LIVRE PREMIER. Histoire du Saint depuis sa naissance, 847, jusqu'à
son diaconat, 881.
I. J'entreprends une oeuvre difficile, impossible peut-être à ma faiblesse, mais pourtant, si elle est bénie, féconde en précieux résultats pour la gloire de Dieu, l'honneur de son Église et le salut des âmes.
Je me propose de retracer les actions et les vertus admirables de l'illustre et bienheureux Jean, prêtre d'Antioche, archevêque de Constantinople et docteur de l'Église.
Je veux redire ce que fit pour la gloire de Dieu, pour le triomphe de la religion et le salut éternel des hommes, ses frères, cet ascète consommé, ce prêtre, ce pontife, ce grand docteur, ce sage interprète des livres sacrés, cet orateur inimitable, ce défenseur intrépide du peuple et des droits de l'Église, ce confesseur et ce martyre, cet homme merveilleux enfin, qui, par une éloquence. plus qu'humaine, par sa foi vive, son zèle ardent, par une charité, et une patience à toute épreuve, se fit un nom qui a traversé les siècles, et mérita les deux plus beaux titres de gloire que puissent jamais ambitionner les hommes, le titre de saint et le surnom glorieux de Chrysostome.
Soit qu'on étudie sa vie publique ou privée, soit qu'on le considère au milieu du monde, chez sa mère, environné de ses amis, ou sur les bancs des écoles; soit qu'on le suive sur les montagnes d'Antioche, parmi les ascètes, au sein de la solitude et du désert; soit qu'on l'écoute parlant du haut de la tribune sacrée, expliquant au peuple les divines Écritures, attaquant le paganisme, confondant l'hérésie, ou foudroyant les désordres par ces traits d'éloquence qui faisaient tressaillir des milliers d'auditeurs toujours plus empressés de l'entendre; soit enfin qu'on l'envisage environné de faveurs et d'applaudissements, ou en butte aux calomnies et aux persécutions, triomphant des fureurs de l'envie dans la ville impériale, ou accablé de misères dans l'exil cruel où il meurt, sa vie est également belle et admirable : c'est toujours la vie d'un grand génie, celle d'un apôtre et d'un saint.
Sous quelque point de vue qu'on envisage la vie de cet homme merveilleux, il n'est personne qui ne puisse y trouver de grandes leçons et de salutaires exemples. le prêtre, un modèle de charité, de zèle éclairé, de courage et de généreux dévouement, le religieux, un exemple de détachement, de mortification et de piété fervente. Il apprend aux riches et aux puissants de la terre lè mépris des richesses, l'utilité et la nécessité de l'aumône; aux pauvres, il prêche la patience, la soumission aux ordres de la Providence, le prix inestimable de la pauvreté s'ils veulent bien la comprendre. Défenseur du faible et de l'opprimé, protecteur des vierges, des orphelins et des veuves, il menace des châtiments divins les injustes oppresseurs; il frappe le vice de tous les foudres de son éloquence; il sait relever aux yeux des hommes le pris de la souffrance et du malheur, et jamais peut-être la vertu ne parut plus belle, plus aimable que dans sa personne et dans les nombreux éloges sortis de sa bouche.
Tel est le héros chrétien, le saint illustre dont je vais essayer de retracer l'histoire.
Mon entreprise, à raison des grandes difficultés qu'elle présente, pourra paraître téméraire; mais la bonne volonté qui m'anime me justifiera, sinon aux yeux des hommes, du moins à ceux de Dieu.
Daigne le Seigneur bénir mon humble travail; puisse aussi le saint docteur dont j'écris la vie, m'obtenir grâce, lumière et force, et accorder à mes faibles efforts un sourire de complaisance et de bénédiction !
II. L'orage violent qui, pendant trois siècles, n'avait cessé d'agiter l'Église de Jésus-Christ sans pouvoir l'abattre, était passé; le sang de tant de millions de martyrs immolés par la barbarie avait crié vers Dieu; sa voix avait été enfin entendue et le sensualisme païen était vaincu.
Le quatrième siècle de l'ère chrétienne s'était ouvert, sous les plus heureux auspices : non-seulement le souffle ales persécutions était tombé, mais la croix triomphante avait brillé dans les airs, et le grand Constantin, vainqueur du tyran Maxence, était assis sur le trône des Césars. Sous ses yeux, et même par ses soins, des églises magnifiques, de vastes basiliques s'élevaient de toutes parts; les saints mystères, les fêtes chrétiennes étaient célébrées publiquement; le repos du dimanche était décrété, et les biens, patrimoine des pauvres, restitués aux églises; les opérations magiques, l'oppression des femmes, des enfants et des esclaves, les honteux mystères du paganisme étaient réprimés, et les évêques, environnés de respect, et de faveurs, pouvaient enfin se réunir en concile et s'occuper publiquement des intérêts de la société chrétienne. Tout faisait espérer pour l'Eglise de Dieu de longues années de paix et de prospérité : il n'en fut pas ainsi.
Constantin mourut en 1037, laissant l'Empire à ses trois fils, Constantin, Constance et Constant. Tons les trois portèrent son sceptre et ceignirent sa couronne, mais ils n'eurent ni sa valeur dans les combats, ni son habileté dans les affaires, ni surtout son respect pour la religion. La piété des fidèles s'était attiédie pendant la paix; quelques membres du clergé, séduits par l'appât de l'or et des honneurs, oubliaient leur sainte vocation, et l'orgueil de la raison humaine nourrie d'un mélange de polythéisme, de judaïsme et de philosophisme, s'était révolté contre les saints mystères de la foi. L'ère du martyre était passé pour faire place à l'ère des vains sophismes et des discussions. L'on vit bientôt surgir une multitude de schismes et d'hérésies qui mirent la religion dans un péril tout voisin de la mort. Mais, comme il arrive toujours, Dieu n'abandonna pas son Église; à côté du mal il sut mettre le remède efficace, et proportionner la résistance à l'attaque. Si le quatrième siècle de l'ère chrétienne est remarquable par la multitude et la malice des erreurs qu'il vit naître, on peut dire aussi qu'il est plus remarquable encore par la multitude et la science des grands hommes que la bonté de Dieu suscita.
Quelle série admirable de génies chrétiens dans ce quatrième siècle! Saint Athanase et saint Cyrille à Alexandrie, saint Hilaire dans les Gaules, saint Basile à Césarée, en Cappadoce, saint Grégoire à Nazianze, saint Ephrem à Édesse, saint Optat en Numidie, saint Ambroise à Milan, saint Jérôme en Palestine, saint Augustin en Afrique, et, enfin, celui dont nous écrivons la vie.
Ce grand docteur, que la force et les grâces de son éloquence firent surnommer Chrysostome, Chrystostome, Theostome, Bouche d'Or, Bouche du Christ, Bouche de Dieu, naquit dans la cité d'Antioche, capitale de la Syrie et de tout l'Orient, vers l'an 344 selon les uns, et selon les autres en 347 de l'ère chrétienne. Sans entrer ici dans une discussion qui n'est pas de notre sujet, nous embrassons le sentiment des derniers, parce qu'il est communément suivi, et que d'ailleurs il nous parait mieux s'harmoniser avec les faits de l'histoire.
III. Aucun prodige, comme il arrive quelquefois, et selon qu'il plait à Dieu, ne précéda ni i:'accompagna la naissance de cet enfant de bénédiction. Sa mère n'eut aucune révélation sur sa grandeur future; les anges ne parurent pas auprès de son berceau; on ne vit point un essaim d'abeilles, présage de son éloquence, se reposer sur ses lèvres naissantes; enfin, ni la terre, ni le ciel, ni les hommes, ni les anges n'annoncèrent que cet enfant serait un jour le docteur de l'Orient et une des plus brillantes lumières de l'Église : c'est du moins ce que ne nous disent pas les historiens de sa vie.
Les parents de Jean étaient chrétiens; George d'Alexandrie se trompe, lorsqu'il avance qu'ils étaient adorateurs des idoles. Pour se convaincre du contraire, il suffit de lire le premier chapitre du Traité du Sacerdoce et l'homélie 59e sur la Genèse, où le saint lui-même déclare qu'il est né dans l'église d'Antioche, qu'il y a été nourri et élevé.
Quoique de race plébéienne , sa famille cependant tenait un des plus hauts rangs dans Antioche et dans l'Empire. Second, son père, était un des officiers les plus distingués de l'armée. Sa valeur et sa noble conduite l'avaient fait avancer rapidement dans la route des honneurs. A l'époque de la naissance de Jean, il était maître de la cavalerie, ou premier commandant des troupes de l'Empire en Syrie. Anthuse, mère de Chrysostome, et Sabinienne, sa tante paternelle, se distinguaient par les bonnes qualités de l'esprit et du coeur, nais surtout par une foi vive, une charité généreuse et une admirable piété: nous verrons bientôt la force d'âme, le noble caractère de la première, et la seconde, devenue diaconesse d'Antioche, sera célèbre par son courage; dévouée à Chrysostome, elle le suivra même jusque dans son exil.
IV. Rien, ce semble , ne manquait au bonheur de cette famille. Environnée de richesses et d'honneurs, distinguée par la crainte de Dieu et la vertu, elle pouvait espérer de longs jours de paix et de prospérité; mais le bonheur de la terre n'est jamais parfait, et le fût-il, ce n'est due pour peu de temps. Second fut frappé par une mort inopinée, au moment où la fortune lui souriait le plus, et, en quittant la terre, ce grand général laissa mie jeune veuve, âgée seulement de vingt ans, une fille en bas âge et un fils encore au berceau.
Ce coup, d'autant plus terrible qu'il était inopiné, si capable de jeter dans le désespoir une femme jeune, faible et suis expérience, n'abattit pourtant pas le courage d'Anthuse. Blessée profondément dans ses affections les plus chères, laissée seule avec deux enfants au milieu d'un monde souvent injuste et corrupteur, chargée de l'administration toujours difficile des biens d'une famille et. de l'éducation de ses enfants, elle sentit vivement le malheur qui la frappait. Sa foi vive, sa piété exemplaire, ne l'empêchèrent pas do donner un libre cours à ses larmes; elle pleura amèrement et longtemps Second, son époux, mais en même temps elle sut adorer les desseins impénétrables de Dieu et rester constamment soumise à sa volonté sainte. Dans les maux qui nous affligent, nous accusons quelquefois la Providence, mais nos murmures sont toujours ou aveugles ou injustes; souvent nous ne considérons pas les choses dans leur ensemble, et plus souvent encore nous ne voulons pas comprendre que tout dans les mains de Dieu contribue au bien de ceux qui l'aiment. Si Second eût vécu plus longtemps, qui sait si son fils fût devenu l'apôtre d'Antioche, un docteur de l'Église, un saint?
Ce furent les pensées de la foi qui soutinrent l’âme d'Anthuse, placée sous le coup de cette cruelle épreuve. Dans tout l'éclat de la jeunesse et de la beauté, favorisée des dons de la fortune, et en même temps ornée des plus belles qualités de l'esprit et du coeur, elle eût pu sans doute former de nouveaux liens et introduire dans la maison de Second un nouvel époux; mais après le malheur qui l'avait frappée, rien au monde ne pouvait plus la charmer. Anthuse avait compris la vanité de tout ce qui s'appelle bonheur; elle n'hésita pas un instant. Fortifiée par les paroles et les conseils de l'Apôtre, consolée dans ses maux par Jean, son fils, qui commençait à lui sourire, et dans lequel elle aimait à retrouver la noble image de l'époux due la mort lui avait enlevé, elle demeura inébranlable au milieu des tempêtes et du tumulte du monde, et laissa le veuvage, comme elle s'exprime elle-même, l'éprouver dans son creuset de fer (1).
Pénétrée de l'importance des devoirs sacrés
qu'imposent de concert à une mère, la nature et la religion,
elle s'appliqua tout entière à les bien accomplir. Ce fut
elle qui donna là ses enfants les premières leçons
de vertu , les premiers éléments du christianisme. Sans doute,
elle eût pu se décharger de ce soin sur d'autres, mais d'autres
ne pouvaient l'égaler dans l’accomplissement d'un devoir
1. De sacerdotio, lib. I, cap. 2.
aussi doux pour une mère qu'il est nécessaire, et de l'exécution duquel dépend, en grande partie, tout l'avenir d'un enfant. Pourquoi, du reste, charger d'autres personnes de ce devoir? Quelle main peut mieux que celle d'une mère façonner son enfant? quelle bouche, quelle voix peut, plus facilement que la sienne, lui donner les premières leçons, et jeter dans son âme encore pure les premières semences de la vertu ? Anthuse comprit ce devoir; aussi, s'appliqua-t-elle avec tant de zèle à l'accomplir, qu'elle devint un sujet d'admiration non-seulement pour les chrétiens, mais encore pour les païens eux-mêmes, jusque-là, qu'un sophiste célèbre s'écria d'admiration en parlant d'Anthuse : Ciel ! quelles merveilleuses femmes se trouvent parmi les chrétiens!
V. Jean mettait si exactement en pratique les leçons et les saints
exemples de sa mère, que dès l'âge le plus tendre il
fut sa joie et sa consolation : c'est ce qu'elle assure elle-même
(1). Il aimait la prière, la lecture et les pratiques de la piété
chrétienne. Vif par caractère, mais bon par le coeur, il
se portait au bien avec une telle ardeur, que ceux qui ne le connaissaient
pas le regardaient comme un enfant violent et emporté. La force
et la constance faisaient le fond de son caractère; son tempérament
le portait à la colère, mais il vint à bout d'en réprimer
les saillies, et d'acquérir cette douceur si recommandée
dans l'Évangile et dont nous le verrons donner dans la suite tant
de preuves admirables. Sous la conduite de sa mère et formé
par ses leçons, il croissait en âge et en vertu, faisant déjà
paraître dans leur germe ces grandes qualités de l'esprit
et du coeur qui en ont fait un des plus grands et des plus saints pontifes
du christianisme. Heureux les enfants qui ont de telles
1. De Sacerdotio, lib. I, cap. 2.
Mères ! heureuses les mères qui ont de pareils enfants !
VI L'éducation première de ses enfants ne fit point négliger à Anthuse le soin de ses domestiques et l'administration de ses affaires temporelles. La piété est utile à tout; elle donne du zèle et du courage; elle double les forces et l'énergie de l'âme, et rend ceux qui la pratiquent propres à l'exécution des plus grandes entreprises. Et quelle entreprise pour une femme jeune et faible que celle de l'administration des biens et de la maison qu'avait laissés Second en mourant! Laissons Anthuse elle-même nous dépeindre les embarras et les peines dont elle fut environnée :
« Pour se faire une idée juste des peines du veuvage, il
faut les avoir éprouvées. Non, dit-elle, il n'est point de
paroles capables de décrire les orages qui grondent autour d'une
jeune femme, alors que, nouvellement sortie de la maison paternelle et
n'ayant aucune expérience des affaires, elle se voit plongée
subitement dans un deuil accablant, et réduite à se charger
de soins au-dessus de son âge et de son sexe (1). Elle. doit corriger
les négligences des serviteurs, et tenir l'œil ouvert sur leurs
vices. Il faut qu'elle se roidisse pour faire échouer les mauvais
desseins de sa parenté; qu'elle veille le jour et la nuit à
l'administration de ses biens; de plus, elle doit être en garde contre
les exactions, empêcher les fraudes et les injustices, et s'armer
de force et de courage pour supporter celles qu'elle ne peut empêcher.
Et quand un père, en mourant, laisse un enfant, si c'est une fille,
elle est pour la mère un sujet d'un grand souci, exempt toutefois
de fortes dépenses et de craintes. Mais un fils, chaque jour, cause
à sa mère de continuelles alarmes : que de soucis et d'inquiétudes
! sans parler des
1 De Sacerdotio, lib. I.
sommes énormes qu’elle est obligée de sacrifier, si elle veut lui donner une éducation honnête. »
VII. Toutes ces difficultés, et beaucoup d'autres encore dont elle ne parle point, Anthuse sut les surmonter. Elle régla sa maison et ses domestiques, géra admirablement ses affaires, et, par une administration aussi intelligente que ferme, elle put, avec les seuls revenus de ses biens patrimoniaux, soulager les pauvres, fournir aux dépenses de l'éducation de son fils et conserver intacte à Chrysostome toute la fortune que lui avait laissée -son père en mourant.
Lorsque le fils de Second cul atteint l'âge où la raison développée permet au jeune homme de se livrer plus sérieusement à l'étude, Anthuse, sa mère, s'occupa de lui trouver des maîtres habiles.
Antioche n'en manquait pas. Cette ville, surnommée la grande,
était considérée comme la troisième cité
du inonde. Nulle autre ne la surpassait ni pour la fertilité de
ses campagnes, ni pour la richesse de son commerce, ni, peut-être
excepté Rome et Constantinople, pour la multitude et la magnificence
de ses immenses galeries, de ses édifices somptueux et de ses palais
superbes. Une partie de la ville était assise en amphithéâtre
sur le flanc d'une petite colline; l'autre s'élevait sur les bords
de l'Oronte. Ce fleuve célèbre, après avoir arrosé
les murs d'Antioche, coulait le long bourg de Daphné et se déchargeait
à douze lieues dans la mer de Séleucie. Antioche avait trois
lieues de circonférence; elle comptait deux cent mille habitants.
Les empereurs lui avaient accordé de grands privilèges; Constance
l'appelait sa ville chérie et la reine de l'Orient (1).
1 Antioche, aujourd'hui Antakich, n'est plus qu'une petite ville turque,
aux rues sales et étroites, renfermant tout au plus dix mille habitants.
Des jardins, des décombres et des ruines ont remplacé ses
palais. la muraille antique et les tours qui virent les croisés
montrent leurs ruines. On voit encore au sommet de quelques-unes de ces
tours des croix que le roi Baudoin avait fait fait graver sur la pierre.
Sous le point de vue religieux elle n'était pas moins célèbre. Antioche est citée dans les Actes des Apôtres. Saint Pierre y avait établi son siége; saint Paul y avait longtemps prêché. Ce fut à Antioche que les disciples de Jésus-Christ furent, pour la première fois, désignés sous le nom de chrétiens. Beaucoup de martyrs, entre autres saint Babylas, saint Étienne, saint Romain, saint Barlaam, sainte Pélagie et sainte Domnine, l'avaient arrosée de leur sang, et surtout, elle comptait dans leurs rangs un de ses premiers pontifes, un successeur des apôtres, l'illustre Théophore ou porte-Dieu, saint Ignace. Plus tard, elle devait être encore illustrée par l'éloquence de son Chrysostome.
A cette époque, il y avait à Antioche et dans toutes les villes principales de l'Empire deux sortes de maîtres : les grammatistes et les grammairiens. Les premiers enseignaient le rudiment, c'est-à-dire, les premiers éléments des langues; les seconds avaient une tâche plus élevée; ils donnaient les premiers principes de littérature. Dans leur école, la jeunesse expliquait les différents auteurs, les historiens, les orateurs et les poètes. Le travail des maîtres consistait principalement à en faire remarquer les beautés ou les défauts. Ils avaient pour but dans leurs leçons de former le goût des jeunes gens confiés à leurs soins, et de les exercer dans l'art de parler et d'écrire avec pureté et élégance. Il n'était pas facile de trouver des écoles chrétiennes de littérature. L'Église gémissait alors sous la tyrannie de Julien. Cet empereur, justement appelé l'apostat, oubliant qu'il avait été instruit, élevé dans les lettres et sauvé de la mort par les évêques, faisait au christianisme une guerre sourde, mais plus cruelle, plus dangereuse cent fois que celle que lui livrèrent les tyrans qui l'avaient précédé.
Sous son règne, les temples païens furent ouverts, les sacrifices recommencèrent, les églises furent dépouillées de leurs biens, les évêques humiliés et les prêtres des idoles comblés de richesses et d'honneurs. Les chrétiens n'eurent plus la liberté ni de plaider, ni de se défendre en justice; on les exclut des charges publiques; défense leur fut faite d'enseigner les lettres, et leurs écoles furent fermées.
Cette odieuse confiscation de la première des libertés publiques, ce mode d'oppression inventé par Julien et employé par tous les tyrans, obligea le fils d'Anthuse de suivre pendant quelques années les cours publics des maîtres païens. Les progrès qu'il fit dans l'étude des lettres furent si grands, que plus d'une fois il étonna non-seulement ses condisciples, mais les rhéteurs eux-mêmes. Toutefois, ce fut dans l'étude de l'éloquence qu'il signala surtout son aptitude. L'éloquence alors était en grande considération; c'était le rêve de l'ambition. Dans toutes les grandes villes on trouvait des maîtres qui l'enseignaient, et leurs écoles; fréquentées par tout ce qu'il y avait de jeunes gens distingués par la noblesse et la fortune, étaient la porte qui conduisait aux honneurs. Libanius, né à Antioche, enseignait dans cette ville : c'était un sophiste distingué. Il passait pour le plus célèbre orateur de son siècle; mais il était païen jusqu'au fanatisme. Jean fut obligé de suivre son cours d'éloquence; il était alors dans sa dix-huitième année (365).
VIII. Il n'est pas besoin de parler ici de ses progrès. Ils furent si surprenants, qu'à la fin de ses cours, il fut en état d'égaler et même de surpasser ses maîtres. Sozomène rapporte due Libanius, heureux et fier d'avoir un pareil disciple, et voulant donner à quelques rhéteurs, ses amis, une idée de sa merveilleuse capacité, lut en leur présence une déclamation que Jean avait composée à la louange des empereurs. Cette lecture ayant été vivement applaudie : « Heureux le panégyriste, s'écria Libanius, qui a eu de tels empereurs à célébrer! mais aussi, heureux les empereurs d'avoir régné dans un temps où le monde possède un si rare panégyriste! »
Ce sophiste donna encore une autre preuve de la haute idée qu'il avait de la science et de l'éloquence de Jean. Ses amis lui ayant demandé dans sa dernière maladie lequel de ses disciples il voudrait avoir pour successeur : Je nommerais Jean, répondit-il, si les chrétiens ne nous l'eussent enlevé (1).
Après son cours d'éloquence, Jean étudia la philosophie
sous Andragantius, et, cette carrière, il la parcourut avec autant
de succès que la première. Qu'il est difficile à un
jeune homme riche, savant, éloquent, honoré de toute l'estime
de ses maîtres, de ses amis et du public, environné de louanges
et d'applaudissements continuels, de ne pas laisser aller son cecur à
la vanité ! Qu'il est à craindre que, comme un vaisseau lancé
au sein des mers sans voiles, sans gouvernail et sans pilote, il n'aille
bientôt se briser contre les écueils! Jean sut les éviter.
Soutenu par les avis et les saints exemples de sa mère, il demeura
humble, simple, modeste au milieu des plus brillants succès. Son
extérieur, ses habits étaient propres, en rapport avec sa
condition, mais sans luxe, sans recherche aucune; on ne voyait point dans
sa tenue, dans sa démarche, dans sa conversation, cette affectation
puérile, signe caractéristique d'un esprit léger et
d'un homme sans intelligence. Tandis que tous les jeunes
1. Sozomène, lib. VIII, cap. 22.
gens de son âge et de sa condition arrivaient au gymnase, les uns montés sur des chevaux richement caparaçonnés, les autres traînés sur des chars magnifiques, eu environnés d'une foule de serviteurs et d'esclaves, le fils de Second y venait souvent seul, et quelquefois seulement accompagné d'un serviteur. Ce fut en vain due les amis de son père le pressèrent d'avoir un train plus conforme à sa naissance et plus en rapport avec ses richesses : « Je ne veux point me créer de nécessités, répondait-il, je puis me passer de tout cet embarras, je n'aime ni l'éclat, ni le luxe condamné par la doctrine et les exemples des prophètes; il est écrit : Celui qui s'élève sera humilié et celui qui s'abaisse sera élevé (1). »
Pendant le cours de ses études, il se lia d'amitié avec quelques jeunes gens de son âge; les plus connus étaient Théodore, depuis évêque de Mopsueste, Maxime, qui le fut de Séleucie, et surtout Basile, qui fut sacré évêque de Raphanée en Syrie. Ces jeunes hommes réunis par les mêmes études, les mêmes goûts et les mêmes desseins, se portaient mutuellement à la vertu. Au milieu du monde païen, leur principale occupation était d'éudier Jésus-Christ et ses saintes maximes. Ils s'exerçaient à la pratique des vertus chrétiennes. Jean surtout se distinguait par une grande modestie et une charité inaltérable. Sa conduite était si pleine de sagesse, de modération et de piété, qu'il se faisait aimer de tous ceux qui le connaissaient.
Anthuse fut plus heureuse que Monique, parce que Chrysostome fut plus
docile qu'Augustin; aussi, plus heureux que ce dernier, il sut, au milieu
dit tumulte ordinaire des écoles et de la séduction des mauvais
exemples, conserver son esprit pur de toute erreur, et son cœur exempt
de corruption.
1 Srius, tome 1.
IX. Cependant le fils d'Anthuse avait atteint sa vingtième année, ses études étaient terminées (367), et déjà, par son éloquence et ses talents, il s'était acquis une espèce de renommée. Le moment de prendre une carrière, ce moment si solennel, si important., d'où dépend l'avenir, le bonheur ou le malheur de la vie, était arrivé pour Chrysostome. Soit que la volonté du ciel ne lui fût pas manifeste, et qu'en attendant des lumières plus grandes à cet égard il eût voulu se donner une occupation, soit qu'il fût entraîné par son goût et. peut-être gagné par les conseils de ses maîtres, ou poussé par les sollicitations de quelques-uns de ses amis, il tourna ses vues vers le barreau, et prit sa place au rang des avocats. Personne assurément ne pouvait mieux que lui exercer cette noble fonction. Une mémoire heureuse, nue grande rectitude d'esprit, une imagination vive, des manières insinuantes et nobles, une élocution facile, et surtout un scrupuleux amour de la justice, lui assuraient d'avance de brillants succès. Il se livra tout entier à cette fonction, et parvint en peu de temps à se faire titi nom parmi les avocats. Mais à quoi bon la gloire humaine si l'on perd son âme? Qu'il est difficile d`être au milieu dit monde et de ne pas se laisser séduire par ses trompeuses caresses, ou entraîner par le torrent de la coutume et des mauvais exemples! L'on fait ce que l'on voit faire aux autres ; c'est d'abord avec répugnance, on combat ses remords, on s'autorise des conseils et des exemples de ceux qui nous environnent, on se familiarise peu à peu avec le mal, et enfin, on fait. sans crainte et ,ans remords ce que peu auparavant on regardait comme titi crime. C'est ce qui arriva à Chrysostome. Les liaisons nécessitées par son genre de vie, les soucis et les préoccupations qui en sont inséparables, dissipèrent cette aine jusqu'alors si calme, si recueillie; le fils d’Anthuse perdit bientôt le goût de la lecture des livres saints qui, dès son enfance, avaient fait ses délices; la piété et ses pratiques ne sourirent plus tant à son âme, et il chercha ailleurs sa joie et son plaisir.
Toute la ville, et surtout la jeunesse, courait aux représentations du théâtre; Chrysostome fut entraîné par la foule, il s'y rendit avec la multitude et se passionna même pour ce genre de divertissement. Mais écoutons-le raconter en gémissant ses malheurs
« J'ai en beaucoup d'amis vrais et sincères, connaissant
parfaitement les lois de l'amitié, et les observant avec une scrupuleuse
attention. Dans ce grand nombre, Basile surtout était distingué;
il comptait parmi ceux qui ne s'étaient jamais séparés
de moi : nous nous étions livrés aux mêmes études,
nous avions eu les mêmes maîtres et les circonstances nous
avaient inspiré les mêmes goûts. Après avoir
terminé le cours des études, mon amitié avec Basile
se maintint aussi ferme qu'auparavant, mais nos liaisons furent interrompues.
Et comment, moi qui étais assidu au barreau, qui fréquentais
journellement le palais, qui me passionnais pour les plaisirs de la scène,
aurais-je pu nie trouver souvent avec un homme (lui était constamment
sur ses livres, et qui ne venait jamais ni au théâtre ni an
palais? Jusqu'alors nous avions marché ensemble dans le chemin de
la vertu : les mêmes goûts, les mêmes pensées,
les mêmes sentiments nous avaient étroitement unis, mais hélas!
je restai en arrière. Notre balance perdit son équilibre,
le bassin de mon ami s'élevait plus léger, et moi, enchaîné
par l'amour du monde, passionné pour les plaisirs de la scène,
je faisais tomber le mien en le surchargeant de tout le poids des passions
de la jeunesse; je ne pouvais que tendre sans cesse vers la terre. (1)
»
1 De Sacerdotio, lib. I, cap. 1.
Heureusement, le charme ne dura pas longtemps. Les avertissements de son ami Basile, ses caresses, ses reproches, et surtout la grâce divine ouvrirent les yeux de Chrysostome et lui firent découvrir la profondeur de l'abîme sur le bord duquel il marchait.
