Saint Jean Chrysostome Le Sacerdoce
Table des Matières
Livre 1
Jean et Basile ont été
amis dès l’enfance; ils ne se sont jamais quittés.— Ils ont
formé le dessein d’embrasser la vie solitaire. —Jean en est détourné
par les larmes et par les représentations de sa mère. — Les
deux amis apprennent tout à coup qu’on se propose de les élever
à la dignité sacerdotale.— Jean a recourt à la ruse
pour faire élire Basile évêque et pour s’en exempter
lui-même; Basile se plaint d’avoir été trompé
par son ami. — Jean se justifie. — Il soutient que la ruse n’est pas essentiellement
mauvaise.—Elle devient bonne ou mauvaise selon l’intention de celui qui
l’emploie; elle est avantageuse dans la paix comme dans la guerre. — Des
médecins de l’âme y ont recours bien que ceux du corps. —
Malade guéri par ce moyen.— Saint aussi Paul l’emploie pour attirer
les Juifs à Jésus-Christ.
Livre 2
Le sacerdoce est la plus grande
preuve d’amour que l’on puisse donner à Jésus-Christ. — Avantage
du sacerdoce. — Le sang de Jésus-Christ est le prix des âmes.
— Amour de Jésus-Christ pour son Église. — Les devoirs du
sacerdoce sont plus grands que ceux de tout autre état. — Il y en
a peu qui en sont dignes.— Le prêtre a une responsabilité.
— Les ennemis du troupeau du Seigneur.— La guérison des âmes
est plus difficile des brebis. — La cause et l’existence même des
maladies de l’âme que celle sont difficiles à connaître.
— Nul autre remède que la persuasion. — Le sacerdoce demande une
âme supérieure. — Combien la prudence est nécessaire
au prêtre. — Le sacerdoce est une fonction pleine de difficultés
et de périls. — Nécessité de connaître parfaitement
le candidat. —— Excellence de la charité. Éloge de Basile.
— Sa charité. — Pourquoi Chrysostome a refusé l’épiscopat.—
Son refus, loin d’être une offense pour les électeurs, les
a mis à l’abri d’une foule d’accusations qu’on n’aurait pas manqué
de lancer contre eux.
Livre 3
Saint Jean Chrysostome continue
sa justification. — Son refus ne vient pas de l’orgueil, et ceux qui le
disent, parlent contre eux-mêmes, car accuser les autres de mépriser
le sacerdoce, c’est montrer que l’en n’en a pas soi-même mie assez
haute idée. —Son refus ne vient pas davantage de la vaine gloire.
—L’amour de la gloire l’eût bien plutôt porté à
accepter. — Il insiste par des raisons tirées de la nature du sacerdoce.
— Le sacerdoce est d’une nature céleste. — Quel appareil terrible
entourait le prêtre de l’ancienne loi! Cependant le sacerdoce antique
n’était que l’ombre de celui de la loi de grâce. — Excellence
de nos saints mystères vivement représentés. — Le
prêtre est plus puissant que les anges. — De quels biens son pouvoir
est la source?— Les prêtres de l’ancienne Loi constataient seulement
la guérison de la lèpre corporelle, ceux de la loi nouvelle
guérissent la lèpre de l’âme. — Si nos parents nous
donnent la vie du corps, les prêtres nous communiquent la vie de
l’âme; ils peuvent même nous la rendre quand nous l’avons perdue.
— Baptême. — Pénitence. —Paul lui-même tremblait, en
considérant la grandeur de son ministère. — C’est aussi ce
qui a effrayé saint Jean Chrysostome.— La claire vue de l’excellence
du ministère sacerdotal d’une part, et de l’autre la conscience
de sa faiblesse, voilà ce qui a motivé son refus. —Autres
motifs tirés des dangers et des difficultés que l’on rencontre
dans l’exercice des fonctions sacerdotales. — Écueil de la vaine
gloire avec tout son cortège de passions déréglées.
— Plus le sacerdoce est excellent, plus l’abus qu’on en fait est détestable.
— On peut désirer le sacerdoce, mais non l’élévation
et la puissance attachées au sacerdoce. — Un prêtre doit être
maître de lui-même; funestes effets de la colère. —Les
fautes des prêtres sont aussitôt rendues publiques scandale
qui en résulte. — Mauvaises élections fortement décrites.—
Direction des veuves, conduite des vierges, juridiction ecclésiastique,
difficultés qui y sont attachées. — L’excommunication, prudence
qu’elle demande.
Livre 4
Ce livre débute par une objection
de Basile : ce que son ami vient de dire s’applique, prétend il,
à ceux qui s’ingèrent d’eux-mêmes dans les fonctions
sacrées; mais non à celui qu’on y entraîne malgré
lui. —Chrysostome prouve que c’est là une erreur. — Exemples de
Saül, d’Élie, d’Aaron. et de Moïse. — Judas avait été
appelé. — Ceux qui imposent les mains à des indignes encourent
les mêmes peines qu’eux. — Plusieurs comparaisons tendant à
prouver qu’il faut n’imposer les mains qu’avec une extrême prudence,
suivant le précepte de saint Paul à Timothée. — Ce
début peut se résumer en un seul mot : de la vocation
ecclésiastique. — Tout le reste du livre roule sur le talent de
la parole que doit posséder le prêtre. — Le bon exemple ne
suffit pas, sans le talent de la parole ni même le don des miracles.
— La parole est la seule arme avec laquelle on puisse combattre les ennemis
de l’Église. —Comparaison de l’Église avec une ville forte.
— Principaux ennemis aux entreprises desquels l’Église est en butte
: les Juifs, les Païens, les Manichéens, les Valentiniens,
les Marcionites, les Sabelliens, les Ariens; ces deux dernières
sectes se rapprochent de l’hérésie de Paul de Samosate. —
Les ennemis domestiques, les agitateurs de questions oiseuses et insolubles.
— Objections de Basile : saint Paul n’a-t-il pas méprisé
l’éloquence? — Non, il n’a méprisé que l’art frivole
des rhéteurs de son temps. — Si quelque ministre de Jésus-Christ
pouvait se passer du talent de la parole, c’était bien saint Paul,
muni comme il l’était du don des miracles, et de son amour incomparable
pour Jésus-Christ, amour qui lui fait souhaiter d’être anathème
pour le salut des Juifs. — éloquence de saint Paul : elle est simple
et forte et uniquement fondée sur la science et l’ enthousiasme.
— éloge sublime de ses épîtres. — Textes de saint Paul,
établissant la nécessité pour un évêque
de posséder la doctrine pour l’instruction des autres: il faut qu’un
évêque soit habile à défendre les dogmes.
Livre 5
Tout le Livre cinquième roule
sur le même sujet que les derniers chapitres du quatrième,
c’est-à-dire sur l’éloquence de la chaire. — Il contient
une suite de réflexions aussi justes que profondes sur la pratique
de l’art oratoire dans la chaire chrétienne. —En les lisant on croirait
entendre non un futur orateur à qui son génie révèle
d’avance toutes les difficultés et toutes les ressources de son
art, mais bien un vétéran de l’éloquence, un Cicéron
écrivant le de Oratore. — Les discours qu’on adresse an peuple exigent
un grand travail. —Les auditeurs sont très difficiles à contenter,
parce qu’ils viennent pour juger le prédicateur plus que pour s’instruire.
— Pour manier avantageusement cette multitude mal disposée, deux
choses sont nécessaires : le mit pris des louanges et la puissance
de la parole. — Le mépris des louanges ne mène à rien
sans la puissance de la parole, et réciproquement. — Au mépris
des louanges, il faut ajouter le mépris de l’envie. — Ce n’est pas
tout d’acquérir le talent de la parole, il faut encore le
conserver par le trayait et l’exercice, car l’éloquence est fille
de l’étude plus encore que de la nature. — Plus un orateur a de
talent, plus il est obligé de travailler. — A combien de cabales
un grand orateur est en but de la part de ses ennemis jaloux. — Combien
peu d’hommes sont en état de bien juger d’un discours. — Fort de
la conscience de son génie, l’orateur peut se placer au—dessus du
jugement de la foule.— Une chose qui lui donnera une confiance encore pins
ferme, ce sera de travailler dans le but de plaire à Dieu. — Le
mépris des louanges n’est pas moins nécessaire à celui
qui est sans éloquence.
Livre 6
On voit dans le sixième livre
avec quelle rigueur les prêtres seront punis pour les péchés
du peuple, sans qu’ils puissent s’excuser sur la capacité, ni sur
l’ignorance, ou sur la violence qu’on leur a faite pour les élever
au sacerdoce. — On y voit encore avec quelle prudence et quelle précaution
ils doivent vivre pour se préserver de la contagion du siècle,
pour conserver en son enlier la beauté spirituelle de leur âme
: avec combien de zèle, d’exactitude et de vigilance, ils doivent
s’acquitter de leurs fonctions. —Ils sont ambassadeurs de Dieu non pour
une seule ville, mais pour toute la terre. — Ils sont établis afin
de prier et d’intercéder pour les péchés de tous les
hommes, et non seulement de ceux qui sont vivants, mais même de ceux
qui sont morts. — Après avoir invoqué le Saint- Esprit, ils
accomplissent ce sacrifice si digne de vénération, et dont
on n’approche qu’avec tremblement.— Ils tiennent si longtemps entre leurs
mains le Maître et le Seigneur de tons les hommes. — La prudence
la plus attentive leur est nécessaire pour ne blesser aucun de ceux
qu’ils sont obligés de voir chaque jour, et s’accommoder avec tous,
non en usant d’artifice, de dissimulation, de complaisance et de flatterie,
mais plutôt en agissant avec une grande confiance et beaucoup de
liberté, usant toutefois de condescendance en de certaines rencontres,
selon la nécessité des affaires, et en entremêlant
dans leur conduite la sévérité avec la douceur. —
Quelque grands que soient les travaux des moines, et quelque rudes que
soient les combats qu’ils ont à essuyer, saint Chrysostome trouve
qu’il y a moins de peines dans leur état que dans le ministère
épiscopal; qu’il est bien plus aisé de pratiquer la vertu
dans la solitude que dans les emplois de l’Église, qui exposent
un évêque à beaucoup d’occasions, et réveillent
aisément en lui les vices et les défauts, qui seraient couverts
par la solitude. —Le saint docteur revient encore à la fin de ce
livre sur le conseil déjà donné précédemment,
de ne pas négliger les bruits populaires, quand même ils sont
faux.— Il n’est pas difficile de se sauver soi-même. — Le prêtre
est exposé à un châtiment plus terrible que tes simples
fidèles. —On démontre par diverses comparaisons quels doivent
être la crainte et le saisissement d’un homme que l’on veut élever
au sacerdoce. — Il n’y a point de guerre plus terrible que celle que nous
fait le démon en pareil cas.
Livre 1
1. J’ai eu beaucoup de vrais, de
sincères amis, qui comprenaient les lois de l’amitié, qui
les pratiquaient fidèlement. Dans le nombre, il en est un surtout
qui, fort au-dessus des autres par son attachement pour moi, s’appliquait
à les dépasser tous, autant qu’ils dépassaient, eux-mêmes,
les amis vulgaires. Il avait été mon compagnon inséparable.
Nous nous étions livrés aux mêmes études, nous
avions eu les mêmes maîtres; même application, même
ardeur pour la science et pour le travail, même ambition provoquée
par les mêmes choses. Cette union ne dura pas seulement le temps
que nous fréquentions les écoles; lorsque nous les eûmes
quittées, et qu’il nous fallut délibérer sur le choix
d’une carrière, nous nous trouvâmes encore dans une conformité
absolue de sentiments.
D’autres causes venaient resserrer
ces liens de nos âmes et les rendre indissolubles. Nous n’avions
pas lieu, l’un plus que l’autre, de nous enorgueillir de la grandeur de
notre patrie. Je n’étais pas des plus riches ni Basile des plus
pauvres. Il y avait parité de biens et d’inclinations, il y avait
parité de condition. Ainsi tout concourait à faire régner
entre nous la bonne intelligence et la concorde.
Mais lorsque le moment fut venu
d’embrasser la vie des solitaires et la vraie sagesse, la balance ne demeura
pas égale entre nous; le bassin de mon ami, plus léger, monta
: tandis que moi, toujours enlacé dans les passions terrestres,
je faisais tomber le mien vers la terre, où je le retenais
sous le poids de toutes les chimères de la jeunesse. L’amitié
demeura ferme comme auparavant, mais l’assiduité de nos relations
fut interrompue. N’ayant plus les mêmes goûts, nous ne pouvions
continuer de vivre ensemble. Mais lorsqu’en je commençai, moi aussi,
à lever la tête au-dessus des vagues du siècle, il
ouvrit ses deux bras pour me recevoir. Pourtant nous ne réussîmes
pas à nous remettre au même niveau. Avec le temps il avait
gagné de l’avance, et comme il avait d’ailleurs déployé
beaucoup d’ardeur, il s’élevait toujours au-dessus de moi, et planait
dans les (565) plus hautes régions. Cependant sa bonté naturelle,
et le prix qu’il attachait à notre amitié, le faisaient renoncer
à toute autre société, pour venir me consacrer tout
son temps. Tel avait toujours été son désir; mais,
comme je l’ai dit, mon peu de courage l’empêchait de le contenter.
Comment en effet, moi qui ne sortais
pas du barreau, qui étais fou du théâtre, aurais-je
pu me trouver souvent avec un homme toujours cloué sur ses livres
et qui ne mettait pas le pied sur la place publique. C’est pourquoi lorsque
tous ces empêchements n’existèrent plus, et qu’il m’eut enfin
gagné à son genre de vie, mon ami manifesta aussitôt
le désir qu’il nourrissait depuis si longtemps dans son cœur;
il ne pouvait plus me quitter un seul instant du jour; il ne cessait de
me solliciter à fuir avec lui de la maison paternelle, pour occuper
tous deux une habitation commune. Il me persuada; notre projet allait s’exécuter.
2. Mais ma mère, par les
enchantements pour ainsi dire irrésistibles de sa tendresse, m’empêcha
de donner cette satisfaction à mon ami, ou plutôt de recevoir
de lui ce bienfait. Elle n’eut pas plus tôt pressenti mon dessein,
que me prenant par la main, elle me conduisit dans sa chambre; et là,
m’ayant fait asseoir près du lit où elle m’avait mis
au monde, elle versa un torrent de larmes, puis ajouta des paroles encore
plus attendrissantes que ses larmes, et d’une voix entrecoupée de
sanglots:
«Mon fils, me dit-elle, il
ne nie fut pas donné de jouir longtemps des vertus de ton père;
ainsi Dieu l’a voulu. Sa mort qui suivit de près mes douleurs pour
te mettre au monde, nous laissa toi orphelin et moi veuve, jeune encore
avec toutes les peines du veuvage, peines qu’il faut avoir éprouvées
pour s’en faire une juste idée. Il n’y a pas de parole pour exprimer
l’orage et la tempête qu’essuie une jeune femme nouvellement sortie
de la maison paternelle et sans expérience des affaires, subitement
jetée dans un deuil insupportable, et obligée de se charger
de soins au-dessus de son âge et de son sexe. Il lui faut gourmander
des domestiques négligents, se tenir en garde contre leurs infidélités,
déjouer les intrigues des parents eux-mêmes, défendre
énergiquement son bien contre les exactions et l’avidité
brutale des agents du fisc. Quand ton père en mourant laisse un
enfant, si c’est une fille, le souci qu’elle donne à sa mère
est certainement très grand, mais au moins c’est un souci exempt
de dépense et de crainte. Mais un fils, que d’alarmes ne cause-t-il
pas chaque jour à sa mère, et surtout que de soins ne lui
impose-t-il pas? Je laisse de côté les dépenses considérables
qu’elle est obligée de faire, si elle veut donner à son fils
une éducation honnête.
« Cependant rien de tout cela
ne put me faire penser à de secondes noces, ni à introduire
un autre époux dans la maison de ton père. Je restai au milieu
de la tempête et du tumulte, je n’ai pas fui la fournaise de feu
du veuvage; j’étais soutenue par le secours d’en haut premièrement;
c’était ensuite une grande consolation pour moi, au milieu de mes
peines, que de te voir sans cesse, et de contempler dans tes traits l’image
vivante et la fidèle ressemblance de mon époux qui n’est
plus. Cette consolation a commencé dès ton enfance, lorsque
tu ne savais pas encore parler, temps de la vie où les enfants
donnent à leurs parents les plus douces joies. Tu n’as pas non plus
à me reprocher d’avoir, en supportant à la vérité
courageusement mon veuvage, laissé dépérir ton patrimoine,
comme il n’arrive que trop souvent à ceux qui ont le malheur de
devenir orphelins. Je te l’ai conservé entier, sans que j’aie rien
épargné pour t’entretenir honorablement selon ton rang, et
c’est sur mes biens, sur ce que j’ai apporté de la maison de mon
père, que ces dépenses ont été prises.
« Ne crois pas que ce soit
pour te reprocher mes bienfaits que je te les rappelle. Non, pour tout
cela, je ne te demande qu’une seule grâce; ne me rends pas veuve
une seconde fois; ne ranime pas une douleur assoupie; attends au moins
le jour de ma mort; peut-être sortirai-je bientôt de ce monde.
Ceux qui sont jeunes peuvent espérer de vieillir, mais à
mon âge on n’attend que la mort. Quand tu m’auras déposée
dans le tombeau, et réuni mes os à ceux de ton père,
entreprends alors de longs voyages, passe telle mer que tu voudras, personne
ne t’en empêchera; mais, pendant que je respire encore, supporte
ma présence et ne t’ennuie pas de vivre avec moi. Ne t’expose pas
à offenser Dieu, témérairement et à la légère,
en abandonnant au milieu d’aussi graves peines, une mère dont tu
n’as pas à te plaindre. Si tu peux m’adresser le reproche que je
t’entraîne dans les embarras séculiers, que je veux me décharger
sur toi du fardeau de mes affaires, à la bonne heure, n’aie plus
égard ni aux lois de (566) la nature, ni aux soins de ton enfance,
ni à la société de ta mère, ni à quoi
que ce soit; fuis moi comme une ennemie qui te tend des piéges.
Si, au contraire, je ne néglige rien pour t’assurer le loisir et
la faculté de suivre le plan de vie que tu veux; ce seul lien, n’y
en eût-il pas d’autres, devrait te retenir auprès de moi.
Quel que soit le nombre de tes amis, il n’y en aura pas un seul qui te
fasse jouir d’autant de liberté; parce qu’il n’y en a pas un à
qui l’honneur de ton nom soit aussi cher qu’à moi. »
Voilà ce que me disait ma
mère avec beaucoup d’autres choses encore, et moi je répétais
tout à mon généreux ami, qui, loin d’en être
ému, n’en était que plus pressant dans ses sollicitations.
3. Nous en étions là;
Basile continuait de supplier et moi de résister, lorsque tout à
coup il s’éleva un bruit qui nous troubla tous les deux : le bruit
courait que l’on allait nous élever à la dignité du
sacerdoce. A cette nouvelle, je fus pour ma part rempli de crainte et de
perplexité; de crainte, car j’avais peur que l’on usât de
violence à mon égard; de perplexité, car j’avais beau
chercher, je ne découvrais pas comment les Pères électeurs
avaient pu avoir de telles vues sur moi : plus je me considérais,
plus je nie trouvais dépourvu de tout ce qui pouvait m’attirer un
pareil honneur. Quant à mon généreux ami, il me vint
trouver en particulier pour me communiquer ce qui se passait, comme si
je l’eusse ignoré; il me pria de faire en sorte qu’on reconnût
dans cette occasion, comme dans toutes les autres, la conformité
de notre conduite et de nos sentiments; il était prêt à
me suivre, quelque parti que je voulusse embrasser, qu’il fallût
fuir ou te laisser élire.
Assuré de ses dispositions,
et persuadé que j’allais faire à l’Église un tort
grave, si, sans autre raison que mon inaptitude, je privais le troupeau
de Jésus-Christ d’un jeune pasteur si excellent, si propre au gouvernement
des hommes, je ne lui découvris pas cette fois la résolution
que j’avais prise, bien qu’auparavant je ne lui eusse jamais rien caché
dans mes desseins; je lui dis donc qu’il fallait remettre à plus
tard la décision de cette affaire, vu que rien ne pressait; je lui
persuadai de ne pas s’en occuper du tout pour le moment: enfin je lui laissai
croire que je ne me séparerais pas de lui, si ce dont nous étions
menacés s’accomplissait.
Peu de temps après arrive
le ministre qui devait nous conférer les Ordres : pendant que je
reste caché, mon ami, qui ne se doutait de rien, se laisse conduire
à l’assemblée sous prétexte d’une autre affaire. Il
reçoit ainsi le joug, espérant, d’après la promesse
que je lui avais faite, que je le suivrais n’importe où, et
mieux encore, s’imaginant qu’il ne faisait que marcher sur mes traces.
Car, quelques uns des assistants le voyant se fâcher de la surprise
qui lui était faite, le trompèrent en s’écriant :
qu’il était étrange que celui qu’on avait cru devoir être
le moins traitable (c’était de moi qu’on parlait), eût cédé
avec beaucoup de docilité au jugement des Pères, tandis que
lui, qui était le plus sage et le plus doux, s’opiniâtrait
maintenant, et se montrait assez vain pour regimber, se cabrer, et résister
ouvertement.
A ces paroles il se rendit : lorsqu’il
eut appris que je m’étais enfui, il vint me trouver dans une tristesse
profonde : il s’assit près de moi; il voulait parler, mais son trouble
l’empêchait de s’exprimer et de raconter la violence qu’il avait
soufferte; il ouvrait la bouche sans pouvoir articuler un son; la douleur
ne permettait pas à ses paroles de passer le bord de ses lèvres.
En voyant les larmes qui coulaient de ses yeux, et le trouble dont il était
agité, moi, qui en savais la cause, je me mis à rire, laissant
éclater ma joie, en même temps je saisis sa main que je couvris
de baisers, remerciant Dieu de l’heureux succès de mon stratagème
et de l’accomplissement de mes souhaits. Lorsqu’il vit ma joie et mon contentement,
il comprit que je l’avais trompé dès le principe, et sa peine
et son dépit s’en augmentèrent encore.
4. Quand il se fut un peu remis
du trouble qui agitait son âme:
Si mon intérêt, dit-il,
est pour toi si peu de chose; si, pour un motif que j’ignore, tu ne tiens
de moi nul compte, au moins devrais tu songer à ta propre réputation.
Tu as mis en mouvement toutes les langues : on dit que c’est l’amour de
la vaine gloire qui t’a fait refuser cette dignité sainte, et personne
n’essaie de te justifier. Pour moi, je n’ose plus me montrer en public,
tant il y a de gens qui m’abordent chaque fois pour m’adresser leurs reproches.
Dès que je parais quelque part dans la ville, il n’en est pas un
de ceux qui sont liés avec nous, qui ne me prenne à part,
et ne rejette sur moi la plus grande partie de la faute. Puisque tu (567)
connaissais ses intentions, me disent-ils, car il n’avait rien de caché
pour toi, il ne fallait pas les tenir secrètes, mais nous les communiquer,
et nous n’aurions pas été embarrassés pour trouver
un moyen de le prendre dans nos filets. Et moi, j’ai honte, je rougis de
dire devant eux que j’ignorais complètement ce que tu méditais
depuis longtemps déjà : ils pourraient croire que notre amitié
n’était qu’une comédie. Elle a beau n’être que cela,
(comme elle n’est que cela en effet, et tu ne saurais dire le contraire
après la conduite que tu as tenue envers moi), il est cependant
convenable de cacher nos misères aux étrangers, surtout quand
ils ont de nous une assez bonne opinion. Je n’ose donc dire devant eux
ce qu’il en est, et comment nous sommes entre nous. Ainsi je suis obligé
de me taire, de baisser les yeux, d’éviter ceux que je vois venir,
de m’esquiver. Mais ce premier reproche évité m’en attire
nécessairement un autre, celui de dissimulation. Car, on ne voudra
jamais s’arrêter à l’idée que tu as mis Basile au nombre
de ceux qu’il ne convenait pas de prendre pour confidents de tes pensées.
Mais cela te fait trop plaisir,
pour que je m’en afflige beaucoup. Ce n’est pas tout, il me reste beaucoup
de choses à dire dont je ne sais comment nous supporterons la honte.
Tout le monde t’accuse, ceux-ci d’arrogance, ceux-là de vanité.
Les moins modérés vont jusqu’à nous faire à
tous les deux ce double reproche : ils ne ménagent pas l’injure
même à ceux qui nous ont appelés à cet honneur.
Les électeurs ont bien mérité, disent-ils, ce qui
leur est arrivé; eussent-ils même essuyé un plus grave
affront, il ne faudrait pas les plaindre : eux qui, laissant de côté
tant d’hommes mûrs et de mérite, sont allés prendre
des enfants, hier et avant hier encore plongés dans les vanités
du siècle, pour les élever tout à coup à une
dignité telle qu’ils ne s’y seraient pas attendus même en
songe, et cela parce qu’on les a vus un moment froncer le sourcil, s’envelopper
de manteaux noirs, prendre des airs de modestie affectée. Ainsi
des vieillards, dont la vie tout entière s’est consumée dans
les exercices de la vie religieuse, sont gouvernés, et qui est-ce
qui gouverne? leurs enfants, qui n’ont pas même entendu parler des
règles qu’il faut suivre dans le gouvernement.
Tels et plus graves encore sont
les reproches dont nous sommes assaillis sans relâche. A cela que
répondre? pour ma part je ne le sais pas, et je te prie de me le
dire. Car enfin cette fuite, tu ne t’y es pas résolu sans réflexion
et en étourdi.; avant de te risquer à offenser gravement
de si hauts personnages, tu as dû réfléchir et délibérer;
je suppose donc que tu n’es pas embarrassé de te justifier. Parle,
je t’en prie, si tu as quelque bonne excuse capable de fermer la bouche
à tes accusateurs. Pour les torts que tu as eus envers moi, je t’en
tiens quitte, je ne me plains pas d’avoir été trompé,
trahi, exploité par toi. Moi, j’avais pour ainsi dire déposé
mon âme dans tes mains; et toi, tu as usé de ruse comme s’il
s’était agi de te prémunir contre un ennemi. Si le sacerdoce
te paraissait une bonne chose, tu devais en accepter les avantages; si
au contraire tu le jugeais nuisible, il fallait me préserver du
préjudice, moi qui tenais, disais tu, la première place dans
ton coeur. Mais au contraire tu as tout fait pour que je tombasse dans
le piége. Il t’a sans doute fallu beaucoup de ruse et de dissimulation
vis-à-vis d’un homme qui fut toujours simple, sans détour
pour toi dans ses paroles comme dans ses actions.
Mais encore une fois, je ne te fais
pas un crime de tout cela maintenant, je ne te reproche pas l’isolement
où tu m’as placé en brisant le cours de ces entretiens
d’où nous retirions autant d’avantage que de plaisir. Je mets
tout cela de côté: je souffre, je me tais, je me résigne
doucement; non pas qu’il y ait rien de doux en tes injustes procédés,
mais c’est qu’à partir du jour où se formèrent
les noeuds de notre amitié, je me suis imposé la loi, si
tu venais à me causer volontairement de la peine, de ne jamais te
mettre dans la nécessité de donner aucune explication quelconque.
Le mal que tu nous as fait n’est pas peu de chose, tu le sais bien, et
pour l’apprécier tu n’as qu’à te rappeler ce que les étrangers
disaient de nous, et ce que nous en disions nous-mêmes; de grands
avantages devaient résulter pour nous de notre concorde: notre mutuelle
amitié serait pour l’un et pour l’autre une sauvegarde; et, de l’avis
de tous, l’utilité en rejaillirait même sur beaucoup d’autres.
Pour moi, je n’ai jamais prétendu que je pourrais, en ce qui me
concerne, être de quelque utilité à personne; mais
je me disais que nous en retirerions du moins l’avantage assez grand déjà,
d’être invincibles, si quelqu’un s’avisait de nous attaquer. (568)
Voici les observations que je te
faisais continuellement : les temps sont difficiles, les tendeurs d’embûches
nombreux, la vraie charité est morte; le fléau de l’envie
a pris sa place; nous marchons au milieu des pièges, et nous
nous promenons sur les crénaux de la ville. Des gens tout prêts
à se réjouir de nos disgrâces, s’il nous en arrivait,
vous en verriez surgir une multitude de tous côtés, mais pour
nous plaindre il ne se trouvera personne, ou du moins un nombre si petit,
qu’il sera trop facile à compter. Gardons nous, en nous séparant,
d’encourir la risée publique, ou quelque dommage encore plus grave.
Un frère soutenu par son frère est comme une ville forte,
une capitale munie de barres de fer. (Prov. XVIII, 19). Ah! ne dissous
pas une union si utile, ne brise pas les barres de fer de notre forteresse.
Je ne me lassais pas de te répéter
ces choses et bien d’autres encore. Certes je ne soupçonnais rien
de tel, je te croyais au contraire dans les dispositions les plus saines
à mon égard; malgré la bonne santé que je te
supposais, je voulais te soigner encore par surcroît, et à
mon insu il s’est trouvé que c’était un malade, la suite
l’a fait voir, à qui j’appliquais mes remèdes. Par malheur
je n’y ai rien gagné, et mon excessive précaution a été
en pure perte. Tu as tout rejeté, tu n’as rien reçu dans
ton esprit, et moi tu m’as lancé comme un navire sans lest sur une
mer immense, sans avoir égard à la fureur des vagues, qu’il
me faut maintenant soutenir seul. Quand la calomnie, la raillerie, quelqu’autre
insulte ou la persécution viendront fondre sur moi, accidents trop
fréquents dans la vie, à qui donc aurai-je recours? A qui
ferai-je part de mes découragements? Qui voudra me prêter
secours? Qui arrêtera les auteurs de mes peines et fera cesser leurs
vexations? Qui est-ce qui me consolera et m’apprendra à souffrir
les, mépris des autres hommes? Je ne vois personne depuis que tu
m’as quitté, toi .qui es maintenant si loin du champ de bataille
où je vais lutter, que tu ne pourras pas même entendre
mes cris. Comprends tu maintenant tout le mal que tu m’as fait? Reconnais
tu au moins, après m’avoir frappé, combien est mortelle la
blessure que j’ai reçue? Mais n’en parlons plus. Le mal qui est
fait ne peut pas se réparer : comment trouver une issue dans un
défilé qui n’en a pas? Seulement que dirons nous aux étrangers?
Que répondrons nous à leurs accusations?
5. Rassure toi, lui dis-je. Je suis
prêt à répondre sur les choses pour lesquelles tu me
sollicites de le faire; celles mêmes dont tu veux bien me faire grâce,
je tâcherai encore de t’en rendre raison, autant du moins que j’en
suis capable : et si tu le permets, c’est par ces dernières que
je commencerai ma justification. En effet, je serais par trop absurde et
ingrat, si je n’avais souci que des étrangers, si je me préoccupais
uniquement de mettre un terme à leurs propos malveillants, dans
une question qui intéresse le meilleur de mes amis, un homme qui
pousse la délicatesse à mon égard, jusqu’au point
de ne vouloir pas me reprocher les torts dont il me croit coupable envers
lui, un homme qui s’oublie lui-même pour ne songer qu’à moi;
quand il s’agit d’un tel homme, si je m’étais mis dans le cas de
ne pouvoir lui persuader que je ne l’ai pas offensé, l’indifférence
dont je me serais rendu coupable serait bien plus grande encore que le
zèle qu’il m’a témoigné.
Quel est donc le tort que je t’ai
fait? puisque c’est par là que j’ai résolu d’aborder ma justification.
Je t’ai fait tomber dans un piége, je t’ai caché ma pensée;
mais c’est pour le plus grand avantage et de celui que j’ai trompé
et de ceux à qui je l’ai livré en le trompant. Si la ruse
est toujours et nécessairement un mal, s’il n’est jamais permis
d’en user même pour procurer un bien, je suis prêt à
subir la peine que tu voudras m’infliger; ou plutôt, comme il t’en
coûterait trop de prononcer la sentence, je consens à me punir
moi-même, comme le feraient les tribunaux à l’égard
de coupables convaincus juridiquement. Mais s’il y a des artifices innocents,
si la ruse est une chose qui devient bonne ou mauvaise selon l’intention
de ceux qui en usent, il ne suffit pas de te plaindre d’avoir été
trompé il faut encore montrer que la supercherie a été
ourdie dans un but mauvais; si cela n’est pas, loin de me blâmer,
il conviendrait de m’applaudir; le bon sens et l’équité le
demanderaient. Tel est même l’avantage de la ruse employée
à propos et avec une intention droite, que maintes personnes ont
été punies pour n’avoir pas su tromper. Si tu veux examiner
la vie des grands capitaines de tous les temps, tu verras que la plupart
de leurs trophées sont des fruits de la ruse, et qu’ils ont acquis
par ce moyen plus de gloire que ceux (569) qui ont triomphé à
force ouverte. Ceux-ci achètent leurs succès à la
guerre par de plus grands sacrifices et d’hommes et d’argent. Ce sont des
victoires qui ne procurent aucun avantage à ceux qui les gagnent,
des victoires non moins funestes aux vainqueurs qu’aux vaincus, par la
perte des soldats et l’épuisement du trésor. Ajoutons que
la gloire ne reste pas tout entière aux vainqueurs. Une bonne part
en revient à ceux qui sont tombés, car vainqueurs par l’âme
ils n’ont succombé que par le corps, et si, quoique blessés,
ils avaient pu rester debout, si la mort n’était pas venue les arrêter,
ils n’auraient pas moins que les autres fait preuve de valeur. Mais celui
qui sait vaincre par la ruse, couvre encore l’ennemi de ridicule outre
le mal qu’il lui fait. Ici les deux camps ne partagent plus comme là
les éloges dus à la valeur; les lauriers gagnés par
la prudence ne se divisent pas, le prix est tout entier aux vainqueurs,
qui, avantage non moins grand, réservent à leur patrie une
joie sans mélange. Il n’en est pas de la prudence de l’âme
comme de l’argent et des hommes; ceux-ci, quand on en fait à la
guerre un usage trop fréquent, se dépensent et s’épuisent;
celle-là au contraire est d’une nature telle que plus on l’exerce
plus elle s’accroît.
