-Saint, la gloire et l'empire maintenant, toujours, et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
VINGTIÈME HOMÉLIE.
ANALYSE. Que le jeûne quadragésimal ne suffit pas pour une bonne préparation à la communion pascale. — Que la vertu est avant tout nécessaire. — Des précautions à prendre pour l'oubli des injures. — Que le ressentiment des injures tourmente les hommes avant le feu de l'enfer. — Qu'il est nécessaire de ne point jurer. — De ceux qui ne se sont pas corrigés encore de cette mauvaise habitude.
1. Nous touchons à la fin de la carrière du jeûne; efforçons-nous donc de croître en vertu, puisque nous avançons vers le terme. En effet, comme il serait inutile de s'être fatigué dans une course de plusieurs stades si l'on manquait le prix, de même ce serait inutilement que nous aurions dompté notre corps par un jeûne rigoureux, si nous ne pouvions approcher de la table sainte avec une conscience pure. Un jeûne de quarante jours, les assemblées chrétiennes, les prières et les instructions qui remplissent ce temps, ont pour but de nous fournir tous les moyens d'effacer, par une plus grande ardeur à pratiquer les divins préceptes, les souillures que nous avons contractées pendant toute une année, et de nous mettre ainsi en état de participer avec une sainte confiance à la victime non sanglante; autrement, ce serait en vain et sans fruit que nous aurions durant tant de jours, supporté un fardeau pénible. Que chacun examine donc en lui même quel défaut il a corrigé, quelle vertu il a acquise, quel péché il a effacé, quel progrès il a fait dans le bien ; et s'il trouve que le jeûne lui a fourni de plus grandes ressources pour s'enrichir dans un trafic spirituel , s'il a la conscience d'avoir donné les soins qu'il devait à la guérison des blessures de son âme, qu'il approche de la table sacrée, mais si ne pouvant faire valoir que le jeûne, il s'est négligé dans tout le reste, s'il n'a fait aucun pas vers la perfection, qu'il reste à la porte du sanctuaire, qu'il n'y entre que quand il se sera purifié de toutes ses fautes. Le jeûne seul ne suffit pas, il y faut joindre la correction des vices. Celui qui ne jeûne pas peut avoir une excuse, il peut se rejeter sur la délicatesse du tempérament; mais quel moyen de se défendre aura celui qui ne s'est pas corrigé de ses défauts? Vous n'avez pas jeûné à cause de la faiblesse de votre santé ; à la bonne heure; mais pourquoi ne vous êtes-vous pas réconcilié avec vos ennemis? pourriez-vous ici prétexter la délicatesse du tempérament? Si vous nourrissez au-dedans de vous dés sentiments d'envie et de jalousie, quelle défense vous restera-t-il, je vous le demande? vous ne pouvez pour ces défauts recourir à la faiblesse de votre (112) constitution. Et c'est un effet de la bonté du Sauveur de n'avoir point fait dépendre de cette faiblesse les préceptes les plus essentiels, les plus nécessaires pour régler notre conduite. Puis donc que nous avons également besoin de tous les préceptes de l'Evangile, et surtout de celui qui nous ordonne de ne pas avoir d'ennemi, de ne garder aucun ressentiment du mal qu'on nous a fait, je vais vous entretenir aujourd'hui du pardon des injures.
Celui qui a un ennemi et qui garde contre lui de la haine, n'est pas plus en état de participer à la table sacrée que le fornicateur et l'adultère ; et cela doit être, sans doute. Dès que l'impudique a satisfait sa passion, il a consommé son crime, et si, touché de sa faute, il veut revenir sur ses pas, s'il en témoigne un sincère repentir, il peut trouver un remède à son mal; au lieu que l'ennemi implacable pèche tous les jours sans jamais se délivrer de son péché. Dans l'un, la faute est consommée dès qu'elle est commise; dans l'autre, elle se renouvelle à chaque instant. Quelle excuse aurons-nous donc si nous nous livrons nous-mêmes à un monstre aussi féroce? Comment voulez-vous que le Seigneur soit doux et clément à votre égard, si vous êtes dur et inexorable à l'égard de votre frère ? Votre frère vous a outragé; mais combien de fois n'outragez-vous pas Dieu ? et quelle proportion entre le serviteur et le Maître? Votre frère vous a outragé parce que lui-même peut-être a reçu de vous quelque injure, et cependant vous êtes animé contre lui; vous, vous outragez le Seigneur, qui, loin de vous avoir fait aucun mal, de vous avoir causé aucun tort, vous comble tous les jours de, biens. Songez que si Dieu voulait examiner à la rigueur nos offenses envers lui, nous ne vivrions pas un seul jour. Seigneur, dit le Prophète, qui pourra tenir devant vous, si vous examinez rigoureusement nos fautes? (Ps. CXXIX, 3.)
Sans parler de ces iniquités secrètes qui sont connues du pécheur, que sa conscience lui reproche, et dont Dieu seul est le témoin, si ce Dieu nous demandait compte des fautes que nous commettons sous les yeux de nos frères, et dont ils sont instruits, pourrions-nous en obtenir le pardon? S'il examinait notre négligence et notre inattention dans la prière, cette irrévérence qui fait que nous nous tenons devant Dieu et que nous l'invoquons avec moins d'égard et de respect que n'en montre un esclave en parlant à son maître, un soldat à son chef, un ami à son ami: oui, sans doute, si vous entretenez un ami, vous le faites avec attention; au lieu que quand vous parlez au Seigneur de vos offenses, quand vous lui demandez qu'il vous pardonne vos fautes et vos iniquités, vous êtes souvent inattentif; et tandis que vos genoux sont en terre, vous laissez souvent votre imagination s'égarer dans la place publique ou dans votre maison; votre bouche prononce de vaines paroles, auxquelles l'esprit n'a aucune part; et cela ne nous arrive pas une fois ou deux, mais tous les jours : si donc le Seigneur voulait examiner cette partie de notre vie, aurions-nous quelque excuse à apporter, quelque pardon à espérer? Je ne le pense pas.
2. Et s'il rappelait les paroles injurieuses que nous nous permettons les uns contre les autres, les jugements désavantageux que nous hasardons contre notre prochain, jugements téméraires, formés uniquement par un esprit de médisance et de critique, que pourrions-nous dire pour notre défense ? Et s'il examinait cette imprudence qui nous fait promener nos regards sur tous les objets, les pensées honteuses et les sentiments criminels que cette indiscrétion de nos yeux fait naître dans notre esprit et dans notre coeur, quelle peine ne mériterions-nous pas de subir? S'il nous demandait compte des invectives par lesquelles nous outrageons nos frères (Celui, dit l'Evangile, qui dira à son frère : Vous êtes un fou, méritera d'être condamné aux flammes éternelles. Matth. V, 22), pourrions-nous ouvrir la bouche, prononcer une seule parole pour nous justifier? Si nous examinions (car je ne parle pas de Dieu, mais de nous-mêmes pécheurs), si nous examinions ce vain orgueil qui nous fait tirer gloire de nos jeûnés, de nos aumônes, de nos palières, pourrions-nous lever les yeux au ciel? Si nous examinions cet esprit de fausseté par lequel nous nous trompons mutuellement, louant notre frère en sa présence, lui parlant comme à un ami, et le déchirant en son absence, soutiendrions-nous la punition d'une pareille perfidie? Que dirai-je des serments, des mensonges, des parjures, des emportements injustes, de cet esprit jaloux qui nous fait porter envie à la gloire de nos amis mêmes, qui nous fait réjouir du mal qui arrive aux autres, et regarder les malheurs d'autrui comme une consolation dans nos infortunes personnelles? Mais si Dieu nous demandait (113) compte de la négligence avec laquelle nous venons entendre la parole sainte (vous savez, sans doute, que lorsqu'il nous parle à tous par son prophète, nous sommes occupés à nous entretenir longuement avec notre voisin sur (les objets qui ne nous regardent pas), si donc laissant tout le reste, il voulait nous punir de cette unique faute, quel espoir de salut nous resterait-il ? Et ne regardez pas cette. faute comme légère ; pour comprendre ce qu'elle est, examinez-la par rapport aux hommes, et alors vous verrez combien elle est grave. Lorsqu'un des principaux magistrats vous parle , ou même un ami d'un certain rang, manquez pour lui d'égard jusqu'à parler à votre esclave, sans daigner l'écouter, et vous verrez alors combien la même irrévérence vous rend coupable envers Dieu. La personne de marque à laquelle vous auriez manqué chercherait sans doute à se venger d'une pareille insulte; tandis que Dieu outragé tous les jours, non par un seul homme, ni par deux, ni par trois, mais par presque tous les hommes, nous supporte avec patience, quoiqu'il reçoive de nous de bien plus grands outrages que ceux dont' nous parlons. Ceux-ci sont manifestes, connus de tout le monde; et communs à presque tous les hommes; il en est d'autres beaucoup plus graves,qui ne sont connus que de chaque pécheur. Pesez sur toutes ces considérations, et quelque durs, quelque cruels que vous soyez, lorsque vous envisagerez la multitude de vos fautes, la crainte et l'effroi ne vous permettront pas même de vous ressouvenir des offenses que vous avez reçues de vos frères. Rappelez-vous cet étang de feu, ce ver rongeur, ce jugement redoutable où tous les crimes des mortels seront exposés au grand jour. Songez que ce qui est caché maintenant sera alors dévoilé. Si donc vous pardonnez à votre prochain, vos péchés, qui doivent être dévoilés, alors, seront tous effacés dès cette vie, et vous paraîtrez devant le tribunal du souverain Juge sans y traîner aucune de vos fautes; de sorte que vous recevrez beaucoup plus que vous ne donnez. Oui, je le répète, vous avez commis des péchés qui ne sont connus que de vous; et lorsque vous pensez que dans le dernier jugement ils seront exposés aux yeux de tous les hommes sur le théâtre .du monde, pressé et tourmenté par votre conscience, cette humiliation vous paraît plus insupportable que le supplice même. Mais tous ces péchés secrets, vous pouvez les effacer, cette punition et cette honte, vous pouvez vous en garantir, en pardonnant à votre prochain. Non, il n'est point de vertu qui égale le pardon des injures.