« A peine eus-je relevé la tête au-dessus des vagues du monde, continue Chrysostome, que Basile me tendit les bras pour m'accueillir; toutefois, la première égalité ne put se rétablir entre nous. Comme il était entré dans la carrière avant moi, et qu'il y avait déployé un grand zèle, il s'élevait bien au-dessus de moi et planait dans les régions célestes. Pressé par la bonté de son âme, et attachant un grand prix à mon amitié, il quitta tous ses autres amis pour rester assidûment auprès de moi. »
Ce fut pour rétablir l'équilibre et l'égalité avec son ami Basile que Chrysostome, dès ce moment, fit des efforts étonnants. Saisi d'horreur à la pensée des dangers que son âme avait courus, il déplora son aveuglement, et jamais il n'oublia ce qu'il devait à la bonté de Dieu qui l'avait arraché au danger. Ce fut par reconnaissance et pour préserver les âmes des périls (lui avaient failli le perdre, qu'il parla dans la suite avec tant de force et d'éloquence contre les jeux et les spectacles.
X. Sa conversion fut parfaite, il résolut de se donner à
Dieu entièrement. Dès ce moment il quitta le costume des
habitués du palais, et, pour se dérober plus aisément
aux importunités de ses amis, il se revêtit d'une tunique
fort pauvre et de couleur noire : c'était l'habit ordinaire et distinctif
de ceux des chrétiens qui, dans les premiers siècles, voulaient,
tout en restant dans le monde, mener une vie plus parfaite (1), la vie
des ascètes ou exercitants. Par là, Chrysostome abjurait
publiquement les
1. Fleury, Moeurs des Chrétiens, n° XXVI.
vanités du siècle; il se dévouait à une vie de mortification et de pénitence. Renfermé dans la maison d'Anthuse, sa mère, on ne le vit presque plus paraître en public. Tous ses moments étaient employés à la prière, à la lecture et à la méditation des livres divins; il portait le cilice, affligeait son corps par le jeûne et la discipline, et prenait sur la terre nue le peu de sommeil qu'il était obligé d'accorder à la nature après de longues et laborieuses veilles. C'est en vain que ses amis et ses anciens admirateurs, étonnés de sa retraite, murmurèrent. contre lui; en vain blâmèrent-ils sa conduite : Chrysostome, supérieur au blâme et à la louange, resta fidèle à son noble dessein et continua à s'élancer dans la carrière où, généreux athlète, il était entré.
Une vie si recueillie, si pénitente et si sainte dans un âge où la plupart des hommes ne sont occupés que des avertissements et des plaisirs, le rendait assurément lien digne de recevoir le baptême; mais les saints se jugent toujours eux-mêmes avec sévérité : Chrysostome ne s'en croyait pas encore assez digne. Pour se préparer à recevoir la grâce de ce sacrement, il vint se renfermer dans la maison épiscopale. Saint Mélèce, si célèbre par la douceur et la fermeté de son caractère, l'instruisit lui-même, et, trois ans après, ce saint pontife, heureux d'attacher Jean à son église, parce qu'il prévoyait ce qu'il serait un jour, lui administra le sacrement de Baptême, et lui conféra l'ordre de Lecteur (369).
La grâce de Dieu lie demeura point stérile dans le cœur du nouveau baptisé. De retour dans la maison de sa mère, il sembla redoubler encore de zèle et de ferveur; il s'appliqua tout entier à l'étude, à la prière et à la mortification. Dès ce moment aucune parole de jurement, de médisance ou d'imprécation ne sortit de sa bouche; personne ne le surprit à dire le mensonge même le plus léger; sa retraite devint plus profonde, et cette parole de l'apôtre se vérifia en lui : Nous tous qui avons été baptisés en Jésus-Christ., nous avons été baptisés en sa mort; nous avons été ensevelis avec lui par le baptême pour mourir au pécha, afin que, comme Jésus-Christ est ressuscité d'entre les morts pour la gloire de son Père, nous marchions aussi dans une vie nouvelle (1).
XI Cependant, malgré la retraite profonde dans laquelle il vivait, Jean conservait toujours ses rapports avec ses anciens amis Maxime, Théodore et Basile. Ce dernier surtout lui était si attaché, qu'il lie pouvait vivre sans lui ; volontiers il eût fait pour Jean le sacrifice de sa vie. Comme on lui reprochait un jour d'avoir compromis sa réputation pour sauver celle de Chrysostome injustement attaquée : « Que voulez-vous que je fasse, répondit-il à ceux qui le blâmaient, je ne sais pas et. je ne veux pas aimer autrement. » Ces deux jeunes ascètes, ]unis par les liens de la plus étroite amitié, se communiquaient leurs pensées, leurs sentiments et leurs désirs; ils étudiaient ensemble la vraie philosophie; souvent ils s'entretenaient des choses de Dieu, des dangers dit monde, de la vanité de ce que les hommes appellent richesses et grandeur, et surtout du bonheur que l'on goûte dans la profession religieuse et monastique. Leurs coeurs s'échauffèrent mutuellement, et ils formèrent ensemble le projet de se retirer dans les déserts.
XII. Ce projet ne s'exécuta pas, mais il donna lieu à une scène admirable dans laquelle Anthuse épancha toute sa tendresse de mère : c'est son fils lui-même qui la raconte.
« Dès le moment où Basile m’en fait connaître son dessein, dit-il, il ne pouvait me quitter lui seul instant du jour; sans cesse il me sollicitait de fuir avec lui de la maison de ma mère, pour occuper une habitation commune. Il me persuada, et notre projet allait s'accomplir.
« Mais les représentations assidues de ma mère m'empêchèrent de donner cette satisfaction à mon ami, je me trompe, de recevoir de lui ce bienfait. Dès qu'elle eut pressenti ce que je méditais, elle me prit par la main, me conduisit dans sa chambre, et là, m'ayant fait asseoir à ses côtés, sur ce même lit où elle m'avait mis au monde, elle versa un torrent de larmes, ajoutant à ses larmes des paroles plus attendrissantes encore (1).
« Mon fils, me dit-elle, il ne nie fut pas permis de jouir longtemps
des vertus de votre père : telle a été la volonté
de Dieu ! Sa mort, qui suivit de près mes douleurs pour vous mettre
au monde, nous rendit, vous. orphelin, et moi, veuve jeune encore. Il est
impossible de se faire une idée juste des peines du veuvage si on
ne les a éprouvées. Ces peines, ces ennuis, ces embarras,
mon fils, votre mère les connaît, elle les a éprouvés,
elle les a soutenus avec courage, et rien au inonde n'a été
capable de me résoudre à former de nouveaux liens, à
introduire un autre époux dans la maison de Second, votre père.
Dans mes malheurs, j'étais soutenue par les pensées et les
espérances de la foi; votre présence me consolait aussi;
j'étais un peu rassurée en vous voyant grandir et en contemplant
sur votre visage les traits de mon époux, votre père, dont
vous êtes la fidèle image. Jusqu'ici, mon fils, vous avez
été ma joie, ma consolation et mon espérance, je ne
pense pas non plus que vous ayez à vous plaindre de votre mère
; j'ai fait pour vous ce que j'ai pu; j'ai conservé toute votre
fortune intacte. Pour vous entretenir honorablement dans le rang où
vous
1 De Sacerdotio, lib. I, cap. 2.
êtes né, je n'ai reculé devant aucun sacrifice, et c'est sur mes biens, sur l'argent apporté de la maison de mon père, que ces dépenses ont été prises.
« Je ne me repens pas, mon fils, de tout ce que j'ai fait pour vous, je suis disposée à en faire encore davantage, s'il le faut; je ne vous rappelle pas mes bienfaits pour vous les reprocher, mais pour vous faire comprendre combien je vous ai aimé et combien je vous aime encore. J'ai appris le dessein que vous méditez depuis quelque temps, et c'est pour vous en détourner que je me présente devant vous en suppliante. O mon fils ! si vous m'aimez, je vous en conjure, épargnez ma faiblesse, ayez pitié de moi, ne me rendez pas veuve une seconde fois, et craignez de renouveler ma douleur que le temps avait assoupie. Attendez plutôt que je meure, peut-être sortirai-je bientôt de ce monde. Ceux qui sont jeunes peuvent espérer d'arriver à une longue vieillesse; mais nous, qui avons déjà longtemps vécu, nous n'attendons plus que la mort. Ainsi, dès que vous m'aurez rendu les derniers devoirs, que vous aurez mêlé mes cendres à celles de Second, votre père, entreprenez les longs voyages que vous voudrez, traversez les mers qu'il vous plaira, personne alors ne vous en empêchera (1).
« Mais tant que je respire, résignez-vous à vivre
sous le même toit avec moi, ne vous exposez pas, pour un vain caprice,
à offenser votre Dieu en jetant dans un abîme de peines cruelles
une mère qui ne vous a fait que du bien. Si vous pouvez me reprocher
de vous entraîner dans les embarras du monde, de vous forcer à
conduire mes affaires, je vous le permets, n'écoutez plus les lois
de la nature, ne respectez plus rien, ni les soins que j'ai eus de votre
enfance, ni la compagnie de votre mère fuyez-moi comme une ennemie
et comme un traître.
1. De Sacerdotio, lib. 1, cap. 2.
Mais si je prends tous les moyens pour vous laisser vivre dans mie parfaite tranquillité, quand tout le reste vous que cette considération du moins soit un lien qui vous retienne auprès de votre mère. Vous avez, dites-vous, des amis sans nombre; eh bien! il n'en est pas un seul qui vous laisse jouir d'une si grande liberté que moi, parce que personne ait monde ne s'intéresse à l'honneur de votre nom autant que moi. »
XIII. Il est des circonstances où il est permis et même ordonné de résister aux prières et aux larmes des personnes qui nous sont chères, les Annales de l'Église en fournissent de nombreux et d'admirables exemples. Ainsi, pendant la persécution des Vandales en Afrique; Huméric, leur roi, menaça saint Sature de livrer sa femme au supplice s'il ne se faisait arien. Cette femme épouvantée se jette aux pieds de Sature son mari, elle embrasse ses genoux et, fondant en larmes, elle le supplie d'avoir pitié d'elle et d'obéir à la volonté du tyran. Vous avez parlé comme une femme insensée, répond Sature, si vous m'aimiez, vous ne nie donneriez pas des conseils capables de me perdre éternellement. Je me réglerai toujours sur ce qu'a dit le Seigneur : Si quelqu'un aime son père ou sa mère plus que moi, il n'est pas digne de moi (1).
Dans le même temps, une noble dame, appelée Victoire, donna
un exemple de fermeté et de courage plus admirable encore. Saisie
par les ariens, elle est conduite au supplice. Tandis qu’elle est sous
la main des bourreaux qui la torturent, son mari et ses enfants la conjurent
avec larmes d'obéir aux juges. « Épouse infortune,
ô vous qui m'êtes si chère! quelle est donc votre pensée?
pourquoi voulez-vous donc ainsi mourir? Si vous me méprisez, si
vous
avez oublié mon amitié, ayez du moins
1. Matth, cap. 10.
23
compassion de ces enfants qui vous sont chers! vous les avez enfantés avec tant de douleurs, voudriez-vous donc les laisser orphelins? Jetez au moins sur eux vos derniers regards, souvenez-vous de vos serments, obéissez donc aux ordres du roi, épargnez-vous de pareilles tortures, évitez cette mort cruelle; oh! je vous en conjure, faites donc que nous retrouvions en vous, moi, mon épouse, et mes enfants, leur mère. »
Mais c'est en vain qu'ils la priaient. Supérieure aux pleurs de ses enfants et à toutes les prières de son mari, elle élevait ses pensées et son coeur au-dessus des affections terrestres, et, méprisant le monde et ses misérables biens, elle accomplissait avec courage son généreux et noble sacrifice.
XIV. Anthuse, mère de Chrysostome, n'eut point un pareil sacrifice à accomplir; la volonté de Dieu se manifesta bientôt par un événement qui dérangea en partie les projets de Basile et de Chrysostome.
Pendant que ces deux ascètes et leurs amis se livraient, dans le silence de la retraite, à l'étude de la vraie philosophie et aspiraient de toutes les forces de leur âme vers les sublimes régions de la perfection évangélique, l'Église d'Antioche, divisée depuis longtemps par le schisme et l'hérésie, éprouva un surcroît de douleur par la persécution suscitée contre saint Mélèce, son pasteur légitime. L'empereur Valens, arien déclaré, étant venu il Antioche, mit. tout en oeuvre pour l'attirer dans le parti de l'hérésie; mais voyant ses efforts inutiles, il se vengea cruellement en condamnant à l'exil le saint patriarche. C'était pour la troisième fois que saint Mélèce était arraché à l'amour de son troupeau. Le peuple, furieux de voir qu'on lui enlevait son pasteur, s'assembla en tumulte et fit pleuvoir une grêle de pierres sur l'officier qui l'emmenait dans un char. Assurément l'envoyé de l'empereur eût perdu la vie sans la charité généreuse dit saint patriarche qui se hâta de le couvrir de son manteau.
Pendant les troubles qui furent la suite de l'exil de saint Mélèce, Basile et Chrysostome firent monter vers le ciel 1o cri de leur douleur; ils s'appliquèrent à instruire les ignorants, à soutenir les faibles et à consoler un troupeau laissé sans pasteur. Leur vie devenait plus par-faite; il semblait que les liens de sainte amitié qui les unissait se resserraient de plus en plus tous les jours, à mesure qu'approchait le moment d'une séparation qu'ils craignaient, mais qu'ils étaient bien loin de pressentir si prochaine.
XV. Par suite de la persécution suscitée par Valens, beaucoup d'églises avaient perdu leurs pasteurs. Les uns étaient morts, accablés parla persécution et les violences exercées contre eux; les autres gémissaient dans les prisons ; un grand nombre avaient péri dans le lieu de leur exil. Il fallait pourvoir au besoin des églises en remplissant les sièges laissés vides par la mort: c'est de quoi s'occupèrent. activement les évêques catholiques que la persécution et la mort avaient épargnés. Écoutons le saint lui-même : « Tout à coup le bruit se répand dans Antioche que les évêques de la province allaient arriver pour consacrer des évêques, et que Basile et moi serions élus. A cette nouvelle je fus frappé de crainte et de surprise; de crainte, si l'on employait la violence contre moi; de surprise, car, en me considérant moi-même, je me trouvais entièrement dépourvu de toutes les qualités nécessaires pour cette haute dignité, et je ne comprenais pas comment les Pères pouvaient un seul instant penser à me la conférer.
« Mon généreux ami vint bientôt me trouver en particulier, et m'ayant communiqué la nouvelle comme si je l'ignorais, je vous en prie, ajouta-t-il, agissons de concert dans cette circonstance difficile; restons unis par notre manière de voir, de sentir et d'agir, comme nous l'avons été jusqu'ici. Je suis disposé à vous suivre, je prendrai le même parti que vous, soit pour fuir l'épiscopat, soit pour l'accepter.
« Assuré de ses dispositions, certain des grandes vertus dont l'âme de Basile était ornée, et persuadé que j'allais porter un grand préjudice à tout le corps de l'Église si je privais le troupeau de Jésus-Christ d'un jeune pasteur si vertueux et si capable de le gouverner, je lui cachai ma pensée dans cette circonstance, moi, qui certainement avais été fidèle jusqu'à ce jour à lui communiquer toutes mes intentions. Je lui répondis donc qu'il fallait remettre cette délibération à un autre temps, vu que l'affaire ne pressait pas; je lui persuadai de ne pas s'en occuper du tout pour le moment, et je lui inspirai la confiance que je serais du même avis que lui, s'il nous arrivait un jour d'avoir à nous prononcer sur ce sujet (1).
« Peu de temps après arrive à Antioche celui qui
devait nous conférer les ordres. Je me cache au fond d'une retraite.
Basile, qui ne se doutait de rien, est entraîné dans l'assemblée
sous un autre prétexte que celui de sa consécration. Dès
qu'il est arrivé, il apprend le vrai motif pour lequel il est amené.
Il proteste avec force contre la ruse et la violence, et., fondant en larmes,
il supplie les évêques, ses pères et ses maîtres,
d'avoir pitié de lui et d'épargner sa faiblesse. Il résistait
avec courage aux représentations des évêques, lorsque
tout à coup du milieu de la foule quelques assistants qui connaissaient
l'amitié qui existait entre lui et moi
1. De Sacerdotio, lib. I, cap. 3.
s'écrièrent : « Que signifie toute cette résistance? Pourquoi tant d'obstination? serez-vous plus intraitable due Jean? Pourquoi n'imitez-vous pas sa conduite? Ignorez-vous donc que cet homme que vous estimez et que vous aimez a courbé la tête sous la main de l'évêque consécrateur, et s'est humblement soumis à la volonté de ses pères dans la foi? » Il n'en fallut pas davantage. Basile, trompé par ces paroles, s'humilia en gémissant, et fut sacré évêque de Raphanée, en Syrie.
Telle était alors la haute idée que l'on avait de la grandeur du sacerdoce, des devoirs qu'il impose et des vertus qu'il exige. C'était une charge, c'était un pesant fardeau, c'était un ministère redoutable aux anges mêmes. Les génies les plus élevés, les hommes les plus saints, les Ambroise, les Basile, les Grégoire n'avaient reçu l'onction sacerdotale et épiscopale qu'en tremblant, malgré eux, forcés qu'ils étaient par la voix des évêques, du clergé et du peuple; et quelques années plus tard , titi grand pénitent, un saint consommé, un génie à part , forcé par son évêque de recevoir l'onction sacerdotale, s'écriait fondant en larmes : « Vous voulez donc que je périsse, ô Valère, ô mon père! où donc est votre charité? — M'aimez-vous? aimez-vous l'Église? Si vous m'aimez, si vous aimez l'Église, comment donc voulez-vous que je la serve dans l'état où je suis? Ah ! de grâce, ayez pitié de moi, épargnez ma faiblesse; ne vous laissez pas aveugler par votre charité pour moi; jetez los yeux sur d'autres moins indignes que aloi et plus capable de servir utilement l'Église, car je me connais moi-même par la triste expérience de ma faiblesse! »
Ces événements se passèrent vers l'an 374 au plus tard; Jean et Basile devaient avoir atteint leur vingt-septième année. Ils tue pouvaient avoir un âge plus avancé; ce qui le prouve , c'est le murmure due se permirent contre eux certains hommes ambitieux et jaloux, comme il s'en rencontre dans tous les siècles, qui, trompés par leur orgueil, poussés par la passion des honneurs, n'envisageant les dignités de l'Église que sous le. point de vue humain, y cherchent bien plus leur propre gloire que la gloire de Dieu, moins le salut des âmes due leur satisfaction personnelle. Ces hommes pleins d'orgueil s'élevèrent contre l'ordination de Basile, et blâmèrent l'intention qu'avaient eue les évêques de sacrer Chrysostome. «Pourquoi, disaient-ils, laisser dans l'oubli tant et de si grands hommes qui honorent l'Église par leur science et leur vertu? Pourquoi choisir à leur place des jeunes hommes sans expérience qui, hier encore, plongés dans les vanités du siècle, suivaient les exercices du barreau et fréquentaient les théâtres? Il est vrai, ajoutaient-ils, que depuis quelque temps on les voit froncer le sourcil; se revêtir d'habits noirs, affecter un visage triste et abattu parla mortification; mais sont-ce là des titres suffisants, et méritent-ils d'être élevés à une dignité à laquelle ils n'auraient pas dû penser un seul instant, même en rêve (1)? »
Il est impossible de redire ici l'affliction profonde de Basile, lorsqu'il apprit les discours dont il était l'objet ; mais surtout sa douleur n'eut plus de bornes, lorsqu'il connut la conduite de Jean et la ruse dont il s'était servi pour procurer son élection.
XVI. « Il vint me trouver dans un profond abattement, écrit
Jean Chrysostome, et, s'étant assis près de moi, il voulut
parler; mais succombant à sa peine, il ne pouvait expliquer la douleur
qui l'oppressait (1). Lorsqu'il ouvrait la bouche, l'affliction lui coupant
la parole avant qu'elle eût franchi le bord de ses lèvres,
l'empêchait d'articuler aucun son. Témoin de ses pleurs
et du trouble
1. De Sacerdotio, lib. I, cap. 3
dont son âme était remplie, comme j'en connaissais la cause, je me mis à rire dans un transport de joie, et lui serrant vivement la main, je la couvris de baisers et je rendis gloire à Dieu de ce qu'il avait daigné l'élever dans sa miséricorde. Mais ma joie et mes transports, loin de consoler Basile, ne firent qu'accroître sa douleur et sa désolation. Cessez, je vous prie, s'écria-t-il, d'insulter par vos transports à la douleur d'un ami malheureux; cessez de m'affliger, et si vous avez pu ainsi oublier notre ancienne amitié, ayez du moins pour moi la charité que vous auriez pour un homme qui vous aurait toujours été parfaitement inconnu et étranger. Votre conduite à mon égard a été pleine d'injustice et de cruauté. Notre bonheur consistait à vivre unis dans les mêmes pensées et les mêmes sentiments; notre union était un bouclier impénétrable à tous les traits de la malice des hommes... J'avais déposé toute mon âme entre vos mains; ma vie se passait dans le calme le plus profond, dans la paix la plus parfaite; faut-il que vous ayez ainsi brisé mon existence? Faut-il que vous ayez pour cela employé la ruse contre moi avec toutes les précautions que vous auriez prises pour vous garantir d'un ennemi? Comment vous justifierez-vous? comment, rejetant brusquement mes paroles, fermant l'entrée de votre âme à tous les sentiments de la pitié, avez-vous pu, sans considérer la fureur des flots, lancer, comme un vaisseau sans voiles et sans gouvernail, dans une mer immense, un ami qui vous était cher et qui ne vous a jamais fait que du bien?
« Si le sacerdoce vous paraît un parti bon et utile, pourquoi l'avez-vous fui? S'il vous parait nuisible, vous deviez au moins préserver de ce préjudice celui qui tient, dites-vous, la première place dans votre coeur. Mais vous avez tout fait pour me faire tomber; eh ! aviez-vous besoin d'employer la ruse contre un homme qui fut toujours pour vous simple et ingénu dans toutes ses paroles et dans toutes ses actions?
« En me nuisant à moi-même, vous vous êtes aussi blessé. On nous accuse, moi, d'avoir méconnu vos sentiments, d'avoir accepté un fardeau au-dessus de mes forces, au préjudice de tant d'autres hommes qui en étaient dignes, et vous, d'avoir refusé le sacerdoce par vanité et par orgueil. Par votre ruse imprudente, vous m'avez jeté dans des périls étranges; séparé de vous, à qui aurai-je recours? à qui pourrai-je faire part de mes angoisses? Qui voudra venir à mon secours? qui repoussera mes ennemis? qui me consolera? qui me donnera le courage de supporter les erreurs du prochain (1) ?
« Eh bien! comprenez-vous maintenant tout le mal que vous avez fait? Reconnaissez-vous, au moins à cette heure, qu'en me frappant avec tant de force vous m'avez donné le coup mortel? Le mal est sans remède...mais au moins justifiez notre conduite; parlez, si vous pouvez, et répondez aux accusations portées contre vous et contre moi. »
XVII. L'affliction profonde de Basile, son humilité si vraie, les saintes terreurs de sa foi, ses pleurs, ses tendres reproches, ne purent manquer d'attendrir Chrysostome jusqu'aux larmes; mais bientôt cette grande âme, excitée par la foi, animée par le zèle, refoulant son émotion et parfaitement maîtresse d'elle-même, se mit en devoir de répondre.
Rien n'est plus beau, plus sublime que son discours à Basile
dans cette circonstance. Il s'agissait de calmer les inquiétudes
de son ami, de justifier sa conduite, de lui montrer qu'il n'avait agi
que dans son intérêt et celui de l'Église; il devait
exposer ses idées sur le sacerdoce,
1 De Sarerdotio, lib. I, cap. 4.
répondre aux reproches de vanité et d'orgueil dont on accusait son refus, et expliquer enfin les motifs qui l'avaient engagé à fuir et à se cacher.
Après avoir rappelé à Basile l'origine de leur sainte amitié et les événements qui n'avaient fait que la fortifier davantage, il s'écrie : « Bannissez vos craintes et vos alarmes, ô le plus aimable et le plus cher de tous les amis! essuyez vos pleurs, et cessez de faire retentir à mes oreilles des plaintes qui affligent mon amitié (1)! Non, non, elle n'a pas changé mon amitié; elle est toujours la même, toujours aussi sincère, toujours aussi vive, ou plutôt, l'événement qui fait couler vos larmes n'a fait due l'augmenter encore (1).
« Ne me reprochez pas de vous avoir caché mes craintes et mes sentiments; ne m'accusez pas d'avoir employé la ruse pour vous faire tomber entre les mains des saints évêques qui vous ont conféré les ordres sacrés. Cette ruse, s'il faut lui donner ce nom, n'est point mi crime, ce n'est point un mal, ou plutôt elle est parfaitement innocente. Autant on est coupable en se servant de la ruse dans de mauvaises intentions et pour procurer le mal, autant aussi on est louable de l'employer pour procurer le bien, l'honneur de la religion et le salut des âmes.
« Ne savez-vous pas fille le général d'armée
emploie légitimement la ruse pour vaincre l'ennemi; que c'est par
l'adresse que les plus grands capitaines ont quelquefois remporté
les victoires les plus brillantes? Le père n'emploie-t-il pas la
ruse à l'égard de son fils, le fils à l'égard
de son père, et le médecin à l'égard de son
malade, en frottant avec un peu de miel les bords de la coupe qui renferme
un breuvage amer? Par quel autre moyen qu'en trompant son père,
Michol, la fille de Saül, aurait-elle
1 De Sacerdotio, lib. I, cap. 5.
pu sauver David? et n'est-ce pas par le même moyen que Jonathas sauva d'un nouveau péril celui qui devait déjà la vie à Michol? L'Apôtre lui-même, le divin Paul, ne s'en servit-il pas utilement pour sauver une multitude de Juifs qui, sans cela; auraient péri misérablement?
« Vous devez donc convenir que, quand il s'agit du bien, la ruse est non-seulement permise, mais encore que, dans le cas où l'on est obligé par devoir de procurer les intérêts sacrés du prochain et de l'Église, elle est nécessaire. Je me suis trouvé dans ce cas; j'ai agi avec une droite intention, et pourtant c'est ce dont vous vous plaignez. »
XVIII. Ici Basile interrompit Chrysostome.
« Quel avantage, dit-il, m'est-il donc revenu de cette prévoyance, de cette ruse dont vous avez usé envers moi? ou bien, puisqu'il vous plaît de qualifier votre ruse du nom de zèle et de charité, duel avantage m'est-il revenu de ce zèle et de cette charité? Car il faut que vous me montriez que vous avez agi dans mon intérêt, autrement je resterai convaincu que vous m'avez trompé.
XIX. « Quel avantage? reprit Chrysostome, quel avantage? ô Basile! ô ami si cher à mon coeur! Un avantage immense, infini, au-dessus de tout discours, et qui surpasse, l'appréciation et des hommes et même des anges (1).
« L'avantage d'être associé au sacerdoce éternel
de Jésus-Christ, l'avantage de donner à ce divin Seigneur
crucifié la plus grande preuve d'amour qu'il soit possible de donner,
en paissant ses brebis chéries et en sacrifiant pour elles votre
repos, vos forces, votre santé, votre vie tout entière. Si
vous en doutez, écoutez-en la preuve. dans la parole de Jésus-Christ
à Pierre, le coryphée du sénat
1. De Sacerdotio, lib. II, cap. 1.
apostolique, le prince de son Église. Simon-Jean, lui dit-il, m'aimez-vous? Trois fois, dans le même moment, le Sauveur lui adresse cette question, trois fois Pierre répond : Seigneur, vous savez que je vous aime, et trois fois le Sauveur Jésus ajoute : Si vous m'aimez, paissez mes agneaux, paissez mes brebis (1). Il pouvait dire: Si vous m'aimez, pratiquez des jeûnes, couchez sur la terre, exercez-vous à de longues et pénibles veilles, soyez le bouclier des faibles, le protecteur des veuves et le père des orphelins; il pouvait le dire, mais il ne le dit pas, et, laissant là ces oeuvres excellentes, il s'écrie : Si vous m'aimez, paissez mes brebis.