Non moins que la guerre, la paix
montrerait le fréquent et nécessaire usage de la ruse pour
les affaires tant publiques que privées. Le mari s’en sert utilement
à l’égard de sa femme; la femme, à l’égard
de son mari; le père, envers son fils; l’ami, envers son ami, et
même les enfants, envers leurs pères. Ainsi la fille de Saül
n’aurait pu tirer son mari des mains de Saül autrement qu’en trompant
son père. Et le frère de celle-ci, voulant délivrer
d’un nouveau péril celui qui devait déjà la vie à
l’adresse de sa femme, se servit encore des mêmes armes.
Mais, dit alors Basile, rien ne
se rapporte à moi dans tout ce que tu dis. Je ne suis pas un ennemi,
je ne veux ni exercer d’hostilité ni faire aucune injustice, c’est
le contraire : tes conseils ont toujours servi de règle à
ma conduite, et j’ai toujours suivi la route que tu as voulu.
Mais, ô mon admirable et excellent
ami! j’ai prévu l’objection, lorsque j’ai dit que ce n’était
pas seulement dans la guerre et contre les ennemis, mais aussi dans la
paix et envers les meilleurs amis, qu’il était quelquefois bon et
honnête d’employer la ruse. Pour te convaincre que ce moyen est avantageux
à ceux qui sont trompés, non moins qu’à ceux qui trompent,
adresse toi à un médecin, et demande lui comment ceux de
sa profession guérissent les malades; il t’apprendra que l’art n’est
pas leur unique ressource, que la ruse aussi leur vient parfois en aide,
et qu’ils rendent souvent la santé aux malades en mêlant la
ruse à l’art. Quelquefois la mauvaise humeur du malade, ou la ténacité
du mal lui-même, en résistant à tous les efforts des
médecins, les oblige à prendre le masque de la ruse, afin
de pouvoir, comme sur la scène, déguiser la réalité
des choses. Permets moi de te raconter une des nombreuses supercheries
dont j’ai appris que les médecins font usage.
Un homme fut un jour attaqué
subitement d’une fièvre violente, dont l’ardeur redoublait d’heure
en heure : le malade rejetait tout ce qui aurait pu éteindre ce
feu; il désirait boire du vin pur, il en demandait instamment à
tous ceux qui entraient près de lui : il en voulait beaucoup afin
d’assouvir cette soif mortelle. On n’aurait pas manqué de surexciter
la fièvre, et de jeter le malheureux dans le délire, si l’on
avait eu pour lui cette lâche complaisance. Ici l’art ne pouvait
rien, il était à bout de ressources, il était exclu
nettement; alors la ruse vint montrer son pouvoir, comme tu vas l’entendre.
Le médecin prend un vase de terre que l’on venait de retirer du
four, le met tremper tout entier dans le vin, ensuite l’ayant retiré
vide, il le remplit d’eau. En même temps, au moyen de plusieurs rideaux
il fait tenir dans l’obscurité la chambre où couchait le
malade, de peur que le jour ne découvrît la fraude; ensuite
il lui donne à boire le vase comme s’il était rempli de vin
pur. Avant même de le prendre dans ses mains, le malade est prévenu
et trompé par l’odeur; il n’a pas la patience de faire attention
à ce qu’on lui donne; mais se fiant à l’odeur, abusé
par les ténèbres, pressé par son envie, il avale très
promptement; il s’abreuve largement, l’oppression se calme, et le voilà
sauvé d’un danger imminent.
Vois-tu l’avantage de la ruse? Si
l’on voulait énumérer tous les artifices des médecins,
le détail en serait d’une longueur infinie. Ce n’est pas seulement
dans le traitement des maladies du corps que l’on a recours à ces
sortes d’artifices; dans celui des maladies de l’âme on en fait un
usage journalier. C’est par là que (570) l’Apôtre réussissait
à gagner les Juifs, à les attirer en si grand nombre à
la foi chrétienne : c’est dans cet esprit qu’il soumit son disciple
Timothée à la loi de la circoncision, lui qui écrivait
aux Galates, que le Christ ne servirait de rien à ceux qui se feraient
circoncire; c’est pourquoi il recevait en certaines circonstances le joug
de la loi judaïque, lui qui estimait que la justice de cette loi était
nuisible depuis la foi en Jésus-Christ.
Grande est certainement la puissance
de la ruse, seulement n’en usons pas avec des intentions mauvaises : ou
plutôt elle ne doit plus porter ce nom, quand on s’en sert pour le
bien; ce n’est plus alors qu’une certaine conduite, une sagesse utile,
un art ingénieux de se frayer une route là où
il n’y en a point, et de redresser les erreurs des âmes. Jamais je
n’appellerai assassin Phinées tuant d’un seul coup deux coupables,
ni Élie châtiant les cent soldats avec leurs chefs, ou faisant
couler des torrents de sang par le massacre des sacrificateurs des démons.
Celui qui examinerait ces actions en elles-mêmes sans tenir compte
de l’intention des personnes, devrait aussi, s’il était conséquent,
accuser Abraham de parricide, accuser son petit-fils et un de ses descendants
d’injustice et de vol, parce que Jacob obtint par surprise le droit d’aînesse,
et que Moïse fit transporter les richesses des Égyptiens dans
le camp des Hébreux.
Mais non, cela ne peut être
ainsi, loin de nous tant d’audace. Nous faisons mieux que d’absoudre leur
conduite, nous l’admirons. N’ont-ils pas obtenu l’approbation de Dieu même?
Celui-là mérite le nom de trompeur, qui fait servir la ruse
à l’injustice, mais non celui qui en use avec une intention pure.
Il est souvent nécessaire de tromper, c’est un art qui a ses avantages
parfois très grands. Il est des cas où celui qui voudrait
marcher par le droit chemin, nuirait très fort à ceux qu’il
n’aurait pas su tromper. (571)
Livre 2
1. Que l’on peut se servir de la
ruse pour le bien, ou plutôt qu’ainsi employée elle mérite
moins ce nom que celui de conduite ingénieuse, on pourrait assurément
le montrer plus longuement; mais comme ce qui a été dit le
montre d’une manière suffisante, il deviendrait fatigant, ennuyeux
d’ajouter au discours des développements superflus. Ce serait maintenant
à toi de prouver que ce n’a pas été pour ton avantage
que j’ai suivi cette conduite à ton égard.
Basile répondit: Et quel
avantage ai-je donc retiré de cette ingénieuse adresse, de
cette prudence, comme il te plaira de l’appeler; dis-le moi, afin que je
demeure persuadé que tu ne m’as pas trompé.
CHRYSOSTOME. — Et quel plus grand
avantage, lui dis-je, que d’exercer un ministère que Notre-Seigneur
Jésus-Christ a déclaré être une preuve de notre
amour pour lui? Car s’adressant au prince des apôtres : Pierre, lui
dit-il, m’aimes-tu? Et Pierre ayant répondu: Oui, Seigneur, il ajouta:
Si tu m’aimes, pais mes brebis. (Jean, XXI, 15).
Lorsque le Maître demande
au disciple s’il l’aime, ce n’est pas pour le savoir, lui qui connaît
le fond des coeurs; c’est afin de nous apprendre combien il s’intéresse
à la conduite de son troupeau. Cela est évident et entraîne
une conséquence qui ne l’est pas moins, savoir: qu’une grande et
ineffable récompense attend celui qui exerce une fonction que Jésus-Christ
tient en si haute estime. Par le zèle que notre domestique apporte
à soigner le bétail qui lui est confié, nous jugeons
de l’attachement qu’il a pour nous, quoiqu’il ne s’agisse que d’animaux
qui s’achètent à prix d’argent; quelle récompense,
à plus forte raison, le Sauveur des âmes ne réserve-t-il
pas à celui qui gouverne le troupeau racheté par lui, non
par argent ni autre chose semblable, mais par sa propre mort et par l’effusion
de son sang?
L’Apôtre répond : Seigneur,
vous savez que je vous aime, prenant pour témoin de son amour celui
même qui en était l’objet; mais Jésus-Christ ne s’en
tient pas là, il demande des preuves d’amour. C’est qu’en effet
son désir était moins de faire voir combien Pierre l’aimait,
puisque Pierre avait déjà donné plusieurs marques
non équivoques de ses sentiments, que de nous montrer combien il
aime lui-même son Église; il voulait donner à saint
Pierre et à nous cet enseignement, afin que nous ayons nous-mêmes
un grand zèle pour ses intérêts. Pourquoi Dieu n’a-t-il
pas épargné son Fils unique? Pourquoi l’a-t-il livré,
ce cher et unique objet de sa tendresse? Pour se réconcilier les
hommes devenus ses ennemis, et pour se faire (573) un peuple particulier.
Et ce Fils lui-même, pourquoi a-t-il versé jusqu’à
la dernière goutte de son sang? si ce n’est pour racheter les brebis
qu’il a remises aux mains de Pierre et de ses successeurs. Jésus-Christ
disait encore : Quel est le serviteur fidèle et prudent que son
maître a établi pour gouverner sa maison? (Matth. XXIV, 45.)
Voilà encore des paroles qui ont l’apparence du doute; mais celui
qui les prononçait ne doutait pas davantage en les prononçant,
que lorsqu’il demandait à Pierre s’il l’aimait, moins pour s’assurer
de son amour que pour montrer la grandeur du sien. De même ici quand
il demande : Quel est le serviteur fidèle et prudent? Jésus-Christ
le connaît assez: seulement il veut nous montrer la rareté
de tels serviteurs et la grandeur de leur ministère. Qu’on en juge
par la grandeur de la récompense qu’il leur destine : Je vous dis
en vérité qu’il l’établira sur tous ses biens. (Matth.
XXIV, 47.)
2. Soutiendras-tu maintenant que
ce n’est pas pour ton bien que je t’ai trompé ? Toi qui vas être
préposé au gouvernement des biens de Dieu, charge qui a valu
à saint Pierre sa puissance et sa haute prééminence
sur le reste des apôtres, selon cette parole : Pierre, dit le Seigneur,
m’aimes-tu plus que ceux-ci ? pais mes brebis. (Jean XXI, 15.) Il aurait
pu dire : si tu m’aimes, jeûne, couche sur la dure, veille sans cesse,
protège les opprimés, sois le père des orphelins,
le défenseur de la veuve; mais non: laissant là toutes
ces oeuvres, que dit-il? Pais mes brebis.
Ces sortes de bonnes oeuvres, la
plupart des simples fidèles peuvent les pratiquer, les femmes aussi
bien que les hommes; mais d’aussi importantes fonctions que le gouvernement
d’une Église, et la direction d’un si grand nombre d’âmes,
non seulement les femmes en sont exclues, mais très peu d’hommes
en sont dignes. Qu’on présente ceux que la supériorité
du mérite distingue entre tous les autres, ceux qui par la
vertu de leur âme surpassent leurs frères autant que Saül
surpassait les Hébreux par sa haute taille, ce n’est même
pas assez, à beaucoup près. Surpasser les autres hommes de
toute la tête n’est pas une mesure qui puisse convenir ici: qu’entre
le pasteur et les brebis de Jésus-Christ, il y ait toute la distance
qui sépare les hommes raisonnables des animaux privés de
raison, c’est encore trop peu dire, eu égard à la grandeur
des intérêts qui sont en jeu, et au péril de la situation.
Le berger qui perd des brebis, soit que les loups les aient emportées,
soit que les voleurs les aient dérobées, soit qu’elles aient
péri par la contagion ou par quelque autre accident, trouvera peut-être
grâce auprès du propriétaire du troupeau, et si l’on
veut le traiter avec rigueur, il en sera quitte pour payer le dommage;
mais que celui à qui le soin des hommes, ce troupeau raisonnable
de Jésus-Christ, a été confié, en laisse perdre
quelqu’un, ce ne sera pas son bien, mais son âme qui en répondra.
Ajoutez que le combat à soutenir est bien autrement sérieux
et difficile. Ici ce ne sont ni des loups à repousser, ni des voleurs
à redouter, ni les atteintes d’un mal contagieux à prévenir.
Avec quels ennemis le ministre de Jésus-Christ est-il en guerre?
contre qui lui faut-il combattre? Écoutons l’Apôtre qui nous
les dénonce : Nous n’avons pas à combattre seulement contre
la chair et le sang, mais contre les principautés, contre
les puissances, contre le Prince de ce monde de ténèbres,
contre les esprits de malice répandus dans l’air. (Ephes.VI, 12.)
La vois-tu, cette multitude terrible
d’ennemis implacables, ces affreuses phalanges non bardées de fer,
mais trouvant dans leur nature de quoi s’armer de toutes pièces?
Veux-tu voir une autre armée
non moins cruelle et barbare, toujours en embuscade pour surprendre le
troupeau? tu l’apercevras du même point de vue, je veux dire que
le même apôtre qui nous a mis en garde contre les premiers
ennemis, nous dénonce encore ceux-ci: On connaît, dit-il,
les oeuvres de la chair, qui sont la fornication, l’adultère, l’impureté,
l’impudicité, l’idolâtrie, les empoisonnements, les haines,
les querelles, les jalousies, les colères, les cabales, les médisances,
les murmures, les enflures de coeur, les révoltes (Gal. V, 19),
et beaucoup d’autres que l’Apôtre n’a pas énumérés,
nous laissant à juger des autres par ceux-ci. Quand il s’agit de
brebis proprement dites, ceux qui en veulent au troupeau voient-ils le
gardien prendre la fuite; ils ne s’occupent nullement de lui et se contentent
de ravir les brebis; mais ici, que les malfaiteurs soient venus à
bout de s’emparer de tout le troupeau, loin de laisser le pasteur en repos,
il l’assaillent avec encore plus d’acharnement et d’audace, et ne quittent
le combat que victorieux ou vaincus. J’ajouterai que les maladies des animaux
sont faciles à (574) reconnaître, comme la faim, la contagion,
les blessures ou toute autre cause de souffrance, grand avantage pour le
traitement et la guérison des malades. En voici un autre encore
plus grand et plus efficace pour le prompt rétablissement de la
santé: les bergers ont le pouvoir de forcer les brebis à
endurer le traitement, lorsqu’elles ne l’endurent pas de bon gré;
rien de plus facile que de les lier, lorsqu’il faut brûler ou couper;
que de les garder longtemps enfermées, lorsque cela est utile; que
de changer leur nourriture, que de les éloigner des cours
d’eau; enfin, tous les autres remèdes qu’on pense devoir contribuer
à la santé des troupeaux, sont de la plus facile application.
3. Il n’en est pas de même
des maladies des hommes; d’abord il n’est pas aisé de les apercevoir;
il n’y a que l’esprit de l’homme qui sache ce qui est dans l’homme. (I
Corinth. II,11.)
Comment appliquer un remède
pour une maladie dont on ignore l’espèce, dont l’existence même
n’est pas toujours facile à constater, et qui, lorsqu’elle s’est
manifestée clairement, n’en est que plus difficile à guérir?
Car on ne peut pas traiter tous les hommes avec la même facilité
que le berger traite ses brebis. Le traitement des âmes exige lui
aussi qu’on lie, qu’on prive de nourriture, qu’on brûle et qu’on
coupe. Par malheur l’application du remède dépend du malade
et non du médecin. L’admirable saint Paul le savait bien; et c’est
pour cela qu’il écrivait aux Corinthiens : Nous ne prétendons
pas dominer sur votre foi; nous ne faisons que coopérer à
votre joie. (II. Cor. I, 23.) La chose la moins permise aux chrétiens,
est de corriger par la violence les fautes des pécheurs. Dans la
jurisprudence humaine, qu’un malfaiteur tombe sous la main de la justice,
le magistrat, déployant le pouvoir étendu dont il est investi,
sait bien l’empêcher, bon gré mal gré, de vivre à
sa fantaisie. Mais nous, nous n’avons, pour rendre les hommes meilleurs,
d’autre ressource que la persuasion, jamais la contrainte. Les lois ne
nous donnent pas le pouvoir de contraindre ceux qui pèchent, et
quand elles nous l’accorderaient, nous ne pourrions pas en faire usage,
puisque le Seigneur n’a de couronnes que pour ceux qui s’abstiennent du
mal par une volonté libre et non malgré eux. Une grande habileté
est donc nécessaire pour obtenir, par la seule persuasion, que les
malades se soumettent volontiers au traitement des prêtres et que
même ils leur en sachent gré. Si le malade qu’on a lié
se débat, et, comme il en est le maître, rompt ses liens,
il ne le fait pas sans aggraver son mal; s’il fait dévier le fer
de la parole divine, une nouvelle blessure est la conséquence de
son mauvais vouloir; et l’occasion d’une cure devient la cause d’une maladie
plus grave. Car il n’y a personne au monde qui puisse guérir celui
qui ne veut pas l’être.
4. Que faire donc? Si tu uses de
trop d’indulgence là où il faudrait une grande sévérité,
et que tu aies peur d’enfoncer le fer dans la plaie qui demande une profonde
incision, tu ne traites le mal qu’à demi; mais aussi que tu coupes
sans ménagement parce que l’opération est nécessaire,
il peut arriver que le malade rebuté par la violence de la douleur
perde patience, qu’il rejette brusquement remèdes et appareils,
enfin qu’il aille se jeter dans quelque précipice, après
avoir brisé le joug et rompu les liens.
J’en pourrais citer beaucoup qui
se sont portés aux plus fâcheuses extrémités
parce qu’on voulait les soumettre à toute la rigueur des peines
que méritaient leurs péchés. Il ne faut pas toujours
exiger dans le châtiment une mesure proportionnée à
la faute; mais après un mûr examen, s’assurer des dispositions
de celui par qui elle a été commise, de peur qu’en voulant
réunir ce qui est déchiré tu ne fasses une rupture
pire que la première, et qu’avec l’intention louable de relever
ce qui est à terre, tu ne le précipites encore plus bas.
Les âmes faibles et languissantes, plus particulièrement celles
qui sont enlacées dans les plaisirs du siècle, celles que
l’orgueil de la naissance ou du pouvoir entretient dans une humeur altière,
pourraient, ménagées avec douceur et ramenées peu
à peu à faire quelque pieux retour sur elles-mêmes,
se corriger sinon totalement du moins en partie, et se dégager ainsi
de cette chaîne de maux qui les enveloppe. Vouloir les soumettre
brusquement à une discipline sévère, ce serait les
priver de ce commencement de conversion. L’âme qu’on a une fois forcée
de braver la honte, tombe bientôt dans l’insensibilité; plus
de pathétiques exhortations qui la touchent, plus de menaces qui
l’ébranlent, plus de bienfaits qui l’attendrissent. Son état
est pire que celui de cette cité que le Prophète maudissait
en disant:
Tu t’es fait un front de prostituée,
tu regardes effrontément tout le monde. (Jerem., III, 8.)
Cela étant, quelle prudence
ne faut-il pas au (575) pasteur, et aussi quelle clairvoyance pour sonder
une âme en tous sens et discerner son état. S’il en est qui
se retranchent obstinément dans un désespoir furieux et perdent
toute confiance de se sauver à cause de l’amertume des remèdes
qu’ils ne peuvent souffrir; il en est aussi, qui, parce qu’on n’a pas exigé
d’eux une satisfaction eu rapport avec leurs fautes, se laissent aller
au relâchement, deviennent beaucoup plus mauvais, et s’enhardissent
à pécher toujours plus gravement.
De tout cela, le prêtre ne
doit rien laisser inexploré; il faut qu’il recherche tout exactement,
et qu’il applique en conséquence le remède dont il dispose,
s’il ne veut pas perdre le fruit de ses peines.
Ce n’est pas tout; il faut encore
réunir au corps de l’Église les membres qui en sont séparés,
et que de soins et de peines ne doit-il pas prendre pour cela! Le pasteur
de brebis a son troupeau qui le suit partout où il le guide; que
des brebis s’écartent du droit chemin, et que, quittant le bon pâturage
elles s’en aillent brouter en des endroits stériles et escarpés;
il suffit d’un cri plus fort pour ramener et réunir au troupeau
la portion qui s’en était séparée: mais cet homme
qui a quitté le droit chemin de la foi, qu’il faut de soins au pasteur
pour le ramener! que de persévérance! que de patience! Il
ne faut pas songer à l’entraîner par la force, à le
contraindre par la peur. La persuasion seule peut le ramener à la
vérité qu’il a quittée d’abord. Il faut donc au pasteur
une âme généreuse qui ne défaille jamais à
la peine, qui jamais ne désespère du salut des égarés,
qui ne se lasse jamais de penser et de dire : Peut-être que Dieu
leur fera connaître un jour la vérité, et les délivrera
des filets du démon. (II Timoth. XI, 25.) C’est pourquoi le Seigneur
parlant à ses disciples leur dit : Quel est le serviteur prudent
et fidèle? (Matth. XXIV, 43.) Qui ne travaille qu’à sa propre
perfection ne sert que lui seul. Mais le bien du ministère pastoral
s’étend à tout le peuple. Quelqu’un distribue de l’argent
aux pauvres, ou bien il vient en aide d’une manière quelconque aux
opprimés; c’est là sans doute se rendre utile au prochain;
mais il y a entre ce genre de service et ceux qu’il faut attendre du prêtre,
autant de différence qu’il en existe entre le corps et l’âme.
C’est la raison pour laquelle le divin Maître disait que les soins
donnés à son troupeau sont une marque de l’amour qu’on lui
porte à lui-même?
BASILE. Tu n’aimes donc pas Jésus-Christ.
CHRYSOSTOME. Si, je l’aime, et je
ne cesserai jamais de l’aimer, mais j’ai peur d’offenser celui que j’aime.
BASILE. Voilà une énigme
à laquelle je n’entends rien. Jésus-Christ, dis-tu, commande
à celui qui l’aime de paître ses brebis; foi, tu refuses de
le faire, et pour t’en dispenser tu allègues l’amour que tu portes
à Jésus-Christ?
CHRYSOSTOME. Il n’y a pas d’énigme
dans mes paroles, elles sont très claires et très simples.
Sans doute, si j’étais capable d’administrer cette charge comme
le veut Jésus-Christ, et que je refusasse de le faire, on devrait
se demander ce que signifie mon langage. Mais puisque la faiblesse de mon
âme me rend tout à fait inapte à cette administration,
qu’y a-t-il d’inexplicable dans ce que je dis? Oui, ce troupeau bien-aimé
du Christ, je craindrais, après l’avoir reçu florissant et
bien nourri, de le laisser dépérir par mon incurie, et d’irriter
ainsi contre moi le Dieu qui l’a aimé jusqu’à se livrer lui-même
pour son salut et sa rédemption.
BASILE. Tu plaisantes en parlant
de la sorte. Car, si tu parlais sérieusement, je ne vois pas comment
tu pourrais mieux prouver que j’ai raison de me plaindre, tout en cherchant
à calmer mon chagrin. Je savais bien déjà que tu m’avais
trompé, trahi; mais la justification que tu as entrepris de faire
de ta conduite me l’apprend bien mieux encore, et je comprends parfaitement
toute la gravité de la situation où tu m’as engagé.
Si tu t’es dérobé à ce grand ministère, bien
convaincu que les forces de ton âme ne suffisaient pas pour une si
lourde charge, c’était moi qu’il fallait premièrement en
éloigner, quand même j’aurais eu le plus grand désir
d’y arriver et sans attendre que ma confiance t’eût laissé
arbitre de mes intérêts. Mais tu n’as pensé qu’à
toi seul; pour moi, tu m’as oublié. Que dis-je? plaît à
Dieu que tu m’eusses oublié : ce serait à souhaiter; mais
tu as toi-même tendu le piége qui m’a fait tomber dans les
mains de ceux qui cherchaient à me prendre. Tu n’as pas même
la ressource de dire que la voix publique t’a trompé; que c’est
elle qui t’a induit à soupçonner en moi quelque grand et
rare mérite. Il s’en faut bien que je sois du nombre de ces hommes
qui excitent l’admiration et attirent les regards du monde! Et quand on
se
serait livré à quelque semblable illusion en ma faveur, c’était
à toi à faire plus de cas (576) de la vérité,
que de l’opinion de la multitude. A la bonne heure, si nos rapports habituels
ne t’avaient mis à même de me connaître, tu pourrais
dire avec un semblant de raison, qu’en me donnant ton suffrage, tu n’as
fait que céder à l’entraînement populaire. Mais s’il
n’est personne au monde qui me connaisse plus à fond, pas même
ceux à qui je dois le jour et l’éducation, quel discours
assez persuasif trouveras-tu pour faire croire à tous ceux qui t’entendront
que c’est bien malgré toi que tu m’as poussé dans cette situation
périlleuse? Mais brisons là-dessus : je ne te ferai pas de
procès pour cela: dis-moi seulement ce que nous pourrons répondre
à ceux qui nous accusent tous deux.
CHRYSOSTOME. Je ne m’engagerai pas
dans cette question, que je n’aie réfuté pleinement les reproches
que tu me fais pour ton propre compte, quand tu me répéterais
mille fois que tu me pardonnes. Tu disais tout à l’heure que l’ignorance
me ferait trouver moins coupable, que je cesserais même de le paraître,
si, te connaissant moins, je t’avais engagé dans la carrière
où tu es; au lieu que, t’ayant livré non par ignorance, mais
avec une parfaite connaissance de ce qui te concerne, toute excuse raisonnable,
toute justification légitime m’est enlevée. Eh bien! moi
je dis tout le contraire. Je soutiens que dans une matière aussi
grave l’examen ne saurait être trop sérieux : que celui qui
veut élever un sujet au sacerdoce ne doit pas s’en rapporter uniquement
à la voix publique, mais que, non content de la consulter, il doit
encore, il doit, avant tout et par-dessus tout, avoir sondé lui-même
les dispositions du candidat. Quand l’Apôtre écrit à
Timothée: Il faut encore qu’il ait bon témoignage de ceux
qui sont hors de l’Église (I Tim. III, 7), il n’entend pas exclure
la nécessité d’un examen sévère et rigoureux,
et ne donne pas la réputation comme une marque décisive dans
l’épreuve qu’il s’agit de faire. Car après avoir énuméré
beaucoup d’autres conditions, il ajoute la bonne renommée en dernier
lieu, pour montrer non qu’elle doit être considérée
seule dans les élections, mais qu’elle ne doit venir qu’après
les autres, rien n’étant plus ordinaire que les erreurs de la multitude
à cet égard. Quand cet examen scrupuleux a eu lieu préalablement,
c’est alors que l’on peut sans danger se fier au suffrage public. C’est
pourquoi l’Apôtre fait suivre les autres conditions de l’assentiment
des gens du dehors. Car prenons-y garde, il ne dit pas simplement que le
sujet doit avoir un bon témoignage, mais il ajoute le mot encore,
pour montrer qu’il faut, avant de consulter la renommée, soumettre
le sujet à un sévère examen. Donc, puisque je te connaissais
plus à fond, même que tes père et mère, comme
tu en conviens, la justice exige que je sois renvoyé absous de toute
accusation.
BASILE. C’est précisément
ce qui te ferait condamner infailliblement, si l’on voulait t’accuser.
Est-ce que tu ne te souviens plus d’une chose dont je t’ai parlé
souvent, que les faits t’ont mieux apprise encore, je veux dire la faiblesse
de mon caractère? Est-ce que tu n’avais pas coutume de me railler
sur mon peu d’énergie, et sur la facilité avec laquelle les
plus ordinaires difficultés me jettent dans l’abattement?
CHRYSOSTOME. Je me souviens bien
de te l’avoir souvent entendu dire, et je ne saurais le ruer. Mais si je
te raillais quelquefois, c’était en plaisantant et non sérieusement
que je le faisais.
Mais, sans disputer sur ce point,
ce que je demanderai à mon tour, c’est que, si je viens à
parler de tes bonnes qualités, tu veuilles bien m’écouter
avec une ingénuité égale à la mienne. Si, après
cela, tu entreprends de me démentir, je ne t’épargnerai pas
: mais je démontrerai que c’est la modestie qui te fait parler plutôt
que la vérité, sans avoir besoin, pour confirmer mon dire,
d’autres témoins que tes propres discours et tes propres actions.
Avant tout je veux t’adresser une question: Sais-tu combien est grande
la force de la charité? Jésus-Christ, laissant tous les prodiges
que devaient opérer les apôtres, a dit: Le signe auquel les
hommes reconnaîtront que vous êtes mes disciples, c’est que
vous vous aimiez les uns les autres. (Jean XIII, 35.) Paul dit que la charité
est la plénitude de la loi, que sans elle les dons de Dieu ne sont
d’aucune utilité. Or, ce bien si excellent, ce caractère
distinctif des disciples du Christ, ce don au-dessus de tous les dons,
je l’ai vu fortement enraciné dans ton âme, y porter les fruits
les plus abondants.
BASILE. Cette vertu me fut toujours
très chère, et je mets à la pratiquer tout le zèle
dont je suis capable, j’en conviens moi-même mais, hélas!
je n’ai pu seulement atteindre à la moitié de sa haute perfection
: tu m’en seras témoin toi-même, si, toute complaisance à
part, tu veux rendre hommage à la vérité.
CHRYSOSTOME. Je vais donc recourir
aux (577) preuves: la menace que je t’ai faite, je vais l’exécuter,
et prouver que tu tiens plus à être modeste que véridique.
Je raconterai un fait récent, afin qu’on ne me soupçonne
pas, comme on pourrait faire si j’en rappelais d’anciens, de vouloir envelopper
la vérité dans les ombres d’un passé lointain. La
vérité ne permet pas de rien ajouter à ce qui est,
même dans l’intention d’être agréable.
Un de nos amis faussement accusé
d’outrage et d’emportement courait un extrême danger:
alors, sans que personne t’eût
impliqué dans l’accusation, sans être prié par personne,
pas même par celui qui allait être victime de la calomnie,
tu t’es jeté tête baissée au milieu des périls
pour en tirer notre ami. Voilà ce qui s’est passé, et pour
te convaincre par tes propres paroles, je te rappellerai celles que tu
prononças dans cette occasion. Comme les uns n’approuvaient pas
ce dévouement, et que les autres y applaudissaient et l’admiraient,
tu répondis à ceux qui te blâmaient: Que voulez-vous
que je fasse ! je n’ai pas appris à aimer autrement, que d’exposer
ma vie, lorsqu’il le faut, pour sauver un ami en péril. Les paroles
sont autres, mais la pensée est la même que celle de Jésus-Christ
disant à ses disciples, pour leur marquer les limites de la parfaite
charité:
Nul ne peut fournir une plus grande
marque d’amour, que de donner sa vie pour ceux qu’il aime. (Jean XV, 13.)
Si c’est là l’extrême limite de la charité, tu y es
arrivé, par tes actions comme par tes paroles; tu es monté
jusqu’au faîte même: voilà le secret de la trahison
dont tu te plains, de la fraude que j’ai ourdie contre toi. T’ai-je convaincu
que ce n’est pas dans une mauvaise intention, ni pour te faire tomber dans
aucun péril, mais par la certitude où j’étais de faire
une chose utile, que je t’ai poussé dans la carrière sacerdotale?
BASILE. Mais t’imagines-tu que la
force de la charité suffise pour corriger un peuple de ses vices?
CHRYSOSTOME. Assurément la
charité pourrait en grande partie contribuer à cette oeuvre.
Au surplus, si tu veux que je produise des preuves de ta prudence, j’aborderai
ce point; et je montrerai que tu es encore plus prudent que charitable.
BASILE (saisi de honte à
ce mot et rougissant.) Encore une fois, laissons-là ce qui me concerne.
Je voulais dès le commencement qu’il n’en fût pas question.
As-tu quelque bonne réponse à faire aux étrangers
qui nous censurent? C’est un point sur lequel je serai charmé de
t’entendre. Laissons-là cette vaine escrime:
dis-moi ce que nous pourrons opposer
pour notre défense, tant à ceux qui nous avaient fait l’honneur
de penser à nous, qu’à ceux qui, pour aigrir le ressentiment
de nos électeurs, affectent de répondre que nous leur avons
manqué gravement.
7. CHRYSOSTOME. Soit: c’est aussi
là que j’ai hâte d’en venir. Maintenant que ma cause est plaidée
vis-à-vis de toi, je me tournerai sans difficulté vers cette
autre partie de ma défense. Quelle est donc leur accusation? Quels
sont leurs griefs? J’ai fait, disent-ils, une grave injure aux électeurs,
en refusant l’honneur qu’ils m’offraient. A quoi je réponds d’abord
que l’on ne doit pas craindre d’offenser les hommes, lorsque en déférant
à leur volonté on se mettrait dans le cas d’offenser Dieu.
Quant à ceux qu’une telle conduite fâcherait, j’ajouterai
que leur mécontentement ne serait pas pour eux sans péril,
ni même sans quelque grave dommage. Des personnes dévouées
à Dieu, et ne voyant que lui seul, doivent, selon moi, être
animées de sentiments de piété, qui les empêchent
de regarder un pareil refus comme une injure qui leur serait faite, dussent-ils
essuyer mille fois ces prétendus affronts. Jamais l’idée
d’une pareille offense n’est même entrée dans mon esprit.
