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Saint Jean Chrysostome
Traité de la Componction

LIVRE PREMIER. AU MOINE DÉMÉTRIUS.
 

ANALYSE. Saint Chrysostome, en écrivant sur la componction, se rend au désir souvent exprimé de son ami Démétrius. — La componction est nécessaire parce que le péché règne partout sur la terre. — Les pécheurs disent pour s'excuser qu'il y a quelque exagération dans certains préceptes de l'Evangile ,comme celui qui défend la médisance sous peine des supplices de l'enfer. — Ne croyons pas les pécheurs, les médisants seront punis sévèrement, thèse appuyée sur des textes nombreux. — Le chrétien est obligé d'aimer ses ennemis et de leur faire du bien ; raisons et autorités qui démontrent ce précepte. — Beau commentaire de ce passage de l'Oraison dominicale : Dimitte nobis débita nostra, sicut et nos dimittimus debitoribus nostris. —Autre commentaire de ces mots : Nolite dare sancta canibus, neque mittatis margaritas vestras ante porcos. — Les moines trop épris du repos et de la tranquillité : un désir vrai des biens célestes bannirait cet amour du repos. — Puissance merveilleuse de ce désir des biens futurs. — Saint Paul, modèle de componction et d'amour de Dieu.
 
 

1. En te voyant , cher Démétrius, me demander continuellement, avec tant d'instance et de force, un traité sur la componction , je ne puis m'empêcher de vous estimer bienheureux et d'admirer la pureté de votre coeur. Un pareil désir ne peut venir qu'à une âme pure et dégagée des liens de la chair et du monde. Tous ceux que ce désir possède, ne fut-ce qu'un peu de temps, éprouvent tout à coup un grand changement, ils sont aussitôt comme transportés dans le ciel. Délivrée des soucis du monde comme d'autant de lourdes chaînes, leur âme s'envole d'elle-même dans le lieu de sa naturelle demeure et de sa vraie patrie.

Mais ce bonheur n'arrive que rarement durant toute une vie à la plupart des hommes.

Pour toi, ô saint personnage ! c'est toujours et sans cesse que le feu de la componction te dévore; je n'en veux d'autres témoins que ces longues veilles de la nuit, et ces ruisseaux de larmes, et cette noble passion de la solitude, qui toujours vit et grandit dans ton âme. Qu'aurais-tu donc à gagner à mes discours?

De plus, être parvenu comme toi au sommet, et se croire encore parmi ceux qui rampent à terre; dire qu'on a l'âme glacée quand on l'a toute de flammes; me prendre sans cesse la main pour me dire en la couvrant de baisers et en pleurant : « Brise, brise mon pauvre coeur, qui est tout endurci; » de quelle piété, de quelle ferveur ces seuls sentiments ne sont-ils pas les marques?

Si c'est pour me tirer de mon sommeil que (64) tu m'invites à traiter ce sujet , j'admire ta sagesse et je te rends grâce de cette marque d'attention. Mais si c'est véritablement ton intérêt propre qui t'a porté à me faire cette demande, ainsi que la pensée que tu as besoin de quelqu'un qui te stimule, je ne sais comment tu aurais pu mieux me prouver que tu n'as nul besoin de mon travail.

Quoi qu'il en soit, je t'obéirai : ta foi vive, tes pressantes sollicitations, l'amitié que tu nie témoignes m'en font un devoir. Et toi, dé ton côté, accorde-moi le secours de tes prières, afin qu'à l'avenir ma vie soit sainte, et que dans la circonstance présente, je puisse dire quelque chose de généreux, de capable de relever les âmes abattues, de fortifier et d'encourager celles qui sont lâches et languissantes.

Par où commencer ce discours? Quel fondement poser? quelle base établir? Point d'autre assurément que les paroles par lesquelles Jésus-Christ déclare malheureux ceux qui rient, et bienheureux au contraire ceux qui pleurent : Bienheureux, dit-il, ceux qui pleurent, parce qu'ils seront consolés (Matth. v, 4.), et : Malheur à vous qui riez maintenant, parce que vous pleurerez et gémirez. (Luc. VI, 25.) Oui, toute la vie présente n'est vraiment qu'un temps de gémissements et de larmes. Les calamités qui ont envahi la terre entière sont si grandes, les maux qui affligent tous les hommes sont si nombreux et si terribles, que si l'on voulait en faire le dénombrement exact (si toutefois en pareille matière l'exactitude est possible), on ne cesserait de gémir et de pleurer, tant le désordre et la confusion règnent partout, tant la vertu a disparu du monde.

Et, chose plus triste encore, tous ces maux qui nous accablent, nous n'en avons pas le sentiment : les autres même ne peuvent les soupçonner : nous ressemblons à un corps qui extérieurement paraît florissant de santé , et qui au dedans est consumé par une fièvre ardente. Par notre insensibilité nous ne différons en rien de ces aliénés qui disent et font mille choses dangereuses et honteuses, et qui, loin d'en rougir, s'en glorifient, et s'imaginent être plus sains d'esprit que ceux qui les entourent. Oui, il en est de même de nous : nous faisons tout ce que font les malades, et nous ne savons pas que nous sommes malades.

Hélas ! s'agit-il du corps, pour le plus petit mal qui se fait sentir, aussitôt nous faisons

venir les médecins, nous dépensons notre fortune, nous montrons de la persévérance, et nous ne cessons de mettre tout en oeuvre jusqu'à ce que nous soyons guéris. S'agit-il de l'âme, au contraire, de cette pauvre âme, qui, chaque jour, est percée de coups, déchirée, consumée, abîmée par les appétits de la chair, de l'âme enfin qui se tue elle-même de toutes manières, nous n'en tenons absolument aucun compte. Pourquoi cela? parce que nous sommes tous malades. Supposez, par exemple, que les habitants d'une ville soient tous attaqués de la peste, et qu'il ne reste personne en bonne santé pour les secourir : ces malheureux périront tous, ils hâteront même leur mort, poussés par des appétits déréglés de malades que nulle personne saine ne réfrénera. La même 'chose se voit parmi nous : comme nul n'est parfaitement sain dans la foi, mais que tous sont infirmes, les uns plus, les autres moins, il n'y a personne pour secourir et guérir les âmes abattues et mourantes. Enfin, telle est notre conduite que si quelque étranger, connaissant les préceptes du Christ, venait parmi nous et voyait le désordre de notre vie, il nous prendrait évidemment pour les plus grands ennemis du Christ, car, nous vivons dans le Christianisme, comme si nous avions pris à coeur de faire tout le contraire de ses commandements.

2. Et afin qu'on ne croie pas qu'il y ait de l'exagération dans mes paroles, je vais donner la preuve de ce que j'avance, et je ne la tirerai que des préceptes mêmes de Jésus-Christ. Que dit donc le Maître? Il a été dit aux anciens : Vous ne tuerez point, mais moi je vous dis que quiconque se mettra en colère contre son frère, sans sujet, méritera d'être condamné par le jugement; que celui qui dira à son frère « Raca, » méritera d'être condamné par le conseil; et que celui qui lui dira : « Vous êtes un fou , » méritera d'être condamné au feu de l'enfer. » Et nous, en cela, pires que les infidèles, nous foulons aux pieds cette loi, par les injures dont chaque jour nous accablons nos frères. Mais le comble du ridicule, c'est que, tout en nous gardant de donner à nos frères ce nom de « Fou, » nous leur faisons- souvent des insultes plus graves. Comme si à ce mot seul était exclusivement attaché le châtiment. Il n'en est pas ainsi, la peine est prononcée au contraire d'une manière générale contre tout insulteur;

(65) cela est évident par les paroles suivantes de saint Paul : « Ne vous y trompez pas, dit-il, ni les fornicateurs, ni les idolâtres, ni les adultères, ni les impudiques, ni les abominables, ni les voleurs, ni les avares, ni les ivrognes, ni les médisants, ni les ravisseurs du bien d'autrui, ne seront héritiers du royaume de Dieu. » (I Cor. VI, 9, 10.) Si celui qui dit à son frère : Vous êtes un fou, est digne du supplice le plus rigoureux; celui qui le traite de méchant, d'envieux, d'inconsidéré, d'imposteur, et qui vomit contre lui mille et mille autres injures semblables, quels feux n'allumera-t-il pas pour son châtiment dans l'enfer? Car, ces mots de fou et de Raca sont des insultes beaucoup plus légères que ces autres dont nous venons de parler : aussi le Seigneur, passant sous silence les premières , a mis celles-ci sous nos yeux, afin que tu comprennes, ô âme chrétienne, que si une injure plus légère rend digne de la géhenne, comme le Sauveur lui-même l'a déclaré, à bien plus forte raison les injures plus graves et plus atroces feront-elles tomber sur nous les plus rigoureux châtiments !

Que si quelques-uns voient de l'exagération dans ces paroles de l'écrivain sacré (j'en connais qui pensent ainsi et qui croient que cette menace n'est pas sérieuse, mais qu'elle n'a été faite que pour effrayer), il faut pour être conséquents qu'ils disent aussi que les adultères, que les abominables, que les impudiques, que les idolâtres, ne sont pas atteints par le châtiment marqué par l'Apôtre. Car, si la menace de saint Paul n'a pas été sérieuse à l'endroit des médisants, évidemment elle ne l'a pas été non plus à l'endroit des autres; puisque, c'est après les avoir nommés tous ensemble, sans distinction, qu'il les a déclarés privés du royaume des cieux.

Eh quoi ! dira quelqu'un, mettra-t-on le médisant avec l'adultère, avec l'impudique, avec l'avare et l'idolâtre? — Mon frère, savoir si le médisant subira le même châtiment que ces grands criminels, c'est ce qui pourra être examiné une autre fois: mais que le médisant doive être exclu du ciel tout comme eux, c'est ce que je crois, parce que saint Paul me le dit, ou plutôt Jésus-Christ lui-même, qui parlait par saint Paul; car les paroles de l'Apôtre, nous les connaissons : Ni ceux-ci, ni ceux-là, dit-il, ne seront héritiers du royaume de Dieu. Il y a encore beaucoup d'autres paroles de l'Écriture qu'un grand nombre voudraient croire exagérées , et qui néanmoins s'accompliront à la lettre. Il y a en ceci, qu'on le sache bien, un piège du démon. Il voulait dissiper la crainte salutaire qui retient les âmes dans la componction et l'amour de Dieu, et pour cela il a eu recours à l'interprétation hyperbolique, moyen commode et bien propre à procurer, pour le temps présent une douce tromperie à de lâches chrétiens, qui reconnaîtront leur erreur plus tard au jour du jugement, mais sans profit pour eux. De quoi servira-t-il à ces coeurs déçus en ce monde, de voir dans l'autre leur erreur, alors que le repentir ne sera plus d'aucun secours pour le compte qu'il faudra rendre au jour de la résurrection? Gardons-nous donc de nous tromper nous-mêmes, ne faisons pas de ces faux raisonnements qui causeraient notre perte, et n'appelons pas sur nos têtes un second châtiment, je veux dire celui qui provient de l'incrédulité. Ce n'est pas seulement la désobéissance aux commandements du Christ, c'est encore l'incrédulité à sa parole qui attire la plus terrible punition. Cette incrédulité n'a pas d'autre cause que notre lâche paresse, qui cherche à se soustraire à la pratique des vertus chrétiennes. Nous ne voulons point trouver le calme de la conscience dans l'accomplissement de nos devoirs , et bannir de notre âme la crainte de l'enfer en méritant le ciel, alors tourmentés par cette voix intérieure qui nous reproche notre trahison et nous menace de la sévérité du Souverain Juge, nous cherchons à la faire taire en l'accusant de mensonge, en opposant l'incrédulité à ses austères avertissements.

Nous ressemblons à ces malades qui se plongent dans l'eau froide pour éteindre la fièvre qui les brûle, et qui ne réussissent qu'à en redoubler les ardeurs. De même, poussés par l'aiguillon du remords, nous cherchons à nous persuader, pour calmer nos douleurs, que les préceptes du Seigneur sont exagérés et son langage hyperbolique, et, sans plus de succès que ces malades, nous nous jetons dans le gouffre de l'incrédulité, pour échapper à la crainte de l'enfer, et commettre désormais le mal avec une entière sécurité. C'est ainsi que, non contents de nous emporter contre nos frères présents, nous nous attaquons encore aux absents, ce qui est le comble de la méchanceté.

Quand il s'agit de plus grands et de plus (66) puissants que nous, nous supportons leurs injustices et leurs outrages avec une modération merveilleuse, parce que nous les craignons. Quant à nos égaux et à nos inférieurs, nous nous emportons contre eux sans même qu'ils nous molestent d'aucune manière , tant la crainte des hommes l'emporte sur la crainte de Dieu dans notre coeur !

3. Quel espoir de salut peuvent encore conserver des hommes, qui montrent pour la loi de Dieu tant de nonchalance et de mépris? d'où viendrait leur espérance? Qu'est-ce donc que le Sauveur nous demande de si difficile, de si pénible? Ne vous mettez pas en colère, sans motif contre votre frère, nous dit-il. Voilà assurément qui est bien plus aisé que de supporter, sans mot dire, quelqu'un qui s'est fâché contre moi sans sujet. Car ici la matière de l'incendie, si je l'ose dire, étant toute prête, il ne faut plus qu'une étincelle pour embraser votre âme. Là, au contraire, c'est vous-mêmes qui, sans provocation ni raison, préparez et allumez cet incendie. Montrer de la patience et ne pas prendre feu quand un autre jette contre vous le brandon enflammé, ou demeurer calme et paisible quand personne ne nous attaque, ce sont deux choses bien différentes quant à la difficulté et aussi quant au mérite. De ces deux actions l'une est le fait d'une âme avancée dans la perfection, (autre, quoique louable, n'a rien de remarquable. Lors donc que, mus par la crainte des hommes, nous accomplissons de deux points de la loi le plus difficile, et que la crainte de Dieu ne peut nous déterminer à accomplir le plus facile, songez à quels châtiments, à quels supplices nous nous livrons infailliblement. Or, sachez-le bien, votre frère, ce n'est pas seulement votre égal, ni tout homme libre; mais votre frère, c'est aussi votre serviteur. Car, dit l'Apôtre, en Jésus-Christ, il n'y a plus d'esclave, ni d'homme libre. (Gal. III. 28.) Oui, si nous nous courrouçons sans sujet, même contre nos domestiques, attendons-nous à subir le châtiment. Notre serviteur est aussi notre frère, et il a été gratifié de la vraie liberté, puisqu'il a reçu le même Esprit que nous.

Maintenant, montrez-moi une vie que jamais colère déraisonnable et vaine n'aura ternie et souillée. Et ici, ne me citez pas quelqu'un qui ne cède que rarement à ce mouvement, mais bien quelqu'un qui ne s'y soit jamais abandonné, pas même une fois. Jusqu'à ce que vous

m'ayez montré un pareil exemple, la menace de l'Evangile restera; elle ne sera pas infirmée, sous prétexte que le péché de colère n'a pas été fréquemment commis. Le voleur, le fornicateur, n'eussent-ils commis le péché qu'une fois, une seule fois, sont-ils renvoyés impunis, parce qu'ils ne se sont pas livrés au crime fréquemment? Non, assurément; c'est assez qu'ils s'y sont livrés, ils subiront le châtiment.