« Ces oeuvres de piété et de zèle dont nous parlons, il n'est personne qui ne puisse les pratiquer; les pauvres, les riches, les savants, les ignorants, tous le peuvent; Irais, quand il s'agit du gouvernement de l'Église, du soin et du salut éternel des âmes rachetées au prix du sang divin , loin, bien loin de cette sublime fonction, toute femme et la plupart des hommes; que ceux-là seuls se présentent qui, par les qualités supérieures de leur âme, surpassent les autres hommes, autant que Saül surpassait par sa stature élevée tous les guerriers d'Israël'. Autant l'homme est au-dessus de la brute, autant aussi et plus encore doit être au-dessus des fidèles le prêtre de Jésus-Christ.
« A quel insigne honneur, à quelle sublime dignité, 8 Basile, n'êtes-vous donc pas élevé? Et combien, à cause de la responsabilité et des sacrifices que le sacerdoce impose, ne vous sera-t-il pas facile de témoigner à Jésus-Christ votre amour?
« Le berger répond de ses brebis; s'il en perd par sa faute,
il doit les payer par l'argent; le prêtre de Jésus-Christ
répond sur son âme du salut des peuples.
1 Saint Jean, cap. 15, v. 16. — 2 De Sacerdotio, lib. II, cap. 2.
« Le berger n'a à craindre que les loups et les voleurs; le prêtre du Sauveur n'a pas à combattre contre la chair et le sang, mais contre les principautés, contre les puissances et les princes de ténèbres, contre les esprits de malice répandus dans l'air, contre la fornication, l'adultère, l'idolâtrie, les haines, les querelles, l'orgueil, la licence, et contre mille autres ennemis encore; il faut qu'il ait toujours les yeux ouverts, les pieds sans cesse disposés à marcher, et les mains toujours armées pour combattre le monde, les passions et le démon.
« Si le berger a des brebis malades, il est facile de connaître la cause du mal, il est facile de trouver des remèdes et plus facile encore de les appliquer.
« Le prêtre de Jésus-Christ connaît difficilement le rial qui mine sourdement les âmes, et s'il vient à le découvrir, quelle prudence pour appliquer le remède selon la nature et la gravité de la maladie, selon le tempérament et le caractère du malade! quelle sagesse pour choisir le moment opportun, pour faire une incision convenable, pour ne pas irriter la plaie et causer des douleurs inutiles (1) !
Quand le berger a perdu son troupeau, les loups et les voleurs ne le poursuivent pas; ils n'en veulent qu'aux brebis; mais le prêtre de Jésus-Christ est en butte à la haine, aux calomnies, au mépris, aux persécutions sans fin.
« Quelle prudence, quel courage, quelle générosité,
quelle patience ne lui faut-il pas ! Sa vie est remplie de soucis, de sollicitudes,
de chagrins sans nombre :c'est un sacrifice continuel, une véritable
immolation! — Le comprenez-vous, maintenant, et ne conviendrez-vous pas
que vous êtes heureux de pouvoir donner à Jésus-Christ
la plus grande preuve de votre amour en vous
1 De Sacerdotio, lib. II, cap. 3.
acquittant dignement des devoirs (lu sublime ministère dont vous êtes honoré ? »
XX. Ici Basile ne pouvait manquer de faire une réplique à Chrysostome : « 'Se ne comprends pas votre langage, lui dit-il, vos paroles sont en contradiction avec votre conduite; puisque la réception du sacerdoce est la. plus grande marque d'amour que l'on puisse donner à Jésus-Christ, pourquoi ne l'avez-vous pas reçu vous-même? pourquoi vous êtes-vous caché pour éviter l'ordination`? vous n'aimez donc pas Jésus-Christ?
« Je ne suis pas en contradiction avec, moi-même, reprit Chrysostome, j'aime Jésus-Christ, je l'aime de toute la force de mon âme, et j'espère, avec la grâce, ne jamais cesser de l'aimer. Oui, je l'aime, et je serais bien malheureux si je ne l'aimais pas; je l'aime, et c'est parce que je l'aime que j'ai redouté le sacerdoce et que j'ai évité le fardeau qu'il impose (1). La faiblesse extrême de mon âme me rend incapable de soutenir le poids du saint ministère; j'ai craint, si je prenais la conduite du troupeau de Jésus-Christ, ce troupeau si fier et si vigoureux, que mon peu d'expérience, le faisant dépérir, ne m'attirât la colère de Celui qui l'a aimé jusqu'à se sacrifier lui-même pour sa rançon et son salut.
« Vous m'affligez, répondit Basile; si vous n'en étiez
pas digne, l'étais-je plus moi-même? si le fardeau était
trop pesant pour vos épaules, les miennes pouvaient-elles mieux
le porter. Mais vous n'avez vu que vos intérêts, et vous.
avez négligé les miens, et plût à Dieu que vous
n'eussiez fait que les négliger; mais vous avez préparé
sourdement les voies pour faciliter à mes ennemis les moyens de
me prendre (2). C'en est fait, le mal est sans remède; le fardeau
pèse de toute sa force sur mes faibles
1 De Sacerdotio, lib. II, cap. 3. — Ibid, cap. 4.
épaules; il est inutile de se plaindre plus longtemps, comme aussi il est inutile de vous demander de plus amples explications.
«Je ne passerai pas à une autre question, reprit Chrysostome, que je ne me sois entièrement justifié sur ce qui vous concerne. Je connais votre sagesse, votre prudence, votre force, le zèle ardent qui vous anime; je connais ma lâcheté, ma faiblesse, ma misère profonde, voilà pourquoi j'ai fui le sacerdoce, et en même temps pourquoi j'ai, en un sens, procuré votre élection (1).
A ces mots, Basile, baissant la tête et rougissant de honte : « Laissons-là, dit-il, ce qui me concerne, et répondez à ceux qui vous accusent d'avoir méprisé les évêques électeurs, et qui, de plus, attribuent votre fuite il la vanité et à l'orgueil (2). »
XXI. « J'aborderai sans crainte, reprit Chrysostome, cette
autre partie de ma défense (3). Quel crime ai-je commis? due me
reproche-t-on? D'avoir couvert de confusion, par mon refus, les saints
évêques qui m'avaient choisi? Et d'abord, je dis qu'il ne
faut pas craindre de s'opposer aux désirs et à la volonté
des hommes, quelque saints qu'ils soient, quand on ne peut y souscrire
sans offenser Dieu; mais loin d'avoir fait injure à mes pères
dans la foi par men refus, je crois, au contraire, avoir sauvegardé
leur honneur. Si j'eusse été ordonné, que n'eussent
pas dit ceux qui se plaisent à médire? Ils se fussent plaints
que les évêques électeurs ne regardaient que la fortune;
qu'ils se laissaient éblouir par l'éclat de la naissance
et séduire par les flatteries; que l'on choisissait les privilégiés,
tandis que l'on dédaignait les hommes d'un age mûr, recommandables
par leur
1 De Sacerdotio, lib. II, cap. 3. — 2. Ibid., cap. V. — 3. — Ibid, cap.
VI.
science et leur sainteté, mais nés au sein de la pauvreté et de l'abjection.
« Le reproche que l'on me fait d'avoir refusé l'épiscopat par orgueil, n'est pas plus solide; car si j'avais eu de l'orgueil et de l'ambition, au lieu de refuser, j'aurais du, au contraire, accepter. Non, non, ce n'est pas l'orgueil qui a déterminé ma conduite, mais c'est le sentiment de ma faiblesse, c'est la considération des grandeurs du sacerdoce, des hautes vertus qu'il exige, et de la grande responsabilité qu'il impose.
« Et quel est l'homme qui ne tremble à la pensée
de la grandeur des devoirs et des fonctions du sacerdoce? Le sacerdoce
s'exerce sur la terre, mais il tire son origine du ciel: c'est la première
de toutes les dignités; elle surpasse la dignité des rois
autant que le ciel est élevé au-dessus de la terre (1). Il
faut mettre le sacerdoce au rang des choses célestes, puisque c'est
le Saint-Esprit qui en est l'auteur; puisque c'est lui qui a fait aux hommes
l'honneur incompréhensible de les élever à cette angélique
dignité. Ne faut-il pas qu'un prêtre soit aussi pur que les
esprits bienheureux? n'est-il pas supérieur au pontife de l'ancienne
loi? son ministère n'est-il pas plus grand et plus divin? Et qu'étaient-ils
tous les sacrifices anciens, en comparaison du sacrifice chrétien,
sinon des ombres et des figures? Quel prodige! Le prêtre est à
l'autel, ses yeux et ses mains s'élèvent vers le ciel, il
prononce les paroles sacrées; le Seigneur des anges s'immole entre
ses mains, et son sang divin est répandu sur tout le peuple ! ...
A ce spectacle, croyez-vous encore être sur la terre parmi les hommes?
N'êtes-vous pas plutôt transporté dans les cieux, et,
bannissant de votre esprit toute pensée charnelle, ne contemplez-vous
pas, avec les yeux d'une âme libre et d'un coeur chaste, la gloire
céleste
1. De Sacerdotio, lib. III, cap. 1.
qui vous environne? O prodige! ô bonté de Dieu! Celui qui est assis là-haut, à la droite du Père, se laisse prendre en ce moment par les mains de tous!
« Ces merveilles vous paraissent-elles dignes de mépris? ,sont-elles de nature à être foulées aux pieds par qui que ce soit ?
« Quelles ne sont pas les autres prérogatives du prêtre? Les rois n'exercent leur pouvoir que sur les corps, le prêtre, sur les âmes et les corps; les rois n'exercent leur pouvoir que sur la terre, les pouvoirs du prêtre s'exercent au ciel et sur la terre. Revêtus d'une puissance que Dieu n'a pas accordée aux anges mêmes, c'est à eux qu'il a été dit : Tout ce que vous délierez sur la terre sera, délié dans le ciel, tout ce que vous lierez sur la terre sera lié dans le ciel (1). Le prêtre prononce, et Dieu ratifie dans le ciel la sentence qui a été portée sur la terre.
« C'est par les prêtres que les fidèles sont engendrés
à la vie chrétienne, ils sont les pères des âmes;
c'est par eux que l'on mange la chair du Seigneur, et que l'on boit son
sang; sans eux, il est impossible de mériter la couronne éternelle
et d'éviter la damnation; de leur conduite, dépend le salut
ou la perte des peuples. Un évêque doit être sans ambition;
il est obligé d'être sobre, modeste, vigilant; il faut qu'il
étende ses vues sur une infinité d'objets, parce qu'il doit
veiller sur la conduite des âmes confiées à ses soins;
il lui faut une grande patience, un courage à toute épreuve,
pour souffrir les affronts, les violences, les railleries et les paroles
dures. Celui qui, dans l'occasion, ne peut retenir sa colère, ne
doit point être honoré du sacerdoce. Le prêtre est chargé
des petits et des grands, des veuves, des pauvres, des malades, des pèlerins
et des vierges; son zèle doit être éclairé et
1. Joan., cap. 20.
ardent, sa mortification constante, sa charité et son dévouement sans bornes; la moindre faute ternit le lustre et l'éclat de sa vertu, et cause de grands scandales parmi les peuples, qui, malgré sa qualité d'homme, exigent qu'il soit exempt de fautes presque à l'égal des anges. Eh ! si le grand Apôtre, pénétré de l'excellence du sacerdoce, l'a redouté, qui suis-je moi-même, pauvre, faible et sans vertu, pour ne pas trembler seulement en y pensant ? »
A ces mots , Chrysostome s'arrêta pendant un instant, et Basile, après avoir hésite: « Vos craintes, dit-il, seraient sans doute légitimes, si vous aviez brigué cette dignité; mais vous ne l'avez pas recherchée, et les fautes que vous commettriez dans vos fonctions ne vous seraient. point imputables. »
Chrysostome, faisant un mouvement de tête et souriant, admira
l'ingénuité de son ami. «Je voudrais, dit-il, que les
choses fussent comme vous le dites, mais il n'en est pas ainsi; car non-seulement
ceux qui s'ingèrent par ambition dans le ministère, seront
punis des fautes qu'ils y commettent, niais encore ceux qui l'acceptent
sans l'avoir recherché, s'ils n'ont pas les qualités requises
pour l'exercer, parce que, connaissant leur faiblesse et leur incapacité,
ils devaient refuser. Ce n'est pas assez pour le prêtre d'avoir les
vertus et la sainteté, il faut aussi la science, non-seulement pour
exposer les dogmes de la religion aux fidèles, mais pour combattre
les erreurs des païens, des juifs et des hérétiques
(1). Il faut qu'il soit doué du talent de la. parole, pour adresser
à son peuple de fréquentes homélies; il faut qu'il
se mette au-dessus du respect humain et de la vanité; que son intention,
en prêchant, soit droite et pure. Malheur à lui, s'il n'a
pas la science suffisante! De quelle utilité peut être la
bonne vie, lorsqu'il s'agit de décider des dogmes disputés,
sur
1. De Sacerdotio, lib. IV, cap. 1.
tout lorsque les deux partis s'appuient de l'autorité de l'Écriture? Quel danger pou la religion, de voir un évêque vaincu et réduit à ne savoir quoi répliquer! et quel malheur, si les peuples se perdent par sa faute ou par son ignorance!
« Ne me demandez donc plus pourquoi j'ai fui la dignité du sacerdoce, ce n'est ni par orgueil, ni par vanité; non, mais j'ai craint la haute responsabilité qu'il impose (1). J'ai tremblé en pensant due le prêtre rendrait compte des péchés du peuple; que sa vie devait être supérieure en sainteté à la vie des cénobites ; due les fautes du prêtre seraient punies plus sévèrement due celles de simple fidèle; que le prêtre était environné de toutes sortes de dangers pour le salut de son âme. Oui, j'ai tremblé à la seule pensée de la sainteté dont il doit être revêtu. Concevez quelles doivent être les mains qui traitent les augustes mystères, la langue qui prononce les paroles sacrées, l'excellence enfin, et la pureté de l'âme qui reçoit les dons infinis. Au moment du sacrifice, le prêtre est assisté par les anges; l'ordre tout entier des puissances célestes rangées respectueusement autour de l'autel où gît la victime proclame le Dieu trois fois saint; peut-on en douter, quand on considère la grandeur du mystère qui s'y accomplit?
« Je vous l'avouerai, plusieurs fois mon corps a été
sur le point de tomber en dissolution des le jour où vous me fîtes
part des bruits répandus dans le public sur notre élévation
prochaine. Contemplant, d'un côté, la gloire de l'Épouse
de Jésus-Christ, sa sainteté; sa beauté toute spirituelle,
et, de l'autre, Considérant mon affreuse misère, je ne cessais
de m'affliger sur son sort et sur le mien. Je me disais, dans mon étonnement
et dans ma douleur : Qui donc a pu donner ce conseil? Quel si
1. De Sacerdotio, lib. V.
grand crime l'Église de Dieu a-t-elle commis, pour la condamner à subir tant de honte en l'abandonnant à moi, le plus indigne de ses serviteurs?
«Voilà ce que je me disais, et, depuis cette époque, des torrents de larmes coulaient de mes yeux. Vous n'en étiez pas témoin, vous ne le saviez pas, et vous pensiez que je passais mes jours dans une paix profonde.
« Ce secret de mon coeur, que je vous révèle aujourd'hui, vous touchera peut-être et vous obligera à m'accorder votre indulgence.
Vous le savez, je ne crois pas que l'on puisse se sauver si l'on n'a absolument rien fait pour le salut du prochain. Je vous ai toujours parlé du bonheur de ceux qui sont capables de remplir saintement ce ministère; certes, un état dont j'envie le bonheur, je l'aurais embrassé avec ,joie, si je me fusse senti capable d'en remplir les devoirs. Hélas! il ne me reste, vu ma faiblesse, mon incapacité et mes misères, qu'à m'enfermer dans ma cellule pour y gémir et y prier . faire autrement, me mettre à la tète des soldats de Jésus-Christ, c'eût été de ma part trahir la cause de Dieu et de l'Église, et au lieu d'être un général de Jésus-Christ, c'eût été devenir un général de Satan pour le déshonneur de l'Église et la perte des âmes (1) .
« Mais pourquoi, ô Basile ! ô ami si cher à mon coeur! pourquoi ces gémissements? pourquoi ces larmes que je vous vois répandre? Ma situation, loin de vous affliger, doit plutôt exciter votre joie et votre allégresse.»
« Il est vrai, répondit Basile, mais la mienne sera pour
moi un sujet éternel de désolation. Jusqu'à ce jour,
je n'avais pu mesurer toute la profondeur de cet abîme de maux où
vous m'avez plongé. J'étais venu vous trouver pour apprendre
la réponse que je devais faire à vos accusateurs,
De Sacerdotio, lib VI.
et vous me congédiez en changeant l'objet de ma sollicitude; car, ce qui m'occupe, ce n'est plus ce que je répondrai pour vous, mais c'est la justification que je présenterai à Dieu pour moi-même et pour mes péchés.
« Toutefois, je vous en conjure, si mes intérêts vous touchent, s'il est pour moi quelque consolation en Jésus-Christ, si vous avez pour moi des entrailles, un coeur compatissant, tendez-moi la main, sanctifiez-moi par vos paroles et par vos exemples, ne consentez jamais à m'abandonner un seul moment, mais plutôt vivons ensemble plus étroitement encore qu'auparavant. »
« De quel secours, reprit Chrysostome en souriant, de quelle utilité puis-je être pour vous dans cette foule de devoirs? — Mais puisque cela vous est agréable, ayez bon courage, cher ami, je serai auprès de vous pendant tout le temps qu'il vous sera permis de vous délasser des fatigues et des soins de votre ministère; je m'efforcerai de vous consoler en faisant pour votre service tout ce qui dépendra de moi. »
A ces mots, Basile se lève, versant une plus grande abondance de larmes, Chrysostome l'embrasse, et, le baisant au front, il l'accompagne, l'exhortant à supporter avec courage ce qui lui est arrivé.
« J'ai confiance, lui dit-il, que celui qui, en vous appelant, vous a remis la conduite de ses brebis chéries, vous donnera la force et le courage dont vous aurez besoin. Oui, chargé de mérites que je n'aurai pas acquis, ceint de couronnes que je n'aurai pas gagnées, plus agréable à Jésus que moi, vous aurez assez de crédit auprès de Dieu, je l'espère, pour me défendre dans ce jour solennel où mon âme sera en danger, et aussi pour m'obtenir d'être admis avec vous dans les tabernacles éternels. »
XXII. Basile se retira en versant un torrent de larmes. Peu de temps après, il partit pour prendre possession de l'église de Raphanée, peu distante d'Antioche. En 381, il fut un des pures du concile de Constantinople. Ce pieux évêque gouverna avec une grande sagesse les peuples confiés à ses soins. Il comprenait trop bien l'excellence du sacerdoce, la sainteté qu'il exige, la haute; et terrible responsabilité qu'il impose; il en avait trop redouté les charges pour ne pas en remplir fidèlement les devoirs; aussi se montra-t-il constamment évêque orthodoxe, pasteur plein de dévouement, et digne ami de Chrysostome.
XXIII. La conversation sublime entre Basile et Chrysostome due nous venons de rapporter, n'est pas autre chose que ce qui fait le fond du Traité du Sacerdoce. Bans l'intérêt de la gloire de Dieu et du bien de son Église, Chrysostome la rédigea par écrit, telle que nous l'avons aujourd'hui. On ne sait pas précisément dans quel lieu ni dans quelle année ce Traité fut composé es uns disent que Chrysostome l'écrivit dans le désert avant l'année 381, les autres prétendent que ce fut à Antioche pendant son diaconat, de 381 à 386. Mais peu importe de savoir le lieu et l'année, ce qui est plus important; c'est l’étude et la méditation de cet admirable Traité. Il est divisé en six livres, dans lesquels Chrysostome expose avec une force et une éloquence surhumaines la grandeur, les pouvoirs et les devoirs du prêtre. L'écriture, la raison, l'histoire, la nature, lui fournissent ses développements. Le prêtre, c'est un père, c'est un juge, c'est un docteur, c'est un médecin, un roi, un cénobite; c'est un apôtre, le lieutenant de Dieu; c'est un saint, c'est un ange, et plus due tout cela encore. En parlant des sujets de crainte qu'avait saint Paul et que tout prêtre doit avoir, il est d'une éloquence ravissante; il emprunte ses similitudes tantôt à l'art de la guerre où il s'agit de conduire des armées, tantôt à l'art de la navigation et à la conduite des vaisseaux. Mais qu'est-ce que la guerre d'hommes à hommes, auprès des combats contre les démons, s'écrie-t-il? que sont toutes les mers et tous leurs écueils, comparés à l'océan du monde et à ses dangers?
En lisant ce livre d'or en se sent vivement pénétré d'admiration pour le sacerdoce; on comprend due le prêtre n'est pas un homme ordinaire, mais que c'est un être à part, un médiateur entre le ciel et la terre, un homme divin. Son caractère auguste, ses pouvoirs, ses prérogatives, ses fonctions, forcent au respect; ses devoirs, sa responsabilité, font naître la commisération; mille sentiments divers pénètrent le coeur et le remplissent; l'âme passe tour à tour de l'admiration à la crainte, du désir à la frayeur, et de la terreur à l'espérance; on aime le prêtre, on le respecte et on le plaint.
Le Traité du Sacerdoce est, de tous les ouvrages de saint Chrysostome, celui qui a le plus contribué à sa haute réputation. Dès qu'il parut, il fut répandu dans les pays les plus éloignés. Saint Jérôme en parle avec éloge dans sa Bibliothèque des Écrivains ecclésiastiques, publiée en 392. Suidas, dans son Lexique, en parle en ces termes : « Jean d'Antioche, surnommé Chrysostome ou Bouche d'Or, a beaucoup écrit; mais de toutes ses couvres, la plus excellente ce sont ses Dialogues sur le Sacerdoce, soit pour la sublimité et le charme de l'élocution, soit pour la douceur et l'élégance du style, sa bouche étant plus abondante, plus féconde que les sources mêmes du, Nil. »
Saint Isidore de Péluse, disciple de Chrysostome, écrivant à Eustathe, lui parle ainsi dit Traité du Sacerdoce : « Je vous envoie le livre fille vous m’aviez demandé, et j’en attends pour vous le fruit qu'il n'a jamais manqué de porter pour tout le monde. Sa lecture n'a jamais pénétré une âme sans la blesser du divin amour.
« Jean, l'oracle de l'Église byzantine, ce sage, cet érudit interprète des secrets de Dieu, cette lumière de toutes les Églises, a écrit ce livre avec tant de sagacité, de prudence et de soins, due tous, tant ceux qui, pour la gloire. de Dieu, remplissent les augustes fonctions du sacerdoce, que ceux qui s'en acquittent avec négligence, y trouveront, les uns , de quoi nourrir leur vertu, les autres, de quoi corriger leurs vices. »
Depuis cette époque jusqu'à nos jours, la réputation du Traité du Sacerdoce n'a fait qu'augmenter. Ce livre, dans tous les temps, a fait les délices du prêtre qui désire se sanctifier, et, aujourd'hui comme toujours, il est appelé. à produire les plus heureux fruits pour la gloire de Dieu et de l'Église, comme aussi pour le salut du prêtre et des fidèles.
Après cette digression, que nous avons crue nécessaire, nous reprenons le cours de notre histoire.
La première jeunesse de Chrysostome était passée. En 374, époque probable de l'élection de Basile pour le siége épiscopal de l'Église de Raphanée, il avait atteint sa vingt-septième année. Pendant cette première période de sa vie, de grands événements avaient eu lieu dans l'Église et dans l'État. Né sous le règne de Constance, arien déclaré, il avait vu dans sa première enfance le triomphe des hérétiques, la persécution des catholiques, l'exil des évêques orthodoxes, le zèle et les travaux de saint Athanase, et les supplices des martyrs; plus tard, en 361, il avait été témoin de l'impiété de Julien, ouvrant les temples païens et offrant des sacrifices sur l'autel des faux dieux. Jovien , successeur de Julien, avait protégé l'Église, mais l'arianisme avait fait d'affreux ravages à Antioche, et cette antique métropole , souillée par des évêques hérétiques, était encore divisée par le schisme causé par l'élection de Paulin. Retiré dans l'intérieur de la maison d'Anthuse, occupé de l'étude et de la prière, Chrysostome gémissait avec ses amis sur les maux de l'Église. Dieu, en mettant sous ses yeux la faiblesse, les fourberies, la malice et la défection des uns, en le rendant témoin du courage admirable, de la foi vive, de la fermeté et de la sainte liberté des autres, préparait ainsi cette grande âme à l'accomplissement de ses desseins. C'est au milieu des afflictions et des orages qu'ont coutume de se former les grands caractères. Jusqu'alors, ce ,jeune soldat de Jésus-Christ n'avait pu encore paraître sur le champ de bataille; mais il préparait ses armes, en apprenant à se taire et à souffrir; il se disposait à la lutte, à l'exemple des Athanase, des Basile, des Grégoire, et surtout de saint Mélèce, son évêque et son père.
XXIV. A cette époque de la vie de Chrysostome (374), la lutte était plus vive que jamais; Valens, que son frère Valentinien avait associé à l'empire , persécutait avec fureur l'Église catholique. Les évêques étaient poursuivis et exilés, les églises fermées, les ariens triomphants, et les fidèles catholiques obligés de se réunir an milieu des champs, dans les cavernes des montagnes, au sein des déserts pour prier et célébrer les saints mystères. Antioche , capitale de la Syrie et résidence ordinaire de l'empereur , était surtout en proie à la terreur et à la désolation. On y vit des scènes affreuses d'impiété, de scandale et de barbarie. Les hérétiques ariens, soutenus par l'empereur, arien lui-même, se livrèrent contre les catholiques à des actes qui rappelaient la fureur et la rage des païens persécuteurs. Toutefois, s'il y eut des scandales et des défections dans les rangs des fidèles, il y eut aussi de beaux exemples de foi et de courage; et si l'arianisme eut ses apeures cruels, la foi catholique ne manqua pas de défenseurs et d’athlètes intrépides. Saint Basile fit trembler le préfet modeste à Césarée, et l'audace même de Valens ne tint pas devant ce, courageux évêque. Le visage seul de cet intrépide défenseur de la foi orthodoxe fit tomber le persécuteur en défaillance au pied même de l'autel. Les fidèles et les moines d'Antioche, poursuivis et persécutés , ne firent pas défaut à la cause de l'Église. Un jour, Valens, du haut de son palais situé sur les bords de l'Oronte, aperçut sur le chemin un vieillard pauvrement vêtu et se dirigeant vers la ville à pas précipités. Ayant demandé à ses courtisans quel était ce vieillard si extraordinaire : C'est Aphraate, réponditon, ce solitaire des montagnes pour lequel le peuple a tant de vénération. A ce mot de solitaire , Valens , transporté de fureur, veut arrêter le vieillard. «Aphraate, s'écrie-t-il, où vas-tu si vite? Prince, répondit le moine, je vais prier pour la prospérité de votre règne. Pourquoi, reprit l'empereur, toi qui es solitaire, as-tu quitté ta cellule pour mener une vie vagabonde et parcourir les rues de la ville? Je suis. resté dans ma solitude, reprit vivement Aphraate, tant que les brebis du divin pasteur ont été en paix; mais à présent qu'elles sont exposées au plus grand danger, pourrais-je rester tranquillement dans ma cellule? Si une jeune fille voyait le feu à la maison de son père, ne penses-tu pas qu'elle devrait courir et chercher à l'éteindre? Eh bien ! je fais aujourd'hui quelque chose de semblable; c'est toi qui a mis le feu à la maison de mon père; cette maison est l'Église catholique que tu persécutes à outrance, et je cours polir éteindre l'incendie allumé par tes mains. »
Les simples fidèles et même les femmes ne montraient pas moins de zèle pour la foi que les prêtres et les solitaises. La ville d'Édesse fut aussi éprouvée par la persécution. Saint Barsès, son évêque, fut. exilé et remplacé par un évêque arien; mais les fidèles, au lieu de communiquer avec lui, sortaient de la ville. Ils se réunissaient dans les champs pour y célébrer les saints mystères. Valens, l'ayant appris, frappa de sa main le préfet Modeste, parce qu'il n'avait pas eu soin d'empêcher ces assemblées; il lui ordonna de prendre toutes les troupes qui se trouvaient dans la ville et de marcher, dès le lendemain, pour dissiper ces réunions. L'ordre de Valens fat connu, et l'assemblée des catholiques fut plus nombreuse.