Voulez-vous apprendre combien son pouvoir est merveilleux ? Quand Moïse et Samuel, dit Dieu dans Jérémie, se présenteraient devant moi pour me prier, mon coeur ne se tournerait pas vers ce peuple. (Jér. XV, 1.) Cependant ceux que Moïse et Samuel n'auraient pu soustraire au courroux du Seigneur, l'observation du précepte dont nous parlons les y a soustraits. Aussi Dieu, que nous venons de voir si animé contre son peuple, l'exhortait-il sans cesse en lui disant: Pardonnez à votre frère ses fautes, ne conservez pas dans votre coeur le souvenir de ses injures : que nul, de vous ne songe aux offenses de son prochain. (Zach. VII, 10; VIII, 17.) Le prophète ne dit pas seulement, pardonnez l'offense, mais ne la conservez pas dans le coeur, n'y songez pas, oubliez tout ressentiment, bannissez toute aigreur de votre âme. Vous croyez vous venger de votre ennemi, et vous vous tourmentez plutôt vous-même; votre ressentiment est un bourreau que vous portez en tout lieu au dedans de vous, c'est un vautour qui déchire vos entrailles. Qu'y aurait-il de plus à plaindre qu'un homme qui serait continuellement agité par la colère? Un furieux ne peut jouir de la paix; celui qui a un ennemi et qui conserve contre lui de la haine, n'en jouira pas davantage. Continuellement enflammé, enfonçant de plus en plus par ses réflexions le trait de feu qui le dévore, il se rappelle les actions et les paroles de l'ennemi qui l'a offensé, il ne peut même entendre prononcer son nom, et si on le prononce, il s'emporte, et souffre les plus grandes douleurs. Il appréhende de le voir; il tremble en le voyant comme s'il éprouvait des maux extrêmes. Aperçoit-il quelqu'un de ses proches, son vêtement, sa maison, la rue où il a établi sa demeure, la vue de tous ces objets le tourmente. En effet, comme la figure, le domicile, les vêtements de ceux que nous aimons, réveillent en nous l'amour que nous avons pour eux, de même si nous voyons l'esclave de notre ennemi, son ami, sa maison, la rue qu'il habite, l'aspect de tous ces objets est pour nous un supplice, et ils nous font des blessures continuelles à mesure que chacun se présente à nos regards.
3. Qu'avons-nous besoin de ces tourments, (114) de ces inquiétudes et de ces peines? Quand les vindicatifs ne seraient pas menacés des feux de l'enfer, ils devraient pour leur propre tranquillité pardonner les offenses qui leur sont faites; mais si des flammes éternelles les attendent, qu'y a-t-il de plus insensé que de se punir soi-même dans cette vie et dans l'autre, en croyant se venger de son ennemi? Si nous le voyons heureux, son bonheur nous afflige et nous désole; s'il est dans la disgrâce, nous craignons qu'un changement favorable ne le ramène à un état de prospérité : or, cette double disposition nous attire les châtiments les plus rigoureux. Ne vous réjouissez pas quand votre ennemi sera tombé, dit l'Ecriture. (Prov. XXIV, 17.) Et ne m'alléguez point la gravité des offenses qui vous ont été faites; car ce n'est point à cause de cela que vous conservez du ressentiment, mais parce que vous ne vous rappelez pas vos propres fautes, parce que vous n'avez pas devant les yeux les flammes de l'enfer et la crainte du Seigneur.
Et afin que vous sachiez que c'est là la vraie cause, je vais tâcher de vous en convaincre par les alarmes qu'a éprouvées dernièrement notre ville. Lorsque ceux qui étaient accusés des excès énormes dont nous avons été les témoins, étaient traînés devant le tribunal , lorsqu'ils voyaient les feux allumés, qu'ils se trouvaient au milieu des bourreaux et des tortures, si quelqu'un se fût avancé et leur eût dit tout bas : Si vous avez des ennemis, faites le sacrifice de votre ressentiment, et nous pourrons vous délivrer de ces souffrances; n'auraient-ils pas baisé les pieds de leurs ennemis? Que dis-je, baisé leurs pieds? si on eût exigé d'eux qu'ils se fissent leurs esclaves, n'y auraient-ils pas consenti? Mais s'il est vrai que des punitions humaines, qui ont des bornes, auraient triomphé du ressentiment le plus implacable, à combien plus forte raison, si nous étions continuellement pénétrés de la crainte des supplices éternels, ne banniraient-ils pas la haine de notre âme, n'en chasseraient-ils pas même toute pensée mauvaise?
Est-il rien de plus facile, dites-moi, que de pardonner à celui dont vous avez reçu une offense? Faut-il pour cela faire un long voyage, prodiguer l'or, recourir à d'autres? Non : il suffit de vouloir, et la chose a son parfait accomplissement. Quelle peine ne mériterions-nous donc pas, si nous, qui, dans les affaires du siècle, nous abaissons à des fonctions serviles et aux plus indignes flatteries, si nous, qui, à prix d'argent, achetons d'un portier le misérable avantage de ramper devant des hommes pervers, si nous enfin qui faisons et disons tout pour réussir dans nos projets, nous ne pouvons nous résoudre pour la loi de Dieu à faire une démarche auprès de notre frère qui nous a fait quelque peine , nous rougissons d'aller.à lui les premiers? Vous rougissez, dites-moi, de chercher le premier ce qui vous est avantageux? vous devriez rougir, au contraire, de persister dans ce sentiment, et d'attendre que celui qui vous a offensé vienne vous demander une réconciliation ; car c'est là pour vous une honte, un déshonneur, un dommage insigne. C'est celui qui cherche le premier à se rapprocher qui recueille tout le fruit de cette démarche. Si vous pardonnez une injure parce que vous êtes sollicité par un autre, c'est à cet autre qu'il faut attribuer le mérite du pardon, puisque c'est pour lui plaire et non pour obéir à Dieu, que vous avez accompli le précepte. Mais si, sans que personne vous sollicite, sans que celui dont vous avez à vous plaindre vienne vous prier, vous allez de vous-même au-devant de lui sans consulter une mauvaise honte, sans employer de délai, si vous faites volontiers le sacrifice de votre ressentiment, vous aurez tout le mérite de cette action, vous en recevrez toute la récompense. Si je vous dis : jeûnez, vous me prétextez toujours la délicatesse du tempérament; si je vous dis : donnez aux pauvres, vous m'objectez le nombre de vos enfants et la modicité de votre fortune; si je vous dis : fréquentez l'église, vous vous rejetez sur les affaires du siècle; si je vous dis : écoutez nos discours, tâchez de comprendre la force de nos instructions, vous m'exagérez votre ignorance; si je vous dis : corrigez votre frère, vous me dites qu'il ne veut pas vous écouter, et que souvent il a méprisé vos avis quand vous avez voulu le reprendre. Toutes ces raisons sont de vains prétextes; mais enfin vous pouvez en faire usage. Si je vous dis : pardonnez une injure, lequel de ces prétextes pourrez-vous alléguer? vous ne pouvez m'objecter ni la délicatesse du tempérament, ni la pauvreté, ni l'ignorance, ni les occupations, rien en un mot; mais c'est de toutes les fautes la plus impardonnable. Comment pourrez-vous lever les mains au ciel, ouvrir la bouche, demander à Dieu qu'il vous pardonne? Quand il voudrait vous (115) pardonner, vous vous y opposez vous-même en refusant de pardonner à votre frère.
Mais c'est un homme dur, cruel, féroce, qui ne songe qu'à faire du mal, qui ne respire que la vengeance. — C'est pour cela surtout que vous devez pardonner. Vous en avez reçu beaucoup d'injures, il vous a fait tort dans vos biens; dans votre réputation, dans les objets qui vous sont les plus chers, c'est un ennemi mortel que vous voudriez voir puni; eh bien ! c'est pour cela même qu'il vous est encore utile de pardonner; car si vous poursuivez votre offense, si vous la vengez vous-même, soit par des faits, soit par des discours, soit par des imprécations, Dieu ne la poursuivra pas, puisque vous en tirez raison vous-même. Et non-seulement il ne la poursuivra pas, mais il vous demandera compte comme étant outragé.
4. En effet, si parmi les hommes, lorsque nous frappons l'esclave d'autrui, le maître se fâche et regarde les coups donnés à son esclave comme une insulte personnelle; si lorsque nous sommes offensés par des esclaves ou par des hommes libres, nous devons attendre la décision des maîtres ou des magistrats; si, dis-je, parmi les hommes il n'est pas sûr de se venger soi-même, à plus forte raison lorsque Dieu est constitué juge. Mais votre frère vous a offensé, il vous a causé mille peines et mille maux. Ce n'est pas encore une raison de le poursuivre vous-même, si vous craignez d'outrager votre maître. Abandonnez tout au Seigneur, et il arrangera les choses beaucoup mieux que vous ne le désirez. 1l vous ordonne de prier pour celui qui vous a fait de la peine, quant à la manière de le punir, il s'en charge. Vous ne vous vengerez jamais autant vous-même qu'il se dispose à vous venger, pourvu que vous lui abandonniez le soin de votre vengeance. Ne faites pas d'imprécation contre ceux qui vous ont offensé, mais laissez Dieu maître de prononcer sur leur sort. Quand nous leur pardonnerions, quand nous nous réconcilierions avec eux, quand nous prierions pour eux, Dieu ne leur pardonnera qu'autant qu'ils changeront eux-mêmes et qu'ils deviendront meilleurs. Et c'est pour leur avantage qu'il ne leur pardonne point. Il vous donne des louanges et applaudit à votre sagesse; mais il poursuit votre ennemi, afin que votre modération ne le rende pas pire. Ainsi rien de plus frivole que cette raison qu'allèguent la plupart des hommes. Lorsque nous leur faisons des reproches, lorsque nous les excitons à se réconcilier avec leurs ennemis, ils nous disent pour excuser leur indocilité et pour couvrir leur esprit vindicatif: Je ne veux pas me réconcilier avec mon ennemi afin de ne point le rendre pire, de ne point lui inspirer plus de férocité, et du mépris pour moi. On croira, ajoutent-ils, que c'est par faiblesse que j'ai été le trouver et que je l'ai engagé à se réconcilier. Vains prétextes que tout cela. Cet oeil toujours ouvert sur les actions des hommes, lit au fond de votre coeur. Vous ne devez donc pas vous embarrasser de ce qu'on dira dans le monde, pourvu que vous vous rendiez favorable le souverain Juge qui doit prononcer entre votre ennemi et vous. Si vous craignez de le rendre pire, cet ennemi; par votre modération, apprenez que ce n'est pas en vous réconciliant que vous le rendrez pire, mais en ne vous réconciliant pas. Quand il serait lé plus pervers des hommes, il aura beau affecter de se taire sur votre sagesse et de ne pas la publier, il l'approuvera au dedans de lui-même, il respectera votre douceur au fond de sa conscience. Mais je suppose que, malgré tous vos soins et toutes vos démarches pour l'adoucir, il persiste dans ses méchantes dispositions, il trouvera dans Dieu le vengeur le plus sévère. Et afin que vous sachiez que quand nous prierions le Seigneur pour nos ennemis et pour ceux qui nous ont offensés, le Seigneur ne leur pardonnera pas si notre patience doit les rendre pires, écoutez le récit d'une antienne histoire : Marie avait parlé contre son frère Moïse; que fit Dieu? il la frappa de lèpre et la rendit impure, sans l'épargner à cause de sa sagesse et de sa vertu. Ensuite Moïse, qui était l'offensé, invoquant Dieu et le priant de pardonner à sa sueur, Dieu n'écouta pas sa prière; mais que lui répondit-il? Si son père lui avait craché ait visage , elle aurait été cacher sa honte; qu'elle demeure donc sept jours hors du camp. (Nomb. XII, 14.) C'est comme s'il eût dit: Si son père l'avait chassée de sa présence, n'aurait-elle pas souffert cet affront? J'approuve la douceur de votre caractère, et votre tendresse pour votre sueur, mais je sais le moment où je dois lui faire grâce. Ainsi montrez-vous, doux et humain à l'égard de votre frère, et pardonnez-lui ses fautes, non par le désir d'en tirer une plus grande vengeance, mais par tendresse et par bonté d'âme. Sachez que plus il dédaignera vos démarches (116) pour l'apaiser, plus il s'attirera une punition rigoureuse. Vos soins et vos égards, dites-vous, le rendent plus méchant. Eh bien ! ce qui fait votre éloge, c'est que vous, qui le connaissez tel, vous ne cessez pas de le ménager pour plaire à Dieu; et ce qui le condamne, c'est que votre douceur et votre patience ne l'ont pas rendu meilleur. Il vaut mieux, dit saint Paul, que les autres soient blâmés à cause de nous que nous à cause des autres. N'employez pas ces froides raisons : Il croira que c'est par crainte que j'ai été le trouver, et il m'en méprisera davantage. Ce sont là les frayeurs d'une âme puérile et déraisonnable, d'une âme esclave des discours du monde. Eh bien l qu'il croie que c'est par crainte que vous avez été le trouver, votre récompense n'en sera que plus abondante, si ayant prévu que l'on prendrait ainsi votre démarche, vous l'avez toujours faite pour l'amour du Seigneur. Celui qui se réconcilie pour plaire aux hommes, perd la récompense céleste; au lieu que celui qui, bien persuadé que plusieurs condamneront sa facilité et y insulteront, se réconcilie toujours, recevra une double et triple couronne. Et tel est surtout le chrétien qui pardonne pour l'amour de Dieu. Ne me dites pas, il m'a fait telle et telle offense; quand il aurait épuisé sur vous tous les traits de la malice humaine, Dieu vous ordonne de lui pardonner tout.