Passons au précepte qui suit immédiatement. Quel infidèle ne le prendrait pour un mythe, à voir l'audace indigne avec laquelle nous le foulons aux pieds ?

En effet, Dieu nous dit : Si vous apportez votre présent à l'autel, et que là vous vous souveniez que votre frère a quelque chose contre vous, laissez là votre présent devant l'autel, et allez d'abord vous réconcilier avec votre frère; puis venez ensuite offrir votre présent. (Matth. V. 23, 24.) Et nous, en dépit de cet ordre, bien que nous soyons en guerre les uns contre les autres, et que nos coeurs soient ulcérés par la haine, nous osons approcher des autels. Comment ! Dieu s'intéresse à notre réconciliation, il y tient jusqu'à permettre que son sacrifice reste suspendu, que le ministère de l'autel soit interrompu, jusqu'à ce que les inimitiés et la colère qui nous divisent cessent, et nous, nous en serons assez peu soucieux pour conserver notre haine pendant plusieurs jours? II y va de notre salut; ce ne sont pas seulement ceux qui ont la haine dans le coeur que le Sauveur punit, mais encore ceux qui, bien qu'exempts de cette passion, négligent de se réconcilier avec leurs frères qu'ils ont offensés. Comme le ressentiment appartient à l'offensé plutôt qu'à l'offenseur, c'est à celui-ci que Dieu ordonne de tenter les premiers efforts de réconciliation; nous montrant par là que le plus coupable est celui qui a donné à son prochain occasion de pécher.

Mais hélas ! cette leçon ne nous corrige guère: pour des riens, nous contristons nos frères; puis ensuite, comme si nous n'avions rien à nous reprocher, nous négligeons, nous oublions les injures que nous leur avons faites, et nous voyons d'un oeil indifférent les longs ressentiments qu'ils nourrissent contre nous, sans réfléchir que ces rancunes prolongées aggravent encore notre faute, et rendent désormais la réconciliation presque impossible tant que règne l'amitié, les choses qui divisent (67) ont de la peine à prévaloir, ou même à trouver créance, mais, quand la haine s'est emparée de nos âmes, il est très-facile à ceux qui le veulent, de nous brouiller encore davantage : on ne croit plus au bien, le mal seul se fait admettre.

C'est pourquoi le Seigneur veut que, laissant notre présent devant l'autel, nous allions d'abord nous réconcilier avec notre frère ; pour nous apprendre que, si dans cette circonstance , différer cette réconciliation est chose condamnable, à plus forte raison dans les autres.

Et nous, cependant, que faisons-nous? Nous nous en tenons aux apparences, à la lettre qui tue; mais la vérité, mais l'esprit qui vivifie, nous le rejetons. Avant d'offrir notre présent, nous nous embrassons,. il est vrai, les uns les autres; mais la plupart u temps , c'est la bouche, ce sont les lèvres seules qui agissent. Est-ce là ce que le Seigneur demande de nous? Ah ! c'est le baiser de l'âme, c'est l'embrassement du coeur qu'il nous ordonne de donner à notre prochain. Voilà ce qui s'appelle embrasser véritablement; tandis que cette autre sorte de baiser n'est que feinte et hypocrisie; celui qui embrasse de cette manière, loin d'apaiser Dieu, provoque au contraire sa colère. L'amitié sincère et solide, voilà celle que Dieu demande de nous, et non cette amitié prétendue dont nous revêtons très-bien les apparences, mais dont le fond nous manque absolument. Ce défaut d'affection réelle pour le prochain est un indice certain de l'iniquité du siècle. Le Maître a dit : Parce que l'iniquité a abondé, la charité de beaucoup se refroidira. (Matth. XXIV, 12.)

Et ceux qui agissent de la sorte; ce sont des chrétiens, c'est nous à qui pourtant il a été dit : vous ne vous mettrez pas en colère; vous n'aurez pas d'ennemis : ou, s'il vous arrivait d'en avoir, au bout de la journée, vous n'en aurez plus. Que le soleil ne se couche pas sur votre colère. (Ephes. IV, 26.)

C'est peu de violer cette défense, nous nous dressons des embûches les uns aux autres; et tant par nos paroles que par nos actes, nous nous déchirons mutuellement, nous dévorons nos propres membres; ce qui manifestement est de la folie. Car enfin, à quel signe reconnaissons-nous les démoniaques incurables, ainsi que les furieux, si ce n'est principalement à celui-là ?

Que dire de la loi de l'Evangile touchant notre adversaire ? Et de cette autre , relative à cette mauvaise concupiscence, à ces impudiques regards, à cette amitié coupable qui ruine les âmes? Sachons-le : cette main droite, cet oeil droit , dont parle Jésus-Christ, désignent précisément ceux qui nous aiment de cette amitié qui conduit en enfer. Et la loi qui concerne le divorce, par qui n'a-t-elle pas été plus d'une fois violée, foulée aux pieds?

4. Quant aux lois qui défendent le serment, je n'en parlerai pas : je rougirais de le faire , non-seulement parce qu'on fait souvent des serments, mais encore parce qu'on en fait fréquemment de faux. Que si faire un serment, même pour des choses vraies, est une faute et une prévarication contre la loi, que dire du serment contraire à la vérité? Et si ce qui dépasse le oui et le non (Matth. V, 37), comme parle l'Evangile, vient du mauvais, ce qui viole même la vérité, de qui peut-il venir? Le Maître continue : Si l'on vous frappe sur la joue droite, présentez aussi la joue gauche; et si l'on veut entrer en contestation avec vous, et vous prendre votre tunique, abandonnez aussi votre manteau; et si quelqu'un veut vous forcer de faire mille pas avec lui, faites-en deux mille. Donnez à quiconque vous demande; et si l'on veut vous emprunter quelque chose, ne refusez pas. (Matth. V, 39, 42.) Hélas ! chacune de ces paroles devrait nous faire pleurer, devrait nous faire rougir de confusion, tant notre vie est en désaccord avec l'Evangile, tant nous vivons dans les contestations, les luttes, les procès,. les disputes; tant nous sommes impatients de tout ce qui nous blesse et prompts à nous emporter pour des riens.

Vous pourriez peut-être nommer des personnes qui, après avoir distribué aux pauvres une bonne partie de leurs biens, sont tombées plus tard dans le mépris par suite de leur indigence, et qui supportent leurs malheurs avec patience : je dis d'abord que vous en citerez peu de semblables, bien peu; je dis de plus que ce n'est point encore là le sage, dont l'Evangile nous fait ici la peinture : celui-ci est beaucoup plus parfait.

Il y a infiniment moins de mérites à donner une partie de ses richesses qu'à supporter qu'on vous dépouille du peu que vous possédez. Que dis-je supporter? Jésus-Christ ne nous défend pas seulement de nous plaindre de ceux (68) qui nous dépouillent; il nous ordonne encore d'offrir volontairement ce qu'on nous laisse, et de triompher de l'acharnement de notre ennemi par une patience supérieure à sa rage. L'homme injuste qui fait tort à son frère, s'aperçoit-il qu'il s'attaque à un homme disposé à tout souffrir , et qu'en assouvissant son propre désir de mal faire, il n'a pu satisfaire l'amour de sa victime pour la souffrance , alors il se retire vaincu , tout couvert de honte à la vue de cette héroïque patience, et assurément , cet homme injuste , fût-il une bête féroce, fût-il quelque chose de pire encore, sera plus modéré à l'avenir, frappé du contraste de sa méchanceté avec la vertu de son frère. Voilà la perfection que je cherche maintenant, que je trouve décrite dans les saintes Ecritures, mais que je ne vois nulle part traduite dans nos moeurs et mise en action. Il ne suffit pas de me nommer quelqu'un qui aura souffert une injustice sans se venger, il faut encore voir si sa patience est autre chose que de l'impuissance. Il avait affaire, direz-vous, à des égaux, gens que sa vengeance pouvait atteindre. — Soit : mais a-t-il été jusqu'à vaincre la méchanceté de son adversaire, à force de patience, jusqu'à lui donner plus qu'il ne demandait? A-t-il montré jusqu'où peut aller la magnanimité d'un chrétien en ajoutant des dons volontaires aux dépouilles arrachées par les violences?

Enfin, ce qui est plus héroïque que tout cela, ce qui touche à la perfection même, c'est que les gens qui nous traitent ainsi, et qui nous font tort soit dans nos biens, soit dans nos personnes, nous devons les mettre au rang de nos amis, et de nos plus chers amis : Jésus-Christ l'a commandé. Non-seulement,- dit-il, ajoutez des dons aux choses que l'on vous a ravies : mais le ravisseur lui-même, le spoliateur, aimez-le de l'amour le plus vif et le plus sincère. C'est bien là, en effet, ce que le Sauveur a voulu nous déclarer, quand il a dit : Priez pour ceux qui vous calomnient (Luc. VI, 28.) car on ne prie d'ordinaire que pour ses meilleurs amis. Gardez-vous de vouloir trouver de l'exagération dans ces paroles, évitez ce piège que vous tend le démon, écoutez les motifs que nous donne de ce précepte celui qui l'a proclamé : Si vous aimez ceux qui vous aiment , dit-il , quelle récompense en aurez-vous ? Les publicains n'en font-ils pas autant? Et si vous saluez ceux qui vous saluent, que faites-vous plus qu'eux ? Les païens n'en font-ils pas autant ? (Luc. VI, 32.) Puisque nous ne différons pas, sous ce rapport, des publicains et des païens, comment ne pas gémir, et gémir amèrement?

Encore si le mal que nous faisons n'allait pas plus loin; mais nous sommes si éloignés d'aimer nos ennemis que nous n'avons que de l'aversion et de la haine pour ceux qui nous aiment. En effet être jaloux, envieux, détruire par nos paroles comme par nos actions la renommée et la réputation du prochain, n'est-ce pas le fait de la haine et de l'aversion ? Il ne faut donc plus dire, nous ne sommes pas meilleurs, mais nous sommes pires que les païens. Le Sauveur nous a ordonné de prier pour ceux qui nous calomnient, et nous leur tendons des piéges; de bénir ceux qui nous maudissent., et nous les accablons de malédictions.

Je vous le demande , mon frère, se peut-il quelque chose de plus audacieux que cette opposition déclarée, que cette lutte opiniâtre que nous soutenons contre le divin Législateur, toujours rebelles à ses commandements les plus formels ?

Dans les paroles qui suivent celles que nous venons de citer, Jésus-Christ foudroie la vaine gloire , et nous, nous en faisons notre idole, elle préside à nos prières, à nos jeûnes, à nos aumônes , à toutes nos actions, à toute notre vie, nous sommes ses esclaves soumis et obéissants. Je ne m'étendrai pas sur ce sujet, ce que je pourrais en dire étant connu de tout le monde. Je n'ajouterai plus qu'un mot. Parmi les hommes , les uns professant un mépris absolu pour la loi divine, la violent, de propos délibéré, dans toutes ses prescriptions; les autres, après quelque velléité d'obéir, et quelques efforts- tentés pour garder certains préceptes, se perdent comme les premiers; parce qu'ils n'ont pas voulu se débarrasser des chaînes, de la vaine gloire. Celui-ci ne fait jamais l'aumône ; celui-là, il est vrai, donne aux pauvres quelque chose de son superflu; mais, comme` il agit par un motif de vaine gloire, il n'est pas dans une meilleure condition que celui qui n'a rien donné du tout.

Voilà comment nul n'échappe aux piéges de l'esprit malin. Si on évite celui de la vaine gloire, c'est pour tomber dans quelque autre plus dangereux encore. Car si le motif de la vaine gloire nous fait perdre tout le fruit de nos oeuvres, il existe des intentions plus mauvaises (69) encore qui rendent nos actions non seulement inutiles, mais même punissables. J'en connais qui font du bien pour inspirer de l'amour et de la vénération à ceux qu'ils obligent, et nullement par crainte de Dieu ni par obéissance à sa loi. Quand nous voyons nos actions, les meilleures en elles-mêmes, si exposées à se corrompre par le venin des mauvaises intentions, quels motifs n'avons-nous pas de trembler pour notre salut, de nous humilier, de nous pénétrer de componction?

Quant à cette prière : Pardonnez-nous nos offenses , comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés (Matth. VI,12), qui la prononcera avec assurance? Quand nous ne cherchons pas à nuire à nos ennemis, notre coeur nourrit toujours contre eux un ressentiment implacable. Ce n'est pas ainsi que l'entend Notre Sauveur ; il veut que l'on pardonne encore d'une autre manière, il demande que nous mettions nos ennemis au nombre de nos meilleurs amis. C'est pourquoi il nous commande de prier pour eux. Vous ne leur faites point de tort, soit : mais vous vous détournez d'eux; mais vous ne les voyez pas avec plaisir; mais vous conservez dans votre coeur la plaie de la haine; plaie qui va grandissant toujours : vous n'accomplissez donc pas le commandement du Sauveur. Alors comment osez-vous prier Dieu de vous être propice quand vous ne l'êtes pas à ceux qui vous ont offensés : audace impie que le Sage a flétrie quand il a dit : Un homme garde rancune à un autre homme, et il demande au Seigneur de le guérir! Cet homme est sans miséricorde pour son égal, et il ose demander grâce pour son propre péché ! Cet homme est chair, et il conserve de la colère ! Et qui donc aura pitié de lui après son péché ? (Eccl. XXVIII, 3, 5.)

Je voudrais me taire; je voudrais m'en tenir là, et mettre fin à ce discours, tant j'éprouve de confusion, tant je rougis d'aller plus loin : plus j'avance et plus aussi je mets en évidence, par mes paroles, cette guerre à outrance que nous faisons aux commandements du divin Maître. Mais à quoi bon garder le silence quand notre conduite parle si haut, et que Celui qui nous jugera connaît clairement toutes nos fautes , même avant qu'elles soient commises? Poursuivons donc.

Notre-Seigneur nous dit de ne pas thésauriser sur la terre, ruais dans le ciel. Ce précepte, on a vu des hommes le pratiquer avec éclat, j'en conviens, mais c'est le plus petit nombre, presque tous les hommes , comme si Dieu , leur faisant un commandement contraire , leur eût dit, thésaurisez sur la terre, ne se soucient aucunement du ciel, se donnent tout entiers à la terre, et mettent une sorte de fureur à amasser les biens de ce monde. Ils ont autant de haine pour Dieu que d'amour pour Mammon.