En effet, si c’étaient l’orgueil, la vaine gloire qui m’eussent
fait agir, comme l’on m’en accuse, à ce que tu dis, mes accusateurs
devraient me mettre au rang des plus grands coupables, pour avoir méprisé
des hommes respectables, considérables, et de plus mes bienfaiteurs.
Si l’on est punissable de faire du mal à qui ne nous en fait pas,
que sera-ce d’en faire à qui veut nous combler d’honneur? Car on
ne saurait dire que ces hommes aient voulu se montrer reconnaissants de
services, petits ou grands, qu’ils auraient reçus de moi. De quel
châtiment ne serait pas digne celui qui rendrait le mal pour le bien?
Si jamais pareille pensée n’est entrée dans mon esprit, si
je me suis refusé à la charge pesante qu’on voulait m’imposer,
par des motifs tout différents; pourquoi, au lieu de me pardonner
et même de m’approuver, m’accuse-t-on d’avoir eu pitié de
mon âme? Bien loin que je leur aie fait injure, je prétends
au contraire leur avoir donné la plus grande marque de déférence
en n’acceptant pas. Ne (578) t’étonne pas de cette proposition qui
a l’air d’un paradoxe, car j’en donnerai bientôt la preuve: on n’aurait
pas manqué, sinon tous du moins ceux qui trouvent plaisir à
la médisance, de former toutes sortes de soupçons, de tenir
toutes sortes de propos, tant sur le compte de l’élu que sur celui
des électeurs; par exemple on est dit : qu’ils ne regardent qu’à
la richesse; qu’ils se laissent éblouir par l’éclat de la
naissance; qu’ils ne nous avaient donné leurs suffrages qu’en échange
de nos adulations. Je ne sais pas même si l’on n’en serait pas venu
jusqu’à répandre le soupçon qu’ils se seraient laissé
gagner par argent. Jésus-Christ, aurait-on ajouté, appelait
à l’apostolat des pêcheurs, des faiseurs de tentes, des publicains;
pour eux, ils repoussent ceux qui vivent de leur travail de chaque jour;
mais cultiver les lettres profanes, vivre dans l’oisiveté, voilà
des titres qui fixent leur choix et leur admiration. Comment, en effet,
expliquer autrement l’exclusion donnée à cette foule de vieux
serviteurs qui ont blanchi dans les travaux du ministère ecclésiastique,
pour élever tout d’un coup aux premières dignités,
qui? un jeune homme qui n’a jamais goûté de ces laborieuses
occupations, et dont la vie s’est consumée tout entière dans
la vaine étude des sciences profanes et séculières.
Voilà ce qu’on aurait pu
dire et davantage encore, si j’avais accepté: mais maintenant, non;
la malignité n’a plus la ressource d’un seul de ces prétextes;
personne ne pourra nous accuser, ni moi, d’adulations, ni les électeurs,
de vénalité, à moins de vouloir être visiblement
fou. Un homme qui veut s’élever à quelque dignité
par la flatterie ou par l’argent, ne s’enfuit pas: il n’abandonne pas la
partie au moment d’obtenir ce qu’il a désiré. C’est à
peu près comme si quelqu’un, après avoir beaucoup travaillé
à la terre, pour faire rendre à ses sillons une riche récolte,
et déborder à flots le vin pardessus ses pressoirs, le moment
de la moisson ou de la vendange arrivé, laissait à d’autres
ce qui lui a coûté tant de peine et d’argent. Tu vois que
les médisants, malgré la fausseté de ce qu’ils auraient
pu dire, n’auraient cependant pas manqué de prétextes pour
accuser les évêques de consulter, en faisant l’élection,
autre chose que la justice et la conscience. C’est moi qui ne leur ai pas
laissé le droit d’ouvrir la bouche, de desserrer les dents.
Ce n’est là qu’une faible
partie des calomnies auxquelles eux et moi nous aurions été
en butte. Mais une fois entré en fonctions, quel débordement
d’accusations sans cesse renaissantes, auxquelles il m’aurait été
impossible de répondre, quand même toutes mes actions eussent
été irréprochables! et, combien plus impossible encore,
à cause des fautes nombreuses que mon inexpérience et ma
jeunesse n’auraient pas manqué de me faire commettre! Aujourd’hui
j’ai anéanti jusqu’au prétexte de telles accusations contre
les évêques; en agissant autrement, je les aurais exposés
à une tempête d’injures. C’est à de jeunes étourdis,
aurait-on crié de toutes parts, qu’ils confient des fonctions aussi
augustes, aussi redoutables. Ils ont perdu le troupeau du Seigneur: on
ne voit plus que jeu et dérision dans les affaires de l’Église.
Désormais, toute iniquité aura la bouche fermée. (Ps.
CVI, 42).
Pour toi, tu n’as rien à
craindre de semblable; tes oeuvres apprendront bientôt à ceux
qui voudraient t’attaquer que l’on ne doit pas juger de la prudence d’un
homme par le nombre des années, ni mesurer la maturité à
la blancheur des cheveux; que ce n’est pas aux jeunes hommes, mais aux
seuls néophytes, qu’il faut interdire l’entrée du sanctuaire,
et qu’il y a entre l’un et l’autre une grande différence. (579)
Livre 3
1. Voilà pour la prétendue
injure faite à ceux qui m’ont honoré de leurs suffrages,
voilà ce qu’on peut dire, pour montrer que je n’ai voulu blesser
personne, lorsque j’ai refusé la dignité sacerdotale. Je
n’ai pas davantage été égaré par les fumées
de l’orgueil: j’essaierai, selon mon pouvoir, de le démontrer jusqu’à
l’évidence.
Si l’on m’avait offert le commandement
d’une armée ou le gouvernement d’un empire, et que je n’eusse pas
moins refusé, l’accusation aurait quelque vraisemblance; ou plutôt
il n’est personne qui n’est regardé ce refus comme un trait de folie.
Mais quand il s’agit du Sacerdoce, dignité qui s’élève
autant au-dessus de la royauté que l’âme au-dessus du corps,
qui osera m’accuser d’orgueil? Quelqu’un dédaigne un emploi de peu
d’importance, et on dit qu’il est un insensé; un autre refuse des
fonctions d’un ordre incomparablement plus relevé, et on lui fait
grâce de ne pas l’accuser de démence, pour le charger d’une
inculpation d’orgueil : n’est-ce pas absurde? Autant vaudrait accuser non
point d’un excès de fierté, mais d’aliénation mentale,
un homme qui n’accepterait pas un troupeau de boeufs, qui ne voudrait pas
être bouvier, et en même temps déclarer non pas fou,
mais seulement orgueilleux celui qui refuserait l’empire du monde et le
commandement des armées de tous les pays. de la terre.
Non, un tel raisonnement n’est pas
soutenable; et de pareilles calomnies discréditent plus leurs auteurs
que moi. La seule pensée qu’il puisse y avoir au monde des hommes
qui méprisent le sacerdoce trahit, chez ceux qui osent l’exprimer,
l’idée peu convenable qu’ils en ont eux-mêmes. Certes, s’ils
ne regardaient pas le saint ministère comme une chose commune et
de peu de prix, un tel soupçon leur serait-il venu dans l’esprit?
Pourquoi jamais
personne n’osa-t-il soupçonner
rien de semblable à l’égard de la dignité des anges,
et dire:
voici une âme humaine qui
a refusé par orgueil de monter au rang de la nature angélique?
C’est que nous nous formons, de ces puissances célestes, une grande
idée qui ne(581) nous permet pas de penser qu’un homme puisse aspirer
à quelque chose de plus relevé que leur état. En sorte
qu’on pourrait, à meilleur droit, accuser d’orgueil ceux qui m’adressent
ce reproche. Jamais, en effet, ils n’auraient fait une telle supposition
sur le compte du prochain, si, les premiers, ils n’avaient pas méprisé
le sacerdoce comme une chose de nulle importance. Diront-ils que le désir
de la gloire m’a fait agir? Je les convaincrai qu’ils se réfutent
eux-mêmes et qu’ils se combattent ouvertement. Je ne vois pas en
vérité ce qu’ils pourraient imaginer de mieux, s’ils voulaient
me défendre contre l’accusation de vaine gloire.
2. Car si je m’étais laissé
prendre à cet amour de la gloire, je devais accepter plutôt
que refuser: pourquoi? Parce que, en acceptant, je me serais acquis beaucoup
de gloire. Comment! un homme aussi jeune, un homme qui est à peine
sorti des embarras du siècle et qui tout à coup entraîne
l’admiration du monde, jusqu’à être préféré
à ceux qui ont vieilli dans le service de l’Église, jusqu’à
l’emporter sur eux tous par le nombre des suffrages obtenus; quoi de plus
propre à faire concevoir de moi une grande et magnifique opinion,
à me poser devant tous les yeux comme un vénérable
et un illustre personnage? Aujourd’hui, au contraire, excepté un
bien petit nombre, toute l’Église ignore à peu près
jusqu’à mon nom. En sorte que mon refus ne sera connu que d’un très
petit nombre, lesquels encore ne sauront pas là-dessus l’exacte
vérité. Vraisemblablement plusieurs penseront, ou bien que
je n’ai pas été élu du tout, ou bien que j’ai été
repoussé après l’élection pour avoir été
reconnu indigne, et non pour avoir volontairement refusé.
3. BASILE. Mais aussi ceux qui sauront
la vérité t’admireront.
CHRYSOSTOME. Mais ne m’as-tu pas
dit qu’ils m’accusaient de vanité et d’orgueil? De qui donc puis-je
espérer l’approbation? De la multitude? Elle ignore ce qui s’est
passé. De quelques individus mieux informés? Mais de ce côté-là
les choses ont tourné tout autrement; car le seul motif qui t’amène
ici maintenant, c’est d’apprendre ce qu’il faut leur répondre. Du
reste, à quoi bon insister là-dessus avec tant de soin, puisque,
quand même tout le monde serait instruit de la vérité,
on ne devrait pour cela m’accuser ni d’orgueil ni de vanité; un
peu de patience, et je te ferai voir cela clairement. En outre tu comprendras
que, non seulement ceux qui ont du sacerdoce une idée si téméraire
(s’il y en a, ce que je ne crois pas pour ma part), mais encore ceux qui
attribuent gratuitement cette témérité aux autres,
s’exposent à un danger terrible.
4. Le Sacerdoce s’exerce sur la
terre, mais il a son rang dans l’ordre des choses célestes:
et c’est à bon droit. Car
ce n’est pas un homme, ni un ange, ni un archange, ni aucune autre puissance
créée, mais le divin Paraclet lui-même qui lui a marqué
ce rang: c’est lui qui donne à des hommes la sublime confiance d’exercer,
quoique revêtus de chair, le ministère des purs esprits. Il
faut donc que le prêtre soit pur, comme s’il était dans le
ciel parmi les esprits bienheureux. Quel majestueux appareil même
avant la loi de grâce! Comme tout inspirait une sainte terreur! Les
sonnettes, les grenades, les pierres précieuses qui brillaient sur
la poitrine et sur l’éphod du Grand-Prêtre; le diadème,
la tiare, la robe traînante, la lame d’or, le saint des saints, et
son impénétrable solitude! Mais si l’on considère
les mystères de la loi de grâce, que l’on trouvera vaine la
pompe extérieure de l’ancienne loi, que l’on comprendra bien, dans
ce cas particulier, la vérité de ce qui a été
dit de toute cette loi en général : que ce qu’il a eu d’éclatant
dans le premier ministère n’est même pas gloire, comparé
à la gloire suréminente du second. (II Cor. III, 10). Quand
tu vois le Seigneur immolé et étendu sur l’autel, le prêtre
qui se penche sur la victime et qui prie, et tous les fidèles empourprés
de ce sang précieux, crois-tu encore être parmi les hommes,
et même sur la terre? N’es-tu pas plutôt transporté
dans les cieux, et, toute pensée charnelle bannie, comme si tu étais
un pur esprit, dépouillé de la chair, ne contemples-tu pas
les merveilles d’un monde supérieur? O prodige! ô bonté
de Dieu! Celui qui est assis là-haut, à la droite du Père,
en ce moment même se laisse prendre par les mains de tous, il se
donne à qui veut le recevoir et le presser sur son coeur; voilà
ce qui se passe aux regards de la foi. Ces choses le paraissent-elles mériter
le mépris? Sont-elles de nature à ce que l’on puisse les
regarder comme au-dessous de soi?
Veux-tu juger de l’excellence de
nos saints mystères par un autre prodige. Représente-toi
Élie, une foule immense debout autour de lui, et la victime étendue
sur les pierres; tous les assistants dans l’attente et dans le plus profond
(582) silence, le prophète seul priant à haute voix; puis
tout à coup la flamme se précipitant du ciel sur l’holocauste.
Tout cela est merveilleux, et bien
propre à pénétrer l’âme de frayeur. Mais de
ce spectacle passe à la célébration de nos mystères,
tu y verras des choses qui excitent, qui surpassent toute admiration. Le
prêtre est debout, il fait descendre non le feu, mais l’Esprit-Saint
sa prière est longue : elle s’élève non pour qu’une
flamme vienne d’en haut dévorer les offrandes qui sont préparées,
mais pour que la grâce, descendant sur l’hostie, embrase par elle
toutes les âmes, et les rende plus brillantes que l’argent épuré
par le feu. Ne faudrait-il pas être privé de raison et de
sens pour mépriser un mystère si redoutable? Ignores-tu que
jamais une âme humaine ne supporterait le feu de ce sacrifice, mais
que nous serions tous promptement anéantis sans un secours puissant
de la grâce de Dieu.
5. Si l’on vient à réfléchir
que c’est un mortel, enveloppé dans les liens de la chair et du
sang, qui peut ainsi se rapprocher de cette nature bienheureuse et immortelle,
on demeurera étonné de la profondeur de ce mystère,
en même temps que pénétré de la grandeur du
pouvoir que la grâce de l’Esprit-Saint a conféré aux
prêtres. C’est par eux que s’accomplissent ces merveilles, et bien
d’autres non moins importantes, pour notre salut comme pour notre gloire.
Des créatures qui habitent sur la terre, qui ont leur existence
attachée à la terre, sont appelées à l’administration
des choses du ciel, à l’exercice d’un pouvoir que Dieu n’a donné
ni aux anges ni aux archanges! Car ce n’est pas à ceux-ci qu’il
a été dit: Ce que vous lierez sur la terre sera lié
dans le ciel; ce que vous délierez sur la terre sera délié
dans le ciel. (Matth. XVIII, 18.) Les puissants de la terre ont, eux aussi,
le pouvoir de lier, mais seulement les corps; le lien dont parle l’évangile
est un lien qui saisit l’âme, et qui s’étend jusqu’aux cieux
tout ce que font ici-bas les prêtres, Dieu le ratifie là-haut;
le Maître confirme la sentence de ses serviteurs.
Il leur a donné pour ainsi
dire la toute puissance dans le ciel. Il dit : Ceux à qui vous remettrez
les péchés, ils leur seront remis; ceux à qui vous
les
retiendrez, ils leur seront retenus. (Jean XX, 23.) Est-il un pouvoir plus
grand que celui-là? Le Père a donné au Fils tout jugement
(Jean V, 22), et je vois le Fils remettre ce même pouvoir tout entier
aux mains de ses prêtres. Ne dirait-on pas que Dieu les a d’abord
introduits dans le ciel, qu’il les a élevés au-dessus de
la nature humaine et délivrés de la servitude de nos passions,
pour les revêtir ensuite de cette autorité suprême?
Si un roi admettait un de ses sujets à partager sa puissance, et
lui accordait le privilège d’emprisonner ou d’élargir qui
bon lui semblerait, un tel honneur attirerait à cet homme l’envie
et la considération du monde; et celui qui .reçoit de Dieu
une puissance aussi supérieure à celle-là que le ciel
est supérieur à la terre, et l’âme au corps, n’aura
reçu, au jugement de certaines personnes, qu’une dignité
médiocre, une dignité telle enfin qu’on pourra soupçonner
quelqu’un d’en avoir méprisé l’honneur et le don! Quelle
extravagance! Mépriser une fonction sans laquelle il n’y a pas de
salut pour nous, ni d’accomplissement des promesses divines! Nul ne peut
entrer dans le royaume de Dieu, s’il ne renaît de l’eau et de l’Esprit-
Saint (Jean III, 5); qui ne mange pas la chair du Seigneur et ne boit pas
son sang, est exclu de la vie éternelle. (Jean VI, 54.) Si donc
ces bienfaits ne peuvent être conférés que par des
mains sanctifiées, conséquemment par celles des prêtres,
quel moyen y aurait-il, sans leur ministère, d’éviter le
feu de l’enfer, ou de parvenir aux couronnes qui nous sont réservées?
L’enfantement spirituel des âmes
est leur privilège : eux seuls les font naître à la
vie de la grâce par le baptême; par eux nous sommes ensevelis
avec le Fils de Dieu, par eux nous devenons les membres de ce Chef divin.
Aussi devons-nous non seulement les respecter plus que les princes
et les rois, mais encore les chérir plus que nos propres parents.
Ceux-ci nous ont fait naître du sang et de la volonté de la
chair; les prêtres nous font naître enfants de Dieu; nous leur
devons notre heureuse régénération, la vraie liberté
dont nous jouissons, notre adoption dans l’ordre de la grâce.
Les prêtres de l’ancienne
loi avaient seuls le droit de guérir la lèpre, ou plutôt
ils ne guérissaient pas, ils jugeaient seulement si l’on était
guéri : et tu sais avec quelle ardeur on briguait la dignité
sacerdotale chez les Juifs. (Lévit. XIV.) Pour nos prêtres,
ce n’est pas la lèpre du corps, mais la lèpre de l’âme,
dont ils ont reçu le pouvoir, non de vérifier, mais d’opérer
l’entière guérison. Ceux qui les méprisent sont donc
plus sacrilèges que Dathan et ses (583) compagnons, et dignes d’un
plus sévère châtiment. (Nomb. XVI.) Ceux-ci, en prétendant
à une dignité qui ne leur appartenait pas, témoignaient
du moins l’estime particulière qu’ils en faisaient, par l’ambition
même qui les portait à la vouloir usurper. Mais aujourd’hui
que le sacerdoce est en possession d’une autorité et d’une excellence
bien plus relevées qu’autrefois, le mépriser deviendrait
un crime encore plus odieux que celui d’y prétendre par des vues
ambitieuses. Il n’y a aucune parité, sous le rapport de l’outrage,
entre prétendre à une dignité à laquelle on
n’a pas de droit, et mépriser les grands biens que le Sacerdoce
résume en soi autant il y a loin de l’admiration au dédain,
autant le second crime est plus grief que le premier. Quelle âme
serait assez misérable pour mépriser de si augustes prérogatives?
Aucune, à moins qu’elle ne fût au pouvoir et sous l’aiguillon
de Satan.
Mais je reprends mon sujet où
je l’ai laissé.
Qu’il s’agisse de punitions à
infliger, qu’il s’agisse de grâces à distribuer, les prêtres
ont reçu de Dieu un plus grand pouvoir que nos parents dans l’ordre
de la nature. Entre les uns et les autres la différence est aussi
grande qu’entre la vie présente et la vie future. Nos parents nous
engendrent à la première, les prêtres à la seconde.
Ceux-là ne sauraient préserver de la mort corporelle, ni
éloigner la maladie qui survient; ceux-ci guérissent souvent
l’âme malade et qui va périr; tantôt ils adoucissent
la peine due au péché, tantôt ils préviennent
même la chute, par l’instruction et l’exhortation comme par le secours
de leurs prières. Ils ont le pouvoir de remettre les péchés
lorsqu’ils nous régénèrent par le baptême, et
ils l’ont encore après. Quelqu’un, dit l’apôtre saint Jacques,
est-il malade parmi vous, qu’il appelle les prêtres de l’Église;
qu’ils prient sur lui, en l’oignant d’huile au nom du Seigneur: et la prière
de la foi sauvera le malade, et Dieu le soulagera; et s’il a commis des
péchés, ils lui seront remis. (Jacq. V, 14, 15.) Enfin les
parents selon la nature ne peuvent rien pour leurs enfants, lorsqu’il arrive
à ceux-ci d’offenser quelque prince, quelque puissant de ce monde.
Les prêtres les réconcilient, non avec les princes et les
rois, mais avec Dieu souvent irrité contre eux.
Après cela viendra-t-on encore
nous accuser d’orgueil? Il me semble que les raisons que je viens d’exposer,
si elles frappaient les oreilles d’un auditoire, seraient de nature à
impressionner assez fortement les âmes, pour que l’accusation d’orgueil
et d’audace fšt lancée non plus contre ceux qui fuient le sacerdoce,
mais contre ceux qui s’y ingèrent d’eux-mêmes, et qui le recherchent
par une téméraire confiance. Si ceux à qui l’on confie
l’administration d’une ville la ruinent et se perdent eux-mêmes,
quand ils n’y apportent pas une sagesse et une surveillance continues;
de quelle vertu, tant naturelle que divine, ne doit pas être doué,
pour ne point faillir, celui à qui échoit la mission d’orner
l’épouse du Christ!
7. Jamais personne n’aima plus Jésus-Christ
que saint Paul. Jamais personne ne témoigna pour lui un zèle
plus ardent, et n’en reçut plus de grâces: et néanmoins,
avec tous ces avantages on le voit s’épouvanter, de la grandeur
de son ministère et trembler pour les fidèles dont il est
chargé. Je crains, dit-il, que comme Ève fut séduite
par les artifices du serpent, vous ne vous laissiez corrompre et ne dégénériez
de la simplicité chrétienne. (II. Cor. XI, 3.) Et ailleurs
: J’ai été parmi vous dans la crainte et dans l’angoisse.
(I. Cor. II, 3.) Ainsi parle un homme qui fut ravi jusqu’au troisième
ciel, que Dieu lui-même daigna initier à la connaissance de
ses mystères, un apôtre qui a souffert autant de morts qu’il
a passé de jours sur la terre après sa conversion, qui s’abstenait
d’user de tout le pouvoir que Jésus-Christ lui avait donné,
de peur de scandaliser le moindre de ses frères. Si cet homme, qui
ne se contentait pas d’observer simplement les préceptes de Dieu,
mais qui allait au delà, qui ne rechercha jamais son intérêt
propre, mais toujours celui des fidèles qu’il gouvernait, se sent
pénétré d’une frayeur continuelle à la pensée
du ministère dont il est chargé, que ferons-nous, nous qui
sommes accoutumés à tout rapporter à nous seuls, nous
qui non seulement n’allons pas au delà des préceptes de Jésus-Christ
dans la pratique du bien, mais qui trop souvent restons bien loin en deçà
de la limite rigoureuse du devoir.
Qui est-ce qui souffre sans que
je souffre avec lui? Qui est scandalisé sans que je brûle?
(II Cor. XI, 29.)
Tel doit être le prêtre,
ou plutôt cela ne suffit pas encore : c’est peu de chose, ce n’est
rien en comparaison de ce que je vais dire.
Écoutez: Je souhaitais que
Jésus-Christ me rendît moi-même anathème pour
mes frères, (584) qui sont de la même race que moi selon la
chair. (Rom. IX, 3.) Tout homme qui pourra proférer cette parole,
dont l’âme sera assez sublime pour s’élever à la hauteur
d’un tel souhait, celui-là méritera qu’on le blâme
s’il fuit l’épiscopat. Mais quiconque sera aussi éloigné
de cette vertu que je le suis se rendra odieux, non s’il refuse, mais s’il
accepte.
S’il s’agissait d’une élection
à un commandement militaire, et que ceux qui sont les maîtres
de choisir allassent prendre un forgeron, un cordonnier, ou quelque autre
artisan pour lui confier ce grade, assurément ce misérable
ne mériterait point d’éloges s’il ne refusait pas, s’il ne
faisait pas tout ce qui dépendrait de lui pour ne pas se lancer
dans ce périlleux honneur. Oh! si pour être évêque
il suffit d’en avoir le nom, d’en faire la fonction d’une manière
telle quelle, sans qu’il y ait aucun risque à courir, m’accuse qui
voudra de vaine gloire. Mais s’il faut pour accepter cette charge, une
prudence consommée, et, avant la prudence, une grâce spéciale
de Dieu, une droiture de moeurs, une pureté de vie irrépréhensible,
une vertu supérieure aux seules forces humaines, je te prie de me
pardonner la résolution que j’ai prise de ne pas m’exposer indiscrètement
à une perte inévitable.
Si quelqu’un, me montrant un grand
navire, rempli d’un nombreux équipage, chargé de marchandises
précieuses, me plaçait au gouvernail et me proposait de traverser
la mer Égée ou la mer Tyrrhénienne, je reculerais
certainement d’effroi au premier mot. Et si l’on me demandait pourquoi:
je répondrais que j’ai peur de perdre le navire. Quoi donc! dans
une circonstance où il ne s’agit que de richesses périssables,
d’une vie qui doit bientôt finir, personne ne se plaint que l’on
montre trop de prudence et de défiance de soi-même; et dans
l’appréhension d’un naufrage qui intéresse l’âme comme
le corps, et qui menace, non pas des abîmes de la mer, mais d’un
gouffre de flammes éternelles, je serai en butte à la colère,
à la haine, parce que je ne me suis point jeté étourdiment
dans cet effroyable malheur! Qu’il n’en soit pas ainsi, je vous en prie,
je vous en conjure.
8. Je connais mon âme, sa
faiblesse, sa petitesse. Je connais la grandeur du saint ministère
et ses immenses difficultés. L’âme du prêtre est battue
par bien plus de tempêtes que les vents n’en soulèvent sur
les mers.
9. De tous les écueils contre
lesquels il peut se briser, le plus terrible est celui de la vaine gloire,
écueil bien autrement dangereux que celui des Sirènes, tant
célébré par les poètes dans leurs fictions.
Pour celui-ci, plusieurs ont pu le passer sans malheur; mais celui-là
est pour moi si dangereux, qu’aujourd’hui même, que nulle violence
ne me pousse dans ce gouffre, j’ai toutes les peines du monde à
m’empêcher d’y tomber. Me mettre sur les bras le fardeau de l’épiscopat,
ce serait en quelque sorte me lier les mains derrière le dos, et
me livrer, pour leur servir de pâture, aux bêtes féroces
dont cet écueil est le repaire: je veux dire l’emportement, l’abattement,
l’envie, les disputes, les calomnies, les accusations, le mensonge, l’hypocrisie,
les embûches, les aversions sans sujet, les secrètes joies
causées par les chutes et les hontes de nos collègues, le
chagrin que nous ressentons des succès des autres, l’amour désordonné
des louanges, la soif des honneurs (l’une des passions qui corrompt le
plus l’âme humaine); la prédication évangélique
devenue un moyen de plaire; les serviles adulations, les lâches complaisances,
les superbes dédains vis-à-vis des pauvres, les bassesses
officieuses envers les riches; les marques d’honneur prodiguées
sans raison et non sans dommage; les grâces également pernicieuses
et à ceux qui les accordent, et à ceux qui les reçoivent;
les craintes serviles, dignes tout au plus des derniers des misérables;
l’absence de la liberté sacerdotale; les dehors affectés
de la modestie, mais le fond nulle part; nul courage pour reprendre et
réprimander, ou plutôt l’abus de ce droit vis-à-vis
des petits, et quand il s’agit des grands, une lâcheté qui
n’ose même ouvrir la bouche.
Tels sont les monstres, et je ne
les ai pas tous nommés, tels sont les monstres que nourrit cet écueil;
une fois pris par eux, il faut les suivre où ils entraînent,
et l’on descend si bas dans la servitude que, pour plaire à des
femmes, on fait des choses qu’il ne convient pas même de dire. Vainement
la loi de Dieu a exclu les femmes du saint ministère (I Cor. XIV,
34), elles veulent forcer les portes du sanctuaire et comme elles ne peuvent
rien par elles-mêmes, elles font tout par la main de leurs agents
elles ont usurpé une telle autorité, qu’elles élèvent
à l’épiscopat et en font descendre qui elles veulent enfin
elles mettent les choses sens dessus dessous, et nous font voir l’application
du (585) proverbe : les sujets gouvernent les chefs. Et plaît à
Dieu que ces sujets qui gouvernent fussent des hommes! mais des femmes
qui n’ont pas même le droit d’enseigner; que dis-je? enseigner; à
qui le bienheureux Paul interdit la parole dans l’Église! Cependant,
à ce que j’ai entendu dire, on leur a laissé prendre une
si grande liberté, que l’on en a vu gourmander impérieusement
des évêques, et leur parler avec plus de hauteur que des maîtres
à leurs esclaves.
10. Qu’on n’aille cependant pas
croire que je fasse peser ces accusations sur tous les ministres de l’Église.
Il y en a qui ont échappé à cette espèce de
filet, ils sont même plus nombreux que ceux qui s’y sont laissé
prendre. A Dieu ne plaise que j’aie la coupable imprudence d’accuser le
sacerdoce de ces vices qui n’appartiennent qu’à l’homme! Le fer
n’est pas coupable des meurtres, ni le vin de l’ivrognerie, ni la force
de la violence, ni le courage de l’aveugle témérité;
les coupables sont ceux qui font un mauvais usage des dons de Dieu, voilà
ceux que les gens sensés accusent et punissent. C’est le Sacerdoce
qui aura le droit de nous accuser, si nous en exerçons mal les fonctions.
Bien loin qu’il soit la cause des maux que j’ai signalés, c’est
nous qui le déshonorons, autant qu’il est en nous, de ces souillures,
lorsque nous le livrons aux premiers venus, à des hommes, qui, sans
avoir auparavant consulté leurs forces, ni fait attention au poids
du fardeau, s’en emparent avidement comme d’une proie qui leur est offerte;
mais quand ils se mettent à l’oeuvre, alors égarés
par leur impéritie, ils affligent de maux sans nombre les peuples
qu’ils sont chargés de conduire.
Voilà le malheur qui allait
m’arriver, si Dieu, par pitié pour son Église et pour mon
âme, ne m’eût promptement arraché à ces dangers.
D’où naissent, penses-tu,
ces troubles qui désolent nos Églises? Pour mon compte, je
ne puis leur assigner d’autre cause que le défaut de prudence et
de circonspection dans le choix et l’élection des ministres. Il
faut que la tête soit très forte pour dominer et pour dissiper
les vapeurs pernicieuses que les parties inférieures du corps envoient
jusqu’à elle. S’il arrive qu’elle soit faible, alors, étant
impuissante à repousser ces malignes influences, elle devient encore
plus faible qu’elle n’était naturellement, et elle entraîne
tout le reste dans sa ruine. Dieu a voulu prévenir ce malheur, et
c’est pourquoi dans ce corps mystique de l’Église, il m’a retenu
dans un rang analogue à celui qu’occupent les pieds dans le corps
humain: ma place naturelle.
Indépendamment des qualités
que j’ai indiquées, il en est d’autres, mon ami, non moins nécessaires
pour être un bon évêque, et dont je suis totalement
dépourvu; la première de toutes, c’est que le désir
de le devenir n’ait jamais terni la pure simplicité du coeur. A
peine celui qui brûle de posséder cette dignité en
jouira-t-il, qu’une flamme d’ambition encore plus grande s’allumera dans
son coeur pour la conserver; ambition dont la violence le poussera malgré
lui à toute sorte d’indignités, aux flatteries, aux bassesses,
et s’il le faut aux sacrifices d’argent. Quant aux meurtres dont quelques-uns
ont rempli les églises, aux villes qu’ils ont renversées
de fond en comble en combattant pour la conquête ou la conservation
de cette dignité, je ne veux pas en parler, de peur de paraître
dire des choses incroyables. On devrait avoir pour le sacerdoce un respect
qui ferait craindre d’en recevoir la charge; un respect qui porterait ceux
qui en sont revêtus à se démettre eux-mêmes de
leurs fonctions, quand ils ont commis quelque faute grave, plutôt
que d’attendre le jugement des autres et la déposition. Ce serait
le moyen d’attirer sur soi la miséricorde divine. Autrement, s’obstiner
à garder une place dont on n’est pas digne, c’est aussi se rendre
indigne du pardon, c’est attiser de plus en plus le feu de la colère
de Dieu, parce qu’à un premier péché l’on en ajoute
un plus grave.
11. Mais où sont les hommes
capables d’une aussi généreuse résolution? C’est quelque
chose de terrible en vérité que la soif des dignités.
Et lorsque je parle ainsi, loin de contredire le bienheureux Paul, je suis
parfaitement d’accord avec lui. Voici en effet ce qu’il dit: Celui qui
désire l’épiscopat, désire une bonne oeuvre. (I Tim.
III, 1.) Ce que je condamne, ce n’est pas l’oeuvre elle-même, c’est
le désir de la domination et de la puissance. Il faut étouffer
jusqu’à la dernière étincelle de ce désir,
pour soustraire la dignité épiscopale à son empire,
et pour assurer ce libre exercice de ses fonctions. Quand on n’a pas désiré
de monter à l’épiscopat, on ne craint pas d’en descendre;
exempt de cette crainte, on agira en tout avec la liberté qui convient
à des chrétiens. La peur d’être précipité
de ce haut rang courbe l’âme sous le joug de la plus humiliante servitude,
servitude remplie de maux, et qui force de (586) manquer à la fois
à ce qu’on doit à Dieu, à ce qu’on doit aux hommes.
Rien de si funeste qu’une pareille disposition. Les braves soldats sont
ceux qui combattent avec ardeur et meurent avec courage. Tel est l’esprit
qui doit animer un évêque:
il faut qu’il soit prêt à
quitter comme à exercer sa charge, ainsi qu’il convient à
un chrétien, assuré que d’en sortir ainsi ce n’est pas ce
qui procure la moins belle des couronnes. Quand on s’est exposé
à tomber de la sorte pour n’avoir point consenti à rien qui
fût contraire à l’honneur de l’épiscopat, on se prépare
à soi-même une récompense plus glorieuse, et un plus
rigoureux châtiment aux auteurs d’une disgrâce non méritée.