5. Pour moi, voici ce que j'annonce de sa part, voici ce que je déclare, ce que je publie à haute voix : Qu'aucun de ceux qui ont un ennemi n'approche de la table sainte, et ne reçoive le corps du Seigneur. Vous avez un ennemi, n'approchez pas; vous voulez approcher, réconciliez-vous, et alors venez participer au banquet sacré. Ou plutôt, ce n'est pas moi qui vous parle, c'est votre Maître, qui a été crucifié pour nous. Il a consenti à être immolé, à répandre son sang pour vous réconcilier avec son Père; et vous, vous refusez de prononcer une parole, de faire une première démarche, pour vous réconcilier avec votre semblable ! Ecoutez ce qu'il dit de ceux qui sont disposés comme vous l'êtes : Si vous offrez votre don à l'autel, et que là vous vous rappeliez que votre frère a quelque chose contre vous. (Matth. V, 23.) Il ne dit pas : Attendez qu'il vienne vous trouver, ni : Adressez-vous à un médiateur, ayez recours à un autre; mais: Allez le trouver vous-même. Allez, dit l'Evangile, allez auparavant vous réconcilier avec votre frère. O folie étrange ! Dieu ne regarde pas comme une insulte qu'on laisse le don qu'on va lui offrir; et vous regardez comme un affront de faire la première démarche pour vous réconcilier ! Une telle conduite est-elle pardonnable ? Lorsque vous voyez une partie de votre corps coupée et prête à se séparer du reste, que ne faites-vous pas pour l’y rejoindre? Faites la même chose pour vos frères. Lorsque vous les voyez séparés de votre amitié, courez au plus vite les embrasser étroitement n'attendez pas qu'ils viennent les premiers, empressez-vous d'obtenir le premier la récompense. Le démon est le seul qu'on vous ordonne d'avoir pour ennemi, c'est avec lui seul que vous ne devez jamais vous réconcilier; mais ne conservez jamais d'inimitié dans le coeur contre votre frère : si vous avez contre lui quelque léger ressentiment, que ce ressentiment ne dure pas plus d'un jour, qu'il ne se prolonge pas au delà d'une journée. Que le soleil, dit saint Paul, ne se couche point sur votre colère. (Ephés. IV, 26.) Si vous vous réconciliez avant que le jour finisse, Dieu vous excuse en quelque sorte et vous pardonne; si vous persistez plus longtemps dans votre inimitié, ce n'est plus un premier mouvement de colère qui vous emporte, c'est la méchanceté réfléchie d'un esprit vindicatif qui vous anime.
Ce qu'il y a de terrible, c'est que non-seulement vous vous privez vous-même de tout pardon, mais qu'il vous devient de plus en plus difficile de vous réconcilier. Avez-vous laissé passer un jour, vous avez dès lors plus de honte à le faire. La honte augmente au second; du troisième et du quatrième elle vous porte au cinquième. De cinq jours elle vous fait bientôt passer à dix; de dix à vingt, de vingt à cent, jusqu'à ce qu'enfin la blessure devienne incurable, et le retour impossible; car plus nous laissons écouler de temps, plus nous nous éloignons. O mon frère ! ne vous laissez pas dominer par des affections déraisonnables, n'ayez pas de honte, ne rougissez pas, ne vous dites pas à vous-même: Quoi ! il n'y a qu'un instant que nous nous sommes accablés mutuellement d'injures, et je courrais aussitôt à la réconciliation ! qui ne blâmerait pas mon excessive facilité? Non, aucun homme sage ne blâmera votre facilité; mais vous serez moqué généralement si vous vous opiniâtrez dans votre haine, et vous donnerez un grand avantage sur vous au démon, parce que ce n'est (117) plus alors simplement le temps qui rend l'inimitié implacable, mais une foule de circonstances arrivées dans l'intervalle. En effet, si la charité couvre une multitude de péchés (I Pierre, IV, 8), la haine imagine et forge une infinité de fautes chimériques. Ces hommes qui se réjouissent des maux d'autrui, qui se plaisent à révéler les ridicules et les faiblesses des autres, nous paraissent croyables dans tous leurs rapports contre ceux que nous haïssons. Pénétré de ces vérités, prévenez votre frère, saisissez-vous de lui avant qu'il vous échappe entièrement, quand il faudrait parcourir toute la ville le jour même, quand il faudrait sortir des murs, quand il faudrait traverser de vastes campagnes: interrompez tout le reste, et ne soyez occupé que de vous réconcilier avec votre frère. Si la démarche vous paraît pénible et difficile, songez que c'est pour Dieu que vous la faites, et que vous en recevrez une grande consolation. Vous balancez, vous différez, vous rougissez; excitez-vous vous-même à déposer toute mauvaise honte, adressez-vous sans cesse ces paroles: Pourquoi différer? pourquoi balancer? il ne s'agit pas pour moi d'une somme d'argent, ni d'aucun autre objet périssable; il est question de mon salut. C'est Dieu qui nous ordonne de nous réconcilier, préférons ses ordres à tout.
La réconciliation qu'il nous commande est un trafic spirituel; ne négligeons pas de mous enrichir par ce trafic, n'usons pas de remise que notre ennemi apprenne que c'est pour plaire à Dieu que nous avons montré un tel empressement. Quand il devrait nous outrager de nouveau, nous frapper, nous maltraiter de la manière la plus atroce, souffrons tout avec courage moins pour son intérêt que pour le nôtre, parce que le pardon des injures est de toutes les vertus celle qui nous sera la plus utile dans le jour des vengeances. Nous avons commis une infinité de péchés, et de péchés graves; nous avons irrité notre Maître par mille offenses; sa bonté divine nous a ouvert cette voie de réconciliation.. N'abandonnons donc pas le trésor précieux que nous avons entre les mains. Le Seigneur ne pouvait-il point nous ordonner simplement de nous réconcilier avec nos ennemis, sans nous promettre une récompense? Qui est-ce qui aurait contredit et réformé ses ordres? Mais par un effet de son infinie bonté, il nous a promis une grande et ineffable récompense, celle que nous pouvons désirer le plus, le pardon de nos fautes; et par là il nous rend plus facile l'exécution du précepte.
6. Quelle excuse nous restera-t-il donc, si, lorsqu'une telle récompense nous est promise, nous refusons d'obéir au Législateur suprême, nous persistons à le mépriser? Car notre désobéissance est un vrai mépris; en voici la preuve : Si le prince ordonnait par une loi à tous les ennemis de se réconcilier ensemble, sous peine de perdre la tête, ne nous empresserions-nous point tous de nous réconcilier les uns avec les autres? 1e n'en doute pas. Quelle excuse aurons-nous donc si nous n'avons point pour le souverain Maître les mêmes égards que pour nos semblables? C'est pour cela qu'on nous ordonne de dire : Pardonnez-nous nos offenses, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. (Matth. VI, 12.) Quoi de plus doux et de plus agréable que ce précepte? Dieu vous fait l'arbitre du pardon de vos fautes. Si vous pardonnez peu, on vous pardonnera peu ; si vous pardonnez beaucoup, on vous pardonnera beaucoup; si vous pardonnez sincèrement et du fond du coeur, Dieu vous pardonnera de même; si vous devenez l'ami de celui à qui vous pardonnerez, Dieu sera disposé de même à votre égard: ainsi plus notre frère sera coupable envers nous, plus nous devons être empressés de nous réconcilier avec lui, parce qu'il nous vaut le pardon d'un plus grand nombre de fautes.
Voulez-vous apprendre que nous serions inexcusables de garder du ressentiment, je vais vous en convaincre par un exemple sensible. En quoi votre frère vous a-t-il offensé? Il a pillé vos biens, il les a fait confisquer et les a envahis; ne nous arrêtons pas là, ajoutons beaucoup d'autres injures, et les plus atroces que vous voudrez : il a cherché à vous porter le coup de la mort, il vous a jeté dans mille périls, il a voulu se venger de toutes les manières, il a épuisé sur vous tous les traits de la malice humaine; car, pour ne point parcourir les détails, je suppose qu'il vous a fait tout le mal qu'un homme peut faire à un autre; même dans ce cas vous serez inexcusable de garder du ressentiment. Je m'explique. Si votre serviteur vous devait cent pièces d'or, et que quelqu'un lui devant une somme médiocre, vînt vous trouver, et vous suppliât d'obtenir de votre esclave la remise de la dette; si faisant venir celui-ci, vous lui (118) ordonniez de remettre la dette à son débiteur, à condition que vous lui remettiez vous-même tout ce qu'il vous doit; si, malgré cet ordre et ces offres de votre part, il était assez méchant, assez opiniâtre pour prendre son débiteur à la gorge, qui est-ce qui pourrait le tirer de vos mains? quelle sorte de châtiment ne lui infligeriez-vous pas, comme ayant reçu de lui le plus sanglant outrage ? Et ce serait avec raison que vous agiriez de la sorte. C'est ainsi que Dieu agira lui-même; il vous dira au jour du jugement : Méchant serviteur, pourquoi n'avez-vous point remis ce qui vous était dû? Je vous ordonnais de remettre sur ce que vous me deviez. Pardonnez, vous disais-je, et je vous pardonnerai aussi. Quand je n'aurais pas ajouté cette dernière parole, vous deviez toujours pardonner pour obéir à votre maître; mais sans vous ordonner en maître, je vous ai demandé une grâce comme à un ami, je vous ai demandé de remettre sur ce que vous me deviez, je vous ai promis de vous rendre au centuple; et vous n'en êtes pas devenu plus doux et plus facile ! Lorsque les hommes remettent une dette à leurs serviteurs, ils remettent jusqu'à la concurrence de ce qui est dû par d'autres à ces serviteurs. Par exemple, un serviteur doit à son maître cent pièces d'or, il en est dû dix à ce serviteur; si le maître lui fait une remise, il ne lui remet pas les cent pièces d'or, mais dix seulement, et il lui redemande tout le surplus. Il n'en est pas de même de Dieu. Si vous remettez à votre compagnon une dette médiocre, il vous remet lui-même tout ce que vous lui devez. Qu'est-ce qui le prouve ? La prière même de l'Evangile : Si vous remettez aux hommes ce qu'ils vous doivent, votre Père céleste vous remettra ce que vous lui devez. (Matth. VI, 14.) Or il y a aussi peu. de proportion entre ce que les hommes voua doivent et ce que vous devez à Dieu, qu'entre cent deniers et dix mille talents.