Le Seigneur dit encore : Ne vous inquiétez pas pour le lendemain. On dirait que ce précepte n'est pas connu, tant on l'observe. peu. Notre peu de foi en est la cause. Je ne m'étendrai pas sur ce sujet, pour n'avoir pas trop à rougir. Quand même Jésus-Christ n'aurait fait que révéler cette règle de conduite, nous devrions la croire indispensable et la pratiquer à la lettre, mais il l'a commentée, il l'a appuyée d'arguments invincibles, en rapportant l'exemple des oiseaux du ciel et des lis des champs, et malgré tout, nous refusons de l'observer. Nous nous inquiétons autant pour l'avenir que les païens, sinon davantage; les soucis de la terre nous rongent; la prière pour la possession des biens temporels ne nous a pas été recommandée ; et cependant tout ce que nous avons de zèle, nous le dépensons à cette fin. C'est pourquoi j'ai honte, comme je l'ai dit, de m'arrêter sur ce point. Je passe outre et j'avance, peut-être trouverai-je enfin quelque soulagement à ma douleur et à ma honte.

Que dit ensuite l'Evangile? Ne jugez pas, afin que vous ne soyez pas jugés. (Matth. VII, 1.) Hélas ! je pensais trouver quelque consolation, et voilà que ma douleur et ma confusion augmentent: je n'ai pas moins à rougir qu'auparavant. Quand nous n'aurions à nous reprocher que la violation de ce précepte, c'en serait assez pour nous perdre. Nous jugeons les autres avec une sévérité que rien n'égale, si ce n'est l'indulgence que nous avons pour nous-mêmes; notre vie tout entière se consume dans la curieuse recherche et la condamnation des actes du prochain. Dites-moi, trouveriez-vous aisément un seul homme, séculier, moine ou ecclésiastique, exempt de cette faute? je ne le pense pas. Pourtant une terrible menace a été faite; Vous serez jugés, dit le Sauveur , comme vous aurez jugé les autres; et l'on se servira pour vous de la mesure dont vous vous serez servis. (Matth. VII, 2.) Mais n'importe : en dépit d'une (70) pareille menace, et bien que ce crime soit un crime sans jouissance, nous nous y précipitons comme à l'envi. Vraiment on dirait que nous sommes impatients et jaloux d'entrer, non par un seul chemin, mais par une multitude de voies, dans les fournaises infernales.

Nous violons tous les préceptes du Seigneur, les plus doux comme les plus sévères, et notre paresse à accomplir des devoirs faciles prouve que ce qui nous empêche d'accomplir les devoirs pénibles, c'est le mépris que nous en faisons, et non la difficulté qui leur est propre. Qu'y a-t-il de plus facile que de ne pas examiner d'un oeil curieux la conduite de notre prochain, de ne pas la condamner sans pitié? N'est-ce pas au contraire un travail que cet examen de la conduite d'autrui, que cette fonction de juges que nous nous arrogeons à l'égard de nos frères? Et ne dirait-on pas que nous faisons le mal non par lâcheté, mais de propos délibéré et par esprit de contradiction? Il est bien moins pénible, avec un peu de bonne volonté, de faire ce que Jésus-Christ nous ordonne que de faire ce qu'il nous défend; quand donc nous aimons mieux violer ses défenses que d'accomplir ses ordres, nos ennemis n'ont-ils pas le droit de nous accuser de faire le mal pour le seul plaisir de nous révolter contre Dieu.

L'accomplissement des préceptes du Seigneur n'a rien de pénible, il nous l'apprend lui-même, quand il a dit : Prenez sur vous mon joug; car mon joug est doux et mon fardeau est léger. (Matth. II, 29.) Notre incroyable lâcheté fait que ce qui est doux et léger paraît dur et pesant.

Pour un homme qui n'aime que le repos et le sommeil, c'est quelque chose de très-pénible que d'être obligé de prendre de la nourriture et de se réveiller pour boire : prenez au contraire quelqu'un qui soit très-vigilant, très-actif, les travaux les plus étonnants et les plus difficiles ne le feront pas reculer; il les entreprendra avec plus de confiance qu'un indolent et un lâche ne fera les, choses les plus faciles.

Il n'est rien , non, il n'est rien de si aisé, que notre extrême nonchalance ne fasse paraître difficile; comme aussi , il n'est rien de si pénible, rien de si malaisé que le zèle et la bonne volonté ne rende extrêmement facile à une âme généreuse. Se peut-il, dites

moi, quelque chose de plus dur que de courir chaque jour ces suprêmes dangers, où la vie est continuellement en jeu? Saint Paul en était là, et cependant il estime que tout cela est léger. — Ecoutez : Un moment de légères tribulations souffertes en cette vie, nous vaudra, au ciel, un poids éternel. de gloire. (II. Cor. IV, 17, 18). Ce n'est pas que les afflictions de cette vie ne soient douloureuses de leur nature; mais l'espérance des biens célestes les rend douces et légères. Du reste, saint Paul lui-même a touché cette raison, quand il a dit : Nous ne considérons pas les choses visibles, mais les choses invisibles.

6. Avançons , et voyons ce qui suit : Ne donnez pas les choses saintes aux chiens, ne jetez pas vos perles devant les pourceaux. (Matth. VII, 6.) Telle est la recommandation, tel est le précepte du Christ; or, que faisons-nous ? Par une folle envie de nous distinguer, par le désir insensé de plaire aux hommes, nous foulons aux pieds ce précepte. Nous nous laissons séduire par des hommes corrompus et corrupteurs, des hommes sans foi, et souillés de tous les vices, et, sans examen aucun, nous les admettons à la participation des saints mystères ; oui, sans les avoir soumis à une rigoureuse épreuve, sans bien connaître leurs dispositions intimes, nous leurs révélons tout ce qui concerne nos dogmes; et avant qu'ils aient pu voir le vestibule du temple, nous les introduisons jusque dans le sanctuaire. Il en résulte une infinité de maux causés par ces chrétiens improvisés qui sortent de l'Eglise aussi facilement et aussi vite qu'ils y sont entrés. Et ce même précepte qui devrait plus que tout autre nous pénétrer d'une sainte horreur, ce n'est pas seulement dans les autres hommes que nous le traitons avec un mépris coupable, c'est encore en nous-mêmes lorsque, poussés par une criminelle effronterie, nous nous approchons des saints mystères sans avoir auparavant purifié notre âme de ses souillures.

Les préceptes suivants ne sont pas moins audacieusement violés par tous. Le Maître nous dit: Faites à autrui tout ce que vous voulez qu'on vous fasse à vous-mêmes. (Matth. VII, 12.) Et nous, nous faisons aux autres tout ce que nous ne voudrions pas que l'on nous fit à nous-mêmes. Il nous est commandé d'entrer par la porte étroite, et nous recherchons (71) partout et toujours la voie large. Certes, que des séculiers embrassent et suivent la voie large, il n'y a pas, là de quoi s'étonner beaucoup; mais que des hommes soi-disant crucifiés, recherchent cette voie avec plus d'ardeur que tous les autres, c'est ce qui me cause une inexprimable surprise, ou plutôt c'est, à mes yeux, une vraie énigme.

Or, la plupart des moines en sont malheureusement là. Voyez-les, en effet, tous ou à peu près : les appelez-vous à remplir quelque office, vous les entendez demander avant tout s'ils peuvent espérer du repos dans la fonction que vous leur proposez, si vous vous engagez à leur laisser du repos; enfin, partout et toujours, ils jettent en avant ce mot de repos. Que dis-tu là, chrétien ? Quoi ! il t'a été prescrit de suivre la voie étroite, et tu parles de repos ! Il t'a été ordonné d'entrer par la porte étroite, et tu recherches la voie large ! Se peut-il une perversité plus grande, un renversement plus complet de l'ordre? En parlant de la sorte, mon intention n'est pas d'inculper, ni de condamner qui que ce soit; non : mais écoutez ce qui m'est arrivé à moi-même;  il n'y a pas longtemps encore que je. résolus de quitter la ville, pour venir habiter sous les tentes des solitaires. Eh bien ! quelles étaient alors mes pensées, mes soucis? Le dirai-je? J'étais tout entier aux réflexions suivantes D'où me viendra le nécessaire? aurai-je à manger du pain frais chaque jour? ne m'obligera-t-on pas à me servir de la même huile pour la lampe et pour les aliments? ne serai-je point forcé de manger de misérables légumes, et condamné à de pénibles travaux, tels que bêcher la terre, porter l'eau et le bois, et remplir toutes sortes d'autres fonctions de cette nature : en un mot, le repos, le repos, tel était l'objet de mes pensées, de mes continuelles inquiétudes.

Quand les gens du monde acceptent quelque charge chez les princes, quelque emploi dans le gouvernement, ils n'ont jamais souci de pareilles choses; ils examinent seulement si cette charge, si cet emploi leur rapportera du profit; et, quand ils peuvent se promettre quelque gain, un gain temporel, il n'y a ni peines, ni dangers, ni déshonneur, ni servitude, ni lointains voyages, ni séjour à l'étranger, ni insultes, ni mauvais traitements, ni revers qui puissent lés effrayer : la menace d'être à la fin frustrés dans leur espoir, comme cela ne se voit que trop, la crainte d'une mort prématurée, l'éloignement des proches, l'abandon d'une tendre épouse, d'enfants chéris, enfin tout ce qu'il y a de plus pénible au monde, ils le comptent pour rien; ils n'y songent même pas un instant. L'argent, l'argent, voilà ce qu'ils convoitent, ce qui les remplit d'une sorte d'ivresse, qui leur fait tout braver, tout surmonter pour atteindre leur but.

Et nous, à qui est offert en récompense non un argent périssable, non la terre elle-même, mais le Ciel avec tous ses biens, et quels biens ! des biens que l'oeil n'a point vus, que l'oreille n'a point entendus, que le coeur n'a point compris, nous ne songeons qu'au repos ! Nous sommes donc plus lâches et en même temps bien plus à plaindre que les gens du monde.

O homme, que dis-tu là? tu es destiné au Ciel, tu dois en posséder le royaume, et voilà que tu t'informes si, dans ton chemin, dans ton pèlerinage, quelques difficultés t'attendent ! et tu n'es pas honteux ! et tu ne rougis pas l et tu ne cours pas te cacher sous terre !

Hé ! mon ami, suppose réunis tous les maux du monde : calomnies, outrages, affronts; le fer, le feu, le glaive, les bêtes féroces et les naufrages; la faim, la maladie, en un mot tous les malheurs qui sont arrivés depuis l'origine jusqu'à maintenant; te voilà en face de tous ces maux : que dois-tu faire? Il n'y a qu'une conduite à tenir pour un chrétien en pareille circonstance, c'est de se rire de tout cela, c'est de mépriser ces calamités terrestres, de n'y pas même faire attention. Ne pas agir ainsi serait d'une âme basse, méprisable et digne de pitié.

Oui, celui qui est épris du désir des choses célestes, je ne dis pas seulement qu'il doit s'interdire toute recherche du repos, mais je dis de plus que, si-le repos vient le trouver, il doit être mort à ses attraits.

Eh quoi ! ceux qui brûlent du feu de l'amour profane se livrent si entièrement à l'objet de leur tendresse, que rien dans la vie, excepté la personne aimée et sa société , ne leur sourit et ne leur plaît, et nous qui avons livré nos coeurs non à un amour insensé, mais au plus noble, au plus élevé de tous les amours, loin de mépriser le repos, quand il se présente, nous courons après lui, quand il ne se présente pas; est-ce là de la raison?

7. Non, mon cher ami, personne n'est épris du désir des biens célestes, comme il faudrait l'être; ce qui nous semble si difficile ne serait (72) plus qu'un jeu, qu'une ombre si nous avions cette passion des biens célestes. Celui qui estime les choses présentes ne sera jamais digne de la contemplation des choses futures : celui qui méprise les premières et n'en fait nul état, pas plus que d'une ombre et d'un songe, sera bientôt mis en possession d'inestimables richesses, je veux dire les richesses spirituelles.

Donnez-moi, en effet, une âme animée des sentiments d'une vraie componction, la voilà tout à coup remplie de force, d'une force semblable à celle du feu au milieu des épines; et quand même cette âme se trouverait en proie à mille maux, chargée des liens de l'iniquité, toute consumée par le feu des mauvaises passions, étourdie par le tumulte et le fracas des affaires séculières, n'importe, la componction aura bientôt, comme d'un violent coup de fouet, chassé loin de cette âme tous ces ennemis, tous ces maux. De même qu'une légère poussière ne tiendra jamais devant un vent impétueux; de même aussi, quand une vive componction aura pénétré dans une âme, jamais les mauvaises passions, si nombreuses qu'elles soient, ne pourront tenir devant la force de cette vertu, elles disparaîtront et se dissiperont plus vite qu'une vile poussière, qu'un peu de fumée.

Si l'amour profane exerce un tel empire dans une âme, qu'il l'arrache à toute autre chose, pour la rendre uniquement l'esclave de la personne aimée; que ne ferait pas le vrai amour du Christ, et la crainte d'en être séparé? De même qu'il est difficile, ou plutôt impossible d'accorder ensemble le feu et l'eau, de même, il est, selon moi, impossible d'allier ensemble la volupté et la componction : ce sont choses contraires, et qui se détruisent l'une l'autre. Celle-ci, en effet, est mère des larmes et de la sagesse, et celle-là l'est du rire et de la folie; l'une fait l'âme légère et lui donne des ailes; l'autre la rend plus lourde que le plomb.

Tout ceci, je ne veux pas le prouver seulement par mes propres paroles; je veux le démontrer par les paroles d'un homme qui fut possédé de ce magnifique désir des choses du ciel. Et quel est cet homme? C'est l'amant enflammé du Christ, c'est le grand Paul ! Ce bienheureux Apôtre fut tellement blessé par les traits du divin amour que tantôt il gémissait de son séjour ici-bas, et de la longueur de son pèlerinage, et disait : Nous qui habitons dans cette enveloppe de notre corps, nous gémissons; (II Cor. V, 4.) et que tantôt il désirait et voulait rester encore en ce monde pour Jésus-Christ. Pour vous plaire, d mon Dieu, dit-il encore, il faut que je reste enfermé dans ta chair; (Phil. I, 24.) c'est-à-dire il faut que je vive, afin que ma foi en Jésus-Christ augmente. C'est pourquoi il souffrait la faim, la soif, la nudité, les emprisonnements, les menaces de mort, les voyages d'outre-mer, les naufrages, et toutes les autres choses qu'il a énumérées; et loin que ces tribulations fussent pour lui un poids, au contraire, il se réjouissait de les souffrir; pourquoi? parce qu'il aimait Jésus-Christ. Voilà pourquoi il disait encore : En toutes ces tribulations, nous sommes victorieux, à cause de celui qui nous a aimés. (Rom. VIII. 37.) Ce qui ne doit pas nous surprendre; car si l'amour des hommes a fait bien des fois affronter la mort, que ne ferait pas l'amour du Christ? Quelle difficulté cet amour ne saurait-il pas aplanir?

Pour le grand Paul, tout était léger, parce qu'il ne regardait que son bien-aimé et que souffrir tout pour son Dieu, lui paraissait avec raison quelque chose de préférable à toutes les voluptés, à toutes les jouissances.

