.HOMELIES TOME 5
HOMELIES TOME 5 *
DIX-NEUVIÈME HOMÉLIE. " Caïn se retira de devant la face de Dieu et habita dans la terre de Naïd, en face de la région d'Eden. " (Gen. IV, 16, etc.) *
VINGTIÈME HOMÉLIE. " Et Caïn dit à son frère Abel : Sortons dans la campagne. " (Gen. IV. 8.) *
VINGT-UNIÈME HOMÉLIE. "Voici le dénombrement de la postérité d'Adam ; *
autour que Dieu: créa l'hommes, Dieu le fit à sa ressemblance ; il les créa mâle et femelle, et il leur donna le nom d'Adam, au jour qu’il les créa. " (Gen. V, 1 , 2.) *
VINGT-TROISIÈME HOMÉLIE. " Noé trouva grâce devant le Seigneur Dieu. Voici les générations de Noé. Noé était un homme juste, accompli dans son temps : Noé plut à Dieu. " (Gen. VI, 9.) *
VINGT-TROISIÈME HOMÉLIE. " Noé trouva grâce devant le Seigneur Dieu. Voici les générations de Noé. Noé était un homme juste, accompli dans son temps : Noé plut à Dieu. " (Gen. VI, 9.) *
VINGT-QUATRIÈME HOMÉLIE. " Noé engendra,trois fils, Sem, Cham et Japhet. Or la terre était corrompue *
devant Dieu et remplie d'iniquité." (Gen. VI 16.) *
VINGT-CINQUIÈME HOMÉLIE. " Noé avait six cents ans lorsque les eaux du déluge inondèrent la terre. "(Gen VII. 6.) *
VINGT-SIXIÈME HOMÉLIE. " Et Dieu se souvint de Noé, de toutes les bêtes *
sauvages, de tous les animaux domestiques, de tous les volatiles et de tous les reptiles qui étaient avec lui dans l'arche. Et Dieu fit venir un vent sur la terre et l'eau arrêta. " (Gen. VIII, 1) *
VINGT-SEPTIÈME HOMÉLIE. " Et Noé dressa un autel au Seigneur, et il prit de tous les oiseaux purs, et il offrit un holocauste sur l'autel. " (Gen. VIII, 20.) *
VINGT-HUITIÈME HOMÉLIE. Dieu dit encore à Noé et à ses enfants aussi bien, qu'à lui : " Je vais faire alliance avec vous et avec votre race après *
vous, et avec tous les animaux vivants qui sont avec vous, tant les oiseaux que les animaux domestiques et toutes les bêtes de la terre. " (Gen. IX, 9, 10). *
VINGT-NEUVIÈME HOMÉLIE. " Noé, s'appliquant à l'agriculture, commença à cultiver la terre, et il planta une vigne, *
et il but du vin et il s’enivra. " (Gen. IX. 20, 21.) *
TRENTIÈME HOMÉLIE. " Toute la terre avait une même, langue et une même parole. " (Gen. XI, 1.) *
TRENTE-UNIÈME HOMÉLIE. " Et Thara prit Abram, et Nachor, ses fils, et Loth fils d'Aran, et Gara, sa bru, femme d'Abram, son fils, et il les emmena de la terre des Chaldéens pour les *
conduire au pays des Chananéens ; et il vint jusqu'à Charran et s'y établit. " (Gen. II, 31.) *
TRENTE-DEUXIÈME HOMÉLIE. " Le Seigneur apparut à
Abraham et lui dit : Je donnerai à ta postérité cette
terre ; et là Abraham dressa un autel au Seigneur qui lui était
apparu. " (Gen. XII, 9) *
DIX-NEUVIÈME HOMÉLIE. " Caïn se retira de devant
la face de Dieu et habita dans la terre de Naïd, en face de la région
d'Eden. " (Gen. IV, 16, etc.)
ANALYSE.
1. L'âme subjuguée par le péché n'entend même plus les exhortations qui la rappellent à la vertu; ce n'est pas un effet de son impuissance; non, l'âme est libre et elle reste libre, même sous le joug du péché, de suivre les inspirations de Dieu qui veut bien l'aider, mais non la forcer. — 2. Dieu est si bon qu'il daigna encore interroger Cain après son crime, il l'interrogeait pour l'exciter an repentir, et trouver moyen de lui faire miséricorde. — 3. Caïn après sa réponse arrogante et impie, fut maudit de Dieu. Différence entre cette malédiction et celle que Dieu prononça après le péché d'Adam ; celle-ci frappe la terre, celle-là le pécheur Caïn lui-même. — 4. La pénitence et la confession sont inutiles quand on y a recours hors du temps convenable. — 5. Que signifient les sept vengeances réservées à celui qui tuera Caïn ? — 6. Exhortation.
1. Comme il y a des blessures incurables qui ne cèdent ni aux remèdes énergiques ni à ceux qui ont pour effet d'adoucir; de même quand une âme est une fois devenue captive du démon, qu'elle s'est livrée à quelque péché et qu'elle ne veut plus même comprendre son intérêt, alors on a beau lui prodiguer les instructions et les conseils, c'est peine perdue, et elle ne retire pas plus d'utilité de l'exhortation que si le sens de l'ouïe était mort en elle, ce qui arrive non pas faute de pouvoir, mais faute de vouloir. C'est en quoi les vices de la volonté diffèrent des infirmités du corps. Car pour ce qui est du corps les affections qui viennent de la nature sont la plupart du temps inguérissables; il en est tout autrement de la volonté libre. Si mauvais que l'on soit, on peut, si l'on veut, changer et devenir bon, et l'on peut également, quoique bon, glisser au mal si l'on se néglige.
Après avoir fait notre nature capable de se déterminer elle-même, le Dieu auteur de toutes choses, qui est la bonté par essence, ne néglige rien pour nous amener au bien, et comme il connaît les sentiments les plus intimes, les pensées les plus secrètes qui s'agitent au fond de nos coeurs, il nous exhorte, il nous conseille, il prévient nos mauvais desseins. Ce n'est pas qu'il emploie la contrainte, mais, il use de remèdes appropriés aux maux de chacun, et ensuite il abandonne le tout à la décision du malade.
Telle est la conduite qu'il a tenue particulièrement à l'égard de Caïn. Voyez néanmoins dans quel abîme de malice celui-ci est tombé, malgré les efforts d'une providence si attentive ! Il devait, puisqu'il avait conscience du crime qu'il méditait, s'appliquer uniquement à corriger la perversité de sa pensée; mais non dominé par une sorte d'ivresse, à la blessure qu'a déjà reçue son âme il en apporté une seconde; quant au remède qui lui était appliqué d'une main si douce,, il ne le supporte pas, mais il se hâte d'exécuter le meurtre dont il a conçu le noir dessein; il s'y prend par la ruse et l'astuce, il trouve des paroles trompeuses pour faire tomber son frère dans le piège. Telle est la férocité de l'homme qui tourne au mal. Grand et respectable quand son effort tend au bien, cet animal raisonnable devient aussi bassement cruel que les bêtes féroces lorsque c'est vers le mal que se dirige son énergie. Sa (114) douceur et sa raison naturelles se changent en férocité et en brutalité, tellement qu'il l'emporte à cet égard sur les bêtes mêmes des forêts.
Mais voyons le récit. Et Caïn dit à son frère : sortons dans la campagne. Paroles fraternelles destinées à voiler un projet homicide. Que fais-tu, Caïn? Ne sais-tu pas à qui tu parles? Oublies-tu que c'est à ton frère que s'adresse cette parole? Ne réfléchis-tu pas qu'il est sorti du même sein que toi? Ta conscience n'est-elle pas frappée de ce qu'il y a d'abominable dans ton dessein? Ne crains-tu pas le juge infaillible? Est-ce que tu ne frissonnes pas à la seule pensée de ton entreprise ? Quel est ton but en entraînant ton frère dans la campagne, en l'arrachant des bras paternels? Pourquoi veux-tu le priver du secours de son père? Qu'y a-t-il de nouveau pour que tu emmènes ton frère dans la campagne, pour que tu fasses ce que tu n'as pas l'habitude de faire, pour que, sous prétexte de lui témoigner l'amitié d'un frère, tu te disposes à le traiter avec la cruauté d'un implacable ennemi? D'où te vient cette fureur? Pourquoi cette rage ? Soit, ta conscience est aveuglée, les sentiments que l'on a pour un frère, tu les as étouffés, tu as fait taire la voix de la nature; mais pourquoi déclarer la guerre à celui qui ne t'a point fait de mal? Et tes parents? qu'as-tu à leur reprocher pour leur infliger, de propos délibéré, un deuil qui accablera désormais leur existence, pour étaler le premier sous leurs yeux l'affreux spectacle de la mort, et d'une mort violente? Est-ce ainsi que tu les récompenses de t'avoir élevé? Quel artifice du diable t'a donc poussé à cette action? Tu ne peux pas même dire que la bienveillance du souverain Maître à l'égard de ton frère ait inspiré à celui-ci du dédain pour toi. Est-ce que pour prévenir les emportements de ton homicide nature, le Seigneur n'a pas soumis ce frère à ton autorité? N'a-t-il pas dit : En toi sera son recours, et tu seras son maître ? Ces paroles en effet marquent la soumission d'Abel à Caïn. Quelques interprètes les entendent du sacrifice offert à Dieu, qui aurait dit à Caïn : le retour ( e apostrophe peut signifier également recours et retour) de lui, c'est-à-dire de ton sacrifice, sera vers toi, et tu seras maître de lui, c'est-à-dire tu en jouiras. Je livre ces deux interprétations à votre intelligence, et je vous laisse libres de choisir celle qui vous semblera plus convenable. Quant à moi, j'incline pour la première.
Et il arriva, comme ils étaient dans la campagne, que Caïn s'éleva contre son frère Abel et le tua. Effroyable attentat ! horrible forfait ! abominable action ! péché impardonnable ! dessein conçu dans une âme féroce ! Il s'éleva contre son frère Abel et le tua. O main scélérate ! ô bras criminel ; ou plutôt ce n'est pas la main qu'il faut appeler scélérate, mais la pensée dont la main ne fut que l'instrument. Disons donc, ô pensée téméraire, misérable et criminelle ! disons tout ce que nous voudrons, car nous n'en dirons jamais assez. Comment cette main ne s'engourdit-elle pas ? Comment, soutint-elle le fer, porta-t-elle le coup ? Comment l'âme du meurtrier ne s'envola-t-elle pas loin de son corps ? Comment eut-elle la force d'exécuter un si horrible attentat ? Comment ne fléchit-elle pas, et ne changea-t-elle pas son dessein ? Comment étouffa-t-elle la voix de la nature ? Comment, avant d'exécuter, ne considéra-t-elle pas les conséquences de l'exécution? Comment, après le meurtre, le meurtrier eût-il le coeur de voir le corps de son frère palpiter sur le sol ? Comment put-il soutenir la vue d'un corps mort, étendu par terre, sans sentir se dénouer en lui les liens de la vie ? Si nous qui vivons tant de siècles après, qui chaque jour voyons des mourants, nous sommes si émus par le spectacle d'une mort même naturelle, et cela quand il s'agit d'hommes qui ne nous sont rien, que nous sentons nos forces nous abandonner, que notre haine la plus forte ne survit pas au trépas d'un ennemi ; combien Caïn n'avait-il pas plus de raison pour que la vie s'éteignît dans son coeur, pour que son âme s'enfuît pour toujours loin de son corps, lui qui voyait celui qui venait de lui parler, ce frère qui avait la même mère et le même père que lui, celui qui avait été porté dans le même sein, celui pour qui Dieu avait témoigné une bienveillance particulière, lui . qui le voyait tout à coup privé de vie et de mouvement et ne faisant plus que palpiter sur le sol où il était étendu ?
2. Mais voyons encore , après un si noir for. fait, après un si impardonnable attentat, voyons de quelle condescendance, de quelle bonté use envers le coupable le souverain Seigneur de toutes choses. Et Dieu dit à Caïn. Quelle preuve de bonté déjà d'adresser la parole à celui geai venait de commettre un tel crime ! Si nous repoussons comme odieux nos parents que le crime a déshonorés, c'est une raison de (115) plus pour admirer le Dieu bon lorsqu'il use d'une si grande patience. Car Dieu c'est un médecin, c'est un père très-tendre : comme médecin il apporte tous ses soins à la guérison de ceux qui souffrent : comme père tendre il cherche à ramener à leur félicité première ceux de ses enfants qui sont déchus par leur faute des privilèges de leur naissance. Il veut donc en raison de son immense bonté témoigner de la bienveillance à ce grand coupable, et il lui dit: Où est ton frère Abel ? Etonnante, et infinie patience de Dieu ! S'il interroge, ce n'est pas qu'il l'ignore : il avait déjà interrogé le père après sa faute, rien ne s'opposait à ce qu'il en usât de même avec le fils. Envoyant Adam qui se cachait à cause de la honte que lui donnait sa nudité, il lui demanda: Où es-tu? (Gen. III, 9.) Il n'ignorait pas où il était, mais il voulait, en l'excitant à la confiance, l'amener à effacer son péché par l'aveu qu'il en ferait. Telle est sa conduite ordinaire: il provoque et exige d'abord la confession des péchés, puis il en accorde le pardon; c'est pourquoi il interroge maintenant Caïn, et lui dit : Où est ton frère Abel ? Il feint d'ignorer, ce Maître miséricordieux; il essaie d'amener par ses questions le coupable à l'aveu de son péché, afin qu'il puisse ainsi obtenir son pardon et trouver miséricorde. Où est ton frère Abel ?
Que répond cet homme sans coeur, sans entrailles, ce téméraire, cet impudent ? Il devait bien penser que Dieu n'ignorait rien quoiqu'il interrogeât, qu'il voulait provoquer une confession, en même temps que nous apprendre qu'il ne faut condamner personne avant de l'avoir entendu et convaincu; il devait se souvenir du conseil de Dieu, qui avait essayé d'empêcher ce crime; de Dieu qui voyant d'avance ses coupables desseins, avait tenté d'en prévenir l'exécution; il devait faire toutes ces réflexions et ne pas pousser plus loin sa criminelle folie; il devait dire ce qu'il avait fait, montrer sa plaie au médecin, et recevoir de lui des remèdes pour sa guérison : mais au contraire il aggrave encore sa plaie, il rend sa blessure plus profonde. Il répondit: je ne sais. Quelle impudente réponse ! Celui à qui tu parles est-il un homme, pour que tu essayés de le tromper ? Ne sais-tu pas , homme misérable, quel est Celui avec qui tu parles ? Ne vois-tu pas que c'est par bonté qu'il t'interroge, qu'il cherche une occasion de faire éclater sa miséricorde, qu'il veut faire pour toi tout ce qui dépend de lui, afin qu'au jour de la condamnation tu n'aies plus aucune excuse à présenter, puisque tu auras couru de toi-même au-devant du châtiment ?
Et il répondit : je ne sais. Est-ce que je suis le gardien de mon frère ? Remarquez ici avec moi la force d'une conscience accusatrice , voyez comment, poussé par cette conscience, il ne se borne pas à dire : Je ne sais, mais il ajoute : est-ce que je suis le gardien de mon frère? Parole par laquelle il se condamne, peu s'en faut, expressément. Oui, certainement, si l'on voulait avec toi procéder à la rigueur, on te dirait que, selon la loi de la nature, tu étais obligé d'être le gardien du salut de ton frère. C'est en effet une loi de la nature que ceux qui sont nés du même sein se doivent mutuellement garder et défendre. Si tu ne voulais pas remplir ce devoir, ni être le gardien de ton frère, pourquoi es-tu devenu son meurtrier? pourquoi as-tu tué celui qui ne l’avait point fait de mal? Croyais-tu donc qu'il ne se trouverait aucun .témoin pour te convaincre? Mais attends, et tu verras s'élever un accusateur dans celui-même que tu as tué; oui, ce frère mort et étendu par terre va t'accuser à haute voix, toi qui vis, toi qui marches.
Et Dieu dit: pourquoi as-tu fait cela? Que de choses dans cette brève parole ! Pourquoi as-ttu fait cela, commis cet abominable forfait, cette action exécrable, ce crime inexpiable, cette oeuvre d'une incroyable folie, ce meurtre, péché nouveau, inouï, et pour la première fois introduit par, ta main dans la vie des hommes? Pourquoi as-tu commis ce grand, cet. affreux péché, Je plus grief qui se puisse commettre? La voix du sang de ton frère crie de la terre jusqu'à moi. Penses-tu que je sois comme les hommes qui n'entendent d'autre voix que celle dont la langue est l'organe? Je suis Dieu, et j'entends la voix du sang que le meurtre a versé; j'entends les plaintes du malheureux terrassé par l'homicide. Vois-tu à quelle distance porte la voix de ce sang ! elle monte de la terre jusqu'au ciel, elle traverse même les régions célestes, arrive pins haut que les puissances d'en-haut, jusqu'au trône du grand Roi, où elle accuse en gémissant ton parricide. La voix du sang de ton frère crie de la terre jusqu'à moi. Ce n'est pas un étranger, un ennemi que ta main a frappé; c'est ton frère, ton frère qui ne t'avait nullement offensé. Peut-être la bienveillance que je lui (116) ai montrée a-t-elle été la cause de sa mort, et ne pouvant t'en prendre à moi, tu as fait retomber sur lui le poids de ta colère. C'est pourquoi je t'infligerai un châtiment qui ne laissera pas tomber ton crime dans l'oubli, un châtiment qui servira d'exemple et de leçon à tous les hommes à venir. Et maintenant, puisque tu as fait cela, puisque tu as exécuté ton mauvais dessein, et que l'excès de l'envie t'a précipité dans le meurtre : Tu seras maudit sur la terre.
3. Voyez-vous, mon cher auditeur, comme cette malédiction diffère de celle d'Adam? Ne passez pas négligemment, mais par la grandeur de la malédiction comprenez l'énormité du crime. Combien ce péché était plus grief que la prévarication du premier homme, vous pouvez en juger par la différence de la malédiction. Dieu avait dit à Adam : La terre est maudite en tes oeuvres (Gen. III, 17), répandant la malédiction sur la terre et épargnant l'homme par bonté; mais ici, comme l'oeuvre est d'une grièveté mortelle, qu'il s'agit d'un forfait, d'une iniquité monstrueuse et impardonnable, c'est Caïn lui-même qui est frappé de malédiction
Et maintenant te voilà maudit sur la terre. Il avait à peu près fait la même chose que le serpent, il avait comme lui servi d'instrument à la pensée du diable, comme lui employé la ruse pour introduire la mort dans le monde, puisqu'il avait trompé son frère pour le faire sortir dans la campagne, et qu'ayant armé sa main, il l'avait tué. Aussi Dieu qui avait maudit le serpent : Tu seras maudit parmi les bêtes de la terre, Dieu maudit de même Caïn, dont l’oeuvre ressemblait à celle du serpent. Le diable était tourmenté par l'envie; il ne pouvait voir sans un dépit amer les immenses bienfaits dont Dieu avait comblé l'homme dès le premier jour de sa vie, c'est pourquoi il ourdit une traîne artificieuse qui introduisit la mort dans le monde. De même Caïn regarda d'un oeil envieux et jaloux la bienveillance particulière de Dieu pour Abel, et de l'envie il passa au meurtre. Voilà pourquoi Dieu lui dit : Tu seras maudit sur la terre. Tu seras en abomination à cette même terre qui a ouvert sa bouche pour recevoir de ta main le sang de ton frère. Oui, elle te repoussera avec horreur, cette terre, parce qu'elle s'indigne d'avoir été arrosée d'un tel sang, souillée d'un tel forfait, outragée par ta main homicide.
Ensuite la sainte Ecriture, interprétant la malédiction, ajoute : Quand tu l'auras cultivée, elle ne donnera pas son fruit. Terrible châtiment et qui dénote une grande indignation en celui qui l'inflige. Tu supporteras le poids du travail, tu emploieras tout ce que tu as de force à cultiver cette terre souillée de ce sang, et tu ne recueilleras aucun fruit de tes pénibles travaux ; quelle que soit la peine que tu endures, elle ne produira rien. Là ne se bornera pas ton châtiment, mais tu iras gémissant et tremblant par toute la terre. Quel plus grand supplice de toujours gémir et trembler ! Puisque tu ne t'es pas servi comme il fallait de la force de ton corps et de la vigueur de tes membres, voici que je t'impose la peine d'une agitation et d'un tremblement continuel, non-seulement afin que tu aies toi-même un perpétuel avertissement et un impérissable souvenir de ton crime, mais encore afin que tous ceux qui te verront soient instruits par la seule vue, afin que ton seul aspect soit comme une voix puissante qui avertisse les spectateurs de s'abstenir du crime, s'ils veulent éviter le châtiment, afin que la punition qui pèsera sur toi enseigne aux hommes à ne plus souiller la terre du sang de leurs frères. Et pour mieux atteindre ce but, je ne te ferai pas mourir trop tôt, de peur que ton forfait ne tombe dans l'oubli, mais je ferai en sorte que tu traînes une vie plus pénible que la mort, afin que tu saches quel est ton crime.
Et Caïn dit au Seigneur : Mon crime est trop grand pour que j'en obtienne la rémission. Voilà une parole qui, si nous sommes attentifs, nous fournira un enseignement très-important et très-utile à notre salut. Et Caïn dit : Mon crime est trop grand pour que j'en obtienne la rémission. La confession est complète. Mon péché est si grand, dit-il, qu'il n'est pas possible que j'en reçoive le pardon. Il s'est donc confessé, et confessé entièrement? Oui, mais sans aucun profit, car il l'a fait d'une manière intempestive. Il aurait fallu le faire en temps convenable, alors que le Juge était disposé à la miséricorde. Souvenez-vous de ce que je vous disais naguère, que dans ce terrible dernier jour, et devant le Tribunal où il ne sera fait aucune acception des personnes, chacun de nous sentira un vif repentir de ses péchés, lorsqu'il aura devant ses yeux les supplices et les châtiments désormais inévitables de l'enfer, mais ce sera un repentir inutile , parce qu'il (117) ne se produira pas dans un temps convenable.
Lorsqu'elle précède la peine, la pénitence vient en son temps, et sa vertu est immense. C'est pourquoi, je vous en conjure, tandis que cet admirable remède conserve encore son efficacité, hâtez-vous d'en profiter; appliquons-nous le traitement de la pénitence pendant que nous sommes en cette vie, et persuadons-nous bien qu'il ne nous servira de rien de nous repentir après que la tragédie de ce monde sera jouée et lorsque le temps des luttes sera passé.
4. Revenons à notre sujet. C'est lorsque le Seigneur lui demandait : Où est ton frère Abel? que Caïn devait confesser son péché, se prosterner, prier, implorer miséricorde. Mais alors il a refusé le remède, et maintenant, après la sentence prononcée, quand tout est fini, quand la voix du sang versé a fait entendre hautement une accablante accusation , il se confesse , mais confession tardive et inutile, contre laquelle s'élève la parole du Prophète : Le juste est lui-même son accusateur en premier lieu. (Prov. XVIII, 77.) Caïn lui-même, s'il avait prévenu la réprimande, eût été jugé digne de quelque pitié, tant est grande la divine miséricorde. Il n'y a pas de péché, si énorme qu'il soit, qui surpasse la charité de Dieu pour les hommes, pourvu que nous fassions pénitence au temps qu'il faut et que nous implorions notre pardon.
Et Caïn dit: Mon crime est trop grand pour que j'en obtienne la rémission. Confession suffisante, mais intempestive. Caïn dit encore : Si vous me chassez aujourd'hui de dessus la terre, j'irai me cacher de devant votre face, et je serai gémissant et tremblant sur la terre ; et il arrivera que quiconque me trouvera me tuera. Paroles qui excitent la pitié ! malheureusement elles viennent trop tard , et le défaut d'opportunité leur ôte toute valeur : Si vous me chassez, dit-il, de dessus la terre, j'irai me cacher de devant votre face, et je serai gémissant et tremblant sur la terre; et il arrivera que quiconque me rencontrera me tuera. Puisque vous m'avez rendu exécrable à la terre, puisque vous me repoussez vous-même, que vous me livrez à un châtiment si sévère, qu'il doit me faire gémir et trembler, rien n'empêchera désormais, qu'étant en cet état, et dénué de tout secours de votre part, je ne sois tué par le premier qui me rencontrera. Je serai facile à vaincre pour le premier venu qui voudra m'ôter la vie. Je n'ai pas la force de résister par moi-même avec ces membres perclus et agités par un continuel tremblement; de plus, on saura que vous m'avez privé de votre secours, et ce motif déterminera à me donner la mort ceux qui en auraient le désir.
Que répond le Maître miséricordieux et bon? Et le Seigneur Dieu lui dit : il n'en sera pas ainsi. Ne crois pas qu'il en advienne ainsi. Il ne sera permis à personne de te tuer, en eût-on la volonté; mais je prolongerai ta vie pour augmenter ta peine, je te laisserai pour instruire, exemple vivant, les générations futures; ton aspect rendra sage, et personne, en te voyant, n'aura le désir d'imiter ta conduite. Et le Seigneur dit : non, il n'en sera pas ainsi, quiconque tuera Caïn se rendra responsable de sept vengeances.
Peut-être suis-je long, peut-être vous ai-je fatigués, matériellement du moins? Mais que voulez-vous ? Votre vive attention, l'espèce d'avidité avec laquelle vous recevez la nourriture de la parole sainte, en sont la cause; c'est là ce qui m'encourage à poursuivre mon explication jusqu'au bout suivant mes forces. Que veut dire cette parole : se rendra responsable de sept vengeances ? Mais me voici encore retenu par la crainte d'entasser tant de choses dans vos mémoires, que les dernières né vous fassent oublier les premières ; je ne voudrais cependant pas être fastidieux. Mais, s'il vous reste encore un peu de courage , prenez patience, j'achève l'explication des versets que j'ai récités, et je finis. Et le Seigneur Dieu lui dit: il n'en sera pas ainsi. Quiconque tuera Caïn se rendra responsable de sept vengeances. Et le Seigneur Dieu mit un signe sur Caïn de peur que personne ne le tuât, venant à le rencontrer. Tu crains que l'on ne te tue? Aie confiance, cela ne sera pas. Et quiconque le fera, attirera sur sa tête sept châtiments. C'est pourquoi je te marque d'un signe, de peur que personne ente tuant sans te connaître n'encoure cette terrible punition.
5. Mais il convient que je vous montre plus clairement comment le meurtrier de Caïn se rendra passible de sept châtiments. Soyez attentifs, je vous prie. Comme je l'ai déjà dit souvent à votre charité ces jours passés, si, maintenant que le temps du jeûne nous procure une si grande tranquillité, et qu'il éloigne de nos esprits les pensées qui seraient de nature à les troubler, nous n'étudions pas avec beaucoup de soin les enseignements compris dans les (118) divines Ecritures, dans quel autre temps pourrons-nous le faire? Je vous prie donc, je vous supplie, et, tout prêt à me jeter à vos genoux, je vous conjure d'écouter ce que je vous dis avec un esprit attentif, afin que vous ne vous retiriez pas dans vos maisons sans emporter d'ici quelque chose qui élève vos âmes et les porte vers Dieu.
Que signifie donc cette parole : se rendra responsable de sept vengeances ? Observons d'abord que dans la sainte Ecriture le nombre sept s'emploie souvent d'une manière indéterminée et signifie plusieurs ou un grand nombre ; par exemple, on lit au premier livre des Rois (II, 5) : Celle qui était stérile est devenue mère de sept, c'est-à-dire d'un grand nombre d'enfants. Il y a beaucoup d'exemples d'une semblable acception. Ici l'Ecriture nous fait entrevoir l'énormité du forfait de Caïn, puisqu'elle le considère non comme un péché unique, mais comme constituant sept péchés, pour chacun desquels un châtiment sévère est destiné. Essayons d'énumérer ces péchés. Premièrement, il a porté envie à son frère à cause de la bienveillance que Dieu lui a témoignée, et il n'en eût pas fallu davantage pour le perdre; deuxièmement, c'est à son propre frère qu'il porte envie; troisièmement, il tend un piège; quatrièmement, il commet un meurtre; cinquièmement, c'est son propre frère qu'il tue; sixièmement, il est l'auteur du premier meurtre qui se soit commis; septièmement, il ment à Dieu. Avez-vous suivi cette énumération, ou s'il faut que je la reprenne en vous montrant que chacune de ces circonstances aggravantes méritait par elle-même un grave supplice? Porter envie à celui que Dieu favorise est-ce excusable? Voilà donc déjà une faute impardonnable. Elle s'aggrave encore lorsque c'est à un frère, de qui l'on n'a souffert aucune injustice, que l'on porte envie. Voilà donc encore un péché qui n'est pas des plus petits. C'est une troisième faute de tendre un piège, de tromper, d'entraîner dans la campagne, de fouler aux pieds la nature. Le meurtre forme le quatrième péché. Le cinquième résulte de la circonstance que c'est un frère qui est mis à mort, un frère né du même sein. Introduire dans le monde une nouvelle espèce de péché, voilà le sixième péchés Le septième péché : le meurtrier ose mentir à Dieu qui daigne l'interroger. Voilà pourquoi Dieu dit : celui qui tentera de le tuer prendra sur soi le fardeau de sept vengeances. Ainsi, ne crains pas cela; car voici que je,mets sur toi un signe qui te fera reconnaître de quiconque te rencontrera. Ton infirmité sera utile aux générations futures, et ce crime que tu as commis sans témoin, tous l'apprendront en te voyant trembler et gémir; ce tremblement de tout ton corps sera comme une voix entendue de tous, qui dira : que personne ne fasse ce que j'ai fait, de peur que, s'il l'ose, il ne soit frappé d'un semblable châtiment.
6. Que ces enseignements se gravent dans vos esprits, mes très-chers frères; et qu'ils ne fassent pas seulement que, les effleurer en passant. Venir ici chaque jour se nourrir de l'aliment de la parole sainte, c'est très-bien, mais cela ne suffit pas, il ne vous servira de rien d'entendre expliquer la loi de Dieu si vous ne la pratiquez point. Ayant toujours présent à la pensée le péché de Caïn, ses causes et son impardonnable énormité, de Caïn devenu homicide par envie, homicide d'un frère qui ne lui avait fait aucun mal, craignons beaucoup moins de souffrir nous-mêmes du mal que d'en causer aux autres. Le mal ne frappe véritablement que celui qui tente de nuire à son prochain. Afin que vous en soyez convaincus, regardez ici avec moi lequel des deux est le plus malheureux, de celui qui tue ou de celui qui est tué. N'est-il pas évident que c'est le meurtrier? Pourquoi? parce que là louange de celui qui a été tué, est encore aujourd'hui dans toutes les bouches, parce que son nom est toujours prononcé avec admiration, comme celui du premier martyr de la vérité, selon ce que dit le bienheureux Paul: Tout mort qu'il est, Abel parle encore. (Hebr. XI, 4.) Mais le meurtrier, outre qu'il a vécu plus misérablement que tous les hommes, est demeuré odieux à tout le genre humain, et la sainte Ecriture l'offre continuellement à tous les âges comme un exemple terrible de la vengeance et de la malédiction divines. Tel est le parallèle pour cette vie présente et périssable; mais si on voulait le poursuivre jusqu'à l'autre vie où le juste Juge rendra à chacun selon ses oeuvres, quel discours pourrait exprimer tout ce qu'il y aura de bonheur d'une part, de malheur de l'autre. Pour Abel, le royaume des cieux, les tabernacles éternels, les choeurs des patriarches, des prophètes et des apôtres, et la grande assemblée des saints, où il règnera dans les siècles des siècles en compagnie du Roi Jésus-Christ, (119) Fils unique de Dieu et Dieu lui-même; pour Caïn, la géhenne du feu, et des milliers d'autres supplices qui le tourmenteront à jamais; il s'y trouvera en compagnie de tous les meurtriers comme lui; toutefois, la vengeance divine sévira avec plus de rigueur, contre ceux qui, sous l'empire de la loi de grâce, se seront faits esclaves des plus viles passions. Ecoutez, en effet, ce que dit saint Paul : Tous ceux qui ont péché sans la loi, périront sans la loi (Rom. II, 12) ; c'est-à-dire subiront une peine plus légère parce qu'ils n'ont pas eu de loi pour les maintenir dans le bien par une sanction menaçante, mais tous ceux qui ont péché sous la loi, seront jugés par la loi; c'est-à-dire toutes les autres conditions étant égales, ceux qui auront joui du secours de la loi endureront des châtiments plus rigoureux. Et rien de plus juste, puisque ni la loi, ni l'exemple des malheurs des autres ne les auront rendus plus tempérants et plus vertueux. Je vous en conjure donc, profitez du moins, à partir de maintenant , des enseignements des autres pour devenir plus sages; dirigeons enfin notre vie selon la loi du Seigneur, obéissons à ses commandements. Que ni l'envie, ni la jalousie, ni l'amour charnel, ni la gloire, ni les autres avantages misérables de cette vie, ni les grossiers plaisirs de la table, ni aucune autre mauvaise passion ne règne sur les pensées de nos coeurs. Défaisons-nous de toute obscénité, de toute volupté mondaine; disons adieu à tous nos attachements honteux et illicites, et tendons de toutes nos forces vers cette vie bienheureuse, à ces biens ineffables que Dieu a préparés à ceux qui l'aiment; puissions-nous en être trouvés dignes, par la grâce et la charité de Notre-Seigneur Jésus-Christ, avec qui gloire, puissance, honneur, soient au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles ? Ainsi soit-il.
VINGTIÈME HOMÉLIE. " Et Caïn dit à son frère
Abel : Sortons dans la campagne. " (Gen. IV. 8.)
ANALYSE.
1. L'orateur résume son enseignement sur l'histoire de Cain et d'Abel. — 2. Continuant l'explication du texte, il arrive à Lamech dont il commente la confession. Il fait ressortir le mérite de cette confession à laquelle Lamech s'est soumis par la seule impulsion de sa conscience. — 3. Il prend de là occasion de parler de la confession en général, de sa nécessité, de son efficacité, de sa facilité comme moyen de guérison. — 4. Interprétation du texte concernant la naissance de Seth. — 5. Eloquente exhortation à la pratique de l'aumône.
1. La suite du texte expliqué hier nous fournira encore la matière de l'instruction d'aujourd'hui; nous continuerons à vous entretenir des livres de Moïse, ou plutôt des oracles de l'Esprit-Saint, oracles que la grâce divine nous a communiqués par l'organe de son prophète. Mais pour plus de clarté , il ne sera pas hors de propos de rappeler à votre charité ce que nous avons déjà exposé , et où notre enseignement en est resté ; de la sorte nous pourrons le reprendre où nous l'avons laissé, et l'enchaînement de la doctrine ne sera pas rompu. Nous avons donc traité le sujet d'Abel et de Caïn; nous avons montré (120) par leur histoire , comme par les sacrifices qu'ils offraient au Seigneur , que la connaissance du bien que nous devons faire et du mal que nous devons éviter de faire est inhérente à notre nature ; que l'Ouvrier divin, Celui qui a tout fait, nous a doués du libre arbitre; que c'est la disposition de notre coeur qui nous vaut la condamnation ou la couronne; que ce fut, en effet, la raison pour laquelle le sacrifice d'Abel fut agréé et celui de Caïn rejeté ; que la jalousie que Caïn en conçut le poussa au meurtre de son frère ; qu'après cet exécrable forfait, Dieu le provoqua à faire l'aveu de son péché, que le malade repoussa ce remède divin, qu'il attira enfin sur sa tête le sévère châtiment que vous savez, pour avoir ajouté le mensonge au meurtre; qu'il se priva ainsi de tout secours d'en-haut, devint un exemple capable de retenir dans le devoir ceux qui viendraient après lui; que par la sentence portée contre lui, il instruit tout le genre humain, comme s'il lui disait à haute- voix : que personne parmi vous ne commette le même crime, s'il ne veut éprouver le même châtiment. A ce sujet je vous ai fait remarquer la bonté du Seigneur, qui a voulu, parla peine qu'il a infligée, non-seulement corriger Caïn, mais encore apprendre à tous ceux qui naîtraient après lui, à se garder d'un crime semblable.
Voyons donc maintenant la suite, et considérons ce que raconte aujourd'hui ce bienheureux prophète instruit par la vertu de l'Esprit-Saint. Après qu'il eut entendu sa sentence, Caïn sortit de devant la face de Dieu. Que veut dire cette parole : sortit de devant la face de Dieu ? Elle veut dire qu'il fut privé de l'assistance divine à cause de son abominable action. Et il habita dans la terre de Naïd, en face de l'Eden. L'écrivain sacré nous dit le lieu où Caïn fit désormais sa demeure, et il nous enseigne qu'il vécut non loin du paradis, afin qu'il conservât perpétuellement le souvenir et de ce qui était arrivé à son père après sa prévarication et de l'énormité de son propre crime, et du châtiment qui lui avait été infligé, parce qu'il n'avait pas su profiter, pour se conduire sagement, de l'exemple de son père. Le lieu lui-même qu'il habitait, lui rappelait continuellement par son nom à lui et à ses descendants, l'agitation et le tremblement, supplice de sa vie terrestre, car le nom de Naïd est un mot hébreu qui signifie agitation. Dieu l'établit donc là, afin que le lieu lui-même ne cessât Je lui reprocher son crime, comme s'il eût été gravé sur une colonne d'airain.
La sainte Ecriture continue : Et Caïn connut sa femme, et, ayant conçu, elle enfanta Enoch. Puisque les hommes étaient devenus mortels, ils avaient raison de se perpétuer par la procréation des enfants. Mais, me dira peut-être quelqu'un, où Caïn eut-il une femme, puisque, à cet âge du. moins, l'Ecriture ne fait mention d'aucune autre que d'Eve? Ne vous en étonnez point, mon cher auditeur ; nulle part l'Ecriture ne donne exactement la généalogie des femmes; toujours soigneuse d'éviter le superflu, elle ne mentionne individuellement que les hommes et encore pas tous , car souvent elle dit sous une forme abréviative qu'un tel engendra des fils et des filles. Il faut donc croire qu'Eve mit au monde, après Caïn et Abel, une fille que Caïn prit pour femme. Dans ces premiers commencements du monde, la nécessité de propager la race faisait qu'il était permis aux hommes d'épouser leurs soeurs. Nous laissant donc faire ces conjectures, d'ailleurs certaines, la sainte Ecriture se. borne à raconter que Caïn connut sa femme, laquelle ayant conçu, enfanta Enoch. Et il construisit une ville du nom de son fils Enoch. Voyez comme ils deviennent peu à peu ingénieux et avisés. Mortels, ils veulent du moins immortaliser leur mémoire, soit en engendrant des enfants, soit en bâtissant des villes auxquelles ils donnent les noms de leurs enfants. On pourrait dire avec raison que toutes ces choses étaient autant de monuments de leurs péchés et de leur déchéance de cette gloire primitive dont jouissaient Adam et Eve, dans laquelle ils n'avaient nul besoin de toutes ces précautions, puisqu'alors ils étaient dans un état où ne pouvait. les atteindre aucun des accidents contre lesquels ils se prémunissaient maintenant.
A Enoch lui-même naquit Gaïdad, et Gaïdad engendra Maléléel, et Maléléel engendra Mathusala, et Mathusala engendra Lamech. Vous voyez comme l'écrivain sacré passe en courant sur les généalogies, ne mentionnant que les hommes, et laissant les femmes sans les nommer. De même, qu'au sujet de Caïn, il dit qu'il connut sa femme, sans nous dire d'où il l'avait eue; de même encore, à propos de Lamech , il dit : et Lamech épousa deux femmes ; la première se nommait Ada, et la (121) seconde se nommait Sella. Et Ada enfanta Jobel; celui-ci fut le père de ceux qui habitent sous des tentes et qui nourrissent des troupeaux. Et le nom de son frère fut Jubal : c'est lui qui inventa le psaltérion et la cithare.
2. Remarquez ici l'exactitude de l'Ecriture. Elle nous apprend les noms des enfants (le la femme de Lamech, ainsi que leurs occupations : l'un faisait paître des troupeaux, l'autre inventa le psaltérion et la cithare. Sella mit au monde Tobel, qui travailla les métaux, le cuivre et le fer. Ici encore, la sainte Ecriture nous fait connaître de genre d'occupation du fils de Sella; il était forgeron. Remarquez de quelle manière naissent peu à peu les arts utiles à la vie des hommes. Premièrement, Caïn donne le nom de son fils à la ville qu'il fonde. Ensuite les fils de Lamech s'occupent, l'un à nourrir des troupeaux, l'autre à travailler les métaux, le troisième découvre le psaltérion et la cithare. Or, la soeur de Tobel fut Noéma. Voici dans une généalogie le nom d'une fille; c'est une chose nouvelle, mais qui a sa raison, raison secrète et mystérieuse que nous réservons pour un autre temps, afin de ne pas interrompre le fil de notre histoire. Le passage qui suit est en effet très-important, il exige tous nos efforts et le plus sérieux examen pour être bien expliqué et pour nous fournir les plus précieux enseignements.
Lamech dit à ses femmes, Ada et Sella écoutez ma voix, femmes de Lamech, prêtez l'oreille à mes paroles : j'ai tué un homme qui m'a blessé, et un jeune homme qui m'a meurtri. On expiera sept fois la mort de Caïn et septante fois sept fois celle de Lamech. Prêtez-moi, je vous prie, toute votre attention, et rejetant toute pensée séculière et toute distraction , scrutons avec soin ces paroles ; il faut que nous descendions à toute la profondeur que nous pourrons, pour que nous recueillions, sans rien perdre, tout le trésor qui est enfoui dans cet étroit espace. Et Lamech dit à ses femmes Ada et Sella écoutez ma voix, femmes de Lamech, prêtez l'oreille à mes paroles. Et d'abord remarquez combien la punition de Caïn a été utile à Lamech. Il n'attend pas qu'un autre vienne le convaincre de son crime, mais, sans que personne l'accuse, ni lui fasse de reproche, il se découvre lui-même, il avoue ce qu'il a fait, il dévoile à ses femmes la grandeur de son crime, il accomplit presque la parole du Prophète : Le juste est lui-même son accusateur en premier lieu. (Prov. XVIII, 17.) Pour la correction des péchés, il n'existe pas de meilleur remède que la confession. C'est quelque chose de plus grave que le péché lui-même, que de le nier après qu'on l'a commis : le fratricide Caïn l'a bien éprouvé, lui qui, interrogé par le Dieu bon, non-seulement n'avoua pas son forfait, mais osa mentir à Dieu, et fut pour cela condamné à traîner une longue et misérable existence sur la terre. Tombé dans le même péché, Lamech a compris que ce qui avait aggravé le châtiment de Caïn, c'était d'avoir nié sa faute; c'est pourquoi il appelle ses femmes, et, sans que personne le contraigne ou témoigne contre lui, il fait lui-même de sa propre bouche la confession de ses péchés, et comparant son crime avec celui de Caïn, il détermine lui-même sa peine.
Voyez-vous la sollicitude de Dieu, comme il se ménage des occasions de montrer sa miséricorde, jusque dans les punitions qu'il inflige, comme les effets de cette miséricorde ne s'arrêtent pas à celui qui- reçoit la punition, mais s'étendent, tels que des remèdes salutaires, à tous ceux qui ont la bonne volonté d'en profiter? Quel autre motif aurait pu amener Lamech à faire cette confession, excepté le souvenir qu'il avait des maux soufferts par Caïn, souvenir qui bouleversait son âme? Il dit donc : Ecoutez ma voix et prêtez l'oreille à mes paroles. C'est comme un tribunal qu'il dresse contre lui-même, et la chose lui paraît si grave qu'il veut qu'on l'écoute avec une profonde attention. Car ces mots : Ecoutez ma voix, prêtez l'oreille à mes discours, équivalent à ceux-ci : Rendez votre esprit attentif, appliquez-vous, écoutez soigneusement ce que je vais dire. Ce ne sont pas des choses indifférentes que celles dont j'ai à vous entretenir, j'ai à vous révéler des faits cachés, des faits que personne ne sait que moi seul, et cet oeil qui ne se ferme jamais; c'est la crainte que me donne ce témoin, qui me presse et me force aujourd'hui à. vous découvrir ce que j'ai eu le malheur de faire, et à vous dire à quelle vengeance je me suis exposé par mes oeuvres criminelles ; car j'ai tué un homme qui m'a blessé, et un jeune homme qui m'a meurtri. Et s'il a été tiré sept vengeances de Caïn, il en sera tiré de Lamech septante fois sept. Grande, et même très-grande parole et qui dénote en cet homme une âme des mieux disposée. Non-seulement il avoue ce (122) qu'il a fait, et dévoile le meurtre qu'il a commis, mais il s'impose une peine en comparant son crime à celui de Caïn. De quel pardon semble-t-il dire, est digne celui qui n'a pas profité de l'exemple d'autrui pour devenir meilleur, celui qui ayant continuellement dans l'esprit le souvenir du châtiment infligé au premier meurtrier, n'a pas laissé néanmoins que de commettre deux meurtres? J'ai tué, dit-il, un homme qui m'a blessé, et un jeune homme qui m'a meurtri. C'est comme s'il disait : J'ai moins fait de mal à ceux que j'ai tués que je ne m'en suis fait à moi-même. Car j'ai encouru un châtiment inévitable, puisque j'ai commis des crimes trop énormes pour être pardonnés. Si Caïn, pour un seul meurtre, a mérité sept vengeances, j'en ai encouru, moi, septante fois sept. Pourquoi, par quelle raison ? En effet, bien qu'il ait été homicide et même fratricide, cependant il n'avait point devant les yeux l'exemple d'un homme qui eût osé un pareil crime, qui en eût été châtié, qui eût par là attiré sur soi le poids de la colère de Dieu; deux circonstances aggravantes pour moi, puisque j'avais sous les yeux le double exemple du crime et du châtiment, et que je n'en ai pas été meilleur. C'est pourquoi, dusse-je subir septante fois sept vengeances, je n'aurais pas encore suffisamment payé ce que j'ai fait.
3. Voyez-vous, mon cher auditeur, comment Dieu a créé nôtre volonté libre et maîtresse de ses déterminations; comment, lorsque nous tombons, c'est notre négligence qui en est cause, et comment, lorsque nous voulons être vigilants, nous savons clairement distinguer le devoir? Qui donc, dites-moi, a poussé cet homme à faire une telle confession? Personne, si ce n'est la conscience, cet incorruptible juge. Après que, suivant le penchant de la mauvaise nature, il eut mis à exécution un dessein coupable, aussitôt la conscience se souleva en lui en élevant la voix contre l'énormité des crimes commis et en lui dénonçant de combien de punitions il s'était rendu passible. Tel est le péché avant qu'il soit commis et accompli, il obscurcit le raisonnement et trompe l'esprit. Mais lorsqu'il est consommé, c'est alors que nous en voyons clairement l'absurdité; et ce rapide et absurde plaisir s'envole, nous laissant après lui une douleur durable; il s'envole, emportant avec soi cette noble assurance qui faisait la joie de la conscience, après y avoir substitué la honte dans laquelle reste abîmé le malheureux pécheur. Le Dieu bon nous a attaché cet accusateur intime, avec ordre de ne jamais nous quitter, de crier sans cesse, en nous demandant compte de nos prévarications. Il ne faut, pour s'en convaincre, que consulter l'expérience. Le fornicateur, l'adultère, ont beau n'avoir pas été surpris, ils n'en sont pas plus tranquilles; grâce à cet énergique et infatigable accusateur, ils ont peur des soupçons, ils tremblent pour une ombre, ils craignent ceux qui savent, ceux qui ne savent pas, c'est dans leur âme une tempête- incessante, des flots succédant aux flots. Le sommeil, pour un tel homme, n'a plus de douceur, il n'a plus que des craintes et des terreurs. Rien ne le récrée, rien n'apaise son trouble intérieur: ni la suavité des mets, ni le charme d'une conversation amicale. Après cette mauvaise action, faite cependant sans témoin, il est comme s'il portait partout en lui-même un bourreau qui le flagellerait toujours. Telles sont les peines qu'il endure sans autre juge, sans autre accusateur que lui-même.
Si cependant le coupable veut profiter des avertissements de sa conscience, recourir à la confession de ses fautes, montrer sa blessure au médecin spirituel qui l'attend pour le guérir et non pour lui faire des reproches, s'il veut recevoir ses remèdes, s'entretenir seul à seul avec lui sans témoin et tout dire sans rien dissimuler, il obtiendra vite et facilement l'absolution de ses péchés. La confession du mal qu'on a fait est l'abolition des péchés commis. Si Lamech n'a pas refusé d'accuser devant ses femmes les meurtres commis par lui; de quel pardon serons-nous dignes, nous, si nous ne voulons pas accuser nos péchés devant Celui qui sait exactement jusqu'à la moindre de nos fautés? Car il n'ignore rien et ce n'est pas pour s'instruire qu'il veut que nous nous confessions, puisqu'il sait toutes choses avant même qu'elles arrivent. Il commande la confession afin que nous ayons nous-mêmes le sentiment de nos fautes, et afin que nous fassions preuve de bonne volonté à son égard. Est-il question en cela de grandes dépenses à faire, de longs voyages à entreprendre? Le traitement à subir est-il pénible et douloureux? Au contraire, la guérison a lieu sans frais, sans douleur et promptement. Le divin Médecin approprie ses remèdes au degré de bonne volonté de celui qui vient à lui pour être guéri de ses blessures. Que celui donc qui veut promptement (123) recouvrer la santé et soigner les plaies de son âme, vienne au médecin, l'âme sobre et vigilante, et dégagée de toutes les préoccupations séculières, qu'il répande d'abondantes larmes, qu'il donne des marques d'une grande assiduité, qu'il apporte une foi ferme et une entière confiance dans la science du médecin, et il ne tardera pas à retrouver sa santé. O médecin dont la bonté efface celle du père le plus tendre ! Est-il rien de moins pénible et de moins dur que les conditions qu'il demande de nous, la contrition du coeur, la componction de l'âme, l'aveu de la faute, une assiduité constante? Et il ne nous fait pas seulement la grâce de guérir nos blessures, mais il en efface jusqu'à la moindre trace. Nous étions auparavant accablés du poids de mille péchés et il nous fait justes. O miséricorde infinie, bonté incomparable! Un pécheur vient, il confesse ses péchés, il en demande pardon, il montre une ferme résolution de ne plus pécher à l'avenir, et le voilà juste. Et pour que vous ne doutiez pas de ce miracle, écoutez cette parole du prophète : Dis tes péchés le premier, afin que tu sois justifié. (Isaï. XLIII, 26.) Il ne dit pas simplement : dis tes péchés, mais il ajoute : le premier; c'est-à-dire, n'attends pas qu'un autre t'accuse et te convainque; préviens l'accusation, hâte-toi de prendre la parole, ferme cette bouche étrangère qui parlerait contre toi.
4. Voyez-vous la clémence du juge ? Devant les tribunaux humains, si un accusé suivait cette conduite ; si, prévenant les preuves, il avouait tout ce qu'il a fait, il s'épargnerait peut-être la question avec ses épreuves et ses tortures, si toutefois il avait affaire à un juge clément; mais la sentence qui condamne au dernier supplice, il ne l'éviterait certainement pas. Quant à notre Dieu, ce charitable médecin de nos âmes, sa bonté est infinie, et sa miséricorde ineffable. Si nous prenons les devants sur notre adversaire, sur le diable qui se fera notre accusateur au. dernier jour et qui l'est déjà dès cette vie, si nous faisons notre confession avant que de comparaître devant le tribunal, si de nous-mêmes nous prenons la parole pour nous accuser, nous exciterons la miséricorde du souverain Juge, au point que non content de nous absoudre de nos fautes, il inscrira encore notre nom parmi ceux des justes.
Lamech n'était instruit par aucune loi positive; il n'avait pas entendu de prophètes, il n'obéissait à aucune exhortation venue du. dehors, il n'avait que sa conscience pour lui faire sentir la gravité de ses fautes, et néanmoins cette voix intérieure suffit pour lui arracher l'aveu et la condamnation de ce qu'il avait fait, et nous serions excusables, nous, de ne pas montrer soigneusement nos blessures au médecin charitable qui n'exige que cela pour les guérir ! Et cette confession, si nous ne la faisions pas maintenant que le temps du jeûne nous en offre l'occasion propice, par le calme qu'il a mis dans nos pensées, par .l'exclusion qu'il a donnée à toute espèce de volupté, quand donc pourrions-nous rentrer en nous-mêmes de manière à mettre ordre aux affaires dé notre conscience ? Soyons donc sobres et vigilants, je vous en conjure, consacrons-nous tout entiers à cette affaire importante, et à force d'assiduité et de soin évitons un châtiment qui sera si sévère, sauvons-nous du feu de l'enfer. C'est maintenant qu'il y faut travailler, maintenant que le temps du jeûne vous offre plus de ressources parles fréquentes instructions que vous recevez.
Or, Adam connut Eve sa femme, et celle-ci ayant conçu, enfanta un fils, et elle le nomma Seth, disant : Dieu m'a suscité une autre postérité à la place d'Abel, que Caïn a tué. Arrêtant la liste généalogique à Lamech, la sainte Ecriture remonte à Adam et à sa femme, et dit : Or, Adam connut sa femme, et celle-ci ayant conçu, enfanta un fils, et elle le nomma Seth, disant : Dieu m'a suscité une autre postérité ci la place d'Abel tué par Caïn. Elle enfanta, est-il écrit, un fils, et elle lui donna le nom de Seth. Non contente d'avoir donné un nom à son nouveau-né, la mère ajoute encore : Dieu m'a suscité une autre postérité ci la place d'Abel tué par Caïn. Remarquez le soin que prend cette mère, par le nom qu'elle donne à son fils, de perpétuer la mémoire de ce crime abominable; c'est afin que les générations futures apprennent le meurtre commis par Caïn, qu'elle dit : au lieu d'Abel tué par Caïn. Parole d'une mère affligée par la douleur, troublée par le souvenir d'un triste événement, parole d'action de grâce pour le fils que Dieu envoie, mais parole qui, dans le nom du nouveau-né, imprime d'une manière. ineffaçable le crime d'un autre fils. Et en vérité, quel deuil amer Caïn n'avait-il pas causé à ses parents, lorsqu'il avait armé sa main contre son frère, lorsqu'il leur avait fait voir cet enfant si tendrement (124) aimé, étendu par terre, mort, privé de mouvement. Adam avait bien entendu prononcer son arrêt : Tu es terre et tu retourneras en terre; et encore : Le jour où vous en mangerez, vous mourrez de mort; mais jusque là la sentence était demeurée en paroles, et nos premiers parents n'avaient pas encore vu ce que c'était que la mort; Caïn poussé par sa haine contre son frère, et par l'envie qui le rongeait intérieurement , se jeta sur Abel et le tua, et il fit voir à ses parents un horrible spectacle. C'est pourquoi la mère, à qui la naissance d'un nouvel enfant aidait à soulever un peu le poids de son deuil, rend grâce au Seigneur de la consolation qu'il lui accorde, mais en même temps elle veut perpétuer le souvenir du fratricide, punissant ainsi à son tour le coupable d'un nouveau et sévère châtiment.
Voyez-vous quel mal c'est que le péché ; comme il inflige une marque publique de honte et d'infamie à ceux qui le commettent; comme après avoir privé Caïn du secours d'en-haut, il en a fait le jouet du monde ? Voyez-vous comme, par son détestable péché, il est devenu odieux même à ses parents, que la nature cependant incline si fort à la tendresse pour leurs enfants. Fuyons donc, je vous en conjure, ce péché qui nous environne de tant de maux, et embrassons la vertu, qui nous procurera la faveur céleste, et éloignera de nous la punition.
Et il naquit un fils à Seth : et il lui donna le nom d’Enos ; celui-ci mit sa confiance à invoquer le nom du Seigneur. Remarquez ici de quelle manière les hommes prennent peu à peu l'habitude. de témoigner à Dieu leur reconnaissance dans les noms qu'ils donnent à leurs enfants. Seth eut donc un fils et il le nomma Enos, raconte la sainte Ecriture ; puis pour interpréter le sens de ce nom elle ajoute : Celui-ci mit sa confiance à invoquer le nom du Seigneur. Aussi est-ce par Seth, et par Enos et leurs descendants que le bienheureux Prophète établira sa généalogie; désormais il laisse de côté Caïn et sa descendance depuis Lamech. Caïn a perdu son privilège de naissance, je veux dire son privilège de premier-né : il l'a perdu librement par sa méchanceté, et lui et sa postérité sont exclus de la liste. Au contraire, Seth obtient par sa vertu une prérogative que la nature lui a refusée: les droits de primogéniture lui sont transférés en dépit de la nature, parce que sa volonté s'est tournée vers le bien , et ses descendants sont appelés à l'honneur de former la généalogie des premiers ancêtres de l'humanité. Enos fut ainsi appelé à cause de sa confiance à invoquer le nom du Seigneur Dieu, et ceux qui naîtront de lui porteront le même nom. Ici notre bienheureux Prophète suspend sa narration, et remonte encore une fois à l'origine pour commencer un autre récit.
5. Mais ne nous lançons pas dans ce nouveau chapitre, pour ne pas prolonger notre instruction au delà des bornes; à l'exemple de l'auteur sacré, arrêtons-nous à cet endroit, et remettons- à une autre fois, si Dieu le permet, l'explication de la suite. Maintenant je voudrais exhorter votre charité à profiter de plus en plus de notre enseignement, à vous examiner chaque jour, vous demandant à vous-mêmes quel fruit vous avez retiré de telle instruction, quel fruit de telle autre; à ne pas vous contenter de recevoir nos paroles dans vos oreilles sans les faire pénétrer plus loin, mais à leur ouvrir vos coeurs pour qu'elles s'y fixent à demeure, affermies et fortement implantées par la méditation. Je voudrais aussi que; non contents de vous instruire pour vous-mêmes, vous devinssiez des .maîtres pour les autres, pour les avertir et les guider dans le chemin de la vertu, non-seulement par vos paroles, mais surtout par vos exemples. Songez que si vous vouliez, chaque fois que vous venez ici, en remporter quelque fruit, corriger quelque chose des mauvaises passions qui vous tourmentent, songez en combien peu de temps vous pourriez parvenir au faite même de la vertu. En effet, nous n'oublions jamais dans nos instructions de vous inculquer lés principes de la vie parfaite, afin de vous amener à extirper de vos âmes ces passions qui leur donnent la mort, telles que la colère, la jalousie, l'envie. Celles-là supprimées, votre amour déréglé des richesses se corrigera plus aisément, et quand vous l'aurez enfin éteint, il vous sera beaucoup plus facile de vous défaire de vos pensées déshonnêtes, de vos impures imaginations.
La racine de tous les maux, c'est en effet l'amour de l'argent. (I Tim. VI, 10.) Si donc nous tranchons la racine, si nous l'arrachons entièrement, nous viendrons ensuite facilement à bout des rameaux. Oui, dirai-je à mon tour, la forteresse des maux, la citadelle de tous les péchés, c'est la rage des richesses, et si nous voulions en triompher, nous aurions (125) beau jeu pour nous débarrasser de toutes les funestes passions qui en dépendent. Et ne pensez pas que ce soit une chose bien grande et bien difficile que de mépriser les richesses. Lorsque je considère que tant d'hommes qui, pour une frivole satisfaction à donner à leur vanité, sacrifient de si grosses sommes pour rien, pour gagner la faveur de cette vile multitude, de cette populace en haillons qui encombre les places d'une ville, faveur qui prend fin avec le soir, qui n'attend pas même souvent le soir pour se dissiper, faveur qui produit quelquefois tant de déboires même avant que le jour finisse; lorsque je considère aussi ces autres qui, chez les Gentils, conçoivent une telle passion pour la gloire qu'ils renoncent à tout ce qu'ils possèdent pour l'acquérir, ne se réservant qu'un vieux manteau avec un bâton, qu'ils se résignent à passer ainsi toute leur vie, à supporter toute cette peine et cette misère parce qu'ils espèrent s'acquérir ainsi un peu de renommée chez les hommes; lorsque je réfléchis à ces choses, je ne sais plus sur quelle excuse, sur quel pardon nous pouvons compter, nous qui n'avons pas le courage de nous imposer les plus légers sacrifices pour accomplir les commandements de Dieu, pour acquérir une immortelle et impérissable gloire. Oui, nous faisons moins que ces hommes, et cependant quelle différence entre les récompenses à conquérir ! Eux, c'est pour le gain d'une vaine renommée parmi les hommes leurs semblables qu'ils font ces grands sacrifices, au lieu que nous c'est pour notre Maître, pour Celui de qui nous tenons tout, pour Celui qui nous promet encore d'ineffables biens, que nous ne voulons pas même donner la plus petite aumône à un pauvre !
Et de quels yeux regarderons-nous notre Juge après avoir négligé un commandement si facile? Je ne vous demande pas de renoncer à tous vos biens. Jouissez largement de votre abondance, et lorsque vos besoins seront satisfaits, employez à un usage nécessaire ce que vous avez de superflu et d'inutile; distribuez-le, ce superflu, à ceux qui souffrent de la faim, à ceux qui grelottent de froid, et, par leur moyen, envoyez-le dans votre patrie où vous irez bientôt le retrouver. Ces malheureux vous serviront beaucoup au transport de vos richesses dans l'autre monde; et quand vous y arriverez, vous les retrouverez parfaitement conservées, en sorte que vous vivrez dans l'abondance, grâce à ces biens ainsi transportés, et même multipliés par la bonté de Dieu. Est-ce donc là une chose bien difficile, bien laborieuse, bien épineuse? Ce transport s'effectue sans bête de somme, sans escorte, sans aucun appareil. Nul voleur ne fréquente cette route et ne peut dérober ce que vous expédiez ainsi. Ce que vous mettez dans les mains des pauvres, vous le déposez en lieu sûr; puisque vous le déposez dans la main de Dieu. Elle conservera votre dépôt intact, cette main divine et lorsque vous entrerez dans votre patrie elle vous le rendra; elle vous le rendra avec des éloges, avec des couronnes, avec la plénitude d'un bonheur sans limites comme sans déclin. Ainsi donc versez, versez vos richesses et vos épargnes dans le sein des pauvres; semons tandis qu'il en est temps, afin que nous moissonnions quand la saison sera venue; ne laissons point passer le temps opportun, notre négligence serait suivie de regrets inutiles.
Si Dieu vous a départi les biens de ce monde plus largement qu'à d'autres, est-ce donc pour qu'employant à votre seul usage une partie de ce qu'il vous donne, vous entassiez le reste dans vos coffres et dans vos greniers? Non, il n'en est pas ainsi; mais selon la parole de l'Apôtre, il veut que votre abondance subvienne à l'indigence de vos frères. (II Cor. VIII, 14.) Et peut-être usez-vous de ces biens plus qu'il n'est permis, dépensant votre argent en voluptés, en vêtements, en luxe de toutes sortes, en esclaves, en bêtes de toutes espèces? Le pauvre ne demande rien de tout cela; ce qu'il attend de vous, c'est que vous apaisiez sa faim, que vous lui donniez le pain de chaque jour, que vous lui procuriez les autres choses nécessaires pour qu'il vive, qu'il ne périsse pas, et vous ne daignez pas le faire ! et cependant vous devriez songer que là plupart du temps, subitement enlevé , vous abandonnez tout ce que vous avez amassé, parfois à des étrangers, à des ennemis; et vous, que vous reste-t-il ? vos péchés que vous avez commis pour amasser ces biens, voilà tout ce que vous emportez avec vous. Et que direz-vous en ce jour terrible ? comment vous excuserez-vous d'avoir traité avec tant de négligence l'affaire de votre salut? Ainsi écoutez mes conseils , et pendant qu'il en est encore temps, distribuez vos richesses superflues aux pauvres, c'est le moyen d'assurer votre salut en l'autre monde et d'obtenir, en échange de vos biens périssables, des biens immortels que je vous souhaite à tous, (126) par la grâce et la charité de Notre-Seigneur Jésus-Christ, .avec qui soient, au Père et au Saint-Esprit , gloire, puissance et honneur, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
Traduit par M. JEANNIN.
VINGT-UNIÈME HOMÉLIE. "Voici le dénombrement de
la postérité d'Adam ; autour que Dieu: créa l'hommes,
Dieu le fit à sa ressemblance ; il les créa mâle et
femelle, et il leur donna le nom d'Adam, au jour qu’il les créa.
" (Gen. V, 1 , 2.)
ANALYSE.
1. Quoiqu'il n'y ait que des noms propres dans ce verset, il n'en est pas moins fécond en enseignements utiles. — 2. Les descendants de Caïn devenant de plus en plus mauvais, Moïse arrête leur histoire à Lamech, et passe à la postérité plus vertueuse de Seth. — 3. Le nom de Seth, expression de la reconnaissance d'Eve. Enos, fils de Seth, porte un nom qui signifie confiance en Dieu. — 4. L'Écriture dit jusqu'à deux fois qu'Enoch fut agréable à Dieu après avoir engendré Mathusala. Saint Chrysostome en conclut contre certains hérétiques que le mariage. est agréable à Dieu. Par l'enlèvement d'Enôch, Dieu a comme révoqué tacitement la sentence portée contre Adam. — 5. Explication du nom de Noé, il signifie repos. Sa vertu sera un repos pour le monde au milieu de la corruption générale. — 6. Exhortation.
