.HOMELIES TOME 4
HOMELIES TOME 4 *
HOMÉLIES SUR LES CHANGEMENTS DE NOMS. *
PREMIÈRE HOMÉLIE. Prononcée après la lecture du texte : " Saul respirant la menace et le meurtre, " conformément aux désirs des auditeurs qui s'attendaient à une instruction sur le commencement du IXe chapitre des Actes. — La vocation de saint Paul est une preuve de la résurrection. *
AVERTISSEMENT. *
DEUXIÈME HOMÉLIE. A ceux qui blâmaient la longueur des instructions, et à ceux qui n’aimaient pas qu'elles fussent courtes; sur les noms de Saul et de Paul; — pour le nom d'Adam donné au premier homme; — aux nouveaux baptisés. *
TROISIÈME HOMÉLIE. A ceux qui critiquaient la longueur de ses exordes; — Qu'il est utile de supporter patiemment les réprimandes; — Pourquoi le nom de saint Paul ne fut pas changé tout de suite après sa conversion; — Que ce changement ne se fit pas de nécessité mais en conséquence d'une libre volonté, et sur ce mot ; — Saul ! Saul ! pourquoi me persécutes-tu ! "(Act. IX, 4.) *
QUATRIÈME HOMÉLIE. Réprimande aux absents, exhortation à ceux qui sont présents de s'occuper de leurs frères. — Sur le commencement de l’épître aux Corinthiens : " appelé " Paul, et de l'humilité. *
HOMÉLIE. SUR LES AFFLICTIONS (1). *
HOMÉLIE SUR CETTE PAROLE DE L'APOTRE : NOUS SAVONS QUE TOUT *
TOURNE A BIEN A CEUX QUI AIMENT DIEU ; ET AUSSI SUR LA PATIENCE ET L'AVANTAGE DES TRIBULATIONS. *
HOMÉLIE CONTRE CEUX QUI N'ÉTAIENT POINT VENUS A LA RÉUNION SUR CETTE PAROLE DE L'APOTRE : Si ton ennemi a faim, donne-lui à manger (ROM. XII, 20.) ET SUR LA RANCUNE *
HOMÉLIES SUR PRISCILLE ET AQUILA (Rom. XVI, 3.) *
PREMIÈRE HOMÉLIE. *
DEUXIÈME HOMÉLIE. Sur le devoir de ne point mal parler
des prêtres de Dieu. *
HOMÉLIES SUR LES CHANGEMENTS DE NOMS.
PREMIÈRE HOMÉLIE. Prononcée après la lecture
du texte : " Saul respirant la menace et le meurtre, " conformément
aux désirs des auditeurs qui s'attendaient à une instruction
sur le commencement du IXe chapitre des Actes. — La vocation de saint Paul
est une preuve de la résurrection.
AVERTISSEMENT.
Dans l'homélie sur ce texte, Saul respirant la menace et le
meurtre, on lit, n. 3, ces paroles . Toute ma dette concernant le titre
des Actes des Apôtres est maintenant soldée; je devrais, suivant
l'ordre naturel, entamer le commencement de ce livre et vous expliquer
ce que veulent dire ces paroles : Nous avons composé un premier
discours sur les choses que Jésus a dites et faites. Mais saint
Paul ne permet pas que nous suivions cet ordre naturel; sa personne et
ses vertus réclament toute notre éloquence. Je brûle
de le voir faire son entrée à Damas, lié non par une
chaîne de fer, mais par la voix du Seigneur. Ce texte indique clairement
la place et le sujet de la première homélie sur les changements
de noms. Elle fut donc prononcée immédiatement après
la dernière homélie sur le commencement des Actes, avant
la fin du temps pascal.
Vers la fin de l'homélie sur ce texte : Saul respirant la menace, etc., saint Chrysostome se pose cette question : pourquoi les changements de noms, dans les apôtres Pierre et Paul et dans plusieurs personnages de l'Ancien Testament ! Cette question fut par lui traitée le lendemain dans l'homélie intitulée proprement des changements de noms.
L'homélie sur les changements de noms fut suivie du neuvième discours sur la Genèse, où l'orateur traite la mémé question par rapport au nom d'Abraham et à d'autres noms propres de l'Ancien Testament. L'exorde de ce neuvième discours ayant été long, le peuple d'Antioche s'en plaignit et blâma saint Chrysostome de la prolixité de ses exordes. C'est ce qui donna lieu à la troisième homélie sur les changements de noms dont le titre particulier est qu'il faut savoir supporter les plaintes. Elle eut lieu quelques jours après.
La question des changements de noms est encore traitée dans l'homélie sur le texte : Paulus vocatus, etc. ( I Cor. I, 1); elle vint quelque temps après les trois dont nous venons de parler comme le prouve ce texte : Vous vous souvenez que ce nom de Paul m'a occupé durant trois jours, etc.
ANALYSE
1° Si les prophètes refusent le nom d'hommes à ceux qui étant présents négligent d'entendre la parole de Dieu, que dire de ceux qui ne franchissent pas même le seuil de l'église? — 2° Vous qui venez ici vous rassasier du pain de la parole, ne gardez pas tout pour vous, portez-en à vos frères absents, et donnez-leur ainsi le désir de venir eux-mêmes une autrefois s'asseoir à ce banquet. — 3°- 4° Il est impossible que la présente instruction ne roule pas sur la conversion de saint Paul, dont on vient de lire le récit. Curieuse allégorie dans laquelle saint Paul est un poisson, le Christ un pécheur, et la parole, Saut, Saul, pourquoi me persécutes-tu? un hameçon. L'orateur explique prolixement pourquoi il saute du commencement au milieu du livre des Actes. — 5° C'est un grand miracle de ressusciter un mort, mais c'en est encore un plus grand du changer une volonté libre. Pour peu qu'on réfléchisse à la conversion de saint Paul, on se convainc facilement qu'on ne saurait (70) imaginer une preuve plus évidente, plus saisissante de la résurrection de Jésus-Christ. — 6° Conversion de saint Paul dégagée de tout motif humain. Pourquoi l'Apôtre s'est-il appelé Saut, puis Paul? pourquoi ce changement de nom dont on trouve d'autres exemples, tant dans l'Ancien que dans le Nouveau Testament? Telle est la question qui sera traitée dans les discours suivants.
1. Est-ce supportable? est-ce tolérable? De jour en jour nos réunions deviennent moins nombreuses; la ville est remplie d'hommes et l'église en est vide. Il y a foule sur la place publique, aux théâtres, dans les portiques, et la solitude règne dans la maison de Dieu; mais plutôt, s'il faut dire la vérité, la ville est vide d'hommes et l'église est remplie d'hommes. Ce nom d'hommes, il ne faut pas le donner à ceux qui remplissent la place publique, mais à vous qui êtes dans l'église ; non à ceux qui s'abandonnent à leur indolence, mais à vous que le zèle dévore ; non à ceux que la vue des biens terrestres jette dans une extase stupide, mais à vous qui mettez les choses spirituelles au-dessus des temporelles. Ce n'est pas assez d'avoir le corps et la voix d'un homme pour être homme; mais il en faut encore l'âme et le caractère. Or le signe par excellence d'une âme virile, c'est l'amour de la divine parole, comme il n'y a pas de signe plus grand d'une âme animale et stupide que le mépris de la parole divine. Voulez-vous avoir une preuve que les contempteurs de la parole de Dieu ont, par ce mépris, perdu leur dignité d'homme et sont déchus de leur noblesse ? Ce n'est pas ma parole que vous allez entendre, mais celle du Prophète, parole qui confirme bien ma pensée et vous montrera que ceux qui n'aiment pas les enseignements spirituels ne sont pas des hommes, et que notre ville est vide d'hommes. Isaïe, ce prophète à la grande voix, aux visions admirables, celui qui, revêtu encore de la chair, fut jugé digne de voir les séraphins et d'entendre cette harmonie des cieux, Isaïe, dis-je, étant entré dans la capitale si peuplée des Juifs, dans Jérusalem, se tint un jour sur la place publique pendant que tout le peuple l'entourait et voulant montrer que celui qui n'écoute pas la parole des prophètes n'est pas un homme, s'écria: Je suis venu, et il n'y avait pas d'homme; j'ai appelé et il n'y avait personne pour m'entendre. (Isaïe, L, 2.) Ce n'est pas l'absence, mais l'indolence des auditeurs qu'il signale, et c'est pour cela qu'il dit : Je suis venu et il n'y avait pas d'homme; j'ai crié et il n'y avait personne pour m'entendre. Ils étaient là et on les regardait comme n'y étant pas, parce qu'ils n'écoutaient pas le prophète : aussi, comme il était venu et qu'il n'y avait pas d'homme, qu'il avait appelé et qu'il n'y avait personne pour l'entendre, il s'adresse aux éléments et dit : Ecoute, ciel, et toi, terre, prête l'oreille. (Id. I, 2.) J'ai été, veut-il dire, envoyé vers des hommes, vers des hommes doués d'intelligence; mais comme ceux-ci n'ont ni esprit ni sentiment, je m'adresse aux éléments, à des êtres inanimés, pour la honte de ceux qui ont été honorés d'une âme intelligente et sensible et qui n'ont pas compris cet honneur.
C'est encore ce que dit un autre prophète, Jérémie. Car celui-ci aussi, au milieu de la foule des Juifs, au sein même de la ville, s'écrie, comme s'il n'y avait personne: A qui parlerai je, qui prendrai-je pour témoin? (Jérém. VI, 10.) Que dites-vous? Vous avez sous les yeux une si grande foule, et vous demandez à qui vous parierez ! Oui, car c’est une foule de corps, mais non d'hommes; c'est une foule de corps, mais qui n'entendent point. Aussi ajoute-t-il : Leurs oreilles sont incirconcises et ils ne peuvent entendre. Mais si les prophètes, en s'adressant à des personnes présentes qui ne les écoutaient pas avec soin, leur reprochaient de n'être pas hommes, que dirons-nous de ceux qui non-seulement ne nous écoutent pas, mais qui n'ont pas même le courage de venir dans cet édifice sacré, qui se séparent de cette assemblée sainte, qui se tiennent loin de cette maison, de leur maison maternelle, au coin des rues et dans les carrefours, comme des enfants indisciplinés et paresseux? Ceux-ci quittent la maison paternelle, se réunissent loin d'elle et passent des jours entiers à se livrer à des jeux puériles; aussi souvent perdent-ils et leur liberté et leur vie. Car lorsqu'ils tombent entre les mains de marchands d'esclaves ou de voleurs, ils expient souvent par la mort leur paresse; ces brigands les saisissent, et, après leur avoir enlevé leurs ornements d'or, ou bien ils les submergent sous les eaux, ou bien, s'ils veulent les traiter moins inhumainement, ils les entraînent sur une terre étrangère et vendent leur liberté ! Voilà aussi le sort des déserteurs de nos assemblées. Après avoir quitté la maison paternelle et ce temple où ils devraient vivre, ils rencontrent des bouches hérétiques et des langues (71) ennemies de la vérité; et ces misérables, comme des marchands d'esclaves, les entraînent, leur enlèvent leurs ornements d'or, je veux dire, leur foi, et les étouffent aussitôt, non pas dans les fleuves, mais dans la fange de leurs fétides erreurs.
2. C'est à vous de prendre soin du salut de vos frères, de les amener vers nous, malgré leur résistance, malgré leur opiniâtreté, malgré leurs cris. malgré leurs larmes: il n'y a que de l'enfantillage dans cette conduite rebelle et indolente. C'est à vous de corriger les imperfections de ces âmes; c'est à vous à leur persuader de devenir des hommes. Car de même que nous ne considérerions pas comme un homme celui qui rejetterait la nourriture des hommes pour manger avec les animaux, des ronces et de l'herbe, de même nous ne pouvons pas appeler homme celui qui mépriserait la seule nourriture vraie et convenable de l'âme humaine, celle que lui fournit la parole divine, pour aller passer son temps dans les cercles du monde, dans ces assemblées qui font rougir, et se nourrir de conversations impies. Nous regardons comme un homme non pas celui qui se nourrit seulement de pain, mais celui qui, avant même cette nourriture matérielle , se nourrit de la parole de Dieu, de la parole de l'âme. Voilà ce qu'est un homme; car écoutez la parole du Christ. L'homme ne vivra pas seulement, de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu. (Matth. IV, 4.) De sorte que notre nourriture est double, l'une inférieure, l'autre supérieure; et c'est celle-ci surtout qu'il faut rechercher pour pouvoir nourrir notre âme et ne pas la laisser périr d'inanition.
C'est à vous de faire que notre ville soit remplie d'hommes. Puisque, si grande et si peuplée, elle est cependant vide d'hommes, il serait digne de vous de rendre ce service à votre patrie et d'attirer ici vos frères en leur racontant ce que vous y entendez. Pour attirer à un festin, ce n'est pas assez d'en faire l'éloge, il faut encore en emporter quelques mets pour les distribuer à ceux qui ne s'y trouvaient pas. Eh bien ! faites de même aujourd'hui, et de deux choses l'une . ou bien persuadez-leur de venir à nous; ou bien, s'ils persistent dans leur opiniâtreté, qu'ils reçoivent de votre bouche la nourriture, ou plutôt ils reviendront à nous. Car ils aimeront mieux, au lieu de recevoir leur nourriture par grâce, venir participer, selon leur droit, au banquet paternel. Ce que je vous conseille, vous l'avez déjà fait, vous le faites encore, et vous le ferez à l'avenir, j'en ai la pleine confiance et l'entière conviction : ce qui me le garantit, c'est la continuité de mes exhortations sur ce sujet, et la science et le zèle dont vous êtes assez remplis pour instruire vos frères.
Mais il est temps de dresser notre table, bien chétive sans doute, bien maigre et bien pauvre, mais assez pourvue néanmoins de l'assaisonnement le meilleur, la bonne disposition d'auditeurs affamés de la nourriture spirituelle. Ce qui fait l'agrément d'un festin, ce n'est pas seulement la richesse des mets, mais aussi l'appétit des conviés; une table magnifique paraît chétive quand les convives s'en approchent sans faim; une table chétive parait magnifique, quand elle reçoit des convives affamés. C'est en considérant que ce n'est pas la nature des mets, mais la disposition des convives qui fait la bonté d'un festin, qu'un auteur dit : L'homme rassasié dédaigne le rayon de miel, et l'homme pressé par la faim trouve doux ce qui est amer; (Prov. XXVII, 7.) non que la nature des mets change, mais parce que la disposition des convives les trompe. Mais si la disposition des conviés leur fait trouver doux ce qui est amer, à plus forte raison ce qui est ordinaire leur paraîtra-t-il exquis. Aussi, bien que réduits à la dernière misère, nous imitons les hôtes les plus magnifiques, et, à chaque réunion, nous vous convoquons à notre banquet. Et nous le faisons, en nous confiant, non dans nos richesses, mais dans votre désir d'entendre.
3. Toute ma dette concernant le titre des Actes des Apôtres vous est maintenant payée. Pour continuer, il resterait à m'occuper du commencement de ce livre et à vous expliquer ces paroles : J'ai fait mon premier récit, ô Théophile, sur tout ce que Jésus commença à faire et à enseigner. (Act. I, 1.) Mais Paul ne me permet pas de suivre cet ordre naturel; c'est vers sa personne et ses actions qu'il appelle mon discours. J'ai hâte de le voir entré déjà à Damas et enchaîné, non d'une chaîne de fer, mais par là parole du Maître; j'ai hâte de le voir pris, ce poisson énorme, qui trouble toute la mer, qui â déjà soulevé contre l'Eglise mille tempêtes, j'ai hâte de le voir pris, non par l'hameçon, mais par la parole du Maître. De même qu'un pêcheur assis sur une roche élevée, lance sa ligne et laisse tomber l'hameçon dans la mer, de même notre Maître, Celui qui (72) nous a enseigné la pêche spirituelle, assis en quelque sorte sur le roc élevé des cieux, a laissé tomber d'en-haut sa parole comme un hameçon et c'est par ces mots Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu ? (Act. IX, 4) qu'il a pris ce grand poisson. Et il est arrivé à ce poisson la même chose qu'à celui que Pierre prit su: l'ordre du Maître. En effet, il avait aussi dans la bouche un statère, mais de mauvais aloi, puisqu'il avait le zèle, mais non un zèle selon la science. Aussi Dieu n'eut qu'à donner la science pour avoir une pièce de monnaie excellente. Ce qu'éprouvent les poissons ordinaires quand on les prend, le nôtre l'éprouva aussi. Ceux-là à peine sortis de la ruer, perdent la vue ; celui-ci saisi et entraîné par l'hameçon, perdit aussi la vue ; mais sa cécité rendit la vue à tout l'univers. Voilà toutes les choses que je désire considérer. Supposez que les barbares viennent nous déclarer la guerre, que leur armée, rangée en bataille, nous accable de maux, et que tout à coup le chef des ennemis,celui qui dirige contre nous des machines de guerre,qui bouleverse toute notre cité, qui remplit tout de bruit et de tumulte, qui menace de renverser la ville elle-même, de la livrer aux flammes et de faire de nous des esclaves; supposez, dis-je, qu'il tombe tout à coup entre les mains de notre empereur, et que lié, et enchaîné, il soit amené dans la ville, tous ne courront-ils pas à ce spectacle avec leurs femmes et leurs enfants? Mais maintenant que la guerre s'est élevée, que les Juifs troublent et bouleversent tout, qu'ils dirigent des machines nombreuses contre l'Eglise, et que le chef des ennemis c'est Paul, Paul qui parle et qui agit plus que tous les autres, Paul qui trouble et bouleverse tout; maintenant, dis-je, que Notre-Seigneur Jésus-Christ, notre Roi, l'a pris, et qu'il amène enchaîné ce dévastateur, ne sortirons-nous pas tous pour voir ce spectacle et ce prisonnier ? Les anges eux-mêmes, du haut des cieux, en le voyant lié et conduit comme un prisonnier, tressaillaient de joie, non parce qu'ils le voyaient enchaîné, mais en pensant à la multitude de ceux dont il ferait tomber les liens; non parce qu'ils le voyaient conduit comme un prisonnier, mais en songeant au grand nombre de ceux qu'il conduirait de la terre au ciel; ils se réjouissaient, non de ce qu'ils le voyaient aveuglé, riais en pensant à ceux qu'il ferait sortir des ténèbres. Marche, lui dit le Seigneur, vers les nations, délivre-les des ténèbres, et fais-les passer dans le royaume de la charité du Christ. Voilà pourquoi je laisse le commencement du livre, et je me hâte d'arriver au milieu. C'est Paul et mon amour pour Paul qui me fait passer si loin. Paul et mon amour pour Paul. Pardonnez-moi ou plutôt ne me pardonnez pas, mais imitez cet amour. Celui qui parle d'un amour impur a raison de demander pardon ; mais quiconque parle d'un amour semblable à celui-ci doit s'en glorifier, chercher à faire partager sa passion et se donner le plus qu'il pourra de rivaux. Si, tout en avançant avec méthode, tout en suivant l'ordre naturel des choses, j'avais pu à la fois parler des faits précédents et arriver en peu de temps au milieu, je n'aurais eu garde de laisser le commencement et d'arriver tout de suite au milieu ; mais comme d'après l'institution de nos pères, il nous faut après, la Pentecôte déposer ce livre et que la fin de cette solennité marque aussi la fin de la lecture des Actes, j'ai craint, si je donnais trop de temps à l'explication du commencement, d'être devancé par la marelle de l'histoire et la succession des faits, en un mot de ne pas arriver à temps pour parler de saint Paul. Voilà pourquoi j'ai passé sans m'arrêter du début jusqu'au milieu du livre. Mais je n'ai pas pour cela laissé échapper de rua main ce livre que j'ai pour ainsi dire saisi par la tête; et si je vous arrête au début du voyage commencé, c'est avec la ferme intention de revenir vous prendre où je vous ai lainés, pour vous conduire ensuite jusqu'au bout. Puisque j'ai déjà mis la main sur le début du livre, je pourrai en toute confiance y revenir et le continuer même après la fête, et personne ne pourra m'accuser d'inopportunité, puisque la nécessité et poursuivre une chose commencée suffira pour repousser ce blâme voilà pourquoi j'ai abandonné le début pour me bâter d'arriver au milieu. Je ne pouvais, en suivant la route, atteindre Paul, le livre dans la lecture qu'on en fait à l'Église, aurait marché plus vite que moi dans mon explication, et arrivant le premier, il n'aurait pas manqué de me fermer la porte: je vais vous le montrer en consultant seulement le commencement du livre, bien que la chose soit déjà parfaitement claire.
4. Puisque la lecture et l'explication du titre seul nous a occupés pendant la moitié de la solennité, que serait-ce si nous nous étions lancés dans la carrière immense que nous (73) ouvrait ce livre? combien de temps se serait écoulé avant que nous fussions arrivés à ce qu'on rapporte de saint Paul? Je vais vous en donner une idée en vous récitant le commencement. J'ai fait mon premier discours, ô Théophile, sur tout, etc. Combien croyez vous que ces mots renferment de questions ? Premièrement, pourquoi saint Luc rappelle le livre qu'il avait écrit d'abord ? Deuxièmement pourquoi il l'appelle discours et non Evangile, puisque Paul l'appelle Evangile ? il dit en effet en priant de Luc : Dont l'éloge, à cause de l'Evangile, est dans toutes les Eglises. (II Cor, VIII, 18.) Troisièmement, pourquoi il dit : sur tout ce que Jésus a fait? Car si Jean, le bien-aimé du Christ, celui qui jouissait de son intimité, qui eut l'honneur de reposer sa tête sur sa poitrine sacrée, qui puisa là l'abondance de l'Esprit-Saint, n'a pas osé parler ainsi, mais a eu recours à cette formule toute de précaution : Si les choses que Jésus a faites étaient écrites en détail, je ne pense pas que le monde lui-même pût contenir les livres qu'il faudrait écrire; si, dis-je, il en est ainsi, comment Luc a-t-il osé dire: J'ai fait mon premier discours, ô Théophile, sur tout ce que Jésus a fait ? Pensez-vous que ce soit là une petite question ? Il y a dans l'Evangile excellent Théophile, et le nom de la personne y est accompagné de son doge; mais les saints ne parlent pas ainsi sans motif. Et peut-être avons-nous déjà quelque peu démontré qu'il n'y a pas dans l'Ecriture un iota, pas un point qui n'ait sa raison d'être. Si donc le début nous offre tant de questions, combien n'aurions-nous pas employé de temps à suivre l’ordre du récit ? Voilà ce qui m'a forcé à passer au milieu et à arriver tout de suite à Paul.
Et pourquoi avons-nous indiqué ces questions sans en donner la solution ? Pour vous accoutumer à ne pas toujours recevoir la nourriture toute préparée; à chercher souvent par vous-mêmes à résoudre ces problèmes. Nous faisons comme les colombes : elles donnent la becquée à leurs petits, tant qu'ils restent dans le nid; mais quand elles peuvent les en faire sortir, et qu'elles voient leurs ailes affermies, elles changent de méthode, elles apportent dans leur bec un grain qu'elles leur montrent, et quand les petits s'approchent pour le recevoir, les mères le laissent tomber sur le sol et le leur font ramasser; et nous, nous faisons de même nous prenons à la bouche la nourriture spirituelle, et nous vous appelons comme pour vous donner, selon notre habitude, la solution des questions; mais quand, réunis de toutes parts, vous attendez cette solution, nous la laissons tomber, afin que vous vous accoutumiez à penser par vous-mêmes. Aussi laissant là le commencement du livre, nous courons au chapitre où l'on parle de Paul; et nous dirons, non pas seulement tous les services qu'il a rendus à l'Eglise, mais encore tous les maux qu'il lui a causés; car il nous est nécessaire de les rappeler. Nous dirons comment il a attaqué la parole évangélique, comment il a combattu le Christ, comment il a poursuivi les apôtres, quel mépris il a fait de ses ennemis, comment il a suscité à l'Eglise plus de persécutions que tous les autres. Mais que personne ne regrette d'entendre ainsi parler de Paul; car ces choses, loin d'être des accusations, fourniront matière à ses louanges. Ce n'est pas un crime que d'être mauvais d'abord et de devenir bon par la suite, irais bien d'être d'abord vertueux et de s'abandonner ensuite au vice : car c'est par la fin que l'on juge les choses. Que des pilotes aient fait souvent naufrage, si, lorsqu'ils sont sur le point d'entrer au port, ils ramènent enfin leurs navires remplis de marchandises, nous ne dirons pas qu'ils sont maladroits, parce que la fin fait oublier le reste ; que des athlètes, souvent vainous, l'emportent enfin dans la lutte décisive et obtiennent la couronne, nous n'irons pas, à cause de leurs échecs précédents, les priver de nos éloges. Nous en userons de même à l'égard de Paul. Lui aussi a fait mille fois naufrage; mais lorsqu'il fut sur le point d'entrer au port, il y amena un navire plein de marchandises. De même qu'il ne servit de rien à Judas d'avoir été d'abord disciple, parce qu'il fut traître ensuite, de même saint Paul n'a souffert aucun préjudice pour avoir été d'abord persécuteur, parce qu'il fut ensuite prédicateur de l'Evangile. C'est là la grandeur de Paul, non d'avoir renversé l'Eglise, trais de l'avoir ensuite édifiée; non d'avoir attaqué la parole de Dieu, mais de l'avoir répandue après l'avoir attaquée; non d'avoir combattu les apôtres, non d'avoir dispersé le troupeau, mais de l'avoir rassemblé après l'avoir d’abord dispersé.
5. Quoi de plus étrange ! Le loup est devenu pasteur; celui qui avait bu le sang des brebis n'a pas cessé de verser son sang pour le salut des brebis. Voulez-vous voir qu'il a bu le sang (74) des brebis, que sa langue était sanglante ? Paul respirant encore meurtres et menaces contre les disciples dit Seigneur. (Act. IX, 1.) Mais écoutez comment cet homme qui respirait menaces et meurtres, qui versait le sang des saints, versa lui-même son sang pour les saints : Que me sert , humainement parlant, d’avoir combattu contre les bêtes à Ephèse; (I Cor. XV , 32 ) et encore : chaque jour je meurs, ( Ibid. ); et encore : on nous regarde comme des brebis de boucherie. (Rom. VIII, 31;.) Voilà le langage de celui qui était présent, lorsqu'on versait le sang d'Étienne, et qui consentait à sa mort. Voyez-vous que le loup est devenu pasteur? Vous rougissiez peut-être en entendant dire qu'il était auparavant persécuteur, blasphémateur et impie ? Mais voyez comme ses crimes précédents rehaussent précisément sa gloire ! Ne vous disais-je pas à la dernière réunion que les miracles qui ont suivi la Passion étaient plus grands que ceux qui l'ont précédée ? — Ne vous en ai-je pas donné pour preuves les miracles eux-mêmes, le changement de disposition des disciples, la manière dont les morts ressuscitaient au commandement du Christ, tandis que l'ombre seule de ses serviteurs opérait les mêmes prodiges? N'ai-je pas ajouté comment le Christ faisait ses miracles en commandant, tandis que plus tard ses serviteurs en opérèrent de plus grands en se servant de son nom? Ne vous ai-je pas dit comment il remua la conscience de ses ennemis, comment il conquit toute la terre, comment les prodiges qui suivirent la Passion furent plus grands que ceux qui la précédèrent?
Mon discours d'aujourd'hui se rapproche de celui-là. Quel plus grand miracle que celui dont Paul fut le sujet ? Pierre renia le Christ de son vivant, et Paul le confessa après sa mort. Ressusciter les morts, en les couvrant de son ombre, était un miracle bien moins grand que d'entraîner et d'attirer à soi l'âme de Paul. Là, la nature obéissait sans contredire celui qui lui commandait, ici il y avait à vaincre une volonté libre de prendre l'un ou l'autre parti : ce qui montre combien la puissance qui l'entraîna fut grande. Il est bien plus beau de convertir la volonté que de changer la nature; donc voici un miracle qui surpasse tous les autres, Paul. s'attachant au Christ, au Christ crucifié et enseveli. Le Christ le laissa montrer toute sa haine, pour donner une preuve irréfutable de sa résurrection et de la vérité de sa doctrine. Car Pierre en parlant de Jésus eût pu être soupçonné : du moins; , quelque impudent eût peut-être trouvé quelque chose à dire; je dis quelque impudent : car de ce côté aussi la preuve est évidente : cet apôtre aussi renia d'abord son Maître, le renia avec serment, et cependant il le confessa plus tard et donna sa vie pour lui. Mais si le Christ n'est pas ressuscité ,celui qui le renia pendant qu'il vivait, n'eût pas été disposé, pour ne pas le renier après sa mort, à mourir mille fois : ainsi du côté de Pierre même, la preuve de la résurrection est évidente. Cependant quelque impudent pourrait dire que c'est parce qu'il a été son disciple, parce qu'il a partagé sa table, parce qu'il l'a accompagné pendant trois ans, parce qu'il a reçu son enseignement, et qu'il a été induit en erreur par ses flatteries, qu'il annonce sa résurrection; mais quand vous voyez Paul, Paul qui ne le connaissait pas, qui ne l'avait pas entendu, qui n'avait pas reçu sa doctrine, qui après la Passion lui a déclaré la guerre, qui a puni ceux qui croyaient en lui, qui bouleversait tout dans l'Église naissante, quand vous le voyez converti , se livrant aux travaux de la prédication plus que tous les amis du Christ, quelle excuse, dites-moi, aura encore votre impudence, si vous refusez de croire à la résurrection ? Si le Christ n'était pas ressuscité, qui donc aurait entraîné et attiré vers lui un ennemi aussi cruel, aussi féroce, aussi exaspéré ?
Dis-moi, ô juif, qui aurait persuadé à Paul de se faire disciple du Christ ? Pierre, ou Jacques, ou Jean ? Mais tous, ils le craignaient et le redoutaient, non-seulement avant sa conversion, mais encore quand il fut devenu leur ami; quand Barnabé, l'ayant pris par la main l'introduisit à Jérusalem, les fidèles craignaient encore de l'approcher: la guerre était finie et pourtant la crainte restait aux apôtres. Ceux donc qui le redoutaient encore après sa conversion, auraient-ils osé lui parler, quand il était encore leur irréconciliable ennemi ? Auraient-ils osé l'aborder, se tenir devant lui, ouvrir la bouche. ou seulement se montrer ? Non, non , il n'est pas ainsi; ce n'est pas là l'oeuvre d'un homme, mais de la grâce de Dieu. Si le Christ était mort, comme vous dites , et que ses disciples eussent été le dérober, comment eût-il fait de plus grands miracles après sa Passion, et montré une puissance plus merveilleuse ? Il ne s'est pas seulement réconcilié son ennemi et le (75) chef de votre armée; s'il n'avait fait que cela, t'eût été déjà le signe d'une bien grande puissance que d'enchaîner son ennemi, son adversaire, mais il a fait une chose bien plus grande. Non-seulement il s'est réconcilié son ennemi, mais il se l'est rendu tellement familier, tellement bienveillant, qu'il a pu lui confier toutes les affaires de son Eglise : Cet homme, dit-il, m'est un vase d'élection. pour porter mon nom devant les nations et les rois (Act. IX, 15), et qu'il lui a fait supporter plus de travaux qu'aux autres apôtres dans l'intérêt de cette Eglise qu'il avait d'abord combattue.
6. Voulez-vous avoir la preuve qu'il se l'est réconcilié, qu'il se l'est rendu familier, qu'il l'a aimé, qu'il l'a mis au nombre de ses premiers amis ? C'est qu'il n'a révélé à personne autant de secrets qu'à Paul. Et qu'est-ce qui le prouve? J'ai entendu, dit-il, des paroles mystérieuses qu'il n'est pas permis à un homme de redire. (II Cor. XII, 4.) Voyez-vous quelle faveur obtient celui qui fut un ennemi, un adversaire? Aussi faut-il rappeler sa vie antérieure ; cela nous montrera la charité de Dieu et sa puissance; sa charité, puisqu'il a voulu sauver et attirer à lui celui qui lui avait fait tant de mal; sa puissance, puisqu'il a pu ce qu'il a voulu. Cela nous montre aussi le caractère de Paul, qui n'agissait pas par ambition, ni pour la gloire humaine, comme les autres juifs, mais par zèle, quoique ce zèle fût mal dirigé; c'est ce qu'il nous dit en ces termes : J'ai obtenu miséricorde, parce que j'ai agi par ignorance, dans l’incrédulité (I Tim. I, 13) ; et dans son admiration pour la charité dé Dieu, il s'écrie : Afin qu'en moi, le premier, le Christ montrât toute sa patience, en sorte que je servisse d'exemple à ceux qui croiront en lui pour la vie éternelle (Ibid. I, 16) ; et en un autre endroit encore: Il a montré quelle est la grandeur de sa puissance en nous qui croyons. (Ephés. I, 19.) Voyez-vous comme la vie antérieure de Paul montre la charité de Dieu et sa puissance, ainsi que la vigueur d'âme de l'Apôtre? Que sa conversion ait été pure de tout motif humain, et due uniquement à l'opération de la grâce, il le montre encore dans l'Epître aux Galates : Si je plaisais aux hommes, dit-il, je ne serais plus le serviteur du Christ. (Gal. I, 10.) Mais qu'est-ce qui nous prouve encore que ce n'est pas pour plaire aux hommes que vous vous êtes mis à prêcher l’Evangile? Vous avez ouï dire que j'ai vécu autrefois dans le judaïsme, qu'à toute outrance j'ai persécuté l'Eglise de Dieu et l'ai ravagée. (Gal. I, 13.) Donc, s'il avait voulu plaire aux hommes, il n'aurait pas passé du côté des fidèles. Pourquoi? Parce qu'il était honoré chez les juifs, qu'il y jouissait d'une grande tranquillité et de grands honneurs ; il n'aurait donc pas embrassé par un motif humain la vie des apôtres, si pleine de périls, si méprisée, si malheureuse. Oui, ce changement et cette conversion , cet abandon des honneurs dont il jouissait chez les juifs et de la vie calme qu'il y menait pour embrasser la vie des apôtres, exposée à mille dangers, est la plus grande preuve que toute considération humaine fut étrangère à la détermination de Paul.
C'est pour cela que nous avons voulu exposer sa vie antérieure, montrer l'ardeur qui le dévorait contre l'Eglise, afin qu'en voyant son zèle pour elle, vous admiriez [lieu qui fait et transforme tout. C'est pour cela aussi que le disciple de Paul a raconté les événements antérieurs avec exactitude et clarté : Saul, dit-il, respirant encore la menace et le meurtre contre les disciples du Seigneur. Je voudrais bien, moi aussi, entreprendre ce début dès aujourd'hui, je voudrais me jeter sur le commencement de la narration; mais je vois dans ce seul nom toute une mer de pensées. Voyez quelle question nous amène de suite ce seul mot, Saul ! Car nous trouvons dans les épîtres un autre nom : Paul, serviteur de Jésus-Christ, appelé à l'apostolat. (Rom. I, 1.) Paul et Sosthènes : Paul , apôtre par vocation divine. (I Cor. 1, 1.) Voici que moi Paul je vous dis. (Gal. V, 2.) Ici il est appelé Paul, partout on trouve le même nom, et nulle part Saul. Pourquoi avant sa conversion fut-il appelé Saut, et Paul après? Ce n'est pas une petite question; car aussitôt se présente le nom de Pierre d'abord il s'appelait Simon et il fut ensuite appelé Pierre; les fils de Zébédée, Jacques et Jean, furent surnommés fils du tonnerre. Mais s'il en est ainsi dans le Nouveau Testament, nous trouvons aussi Abraham appelé d'abord Abram, puis Abraham; Jacob, d'abord Jacob, puis Israël; Sarra, d'abord Sara, puis Sarra ; et ces changements de nom donnent matière à des recherches étendues, et je crains que si je laisse échapper ce fleuve, je ne submerge sous ses flots toute instruction. De même que, dans un pays humide, partout où l'on creuse, des fontaines jaillissent; de même, dans les divines Ecritures, partout où l'on (76) approfondit, des fleuves sortent en abondance, et ce n'est pas sans crainte que je les lâcherais aujourd'hui. Aussi j'arrête mon ruisseau et je renvoie votre charité à la fontaine sacrée de ces prélats, de ces maîtres, fontaine pure, agréable et douce, source qui coule de la pierre spirituelle. Préparons donc notre âme à recevoir la doctrine , à puiser ces eaux spirituelles , afin qu'il y ait en nous une fontaine d'eau jaillissant jusque dans la vie éternelle: puissiez-vous avoir ce bonheur, par l'amour et la charité de Notre-Seigneur Jésus-Christ , par qui et avec qui soient au Père gloire, honneur, puissance, ainsi qu'à l'Esprit saint et vivificateur, maintenant et toujours, et. dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
DEUXIÈME HOMÉLIE. A ceux qui blâmaient la longueur
des instructions, et à ceux qui n’aimaient pas qu'elles fussent
courtes; sur les noms de Saul et de Paul; — pour le nom d'Adam donné
au premier homme; — aux nouveaux baptisés.
ANALYSE.
1° Les uns aiment les longues instructions, les autres les courtes ; comment contenter à la fois des goûts si différents ? L'orateur se déclare esclave de son auditoire, et il est plus glorieux de sou esclavage que l'empereur de sa pourpre. — 2° Les changements de noms dans les Ecritures ont une importance et une signification sur lesquelles il ne faut pas passer légèrement. L'Apôtre s'est encore appelé Sau1 après sa conversion. — 3° La première fois que le nom de Paul parait dans les Actes, c'est à l'occasion de la conversion du proconsul Sergius Paulus. Sur ces changements de noms deux questions s'offrent à traiter, premièrement, pourquoi Dieu a-t-il nommé quelques saints; et pourquoi pas tous ? deuxièmement, pourquoi, parmi ceux qu'il a daigné nommer, a-t-il nommé ceux-ci dans le cours de leur vie, ceux-là dès avant leur naissance ? Dieu nomma le premier homme Adam, d'Éden, qui veut dire terre vierge. Cette terre vierge de laquelle sortit Adam était la figure de la Vierge Marie, mère du second Adam. — 4° Ce nom d'Adam terrestre avertissait sans cesse le premier homme d'être humble, et le prémunissait contre l'orgueilleuse pensée de se croire égal à Dieu. Le premier qui après Adam ait reçu de Dieu son nom est Isaac, et ce nom signifie vis. Enfant de la grâce, Isaac est la figure des chrétiens.
1. Quel parti prendre aujourd'hui? En vous voyant si nombreux je crains de donner trop d'étendue à cet entretien. En effet, lorsque l'instruction se prolonge en ces conditions, je vous vois serrés, pressés, manquant de place, et la gêne que vous éprouvez vous empêche beaucoup d'écouter avec fruit; un auditeur qui n'est pas à l'aise ne saurait prêter une sérieuse attention à l'orateur. En voyant donc cette foule si nombreuse, je crains, je le répète, de donner à mon discours trop d'étendue; mais d'un autre côté, quand je considère votre désir de la parole sainte, je voudrais bien ne pas resserrer mon instruction. Celui que la soif consume, aime que la coupe qu'on lui présente soit pleine, autrement c'est sans plaisir qu'il l'approche de ses lèvres. Quand même il ne la pourrait boire tout entière, néanmoins il la veut voir entièrement pleine. Vous me voyez donc dans la perplexité. Je voudrais par ma brièveté prévenir de votre part toute fatigue, et par la plénitude de mon instruction remplir votre désir. Mais souvent j'ai fait ces deux choses, et jamais je n'ai évité la critique. Bien souvent, pour vous ménager, j'ai abrégé mon discours, et j'étais accusé par ceux dont l'âme n'était pas encore rassasiée, par ceux qui s'abreuvent continuellement aux sources sacrées, et n'en ont pourtant jamais assez, par ces bienheureux qui ont faim et soif de la justice : (Matth. V, 6) aussi redoutant leurs reproches, j'ai cru pouvoir allonger mes homélies, et c'est (77) précisément pour cela que je me suis vu en butte à d'autres critiques. Ceux qui aiment la brièveté venaient me trouver et me priaient d'avoir pitié de leur faiblesse, et de resserrer des discours trop longs. Quand je vous vois pressés dans un étroit espace, j'ai envie de me taire: mais quand je vois que, malgré cette gêne, vous ne vous retirez pas; que toujours suspendus à nos lèvres vous êtes tous disposés à nous suivre encore plus loin, je me sens le désir de laisser courir ma parole. Je ne vois que difficultés de toutes parts. (Dan. XIII, 22.) Que faire? Celui qui ne sert qu'un maître, qui n'obéit qu'à une seule volonté, peut facilement plaire à son maître et ne pas se tromper; mais moi j'ai bien des maîtres, et je suis forcé d'obéir à tout ce peuple, si partagé de sentiments. Si j'ai parlé ainsi, ce n'est pas que je supporte avec impatience mon esclavage, loin de là, ni que je veuille me soustraire à votre domination. Rien ne m'est plus honorable que cette servitude. Il n'y a pas de roi qui s'enorgueillisse de son diadème et de sa pourpre comme je me glorifie d'être l'esclave de votre charité. Cette première royauté périra par la mort; mais mon esclavage, s'il est bien supporté, sera couronné par la royauté des cieux. Bienheureux le serviteur fidèle et prudent que le maître a établi sur tous ses compagnons pour leur distribuer leur mesure de froment. Je vous dis en vérité qu'il l'établira sur toits les biens qu'il possède. (Luc, III, 42.) Voyez-vous quelle est la récompense de cet esclavage; quand il est bien supporté? Ce serviteur est établi sur tous les biens du maître. Je ne fuis pas cette servitude, car je la partage avec Paul. Il dit en effet que nous ne nous prêchons pas nous-mêmes, mais Jésus-Christ Notre-Seigneur, nous déclarant vos serviteurs à cause de Jésus. (II Cor. IV, 5.) Et que dis-je, Paul? si Celui qui était dans la forme de Dieu, s'est anéanti lui-même prenant la forme d'esclave dans l'intérêt des esclaves (Ph. II, 6, 7), qu'y a-t-il d'étonnant à ce que moi, esclave, je me fasse esclave de rues compagnons d'esclavage dans mon intérêt propre? Ce n'est donc pas pour fuir votre domination que j'ai parlé de la sorte, mais pour obtenir grâce si la table que je vais dresser ne convient pas à tous. Ou plutôt faites ce que je vais vous dire. Vous qui ne pouce? jamais vous rassasier, mais qui avez faim et soit de la justice, qui désirez de longues instructions, prenez pitié de la faiblesse de vos frères et souffrez que je retranche un peu à la mesure habituelle de mes discours. Et vous qui désirez la brièveté parce que vous êtes plus faibles , considérez le désir de vos frères qui demandent une nourriture plus abondante, et pour eux, endurez une fatigue légère, portant les fardeaux les uns des autres et accomplissant la loi du Christ.