De quelle punition ne serez-vous donc pas digne, si, devant recevoir dix mille talents pour cent deniers, vous refusez même à ce prix de remettre une dette légère, vous tournez contre vous la prière que vous adressez à Dieu? En effet, lorsque vous dites: Pardonnez-nous comme nous pardonnons, et que vous ne pardonnez pas, c'est comme si vous demandiez à Dieu de vous ôter tout moyen de défense et de pardon. Mais, direz-vous, je n'ose pas dire: Pardonnez-moi comme je pardonne, mais seulement : Pardonnez-moi. Eh ! qu'importe que vous prononciez les mots si Dieu agit en conséquence de ce que vous faites, et s'il vous pardonne comme vous pardonnez? C'est ce qu'on voit par la suite du passage: Si vous ne pardonnez pas aux hommes, votre Père céleste ne vous pardonnera pas non plus. (Matth. VI, 15.) Ne regardez donc point comme un trait de prudence de ne prononcer qu'une moitié de la prière, mais priez comme il vous est ordonné de prier, afin qu'effrayé chaque jour par l'obligation que vous impose la formule même de la prière, vous soyez porté à pardonner à votre ennemi. Ne me dites pas: Je l'ai sollicité, prié, supplié, et il s'est refusé à toute réconciliation; ne le quittez point que cette réconciliation ne soit faite. L'Evangile ne dit pas: Laissez votre don, et allez supplier votre frère; mais: Allez vous réconcilier avec lui. Ainsi ne vous lassez pas de le supplier, ne le quittez pas que vous ne l'ayez déterminé. Dieu nous sollicite chaque jour, et quoique nous fermions l'oreille à ses sollicitations, il ne cesse point de nous solliciter; et vous dédaigneriez de solliciter votre frère ! Comment pourrez-vous obtenir qu'on vous fasse grâce? Mais je l'ai sollicité souvent, et il m'a souvent rebuté. C'est pour cela que vous recevrez une plus grande récompense: plus vous serez opiniâtre, lui à résister, et vous à solliciter, plus vous mériterez d'être récompensé; plus le pardon et la réconciliation vous coûteront de soins et de peines, plus il subira un jugement rigoureux, et plus votre patience vous vaudra des couronnes brillantes. Ne nous contentons pas de louer ces principes de modération, mettons-les en pratique, et ne nous retirons pas que nous n'ayons renoué avec notre ennemi une ancienne amitié. Non, il ne suffit point de ne pas lui faire de peine et de mal, de ne pas conserver contre lui de ressentiment : il faut l'amener lui-même à être bien disposé pour nous.
7. J'entends dire à plusieurs: Je n'ai pas le coeur ulcéré, je ne lui en veux pas, je n'ai rien de commun avec lui. Mais ce n'est point là ce que Dieu vous ordonne, de n'avoir rien de commun avec lui; il vous ordonne au contraire d'avoir avec lui beaucoup de choses communes; car c'est là pourquoi il est votre frère, c'est là pourquoi Dieu ne vous dit pas: Pardonnez à votre frère ce que vous avez contre lui. Mais (119) que dit-il? Allez auparavant vous réconcilier avec lui, et s'il a quelque chose contre vous, ne le quittez pas que vous n'ayez rejoint au corps ce membre séparé. Vous n'épargnez point l'argent pour acquérir un bon esclave, vous voyez beaucoup de marchands, et souvent même vous faites de longs voyages; et afin de vous faire un ami de votre ennemi, vous ne mettez pas tout en oeuvre, vous ne faites pas tout ce qui est en vous ! Pourrez-vous donc invoquer Dieu lorsque vous faites un si grand mépris de sa loi? Cependant l'acquisition d'un esclave ne peut pas nous être d'un grand avantage; au lieu qu'un ennemi devenu notre ami nous rendra Dieu propice et favorable, nous facilitera le pardon de nos fautes, nous obtiendra les louanges des hommes, et nous fera vivre dans une plus grande sûreté, puisqu'il n'est rien de plus dangereux que d'avoir même un seul ennemi. Notre réputation en reçoit mille atteintes par tout le mal qu'il dit de nous à tout le monde; notre coeur est troublé, notre âme est agitée, et une foule de pensées diverses excitent en nous de continuels orages.
Convaincus de toutes ces vérités, mettons-nous à l'abri de la punition et du supplice, pratiquons tout ce que nous venons de dire par respect pour la fête prochaine; et la grâce que nous voulons obtenir du prince à cause de cette fête, faisons-en jouir nous-mêmes les autres. J'entends dire à plusieurs que le prince, par respect pour la solennité de Pâques, doit se réconcilier avec la ville, et lui pardonner toutes ses fautes. Or serait-il raisonnable que nous qui, pour l'intérêt de notre conservation, faisons valoir la dignité de la fête pascale, on nous vît mépriser cette même fête et n'en tenir aucun compte, lorsqu'on nous ordonne de nous réconcilier avec nos frères. Non, sans doute, personne ne déshonore autant cette solennité sainte que celui qui la célèbre avec le ressentiment dans le coeur; ou plutôt un tel homme ne peut la célébrer, quand il étendrait le jeûne jusqu'à rester dix jours de suite sans prendre de nourriture, parce qu'où règnent l'inimitié et la haine, il ne peut y avoir de jeûne ni de fête. Vous n'oseriez pas, pour quelque raison que ce pût être, toucher à la victime sacrée avec des mains impures; n'en approchez donc pas avec une âme impure, puisque l'un est bien plus criminel, bien plus punissable que l'autre. Non, rien ne souille autant la conscience que de nourrir au-dedans de soi des sentiments de haine. L'esprit de douceur ne peut venir dans une âme dominée par le ressentiment et par l'esprit de vengeance: or, quel espoir de salut peut rester à celui qui est abandonné de l'Esprit-Saint? comment peut-il marcher dans la voie droite? Ne vous précipitez donc pas vous-même, mon cher frère, ne vous privez pas de la protection de Dieu, pour vous venger de votre ennemi. Quand même le précepte serait très-difficile, la grandeur du supplice réservé à ceux qui refusent de le remplir suffirait pour réveiller le plus lâche et le plus négligent, pour l'engager à y être fidèle, quelque peine qu'il dût lui en coûter; mais nous avons prouvé que rien n'était plus facile, si nous le voulions, que de pardonner les injures. Ne négligeons donc pas notre propre salut, portons-nous avec ardeur à faire tout ce qui est en nous pour approcher de la table sainte sans avoir d'ennemis.
Aucun des préceptes divins, non, aucun des préceptes divins n'est difficile, pourvu que nous soyons attentifs ; et c'est ce que prouvent ceux d'entre nous qui se sont déjà corrigés de leurs défauts. Combien, entraînés malgré eux par l'habitude des jurements, s'imaginaient qu'il leur était impossible de se réformer sur ce point ! Cependant par la grâce de Dieu, avec un peu d'attention de votre part, vous avez détruit la plus grande partie de cet abus. Je vous exhorte à en détruire les restes, et à instruire vous-mêmes les autres. Quant à ceux qui ne se sont pas corrigés encore, qui se rejettent sur la longueur du temps depuis lequel ils se sont permis de jurer, qui prétendent qu'il est impossible de déraciner une habitude de plusieurs années dans l'espace de quelques jours, je leur dirais que, pour accomplir les préceptes de Dieu il n'est pas besoin de la longueur du temps et du nombre des années, qu'avec la crainte du Seigneur et l'attention de notre esprit, nous triompherons sans peine et en peu de temps de tous les obstacles.
8. Et afin que vous ne pensiez pas que je parle au hasard, donnez-moi seulement pour dix jours l'homme le plus accoutumé aux jurements; et si dans ce court intervalle je ne réussis pas à le guérir de cette mauvaise habitude, faites-moi subir les traitements les plus durs.