Dès le matin, toute la ville fut en mouvement comme si l'ennemi eût été aux portes. Modeste parcourt les rues, il s'avance à la tête des légions armées. Tout à coup, une femme, à peine couverte de ses habits, s'élance de sa maison traînant par la main un petit enfant; elle ne prend pas même le temps de fermer sa porte, et, traversant avec précipitation les rangs des soldais, elle se met à courir vers les portes de la ville. Le préfet la fait arrêter : « Ou vas-tu si vite? » lui dit-il. — « Je me presse, répond-elle, d'arriver an champ où sont assemblés les catholiques. — Tu ne sais donc pas, répond le préfet, que je marche avec mes légions pour massacrer tous ceux que j'y trouverai? — Je le sais, répond cette femme; généreuse, et c'est polir cela même que je me hâte, de peur de laisser échapper cette occasion de souffrir le martyre. — Mais pourquoi mènes-tu cet enfant? reprit Modeste. — Je le mène, afin qu'il ait part à la même gloire que sa mère. »
Cette réponse terrassa Modeste; il retourna au palais , et persuada à l'empereur de renoncer à son entreprise.
La fureur de Valens tomba sur les prêtres et les diacres. Quatre-vingt-dix furent exilés. Pendant que le Préfet, après les avoir réunis, les exhortait à communiquer avec l'empereur, un d'entre eux, nommé Euloge, fit une réponse admirable, qu'il faudrait graver en lettres d'or autour des sceptres et des trônes : « L'empereur est pour l'empire, dit-il, il ne peut pas réunir en sa personne le sacerdoce et l'empire. Rendons à Dieu ce qui est à Dieu, et à César ce qui appartient à César. » Maxime admirable! c'est pour l'avoir méconnue que tant de princes orgueilleux et sacrilèges ont trop souvent bouleversé les royaumes, renversé leurs trônes et ensanglanté la terre!
Ce fut à cette époque que Jean faillit tomber entre les mains des persécuteurs. Peu s'en fallut qu'il ne perdit la vie au milieu des supplices.
XXV. Valens favorisait le paganisme, non point par des édits publics, mais par son silence. Sous son règne, un très-grand nombre de lettrés et de philosophes s'adonnaient publiquement à la magie et à la divination. Son impiété fut punie. On découvrit. une conspiration formée contre lui par ceux-là même qu'il protégeait. En remontant à la source, on reconnut qu'elle avait pour auteurs et pour fauteurs deux célèbres magiciens, Hilaire et Patrice, qui, dans une de leurs réunions, après divers enchantements, avaient désigné celui qui devait succéder à Valens après qu'il serait renversé. L'empereur, irrité, ne mit point de bornes à sa fureur. A l'instant même la ville est environnée de soldats; on parcourt les rues; les maisons sont fouillées; on fait des recherches sévères, et tous les magiciens, tous ceux qui avaient des livres de magie sont arrêtés et mis à mort. Un riche citoyen d'Antioche, auteur d'un livre sur cette superstition, craignant d'être découvert, avait eu soin de le jeter dans l'Oronte. Le volume, surnageant, était entraîné par le courant des eaux du fleuve. Dans ce moment, Jean revenait avec un de ses amis d'un pèlerinage à l'église des Martyrs. En marchant le long du fleuve, le compagnon de Chrysostome aperçoit ce livre flottant sur les eaux; il s'élance pour le saisir : « Ce que vous trouvez-là m'appartient, » s'écrie Chrysostome en souriant, « apportez-le; voyons ce que c'est. » Quel n'est pas leur effroi de voir un livre de magie dans leurs mains, et tout près d'eux une troupe de soldats s'avançant rapidement à la recherche de ceux que poursuivait la colère de l'empereur. Dieu permit qu'ils pussent rejeter ce livre proscrit sans être aperçus des soldats : il y allait pour eux de la vie.
« N'oublions jamais les bienfaits du Seigneur, » s'écriait Chrysostome, quelques années plus tard, en racontant ce fait; « ne, perdons pas le souvenir des dangers sans nombre dont nous avons été délivrés, et où nous devions naturellement périr; rendons sans cesse des actions de grâces à la bonté toute-puissante du Seigneur pour tous ses bienfaits, et efforçons-nous d'en mériter de nouveaux par notre reconnaissance (1) . »
XXVI. Ce danger qu'il avait couru, les troubles permanents d'Antioche, la fureur des ariens, la persécution cruelle que souffraient les catholiques obligés d'abandonner les églises, et, plus que tout cela encore, le désir de mener une vie plus parfaite, déterminèrent Jean à fuir dans les montagnes pour mettre à exécution le projet qu'il avait formé depuis longtemps d'embrasser la vie monastique, et dont il n'avait pu être détourné que par les larmes et les prières de sa mère.
Anthuse n'était plus. Cette femme admirable, cette. mère
plus admirable encore, riche des mérites qu'elle avait acquis par
sa foi vive, par son courage et ses vertus
1. In Acta Homel., 39.
généreuses, après une vie toute; consacrée à Dieu et à Chrysostome son fils, était morte comme meurent les justes et les saints. Peu avancée en âge, elle pouvait espérer voir encore les prodiges que semblaient promettre la science et la sainteté de Chrysostome ; hais Dieu en avait décidé autrement; elle était destinée à contempler du haut des cieux les combats, les triomphes et les souffrances qui devaient remplir la vie de celui pour qui elle s'était constamment dévouée.
XXVII. Chrysostome ne balança plus; les liens qui seuls et jusqu'alors avaient pu le retenir étaient brisés; sa résolution fut prise définitivement et il se mit en devoir de l'exécuter.
Hélas ! combien la volonté de l'homme est faible, mobile et inconstante ! combien surtout elle est impuissante pour mettre à exécution, sans la grâce, même ce qu'elle a désiré avec le plus d'ardeur et résolu avec le plus de générosité ! Pour vouloir le bien, il faut la grâce; pour entreprendre le bien, il faut la grâce; il faut encore la grâce pour l'exécuter : c'est ce que Dieu, dans sa bonté, lit sentir à Chrysostome. Sa retraite dans les montagnes était trop importante , elle devait être trop utile à son salut et an salut du prochain; surtout, elle devait par ses résultats procurer un trop grand bien à la religion et à l'Église, pour que l'esprit de ténèbres, l'ennemi perpétuel de tout bien, ne cherchât pas à l'empêcher. Aussi, à peine Chrysostome eut-il pris sa résolution définitive, que le démon l'attaqua en jetant dans soli âme de vives inquiétudes.
Il ne sentit plus le vif désir qu'il avait jusqu'alors éprouvé de se consacrer spécialement au Seigneur en embrassant la pénitence. La vie des solitaires perdit tous ses charmes à ses yeux; elle ne lui parut plus qu'une véritable mort, lute torture, lui martyre plus cruel que la mort même. Cette solitude du désert, ce silence perpétuel, cette retraite profonde, se présentaient à lui sous les images les plus affreuses; il s'inquiétait même pour ce à quoi jusque-là il n'avait fait nulle attention. Chose étonnante! misérable effet. de l'imagination! il se demandait comment dans le désert il trouverait les choses nécessaires à la vie, qui viendrait à son aide, dur lui fournirait de l'huile et du pain frais; continent, enfin, il pourrait vivre. Il craignait d'être contraint de se servir d'une même huile pour sa nourriture et pour sa lampe , et d'être, forcé de manger des légumes. Je tomberai entre les mains d’un directeur sévère, se disait-il, je serai employé à un travail pénible; il me faudra bêcher la terre, cultiver un jardin, couper le bois dans les forêts, porter l'eau de fort loin, et m'employer enfin à un travail qui n'appartient qu'aux esclaves ou aux mercenaires.
Ces pensées rendues encore plus vives par l’imagination, faisaient les plus tristes impressions dans le coeur de Chrysostome : un abattement profond eu était la suite. Il se prosternait devant la majesté sainte de Dieu, et, rougissant de lui-même, gémissant de sa faiblesse, il faisait de nobles efforts pour briser ces liens, ou plutôt ces fils légers qui l'embarrassaient. « Misérable ! s'écriait-il , quelles sont donc ces craintes qui m'assiégent? d'où viennent ces inquiétudes qui me dévorent? ne pourrai-je donc faire pour le ciel ce que tant d'ambitieux font tous les jours et avec tant d'ardeur pour la gloire et les richesses? Quand il s'agit de me donner à Dieu, de me retirer dans la solitude, je m'inquiète de savoir si rien ne me manquera; je veux prendre la voie étroite, et en même temps je cherche la voie large. Je crains la peine, tandis due les ambitieux, s'il s'agit d'obtenir mi emploi, une magistrature, ne s'informent que de savoir combien d'argent cet office rapportera; et s’ils y trouvent honneur et profit, ils s'élancent avec ardeur dans la carrière. On les voit supporter sans se plaindre, et même avec joie, les travaux, les fatigues, les sollicitudes du jour et de la nuit, braver les injures et les ignominies, dévorer mille chagrins, et s'exposer à mille périls. Les longs voyages, l'incommodité des saisons et des différents climats ne les découragent pas : ils s'exposent volontairement à la mort; ils quittent leur patrie, traversent les mers, sans que ni la crainte, ni les privations qu'ils subiront, ni les prières, ni les larmes de leurs proches, de leurs amis, de leur femme et de leurs enfants puissent les retenir.
« Et moi, quand il s'agit, non pas de la terre; mais du ciel, non pas de gagner de terrestres richesses mais des trésors célestes, si grands, si précieux, qu'ils surpassent tout ce que l'homme a pu voir, entendre et concevoir, je me trouble à la pensée du désert; je m'inquiète de quelques difficultés; je m'informe si, dans les saintes maisons de la montagne, j'aurai de l'huile et du pain frais. O honte ! ô faiblesse! ô incompréhensible misère (1)! ... »
XXVIII. Les grands sacrifices ne se font pas sans douleur; les grandes
victoires, les victoires décisives sont précédées
de combats acharnés ; l'âme qui vent se donner à Dieu
tout entière, doit subir de douloureuses opérations, il faut
qu'elle coupe jusqu'au vif, qu'elle brise non-seulement les liens, mais
même toutes les fibres qui la retiennent et qui l'empêchent
de prendre son essor vers les régions célestes : la mort
est toujours précédée des douleurs de l'agonie. Tel
et bien plus douloureux encore fut le combat d'Augustin pour mourir au
monde, à ses vanités et à ses plaisirs.
1. De Compunctione, lib. III.
« J'étais transporté d'indignation contre moi-même, dit-il, de ce que je n'avais pas le courage de faire ce que la raison me montrait être si avantageux et si nécessaire. Je voulais et je ne voulais pas, j'étais pour ainsi dire divisé entre moi-même et moi-même. Je secouais la chaîne dont j'étais lié sans pouvoir la rompre, quoiqu'elle ne tînt presque à rien (1).
« Je me voyais presque au point oit je voulais venir; j'étais près d'y toucher; cependant je n'y touchais pas encore, puisque j'hésitais de mourir à tout ce qui est une véritable mort pour vivre de la véritable vie. Ces amusements frivoles, ces vanités me tenaient encore au coeur; il me semblait les voir me prendre par la robe et me dire tout bas : Quoi donc, vous nous dites adieu? dès ce moment nous n'allons plus être à vous? dès ce moment. telles et telles choses vous seront interdites à jamais? penses-tu pouvoir te passer toujours de nous? C'est ainsi que les misères humaines cherchaient à me retenir; mais, d'un autre côté, la grâce me pressait vivement. Quoi, me disait-elle, tu ne pourras pas ce qui est possible à tant d'autres? Est-ce par eux-mêmes, ou plutôt n'est-ce pas avec le secours de Dieu qu'ils peuvent faire ce qu'ils font? Pourquoi t'appuyer sur toi-même? Jette-toi entre les bras du Seigneur; il ne se retirera pas pour te laisser tomber; ne crains pas, il te recevra dans sa miséricorde, et sa bonté compatissante guérira tes plaies. »
La tempête qui agitait l'âme de Chrysostome se dissipa peu
à peu; par la prière et l'humilité il obtint la grâce
dont il avait besoin dans cette difficile circonstance. Vainqueur du monde
et du démon, maître des craintes chimériques qui l'avaient
obsédé, il quitta Antioche et prit le chemin de la solitude,
où l'attendaient Théodore et Maxime qu'il avait gagnés
à Dieu, et qui,
1. De Civitate Dei.
par ses conseils, avaient quitté les plaidoiries du palais pour embrasser la profession monastique (374). Suivons ce généreux athlète dans les monastères des montagnes; lui-même nous décrira la vie admirable des solitaires et la sienne.
La cité d'Antioche était bâtie sur les bords de l’Oronte, à douze lieues de la mer de Séleucie, au pied occidental d'une longue chaîne de montagnes qui courent du midi au septentrion, et dont les divers sommets superposés, couverts de forêts, entrecoupés par des rochers et des vallées profondes, se prolongent, dans leur plus grande largeur, jusqu'à Béroé, dans la Coelésyrie. Comme celles de l'Égypte et de la Palestine, ces montagnes étaient habitées par quelques solitaires dès les premiers siècles du christianisme. On montrait encore, au quatrième siècle, la grotte où s'était retiré l'apôtre saint Paul. Quand les persécutions païennes eurent cessa, et due Constantin eut rendu la paix à l'Église, les fidèles, n'étant plus excités par la crainte des supplices et par les grands exemples des martyrs, tombèrent peu à peu dans le relâchement; l'esprit du monde, l'attachement aux biens de la terre, l'amour des plaisirs et l'ambition des honneurs s'emparèrent du coeur d'un grand nombre de chrétiens. Pour échapper à la contagion, et en même temps pour mener librement nue vie plus parfaite, les ascètes, qui étaient dans les villes, se retirèrent dans les déserts, à l'exemple des Antoine, des Pacôme et des Hilarion. Les montagnes de la Syrie et de l'Osroëne furent bientôt remplies d'un peuple d'apôtres et de saints. — A l'époque qui nous occupe, les montagnes d'Antioche et de Syrie comptaient plus de trois cents monastères.
XXX. « Demeures sacrées; s'écrie saint Jean Chrysostome, doux asiles de pénitence, dont sont bannis les ris immodérés, le trouble et les inquiétudes de l'âme, les agitations de la vie, le tumulte des affaires et les préoccupations misérables de la terre; gymnases divins, où l'ascète s'exerce en toute liberté à la prière, aux jeûnes, aux disciplines, aux veilles et à la mortification; ports paisibles, à l'abri des vents et des tempêtes, et où trouvent le salut tous ceux qui y abordent; phares éclatants, qui, projetant au loin leur lute;fière sur les flots tumultueux de l'océan du monde, éclairent et dirigent les malheureux naufragés et les arrachent aux horreurs de la mort; demeures sacrées, que vous êtes peu connues (1) !
« Là, ajoute-t-il, règne une paix parfaite. On n'a à souffrir ni la tyrannie des princes, ni la domination des grands, ni l'arrogance des maîtres, ni le mauvais vouloir des serviteurs, ni les cris emportés des femmes, ni le bruit tumultueux des enfants; là, point de forteresses ni de remparts, point de gardes, ni de soldats; les voleurs ne peuvent trouver ni cassettes, ni meubles, ni habits précieux, ni or, ni argent; toutes les cellules sont ouvertes, chaque solitaire n'a en propre due son corps et son âme; il ne craint de perdre ni les honneurs, ni les dignités, ni même la vie, car perdre la vie serait pour lui un avantage. lie ces saintes demeures sont bannis fies querelles, les disputes, la tristesse et l'ennui qui rongent le cœur; et quelles disputes pourraient régner dans les lieux d'où sont bannies la cause de toutes les querelles, ces deux paroles : le tien et le mien ?
« Ces sains ou plutôt ces anges de la terre se lèvent
avant l'aurore, au premier chant du coq et à la voix de leur supérieur.
Leur réveil est prompt, il est doux et surtout facile, car leurs
sens ne sont pas appesantis par la nourriture trop abondante de la veille.
Dès qu’ils sont
1. Adversus impugn. vitae monasicae
debout ils se réunissent, et, levant des mains pures vers le ciel, ils font monter ensemble vers le trône du Seigneur l'encens de la prière, les accents de la foi et l'hymne de l'adoration et de la reconnaissance.
« Qu'il est grand, qu'il est saint; qu'il est adorable, le Dieu très-haut, le Seigneur notre Dieu!
« Sa majesté est infinie, sa puissance est sans bornes, ses miséricordes sont éternelles!
« Il est juste dans tous ses desseins, il est saint dans toutes ses œuvres !
« Seigneur, nous veillons dès avant l'aurore, nous vous cherchons dès le point du jour, notre âme a soif de vous ; daignez satisfaire l'ardent désir qui nous presse.
« Dans cette terre déserte, sans route et sans eau, nous nous présentons dans ce saint lieu pour y adorer votre puissance et votre gloire.
« Seigneur, votre miséricorde vaut mieux que toutes les vies; nos lèvres chanteront vos louanges; nous méditerons en votre présence dès le matin, et nos coeurs tressailleront d'allégresse.
« Bénissons le Seigneur, exaltons son saint nom ! Vous êtes béni , Seigneur, au plus haut des cieux, vous êtes digne de toute gloire et de toutes louanges dans les siècles des siècles!
« Le jour est. partagé en quatre parties qu'ils désignent sous le nom de tierce, sexte, none et vêpres; ils se réunissent à chacune de ces parties du jour et ils célèbrent ensemble les louanges de Dieu , tandis que les hommes du siècle se livrent souvent au jeu, aux débauches et aux plaisirs coupables. Tout le reste du temps est employé à la prière, à l'étude des divines Écritures ou au travail des mains. Les tins font des cilices, les autres tressent des nattes et des corbeilles, d'autres transcrivent des livres; quelques-uns cultivent la terre; celui-ci coupe le bois nécessaire aux solitaires; celui-là reçoit les voyageurs ; l'autre lave les pieds des étrangers et les sert avec une charité admirable, sans s'informer s'ils sont riches ou pauvres, esclaves ou libres. Leur silence est perpétuel; toute leur conversation est avec Dieu, avec les prophètes et les apôtres dont ils méditent les divins écrits. Le profit qu'ils tirent de leur travail est employé à la nourriture des pauvres et des étrangers.
« Leur nourriture consiste en un peu de pain et de sel; quelques-uns y ajoutent de l'huile, et les infirmes, des herbes et des légumes; l'eau des fontaines est suffisante pour apaiser leur soif. Les fruits des arbres qu'ils cultivent, fournissent aux repas des grandes solennités. Ils prennent leur repos sur une natte étendue; leurs vêtements sont faits de poils de chèvre ou de chameau, ou de peaux si grossièrement travaillées, que les plus misérables mendiants ne voudraient pas s'en couvrir. Ils marchent toujours pieds nus.
« Une parfaite égalité, une douce et mutuelle prévenance,
fruit de l'humilité et de la charité chrétiennes,
les unit étroitement. Parmi eux, on ne distingue ni grand ni petit,
ni riche ni pauvre, ni savant ni ignorant, ni maître ni serviteur;
ils sont tous égaux, ils sont tous frères en Jésus-Christ.
Nul d'entre eux ne se préfère aux autres; au contraire, chacun
d'eux se regarde comme inférieur à son frère : c'est
à qui s'occupera des offices les plus bas et les plus pénibles;
c'est à qui se montrera plus charitable, plus prévenant et
s'humiliera davantage. Rien n'est plus beau, plus paisible, plus admirable
que la vie angélique de ces fortunés habitants du désert:
c'est la pratique parfaite de l'Évangile; c'est l'accomplissement
des conseils et le triomphe perpétuel de l'esprit sur la matière
; l'âme est tout; le corps n'est qu'un instrument, il n'est rien
(1).
1. In Matth., Homel. 71.
« Rarement ces généreux athlètes sont malades ; quand cela arrive, ils sont à eux-mêmes leurs médecins; ils suspendent pour titi instant leurs jeûnes et leurs austérités, et bientôt ils recouvrent la santé. Pour eux, la vie est une mort et la mort est la vie. Quand titi des frères meurt, sa mort est une joie pour toute la montagne. « Il n'est point mort, s'écrient les solitaires, mais il est entré dans la véritable vie; il a passé du lieu d'exil à la patrie, de cette terre de douleur dans celle où règnent la paix et le bonheur. Son corps est inhumé au milieu des prières et des cantiques de joie; toits les solitaires se réjouissent, ils envient le bonheur de. leur frère; ils demandent au Seigneur de terminer bientôt leur combat pour les rendre participants de la gloire éternelle et les réunir à Jésus-Christ. »
XXXI Tels étaient, selon Chrysostome lui-même, l'esprit de retraite, la pauvreté, la charité, la mortification,1'humilité, la vise angélique enfin de ces saints :solitaires, habitants des montagnes vers lesquelles il dirigeait ses pas. Dieu lui donnait les ailes de la colombe pour y voler et s'y reposer. Comme titi cerf altéré cherche avec ardeur l'eau pure dos fontaines, ainsi ce généreux disciple de la Croix soupirait après les sacrifices et la sainte paix du désert.
Dès qu'il y fut arrivé, cette terre qui paraissait dévorer ses habitants fut pour lui un port tranquille, une contrée délicieuse, un paradis admirable où coulait le lait et le miel. Ce n'est pas assurément qu'il ne ressentit au dedans de lui-même les frayeurs de la nature à la pensée des jeûnes et des austérités des solitaires. La vue de ces forêts épaisses, agitées par les vents et les orages, et au sommet desquelles planaient dans les airs les oiseaux de proie, cette solitude profonde, ces rochers escarpés, ces vallées sauvages, ces torrents qui se précipitaient en mugissant et dont le bruit seul troublait le silence profond de la montagne, le désert, enfin, ne pouvait manquer de produire des impressions de tristesse dans le coeur de cet homme, accoutumé, quoique solitaire dans la maison de sa mère, à voir les sources et les bosquets de Daphné, les arbres et les jardins d'Antioche, ses édifices superbes, son fleuve tranquille et majestueux, comme aussi la fertilité de ses campagnes couvertes de fleurs, de fruits et de moissons (1). Mais la grâce de Dieu est, plus forte due la nature. Le jeune solitaire s'arma de courage; il mit généreusement la main à l'œuvre, et, avec l'aide de Dieu, il triompha tellement de ses répugnances, qu'il trouva bientôt sa joie et son bonheur dans ce qui lui avait paru si plein de tristesse et de difficultés; tant il importe de fermer l'oreille aux vaines réclamations d'une imagination toujours trop prompte à s'effrayer! tant il est vrai de dire due l'on petit surmonter les plus grands obstacles, et que rien n'est impossible au vrai fidèle qui s'humilie et qui prie!
Au sein du désert, dans cette école divine de Jésus-Christ,
Chrysostome s'appliqua tout entier à la méditation des Écritures
et aux pratiques de la pénitence. Il étudia les saintes lettres
sous deux maîtres habiles, l'un appelé Diodore et l'autre
Cartère. Ce dernier est loué par saint Grégoire de
Nazianze, qui l'appelle un homme de Dieu et très-habile dans la
science divine; le premier fut évêque de Tarse, et Chrysostome
l'appelait son père et son maître; mais surtout il s'appliqua
à se connaître lui-même. L'humilité et ses pratiques
furent l'objet de son zèle, comme aussi le but constant de ses efforts
fut de soumettre parfaitement la chair à l'esprit. Sous la direction
d'un saint vieillard, appelé Ésychius, connu par
1. Contra impug, vitae monast.
l'austérité de sa vie , il fit des pro grès merveilleux dans l'exercice de la pénitence et dans l'oubli de lui-même. Il redoubla ses jeûnes, ses macérations et ses veilles. Pour vaincre le sommeil et ne dormir que le temps qu'il s'était prescrit, il avait attaché une corde au mur de sa cellule, et, lorsque le sommeil était sur le point de le saisir, il prenait la corde des deux mains et se tenait ainsi suspendu jusqu'à ce qu'il fût parfaitement éveillé. Comme un vaisseau poussé en pleine mer par les vents, par les rames et les flots, Chrysostome, aidé du secours de la grâce, animé par l'exemple des anciens et surtout d'Ésychius, s'avançait rapidement dans les voies de la perfection; mais il n'est point de victoire sans combat, et Dieu, pour l'éprouver, permit au démon de lui livrer un nouvel assaut plus terrible que celui dont nous avons parlé.
XXXII. Tout à coup l'esprit du solitaire se couvre de ténèbres; le souvenir du monde et de ses plaisirs se réveille dans son âme; d'affreuses pensées de volupté, des images plus affreuses encore viennent l'obséder à chaque instant du jour et même pendant le silence de la nuit; poursuivi, pressé de toutes parts, il ne sait où se réfugier. Tout ce qu'il voit, tout ce qu'il entend, tout ce qui l'entoure fait de fâcheuses impressions dans son âme et saisit péniblement son coeur. C'est en vain qu'il lutte contre lui-même; en vain cherche-t-il à calmer son imagination, il ne se débarrasse d'une pensée importune, que pour être assailli par une autre plus importune encore (1).
«Dieu dans sa bonté, dit-il, voulait me faire comprendre
ma propre fragilité et la nécessité du secours de
sa grâce; il voulait me tenir dans l'humilité et me rendre
plus
1. Pallad, cap. 12.
compatissant pour les misères de mes frères. La tentation n'est point un mal, ajoute-t-il, c'est un bien; elle rend les bons meilleurs encore; c'est le creuset qui purifie l'or, c'est la meule qui broie le raisin et l'olive; c'est le feu qui brûle les ronces et les épines pour purger la terre et la rendre propre à recevoir la bonne semence. Dieu, après nous avoir portés longtemps dans ses bras comme des enfants, nous jette tout à coup dans la mer pour nous apprendre à nager. La tentation est inévitable en cette vie, nul saint n'en a été exempt; c'est l'épreuve de notre foi, c'est l'exercice de la vertu, c'est une source de mérites. Que de victoires, que de couronnes elle procure ! Que sait-il, que comprend-il, celui qui n'a pas été tenté, nous dit l'Esprit saint (1)! »
Chrysostome, au plus fort de la tempête, ne perdit pas un instant courage et confiance. Convaincu que la chasteté est un don de Dieu et que l'ennemi qui l'attaque ne peut être vaincu que par la fuite des occasions, par la prière et la mortification, il redoubla ses jeûnes, ses veilles et ses austérités sous la conduite du vénérable vieillard qui l'encourageait; ses prières furent plus ferventes; il s'appliqua avec plus d'ardeur aux saintes pratiques de l'humilité. Les efforts qu'il fit, les combats qu'il soutint, les grâces enfin qu'il mérita, le firent avancer merveilleusement dans les voies les plus élevées de la perfection. Ce solitaire tenté, éprouvé, persécuté, devint en peu de temps le modèle des jeunes cénobites, l'émule des vieillards les plus consommés en vertu, et l'admiration de tous les habitants du désert.
C'est ainsi qu'avec la grâce de Dieu il trouva la vie là
où il devait trouver la mort, et qu'il tourna contre le tentateur
lui-même les armes perfides dont il voulait se servir pour le perdre.
1 De Provident., lib. I.
Il y avait déjà deux ans que Jean était dans les monastères des montagnes, uniquement occupé à l'étude des choses de Dieu et de celles du salut de son âme. Simple, humble, pauvre, obéissant comme le dernier de ses frères, il n'avait d'autre désir que de connaître et d'aimer Jésus-Christ, point d'autre ambition que celle d'être oublié, inconnu et compté pour rien. Mais Dieu avait d'autres desseins; il voulait qu'il fût l'oracle, la lumière et l'ange consolateur du désert, comme il devait être un jour l'oracle et le docteur de l'Orient et de l'univers.
XXXIII. Ce fut la confiance universelle qu'avaient en lui les solitaires qui le força à mettre au grand jour, par d'admirables écrits, les trésors de science et de sainteté, dont son âme était remplie.
Dans le monastère de Chrysostome se trouvait un saint religieux
appelé Démétrius, remarquable par la simplicité
de sa vie et plus remarquable encore par sa foi, sa charité et son
esprit de mortification. Quoique arrivé à un haut degré
de perfection, ce solitaire se mettait néanmoins au rang de ceux
qui rampent sur la terre. La terre et ses faux biens n'étaient rien
à ses yeux, et, pour tout dire en un seul mot, sa conversation,
sa vie étaient célestes. Pressé par un désir
toujours croissant de plaire à bien, il sollicitait depuis longtemps
Chrysostome de l'aider à marcher dans la voie du ciel, et de lui
donner par écrit quelques avis pour l'animer à faire pénitence.