Ne voyez-vous pas qu'aux jeux olympiques les athlètes restant au milieu de l'arène, en plein midi, comme dans une fournaise ardente, reçoivent sur leur corps nu les rayons du soleil, comme s'ils étaient des statues d'airain, et luttent contre le soleil, contre la poussière, contre la chaleur, pour ceindre de lauriers une tête qui aura tant souffert? Et pour vous, ce n'est pas une couronne de lauriers, mais une couronne de justice qui sera la récompense de votre docilité ; et encore, loin de vous retenir jusqu'en plein midi, votre faiblesse nous forcera à vous renvoyer presque dès le commencement du jour, quand l'air est encore assez frais, que les rasons du soleil ne l'ont pas encore échauffé; et nous ne vous exposons pas tête mue aux ardeurs du soleil, mais nous vous rassemblons sous cette voûte admirable, nous vous prodiguons tous les secours imaginables, afin que vous puissiez écouter plus longtemps. Ne soyons pas plus délicats que nos enfants quand ils vont à l'école; ils n'oseraient rentrer à la maison avant midi ; mais à peine sevrés, à peine séparés du sein de leur mère, avant même l'âge de cinq ans, ils supportent tout dans un corps tendre et jeune encore; quelque chaleur, quelque soif, quequ'incommodité qu'ils ressentent, ils restent assis dans l'école, supportant tout avec courage et patience. A défaut d'autres, imitons au moins nos enfants, nous hommes, nous parvenus à l'âge viril. Si nous n'avons pas le courage d'écouter parler de la vertu, qui pourra nous faire croire que nous supporterons au besoin les travaux qu'elle exige? Si nous éprouvons tant de peine quand il s'agit d'écouter, qui nous montrera que nous serons plus vaillants pour agir? Si nous abandonnons le devoir le plus facile, comment supporterons-nous le plus difficile? Mais le lieu est resserré ! on y est gêné ! Ecoutez : On n'emporte le royaume des cieux qu avec violence. (Matth. XI, 12.) Elle est étroite et resserrée la voie qui conduit à la vie. (Matth. VII, 14.) Comment éviter d'être serrés et à l'étroit, quand on doit marcher par une voie étroite et resserrée ? Pour qui se met au large et à l'aise, une telle voix n'est pas (78) facile parcourir: on ne peut guère y passer qu'en se faisant petit, en se resserrant, en se gênant beaucoup.
2. Ce n'est pas une chose oiseuse qui nous occupe, mais une question qui, commencée hier, n'a pu recevoir une solution définitive, tant sont nombreux les points à examiner ! Quelle est-elle? C'est la question des noms que Dieu a donnés aux saints. Chose qu'on jugera bien simple, à n'écouter que cet exposé, mais bien féconde, si on l'étudie avec soin. Les terrains aurifères que l'on rencontre dans les mines ne présentent aux hommes inexpérimentés et inattentifs qu'une apparence tout ordinaire, et entièrement semblable à celle des autres terrains; mais ceux dont les regards sont exercés, reconnaissent la qualité de cette terre, et la faisant passer par le feu ils eu montrent tout le prix. Il en est de même pour les saintes Ecritures: si on ne fait qu'en parcourir les mots, on n'y verra que des mots ordinaires et semblables aux autres; mais si on les parcourt avec les regards de la foi, avec des yeux exercés, si on les fait passer par le feu du Saint-Esprit, on en découvrira facilement toute la richesse.
Quelle est l'origine première de cette question ? car ce n'est pas sans motif que nous avons entrepris cet examen, et l'on ne saurait nous accuser de pure curiosité, Nous avions hâte de raconter les grandes actions de Paul; déjà nous touchions au commencement de son histoire, et nous trouvions que la narration commençait ainsi : Saul respirant encore la menace et le meurtre contre les disciples du Seigneur. (Act. IX, 1.) Dès l'abord, nous fûmes troublés de ce changement de nom, car, dans toutes ses épitres et dans leurs formules initiales il s'appelle non Saul, mais Paul; et ce n'est pas à lui seul, mais à bien d'autres encore que la même chose est arrivée. Par exemple, Simon s'appelait d'abord Pierre; les fils. de Zébédée, Jacques et Jean, reçurent assez tard le nom de Fils du tonnerre; dans l'Ancien Testament, nous trouvons aussi les noms de quelques personnages changés : ainsi Abraham s'était d'abord nommé Abram, Sarra s'était d'abord nommée Sara, Jacob fut surnommé Israël. Or, il nous a semblé qu'il eût été contraire à la raison de parcourir un champ si fertile sans le creuser. Ne se passe-t-il pas quelque chose d'analogue pour les princes séculiers? Ceux-ci aussi prennent un double nom; voyez plutôt : Félix eut pour successeur Porcins Festus; et encore Quelqu'un se trouvait avec le proconsul Sergius Paulus, et celui qui livra Jésus aux Juifs s'appelait Ponce-Pilate. Mais outre les chefs, les soldats aussi et beaucoup de ceux qui sont restés dans la vie privée ont reçu, en certaines occasions, par suite de certains faits, un double nom. Pour eux, il ne nous sera pas utile de rechercher ce qui leur a fait donner ces noms; mais quand c'est Dieu qui les donne, il nous faut de tous nos efforts en rechercher la cause.
Car Dieu ne dit ni ne fait rien en vain et sans motif; il agit en tout avec la sagesse qui lui convient. Pourquoi donc saint Paul était-il appelé Saul, lorsqu'il était persécuteur, et fut-il appelé Paul, lorsqu'il eut reçu la foi? Quelques-uns disent que lorsqu'il troublait, agitait, bouleversait tout et persécutait l'Eglise; il était appelé Saul précisément parce qu'il persécutait l'Eglise, et que c'est de là qu'il tirait son nom. Quand, au contraire, cette fureur eut cessé, que ce trouble se fut apaisé, que cette guerre eut été terminée, que la persécution eut trouvé sa fin il fut appelé Paul du mot grec qui veut dire cesser (pauomai). Mais cette explication est frivole et fausse, et je ne l'ai rapportée qu'afin que vous ne vous laissiez pas prendre à ces dires qui ne sont fondés sur rien. D'ailleurs, s'il était appelé Sanl parce qu'il persécutait l'Eglise, il fallait qu'il changeât de nom aussitôt qu'il cessa de persécuter; or, nous voyons qu'il avait cessé de persécuter l'Eglise, sans qu'il eût pour cela changé son nom, puisqu'il continuait à s'appeler Saul. Et pour que vous ne croyez pas que ce soit pour vous embarrasser que je parle ainsi, je reprendrai la chose de plus haut : Ils entraînèrent Etienne, dit l'Ecriture, hors de la ville et ils le lapidèrent, et les témoins déposèrent leurs vêtements aux pieds d'un jeune homme nommé Saul (Act. VII, 57); et encore : Saul consentait à sa mort; et ailleurs. Saul ravageait l'Église, entrant dans les maisons et entraînant les hommes et les femmes; et encore : Saul respirant encore la menace et le meurtre contre les disciples du Seigneur; et encore: Il entendit une voix qui lui disait : Saul! Saul pourquoi me persécutes-tu? Il aurait donc dû quitter ce nom de Saul, aussitôt qu'il eut cessé de persécuter. Et pourtant, l'a-t-il quitté de suite? Non; c'est ce que nous montre la suite; voyez plutôt : Saul se leva de terre, et les yeux ouverts, il ne voyait personne; et encore: Le Seigneur dît à Ananie: (79) Va dans la rue qu'on appelle Droite; tu trouveras dans la maison de Juda un nommé Saul; et encore: Ananie entra dans la maison et dit Saul, mon frère, le Seigneur qui t'a apparu air la route, m'a envoyé pour que tu voies. Ensuite il commença à enseigner et il confondait les Juifs, et il n'avait pas encore quitté son nom, il continuait de s'appeler Saul. Car les trames des Juifs, est-il dit, furent connues de Saul. Est-ce tout? Non; mais il y eut une famine, est-il dit encore, et les disciples résolurent d'envoyer à Jérusalem pour assister les saints; or ils envoyèrent leurs aumônes par les mains de Barnabé et de Saul. (Act. XI, 29, 30.) Voyez : il assiste déjà les saints et il est encore appelé Saul. Puis Barnabé entre à Antioche et, voyant la grâce de Dieu et que la foule était grande, il va à Tarse chercher Saul. Déjà il convertit beaucoup de monde, et il continue d'être appelé Saul ; et encore: Il y avait dans l'Église d' Antioche des prophètes et des docteurs, parmi lesquels Siméon qui s'appelait le Noir, Lucius de Cyrène, Manahen, frère de lait d'Hérode le tétrarque, et Saul. Le voilà docteur et prophète, et il est encore appelé Saul. Et encore : Pendant qu'ils offraient au Seigneur les saints mystères et qu'ils jeûnaient, l'Esprit-Saint leur dit : Séparez-moi Saul et Barnabé. (Act. XIII, 1, 2.) (1)
3. Voici que le Saint-Esprit le prend à part et il garde toujours son nom. Niais suivons-le à Salamine; il rencontre un magicien, alors écoutons saint Luc : Saul, aussi nommé Paul, étant rempli du Saint-Esprit, dit (Act. XIII, 9). C'est la première fois qu'il est question d'un changement de nom. Discutons, sans nous rebuter, la raison des noms. Connaître les noms a son importance même dans les affaires de ce monde. Que de reconnaissances opérées, que de parentés, longtemps ignorées, tout à coup mises au jour par la découverte d'un nom ! Que de litiges jugés devant les tribunaux, que de querelles vidées, que de dissensions éteintes, que de réconciliations amenées par le même moyen! Grande dans les affaires de cette vie, la vérité des noms l'est encore davantage dans la sphère des choses spirituelles. Il est donc nécessaire que les questions qui s'élèvent soient résolues avec exactitude.
La première question que l’on fait est celle-ci :
1. Traduit depuis le commencement du volume jusqu'ici par M. l'abbé Fanien. La fin de cette homélie et les deux suivantes ont été traduites par M. Jeannin.
pourquoi parmi les saints, Dieu a-t-il nommé les uns et non pas les autres? Car il n'a pas donné leurs noms à tous les saints ni de l'Ancien, ni du Nouveau Testament. Observons déjà que cette parité de conduite et dans l'Ancien et dans le Nouveau Testament prouve que tes deux Testaments émanent d'un seul et même Seigneur. Dans le Nouveau Testament, le Christ a donné à Simon le nom de Pierre, et aux fils de Zébédée, Jacques et Jean, le surnom de fils du tonnerre. Voilà les seuls dont il ait changé lui-même les noms; pour ce qui est des autres, il leur a laissé les noms qu'ils avaient, dès le principe, reçu de leurs parents. Dans l'Ancien Testament, Dieu changea le nom d'Abraham et celui de Jacob; mais ceux de Joseph, de Samuel, de David, d'Elie, d'Elisée et des autres prophètes, il ne les changea pas, il laissa ces grands saints avec les noms qu'ils avaient toujours portés. Ainsi donc, première question : pourquoi, parmi les saints, les uns ont-ils changé de nom, et les autres non? Deuxième question: pourquoi le Seigneur nomme-t-il ceux-ci dans un âge avancé, ceux-là dès leur naissance et parfois même avant? Pierre, Jacques et Jean, c'est dans un âge avancé qu'ils reçoivent de Jésus-Christ un nouveau nom, et Jean-Baptiste est nommé avant qu'il ait vu le jour: Un ange dit Seigneur vint et dit : ne crains pas, Zacharie, voici que ta femme Élisabeth enfantera un fils à qui tu donneras le nom de Jean. (Luc, I, 13.) Vous le voyez, il n'est pas encore né, et déjà il est nommé. La même chose arrive dans l'Ancien Testament, la ressemblance est entière dans le Nouveau, Pierre, Jacques et Jean reçoivent leurs surnoms lorsqu'ils sont déjà dans l'âge viril, Jean-Baptiste reçoit son nom avant de naître : dans l'Ancien, Abraham et Jacob changent de nom au milieu de leur vie; :l'un s'appelait d'abord Abram, et il s'appela Abraham ; l'autre se nommait d'abord Jacob et il se nomma Israël; Isaac, au contraire, reçoit son nom dès le sein de sa mère. Dans le Nouveau Testament, l'ange dit à Zacharie : Ta femme concevra dans son sein et enfantera un fils, et tu lui donneras le nom de Jean; et dans l'Ancien, Dieu dit à Abraham : Sara, ta femme, enfantera un fils, et tu lui donneras le nom d'Isaac.
Donc, encore une fois, première question Pourquoi des nones donnés à ceux-ci et pas à ceux-là? et deuxième question: Pourquoi ceux qui reçoivent de Dieu un nom, le reçoivent-ils (79) les uns. dans le cours de leur âge, les autres avant leur naissance, et cela dans l'un et l'autre Testament? La seconde question sera traitée tout d'abord ; de la solution que nous en donnerons sortira une lumière qui éclairera la première. Voyons donc ceux qui ont reçu de Dieu leurs noms dès le principe ; remontons jusqu'à l'homme qui, le premier, fut nommé de Dieu. Ainsi ramenées à leur origine, nos questions recevront une solution radicale.
Qui donc a, le premier, reçu de Dieu son nom ? Quel autre, sinon celui qui fut le premier formé par la main divine? Il n'y avait pas d'homme en effet qui pût nommer le premier homme. Comment donc Dieu nomma-t-il le premier homme? Adam, nom hébreu, nom étranger à la langue hellénique, et qui signifie : de terre. Le mot Eden aussi veut dire terre vierge; tel était le lieu dans lequel Dieu planta le Paradis. Dieu, dit la Genèse, planta la Paradis dans l'Eden, vers l'Orient (Gen. II, 8) : ce qui nous montre que le Paradis n'était pas l'oeuvre de la main de. l'homme. C'était une terre vierge que, la charrue n'avait pas touchée , ni ouverte en sillon ; une terre qui ne connaissait pas la main du laboureur, mais qui avait produit des arbres, fécondée uniquement par l'ordre de Dieu. De là le nom d'Eden, c'est-à-dire terre vierge, que Dieu,lui donna. Mais cette terre vierge était la figure de la Vierge par excellence. De même, en effet, que la terre d’Eden, sans recevoir aucun germe, vit sortir de son sein le Paradis, asile du premier homme, de même la Vierge Marie, sans recevoir la semence de l'homme, a enfanté le Christ, Sauveur du genre humain. Lors donc que le juif vous dira : Comment une vierge a-t-elle pu enfanter? répondez-lui Comment une terre vierge a-t-elle produit ces arbres miraculeux du Paradis? Car, je le répète, le mot Eden signifie en langue hébraïque terre vierge ; si mon assertion laisse un doute à quelqu'un, qu'il interroge ceux qui savent la langue des Hébreux, et il s'assurera que j'interprète comme il faut le mot Eden. Je ne cherche pas à profiter de votre ignorance pour faire passer de faux raisonnements; non, je tiens à vous munir d'un argument sans réplique, et je raisonne aussi rigoureusement que je ferais en face d'adversaires instruits. L'homme ayant donc été formé de la terre d'Eden, c'est-à-dire vierge, s'appela Adam, du nom de sa mère. Ainsi font les hommes, ils donnent souvent aux enfants les noms de leurs mères. Dieu donc ayant tiré l'homme de la terre, le nomma Adam, du nom de sa mère. Elle se nommait Eden, lui se nomma Adam.
4. Mais quelle utile conclusion tirer de là? Chez les hommes, lorsqu'on donne aux enfants les noms de leurs mères, c'est pour faire honneur à celles-ci. Mais Dieu, dans quelle vue donna-t-il au premier homme le nom de sa mère? quel était son dessein? Grand ou petit, il en avait un; car il ne fait rien sans motifs, rien au hasard : en tout il agit avec une raison et une sagesse profondes, puisque sa prudence est sans mesure.
Eden veut dire la terre, et Adam, le terrestre, créature sortie de la poussière, née du limon de la terre. Pourquoi donc ce nom-là? Pour rappeler à l'homme la bassesse de sa nature. Dieu, par cette appellation, avait comme gravé sur l'airain l'humilité de notre nature, afin que ce nom, qui est à lui seul toute une leçon d'humilité, apprît à l'homme à ne pas concevoir de lui-même une trop haute estime. Que nous soyons terre, nous le savons parfaitement, nous, à qui l'expérience l'enseigne tous les jours; mais Adam n'avait vu mourir personne, et jamais le spectacle d'un cadavre retombant en poussière n'avait frappé sa vue; son corps était d'une merveilleuse beauté; il brillait tel qu'une statue d'or sortant du moule. Craignant donc que, ébloui de tant d'éclat il ne s'enflât d'orgueil, il lui donna comme contre-poids à ses brillants avantages, un nom qui serait pour lui une leçon permanente d'humilité. D'ailleurs le diable ne devait pas tarder de l'exciter à l'orgueil, il allait bientôt lui dire : Vous serez comme des dieux. (Gen. III, 5.) Ce nom, qui apprend au premier homme qu'il était terre, Dieu le lui imposait pour éloigner de son esprit l'idée qu'il fût semblable à Dieu; par ce nom, Dieu prémunissait la conscience de l'homme; au moyen de cette appellation, il le mettait en garde contre les futurs piéges de l'esprit malin. En effet, faire en sorte que l'homme se souvint de sa parenté avec la terre, lui donner ainsi la juste mesure de sa noblesse, c'était presque lui dire en propres termes : Si quelqu'un vient te dire : tu seras comme Dieu, souviens-toi seulement de ton nom, il t'avertira suffisamment de repousser une semblable pensée. Souviens-toi de ta mère, que ton origine te rappelle le peu que tu es. On ne veut pas t'humilier, mais (81) on redoute pour toi l'entraînement de l'orgueil.
Saint Paul dit aussi : Le premier homme fut Adam, tiré de la terre et terrestre; c'est comme interprétation du mot Adam qu'il ajoute: tiré de la terre et terrestre. Le second homme est le Seigneur descendu du ciel. O hérétique, tu entends l'Apôtre dire que le Seigneur est le second homme, et tu prétends qu'il n'a point pris de chair ! Se peut-il une impudence semblable? Est-il homme celui qui n'a pas de chair? Si l'Apôtre appelle le Seigneur homme et même second homme, le définissant par la nature et par le nombre, c'est afin de te montrer doublement sa parenté avec nous. Quel est donc le second homme? Le Seigneur qui est du ciel. Mais, dit l'hérétique, voilà précisément ce qui me scandalise, c'est cette parole qui est du ciel. — Mais lorsque tu entends dire que le premier homme est terrestre, tirant son origine de la terre, est-ce que tu infères de là qu'il est tout entier terrestre, qu'il n'y a en lui nulle puissance incorporelle? nies-tu son âme et la spiritualité de son âme? Qui oserait le dire? Si donc, lorsqu'on te dit qu'Adam était terrestre, tu ne vas pas t'imaginer pour cela qu'il n'était que corps, qu'il n'avait pas d'âme; de même, en entendant ces paroles : Le Seigneur qui est du ciel, ne t'avises pas de supprimer le mystère de l'Incarnation à cause de ces mots qui est du ciel.
Voilà le premier nom suffisamment justifié. Adam fut ainsi appelé du nom de sa mère, pour qu'il ne portât point ses prétentions plus haut que son pouvoir, et qu'il ne donnât pas prise à son artificieux ennemi , qui viendrait le tenter en lui disant vous serez comme des dieux. Passons maintenant à quelqu'autre qui ait reçu de Dieu son nom avant sa naissance , et terminons ce discours. Quel est donc le premier après Adam qui ait reçu de Dieu son nom dès le sein de sa mère ? C'est Isaac. Voici, dit le Seigneur à Abraham que Sarra ta femme concevra dans son sein et enfantera un fils, et tu le nommeras Isaac. Or, après qu'elle l'eut mis au monde, elle le nomma Isaac, en disant: Dieu m'a fait un sujet de ris. Pourquoi ? Car qui croirait qu'on dût jamais dire à Abraham que sa femme allaiterait un fils ? (Gen. XVIII,19 et XXI, 3, 67.) Soyez attentifs, il y a ici un mystère. L'Ecriture ne dit pas : enfanterait, mais allaiterait; il ne fallait pas que l'on pût soupçonner le petit enfant d'être supposé. Or, le lait garantissait la vérité de l'enfantement, en sorte qu'Isaac, lui aussi, n'avait qu'à se souvenir de son nom, pour trouver dans le miracle de sa naissance une parfaite instruction. Elle dit : Dieu m'a fait un sujet de ris, parce que c'était une merveille de voir une femme dans un âge avancé et avec des cheveux blancs, allaiter et tenir un enfant à la mamelle. Mais le nom d'Isaac, c'est-à-dire ris, était un souvenir permanent de la grâce de Dieu, et l'allaitement confirmait le prodige de la naissance. La nature n'était pour rien dans cette naissance , la grâce avait tout fait. C'est pourquoi saint Paul dit : comme Isaac nous sommes des enfants de promission. (Gal. IV, 28.) La naissance d'Isaac est la figure de celle du chrétien; d'un côté comme de l'autre, c'est la grâce qui opère; d'un côté comme de l'autre, ?e nouveau-né sort d'un sein refroidi et stérile Isaac du sein d'une femme âgée, le chrétien du sein des eaux. L'analogie est visible entre l'une et l'autre naissance , entre l'une et l'autre grâce. Partout la nature est inerte, partout c'est la grâce de Dieu qui opère. Voilà le sens de cette parole : comme Isaac nous sommes des enfants de promission. Reste encore néanmoins un point à éclaircir pour que la comparaison soit complète.
Saint Jean dit (I, 13) que les chrétiens ne naissent pas du sang, ni de la volonté de la chair : en est-il de même d'Isaac ? Oui, car l'Ecriture dit : Ce qui arrive d'ordinaire aux femmes avait cessé chez Sarra (Gen. XVIII, 11.) Les sources du sang étaient taries, la matière de la génération disparue, l'énergie de la nature anéantie, et c'est alors que Dieu fait paraître sa vertu. Voilà que nous avons tiré de ce nom d'Isaac toute l'instruction qu'il renferme. Il nous reste à parler d'Abraham, des fils de Zébédée et de Pierre; mais pour ne pas vous fatiguer par ma longueur, remettant ces objets à une autre entretien, je finirai ici mon discours, en vous exhortant, vous qui êtes nés à la manière d'Isaac, à imiter la douceur d'Isaac, sa modestie et toute sa conduite, afin que, aidés des prières de ce juste et de celles de ces prélats, vous puissiez tous parvenir dans le sein d'Abraham, par la grâce et la charité de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui et avec qui, soient au Père, gloire, honneur et puissance, ainsi qu'à l'Esprit saint et vivifiant, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
TROISIÈME HOMÉLIE. A ceux qui critiquaient la longueur
de ses exordes; — Qu'il est utile de supporter patiemment les réprimandes;
— Pourquoi le nom de saint Paul ne fut pas changé tout de suite
après sa conversion; — Que ce changement ne se fit pas de nécessité
mais en conséquence d'une libre volonté, et sur ce mot ;
— Saul ! Saul ! pourquoi me persécutes-tu ! "(Act. IX, 4.)
ANALYSE.
1°-2° On avait reproché à saint Chrysostome, et non sans raison peut-être, de faire de trop longs exordes. Ce reproche devient ici l'occasion d'un exorde encore beaucoup plus long que les autres, dans lequel le facile et brillant orateur développe ces pensées :que les blessures que font les amis sont moins dangereuses que les baisers empressés des ennemis; que les remontrances sont. avantageuses à ceux qui les reçoivent comme à ceux qui les font, et qu'il est beau de savoir les accueillir; chemin faisant et pour prouver ce qu'il avance, il nous donne un admirable, quoiqu'un peu verbeux commentaire de ce passage de l'exorde où Moise, averti par Jéthro, son beau-père, choisit des hommes sages et éclairés pour l'aider à juger tous les différends du peuple d'Israël. — 3° L'orateur donne plusieurs raisons de la longueur de ses exordes. Il résume sa précédente instruction. Pourquoi le nom de l'apôtre saint Paul fut-il changé? pourquoi ne le fut-il pas sur-le-champ après sa conversion? — 4° Commentaire de ces paroles : Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu? etc., jusqu'à : Je suis Jésus que tu persécutes. — 5°-6° La conversion de saint Paul fut libre.
1. Le proche nous a été adressé, par quelques-uns de nos bien-aimés frères, d'être long dans nos exordes. Si ce reproche est mérité ou non, vous en déciderez après nous avoir entendu à notre tour; c'est à votre impartiale sentence que je remets le jugement de cette affaire. Avant que je me justifie, je dois dire à ceux qui font ces critiques que je leur en sais gré, car elles leur sont inspirées par un intérêt bienveillant, et nullement par la malignité. Et celui qui m'aime, ce n'est pas seulement lorsqu'il me loue, mais aussi lorsqu'il me critique pour me corriger, que je tiens à lui exprimer réciproquement mon amitié. Louer indistinctement et ce qui est bien et ce qui est mal, ce n'est pas le fait d'un ami, mais d'un trompeur et d'un moqueur; louer ce qui est convenable et blâmer ce qui ne l'est pas, c'est faire l'office d'un ami, d'un homme qui nous porte intérêt. Et, pour preuve que les louanges et les compliments prodigués à tort et à travers ne sont pas le signe d'une sincère amitié, mais bien de la fourberie, je vous citerai cette parole d'Isaïe : Mon peuple, ceux qui vous félicitent vous séduisent, et ils rompent le chemin par où vous devez marcher. (Is. III, 12.) Je repousse donc les louanges mêmes d'un ennemi; mais le blâme d'un ami, j'en ferai toujours le plus grand cas. Les baisers de l'un me sont déplaisants, les blessures de l'autre me font plaisir; je me défie de celui-là lorsqu'il me baise, et je sens l'intérêt que me porte celui-ci jusque dans les blessures. qu'il me fait. Oui, dit le Sage, il y a plus à se fier aux blessures d'un ami qu'aux baisers empressés d'un ennemi. (Prov. XXVII, 6.) Que dites-vous, homme sage? Des blessures meilleures que des baisers ! Oui, dit-il, car je fais attention non à la nature des actes, mais à l'intention de ceux qui les font.
Voulez-vous que je vous montre que les blessures d'un ami sont moins à craindre que les baisers empressés d'un ennemi? Judas baisa le Seigneur, mais son baiser était plein de trahison : il y avait du venin dans sa bouche, sa langue était remplie de malice; Paul, au contraire, frappa l'incestueux de Corinthe, et il le guérit. Et comment le frappa-t-il? en le livrant à Satan : Livrez, dit-il, cet homme à Satan pour la mort de sa chair. Pourquoi? Afin que son esprit soit sauf aie jour du Seigneur Jésus.
83
Voilà des blessures qui sauvent et voilà des baisers qui trahissent. Ainsi, rien de plus vrai, il y a plus à se fier aux blessures d'un ami qu'aux baisers empressés d'un ennemi. Des hommes, passons à Dieu et au démon pour la vérification de cette même maxime. Dieu est notre ami, le démon notre ennemi; l'un est un sauveur et un protecteur, l'autre un fourbe qui s'acharne à nous perdre. Or, celui-ci nous a baisés autrefois, et celui-là nous a frappés. Comment celui-ci nous a-t-il baisés et celui-là frappés? Le voici : le démon a dit : Vous serez comme des dieux, et Dieu a dit : Tu es terre et tu retourneras en terre. (Gen. III, 5 et 19.) Lequel des deux nous a mieux servis, de celui qui a dit : Vous serez comme des dieux, ou de celui qui a dit : Tu es terre et tu retourneras en terre? Dieu menaça de mort nos premiers parents, le démon leur promit l'immortalité. Or, celui qui leur avait promis l'immortalité les fit chasser même du paradis, et celui qui les avait menacés de mort les a reçus dans le ciel, eux et leurs descendants. Nouvelle preuve qu'il y a plus à se fier aux blessures d'un ami qu'aux baisers empressés d'un ennemi. Donc, je le répète, je sais gré à ceux qui me blâment de leurs critiques; car, fondés ou non fondés, leurs reproches sont faits dans l'intention non d'injurier, mais de corriger; mais les blâmes même justes des ennemis tendent non pas à corriger, mais à décrier. Les uns, lorsqu'ils louent, encouragent à mieux faire; les louanges des autres sont des piéges où ils veulent faire tomber ceux qui en sont l'objet.
Au reste, de quelque manière que se présente le blâme, c'est toujours un grand bien de le supporter sans s'irriter. Celui, dit l'Écriture, qui hait la réprimande est un insensé. (Prov. XII, 1.) L'auteur ne dit pas telle ou telle réprimande, il dit simplement la réprimande. Un ami vous fait un reproche juste, corrigez votre défaut; le blâme tombe-t-il à faux, louez du moins votre ami de sa bonne intention, voyez le but et reconnaissez un soin amical : la bienveillance a produit le blâme. Ne nous irritons pas lorsqu'on nous reprend. Quel avantage ce serait pour notre vie si, recevant des représentations de tous nos amis sans nous piquer, nous leur rendions nous-mêmes charitablement le service de les avertir de leurs défauts ! Les représentations sont aux défauts ce que les remèdes sont aux plaies, et l'on n'est pas moins déraisonnable de repousser les unes que les autres. Mais, la plupart du temps, l'on s'indigne d'être repris, on se dit à soi-même Quoi ! avec ma capacité et mon savoir, je me laisserais faire la leçon par cet homme ! On tient ce langage, sans songer qu'on donne ainsi une grande preuve de folie. Car, dit le Sage, espérez mieux de l'insensé que de l'homme qui se croit sage. (Prov. XXVI, 12.) Saint Paul dit de même: Ne soyez pas sages à vos propres yeux (Rom. XII, 16.)
Soit, votre sagesse, votre perspicacité est admirable; malgré tout vous êtes homme, et vous avez besoin de conseils. Dieu seul ne manque de rien; seul il n'a pas besoin qu'on le conseille, lui de qui il est écrit: Qui connaît la pensée du Seigneur, où qui a été son conseiller? (Rom. XI, 34.) Mais nous autres hommes, si sages que nous soyons, nous méritons souvent qu'on nous reprenne, et nous laissons souvent voir la faiblesse de notre nature. Car tout ne peut pas se trouver dans les hommes, dit l'Ecclésiastique (XVII, 29), par la raison, ajoute-t-il, que le fils de l'homme n'est pas immortel. Quoi de plus lumineux que le soleil? et néanmoins il s'éclipse. Or, de même que l'obscurité vient parfois surprendre, au milieu de ses plus vives splendeurs, cet astre si brillant et lui dérober tous ses rayons; ainsi, pendant que notre intelligence resplendit comme à son zénith, revêtue de toutes ses clartés, souvent il lui survient une défaillance de pensée qui la laisse tout à coup sans lumière. Alors le sage n'aperçoit plus le devoir, tandis que parfois un moins sage le distingue d'une vue beaucoup plus pénétrante et plus sûre. Et cela arrive afin que le sage ne s'exalte pas et que le simple ne se décourage pas.
C'est un grand avantage de savoir souffrir les remontrances; pouvoir en présenter est aussi un grand avantage en même temps qu’une marque certaine de l'intérêt qu'on porte au prochain. Voyons-nous quelqu'un porter de travers et mal liée sa tunique ou quelque autre partie de son vêtement, aussitôt nous l'avertissons; mais si c'est sa vie qui est dissolue, nous ne prenons pas la peine de lui adresser une parole. Nous voyons une vie qui n'est pas selon les convenances et nous passons. Et cependant les travers dans le vêtement, on en est quitte Four quelques rires essuyés; mais les fautes de l'âme, c'est aux plus graves périls qu'elles exposent, c'est par les plus sévères châtiments qu'on les expie. Quoi ! vous voyez votre frère qui se jette (84) dans un précipice, qui ne fait nul effort pour sauver sa vie, qui ne voit pas le péril, et vous ne lui tendez pas la main, et vous ne le relevez pas de sa chute ! et vous n'avez à lui offrir ni avertissement ni remontrance ! Vous l'empêchez de tomber dans le ridicule, de manquer aux bienséances, et quand il y va de son salut, vous ne vous en inquiétez nullement ! Quelle justification, quelle excuse aurez-vous à présenter au tribunal de Dieu? Ne savez-vous pas l'ordre donné de Dieu aux Israélites de ne pas négliger la bête égarée d'un ennemi, et lorsqu'elle tombe en un précipice de ne pas passer à côté sans la relever? (Exod. XXIII, 4, 5; Deut. XXII, 1.) Voilà les Israélites à qui il est prescrit de ne pas négliger la bête de somme d'un ennemi, et nous, nous verrons avec indifférence l'âme de notre frère tomber chaque jour dans les piéges du démon ! Quelle barbarie, quelle inhumanité de s'intéresser moins à des hommes qu'ils ne s'intéressent à des bêtes ! Oui, ce qui perd tout, ce qui confond tout dans notre vie, c'est que nous ne souffrons pas qu'on nous reprenne, et que nous ne nous soucions pas de reprendre les autres. Nos remontrances ne sont trouvées désagréables que parce que nous repoussons avec colère celles qu'on nous présente. Si votre frère vous savait disposé à bien accueillir ses observations et à l'en remercier, lui-même, lorsque vous l'avertiriez, vous rendrait certainement la pareille. .
2. Voulez-vous vous convaincre que, même lorsque vous êtes un homme instruit, parfait, parvenu au faîte le plus élevé de la vertu, vous avez encore besoin de conseil, de correction, de remontrance ? Ecoutez une antique histoire. Rien n'était égal à Moïse. Il était, dit l'Ecriture, le plus doux des hommes (Nom. XII, 3), ami de Dieu, éclairé des lumières de l'Esprit; divin, il possédait en outre toute la sagesse humaine. Moïse, dit encore l'Ecriture, fut instruit de toute la sagesse des Egyptiens. Vous voyez bien que c'était un homme d'une science accomplie. Et il était puissant en parole et en vertu. Ecoutez encore un autre témoignage : Dieu a conversé avec beaucoup de prophètes, mais il n'a conversé avec aucun autre comme il l'a fait avec Moïse. (Deut. XXXIV, 10.) Quelle plus grande preuve de sa vertu voulez-vous que celle que Dieu donne en s'entretenant avec son serviteur comme avec un ami? Sagesse étrangère, sagesse domestique, il réunissait tout. Il était puissant en parole et en oeuvre. Il commandait à la création, ami qu'il était du Maître de la création. Il emmena d'Egypte tout un grand peuple. Il sépara les eaux de la mer et les réunit, et il parut alors un prodige que le soleil. voyait pour la première fois, une mer traversée non en vaisseau, mais à pied, battue non par la rame et l'aviron, mais parles pieds des chevaux. (Exod. XXXIII, 11.)
Eh bien ! ce sage, ce puissant en parole et en oeuvre, cet ami de Dieu, cet homme qui commandait à la création, cet auteur de tant de prodiges, ne remarqua pas une chose si simple que tous les hommes,la pouvaient comprendre. Ce fut son beau-père, un barbare, un homme simple qui la remarqua et la proposa; et ce grand homme ne l'avait pas trouvée. Mais, quelle était cette chose ? Ecoutez, et vous saurez que chacun a besoin de conseil, fût-ce un autre Moïse, et que ce qui échappe aux plus grands, aux plus intelligents des hommes, se découvre souvent aux petits et aux simples. Lorsque Moïse fut sorti de l'Egypte avec le peuple de Dieu, et qu'il était dans le désert, tous les Israélites, au nombre de six cent mille, venaient devant lui pour lui faire juger leurs différends. Témoin de ce fait, son beau-père, Jéthro, un homme simple, qui passait sa vie dans le désert, qui n'avait aucune habitude des lois et du gouvernement, et, ce qui prouve encore mieux son ignorance, qui adorait les faux dieux, quoi de plus grossier ! toutefois ce barbare, ce gentil, cet ignorant s'aperçut, que Moïse s'y prenait mal, et il en reprit ce sage, cet esprit éclairé, cet ami de Dieu. Il lui demanda pourquoi tous ces hommes venaient à lui, et en ayant appris. le motif, il lui dit : Tu ne fais pas bien. (Exod. XVIII, 14, 17.) Et à la réprimande il joignit le conseil, et loin de s'en fâcher, Moïse accueillit l'une et l'autre; Moïse le sage, l'esprit éclairé, l'ami de Dieu, le chef d'un si grand peuple. Ce n'était cependant pas .peu de chose de recevoir une leçon d'un barbare, d'un ignorant. Les étonnants miracles qu'il faisait, la grandeur du pouvoir qu'il exerçait ne l'enflèrent point, il ne rougit point d'être repris en présence doses subordonnés. Il comprit que ses grands prodiges ne l'empêchaient pas d'être toujours homme, par conséquent d'ignorer beaucoup de choses, et il reçut avec douceur le conseil qu'on lui donnait. Or, combien n'en voit-on pas qui, pour ne pas paraître avoir besoin de conseil,aiment mieux trahir l'intérêt de la cause qu'ils servent que de corriger leur tort (85) en profitant d'un bon avis? Ils préfèrent ignorer plutôt que de s'instruire, ne sachant pas que l'on est blâmable non de s'instruire, mais d'ignorer; non d'apprendre, mais de persister dans son ignorance; non d'être repris, mais de s'opiniâtrer à mal faire.
Oui, je le répète, l'homme le plus ordinaire et le plus simple trouve souvent ce qui échappe aux grands génies. Moïse le comprit, et il écouta avec douceur le conseil que lui donna son beau-père, disant : Etablis des chefs de mille, de cent, de cinquante et de dix hommes, ils te rapporteront les causes difficiles, et jugeront eux-mêmes les plus faciles. (Exod. XVIII, 21, 22.) Oui, Moïse écouta ce conseil sans que son amour-propre en fût blessé, sans rougir, sans être embarrassé de la présence de ses subordonnés; il ne se dit pas à lui-même : Je vais me faire mépriser de ceux qui m'obéissent, si, étant chef, je me laisse enseigner mes devoirs par un autre. Il reçut l'avis et le mit en pratique, il n'eut honte ni des contemporains, ni de la postérité; bien plus, comme s'il eût voulu tirer vanité de la remontrance de son beau-père, il l'a, par ses écrits, portée à la connaissance des hommes, non-seulement de son temps, mais encore de tous ceux qui sont venus après jusqu'à ce jour, et de tous ceux qui fouleront encore la terre jusqu'à l'avènement du Fils de Dieu; il n'a pas craint de publier à la face du monde qu'il n'avait pas su voir par lui-même ce qu'il fallait, et qu'il avait été redressé par son beau-père. Et nous, pour un homme qui est témoin des réprimandes que l'on nous fait, on nous voit troublés, hors de nous-mêmes, doutant si nous pourrons survivre à notre humiliation. Tel n'était pas Moïse; les témoins sans nombre que son ceil apercevait devant lui aussi bien que dans la suite des âges ne le font pas rougir ni hésiter à confesser tous les jours dans son livre, à la face de l'univers, que son beau-père a découvert ce que lui-même n'avait pas -su découvrir. Pour quelle raison a-t-il transmis ce fait à la mémoire des hommes? Pour nous avertir de ne pas trop présumer de nous, quelque sages que nous soyons, de ne pas mépriser les conseils même des derniers de nos frères. Un bon conseil vous est offert, recevez-le, vînt-il d'un esclave; s'il est mauvais, rejetez-le, quelle que soit la dignité de celui qui le donne. Ce n'est pas la qualité du conseiller, mais la nature du conseil qu'il faut considérer. Moïse nous apprend donc à ne pas rougir d'une réprimande même en présence d'un peuple nombreux. C'est le fait d'une vertu qui n'a rien de vulgaire, et le propre de la sagesse la plus haute, que de supporter courageusement la réprimande. Nous n'admirons pas tant Jéthro de ce qu'il reprit Moïse que nous ne sommes étonnés de voir ce grand saint se laisser courageusement redresser en public par Jéthro, livrer le fait à la connaissance du genre humain, montrant ainsi, sans le savoir, combien grande était sa sagesse et petite l'importance qu'il attachait à l'opinion des hommes.
3. Mais voilà qu'en nous excusant de la longueur de nos exordes, nous en avons fait un plus long que jamais, un toutefois qui contient autre chose que de vaines paroles, puisque, chose très-grave et très-nécessaire, nous vous exhortons à supporter courageusement les remontrances, comme aussi à reprendre avec zèle et à redresser ceux qui font mal. Force nous est cependant de nous expliquer au sujet de cette prolixité qu'on nous reproche, et de dire pourquoi nos exordes ont cette étendue. Quelles sont donc nos raisons? Nous parlons à une grande multitude composée d'hommes ayant des femmes et des enfants à nourrir, des maisons à régir, le poids d'un travail quotidien à soutenir, d'hommes sans cesse plongés dans les préoccupations de cette vie. Le difficile ne vient pas seulement de ce qu'ils n'ont pas de loisir, mais surtout de ce que nous ne pouvons les avoir ici qu'une fois la semaine; il faut les mettre à même de nous suivre et de nous comprendre. Or, c'est par le moyen des exordes que nous essayons d'éclaircir ce qu'il pourrait y avoir d'obscur dans nos instructions. Celui que ne distrait aucune occupation matérielle, qui est toujours cloué sur les livres saints, celui-là n'a pas besoin du secours de l'exorde; l'orateur n'a pas encore exprimé toute sa pensée, qu'un tel auditeur la comprend déjà tout entière. Mais un homme qui porte presque continuellement la chaîne des occupations de cette vie, qui ne fait que paraître ici un instant de loin en loin, si un exorde un peu étendu ne prépare point son esprit et ne l'amène comme pas à pas en lui frayant la voie jusqu'au sujet, il écoutera sans entendre et se retirera sans profit.
Autre raison non moins considérable. Entre tant d'auditeurs, les uns sont exacts, les autres ne le sont guère à venir ici; nécessité donc de (86) louer les uns et de réprimander les autres, afin que ceux-ci se corrigent de leur négligence et que ceux-là redoublent de zèle. Les exordes sont encore utiles pour une autre cause. Les sujets que nous traitons sont ordinairement trop vastes pour qu'il soit possible de les achever en une seule fois, nous sommes obligés de donner deux et trois, et même quatre discours à la même matière. De là encore, la nécessité de reprendre chaque fois les conclusions de l'instruction précédente; cet enchaînement est nécessaire à la clarté de l'exposition; sans lui nos auditeurs ne verraient rien à nos discours. Pour vous faire comprendre combien, sans la préparation de l'exorde, un discours serait peu compréhensible, écoutez, j'entame brusquement mon sujet; c'est une expérience que je veux faire. Jésus l'ayant regardé, lui dit : Tu es Simon, fils de Jonas, tu t'appelleras Céphas, c'est-à-dire Pierre. (Jean, I, 42.) Voyez, comprenez-vous? Savez-vous ce qui précède et amène cette parole? En face de ce sujet brusquement entamé, vous voilà comme un homme que l'on introduirait au théâtre après l'avoir entouré de voiles épais. Eh bien ! ces voiles, ôtons-les maintenant par le moyen d'un exorde. C'était sur saint Paul que roulait dernièrement notre discours, nous parlions des noms , et nous recherchions pourquoi cet apôtre s'appela d'abord Saul, puis Paul. De là, nous sommes passés à l'Ancien Testament, et nous avons passé en revue tous ceux à qui Dieu a donné des noms. Nous en sommes venus à Simon et à la parole que le Seigneur lui adresse : Tu es Simon, fils de Jonas, tu t'appelleras Céphas, c'est-à-dire Pierre. Voyez-vous comment ce qui semblait hérissé de difficultés est devenu facile et uni? De même qu'il faut une tête à un corps, une racine à un arbre, une source à un fleuve, de même il faut un exorde à un discours. Maintenant que nous vous avons amenés jusqu'à l'entrée de la voie et que vous voyez la suite des choses, entamons le commencement de l'histoire. Saul respirant encore la menace et le meurtre contre les disciples du Seigneur. (Act. IX, 1.)