1. Quel trésor, quelles ineffables richesses, mes bien-aimés, dans les paroles qu'on vient de vous lire ! Je n'ignore pas qu'un grand nombre de personnes; à la vue des noms composant un catalogue, se contentent d'une lecture superficielle, et s'imaginent. que les noms n'ayant aucune utilité particulière ne sont simplement que des, mots ; mais moi , je vous exhorte tous à ne pas simplement passer outre, sans vous arrêter, devant ce que tient en réserve l'Écriture sainte. Vous n'y trouverez pas un seul mot, qui ne renferme une grande abondance de pensées; car c'était l'Esprit de Dieu qui inspirait les bienheureux prophètes; voilà pourquoi les paroles, écrites sous la dictée de l'Esprit, renferment tant de trésors cachés. Ne vous étonnez pas que, dans ce catalogue de noms, je m'engage à vous montrer la richesse des pensées qu'il recèle. Il n'est pas une syllabe, il n'est pas une lettre de l'Écriture qui ne contienne un trésor de pensées profondes. C'est pourquoi il convient, en suivant la grâce d'en-haut qui nous guide, en nous éclairant de la lumière de l'Esprit-Saint, d'aborder les expressions de Dieu. La divine Écriture n'a que faire de la sagesse humaine pour être comprise; ce qu'il faut ici, c'est la révélation de l'Esprit, afin qu'instruits par, son secours du vrai sens des pensées, nous en puissions recueillir un précieux avantage. Si, dans les affaires du siècle, les écrits de la main des hommes, souvent détériorés par le temps, doivent, à une date qui se trouve en tête du manuscrit, à une simple syllabe, une grande importance, à bien plus forte raison peut-on dire de même de la divine Écriture, de cette composition de l'Esprit-Saint; seulement, montrons ici notre sagesse, ne courons pas sans nous arrêter; soyons attentifs, diligents, séchons tout considérer avec une exactitude minutieuse, ne le cédons pas à ceux qui montrent pour les choses sensibles un zèle si ardent. Voyez en effet ceux qui font des fouillés, qui déterrent des métaux; ils ne (127) s'arrêtent pas à la surface, ils descendent à une grande profondeur. S'ils ont pu trouver des parcelles d'or, que d'activité, que de soin pour séparer l'or de la terre ! et, après tant de fatigues, ils trouvent une mince consolation de leurs labeurs; ils savent bien pourtant que l'avantage qu'ils recueilleront ne répond pas à leurs peines ; que, souvent, même , après tant de veilles et de travaux, ils ont été frustrés dans leur attente. Qu'importe. Ils persistent dans leurs efforts; l'espoir qui les nourrit les rend insensibles à la souffrance. Eh bien ! si ces hommes montrent tant d'ardeur pour des richesses corruptibles, incertaines, d'une possession si douteuse, à plus forte raison nous, qui poursuivons des richesses que rien ne peut enlever, un trésor que rien ne peut dissiper, nous, que n'égare pas une vaine espérance, devons-nous montrer autant de zèle, plus de zèle, pour obtenir le bien désiré, pour en recueillir le fruit précieux, pour nous pénétrer de la bonté ineffable du Seigneur, lui prouver notre reconnaissance ; et, forts de l'affection pleine de tendresse que nous aurons arrachée au Dieu Notre-Seigneur, nous rendre invincibles, inexpugnables, supérieurs à tous les piéges du démon. Eh bien donc ! puisque vous avez entendu la lecture de tout à l'heure, examinons avec soin, en détail, chacune des expressions, et puissiez-vous, après avoir reçu l'instruction habituelle en rapporter le bienfait dans vos demeurés ! Voici le dénombrement de la postérité d'Adam, dit le texte. Au jour que Dieu créa l'homme, Dieu le fit à sa ressemblance; il les créa mâle et femelle, et il leur donna le nom d'Adam au jour qu'il les créa. Faites attention, je vous en conjure; voyez la sagesse de ce prophète admirable, ou plutôt, l'enseignement du Saint-Esprit; car, comme nous l'avons souvent dit, c'est par l'inspiration du Saint-Esprit qu'il nous parle; il n'a fait que lui prêter sa langue, c'est la grâce du Saint-Esprit qui instruit, en se servant de lui, toute l'espèce humaine. Voyez donc comme il ramène le discours à l'origine des choses, comme il reprend les choses qui ont précédé. Pourquoi , et dans quel but ? C'est qu'il a vu les hommes de ce temps manifester une grande ingratitude ; le malheur de notre premier père ne les avait nullement corrigés; ils étaient plongés dans l'abîme d'une malignité aussi profonde. Celui qui était né du premier homme, excité bientôt par l'envie, s'était jeté dans le fratricide; il avait, après un tel crime, subi le plus terrible châtiment; cet enseignement, mes frères , nous nous sommes empressés de vous l'exposer. Ses descendants ne s'étaient en rien amendés par ce châtiment; ils s'enveloppèrent d'un tissu de crimes encore pires. Vous avez entendu hier Lamech racontant son péché à ses épouses , et décrétant contre lui-même le châtiment. Le Prophète vit donc la perversité de ces hommes croître peu à peu, comme une humeur malsaine qui se répand par tout le corps; c'est pourquoi il supprime, dans son histoire ce débordement de la corruption ; ces générations depuis Caïn jusqu'à Lamech, il ne daigne pas les rappeler ; mais , comme s'il voulait raconter le commencement des choses, consoler le deuil où la main fratricide armée contre Abel avait jeté Adam et Eve, il commence son récit de cette manière : Voici le dénombrement de la postérité d'Adam. Au jour que Dieu créa l'homme , Dieu le fit à sa ressemblance; il les créa mâle et femelle, et il leur donna le nom d'Adam, c'est-à-dire terrestres, au jour qu'il les créa.
2. Voyez comme il se sert des mêmes paroles qu'au commencement, pour nous apprendre que ces générations infâmes, il ne les juge plus désormais dignes de mémoire; il commence à l'enfant qui vit le jour alors, je veux dire à Seth, la généalogie, pour nous apprendre combien la vie des hommes est considérable devant Dieu, et comment Dieu déteste les âmes sanguinaires. Il les passe sous silence, comme si elles n'avaient pas vécu, nous montrant par là tout ce qu'il y a de funeste dans le péché, nous enseignant que les pervers. s'attirent les plus grands maux. Voyez ; les voici dorénavant rayés du catalogue; on ne rappelle leur souvenir que pour montrer l'infamie de leur perversité, que pour l'exemple et la correction des générations qui les suivent. Mais celui que l'injustice a mis à mort, que la main. d'un frère a privé de la vie, depuis ces temps jusqu'à nos jours, est loué par toutes les bouches. Aucun temps n'a éteint la mémoire de l'un, ni diminué le crime de l'autre; celui-ci, tous les jours, est célébré par tous les hommes; l'autre demeure, pour jamais, comme attaché à un infâme poteau.
Comprenez-vous tout ce qu'a de funeste la corruption, tout ce que la vertu a de force? Comprenez-vous comment la malice même, (128) qui attaque et qui triomphe, est frappée de mort et s'évanouit? comment la vertu, attaquée, persécutée dans des combats sans nombre, acquiert par cela même plus d'éclat et plus de gloire? On pourrait encore tirer d'autres événements semblables le même enseignement pour vous, mes bien-aimés, mais ne nous écartons pas de notre sujet; reprenons les paroles que vous avez entendues : Voici le dénombrement de la postérité d'Adam. Au jour que Dieu créa l'homme, Dieu le fit à sa ressemblance; il les créa mâle et femelle, et il leur donna le nom d'Adam au jour qu'il les créa. Voyez comment, par cette manière de reprendre le récit dès le commencement du monde, la divine Ecriture nous rappelle l'honneur insigne que l'homme a reçu de son Créateur. Au jour, dit l'Ecriture, que Dieu créa l'homme, Dieu le fit à sa ressemblance, c'est-à-dire, le mit à la tête de toutes les créatures visibles ; en effet, cette expression, à sa ressemblance, doit s'entendre de la domination et du commandement; car, de même que Dieu commande à toutes les créatures, tant aux visibles qu'aux invisibles; puisque c'est lui qui a tout créé, qui a tout fait; de même, quand il forma l'animal qui a le privilège de la raison, il a voulu lui conférer l'honneur insigne de commander à toutes les créatures visibles. En conséquence il lui a donné la substance de l'âme, voulant qu'il possédât, lui aussi, l'immortalité, la perpétuité. Et maintenant, quand l'homme fut déchu par sa faute, quand il eut transgressé le commandement qui lui avait été fait, même alors, Dieu ne se détourna pas tout à fait de lui. Toujours miséricordieux, il lui enleva sans doute l'immortalité, mais il maintint dans le même honneur celui qui était condamné à mourir. Plus tard, quand le fils du premier homme se laissa emporter à une telle fureur, lorsque Caïn eut, le premier, fait voir au monde la face de la mort, le meurtre dans toute sa violence, et, joignant au meurtre le mensonge, eut manifesté toute espèce de perversité, Dieu voulut, par un long châtiment, le corriger, non-seulement pour qu'il pût tirer son avantage de ce qui lui arrivait à lui-même, mais aussi pour que les générations suivantes pussent connaître l'étendue du forfait, l'excès, l'infamie du crime. Maintenant, lorsque ces générations lâches, corrompues, tombèrent insensiblement dans des vices plus affreux encore, Dieu voulut, pour ainsi dire, consoler Adam, qui n'était pas seulement attristé de sa faute, mais plongé, par le crime de Caïn, dans un deuil insupportable. Il avait vu, de ses propres yeux, le corps d'Abel massacré; il ne savait pas auparavant quel était l'aspect de la mort, quoique la sentence de mort eût été portée. Adam subissait donc une double et triple cause de deuil, car ce fut pour la première fois qu'on vit la mort introduite dans la vie, la mort violente, l'oeuvre d'un fils contre un frère, né du même père et de la même mère, et ce frère n'avait fait aucun mal à son meurtrier. Dieu voulant donc, dans sa bonté, donner au premier père une consolation égale à ses douleurs; lui accorde un autre fils; vous savez son nom, Seth ; et, après lui avoir envoyé cette consolation suffisante, il tire, de ce fils, le commencement de la nouvelle postérité. Voilà pourquoi le bienheureux prophète commence par ces paroles : Voici le dénombrement de la postérité d'Adam. Ensuite, comme il a promis de raconter la suite des générations humaines, voyez la succession qu'il expose : Adam ayant vécu cent trente ans engendra un fils à son image et à sa ressemblance, et il le nomma Seth; après qu'Adam eut engendré Seth, il vécut sept cents ans, et il engendra des fils et des filles; et tout le temps de la vie d'Adam ayant été de neuf cent trente ans, il mourut. (Gen. V, 3, 4, 5.)
3. N'avais-je pas raison de dire en commençant que rien n'est laissé au hasard, que chaque mot renferme des pensées dans l'Ecriture sainte? Voyez encore ici le soin diligent du bienheureux prophète : Adam, dit-il, engendra un tels à son image et à sa ressemblance, et il le nomma Seth. Quand il parlait de son premier fils, de Caïn, il n'a rien dit de pareil, faisant déjà pressentir le penchant qui le portait au mal, et le prophète avait raison; car il ne conserva pas les moeurs qui caractérisaient son père, mais il se laissa bien vite emporter vers le mal. Ici, au contraire, il dit : A son image et à sa ressemblance, ce qui veut dire : ayant les mêmes moeurs que celui qui l'avait engendré, conservant les mêmes caractères de vertu, destiné à reproduire par ses oeuvres l'image de son père, à réparer, par sa vertu particulière, la faute de son frère aîné. En effet, l'Ecriture ne parle pas ici des traits du corps, quand elle dit: A son image et à sa ressemblance, mais des qualités de l'âme, afin que nous comprenions que celui-ci ne ressemblera pas à Cain. Aussi (129) la mère de Seth, en donnant un nom à son fils, fait entendre des actions de grâces; et ce n'est ni à la nature, ni à l'enfantement, qu'elle attribue son nouveau fils, mais à la vertu de Dieu. C'est, en effet, cette vertu qui l'a rendue féconde; elle le nomme du nom de Seth, en disant : Dieu a fait renaître en moi un autre germe à la place d'Abel que Caïn a tué. (Gen. IV, 25.) Voyez le choix de l'expression ! elle ne dit pas: Dieu m'a donné, mais, Dieu a fait renaître. Faites attention, voyez comme le texte montre ici, à mots couverts, les préludes de la résurrection; elle semble dire: A la place de celui qui est tombé, Dieu a fait renaître en moi celui-ci. Abel, frappé par la main de son frère, est tombé, dit-elle : il est mort, mais la vertu de Dieu, à la place de celui qui est mort, a suscité celui-ci. Comme ce n'était pas encore l'heure de la résurrection, il n'a pas rappelé à la vie celui qui est tombé, mais il en a fait revivre un autre à sa place,voilà pourquoi elle dit: Dieu a fait renaître en moi un autre germe à la place d’Abel que Caïn a tué. Avez-vous compris la reconnaissance de la femme? Avez-vous compris la bonté de Dieu, sa promptitude à leur envoyer la consolation ? Imitons notre mère, tous tant que nous sommes; sachons reconnaître toujours la grâce d'en-haut; quoi qu'opère la nature, elle n'opère rien pourtant, par sa vertu propre, mais par l'ordre dé Celui qui l'a créée. Il commande, elle obéit. Et que les femmes ne se livrent jamais à la douleur, pour n'avoir pas d'enfants; qu'elles se réfugient dans une affection pleine de gratitude, auprès du Créateur de la nature. Ce qu'elles demandent, qu'elles aillent le réclamer au Maître et Seigneur de la nature, qu'elles n'attribuent pas à leur époux, à quelque cause que ce puisse être, la naissance de leurs enfants, mais au Créateur de tous les êtres, à celui qui a produit de rien la nature, à celui qui peut corriger les défaillances de la nature. La première femme a trouvé, même dans sa douleur, un motif de glorifier Dieu; c'est au Seigneur qu'elle attribue tout : Dieu a fait renaître en moi un autre germe, à la place d'Abel que Caïn a tué. Voyez, non-seulement elle ne se plaint pas, elle ne prononce aucune parole amère (la sainte Ecriture aurait rapporté toute parole de ce genre, qu'elle aurait pu prononcer), mais, au contraire, elle supporte avec courage ce qui est arrivé; elle se console promptement; elle manifeste une reconnaissance plus vive; elle célèbre le bienfait du Seigneur. Voyez avec quelle bonté le Seigneur fait, de son côté, ce qui dépend de lui; il ne se contente pas de lui donner un autre fils, mais il indique d'avance la vertu qui sera en lui. En effet, dit l'Ecriture, Adam engendra un fils à son image et à sa ressemblance. Et pour nous faire comprendre, tout de suite, la vertu de ce fils, voyez comment Adam lui-même fait voir, par le nom qu'il donne à son fils, la piété de son âme: Il naquit aussi un fils à Seth qu'il appela Enos ; celui-ci commença d'invoquer le nom du Seigneur Dieu. (Gen. IV, 26.) Voyez-vous ce nom plus beau qu'un diadème, plus brillant que la pourpre? qui pourrait être plus heureux que celui qui se fait une parure de l'invocation du Seigneur et qui la porte dans son nom?
Voyez-vous, ce que je disais en commençant, que l'on trouve dans des noms, dans de simples noms, de riches trésors? Ici, en effet, se montre, non-seulement la piété des parents, mais leur attention, leur diligence pour leurs enfants. Nous voyons, ici, comment tout de suite, dès le commencement, ils instruisaient leurs enfants qui venaient de naître; comme ils les avertissaient, par les noms qu'ils leur avaient donnés, de pratiquer la vertu. Ce n'était pas alors , comme aujourd'hui, au hasard , et le premier nom venu qu'on donnait; l'enfant, dit-on aujourd'hui, s'appellera comme son aïeul ou son bisaïeul; autrefois on procédait autrement; on mettait tout son soin à donner aux enfants des noms qui excitaient à la vertu, non-seulement ceux qui avaient reçu ces noms, mais aussi tous les autres hommes, même dans les âges à venir: ces noms étaient tout un enseignement de sagesse. La suite de ce discours nous le fera bien voir. En conséquence , nous aussi, ne donnons pas aux enfants les premiers noms venus, les noms des aïeuls, des bisaïeuls, les noms qui marquent une naissance illustre; donnons-leur les noms des saints , de ceux dont les vertus ont brillé, de ceux qui ont dû leur gloire à leur confiance, à leur force dans le Seigneur; ou plutôt, que ces noms ne fondent la confiance, ni des parents, ni des enfants qui les portent. En effet, à quoi sert un mot, vide par lui-même de vertu? Ce qu'il faut à chacun de nous, c'est d'attendre son salut, en l'opérant par la vertu; la sagesse ne réside pas dans les noms, dans la parenté avec les saints, dans quelque titre extérieur, mais dans la confiance (130) que l'on puise dans ses propres oeuvres. Disons mieux: il ne faut pas que nos couvres exagèrent le sentiment que nous avons de nous-mêmes; au contraire, soyons humbles, soyons modestes, encore plus quand nous pouvons entasser des trésors de vertus; c'est par là, en effet, que nous mettrons en sûreté, qu'il nous sera donné de conserver les richesses acquises, et de nous concilier la bienveillance de Dieu. C'est pour cela, erg effet, que le Christ disait à ses disciples : Lorsque vous aurez accompli tout ce qui vous est commandé, dites-nous sommes des serviteurs inutiles (Luc, XVII, 10), réprimant par tous les moyens l'orgueil de la confiance, persuadant la modestie, prévenant la présomption qui résulterait des bonnes oeuvres, leur faisant voir que la première de de toutes les vertus c'est, dans les bonnes oeuvres, la sagesse qui garde la mesure.
4. Revenons maintenant à notre sujet, voyons la suite des générations qui ont succédé. Il est probable qu'en nous avançant pas à pas nous trouverons un plus grand trésor d'abondantes et d'ineffables richesses. Et, dit l'Écriture, Enos, fils de Seth, ayant vécu cent quatrevingt-dix arts, engendra Caïnan; et Caïnan engendra Malaléel; etMalaléelengendra Jared; et .Iared engendra Enoch. Enoch vécut cent soixante-cinq ans et engendra Mathusala. Or, dit l'Écriture, Enoch fut agréable à Dieu, et il vécut, après avoir engendré Mathusala, deux cents ans, et il engendra. des fils et des filles. Et tous les jours de la vie d'Enoch furent de trois cent soixante-cinq ans. Enoch fut agréable à Dieu, et il ne parut plus parce que Dieu l'enleva. (Gen. V, 7, 24.) N'avais-je pas raison de dire qu'en nous avançant pas à pas, nous trouverions dans ces noms un trésor spirituel, ineffable? Considérez ici, mon bien-aimé, et la vertu de l'homme juste , et l'excès de la bonté de Dieu, et le soin diligent de l'Écriture sainte. Enoch, dit le texte, vécut cent soixante-cinq ans et engendra Mathusala, et, dit l'Écriture, Enoch fut agréable à Dieu, après avoir engendré Mathusala.
Que tous écoutent, et les hommes et les femmes , que tous apprennent la vertu de l'homme juste, et que nul ne s'imagine que le mariage soit un empêchement pour qui veut se rendre agréable à Dieu ; car la divine Écriture se propose ici de nous instruire quand elle nous dit, à deux reprises : Engendra Matlausala et alors fut agréable, quand elle reprend ce détail et nous dit: Et il fut agréable à Dieu après l'avoir engendré. C'est pour que nul ne regarde le mariage comme un obstacle à la vertu. Si nous avons la tempérance, ni l'éducation des enfants, ni le mariage, ni quoi que ce soit, ne sera un obstacle pour devenir agréables à Dieu. Voyez, en effet, cet homme de la même nature que nous; il n'avait pas reçu la loi, il n'avait pas été instruit par l'Écriture, il n'avait aucun guide pour le conduire à la sagesse. Eh bien ! il a trouvé en lui-même, dans les ressources de sa volonté, de quoi se rendre agréable à Dieu, de telle sorte qu'il est vivant, vivant encore aujourd'hui, qu'il n'a jamais éprouvé la mort. Si le mariage, mes bien-aimés, ou l'éducation des enfants était un empêchement à la vertu, le Créateur de toutes choses n'aurait pas fait du mariage un des états de notre vie , pour nous blesser dans nos premiers intérêts, pour nous faire perdre ce qui nous est le plus nécessaire; mais, non-seulement le mariage n'oppose aucun obstacle à la sagesse que Dieu commande, non-seulement il ne nous gêne en rien si nous voulons pratiquer la tempérance; mais, au contraire, c'est une grande consolation, c'est un frein qui réprime la fougue insensée de la nature, qui prévient comme le trouble des flots qui nous tourmentent, c'est un moyen pour nous de faire heureusement voguer notre barque jusqu'au port, et voilà pourquoi la divine grâce a donné aux hommes cette consolation, Ce juste, dont nous vous parlons, montre bien la vérité de nos paroles; après qu'Enoch, dit l'Écriture, eut engendré Mathusala, Enoch fut agréable au Seigneur. Et il ne pratiqua pas la vertu pendant un petit nombre de jours; il vécut, dit l'Écriture, deux cents ans. Après la transgression d'Adam, il s'est trouvé un homme capable de s'élever jusqu'au faîte le plus haut de la vertu, de réparer la faute de notre premier père, par la faveur particulière dont il jouissait auprès de Dieu. Voyez ici comme surabonde la bonté divine ! Aussitôt que Dieu eut trouvé un homme capable de réparer le péché d'Adam, Dieu, pour montrer parla réalité qu'il n'avait pas voulu frapper de mort le genre humain, à cause de la désobéissance d'autrefois, quand il condamnait cette désobéissance , prend Enoch et l'enlève vivant. Enoch, dit l'Écriture, fut agréable à Dieu, et il ne parut plus, parce que Dieu l'enleva. Voyez-vous la sagesse du Seigneur ! il l'enlève vivant, (131) il ne lui donne pas l'immortalité, de peur d'affaiblir la crainte du péché; mais il laisse au milieu des hommes cette crainte dans toute sa force. C'est par cette raison qu'il révoque, pour ainsi dire, d'une manière obscure et latente, la sentence portée contre Adam. Il ne le fait pas visiblement, parce qu'il faut que la crainte serve à nous corriger. Voilà pourquoi , comme Enoch lui était tout à fait agréable, il l'enleva. Maintenant, si la curiosité s'avise de faire des questions : Et où l'a-t-il enlevé ? est-ce qu'il est vivant aujourd'hui encore ? je réponds à la curiosité que cette complaisance pour la pensée humaine est peu convenable, qu'il ne faut pas explorer si curieusement les actions de Dieu, qu'il faut croire à la parole. Quand Dieu prononce, il ne doit pas y avoir de contradiction; ce que Dieu révèle par ses paroles mérite, quoique invisible, plus de foi que tous les objets soumis à nos regards; l'Ecriture dit que Dieu l'enleva, que Dieu l'enleva vivant, qu'il n'a pas éprouvé la mort, que, par la faveur particulière dont il jouissait auprès de Dieu, il est devenu supérieur au décret porté contre tous les hommes. Où Dieu l'a-t-il enlevé? que fait-il aujourd'hui d'Enoch? l'Ecriture ne l'a pas dit.
5. Vous voyez la bonté de Dieu : il trouve un homme d'une vertu parfaite, et il ne lui ravit pas la dignité qu'il avait accordée au premier homme avant sa désobéissance. Dieu nous montre par là que, si la séduction du démon n'avait pas prévalu chez Adam contre l'obéissance, il l'aurait honoré d'une dignité égale, supérieure peut-être. Mathusala, ayant vécu cent quatre-vingt-sept ans, engendra Lamech ; Lamech, ayant vécu cent quatre-vingts ans, engendra un fils qu'il nomma Noé, en disant Celui-ci nous fera reposer de nos travaux, et des fatigues de nos mains, et nous consolera dans la terre que le Seigneur a maudite. (Gen. V, 25-29.) Voyez maintenant dans le nom du fils de Lamech une nouvelle preuve de la grandeur des mystères, de l'excellence de la prophétie, de l'ineffable bonté de Dieu. Dieu , dans sa prescience, prévoyait les choses à venir; quand il vit que la malice des hommes croissait de jour en jour, il prédit, dans le nom de cet enfant, les maux qui devaient fondre sur toute la race des hommes, afin que, corrigés par la terreur, ils pussent renoncer à leurs vices et embrasser la vertu ; et voyez la patience du Seigneur, qui a soin que la prophétie précède l'événement longtemps d'avance, pour montrer sa miséricorde et priver de toute excuse ceux qui étaient réservés, dans l'avenir, au châtiment.
Mais peut-être me dira-t-on : d'où Lamech avait-il reçu une telle puissance de prophétie ? Est-ce que l'Ecriture nous apprend que sa vertu fut sublime, admirable? Cessez de vous étonner, mon bien-aimé; dans sa sagesse, dans sa puissance, Notre-Seigneur emploie souvent des êtres indignes à la prédiction d'étonnantes merveilles, et c'est ce que nous voyons, non-seulement dans l'Ancien Testament, mais aussi dans le Nouveau. Ecoutez l'Evangéliste, nous parlant de Caïphe, le grand prêtre des Juifs : Or il ne disait pas ceci de lui-même ; mais, étant grand prêtre cette année-là, il prophétisa que Jésus-Christ devait mourir pour la nation des Juifs, et non-seulement pour cette nation, mais aussi pour rassembler et réunir les nations qui étaient dispersées. (Jean, XI, 51.) Vous trouverez un exemple du même genre à propos de Balaam. En effet, appelé pour maudire le peuple, non-seulement il ne le maudit pas, mais encore il prédit beaucoup de choses étonnantes, non-seulement concernant le peuple, mais encore sur l'avènement de notre Sauveur. (Nomb. XXIV.) Cessez donc de vous étonner du nom qu'ici Lamech a donné à son enfant, mais rapportez le tout à la sagesse de Dieu, qui dispose toutes choses. Et il l'appela Noé. Ce nom signifie : repos. Ainsi cette destruction universelle, qui doit venir après tant. d'années, on l'appelle repos; c'est ainsi que Job, dit : La mort est un repos pour l'homme. (Job, III, 23.) C'est que la corruption est une fatigue, un travail, un excès de peines; et ce qui l'arrête, et ce qui la retranche, le désastre qui devait la faire disparaître, on l'appelle repos; et il l'appela, dit le texte, du nom de Noé. Suit l'explication du nom : Celui-ci nous fera reposer de nos travaux, c'est-à-dire, nous détournera de notre iniquité, et des fatigues de nos mains; c'est la même pensée: nous détournera, veut dire le texte, de nos oeuvres mauvaises. L'Ecriture, en effet, n'entend pas les douleurs proprement dites des mains, mais les oeuvres mauvaises , les actions criminelles qui ont augmenté les douleurs; et nous consolera dans la terre que le Seigneur a maudite, c'est-à-dire nous affranchira de tous les maux qui nous pressent, des fatigues et des misères que nous subissons en cultivant la terre qui a encouru (132) la malédiction, à cause de la désobéissance du premier homme. . Faites ici une remarque, mon bien-aimé; ce petit enfant grandit peu à peu, et il est, pour tous ceux qui le voient, une occasion de s'instruire, car bientôt chacun de ceux qui s'informaient du nom de l'enfant a dû connaître , en entendant l'explication de ce nom , la destruction universelle qui devait arriver. Supposez qu'un homme inspiré l'eût seulement annoncée par avance , la prédiction eût été aussitôt oubliée, tous n'auraient pas connu le terrible châtiment; mais voici que celui que tous les yeux peuvent voir annonce en temps opportun, et bien avant le temps, la colère du Dieu indigné. Et maintenant pour que nous sachions exactement combien de temps, rien que par le nom qu'il portait, le fils qui portait ce nom a continué d'avertir tous les hommes de renoncer au péché et d'embrasser la vertu , afin de pouvoir se soustraire à la colère, l'Ecriture dit : Noé, ayant cinq cents ans, engendra trois fils. (Gen. V, 32.) Vous voyez encore une fois un autre juste avec une épouse et des fils; qui s'est rendu, en opérant le bien, tout à fait agréable à Dieu; qui, faisant le contraire de tous les autres , a choisi le chemin de la vertu ; et, ni le mariage, ni l'éducation des enfants n'ont été pour lui un obstacle. Et maintenant ce qu'il faut admirer, c'est l'ineffable patience de Dieu et la corruption prodigieuse des hommes de ce temps. Voilà, en effet, pendant cinq cents ans, un juste qui crie, dont le seul nom proclame le déluge universel, qui viendra pour punir l'excès de la malice humaine, et, malgré cet avertissement, ils n'ont pas renoncé à leurs iniquités. Cependant le Dieu de clémence , même après une prophétie si éloquente, après tant d'années, n'envoie pas encore le châtiment; il ajoute encore à sa patience, il ajoute encore quelques années à sa douceur qui supporte le mal. C'est qu'en effet il n'a pas créé le genre humain pour le punir, mais, tout au contraire , pour le combler d'innombrables biens, dont il nous verrait jouir. Voilà pourquoi vous voyez partout Dieu même hésitant, ajoutant les délais aux délais, retardant le châtiment. Mais nous ne voulons pas, sous la multitude de nos paroles, accabler votre mémoire ; nous nous arrêterons ici, ajournant à demain les autres explications.
6. Ne nous contentons pas d'entendre simplement ces paroles, mes bien-aimés; mais appliquons-nous à pratiquer la vertu, à regarder comme un grand bien de nous rendre agréables à Dieu; ne faisons pas, du gouvernement de notre maison, ni des inquiétudes que nous concevons pour nos femmes, ni des soins que nous devons à nos enfants, ni de tout autre motif, un prétexte, une excuse, suffisante à nos yeux, pour qu'on nous pardonne notre négligence et notre paresse; ne répétons plus ces paroles, sans portée, sans raison : Je suis du monde, j'ai une femme, je m'occupe de mes enfants; ce que l'on a coutume de nous dire, quand nous demandons que l'on s'applique aux travaux de la vertu, qu'on se livre avec ardeur à la lecture de l'Ecriture sainte. Ce n'est pas mon affaire, me répond-on; est-ce que t'ai renoncé au monde? est-ce que je suis un moine? Que dites-vous, ô homme? N'appartient-il qu'aux moines d'être agréables à Dieu? Ce sont tous les hommes qu'il veut sauver, qu'il veut voir venir à la connaissance de la vérité (I Tim. II, 4), pratiquant toutes les vertus. Entendez-le, nous disant par le Prophète : Je ne veux pas la mort du pécheur, mais qu'il se convertisse et qu'il vive. (Ezéchiel, XVIII, 23.) Voyons, répondez-moi, est-ce que ce juste a trouvé un obs. tacle dans l'union qui l'attachait à son. épouse, ou dans le soin qu'il prenait de ses enfants? Donc, je vous en conjure, ne soyons pas les premiers à nous tromper nous-mêmes. Plus nous sommes en proie aux inquiétudes, plus nous devons être avides des remèdes que nous fournit la lecture de l'Ecriture sainte. N'est-il donc pas vrai que ces justes furent des hommes comme nous, et n'eurent pas, autant que nous, des secours pour la vertu? Quelle sera donc notre excuse à nous, qui jouissons d'une telle doctrine, qui avons obtenu tant de grâces, qui sommes fortifiés d'en-haut, qui avons reçu la promesse de ces biens ineffables, si nous n'allions pas plus avant que les hommes d'autrefois dans la vertu ! Si nous voulons pratiquer la sagesse, il suffit simplement des paroles entendues aujourd'hui pour exciter en nous l'amour du bien, pour nous montrer qu'entre le bien et nous il n'y a pas d'obstacle. Si les hommes qui vivaient avant la loi ont pu, par les seules lumières de la nature, atteindre à une vertu si haute, que pourrons-nous dire, nous, qui, après tant de soins qu'on a pour nous, après l'avènement du Christ, après tant de miracles sans nombre, sommes encore si loin de la vertu ? Aussi, je vous en conjure, (133) ne nous contentons pas devenir simplement pour voir ce qu'il y a dans l'Ecriture sainte; soyons attentifs; lisons-la pour qu'elle nous soit utile, pour en retirer aussi tard que vous voudrez, pour en extraire, un jour, quelque vertu chère à Dieu, et dont nous ferons notre conquête. Car, s'il faut que tous les jours nous vous annoncions à grands cris cette doctrine spirituelle, tandis que vous resterez dans la même inertie, à quoi vous servira ce continuel enseignement? Quelle sera pour nous la consolation, a voir que tant d'efforts que nous prenons sont inutiles, et que nous ne gagnons rien avec tout notre zèle? Voyons, parlez-moi ; est-ce que nous ne sommes pas composés de deux substances, je dis d'une âme et d'un corps? Eh bien! donc, pourquoi ne dépensons-nous pas également nos soins pour tous les deux? Comment se fait-il que nous soignons notre corps de toutes les manières, que nous faisons venir les médecins, que personnellement nous le soignons avec la plus grande diligence, nous le couvrons d'étoffes précieuses, nous prenons de la nourriture plus qu'il n'en faut, nous voulons qu'il soit dans un état de prospérité continuelle, qu'aucun mal ne vienne jamais le tourmenter? Si, parfois, quelque trouble le dérange, nous mettons tout en mouvement pour écarter ce qui l'importune. Et ce que je dis, je le dis de ce corps qui n'est que la seconde de nos substances; car enfin, voyons : quelle est la plus noble? Est-ce l'âme ou le corps? S'il faut en faire voir à vos yeux la différence, remarquez donc que votre corps n'est plus rien, du moment que l'âme s'en est séparée. Eh bien ! vous, qui prenez pour ce corps un si grand souci, par quel motif, en vue de quoi, méprisez-vous tant votre âme, au point de ne pas lui donner sa part de nourriture? J'entends par là les avertissements de l'Ecriture Sainte. Aux blessures, aux ulcères qui énervent ses forces, qui détruisent sa confiance, vous n'apportez pas les remèdes convenables; vous la laissez, cette âme méprisée, se dessécher par la faim, pourrir dans ses ulcères; passez-moi le mot, vous la jetez aux chiens, aux pensées mauvaises, aux pensées criminelles, qui la déchirent, qui décomposent, qui ruinent tout ce qu'elle avait d'énergie.
Nous prenons soin du corps que nous avons sous les yeux: pourquoi ne soignons-nous pas également l'âme, incorporelle, invisible, et cela, quand les soins qu'elle réclame, non-seulement sont chose aimable et facile, niais encore ne réclament ni dépenses, ni fatigues? Quand le corps est malade, il faut de l'argent et de l'argent, soit pour les médecins, soit pour d'autres nécessités, nécessités de vêtements, d'aliments. Je ne veux pas mentionner ici les dépenses au delà du nécessaire, les dépenses du luxe. L'âme, au contraire, n'a nul besoin pareil. Si vous voulez, puisque chaque jour vous fournissez au corps de la nourriture, puisque vous dépensez pour le corps, de l'argent, si vous voulez, de même, que votre âme ne meure pas de faim, si vous consentez à lui donner la nourriture convenable, vous connaissez bien le texte de l'Ecriture, l'avertissement spirituel : L'homme ne vit pas seulement de pain, dit le Seigneur, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu (Matth. IV, 4) , prenez donc le parti le plus sage, occupez-vous de la substance qui est proprement la nôtre. Eh bien donc ! comme vous fournissez au corps des vêtements variés, vous tenez compte de la diversité des saisons dans la diversité de vos vêtements, faites de même pour l'âme, ne la négligez pas, ne la laissez pas aller et venir nue, dépourvue de bonnes œuvres; revêtez-la des vêtements qui lui vont, et aussitôt vous la réconforterez, vous lui rendrez la santé qui convient à sa nature. Quels sont les vêtements de l'âme? L'aumône, l'argent prodigué aux pauvres; c'est là le plus beau vêtement de l'âme; voilà ce qui lui fait un splendide manteau. Et maintenant, si vous voulez non-seulement lui donner des vêtements, mais, de plus, la parer, l'embellir, comme vous faites du corps, ajoutez-y le secours qui vient des prières, la confession des péchés; ne cessez pas de laver la face de votre âme dans les larmes de la pénitence. Tous les jours vous vous lavez le visage avec une entière sollicitude, de peur que quelque tache n'enlaidisse votre figure, appliquez à votre âme un soin du même genre; purifiez-la chaque jour par vos larmes brûlantes. Voilà qui enlève les taches de l'âme, et lui rend sa pureté et sa gloire.
Et puisque l'indolente vanité d'un grand nombre de femmes méprise ce précepte de l'Apôtre : Qu'elles se parent non avec des cheveux frisés, ni des ornements d'or, ni des perles, ni des habits somptueux (I Tim. II, 9), puisqu'elles déploient un grand luxe dans la violation de ce précepte; et puisque (134) non-seulement les femmes, mais aussi tout ce qu'il y a d'hommes indolents et mous, se rabaissent à l'état de femmelettes, et que nous les voyons, des bagues aux doigts, couverts, chargés de pierreries, dont ils devraient rougir, qu'ils devraient cacher; je dis que ces hommes, je dis que ces femmes, si nos discours étaient entendus, au lieu de rechercher ces parures, funestes aux hommes, funestes aux femmes, feraient mieux d'employer ces ornements à embellir leur âme. Appliqués sur un corps, même quand ce corps a la beauté en partage, ces ornements l'enlaidissent ; appliqués à l'âme , même à une âme laide, ces ornements lui communiquent tout l'éclat de la beauté. Et comment, me dira-t-on, sur l'âme, des parures d'or? Encore une fois, attachez-les par la main des pauvres. Ce sont eux qui, en les recevant , composent cette beauté. Mettez-leur entre les mains vos parures d'or, donnez-les-leur à manger, et, en échange, ils donneront à votre âme cet éclat de beauté qui attirera près d'elle son vrai fiancé, avec ses mille et mille trésors. Quand vous avez par votre beauté, forcé votre Seigneur à venir près de vous, vous tenez alors, vous possédez tous les biens en foule; vous voilà riche au sein de l'ineffable abondance : donc, si nous voulons devenir les bien-aimés du Seigneur, cessons d'admirer d'un oeil ébahi la beauté factice du corps; ne pensons plus, chaque jour, qu'à la beauté de l'âme, pour nous concilier la bienveillance du Dieu de bonté, pour entrer dans le partage des biens qu'aucune expression ne peut rendre, par la grâce et par la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient, ainsi qu'au Père et au Saint-Esprit, la gloire, la puissance, l'honneur, et maintenant, et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
Traduit par M. C. PORTELETTE.
VINGT-TROISIÈME HOMÉLIE. " Noé trouva grâce
devant le Seigneur Dieu. Voici les générations de Noé.
Noé était un homme juste, accompli dans son temps : Noé
plut à Dieu. " (Gen. VI, 9.)
ANALYSE.
1. La vertu met l'homme à l'abri de tous les maux, tandis que le vice l'expose à tous les orages qui bouleversent la vie humaine. — 2. Courage et constance de Noé qui demeure seul juste au milieu de la corruption universelle. — 3. Il est impossible que l'homme juste jouisse de l'approbation universelle. Malheur à vous lorsque tous les hommes diront du bien de vous. (Luc, VI, 86.) — 4. L'Écriture évite de donner le nom d'hommes aux méchants. Elle le donne à Noé, elle le donne aussi à Job. — 5. Explication du mot juste, il exprime la possession de toutes les vertus. — 6. Exhortation.
143
1. Vous avez reconnu, dans ce qui précède, l'étendue de la bonté de Dieu et l'excès de sa patience: vous avez vu la prodigieuse perversité des hommes de ce temps; vous avez appris quelle avait été, au milieu d'une pareille foule, la vertu du juste, qui n'avait souffert en rien de cet accord de tous dans le mal, et qui, loin de se laisser entraîner avec les autres, avait suivi la route opposée. De même qu'un bon pilote , maintenant d'une main ferme la direction de son esprit, il ne laissa pas submerger son vaisseau par les flots des vices déchaînés, mais il domina la tempête au milieu de cette mer, et parvint au port au moyen du gouvernail de la vertu, évitant le déluge qui devait engloutir tous les habitants de la terre. Tant il est vrai que la vertu est puissante, immortelle, invincible et supérieure à tous les accidents de cette vie : elle plane au-dessus des piéges de la méchanceté; placée, pour ainsi dire, sur un poste élevé, elle voit les choses humaines sous ses pieds et reste inaccessible à tout ce qui blesse les autres. De même que l'homme, debout sur une falaise élevée, se rit des flots qu'il voit frapper le rocher avec grand fracas et retomber ensuite en écume, de même celui qui cultive la vertu, en sûreté sans cet abri, ne souffre d'aucun trouble; il reste calme et tranquille, et comprend que la vie humaine ressemble à un fleuve, puisqu'elle s'écoule si rapidement. De même que nous voyons les flots de la mer tantôt s'élever, tantôt s'abaisser, de même nous voyons aussi ceux qui négligent la vertu et s'abandonnent au vice, tantôt montrer une joie orgueilleuse et se confier aux succès de cette vie , tantôt être abattus et tomber dans la dernière détresse. Ce sont eux que le bienheureux David indique, quand il dit : Ne crains rien en voyant s'augmenter la fortuné d'un homme et se multiplier la gloire de sa maison : quand il mourra, il n'emportera pas tout cela. (Ps. XLVIII, 17.) Il a raison de dire : Ne crains rien, ce qui signifie que l'opulence et la gloire du riche ne te troublent pas. Tu le verras bientôt gisant à terre, incapable d'aucune action, cadavre en proie aux vers, dépouillé de tout ce qu'il avait et qu'il a été obligé de laisser sans rien emporter. Que la vue des choses présentes ne t'inquiète donc pas et ne dis pas qu'un homme est heureux de ce qu'il possède, puisqu'il en est sitôt dépouillé.
Telle est la nature de la félicité actuelle avec toutes ses richesses : elles ne nous suivent pas et il faut partir sans elles. Les riches laissent tout, ils sont nus en quittant la terre; ils ne (144) sont couverts que de leur perversité et de l'amas de leurs péchés. Quelle différence avec la vertu ! même ici-bas, elle rend ceux qui l'aiment plus puissants que leurs ennemis et les rend même invincibles; elle leur donne un bonheur sans mélange et ne leur laisse même pas sentir les accidents de la vie : mais en outre, quand ils partent d'ici, elle les accompagne, et surtout à l'instant où nous avons le plus besoin de son appui, elle nous offre son secours tout-puissant dans le jour terrible où elle apaise pour nous l'oeil de notre Juge; ainsi elle nous épargne dans le présent les misères de cette vie, et dans l'avenir les tourments de l'autre. Elle a encore un autre effet, c'est de nous faire jouir de biens inexprimables. Pour vous en assurer, pour vous faire concevoir que ces paroles ne sont pas de vaines déclamations, je vais en chercher la preuve dans les paroles qui ont été offertes à votre charité. Voyez comme cet homme admirable , je veux dire Noé, tandis que le genre humain tout entier parvenait à exciter la colère d'un Dieu de clémence, put lui seul éviter par sa vertu l'effet de cette colère et se concilier toute la bienveillance de Dieu. Parlons, si vous le voulez bien, de ce qui arrive dans la vie présente. Il y a peut-être bien des hommes qui ne croient pas aux choses futures et invisibles. Examinons donc ce qui se passe ici, voyons quel est le sort de ceux: qui se livrent au mal , et de ceux qui embrassent la vertu. Après que Dieu, malgré, sa bonté, eut décidé, à cause de l'accroissement des crimes, de punir le genre humain par une catastrophe universelle, et qu'il eut dit : J'enlèverai de la terre l'homme que j'ai créé, il montra jusqu'où allait son indignation en prononçant la sentence, non-seulement contre l'homme, mais contre les quadrupèdes, les reptiles et les volatiles; en effet, puisque les hommes devaient être détruits et submergés, il était juste et naturel de faire partager leur sort aux êtres qui avaient été créés pour eux. Cet arrêt était encore illimité et ne faisait point de distinction entre les hommes, pour faire voir que Dieu ne s'attache pas aux individus, mais aux coeurs qu'il visite sans dédaigner personne, et que, si nous lui en offrons la moindre occasion, il déploie son ineffable miséricorde s aussi, pour montrer qu'il ne voulait pas absolument détruire le genre humain, mais qu'il désirait en conserver l'étincelle, en sauver une racine qui pût donner encore d'immenses rameaux, l'Ecriture dit: Noé trouva grâce devant Dieu.
2. Voyez combien l'Ecriture est précise, et comme elle ne contient pas une seule syllabe inutile t Après nous avoir exposé l'énormité des fautes dés hommes et la peine terrible réservée aux méchants, elle nous indique celui qui, dans une pareille foule, avait pu conserver la pureté de sa vertu.. En effet, la vertu par elle-même est toujours admirable, mais celui qui la pratique au milieu d'hommes qui la repoussent, mérite encore plus d'admiration. Aussi l'Ecriture sainte nous fait admirer ce juste mêlé à ceux qui allaient éprouver la colère de Dieu, et elle dit : Noé trouva grâce devant le Seigneur Dieu. Non-seulement il trouva grâce, mais devant le Seigneur Dieu. Elle nous enseigne ainsi qu'il n'a pas eu d'autre but que d'être bien vu de cet oeil qui ne connaît ni le sommeil ni l'assoupissement, et qu'il ne s'est pas inquiété de la gloire humaine, de la honte et des moqueries. Il est probable que lui, qui cultivait la vertu en opposition avec tout le monde , devait être un sujet de risées et de plaisanteries pour ceux qui faisaient le mal; en effet, c'est encore leur habitude à l'égard de ceux qui recherchent la vertu au lieu de les imiter. Nous voyons bien des hommes faibles qui, ne pouvant supporter ces vices et ces plaisanteries, préfèrent la gloire humaine à la gloire immortelle et seule véritable, et se laissent emporter et attirer par la malice des autres. En effet, il faut une âme énergique et constante pour résister à ceux qui cherchent à l'entraîner, et ne rien faire dans le but de plaire aux hommes, pour tenir son regard fixé sur 1'œil vigilant d'où elle attend sa sentence en méprisant celle du monde, pour ne pas tenir compte des louanges ou des injures humaines, mais les regarder comme des ombres ou des rêves. Car la honte mène au péché. (Eccl. IV, 25.) Bien des gens auraient cédé à ces risées, ces sarcasmes, ces plaisanteries; mais tel n'était pas le juste. Car il résista non-seulement à dix, à vingt, à cent hommes, mais à toute l'espèce humaine, à tous ces milliers de pécheurs. Il est probable qu'on se moqua de lui, qu'on le bafoua, qu'on l'insulta, qu'on l'injuria de toute manière; peut-être même l'aurait-on mis en pièces si l'on avait pu. Telle est toujours la fureur du vice contre la vertu; mais, loin qu'il lui porte aucun préjudice, il la fortifie par ses attaques. En effet, telle est la force (145) de la vertu, qu'elle triomphe de ses ennemis par ses souffrances, et qu'elle est plus victorieuse à mesure qu'on l'attaque davantage. Cela se voit dans une foule de circonstances. Mais pour vous donner l'occasion de le reconnaître, car, donnez l'occasion au sage et il deviendra plus sage (Prov. IX, 9), il faudrait vous citer bien des exemples de l'Ancien et du Nouveau Testament. Ainsi, dites-moi , je vous prie, Abel n'a-t-il pas été terrassé et tué par Caïn? Ne vous attachez pas seulement à ce fait que Caïn a vaincu et tué le frère dont il était jaloux et qui ne lui avait rien fait : mais considérez la suite. Observez qu'à partir de ce moment la victime a obtenu la couronne de la gloire avec celle du martyre, et que tant de siècles n'ont pu effacer son souvenir : voyez aussi que le meurtrier, le vainqueur, a mené depuis cet instant une existence plus pénible que la mort, et que depuis lors, jusqu'à présent, il est voué à l'infamie universelle pendant que toutes les bouches chantent chaque jour sa victime. Voilà ce qui regarde la vie actuelle; quant à celle de l'avenir, quelles paroles, quelle intelligence pourraient être à sa hauteur? Je sais que vous êtes bien capables de trouver dans les Ecritures beaucoup d'exemples analogues, car elles sont faites pour notre profit, pour nous engager à fuir le vice et à rechercher la vertu. Voulez-vous trouver d'autres preuves dans le Nouveau Testament ? Ecoutez ce que saint Luc raconte des apôtres qui se réjouissaient d'avoir été flagellés publiquement parce qu'ils avaient été dignes de supporter cet opprobre au nom du Christ. (Act. V, 41.) Cependant les coups,de fouet sont un sujet de chagrin et d'abattement plutôt que de joie, mais les recevoir pour Dieu et à cause de lui, voilà ce qui les réjouissait. Quant à ceux qui les avaient flagellés, ils étaient consternés et embarrassés au point de ne savoir que faire: après le supplice ils se consultent entre eux : Que ferons-nous à ces hommes? (Act. IV, 16.) Eh quoi ! Vous les avez fait flageller, vous leur avez fait subir mille souffrances et vous hésitez encore ? Tant il est vrai que la vertu est forte et invincible et que, par les tortures même, elle triomphe de ceux qui les lui infligent.
3. Mais pour ne pas nous arrêter trop longtemps sur ce sujet, il faut revenir à notre juste et admirer profondément comment sa vertu portée au comble put mépriser et dominer ce peuple qui riait de lui, s'en moquait, le plaisantait, le bafouait (je me répète, je le sais, mais je ne puis me détacher d'un tel sujet). Comment donc s'explique ce triomphe? Je vais vous le dire : Noé ne cessait de contempler l'oeil qui ne dort pas; là se fixait toujours le regard de sa pensée; tout le reste l'occupait aussi peu que s'il n'eût pas existé. On peut en être certain celui qui est possédé de l'amour divin au point de porter toujours ses désirs vers Dieu, finit par ne plus rien voir des choses visibles ; il songe continuellement à celui qu'il aime, la nuit et le jour, en se couchant comme en se levant. Ne vous étonnez donc pas que le juste, tenant sa pensée uniquement dirigée vers Dieu, ne se soit pas inquiété de ceux qui voulaient le faire succomber. Déployant tout son zèle et soutenu par la grâce d'en-haut, il leur était supérieur à tous. Noé trouva grâce devant le Seigneur Dieu. Devant la race des hommes du temps il ne trouvait ni grâce ni affection, car il ne suivait pas la même route, mais il trouva grâce devant celui qui sonde les cceurs et qui approuva ses pensées. Quel mal, dites-moi, pouvaient lui faire lès railleries et- les sarcasmes de ces contemporains, puisque Celui qui forme nos coeurs et connaît toutes nos actions le félicitait et le couronnait ? De quoi servent à un homme les éloges et l'admiration de toute la terre, si le Créateur de toutes choses, le Juge infaillible, le condamne dans le jour terrible ? Réfléchissons-y bien, mes bien-aimés, comptons pour rien les louanges des hommes et ne les recherchons en aucune manière, mais fuyons le vice et pratiquons la vertu uniquement pour Celui qui sonde les coeurs et les reins.
C'est pour cela que le Christ, en nous enseignant à ne pas être avides des louanges humaines, finit par dire : Malheur à vous, lorsque tous les hommes diront du bien de vous! (Luc, VI, 26.) Observez que ce mot : Malheur indique ce que sera la peine réservée. Cette exclamation présagé une calamité; c'est presque en déplorant déjà leur sort qu'il leur dit : Malheur à vous, lorsque tous les hommes diront du bien de vous ! Et voyez la précision de ces paroles. Il ne dit pas seulement: les hommes ; mais : tous les hommes. Il est impossible, en effet, que l'homme de bien qui suit la route étroite et pénible, et obéit à tous les ordres du Christ, soit loué et admiré par tous les hommes. Car le vice est bien puissant et bien hostile à (146) la vertu. Le Seigneur sait que celui qui ne s'écarte pas de la vertu et ne demande d'autre approbation que celle d'en-haut, ne peut être loué et approuvé par tous les hommes, et voilà pourquoi il plaint ceux qui négligent la vertu pour la gloire des hommes; car s'ils se réunissent tous pour vous louer, c'est la meilleure preuve que vous n'estimez pas assez la vertu. Comment, en effet, l'homme de bien pourrait-il plaire à tout le monde s'il veut délivrer les opprimés de leurs oppresseurs, les victimes des bourreaux ? De même, s'il veut corriger les pécheurs et louer les justes, n'est-il pas probable qu'il sera approuvé d'un côté et blâmé de l'autre? Aussi le Christ dit-il : Malheur à vous lorsque tous les hommes diront du bien de vous! Comment donc ne serions-nous pas frappés d'admiration pour ce juste ? ce que le Christ nous a annoncé en paraissant parmi nous, lui, sans autre instruction que la loi naturelle, il l'a accompli d'une manière parfaite, et méprisant l'opinion des hommes, il n'a recherché la vertu sur terre que pour obtenir la grâce de Dieu, car Noé trouva grâce devant le Seigneur Dieu. Du reste, c'est à cause des vertus dont il était doué qu'il a trouvé grâce devant le Seigneur Dieu, comme l'explique l'admirable prophète inspiré par le Saint-Esprit; il faut étudier la suite pour voir ce que Dieu pense de lui. Voici les générations de Noé: Noé fut un homme juste, accompli dans son temps ; Noé plut à Dieu. Voilà une manière étrange de commencer une généalogie. L'Écriture sainte commence par dire: voici les générations de Noé ; elle excite notre attention comme si elle allait raconter sa généalogie, dire quel était son père, d'où venait sa famille, comment lui-même était venu au monde, et enfin tout ce que l'on .trouve d'ordinaire dans les généalogies; mais elle laisse tout cela de côté, et, se mettant au-dessus des usages reçus, elle dit : Noé était un homme juste, accompli dans son temps; Noé plut à Dieu. Voyez quelle admirable généalogie ! Noé était un homme. Remarquez que le nom qui nous est commun à tous est employé ici pour glorifier le juste. Car, tandis que les autres, plongés dans les voluptés charnelles , avaient perdu la qualité d'hommes, Noé seul, au milieu d'un si grand peuple, gardé la vraie condition de l'homme. Ainsi il est homme parce qu'il cultive la vertu. En effet, avoir l'apparence d'un homme, les yeux, le nez, la bouche; les joues et tout le reste, ce n'est pas là ce qui fait l'homme, car tout cela appartient au corps. Nous appelons homme celui qui conserve intact le type de l'homme. Mais comment le définir ? On dit que c'est un être raisonnable. Quoi donc ! les méchants n'avaient-ils pas aussi la raison? Si, mais cela ne suffit pas: il faut aussi chercher le bien et fuir le mal, dominer les mauvaises passions et obéir aux ordres du Seigneur: voilà l'homme !
4. Pour vous persuader que c'est l'usage di l'Écriture de ne pas accorder le nom d'hommes aux hommes qui se livrent au vice et négligent la vertu, écoutez les paroles de Dieu, que je vous citais hier : Mon Esprit ne restera pas chez ces hommes, car ils ne sont que chair. Cela veut dire : Je leur ai donné une nature composée de chair et d'âme, mais la chair les a tellement enveloppés qu'ils ne songent plus qu'à elle et négligent les vertus de l'âme. Voyez-vous comment, à cause de leur perversité, il les appelle de la chair et non des hommes ? Et une autre fois, comme vous allez le voir, l'Écriture dit qu'ils ne sont que de la terre, parce qu'ils s'absorbent dans les pensées de la terre, car elle dit : La terre était corrompue devant Dieu. Il ne s'agit pas ici de la terre proprement dite; ce sont les habitants eux-mêmes qu'elle appelle terre. Dans un autre endroit, elle ne les appelle ni chair, ni terre, mais elle ne les regarde pas comme vivants parce que la vertu leur manque. Écoutez les cris du prophète au milieu de Jérusalem et de cette multitude innombrable: Je suis venu, et il n'y avait pas un homme ; j'ai appelé et personne ne m'entendait. (Is. L, 2.) Ce n'était pas qu'il n'y eût bien du monde présent, mais c'était qu'ils ne profitaient pas plus des paroles du prophète que les absents. Et ailleurs encore : Courez et voyez s'il y en a un seul qui soit juste et équitable, et je lui serai propice. (Jér. V,1.)
Vous avez vu que l'Écriture sainte ne donne le nom d'homme qu'à celui qui cultive la vertu : quant aux autres, ils ne sont rien pour elle, mais elle les appelle quelquefois terre et quelquefois chair. Voilà pourquoi, après avoir annoncé le commencement de la généalogie des justes, la sainte Écriture nous dit d'abord : Noé était un homme. En effet, lui seul alors est un homme : les autres ne sont plus des hommes, quoiqu'ils en gardent l'apparence; ils ont été changés en animaux sans raison, et ont perdu par leur volonté perverse la (147) noblesse de leur nature. Quand les hommes raisonnables tombent dans le mal, et s'asservissent à des passions déraisonnables, l'Écriture sainte leur donne des noms d'animaux; ainsi elle dit : Ils sont devenus comme des chevaux qui hennissent après les cavales. (Jér. V, 8.) Voyez comment l'excès de la lubricité fait donner un nom de bête. Ailleurs encore : Le venin des serpents est sous leurs lèvres (Ps. XIII, 3 et 139, 4), pour ceux qui ressemblent à cet animal dissimulé et perfide. D'autres sont appelés chiens muets. (Is. LVI,10.) Il est encore écrit : Comme un serpent sourd et dont les oreilles sont fermées (Ps. LVII, 5), pour indiquer ceux qui ferment leurs oreilles à l'enseignement de la vertu. Il serait trop long de rappeler tous les noms de bêtes que l'Écriture impose à ceux qui se laissent aller à des passions déraisonnables. Ce n'est pas seulement dans l'ancienne loi qu'on peut le voir, mais aussi dans la nouvelle. Écoutez saint Jean-Baptiste disant aux Juifs: Race de vipères, qui vous a appris à fuir la colère prochaine? (Matt. III, 7.) Voyez-vous comment ici encore le nom d'une bête symbolise la ruse? Quoi de plus misérable que ces pécheurs qui ont perdu jusqu'au nom d'homme en méritant les châtiments les plus terribles ! car ils ont méprisé les motifs de vertu que leur offrait leur nature et les ont négligés volontairement pour se livrer au vice. Comme ceux qui existaient alors se montraient indignes du nom d'hommes, tandis qu'au milieu d'une pareille disette de vertu, le juste en a montré une bien grande; l'Écriture, en racontant sa généalogie, commence par dire : Noé était un homme. Il est un autre juste auquel ce nom a été donné comme le plus grand éloge, au point qu'on l'appelle surtout ainsi, pour mieux montrer sa vertu. Qui estce donc? C'est le bienheureux Job, l'athlète de la piété, le vainqueur couronné aux applaudissements du monde entier ; qui seul a supporté des maux supportables et qui, après avoir essuyé les traits innombrables du démon est resté invulnérable: de même que le diamant qui reçoit impunément tous les chocs, il ne fut point submergé par cette tempête, il la domina, et ayant rassemblé sur son corps toutes les souffrances qui fussent au monde, il vit sa gloire en devenir plus brillante. Non-seulement les douleurs cruelles dont il était accablé ne l'effrayèrent point, mais elles lui inspirèrent de nouvelles actions de grâce : en exprimant sa reconnaissance au milieu de tant d'épreuves il fit au démon une blessure mortelle, et lui prouva qu'il avait tort de tenter l'impossible et de regimber sous l'éperon. Aussi le Dieu de miséricorde louant et vantant ce saint homme même avant qu'il eût subi autant de luttes et de combats, disait au diable : N'as-tu pas considéré mon serviteur Job, auquel nul homme n'est comparable sur la terre, homme irréprochable, ,juste, véridique, pieux, et s'abstenant de toute mauvaise action? (Job, I, 8.) Avez-vous observé que Dieu commence par le désigner du nom commun de notre nature ? N'as-tu pas considéré mon serviteur Job, auquel nul homme n'est comparable sur la terre? Cependant nous sommes tous semblables, non quant à la vertu, mais quant à la forme : eh bien ! cela ne suffit pas pour être homme, il faut encore s'abstenir du mal et faire le bien.
5. Vous avez vu quels sont ceux auxquels l'Écriture sainte a coutume de réserver le nom d'hommes. Aussi dès l'origine le Maître de toutes choses voyant sa créature, dit : Faisons l'homme à notre image et à notre ressemblance, c'est-à-dire pour qu'il commande à toutes les choses visibles et à ses propres passions, pour qu'il commande et ne soit pas commandé. Si , trahissant sa dignité, il supporte le joug au lieu de l'imposer il cesse d'être homme et prend un nom de brute. Voilà pourquoi l'Écriture Sainte, voulant glorifier la vertu de ce juste, dit d'abord : Voici les générations de Noé. Noé était un homme juste. Voici encore un plus grand éloge : juste; ce mot comprend toutes les vertus, car c'est le nom que nous donnons d'ordinaire à celui qui les pratique toutes. Ensuite pour faire concevoir qu'il était parvenu au comble de la vertu, telle qu'on pouvait l'exiger à cette époque, l'Écriture dit : juste et accompli dans son temps. Il a rempli tous les devoirs que renferme l'exercice de la vertu. Voilà ce que signifie le mot accompli : il n'a rien oublié, il n'a fait aucune faute. Il ne faisait pas bien d'un côté et mal de l'autre, il était accompli en toute vertu ; c'était cette perfection qu'il fallait montrer au monde. Du reste, pour rendre notre juste plus illustre encore, en considérant l'époque où il vivait et la comparant avec d'autres, l'Écriture dit : accompli dans son temps ; à cette époque , dans cette génération si perverse , si adonnée au mal qu'elle ne conservait plus (148) aucune trace de vertu. Eh bien ! dans une pareille génération et dans ces temps, le juste non-seulement montra de la vertu, mais la porta au comble, il fut accompli et parfait en tout. Car, ainsi que je l'ai dit, c'est encore donner une plus grande preuve de vertu que de faire le bien au milieu de ceux qui le combattent et de le pratiquer parmi ceux qui voudraient nous en détourner; ainsi tout cela rehausse encore la gloire du juste: Ce n'est. pas là que s'arrêtent les éloges de l'Ecriture : elle montre encore l'excellence de sa vertu par l'approbation de Dieu lui-même , puisque , après avoir dit : accompli dans son temps, elle ajoute : Noé plut à Dieu. Sa vertu était si complète qu'elle mérita les éloges de Dieu. Noé plut à Dieu, ce qui revient à dire, il fut approuvé de Dieu, il plut par ses bonnes oeuvres à cet oeil qui ne dort jamais, il s'en fit bien voir par la pureté de sa vie au point que, non-seulement il fut sauvé de l'indignation qui allait tout engloutir, mais encore qu'il fut à la tête des autres survivants. Noé plut à Dieu. Quel homme fut jamais plus heureux, qui put jamais montrer tant de vertu, puisque le Seigneur de l'univers est son panégyriste !
Voilà les honneurs que reçut Noé, et tout homme raisonnable les préférera à tout ce qu'il y a de plus élevé en richesses, en gloire, en puissance, et en toute espèce de félicité humaine : celui qui aime Dieu sincèrement doit les mettre au-dessus d'un royaume. En effet, c'est la véritable royauté que de pouvoir, par une existence irréprochable, nous rendre Dieu clément et propice. Si nous devons craindre l'enfer, ce n'est point pour son feu inextinguible , ses peines terribles et ses tourments éternels, c'est pour la douleur d'avoir offensé un Maître si bon et d'être privés de sa grâce; de même, nous ne devons rechercher cette royauté que par amour pour lui et afin de jouir de sa grâce. Car le plus désirable dans cette royauté est d'obtenir la bienveillance de notre Maître clément; de même ce qu'il y a de plus pénible dans l'enfer, c'est d'avoir perdu cette bienveillance.
Vous avez vu combien la seule appellation de juste nous a été utile à développer, et quel trésor de réflexions nous a fourni la généalogie de cet homme admirable. Suivons donc les règles de l'Ecriture sainte, et si nous avons à raconter une généalogie, ne parlons point du père, du grand-père et des aïeux, mais faisons voir seulement la vertu de l'homme dont il s'agit. Voilà la meilleure manière de faire une généalogie. Quel avantage y a-t-il à descendre de parents illustres et vertueux, si l'on a mal vécu? Au contraire, quel inconvénient y a-t-il à n'avoir que des parents obscurs et inconnus, si l'on brille par son mérite? Tel était ce juste, et s'il s'est concilié la faveur de Dieu, ce n'est point à cause de ses parents, car l'Ecriture ne nous fait pas remarquer leurs vertus. Cependant, malgré tant d'obstacles et d'embarras, il parvint au comble de la vertu; ce qui vous montre que, si vous êtes attentifs et vigilants, et que vous cherchiez à faire votre salut, rien ne peut vous en empêcher. Si nous cédons à la mollesse, les moindres choses nous arrêteront; mais si nous restons attentifs, mille ennemis conjurés pour nous pousser au mal ne pourront altérer notre zèle. Ainsi les efforts de tant de pécheurs ne peuvent empêcher ce juste de pratiquer la vertu. Il ne faut donc jamais accuser. personne et rendre un autre responsable de sa faute ; mais tout imputer à sa propre faiblesse. Et pourquoi m'arrêter aux autres hommes? Le diable lui-même ne doit jamais être regardé comme assez puissant pour, empêcher personne de marcher dans le chemin de la vertu. Il trompe les faibles et les fait succomber, mais il ne les arrête pas de force et ne leur fait point violence. L'expérience nous prouve que si nous voulions veiller, nous montrerions tant de fermeté que les efforts de tous ceux qui voudraient nous pousser au mal seraient impuissants contre nous; nous serions plus solides que le diamant, et nous fermerions l'oreille à ces conseils détestables, Mais si nous sommes négligents, notre inclination nous conduira naturellement dans la route du vice, sans que personne nous conseille ou nous séduise. Si cela n'était pas remis à notre volonté et à la décision de notre âme, si le bon Dieu n'avait pas donné le libre arbitre à notre nature, il aurait fallu que ceux qui appartiennent; à cette nature et sont soumis aux mêmes impressions fussent tous méchants ou tous bons. Mais quand nous voyons nos semblables, éprouvant les mêmes impressions, ne pas en être affectés comme nous; quand nous voyons que par l'énergie de leur raison ils gouvernent leur nature, domptent leur impétuosité, mettent un frein à leur concupiscence, triomphent de la colère, fuient la jalousie, repoussent l'envie, dédaignent la passion des richesses, (149) négligent la gloire, méprisent toutes les félicités de la vie présente, et que, ne respirant que pour la véritable gloire; ils préfèrent la faveur divine à toutes les choses visibles ; n'est-il pas évident que le zèle qui leur est propre les justifie avec l'aide de la grâce d'en-haut, tandis que notre faiblesse naturelle compromet notre salut en nous privant de cette assistance divine?