Souvent il lui baisait la main et, l'arrosant de ses pleurs, « aidez-moi,
bienheureux Jean, lui disait-il, aidez-moi, je vous en conjure, à
amollir la dureté de mon coeur et à faire pénitence.
» Chrysostome résista longtemps, mais enfin, pressé
par les instantes prières du pieux solitaire, il céda
1 De Compunctione, lib. I.
à ses désirs et il écrivit en sa faveur le Traité de la Componction que nous avons encore (1).
XXXIV. « Les instantes prières que depuis longtemps vous m'adressez, ô bienheureux Démétrius ! m'engagent aujourd'hui à faire ce que vous rire demandez. Non, je le, sais, vous n'avez pas besoin d'être exhorté au recueillement et à la componction; les nuits que vous passez dans la ferveur de l'oraison, vos prières fréquentes, les gémissements de votre coeur, les larmes abondantes que vous répandez en présence du Seigneur, cet amour si ardent que vous avez pour la solitude, le désir même que vous exprimez, sont la preuve évidente des heureuses dispositions de votre âme. Aussi, si je cède à vos désirs, c'est moins le besoin de votre âme qui m'y engage que l'amitié dont vous m'honorez, les instances que vous me faites et le profit spirituel que j'en retirerai moi-même. »
Après ce court préambule où se révèlent la douceur, la charité et la profonde humilité de Chrysostome, il prend pour texte ces paroles du Sauveur : « Malheur à ceux qui rient ! heureux ceux qui pleurent, parce qu'ils seront consolés » (1) et entrant dans son sujet, il montre la nécessité de la componction. « Nous devons gémir, dit-il, 1° parce que cette vie présente est un temps de deuil, une vallée d'exil et de misères; 2° parce que le péché règne sur la terre dans tous les états et dans toutes les conditions; 3° parce que nous sommes nous-mêmes pécheurs, et grands pécheurs, et, ce qu'il y a encore de plus déplorable, parce que nous ne gémissons pas d'être pécheurs.
« N'est-ce pas un malheur et un malheur bien digne de larmes,
s'écrie-t-il, de nous voir accablés de tontes sortes de maux,et
pourtant calmes et insensibles?
1 De compunctione. — 2 Matth., 5.
Sommes-nous différents des insensés qui s'exposent sans rien craindre à toutes sortes de dangers, qui disent et font sans rougir mille extravagances, pensant en même temps être les hommes les plus intelligents du monde? Ne sommes-nous pas gravement malades? nos âmes ne sont-elle pas couvertes de blessures profondes? et pourtant, y pensons-nous? que faisons-nous? Si une maladie, quelque légère qu'elle soit, vient affliger notre corps, nous courons au médecin, nous prodiguons l'argent, et nous appliquons les remèdes; les soins les plus minutieux sont employés avec persévérance; nous prenons toutes les précautions imaginables, nous avisons aux moyens les plus propres pour nous guérir entièrement; nous ne cessons d'agir enfin due lorsque la maladie a disparu; hélas! et quand nous voyons notre âme couverte de blessures, tyrannisée par mille passions, consumée par les vices, précipitée dans des abîmes, dans l'agonie de mille morts, nous n'y faisons aucune attention! Nous sommes les ennemis de Jésus-Christ., parce que notre vie est contraire aux préceptes de son Évangile; parcourez ces différents préceptes, ceux surtout de la charité, comparez-les avec notre conduite, et vous verrez que nous ne pouvons trop nous humilier et gémir. Que de médisances! que d'injures ! que de jugements téméraires! que de lâcheté dans le service du Seigneur! quelle crainte du sacrifice! et même que d'imperfections dans nos bonnes oeuvres !
« Que nous sommes différents du bienheureux Paul! Son amour pour Jésus-Christ était si ardent, il en était tellement consumé, que si, pour lui plaire, il eût fallu souffrir des tortures infinies et immortelles, il les eût embrassées avec joie. Son amour n'était point comme le nôtre, un amour mercenaire, qui n'agit souvent que par la crainte des châtiments et le désir des récompenses c'était un amour généreux, une flamme vive et pure qui le consumait, qui le pressait d'agir par le seul motif de plaire à son bien-aimé, tellement, que pour lui il eût consenti volontiers à être anathématisé. Et qu'on ne me dise pas : Paul avait la grâce! Nous l'avons aussi. Que l'on ne s'excuse pas en disant : Nous ne pouvons égaler saint Paul! Non, sans doute, s'il s'agit de dons et de miracles; car, sous ce rapport, le monde ne verra plus un nouveau Paul, mais nous pouvons approcher de sa ferveur, et si nous n'en approchons pas, ce n'est pas la grâce, mais c'est la volonté qui nous manque.
« Dieu ne demande pas de nous des miracles, mais la sainteté de la vie. Il n'est pas nécessaire d'être riche, d'avoir un tempérament robuste pour prier, pour s'humilier et gémir : la pénitence ne consiste pas précisément dans les jeûnes, les cilices et les veilles, elle consiste dans le souvenir de ses péchés et dans le regret de les avoir commis. Vous aurez l'esprit de pénitence, si vous avez sans cesse présente dans votre âme la pensée de l'enfer, et le spectacle de ce jour terrible où les anges, parcourant les rangs des hommes ressuscités, sépareront les méchants de l'assemblée des saints et les entraîneront dans l'abîme éternel. Si nous voulons avoir l'esprit de componction, sevrons notre coeur des plaisirs. Comme le feu ne peut s'allier avec l'eau, l'attachement aux plaisirs est incompatible avec la componction : l'une ne veut que des larmes, l'autre ne cherche que la joie; l'amour des plaisirs rend l'âme pesante, la componction lui donne des ailes pour s'élever au-dessus des choses créées. »
Telle est en résumé la lettre à Démétrius sur la componction. Chrysostome la termine par ces paroles :
« J'aurais pu, bienheureux Démétrius, m'étendre davantage sur ce sujet, mais comme l'obéissance seule et non le besoin de votre âme m'a engagé à écrire, il n'est pas nécessaire d'aller plus loin, c'en est même trop, car je sais à n'en pas douter jusqu'à quel point vous portez l'esprit de componction. Pour être touché de cette vertu et la pratiquer, il n'est pas nécessaire de vous entendre, il suffit de vous voir. Je termine donc, et je conjure votre Béatitude, si mon travail a pu lui être agréable, de vouloir bien, en retour, m'obtenir de Dieu la grâce, non-seulement de bien parler de la pénitence, mais de la pratiquer, car la doctrine sans les oeuvres, non-seulement est inutile, mais elle est nuisible, en ce sens qu'elle attirera une grande condamnation à celui qui aura vécu dans la négligence et dans la lâcheté.
« Ce ne sont pas ceux qui disent: Seigneur! Seigneur! qui seront sauvés, mais ceux qui auront fait la volonté du Père qui est, au ciel.»
La lecture de cette lettre avait fait de trop heureuses impressions sur Demétrius et les habitants du désert, pour que Chrysostome pût rester en repos; aussi, quelque temps après, fut-il obligé d'en écrire une seconde sur le même sujet, pressé qu'il fut par les instances des solitaires et surtout de Stéléchius.
« Vous me demandez, saint homme de Dieu, de vous écrire quelques-unes de mes pensées sur la componction, mais comment une âme aussi faible, aussi froide que la mienne, pourrait-elle s'acquitter dignement de ce devoir? Pour écrire sur ce sujet, il faut une âme de feu, tellement brillante, que, comme un fer incandescent, elle puisse imprimer ses sentiments d«ns le coeur de ceux qui les lisent. Hélas ! je suis bien loin d'avoir ce feu dévorant ; mon coeur est sans consistance comme la poussière, il est froid comme la cendre des tombeaux. »
Après avoir fait le portrait d'un coeur pénétré de componction et montré l'homme pénitent ayant des yeux et ne voyant pas, des oreilles et n'entendant pas, insensible pour le monde, mort au monde et ne vivant que pour Dieu et les choses de Dieu, foulant aux pieds les plaisirs des sens, les richesses et la gloire, il s'écrie, dans son enthousiasme pour saint Paul : « Tel était le grand Paul, qui, au milieu de la magnificence des grandes cités, était aussi indifférent pour les choses passagères que nous le sommes pour un cadavre. Il l'était plus encore, car il ne dit pas seulement : le monde est mort pour moi », mais il ajoute : « je suis mort pour le monde.» C'est une grande sagesse de regarder le inonde comme un cadavre, mais c'est une sagesse plus grande encore d'être mort au monde. Un cadavre peut nous être cher, mais entre deux cadavres, il ne peut y avoir aucun rapport ni de pensées, ni de sentiments. Paul était tellement mort au monde, qu'il n'habitait plus la terre, mais le ciel; son amour pour Jésus s'élevait non pas au troisième ciel, mais il dépassait tous les cieux. La, stature de saint Paul était Petite, mais par son amour et son zèle il surpassait infiniment tous les autres hommes. Si je comparais son amour pour Jésus-Christ à un vaste incendie qui embraserait toute la surface du globe, qui, remplissant l'espace qui sépare la terre du ciel, s'élèverait par delà tous les cieux, je ne dirais pas encore assez. Tel était aussi l'amour du saint prophète Élie, qui fut enlevé dans un char de feu; tel était celui du saint roi David qui s'écriait : « Ayez pitié de moi, Seigneur! mon Dieu! ne me reprenez pas dans votre fureur, ne me châtiez pas dans votre colère! Ayez pitié de moi parce que je suis faible, guérissez-moi parce que tous mes os sont ébranlés. N'entrez pas en jugement avec votre serviteur, parce que nulle âme ne sera justifiée devant vous si vous la jugez dans la sévérité de votre justice. (1) »
« Nous aussi, nous aurions ces sentiments d'humilité et
de componction, si nous considérions 1a malice du
1. Ps. I.
péché qui est contraire à Dieu, et l'ingratitude de l'homme qui offense celui qui à chaque instant le comble de ses bienfaits. Eussions-nous mille vies à offrir au Seigneur; eussions-nous dans le coeur toutes les affections, toutes les vertus des anges et des saints, nous ne pourrions jamais assez reconnaître les bontés et les bienfaits du Seigneur. Il nous a tirés du néant et créés à son image; il a étendu les cieux sur notre tête; il les a ornés d'astres lumineux; il a affermi la terre sous nos pas ; chaque année elle se couvre de fleurs et de fruits pour notre usage; il l'a embellie de fleuves, de rivières, de lacs, de montagnes, de plantes diverses, et d'une multitude variée d'animaux de toute espèce. Le jour nous apporte ses bienfaits, et la nuit ne nous est pas moins favorable; elle répare nos forces. En nous obligeant au repos, elle conserve la vie et la santé des hommes, qui, poussés par l'avarice et l'ambition, n'eussent pas manqué d'abuser de leurs forces si la nuit ne venait suspendre leurs pénibles travaux. Dieu, en envoyant la nuit sur la terre, fait pour nous ce qu'une mère tendre fait pour son enfant; elle le berce avec amour sur ses genoux, et, jetant un voile sur ses yeux pour lui dérober le jour, elle l'invite au sommeil. »
Le saint roi David, à la pensée des bienfaits de Dieu, s'écriait : « Qu'est-ce, donc que l'homme, ô mon Dieu! pour que vous ayiez ainsi pensé à lui? » Et tout à coup pensant à nos ingratitudes, il s'écrie : « Hélas! l'homme n'a pas compris vos bontés; il s'est ravalé jusqu'à la brute , et il lui est devenu semblable. » Chrysostome , après un développement magnifique des bontés de Dieu et de l'ingratitude des hommes, s'écrie en terminant, comme s'il était lui-même le plus coupable et le plus ingrat des hommes : « Je vous prie donc, ô saint homme de Dieu! ou plutôt je vous conjure par cette confiance que vous donnent vos mérites de m'aider du secours de vos prières, afin que je puisse déplorer mes péchés autant qu'il est possible, et déposer cet immense fardeau dont je suis accablé. Demandez pour moi au Seigneur qu'après ma pénitence je commence enfin à marcher dans la voie qui conduit au ciel; demandez par vos prières que je ne tombe point en enfer, dans cet enfer où il n'est plus possible de confesser ses péchés; dans cet enfer où l'on ne peut plus être secouru par les prières d'un père, d'un ami, d'un frère, et où, privé de tout secours, au sein des ténèbres épaisses, sans consolation et sans espérance, dévoré par des feux vengeurs, on endure pour jamais des supplices infinis. »
XXXV. Autant le désert avait été réjoui et édifié des deux lettres de Chrysostome sur la Componction, autant aussi il fut troublé et affligé par la chute déplorable de Théodore, et par le scandale qui en résulta. Ce solitaire était précisément ce Théodore dont nous avons parlé, ami de Basile, ami de Maxime, ami de Chrysostome, un des jeunes hommes, enfin, qui pratiquaient les exercices des ascètes, dans la ville d'Antioche. Théodore était issu d'une illustre famille; ses richesses étaient considérables. Doué d'un grand esprit, il avait fait ses études avec distinction; il parlait et il écrivait très-agréablement. On reconnaissait en lui un bon caractère, mais aussi un peu de vanité. L'amitié qu'il avait liée avec Chrysostome et Basile, pendant ses années d'étude, lui fut d'un grand secours. Chrysostome le gagna à Dieu, et lui persuada de quitter la fonction d'avocat qu'il exerçait au palais, pour embrasser la véritable philosophie, c'est-à-dire la vie des solitaires. Théodore avait quitté le monde pour se retirer et vivre dans les montagnes. Sans aucun doute, sa démarche avait été sincère et réfléchie; il avait même, dans les commencements, goûté combien le Seigneur est doux, et plus d'une fois il s'était félicité sur le parti heureux qu'il avait pris. Mais ce n'est. pas assez d'entrer dans la vocation à laquelle la Providence appelle, il faut y répondre; la route n'est pas difficile quelquefois à trouver, mais la difficulté consiste à y marcher. Théodore se relâcha peu à peu de sa ferveur première; une fois l'attrait de la nouveauté passé, il avait regardé en arrière, et les idées du monde étaient venues l'assaillir. Ma famille est illustre, disait-il; je suis dans la fleur de mon âge; ma fortune est considérable, je pourrais briller dans le monde par mou esprit et nie faire un nom par mes talents. Pourquoi mépriser les dons de Dieu en les enfouissant? Pourquoi renoncer aux biens de la fortune, répudier la gloire et m'ensevelir tout vivant dans un tombeau? Ces réflexions inspirées par le démon, et la comparaison de sa position présente avec son état passé, tirent de funestes impressions sur son coeur, et achevèrent de renverser dans son âme toutes ses généreuses résolutions. Théodore succomba à la tentation, et, quittant le désert, reprenant le chemin de la ville, il rentra dans la vie du siècle où il se livra, sans retenue, à la vanité, à l'orgueil, aux plaisirs, et même à la débauche. Hélas! jusqu'à quel excès n'est point capable de conduire une passion mal réglée ! Les liens que Théodore avait contractés avec le Seigneur par la profession monastique ne furent plus rien à ses yeux, et, au mépris de ses saints engagements, il se disposait à épouser une jeune fille inconnue, appelée Hermione.
XXXVI. Chrysostome ayant appris la chute déplorable de son ami
, en fut pénétré de la plus vive douleur. Pressé
par son amitié et par son zèle, il lui tendit aussitôt
la main, et fit tous ses efforts pour le ramener à de (71) meilleurs
sentiments. C'est pour cela qu'il lui écrivit un grand nombre de
lettres, dont deux seulement sont parvenues jusqu'à nous. Dans la
première il s'écrie : « C'est avec plus de raison que
le prophète que je dois aujourd'hui m'écrier : Qui donnera
de l'eau â ma tête, et ci mes yeux une fontaine de larmes pour
déplorer non la ruine d'une ville, non les malheurs temporels d'un
peuple (1), mais la perte malheureuse d'une âme plus grande, plus
précieuse aux yeux de Dieu que tous les trésors de l'univers?
Ah! que personne ne me condamne si ma douleur est plus amère,, si
mes larmes sont plus abondantes que celles du prophète! Je pleure
la dévastation d'une âme chère à son Dieu; je
pleure la désolation et la ruine du temple de Jésus-Christ;
je pleure la perte de trésors immenses, le sanctuaire de Dieu renversé,
l'arche sainte souillée, le propitiatoire, la table de pierre, l'urne
d'or et les chérubins livrés à la profanation. Non,
ma douleur n'est pas trop grande; le saint apôtre Pierre et le divin
Paul ne l'eussent point condamnée. Qui pourrait retenir ses larmes,
qui pourrait écouter des paroles de consolation à la vue
d'une âme comme la vôtre, renversée, dépouillée
de sa force, de sa beauté et de sa gloire, couverte de blessures
innombrables et abîmée dans la mort? Hélas! il est
donc vrai que celui qui s'était élevé jusqu'au ciel,
qui ne respirait que le ciel, qui méprisait le monde et ses vanités,
pour qui les plus belles femmes n'étaient que des statues, à
qui l'or et les plaisirs apparaissaient aussi vils que de la boue; il est
donc vrai que cet ami si cher, que cet ange de la terre est tombé?
Il est donc vrai que saisi tout à coup par l'ardeur de la concupiscence
il a perdu toute sa force, toute sa santé, toute sa beauté,
pour devenir l'esclave des malheureuses voluptés? En apprenant vos
malheurs, ô ami si cher! pourrais-je être
1. Jérémie, cap. 4.
calme? pourrais-je ne pas gémir et fondre en larmes? Et s'il est permis, s'il est juste de pleurer la mort corporelle des personnes qui nous sont chères, qui pourrait m'empêcher de pleurer la mort spirituelle de votre âme? Non, mes pleurs ne cesseront de couler que lorsque je vous verrai rétabli dans votre gloire première. Ne désespérez pas de la bonté de Dieu, vous pouvez vous convertir; votre conversion est loin d'être impossible. Ce qui est impossible aux hommes, est facile à Dieu. Si le démon a pu vous précipiter du faîte de la vertu et de la gloire dans l'abîme de la perdition et du malheur, Dieu peut plus facilement encore vous rendre à votre ancienne liberté et vous donner un bonheur plus grand encore que celui que vous avez perdu. Ne me dites pas qu'il n'y a point de pardon à espérer pour vous, que Dieu ne pardonne pas des fautes comme celles dont vous êtes coupable. Donnez-moi le plus grand pécheur de l'univers, fût-il injuste, calomniateur, impudique, débauché, sacrilège; supposez-le coupable de tous les crimes les plus horribles; supposez qu'il les a commis depuis son enfance jusqu'à sa vieillesse, et même jusqu'à l'heure de la mort: pourvu qu'il ne renonce pas à la foi, pourvu qu'il s'humilie sincèrement, pourvu qu'il se repente, je soutiens que son salut n'est pas désespéré. Si Dieu agissait par passion, le pécheur aurait lieu de craindre de ne pouvoir apaiser une colère allumée par tant de crimes, mais Dieu est toujours maître de lui-même: s'il châtie, c'est par bonté et non par un esprit de vengeance. Il nous menace, il nous punit souvent, afin de nous faire rentrer en nous-même et de nous attirer à lui. Le médecin, loin de s'offenser des injures que lui prodigue un malade en délire, fait, au contraire, tous ses efforts pour le calmer. Dès qu'il voit apparaître une lueur de raison et de bon sens; il s'en réjouit ; il applique encore des remèdes plus forts, non pour se venger des injures qu'a proférées contre lui ce pauvre malade, mais pour le guérir. Ainsi en agit le Seigneur : quand nous sommes tombés dans la démence du péché, il nous frappe, il nous applique de violents remèdes afin de nous délivrer du mal.
« Qui fut plus coupable que Nabuchodonosor, Achab et Manassès? et pourtant Dieu leur pardonna dès qu'ils s'humilièrent devant lui. Nul crime n'est irrémissible à sa bonté; il reçoit toujours un coeur contrit et humilié; en un instant un pécheur peut se réconcilier avec Dieu; la pénitence se mesure non par le temps, mais par le sentiment.
« C'est pourquoi, ô ami si cher ! pleins de confiance en la bonté divine, relevons-nous de l'état de misère où nous sommes tombés. Votre plus grand malheur serait, non pas d'être tombé, mais de ne pas vous relever; non pas d'avoir péché, mais de persévérer dans le péché. Relevez-vous donc avec courage, imitez l'enfant prodigue et comme lui écriez-vous : Je me lèverai et j'irai trouver mon père! Le démon qui sait que Dieu fait miséricorde à ceux qui se convertissent met tout en oeuvre pour jeter un pécheur dans le désespoir; mais il faut remarquer que comme celui qui a donné un verre d'eau froide à un pauvre en sera récompensé, ainsi celui-là sera en quelque sorte récompensé qui se repent de ses crimes, parce que le juge sévère qui examinera nos péchés recherchera aussi nos bonnes oeuvres.
« Si vous ne pouvez remonter à ce degré de perfection d'où vous êtes tombé, efforcez-vous du moins de sortir du triste état où vous êtes; commencez un combat si utile, et vous ne perdrez pas vos peines. Les choses les plus aisées paraissent difficiles quand on n'en a point fait l'essai; mais après les premiers efforts la difficulté s'évanouit; l'espérance succède au désespoir; l'on trouve des expédients auxquels on ne s'attendait pas. Bannissez toutes les pensées que le malin esprit vous suggère. Ce fut lui qui empêcha Judas de faire pénitence; son crime, tout énorme qu'il fut, n'était pourtant point au-dessus de l'efficacité de cette vertu.
« Relevez-vous donc, ô Théodore, ô ami qui m'êtes si cher ! prenez courage, en considérant les exemples de conversion de plusieurs personnes plus coupables que vous. Songez à ce jour terrible où le Sauveur Jésus viendra pour juger le monde. Représentez-vous la terreur de ce spectacle : le soleil et la lune obscurcis, les morts ressuscités, le juste Juge assis sur son tribunal au sommet des cieux et environné des anges, tous les hommes pâles et tremblants, la bénédiction des bons et la condamnation des méchants, la joie des justes et le désespoir des pécheurs. Voudriez-vous, par une obstination coupable et pour des plaisirs passagers, perdre les joies du ciel, et, pour un instant de volupté, vous résoudre à subir des supplices éternels?
« Méditez ces vérités, ô vous qui m'êtes si cher! et surtout ne perdez pas confiance. Je vous l'ai dit, je le répète encore, tout n'est pas perdu, ne vous découragez pas; la confiance en la bonté de Dieu sera votre salut. »
Cette admirable lettre, que divers auteurs appellent divine et que nous n'avons pu que défigurer en la résumant, est remplie des sentiments de la plus sincère amitié, du zèle le plus pur, de l'amour de Dieu le plus ardent, des idées les plus consolantes et les plus sublimes sur la bonté de Dieu à l'égard du pécheur : il est impossible de trouver rien de plus éloquent. Le pécheur qui la lit se sent consolé, soulagé; il est touché de la bonté de Dieu; nécessairement il se condamne lui-même, il se reproche son ingratitude, il rougit de sa conduite, et tôt ou tard, s’il y réfléchit sérieusement, il se convertit.
XXXVII. Théodore fut touché jusqu'aux larmes; le souvenir de la bonté de Jean se réveilla dans son coeur; il commença à déplorer en secret sa honteuse folié; mais il était arrêté par le respect humain, par l'amour des honneurs, de la gloire et de la liberté. Dans son enivrement misérable, le joug du monde lui paraissait plus léger que celui de Jésus-Christ. Ces liens retenaient Théodore; Chrysostome s'efforça encore de les briser dans une seconde lettre qu'il lui adressa.
« Si une lettre pouvait contenir des larmes et des gémissements, lui dit-il, celle que je vous envoie, ô Théodore, ami cher à mon coeur, en serait remplie. Ce n'est point parce que vous avez pris en main le gouvernement des affaires temporelles que je pleure, mais c'est parce que je ne lis plus votre nom parmi ceux de nos frères, et que vous avez brisé l'alliance sacrée que vous aviez contractée avec Jésus-Christ.
« Je ne suis pas étonné de votre chute, mais ce qui me surprend c'est votre persévérance dans le péché; ce n'est pas votre blessure qui m'effraie, mais c'est la négligence ou plutôt le refus que vous opposez à sa guérison. Eh! qu'est-ce donc qui vous retient? pourquoi restez-vous tranquille? Quand un marchand a perdu un navire brisé par la tempête, abandonne-t-il sa profession, ou plutôt n'a-t-il pas plus d'ardeur encore pour courir les mers, pour affronter les flots et les périls dans l'espérance de récupérer par de nouveaux gains les richesses qu'il a perdues? Un athlète tombé dans la carrière se déconcerte-t-il? Voyez comme il se relève promptement, comme il s'élance de nouveau jusqu'à ce qu'il reçoive la couronne! Souvent un soldat, après avoir fui devant l'ennemi, a rougi de lui-même, et tout à coup, retrouvant sa valeur première, revenant sur ses pas, il attaque avec courage et remporte la victoire. Combien de fois ne vit-on pas des chrétiens, après avoir abjuré la foi à la vue des supplices, gémir de leur apostasie, revenir dans l'arène, confesser hautement Jésus-Christ et remporter la palme d'un glorieux martyre!
Arrêtez donc votre fuite précipitée. Ne soyez pas étonné de vous-même. Il n'est pas étonnant qu'un soldat soit blessé dans un combat. Ne craignez pas de revenir, sur vos pas, et recommencez avec vigueur la sainte lutte que vous aviez entreprise. En voulant écraser la tête du serpent infernal, vous avez reçu une morsure, cela n'est pas étonnant; mais, ayez confiance, cette morsure, guérie par la grâce divine, loin de vous nuire, ne fera que vous animer davantage au combat. Tout n'est pas perdu! Vous êtes tombé au commencement de la lutte, le démon n'a pas encore éprouvé vos forces; votre vaisseau ne rentrait pas au port, chargé de richesses: il en sortait seulement pour en acquérir, quand ce sauvage pirate l'a attaqué et vaincu avec tant de fureur. Croyez-moi, l'ennemi n'a fait que vous atteindre; faites retomber sur sa tête les coups qu'il vous â portés, comme le lion, légèrement blessé, se précipite avec furie sur le maladroit chasseur. Courage, ranimez-vous,. souvenez-vous que la nature humaine est faible et fragile; oui! l'homme est facilement égaré, mais aussi il reconnaît facilement son erreur; s'il tombe promptement, promptement aussi, avec la grâce, il se relève.
« Je sais ce qui vous retient : c'est l'amour du monde. Vous m'objectez la difficulté du service du Seigneur; mais ne savez-vous pas que le Sauveur a dit : Venez à moi vous tous qui êtes fatigués et chargés, et je vous soulagerai; mon joug est doux et mon fardeau est léger?
« Vous vous faites illusion sur le bonheur que procure le monde; vous êtes sous l'influence d'un charme trompeur; le charme sera bientôt. levé, et vous trouverez le malheur là où vous espériez trouver la félicité. Et, après tout, où est le bonheur dans le monde? en quoi le faites-vous consister? Je vous entends me répondre Dans la gloire du commandement, dans les richesses, dans la renommée; dans les plaisirs.
« Oui, vous avez raison, ce sont là les choses que l'on convoite principalement, et où l'on croit trouver le bonheur; mais, si vous voulez réfléchir, vous conviendrez que c'est un bonheur bien misérable si on le compare à celui d'être à Dieu.
« Celui qui commande n'est-il pas en butte à la fureur du peuple, assujetti à ses caprices, et souvent le jouet d'une multitude abrutie? Est-il vraiment libre? s'appartient-il à lui-même? Et, d'ailleurs, combien dure son rôle? A peu près le temps que dure celui d'un acteur aujourd'hui il est empereur, il est préfet, il est commandant, il est soldat; demain il ne sera ni empereur, ni préfet, ni commandant, ni soldat : il ne sera rien.
« Mettez-vous votre bonheur dans les richesses? Mais ne rendent-elles pas malheureux souvent ceux qui les possèdent? Ne savez-vous pas qu'il est écrit : Malheur aux riches, malheur à ceux qui se confient dans leur puissance, et qui mettent leur gloire dans les richesses (1)?
« Est-ce la gloire qui vous rendra heureux? Quelle gloire que celle qui se flétrit comme la fleur des champs et qui s'évanouit comme un songe (2) !