Il s'appelle Paul dans les Epîtres. Pourquoi donc le Saint-Esprit lui a-t-il changé son nom? Quand un maître achète un esclave, il lui donne un autre nom pour lui faire mieux comprendre à qui il appartient; c'est aussi ce qu'a voulu le Saint-Esprit. Il avait fait saint Paul prisonnier de guerre, il n'y avait pas longtemps qu'il s'en était rendu maître, il lui changea donc son nom pour lui faire sentir qu'il avait un nouveau maître. Le pouvoir d'imposer des noms est une marque de domination; nous le voyons manifestement par la pratique journalière de la vie et, mieux encore, par la conduite de Dieu envers Adam. Voulant lui montrer qu'il l'établissait maître de la terre et de ses habitants, il amena devant lui tous les animaux, afin qu'il vît à leur donner des noms (Gen. II, 19); ce qui montre bien que c'est une prise de possession que l'imposition d'un nom. On en use de même parmi les hommes, et c'est assez l'habitude de ceux qui font des prisonniers à la guerre de leur changer leurs noms. C'est ce que fit, par exemple, le roi des Babyloniens pour Ananias, Azarias et Misaël, ses prisonniers de guerre, auxquels il donna les noms de Sidrac, Misac et Abdénago.
Mais pourquoi le changement du nom n'eut il lieu que plus tard pour l'Apôtre, et non immédiatement? Parce qu'un changement si prompt n'eût pas assez laissé paraître la conversion de Paul , et que son passage à la foi eût été moins remarqué. Ce qui arrive pour les esclaves fugitifs, qui se rendent introuvables par un simple changement de nom, serait arrivé pour Paul; si; tout en passant de la synagogue à l'église, il avait pris un autre nom, il serait demeuré inaperçu, et personne n'aurait découvert le persécuteur dans l'Apôtre. Or, l'important, c'était précisément que l'on apprît que le persécuteur était devenu apôtre. Rien ne confondait les Juifs comme de voir que celui qui avait été leur maître fût devenu leur adversaire. Le Saint-Esprit a donc laissé quelque temps à l'Apôtre son premier nom, de peur qu'un prompt changement de nom ne cachât le changement du coeur. Il faut que tous sachent que celui qui d'abord persécutait l'Eglise en est devenu le défenseur; cette prodigieuse conversion une fois connue, le nom sera changé. Cette raison nous est indiquée par saint Paul lui-même, lorsqu'il dit: J'allai dans la Syrie et dans la Cilicie. Or, les Eglises de Judée ne me connaissaient point de visage. (Gal. I, 21.) S'il était inconnu dans la Palestine, où il demeurait, combien plus dans les pays éloignés ! Son visage était inconnu, mais il ne dit pas que son nom le fût. Pourquoi les fidèles ne connaissaient-ils point son visage? C'est que nul d'entre eux n'osait le regarder en (87) face, lorsqu'il faisait la guerre à l'Église, tant il respirait le meurtre et la fureur. Tous s'éloignaient, tous fuyaient, quand ils le voyaient paraître quelque part; quant à le regarder en face, nul ne l'osait, tant il était déchaîné contre uni ! Ils entendaient seulement dire que celui qui les persécutait naguère prêchait maintenant la foi qu'il avait voulu détruire. Puis donc qu'ils ne connaissaient pas les traits de son visage, s'il eût sur-le-champ pris un nouveau nom, ceux mêmes qui auraient entendu parler de sa conversion n'auraient point assez remarqué le persécuteur devenu prédicateur de l'Évangile. Tous savaient son premier nom de Saul, et s'il eût pris celui de Paul tout en embrassant la foi, ceux à qui l'on aurait dit : Paul, celui qui persécutait les fidèles, prêche maintenant la foi, n'auraient pas compris qu'on leur parlait du fameux persécuteur qu'ils connaissaient sous le nom de Saul, et non pas sous celui de Paul. Le Saint-Esprit laissa donc notre Apôtre assez longtemps avec son premier nom, afin d'attirer sur lui les regards et l'attention des fidèles, même de ceux qui étaient éloignés, même de ceux qui ne le connaissaient pas.
4. Le délai apporté dans le changement du nom de l'Apôtre est suffisamment expliqué; il nous faut à présent reprendre notre texte : Saul respirant encore la menace et le meurtre contre les disciples du Seigneur. Qu'est-ce à dire, encore? Qu'avait-il donc déjà fait pour que l'on dise encore? Ce mot encore insinue qu'il s'agit d'un homme qui s'est déjà signalé par des exploits mauvais. Qu'avait-il donc fait? ou plutôt que n'avait-il pas fait? Il avait rempli Jérusalem du sang des fidèles, ravagé l'Église, poursuivi les apôtres, lapidé saint Etienne; il n'épargnait ni les hommes ni les femmes. Écoutez ce qu'en dit son disciple : Saul ravageait l'Église, entrant dans les maisons, entraînant hommes et femmes. (Act. VIII, 3.) La place publique ne lui suffisait pas : il violait le secret des maisons, entrant dans les maisons, dit l'écrivain sacré, et il ajoute, non pas emmenant, ni tirant, mais traînant hommes et femmes. Il ne parlerait pas autrement d'un animal féroce entraînant hommes et femmes; entendez bien l'auteur ne dit pas seulement les hommes, mais encore les femmes. Il n'avait nul égard à la nature, il ne respectait point le sexe; il n'était point touché à l'aspect de la faiblesse. Le zèle l'enflammait, et non la colère. Ç'a été son excuse, et il a été trouvé digne de pardon après s'être rendu coupable des mêmes actes .:qui firent condamner les Juifs. Eux, c'était le désir de gagner l'estime des hommes et l'amour de la vaine gloire qui les faisaient agir. Lui, au contraire, était poussé par son zèle pour le service de Dieu, zèle, sincère, quoique aveugle. De là, vient que les autres juifs, sans s'occuper des femmes, faisaient la guerre aux hommes; parce qu'ils voyaient leur gloire, l'antique gloire du peuple juif, passer à ces hommes nouveaux. Pour lui, le zèle qui l'animait. ne lui permettait pas d'épargner personne. C'était à ce zèle encore inassouvi que saint Luc songeait, lorsqu'il écrivait ces paroles : Saul respirant encore la menace et le meurtre contre les disciples du Seigneur. Le meurtre de saint Etienne ne l'a pas rassasié; la persécution de l'Église n'a pas assouvi sa soif du sang chrétien; sa rage, loin d'être épuisée, courait toujours à de nouveaux excès. Le zèle en était le principe. Il est encore tout couvert du sang d'Étienne, et déjà il poursuit les Apôtres. Il est comme un loup féroce qui a déjà attaqué une bergerie, qui en a enlevé un agneau, qu'il a déchiré de sa gueule sanglante, et qui n'en est devenu que plus altéré dé carnage et plus hardi. Tel Saul se jetait sur le chœur apostolique; il avait déjà enlevé l'agneau Etienne, il l'avait dévoré : son âpreté au meurtre s'en était accrue. Voilà le sens de ce mot encore.
Quel autre cependant n'eût pas- été satisfait d'une telle victime, touché de tant de douceur, vaincu par la prière que le martyr, pendant qu'on le lapidait, adressait au ciel pour ses bourreaux : Seigneur, ne leur imputez pas ce péché? (Act. VII, 59.) Prière sublime qui d’un persécuteur fit un apôtre. Ce fut en effet :tout de suite après le martyre d'Étienne qu'eut lieu la conversion de Paul. Dieu avait entendu la voix de son serviteur. Etienne méritait d'être exaucé tant pour la future vertu de Paul, que pour sa propre confession : Seigneur, ne leur imputez pas ce péché. Ecoutez, vous qui avez des ennemis, vous qui êtes en hutte à l'injustice. Vous. avez peut-être beaucoup souffert, mais avez-vous été lapidés comme saint Etienne? Et voyez ce qui se passait ! Par la mort d'Étienne, une source évangélique se fermait dans l'Église, mais déjà s'ouvrait une autre source de laquelle devaient couler des milliers de fleuves. La bouche d'Étienne se tait, et aussitôt éclate dans le monde (88) la trompette de Paul. C'est ainsi que jamais Dieu n'abandonne son Eglise, et qu'il répare les pertes dont l'ennemi l'afflige par des dons plus grands. Le Christ ne souffre pas le vide dans sa phalange : on lui enlève un soldat, et vite le poste est occupé par un plus grand. Et ceci nous met sur la voie d'un nouveau sens du mot encore. Il signifie que Saul était encore furieux , encore altéré de carnage , encore bouillant de rage, lorsque déjà le Christ l'attirait à lui. Car il n'attendit pas la cessation du mal, l'extinction du feu, l'apaisement de la fureur, pour amener à lui le persécuteur. Jésus-Christ se saisit de son ennemi lorsque celui-ci était au comble de l'irritation; quelle plus grande marque de sa puissance pouvait-il donner que de maîtriser, que de dompter ce coeur au milieu même de son délire et dans le transport de sa bouillante colère? Un médecin ne fait jamais plus admirer son art que lorsque, amené en présence d'un malade qu'une fièvre ardente dévore, il éteint et fait complètement disparaître cette flamme d'un mal arrivé à son paroxysme. Voilà ce qu'éprouva Paul. Sa fièvre était au paroxysme, et comme une douce rosée qui descendait du ciel, la voix du Seigneur le délivra complètement de son mal. Saul respirant encore la menace et le meurtre contre les disciples du Seigneur. Vous le voyez, il laissait de côté la foule pour s'attaquer aux disciples. Comme un homme qui veut abattre un arbre, va droit à la racine, sans s'occuper des branches, ainsi Paul attaquait les disciples du Seigneur pour couper en eux la racine dû la prédication évangélique.
Mais il se trompait; la racine de là prédication, ce n'étaient pas les disciples, c'était le Maître. Ecoutez :: Je suis la vigne, et vous les branches. (Jean, XV, 5.) Or cette racine-là, nul ne peut la frapper. Aussi plus on coupait de branches, plus il en repoussait de nouvelles. Etienne retranché, à sa place repoussent saint Paul et. ceux qui reçoivent la foi par saint Paul. Ecoutez la suite du récit : Or il arriva, comme il approchait de Damas, que tout à coup éclata autour de lui une lumière venant du ciel , et étant tombé à terre, il entendit une voix qui lui disait: Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu ? Pourquoi la voix ne se fait-elle pas entendre la première?pourquoi est-ce la lumière qui éclate d'abord ? C'est afin que Saul écoute la voix avec calmé. Quand un homme a l'esprit tendu vers un objet, qu'il est rempli d'ardeur , on a beau l'appeler, il n'entend pas , parce qu'il est tout entier à ce qui l'occupe. C'est ce qui aurait eu lieu pour Paul. L'espèce d'ivresse et de délire que lui causait la pensée des événements ne lui aurait pas permis d'écouter la voix, il n'en aurait pas même entendu les premières paroles, tant son esprit était attaché tout entier à l'œuvre de destruction qu'il méditait ; c'est pourquoi le Seigneur éblouit d'abord ses yeux par l'éclat de la lumière: il le force ainsi à se recueillir, il le calme , il l'apaise; et quand il n'y. a plus de trouble dans son âme, que le calme y règne, c'est alors qu'il fait entendre la voix, afin que la tempête d'orgueil qui agitait son coeur étant enfin tombée, il écoute avec une raison sereine les divines paroles qui vont venir à son oreille.
Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu ? Il accuse moins qu'il ne se défend. Pourquoi me persécutez-vous ? qu'avez-vous à vous plaindre de moi ? quel mal vous ai-je fait Est-ce parce que j'ai ressuscité vos morts ? parce que j'ai purifié vos lépreux ? parce que j'ai chassé les démons ? Mais ces choses-là devraient me faire adorer et non persécuter. Pour vous faire comprendre que le Seigneur se défend plus qu'il n'accuse par cette parole Pourquoi me persécutes-tu ? écoutez comment s'exprime son Père, parlant aux Juifs, et comparez : Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu ? dit Jésus-Christ; et son Père dit Mon peuple, que l'ai-je fait, en quoi t'ai-je contristé ? (Mich. VI, 3.) Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu? Te voilà renversé, te voilà lié sans chaîne. Tel un maître, qui serait parvenu à s'emparer d'un esclave coupable d'évasion ainsi que de mille autres méfaits , qui le tiendrait dans les fers et qui lui dirait : que veux-tu que je te fasse maintenant ? te voici dans mes mains ; tel est Notre-Seigneur à l'égard de Paul; il l'a pris, il l'a renversé par terre, il le voit craintif et tremblant, sans pouvoir faire un mouvement, et il lui dit : Saul , Saul, pourquoi. me persécutes-tu ? Qu'est devenue ta colère ? Où sont maintenant ces emportements d'un zèle faux ? Que fais-tu de ces fers destinés aux fidèles et que tu leur portais en courant par tout le pays? Je ne vois plus sur ton visage cet air féroce qui te signalait naguère. Tu es immobile à présent, et tu ne peux même regarder celui que tu persécutais. Tout-à-l'heure tu te hâtais , tu courais à la tête d'une troupe d'hommes armés, et (89) maintenant tu as besoin de quelqu'un qui te conduise par la main.
Pourquoi me persécutes-tu ? En entendant cette parole, Paul comprend toute l'indulgence du Seigneur qui a souffert une persécution qu'il pouvait si facilement arrêter; bonté sans faiblesse dans le passé, providence sans cruauté dans le présent, voilà ce qu'il découvre dans la conduite de Dieu à son égard. Et que répond-il ? Qui êtes-vous, Seigneur ? L'indulgence lui a révélé le Seigneur de toutes choses, sa propre cécité lui fait voir le Tout-Puissant, et aussitôt il confesse sa souveraine autorité : Qui êtes-vous, Seigneur ? Voyez quel coeur bien disposé , quelle âme remplie d'une généreuse liberté, quelle conscience sincère ! II ne résiste ni ne dispute, mais il reconnaît le Maître sur-le-champ. Les Juifs avaient vu des morts ressuscités, des aveugles recouvrer la vue, des lépreux purifiés, et non-seulement ils n'étaient pas accourus à l'Auteur de tant de merveilles, mais ils l'avaient insulté, appelé imposteur, ils lui avaient tendu toute espèce d'embûches. Saint Paul se conduit bien différemment, et sa conversion ne se fait pas attendre. Et la réponse du Christ, quelle est-elle ? Je suis Jésus que tu persécutes. Et pourquoi ne dit-il pas : je suis Jésus ressuscité, je suis Jésus assis à la droite de Dieu, mais: je suis Jésus que tu persécutes ? C'est pour émouvoir son coeur, pour faire pénétrer la componction dans son âme. Ecoutez comment, longtemps après, il soupire amèrement sur ce passé réparé cependant par tant de travaux : Je suis le moindre de tous les Apôtres , je ne suis pas même digne d'être nommé Apôtre, moi qui ai persécuté l'Eglise. (I Cor. XV, 9.) Si tels étaient ses sentiments après les œuvres merveilleuses de son apostolat , que devait-il éprouver, alors qu'il n'avait encore rien fait pour Dieu, que la persécution dont il s'était rendu coupable était seule présente à sa pensée, et qu'il entendait cette voix divine?
5. Mais ici se présente une objection. Ne vous lassez pas, quoique le jour baisse déjà : nous parlons en l'honneur de Paul, de Paul qui pendant trois ans enseigna les fidèles jour et nuit. On nous fait donc une objection et l'on nous dit : Quoi d'étonnant si saint Paul a embrassé la foi ? pouvait-il résister à cette voix divine que je comparerais volontiers à une corde que Dieu lui fiait autour du cou pour l'attirer vers lui ? Prêtez-moi, toute votre attention. Nous avons tous les jours à combattre sur ce point les Gentils et les Juifs qui s'efforcent, en rabaissant le mérite d'un homme juste, de déguiser le vice de leur propre incrédulité, sans s'apercevoir qu'ils pèchent doublement, d'abord en ne renonçant pas à leurs erreurs, puis en essayant de dénigrer le favori de Dieu. Avec la grâce de Dieu nous saurons rendre vaines toutes leurs attaques. Mais qu'osent-ils dire contre l'Apôtre ? Que Dieu a usé de contrainte pour le convertir. Où voyez-vous la contrainte, mon ami.? Dieu, dites-vous, l'a appelé d'en-haut. Tout de bon, le croyez-vous? Mais alors si vous croyez que Dieu a appelé Paul, la même voix vous appelle vous-même tous les jours, et toutefois vous n'obéissez pas. Vous voyez donc qu'il n'y a pas eu de contrainte pour Paul, puisque s'il y en avait eu pour lui il y en aurait aussi pour vous, et vous obéiriez; votre désobéissance est la preuve que son obéissance a été libre et volontaire. S'il est certain que la vocation a beaucoup contribué au salut de saint Paul, comme à celui des autres hommes, il ne l'est pas moins qu'elle ne l'a pas exempté des bonnes oeuvres, ni surtout du mérite d'une bonne volonté; qu'elle a laissé entier son libre arbitre, qu'il est venu à Dieu librement sans subir de contrainte. Un, autre exemple vous le démontrera jusqu'à l'évidence. Les Juifs, eux aussi, ont entendu une voix d'en-haut. voix non du Fils, mais du Père, laquelle fit retentir les bords du Jourdain de ces paroles Celui-ci est mon Fils bien-aimé, et cependant ils disent : Celui-ci est un séducteur. (Matth. III, 17; XXVII, 63.) Quelle opposition signalée ! quelle lutte ouverte ! Vous voyez qu'une bonne volonté, qu'une âme sincère, qu'un coeur dégagé de toute prévention fâcheuse sont partout nécessaires. Une voix se fait entendre aux Juifs, une voix à saint Paul : saint Paul obéit, les Juifs résistent. La voix qui parle aux Juifs n'est même pas. seule, mais en même temps se montre le Saint-Esprit sous la figure d'une colombe. Comme Jean baptisait, et que le Christ était baptisé, de peur que, ne voyant que la forme humaine, on n'estimât le baptisant plus grand que le baptisé, il vint une voix pour distinguer celui-ci de celui-là. Et comme l'on ne distinguait pas assez de qui la voix parlait, le Saint-Esprit vint, sous forme de colombe se poser sur la tête du Christ, afin qu'il n'y eût plus lieu à aucun doute. Tout ensemble la voix l'annonçait, le Saint-Esprit le (90) désignait, et Jean s'écriait : Je ne suis pas digne de dénouer les cordons de ses souliers. (Luc, III, 16.) Les Juifs virent encore éclater des milliers d'autres signes miraculeux soit en paroles soit en actes, et, nonobstant ces lumières, ils sont demeurés dans leur aveuglement. Leurs yeux voyaient, leurs oreilles entendaient, et leur raison restait plongée dans la nuit des préjugés. C'est ce que l'Evangéliste rapporte expressément lorsqu'il dit que beaucoup de Juifs crurent en Jésus, mais qu'ils ne le confessaient pas, de peur d'être chassés de la synagogue par les chefs du peuple. (Jean, VII, 42.) Et Jésus-Christ lui-même disait : Comment pouvez-vous avoir la foi, vous qui recevez de la gloire les uns des autres et ne recherchez pas la gloire qui est de Dieu seul? (Jean, V, 44.)
Paul se conduit bien différemment: il n'entend qu'une, seule fois la voix de celui qu'il persécute, et aussitôt il accourt, aussitôt il obéit, sa conversion est soudaine et complète. Si vous n'êtes pas trop fatigués de la longueur de ce discours, je poursuivrai cette comparaison de la bonne volonté de saint Paul et de l'obstination des Juifs, et je vous citerai un autre exemple qui en fera mieux ressortir le contraste. —Les Juifs eux-mêmes entendirent la voix du Fils, ils l'entendirent comme Paul l'avait entendue, et presque dans les mêmes circonstances, et néanmoins ils ne crurent pas. Ce fut au fort de son délire et de sa colère, dans le feu de la guerre qu'il faisait aux disciples, que Paul entendit la voix: on en peut dire autant des Juifs. Quand et comment? Ils sortirent la nuit avec des torches et des lanternes . pour le prendre, car ils croyaient n'avoir à faire qu'à un pur homme. Mais lui, voulant les instruire de sa puissance, et, en dépit de leur obstination, leur montrer qu'il est Dieu, leur dit : Qui cherchez-vous? (Jean, XVIII, 4.) Ils étaient devant lui et tout près, et ils ne le voyaient pas. Ils le cherchaient, et c'était lui qui guidait leurs pas afin qu'ils le trouvassent; Jésus voulait leur apprendre qu'il n'allait pas à la passion par contrainte, et que, s'il n’avait pas consenti à souffrir, aucune puissance humaine n'aurait pu l'y forcer. Comment auraient-ils pu le contraindre ceux qui ne savaient pas même le trouver ? que dis-je, ceux qui ne pouvaient même pas le voir quoiqu'il fût présent? Non-seulement ils ne le voyaient pas, quoique présent, mais Jésus les interrogeait, ils lui répondaient, et ils ne savaient pas encore qui était celui qui leur parlait, tant ils étaient aveuglés ! Jésus fit plus: il fit tomber ces hommes à la renverse. Lorsqu'il eut dit Qui cherchez-vous ? tous s'en allèrent à la renverse comme poussés par cette voix. La voix les renversa par terre de la même manière que saint Paul fut lui-même terrassé par celle qu'il entendit. Saint Paul ne vit pas celui qu'il persécutait, les Juifs ne virent pas celui qu'ils cherchaient. La fureur de Paul l'empêcha de voir, la fureur des Juifs les empêcha de voir. Paul fut terrassé lorsqu'il était en route pour aller enchaîner les disciples, les Juifs le furent pendant qu'ils allaient pour enchaîner le Christ. Ici des chaînes, et là des chaînes; persécution ici, persécution là; cécité d'une part, cécité de l'autre; voix dans un cas, voix dans l'autre; dans les deux cas la puissance du Christ paraît avec le même éclat, les remèdes employés sont les mêmes, mais l'effet produit n'est pas. le même; c'est qu'aussi les malades étaient bien différents. Quoi de plus insensé, de plus stupidement dur que les Juifs? Il sont renversés, mais ils se relèvent et poursuivent leur criminelle entreprise. Des pierres seraient-elles plus insensibles ! Afin qu'ils sachent quel est Celui qui les a jetés par terre par cette seule parole : Qui cherchez-vous? il réitère sa demande lorsqu'ils sont levés : Qui cherchez-vous? puis, quand ils ont répondu : Jésus, il reprend : Je vous l'ai déjà dit : C'est moi. (Jean, XVIII, 6.) C'est comme s'il leur disait: sachez que je suis le même qui mous ai demandé: qui cherchez-vous? et qui vous ai terrassés. Mais cela ne produisit aucun effet, et ils demeurèrent dans leur aveuglement. Ce parallèle a dû vous convaincre que saint Paul ne s'est pas converti par nécessité, mais par l’heureuse disposition de son âme et par la sincérité de sa conscience.
6. Si vous le permettez et si votre patience n'est pas épuisée, je vous citerai encore un exemple plus saisissant, et qui démontrera, sans qu'il reste rien à objecter, que ce ne, fut pas par nécessité, mais librement, que saint Paul s'est converti au Seigneur. Paul vint plus tard à Salamine, dans l'île de Chypre, et il trouva là un magicien qui le combattait en présence du proconsul Sergius. Alors Paul rempli du Saint-Esprit lui dit : O homme rempli de fraude et. de malice, fils du diable, ne cesseras-tu pas de pervertir les voies du Seigneur? (Act. XIII, 10.) C'est ainsi que parle (91) maintenant ce persécuteur. Glorifions Celui qui l'a si bien converti. Tout à l'heure vous entendiez dire qu'il dévastait l'Église, qu'il entrait dans les maisons pour en retirer les hommes et les femmes qu'il traînait en prison. Entendez maintenant les fiers accents de sa prédication : Ne cesseras-tu pas de pervertir les voies droites du Seigneur ? Et voici que la main du Seigneur s'étend sur toi, et tu seras aveugle jusqu'à un temps. Le remède qui lui avait rendu la vue à lui-même, il l'imposa au magicien; mais celui-ci resta aveugle, ce qui. vous montre que la vocation n'a pas toute seule amené saint Paul à la foi, et que sa bonne volonté y a contribué en même temps. Si la cécité seule avait fait ce miracle, elle l'eût également opéré sur le magicien. Il n'en fut pas ainsi. Le magicien demeura dans les ténèbres; et le proconsul témoin du prodige crut. Le remède est appliqué à celui-là et c'est sur celui-ci qu'il opère. Voyez ce que peut la bonne disposition du coeur, ce que peut l'obstination et l'endurcissement ! Le magicien devint aveugle, il était opiniâtre, c'est pourquoi il ne profita pas du remède; mais le proconsul ouvrit les yeux à la lumière et connut le Christ.
Saint Paul s'est donc converti librement, je l'ai suffisamment démontré.
Non , soyez-en convaincus, Dieu ne force pas les volontés rebelles,
il attire seulement les volontés obéissantes. Personne, dit
Notre-Seigneur , ne vient à moi, si mon Père ne l'attire.
(Jean, VI, 44.) Or, le Père n'attire que celui qui veut être
attiré, et qui du fond de sa misère tend les bras au divin
Libérateur. Encore une fois, Dieu ne fait pas violence aux volontés;
il voudrait notre salut qu'il ne saurait l'opérer, si nous ne le
voulions pas, non pas que sa volonté soit faible, mais il ne veut
forcer personne. Je crois nécessaire d'insister sur cette proposition,
à cause du grand nombre de ceux qui, pour colorer leur paresse,
font valoir ce faux prétexte ; les exhorte-t-on à la lumière
du baptême, à un changement de vie, à la pratique des
bonnes oeuvres : ils hésitent, ils reculent, et répondent
qu'ils attendent que Dieu veuille bien les persuader et les convertir.
Qu'ils s'en remettent à la volonté de Dieu, rien de mieux;
mais il faut déjà qu'ils fassent ce qui dépend d'eux-mêmes,
et je leur permettrai alors de dire quand Dieu voudra. Car si vous vous
livrez au sommeil et à l'indifférence, vous aurez beau vous
en référer à la volonté de Dieu, rien ne se
fera jamais de ce qu'il faut, je vous le déclare. Je ne me lasse
pas de vous répéter que jamais Dieu n'a usé de contrainte
et de violence pour attirer à lui un seul homme. Il veut que tous
soient sauvés, il ne sauve personne malgré sot, Saint Paul
ne dit-il pas, lui qui veut-le salut de tous les hommes et leur arrivée
à la connaissance de la vérité? (I Tim. II, 4.) Comment
donc tous né sont-ils pas sauvés, si Dieu veut qu'ils le
soient? c'est que la volonté de tous ne se conforme pas à
sa volonté et qu'il ne contraint personne. N'a-t-il pas dit: Jérusalem,
Jérusalem, que de fois j'ai voulu rassembler tes enfants, et tu
ne l'as pas voulu ? Et quel sera le sort de Jérusalem? écoutez
: Voici que votre maison demeurera déserte. (Luc, XIII, 34 , 35.)
Vous le voyez, Dieu a beau vouloir nous sauver, si nous n:y consentons
pas, nous sommes maîtres de nous perdre. Encore une fois, Dieu ne
sauve que celui qui veut bien être sauvé. Les hommes dominent
leurs esclaves bon gré mal gré, parce qu'ils se proposent,
dans leur domination, leur propre intérêt et nullement celui
de leurs serviteurs. Mais Dieu, gui ne manque de rien , Dieu qui veut nous
montrer que s'il désire nous avoir pour ses serviteurs ce n'est
pasqu'il ait besoin de ce qui est à nous, mais parce qu'il recherche
notre intérêt, Dieu qui fait tout pour notre utilité
et rien pour son avantage, qui nous accorde notre salut quand nous l'acceptons
avec empressement et reconnaissance, Dieu ne peut user de violence contre
ceux qui lui résistent, et, en respectant leur liberté,.
il -montre que nous lui devons de la reconnaissance pour sa domination,
et qu'il ne nous en doit point pour notre soumission. Pénétrons-nous
de ces pensées, réfléchissons à la charité
de Dieu pour les hommes, et, autant que nous le pouvons, menons une vie
qui soit digne de cette bonté , afin que nous méritions de
posséder le royaume des cieux, que je vous souhaite à tous,
par la grâce et la charité de Notre-Seigneur Jésus-Christ,
à qui soient la gloire et l'empire, avec le Père, le Saint-Esprit
, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles.
Ainsi soit-il.
QUATRIÈME HOMÉLIE. Réprimande aux absents, exhortation
à ceux qui sont présents de s'occuper de leurs frères.
— Sur le commencement de l’épître aux Corinthiens : " appelé
" Paul, et de l'humilité.
ANA LYSE.
1° Ceux qui ne viennent pas à l'église n'ont pas entendu cette parole du Prophète : J'ai préféré d'être au dernier rang dans la maison de mon Dieu, plutôt que d'habiter sous les tentes des pécheurs. Ce que l'âme éprouve en entrant dans une église. Le culte de Dieu est la seule chose nécessaire et doit passer avant tout le reste. — 2° Nécessité de s'occuper du salut de ses frères. — 3° Ici commence l'instruction, elle roule entièrement sur l'explication du mot vocatus mis par saint Paul, en tête de sa première épître aux Corinthiens. — Il n',importe pas tant de lire que de comprendre les Ecritures. Les noms des saints sont vénérables aux fidèles et terribles au pécheurs. — 4° Ce mot vocatus veut dire que ce n'est pas l'Apôtre qui est venu au Seigneur le premier, mais qu'il a répondu à une vocation, à un appel. — 5° Les Corinthiens étaient riches de toutes sortes d'avantages selon le monde , dont ils tiraient vanité. — 6° Ils s'enorgueillissaient même de la doctrine révélée que saint Paul leur avait prêchée le premier ; c'est donc pour leur donner une leçon d'humilité que saint Paul use de ce mot vocatus; c'est l’équivalent de quid habes quod non accepisti ? Exhortation à l'humilité, fondement de toutes les vertus.
1. Lorsque je considère votre petit nombre,, lorsqu'à chaque réunion, je vois le troupeau qui s'en va diminuant, j'éprouve et de la peine, et de la joie; de la joie, à cause de vous qui êtes présents, de la peine à cause des absents. Vous êtes dignes d'éloges, vous dont le petit nombre n'a pas ralenti le zèle; ils méritent au contraire d'être blâmés, eux dont votre exemple n'a pu réveiller l'engourdissement. Votre ardente piété n'a pas eu à souffrir de leur froide indifférence, et je vous en félicite; mais aussi votre zèle leur a été inutile, et c'est pourquoi je les plains, pourquoi je pleure. Ils n'ont pas entendu le prophète disant : J'ai préféré d'être au dernier rang dans la maison de mon Dieu, plutôt que d'habiter sous les tentes des pécheurs. (Ps. LXXXIII, 11.) Il ne dit pas: j'ai préféré habiter, demeurer dans la maison de mon Dieu, mais : j'ai préféré d'être au dernier rang. Je m'estimerai heureux d'être rangé parmi les derniers: que je puisse seulement franchir le seuil, et je serai content. Je considère comme un don très grand d'être compté parmi les derniers dans la maison de mon Dieu. Dieu est le maître commun de tous, mais la charité se l'approprie : tel est l'amour. Dans la maison de mon Dieu. Celui qui aime désire de voir l'objet de son amour, il désire même de voir sa maison, et le vestibule de sa maison, et jusqu'au carrefour et à la rue où il demeure. S'il voit le vêtement ou la chaussure de l'objet aimé, il croit voir l'objet aimé présent devant lui. Tels étaient les prophètes; ne pouvant voir Dieu, qui est incorpore, ils voyaient sa maison, et à la vue de sa maison, leur imagination se figuraient sa présence. J'ai préféré d'être au dernier rang dans la maison de mon Dieu, plutôt que d'habiter sous les tentes des pécheurs. Tout lieu, tout endroit , comparé à la maison de Dieu est une tente de pécheurs, fût-ce le barreau, le palais du sénat, la maison d'un particulier. La prière n'est pas étrangère à ces demeures, mais elles retentissent plus souvent encore du bruit des querelles, des disputes et des injures, elles sont les asiles obligés des méprisables soucis de cette vie. L'Eglise ne connaît pas ces misères; c'est pourquoi elle est la maison de Dieu, tandis que ces autres demeures ne sont que les tentes des pécheurs. Tel un port où ne pénètre ni vent ni tempête, et qui procure aux navires qui y (93) sont à l'ancre une sécurité profonde; telle est la maison de Dieu; elle dérobe les hommes qui y entrent au tourbillon du monde et elle leur offre un calme et tranquille abri où ils peuvent entendre la voix de Dieu. Cet asile est une occasion de vertu, une école de sagesse; non-seulement au moment de l'assemblée, pendant qu'on lit les Ecritures, pendant que l'instruction descend de la chaire, et que les vénérables Pères siègent à leurs places, mais encore en tout autre temps; à quelque heure en effet que vous entriez dans l'église, aussitôt vous sentez vos épaules déchargées du fardeau de la vie. Dès le premier pas que vous faites- dans ce sacré parvis, une sorte d'atmosphère spirituelle vous enveloppe, une paix profonde saisit votre âme d'une religieuse terreur, y. fait pénétrer la sagesse, élève votre coeur, vous fait oublier le monde visible, et vous emporte de la terre jusqu'au ciel. Si l'on profite tant à venir ici, même en dehors de l'assemblée, que sera-ce lorsque la voix éclatante des prophètes s'y fait entendre, lorsque les Apôtres y prêchent l'Évangile, lorsque le Christ est sur l'autel, lorsque le Père agrée les mystères qui s'accomplissent, lorsque le Saint-Esprit apporte les joies de l'amour divin ! quelle abondance de grâces ne recueillent pas alors ceux qui sont présents ! de quels avantages ne se privent pas ceux qui sont absents !
Je voudrais bien savoir où sont maintenant ceux qui n'ont pas daigné venir à cette assemblée, quelle affaire les retient éloignés du banquet sacré, de quoi ils s'occupent... Ou plutôt je ne le sais que trop : ils s'entretiennent de sujets absurdes et ridicules, ou bien ils sont rivés aux intérêts de la vie présente, occupations l'une et l'autre inexcusables et punissables du plus grand supplice. Pour les premiers, cela s'entend de soi-même sans démonstration; quant à ceux qui nous objectent leurs. affaires domestiques, prétendant y trouver une raison d'absolue nécessité pour s'exempter de venir ici une fois la semaine, donnant le pas aux intérêts du ciel sur ceux de la terre un jour sur sept, ils n'ont pas davantage de pardon à espérer, j'en atteste l'Évangile, qui s'exprime à ce sujet de la manière la plus claire. C'étaient précisément là les prétextes allégués par les conviés des noces spirituelles : l'un avait acheté une paire de boeufs, l'autre avait fait acquisition d'un champ, un autre s'était marié, ce qui n'empêcha pas qu'ils furent tous punis. (Luc, XIV,18-20.) Ces raisons n'étaient pas sans gravité; mais, contre un appel de Dieu, il n'y a pas de raison qui puisse prévaloir. Dieu est la première de nos nécessités; il faut premièrement lui rendre l'honneur qui lui est dû, et ne vaquer qu'ensuite aux autres occupations. Est-ce qu'un serviteur s'occupe de ses propres intérêts avant d'avoir pourvu à ceux de son maître? Et quand on montre tant de respect et de soumission pour des maîtres mortels, dont le pouvoir n'est que nominal. et de convention, et qui ne sont au fond que nos compagnons de servitude, n'est-il pas absurde de ne pas avoir au moins les mêmes égards pour Celui qui est vraiment le Maître non-seulement des hommes, mais encore des puissances d'en-haut? Oh ! si vous pouviez descendre dans ces consciences mondaines, quel affligeant spectacle vous offriraient les plaies qui les rongent, les épines qui les couvrent ! Comme une terre privée des bras du laboureur ne tarde pas à devenir stérile et sauvage, ainsi l'âme privée des enseignements divins ne produit que des épines et des chardons. .
Si nous, qui chaque jour prêtons l'oreille aux discours des prophètes et des apôtres, nous avons tant de peine à contenir l'impétuosité de notre caractère, à refréner notre colère, à réprimer nos convoitises, à nous défaire de la rouille de l'envie; si, dis-je, malgré les puissants enchantements des divines Ecritures, dont nous faisons un usage perpétuel pour assoupir nos passions, nous avons tant de peine à contenir ces bêtes farouches, quel espoir de, salut reste donc à ceux qui n'usent jamais de ces remèdes, qui ne prêtent jamais l'oreille aux enseignements de la divine Sagesse? Je voudrais pouvoir vous montrer leur âme... Comme vous la verriez sordide et malpropre, abjecte, confuse et honteuse ! Comme le corps qui ne connaît pas l'usage des bains, l'âme qui ne se purifié pas au bain de la doctrine spirituelle contracte toutes sortes de malpropretés et de souillures par le péché. Oui, vos âmes trouvent ici un bain spirituel auquel le feu de l'Esprit-Saint communique la vertu d'enlever toute souillure; ce feu de l'Esprit-Saint efface même jusqu'à la couleur de pourpre : Quand même vos péchés seraient couleur de pourpre, je vous rendrai blancs comme la neige. (Isai. I,18.) Bien que la tache du péché prenne sur l'âme avec non moins d'énergie que la teinture de pourpre sur la laine, je puis changer cet état (94) en l'état contraire: il suffit que je veuille; et tous les péchés disparaissent.
2. Je ne dis pas ces choses pour vous, qui, grâces à Dieu ! n'avez pas besoin de réprimande; je les dis afin que vous les reportiez aux absents. Si' je pouvais savoir où ils se réunissent, je n'importunerais pas votre charité; mais, comme il n'est pas possible qu'un homme seul connaisse tout un peuple si nombreux, je vous recommande à vous le soin de vos frères. Occupez-vous d'eux, invitez-les; je sais que vous l'avez fait souvent, mais ce n'est rien de l'avoir fait souvent : il faut le faire jusqu'à ce que vous les ayez persuadés et attirés. Je sais combien est peu agréable ce rôle d'importuns dont je vous charge, et que vous avez souvent rempli sans rien gagner; mais que saint Paul vous console par ces paroles: La charité espère tout, croit tout; la charité n'excède jamais. ( I Cor. XIII, 7.) Pour vous, faites votre devoir; et si votre frère se refuse au bien que vous lui voulez faire, vous n'en recevrez pas moins de Dieu votre récompense. Quand c'est à la terre que vous confiez vos semences, si elle ne vous rend pas d'épis, vous revenez chez vous les mains vides; il n'en est pas de même de la doctrine que vous semez dans une âme, elle vous donne toujours une récompense assurée, que la persuasion s ensuive ou non. Ce "n'est pas sur le résultat final du travail, mais sur l'intention des travailleurs que Dieu mesure les salaires. Je ne vous demande rien, sinon que vous fassiez ce que font ceux que possède la passion du théâtre et des courses de chevaux. Que font-ils? Ils se concertent dès le soir, et au point du jour ils vont les uns chez les autres, ils choisissent leurs places, s'établissent les uns à côté des autres, afin d'augmenter ainsi le plaisir qu'ils se promettent à ces spectacles diaboliques. Ce zèle qu'ils déploient pour la perte de leurs âmes; en s'entraînant mutuellement, ayez-le pour travailler au bien des vôtres, entr'aidez-vous dans l'oeuvre du salut : un peu avant l'heure de l'office divin, allez devant la maison de votre frère, attendez à la porte, et quand il sort, emparez-vous de lui. Il va peut-être vous objecter mille affaires urgentes; tenez ferme, ne lui permettez pas de mettre la main à aucune oeuvre séculière avant qu'il ait assisté à l’office tout entier. Il se défendra, il résistera, il alléguera vingt prétextes; ne l'écoutez pas, ne cédez pas; dites-lui, faites-lui comprendre que ses affaires temporelles ne s'en expédieront que mieux lorsqu'il aura assisté à l'office jusqu'à la fin, pris part aux prières et profité des bénédictions des Pères; par ces raisons et d'autres semblables, enchaînez-le et l'amenez à ce banquet sacré, et votre récompense sera double, parce que, non content d'y venir vous-même, vous y aurez attifé votre frère.
Déployons ce zèle et cet empressement à ramener ceux qui négligent leurs devoirs, et certainement nous ferons notre salut. Les plus indolents, les plus éhontés, les plus pervers seront à la fin touchés de vos efforts persévérants, et ils s'amélioreront. Si insensibles qu'on les suppose, ils ne le seront pas plus que ce juge qui ne connaissait pas Dieu et ne craignait pas les hommes, et qui cependant, tout cruel, tout farouche et tout cuirassé de fer et de diamant qu'il était, se laissa vaincre par les assiduités d'une seule femme veuve. (Luc, XVIII, 2-5.) Quoi ! urne pauvre veuve a su fléchir un juge cruel qui ne craignait ni Dieu ni les hommes, et nous, nous ne pourrions fléchir nos frères, beaucoup plus traitables et plus faciles que ce juge', et cela quand il y va de leurs propres intérêts! Non, nous sommes inexcusables. Ce sont là des choses que je répète bien souvent; je les dirai encore et toujours, jusqu'à ce que je voie bien portants ceux qui sont maintenant malades; je ne cesserai de les réclamer, jusqu'à ce que je les aie recouvrés par vos soins. Puisse l'état de ces malheureux vous causer la même peine qu'à moi ! certainement vous ferez tout pour les sauver. Ce n'est pas moi seulement, c'est aussi saint Paul qui vous recommande de prendre soin de ceux qui sont avec vous membres du même corps. Consolez-vous, dit-il, mutuellement par de telles paroles; et encore : Edifiez-vous les uns les autres. (I Thess. V, 11.) Grande sera la récompense de ceux qui s'occupent du salut de leurs frères, et non moins grand le châtiment de ceux qui le négligent.