Non, cet homme incomparable ne pensait plus être sur la terre, ni vivre encore en ce monde, ni converser parmi les hommes; déjà en possession des biens célestes, concitoyen des anges, héritier du Royaume, et jouissant de la vision immédiate de Dieu, il dédaignait les choses du présent, agréables ou fâcheuses, n'avait nul souci du repos, chose pourtant parmi nous si convoitée, et il s'écriait: Jusqu'à l'heure présente, nous avons souffert la faim, la soif, la nudité; on nous accable de coups; nous sommes sans demeure fixe; nous suons de fatigue en travaillant de nos propres mains; on nous maudit, et nous bénissons; on nous persécute, et nous le souffrons; on nous calomnie, et nous répondons par des prières; jusqu'aujourd'hui on nous regarde comme les balayures du monde, comme le rebut de tous. (I. Cor. IV. 11-13.)

Après que les regards de son âme eurent rencontré les beautés du ciel, il en fut si frappé, qu'il ne souffrit plus de les abaisser vers la terre. De même qu'un pauvre mendiant qui, après avoir été renfermé toute sa (73) vie dans une obscure et vile chaumière, viendrait à voir, dans un superbe palais, un roi tout brillant d'or, tout éclatant de pierreries; de même, dis-je, que ce mendiant oublierait sans doute volontiers son ancienne petite maisonnette, et qu'au lieu de le regretter, il ferait au contraire tout au monde pour habiter, si la chose se pouvait, dans ce palais magnifique . de même, notre bienheureux méprisait les vanités d'ici-bas, depuis qu'il avait vu lés biens célestes, et tout en conversant parmi les hommes, puisque les besoins du corps l'exigeaient ainsi, il ne s'attachait à rien de ce qui se voit, il avait en quelque sorte quitté la terre, pour habiter la cité d'en-haut.

Que dis je? Pourquoi faire mention des tribulations de la vie présente? Saint Paul aimait tellement Jésus-Christ, que si on lui eût proposé de souffrir pour le bien-aimé de son coeur les supplices sans fin du siècle futur, il n'aurait pas reculé devant cette extrémité. Car il ne servait pas Jésus-Christ de la même manière que nous. Pour -nous, mercenaires que nous sommes, nous craignons l'enfer, nous convoitons la récompense; mais lui, c'était un, autre amour, un amour bien plus parfait qui le dévorait. Dans tout ce qu'il faisait et souffrait, il n'avait qu'un but, satisfaire l'ardent amour qu'il portait à Jésus-Christ; cet amour régnait si puissamment dans son coeur, qu'il lui aurait sacrifié sans se plaindre la possession même de celui qu'il aimait; cette possession lui était cependant bien précieuse, puisqu'elle lui faisait oublier et les flammés de l'enfer et les joies du paradis. Oui, pour l'amour de Jésus-Christ, il aurait accepté d'être séparé de Jésus-Christ, il aurait embrassé avec ardeur, comme une chose désirable, cette privation affreuse, cet effroyable exil.

8. Beaucoup peut-être trouveront étrange et peu intelligible ce que je viens de dire : je vais l'expliquer plus clairement; mais alors l'obscurité se dissipera pour faire place à l'incrédulité. Et je ne m'en étonne pas. Notre bienheureux lui-même s'est attendu à n'être pas cru sur ce point, et il disait dans cette prévision : Je vous dis la vérité en Jésus-Christ; je ne mens pas, ma conscience me rendant témoignage dans le Saint-Esprit. (Rom. IX, 1.) Et cependant, bien qu'il ait confirmé ainsi son assertion, bien qu'il ait invoqué le témoignage de sa conscience, et quel témoignage ! on refuse encore de le croire. Que veut-il dire? et quel est le sens de ses paroles en cet endroit? Ecoutez. Il commence par parler des tribulations de ce monde, et il dit : Qui nous, séparera de la charité de Jésus-Christ ?Est-ce la tribulation, la détresse, la persécution, la faim, la nudité, le péril, le glaive? (Rom. VIII. 35, 38, 39.) Puis, après avoir énuméré toutes les afflictions de ce monde, il monte au Ciel; et, voulant montrer que ce n'est pas une merveille de mépriser toutes les tribulations d'ici-bas pour Jésus-Christ, il ajoute : Ni les anges, ni les principautés, ni les puissances, ni les choses présentes, ni les futures; ni la hauteur, ni la profondeur, ni aucune autre créature ne pourra jamais nous séparer de la charité de Dieu, en Jésus-Christ Notre-Seigneur. (Ibid. 38 et 39.) Or, le sens de ces paroles est celui-ci : Non-seulement les hommes ne pourront me faire déchoir de cet amour, mais ni les anges, ni toutes les puissances célestes ne sauront en venir à bout, se fussent-elles conjurées contre moi. Que dis-je? quand même il me faudrait, pour Jésus-Christ, être privé du Ciel; quand même il me faudrait, pour son amour, tomber en enfer, rien ne me fait peur, pas même cette extrémité. C'est là ce qu'il entend par hauteur et profondeur, par la vie et la mort. Il parlait ainsi, non que les anges dussent jamais chercher à le séparer du Seigneur, mais c'est une supposition qu'il faisait de choses impossibles, afin de pouvoir déclarer ainsi et rendre sensible à tous la charité qui le consumait.

Du reste, c'est bien là ce que font, d'ordinaire, ceux qui aiment : ils ne peuvent tenir caché en eux-mêmes leur amour; cette flamme intérieure qui les dévore, ils la répandent sur tous ceux qui les approchent; ces confidences continuelles semblent soulager leur coeur trop plein d'amour.

C'est ce que faisait alors notre bienheureux. Il parcourt le cercle du monde entier; il énumère toutes choses, présentes, passées, futures; celles qui arriveront comme celles qui n'arriveront jamais; celles qui se voient et celles qui ne se voient pas; toutes les tribulations aussi bien que toutes les jouissances; et, comme si tout cela ne lui suffisait pas pour montrer la grandeur de sa charité, il invente, il défie ce qui n'existe pas; car ces mots : les autres (74) créatures, s'entendent de ce qui n'a pas reçu l'existence; et il conclut que rien de tout ce qu'il vient d'énumérer ne pourra le séparer de la charité de Dieu, en Jésus-Christ Notre-Seigneur. Telle est la sublimité à laquelle le grand Paul a élevé son amour.

Et nous, dont le devoir est de l'imiter, nous ne voulons rien endurer, pas même les tribulations de cette vie; nous sommes impatients , pleins d'agitation et de trouble, non moins que des gens travaillés de la fièvre. Cette longue maladie, qui s'est malheureusement emparée de nos âmes, le temps l'a rendue incurable, s'il est permis de le dire : loin de tendre à recouvrer une santé parfaite, nous n'avons pas même la force d'y songer; que dis-je? cette guérison nous paraît une chose à jamais impossible. Que si nous entendons par hasard citer l'exemple des Apôtres, et raconter leurs grandes actions; alors, au lieu de pleurer aussitôt sur nous, comme cela devrait être, sur nous qui sommes si éloignés de la perfection de ces hommes divins, nous ne nous reprochons pas même, comme une faute, notre malheureuse tiédeur; mais, comme s'il y avait pour nous une impossibilité absolue d'atteindre à cette hauteur, nous restons à terre sans faire aucun effort. Et si on nous demande la raison de cette langueur, nous jetons en avant, pour nous disculper, cette sotte excuse : mais ces hommes dont on nous propose les exemples, c'était Paul; c'était Pierre; c'était Jean. Or, qu'est-ce à dire, « c'était Paul; c'était Pierre ? » Dis-moi, mon ami : ces hommes n'étaient-ils pas de la même nature que nous? n'est-ce pas parla même voie qu'ils sont venus en ce monde? n'ont-ils pas été nourris des mêmes aliments? n'ont-ils pas respiré le même air? n'ont-ils pas été aux prises avec les mêmes embarras ? n'y en avait-il pas parmi eux qui avaient femmes et enfants? d'autres n'exerçaient-ils pas les métiers les plus ordinaires et les plus communs? d'autres mêmes n'étaient-ils pas tombés dans le péché? — Mais, dis-tu, quelle grâce abondante ils ont reçue de Dieu ! — Oh ! oui, je le conçois, si l'on nous commandait de ressusciter les morts, d'ouvrir les yeux aux aveugles, de guérir les lépreux, de redresser les boiteux, de chasser les démons, de guérir les autres maladies de cette nature, peut-être serions-nous admis à faire valoir cette défense mais si, comme il est vrai, c'est l'innocence des moeurs c'est l'obéissance qu'on demande de nous, et pas autre chose, qu'est-ce que signifie cette excuse que nous apportons ? Quel en est l'à-propos et la valeur?

Toi aussi, mon frère, tu as reçu, dans ton baptême ; les dons de la grâce de Dieu; tu as participé à l'Esprit-Saint, sinon assez pour opérer des miracles, autant,du moins qu'il est nécessaire pour mener une bonne vie, une vie bien réglée : Si tu vis mal, si tu es plein de misères et de défauts, ne t'en prends qu'à toi-même, et à ta mauvaise volonté. Le Seigneur, au grand jour du jugement, ne décernera pas seulement le prix du combat à ceux qui auront fait des miracles, mais encore et surtout à ceux qui auront accompli ses commandements. Venez, dit-il, vous, les bénis de mon Père; possédez le royaume qui vous a été préparé dès le commencement du monde, non parce que vous avez été des thaumaturges, mais parce que j'ai eu faim, et vous m'avez donné à manger; j'ai eu soif, et vous m'avez donné à boire; j'étais étranger, et vous m'avez donné l'hospitalité; j'étais nu, et vous m'avez vêtu; j'ai été malade, et vous m'avez visité; j'étais en prison, et vous êtes venu me voir. (Matth. XXV, 34.) Dans les béatitudes, il ne met pas au nombre des bienheureux ceux qui opèrent des prodiges, mais bien ceux qui mènent une vie irréprochable.

9. Ainsi, il importe peu que le don des miracles soit devenu rare, puisque le défaut de cette grâce ne nuit pas au salut; par conséquent, nous ne pourrons invoquer cette excuse, lorsque nous rendrons compte de nos actions au tribunal de Dieu.

Nous admirons ces bienheureux, moins parce qu'ils ont opéré des prodiges, le miracle étant uniquement l'oeuvre de la puissance divine, que parce qu'ils ont mené une vie angélique sur la terre; une pareille vie exige sans doute l'action de la grâce, mais elle est aussi l'oeuvre de notre propre volonté. Ici encore, ce n'est pas mon opinion que j'émets, mais celle du bienheureux imitateur de Jésus-Christ. Ecrivant aux disciples pour réfuter les faux apôtres, et voulant présenter la différence qu'il y a entre le vrai et le faux apostolat, il ne tirait pas cette différence des miracles, mais des bonnes oeuvres, et il s'exprimait ainsi : Sont-ils ministres de Jésus-Christ? quand je devrais passer pour imprudent j'ose dire que je le suis plus qu'eux. J'ai essuyé plus de travaux, reçu plus de coups, enduré plus de prisons; je (75) me suis vu plus souvent prés de la mort; cinq fois j'ai reçu des Juifs quarante coups de fouets moins un (1); j'ai été battu de verges par trois fois, j'ai été lapidé une fois. J'ai fait naufrage trois fois, j'ai passé un jour et une nuit au fond de la mer. Presque toujours en voyage, j'ai trouvé dangers sous les eaux, dangers du côté des voleurs, dangers de la part de ma nation, dangers de la part des gentils, dangers dans la ville, dangers dans la solitude, dangers sur la mer, dangers au milieu des faux frères, dans les fatigues et les chagrins, dans les veilles fréquentes, dans la faim et la soif, dans les jeûnes réitérés , dans le froid et la nudité. A ces maux extérieurs viennent se joindre mes angoisses de chaque jour, la sollicitude de toutes les Eglises. Qui est-ce qui est faible, sans que je sente sa faiblesse ? Qui est scandalisé sans que je brûle ? (II Cor., XI, 23-29.)

Voilà des oeuvres merveilleuses, voilà ce que j'admire surtout dans les Apôtres. Je refuse mon admiration à ceux dont la vie ne m'offre rien de semblable, parce que, s'ils ont pu opérer des miracles par une certaine disposition de Dieu, ils n'en seront pas moins réprouvés, comme Jésus-Christ lui-même le déclare en ces termes : Maintes personnes me diront en ce jour-là : Seigneur, Seigneur, n'avons-nous pas prophétisé en votre nom? chassé les démons en votre nom? et opéré en votre nom mille merveilles? et je leur dirai : Retirez-vous de moi, vous tous qui commettez l'iniquité : je ne vous connais, pas. (Matth. VII, 22, 23.) Voilà pourquoi il donnait encore à ses disciples cet avertissement : Ne vous réjouissez pas de ce que les démons vous sont soumis, mais de ce que vos noms sont écrits dans le ciel. (Luc. x, 20.)

Oui, une vie sainte, qui du reste ne compterait aucun miracle, sera couronnée; le juste, pour n'avoir opéré aucun prodige, n'en sera pas moins récompensé : au contraire, une vie de péchés, malgré des prodiges et des miracles, n'échappera pas au châtiment. Cette excuse est donc superflue et vaine; elle est même dangereuse, car elle donne prise aux hérétiques, et leur fournit occasion de nous attaquer. Si ce n'était pas par le libre choix de leur volonté que ces grands serviteurs de Dieu sont devenus si admirables, mais uniquement par la grâce de
 
 

1 La loi défendait de donner plus de quarante coups; afin de ne pas excéder, on s'arrêtait au trente-neuvième.
 
 

Jésus-Christ, qu'est-ce qui empêcherait les autres hommes de devenir aussi grands qu'eux? pourquoi la même grâce ne serait-elle pas accordée à tous?

Car, enfin, si la grâce, avant de se communiquer, ne considérait pas auparavant nos dispositions, notre futur concours, elle se répandrait indistinctement et universellement en tous, puisque Dieu ne fait aucune différence des personnes : la grâce examine nos dispositions et nos oeuvres , et voilà pourquoi elle vient chez ceux-ci et y reste, tandis qu'elle s'envole loin de ceux-là, après les avoir seulement touchés; pourquoi encore il y en a d'autres qu'elle n'effleure même pas en passant. Or, que Dieu ait donné la grâce à saint Paul, en conséquence sans doute de ses mérites prévus, mais cependant avant qu'il eût rien fait d'éclatant, c'est là une vérité que Dieu nous déclare, quand il dit de cet Apôtre : Celui-ci m'est un vase d'élection, pour porter mon nom devant les nations, devant les rois, et devant toute la race d'Israël. (Act. IX, 15.) Or, la grâce ne possédait pas encore le coeur de Paul, quand celui qui sonde nos coeurs prononça ces paroles.