6. Aussi, je vous conjure de réfléchir à tout cela et d'avoir sans cesse dans l'esprit que nous ne devons jamais nous en prendre au diable, mais à notre propre faiblesse. Quand je dis cela, ce n'est pas pour le décharger de toute accusation : loin de là, car il rôde comme un lion. ravisseur,, rugissant et cherchant à tout dévorer. Mais je veux vous affermir, je veux que vous ne pensiez pas être à l'abri du reproche, vous qui, de vous-mêmes, tombez si facilement dans le mal, je veux que vous cessiez de répéter ces paroles frivoles : Pourquoi Dieu a-t-il permis à cet être malfaisant de nous abattre et de nous terrasser? Ces paroles sont complètement insensées. Pourquoi ne pas songer plutôt en vous-même que si Dieu l'a permis, c'est surtout pour exciter en vous la terreur, afin qu'en attendant l'attaque de l'ennemi vous montriez une vigilance et une fermeté continuelles, afin que l'espoir des récompenses, l'attente de ces biens éternels et inexprimables allègent pour vous toutes les fatigues de la vertu? Pourquoi vous étonner que Dieu ait permis tout cela au diable, justement dans l'intérêt de notre salut, pour réveiller notre paresse et trouver l'occasion de nous couronner? Il a préparé l'enfer lui-même pour que la crainte des punitions et des châtiments nous ouvrît l'entrée de son royaume. Voyez combien la bonté du Seigneur est ingénieuse, comment elle fait et dispose tout, non-seulement pour sauver ses créatures, mais pour les rendre dignes de ses ineffables bienfaits. Voilà pourquoi il nous a donné le libre arbitre et mis dans notre âme et notre conscience la connaissance du vice et de la vertu ; voilà pourquoi il nous a laissés en présence du diable et nous a menacés de l'enfer; c'est pour que nous ne connaissions pas l'enfer et que nous entrions dans son royaume. Pourquoi vous étonner qu'il ait fait tout cela et bien d'autres choses encore ? Il a consenti à quitter le sein de son Père pour prendre une forme d'esclave, à subir toutes les entraves d'un corps, à être enfanté et mis au monde par une femme, par une vierge qui l'a porté pendant neuf fois; à recevoir des langes; à passer pour fils de Joseph, l'époux de Marie; à grandir peu à peu , à être circoncis, à participer aux sacrifices, à souffrir la faim, la soif, la fatigue et enfin la mort, mais, de plus, une mort regardée comme ignominieuse, celle de la croix. Voilà tout ce qu'il a accepté pour notre salut, ce Créateur de toutes choses, ce Dieu immuable qui a tout appelé du néant à l'existence, dont les regards font trembler la terre, dont la gloire éclatante ne peut être contemplée par les chérubins, ces puissances qui n'ont pas de, corps et qui se voilent la face avec leurs ailes pour nous montrer leur admiration; lui qui est chanté par mille et mille anges et archanges, il a consenti pour nous, pour notre salut, à devenir un homme pour nous mieux ouvrir la route de la vie et nous enseigner le meilleur usage à faire de cette nature qu'il nous avait empruntée. Quelle excuse nous resterait-il après tant de prodiges faits pour notre salut, si nous rendions tous ces bienfaits inutiles, si nous trahissions nous-mêmes la cause de notre salut? Aussi je vous conjure d'être vigilants et de ne pas vous laisser aller seulement aux habitudes des autres, mais à examiner chaque jour votre vie avec soin et de voir vos mauvaises et vos bonnes actions. Ainsi travaillons à corriger nos péchés , afin d'attirer sur nous la protection d'en-haut, de devenir agréables à Dieu comme ce juste, et d'entrer dans le royaume des cieux, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui, ainsi qu'au Père et au Saint-Esprit, gloire, honneur, puissance, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
Traduction de M. HOUSEL.
VINGT-TROISIÈME HOMÉLIE. " Noé trouva grâce
devant le Seigneur Dieu. Voici les générations de Noé.
Noé était un homme juste, accompli dans son temps : Noé
plut à Dieu. " (Gen. VI, 9.)
ANALYSE.
1. La vertu met l'homme à l'abri de tous les maux, tandis que le vice l'expose à tous les orages qui bouleversent la vie humaine. — 2. Courage et constance de Noé qui demeure seul juste au milieu de la corruption universelle. — 3. Il est impossible que l'homme juste jouisse de l'approbation universelle. Malheur à vous lorsque tous les hommes diront du bien de vous. (Luc, VI, 86.) — 4. L'Écriture évite de donner le nom d'hommes aux méchants. Elle le donne à Noé, elle le donne aussi à Job. — 5. Explication du mot juste, il exprime la possession de toutes les vertus. — 6. Exhortation.
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1. Vous avez reconnu, dans ce qui précède, l'étendue de la bonté de Dieu et l'excès de sa patience: vous avez vu la prodigieuse perversité des hommes de ce temps; vous avez appris quelle avait été, au milieu d'une pareille foule, la vertu du juste, qui n'avait souffert en rien de cet accord de tous dans le mal, et qui, loin de se laisser entraîner avec les autres, avait suivi la route opposée. De même qu'un bon pilote , maintenant d'une main ferme la direction de son esprit, il ne laissa pas submerger son vaisseau par les flots des vices déchaînés, mais il domina la tempête au milieu de cette mer, et parvint au port au moyen du gouvernail de la vertu, évitant le déluge qui devait engloutir tous les habitants de la terre. Tant il est vrai que la vertu est puissante, immortelle, invincible et supérieure à tous les accidents de cette vie : elle plane au-dessus des piéges de la méchanceté; placée, pour ainsi dire, sur un poste élevé, elle voit les choses humaines sous ses pieds et reste inaccessible à tout ce qui blesse les autres. De même que l'homme, debout sur une falaise élevée, se rit des flots qu'il voit frapper le rocher avec grand fracas et retomber ensuite en écume, de même celui qui cultive la vertu, en sûreté sans cet abri, ne souffre d'aucun trouble; il reste calme et tranquille, et comprend que la vie humaine ressemble à un fleuve, puisqu'elle s'écoule si rapidement. De même que nous voyons les flots de la mer tantôt s'élever, tantôt s'abaisser, de même nous voyons aussi ceux qui négligent la vertu et s'abandonnent au vice, tantôt montrer une joie orgueilleuse et se confier aux succès de cette vie , tantôt être abattus et tomber dans la dernière détresse. Ce sont eux que le bienheureux David indique, quand il dit : Ne crains rien en voyant s'augmenter la fortuné d'un homme et se multiplier la gloire de sa maison : quand il mourra, il n'emportera pas tout cela. (Ps. XLVIII, 17.) Il a raison de dire : Ne crains rien, ce qui signifie que l'opulence et la gloire du riche ne te troublent pas. Tu le verras bientôt gisant à terre, incapable d'aucune action, cadavre en proie aux vers, dépouillé de tout ce qu'il avait et qu'il a été obligé de laisser sans rien emporter. Que la vue des choses présentes ne t'inquiète donc pas et ne dis pas qu'un homme est heureux de ce qu'il possède, puisqu'il en est sitôt dépouillé.
Telle est la nature de la félicité actuelle avec toutes ses richesses : elles ne nous suivent pas et il faut partir sans elles. Les riches laissent tout, ils sont nus en quittant la terre; ils ne (144) sont couverts que de leur perversité et de l'amas de leurs péchés. Quelle différence avec la vertu ! même ici-bas, elle rend ceux qui l'aiment plus puissants que leurs ennemis et les rend même invincibles; elle leur donne un bonheur sans mélange et ne leur laisse même pas sentir les accidents de la vie : mais en outre, quand ils partent d'ici, elle les accompagne, et surtout à l'instant où nous avons le plus besoin de son appui, elle nous offre son secours tout-puissant dans le jour terrible où elle apaise pour nous l'oeil de notre Juge; ainsi elle nous épargne dans le présent les misères de cette vie, et dans l'avenir les tourments de l'autre. Elle a encore un autre effet, c'est de nous faire jouir de biens inexprimables. Pour vous en assurer, pour vous faire concevoir que ces paroles ne sont pas de vaines déclamations, je vais en chercher la preuve dans les paroles qui ont été offertes à votre charité. Voyez comme cet homme admirable , je veux dire Noé, tandis que le genre humain tout entier parvenait à exciter la colère d'un Dieu de clémence, put lui seul éviter par sa vertu l'effet de cette colère et se concilier toute la bienveillance de Dieu. Parlons, si vous le voulez bien, de ce qui arrive dans la vie présente. Il y a peut-être bien des hommes qui ne croient pas aux choses futures et invisibles. Examinons donc ce qui se passe ici, voyons quel est le sort de ceux: qui se livrent au mal , et de ceux qui embrassent la vertu. Après que Dieu, malgré, sa bonté, eut décidé, à cause de l'accroissement des crimes, de punir le genre humain par une catastrophe universelle, et qu'il eut dit : J'enlèverai de la terre l'homme que j'ai créé, il montra jusqu'où allait son indignation en prononçant la sentence, non-seulement contre l'homme, mais contre les quadrupèdes, les reptiles et les volatiles; en effet, puisque les hommes devaient être détruits et submergés, il était juste et naturel de faire partager leur sort aux êtres qui avaient été créés pour eux. Cet arrêt était encore illimité et ne faisait point de distinction entre les hommes, pour faire voir que Dieu ne s'attache pas aux individus, mais aux coeurs qu'il visite sans dédaigner personne, et que, si nous lui en offrons la moindre occasion, il déploie son ineffable miséricorde s aussi, pour montrer qu'il ne voulait pas absolument détruire le genre humain, mais qu'il désirait en conserver l'étincelle, en sauver une racine qui pût donner encore d'immenses rameaux, l'Ecriture dit: Noé trouva grâce devant Dieu.
2. Voyez combien l'Ecriture est précise, et comme elle ne contient pas une seule syllabe inutile t Après nous avoir exposé l'énormité des fautes dés hommes et la peine terrible réservée aux méchants, elle nous indique celui qui, dans une pareille foule, avait pu conserver la pureté de sa vertu.. En effet, la vertu par elle-même est toujours admirable, mais celui qui la pratique au milieu d'hommes qui la repoussent, mérite encore plus d'admiration. Aussi l'Ecriture sainte nous fait admirer ce juste mêlé à ceux qui allaient éprouver la colère de Dieu, et elle dit : Noé trouva grâce devant le Seigneur Dieu. Non-seulement il trouva grâce, mais devant le Seigneur Dieu. Elle nous enseigne ainsi qu'il n'a pas eu d'autre but que d'être bien vu de cet oeil qui ne connaît ni le sommeil ni l'assoupissement, et qu'il ne s'est pas inquiété de la gloire humaine, de la honte et des moqueries. Il est probable que lui, qui cultivait la vertu en opposition avec tout le monde , devait être un sujet de risées et de plaisanteries pour ceux qui faisaient le mal; en effet, c'est encore leur habitude à l'égard de ceux qui recherchent la vertu au lieu de les imiter. Nous voyons bien des hommes faibles qui, ne pouvant supporter ces vices et ces plaisanteries, préfèrent la gloire humaine à la gloire immortelle et seule véritable, et se laissent emporter et attirer par la malice des autres. En effet, il faut une âme énergique et constante pour résister à ceux qui cherchent à l'entraîner, et ne rien faire dans le but de plaire aux hommes, pour tenir son regard fixé sur 1'œil vigilant d'où elle attend sa sentence en méprisant celle du monde, pour ne pas tenir compte des louanges ou des injures humaines, mais les regarder comme des ombres ou des rêves. Car la honte mène au péché. (Eccl. IV, 25.) Bien des gens auraient cédé à ces risées, ces sarcasmes, ces plaisanteries; mais tel n'était pas le juste. Car il résista non-seulement à dix, à vingt, à cent hommes, mais à toute l'espèce humaine, à tous ces milliers de pécheurs. Il est probable qu'on se moqua de lui, qu'on le bafoua, qu'on l'insulta, qu'on l'injuria de toute manière; peut-être même l'aurait-on mis en pièces si l'on avait pu. Telle est toujours la fureur du vice contre la vertu; mais, loin qu'il lui porte aucun préjudice, il la fortifie par ses attaques. En effet, telle est la force (145) de la vertu, qu'elle triomphe de ses ennemis par ses souffrances, et qu'elle est plus victorieuse à mesure qu'on l'attaque davantage. Cela se voit dans une foule de circonstances. Mais pour vous donner l'occasion de le reconnaître, car, donnez l'occasion au sage et il deviendra plus sage (Prov. IX, 9), il faudrait vous citer bien des exemples de l'Ancien et du Nouveau Testament. Ainsi, dites-moi , je vous prie, Abel n'a-t-il pas été terrassé et tué par Caïn? Ne vous attachez pas seulement à ce fait que Caïn a vaincu et tué le frère dont il était jaloux et qui ne lui avait rien fait : mais considérez la suite. Observez qu'à partir de ce moment la victime a obtenu la couronne de la gloire avec celle du martyre, et que tant de siècles n'ont pu effacer son souvenir : voyez aussi que le meurtrier, le vainqueur, a mené depuis cet instant une existence plus pénible que la mort, et que depuis lors, jusqu'à présent, il est voué à l'infamie universelle pendant que toutes les bouches chantent chaque jour sa victime. Voilà ce qui regarde la vie actuelle; quant à celle de l'avenir, quelles paroles, quelle intelligence pourraient être à sa hauteur? Je sais que vous êtes bien capables de trouver dans les Ecritures beaucoup d'exemples analogues, car elles sont faites pour notre profit, pour nous engager à fuir le vice et à rechercher la vertu. Voulez-vous trouver d'autres preuves dans le Nouveau Testament ? Ecoutez ce que saint Luc raconte des apôtres qui se réjouissaient d'avoir été flagellés publiquement parce qu'ils avaient été dignes de supporter cet opprobre au nom du Christ. (Act. V, 41.) Cependant les coups,de fouet sont un sujet de chagrin et d'abattement plutôt que de joie, mais les recevoir pour Dieu et à cause de lui, voilà ce qui les réjouissait. Quant à ceux qui les avaient flagellés, ils étaient consternés et embarrassés au point de ne savoir que faire: après le supplice ils se consultent entre eux : Que ferons-nous à ces hommes? (Act. IV, 16.) Eh quoi ! Vous les avez fait flageller, vous leur avez fait subir mille souffrances et vous hésitez encore ? Tant il est vrai que la vertu est forte et invincible et que, par les tortures même, elle triomphe de ceux qui les lui infligent.
3. Mais pour ne pas nous arrêter trop longtemps sur ce sujet, il faut revenir à notre juste et admirer profondément comment sa vertu portée au comble put mépriser et dominer ce peuple qui riait de lui, s'en moquait, le plaisantait, le bafouait (je me répète, je le sais, mais je ne puis me détacher d'un tel sujet). Comment donc s'explique ce triomphe? Je vais vous le dire : Noé ne cessait de contempler l'oeil qui ne dort pas; là se fixait toujours le regard de sa pensée; tout le reste l'occupait aussi peu que s'il n'eût pas existé. On peut en être certain celui qui est possédé de l'amour divin au point de porter toujours ses désirs vers Dieu, finit par ne plus rien voir des choses visibles ; il songe continuellement à celui qu'il aime, la nuit et le jour, en se couchant comme en se levant. Ne vous étonnez donc pas que le juste, tenant sa pensée uniquement dirigée vers Dieu, ne se soit pas inquiété de ceux qui voulaient le faire succomber. Déployant tout son zèle et soutenu par la grâce d'en-haut, il leur était supérieur à tous. Noé trouva grâce devant le Seigneur Dieu. Devant la race des hommes du temps il ne trouvait ni grâce ni affection, car il ne suivait pas la même route, mais il trouva grâce devant celui qui sonde les cceurs et qui approuva ses pensées. Quel mal, dites-moi, pouvaient lui faire lès railleries et- les sarcasmes de ces contemporains, puisque Celui qui forme nos coeurs et connaît toutes nos actions le félicitait et le couronnait ? De quoi servent à un homme les éloges et l'admiration de toute la terre, si le Créateur de toutes choses, le Juge infaillible, le condamne dans le jour terrible ? Réfléchissons-y bien, mes bien-aimés, comptons pour rien les louanges des hommes et ne les recherchons en aucune manière, mais fuyons le vice et pratiquons la vertu uniquement pour Celui qui sonde les coeurs et les reins.
C'est pour cela que le Christ, en nous enseignant à ne pas être avides des louanges humaines, finit par dire : Malheur à vous, lorsque tous les hommes diront du bien de vous! (Luc, VI, 26.) Observez que ce mot : Malheur indique ce que sera la peine réservée. Cette exclamation présagé une calamité; c'est presque en déplorant déjà leur sort qu'il leur dit : Malheur à vous, lorsque tous les hommes diront du bien de vous ! Et voyez la précision de ces paroles. Il ne dit pas seulement: les hommes ; mais : tous les hommes. Il est impossible, en effet, que l'homme de bien qui suit la route étroite et pénible, et obéit à tous les ordres du Christ, soit loué et admiré par tous les hommes. Car le vice est bien puissant et bien hostile à (146) la vertu. Le Seigneur sait que celui qui ne s'écarte pas de la vertu et ne demande d'autre approbation que celle d'en-haut, ne peut être loué et approuvé par tous les hommes, et voilà pourquoi il plaint ceux qui négligent la vertu pour la gloire des hommes; car s'ils se réunissent tous pour vous louer, c'est la meilleure preuve que vous n'estimez pas assez la vertu. Comment, en effet, l'homme de bien pourrait-il plaire à tout le monde s'il veut délivrer les opprimés de leurs oppresseurs, les victimes des bourreaux ? De même, s'il veut corriger les pécheurs et louer les justes, n'est-il pas probable qu'il sera approuvé d'un côté et blâmé de l'autre? Aussi le Christ dit-il : Malheur à vous lorsque tous les hommes diront du bien de vous! Comment donc ne serions-nous pas frappés d'admiration pour ce juste ? ce que le Christ nous a annoncé en paraissant parmi nous, lui, sans autre instruction que la loi naturelle, il l'a accompli d'une manière parfaite, et méprisant l'opinion des hommes, il n'a recherché la vertu sur terre que pour obtenir la grâce de Dieu, car Noé trouva grâce devant le Seigneur Dieu. Du reste, c'est à cause des vertus dont il était doué qu'il a trouvé grâce devant le Seigneur Dieu, comme l'explique l'admirable prophète inspiré par le Saint-Esprit; il faut étudier la suite pour voir ce que Dieu pense de lui. Voici les générations de Noé: Noé fut un homme juste, accompli dans son temps ; Noé plut à Dieu. Voilà une manière étrange de commencer une généalogie. L'Écriture sainte commence par dire: voici les générations de Noé ; elle excite notre attention comme si elle allait raconter sa généalogie, dire quel était son père, d'où venait sa famille, comment lui-même était venu au monde, et enfin tout ce que l'on .trouve d'ordinaire dans les généalogies; mais elle laisse tout cela de côté, et, se mettant au-dessus des usages reçus, elle dit : Noé était un homme juste, accompli dans son temps; Noé plut à Dieu. Voyez quelle admirable généalogie ! Noé était un homme. Remarquez que le nom qui nous est commun à tous est employé ici pour glorifier le juste. Car, tandis que les autres, plongés dans les voluptés charnelles , avaient perdu la qualité d'hommes, Noé seul, au milieu d'un si grand peuple, gardé la vraie condition de l'homme. Ainsi il est homme parce qu'il cultive la vertu. En effet, avoir l'apparence d'un homme, les yeux, le nez, la bouche; les joues et tout le reste, ce n'est pas là ce qui fait l'homme, car tout cela appartient au corps. Nous appelons homme celui qui conserve intact le type de l'homme. Mais comment le définir ? On dit que c'est un être raisonnable. Quoi donc ! les méchants n'avaient-ils pas aussi la raison? Si, mais cela ne suffit pas: il faut aussi chercher le bien et fuir le mal, dominer les mauvaises passions et obéir aux ordres du Seigneur: voilà l'homme !
4. Pour vous persuader que c'est l'usage di l'Écriture de ne pas accorder le nom d'hommes aux hommes qui se livrent au vice et négligent la vertu, écoutez les paroles de Dieu, que je vous citais hier : Mon Esprit ne restera pas chez ces hommes, car ils ne sont que chair. Cela veut dire : Je leur ai donné une nature composée de chair et d'âme, mais la chair les a tellement enveloppés qu'ils ne songent plus qu'à elle et négligent les vertus de l'âme. Voyez-vous comment, à cause de leur perversité, il les appelle de la chair et non des hommes ? Et une autre fois, comme vous allez le voir, l'Écriture dit qu'ils ne sont que de la terre, parce qu'ils s'absorbent dans les pensées de la terre, car elle dit : La terre était corrompue devant Dieu. Il ne s'agit pas ici de la terre proprement dite; ce sont les habitants eux-mêmes qu'elle appelle terre. Dans un autre endroit, elle ne les appelle ni chair, ni terre, mais elle ne les regarde pas comme vivants parce que la vertu leur manque. Écoutez les cris du prophète au milieu de Jérusalem et de cette multitude innombrable: Je suis venu, et il n'y avait pas un homme ; j'ai appelé et personne ne m'entendait. (Is. L, 2.) Ce n'était pas qu'il n'y eût bien du monde présent, mais c'était qu'ils ne profitaient pas plus des paroles du prophète que les absents. Et ailleurs encore : Courez et voyez s'il y en a un seul qui soit juste et équitable, et je lui serai propice. (Jér. V,1.)
Vous avez vu que l'Écriture sainte ne donne le nom d'homme qu'à celui qui cultive la vertu : quant aux autres, ils ne sont rien pour elle, mais elle les appelle quelquefois terre et quelquefois chair. Voilà pourquoi, après avoir annoncé le commencement de la généalogie des justes, la sainte Écriture nous dit d'abord : Noé était un homme. En effet, lui seul alors est un homme : les autres ne sont plus des hommes, quoiqu'ils en gardent l'apparence; ils ont été changés en animaux sans raison, et ont perdu par leur volonté perverse la (147) noblesse de leur nature. Quand les hommes raisonnables tombent dans le mal, et s'asservissent à des passions déraisonnables, l'Écriture sainte leur donne des noms d'animaux; ainsi elle dit : Ils sont devenus comme des chevaux qui hennissent après les cavales. (Jér. V, 8.) Voyez comment l'excès de la lubricité fait donner un nom de bête. Ailleurs encore : Le venin des serpents est sous leurs lèvres (Ps. XIII, 3 et 139, 4), pour ceux qui ressemblent à cet animal dissimulé et perfide. D'autres sont appelés chiens muets. (Is. LVI,10.) Il est encore écrit : Comme un serpent sourd et dont les oreilles sont fermées (Ps. LVII, 5), pour indiquer ceux qui ferment leurs oreilles à l'enseignement de la vertu. Il serait trop long de rappeler tous les noms de bêtes que l'Écriture impose à ceux qui se laissent aller à des passions déraisonnables. Ce n'est pas seulement dans l'ancienne loi qu'on peut le voir, mais aussi dans la nouvelle. Écoutez saint Jean-Baptiste disant aux Juifs: Race de vipères, qui vous a appris à fuir la colère prochaine? (Matt. III, 7.) Voyez-vous comment ici encore le nom d'une bête symbolise la ruse? Quoi de plus misérable que ces pécheurs qui ont perdu jusqu'au nom d'homme en méritant les châtiments les plus terribles ! car ils ont méprisé les motifs de vertu que leur offrait leur nature et les ont négligés volontairement pour se livrer au vice. Comme ceux qui existaient alors se montraient indignes du nom d'hommes, tandis qu'au milieu d'une pareille disette de vertu, le juste en a montré une bien grande; l'Écriture, en racontant sa généalogie, commence par dire : Noé était un homme. Il est un autre juste auquel ce nom a été donné comme le plus grand éloge, au point qu'on l'appelle surtout ainsi, pour mieux montrer sa vertu. Qui estce donc? C'est le bienheureux Job, l'athlète de la piété, le vainqueur couronné aux applaudissements du monde entier ; qui seul a supporté des maux supportables et qui, après avoir essuyé les traits innombrables du démon est resté invulnérable: de même que le diamant qui reçoit impunément tous les chocs, il ne fut point submergé par cette tempête, il la domina, et ayant rassemblé sur son corps toutes les souffrances qui fussent au monde, il vit sa gloire en devenir plus brillante. Non-seulement les douleurs cruelles dont il était accablé ne l'effrayèrent point, mais elles lui inspirèrent de nouvelles actions de grâce : en exprimant sa reconnaissance au milieu de tant d'épreuves il fit au démon une blessure mortelle, et lui prouva qu'il avait tort de tenter l'impossible et de regimber sous l'éperon. Aussi le Dieu de miséricorde louant et vantant ce saint homme même avant qu'il eût subi autant de luttes et de combats, disait au diable : N'as-tu pas considéré mon serviteur Job, auquel nul homme n'est comparable sur la terre, homme irréprochable, ,juste, véridique, pieux, et s'abstenant de toute mauvaise action? (Job, I, 8.) Avez-vous observé que Dieu commence par le désigner du nom commun de notre nature ? N'as-tu pas considéré mon serviteur Job, auquel nul homme n'est comparable sur la terre? Cependant nous sommes tous semblables, non quant à la vertu, mais quant à la forme : eh bien ! cela ne suffit pas pour être homme, il faut encore s'abstenir du mal et faire le bien.
5. Vous avez vu quels sont ceux auxquels l'Écriture sainte a coutume de réserver le nom d'hommes. Aussi dès l'origine le Maître de toutes choses voyant sa créature, dit : Faisons l'homme à notre image et à notre ressemblance, c'est-à-dire pour qu'il commande à toutes les choses visibles et à ses propres passions, pour qu'il commande et ne soit pas commandé. Si , trahissant sa dignité, il supporte le joug au lieu de l'imposer il cesse d'être homme et prend un nom de brute. Voilà pourquoi l'Écriture Sainte, voulant glorifier la vertu de ce juste, dit d'abord : Voici les générations de Noé. Noé était un homme juste. Voici encore un plus grand éloge : juste; ce mot comprend toutes les vertus, car c'est le nom que nous donnons d'ordinaire à celui qui les pratique toutes. Ensuite pour faire concevoir qu'il était parvenu au comble de la vertu, telle qu'on pouvait l'exiger à cette époque, l'Écriture dit : juste et accompli dans son temps. Il a rempli tous les devoirs que renferme l'exercice de la vertu. Voilà ce que signifie le mot accompli : il n'a rien oublié, il n'a fait aucune faute. Il ne faisait pas bien d'un côté et mal de l'autre, il était accompli en toute vertu ; c'était cette perfection qu'il fallait montrer au monde. Du reste, pour rendre notre juste plus illustre encore, en considérant l'époque où il vivait et la comparant avec d'autres, l'Écriture dit : accompli dans son temps ; à cette époque , dans cette génération si perverse , si adonnée au mal qu'elle ne conservait plus (148) aucune trace de vertu. Eh bien ! dans une pareille génération et dans ces temps, le juste non-seulement montra de la vertu, mais la porta au comble, il fut accompli et parfait en tout. Car, ainsi que je l'ai dit, c'est encore donner une plus grande preuve de vertu que de faire le bien au milieu de ceux qui le combattent et de le pratiquer parmi ceux qui voudraient nous en détourner; ainsi tout cela rehausse encore la gloire du juste: Ce n'est. pas là que s'arrêtent les éloges de l'Ecriture : elle montre encore l'excellence de sa vertu par l'approbation de Dieu lui-même , puisque , après avoir dit : accompli dans son temps, elle ajoute : Noé plut à Dieu. Sa vertu était si complète qu'elle mérita les éloges de Dieu. Noé plut à Dieu, ce qui revient à dire, il fut approuvé de Dieu, il plut par ses bonnes oeuvres à cet oeil qui ne dort jamais, il s'en fit bien voir par la pureté de sa vie au point que, non-seulement il fut sauvé de l'indignation qui allait tout engloutir, mais encore qu'il fut à la tête des autres survivants. Noé plut à Dieu. Quel homme fut jamais plus heureux, qui put jamais montrer tant de vertu, puisque le Seigneur de l'univers est son panégyriste !
Voilà les honneurs que reçut Noé, et tout homme raisonnable les préférera à tout ce qu'il y a de plus élevé en richesses, en gloire, en puissance, et en toute espèce de félicité humaine : celui qui aime Dieu sincèrement doit les mettre au-dessus d'un royaume. En effet, c'est la véritable royauté que de pouvoir, par une existence irréprochable, nous rendre Dieu clément et propice. Si nous devons craindre l'enfer, ce n'est point pour son feu inextinguible , ses peines terribles et ses tourments éternels, c'est pour la douleur d'avoir offensé un Maître si bon et d'être privés de sa grâce; de même, nous ne devons rechercher cette royauté que par amour pour lui et afin de jouir de sa grâce. Car le plus désirable dans cette royauté est d'obtenir la bienveillance de notre Maître clément; de même ce qu'il y a de plus pénible dans l'enfer, c'est d'avoir perdu cette bienveillance.
Vous avez vu combien la seule appellation de juste nous a été utile à développer, et quel trésor de réflexions nous a fourni la généalogie de cet homme admirable. Suivons donc les règles de l'Ecriture sainte, et si nous avons à raconter une généalogie, ne parlons point du père, du grand-père et des aïeux, mais faisons voir seulement la vertu de l'homme dont il s'agit. Voilà la meilleure manière de faire une généalogie. Quel avantage y a-t-il à descendre de parents illustres et vertueux, si l'on a mal vécu? Au contraire, quel inconvénient y a-t-il à n'avoir que des parents obscurs et inconnus, si l'on brille par son mérite? Tel était ce juste, et s'il s'est concilié la faveur de Dieu, ce n'est point à cause de ses parents, car l'Ecriture ne nous fait pas remarquer leurs vertus. Cependant, malgré tant d'obstacles et d'embarras, il parvint au comble de la vertu; ce qui vous montre que, si vous êtes attentifs et vigilants, et que vous cherchiez à faire votre salut, rien ne peut vous en empêcher. Si nous cédons à la mollesse, les moindres choses nous arrêteront; mais si nous restons attentifs, mille ennemis conjurés pour nous pousser au mal ne pourront altérer notre zèle. Ainsi les efforts de tant de pécheurs ne peuvent empêcher ce juste de pratiquer la vertu. Il ne faut donc jamais accuser. personne et rendre un autre responsable de sa faute ; mais tout imputer à sa propre faiblesse. Et pourquoi m'arrêter aux autres hommes? Le diable lui-même ne doit jamais être regardé comme assez puissant pour, empêcher personne de marcher dans le chemin de la vertu. Il trompe les faibles et les fait succomber, mais il ne les arrête pas de force et ne leur fait point violence. L'expérience nous prouve que si nous voulions veiller, nous montrerions tant de fermeté que les efforts de tous ceux qui voudraient nous pousser au mal seraient impuissants contre nous; nous serions plus solides que le diamant, et nous fermerions l'oreille à ces conseils détestables, Mais si nous sommes négligents, notre inclination nous conduira naturellement dans la route du vice, sans que personne nous conseille ou nous séduise. Si cela n'était pas remis à notre volonté et à la décision de notre âme, si le bon Dieu n'avait pas donné le libre arbitre à notre nature, il aurait fallu que ceux qui appartiennent; à cette nature et sont soumis aux mêmes impressions fussent tous méchants ou tous bons. Mais quand nous voyons nos semblables, éprouvant les mêmes impressions, ne pas en être affectés comme nous; quand nous voyons que par l'énergie de leur raison ils gouvernent leur nature, domptent leur impétuosité, mettent un frein à leur concupiscence, triomphent de la colère, fuient la jalousie, repoussent l'envie, dédaignent la passion des richesses, (149) négligent la gloire, méprisent toutes les félicités de la vie présente, et que, ne respirant que pour la véritable gloire; ils préfèrent la faveur divine à toutes les choses visibles ; n'est-il pas évident que le zèle qui leur est propre les justifie avec l'aide de la grâce d'en-haut, tandis que notre faiblesse naturelle compromet notre salut en nous privant de cette assistance divine?
6. Aussi, je vous conjure de réfléchir à tout cela et d'avoir sans cesse dans l'esprit que nous ne devons jamais nous en prendre au diable, mais à notre propre faiblesse. Quand je dis cela, ce n'est pas pour le décharger de toute accusation : loin de là, car il rôde comme un lion. ravisseur,, rugissant et cherchant à tout dévorer. Mais je veux vous affermir, je veux que vous ne pensiez pas être à l'abri du reproche, vous qui, de vous-mêmes, tombez si facilement dans le mal, je veux que vous cessiez de répéter ces paroles frivoles : Pourquoi Dieu a-t-il permis à cet être malfaisant de nous abattre et de nous terrasser? Ces paroles sont complètement insensées. Pourquoi ne pas songer plutôt en vous-même que si Dieu l'a permis, c'est surtout pour exciter en vous la terreur, afin qu'en attendant l'attaque de l'ennemi vous montriez une vigilance et une fermeté continuelles, afin que l'espoir des récompenses, l'attente de ces biens éternels et inexprimables allègent pour vous toutes les fatigues de la vertu? Pourquoi vous étonner que Dieu ait permis tout cela au diable, justement dans l'intérêt de notre salut, pour réveiller notre paresse et trouver l'occasion de nous couronner? Il a préparé l'enfer lui-même pour que la crainte des punitions et des châtiments nous ouvrît l'entrée de son royaume. Voyez combien la bonté du Seigneur est ingénieuse, comment elle fait et dispose tout, non-seulement pour sauver ses créatures, mais pour les rendre dignes de ses ineffables bienfaits. Voilà pourquoi il nous a donné le libre arbitre et mis dans notre âme et notre conscience la connaissance du vice et de la vertu ; voilà pourquoi il nous a laissés en présence du diable et nous a menacés de l'enfer; c'est pour que nous ne connaissions pas l'enfer et que nous entrions dans son royaume. Pourquoi vous étonner qu'il ait fait tout cela et bien d'autres choses encore ? Il a consenti à quitter le sein de son Père pour prendre une forme d'esclave, à subir toutes les entraves d'un corps, à être enfanté et mis au monde par une femme, par une vierge qui l'a porté pendant neuf fois; à recevoir des langes; à passer pour fils de Joseph, l'époux de Marie; à grandir peu à peu , à être circoncis, à participer aux sacrifices, à souffrir la faim, la soif, la fatigue et enfin la mort, mais, de plus, une mort regardée comme ignominieuse, celle de la croix. Voilà tout ce qu'il a accepté pour notre salut, ce Créateur de toutes choses, ce Dieu immuable qui a tout appelé du néant à l'existence, dont les regards font trembler la terre, dont la gloire éclatante ne peut être contemplée par les chérubins, ces puissances qui n'ont pas de, corps et qui se voilent la face avec leurs ailes pour nous montrer leur admiration; lui qui est chanté par mille et mille anges et archanges, il a consenti pour nous, pour notre salut, à devenir un homme pour nous mieux ouvrir la route de la vie et nous enseigner le meilleur usage à faire de cette nature qu'il nous avait empruntée. Quelle excuse nous resterait-il après tant de prodiges faits pour notre salut, si nous rendions tous ces bienfaits inutiles, si nous trahissions nous-mêmes la cause de notre salut? Aussi je vous conjure d'être vigilants et de ne pas vous laisser aller seulement aux habitudes des autres, mais à examiner chaque jour votre vie avec soin et de voir vos mauvaises et vos bonnes actions. Ainsi travaillons à corriger nos péchés , afin d'attirer sur nous la protection d'en-haut, de devenir agréables à Dieu comme ce juste, et d'entrer dans le royaume des cieux, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui, ainsi qu'au Père et au Saint-Esprit, gloire, honneur, puissance, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
Traduction de M. HOUSEL.
VINGT-QUATRIÈME HOMÉLIE. " Noé engendra,trois fils,
Sem, Cham et Japhet. Or la terre était corrompue devant Dieu et
remplie d'iniquité." (Gen. VI 16.)
ANALYSE.
1. Que la sainte Ecriture doit être lue avec une grande attention. — 2. Tableau de la corruption du monde avant le déluge. Quand les bommes se sont pervertis, l'Ecriture dédaignant de leur donner le nom d'hommes, les appelle terre et chair. Saint Paul use du même langage. — 3. Explication de cette parole : le temps de tout homme est venu devant moi. Dieu ordonne de construire l'arche. — 4. La bonté de Dieu tempère autant que possible le châtiment exigé par la justice, puis, quand cette bonté ne peut plus retenir le bras de la justice qui tombe sur les pécheurs; elle se tourne tout .entière du côté de Noé qu'elle comble de faveurs et de consolations. — 5. La bonté de Dieu continue à se manifester dans l'ordre qu'il lui donne d'entrer dans l'arche avec des animaux, de se munir de tout ce qui lui sera nécessaire. — 6. Il ne faut pas abuser des nombres dans l'explication de l'Ecriture. — 7. Les hommes d'avant le déluge n'eurent pas la même bonne volonté que les Ninivites. — 8. Exhortations.
1. Hier, nous avons recueilli une grande utilité de la généalogie du juste Noé; car d'abord nous avons vu ce qu'il y a de merveilleux dans cette généalogie, et nous avons appris que le mérite de cet homme juste ne consiste pas dans la gloire de ses parents, mais dans la bonté de ses moeurs, qui lui a valu un si grand témoignage de la divine Ecriture: En effet, dit-elle, Noé fut un homme juste et parfait au milieu des hommes de son temps; Noé fut agréable à Dieu. Tout notre discours d'hier n'a été que le commentaire de ces quelques paroles. C'est la vertu de la parole divine de renfermer, en un petit nombre de mots, des trésors de pensées; elle prodigue, à ceux qui mettent tous leurs soins à la pénétrer, ses richesses ineffables. Aussi, je vous en conjure, ne nous bornons pas à voir, pour l'acquit de notre conscience, chemin faisant, sans nous arrêter, ce qui paraît dans la sainte Ecriture ; quand même nous ne rencontrons que des listes de noms ou des récits historiques, ayons soin de rechercher le trésor caché. Voilà, en effet, pourquoi le Christ disait: Scrutez les Ecritures. (Jean, V, 39.) C'est que l'esprit de l'Ecriture ne se rencontre pas partout à la surface; il faut scruter pour que rien ne reste caché dans la profondeur. Si le simple nom qui marque la nature, je parle en ce moment de ce mot si court, l'homme (Gen. VI, 9) , hier nous a fourni des réflexions d'une si grande utilité, quel gain ne recueillerons-nous pas de l'attention vigilante, appliquée à tous les détails de la sainte Ecriture? Nous avons, en effet,, un Dieu plein de clémence, et, quand il nous voit inquiets, possédés d'un vif désir de comprendre la parole divine, il ne veut pas alors que rien nous manque; mais, aussitôt, il éclaire notre pensée, il verse dans nos âmes les flots de sa lumière, et son admirable sagesse fait pénétrer en nous la plénitude de la vraie doctrine. Aussi, pour nous exhorter à cette étude, pour nous donner la vivacité du courage, il a décerné le bonheur suprême à ceux qui manifestaient un tel désir: Bienheureux ceux qui sont affamés et altérés de la justice, parce qu'ils seront rassasiés. (Math. V, 6.) Voyez la sagesse du Maître qui nous enseigne; il ne se contente pas de nous exhorter par la considération du bonheur, mais ces paroles: qui sont affamés et altérés de la (151) justice, montrent, à ceux qui les entendent, avec quelle ardeur de courage il faut scruter la parole spirituelle. De même, dit-il, que ceux qui ont faim s'empressent, avec une incroyable ardeur, de chercher la nourriture, de même que ceux qui éprouvent une soif ardente, s'élancent, transportés d'un désir ardent, vers le breuvage qui désaltère, de même il convient de courir à la doctrine spirituelle , comme des gens affamés, altérés. Les hommes animés d'un tel zèle, non-seulement méritent -le bonheur, mais ils obtiennent l'objet de leurs désirs. En effet, dit-il, ils seront rassasiés, c'est-à-dire assouvis; ils assouviront leurs désirs spirituels. Eh bien donc, puisque nous avons un Seigneur si bon, si libéral, nous, de notre côté, courons à lui; concilions-nous sa grâce , afin que lui-même, n'écoutant que sa miséricorde, éclaire nos pensées, noirs découvre la force de la sainte Ecriture. Et vous, à votre tour, accueillez, avec toute l'ardeur d'un vrai zèle, la doctrine spirituelle, comme des hommes affamés, altérés: Il arrivera peut-être que la bonté, que la toute-puissance du Seigneur, quel que soit notre néant, par considération pour vous, pour votre utilité, ouvrira notre bouche, y mettra lui-même des paroles qui opéreront sa gloire et voire édification. (Eph. VI, 19.) Jetons tout dans le sein de Dieu; livrons-nous à la grâce d'en-haut; invoquons Celui qui donne la clarté aux aveugles, aux bègues la parole facile, et reprenons la lecture que nous venons d'entendre, afin de vous exposer, mes frères, les pensées que nous aura suggérées sa miséricorde. Mais joignez, je vous en prie, vos âmes à mon âme; soyez attentifs à la parole ; loin de vous toutes les pensées de la vie présente ! faites que nous puissions jeter la semence spirituelle comme dans une terre grasse et fertile, dont on a arraché les mauvaises herbes et les épines. Voici maintenant, dit l'Écriture, les enfants qu'engendra Noé. Noé fut un homme juste et parfait, au milieu des hommes de son temps; Noé fut agréable à Dieu. C'est là que nous nous sommes arrêtés hier ; ce sont donc les paroles suivantes que nous devons nous proposer . Et il engendra trois fils : Sem, Cham et Japhet. Ce n'est pas sans dessein que la divine Ecriture nous a fait connaître, et le temps, et le nombre des fils de l'homme juste. Elle veut, par là, nous faire entrevoir, à mots couverts toute la grandeur de sa vertu; car, après avoir dit : Noé, ayant cinq cents ans, elle ajoute: Engendra trois fils. C'est pour nous montrer la grande continence de ce saint homme, au milieu de tous les hommes livrés à tous les excès de l'intempérance ; au milieu des générations et, pour ainsi dire, de tous les âges de la vie qui se précipitaient dans le mal. Vous avez entendu la divine Ecriture : Mais Dieu voyant que la malice des hommes qui vivaient sur la terre était extrême, que chacun d'eux, dès sa jeunesse, appliquait au mal toutes les pensées de son coeur; ces paroles montrent manifestement que les jeunes gens dépassaient les vieillards, que les vieillards étaient comme les jeunes gens, dans le délire, que l'âge même de l'innocence était précipité dans la corruption.
2. Donc, pour nous faire comprendre de quelle manière, au milieu de ce délire, de cette rage universelle, ce juste resta seul, conservant, d'une âme ferme , la continence , avec les autres vertus, jusqu'à ce qu'il fut parvenu à l'âge de cinq cents ans, l'Écriture, après avoir dit: Noé ayant cinq cents ans, ajoute : engendra trois fils. Voyez-vous, mon bien-aimé, la parfaite tempérance du juste ? Ne nous contentons pas, ici, de passer outre sans nous arrêter ; mesurons la longueur du temps; considérons la perversité qui s'était étendue sur toute l'espèce humaine, à cause de la mollesse des âmes; considérons tout ce qu'il y a de vertu, de piété, à réprimer, pendant un si long temps, la rage de la concupiscence; à se choisir une route si éloignée de celle que suivent les autres ; à s'interdire, non-seulement un commerce illicite, mais jusqu'au commerce légitime et permis : et il engendra, dit l'Écriture, trois fils, Sem, Cham et Japhet; or la terre était corrompue devant Dieu, et remplie d'iniquité. C'est, il me semble, par une disposition de Dieu, que ce juste n'eut de commerce avec son épouse qu'après un si long temps, et attendit si tard pour engendrer ses fils. En effet, comme la grandeur de l'iniquité, de la perversité, rendait nécessaire la destruction générale de la terre, la miséricorde de Dieu voulut conserver ce juste, pour servir de racine et de ferment, pour faire de lui, après la destruction des autres, l'origine et les prémices de l'avenir. Pour cette raison , ce juste, âgé de cinq cents ans, quand il eut ses trois fils, se contenta de ce nombre, déclarant par là que ce qu'il avait fait c'était pour servir les desseins de la divine bonté (152) en faveur du genre humain à venir. Voulez-vous avoir la certitude que nos paroles ne sont pas une conjecture au hasard? considérez le soin que prend ici l'Écriture : après avoir dit que ce juste eut trois fils, elle ajoute aussitôt : or la terre était corrompue devant Dieu et remplie d'iniquité. Voyez-vous , dans la même nature, cette grande et inexprimable différence; à propos du juste, l'Écriture disait : Noé fut un homme juste et parfait au milieu des hommes de son temps ; mais, au sujet de tous les autres, elle dit : Or la terre était corrompue devant Dieu et remplie d'iniquité. Ce mot terre désigne la multitude des hommes; c'est parce que toutes leurs actions se rapportaient à la terre, que l'Écriture désigne, par ce mot de terre, et leurs bassesses, et l'excès de leur malignité: De même qu'elle avait dit du premier homme , qu'il perdit , par sa désobéissance, la gloire dont il était revêtu , et qu'il fut assujéti, pour son châtiment, à la mort : Tu es terre et tu retourneras dans la terre (Gen, III, 19) ; de même, ici, parce que les vices avaient grandi outre mesure, elle dit : Or la terre était corrompue. Et elle ne se contente pas de dire : Or la terre était corrompue, mais elle ajoute : Devant Dieu, et remplie d'iniquité. En effet, ces mots, était corrompue, c'est une hyperbole qui manifeste la malignité sous toutes ses formes. On ne peut pas dire, que ces hommes fussent coupables d'un ou, de deux péchés seulement; ils avaient commis toute espèce d'iniquités, dépassant toute mesure ; aussi le texte ajoute
Et la terre était remplie d'iniquité. Ce n'était pas en passant, d'une manière vulgaire qu'ils faisaient le mal; ils commettaient toute espèce de péchés, en 's'y appliquant avec ardeur. Et voyez comme l'Écriture ensuite ne daigne pas leur accorder le moindre souvenir; elle les désigne du nom de terre, indiquant en même temps, par là, et la gravité des péchés , et l'indignation de Dieu. Or la terre était corrompue, dit le texte, devant Dieu; c'est-à-dire qu'ils faisaient tout au rebours des préceptes de Dieu ; foulant aux pieds les commandements de Dieu; perdant, par leur lâcheté, ce maître intérieur que la nature a mis dans l'âme humaine; et la terre était remplie, dit le texte, d'iniquité: Voyez-vous , mon bien-aimé , tout ce que le péché a de funeste ; comme il fait que les hommes ne méritent plus d'être appelés de leur nom ? Écoutez maintenant ce qui suit : Et le Seigneur Dieu vit la terre, et elle était corrompue. Voyez comme, pour la seconde fois, l'Écriture se sert du mot de terre pour désigner les hommes. Et ensuite, après avoir une fois, deux fois; trois fois, prononcé le mot de terre, pour qu'on n'aille pas s'imaginer qu'il s'agit de la terre matérielle, le texte dit : Car toute chair avait corrompu sa voie sur la terre. Et ici encore , on ne daigne pas prononcer le mot d'homme; le texte dit, chair, pour nous apprendre qu'il ne parle pas de la terre propre. ment dite, mais des hommes revêtus de chair, et tous, appliqués, tout entiers, aux choses de la terre. C'est l'habitude de l'Écriture, nous vous l'avons souvent dit, mes très-chers frères, d'appeler les hommes qui ne voient que la chair, qui n'ont aucune pensée relevée, du nom de chair; c'est ainsi que le bienheureux Paul dit : Ceux qui vivent selon la chair ne peuvent plaire à Dieu. (Rom. VIII, 8.) Eh quoi donc ! n'était-ce pas un homme de chair, celui qui écrivait ces paroles? Paul n'a pas voulu dire que ceux qui sont revêtus de chair ne peuvent pas être agréables à Dieu ; il parle de ceux qui ne tiennent aucun compte de la vertu, qui ne voient que la chair, ne poursuivent que les plaisirs de la chair, et n'ont aucun souci de leur âme incorporelle , spirituelle. Donc , après que la divine Écriture nous a montré, par ces paroles, la multitude des péchés, l'excès de la malice, la grandeur de l'indignation de Dieu; après avoir, pour flétrir les désirs mauvais, à trois reprisés, appelé du nom de terre les hommes qui vivaient alors, elle les appelle encore du nom de chair, en les dépouillant du nom que leur a donné la nature; et maintenant, par ce qui suit, elle nous montre l'ineffable miséricorde de Dieu , et la grandeur de sa clémence. En effet, que dit-elle? Et le Seigneur dit à Noé.
3. Voyez l'excès de bonté ! Dieu s'entretient avec ce juste comme un ami avec son ami; il lui fait part du châtiment qu'il infligera à l'espèce humaine, et il dit : Le temps de tout homme est venu devant moi; ils ont rempli toute la terre d'iniquité, et je les exterminerai avec la terre. Qu'est-ce à dire : le temps de tout homme est venu devant moi ? J'ai montré, dit-il, une grande patience, une grande tolérance, en n'infligeant pas le châtiment que je leur tiens en réserve; mais, puisque leur péché, excédant le nombre et la mesure, a fait (153) venir le temps de l'expiation, il faut en finir avec eux, ruiner leur malignité, pour qu'elle ne s'étende pas plus loin : Le temps, dit-il, de tout homme est venu devant moi. Voyez encore ici : de même qu'il disait plus haut, Chacun pense: ainsi, maintenant il dit, De tout homme. Tous conspirent ensemble, tous ont quitté ma cause pour passer à l'iniquité; dans une si grande multitude on ne trouve pas un homme qui tienne compte de la vertu : Le temps, dit-il, de tout homme est venu devant moi; c'est-à-dire, le temps est venu de couper, d'empêcher l'ulcère de gagner plus loin; le temps de tout homme est venu devant moi; comme s'il n'y avait personne pour les voir, pour leur demander compte de leurs crimes, ils se sont abandonnés aux couvres que la loi condamne; ils n'ont pas vu que rien ne m'est caché, à moi qui leur ai donné la vie, et le corps et l'âme, et tant de biens en foule; donc, le temps de tout homme est venu devant moi. Et ensuite, comme s'il voulait s'excuser devant l'homme juste, comme pour lui montrer que c'est l'excès des péchés qui seul a provoqué en lui tant de colère, il dit : Ils ont rempli toute la terre d'iniquité. Ont-ils négligé de commettre, dit-il, quoi que ce soit qui appartienne au péché? La grandeur de leur malignité est visible; c'est une mer qui déborde, toute la terre en est inondée. Voilà pourquoi je les détruis et la terre avec eux; et voici, dit-il, que je les détruis et la terre avec eux. Ils ont été les premiers, par leurs actions contre la loi, à se détruire eux-mêmes : voilà pourquoi j'amène l'universelle destruction; j'opère la suppression qui les efface, eux et la terre, afin que la terre puisse montrer qu'elle est purifiée, qu'elle est purgée de tant de crimes. Essayez maintenant de concevoir ce qui se passa dans l'âme de ce juste, quand il entendit ces paroles de la bouche du Seigneur. Sans doute il avait la conscience de sa grande vertu; cependant ce n'était pas sans douleur qu'il entendait de telles paroles. L'affection, l'amour est le propre des justes; pour le salut des autres ils consentiraient volontiers à tout souffrir. Que dut donc éprouver cet homme admirable, quand sa pensée lui représentait la perte, la destruction de la création tout entière ; quand peut-être il soupçonnait, pour lui-même, quelque chose de lugubre ? Car il n'était encore assuré de rien; donc, pour prévenir le trouble de ses pensées, pour lui donner quelque consolation dans l'affliction qui devait accompagner un si grand désastre, le Seigneur, après lui avoir dit combien était enracinée la malignité, combien il était urgent de pratiquer une incision profonde, d'extirper le mal : une perte commune, dit-il, sera leur partage; Mais toi, fais-toi une arche. (Gen. VI, 14.) Qu'est-ce à dire? Mais toi : comme tu n'as en rien partagé leur corruption, mais que tu as passé tous les jours de ta vie dans la vertu, je te commande de construire une arche, de pièces de bois équarries, défiant la pourriture; tu y feras de petites chambres et tu l'enduiras de bitume, en dehors et en dedans. Sa longueur sera de trois cents coudées, sa largeur de cinquante et sa hauteur de trente. Le comble qui la couvrira sera haut d'une coudée, et tu mettras la porte de l'arche au côté; tu feras un étage tout en bas, un au milieu, et un au troisième. (Gen. VI, 14, 16,16.) Considérez la divine clémence, la puissance ineffable, la bonté au-dessus de tous les discours. Dieu déclare sa providence à l'égard du juste, en lui commandant de faire une arche; en même temps, il règle la manière dont il faut que l'arche soit construite, la longueur, la largeur, la hauteur, et il lui donne la plus grande des consolations, en lui montrant l'espérance du salut par la construction de l'arche. Quant à ceux qui s'étaient rendus coupables de péchés si graves, il les avertit, par la fabrication de cette arche, de réfléchir sur leurs actions, de venir à résipiscence, pour échapper à la colère. Et, en effet, ce n'était pas un délai de courte durée qu'offrait au repentir la construction de l'arche; le temps, certes, était considérable, suffisant, s'ils n'avaient été plongés dans l’ingratitude, dans l'engourdissement stupide qui les empêcha de corriger leurs erreurs. Il était naturel que chacun d'eux, voyant l'homme juste qui construisait l'arche, que chacun d'eux, averti d'ailleurs de la colère divine, se repentit de ses fautes ; il suffisait de vouloir; mais ce délai ne leur fut d'aucune utilité; ils ne se sont pas repentis; ce n'est pas parce qu'ils ne pouvaient pas se repentir, mais parce qu'ils ne le voulaient pas.
4. Et maintenant après avoir donné à l'homme juste les ordres concernant la construction de l'arche, Dieu lui communique, lui raconte la forme du châtiment qu'il devait infliger, et il lui dit : Toi, prépare ce que je fais ordonné; pour moi, une fois que tu auras rempli l'arche. j'aurai soin encore de mettre en sûreté ce qui (154) te regarde. Je vais répandre le déluge sur la terre pour détruire toute chair qui respire et qui est vivante sous le ciel, et toutes les choses qui sont sur la terre finiront. Voyez comme la menace montre bien la grandeur des péchés qui ont été commis. J'infligerai,, dit-il, le même châtiment, et aux êtres doués de raison, et aux êtres dépourvus de raison; car les premiers ont trahi la prééminence qu'ils possédaient; la corruption les a rabaissés à l'état des êtres sans raison; le châtiment ne fera aucune différence. Je vais répandre le déluge pour détruire toute chair qui respire, qui est vivante sous le ciel, et les bêtes de somme, et les oiseaux, et les animaux sauvages, et les quadrupèdes, et tout ce qu'il y a sous le ciel sera détruit. Et, pour que vous sachiez bien que rien ne sera épargné, il dit: Et toutes les choses qui sont sur la terre finiront, car il faut que la terre soit purifiée; mais que cela ne te trouble pas, ne confonde pas tes pensées; c'est parce que je vois, des ulcères incurables que je veux arrêter la malignité qui déborde, afin que les pécheurs ne s'exposent pas à de plus terribles châtiments. C'est pourquoi, même en ce jour, j'écoute encore ma clémence ordinaire; je tempère mon indignation par ma bonté; le châtiment que j'apporte ils le subiront sans douleur, ils n'en auront pas le sentiment. Je ne considère, ni la grandeur de leurs fautes, ni ce qu'ils ont mérité, mais je prévois l'avenir, et, en les frappant d'une juste punition, je veux surtout affranchir la postérité du fléau qui les aura perdus. Ne sois donc pas abattu, ne te trouble pas en m'écoutant; car, s'ils doivent subir le châtiment de leurs fautes, écoute maintenant, j'établirai mon alliance avec toi. (Ibid. 18.) Jusqu'à ce jour, les hommes ont commis des actions indignes, ils ont méconnu mes commandements; c'est avec toi, désormais, que j'établirai mon alliance. Le premier homme, après tant de bienfaits, s'est laissé séduire; il a violé mes commandements; l'enfant né de lui s'est à son -tour précipité dans le même abîme .de malice; il a subi un long châtiment avec la malédiction. Eh bien, sa punition n'a pas corrigé ses descendants, ils ont accumulé les crimes, et m'ont forcé de réprouver leur génération. Plus tard, quand j'ai trouvé Enoch, qui avait fidèlement conservé l'image de la vertu , comme il m'était tout à fait cher, je l'ai enlevé vivant, montrant ainsi à tous ceux qui pratiquent la vertu quelle précieuse récompense ils obtiennent; et je voulais aussi que les autres hommes, jaloux de l'imiter, entrassent dans la voie qu'il avait suivie. Maintenant, puisque tous les hommes qui se sont succédé depuis ont pratiqué le mal; puisqu'au milieu d'une si grande multitude je n'ai trouvé que toi seul qui sois capable de réparer le péché du premier père , c'est avec toi que j'établirai mon alliance. Les bonnes oeuvres de ta vie manifestent ta fidélité à mes commandements. Enfin, pour que l'homme, qui jusqu'alors était resté juste, ne s'afflige pas, en entendant ces paroles, à la pensée qu'il sera seul affranchi d'un si grand malheur, Dieu, pour ainsi dire, le consolant une seconde fois, lui dit : Tu entreras dans l'arche, toi et tes fils, et ta femme, et les femmes de tes fils. Car, bien qu'ils fussent loin d'égaler la vertu de ce juste, cependant ils n'avaient pas pris part aux crimes des autres hommes. Il y a d'ailleurs, deux causes pour lesquelles ils furent sauvés : l'une, c'est que Dieu voulait honorer l'homme juste; c'est en effet l'habitude d'un Dieu plein de clémence, d'accorder à ses serviteurs, par considération pour eux, que d'autres soient sauvés. Cette faveur a été faite au bienheureux Paul, à ce maître qui instruisait la terre, l'illuminant de toutes parts des rayons de la science qu'il portait en lui. Il traversait la mer se rendant à Rome, une grande tempête s'éleva; tous les passagers tremblaient pour leur salut; ils n'avaient plus d'espoir, tant était grande la violence de la tempête. Paul les assembla tous, et leur dit : Ayez bon courage, personne ne périra; il n'y aura que le vaisseau de perdu; car cette nuit même, un ange du Dieu à qui je suis et que je sers, m'a apparu et m'a dit : Ne craignez point, Paul; Dieu vous a donné tous ceux qui naviguent avec vous. (Act. XXVII, 22, 24.) Voyez-vous comment la vertu de cet homme leur a valu d'être sauvés; disons mieux, ce n'est pas cette vertu seulement, mais de plus la bonté du Seigneur : il en fut de même ici, et, ce fut là la première cause. Mais il en est encore une autre : Dieu voulait laisser un ferment, une racine, pour le rétablissement de la race humaine. Ce n'est pas qu'il fût impossible à Dieu de créer l'homme une seconde fois, de tirer une seconde fois, d'un seul homme, une multitude, mais c'est parce qu'il lui parut bon d'agir comme il l'a fait, suivant en cela sa bonté ordinaire.
5. Soyez attentifs, voyez encore la bonté de (155) Dieu dans ce qui suit: car, de même que ses paroles menaçantes annonçaient la mort de l'espèce humaine, et en même temps la destruction des bêtes de somme, des reptiles, des volatiles, des animaux sauvages; de même ici, par égard pour l'homme juste, il commande d'introduire dans l'arche un couple de chaque espèce de ces animaux, pour servir à la reproduction des animaux à venir. De tous les animaux, dit-il, des bêtes de somme, de tous les animaux sauvages, de joute chair, tu feras entrer un couple, afin qu'ils vivent avec toi; et ils seront mâle et femelle. De chaque espèce des oiseaux, de chaque espèce des animaux terrestres , de chaque espèce des reptiles rampant sur la terre, deux entreront avec toi, pour vivre avec toi, et ils seront mâle et femelle. (Gen. VI, 19, 20.) Ne passez pas sans vous arrêter, mon bien-aimé; considérez quel souci, quel trouble de pensées dut donner à cet homme juste le soin à prendre de tous ces animaux. En effet, ce n'était pas assez pour lui de s'occuper dé sa femme et de ses fils, et de ses belles-filles, il lui fallait encore s'inquiéter de tant d'animaux sans raison, qu'il devait nourrir. Mais patience, attendez; vous verrez la bonté de Dieu, comme Dieu soulage le soin qu'il impose à l'homme juste : Tu prendras, dit-il, avec toi, de tout ce qui peut se manger, et tu le porteras dans l'arche, pour servir à ta nourriture et à celle de tous les animaux. (Ibid. 21.) Ne pense pas, dit Dieu, que ma providence t'abandonne; vois, je te commanderie porter dans l'arche tout ce qu'il faut pour votre nourriture et pour la nourriture des animaux, de sorte que vous ne souffriez nullement de la faim, que rien ne vous manque, et que les animaux ne périssent pas, faute de la nourriture qui leur convient. Et Noé, dit le texte, accomplit tout ce que le Seigneur Dieu lui avait commandé, il l'accomplit ainsi. Voyez maintenant, ici, le plus beau des éloges : Noé accomplit tout ce que le Seigneur Dieu lui avait commandé. Il n'accomplit pas telle chose, il ne négligea pas telle chose, mais tout ce qui avait été commandé, il l'accomplit. Et, il l'accomplit ainsi qu'il lui avait été commandé. Il n'omit rien : il accomplit tout, et il prouva, par ses oeuvres, que c'était avec raison que Dieu l'avait jugé digne de sa bienveillance. Quelles couronnes ne mérite pas le témoignage que la divine Ecriture décente à ce juste? Quel homme pourrait être plus heureux que celui qui a accompli toutes les oeuvres que Dieu lui avait commandées, qui a montré tant d'obéissance à ses ordres? Et maintenant, voulez-vous savoir quelle parole le Créateur de toutes choses a daigné lui adresser? Ecoutez la suite : Et, dit le texte, le Seigneur Dieu dit à Noé : entre dans l'arche, toi et toute ta maison. (Ibid. VII, 7.) Et maintenant, pour nous apprendre que ce n'est pas seulement par un effet de sa faveur qu'il conserve le juste, mais qu'il lui donne la récompense de ses travaux, les prix que sa vertu mérite, il lui dit : Voilà pourquoi je te commande que tu entres dans l'arche, toi et toute ta maison : C'est que je t'ai vu juste et parfait, devant moi, au milieu de cette génération. Grand témoignage , et digne de confiance ; car que peut-il y avoir de plus glorieux que d'entendre le Créateur lui-même, Celui qui adonné l'être, décernant son suffrage au juste avec de telles paroles; parce que je t'ai vu juste et parfait, dit le texte, devant moi. Voilà la vraie vertu, la vertu qui se montre devant Dieu, la vertu dont rend témoignage l'oeil qu'on ne peut tromper. Ensuite, le Dieu plein de bonté nous enseigne la mesure de la vertu qui était alors exigée d'un juste: ( En effet, il n'attend pas de tous la même mesure de vertu: la variété des temps amène la différence dans la vertu qu'il réclame.) Dieu dit parce que je t'ai vu juste et parfait devant moi au milieu de cette génération, si dépravée, si corrompue, si ingrate. Je t'ai vu juste, c'est toi seul que j'ai trouvé agréable; c'est toi que j'ai vu tenant compte de la vertu, toi seul as paru juste, à mes yeux, devant moi ; tous les autres périssent, et je t'ordonne d'entrer, avec toute ta maison, dans l'arche : des animaux qui sont purs, je t'ordonne d'introduire dans l'arche sept couples; auparavant il avait d'une manière indéterminée ordonné d'introduire un seul couple de tous les animaux sans distinction, et maintenant pour compléter son commandement, il ajoute : De tous les animaux qui sont purs, prends sept mâles et sept femelles; et de tous les animaux impurs, deux mâles et deux femelles. Il en donne bientôt l'explication; il ajoute : Afin d'en conserver la race sur la face de toute la terre. Il est curieux, ici, de se demander comment cet homme juste savait quels étaient les animaux purs, quels étaient les animaux impurs. Car on n'avait pas encore fait la distinction que Moïse établit plus tard et sanctionna dans les lois des Juifs. Comment donc Noé pouvait-il la faire de lui-même? Par la (156) science qui lui était naturelle et que la raison lui suggéra aussi. Il n'y a rien d'impur dans les créatures que Dieu a faites; comment pourrions-nous appeler immonde une créature qui a reçu d'en-haut l'approbation du Créateur? En effet, la divine Ecriture nous dit : Dieu vit toutes les choses qu'il avait faites, et elles étaient très-bonnes. (Gen. I, 32.) Mais, plus tard, la nature seule produisit cette distinction. Et ce qui vous fera voir que nous disons la vérité, c'est que dans certains pays, certaines personnes s'abstiennent de certains animaux, regardés comme des animaux immondes, et qu'on méprise, tandis que d'autres personnes se nourrissent des mêmes animaux : c'est la coutume qui les autorise. Eh bien 1 de même, à cette époque, la seule science que ce juste avait en lui, lui montrait de quels animaux on pouvait se nourrir, quels animaux étaient immondes, non qu'ils le fussent en réalité, mais parée qu'on les regardait comme des animaux immondes. Pourquoi, en effet, répondez-moi, je vous prie, regardons-nous l'âne comme un animal immonde, quoiqu'il ne se nourrisse que de plantes, tandis que nous regardons comme une nourriture convenable d'autres quadrupèdes, quoiqu'ils se nourrissent d'un aliment immonde? Ainsi la science naturelle, qui vient de Dieu d'ailleurs, enseignait ces choses. On pourrait, en outre, faire une autre réponse; c'est que Dieu, qui avait fait le commandement, avait en même temps accordé à Noé la connaissance dont il avait besoin. Mais en voilà assez sur les animaux immondes et sur ceux qui ne le sont pas.