« Le mariage est une chose honorable, mais le mariage ne vous
est plus permis depuis que vous vous êtes dévoué à
Jésus-Christ. Ce serait pour vous plus qu'un adultère. Du
reste, quel embarras! que de peines! que de sollicitudes! Si vous épousez
une femme pauvre, elle diminuera vos richesses; si elle est riche, elle
s'emparera de l'autorité et vous rendra esclave; il est pénible
1. S. Luc, XVI, p. 46. — 2 Heb., III.
d'avoir des enfants, plus pénible encore de ne pas en avoir; s'ils sont malades, quelles inquiétudes! s'ils meurent, quel regret, quelle douleur! s'ils vivent, quels soucis, quelles peines interminables! Est-ce être libre, mou cher Théodore, que d'être ainsi impliqué dans tant de liens? Est-ce vivre que d'être toujours esclave, d'être toujours aux autres et jamais à soi-même?
« Ces maux, ces soucis, ces peines, le solitaire en est exempt. Il est riche dans la pauvreté, il est grand dans l'humiliation; personne ne peut lui enlever sa divine royauté; il est libre jusque dans les fers; il ne craint ni la pauvreté, ni le déshonneur, ni les cachots, ni l'exil, ni la mort même; ce moment si terrible pour les vains amateurs du monde est pour lui plus doux que la vie; c'est la fin du travail, c'est le terme de l'exil, c'est le coup de vent qui le fait entrer au port; le serviteur de Dieu ne craint pas la mort; il ne craint qu'une seule chose, le péché.
« Placé comme sur un roc élevé et inaccessible
aux tempêtes, il porte ses regards sur la vaste étendue des
flots en courroux. Du sommet où il est tranquillement assis, il
contemple, en sécurité, la multitude des naufragés;
il voit les uns abîmés tout à coup dans les flots,
les autres brisés contre les écueils, celui-ci entraîné
par les courants, celui-là saisissant une planche et luttant contre
la fureur des eaux ; de toutes parts, sur la surface de la mer du monde,
il ne voit que des naufrages, des débris, des cadavres flottants,
la désolation, le désespoir et la mort (1). A ce spectacle,
plein de reconnaissance, il lève les yeux et les mains vers le ciel
et il bénit la bonté divine qui l'a préservé
d'un sort aussi malheureux. Méditez toutes ces choses, cher ami,
ne désespérez pas, relevez-vous avec courage, et hâtez-vous
de venir rejoindre Valère,
1. Ad Theodorum, lib. II.
Florent, Porphyre et vos amis du désert. Jour et nuit ils versent des larmes sur votre malheur; sans cesse, ils prient le Seigneur de vous ramener; leurs prières auraient déjà obtenu leur effet, si vous aviez voulu un peu travailler à vous délivrer des mains de l'ennemi. Ne seriez-vous pas déraisonnable de désespérer de vous-même, quand tous vos amis comptent avec confiance sur votre retour? Celui qui est tombé ne se relèvera-t-il pas? demande l'oracle divin. C'est ce que j'espère, c'est ce que nous attendons tous de la grâce et de votre bonne volonté (1).
« Je termine mes réflexions, ma lettre est beaucoup trop longue, je le sais, je le confesse; mais vous voudrez bien pardonner à l'amitié et à la douleur qui me l'a dictée. Je ne l'aurais pas écrite, si j'avais écouté les conseils de ceux qui me disaient : Vous semez sur la pierre, vos avis sont inutiles, ne vous fatiguez pas en vain. Je n'ai écouté pour vous écrire que ma seule amitié, et je disais, non, je ne travaille pas en vain, j'espère, et j'espérerai toujours.
« Que si pourtant, ô Théodore, ô ami si cher, je suis trompé dans mon espérance, j'aurai du moins la consolation d'avoir été fidèle à notre ancienne et précieuse amitié en accomplissant envers vous un dernier devoir. »
XXXVIII. La conversion du pécheur est l'oeuvre de Dieu; mais
c'est aussi l'œuvre de l'homme qui correspond à la grâce de
Dieu. C'est un miracle non moins étonnant quelquefois que celui
de la résurrection d'un mort. La conversion de Théodore présentait
de grandes difficultés, Il avait abandonné son saint état,
il s'était dépouillé de l'habit de solitaire pour
se revêtir du manteau des philosophes et de la toge des juristes;
sa désertion était connue
1. Jerem., VIII.
publiquement; le palais, les théâtres, les divertissements, et par-dessus tout l'amour criminel d'une femme, l'occupaient tout entier. Comment briser tant de liens? Comment surmonter tant d'obstacles? Qu'allait penser le monde s'il revenait au sentier du salut? Mais rien n'est impossible à Celui qui tient dans sa main le coeur de l'homme. Les larmes et les prières des amis de Théodore touchèrent en sa faveur le coeur de Dieu. Le remords se réveilla dans l'âme de ce chrétien égaré. Il fit un pas vers le Seigneur, et Dieu courut en quelque sorte à sa rencontre. Touché par la grâce, il déplora amèrement ses péchés, son ingratitude et sa folie. Mais, hélas ! pour son malheur, il ne rentra pas au désert; il fut élevé quelques années après sur le siège épiscopal de Mopsueste, en Cilicie. Égaré par ce faux principe, source des hérésies, qu'il faut tout déférer au tribunal de la raison et n'admettre que ce qu'elle approuve, il distingua deux personnes en Jésus-Christ; il soutint les Pélagiens contre saint Jérôme et protégea Julien, partisan déclaré de Pélage. Théodore mourut en 428; sa mémoire fut flétrie par les Pères du cinquième Concile général qui anathématisa solennellement sa personne et ses écrits, 553. N'est-ce pas le cas de nous écrier : Malheur aux riches ! malheur à ceux qui sont orgueilleux! Heureux les pauvres, heureux les humbles qui, se défiant d'eux-mêmes, marchent dans les voies de la simplicité et de la foi!
XXXIX. Pendant que Chrysostome était dans le désert l'oeil de l'aveugle, le pied du boiteux, le consolateur des affligés, l'apologiste de la pénitence, et l'édification de tous ceux qui avaient embrassé la vie monastique, il arriva des événements qui l'obligèrent non plus à écrire sur la componction, sur le bonheur d'être à Dieu ou sur les vertus monastiques, mais à défendre l'ordre monastique lui-même contre les attaques dont il était l'objet. Jusqu'alors, Chrysostome avait été l'ornement du désert; Dieu voulut qu'il en fût l'apologiste et le défenseur éloquent.
Les dangers de l'empire, environné et menacé de tous côtés par les hordes des barbares, n'avaient pas ramené Valens à de meilleurs sentiments envers le catholicisme. Tant que Valentinien, son frère, empereur d'Occident, avait vécu, Valens s'était contenu, de peur d'attirer sur lui sa colère, mais des qu'il eut appris sa mort, arrivée en 375, son impiété ne connut plus de bornes.
Ce fut surtout contre les évêques, les prêtres, les diacres et les moines que sa rage arienne s'exerça avec le plus de fureur.
Dès la même année, il publia un édit par lequel il obligeait au service militaire les prêtres, les religieux, les moines, et, sans exception, tous les habitants du désert. Il avait pour but non point de fortifier son armée d'une foule d'hommes brisés par les jeûnes et les macérations, mais de détruire les monastères et la vie religieuse. Par ses ordres, des tribuns accompagnés de soldats armés parcoururent les montagnes de l'Egypte et de la Syrie, brûlèrent les monastères, et dispersèrent les solitaires. Ceux qui tombèrent entré les mains des soldats furent, les uns frappés, mutilés, massacrés; les autres traînés dans les villes et livrés à la risée d'une populace abrutie, quelques-uns enrôlés dans les armées ou jetés dans le fond des cachots pour y périr de faim et misère. La dévastation fut telle, que saint Basile la déplore amèrement dans une lettre qu'il adresse aux solitaires persécutés, et dans laquelle il les presse d'accepter l'asile qu'il leur offre.
Les Huns suscités de Dieu pour punir les crimes du monde se chargèrent de faire cesser la persécution. Leurs hordes se réunirent, et se jetant sur l'empire l'inondèrent comme un torrent. Valens, effrayé à la vue des villes et des provinces en feu, s'occupa enfin du danger et oublia les moines. Toutefois, le coup était frappé, la haine de l'empereur resta dans l'âme des ariens, ses partisans; elle réveilla la fureur des païens contre le Christianisme, et porta même quelques catholiques ignorants ou passionnés à applaudir aux mesures rigoureuses et aux vexations exercées contre la vie monastique. De toutes parts on cria contre les solitaires; leur vie fut considérée comme une vie barbare, contraire à la raison, indigne même d'un chrétien; on traitait de folie les prières, les jeûnes, la solitude, les austérités du désert; quiconque osait prendre la défense des solitaires était bafoué et maltraité; les parents cherchaient par tous les moyens à inspirer à leurs enfants un profond mépris pour cette sainte vocation; on entendit même quelques chrétiens s'écrier qu'ils aimeraient mieux renoncer à la foi que de permettre à des hommes d'une condition libre d'embrasser un genre de vie aussi singulier.
Des discours on était passé aux actes; on se vantait publiquement des outrages faits aux solitaires : l'honneur était à qui s'était montré plus cruel envers eux. Celui-ci avait le premier découvert la retraite d'un moine, celui-là l'avait saisi; l'un l'avait frappé, l'autre l'avait traîné en prison; un autre l'avait insulté sur la place en lui crachant au visage, un autre, enfin, avait excité la colère des juges et fait prononcer contre lui une sévère condamnation. Tels étaient les sentiments do la plupart des habitants d'Antioche. Insensés! ils oubliaient que les solitaires avaient propagé le Christianisme, qu'ils étaient lés consolateurs de ceux qui souffrent; ils ne prévoyaient pas, hélas! que bientôt ces moines persécutés, oubliant les outrages dont ils les chargeaient, accourraient du haut de leurs montagnes pour consoler et sauver leur ville.
Chrysostome ayant été averti par un de ses amis des sentiments et des dispositions des habitants d'Antioche en conçut une si vive douleur, qu'il se mit à fondre en larmes, conjurant le Seigneur de l'appeler à lui et de D'arracher à un monde où l'on était forcé de voir de pareils scandales. Comme il continuait à se désoler en présence de cet ami, et à déplorer dans l'amertume de son âme les maux de l'Église: mettez un terme à vos larmes, s'écria celui qui lui avait apporté ces tristes nouvelles; il ne s'agit pas de pleurer maintenant, mais plutôt de chercher un remède à un si grand mal. Ce remède dépend de vous, il est entre vos mains : il faut éclairer les ignorants et combattre les hommes passionnés. Publiez donc un écrit pour apaiser les esprits, en justifiant la vie solitaire des injustes accusations que l'on fait tomber sur elle. Mettez au plutôt la main à l'oeuvre; ne craignez pas de révéler aux païens les maux de l'Église, car ils les connaissent. N'épargnez pas non plus les chrétiens, car beaucoup parmi eux se rendent coupables des excès monstrueux dont je vous ai fait le triste, mais trop véritable récit.
XL. Ce fut à cette occasion que Chrysostome écrivit son grand Traité de la vie monastique. Il le divisa en trois livres : le premier est adressé aux ennemis de la vie monastique.
Après avoir raconté en gémissant les injustes et cruelles vexations dont les solitaires étaient l'objet, il établit que cette persécution ne nuit pas aux cénobites, mais à ceux qui l'exercent; qu'elle est injurieuse à Dieu, dont elle contrarie les desseins; qu'elle expose ceux qui s'en rendent coupables aux mêmes châtiments dont furent punis ceux qui s'opposaient au rétablissement du Temple de Jérusalem. Il compare les ennemis des solitaires à Néron, persécuteur des chrétiens, au mauvais riche qui laissait mourir de faim le pauvre Lazare (1).
«Ceux qui vont au désert y sont-ils forcés, s'écrie-t-il; n'est-ce pas volontairement qu'ils y vont? ne sont-ils pas libres de choisir l'état qui leur plaît? ne leur est-il pas permis de craindre l'enfer, et de chercher par la pénitence à éviter ses supplices? Ignorez-vous que les crimes inondent la terre comme au temps du déluge, et pouvez-vous trouver étrange que les âmes saintes cherchent à échapper à la séduction en se retirant dans la solitude? Plût à Dieu que les gens du monde vécussent de telle sorte que les monastères fussent inutiles! »
Le second livre est adressé à un père païen, opposé à la vocation monastique d'un de ses enfants. Pour le convaincre de son injustice, Chrysostome développe ce raisonnement (1) :« Je suppose que vous êtes élevé au faite de la fortune, et que votre fils a toutes les qualités nécessaires pour soutenir le nom et l'honneur de votre maison; malgré cela, il n'en est pas moins vrai qu'en vous opposant à sa vocation vous vous opposez à son bonheur. Ce n'est pas celui qui possède les trésors qui est vraiment riche, mais celui qui les méprise : Diogène était plus riche qu'Alexandre. La véritable gloire ne consiste pas dans les honneurs, mais dans la vertu : Platon était plus grand que Denys le tyran, Socrate était supérieur à Archelaüs, et Aristide surpassait Alcibiade.
« Ceux qui ont tout quitté sont supérieurs aux princes
et aux empereurs, ils sont plus libres et plus tranquilles; leurs joies
sont plus réelles, leurs plaisirs plus purs, leur espérance
plus certaine; rien ne les trouble, rien ne les émeut, ils ne craignent
rien et ils n'ont rien à craindre. Et qu'aurait-il à craindre,
celui à qui il est
1. Adversus oppugnat. Vitre monasticae, lib. I. — 2. Ibid., lib. II.
impossible de vouloir du mal et plus impossible encore d'en faire? Quel mal pourriez-vous désirer à un homme qui vit séparé du reste des hommes, qui ne possède ni or, ni argent, ni maison, ni propriété, source ordinaire des divisions, des haines et des querelles; à un homme qui n'ambitionne ni les places, ni les honneurs, ni les dignités; qui, sans orgueil, sans prétentions, vivant dans la retraite, occupé de la prière, aime tous les hommes et ne pense mal d'aucun d'eux?
« Mais je suppose que vous n'êtes touché par aucune de ces raisons, et que poussé par le démon vous désirez nuire au solitaire, quel mal pourrez-vous lui faire? Comme un aigle rapide, il échappe à tous les filets qui arrêtent le passereau, et au moment où vous croyez le saisir, d'un seul battement de ses ailes il s'élancera au plus haut des cieux.
« Vous le condamnerez à l'amende? il n'a pas d'argent. Vous l'exilerez? toute la terre est sa patrie. Vous le couvrirez d'infamie? il méprise la gloire humaine. Vous le ferez mourir? il ne craint pas la mort, c'est le ternie de son exil, c'est le commencement d'un bonheur sans fin; accablez-le de maux innombrables, déchirez-le de coups, jetez-le dans les fers, son corps pourra être blessé, noirci, mutilé, mais son âme demeurera intacte, elle sera même inaccessible à la haine et à la vengeance; que dis-je ! par un effort de charité sublime, il bénira ses persécuteurs et priera pour leur bonheur. »
Le troisième livre de ce Traité s'adresse aux parents chrétiens. Il y montre la nécessité pour eux d'instruire et d'édifier leurs enfants, nécessité fondée sur la loi naturelle et divine. Il parle du malheur qui résulte d'une mauvaise éducation et des vices qui en sont la suite. C'est dans les monastères que l'on se nourrit du pain de la salutaire doctrine, c'est là que l'on mène la vie des anges. Ce n'est pas être père, ce n'est pas aimer véritablement ses enfants que de négliger de les instruire, et surtout de s'opposer à leur vocation.
Le Traité est terminé par le parallèle qu'il établit entre un roi et un solitaire. Il les met en regard pendant leur vie, au moment de la mort et après leur mort.
« L'un est environné de grandeur et de magnificence, l'autre de simplicité et de pauvreté; le premier éblouit par la pompe qui l'environne, tous les hommes le proclament bienheureux; le second est méprisé, on le croit misérable, et pourtant la condition humble du solitaire est plus digne d'envie que celle du monarque sur son trône.
« Les princes commandent en maîtres aux provinces, aux royaumes, aux peuples, aux armées, au sénat; le solitaire commande à ses passions, il sait réprimer les sentiments de l'envie, les désirs de l'ambition, les transports de la colère : il règne véritablement, tandis que celui qui n'est pas maître de lui-même, qui ne sait pas commander à ses passions n'est pas véritablement roi, commandât-il à mille provinces et à mille millions d'hommes.
« Le monarque combat les barbares pour les éloigner des frontières, le solitaire combat les démons pour les chasser des villes et des bourgades; l'un pour sauvegarder les personnes et les biens temporels, l'autre pour sauver les âmes.
« Le solitaire a un commerce continuel avec les prophètes et les apôtres :tantôt il s'entretient avec Isaïe,tantôt il médite les sublimes paroles de l'apôtre Jean, tantôt il cherche à s'inspirer de la profonde sagesse du divin Paul; il se remplit de leur pensée, il imite leur conduite.
« Le prince n'est environné que de courtisans flatteurs, il ne voit que des officiers, des gardes, des soldats armés de lances et d'épées, et souvent il imite les mœurs corrompues de ceux qui l'environnent. L'un passe le jour occupé aux affaires passagères, l'autre s'occupe du service de Dieu et du salut des âmes; l'un dort d'un sommeil tranquille, il se lève dès le grand matin pour chanter les louanges de Dieu, tandis que l'autre appesanti peut-être parle repas et les débauches de la veille, demeure enseveli dans le sommeil jusqu'au milieu du jour.
« Le solitaire se contente d'un habit modeste, d'une table frugale; il faut au prince des habits magnifiques, une table somptueuse, des courtisans et des laquais.
« Les rois sont à charge aux peuples par les tributs qu'ils imposent, par les guerres qu'ils entreprennent, par les pillages qu'ils permettent, par l'insolence de leurs serviteurs et de leurs soldats; le solitaire n'est à charge à personne, il console les riches, il soulage les pauvres des épargnes qui résultent du travail de ses mains, il obtient par ses prières la grâce du Saint-Esprit, et il délivre les âmes de la tyrannie de Satan; ses armes sont la prière, plus redoutables au démon que le fer du chasseur qui met le loup en fuite. A qui avons-nous recours dans les calamités publiques, quand la peste, la famine, les tremblements de terre, quand les fléaux enfin affligent la terre ? Ne courons-nous pas aux montagnes ? n'implorons-nous pas l'assistance des saints qui les habitent ? Les princes eux-mêmes, dans les calamités publiques, n'y accourent-ils pas avec une ardeur égale à celle des mendiants qui se pressent à la porte des riches dans un temps de famine? Achab eut recours aux prières d'Elie quand la sécheresse désolait la terre, et le saint roi Ezéchias fut miraculeusement délivré de l'armée des Perses par les prières du saint prophète Isaïe.
« Le monarque se fait accompagner de soldats armés, il s'enferme dans des forteresses et des remparts, il craint, encore pour sa vie; le solitaire est libre, il n'a besoin ni de gardes, ni de soldats. Le premier meurt à regret; le second meurt avec joie. Si le prince gouverne avec équité son empire, ce qui est très-rare, il sera récompensé; mais sa gloire sera inférieure à celle du solitaire, qui, au dernier jour, s'élancera tout radieux de gloire et de splendeur au-devant du Juge souverain pour recevoir la récompense de ses vertus. La gloire des princes est passagère, la gloire du solitaire est éternelle.
« Méditons ces vérités, et quand nous verrons un homme puissant, revêtu d'habits superbes, étincelant d'or et de pierreries, traîné sur un char magnifique, et s'avançant fièrement au milieu des peuples prosternés, gardons-nous de le proclamer bienheureux, songeons que tout cet éclat n'est qu'extérieur, et que tous ces biens finissent avec la vie; mais quand nous rencontrons un solitaire, quand nous le voyons sans cortége, s'avançant humblement, riche de ses vertus, faisant paraître sur son visage la douceur de son âme et la paix profonde dont son cœur est plein, hâtons-nous de le proclamer bienheureux, et demandons au Seigneur la grâce de lui ressembler.»
XLI. Tel fut le premier Traité écrit en faveur de la vie
monastique. Ce saint état est trop conforme à l'esprit du
Christianisme, et en même temps trop opposé à l'esprit
des ennemis de l'Évangile pour n'être pas en butte aux injures,
aux mépris et aux persécutions; toujours il a été
attaqué, depuis le temps de Chrysostome jusqu'à saint Thomas
et saint Bonaventure, et depuis l'époque de saint Dominique et de
saint François jusqu'à nos jours. C'est l'accomplissement
de ces paroles : Ceux qui veulent vivre pieusement en Jésus-Christ
souffriront persécution (1). Mais quels que soient, à cet
égard, les préjugés du monde, les autres paroles du
Sauveur trouveront toujours un écho dans les âmes
1. II Timoth., 3.
fidèles : Si vous voulez être parfait, allez, vendez ce qui vous appartient et donnez -en le prix aux pauvres (1). Toujours il sera vrai de dire: Heureux les pauvres volontaires, parce que le royaume des cieux leur appartient (2).
XLII. Le Traité de Chrysostome pour la défense de la vie monastique produisit son effet; les haines s'apaisèrent peu à peu, les injures cessèrent, le désert recouvra son calme accoutumé, et l'éloquent apologiste de l'état religieux s'appliqua de plus en plus à prouver par sa conduite la haute estime qu'il en faisait et l'amour ardent qu'il lui avait voué. Malgré la célébrité qu'il s'était acquise et la confiance universelle dont il était l'objet, il se regardait toujours comme le dernier de ses frères, se mettait au dernier rang, aimant pardessus tout les travaux et les offices qui pouvaient l'humilier davantage et entretenir dans son esprit la plus basse opinion de lui-même. Simple et modeste dans ses manières et dans son intérieur, plein de douceur et de charité pour ses frères, il se dévouait pour eux en tolite circonstance, cherchant à se cacher avec autant de soin que les ambitieux en mettent à paraître et à se montrer. Mais Dieu, dont les desseins sont impénétrables, voulut que cet homme qui venait de se faire un nom par ses talents ne fût pas moins connu par ses vertus. Il plut à la bonté divine de manifester la sainteté de son serviteur par d'éclatants miracles.
XLIII. Dans le monastère où vivait Chrysostome vivait
aussi un saint vieillard, son directeur, nommé Hésychius,
dont nous avons déjà parlé. Ce pieux solitaire eut
un jour une vision. Pendant son oraison, il vit Chrysostome
1. Matth., XIX. — 2. Ibid., V.
prosterné dans sa cellule et plongé dans le recueillement de la prière. Au moment où il le considérait d'un air attentif et complaisant, deux hommes vêtus de blanc, d'un visage céleste et plus qu'humain, s'approchent du jeune solitaire recueilli, et le prenant par la main, lui disent : Jean, c'est Jésus-Christ qui nous envoie vers vous. En même temps, l'un d'eux lui remettant un livre entre les mains: Prenez ce don que Dieu vous envoie, lui dit-il; sachez que je suis Jean, apôtre et évangéliste, qui ai reposé sur la poitrine du Sauveur; avec ce livre vous entendrez facilement les divins oracles; je prierai pour vous, afin de vous obtenir la grâce de les expliquer avec éloquence, noblesse et simplicité.
L'autre, qui était saint Pierre, lui donna les clefs en disant : Je suis celui qui confessai la divinité du Fils du Dieu vivant; vous aurez pouvoir de pardonner les péchés; je vous remets ces clefs, qui sont le symbole du pouvoir admirable que le prêtre reçoit pour lier ou délier les âmes. Chrysostome, prosterné la face contre terre, répondait: O saints Apôtres ! je ne suis pas digne de si grandes faveurs.... Et en parlant ainsi l'humble solitaire versait des larmes abondantes; mais les deux saints messagers de Dieu l'encouragèrent, et lui ayant donné Je baiser de paix remontèrent au ciel.
XLIV. Un jeune homme, appelé Euclée, avait perdu l'usage d'un de ses yeux; il vint au désert pour embrasser la vie solitaire. Le jour où le saint habit lui fut donné, il recouvra la vue par les prières de Chrysostome. Quelques temps après, un riche habitant d'Antioche, affligé depuis fort longtemps d'un violent mal de tête qui avait résisté à tous les remèdes, vint dans les montagnes pour se recommander aux prières de Chrysostome. Celui-ci l'ayant vu : Vôtre mal, lui dit-il, est le châtiment de votre incrédulité et des péchés que vous commettez. Faites pénitence, changez de conduite, et Dieu par .sa bonté vous guérira. En entendant ces paroles, le malade était aux genoux de Jean, baisant ses mains et lui promettant d'exécuter fidèlement ce qu'il demandait. Dieu se contenta de la sincérité de ses promesses; le malade approchant de sa tête le vêtement du solitaire se trouva sur-le-champ guéri.
La guérison subite d'une femme d'Antioche, appelée Christine, ne fut pas moins éclatante. Depuis sept ans elle était malade. Les remèdes qu'elle avait employés n'avaient servi qu'à la convaincre que son mal était incurable. Abandonnée des médecins, elle a recours à la puissance des saints. Elle arrive au désert, et demeure prosternée à la porte du monastère pendant que son mari, qui l'accompagnait, va implorer pour elle le secours des prières de Chrysostome. Pourquoi, lui dit le solitaire, négligez-vous les moyens de guérison qui sont entre vos mains, pour implorer le secours d'un homme faible et misérable? Dites à votre femme d'être moins emportée, de traiter ses servantes avec plus de bonté, d'ouvrir ses mains pour soulager les pauvres, et d'être plus assidue à la prière. Si elle le fait, elle recouvrera la santé de l'âme et du corps. Cet homme, après avoir transmis à sa femme les paroles du saint, étant venu l'assurer de sa volonté ferme et sincère : puisqu'il en est ainsi, s'écria Chrysostome, allez , votre femme est guérie (1).
Un lion cruel ravageait la contrée, les habitants étaient
dans la désolation. Chrysostome, à qui ils eurent recours,
leur recommanda de prier et d'apaiser la justice de Dieu qui les punissait
pour leurs péchés. Le saint fit en même temps planter
une croix dans les lieux que
1. Surius, 27 janvier.
ravageait le lion, et le lendemain on trouva cette bête cruelle étendue, frappée de mort au pied de la croix (1). Il y avait quatre ans que Jean habitait le monastère des montagnes; sa vie dans ces saintes retraites avait été consacrée aux jeûnes, aux veilles, à l'étude, aux méditations profondes, au chant des louanges de Dieu, aux prières du jour et de la nuit, aux exercices de piété et de charité. Cette vie austère, si effrayante pour la nature, si étrange pour ceux qui ne vivent pas dans l'atmosphère de la foi, n'était plus capable de satisfaire sa piété, ni de rassasier son ardent amour pour la mortification et la croix.
XLV. La vie anachorétique est plus parfaite que la vie cénobitique, et Jean aspirait de toutes les forces de son âme à la perfection chrétienne. Dans la maison d'Anthuse, au milieu d'Antioche, il avait été un fervent ascète; dans le désert il était devenu l'exemple des cénobites par sa régularité, sa pénitence et sa charité; Dieu voulait qu'il parcourût tous les degrés de la vie ascétique; il le destinait encore à être le grand modèle de la vie anachorétique. Du reste, sa réputation qui allait grandissant, les honneurs, la confiance dont il était environné, alarmaient son humilité; il voulut se mettre à l'abri de l'orgueil, vivre pour Dieu seul et n'être connu que de Dieu.
XLVI. A une assez grande distance des cellules du monastère,
an milieu des rochers et des forêts inhabitées, était
une caverne profonde, d'un accès difficile, qui n'était connue,
pour ainsi dire, que de Dieu et de ses saints anges. Ce fut dans ce lieu
sauvage que, poussé par l'esprit de Dieu, Chrysostome se retira
secrètement pour y
1. Ribadeneira, 27 janvier.
vivre dans les gémissements jusqu'à son dernier soupir. Dieu seul connaît les vertus héroïques qu'il pratiqua, les prières ardentes qui s'élevèrent de son coeur jusqu'au ciel, et les saintes, austérités auxquelles il se livra. Il demeura pendant deux ans seul, sans lit, sans siège, sans table, sans lumière, ne mangeant qu'un peu de pain qu'un ami charitable lui apportait. Pallade rapporte que pendant tout ce temps il ne se coucha pas, et que le peu de sommeil qu'il était forcé d'accorder à la nature, il le prenait appuyé contre le rocher de sa caverne (1).