Ne nous abusons donc pas nous-mêmes, mes très-chers frères, en disant qu'il est impossible que qui que ce soit devienne un autre Paul. Sans doute, si vous voulez parler du don des miracles, jamais on ne reverra un autre Paul; mais si vous entendez parler de la régularité de la vie, chacun, avec de la bonne volonté , pourrait être un saint Paul; que si personne ne lui ressemble, l'unique raison, c'est que personne ne veut lui ressembler. Mais qu'ai-je dit? Comment suis-je assez peu réfléchi pour chercher parmi les hommes de notre temps de fidèles imitateurs de Paul, tandis que je ne puis pas même en trouver un qui vienne au troisième, au quatrième rang après lui ?

C'est une raison de plus pour gémir, se lamenter, verser des larmes de componction, non un jour ni deux, mais toute sa vie; celui qui se sera établi dans cette disposition, pèchera difficilement à l'avenir. Si tu ne m'en crois pas sur parole, ô mon ami ! vois un peu les gens du monde quand un revers cruel est venu les affliger; et considère, parmi ces affligés du siècle, non pas ceux qui traînent une vie dure, et dont le nombre est si considérable; mais ceux qui vivent délicatement, et ne connaissent autre chose que la mollesse et la volupté !

Ces hommes qui ne pensent qu'à s'enivrer et (76) à remplir leur ventre; ces hommes qui prolongent le dîner jusqu'au soir et le souper jusqu'au milieu de la nuit; ces hommes qui ravissent le bien d'autrui, qui ne respectent ni la veuve, ni le pauvre, ni le faible, et qui enfin exercent tant de cruautés; ces hommes, dis-je, viennent-ils jamais à être surpris par quelque grande affliction, capable de tout bouleverser en eux, et de déchirer leurs âmes? alors on les voit renoncer à toutes ces voluptés , briser avec ces passions mauvaises, et échanger leur vie déréglée contre une vie sage: on les voit vivre en philosophes, professer une grande sévérité de moeurs , s'adonner aux veilles, aux jeûnes, au silence; coucher sur la dure; supporter tout; pratiquer le jeûne, le silence, la modération, l'humilité, l'humanité. Eux qui ravissaient le bien d'autrui, volontiers alors ils abandonneraient même le leur : que quelqu'un veuille incendier leur maison avec tout ce qu'elle renferme , ils ne s'en émeuvent point. Et puis j'en ai connu moi-même beaucoup qui , ayant perdu des personnes aimées, ont, les uns quitté la ville et ses agréments pour habiter la campagne, les autres, fait construire une demeure auprès des tombeaux de leurs chers morts pour y finir leurs jours. Tant que leur chagrin dure, ils n'ont aucun souci des choses présentes cette manie qu'ils avaient de conserver et d'amasser; cette fureur avec laquelle ils recherchaient la puissance, la gloire, l'estime de tous, ils l'ont bannie de leur coeur : le feu de l'affliction a tout consumé, tout a disparu, comme l'herbe des champs dans les flammes.

Alors les pensées de ces hommes sont complètement changées, et ils s'élèvent à une philosophie si haute qu'ils ne souffrent même plus qu'on leur parle des plaisirs de, cette vie. Tout ce qui leur paraissait auparavant devoir procurer le bonheur, les ennuie et ne leur semble qu'amertume. II n'y a ni parents, ni amis qui osent élever la voix, pour les entretenir des affaires de ce monde, même des plus urgentes: toutes ces affaires ne sont plus rien pour eux; ils ont dit adieu au monde, tout cède à leur philosophie : et ainsi, leur âme, instruite à cette école sacrée du malheur, voit clairement combien la nature humaine est pauvre, combien la vie présente dure peu, combien les choses du temps sont sujettes à se corrompre et à changer,  combien enfin la comédie qui se joue sur la scène du inonde est peu de chose.

Ces hommes n'ont plus pour les richesses que du mépris, pour les honneurs que du dédain; désormais ils savent dominer leur colère, l'envie n'a plus de repaire dans leur coeur; l'orgueil ne .saurait élever insolemment ces âmes broyées par la souffrance; la concupiscence ne les brûle plus de ses feux impurs, toutes ces viles passions ont été bannies de leur coeur, occupé désormais par une seule pensée, celle du mort qu'ils pleurent , dont l'image et la mémoire sont toujours présentes à leur esprit. Cette idée toute seule, voilà leur mets favori, leur breuvage, leur sommeil, leur volupté, leur repos , leur consolation; voilà leur gloire, leur richesse, leur puissance, leurs délices.

10. Voilà comment, pour ne pas dire plus, nous devrions pleurer la perte de notre salut c'est avec une telle passion, une telle ardeur qu'il faudrait tenir attachés de ce côté les yeux de notre âme, et regarder comme notre tout, le souvenir et l'image de cette grande affaire. Eh quoi ! on verra ceux qui ont perdu des enfants, une épouse, ne plus occuper leur esprit à chose quelconque sinon à se représenter l'image de ceux que la mort leur a ravis : et nous, qui avons perdu le royaume des cieux, nous penserons à tout, plutôt qu'à cette perte 1 Aucun de ceux-là, fût-il du sang du plus grand roi de la terre , ne rougira de manifester sa douleur; il se couchera par terre, il versera des larmes amères, changera de vêtements, supportera de grand coeur toutes les autres incommodités, qui forment le cortége ordinaire du deuil; enfin, il ne s'occupera ni de son régime de vie, ni de la santé de son corps, ni des maladies que ces grandes douleurs pourront lui occasionner; il supportera tout avec une extrême facilité; et ce ne sont pas des hommes seulement, mais des femmes, fussent-elles d'ailleurs très-faibles, qui nous présentent de pareils spectacles, et même d'autres plus étonnants encore; et nous qui déplorons la perte non d'un fils, ou d'une épouse, mais de notre âme, oui de notre âme., et non de celle d'un autre, nous osons alléguer pour excuse la faiblesse de notre santé, et notre délicatesse ! Encore si c'était là tout le mal ! Mais hélas ! nous ne faisons pas même les choses qui n'exigent en rien la force du corps. Car enfin, mon ami, dis-moi, quel besoin a-t-on de forces corporelles, pour briser son coeur par le repentir; pour prier avec attention et vigilance; pour repasser, (77) dans l'amertume du coeur, les fautes de la vie passée; pour abattre en soi l'orgueil, comprimer la colère, abaisser ses pensées? Car voilà ce qui nous rend Dieu propice et favorable : pour cela, il ne faut pas beaucoup de peine; cependant nous ne le faisons même pas !

La componction ne consiste pas seulement à s'envelopper d'un sac, à s'enfermer dans une cellule, à fuir la lumière du jour : elle consiste à rouler continuellement dans son coeur le souvenir de ses péchés, à examiner attentivement sa conscience, à mesurer sans cesse la longueur de la route, afin de voir combien on est encore éloigné du royaume des cieux.

Et comment, me dira-t-on, pratiquer tout cela? quel moyen faut-il employer? - Avoir toujours devant les yeux l'image de l'enfer; voir dans notre esprit les anges parcourir l'univers dans tous les sens, au grand jour du jugement, pour rassembler de toutes les parties du monde ceux qui devront être précipités dans la géhenne du feu ; considérer quel affreux malheur c'est pour une âme que la perte du royaume des cieux, quand même cette perte ne serait pas accompagnée des tourments de l'enfer. Oui, quand même nous ne serions pas menacés de ces effroyables flammes; quand nous n'aurions pas à redouter d'éternels supplices, le malheur seul d'être séparés de Jésus-Christ, de cet ami si bon et si bienveillant pour les hommes, qui s'est livré pour nous à la mort, et qui a tout souffert pour nous arracher à ces horribles tourments, pour nous réconcilier avec son Père, dont nous étions devenus les ennemis par nos péchés. Ce seul malheur, sans avoir égard à ces biens ineffables et éternels auxquels nous pouvons prétendre, ce malheur est si grand, qu'il suffirait d'y penser, pour éveiller nos âmes et les tirer de leur assoupissement. Si la seule lecture de la parabole des cinq vierges exclues de la salle des noces, parce qu'elles manquaient d'huile, nous fait pleurer autant qu'elles-mêmes leur malheur; si cette lecture suffit pour nous causer un indicible effroi : que sera-ce, si nous venons à penser que notre paresse et notre lâcheté nous attireront le même sort? Quel est l'homme, si endurci qu'il soit d'ailleurs, qui, s'il méditait sans cesse un pareil exemple, croupirait encore dans la nonchalance et la lâcheté?

Nous aurions pu, sans doute, étendre davantage ce discours; mais comme c'est l'obéissance , à l'exclusion de tout autre motif, qui nous a fait entreprendre ce travail, ce que nous avons dit est déjà plus que suffisant. Car je sais, mon cher Démétrius, que non-seulement tu possèdes toi-même cette vertu de componction dans toute sa perfection, mais encore que tu la communiquerais sans avoir besoin de prononcer une parole, par le seul spectacle de ta piété et de ta vie crucifiée. Pour apprendre la componction, tes contemporains n'ont qu'à s'approcher de toi, les hommes à venir n'auront qu'à lire tes actions, je pense que le récit seul de ta vie contribuera puissamment à leur inspirer cette vertu.

Maintenant, il me reste à te prier, à te conjurer de me payer de retour, en m'accordant le secours de tes prières; afin que je ne me contente pas de parler de la componction, mais que de plus je mette en pratique ce que j'en ai dit. L'Évangile nous apprend qu'il ne sert de rien d'instruire les autres, si l'on ne pratique pas soi-même; que la science sans les oeuvres est non-seulement sans profit, mais devient même un sujet de reproche et de condamnation pour celui qui s'abandonne ainsi à la négligence de son salut. Non, dit Jésus-Christ : Ce n'est pas celui qui me dit : Seigneur, Seigneur, mais celui qui aura pratiqué et enseigné qui sera  appelé grand dans le royaume des cieux. (Matth. VII. 21, et v, 19.)

LIVRE DEUXIÈME. AU MOINE STÉLÉCHIUS.
 

(Voyez t, 1, chap. V, p. 59.)
 
 

ANALYSE. La componction donne des ailes à l'âme. — Admirable description d'une âme ainsi élevée jusqu'au ciel sur les ailes de la componction. — Commentaire de ce mot de saint Paul : Mihi mundus crucifixus est, et ego mundo. — Amour extraordinaire de saint Paul pour Jésus-Christ. — Amour de David pour le Christ ; sa componction. — Dissertation sur le psaume VI. — Textes nombreux commentés admirablement, et donnant une très-haute idée de la componction et de l'humilité du saint Roi. — Un puissant motif de componction, c'est encore la bonté et la providence de Dieu pour les hommes. — Magnifique description de l'univers, dont l'homme a été établi le roi par la bonté de Dieu; elle rappelle les descriptions analogues qu'on lit dans Le Traité de l'Existence de Dieu, de Fénelon.
 
 

Comment, ô homme de Dieu, ô pieux Stéléchius, exécuter ce que tu demandes de moi ? Pourrai-je, moi dont l'âme est si languissante et si froide, parler dignement de la componction? Pour dire quelque chose de bon sur cette matière, il faut brûler, être embrasé de cette flamme, afin que les paroles, comme un fer incandescent, puissent s'imprimer fortement dans le coeur, Mais, hélas ! ce feu, je ne le possède pas; en moi, tout est cendre et poussière. Et comment allumer cette flamme dans mon coeur, tandis que tout me fait défaut, et la première étincelle de ce fou sacré, et ce qui sert à l'entretenir, et le souffle puissant de l'Esprit, qui par sa vertu la ranime en lui communiquant une ardeur divine, tant sont épaisses les ténèbres que mes nombreux péchés ont répandues sur mon âme? Pour moi, je l'ignore. C'est à toi, qui commandes, de me dire comment je dois m'y prendre pour t'obéir et mener à bonne fin le travail que tu me prescris. Volontiers, je te prêterai le ministère de ma parole; mais prie Celui qui guérit les coeurs contrits, qui donne aux pusillanimes le courage, et qui relève le pauvre de la poussière; prie-le d'allumer dans mon coeur, ce feu qui dévore le péché, qui arrache l'âme endormie au sommeil de la chair, lui donne des ailes pour s'élever au ciel, et du sommet de ces hauteurs divines, nous fait voir toute la vanité, tout le néant de la vie présente, Quiconque n'a pu monter là-haut, ni se placer à ce point de vue céleste ne peut voir ni la terre, ni les choses de la terre, comme il faut les voir.

C'est qu'en effet il y a ici-bas tant de choses qui obscurcissent la vue, tant d'objets qui assourdissent les oreilles et qui embarrassent la langue, qu'il faut nécessairement nous soustraire à ce tumulte, nous dérober à cette fumée; puis ensuite, nous réfugier dans ce lieu solitaire où règne un calme profond, et une sérénité parfaite; où l'on n'entend aucun (80) bruit; où les yeux demeurent fixés sur le grand Dieu , seul objet de leurs regards; où les oreilles, que rien ne trouble, ne sont attentives qu'à une seule chose, écouter les divins oracles, s'enivrer de la ravissante harmonie des célestes concerts, harmonie spirituelle qui exerce un tel empire sur l'âme que, quiconque en a une fois goûté les charmes, trouve désormais insipide et le manger, et le boire, et le dormir; tant sont invincibles les attraits de cette divine mélodie ! Ni le fracas des affaires séculières, ni la multitude innombrable des choses corporelles ne saurait faire cesser cette sorte de ravissement. Le bruit des tempêtes qui règnent dans ce bas-monde, ne monte pas jusqu'à la hauteur où cette âme réside. De même que ceux qui se sont retirés sur les sommets des montagnes, ne voient et n'entendent plus rien de ce qui se passe ni de ce qui se dit dans la cité, excepté peut-être un bruit confus, et aussi peu agréable que des bourdonnements d'insectes : de même, ceux qui se sont dégagés des choses de cette vie, et qui, prenant un essor sublime, ont pu parvenir au sommet de la vraie philosophie, sont entièrement étrangers à tout,ce qui -se passe parmi nous; nul objet terrestre ne les touche plus.

Tant que l'âme vit dans ces bas lieux, le corps et les sens l'enveloppent de mille liens, et amassent de toutes parts contre elle, au moyen des frivoles passions, une effroyable tempête. L'ouïe, la vue, le toucher, l'odorat et la langue amènent en nous du dehors une foule de maux. Mais l'âme a-t-elle pris son vol vers les cieux, et vient-elle à donner son attention aux choses spirituelles, alors, et dès ce moment même, elle ferme la porte aux pensées extravagantes; .non qu'elle condamne les sens à l'inaction, mais en les élevant à sa propre hauteur, elle imprime à leurs opérations une direction surnaturelle.