3. L'importance même de ces recommandations me donne la confiance que vous vous empresserez de les mettre en pratique : Je termine donc ici l'exhortation pour commencer l'instruction , et c'est saint Paul qui va me fournir l'aliment spirituel que je me propose de vous offrir. Paul, apôtre de Jésus-Christ, par la vocation de Dieu (I Cor. I, 1.)Voilà des paroles que vous avez souvent ouïes, souvent lues. Mais c'est peu de lire, il faut encore entendre (95) ce qu'on lit, autrement la lecture est entièrement inutile. On pourrait longtemps fouler sous ses pieds un trésor avant de s'enrichir; on n'en profite qu'en creusant la terre, qu'en descendant jusqu'à l'endroit où il est enfoui pour y puiser. Il en est de même des Ecritures: une lecture superficielle n'en découvre pas toutes les richesses, il faut les approfondir. Si la lecture suffisait, Philippe n'aurait pas dit à l'eunuque : Comprenez-vous ce que vous lisez ? (Act. VIII, 30.) S'il suffisait de lire, le Christ n'aurait pas dit aux Juifs : Scrutez les Ecritures. (Jean, V, 39.) Scruter, ce n'est pas s'arrêter à la superficie, c'est descendre jusqu'au fond. Or je vois dans ce début un champ infini de réflexions. Dans les lettres que l'on s'écrit dans le inonde, les salutations sont sans conséquence, ce ne sont que de pures formules de politesse; il en est tout autrement des Epîtres de saint Paul, elles sont pleines de beaucoup de sagesse dès le commencement. C'est la voix de Paul qu'on entend, mais les paroles qu'il prononce sont celles du Christ qui meut l'âme de Paul. Paul, apôtre, par la vocation de Dieu, ce seul nom de Paul, ce simple nom, renferme, comme vous avez pu vous en convaincre, tout un trésor de réflexions. Car, si vous vous en souvenez, j'ai parlé trois jours durant sur ce seul nom, je vous ai expliqué pourquoi son ancien nom de Saul avait été changé en celui de Paul, pourquoi ce changement n'avait pas eu lieu aussitôt après la conversion, pourquoi l'Apôtre avait conservé encore assez longtemps le nom qu'il avait reçu de ses parents; nous en avons pris occasion de vous montrer la sagesse de Dieu et sa bienveillante tant envers nous qu'envers les grands. saints. Si les hommes eux-mêmes ne donnent pas au hasard des noms à leurs enfants, s'ils choisissent tantôt le nom du père, tantôt celui du grand-père, tantôt celui d'un autre ancêtre de la famille, combien plus Dieu consulte-t-il la raison et la sagesse dans les noms qu'il donne à ses serviteurs ! Les hommes ont en vue soit l'honneur de ceux qui ne sont plus, soit leur propre satisfaction, lorsqu'ils donnent à leurs enfants les noms des morts: ils cherchent à tromper leur douleur en faisant revivre un nom. Mais Dieu, c'est quelque vertu ou quelque enseignement dont il conserve le souvenir dans les noms des saints, comme s'il le gravait sur une colonne d'airain.
Saint Pierre a été ainsi nommé en raison de sa vertu. Dieu a comme déposé dans ce nom une preuve de la fermeté de l'Apôtre dans la foi, et tout ensemble une perpétuelle exhortation à ne pas déchoir de cette fermeté. (Matth. XVII, 18.) Jacques et Jean, durent leur surnom de fils du tonnerre à la puissance de leur voix dans la prédication de l'Evangile. Mais pour ne pas vous causer d'ennui en me répétant, je laisse ce sujet pour vous montrer que les noms des saints sont par eux-mêmes vénérables aux personnes pieuses et terribles aux pécheurs. Lorsque saint. Paul ayant recueilli, converti et baptisé Onésime, l'esclave fugitif, le voleur qui s'était évadé après avoir dérobé de l'argent à son maître, le renvoya à Philémon, il écrivit à celui-ci une lettre où se lit le passage suivant : Je pourrais avec une pleine assurance vous ordonner dans le Christ Jésus ce qui convient, mais j'aime mieux avoir recours à la prière de l'affection, moi du même âge que vous, moi le vieux Paul, qui de plus suis maintenant le prisonnier de Jésus-Christ. (Phil. VIII, 9.) Vous voyez qu'il fait valoir trois motifs: les chaînes qu'il porte pour Jésus-Christ, son âge, et le respect dû à son nom. Pour donner plus de force à sa supplication en faveur d'Onésime, il se fait pour ainsi dire triple; ce n'est plus un seul homme : c'est l'enchaîné, c'est le vieil apôtre, c'est Paul. Cela vous montre que les noms des saints sont par eux-mêmes vénérables aux fidèles. S'il suffit de prononcer le nom d'un enfant chéri pour arracher à un père une grâce qu'il refuse, comment le même pouvoir n'appartiendrait-il pas aux noms des saints qui sont les enfants chéris de Dieu?
J'ai ajouté que les noms des saints inspirent la terreur aux- pécheurs comme le nom du maître en inspire à l'enfant paresseux. Ecoutez comment le même apôtre le donne à entendre dans son épître aux Galates. Ceux-ci avaient eu la faiblesse de se laisser entraîner au judaïsme, leur foi était en péril, et saint Paul voulant- les relever et- leur persuader de ne plus altérer la pureté de la doctrine chrétienne par aucun mélange judaïque, leur écrivait : Voici que moi, Paul, je vous dis que si vous vous faites circoncire, le Christ ne vous servira de rien. (Gal. V, 2.) Vous avez dit : Moi; pourquoi ajouter : Paul? Est-ce que le mot moi ne suffisait pas pour désigner celui qui écrivait ? Sachez que le nom ainsi ajouté pouvait ébranler les auditeurs; l'Apôtre le met afin de (96) retracer plus vivement le souvenir du maître à l'esprit des disciples. La même chose nous arrive à tous : le nom d'un saint qui frappe notre oreille nous fait sortir de notre torpeur, nous fait trembler au sein de l'indifférence. Lorsque j'entends prononcer le nom de Paul, je me représente celui qui vivait dans les tribulations, dans les angoisses, au milieu des coups, dans les prisons, celui qui passa un jour et une nuit au fond de la mer, celui qui fut ravi au troisième ciel, celui qui entendit des paroles ineffables clans le paradis, celui que le Saint-Esprit nomma un vase d'élection, le paranymphe du Christ, celui qui eût souhaité d'être séparé du Christ pour le salut de ses frères. A peine son nom est-il prononcé que, semblable à une chaîne d'or, la suite de ses grandes actions se présente incontinent aux esprits attentifs. Ce qui est un avantage considérable.
4. Il serait facile d'en dire davantage sur le nom. Mais il faut enfin venir au second mot de notre texte. Nous avons trouvé dans le mot Paul une abondante moisson; le terme par la vocation de Dieu, ne sera pas moins fertile : je dis même qu'il nous offrira une plus ample récolte. de contemplations élevées, si nous voulons ne pas épargner notre peine et notre attention. Un seul diamant détaché d'une riche parure ou du diadème d'un roi, et vendu, fournirait de quoi acheter et des palais splendides et d'immenses domaines, et des troupes d'esclaves, et tout ce qui compose une grande fortune; il en est ainsi des paroles divines. Prenez-en une seule, développez en le sens, elle va vous donner toute une fortune spirituelle; elle ne vous apportera, il est vrai, ni maisons, ni esclaves, ni arpents de terre; mais si vos âmes sont attentives, elle leur procurera ce qui vaut mieux que tout cela, de nombreux motifs de sagesse et de vertu. Considérez donc dans quel vaste champ de réflexions spirituelles nous introduit ce terme par la vocation divine. Voyons donc d'abord ce qu'est ce terme, puis nous rechercherons les raisons pour lesquelles l'Apôtre ne l'emploie qu'en tête des épîtres aux Romains, et aux Corinthiens; on ne le trouve en effet dans aucune autre. A ce fait il y a une raison, il n'est pas dû au hasard. Est-ce le hasard qui nous dicte à nous les formules initiales de nos lettres? Nullement, c'est l'usage et la raison. Lorsque nous écrivons à un inférieur, nous
débutons ainsi : un tel à un tel; lorsque c'est à un égal nous qualifions de seigneur le destinataire de la lettre; lorsque c'est à un supérieur, nous ajoutons encore d'autres qualifications plus respectueuses. Si donc nous usons, nous, d'un tel discernement, si nous n'écrivons pas à tous du même ton, si nous modifions les appellations suivant le rang des personnes , pourquoi saint Paul eût-il agi en pareil cas sans raison et au hasard? Non, ce n'est pas sans motif qu'il a écrit à ceux-ci d'une manière, à ceux-là d'une autre: il ne l'a fait que guidé par une sagesse inspirée.
Parcourez les épîtres de saint Paul, et vous verrez qu'il ne se sert de ce terme par la vocation de Dieu que dans l'épître aux Romains, et dans la première aux Corinthiens. C'est un fait dont nous dirons la raison, après que nous aurons expliqué ce terme lui-même, et montré ce que saint Paul a voulu par là nous enseigner. Que veut-il donc nous enseigner en se disant apôtre par la vocation de Dieu ? Que ce n'est pas lui qui est venu au Seigneur le premier, mais qu'il a répondu à une vocation. Ce n'est pas lui qui a cherché et trouvé : non, il a été trouvé, étant égaré; ce n'est pas lui qui a tourné le premier ses regards vers la lumière, c’est la lumière qui l'a prévenu en lui dardant ses rayons dans les yeux; en même temps qu'il perdait l'usage de ses yeux corporels, s'ouvraient les yeux de son âme. Il a voulu nous apprendre qu'il ne s'attribuait pas à lui-même ses grandes actions, mais à Dieu qui l'avait appelé, et voilà pourquoi il se dit apôtre par la vocation. de Dieu. Il semble nous dire : Celui qui m'a ouvert l'arène et le stade, voilà l'auteur de mes couronnes; celui qui a posé le principe, planté la racine, voilà le maître à qui reviennent de droit les fruits. C'est dans le même sens qu'après avoir dit (I Cor. XV, 10) : J'ai travaillé plus que tous les autres, il ajoute aussitôt : Non pas moi, mais la grâce qui est avec moi. Ainsi ce terme par la vocation de Dieu exprime que saint Paul ne s'attribue pas à lui-même le mérite de ses oeuvres, mais qu'il le rapporte à Dieu son Maître. L'enseignement que le Christ donnait à ses disciples, disant: Ce n'est pas vous qui m'avez choisi, mais c'est moi qui vous ai choisis (I Jean, XV,16), l'Apôtre le reproduit en ces termes : Alors je connaîtrai dans la mesure que j'ai été connu. (I Cor. XIII, 12.) Ce qui veut dire : ce n'est pas moi qui ai Connu le premier, c'est Dieu qui m'a prévenu. (97) Il était encore persécuteur, il dévastait l'Eglise, lorsque le Christ l'appela en lui disant : Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu? (Act. IX, 4.) Voilà pourquoi il se dit apôtre par la vocation de Dieu.
Pourquoi prend-il ce titre, lorsqu'il écrit aux Corinthiens? Corinthe est la métropole de l'Achaïe ; elle abondait en dons spirituels, et cela se conçoit : elle avait plus que tolite autre cité joui de la prédication de l'Apôtre. Comme une vigne qui jouit des soins d'un excellent vigneron, se couvre d'un feuillage luxuriant et se charge de fruits abondants, ainsi cette cité, qui, plus que toute autre, avait participé à 1'enseignelnent du grand Apôtre, et qui durant longtemps avait joui de sa sagesse, florissait en toute sorte de biens et de grâces. L'abondance des dons de l'Esprit n'était pas le seul bien qu'elle possédât, elle était encore comblée de tous les avantages, de toutes les commodités de la vie. Par sa. sagesse profane, par sa richesse et par sa puissance, elle l'emportait sur toutes les autres villes de la Grèce. Or, tant d'avantages lui inspiraient de l'orgueil, et ce vice la divisait en une multitude de sectes.
Telle est, en effet, la nature de l'orgueil : il brise le lien de la charité, sépare les hommes, et aboutit à l'isolement de celui qui en est possédé. Comme un mur, en se dilatant, peut renverser une maison, ainsi une âme que l'amour-propre gonfle, rejette tous les liens qui l'attachent au prochain. Corinthe était alors travaillée de ce mal. Les dissensions qui la déchiraient divisaient aussi l'Eglise ; ses habitants s'attachaient à vingt docteurs rivaux, se constituaient en sectes et en partis et ruinaient la dignité de l'Eglise. La dignité de l'Eglise ne peut être florissante qu'autant que ceux qui la composent gardent entre eux la concorde et l'harmonie qui doivent exister entre les membres d'un même corps.
5. Il faut vous montrer que c'était de saint Paul que les Corinthiens avaient reçu les premiers enseignements de la foi, qu'ils étaient comblés de dons spirituels, qu'ils jouissaient d'avantages temporels supérieurs à ceux des autres peuples, qu'enorgueillis de- toutes ces faveurs, ils se partageaient en factions, qu'ils se disaient sectateurs les uns de celui-ci, les autres de celui-là. Saint Paul leur a le premier inculqué la foi, il nous l'enseigne lui-même en ces termes : Quand vous auriez beaucoup de maîtres en Jésus-Christ, vous n’avez pas néanmoins plusieurs pères, puisque c'est moi qui vous ai engendrés en Jésus-Christ par l'Evangile. (I Cor. IV, 15.) S'il les a engendrés en Jésus-Christ, c'est donc qu'il a été le premier à leur faire connaître Jésus-Christ. J'ai planté, dit-il encore, Apollo a arrosé (L. III, 6), et il se donne comme ayant le premier jeté dans cette ville la semence de l'Evangile. Voici un passage qui montre de quelles faveurs spirituelles ils étaient comblés : Je remercie mon Dieu de la grâce que Dieu vous a donnée en Jésus-Christ et de toutes les richesses dont vous êtes comblés en lui, au point de n’être privés d'aucune grâce. (I Cor. I, 4, 5.) Qu'ils possédassent la science profane, nous le voyons assez par les nombreuses et longues attaques que l'Apôtre dirige contre cette même science. Il les réprimande avec une sévérité dont on aurait peine à trouver un autre exemple dans ses écrits : et certes il avait raison, il était naturel qu'il portât le fer à la racine du mal. Jésus-Christ, dit-il, ne m'a pas envoyé pour baptiser, mais pour prêcher l'Evangile, non pas toutefois par la sagesse de la parole, afin de ne pas rendre vaine la croix de Jésus-Christ. (I Cor. I, 17.) Pouvait-il traiter plus sévèrement la sagesse du siècle, qu'il accusait non-seulement d'être inutile à la piété, mais encore de l'entraver et de l'arrêter ? De même que le fard et les autres raffinements de la parure ne s'appliquent aux beaux corps et aux beaux visages qu'au détriment de leur beauté vraie et naturelle, parce qu'alors une partie du mérite revient aux couleurs empruntées, ainsi qu'aux autres moyens artificiels, tandis que rien ne fait tant ressortir la beauté naturelle d'un visage que de n'y rien ajouter, parce que, dépourvue d'ornements étrangers, elle attire sur soi-même toute l'attention et. tous les hommages; de même en est-il de la piété, qui est toute la beauté de l'épouse du Saint-Esprit; si vous la chargez des ornements extérieurs de la richesse, de la puissance, de l'éloquence, vous rabaissez sa gloire, parce que vous ne l'avez pas laissée paraître toute seule dans l'éclat de sa beauté, et que vous l'avez forcée de partager un honneur qu'il eût mieux valu lui laisser entier; mais si vous la laissez combattre seule et nue, si vous écartez d'elle tout ce qui est humain, alors sa beauté paraîtra parfaitement et dans sa plénitude, alors éclatera sa force invincible, parée que, sans avoir besoin ni de la richesse, ni de la science, ni de (98) la puissance, ni de la noblesse, ni d'aucun secours humain, elle sera capable de tout vaincre, de tout surmonter, et pourra, parle moyen d'hommes simples, humbles, indigents, pauvres, communs, subjuguer les impies, les rhéteurs, les philosophes, les tyrans; en un mot, la terre entière.
C'est là ce qui faisait dire à saint Paul : Ce n'est pas avec l'ascendant d'une sublime éloquence que je surs venu vous annoncer l'Evangile de Jésus-Christ (I Cor. II, 1) ; et : Dieu a choisi ce qui est folie selon le monde pour confondre les sages. (I Cor. I, 27.) Il ne dit pas simplement, ce qui est folie, mais ce qui est folie selon le monde; c'est qu'en effet tout ce que le monde regarde comme folie , n'est pas toujours tel au jugement de Dieu; au contraire beaucoup d'insensés selon le monde sont sages selon Dieu, beaucoup de pauvres selon le monde sont riches selon Dieu. Par exemple le Lazare, si pauvre dans le monde, se trouve parmi les plus riches dans les cieux. (Luc, XVI, 20.) Cette folie selon le monde désigne, dans le langage de l'Apôtre, ceux qui n'ont pas la langue exercée, ceux qui ignorent la science profane, ceux qui ne savent point parler agréablement. Et voilà , dit l'Apôtre, ceux que Dieu a choisis pour confondre les sages. Et comment, dites-vous, sont-ils confondus ? Par les faits , par l'expérience. Voici une pauvre veuve, une mendiante assise à la porté de votre maison peut-être même est-elle estropiée ; vous l'interrogez sur l'immortalité de l'âme, sur la résurrection des corps, sur la Providence de Dieu, sur la rétribution proportionnée aux mérites , sur les comptes à rendre en l'autre monde, sur le tribunal redoutable, sur les biens réservés à ceux qui pratiquent la vertu, sur les maux dont sont menacés les pécheurs , sur d'autres questions de ce genre, et elle vous fait des réponses dont la plénitude, et l'exactitude ne laissent rien à désirer; voyez au contraire ce philosophe si fier de sa chevelure et de son bâton, proposez-lui les mêmes questions : il dissertera longuement, son bavardage ne tarira pas durant des, heures ; mais quand il faudra conclure, il ne pourra pas dire un seul mot, pas articuler une syllabe. Ce contraste vous montrera comment Dieu a choisi ce qui est fou selon le monde , pour confondre les sages. Des choses que ces superbes et ces orgueilleux n'ont pas trouvées, parce qu'ils se sont privés des lumières du Saint-Esprit, parce qu'ils n'ont rien voulu devoir qu'à leur propre raison, des mendiants, des misérables, des ignorants les ont apprises à la perfection en se faisant les disciples de la Sagesse d'en-haut. L'Apôtre va plus loin dans ses attaqués contre la sagesse profane, et il dit : La sagesse de ce monde est folie au jugement de Dieu. (I Cor. III,19.) Pour éloigner les fidèles de cette sagesse mondaine il leur disait encore avec autant de dédain que de force : Si quelqu'un parmi vous se croit sage de la sagesse de ce siècle, qu'il devienne fou pour devenir sage de la vraie sagesse ; et encore : Il est écrit , je perdrai la, sagesse des sages, et je réprouverai la prudence des prudents (I Cor. 1, 19) ; et encore : Le Seigneur connaît les pensées des hommes, et il en sait toute la vanité. (I Cor. III, 27.)
6. Ces citations démontrent suffisamment que les Corinthiens possédaient la sagesse de ce monde : leur orgueil, leur vaine gloire se voient également dans la même épître. Par exemple, après quelques paroles sévères prononcées au sujet de l'incestueux, il ajoute : Et vous êtes encore enflés d'orgueil! (I Cor. V, 2.) Que cet orgueil donnait naissance à des querelles qui les divisaient, écoutez-en la preuve : Car puisqu'il y a parmi vous, des querelles, des jalousies et des dissensions, n'est-il pas visible que vous êtes charnels, et que vous vous conduisez selon l'homme? (I Cor. III, 3.) Quelles étaient les conséquences de ces querelles? Ils se disaient partisans de tels ou tels maîtres et docteurs. Ce que je veux dire, c'est que chacun dé vous se met d'un parti en disant : Pour moi je suis disciple de Paul; et moi je le suis d'Apollo ; moi , de Céphas. (I Cor. I, 12.) Il nomme Paul, Apollo, Cephas, non qu'ils fussent les chefs que les Corinthiens se donnaient, mais il dissimule par ces noms les véritables auteurs de la division qu'une dénonciation précise et publique aurait peut-être portés à l'entêtement et à l'impudence. Ce n'était pas autour dé Paul, de Pierre, ni d'Apollo que se formaient les sectes, mais autour de certains autres docteurs, comme il est facile de s'en convaincre par ce qui suit. En effet, après avoir repris les Corinthiens au sujet de ces discordes, il ajoute : Au reste, mes frères, j'ai personnifié ces choses en moi et en Apollo à cause de vous, afin que vous appreniez à ne pas avoir des pensées contraires à ce qui vous a été écrit, en sorte que nul ne s'enfle contre un autre au sujet de qui que ce soit. (I Cor. IV, 6.) (99) Comme beaucoup d'ignorants ne trouvaient pas en eux-mêmes de quoi concevoir de l'orgueil, ni exercer sur le prochain une mordante critique, ils se donnaient des chefs du mérite desquels ils se prévalaient pour déverser le mépris autour d'eux. Ainsi la sagesse de ceux qui les instruisaient leur devenaient un prétexte d'arrogance envers les autres.; singulière manie de gloire que d'en tirer même de ce qui ne leur appartenait pas, et d'abuser des avantages d'autrui pour mépriser leurs frères ! Comme donc ils étaient enflés d'orgueil, désunis, et partagés en beaucoup de sectes, qu'ils tiraient vanité de la doctrine, comme s'ils l'avaient tirée d'eux-mêmes et non reçue d'en-haut, comme si les dogmes de la vérité leur fussent venus d'ailleurs que de la grâce de Dieu , l'Apôtre voulait réduire cette vaine enflure ; et c'est pourquoi, dès le début de son épître, il fait valoir sa vocation. C'est comme s'il disait : Si moi, qui suis votre maître, je n'ai rien tiré de mon propre fonds, si je n'ai pas prévenu Dieu dans ma conversion, si je n'ai fait que répondre à une vocation, comment vous, mes disciples, vous qui avez reçu de moi les dogmes, pouvez-vous en tirer vanité comme si vous les aviez trouvés vous-mêmes? Au reste, cette pensée se trouve explicitement exprimée plus loin : Qui est-ce qui met de la différence entre vous? Qu'avez-vous que vous n'ayez reçu? Que si vous l'avez reçu, pourquoi vous en glorifiez-vous comme si vous ne l'aviez point reçu ? (I Cor. IV, 7.)
Ainsi donc ce mot de vocation mis par l'Apôtre en tête de son épître est à lui seul une leçon d'humilité, il fait évanouir l'enflure, il rabaisse l'orgueil. Rien ne dompte et ne confient mieux les passions de l'homme que l'humilité, que la modestie, que la simplicité,. que l'opinion vraie et non exagérée qu'on a de soi. Aussi le Christ, révélant pour la première fois la doctrine céleste, commence-t-il par exhorter à l'humilité, et dès qu'il ouvre la bouche pour instruire, la première loi qu'il porte est celle-ci : Bienheureux les pauvres d'esprit! (Matth. V, 3.) Comme celui qui projette de bâtir une grande et magnifique maison, établit d'abord un fondement en rapport avec l'édifice, afin qu'il puisse sans fléchir en supporter la ruasse énorme, ainsi le Christ, sur le point d'élever l'édifice de la religion dans les âmes; voulant avant tout poser un fondement solide, inébranlable, choisit la vertu d'humilité pour faire porter sur elle toute la vaste construction qu'il médite, parce qu'il sait bien qu'une fois cette base solidement assise dans les coeurs, on pourra, sans crainte, élever dessus toutes les autres parties du palais de la vertu. Bâtir sur un autre fondement, c'est se condamner à ne rien faire de durable et à travailler en vain, à l'exemple de celui qui ayant construit sur le sable eut beaucoup de peine et nul profit, précisément parce qu'il. avait négligé la solidité des fondements: Oui, quelque bien que nous fassions, si nous n'avons pas l'humilité, tout le fruit de nos oeuvres se trouve corrompu et perdu. Et quand je dis l'humilité, je ne parle pas de celle qui n'est que dans la parole et sur la langue, mais de celle qui vit dans le coeur, dans l'âme, dans la conscience, de celle que Dieu peut seul voir. Cette vertu suffit, même; quand elle est seule, pour nous rendre Dieu propice: témoin le publicain; il n'avait aucune bonne' oeuvre à présenter, aucun acte vertueux, mais il sut dire du fond du cœur : Soyez-moi propice à moi pécheur (Luc, XVIII, 13), et il descendit chez lui plus justifié que le pharisien, quoique ces paroles fussent moins des paroles d'humilité que de modestie et d'équité. Car avoir fait de grandes choses et no pas s'en glorifier, voilà de l'humilité, mais se sentir pécheur et l'avouer, - ce n'est que do la modestie. Si celui qui avait conscience de n'avoir fait aucun bien, s'est attiré à ce point la bienveillance de Dieu, uniquement pour en avoir fait l'aveu, de quelle faveur ne jouiront pas ceux qui, pouvant se rendre le témoignage d'avoir accompli de grandes choses, les oublient jusqu'a se placer au dernier rang ! c'est ce que. fit saint Paul, lui qui était au premier rang parmi les justes, et qui se disait le dernier des pécheurs. (I Tim. I, 15.) Et non-seulement il le disait, mais il le croyait, ayant appris du divin Maître que, même après avoir fait tout ce qui nous est commandé, nous devons nous estimer des serviteurs inutiles. (Luc, XVII, 10.) Voilà la, véritable humilité : imitez Paul vous qui avez des vertus, suivez le publicain vous qui êtes remplis de péchés; out, confessez ce que vous êtes, frappez-vous la poitrine , formons notre esprit aux humbles pensées sur nous-mêmes. Une telle disposition est par elle-même une offrande et un sacrifice, David nous l'assure : C'est un sacrifice aux yeux de Dieu qu'un esprit brisé. Dieu ne rejettera jamais un coeur contrit et humilié. (Ps. L,19.) Il ne dit pas (100) simplement : humilié; il dit encore: contrit, c'est-à-dire broyé, réduit en tel état qu'il ne peut plis s'élever quoiqu'il désire de le faire. Ainsi donc n'humilions pas seulement notre âme, mais broyons-la, livrons-la à la componction : or elle se broie par le souvenir continuel de nos péchés. Ainsi humiliée, elle ne pourra plus s’élever, parce que la conscience, comme un frein que l'on serre, s'opposera à tousses élans, la réprimera et la forcera d'être modeste en tout. Alors nous trouverons grâce devant Dieu, car il est écrit : Plus tu es grand, plus tu dois t'humilier, car tu 1rouveras grâce devant Dieu. (Eccl. III, 20.) Or celui qui aura trouvé grâce .devant Dieu ne ressentira plus aucune disgrâce, mais il pourra; dès ici-bas, protégé par la divine grâce, traverser toutes les incommodités de ce monde, et surtout il évitera les châtiments réservés dans l'autre à ceux qui commettent le péché, la grâce de Dieu le précédant partout et aplanissant tous les obstacles sur sa route; c'est cette grâce que je vous souhaite à tous, en Jésus-Christ Notre-Seigneur, par qui et avec qui gloire soit au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
Traduit par M. JEANNIN.
HOMÉLIE. SUR LES AFFLICTIONS (1).
ANALYSE.
1° L'orateur, dans un exorde où il montre que le chrétien qui souffre dans l'espérance d'un bonheur futur, a un grand avantage sur le laboureur, sur le pilote et sur le soldat, annonce qu'il va expliquer ces paroles de l'Apôtre : Non seulement, mais nous nous glorifions encore dans les afflictions; mais que, pour jeter un plus grand jour sur ce passage, il reprendra d'un peu plus haut, avant de s'en occuper. Il fait donc un tableau des persécutions violentes auxquelles étaient exposés les premiers fidèles. — 2° Saint Paul, pour les consoler, ne cessait de les nourrir de l'espérance des biens futurs, et de leur rappeler aussi les avantages dont ils jouissaient dès ce monde. — 3° Après leur avoir détaillé ces biens et ces avantages, l'Apôtre ajoutait que, non-seulement ils ne devaient pas se laisser abattre par les afflictions, mais que même ils devaient s'en réjouir. — 4° Saint Jean Chrysostome prouve la vérité de ces paroles par l'exemple de saint Paul lui-même, par celui des autres apôtres, et par le courage des martyrs, qui étaient satisfaits et joyeux au milieu des plus cruelles souffrances. Saint Paul se glorifiait surtout de ses afflictions, et c'est ce qui lui faisait dire : Non seulement, mais nous nous glorifions encore dans les afflictions. Et pourquoi nous glorifier dans les afflictions ? c'est qu'elles nous éprouvent et nous fortifient, qu'elles nous donnent une vigueur qui nous affermit contre toutes les disgrâces. Plusieurs exemples, prie dans la nature, montrent combien cet avantage est important. Nous devons donc, pour notre propre intérêt, supporter courageusement toutes les peines de cette vie.
On ne peut fixer. la date de ce discours, ni même savoir s'il a été prononcé à Antioche ou à Constantinople.
1. Il est pénible pour le laboureur d'atteler ses boeufs, de traîner sa charrue, de tracer des sillons, d'y jeter les semences, d'en éloigner le torrent des eaux qui les submergent, de relever les rives des fleuves, de creuser des fossés, de former des canaux au milieu de son champ; mais toutes ces fatigues, toutes ces peines, deviennent. légères et faciles, lorsqu'il voit en espérance une moisson verdoyante, sa faux aiguisée, son champ couvert de gerbes, et les blés murs transportés avec joie dans sa maison. Ainsi le pilote affronte les orages et les tempêtes, brave l'incertitude des vents, la fureur des flots, ne craint pas d'entreprendre des voyages de long cours, lorsqu'il pense aux diverses marchandises dont son vaisseau sera chargé, aux ports qui les recevront, aux richesses immenses qu'elles lui produiront. Ainsi le soldat supporte les blessures, reçoit les grêles de traits, endure le froid, la faim, l'éloignement de sa patrie, s'expose aux dangers des batailles, lorsqu'il songe qu'il en résultera pour lui des victoires, des triomphes et des couronnes. Et quel est mon but, en rapportant
1 Traduction de l'abbé Auger, revue.
ces exemples? C'est de vous inspirer de l'ardeur pour écouter mes paroles, de vous donner du courage pour supporter les peines qui accompagnent la pratique de la vertu; car si chacun de ceux dont je viens de parler regarde ses fatigues comme légères, dans l'espoir des biens qu'il attend, quoique les biens qu'il peut obtenir, se terminent avec la vie; à plus forte raison devons-nous être aussi empressés à entendre des instructions spirituelles que. courageux pour supporter les peines et les combats qui nous feront parvenir à un bonheur sans fin. Le laboureur, le pilote et le soldat n'ont que des espérances incertaines et passagères; ils arrivent souvent à la mort sans jouir des biens qu'ils ont attendus, sans voir l'accomplissement des grandes espérances dont ils se sont nourris, et pour lesquelles ils ont essuyé ce qu'il y a de plus rude. Par exemple, après beaucoup de travaux et de peines, le laboureur quelquefois, au moment même où, aiguisant sa faux, il se préparait à la moisson, voit ses blés détruits, ou par la nielle, ou par des insectes nuisibles, ou par des pluies excessives, ou par quelque autre fléau que peuvent (102) produire les variations de l'air; il s'en retourne dans sa maison les mains vides, privé du fruit de toutes ses peines, et frustré de toutes ses espérances. Le pilote, de même, lorsqu'il se réjouissait du grand nombre de marchandises .dont il avait. chargé son vaisseau, lorsqu'après avoir tendu avec joie ses voiles pour le retour, il avait parcouru une vaste étendue de mer, jeté souvent, à l'entrée du port, sur quelque rocher, ou sur un écueil à fleur d'eau, ou, se trouvant en butte à quelque autre accident imprévu, voit périr l'espoir de sa fortune, et sauve avec peine sa personne du milieu des périls. Enfin, le guerrier; après avoir échappé à mille combats, après avoir triomphé de ses ennemis et repoussé leurs bataillons, voit souvent trancher ses jours à la veille d'obtenir une victoire complète, sans avoir tiré aucun avantage de ses fatigues et de ses dangers. Il n'en est pas de même de nous. Nous sommes soutenus dans nos afflictions par des espérances éternelles, fermes, inébranlables, qui. ne finissent pas avec la vie présente, mais qui ont pour terme une vie dont la félicité est sans mélange et sans bornes; des espérances qui ne sont sujettes ni aux variations de l'air, ni aux incertitudes des événements, ni même aux coups inévitables de la mort.
Mais en ne considérant que les espérances meules, on petit voir quel est leur fruit merveilleux dans les divers accidents de la vie, et la récompense abondante dont elles nous paient. Aussi le bienheureux Paul s'écriait-il : Non-seulement, mais nous nous glorifions encore dans les afflictions. (Rom. V, 3.) Ne passons point légèrement, je vous en conjure, sur cette parole fort simple; et puisque le discours nous a conduits dans le port que nous offre Paul, cet illustre pilote, arrêtons-nous à une parole qui, dans sa brièveté , renferme un grand fonds de doctrine. Que veut-il donc dire, et qu'entend-il par ces mots : non-seulement, mais nous nous glorifions encore dans les afflictions ? Remontons un peu, si vous voulez, pour nous instruire, et nous verrons un grand jour se répandre sur ce passage de saint Paul, nous en verrons sortir une grande force de pensées et de réflexions utiles. Mais qu'aucun de nous ne montre de négligence et de mollesse ; que le désir d'entendre des instructions spirituelles soit comme une rosée qui nous récrée et nous ranime. Nous allons vous entretenir de l'affliction; du désir des biens éternels, de la patience dans les maux, de la récompense qu'obtiennent ceux qui ne succombent pas dans les peines de la vie. Que veulent donc dire ces paroles : Non-seulement ? Celui qui les emploie annonce qu'il a déjà parlé de beaucoup d'autres avantages, auxquels il ajoute celui qu'on peut tirer de l'affliction. Aussi le même apôtre disait : Non-seulement, mais nous nous glorifions encore datas les afflictions. Ecoutez-moi, je vous prie, je vais travailler à éclaircir sa pensée, et à développer tout ce qu'elle renferme.
Lorsque les apôtres prêchèrent le saint Evangile, et qu'ils parcoururent le inonde, semant la parole divine, déracinant de tout côté l'erreur, abolissant les lois anciennes de l'impiété, chassant l'iniquité de toutes parts, purgeant la terre, engageant les hommes à renoncer aux idoles, aux temples, aux autels, aux fêtes et .aux cérémonies d'une religion fasse, à reconnaître un seul Dieu maître de l'univers, et à attendre les espérances futures; lorsque ces mêmes apôtres annonçaient le Père, le Fils et l'Esprit-Saint, qu'ils raisonnaient sur la résurrection, qu'ils parlaient du royaume céleste alors on vit s'allumer la plus affreuse, la plus cruelle de toutes les guerres; toutes les villes, toutes les maisons, tous les peuples, les lieux habités et inhabités, étaient pleins de tumulte, de sédition et de trouble, parce qu'on ébranlait d'anciens usages, qu'on attaquait des préjugés établis depuis longtemps, et qu'on introduisait une doctrine nouvelle, dont personne n'avait encore ouï parler; les princes sévissaient contre cette doctrine; les magistrats s'emportaient contre elle, les particuliers se troublaient, les places publiques se soulevaient, les tribunaux s'animaient, les glaives s'aiguisaient, les armes se préparaient, les lois usaient de toute leur rigueur. De là les peines, les supplices, les menaces, et tout ce qu'il y a de plus terrible parmi les hommes. Toute la terre était comme une mer furieuse, prête à enfanter les plus tristes naufrages. Le père, par religion, renonçait à son fils, la belle-mère se séparait de sa belle-fille, les frères étaient divisés, les maîtres s'armaient contre leurs esclaves, la nature, pour ainsi dire, était soulevée contre elle-même, la guerre s'allumait dans .toutes les cités, dans toutes les familles, et non-seulement les citoyens étaient déclarés contre les citoyens, mais les parents contre les parents ; car la parole divine pénétrant comme un glaive, et séparant les parties gangrenées des parties saines, (103) excitait en tout lieu des divisions et des débats, suscitait de toute part aux fidèles une multitude d'ennemis et de persécuteurs. De là les uns étaient jetés en prison, les autres traînés devant les tribunaux ou au supplice; les biens de ceux-ci étaient confisqués, ceux-là étaient chassés de leur patrie, .et souvent privés de la vie même. Une foule de maux venaient fondre de tout côté sur les chrétiens; ils avaient à craindre et à combattre au dedans et au dehors de la part de leurs ennemis, de la part des étrangers, de la part de ceux mêmes qui leur étaient unis par le sang. .
2. Le précepteur du monde, le docteur d'une science céleste, le bienheureux Paul, qui voyait la persécution s'allumer contre l'Église, qui voyait que les maux étaient présents et en réalité, tandis que les biens n'étaient que futurs et en espérance, je veux dire le royaume des cieux, la résurrection des morts, ce bonheur infini, qui est au-dessus de toutes les pensées et de toutes les expressions; saint Paul qui voyait d'un côté que les chevalets, les glaives, les tourments, les supplices, les morts de toutes les espèces n'étaient pas seulement attendus, mais se faisaient sentir en effet; et de l'autre, que ceux qui devaient combattre contre ces afflictions, venaient de quitter les autels du paganisme, de renoncer aux idoles, aux délices à l'intempérance et à l'ivresse, pour embrasser la foi; que peu accoutumés encore aux grandes idées d'une vie éternelle, ils étaient attachés aux choses présentes, et que probablement plusieurs d'entre eux manqueraient de force et de courage, succomberaient aux peines qui viendraient les assaillir chaque jour; d'après ces réflexions, que fait le grand Apôtre à qui les secrets célestes avaient été révélés? Considérez la sagesse de Paul. Il leur parle sans cesse des choses futures, il leur met sous les yeux les prix, les couronnes ; les consolant , les animant par l'espoir des biens éternels. Eh ! que leur dit-il? Nous pensons que les souffrances de ce monde n'ont aucune proportion avec la gloire qui sera un jour découverte en nous. (Rom. VIII, 18.) Que me parlez-vous, dit-il, de violences, de tourments, de bourreaux, de supplices, de prisons, de chaînes, de proscriptions, de la faim et de la pauvreté? Imaginez ce qu'il y a de plus affreux parmi les hommes, vous ne me citerez rien qui ait quelque proportion avec les prix, les couronnes et les récompenses réservées à la vertu courageuse. Les souffrances se terminent avec la vie présente, les récompenses se prolongent sans fin dans l'éternité. Les unes sont temporelles et passagères, les autres sont immortelles comme le souverain Etre qui en est le principe et le terme. Et c'est ce que le même apôtre fait encore entendre dans un autre endroit : Le moment si court et si léger de nos afflictions (II Cor. IV, 17), dit-il, diminuant la gravité des maux par leur petit nombre, et adoucissant leur rigueur par le peu de temps qu'ils durent; en effet, comme les peines que les chrétiens avaient alors à souffrir étaient rudes et pesantes, il diminue leur poids par la brièveté de leur durée : Le moment si court et si léger, dit-il, de nos afflictions, produit est nous le poids éternel d'une souveraine et incomparable gloire, pourvu -que nous ne considérions pas les choses visibles, mais les invisibles, parce que les choses visibles sont passagères, et que les invisibles sont éternelles. Et nous ramenant Île nouveau à l'idée de la grandeur des biens d'une autre vie, il introduit les créatures même inanimées qui sont dans le travail de l'enfantement, qui gémissent des afflictions présentes, et qui désirent avec ardeur les biens futurs comme infiniment avantageux. Durant cette vie, dit-il, les créatures gémissent et sort dans le travail de l'enfantement. (Rom. VIII, 22.) Pourquoi gémissent? pourquoi sont dans le travail de l'enfantement? parce qu'elles attendent les biens futurs, et qu'elles désirent un changement favorable. Les créatures, dit-il, seront délivrées de l'asservissement à la corruption, pour participer à la liberté et à la gloire des enfants de Dieu. Lorsque saint Paul dit que les créatures gémissent, qu'elles sont dans le travail de l'enfantement, ne croyez pas qu'il parle de créatures raisonnables, mais apprenez quelle est fa langue de l'Écriture. Quand Dieu veut annoncer aux hommes, par la bouche de ses prophètes, quelque événement agréable et extraordinaire , il représente les êtres même inanimés, comme sensibles à la grandeur des prodiges qui s'opèrent. Ce n'est point que ces êtres soient vraiment sensibles , mais c'est pour exprimer la grandeur des prodiges, en donnant à des créatures dépourvues de raison, les sentiments que les hommes éprouvent. C'est ainsi que lorsqu'il arrive quelque malheur insigne, nous avons coutume de dire que la ville même est affligée, que le sol est devenu plus triste. Et lorsqu'on veut parler d'un de ces hommes féroces qui sèment au (104) loin l'épouvante, on dit qu'il a ébranlé les fondements mêmes des maisons, que les pierres mêmes ont redouté sa présence. Ce n'est pas que les pierres aient vraiment redouté sa présence, mais c'est pour donner une idée exagérée de la fierté de son âme, et de la férocité de son coeur. C'est pour cette raison que David, ce prophète admirable, racontant les biens qu'ont éprouvés les Juifs, et la satisfaction qu'ils ont ressentie dans leur délivrance de l'Egypte disait : Lorsqu'Israël sortit de l'Egypte, et la maison de Jacob du milieu d'un peuple barbare, Dieu consacra le peuple juif ci son service, et établit son empire dans Israël. La mer le vil et s'enfuit, et le Jourdain retourna en arrière; les montagnes bondirent comme des béliers, et les collines comme les agneaux des brebis, à la présence du Seigneur. (Ps. CXIII, 1, 2, 3 et 4.) Cependant on ne lit nulle part que ces merveilles soient arrivées. La mer, il est vrai et le Jourdain sont retournés en arrière; mais les montagnes et les collines n'ont jamais bondi. Mais, je le répète, c'est parce qu'il voulait représenter les transports de la joie que ressentirent les Hébreux au sortir de l'oppression sous laquelle ils gémissaient en Egypte, que David fait sauter et bondir les êtres même inanimés, comme s'ils partageaient le bonheur et la satisfaction de ce peuple. Ainsi, lorsque l'Ecriture veut annoncer quelque événement triste occasionné par nos fautes, elle s'exprime en ces termes : La vigne et les arbres seront dans le deuil (Is. XXIV, 7); et ailleurs : Les rues de Sion sont dans le deuil. (Jér. Lam. I, 4.) Elle fait même verser des larmes aux êtres insensibles : Pleurez, murs de Sion, dit-elle; elle dit que les contrées mêmes de la Judée sont dans la douleur, qu'elles sont enivrées de tristesse. Ce n'est pas que les éléments soient sensibles; mais, sans doute, les prophètes voulaient nous représenter la grandeur des biens dont Dieu nous comble, et la rigueur des punitions qu'il inflige à nos crimes. C'est pour cela que le bienheureux Paul lui-même introduit les créatures qui gémissent, qui sont dans le travail de l'enfantement, afin d'exprimer les grandes faveurs que Dieu nous réserve au sortir de ce monde.