Vous serez heureux, dit Notre-Seigneur,
lorsque les hommes vous outrageront et vous persécuteront, et qu’ils
diront faussement toute sorte de mal contre vous à cause de moi;
réjouissez-vous et tressaillez de joie, parce qu’une grande récompense
vous est réservée dans les cieux. (Math. V, 11, 12.) Voilà
pour les cas où des collègues cassent et déposent
quelqu’un par jalousie, par une lâche complaisance pour des étrangers,
par inimitié ou par quelque autre motif injuste : mais, souffrir
la même persécution de la part d’ennemis déclarés
est quelque chose de plus méritoire encore, et la malice des persécuteurs
procure alors des avantages qu’il est inutile de décrire.
Il faut donc visiter tous les replis
de notre coeur, et rechercher soigneusement si quelque étincelle,
mal éteinte, de ce désir, n’y couverait pas à notre
insu. Ce n’est pas tout d’avoir été exempt de cette passion
dès le commencement, il faut encore s’estimer heureux de pouvoir
la tenir en bride au sein du pouvoir et de l’élévation. Quant
à celui qui, avant d’être parvenu aux honneurs, en nourrit
en lui-même l’insatiable et pernicieux désir, on ne saurait
dire dans quelle ardente fournaise il se jette en y arrivant. Pour moi,
j’en fais l’aveu, et ne crois pas que je veuille mentir par modestie, je
sens que cette passion est grande en moi; et c’est une des raisons qui
aient le plus fortement déterminé la résolution que
j’ai prise de fuir. Ceux que l’amour charnel a blessés de ses traits,
ne souffrent jamais une plus rude épreuve que lorsqu’ils se trouvent
près de l’objet de leur passion; s’éloignent-ils, le mal
cesse; j’en dirai autant des coeurs ambitieux qui convoitent la dignité
sacerdotale. La fièvre qui les dévore redouble avec leurs
espérances; ils ne s’en délivrent qu’en renonçant
à l’espoir d’y parvenir.
12. Ce motif n’est pas sans valeur,
et il aurait été seul qu’il eût suffi pour m’éloigner
du sacerdoce. Mais à celui-là s’en ajoute un autre qui n’est
pas moins puissant: quel est-il? Il faut qu’un prêtre soit sobre,
clairvoyant; qu’il ait des yeux pour tout observer, car il ne vit pas pour
lui tout seul, mais pour tout un peuple. (1 Tim. III, 2.) Et moi, je suis
paresseux, je suis sans énergie, et c’est à grand peine que
je suffis à mon salut propre; tu en conviendras toi-même,
dont l’amitié est cependant si attentive à dissimuler mes
défauts. Jeûner, veiller, coucher sur la terre nue, et les
autres macérations corporelles, il ne faut pas m’en parler; tu sais
combien je suis éloigné de cette perfection; et, quand je
la possèderais, de quoi me servirait-elle dans l’exercice du ministère
épiscopal avec cette mollesse et cette indolence qui me sont naturelles?
Ces exercices, il est vrai, profitent beaucoup au solitaire enfermé
dans sa cellule et qui n’a pas d’autre affaire que son salut personnel.
Mais l’homme qui se doit à un peuple entier, qui concentre en lui-même
les intérêts particuliers de tous ses administrés,
je ne vois pas quel fruit il en pourrait tirer, à moins d’y joindre
une force d’âme que rien n’ébranle.
13. Ne sois pas surpris que, pour
juger de l’énergie d’une âme, je demande d’autres preuves
que l’austérité de la vie. En effet, nous voyons des gens
pour qui ce n’est pas même une affaire de ne tenir aucun compte du
boire et du manger, ou de la mollesse de la couche; il y en a qui sont
naturellement rudes; pour d’autres, c’est affaire d’éducation, de
tempérament même et d’habitude, toutes choses qui peuvent
rendre aisé ce qui nous paraît pénible. Mais l’outrage,
mais les injustices, mais un mot offensant, mais un trait mordant lancé
avec ou sans réflexion par un inférieur, mais les plaintes
portées contre nous au hasard et sans fondement par des supérieurs
ou des subordonnés: voilà ce que bien peu savent supporter
avec fermeté; vous en citerez un ou deux peut-être. Tel endurera
courageusement la faim et la soif qui, mis aux prises avec ces autres épreuves,
y perdra la raison, sera comme pris de vertige et deviendra plus furieux
qu’une bête féroce. Voilà surtout celui que nous éloignerons
du sanctuaire. Qu’un évêque ne s’exténue point par
les jeûnes, qu’il n’aille point (587) nu-pieds, qu’est-ce que cela
fait au bien général du troupeau? Mais un caractère
violent, c’est tout ce qu’il y a de plus fécond en malheurs et pour
soi-même et pour les autres.
Nulle menace n’est sortie de la
bouche de Dieu contre ceux qui ne se macèrent pas; pour ceux qui
se mettent en colère, c’est de l’enfer et du feu de l’enfer qu’il
les menace. (Matth. V, 22.) Lorsque l’homme, épris de la vaine gloire,
acquiert un grand pouvoir, c’est un nouvel aliment qu’il offre au feu qui
le brûle; il en est de même de celui qui, dans son particulier
et dans les petites réunions, ne peut maîtriser sa colère,
et s’emporte pour un rien. Qu’on le incIte à la tête d’un
gouvernement considérable, et l’on va voir un animal féroce,
rendu furieux par les milliers de piqûres qu’il reçoit de
tous les côtés à la fois. Plus de repos pour lui, et
pour son peuple des maux incalculables.
14. Rien ne trouble la clarté
de l’intelligence, rien n’offusque la pénétration de l’esprit,
comme la colère, désordonnée, impétueuse. La
colère, est-il dit, perd même les sages. (Proverb. XV, 4.)
C’est comme un combat de nuit, au milieu duquel la vue obscurcie ne distingue
plus les amis des ennemis, ni l’honnête homme de l’homme méprisable;
la colère en use avec tout le monde de la même façon;
peu lui importe le mal qu’elle se fait à elle-même: elle s’y
résout, elle s’en fait une espèce de plaisir qu’il faut satisfaire
à tout prix. Oui, cet embrasement du coeur n’est pas sans un certain
plaisir, il exerce même sur l’âme une tyrannie plus impérieuse
que tout autre plaisir, et c’est pour bouleverser de fond en comble son
état normal. La colère entraîne naturellement à
sa suite l’orgueil insolent, les inimitiés sans sujet, les haines
aveugles, les offenses gratuites: elle dispose constamment aux provocations
et aux outrages. Que ne fait-elle pas dire et faire à ceux qu’elle
possède. L’âme étourdie de son tumulte, entraînée
par sa violence, ne trouve plus un point d’appui pour résister à
de si violents assauts.
BASILE. Je t’arrête, c’est
trop longtemps parler contre ta pensée. Qui ne sait que personne
n’est plus exempt que toi de cette maladie?
CHRYSOSTOME. Mais pourquoi, cher
ami, m’exposer à ce feu? pourquoi réveiller la bête
féroce qui dort? Ne sais-tu pas que je dois ce calme non à
ma vertu, mais à mon amour pour la solitude? Quand quelqu’un est
enclin à la colère, il faut qu’il vive seul, ou dans la société
d’un ou deux amis; par ce moyen il évitera l’incendie qui, au contraire,
le dévorera s’il tombe dans l’abîme des soucis d’une grande
charge. Et il ne se perdra pas seul; il en entraînera beaucoup d’autres
dans le précipice, en les rendant moins attentifs à garder
la modération. Les peuples sont disposés naturellement à
considérer la conduite de leurs chefs, comme un modèle sur
lequel ils cherchent à se former. Comment réussir à
calmer dans les autres les effervescences de l’humeur, quand on ne sait
pas commander à la sienne? Quel homme du peuple consentira à
corriger ses emportements, en voyant son évêque qui s’emporte?
Sa dignité qui l’expose à tous les regards, ne permet pas
qu’aucun de ses vices demeure caché: les plus petits sont bien vite
publiés. L’athlète qui reste chez lui, qui ne lutte avec
personne cache aisément sa faiblesse; mais quand il se dépouille
de ses vêtements et descend dans l’arène, on voit promptement
ce qu’il est. De même les hommes qui vivent dans la retraite et loin
des affaires peuvent étendre sur leurs vices le voile de la solitude.
Sont-ils introduits dans le monde? les voilà obligés de quitter
le manteau qui les recouvrait, je veux dire la solitude, et de montrer
leur âme à nu dans les agitations du siècle.
Autant les bons exemples servent
à enflammer la sainte émulation de la vertu, autant les mauvais
contribuent à répandre parmi les peuples le relâchement
et la négligence dans l’observation du devoir. Il faut donc au prêtre
une âme toute rayonnante de beauté dont la lumière
éclaire et réjouisse les âmes de ceux qui ont les yeux
tournés vers lui. Les fautes des hommes vulgaires restent ensevelies
dans 1’ombre et ne préjudicient qu’à ceux qui les commettent.
Le scandale d’un homme haut placé dans le monde et exposé
à tous les regards est une sorte de fléau public, tant parce
qu’il autorise la tiédeur de ceux qui s’effrayent des rudes exercices
de la vertu, que parce qu’il décourage ceux mêmes qui voudraient
mener une vie meilleure. Ajoutez à cela que les fautes des particuliers,
lors même qu’elles sont connues, n’ont pas une influence bien dangereuse
sur les dispositions des autres; mais le prêtre, rien de ce qu’il
fait ne reste caché, et chacune de ses actions, indifférente
en soi, prend dans l’opinion un caractère sérieux. On mesure
les torts moins par la gravité du délit que par le rang de
celui qui le commet. Que le prêtre (588) donc se revête pour
ainsi dire d’un zèle soutenu, d’une continuelle vigilance sur lui-même,
comme d’une armure de diamant qui ne laisse aucun endroit faible et découvert,
par où l’on puisse lui porter le coup mortel. Tout ce qui l’entoure
ne demande qu’à le frapper et à l’abattre, non seulement
ses ennemis déclarés, mais encore ceux qui font semblant
d’être ses amis.
Il faut choisir, pour le sacerdoce,
des âmes semblables aux corps des trois jeunes gens, que la grâce
divine rendit invulnérables au milieu de la fournaise de Babylone.
Le feu dont ils sont menacés ne s’alimente pas de sarment, de poix,
ni d’étoupes, mais de matières plus dangereuses; c’est un
feu qui ne se voit pas, c’est le feu de l’envie qui enveloppe le prêtre
de ses flammes dévorantes, flammes qui se dressent, s’étendent,
se jettent sur sa vie, et la pénètrent tout entière
avec une activité que n’eut jamais le feu matériel contre
les corps des trois jeunes gens. Dès que l’envie trouve un brin
de matière combustible, sa flamme s’y attache aussitôt, et
consume cette partie défectueuse; quant au reste de l’édifice,
fût-il plus éclatant que les rayons du soleil, elle l’endommage
encore par sa fumée et le noircit complètement. Tant que
la vie d’un prêtre est dans un parfait accord avec la règle
de ses devoirs, il n’a rien à craindre des piéges de ses
ennemis. Qu’une seule irrégularité, si petite qu’elle soit,
échappe à son attention (et cependant quoi de plus pardonnable,
puisqu’il est homme, et qu’il traverse cette mer semée d’écueils
qui s’appelle la vie); voilà que toutes ses vertus ne lui servent
plus de rien contre les langues de ses accusateurs; un rien ternit toute
sa vie. Tout le monde juge le prêtre, et on le juge comme s’il n’était
plus dans sa chair, comme s’il n’était pas pétri du limon
commun, comme s’il était un ange affranchi de toutes les faiblesses
de l’homme.
Tant qu’un tyran est fort, on le
craint, on le flatte, ne pouvant le renverser; ses affaires déclinent-elles,
adieu les respects simulés; ceux qui la veille encore se disaient
ses partisans, se déclarent tout à coup contre lui et lui
font la guerre : ils recherchent les endroits vulnérables de sa
puissance, en sapent les fondements, et enfin la détruisent. C’est
aussi ce qui arrive à un évêque; à peine ceux
qui l’entouraient de leurs hommages et de leurs flatteries, lorsqu’ils
le croyaient solidement établi, l’ont-ils vu ébranlé,
même légèrement, que saisissant l’occasion, ils se
mettent à travailler de concert et de toutes leurs forces à
le faire tomber comme un tyran, comme quelque chose de pire. Le tyran craint
ses gardes du corps; l’évêque lui aussi est réduit
à redouter ceux qui l’approchent de plus près. Ce sont eux
qui convoitent sa place, eux qui connaissent le mieux sa vie et ses affaires.
Témoins journaliers de ses actions, ils sont les premiers à
saisir la moindre faute qui lui échappe, ils peuvent facilement
accréditer même leurs calomnies, faire passer pour grave ce
qui est léger, et perdre ainsi leur évêque qui succombe
victime de leurs mensonges. C’est le renversement de la parole de l’Apôtre
: Si un membre souffre, tous les membres souffrent avec lui; si un membre
est glorifié, tous les membres sont dans la joie. (I Cor. XII, 28.)
Contre de tels assauts il n’y a de ressources que dans une piété
à toute épreuve.
Voilà dans quelle guerre
tu veux que je m’engage. Voilà la mêlée terrible dans
laquelle tu me crois capable de me défendre. Qui te l’a dit? Si
c’est Dieu, montre-moi ton oracle et je me soumets. Si tu n’en as pas d’autre
que la vaine opinion des hommes, désabuse-toi. Dans une cause qui
m’est si fort personnelle, ne trouve pas mauvais que je défère
à mon sentiment plutôt qu’à celui des autres; car,
dit l’Apôtre, personne ne connaît mieux ce qui est dans l’homme
que l’esprit de l’homme. (I Cor. II, 11)
Je crois en avoir dit assez pour
te persuader, au cas que tu en aies jamais douté, combien je me
serais exposé au ridicule, moi et ceux qui m’avaient élu,
si, après avoir accepté l’épiscopat, je m’étais
vu ensuite forcé de reprendre mon premier état de vie.
Outre l’envie, il y a encore une
autre passion plus violente, qui arme beaucoup d’hommes contre un évêque,
c’est la convoitise qu’excite cette dignité. Comme il y a des fils
ambitieux qu’afflige la longue vie de leurs pères, il y a aussi
des hommes à qui la durée d’un long règne épiscopal
cause une impatience extraordinaire, N’osant pas attenter aux jours du
titulaire, ils travaillent à sa déposition avec d’autant
plus d’ardeur que chacun aspire à le remplacer, que chacun espère
que le choix tombera sur lui.
15. Veux-tu que je te présente
sous une autre face cette lutte si féconde en dangers de toute sorte?
Transporte-toi à quelqu’une de ces (589) solennités publiques
qui ont lieu pour les élections ecclésiastiques, observe
: autant d’individus qui les composent, autant de langues acérées
pour déchirer la réputation du prêtre. Les électeurs
se partagent en factions diverses; nul accord dans le collège des
prêtres ni entre eux ni avec leur chef: personne ne s’entend; l’un
veut celui-ci, l’autre celui-là. La cause de cette confusion, c’est
que personne ne considère la seule chose qui soit à considérer,
les qualités intérieures. D’autres motifs décident
de l’élection. Un tel est d’une bonne naissance, je lui donne ma
voix, ª dit l’un: et moi, réplique un autre, je donne la mienne
à un tel parce qu’il est riche, et qu’il peut se passer des revenus
de l’Égliseª : on choisit celui-ci parce qu’il a passé
d’un camp dans un autre auquel on appartient soi-même; celui-là
parce qu’on a avec lui des rapports de société ou de parenté;
un autre parce qu’il a su capter notre bienveillance par des flatteries.
Mais a-t-il les vertus et les talents nécessaires? c’est ce dont
personne ne s’embarrasse.
Pour moi, je suis si loin de regarder
ces titres de recommandation comme suffisants pour s’assurer du mérite
du candidat au Sacerdoce, qu’en lui supposant même de la piété,
ce qui est pourtant un grand point, je ne me hasarderais pas à l’admettre
aussitôt, s’il ne présente encore les témoignages d’une
prudence consommée. J’ai connu des hommes longtemps voués
à la solitude et aux jeûnes; ils étaient agréables
à Dieu aussi longtemps qu’ils avaient le bonheur d’être seuls
et à eux-mêmes, et de n’avoir à se préoccuper
que de leur salut personnel : ils faisaient tous les jours de grands progrès
dans la sainteté; mais transportés sur le théâtre
du monde et forcés de redresser les égarements des peuples,
les uns dès le début ont fait voir qu’ils étaient
au-dessous d’une si grande tâche, et ont dû y renoncer; les
autres, obligés de rester, se sont écartés de la sainte
austérité de leur première vie, et se sont perdus,
sans aucun profit pour les autres.
Il peut même arriver qu’un
homme aura blanchi dans les fonctions subalternes du ministère,
sans que je le juge digne d’être promu à un grade plus élevé,
uniquement par respect pour sa vieillesse. Pourquoi l’élèverait-on
si l’âge ne l’a pas rendu plus digne? Je ne dis point cela pour déconsidérer
les cheveux blancs, ni pour exclure ceux que l’on irait prendre dans la
solitude: il nous en est venu plus d’un qui ont honoré leur ministère
d’une manière éclatante; je veux montrer que, si une grande
piété, un grand âge ne font pas que celui qui possède
ces avantages soit digne de l’épiscopat, à plus forte raison
les motifs exprimés plus haut seront-ils insuffisants. Toutefois,
on met encore en avant des considérations plus absurdes. Par exemple,
il y en a qu’on admet dans les rangs du Sacerdoce pour les empêcher
de se jeter dans un parti contraire; on en élit d’autres pour leur
malice même, de crainte qu’irrités d’un refus ils ne fassent
beaucoup de mal. Se peut-il quelque chose de plus inique? Quoi! des misérables,
des hommes pleins de vices, les honorer quand on devrait les punir! leurs
actions mériteraient de leur interdire le seuil de l’église,
et ils en recevront la récompense en montant les degrés du
sanctuaire! Et lions chercherons encore les causes de la colère
de Dieu, nous qui livrons les choses les plus saintes et les mystères
les plus redoutables en proie à des pervers ou à des incapables!
Ainsi on confie l’autorité à des mains tantôt impures
qui en profanent la sainteté, tantôt débiles qui n’en
peuvent supporter le fardeau, et voilà pourquoi l’Église
est plus agitée que l’Europe.
Autrefois je me suis moqué
des princes séculiers, parce que, dans la distribution des honneurs
ils regardaient moins aux mérites des personnes, qu’à la
richesse, à l’âge, au crédit. Mais je n’ai plus trouvé
ce désordre si étrange, depuis que je l’ai vu étaler
ses scandales parmi nous.
M’étonnerai-je encore que
des hommes entièrement livrés à des intérêts
terrestres, sans autre mobile que leur passion de gloire ou d’argent, commettent
des fautes de ce genre; alors que ceux qui font, du moins à l’extérieur,
profession de renoncer à toutes les vanités de la terre,
ne laissent pas d’agir suivant les mêmes principes; traitent les
intérêts du ciel comme s’il s’agissait d’un quartier de terre
ou de quelqu’autre chose de ce genre; prennent à l’aveugle des hommes
que rien ne distingue de la foule, pour leur confier le gouvernement des
âmes; des âmes pour qui le Fils unique de Dieu a bien voulu
se dépouiller de sa gloire, se faire homme, prendre la forme d’esclave
(Philipp. II, 7), exposer sa face aux crachats, aux soufflets, (Matth.
XXVI, 67) et mourir enfin, dans sa chair, de la mort la plus ignominieuse?
On ne s’arrête pas là,
on court à des abus (590) plus criants. non seulement on admet
des indignes, mais encore on expulse les bons. Comme s’il fallait, à
toute force, ébranler des deux côtés la sécurité
de l’Église; comme si ce n’était pas assez du premier moyen
pour allumer la colère de Dieu, et qu’il fallait y joindre le second,
qui n’est pas moins funeste. A mes yeux, c’est un malheur égal et
d’écarter les sujets utiles, et d’admettre les inutiles. Voilà
ce qui se passe, et il s’ensuit que le troupeau de Jésus-Christ
ne trouve de consolation nulle part, qu’il ne peut même pas respirer.
Cela ne mérite-t-il pas toutes les foudres du ciel, tous les feux
d’un enfer plus rigoureux encore que celui dont nous sommes menacés?
Et il souffre, il supporte ces grands maux celui qui ne veut pas la mort
du pécheur, mais qu’il se convertisse et qu’il vive. (Ezech. XVIII,
23 et 33, II.) Qui n’admirerait tant de bonté? qui ne serait stupéfait
à la vue de tant de miséricorde?
Les enfants du Christ ruinent l’empire
du Christ plus funestement que ses ennemis déclarés, et Lui,
toujours bon, toujours miséricordieux, les appelle encore à
la pénitence! Gloire à toi, Seigneur, gloire à toi!
Quel abîme de bonté en toi, quel trésor de patience!
Des hommes qui, à l’ombre de ton nom, d’obscurs qu’ils étaient
sont devenus illustres, abusent des honneurs contre celui-là même
à qui ils les doivent, osent ce qu’il n’est pas permis d’oser, insultent
aux choses saintes, repoussant ou chassant du sanctuaire les hommes vertueux,
afin de laisser aux méchants la plus entière liberté
de faire ce qu’ils veulent.
Si tu veux connaître les causes
de tant de maux, tu verras qu’elles sont les mêmes que les premières.
Leur racine, leur mère, pour ainsi parler, est la même, c’est
l’envie : mais elles présentent une assez grande variété
de formes. L’un est trop jeune, l’autre ne sait pas flatter; celui-ci n’est
pas bien vu d’un tel; tel personnage verrait avec peine élire celui-là,
et repousser le candidat qu’il a présenté; un autre est bon
et patient, un autre est terrible pour les pécheurs; pour, un autre
ce sera quel-qu’autre prétexte aussi bien choisi. Car des prétextes,
les gens dont je parle n’en manquent pas, ils en trouvent tant qu’ils veulent,
Ils iront jusqu’à faire un crime d’être riche, s’ils n’ont
rien autre chose à objecter. Pas d’élévations trop
subites, disent-ils encore, cette dignité demande qu’on n’y arrive
que lentement et pas à pas. Encore un coup, ils sont d’une fécondité
inépuisable pour trouver des motifs. Ici, je demanderai volontiers
ce que doit faire un évêque contre qui soufflent tant de vents
contraires. Comment tenir ferme contre tant de vagues? comment repousser
tant d’attaques? S’il veut déterminer son suffrage par les lumières
de sa conscience et de la raison, voilà une nuée d’ennemis
qui se déclarent, tant contre lui que contre ceux qu’il se propose
d’élire; contradiction sans fin; nouvelles cabales tous les jours;
sarcasmes amers tombant comme une grêle sur les candidats; et la
bataille dure jusqu’à ce qu’on ait forcé ceux-ci à
la retraite, pour appeler les sujets que l’on favorise.
On dirait de l’évêque
comme d’un pilote qui aurait reçu des pirates à bord de son
navire, lesquels, durant toute la traversée, épieraient l’occasion
favorable pour le tuer, lui, les matelots et les passagers. S’il aime mieux
plaire à ces hommes que de sauver son âme, et qu’il admette
ceux qu’il faudrait repousser, c’est Dieu lui-même, au lieu de ces
hommes qu’il aura pour ennemi. Quelle situation plus embarrassante? Sa
position, vis-à-vis des méchants, devient encore plus critique
qu’auparavant, parce qu’ils agissent, d’ensemble, et que ce concert augmente
leurs forces. Lorsque des vents violents viennent à souffler dans
des directions contraires et à se combattre, la mer, tranquille
jusque-là, devient tout à coup furieuse, soulève ses
flots et engloutit les navigateurs; ainsi lorsque l’Église a admis
dans son sein des hommes pervers, son calme se change en une tempête
qui la couvre de naufrages.
16. Considère ce qu’il faut
être pour résister à d’aussi grands orages, et pour
écarter habilement les obstacles qui s’opposent au salut de tout
un peuple. Il faut tout ensemble être grave et sans faste; se faire
craindre et être bon; savoir commander et être affable; incorruptible
et obligeant; humble sans bassesse; énergique et doux : c’est avec
toutes ces qualités réunies qu’il pourra soutenir la lutte;
c’est à ces conditions qu’il acquerra assez d’autorité pour
faire passer, malgré une opposition générale, un digne
candidat, et comme aussi pour en écarter un indigne, en dépit
de la faveur publique, qu’il dédaignera pour n’avoir égard
qu’à une seule chose : l’édification de l’Église;
également inaccessible à la haine et à la faveur.
Eh bien! ai-je eu tort de refuser
un honneur si périlleux! Cependant je n’ai pas tout dit, il (591)
s’en faut beaucoup. Ne te lasse pas d’écouter un ami, un frère
qui tient à se justifier des torts dont tu l’accuses. Outre l’avantage
de me disculper dans ton esprit, j’aurai encore celui de t’être de
quelque utilité pour ton administration. Quand on est sur le point
d’entrer dans cette carrière, il est nécessaire de sonder
avant tout le terrain; c’est une précaution qu’il faut prendre avant
de s’y engager pour tout de bon. Pourquoi cela? Parce qu’ainsi on gagnera
du moins de n’être pas pris au dépourvu; viennent après
cela les difficultés, elles trouveront un homme prêt à
les bien combattre parce qu’il les connaît.
Te parlerai-je de la direction des
veuves, de la sollicitude dont il faut entourer les vierges, des difficultés
que présente la juridiction ecclésiastique? Les soins que
réclame chacune de ces branches de l’administration ecclésiastique
sont grands, et les dangers que l’évêque y rencontre, plus
grands encore.
Commençons par ce qui paraît
le plus facile, le soin des veuves. Il semble d’abord que ce soit une chose
fort simple, et que celui qui s’en occupe a tout fait quand il a dépensé
une certaine somme d’argent en distributions de secours. (Tim. V, 16.)
Il n’en est rien cependant une grande circonspection est encore ici nécessaire,
surtout quand il s’agit de les inscrire an rôle de l’Église;
les inscrire au hasard, et comme cela se trouve, produit les maux les plus
graves. On a vu des veuves ruiner des maisons, troubler des ménages,
se déshonorer par le vol, par la fréquentation des cabarets
et par d’autres honteux désordres. Nourrir de telles femmes avec
les revenus de l’Église, c’est attirer sur soi la vengeance
de Dieu et le blâme sévère des hommes, c’est refroidir
la charité des bienfaiteurs. Qui pourrait souffrir que les charités
qu’on lui demande et qu’il fait au nom de Jésus-Christ, passent
aux mains de ceux qui déshonorent le nom de Jésus-Christ?
Voilà des raisons qui rendent un sévère examen nécessaire;
il l’est encore pour empêcher que d’autres veuves, qui peuvent suffire
à leurs besoins, ne se joignent à celles dont je viens de
parler pour ravager la table des pauvres.
Ces précautions prises,
un autre souri se présente, souci grave : il faut prendre des mesures
pour que les choses nécessaires à leur entretien ne manquent
point, mais coulent comme une source qui ne tarit jamais. Le malheur de
la pauvreté involontaire, c’est d’être insatiable: elle se
plaint sans cesse, elle est ingrate. On a besoin de beaucoup de prudence,
de beaucoup de zèle, pour lui fermer la bouche, en lui ôtant
tout prétexte de plainte. Cependant, qu’un homme se montre supérieur
à l’amour de l’argent, et la foule, aussitôt, le proclame
capable de remplir cette charge; pour moi; je reconnais que le désintéressement
est une qualité indispensable, sans laquelle on serait un dévastateur
et non pas un administrateur, un loup plutôt qu’un berger; mais je
ne pense pas qu’elle suffise toute seule: avec elle il y a une autre vertu
que je veux trouver dans un candidat.
Cette vertu est, pour les hommes,
la source des plus grands biens; elle conduit l’âme comme dans
un port tranquille et à l’abri des orages : c’est la patience. Or,
la classe des veuves, forte de sa pauvreté, de son âge, de
son sexe, use volontiers d’une liberté de langue assez peu limitée,
pour ne rien dire de plus. Elles crient à contre-temps, elles accusent
à tort et à travers, elles se plaignent quand elles devraient
exprimer leur reconnaissance, elles blâment quand il conviendrait
d’approuver. Il faut que l’évêque ait le courage de tout supporter
: leurs clameurs importunes, ni leurs plaintes indiscrètes, rien
ne doit exciter sa colère. Leurs misères sont plus dignes
de compassion que de reproche : insulter à leurs infortunes, ajouter
aux amertumes de la pauvreté, celles de l’affront serait de la dernière
barbarie. C’est pourquoi le Sage, considérant d’un côté
l’avariée et l’orgueil naturels à l’homme, sachant d’un autre
côté combien la pauvreté est capable d’abattre l’âme
la plus noble, et de conseiller une importunité effrontée,
ne veut pas que celui qui est en butte à ces ennuyeuses sollicitations,
s’en mette en colère. En s’irritant contre les pauvres à
cause de l’assiduité de leurs demandes, il s’exposerait à
devenir leur ennemi, au lieu d’être leur consolateur comme il le
doit. Le Sage lui recommande donc de se montrer affable et d’un abord facile.
Incline sans humeur ton oreille vers le pauvre, réponds-lui avec
douceur des paroles de paix. (Eccli. IV, 8.)
Le même Sage, sans dire un
mot de réprimande à l’importun (qui aurait ce courage vis-à-vis
d’un suppliant prosterné?) continue de s’adresser à celui
qui est en état de secourir l’indigence, et il l’exhorte à
relever le pauvre par un doux regard, par une bonne parole, avant de le
faire par l’aumône. (592)
Or, si quelqu’un, sans voler le
bien des veuves, s’emporte jusqu’à les maltraiter de paroles ou
autrement, non seulement il n’allége point le fardeau de leur
pauvreté, mais il l’aggrave. L’effronterie où les porte le
besoin qui les presse, ne les empêche pas de ressentir l’injure.
La crainte de la faim les force à mendier, la mendicité produit
l’effronterie, et l’effronterie à son tour attire les humiliations,
cercle fatal qui tient l’âme enfermée dans les ténèbres
et dans le désespoir.
Il faut donc qu’un administrateur
ait assez de patience pour ne pas accroître leur douleur par ses
violences, pour calmer en grande partie leur affliction par des paroles
de consolation. Le pauvre que l’on insulte est peu touché de l’aumône
qu’on lui donne, si abondante qu’elle soit; le secours en argent ne compense
pas la blessure faite à l’amour-propre. Au contraire celui qui entend
une bonne parole, qui reçoit une consolation en même temps
qu’une aumône, éprouve une joie, une satisfaction bien plus
grande. La manière de donner a doublé le don. Ce que je dis
là n’est pas de moi, mais de celui qui nous exhortait tout à
l’heure:
Mon fils, dit-il, ne mêle
point les reproches au bien que tu fais, n’accompagne point les dons de
paroles affligeantes: La rosée ne rafraîchit-elle point la
trop grande chaleur? une douce parole vaut mieux que le don. Oui, une seule
parole est meilleure que l’offrande; et tous les deux se trouvent dans
l’homme charitable. (Eccli. XVIII, 15, 17.)
Mais si celui qui prend la charge
des veuves doit avoir de la douceur et de la patience, il faut de plus
qu’il entende l’économie. Si cette qualité lui manque, le
bien des pauvres n’en souffrira pas moins. J’ai ouï parler d’un homme,
qui, chargé de cette partie de l’administration, ne dispensa aux
pauvres qu’une petite portion de l’argent assez considérable destiné
aux aumônes. Il est vrai qu’il ne dépensa point le reste pour
son propre usage, mais il le cacha soigneusement sous terre, où
il le conservait. Une guerre survint, l’argent fut découvert et
pris par l’ennemi, Il y a donc ici un juste milieu à garder, c’est
que l’Église ne soit ni riche ni pauvre. A mesure que tu reçois,
distribue aux indigents. Si l’Église a des trésors, qu’ils
résident dans les coeurs des fidèles.
Au chapitre des veuves, ajoutons
l’hospitalité qu’il faut offrir aux étrangers, et les secours
que l’on doit aux malades; quelle dépense crois tu qu’exigent ces
détails, et quelle activité, quelle prudence sont nécessaires
pour s’en bien acquitter? La dépense n’est pas moindre que celle
dont nous venons de parler, souvent même elle est plus considérable.
Quant au dispensateur, il faut qu’il ait le talent de se procurer des ressources;
mais la discrétion et la prudence lui sont nécessaires pour
engager les personnes en état de donner, à donner généreusement
et volontiers; il doit pourvoir au soulagement des malades sans blesser
l’esprit des bienfaiteurs. Le soin des malades exige toute l’activité,
toute la diligence possible; ils sont pour l’ordinaire fâcheux et
sans énergie, et, à moins de précautions et de sollicitudes
infinies, la plus légère négligence peut leur être
extrêmement préjudiciable.
17. La direction des vierges est
un emploi d’autant plus délicat, qu’elles forment la partie la plus
précieuse et vraiment royale du troupeau de Jésus-Christ.
Aujourd’hui une infinité de sujets remplis d’une infinité
de vices ont envahi scandaleusement le choeur des chastes épouses
du Christ. C’est là pour l’Église un sujet d’abondantes larmes.