Il en est de cette âme comme d'une maîtresse sévère et impérieuse qui, voulant composer un parfum d'un très-grand prix, a besoin, pour l'exécution de ce travail, d'un grand nombre de bras. Que fait-elle alors? Ayant fait lever ses servantes et les ayant appelées à elle, elle commande à l'une de faire, avec l'instrument accoutumé, le triage des aromates qui n'ont pas encore été employés; à l'autre de veiller avec précaution, la balance à la main, à ce qu'il n'entre dans la composition du tout ni plus ni moins que la quantité nécessaire d'éléments, sans quoi la juste proportion serait détruite; à celle-ci elle enjoint de broyer ce qui doit être broyé, et à celle-là de préparer au feu ce qui doit passer par le feu; à cette autre elle ordonne de mêler ensemble les choses qui doivent être mélangées; à une autre de se tenir prête avec le vase à parfums; et enfin à une autre encore elle prescrit et impose telle et telle occupation différente; si bien que cette maîtresse, appliquant à la composition de son parfum et l'esprit et les mains de ses servantes, ne laisse rien languir ni se perdre, grâce à son soin diligent; on la voit continuellement veiller sur ses servantes, ne leur permettant pas de promener au dehors leurs regards, ni de les arrêter sur aucun objet étranger à l'oeuvre actuelle. Il en est ainsi de l'âme qui prépare cet inestimable parfum, je veux dire la Componction. Voyez-la, en effet, appelant à elle les sens les employant à son oeuvre , et leur interdisant l'inaction et la paresse.

Cette âme vient-elle à se recueillir en elle-même, pour méditer quelqu'une de ses obligations , ou un point de la volonté divine, voyez comme elle interdit aux sens leurs opérations habituelles, comme elle enchaîne momentanément leur activité, de peur que ces sens, laissant entrer mal à propos quelque vain objet, ne troublent ainsi la douce paix qui règne au dedans. Que des voix viennent frapper les oreilles; que des spectacles se présentent aux regards : rien n'est reçu à l'intérieur; parce que les sens, avec leurs énergies respectives, sont tournés vers l'âme et tenus en bride par elle. Que parlé je de voix et de spectacles? Parvenus à cet état de l'âme, beaucoup en viennent à ne pas remarquer ceux qui passent à  côté d'eux, ni même ceux qui les poussent. Telle est en effet la puissance de notre âme que, si nous le voulons, nous pouvons facilement, tout en restant sur la terre, être aussi insensibles à tout ce qui se passe ici-bas, que si nous étions déjà au séjour de la paix, dans le ciel !

2. Ainsi en fut-il du . bienheureux Paul, tout en vivant au milieu des villes, il se tenait aussi éloigné des choses présentes, que nous des cadavres des morts. Car lorsqu'il dit: Le monde est crucifié pour moi (Galat. VI. 14.), il entend parler de cette insensibilité dans laquelle il est vis-à-vis du monde, ou plutôt il parle encore d'une autre, car cette espèce de (81) crucifiement et de mort est double en lui. Il ne dit pas seulement : Le monde est crucifié pour moi; mais il ajoute. : Et moi je suis crucifié pour le monde; et en ajoutant ces paroles, il nous a révélé une autre espèce de détachement et de mort.

C'est assurément une grande sagesse que de regarder comme mort le monde présent; mais c'est une sagesse bien plus grande et plus élevée de se regarder et de se tenir soi-même comme mort au monde. Voici donc ce que le grand Paul a voulu dire : il a déclaré qu'il était détaché des choses présentes non pas seulement autant que les vivants le sont des morts, mais autant que les morts le sont les uns des autres. Quoiqu'un vivant n'ait plus d'inclination pour un cadavre, toutefois il éprouve à l'égard du défunt certaines impressions, conçoit certains sentiments, soit qu'il admire encore la beauté de cette victime de la mort, soit qu'il lui donne ses regrets et ses larmes. Rien de semblable entre un mort et un autre mort. Saint Paul donc voulant émettre cette pensée, après avoir dit : Le monde est crucifié pour moi ; il a ajouté : Et moi je suis crucifié pour le monde. Vois-tu, ô homme, combien le grand Apôtre était détaché de la terre , et comment , quoique voyageur sur cette terre, il avait pris son vol jusqu'au plus haut des cieux !

Non, non, mon cher ami, ne me parle plus de cimes élevées, ni d'épaisses forêts, ni de vallées profondes, ni de solitude inaccessible; rien de tout cela n'est capable par soi-même de chasser de l'âme le bruit qui la trouble : ce qu'il faut à mon coeur, c'est cette flamme céleste que le Christ a allumée dans l'âme de Paul, et que notre bienheureux alimenta au moyen de la contemplation, et qu'il éleva si haut qu'après avoir pris naissance ici-bas sur la terre, elle s'est élancée jusqu'au delà du ciel des cieux. Saint Paul, nous le savons, a été ravi lui-même jusqu'au troisième ciel; mais son amour pour Jésus-Christ, mais le feu de sa charité pour le divin Maître s'est élevé plus haut encore par delà tous les cieux. Saint Paul, nous le savons encore, était petit de corps; et, sous ce rapport, il n'avait rien de plus que nous : mais par la disposition du coeur, il a dépassé et laissé bien loin derrière lui les autres hommes. Et voilà pourquoi on aurait raison de représenter la charité de ce saint, par exemple, sous l'image d'une flamme qui, après avoir embrasé premièrement toute la surface du globe, s'élèverait bientôt de tous côtés dans les airs et atteindrait la voûte céleste; qui ensuite, venant à parcourir la région supérieure, mettrait en feu l'espace compris entre ces deux premiers cieux , et qui enfin, n'arrêtant point là sa course, s'élancerait rapidement jusqu'au troisième ciel, pour changer ainsi tout en un vaste embrasement, égalant en largeur toute la surface de la terre , et en hauteur tout ce qu'il y a d'espace depuis le troisième ciel jusqu'à nous. Et encore tout cela n'exprime pas suffisamment son amour pour Jésus-Christ. On verra qu'il n'y a rien d'exagéré dans ce que je dis, si l'on veut lire attentivement ce que j'ai écrit à Démétrius sur ce sujet. Eh bien ! oui, c'est ainsi qu'il nous faut aimer Jésus-Christ; c'est ainsi qu'il faut renoncer au monde.

Telles étaient aussi les âmes des saints prophètes : voilà pourquoi ils ont reçu des yeux pour percer dans l'avenir. Ces grands saints mettaient tous leurs soins à fermer leurs yeux aux choses présentes; et Dieu, par sa grâce, leur ouvrait d'autres yeux, au moyen desquels ils voyaient les choses futures. Tel fut Elisée qui, après s'être détaché entièrement de tout, et être devenu amoureux du royaume céleste, n'ayant plus désormais que du mépris pour toutes les choses d'ici-bas, telles que royauté, puissance, gloire, honneurs, admiration des hommes, vit alors ce qu'aucun autre n'avait jamais vu , je veux dire une montagne tout entière couverte de chevaux de feu, de soldats de feu et de chars de feu.

Non, jamais celui qui fait état des choses présentes ne méritera de contempler les splendeurs du siècle futur; tandis qu'au contraire celui qui n'a que du dédain pour les choses de la terre, ne les estimant que ce qu'elles sont, c'est-à-dire une ombre et un songe, celui-là bien vite découvrira le précieux trésor des biens spirituels et invisibles.

Cette conduite de Dieu envers nous est aussi celle que nous tenons à l'égard de nos enfants? Quand est-ce que nous leur confions les richesses qui conviennent à des hommes? C'est sans doute lorsque nous voyons qu'ils sont devenus hommes eux-mêmes, et qu'ils méprisent tous les amusements de l'enfance. Mais , tant qu'ils paraissent charmés des jeux accoutumés de l'enfance, nous les jugeons indignes de l'héritage parternel.
 
 

82
 
 

Non, encore une fois, une âme qui ne se sera pas exercée au mépris de toutes les vanités de cette vie, ne soupirera jamais après les réalités du ciel; comme aussi une âme qui soupire après les biens du ciel, ne pourra que se rire de toutes les vanités de ce monde. Et c'est là ce que disait aussi le bienheureux Paul. Car, encore que les paroles suivantes : L'homme charnel ne- comprend pas les choses de Dieu (I Cor. II, 14), aient été dites des dogmes, toutefois il est à propos de les entendre aussi soit des moeurs , soit des dons de l'Esprit.

3. Cherchons donc, comme je l'ai dit, la solitude : non pas seulement la solitude des lieux , mais aussi celle du coeur; et avant tout conduisons notre âme dans la région du silence et du recueillement. Ah ! c'est grâce à cet esprit de recueillement que le bienheureux David lui-même, tout en demeurant dans le siècle, tout en gouvernant un royaume, tout environné qu'il était de mille soucis, aimait cependant le Christ plus ardemment que ceux qui habitent les déserts. Effectivement, que de larmes répandues ! que de gémissements et de soupirs poussés tant la nuit que le jour ! Non, je ne sais si, parmi les chrétiens de notre âge, il s'en trouverait quelque part un ou deux, et même un seul, renouvelant un pareil spectacle ! Car ici, ce qui mérite d'être considéré, ce n'est pas tant l'abondance des larmes répandues que la qualité de celui qui les versait.

En effet, autre chose est qu'un homme revêtu d'une dignité si grande, révéré de tous, et n'ayant aucun censeur de ses actions, s'humilie néanmoins , s'abaisse profondément, macère son corps ; et autre chose , que quelqu'un qui est privé de tout cela en fasse autant. Une foule d'occasions portent un roi à se dissiper, à se répandre au dehors , et l'empêchent de se recueillir en lui-même. Les délices au milieu desquelles il vit chaque jour, l'énervent et l'amollissent; le pouvoir l'enfle et le rend arrogant; le désir de la gloire le consume, l'amour charnel le brûle et le dévore; double passion, qui prend naissance du pouvoir, et s'entretient par les délices. Ajoutez encore cette multitude de soucis sans nombre qui l'agitent de toutes parts et troublent son âme non moins que les passions. Comment la componction pourrait-elle trouver accès dans une âme dont les abords sont encombrés de tant d'obstacles? Puisque ce n'est pas sans peine qu'une âme, libre d'ailleurs de tous ces empêchements, pourra porter ce beau fruit de la contemplation : bienheureuse si elle y parvient !

Un particulier est exempt de toutes ces agitations , à moins qu'il ne soit tout à fait perverti : c'est pourquoi il aura moins de difficulté pour parvenir à la contemplation, que celui qui est revêtu du pouvoir et de l'autorité et qui reçoit les hommages de tous. De même qu'il est difficile, ou plutôt impossible d'allier ensemble le feu et l'eau, de même, selon moi, l'est-il, d'accorder la volupté avec la componction; ce sont là deux choses contraires, qui s'excluent et se détruisent réciproquement. L'une est la mère des larmes et de la sobriété; l'autre, du rire et de l'intempérance. L'une rend l'âme légère et lui donne des ailes; l'autre la rend plus lourde et plus pesante qu'une masse de plomb.

Ce n'est pas tout encore, ce n'est pas même ce qu'il y a de plus important ; David vivait dans des temps qui n'exigeaient rien de bien relevé pour la perfection de la vie , tandis que nous, nous avons à combattre, nous nous trouvons sur le champ de bataille, dans un temps où le rire lui-même, aussi bien que les autres fautes, est soumis à de grands châtiments, et où les larmes et la souffrance sont partout préconisées.

Eh bien ! l'heureux monarque, surmontant tous ces obstacles, s'adonna à la pratique de cette vertu avec autant d'ardeur que s'il eût été un homme du commun, et qu'il n'eût jamais vu, pas même en songe, ni la royauté, ni les splendeurs qui l'accompagnent. Revêtu de la pourpre, le front ceint du diadème, assis sur le trône, il donna le spectacle d'une componction pareille à celle du solitaire qui vit dans les déserts, revêtu du cilice, et n'ayant pour couche que la poussière et la cendre. Quand cette précieuse vertu fait véritablement son entrée dans une âme , elle lui communique une force semblable à celle du feu dans les épines. Que la componction trouve cette âme en proie à mille maux, et toute chargée des liens de l'iniquité, qu'elle la trouve toute consumée du feu des passions, et tout étourdie par le fracas des affaires séculières, bien vite, comme d'un violent coup de fouet, elle aura expulsé toutes ces misères de la vie, et en aura purgé entièrement cette âme. Et de même qu'une poussière légère ne (83) tiendra jamais devant le souffle d'un vent impétueux; de même aussi, quand la componction aura pris possession d'un coeur, les passions, si nombreuses qu'elles soient, ne pourront lui résister; mais elles s'évanouiront et disparaîtront plus vite que cette fumée et cette poussière que le vent emporte. Car si l'amour des corps maîtrise tellement l'âme qu'il l'arrache à tout le reste, pour la rendre l'esclave des volontés de la personne aimée, que ne fera pas l'amour du Christ, et la crainte d'en être séparé? Ce sont ces deux sentiments d'amour et de frayeur qui agitaient l'âme du Prophète, et qui l'agitaient fortement, quand il disait d'une part : Comme le cerf altéré soupire après la source des eaux, ainsi mon âme soupire après vous, ô mon Dieu (Ps. XLI, 1); et encore : Mon âme est en votre présence comme une terre sans eau; et encore : Mon âme s'est collée à vous; et quand il disait, d'autre part : Seigneur, ne me reprenez pas dans votre fureur, et ne me châtiez pas dans votre colère. (Ps. CXLII, 6; LXII, 9; VI, 2.)

4. Et qu'on ne me dise pas que c'est lorsqu'il pleurait ses péchés que David a écrit ce psaume (le VI e ) ; c'est une erreur, et le titre qu'on lit en tête ne permet pas cette supposition. Sans doute, si nous n'avions pas à présenter un titre indiquant le sujet du cantique, il serait permis de dire que l'objet du saint roi , dans ce psaume, était de pleurer son péché: mais dès lors que nous savons très-bien quel est le psaume qui a rapport au péché de David, et que, d'ailleurs, un sujet différent est assigné à celui-ci; de grâce, ne bouleversons pas à plaisir les vérités révélées dans les saintes Ecritures, et ne préférons pas, comme plus exacts, nos propres raisonnements, aux instructions données par l'Esprit-Saint. Quel est le titre du psaume en question? le voici Pour l'octave. Mais cette octave, ou huitième jour, qu'est-ce autre chose, sinon le jour du Seigneur, jour grand et terrible, qui est embrasé comme une fournaise, qui fait trembler les vertus d'en-haut elles-mêmes. Car, dit le Sauveur, les vertus des cieux seront ébranlées (Matth. XXIV, 29); jour, enfin, qui nous montre le feu marchant devant le Roi de l'éternité? Or, le Prophète a appelé ce jour octave, ou huitième, pour indiquer le changement de l'ordre actuel des choses, et le renouvellement qui s'opérera à la fin du monde. Car la vie présente n'est qu'une semaine de jours ou d'époques. Elle commence le premier jour, pour s'arrêter au septième. Arrivée à celui-ci, qui est la fin de sa course, elle remonte au premier, pour redescendre encore au dernier, tournant sans cesse dans le même cercle; c'est pourquoi personne ne dira jamais que le dimanche soit le huitième jour, c'est le premier : car le cercle de la semaine ne s'étend pas jusqu'au nombre de huit. Lorsque l'ordre actuel aura cessé, et que toutes choses auront été dissoutes, l'octave, ou jour huitième, commencera; celle-ci ne remontera pas au premier jour, mais elle prendra son cours et se développera dans les espaces ultérieurs.