6. Mais maintenant se présente ici une autre question: Pourquoi, des animaux impurs, deux couples; des animaux purs, sept couples? Et encore : pourquoi pas six, huit, mais sept? Le développement est peut-être un peu long, mais si vous n'êtes pas fatigués, si vous voulez bien, nous vous résumerons, mes frères, nos pensées sur ce sujet; nous voulons dire, celles que la grâce divine nous aura inspirées. On débite, en effet, grand nombre de fables différentes à ce propos; c'est pour beaucoup d'esprits une occasion de tenter des observations, par le moyen des nombres. Mais ce n'est pas ici la sagesse qui observe, c'est la curiosité intempestive des hommes qui se livre à des fictions, fécondes en hérésies, ce que vous allez voir tout de suite. En effet, souvent (c'est à tel point que l'abondance des preuves va fermer la bouche à ceux qui font des nouveautés, en se fondant sur leurs opinions à eux), nous trouvons dans l'Ecriture des nombres qui marquent des couples : Ainsi, quand le Seigneur envoya ses disciples, il les envoya deux par deux; or, ils étaient douze en tout; et il y a quatre évangiles; mais il serait inutile, mes frères, de vous rappeler ce que vous ont trop bien appris ceux qui en ont assourdi vos oreilles (1).
Il faut vous apprendre maintenant pourquoi Dieu a donné l'ordre d'introduire sept couples des animaux purs. Ce plus grand nombre, d'animaux purs, c'était pour ménager, à l'homme juste et à ceux qui étaient avec lui, une consolation, à cause de l'utilité qu'ils en retireraient. Maintenant tous ces couples de sept mâles et de sept femelles, si vous en cherchez la raison, vous donnent une marque éclatante de la piété de l'homme juste. Le Dieu plein, de bonté connaissait sa vertu; il savait que ce' juste, touché de la miséricorde du Seigneur, après avoir foui d'un si grand bienfait de la divine faveur, quand il se verrait sauvé d'un si grand désastre, délivré de tout péril, affranchi. de la captivité qu'il subit dans l’arche, manifesterait sa reconnaissance, et lui offrirait en actions de grâces des victimes et des sacrifices. Dieu ne voulut pas que les couples fussent dépareillés; voilà pourquoi le Seigneur, qui prévoyait les sacrifices de la reconnaissance, ordonna d'introduire sept mâles et sept femelles de toutes les espèces d'oiseaux; c'était afin que, quand la destruction universelle cesserait, quand l'homme juste manifesterait la piété de son âme, les couples des oiseaux et des autres animaux ne fussent pas dépareillés. C'est ce que la suite de ce discours vous montrera, quand. nous serons arrivés au moment que j'indique. Vous verrez, en effet, que l'homme juste se conduisit ainsi; vous venez, d'apprendre pourquoi l'ordre fut donné d'introduire dans l'arche sept mâles et sept femelles ; ne supportez donc plus ceux qui composent des fables, qui s'insurgent contre I'Ecriture sainte, et qui donnent les inventions de leur cerveau comme des dogmes sacrés. Donc, après que Dieu eut communiqué ses ordres, nettement exprimés, au sujet des
1. Ce n'est pas sans raison que saint Chrysostome s'attaque ici à ceux qui, dans l'explication de la sainte, Ecriture, tenaient trop grand compte des nombres : tels étaient non-seulement Philon et Clément d’Alexandrie, mais aussi Eusèbe en quelques endroits, et même d'autres Pères. Pierre Bongo a composé un gros livre sur ce sujet.
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oiseaux, des animaux purs et des animaux impurs, et des aliments, il dit à l'homme juste : Je n'attendrai plus que sept jours, et, après cela je ferai pleuvoir sur la terre, durant quarante jours et quarante nuits, et j'exterminerai de dessus la terre toutes les créatures que j'ai faites, depuis l'homme jusqu'aux bêtes de somme. (Gen. VII, 4). Attention ici, je vous en conjure; voyez encore , dans ce que nous venons de vous dire, l'excellence de la bonté di,vine; après une si longue patience, Dieu déclare qu'il attendra encore sept jours; il veut, par la terreur, corriger les hommes, et lès ramener au repentir. Ce. qui prouve que c'est bien là sa pensée , qu'il ne veut -pas faire pleuvoir sur les hommes ce déluge qu'il annonce, c'est ce qui est arrivé aux habitants de Ninive. Voyez bien, comprenez, la différence entre ceux de Ninive et les hommes d'autrefois. C'est en vain que, pendant tant d'années, ces hommes entendirent répéter que les plus grands malheurs étaient à leurs portes; ils ne renoncèrent pas à leurs iniquités; c'est là, en effet, notre habitude; nous devenons négligents, quand on ajourne la punition; mais quand les fléaux tombent sur nous; nous nous humilions alors, et nous montrons que nous sommes convertis. C'est ce qui est arrivé aux gens de Ninive : quand ils entendirent ces paroles : Encore trois jours et Ninive sera détruite (Jean, III, 4) , non-seulement ils ne désespérèrent pas, mais ils se réveillèrent, et ils s'abstinrent si bien de toute action mauvaise , et ils mirent tant de- soins à se confesser qu'ils étendirent jusque sur les animaux la confession; non pas que les animaux se soient confesses; comment auraient-ils pu le faire n'ayant pas la parole? mais les Ninivites voulaient; par ce moyen, se concilier la miséricorde du Dieu de bonté. On publia un jeûne, dit l'Ecriture; le roi ordonna, de sa bouche, que-ni les brebis, ni les boeufs , ni les autres animaux ne fussent point menés aux pâturages, et ne bussent point d'eau. (Jon. III, 7). Tout le peuple, tous, couverts de sacs, et le roi lui-même, sur son trône, firent une grande pénitence, avec les animaux, et cette pénitence, ils l'accomplirent sans savoir s'ils échapperaient au châtiment, car ils disaient : Qui. sait si Dieu ne se retournera point vers nous pour nous pardonner? (Jean, IX.)
7. Avez-vous compris la sagesse de ces barbares? Avez-vous compris que la brièveté du délai ne les a pas frappés d'engourdissement , ni jetés dans le désespoir ? Voyez maintenant ces hommes du déluge ; après tant d'années d'attente, lorsqu'ils entendirent ces paroles: Encore sept jours, et le déluge viendra, ils ne se sont pas convertis; ils sont restés dans leur insensibilité stupide; d'où il faut dire que c'est notre volonté qui est la cause de tous les maux. En effet, et ces hommes-là et les hommes de Ninive avaient même nature, mais non même volonté; aussi leur sort ne fut-il pas le même. Ceux de Ninive échappèrent au désastre; Dieu dans sa bonté, dans sa clémence, agréa leur repentir; mais les autres furent engloutis, et périrent tous, de la destruction universelle: Je n'attendrai plus, dit-il, que sept jours, et, après cela, je ferai pleuvoir sur la terre. Ensuite, pour ajouter à la terreur, il dit: Durant quarante jours et quarante nuits. Qu'est-ce à dire? Ne pouvait-il pas, s'il avait voulu, en un seul jour faire pleuvoir tout le déluge? Que dis-je, en un seul jour? Un seul moment lui suffisait. Mais ce qu'il dit, c'est à dessein; il veut inspirer la terreur, et, en même temps, ménager à ces hommes l'occasion d'échapper au châtiment, qui était déjà à leurs portes : Et j'exterminerai, dit-il, de dessus la terre, toutes les créatures que j'ai faites, depuis l'homme jusqu'aux animaux. Voyez comment, une fois, deux fois, il prédit la destruction, et cependant il s'abstient; tout ce qu'il faisait, c'était pour nous montrer que c'était avec raison qu'il leur infligeait un châtiment si terrible, c'était afin qu'aucun homme ne pût prétexter l'ignorance , afin que nous ne pussions pas dire : S'il avait attendu au lendemain, peut-être se seraient-ils repentis , peut-être se seraient-ils abstenus de leurs actions mauvaises, peut-être seraient-ils retournés à la vertu. C'est encore pour cette raison qu'il nous a fait savoir le nombre des années, et qu'il a ordonné la construction de l'arche. Et, après tous ces préliminaires , il annonce encore sept jours, afin de faire taire toutes les langues qui parlent au hasard , sans réserve et sans pudeur. Et Noé, dit l'Ecriture, accomplit tout ce que le Seigneur Dieu lui avait commandé. Voyez comme la divine Ecriture célèbre ici la sagesse et l'obéissance de l'homme juste. Elle nous enseigne qu'il n'a rien négligé de ce qui lui avait été commandé, et qu'en accomplissant tout, il a encore prouvé, par cette obéissance, la Perfection de sa vertu.
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8. Imitons donc ce juste; nous aussi, accomplissons avec zèle les commandements de Dieu, et ne méprisons pas les lois que le Christ nous a apportées; conservons-les toujours dans notre mémoire; empressons-nous de faire des bonnes oeuvres ; ne nous relâchons pas dans la conduite qui nous assure notre salut, et cela surtout, s'il est vrai qu'aujourd'hui le Christ exige de nous une vertu, d'autant plus grande, que nous avons reçu de plus grands biens en partage. Voilà pourquoi le Christ disait : Si votre justice n'est pas plus abondante que celle des Scribes et des Pharisiens, vous n'entrerez point dans le royaume des cieux. (Math. V, 20.) Méditons donc cette parole; sachons nous y arrêter; réfléchissons sur la rigueur du châtiment réservé à ceux qui, non-seulement ne travaillent pas à surpasser ces scribes, mais encore n'égalent pas leurs oeuvres et ne s'inquiètent pas d'éteindre la colère qu'ils ressentent contre le prochain; de conserver la pureté d'une langue qui ne connaît pas le parjure ; de préserver leurs regards de spectacles funestes; d'accomplir le commandement de Dieu, qui nous ordonne, non-seulement de supporter avec courage l'injustice dont nous sommes victimes, mais de répondre à la haine en la comblant de nos bienfaits. Si quelqu'un veut plaider contre vous, dit l'Evangile, pour vous prendre votre robe, abandonnez-lui encore votre manteau. (Math. V, 40.) Nous, au contraire, trop souvent, nous essayons de commettre l'injustice contre le prochain, ou de nous venger de celui qui nous blesse, quoiqu'il nous soit commandé, non-seulement d'aimer ceux qui nous aiment, car les publicains en font autant (Ibid. 46), mais d'être bons, d'être des amis pour nos ennemis. Nous ne savons même pas rendre à nos amis l'amour qu'ils ont pour nous. Aussi je souffre et je pleure quand je vois, parmi nous, que la vertu est une rareté; la malice, une force qui grandit chaque jour; que la crainte de la damnation n'arrête pas notre course dans la perversité, que l'amour de la royauté céleste ne nous excite pas à cheminer dans la vertu; nous sommes tous, passez-moi le mot, des troupeaux qu'on emmène; nous allons sans penser, ni à l'heure terrible de la dernière épouvante, ni aux lois qui nous sont imposées par Dieu, et tous nous regardons ce que pensent les autres, nous poursuivons la gloriole qui vient du monde, et nous ne voulons pas écouter l'Évangile : Comment pouvez-vous croire, vous qui recherchez la gloire qui vient des hommes, et qui ne recherchez point la gloire qui vient de Dieu seul? (Jean, V, 44.) S'il est vrai qu'en désirant cette gloire humaine; on perd la gloire divine,il n'en est pas de même pour qui recherche sans cesse la gloire divine; celui-là ne perd même pas la gloire qui vient des hommes. Dieu lui-même nous a fait cette promesse : Cherchez premièrement le royaume de Dieu et toutes ces choses vous seront données par surcroît. (Math. VI, 33.) Oui, celui qui possède ce divin désir, entraîne tous les autres biens à sa suite; qui s'envole vers Dieu, sur les ailes de l'âme, regarde comme si elle n'était pas toute la prospérité présente; les yeux de la foi, quanti ils voient ces biens ineffables, ne voient plus, même les biens visibles, tant est grande, des uns aux autres, la différence. Mais je ne vois personne qui préfère l'invisible au visible. Aussi je m'afflige, et une douleur continuelle est dans mon coeur. L'expérience des choses ne nous a rien appris; ni les promesses de Dieu, ni la grandeur de ses dons, ne font naître dans nos âmes le désir de posséder son royaume; toujours à terre et rampant, nous préférons la terre au ciel, le présent à l'avenir, ce qui s'enfuit avant de paraître à la félicité durable; le plaisir d'un jour à l'éternelle ivresse. Je sais bien que ces paroles, pour vos oreilles délicates, sont des piqûres qui les blessent, mais pardonnez-moi.
C'est parce que je désire votre salut que je vous parle; c'est parce que j'aime mieux vous voir échapper, grâce aux quelques tracasseries d'ici-bas, à l'éternel supplice, que payer quelques chétifs plaisirs d'un châtiment sans fin. Si vous vouliez m'entendre, vous secoueriez un découragement intempestif, surtout quand il vous reste encore quelques moments de cette sainte quarantaine; oui, vous pouvez vous purifier de vos fautes; vous concilier toute la bonté de Dieu. Le Seigneur n'a besoin ni de jours, ni d'années; si nous voulons, dans ces deux semaines qui nous restent, nous allons nous redresser, nous relever tout à fait. En trois jours, les habitants de Ninive ont montré leur repentir, et Dieu leur a montré son amour; à plus forte raison aura-t-il des regards pour nous; nous n'avons qu'à prouver la sincérité de notre repentir, qu'à rejeter la malignité, qu'à prendre résolument la route qui conduit à la vertu. Car, pour ces pécheurs, je pare de ceux de Ninive, voici le témoignage de la (159) divine Ecriture : Dieu vit qu'ils s'étaient convertis, en quittant leur mauvaise voie. (Jon. III, 10.) Donc s'il nous voit, nous aussi, maintenant, nous retourner du côté de la vertu, nous écarter du vice, nous animer du zèle des bonnes oeuvres, il accueillera notre conversion, il nous, il nous affranchira du fardeau de nos fautes; à nous, les dons de ses mains. Car nous éprouvons moins le désir de nous délivrer du péché, de conquérir le salut, qu'il ne désire, lui, qu'il ne lui tarde de nous gratifier du parfait affranchissement de la réconciliation, du salut, de nous en assurer la jouissance. Aussi, je vous en conjure, réveillons-nous; demandons-nous, chacun à nous-mêmes, voyons, examinons quelle correction de nous-mêmes avons-nous opérée en ces jours, quelle utilité avons-nous recueillie de cet enseignement continuel, quel fruit en avons-nous remporté pour l'édification du prochain, quel vice avons-nous détruit en nous-mêmes, quelle résolution d'embrasser la sagesse avons-nous prise, en entendant chaque jour tant d'exhortations ? Pensons aux bonnes couvres, ne nous lassons jamais de sanctifie notre vie; que celui qui voit prévaloir, contre ses bonnes intentions, la force des mauvaises habitudes, qui le contraint de persévérer dans le mal, que celui-là se fasse violence, soumette sa lâcheté à sa raison, ne souffre pas que le vice fasse de nouveaux progrès dans son âme; qu'il s'arrête, qu'il rompe avec les habitudes vicieuses; plus de fougue pervertie; plus de pensées déréglées; qu'il médite sur le jour d'épouvante; qu'il arrête ses regards sur le feu resplendissant de la table terrible, sur la flamme qui brûle, sur les dispositions qu'il convient d'apporter à cette table, c'est la pureté sans tache, c'est la pureté parfaite; qu'il chasse, extermine les pensées coupables; que ce soit là, en ces jours, pour chacun de nous, la préparation intérieure; purifions notre âme, faisons tous nos efforts pour prendre dignement notre part du festin eucharistique sur la terre, afin de jouir ensuite de ces biens ineffables, que Dieu a promis à ceux qui l'aiment, par la grâce et par la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient, ainsi qu'au Père et au Saint-Esprit, la gloire, l'empire, l'honneur, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
Traduit par M. C. PORTELETTE.
VINGT-CINQUIÈME HOMÉLIE. " Noé avait six cents
ans lorsque les eaux du déluge inondèrent la terre. "(Gen
VII. 6.)
ANALYSE.
1 . Le texte qu'on vient de lire montre l'excellence de la bonté de Dieu et l'excès de la malice des hommes. — 2. De même que le repentir peut faire révoquer à Dieu ses menaces; ainsi, la persistance dans le péché le force quelquefois à envoyer le châtiment plus tôt qu'il ne l'avait annoncé. Dans le châtiment de la vie future, Dieu tient compte de ce que les pécheurs ont déjà souffert en ce monde. — 3. Nouveau délai de sept jours accordé aux hommes; saint Chrysostome affirme que ce délai eût suffi aux hommes pour obtenir leur pardon s'ils avaient voulu faire pénitence. — 4. Explication de ces mots : Dieu ferma l’arche par dehors. — 5. Noé le juste, recouvre dans l'arche l'ancien pouvoir du premier homme sur les animaux. — 6. Tableau de la destruction du monde par le déluge. — 7. Exhortation.
1. Je veux vous entretenir de nouveau du sujet qui nous a occupés hier, mes très-chers frères, et reprendre l'histoire du juste Noé. Les vertus de ce juste sont un trésor de richesses, et il est de notre devoir de faire tous les efforts dont nous sommes capables, de passer en revue, pas à pas, lentement, ces vertus, afin d'augmenter par là les richesses de vos âmes. Faites en même temps que moi des efforts; soyez attentifs, je vous en prie; ne laissez échapper ici aucune des pensées que nous allons trouver en réserve. Ce qu'il faut d'abord, c'est vous rappeler, mes frères, où s'est terminé l'enseignement d'hier , pour reprendre, aujourd'hui , notre discours à cet endroit; les paroles que nous avons aujourd'hui à vous faire entendre auront ainsi plus de clarté. Où s'est donc arrêté l'enseignement d'hier? Le Seigneur Dieu, dit le texte, dit à Noé : Entre, toi, et toute ta maison avec toi, dans l'Arche, parce que je t'ai vu juste et parfait devant moi, au milieu de cette génération; de tous les animaux purs, introduis dans l'arche sept couples; et, des animaux impurs, deux couples. Car je n'attendrai plus que sept jours, et après cela, je ferai pleuvoir sur la terre, durant quarante jours et quarante nuits, et j'exterminerai de dessus la terre toutes les créatures que j'ai faites, depuis l'homme jusqu'aux animaux; et Noë accomplit tout ce que le Seigneur Dieu lui avait commandé (Gen. VII, 1, 5.). C'est jusque là que nous nous sommes avancés; c'est là que s'est arrêté l'enseignement que nous vous avons donné. Peut-être n'avez-vous pas oublié notre explication, mes frères, sur la . question de savoir pourquoi Dieu donna l'ordre d'introduire dans l'arche sept couples des an{maux purs et deux des animaux impurs. Eh bien, abordons aujourd'hui la suite de l'Ecriture, et voyons ce qu'elle nous dit après que Noé fut entré dans l'arche. C'est maintenant, plus que jamais, qu'il nous faut montrer notre zèle, lorsque le temps du jeûne nous permet de jouir plus souvent de vos réunions si douces; nous affranchit des voluptés honteuses; réveille nos âmes et facilite notre attention, notre application à la parole. Nous devons donc à présent, parler sur le texte qui commence la lecture de ce jour. Noé avait, dit le texte, six cents ans, lorsque les eaux du déluge inondèrent la terre. Appliquez-vous, je vous prie, ne passons pas négligemment sur cette parole; (161) elle est courte, et néanmoins elle renferme quelque trésor caché ; elle nous révélera si nous sommes attentifs, l'excellence de la bonté de Dieu et l'excès de la malice des hommes. Noé avait six cents ans. Ce n'est pas sans raison que la divine Ecriture nous a enseigné le nombre des années du juste, ce n'est pas seulement pour nous apprendre son âge, mais c'est que l'Ecriture nous a d'abord dit: Noé avait cinq cents ans. (Gen. V , 31.) Et, après nous avoir montré ce nombre d'années, elle nous a raconté la corruption des hommes dépassant toute mesure, la pensée de chaque homme s'appliquant au mal, dans chacun d'eux, dès sa jeunesse; et voilà pourquoi Dieu dit : Mon esprit ne demeurera pas toujours avec ces hommes, parce qu'ils ne sont que chair. (Gen. VI, 3.) Il leur annonce ainsi d'avance que son indignation déborde ; ensuite , voulant leur donner un temps suffisant pour se repentir, pour échapper aux effets de son indignation, il dit : Le temps de l'homme ne sera plus que de cent vingt ans (Ibid. VI, 3) ; c'est-à-dire j'attendrai encore, j'ajouterai, à ces cinq cents ans, pendant lesquels cet homme juste, rien que par le nom qu'il porte, les a suffisamment avertis, leur a suffisamment conseillé, pour peu qu'ils voulussent être attentifs, de renoncer à l'iniquité, de se convertir à la vertu. Maintenant encore, malgré tant de patience dans le passé , je leur fais la promesse de les supporter cent vingt années de plus, afin qu'ils emploient comme il convient le temps qui s'écoulera encore; afin qu'ils s'écartent de l'iniquité qu'ils embrassent la vertu. Et il ne lui suffit pas de promettre cent vingt ans, il commanda au juste de construire une arche dont le seul aspect, suffisait pour raviver leur mémoire, et ne permettait à personne d'ignorer la grandeur du châtiment à venir. Car, ce seul fait, que ce juste, qui était parvenu à la vertu la plus haute, construisait l'arche avec tant d'ardeur, devait suffire pour inspirer à tous ceux qui n'étaient pas dépourvus de sens l'angoisse et l'épouvante; pour leur persuader d'apaiser enfin le Dieu qui leur montrait ainsi sa clémence et sa bonté. En effet, si ces barbares, je parle des habitants de Ninive (il est nécessaire que je les produise encore au milieu de vous, ce sera une preuve plus éclatante et de l'excessive malignité des hommes du déluge et de la grande sagesse des pécheurs qui se sont sauvés).... (1) en effet, Notre
1 Cette phrase inachevée est la reproduction exacte du texte. Il ne faut, pas oublier que le style du commentaire sur la Genèse est très-négligé. On voit un exemple remarquable de ces longues parenthèses fréquentes dans saint Chrysostome et particulièrement dans ce. commentaire.
Seigneur dans ce jour terrible, j'entends le jour du jugement , faisant comparaître les serviteurs avec les serviteurs, prononcera la condamnation, en montrant que ceux qui ont joui des mêmes biens, qui ont reçu dés mêmes biens leur part, n'ont pas pratiqué la même vertu : souvent encore il compare l'inégalité des conditions, pour condamner plus rigoureusement les négligents et les lâches. C'est ainsi qu'il dit dans les Evangiles : Les Ninivites s'élèveront, au jour du jugement, contre cette race, et la condamneront, parce, qu'ils ont, fait pénitence à la prédication de Jonas, et cependant il y a ici plus que Jonas. (Matth. XII, 41.) Ces paroles revenaient à dire : Des barbares, dont on n'a pris aucun soin ,qui n'ont pas entendu l'enseignement des prophètes , qui n'ont pas vu de signes, qui n'ont pas contemplé de miracles, qui n'ont vu qu'un homme, un seuls un échappé de naufrage; après avoir entendu des paroles faites pour les jeter dans le désespoir, et la dernière perplexité, à tel point qu'ils auraient eu raison dé mépriser et cet homme et ses discours, ces barbares non-seulement n'ont pas méprisé les paroles du prophète, mais, dans le court espace de trois jours, ces hommes ainsi surpris, ont fait une pénitence si active, si fervente, qu'ils ont fait révoquer l'arrêt du Seigneur. Ces Ninivites, dit-il, condamneront cette génération pour qui on a dépensé tant de soins, qui a été nourrie des livrés des prophètes, qui a vu chaque jour des signes et des miracles. Ensuite, pour montrer l'excès de l'incrédulité de ces juifs, il constate l'admirable sagesse des Ninivites, parce qu'ils ont fait pénitence à la prédication de Jonas ; et cependant il y a ici plus que Jonas : Voyez, dit-il, ces Ninivites, à l'aspect d'un homme méprisable, à l'aspect de Jonas, ont accueilli sa prédication , et ils ont accompli là plus parfaite pénitence : et ceux-ci, à l'aspect de Celui qui est beaucoup plus que Jouas, qui est le Créateur même de l'univers, vivant au milieu d'eux; opérant tant et de si grands miracles, chaque jour purifiant les lépreux, ressuscitant les morts, corrigeant les vices de la nature, chassant les démons, guérissant les maladies, accordant dans sa pleine puissance la rémission des péchés, ils n'ont pas montré la même foi que les barbares.
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2. Mais reprenons la suite de notre discours, pour volis faire voir l'excès du délire des uns, la laborieuse diligence, la sagesse des autres : les Ninivites, resserrés dans l'étroit espace de trois jours, n'ont pas désespéré de leur salut, ils se sont hâtés de faire pénitence, de se laver de leurs fautes, de se rendre dignes de la bonté du Seigneur; au contraire, ces hommes du déluge, à qui on ajoutait cent vingt ans pour se repentir , n'ont retiré de ce délai aucun avantage. C'est pourquoi le Seigneur, devant l'excès de leur malignité, les voyant précipités de plus en plus dans les crimes, leur inflige un remède qui agit promptement; il fait disparaître le ferment de la perversité; il en purge le monde. De là ces paroles : Noé avait six cents ans lorsque les eaux du déluge inondèrent la terre. Déjà nous avons appris à quelle époque le Seigneur déclara son indignation, et en prédit l'effet; Noé avait cinq cents ans : quand le déluge tomba, il avait six cents ans; il y eut donc ainsi, entre la prédiction et le déluge, un intervalle de cent ans. Dans le cours d'un si grand nombre d'années, ils ne firent pas le moindre progrès vers le bien, malgré ce grand enseignement de la construction de l'arche par Noé. Mais peut-être, demandera-t-on, pourquoi le Seigneur qui avait dit : Le temps de l'homme ne sera plus que de cent vingt ans, le Seigneur qui avait promis que sa patience attendrait pendant ce nombre d'années, n'attend-il pas que les années promises soient entièrement accomplies pour opérer la destruction universelle? Je dis que cela même est la plus forte marque de sa bonté. Quand il vit que, chaque jour, ils commettaient des fautes irréparables; que, non. seulement son inexprimable patience ne leur était d'aucune utilité, mais que les ulcères s'étendaient, alors il retrancha du temps pour les empêcher de s'exposer à des châtiments plus sévères. Mais, m'objecte-t-on, quel châtiment peut être plus sévère que celui-ci ? Il est, n'en doutez pas, mes bien-aimés, un châtiment plus sévère, plus terrible, le châtiment sans fin, le châtiment de l'âge à venir. Quelques pécheurs, pour avoir ici subi le châtiment, n'échappent pas cependant à l'autre; seulement l'autre châtiment sera plus léger; la rigueur des supplices endurés ici-bas, c'est autant de moins pour l'avenir. Ecoutez le Christ, déplorant le malheur de Bethsaïde : Malheur à toi, Chorazim ! dit-il; malheur à toi, Bethsaïde ! parce que, si les miracles qui ont été faits au milieu de vous, avaient été faits dans Sodome, il y a longtemps qu'elle aurait fait pénitence, dans le sac et dans la cendre. C'est pourquoi je vous déclare qu'au jour du jugement, Sodome et Gomorrhe seront traitées moins rigoureusement que vous. (Matth. XI, 21, 22; Luc, X, 13, 14.) Voyez-vous, mon bien-aimé, comment cette expression, moins rigoureusement, montre que ces villes, quoiqu'elles aient subi sur la terre un si grand châtiment, cet incendie étrange, étonnant, supporteront aussi, dans l'avenir, un autre châtiment encore, plus léger toutefois, parce qu'elles ont déjà éprouvé un effet terrible de l'indignation de Dieu? Donc, pour préserver les hommes du déluge, des supplices plus rigoureux auxquels les exposeraient les péchés qu'ils amoncelaient sur eux, le Dieu de bonté, le Dieu de clémence, voyant qu'ils étaient incapables de repentir, abrégea le temps pendant lequel il avait promis de patienter encore. Car, de même qu'à l'égard de ceux qui s'empressent d'obéir à ses avertissements, il écoute sa naturelle bonté, révoque ses décrets, agrée les repentirs, affranchit ceux qui se convertissent des supplices qui les menaçaient; de même, quand il promet d'accorder quelques biens, par exemple, un temps pour se repentir, s'il voit que ses promesses ont été faites à des pécheurs indignes, alors aussi il révoque ses promesses. Voilà pourquoi il disait par la voix du prophète : Quand j'aurai prononcé l'arrêt contre un peuple, ou contre un royaume, pour le perdre et pour le détruire jusqu'à la racine; si cette nation fait pénitence, je me repentirai aussi moi-même du mal que j'avais résolu de lui faire. Et ensuite : Quand je me serai déclaré en faveur d'une nation, ou d'un royaume, pour l'établir et pour l'affermir, si ce royaume, ou si cette nation pèche, je me repentirai moi aussi dit bien que j'avais résolu de lui faire. (Jérém. XVIII, 7, 8, 9, 10.) Voyez-vous comme c'est de nous que Dieu reçoit les occasions, aussi bien de la miséricorde qu'il nous an. nonce, que de la colère qu'il fait éclater? C'est pourquoi, au moment du déluge, il écourte le temps , parce que les hommes abusaient de la longueur du temps. Aussi Paul disait à ces stupides qui n'admettent pas le salut opéré par le repentir : Est-ce que vous méprisez les richesses de sa bonté, de sa patience et de sa longue tolérance ? Ignorez-vous que la bonté de Dieu vous invite à la pénitence ? et cependant, (163) par votre dureté, et par l'impénitence de votre coeur, vous vous amassez un trésor de colères, pour le jour de la colère et de la manifestation du juste jugement de Dieu. (Rom. II, 4, 5.) Voyez-vous comment cet illustre docteur de l'univers nous enseigne que ceux qui abusent de la patience de Dieu à attendre notre repentir s'exposent à une peine plus grave, à de plus rigoureux châtiments ? Et voilà pourquoi, dans le texte qui nous occupe, le Dieu de bonté, comme s'il voulait s'excuser, se justifier, nous donner la raison qui l'a porté à faire pleuvoir le déluge, avant que le temps promisse fût écoulé, nous dit : Noé avait six cents ans. Ceux qui, dans l'intervalle de cent années, n'ont pas voulu se convertir, qu'auraient-ils gagné à vingt ans de plus, sinon qu'ils auraient ajouté d'autres péchés à leurs péchés ? D'ailleurs Dieu, voulant montrer sa miséricorde ineffable et l'excellence de sa bonté, a donné encore sept jours avant le déluge, pour leur permettre, dans ce court intervalle, de montrer quelque apparence de repentir.
3. Et considérez la bonté du Seigneur, la diversité des moyens qu'il emploie pour la guérison. Voyant que leurs blessures étaient incurables, il ne leur laisse qu'un très-bref délai, parce qu'il veut, s'ils peuvent, dans un intervalle si court, revenir à résipiscence, révoquer l'arrêt de sa colère. Car, c'est son habitude, parce qu'il se soucie de notre salut, de prédire les châtiments qu'il infligera , et sa raison, c'est qu'il désire ne pas être contraint de les infliger; il prend soin de les annoncer d'avance , afin que cet avertissement nous inspire une terreur qui nous corrige, qui détourne sa colère , qui nous permette de rendre ses décrets inutiles. Rien, en effet, ne le réjouit plus que notre conversion et notre retour à la vertu. Voyez donc avec quelle adresse il s'efforce de les guérir de leur mal; d'abord il leur a accordé un temps considérable pour se repentir; ensuite, quand il a vu qu'ils étaient comme privés de sentiment, que la longueur du temps ne leur servait à rien, qu'ils continuaient leur vices au moment même que le déluge était, pour ainsi dire, à leurs portes, il renouvelle la prédiction ; il ne dit pas: dans trois jours comme pour les Ninivites, mais : dans sept jours. Et je n'hésite pas à le dire, parce que je connais combien est grande la clémence de notre Dieu, si, même dans ces derniers sept jours, ils avaient vraiment voulu faire pénitence, certes, ils auraient échappé au déluge. Voilà donc pourquoi, vu que les délais ajoutés à un temps si long ne pouvaient les arracher à leurs vices, Dieu a fait pleuvoir le déluge, l'an six cent de la vie de Noé. Noé, dit le texte, avait six cents ans lorsque les eaux du déluge inondèrent la terre. Avez-vous bien compris , mes bien-aimés, quelle grande utilité nous avons recueillie à savoir le nombre des années de la vie du juste,. quel âge il avait quand vint le déluge? Eh bien, avançons , voyons la suite maintenant,, Lorsque le déluge commença, dit le texte, Noé entra dans l'arche, et, avec lui, ses fils; sa femme et les femmes de ses fils, pour sauver, des eaux du déluge. Et des oiseaux purs, et des oiseaux impurs, et des reptiles, deux, à deux entrèrent dans l'arche; et de tous ces animaux les mâles et les femelles, selon que le Seigneur l'avait commandé à Noé. (Gen. VI, 7-9.) Ce n'est pas sans dessein chie l'Écriture a ajouté : Selon que le Seigneur l'avait commandé à Noé; c'est pour faire, une seconde fois, l'éloge de l'homme juste qui a tout accompli, selon que le Seigneur lui avait commandé, et qui n'a négligé aucun de ses ordres. Après donc que les sept jours furent passés, selon la promesse du Seigneur, dit le texte, les eaux du déluge se répandirent sur la terre, l'année six cent de la vie de Noé, le vingt-septième jour du second mois. (Ibid. X, 11) Voyez le soin que prend l’Ecriture de nous apprendre, non-seulement l'année, du déluge , mais le mois et le jour. Ensuite, pour que ce récit puisse servir à corriger les descendants, pour ajouter à la terreur, l'Ecriture dit : En ce jour-là, toutes les sources du grand abîme des eaux furent rompues, et les cataractes du ciel furent ouvertes, et la pluie tomba sur la terre pendant quarante jours et quarante nuits. (Ibid. 12.) Voyez encore comme la sainte Ecriture sait conformer ses expressions à notre infirmité; tous les mots sont appropriés au langage humain. Il n'y a pas de cataracte dans le ciel, mais ce sont des manières de parler familières; c'est comme si l'Écriture disait : le Seigneur se borna à commander, et, tout de suite, les eaux obéirent à l'ordre du Créateur, et réunissant de toutes parts tous leurs courants, inondèrent le monde entier. Quant à ce que le déluge dura quarante jours et quarante nuits, c'est encore là une grande marque de la divine bonté. En effet, dans sa profonde (164) miséricorde, Dieu voulait que quelques hommes au moins, de cette génération qu'il châtiait, pussent échapper à la destruction universelle, quand ils verraient périr, soin leurs yeux, des créatures leurs semblables, quand ils verraient la perte commune prête à les envelopper. Il est vraisemblable, en effet, qu'une bonne partie périrent le premier jour de l'inondation; le second jour, la proie du déluge s'augmenta, et de même le troisième jour et les jours suivants. Dieu donc différa de quarante jours et de quarante nuits l'achèvement du déluge pour ôter aux hommes toute excuse. S'il avait voulu se borner à ordonner le déluge, en un moment, il pouvait tout inonder, mais écoutant encore sa clémence, il employa la longueur des jours. Ensuite, le texte dit: aussitôt que ce jour parut, Noé entra dans l'arche avec ses fils, Sem, Cham et Japhet, sa femme, et les trois femmes de ses fils. Tous les animaux selon leur espèce y entrèrent aussi, selon que le Seigneur Dieu l'avait commandé à Noé. (Ibid. 13, 14, 46.) Ainsi, dit le texte, lorsque le déluge commença, selon le commandement du Seigneur, Noé entra dans l'arche, avec ses fils et sa femme, et les épouses de ses fils, et tous les animaux selon leur espèce. Et, dit le texte , le Seigneur Dieu ferma l'arche par dehors.
4. Voyez, encore ici, la. déférence de la parole qui s'accommode à notre infirmité: Dieu ferma l'arche par dehors. C'est pour nous apprendre qu'il mit le juste dans une parfaite sécurité. Voilà pourquoi le texte dit, ferma, et le texte ajoute: par dehors, afin que ce juste ne pût voir la destruction universelle, qui lui aurait causé une trop cruelle douleur; car, s'il se fût représenté dans son âme cet atroce, cet épouvantable bouleversement, s'il eût pu s'imaginer la destruction de l'espèce humaine, la fin commune de tous les êtres sans raison, la mort frappant à la fois les hommes et les bêtes de somme, et, pour ainsi dire, la destruction de la terre elle-même; saisi d'une noire tristesse, il eût été trop fortement troublé dans son coeur. Sans doute, c'étaient des pervers qui périssaient, mais les âmes honnêtes éprouvent une pitié profonde à la vue des châtiments qui frappent les hommes. Et vous verrez que tous les prophètes, les justes, bien souvent, adressent à Dieu des prières pour les méchants. Ainsi faisait le patriarche pour les habitants de Sodome, ainsi n'ont cessé de faire les prophètes; il en est un qui disait: Hélas! Seigneur Dieu, perdrez-vous donc tout ce qui reste d'Israël? (Ezéch. IX, 8. ) Un autre maintenant s'écrie: Ferez-vous donc les hommes semblables aux poissons de la mer, qui n'ont point de chef? (Habac. I, 14.) Donc, parce qu'un homme juste était d'ailleurs confondu, troublé, pour que cet affreux spectacle ne le plongeât pas dans une trop amère tristesse, Dieu, pour ainsi dire, l'emprisonne dans l'arche; il épargne à ses regards un spectacle qui le frapperait de terreur. Il est à croire, en effet, que si Noé avait pu voir cette inondation, tant de flots amoncelés, il aurait craint d'être lui-même destiné à périr. Donc, par intérêt, par bonté pour lui, Dieu n'a pas voulu qu'il contemplât la rage cruelle des eaux, qu'il vît la destruction des hommes, l'extermination universelle. Pour moi, quand je médite sur la vie de ce juste dans l'arche, je m'étonne, j'admire et j'attribue encore son existence, j'attribue tout à la bonté de Dieu. Si cette bonté n'eût raffermi son âme, ne lui eût rendu facile une épreuve si accablante, comment, répondez-moi, je vous en prie, aurait-il pu subsister, enfermé comme dans une prison, comme dans un affreux cachot? Comment, je vous le demande, aurait-il pu résister à la fureur de tant de flots? Les hommes qui sont sur un navire, voguant à l'aide des voiles, qui aperçoivent le pilote assis près du gouvernail, opposant son art à la violence des vents, s'il leur arrive de voir les flots en fureur, ils meurent d'effroi, ils désespèrent presque de leur salut. Que penserons-nous donc de cet homme juste ? Il était là, je l'ai dit, comme dans une prison, laquelle deçà delà l'emportait dans tous les sens. Il ne voyait pas le ciel; il n'avait rien pour reposer ses regards ; il était là renfermé captif, et il ne pouvait rien voir de nature à le consoler. Les marins, si haut que les flots s’élèvent, peuvent souvent apercevoir le ciel, les sommets des montagnes, de grandes cités, c'est une consolation. Si la tempête redouble, s'il est impossible d'y résister, après dix jours ou un peu plus, après tous ces ouragans, après tous ces dangers, ils sont jetés sur la côte, et, se réconfortant peu à peu, ils finissent par oublier fatigues et douleurs. Mais ici, rien de pareil. Pendant une année tout entière, il fut là, dans cette prison étrange, horrible, pleine de stupeur, sans pouvoir respirer l'air pur : était-ce possible, puisque l'arche était fermée de (165) toutes parts? Comment, je vous en prie, a-t-il résisté? Comment a-t-il duré? Je suppose qu'ils eussent des corps de ter, des corps de diamant, comment ces corps mêmes auraient-ils pu, privés d'air, privés du vent, qui n'est pas moins utile que l'air à la santé du corps, supporter cette noire, étouffante captivité ? Comment ne devinrent-ils pas aveugles dans un si long séjour? Si nous voulons, pour comprendre une telle situation , nous rappeler nos préoccupations ordinaires, où trouvaient-ils de l'eau potable , ces vivants renfermés dans l'arche? Négligeons ce détail; comment put-il, ce juste, avec ses fils et leurs femmes, supporter cette existence en commun, avec les êtres sans raison, les bêtes sauvages, et tous les autres animaux? Supporter l'infection? supporter la cohabitation avec eux ? Mais que dis-je? comment ces animaux mêmes purent-ils résister si longtemps, comment ne périrent-ils pas, ne pouvant ni respirer, ni se mouvoir, dans cette seule et unique place où ils étaient tous si étroitement serrés? Vous savez bien, vous savez parfaitement qu'il nous faut nécessairement, et à nous, et aux animaux, plus que de l'air, plus que de la nourriture, qu'on nous enferme, qu'on nous mette à l'étroit dans une place unique, nous dépérissons, nous mourons. Comment donc ce juste a-t-il pu, avec tous les êtres -vivants gni étaient dans l'arche, subsister si longtemps? Ne cherchez pas d'autre cause que la grâce d'en-haut, la grâce toute-puissante. Cette arche, agitée deçà, delà, qu'une telle fureur des eaux n'engloutit pas, qui n'a pas de pilote, expliquez ce prodige sans la grâce d'en-haut ! Impossible de prétendre que cette arche fût comme un vaisseau que l'on pût diriger. L'arche était fermée de toutes parts, et, parce que l'architecte l'avait voulu ainsi, non-seulement le choc des flots ne lui porta aucune atteinte, mais l'arche, s'élevant sur leurs têtes, conserva dans une parfaite sûreté ceux qui l'habitaient.
Lorsque Dieu opère, mon bien-aimé, une oeuvre de ses mains , quelle qu'elle soit, ne cherchez pas à l'expliquer par une méthode humaine: les ouvrages de Dieu dépassent notre pensée; jamais l'intelligence de l'homme ne peut atteindre, comprendre la raison de ce qui est l'industrie de Dieu.
5. Donc il convient, quand nous entendons ce que Dieu commande, d'obéir à son ordre, de croire à ses paroles. Il est le Créateur de la nature; il change, il transforme tout comme il lui plaît. Et le Seigneur Dieu ferma l'arche par dehors. La vertu de ce juste fut grande , et sa foi excellente. C'est même là ce qui fit que l'arche fut construite, que tous supportèrent une telle habitation, une prison si étroite, une existence en commun avec les bêtes sauvages et les animaux de toute espèce. De là les paroles du bienheureux Paul, publiant la vertu de l'homme juste: C'est par la foi que Noé, divinement averti, appréhendant ce qu'on ne voyait point encore, bâtit l'arche, pour sauver sa famille, et, en la bâtissant, condamna le monde, et devint héritier de la justice qui naît de la foi. (Hébr. XI, 7.) Avez-vous bien compris comment la foi dans le Seigneur a été, pour le juste, comme une ancre solide; comment la foi, qui l'assurait de tout, lui a fait construire l'arche, et supporter une pareille habitation? Cette foi qui l'animait, lui a procuré son salut, et en la bâtissant, dit le texte, il condamna le monde, et devint héritier de la justice qui naît de la foi. Ce n'est pas qu'il ait lui-même été juge, mais. c'est que Dieu condamne par comparaison les hommes qui, avec les mêmes ressources que ce juste, n'ont pas pris, comme lui, le chemin de la vertu ; donc, c'est la foi qu'il a montrée qui a condamné les autres, ces incrédules qui n'ont pas ajouté foi à la prédiction. Quant à moi j'admire, entre toutes les autres vertus de ce juste, qu'il ait pu, grâce à la bonté, à l'ineffable miséricorde de Dieu, vivre au milieu de ces animaux sauvages, de ces lions, de ces léopards, de ces ours, de toutes les autres bêtes féroces.
Rappelez-vous, mon bien-aimé, je vous en prie, quelle était la puissance, la suprématie de l'homme avant la désobéissance, et méditez sur la bonté de Dieu. Lorsque l'infraction au commandement eut diminué le pouvoir qui nous était donné, après le premier homme, le Dieu de bonté en trouva un autre qui put restaurer l'ancienne image, conserver les caractères de la vertu, montrer une parfaite obéissance aux ordres de Dieu. Le Seigneur le réintégra dans le premier honneur, comme pour nous montrer, par la réalité des faits, jusqu'où s'étendait le pouvoir d'Adam avant sa désobéissance. C'est ainsi que la vertu de l'homme, aidé par la divine clémence, reconquit l'antique domination, et les animaux reconnurent une seconde fois notre empire. En effet, à la vue d'un juste, ils oublient leur propre nature; (166) ou plutôt non, ils n'oublient pas leur nature, mais leur férocité, et, tout en persistant dans leur nature, ils changent leur férocité en douceur. Voyez-en la preuve dans ce qui arrive à Daniel. (Dan. VI, 22.) Entouré de lions, il paraissait comme entouré de brebis qui lui faisaient une garde d'honneur. Telle était, au milieu de cette troupe, sa sécurité; c'est que la confiance que le juste puisait dans sa vertu réprimait le naturel des bêtes féroces, et ne leur permettait plus de montrer leur férocité; de la même manière, ce juste admirable supportait facilement le contact des bêtes féroces, et, ni la place trop étroite, ni la longueur du temps, ni cette captivité sans air respirable, ne lui causèrent de malaise et de dégoût; sa foi en Dieu lui faisait trouver tout facile, et il était, dans cet affreux cachot, comme nous dans les prairies et sous les frais ombrages. C'est parce qu'il accomplissait le commandement du Seigneur que les choses difficiles lui paraissaient faciles. Telle est, en effet, la vertu ordinaire des justes; quand ils supportent quelque chose pour Dieu, ils ne considèrent pas la réalité qui se montre, mais ils apprécient la cause qui leur commande de supporter ce qu'ils supportent sans peine. Ainsi le bienheureux Paul, ce docteur des nations, chargé de fers, tant de fois traîné devant les juges, affrontant chaque jour les périls, appelle tant de tribulations, d'afflictions insupportables des épreuves légères, . non qu'elles le fussent en réalité, mais la pensée de la cause qui les lui imposait lui inspirait un courage qui allait jusqu'à l'indifférence, au milieu de tant d'assauts. Entendez ses paroles : Car le moment si court et si léger des afflictions que nous souffrons en cette vie produit en nous le poids éternel d'une souveraine et incomparable gloire. (II Cor. IV, 18.) L'attente, dit-il, de cette gloire qui sera dans l'avenir notre partage, de cette éternelle félicité, nous rend légères ces afflictions continuelles. Voyez-vous comme l'amour de bien rend moins pesante la charge des tribulations, et en supprime le sentiment? N'en doutez pas; voilà pourquoi notre bienheureux juste aussi trouvait des charmes dans ces jours de désolation; c'est que la foi et l'espérance en Dieu nourrissaient son âme. Et le Seigneur Dieu, dit le texte, ferma l'arche par dehors; le déluge se répandit pendant quarante jours et quarante nuits, et la terre fut remplie d'eau, et l'arche s'éleva au-dessus de la terre. Voyez encore comme le récit est fait pour augmenter la terreur, pour ajouter à l'horreur du sinistre ! le déluge se répandit pendant quarante jours et quarante nuits, et la terre fut remplie d'eau, et l'arche s'éleva au-dessus de la terre, et l'eau s'accrut et couvrit toute la surface de la terre, et l'arche était portée sur l'eau; l'eau s'accrut et grossit prodigieusement au-dessus de la terre.
6. Vous voyez quel soin prend l'Ecriture pour montrer la grande quantité des eaux, l'inondation grossissant chaque jour. Et l’eau s'accrut, dit le texte, prodigieusement, et toutes les plus hautes montagnes qui sont sous le ciel furent couvertes. L'eau s'éleva de quinze coudées, et inonda toutes les montagnes. Le Dieu de bonté fit bien de fermer l'arche pour épargner au juste. ce spectacle; car si nous, après un si grand nombre d'années , après tant de siècles écoulés , au seul récit de l'Ecriture, nous sommes saisis d'épouvante et de stupeur, qu'aurait éprouvé , ce juste , si ses regards avaient vu cet effroyable abîme? aurait-il pu supporter, un seul moment, ce spectacle? Ne serait-il pas aussitôt, rien qu'en l'entrevoyant, tombé sans vie, glacé, absolument incapable de résister à cette affreuse image? Méditez ici, considérez, mes bien-aimés, ce qui nous arrive, quand une pluie médiocre tombe sur nos têtes; nous sommes dans les angoisses, et nous désespérons,. pour ainsi dire, et de l'univers et de notre vie. Qu'aurait éprouvé ce juste, s'il avait vu, à cette prodigieuse hauteur, les eaux montant toujours? L'eau, dit le texte, s'éleva au-dessus des montagnes, de quinze coudées. Rappelez-vous ici, mes bien-aimés, les paroles du Seigneur, quand il disait : Mon Esprit ne demeurera pas avec les hommes de cette génération, parce qu'ils ne sont que chair; et encore : La terre est corrompue et remplie d'iniquités; et encore : Dieu vit la terre et elle était corrompue, car toute chair avait corrompu sa voie. (Gen. VI, 3, 11, 12.) Le monde entier avait donc besoin d'être complètement purifié ; il fallait en laver toutes les taches , supprimer tout le ferment de la première malignité, ne laisser, de cette malignité aucune trace, renouveler, pour ainsi dire, les éléments; un bon ouvrier, qui voit un vase que ronge une rouille invétérée, le jette au feu, en fait disparaître toute trace de rouille, et rend au vase sa première beauté : c'est ce qu'a fait le Seigneur notre Dieu; il a purifié le monde entier par ce déluge; il l'a délivré de la malice des hommes , de la corruption dès longtemps amassée et profonde; il en a renouvelé la face; il l'a rétabli, il l'a rendu plus beau, ne permettant pas qu'il restât la moindre trace de ce qui le souillait auparavant. L'eau s'éleva au-dessus des montagnes, dit le texte, de quinze coudées. Ce n'est pas sans dessein que l'Ecriture nous fait ce récit; elle veut nous apprendre que, non-seulement les hommes , les bêtes de somme, les quadrupèdes, les reptiles furent engloutis, mais, avec eux, et les oiseaux du ciel, et tous les animaux qui vivaient sur les montagnes: je veux dire les animaux sauvages et tous les autres êtres dépourvus de raison. Voilà pourquoi le texte dit : L’eau s'éleva au-dessus des montagnes de quinze coudées. C'est pour vous apprendre que l'arrêt de Dieu a été accompli en réalité. En effet, Dieu avait dit : Je n'attendrai plus que sept jours, et je ferai pleuvoir le déluge sur la terre, et j'exterminerai de dessus la terre toutes les créatures que j'ai faites, depuis l'homme jusqu'aux animaux, depuis les reptiles jusqu'aux oiseaux du ciel. (Gen. VII, 4.) L'Ecriture nous fait ce récit, non-seulement pour nous apprendre à quelle hauteur tes eaux sont parvenues, mais pour nous faire voir, en même temps, qu'aucun animal absolument, soit bête féroce, soit bête de somme, n'a été épargné, mais que tout a été supprimé avec le genre humain. Comme tous ces animaux avaient été produits à cause de l'homme, en détruisant l'homme, il était juste de les détruire. Ensuite, après nous avoir montré jusqu'à quelle hauteur les eaux se sont accrues, à savoir, de manière à dépasser de quinze coudées les cimes des plus hautes montagnes, le texte, avec son exactitude accoutumée, nous dit : Toute chair qui se meut sur la terre fut consumée; tous les oiseaux, toutes les bêtes de somme, toutes les bêtes sauvages, tous les reptiles, tous les hommes moururent, et généralement tout ce qui a vie et qui respire sur la terre. (Gen. VII, 21, 22.) Et ce n'est pas sans dessein et sans raison particulière que le texte a dit : Et tout ce qui respire sur la terre, mais c'est pour vous montrer que tous ont péri, que le juste seul, avec tous ceux qui étaient dans l'arche, a été sauvé; car ceux-ci, selon le commandement du Seigneur, ayant quitté la terre, étaient montés dans l'arche. Et les eaux détruisirent toutes les créatures qui étaient de la surface de toute la terre, depuis l'homme jusqu'aux bêtes, tant les reptiles que les oiseaux du ciel, tout périt de dessus la terre. Voyez comme, une fois, deux fois, à mainte reprise, le texte nous enseigne que la destruction a été générale, universelle; qu'aucun être vivant n'y a échappé; que tout a été étouffé sous les flots, aussi bien tous les hommes que tous les animaux. Il ne demeure que Noé seul, et ceux qui étaient avec lui dans l'arche, et les eaux couvrirent la terre pendant cent cinquante jours.(Ibid. 24. ) Pendant ce grand nombre de jours, dit le texte, les eaux restèrent à cette merveilleuse hauteur; considérez encore ici la grandeur d'âme de l'homme juste et l'excellence de son courage. Que n'a-t-il pas éprouvé dans l’âme en concevant, en Voyant, pour ainsi dire, par la pensée, les corps des hommes, des animaux domestiqués, des animaux purs ou impurs, subissant la mort commune à tous, mêlés ensemble, sans aucune différence, indistinctement? En outre, qu'a-t-il éprouvé, quand il réfléchissait en lui-même sur le monde dévasté, sur cette vie pleine de douleurs, de toute part dépourvue de tente consolation, sans aucun entretien, sans aucun aspect pour charmer les yeux, quand il ignorait combien de temps il lui faudrait supporter la vie dans cette prison.? Tant que le fracas des eaux, que le tourbillon des vagues retentit à son oreille, il sentait chaque jour grandir en lui l'épouvante. Quelles douces pensées pouvaient récréer celui qui voyait, cent cinquante jours durant, toujours le même niveau des ondes, les flots portés à cette hauteur, et rien pour indiquer qu'ils commençassent si peu que ce fût, à s'abaisser. Mais, sachez-le bien, il supportait tout avec courage, parce qu'il connaissait la toute-puissance du Seigneur; il ne doutait pas de cette vérité, que le Créateur de la nature fait tout, transforme tout comme il lui plaît; et l'homme juste se résignait â sa condition. C'est que la grâce de Dieu vivifiait, fortifiait son courage, lui procurait une consolation suffisante, prévenait en lui les défaillances, ne lui permettait pas de concevoir une pensée qui ne fût pas virile, qui ne fût pas généreuse. Ce juste avait commencé par montrer tout ce qui dépendait de lui, je veux dire, le zèle de la vertu, la vigueur de la justice, l'excellence de la foi; bientôt il obtint l'abondance des dons du Seigneur, c'est-à-dire la patience, la force, la douceur de la parfaite résignation, (168) le don de supporter. le séjour dans l'arche; sans indisposition, sans dégoût, sans se plaindre de la cohabitation avec tous ces animaux.
Imitons donc ce juste, nous aussi, je vous en conjure. Hâtons-nous,
empressons-nous de contribuer de notre part, afin de nous rendre nous-mêmes
dignes aussi des présents du Seigneur. S'il attend les occasions
qui viennent de nous, ce n'est que pour nous montrer toute sa munificence.
Donc, il ne faut pas que notre indolence nous prive de ses dons; soyas
pleins de zèle , mettons la main à l'oeuvre du salut ; prenons
résolument la route qui mène à la vertu, afin que
nous puissions, aidés du secours d'en haut, atteindre promptement
à notre fin bienheureuse ; suspendons-nous à l'espérance
en le Seigneur, que ce soit là, pour nous, comme une ancre sûre
et solide ; ne regardons pas ce que la vertu a de labeurs , mais voyons
après les labeurs, calculons les récompenses, tout fardeau
nous sera léger. Le marchand , sorti du port, en pleine mer, ne
songe pas seulement pirates, naufrages, monstres marins, vents furieux,
tempêtes continuelles, désastres sans nombre ; il calcule
les gains à venir quand il aura échappé à tous
les périls; son espérance fait sa force; il brave aisément
tous ces malheurs pour grossir le trésor qu'il rapportera chez lui.
L'agriculteur ne pense pas seulement aux travaux pénibles, aux pluies,
à la terre stérile , à la nielle, aux sauterelles
funestes; il se représente son grenier rompant sous le poids de
ses gerbes, et,son courage supporte tout, et l'attente des biens le rend
insensible à la peine; quelqu'incertaine que soit l'espérance,
n'importe ! il se nourrit de l'espérance qui lui montre l'avenir
joyeux, et il ne renonce pas aux fatigues; il fait, au contraire, tout
ce qui dépend de lui, attendant le jour où il recevra, de
ses fatigues, le riche salaire. Le soldat qui revêt ses armes et
va combattre ne pense pas seulement blessures, membres . meurtris, attaques
subites des ennemis vainqueurs, tous les autres désastres ; il se
représente les victoires et les triomphes et il s'équipe
de toutes ses armes, quelque incertain que soit l'avenir, quelque perte
qui le menace; chassant de lui toutes ces idées, animé d'une
bonne espérance, il secoue l'engourdissement, la torpeur, prend
ses armes, court à l'ennemi. Donc, mes bien-aimés, si le
marchand, si le soldat, si l'agriculteur, quelqu'incertaine que soit l'espérance,
malgré tant de déceptions, tant d'obstacles, vous venez de
l'entendre, tant d'empêchements si divers, ne redoutent pas la fatigue,
n'abdiquent pas l'espérance de voir d'heureux jours, quelle sera
notre excuse si nous reculons devant les difficultés de la vertu?
si nous n'acceptons pas volontiers pour elle tous les labeurs, quand notre
espoir est si solide, quand nous voyons, en réserve pour nous, tant
de récompenses, tant de couronnes d'un prix infiniment supérieur
à tous nos mérites? Ecoutez donc le bienheureux Paul; après
tant d'afflictions, si souvent traîné devant les juges, si
souvent chargé de chaînes, après tant de morts affrontées
chaque jour: Je suis persuadé que les souffrances de la vie présente
n'ont point de proportion avec cette gloire qui sera un jour découverte
en nous. (Rom. VIII,18.) Quand chaque jour, dit-il, nous subirions la mort,
ce qui est impossible à la nature, quoique, par la bonté
du Seigneur, l'âme triomphe de la nature et se pare dé si
glorieuses couronnes, non, nous ne supportons rien, dit-il, qui mérite
les biens qui nous attendent, la gloire qui doit un jour nous être
révélée. Voyez de quelle gloire splendide jouissent
les partisans de la vertu ! cette gloire dépasse l'éclat
des plus belles oeuvres que le plus saint puisse montrer à Dieu
: eût-il atteint à la plus haute cime de la vertu, cette gloire
rayonne plus: encore. Car enfin quelles oeuvres magnifiques peut montrer
l'homme, qui le soient assez pour répondre à la libéralité
du Seigneur? Si Paul, un tel homme, un si grand homme, disait : Je suis
persuadé que les souffrances de la vie présente n'ont point
de proportion avec cette gloire qui sera un jour découverte en nous;
s'il disait encore : Je meurs chaque jour. (I Cor. XV, 31); et encore :
J'ai travaillé plus que tous les autres (Ibid. V, 10), que dirons-nous,
nous qui refusons de prendre la moindre peine pour la vertu? nous qui,
dans le relâchement de notre indolence, n'avons pour unique souci
que de nous préserver de quelque mince chagrin, quoique pourtant
nous sachions bien qu'il n'est possible d'atteindre à la céleste
béatitude que par la patience qui supporte les douleurs présentes
en aspirant au bonheur à venir? Ces douleurs nous rendent agréables
à Dieu, cette courte fatigue d'ici-bas nous assure la félicité
dont jouissent en haut les élus : il nous suffit de vouloir, de
suivre le conseil du docteur des (169) nations, d'aller où sa voix
nous dit de marcher. Considérez, mes bien-aimés, que quelque
tristes que soient les malheurs, ces malheurs n'ont qu'un temps; les biens
qui nous attendent là-haut sont impérissables, éternels.
Les choses visibles sont temporelles , les invisibles sont éternelles.
(Il Cor. IV, 18.) Supportons donc avec courage ces afflictions temporelles,
ne nous fatiguons pas du travail qui fait la vertu, afin de jouir des biens
éternels assurés pour jamais; puissions-nous tous entrer
dans ce partage, par la grâce et par la bonté de Notre-Seigneur
Jésus-Christ, à qui appartient, comme au Père, comme
au Saint-Esprit, la gloire, la force, l'honneur, et maintenant et toujours,
et dans les siècles des siècles ! Ainsi soit-il.
VINGT-SIXIÈME HOMÉLIE. " Et Dieu se souvint de Noé,
de toutes les bêtes sauvages, de tous les animaux domestiques, de
tous les volatiles et de tous les reptiles qui étaient avec lui
dans l'arche. Et Dieu fit venir un vent sur la terre et l'eau arrêta.
" (Gen. VIII, 1)
ANALYSE,
1. L'orateur nous montre la bonté de Dieu s'exerçant envers l'homme jusque dans le châtiment du déluge, comme en toute rencontre. Telle est l'idée fondamentale à laquelle saint Chrysostome revient sans cesse : lorsque Dieu punit il le fait autant par bonté que par justice. — 2. Application de cette thèse à Caïn. Dieu est plus indulgent pour les fautes commises contre lui que pour celles qui offensent le prochain ; rendons à Dieu la pareille. — 3. Explication du texte : Dieu se souvint. Dieu ne prolonge jamais l'épreuve au delà des forces de celui, qui la subit. — 4. Noé laisse partir d'abord le corbeau, puis la colombe. Explication du mot jusqu'à ce que. — 5. Noé reçoit la même bénédiction qu'autrefois Adam. — 6. Exhortation.
1. La grande et ineffable bonté de Dieu, l'excès de sa bienveillance nous est déjà montré par ce qui vient d'être lu, puisqu'elle s'est manifestée, non-seulement envers l'animal raisonnable, c'est-à-dire l'homme, mais aussi envers les bêtes de toute espèce. Car étant le Créateur de tout, il montre sa bonté à propos de toutes les créatures: il nous fait voir ainsi tout l'intérêt qu'il porte au genre humain, puisqu'il a tout fait et depuis le commencement pour notre salut. Aussi, même quand il punit, quand il s'irrite, c'est toujours une suite de sa bonté. S'il envoie des châtiments, ce n'est point par haine ou colère; il veut seulement arracher la racine du mal pour qu'elle ne se multiplie pas. Aussi, comme je vous le dis, il n'a fait le déluge que par intérêt pour ceux qui s'étaient livrés à l'iniquité. Mais, direz-vous, quel est cet intérêt qui consiste à noyer? Imprudent, ne parlez point témérairement, mais acceptez avec reconnaissance toutes les actions de Dieu, et sachez qu'il y a là justement la plus grande preuve d'intérêt. Ces pécheurs incurables qui, chaque jour, élargissent leurs blessures et se font des plaies que rien ne peut guérir, n'était-ce pas un grand bienfait de les arracher à un état si déplorable? Et la manière de les punir n'est-elle pas pleine de douceur? Eux qui devaient de toute manière payer leur dette à la nature, leur faire, en guise de punition, abandonner la vie sans avoir le sentiment de la mort, et sans aucune souffrance, n'était-ce pas beaucoup, de sagesse et (170) de bonté? Si nous faisons à ce sujet de pieuses réflexions, nous verrons qu'une pareille punition a été un bienfait, non-.seulement pour ceux qui l'ont subie, mais pour leurs successeurs qui en ont remporté deux grands avantages; d'abord de ne pas être enveloppés dans la même destruction, ensuite d'en avoir tiré une leçon de prudence et de sagesse; aussi, que de grâces ne doivent-ils pas à Dieu ! En effet, par la punition de leurs prédécesseurs et par la crainte d'en subir une pareille, ils sont devenus meilleurs; de plus, tout le levain du mal a été supprimé, et il n'est plus resté personne pour enseigner le vice et l'iniquité. Voyez comment même les punitions et les supplices deviennent des bienfaits et annoncent la providence de Dieu à l'égard de la nature humaine. Si l'on veut, dès l'origine énumérer tous les châtiments, on trouvera que c'est dans ces intentions qu'ils ont été infligés aux pécheurs. Par exemple, quand Adam a pêché, son exil du paradis n'était pas seulement une punition, mais un bienfait. Et comment, direz-vous, peut-on considérer comme un bienfait ce renvoi du paradis? Ne jugez pas uniquement d'après les faits, mes bien-aimés, n'étudiez pas légèrement les actions de Dieu, mais creusez au fond de l'abîme de sa bonté et tout s'expliquera comme je vous l'ai dit. Dites-moi si Adam, après sa faute, avait encore pu jouir des mêmes biens, jusqu'où ne serait-il pas tombé? Après les ordres qu'il avait reçus, il n'en a pas moins écouté le serpent tentateur et succombé aux piéges que le diable lui tendait ainsi, afin de le faire tomber dans le péché de désobéissance, en le flattant de devenir l'égal. de Dieu; si donc il était resté dans le même état d'honneur et de bonheur, n'aurait-il pas ensuite accordé au démon perfide plus de croyance qu'au Créateur de l'univers, et n'aurait-il pas eu sur lui même des idées encore plus exagérées? Car telle est la nature des hommes si rien ne s'oppose à leurs fautes, si rien ne les inquiète, ils se laissent entraîner à l'abîme. Je puis encore vous montrer d'une autre manière que l'exil d'Adam et sa condamnation étaient des preuves de clémence, car, en le renvoyant du paradis et en le plaçant dans les environs, Dieu le corrigea pour le moment et l'affermit pour la suite en lui faisant voir par cette preuve combien le démon était trompeur. Dieu porta contre lui la sentence de mort pour ne pas l'exposer à pécher continuellement pas désobéissance.