Je vais prouver par une ancienne histoire, que je n'emploie pas ici de vaines paroles. Qu'y avait-il de plus insensé, de plus déraisonnable que les Ninivites ? Cependant ces hommes (120) stupides et barbares, qui n'avaient jamais entendu la voix d'aucun sage, qui n'avaient jamais reçu les instructions qu'on nous donne, ayant entendu la voix d'un prophète qui leur disait : Encore trois jours, et Ninive sera détruite (Jonas, III, 4), renoncèrent en trois jours à toutes leurs mauvaises habitudes : le fornicateur devint chaste ; l'audacieux, doux et tranquille; le ravisseur du bien d'autrui, humain et désintéressé ; le lâche devint actif et laborieux; car ils ne se corrigèrent pas seulement de quelques vices, mais leur conversion fut générale et entière. Qu'est-ce qui le prouve? Les paroles mêmes du prophète. Après s'être élevé contre eux, et leur avoir dit que la voix de leur malice était montée jusqu'au ciel (Jonas,I,2),il leur rend ensuite un témoignage contraire en leur disant que Dieu avait vît qu'ils s'étaient éloignés chacun de leurs mauvaises voies. (Jonas, III, 10.) Il ne leur dit pas qu'ils s'étaient éloignés ;de la fornication ou de l'esprit de rapine, mais de leurs mauvaises voies. Et comment s'en étaient-ils éloignés? d'après le jugement même de Dieu, et non d'après le sentiment des hommes. Et lorsque des barbares se sont corrigés en trois jours de tous leurs vices, nous ne rougissons pas, nous qui depuis tant de jours entendons la parole divine retentir à nos oreilles, nous ne rougissons pas de ne pouvoir triompher d'une seule mauvaise habitude ! Cependant les Ninivites étaient parvenus au comble de la corruption; et par ces mots : La voix de leur malice est montée jusqu'à moi, on ne saurait entendre autre chose sinon l'excès de leur perversité. Ils ont pu néanmoins en trois jours passer de tous les vices à une vertu parfaite. Oui, avec la crainte de Dieu, il n'est pas besoin du nombre des jours et des années ; sans cette crainte, la longueur du temps ne sert de rien. Si on ne veut laver qu'avec de l'eau des vases fort rouillés, quelque temps qu'on emploie, on ne leur rendra jamais leur premier éclat; au lieu que si on les jette dans le creuset, ils deviendront en un moment plus brillants et plus clairs que des vases nouvellement forgés. Il en est de même de notre âme lorsqu'elle est infectée de la rouille du péché: si nous voulons la purifier de ses taches par des moyens communs et ordinaires, par des retours passagers à la vertu, notre travail sera inutile; mais si nous la jetons, pour ainsi dire, dans la crainte de Dieu, comme dans un creuset, elle sera purgée en peu de temps de toutes ses souillures. Ne remettons donc pas au lendemain, puisque nous ignorons ce que produira le jour suivant. (Prov. XXVII, 1.) Ne disons pas : Je triompherai peu à peu de cette habitude; car ce peu à peu ne finira jamais Ainsi, sans user de remise, disons-nous à nous-mêmes : Je veux dès aujourd'hui me corriger de l'habitude de jurer; la multitude et (embarras des affaires, la crainte de perdre tous mes biens, de subir le supplice et même la mort, ne me feront pas désister de mon entreprise. Avec cette résolution ferme, nous ne donnerons pas au démon sujet de nous perdre par les lenteurs de notre paresse et parles pré. textes du délai. Lorsque Dieu. vous verra enflammés d'un désir sincère et remplis d'une noble ardeur, il vous aidera lui-même à vous corriger. Je vous prie donc, mes frères, et je vous conjure d'être attentifs à mes paroles, de peur qu'on ne nous adresse cette menace : Les Ninivites s'élèveront au jour du jugement, et condamneront ce peuple. (Luc, XI, 32.) Ils se sont corrigés sur une seule prédication; et nous ne nous corrigeons pas après des exhortations fréquentes ! ils ont acquis toutes les vertus; et nous ne pouvons en acquérir une seule ! ils ont été effrayés par la menace d'une ruine temporelle; et les flammes éternelles de l'enfer qu'on nous met sous les yeux, ne nous effrayent pas ! ils n'avaient pas entendu la voix des prophètes; et nous recevons tous les jours des instructions utiles et une grâce abondante !
Au reste, c'est moins ici vos. propres fautes que je vous reproche que les fautes d'autrui. Je saisi comme je l'ai dit plus haut, que vous avez été fidèles à la loi qui défend de jurer; mais cela ne suffit pas pour notre salut, si nous ne travaillons encore à corriger les autres. Celui qui avait reçu un talent et qui rapportait son dépôt tout entier, fut puni pour n'avoir pas fait valoir son talent. Ne nous bornons donc pas à être exempts nous-mêmes de fautes; n'ayons point de repos que nous n'ayons aussi corrigé nos frères; et que chacun ramène à Dieu des disciples ou des esclaves qu'il aura réformés. Vous n'avez ni esclaves ni disciples, mais vous avez des amis; corrigez-les. Et ne me dites pas : Nous nous sommes défaits en grande partie de l'habitude de jurer, nous ne jurons plus que fort peu. C'est ce peu qu'il faut faire disparaître. Si vous aviez perdu une seule pièce d'or, ne la chercheriez-vous point (121) partout, ne la demanderiez-vous point à tout le monde jusqu'à ce que vous l'eussiez trouvée? Faites de même pour les jurements. Si vous vous surprenez une seule fois en faute, pleurez et gémissez comme si vous aviez perdu toute votre fortune. Je vous l'ai déjà dit, et je le répète, renfermez-vous dans votre maison, exercez-vous à la vertu avec votre femme, vos enfants et vos serviteurs. Dites-vous à vous-même avant de rentrer dans le monde : Je ne m'occuperai d'aucune affaire particulière ou publique, que je ne me sois corrigé. Si vous élevez ainsi vos enfants, si vos enfants instruisent ainsi les leurs, et que de pères en fils ces leçons se transmettent jusqu'à la consommation des siècles et jusqu'au dernier avènement du Seigneur Jésus, tout le mérite et toute la récompensé en seront pour vous, qui en aurez été le principe. Que votre fils apprenne à se contenter de ces deux mots : Croyez-moi; et il ne pourra paraître dans les spectacles, ni entrer dans les maisons de plaisir et de jeu. Cette parole sera comme un frein imposé à sa bouche, elle le fera rougir malgré lui; et s'il se montre par hasard dans les assemblées défendues, elle le forcera de se retirer aussitôt. Mais les mondains riront de votre délicatesse; mais vous, pleurez sur leurs crimes. Que d'hommes se moquaient de Noé lorsqu'il construisait l'arche ! mais lorsque le déluge fut venu, Noé se moqua d'eux: ou plutôt l'homme juste ne se moqua point des pécheurs, il pleura et gémit sur leur sort. Lors donc que vous voyez les mondains rire, songez qu'au jour des vengeances, ces ris se convertiront en grincements de dents, en pleurs et en gémissements lamentables; songez qu'ils se rappelleront alors avec douleur, et que vous vous rappellerez vous-même leurs ris insensés. Combien le riche ne s'était-il pas moqué de Lazare ? Mais lorsqu'ensuite il le vit reposer dans le sein d'Abraham, il gémit alors et pleura sur lui-même.
9. N'oubliez aucune de ces réflexions, et excitez vos frères à se conformer sans délai au précepte. Ne me' dites pas : Je me corrigerai peu à peu; ne remettez pas au lendemain, car ce lendemain ne viendra jamais. Voilà déjà quarante jours de passés ; si la solennité où nous touchons passe aussi, je ne pardonnerai plus à personne, je ne me contenterai plus de simples exhortations, j'emploierai des ordres rigoureux, j'imposerai des peines sévères. En vain se défendra-t-on par l'habitude; cette excuse n'est nullement solide. Pourquoi le voleur ne se rejette-t-il pas sur l'habitude pour se soustraire à la punition ? pourquoi le meurtrier et le fornicateur ne se défendent-ils pas de même ? Je vous l'annonce donc à tous et je vous le déclare; si lorsque je me trouverai en votre compagnie, j'en surprends quelques-uns (et j'en surprendrai) qui ne se soient pas corrigés des jurements, je leur imposerai une peine, je les obligerai à s'exclure des sacrés mystères; non pour qu'ils en soient tout à fait exclus, mais pour qu'ils n'y participent qu'après s'être corrigés eux-mêmes, et qu'ils ne s'asseyent à la table sainte qu'avec une conscience pure, puisque c'est alors seulement qu'on peut avoir part aux sacrés mystères. Aidés des prières de nos chefs et de tous les saints, puissions-nous, après nous être corrigés de tous nos vices, obtenir le royaume des cieux, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui soient, avec le Père et l'Esprit-Saint, la gloire, l'honneur et l'adoration, maintenant et toujours, dans tous les siècles des siècles ! Ainsi soit-il.
VINGT-UNIÈME HOMÉLIE.
ANALYSE. Sur le retour de l'évêque Flavien et sur la réconciliation de l'empereur avec la ville d'Antioche. —Harangue de l'évêque Flavien; réponse de l'Empereur. — Apostrophe à ceux qui avaient renversé les statues.
1. La parole, mes frères, que j'ai toujours mise à la tête de mes instructions depuis le danger qui nous menace, je l'emploierai encore maintenant dans le discours que je vous adresse, et je commencerai par vous dire Béni soit Dieu ! qui daigne aujourd'hui nous faire célébrer cette sainte fête dans la joie et dans l’allégresse; qui a rendu le chef à ses membres, le pasteur à ses ouailles, le maître à ses disciples, le général à ses soldats, le pontife à ses prêtres ! Béni soit Dieu, qui nous accorde bien au delà de ce que nous lui demandions. Nous nous serions contentés, sans doute, de nous voir enfin affranchis de nos maux, et c'était là l'objet de toutes les prières que nous adressions au ciel. Mais un Dieu plein de bonté, un Dieu qui surpasse toujours infiniment nos demandes par la grandeur de ses bienfaits, nous a rendu notre père beaucoup plus tôt que nous ne l'attendions. Eh ! qui jamais eût espéré que dans un intervalle de si peu de jours, il se mettrait en chemin, il parlerait au prince, il dissiperait l'orage suspendu sur nos têtes, il repartirait assez promptement pour revenir avant la sainte Pâque, et pouvoir célébrer cette fête avec nous. Ce que nous n'avions pas lieu d'attendre est donc arrivé nous revoyons notre père, et nous ressentons une joie d'autant plus vive, que son retour a prévenu nos voeux et surpassé nos désirs. Ainsi rendons grâces à un Dieu si bon pour toutes les faveurs qu'il nous prodigue. Admirons sa puissance, sa bonté, sa sagesse, et ses vues de miséricorde sur notre ville. Le démon voulait la perdre sans ressource en lui faisant commettre un crime énorme; et Dieu, par ce même crime, a illustré davantage et la ville, et le pontife, et le prince; il a rendu par là même leur nom à jamais célèbre.
Antioche s'est couverte de gloire, parce que dans le péril qui la pressait, sans implorer la protection des hommes les plus puissants, les plus riches, les plus accrédités auprès du prince, elle a eu recours à l'Eglise et au prêtre de Dieu, et qu'elle a mis toute sa confiance, tout son espoir, dans le secours d'en-haut. Après le départ du père commun, lorsqu'on cherchait de tout côté à effrayer les prisonniers, (123) lorsqu'on leur disait que l'empereur, loin de s'apaiser, s'irritait de plus en plus, qu'il songeait à détruire entièrement la ville, lorsqu'on leur débitait beaucoup d'autres nouvelles encore plus alarmantes, ils ne se sont pas laissé abattre; et sur ce que nous leur disions que les nouvelles étaient fausses, que c'était un artifice du démon qui voulait jeter le trouble dans leur âme: Nous n'avons pas besoin de consolation, nous répondaient-ils; nous savons à qui nous avons eu recours d'abord, et en qui nous avons mis toute notre espérance. C'est sur une ancre sacrée que nous avons fondé notre salut; ce n'est pas à un homme que nous l'avons confié, mais à un Dieu tout-puissant. Nous sommes donc assurés que les choses se termineront heureusement pour nous; car nous ne pouvons croire et il n'est pas possible qu'un semblable espoir soit jamais confondu. Quelles couronnes, quels éloges, de pareilles dispositions ne mériteront-elles point à notre ville quelle bienveillance ne lui attireront-elles point désormais de la part du Seigneur! Il n'est pas, sans doute, non, il n'est pas d'une âme commune d'être aussi tranquille dans les plus violentes épreuves, de tourner ses regards vers Dieu, et, dédaignant toutes les ressources humaines, de ne soupirer qu'après ce secours divin.