Le Prophète avait donc toujours présent le souvenir du jugement, tant la componction l'avait gravé profondément dans son coeur ! Et c'est au sein même des honneurs et de l'opulence qu'il méditait sans cesse au dedans de lui la pensée de ce jugement : tandis que nous, même dans nos tribulations et dans notre bassesse, à peine le rappelons-nous à notre mémoire. C'est sous l'impression des jugements de Dieu, objet de ses continuelles méditations, que le roi David a écrit ce psaume sixième.

Seigneur, dit-il, ne me reprenez pas dans votre fureur, et ne me châtiez pas dans votre colère; voulant indiquer par ces mots fureur et colère la grandeur du supplice qu'il redoutait, car il savait que la divinité est exempte de toute passion. Tels étaient ses sentiments : et cependant il avait la conscience de ses oeuvres , oeuvres dignes non de châtiments et de supplices, mais de récompenses et de couronnes. Voulez-vous savoir quels étaient les mérites du saint roi? C'était, par exemple, sa foi par laquelle il renversa les tours et les forteresses des nations étrangères, arracha des portes mêmes de la mort tout le peuple d'Israël; c'était cette bonté tant de fois signalée envers son ennemi; c'était surtout le jugement que Dieu a porté sur lui, jugement qui manifestait assez toute la vertu de ce grand homme, et qui établissait sa sainteté, mieux encore assurément que toutes ses plus belles actions. Car les oeuvres de l'homme, même les plus grandes et les plus admirables, sont susceptibles d'être attaquées; on peut en contester la sainteté , parce qu'on en peut toujours suspecter l'intention, quoique les actions de ce juste n'aient jamais été l'objet d'aucun mauvais soupçon ; mais enfin, quand c'est Dieu même qui rend témoignage , il est impossible de (84) le récuser; si David n'eût pas donné des preuves très-certaines de sa vertu, jamais il n'eût été préconisé par le ciel même.

Maintenant, que dit Dieu au sujet de ce grand homme? J'ai trouvé en David, fils de Jessé, un homme selon mon coeur (I Rois, XIII, 14.) Voilà le suffrage que Dieu accorde à David. Et toutefois, après un pareil témoignage, comme aussi après tant d'actes de vertu, le saint 'roi parlait comme feraient des réprouvés, et comme feraient aussi ceux qui n'ont aucune confiance en Dieu; accomplissant par là ce que dit l'Evangile : Lorsque vous aurez tout fait, dites, nous sommes des serviteurs inutiles. (Luc, XVII, 10)

Qu'est-ce que disait de plus que le saint roi ce publicain qui était véritablement rempli de péchés, et qui n'osait ni regarder le ciel , ni se répandre en paroles, ni se tenir à côté du pharisien? Vous savez comment le superbe pharisien insultait à l'humilité du pauvre publicain, en disant : Je ne suis pas comme les autres hommes, voleurs, injustes, adultères; ni comme ce publicain. (Luc XVIII, 11.) Vous savez avec quelle modestie celui-ci reçut l'insulte, comme s'il n'eût rien entendu d'offensant; nons-eulement il ne s'indigna point, mais encore il témoigna tant d'égards à cet insolent, à ce superbe, qu'il ne se croyait pas digne de toucher la terre foulée par les pieds du pharisien : il ne proféra pas une plainte; il confessa ses péchés , en se frappant humblement la poitrine, et en suppliant Dieu de lui être propice.

Du reste, que ce publicain ait agi de la sorte, il n'y a en cela rien d'étonnant : la multitude de ses péchés le forçait, bon gré mal gré, de tenir les yeux baissés à terre. Mais que le juste se condamne lui-même, bien qu'il n'ait la conscience d'aucun péché, et qu'il se condamne comme a fait le publicain, c'est là un prodige, et la marque d'un coeur vraiment contrit. Car enfin, ces paroles : Soyez-moi propice, parce que je suis pécheur (Luc, XVIII, 13), en quoi diffèrent-elles de celles-ci : Seigneur, ne me reprenez pas dans votre fureur, et ne me châtiez pas dans votre colère ? Celles-ci renferment même quelque chose de beaucoup plus fort que celles-là. Le publicain , il est vrai, n'osa pas lever les yeux au ciel, mais le juste David fit quelque chose de plus. Le premier disait : Soyez-moi propice. Le second n'eut pas la hardiesse de prononcer cette parole : car il ne dit pas simplement : Ne me reprenez point; mais il ajoute : dans votre fureur. Il ne dit pas non plus : Ne me châtiez pas, mais il ajoute : dans votre colère; priant Dieu non de n'être point puni, mais de l'être moins sévèrement. En sorte que l'humilité de son âme nous apparaît de toutes façons, elle lui fait croire qu'il mérite de sévères châtiments, elle fait encore qu'il n'ose demander à Dieu une indulgence pleine et entière ce qui est le propre de ceux qui se jugent très-coupables et se regardent sincèrement comme étant plus pécheurs que tous les hommes.

Ce n'est pas tout. Ce qu'il y a de plus fort encore, c'est que cette grâce même de ne pas être si sévèrement puni, il ne voulait l'attendre que de la miséricorde et de la clémence de Dieu, parce qu'il était un pauvre infirme : Ayez pitié de moi, dit-il, car je suis infirme. (Ps. VI, 3.) Qu'est ceci? Cet homme, qui a été honoré d'un tel témoignage, et qui n'avait pas oublié les jugements de Dieu: Car, dit-il, vos jugements, ô mon Dieu, je ne les ai point oubliés (Ps. CXVIII, 30) ; cet homme, qui brille d'un plus vif éclat que le soleil, est-ce bien ce même homme qui parle ainsi? Oui, c'est lui-même. Assurément, c'est quelque chose de prodigieux, que ce saint roi, après avoir opéré tant d'œuvres éclatantes, n'ait jamais rien dit ni pensé de grand de lui-même, mais qu'il se soit cru le dernier des hommes, et qu'il n'ait attendu son salut que de la seule bonté de Dieu, comme s'il eût dit Oui, je me reconnais très-digne de vos vengeances, et même de supplices sans fin : toutefois, puisque je succombe sous vos coups, je vous prie de m'accorder la délivrance des maux qui m'accablent : c'est absolument le langage de ces esclaves, coupables de mille forfaits, qui, au milieu du supplice, ne pouvant dire qu'ils sont innocents pour obtenir merci, supplient néanmoins qu'on veuille bien leur faire grâce d'une partie du châtiment qu'ils méritent, parce que la douleur des coups qu'ils reçoivent devient intolérable.

David veut parler d'une autre infirmité encore. De laquelle? de celle qui provenait de ses angoisses de coeur, et de ses gémissements. Quand la douleur est extrême et qu'elle nous accable, elle ôte à l'âme toute sa force. Or, les souffrances de ce juste venaient , je pense, de ce qu'il se jugeait lui-même avec une grande sévérité, de ce qu'il n'osait se promettre rien de bon pour l'avenir, de ce qu'il avait (85) continuellement devant les yeux les châtiments qu'il croyait mériter. Au reste ceci devient évident par ce qu'il ajoute. Après avoir dit : Seigneur, ne me reprenez pas dans votre fureur, il continue: Ayez pitié de moi, parce que je suis infirme; guérissez-moi, Seigneur, parce que mes os sont ébranlés, et que mon âme est dans un grand trouble. (Ps. VI, 3.)

Si ce grand homme, dont la conscience était extrêmement pure, demande qu'il ne soit point fait une recherche exacte de ses actions, qu'on ne lui fasse pas rendre un compte rigoureux de sa vie, que devons-nous faire, nous pécheurs, nous couverts d'iniquités innombrables, nous, qui sommes loin d'avoir les mêmes motifs de confiance, et qui n'avons imité en rien ce juste dans l'humilité de sa confession? Pourquoi donc ce bienheureux s'accusait-il de la sorte? Ah ! c'est qu'il savait très-bien que personne ne sera justifié devant Dieu, et que le juste lui-même se sauvera à peine. C'est pourquoi, craignant le Seigneur, il lui dit tantôt : N'entrez pas en jugement avec votre serviteur (Ps. CXLII, 2), et tantôt : Ayez pitié de moi, Seigneur, parce que je suis infirme.

5. Certes, s'il est une chose digne d'être particulièrement remarquée, c'est que David ne fait aucune mention de ses bonnes oeuvres, et que, dans l'affaire de son salut, il se repose uniquement sur la bonté de Dieu.

Voilà bien les dispositions d'un coeur contrit et d'un esprit humilié; et voilà aussi pourquoi ce prince, après avoir opéré de grandes choses, craignait et tremblait plus que les pécheurs. Voulez-vous la preuve de ses appréhensions et de ses frayeurs ? écoutez-le : Seigneur, Seigneur, s'écrie-t-il, si vous observez les iniquités, qui soutiendra cette épreuve ? (Ps. CXXIX, 3.) Il savait, le saint homme, il savait fort bien que nous avons contracté envers Dieu des dettes sans nombre, et que les moindres péchés méritent de grands châtiments. Ce saint prophète voyait d'avance les lois que le Christ devait porter lorsqu'il viendrait ; il voyait qu'une rigoureuse punition est réservée, non pas seulement au meurtre, mais encore à toute parole injurieuse et outrageante, aux pensées mauvaises, au rire, aux paroles inutiles, à la bouffonnerie et à d'autres fautes encore plus légères. Voilà pourquoi saint Paul, lui aussi, à qui d'ailleurs la conscience ne reprochait rien, disait : Ma conscience ne me reproche rien, mais je ne suis pas justifié pour cela. (I Cor. IV, 4.) Et pourquoi donc? parce que, n'eût-il précisément rien fait de mal, et du reste il en était là, il n'estimait pas avoir entièrement payé le tribut d'honneur qu'il devait à Dieu. En effet , eussions-nous souffert mille fois la mort, eussions-nous présenté le spectacle de toutes les vertus, nous n'avons encore rien fait pour reconnaître dignement les honneurs dont Dieu nous comble.

Dieu, qui n'avait nul besoin de nous ni de nos hommages, mais qui se suffit à lui-même, nous a fait passer du néant à l'être : par un privilège unique, il nous a donné une âme raisonnable; il a planté pour l'homme un jardin de délices; il a étendu les cieux sur nos têtes, et affermi la terre sous nos pieds; il a allumé sous la voûte céleste de brillants flambeaux; il a orné de lacs, de fontaines, de rivières, de fleurs et de plantes, il a embelli magnifiquement la terre que nous habitons. Quant au ciel, il l'a orné, en y disposant avec ordre l'armée si nombreuse et si variée des étoiles. Que dire de la nuit? La nuit ! il l'a rendue non moins utile que le jour, grâce au repos et aux forces que le sommeil nous procure, le sommeil qui n'est pas moins nécessaire à nos corps que les aliments : on verra même des hommes braver la faim pendant bien des jours, et ne pouvoir se passer de sommeil aussi longtemps. Le soir, lorsqu'après les feux et les travaux du jour nous nous sentons épuisés de chaleur et de fatigue, c'est encore le bienfaisant sommeil qui vient rafraîchir nos membres, les délasser, et nous communiquer une nouvelle vigueur pour reprendre nos occupations. Arrive la saison d'hiver: alors les longues nuits , en nous forçant de rester dans nos demeures, nous apportent un soulagement plus complet. Ce n'est pas en vain, ni sans raison que les ténèbres occupent le temps réservé au repos; car, de l'obscurité naît une tranquillité plus parfaite. De même qu'une mère toute tendre et tout aimante, lorsqu'elle veut endormir son enfant qui pleure , prend son cher nourrisson dans ses bras, lui couvre les yeux d'un pan de son manteau pour appeler plutôt le sommeil; de même aussi notre Dieu bon étend sur la terre l'obscurité comme un grand voile, pour obliger les hommes à suspendre leurs travaux. S'il n'en était ainsi, nous serions sans cesse torturés et par la manie des affaires, et par la soif insatiable de l'or, et par le prolongement de travaux (86) sans fin; mais Dieu, dans sa bonté, nous force de mettre, même malgré nous, un terme à nos labeurs. Heureux ordre de choses, qui donne tant de repos à nos corps, et qui n'en procure pas moins à nos âmes !

En effet, que dire du calme qui règne alors? que dire de cette tranquillité universelle, de ce silence de toutes choses, qui exclut tout bruit, toute agitation? Dans cette quiétude des nuits, on n'entend plus, comme pendant le jour, de ces voix lugubres qui retentissent de partout. Durant le jour, en effet, que de cris poussés de toutes parts ! Les uns se plaignent de leur pauvreté; les autres, des torts qu'on leur a faits; ceux-ci se lamentent à cause de leurs infirmités ou de la perte de leurs membres; ceux-là pleurent la mort de leurs proches; d'autres, la perte de leur argent; d'autres enfin gémissent sur telle et telle des calamités humaines : et elles sont si nombreuses ! La nuit arrache les hommes à tous ces maux, comme à autant de tempêtes, elle les fait jouir, ainsi que dans un port assuré, des douceurs du repos. Tels sont les grands biens que la nuit nous procure; quant aux avantages que le jour nous apporte, ils sont trop nombreux et trop connus pour que j'entreprenne de les décrire.

Admirez aussi les facilités du commerce. Pour que les distances ne fussent pas un obstacle aux relations des hommes entre eux, Dieu a distribué dans toutes les parties du globe les eaux de la mer, destinées à rapprocher les nations. Vivant sur la terre comme des frères dans une seule maison, les peuples peuvent aller souvent les uns chez les autres, se communiquer sans peine et réciproquement leurs biens, leurs avantages. Enfin, chacun de nous peut, dans le petit coin de terre qu'il occupe, jouir des richesses du monde entier, comme s'il était le maître de tout l'univers. Ainsi, à une table richement servie, les convives se passent les mets l'un à l'autre et chacun peut goûter à tout.

Les merveilles de la nature sont trop prodigieusement variées pour pouvoir être exposées dans un discours, si long qu'il soit. Comment un homme, créature si bornée, essaierait-il de mesurer la sagesse infinie de Dieu?

Quoi qu'il en soit, considère, ô homme , l'infinie diversité des plantes, tant celles qui portent des fruits, que celles qui n'en portent pas, et qui croissent, les unes dans les terres incultes, les autres dans les terres en labour, ou sur les montagnes , ou dans les plaines; vois cette infinie variété de graines, de végétaux, de fleurs, d'animaux, qui peuplent soit la terre, soit les eaux, ou la terre et l'eau indifféremment; songe que toutes ces choses visibles ont été faites pour nous, le ciel, la terre, la mer, et tout ce qu'ils renferment. Comme un roi construit un superbe palais, tout brillant d'or, tout resplendissant de l'éclat des pierreries: ainsi Dieu a bâti ce monde ; et après l'avoir fabriqué, il y a introduit l'homme afin qu'il ait l'empire sur tout ce que nous y voyons. Et ce qu'il y a de bien plus admirable, c'est que, pour former la toiture de cette maison, il a employé, non des pierres, mais une autre matière bien autrement précieuse. De plus, ce ne sont pas des flambeaux d'or qu'il a allumés dans les appartements : mais il a posé en haut de brillants luminaires, auxquels il a ordonné de parcourir toute la voûte de cet édifice : se proposant en cela non-seulement notre utilité, mais même notre plaisir. Quant au sol de l'édifice, il l'a paré et enrichi de toutes manières, comme on fait une table qu'on veut servir magnifiquement. Et ces choses, il les a données à l'homme, avant qu'il ait rien fait pour les mériter.