3. Mais, dira-t-on, ces faveurs ne sont qu'en espérance, et l'homme faible et malheureux, nouvellement arraché. à l'idolâtrie, incapable de raisonner sur les choses futures, et peu propre à être touché de ces discours, devait chercher quelque consolation dans la vie présente. Aussi l'Apôtre, ce grand maître, instruit de cette disposition de l'homme, ne le console pas. seulement par l'espoir des biens futurs, il l'anime par la vue des avantages présents. Et d'abord il lui expose les bienfaits qui avaient été accordés à la terre; bienfaits qu'elle ne voyait pas en espérance, mais dont elle jouissait dans la réalité; bienfaits, en un mot, garant le plus solide et le plus frappant des biens futurs et attendus; il parle fort au long de la foi; il cite l'exemple du patriarche Abraham qui espéra de devenir père malgré la nature qui ne lui permettait plus de l'être, et qui le devint parce qu'il crut fermement qu'il le serait. De là, il exhorte l'homme à ne pas se laisser abattre par la faiblesse des raisonnements humains, mais à s'animer, à se soutenir par la grandeur de sa foi, et à prendre des sentiments élevés. Après cela, il lui parle des biens qu'il a déjà reçus de Dieu. Et quels sont ces biens? Dieu a donné, pour des serviteurs ingrats, son Fils unique et chéri. Nous étions chargés du poids de nos iniquités sans nombre, accablés sous la multitude de nos fautes; il ne nous en a pas seulement affranchis, il nous a rendus justes; et sans exiger de nous rien de difficile, rien de pénible, en ne nous demandant que la foi, il nous a rendus justes et saints, enfants de Dieu, héritiers de son royaume, cohéritiers de son Fils unique; il nous a promis la résurrection et l'incorruptibilité de nos corps, le bonheur dont jouissent les anges, qui est au-dessus de toutes les pensées et de toutes les paroles, le séjour dans le royaume des cieux, la jouissance de lui-même; il a répandu sur nous, dès ce monde, les grâces de son Esprit, il, nous a délivrés de la tyrannie du démon, nous a arrachés à son empire; il a détruit le péché, anéanti la malédiction, et, brisant les portes de l'enfer, il nous a ouvert le ciel; il a envoyé, pour opérer notre salut, non un ange, non un archange, mais son Fils unique lui-même, comme il le dit par la bouche d'un de ses prophètes : Ce n'est pas un ambassadeur, ce n'est pas un ange, c'est le Seigneur lui-même qui nous a sauvés. (Is. LXIII, 9.) Ne sont-ce pas des avantages préférables à mille couronnes, d'avoir été sanctifiés et justifiés, de l'avoir été par la foi, de l'avoir été par le Fils unique de Dieu venu du ciel pour nous, de l'avoir été par le Père qui a donné pour nous son Fils chéri , d'avoir reçu (105) l'Esprit-Saint, et, avec la plus grande facilité, d'avoir joui d'une grâce et d'une faveur ineffable? Après s'être expliqué en peu de mots sur tous ces avantages , il revient à l'espérance, par laquelle il termine son discours; car, après avoir dit : Justifiés par la foi, nous avons la paix avec Dieu par Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui nous a donné aussi entrée par la foi à cette grâce, en laquelle nous demeurons fermes, il ajoute : Et nous nous glorifions dans l'espérance de la gloire des enfants de Dieu. (Rom. V, 1 et 2.) Après donc qu'ira parlé des avantages que nous avons obtenus et de ceux qui nous sont promis : être justifiés, avoir accès auprès du Père par le Fils immolé pour nous, jouir de cette grâce et de cette faveur, être délivrés du péché, acquérir la paix avec Dieu et participer à l'Esprit-Saint, tels sont les avantages que nous avons obtenus; ceux qui nous sont promis, c'est cette gloire ineffable qui nous est réservée au sortir de ce monde , comme le dit saint Paul lui-même, lorsqu'il ajoute : Cette grâce en laquelle nous demeurons fermes, et nous nous glorifions dans l'espérance de la gloire des enfants de Dieu ; après dis-je, qu'il a parlé de tous ces avantages, comme l'espérance, ainsi que je l'ai déjà dit, n'est pas suffisante pour fortifier, pour raffermir un auditeur chancelant et faible; voyez ce que fait saint Paul, considérez quelle est la force de son âme et sa grande sagesse. C'est des objets mêmes qui paraissent affliger, troubler, décourager son auditeur, qu'il forme les couronnes qui font sa consolation et sa gloire. Ecoutons-le lui-même , et voyons ce qu'il ajoute à ce qu'il a déjà dit; car il ne se contente pas de dire que nous avons été sanctifiés et justifiés, que nous l'avons été par le Fils unique de Dieu, que nous avons joui de la grâce, de la paix, des plus grandes faveurs, de la rémission des péchés, de la communication de l'Esprit-Saint, et cela avec la plus grande facilité, sans aucune peine, sans aucun travail, par la seule foi; il ne se contente pas de dire que Dieu nous a envoyé son Fils unique, qu'il nous a accordé cette faveur, qu'il nous en a promis une autre, une gloire ineffable, la résurrection et l'incorruptibilité des corps, le partage des anges, la société de Jésus-Christ , le séjour dans le ciel (car voilà tout ce que renferment ces mots : Et nous nous glorifions dans l'espérance de la gloire des enfants de Dieu) ; il ne se contente pas, dis-je, de rapporter les avantages que nous avons obtenus, et ceux que nous devons obtenir, mais ce qui est regardé dans le monde comme des peines et des afflictions, les tribunaux, les prisons, les différentes espèces de morts, les menaces, la faim, les tourments, les chevalets, les fournaises, le pillage, les guerres, les attaques, les combats, les divisions, les querelles : il met tout cela au nombre des faveurs et des bienfaits. Non, ce n'est pas seulement des biens que nous avons reçus ou que nous espérons, que nous devons nous réjouir; nous devons même nous glorifier de nos maux, suivant ce gué dit saint Paul : Je me réjouis maintenant de ce que je souffre pour vous, et j'accomplis dans ma chair ce qui manque aux souffrances de Jésus-Christ. (Colos. I, 24.) Vous voyez une âme forte et courageuse, un coeur sublime et invincible, qui ne se glorifie pas seulement des couronnes, mais qui se plaît dans les combats; qui ne se réjouit pas des récompenses, mais qui s'applaudit des difficultés qu'elles lui coûtent; qui est moins satisfait des prix qu'on lui réserve que glorieux de tous les assauts qu'il lui faut soutenir. Ne me parlez pas de royaume céleste, de couronnes incorruptibles, de prix réservés à la persévérance; présentez-moi les peines, les afflictions de cette vie, et je pourrai montrer qu'on doit s'en glorifier plus que de tout le reste. Dans les jeux profanes, lorsqu'un athlète a à lutter contre un autre athlète, le combat lui coûte autant de peine que la couronne lui cause de plaisir. Il n'en est pas de même dans les luttes spirituelles : les combats procurent plus de gloire que les couronnes. Pour vous en convaincre, considérez tous les saints de toutes les générations, comme dit l'apôtre saint Jacques : Prenez, mes frères, prenez pour exemple de patience dans les maux, les prophètes qui ont parlé au nom du Seigneur. (Jacq. V, I0.) Celui même qui nous propose maintenant des combats utiles, qui nous ouvre une carrière spirituelle, je veux dire saint Paul, après avoir détaillé les afflictions sans nombre que les saints ont eues à souffrir, et qu'il ne serait pas facile d'exposer dans un discours, ajoute ces paroles : Ils erraient vêtus de peaux, manquant de tout, affligés, persécutés, eux dont le monde entier n'était pas digne (Héb. XI, 37 et 38); et cependant ils étaient satisfaits au milieu de toutes leurs peines. C'est ce qu'on voit encore lorsque les apôtres étaient renvoyés après avoir été (106) mis en prison, accablés d'injures et battus de verges. Que dit l'Ecriture? Ils sortirent du conseil remplis de joie de te qu'ils avaient été jugés dignes de souffrir des opprobres pour le nom de Jésus. (Act. V, 41.)
4. C'est ce que nous avons vu de nos jours; et pour reconnaître la vérité de ce que je dis, on peut se rappeler ce qui est arrivé dans le temps des persécutions. Attachée au chevalet, cruellement tourmentée et déchirée, toute couverte de sang, une vierge tendre, faible et délicate , était comme une jeune épouse, couchée sur le lit nuptial ; le désir du royaume céleste lui faisait supporter toutes ses souffrances avec satisfaction , et elle était couronnée au milieu même du combat. Examinez quel spectacle c'était de voir un tyran escorté de tous ses gardes, environné d'armes et de glaives menaçants, vaincu par une jeune vierge. Vous voyez donc que l'affliction même fournit un grand sujet de se glorifier; et vous pouvez rendre témoignage à la vérité de mes discours. Avant que les martyrs aient reçu leur récompense , le prix de leurs combats et la couronne, lorsque leurs corps viennent d'être réduits en cendre et en poussière , nous accourons avec le plus grand empressement pour les honorer , nous convoquons une assemblée spirituelle, nous les proclamons vainqueurs, nous les couronnons pour les blessures qu'ils ont reçues , pour le sang qu'ils ont répandu, pour les afflictions, les peines et les tortures qu'ils ont essuyées. Tant il est vrai, je le répète, que les afflictions fournissent un sujet de se glorifier, même avant la récompense.
Songez combien Paul était grand, lorsqu'il habitait les prisons et qu'il était traîné devant les tribunaux; songez combien il était illustre et distingué aux yeux de tous les hommes , et surtout de ceux qui lui faisaient la guerre et qui le persécutaient. Que dis-je, illustre aux yeux des hommes ? n'était-il pas plus redoutable aux démons lorsqu'il était battu de verges? C'est lorsqu'il était chargé de liens et qu'il faisait naufrage : c'est alors qu'il opérait les plus grands prodiges, qu'il triomphait pleinement des puissances qui lui étaient opposées. Comme donc il était intimement convaincu que les afflictions sont profitables à l'âme, il disait : C'est lorsque je suis faible que je suis fort. Ensuite il ajoute : Aussi je sens de la satisfaction et de la joie dans les faiblesses, dans les outrages, dans les nécessités où je me vois réduit, dans les persécutions, dans toits les maux que je souffre , afin que la puissance de Jésus-Christ habite en moi (1). (II Cor. XII, 10.) C'est par cette raison encore qu'ayant à parler avec force contre des hommes qui avaient fixé leur séjour à Corinthe , qui s'estimaient beaucoup eux-mêmes , et qui condamnaient les autres, que, se trouvant obligé de prendre un ton de fierté dans son épître, et de nous tracer un portrait avantageux de lui-même, il ne se loue ni par les prodiges et les miracles qu'il a opérés , ni par les honneurs qu'il a obtenus, ni par la vie paisible qu'il a menée, mais par les prisons où il a été conduit, par les tribunaux devant lesquels il a paru, par la faim, le froid, les guerres et les persécutions qu'il a essuyées. Sont-ils ministres de Jésus-Christ ? dit-il ; quand je devrais passer pour imprudent, j'ose dire que je le suis plus qu'eux. (II Cor. XI, 23.) Et comment prouve-t-il qu'il l'est plus qu'eux? comment établit-il sa supériorité ? J'ai plus souffert de travaux, plus reçu de coups, plus enduré de prisons, je me suis souvent trouvé près de la mort, et le reste. S'il faut se glorifier, dit-il encore, je me glorifierai dans ma faiblesse. Vous voyez qu'il se glorifie de ses tribulations plus qu'on ne s'applaudit des plus brillantes couronnes, et qu'il dit en conséquence : Non-seulement, mais nous nous glorifions encore dans les afflictions. Que signifie non-seulement ? c'est-à-dire , non-seulement nous ne nous laissons pas abattre par les afflictions et par les peines, mais nous nous glorifions de ce qui nous arrive de fâcheux, comme d'un moyen de parvenir au comble de l'honneur.
Ensuite, après avoir dit que les afflictions sont la voie qui conduit à la plus grande gloire, un sujet de se glorifier et de s'applaudir, comme sans doute la gloire procure du plaisir, parce qu'il n'y a pas de vrai plaisir sans gloire ni de vraie gloire sans plaisir; après avoir montré, dis-je, que les afflictions donnent de la splendeur et du lustre, sont un sujet de se glorifier, il rapporte un de leurs avantages, le plus important, un des fruits, le plus précieux et le plus rare qu'on en peut attendre. Voyons quel est ce fruit, cet avantage : Sachant donc, dit-il, que l'affliction produit la patience, la, patience l'épreuve., l'épreuve l'espérance; et
1 Saint Jean Chrysostome a cité, sans doute, de mémoire tout ce passage dont les paroles sont différemment disposées dans le texte de l'Ecriture.
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cette espérance n'est pas trompeuse. (Rom. V, 3 et 4.) Qu'est-ce à dire : Sachant que l'affliction produit la patience? Un des grands fruits de l'affliction est de rendre plus fort celui qui la souffre. En effet, comme les arbres qui sont entretenus à l'ombre et placés à l'abri des vents, quoique beaux et agréables à la vue, sont tendres et faibles, et ne tardent pas à être endommagés par les moindres orages; au lieu que ceux qui sont placés sur le sommet des hautes montagnes, qui sont fréquemment battus par les aquilons, exposés sans cesse aux variations de l'air, agités par les plus violentes tempêtes, souvent frappés par les neiges, sont plus forts et plus durs que le meilleur fer; comme aussi les corps qui sont nourris dans les délices, qui goûtent les plaisirs de toutes les espèces, qui sont revêtus d'habillements somptueux, qui font habituellement usage de bains et de parfums, et qui, sans besoin, choisissent les nourritures les plus délicates, ne sont nullement propres aux peines et aux fatigues que demande la pratique de la vertu, ne sont faits que pour les supplices rigoureux dont l'Ecriture menace les pécheurs : de même, parmi les âmes, celles qui recherchent une vie douce et tranquille, à l'abri des maux, qui sont attachées par inclination aux biens présents, qui préfèrent de couler des jours exempts de douleur à l'avantage de souffrir, comme les saints, pour le royaume céleste; ces âmes, plus faibles et plus molles que la cire, sont de nature à devenir l'aliment d'un feu éternel; celles, au contraire, qui pour Dieu ne craignent ni les périls, ni les travaux, ni les tribulations, qui sont: nourries dans les afflictions et dans les peines; ces âmes, dis-je, rendues plus fermes que le fer ou que le diamant, deviennent plus courageuses par l'habitude de souffrir sans cesse, et acquièrent un certain tempérament de force et de patience qui les fait triompher de tous les assauts des hommes et des événements. Et, de même que ceux qui s'embarquent pour la première fois éprouvent des vertiges et des nausées qui troublent leur tête et affadissent leur coeur, tandis que ceux qui ont parcouru de vastes étendues de mers diverses, qui ont bravé mille fois les flots, qui ont essuyé de fréquents naufrages, entreprennent avec confiance des voyages maritimes ainsi l'âme qui a passé par de fréquentes épreuves et de grandes afflictions, exercée dès lors à souffrir, ayant acquis l'habitude de la patience, n'est point tremblante et craintive, ne se laisse point troubler par les événements fâcheux; mais, fortifiée par une fréquente étude et un continuel exercice des accidents de la vie, elle supporte sans peine les plus grands maux et les plus violentes persécutions. C'est ce que ce directeur habile d'une vie céleste voulait nous faire entendre par ces mots : Non-seulement, mais nous nous glorifions encore dans les afflictions. Il voulait nous apprendre que, même avant d'obtenir le royaume des cieux et les couronnes immortelles qui nous sont promises, nous tirons des afflictions continuelles cet important avantage, qu'elles rendent notre raison plus ferme et notre âme plus patiente.
Pénétrés de toutes ces vérités, mes
très-chers frères, supportons courageusement les peines de
cette vie, et parce que c'est la volonté de Dieu, et parce que c'est
notre intérêt. Ne perdons pas l'espérance ; ne nous
laissons pas abattre par la violence des tentations ; mais armons-nous
de courage, et rendons grâces à Dieu pour toutes les faveurs
dont il nous comble, afin que nous jouissions des avantagés présents
et que nous obtenions les récompenses futures, par la grâce,
la miséricorde et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ,
à qui soient la gloire et l'empire, avec l'Esprit-Saint, maintenant
et toujours, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
HOMÉLIE SUR CETTE PAROLE DE L'APOTRE : NOUS SAVONS QUE TOUT TOURNE
A BIEN A CEUX QUI AIMENT DIEU ; ET AUSSI SUR LA PATIENCE ET L'AVANTAGE
DES TRIBULATIONS.
AVERTISSEMENT.
L'exorde de cette homélie est tout à fait semblable à celui du sermon sur le débiteur des dix mille talents; dans l'un comme dans Vautre, Chrysostome se félicite de ce qu'après une longue maladie, il lui est donné de se retrouver et de s'entretenir de nouveau, comme au retour d'un long voyage, avec cette assemblée dont il est aimé, et qu'il aime à son tour d'une égale affection. De là, certains savants tirent cette conclusion que l'homélie sur le débiteur des dix mille talents ayant été prononcée certainement à Antioche, en 387, celle-ci le fut probablement à Constantinople. Car, disent-ils, il n'aurait pas fait deux fois le même exorde dans la même ville; mais, après s'être rétabli d'une maladie étant à Antioche, il s'y servit d'abord de ce début; et ensuite, étant à Constantinople, après un autre retour à la santé, il commença ce discours-ci de la même manière, devant des auditeurs dont pas un n'avait entendu l'autre. Cet argument ne semble pas tout à fait invraisemblable; pourtant comme Chrysostome a été souvent malade à Antioche, comme on le voit par plusieurs de ses discours, et que d'ailleurs il avait coutume, après un intervalle de quelques années, de répéter dans la même ville d'Antioche, non-seulement des exordes, mais des sermons tout entiers, qu'il remaniait et qu'il modifiait un peu, comme nous l'avons déjà vu souvent, rien n'empêche qu'il ne se soit servi quelques années plus tard, également à Antioche, du même début qu'en 387. Ce discours a donc pu être prononcé, soit dans l'une de ces villes, soit dans l'autre, et il est assez difficile de se déterminer entre les deux.
ANALYSE.
Tendresse de Chrysostome pour ses auditeurs. — La charité est une dette qu'on ne peut jamais payer. — Les chrétiens patients dans les persécutions. — Efficacité des paroles de l'Apôtre. — Ingratitude des Macédoniens envers les apôtres. — Pourquoi saint Paul chassa le démon qui forçait la servante à reconnaître la mission des apôtres. — Ferveur et délivrance de Paul et de Silas. — De l'efficacité du chant des hymnes : pourquoi Paul et Silas s'y livrèrent au milieu de la nuit. — L'affliction nous rend attentifs et vigilants. — En fait de choses spirituelles, il. ne faut jamais différer. — Pourquoi Dieu permet les tentations.
1. Je me sens aujourd'hui comme si je ne m'étais pas rendu au milieu de vous depuis longtemps. Car bien que je ne fusse retenu à la maison que par ma mauvaise santé, je me trouvais comme exilé bien loin de votre amour. En effet, lorsque l'on aime véritablement et qu'on ne peut se trouver avec celui qu'on aime, on a beau habiter la même ville, on n'est pas moins affecté que si l'on vivait dans un autre pays. C'est là ce que savent tous ceux qui savent aimer. Pardonnez-nous donc, je vous en prie; car ce n'est pas la négligence qui a causé cette séparation; c'était le silence de la maladie. Et d'une part, je sais que vous vous réjouissez tous à présent de notre retour à la santé; et de mon côté, je me réjouis aussi, non pas seulement de l'avoir recouvrée, mais encore de ce qu'il m'est donné de revoir vos visages qui me faisaient faute, et de jouir de l'amour selon Dieu que vous me portez. La plupart des hommes, revenus à la santé, ne pensent qu'à se faire apporter du vin, à remplir leurs verres, à boire frais: pour moi, votre compagnie m'est plus agréable que toutes les réjouissances, et (110) elle est pour moi et la condition de ma santé, et la source de ma joie. Eh bien! donc, puisque par la grâce de Dieu nous nous sommes retrouvés mutuellement, il faut que nous vous payions la dette de la charité, si une telle dette se peut jamais payer. C'est qu'en effet, elle est la seule des obligations qui ne connaisse point d"e terme; plus on s'en acquitte, plus elle se prolonge, et si en fait d'argent nous donnons des éloges à ceux qui ne doivent rien, ici nous félicitons ceux qui doivent beaucoup. C'est pourquoi saint Paul, le docteur des nations, a écrit cette parole : Ne soyez redevables de rien à personne, excepté de la charité mutuelle (Rom. XIII, 8), voulant que notas nous acquittions sans cesse de cette obligation, tout en continuant d'y être tenus, et que jamais nous ne soyons affranchis de cette dette jusqu'au jour où nous le serons de la vie présente elle-même. Si donc une dette pécuniaire est un poids et une gêne, c'est, au contraire, une chose blâmable de ne pas devoir toujours la dette de la charité. Et pour preuve, écoutez avec quelle sagesse cet admirable docteur amène ce conseil. Il commence par dire : Ne soyez redevables de rien à personne; puis il ajoute : excepté de la charité mutuelle. Il veut que nous acquittions toutes nos autres dettes ici-bas, mais il entend que pour cette dernière il n'y ait jamais d'extinction possible. En effet, c'est elle surtout qui forme et discipline notre vie. Eh bien ! donc, puisque nous connaissons tout le profit à retirer de cette dette, puisque nous savons qu'on ne fait que l'augmenter en s'en acquittant, efforçons-nous aujourd'hui, nous aussi, de tout notre pouvoir, de payer celle que nous avons contractée envers vous, non par nonchalance ni ingratitude, mais par l'effet du mauvais état de notre santé; acquittons- nous, en adressant quelques paroles à votre charité, et, en prenant pour sujet de cet entretien l'Apôtre lui-même , ce merveilleux docteur du monde, mettons, sous vos yeux, et méditons à fond ce qu'il disait aujourd'hui en écrivant aux Romains; servons ainsi à votre charité le festin spirituel que nous avons été longtemps sans vous offrir. Quelles. sont ces paroles que nous avons lues? Il est nécessaire de vous le dire, afin que les ayant présentées à votre souvenir , vous saisissiez mieux ce que nous vous dirons. Nous savons, dit l'Apôtre, que tout tourne à bien à ceux qui aiment, Dieu. (Rom. VIII, 28. ) Quel est le but de cette entrée en matière? Car cette âme bienheureuse ne dit rien au hasard, ni en pure perte, mais elle applique toujours aux maux qui se présentent les remèdes spirituels qui leur conviennent.
Quel est donc le sens de ses paroles? De nombreuses épreuves assiégeaient de toutes parts ceux qui s'avançaient alors dans la foi, les ruses de l'ennemi se succédaient incessamment, ses embûches étaient continuelles; ceux qui combattaient avec l'arme de la prédication n'avaient point de relâche : les uns étaient jetés en prison, d'autres en exil, on traînait les autres à mille abîmes divers; en conséquence, il agit comme un excellent général, qui , voyant son adversaire respirer la fureur, parcourt les rangs de ses soldats, relève partout leur courage, les fortifie, les prépare au combat, augmente leur audace, accroît leur désir d'en venir aux mains avec l'ennemi, les enhardit à ne pas craindre ses attaques, mais à se tenir en face, la fermeté dans le coeur pour le frapper, s'il est possible, au visage même, et ne point s'effrayer de lui résister. De même le bienheureux apôtre, cette âme d'une élévation toute céleste, voulant réveiller les pensées des fidèles,. et brûlant de relever leur âme en quelque sorte gisante à terre, commença par leur dire : Or nous savons que tout tourne à bien à ceux qui aiment Dieu. Voyez-vous la prudence apostolique? Il n'a point dit : Je sais, mais : Nous savons; il les range eux-mêmes dans le nombre de ceux qui conviennent de ce qu'il dit, que tout tourne à bien à ceux qui, aiment Dieu. Considérez aussi l'exactitude du langage de l'Apôtre. Il n'a pas dit : Ceux qui aiment Dieu échappent aux maux, sont délivrés des épreuves; mais : Nous savons, c'est-à-dire, nous sommes assurés, nous avons la certitude; l'expérience nous a démontré: Nous savons que tout tourne à bien à ceux qui aiment Dieu.
2. Quelle force ne trouvez-vous pas dans cette courte expression : Tout tourne à bien ? En effet, n'allez pas me parler des avantages d'ici-bas, ne songez pas seulement au bien-être et à la sécurité, mais aussi à ce qui leur est tout opposé : à la prison, aux tribulations, aux embûches, aux, attaqués journalières, et alors vous verrez parfaitement la portée de cette parole. Et pour ne pas entraîner au loin votre charité, prenons, si vous le voulez bien, quelques petits faits parmi ce qui arriva au bienheureux apôtre, et vouas verrez la force de ce (111) langage. Alors que , parcourant toutes les contrées, semant la parole de piété; arrachant les épines, et se hâtant d'implanter la vérité dans l'âme de chacun , il fut arrivé dans une ville de Macédoine, comme nous le raconte saint Luc, l'auteur des Actes, il rencontra là une jeune servante qui, possédée d'un malin esprit, ne pouvait garder le silence, et qui , s'en allant de côté et d'autre, voulait proclamer partout les apôtres par la suggestion de ce démon. Saint Paul, parlant alors avec grande autorité, employant un langage impérieux, comme quelqu'un qui chasserait un vil malfaiteur, délivra cette femme du malin esprit : les habitants de cette ville auraient dû considérer dès lors les apôtres comme des bienfaiteurs, comme des sauveurs , et, cri échange d'un tel bienfait, les traiter avec toute espèce d'égards. Ils firent pourtant tout le contraire. Ecoutez comment on récompense les apôtres : Les maîtres de cette servante, dit saint Luc, voyant que l'espoir de leur trafic était perdu, s'emparèrent de Paul et de Silos, les traînèrent sur la place publique devant les magistrats, puis ils les menèrent aux préteurs, et leur ayant donné un grand nombre de coups , ils les jetèrent en prison, en recommandant au geôlier de les garder soigneusement. (Act. XVI, 19, 23.) Voyez-vous l'excessive méchanceté des habitants de cette ville ? voyez-vous en même temps la patience et la fermeté des apôtres? Attendez un peu, et vous verrez aussi la miséricorde de Dieu. En effet, comme il est sage et fécond en ressources, il ne fait point cesser les maux tout d'abord et dès le début, mais, après que toutes les dispositions des adversaires ont pris de l'accroissement,après que la patience de ses athlètes a été prouvée par des faits, c'est alors que lui aussi montre à son tour son influence; afin que personne - ne puisse alléguer que si les serviteurs de Dieu courent ainsi aux dangers, c'est qu'ils se fient sur ce qu'ils n'auront rien de pénible à souffrir. C'est pour cela que dans les secrets de sa sagesse il laisse les uns devenir victimes des maux, et qu'il y soustrait les autres; il vent que l'exemple de tous vous instruise de son extrême miséricorde, il veut vous apprendre que lorsqu'il réserve à ses serviteurs de plus grandes récompenses, il permet souvent que leurs maux se prolongent. C'est ce qu'il a fait ici. Car après un tel miracle, après un si grand bienfait que celui par lequel ils se signalèrent en chassant cet esprit impudent, Dieu permit qu'ils fussent battus de verges et jetés en prison. C'est là surtout qu'apparut la puissance de Dieu. Aussi le saint Apôtre disait-il : Je me glorifierai donc le plus volontiers dans mes faiblesses, afin que la puissance du Christ habite en moi. Et un peu plus loin : Quand je suis faible, c'est alors que je suis puissant (II Cor. XII, 9, 10) ; il entend par faiblesse les tentations continuelles. Mais peut-être on se demandera ici pourquoi il a chassé un démon qui ne disait rien qui leur fût hostile, mais qui, au contraire, les faisait ouvertement connaître; car il y avait plusieurs jours qu'il criait: Ces hommes sont. les serviteurs du Dieu très-haut, qui vous annoncent le chemin du salut. (Act. XVI, 17.) Ne soyez point surpris, bien-aimé frère : ceci encore était l’effet de la prudence apostolique et de la grâce du Saint-Esprit. Car, bien qu'il ne dit rien qui leur fût hostile, il ne fallait point que le démon acquit par là un crédit qui l'eût mis à même, à d'autres égards, d'entraîner la croyance des simples voilà pourquoi saint Paul lui ferma la bouche et le chassa, ne voulant pas lui permettre de parler de choses dont il était indigne. Et, en agissant de la sorte, saint Paul suivait l'exemple de son Maître , car lorsque les démons venaient au-devant de Jésus, et lui disaient : Nous savons qui tu es, tu es le saint de Dieu (Luc, IV, 34), quoiqu'ils parlassent ainsi, Jésus les chassait. Et cela arrivait pour confondre les Juifs impudents qui voyaient tous les jours des miracles et une foule de prodiges, et qui refusaient de croire, tandis que les démons les avouaient, et confessaient Jésus pour le Fils de Dieu.
3. Mais passons à la suite de notre discours. Afin donc que vous appreniez que tout tourne à bien à ceux qui aiment Dieu, il est nécessaire de vous lire toute cette histoire : elle vous apprendra comment, après les coups et la prison, toutes choses ont été, par la grâce de Dieu, changées en avantages pour eux. Voyons comment saint Luc nous le fait voir; il dit : Le geôlier ayant reçu cette recommandation, les jeta dans la prison la plus intérieure, et leur mit des entraves aux pieds. (Act. XVI, 24.) Voyez comme leurs maux se prolongent, afin que la patience des apôtres devienne plus éclatante, et en même temps pour que la puissance ineffable de Dieu acquière aux yeux de tous une grande évidence. Ecoutez encore ce qui suit. (112) Saint Luc ajoute: Au milieu de la nuit, Paul et Silas priaient et louaient Dieu. (Ib. V, 25.) Voyez ces âmes. qui semblent avoir des ailes, ces esprits en éveil : ne passons point légèrement, mes frères bien-aimés, sur cette parole. Ce n'est pas au hasard ni pour indiquer seulement l'heure que saint Luc dit : Au milieu de la nuit; mais il veut nous montrer que pendant le temps où le sommeil enchaîne agréablement les autres hommes, et ferme leurs paupières. à l'heure où il est naturel que des personnes en proie à de nombreuses souffrances se laissent entraîner au sommeil, alors que de tous côtés le sommeil fait sentir son pouvoir absolu, c'est à cette heure que les apôtres priaient et louaient Dieu, donnant ainsi la plus grande preuve de leur amour envers lui. Car de même que si nous sommes affligés parles douleurs corporelles, nous recherchons la présence de nos proches, pour trouver dans leur conversation de quoi soulager la violence de notre mal ; ainsi les saints apôtres, embrasés d'amour pour leur Maître, et lui adressant les hymnes sacrés, ne sentaient même pas leurs douleurs; mais, tout entiers à leurs supplications, ils lui offraient cet admirable chant des hymnes : leur prison était devenue un temple, et elle était sanctifiée tout entière par les cantiques de ces bienheureux apôtres. C'était un spectacle merveilleux et admirable que ces hommes, dont les pieds étaient dans les entraves, mais dont la voix n'en avait aucune qui les empêchât de chanter les hymnes. C'est que. pour l'âme austère et vigilante, qui a pour Dieu une charité ardente, il n'est rien qui soit capable de la séparer de son Maître : Car, dit l'Ecriture, je suis le Dieu qui se rapproche, et non pas un Dieu qui se tient à distance (Jérém. XXIII, 23); et elle dit encore autre part : Tu parleras encore, que je dirai : Me voici. (Isaïe, LVIII, 9.) En effet, là où l'âme est en éveil, la pensée a des ailes et se dégage, pour ainsi dire, des liens du corps; elle prend son vol vers le Dieu qu'elle aime, et regarde avec dédain la-terre au-dessous d'elle s'élevant au-dessus des choses visibles, elle court vers Dieu : c'est ce qui est arrivé à nos saints apôtres. Voyez en effet la vertu soudaine des hymnes, et comment ces hommes, quoique en prison et les entraves aux pieds, quoique mêlés avec des imposteurs et des prisonniers, non-seulement n'éprouvèrent aucun dommage, mais encore n'en brillèrent que mieux, et éclairèrent par la lumière de leur propre vertu tous ceux qui étaient dans la prison. Car la voix de ces hymnes sacrés, pénétrant dans l'âme de chacun des prisonniers, la transformait, pour ainsi dire, et la corrigeait. En effet l'Apôtre ajoute : Aussitôt un grand tremblement de terre eut lieu : les fondements de la prison furent ébranlés, et à l'instant toutes les portes s'ouvrirent, et les liens de tous furent défaits. (Act. XVI, 26.) Vous voyez la puissance des hymnes auprès de Dieu ! Non-seulement ceux qui les lui offraient obtinrent leur propre soulagement, mais ils furent cause aussi que les liens de tous se détachèrent : c'était pour montrer par des faits que tout tourne à bien à ceux qui aiment Dieu. En effet, voyez un peu quel tableau ! des coups, une prison, des entraves, la compagnie des prisonniers. Eh bien! tout cela est devenu un sujet d'avantages, une occasion de gloire, non pas pour les apôtres seulement, non pas seulement pour les autres qui étaient en prison, mais pour le geôlier lui-même. En effet, que lisons-nous? Le geôlier s'étant réveillé, et ayant vu que les portes de la prison étaient ouvertes, tira son épée et allait se tuer, croyant que les prisonniers s'étaient échappés. (Ibid. V, 27.) Considérez ici avec moi la miséricorde de Dieu, laquelle surpasse toute expression ! Pourquoi tout cela arrive-t-il vers minuit? Uniquement pour que l'affaire se passe sans tumulte et dans le calme, et pour assurer le salut du geôlier. Car lorsque le tremblement de terre fut arrivé, et que les portes se furent ouvertes, les liens de tous les prisonniers se détachèrent, et Dieu ne permit pas qu'aucun d'entre eux s'évadât. Remarquez encore ici avec moi un nouveau trait de la sagesse divine. Toutes les autres circonstances, je veux dire, le tremblement de terre, l'ouverture des portes, ont eu. lieu pour que tout le monde apprît par l'événement quels étaient ceux que renfermait alors la prison, et que ce n'étaient pas des hommes ordinaires, mais s'il arriva que personne ne sortit, c'est afin que ceci ne devînt pas pour le geôlier une source de dangers. Pour vous en convaincre, écoutez comment, rien qu'au soupçon du fait, à la seule pensée de quelques évasions, il fit bon marché même de sa vie ! Saint Luc dit en effet : Ayant tiré son épée, il allait se tuer. Mais le bienheureux Paul, toujours attentif, toujours vigilant , arracha par ses paroles l'agneau de la. gueule du loup. Il s'écria : Ne te fais aucun mal! nous sommes tous ici. (Act. XVI, 28.) O comble d'humilité ! il ne conçut (113) aucun orgueil de ce qui venait de s'accomplir, il ne se révolta pas contre le geôlier, il ne se permit aucune expression de hauteur; mais il se comptait lui-même au nombre des prisonniers, des bourreaux, des malfaiteurs, en disant : Nous sommes tous ici. Vous venez de le voir usant de la plus grande humilité, et ne s'arrogeant rien de plus qu'aux malfaiteurs qui sont avec lui. Examinez enfin la conduite du bourreau : il ne s'adresse pas à saint Paul comme à quelqu'un des autres. Ayant pris courage et ayant demandé une lumière, il s'élança dans la chambre, et se jeta tout tremblant aux pieds de Paul et de Silas; puis les ayant reconduits dehors, il leur dit : Maîtres, que faut-il que je fasse pour être sauvé? (Ibid. V, 29, 30.) Voyez-vous que tout tourne à bien à ceux qui aiment Dieu ? voyez-vous les stratagèmes du démon, et comment ils furent déjoués? Voyez-vous comme ses artifices manquèrent leur but ? Quand les apôtres eurent chassé l'esprit malin, Satan fit en sorte qu'on les jetât en prison, croyant empêcher par là le cours de leurs prédications. Mais voilà que cette prison est devenue pour eux l'occasion d'un nouveau bénéfice spirituel.
4. Ainsi donc, nous aussi, si nous sommes vigilants, non-seulement dans les moments de calme, mais encore dans les tribulations, nous pouvons trouver notre profit, et plus encore dans la tribulation que dans le calme. Car ce dernier état nous rend presque toujours plus négligents ; la tribulation au contraire nous dispose à la -vigilance, elle nous rend dignes aux yeux de Dieu de l'assistance d'en-haut , alors surtout que, par notre espérance en lui , nous faisons preuve de patience et de fermeté dans toutes les afflictions qui nous surviennent. Ne soyons donc pas chagrins, quand nous sommes éprouvés, mais au contraire réjouissons-nous ; car c'est l'occasion de notre gloire. C'est dans ce sens que saint Paul a dit : Nous savons que tout tourne à bien à ceux qui aiment Dieu. Considérons aussi l'âme ardente de nos saints apôtres. Quand ils entendirent cette question du geôlier : Que faut-il que je fasse pour être sauvé ? tardèrent-ils à répondre ? remirent-ils à plus tard? négligèrent-ils de l'instruire ? nullement. Et que lui dirent-ils ? Crois au Seigneur Jésus-Christ, et tu seras sauvé, toi et toute ta famille. (Ibid. V, 31.) Voyez la sollicitude apostolique. Ils ne se contentent pas du salut de lui seul, ils veulent aussi, grâce à lui, envelopper tous les siens dans les lacs de la religion , et infliger à Satan une blessure cruelle : Et le geôlier fut baptisé à l'instant, lui et tous les siens, et il fut ravi de joie, avec toute sa famille, d'avoir cru en Dieu. (Ibid. V, 33, 34)
Cela nous apprend à ne jamais différer même d'un
instant dans les affaires spirituelles, mais à considérer
toujours comme favorable l'occasion qui se présente. Si en effet
nos saints apôtres n'ont pas voulu différer alors qu'il était
nuit, quelle excuse aurons-nous si dans les autres moments du jour nous
laissons échapper des profits spirituels ? Vous avez vu cette prison
devenant une église ? ce repaire de bourreaux transformé
soudain en une maison de prière ; vous avez vu s'y accomplir la
sainte initiation ? Voilà l'effet de la vigilance, c'est là
ce que l'on gagne à ne jamais négliger les profits spirituels,
mais à tirer parti de toutes les occasions pour réaliser
d'aussi nobles bénéfices. Le saint apôtre a donc bien
eu raison d'écrire : Que tout tourne à bien à ceux
qui aiment Dieu. Et nous aussi, je vous y engage, ayons cette parole bien
gravée dans notre âme, et n'entrons jamais en dépit,
quand il nous arrive des afflictions dans cette vie, événements
. maladies, ou autres circonstances fâcheuses ; armons-nous d'une
grande sagesse pour résister à toutes les épreuves,
sachant que si nous sommes vigilants, nous pouvons tirer parti de tout
, et des épreuves plus que des consolations. Ne nous troublons jamais
, songeant combien la patience est profitable , et n'ayons pas même
de sentiments de haine contre ceux qui nous attirent nos épreuves.
Car s'ils agissent de la sorte pour atteindre leur but particulier, notre
Maître commun le permet, voulant par ce moyen nous faire trouver
nos bénéfices spirituels, nous faire obtenir le salaire de
notre patience. Si nous pouvons donc supporter avec reconnaissance ce qui
nous est infligé, nous effacerons par là une grande partie
de nos péchés. Et si le Seigneur, en voyant un tel trésor,
le docteur des nations, tomber chaque jour dans les dangers, supportait
qu'il en fût ainsi, non par insouciance de son athlète, mais
parce qu'il lui préparait une plus longue lutte, pour lui accorder
ensuite de plus brillantes couronnes, que pourrions-nous dire, nous autres,
qui sommes couverts d'une foule de péchés, et qui, à
cause de ces péchés, rencontrons maintes et maintes épreuves,
afin (114) qu'ayant porté ici-bas la peine de nos fautes , nous
soyons au moins jugés dignes d'un peu d'indulgence, et que nous
puissions en ce jour terrible goûter les biens mystérieux
? Réfléchissons à tout cela , et résistons
généreusement à toutes les afflictions, afin de recevoir
du Dieu de miséricorde la récompense de notre patience ,
de pouvoir diminuer la multitude de nos péchés, et obtenir
les biens éternels , par la grâce et la miséricorde
de Notre-Seigneur Jésus-Christ, avec lequel gloire, puissance et
honneur au Père, ainsi qu'au Saint-Esprit, maintenant et toujours,
et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
HOMÉLIE CONTRE CEUX QUI N'ÉTAIENT POINT VENUS A LA RÉUNION
SUR CETTE PAROLE DE L'APOTRE : Si ton ennemi a faim, donne-lui à
manger (ROM. XII, 20.) ET SUR LA RANCUNE
AVERTISSEMENT.
Quoique nous n'ayons aucun renseignement sur l'année où Chrysostome prononça cette homélie, on voit que ce fut à Constantinople, d'après ce qu'il dit au n°4, sur le palais de l’empereur et sur la garde impériale; le n° 2 nous apprend de plus, que c'était pendant l'été, dont les grandes chaleurs étaient fort gênantes dans les grandes réunions. Les habitants de Constantinople donnaient cette raison, quand Chrysostome se plaignait qu'on ne venait pas à l'église, et qu'il manquait beaucoup de monde à ses entretiens; mais Chrysostome leur réplique fort bien . Si c'est la chaleur qui en est cause, pourquoi allez-vous en si grande affluence sur le forum, où l'ardeur de la température est si grande, ainsi que le tumulte de la foule, et où rien ne vous abrite des rayons du soleil? Tandis que l'église où il discourait était vaste, très-haute, pavée en dalles, toutes choses qui y tempéraient beaucoup la chaleur. Ensuite, il parle d'une manière remarquable, comme à son ordinaire, de l’amour qu’on doit avoir pour ses ennemis, et du bien qu'il faut leur faire.
ANALYSE.
Chrysostome se plaint du petit nombre des auditeurs; il repousse les applaudissements de l'auditoire. Il cite, à propos de la persévérance, le proverbe de la goutte d'eau qui creuse la pierre. — Nous ne sommes pas nés pour nous seuls. A l'exemple des saints, nous ne devons pas craindre les fatigues. Les fidèles doivent s'exhorter mutuellement à fréquenter l'église. — Du soin extrême avec lequel les Juifs observent le sabbat. — Les choses du siècle nous réussissent bien, quand nous honorons Dieu. — Quelles ressources nous procure l'assistance au sermon. — A la lecture de l'Ecriture, il faut ajouter les bonnes oeuvres. — II est pénible et difficile de se réconcilier avec ses ennemis. — Comment il faut vaincre ses ennemis': David, sous l'ancienne Loi, fit du bien à son ennemi. — Pourquoi David épargna Saül; combien est grande la vertu de David. — Eloge de la patience de David.