Ne voyez-vous pas que ces punitions de l'exil et de la mort étaient, en effet, des marques de clémence? Je puis ajouter encore autre chose. Et quoi donc? C'est que Dieu, en déployant ainsi sa colère contre Adam, a voulu, non-seulement le favoriser par une punition salutaire, mais aussi corriger sa postérité par son exemple. Car si par la suite son fils Caïn, après avoir vu son père chassé du paradis, privé de sa gloire ineffable et frappé d'une malédiction terrible : tu es terre et tu rentreras dans la terre (Gen. III, 19) ; si Caïn n'est pas devenu meilleur, mais encore plus coupable, à quelles criminelles folies ne serait-il pas arrivé s'il n'avait pas vu le sort de son père?Et,ce qui est bien digne d'admiration, en punissant celui qui commit de tels crimes et souilla la terre d'un homicide, Dieu mêla encore la miséricorde au châtiment.
2. Comprenez la grandeur de la bonté divine relativement à Caïn ! quand il eut gravement offensé et méprisé Dieu par son sacrifice (en effet, il ne faisait point un partage convenable, mais il offrait sans choix), Dieu ne lui dit rien de dur ni de pénible, quoique sa faute ne fût pas commune et ordinaire, mais très-importante, car si ceux qui veulent honorer des hommes , c'est-à-dire leurs semblables, tiennent à leur offrir et à leur donner ce qu'il y a de meilleur et de plus beau, combien était-il plus obligatoire à un homme d'offrir à Dieu tout ce qu'il avait de plus rare et de plias précieux ! Eh bien ! tandis qu'il péchait ainsi et le méprisait à ce point, Dieu ne le punit pas, ne lui infligea aucune peine; mais il lui dit, avec la douceur d'un ami parlant à un ami: Tu as péché, tiens-toi en repos. (Gen. IV, 7.) Ainsi il lui signala son péché et lui conseilla de ne pas continuer. Voyez-vous quelle bonté parfaite? Mais non-seulement Caïn ne profita pas d'une pareille patience, mais il ajouta de nouvelles fautes aux premières et alla jusqu'à assassiner son frère; or, même en ce moment Dieu lui montrait encore une grande douteux en commençant par l'interroger et lui permettant de se justifier; mais comme il persista dans son impudence, Dieu le punit, mais pour le corriger et mêlant toujours beaucoup de miséricorde à son arrêt.
Vous voyez que Dieu pardonna une faute qui s'adressait à lui-même, quoiqu'elle fût grave; mais quand Caïn s'arma contre son frère, il le blâma et le maudit. Faisons de même et imitons le Seigneur ; si quelqu'un a péché (171) contre nous, pardonnons-lui et remettons cette faute à celui qui l'a commise, ne punissons que si la faute regarde Dieu. Mais je ne sais comment il se fait que c'est tout le contraire; nous laissons impunis tous les péchés qui offensent Dieu, mais pour la moindre. faute qui nous touche nous devenons des accusateurs et des juges sévères, sans songer que nous excitons ainsi le Seigneur contre nous-mêmes.
Pour reconnaître que c'est souvent l'usage de Dieu de remettre les péchés qui le touchent et de rechercher sévèrement ceux qui touchent le prochain, écoutez saint Paul : Si un homme a une femme infidèle, mais qu'elle désire cohabiter avec lui, qu'il ne la renvoie pas. Et si une femme a un mari infidèle, mais qu'il désire cohabiter avec elle , qu'elle ne le renvoie pas. (I Cor. VII, 12, 13.) Voyez quelle condescendance ! Etre gentil, infidèle, n'est pas un obstacle à la cohabitation quand on la désire. Qu'une femme soit de la religion des Gentils et infidèle, si elle veut cohabiter avec son mari, qu'il ne la repousse pas. Et il ajoute: que sais-tu, femme, si tu ne dois pas sauver ton mari? que sais-tu, mari, si tu ne dois pas sauver la femme ? (I Cor. VII, 7,16.) Ecoutez encore le Christ qui dit à ses disciples: Je vous le dis, tout homme qui renverra sa femme, excepté pour cause de fornication, l'expose a l'adultère. (Matth. V, 32.) Quel excès de bonté ! Même si elle est de croyance infidèle, de race étrangère, gardez-la si elle y consent; mais si elle a péché contre vous, si elle a oublié ses promesses et qu'elle ait préféré une autre union, vous pouvez la repousser et la renvoyer. Songeons à tout cela et cherchons pour tant de bienveillance à rendre à Dieu la pareille; comme il remet les péchés qui sont faits contre lui et qu'il punit sévèrement ceux qui s'adressent à nous, nous, de même, remettons toutes les offenses que nous souffrons du prochain, mais ne négligeons jamais de venger les offenses faites à Dieu. Cela sera extrêmement avantageux pour nous et rie le sera pas moins pour ceux qui seront ainsi corrigés. Peut-être mon préambule a-t-il été un peu long aujourd'hui. Mais qu'y faire ? Cela m'est arrivé malgré moi, et le courant du discours m'a entraîné.
Puisque nous avions à parler du déluge, il était nécessaire d'expliquer à votre charité que les punitions infligées par Dieu sont plutôt des miséricordes que des punitions : c'est ce qui a lieu pour le déluge. Car de même qu'un père chérit toujours ses enfants, de même Dieu fait tout par intérêt pour les hommes. Pour apprendre par le discours d'aujourd'hui et par la lecture d'hier l'étendue de cette bienveillance, écoutez lés paroles de l'Ecriture sainte. Hier vous avez entendu celles du bienheureux Moïse; L'eau s'éleva sur la terre pendant cent cinquante jours (Gen. VII, 24) (c'est là que nous en étions restés) ; voici la suite : Dieu se souvint de Noé, et de toutes les bêtes, de tous les animaux, domestiques, de tous les volatiles, de tous les reptiles qui étaient avec lui dans l'arche.
3. Voyez encore comme I'Ecriture sainte s'abaisse jusqu'à nous. Dieu, dit-elle, se souvint. Comprenons cela , mes bien-aimés, d'une manière digne de Dieu et n'expliquons pas la vulgarité de ces paroles avec la faiblesse de notre nature. Considéré par rapport à Dieu , ce mot est indigne de son ineffable nature , mais il a été dit pour se conformer à notre faiblesse. Dieu ee souvint de Noé: Car après avoir raconté, comme je l'ai déjà exposé à votre charité, qu'il avait plu pendant quarante jours et autant de nuits , que l'eau était restée pendant cent cinquante jours, élevée de quinze coudées au-dessus des montagnes, et que pendant tout ce temps le juste était resté dans l'arche; sans pouvoir respirer l'air et habitant avec toutes les brutes, alors Dieu se souvint de Noé. Qu'est-ce à dire? il se souvint ! C'est-à-dire il eut pitié du juste et de sa position dans l'arche; il eut pitié d'un homme souffrant tant d'ennuis et d'embarras et ignorant quand ces désagréments finiraient. Songez, je vous prie, aux pensées qu'il devait avoir dans quarante jours et quarante nuits pendant lesquels se déchaînaient lés eaux impétueuses, et voyant que durant cent cinquante jours elles restaient à la même hauteur sans commencer à descendre; le plus fâcheux, c'est qu'Il ne pouvait voir ce qui s'était passé; enfermé comme il l'était et ne pouvant juger par ses yeux de l'étendue du mal, sa douleur s'en augmentait, et chaque jour il supposait les désastres plus horribles. Pour moi, je m'étonne comment il ne fut pas lui-même englouti par la douleur, en réfléchissant à la destruction du genre humain , à l'isolement de sa famille et à l'existence pénible qu'elle allait mener. Mais la cause de tous ses biens, ce. fut sa foi en Dieu, qui lui donna 1a force de résister et de tout supporter; nourri de cet espoir, il était insensible à toutes (172) les afflictions. D'un côté, s'il fit ce qui dépendait de lui en montrant beaucoup de foi, de résignation et de courage, de l'autre voyez quelle est la bonté de Dieu à son égard. Dieu se souvint de Noé. Ce n'est pas sans raison qu'il est dit: se souvint. Comme l'Écriture sainte a déjà rendu témoignage pour le juste, en lui disant: Entre dans l'arche parce que j'ai vu que tu étais juste dans cette génération (Gen. VII, 1), elle dit maintenant : Dieu se souvint de Noé, c'est-à-dire du témoignage qu'il lui avait rendu. Il n'abandonne pas le juste longtemps, il ne diffère pas sa délivrance au-delà de ce qu'il pouvait supporter et quand cette heure est venue il le comble toujours de ses bienfaits. Sachant l'infirmité de notre nature, s'il permet que nous soyons tentés, il proportionne l'épreuve à notre faiblesse et fait en sorte que ses récompenses prouvent notre courage et sa miséricorde. Aussi saint Paul dit : Dieu est fidèle, il ne permettra pas que vous soyez éprouvés au delà de vos forces, mais en même temps que l'épreuve, il vous donnera un moyen d'en sortir et de n'y pas succomber. (I Cor. X, 13.) Mais le juste conservait toujours son courage et sa résignation, en supportant par sa confiance en Dieu le séjour et les ennuis de l'arche ; aussi est-il dit : Dieu se souvint de Noé. Ensuite, pour vous faire connaître l'abîme de la divine miséricorde, l'Écriture sainte ajoute : Et de toutes les bêtes, de tous les animaux domestiques, de tous les volatiles, de tous les reptiles qui étaient avec lui dans l'arche.
Voyez comme Dieu atout fait pour l'homme. Avec les hommes qui ont péri par le déluge, il a fait périr la généralité des animaux ; mais, voulant montrer sa miséricorde envers le juste, il a voulu aussi, par égard pour lui, étendre ses soins et sa bonté jusque sur les êtres sans raison, les quadrupèdes, les volatiles et les reptiles. Dieu se souvint de Noé, de, toutes les bêtes, de tous les animaux domestiques, de tous les volatiles et de tous les reptiles qui étaient avec lui dans l'arche. Et Dieu fit souffler un vent sur la terre, et l'eau cessa de monter. Se rappelant Noé et tout ce qui était avec lui dans l'arche, il fit arrêter l'impétuosité de l'eau pour montrer peu à peu sa bonté. Le juste alors pouvait respirer et calmer ses inquiétudes, puisqu'il recouvrait à la fois l'air et la lumière. Dieu fit souffler un vent sur la terre, et l'eau cessa de monter. Les fontaines de l'abîme et les cataractes du ciel furent fermées. Voyez comment tout cela est exprimé dans le style des hommes. Les fontaines de l'abîme et les cataractes du ciel furent fermées, et, la pluie du ciel fut arrêtée. Cela signifie que le Seigneur avait ordonné aux eaux de revenir à leurs places et de ne plus en sortir, mais de baisser graduellement. L'eau descendait de la terre et diminuait pendant cent cinquante jours. Comment la raison pourra-t-elle jamais comprendre cela? Soit, la pluie a cessé, les sources n'ont plus coulé et les cataractes du ciel ont été fermées; mais comment toute cette eau a-t-elle disparu ? L'abîme s'étendait sur toute la terre. Comment donc une si grande masse d'eau a-t-elle pu tout à coup diminuer? Qui pourra jamais l'expliquer par la raison humaine? Que nous reste-t-il à dire? C'est l'ordre de Dieu qui a tout fait.
4. Ne cherchons donc pas trop curieusement à explorer comment tout s'est passé : croyons seulement. C'est la volonté de Dieu qui a ouvert l'abîme; c'est encore sa volonté qui l'a fermé et a fait revenir les eaux à la place que le Seigneur leur a marquée et que lui seul connaît. L'arche s'arrêta le septième mois et le vingt-septième jour de ce mois sur les monts d'Ararat. L'eau décrut jusqu'au dixième mois et l'on commença à voir les sommets des mon. tagnes le premier jour du dixième mois. Voyez quel changement rapide et combien les eaux étaient baissées pour que l'arche s'arrêtât sur les montagnes. L'Écriture avait dit que l'eau dépassait les montagnes de quinze coudées: maintenant elle dit que l'arche s'est arrêtée sur les montagnes d’Ararat, que l'eau a décru peu à peu jusqu'au dixième mois jusqu'à laisser voir alors les sommets des montagnes. Réfléchissez, je vous prie, à la fermeté du juste quia été tenu, pendant tant de mois, renfermé dans les ténèbres. Il arriva, après quarante jours, que Noé ouvrit la fenêtre qu'il avait faite à l'arche, et il envoya un corbeau pour voir si l'eau avait quitté la terre. Le juste n'ose pas encore regarder par lui-même, mais il envoie un corbeau pour apprendre de cette manière s'il y avait un heureux changement. Mais le corbeau ne revint pas jusqu'à ce que les eaux fussent séchées sur la terre. L'Écriture ajoute ce mot jusqu'à ce que; ce n'est pas que le corbeau soit revenu plus tard, mais tel est le langage propre de l'Écriture sainte. Il serait facile de trouver d'autres exemples de cette habitude et de vous en indiquer beaucoup; mais pour ne pas vous rendre (173) négligents en vous disant tout, nous vous laissons à sonder l'Ecriture et à chercher dans quelles circonstances elle emploie des locutions semblables. Il s'agit maintenant de vous dire pourquoi cet oiseau n'est pas revenu. Peut-être cet oiseau immonde, après la retraite des eaux, avait trouvé des cadavres d'hommes et de bêtes, et, rencontrant une nourriture qui lui convenait, s'y était arrêté, ce qui même donnait au juste une bonne raison pour espérer, car si le corbeau n'avait rien trouvé pour se soutenir, il fût revenu. Pour savoir s'il en était ainsi, le juste, dont la confiance s'augmentait , envoya une colombe, oiseau privé et familier, d'une grande douceur et qui ne se nourrit que de graines; aussi il est compté parmi les oiseaux purs. Et il envoya la colombe pour voir si l'eau avait cessé de couvrir la face de la terre. Mais la colombe n'ayant pas trouvé où poser ses pieds, retourna vers lui dans l'arche, parce que l'eau était sur toute la face de la terre. Ici il faut chercher comment l'Ecriture sainte, après avoir dit plus haut que l'on voyait les sommets des montagnes, dit maintenant que la colombe est revenue à l'arche parce qu'elle n'avait pas trouvé où se poser : et que l'eau couvrait toute la face de la terre. Lisons ce passage avec attention et nous en saurons la cause: il n'est pas dit simplement où se poser, mais où poser ses pieds, ce qui nous montre que malgré la retraite des eaux et la réapparition des sommets des montagnes, l'abondance de l'inondation avait laissé sur ces sommets une grande masse de limon. Aussi la colombe ne pouvant s'arrêter nulle part, ni trouver la nourriture qui lui convenait, revint à l'arche, montrant au juste par son retour qu'il y avait encore une grande quantité d'eau. Ayant étendu la main, il la prit avec sa main et la ramena à lui dans l'arche. Voyez quelle douceur dans cet oiseau, comment son retour montra au juste qu'il fallait prendre encore un peu de patience. Et ayant attendu encore sept jours, il fit partir la colombe de l'arche. Et la colombe revint vers lui le soir, portant dans son bec une feuille cueillie à un olivier. Ce n'est .pas au hasard ni sans raison qu'il est écrit le soir: nous voyons par là, qu'après s'être nourrie tout le jour de la nourriture qui lui convenait, elle revenait le soir portant dans son bec ce qu'elle avait cueilli sur un olivier. Cet animal est doux et très-familier. Aussi revint-il, et par cette feuille d'olivier, il apporta au juste une grande consolation. Mais l'on dira peut-être : où a-t-il trouvé cette feuille? Tout cela est arrivé conformément aux desseins de Dieu, d'après lesquels la colombe a trouvé l'arbre, a cueilli là feuille et l'a rapportée au juste. Du reste, l'olivier est toujours vert, et il est probable qu'après la retraite des eaux, cet arbre avait encore ses feuilles. Ayant attendu encore sept autres jours; il fit partir la colombe et 'elle ne revint plus à lui. Voyez que le juste reçoit toujours la consolation dont il a besoin. Quand la colombe rentre avec la feuille d'olivier dans son bec, il conçoit déjà de grandes espérances : maintenant quand elle fut sortie pour ne plus rentrer, c'était la meilleure preuve qu'elle avait trouvé ce qu'il lui fallait et que les eaux avaient complètement disparu. Et pour voir qu'il en était ainsi, écoutez la suite : Il arriva, dans la six cent et unième année de la vie de Noé, le premier mois , que l'eau se retira de la face de la terre. Et Noé enleva la couverture de l'arche qu'il avait construite et vit que l'eau avait quitté la surface de la terre.
5. Ici encore je ne puis m'empêcher d'admirer avec stupéfaction là vertu du juste et la bonté de Dieu. Comment, en effet, respirant l'air après si longtemps et ouvrant les yeux à la vue du ciel, n'a-t-il pas été ébloui et aveuglé? Car vous savez que c'est ce qui arrive d'ordinaire à ceux qui ont passé, même peu de temps, dans l'obscurité et les ténèbres, lorsqu'ils revoient l'éclat du jour. Mais ce juste, pendant une année entière et des mois si pénibles passés dans l'arche presque sans, lumière , en revoyant tout-à-coup les splendeurs du soleil, n'éprouva aucun accident semblable. C'était la grâce de Dieu et la patience qu'il lui avait accordée, qui avaient donné plus de vigueur même à ses facultés corporelles, et les avaient élevées au-dessus de leur nature. Au second mois la terre fut séchée, le vingt-septième jour, de ce mois. Ce n'est pas sans raison que l'Ecriture sainte raconte tout avec tant d'exactitude : c'est -pour rions montrer que tout fut terminé à cet anniversaire, pour faire briller, la patience du juste et compléter la purification de la terre. Ensuite, après que toute la création eut été comme lavée de tout ce qui la souillait, eut effacé les taches qu'y avait laissées la perversité humaine, et que sa figure fut devenue radieuse, c'est alors que le juste put enfin sortir de l'arche, et se délivrer de sa cruelle prison. Le Seigneur dit à Noé: Sors de l'arche, toi et tes fils, et ta femme, et les (174) femmes de tes fils avec toi, ainsi que tous les animaux qui sont avec toi, toute chair, depuis les volatiles jusqu'aux bestiaux et aux reptile qui se meuvent sur la terre : fais-les sortir avec toi; croissez et multipliez sur la terre. Voyez comment Dieu, dans sa bonté, donne au juste toute sorte de consolations. Il le fait sortir de l'arche, avec ses fils, sa femme et les femmes de ses fils, avec tous les animaux; et pour ne pas le laisser ensuite dans un profond découragement s'il pouvait se demander avec anxiété quelle serait sa vie dans ce désert, habitant seul une si vaste étendue sans y rencontrer d'êtres vivants, après lui avoir dit sors de l'arche et emmène tout ce qui est avec toi, il ajoute : Croissez et multipliez sur la terre.
Voyez comment le juste reçoit cette bénédiction d'en-haut, qu'Adam avait reçue avant le péché; car aussitôt après là création, Dieu les bénit en disant : Croissez, multipliez et gouvernez la terre. De même, il est dit à Noé : Croissez et multipliez sur la terre. De même que le premier est l'origine et la racine de tous ceux qui ont précédé le déluge, de même notre juste est comme le levain, l'origine et la racine de tout ce gui a suivi le déluge. C'est de lui que viennent nos générations actuelles, pour lui que la création tout entière a recouvre sa beauté propre, que la terre a pu donner des fruits et que tout a été réorganisé pour servir l'homme. Noé sortit, lui et sa femme et les femmes de ses fils avec lui; et tous les animaux, les bestiaux, les oiseaux, les reptiles se mouvant sur terre, tous suivant leur espèce, sortirent de l'arche. Après avoir reçu l'ordre du Seigneur et sa bénédiction dans ces termes : Croissez et multipliez, il sortit de l'arche avec tout ce qui s'y trouvait. Et ensuite il vivait seul sur la terre avec sa femme, ses fils et les femmes de ses fils. Mais sitôt qu'il fut sorti, il montra sa reconnaissance naturelle en rendant grâce au Seigneur tant pour le passé que pour l'avenir. Mais, si vous le voulez bien, afin de ne pas être trop long, nous renverrons à demain ce qui regarde la reconnaissance du juste et nous n'en parlerons pas maintenant; nous vous supplions de porter sans cesse vers ce bienheureux votre attention et votre zèle, pour étudier la perfection de sa vertu et pour chercher à l'égaler. Considérez, je vous en conjure, combien est grand le trésor de sa vertu, puisque, après tant de jours que j'ai consacrés à vous en parler, je n'ai pu encore terminer ce que j'avais à vous en dire. Que parlé-je de terminer ! Nous n'y parviendrons jamais, quoique nous puissions dire : nous et nos successeurs, nous aurons beau parler, nous n'épuiserons pas ce sujet : telle est l'excellence de la vertu ! L'exemple de ce juste suffirait, si nous le voulions bien, pour instruire la nature humaine et l'engager à imiter cette vertu. Car si Noé, seul au milieu de tant de méchants et n'ayant pas un ami, est parvenu à ce comble de vertu, quelle sera notre excuse, à nous qui ne rencontrons pas lés mêmes obstacles, et qui ce, pendant sommes si négligents pour les bonnes oeuvres? Il ne s'agit pas seulement de cette existence de cinq cents ans pendant laquelle il était forcé de vivre au milieu ries méchants qui le raillaient et l’insultaient; cette année qu'il passa tout entière dans l'arche me parait valoir tout le reste. Ce juste y éprouvait une infinité d'afflictions et d'angoisses, par la privation d'air et le voisinage de tant d'animaux : au milieu de tout cela son esprit restait inébranlable, sa volonté inflexible, ainsi que sa foi envers Dieu, qui lui rendait tout facile et léger à supporter. Il est vrai que, s'il faisait beaucoup de lui-même; Dieu avait été prodigue envers lui. Malgré les tourments qu'il supportait dans l'arche, du moins il évitait une terrible catastrophe et il échappait à la destruction universelle. Aussi en échange de ces angoisses et de cette insupportable prison, il avait le repos et la sécurité, en même temps que la divine bénédiction : aussi montra-t-il sa reconnaissance, et vous le verrez ton, jours commencer par là. Dans les premiers temps de sa vie, il a pratiqué toutes les vertus et fui tous les vices dont ceux qui vivaient alors étaient infectés, ce qui lui a épargné loué punition et l'a fait sauver lui seul pendant que tous les autres étaient submergés : de même aussi, comme il a conservé la foi et qu'il a supporté avec reconnaissance son séjour dans l'arche, il a reçu encore une nouvelle effusion de grâce divine; à peine sorti de l'arche et revenu à ses premières habitudes il a obtenu a bénédiction, et montrant toujours la même reconnaissance il a rendu grâce à Dieu qui l'a encore honoré de plus grands bienfaits. Car c'est ce que fait Dieu : ce que nous lui offrons peut être sans importance ni valeur; mais enfin, si nous l'offrons, il nous récompense libéralement. Et pour vous faire voir toute la pauvreté humaine et toute la munificence da Dieu, écoutez bien ceci : si nous voulons faire une offrande à Dieu, que pouvons-nous faire de plus que de lui offrir des paroles d'action de grâces? Ce qu'il fait pour nous, au contraire, nous le voyons par des œuvres. Or, quelle différence entre les paroles et les oeuvres ! Le Seigneur n'a pas besoin de nous et ne nous demande rien que des paroles : Si même il exige cette reconnaissance verbale, ce n'est pas qu'il en ait besoin, mais c'est pour que nous ne soyons point ingrats et que nous reconnaissions l'Auteur de tant de bienfaits. Aussi saint Paul nous dit : Soyez reconnaissants. (Colos. III, 15.) C'est là surtout ce que Dieu nous demande. Ainsi ne soyons point ingrats; ne montrons point de paresse pour remercier Dieu, puisque nous recevons ses bienfaits : il nous en reviendra de nouveaux avantages. Si nous sommes reconnaissants des bienfaits passés, nous en recevrons encore de plus grands, et de plus nous donnerons des forces à notre confiance. Seulement, je vous en conjure, méditons, méditons en nous-mêmes, chaque jour et à chaque heure, s'il est possible, non-seulement les bienfaits que nous avons reçus du Créateur et que nous partageons avec toute la nature humaine, mais ceux que nous recevons chaque jour et en particulier.
Que parlé-je de bienfaits quotidiens et particuliers? Remercions encore Dieu de tous ceux qu'il nous accorde et que nous ne connaissons pas. Quand il est inquiet pour notre salut, il nous oblige sauvent à notre insu, souvent même il nous sauve des dangers et nous accorde encore d'autres grâces. C'est une source de clémence qui répand sans cesse ses flots sur le genre humain: Méditons à ce sujet et cherchons à remercier le Seigneur de ses bienfaits passés et à nous préparer à ceux de l'avenir de manière à ne pas en paraître indignes : c'est alors que nous pourrons bien diriger notre existence et fuir le vice. Car le souvenir des bienfaits est une excellente préparation à une vie vertueuse il nous empêche de tomber dans l'indifférence et l'oubli, et de tourner au mal. Un esprit attentif et vigilant remercie toujours, dans les mauvais succès comme dans les bons, et ne se laisse point abattre par les vicissitudes de la vie; il s'en fortifie davantage, et il considère l'ineffable providence de Dieu qui déploie, même dans nos adversités , assez de sagesse et de ressources, quoique nous ne puissions pas comprendre toute la profondeur de ses desseins, pour montrer qu'il veille encore sur nous.
6. Aussi soyons toujours disposés à lui rendre sang cesse
grâce de toutes choses, quoi qu'il arrive. C'est pour cela qu'il
a fait de nous des êtres raisonnables et différents des animaux;
c'est pour louer, célébrer, glorifier sans cesse le Seigneur
créateur de toutes choses. C'est pour cela que son souffle a fait
naître notre âme et qu'il nous a accordé la parole,
afin d'apprécier ses bienfaits, de reconnaître sa puissance
et de montrer que nous ne sommes point ingrats en le remerciant selon nos
forces. Car si les hommes, c'est-à-dire nos semblables, exigent
de nous des remercîments pour le moindre bienfait, non pas qu'ils
s'inquiètent de notre reconnaissance, mais pour en tirer gloire,
combien ne devons-nous pas remercier Dieu qui ne veut que nous rendre service?
Notre reconnaissance glorifie les hommes qui nous ont obligés; celle
que, nous marquons à Dieu nous glorifie nous-mêmes. En effet,
quoiqu’il n’ait pas besoin de nos remerciements, il les désire,
mais c'est pour en faire retomber sur nous tout l'avantage et nous rendre
dignes d'une protection encore plus grande. Sans doute nos louanges ne
sont pas dignes de lui; comment cela se pourrait-il avec la faiblesse de
la nature qui nous enchaîne? Mais pourquoi parler de la nature humaine?
Pas même les intelligences incorporelles et invisibles, les puissances
et les dominations, les chérubins et les séraphins ne pourraient
célébrer dignement sa gloire. Nous n'en devons pas moins,
selon nos forces, lui exprimer notre reconnaissance et glorifier sans cesse
notre Seigneur par les louanges que lui adresse notre voix et par la pureté
de notre vie. Car la meilleure glorification de Dieu consiste à
le faire célébrer par des milliers de langues. Or, tout homme
vertueux engage tous ceux qui le voient à célébrer
le Seigneur; et cette glorification dont il est cause loi attire de la
part de Dieu une grande et ineffable bénédiction. En effet,
peut-il y avoir rien de plus glorieux pour nous, non-seulement de célébrer
par nos propres voix la gloire du bon Dieu, mais d'engager tous nos semblables
à le glorifier avec nous? Pour cela, mes bien-aimés, rien
ne vaut une conduite irréprochable. Aussi le Seigneur dit : Que
votre lumière brille devant les hommes, afin qu'ils voient vos bonnes
(176) oeuvres et qu'ils glorifient votre Dieu qui est aux cieux. (Matth.
V, 16.) De même que la lumière dissipe les ténèbres,
de même l'éclat de la vertu repousse le mal et écarte
les ténèbres de l'erreur en excitant à louer Dieu
ceux devant qui elle brille. Aussi faisons nos efforts pour que nos oeuvres
aient cet éclat qui fait glorifier le Seigneur. Si le Christ a parlé
ainsi, ce n'est pas pour que nous fassions montre de nos actions; loin
de là ! C'est pour que nous veillions sur notre vie avec assez de
soin, pour qu'il nous approuve, pour ne donner à personne occasion
de blasphémer, et que nos bonnes actions excitent tous ceux qui
nous voient à glorifier le Dieu tout-puissant. C'est alors, en effet,
c'est alors que nous attirerons sur nous toute sa bienveillance, que nous
pourrons éviter les châtiments et obtenir les biens ineffables,
par la grâce et la bonté de Notre Seigneur Jésus-Christ,
à qui ainsi qu'au Père et au Saint-Esprit, soient gloire,
puissance et honneur, maintenant et toujours, et dans les siècles
des siècles. Ainsi soit-il.
VINGT-SEPTIÈME HOMÉLIE. " Et Noé dressa un autel
au Seigneur, et il prit de tous les oiseaux purs, et il offrit un holocauste
sur l'autel. " (Gen. VIII, 20.)
ANALYSE.
1. Les bienfaits de Dieu envers notre race sont innombrables; le plus grand, le plus incompréhensible de tons, c'est la venue de son Fils unique en ce monde. — 2. Dieu agrée les sacrifices que lui offrent les hommes pour exercer leur reconnaissance. — 3. La foi et la bonne intention donnent à nos oeuvres leur mérite. — 4. La bonté de Dieu se manifeste dans la promesse qu'a fait de ne plus détruire le genre humain par le déluge, par la permission qu'il accorde h l'homme de se nourrir de la chair des animaux. — 5. La défense de manger le sang des animaux a été faite pour adoucir la naturelle cruauté de l'homme. — 6-8. Exhortation au pardon des injures et a l'amour des ennemis.
1. Vous avez vu hier comment la bonté du Dieu clément fit sortir le juste de l'arche et le délivra d'une pareille habitation, d'une prison si triste et si pénible, et comment il récompensa sa patience en disant: Croissez et multipliez. Apprenons aujourd'hui combien Noé a été sensible et reconnaissant, et comment il s'est ainsi attiré de la part de Dieu des grâces encore plus grandes. C'est ce que fait Dieu quand il rencontre des coeurs touchés de ce qu'il a déjà fait, il leur prodigue encore de nouvelles faveurs. Cherchons donc à remercier le. Seigneur Dieu de tous les biens qu'il nous a déjà accordés, afin d'en mériter de plus grands encore . n'oublions jamais les faveurs que Dieu nous a faites, et songeons-y constamment pour lui offrir sans cesse nos actions de grâces, quoiqu'elles soient si nombreuses que notre mémoire ne suffise pas pour retenir et compter tous les biens que nous en avons reçus, Qui pourrait en effet examiner tout ce que nous avons déjà reçu, tout ce qui nous est promis et tout ce que nous recevons chaque jour? Dieu nous a tirés du néant à l'être, il nous a donné un corps et une âme, nous a créés raisonnables, nous a donné cet air que nous respirons , a formé création pour le genre humain : il avait voulu , dans l'origine, que l'homme vécût dans le paradis sans douleur ni travail, égal aux anges et aux puissances (177) incorporelles et supérieur aux exigences de la chair, malgré le corps qui l'enveloppait. Ensuite quand l'homme, par sa négligence, eut succombé au piége diabolique que lui tendait le serpent, Dieu ne cessa point d'être bon pour ce pécheur, ce coupable : par sa punition même, comme nous l'avons dit hier, il montra l'excès de sa bonté et lui accorda encore une infinité d'autres bienfaits. Par la suite des temps, la race s'étant. accrue et se détournant vers le mal, quand Dieu eut vu que les plaies étaient incurables , il détruisit tous ces artisans du vice, comme un mauvais levain, laissant ce juste pour en faire la racine et l'origine du genre humain. Voyez encore quelle est sa bonté envers ce juste. C'est par lui et ses fils qu'il a fait multiplier l'humanité en foule innombrable : peu à peu, choisissant des justes, je veux dire les patriarches, il les a établis comme les précepteurs du genre humain, capables d'entraîner tout le monde par l'exemple de leurs vertus, et comme des médecins, de guérir les maladies morales. Il les a conduits; tantôt en Palestine, tantôt en Egypte, afin de montrer à découvert, d'un côté la patience de ses serviteurs, et, de l'autre, de déployer toute sa puissance : ainsi, il s'est toujours montré empressé pour le salut de la race humaine, en suscitant des prophètes, et leur faisant accomplir des signes et des miracles. En un mot, de même que nous ne pourrions pas, avec mille efforts, compter le nombre des flots de la mer, de même nous ne pourrions énumérer la variété des bienfaits que Dieu a épanchés sur notre nature. Enfin, quand il vit qu'après tant de bienveillance de sa part et sa miséricorde inouïe, la race humaine était encore retombée, sans avoir pu être retenue par les patriarches, les prophètes, les miracles les plus frappants, les châtiments et les avertissements si souvent répétés, enfin par les captivités consécutives, Dieu ayant pitié de notre race, pour guérir nos âmes et nos corps, nous envoya son Fils unique, sortant, pour ainsi dire, des bras paternels ; il lui fit prendre la forme d'un esclave dans le sein d'une Vierge, vivre avec nous et supporter toutes nos misères pour enlever de la terre au ciel notre race abattue sous le poids de ses péchés. Le fils du tonnerre, frappé de l'excès de bonté que Dieu avait déployé à l'égard du genre humain, nous disait à haute voix : C'est ainsi que Dieu a aimé le monde. (Jean, III, 16.) Voyez quels prodiges renferme ce mot : C'est ainsi ! Il fait comprendre la grandeur de ce qui va suivre, et c'est pourquoi l'Ecriture commence ainsi. Donnez-nous donc, ô saint Jean, l'explication de ce trot, c'est ainsi dites-nous l'étendue, la grandeur, l'excellence d'un pareil bienfait. C'est ainsi que Dieu a aimé le monde, au point de nous donner son Fils unique, pour que tout homme croyant en lui ne meure pas, mais ait la vie éternelle.
Voilà la cause de la venue du fils de Dieu en ce monde, il y est venu pour que les hommes qui allaient périr, trouvassent une occasion de salut dans 1a foi en lui. Qui pourra concevoir cette grande et admirable libéralité qui dépasse notre raison, par laquelle le don du baptême, accordé à notre nature, efface tous nos péchés? Mais que dis-je? Si l'esprit ne le conçoit pas, la parole peut encore moins le rendre, et quoi que je dise, il m'en restera encore plus à dire. Qui aurait pu imaginer cette voie de pénitence que Dieu, par son inexprimable bonté, a ouverte à notre race, en nous donnant, après la grâce du baptême, ces admirables préceptes par lesquels, si nous le voulons bien, nous pourrons rentrer en grâce avec lui.
2. Vous avez vu, mes bien-aimés, l'abîme de ses bienfaits, vous avez vu combien nous en avons comptés, mais nous n'avons pu vous en dire encore qu'une faible partie. Comment une langue humaine pourrait-elle exposer tout ce que Dieu a fait pour nous ? Quels que soient ses bienfaits dans cette vie, il en a promis de plus grands et d'inexprimables dans l'autre vie à ceux qui auront marché sur terre dans le sentier de la vertu. Saint Paul nous en indique la grandeur en quelques mots : Dieu a préparé ci ceux qui l'aiment des biens que l’oeil n'a pas vus, que l'oreille n'a pas entendus, que le coeur de l'homme n'a pas devinés. (I Cor. II, 9.) Quels dons inouïs, quelle magnificence au-dessus de toute pensée humaine ! Il dit :que le coeur de l'homme n'a pas deviné. Méditons ces paroles, et rendons grâce à Dieu suivant nos forces, nous pourrons bien mieux nous concilier sa bienveillance et devenir plus capables d'être vertueux. Car le souvenir des bienfaits de Dieu suffit pour nous rendre supportables les efforts de la vertu, nous préparer à mépriser toutes les choses présentes et pour nous attacher à Celui qui nous comble de ses faveurs, en nous pénétrant d'un amour chaque jour plus ardent. Ainsi Noé a obtenu tant de bienveillance et de grâce d'en-haut, parce qu'il avait montré sa (177) reconnaissance pour les bienfaits déjà reçus. Mais, pour que cette instruction soit plus claire, il faut que je rappelle à votre charité le commencement de ce qu'on a lu aujourd'hui. Après que le juste fut sorti de l'arche, selon l'ordre de Dieu, avec ses fils, sa femme et les femmes de ses fils, ainsi que tous les animaux et les volatiles, et qu'il eut reçu de Dieu, après sa sortie, cette bénédiction qui le consolait si bien : croissez et multipliez, l'Ecriture, pour montrer sa reconnaissance, nous dit : Noé dressa un autel au Seigneur et il prit de tous les quadrupèdes purs et de tous les volatiles purs, et il offrit un holocauste sur l'autel. Observez avec soin, mes bien-aimés, d'après les paroles présentes, comment le Créateur de toutes choses a mis dans notre nature une idée précise de la vertu. D'où serait venue à ce juste, dites-moi, une pareille idée ? Il n'y avait là personne qu'il pût prendre pour exemple. Mais de même que dans l'origine, Abel, le fils du premier homme, a offert avec dévotion un sacrifice sans être averti par d'autres que par lui-même; de même aujourd'hui ce juste, par la rectitude de sa volonté et de son jugement, offrit au Seigneur, suivant ses forces et comme il croyait devoir le faire, un sacrifice d'actions de grâce. Voyez avec quelle sagesse il avait tout disposé ! Il n'avait pas d'édifice splendide, de temple, ni même de maison habitable ni rien de semblable : il savait, en effet, il savait que Dieu ne demande que les coeurs. Il éleva un autel à la hâte, prit quelques animaux purs et quelques oiseaux purs et offrit son holocauste, montrant ainsi sa reconnaissance autant qu'il le pouvait : aussi le Dieu de bonté couronna sa bonne volonté et lui montra de nouveau sa bienveillance; car l'Ecriture dit: Et le Seigneur en sentit l'odeur agréable. Voyez comme l'intention du sacrificateur change en parfum 1a fumée, l'odeur de graisse et toute la puanteur qui s'en exhalait. Aussi Paul disait: Nous sommes la bonne odeur du Christ pour ceux qui sont sauvés et pour ceux qui périssent: pour les uns c'est une odeur de mort qui fait mourir, pour les autres une odeur de vie qui fait vivre (II Cor. II, 15), c'est là cette odeur agréable.
Ne vous choquez pas d'un mot vulgaire ces expressions, mises à la portée de notre faiblesse, signifient seulement que Dieu accepta l'offrande du juste. On peut voir par cela même que Dieu n'a besoin de rien et qu'il a permis les sacrifices pour exercer les hommes à la reconnaissance. Aussi ce qui lui était offert était brûlé par le feu, afin que les hommes qui l'offraient comprissent que tout cela n'avait d'usage que pour eux. Mais pourquoi, direz-vous, l'a-t-il permis autrefois? C'était encore pour avoir égard à la faiblesse de notre raison les hommes, tombant peu à peu dans le relâchement , devaient se faire d'autres dieux et leur offrir aussi des sacrifices : il voulut donc qu'on lui en offrît à lui-même, afin d'arrêter du moins les hommes sur la pente de cette erreur funeste. Et pour vous montrer que c'était une concession faite à notre faiblesse, observez que, dans l'époque qui nous précède, il avait fait une loi de la circoncision, non qu'elle pût servir en rien au salut de l'âme, mais comme une marque de reconnaissance, comme un signe ou un cachet que les Juifs portaient avec eux et qui leur défendait de se mêler aux gentils.
3. Aussi saint Paul l'appelle-t-il un signe, en disant : Il donna le signe de la circoncision comme un sceau. (Rom. IV, 11.) Ce n'est pas que cela justifie, car notre juste, avant que la circoncision eût été établie, parvint à une si haute vertu : Mais que dis-je ? Le patriarche Abraham lui-même, avant de recevoir la circoncision, a été justifié par sa foi seule. Car avant la circoncision, dit saint Paul, Abraham crut en Dieu et cela lui fut imputé en justice. (Rom. IV, 3.) Pourquoi donc, ô juif, t'enorgueillir de ta circoncision ? Apprends que bien des hommes ont été justes avant qu'elle fût connue. Ainsi, Abel fut conduit par sa foi à faire son offrande, et Paul dit : C'est par la foi qu'Abel fit à Dieu une offrande plus agréable que celle de Caïn. (Héb. XI, 4.) Enoch fut enlevé au ciel, et Noé, par sa grande justice, évita les horreurs du déluge : enfin, Abraham même, avant sa circoncision, fut vanté par Dieu pour sa vertu. C'est ainsi que, dès l'origine, le genre humain a trouvé son salut dans la foi'' De même le Dieu de bonté a permis qu'on lui offrît des sacrifices, à une époque où notre nature était plus imparfaite, pour que l'homme pût lui exprimer sa reconnaissance et fuir le culte funeste des idoles. Si, en effet, malgré tant de condescendance de Dieu, bien des hommes n'ont pas évité cette chute, qui aurait pu l'en garantir sans cela? Le Seigneur en sentit l'odeur agréable. Il n'en dit pas autant des Juifs ingrats : pourquoi cela? Ecoutez le (179) Prophète : Le parfum m'est en abomination (Is. I,13), pour montrer que ceux qui l'offrent ont une volonté perverse. De même que la vertu du juste a changé en parfum la fumée et l'odeur de viande rôtie, de même leur méchanceté changeait les parfums en infection. Aussi, efforçons-nous, je vous en conjure, d'apporter des intentions pures, c'est la source de tous les biens. Le bon Dieu n'a pas l'habitude de regarder nos actions elles-mêmes, il considère la pensée intérieure qui nous fait agir : d'après cela il blâme ou il approuve nos actions. Ainsi, soit que nous priions, soit que nous jeûnions, soit que nous fassions l'aumône (car ce sont là nos sacrifices spirituels), soit que nous fassions toute autre couvre spirituelle, faisons-la toujours dans une bonne intention, afin de recevoir une palme digne de nos efforts. En effet, il est absolument impossible que nos travaux ne soient pas récompensés, s'ils ont été dirigés suivant les règles de la vertu. Il peut même se faire que, par l'extrême bonté de Dieu, nous soyons récompensés pour la seule intention, quoique notre oeuvre n'ait pas été accomplie. Remarquez, par exemple, ce qui arrive à propos de l'aumône. Si, en voyant un homme étendu sur la place et réduit à la dernière misère, vous Compatissez à son sort, et si vous élevez votre pensée au ciel, en remerciant le Seigneur qui vous a épargné ces souffrances et qui donne au pauvre le courage de les supporter , quand même vous ne pourriez apaiser et rassasier sa faim , vous serez néanmoins complètement récompensé pour l'intention. Voilà pourquoi le Seigneur dit : Celui qui aura donné seulement un verre d'eau froide à quelqu'un parce qu'il est mon disciple, en vérité, je vous le dis, il ne perdra pas sa récompense. (Matth. X, 42.) Qu'y a-t-il de moins précieux qu'un verre d'eau froide? Mais l'intention qu'on y joint mérite une récompense. Nous pouvons prendre l'exemple opposé. Je dois présente ces contrastes à votre charité pour que vous puissiez apprécier le mérite avec assurance. Ecoutez ce que dit le Christ: Celui qui regarde une femme pour la désirer a déjà commis l'adultère dans son coeur. (Matth. V, 28.) Vous voyez ici qu'une mauvaise pensée entraîne une condamnation, et qu'un regard imprudent est puni comme si l'adultère avait été consommé ! Puisque nous savons tout cela , affermissons partout et toujours notre intention dans le bien, afin que nos actions soient bien reçues. Car si une bonne intention change en parfum la fumée et la mauvaise odeur, que ne peut-elle pas faire d'un culte spirituel, et quelles grâces du ciel ne peut-elle pas attirer sur nous ! Le Seigneur en sentit l'odeur agréable. Vous voyez ce qui est arrivé au juste dont l'action, à en juger par l'apparence, avait peu de valeur, mais qui en avait une très-grande par la pureté dé son intention. Voyez encore l'infinie bonté du Dieu de clémence. Le Seigneur Dieu dit en réfléchissant : je ne maudirai plus la terre à l'occasion des couvres des hommes, car la pensée des hommes est sujette à tomber dans le mal dès leur jeunesse. Je ne frapperai plus toute chair vivante, comme je l'ai fait, tant que la terre vivra.
4. Quelle quantité de bienfaits, quelle étendue de bonté, quel excès de clémence ! Le Seigneur Dieu dit en réfléchissant. Ce mot en réfléchissant est tout à fait humain et adapté à notre nature. Je ne maudirai plus la terre à l'occasion des oeuvres des hommes. En effet, il avait dit au premier homme créé. La terre t'engendrera des épines et des chardons. (Gen. III, 8, et IV, 12), et il avait parlé de même à Caïn. — Maintenant; après la destruction universelle, il s'adresse au juste pour le consoler, lui rendre confiance et l'empêcher de te dire à soi-même : A quoi servira cette bénédiction, croissez et multipliez, s'il nous faut encore périr après nous être multipliés ? Car il avait aussi dit autrefois à Adam : Croissez et multipliez; cependant le déluge est venu. Pour lui éviter ces tourments perpétuels de la pensée, voyez quelle est la bonté de Dieu : Je ne maudirai plus la terre à propos des oeuvres des hommes! D'abord il déclare que c'est à propos de leur perversité qu'il a ainsi bouleversé la terre. Ensuite, pour nous montrer que s'il fait cette promesse, ce n'est pas qu'il s'attende à voir les hommes se mieux conduire; il ajoute : Car la pensée des hommes est sujette à tomber dans le mal dès leur jeunesse. Voilà un rare exemple de bonté. Puisque, dit-il, la pensée de l'homme est sujette à tomber dans le mal depuis sec jeunesse, à cause de cela, je ne maudirai plus la terre. J'ai usé deux fois, dit-il, de tout mon pouvoir puisque je vois la méchanceté si prompte à s'accroître, je promets de ne plus détruire la terre. Ensuite, pour montrer toute l'étendue de sa bonté, il ajoute : Je ne frapperai plus toute chair vivante, comme je l'ai fait, tant que la terre vivra. Voyez, je vous prie, quelle (180) consolation il apporte au juste, et même à d'autres qu'au juste ! car, dans sa bonté, il embrasse toute la race des hommes de l'avenir, puisqu'il dit: Je ne frapperai plus toute chair vivante, et qu'il ajoute: comme je t'ai fait, et aussi tant que la terre vivra; il déclare ainsi qu'il n'y aura plus de déluge, et que jamais une pareille catastrophe n'envahira le globe. Il dit même comme preuve de son éternelle bienveillance: Tant que la terre vivra, c'est-à-dire: Je promets qu'à aucune époque je ne déploierai à ce point mon indignation et que je ne causerai jamais une pareille perturbation dans la marche des saisons, ni dans l'ordre des éléments. Aussi, dit-il à la suite: Les semailles et les moissons, le froid et la chaleur, l'été et le printemps ne cesseront ni jour ni nuit. Cet ordre, dit-il, sera immuable: jamais la terre ne cessera de donner à l'homme sa subsistance et de récompenser les labeurs de l'agriculture; les saisons ne seront plus bouleversées, mais le froid et le chaud, l'été et le printemps reviendront à leur tour dans l'année. En effet, pendant le déluge, tout cela avait été confondu, et le juste dans l'arche était presque dans une nuit complète; aussi Dieu lui dit: Le jour et la nuit ne cesseront pas leur course et, jusqu'à la fin des siècles, leurs fonctions seront immuables. Voyez quel puissant encouragement bien capable de relever le courage du juste; voyez quelle récompense il a reçue de ses mérites. Mais cette ineffable libéralité se montre encore dans ce qui suit: Dieu bénit Noé et ses fils et leur dit: Croissez et multipliez, et remplissez la terre et dominez-la. Vous serez craints et redoutés de toutes les bêtes de la terre et de tous les oiseaux du ciel, de tous les animaux qui se meuvent sur terre et de tous les poissons de la mer: je les ai livrés tous entre vos mains. Tout ce qui se meut et qui est vivant sera votre nourriture; je vous l'ai donné comme les plantes des jardins. Cependant ne mangez pas la chair avec son sang, qui est son âme. Il faut ici admirer la suprême bonté du Seigneur. vous voyez que le juste reçoit de nouveau la même bénédiction qui avait déjà été donnée à Adam; cette supériorité que l'homme avait perdue, il la recouvre par sa vertu et surtout par l'inexprimable clémence du Seigneur. Car, de même qu'il avait dit autrefois: Croissez et multipliez, et gouvernez la terre; dominez sur les poissons de la mer, les reptiles, les volatiles et les quadrupèdes; il dit maintenant : Vous serez craints et redoutés de toutes les bêtes de la terre et de toutes les volatiles. Tout ce qui se meut et vit sur terre sera votre nourriture; je vous l'ai donné comme les plantes des jardins. Cependant ne mangez pas la chair avec son sang, qui est son âme. C'est la même loi que celle qui avait été donnée au premier homme, sauf une observation. Quand l'empire du monde a été donné à Adam, ainsi que la jouissance de tout ce qui était dans le paradis, il y eut cependant un arbre auquel il lui fut défendu de toucher; il en est de même pour Noé; Dieu le rend terrible aux animaux de la terre et met encore sous sa puissance les oiseaux et les volatiles; il dit aussi: Tout ce qui se meut et vit sur terre sera votre nourriture: je vous l'ai donné comme les plantes des jardins. C'est alors qu'a commencé l'usage de manger de la viande, non pas pour satisfaire notre gourmandise, mais parce que les hommes, devant sacrifier des animaux, afin de rendre grâce au Seigneur, il ne fallait pas qu'ils parussent rejeter les choses consacrées: aussi Dieu leur accorde l'usage de cette nourriture et leur permet d'y recourir abondamment. Je vous ai tout donné comme les plantes des jardins. Ensuite, de même que, tout en jouissant du fruit de tous les arbres, Adam devait s'abstenir d'un seul, de même aussi, tout en accordant à Noé la permission de manger de tout ce qu'il voudrait, Dieu lui dit néanmoins: Ne mangez pas la chair avec le sang, qui est son âme. Qu'est ce donc qu'un animal où l'on a laissé le sang qui est son âme? Cela signifie une bête étouffée; car l'âme d'un animal n'est autre chose que son sang.
Comme les sacrifices se faisaient en immolant des animaux, voici l'enseignement qui résulte dé ce commandement. Le sang est mis à part pour moi, et vous gardez la chair. Dieu agit ainsi pour modérer par ses ordres la cruauté et le penchant à l'homicide. Pour prouver qu'il a voulu ainsi rendre les hommes plus pieux, écoutez ce qui suit : Je demanderai compte de votre sang, de vos âmes, à tous les animaux. Et je demanderai compte à l'homme et au frère de l'âme de l'homme. Quoi donc ! l'âme de l'homme est-elle du sang? Dieu ne veut pas le dire; loin de là! mais il parle conformément aux habitudes humaines, comme si un homme disait à un autre : Ton sang est en mes mains : c'est-à-dire, je puis te tuer. Pour voir que l'âme de l'homme n'est pas le sang , écoutez le Christ, qui dit : Ne (181) craignez pas ceux qui tuent le corps, mais qui ne peuvent tuer l'âme. (Matth. X, 28.) Et voyez la distinction que Dieu fait; : Celui qui aura répandu le sang de l'homme, son sang sera répandu par compensation; car j'ai fait l’homme à mon image. Méditez, je vous prie, sur la terreur qu'inspirent ces paroles. Si l'idée de frapper ton semblable, celui qui est de même nature que toi, ne suffit pas pour te détourner de ton odieuse entreprise, si tu repousses toute sympathie fraternelle pour te livrer à cette criminelle audace, songe que ta victime a été faite à l'image de Dieu, que Dieu lui a accordé ses plus hautes prérogatives, et abandonne ton horrible projet. Mais supposons un homme qui ait commis une infinité de meurtres et versé des flots de sang: comment pourra-t-il tout compenser en répandant le sien? Ne vous arrêtez pas à cela, mais songez que bientôt il recevra un corps incorruptible qui pourra être puni sans cesse pendant l'éternité. Voyez aussi comme le précepte est précis. Il est dit de l'homme : tu ne verseras pas son sang; à propos des animaux il n'est point dit tu ne verseras pas, mais seulement : Tu ne mangeras pas la chair avec le sang; qui est son âme. D'un côté Dieu dit : tu ne répandras pas; de l'autre : tu ne mangeras pas.
Vous voyez que ces lois n'ont rien de pénible, combien ces préceptes sont simples et faciles, comment Dieu ne demande à notre nature rien de gênant et de fâcheux. Plusieurs personnes disent que lé sang des animaux. est lourd, grossier et cause des maladies : nous pensons que si nous devons observer ce précepte, ce n'est pas à cause de la raison que nous venons de dire, si savante qu'elle soit, mais pour accomplir l'ordre du Seigneur. Du reste, pour savoir que s'il nous a fait cette recommandation c'est pour modérer nos instincts sanguinaires, il dit : Quant à vous, croissez, multipliez, remplissez la terre et dominez la. Ce n'est pas sans raison qu'il dit : Quant à vous. Vous qui êtes si peu nombreux; si faciles à compter, remplissez la terre et gouvernez-la, c'est-à-dire ayez-y tout empire, toute puissance et recueillez-en les fruits. Voyez, je vous prie, toute la bonté de Dieu qui, en échange d'immenses bienfaits, n'impose qu'une facile et unique obligation. De même qu'après avoir placé Adam dans le paradis et lui avoir accordé de jouir de tout, il lui défendit cependant de toucher à un arbre; de même ici encore, après avoir promis qu'il ne détruirait plus l'univers et qu'il ne s'irriterait pas à ce point, mais que les éléments ne seraient plus bouleversés jusqu'à la consommation, des siècles et garderaient toujours leur marche et leurs lois, après avoir donné sa bénédiction à ceux qu'il avait sauvés, et leur avoir accordé toute puissance sur les animaux et le droit de manger leur chair, Dieu leur dit: Cependant vous ne mangerez pas la chair avec le sang, qui est son âme. Vous voyez qu'après avoir montré tant de bonté et d'ineffable libéralité, il finit par un ordre : ce n'est pas là l'habitude des hommes. Les hommes veulent, avant fout, que leurs ordres soient exécutés, ils exigent beaucoup de douceur et d'exactitude chez ceux qu'ils chargent de leurs commandements, et ce n'est qu'à la fin qu'ils songent à récompenser ceux qui leur ont montré tant d'obéissance. Le Maître de toutes choses agit tout autrement : il commence par répandre ses bienfaits, il nous séduit par leur abondance, puis enfin il donne quelques préceptes simples et faciles, afin que leur facilité même se joigne aux bienfaits antérieurs pour assurer notre obéissance.
N'ayons donc jamais, mes bien-aimés, ni répugnance , ni négligence pour remplir ses commandements : songeons à ses bienfaits antérieurs et à la facilité de ses ordres, ainsi qu'à la grandeur des récompenses qui bous sont promises quand nous les aurons remplis: veillons et empressons-nous d'exécuter tout ce que Dieu nous a commandé; ne quittons pas la route qu'il nous a tracée pour parvenir au salut de nos âmes, faisons un bon usage du temps qui nous reste encore à vivre, purifions-nous de nos péchés et fortifions notre confiance, surtout dans les jours gui restent encore jusqu'à la fin du carême.
6. Ce nombre de jours est encore suffisant, si nous voulons l'employer à la pénitence. Si je vous parle ainsi, ce n'est pas que ce temps soit en réalité suffisant pour nous corriger de tous nos péchés, mais c'est parce que nous avons un Maître doux et clément qui n'exige pas beaucoup de temps: il suffit de s'approcher de lui avec ferveur et vigilance en rejetant tous les soins du monde et ne s'appuyant que sur la force d'en-haut. Les habitants de Ninive, écrasés sous une multitude de péchés, mais faisant une grande et véritable pénitence, n'eurent pas besoin de plus de trois jours pour (182) réveiller la bonté de Dieu et rendre vaine la sentence qu'il avait portée contre eux. Mais pourquoi parler des Ninivites ? Le larron sur la croix n'a pas eu besoin d'un jour. Et que dis-je, d'un jour? pas même d'une heure, tant est grande là bonté de Dieu pour nous ! Car, dès qu'il voit que nous venons à lui avec une volonté ferme et un désir fervent, if ne tarde pas, il ne diffère point; il s'empresse, au contraire, et avec sa générosité habituelle, il s'écrie : Tu parleras encore quand je te dirai : Me voilà ! (Is. LVIII, 9.)
Il nous écoutera donc si nous voulons, pendant ces quelques jours, montrer un certain zèle, puiser du secours dans un jeûne convenable, secouer notre paresse pour implorer le Seigneur, verser des larmes brûlantes; confesser fréquemment nos péchés, montrer les plaies de notre âme comme celles du corps à un médecin, nous livrer à cette cure spirituelle et faire, du reste, tout ce qui dépend de nous, c'est-à-dire apporter un coeur contrit, une véritable componction, faire de larges aumônes, refréner les passions qui troublent notre raison et les chasser de notre âme, au point de ne plus être assiégé par l'amour des richesses, par des rancunes contre notre prochain, par des haines contre nos semblables. Il n'est rien, en effet, rien' que Dieu déteste et repousse, comme un homme qui conserve constamment dans son âme de la rancune et de la haine contre son prochain. Cette faute est d'autant plus funeste qu'elle s'oppose à la miséricorde de Dieu. Pour vous l'apprendre, je vous rappelle la parabole évangélique, où cet homme, qui devait à son maître dix mille talents, tomba à ses pieds, le supplia et l'implora, et obtint remise du tout. Son maître, ému de pitié, lui remit sa dette. (Maith. XVIII, 27.) Voyez quelle est la miséricorde du maître. Le débiteur tombe à ses pieds et lui demande une échéance plus éloignée. Donne-moi du temps et je te payerai tout. Mais le maître bon et miséricordieux, touché de sa prière, lui accorda non-seulernent ce qu'il demandait, mais plus qu'il n'osait espérer. C'est ce que fait Dieu, pour dépasser et prévenir nos prières. Cet homme implorait l'indulgence et promettait de tout payer; mais ce maître, dont la bonté dépasse .encore nos fautes, est assez touché pour le tenir quitte et lui remettre sa dette. Vous avez vu ce que le serviteur demandait et combien le maître lui a remis : voyez maintenant la folie du serviteur. Il devait, après avoir été l'objet d'une si grande bonté et d'une pareille munificence, être porté lui-même à l'indulgence envers le prochain ; c'est tout le contraire. Il s'en va ensuite, il s'agit de l'homme à qui on avait remis dix mille talents. Écoutez, je vous en conjure, avec attention, car ce qui suit suffit pour entraîner nos âmes et nous persuader d'en arracher une maladie aussi grave; il s'en va ensuite trouver un de ses . compagnons de servitude qui lui devait cent deniers. Voyez quelle différence ! Ici ce compagnon devait cent deniers; de l'autre côté le maître réclamait dix mille talents, et cependant il avait abandonné la dette aux supplications de son débiteur. Mais ce débiteur lui-même, prenant son compagnon, l'étouffait en disant : rends-moi ce que tu me dois. Son compagnon de servitude tomba à ses pieds. Voyez comme l'évangéliste répète ce mot de compagnon, non sans motif, mais pour que nous. comprenions qu'ils étaient égaux. Cependant, ce compagnon le suppliait comme l'autre avait supplié son maître, en disant: Donne-moi du temps et je te rendrai tout. Mais celui-ci s'en alla, et fil jeter le débiteur en prison jusqu'au paiement de la dette. Quel excès d'ingratitude ! Il avait encore le souvenir récent de la libéralité que son maître avait déployée à son égard, et il n'a pas. pitié d'un autre; il veut d'abord l'étrangler et enfin le jette en prison..
7. Mais voyez la suite: Quand les compagnons de servitude virent cela, ils furent attristés, et, venant vers leur maître, ils lui dirent tout. Ce n'est pas celui qui avait été maltraité (comment aurait-il pu le faire, puisqu'il était-en prison?), mais les autres compagnons qui souffraient de cette injustice, qui pourtant. ne les, touchait pas; dans leur tristesse ils vont .voir le maître et lui racontent tout. Voyez maintenant la colère du maître. Il le fit venir et lui dit : méchant serviteur. C'est ici que l'on peut voir combien il est funeste de se rappeler les injures. Quand il devait dix mille talents, le maître ne l'a pas appelé méchant; mais aujourd'hui, après qu'il a été cruel avec son compagnon : Méchant serviteur, lui dit-il, je t'ai remis toute ta dette parce que tu m'as supplié. Voyez comme il lui fait sentir sa perversité! Qu'as-tu fait de plus avec moi, que ton compagnon avec toi, lui dit-il? Tu m'as dit quelques mots, j'ai accueilli ta prière et je t'ai remis ton immense dette. Ne devais-tu pas avoir pitié de
ton compagnon comme j'ai eu pitié de toi. Quel pardon mérites-tu, si moi, le maître, je t'ai remis une dette aussi considérable pour quelques paroles; tandis que toi, tu n'as pas eu pitié de ton compagnon, de ton égal? rien. n'a pu te fléchir, tu ne t'es pas rappelé mes concessions, tu n'as montré aucune commisération, tu as été inhumain et cruel, tu es resté impitoyable envers ton camarade. Aussi tu vas connaître tous les maux que tu as attirés sur toi. Et le maître irrité le livra aux bourreaux. Vous voyez que maintenant il se fâche contre l'inhumanité de son serviteur et le livre aux bourreaux, il fait actuellement ce qu'il n'avait pas voulu faire quand il ne s'agissait que d'une dette. Il le livra aux bourreaux jusqu'à ce qu'il rendît toute la dette, c'est-à-dire jusqu'à ce qu'il comptât les dix mille talents qui lui avaient été remis. Sans doute la clémence de Dieu est grande et ineffable : quand c'était lui-même qui réclamait la dette, il a tout remis sur de simples prières; mais quand il voit le débiteur aussi cruel et aussi inhumain envers son compagnon, il révoque sa libéralité, et montre par ses actions que ce n'est pas ce compagnon qui a été maltraité, mais que c'est lui-même. Et de même que cet homme avait jeté son compagnon en prison jusqu'à ce qu'il s'acquittât de sa dette; de même il le livre aux bourreaux jusqu'à ce qu'il ait aussi payé sa dette.
Dans tout cela, il n'est pas seulement question de talents et de deniers, mais de péchés et de la grandeur de nos fautes : cela nous montre que si nous sommes chargés devant Dieu d'une infinité de péchés, cependant, par son ineffable miséricorde, il peut nous les remettre. Mais si nous devenons cruels et inhumains envers nos compagnons de servitude, nos semblables, ceux qui sont de notre nature, si nous ne remettons pas les fautes qu'ils ont commises contre nous, si nous les tourmentons pour une cause frivole (quelles que soient ces offenses, elles seront toujours dans la proportion de cent deniers à dix mille talents avec celles que nous avons commises envers le Seigneur) ; alors l'indignation du Seigneur tombe sur nous, et les dettes qu'il nous avait déjà remises, il nous force de nouveau à les payer dans les tourments. Pour être bien certains que dans cette parabole le Seigneur fait en réalité allusion au salut de nos âmes, écoutez ce qui la termine: C'est ce que votre Père céleste voies fera, si chacun de vous ne pardonne pas du fond du coeur à son frère les offenses qu'il en a reçues.
Cette parabole peut nous être d'une grande utilité, si nous y faisons attention. Comment pourrions-nous avoir à pardonner autant que le Seigneur nous pardonne? Du reste, si nous voulons que Dieu nous pardonne, nous n'avons qu'à accorder notre pardon à nos compagnons d'esclavage, nous obtiendrons celui de Dieu. Voyez toute la précision de ces paroles. Il ne dit pas simplement : si vous ne remettez pas les fautes des hommes, mais : si chacun de vous ne pardonne pas du fond du coeur à son frère les offenses qu'il en a reçues. Remarquez comme il veut que notre coeur soit calme et tranquille, que notre âme ne soit pas troublée et se délivre des passions, en conservant pour notre prochain des sentiments d'affection. Dans un autre passage, il dit aussi : Si vous remettez aux hommes leurs péchés, votre Père céleste vous remettra les vôtres. (Matth. VI, 14.) Ne croyons donc pas, quand nous obéissons à cet ordre, être bien généreux envers les autres et leur faire de grandes concessions. C'est nous-mêmes qui jouissons du bienfait et nous en retirons un avantage immense. Si nous agissons autrement, nous ne pourrons faire aucun mal à nos ennemis, et nous préparons pour nous-mêmes les peines intolérables de l'enfer. Aussi, je vous en conjure, méditons là-dessus, et s'il est quelques personnes qui nous ont affligés ou nous ont fait un tort quelconque, gardons-nous de conserver contre elles ni rancune ni haine; considérons plutôt quelle occasion cela nous donne de mériter les bienfaits et l'affection de Dieu , puisque la meilleure manière d'effacer nos péchés est de nous réconcilier avec ceux qui nous ont offensés. Soyons donc actifs et empressés pour recueillir un pareil avantage, et soyons aussi bien disposés pour ceux qui nous ont fait tort que pour ceux qui nous ont véritablement servis. Car, si nous y réfléchissons, ceux qui ont été bons pour nous et qui ont cherché à nous rendre service de toute manière , ne pourront nous être aussi utiles que nos bons procédés envers nos ennemis pour gagner la bienveillance d'en-haut et nous débarrasser du fardeau de nos péchés.
8. Méditez avec moi, mes bien-aimés, sur l'importance de cette vertu, et connaissez-la d'après les récompenses que le Seigneur de l'univers y a attachées. Il dit: Chérissez vos ennemis, bénissez ceux qui vous persécutent, priez (184) pour ceux qui vous calomnient. (Matth. V, 44.) Comme ces préceptes sont élevés et touchent le sommet de la vertu, il ajoute : Afin que vous soyez semblables â votre Père qui est aux cieux parce qu'il fait lever son soleil sur les bons et les méchants, et qu'il fait tomber la pluie sur les justes et les pervers.