L'homme, après de si grands dons, s'est montré ingrat envers son bienfaiteur; et Dieu ne l'a pas même dépouillé de ses prérogatives en punition de son ingratitude ; il n'a fait que le chasser du paradis : encore n'a-t-il voulu, par ce châtiment, que l'empêcher de pousser plus loin son ingratitude, et de se précipiter dans des péchés plus énormes.

Considérant donc, à la lumière de l'inspiration divine, tous ces bienfaits, ainsi qu'une foule d'autres, et généraux et particuliers, et ceux que nous avons reçus dès l'origine, et ceux que nous recevons tous les jours; et ceux que nous connaissons, et ceux, beaucoup plus nombreux, que nous ne connaissons pas; envisageant de plus l'Incarnation du Fils de Dieu et les dons qui en découlent, soit pour ce monde, soit pour l'autre, l'Apôtre se trouvait comme plongé dans un immense océan de grâces, et il comprenait, à la vue de cette ineffable charité de son Dieu, qu'il avait contracté vis-à-vis de la divine Bonté des obligations sans nombre, dont il n'avait pas acquitté la plus petite partie. Pénétré de ces sentiments, il recherchait avec soin jusqu'à ses plus petits (87) manquements, tandis qu'il oubliait ses bonnes oeuvres. Nous, au contraire, nous dont les péchés sont si nombreux et si graves, nous n'en tenons aucun compte, nous n'en parlons même pas. Mais, avons-nous fait la moindre bonne action , nous l'avons toujours à la bouche, nous ne cessons dé nous en glorifier, jusqu'à ce que nous en ayons, à force d'orgueil, anéanti le mérite qui était cependant déjà bien mince.

David, faisant aussi les mêmes réflexions, s'écriait : Qu'est-ce que l'homme, pour que vous vous souveniez de lui? (Ps. VIII, 5.) Dans un autre endroit, reprochant à l'homme son ingratitude, il disait: L'homme était en honneur, et il n'a point compris : il est devenu comparable aux animaux sans raison, et il s'est fait semblable à eux. (Ps. XLVIII, 12.)

6. Il est d'un serviteur reconnaissant de tenir pour accordés à lui-même en particulier les bienfaits distribués par Dieu à la communauté du genre humain, et de montrer autant de sollicitude et d'empressement pour acquitter sa dette de gratitude, que s'il était seul débiteur et seul responsable. Et c'est là ce que faisait le grand Paul, que je ne me lasserai jamais de citer, lorsqu'il disait que le Seigneur était mort pour lui. Ce que j'ai maintenant de vie dans ce corps mortel, disait-il, je l'ai en la foi du Fils de Dieu, qui m'a aimé et s'est livré lui-même pour moi. (Gal. II, 20.) L'Apôtre parlait ainsi, non pour amoindrir le don de Jésus-Christ, mais afin de s'animer lui-même à se regarder comme responsable pour le tout, et d'engager chacun de nous à penser de même : car il est évident que si le Christ fût venu pour un seul homme, le don, au lieu d'être moindre, eût encore été plus grand. Pourquoi? parce qu'on verrait que le Sauveur a montré, pour un seul, autant de bonté et de sollicitude, qu'en faisait paraître le pasteur de la parabole qui cherchait, tout troublé et tout en pleurs, sa brebis perdue.

Si les hommes qui ont emprunté de l'argent et contracté trop de dettes pour pouvoir les payer ne goûtent plus ni sommeil ni nourriture au milieu des soucis qui les rongent, que ne doit pas éprouver le juste en considérant la dette non d'argent, mais de sacrifice qu'il a contractée?

Quant à nous, hélas ! telles ne sont point nos dispositions. Nous arrive-t-il de payer quelque petite partie de cette dette, alors nous nous conduisons comme si nous l'avions acquittée tout entière. Que dis-je ? nous agissons plus mal encore. Le peu de bien que nous faisons, nous ne l'accomplissons pas avec ce bon coeur qui sied à de vrais enfants avant de nous mettre à l'oeuvre, nous examinons si une récompense, si une grande récompense est attachée à telle action, et si cette action nous sera comptée : bref, nous parlons absolument comme des esclaves et des mercenaires.

Que dis-tu là , misérable mortel ? Faut-il que tu aies le coeur si étroit? Quoi ! voilà une action à faire, qui plaît à Dieu; et tu restes là, délibérant sur la récompense ! Devrais-tu donc reculer devant l'accomplissement du bien, quand même il te faudrait tomber dans l'enfer, après l'avoir fait? Ne devrais-tu pas au contraire, même dans ce cas , te mettre résolument à l'oeuvre ? Tu as le bonheur de faire une chose qui plait à Dieu, et tu mendies une autre récompense ! Ah ! vraiment, tu ne sais pas quel grand bien c'est que de plaire à Dieu : si tu. le savais, tu ne penserais pas qu'il puisse exister une autre récompense égale à celle-là. Ignores-tu que ta récompense augmente, lorsque ce n'est point la vue de la rétribution qui te pousse et te dirige dans l'accomplissement du devoir? Ne vois-tu pas que les hommes eux-mêmes sont unanimes à honorer surtout les serviteurs qui envisagent, avant toutes choses, non la récompense, mais le bon plaisir du maître; beaucoup plus soucieux de bien servir, que d'être largement rétribués? Eh quoi ! des hommes montreront tant de générosité à l'égard d'autres hommes, qui sont après tout leurs semblables : et toi , tout enrichi que tu es des dons du Seigneur; toi qui en attends, pour l'avenir, de si nombreux encore, quand il s'agit de faire quelque chose qui regarde ton propre salut, voilà qu'avant de te mettre à l'oeuvre, tu es en peine de la récompense ! Ah ! je ne m'étonne plus si nous sommes en tout si froids, si misérables, si dépourvus d'élan pour toute action généreuse. Je ne m'étonne plus si nous ne pouvons jamais ni vivre dans la componction, ni recueillir tant soit peu les puissances de notre âme. Et en effet, nous ne recherchons jamais nos fautes avec la diligence voulue, nous ne méditons point sur les bienfaits de Dieu; nous ne jetons point les yeux sur ces illustres (88) personnages qui ont accompli de si grandes choses. Nous négligeons la pratique du bien; nous ne gardons point de mesure dans la prospérité; et quand nous nous appelons pécheurs, ce n'est point avec sincérité que nous tenons ce langage. Et la preuve, c'est que, si les autres nous donnent ce nom, aussitôt notre colère éclate, notre emportement n'a plus de bornes, nous disons qu'on nous outrage. Ainsi, tout en nous n'est qu'hypocrisie. Nous n'imitons point le publicain, qui , entendant le pharisien l'injurier et lui reprocher la multitude de ses crimes, supporta sans mot dire cet affront et recueillit le fruit de ses vertus, fruit que nous connaissons : Car, dit l'Evangile, il descendit justifié dans sa maison , et non pas l'autre. (Luc, XVIII, 14.) Pour nous, bien que nous soyons tout remplis d'iniquités, nous ne savons pas ce que c'est que d'en faire l'aveu.

Cependant , nous ne devrions jamais oublier que nous avons commis mille et mille fautes, nous devrions porter écrites dans notre coeur, comme dans un livre, ces mêmes fautes, petites et grandes, et les pleurer comme si nous venions de nous en rendre coupables. Ce souvenir continuel de nos misères servirait du moins à réprimer les mouvements d'orgueil toujours prêts à s'élever dans notre âme. Il est si avantageux de se rappeler ses fautes, que saint Paul ne cesse pas de parler de ses péchés depuis si longtemps pardonnés. Malgré le baptême qui l'avait purifié de toutes ses iniquités passées , malgré la vie sainte et pure qu'il mena toujours depuis son baptême, malgré l'état d'une conscience qui ne lui reprochait rien sur quoi il dût gémir, il ne laissait pas de se rappeler les péchés que l'eau salutaire avait cependant effacés, et de dire: Jésus-Christ est venu dans ce monde pour sauver les pécheurs, entre lesquels je suis le premier (I Tim. I, 15) ; et encore : Il m'a jugé fidèle en m'établissant dans le ministère, moi qui étais autrefois un blasphémateur, un persécuteur et un ennemi acharné; car je persécutais à outrance l'Eglise de Dieu , et je la ravageais (I Tim. I, 12, 13); et dans un autre endroit : Je ne suis pas digne d'être appelé Apôtre. (I Cor. XV, 9.)

Nous devons espérer que Dieu nous a pardonné les péchés de notre vie passée, pourtant il est bon de nous les rappeler : ce souvenir porte l'âme à une sainte confusion, et l'excite vivement à l'amour de Dieu. Aussi, lorsque le Seigneur demanda à Simon lequel des deux débiteurs aimerait davantage le créancier généreux, Simon ayant répondu : Je crois que c'est celui à qui il a le plus remis, Jésus lui dit : Vous avez bien jugé. (Luc, VII, .43.)

7. Oui, lorsque nous considérerons la multitude de nos péchés passés, nous comprendrons combien la grâce de Dieu a surabondé en nous : et à cette vue nous baisserons humblement la tête, et nous commencerons une vie nouvelle. Plus nous nous trouverons chargés de crimes, plus aussi notre confusion sera profonde. Saint Paul ne perdait jamais de vue son passé: mais nous, nous ne voulons pas même conserver le souvenir des péchés que nous avons commis depuis notre baptême; de ces péchés, dis-je, qui nous mettent en danger, et nous exposent aux sévérités des jugements de Dieu. Et si, par hasard, la pensée de quelqu'une de ces fautes se présente à notre esprit, vite nous la repoussons, ne voulant pas que la mémoire de nos iniquités vienne un seul instant affliger notre âme. Que de maux nous cause cette vaine complaisance pour nous-mêmes ! D'abord le défaut de contrition nous laisse sans énergie pour le bien ; comment ensuite confesserions-nous des péchés dont nous voudrions pouvoir éteindre l'importun souvenir? Une autre conséquence de ce fâcheux état, c'est que nous tombons avec la plus grande facilité dans de nouvelles fautes. Il faudrait nous estimer heureux si, aidés de ce souvenir toujours vivant dans notre âme, de cette crainte toujours présente dans notre coeur, nous pouvions secouer cette pernicieuse nonchalance , cette léthargie dangereuse. Mais, mon ami , si vous enlevez à votre âme le frein salutaire de la componction, qui la retiendra enfin cette âme, quand, une fois libre de toute crainte, elle se précipitera dans les abîmes, et tombera dans ce gouffre affreux, pour y périr à jamais? Pénétré de ces vérités , le juste David se . retraçait l'image des châtiments futurs : il pleurait, il soupirait profondément, et cela, sans aucune nécessité pour lui-même.

Il vous suffit à vous, âmes généreuses, pour vivre dans la componction, de vous rappeler les bienfaits de Dieu et d'oublier vos propres bonnes oeuvres; de rechercher avec grand soin jusqu'à vos moindres manquements ; de fixer vos regards sur ces illustres personnages qui ont été si agréables à Dieu ; enfin , de (89) considérer l'incertitude, où nous vivons, de notre propre salut, ainsi que notre inclination au mal et au péché : c'est cette pensée qui faisait trembler saint Paul lui-même, quand il disait : Je crains qu'après avoir prêché aux autres, je ne sois réprouvé moi-même (I Cor. IX, 27) ; et encore : Que celui qui croit être ferme, prenne garde de tomber. (I Cor. X, 12.) David, lui aussi , appliquait son esprit à toutes ces considérations. Ainsi, se représentant les bienfaits de Dieu , il disait : Qu'est-ce que l'homme, pour que vous vous souveniez de lui? ou le fils de l'homme, pour que vous le visitiez ? Vous ne l'avez mis qu'un peu au-dessous des anges : Vous l'avez couronné de gloire et d'honneur. (Ps. VIII, 5, 6.) Quant à ses bonnes oeuvres, il les avait tellement oubliées que , malgré tous les exemples de vertu qu'il avait donnés, il s'écriait : Qui suis-je, mon Seigneur et mon Dieu, et quelle est la maison de mon père, pour que vous m'ayez aimé à ce point ? Mais cela même vous a paru peu de chose, ô Seigneur mon Dieu ! vous avez encore assuré votre serviteur de l'établissement de sa maison pour les siècles à venir. Car c'est là la loi des enfants d'Adam, ô Seigneur mon Dieu! Après cela. que peut vous, dire David, pour vous exprimer sa parfaite reconnaissance? (II Rois, VII, 18-20.) Il se représentait souvent les vertus de ses pères et, comparant sa vie avec la leur, il se regardait comme un vrai néant. C'est ainsi qu'après avoir dit: Nos pères ont espéré en vous; venant ensuite à parler de lui-même, il ajoute : Pour moi, je suis un ver et non un homme. (Ps. XXI, 6.) Quant à l'incertitude du salut, il l'avait tellement présente à l'esprit, qu'il faisait cette prière : Eclairez mes yeux, de peur que je ne m'endorme un jour dans la mort. (Ps. XII, 4.) Enfin, il se croyait coupable de tant de péchés, qu'il s'écriait: Pardonnez-moi mon péché, car il est grand. (Ps. XXIV, 11 .)

Ces considérations suffisent pour remplir de componction les parfaits comme vous. Quant à nous, âmes vulgaires, nous avons besoin d'un autre motif encore, pour briser notre orgueil et notre présomption; et nous le trouvons, dans la multitude de nos péchés, dans une conscience mauvaise qui pèse sur nous comme un joug accablant et ne nous permet pas de prendre notre essor vers les célestes hauteurs.

C'est pourquoi, ô cher Stéléchius ! je t'en prie et je t'en conjure, au nom du crédit que tu t'es acquis auprès de Dieu par tes bonnes oeuvres, tends-moi une main secourable, afin que je puisse gémir d'une manière salutaire sur la multitude et la grandeur de mes maux, et entrer ensuite, après ces regrets et ces soupirs, dans une route amie, qui me conduise au ciel; en sorte que, heureusement préservé de l'enfer, où la confession n'est plus possible, je n'aie pas à endurer les supplices des réprouvés auxquels personne ne pourrait ensuite me soustraire. Tant que je serai en cette vie, j'ai tout à espérer de ton secours, et tu pourras me faire le plus grand bien. Mais une fois arrivé dans l'autre monde, une fois la réprobation prononcée, il n'y aurait plus ni ami, ni frère, ni père qui pût, nous aider et nous secourir; désormais privé de toute consolation, il nous faudrait subir, au sein des angoisses et des ténèbres, d'immortels supplices, et servir sans fin d'aliment aux flammes dévorantes de l'enfer.
 
 

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