Comme il y a une grande différence entre la faute d’une jeune personne
de condition libre, et celle que commettrait son esclave; ainsi ne saurions-nous
comparer les fautes des vierges avec celles des veuves. Celles-ci peuvent,
sans beaucoup de conséquences, se livrer à la dissipation;
tantôt se déchirer entre elles par des traits de médisance,
tantôt se prodiguer les flatteries; affecter des manières
hardies, se montrer partout, jusque dans la place publique. La vierge a
de plus grands combats à soutenir; c’est à la plus haute
perfection qu’elle aspire; c’est la vie des anges qu’elle a pour mission
de montrer à la terre; elle se propose de faire, quoique revêtue
d’une chair mortelle, ce qui semble n’appartenir qu’aux puissances immatérielles.
Dès lors les fréquentes sorties, les visites oiseuses, les
conversations sans but ni raison lui sont interdites elle doit ignorer
même toute parole qui sentirait l’injure ou la flatterie.
Les vierges ont besoin d’une garde
sûre, d’une protection assidue; l’Ennemi de la sainteté s’attaque
à elles de préférence; il les épie sans cesse,
il leur tend des piéges, toujours prêt à les dévorer,
si quelqu’une d’elles chancelle et tombe; les hommes aussi cherchent à
les séduire; avec ces ennemis conspire encore la fougue des
sens : ainsi deux guerres (593) à soutenir à la fois, l’une
qui assaille au dehors, l’autre qui jette le trouble au dedans.
Quel sujet d’alarmes pour un directeur!
quel danger! et surtout quelle douleur si, ce qu’à Dieu ne plaise!
quelque désordre imprévu éclate parmi elles? Si une
fille qui ne sort jamais de la maison paternelle est une cause d’insomnie
pour son père; si le souci qu’elle lui donne écarte le sommeil
de ses paupières, tant il craint qu’elle ne soit stérile,
qu’elle ne dépasse l’âge de se marier, qu’elle ne déplaise
à son mari; s’il en est ainsi du père selon la chair, que
faut-il penser du père spirituel qui n’a, il est vrai, aucune de
ces craintes, mais qui en éprouve d’autres bien plus graves?
Il ne s’agit point ici d’offenser
un mari, mais Jésus-Christ lui-même. S’il y a une stérilité
à craindre, ce n’est pas celle qui s’arrête à la honte,
c’est celle qui va jusqu’à la perte de l’âme; car il est dit
: Tout arbre qui ne produit pas de bons fruits sera coupé et jeté
au feu. (Matth. III, 10.) La vierge répudiée par le céleste
Époux, n’en est pas quitte pour recevoir l’acte de répudiation
et s’en aller; elle expiera sa faute par un supplice éternel. Le
père selon la chair a bien des secours qui lui rendent facile la
garde de sa fille : la mère, la nourrice, le nombre de ses domestiques,
la sûreté de la maison le secondent beaucoup pour la surveillance
et la protection de la jeune vierge. Elle n’a pas la liberté de
se montrer fréquemment au dehors; et quand elle sort, rien ne l’oblige
à se faire voir, l’obscurité du soir pouvant aussi bien que
les murailles de sa chambre, cacher celle qui ne désire pas être
vue.
En outre, elle est exempte de tout
ce qui pourrait l’obliger de paraître aux regards des hommes; ni
le souci de se procurer les choses dont elle a besoin, ni les atteintes
portées à ses intérêts, ni aucun motif semblable
ne la met dans la nécessité de se rencontrer avec des étrangers;
son père la décharge de tous ces soins et ne lui laisse que
celui de conserver la décence virginale dans sa conduite et dans
son langage.
Au contraire, le Père spirituel
n’est entouré que de circonstances qui rendent sa surveillance difficile,
pour ne pas dire impossible. Il ne lui est pas permis d’avoir dans sa maison
la jeune personne sur laquelle il doit veiller. Une telle cohabitation
ne serait ni décente ni exempte de danger: ils pourraient se préserver
eux-mêmes de tout mal, et conserver intacte leur chasteté;
mais il resterait toujours le scandale causé aux âmes faibles,
dont ils seraient obligés de rendre un compte non moins sévère
que si des relations criminelles existaient entre eux. La cohabitation
étant illicite, comment s’y prendre pour connaître les mouvements
qui s’élèvent dans le coeur de la jeune personne, pour réprimer
ceux qui sont déréglés, pour cultiver et développer
ceux qui sont dans l’ordre et qui prennent une bonne direction. L’évêque
ne peut pas même être informé avec exactitude des sorties
des vierges, ni des motifs qui les appellent hors de leurs maisons. Pauvres,
Comme elles sont pour la plupart, maîtresses d’elles-mêmes,
obligées de pourvoir personnellement aux premiers besoins de la
vie, que d’occasions de se répandre au dehors si elles voulaient
faillir, que de prétextes pour échapper à la surveillance!
L’évêque leur prescrira de demeurer dans leurs maisons, et
pour couper court à toutes ces allées et venues, il leur
fournira les choses nécessaires à leur subsistance, et les
fera servir par une personne de leur sexe. Il ne leur permettra pas de
se trouver aux funérailles ni aux veilles de nuit. L’astucieux serpent
sait trop bien profiter même du prétexte des bonnes oeuvres
pour distiller son venin. Il faut que la vierge chrétienne garde
une clôture rigoureuse; quelquefois seulement durant toute l’année,
elle pourra franchir le seuil de sa demeure, lorsque des motifs indispensables,
nécessaires, l’y forceront.
On me dira: qu’est-il besoin qu’un
évêque descende à tous ces détails? Qu’on sache
qu’il n’est pas une partie de l’administration qui lui soit étrangère;
que toutes les plaintes qui peuvent s’élever à ce sujet retombent
sur lui, en sorte qu’il vaut mieux pour lui de gérer par lui-même,
que de s’en remettre sur autrui. Par là, il évite des reproches
auxquelles l’exposeraient des fautes commises sous son nom. De plus, en
faisant tout par lui-même, il expédie facilement tout son
travail. Car il est d’expérience que celui qui s’asservit à
prendre l’avis de tout le monde, retire moins d’avantage du secours qu’on
lui prête, que la diversité des opinions ou le peu de concert
des coopérateurs ne lui cause d’ennuis et d’embarras.
Au reste il n’est pas possible de
marquer en détail toutes les sollicitudes que demande le gouvernement
des vierges. Quand il ne s’agirait que du discernement de celles qui doivent
appartenir à l’Église, ce travail suffit pour rendre ce ministère
très laborieux. (594)
18. La juridiction est pour l’évêque
une source de contrariétés sans nombre, elle lui impose un
travail infini, elle est hérissée de plus de difficultés
que n’en rencontrent les juges séculiers. Trouver le droit est chose
difficile, ne pas le violer quand on l’a trouvé, chose plus difficile
encore. C’est une oeuvre laborieuse, et j’ajouterai, périlleuse.
On a vu des chrétiens faibles renoncer à la foi, à
la suite de quelque affaire malheureuse dans laquelle toute protection
leur avait manqué; car ceux qui ont à se plaindre d’une injustice,
poursuivent d’une haine égale et l’offenseur et celui qui refuse
de les défendre. Ils ne veulent avoir égard ni à la
complication des affaires, ni à la difficulté des circonstances,
ni à la limite assez restreinte de la puissance sacerdotale, ni
à rien au monde. Juges inexorables dans leur propre cause, ils ne
comprennent qu’une espèce de justification:
qu’on les délivre des maux
qui les accablent. Si tu ne peux leur procurer cette délivrance,
tu auras beau leur donner toutes les raisons imaginables, tu n’échapperas
pas à la condamnation. Puisque j’ai parlé de protection,
il y a une autre source de plaintes que je vais te découvrir.
Si chaque jour l’évêque
ne va point courir de maison en maison avec plus d’assiduité que
ceux qui n’ont pas autre chose à faire, il y a une infinité
de gens qui s’en offensent. Non seulement les malades, mais aussi ceux
qui se portent bien veulent avoir la visite de leur évêque;
encore si c’était la religion qui leur inspirât ce désir!
mais non, c’est simplement un honneur, une distinction dont ils sont jaloux.
Si par malheur il se trouve un riche, un homme puissant à qui il
rende de plus fréquentes visites qu’aux autres dans l’intérêt
même et pour le bien commun de l’Église, aussitôt on
le flétrit des noms de flatteur et de courtisan.
Mais pourquoi parler de protections
et de visites? Il ne faut qu’un simple salut pour attirer à l’évêque
une masse de plaintes, au point d’en être souvent accablé
et de succomber au chagrin. On lui demande compte même d’un regard.
Ses actions les plus simples passent par la balance de la critique; on
note le ton de sa voix, les mouvements de ses yeux, jusqu’à son
sourire: comme il a souri gracieusement à un tel, comme il l’a salué
à haute voix et avec un visage ouvert! Moi, à peine m’a-t-il
adressé la parole, et seulement par manière d’acquit. Entré
quelque part, qu’il oublie de porter les yeux à la ronde, et de
saluer tout le monde l’un après l’autre, c’est un homme qui ne sait
pas vivre. Qui donc, à moins d’une force extraordinaire, pourra
suffire contre tant d’accusateurs, soit pour prévenir toutes leurs
attaques, soit pour les repousser victorieusement? Il faudrait qu’un évêque
n’est même pas d’accusateurs; que si cela n’est pas possible, il
faut qu’il puisse réduire à néant les accusations;
et cela n’est pas facile encore! car combien de gens se plaisent à
dire du mal à tort et à travers et sans le moindre fondement!
il doit alors braver courageusement des bruits mensongers, et autant que
possible ne pas s’en émouvoir. On supporte plus facilement un reproche
que l’on a mérité, parce que la conscience, le plus formidable
des accusateurs, l’avait déjà fait, et avec encore plus de
sévérité; mais quand l’accusation est sans fondement,
on se laisse emporter par un premier mouvement de colère auquel
succède bientôt le découragement et l’abattement, à
moins qu’un long exercice de patience n’ait accoutumé l’âme
à s’élever au-dessus de la vaine opinion des hommes. Quant
à recevoir tous les traits que peut lancer la calomnie sans rien
perdre de son calme et de son sang-froid, c’est une chose bien difficile,
on pourrait même dire impossible.
Parlerai-je de tout ce qu’il en
coûte à un évêque, quand il se trouve réduit
à l’affligeante nécessité de retrancher quelqu’un
de la communion de l’Église ? Encore si dans ce cas l’on n’avait
à déplorer que la douleur de l’évêque; mais
quel affreux malheur! et combien l’on doit craindre que le coupable, exaspéré
par une punition trop sévère, ne soit poussé à
l’extrémité dont parle l’apôtre saint Paul, et qu’il
ne soit accablé par l’excès de sa tristesse. (II Cor. II,
7.)
La plus grande prudence est donc
ici nécessaire de peur que le mal n’empire par l’effet du remède
destina à le guérir. Toutes les fautes commises après
retombent sur le médecin ignorant qui n’a pas bien connu la blessure,
et qui a enfoncé le fer trop avant. De quelle frayeur un évêque
ne doit-il pas être saisi, lorsqu’il pense qu’il aura à rendre
compte, non seulement de ses propres péchés, mais de
tous ceux de son peuple? Que si nos seules offenses suffisent pour nous
glacer d’épouvante, et nous ôter l’espoir d’échapper
au châtiment éternel, (595), à quoi doit s’attendre
celui qui aura à se défendre sur tant de chefs d’accusation.
Écoute saint Paul, ou plutôt Jésus-Christ, parlant
par la bouche de son apôtre: Obéissez à vos supérieurs,
et soyez-leur soumis, parce qu’ils veillent sur vos âmes, comme devant
en rendre compte. (Hebr. XIII, 17.) N’y a-t-il pas dans cette menace de
quoi se pénétrer de la plus vive frayeur? Pour moi, je le
suis au delà de toute expression.
Je conclus qu’il n’y a personne,
quelque dur, quelque difficile à persuader qu’il puisse être,
qui ne demeure à présent convaincu qu’en refusant l’épiscopat,
j’ai agi, non par orgueil ni par présomption, mais par la crainte
de hasarder mon salut dans un aussi grave ministère. (596)
Livre 4
Après un moment de réflexion,
Basile répondit au discours qu’il venait d’entendre.
Si tu avais désiré
le sacerdoce et fait quelque démarche pour l’obtenir, tes craintes
seraient fondées. En recherchant une place on déclare que
l’on se sent capable de la remplir, et l’on n’est plus en droit de rejeter
sur l’ignorance les fautes que l’on commet dans son administration. On
s’est privé d’avance de ce moyen de défense par l’empressement
avide avec lequel on s’est en quelque sorte jeté sur un emploi,
pour s’en saisir. On est venu volontairement et de son plein gré
et l’on ne saurait plus être admis à dire c’est malgré
moi que j’ai commis cette faute, malgré moi que j’ai perdu cette
âme. Le juge à qui l’on aura à en rendre compte répondra
: Quoi! tu connaissais ton incapacité, tu savais que ton intelligence
n’était pas à la hauteur de cette fonction, ni suffisante
pour l’administrer, sans commettre de faute, et tu as été
assez hardi pour accourir en recevoir la charge, une charge si peu en rapport
avec tes forces? Qui t’a forcé? Quelle violence a-t-on exercée
pour te contraindre à subir ce joug, malgré ta résistance
et ta fuite?
Pour toi, tu n’entendras jamais
de pareils reproches; ta conscience est parfaitement tranquille à
cet égard; tout le monde sait très bien que la brigue n’a
été pour rien dans ton élection, et que c’est la justice
des électeurs seule qui a tout fait : ainsi ce qui enlève
aux autres toute excuse est précisément ce qui t’aurait fait
absoudre.
CHRYSOSTOME. J’accueillis ces paroles
en secouant légèrement la tête et en souriant; j’admirais
la naïve candeur de mon ami. — Je voudrais bien, lui dis-je, que les
choses fussent comme tu le dis, ô le meilleur des amis ! non pas
pour avoir sujet d’accepter ce que j’ai refusé; car, en supposant
même que je n’eusse pas à craindre le châtiment qui
menace le pasteur, négligent et incapable, de la bergerie du Christ,
toujours porterai-je au fond de ma conscience le plus insupportable des
châtiments, le remords d’être trouvé indigne d’aussi
augustes fonctions, au jugement même de celui qui me les aurait confiées.
Pourquoi donc voudrais-je que ton opinion ne fût point fausse? Par
intérêt pour tant de malheureux, (c’est la qualification qui
leur convient quand tu répèterais mille fois qu’on leur a
fait violence et qu’ils ont péché sans le savoir), pour tant
de malheureux, dis-je, qui occupent des places dont ils ne sauraient remplir
les devoirs, je (597) voudrais que ton opinion fût vraie, afin que
ces hommes évitassent le feu éternel, les ténèbres
extérieures, le ver qui ne mourra point, et ces cruelles séparations
qui partageront à jamais les élus et les réprouvés.
Mais que veux-tu que je te dise?
C’est une erreur, incontestablement. Pour te le prouver, je puis d’abord
employer un argument tiré de la puissance royale, bien moindre aux
yeux de Dieu que la dignité sacerdotale. Le fils de Cis, Saül
ne devait pas la couronne à ses intrigues. Il était allé
à la recherche de ses ¸ânesses, quand il rencontra le
Prophète, qu’il interrogea pour savoir où elles étaient;
et Samuel lui parla de la royauté. Quoiqu’il ajouta foi aux paroles
du prophète, Saül ne témoigna aucun empressement; au
contraire, il s’esquivait, il refusait : Qui suis-je, disait-il, et quelle
est la maison de mon père? (I Rois. IX, 21.) Sa¸l, devenu
roi, ne fit pas un bon usage de la puissance qui lui avait été
imposée; la résistance qu’il avait faite, les paroles que
je viens de rapporter le défendirent-elles de la colère du
Seigneur qui l’avait fait roi? Il pouvait répondre aux reproches
que lui fit le prophète Ai-je couru après la royauté?
Me suis-je placé moi-même sur le trône? Je voulais mener
la vie d’un simple particulier, vie de paix et de loisir, et tu m’as forcé
d’accepter cette dignité; si tu m’avais laissé dans mon obscurité,
j’eusse facilement évité cette pierre d’achoppement homme
du peuple, ignoré dans ses rangs, à coup sûr je n’aurais
pas été envoyé à cette expédition; Dieu
ne m’aurait pas commandé d’aller combattre les Amalécites,
et s’il ne me l’avait pas commandé, je n’aurais pas commis la faute
qu’on me reproche.
Mais de semblables excuses sont
vaines; non seulement vaines, mais dangereuses : car elles excitent
encore davantage le feu de la colère divine. Celui qui a été
élevé à une dignité supérieure à
son mérite, loin d’alléguer la grandeur de sa charge pour
atténuer ses fautes, doit faire servir à son avancement dans
le bien, les attentions bienveillantes de la divine Providence à
son égard. Prétendre que la hauteur du rang où
l’on est élevé donne le droit de faillir, ce n’est rien moins
que vouloir rendre la bonté de Dieu responsable de nos fautes, comme
font d’ordinaire les impies et les lâches qui laissent pour ainsi
dire leur vie marcher au hasard démence sacrilège dans laquelle
nous nous garderons de tomber, travaillant de tous nos moyens à
l’oeuvre de Dieu, et conservant notre langue et notre coeur purs de tout
blasphème!
Après cet exemple emprunté
à la royauté, je passe à un autre plus approprié
à notre sujet. Le grand-prêtre Élie n’avait pas non
plus ambitionné la souveraine sacrificature. A quoi cela lui servit-il,
lorsqu’il eut péché? Que dis-je, ambitionné? il n’est
pas même été libre de la refuser, la loi le contraignait
à l’accepter, parce qu’il était de la tribu de Lévi,
et qu’il avait seul le droit, par sa naissance, d’occuper cette dignité
héréditaire dans sa race. Ce qui ne l’empêcha pas de
payer les désordres de ses fils par une expiation terrible.
Avant lui, Aaron, le premier grand-prêtre
des Juifs, si souvent l’objet des entretiens familiers que Dieu daignait
avoir avec Moïse, se rendit coupable pour n’avoir pas résisté
avec assez de force à un peuple furieux. Le pouvait-il tout seul?
Ce n’en était pas moins fait de lui si son frère n’est réussi
par ses prières à fléchir la colère de Dieu.
Puisque j’ai nommé Moïse, je ne saurais mieux faire que de
tirer de sa vie un exemple en faveur de la vérité que je
soutiens. Bien loin d’avoir montré de l’empressement à se
mettre à la tête du peuple hébreu, Moïse, ce saint
personnage, refusa même d’obéir à Dieu qui lui ordonnait
d’en prendre la conduite, jusqu’au point d’exciter sa colère. Plus
tard même lorsqu’il fut devenu le chef du peuple de Dieu, il fût
mort volontiers pour être débarrassé de sa charge.
Faites-moi mourir, disait-il à Dieu, si vous devez me traiter ainsi.
(Nomb. XI, 15.) Cependant, lorsqu’il eut péché à l’occasion
des eaux du rocher, le refus persévérant, qu’il avait jadis
fait, du souverain pouvoir, lui servit-il pour obtenir sa grâce?
Ne fut-ce pas là l’unique motif pour lequel il ne put jouir de l’entrée
de la terre promise? Tout le monde sait que cette exclusion fut la peine
du péché dont nous venons de parler; il n’en fallut pas davantage
pour que cet homme de miracles fût privé d’une récompense
accordée à des hommes au-dessous de lui. Après une
infinité de fatigues et de travaux, après avoir erré
si longtemps dans le désert, ce grand homme signalé par tant
de combats et de victoires, mourut sans avoir pu mettre le pied dans la
terre pour laquelle il avait essuyé tant de dangers. Et celui qui
avait échappé aux fureurs de la mer n’a pas eu le bonheur
de se reposer au port.
Ainsi, tu le vois, qu’on obtienne
par brigue (598) les dignités du sanctuaire, ou qu’on y parvienne
par les soins d’autrui; il ne reste à ceux qui s’y conduisent mal
aucune excuse de leurs fautes. En effet, si des hommes qui avaient plusieurs
fois refusé, résistant à Dieu même qui les appelait,
furent si sévèrement punis, si rien ne put exempter du châtiment,
ni un Aaron, ni un Élie, ni même cet admirable et saint prophète,
Moïse, le plus doux des hommes qui fussent sur la ferre, à
qui Dieu parlait avec la même familiarité qu’à un ami:
comment veux-tu qu’il nous suffise, pour notre justification, à
nous qui sommes si loin de sa vertu, de nous rendre le témoignage
que nous n’avons rien fait pour notre élévation? surtout
lorsque la plupart des élections d’aujourd’hui se font non par la
grâce et la vocation de Dieu, mais par les intrigues des hommes.
Dieu avait choisi Judas, lui avait
assigné sa place dans le collège apostolique, lui avait conféré
la même dignité qu’aux autres apôtres, et même
lui avait accordé une marque de confiance particulière, en
lui remettant le maniement de l’argent. (Jean. XII, 6.) Eh bien! après
qu’il eut abusé de ce double honneur, trahissant celui dont il devait
publier la divinité, dissipant indignement les fonds déposés
dans ses mains pour de plus nobles usages, Judas a-t-il évité
la punition qu’il avait trop méritée? Au contraire, son châtiment
fut plus rigoureux que si Dieu l’avait moins favorisé. Car il n’est
pas permis d’abuser des dons de Dieu pour l’offenser; on doit les faire
valoir pour lui plaire.
Celui qui prétend éviter
la peine qui lui est due, parce qu’on l’a placé dans un poste plus
élevé, raisonne à peu près comme auraient pu
faire les Juifs infidèles, de qui Jésus-Christ disait : Si
je n’étais pas venu et que je ne leur eusse point parlé,
ils ne se seraient point rendus coupables; et si je n’avais pas opéré
parmi eux des miracles que personne n’a jamais faits, ils n’auraient point
péché. (Jean. XIV, 22.) A cette parole du Sauveur, du Bienfaiteur
du genre humain, qui donc les empêchait de répondre? Pourquoi
es-tu venu? Pourquoi as-tu parlé? Pourquoi as-tu fait des miracles?
Était-ce pour avoir l’occasion de nous châtier plus sévèrement?
Mais ce langage est été
celui de la fureur et de l’égarement. Le Médecin céleste
n’est pas venu pour vous faire mourir, mais pour vous guérir; il
ne pouvait vous abandonner à votre mal : il voulait vous en délivrer
entièrement; c’est vous qui vous êtes privés volontairement
de ses soins; soyez donc punis plus sévèrement. En vous soumettant
à ses ordonnances vous guérissez vos maladies anciennes;
en fuyant lorsqu’il se présentait, vous vous mettez dans l’impuissance
de recouvrer la santé; doublement coupables par votre entêtement,
d’abord en vous nuisant à vous-mêmes, puis en dédaignant
les soins du médecin. Après qu’il vous aura comblés
de ses bienfaits, Dieu ne vous traitera pas de la même manière
que si vous n’aviez reçu de lui aucune faveur; il vous traitera
beaucoup plus rigoureusement. Si les bienfaits ne vous rendent pas meilleurs,
ils vous rendront plus coupables, et passibles d’un châtiment plus
sévère. Ainsi le moyen de justification que tu m’indiquais
se trouve être de nulle valeur; non seulement il ne sauverait
pas, mais il exposerait à une perte plus complète ceux qui
y auraient recours. Il nous faut donc chercher un asile plus sûr.
BASILE. Où pourrais-je en
trouver? je ne sais plus où j’en suis, tant ce que tu viens de dire
m’inspire de frayeur.
CHRYSOSTOME. De grâce, mon
ami, je t’en conjure, pas de découragement. Nous l’avons, cet asile;
il consiste pour les faibles comme moi, à ne point se hasarder;
pour les forts comme toi, à mettre l’espérance de leur salut
dans le soin de ne rien faire, avec la grâce de Dieu, qui soit indigne
de leur charge, ni de Celui qui la leur a confiée. Assurément
les plus grands supplices n’ont rien de trop sévère, pour
ceux qui, après avoir obtenu, à force de brigue, les dignités
du sanctuaire, s’y comportent avec tiédeur, ou avec scandale, ou
avec incapacité; mais il ne s’ensuit pas de là qu’il reste
quelque espoir de pardon à ceux qui ne les ont pas briguées;
non, ceux-là mêmes n’auront rien à dire pour s’excuser.
Fût-on demandé, pressé par des milliers de voix et
de suffrages, il faudrait les compter pour rien; ce qui est avant tout
nécessaire, c’est de s’examiner soi-même, c’est de ne jamais
céder aux obsessions, avant ce regard scrutateur plongé jusqu’au
fond de l’âme. Personne ne s’engage à bâtir une maison
s’il n’est architecte; à guérir des malades, s’il n’est médecin.
Si nombreux que fussent ceux qui voudraient y contraindre, on refuserait
et on ne rougirait pas d’avouer son ignorance; et quand il sera question
de prendre la charge d’un si grand nombre d’âmes, on ne s’interrogera
pas même pour savoir si l’on est capable? mais, nonobstant l’incapacité
la plus complète, on acceptera (599) le saint ministère par
complaisance pour un tel, parce que celui-ci l’exige, par la crainte d’offenser
celui-là! Ne serait-ce pas courir avec eux à une perte certaine?
On aurait pu se sauver tout seul, on se damne soi-même et les autres.
De quel côté attendre le salut? Comment obtenir le pardon?
Quels seront nos intercesseurs? peut-être ces téméraires
qui ont usé de violence et qui ont entraîné l’infortuné
à une périlleuse extrémité? Mais eux-mêmes
qui les tirera d’affaire alors, car ils auront besoin eux-mêmes du
secours d’autrui, s’ils veulent éviter le feu de l’enfer.
2. Lorsque je parle ainsi, je n’ai
pas l’intention de t’effrayer, je ne veux que te montrer la vérité
toute nue. Écoute ce que dit l’apôtre saint Paul à
son disciple, à Timothée, son véritable et cher fils
: N’impose légèrement les mains à personne, et ne
participe point aux péchés d’autrui. (I. Tim. V, 22). Vois-tu,
je ne dis pas de quel blâme, mais de quel châtiment j’ai sauvé,
autant qu’il était en moi, ceux qui voulaient ma promotion? Comme
il ne suffira pas à l’élu de dire je n’avais pas sollicité,
je n’ai point fui, parce que je ne prévoyais point que l’on pensait
à moi; de même ce sera pour l’électeur une vaine excuse
de dire qu’il ne connaissait pas celui à qui il donnait son suffrage.
Cette prétendue justification ne fera qu’aggraver le tort. Quoi!
l’on n’achète pas un esclave sans le faire voir aux médecins,
sans demander des garanties, sans prendre des informations auprès
des voisins; non content de cela on exige encore du temps pour l’essayer;
et quand il faudra choisir le prêtre de Jésus-Christ, sans
y faire tant de façons, on prendra le premier venu, pourvu que ce
choix soit du goût de tel ou tel électeur, instrument docile
de la faveur ou de la haine d’un tiers! mais c’est absurde. Qui donc implorera
pour nous la clémence divine, lorsque ceux qui devraient être
nos défenseurs auront eux-mêmes besoin d’être défendus?
C’est le devoir de l’électeur
de se livrer à un examen approfondi, c’est encore davantage celui
du candidat; car bien que ceux qui l’auront élu doivent porter avec
lui la peine de ses péchés, ce ne sera pas pour lui un titre
à l’impunité. II doit même s’attendre à la plus
grande part du châtiment, à moins que les électeurs
n’aient agi par un motif purement humain, et contre toutes les lumières
et les inspirations de leur conscience. S’ils étaient convaincus
du crime d’avoir introduit dans le sanctuaire, pour un motif quelconque,
un sujet à leurs yeux notoirement indigne, un châtiment égal
serait probablement réservé à tous, et peut-être
un plus grand à celui qui aura conféré les ordres.
Quelle responsabilité sur la tête du téméraire
qui accorde à l’ennemi du Christ le pouvoir de ravager son Église!
Que si l’électeur n’est pas coupable à ce point, s’il dit
avoir été trompé par l’opinion publique, cela ne suffira
pas pour l’absoudre entièrement, mais il sera moins puni que l’élu.
Pourquoi? parce que les électeurs peuvent avoir été
trompés par l’opinion publique en donnant leurs suffrages. Mais
l’élu ne sera pas admis à dire qu’il ne se connaissait pas
plus lui-même qu’il n’était connu des autres.
Comme il doit être plus puni
que ceux qui l’élisent, il doit aussi s’examiner et s’éprouver
avec plus de soin que qui que ce soit. Et si les personnes qui ne le connaissent
pas bien, veulent le contraindre d’accepter, il doit aller les trouver,
leur déclarer ses défauts, les tirer d’erreur, et se refuser
absolument à recevoir sur ses épaules un fardeau qu’il n’est
pas capable de porter. Pourquoi, lorsqu’il est question d’art militaire,
de commerce, d’agriculture ou de toute autre profession de la vie civile,
pourquoi ne voit-on jamais le cultivateur s’aviser d’entreprendre un voyage
sur mer, ni le soldat de faire valoir une ferme, ni le pilote de conduire
une expédition militaire, quand même on voudrait les y contraindre
sous peine de mort? C’est parce qu’ils prévoient le danger auquel
leur incapacité les exposerait. Pour des intérêts si
minces quelle prudence! nulle violence ne nous ferait céder. Mais
s’agit-il du supplice éternel qui menace les dispensateurs infidèles
des dons sublimes du sacerdoce, on n’a plus que de l’insouciance en face
d’un si grand péril, on s’y expose de gaîté de coeur,
fort du prétexte qu’on a subi une contrainte. Le souverain juge
n’admettra pas une pareille raison. C’était notre devoir d’apporter
plus de précautions et de soins aux intérêts de l’esprit
qu’à ceux de la chair. Or, c’est précisément tout
le contraire que nous faisons. Tu veux faire construire un bâtiment,
tu soupçonnes d’être un habile architecte un homme qui n’entend
rien à l’architecture, tu l’appelles, il vient, il se met à
l’oeuvre; mais à peine a-t-il porté la main sur les matériaux
préparés pour la construction qu’il gâte tout: il gâte
les bois, il gâte les (600) pierres; bref, il te bâtit si mal
ta maison qu’elle ne peut manquer de s’écrouler bientôt: lui
suffira-t-il pour sa défense de dire qu’il a subi une contrainte,
qu’il ne s’est pas présenté de son chef? Nullement, voilà
ce que répondent la raison et la justice. Il devait, en dépit
de toutes les sollicitations, décliner l’entreprise. Comment! un
homme qui aura gâté du bois et des pierres ne trouvera pas
une excuse valable pour s’exempter du châtiment; et celui qui perd
des âmes, qui met tant de négligence à les édifier,
il suffira à un tel homme pour éviter le châtiment,
de dire qu’il a été contraint? qu’il ne s’y fie pas. Il se
méprendrait grossièrement.
Il n’est pas encore temps de prouver
que personne ne peut faire violence à celui qui est déterminé
à refuser. J’accorde, pour un moment, qu’on a réellement
contraint tel sujet; qu’on a usé à son égard de tant
de ruses, qu’il a été obligé de se soumettre : penses-tu
pour cela qu’il évitera la punition? Détrompe-toi, et n’ayons
pas l’air d’ignorer ce que savent même les enfants. Au jour où
tous les comptes seront rendus, cette ignorance prétendue ne servirait
de rien. Tu n’as fait aucune démarche pour être promu au saint
ministère, parce que tu connaissais ta faiblesse : très bien!
Il fallait donc persévérer dans ces sages dispositions et
ne pas accepter, en dépit de toutes les sollicitations. Quoi! tu
n’avais ni talent ni vertu, tant que l’on ne pensait pas à toi,
et dès qu’il s’est trouvé une voix pour te crier monte ª,
tu es devenu tout à coup un autre homme! C’est une pure plaisanterie,
c’est même de la folie, pour laquelle il n’y a pas de supplice trop
sévère. Notre-Seigneur n’a-t-il pas dit : qui veut bâtir
une tour ne doit pas jeter les fondements avant d’avoir calculé
ses forces, s’il ne veut pas devenir la risée des passants. (Luc.
XIV, 28.) Encore là, tout le risque à courir ne va-t-il pas
au delà de quelques plaisanteries à essuyer; ici, il s’agit
d’une punition bien différente, du feu éternel, du ver qui
ne meurt pas, du grincement de dents, des ténèbres extérieures,
de la séparation d’avec les bons, et d’une place dans l’enfer parmi
les hypocrites.
Voilà ce que ne veulent pas
voir ceux qui m’accusent; autrement ils ne me feraient pas un crime de
ce que je n’ai pas voulu courir étourdiment à ma perte. Il
n’est pas ici question de blé ou d’orge à cultiver, de boeufs
ou de brebis à élever, ni d’aucune marchandise semblable
à soigner : il s’agit du corps même de Jésus-Christ.
Car selon saint Paul, l’Église de Jésus-Christ est le corps
même de Jésus-Christ. Il convient donc que celui à
qui ce corps a été confié, travaille à l’entretenir
dans la parfaite santé et dans la beauté irréprochable,
qui lui conviennent; que, par une active surveillance, il le préserve
des taches, des rides, en un mot de tout défaut qui pourrait en
altérer la forme et l’éclat; ne doit-il pas, en effet, autant
qu’il est possible à la nature humaine, le montrer digne du divin
chef, du chef immortel et bienheureux qui le domine? Que si ceux qui veulent
se rendre propres aux combats des athlètes, ont besoin de médecins,
de maîtres, d’un régime exactement suivi, d’exercices continuels
et de mille précautions minutieuses, parce que la moindre négligence
peut faire avorter tous les autres soins qu’on aura pris; comment ceux
qui sont choisis pour gouverner le corps de Jésus-Christ, dont l’exercice
n’est pas corporel, mais spirituel, et consiste à combattre les
puissances invisibles, lui peuvent-ils conserver sa santé et sa
vigueur, s’ils ne possèdent pas toutes les méthodes nécessaires
pour en bien traiter les maladies, et ne sont pas, pour cela, doués
d’une vertu plus qu’humaine?