1. Il n'a rien servi, à ce que je vois, de vous avoir longuement parlé naguère du zèle à fréquenter nos réunions : car voici encore l'église vide de ses enfants. Je suis donc obligé de vous paraître encore une fois ennuyeux et importun, en faisant des reproches à ceux qui sont présents, et en accusant ceux qui ne sont pas venus. Je blâme ces derniers de n'avoir pas secoué leur nonchalance, vous, de ne vous être pas occupés du salut de vos frères. Je suis forcé de vous paraître ennuyeux et importun, non pour moi. même et pour mes propres (116) intérêts, mais pour vous et pour votre salut, qui m'est plus précieux que tout le reste. S'en mécontente qui voudra, qu'on dise que je suis insupportable, que je n'ai point de retenue ; je ne cesserai de vous tourmenter continuellement pour les mêmes motifs : car il n'est mien de meilleur pour moi que ce manque de respect humain. Peut-être en effet, peut-être que, rougissant, sinon d'autre chose, du moins de vous voir continuellement importunés sur le même sujet, vous prendrez enfin quelque jour en main les intérêts de vos frères. Que me servent en effet les louanges, si je ne vous vois faire des progrès dans la vertu? et en quoi pourra me nuire le silence de mes auditeurs , si je vois s'augmenter votre piété? Ce qui fait l'éloge d'un orateur, ce ne sont pas les applaudissements, c'est le zèle pieux de son auditoire : ce n'est pas le tumulte au moment où on l'écoute , mais l'attention qu'on lui prête tout le temps. A peine les cris d'applaudissements sont-ils sortis de vos bouches, qu'ils se répandent et vont se perdre dans les airs . mais quand les auditeurs deviennent meilleurs , alors c'est une récompense incorruptible, immortelle, et pour celui qui a parlé, et pour ceux qui ont suivi ses conseils. Vos cris et vos louanges rendent l'orateur illustre ici-bas, mais la piété de votre âme procure à celui qui vous a instruits une grande assurance au tribunal du Christ. De sorte que si vous aimez ceux qui vous parlent, aimez non pas qu'on les applaudisse, mais que leur auditoire profite. Ce n'est pas un léger mal que l'insouciance envers nos frères, c'est au contraire le dernier châtiment, la punition sans ressource; nous en voyons la preuve dans cet homme qui avait enfoui son talent. On ne lui reprochait rien pour sa conduite, car il n'avait fait aucune prévarication relativement au dépôt confié, puisqu'il le restitua dans son entier; malgré cela, il se comporta mal quant à la manière de le gérer. En effet, il n'avait pas doublé la somme confiée, et il en fut puni. Ce qui fait voir que nous aurions beau, nous, être zélés et applaudis, et vous, être pleins d'ardeur pour entendre les divines Ecritures, cela ne suffirait pas pour notre salut. Nous devons, en effet, doubler le dépôt qui nous a été confié; or, nous le doublerons si, avec notre propre salut, nous pourvoyons encore à celui d'autrui. Car le dépositaire de l'Evangile a bien dit, lui aussi : Voilà votre somme intacte (Matth. XXV, 25); mais cela n'a pas suffi pour le justifier. C'est qu'il fallait, continue l'Evangile, placer chez les banquiers l'argent qu'on avait placé chez toi. (Ibid. V, 27.) Et voyez combien les préceptes du Maître sont doux à observer. Les hommes rendent responsables, même de la réclamation, ceux qui prêtent à intérêt l'argent de leurs maîtres. On leur dit : C'est toi qui as placé l'argent, c'est à toi à le réclamer; je n'ai rien à démêler avec celui qui l'a reçu. Dieu n'agit pas ainsi : il nous ordonne seulement de faire le placement; il ne nous charge pas de réclamer. Quoi de plus doux? Et cependant, le serviteur appelait dur un maître aussi débonnaire et aussi humain. Telle est, en effet; la coutume des serviteurs ingrats et lâches : ils rejettent toujours leurs propres fautes sur leurs maîtres. C'est pourquoi le maître le fit torturer, enchaîner, et emmener dans les ténèbres extérieures. Pour ne pas avoir le même sort à souffrir, plaçons à intérêt chez nos frères les enseignements que nous recevons, qu'ils se laissent persuader ou non. Car s'ils se laissent persuader, ils seront utiles à eux et à nous ; si le contraire arrive, ils s'attirent un châtiment inévitable, et à nous, ils ne sauraient nous nuire absolument en rien. Nous avons fait ce qui dépendait de nous en leur donnant des conseils; s'ils ne les écoutent pas, il ne peut nous en advenir aucun mal. On est répréhensible, non pas pour n'avoir pas persuadé le prochain, mais pour ne l'avoir pas conseillé ; après l'exhortation et le conseil, mais des exhortations, des conseils persévérants, continuels, ce n'est plus à nous, mais à eux que Dieu demandera compte. Je voudrais donc être sûr que vous persévérez à les exhorter, et que c'est malgré vos efforts qu'ils persistent toujours dans leur indolence : alors je are vous importunerais plus ; mais je crains que ce ne soit votre négligence et votre incurie qui les laisse sans correction. Car il est inconcevable qu'un homme qui a continuellement le bienfait de l'exhortation et de l'enseignement, ne devienne pas meilleur et plus zélé. Je vais vous rappeler un proverbe bien populaire sans doute, mais qui confirme ce que je vous dis. La goutte d'eau, dit-on, à force de tomber sou. vent, creuse la pierre. Et pourtant quoi de plus faible que l'eau ? quoi de plus dur que la pierre? Malgré cela, la persistance a vaincu la nature. Et si la persistance triomphe de la nature, combien plus pourra-t-elle venir à bout (117) de la volonté. Le christianisme n'est pas un jeu, mes chers auditeurs, ni une affaire accessoire. Nous ne cessons de vous le répéter, et cela n'avance à rien.
2. Quelle douleur pensez-vous que soit la mienne, quand je me souviens que, lors des solennités, la foule dont les réunions se composent est comparable aux vastes flots de la mer, et que maintenant je ne vois pas rassemblée en ce lieu même une minime partie de cette foule ? Où sont maintenant ceux dont la multitude nous encombre aux jours de fêtes? C'est eux que je réclame, j'est pour eux que je m'afflige, en songeant combien il périt de ceux qui travaillaient à leur salut, de combien de frères j’ai à supporter la perte, de quel petit nombre le salut est le partage, en songeant que la plus grande partie du corps de l’Eglise ressemble à un corps sans mouvement et sans vie. Et en quoi cela dépend-il de nous , direz-vous? C'est bien de vous surtout que cela dépend, de vous qui n'avez pas soin de vos frères, qui ne les exhortez et ne les conseillez point, de vous qui ne les contraignez pas, qui ne les entraînez pas de force, qui ne les arrachez pas à leur extrême indolence. Car il ne suffit pas d'être utile à soi-même, il faut encore l'être à beaucoup de monde : Jésus-Christ nous l'a montré, en nous qualifiant. de sel, de levain et de lumière, toutes choses qui servent et profitent à d'autres qu'à elles-mêmes. Car une lampe ne luit pas pour elle-même, mais pour ceux qui sont dans l'obscurité. Et vous, vous êtes une lampe, non pas pour jouir tout seul de la lumière, mais pour ramener dans son chemin celui qui est égaré. A quoi sert une lampe, si elle n'éclaire pas celui qui est dans lés ténèbres ? Et de même, à quoi sert un chrétien, s'il ne gagne personne , s'il ne ramène personne à la vertu? Le sel encore ne se préserve pas lui seul de la corruption, mais il resserre aussi les corps qui se corrompent, et empêche qu'ils ne périssent par décomposition. Eh bien! donc, puisque Dieu a fait également de vous un sel spirituel, faites reprendre, en les mordant, les chairs des membres corrompus, c'est-à-dire les âmes de vos frères indolents et lâches ; délivrez-les de cette langueur qui est une sorte de putréfaction, et rattachez-les au reste du corps de l'Eglise. Voici maintenant pourquoi Jésus-Christ vous a appelés un levain . le levain ne se fait pas fermenter lui-même, mais quoiqu'en toute petite quantité , il fait lever tout le reste de la pâte, dont la masse est énorme.
Ainsi en est-il de vous : quoique peu nombreux en réalité; vous devenez nombreux et puissants par votre foi et par votre zèle selon Dieu. De même donc que le levain ne perd pas sa force à cause de sa petite quantité, mais qu'il prend le dessus par la chaleur qui est en lui et par sa vertu naturelle ; de même vous pourrez, si vous le voilez, ramener à la même ferveur que la vôtre des frères bien plus nombreux que vous n'êtes vous-mêmes. A cela on objecte aussi la chaleur; car, je le sais, il y en a qui disent : La température est étouffante maintenant, l'ardeur de l'air est intolérable, nous ne pouvons supporter d'être ainsi resserrés et pressés dans la foule, la sueur nous couvre de toutes parts, la chaleur et le manque d'espace nous accablent ; si telles sont leurs rusons, j'ai honte pour eux, croyez-moi ; ce sont là des prétextes bons pour les femmes; bien plus, ces excuses ne sont même pas suffisantes pour elles, quoique leur corps soit plus délicat, et leur sexe plus faible. Mais, quoiqu'il soit honteux de répondre à une pareille justification, cela est pourtant nécessaire. Et s'ils ne rougissent pas d'alléguer des choses semblables, nous devons, à plus forte raison, ne point rougir de leur répondre. Que pourrais-je donc bien dire aux gens qui donnent de pareilles raisons? Je vais leur rappeler les trois enfants qui, au milieu de la fournaise et de la flamme, voyant le feu les envahir de toutes parts, envelopper leur bouche, leurs yeux, leur intercepter la respiration, ne cessèrent pas de chanter à Dieu , avec les autres créatures, cet hymne saint et mystérieux; et qui au contraire, du milieu de leur fournaise, adressaient leurs bénédictions au Maître commun de toutes choses, avec plus. d'enthousiasme que s'ils eussent été dans une délicieuse prairie. A côté de l'exemple de ces trois enfants, je rappellerai les lions de Babylone, et Daniel dans leur fosse : et non pas lui seulement, mais encore une autre fosse et un autre prophète ; je prie ceux à qui je réponds de se souvenir de Jérémie, plongé jusqu'au cou dans un bourbier où il suffoque. Au sortir de ce fossé, je veux introduire dans une prison ces gens qui donnent pour prétexte la chaleur, et leur y montrer Paul et Silas, les entraves aux pieds, couverts de meurtrissures et de blessures, le corps tout entier déchiré d'une multitude de coups, (118) chantant au milieu de la nuit les louanges de Dieu, et passant toute la nuit dans une sainte veille. Et lorsque ces saints personnages, dans la fournaise et au milieu des flammes, dans une fosse, au milieu des bêtes féroces ou d'une eau bourbeuse, dans une prison où ils sont retenus dans les entraves, couverts de blessures et entourés de gardes; enfin, lorsqu'en proie à des maux intolérables, ils ne se plaignent de rien mais qu'avec une grande énergie, et un zèle extrême, ils ne cessent de vaquer à la prière et de chanter de saints hymnes; comment n'est-il pas inouï que nous autres, qui n'avons à endurer aucune des souffrances, ni petites ni grandes, énumérées ci-dessus, à cause de l'ardeur de la saison, pour quelques instants de chaleur et de sueur, nous négligions notre salut, et que laissant là les réunions saintes, nous allions nous égarer dehors, et nous gâter au contact de sociétés malsaines. La rosée de la divine parole est si abondante, et vous prétextez la chaleur ! L'eau que je lui donnerai, dit le Christ, deviendra en lui la source d'une eau qui jaillit jusque dans la vie éternelle (Jean, VI, 14) ; il dit encore : Celui qui croit en moi, comme l'a dit l'Écriture, de ses entrailles couleront des fleuves d'eau vive. (Jean, VII, 38). Vous avez en vous, répondez, des sources, des fleuves spirituels, et vous craignez la chaleur matérielle? Mais, répondez encore : Sur cette place publique où il y a tant de tumulte, tant de presse et de soleil, comment ne donnez-vous pas aussi pour raison qu'on étouffe et que l'on brûle? Car vous ne pouvez pas dire que là on puisse goûter un air plus frais , et que tout l'air suffocant soit concentré ici pour nous ; bien au contraire, les dalles qui sont ici sous vos pieds, et les autres conditions de l'édifice, car sa hauteur est énorme, tout contribue à rendre l'air plus frais et plus léger, tandis que sur la place, le soleil est en plein partout, on est fort serré, la fumée, la poussière sont extrêmes, et bien d'autres inconvénients encore y augmentent le malaise. D'où il résulte évidemment, que ces prétextes déraisonnables sont ceux de la nonchalance et d'une âme abattue, et privée de la flamme de l'Esprit-Saint.
3. En parlant ainsi maintenant, c'est moins à eux que je m'en prends, qu'à vous qui ne les attirez pas, qui ne les réveillez pas de leur indolence et ne les entraînez pas à cette table salutaire. Des domestiques qui ont à s'acquitter d'un commun emploi appellent leurs compagnons de service; et vous qui avez à remplir les mêmes fonctions spirituelles, vous laissez vos frères privés du gain qu'ils en tireraient. Eh ! quoi? direz-vous; s'ils ne le veulent point? Faites qu'ils le veuillent, par votre obsession continuelle: car lorsqu'ils nous verront insister, ils le voudront à coup sûr. Et puis, ce ne sont là que prétextes et allégations vaines. En effet, combien de pères sont ici, qui n'ont pas leurs fils avec eux ? était-il donc difficile de vous faire suivre de vos enfants? Cela montre clairement que les autres sont restés hors d'ici non pas seulement par leur nonchalance personnelle , mais aussi par votre insouciance. Eh bien! si vous ne l'avez fait jusqu'ici, maintenant du moins secouez cette apathie, et que chacun entre dans l'église avec les membres de sa famille : que le père réveille son fils de cette langueur, et l'excite à se rendre à notre assemblée; que de même le fils y fasse venir l'auteur de ses jours, les maris leurs femmes, les femmes leurs maris, le maître son serviteur, le frère son frère, et l'ami son ami : que dis-je ?ne convions pas nos amis seulement, mais encore nos ennemis, à ce commun trésor des vrais biens. Quand votre ennemi verra votre sollicitude, n'en doutez point, il dépouillera sa haine.
Dites-lui : N'avez-vous pas honte, en considérant les Juifs ? leur exemple ne vous fait-il pas rougir? avec quelle exactitude ils observent le sabbat, et, dès la veille au soir, s'abstiennent de tout travail ! S'ils voient le soleil prêt à se coucher le jour de la préparation, ils interrompent leurs transactions et suspendent leurs affaires; si quelqu'un , leur ayant acheté quelque chose avant le soir, arrive le soir pour leur en apporter le prix, ils ne le souffrent pas, ils refusent de recevoir cet argent. Que dis-je? il ne s'agit là que d'un prix de vente ou d'un contrat; mais fût-il question de recevoir un trésor, ils aimeraient mieux perdre ce gain, que de fouler la loi aux pieds. Eh! quoi? les Juifs sont si exacts à garder la loi, et cela, à contretemps; ils s'appliquent à une observance qui ne leur sert à rien, et qui même leur est nuisible; et vous, qui êtes au-dessus des ténèbres, vous à qui Dieu a daigné faire voir le Soleil de justice, vous qui appartenez à la cité du ciel, vous ne faites pas preuve d'autant de zèle qu'eux, qui s'attachent mal à propos au mensonge, vous aux mains de qui la vérité a été remise? On vous appelle ici pour une petite partie de la journée, et vous n'avez pas la (119) force d'en faire le sacrifice pour écouter la divine parole ? Quelle pourrait être votre excuse, dites-moi? Quel motif plausible et légitime aurez-vous pour vous justifier? Non, celui qui est aussi négligent et aussi lâche ne peut jamais avoir d'excuse, quand même il mettrait mille et mille fois en avant les nécessités des affaires de la vie. Ne savez-vous pas que si vous venez adorer Dieu, et prendre part à nos exercices, les affaires qui sont entre vos mains n'en prospéreront que mieux? Vous avez, dites-vous, des préoccupations dans la vie? C'est pour cela précisément qu'il faut venir ici, afin d'attirer sur vous, par l'assistance à l'église, la bienveillance de Dieu, et de vous en retourner ainsi dans la sécurité , afin d'avoir Dieu pour auxiliaire, et de devenir invincible aux esprits malins, secouru que vous serez par la main d'en-haut. Si vous venez bénéficier de prières de vos pères spirituels, si vous prenez part à la prière commune, si vous écoutez la parole divine , si vous attirez sur vous le secours de Dieu, quand vous sortirez d'ici revêtu de toutes ces armes, Satan lui-même ne pourra plus vous regarder en face, à plus forte raison ces hommes pervers ne le pourront, qui ont à coeur de répandre sur autrui leurs dénigrements et leurs calomnies. Si au contraire en sortant de votre maison, vous allez à la place publique, on vous trouvera dépourvu de ces mêmes armes, et vous serez facilement la proie de toutes les mauvaises langues. Si, dans nos affaires soit publiques, soit particulières, tant de choses nous arrivent contre notre volonté, c'est précisément parce que nous ne nous sommes pas occupés des affaires spirituelles avant de songer à celles du siècle, et que nous avons interverti l'ordre. C'est pour cela que la suite et l'ordre régulier de nos affaires est bouleversé aussi, et qu'une grande perturbation a tout envahi chez nous. Quelle pensez-vous que soit ma peine et ma douleur, quand je songe que lorsqu'il y a une fête, une solennité, sans qu'il y ait personne qui vous y appelle, toute la ville y court en foule; et qu'une fois la fête, une fois la solennité passée, quand même nous passerions la journée entière à nous épuiser pour vous appeler, personne n'y fait attention ? Souvent je repasse tout cela dans mon esprit, alors je gémis amèrement, et je me dis : A quoi bon les exhortations et les conseils, si vous faites toutes choses simplement par habitude, et que nos enseignements n'ajoutent rien à votre ferveur ? Si en effet vous n'avez d'une part aucun besoin de nos exhortations aux époques des fêtes, et que d'autre part, lorsqu'elles sont passées, vous ne tiriez aucun fruit de nos enseignements, ne montrez-vous point par là, autant qu'il est en vous, que nos paroles sont inutiles?
4. Peut-être plusieurs de ceux qui m'entendent gémissent qu'il en soit ainsi. Mais ce n'est pas le fait des négligents : car dans ce cas, ils se déferaient de cette insouciance, comme nous qui chaque jour sommes inquiets de vos intérêts. Quel fruit retirez-vous des affaires de la vie qui soit égal au tort qu'elles vous font? Il n'est pas possible que vous sortiez d'une autre réunion, d'une autre compagnie, ayant recueilli autant d'avantages que de votre présence ici; non, quand ce serait le tribunal, ou le sénat, ou même la cour du souverain. Ce n'est en effet ni le gouvernement des nations et des villes, ni le commandement des armées, que nous confions à ceux qui entrent ici : c'est un autre pouvoir plus auguste que la royauté même ; ou plutôt, ce n'est pas nous, c'est la grâce de l'Esprit-Saint qui vous le confie.
Et quel est donc ce pouvoir plus auguste que la royauté, et que reçoivent ceux qui entrent ici ? Ils apprennent à dompter les passions insensées, à régner sur les mauvais désirs, à commander à la colère, à réprimer l'envie, à asservir la vaine gloire. Non, celui qui est assis sur le trône royal, la tête ornée dd diadème, n'est pas un souverain aussi auguste que l'homme qui a su affermir sa droite raison sur lé trône d'où elle commande aux serviles passions, et ceindre son front du brillant diadème de son empire sur elles. A quoi servent, dites-moi, ces vêtements de pourpre, ces tissus d'or et ces couronnes de pierreries, si votre âme est esclave des passions ? que gagnez-vous à être libre au dehors, si la partie de vous-même qui doit régner est dans une servitude honteuse et pitoyable? En effet, quand la fièvre a pénétré profondément, et dévore tout l'intérieur du corps, on ne gagne rien à ce que la surface extérieure n'éprouve rien de semblable; de même si notre âme est déchirée au dedans par les passions, le pouvoir au dehors lui est sans utilité, et un siège royal ne nous avance à rien, quand notre esprit, renversé du trône de sa royauté par la tyrannie violente des passions s'abaisse et tremble devant leur révolte. Pour qu'il n'en soit pas ainsi, les prophètes et les (120) apôtres accourent de toutes parts, pour réprimer nos passions, pour chasser hors de nous tous les instincts grossiers de notre déraison, et pour mettre en nos mains ce pouvoir plus auguste que la royauté. C'est pourquoi je vous disais que ceux qui se privent eux-mêmes de ces secours, reçoivent une blessure mortelle, en subissant le plus grand dommage qui puisse leur arriver, de même qu'en venant ici, ils recueillent les plus grands avantages qu'ils puissent trouver n'importe où, ainsi que je vous l'ai fait voir. Tu ne paraîtras pas les mains vides devant le Seigneur (Exode, XXIII, 15), disait la loi; c'est-à-dire, n'entre pas dans le temple sans sacrifices à offrir. Or, s'il ne faut pas entrer dans la maison de Dieu les mains vides de sacrifices, à plus forte raison devez-vous entrer dans nos réunions; accompagnés de vos frères; car c'est un sacrifice, c'est une offrande qui vaut mieux que celles de l'ancienne loi, d'entrer ici en y amenant une âme. Ne voyez,vous pas les colombes que l'on a dressées? comme elles sortent pour aller en quête des autres! Imitons-les.
En effet, quelle excuse sera la nôtre? Les animaux sans raison sont capables d'aller à la recherche de ceux: de leur espèce, et nous, doués de tant de raison et de sagesse, nous négligeons une poursuite semblable? Dans mon dernier entretien, je vous exhortais dans les termes que voici: Que chacun de vous se rende au logis de son prochain ; attendez ceux qui sont sortis, retenez-les, et ramenez-les à la mère commune; faites comme ceux qui ont la rage du théâtre : ils mettent la plus grande ardeur à se donner rendez-vous; puis, dès l'aurore, ils attendent l'heure de ces coupables spectacles. Mais notre exhortation n'a pas eu le moindre résultat. C'est pourquoi je le redis, et ne cesserai de le redire que lorsque je vous aurai persuadés. Rien ne sert d'entendre, si l'effet ne s'ensuit. Au contraire, c'est nous attirer un châtiment plus grave, de ne rien faire de ce qu'on nous dit, quand nous l'entendons répéter à chaque instant. Ecoutez-en pour preuve la parole de Jésus-Christ : Si je n'étais venu et ne leur eusse parlé, ils m'auraient point de péché, mais maintenant leur péché n'a plus d'excuse (Jean, XV, 22) ; et la parole de l'Apôtre Car ce ne sont pas ceux qui entendent la loi qui seront justifiés. (Rom. II, 13.) Voilà le langage qu'il tient aux auditeurs; mais comme il veut aussi apprendre à l'orateur que celui-ci non plus ne tirera aucun avantage de son enseignement, s'il ne conforme point sa propre conduite aux instructions qu'il donne, si ce qu'il fait ne s'accorde avec ce qu'il dit, écoutez comment il l'admoneste, ce que fait aussi le Prophète. Car le Prophète s'exprime ainsi : Dieu a dit au pécheur : Pourquoi expliques-tu mes commandements, pourquoi repasses-tu ma loi sur tes lèvres, et as-tu la discipline en aversion? (Psaume XLIX, 16-17.) Et l'Apôtre, s'en prenant aussi à ces mêmes hommes qui s'enorgueillissent de leur qualité de docteurs, leur dit : Tu es persuadé que tu es le conducteur des aveugles, la lumière de ceux qui sont dans les ténèbres, le précepteur des insensés, le docteur des ignorants ; toi donc qui enseignes autrui, que ne t'enseignes-tu toi-même? (Rom. II, 19-21.) Eh bien ! puisque nous ne saurions trouver aucune utilité, ni moi orateur à parler, ni vous auditeurs à entendre, si vous ne vous laissez persuader à mes paroles, et puisque cela ne servirait même qu'à nous faire condamner plus sévèrement, faisons preuve d'un zèle qui ne s'arrête pas une fois le discours entendu, mais conservons-en les paroles pour les mettre en pratique. Car s'il est beau de passer assidûment son temps à écouter les divins oracles, cette belle occupation devient infructueuse, si l'on n'y rattache point l'utilité qui doit en résulter.
Afin donc que votre réunion ici ne soit pas vaine, employez tout votre zèle, comme je vous en ai souvent prié, et comme je vous en prierai sans cesse, à attirer vos frères auprès de nous, à exhorter ceux qui sont égarés, et à leur donner les conseils non pas de vos discours seulement, mais encore de vos actions. Le meilleur enseignement, c'est celui qui vient de nos moeurs, de notre conduite. Même sans que vous disiez rien, si, au sortir de l'assemblée, votre contenance, votre regard, votre voix, votre démarche, enfin tout le reste de votre extérieur, montre à ceux qui n'ont pas assisté à cette réunion les avantages que vous emportez d'ici, c'est déjà là une exhortation et un conseil. Car nous devons sortir de ce lieu comme d'un sanctuaire divin, comme si nous descendions des cieux mêmes, être réglés, être sages, tout faire et tout dire dans la mesure convenable ; que l'épouse en voyant son mari revenir de l'assemblée, que le père en voyant revenir son fils, le fils, son père, le serviteur son maître, l'ami son ami, et l'ennemi son ennemi, éprouvent tous le sentiment de l'utilité que nous y (121) avons trouvée; or c'est ce qui arrivera, s'ils s'aperçoivent que vous êtes devenus plus doux, plus sages et plus vertueux. Songez à quels mystères il vous est donné d'avoir part, vous autres initiés, en quelle compagnie vous faites monter au ciel cet hymne mystique, à quelles voix s'unissent les vôtres pour chanter le Trois fois saint ! Apprenez à ceux du dehors que vous avez été associé au choeur des Séraphins, que vous comptez parmi le peuple d'en-haut, que vous avez été inscrit dans la société des anges, que vous vous êtes entretenu avec le Seigneur, que vous avez été le compagnon de Jésus-Christ. Si nous savons nous régler conformément à ces pensées, nous n'aurons, au sortir d'ici, nul besoin de parler à ceux qui sont demeurés à l'écart : par notre profit ils jugeront de leur perte, et ils se hâteront d'accourir, pour avoir part aux mêmes bienfaits. Leur propre sentiment leur fera voir l'éclat de la beauté de votre âme, alors, fussent-ils les plus apathiques des hommes, ils se prendront d'amour pour cette majesté. Car si la vue de la beauté corporelle nous ravit, à plus forte raison la présence d'une belle âme est-elle capable de nous stimuler, et d'éveiller en nous un zèle pareil au sien. Ornons donc en nous l'homme intérieur, et rappelons-nous hors de ce lieu ce qui s'est dit , car c'est dehors surtout qu'il est opportun de nous en souvenir : et de même qu'un athlète fait montre dans l'arène de ce qu'il a appris dans la palestre, ainsi devons-nous témoigner, dans nos actions hors d'ici, des paroles que nous entendons en ce lieu.
5. Souvenez-vous donc de ce que l'on vous dit ici, afin que, lorsque vous serez sortis, et que le démon vous attaquera par la colère, par la vaine gloire, ou par quelque autre passion, vous puissiez facilement, en vous rappelant nos instructions, vous débarrasser des entraves du malin. Ne voyez-vous pas, dans les écoles de gymnastique, les gymnastes qui, après des luttes innombrables, sont désormais exemptés par leur âge d'en soutenir de nouvelles, s'asseoir en dehors du terrain, mais tout contre, presque sur le sable même, et de là, regardant ceux qui sont dans la palestre, et qui luttent, leur crier qu'il faut saisir la main de l'adversaire, le tirer par la jambe, s'emparer de lui par derrière? Par ces conseils, et bien d'autres du même genre : fais comme ceci, comme cela, et tu renverseras facilement ton antagoniste, ils rendent les plus grands services à leurs élèves. Et vous aussi, considérez votre gymnaste , le bienheureux Paul , qui après avoir mérité mille et mille couronnes, est assis maintenant hors de l'arène de la vie présente, et nous crie à nous autres lutteurs, par la voix de ses Epîtres, quand il nous aperçoit maîtrisés par la colère, par l'esprit de rancune, subjugués par la passion : Si ton ennemi a faim, donne-lui à manger. (Rom. XII, 20.) Et comme le maître des athlètes leur dit En faisant ceci, en faisant ctta, tu triompheras de ton adversaire; de même saint Paul ajoute : Car en agissant de la. sorte, tu amasseras des charbons ardents sur sa tête. (Ibid. 20.) Mais tandis que je viens de lire ce texte, il est survenu dans mon esprit une question qui semble se présenter d'elle-même et fournir à beaucoup de personnes un sujet de reproche contre saint Paul: je veux aujourd'hui exposer ce point devant vous. Quelle est donc cette pensée que recèle l'esprit de ces gens qui ne veulent pas examiner tout avec soin ? Saint Paul, disent-ils, en nous interdisant la colère, et en nous conjurant d'être doux et modérés envers le prochain, ne fait que nous aigrir davantage, et nous pousser au ressentiment. Car si cette parole . Si ton ennemi a faim, donne-lui à manger; s'il a soif, donne-lui à boire, est un beau précepte, plein de sages. e, et utile à celui qui l'accomplit ainsi qu'à celui qui en est l'objet; les paroles qui viennent ensuite nous jettent dans une grande indécision, et paraissent ne pas s'accorder avec la pensée qui a dicté les précédentes. Et quelles sont ces paroles ? C'est lorsqu'il dit : En agissant de la. sorte, tu amasseras des charbons ardents sur sa tête. En effet, par un tel langage, il a fait tort à la fois à l'auteur de l'action et à celui qui en est l'objet. A ce dernier, il embrase la tête en y plaçant des charbons ardents. Et le bien qui résulte pour lui d'être nourri et abreuvé, est-il comparable au mal que lui font ces charbons entassés? Ainsi, continue-t-on à dire, l'Apôtre fait tort à celui qui reçoit le bienfait, en lui faisant subir un châtiment plus grand que son premier malheur. Et quant au bienfaiteur, l'Apôtre le blesse aussi dans ses intérêts d'une autre manière. En effet, quel profit cet homme peut-il retirer de sa bienfaisance à l'égard de ses ennemis, s'il agit ainsi par espoir de vengeance? Car un homme qui donne à manger et à boire à son ennemi, afin d'amasser sur la tête de cet ennemi des charbons ardents, n'est pas un (121) homme charitable et bon, mais cruel et barbare, puisqu'au moyen d'un faible bienfait, il lui attire un châtiment inexprimable. Que pourrait-on voir de plus dur qu'un homme qui en nourrit un autre pour amasser des charbons ardents sur la tête de celui à qui il donne de quoi manger? Voilà l'objection telle qu'on la fait : il reste maintenant à en produire la réfutation, afin que l'on voie clairement toute la sagesse du législateur ressortir des raisons mêmes qui paraissent mettre en défaut les paroles de la loi. Cette réfutation, quelle est-elle ?
Ce grand homme, ce généreux apôtre savait bien que c'est chose pénible et difficile que de se réconcilier promptement avec un ennemi, et que la difficulté, la lourdeur de cette tâche tient moins à sa nature propre qu'à notre paresse; aussi , nous a-t-il commandé non-seulement de nous réconcilier avec notre ennemi, mais encore de lui donner à manger, ce qui nous est bien plus à charge que le premier point. Car, s'il est des personnes que la seule vue de ceux qui leur ont nui exaspère, comment se résoudront-elles à les nourrir quand ils ont faim? Que dis-je? la seule vue! Rien qu'à leur souvenir renouvelé devant nous, à leur nom prononcé, la plaie de notre âme se rouvre et son irritation augmente. Saint Paul savait tout cela; et, comme il voulait rendre facile et aisée cette tâche rude et épineuse, comme il voulait persuader à l'homme qui ne peut pas même soutenir la vue de son ennemi d'en venir jusqu'à lui faire du bien, il a parlé de ces charbons ardents, afin que cet homme, excité par l'espérance d'être vengé, coure faire du bien à celui dont il avait à se plaindre. De même qu'un pêcheur enveloppe de toutes parts l'hameçon dans l'amorce pour le présenter aux poissons, de sorte que ceux-ci, accourant vers leur nourriture habituelle, soient pris grâce à ce moyen et facilement saisis; ainsi l'apôtre saint Paul, voulant amener l'offensé à faire du bien à l'auteur de l'offense, ne présente pas à celui-là l'hameçon de la sagesse tout à nu; mais il se sert de ces charbons ardents comme d'un appât pour le recouvrir, et c'est par l'espoir d'un châtiment qu'il convie celui qui a reçu l'injure à devenir le bienfaiteur de celui qui l'a faite; nuis, quand il y est arrivé, il le retient désormais et ne lui permet pas de s'échapper, la nature même de son action l'attachant à son ennemi. C'est presque comme si l'Apôtre disait Tu ne veux pas nourrir par vertu celui qui t':: fait du tort; nourris-le donc par espoir d'être vengé. Car saint Paul savait qu'une fois que, cet homme aura goûté à la bienfaisance envers son ennemi, elle deviendra désormais pour le bienfaiteur l'origine et le chemin de la réconciliation. Il n'est personne, en effet, non, personne, je le répète, qui consente à avoir éternellement pour ennemi celui dont il a satisfait la faim et la soif, et cela bien qu'il ait commencé par agir ainsi dans l'espoir d'en être vengé; car le temps, dans son cours, relâche l'intensité de la colère même. Et, comme le pêcheur n'attirerait pas le poisson s'il lui présentait à découvert l'instrument meurtrier, tandis que l'hameçon, étant enveloppé, pénètre inaperçu dans la bouche de l'animal qui s'avance; de même, si l'Apôtre n'eût point fait apparaître à l'offensé l'expectative d'une punition de l'offense, il ne lui aurait point persuadé d'entreprendre de faire du bien à celui d'où lui venait l'injure. Voilà donc des hommes qui fuient la présence d'ennemis qu'ils ne peuvent souffrir, d'ennemis dont la seule vue leur inspire du dégoût! Saint Paul veut persuader à ces hommes de combler ces ennemis des plus grands bienfaits. Dans ce but, il leur parle de ces charbons ardents, non pas dans l'intention de faire retomber sur ces mêmes ennemis un châtiment sans ressource, mais afin qu'après avoir persuadé aux offensés de faire du bien à leurs ennemis dans l'attente d'une punition pour ceux-ci, il persuade aux premiers, avec le temps, de déposer tout ressentiment à l'égard de ces mêmes ennemis.
6. Voilà comme l'Apôtre a su apaiser la victime de l'offense. Maintenant, examinez comment il sait encore rapprocher de la personne lésée l'auteur de l'injustice. C'est d'abord par le procédé de la bienfaisance; car il n'est point d'homme assez dépravé ni insensible pour ne pas être disposé à devenir le serviteur et l'ami de celui qui lui a donné de quoi boire et de quoi manger. En second lieu, c'est par la crainte de la vengeance; en effet, si l'Apôtre semble s'adresser au bienfaiteur en disant : En agissant de la sorte, tu amasseras des charbons ardents sur sa tête; c'est surtout à l'auteur de l'injure qu'il s'en prend; il veut, par cette crainte, l'empêcher de persister dans son inimitié; en lui faisant comprendre que cette pourriture, cette boisson qu'il a reçus lui (123) porteront le plus grand préjudice s'il persévère dans sa haine, il veut qu'il renonce à ce ressentiment, car ce sera le moyen pour lui d'éteindre ces charbons ardents. Ainsi, l'expectative du châtiment qui doit punir l'un et venger l'autre entraîne l'offensé à faire du bien à son agresseur, et en même temps elle effraye ce dernier, le met sur ses gardes et le pousse à la réconciliation avec celui dont il a reçu nourriture et boisson. L'Apôtre a donc trouvé un double lien pour les rapprocher : celui de la bienfaisance et celui de la vengeance. C'est que le point difficile est de commencer; c'est de trouver une introduction à la réconciliation : la voie une fois ouverte, n'importe de quelle manière, tout ce qui suivra sera facile et aisé. Bien que celui qui a souffert l'injure nourrisse d'abord son ennemi dans l'espoir que ce dernier sera puni, comme cet acte même de le nourrir fera du bienfaiteur un ami, celui-ci deviendra capable de rejeter le désir de se voir vengé; car, d'ennemi étant devenu ami, ce ne pourrait plus être dans la même attente qu'il nourrirait désormais celui qui s'est réconcilié avec lui. Et d'autre part l'agresseur, voyant sa victime se résoudre à lui donner à boire et à manger, est à la fois touché par ce fait même et effrayé du châtiment qui lui est réservé : il renonce donc à toute haine, fût-il mille et mille fois de fer, de roc, et dépourvu d'entrailles; car il est confondu de voir la bonté de celui qui lui donne la nourriture, et il redoute la punition qui lui reviendra si, après avoir été nourri par lui, il continue à le haïr.
C'est pourquoi saint Paul ne s'en tient pas encore là dans son exhortation; mais qu'après avoir éteint le ressentiment de l'un et de l'autre, il rectifie leur intention, en disant: Ne vous laissez point vaincre par le mal. (Rom. XII, 9-1.) Car si tu continues, veut-il dire, à garder rancune et à te venger, tu as l'air de vaincre ton ennemi, mais en réalité tu es vaincu par le mal, c'est-à-dire par le ressentiment; ainsi donc, si tu veux être vainqueur, réconcilie-toi, et ne recommence pas les attaques. Car la victoire éclatante consiste à vaincre le mal par le bien, c'est-à-dire par le support du mal, rejetant la colère et le ressentiment. Mais l'homme offensé n'aurait pu, dans son effervescence, supporter tout d'abord de telles paroles. Aussi n'est-ce qu'après avoir donné satisfaction à cette fougue que saint Paul amène cet homme jusqu'au motif le plus parfait de la réconciliation : il ne permet pas qu'il demeure dans ce coupable espoir de se voir vengé. Voyez-vous bien maintenant la sagesse du législateur? Et pour vous montrer qu'il a formulé cette loi à cause de la faiblesse des gens qui sans cela n'auraient pas eu le courage de se rapprocher, écoutez comment Jésus-Christ, en donnant le même précepte, s'est gardé d'y attacher la même récompense. Après avoir dit : Aimez vos ennemis, faites dit bien à ceux qui vous haïssent (Matth. V, 44), ce que l'on fait lorsqu'on leur donne à manger et à boire, il n'a pas ajouté car en agissant de la sorte vous amasserez des charbons ardents sur leur tête; qu'a-t-il ajouté? Afin que vous deveniez semblables à votre Père qui est dans cieux. Cela devait être : car il s'entretenait alors avec Jacques et Jean, et le reste du collège apostolique, et c'est pourquoi il leur propose cette récompense. Que si vous dites que le précepte est pénible, même à ces conditions, d'abord vous ne faites que mieux justifier le langage de saint Paul; et puis, vous vous enlevez à vous-même toute excuse. Comment cela? C'est que le commandement que vous trouvez pénible, je vais vous le montrer observé dans l'Ancien Testament, alors qu'une sagesse aussi grande n'était pas encore dévoilée. Car saint Paul n'a pas énoncé cette loi dans des termes à lui, mais il a employé les propres expressions dont s'était servi celui qui l'avait autrefois formulée; et c'est pour ne laisser aucune excuse à ceux qui ne l'observent pas.
En effet, cette parole: Si ton ennemi a faim, donne-lui à manger; s'il a soif, donne-lui à boire, n'est pas primitivement de saint Paul, mais de Salomon. (Prov. XXV, 21, 22.) Il a donc employé les mêmes termes, pour persuader à son auditeur que c'est le comble de la honte de regarder comme pénible et à charge, aujourd'hui qu'elle est élevée à un tel degré de sagesse, une loi ancienne et souvent pratiquée par les hommes d'autrefois. Et qui, direz-vous, l'a pratiquée parmi les anciens? Entre beaucoup d'autres, David surtout, avec une plus grande supériorité. Il ne s'est pas contenté de donner à manger et à boire a son ennemi, mais à diverses reprises, quand cet ennemi était en péril, David l'a arraché à la mort; il était maître de l'égorger, et il s'en est abstenu, une première fois, une seconde, et plus tard encore. Depuis qu'il avait comblé Saül de bienfaits, remporté de si éclatantes victoires et sauvé le peuple en tuant Goliath, Saül le haïssait tant, il avait pour (124) lui une telle aversion, qu'il ne souffrait même pas qu'on le nommât en sa présence, et qu'il l'appelait par le nom de son père. Car un certain jour de fête, Saül ayant machiné une ruse contre David , lui ayant dressé de cruelles embûches, et ne le voyant pas arriver : Où est, dit-il, le fils de Jessé ? (I Rois, XX, 27.) Il l'appelait par le nom de son père, d'une part à cause de cette haine qui lui rendait le nom de David insupportable, et aussi parce qu'il croyait que la basse naissance de ce père ternissait la gloire de ce juste.; pensée misérable, insensée, car avant tout, eût-il eu quelque chose à reprocher à Jessé, cela ne faisait aucun tort à David. Car chacun est responsable de ses propres actions, et c'est par là que chacun de nous mérite les éloges ou le blâme. Mais, n'ayant rien à lui reprocher de mal, il mettait en avant la bassesse de son extraction, se figurant qu'il obscurcirait ainsi l'éclat de sa gloire, et cela même était de la dernière folie. Quel sujet de blâme en effet, d'être né de parents obscurs et infimes ? Mais Saül ne savait pas voir les choses avec cette sagesse. Il appelait donc David fils de Jessé; mais David, quand il trouva Saül endormi dans la caverne, ne l'appela pas fils de Cis; il lui donna son nom d'honneur : Que je ne porte point ma main, dit-il, sur l'oint du Seigneur! (I Rois, XXVI,11. ) Tant David était pur de toute colère et de tout ressentiment ! il appelle l'oint du Seigneur celui qui lui a fait tant de mal, celui qui a soif de son sang, celui qui après mille bienfaits reçus de lui, a tenté plusieurs fois de le faire périr. C'est qu'il ne considérait pas quel châtiment Saül méritait; mais bien ce qu'il était convenable à lui, David, et de faire et de dire; or c'est là la dernière limite de la sagesse. Quelle est cette conduite? tu tiens ton ennemi comme emprisonné, il est attaché par une double chaîne, par une triple chaîne, l'exiguïté de l'endroit, l'absence de tout secours, la captivité du sommeil, et tu ne lui fais pas subir ta justice, ta vengeance? Non, répond-il; car je n'examine pas en ce moment de quelle peine il est digne, j'examine ce qu'il m'est séant de faire. David ne regarda pas à la facilité du meurtre, mais il eut en vue l'exact accomplissement d'un devoir dicté par la sagesse. Et pourtant, de toutes les circonstances où il se trouvait, quelle est celle qui n'était de nature à le déterminer à tuer Saül ? Son ennemi ne lui était-il pas livré tout enchaîné? Or vous savez fort bien que nous nous jetons plus volontiers dans les entreprises pleines de facilité, et que l'espoir du succès fait naître en nous un plus grand désir d'agir : c'était le cas où se trouvait David.