Telle est la gloire dont s'est couverte la ville d'Antioche. Son vénérable pontife ne s'est pas moins signalé. Il a exposé sa vie pour le salut de son peuple; et lorsque tout semblait s'opposer à son départ, son grand âge, la rigueur de la saison, la proximité de la fête, une soeur près de rendre les derniers soupirs, il s'est luis au-dessus de tous ces obstacles, il ne s'est pas dit à lui-même : Quoi donc! la soeur unique qui me reste, une sueur qui a porté avec moi le joug de Jésus-Christ, qui a demeuré si longtemps avec moi, est près de rendre les derniers soupirs, et je partirais ! je l'abandonnerais ! je ne la verrais pas dans ses derniers moments! je ne recueillerais pas ses dernières paroles ! Tout ce qu'elle demandait chaque jour, c'est que je pusse lui fermer les yeux, lui rendre tous les autres devoirs que les mourants attendent de la tendresse de ceux qui leur survivent; et comme si elle était dépourvue de parents et d'amis, elle n'obtiendra rien de ce qu'elle espérait obtenir, surtout d'un frère ! elle rendra le dernier soupir sans voir celui qui est le plus cher à son sueur ! circonstance douloureuse, plus cruelle que toutes les morts ensemble ! Si j'étais éloigné, ne devrais-je pas, quoi qu'il m'en coûtât, accourir pour lui rendre ce triste et dernier office? et lorsque je suis près d'elle, partirai-je? l'abandonnerai-je? comment supportera-t-elle les jours de mon absence?... Il ne s'est permis aucune de ces réflexions ; mais sacrifiant à la crainte de Dieu tous les liens du sang, il a senti que les calamités publiques font connaître le pontife, comme les tempêtes font connaître le pilote, et les combats le général. Tous les Juifs, tous les Grecs, s'est-il dit, ont les yeux ouverts sur nos actions; ne trompons pas les espérances qu'ils ont conçues de nous; n'abandonnons pas la ville dans le naufrage dont elle est menacée; mais jetant tous nos intérêts dans le sein de Dieu, donnons, s'il le faut, notre vie pour nos frères. Et voyez quelles ont été en même temps et la grandeur d'âme du pontife, et la bonté infinie du Seigneur. Tous les avantages qu'il avait sacrifiés , il les a obtenus comme la récompense de son zèle, il les a obtenus contre son attente pour mettre le comble à sa satisfaction. Il avait consenti, pour le salut de la ville, à célébrer une grande fête dans un pays étranger, loin de ses enfants, et Dieu nous l'a rendu avant la sainte Pâque, pour que, célébrant avec nous cette fête, recevant ce prix de sa générosité, son âme en ressentît une joie plus vive. Il avait affronté la rigueur de la saison, et pendant tout le cours de son voyage, il a joui du temps le plus doux. Il n'avait pas considéré son grand âge, et il a terminé une longue route aussi facilement que s'il eût eu toute la vigueur de sa jeunesse. Il avait abandonné une soeur mourante, les sentiments naturels n'avaient pu affaiblir son courage, et il l'a retrouvée vivante à son retour. Enfin, je le répète, il a obtenu tous les avantages dont il avait fait généreusement le sacrifice. Telle est la gloire que le pontife s'est acquise auprès de Dieu et des hommes.
2. Quant au prince, l'événement a donné plus de lustre à sa personne que l'éclat du diadème. D'abord il s'est annoncé comme devant accorder aux prêtres de Dieu ce qu'il aurait refusé à tous les autres; ensuite étouffant tout ressentiment, il nous a accordé sans aucun délai le pardon et la grâce après lesquels nous soupirions.
Mais afin de vous faire mieux connaître la magnanimité du prince, la sagesse du pontife, (124) et, plus que tout le reste, l'immense bonté du Seigneur, je vais vous rapporter quelques parties du discours qu'un père tendre a prononcé pour nous. Je dirai ce que j'ai appris d'un des assistants, car pour lui il a gardé sur tout cela le plus profond silence. Non moins magnanime que Paul, il cache soigneusement ses propres mérites; et lorsqu'on lui demande de toute part ce qu'il a dit au prince, par quels moyens il l'a touché et entièrement apaisé, il se contente de répondre que ce grand succès n'est point son ouvrage, que le prince lui-même, avant toute exhortation, docile aux inspirations de Dieu qui fléchissait son coeur, a étouffé tout ressentiment et déposé son courroux ; qu'il a parlé du soulèvement de notre ville, et des outrages faits à la majesté impériale aussi tranquillement que si l'injure ne le regardait pas. Mais ce que nous cache l'humilité d'un saint évêque, Dieu l'a mis au grand jour. Et comment les choses se sont-elles passées? Je vais les reprendre d'un peu haut, et les exposer dans quelque détail.
Notre saint pontife étant sorti de la ville, plus affligé, plus consterné que nous-mêmes qui avions à redouter la colère du prince, rencontre en chemin les commissaires de l'empereur, qui se rendaient à Antioche pour informer de la sédition, et qui lui apprennent la rigueur des ordres dont ils étaient chargés. Il se représente alors les maux qui allaient accabler son peuple, les troubles, le tumulte, les inquiétudes, les alarmes, la fuite, les périls ; un torrent de larmes coule de ses yeux, et ses entrailles se troublent, car c'est la coutume des pères de s'affliger encore davantage lorsqu'ils ne peuvent être près de leurs enfants qui souffrent. C'était le sentiment qu'éprouvait ce coeur tendre et sensible. Il ne gémissait pas seulement sur les maux dont nous étions menacés, il ressentait une peine cruelle d'être éloigné de nous lorsque ces maux viendraient nous assaillir; peine qui ne pouvait être adoucie que par l'idée qu'il s'éloignait pour notre salut. Lors donc qu'il eut entendu les commissaires de l'empereur, il pleurait amèrement, il recourait à Dieu, lui adressait de plus fréquentes prières, et passait les nuits à l'invoquer. Il le conjurait de permettre qu'il fût présent pour consoler son peuple dans l'affliction, de fléchir lui-même le coeur du prince, de l'amener à des sentiments plus doux. Arrivé dans la ville capitale, il entre dans le palais de l'empereur, se tient éloigné de sa personne, muet, immobile, les yeux baissés en terre, honteux et rougissant comme s'il eût commis lui-même les attentats pour lesquels il venait demander grâce. Il voulait, par cet extérieur abattu et humilié, tourner l'esprit du prince vers la compassion avant de lui parler pour nous. Car la seule ressource qui reste à des coupables est de garder le silence, sans chercher à défendre leur faute. Il voulait donc toucher d'abord le prince, bannir de son âme les sentiments d'indignation et y introduire ceux de la pitié, afin de préparer les voies à ses discours. Ce fut ainsi que Moïse, lorsque le peuple fut tombé dans une faute énorme, se transporta sur la montagne, se tint muet et immobile jusqu'à ce que le Seigneur l'eût appelé et lui eût dit: Laisse-moi anéantir ce peuple. (Exode, XXXII, 10.)
Dès que l'empereur vit le pontife versant des larmes, les yeux baissés en terre, il s'approcha de lui le premier, et fit voir par le discours qu'il lui adressa, l'impression que les larmes d'un pieux évêque avaient faite sur son coeur. Il ne lui parla pas en homme courroucé, irrité, indigné, mais en homme touché, attendri, vivement ému par la commisération. Ses paroles mêmes vont vous en convaincre. Il ne lui dit pas : De quelle commission vous êtes-vous chargé? Quoi ! vous venez demander grâce pour des scélérats, pour des criminels indignes de vivre, pour des révoltés, pour des séditieux, qui méritent les derniers supplices) Sans employer de pareils discours, il prit un ton de douceur, justifiant avec dignité les mesures qu'il avait ordonnées ; il fit l'énumération des bienfaits dont il avait comblé notre ville dans toutes les occasions depuis qu'il était assis sur le trône impérial, et à chacun des bienfaits il ajoutait : Etait-ce donc là la reconnaissance que je devais en attendre? De quelle faute ont-ils voulu me punir? avaient-ils rien à reprocher, je ne dis pas seulement à moi, mais aux morts (1) qu'ils n'ont pas respectés dans leurs outrages. Ce n'était point assez pour eux de s'emporter contre les vivants; ils n'auraient pas cru, sans doute, signaler assez leur fureur s'ils n'eussent outragé encore ceux qui ne sont plus. Nous étions coupable à leur égard, ils le pensent ainsi; mais ils devaient au moins épargner les morts qui ne leur ont fait aucun mal, auxquels
1 Aux morts, à l'impératrice Flaccile et au père de Théodox dont les séditieux avaient outragé les statues.
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ils ne pouvaient faire aucun des reproches qu'ils nous font. Ne préférai-je pas toujours leur ville à toutes les autres? n'était-elle pas plus chère à mon coeur que ma patrie même? ne me promettais-je pas sans cesse, n'avais-je pas fait voeu et même serment d'y faire un voyage?
3. Alors le saint évêque donnant un libre cours à ses gémissements et redoublant ses larmes, ne garda plus le silence; car il voyait qu'en se défendant lui-même l'empereur aggravait notre faute : « Oui, Prince, dit-il en soupirant du fond du coeur et pleurant amèrement, oui, prince, nous l'avouons, et nous aurions mauvaise grâce de le nier, vous avez toujours témoigné à notre patrie une rare affection ; aussi notre regret le plus amer, c'est d'être devenus, par l'envie du démon, ingrats envers notre bienfaiteur, et d'avoir irrité contre nous celui qui nous aimait tant. Détruisez, brûlez, massacrez Antioche; quelque sort que vous nous fassiez subir, nous ne serons pas assez punis. Nous avons prévenu votre rigueur, et nous nous sommes imposé à nous-mêmes un supplice plus cruel que mille morts. Eh ! que pourrait-il y avoir pour nous de plus accablant que de sentir que nous avons irrité sans raison un prince qui nous a comblés de bienfaits, et dont nous sommes si tendrement aimés, de sentir que toute la terre apprendra et condamnera l'excès de notre ingratitude ? Si les barbares étaient venus fondre sur notre ville, s'ils avaient renversé les murs, brûlé les maisons, emmené les citoyens captifs, ce serait une moindre disgrâce. Pourquoi? C'est que tant que vous seriez à la tète de l'empire et rempli pour nous de bienveillance, nous aurions l'espoir d'être bientôt affranchis de nos maux, de recouvrer notre liberté, d'être rétablis dans notre première splendeur; au lieu qu'étant privés de votre affection, ayant perdu vos bonnes grâces, qui étaient pour nous le plus sûr rempart, à qui pourrions-nous désormais avoir recours? qui pourrions-nous implorer après avoir irrité un maître si doux et un père si indulgent? Si donc l'attentat de nos citoyens est vraiment horrible, ils en subissent déjà la punition, et une punition bien cruelle
ils n'osent regarder personne, ni jouir de l'éclat du jour, tant la honte tient leurs paupières baissées et les contraint à fermer les yeux. Plus misérables que des captifs, toute liberté leur est ravie; l'humiliation la plus profonde est leur état habituel. Tout occupés de la grandeur des maux qui les accablent, ils considèrent l'attentat qu'ils ont commis; ils l'ont sans cesse devant les yeux, et croient voir toute la terre s'élever contre leur crime avec plus de force que celui même qu'ils ont outragé.