3. Ne sais-tu pas que ce corps mystique
est sujet à plus de maladies et d’accidents que notre corps matériel,
qu’il s’altère plus vite, et se guérit plus difficilement?
Or, ceux qui traitent nos corps ont inventé une grande variété
de remèdes, toutes sortes d’instruments et d’appareils, ainsi que
des aliments appropriés à chaque espèce de maladies;
quelquefois le simple changement d’air, le sommeil ménagé
à propos, suffisent pour guérir le malade et tirer le médecin
d’embarras. Le traitement des maladies spirituelles n’a pas ces ressources.
Après le bon exemple, le ministère sacerdotal ne connaît
pas d’autre méthode, pour guérir, que la prédication.
La .parole seule lui tient lieu d’instrument, d’aliment, d’air salubre.
La parole est le remède qu’il administre, la parole est le feu dont
il se sert pour brûler, la parole est le fer avec lequel il tranche
: il n’en a pas d’autre à sa disposition; la parole est-elle impuissante,
le prêtre est à bout de moyens. Par la parole nous relevons
l’âme abattue, nous ramenons à son état naturel celle
qui est travaillée de l’enflure, nous retranchons les superfluités;
nous remplissons les manques; en un mot, c’est par elle que nous faisons
toutes les opérations qui peuvent être utiles à la
santé de l’âme. (601)
Pour ce qui est de bien régler
sa vie, l’exemple des autres peut exciter notre émulation et nous
porter à les imiter: mais lorsqu’il s’agit de guérir une
âme imbue d’une mauvaise doctrine, l’emploi de la parole est indispensable,
non seulement pour confirmer ceux qui pensent comme nous, mais encore pour
combattre nos adversaires. Si nous étions armés du glaive
de l’esprit et du bouclier de la foi jusqu’à faire des miracles,
et fermer la bouche aux incrédules à force de prodiges, nous
pourrions nous passer du secours de l’éloquence; je me trompe, elle
serait toujours utile et même nécessaire. L’apôtre saint
Paul en a fait usage, bien que l’éclat de ses miracles frappât
tous les yeux. Un autre membre encore de ce même collège des
apôtres nous exhorte à ne pas négliger cette puissance
de la parole : Soyez prêts, dit-il, à répondre à
quiconque vous demandera compte de l’espérance qui est en vous.
(I. Pierre III, 15.) Saint Etienne et les autres diacres ne furent préposés
au service des veuves, qu’afin de laisser aux apôtres le temps de
vaquer au ministère de la parole. Toutefois le don de la parole
nous serait moins indispensable, si nous avions celui des miracles. Mais
puisqu’il n’est resté parmi nous aucun vestige de cette dernière
puissance, et que de nombreux ennemis ne cessent de nous menacer sur tous
les points, il faut nécessairement que nous soyons armés
du glaive de la parole tant pour repousser leur attaque, que pour les frapper
à notre tour.
4. C’est pourquoi nous devons avoir
grand soin que la parole de Jésus-Christ habite en nous avec abondance
(Col. III, 16); car nous avons à nous tenir prêts pour toutes
sortes de combats; nous sommes en face d’ennemis divers, nombreux, qui
ne se servent point des mêmes armes, ne suivent pas le même
plan d’attaque. Il faut donc que celui qui veut en venir aux mains avec
eux, connaisse toutes leurs différentes manières de combattre,
qu’il sache également manier l’arc et la fronde, qu’il soit tour
à tour fantassin et cavalier, soldat et capitaine, propre aux combats
de mer comme aux attaques de places. Dans les combats ordinaires, il suffit,
pour soutenir le choc de l’ennemi, que chacun se tienne à son poste;
dans ceux dont nous parlons, il faut connaître à fond chacune
des parties de l’art de l’attaque et de la défense. N’y est-il qu’un
endroit mal gardé, l’ennemi saura bien le découvrir et introduire
dans la bergerie ses démons ravisseurs pour enlever les brebis :
chose qu’il n’essaie même pas, s’il s’aperçoit qu’il a affaire
à un pasteur vigilant, qui est au fait de ses artificieuses manoeuvres.
Il faut donc que nous soyons munis
de toutes parts. Une ville entourée partout de bons remparts, se
rit des efforts des assiégeants et vit dans une entière sécurité;
mais qu’une brèche soit ouverte dans la muraille, seulement de la
largeur d’une porte, tout le reste de l’enceinte n’est plus d’aucune utilité,
fût-il d’ailleurs en très bon état. Il en est de même
de la cité de Dieu. Tant que la sollicitude et la prudence du pasteur
y servent de rempart et d’enceinte, les entreprises de l’ennemi tournent
à sa honte, et personne dans la ville n’est en danger; pour peu
que la cité soit entamée, la chute d’une seule partie entraîne
bientôt la ruine du tout.
Que servirait-il, en effet, d’avoir
mis les Gentils en déroute, si les Juifs saccagent la place
? ou d’avoir triomphé des Gentils et des Juifs, si les Manichéens
la livrent au pillage? Quel gain d’avoir vaincu les Manichéens,
si les fatalistes viennent égorger les ouailles jusqu’au sein de
l’Église? A quoi bon donner ici le catalogue complet des hérésies
inventées par le Diable, et dont une seule, si le berger ne
sait pas les repousser toutes, peut jeter une partie du troupeau dans la
gueule du loup? A la guerre, il faut être présent sur le champ
de bataille pour vaincre ou pour succomber; ici, il arrive souvent qu’un
combat engagé entre d’autres, donne la victoire à un parti
qui n’avait pas figuré au commencement de l’action, et qui, comme
s’il était étranger à la querelle, était resté
constamment assis sous sa tente. Ou bien, pour avoir négligé
de s’exercer à l’avance, on se perce de ses propres armes, et l’on
prête à rire à ses amis et à ses ennemis. Je
vais éclaircir ma pensée par un exemple : Les sectateurs
de la folie de Valentin et de Marcion, et les autres malades, dont l’affection
est à peu près de la même espèce, retranchent
du canon des divines Écritures la loi donnée à Moïse
par le Seigneur; d’autre part, les Juifs ont pour cette loi un si grand
respect, qu’aujourd’hui, malgré l’abrogation qui en a été
faite, ils soutiennent que l’on doit en garder tous les préceptes
contre l’ordonnance du Seigneur lui-même; mais 1’Église de
Dieu évitant l’un et l’autre excès, a pris le milieu; l’Église
ne pense pas que l’on doive encore porter le joug de cette loi, mais elle
ne souffre pas que l’on en dise du mal. (602)
Elle la préconise encore,
quoique supprimée parce que c’est une loi qui a été
utile durant tout le temps qu’elle fut en vigueur.
Pour combattre des ennemis si opposés
entre eux, il faut donc garder un juste tempérament; car si, voulant
enseigner aux Juifs que ce n’est plus le temps de pratiquer les cérémonies
de cette loi ancienne, on commence par la critiquer sans ménagement,
on donnera une prise terrible au hérétiques qui la rejettent
absolument; si pour fermer la bouche à ceux-ci, on l’exalte outre
mesure, comme s’il était encore nécessaire de l’observer
au temps où nous sommes, on lâche la bride aux déclamations
des Juifs. Des excès contraires ont également jeté
hors de la vraie loi, les maniaques sectateurs de Sabellius, de même
que les furieux Ariens. Les uns et les autres gardent le nom de chrétiens;
mais quand on examine le fond de leurs doctrines on acquiert la conviction,
qu’au nom près, les premiers ne valent pas mieux que les Juifs,
et que les seconds se rapprochent fort de l’hérésie de Paul
de Samosate: qu’au reste, les uns et les autres sont également éloignés
de la vérité.
On court donc un grand danger dans
les rencontres avec ces hérétiques, on marche sur un sentier
étroit, escarpé et des deux côtés bordé
de précipices. Il est à craindre qu’en voulant frapper un
de ses adversaires, on ne se découvre aux coups de l’autre. En effet,
si l’on avance que la divinité est une, aussitôt Sabellius
exploite la proposition au profit de sa folle impiété: d’un
autre côté si l’on distingue et que l’on dise qu’autre est
le Père, autre est le Fils, autre est le Saint-Esprit, voici Arius
qui, de la différence des personnes, conclut à la diversité
de l’essence. Il faut rejeter également et la confusion impie de
l’un, et la division non moins sacrilège de l’autre; on évite
ces deux écueils en confessant que la divinité du Père,
du Fils et du Saint-Esprit est une, et en reconnaissant les trois Personnes
ou Hypostases; c’est ainsi que nous pourrons nous faire un rempart contre
la double attaque de nos ennemis. Je pourrais encore te signaler beaucoup
d’autres rencontres, où l’on a besoin d’unir l’ardeur du courage
à la précision des manoeuvres, sous peine de se retirer couvert
de blessures.
5. Que n’aurait-on pas à
dire des contentions et des disputes qui s’élèvent entre
les fidèles? Non moindres que les attaques du dehors, elles donnent
encore plus de peine à celui qui enseigne. Les uns poussés
par un excès de curiosité, s’occupent, sans raison et par
pure fantaisie, de questions impossibles à résoudre, et dont
la solution ne mène à rien d’utile. Les autres demandent
compte à Dieu de ses jugements; ils voudraient mesurer l’abîme
sans fond de ses conseils : Vos jugements, dit le Prophète, sont
un abîme infini. (Ps. XXXV, 7.) Bien peu s’appliquent à connaître
les dogmes de la foi et la règle des moeurs: beaucoup perdent leur
temps à étudier ce qu’ils ne connaîtront jamais, et
dont la recherche même offense Dieu. Vouloir absolument pénétrer
ce que Dieu nous interdit de savoir, efforts inutiles (qui pourrait faire
violence à Dieu!) efforts coupables et dangereux. Et cependant,
si l’on a recours à l’autorité pour réprimer ces chercheurs
indiscrets de choses introuvables, on s’attire la réputation d’un
orgueilleux et d’un ignorant. Voilà donc encore un point qui exige
de la part d’un évêque une grande prudence, tant pour éloigner
les esprits de questions oiseuses et absurdes, que pour éviter des
accusations fâcheuses. Contre tant de difficultés il a pour
toute arme la parole, rien que la parole. S’il en est dépourvu,
les âmes, dont le gouvernement lui est confié, surtout les
âmes faibles et travaillées d’un excès de curiosité,
seront dans une continuelle agitation, comme le vaisseaux battu de la tempête
: que ne doit donc pas faire le prêtre pour acquérir le talent
de la parole?
6. BASILE. Pourquoi donc l’apôtre
saint Paul ne s’est-il point soucié de l’acquérir ? car il
ne rougit point de sa pauvreté en fait d’éloquence; mais
il avance hautement qu’il est ignorant, et cela en écrivant aux
Corinthiens mêmes, admirés pour leur beau parler dont ils
étaient si fiers.
CHRYSOSTOME. C’est précisément
cette parole à laquelle tu fais allusion qui en a trompé
un grand nombre, et les a rendus négligents pour l’étude
de la vraie doctrine. Faute d’aller jusqu’au bout de la pensée de
l’Apôtre, et de comprendre le sens de ses paroles, ils ont passé
toute leur vie dans la somnolence et la paresse, sectateurs fidèles
de l’ignorance, non pas de celle dont saint Paul fait l’aveu, mais
d’une autre dont il était plus éloigné que qui que
ce soit au monde. Mais je réserve ce point pour plus tard, et pour
le moment, supposons que l’Apôtre ait ignoré l’art de parler,
(603) comme on le prétend, que pourrait-on en conclure pour des
hommes de notre temps? Il possédait une puissance bien supérieure
à l’éloquence, et capable de produire de plus grands effets;
lui de qui la seule présence et le simple aspect, sans même
qu’il est à ouvrir la bouche, suffisaient pour faire trembler les
démons. Aujourd’hui tous les hommes ensemble auraient beau prier
et pleurer, ils ne pourraient ce que pouvaient les vêtements de saint
Paul. Paul par sa prière ressuscitait les morts; il opérait
tant de prodiges, qu’il était regardé comme un Dieu par les
infidèles. Encore revêtu d’un corps mortel, il avait été
jugé digne d’être ravi jusqu’au troisième ciel, et
d’apprendre des choses que l’oreille humaine ne peut pas même entendre.
Mais les hommes de nos jours... Je m’arrête pour ne rien dire de
trop dur ni de trop sévère. Mon dessein n’est pas de les
insulter; je m’étonne seulement qu’ils ne rougissent pas de se comparer
à ce grand homme.
En effet, si nous considérons
non plus les prodiges, mais la vie du bienheureux Apôtre, et sa conduite
angélique, nous le verrons encore plus triomphant par ses vertus
que par ses miracles. Qui pourrait représenter la vivacité
de son zèle, sa douceur, ses continuels dangers, ses sollicitudes
incessantes, sa constante anxiété pour le salut de toutes
les Églises; sa compassion envers ceux qui souffrent, ses tribulations;
ses persécutions sans cesse renouvelées, et ses morts de
tous les jours? Quel endroit de la terre habitable, quel continent, quelle
mer n’ont pas connu les combats de ce juste? Le désert même
l’a vu plus d’une fois, alors qu’il lui offrait un asile contre le danger.
Pas d’embûches auxquelles il n’ait été exposé,
mais aussi pas de victoire qu’il n’ait remportée. Toujours combattre,
et toujours vaincre, voilà sa vie.
Mas suis-je assez respectueux envers
ce grand homme, lorsque j’ose faire son éloge? ses grandes actions
ne sont-elles pas au-dessus de tous les discours, et autant au-dessus du
mien que les grands orateurs sont au-dessus de moi? Persuadé néanmoins
que le bienheureux Apôtre aura plus égard à l’intention
qu’au succès, je ne m’arrêterai pas que je n’aie parlé
d’un acte qui surpasse autant tout ce que j’ai dit, que saint Paul surpasse
les autres mortels. Quel est cet acte? C’est qu’après tant de belles
actions, et après avoir mérité une infinité
de couronnes, il souhaita d’aller en enfer, d’être livré à
un supplice éternel pour sauver et donner à Jésus-Christ
ces Juifs, qui l’avaient souvent lapidé, et qui l’auraient tué
s’ils en avaient eu le pouvoir. Quelqu’un a-t-il jamais aimé Jésus-Christ
à ce point, si l’on peut appeler amour un transport qui réclamerait
un terme plus expressif encore?
Nous comparerons-nous encore à
un tel homme, après une si grande grâce qu’il a reçue
d’en haut, et une si grande vertu qu’il a tirée de son fond? Ce
serait là le comble de la présomption et de la témérité.
Mais était-il aussi ignorant qu’on le prétend? Il n’en est
rien, comme on va le voir. On appelle ignorant non celui qui n’est pas
versé dans les prestiges de l’éloquence profane, mais celui
qui ne sait pas combattre pour la défense des dogmes et de la vérité
: et l’on a raison. Or, Paul ne se déclare pas ignorant sous l’un
et l’autre rapport, mais seulement sous le premier. Lui-même l’affirme,
et il fait expressément cette distinction, disant qu’il est ignorant
dans l’art de la parole, mais non dans la doctrine. (II Cor. XI, 6.) Il
est bien vrai que si, dans le ministre de la parole sainte, je demandais
la politesse d’Isocrate, la véhémence de Démosthène,
la majesté de Thucydide, la sublimité de Platon, on pourrait
m’opposer le passage de saint Paul allégué ici, mais je fais
grâce de tout cela au prédicateur de l’Évangile; pour
moi, c’est quelque chose de superflu, que tous ces ajustements oratoires
des profanes; que me font la rondeur des périodes et les élégances
de la déclamation? Qu’il soit pauvre, s’il veut, par la diction,
qu’il soit simple et sans art dans l’arrangement des mots, pourvu qu’il
soit riche de science et qu’il possède l’art de ne jamais faillir
à la règle des dogmes; mais je ne permettrai pas qu’on aille,
pour excuser sa propre négligence et sa paresse, ravir à
saint Paul le plus illustre de ses avantages, et son principal titre à
l’admiration.
7. Comment confondit-il les Juifs
de Damas, (Act. IX, 22), avant qu’il est commencé à faire
des miracles? Comment terrassa-t-il les Juifs Hellénistes? pourquoi
fut-il envoyé à Tarse? (Act. IX, 29, 30), sinon parce qu’avec
la force irrésistible de sa parole il vainquait tous ses adversaires,
et les pressait si vivement que, ne pouvant supporter leur défaite,
ils s’exaspérèrent jusqu’à jurer sa mort? Car, je
le répète, à ce moment il n’avait pas encore fait
de (604) miracles. On ne peut donc pas dire que, la multitude l’admirant
déjà comme un thaumaturge, ses antagonistes étaient
écrasés sous l’ascendant de sa renommée. Il n’était
puissant jusque-là que par la force de sa parole. De quelle arme
se servait-il à Antioche pour combattre les Judaïsants? (Galat.
II, 11.) N’est-ce pas par son éloquence seule que dans Athènes,
la ville la plus superstitieuse du monde, il gagna l’Aréopagite
avec sa femme? (Act. XVII, 34.) Quel charme merveilleux ne possédait-il
pas en parlant, puisqu’on passait des nuits à l’entendre? témoin
Eutyque tombé du haut d’une fenêtre (Act. XX, 9.) A Thessalonique,
à Corinthe, à Éphèse, à Rome que fait-il?
il prêche des jours entiers et même des nuits entières
expliquant les Écritures, disputant contre les Épicuriens
et les Stoïciens. (Act. XVII, 18.) Je ne finirais pas, si je relevais
toutes les occasions dans lesquelles il a montré son talent pour
la parole.
Avant qu’il est fait des miracles,
comme pendant le cours de ses prodiges, on le voit user fréquemment
de la parole. Qui donc osera nommer ignorant celui qui, soit qu’il fût
aux prises avec un adversaire, soit qu’il haranguât la multitude
se faisait admirer de tout le monde? Les Lycaoniens crurent voir en lui
leur Mercure; ses miracles et ceux de Barnabé les firent passer
pour des dieux; mais il n’y eut que l’éloquence qui fit prendre
Paul pour le dieu de l’éloquence. (Act. XIV, 11.) N’est-ce pas par
là qu’il a surpassé les autres Apôtres? D’où
vient que par toute la terre son nom se trouve si fréquemment dans
la bouche des hommes? D’où vient qu’il est plus admiré
que tous les autres, non seulement parmi nous, mais même parmi les
Juifs et les Grecs? N’est-ce pas à cause du prodigieux mérite
de ses épîtres, qui ont fait tant de bien aux fidèles
de son temps et à ceux qui sont venus depuis, et qui en feront encore
tant à ceux qui viendront, jusqu’au dernier avènement du
Christ; car il ne cessera pas d’être utile aux hommes tant que durera
le genre humain. Ses admirables écrits sont comme une muraille de
diamant qui entoure et protége les Églises dans toutes les
parties du monde. Champion immortel du Christ, il est encore aujourd’hui
debout au milieu de l’Église, enchaînant toute pensée
sous l’obéissance du Christ, renversant tous les conseils, abattant
toute hauteur qui s’élève contre la science de Dieu. (II
Cor. X, 5.)
Or, tout cela, il le fait par les
admirables épîtres qu’il nous a laissées, épîtres
toutes pleines de la sagesse divine.
Ses précieux écrits
servent non seulement au renversement des fausses doctrines et au solide
établissement de la vraie foi, mais ils sont encore d’une très
grande utilité pour instituer la règle des bonnes moeurs.
C’est par leur moyen qu’aujourd’hui encore les évêques parent
et ornent la chaste Vierge qu’il a nommée l’épouse de Jésus-Christ
(II. Cor. XI, 2), et qu’ils travaillent à former en elle tous les
traits du type de la beauté spirituelle; c’est par eux qu’ils repoussent
les maux qui fondent sur l’Église, et qu’ils lui conservent la santé
dont elle jouit. Tels sont les remèdes que cet ignorant nous a laissés,
et telle est leur vertu, comme l’expérience l’apprend à ceux
qui en font continuellement usage. De tout ceci, concluons que saint Paul
attachait une grande importance au talent de la parole.
8. Écoute encore dans quels
termes Paul écrit à son disciple : Applique-toi à
la lecture, à l’exhortation, à l’instruction. Et pour lui
montrer le fruit qu’il en retirera, il ajoute : Par là, tu te sauveras,
toi et ceux qui t’écoutent. (I Tim. V, 16.) Et ailleurs : il ne
faut pas qu’un serviteur du Seigneur dispute; mais qu’il soit doux envers
tout le monde, capable d’instruire, patient. (II Tim. IV, 16.) Et poursuivant
il dit : Pour toi, demeure ferme dans ce que tu as appris et qui t’a été
confié; sachant de qui tu l’as appris; te souvenant que dès
ton enfance, tu as été instruit des lettres saintes qui peuvent
t’éclairer pour le salut. (II. Tim. III, 14, 15.) Et encore : Toute
écriture divinement inspirée est utile pour enseigner, pour
reprendre, pour corriger, pour former à la justice, afin que l’homme
de Dieu soit parfait. (II. Tim. III, 16.)
Écoute encore ce qu’il dit
à Tite sur l’ordination des évêques : Il faut qu’un
évêque soit attaché à la vraie parole, à
celle qui est conforme ’ l’enseignement, afin qu’il puisse convaincre les
contradicteurs. (Tit. I, 9.) Comment donc un ignorant pourra-t-il convaincre
les contradicteurs de la vraie foi et leur fermer la bouche? A quoi bon
s’appliquer à la lecture et aux Écritures, s’il faut s’en
tenir à cette ignorance? Vaines excuses et faux prétextes
que tout cela, derrière lesquels voudraient s’abriter la paresse
et l’indolence.
Mais, me dit-on, ces conseils s’adressent
aux prêtres. Je réponds d’abord que c’est bien d’eux (605)
qu’il est ici question. Mais j’ajoute qu’ils s’adressent en même
temps aux simples fidèles, car, écoute ce que l’Apôtre
dit dans une autre épître, parlant cette fois non plus seulement
aux prêtres, mais à tout le monde: Que la parole du Christ
habite en vous abondamment avec toute sagesse (Coloss. III, 16); et encore
: Que toutes vos paroles soient accompagnées de grâce, et
assaisonnées du sel de la sagesse, en sorte que vous sachiez répondre
à chacun comme il convient. (Coloss. IV, 6.) Or le précepte
d’être prêt à répondre regarde tout le monde.
Écrivant aux Thessaloniciens, il dit : Édifiez-vous les uns
les autres, comme vous le faites. (I. Thess. V, 11.) Quand il parle des
prêtres, voici ce qu’il dit : Que les prêtres qui gouvernent
bien soient doublement honorés, principalement ceux qui travaillent
à la prédication et à l’instruction. (I. Tim. V, 17.)
Car le dernier terme de la perfection est atteint dans l’instruction lorsque,
par leurs exemples comme par leurs paroles, les prédicateurs conduisent
les hommes à la vie bienheureuse préparée par Jésus-Christ.
Les exemples seuls ne suffisent pas pour instruire: ce n’est pas moi qui
le dis, c’est le Sauveur lui-même : Celui, dit-il, qui pratiquera
et qui enseignera, sera appelé grand. (Matth. V, 19.) Si pratiquer
c’était la même chose qu’instruire, il est été
superflu d’ajouter le second; il est suffi de dire, celui qui pratiquera.
Mais en les divisant, Notre-Seigneur nous apprend que les oeuvres ne sont
pas la parole; et que pour édifier parfaitement les peuples, l’exemple
et le discours doivent se prêter un mutuel secours. N’entends-tu
pas ce que dit aux prêtres d’Éphèse ce vase d’élection
du Christ: Veillez donc, et n’oubliez pas que durant trois ans, nuit et
jour, je n’ai pas cessé d’avertir avec larmes chacun de vous. (Act.
XX, 31.) Pourquoi ces larmes, ces discours, ces avertissements alors que
l’éclat de sa vie apostolique était si vif? Sans doute que
le bon exemple contribue beaucoup à l’accomplissement des commandements;
toutefois, même en cette partie, je n’oserai dire qu’il suffise tout
seul.
9. Lorsqu’un combat s’engagera sur
le terrain du dogme, et que tous combattront avec des armes prises dans
les divines Écritures, de quel secours alors sera la sainteté
de la vie? A quoi serviront les fatigues et les sueurs, si après
toutes ces austérités, on tombe dans l’hérésie
par ignorance et qu’on soit séparé du corps de l’Église?
J’en connais plusieurs à qui ce malheur est arrivé. Quel
fruit retireront-ils de leur patience? Aucun : pas plus que si, la foi
étant saine et entière, la conduite était vicieuse.
Il faut donc une grande habileté dans ces combats pour la foi, à
celui qui est chargé d’enseigner les autres. Quand même il
serait, lui, inébranlable dans la foi, et invulnérable aux
coups des ennemis, la multitude d’âmes simples qui lui est soumise,
voyant son chef vaincu et réduit au silence par ses contradicteurs,
accuse non l’imbécillité de l’homme, mais la faiblesse du
dogme; et ainsi l’ignorance d’un seul cause la perte de tout un peuple.
On ne se donnera pas, si tu veux, tout de suite à l’ennemi, mais
on commencera à douter des principes jusque-là les mieux
assurés; on ne sera plus aussi solidement attaché à
certaines croyances que l’on avait embrassées de toutes les forces
de sa foi. La défaite du maître produit dans les âmes
une tempête si violente qu’elle ne peut finir que par le naufrage.
Te dire maintenant quelles calamités, quels charbons de feu s’amassent
sur la tête du malheureux, à qui l’on est en droit de reprocher
la perte de tant d’hommes, la chose serait superflue; tu le sais aussi
bien que moi.
Voilà donc ce crime d’orgueil
et de vaine gloire que l’on veut m’imputer, parce que j’ai refusé
d’être la cause de la ruine de tant d’âmes et, par là,
de m’attirer un châtiment plus terrible au jour du jugement.
Qui oserait encore le soutenir?
Personne assurément; à moins de vouloir persister dans une
accusation sans motif, et faire le philosophe dans les malheurs d’autrui.
(606)
Livre 5
1. J’ai suffisamment démontré
combien les combats livrés pour la défense de la vérité
exigent d’habileté et d’expérience de la part de celui qui
doit les soutenir. Néanmoins à ce que j’ai déjà
dit sur le talent de la parole, j’ai encore quelque chose à ajouter;
quelque chose qui est cause de dangers infinis, ou plutôt qui peut
devenir, pour ceux qui s’en acquittent mal, l’occasion des plus grands
dangers; car cette chose est en elle-même des plus salutaires et
des plus avantageuses, quand elle est maniée par des hommes vertueux
et capables. Je veux parler du travail plus ou moins considérable
que le prédicateur emploie à la composition des discours
qu’il fait en public.
La plupart des auditeurs ne veulent
point se mettre dans les dispositions qui conviennent aux disciples à
l’égard du maître qui les instruit. Trouvant le rôle
de disciples trop au-dessous d’eux, ils croient s’élever en prenant
celui des spectateurs de théâtres et de cirques. Et, comme
dans ces spectacles du monde, la foule se partage en factions, les uns
favorisant celui-ci, les autres celui-là; de même dans nos
temples, se divisent les assemblées chrétiennes; et les uns
sont pour un tel, les autres pour les autre; l’auditeur est déjà
favorable ou hostile à l’orateur, avant même que celui-ci
ait encore ouvert la bouche première difficulté; en
voici une autre non moins grande; pour peu qu’un prédicateur mêle
à la trame de son discours quelque chose du travail d’un autre,
il soulève contre lui plus de clameurs et d’insultes que s’il dérobait
l’argent d’autrui. Souvent même, sans qu’il ait rien emprunté,
et sur un simple soupçon non motivé, il est traité
comme si on l’est pris en flagrant délit de plagiat. Mais que parlé-je
d’emprunts faits à d’autres? On ne lui permet pas même d’user,
comme il l’entend et aussi souvent qu’il le voudrait, des fruits de son
invention et de son travail. Car ce n’est pas leur utilité, mais
leur agrément, que la plupart des auditeurs viennent chercher à
ces discours, auxquels ils assistent, comme à une tragédie
ou un concert, en qualité de juges. Il en résulte que l’espèce
d’éloquence que je réprouvais tout à l’heure avec
saint Paul, est encore plus (607) exigée dans la chaire évangélique,
qu’entre des sophistes obligés de mesurer leurs forces.
Il faut donc ici une âme fortement
trempée, bien supérieure à la faiblesse que je trouve
eu moi, qui puisse mettre un frein à cette passion de la multitude
pour un plaisir infructueux, et diriger son intention vers un objet plus
utile. C’est ainsi que l’orateur de la chaire, au lieu d’être lui-même
le trop facile jouet des caprices de la foule, marchera comme un chef et
un guide à la tête de son peuple docile à le suivre.
Or, ce résultat ne peut s’obtenir qu’à deux conditions :
le mépris des louanges, et le talent de la parole.
2. L’absence d’une de ces deux choses
rend l’autre inutile. Si, au mépris des louanges, le prédicateur
ne joint pas le talent d’instruire avec une parole assaisonnée de
grâce et de sel, il succombe infailliblement sous le dédain
de la multitude, sans que sa grandeur d’âme le puisse sauver. Si
au contraire il a tout ce qu’il faut sous le rapport du talent, mais que
la faveur populaire le domine au point qu’il en soit l’esclave, le préjudice
est toujours le même pour lui comme pour le peuple, parce que, dans
ses discours, il se propose de plaire plutôt que d’être utile
à ses auditeurs: tant la soif des louanges le tourmente et l’égare.
Voici un homme qui, à la vérité, est insensible aux
caresses de la renommée; mais il ne sait point parler, que fera-t-il?
il ne cèdera point aux caprices de la multitude, c’est vrai, mais
à quoi servira cette magnanimité, s’il ne peut être
d’aucune utilité au peuple, par l’impuissance où il
se trouve de rien dire? En voici un autre qui possède le talent
nécessaire pour rendre les hommes meilleurs, mais il a le malheur
de ne pouvoir résister à l’amour de la louange, qu’arrive-t-il?
sinon qu’il songe plus à plaire à son auditoire qu’à
le sauver, et cela parce que les applaudissements, en éclatant autour
de lui, flattent trop doucement ses oreilles.
3. Le pasteur parfait aura donc
un caractère égal à son talent, et un talent égal
à son caractère, ainsi soutenu des deux côtés,
il ne faillira point dans sa mission. Un prédicateur s’est levé
au milieu de la foule, il a déjà prononcé des paroles
capables d’impressionner les coeurs tièdes et lâches; mais
tout à coup il bronche et s’interrompt, il sent son indigence, il
se trouble, il rougit: tout le fruit de ses premières paroles se
perd et se dissipe incontinent; ceux qu’il vient de gourmander, excités
par les blessures douloureuses faites à leur amour-propre, et ne
sachant comment se venger autrement, attaquent son ignorance avec sarcasme;
c’est d’ailleurs un moyen pour eux de jeter un voile sur leurs opprobres.
Il faut donc que l’orateur sacré,
tel qu’un habile conducteur, parvienne à régler si bien ces
deux belles qualités, qu’il les fasse marcher de front vers un but
utile. Lorsqu’il ne donnera plus prise à la critique, c’est alors
qu’il pourra aussi facilement qu’il voudra, réprimander avec sévérité
ou traiter avec indulgence les fidèles soumis à sa conduite:
sans cette condition il lui sera difficile d’agir avec cette autorité.
La grandeur d’âme ne doit pas se borner au mépris de la louange,
il faut qu’on la pousse plus loin, si l’on ne veut pas que ce premier mérite
reste imparfait.
4. Que faut-il donc mépriser
encore? la jalousie et l’envie. Toutes ces accusations fausses et même
invraisemblables auxquelles les chefs de l’Église sont ordinairement
en butte, il ne faut ni les craindre et s’en alarmer outre mesure,
ni non plus les dédaigner tout à fait; mais encore qu’elles
ne soient que des mensonges inventés par le premier venu, il faut
tâcher de les éteindre aussitôt; car, pour exagérer
soit en bien, soit en mal la réputation d’un homme, il n’y
a rien de pareil à cette multitude sans frein dans ses propos. Écouter
et répéter tout sans examiner rien, dire au hasard tout ce
qui se présente, sans avoir égard à la vérité,
voilà le peuple. Aussi, bien loin de mépriser les bruits
populaires qui nous sont désavantageux, il faut leur couper pied
dès le commencement, en confondant les calomniateurs, quoique leurs
mensonges soient visibles par eux-mêmes, et n’omettre rien de ce
qui peut consolider notre réputation. Mais quand nous aurons fait
tout ce que nous pouvons, si nos accusateurs ne veulent pas se rendre,
c’est alors le cas de les mépriser. Quelqu’un qui tout d’abord se
laisserait abattre par ces contrariétés, ne pourrait plus
rien faire de beau ni de grand, parce que le chagrin et les soucis continuels
produiraient chez lui une prostration des forces de l’âme, et le
réduiraient à une complète impuissance;
La conduite du prêtre, avec
son peuple, doit être la même que celle d’un père à
l’égard de ses enfants en bas-âge. De la part des enfants
au berceau, les insultes, les coups, les pleurs n’émeuvent pas plus
un père que les joyeux (608) éclats de rire et les caresses
n’enflent sa vanité. C’est ainsi qu’un prêtre ne doit ni s’enorgueillir
de l’éloge, ni se laisser abattre par le blâme du peuple,
puisque celui-ci prodigue à contretemps l’un et l’autre. C’est difficile,
mon ami, peut-être même impossible: n’éprouver aucun
plaisir à s’entendre louer est un degré de perfection auquel
peut-être il n’est pas donné à l’homme d’atteindre.