N'était-il pas en outre conseillé, excité par le chef de l'armée ? N'avait-il pas le souvenir de ce qui s'était passé ? Eh bien ! rien de tout cela ne le poussa au meurtre, et la facilité même de cette immolation l'en détourna : il réfléchit que Dieu le lui avait livré précisément pour lui fournir un plus grand sujet, un plus grand motif de sagesse. Peut-être vous étonnez-vous qu'il ne se soit souvenu d'aucun de ses maux passés ; quant à moi, je l'admire pour quelque chose de bien plus grand : et quelle est cette autre raison ? C'est que même la crainte de l'avenir ne l'ait pas poussé non plus à s'emparer de son ennemi. Car il savait parfaitement que Saül, une fois échappé de ses mains, recommencerait à se tourner contre lui; mais il aima mieux courir lui-même des dangers après avoir laissé échapper celui dont il avait à se plaindre , que pourvoir a sa propre sûreté en s'emparant de cet adversaire. Que pourrait-on trouver d'égal à cette âme grande et généreuse qui , sous une loi qui ordonnait de crever oeil pour oeil, d'arracher dent pour dent, de se venger enfin en rendant la pareille (Douter. XIX, 21), non-seulement n'a point agi ainsi, mais encore a fait preuve d'une sagesse bien supérieure ? Pourtant, s'il eût alors tué Saül, il eût, même dans ce cas, conservé sans tache sa réputation de sagesse, non-seulement pour s'être vengé sans avoir été le premier et injuste aggresseur, mais aussi pour avoir surpassé par sa grande modération le précepte : Oeil pour oeil. Car ce n'est pas pour un seul meurtre qu'il en eût accompli un; Saül ayant essayé de le tuer, non pas une fois, ni deux, mais à plusieurs reprises, t'eût été pour ces différentes morts que David lui en aurait donné une seule; mais en outre, l'appréhension où il était de l'avenir pouvait lui faire prendre le parti de la vengeance; et cette considération, jointe aux précédentes, lui assure dans toute sa plénitude la couronne de la patience des injures. Car si , irrité contre Saül de ce qui avait eu lieu, il se fût vengé de lui, il n'aurait pas droit aux éloges dus à cette patience ; si au contraire, ayant mis en oubli tous les faits passés, faits nombreux et graves, mais en même temps craignant pour l'avenir et (125) pourvoyant à sa propre sûreté, il eût jugé que cela le forçait à prendre le parti de la vengeance; dans ce cas personne ne lui refuserait les couronnes de la modération.
7. Eh bien! David n'a pas même fait ainsi il a trouvé une sorte de sagesse nouvelle et extraordinaire, et ni le souvenir du passé, ni la crainte de l'avenir, ni les sollicitations du chef de l'armée, ni la solitude du lieu, ni la facilité du meurtre, rien en un mot ne put le déterminer à tuer Saül ; il épargna cet ennemi, ce persécuteur, comme il eût fait d'un bienfaiteur qui lui eût rendu de grands services. Quelle excuse aurons-nous donc , nous qui nous souvenons des offenses passées, qui nous vengeons de ceux qui nous ont contristés, lorsque ce grand personnage qui, sans avoir fait de mal, avait eu tant à souffrir, et qui s'attendait que des maux plus nombreux encore et plus cruels lui reviendraient du salut de son ennemi, nous donne l'exemple d'un ménagement tel, qu'il préfère courir lui-même des dangers, et vivre dans la crainte et l'anxiété plutôt que d'immoler, comme il en avait le droit, l'homme qui doit lui créer mille et mille tourments ?
Il nous a donc prouvé sa sagesse, non-seulement en ne tuant pas Saül , quand la nécessité était si pressante, mais encore en ne proférant contre lui aucune parole d'outrage, et cela, quand celui qui aurait été insulté ne devait point l'entendre. Et à nous, il nous arrive souvent de dire du mal même de nos amis lorsqu'ils ne sont pas là; David , lui, n'a pas mal parlé, même de son ennemi, d'un ennemi qui l'avait tant persécuté. Voilà donc ce qui nous fait voir sa sagesse; et quant à sa miséricorde, à sa bonté sous tous les rapports, elle éclate dans ce qu'il fit ensuite. Il coupa la frange du manteau de Saül, emporta son urne d'eau, et s'en alla au loin; puis, s'arrêtant, il cria (I Rois, XXIV, 5, et XXVI, 13 et suiv.), et montra ces objets à celui qu'il venait de laisser sain et sauf; ce qu'il ne fit pas par ostentation et par orgueil, mais dans l'intention de le persuader par ses actes, qu'il était mal fondé et qu'il perdait sa peine à le suspecter comme un ennemi; il s'efforçait par là de le ramener à son amitié. Mais n'ayant pas réussi, même par cette conduite, à persuader Saül, et, quoique pouvant se défaire de lui, il préféra s'exiler de son pays et aller vivre à l'étranger, éprouvant des peines journalières pour se procurer la nourriture nécessaire, plutôt que de continuer à mener dans son pays une vie qui aurait fait le tourment de son insidieux persécuteur. Quoi de plus doux que cette âme ? Il avait réellement bien raison de dire : Seigneur, souviens-toi de David et de toute sa mansuétude. (Psaume CXXXI, 1.) Imitons-le donc, nous aussi ; ne disons aucun mal de nos ennemis, ne leur en faisons aucun; faisons-leur même du bien dans la mesure de nos forces, car ce sera nous en faire encore plus qu'à eux-mêmes. Car, dit l'Ecriture, si vous pardonnez à vos ennemis, il vous sera pardonné. (Matth. VI,14.) Pardonnez les fautes aux serviteurs, afin d'obtenir, pour vos fautes, l'indulgence du Maître; si les fautes commises envers vous sont grandes, eh bien ! plus elles le sont, plus sera grande aussi, si vous les pardonnez, l'indulgence que vous obtiendrez vous-mêmes. Car c'est pour cela que nous avons été instruits à dire: Pardonnez-nous, comme nous pardonnons (Ibid. 12) ; c'est afin que nous sachions que la mesure du pardon vient en premier lieu de nous-mêmes. De sorte que, plus les maux qu'un ennemi nous fait sont cruels, plus il nous fait de bien. Efforçons-nous donc et hâtons-nous de nous réconcilier avec ceux qui nous ont persécutés , que leur ressentiment soit juste ou injuste. Car en vous réconciliant ici-bas, vous vous exemptez du jugement d'en-haut; si, au contraire, pendant que votre inimitié subsiste encore, la mort survenant surprend cette haine et l'emporte, il est nécessaire qu'ensuite le compte en soit rendu là-haut. Ainsi, suivons l'exemple d'une foule de gens qui, ayant des contestations entre eux, s'affranchissent de bien des frais, des craintes et des dangers, en s'arrangeant à l'amiable, sans comparaître au tribunal, parce que leur affaire se termine à la satisfaction des deux parties; lorsqu'au contraire, ils s'adressent au juge, chacun de leur côté, il en résulte de l'argent dépensé, souvent des vengeances, et il reste entre eux une haine indestructible. De même, parmi nous, si nous terminons nos différends pendant cette vie, nous nous délivrons de tout châtiment ; mais si, toujours ennemis, nous paraissons devant le redoutable tribunal, la plus rigoureuse condamnation nous sera certainement infligée par la sentence du divin Juge : les deux parties subiront un châtiment inévitable; celle dont le ressentiment est injuste sera punie pour cette injustice même, et celle dont le (126) ressentiment est fondé, sera punie pour s'être souvenue du mal, quelque réel qu'il fût. Quand même, en effet, nous aurions souffert quelque mal injustement, nous devons le pardonner à ceux qui l'ont commis. Voyez comme Notre-Seigneur exhorte et presse ceux qui ont fait quelque tort et quelque injustice, pour qu'ils se réconcilient avec ceux qu'ils ont offensés. Si tu apportes, dit-il, ton présent devant l'autel , et que là, tu te rappelles que ton frère a quelque chose contre toi, va d'abord te réconcilier avec ton frère. (Matth. V, 23, 24.) Il n'a pas dit: Dispose ton sacrifice et offre-le; mais : Va te réconcilier, et après cela, offre-le. Laisse d'abord là le sacrifice, afin que la nécessité de l'offrir contraigne bon gré mal gré celui qui a contre toi un juste ressentiment, à venir se réconcilier. Voyez ensuite comment il nous exhorte à aller trouver celui qui nous a irrité : Remettez, dit-il, les dettes à vos débiteurs, afin que votre Père vous remette aussi vos fautes. (Marc, XI, 25.)
Car ce n'est pas une petite récompense qu'il nous a proposée : elle surpasse de beaucoup la grandeur de la bonne action. Pensons donc à tout cela, réfléchissons à la rémunération qui y est attachée, au peu de peine et d'efforts qu'il en coûte pour effacer nos fautes, et pardonnons à ceux qui ont eu des torts envers nous. Car ce que d'autres obtiennent à peine par les jeûnes, les gémissements, les prières, le sac et la cendre, et des confusions multipliées, je veux dire de faire effacer leurs péchés, il nous est donné d'y parvenir aisément sans sac , ni cendre , et sans jeûne, si seulement nous effaçons de notre coeur le ressentiment et si nous pardonnons avec sincérité à ceux qui nous ont offensés. Que le Dieu de paix et d'amour, bannissant de notre âme toute colère, toute amertume et toute irritation , daigne nous accorder d'être intimement unis ensemble comme les membres d'un même corps, afin de pouvoir, tous dans un même esprit comme d'une seule bouche et d'une seule âme, faire monter continuellement vers lui les hymnes d'actions de grâces qui lui sont dues, car c'est à lui qu'appartiennent la gloire et la puissance, dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
Traduit par M. MALVOISIN
HOMÉLIES SUR PRISCILLE ET AQUILA (Rom. XVI, 3.)
PREMIÈRE HOMÉLIE.
AVERTISSEMENT.
Nous n'avons pu découvrir, dans ces deux homélies, presque rien qui nous indique à quelle époques elles ont été prononcées. La seule chose que nous puissions dire, en nous appuyant sur une conjecture assez probable, c'est qu'il est vraisemblable qu'elles l'ont été à Antioche. En effet, de ce que l'orateur dit en quelques passages sur les prêtres de la ville où il était, on peut arguer, ce semble, qu'il n'était encore que simple prêtre; mais l'endroit le plus significatif, c'est an paragraphe cinq de la seconde homélie, quand il réprimande ses auditeurs, les uns pour les injures et les paroles outrageantes qu'ils proféraient contre les prêtres, et les autres pour entendre ces mauvais propos sans les réprimer; il leur dit alors : Quoi de plus heureux qu'eux et quoi de plis infortuné que nous? puisqu'ils ont donné leur sang, leur vie, pour ceux qui les ont instruits, et que souvent nous n'osons pas même proférer le moindre mot en faveur de nos pères communs, uper ton koinon pateron, mais que lorsque nous les entendons outrager et lâchement insulter tant par nos proches que par les étrangers, nous ne fermons pas la bouche à ceux qui parlent ainsi, nous ne nous opposons pas, nous ne les reprenons point. Il ne semble assurément pas que ce soient là les paroles de Chrysostome, déjà évêque de Constantinople ; car s'il eût déjà été évêque, il n'aurait pas appelé pères communs, ces prêtres qu'on insultait; il est plus vraisemblable que, voyant accabler d'injures les prêtres de l'Eglise d'Antioche, plus vieux que lui, il les considère comme ses pères, et leur en donne le nom. En outre Chrysostome, dans ces deux homélies, s'attache à démontrer, comme dans beaucoup d'autres discours, que les titres des livres, les noms propres, les salutations, et , jusqu'aux moindres particules de l'Ecriture sainte, ne sont pas superflues, et doivent être examinées à fond ; or, lorsqu'au début ale la seconde homélie il fait mention de ces titres et de ces noms propres en disant : Ara emathete kai onomata kai philas periergaxesthai prosreseis ; N'avez-vous pas appris à scruter les titres, les noms propres, et les simples formules de salutation? Il semble bien faire allusion à huit homélies qu'il avait prononcées à Antioche, quatre sur le titre des Actes des Apôtres et sur d'autres de l'Ecriture sainte, et quatre sur les noms propres et leurs changements. C'est donc encore une raison de croire que les deux homélies suivantes ont été prononcées dans cette même ville ; car il est bien clair qu'il s'adresse au même peuple qui avait entendu les homélies que Chrysostome rappelle.
ANALYSE.
1° Il n'y a rien de superflu dans l'Ecriture sainte. D'où sont nées les hérésies. 2° Ce qu'il faut considérer dans la salutation en question. Paul salue des ouvriers et des pauvres. Ce qui fait la noblesse. Il ne faut pas blâmer le mariage. Ce ne sont pas seulement les paroles des saints qui sont instructives, mais encore leur vie. — 3° Péroraison du discours et exhortation morale au travail des mains. Nous ne devoirs pas avoir honte du travail et de la condition d'artisan,
1. Il en est, je pense, plusieurs parmi vous qui s'étonnent du passage de l'Apôtre qu'on vient de vous lire, ou plutôt, qui considèrent cette partie de son épître comme accessoire et superflue , parce qu'elle ne contient qu'une succession continuelle de salutations. Aussi , quoique j'eusse aujourd'hui jeté mes vues d'un autre côté, je renonce à ce premier sujet, et je me dispose à aborder celui-ci, pour vous apprendre que dans les saintes Ecritures rien n'est superflu, rien n'est accessoire, fût-ce un seul iota, un seul accent, et qu'une simple (128) salutation nous ouvre souvent un océan de pensées. Et que dis-je, une simple salutation? Souvent l'addition d'une seule lettre de l'alphabet apporte avec soi tout un ensemble de pensées fécondes. C'est ce qu'on peut voir à propos de l'appellation d'Abraham. Celui qui reçoit une lettre de soir ami ne se contente pas de lire le corps même de cette lettre, il lit aussi la salutation qui est au bas, et c'est par là surtout qu'il juge de la disposition de celui qui a écrit. Et quand c'est Paul qui écrit, ou plutôt, non pas Paul, mais la grâce de l'Esprit-Saint qui adresse une- lettre à une ville entière, à un peuple si nombreux, et par eux à tout l'univers, n'est-il pas déplacé de croire qu'il y ait dans le contenu quelque chose d'inutile, et de passer légèrement à côté, sans réfléchir que c'est là ce quia tout bouleversé? Oui, ce qui nous a plongés dans cet abîme de tiédeur, c'est de ne pas lire les Ecritures dans leur entier, c'est de faire un choix de ce qui nous paraît le plus clair, sans tenir le moindre compte du reste. C'est ce qui a même introduit les hérésies que de ne pas vouloir étudier tout l'ensemble et de croire qu'il y avait du superflu, de l'accessoire. Aussi, tandis qu'en tout le reste nous avons poursuivi, non-seulement le superflu, mais encore l'inutile et le nuisible, l'étude des Ecritures est restée négligée et méprisée. Ceux qui ont la frénésie d'assister aux courses de chevaux, savent bien vous dire avec la dernière exactitude le nom de chaque cheval, à quelle troupe il appartient, quelle est sa race, son âge, et sa force comme coureur; ils vous diront lequel, attelé avec quel autre, enlèvera la victoire; quelle bête enfin, partie de quelle barrière, et avec quel écuyer, aura le pas sur son concurrent, et obtiendra le prix de la course. Les gens qui ont fait de la danse l'objet de leur étude, nous offrent l'exemple d'une folie non moins grande, plus forte même encore, à l'égard de ceux qui exposent leur honte sur les théâtres, je veux dire les mimes et les danseuses: ils vous débitent leur famille, leur patrie, leur éducation, et tout le reste. Et nous, quand on nous demande combien il y a d'épîtres de saint Paul, et ce qu'elles sont, nous ne pouvons même pas en dire le nombre. Et s'il y a quelques personnes qui le sachent, on les embarrasse en leur demandant à quelles villes elles furent envoyées. Ainsi, un eunuque, un étranger, préoccupé d'une infinité d'affaires diverses, avait tant d'assiduité pour les livres, qu'il ne connaissait point de relâche, même en voyage, et qu'assis dans sa voiture il s'appliquait à une lecture fort attentive des divines Ecritures (Act. VIII, 27 et suiv.) ; et nous, qui n'avons pas la millième partie de ses occupations, nous sommes étrangers au nom même des épîtres, et cela, quand chaque dimanche nous nous rassemblons en ce lieu pour profiter de l'audition de la parole sainte. Eh bien ! donc, car je ne voudrais pas employer tout mon discours à vous faire des reproches, voyons donc un peu ensemble cette salutation qui a l'air inutile et gênante. Car si nous l'expliquons, et si nous faisons voir tout le profit qui en revient à ceux qui y font bien attention, alors le reproche n'en sera que plus grand contre ceux qui négligent de pareils trésors et qui rejettent loin d'eux les richesses spirituelles qui sont entre leurs mains. Quelle est clone cette salutation? Saluez, dit saint Paul, Priscille et Aquila, unes coopérateurs dans le Seigneur. (Rom. XVI, 3.) Ne trouvez-vous pas que voilà une bien insignifiante formule, et qui ne nous offre rien de grand, ni de noble ? Eh bien ! c'est pourtant à elle seule que nous consacrerons tout cet entretien, ou plutôt, nos efforts n'auront même pas assez d'aujourd'hui pour épuiser devant vous toutes les pensées renfermées dans ces quelques mots; nous serons forcés de réserver pour un autre jour le surplus des méditations que cette brève salutation fera surgir. Car pour aujourd'hui, je n'ai pas en vue de la considérer tout entière ; je n'en examinerai qu'une partie, le commencement, le début : Saluez Priscille et Aquila.
2. Et d'abord, on a lieu d'être frappé de la vertu de Paul, aux soins de qui l'univers entier avait été remis, et qui, ayant à s'inquiéter de la terre et de la mer, de toutes les villes que le soleil éclaire, des Grecs et des Barbares, enfin d'un si grand nombre de peuples, montrait tant de préoccupation pour un seul homme et une seule femme; puis, une autre chose encore est admirable, c'est ce qu'il fallait à son âme de vigilance et de sollicitude pour se souvenir non-seulement de tous en général , mais en particulier de chaque personne estimable et vertueuse. De nos jours, cela n'a rien d'étonnant de la part de ceux qui sont à la tête des Eglises, car les troubles d'alors sont apaisés, et les prélats ne sont plus chargés que du soin d'une seule ville; tandis que, dans ce temps-là, non-seulement la grandeur des dangers, mais (129) aussi les distances, les nombreuses préoccupations, le flux et reflux perpétuel des événements, l'impossibilité d'être toujours au milieu de tous, et bien d'autres inconvénients plus graves que ceux-là, étaient de nature à bannir de sa mémoire les gens même les plus recommandables. Mais non, il n'en perdit pas le souvenir. Et comment cela fut-il possible? C'est que Paul avait l'âme grande et une charité ardente et sincère. Il avait ces personnes-là tellement présentes à sa pensée, qu'il en faisait souvent mention même dans ses lettres. Mais voyons quel était le caractère, là condition de ces fidèles qui captivèrent Paul à ce point, et s'attirèrent son affection personnelle. C'étaient peut-être des consuls, des préteurs, des procurateurs, d'autres dignitaires illustres, ou de ces grands, de ces riches qui mènent la ville comme ils veulent? Non, rien de pareil, mais tout à fait le contraire : des pauvres, des indigents vivant du travail de leurs mains. Car leur état, dit l'Ecriture, était de fabriquer des tentes; et Paul n'avait point honte et ne regardait nullement comme un opprobre pour la ville royale par excellence et pour ce peuple orgueilleux, de lui recommander de saluer ces artisans ; il ne croyait pas faire injure aux Romains par l'amitié qu'il portait à ces mêmes artisans : tant il avait appris alors la véritable sagesse à tous les fidèles. Et nous, quand nous avons dans notre famille des gens un peu plus pauvres que nous, souvent nous les excluons de notre familiarité ; nous nous croirions déshonorés, si l'on venait à découvrir qu'ils tiennent à nous par quelque parenté. Ce n'était pas ainsi que se comportait Paul : loin de là, il en tire gloire, et il proclame non-seulement devant son époque, mais pour tous les âges à venir, que ces faiseurs de tentes occupaient un des premiers rangs dans son amitié. Et qu'on ne vienne pas me dire : Qu'y a-t-il donc de grand et d'admirable, qu'ayant lui-même cet état, il n'ait point rougi de ceux de son métier? Comment? C'est précisément là ce qu'il y a de plus grand, ce qu'il y a d'admirable ! Lorsqu'on peut citer des ancêtres illustres , on rougit moins de ceux dont la position est infime comparée à la nôtre, que lorsque , d'une condition jadis aussi humble que la leur, on s'est ensuite élevé tout d'un coup à un certain éclat, à un poste en vue. Or personne alors n'était plus illustre, ni plus en évidence que Paul, il était plus célèbre que les rois mêmes; cela est reconnu de tout le monde. En effet , l'homme qui commandait aux malins esprits, qui ressuscitait les morts, qui pouvait d'une seule injonction rendre les gens aveugles et guérir ceux qui l'étaient, l'homme dont les vêtements et l'ombre elle-même dissipaient toute espèce de maladie , était bien évidemment regardé non plus comme un homme , mais comme un ange descendu des cieux. Malgré cela, avec toute cette gloire dont il jouissait, cette admiration qui le suivait en tous lieux, tous les regards se fixant sur lui n'importe où il se montrait, il ne rougissait point d'un faiseur de tentes, et il ne pensait pas avilir la dignité des personnages si haut placés. Car dans l'Eglise de Rome il y avait naturellement bien des personnages illustres, qu'il chargeait ainsi de saluer ces pauvres gens. C'est qu'il savait, il savait parfaitement que la noblesse ne vient pas de l'éclat de la fortune, de l'abondance des richesses, mais de la bonne conduite ; de sorte que si l'on est dépourvu de cette dernière, et que l'on s'enorgueillisse de la gloire de ceux auxquels on doit le jour, on se pare seulement du vain nom de la noblesse, sans en avoir la réalité; disons mieux, il se trouve souvent que le nom même est dérobé, s'il prend idée à quelqu'un de remonter plus haut que ces nobles ancêtres. Tel en effet, illustre et en vue lui-même, peut encore nommer un père et un aïeul célèbres; mais en cherchant bien, vous lui trouverez souvent un bisaïeul obscur et sans nom; de même que si nous voulons scruter, en remontant par degrés, toute la généalogie de ceux que nous croyons de basse naissance , nous leur trouverons souvent pour aïeux éloignés des procurateurs, des préteurs, dont les descendants ont fini par devenir des éleveurs de chevaux, des engraisseurs de porcs. Rien de tout cela n'échappait à saint Paul : aussi faisait-il peu de cas de cette sorte d'avantages, mais il cherchait la noblesse de l'âme, et il apprit aux autres à admirer cette qualité. En attendant, nous tirons de là un fruit qui n'est pas médiocre , c'est de ne rougir d'aucun de ceux dont la condition est plus humble que la nôtre, de rechercher la vertu de l'âme, et de considérer comme superflues et inutiles toutes les circonstances qui nous sont extérieures.
3. Il y a encore un autre avantage non moins grand à en recueillir, et qui, mis à profit, exerce on ne peut plus d'influence sur la règle (130) de notre vie. Quel est-il? C'est de ne point accuser le mariage, c'est de ne pas regarder comme un empêchement et un obstacle au chemin qui mène à la vertu, d'avoir une femme, d'élever des enfants, d'être chef d'une famille, et d'exercer une profession manuelle. Voyez, dans l'exemple qui nous occupe, il y avait aussi un mari et une femme, ils étaient à la tête d'un atelier, ils travaillaient de leurs mains, et ils offraient le spectacle d'une vertu bien plus parfaite que ceux qui vivent dans des monastères. Et qu'est-ce qui nous le prouve? Le salut que Paul leur adresse; ou plutôt, non pas le salut seulement, mais ce qu'il atteste ensuite. Car après avoir dit : Saluez Priscille et Aquila, il ajouta aussi leur titre. Et quel titre? Il n'a pas dit ces riches, ces personnages illustres, de famille noble; qu'a-t-il dit? Mes coopérateurs dans le Seigneur. Or, il ne saurait y avoir rien d'égal à cela comme recommandation de vertu,; et ce n'est pas là le seul trait qui nous fasse voir leur vertu, c'est encore qu'il ait demeuré chez eux, non pas un jour, non pas deux ou trois, mais deux années entières. En effet, de même que les puissants de la terre ne choisissent jamais pour y descendre les maisons des gens obscurs et de basse condition, mais qu'ils recherchent les splendides demeures de quelques personnes marquantes, de sorte que la bassesse du rang de leurs hôtes ne porte pas atteinte à la grandeur de leur,dignité; ainsi faisaient les apôtres : ils ne descendaient pas chez les. premiers venus, et si les grands s'attachent à la splendeur de la résidence, les Apôtres demandaient la vertu de l'âme, ils recherchaient avec soin les fidèles qui leur étaient dévoués et ils venaient loger dans leur maison. En effet, il y avait un précepte du Christ qui l'ordonnait ainsi. Quand vous entrerez, dit-il, dans une ville ou dans une maison, demandez qui de ses habitants mérite de vous recevoir, et demeurez-y. (Luc, IX, 4.) Ainsi, Priscille et Aquila étaient dignes de Paul; et s'ils étaient dignes de Paul, ils étaient dignes des anges. Quant à moi, j'appellerais hardiment cette pauvre maisonnette une église, un ciel. Car où était Paul, là aussi était le Christ. Cherchez-vous, dit-il, une preuve du Christ qui parle en moi? (II Cor. XIII, 3.) Et là où était le Christ, là aussi les anges se portaient continuellement en foule.
Or ces fidèles qui, même auparavant, s'étaient Montrés dignes des attentions de saint Paul, songez ce qu'ils durent devenir, en habitant deux ans avec lui, à même d'observer sa tenue, sa démarche, son regard, sa mise, toutes ses actions, toutes ses habitudes. Car, dans les saints, ce ne sont pas seulement les. paroles, ni les enseignements et les exhortations, mais encore tout le reste de la conduite de la vie qui est capable de devenir pour les gens attentifs une école complète de sagesse. Figurez-vous ce que ce devait être de voir Paul prendre ses repas, adresser des reproches ou des exhortations, prier, verser des larmes, enfin dans toutes ses démarches. Si nous autres, qui ne possédons de lui que quatorze lettrés, nous les portons par tout l'univers, ceux qui possédaient la source de ces épîtres et là langue même de l'univers, la lumière des Eglises, le fondement de la foi, la colonne et la base de la vérité, quels ne seraient-ils pas devenus, dans le commerce d'un tel ange? Et si ses vêtements étaient redoutables aux malins esprits, et avaient une si grande vertu, avec quelle abondance sa société intime n'aurait-elle pas attiré la grâce du Saint-Esprit. Voir le lit où Paul reposait. la couverture qui l'enveloppait, les sandales où il mettait ses pieds, cela n'aurait-il pas suffi pour leur inspirer une componction continuelle? Car si les démons tressaillaient à la vue de ses vêtements, bien plus les fidèles qui vivaient avec lui devaient-ils se sentir contrits et humiliés à cet aspect. Mais, une chose qui vaut la peine d'être examinée, c'est le motif qui lui fit nommer, dans cette salutation, Priscille avant son mari. Il ne dit pas : Saluez Aquila et Priscille, mais, Priscille et Aquila. Ce qu'il n'a point fait au hasard, mais, je pense, parce qu'il lui savait plus de piété que son mari. Et ce que j'avance là, vous pouvez vous convaincre, par la lecture même des Actes, que ce n'est pas une simple conjecture. Apollo, homme éloquent et très-versé dans les saintes Ecritures, mais qui ne connaissait que le baptême de Jean, avait été recueilli par Priscille, qui l'avait initié à la voie de Dieu, et en avait fait un docteur accompli. (Act. XVIII, 24, 25.) Car les femmes du temps des apôtres ne s'inquiétaient pas comme celles d'aujourd'hui, d'avoir de belles toilettes, d'embellir leur visage avec du fard et des traits de couleur, elles ne tourmentaient pas leur mari pour lui faire acheter une robe plus chère que celle de leur, voisine et de leur égale, pour avoir des mulets blancs avec des freins saupoudrés d'or, un (131) cortége d'eunuques, un nombreux essaim de suivantes, et toutes les autres fantaisies les plus ridicules; elles avaient secoué tout cela, rejeté loin d'elles le luxe du monde, et ne cherchaient qu'une chose, d'avoir part à la société des Apôtres, et de conquérir avec eux un même butin spirituel. Aussi Priscille n'était pas la seule qui se comportât de la sorte; toutes les autres faisaient de même. Car saint Paul parle d'une certaine Persis, qui, dit-il, a beaucoup travaillé pour nous (Rom. XVI, 12), et il admire Marie et Tryphène pour les mêmes labeurs, c'est-à-dire, parce qu'elles travaillaient avec les Apôtres et s'étaient préparées aux mêmes luttes. Mais alors comment donc, écrivant à Timothée, lui dit-il : Quant à la femme, je ne la charge pas d'enseigner, ni d'exercer l'autorité sur son mari? (I Tim. II, 12.) C'est dans le cas où l'homme aussi est pieux, où il possède la même foi, où il en partage la même sagesse; mais lorsque le mari est hors de la foi, lorsqu'il vit dans l'erreur, saint Paul ne refuse pas à la femme cette autorité : ainsi, écrivant aux Corinthiens, il leur dit : Que la femme dont le mari est hors de la foi, ne se sépare pas de lui. Que sais-tu en effet, ô femme, si tu ne sauveras pas ton mari? (I Cor. VII, 13,16.) Or, comment la femme qui a la foi aurait-elle pu sauver son mari qui n'avait point la foi? Il est clair que c'est en le catéchisant, en l'instruisant, en l'amenant à la foi, exactement comme Priscille l'a fait pour Apollo. D'ailleurs, lorsqu'il dit : Je ne charge pas la femme d'enseigner, il parle de l'enseignement que l'on donne du haut de la chaire, du discours en public, de celui qui est dans les attributions du sacerdoce; mais il n'a pas interdit à la femme de donner en particulier des exhortations et des conseils. Car si cela eût été défendu, il n'aurait pas donné des éloges à celle qui le faisait.
4. Que les maris écoutent cela , que les femmes l'écoutent aussi : ces dernières, afin d'imiter une personne du même sexe et de la même nature qu'elles; les premiers, pour ne pas se montrer plus faibles qu'une femme. En effet, quelle excuse sera la nôtre, quel pardon mériterons-nous, lorsqu'ayant l'exemple de ces femmes qui ont fait preuve d'un si grand zèle et d'une si haute sagesse, nous restons perpétuellement enchaînés parles affaires du monde. Que tous l'entendent, dignitaires et subordonnés, prêtres et laïques, afin que les uns., ait lieu d'admirer les riches et d'être à la piste des familles illustres, recherchent la vertu jointe à la pauvreté, qu'ils ne rougissent point de leurs frères plus dénués qu'eux, qu'ils ne délaissent pas là le faiseur de tentes, le corroyeur, le marchand d'étoffes de pourpre, le forgeron, pour aller faire leur cour aux potentats; afin aussi que les subordonnés ne s'imaginent point que rien les empêche de recevoir chez eux les saints, mais que, songeant à la veuve qui reçut Elie lorsqu'elle n'avait qu'une poignée de farine (III Rois, XVII, 10 et suiv.), et à ceux-ci, qui donnèrent deux ans l'hospitalité à saint Paul, ils ouvrent leurs maisons à ceux qui ont besoin, et que tout ce qu'ils possèdent, ils le mettent en commun avec leurs hôtes. N'allez pas me dire, en effet , que vous n'avez pas de domestiques pour vous servir. Quand vous en auriez dix mille, Dieu vous ordonne de cueillir vous-même le fruit de l'hospitalité. C'est pourquoi saint Paul s'adressant à la femme veuve, et lui commandant d'exercer l'hospitalité, lui ordonnait de le faire non par d'autres, mais par elle-même. Car après avoir dit : Si elle a exercé l'hospitalité, il ajouta : Si elle a lavé les pieds des saints. (I Tim. V, 10.) Il n'a pas dit : si elle a dépensé de l'argent, ni : si elle a ordonné à ses domestiques de rendre aux saints ce service, mais : si elle l'a accompli elle-même. C'est pour cela aussi qu'Abraham, qui avait trois cent dix-huit serviteurs, courait lui-même au troupeau, portait le veau, et faisait tous les autres offices , associant sa femme aux fruits de cette hospitalité. C'est encore pour cela que Notre-Seigneur Jésus-Christ vient au monde dans une étable; qu'une fois né, il est élevé dans sa famille, et que, devenu grand, il n'avait pas où reposer sa tête, pour vous enseigner de toutes les manières à ne pas soupirer après les splendeurs de cette vie, à aimer en tout la simplicité, à rechercher la pauvreté, à fuir le luxe, et à vous orner intérieurement. Car, dit l'Ecriture, la gloire de la fille d'un roi est tout intérieure. (Ps. XLIV, 14.) Si vous avez l'intention de l'hospitalité, vous en avez le trésor tout entier, quand vous ne posséderiez qu'une obole; mais si vous avez dans le coeur de l'aversion pour l'humanité et pour vos hôtes, nageriez-vous dans l'abondance de toutes choses, vos hôtes sont à l'étroit dans votre maison. Priscille ne possédait pas de lits à garnitures d'argent, mais elle possédait une grande chasteté; point de couverture de parade, mais une intention de bonté et (132) d'hospitalité; point de balustres brillants, mais une éclatante beauté d'âme ; son logis n'offrait ni murs revêtus de marbre, ni dalles émaillées de marqueterie, mais elle était elle-même un temple du Saint-Esprit. Voilà ce que loua Paul, voilà ce dont il fut épris; c'est pour cela qu'il resta deux ans sans quitter cette maison; c'est pour cela qu'il se souvient toujours de ses habitants, et leur compose un éloge grand et admirable, non pour ajouter à leur gloire, mais pour amener les autres au même zèle, pour persuader aux autres de regarder comme bienheureux, non pas les riches ni les puissants, mais les hommes qui aiment leurs hôtes, qui exercent la miséricorde, qui ont de la charité pour leurs semblables, ceux enfin qui donnent la preuve d'une grande affection pour les saints.
5. Eh bien ! donc, nous aussi, instruits que nous sommes par cette salutation, prouvons-le par notre conduite, cessons de regarder à la légère les riches comme bienheureux, ne dédaignons pas les pauvres, rie rougissons point des professions manuelles , que l'opprobre soit à nos yeux, non pas de travailler, mais d'être paresseux, et de ne savoir que faire. Car si le travail était une honte, Paul ne s'y serait point adonné, il ne s'en serait point glorifié plus que d'autre chose, en disant: Car je n'ai point lieu de me vanter de ce que j'annonce l'Evangile. Et quelle est donc ma récompense ? C'est en prêchant l'Evangile du Christ, de le répandre gratuitement. (I Cor. IX, 16-18.) Si les métiers étaient un opprobre, il n'aurait pas condamné ceux qui n'en exerçaient aucun à ne pas manger. (II Thess. III, 10.) C'est qu'il n'y a que le péché qui soit honteux; or la paresse l'engendre ordinairement, et noie-seulement une espèce de péchés, non-seulement deux ou trois; mais toute la malice d'un seul coup. Aussi un sage, qui faisait voir que la paresse nous a appris tous les vices, dit-il en perlant des serviteurs : Mets-le à l'ouvrage, afin qu'il ne soit pas oisif. Car ce que le frein est au cheval, le travail l'est à notre nature. Si la paresse était un bien, la terre produirait tout, sans semailles ni labour; or elle ne fait rien de tel. Primitivement, il est vrai, Dieu lui ordonna de tout faire pousser sans être labourée; mais depuis, il en a disposé autrement : il a obligé les hommes à atteler des boeufs, à leur faire traîner une charrue, et ouvrir un sillon, à répandre des semences, à donner une foule d'autres soins à la vigne, aux arbres et aux semailles, afin que l'occupation de ces travaux écarte de tout vice la pensée des travailleurs. Au commencement, pour prouver sa puissance, il voulut que tout sortît de terre sans labeur de notre part : Que la terre, dit-il, fasse germer les pousses de l'herbe (Genèse, I, 11) ; et à l'instant tout se couvrit de verdure; mais plus tard il n'en fut pas ainsi : il ordonna que ces mêmes productions fussent arrachées à la terre par notre labeur, afin de nous apprendre que c'est pour notre bien, pour notre avantage qu'il a introduit le travail parmi nous. Cela nous semble un châtiment, une vengeance, d'entendre cette parole : Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front (Gen. III, 19) ; mais en réalité, c'est un avertissement et une leçon, c'est le remède aux blessures qui nous viennent du péché. C'est pourquoi Paul lui-même travaillait sans relâche, non-seulement le jour, mais la nuit; c'est ce qu'il proclame en ces termes : Travaillant nuit et jour, afin de n'être à charge à aucun de vous. (I Thess. II, 9.) Et ce n'était pas simplement par plaisir et pour se distraire qu'il se livrait au travail, comme faisaient plusieurs des frères, mais il se donnait toute cette peine afin de pouvoir en outre secourir les autres. Car, dit-il, mes mains ont subvenu à mes besoins, et à ceux de mes compagnons. (Act. XX, 34.) Un homme qui commandait aux malins esprits, le docteur de l'univers, aux soins duquel avaient été confiés tous les habitants de la terre, qui prodiguait sa sollicitude à toutes les Eglises du monde, à cette multitude de peuples, de nations et de villes, cet homme travaillait nuit et jour, sans donner un moment de relâche à de tels labeurs. Et nous, qui n'avons pas la dix-millième partie de ses préoccupations, qui même ne pouvons nous en faire une idée, nous passons toute notre vie dans la paresse. Et quelle excuse aurons-nous, quelle indulgence mériterons-nous, dites-moi?
La source d'où tous les maux se sont répandus dans notre
vie, c'est que bien des gens regardent comme un fort grand mérite
de ne point exercer leur métier, et comme la dernière confusion
de paraître savoir quelque chose de semblable. Paul cependant ne
rougissait pas, en même temps qu'il maniait le tranchet et qu'il
cousait des peaux, de parler avec les gens élevés en dignité;
il était même fier de ses occupations, lui à qui venait
s'adresser une foule de personnages distingués et illustres. (133)
Et non-seulement il ne rougissait point de son métier, mais il le
gravait pour ainsi dire orgueilleusement dans ses épîtres
comme sur un cippe d'airain. Ainsi, ce qu'il avait appris dans le commencement,
il l'exerçait encore par la suite, et même alors, qu'il avait
été ravi au troisième ciel, qu'il avait été
transporté dans le paradis, et qu'il avait reçu de Dieu communication
de paroles mystérieuses; et nous, qui ne sommes pas même dignes
de ses sandales, nous rougissons de ceux dont lui était fier; nous
qui prévariquons tous les jours, nous ne nous convertissons pas,
et nous ne regardons pas cela comme un opprobre; mais nous fuyons comme
un sujet de honte et de risée une vie qui s'entretient d'un travail
légitime. Quel espoir de salut aurons-nous donc, dites-le moi? Car
si vous avez honte, ce devrait être d'avoir péché,
d'avoir offensé Dieu, et fait quelque action contraire à
votre devoir; mais quant aux métiers et aux travaux, vous devriez
au contraire en être fiers. Car c'est par là, c'est par l'occupation
du travail, que nous pourrons chasser aisément de notre esprit les
mauvaises pensées, secourir les malheureux, ne point fatiguer les
autres en assiégeant leur porte, et accomplir la loi du Christ qui
a dit : C'est une plus grande bénédiction de donner que de
recevoir. (Act. XX, 35.) En effet, si nous avons des mains, c'est pour
nous aider nous-mêmes, et pour fournir, de nos propres ressources,
tout ce qui est en notre pouvoir, à ceux qui ont des infirmités;
de sorte que l'homme qui passe sa vie dans la paresse, est plus malheureux,
même lorsqu'il se porte bien, que les gens qui ont la fièvre;
car ceux-ci ont leur maladie pour excuse, et ils méritent la commisération;
mais les autres, qui déshonorent leur bonne santé, s'attirent
à bon droit la haine de tout le monde, comme transgressant les lois
de Dieu, comme portant préjudice à la table des malades,
et comme avilissant eux-mêmes leur âme. En effet , le mal n'est
pas seulement qu'au lieu de tirer leur subsistance, comme ils le devraient,
de leur maison et de leur personne, ils assiègent en importuns les
maisons d'autrui; mais c'est encore qu'ils deviennent eux-mêmes ce
qu'il y a de pire au monde. Car il n'est rien, non rien absolument, qui
ne se perde par la paresse. Voyez l'eau : celle qui séjourne se
corrompt; celle qui courre et erre de tous côtés conserve
sa vertu; le fer : celui qui reste en repos, est miné à force
de rouille, il perd de sa solidité et de sa valeur; celui au contraire
qui sert à différents travaux, devient à la fois bien
plus utile et bien plus beau : il brille à l'égal de l'argent
le plus pur. Chacun peut remarquer encore qu'une terre laissée inactive
ne produit rien de bon , mais seulement de mauvaises herbes, des épines,
des chardons, et des arbres stériles : celle au contraire qui a
le bonheur d'être cultivée, se couvre de fruits savoureux.
En un mot, tout ici-bas se perd par la paresse et devient plus utile par
son travail propre. Eh bien ! donc, puisque nous savons tout cela, tout
le dommage qui résulte de la paresse, et tout le profit que l'on
retire du travail, fuyons l'une et recherchons l'autre, afin de passer
honorablement notre vie présente, de secourir les malheureux avec
ce que nous avons, et après avoir rendu notre âme meilleure,
d'avoir en partage les biens éternels : puissions-nous tous obtenir
cette faveur, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur
Jésus-Christ, à qui appartiennent la gloire et la puissance,
ainsi qu'au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et
dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
DEUXIÈME HOMÉLIE. Sur le devoir de ne point mal parler
des prêtres de Dieu.
ANALYSE.
1° Combien était grande la sollicitude de saint Paul. Priscille et Aquila, plus heureux que tous les rois de la terre. Austérité des Apôtres : utilité de ces exemples. Objection contre les Apôtres et contre d'autres chrétiens relativement à la pauvreté : réponse aux incrédules. — 2° Pourquoi Jésus-Christ recommande la pauvreté ? Pourquoi il n'en a pas fait une obligation absolue et permanente à ses disciples? — 3° De la manière dont il faut interpréter certains préceptes. — 4° Parallèle du riche et du pauvre. — 5° L'union et l'affection mutuelle des maîtres et des disciples, au temps des Apôtres, étaient la source de la prospérité du Christianisme. Combien est grave la faute de mal parler des chefs de l'Eglise. — 6° En disant du mal d'eux, c'est à nous-mêmes que nous nuisons. Même lorsqu'ils ont des défauts, nous devons nous abstenir de les juger, à cause du caractère sacré de leur personne ; il y a de l'hypocrisie à leur donner en public des témoignages de vénération, à avoir recours à eux, et chez soi, à les décrier,ou bien à approuver ceux qui les décrient. Ce manque de respect et de charité envers les prêtres est une plaie de l'Eglise. En outre, cela compromet directement les intérêts de notre salut; car si nous ne voulons pas être jugés par Dieu, nous ne devons pas juger les autres, et nous devons nous juger nous-mêmes.
1. N'êtes-vous pas instruits maintenant à ne rien regarder comme accessoire dans le texte de la sainte Ecriture? N'avez-vous pas appris à scruter jusqu'aux titres, aux noms propres et aux simples salutations qui se lisent dans les divins oracles? Quant à moi, j'estime que désormais nul homme studieux ne souffrira qu'on néglige rien parmi les paroles consignées dans l'Ecriture, ne fût-ce qu'une liste de noms propres, une énumération de dates, ou une simple salutation adressée à telles ou telles personnes. Mais, pour donner plus de solidité encore à cet avertissement, examinons aujourd'hui ce que nous avions laissé des paroles à l'adresse de Priscille et d'Aquila, quoique déjà le commencement ne nous ait point médiocrement profité. En effet, nous en avons appris quel bien c'est que le travail, quel mal que la paresse; puis, ce qu'était l'âme de Paul, quelle vigilance, quelle sollicitude, combien elle se préoccupait non-seulement de tant de villes diverses, de tous ces peuples, de toutes ces nations, mais encore de chacun des fidèles ,en particulier. Nous y avons vu comment la
pauvreté n'est nullement un obstacle à l'hospitalité, que nous avons besoin partout, non de fortune et d'argent, mais de vertu, et d'une intention pieuse, enfin, qu'avec la crainte de Dieu, on surpasse tous les hommes en éclat, fût-on réduit à la dernière misère.