Voyez à qui peut ressembler l'homme, autant que sa nature le comporte, quand il consent, non-seulement à ne pas se venger de celui qui l'a offensé, mais encore à prier pour lui ? Que notre négligence ne nous fasse donc pas perdre de vue de si grands biens et ces récompenses incomparables, mettons tous nos soins à une oeuvre si méritante, habituons et forçons notre esprit à obéir aux ordres de Dieu. C'est pour cela que je vous ai fait cette exhortation et que je vous ai rapporté cette parabole. Vous avez vu quelle était l'importance de cette oeuvre et quel avantage nous pouvons en retirer; je vous l'ai montré pour que celui d'entre vous qui aurait un ennemi s'empresse de se réconcilier avec lui pendant qu'il en est encore temps. Qu'on ne me dise pas je l'ai prié une première et une seconde fois de se réconcilier, et il a refusé. Si nous le voulons sincèrement, nous n'aurons pas de repos avant d'avoir remporté cette victoire, de nous l'être rendu favorable et de lui avoir fait oublier ses inimitiés avec nous. Lui donnons-nous quelque chose? c'est sur nous que retombent les bienfaits; nous méritons la faveur de Dieu, nous obtenons le pardon de nos péchés, nous augmentons notre confiance en Dieu. Si nous agissons ainsi, nous pourrons approcher avec confiance de cette table si sainte et si redoutable et dire avec fermeté toutes les paroles des prières. Les initiés savent ce que je veux dire. Aussi, j'abandonne à la conscience de chacun de vous la question de savoir si nos devoirs auront été assez bien remplis pour dire à ce moment terrible ces paroles avec confiance. Si nous sommes négligents, quelle cause de condamnation ce sera pour nous qui prononcerons des paroles contraires à nos actions, qui aurons l'audace de répéter ces prières, d'attiser. le feu qui nous menace et de provoquer la colère de Dieu ! Je suis transporté de joie quand je vois quel plaisir vous prenez à mes paroles, quand vos applaudissements me prouvent que vous êtes remplis de zèle et disposés à accomplir le précepte du Seigneur. C'est là ce qui guérit nos âmes, ce qui panse nos blessures, c'est la route qui plaît surtout à Dieu, c'est la meilleure preuve de l'amour d'une âme pour Dieu que de tout entreprendre pour suivre la loi du Seigneur sans être arrêté par la pensée de notre faiblesse, mais de commander à ses passions en réfléchissant aux bienfaits dont Dieu nous comble chaque jour. Quoi que nous nous efforcions de faire, nous ne pourrions vous exposer même la moindre partie de tous ceux que nous avons reçus ou que nous recevons chaque jour, et surtout de ceux qui nous sont promis pour l'avenir, si nous voulons accomplir les ordres de Dieu. Aussi, en sortant d'ici, telle doit être notre première préoccupation; nous devons nous y livrer comme à la recherche d'un trésor, sans différer d'un seul instant. Peu importent les fatigues, les recherches, la longueur de la route et les ennuis de toute espèce, triomphons de tous ces obstacles. N'ayons qu'un souci, celui d'accomplir l'ordre du Seigneur, et notre obéissance sera récompensée. Est-ce que j'ignore combien il est embarrassant et pénible d'aller trouver celui qui est en hostilité avec nous, de rester et de parler avec lui? Mais si vous songez à l'autorité du précepte et à la magnificence de la récompense, si vous réfléchissez que vos bienfaits retomberont sur vous plutôt que sur lui, tout vous paraîtra simple et facile. Soutenus par cette méditation, mettons-nous au-dessus de nos habitudes et accomplissons avec piété les ordre,; du Seigneur. Méritons, ainsi d'être récompensés, par la grâce et la miséricorde du Christ, auquel soient ainsi qu'au Père et au Saint-Esprit, gloire, puissance et honneur, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
Traduction de M. HOUSEL.
VINGT-HUITIÈME HOMÉLIE. Dieu dit encore à Noé
et à ses enfants aussi bien, qu'à lui : " Je vais faire alliance
avec vous et avec votre race après vous, et avec tous les animaux
vivants qui sont avec vous, tant les oiseaux que les animaux domestiques
et toutes les bêtes de la terre. " (Gen. IX, 9, 10).
ANALYSE.
1. Le passage qu'on vient de lire est une nouvelle preuve de la bonté de Dieu et de sa bienveillants pour les hommes. — 2. Dieu voulant affranchir les hommes de la crainte du déluge, dit : J'établirai mon alliance avec vous, etc. Il ne se contente pas d'un signe de promesse, il ajoute un signé destiné à la rappeler : Je mets mon arc, etc. — 3. Cette promesse, Dieu ne la fait pas seulement à quelques hommes, mais à tous, à nous qui vivons si longtemps après comme aux générations qui suivirent de près le déluge; donc nouvelle marque de la bonté de Dieu envers nous, et par conséquent nouveau motif pour nous d'être reconnaissants et vertueux. — 4. Cham était le père de Chaman. Ces mots ne sont pas ajoutés sans raison. — 5. Comme les trois fils de Noé ont suffi pour peupler toute la terre, ainsi les onze apôtres l’ont pu convertir à la foi de Jésus-Christ. — 6. Exhortations. Ne s'appliquer qu’à Dieu seul.
1. Nous vous avons exposé hier la bénédiction que le Seigneur accorda à Noé , après sa sot lie de l'arche, après son sacrifice, ses offrandes d'actions de grâces, après que l'homme juste eut montré sa piété et sa sagesse ; nous n'avons pas pu nous avancer plus loin, parcourir toute la lecture d'hier, vous montrer la bonté de Dieu, le souci qu'il fit voir en faveur de l'homme juste. Notre discours ayant été fort long, nous l'avons résumé en peu de paroles, de peur d'accabler votre mémoire, et de compromettre, par des explications nouvelles, le résultat des précédentes réflexions. En effet, nous ne voulons pas uniquement vous tenir de longs discours ; nous ne désirons vous faire entendre que ce qu'il vous est possible de vous rappeler, de méditer avec. fruit, d'emporter dans vos demeures, avec avantage pour vous. Car, si nous devions, nous, de notre côté, faire de trop longs discours, et volis, de votre côté, les entendre, sans rien recueillir de nos paroles, à quoi bon? Comme c'est pour vous servir que nous acceptons la fatigue, nous nous croirons suffisamment payé de retour, s'il nous est donné de voir vos progrès, votre soin fidèle à conserver la parole, votre application à la retenir dans vos pensées, à la méditer, à la ruminer sans cesse ; le souvenir gardé par vous, des réflexions déjà faites, vous permettra de recueillir plus facilement les réflexions qui vont suivre, et ainsi, avec le temps, vous deviendrez; en état d'instruire vous-mêmes les autres. Car voilà l'unique pensée de nos veilles, notre unique désir; c'est que, tous tant que vous êtes, vous possédiez l'instruction parfaite; c'est que vous n'ignoriez rien de ce que la divine Ecriture vous tient en réserve. La connaissance de l'Ecriture, si nous voulons pratiquer la sagesse, tenir nos âmes en éveil, nous donnera . pour la meilleure conduite de la vie, les plus précieuses ressources, et nous rendra plus ardents au travail, aux fatigues de la vertu. Quand nous apprenons que chacun de ces hommes justes, gui ont acquis, par leurs vertus, l'intimité dans le sein de Dieu; que chacun d'eux, après avoir traversé les épreuves, et les afflictions qui ont rempli sa vie tout entière , a obtenu, par sa patience, à toute épreuve, par l'heureuse disposition de son âme, les récompenses du Seigneur; comment ne serions-nous pas, nous aussi, pleins d'ardeur pour suivre le chemin par eux suivi, pour mériter les, récompenses par eux reçues (186) en partage? Voilà pourquoi je vous conjure de faire, chaque jour, quelque nouvelle acquisition de vertu, d'augmenter votre édification en Dieu, de conserver ce qui déjà s'élève, d'affermir l'édifice, de faire la garde avec soin, de vite ajouter ce qu'il faut pour l'élever plus encore, afin d'atteindre, le plus promptement possible, à la cime de la vertu, à la glorification que Dieu attend de nous, à l'édification de l'Eglise, à la gloire de Jésus-Christ. Quand je vois le désir insatiable que vous montrez pour l'enseignement spirituel, je m'empresse, chaque jour, quelle que soit mon indigence, de vous servir la nourriture de l'Ecriture sainte, les pensées que la grâce de Dieu, par sa bonté particulière, et dans votre intérêt, daigne me suggérer; je ne me lasse pas de les offrir à votre attention. Eh bien ! donc, aujourd'hui encore, nous voulons vous montrer, mes très-chers frères, l'excès de la bonté. que Dieu témoigne à notre nature; nous vous exposerons les propres paroles adressées par Dieu même à Noé: Dieu dit encore à Noé et à ses enfants. C'est après l'avoir béni, ainsi que ses enfants avec lui, c'est après lui avoir dit: Croissez et multipliez; après avoir remis entre ses mains l'empire sur tous les êtres dépourvus de raison; après lui avoir donné le pouvoir, de- se nourrir des légumes de la terre, de s'en servir pour tous ses besoins; après avoir interdit de manger la chair mêlée avec le sang; c'est alors que toujours plein de sollicitude, et pour l'homme juste, et pour ceux qui viendront après lui, le Seigneur nous comble encore de ses bienfaits, et qu'aux marques d'intérêt déjà prodiguées, il ajoute de nouvelles et plus grandes faveurs. Dieu dit encore à Noé et à ses enfants aussi bien qu'à lui Je vais faire alliance avec vous et avec votre race après vous, et avec tous les animaux vivants qui sont avec vous, tant les oiseaux que les animaux domestiques et toutes les bêles de la terre, qui sont avec vous, et qui sont sorties de l'arche; et j'établirai mon alliance avec vous; et toute chair qui a vie ne périra plus désormais par le déluge; et il n'y aura plus à l'avenir de déluge pour faire périr toute la terre. (Gen. IX, 11) Il est vraisemblable que ce juste était encore plein d'angoisses, de terreur, dans un profond abattement; à la plus faible pluie qui serait survenue, affligé, stupéfait, il aurait pu croire qu'une nouvelle tempête, pareille à l'autre, allait envelopper le monde. Aussi Dieu veut lui rendre la confiance et le rassurer, ainsi que tons ses descendants. Le Seigneur, plein de bonté, voyait bien que le moindre accident pourrait troubler son âme; l'expérience des malheurs passés est d'un grand poids pour inspirer la terreur; c'est pourquoi, ,comme il était vraisemblable que cet homme bienheureux serait, dans l'avenir, frappé de crainte, à la moindre pluie, Dieu , dans sa bonté, le rassure, l'affranchit de toute crainte, lui rend la parfaite sécurité, la douce confiance, et lui promet de ne plus infliger désormais pareil châtiment.
2. Vous savez d'ailleurs que, même avant la bénédiction, Dieu avait donné cette promesse; vous avez entendu les paroles : Je ne répandrai plus ma malédiction sur la terre. (Gen. VIII , 21. ) Quand même la malice des hommes viendrait à s'accroître, je ne soumettrai plus à un tel châtiment la race des hommes. Dieu montre son ineffable bonté, il renouvelle ici sa promesse, afin que le juste ait confiance et ne pense pas en lui-même qu'autrefois Dieu avait béni notre race, l'avait fait se multiplier, et l'a frappée ensuite d'une destruction universelle. Dieu donc veut bannir de l'âme du juste tout ce tumulte de pensées, il veut le rendre certain que rien de semblable ne se verra plus. De même, dit-il, que si j'ai fait pleuvoir le déluge, c'est par un effet de ma miséricorde pour arrêter la malignité, pour en prévenir les progrès ; de même, aujourd'hui, par la même miséricorde, je promets que je ne recourrai plus dans l'avenir au même châtiment ; je veux que vous viviez présente ment sans crainte. De là, ces paroles : J’établirai mon alliance, c'est-à-dire, je fais un pacte. Dans les affaires de la vie ordinaire, une promesse amène un pacte qui donne toute sécurité. C'est ainsi que la bonté du Seigneur s'exprime : J'établirai mon alliance avec vous. Et c'est avec raison qu'il dit : J'établirai, ce qui veut dire . Voici que je répare le malheur causé par le péché; et : J'établirai mon alliance avec vous, et avec votre race après vous; voyez la clémence du Seigneur ! ce n'est pas avec vous seulement que je fais un pacte, mais avec ceux qui viendront après vous, et je dis que ce pacte sera ferme et durable. Et ensuite, pour montrer sa munificence : Et avec tous les animaux vivants qui sont avec vous, tant les oiseaux que les animaux domestiques, et toutes les bêles de la terre qui sont avec vous et qui sont sorties de l'arche; et j'établirai mon alliance (187) avec vous, et toute chair qui a vie ne périra plus désormais par le déluge; et il n'y aura plus â l'avenir de déluge pour, faire périr toute la terre. Avez-vous bien compris jusqu'où s'étend ce pacte? Avez-vous bien compris tout ce qu'il y a, dans cette promesse, d'ineffable libéralité? Considérez comme Dieu étend encore une fois sa bonté jusque sur les- êtres dépourvus de raison, sur les bêtes sauvages! et ce n'est pas sans motif : je l'ai dit souvent, je le redis encore,. les animaux ont été créés à cause de l'homme : voilà pourquoi ils ont leur part des bienfaits accordés à l'homme. Maintenant le pacte semble confondre l'homme et les animaux, mais il n'en est; pas ainsi, car cette promesse est une consolation qui ne s'adresse qu'à l'homme, pour qu'il sache en quel degré d'honneur il est maintenu, puisque, non-seulement on le comble de bienfaits; mais encore, en considération de lui, la libéralité du Seigneur s'étend sur les animaux : Et toute chair qui a vie, dit Dieu, ne périra plus désormais par le déluge; et il n'y aura, plus à l'avenir de déluge pour faire périr toute la terre. Voyez-vous comment, une fois, deux fois, à mainte reprise, Dieu promet dune plus renouveler la destruction universelle ? C'est pour bannir de l'esprit de l'homme juste lés inquiétudes qui le troubleraient; c'est pour lui donner bon espoir dans l'avenir. Ensuite, ne s'arrêtant plus à sa propre nature; mais s'accommodant à notre infirmité, Dieu rend visible la promesse que ses paroles avaient exprimée. Il montre une fois de plus comment il sait s'accommoder à notre infirmité, il donne un signe à jamais durable pour affranchir la race des hommes d'une insupportable terreur : quand même des pluies fréquentes se précipiteraient sur la terre, quelle que soit la violence des tempêtes; quelle que soit l'étendue des inondations, il ne veut pas que nous ressentions de crainte, mais que nous ayons confiance en regardant le signe qu'il nous donne : Et le Seigneur Dieu dit à Noé: Voici le signe de l'alliance que j'établis entre moi et vous; et tous les animaux vivants qui sont avec vous. Voyez quel insigne honneur il daigne faire au juste ! il conclut avec lui un pacte , comme un homme parlant à un autre homme, et il lui dit : Voici le signe de l'alliance que j'établis entre moi et vous, et tous les animaux vivants qui sont avec vous, pour toutes les générations. Voyez-vous bien comment le signe qu'il va donner s'étend à toutes les générations ? Il ne donne pas ce signe seulement pour tolus les êtres vivants sans distinction, mais il le constitue perpétuel, durable, tant que subsistera le monde. Quel est donc ce signe? Je mets mon arc dans les nuées, et il sera le signe de l'alliance entre moi et la terre. Voici qu'après la promesse verbale, je donne ce signe visible, l'arc-en-ciel, (que quelques-uns disent produit par les rayons du soleil rencontrant les nuages). Si ma parole, dit-il, ne suffit pas, voici que je donne mon signe, qui répond que je n'infligerai plus un pareil châtiment. A la vue de ce signe, soyez affranchis de toute crainte : Et lorsque j'aurai couvert le ciel de nuages, mon arc paraîtra dans les nuées et je me souviendrai de l'alliance qui est entre moi et vous, et toute âme qui vit dans toute chair. (Gen. XII, 13, 14.) Que dites-vous, ô bienheureux prophète ? Je me souviendrai, dit-il, de mon alliance, c'est-à-dire de mon pacte, de mon engagement, de ma promesse. Ce n'est pas que Dieu ait besoin d'un signe pour se souvenir, mais c'est afin que nous, à la vue de ce signe, nous ne concevions pas de tristes soupçons, c'est. afin que nous nous rappelions aussitôt la divine promesse , que nous ayons la confiance que nous ne souffrirons rien qui ressemble au déluge.
3. Avez-vous bien vu tout le soin que prend Dieu de s'accommoder à notre infirmité, sa grande sollicitude pour notre race, la grande miséricorde qu'il nous montre, non qu'il ait vu les hommes convertis, mais parce qu'il veut par tous ces moyens nous enseigner la profondeur de sa bonté? Et il n'y aura plus à l'avenir de déluge pour faire périr toute chair; il n'y aura plus de pluie de ce genre. Il a vu que c'est là ce que redoute la nature humaine; voyez comme tout de suite il la rassure par une promesse, en lui disant : Quand même vous verriez des torrents de pluie, ne concevez pas pour cela des soupçons lugubres , des craintes, car : Il n'y aura plus â l'avenir de déluge pour faire périr toute chair; il n'y aura plus de pluie de ce genre désormais; la race des hommes n'éprouvera plus désormais un si terrible effet de la colère : Et mon arc, dit-il, paraîtra dans les nuées, et je le verrai pour me rappeler l'alliance éternelle entre Dieu et toute âme vivante dans toute chair. Considérez le choix des expressions dont il se sert pour inspirer à l'homme une confiance ferme et solide : Et je le verrai, dit-il, (188) pour me rappeler mon alliance, Est-ce donc la vue qui rappelle en lui le souvenir? Gardons-nous de le penser, loin de vous une idée, de ce genre ! Mais c'est afin que quand nous voyons ce signe, nous ayons confiance en la promesse de Dieu, sachant avec certitude qu'il est impossible que Dieu n'accomplisse pas ses promesses. Et, Dieu dit à Noé: C'est là le signe de l'alliance que j'ai faite entre moi et toute chair qui est sur la terre. (Gen. XVI, 17.) Vous avez reçu, dit-il, te signe entre moi et toute chair qui est sur la terre. Désormais, plus de confusion dans vos, pensées, plus de trouble dans vos âmes; regardez ce signe , ayez vous-même borine espérance, et que tous ceux qui viendront après,vous, en regardant ce signe, soient consolés; que la vue de ce signa leur donne la confiance que désormais tempête, pareille n'envahira plus la terre; quoique les péchés des hommes s'accroissent, moi, cependant je remplirai ma promesse, et je ne- montrerai plus jamais uns, telle colère contre, tous. à la fois. Comprenez-vous combien est grande la bonté du Seigneur? Comprenez-vous comme il sait conformer son langage. à notre faiblesse.? Comprenez-vous la grandeur de sa providence? Comprenez-vous ce qu'il y a de magnifique dans sa libéralité ? En effet, il n'a pas étendu sa bonté à deux, à trois, à dix générations, si vous voulez; ce qu'il a promis s'étendra tant que subsistera le monde. De là deux raisons de nous corriger l'une, parce que les hommes du déluge, se sont attirés leur châtiment par l'énormité de leurs péchés; l'autre, parce que l'ineffable miséricorde a daigné nous faire une telle promesse. En effet, la reconnaissance est, pour les sages, un lien qui les attache plus fortement au devoir que la crainte des châtiments.
Ne soyons donc pas ingrats : car si, même avant que nous ayons montré quelque vertu, ou plutôt, quand nous avons commis des actions qui méritent de si, rigoureux châtiments, Dieu daigne nous accorder de si grands bienfaits; lorsque nous aurons prouvé notre reconnaissance , lorsque nous lui aurons montré notre, gratitude pour ses grâces qui nous préviennent, que nous nous serons transformes ; et, que nous serons devenus meilleurs, quels honneurs insignes ne nous ménagera-t-il pas dans sa bienveillance? S'il nous fait tant de bien, malgré notre indignité; si, malgré nos fautes, il nous aime, quand nous aurons rejeté loin de nous la malignité, une fois que, nous nous serons mis à la poursuite de la vertu, quels biens n'obtiendrons-nous pas? Voilà pourquoi il nous prévient par ses bienfaits, et, quoique nous soyons des pécheurs , voilà, pourquoi il nous pardonne, écarte loin de nous les châtiments tout prêts; c'est pour nous attirer par tous les moyens, par ses bienfaits, par sa patience ; et souvent même , lorsqu'il inflige à quelques hommes des châtiments, c'est pour attirera lui d'autres hommes ; c'est afin que, corrigés par la crainte, ils puissent éviter l'effet réel de la punition. Comprenez - vous bien cette ingénieuse bonté, comment, dans tout ce que fait le Seigneur, il n'y . a qu'un but exclusif, unique, notre salut? Donc, réfléchissons sur ces choses; plus de relâchement,. plus d'insouciance pour, la vertu, plus de transgression de ses ordres. Dès qu'il noue verra nous convertir, nous reposer, nous arrêter sans avancer d'un seul pas de plus dans le mal, faire quoi que ce soit, un commencement de vertu, lui aussi travaillera avec nous à sa manière, nous rendra tout facile et tout léger; il ne permettra pas que. nous ayons le sentiment des fatigues qui accompagnent, la vertu. Car, dès que l'âme tend vers bien sa pensée, désormais elle ne peut plus être trompée par les choses visibles; elle court, elle ne voit plus ce qui frappe les yeux de notre corps ; elle, distingue d'une, manière plus nette qu'elle n'aperçoit les objets soumis à nos yeux, elle se représente ce que ne voient pas les yeux du corps, ce qui n'est pas sujet, au changement., ce qui demeure toujours, ce qui est fixe, immuable. Tels sont les yeux de la pensée, continuellement attentifs au spectacle d'en- haut, éclairés par les divins rayons; , tout ce qui appartient à la vie présente, c'est un songe; une ombre qui ne les arrête pas; plus de déception possible, plus d'erreur. On voit la richesse, et on s'en rit; on sait que plus infidèle qu'un esclave fugitif, elle. passe d'un maître à un autre, ne demeure jamais auprès du même, cause à ceux qui la possèdent des malheurs sans fin, renversant, précipitant, pour ainsi dire, le riche dans l'abîme de la malignité ; à l'aspect de la beauté du corps, l'âme n'arrête pas ses regards; elle pense à ce qu'il y a d'inconstant dans cette beauté qui s'écoule, qu'une maladie soudaine prive tout à coup de ses charmes, que la vieillesse, à défaut de la maladie, transforme en (189) laideur et en difformité, à la mort qui survient tout à coup, anéantissant tout cet éclat du corps. A l'aspect de la gloire et de la puissance, et du superbe parvenu au faîte des dignités, au faîte de la félicité sans bornes, les yeux de l'âme sont plus indifférents encore, parce qu'il n'y a là rien de ferme, rien d'immuable, parce qu'il n'y a là que la vanité qui se glorifie de ce qui passe plus vite que des eaux courantes. Quoi ale plus méprisable que la gloire de cette vie, que cette herbe des champs ! Toute la gloire de l'homme, dit le Prophète, est comme l'herbe des champs. (Isaïe, XL, 6.)
4. Avez-vous bien compris, m'es bien-aimés , quelle pénétration acquièrent les yeux de la foi dès que la pensée reste tendue :vers Dieu ? Avez-vous bien compris comment nulle des choses visibles ne les peut plus décevoir, comme le jugement devient droit et infaillible? Mais s'il vous parait bon, reprenons la suite de notre discours, et, après quelques courtes réflexions, mettons un terme à nos paroles, afin que vous puissiez graver dans votre mémoire ce que vous aurez entendu. L'Ecriture, après avoir tout dit au sujet du signe divin, veut encore nous donner d'autres enseignements sur ce qui concerne ce juste et ses fils; le texte dit : Noé avait donc trois fils lui sortirent de l'arche, Sem, Cham et Japhet ; or Cham est le père de Chanaan; ce sont là les trois fils de Noé, et c'est d'eux qu'est sortie toute la race des hommes qui sont sur la terre. (Gen. II, 18, 19.) Il est bon de rechercher pourquoi la divine Ecriture, en mentionnant ces trois file, ajoute : Or Cham est le père de Chanaan. N'allez pas croire, je vous en prie, que ceci ait été ajouté saurs dessein ; il n'y a rien dans la divine Ecriture qui soit dit ans une raison quelconque, rien qui ne renferme une utilité cachée. Pourquoi donc l'Ecriture a-t-elle dit : Or Cham est le père de Chanaan ? Elle a voulu, par là, nous marquer l'incontinence de ce Cham, nous indiquer que d'horreur du désastre universel n'a pu le retenir; que la place si étroite qu'ils occupaient tous dans l'arche n'a pas été un obstacle capable de réprimer sa concupiscence, quoique son frère aîné n'eût pas encore de fils. Ce Cham adonné à l'incontinence, dans le temps même d'une si grande colère, au moment même de l'extermination universelle qui saisissait le monde , n'a pas dompté sa nature, n'a pensé qu'à un rapprochement hors de saison, n'a pas su dompter l'intempérance de ses désirs ; tout de suite il a tenu à montrer la perversité . de son âme. Aussi, peu de temps après l'outrage de Chatte envers celui à qui il devait d'exister, le fils de ce Cham, Chanaan, allait subir la malédiction. Aussi la divine Ecriture n'attend pas pour le désigner, pour révéler le nom de ce fils en même temps que l'incontinence de son père ; c'est afin qu'en le voyant plus tard manifester tant d'ingratitude envers son père, vous sachiez bien que depuis longtemps c'était un pervers, puisque l'épouvantable catastrophe dont il fut témoin n'a pu l'amender. Quoi ! Pour éteindre sa concupiscence ne suffisait-il pas de tant de douleurs ! Eh bien ! non, rien n'a triomphé de cette flamme impure, de ce délire, ni la désolation de l'univers; ni l'excès d'une si affreuse calamité. Celui qui dans un si grand malheur ta montré cette folie , ce délire furieux, qui pensait alors à procréer des enfants, dites-moi, quelle excuse lui est-il permis d'invoquer?
Mais ici surgit une autre question ; elle est fameuse, elle circule partout : d'où vient que pour le péché du père, c'est le fils qui subit la malédiction ? Nous ne voulons pas aujourd'hui allonger le discours; nous ajournerons l’explication ; quand nous arriverons au texte auquel elle se rapporte , nous vous donnerons la solution que Dieu nous aura suggérée. Il n'y a rien dans la sainte Ecriture, comme je vous l'ai dit, on ne peut rien trouver qui ne renferme une secrète pensée. En attendant, nous avons expliqué que ce n'est pas sans raison que Moïse a nommé ce fils en disant : Or, Cham est le père de Chanaan. Ce sont là, dit-il, les trois fils de Noé. Et c'est d'eux qu'est sortie toute la race des hommes qui sont sur la terre. Sachons nous arrêter, chemin faisant, mes bien-aimés, à cet endroit; voyons ici même, se révéler encore la grandeur de la puissance de Dieu. C'étaient là, dit le texte, les trois fils de Noé, et c'est d'eux qu'est sortie toute la race des hommes qui sont sur la terre. Comment, de trois hommes seulement, a pu sortir une si grande multitude ? Comment ont-ils pu suffire ? Comment un si petit nombre a-t-il pu constituer le monde toit entier Comment leurs corps se sont-ils conservés? il n'y avait ni médecins , ni médecine , ni. aucun soin de ce genre; on n'avait pas encore fondé une seule ville. Après une si grande infortune, après cette existence dans l’arche, (190) qui les avait amaigris, brisés, parce qu'ils y étaient trop pressés, les voilà dans une solitude immense, au milieu d'une dévastation inexprimable ; comment n'ont-ils pas succombé, comment n'ont-ils pas péri ? Ne croyez-vous pas que la frayeur, que la crainte, répondez-moi, je vous en prie, dût ébranler profondément leur pensée, secouer, bouleverser tout leur être ? Ne vous étonnez pas, mes bien-aimés, il y avait un Dieu, Celui qui fait toutes choses, le Dieu Créateur de la nature, il était là qui supprimait tous les obstacles, avec cet ordre : Croissez et multipliez, et remplissez la terre; c'est lui qui leur a donné l'accroissement. Quand les Israélites, en Egypte, étaient accablés de travaux, fabriquant des briques avec de l'argile, plus on les écrasait, plus ils croissaient de manière à devenir une grande multitude. (Exode, I, et seq.) Et, ni l'ordre impitoyable et cruel de Pharaon, qui commandait de jeter les enfants mâles dans le fleuve, ni les vexations dont on les tourmentait pour leurs travaux, ne purent diminuer cette foule qui s'accroissait, qui grossissait toujours. C'était la volonté d'en-haut, qui sait tirer toutes choses de leurs contraires.
5. Donc, lorsque Dieu commande, n'exigez pas que les oeuvres s'accomplissent par des moyens humains; plus puissant que la nature, il n'a pas besoin de se servir de la succession lente des choses de la nature; les obstacles mêmes favorisent la réalisation de ses desseins. C'est ainsi que, dans le texte qui nous occupe aujourd'hui, ces trois hommes lui suffisent à remplir le monde entier. C'est de ces trois hommes, dit le texte, qu'est sortie toute la race des hommes qui sont sur la terre. Avez-vous bien compris la puissance de Dieu ? Avez-vous bien compris comment mille et mille obstacles ne contrarient en rien sa volonté? C'est précisément ce qui est arrivé pour l'établissement de la foi : en dépit de ceux qui l'attaquaient, de la puissance et du nombre de ses ennemis, en dépit des rois, et des tyrans, et des peuples s'insurgeant contre elle, et faisant tout pour éteindre l'étincelle de la foi, les hommes mêmes qui voulaient sa perte, ceux mêmes qui voulaient contrarier ses progrès, ont porté si haut la flamme de la piété, qu'elle a saisi toute la terre, la terre habitée, la terre sans habitants. Allez chez les Indiens, chez les Scythes, aux dernières frontières du monde, aux rives de l'Océan, partout vous trouverez la doctrine du Christ, illuminant toutes les âmes. Etrange merveille ! la Religion a converti même les nations barbares, et leur a enseigné la sagesse; rejetant leurs moeurs antiques, elles se sont tournées vers la piété, et, de même que, par ces trois hommes, le Créateur de l'univers a multiplié la race humaine; de même, dans l'ordre de la foi, par le moyen des onze, de ces pécheurs ignorants et grossiers, qui n'osaient pas même ouvrir la bouche, il a attiré à soi l'univers; et ces ignorants, ces grossiers, ces pécheurs ont fermé la bouche aux philosophes; comme s'ils eussent eu des ailes, ils ont franchi le monde en un instant, semant partout la parole de la vérité, arrachant les épines , arrachant les vieilles moeurs, faisant partout fleurir les lois du Christ; et, ni leur petit nombre, ni leur ignorance, leur grossièreté, ni l'étrange austérité de leur doctrine, ni les vieilles habitudes incrustées dans la race humaine, rien ne leur a fait obstacle; la grâce qui leur frayait les chemins a tout aplani, a rendu toutes leurs oeuvres faciles, et les obstacles mêmes ne faisaient que raviver leur courage. Tantôt frappés de verges, ils se retiraient joyeux, non pas simplement parce qu'on les avait frappés de verges, mais, parce qu'ils avaient été jugés dignes de souffrir cet outrage pour le nom de Jésus. (Act. V, 41.) Parfois jetés en prison, et puis délivrés par un ange, ils continuaient leur oeuvre, allaient au temple répandre les paroles de la doctrine. (Ibid. XIX); Et, prenant les peuples comme des poissons que l'on pêche, ils les amenaient à la piété; captifs de nouveau, non-seulement la prison ne ralentissait pas leur ardeur , ils montraient encore plus de liberté; au milieu d'un peuple en délire, et qui grinçait des dents, ils étaient là, debout, prononçant ces paroles : Mieux vaut obéir à Dieu que d'obéir aux hommes. (Ibid. XXIX) Voyez-vous la grandeur de cette liberté ? Voyez-vous ces pêcheurs sans lettres, dédaignant les fureurs des peuples, consentant à se voir meurtrir, égorger ? Pour vous, mes bien-aimés; gardez-vous, en entendant ces paroles, d'attribuer ces vertus aux hommes; rapportez tout à la divine grâce qui fortifiait leur courage. Il arriva que le bienheureux Pierre redressa un boiteux qui l'était depuis le ventre de sa mère; tous demeuraient dans la stupeur et l'admiration ; il fut le premier à montrer sa sagesse en disant : Pourquoi vous étonnez-vous de ceci, comme si c'était par notre (191) vertu ou par notre puissance que nous eussions fait marcher ce boiteux? Pourquoi, dit-il, êtes-vous ainsi dans la stupeur, et comme terrifiés de ce qui arrive? Est-ce nous qui avons fait cet ouvrage ? Est-ce par notre vertu propre que nous l'avons guéri, que nous l'avons fait marcher? Pourquoi nous regardez-vous ? nous n'avons rien fait que prêter notre langue., Celui qui a tout fait, c'est le Seigneur, c'est le Créateur de la nature, le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, que vous regardez comme des patriarches; celui que vous avez livré et renoncé devant Pilate, qui avait jugé qu'il devait être renvoyé absous; voilà celui qui a tout fait, celui que vous avez renoncé, le Saint et le Juste, Vous avez demandé qu'on vous accordât la grâce d'un homme qui était un meurtrier, et, l'Auteur de la vie, vous l'avez condamné; Celui que Dieu a ressuscité d'entre les morts, ce dont nous sommes les témoins , c'est par la foi en son nom que sa puissance a raffermi cet homme que vous voyez et que vous connaissez. C'est la foi qui vient de lui qui a fait la guérison parfaite de cet homme en face de vous tous. (Ibid. XIII, 16.)
6. Voyez la pleine liberté, la grande et ineffable puissance de la grâce descendue d'en-haut, la plus claire manifestation de la résurrection, dans le libre langage de ce bienheureux. Quel plus grand miracle pourrait-on demander ici ? L'homme faible d'autrefois, celui qui , avant que Jésus fût mis en croix, n'était pas capable de supporter les menaces d'une servante , . résiste aujourd'hui, avec cette fermeté que vous, admirez, à tout le peuple des Juifs; avec cette entière assurance, seul, contre toute cette multitude furieuse; et il lui tient tête, et il lui fait entendre des paroles qui ne peuvent qu'exaspérer sa fureur. Voyez-vous, mes bien-aimés, ici, encore, une nouvelle preuve de la vérité de ce que j'ai dit en commençant? Quiconque est embrasé de l'amour de Dieu, méprise dès lors tout ce qui tombe sous les yeux de la chair; armé d'autres yeux, des yeux de la foi, il ne voit plus que les biens invisibles; il n'a plus de pensée que pour les biens invisibles; il va et vient sur la terre, comme s'il n'était qu'un citoyen du ciel; quoi qu'il fasse, aucune des choses humaines ne l'arrête dans sa libre course à la poursuite de la vertu. Qui possède en soi cet amour, n'a plus de regards pour les splendeurs de la vie présente : difficultés, aspérités du chemin, peu lui importe; toujours il vole, il. s'élance vers sa patrie. Et de même que les. coureurs de la terre; dans, leur élan rapide, ne voient aucun des objets qu'ils rencontrent, quelque nombreux que soient les accidents de la route, et qu'uniquement appliqués à leur course, ils dépassent facilement tous les objets, se. hâtant d'atteindre au but qui leur est proposé; ainsi celui qui se hâte d'accomplir 1a course de la vertu, qui brûle de monter de la terre au ciel, laisse au-dessous :de lui tous les objets visibles, uniquement appliqué à sa course, ne s'arrêtant jamais, ne se laissant jamais distraire, quoi que puissent voir les yeux de son corps, tant qu'il n'est pas parvenu à gravir jusqu'à la cime. A cet ardent courage, les objets terribles de la vie présente paraissent vils et méprisables; qui porte en soi un tel coeur, ne craint ni glaive, ni précipices, ni dents des bêtes féroces, ni tortures, ni licteurs, ni quoi que ce soit de sinistre, dans la vie présente. A la vue des charbons et de la braise des supplices, il croit voir des prairies, des jardins délicieux, et il poursuit sa course; à la vue des autres tortures,.il ne faiblit pas, il ne recule pas; l'amour des biens à venir a transformé son âme, c'est par hasard et sans aucune conséquence qu'il a sur lui ce corps, comme on a un manteau, tant il est supérieur aux impressions du corps, tant la grâce d'en-haut, faisant la garde autour de son âme , la préserve de toute atteinte, la rend insensible aux douleurs de la chair.
Aussi, je vous en prie, pour qu'il nous soit facile de supporter les
labeurs de la vertu, soyons remplis de l'amour de Dieu , appliquons à
Dieu toute notre pensée; que rien, dans la vie présente ,
ne retarde la course qui nous emporte vers lui; pensons, pensons toujours
à la jouissance des biens à venir; toutes les douleurs de
la vie présente, supportons-les dans la douceur de la résignation;
il ne faut pas que le mépris des hommes nous attriste, que l'indigence
nous accable, que les maladies du corps énervent notre âme,
que le dédain, que les outrages de la foule ralentissent notre zèle
pour la vertu parfaite; secouons toute cette poussière; faisons-nous
une âme généreuse et sublime; montrons toujours et
partout la vraie force et le vrai courage ; et , comme hier je vous en
conjurais, mes frères, empressons-nous de nous .réconcilier
avec nos ennemis; bannissons de nos âmes toutes les haines; à
la concupiscence, qui pourrait nous (192) troubler, sachons nous soustraire;
à la fureur, à la colère qui nous aiguillonnent, à
ces tourbillonnantes tempêtes, opposons le frein de l'enseignement
spirituel, la voix de nos cantiques, qui nous montrent tout ce qu'ont de
pernicieux les passions humaines. L'homme, dit le Sage dans ses Proverbes,
l'homme sujet d la colère ne possède pas l'honnêteté;
ailleurs encore : Celui qui s'irrite contre son frère sera condamné
par le jugement aux tourments du feu. (Matth. V, 22.) Si le désir
des richesses envahit notre âme, appliquons-nous à nous soustraire
aux ravages de cette passion funeste; extirpons cette racine de tous les
vices; mettons-nous avec ardeur à corriger en nous tout ce qui nous
égare nous trouble, afin que nous étant montrés purs
de tous ces vices, ardents à la pratique des bonnes oeuvres, nous
puissions, au ,jour redoutable du jugement, mériter la miséricorde
du Seigneur, par la grâce , pleine de compassion et d'indulgence,
du Fils unique de Dieu, à qui appartient, ainsi qu'au Père
et au Saint Esprit, la gloire, l'empire, l'honneur, et maintenant, et toujours,
et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
VINGT-NEUVIÈME HOMÉLIE. " Noé, s'appliquant à
l'agriculture, commença à cultiver la terre, et il planta
une vigne, et il but du vin et il s’enivra. " (Gen. IX. 20, 21.)
ANALYSE.
1. L'Ecriture ne rapporte pas seulement les bonnes actions des justes mais aussi leurs fautes, et toujours pour nous instruire. Il tient en réserve des consolations pour toutes les douleurs. — 2. Ivresse de Noé, son excuse. — 3. La vigne avait été créée même temps que toutes les autres plantes, mais ce fut Noé qui le premier découvrit la vertu de son fruit. Il ne faut pas maudire le vin, ce n'est pas lui qui est mauvais, c'est la volonté des hommes. C'est un grand mal que l'ivresse. — 4. Cham outrage son père, ne l'imitons pas, ne révélons pas les fautes de nos frères. — 5. Noé reprit ses sens et apprit ce que son plu jeune fils lui avait fait. L'ivresse comparée à un démon volontaire. — 6. Cham pèche et c'est Chanaan qui est maudit, pourquoi ? Noé ne voulait pas maudire celui qui avait déjà reçu la bénédiction de Dieu; Cham ressent la punition qui frappe son fils plus vivement que celle qui l'aurait frappé lui-même ; Chanaan avait probablement aussi péché, et voilà pourquoi c'est sur lui que tombe la malédiction paternelle. — Origine de l'esclavage. — 7. Le Christ a réparé toutes ces malédictions antique à commencer par celle qui avait introduit la mort. Car la mort n'est plus qu'un mot : le mot lui-même a disparu, Notre-Seigneur a dit : Lazare dort. La bénédiction donnée à Sem, annonce la vocation d'Abraham et des Juifs, la bénédiction de Japhet, celle des Gentils. — 8. Nemrod conquérant, la servitude la plus lourde est celle qui s'élève du sein de la liberté. Exhortation.
1. Nous sommes arrivés au terme de nos entretiens sur cet homme juste; c'est pourquoi, je vous en prie, soyez attentifs, appliquez-vous avec soin à écouter la parole. Ce n'est pas une mince utilité, un fruit vulgaire, que nous offre la lecture d'aujourd'hui. Les événements arrivés aux anciens hommes, si nous vouions les étudier avec sagesse, sont pour nous l'occasion d'un enseignement très-précieux. Si l'Ecriture ne s'est pas bornée à raconter les vertus des saints, si elle consigne aussi leurs fautes, c'est afin qu'évitant leurs fautes, nous imitions leurs vertus; ce n'est pas tout, la di. vine Ecriture nous montre des justes qui souvent succombent, et des pécheurs qui font voir une entière conversion. C'est pour nous apprendre, par ces exemples contraires, en nous montrant , d'une part les justes qui tombent, à ne pas avoir une confiance superbe, d'autre part à ne pas nous livrer, à cause de nos (193) péchés, au désespoir, puisque nous voyons tant de pécheurs qui reprennent le chemin de la
vertu, et parviennent au sommet le plus élevé de la vraie sagesse.
C'est pourquoi, je vous en prie, qu'aucun de vous, quelle que soit la conscience qu'il ait de ses bonnes couvres, ne s'abandonne à un excès de confiance; qu'il reste toujours sur ses gardes; qu'il écoute le bienheureux Paul: Que celui qui croit être ferme prenne bien garde à ne pas tomber. (I Cor. X, 12.) De son côté, que celui qui est tombé, au fond même de l'abîme de la malignité, ne désespère pas de son salut, mais considère l'ineffable miséricorde de Dieu; qu'il écoute, lui aussi, ce que dit le Seigneur par la bouche du prophète : Quand on est tombé, ne se relève-t-on pas? et, quand on s'est détourné du droit chemin, n'y revient-on plus? Et ailleurs : Je ne veux pas la mort du pécheur, mais qu'il se convertisse et qu'il vive. (Ezéch. XVIII, 23.) Avez-vous bien compris, mes bien-aimés, que la divine Ecriture n'offre rien à notre mémoire qui ne soit pour notre avantage, pour le salut de la race des hommes? Que chacun de nous donc médite ces choses dans son coeur, et applique à ses blessures les remèdes convenables. Voilà pourquoi l'Ecriture offre à tous l'abondance de ses leçons. Il suffit à chacun de nous de vouloir pour y trouver le remède aux maux de notre âme, pour recouvrer promptement la santé; il suffit de ne pas repousser cette médecine efficace, de l'exercer avec sagesse ; il n'est pour l'homme ni maladie du corps, ni maladie de l'âme qui ne puisse y trouver sa guérison. Comment cela? répondez-moi, je vous en prie. Quelqu'un se présente ici chargé d'ennuis, accablé de l'inquiétude des affaires; le chagrin le ronge; eh bien ! l'homme qui est venu ici, dans ces dispositions, aussitôt qu'il entend la parole du prophète : Pourquoi, mon âme, êtes-vous triste, et pourquoi me troublez-vous ? Espérez en Dieu parce que je dois encore le louer; il est le salut de mon visage, et mon Dieu (Psal. VI, 7) ; le voilà réconforté d'une consolation qui lui suffit, et il s'en va, et il secoue toute cette tristesse. En voici un autre qui souffre d'une extrême indigence, il en est accablé, il s'afflige à voir les richesses abonder chez les autres, à voir leur orgueil superbe, l'étalage, le grand appareil, la pompe qui les escorte; cet homme entend la. voix du même prophète : Jette tous tes soucis dans le sein du Seigneur, et lui-même te nourrira (Psal. LIV, 22); et encore : Ne crains point en voyant un homme devenu riche, et sa maison comblée de gloire, parce que, lorsqu'il sera mort, il n'emportera point tous ces biens. (Psal. XLVIII, 17, 18.) En voici un autre encore : ses ennemis l'entourent de piéges; les calomnies le poursuivent, et il est dans la douleur; et il pense que la vie est amère, et nulle part il ne peut trouver de secours parmi les hommes; cet infortuné apprend du même bienheureux prophète que, dans de telles angoisses, ce n'est pas auprès de l'homme qu'il faut chercher son refuge; il entend la même voix lui dire : Ils me déchiraient; pour moi, je priais. (Psal. CVIII, 4.)
Voyez-vous où il cherche son secours? les autres, dit-il, ourdissent leur tissu de ruses, de calomnies et de machinations perfides, mais moi, je me réfugie auprès du mur inexpugnable, vers l'ancre de sûreté, vers le port où les flots sont tranquilles; c'est-à-dire, j'ai recours à la prière qui supprime pour moi toutes les afflictions, qui me rend tout facile et léger. Un autre est dédaigné, méprisé par ses anciens serviteurs, abandonné par ses amis, et c'est là ce qui le trouble surtout et confond le plus ses pensées; que celui-là, s'il veut, vienne ici, il entendra la parole du bienheureux : Mes amis et mes proches se sont élevés et déclarés contre moi, et ceux qui étaient prés de moi s'en sont tenus éloignés, et ils me faisaient violence, parce qu'ils cherchaient à m'ôter la vie, et ceux qui cherchaient à m'accabler de maux, tenaient des discours pleins de vanité et de mensonge durant tout le jour. (Psal. XXXVII, 11, 12.) Voyez-vous les trames perfides, continuant jusqu'à ce qu'elles aient donné la mort? Voyez-vous la guerre sans relâche, ce qu'indique cette expression, Durant tout le jour, ce qui veut dire pendant toute la vie? Eh bien ! au milieu de ces intrigues, de ces machinations, que faisait-il? Pour moi, dit-il, j'étais comme sourd, ne les écoutant point; j'étais comme muet, n'ouvrant pas la bouche; j'étais comme un homme qui n'entend point et qui n'a rien dans la bouche pour répliquer. (Psal. XXXVII, 14, 15.) Comprenez-vous l'excellence de la sagesse? la diversité des moyens qui lui ont assuré la victoire ? Les autres tramaient leurs ruses, il se bouchait les oreilles pour ne pas entendre; les autres, pendant toute la durée du temps, aiguisaient Peur langue et ne faisaient entendre que vanités, mensonges et (194) tromperies; mais lui, par son silence, réprimait leur délire. D'où vient cette conduite du sage? D'où vient qu'en présence de ces attaques, il est comme sourd, comme muet, sans oreilles, sans langue? Entendez-le lui-même nous donnant la cause d'une sagesse si grande Car c'est en vous, Seigneur, que j'ai mis mon espérance. (Ibid. 16.) Car c'est à vous que je me suis, dit-il, suspendu par l'espérance, et je ne m'inquiète pas de ce qu'ils font, car votre secours suffit pour tout dissiper, pour rendre inutiles leurs machinations et leurs intrigues, pour empêcher que, de tout ce qu'ils méditent, rien ne soit exécuté.
2. Vous avez vu comment, quel que soit le malheur qui saisisse la nature humaine, on peut tirer des Ecritures un remède convenable, y trouver ce qui dissipe toutes les tristesses, ce qui allège le poids de tous les chagrins. C'est pourquoi, je vous en prie, venez souvent auprès de nous; appliquez tous vos soins à la lecture de l'Ecriture sainte, non-seulement quand vous vous rassemblez auprès de nous, mais aussi quand vous êtes dans vos demeures; prenez entre vos mains les divins livres, appliquez-vous à recueillir tous les fruits que vous y trouverez mis pour vous en réserve. Cette lecture présente des avantages précieux; d'abord, la lecture délie la langue; ensuite l'âme s'excite, elle s'élève à la lumière du Soleil de la justice, elle s'illumine, elle s'affranchit alors des séductions d'une pensée impure, elle jouit de la plénitude du repos et de la tranquillité. La nourriture matérielle augmente les forces du corps; la lecture augmente les forces de l'âme ; aliment spirituel qui donne du nerf à la raison, de la vigueur à l'âme, qui lui communique la constance de la sagesse ; qui ne permet pas qu'elle devienne la proie de passions insensées; qui la rend légère, lui met des ailes, la transporte pour ainsi dire au ciel. Donc je vous en prie, considérons cette utilité si grande; ne nous en privons pas par notre négligence; même dans nos demeures, livrons-nous à la lecture de l'Ecriture sainte, et quand nous sommes ici rassemblés, ne perdons pas le temps à des bagatelles, à d'inutiles entretiens puisque nous sommes venus pour entendre la parole, appliquons-y notre attention pour en recueillir ce fruit précieux que nous remporterons chez nous. Vous êtes venus ici, et vous vous livrez à des conversations intempestives et inutiles, à quoi bon? Quel profit pour vous? N'est-ce pas une chose absurde que ceux qui se rendent aux marchés ordinaires des hommes, s'inquiètent, avant de retourner chez eux, d'acheter tout ce qui leur est nécessaire de rapporter du marché, qu'ils fassent leurs provisions , quoiqu'il y ait pour cela beaucoup d'argent à dépenser, et que ceux qui viennent ici, à ce marché spirituel, ne montrent pas tout leur zèle à se procurer ce qui est utile, à le mettre en réserve dans leur âne avant de s'en retourner; et cela, quand il n'est ici besoin d'aucune dépense d'argent, quand il suffit de la bonne volonté et de l'attention? Ne le cédons pas à ceux qui se rendent aux marchés du monde; soyons attentifs, appliqués, vigilants; avant de partir faisons nos provisions de route, non-seulement de telle sorte qu'elles nous suffisent, mais de manière à pouvoir aussi les partager avec les autres, de manière à rendre meilleurs, et notre femme, et nos serviteurs, et notre voisin, et notreami, disons mieux, et notre ennemi: Voilà, en effet, ce que sont les dogmes spirituels; ils sont faits pour être proposés à tous sans distinction; la seule distinction c'est l'application de l'esprit, c'est la ferveur du désir qui fait que l'un se montre supérieur à l'autre. Eh bien! donc, puisqu'il y a un si précieux. avantage à recueillir de notre doctrine, allons, exposons la lecture de ce jour, et sachons en recueillir le fruit que nous remporterons chez nous.
Noé s'appliquant à l'agriculture commença, dit le texte, à labourer et à cultiver la terre, et il planta une vigne, et il but du vin, et il s'enivra. (Gen. IX, 20, 21.) Voyez de quelle grande utilité pour nous est le simple commencement de cette lecture. En effet, quand nous entendons dire que cet homme juste , que cet homme parfait qui a reçu d' ' en-haut un si grand témoignage, a bu et s'est enivré, comment nous, qui sommes plongés dans un abîme de péchés si divers, ne ferions-nous pas désormais tous nos efforts pour éviter le fléau de l'ivresse ? Il est toutefois à remarquer que la faute n'est pas égale entre ce juste surpris, et nous qui tombons dans le même vice. Il y a en effet bien des circonstances pour excuser cet homme juste ; ce que je dis non pour excuser l'ivresse, mais pour montrer que, si ce juste a succombé, ce n'est pas par intempérance, mais parce que l'expérience lui faisait défaut. L'Ecriture en effet ne dit pas simplement qu'il but du vin jusqu'à s'enivrer, mais elle ajoute des (195) circonstances qui sont l'explication et l'excuse de sa conduite : Noé s'appliquant à l'agriculture, commença à labourer et à cultiver la terre, et il planta une vigne, et il but du vin, et il s'enivra. Ce mot, commença, montre qu'il fut le premier qui but du vin, et, faute d'expérience, parce qu'il ne savait pas la mesure, il tomba dans l'ivresse. Et ce n'est pas là la seule cause, mais il était, fort triste : il cherchait dans le vin une consolation, suivant la parole du Sage : Donnez à ceux qui sont dans la tristesse une liqueur qui les enivre, et du vin à ceux qui sont dans la douleur. (Prov. XXXI, 6.) Le Sage montre par là qu'il n'y a pas, dans la tristesse, de remède égal au vin, pourvu que l'intempérance n'en compromette pas l'utilité. Or dans quelle morne tristesse n'était pas plongé ce juste qui se voyait au milieu d'une si grande solitude, qui avait sous les yeux les cadavres de tant d'hommes, cette sépulture commune aux hommes et aux animaux ! C'est l'habitude des prophètes et de tous les justes de s'affliger, non-seulement sur le sort de leurs proches, mais sur tous les autres hommes. Qui voudra les passer en revue, trouvera qu'ils ont tous montré cette commisération; entendra Isaïe s'écriant : Ne vous mettez point en peine de me consoler sur la ruine de la fille de mon peuple. ( Isaïe, XXII , 4. ) Jérémie à son tour: Qui donnera de l'eau à ma tête, et à mes yeux une fontaine de larmes? (Jérém. IX, 1.) Ezéchiel maintenant : Hélas, hélas! Seigneur Dieu, perdrez-vous donc tout ce qui reste d'Israël? (Ezéchiel, IX, 8.) Et Daniel se lamentant et disant : Vous nous avez diminués plus que toutes les autres nations. (Daniel, VII.) Et Amos : Seigneur Dieu, faites-leur miséricorde. (Amos, VII, 3,) Et Habacuc : Pourquoi me réduisez-vous à ne voir que des violences et des injustices ? et encore : Traiterez-vous les hommes comme les poissons de la mer? (Habacuc, I, 3, 14.) Il entendra aussi ce bienheureux Moïse, disant : Je vous conjure de leur pardonner. cette faute, ou si vous ne le faites pas, effacez-moi de votre livre (Exode, XXXII, 32); et ailleurs : Quand Dieu lui eut promis de le mettre à la tête d'un plus grand peuple, après lui avoir dit : Laissez-moi faire, j'exterminerai ces hommes, et je vous rendrai le chef d'un grand peuple. (Ibid. 10.) Moïse ne le voulut pas; il préféra rester à la tête de ces Juifs; de même le bienheureux Paul, ce docteur des nations : J'eusse désiré que Jésus-Christ m'eût fait servir moi-même de victime soumise à l'anathème pour mes frères, qui sont d'un même sang que moi selon la chair. (Rom. IX, 3.)
3. Vous voyez comment tous ces justes montraient des sentiments de commisération profonde pour le prochain. Considérez maintenant ce que devait éprouver cet homme juste; de quel sentiment il devait être agité; de quelle tristesse il devait être abattu à l'aspect de cette immense solitude; de cette terre auparavant enrichie de plantes si diverses, ornée de fleurs, et tout à coup perdant sa chevelure de feuillage, dépouillée, nue, déserte. En proie à une morne douleur, cherchant une petite consolation pour lui, il se mit à cultiver la terre, et, de là, ce que dit l'Ecriture : Noé s'appliquant à l'agriculture, commença à labourer et à cultiver la terre, et il planta une vigne.
Mais il convient ici de se demander si c'est Noé à cette époque qui trouva la vigne, ou si, auparavant, dès le commencement du monde, elle existait. Il est vraisemblable qu'elle existait auparavant, dès le commencement, qu'elle avait été créée dans les six jours, quand Dieu vit que toutes les choses qu'il avait faites étaient très-bonnes. (Gen. I, 31.) Il se repose, en effet, dit l'Ecriture, le septième jour, après avoir achevé tous ses ouvrages. (Gen. II, 2.) Toutefois l'usage de la vigne n'était pas connu ; car, si on l'avait connu dès le commencement, il est certain qu'Abel, dans ses sacrifices, aurait fait aussi des libations de vin. Mais comme les premiers hommes ignoraient l'usage de cette plante, ils ne s'en servirent pas. Noé, au contraire, appliqué à l'agriculture, homme très-actif et très-diligent, arriva, par hasard, à en goûter le fruit, écrasa les grappes, fit du vin et en but. Et comme c'était la première fois qu'il en goûtait lui-même, comme il ne connaissait personne qui en eût goûté avant lui, comme il n'avait rien pour lui indiquer et la mesure et l'usage, par suite de cette ignorance, il tomba dans l'ivresse. En outre, quand l'habitude de manger de la chair se fut introduite parmi les hommes, l'usage du vin fut aussi une habitude. Considérez maintenant, mes bien-aimés, comment, peu à peu, le monde s'organise; comment chaque homme, selon la sagesse que Dieu lui communique, devient, dans ces commencements, l'inventeur d'un art. C'est ainsi que les arts ont été introduits dans le monde : le premier inventa l'agriculture; le second, l'art pastoral; un autre, (196) l'art d'élever le gros bétail; un autre, la musique; un autre, l'industrie de ]!airain; quant à ce juste dont nous parlons, il trouva, grâce à la sagesse communiquée d'en-haut, l'art de cultiver la vigne. Noé, dit le texte, s'appliquant à l'agriculture, commença à labourer et à cultiver la terre, et il planta une vigne, et il but du vin, et il s'enivra. Méditez sur ce remède à la tristesse, sur ce moyen de guérison, qui, parce que l'ignorance a dépassé la mesure, non-seulement n'est d'aucune utilité, mais devient funeste et indispose.
Mais peut-être dira-t-on: pourquoi une plante si fertile en vices et en malheurs, a-t-elle été produite? N'exprimez pas ainsi, ô hommes, sans réfléchir, toutes les pensées qui vous viennent. Ce n'est pas la plante qui est mauvaise, ce n'est pas le vin qui est vicieux, mais l'abus qu'on en l'ait, parce que ce n'est pas le vin qui produit les fautes, les crimes, c'est la dépravation de la volonté; le vin nous est utile : c'est l'intempérance qui le rend funeste. Si l'Ecriture ne vous montre le vin en usage qu'après le déluge, c'est pour vous apprendre que, même avant l'usage du vin, les hommes étaient tombés dans les dérèglements, dans les excès de la licence; qu'ils avaient montré leur perversité dans un temps où le vin était inconnu; c'est afin que, quand vous verrez le vin en usage, vous n'alliez pas attribuer toutes nos fautes au vin,. mais à la volonté corrompue, qui se pervertit d'elle-même. Faites d'ailleurs une autre réflexion qui prouve l'utilité du vin, et soyez saisis d'une sainte horreur, ô hommes ! le vin est la substance qui sert à opérer le salut des bons, c'est ce que n'ignorent point les initiés à nos mystères. Noé s'appliquant à l'agriculture, dit le texte, commença à labourer et à cultiver la terre, et il planta une vigne, et il but du vin, et il s'enivra.
C'est un mal redoutable, mes bien-aimés; oui, un mal redoutable que l'ivresse, qui produit l'aveuglement, qui engloutit la raison. De cet homme doué de raison, de cet homme qui a reçu l'empire sur toutes les créatures, elle fait un captif, enchaîné d'indissolubles liens, un mort que rien ne réveille; elle en fait quelque chose de pire qu'un mort. Le mort n'a d'énergie ni pour le bien, ni pour le mal; mais l'homme ivre, sans énergie pour le bien, n'a que plus d'énergie pour le mal; et le voilà ridicule aux yeux de sa femme, et de ses enfants, et de ses serviteurs. Ses amis, considérant sa honte, rougissent et sont couverts de confusion; ses ennemis, au contraire, se réjouissent et se rient de lui, et le chargent d'opprobres , et s'écrient : Faut-il donc voir vivre, faut-il donc voir respirer cette brute, ce porc ! et ils se servent d'expressions plus honteuses encore. C'est que ceux due frappe l'ivresse sont plus hideux à voir que ceux qui reviennent des combats, les mains souillées de sang, ou qu'on rapporte chez eux, en tumulte; ceux-là, il peut se faire qu'on les vante à cause des trophées, des victoires, des blessures, des membres mutilés; mais pour ceux qu'on voit ivres, on les appelle des misérables, on les accable d'imprécations. Qu'y a-t-il en effet de plus misérable que celui qu'enchaîne l'ivresse; qui, chaque jour, se plonge dans le vin, et corrompt sa pensée et son jugement? De là, le conseil que donnait le Sage: Le principal, dans la vie de l'homme, c'est le pain et l'eau, et le vêtement, et une maison qui cache sa honte. (Eccli, XXIX , 28. ) C'est afin que celui que l'ivresse possède ne soit pas exposé en public, mais caché par les siens; c'est afin qu'il ne soit pas le honteux objet de la risée de tous. Noé s'appliquant à l'agriculture, commença, dit le texte, à labourer et à cultiver la terre, et il planta une vigne, et il but du vin, et il s'enivra.
4. Le mot d'ivresse, mes bien-aimés, dans la sainte Ecriture, ne signifie pas partout ce que nous entendons par ce mot; dans nos saints Livres, ce mot exprime aussi la satiété; peut être donc aurait-on raison de dire, à propos de ce juste, qu'il ne commit pas un excès, qu'il ne s'enivra pas; seulement qu'il prit du vin de manière à se rassasier. Ecoutez, en effet, la parole de David : Ils s'enivreront de l'abondance de votre maison (Psal. XXXV, 9), c'est-à-dire, ils seront rassasiés. D'ailleurs, ceux qui s'abandonnent à l'ivresse n'en ont jamais assez; plus ils absorbent de vin, plus ils sont altérés; ce vin est comme un feu qui les embrase; le plaisir disparaît; mais une soif impossible à étancher les précipite dans le gouffre de l'ivresse qui les y retient captifs. Et il planta, dit le texte, une vigne, et il but du vin, et il s'enivra; et il était nu dans sa tente. Considérez que cela ne lui est pas arrivé dehors, mais dans sa tente ; la divine Ecriture a mis, dans sa tente, afin que la suite vous montre l'affreuse malignité de celui qui osa révéler cet état de nudité. Cham, dit le texte, père de Chanaan; vit la nudité de son père et il sortit, et il l'annonça à ses deux frères, dehors. Peut-être, si d'autres hommes s'étaient trouvés là, il leur aurait annoncé aussi la honte de son père; telle était la perversité de ce fils. C'est pour vous apprendre qu'il était corrompu depuis longtemps, que l'Écriture ne se borne pas à dire: Cham vit la nudité de son père; mais que dit-elle? Et Cham, père de Chanaan, vit. Pourquoi, dites-moi, dans ce passage, nomme-t-elle son fils? C'est pour nous apprendre qu'avec la même intempérance, la même incontinence qui l'avait porté, à l'heure de l'épouvantable bouleversement du monde, à procréer sa postérité, il courut faire outrage à son père : et il sortit, dit le texte, et il l'annonça à ses deux frères, dehors. Voyez, ici, je vous en prie, mes bien-aimés, considérez que les vices ne sont pas dans notre nature, mais dans notre pensée libre, dans notre volonté. En effet, ces trois frères avaient même père, étaient sortis des mêmes flancs; les mêmes soins avaient entouré leur éducation, mais ils ne montrèrent pas le même coeur; celui-ci tomba dans le péché , les autres rendirent à leur père l'honneur qui lui était dû. Peut-être ce Cham exagéra-t-il par ses railleries la honte de son père, en la révélant; il n'entendit pas la parole du Sage: Ne vous glorifiez pas de la honte de votre père. (Ecclés. III, 12.) Mais ses frères ne se conduisirent pas de même; et comment? Quand ils eurent entendu ces paroles, Sem et Japhet, ayant étendu un manteau sur leurs épaules, marchèrent en arrière et couvrirent la nudité de leur père, et ils ne détournèrent pas leur visage, et ils ne virent pas la nudité de leur père. Voyez-vous l'honnêteté de ces deux fils? Ce que l'autre a divulgué, ceux-ci n'osent pas même le regarder; ils marchaient en arrière, pour couvrir tout de suite la nudité de leur père. Voyez, en même temps, avec leur honnêteté, leur douceur ! ils ne grondent pas, ils ne battent pas leur frère; mais, à peine l'ont-ils entendu, qu'ils prennent le soin, tous les deux à la fois, de corriger ce qu'ils, regrettent, et de prouver leur respect à leur père: et ils ne détournèrent pas leur visage, et ils ne virent pas la nudité de leur père. C'est une preuve du profond respect de ces fils, que l'Écriture nous fait voir; non-seulement ils recouvrent, mais ils n'osent pas regarder. Instruisons-nous, par cet exemple, et sachons en ,tirer une double utilité. Imitons les uns; loin de nous les moeurs de l'autre ! car, si ce méchant qui a révélé la nudité d'un corps, s'est jeté sous le coup de la malédiction, est déchu de l'honneur qui l'égalait à ses frères, a été condamné à les servir, quoique ce ne soit pas lui, mais tous les descendants sortis de lui, qui sont devenus des esclaves, quel châtiment ne subiront pas ceux qui révèlent les péchés de leurs frères ; qui, loin de les couvrir, de les excuser, les exposent au grand jour, et se rendent par là coupables de péchés sans nombre? Quand vous divulguez la faute d'un frère, non-seulement vous le rendez plus éhonté, et vous refroidissez peut-être le zèle qui l'aurait porté à rentrer dans la vertu, mais vous rendez ceux qui vous écoutent plus indolents et plus lâches; et ce n'est pas tout : vous êtes cause que Dieu est blasphémé. Or, quel est le supplice réservé à ceux qui provoquent les blasphèmes? C'est ce que nul n'ignore. Donc, loin de nous, je vous en conjure, les moeurs de Cham; imitons, au contraire, l'honnêteté, la pudeur des fils qui recouvrirent la nudité de leur père; faisons de même, couvrons les fautes de nos frères, non pour encourager, par notre conduite, leur indolence, mais pour leur ménager les meilleurs moyens de s'affranchir promptement de leurs vices funestes, et de rentrer dans la vertu. De même qu'il est plus facile de revenir à résipiscence quand on n'a pas un grand nombre de témoins de ses fautes, de même celui dont le front a rougi, qui sait que ses actions mauvaises sont connues de tout le monde, ne renonce pas facilement à ses vices; il est comme dans une vase profonde, où il se précipite emporté par des courants qu'il lui est difficile de surmonter; et ne pouvant revenir à la surface il se désespère, et il abandonne tout espoir, de ressaisir le rivage.