« Mais si vous le voulez, Prince, vous pouvez guérir ces blessures, vous pouvez remédier à ces maux. Souvent, entre particuliers, les plus violentes querelles ont été le principe d'une amitié sincère et solide. La conduite que Dieu a tenue à l'égard du genre humain vous indique celle que vous devez tenir envers nous. Lorsque le Seigneur eut créé l'homme, qu'il l'eut placé dans le paradis terrestre, et comblé des plus beaux privilèges; affligé et jaloux de son bonheur, le démon parvint à le faire déchoir de sa dignité. Mais loin d'abandonner l'homme, Dieu trouva dans sa chute même une raison pour lui donner de nouvelles marques de son amour, et pour mortifier davantage notre ennemi irréconciliable, au lieu du paradis il nous ouvrit le ciel. Agissez, Prince, d'après cet exemple. Les démons ont fait tout ce qu'ils ont pu pour enlever votre bienveillance à une ville que vous chérissiez par-dessus toutes les autres. Instruit de leurs mauvais desseins, imposez-nous la peine que vous jugerez à propos, mais ne nous ôtez pas vos bonnes grâces; et même je le dirai, quelque surprenant qu'on le trouve, témoignez-nous encore plus d'amour que par le passé, remettez Antioche au nombre des villes qui vous sont les plus chères, si vous voulez mortifier les anges de malice, vrais auteurs de tous ces désordres. Songez que si vous détruisez notre ville, si vous la ruinez de fond en comble, vous agirez au gré de ces esprits impurs; au lieu que si, apaisant votre courroux, vous nous faites grâce, si vous déclarez que vous continuez à nous aimer comme auparavant, vous leur porterez le coup le plus sensible, vous tirerez d'eux la plus éclatante vengeance en leur faisant voir que leurs projets perfides, loin de réussir, ont opéré le contraire de ce qu'ils désiraient. Ainsi, Prince, vous nous devez le pardon que je sollicite; vous ne pouvez refuser votre compassion à une ville à laquelle les ennemis de notre salut n'ont porté envie que parce que vous la chérissiez. Non, ils ne lui auraient pas fait sentir si cruellement les effets de leur jalousie, si vous ne Paviez si tendrement aimée. C'est donc vous-même (je puis (126) le dire avec vérité), oui, c'est vous qui, par votre affection pour notre ville, avez causé les maux que nous souffrons.
« L'embrasement, la destruction totale d'Antioche, seraient chose moins amère que les plaintes dont vous avez, accompagné votre apologie. Vous avez été, dites-vous, plus insulté, plus outragé que ne le fut jamais aucun des princes vos prédécesseurs; mais si vous le voulez, ô le plus clément, le plus sage, le plus pieux des hommes, cet outrage même sera pour vous une couronne plus noble et plus brillante que votre diadème. Votre diadème est en même temps la preuve de votre vertu, et le témoignage de l'affection du prince qui vous associa à l'empire; mais la couronne que vous obtiendra votre clémence sera votre unique ouvrage, le seul mérite de votre sagesse, et l'on ne sera pas aussi frappé de l'éclat dont brille votre front que touché de la victoire que vous aurez remportée sur vous-même. On a renversé vos statues; vous pouvez vous en ériger de plus précieuses. Pardonnez aux coupables, ne leur faites subir aucun châtiment, et votre image sera érigée, non dans la place publique, en bronze et en or, décorée de pierres d'un grand prix, mais dans tous les cours, parée de ce qu'il y a de plus précieux au monde, de la bonté et de la miséricorde, et vous aurez autant de statues qu'il y a et qu'il y aura jamais d'hommes sur la terre; car non-seulement nous, mais nos enfants et tous nos descendants, apprendront ce trait de votre clémence, et tous vous admireront, tous vous chériront, comme s'ils en eussent eux-mêmes ressenti les effets.
« Et pour vous prouver que ce n'est point ici une flatterie, mais que vous jouirez véritablement dans la postérité de la gloire que je vous annonce, je vais vous rappeler une ancienne parole qui vous apprendra que la force des armées, l'éclat des richesses, la multitude des sujets, et d'autres avantages de cette nature, illustrent moins les princes que la modération et la bonté.Une troupe de séditieux ayant accablé de pierres la statue d'un de vos prédécesseurs, de l'illustre Constantin, plusieurs des courtisans de ce prince l'excitaient à poursuivre les coupables, à punir sévèrement une pareille insulte; ils lui disaient qu'on avait meurtri tout son visage à coups de pierre. On rapporte que ce généreux empereur ne fit que passer la main sur son visage, et leur répondit en souriant qu'il ne se sentait point blessé, que son front et sa tête n'avaient reçu aucune atteinte. On ajoute que cette réponse fit rougir ces hommes cruels, et leur ferma absolument la bouche. Toute la terre célèbre encore aujourd'hui cette parole, et l'éloignement des temps n'a rien diminué de la gloire qu'a value au prince une telle sagesse, plus honorable pour lui que tous les trophées. Il a fondé plusieurs villes, subjugué un grand nombre de barbares, il s'est signalé par d'autres actions dont on a perdu le souvenir : mais cette parole a été célébrée jusqu'à ce jour; nos enfants après nous, tous nos descendants l'apprendront. Que dis-je : ils l'apprendront? ceux qui la rapportent, ceux à qui on en parle, se récrient tous ensemble, ils comblent à l'envi d'éloges et de bénédictions l'illustre mort qui l'a prononcée. Et si cette parole lui a obtenu une telle célébrité parmi les hommes, quelles couronnes ne lui a-t-elle pas méritées auprès d'un Dieu plein de miséricorde?
« Mais pourquoi vous parler de Constantin? pourquoi vous citer des exemples étrangers, lorsqu'il suffit de vous rappeler vous-même à vous-même, et de vous animer par des traits qui vous soient personnels ? Souvenez-vous de la lettre que vous écrivîtes par toute la terre, il y a quelques années, aux approches de la solennité de Pâques. Vous vouliez qu'on ouvrît les prisons, qu'on élargit les prisonniers, et, comme si cela ne suffisait pas pour montrer votre clémence, vous ajoutiez encore : Plût à Dieu que je pusse faire sortir les morts du tombeau, et les rendre à la vie ! Souvenez-vous maintenant, Prince, de ce généreux soupir; voici le temps de faire sortir les morts du tombeau et de les rendre à la vie. Les habitants d'Antioche sont déjà morts, et avant que vous ayez prononcé votre sentence, la ville entière est placée sur les bords de l'abîme. Arrachez-la donc à cette situation affreuse, il ne faut ni argent, ni dépenses, ni temps, ni travail. Dire un mot vous suffit pour faire sortir une cité des ombres du trépas. Faites que désormais elle prenne son nom de votre clémence. Non, elle ne sera pas aussi redevable à son premier fondateur qu'à votre pardon. Son fondateur lui a donné un faible commencement; vous, Prince, vous la relèverez de sa chute, lorsqu'elle était tombée d'un état de splendeur et de prospérité. Si vous l'aviez arrachée des mains de l’ennemi, ou délivrée des incursions (127) des Barbares, ce serait une action que vous partageriez avec plusieurs princes, qui ont déjà sauvé de cette manière plusieurs autres villes vous serez le premier et le seul qui sauverez une ville aussi coupable, et qui la sauverez contre toute attente. Défendre et protéger ses sujets n'a rien que de naturel, c'est un acte ordinaire de la souveraine puissance; au lieu que déposer tout courroux après avoir essuyé les plus cruels outrages, c'est un effort qui surpasse la nature humaine.
« Songez, Prince, qu'il ne s'agit pas seulement aujourd'hui de la ville d'Antioche, mais de votre gloire, ou plutôt de celle de tout le christianisme.A cette heure tous les peuples, les Juifs, les Grecs, et même les Barbares (car ils sont instruits de notre faute), ont les yieux tournés vers vous, et attendent ce que vous allez prononcer sur notre sort. Si vous vous montrez doux et humain, tous à l'envi vous combleront de louanges, ils glorifieront Dieu, et se diront les uns aux autres: Ciel l quelle est grande la puissance de la religion chrétienne ! Un prince qui n'a point d'égal dans le monde, maître de tout perdre et de tout détruire, elle l'a contenu, elle l'a réprimé, elle lui a inspiré une modération dont un simple particulier serait à peine capable ! Qu'il est vraiment grand le Dieu des chrétiens, qui change les hommes en anges, et les élève au-dessus de tous les sentiments de la nature !
« Ne vous faites pas de vaines terreurs ; ne vous imaginez pas que les autres villes seront moins soumises, qu'elles mépriseront votre autorité, si la faute d'Antioche reste impunie. Sans doute, si vous étiez hors d'état d'en tirer satisfaction, si nos citoyens, opposant la force à la force, eussent triomphé de votre puissance, vous seriez fondé à prendre ces alarmes; mais s'ils sont pénétrés de frayeur, s'ils sont déjà morts de crainte , s'ils sont prosternés à vos pieds dans ma personne, s'ils attendent chaque jour le dernier supplice, si, les yeux tournés vers le ciel, ils adressent leurs prières en commun, si, invoquant Dieu, ils le conjurent de se joindre à moi, et d'appuyer mes sollicitations, si enfin, comme s'ils étaient près de rendre les derniers soupirs, ils font leurs recommandations suprêmes, vos craintes ne seraient-elles pas superflues ? Non, si vous aviez donné l'ordre de les faire égorger tous, ils ne seraient pas dans une situation plus déplorable qu'ils ne sont depuis qu'ils ont offensé le meilleur des princes. Livrés à des frayeurs continuelles, ils ne s'attendent pas, quand le soir est venu, de revoir le lendemain, et n'espèrent pas, quand le jour paraît, d'arriver jusqu'au soir. Plusieurs qui voulaient se sauver dans des lieux abandonnés et inaccessibles ont été déchirés par les bêtes féroces. Non-seulement les hommes, mais même de tendres enfants, des femmes libres et d'une condition distinguée, passent plusieurs jours et plusieurs nuits, retirés dans les cavernes, cachés dans le creux des vallées et dans l'enfoncement des déserts. Toute la ville éprouve une nouvelle espèce de captivité; et quoique ses maisons et ses murs subsistent encore, elle est plus malheureuse que les villes qui ont été réduites en cendres. Sans qu'aucun barbare se présente, sans qu'aucun ennemi paraisse, les habitants sont plus misérables que s'ils étaient faits prisonniers ; et le simple mouvement d'une feuille les fait. tous trembler chaque jour. Tous les peuples savent quel est l'excès de nos maux; et notre destruction entière ne serait pas pour eux une meilleure leçon que le triste état où ils apprennent que nous sommes réduits. Ne craignez donc pas que les autres villes vous soient moins soumises. Leur ruine totale ne les instruirait pas mieux que ne le sont maintenant les coupables par l'attente de la punition, et par une incertitude plus cruelle que tous les supplices.