Nous proclamions donc naguère comme plus heureux que tous les rois cette Priscille et cet Aquila, ces fabricants de tentes, artisans l'un et l'autre et vivant dans la pauvreté. On ne parle plus des dignitaires et des potentats; mais ce faiseur de tentes et sa femme sont célébrés par toute la terre. Et si, même en ce monde, ils jouissent d'une éclatante renommée, songez de quelles récompenses et de quelles couronnes ils seront jugés dignes au jour suprême; puis, en attendant que vienne ce jour, ils ont dès maintenant recueilli une somme non médiocre de joie, de profit et de gloire, pour avoir été pendant si longtemps les compagnons de Paul. En effet, ce que je disais la dernière fois, je le redis encore et ne cesserai de le redire, c'est qu'il y a pour nous une source féconde de joie et d'utilité, non-seulement dans les (135) enseignements, les exhortations et les conseils des saints, mais encore dans leur seul aspect, dans l'arrangement de leurs vêtements et jusque dans la manière dont ils chaussent leurs pieds. Car un point d'où il nous revient un grand avantage pour la conduite de notre vie, c'est de savoir dans quelle mesure ils usaient des choses nécessaires. Non-seulement, cri effet, ils ne dépassaient pas les limites du besoin, mais quelquefois même ils ne satisfaisaient pas le besoin tout entier, et ils se laissaient avoir faim, avoir soif et manquer de vêtements. En s'adressant à ses disciples, Paul leur donnait cet ordre : Quand nous aurons de quoi nous nourrir et nous vêtir, nous nous en contenterons (I Tim. VI, 8) ; et sur son propre compte, nous le voyons dire : Jusqu'à l'heure présente nous soufrons la faim, la soif, la nudité et les coups. (I Cor. IV, 11.) Mais une pensée m'est survenue tandis que je vous disais quelque chose tout à l'heure, et me revient encore après ce que je viens de dire : cette pensée, il est nécessaire que je l'expose devant vous, parce qu'elle prête à une grande discussion.
De quoi s'agit-il? Ce que je disais tout à l'heure, c'est que l'arrangement même du vêtement des apôtres est pour nous la source d'un grand profit; or, pendant que je prononçais cette parole, il m'est venu à l'esprit cette loi du Christ, qu'il leur a donnée en ces termes : Ne possédez ni or, ni argent, ni airain pour mettre dans vos bourses, ni chaussures, ni bâton pour la route. (Math. X, 9, 10.) Or, nous voyons que Pierre avait des sandales, puisque, lorsque l'ange le réveilla de son sommeil, et le fit sortir de la prison, il lui dit : Mets à tes pieds tes sandales, couvre-toi de ton vêtement, et suis-moi. (Act. XII, 8.) Et Paul, écrivant à Timothée, lui dit : Quand tu viendras, apporte-moi le manteau que j'ai laissé en Troade, chez Carpos; apporte aussi les livres, surtout les parchemins. (II Tim. IV, 13.) Que dis-tu là? Le Christ nous a ordonné de n'avoir même pas de chaussures, et tu as un manteau, et. un autre a des sandales? Si c'étaient de ces hommes vulgaires, qui n'obéissaient pas toujours. au Maître, la question ne serait pas à faire; mais ce sont des apôtres qui s'étaient consacrés à Dieu corps et âme, ce sont les chefs, les premiers des disciples, qui, en toutes choses, obéissaient à Jésus-Christ. Paul non-seulement faisait ce qui lui était ordonné, mais il franchissait même la limite; et tandis que Jésus ordonnait aux apôtres de vivre de l'Evangile, lui, Paul, vivait du travail de ses mains, allant ainsi au delà de ce qui lui était commandé. Il vaut donc réellement la peine d'examiner pourquoi, obéissant au Christ en toutes choses, ils semblent ici transgresser sa loi. Eh bien ! non, ils ne la transgressent point. Car ce discours ne nous sera pas seulement utile pour cette question relative aux saints apôtres, il nous servira encore à fermer la bouche aux païens. En effet, voyez une foule de ces gens qui bouleversent les maisons des veuves, dépouillent les orphelins, s'entourent des biens de tous, et, malfaisants comme de vrais loups, vivent des labeurs d'autrui. Eh bien ! parce qu'ils ont souvent l'occasion de voir des fidèles, à cause de leur faible santé, se couvrir de plusieurs vêtements, aussitôt ils nous opposent la loi du Christ, et nous tiennent le langage que voici : Le Christ ne vous a-t-il pas ordonné de ne pas avoir deux tuniques, et de n'avoir aucune chaussure ? Comment donc transgressez-vous la loi sur ce point? Puis ils ne tarissent plus de railleries et de plaisanteries, et quand ils ont bien bafoué leur frère, ils se sauvent. Or, pour éviter cela, voyons donc un peu à faire taire leur impudence. Il n'y a qu'une chose à leur répondre. Et laquelle? La voici. Si vous regardez le Christ comme digne de foi, on comprend que vous fassiez cette objection, que vous nous posiez cette question. Mais si vous ne croyez pas en lui, pourquoi nous opposer ses commandements? Mais, quand vous voulez nous accuser, le Christ vous semble un législateur qui mérite créance; quand au contraire on vous demande de l'adorer et de l'admirer, alors vous ne faites plus le moindre cas du souverain Maître de l'univers.
2. Mais, afin qu'ils ne s'imaginent pas que c'est à défaut de justification que nous parlons ainsi, poursuivons plus avant, allons à la solution même de la question. Et quand sera-t-elle résolue? Quand nous aurons vu à quelles personnes, dans quel moment, et pour quel motif Jésus-Christ a donné cet ordre. Car il ne faut pas se contenter d'examiner les paroles en elles-mêmes, nous devons encore scruter avec soin quels sont les personnages, les temps, les causes, et toutes les circonstances de ce genre. Et en effet, si nous y regardons attentivement, nous trouverons que cet ordre n'avait pas été donné à tout le monde, mais aux seuls apôtres, (136) et encore, non pas pour toujours, mais pour un temps limité. Qu'est-ce qui nous le prouve? Ce sont les paroles mêmes, car ayant appelé les douze disciples, il leur dit : Ne prenez pas le chemin des nations païennes, et n'entrez pas non plus dans la ville des Samaritains; allez plutôt vers les brebis perdues de la maison d'Israël; guérissez les malades, purifiez les lépreux, chassez les démons; vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement; ne possédez ni or, ni argent, ni airain, pour mettre dans vos bourses. (Matth. X, 6, 9.) Voyez la sagesse du Maître, et comme il a rendu le commandement facile à suivre. Il commence par dire : Guérissez les malades, purifiez les lépreux, chassez les démons, et c'est après leur avoir donné avec libéralité la grâce qui vient de lui, qu'il leur fait le commandement en question, leur rendant cette pauvreté facile et légère par l'abondance des faveurs qu'il leur accorde comme signes de leur mission. Puis, outre qu'il n'a donné cet ordre qu'aux seuls apôtres, il y a encore plusieurs autres preuves. Il punit les vierges folles parce qu'elles n'avaient pas d'huile dans leurs lampes; il adresse des reproches à d'autres gens de ce que l'ayant vu manquant de nourriture ils ne lui ont point donné à manger; de ce que, l'ayant vu pressé par la soif, ils ne lui ont pas donné à boire. Or une personne qui n'aurait ni argent, ni chaussures, mais seulement un unique manteau, comment pourrait-elle en nourrir une autre, ou vêtir sa nudité, où donner asile à celle qui manque de gîte? Mais outre cela, vous avez encore une autre preuve évidente. Quelqu'un s'approche de Jésus, et lui demande: Maître, en quoi faisant hériterai-,je de la vie éternelle ? (Matth. XIX, 16.) Jésus lui énumère tous les points de la loi, et cet homme, voulant s'instruire encore davantage, lui dit : J'ai observé tout cela depuis ma jeunesse; que me manque-t-il encore ? Alors Jésus lui répond : Si tu veux être parfait, va vendre tout ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres, et reviens me suivre. (Ibid. XX, 21.) Pourtant, si c'était là une loi et un précepte, Jésus aurait dû l'énoncer tout d'abord, en faire une obligation, le poser en devoir, et non pas l'amener comme un conseil et une exhortation. Lorsqu'il dit aux apôtres : Ne possédez ni or ni argent, c'est un ordre qu'il donne; mais quand il dit à cet homme : Si tu veux être parfait, c'est un conseil et une exhortation. Or, autre chose est de conseiller, autre chose de poser une loi. Celui qui établit une loi entend que l'ordre donné soit suivi quand même; celui qui conseille et exhorte remet à la disposition de l'auditeur le choix de ce dont il s'agit, il laisse celui qui écoute maître d!'y consentir ou non. C'est pour cela qu'il ne dit pas simplement : Va vendre ce que tu possèdes, afin qu'on ne prenne pas ce qu'il dit pour une loi : comment s'exprime-t-il? Si tu veux être parfait, va vendre ce que tu possèdes; et c'est afin de vous faire savoir que la chose dépend du consentement des auditeurs.
Voilà qui prouve donc que ce commandement ne s'adressa qu'aux Apôtres; mais la solution n'est pas encore trouvée tout entière; car bien que cette loi n'ait été posée que pour eux, pourquoi donc, s'ils ont reçu l'ordre de n'avoir ni chaussures , ni deux vêtements, trouve-t-on l'un ayant des sandales, et l'autre ayant un manteau? Que répondre à cela ? Nous répondrons que, même pour les apôtres, Jésus-Christ n'a point permis que cette loi fût obligatoire pour toujours; mais que sur le point de marcher à cette mort salutaire, il les délia de ce précepte. Et quelle preuve? Les paroles mêmes du Sauveur. Il allait prendre le chemin de la Passion, lorsqu'il les fit venir et leur dit: Quand je vous ai envoyés sans bourse et sans sac, avez-vous manqué de quelque chose? De rien, répliquèrent-ils. Eh bien! maintenant, reprit Jésus, que celui qui a une bourse, que celui qui a un sac, les emporte; et que celui qui n'en a pas, vende son vêtement, et achète une épée. (Luc, XXII, 35, 36.) Mais peut-être on me dira: Vos paroles ont absous les apôtres de cette accusation, mais la question est de savoir pourquoi le Christ a établi des lois contraires, en disant tantôt: N'ayez point de sac , et tantôt: Que celui qui a une bourse, que celui quia un sac, les emporte. Eh bien ! quelle en est la raison? C'en est une digne de sa sagesse et de sa sollicitude pour ses disciples. Dans le commencement, il donna le premier ces ordres, pour que les Apôtres trouvassent dans des faits, et dans leur propre expérience, la démonstration de la puissance de Jésus-Christ, et que, forts de cette preuve, ils se répandissent dans tout l'univers. Mais lorsque ensuite ils eurent suffisamment connu cette puissance , il voulut aussi qu'ils montrassent la vertu qui venait de leur propre fonds, c'est pourquoi il rie les soutient pas jusqu'au bout , mais les (137) abandonne à eux-mêmes, les laisse aller seuls, exposés à toute sorte d'épreuves, afin qu'ils ne demeurent pas entièrement oisifs et en repos.
Les maîtres de natation commencent par soutenir avec grande attention leurs élèves en tenant eux-mêmes les mains par-dessous, mais après-le premier', le second ou le troisième jour, ils retirent souvent leur main, et ordonnent à leurs élèves de s'aider eux-mêmes ; ils les laissent enfoncer un peu de temps en temps, et avaler beaucoup d'onde amère. Eh bien ! Jésus-Christ en usa de même à l'égard de ses disciples. Dans le commencement, au début, il ne permit qu'ils éprouvassent aucune souffrance, ni petite, ni grande; il était toujours là, les protégeant, les prémunissant, et prenant ses mesures pour que tout leur arrivât à souhait; mais lorsqu'ils furent obligés de faire à leur tour preuve de courage, il diminua un peu sa grâce, les exhortant à beaucoup faire par eux-mêmes. Et c'est pour cette raison que tandis qu'ils n'avaient ni chaussures, ni bourse, ni bâton, ni argent, ils ne manquaient de rien. Avez-vous, leur dit-il, manqué de quelque chose? De rien, répliquèrent-ils; et qu'au contraire, maintenant qu'il leur a ordonné d'avoir une bourse , un sac et des chaussures, ils se trouvent au dépourvu pour le manger, pour le boire et pour le vêtement. Cela prouve qu'il permettait souvent qu'ils courussent des dangers et qu'ils fussent dans la gêne, pour qu'ils eussent une récompense. C'est à peu près ce que,font les oiseaux à l'égard de leurs petits tant que ceux-ci ont les ailes faibles, ceux-là restent sur le nid pour réchauffer leur couvée, mais quand ils voient que les grandes plumes ayant poussé, les jeunes sont en état de fendre l'air, ils commencent par leur apprendre à voler sur le nid même, puis ils les conduisent un peu plus loin tout alentour: d'abord ils les suivent et les soutiennent, et ensuite ils les laissent se tirer d'affaire tout seuls. C'est ainsi qu'en usa le Christ. La Palestine est le nid où il nourrit ses disciples; puis quand il leur a appris à voleter en sa présence et soutenus par lui, il les laisse à la fin prendre leur essor à travers le monde, en leur ordonnant de s'aider eux-mêmes en mainte occasion. Pour nous convaincre que c'est afin de leur faire connaître sa puissance , qu'il les a dénués de tout, qu'il les a envoyés vêtus d'un seul manteau et leur a ordonné de marcher sans chaussures, écoutons ses propres paroles, et nous verrons clairement cette vérité. En effet, il ne leur a pas dit simplement : Prenez une bourse et un sac; mais il leur a rappelé le passé, en leur disant: Quand je vous ai envoyés sans bourse et sans sac, avez-vous manqué de quelque chose? ce qui veut dire: Toutes choses ne vous arrivaient-elles pas à souhait, et ne jouissiez-vous pas d'une grande abondance? mais maintenant je veux que vous luttiez par vous-mêmes, je veux que vous éprouviez aussi la pauvreté, c'est pourquoi je ne vous astreins plus désormais aux rigueurs de ma première loi, mais je vous permets d'avoir une bourse et un sac, afin qu'on ne croie pas que j'opère comme par l'entremise d'instruments inanimés les oeuvres que vous ferez, mais afin que vous ayez vous-mêmes de quoi faire preuve de, votre sagesse personnelle.
3. Et pourquoi, dira-t-on, la grâce n'aurait-elle pas paru plus grande encore, s'ils avaient continué jusqu'à la fin dans les premières conditions? C'est qu'alors ils n'auraient pas eux-mêmes fait leurs preuves; car s'ils n'eussent eu aucune tribulation à essuyer, aucune pauvreté, aucune persécution, aucune gêne, ils fussent demeurés inactifs et engourdis ; tandis que le Sauveur a voulu ainsi, non-seulement faire éclater sa grâce, mais en outre faire paraître de quoi sont capables ceux qui lui obéissent, afin qu'on ne pût venir dire ensuite : Ils n'ont rien produit par eux-mêmes, tout cela est le fait de l'impulsion divine. Sans doute Dieu pouvait fort bien les établir jusqu'à la fin dans cette même affluence de secours, mais il ne l'a pas voulu pour plusieurs motifs impérieux que nous avons souvent exposés à votre charité : l'un est celui que nous venons de dire, le second, qui n'était pas moins important, c'était pour qu'ils apprissent à être modestes, et le troisième, pour qu'ils n'obtinssent pas une gloire trop grande pour des hommes. C'est donc pour ces raisons, et pour bien d'autres encore, que, permettant qu'ils tombassent dans plusieurs dangers imprévus, il ne voulut pas les laisser sous la rigueur de sa première législation; il relâcha le frein, il tempéra l'austérité de cette vertu, pour que la vie ne leur devînt pas un fardeau insupportable , si, abandonnés à eux-mêmes dans mainte rencontre, ils eussent été forcés d'observer une loi aussi sévère. Et comme il faut donner une entière évidence à tout ce que la question pourrait présenter d'incertitude, il est nécessaire (138) d'ajouter une chose. Après avoir dit : Que celui qui a une bourse, que celui qui a un sac, les emporte, il ajouta: Et que celui qui n'en a pas, vende son vêtement, et achète une épée. Et quoi ! voici qu'il arme ses disciples, celui qui a dit : Si quelqu'un te frappe sur la joue droite, présente-lui l'autre? (Matth. V, 39; Luc, VI, 29.) Celui qui nous a ordonné de bénir ceux qui nous injurient, de supporter les outrages, de prier pour nos persécuteurs, le voici à présent qui arme ses apôtres, et rien qu'avec l'épée? Comment cela peut-il être raisonnable? Car enfin, s'il fallait à toute force les armer, ils n'avaient pas seulement besoin d'épées, mais aussi d'un bouclier, d'un casque et de cnémides. Et d'ailleurs, s'il voulait prendre de telles dispositions au point de vue humain, de combien de gens un ordre semblable ne devait-il pas être la risée ? Quand ils auraient possédé des milliers de pareilles armes, quelle figure allaient faire ces onze apôtres devant toutes les attaques, tous les piéges des peuples et des tyrans , des villes et des nations ? Auraient-ils pu entendre hennir un cheval ? n'auraient-ils pas été saisis de terreur à l’aspect seul des armées, ces hommes élevés au milieu des lacs et des rivières, sur de frêles esquifs? Et pourquoi donc leur parle-t-il ainsi ? Il veut leur annoncer les attaques des Juifs, et insinuer que ces derniers s'empareront de lui. Il ne voulut pas le dire clairement, mais à mots couverts, pour ne pas jeter sas disciples dans un nouveau trouble. Il en est de ceci comme lorsque vous l'entendez dire : Ce que l'on vous a dit à l'oreille, publiez-le sur les tons, et ce que vous avez entendu dans les ténèbres, dites-le en plein jour. (Matth. X, 27; Luc, XII, 3.) Car vous ne soupçonnez pas alors qu'il leur commande de quitter les rues et la place publique pour aller réellement proclamer la parole sur les toits ; et nous ne voyons pas, en effet, que les disciples aient agi ainsi, mais par ces mots : Sur les toits, en plein jour, il entend en toutes liberté de langage; et par ceux-ci : A l'oreille, dans les ténèbres, il veut dire : Ce que vous avez entendu dans un petit coin du monde, dans un seul petit canton de la Palestine, faites-le retentir par toute la terre. Aussi bien n'était-ce ni à l'oreille, ni dans les ténèbres qu'il leur parlait, mais sur les hautes montagnes, et souvent dans les synagogues. Eh bien ! nous devons ici admettre la même chose. De même que par l'expression : sur les toits, nous avons compris autre chose; de même, ne supposons pas, à cause de ce mot d'épée, qu'il leur ait prescrit d'avoir véritablement des épées; mais entendons par là une allusion aux embûches qu'on lui prépare, une prédiction de ce que les Juifs lui feront. souffrir, et qu'il souffrit en effet. Ce qui suit en est la preuve. Après avoir dit: Qu'il achète une épée, il ajoute : Car il faut que ce qui est écrit de moi s'accomplisse. (Luc, XXII, 37.) Que j'ai été compté parmi les injustes. (Isaïe, LIII, 12.) Et quand les apôtres lui eurent répondu : Il y a ici deux épées, car ils ne comprenaient pas ce qu'il avait voulu dire, il répliqua : Cela suffit. (Luc, XXII, 38.) Pourtant, cela ne suffisait certes pas; car s'il voulait qu'ils se servissent de secours humains, deux épées ni trois n'auraient pas suffi, ni cent non plus; et s'il ne le voulait pas, les deux même étaient de trop. Toutefois, il ne leur expliqua pas l'énigme; et nous le voyons souvent agir ainsi: comme ils n'ont pas compris ce qu'il a dit, il passe outre et laisse-la chose de côté, s'en remettant à l'accomplissement des événements ultérieurs pour l'intelligence de ses paroles c'est, je le répète, ce qu'il à fait dans d'autres circonstances. Ainsi, en parlant de sa résurrection, il leur disait : Détruisez ce temple, et je le rebâtirai en trois jours. (Jean, II, 19.) Et de même les disciples ne surent pas ce qu'il voulait dire; c'est ce que l'Evangéliste nous fait remarquer en ces termes: Et, quand Jésus fut ressuscité, alors ils crurent à sa parole, et ài l'Ecriture. (Ibid. V, 22.) Et encore autre part: Car ils ne savaient pas qu'il fallait qu'il ressuscitât d'entre les morts. (Jean, XX, 9.)
4. Mais la question est maintenant suffisamment résolue : passons à la seconde partie qui reste de la salutation. De quoi donc s'agissait-il, et comment en sommes-nous venus à cette digression? Nous déclarions Priscille et Aquila bienheureux parce qu'ils habitaient avec saint Paul, parce qu'ils observaient soigneusement sa manière de se vêtir, de se chausser, et tous les autres détails de sa manière d'être. C'est ce qui a donné lieu à la question précédente; car nous nous sommes demandé pourquoi, malgré la défense du Christ de posséder absolument rien sinon un seul vêtement, nous voyions les apôtres avoir des chaussures et un manteau. Alors notre discours vous a montré qu'en usant de ces objets, ils ne transgressaient pas la loi, mais qu'ils l'observaient parfaitement. (139) Et ce langage de notre part n'avait pas pour but de vous exciter à l'abondance des richesses, ni de vous engager à en posséder plus que vous n'en avez besoin ; le but était de vous fournir de quoi répondre aux infidèles qui se moquent de notre religion. Car Jésus-Christ, en abrogeant sa première prescription , ne nous a pas ordonné de posséder des maisons, des esclaves, des lits de parade, des ustensiles d'argent, ni rien autre chose de tel, mais il a ordonné que nous fussions affranchis de l'obligation imposée par sa première parole. Et saint Paul le comprenait ainsi, lorsqu'il donnait ce conseil : Quand nous aurons de quoi nous nourrir et nous vêtir, nous nous en contenterons. (I Tim. VI, 8.) Car, pour ce qui dépasse notre besoin, nous devons l'employer en faveur des indigents; et c'est ce que faisaient Priscille et Aquila. C'est pour cela que saint Paul les loue et les admire, et qu'il rédige sur leur compte le plus grand éloge. En effet, après avoir dit : Saluez Priscille et Aquila, mes coopérateurs dans le Seigneur (Rom. XVI, 3), il donne la causé d'une telle affection. Et quelle est-elle? Eux, dit-il, qui ont exposé leur tête pour me sauver la vie. (Ibid. V, 4.) C'est donc pour cela que vous les aimez, que vous les chérissez, dira-t-on? Assurément; et quand il n'y aurait que cet éloge, il serait suffisant. Car celui qui sauve le général, sauve par là même les soldats; celui qui délivre le médecin d'un danger, ramène par contre-coup les malades à la santé; celui qui arrache le pilote aux flots, arrache au naufrage l'équipage entier; de même ceux qui ont sauvé le docteur de l'univers, qui ont versé leur sang pour son salut, ont été les bienfaiteurs communs de toute la terre, puisque dans leur sollicitude à l'égard du maître ils ont sauvé tous les disciples.
Mais pour vous convaincre qu'ils ne se conduisirent pas ainsi à l'égard du maître seulement, et qu'ils firent preuve de la même sollicitude envers leurs frères, écoutez ce qui suit. Après ces paroles : Eux qui ont exposé leur tête pour me sauver la vie, il ajoute ceci : Et à qui je ne suis pas seul reconnaissant, mais avec moi toutes les Églises des nations. Eh ! quoi ? toutes les Eglises des nations sont donc reconnaissantes à des faiseurs de tentes, à de pauvres manoeuvres qui ne possèdent rien de plus que la nourriture nécessaire? Et quel si grand service ces deux personnages ont-ils pu rendre à tant d'Églises? quelle abondance de richesses possédaient-ils? quelle grandeur de puissance? quel crédit auprès des gens en place? Ils n'eurent ni richesses abondantes, ni autorité près des gens puissants ; mais ce qui valait mieux que tout cela, un zèle généreux et une âme munie d'une foule de ressources contre les dangers. C'est pour cela qu'ils sont devenus les bienfaiteurs et les sauveurs de tant de monde. Car les riches pusillanimes ne peuvent pas être utiles aux Eglises comme les pauvres à l'âme généreuse. Et que nul ne trouve cette parole étrange; car elle est conforme à la vérité, et démontrée par les faits eux-mêmes. Le riche est vulnérable par bien des endroits. Il craint pour sa maison , pour ses serviteurs, pour ses champs, pour ses richesses; il tremble qu'on ne lui en enlève quelque chose. Multiplicité de possession engendre multiplicité de servitude. Pendant ce temps-là, le pauvre, toujours prêt pour la lutte, et qui s'est défait de tous les points sensibles dont nous venons de parler, est un lion qui respire la flamme; son âme est généreuse, et comme il est détaché de tout, il accomplit aisément tout ce qui peut servir les Eglises, qu'il s'agisse soit de condamner, soit de blâmer, soit de subir mille affronts pour Jésus-Christ; et comme il a, une fois pour toutes, méprisé la vie présente, tout lui est facile et extrêmement aisé.
En effet, que craint-il? dites-moi. Que quelqu'un ne lui enlève ses richesses ? Cela n'est même pas à dire. Qu'on ne le bannisse de sa patrie? Mais tout sous le ciel est pour lui une cité? Qu'on ne lui retranche le faste et les honneurs? Mais il a dit adieu à tout cela : sa cité est dans le ciel, et il lui tarde d'arriver à la vie future. Quand il lui faudrait livrer sa vie, verser son sang, il ne s'y refuserait pas. C'est là ce qui fait un tel homme plus puissant et plus riche que les tyrans, que les rois, que les peuples, que tous les hommes enfin. Et pour vous convaincre que je parle sans flatterie, et que véritablement ceux qui ne possèdent rien sont en état plus que qui que ce soit d'avoir leur franc-parler, combien n'y avait-il pas de riches du temps d'Hérode?combien de potentats? Eh bien ! qui est-ce qui parut en public? qui est-ce qui fit des reproches au tyran? qui est-ce qui vengea les lois de Dieu outragées? Personne d'entre les opulents, mais le pauvre, le nécessiteux, celui qui n'avait ni lit, ni table, ni toit; ce fut Jean, le citoyen du désert, qui, le premier et le seul, accusa le tyran en toute (140) franchise, dévoila son union adultère, et en présence et aux oreilles de tous, porta la sentence qui condamnait Hérode. Et avant lui, le grand Elie, qui ne possédait rien de plus que son vêtement de peau de brebis, fut seul aussi à condamner avec un grand courage cet Achab, ce roi inique et impie. C'est qu'il n'est rien pour disposer à la liberté du langage, pour inspirer la confiance dans tous les dangers, pour nous rendre forts et invincibles, comme de ne rien posséder, de n'avoir aucun embarras d'affaires. Ainsi, pour qui veut posséder un grand pouvoir, il n'y a qu'à embrasser la pauvreté, à mépriser la vie présente, à considérer la mort comme rien. Un tel homme pourra être aux Eglises d'une plus grande utilité, non-seulement que les riches et les gens en place, mais que les souverains eux-mêmes. Car tout ce que peuvent faire les souverains et les riches, ils le font par leurs richesses : tandis que l'homme dont nous parlons a souvent fait sortir une foule de grandes choses du sein même des dangers et de la mort. Or, autant le sang est plus précieux que tout l'or du monde, autant ce dernier résultat l'emporte sur l'autre.
5. Tels étaient ces hôtes de saint Paul, cette Priscille et cet Aquila, qui n'avaient point l'abondance des richesses, mais qui possédaient une âme plus riche que tous les trésors, qui s'attendaient chaque jour à mourir, vivaient au milieu des meurtres et du sang, étaient enfin continuellement martyrs. C'est pour cela que nos intérêts prospéraient à cette époque , parce que les disciples étaient à ce point attachés à leurs maîtres, et les maîtres à leurs disciples. Car saint Paul ne parle pas d'eux seulement, mais de bien d'autres. En écrivant aux Hébreux, aux Thessaloniciens et aux Galates, il rend témoignage des nombreuses épreuves que tous avaient à souffrir, et il montre par les mêmes épîtres qu'ils étaient chassés, exilés de leur patrie, privés de leurs biens, et exposés jusqu'à verser leur sang; enfin toute la vie était pour eux une lutte, et ils n'auraient pas même reculé à se laisser mutiler pour ceux qui les instruisaient. Aussi saint Paul, écrivant aux Galates, leur disait-il : Car je vous rends ce témoignage que, s'il eût été possible, vous vous seriez arraché les yeux pour me les donner. (Galat. IV, 15.) Et il loue encore pour la même chose Epaphras, qui était à Colosses ; voici ses termes : Il a été malade presque au point de mourir, et Dieu a eu pitié de lui, et non-seulement de lui, mais aussi de moi, afin que je n'eusse pas chagrin sur chagrin. (Philipp. II, 27.) Ces paroles montrent qu'il aurait ressenti une juste douleur de la mort de son disciple. Et il révèle encore à tout le monde la vertu d'Epaphras, lorsqu'il dit : Il est arrivé tout près de la mort, n'ayant point tenu compte de sa vie, afin de combler ce qu'il s'en manquait de vos soins envers moi. (Philipp. II, 30.) Quel sort plus heureux que le leur, et quel sort aussi plus déplorable que le nôtre ! puisqu'on peut dire que tandis qu'ils ont exposé pour leurs maîtres leur sang et leur existence, nous autres nous n'osons souvent pas faire entendre un simple mot en faveur de nos pères communs; nous entendons les gens de notre maison ainsi que les étrangers les couvrir d'outrages et d'injures malveillantes, et nous ne leur fermons pas la bouche, nous n'empêchons pas, nous ne condamnons pas un tel langage !
Et, plût au ciel que nous ne fussions pas en tête de cette bande médisante. Or on n'entendrait pas sortir de la bouche des infidèles autant d'insultes et de mauvais propos contre les chefs de l'Église, que de la bouche de ces gens qui passent pour être des fidèles incorporés dans nos rangs. Chercherons-nous donc encore d'où est venu tant de lâcheté, tant de mépris pour la piété, quand nous avons envers nos pères spirituels des dispositions aussi hostiles? Certes, il n'est rien, non, rien de plus capable de désunir et de ruiner l'Église; que dis-je? il est difficile qu'il lui vienne du dehors une désunion, une ruine aussi grande, que lorsqu'il n'existe pas des liens fort étroits entre les disciples et leurs maîtres , les enfants et leurs pères, les subordonnés et leurs chefs. Eh ! quoi? si quelqu'un dit du mal de son frère, on l'exclut même de la lecture des divines Écritures; car : Pourquoi, dit Dieu, as-tu ma loi à la bouche? (Ps. XLIX, 16.) Puis il donne le motif de ce reproche, en ajoutant : Tu siégeais en accusateur contre ton frère (Ibid. 20); et après cela, toi, qui accuses ton père spirituel, tu te crois digne de pénétrer dans le vestibule sacré? Cela pourrait-il être fondé? Si ceux qui maudissent leur père ou leur mère sont punis de mort (Exode, XXI,17), quel châtiment méritera celui qui ose maudire l'homme qui lui tient de bien plus près encore et qui vaut bien mieux que les parents? Comment ne craint-il (141) pas que la terre ne s'entr'ouvre et ne l'engloutisse tout entier, ou que la foudre descendant du ciel ne consume sa langue accusatrice? Ne savez-vous pas ce qui arriva à la sueur de Moïse quand elle eut parlé contre le chef des Hébreux, comme elle devint impure, fut attaquée de la lèpre, et subit le dernier mépris; que même, à la prière de son frère, qui se prosterna devant Dieu, elle n'obtint point de pardon? c'était elle pourtant qui avait exposé autrefois le saint personnage, qui avait pourvu à ce qu'il fût nourri, qui s'était arrangée en sorte que sa mère devînt sa nourrice, et que le jeune enfant ne fût point, au commencement de sa vie, élevé entre des mains étrangères; plus tard enfin, elle avait été le chef de la troupe des femmes, comme Moïse de celle des hommes, elle avait supporté avec lui tous les dangers, elle était la sueur de Moïse eh bien ! tout cela ne lui servit de rien pour échapper a la colère de Dieu, lorsqu'elle eut tenu un langage coupable; et Moïse, qui avait fléchi Dieu en faveur d'un si grand peuple coupable de cette impiété indicible que vous connaissez, a beau se prosterner et demander grâce pour sa sueur, il ne peut réussir à rendre Dieu favorable, il en reçoit même de vifs reproches. C'est pour que nous sachions combien il est coupable de mal parler de nos supérieurs et de juger la conduite d'autrui. En effet, au dernier jour, Dieu nous jugera certainement, non pas seulement d'après nos fautes, mais aussi d'après les jugements que nous aurons portés sur autrui ; et souvent ce qui n'est en soi qu'une faute légère, devient grave et impardonnable par suite du jugement porté sur autrui par celui qui a fait la faute. Peut-être ce que je dis là n'est-il pas assez clair : je vais tâcher de le rendre tel. Quelqu'un a fait une, faute : puis, il condamne sévèrement une autre personne qui commet la même faute. Eh bien ! il s'attire pour le dernier jour, non pas une peine proportionnée à sa faute, mais une peine double, triple, infiniment plus grande : car ce n'est pas d'après sa faute, mais d'après sa sévérité contre ceux qui auront péché comme lui, que Dieu lui infligera le châtiment. Ceci deviendra plus manifeste quand je vous aurai mis sous les yeux, ainsi que je vous l'ai promis, des exemples empruntés à l'histoire du passé. Le pharisien n'était point lui-même un pécheur : il vivait dans la justice, et pouvait se prévaloir de nombreux mérites. Néanmoins, pour avoir réprouvé le publicain, c'est-à-dire un voleur, un avare, un transgresseur de toutes les lois, il fut condamné sévèrement, et destiné à un supplice plus terrible que celui qu'avait mérité ce coupable. Mais si un homme innocent, pour avoir réprouvé par une simple parole un criminel reconnu pour tel par tout le monde, s'est attiré un pareil châtiment, nous, qui péchons plusieurs fois par jour, si nous nous permettons de censurer la conduite des autres, alors qu'elle n'est ni publique ni manifeste, voyez quel châtiment nous encourons, et combien il nous est peu permis de compter sur l'indulgence. Car il est écrit : Selon le jugement que vous aurez porté, vous serez jugés vous-mêmes. (Matth. VII, 2.)
6. Ainsi je vous avertis, je vous prie, je vous conjure de renoncer à cette détestable habitude. Ce n'est pas aux prêtres que nuiront nos diffamations, soit calomnieuses, soit même conformes à la vérité. Car le pharisien n'a fait aucun tort au publicain, que dis-je ? il lui a été utile, bien qu'en l'accusant il ne dît que la vérité. C'est nous-mêmes que nous précipiterons dans les plus grandes calamités, de même que le Pharisien a détourné le glaive contre lui-même et s'en est allé frappé d'un coup mortel. Afin d'éviter le même sort, réprimons l'intempérance de notre langue. Si celui qui avait médit du publicain, n'échappa point au châtiment, nous qui médisons de nos pères, quel recours aurons-nous..? Si Marie, pour avoir une seule fois mal parlé de son frère, fut punie si rigoureusement, quel salut pouvons-nous encore espérer si nous continuons à nous répandre chaque jour en invectives contre nos magistrats ! Et qu'on ne vienne pas me dire que ce magistrat était Moïse ! car je pourrais répondre à mon tour que cette médisante était Marie. Vous allez comprendre d'ailleurs que les prêtres, fussent-ils en faute, ce n'est pas à vous de juger leur vie. Écoutez plutôt ce que le Christ ordonne touchant les magistrats des juifs. C'est sur le siège de Moïse que sont assis les Scribes et les Pharisiens : faites donc tout ce qu'ils vous disent de faire; mais ne faites pas tout ce qu'ils font. (Matth. XXIII, 2, 3.) Cependant peut-on rien imaginer de pire que ces hommes, que leurs disciples ne pouvaient imiter sans se perdre ? Quoi qu'il en soit, Jésus n'a pas voulu les dégrader de leur dignité, ni les rendre méprisables à leurs subordonnés. La raison en est facile à comprendre. En effet, si les subordonnés s'arrogeaient un tel pouvoir, (142) on les verrait bientôt destituer leurs magistrats et les forcer à descendre de leurs sièges. Voilà pourquoi Paul, après avoir repris sévèrement le grand prêtre des Juifs et lui avoir dit . Dieu te frappera, muraille blanchie , et tu sièges pour me juger (Act. XXIII, 3) ! entendant que quelques-uns disaient, afin de lui fermer la bouche : Tu insultes le grand prêtre de Dieu; et voulant montrer quel respect et quels égards il convient d'accorder aux magistrats, répondit aussitôt : Je ne savais point que ce fût le grand prêtre de Dieu. Voilà pourquoi David, lorsqu'il eut entre les mains Saül, un prévaricateur, un homme qui respirait l'homicide, un criminel digne des plus grands châtiments, non-seulement respecta sa vie, mais s'abstint même de lui adresser aucune parole outrageante, et la raison qu'il en donne , c'est qu'il est l'oint du Seigneur. Et ce n'est point par ces exemples seuls, mais encore par une quantité d'autres, qu'on peut se convaincre combien la pensée de reprendre les prêtres doit être loin de l'esprit des fidèles. Quand l'arche fut rapportée, quelques hommes sans autorité voyant qu'elle vacillait et qu'elle était près de tomber, la remirent en équilibre : sur-le-champ ils furent punis : le Seigneur les frappa et ils Testèrent sans vie. Ils n'avaient pourtant rien fait qui ne fût naturel : ils n'avaient pas renversé l'arche,, au contraire, ils l'avaient remise en place et empêchée de tomber.
Mais afin de vous convaincre irrésistiblement des égards dus aux prêtres, et de la faute où tombent les subordonnés ou les laïques qui les reprennent en de pareilles circonstances, Dieu les mit à mort sous les yeux de la multitude, de telle sorte que cette extrême rigueur inspirât de la crainte aux autres, et leur ôtât toute pensée de violer le sanctuaire du sacerdoce. En effet, si chacun pouvait, sous prétexte de redresser les manquements commis, faire invasion dans la dignité sacerdotale, les occasions de redressement ne feraient jamais défaut, et il n'y aurait plus moyen de distinguer le chef des subordonnés, au milieu de la confusion générale. Et que l'on n'interprète point ce que je vais dire dans un sens défavorable aux prêtres (grâce à Dieu , ils se montrent, vous ne l'ignorez pas, fidèles à tous leurs devoirs, et jamais ils n'ont donné prise à personne sur eux); mais sachez bien que, quand même vous auriez des parents vicieux ou des maîtres indignes, il ne serait ni sûr ni prudent, même dans ce cas, de médire et de vous déchaîner contre eux. C'est en parlant des parents selon le corps qu'un sage a dit : S'il manque de raison, il faut l'excuser. (Eccli. III, 45.) En effet, comment t'acquitter envers eux de ce qu'ils ont fait pour toi ? A plus forte raison faut-il observer cette loi quand il s'agit des pères selon l'esprit : c'est notre propre conduite que nous devons nous attacher tous à scruter, à surveiller, si nous ne voulons nous entendre dire au grand jour : Hypocrite, pourquoi vois-tu la paille qui est dans l'oeil de ton, frère, et ne vois-tu point la poutre qui est dans ton oeil? (Matth. VII, 3.) En effet, n'est-ce point hypocrisie que de baiser la main des prêtres, en public et aux yeux de tout le monde, d'embrasser leurs genoux, de solliciter leurs prières, de courir à leur porte dès qu'il s'agit du baptême, et de charger ensuite d'invectives, ou de laisser insulter en notre présence, soit chez nous, soit sur une place, ceux qui sont pour nous les auteurs ou les ministres de tant de biens. En effet, si tel père est vraiment un méchant, comment le crois-tu digne d'initier les autres à nos redoutables mystères? Mais s'il te paraît qu'il mérite un tel ministère, pourquoi permets-tu qu'on en dise du mal, pourquoi ne pas fermer la bouche aux médisants, par ton courroux, par ton indignation, afin de recevoir de Dieu une plus belle récompense, et des éloges de la bouche même des accusateurs? En effet, fussent-ils amoureux de l'invective au suprême degré, cela ne les empêchera pas de te louer et d'approuver ton respect à l'égard de tes pères spirituels; tout au contraire, si nous les laissons dire, ils seront unanimes à nous condamner, bien que la médisance vienne d'eux-mêmes. Et ce n'est pas seulement cela qu'il faut craindre, c'est surtout la condamnation suprême qui nous attend là-haut. Car il n'y a point pour les Eglises de fléau comparable à cette maladie; et, de même qu'un corps dont les ressorts ne sont pas exactement soudés entre eux, donne naissance à une foule d'infirmités et rend l'existence insupportable, de même une Eglise, qui n'est pas fortement et indissolublement unie par la charité, enfante des guerres sans nombre, attise la colère de Dieu, et donne lieu à mille tentations. Dans la crainte que cela ne nous arrive , prenons garde d'irriter Dieu, d'augmenter le nombre de nos maux, de nous préparer un châtiment qui nous laisse sans recours, et de remplir notre vie d'amertumes de (143) tout genre; apprenons à parler comme il convient, appliquons, chaque jour, à notre propre vie toute notre vigilance, et, nous remettant du soin de juger la vie d'autrui sur Celui à qui nul secret n'échappe, contentons-nous de juger nos propres péchés. C'est ainsi que nous pourrons échapper au feu de la géhenne. Car, si ceux qui portent toute leur attention sur les fautes d'autrui négligent de s'occuper des leurs, de même ceux qui craignent d'épier la conduite des autres donneront l'attention la plus scrupuleuse à leurs propres infractions. Or, ceux qui réfléchissent à leurs péchés, qui les jugent chaque jour, et s'en demandent compte, ceux-là trouveront alors le juge miséricordieux. Et c'est ce que Paul fait entendre par ces paroles : Si nous nous jugions nous-mêmes, nous ne serions point jugés par le Seigneur. (I Cor. II, 31.) Ainsi donc, afin d'échapper à cet arrêt suprême, négligeons tout le reste pour nous inquiéter seulement de notre propre vie, corrigeons les pensées qui nous induisent à faillir, livrons à la componction notre conscience, et demandons-nous compte de nos propres actions. Par là nous pourrons, allégés d'une partie de nos péchés, obtenir des trésors de miséricorde; nous pourrons passer heureusement la vie présente, et gagner les biens de la vie future, par la grâce et la charité de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui et avec lequel gloire au Père et au Saint-Esprit, dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
traduit par M. MALVOISIN.
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