5. C'est pourquoi, je vous en prie, ne publions pas les fautes du prochain. Si on vient à nous les apprendre, ne nous empressons pas d'aller voir cette nudité; faisons comme ces vertueux fils, recouvrons de nos exhortations, de nos conseils, abritons d'une ombre protectrice, et hâtons-nous de relever l'âme qui est tombée; enseignons-lui la grandeur de la divine miséricorde, l'excès de la suprême bonté, afin d'obtenir nous-mêmes, plus encore que ces pieux jeunes gens, la bénédiction du Seigneur, du Dieu qui a fait toutes choses, qui veut que tous les hommes soient sauvés, et qu'ils viennent à la connaissance de la vérité (I Tim. II, 4); qui (198) ne veut pas la mort du pécheur, mais qu'il se convertisse et qu'il vive. (Ezéch XVIII, 23.) Et, dit le texte, ils ne virent pas la nudité de leur père. Voyez comme la loi naturelle leur a suffi, tout d'abord, dès le commencement, pour accomplir les prescriptions consignées plus tard dans la législation écrite pour l'enseignement de la race humaine; pour accomplir cette prescription de la loi : Honorez votre père et votre mère, afin que vous soyez heureux (Exode, XX, 12) ; et: Celui qui aura maudit son père ou sa mère, sera puni de mort. (Ibid. XXI, 17.) Voyez-vous que la loi naturelle a tout d'abord été suffisante?
6. Noé reprit ses sens, dit le texte, après cet assoupissement causé par le vin, et apprit tout ce que lui avait fait son plus jeune fils. (Gen. IX, 24.) Noé reprit ses sens, dit le texte; qu'ils entendent ces paroles, ceux qui passent les jours entiers dans les festins; qu'ils considèrent la gravité de leur faute; qu'ils apprennent à échapper à la pernicieuse ivresse. Noé reprit ses sens, dit le texte. Qu'est-ce à dire? C'est l'expression que nous employons d'ordinaire quand ceux qui étaient dans le délire reviennent à eux. Noé; après avoir été surpris par le démon, reprit ses sens, et s'affranchit de sa tyrannie, c'est ce que dit ici l'Ecriture; car, sachons-le bien, l'ivresse est un démon volontaire, qui obscurcit l'âme de ténèbres plus épaisses que ne le fait le démon, et qui rend son captif indigne de toute pitié. Souvent, en effet, à la vue d'un démoniaque, nous sommes saisis de pitié, de compassion; nous aimons à lui montrer combien nous plaignons son malheur; nous n'agissons pas de même avec ceux que nous voyons ivres; ils provoquent notre indignation, notre dégoût, qui les repousse; nous les chargeons d'imprécations. Quelle en est la cause, pourquoi? c'est que le démoniaque fait ce qu'il ne veut pas faire, et il a beau se démener, déchirer ses vêtements, prononcer des paroles honteuses, on lui pardonne; quant à l'homme ivre, quoi qu'il fasse, on ne l'excuse pas : serviteurs, amis, voisins, tous l'accablent de reproches; c'est qu'il se livre, de lui-même, volontairement, à cette ignominie; c'est qu'il s'abandonne, parce qu'il se trahit lui-même, à la tyrannie de l'ivresse. Et ce que je dis, ce n'est pas pour accuser cet homme juste. Grand nombre de circonstances se réunissaient pour atténuer sa faute : et d'abord, on ne l'y a pas vu retomber depuis, preuve certaine qu'il pécha faute de savoir, et non par indolence. En effet, s'il fallait attribuer sa faute à la négligence, il se serait plus tard laissé surprendre de nouveau par la même passion; mais c'est ce qui n'est pas arrivé. S'il, se fût rendu coupable de la même faute, une seconde fois, l'Ecriture ne l'aurait point passé sous silence, elle nous l'aurait fait connaître; car l'Ecriture n'a qu'une pensée, n'a qu'un but, c'est de nous- apprendre tout ce qui est arrivé, afin que nous connaissions la vérité. On ne la voit pas, par un sentiment d'envie, négliger les vertus des justes, ni avec une com. plaisance partiale, couvrir d'une ombre les fautes des pécheurs; elle expose tout devant nos yeux, afin que nous ayons une règle, une doctrine; afin que, nous aussi, quand nous nous serons laissé surprendre, par suite de notre, négligence, nous devenions plus circonspects, de manière à éviter les rechutes. Car le péché n'est pas aussi grave que la persistance dans le péché. C’est pourquoi, ne vous bornez pas à remarquer que ce juste s'est enivré, remarquez avant tout que; plus tard, il ne lui arriva rien de semblable. Considérez ceux qui, chaque jour, dépensent leur vie dans les cabarets; qui, chaque jour; pour ainsi dire, y meurent; quand ils reprennent leurs sens, ce n'est pas pour eux une raison de fuir le fléau de l'ivresse, ils y retournent, comme à une occupation qu'ils continuent avec un courage viril. Il faut considérer encore que ce juste, qui d'ailleurs ne s'est enivré que faute d'expérience, parce qu'il ignorait la mesure; c'était, après tout, un juste, riche en bonnes oeuvres, qui pouvait par conséquent couvrir et racheter l'accident de cette faute ; mais nous, qui subissons les ravages de tant d'autres passions , si nous ajoutons l'ivresse à tous nos excès, quelle sera notre excuse ? Qui daignera, répondez-moi, je vous en prie; nous pardonner, à nous, que ne corrige aucune expérience? Noé reprit ses sens, dit le texte, après cet assoupissement causé par le vin, et apprit tout ce que lui avait fait son plus jeune fils. D'où l'apprit-il ? Sans doute, ce furent les frères qui le dirent, non pour accuser leur frère, mais pour apprendre la chose comme elle s'était passée, afin que le coupable reçût le remède que réclamait sa blessure. Et il apprit, dit le texte, tout ce que lui avait fait son plus jeune fils. Qu'est-ce à dire, tout ce que lui avait fait? Cela veut dire une faute si grave (199) qu'elle ne se
peut supporter. Remarquez, en effet, comment, dans l'intérieur de la maison, voyant une chose honteuse, tandis qu'il aurait dû la cacher, il sort, il l'ébruite, il expose aux railleries, aux moqueries, son père, autant que cela dépendait de lui; comme il veut rendre ses frères les complices de sa détestable pensée. S'il devait, à toute force, faire un récit, il aurait dû, au moins, les appeler à l'intérieur, leur parler en secret de cette nudité; mais non : il sort, il révèle cette nudité, et, s'il s'était rencontré là une foule d'étrangers, il les aurait, eux aussi, rendus les témoins de la honte de son père. Delà, ces paroles du texte : Tout ce que lui avait fait, c'est-à-dire l'outrage qu'il avait fait à son père, l'oubli qu'il avait montré du respect que les enfants doivent à leurs parents. Il a divulgué les fautes, il a voulu associer ses frères à cet outrage. Tout ce que lui avait fait son plus jeune fils. Toutefois, ce n'était pas le plus jeune; car il était le second, l'aîné de Japhet; mais quoi qu'il fût, l'aîné pour Japhet, la corruption de son âme le mit après lui; la pétulance de ses passions le fit déchoir; pour n'avoir pas voulu se tenir dans les bornes prescrites, il perdit l'honneur qu'il devait à la nature; et, de même que ce méchant, par la corruption de sa volonté,. perdit ce qu'il tenait de la nature, Japhet acquit, par sa sagesse supérieure, ce que la nature ne lui avait pas donné.
7. Voyez-vous comme il est impossible de rien découvrir, dans la divine Ecriture, qui soit mis au hasard et sans une secrète pensée? Ce que lui avait fait, dit le texte; son, plus jeune fils. Et il dit: Que Chanaan soit maudit, qu'il soit l'esclave de ses frères. (Gen. IX, 25.) Nous voici parvenus à cette question soulevée partout; sans cesse, en effet, nous entendons dire : pourquoi, quand c'est le père qui s'est rendu coupable, qui a révélé la nudité, est-ce le fils qui reçoit la malédiction? Prêtez-moi, je vous en prie, toute votre attention, et recevez l'explication qu'il vous faut. Nous vous dirons ce que nous aura suggéré la divine grâce, pour votre utilité. Et il dit : Que Chanaan soit maudit, qu'il soit l'esclave de ses frères. Ce n'est pas sans raison, ce n'est pas inutilement, que le texte nomme ici le fils de Cham; il y a une pensée cachée. Noé voulait à la fois punir Cham de sa faute, de l'outrage qu'il en avait reçu, et, en même temps, il ne voulait pas affaiblir la bénédiction que Dieu lui avait autrefois donnée. Dieu bénit, dit l'Ecriture, Noé quand il sortit de l'arche, et ses fils avec lui. (Gen. IX, 1.) Donc Noé ne voulut pas maudire celui que Dieu avait une fois béni; il ne s'arrête donc pas à celui qui lui a fait l'outrage, c'est sur le fils de Cham qu'il fait retomber la malédiction. Soit, dira-t-on, cela montre que Cham n'a pas été maudit, parce qu'il avait reçu auparavant la bénédiction de Dieu. Mais pourquoi, quand c'est Cham qui a péché, est-ce Chanaan qui est puni? Eh bien! cela même n'a pas été fait sans raison; car le père n'a pas subi un moindre châtiment que son fils, et il a senti toute la rigueur du châtiment. Vous n'ignorez pas, en effet, vous savez parfaitement combien de fois les pères ont demandé d'être punis, eux mêmes, à la place de leurs fils. Il est plus triste pour eux de voir leurs fils soumis au châtiment, que de le subir eux-mêmes. Voici donc ce qui est arrivé; c'est que, par suite de l'amour naturel que Cham éprouvait pour son fils, il a senti une douleur plus cruelle; c'est que la bénédiction de Dieu est restée intacte, et que le fils, qui a reçu la malédiction, a expié par là ses propres péchés. Car, bien qu'il encoure actuellement la malédiction pour le péché de son père, encore est-il vraisemblable que c'est en même temps pour ses propres fautes qu'il a été puni. Ce n'est pas seulement à cause du péché de son père qu'il a reçu la malédiction, mais probablement c'est parce que lui-même méritait un plus grand châtiment. Car, en ce qui concerne ce principe que les pères ne sont pas punis pour les fils, ni les fils pour les pères, que chacun n'est puni que pour ses propres fautes, c'est ce que vous trouverez en mille endroits des prophètes. Si quelqu'un mange des raisins verts, il en aura lui seul les dents agacées (Jérém. XXI, 39); l'âme qui a péché mourra elle-même (Ezéch. XVIII, 20); et encore : On ne fera point mourir les pères pour les enfants, ni les enfants pour les pères. (Deut. XXIV, 16.) Donc, que personne parmi vous, je vous en prie, n'ose censurer ce que l'Ecriture nous dit aujourd'hui, comme s'il était permis d'ignorer le but que se propose la divine Ecriture ; accueillez Avec de bonnes dispositions ce que dit la parole; admirez l'exactitude merveilleuse de la divine Ecriture, considérez l'énormité du péché. Car, voici ce que le péché a fait d'un frère né de la même mère, sorti des mêmes flancs; le péché en a fait un esclave; il lui a enlevé la liberté ;il l'a (200) assujetti, et c'est de là qu'est sortie la servitude des âges à venir. Et en effet, les hommes d'autrefois n'étaient pas si délicats, n'avaient pas besoin d'une vie si commode, de mains étrangères pour les servir; chacun se servait soi-même; tous étaient égaux en dignité; on ne voyait, au milieu d'eux, aucune inégalité de rang. Quand le péché fit son entrée dans le monde, ce fut pour détruire là liberté, compromettre la dignité naturelle, introduire la servitude; la servitude, ce perpétuel enseignement, cet éternel avertissement à nous adressé, de fuir la servitude du péché, de revenir à l'indépendance de la vertu. Que si l'esclave et le maître veulent retirer de cet exemple un profit durable, qu'ils pensent: l'esclave, de son côté, qu'il doit sa servitude au dérèglement de Cham; le maître, à son tour, qu'assujettissement et servitude n'ont commencé qu'au jour où Cham a montré une volonté dépravée, et perdu la dignité qui le rendait l'égal de ses frères.
Maintenant, en vérité, si nous voulons être sobres et prudents, ces maux que les péchés de nos pères ont introduits dans le monde ne pourront nous atteindre, ils ne seront pour nous que des noms et des histoires. Si , d'une part, notre premier père, par sa désobéissance, a introduit la mort, les travaux et les peines; si, d'autre part, Cham nous a procuré la servitude, voici maintenant que l'avènement de Notre-Seigneur Jésus-Christ a réduit toutes ces épreuves à n'être qu'un vain bruit, que des sons; pour qu'il en soit ainsi nous n'avons qu'à vouloir. Pour la mort, il n'y a plus de mort; il n'y a plus que le mot qui sert de nom à la mort : parlons mieux, le nom même a disparu. Nous ne disons plus maintenant la mort, mais l'assoupissement et le sommeil. Le Christ disait lui-même : Lazare, notre ami, dort (Jean, XI, 11) ; et Paul écrivant aux habitants de Thessalonique, leur dit : Quant à ceux qui dorment, je ne veux pas que vous ignoriez, mes frères. (I Thess. IV, 12.) Et de même, la servitude n'est qu'un mot; l'esclave c'est celui qui commet le péché. Et, si vous voulez comprendre que l'avènement du Christ a supprimé la servitude, n'en a plus laissé que le nom, disons mieux, a détruit le nom même, écoutez ce que dit Paul : Que ceux qui ont des maîtres fidèles ne les méprisent pas, parce qu'ils sont leurs frères. (I Tim. VI, 2.) Voyez-vous comment, dès que la vertu arrive, elle ne fait plus que des frères de ceux qui s'appelaient auparavant des esclaves? Que Chanaan, dit Noé, soit l'esclave de ses frères. Tu as abusé, dit-il, de ta dignité; tu n'as pas fait ce que tu devais faire, quand tu étais égal en honneur; voilà pourquoi je veux te corriger par la sujétion. C'est ce qui est arrivé, dès le commencement, à la femme; elle était d'une dignité égale à celle de son mari, elle a abusé de son rang, voilà pourquoi elle a perdu son pouvoir, pourquoi elle a entendu ces paroles: Tu te tourneras vers ton mari, et il te dominera. (Gen. III, 16.) Tu n'as pas su, dit le texte, faire un bon usage du commandement; il vaut mieux pour toi bien obéir au commandement, que mal commander. De même, ce Cham, ici, reçoit le châtiment pour s'amender; dans la personne de son fils, c'est lui-même qui est puni; c'est afin que vous sachiez que, quoi. qu'alors ce fût un vieillard, cependant le châtiment, retombant sur son fils, lui rendit la vie pleine de douleurs et d'amertumes; il pensait que, quand lui-même serait mort, ce fils qui lui survivrait expierait sa faute. Car, pour avoir la preuve que ce fils était, de lui-même, plein de malice, que tous ceux qui sortirent de lui furent des êtres abominables, prompts à commettre le mal, écoutez ce que dit l'Ecriture, sous forme de malédiction : Votre père était Amorrhéen et votre mère Céthéenne (Ezéch. XVI, 3); autre parole d'outrage, dans un autre endroit : Race de Chanaan, et non de Juda. (Dan. XIII, 56.)
Maintenant il est bon d'apprendre, après le châtiment reçu par celui qui divulgua la nudité de son père, quelle récompense obtinrent les fils qui lui montrèrent un respect si profond : Que le Seigneur, le Dieu de Sem, soit béni, dit Noé, et que Chanaan soit son esclave. (Gen. IX, 26.) Ici, peut-être, dira-t-on . Noé, en prononçant ces mots, ne bénit pas Sem; au contraire, il le bénit de la manière la plus efficace. En effet, quand on rend à Dieu des actions de grâces, lorsqu'on bénit Dieu, le Seigneur, à son tour, accorde plus largement sa bénédiction à ceux qui donnent l'occasion de le bénir lui-même. Ainsi Noé, bénissant Dieu, l'a rendu débiteur d'une bénédiction plus grande; il a été, en faveur de Sem, l'auteur d'une rétribution plus considérable que si lui-même l'eût béni en son propre nom. De même que le Seigneur, béni à cause de nous, devient pour nous tout à fait clément et propice; de même, (201) réciproquement, quand il est blasphémé à cause de nous, il prononce contre nous une condamnation plus sévère , parce que nous avons été l'occasion des blasphèmes. Faisons donc tous nos efforts, je vous en conjure, pour vivre avec tant de sagesse, pour montrer une vertu si pure, que tous ceux qui nous verront offrent au Seigneur notre Dieu. des louanges et des bénédictions. Dans sa bonté, dans sa clémence, le Seigneur veut être glorifié par nous; ce n'est pas qu'il en reçoive le moindre accroissement de gloire; il n'a besoin de rien, mais il veut que nous lui fournissions nous-mêmes l'occasion de nous montrer plus de bienveillance. Que le Seigneur, le Dieu de Sem, soit béni, et que Chanaan soit son esclave. Voyez-vous comme le père annonce le châtiment, qui, toutefois, est plutôt une correction qu'un châtiment; il était père, c'était un père tendre; il ne voulait pas un châtiment égal à la faute, mais de nature à réprimer plus tard les progrès de la malignité. Voilà. pourquoi, dit-il, je te condamne à la servitude, afin que tu conserves à chaque instant, toujours, le souvenir de ce que tu as fait. Ensuite il dit : Que Dieu multiplie la postérité de Japhet, et qu'il habite dans les tentes de Sem, et que Chanaan soit son esclave. (Ibid. 27.) Ici encore, la bénédiction la plus abondante , et qui renferme peut-être un trésor caché : Que Dieu multiplie, dit-il, la postérité de Japhet. Ce n'est pas se tromper que d'appeler ces bénédictions de l'homme juste des prophéties. Car, s'il est vrai que le père de Noé ne lui a pas donné au hasard et sans dessein, ce nom de Noé; s'il est vrai que ce nom était la prophétie du déluge à venir, à bien plus forte raison, cet homme juste n'a pas prononcé ces bénédictions sans une secrète pensée. Je crois, en effet, que la bénédiction des deux frères signifie la vocation des deux peuples; quand il bénit Sem, il bénit les Juifs; de Sem est sorti Abraham, et le peuple juif qui s'est multiplié ; quand il bénit Japhet, il annonce la vocation des Gentils. Remarquez les paroles de la bénédiction : Que Dieu multiplie, dit-il, la postérité de Japhet, et qu'il habite dans les tentes de Sem. C'est ce dont nous voyons l'accomplissement, dans la vocation des nations. En effet, Noé, disant : Que Dieu multiplie, indique toutes les nations; et en disant : Qu'il habite sous les tentes de Sem, il indique les nations commençant à jouir des biens préparés pour les Juifs. Et que Chanaan soit son esclave.
8. Avez-vous bien compris quelle récompense les uns ont reçue pour leur sagesse; de quelle honte l'autre a été couvert par son dérèglement ? Conservons toujours ces récits dans notre pensée, imitons les uns, fuyons la perversité, le dérèglement de l'autre. Or, Noé vécut, dit le texte, trois cent cinquante ans après le déluge, et tout le temps de sa vie ayant été de neuf cent cinquante ans, il mourut. (Gen. ibid., 28, 29.) N'allez pas croire que ce soit sans raison que la divine Ecriture ajoute ces détails. Voyez ici une nouvelle preuve de la continence de l'homme juste. Dans une telle abondance de biens, dans un repos parfait, pendant un si grand nombre d'années après là sortie de l'arche, il ne pensa plus à procréer des enfants. L'Ecriture, en effet, ne nomme pas d'autres enfants avec ces trois fils. Considérez encore l'excès de l'intempérance de Cham, qui avait sous les yeux un père d'une telle continence, sans devenir lui-même plus chaste, qui, au contraire, agissait d'une manière toute différente. Aussi, c'est avec raison que toute sa postérité a été condamnée à la servitude, frein nécessaire de la volonté pervertie. L'Ecriture énumère ensuite la postérité sortie de ces fils, et dit : Cham engendra Chus; et plus loin Chus engendra Hemrod qui montra le premier géant sur la terre; ce fut un géant, chasseur devant le Seigneur. (Gen. X, 6, 8, 9.) Quelques interprètes pensent qu'ici, devant le Seigneur, signifie la même chose que s'élevant contre Dieu. Quant à moi, je n'admets pas cette insinuation dans la divine Ecriture ; elle dit simplement qu'il était fort et courageux. Cette expression, devant le Seigneur Dieu, revient à dire, établi par Dieu, parce qu'il avait reçu la bénédiction de Dieu; ou, si vous voulez, parce qu'il était une occasion d'admirer le Dieu qui avait fait ce géant, et qui l'avait montré sur la terre. Celai-ci reproduisit les moeurs de son aïeul, abusa de ses forces naturelles, inventa une nouvelle servitude, et entreprit de devenir un chef de peuple, un roi. Pas de sujets, pas de roi voilà bien la vraie liberté; mais la servitude la plus lourde est celle qui surgit au sein de la liberté, qui maîtrise des hommes libres. Voyez les ravages de l'ambition, voyez la force du corps dépassant ses limites, jamais satisfaite, aspirant à la gloire. Ce n'était pas pour protéger et défendre qu'il se faisait des sujets; mais il construisait des villes pour dominer sur des (202) ennemis. De cette contrée, dit le texte, sortit Assur, et il bâtit Ninive. Faites ici encore une remarque : C'est que la malignité de ceux qui nous ont précédés ne nous cause aucun préjudice; ces hommes dont je parle, les Ninivites, se concilièrent, par leur repentir, la miséricorde de Dieu et le forcèrent à révoquer sa sentence. Ils eurent cependant pour auteur de leur race ce Cham, qui outragea son père, et après lui, parmi leurs ancêtres, Nemrod, tyran superbe, d'où sortit Assur. On dit que dans cette suite d'ascendants se trouvèrent des gens adonnés à la mollesse, aux voluptés, aux dissolutions, à la corruption, à l'ivresse, aux rires insensés, aux moqueries, aux plaisirs frivoles des méchants; mais, parce que les Ninivites firent sincèrement pénitence, la malignité de leurs pères ne leur fut en rien funeste, et ils se concilièrent la faveur du Ciel à tel point, qu'aujourd'hui encore on célèbre la perfection de leur repentir.
Sachons donc, nous aussi, les imiter, puisque, ni la malignité de ceux qui sont nés avant nous ne peut nous nuire, si nous voulons pratiquer la sagesse; ni leurs vertus nous servir en rien, si nous cédons à l'indolence. Attachons-nous donc, de toutes nos forces, à la vertu, montrons de la sagesse, de la prudence, afin d'obtenir la même bénédiction que Sem et Japhet, afin d'échapper à la servitude de Chanaan, afin d'être affranchis du péché, afin qu'ayant conquis la vraie liberté, nous soyons admis au partage des biens ineffables, par la grâce et parla bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ , à qui appartient, comme au Père, comme au Saint-Esprit, la gloire, la puissance, l'honneur, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
Traduit par M. C. PORTELETTE.
TRENTIÈME HOMÉLIE. " Toute la terre avait une même,
langue et une même parole. " (Gen. XI, 1.)
ANALYSE.
1. L'orateur exhorte ses auditeurs à la vigilance, il parle des heures qui étaient en ce temps-là plus ou moins longues selon la durée des jours, de la confession des péchés, de la semaine que l'on nomme grande. — 2. La nature humaine ne sait pas se contenter; elle est toujours inquiète. Les descendants de Noé vont habiter la terre de Sennaar ; à peine y sont-ils qu'ils veulent construire une tour qui aille toucher le ciel : vanité. — 3. Contre ceux qui veulent éterniser leur mémoire sur la terre par des bâtiments et des édifices. Le Seigneur descendit, explication de cette parole. — 4. Après avoir dit : le Seigneur descendit, la sainte Ecriture ajoute ces paroles qu'elle met dans la bouche du Seigneur et que le Seigneur adresse à des égaux: Venez, et descendons.
1. Nous voici enfin au terme de la sainte Quarantaine , nous avons achevé la navigation du jeûne, et, par la grâce de Dieu, nous touchons au port. Mais que cela ne nous rende pas négligents, que ce soit pour nous, au contraire, une raison de redoubler de zèle, d'activité et de vigilance. Quand les matelots ont traversé plusieurs mers à voiles déployées et qu'ils vont entrer dans le port, après avoir déchargé leurs marchandises, c'est alors qu'ils (203) ont le plus de soin et d'attention de ne pas choquer une pierre ou un écueil, et perdre ainsi le fruit de leurs peines passées. C'est aussi ce que font les coureurs; quand ils arrivent au bout de l'arène , ils pressent leur course pour toucher le but et mériter le prix. Les athlètes encore, après bien des combats et des victoires, lorsqu'il faut disputer la couronne, cherchent à l'obtenir en redoublant leurs efforts. Ainsi, de même que les matelots, les coureurs, les athlètes, en approchant du terme, sont de plus en plus actifs et vigilants; de même devons-nous faire , puisque nous sommes arrivés, grâce à Dieu , dans cette sainte semaine où nous devons jeûner avec plus de rigueur, prier avec plus de ferveur, faire des confessions plus sincères et plus complètes de nos péchés, et redoubler de bonnes œuvres, larges aumônes, justice , douceur et toutes les autres vertus, afin qu'avec de pareils soutiens, quand nous serons arrivés au dimanche de Pâques, nous jouissions de la libéralité du Seigneur. Nous disons que c'est là une grande semaine , non pas que les heures y soient plus longues, car il y en a où les heures de jour sont bien plus grandes; ce n'est pas qu'elle ait plus de jours que les autres, car elles en ont toutes le même nombre. Pourquoi donc l'appelons-nous grande? Parce que c'est celle où nous sont arrivés des biens grands et inexprimables. C'est dans cette semaine qu'on a vu cesser la guerre qui avait duré si longtemps, mourir la mort, lever la malédiction, briser la tyrannie du démon et enlever ses armes, réconcilier Dieu avec les hommes, ouvrir les portes du ciel, réunir les hommes aux anges; rapprocher ce qui était séparé, supprimer la haie , écarter la barrière et s'étendre la paix de Dieu sur toutes les choses du ciel et de la terre. Voilà pourquoi nous l'appelons la grande semaine, puisque c'est celle où le Seigneur nous a accordé tant et de si grands bienfaits. Voilà pourquoi tant de fidèles redoublent alors les jeûnes, les veilles, les méditations nocturnes et les aumônes, afin de montrer le respect qu'ils doivent à cette semaine. Car, puisque c'est celle où le Seigneur nous a fait des dons si précieux, ne devons-nous pas, autant qu'il est en notre pouvoir , lui témoigner notre hommage et notre respect ?
Aussi les empereurs eux-mêmes montrent par leurs ordonnances quelle vénération doit s'attacher à ces jours, puisqu'ils décident qu'il y a congé et vacances pour tous les offices civils, que les portes des tribunaux sont fermées et que l'on écarte toute apparence de procès et de discussions pour que l'on puisse s'occuper tranquillement et en repos de ses affaires spirituelles. Outre cela, ils donnent encore une preuve de générosité en délivrant les prisonniers de leurs chaînes, et en imitant ainsi Dieu autant que la puissance humaine le comporte. De même, en effet, que Dieu nous délivre de la cruelle prison de nos péchés et nous comble de biens innombrables; de même nous devons nous efforcer, autant qu'il est en nous, d'imiter la miséricorde de Dieu Notre-Seigneur. Vous voyez donc que chacun de nous, suivant sa position, rend l'honneur et le respect qu'il doit à ces jours où nous avons reçu tant de bienfaits. Aussi je vous prie plus que jamais de repousser toutes les idées temporelles et de ne venir ici qu'après en avoir avec soin débarrassé votre esprit. Que personne n'apporte dans l'église ses préoccupations temporelles, afin de pouvoir remporter au logis la digne récompense de ses peines. Je vous ai donc préparé notre banquet accoutumé; le festin que j'offre à votre charité est emprunté à la lecture que vous avez entendue d'un passage du bienheureux Moïse : je vais vous l'expliquer en vous signalant toute la précision de l'Ecriture sainte. Après avoir terminé l'histoire du bienheureux Noé, elle expose de même la généalogie de Sem, et dit: Et des fils naquirent à Sem, le père de tous les enfants d'Héber et le frère de Japhet, l'aîné des fils. Après en avoir donné la liste, elle dit : Deux fils naquirent à Héber ; le nom de l'un d'eux fut Phalec, car de soie temps la terre fut divisée. Voyez comme elle fait pressentir par le nom de cet enfant le miracle qui doit bientôt survenir, afin qu'on ne s'étonne point de le voir s'accomplir ensuite , puisqu'il était prédit par le nom de l'enfant. Car après avoir ainsi fait la liste de ceux qui sont nés ensuite, elle dit: Toute la terre avait une même langue et une même parole. Ce n'est point de la terre qu'elle parle, mais du genre humain, pour nous apprendre que la race humaine ne parlait d'abord qu'un seul langage. Et toute la terre n'avait qu'une même langue et une même parole. Ici langue signifie idiome, et le mot parole veut dire la même chose : voilà ce qu'elle entend par l'usage d'une même langue et d'une même parole. Pour voir que le mot langue signifie langage, écoutez cet autre (204) passage de l'Ecriture : Le venin des serpents est sous leurs langues (Ps. CXXXIX, 4): ainsi, par le mot langue, l'Ecriture entend langage. Et il arriva, comme ils partirent d'Orient, qu'ils trouvèrent une campagne dans la terre de Sennaar, et ils y habitèrent.
2. Voyez comme la nature humaine ne peut rester dans ses limites propres, mais comme toujours ambitieuse, elle cherche de nouveaux avantages. Ce qui la perd c'est de ne pas connaître les bornes qui lui sont imposées, de chercher toujours mieux qu'elle n'a et plus qu'elle n'est appelée à avoir. Aussi ceux qui soupirent après les biens du monde, s'ils. sont entourés de richesses et de puissance, arrivent à oublier leur nature et veulent s'élever au faîte des grandeurs, jusqu'à ce qu'ils en soient précipités jusqu'au fond de l'abîme. C'est ce que nous voyons arriver à quelques-uns tous les jours sans que cela rende les autres plus sages :l'exemple retient un instant, mais bientôt on oublie tout, on suit la même route et l'on tombe dans le même précipice. Nous en voyons ici un exemple. Et il arriva, comme ils partirent d'Orient, qu'ils trouvèrent une campagne dans la terre de Sennaar, et ils y habitèrent. Voyez comme nous reconnaissons peu à peu l'instabilité de leur pensée. Quand ils virent cette campagne, ils émigrèrent, abandonnèrent leur premier établissement et habitèrent là. L'Ecriture dit ensuite : Chacun dit à son voisin : Venez, faisons des briques et cuisons-les au feu. Ainsi ils rendirent les briques comme de la pierre et le bitume leur servait de ciment. Et ils dirent Venez, bâtissons-nous une ville et une tour dont la tête monte jusqu'au ciel, afin de nous faire un nom avant d'être dispersés sur toute la terre. Vous voyez comment ils abusent de leur idiome commun , et comment cette orgueilleuse proposition engendre tous leurs maux. Venez, faisons des briques et cuisons les au feu : Ainsi, ils rendirent les briques comme de la pierre, et le bitume leur servait de ciment. Voyez avec quelle sécurité ils songent à édifier sans penser à cette vérité : Si le Seigneur n'aide pas à élever la maison, ceux qui la construisent travaillent en vain. (Ps. CXXVI, 1.) Bâtissons-nous, disent-ils, une ville : non pour Dieu, mais pour nous. Voyez jusqu'où va eur perversité ! malgré le souvenir si présent encore de la destruction universelle , ils n'en tombent pas moins dans une pareille folie. Et bâtissons-nous, disent-ils, une ville et une tour dont la tête monte jusqu'au ciel. Par ce mot de ciel, l'Ecriture sainte a voulu nous montrer l'excès de leur audace. Et faisons-nous un nom. Remarquez ici le germe du mal. C'est afin, disent-ils,,de laisser un souvenir éternel, afin que notre mémoire vive toujours. Cette oeuvre, cet édifice sera tel que l'oubli ne pourra l'effacer. Faisons cela avant d'être dispersés sur la surface de toute la terre. Pendant que nous sommes encore ensemble, disent-ils, accomplissons ce projet, afin de laisser un souvenir ineffaçable aux générations futures.
Il y a encore maintenant bien des gens qui les imitent et qui veulent éterniser leur nom par des travaux semblables, en construisant des palais, des bains, des portiques ou des promenades. Si vous demandez à un de ces hommes pourquoi il travaille et se fatigue ainsi, pourquoi il dépense tant d'argent et aussi inutilement, il vous répondra aussi que c'est pour sauver sa mémoire de l'oubli et pour- que l'on dise que c'est sa maison ou son champ. Mais ce n'est pas là glorifier sa mémoire, c'est plutôt l'accuser. Car ce nom sera suivi aussitôt de mille qualifications injurieuses; on dira qu'un tel est avare, avide, spoliateur de la veuve et de l'orphelin. Ce n'est donc pas là se faire un nom, mais se mettre en butte à d'éternelles accusations qui poursuivent même après la mort et aiguiser les langues pour maudire et condamner la possession de tous ces biens. Si vous tenez absolument à laisser un souvenir ineffaçable, je vous montrerai le chemin pour y parvenir tout en vous ménageant des éloges et des bénédictions même- dans l'avenir. Comment pourrez-vous donc faire parler de vous chaque jour et mériter des louanges même après avoir quitté cette vie ? C'est en distribuant ces richesses aux pauvres, sans vous occuper de pierres, de palais, de campagnes et de bains. Voilà un souvenir immortel, voilà un souvenir qui vous procure mille trésors, qui vous aide à porter le poids de vos. péchés et vous réconcilie avec Dieu. Songez, je vous prie, aux noms que chacun vous donnera, en vous appelant compatissant, humain, doux, généreux, inépuisable dans ses charités. Il a donné, partagé son bien aux, pauvres. Sa justice demeure éternellement. (Ps. III, 9.) Voilà ce qui arrive des richesses ainsi répandues, elles subsistent, mais accumulées et renfermées, elles perdent leur maître avec elles. Il a donné, partagé son bien aux pauvres. Mais remarquez la suite . Sa (205) justice demeure éternellement. Il a distribué ses richesses en un jour, mais sa justice demeure dans l'éternité et rend sa gloire immortelle.
3. Vous avez vu quel est ce souvenir qui s'étend jusqu'à l'éternité, ce souvenir qui procure des biens immenses et inépuisables. Cherchons donc à nous éterniser par des travaux de cette nature; car les travaux de pierres entassées non-seulement ne peuvent nous profiter, mais élèveront la voix contre nous comme un monument d'infamie. Nous partons en emportant tous les péchés dont tous ces édifices ont été l'occasion pour nous; mais quant aux édifices eux-mêmes, nous les laissons, et nous n'avons même pas la frivole et inutile consolation d'y laisser notre nom, nous n'en retirons que des accusations, et bientôt on les appellera du nom d'un autre. En effet, c'est ce qui arrive : une propriété passe d'un premier maître à un second, puis d'un second à tin troisième. Aujourd'hui la maison porte un nom, demain elle en porte un autre, le jour suivant un autre encore. Nous nous trompons volontairement croyant avoir une propriété tandis que ce n'est qu'un usufruit et que, bon gré, mal gré, il faudra le laisser à d'autres. Ce ne sera pas toujours à ceux que nous aurions choisis, mais je n'insiste pas là-dessus. Mais si vous avez une telle passion de célébrité, si vous attachez tant de prix au souvenir, voyez celui que les veuves avaient gardé de Tabitha, comment elles entouraient Pierre en pleurant et en montrant les tuniques et les robes que cette Dorcas leur avait faites quand elle vivait parmi elles. Après qu'elles eurent entouré Pierre en pleurant à chaudes larmes, en se rappelant la nourriture et les secours qu'elles recevaient, Pierre les fit sortir toutes, se mit à genoux et pria; après l'avoir ressuscitée il rappela les saints et les veuves et la leur présenta vivante. (Act. IX, 39, 41.) Si donc vous voulez que votre souvenir demeure; si vous aimez la véritable gloire, imitez cette femme. Laissez des monuments semblables, non pas construits avec des matériaux achetés à grands frais, mais en déployant toute votre charité envers vos semblables. C'est là une mémoire digne d'éloges et véritablement profitable i
Mais revenons à notre sujet et voyons toute (audace des hommes de ce temps. Si nous voulons y bien regarder, leurs passions seront un enseignement pour vous. Bâtissons-nous, disent-ils, une ville et une tour dont la tête monte jusqu'au ciel, afin de nous faire un nom avant d'être dispersés sur la terre. Voyez-vous comme ils montrent toute la corruption de leur âme. Bâtissons-nous une ville et faisons-nous un nom. Mais voyez qu'après une extermination aussi épouvantable les hommes n'en ont pas moins de vices. Qu'arrivera-t-il? Comment seront-ils punis de leur extravagance? Dieu a promis que, fidèle à sa bonté, il ne ferait plus de déluge; mais les hommes ne se sont point corrigés par les châtiments, ni rendus meilleurs parles bienfaits.
Ecoutez la suite pour connaître l'ineffable miséricorde de Dieu. Le Seigneur Dieu descendit pour voir la ville et la tour que bâtissaient les fils des hommes. Voyez comme l'Ecriture s'exprime au point de vue humain. Le Seigneur Dieu descendit. Ne comprenons point cela d'une manière purement humaine, mais comme une leçon, pour nous montrer qu'il ne faut jamais condamner légèrement ses frères et qu'il ne faut point juger seulement sur des propos vagues, mais s'assurer par des preuves certaines. Telle est toujours l'intention de Dieu, et c'est pour instruire le genre humain qu'il s'abaisse jusque notre langage. Et le Seigneur Dieu descendit pour voir la ville et la tour. Vous voyez qu'il ne réprime pas leur folie dès l'abord, il fait preuve d'une grande patience et attend que toute leur perversité se soit montrée dans leur oeuvre avant de s'opposer à leurs efforts. Afin qu'on ne puisse pas dire que tout était resté en projet dans leur esprit, mais qu'ils n'avaient rien entrepris, Dieu attend qu'ils aient en effet commencé leur ouvrage, pour montrer combien leur tentative était insensée. Et le Seigneur Dieu descendit pour voir la ville et la tour que bâtissaient les fils des hommes. Voyez l'excès de sa miséricorde ! s'il les a laissés travailler et se fatiguer, c'était afin que l'expérience fût pour eux une instruction suffisante. Mais quand il vit que leur malice augmentait et que le mal gagnait toujours, il montra encore sa bonté en les empêchant de continuer, de même qu'un bon médecin, quand il voit le mal s'accroître et la plaie devenir incurable a recours à l'amputation pour enlever la cause de la maladie. Et le Seigneur Dieu dit : Celle race n'a qu'une langue, la même pour tous. (c'est-à-dire le même langage, le même idiome.) Ils ont commencé cette oeuvre et ne cesseront pas de travailler à leur entreprise.
4. Remarquez la bonté de Dieu voulant (206) arrêter leurs efforts, il commence par expliquer sa conduite; il montre du doigt, pour ainsi dire, la grandeur de leur faute et l'excès de leur folie, il fait voir .qu'ils ont abusé de cette communauté de langage. Cette race, dit-il, n'a qu'une langue. Ils ont commencé cette oeuvre et ne cesseront pas de travailler à leur entreprise. C'est, en effet, l'usage de Dieu, quand il s'apprête à punir, de faire ressortir. d'abord la grandeur des péchés, afin d'expliquer sa conduite, avant de corriger les coupables. A l'époque du déluge, alors qu'il faisait cette terrible menace, l'Ecriture dit: Le Seigneur Dieu voyant que les vices des hommes se sont multipliés et que chacun, depuis sa jeunesse; ne nourrit dans son coeur que des idées perverses. (Gen. VI, 5.) Voyez-vous comme il commence par montrer l'excès de leurs vices? et il dit ensuite : Je détruirai l'homme; et maintenant : Cette race n'a qu'une langue, la même pour tous, et ils ont commencé cette oeuvre. Puisque cet accord, qui provient de l'unité de leur langage, les a conduits à une pareille folie, ne les conduirait-il pas plus tard à des, actions encore plus coupables? Ils ne cesseront pas de travailler à leur entreprise; rien ne pourra arrêter leur élan et leur ardeur, mais ils s'empresseront de faire tout ce qu'ils ont résolu, si le châtiment ne les arrête à l'instant. On peut voir que Dieu a agi de même avec le premier homme; car au moment de le chasser du paradis, il dit : Qui t'a fait savoir que tu étais nu ? (Gen. III, 2) ; et plus loin il ajoute : Adam est devenu comme l'un de nous, pour connaître le bien et le mal. Et maintenant, il ne faut pas qu'il étende la main, ,qu'il prenne le fruit de l'arbre de vie et qu'il le mange pour vivre perpétuellement. Et le Seigneur Dieu le renvoya du paradis. (Gen.III, 22,23:) Maintenant il dit : Cette race n'a qu'une langue, là même pour tous : ils ont commencé cette couvre et ne cesseront pas de travailler à leur entreprise. Venez donc, descendons, et confondons leur langage, pour que personne ne comprenne son voisin.
Voyez encore dans ces paroles la condescendance de Dieu pour notre nature. Venez et descendons. Que veulent dire ces mots ? Dieu a-t-il besoin d'un aide pour corriger ou d'un secours pour punir? Non certes ! Mais, de même que l'Ecriture a déjà dit: Le Seigneur est descendu, nous indiquant par là qu'il avait examiné à fond l'excès de leur perversité, elle nous dit maintenant : Venez et descendons, paroles tout à fait dites comme à des égaux : Venez, dit-il, et descendons pour confondre leur langage, afin que personne ne comprenne son voisin. Je leur inflige , dit-il , une punition, qui , monument éternel de leur folie , durera perpétuellement, pour qu'aucun siècle ne puisse l'oublier. Car, puisqu'ils ont abusé de l'unité de langage, ils seront punis parla diversité des langages. C'est ainsi qu'agit constamment le Seigneur. Il l'a fait dès l'origine à l'égard de la femme, elle abusait des dons qu'elle avait reçus; il la soumit à son mari. Il en fut de même pour Adam; comme il n'avait pas profité de son bonheur parfait et du séjour du paradis, mais qu'il avait mérité d'être puni . pour sa désobéissance, Dieu le chassa du paradis, et lui infligea une punition perpétuelle, en lui disant : La terre te produira des épines et des chardons. (Gen. III, 18.) De même ces hommes qui jouissaient de l'unité de langage ayant fait un mauvais usage de ce don qu'ils avaient reçu , Dieu punit leur méchanceté par la diversité des idiomes. Confondons, dit-il, leur langage, afin que personne ne comprenne son voisin, afin que ces hommes, réunis tait que leur langage était le même, soient séparés quand il sera différent. Car ceux qui n'ont pas le même idiome et le même dialecte, comment pourraient-ils vivre ensemble? Le Seigneur-Dieu les dispersa de cet endroit sur toute la face de la terre et ils cessèrent de bâtir la ville et la tour.
Vous voyez que Dieu, dans sa bonté, se borna, à les rendre incapables de persévérer; ils res. semblaient alors à des insensés. L’un demandait une chose à son voisin, qui lui en donnait une autre, et tous leurs efforts n'aboutissaient à rien. Aussi, ils cessèrent de bâtir la ville et la tour; c'est pourquoi on l'appela confusion, parce que c'était là que Dieu avait confondu les langues de la terre. De là le Seigneur Dieu les dispersa sur, toute la terre. Voyez comme tout a été fait pour que le souvenir en soit éternel. D'abord, la division des langues avait été pronostiquée à l'avance par un nom, celui de Phalec, qu'Héber avait donné à son fils, et qui signifie séparation. Ensuite l'emplacement même fut appelé confusion, ce qui correspond à Babylone. Enfin Héber lui-même conserva l'ancien langage pour que ce fût encore une preuve évidente de la division. Vous voyez de combien de manières Dieu a pourvu à ce que le souvenir (207) s'en conservât et que jamais un pareil événement ne pût s'oublier. Du reste, le père était ensuite obligé de dire à son fils la cause de cette diversité, et le fils demandait au père d'où venait le nom de cet endroit. Car on l'avait appelé Babylone, c'est-à-dire confusion, parce que c'était là que le Seigneur Dieu avait confondu les langues de toute la terre, et c'était à partir de là qu'il avait dispersé les habitants; en effet, le nom de cet emplacement me paraît s'appliquer aux deux choses, à la confusion des langues et à la dispersion des hommes.
5. Vous avez appris, mes bien-aimés, ce qui a causé la dispersion des hommes, ainsi que la confusion des langues. Evitons, je vous en conjure, d'imiter ces hommes et n'abusons jamais des bienfaits de Dieu; méditons sur la faiblesse de la nature humaine, pour modérer nos désirs comme il convient à des mortels; songeons à la fragilité de l'existence présente, à la brièveté de notre vie, et mettons notre confiance dans nos bonnes oeuvres. Pendant ces jours, ne montrons pas seulement la rigueur de notre jeûne, mais l'abondance de nos aumônes, et l'assiduité de nos prières. En effet, les prières doivent toujours accompagner le jeûne. Pour vous en assurer, écoutez le Christ: Ce genre de démons n'est chassé que par la prière et le jeûne. (Matth. XVII, 20). Et il est encore dit à propos des Apôtres: Après avoir prié et jeûné, ils les recommandèrent au Dieu auquel ils avaient cru. (Act. XIV, 22.) Et l'Apôtre dit encore: Ne vous privez point l'un de l'autre, excepté pendant la prière et le jeûne. (I Cor. VII, 5.) Vous voyez comme le jeûne et les prières se soutiennent. C'est alors que l'on peut prier avec plus d'attention, que notre esprit est plus dégagée, n'est point appesanti par le funeste fardeau de la sensualité. La prière est une arme puissante, un appui solide, un trésor inépuisable, un port sans orages, un asile inviolable, pourvu que nous nous présentions devant le Seigneur avec attention et vigilance, l'âme entièrement recueillie pour ne pas laisser la moindre place où puisse pénétrer l'ennemi de notre salut. Il sait, en effet, que pendant ce temps nous pouvons avoir des conversations édifiantes, confesser nos péchés, montrer nos plaies au médecin et en obtenir l'entière guérison ; aussi c'est alors surtout qu'il nous assiège, qu'il déploie toutes ses forces et son adresse pour nous terrasser ou nous séduire. Veillons donc , je vous en conjure, et connaissant les embûches qu'il nous dresse, efforçons-nous, surtout à cette époque, de le combattre comme si nous pouvions le voir présent devant nos yeux et de repousser toutes les pensées dont il voudrait nous troubler. Faisons tout notre possible pour parler à Dieu comme nous le devons, non pas seulement de manière à faire résonner notre voix, mais de sorte que notre pensée suive notre discours. Car si la langue profère les paroles, mais que l'esprit voyage au dehors regardant ce qui se passe à la maison , songeant aux affaires publiques, cela ne nous sert à rien, ou même concourt à notre condamnation. En nous présentant devant un homme, nous y attachons souvent tant d'importance, que nous ne voyons pas les assistants, mais nous recueillons notre esprit, pour ne songer qu'à celui que nous abordons: à plus forte raison devons-nous en faire autant avec Dieu, et penser constamment aux prières que nous disons.
Aussi Paul écrivait : Priez dans tous les temps, priez en esprit (Eph. VI, 18); non pas seulement -par la langue et sans interruption, mais par l'âme, en esprit. Que vos prières soient véritablement spirituelles, que votre raison soit attentive et votre pensée toujours dirigée sur ce que vous dites. Ne demandez rien qu'on ne puisse demander à Dieu, afin que vous puissiez l'obtenir. Ne vous laissez point aller au sommeil ni à l'engourdissement, maintenant votre esprit dans l'attention et la vigilance, sans bâiller, sans vous gratter, sans promener vos idées d'un sujet à un autre, mais en travaillant à votre salut avec crainte et tremblement. Bienheureux celui qui craint tout à cause de sa piété. (Prov. XXVIII, 14.) La prière est un grand bien: car si l'on en retire beaucoup de profit quand on s'adresse à un homme vertueux, quel avantage n'en retire-t-on pas quand on jouit du bonheur de s'entretenir avec Dieu?, car la prière est un entretien avec Dieu. Pour le savoir, écoutez le prophète. Que mon langage plaise à Dieu (Ps. CIII, 34), c'est-à-dire que ma parole paraisse agréable à Dieu. Peut-il accorder avant qu'on ne lui demande ? Mais il attend l'occasion qui nous rend avec justice dignes de sa providence. Que nos demandes soient exaucées ou non, persévérons dans nos prières et rendons grâces à Dieu , non-seulement quand elles sont satisfaites, mais quand elles ne le sont pas; si Dieu refuse, cela vaut autant pour nous que s'il accordait tout, (208) car nous ne savons pas comme lui ce qui nous convient. Et comment s'étonner de ce que nous ne sachions pas ce qu'il nous faudrait? Paul, cet homme si grand et si supérieur, à qui les mystères avaient été révélés, ne savait pas ce qu'il devait demander. Car se voyant soumis à tant de peines et de tentations renaissantes, il demanda d'en être délivré, non pas une fois ou deux, mais plusieurs fois. Trois fois, dit-il, j'ai imploré le Seigneur. (II Cor. XII, 8.) Ce mot, trois fois, montre qu'il a prié souvent sans être exaucé.
Voyons comment il l'a supporté. En est-il devenu plus chagrin, moins zélé, moins actif? Nullement. Mais que dit-il? Il m'a répondu. ma grâce te suffit; car la force s'accomplit dans la faiblesse. Ainsi Dieu ne l'a point délivré de ses maux présents, et les a laissés s'attacher à lui soit; mais comment voyons-nous qu'il ne s'en est pas affligé? Écoutez Paul quand il connut la volonté du Seigneur: Je me glorifierai donc volontiers dans mes faiblesses. Non-seulement, dit-il, je ne demanderai pas à en être délivré, mais je m'en glorifierai avec plus de plaisir. Voyez quelle reconnaissance , quelle piété ! Écoutez ce qu'il dit ailleurs : Nous ne savons ce que nous devons demander dans nos prières. (Rom. VIII, 26.) Il est impossible, dit-il; que nous autres hommes sachions tout. Il faut laisser cela au souverain Créateur de toutes choses, accepter avec joie et plaisir les épreuves qu'il nous envoie et ne pas juger les événements d'après l'apparence, mais considérer que c'est la volonté du Seigneur. Car c'est lui qui sait mieux que nous-mêmes ce qui nous convient, lui qui sait nous conduire à notre salut.
6. Ne songeons donc qu'à une chose, à prier constamment, sans nous fâcher si nos prières tardent à être exaucées, mais en montrant une grande patience. Si Dieu recule l'effet de nos prières, ce n'est pas pour nous refuser, mais c'est un moyen ingénieux qu'il emploie pour accroître notre assiduité et nous attirer sans cesse à lui : car un tendre père commence par refuser à son enfant ce qu'il veut pourtant bien lui donner , mais c'est pour le garder plus longtemps près de lui. Puisque nous le savons, ne désespérons jamais , ne cessons point d'avoir recours à lui et de lui adresser nos prières. Puisque la persistance de cette femme dont parle l'Evangile a fini par vaincre ce juge cruel et inhumain qui ne craignait même pas Dieu (Luc, XVIII, 2, etc.), et l'amener à lui rendre justice, à plus forte raison, si nous voulons imiter cette femme, nous engagerons notre doux et miséricordieux Seigneur a nous secourir , lui qui est si compatissant et qui veille si constamment à notre salut ! Prenons donc l'habitude invincible de nous livrer sans cesse aux prières le jour et la nuit ; mais surtout la nuit, quand rien ne nous trouble, quand nos pensées sont plus calmes , quand la maison est tranquille, quand personne ne peut nous distraire ou nous déranger, quand l'esprit s'élève et s'examine avec soin devant le médecin des âmes. Si le bienheureux David, en même temps roi et prophète, accablé de tant d'affaires, couvert de la pourpre et du diadème, disait : Je me levais au milieu de la nuit pour me confesser â toi sur les jugements de ta justice. (Ps. CXVIII, 62), que pourrions-nous dire, nous simples particuliers oisifs, qui n'en faisons pas autant que lui? Comme il était pendant tout le jour entouré de soins, d'affaires et d'embarras, et ne :trouvait pas le moment de se livrer à Dieu, ce roi si occupé prenait, pour se présenter au Seigneur, le temps de tranquillité que d'autres consacrent au sommeil sur une couche moelleuse où ils se retournent à droite et à gauche : alors il restait seul à seul avec Dieu, livré à une prière sincère et assidue; aussi obtenait-il tout ce qu'il demandait : ses supplications combattaient pour lui, élevaient ses trophées et gagnaient , victoire sur victoire. Il eut des armes invincibles, je veux dire le secours d'en-haut, qui suffit, non-seulement pour réussir dans les guerres humaines, mais aussi pour mettre en fuite les cohortes des démons. Écoutez encore ce qu'il dit ailleurs : Mes larmes étaient mon pain le jour et la nuit. (Ps. XLI, 4.) Voyez quelle componction continuelle! Et aussi: Mes souffrances m'ont fait gémir; chaque nuit je baignerai mon lit de mes larmes. (Ps. VI, 7.) Que pourrons-nous dire pour notre excuse, nous qui ne cherchons pas à montrer la même componction que ce roi entouré de tant d'occupations? Est-il rien de plus beau que ces yeux d'où les pleurs s'échappent sans cesse comme des perles? Voyez ce roi plongé jour et nuit dans les larmes et les prières; voyez aussi ce docteur du monde emprisonné et enchaîné avec Silas, priant toute la nuit, sans que sa douleur ni ses fers puissent l'en empêcher, et montrant au contraire un amour plus ardent pour le Seigneur. Paul et Silas priaient et louaient le Dieu ait milieu de la nuit. (Act. XVI, 25.)
David sur le trône et sous son diadème passait sa vie dans les larmes et les prières; l'Apôtre, ravi trois fois au ciel, à qui les mystères avaient été révélés, offrait au milieu de la nuit et dans les chaînes ses prières et ses louanges au Seigneur : le roi se réveillait à minuit pour confesser ses fautes, et les apôtres, à minuit, ne tarissaient pas de louanges et de prières. Rien ne peut nous faire obstacle, si nous sommes attentifs. Quel besoin avons-nous de temps et de lieu? Tous les temps, tous les lieux sont bons pour aller à Dieu. Ecoutez encore le précepteur du monde qui vous dit : Levez en tous lieux des mains pures sans colère et sans contestations. (I Tim. II , 8.) Si vous avez l'esprit délivré d'affections illicites, que vous soyez sur la place publique, à la maison, dans la rue ou en prison, sur la mer, dans une auberge, dans une boutique, partout enfin vous pouvez invoquer Dieu et être exaucé. Puisque nous savons tout cela, unissons, je vous eh conjure, les prières au jeûne, pour nous préparer le secours d'en-haut : fortifiés par cette assistance céleste, passons notre vie présente de manière à la rendre agréable à Dieu, et de mériter sa pitié pour l'avenir, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui, ainsi qu'au Père et au Saint-Esprit, gloire, puissance et honneur, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
TRENTE-UNIÈME HOMÉLIE. " Et Thara prit Abram, et Nachor,
ses fils, et Loth fils d'Aran, et Gara, sa bru, femme d'Abram, son fils,
et il les emmena de la terre des Chaldéens pour les conduire au
pays des Chananéens ; et il vint jusqu'à Charran et s'y établit.
" (Gen. II, 31.)
ANALYSE.
1. Il faut prendre garde au démon qui guette les chrétiens à la fin du carême, de même que les pirates guettent les marchands sur le point de rentrer au port avec une riche cargaison. Faire ses bonnes oeuvres pour Dieu seul et sans songer aux hommes ou à leur estime. — 2. Si nous ne veillons, il y a deux écueils où viendront échouer nos bonnes oeuvres : La louange que .nous recevons des autres et celle que nous nous accordons secrètement à nous-même, la vaine gloire et l'amour-propre. — 3. Explication du texte ci-dessus. Docilité d'Abraham aux ordres de Dieu. — 4. Grand mérite de l'obéissance d'Abraham récompensé par une bénédiction admirable. — 5. L'obéissance d'Abraham triomphe de tous les obstacles. — 6. Il prit Sara son épouse et Lot son neveu et tout ce qu'ils possédaient à Charran. — 7. Exhortation.
1. Je vous rends grâces , pour le plaisir avec lequel vous avez hier accueilli mon discours sur la prière, et pour le zèle qui vous fait accourir à ces instructions. Cela nous donne à nous-même plus de courage, et nous prépare à vous offrir avec plus d'abondance la nourriture spirituelle. Comme un laboureur, s'il voit que son champ promet de multiplier les semences qu'il a reçues, s'il voit tes épis s'élever, ne cesse d'y travailler de . tout son pouvoir, et veille nuit et jour pour qu'il n'arrive aucun dommage au fruit de ses peines : de- même, moi aussi, voyant ce champ spirituel si florissant, et cette semence (210) spirituelle si bien enracinée dans vos âmes, je me réjouis et me félicite; mais je me prépare à un grand combat, connaissant la méchanceté de l'ennemi qui en veut à votre salut. Ainsi que les pirates sur mer, lorsqu'ils voient un navire rempli de marchandises , et portant d'immenses richesses, lui dressent principalement des embûches pour ravir la cargaison et dépouiller l'équipage ; de même aussi le diable, quand il voit un grand amas de richesses spirituelles, un zèle fervent, un esprit vigilant, quand il voit que cette richesse s'augmente de jour en jour , il cherche à mordre, et grince des dents; comme le pirate, il rôde autour de vous, imaginant une foule d'artifices, afin de pénétrer par un joint, si petit qu'il soit, de vous renvoyer nus et dépouillés, et de vous ravir toute votre richesse spirituelle. Ainsi, soyons prudents, je vous en prie, et plus notre richesse spirituelle augmentera, plus notre vigilance doit être active afin d'éventer les piéges tendus de toutes parts, d'attirer sur nous, par la pureté de notre vie, la bienveillance de Dieu, et d'arriver à nous mettre au-dessus des traits du diable. Songez que c'est une bête féroce et pleine de ruses ; quand il ne peut nous conduire tout droit au mal, il nous séduit alors par ses illusions. En effet, il ne contraint et ne force personne, non sans doute ! il trompe seulement, et ceux qu'il voit faiblir , il les terrasse. Ainsi , quand il ne peut faire usage du mal lui-même pour nuire ouvertement à notre salut, souvent il profite des bonnes oeuvres auxquelles nous participons, pour jeter l'hameçon en secret et pour détruire toutes nos richesses.
Que signifient ces dernières paroles? Il faut nous expliquer plus clairement, afin d'éviter les embûches du démon et d'échapper à ses coups. Quand il voit que la perversité toute nue nous répugne, et que nous fuyons l'incontinence pour embrasser la chasteté', quand nous repoussons l'avarice, que nous détestons l'injustice, que nous méprisons la mollesse, que nous nous livrons aux jeûnes et aux prières et que nous pratiquons l'aumône; alors il organise une autre machination , capable d'anéantir tous nos biens, et de rendre inutiles toutes nos bonnes actions. Ceux qui ont triomphé de ses ruses à force d'énergie, il les prépare à s'enorgueillir de leurs bonnes oeuvres et à se préoccuper de la gloire humaine afin de leur faire perdre la véritable gloire. Car celui qui, dans une oeuvre spirituelle, considère la gloire humaine , reçoit ici-bas sa récompense, et cesse d'avoir Dieu pour débiteur. En effet, les hommes dont il voulait être loué lui ont accordé leurs éloges, et il se prive de ceux que le Seigneur lui avait promis, lorsqu'il préfère la faveur passagère de ses semblables à celle du Créateur de toutes choses. C'est ce que nous apprend le Christ à propos des prières, des aumônes et des jeûnes, en disant : Quand tu jeûnes, parfume ta tête et lave ta figure, afin que tu ne sembles pas jeûner pour les hommes, mais pour ton Père invisible, et ton Père invisible qui te voit te le rendra. (Mat. VI, 17, 18.) Et aussi : Quand tu fais l'aumône, ne le publie pas à son de trompe, dit-il, comme font les charlatans dans les réunions et sur les places, afin d'être vantés par les hommes. En vérité, je te le dis, ils ont reçu leur récompense. Vous voyez que celui qui recherche la gloire humaine perd la gloire divine, et que celui qui fait le bien en se cachant des hommes, recevra publiquement, dans ce jour terrible, sa récompense des mains du Seigneur. Car ton Père invisible, qui a les yeux sur toi, te le rendra publiquement. Ne t'inquiète pas, dit-il, de ce qu'aucun homme ne te louera, de ce que tu feras le bien en secret; songe plutôt que bientôt la libéralité du Seigneur sera d'autant plus grande, qu'elle ne s'exercera point en secret ni à l'ombre, mais que devant tout le genre humain, depuis Adam jusqu'à la fin des siècles, il proclamera et couronnera ta vertu, et te récompensera des efforts qu'elle t'a coûtés. Quelle excuse peuvent donc avoir les hommes qui, faisant aussi les mêmes efforts, sacrifient cependant, pour la gloire passagère, vile et inutile que donnent leurs semblables, la gloire qui les attend au ciel ?
2. Soyons donc sur nos gardes, je vous en, prie, quand nous entreprenons une couvre soi. rituelle, pour l'enfouir avec soin dans le trésor de notre âme, afin d'être bien vus de cet œil qui ne dort jamais, et qu'à propos des louanges humaines, souvent intéressées, nous ne nous rendions pas indignes de celles du Seigneur. Voici, en effet, deux écueils funestes à notre salut : l'attention que nous prêtons à la gloire humaine dans nos couvres spirituelles, et l'orgueil que nous donnent nos bonnes couvres. Aussi nous devons être prudents et vigilants et avoir sans cesse recours aux remèdes de l'Ecriture sainte pour ne pas succomber à nos (211) blessures cruelles. Car celui qui aura fait mille bonnes actions, qui aura accompli toutes les vertus, devient, s'i'l s'enorgueillit, le plus déplorable et le plus misérable des hommes. Et cela nous est démontré par l'histoire de ce pharisien qui s'enorgueillissait en se comparant au publicain; il tomba tout à coup au-dessous du publicain et perdit tous ses trésors de vertu par l'imprudence de sa langue, il resta (Luc, XVIII) nu et dépouillé par une étrange et nouvelle espèce de naufrage, car, en arrivant au port, il a submergé lui-même toute sa cargaison; en effet, se perdre par une prière imprudente, c'est la même chose que de faire naufrage au port. Voilà pourquoi le Christ donnait à ses disciples le précepte suivant: Quand vous aurez tout fait, dites : Nous sommes des serviteurs inutiles (Luc, XVII, 10), voulant ainsi les préserver et les éloigner le plus possible de ce redoutable écueil. Vous voyez donc, mes bien-aimés, que celui qui recherche la gloire humaine, et n'a pas d'autre but en pratiquant la vertu, n'en retire aucun profit, et que celui qui, après avoir accompli toutes les oeuvres de la vertu, vient à s'en enorgueillir, reste nu et dépouillé de tout. Fuyons donc, je vous prie, ces deux grands écueils; ne considérons que l'oeil toujours éveillé, et n'ayons aucune communication avec nos semblables du moins pour rechercher leurs louanges, mais contentons-nous de celles du Seigneur. La louange ne vient pas des hommes, mais de Dieu. (Rom. II, 29.)
Et plus notre vertu s'accroît, plus nous devons rechercher la modestie et l'humilité ! Car, en nous supposant arrivés au comble de la vertu, si nous comparons avec équité ce que nous avons fait de bien avec les bienfaits dont Dieu nous a comblés, nous verrons que nous n'en avons pas égalé la moindre partie. Telle a été la pensée de tous les saints. Pour le savoir, écoutez le plus grand docteur de la terre, voyez comment cet esprit qui touche au ciel, après tant de grandes oeuvres, après un pareil témoignage d'en-haut : Celui-là est pour moi un vase d'élection (Act. IX, 15), ne dissimule aucune de ses fautes, comme il les étale à pleines mains; il n'oublie pas même celles dont il se savait délivré par le baptême, mais il s'écrie : Je suis le moindre des apôtres et je ne suis pas digne du nom d'Apôtre. (I Cor. XV, 9.) Puis, ce qui nous fait voir l'excès de son humilité, il ajoute : Parce que j'ai persécuté l'Église de Dieu. Que fais-tu, ô Paul? Dieu, dans sa miséricorde, a remis et effacé tous tes péchés, et tir les rappelles encore! Oui, je sais, dit-il, je n'ignore pas que Dieu m'a tout remis: mais quand je considère d'un côté ce que j'ai fait, et de l'autre l'océan de la divine miséricorde, je sais bien alors que c'est à sa grâce et à sa pitié que je dois d'être ce que je suis. Car, après avoir dit : Je ne suis pas digne du nom d'Apôtre, parce que j'ai persécuté l'Église de Dieu, il ajoute : mais, par la grâce de Dieu, je suis ce que je suis. Je me suis livré, dit-il, à des transports de fureur, mais par sa grâce et sa bonté ineffables, il m'en a accordé le pardon.
Ainsi vous avez vu cette âme contrite et traînant sans cesse le souvenir de ses péchés, même de ceux qui avaient précédé le baptême. Nous aussi, imitons-le, rappelons-nous chaque your même nos péchés antérieurs au baptême; songeons-y constamment et ne les laissons jamais tomber dans l'oubli. Cela sera un frein suffisant pour nous maintenir dans la modestie et l'humilité. Mais, sans nous arrêter plus longtemps sur un homme tel que Paul, voulez-vous examiner aussi., même dans l'ancienne loi, les hommes les plus méritants qui sont restés modestes malgré leurs innombrables bonnes oeuvres, et leur ineffable confiance en Dieu? Écoutez ce que dit le Patriarche, après avoir fait alliance avec Dieu, et en avoir reçu la promesse. Je ne suis, dit-il, que poussière et cendre. (Gen. XVIII, 27.)