XLVII. Cet exercice pénible, l'humidité et le froid de la caverne altérèrent peu à peu la santé de Chrysostome. Son corps se dessécha, ses forces s'épuisèrent, et même quelques-uns de ses membres se paralysèrent. Seul, sans secours, et dans l'impossibilité de subvenir lui-même à ses propres besoins, le saint anachorète se vit obligé de quitter sa retraite chérie. Des ordres lui furent donnés; il adora les desseins de Dieu, et revint à Antioche dans l'année 380. Providence admirable qui, en affligeant ce saint homme, le mit dans la nécessité de renoncer au désert pour l'employer au service de l'Église et au salut des âmes!
XLVIII. Au lieu d'accuser les saints de trop d'austérité,
attribuons à un mouvement de l'esprit de Dieu ce qui nous paraît
excessif dans leur conduite. A la vue de ce qu'ils ont fait humilions-nous
de notre propre lâcheté. Souvenons-nous que le royaume des
cieux souffre violence, que ceux qui sont à Jésus-Christ
ont crucifié leur chair et ses convoitises, que saint Paul réduisait
son
1. Pallad., ch. v.
corps en servitude, et que pour régner avec Jésus-Christ, il faut combattre et souffrir avec lui.
C'était la méditation constante de ces vérités qui soutenait le zèle et l'ardeur de Chrysostome. Dieu, qui sait proportionner les moyens à la fin, lui avait inspiré le goût de la solitude, du silence et de la prière, afin de le préparer aux épreuves qu'il lui destinait, aux grandes choses qu'il voulait opérer par lui dans son Église. Rien, en effet, n'est plus utile que la retraite à ceux que Dieu appelle aux sublimes fonctions d'apôtres ou de réformateurs. C'est là qu'il se plaît à remplir de son esprit ces vases d'élection qui répandront partout la bonne odeur de Jésus-Christ, à former ces caractères ardents et saintement ambitieux qui étendront son règne jusqu'aux extrémités de la terre, à instruire ces hommes puissants en oeuvres et en paroles, qui mettront leur éloquence, leur génie ou leur charité au service de la Foi. Chrysostome était donc préparé à sa mission, comme le furent les apôtres et les docteurs, depuis saint Jean-Baptiste jusqu'à saint Dominique et saint Bernard.
LIVRE SECOND. Histoire du Saint depuis son diaconat, 381, jusqu'à
la sédition d'Antioche, 887.
I. Pendant les dernières années du séjour de Chrysostome au désert, le monde avait vu s'accomplir de graves événements. La colère dé Dieu éclatait. Les hordes barbares, tenues en réserve par la Providence dans les déserts du Nord pour punir les crimes de la société romaine, s'étaient ébranlées; on vit apparaître les Goths, les Visigoths, les Alains, les Gépides, les Quades, les Sarmates, et mille autres tribus sauvages dont l'histoire connaît à peine les noms. Ces barbares n'étaient séparés des provinces de l'empire que par le Danube. Quelquefois ils servaient dans les rangs des légions romaines en qualité d'alliés, mais souvent ils prenaient les armes et se jetaient sur la Thrace, l'Illyrie et la Pannonie, pour les ravager. Leurs entreprises contre ces provinces furent longtemps malheureuses, parce qu'ils combattaient sans ordre et sans discipline; mais, vers l'an 375, ils étaient aguerris, leur contact fréquent avec les armées romaines en les formant à l'art militaire, leur avait appris à les vaincre.
Tel était l'état des nations gothiques aux frontières de l'empire d'Orient, lorsque, tout à coup, en 376, un bruit se répand: on raconte qu'une race inconnue a traversé les palus Méotides; c'étaient les Huns! La présence de ces effroyables barbares fut annoncée par un tremblement de terre qui secoua presque tout le sol romain, et qui fit pencher sur la tête d'Hermanric lui-même, chef des Goths, sa couronne séculaire.
Les Huns, descendus des peuples Ouralo-Finnois, étaient la dernière grande nation appelée à la destruction de Rome. Ces barbares, sans religion, sans justice, sans humanité, petits de taille, mais forts et vigoureux, endurcis au travail, à la fatigue et à la faim dès leur enfance, nourris de racines et de chair crue, toujours campés, fuyant les maisons comme des tombeaux, n'ayant pour fortune que leur épée, et des chariots chargés de leurs femmes et de leurs enfants, s'avançaient vers le Midi comme un redoutable orage. Leurs visages balafrés, les peaux dont ils étaient couverts, leurs cris sauvages, tout en eux parut effroyable aux yeux mêmes des autres barbares.
Tout plia devant eux, et leur armée, grossie par celles des autres tribus alliées ou. vaincues, après avoir franchi le Danube, se précipita sur les provinces, signalant partout son passage par le pillage, l'incendie et les massacres. Quels ravages, quels bruits de guerre, quelle désolation en Orient! s'écriait saint Ambroise; mais nous ne sommes guère plus heureux nous-mêmes, frappés comme nous le sommes parla famine et la peste! La dévastation fut si grande, que quelques années plus tard Chrysostome la rappelait au peuple d'Antioche pour l'exciter à la pénitence.
Saint Jérôme, écrivant à Héliodore sur la mort de Népotien, 378, décrit admirablement les malheurs de l'empire. « Depuis vingt ans, dit-il, les flots du sang romain inondent les contrées qui s'étendent de Constantinople aux Alpes Juliennes. La Scythie, la Thrace, la Macédoine, la Dardanie, la Dacie, la Thessalie, l'Achaïe, l'Épire, la Dalmatie, et toutes les provinces de la Pannonie sont ravagées. Les Goths, les Sarmates, les Quades, les Alains, les Marcomans, les Vandales et les Huns, semblent se disputer les derniers lambeaux de ces malheureuses contrées Qui pourrait dire le nombre de vierges et de nobles dames qu'ils ont souillées et immolées? Les évêques sont prisonniers, les prêtres égorgés, les saintes reliques profanées, les églises renversées, et les autels du Christ servent d'abri aux chevaux des barbares; partout on n'aperçoit que deuil et désolation, partout l'image de la mort. L'empire romain s'écroule; nous devrions gémir et trembler, et pourtant, hélas ! nous ne rougissons pas encore de notre orgueil et de nos crimes (1)! »
II. Les légions romaines, accourues pour s'opposer aux armées des barbares et les refouler dans leurs déserts, furent plusieurs fois vaincues. Valens en fut si irrité, qu'il osa publiquement outrager ses généraux en les accusant de trahison et de lâcheté. « Ce n'est pas moi qui ai perdu la victoire, répondit Trajan, un d'entre eux et ami de saint Basile, c'est vous, prince, qui l'avez procurée aux ennemis en irritant le ciel par la persécution que vous exercez depuis si longtemps contre les fidèles et les évêques catholiques. »
Valens partit enfin de Constantinople pour se mettre à la tète
de l'armée, le 11 juin 378. Au moment où il se mettait en
marche, le moine Isaac sort de sa cellule, voisine du chemin où
passait l'empereur, et s'avançant au-devant de lui : « Prince,
où allez-vous? lui cria-t-il, vous courez à votre perte.
Après avoir fait si longtemps la guerre à Dieu, comment ne
craignez-vous pas les coups de sa justice? C'est lui qui a suscité
les barbares pour punir vos blasphèmes et l'impiété
exécrable avec laquelle vous avez poursuivi ceux qui chantaient
ses louanges.
1. Comm. in Luc, cap. 9.
Cessez de faire la guerre à Dieu, consolez l'Église, rappelez les évêques exilés, et vous remporterez la victoire; mais si vous refusez, sachez que vous périrez vous-même et toute votre armée. »
« Prophète impie, répondit Valens, je te convaincrai de mensonge; tu resteras dans les fers jusqu'à mon retour. Je reviendrai vainqueur, et une mort terrible sera le juste châtiment de ton orgueil. »
Isaac répondit: « Faites-moi mourir si vous me trouvez en mensonge. »
III. La prophétie du solitaire se vérifia près d'Andrinople. Ce fut sous les murailles de cette ville, dans un lieu appelé Sauces, que les deux armées ennemies se rencontrèrent. Les Romains entonnèrent le Barritus,cri militaire commençant presque à voix basse, allant toujours en grossissant, et finissant par une explosion terrible, signal du combat; les barbares, de leur côté, déployant leur bannière, répondirent aux cris des Romains par le lamentable son de cette corne, célèbre dans le récit de leurs combats, et au bruit de laquelle les futurs soldats d'Attila devaient renverser le Capitole. Les troupes impériales, après avoir lutté quelque temps, tombèrent sous les coups des barbares, comme les épis sous la faux des moissonneurs; Valens lui-même, blessé à mort et transporté dans une chaumière, périt misérablement dans les flammes allumées par la main des vainqueurs. Il fut brûlé avec une pompe royale, dit Jornandès, par ceux qui lui avaient demandé la vraie foi, et qu'il avait trompés, leur donnant le feu de la géhenne au lieu du feu de la charité.
Telle fut la fin de cet empereur impie, fauteur de l'idolâtrie, protecteur des ariens, et persécuteur de l'Église catholique. Libanius composa son oraison funèbre.
« Les pluies du ciel ont effacé le sang de nos soldats, dit-il avec son emphase ordinaire, mais leurs ossements blanchis sont restés témoins plus durables de leur courage. L'empereur lui-même tomba à la tête des Romains. N'imputons pas la victoire aux barbares, la colère des dieux est la seule cause de nos malheurs (1) . »
IV. Cet empereur ne méritait pas d'avoir un autre panégyriste que le païen Libanius.
Valens est un des plus méchants princes qui aient jamais régné;
lâche, indolent et cruel, il n'est courageux que contre les évêques
et les moines qu'il poursuit de toute sa fureur. Renfermé le plus
souvent dans les murs de ses palais, il s'occupe plus de l'Église
que de l'État; dans sa personne, il faut voir plutôt un hypocrite,
un mauvais sectaire, qu'un empereur. Il. assiste tranquillement aux jeux
du cirque, tandis que les barbares menacent Constantinople et en brûlent
déjà les faubourgs; pour le réveiller de sa lâcheté
honteuse, il faut que le peuple irrité menace de marcher sans lui
contre l'ennemi. Son règne ne rappelle que des troubles, des supplices,
l'oppression des catholiques, la profanation des églises, la persécution
des moines et l'exil de plus de deux cents évêques. Ce fut
lui qui corrompit la foi des Goths, des G épides, des Bourguignons
et des Huns, par le moyen d'Ulphilas, leur évêque. On peut
dire qu'en rendant ces peuples ariens Valens s'est en quelque sorte rendu
coupable de toutes les horreurs que ces barbares exercèrent contre
les catholiques dans toute l'étendue de l'empire romain. L'histoire
a justement flétri sa mémoire; son nom, écrit en caractères
de sang, se trouve parmi ceux des tyrans impies et persécuteurs.
1 Jornand., cap. XXVI.
V. Dieu, qui avait signalé sa justice dans la fin funeste de ce méchant prince, rendit, par sa mort, la liberté à son Église. Gratien, son neveu, fils de Valentinien, réunit en sa personne le titre d'empereur d'Orient et celui d'empereur d'Occident. Ce prince, religieux et catholique, se hâta d'apaiser les troubles excités par Valens; la persécution cessa, et les évêques exilés furent rappelés. Il fit restituer aux catholiques les sièges épiscopaux que les ariens leur avaient enlevés, avec défense à tous ceux qui n'étaient pas de la communion du pape Damase de les occuper. Par ses soins, la paix fut rendue à l'Église d'Orient, et les catholiques purent enfin servir Dieu et professer la foi de Nicée sans craindre la confiscation de leurs biens, l'exil ou la mort. Gratien rendit à l'Église un autre service non moins important, ce fut d'associer Théodose à l'empire.
VI. Chrysostome en rentrant dans Antioche eut la consolation d'y trouver son évêque et son père, celui de qui il avait reçu une naissance divine dans le saint baptême; il put admirer de nouveau la douceur, la charité, les vertus de ce saint pontife qui venait de signaler sa foi en souffrant un troisième exil. Saint Mélèce ne fut pas moins heureux de retrouver son fils spirituel. Ravi de joie à la vue des progrès merveilleux qu'il avait faits dans la sainteté, et désirant l'attacher irrévocablement au service de son Église, il lui conféra l'Ordre du diaconat auquel l'appelait le vœu de tous les fidèles. Mais il ne devait pas être donné à saint Mélèce de l'ordonner prêtre.
VII. Ce saint pontife quitta Antioche la même année, 381, pour présider au concile général de Constantinople, assemblé par l'ordre de Théodose, qui voulait proscrire l'hérésie. Cent cinquante évêques s'y trouvèrent réunis. Le concile condamna Macédonius qui niait la divinité du Saint-Esprit, il fit quelques additions au symbole de Nicée pour mettre la doctrine de la foi dans un plus grand jour, et confirma l'élection de saint Grégoire de Nazianze pour le siège de Constantinople. Les Pères du concile déclarèrent en même temps que l'évêque de Constantinople aurait la primauté d'honneur après celui de Rome, et que son Église serait patriarcale.
Saint Mélèce mourut pendant la célébration du Concile. Tous les Pères assistèrent à ses funérailles; son oraison funèbre fut prononcée par saint Grégoire de Nysse en présence de l'empereur Théodose et d'un peuple immense, qui, pour montrer l'assurance qu'il avait de la sainteté du défunt, arrachait les linges qui couvraient son cercueil. Ce saint patriarche, si célèbre par sa douceur et par sa grande charité, avait gouverné pendant trente ans l'Église d'Antioche. Défenseur intrépide de la divinité de Jésus-Christ, noble émule de saint Athanase, comme lui il avait souffert les persécutions et l'exil ; il avait mérité « par la fermeté de sa foi et son héroïque patience, l'admiration du monde et la couronne des confesseurs.» Son corps fut inhumé dans l'église de Saint-Babylas qu'il avait fondée à Antioche. Les fidèles pleurèrent sa mort, sa mémoire fut en bénédiction; la peinture et la sculpture reproduisirent ses traits vénérés, et ses images se trouvèrent imprimées sur les cachets, sur les vases d'or et d'argent, sur les meubles et les instruments, et dans presque toutes les maisons. Cinq ans plus tard, Chrysostome, dans un éloquent panégyrique, exprima en présence des habitants d'Antioche la vénération profonde que lui inspiraient la foi vive, la charité, le courage héroïque et les vertus de saint Mélèce.
VIII. Chrysostome, rentré dans sa ville natale, fut obligé, à cause du dépérissement de ses forces et de sa santé, de suspendre les jeûnes et les grandes austérités que nous l'avons vu pratiquer dans la solitude du désert, mais il n'en resta pas moins fidèle à tous les autres exercices de la vie ascétique et religieuse. Ce fut, chez lui, le même esprit d'humilité et de pénitence, la même ferveur dans la prière, la même charité, la même union avec Dieu. Associé au ministère de l'autel, il s'efforça d'en remplir les devoirs, consolant les affligés, servant les pauvres, visitant les malades et les prisonniers et instruisant les ignorants. Pendant les années de son diaconat, il instruisit des mystères de la foi plusieurs milliers de personnes qui, sans préparation, avaient reçu le baptême lors d'un affreux tremblement de terre qui avait failli renverser Antioche (1). Ce fut aussi dans le même temps qu'il rédigea, tels que nous les avons encore, les six livres Du Sacerdoce; ses deux grands Traités, l'un adressé aux vierges et l'autre aux veuves chrétiennes; son Histoire de saint Babylas, comme aussi son livre contre l'Habitation commune des Clercs et des Femmes, dont nous parlerons plus tard. Son zèle ne lui laissait aucun repos; il oubliait sa faiblesse et ses douleurs, dès qu'il s'agissait de la gloire de Dieu et du salut des âmes.
Pendant qu'il était ainsi occupé, se multipliant en quelque sorte pour répondre au besoin des âmes, un événement surprenant, un de ces coups incompréhensibles de la main de Dieu, vint encore mettre sa charité à contribution, et lui fournir l'occasion d'écrire un livre immortel, qui a été et qui sera toujours la justification de la Providence dans les maux qu'elle permet, et une vraie consolation pour les âmes affligées. Nous devons dire quelle en fut l'occasion.
IX. Chrysostome comptait parmi ses plus intimes amis
1. In Acta, hom. 46.
un jeune homme appelé Stagyre. Issu d'une noble famille, très-riche des biens de la fortune, et l'aîné de plusieurs frères, Stagyre dès son enfance avait appris à craindre le Seigneur (1). De bonne heure il avait étudié les lettres sacrées et les dogmes salutaires qui nous sont venus des anciens par succession. Quoique élevé dans;l'abondance de toutes choses, il avait pourtant su conserver purs son esprit et son coeur, de manière à ne tomber dans aucun dérèglement considérable. Poussé par la grâce, il avait, jeune encore et malgré les résistances de son père, renoncé aux richesses, aux plaisirs, aux honneurs du monde pour embrasser la vie monastique, mener la vie des parfaits, et acheter par ses larmes, ses prières et ses bonnes oeuvres le royaume des cieux. Il était venu sur les saintes montagnes respirer l'air de la vraie liberté, et chercher avec des peines infinies la perle précieuse de l'Évangile. Sa conduite au désert ne répondit pas à l'ardent désir qui l'y avait amené; hélas! souvent nous manquons de répondre à la grâce de notre vocation; souvent nous entreprenons avec ardeur, mais nous n'achevons pas l'oeuvre que nous avions si bien commencée. Après quelque temps passé dans la ferveur, Stagyre se relâcha peu à peu. La prière lui fut à charge, les jeûnes et les veilles n'étaient plus de son goût, il se laissait aller à la vanité au sujet de sa famille, repoussait les réprimandes, et donnait plus de temps et de soin aux arbres du jardin qu'à la lecture et aux saintes méditations.
Dieu eut pitié de cet infortuné qui, après tant
de sacrifices, s'exposait par sa lâcheté à en perdre
les fruits. Dans sa bonté providentielle, et pour le rappeler à
sa première ferveur, il l'affligea d'une sensible manière.
Un jour, pendant que Stagyre était à prier en commun avec
tous les solitaires, le démon, par la permission
1. De Provident.
divine, s'empara de lui et le terrassa. Ce ne fut pas tout; la (luit suivante, comme Stagyre dormait, le même démon, sous la forme d'un énorme sanglier couvert de boue, se jeta sur lui avec fureur et le terrassa encore. Les religieux, éveillés par ses cris lamentables, accoururent en toute hâte, et furent témoins de la rage de cette bête cruelle. Stagyre, les yeux égarés, la bouche écumante , se tordant les bras, couvert de sueur, et tremblant de tous ses membres, poussait des cris confus et effrayants. Cette scène consterna tout le monastère; elle fut si épouvantable, que Chrysostome, en l'entendant raconter, frissonnait de tout son corps, et remerciait le Seigneur de lui avoir épargné un pareil spectacle. Ces accidents s'étant fréquemment renouvelés depuis cette époque et en présence d'un grand nombre de témoins, on ne douta plus du malheur de Stagyre : il était possédé du démon.
Ce coup terrible était bien propre à réveiller Stagyre du sommeil de la négligence dans lequel il était plongé; aussi recourut-il à Dieu de toute la ferveur de son âme. Les jeûnes, les veilles, les mortifications, les prières, les disciplines, tout fut mis en usage pour obtenir miséricorde. Il faisait de longs voyages pour implorer le secours des pieux solitaires; il se rendait dans les églises, aux tombeaux des martyrs, devant les reliques des saints, priant, jour et nuit, avec ardeur, dans le désir d'obtenir sa guérison et sa délivrance; mais jusque-là ses efforts avaient été infructueux pour la grâce qu'il demandait; son mal même avait augmenté, en sorte que l'infortuné Stagyre était tenté de murmurer contre Dieu, de se défier de ses bontés, et de s'abandonner au désespoir.
Dans son affliction, il eut recours à Chrysostome par l'entremise de Théophile d'Éphèse, leur ami commun. « Ayez pitié de moi, lui disait-il, car mes maux sont si grands qu'ils surpassent tout ce que je pourrais vous en dire. Mon âme est accablée de tristesse; déjà elle est toute voisine du désespoir; mille fois chaque jour je suis tenté de mettre fin à ma triste vie en me jetant dans les eaux, ou en me précipitant du sommet des rochers. Que sont les maladies du corps, la prison, l'exil et la mort même, que sont tous les maux les plus horribles, en comparaison de ceux que j'endure? C'est en vain que je prie et que je gémis, Dieu est sourd à ma voix; il est inexorable pour moi; il refuse même à ses saints le pouvoir de me délivrer. M'a-t-il donc abandonné? Quel est donc le secret de sa conduite à mon égard? Qu'ai-je fait pour mériter ce que je souffre? Pourquoi m'a-t-il envoyé une pareille affliction? Puisque j'en avais été préservé lorsque je vivais dans le monde, fallait-il m'en voir accablé dans la solitude où je menais une vie plus régulière? L'épouvante et la terreur sont les seuls sentiments que j'éprouve; hélas! je suis donc abandonné de Dieu, et condamné à être pour toujours la victime du démon et la proie des enfers? Je tends vers vous mes mains défaillantes, ayez pitié d'un ami qui vous est cher, et, si vous le pouvez, préservez-le de l'abîme du désespoir. »
Voilà ce que, dans la tristesse immense qui remplissait son coeur, l'infortuné Stagyre écrivait à Chrysostome. La vue du bonheur de ses frères lui faisait même sentir plus vivement encore son malheur, et pour surcroît d'affliction il tremblait que ses maux ne vinssent à la connaissance de son père qui, violent comme il était, environné de crédit et de puissance, n'eût pas manqué de faire tomber sur la religion et les monastères tout le poids de sa colère et de sa vengeance.
Chrysostome ne faillit point à l'amitié. Bien différent des amis de Job, qui, au lieu de consoler le saint affligé, cherchaient à l'accabler par des discours importuns et perfides, il se hâta d'adoucir les peines de son ami malheureux en faisant entrer dans son âme les pensées de la foi et de la résignation. Dans les lettres qu'il lui adressa , il établit en principe que tous les événements qui arrivent dans le monde sont ou ordonnés, ou permis de Dieu; que les maux qui nous affligent, la perte des. biens, de la santé, de la liberté et de l'honneur, sont quelquefois des châtiments, souvent des épreuves, et toujours dans les mains de Dieu des marques de sa bonté et des moyens de salut qu'il nous donne; que Dieu afflige souvent ceux qu'il aime, et que nous devons supporter avec courage et soumission, avec foi et confiance les maux que sa bonté nous envoie. Ces principes admirables, si capables de fortifier le coeur d'un chrétien affligé, sont développés dans son Traité de la Providence, divisé en trois livres, et adressé à Stagyre. Écoutons-le parler lui-même.
« Les cruelles afflictions qui vous accablent, ô le plus
cher de tous les amis ! ont vivement affecté mon cœur; le simple
récit. qui m'en a été fait a été pour
moi une source de larmes abondantes, une cause de profonds gémissements
(1). Dans l'état où vous êtes, je le comprends, ma
place devrait être auprès de vous; je devrais, par ma présence,
par mes paroles, par mes services, par les soins et toutes les attentions
que l'amitié seule sait inspirer, m'efforcer d'adoucir un peu le
chagrin qui vous dévore. Mais puisque l'infirmité de mon
malheureux corps, en me retenant à la maison, m'empêche de
vous donner cette preuve d'amitié et me prive du mérite d'une
oeuvre aussi sainte, je veux du moins, pour votre consolation et mon utilité
propre, faire ce qui dépend de moi. Si ma lettre peut vous soulager,
j'aurai . atteint le but que je désire ardemment; mais si elle est
sans résultat pour
1 De Provident., lib. I.
votre consolation, j'aurai du moins le mérite d'avoir obéi à celui qui ordonne, par la bouche du bienheureux Paul, de compatir aux douleurs de ceux qui sont affligés et de pleurer avec ceux qui pleurent (1).
« Vos maux, ô Stagyre, ô ami si cher ! vos maux sont grands, je le crois, je le comprends, et même je puis vous dire que je les ressens par la force de l'amitié qui m'a toujours uni à vous; mais ces maux, quelque grands qu'ils soient, si nous voulons les examiner de près, non avec la lumière de la raison ou avec les idées du stupide vulgaire, mais avec les lumières de la foi, ces maux, envisagés de près, nous paraîtront moins grands, et nous dissiperons comme une poussière légère tous vos sujets d'afflictions.
« Je l'avoue, si j'avais à parler à un infidèle, à un fataliste, on à un de ceux qui attribuent aux démons le gouvernement du monde, ma tâche serait plus difficile, car, avant de leur faire entendre des paroles de consolation, je devrais dissiper leur erreur, et prouver l'existence de la providence de Dieu qui dirige le monde et conduit tous les événements; mais, en m'adressant à vous, ô Stagyre, ô ami cher à mon coeur ! je n'ai pas à vaincre cette difficulté. Instruit dès votre enfance dans les principes de la foi chrétienne, nourri de la salutaire doctrine de l'Écriture et de la tradition, vous croyez , sans aucun doute, que la Providence prend soin de toutes choses, conduit tous les événements, s'occupe de tous les hommes, et principalement des fidèles.
« Ce principe une fois admis, il ne nous sera pas difficile de
nous convaincre d'un autre non moins important, à savoir que Dieu,
soit qu'il console, soit qu'il afflige , qu'il blesse ou qu'il guérisse,
qu'il récompense ou qu'il punisse, n'a en vue que l'utilité
et le salut de l'homme.
1. Rom. XII.
« Ouvrons les livres saints, et suivons la conduite de la Providence. Dieu avait créé l'homme à son image et à sa ressemblance, il l'avait environné de gloire et de bonheur. Adam méconnaît son bienfaiteur; Dieu le chasse du paradis terrestre, il le condamne aux misères, au travail, aux maladies et à la mort. Voilà le châtiment de son péché, et ce châtiment est une bonté de la part de Dieu, qui a en vue l'intérêt de l'homme. Si son péché n'eût pas été puni, Adam eût été tenté d'accuser le Créateur de jalousie et de mensonge; il eût regardé le démon comme son bienfaiteur, et il se fût livré par suite de l'impunité à toutes sortes de crimes. Après la chute d'Adam Dieu punit Caïn, mais le châtiment dont il le frappe devait être utile, à lui-même pour effacer son crime, et aux autres hommes pour les détourner du péché. Si Dieu nous menace de l'enfer, c'est pour nous empêcher d'y tomber; s'il permet au démon de nous affliger et de nous tenter, c'est pour nous aguerrir, c'est pour exciter notre vigilance, c'est pour nous tenir dans l'humilité, et augmenter nos mérites en nous obligeant par là de recourir à lui. L'enfant effrayé par un hideux objet, se jette à l'instant vers le sein de sa mère; il l'embrasse, il la presse, il s'attache à ses vêtements avec tant de force,
que rien au monde ne peut l'en arracher; mais, s'il n'a rien à craindre, il est indocile, il méprise ses douces paroles, n'écoute pas la voix qui l'appelle et refuse de marcher. Que fait quelquefois cette mère méprisée et désobéie? Elle fait semblant d'être effrayée, elle crie au spectre et au fantôme, afin que son fils désobéissant, frappé de terreur, se précipite vers elle et se jette dans ses bras: voilà l'utilité des tentations et l'ineffable bonté de Dieu qui les permet.
« Dieu en a agi ainsi envers vous, ô Stagyre ! ne vous abandonnez donc point trop à la douleur. Quoique livré au démon, comptez sur les promesses de Dieu. Et quelle promesse a-t-il faite à ceux qui ont tout quitté pour lui ? N'est-ce pas la vie éternelle? Ce que vous souffrez est-il contraire à cette promesse? vous l'a-t-il faite pour cette vie? Non, sans doute, et quand il l'aurait faite pour cette vie, vous ne devriez point vous impatienter, mais vivre dans l'espérance de la voir accomplie. Lorsque Dieu commanda à Abraham d'immoler son fils unique, l'objet. des promesses, ce saint patriarche perdit-il un seul instant la confiance qu'il avait d'être le père d'une nombreuse postérité? Joseph désespéra-t-il d'arriver à la dignité que Dieu lui avait annoncée, quand il se vit vendu par ses frères, relégué dans une terre étrangère, et enfermé dans les prisons?
« Quand Dieu a promis quelque chose, rien ne doit nous alarmer; il ne montre jamais mieux son souverain pouvoir qu'en faisant réussir les choses les plus désespérées.