Or le plaisir engendre le désir de la jouissance; le désir
de la jouissance, en cas d’insuccès, produit nécessairement
le chagrin, le dégoût, l’indignation, la douleur. De
même que ceux qui placent toute leur joie dans les richesses, tombent
dans l’affliction en tombant dans la pauvreté, de même que
ceux qui sont accoutumés à une vie délicate trouveraient
insupportable d’être réduits à une vie frugale; ainsi,
ceux qui sont avides de louanges, non seulement lorsqu’on les blâme
sans raison, mais encore lorsqu’on ne les loue pas continuellement, sentent
leur âme comme dévorée par une faim cruelle, surtout
s’ils ont pour ainsi dire été nourris de louanges dès
leur enfance, mais principalement s’ils sont témoins des louanges
qu’on donne aux autres. A combien de déboires et de douloureux mécomptes
celui qui entre dans le ministère de la parole évangélique,
avec ce désir dans le coeur, ne s’expose-t-il pas? L’âme de
ce prêtre ne peut pas plus être exempte de soucis et de chagrins
que la mer, de vagues et de tempêtes.
5. En lui supposant même un
grand talent naturel pour la parole, ce qui est bien rare, il n’en est
pas moins tenu de travailler sans relâche. En effet, l’éloquence
étant moins un don de la nature que le produit du travail et de
l’étude, on a beau s’être élevé dans cet art
jusqu’au sommet de la perfection, on en déchoit bien vite si l’on
néglige de s’y maintenir par une étude et un exercice continu.
Il s’en suit que les meilleurs orateurs sont obligés à plus
de travail que les moins bons : ceux-ci ayant moins à perdre que
les premiers. C’est la différence des mérites qui établit
celle des obligations. Aucune critique ne vient gourmander le talent médiocre,
quand même il ne produirait rien de remarquable; mais le talent supérieur,
toutes les fois qu’il paraît, on exige qu’il surpasse l’opinion qu’on
a de lui, autrement les plaintes s’élèvent de toutes parts.
Les moindres succès attirent au premier de grands éloges;
si le second ne force pas l’admiration, s’il ne met pas l’auditeur hors
de lui-même, tout éloge lui est refusé, et nulle critique
ne lui est épargnée. L’auditoire juge moins l’orateur par
son discours que par sa réputation. Il est donc évident que
le plus éloquent des prédicateurs doit être le plus
laborieux; on ne lui pardonne pas ce qui est cependant inséparable
de la nature humaine, de ne pas réunir toutes les qualités;
et, si son discours ne répond pas, de tout point, à la grandeur
de sa renommée, il ne se retire que sous une grêle de sarcasmes
et de traits malins lancés par la foule. Personne ne fait attention
que le moindre accident, un chagrin, une anxiété,
un souci quelconque, parfois même la colère a pu troubler
la lucidité de son esprit, et ôter à ses conceptions
quelque chose de leur clarté et de leur précision habituelles;
enfin, que l’orateur étant homme, il ne peut pas être partout
le même et n’avoir à traverser pour ainsi dire que des jours
sereins; qu’il est au contraire sujet, par sa nature, à faillir
quelquefois, et à paraître au-dessous de son propre talent;
mais, encore une fois, on ne lui tient compte de rien; on lui fait son
procès comme s’il pouvait avoir la perfection des anges. C’est d’ailleurs
une disposition, malheureusement trop naturelle, d’accorder peu d’attention
à tout ce que les autres font de bien, quel qu’en soit l’éclat.
On a des yeux bien plus vigilants pour remarquer les fautes, même
les plus légères, même celles dont le temps semblait
avoir anéanti le souvenir; on est prompt à les découvrir,
avide à s’en saisir, opiniâtre à les retenir. C’est
bien peu de chose, ce n’est rien, et cependant, cela a suffi plus d’une
fois pour diminuer la gloire de beaucoup d’hommes d’un vrai mérite.
6. Tu vois mon généreux
ami, que plus un prédicateur a de talent, plus il a besoin de travailler
pour ne pas le laisser dépérir. J’ajoute qu’il lui faut une
patience à toute épreuve. Une foule de malveillants l’assaillent
sans cessé à tort et à travers, sans avoir aucun reproche
légitime à lui faire, uniquement parce qu’on ne peut souffrir
sa réputation et qu’on est importuné du bruit qu’elle fait.
Il faut qu’il ait le courage de souffrir cette amère jalousie. La
haine exécrable qu’on lui porte sans raison, ne pouvant rester longtemps
concentrée au dedans des coeurs, se fait bientôt jour au dehors;
elle éclate par les injures, les détractions, les calomnies
semées dans l’ombre et répandues dans le public. Une âme
qui, à chaque atteinte, commencerait par s’affliger, par s’irriter,
ne tarderait pas à (609) succomber au chagrin. Non seulement ses
ennemis le frappent eux-mêmes, mais ils y emploient encore des mains
étrangères. On les verra prendre un homme incapable de dire
deux mots de suite, et le porter jusqu’aux nues par des louanges hyperboliques,
et par une admiration affectée; les uns le font par passion seulement,
les autres par ignorance et par envie; mais ils n’ont tous qu’un but, qui
est de renverser une réputation existante, et nullement d’en susciter
une impossible.
Outre ces ennemis, le vaillant défenseur
de l’Église aura souvent à lutter contre l’ignorance de tout
un peuple. Un grand auditoire ne peut pas se composer entièrement
d’hommes lettrés; les gens sans instruction sont toujours en très
grande majorité dans les réunions de nos Églises;
ne comptons pas cette première catégorie, reste une minorité
que nous sommes encore obligés de partager en deux classes, ceux
qu’une moyenne culture sépare un peu des ignorants, tout en les
laissant toujours très éloignés des hommes vraiment
capables de juger d’un discours : ne prenons que ces derniers et nous voilà
réduits à un ou deux connaisseurs. D’où il arrive
que celui qui a le mieux parlé sera le moins applaudi, et quelquefois
ne le sera pas du tout. Il doit se résigner d’avance à ce
résultat bizarre; excuser ceux qui agissent par ignorance; plaindre
ceux qui sont mus par l’envie, comme des malheureux dignes de pitié,
et se bien persuader que ni les uns ni les autres ne sauraient rien ôter
à ses talents. Un grand peintre, un maître en son art, verrait
de mauvais connaisseurs se moquer d’un de ses chefs-d’oeuvre, qu’il ne
devrait pas pour cela se décourager, parce que la critique des sots
ne peut faire qu’un bon tableau soit mauvais, pas plus que leurs éloges
et leur admiration ne feront qu’un mauvais soit bon.
7. Oui, que le génie soit
lui-même juge de ses oeuvres; ne les tenons pour bonnes ou pour mauvaises,
qu’après que l’esprit qui les a conçues aura dit: elles sont
bonnes, elles sont mauvaises. L’opinion qu’émettent au hasard des
personnes étrangères à l’art, ne méritent pas
même qu’on s’y arrête. Ainsi donc, que celui qui s’est chargé
de la rude mission d’enseigner les autres, n’attache aucune importance
aux suffrages de la multitude, et qu’il ne tombe point dans le découragement,
s’ils lui manquent. Quand il aura travaillé ses discours dans le
but de plaire à Dieu (car c’est Dieu qui est la règle et
le type suprême de la perfection, non pas le monde avec ses applaudissements
et ses louanges), après cela, si les éloges arrivent aussi
de la part des hommes, eh bien! qu’il ne les repousse point. Si les auditeurs
ne lui en donnent pas, qu’il y renonce sans se plaindre. Une assez belle
récompense, la plus grande de toutes les récompenses, ne
manquera pas à ses peines, je veux dire le témoignage que
lui rend sa conscience de n’avoir recherché que la gloire de Dieu
en composant, en travaillant avec soin ses discours.
8. Mais, s’il commence par se laisser
aller au désir des vaines louanges, ni ses travaux infinis, ni ses
talents pour l’éloquence ne lui servent de rien; incapable de mépriser
les injustes critiques de la multitude, il se relâche et perd le
goût de l’étude. Il doit donc apprendre avant tout à
mépriser les louanges, c’est une science sans laquelle l’exercice
de la parole ne suffirait pas pour conserver ce beau talent.
A celui qui ne possède qu’une
éloquence médiocre, le mépris des louanges n’est pas
moins nécessaire qu’il ne l’est au plus éloquent; car il
fera nécessairement beaucoup de fautes, s’il n’est pas assez fort
de caractère pour se passer volontiers de la faveur populaire. Dans
son impuissance d’égaler les orateurs les plus renommés,
il ne craindra pas de leur tendre des piéges, de leur porter
envie, de les calomnier et de s’abaisser aux plus odieuses manoeuvres;
fallait-il perdre son âme, il est prêt à tout
oser pour usurper leur gloire en la faisant descendre jusqu’à sa
médiocrité. J’ajoute que son âme engourdie par la torpeur,
se refusera bientôt à toute espèce de fatigue et de
travail. En effet, se donner beaucoup de peine pour ne récolter
qu’une très mince moisson de louanges, quoi de plus propre à
jeter, dans une sorte de sommeil léthargique, l’homme qui n’a pas
la force de mépriser les louanges? Ainsi, le laboureur, obligé
de travailler une terre stérile et de creuser des sillons dans un
sol pierreux, suspend bientôt ses travaux, à moins que la
passion de son art ne le captive, ou que la crainte du besoin ne le courbe
forcément sur son labeur.
Si l’homme le plus richement pourvu
du côté de l’éloquence a besoin d’une étude
continuelle pour conserver ses avantages, quelle difficulté n’éprouvera
pas celui qui n’a que peu de fond, et qui se voit obligé, en parlant,
de méditer sur ce qu’il doit dire? Quel embarras, quelle (610) violente
contention d’esprit pour arriver à produire laborieusement un mauvais
discours! Et si parmi les ministres d’un rang inférieur, il se rencontre
quelqu’un dont le talent éclipse celui de son évêque,
ne faudra-t-il pas à celui-ci une vertu plus qu’humaine pour qu’il
ne se laisse pas dominer par l’envie et consumer par le chagrin? Se sentir
inférieur en mérite à quelqu’un sur qui on a l’avantage
du rang, de la dignité, et se résigner avec courage, cela
n’appartient pas à une âme commune, à la mienne, par
exemple, mais à une âme de la trempe la plus forte. Quand
du moins celui dont le mérite peut faire ombrage, a de la douceur
et de la modestie, c’est encore disgracieux, mais du moins c’est tolérable;
mais s’il est d’un caractère hardi, fanfaron et vain, c’est à
lui souhaiter la mort tous les jours, tant il répand d’amertume
sur la vie de son infortuné supérieur, affichant partout
ses avantages, se moquant par derrière, usurpant tout ce qu’il peut
d’autorité, et voulant être tout. Dans tout ce qu’il fait,
il a pour soutien et pour moyen de défense sa libre et facile parole,
la faveur du peuple, l’affection que toutes les classes de la société
ont pour lui.
Ne vois-tu pas comment l’éloquence
fait fureur aujourd’hui parmi les Chrétiens? Chez nous comme chez
les païens, il n’y a d’honneurs que pour ceux qui la cultivent.
Quelle plus insupportable honte
que de voir, pendant qu’on parle soi-même, tout le monde s’abstenir
du moindre signe d’approbation, montrer de l’ennui, attendre la fin du
discours comme une délivrance; tandis que, si un rival porte la
parole, tous l’écoutent avec attention, quelque long que soit son
discours, tous éprouvent de la peine lorsqu’il va finir, et témoignent
tout haut leur désappointement, s’il garde le silence? Ces contrariétés
peuvent te paraître légères et faciles à surmonter,
à toi qui ne les as pas encore éprouvées; elles n’en
sont pas moins faites pour éteindre le feu du génie, paralyser
les forces de l’âme, à moins que, s’affranchissant de toutes
les misérables passions de l’homme, on ne s’élève
à la hauteur des puissances célestes et incorporelles, qui
sont de leur nature inaccessibles à l’envie, à l’amour de
la gloire, aux diverses maladies de l’âme. Si un mortel parvient
à ce point de perfection de fouler aux pieds ce monstre indomptable
de la gloire humaine, et de trancher les têtes toujours renaissantes
de cette hydre, ou plutôt d’empêcher qu’elles ne germent dans
son coeur, il pourra repousser victorieusement les nombreux assauts qu’on
lui livrera, et se reposer comme dans le port à l’abri de la tempête.
Mais tant qu’il ne sera pas entièrement délivré de
cet ennemi, il sera assailli de mille manières différentes;
son âme sera continuellement troublée, déchirée
et deviendra le jouet d’une infinité de passions. A quoi bon énumérer
toutes les autres difficultés qui se rencontrent dans l’exercice
du saint ministère? Pour en donner ou s’en faire une idée,
il faudrait les avoir éprouvées soi-même. (611)
Livre 6
1. Voilà, pour la vie présente,
les épreuves que doit traverser un prêtre. Mais qu’est-ce
que cela, en comparaison de ce que nous aurons à subir ailleurs,
quand il nous faudra rendre compte de toutes les âmes qui nous auront
été confiées, oui de toutes, les unes après
les autres? La honte n’est pas le seul danger que nous ayons à courir,
mais après la honte, il y va encore pour nous d’un supplice éternel.
Il y a une parole que j’ai déjà citée : Obéissez
à ceux qui ont mission de vous conduire, et demeurez-leur soumis,
parce qu’ils veillent pour le bien de vos âmes, comme devant en rendre
compte (Heb. XIII, 17); mais je ne puis m’empêcher de la répéter,
parce qu’elle contient une menace qui bouleverse continuellement mon âme.
S’il est vrai qu’il vaudrait mieux pour celui qui scandalise le moindre
de ses frères, que l’on suspendît à son cou une meule
de moulin et qu’on le précipitât au fond de la mer (Matth.
XVIII, 6), si, tous ceux qui blessent la conscience de leurs frères,
pèchent contre Jésus- Christ lui-même (I. Cor. VIII,
12), à quel sort doivent donc s’attendre ceux qui perdent non pas
une, deux, trois âmes, mais des peuples tout entiers? Oui, je te
le demande, à quel supplice sont-ils réservés? Il
n’y a pas lieu de s’excuser sur son inexpérience, d’alléguer
son ignorance, de prétexter la nécessité ou la violence
des autres. Si ces moyens étaient recevables, les simples fidèles
pourraient plutôt y avoir recours pour excuser leurs propres fautes,
que les pasteurs pour obtenir le pardon des péchés qu’ils
ont fait commettre aux autres.
Pourquoi cela? Parce que celui qui
est chargé de corriger l’ignorance des peuples, et de les avertir
de la guerre qu’ils ont à soutenir contre le démon, aurait
mauvaise grâce de dire qu’il n’a pas entendu sonner la charge, qu’il
n’avait (613) pas même prévu la guerre, puisqu’il n’est établi,
comme dit le prophète Ezéchiel, que pour sonner de la trompette
à tout le peuple et l’avertir des malheurs qui le menacent. (Ezech.
XXXIII, 3.) Ainsi le châtiment est inévitable, n’y eût-il
qu’une seule âme de perdue. Si la sentinelle, dit encore le Prophète,
quand l’épée s’avance, ne sonne point de la trompette pour
donner l’alerte au peuple, et que l’épée arrivant ôte
la vie à un seul homme, cet homme à la vérité
est tombé pour son iniquité; néanmoins, je réclamerai
son sang de la main de la sentinelle. (Ezech. XXXIII, 6.) Cesse donc de
me pousser à un châtiment inévitable. Il ne s’agit
point ici du commandement d’une armée ou d’un empire, mais d’un
ministère qui demande la vertu d’un ange.
2. Il faut que l’âme du prêtre
soit plus pure que les rayons du soleil, afin que le Saint Esprit y fasse
sa constante demeure, et qu’il puisse dire : Je vis, ou plutôt ce
n’est plus moi qui vis, c’est Jésus Christ gui vit en moi (Gal.
II, 20.) Si ceux qui habitent le désert, loin de la ville, de la
place publique et de leurs agitations tumultueuses, et dont la vie flotte
pour ainsi dire sur des eaux toujours abritées et toujours tranquilles,
ne sont jamais sans défiance malgré la sûreté
d’une telle vie; si, au contraire, ils multiplient les précautions,
s’environnant de tous les moyens de défense, observant une règle
très sévère, soit dans leurs paroles, soit dans leurs
actions, afin de pouvoir s’approcher de Dieu avec toute la confiance et
la pureté dont la faiblesse humaine est susceptible, de quelle vertu,
de quelle force ne faut-il pas qu’un prêtre soit doué pour
préserver son âme de toute souillure, et conserver pure
et sans tache sa beauté spirituelle? Il a besoin d’une sainteté
bien supérieure à celle des solitaires. Beaucoup plus exposé
qu’eux à toutes sortes de nécessités dangereuses,
il ne sauvera la pureté de son âme que par une vigilance continuelle
et une grande fermeté. Un beau visage, des mouvements voluptueux,
une démarche étudiée, une voix mélodieuse,
des yeux et des joues dont l’éclat, naturel est encore relevé
par des couleurs appliquées avec art, d’élégantes
tresses de cheveux habilement teints, de riches vêtements, de l’or
prodigué sous toutes les formes, des diamants étincelants,
des parfums d’une odeur exquise, tant d’artifices que les femmes savent
si bien mettre en oeuvre, tout cela n’est que trop capable de troubler
l’âme, à moins de s’être endurci par les laborieux exercices
de la tempérance. L’émotion que tout cela peut causer n’a
rien qui étonne. Mais que le démon réussisse quelquefois
à blesser, par des moyens tout contraires, les coeurs des hommes,
voilà, certes, une chose bien surprenante et presque inconcevable.
3. Des hommes, en effet, après
avoir résisté à ces moyens de séduction, se
sont laissés prendre à d’autres tout différents. Ainsi,
un visage négligé, des cheveux mal soignés, des vêtements
sordides, un extérieur en désordre, des manières simples,
un parler commun, une démarche sans étude et sans art,
une voix inculte, une vie misérable, méprisée, sans
appui, l’abandon le plus complet, tout cet appareil de misère, qui
n’avait d’abord excité que la compassion du spectateur, a fini par
le conduire à la catastrophe la plus déplorable. Encore une
fois on en compterait un grand nombre qui, après avoir triomphé
de la séduction armée de tous les prestiges de l’or, des
parfums, des magnifiques habits, ont trouvé leur écueil dans
les choses les plus contraires, et s’y sont brisés.
Puisque la pauvreté et la
richesse, la parure et la négligence dans le vêtement, la
politesse exquise et la rudesse inculte des manières allument également
la guerre dans l’âme de ceux qui en ont le spectacle sous les yeux,
puisque la voie où nous marchons est semée de piéges,
comment cesser un instant de veiller, comment respirer en paix au milieu
de tant d’embûches tendues tout autour de nous? Et où
nous cacher, je ne dis pas pour nous soustraire à la force ouverte,
ce n’est pas là le plus difficile, mais pour épargner à
notre âme le trouble qu’y répandent les pensées impures?
Je passe sous silence les honneurs que l’on rend d’ordinaire aux prêtres,
qui sont pour eux l’occasion d’une infinité de maux. Ceux que nous
recevons des femmes énervent en nous la vertu de tempérance,
et finissent par l’anéantir, à moins que l’on ne soit continuellement
en garde contre ce genre de piéges. Ceux que nous rendent les hommes
ont aussi leurs dangers, si l’on ne conserve une véritable
grandeur d’âme; ils nous exposent aux assauts de deux passions contraires,
l’adulation servile ou la sotte arrogance. On se courbe jusqu’à
terre devant les grands pour obtenir des hommages, puis, tout gonflé
de ceux qu’on a gagnés, on se redresse contre les petits que l’on
accable de son dédain, et l’on tombe ainsi dans les abîmes
(614) de l’orgueil. Je n’en dirai pas davantage sur ce point; il n’est
donné qu’à l’expérience de connaître toute l’étendue
du mal.
Ces dangers ne sont pas les seuls;
mais il y en a beaucoup d’autres auxquels celui qui vit dans le monde sera
nécessairement exposé. Le solitaire en est exempt, que quelque
mauvaise pensée s’offre à son esprit, que son imagination
lui peigne quelque objet dangereux, c’est possible, mais ce n’est toujours
qu’une représentation assez faible, assez fugitive; le feu qu’elle
allume dans le coeur, n’étant point alimenté par la vue des
réalités, n’est qu’un feu-follet qui s’éteint au moindre
souffle. Un solitaire ne craint que pour lui. S’il a d’autres personnes
à guider dans la voie du salut, le nombre en est, dans tous les
cas très restreint; si nombreuses qu’elles soient, elles le sont
toujours beaucoup moins que les fidèles de toute une église.
D’ailleurs, les chrétiens sur qui un solitaire est obligé
de veiller lui donnent, non seulement en raison de leur petit nombre, mais
encore à cause de leur dégagement de tous les embarras du
monde, beaucoup moins de soucis qu’une église n’en donne à
son pasteur; ils n’ont en effet, ni enfants, ni femme, ni rien qui les
préoccupe. Cette condition les rend soumis et dociles à leur
supérieur, outre que la communauté de vie permet à
celui-ci de découvrir aisément toutes leurs fautes et de
les corriger; une continuelle surveillance des maîtres contribue
puissamment aux progrès de la vertu.
4. Mais, ceux que dirige un évêque
sont, pour la plupart, enlacés dans une multitude de liens et de
soucis qui diminuent leur ardeur pour les exercices spirituels. De là,
pour le maître, la nécessité de répandre presque
tous les jours la semence évangélique, afin que le grain
de la doctrine prévale, par son abondance, dans les âmes de
ses auditeurs. L’excès des richesses, la grandeur du pouvoir, la
langueur qu’engendre la mollesse, et beaucoup d’autres causés encore
étouffent les germes du bien dans les âmes souvent les épines
sont si épaisses qu’elles ne laissent pas même tomber la semence
jusqu’à terre. D’un autre côté l’excès de la
misère, l’asservissement où réduit la pauvreté,
les injures et les rebuts auxquels elle expose, et mille maux de la même
nature détournent de l’application aux choses divines.
Quant aux péchés,
l’évêque n’en connaît pas même la plus petite
partie. Comment le pourrait-il, puisqu’il ne connaît pas même
de vue la plus grande partie de son troupeau? Telles sont les grandes difficultés
qu’il éprouve de la part de son peuple. Mais, qu’elles lui paraîtront
peu de chose, s’il envisage ses obligations envers Dieu, tant celles-ci
exigent de sa part un zèle plus grand, une vigilance plus attentive.
En effet, celui qui fait la fonction d’ambassadeur auprès de Dieu
pour toute une ville, que dis-je une ville? pour tout l’univers, et qui
prie Dieu d’être indulgent pour les péchés de tous
les hommes, non pas seulement des vivants, mais aussi des morts, je te
le demande, quel homme doit-il être?
Je doute que la liberté dont
un Moïse, un Elie jouissaient auprès du Seigneur, fût
suffisante pour une semblable prière. Représentant du monde
tout entier, Père commun de tous, c’est à ce titre que le
prêtre s’approche de Dieu, pour lui demander l’extinction des guerres
en tout lieu, l’apaisement des troubles, la paix, la prospérité
et le prompt éloignement des calamites qui menacent les empires
comme les individus. Chargé de prier pour tous, il doit l’emporter
sur tous, autant qu’un protecteur l’emporte naturellement sur ceux qu’il
protége.
Mais lorsqu’il invoque l’Esprit-Saint
et qu’il célèbre le redoutable sacrifice, lorsque dans
ses mains il tient le souverain Maître de toute la nature, je te
le demande, à quel rang le placerons-nous? Quelle pureté,
quelle piété n’exigerons-nous pas de lui? Quelles doivent
être les mains, instruments de tels mystères! quelle, la langue
chargée d’articuler les paroles que nous savons! Y a-t-il un degré
de sainteté, de pureté auquel ne doive s’élever une
âme qui reçoit en elle l’Esprit de Dieu?
C’est alors que les anges assistent
le prêtre, que toute l’armée des célestes puissances
chante, en remplissant tout l’espace qui est autour de l’autel, pour faire
honneur à la victime qui y est gisante. Peut-on en douter quand
on considère la grandeur du mystère qui s’accomplit eu ce
moment?
Quelqu’un m’a raconté le
fait suivant, qu’il tenait d’un témoin, vieillard vénérable,
homme d’une sainteté admirable et accoutumé aux révélations
d’en-haut. Voici la vision dont il avait été honoré:
Il avait vu, assurait-il, au moment où les sacrés mystères
s’accomplissent,
apparaître tout à coup une multitude d’anges; quoique éblouis
d’un tel spectacle, ses yeux mortels avaient distingué leurs vêtements
d’une (615) blancheur éclatante; ils environnaient l’autel, ils
s’inclinaient comme des soldats en présence de leur roi. Et je le
crois. Un autre me racontait encore non plus ce qu’il avait appris d’un
tiers, mais ce qu’il avait vu lui-même, ce qu’il avait ouï :
que sur le point de sortir de ce monde, ceux qui ont participé aux
saints mystères avec une conscience pure sont mis sous la garde
des anges, qui les escortent dans ce passage par égard pour Celui
qu’ils ont reçu dans leur sein. Ne frissonnes-tu pas à l’idée
de pousser à un si auguste ministère une âme telle
que la mienne, d’élever à la dignité des prêtres
un homme comme moi, dont les vêtements sont encore pleins de souillure,
un
homme que Jésus-Christ a
chassé de l’assemblée des conviés? (Matth. XXII 13.)
L’âme des prêtres doit resplendir comme l’astre qui éclaire
le monde. Mais la mienne est tellement enveloppée des noires vapeurs
qui s’exhalent d’une conscience impure, qu’elle n’ose se montrer ni arrêter
un regard de confiance sur son divin Maître. Les prêtres sont
le sel de la terre, et moi je ne me fais remarquer que par mon peu de sagesse
et une incapacité universelle que personne ne saurait tolérer,
excepté ceux qui sont aveuglés par l’excessive amitié
qu’ils me portent.
Or, ce n’est pas encore assez d’être
pur pour être digne d’un si grand ministère, il faut encore
à une grande prudence naturelle unir une expérience très
étendue; il faut connaître les intérêts et les
affaires autour desquels s’agite le tourbillon du monde, et tout en les
connaissant, en être plus dégagé que les solitaires
qui habitent les montagnes. Obligé d’être en relations avec
des hommes qui ont des femmes, qui nourrissent des enfants, qui possèdent
des serviteurs, qui jouissent de richesses immenses, qui administrent les
affaires publiques et gèrent les grandes charges de l’état,
le dignitaire ecclésiastique doit pour ainsi dire être multiforme;
j’emploie ce terme en ayant soin d’en écarter tous sens mauvais,
tels que ceux de fourbe, de flatteur, d’hypocrite: j’entends par là
que sans rien perdre de sa noble franchise, de sa sincère liberté,
il doit savoir condescendre à propos, c’est-à-dire lorsque
les circonstances le demandent, et être en même temps bon et
ferme. Tous les sujets ne doivent point être gouvernés selon
une méthode uniforme, ni tous les malades être guéris
par les mêmes remèdes, ni tous les vents être combattus
par le pilote avec une même manoeuvre. Or des tempêtes continuelles
assaillent le vaisseau de l’Église, tempêtes qui ne viennent
pas toutes du dehors, mais qui naissent aussi dans son sein. Il faut donc
tout à la fois de la condescendance et de la sévérité.
5. Ces qualités tendent toutes,
malgré leur diversité à une même fin, la gloire
de Dieu et l’édification de l’Église. Les solitaires, il
est vrai, ont de grands combats à soutenir, leur vie est pénible;
mais que l’on compare leurs travaux avec les fonctions bien remplies du
sacerdoce, on trouvera autant de différence qu’il y en a entre un
roi et un simple particulier. Si les exercices d’un solitaire sont rudes,
en revanche l’esprit et le corps y travaillent de concert, on peut même
dire que le corps y participe plus largement que l’esprit. Lorsqu’il est
mal constitué, toute la force de l’esprit demeure concentrée
en elle-même, ne trouvant pas d’oeuvre dans laquelle elle puisse
se déployer extérieurement. En effet, jeûner toujours,
coucher sur la dure, veiller, se priver du bain, ne tremper ses membres
que de sueurs abondantes, et les autres pratiques qu’on observe pour mortifier
le corps; il faut renoncer à tout cela, du moment que le corps n’a
pas la force de supporter le châtiment auquel on veut le soumettre.
L’art de gouverner l’Église, au contraire, ne relève que
de l’âme, qui n’a même pas besoin de la santé du corps
pour montrer toute sa vertu. En quoi la vigueur corporelle contribue-t-elle
à faire que nous ne soyons point orgueilleux, point colères,
point incontinents; mais sobres, tempérants, pleins de décence
et de toutes les qualités que saint Paul réunit pour en composer
le portrait du prêtre accompli. (I. Tim. III, 2.) On n’en pourrait
pas dire autant du solitaire, ni de la perfection qui lui est propre.
Un jongleur a besoin de divers instruments,
tels que des roues, des cerceaux, des épées, mais le philosophe,
au contraire, porte tout son art dans son esprit, et se passe de tout secours
extérieur : telle est la différence entre le solitaire et
le prêtre; il faut au premier de la santé et une demeure appropriée
au genre de vie qu’il doit mener, pour n’être pas trop éloigné
de la société des hommes, ni privé de la tranquillité
que procure la solitude. Il faut aussi qu’il vive sous un climat tempéré;
car rien n’est plus contraire au corps épuisé par le jeûne,
qu’une température sujette à des (616) anomalies tant soit
peu considérables. Je n’ai pas besoin de parler ici de la peine
qu’il est forcé de prendre pour se procurer le vêtement et
la nourriture, jaloux qu’il est de pourvoir à tout par ses propres
mains.
6. Le prêtre n’a pas besoin
de tout cet attirail, de tout ce matériel, pour ainsi dire.
Simple et vivant comme tout le monde, lorsqu’il n’y a pas de mal à
le faire, il tient toute sa science renfermée dans les trésors
de son âme. Mais me dira quelqu’un, il est cependant beau de vivre
tout entier à soi-même et isolé de la société
des hommes; ce genre de vie dénote une certaine vertu de tempérance
dans ceux qui le pratiquent, je l’avoue; cependant ce n’est pas un signe
auquel je reconnaîtrai la présence certaine d’un mérite
accompli. Ce n’est pas dans l’intérieur du port que le pilote, quoique
assis au gouvernail, peut donner la preuve irrécusable de son talent;
mais a-t-il pu, en pleine mer, résister à la tempête
et sauver son navire, personne alors ne pourra lui refuser le titre de
bon pilote.
7. Ainsi, n’ayons pas pour le solitaire
une admiration exagérée, hyperbolique; s’il dirige constamment
son attention sur lui-même, sans se laisser séduire à
aucune distraction, s’il ne pèche ni fréquemment ni grièvement,
c’est qu’aussi il est à l’abri de tout ce qui peut exciter ou réveiller
les passions de son âme; mais qu’un homme vivant au milieu du monde,
et obligé de supporter l’influence pernicieuse des péchés
du peuple, qu’un tel homme demeure ferme et inébranlable,
gouvernant son âme dans la tempête comme dans le calme, je
dirai:
voilà celui qui mérite
les applaudissements et l’admiration du monde: il a donné une preuve
suffisante de son mérite et de sa vertu.
Quant à moi, tu aurais tort
de m’admirer beaucoup, si depuis que j’ai quitté le barreau, et
que j’ai dit adieu au monde, je n’ai pas trop fait parler contre moi. Ne
point pécher quand on dort, ne pas être renversé quand
on ne lutte point, ne pas être blessé quand on ne combat point,
qu’y a-t-il là de si merveilleux : qui donc, je te prie, qui pourrait
parler contre moi, et divulguer mes misères? Serait-ce le plancher
ou les murs de ma chambre ? Ils ne sauraient parler. Serait-ce ma mère,
qui mieux que personne connaît toutes mes actions? Mais nous n’avons
ensemble rien de commun, et jamais il ne s’est élevé entre
elle et moi l’ombre d’un différend. Supposons qu’il en soit autrement:
quelle est la mère assez dénaturée, assez ennemie
de son enfant pour décrier sans raison et sans y être forcée,
celui qu’elle a porté dans son sein, qu’elle a mis au monde, qu’elle
a élevé?
Il n’en est pas moins vrai que,
si l’on m’examinait un peu sérieusement, on me trouverait bien des
faiblesses; tu ne l’ignores pas toi-même, tout empressé que
tu es à me combler d’éloges en toute occasion. Ce n’est point
par une feinte modestie que je parle de la sorte; pour t’en convaincre,
souviens-toi combien de fois, dans nos fréquents entretiens sur
ce sujet, je t’ai dit que, si l’on me donnait le choix de la carrière
que je préfèrerais suivre avec honneur, du gouvernement de
l’Église, ou de la vie des solitaires, j’aimerais mieux mille fois
la première. Je ne cessais pas d’envier le bonheur de ceux qui sont
capables de remplir comme il faut cet auguste ministère. Puis donc
que j’enviais le bonheur des ministres de l’Église, il est clair
que je n’aurais pas refusé d’embrasser leur état, si je m’étais
senti capable d’en remplir les devoirs.