3. Mais puisque nous avons rappelé le patriarche, nous allons, si vous le voulez, offrir à votre charité la lecture d'hier, pour vous expliquer l'excellence de la vertu de ce juste. Tharra prit Abram et Nachor, ses fils, et Loth, ils de son fils, et Sara, sa bru, femme d'Abram, son fils, et il les emmena de la terre des Chaldéens pour les conduire au pays des Chananéens : il vint jusqu'à Charran, et s'y établit. Et les jours de Tharra à Charran furent deux cent cinq ans, et il mourut à Charran. Étudions attentivement, je vous prie, cette lecture; pour comprendre le sens de ces paroles. D'abord, il semble se présenter une question. Tandis que lie bienheureux prophète (j'entends Moïse), nous dit: Tharra prit Abram et Nachor et les emmena de la terre des Chaldéens pour les conduire au pays des Chananéens : il vint jusqu'à Charran et s'y établit; saint Etienne, faisant l'éloge des Juifs, dit de son côté : Le Dieu de gloire s'est montré à notre père Abraham, en Mésopotamie, avant qu'il n'habitât (212) Charran, d'où il le fît partir après la mort de son père. (Act. VII, 2, 4.) Quoi donc ! les saintes Ecritures sont-elles en contradiction avec elles-mêmes? Non, certes. Mais nous devons en conclure que le fils étant croyant, Dieu lui apparut pour ordonner ce départ, et que, en étant instruit; son père Tharra, quoique infidèle, voulut faire ce voyage avec son fils chéri; il vint à Charmai, s'y fixa, et c'est là qu'il quitta cette vie. Alors le patriarche vint par ordre de Dieu au pays de Chanaan. Du reste, Dieu ne le fit pas venir avant la mort de son père. Mais, après cette mort, le Seigneur dit à Abraham : quitte cette terre, ta famille et la maison de ton père, et viens dans la terre que je te montrerai. Je ferai naître de toi une grande nation, je te bénirai, et je glorifierai ton nom et tu seras béni ; je bénirai ceux qui te béniront, et je maudirai ceux qui te maudiront, et toutes les tribus de la terre seront bénies en toi. (Gen. XII, 1, 2, 3.) Etudions avec soin chaque parole pour voir quelle était la piété du patriarche.
Ne négligeons rien de ce qui précède, mais songeons à la gravité de cette injonction : Sors, dit-il, de ton pays, quitte ta famille et la maison de ton père, et viens dans la terre que je te montrerai. C'est comme s'il disait : Abandonne une existence connue et assurée pour en prendre une inconnue et incertaine. Voyez comme le juste est éprouvé dès le commencement, comme il doit abandonner le certain pour l'incertain et le présent pour l'avenir. En effet, ce n'est pas là un ordre qu'on soit habitué à recevoir; il fallait quitter le pays qu'il avait habité si longtemps, toute sa famille, toute la maison de son père, et aller sans savoir où, dans un pays inconnu. Car Dieu ne lui dit pas dans quelle contrée il veut le transporter, mais il éprouve la piété du patriarche par ce qu'il y a de vague dans son commandement. Viens, dit-il, dans la terre que je te montrerai. Songez, mes bien-aimés, quelle force d'esprit cela exigeait, et combien il fallait être dégagé de toute affection et de toute habitude. Maintenant encore, après les progrès de la religion, bien des gens sont esclaves de l'habitude au point de supporter volontiers mille souffrances, plutôt que d'abandonner les lieux, qu'ils habitent, à moins que la nécessité ne les y force; et cela ne se voit pas seulement chez les premiers venus; mais chez ceux qui fuient le tumulte du monde et qui ont choisi l'existence des solitaires : combien donc était-il probable qu'un pareil ordre répugnerait à ce juste et lui serait pénible à accomplir? Pars, laisse tes parents, la maison paternelle, et viens sur la terre que je te montrerai.
Qui ne serait troublé de pareilles paroles? Dieu ne lui désigne d'une manière précise, ni l'endroit ni le pays, mais il sonde l'esprit du juste par l'incertitude de son commandement. Si tout autre, si le premier venu avait reçu cet ordre, il aurait dit: Soit; tu veux que je quitte le pays que j'habite, ma famille, la maison de mon père. Pourquoi ne me dis-tu pas aussi quel est l'endroit où tu m'envoies afin que je sache si j'ai beaucoup de chemin à faire? Comment- saurai-je si mon nouveau séjour l'emporte sur celui que j'abandonne, par l'abondance et la fertilité? Or, le juste ne dit rien, ne pensa rien de semblable, mais songeant à l'importance d'un pareil ordre, il préféra l'incertain au certain. Cependant s'il n'avait pas eu de hautes pensées et l'esprit plein de sagesse, s'il n'avait pas su qu'on doit en~tout obéir à Dieu, il aurait encore eu un grave motif pour le retenir; j'entends la. mort de son père. Vous savez, en effet, que bien des personnes préfèrent mourir aux lieux où sont les tombeaux de leur famille, là où leurs ancêtres sont morts eux-mêmes.
4. Sans doute ce sage, s'il avait eu moins de piété, aurait pu se dire.: Mon père a quitté sa maison par amour pour moi,, il a rompu ses anciennes habitudes et a tout négligé pour venir jusqu'ici; c'est presque pour moi qu'il est mort sur une terre étrangère, et moi je ne chercherai pas à lui rendre la pareille après sa mort, je laisserai ma famille et le tombeau de mon-père , et je partirai ! Rien de tout cela ne put ralentir son zèle, mais son amour pour Dieu lui rendit tout simple et facile.
Peut-être encore s'il avait voulu prêter l'oreille aux raisonnements humains, se serait-il tenu ce langage? Dans cet âge où j'arrive, au terme de la vieillesse, où irai-je? Je n'emmène point de frères, je n'ai pas de parents avec moi; séparé de toute ma famille, seul et étranger, comment me dirigerai-je vers ce pays inconnu sans savoir quand je cesserai d'errer sur la terre? Si je meurs au milieu de mon voyage, à quoi m'auront servi tant de souffrances? qui s'inquiétera d'un vieillard, d'un étranger sans patrie, sans maison ? Peut-être ma femme implorera-t-elle les voisins pour obtenir leur pitié et ramasser quelques aumônes, afin de m'ensevelir. (213) Combien il vaudrait mieux achever ici le peu de temps qui me. reste à vivre que d'errer dans ma vieillesse et d'essuyer les railleries de tout le monde ! On se moquera d'un homme qui ne peut, pas vivre tranquille à mon âge et qui passe sans cesse d'un endroit à un autre, sans s'arrêter nulle part. Eli bien ! ce juste ne pensa à rien de tout cela et ne songea qu'à se bâter d'obéir.
Mais l'on dira peut-être: il suffisait, pour l'exciter, de cette promesse : Viens dans la terre que je te montrerai, et je ferai naître de toi une grande nation et je te bénirai. Or, cela même, s'il n'avait pas eu tant de piété, aurait pu lui rendre l'obéissance plus. pénible et plus difficile. A sa place, le premier venu aurait pu dire : Pourquoi m'exiles-tu et m'envoies-tu dans une terre étrangère? pourquoi, si tu veux m'élever, ne m'élèves-tu pas ici même ? pourquoi ne me trouves-tu pas digne de ta bénédiction dans la maison de mon père ? Avant d'atteindre ce séjour où tu m'envoies, si je succombe aux fatigues du voyage et si je meurs, qu'aurai-je retiré de tes promesses? Aucune de ces idées ne pénétra dans son esprit; mais, comme un serviteur fidèle, il n'écouta que le commandement, sans montrer de curiosité et sans chercher de prétextes: il obéit, sachant que Dieu ne promet jamais en vain. Je ferai naître de toi une grande nation et je te bénirai; je glorifierai ton nom et tu seras béni. Voilà une promesse magnifique. Je ferai naître de toi une grande nation et je, te bénirai, et je glorifierai ton nom. Non-seulement tu seras l'origine d'un grand peuple et je rendrai ton nom glorieux, mais je te bénirai, tu seras béni! Ne croyez pas, mes bien-aimés, qu'il y ait une répétition inutile dans mots : Je te bénirai et tu seras béni. Je t'accorderai, dit-il, une telle bénédiction qu'elle s'étendra dans l'éternité. Tu seras béni, au point que l'on regardera comme le plus grand honneur d'être allié avec toi. Voyez comme longtemps à l’avance et dès le commencement il lui prédit l'illustration qu'il lui préparait. Aussi les Juifs, fiers de leur patriarche, se vantaient de se rattacher à sa famille et disaient: Nous sommes les fils d'Abraham. Mais, pour leur montrer que leur perversité les rendait indignes de cette descendance, le Christ leur dit : Si vous étiez les fils d'Abraham, vous feriez les oeuvres d'Abraham. (Jean, VIII, 39.) De même, Jean, le fils de Zacharie, quand il voyait lus Juifs accourir à lui et s'empresser pour se faire baptiser, leur disait: Race de vipères, d'où avez-vous appris à fuir la colère qui vous menace ? Faites de dignes fruits de pénitence et ne pensez pas à dire : Nous avons pour père Abraham ? Je vous le dis, Dieu peut faire sortir, même de ces pierres, des enfants à Abraham. (Mat. III, 7, 9.) Voyez-vous combien ce nom était grand aux yeux de tous? Mais longtemps avant l'accomplissement, la piété du juste se manifeste par sa confiance aux paroles de Dieu et la facilité avec laquelle il se charge d'un fardeau qui semblait si lourd. Je bénirai ceux qui te béniront et je maudirai ceux qui te maudiront; et toutes les tribus de la terre seront bénies en toi. Voyez comme Dieu s'abaisse jusqu'à lui, et quelle preuve il lui donne de son affection ! J'aurai, dit-il, pour amis, ceux qui vivront en paix avec toi, et pour ennemis, ceux qui voudront te nuire; tandis que c'est à peine si les fils partagent les amitiés et les inimitiés de leurs pères.. Voyez , mes bien-aimés , jusqu'où va la bienveillance de Dieu pour le patriarche Je bénirai, dit-il, ceux qui te béniront et je maudirai ceux qui te maudiront, et toutes les tribus de la terre seront bénies en toi. Voyez quel surcroît de libéralité ! Toutes les tribus de la terre, dit-il, s'efforceront d'être bénies en ton nom et se feront un honneur de t'invoquer.
5. Vous avez vu, mes bien-aimés, ce que commanda le Seigneur au vieillard de Chaldée, qui ne savait point la loi, qui ne connaissait pas les prophètes et qui n'avait reçu aucun enseignement. Vous avez vu combien de préceptes lui ont été donnés , et combien il devait avoir d'élévation et de vigueur dans l'esprit pour les accomplir. Voyez aussi la sagesse de ce patriarche, ainsi que l'Écriture nous la fait sentir ! Abram partit comme le Seigneur Dieu le lui avait dit, et Loth alla avec lui. Le texte ne dit pas simplement: Abram partit; mais il ajoute : Comme le Seigneur Dieu le lui avait dit. Il fit tout ce qui lui était ordonné. Dieu lui dit de tout abandonner, sa famille et sa maison: il les abandonna. Dieu lui dit d'aller sur une terre inconnue : il obéit. Dieu lui promit de le rendre père d'un grand peuple et de le bénir : il crut que cela arriverait. Il partit comme le lui avait dit le Seigneur Dieu, c'est-à-dire, il crut à toutes les paroles de Dieu sans hésiter, sans douter, mais il partit l'âme pleine de constance et de fermeté. Aussi fut-il très-agréable au Seigneur.
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Cependant l'Ecriture dit: Et Loth partit avec lui. Pourquoi, lorsque Dieu lui avait dit Quitte ton pays, ta famille et la maison de ton père, Abram a-t-il emmené Loth ? Ce n'est pas qu'il ait désobéi au Seigneur, mais c'est peut-être qu'il servait de père à Loth qui était encore jeune, et que celui-ci, d'un caractère doux et aimant, avait peine à quitter le juste, qui, par cette raison, n'eut pas le courage de s'en séparer. Du reste, il le traita comme son fils, n'ayant pu avoir, jusqu'à cet âge avancé, aucun enfant à cause de la stérilité de Sara. D'ailleurs les moeurs du jeune homme se rapprochaient des vertus du juste. En effet, ayant à choisir entre deux frères, il s'était attaché au juste: combien ne lui fallait-il pas de prudence pour juger et apprécier celui de ses oncles auquel il devait se fier ? Le parti qu'il prit de voyager fut donc une preuve de ses bonnes qualités. Si plus tard il ne sembla pas toujours irréprochable, du moins lorsqu'il eut à choisir, il s'efforça de suivre les traces du juste. Aussi quand le juste le choisit pour compagnon de voyage, il accepta avec ardeur, préférant, au séjour de la maison, les courses lointaines.
Ensuite, pour nous faire savoir que le patriarche n'était plus jeune quand Dieu lui commanda ces voyages, mais qu'il était dans un âge avancé où les hommes craignent d'ordinaire ces fatigues, il est dit: Abram avait soixante-quinze ans quand il sortit de Charran. Vous voyez que l'âge ne lui a pas fait obstacle, non plus qu'aucune des raisons qui auraient pu le retenir chez lui, mais son amour pour Dieu a triomphé de tout. L'âme vigilante et prévoyante brise toutes les entraves, se donne tout entière au Dieu qu'elle aime et ne se laisse retarder par aucun des obstacles qu'elle rencontre : elle franchit tout et ne s'arrête que lorsqu'elle est arrivée au but de ses désirs. Voilà pourquoi ce juste, que la vieillesse et d'autres raisons auraient pu empêcher de partir, rompant tous ses liens, comme s'il avait été jeune et vigoureux, comme s'il n'avait pas rencontré d'obstacles, s'empressait et se hâtait d'accomplir l'ordre du Seigneur. D'ailleurs il est toujours impossible de réussir dans une entreprise qui demande du courage et de l'énergie, sans se préparer et s'armer contre tout ce qui peut s'y opposer. Connaissant cette vérité, ce juste surmonta tout, et, sans songer à ses habitudes, à sa famille, à la maison ni au tombeau de son père, non plus qu'à sa propre vieillesse, il attacha uniquement sou esprit à l'accomplissement des oeuvres de Dieu. Et l'on put voir une chose vraiment merveilleuse un homme d'une vieillesse extrême avec sa femme, elle-même fort avancée en âge, et toute leur suite, voyageant sans connaître le terme de leur course vagabonde. Il faut réfléchir aussi combien les routes étaient alors difficiles; on ne pouvait pas alors, comme aujourd'hui; se joindre sans crainte à d'autres personnes pour circuler librement; chaque pays se gouvernait à part, et les voyageurs forcés de passer d'un prince à un autre se trouvaient presque chaque jour dans un nouveau royaume. Tout cela aurait suffi pour arrêter le juste, si son amour et son désir de l'obéissance n'avaient été plus forts. Mais lui, ayant brisé ces obstacles comme des toiles d'araignée et raffermi son âme par sa foi, se mit en chemin. Abram prit Sara, son épouse, et Loth, fils de soja frère, avec tout ce qu'ils possédaient à Charran, et partit pour se rendre dans la terre de Chanaan.
6. Voyez combien l'Ecriture est précise, comme elle nous dit tout ce qui peut faire ressortir la piété du juste. Il prit Sara son épouse et Loth, fils de son frère, ainsi que tout ce qu'ils possédaient à Charran. Ce n'est pas sans intention que 1'Ecriture dit: tout ce qu'ils possédaient à Charran; elle veut nous apprendre que le patriarche n'a rien pris des biens de Chaldée, qu'il a laissé à son frère tous les biens paternels situés en ce pays, et qu'il n’a emporté avec lui que ce qu'il possédait à Charran. Et même, si cet homme admirable les emportait, ce n'était point par intérêt ni par avarice; mais pour que sa richesse pût faire voir partout combien Dieu le protégeait. Car celui qui l'avait tiré de la terre des Chaldéens, et lui ordonnait un nouveau voyage, augmentait ses biens chaque jour et le préservait de toute peine; aussi, était-ce encore une preuve de sa piété de le voir faire une si longue route avec un si grand équipage. Tous ceux qui le voyaient se demandaient avec raison pourquoi ce juste voyageait. Puis en apprenant que l'ordre de Dieu lui faisait changer de pays et quitter ses propriétés, on jugeait par sa conduite même combien l'obéissance de ce juste prouvait de piété et combien Dieu le protégeait: Il partit pour se rendre dans la terre de Chanaan. Comment savait-il que la terre de Chanaan devait être le terme de son voyage, quoique l'ordre (215) eût d'abord été ainsi conçu : Va dans la terre que je te montrerai. Peut-être Dieu le lui annonça-t-il, en montrant à son esprit la terre où il voulait l'établir. Aussi, en lui faisant le commandement, il disait d'une manière indéterminée: Va dans la terre que je te montrerai, afin de nous dévoiler la vertu du juste. Ensuite quand celui - ci eut complètement rassemblé tout ce qui dépendait de lui, Dieu ne tarda pas à lui indiquer la terre qu'il devait habiter. Comme il prévoyait les grandes vertus de ce juste, il lui fit changer de séjour, sans lui dire d'emmener son frère; c'est qu'il voulait s'en servir pour faire pénétrer sa loi, non-seulement en Palestine, mais bientôt après en. Egypte.
Vous voyez que ce n'est point de la naissance, mais de la volonté de notre esprit que dépendent notre vertu et notre perversité. Le patriarche et Nachor étaient frères par la naissance, mais non par la volonté. — Celui-ci, quoique son frère fût parvenu à une si haute vertu, était encore soumis à l’erreur; celui-là montrait chaque jour, par ses oeuvres, les progrès qu'il faisait aux yeux de Dieu dans la vertu. Abram vint dans la terre de Chanaan et la traversa dans toute sa longueur jusqu'à un endroit appelé Sichem, prés d'un grand chêne. L'Écriture nous indique les parties du pays où le juste place maintenant sa tente. Puis elle ajoute, pour que nous sachions comment il y vivait : Les Chananéens habitaient cette terre. Ce n'est pas sans raison que le bienheureux Moïse ajoute cette observation, mais pour que nous puissions apprécier la résignation du patriarche toute la contrée étant occupée d'avance par les Chananéens, il était forcé, comme un étranger et un vagabond, comme l'homme le plus vil et le plus abject, de s'arrêter n'importe où, sans peut-être trouver d'asile. Cependant il ne s'en impatientait pas; il ne disait pas : qu'est-ce donc? Moi qui vivais avec tant de considération à Charran, moi qui avais tant de serviteurs, je suis forcé maintenant, comme un exilé, un étranger, un passager, à me trouver trop heureux qu'on me laisse voyager, pour chercher un modeste refuge. Et je ne le trouve même pas; je suis contraint de vivre dans des tentes et des cabanes et de porter avec moi ces fardeaux que la nécessité m'impose. Est-ce là ce qui m'a été dit : Viens, et je ferai naître de toi une grande nation? C'était là un beau prélude : quel avantage en retirerai-je? Le juste ne disait rien de semblable, il n'hésitait pas: La fermeté de son esprit et la perfection de sa foi rendirent inébranlable sa confiance dans les promesses de Dieu, ainsi que sa sagesse, et il mérita d'en recevoir promptement la récompense d'en-haut.
7. Mais pour ne pas trop étendre ce discours, nous nous arrêterons ici, en suppliant que votre charité se pénètre de l'esprit de ce juste. Ce serait le comble de l'absurdité de voir que ce juste, appelé d'une terre sur une autre terre, a montré tant d'obéissance et que, ni la vieillesse, ni les autres obstacles que nous avons comptés, ni la difficulté des temps, ni tant d'autres embarras capables de l'arrêter, n'ont pu ralentir cette obéissance, mais que, rompant tous les liens, il s'est précipité, il s'est hâté comme si sa vieillesse avait été tout à coup rajeunie, emmenant sa femme, son neveu et ses serviteurs,-pour accomplir l'oeuvre imposée par Dieu; tandis que nous, qui ne sommes point appelés d'une terre sur une autre terre, mais de la terre au ciel, nous ne montrerions pas autant d'ardeur que ce juste dans notre obéissance, mais que souvent nous prétexterions des raisons insignifiantes et insensées, et que, ni la grandeur des promesses, ni la petitesse de tout ce que nous voyons, si fragile et si passager, ni la majesté de Celui qui nous appelle ne suffirait pour nous attirer, mais que nous serions assez négligents pour préférer ce qui est passager à ce qui est éternel, la terre au ciel, et les biens qui s'évanouissent quand on les touche à ceux qui ne finiront jamais. Jusques à quand, dites-moi, aurons-nous la folie d'amasser des richesses? Quelle est cette rage qui nous tourmente chaque jour de désirs si pénibles, qui ne nous accorde aucun repos, et qui nous met dans un état encore pire que celui des hommes ivres? Ceux-ci, en effet, plus ils boivent, plus ils ont soif, et plus le feu de leur passion est ardent; de même, ceux qui se sont laissé tyranniser par le désir des richesses ne cessent jamais de désirer; plus ils regorgent de trésors, plus leur ardeur s'augmente, plus leur feu s'allume. Ne voyez-vous pas que tous nos devanciers , eussent-ils' possédé la terre entière, étaient nus et seuls en quittant ce monde , sans autre profit que d'avoir à rendre compte là-bas de leurs immenses richesses ? Quant aux biens qu'ils avaient amassés , différents héritiers se les sont partagés, mais tous les péchés commis (216) pour l'acquisition de ces biens, c'est celui qui s'en va qui les emporte pour en subir l'épouvantable châtiment, sans pouvoir jamais tirer de nulle part la moindre consolation. Pourquoi donc, dites-moi, restons-nous si indolents pour notre salut, sans songer à notre âme plus que si elle nous était étrangère? N'entendez-vous pas le Christ qui nous dit : Que donnera l'homme en échange de son âme (Mat. XVI, 26)? et encore: Que sert à l'homme de gagner le monde , s'il perd son âme ? Avez-vous rien qui s'y puisse comparer ? Quand vous diriez : toute la terre, ce ne serait rien. A quoi nous servirait-il, dit le Christ, de gagner le monde et de perdre notre âme, qui nous touche plus que tout? Et cependant, cette âme si précieuse, qui exige tant d'attentions et de soins, nous la laisserons chaque jour tirailler en tous sens; tantôt assiégée par l'avarice, tantôt déchirée par la luxure, tantôt flétrie par la colère, enfin agitée de mille manières par
toutes les passions, et nous ne finirons pas par y songer ! Qui pourra
désormais nous juger dignes de pardon et nous sauver du supplice
qui nous attend? Aussi, je vous en supplie, pendant que nous en avons encore
le temps, purifions-la de ses souillures par d'abondantes aumônes
qui éteindront le bûcher de nos péchés ! En
effet, l'eau éteindra le feu et les aumônes enlèveront
les péchés. (Eccl. III, 33.) Rien donc, rien n'est plus puissant
pour nous préserver du feu éternel que l'abondance des aumônes.
Si nous les faisons suivant les lois établies par le Seigneur lui-même,
c'est-à-dire sans rien donner à l'ostentation, mais tout
à l'amour de Dieu, nous pourrons effacer la souillure de nos péchés
et obtenir la miséricorde de Dieu, par la grâce et la pitié
de son Fils unique, auquel, ainsi qu'au Père et au Saint-Esprit,
gloire, puissance, honneur, maintenant et toujours, et dans les siècles
des siècles. Ainsi soit-il.
TRENTE-DEUXIÈME HOMÉLIE. " Le Seigneur apparut à
Abraham et lui dit : Je donnerai à ta postérité cette
terre ; et là Abraham dressa un autel au Seigneur qui lui était
apparu. " (Gen. XII, 9)
ANALYSE.
1. Exhortation à profiter de l'instruction. — 2. Dieu apparut à Abraham; c'est la première fois que ce mot apparut se lit dans l'Écriture. Dieu éprouve souvent mais n'abandonne jamais les justes. — 3. Courses et pérégrinations d'Abraham dans le pays de Chanaan. Il loge dans la tente. Il va plus aisément d'une région à une autre que les auditeurs de saint Chrysostome n'allaient de la ville à la campagne. — 4. La disette force Abraham d'aller en Égypte; il conseille à sa femme de se faire passer pour sa sueur. — 5. Que cette épreuve dut être cruelle pour l'un et pour l'autre ! — 6. Comment Dieu vint à leur secours en cette affreuse extrémité. 7-8. Humiliation de Pharaon. — 9. Exhortation.
1. Il y a, mes bien-aimés,: un grand et immense trésor dans ce qui vient d'être lu, et il faut un esprit attentif, une raison active et Vigilante, pour que rien ne nous échappe du sens caché dans ces courtes paroles. Si la bonté de Dieu n'a pas voulu qu'une lecture des Ecritures, faite rapidement et à la légère, suffise pour nous rendre clair et évident tout ce qui s'y trouve contenu, c'est afin d'éveiller notre paresse et de ranimer notre (217) vigilance pour que nous eu tirions plus de fruit. En effet, ce qui ne peut se trouver qu'avec beaucoup de soins et de recherches, se grave mieux dans l'esprit ; au contraire , ce que l'on découvre facilement échappe bien vite à la mémoire. Ne soyons donc point négligents, je vous en prie, mais réveillons notre esprit et plongeons nos regards dans la profondeur des Ecritures, afin d'en rapporter un profit plus considérable. Car l'Eglise de Dieu est un marché spirituel, c'est la maison du médecin des âmes; il faut faire comme au marché, d'où l'on revient chargé de provisions, comme dans la maison du médecin, d'où l'on rapporte des remèdes pour diverses maladies. Si nous venons ici chaque jour, ce n'est pas simplement pour nous rencontrer et nous séparer ensuite; nous nous réunissons pour que chacun apprenne quelque chose d'utile et reçoive un remède contre les maux qui le tourmentent. Autrement ce serait le comble de l'absurdité. En effet, quand nos enfants reviennent de l'école, nous leur demandons ce qu'ils ont appris de nouveau, car nous ne les enverrions pas à l'école seulement pour le plaisir d'y filer, si nous ne trouvions pas que leur instruction fait tous les jours des progrès ; nous de même, parvenus à l'âge de raison et fréquentant les écoles spirituelles, ne devons - nous pas y mettre le même soin , puisque le salut de notre âme dépend du fruit que nous y faisons ? Aussi, je vous en prie, que chacun de nous s'examine chaque fois pour voir ce qu'il a retiré de l'instruction de la veille et de celle du jour, afin que nous n'ayons pas l'air de venir ici comme à une promenade. On ne pourra nous accuser, car nous faisons tout ce qui dépend de nous et nous ne négligeons rien de ce qui est en notre pouvoir; mais cela mettra dans leur tort ceux qui s'irritent contre nous, qui sont inexacts à ces réunions ou qui ne cherchent pas à en profiter davantage, car écoutez ce que dit le Christ à celui qui avait enfoui le talent : Mauvais serviteur, il fallait déposer l'argent chez les banquiers, et je l'aurais retrouvé avec intérêt à mon retour. (Mat. XXV, 26, 27.) Et il dit aussi , à propos des Juifs : Si je n'étais pas venu, et si je n'avais point parlé, ils n'auraient point de péché, mais maintenant rien ne les excuse. (Jean, XV, 22.)
Du reste, nous ne prétendons pas être irréprochable, mais nous désirons vous voir faire des progrès, et il manquerait quelque chose à notre bonheur, quand même nous serions à l'abri de tout reproche, si vous ne montriez pas un zèle digne de nos peines; car la principale cause de notre joie, c'est de voir vos progrès spirituels. Je sais, il est vrai, que, par la grâce de Dieu, vous avez assez de sagesse pour pouvoir même instruire les autres; mais, comme le conseille saint Paul, je vous rappelle toutes ces vérités, je réveille votre zèle et votre ardeur, je vous avertis sans cesse, parce que je veux vous voir parfaits et accomplis. C'est pour moi une grande preuve de vos progrès vers Dieu, que votre empressement. à venir ici chaque jour et votre avidité pour l'enseignement spirituel. Car, de même que l'appétit de la nourriture matérielle est la meilleure preuve de la santé, de même le désir de la nourriture spirituelle est l'indice le plus sûr d'une âme bien portante. Je vous sais si bien disposés que les plus longs discours ne peuvent jamais vous suffire ni vous rassasier de cette nourriture spirituelle; aussi je ne cesserai pas, suivant mes forces et les secours de la grâce divine, de travailler pour vous chaque jour et de vous présenter les enseignements des saintes Ecritures.
2. Prions donc aujourd'hui le Dieu de miséricorde pour qu'il conduise notre langue à la découverte des vérités que nous cherchons; et, suivant notre habitude, nous offrirons d'abord à votre charité ce qui vient d'être lu. Le Seigneur apparut à Abram et lui dit : N'avais-je pas raison de vous dire en commençant qu'un grand trésor était caché dans ce peu de paroles? Voici d'abord un préambule étrange et inouï : Le Seigneur Dieu apparut à Abram. C'est la première fois que nous trouvons dans l'Ecriture cette parole : il apparut. Car l'Ecriture sainte n'a jamais employé ce mot à propos d'Adam, d'Abel, de Noé ou de tout autre. Pourquoi donc est-il dit : il apparut? Et comment plus loin est-il dit : Personne ne pourra voir Dieu et rester vivant? (Exod. XXXIII, 20.) Que dirons-nous en lisant dans l'Ecriture : Il apparut ? Comment apparut-il au juste ? Est-ce que celui-ci vit la substance même de Dieu ? Non, loin de nous cette pensée ! Mais que fut cette vision? Ce qu'elle fut, Dieu seul le sait ; le juste seul pouvait le voir; car notre sage et bon Maître sait encore condescendre à la nature humaine pour se manifester aux hommes qui se sont préparés à en être dignes. Il le fait voir par le Prophète, en disant : J'ai (218) multiplié les visions, et dans la main des prophètes, j'ai été représenté sous diverses images. (Osée, XII, 10.) Par exemple, Isaïe le vit assis. (Isaïe, VI, 1); cela est indigne de Dieu, car Dieu n'est pas assis; comment cela se pourrait-il, puisque sa nature est incorporelle, et impérissable? Daniel le vit aussi comme l'Ancien des jours (Dan. VII, 9, 22) ; Zacharie l'a vu sous un aspect différent (Zach. I), et Ezéchiel encore sous d'autres. Voilà pourquoi il disait : J'ai multiplié les visions , c'est-à-dire : j'ai paru devant chacun suivant son mérite.
Et maintenant il avait tiré ce juste de sa maison, et lui avait ordonné d'aller dans une autre terre. Celui-ci, quand il y fut arrivé, errait comme un vagabond et un étranger, dans ce pays encore occupé par les Chananéens , et cherchait où il pourrait s'établir. Le Seigneur, dans sa bonté, voulut le consoler et fortifier son courage, pour l'empêcher de tomber dans l'abattement et dans le doute à l'égard de la promesse qui lui avait déjà été faite dans ces termes: Viens, et je ferai naître de toi une grande nation: En effet, le juste voyait que les événements semblaient contraires à cette promesse; il errait comme un homme vil et méprisé, sans recommandations et sans refuge il fallait donc relever son courage; c'est pour cela qu'il est dit : Le Seigneur apparut à Abram et lui dit : Je donnerai à ta race toute cette terre. Voilà une grande promesse pour faire suite à celle qui lui avait fait quitter son pays. Il lui avait dit: Je glorifierai ton nom; aussi ajoute-t-il maintenant : Je donnerai à ta race toute cette terre. Tandis que le juste, déjà âgé, n'avait pas d'enfants à cause de la stérilité de Sara, cette terre est promise au fils qu'il doit avoir. Considérez ici la miséricorde dé Dieu qui, prévoyant la vertu du juste, voulait la montrer à tous et la faire éclater aux yeux comme une perle cachée jusqu'alors. Après avoir fait suivre ses promesses d'autres promesses plus grandes, et les avoir confirmées de nouveau, il attend encore un peu pour faire éclater davantage la piété du juste : le saint homme, voyant que ces promesses ne se réalisaient pas, n'avait ni inquiétude, ni impatience, ni trouble d'esprit, sachant que ce que Dieu a une fois annoncé arrive d'une manière certaine et infaillible. Examinons tout à mesure pourvoir combien la sagesse du bon Dieu est ingénieuse et quels soins il a pris de ce juste, ainsi que pour apprendre l'amour du patriarche pour le Seigneur : Et le Seigneur Dieu apparut à Abram. Comment cela? Comme Dieu seul le sait, et comme le juste seul pouvait le voir. Car, je ne puis trop le répéter, j'ignore comment cela s'est fait. J'entends seulement, l'Ecriture qui me dit: Le Seigneur Dieu apparut à Abram , et lui dit: Je donnerai à ta race toute cette terre.
Rappelez-vous avec exactitude les promesses, que Dieu avait faites, et quand vous verrez le juste souffrir des tribulations, quand vous reconnaîtrez l'excès de sa résignation, la solidité de son courage, la force et la fermeté de son amour pour Dieu, vous apprendrez par tout ce qui lui est arrivé à ne jamais penser que Dieu laisse son ouvrage imparfait. Si vous voyez un homme de bien soumis à des tentations ou à quelques autres épreuves de la vie, songez combien les voies de Dieu sont variées, et abandonnez tout à son incompréhensible providence. En effet, s'il a permis que ce juste, qui montrait tant de piété et d'obéissance, ait subi les épreuves que vous allez connaître, ce n'est point qu'il ait dédaigné son serviteur, c'est au contraire pour faire connaître sa vertu à tout le monde; du reste, il en use ainsi d'ordinaire avec tous les justes, et ceux d'entre vous qui s'ont versés dans la lecture des saintes Ecritures pourront conclure, de tout ce qu'ils y ont déjà trouvé, que c'est là en effet la manière dont Dieu dirige la vie de ses serviteurs: dès lors, ne serait-ce pas la plus extrême injustice de prendre pour un abandon cette conduite de Dieu, et ne faut-il pas plutôt y voir la plus grande preuve de protection et de bonté? En montrant ainsi l'étendue de sa puissance, il a une double intention; d'un côté il fait briller à tous les yeux la patience et le courage de ses serviteurs, et de l'autre il fait triompher sa providence dans les circonstances les plus difficiles: quand tout semblé presque désespéré, il arrange tout à sa volonté, et aucun obstacle ne peut lui résister. Le Seigneur Dieu apparut à Abram et lui dit: Je donnerai à ta race toute cette terre. Voilà une grande promesse, et désirable surtout pour le juste. Vous savez que ceux qui sont déjà âgés, et qui ont passé leur vie sans enfants, désirent en avoir. C'est pourquoi le Seigneur lui offrait cette récompense de l'obéissance qu'il avait montrée , lorsque en entendant cette parole : Sors de ton pays, il n'avait pas différé ou retardé, mais il avait obéi à cet ordre en l'exécutant aussitôt; aussi, quand il eut fait ce (219) qui lui était commandé, Dieu lui dit : Je donnerai à ta race toute cette terre.
3. Voyez comment par cette parole il relève son esprit et compense largement ses fatigues. Aussi le juste montrant sa reconnaissance rend à l'instant des actions de grâce. Il dressa à cet endroit un autel au Dieu qu'il avait vu. Et le lieu même où Dieu avait daigné parler avec lui fut consacré, par ces actions de grâce, autant que cela fut en sa puissance. Voilà pourquoi il dressa un autel, c'est-à-dire il remercia Dieu de ses promesses. De même que souvent lés hommes sont portés par leur inclination à bâtir des maisons là où ils trouvent leurs meilleurs voisins, souvent même à fonder des villes et à les nommer sous l'inspiration de leur amitié; de même ce juste, après avoir été honoré de la vision de Dieu, dressa un autel au Dieu qu'il avait vu, et se retira de là. Pourquoi se retira-t-il de là? Comme la place était consacrée et sanctifiée par Dieu, il s'éloigna et vint à une autre place. Il partit et vint sur une montagne à l'orient de Béthel, et il y dressa sa tente. Demeure bien fragile, direz-vous ! Voyez comme il évitait le luxe et l'embarras, comme il se transportait facilement avec sa femme et ses serviteurs ! Ecoutez , hommes et femmes ! Souvent, quand nous voulons aller à la campagne, nous faisons mille préparatifs, nous avons une foule d'embarras, parce que nous traînons une quantité de choses qui ne servent à rien, qui sont superflues et inutiles, qui ne satisfont que nos caprices, et que néanmoins il faut porter et remporter avec nous. Telle ne fut pas la conduite de ce juste. Que fit-il? Après avoir été honoré de l'entretien de Dieu, avoir consacré la place et bâti l'autel, il passa ailleurs sans difficulté. Il dressa là sa tente ayant à l'occident Béthel prés de la mer, et Aggi à l'orient; et il bâtit là aussi un autel au Seigneur et il invoqua le nom du Seigneur.
Voyez comme il montre sa piété dans toute sa conduite ! Dans un endroit il,bâtit un autel à Dieu qui lui avait fait une promesse, et il quitte la placé après l'avoir consacrée. Ailleurs, après avoir dressé sa tente, de nouveau il bâtit un autel au Seigneur et invoque le nom du Seigneur. Voyez quelle sagesse ! voyez ce précepte écrit par le docteur de l'univers, par saint Paul : Levant au ciel en tous lieux leurs saintes mains, voyez comme le patriarche l'avait accompli d'avance en dressant à chaque place un autel pour rendre grâce au Seigneur. Il savait, en effet, il savait d'une manière certaine que le Dieu de toutes choses ne demande rien à la nature humaine, pour tant de grâces ineffables, qu'un coeur reconnaissant et qui sache le remercier hautement de ses bienfaits. Mais voyons aussi comment le juste quitte encore ce séjour. Abram s'en alla et dressa son camp dans le désert. Voyez de nouveau sa piété et sa grande résignation. Il quitta encore cet endroit et dressa son camp dans le désert. Pourquoi cet autre départ? Peut-être voyait-il que sa présence déplaisait à quelques habitants. S'il alla au désert, il montra ainsi l'excès de sa douceur et l'importance qu'il attachait à vivre en repos sans avoir rien à démêler avec personne. Il partit et dressa son camp dans le désert. Voilà un étrange usage que la divine Ecriture fait de ce mot, car elle parle du juste comme s'il s'agissait d'un chef d'armée; mais cette expression de camp montre que le juste était aussi à son aise dans ses mouvements que les soldats qui vont sans peine d'un lieu à un autre. Ainsi ce juste, quoiqu'il emmenât avec lui sa femme, son neveu et une foule de serviteurs, n'avait aucune peine à se déplacer. Avez-vous remarqué l'existence simple et facile de ce vieillard avec sa femme et tant de serviteurs? Pour moi j'admire encore plus le courage de la femme. Quand je songe à la faiblesse naturelle à la femme et que je réfléchis à la facilité avec laquelle celle-ci aide son mari dans ses déplacements, sans l'impatienter, sans le gêner, je suis stupéfait et je crois qu'elle n'a pas eu moins de raison et de courage que lui-même. Nous le verrons encore mieux en continuant notre lecture. Vous avez vu qu'après avoir entendu ces mots : Je donnerai à ta race toute cette terre, le juste ne s'est pas reposé, et est allé sans cesse d'un endroit à un autre. Mais voyez comment il est encore chassé du désert, non plus par les hommes, mais par la contrainte de la famine. Il y eut une famine sur la terre. J'appelle là-dessus l'attention de ceux qui parlent au hasard, qui augurent étourdiment et qui disent : un tel est arrivé, la disette est venue; un tel était là, il est survenu des accidents. Vous voyez qu'à l'arrivée de ce juste, il se manifeste une disette, et une forte disette ; cependant le juste n'est pas tourmenté, n'a rien à souffrir de la part des hommes, et personne n'attribue la famine à sa présence. Mais quand il manqua de provisions et que cette (219) famine se fut accrue, Abram se rendit en, Egypte, parce que la famine régnait sur la terre.
4. Remarquez combien se prolongent les courses du juste. Dieu le destinait à servir d'exemple, non-seulement aux habitants de la Palestine, mais à ceux de l'Égypte, et à faire resplendir partout l'éclat de sa vertu. C'était pour ainsi dire une lumière inconnue et cachée dans la terre de Chaldée ; il l'en retira pour conduire dans la route de la vérité ceux qui s'étaient arrêtés dans les ténèbres de l'erreur. Mais l'on dira peut-être : Pourquoi ne s'en est-il pas servi pour enseigner la piété par son exemple au peuple de Chaldée? Il a sans doute pourvu à leur salut d'une autre manière; du reste, écoutez ces mots du Christ : Un prophète n'est nulle part moins honoré que dans son pays. (Mat. XIII, 27.) Aussi pour remplir la promesse qu'il lui avait faite en lui disant : je glorifierai ton nom, Dieu permit que la famine, survînt et le forçât d'aller en Egypte pour que les habitants de ce pays connussent sa vertu. Car la famine, semblable à un licteur qui emmène un prisonnier enchaîné, les entraîna du désert en Egypte. Mais voyez ce qui va suivre, et dans quelles difficultés le juste est tombé, pour que nous connaissions son courage et la sagesse de sa femme. Comme ils avaient fait beaucoup de chemin et qu'ils étaient, près de l'Égypte, le juste, saisi d'angoisse, et craignant presque pour sa vie, parle à sa femme en tremblant. Comme Abram approchait et qu'il allait entrer en Egypte, il dit à Sara son épouse: Je sais que tu es une belle femme. Quand les Ègyptiens te verront, ils diront : c'est son épouse; ils me tueront et te garderont. Dis-leur donc : je suis sa soeur, pour qu'on me traite bien par égard pour toi et que mon âme vive à cause de toi. Ces paroles vous montrent quelle était l'angoisse et la crainte du juste : cependant; la réflexion ne lui manquait pas, il ne se troublait pas et ne disait pas hors de lui: Qu'est-ce? sommes-nous abandonnés, sommes-nous trompés? La providence du Seigneur nous a-t-elle délaissés? Celui qui a dit: Je te glorifierai, et je donnerai à ta race toute cette terre, celui-là nous livre-t-il au sort le plus cruel, et nous jette-t-il dans un danger inévitable? Rien de tout cela n'entra dans l'esprit du juste; il n'avait d'autre souci que d'imaginer les moyens d'éviter la famine et d'échapper aux mains des Egyptiens. Je sais, dit-il, que tu es une belle femme. Voyez quelle était cette beauté ! Après tant d'années et comme elle touchait à la vieillesse, les grâces de la jeunesse paraissaient encore sur sa figure, malgré tant de fatigues et de peines qu'elle avait supportées en voyage pour visiter tant de pays, de Chaldée à Charran, de Charran à Chanaan, de Chanaan encore ici et là, et enfin en Egypte.
Quel est l'homme même vigoureux que n'auraient pas abattu, ces courses continuelles? Mais cette femme admirable, après avoir soutenu tant de fatigues, était encore d'une beauté si éclatante que le juste en conçut une grande et. vive frayeur; aussi lui dit-il: Je sais que tu es une belle femme. Quand les Égyptiens te verront ils diront: c'est son épouse, ils me tueront; et te garderont. Observez la confiance qu'il; avait dans sa femme, la certitude où il étai qu'elle serait inflexible aux louanges, puisqu'il lui donne ce conseil : pour qu'ils ne me tuent pas afin de te garder, dis-leur donc : je suis sa soeur, pour qu'on me traite bien et que mon âme vive à cause, de toi. Comme cette demande avait quelque chose d'extraordinaire, il voulait, par les paroles qui l'accompagnaient, l'attirer et l'engager à y condescendre, et lui persuader de jouer son rôle de bon coeur. Quand les Egyptiens te verront ils diront : voilà sa femme, ils me tueront et te garderont. Il ne dit pas, ils t'outrageront, il ne veut pas l'effrayer, mais sa crainte était relative à la promesse de Dieu. C'est à ce propos qu'il dit: ils te garderont, dis-leur donc :je suis sa soeur. Imaginez, je vous prie, ce. que devait penser le juste en donnant ces conseils à sa femme. Vous savez, en effet, vous savez tous combien il est pénible pour un mari de concevoir sur sa femme un pareil soupçon. Eh bien! ce juste s'efforce de faire consommer l'adultère. Cependant, mes bien-aimés, ne le condamnez pas témérairement, prenez plutôt une haute idée de sa prudence et de son courage; il faut du courage, en effet, pour résister avec tant d'énergie au trouble de ses pensées et pour l'avoir dominé, comme il l'a fait, en donnant un pareil conseil. En effet, rien n'est plus insupportable que ce trouble, comme le dit Salomon. La colère du mari est pleine de jalousie, il ne pardonnera pas au jour du jugement, et ne changera sa haine contre aucun présent. (Prov. VI, 34, 35) ; et encore : La jalousie est cruelle comme l'enfer. (Cant. VIII, 6.)
5. Nous voyons bien-des hommes tellement possédés de cette fureur que non-seulement ils ne pardonnent point à leur femme, mais qu'ils tuent l'amant et eux-mêmes avec lui. Cette fureur est si grande, cette jalousie si indomptable, que celui qui est une fois pris de cette maladie néglige même son salut. Voilà ce qui prouve le courage du juste.
Quant à sa prudence on voit jusqu'où elle va, puisque réduit à de pareilles extrémités et engagé comme dans des filets, il peut trouver ce moyen de diminuer le mal. S'il avait dit que c'était sa femme, et s'il n'avait imaginé de là faire passer pour sa sieur, elle lui aurait encore été enlevée, puisque sa beauté aurait excité le libertinage des Egyptiens , et on l'aurait tué lui-même pour que personne ne pût porter plainte. Ainsi placé entre ces deux funestes dangers de l'incontinence des sujets et de la tyrannie du roi, il cherche dans sa détresse un léger adoucissement, et il dit à sa femme : Dis-leur, je suis sa soeur, cela me sauvera peut-être du danger. Car, quant à toi, que tu passes pour soeur ou pour femme, rien ne peut t'empêcher d'être enlevée à cause de ta beauté; pour moi, j'éviterai probablement leurs embûches en prenant le nom de ton frère. Voyez-vous quelle était la prudence du juste, comment dans son embarras il sut trouver le chemin qu'il cherchait pour dérouter les embûches des Egyptiens ? . Réfléchissez encore à la patience du juste et à la sagesse de sa femme ! Le juste, en effet, ne s'est pas indigné et n'a point dit : pourquoi conduire avec moi une femme qui soulève cette tempête? à quoi me sert sa société puisque je tombe pour elle dans les plus grands dangers? quel profit en ai-je, puisque non-seulement elle ne me procure aucun soulagement, mais que sa beauté met ma vie en péril ? Il ne dit et ne pensa rien de semblable, il rejeta toute idée de cette espèce et ne douta point de la promesse de Dieu, il ne s'occupa qu'à fuir ce danger imminent. Ici, mes bien-aimés, admirez l'ineffable patience de Dieu, qui n'assiste. et ne console point le juste, mais laisse le mal s'aggraver et s'accroître jusqu’à l'extrême, et alors seulement montre sa providence. Dis-leur donc : Je suis sa soeur afin qu'on me traite bien et que mon dore vive à cause de toi. Si le juste parle ainsi, ce n'est pas que l'âme doive mourir; en effet : Ne craignez pas ceux qui tuent le corps, mais qui ne peuvent tuer l'âme. (Mat. X, 28.) Il ne parle ainsi à sa femme que par habitude. Afin que l'on me traite bien et que mon âme vice à cause de toi. C'est comme s'il lui disait : Dis : Je suis sa soeur, pour éviter que, forcé par la famine de fuir Chanaan, je ne tombe sous les coups des Egyptiens. Deviens pour moi une cause, de salut, afin qu'on me traite bien à cause de toi. Ces paroles sont touchantes: c'est que la fureur des Egyptiens était terrible et que la tyrannie de la mort n'était pas encore brisée; aussi le juste consent à l'adultère de sa femme et semble même favoriser cette souillure pour éviter la mort. En effet, l'aspect de la mort était encore terrible, ses portes d'airain n'étaient pas encore rompues, son aiguillon n'était pas encore émoussé. Vous avez vu le lien d'affection entre le mari et la femme, vous voyez aussi quel conseille mari ose donner et la femme peut recevoir ! Elle ne refuse pas et ne se fâche point, mais elle fait tout pour que la feinte ne, soit pas découverte. Ecoutez, hommes et femmes, imitez cette concorde, ce lien d'affection, cet effort de piété et cette parfaite modestie de Sara. Si belle encore dans sa vieillesse, elle rivalisait avec les vertus de son mari; aussi fut-elle honorée de la protection de Dieu et des faveurs d'en-haut. Que personne donc n'accuse la beauté, que personne ne dise ces paroles irréfléchies : telle femme, tel homme ont été perdus par leur beauté. Il ne faut point s'en prendre à la beauté; non certes ! car elle vient de Dieu; c'est la perversité de la volonté qui est cause de tous les maux. Cette femme aussi admirable par la beauté de son âme que par celle de son visage, vous la voyez suivre les pas du juste. Que les femmes suivent son exemple ! Ni les grâces extérieures, ni sa stérilité prolongée, ni les grandes richesses, ni les voyages et déplacements, ni les tentations continuelles et successives, rien, en un mot, ne put ébranler sa raison, ni altérer son calme. Aussi elle obtint un digne prix dé sa résignation ; dans son extrême vieillesse, ses entrailles stériles et presque mortes purent engendrer.
Afin, dit-il, qu'ils me traitent bien par égard pour toi, et mon âme vivra à cause de toi. Il ne me reste plus d'autre voie de salut que si tu consens à dire : je suis sa soeur. Peut-être alors éviterai-je le danger que je redoute; ensuite je vivrai grâce à toi, et je te tiendrai compte du reste de ma vie. Ces paroles suffisaient pour toucher sa femme et pour l'engager à lui complaire.
6. C'est là véritablement un mariage, quand (221) les époux sont unis , non-seulement dans la tranquillité, mais dans les dangers ,même ! c'est la preuve d'une affection légitime et d'une amitié parfaite. Un roi ne tire pas autant d'honneur du diadème qui le couronne, que cette femme bienheureuse ne tira d'éclat et d'illustration de la condescendance qu'elle montra au conseil du juste. Comment ne pas admirer cette obéissance ? comment la louer dignement, lorsque, après une si longue chasteté et à un âge si avancé, elle consent, pour sauver son mari, au projet d'un adultère avec un barbare? Mais attendez un peu, et vous verrez les ressources de la Providence divine. Dieu n’avait montré tant de patience que pour mieux faire valoir le juste, et apprendre non-seulement aux Egyptiens, mais aux peuples de Palestine, combien le patriarche était protégé par le Maître de toutes choses. Il arriva, quand Abram entra en Egypte, que les Egyptiens virent sa femme qui était extrêmement belle; les officiers de Pharaon la virent aussi, la vantèrent à Pharaon, la menèrent à la demeure de Pharaon, et traitèrent bien Abram à cause d'elle. On lui amena des brebis, des veaux, des ânes, des serviteurs et des servantes, des mulets et des chameaux. Vous voyez se réaliser toutes les prévisions du juste , lorsqu'il entra en Egypte. Les Egyptiens virent que sa femme était extrêmement belle, non pas simplement belle, mais extrêmement, au point d'attirer tous les regards. Les officiers de Pharaon l'ayant vue, la vantèrent devant Pharaon.
Ne laissez point échapper ces paroles, mes bien-aimés, mais admirez qu'aucun égyptien n'ait porté la main sur cette voyageuse étrangère et n'ait offensé son mari, mais qu'ils sont allés prévenir le roi. Du reste, cela eut lieu pour que l'évidence fût plus grande et que la responsabilité ne tombant pas sur le premier venu, mais sur le roi, les conséquences fussent connues partout. Ils la menèrent à la demeure de Pharaon. Ainsi le juste est séparé de sa femme et elle est conduite à Pharaon. Voyez encore la patience de Dieu ! ce n'est pas dès le commencement que sa providence se montre, il laisse aller les choses, et, presque tomber cette femme dans la gueule du monstre, et c'est alors qu'il déploie sa puissance aux yeux de tous. Ils la menèrent à la demeure de Pharaon. Quelles étaient alors les pensées de cette femme ! quel trouble agitait son esprit! quelle tempête s'élevait en elle! comment , au lieu de faire naufrage, est-elle restée inébranlable comme un rocher, les yeux tournés vers la puissance céleste ! Mais pourquoi parler de la femme? Que devait penser le juste quand on la menait chez Pharaon ? Et Abram fut bien traité par eux, puisqu'il passait pour son frère; on lui amena des brebis, des veaux, des ânes, des serviteurs, des servantes, des chameaux et des mulets. Tous ces cadeaux qu'on lui faisait, tout ce luxe dont on l'honorait, quel incendie ne devaient-ils pas allumer chez lui? comment son âme n'était-elle pas en feu, son cœur dévoré, quand il songeait à ce que lui valait tous ces présents? Vous avez vu comment son malheur s'était presque accompli, comment aucune force humaine ne pouvait s'y opposer, comment tout était perdu d'après les prévisions humaines; enfin, vous avez vu comment la femme était presque dans la gueule du monstre. Eh bien ! voyez maintenant l'inexprimable bonté de Dieu, et admirez toute l’étendue de sa puissance ! Dieu frappa Pharaon ainsi que sa maison, d'afflictions grandes et pénibles, à cause de Sara, la femme d'Abram. Que veut dire ce mot, frappa ? Cela signifie qu'il le punit à cause de son audace et de son intention d'adultère. Il le frappa de grandes afflictions. Il ne frappa point le roi d'une manière ordinaire, mais de grandes afflictions. Comme l'insolence était grande, la peine devait l'être aussi. Ainsi que sa maison, c'est-à-dire que le châtiment du roi s'est étendu sur sa maison. Et pourquoi, lorsque le roi seul fait une faute, toute sa maison partage-t-elle la punition ? Ce n'est pas sans raison, mais pour mettre un frein aux passions du roi. Il lui fallait un châtiment énergique pour le détourner du crime. Mais, direz-vous, comment est-il juste d'en punir d'autres à propos de lui? C'est que cette punition n'était pas méritée seulement par le roi, mais aussi par ceux qu: l'avaient sans doute engagé et aidé dans cette tentative coupable. Vous avez déjà entendu ces paroles de l'Ecriture : Quand les officiers de Pharaon la virent, ils la lui vantèrent et la menèrent dans sa demeure. Vous voyez qu'ils font auprès du roi l'office de pourvoyeurs, a propos de la femme du juste. Par conséquent ce n'est pas le roi seul, mais ceux dont il est entouré, qui ont part à la punition, afin qu'ils apprennent que leurs outrages ne s'adressaient pas simplement à un étranger, au premier venu , mais à un homme chéri de Dieu, qui l'honorait d'une (223) pareille protection. Aussi la sévérité de ce châtiment frappant l'esprit du roi, le détourna de son audace criminelle , réprima sa passion insensée, mit un frein à son libertinage, enchaîna ses désirs impétueux, et dompta son ardeur furieuse.
7. C'est pourquoi vous voyez ensuite avec quelle douceur ce roi, ce tyran parle à cet étranger, à ce vagabond dont il n'a pas craint d'enlever la femme. Comme le dit bien l'Ecriture : Dieu frappa Pharaon, et sa maison à propos de Sara, la femme d'Abram. Le châtiment lui fait comprendre que c'est la femme d'un juste. En effet, même après avoir été introduite chez Pharaon, elle resta la femme du juste. Pharaon ayant fait venir Abram, lui dit: Pourquoi m'as-tu fait cela? Voyez quelles sont les paroles du roi. Pourquoi m'as-tu fait cela? dit-il. — Et que t'ai-je fait, moi étranger inconnu, poussé par la famine, à toi, roi, tyran et souverain de l'Egypte? que t'ai-je fait? Tu m'as enlevé mon épouse, tu m'as méprisé, humilié, dédaigné comme un étranger; tu n'as écouté que tes désirs déréglés et tu as voulu faire selon ton caprice. Que t'ai-je donc fait? — Tu m'as fait bien du -tort, dit le roi, et tu m'as causé beaucoup de mal. Voyez quel renversement de ce qui se passe d'ordinaire ! C'est le roi qui dit au particulier: Que m'as-tu fait? Tu m'as attiré la haine et la colère de Dieu, tu m'as rendu coupable, tu m'as fait punir, ainsi que toute ma maison, de l'injure qu'on t'avait faite. Pourquoi m'as-tu fait cela? pourquoi ne m'as-tu pas dit que c'était ta femme? pourquoi m'as-tu dit que c'était ta sueur, de manière que je pusse la prendre pour femme ? Ainsi , dit-il, la croyant ta sueur, je voulais l'épouser. — Mais comment as-tu su que c'était ma femme? — Je le sais par Celui-là même qui m'a puni de ma faute. Pourquoi m'as-tu fait cela, et ne m'as-tu pas dit que c'était ta femme, m'exposant à l'épouser moi-même par un crime ? Je m'y disposais , croyant qu'elle était ta sueur. Voyez comme la sévérité du châtiment a ému son esprit au point de le rendre équitable et humain avec le juste ! Mais sans l'action de Dieu qui adoucissait son âme et la remplissait de crainte, il se serait ensuite livré lune colère terrible, il aurait puni le juste comme l'ayant trompé, et lui aurait fait souffrir les plus cruels supplices. Il n'en fut rien : la crainte du châtiment modéra et éteignit sa colère; et il ne songea qu'à être humain envers le juste. Il réfléchit qu'un homme ordinaire n'aurait pas été aussi protégé d'en-haut. Et. maintenant voilà ta femme devant toi ; prends-la et pars. Maintenant, dit-il , que je sais qu'elle n'est point ta soeur , mais ton épouse, je te la rends. Je n'ai point déshonoré votre union , je ne t'ai point privé de ta femme, mais la voilà devant toi, emmène-là, et pars.
Quelle intelligence pourrait dignement apprécier ce miracle, et quelle langue serait capable de le raconter? Une femme d'une éclatante beauté entre chez le roi tout-puissant des Egyptiens; enflammé de passion pour elle, elle en sort pure et rapporte sa chasteté intacte. Telles sont, comme je le disais d'abord, les oeuvres de Dieu, toujours étonnantes et admirables, et quand les hommes croient tout désespéré, c'est alors qu'il montre sa force invincible. N'était-ce pas une chose étonnante et admirable de voir l'homme des désirs entouré, comme d'un cercle de brebis, par des bêtes féroces qui ne lui faisaient aucun mal, et sortant de la fosse sans blessure (Dan. XIV)? de voir les trois jeunes gens séjourner dans la fournaise comme dans un champ ou un jardin, sans souffrir de la flamme, et sortir de là tels que des statues? (Dan. III.) Il n'était pas moins prodigieux, moins digne d'admiration, de voir la femme du juste renvoyée saine et sauve par le roi d'Egypte, ce despote dissolu. C'était Dieu qui avait tout conduit, Dieu qui peut toujours faire ce qui est impossible et rendre l'espoir à ceux qui désespèrent. Et maintenant, voilà ta femme devant toi, prends-la et pars. Ne pense pas que je t'aie fait injure. Si, dans mon ignorance, j'ai eu des projets coupables, j'ai compris quel défenseur tu avais; la colère qui m'a frappé m'a prouvé quelle était pour toi la bienveillance du Dieu de l'univers. Reprends donc ton épouse, et va-t-en. Maintenant le juste les faisait trembler; aussi avaient-ils pour lui une foule de prévenances, afin de se faire pardonner par le Seigneur les torts qu'ils avaient eus envers son protégé.
8. Vous voyez, mes bien-aimés, tout le prix de la patience et de la persévérance. Rappelez-vous, je vous prie, ces mots que disait le patriarche au moment d'entrer en Egypte : Je sais que tu es une belle femme; quand les Egyptiens te verront, ils me tueront et le garderont. En y réfléchissant, considérez ce qui s'est passé et admirez la patience du juste et la (224) force du Dieu de miséricorde, qui prépare au juste un départ si glorieux, après une arrivée pleine de tant de frayeurs et d'angoisses. Pharaon ordonna à ses gens d'accompagner Abram pour le conduire avec son épouse et tout ce qui leur appartenait, et Loth avec lui. Le juste revint avec beaucoup d'honneurs et de richesses, et tous ces événements servirent de leçons non-seulement aux Ègyptiens, mais à ceux qui se trouvaient sur la route et aux habitants de la Palestine. Car, voyant cet homme,. qui était parti sous la contrainte de la famine, saisi de frayeur et de tremblement, revenir maintenant avec tant d'éclat, d'abondance et d'opulence, ils apprenaient avec quelle force Dieu le protégeait. Qui a jamais vu et entendu de telles choses? Il est parti pour se soustraire aux rigueurs de la famine , et il revient comblé de richesses et de gloire. Ne vous étonnez pas trop, mes bien-aimés, ne soyez pas si surpris du fait en lui-même , réservez votre stupéfaction, votre admiration, pour notre commun Maître; c'est lui qu'il faut glorifier. Voyez que les descendants du patriarche, étant encore venus en Egypte pour fuir la famine, y supportèrent aussi la servitude et les persécutions, mais en revinrent glorieux et prospères. Telle est la sagesse de notre Seigneur ! quand il a permis aux malheurs de s'accumuler, il dissipe de nouveau les nuages et ramène un calme subit et inattendu, pour nous montrer la grandeur de sa puissance. Abram partit d'Egypte, lui et sa femme, et tout ce qui lui appartenait, et Loth avec lui pour aller dans le désert. On peut appliquer ici les paroles du bienheureux David à propos de ceux qui revenaient après avoir été captifs à Babylone. Ceux qui sèment dans les larmes, moissonneront dans la joie. Au départ ils marcheront en pleurant tout en jetant leurs semences; au retour, ils marcheront dans l'allégresse en portant leurs gerbes. (Ps. CXXV, 5, 6.) Vous avez vu l'arrivée pleine d'anxiétés et de frayeurs qui allaient jusqu'à craindre la mort. Voyez maintenant ce retour plein d'honneur et d'éclat. Tout le monde respectait le juste, en Egypte aussi bien qu'en Palestine. En effet, qui n'aurait pas eu de respect pour celui que Dieu gardait ainsi et qu'il honorait d'une telle protection ? Car personne n'ignorait ce qui était arrivé au roi et à sa maison. Tout avait été disposé, dans l'accroissement des épreuves du juste, pour que sa patience fût mise au grand jour et que personne n'ignorât sa vertu.
9. Vous avez vu, mes bien-aimés, quel avantage on retire des épreuves, quel est le prix de la patience. Cet homme et cette femme, l'un déjà vieux, l'autre déjà âgée, vous avez vu tout ce qu'ils montraient de résignation, de courage , de tendresse mutuelle et d'affection conjugale. Imitons-les tous et ne nous irritons jamais; ne croyons pas que Dieu nous délaisse et nous dédaigne parce que nous sommes assaillis d'épreuves; au contraire, regardons-les comme la meilleure preuve de l'intérêt que Dieu nous porte. En effet, si nous sommes chargés d'un lourd fardeau de péchés, nous pourrons l'alléger par notre persévérance et notre bonne volonté; s'il est moins pesant, nous parviendrons à l'alléger encore avec la grâce d'en-haut, pourvu que nous le supportions sans murmurer. En effet, notre Dieu est généreux et s'intéresse à notre salut; s'il nous exerce comme dans une arène et nous fait lutter avec les tentations, c'est afin qu'après avoir déployé nos propres forces, nous soyons plus dignes de sa protection. Puisque nous savons qu'il en est ainsi, ne nous laissons pas aller au découragement dans les épreuves, ni au chagrin dans les tribulations, mais réjouissons-nous, comme saint Paul. Maintenant, dit-il, je me réjouis dans les tribulations. (Col. I. 24.) Voyez quelle bonne disposition d'esprit! S'il se réjouissait dans les tribulations, comment pouvait-il jamais se chagriner? Et si ce qui attriste les autres était pour lui un sujet de joie, voyez,je vous prie, comme son âme était bien préparée à tout. Et pour vous persuader qu'il nous est indispensable, pour jouir des biens qui nous sont promis et pour mériter le royaume des cieux, de marcher dans cette vie au milieu des tribulations, écoutez ce que disent les apôtres aux nouveaux convertis. Et après avoir instruit plusieurs disciples, ils retournèrent à Lystra, à Iconie et à Antioche, fortifiant l'esprit de leurs disciples, les exhortant à persévérer dans la foi et leur représentant qu'il faut passer à travers bien des tribulations pour arriver au royaume des cieux. (Act. XIV, 21, 22.)
Quelle sera donc notre excuse si nous refusons de supporter avec courage,
constance et reconnaissance, toutes celles qui se présenteront,
quand nous voyons que nous ne pouvons parvenir au royaume des cieux sans
marcher dans cette voie? Car, pour reconnaître qu'il n'y a rien de.
nouveau ni d'extraordinaire dans (225) les tribulations qui attendent le
juste sur le chemin de cette vie, écoutez ce que dit le Christ :
Dans le monde vous aurez des tribulations, mais prenez courage. (Jean,
XVI, 33.) Pour ne pas abattre, en parlant d'afflictions, il s'empresse
de relever le courage , et promet de fortifier par sa grâce. Mais
prenez courage, j'ai vaincu le monde. C'est moi ; dit-il, qui allégerai
vos peines, qui ne vous laisserai pas submerger par le flot des tentations,
qui vous tracerai le chemin pour en sortir, et qui ne vous laisserai pas
charger d'afflictions au delà de vos forces. Pourquoi cette tristesse,
ce chagrin, cette impatience, cet abattement? Si nous employons selon nos
forces les armes dont nous disposons, je veux dire la. patience, la constance
et la persévérance, est-ce que Dieu permettra jamais que
nous soyons confondus? est-il une position si désespérée
que ne puisse rétablir la sagesse de notre Maître? Faisons
donc usage de nos propres ressources et ayons une foi sincère, sachant
tout ce que peut le protecteur de nos âme. Et certes, il sait mieux
que nous ce qui convient, lui qui disposera tout pour sa gloire et notre
avantage. Ainsi nous obtiendrons la récompense de notre patience,
et nous serons honorés de sa bonté, par la grâce et
la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ , à
qui , ainsi qu'au Père et au Saint-Esprit, gloire , puissance ,
honneur, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles.
Ainsi soit-il.
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