« Ne prolongez pas davantage les angoisses d'Antioche , et permettez-lui enfin de respirer. Châtier ceux qui nous sont assujettis , les punir de leurs fautes , c'est une action facile et commune; épargner ceux dont nous avons reçu des outrages , leur pardonner des excès qui ne semblaient mériter aucun pardon, c'est un effort dont un ou deux hommes à peine sont capables , surtout si c'est un empereur qui a été outragé. Il est aisé de contenir une ville par la crainte; mais vous concilier l'amour de tous les peuples, les rendre tous affectionnés à votre empire, les amener tous à former des voeux non-seulement en commun, mais en particulier, pour la prospérité de votre règne, en un mot, gagner l'affection d'une multitude d'hommes, c'est ce qu'on ne ferait pas aisément avec des sommes immenses, avec des troupes innombrables, et c'est ce qui ne vous coûtera aujourd'hui aucune dépense ni aucun travail. Les coupables à qui vous ferez grâce, et les autres qui apprendront ce trait de votre clémence, seront également pénétrés d'affection et (128) d'admiration pour vous. A quel prix n'achèteriez-vous pas l'avantage de vous acquérir en un instant toute la terre, de persuader à tous les hommes présents et à venir de faire pour votre personne les mêmes voeux qu'ils font pour leurs enfants?
« Mais, si les hommes doivent récompenser ainsi votre douceur, quelle récompense ne recevrez-vous pas de Dieu, non-seulement pour l'action généreuse que vous ferez, mais pour toutes les actions pareilles qu'on fera par la suite? car si jamais, ce qui à Dieu ne plaise, des peuples se portaient aux mêmes excès que celui d'Antioche, et que les princes outragés voulussent poursuivre l'injure, votre modération et votre sagesse seraient pour eux une grande leçon qu'ils rougiraient de ne pas suivre, et un excellent modèle auquel ils auraient honte de ne pas se conformer. Ainsi vous serez l'exemple et la règle de tous les princes qui viendront après vous, et à quelque haut degré qu'ils portent la vertu, vous aurez toujours sur eux un insigne avantage. Non, ce n'est pas la même chose de donner soi-même le premier l'exemple d'une pareille douceur, ou d'imiter simplement les actions dont les autres nous fournissent le modèle. Personne ne pourra partager avec vous le prix d'une clémence qui n'appartiendra qu'à vous seul, et vous pourrez partager les plus beaux traits, dans le même genre, de tous ceux qui vous suivront; vous pourrez avoir la même part à leur gloire que des maîtres ont à celle de leurs disciples.
« Mais quand même aucun prince à l'avenir ne vous imiterait, vous serez toujours assuré des éloges de toutes les générations futures. Considérez , en effet, quel honneur ce sera pour vous dans la postérité, que l'on puisse dire : une aussi grande ville avait mérité d'être châtiée et punie , tous les généraux, tous les gouverneurs, tous les magistrats et tous les juges étaient tremblants, effrayés, n'osaient ouvrir la bouche, intercéder pour un peuple malheureux, un vieillard s'est avancé portant le sacerdoce de Jésus-Christ, et son seul aspect, quelques paroles de sa bouche ont fléchi un prince tout-puissant , et ce qu'un grand empereur aurait-refusé à tous ses sujets , il l'a accordé à un pontife par respect pour les lois divines; oui, Prince, la ville d'Antioche n'a pas peu honoré votre personne auguste, en me chargeant d'une pareille ambassade. C'est donner de vous la plus magnifique idée, et annoncer à l'univers que dans tout votre empire vous savez distinguer les prêtres de Dieu, quelque faibles qu'ils soient par eux-mêmes.
« Mais ce ne sont pas seulement les habitants d'Antioche qui me députent aujourd'hui vers un empereur qu'ils ont offensé; c'est surtout le Maître des anges qui m'envoie dire au plus clément, au plus doux des souverains, que s'il remet leurs dettes aux autres hommes, le Père céleste lui remettra ses fautes. Rappelez-vous, Prince, ce jour où nous rendrons tous compte de nos oeuvres, et songez que par la sentence que vous allez prononcer sur nous, vous pourrez effacer tous vos péchés sans peine et sans effort. Les ambassadeurs ordinairement vous apportent des ouvrages en or et en airain, et d'autres présents magnifiques; moi , c'est avec la loi sainte que je suis venu dans votre palais , et c'est le seul présent que j'offre à votre majesté impériale. Je vous exhorte à imiter votre Maître, qui, outragé par nous chaque jour, ne cesse de nous combler de ses faveurs.
« Ne confondez pas mes espérances, ne trompez pas les promesses que j'ai faites à mon peuple; et s'il faut vous instruire de la résolution que j'ai prise, sachez, Prince, que si vous vous laissez fléchir, si vous rendez à la ville d'Antioche votre affection première, si vous lui faites grâce d'un juste courroux, j'y retournerai avec joie; mais si vous lui enlevez votre ancienne bienveillance, non-seulement je ne rentrerai plus dans la ville, je ne reverrai plus son territoire, mais y renonçant pour toujours, j'irai porter ailleurs ma douleur et mes peines; car à Dieu ne plaise que je revoie jamais une patrie à laquelle le plus doux, le plus humain des princes aura refusé de rendre ses bonnes grâces ! »
4. Ce fut par ces discours et par d'autres encore, que notre saint pontife fit sur l'empereur une telle impression qu'il éprouva le même embarras qu'avait éprouvé anciennement Joseph. Ce patriarche, ému à la vue de ses frères, et disposé à verser des larmes, cachait les sentiments de son coeur, parce qu'il ne voulait pas encore se découvrir: ainsi le prince pleurait au dedans de lui-même, mais, à cause des assistants, il cachait son émotion, qu'il ne put cependant dissimuler jusqu'à la fin, et qui le trahissait malgré lui. Sans hésiter un moment, il prononça ces (129) seules paroles, qui relèvent la dignité de son rang plus que l'éclat du diadème: « Qu'y a-t-il d'étonnant, dit-il en propres termes, que de simples hommes pardonnent à des hommes qui les ont outragés, lorsque, le Maître du monde, descendu sur la terre, fait homme pour nous, et crucifié par ceux mêmes qu'il avait comblés de bienfaits, a prié son Père pour ses bourreaux, en disant: Pardonnez-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font? (Luc, XXIII, 34.) Qu'y a-t-il donc d'étonnant que nous pardonnions à des hommes nos semblables? » Ses paroles étaient sincères, comme le prouve toute sa conduite dans cette circonstance, et principalement ce que je vais dire. Le saint évêque voulait rester pour célébrer avec lui la Pâque; il l'obligea de partir, de hâter son voyage, et de se montrer à ses enfants. «Je sais, dit-il, qu'ils éprouvent maintenant de cruelles inquiétudes, et qu'ils ne sont pas encore délivrés de toutes leurs craintes; allez les consoler. S'ils voient leur pilote, ils ne se souviendront pas même de la tempête dont ils ont été battus, et perdront jusqu'à la mémoire de leurs maux. » Le pontife insistait, et demandait à Théodose qu'il envoyât son fils; l'empereur voulant le convaincre qu'il ne gardait aucun ressentiment, lui dit avec bonté : « Priez Dieu que tous les obstacles disparaissent, que je termine heureusement les guerres qui m'occupent, et j'irai les consoler moi-même.» Peut-on rien imaginer de plus doux qu'un tel prince? Que les gentils soient confondus, ou plutôt qu'ils ne soient pas confondus, mais qu'ils soient instruits, et que renonçant à leurs erreurs, ils embrassent le christianisme dont ils reconnaîtront toute la vertu, et qu'ils apprennent du souverain et du pontife quelle est la sagesse de notre sainte loi. Le très-pieux empereur ne s'en tint pas là, mais lorsque l'évêque fut parti et qu'il eut passé la mer, plein d'une tendre sollicitude, il lui envoya des courriers, de crainte qu'il ne tardât trop dans sa route, et que célébrant la Pâque hors de la ville, la satisfaction des habitants ne fût pas complète. Quel père affectueux eût jamais pris de tels soins pour des enfants qui l'auraient outragé ?
Je vais encore rapporter un trait à la louange de notre saint pontife. Après avoir obtenu pour son peuple une grâce entière, il ne se pressa pas comme étant jaloux d'apporter lui-même la lettre qui devait dissiper notre affliction; mais comme il marchait trop lentement, il dépêcha un des courriers du prince, pour porter à la ville l'heureuse- nouvelle dont il était chargé, de peur que les délais de son retour ne prolongeassent nos tristes inquiétudes; car s'il se hâtait, ce n'était pas seulement pour porter lui-même des paroles de joie et de consolation, mais afin que notre patrie fût délivrée de ses craintes le plus tôt qu'il serait possible.
Pour célébrer votre contentement, vous avez, mes frères, orné les places de guirlandes de fleurs, allumé des flambeaux dans toute la ville, dressé devant les maisons des lits de feuilles et de gazon, enfin tous à l'envi vous avez fait éclater votre allégresse, comme si Antioche était nouvellement fondée. Continuez toujours la même fête, mais d'une autre manière, couronnés de vertus et non de fleurs, faisant briller vos bonnes oeuvres et non des flambeaux, et vous livrant à tous les mouvements d'une joie spirituelle. Rendons à Dieu de continuelles actions de grâces, non-seulement pour nous avoir délivrés de notre affliction, mais pour avoir permis que nous fussions affligés, et pour avoir illustré notre ville par ce double moyen. Annoncez, selon le langage du Prophète, annoncez les prodiges de sa bonté à vos enfants, que vos enfants les annoncent à leurs enfants, et ceux-ci à la race future (Joël, I, 3); que tous, jusqu'à la consommation des siècles, apprenant les miséricordes du Seigneur sur notre ville, nous trouvent heureux d'en avoir éprouvé les grands effets; qu'ils admirent la clémence du prince qui a relevé Antioche de sa chute, et que, portés à la piété par ce grand exemple, ils profitent eux-mêmes de nos joies comme de nos peines. car les événements présents pourront être utiles non-seulement à nous, si nous n'en perdons jamais le souvenir, mais à ceux qui viendront après nous. Pénétrés de toutes ces réflexions, rendons, je le répète, rendons de continuelles actions de grâces à un Dieu plein de miséricorde, à un Dieu qui ne nous a éprouvés par des maux que pour nous en délivrer. Que les saintes Ecritures et notre propre expérience nous apprennent qu'il règle tout pour notre bien avec cette bonté qui lui est propre. Puissions-nous recevoir toujours des marques de cette bonté infinie, et obtenir le royaume des cieux par Jésus-Christ Notre Seigneur, à qui soient la gloire et l'empire dans tous les siècles des siècles ! Ainsi soit-il.
Les vingt-une Homélies sur les Statues, dont les quatre premières
sont contenues dans le deuxième volume, ont été traduites
: les troisième, quatrième, cinquième, sixième,
septième , huitième, neuvième, dixième, onzième,
par M. JOLY; la douzième par M. JEANNIN; les treizième, quatorzième,
seizième, dis-septième, dix huitième, dix-neuvième,
par M. DUCHASSAING; pour les autres nous avons adopté la traduction
de l'abbé AUGER, revue et corrigée par M. JEANNIN.
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