Mais que faire? Rien n’est moins
propre au gouvernement de l’Église que ce désoeuvrement,
cette insouciance, que d’autres prennent pour une vertu ascétique,
mais que je considère, moi, comme un voile sous lequel je dissimule
mon incapacité, je cache la plupart de mes fautes, heureux
de les dérober par ce moyen aux regards des hommes. L’homme accoutumé
à jouir d’un loisir complet et à mener une vie tranquille,
a beau être doué d’une nature grande et forte, son inexpérience
le trouble et l’embarrasse, et le défaut d’exercice lui ôte
une très grande partie de sa propre force. Mais s’il est tout à
la fois d’un esprit lourd, et sans expérience des devoirs et des
luttes du sacerdoce, comme moi, autant vaudrait prendre une statue de pierre
pour en faire un prêtre. Voilà pourquoi la solitude n’envoie
dans la milice sacerdotale que très peu de sujets qui y tiennent
brillamment leur place. La plupart ne viennent là que pour se montrer
tels qu’ils sont, c’est-à-dire incapables, et pour éprouver
combien les affaires sont désagréables et difficiles. Il
n’y a là rien d’étonnant; voici un homme qui a fait sa spécialité
de tel genre d’exercices, et tout à coup il se voit appelé
à paraître dans un genre de combats d’une nature toute différente,
c’est comme s’il n’était pas exercé du tout. Avant tout,
plein de (617) mépris pour la gloire, celui qui entre dans le stade
des luttes sacerdotales doit encore être supérieur à
la colère, et d’une prudence consommée. Or, la vie solitaire
ne fournit à celui qui s’y livre aucune occasion de s’exercer à
ces vertus. Il n’a autour de lui ni toutes sortes de gens qui l’irritent
et lui donnent lieu de s’exercer à dompter son courroux, ni tous
ces flatteurs, sans cesse agitant l’encensoir, qui lui procurent l’avantage
d’apprendre à mépriser les applaudissements populaires. Pour
la prudence, qui est si nécessaire dans le gouvernement de 1’Église,
on n’y attache pas une très grande importance parmi les solitaires.
Aussi qu’arrive-t-il ? Appelés à soutenir des luttes auxquelles
ils ne se sont préparés par aucun exercice, ces hommes sont
dans le plus grand embarras, ils sont éblouis, anéantis;
et bien loin d’avancer dans la perfection, ils perdent encore ce qu’ils
ont apporté de la solitude.
8. BASILE. Appellerons-nous au gouvernement
de l’Église des hommes qui vivent au milieu du monde, qui ne s’occupent
que des affaires du siècle, qui sont, pour ainsi dire, roués
aux querelles et aux injures; pleins d’une adresse infinie, et habiles
surtout dans l’art de vivre joyeusement?
CHRYSOSTOME. Doucement, s’il vous
plaît, mon très cher ami. Ces gens-là ne doivent pas
même venir à l’esprit, lorsqu’il s’agit de prêtres à
donner à l’Église de Dieu. L’homme qu’il faut choisir entre
mille, c’est celui qui, au milieu du monde et dans le commerce des hommes,
sait garder la pureté, la sérénité d’âme,
la sainteté, la tempérance et la sobriété,
les qualités, en un mot, qui distinguent les solitaires; les garder,
dis-je, intactes et inébranlables mieux encore que ceux qui vivent
dans la solitude. Tel individu est rempli de beaucoup de défauts,
il pourrait aisément les cacher dans la solitude, en les empêchant
de se traduire en actes, que gagne-t-il à se produire sur le théâtre
du inonde? Rien, sinon qu’il se livre à la risée publique,
sans compter de plus grands périls auxquels il s’expose imprudemment.
Voilà ce qui a failli m’arriver à moi, si la bonté
de Dieu n’avait détourné le coup de foudre qui menaçait
ma tête. Que cet homme-là ne compte pas que ses misères
resteront ignorées, lorsque sa personne aura été mise
en évidence et exposée au grand jour d’une charge publique
importante; il sera, au contraire, bientôt pénétré,
et promptement jugé.
Le feu éprouve les métaux;
et les fonctions sacerdotales, les âmes des hommes; c’est là
qu’on découvre immédiatement si quelqu’un est colère,
pusillanime, vaniteux, présomptueux, ou n’importe quoi; rien ne
reste caché; tous les défauts sont mis à nu; et non
seulement mis à nu, mais aggravés et rendus plus incorrigibles.
Les plaies du corps deviennent plus difficiles à guérir,
quand on les a fatiguées; ainsi en est-il des affections de l’âme
: irritées au frottement pour ainsi dire des contrariétés
du dehors, elles s’enflamment, elles s’exaspèrent, et poussent les
malades qui en sont atteints aux plus grands excès.
Si l’on ne se tient pas sur ses
gardes, elles portent au désir de la gloire, à la présomption,
à l’amour des richesses; elles entraînent aussi à la
mollesse, au relâchement, à l’indolence, et, peu à
peu, aux désordres que l’on trouve à la suite de ceux-là
et qui en naissent ordinairement. il y a tant de choses dans le monde qui
peuvent dissoudre la solide énergie de l’âme, et interrompre
sa course vers Dieu. La première de toutes, c’est la conversation
des femmes. Ayant reçu la charge de garder tout le troupeau, le
pasteur ne peut pas donner ses soins aux hommes, et négliger les
femmes, dont le sexe demande une attention plus particulière, à
cause de sa propension au péché. Il faut donc que le salut
des femmes donne, sinon plus, du moins autant d’inquiétude que celui
des hommes, au ministre à qui l’épiscopat est échu
en partage. Il est à propos de les visiter lorsqu’elles sont malades,
de les consoler dans leurs afflictions, d’animer celles qui sont indolentes,
d’aider celles qui ont besoin de secours. Dans l’accomplissement de ces
devoirs, l’esprit malin ne manquera pas d’occasion de s’insinuer dans le
coeur qui ne sera pas environné d’une surveillance très attentive.
Car l’oeil de la femme blesse et trouble l’âme, non seulement l’oeil
de la femme impudique, mais encore celui de la femme vertueuse; les flatteries
des femmes nous amollissent; leurs déférences nous asservissent
: le zèle de la charité, source de tout bien, devient souvent,
par elles, la cause d’une infinité de maux, si l’on ne sait pas
le régler.
Souvent aussi les sollicitudes continuelles
émoussent la pointe de l’intelligence, et donnent à l’esprit,
si prompt de sa nature, la pesanteur du plomb. Quelquefois l’humeur prend
la place du zèle, et, comme une noire fumée, (618) obscurcit
l’âme de ses vapeurs. Qui pourrait compter tant d’autres désagréments,
les injures, les insultes, les dénigrements des grands et des petits,
des sages et des insensés.
9. Ces derniers surtout, ceux qui
n’ont pas le jugement droit, ne cessent jamais de se plaindre; et si l’on
entreprend de se justifier, ils ne veulent rien entendre. Un pasteur fait
bien de ne pas dédaigner les propos de cette classe d’hommes, de
détruire leurs inculpations, en usant de bonté et de douceur,
en pardonnant d’injustes reproches, au lieu d’en montrer de la colère
et du ressentiment. Si saint Paul lui-même craignit d’être
soupçonné de vol parmi ses disciples, si, pour ce motif,
il s’adjoignit d’autres personnes pour contrôler l’emploi des sommes
d’argent mises par les fidèles à sa disposition: Pour éviter,
dit-il, que personne puisse nous faire des reproches au sujet de cette
aumône abondante dont nous sommes les dispensateurs (II. Cor. VIII,
20), si saint Paul lui-même prend de telles précautions, que
ne devons-nous pas faire pour anéantir les mauvais soupçons,
si mensongers, si absurdes, si indignes de notre réputation qu’ils
soient. Il n’y a certainement pas de péché dont nous soyons
aussi éloignés, que saint Paul l’était du vol. Bien
qu’il fût plus incapable de cette mauvaise action que qui que ce
fût au monde, il ne laissa pas néanmoins de prévenir
les soupçons du peuple, quelque déraisonnables, et quelque
insensés qu’ils pussent être : car, évidemment, il
y aurait eu de la démence à faire planer un tel soupçon
sur une tête si sainte, si admirable. Néanmoins, un soupçon
aussi absurde, et qui ne pouvait naître que dans te cerveau d’un
insensé, lui parut mériter son attention au point de l’engager
à supprimer tout ce qui pouvait en être le prétexte
ou l’occasion. Il ne se crut point à couvert de cette imputation
extravagante de la part du vulgaire. Il ne se dit pas à lui-même
: Dans l’esprit de qui pourrait se glisser un pareil soupçon sur
mon compte, moi qui, par mes miracles et par la sainteté de ma vie,
me suis attiré les respects et l’admiration universels? Tout au
contraire, il prévoit ce mauvais soupçon, il s’y attend,
il en arrache jusqu’à la racine, ou plutôt il ne lui donne
pas même le temps de germer. Pourquoi cela? Lui-même en donne
la raison dans un autre endroit : Nous avons soin, dit-il, de faire le
bien, non seulement devant Dieu, mais aussi devant les hommes. (Rom. XII,
17.)
Telle, et même plus grande
encore doit être notre attention, non seulement à déraciner
et à détruire les mauvais soupçons, lorsqu’ils s’élèvent,
mais encore à les prévoir d’aussi loin qu’ils peuvent venir,
pour supprimer à l’avance les prétextes qui les font naître,
sans attendre qu’ils prennent de la consistance en passant par toutes les
bouches. Car alors il n’est pas facile de les faire disparaître,
c’est même très difficile, pour ne pas dire impossible : j’ajoute
qu’on ne peut guère l’entreprendre sans nuire à beaucoup
de monde. Mais pourquoi vouloir épuiser un sujet inépuisable?
Énumérer toutes les difficultés du saint ministère,
ne serait pas une moindre entreprise que de mesurer la mer. Un homme serait
venu à bout, chose impossible, de délivrer son âme
de toutes ses infirmités naturelles, qu’il rencontrerait encore
des difficultés infinies à guérir celles des autres;
que sera-ce, s’il est malade lui-même? Vois-tu dans quel abîme
de peines et de soucis il doit être plongé, et combien
de tourments il est obligé de souffrir pour surmonter ses maux particuliers
ainsi que les maux des autres?
10. BASILE. Mais tu n’as donc pas
de combats à livrer, ni de soucis à endurer, étant
seul comme tu es, et tout entier à toi-même?
CHRYSOSTOME. .J’en ai assurément
même dans l’état où je suis. Je suis toujours
homme, toujours voyageur dans cette vallée de larmes qui se nomme
la vie, il ne faut donc pas demander si j’ai ma part de soucis et d’angoisses.
Toutefois, ce n’est pas la même chose de n’avoir qu’un fleuve à
traverser, ou d’être embarqué sur un océan sans limite.
Car telle est la différence que je mets entre la vie du prêtre
et celle du simple fidèle. Ce n’est pas que, si je pouvais être
utile aux autres, je ne le voulusse de tout mon coeur; ce serait même
mon voeu le plus cher; mais ne pouvant aider mes frères, si je parviens
à me sauver moi-même, et à me retirer du milieu des
flots, je devrai m’estimer très heureux.
BASILE. Es-tu bien sûr de
pouvoir faire ton salut, sans contribuer en rien à celui des autres?
CHRYSOSTOME. L’observation est excellente;
non, je ne crois pas que l’on puisse se sauver sans travailler au salut
de ses frères. Je sais qu’il ne servit de rien au malheureux dont
parle l’Évangile, d’avoir conservé tout entier le talent
qu’on lui avait confié, mais qu’il le perdit pour ne l’avoir pas
fait fructifier, et (619) ne lui avait pas fait rendre deux pour un. (Matth.
XXV, 24.) Toutefois, j’espère encourir une moindre punition, si
je suis condamné pour n’avoir sauvé personne, que si je l’étais
pour en avoir perdu d’autres avec moi, après que la dignité
sacerdotale, n’aurait servi qu’à me rendre plus mauvais. Tel que
je suis maintenant, j’ai la confiance de ne subir que le châtiment
rigoureusement exigé par la gravité de mes péchés,
tandis qu’en acceptant le sacerdoce je m’exposais à un supplice,
je ne dirai pas deux ou trois fois, mais mille fois plus rigoureux, en
raison des scandales donnés aux hommes et des offenses faites à
Dieu qui m’aurait honoré de ses plus hautes faveurs.
11. Dans les reproches que Dieu
adressait autrefois aux Israélites, il témoignait clairement
qu’il les regardait comme plus punissables, parce qu’ils avaient péché
après toutes les faveurs dont il les avait comblés. Voici
ce qu’il dit: Je n’ai connu que vous de toutes les nations de la terre;
c’est pourquoi je vous punirai de toutes vos iniquités. (Am. III,
2.) Et encore : De vos enfants je me suis fait des prophètes, et
de vos jeunes gens, des hommes consacrés à Dieu. Et même
avant le temps des prophètes, Dieu, dans le règlement des
sacrifices, voulant montrer que les péchés des prêtres
sont plus sévèrement punis que ceux des hommes du peuple,
ordonne pour l’expiation des péchés des seuls prêtres
un sacrifice égal à celui qui était offert pour les
péchés de tout le peuple. (Levit. IV, 3, 13.) Ce qui ne signifie
rien sinon que les plaies spirituelles d’un prêtre exigent des remèdes
plus forts que celles d’un autre homme, et qu’il faut autant pour sa guérison
que pour celle de toute une nation. Il faut en conclure que les plaies
d’une âme sacerdotale sont d’une gravité extraordinaire :
et comme cette gravité n’est pas dans leur nature même, il
faut qu’elle provienne du caractère sacré du prêtre
pécheur. Il n’y avait pas jusqu’aux filles des ministres de la religion,
qui ne fussent soumises pour les mêmes fautes, à des punitions
plus sévères, à cause de la dignité de leurs
pères, bien qu’elles n’eussent aucune part au sacerdoce. Ainsi pour
le même péché, pour la fornication, la loi porte un
châtiment beaucoup plus sévère contre les filles des
prêtres que contre les filles des simples particuliers. (Levit. XXI,
9 et Deuter. XXII, 29.)
12. Dieu peut-il nous montrer d’une
manière plus frappante, qu’il exige une peine plus sévère
de celui qui gouverne que de ceux qui sont gouvernés?
Assurément Dieu qui, à
cause du père, punit la fille plus sévèrement que
les autres, ne traitera point comme un simple particulier ce père
lui-même qui cause à sa fille un surcroît de tourments.
Non; son châtiment sera beaucoup plus terrible. Et rien de plus juste;
car le préjudice de son péché ne retombe pas seulement
sur lui, mais encore sur les âmes faibles qui sont témoins
de sa mauvaise conduite. C’est ce qu’Ezéchiel veut nous apprendre
lorsqu’il sépare le jugement des béliers du jugement des
brebis. (Ezech. XXXIV, 17.)
Penses-tu maintenant que mes plaintes
aient eu quelque chose d’exagéré?
Après tout ce que j’ai déjà
dit, il me reste encore à t’ouvrir mon coeur; tu seras témoin
des efforts que je suis obligé de faire pour ne pas me laisser vaincre
entièrement par mes passions. J’avoue, toutefois, que ce travail
n’est pas au-dessus de mes forces, et que je ne songe nullement à
fuir devant l’ennemi que je combats.
La vaine gloire s’empare de moi
au moment même où je te parle; puis tout à coup
j’échappe à ses prises, et, redevenu sage, je me reproche
de m’être laissé prendre, je réprimande mon âme
un instant asservie. Des désirs déréglés assaillent
mon âme; mais ils n’allument qu’un feu languissant et facile à
s’éteindre, parce que les yeux du corps, en s’ouvrant, ne trouvent
pour l’alimenter aucune matière inflammable. Pour ce qui est de
médire ou de prêter l’oreille à la médisance,
j’en suis entièrement préservé, puisque je n’ai personne
avec qui m’entretenir : ces murs peuvent-ils parler?
Il n’en est pas de même de
la colère, je ne puis l’éviter, bien qu’il n’y ait personne
ici pour me fâcher. Un souvenir qui me revient et me rappelle certains
personnages aussi absurdes que leurs oeuvres, suffit pour me faire gonfler
le coeur, sans toutefois qu’il aille jusqu’à éclater:
vite je m’efforce de le ramener
de cette effervescence à son calme ordinaire, je lui persuade de
s’apaiser, en disant en moi-même qu’il est par trop déraisonnable
et que c’est se rendre malheureux à plaisir, d’oublier ses propres
maux pour prendre de ceux du prochain un souci inutile; mais si j’étais
dans le monde, occupé de mille tracas, je n’entendrais plus les
avis de cette voix intime, je ne jouirais plus (620) de ses conseils qui
m’instruisent et me guident. Semblable à ceux que la violence d’un
torrent ou bien une force quelconque a poussés dans un précipice,
et qui peuvent prévoir la fin terrible à laquelle aboutira
leur chute, sans toutefois apercevoir de secours nulle part, si j’étais
une fois tombé dans le tumulte des passions, je pourrais voir tous
les jours croître la somme des supplices qui m’attendent; mais, rentrer
en moi-même, comme je le fais maintenant, et repousser de toutes
parts les attaques furieuses des passions, je ne le pourrais plus aussi
facilement qu’auparavant. En effet, j’ai l’âme faible, étroite,
presque sans défense non seulement contre les passions dont je viens
de parler, mais surtout contre la plus amère de toutes, l’envie;
ni les injures, ni les distinctions, je ne sais rien prendre avec modération,
les unes m’élèvent, les autres me rabaissent outre mesure.
Les bêtes féroces bien nourries et fringantes terrassent aisément
ceux qui combattent contre elles, surtout lorsqu’ils ne sont ni forts ni
adroits; mais affaiblissez-les par le défaut de nourriture, bientôt
leur ardeur s’éteint, bientôt leur vigueur languit, et, sans
être bien robuste, un homme pourra les combattre et les vaincre :
la même chose a lieu pour les passions de l’âme; exténuez
ces bêtes par le défaut d’aliment, vous les tiendrez facilement
courbées sous le joug de la raison : si, au contraire, vous les
nourrissez trop bien, difficilement pourrez-vous soutenir leur impétuosité;
vous les rendrez si terribles contre vous-même que vous passerez
toute votre vie dans la servitude et dans la crainte.
Quel est donc l’aliment de ces monstres?
La vaine gloire se repaît de distinction et de louanges; l’orgueil,
de pouvoir et de hautes dignités; l’envie, de la réputation
d’autrui; l’avarice, de libéralités et de largesses; la luxure,
de mollesse et de rencontres continuelles avec les femmes; ainsi des autres.
Que je m’engage dans le monde, voilà ces animaux féroces
déchaînés contre moi, ils déchirent mon coeur
devenu leur proie, je suis jeté dans une situation terrible, et
engagé dans une guerre bien trop formidable pour moi. Je sais qu’en.
restant dans ma solitude, il me faudra encore de grands efforts pour les
dompter; pourtant je les dompterai, avec la grâce de Dieu, et il
ne leur restera que la liberté de hurler.
Voilà pourquoi je garde ma
cellule, n’en permettant l’entrée à personne, ne vivant,
ne communiquant avec personne, résolu à souffrir tous les
reproches que cette conduite peut m’attirer; je serais heureux de faire
cesser ces reproches, mais la chose étant impossible, tout ce que
je puis faire, c’est de m’en affliger et d’en gémir. Le moyen d’être
à la fois répandu dans les sociétés, et de
conserver la sûre retraite dont je jouis présentement? Ainsi,
mon ami, au lieu de me blâmer, plains-moi plutôt dans la situation
critique où je me trouve.
Pourtant je vois que tu n’es pas
encore persuadé. C’est donc le moment de te communiquer le seul
secret qui me reste. Ce que je vais dire pourra paraître incroyable
à plusieurs; quoi qu’il en soit, je ne rougirai pas de le publier
hautement, dût cet aveu être pris pour la marque d’une mauvaise
conscience et le signe d’une âme chargée de nombreux péchés.
Dieu qui doit me juger étant instruit exactement de tout, quel profit
retirerai-je de l’ignorance des hommes?
Quel est donc ce secret? Depuis
le jour où, informé par toi des vues que l’on avait
sur nous, je commençai à craindre d’être élevé
au sacerdoce, plusieurs fois j’ai senti mon corps sur le point de défaillir
complètement: tels étaient la frayeur et l’abattement qui
dominaient mon âme! Je me représentais, d’un côté
la gloire de l’épouse de Jésus-Christ, sa sainteté,
sa beauté spirituelle, son admirable sagesse et l’éclat de
sa parure divine; de l’autre, je voyais ma misère, et cette comparaison
m’arrachait des larmes sur son malheur et sur le mien; je soupirais sans
cesse, et, en proie à une perplexité cruelle, je disais:
Qui donc a pu conseiller pareille chose ? Quel si grand crime l’Église
de Dieu a-t-elle commis? En quoi a-t-elle donc offensé si grièvement
son Seigneur, qu’il la condamne à la honte d’être livrée
au plus indigne des hommes? Préoccupé de ces réflexions,
ne pouvant même supporter la pensée d’une chose si étrange,
j’étais comme un homme frappé d’une paralysie soudaine, la
bouche béante, ne pouvant ni voir ni entendre. Je ne sortais de
cet étourdissement, qui passait par intervalles, que pour me noyer
de nouveau dans la tristesse et dans les larmes; quand j’étais rassasié
de pleurs, revenait la frayeur, agitant, troublant, bouleversant mon âme.
J’essuyais les coups de cette horrible tempête et tu n’en savais
rien! et tu me croyais dans le calme le plus profond! C’est (621) pourquoi
j’essaierai de te découvrir entièrement les orages de mon
coeur, peut-être seras-tu plus disposé à me pardonner
qu’à m’accuser. Mais comment te les découvrir? Pour les montrer
tels qu’ils sont, il n’y aurait qu’un moyen:
ce serait de dépouiller ce
coeur lui-même de toute enveloppe et de le mettre sous tes yeux.
Comme cela n’est pas possible, je tâcherai, selon mon pouvoir, de
te montrer, à travers le voile obscur d’une comparaison, la fumée
de ce foyer de tristesse qui est en moi; à l’aide de cette allégorie,
tu chercheras à te faire une idée de ma tristesse, seulement
de ma tristesse.
Supposons qu’on destine à
quelqu’un, pour épouse, la fille d’un monarque maître de toutes
les terres qu’éclairent les rayons du soleil qu’elle soit d’une
beauté incomparable, supérieure à ce que l’humaine
nature peut produire de plus accompli, et l’emportant de beaucoup par ses
attraits, sur tout ce qu’il y a de femmes au monde; qu’elle ait d’ailleurs
une âme infiniment plus parfaite que celle d’aucun homme des temps
passés, présents et à venir; en un mot, que par ses
moeurs elle surpasse toutes les perfections morales rêvées
par les sages, en même temps que l’éclat de sa figure éclipsera
toute beauté corporelle imaginable; que le prince qui doit l’épouser
brûle d’amour pour elle, que même il ait conçu une telle
passion, que les amants les plus enflammés ne puissent lui être
comparés; qu’en de pareilles circonstances il vienne à savoir
que la princesse admirable qui possède son coeur, le mariage va
la faire passer dans les bras d’un homme de rien, et de la lie du peuple,
sans naissance et tout contrefait, en un mot le dernier des hommes. Eh
bien! t’ai-je donné quelque idée de ma douleur, et suffit-il
d’avoir poussé la comparaison jusque-là? Je pense que c’en
est assez pour te faire comprendre ma tristesse du moins; car c’est seulement
cette face de ma désastreuse position que j’ai voulu te montrer
par cette similitude.
Maintenant, afin que tu voies la
mesure de ma frayeur et de ma stupéfaction, représentons-nous
un autre tableau.
Figurons-nous une armée composée
de fantassins, de cavaliers et de marins; la mer a disparu sous la multitude
des vaisseaux, les vastes plaines et les hautes montagnes sont également
couvertes de phalanges d’infanterie et de cavalerie; l’acier des armes
réfléchit les feux du soleil, dont les rayons, tombant sur
les casques et sur les boucliers, les font briller d’un éclat éblouissant;
le cliquetis des armes et le hennissement des chevaux retentissent jusqu’au
ciel; on ne voit plus ni mer ni terre, mais le fer et l’airain partout.
En face de cette armée sont rangés en bataille les ennemis,
hommes féroces et avides de carnage; ces masses vont s’entrechoquer.
Dans ce moment on enlève
un jeune garçon naïf qui a été élevé
dans les champs, qui ne connaît rien que le chalumeau et la boulette;
on l’arme de pied en cap; on lui fait passer l’armée en revue; on
lui en montre les différentes compagnies avec leurs commandants;
les archers, les frondeurs, les taxiarques, les généraux,
les oplites, les cavaliers, les gens de traits; les trirèmes avec
leurs triérarques, les soldats qui les montent, et le nombre des
machines qu’elles portent: on lui montre encore tout le plan de bataille
des ennemis; l’étrangeté de leurs figures, la variété
de leurs armures; leur multitude infinie, campée dans des fondrières,
dans d’immenses précipices et derrière des montagnes inaccessibles;
on lui montre encore, du côté des ennemis, des chevaux ailés
et des combattants qui voyagent dans les airs par des moyens magiques,
et qui disposent d’enchantements aussi variés que puissants. On
lui énumère ensuite tous les accidents de la guerre : une
grêle de traits, une nuée de javelots; un déluge de
flèches qui interceptent les rayons du soleil, et changent la clarté
du jour en une nuit profonde; une poussière épaisse non moins
incommode que les ténèbres; des torrents de sang; les gémissements
des mourants; les cris des combattants; des monceaux de morts, les roues
des chariots baignant dans le sang; les chevaux que la multitude des cadavres
fait trébucher et tomber sur leurs cavaliers; sur la terre un affreux
pêle-mêle : du sang, des arcs, des flèches, des sabots
de chevaux et des têtes d’hommes gisant à côté
les uns des autres; des bras, des cous, des jambes, des poitrines entr’ouvertes,
des cervelles collées aux glaives, un oeil fixé à
la pointe d’une flèche brisée. On ajoute à cette peinture
les horreurs d’une bataille navale des navires brûlant au milieu
des eaux; d’autres coulant à fond avec leurs défenseurs;
le bruissement des vagues; le tumulte des matelots; le cri des soldats;
l’écume des flots mêlée de sang qui entre dans les
vaisseaux; ici des cadavres étendus sur le tillac; là, des
corps (622) submergés ou qui flottent sur les eaux, ou que la mer
rejette sur la rive; la marche des vaisseaux arrêtée par la
masse énorme des corps morts. Au spectacle de tant de scènes
tragiques, on ajoute le récit des maux dont la guerre est suivie,
la captivité et l’esclavage pires que la mort. Après cela
on ordonne au jeune garçon de monter à cheval et de prendre
à l’instant le commandement de l’armée; crois-tu qu’il ne
sera pas épouvanté par le seul récit qu’on lui fera,
et qu’il ne sentira pas défaillir son coeur au premier moment?
13. Je n’exagère point. Le
corps où nous sommes enfermés comme dans une prison,
nous empêche d’apercevoir les choses spirituelles; mais si l’armée
ténébreuse du démon, et les combats qu’il nous
livre, pouvaient être soumis à notre vue, tu serais témoin
d’un spectacle bien autrement terrible que celui dont je viens de te faire
la peinture. Tu n’apercevrais ni fer, ni airain, ni chevaux, ni chars,
ni roues, ni feux, ni traits, ni rien de visible; mais des machines de
guerre bien plus meurtrières. Ces ennemis n’ont besoin ni de cuirasse,
ni de bouclier, ni d’épées, ni de lances; mais leur aspect
est assez formidable sans cela, pour glacer d’effroi une âme, à
moins qu’elle ne soit douée d’un grand courage, et soutenue d’ailleurs
d’une grâce spéciale de la part de Dieu.
Si nous pouvions nous dépouiller
de ce corps matériel, ou si en le conservant nous pouvions considérer
clairement et de sang-froid l’armée du démon, et voir de
nos yeux la guerre qu’il nous fait, ce ne seraient plus des torrents de
sang, ni des corps morts qui s’offriraient à tes regards, mais de
grands massacres d’âmes, mais des blessures spirituelles si profondes
que la bataille dont je t’ai mis le tableau sous les yeux, te paraîtrait
un amusement et un jeu d’enfant plutôt qu’une véritable guerre,
tant est grand chaque jour sur ce champ de bataille le nombre des blessés.
Or ces blessures causent une mort bien plus malheureuse que les autres;
car, entre la mort de l’âme et celle du corps, il existe la même
différence qu’entre ces deux
substances. Lorsque l’âme tombe mortellement blessée, elle
ne gît pas comme le corps, privée de sentiments, mais ses
tourments commencent dès cette vie par les remords de la conscience;
et, après la mort, au jour du jugement, elle est livrée à
un supplice éternel.
Si une âme ne sent point les
blessures que lui fait le démon, cette insensibilité
même aggrave son malheur. Celui qui n’a pas ressenti de douleur à
une première blessure, en recevra facilement une seconde, puis une
troisième. Notre cruel adversaire ne cesse de frapper, jusqu’au
dernier soupir, une âme indolente qui ne tient pas compte des premières
atteintes. Si tu considères maintenant sa manière d’attaquer,
tu trouveras que sa tactique est beaucoup plus impétueuse et plus
savante. Point d’ennemi plus fertile en ruses, en stratagèmes, que
cet esprit impur. C’est en cela que consiste surtout sa force. La haine
la plus implacable qu’un mortel puisse nourrir contre ses plus grands ennemis
ne se compare pas à l’acharnement furieux que le démon met
à persécuter la nature humaine.
L’ardeur qui le transporte, lorsqu’il
combat, est telle qu’il serait ridicule de lui comparer les hommes sur
ce point. Choisis les bêtes les plus féroces et les plus cruelles,
leur rage paraîtra douce et paisible en comparaison de la sienne,
tant il respire la fureur quand il se jette sur nos âmes.
Les combats entre les hommes ne
sont pas longs, et même cette courte durée est souvent entrecoupée
de trêves et d’armistices. La nuit qui survient, la fatigue de tuer,
la nécessité de manger, et beaucoup d’autres choses permettent
naturellement au soldat de prendre un peu de repos : il peut déposer
le harnais, respirer un instant, se rafraîchir par le boire et le
manger, en un mot réparer ses forces par toute sorte de soins. Mais
quand on a affaire au démon, impossible de quitter ses armes un
moment, ni de goûter un instant le sommeil, si l’on veut éviter
d’être blessé.
Il faut, de deux choses l’une, ou
périr désarmé, ou rester toujours sous les armes,
toujours en éveil. Notre ennemi se tient constamment à la
tête de ses bataillons, épiant sans cesse nos négligences,
plus vigilant pour nous perdre que nous ne le sommes pour nous sauver.
La nature invisible de l’ennemi, ses attaques imprévues, causes
fécondes de malheurs pour ceux qui ne sont pas continuellement sur
leurs gardes, rendent cette guerre beaucoup plus difficile que les autres.
Et c’est dans une telle guerre que
tu voulais que je me misse à la tête des soldats de Jésus-Christ?
Mais j’aurais commandé pour le compte de Satan! Car lorsque celui
qui doit disposer les autres en ordre de bataille se trouve le plus (623)
incapable et le plus inepte de tous, il trahit par son incapacité
ceux qu’il devait sauver, et l’on peut bien dire qu’il est le général
de Satan, plutôt que celui de Jésus-Christ.
Mais pourquoi soupires-tu? pourquoi
pleures-tu? Ma situation n’est pas de celles sur lesquelles on doive verser
des larmes, elle mérite bien plutôt d’exciter la joie et l’allégresse.
BASILE. Ce n’est pas la tienne qui
m’afflige, mais la mienne. Je ne comprenais pas encore toute la profondeur
des maux où tu m’as engagé. Je n’étais venu
te trouver que pour savoir de toi comment je devais répondre à
ceux qui t’accusaient; et tu me renvoies après m’avoir débarrassé
d’une peine pour nie jeter dans une autre. Ce qui m’inquiète, ce
n’est plus ta justification, mais de savoir comment je pourrai répondre
à Dieu pour mon propre compte et pour toutes les actions de ma vie.
Toutefois, je t’en supplie, je t’en conjure, par mon intérêt,
s’il te touche encore, par notre commun Seigneur Jésus-Christ, par
la charité chrétienne, par les entrailles et la compassion
d’un ami pour son ami, n’oublie pas que c’est toi surtout qui m’as jeté
dans le grand danger que je cours, tends-moi une main secourable, soutiens-moi
de tout ton pouvoir, et par tes discours et par tes actions; ne m’abandonne
jamais un seul instant, mais à partir d’aujourd’hui demeurons unis
et plus inséparables encore qu’auparavant.
CHRYSOSTOME. Et de quel secours,
lui dis-je en souriant, de quelle utilité puis-je être pour
toi dans cette immensité de soins et de devoirs? Mais, aie bon courage,
mon cher ami, puisque cela t’est agréable, lorsque les sollicitudes
inséparables de ta charge te donneront le loisir de respirer, je
serai auprès de toi, je te consolerai, et je ferai pour toi tout
ce qui dépendra de moi.
A ces mots, ses larmes ayant redoublé,
il se lève; je l’embrasse tendrement, je baise son front, et je
le reconduis en l’exhortant à supporter courageusement ce qui lui
était arrivé. Ma confiance en Notre-Seigneur Jésus-Christ
qui t’a appelé et préposé à la conduite de
son troupeau, lui dis-je, me font espérer que ton saint ministère
te donnera assez de crédit auprès de Dieu, pour qu’à
mon dernier jour, à l’heure du péril suprême, je puisse
à ta suite et sous ta protection pénétrer dans les
tabernacles éternels.