« Mais, dites-vous, pourquoi Dieu en agit-il ainsi envers moi? Ce n'est pas à nous, ô Stagyre ! de pénétrer les raisons de sa conduite. Un père fait quelquefois prendre à son fils un breuvage amer sans lui en dire les raisons; nous nous soumettons au régime prescrit par le médecin, lors même qu'il nous paraît contraire. Soumettons-nous ainsi à la conduite de la Providence. Si le mérite de la foi consiste à croire ce que nous ne comprenons pas, le mérite de l'obéissance et de la soumission consiste à faire ce que Dieu veut, lors même que sa volonté est contraire à la nôtre, lors même que nous ne comprenons pas les raisons de sa conduite. Vous dites encore : ce mal ne m'est point arrivé dans le monde, quand je vivais dans les vanités, et il m'arrive au sein du désert! Dieu frappe donc les justes et il laisse prospérer les pécheurs? Rassurez-vous sur ce point, ô Stagyre ! ne vous scandalisez pas de cette conduite de Dieu, qui permet l'affliction des justes et la prospérité des méchants. Cette conduite a toujours été uniforme. Ainsi, il a permis que les Israélites gémissent sous une dure captivité, tandis que les Babyloniens jouissaient d'une grande prospérité; Lazare mourait de faim et manquait de tout, tandis que le mauvais riche vivait dans l'abondance.
« Mais, ajoutez-vous, pourquoi Dieu ne récompense-t-il pas toujours la vertu, et ne punit-il pas toujours le vice dès cette vie ! Il est inutile, ô Stagyre ! de répondre à cette question; cependant, on peut dire que si Dieu, dès cette vie, récompensait toujours le bien et punissait toujours le mal, plusieurs prendraient de là occasion de nier la résurrection et la vie future; comme aussi si Dieu affligeait toujours les justes et favorisait toujours les pécheurs, on pourrait dire que la vertu est une source d'afflictions, et le vice une source de bonheur. Or, Dieu ne veut pas qu'on puisse le dire; voilà pourquoi il permet dans cette vie la prospérité de quelques justes et l'affliction de quelques méchants. Dieu est sage, il est bon, il est juste, ne cherchons pas trop curieusement pourquoi il agit de telle ou telle manière à notre égard; tout ce qu'il fait est dans notre intérêt, et sans aller plus loin chercher mes preuves, je les trouve en vous-même. Avant votre affliction, vous viviez dans la négligence, vous laissiez les saintes lectures, vous murmuriez contre la règle qui vous obligeait de vous lever pendant la nuit; et voilà que maintenant vous vivez dans une sainte ferveur, vous excellez en humilité et en modestie, et vous passez les jours et les nuits dans les veilles, les jeûnes et les saintes prières.
« Que si vous me demandez pourquoi Dieu ne vous a pas éprouvé de la sorte quand vous viviez dans le monda, au milieu des affaires et des plaisirs, je vous répondrai que c'est encore là un trait de sa Providence et de sa bonté. Il savait qu'alors vous étiez encore trop faible, que vous seriez tombé facilement sous le poids de la tentation. Il ne vous a pas non plus éprouvé immédiatement après votre entrée dans le désert, parce qu'il voulait vous laisser prendre des forces; mais dès qu'il vous a cru préparé à la lutte, il vous a aussitôt lancé dans cette carrière laborieuse.
« Que si Dieu ne vous a pas accordé, comme à beaucoup d'autres, la grâce de votre guérison, c'est qu'il a de justes raisons de vous la refuser; il veut que vous soyez un exemple de force et de courage, et que vous remportiez sur l'ennemi une victoire éclatante; il ne diffère peut-être de vous exaucer que pour mieux manifester dans la suite la grandeur de sa miséricorde et de sa puissance.
« Ne vous laissez donc point abattre, cher Stagyre craignez la tristesse, plus dangereuse et plus funeste polir vous que le démon. Et après tout, quel si grand malheur vous est donc arrivé? Vous êtes, dites-vous, possédé du démon? Eh bien ! soit; mais ne vaut-il pas mieux être possédé du démon en restant ami de Dieu, que d'être pécheur et ami du démon? le sort de l'un n'est-il pas infiniment préférable à celui de l'autre? Quel déshonneur y a-t-il dan$ le premier cas? quelle honte, su contraire, ne rejaillit pas sur ceux qui se trouvent dans le second? Voulez-vous que je dise ceux qui sont dignes de confusion? Ce sont les impudiques, ce sont les avares, ce sont les ambitieux, les hommes jaloux, haineux, vindicatifs et injustes; voilà ceux qui sont vraiment malheureux et qui méritent toute notre compassion.
« Relevez donc, ô ami cher à mon coeur ! relevez votre courage abattu; souvenez-vous que la vie présente est un temps de travail et de combat, un lieu d'exil et de larmes, et que le grand Apôtre a déclaré que ceux qui voudraient vivre pieusement en Jésus-Christ souffriraient persécution (1).
« Jetez les yeux sur ceux qui vous ont précédé : Dieu les a éprouvés et il les a trouvés dignes de lui ; rappelez-vous Abel immolé par son frère, Abraham voyageur et étranger, Isaac persécuté par Ismaël, Jacob poursuivi par Esaü, affligé par ses enfants, Joseph vendu par ses frères, Moïse chargé de la conduite d'un peuple séditieux, Josué déchirant ses vêtements en signe de douleur, Samuel pleurant Saül, David trahi par Absalon, chassé de la cité sainte et outragé par ses serviteurs; Élisée, Daniel, Jérémie, les saints prophètes du Seigneur méprisés et persécutés; mais surtout rappelez-vous la faim, la soif, les persécutions, les embûches, les veilles, les sollicitudes, les fouets, les naufrages, et, pour tout dire en un mot, les innombrables morts de l'Apôtre saint Paul. Le spectacle de ses souffrances suffira seul pour vous consoler. Si vous voulez des exemples plus rapprochés de nous, rappelez-vous les souffrances de Démophise et d'Aristoxène que vous avez connus et qui étaient nos amis; vous les avez vus paralysés, semblables à des morts, traîner péniblement leur existence pendant de nombreuses années; et, si ce n'est pas assez, allez visiter les hôpitaux et les prisons, et là vous vous convaincrez que les maux que vous endurez sont légers en comparaison de ceux des malheureux qui y souffrent.
« Réfléchissez à tous ces motifs de consolation,
élevez votre coeur vers le Seigneur; dites comme le saint roi David
: Les tribulations de mon coeur sont extrêmes; Seigneur, délivrez-moi
de mes misères (2) ; mon Dieu, donnez-moi quelque relâche
pour que je respire un peu (3). Passez tour à tour de la réflexion
à la prière, de la prière à la réflexion.
Souvenez-vous de ce due dit saint Paul : Quel
1. II Tim., III. — 2 Ps. XXIV. — 3 Ps. XXXVIII.
est l'enfant que son père ne corrige (1)? Le Seigneur châtie ceux qu'il aime; et, soutenu par la prière et la méditation, plein de confiance en la bonté de Dieu, armé de force et de résignation, écriez-vous avec le modèle des affligés, le saint patriarche Job : Si nous avons relu les biens de la main du Seigneur, n'est-il pas juste que nous supportions patiemment les maux qu'il nous envoie. Le Seigneur m'avait tout donné, le Seigneur m'a tout ôté, il n'est arrivé que ce qu'il a voulu : que son saint nom soit béni (2)! »
XI. Que de choses admirables dans ce traité ! que de vérités trop méconnues aujourd'hui, non-seulement des hommes matériels qui ont nié Dieu et sa providence, mais de ceux mêmes qui se disent chrétiens. Hélas! la foi en la Providence disparaît : si nous sommes abattus, désespérés, sans force et sans consolation dans le malheur, ce n'est point parce que nos maux sont trop grands, mais parce que notre foi est trop faible, parce que nous ne croyons pas assez à l'action de la Providence, parce que nous ne voulons pas dire : Il est arrivé ce qu'il a plu à Dieu; que son saint nom soit béni! Ce beau traité n'est pas autre chose que le tableau des misères humaines; c'est la déification de la souffrance, la réponse à toutes les plaintes de la nature; c'est l'histoire justificative de la Providence, la plus haute louange de la bonté de Dieu et la glorification de ces paroles du Sauveur : Heureux ceux qui pleurent, parce qu'ils seront consolés (3).
XII. Il y avait cinq ans que Chrysostome exerçait les saintes
fonctions du diaconat dans l'Église d'Antioche. Son séjour
dans la ville, le spectacle journalier des désordres et des vices
ordinaires aux grandes cités, la vue des misères humaines
et des besoins multipliés des âmes
1. Heb., XII. — 2. Job, II. — 3. Math., V.
n’avaient fait qu'accroître sa ferveur, en allumant dans son coeur ce feu dévorant, ce zèle ardent qui devait un jour en quelque sorte embraser l'univers.
Il était temps de montrer cette lumière, et le moment était venu où Dieu allait la placer sur le chandelier de son Église pour éclairer et diriger une multitude d'âmes assises encore au milieu des ombres de la nuit.
Flavien, qui avait accompagné saint Mélèce au concile de Constantinople, fut son successeur sur le siège d'Antioche. Né dans cette ville, issu d'une illustre famille, plein de douceur et de modestie, austère dans ses moeurs, d'une prudence consommée, connu dans toute la ville par son dévouement et surtout par le zèle qu'il avait montré en administrant l'église d'Antioche pendant l'exil de saint Mélèce, nul ne méritait mieux cet honneur que Flavien. Aussi son élévation causa-t-elle une grande joie à tous les fidèles, et en particulier à Chrysostome, qui voyait revivre les vertus de saint Mélèce dans son successeur. Mais la joie de Chrysostome fut bientôt troublée par Flavien lui-même. Ce pieux pontife, admirateur de la science et de l'éloquence du saint diacre, témoin journalier de ses vertus, lesquelles, au dire de Pallade, étaient comme un sel divin qui préservait de la corruption le peuple fidèle, voulut l'élever à la dignité du sacerdoce (1).
XIII. Les idées que Chrysostome avait autrefois exprimées
à son ami Basile sur ce sujet, loin d'être effacées
de son esprit, n'avaient fait au contraire que se fortifier de plus en
plus par la méditation des vérités célestes
et l'expérience des années. Pendant longtemps son humilité
fut un obstacle que ne purent surmonter ni la douce amitié dont
Flavien l'honorait, ni les prières du clergé d'Antioche,
ni les conseils persévérants de ses amis; il
1. Pallad., chap. V.
fallut que le ciel se déclarât. L'empereur Léon, dans un discours sur la vie de saint Jean Chrysostome, raconte qu'un ange apparut à Flavien et lui commanda de la part de Dieu de vaincre les résistances de Jean, et de l'obliger à recevoir l'onction sacerdotale. Chrysostome dut céder aux desseins de la Providence et aux ordres formels de Flavien, sots évêque. Du reste, rien ne pouvait plus justifier ses résistances. Les raisons qu'il alléguait à Basile avaient perdu toute leur force; un homme consommé dans la science et la vertus baptisé, et employé au ministère de l'Église depuis de longues années, purifié par les exercices de la solitude, et célèbre par des écrits admirables, ne pouvait plus passer pour un néophyte. La crainte et l'humilité seules pouvaient le retenir encore, mais elles devaient plier devant la volonté de son évêque; car si c'est une témérité criminelle de s'ingérer de soi-même dans les fonctions sacerdotales, c'est aussi une désobéissance blâmable de ne pas les accepter lorsqu'on y est appelé par la voix de Dieu.
Chrysostome le comprit, il adora humblement les desseins de la Providence, et se soumit à la volonté du ciel. Flavien l'ordonna prêtre peu avant le carême de l'année 386.
Un miracle éclatant vint confirmer la conduite de Flavien, et dissiper les inquiétudes qui pouvaient agiter encore le coeur de Chrysostome. L'empereur Léon dans le discours que nous avons cité plus haut assure qu'au moment où Flavien, revêtu des habits pontificaux, imposait les mains au nouveau prêtre, une blanche colombe vint en présence de tout le peuple assemblé dans la basilique se reposer sur la tête de Chrysostome : symbole non équivoque de l'innocence de son âme et de l'Esprit-Saint qui allait remplir son coeur.
Laissons à ses propres réflexions le saint prêtre qui vient de recevoir l'onction sacerdotale; laissons Chrysostome prosterné devant Dieu, s'offrant comme un holocauste d'amour, et arrosant de ses larmes le pavé du sanctuaire. Ce qu'il a tant redouté lui est donc enfin arrivé; ni ses larmes ni ses prières n'ont donc pu le sauver ! Il a donc fallu que la volonté de Dieu s'accomplît; il est prêtre, celui qui parlait du sacerdoce avec tant d'éloquence, dont les paroles étaient si terribles! oui, il est prêtre.... II le comprend.... il le sent.... En devenant prêtre, il n'a point allégé son fardeau.... Que de sollicitudes nouvelles! que d'ennuis! que de peines! quelle responsabilité! Une plus grande sainteté est désormais pour lui un devoir sacré; il faut qu'il devienne plus humble, plus fervent, plus fidèle à Dieu, plus dévoué au salut du prochain, l'exemple des fidèles et la bonne odeur de Jésus-Christ. Sa vie sera une croix et un martyre, et tous les jours de son sacerdoce un holocauste à Dieu. Voilà les pensées qui se pressent dans son coeur.
Mais il s'est relevé plein de cette force divine que donnent à l'âme l'humilité et la confiance; son ministère sacerdotal va commencer. Pendant douze années, il évangélisera la ville patriarcale avec un étonnant succès ; il fera entendre, avec une éloquence que nul homme ne peut rendre, cette parole divine, étincelante comme les rayons du soleil, pénétrante comme un glaive à deux tranchants, plus rapide, plus terrible mille fois que la foudre qui frappe et qui renverse. Suivons ce noble athlète s'élançant dans la carrière du ministère apostolique, où pendant si longtemps il seconda et remplaça même quelquefois Flavien, son évêque et son père.
XIV. L'ordination de Chrysostome fut en quelque sorte un événement pour la cité d'Antioche. Les ariens s'en affligèrent, tandis que les catholiques bénirent la bonté de Dieu qui leur ménageait un si puissant secours. Ariens et catholiques, amis et ennemis, tous avaient la plus haute idée de la science et des talents de Chrysostome. Comme écrivain, il était jugé; on ne pouvait s'empêcher d'admirer dans ses traités la beauté des pensées, l'ordre et l'enchaînement des idées, le brillant de l'imagination, l'élégance, l'élévation et la chaleur du style, toutes les qualités enfin qui caractérisent le grand écrivain; mais il était encore inconnu comme orateur. Flavien avait pressenti son talent oratoire, et en l'ordonnant prêtre il s'était proposé de le charger du ministère de la parole, comme Eusèbe de Césarée en avait quelque temps auparavant chargé saint Basile. C'était la seconde fois dans l'Église d'Orient qu'on voyait un prêtre annoncer la parole sainte à la place de l'évêque; l'Église n'adopta qu'un peu plus tard cet usage.
Dès le lendemain de son ordination, il monta à la tribune sacrée par ordre de Flavien, et en présence d'une immense multitude accourue polir l'entendre, l'âme toute remplie des impressions de la veille, il fit son premier discours :
« Ce qui nous est arrivé hier est-il bien vrai? Sont-ils bien réels, les événements qui se sont accomplis et dont vous avez été les témoins? Sommes-nous en plein jour ? Est-il certain que nous sommes éveillés, ou plutôt ne sommes-nous pas plongés dans le sommeil et trompés par les illusions d'un rêve? Comment croire qu'un homme jeune, faible, misérable et abject, a été élevé à la plus haute dignité qui soit sur la terre?
« Hélas! les choses ne sont que trop réelles; ce qui devrait nous paraître une illusion est devenue une réalité. Oui, il est vrai que je suis prêtre, il est vrai qu'un peuple immense a les yeux fixés sur moi, attendant de ma bouche les paroles de la vie éternelle. A la vue de ce peuple nombreux, accouru de toutes parts, l'orateur le plus intrépide ne serait-il pas effrayé? et sa bouche fut-elle aussi abondante qu'un grand fleuve, ne risquerait-elle pas dans cette circonstance de demeurer interdite et muette? Quelle ne doit donc pas être ma crainte, moi si faible, si dépourvu de talents, qui loin d'être une source, un fleuve d'éloquence, possède à peine une goutte d'eau? Ne dois-je pas craindre de perdre le souvenir des paroles que je dois vous adresser, comme une personne subitement effrayée laisse tomber à terre l'objet qu'elle tenait dans ses mains?
« Ayant à parler pour la première fois dans l’Eglise, j'aurais voulu offrir les prémices de mes discours au souverain Maître de qui je tiens l'organe de la parole. Que pourrait-il en effet y avoir de plus convenable? Est-ce seulement de la vigne et de la moisson qu'on doit à Dieu les prémices? Ne lui devons-nous pas, à plus forte raison, l'hommage de nos discours, puisque ce fruit nous est plus propre et qu'il est plus agréable à Dieu? »
Après ce début, où se peint sa modestie et son humilité, Chrysostome dit qu'il avait résolu de parler des perfections de Dieu, mais qu'il en a été détourné par le Prophète qui défend aux pécheurs de raconter les merveilles du Seigneur; qu'il se contentera de louer les oeuvres de Dieu et de sa grâce qui éclatent dans les hommes, ses serviteurs.
Il consacre donc son discours à l'éloge de Flavien; il parle de ses travaux, de ses veilles, de ses jeûnes, de ses victoires et surtout de son mépris pour les richesses et les honneurs.
« Après avoir perdu saint Mélèce, notre père, s'écrie-t-il, nous étions réduits à de fâcheuses extrémités, et nous gémissions dans la crainte de ne pouvoir lui trouver lui digne successeur; mais aussitôt que Flavien a paru au milieu de nous, il a dissipé en lin instant les nuages de cette tristesse et fait cesser toutes nos afflictions. Il nous a tellement consolés en un instant, que l'on pouvait croire que le bienheureux Mélèce était sorti de son tombeau pour, remonter encore sur ce trône auguste.
« Ayons donc confiance, jetons-nous aux pieds du Seigneur, et dans l'ardeur de nos prières supplions-le de conserver inébranlable et toujours pure l'Église d'Antioche notre mère commune, et de donner à Flavien notre père de longues et d'heureuses années; et si vous voulez permettre au moins digne des prêtres de se placer à la suite de ce pontife éminent, je vous conjure aussi de me secourir de vos prières; demandez au Seigneur la grâce dont j'ai besoin pour conserver fidèlement le dépôt sacré qui m'a été confié et dont je rendrai un compte sévère au jugement de Dieu; demandez-lui que je sois un jour au nombre des serviteurs fidèles qui mériteront les louanges et les récompenses de leur Maître par la grâce et la miséricorde de Jésus-Christ Notre-Seigneur, à qui soient adoration, gloire et empire dans les siècles sans fin. »
XV. Chrysostome, environné de toute la confiance de Flavien son
évêque, investi de son autorité épiscopale,
pouvant librement instruire, reprendre, exhorter, corriger et même
punir les coupables en les chassant de l'église ou en les excluant
de l'autel, accepta avec un généreux courage la noble et
pénible mission qui lui était échue (1). Nous ne pouvons
pas entrer dans le détail ni même donner l'analyse de tous
les discours qu'il prononça pendant les douze années qu'il
passa à Antioche depuis sa prêtrise jusqu'à son épiscopat;
mais nous devons faire connaître les travaux qu'il entreprit, les
luttes qu'il soutint, les vertus qu'il pratiqua, enfin les oeuvres
1. Ad Populum, homil, VI.
que son zèle apostolique le rendit capable d'accomplir. Quoique la cité d'Antioche renfermât dans ses murs deux cent mille habitants, dont une moitié était composée de chrétiens et l'autre de païens, de juifs et d'hérétiques, il put suffire à tout : catholiques et dissidents, païens et juifs, tous purent à loisir entendre sa parole, et se désaltérer à la source abondante et pure de sa doctrine.
XVI. La ville était divisée en deux parties, là vieille ville et la nouvelle; la première s'étendait sur les bords de l'Oronte, et la seconde s'élevait dans une île formée par le fleuve et unie à la première par cinq ponts construits en pierre. Dans la nouvelle Antioche se trouvait une petite église occupée par les catholiques de la communion de Paulin; les catholiques de la communion de Flavien célébraient les saints mystères dans l'église appelée la Palée, située dans la vieille ville. C'était l'église principale, l'église apostolique, patriarcale, fondée par les Apôtres et que Chrysostome appelle l'Église-Mère, l'Église chère à tous les coeurs, et différente de la basilique bâtie par Constantin. La Palée fut le théâtre principal où Chrysostome exerça son zèle. II prêchait tous les jours en carême et deux ou trois fois par semaine en temps ordinaire, sans compter les fêtes des saints et des martyrs, et les discours de circonstance (1).
XVII. En entrant dans la carrière, Chrysostome trouva dans la
cité d'Antioche quatre grands ennemis à combattre, et contre
lesquels il dirigea tous ses coups : les païens qui étaient
nombreux encore; les juifs qui ne l'étaient pas moins; les hérétiques
ariens, anoméens et marcionites, et les catholiques indifférents
ou corrompus. Ces ennemis de la foi et des moeurs, Chrysostome les attaquait
1. In Acta, homil. II.
constamment, tantôt dans des écrits' particuliers, tantôt dans des homélies dirigées spécialement contre eux, tantôt enfin à l'occasion d'un texte qu'il trouvait sur son passage dans l'explication des livres divins. Ses discours faisaient aux âmes de salutaires blessures; mais quoique pleins de force et de véhémence, quoique empreints même parfois d'une sainte sévérité, jamais pourtant ils n'irritèrent le peuple qui les écoutait : si les coupables se reconnaissaient dans ces tableaux, tout en sentant le trait qui frappait leur âme et la rougeur qui leur montait au front, ils admiraient la charité et le zèle de l'homme apostolique, et applaudissaient à son éloquence.
XVIII. Suspendons un instant le récit des événements de la vie du saint, et examinons les principaux objets de cette polémique soutenue par Chrysostome. Cette étude nous donnera une idée de ses travaux avant son épiscopat et de l'état de l'Église d'Orient au quatrième siècle. Le paganisme, quoique fort affaibli dans les esprits au moment Ïoù Constantin monta sur le trône des Césars, ne tomba pourtant pas tout à fait sous le règne de ce prince; les fêtes des dieux, les sacrifices et les pratiques superstitieuses continuèrent sous ses successeurs, et même un d'entre eux, Julien, surnommé l'Apostat, environné d'une foule de philosophes païens, tels que Maxime de Tyr et Libanius, avait tenté de le raviver dans l'Empire. Pour cela, il avait adopté le platonisme éclectique. Ce système n'était plus le polythéisme idolâtrique, tel qu'il avait été pratiqué dans les âges précédents; c'était un polythéisme mitigé, mélange informe d'idées païennes, chrétiennes et philosophiques, aboutissant à de nombreuses pratiques de magie et de superstition. Les païens de cette époque reconnaissaient un être suprême, première cause et premier moteur de l'univers, et sous ses lois différents ordres de génies auxquels il confiait divers ministères dans le gouvernement général de ce monde. Ces disciples de Julien, de Jamblique, de Porphyre et de Libanius, étaient encore en grand nombre à Antioche, la capitale de l'Orient, la cité des philosophes et des sophistes. Imbus des fausses doctrines de leurs maîtres, ils répétaient tout haut leurs leçons et ne cessaient, dans les calamités publiques surtout, de gémir sur la chute des dieux de l'Empire, sur le mépris et l'abandon de leurs autels, source, disaient-ils, des malheurs publics.
XIX. Il était nécessaire de les combattre, de dissiper leurs ténèbres, d'ouvrir leurs yeux à la lumière évangélique, de les convertir au christianisme, ou du moins il fallait prémunir les fidèles, soutenir les faibles dans la foi contre les impressions mauvaises que pouvaient faire sur eux la fausse piété, les gémissements hypocrites et les objections subtiles des païens.
Pour atteindre ce double but, Chrysostome dans ses écrits et dans ses discours ne s'astreint plus à suivre la méthode de saint Justin et d'Athénagore. Les rôles, à cette époque, étaient changés; le paganisme n'était plus accusateur, mais accusé, et le christianisme triomphant n'avait plus à se défendre des absurdités que les païens lui imputaient, mais il devait citer le paganisme décrépit au tribunal de la raison, de l'histoire et de la conscience humaine. Chrysostome passe donc en revue les fables absurdes, les folies sans nombre de la mythologie païenne; il dévoile ses dogmes ridicules, sa profonde immoralité, ses principes abrutissants pour l'espèce humaine, les cruautés et les infamies consacrées et préconisées par l'exemple de ses héros et de ses dieux; il met en regard la simplicité, la beauté du christianisme, la sublimité de ses dogmes, la pureté de sa morale, son établissement miraculeux, la charité de ses saints, le courage de ses martyrs, l'accomplissement de ses prophéties, en un mot toutes les preuves de sa divinité.
« Les dieux des nations ne sont pas de véritables dieux, s'écrie-t-il avec le Prophète, ce sont de vains simulacres, des idoles de bois ou de pierres des statues d'or ou d'argent fabriquées par la main des hommes. Ils ont des yeux et ils ne voient pas, des oreilles et ils n'entendent pas, une bouche et ils ne parlent pas; ils n'ont ni âme, ni esprit, ni intelligence, ni volonté, ni force, ni vie (1).
« Direz-vous que les oracles se font entendre, que les statues des dieux parlent et se meuvent? Eh ! n'entendez-vous pas le Prophète vous répondre : Ils ont des yeux et ils ne voient pas, des oreilles et ils n'entendent pas; ils ont une bouche et ils ne parlent pas?
« Ne voyez-vous pas que c'est le démon qui les fait mouvoir,
que c'est lui qui rend les oracles par leur bouche (2) ? Ce méchant
esprit veut vous tromper, il veut vous porter aux fornications, aux adultères,
aux injustices et à toutes sortes de crimes par le spectacle de
ces statues qui vous mettent tous ces crimes sous les yeux. N'est-il pas
souverainement ridicule de vous prosterner devant des dieux qui vous doivent
l'existence et que vos mains même ont fabriquées? N'est-ce
pas un déshonneur d'adorer des arbres, des légumes ou des
animaux immondes? Que dis-je ! n'est-il pas cent fois plus déshonorant
encore de se prosterner devant des statues qui, par leur forme, leur attitude,
vous prêchent les crimes les plus honteux, les plus révoltantes
turpitudes (3) ? Que signifie, dites-moi, cet aigle de Jupiter, ce Ganymède
enlevé, ce taureau immonde, cet Apollon qui poursuit une jeune fille?
que signifient tant d'autres statues abominables? Ne sont-elles pas l'expression
des plus criminelles voluptés, la justification
1 Ps. CXIII. — 2 In Isaïam, cap. I. — 3 In Daniel, cap. II.
des impudicités les plus ignobles? Ces fêtes de dieux et de déesses, ces temples, ces souterrains, ces assemblées ténébreuses, ces initiations, ces mystères, ne sont-ce pas les indices, les monuments, les enseignements de la honte et de l'infamie! Que dis-je? tous ces usages ne sont-ils pas une perpétuelle excitation à des cruautés telles, qu'elles feraient rougir les démons mêmes, s'ils pouvaient rougir? Aussi, fidèles imitateurs de leurs dieux, que voit-on parmi les idolâtres, sinon de honteuses passions, la crapule portée au dernier point, des débauches que la bouche n'ose exprimer, une cruauté sans bornes et des meurtres épouvantables? Eh! le Prophète peut-il appeler sur la tête des adorateurs des faux dieux une malédiction plus terrible que celle qui est renfermée dans ces paroles : Qu'ils deviennent semblables à leurs dieux, ceux qui les fabriquent et qui mettent en eux leur confiance (1) ! »
XX. Cette attaque vigoureuse, Chrysostome la renouvelle dans son Traité contre les païens, dans diverses homélies et toutes les fois que l'explication d'une parole de l'Écriture lui en fournit l'occasion. Toutefois il ne se contente pas de montrer aux païens la folie et la honte du culte des faux dieux; il établit d'une manière solide la divinité du christianisme.
« Le païen, dit-il, peut m'adresser cette question Qu'est-ce
qui me prouve que le Christ est Dieu (2) ? Pour démontrer cette
vérité, d'où dépendent tous les dogmes et les
devoirs du christianisme, je ne chercherai pas mes preuves dans l'Écriture;
le païen n'en reconnaît point l'autorité. Si je lui disais
: Il est Dieu parce qu'il a créé le ciel et la terre,
la mer et tout ce qu'elle renferme ; il est Dieu parce qu'il a chassé
les démons, éclairé les
1. Ps. CXIII. — 2. Contra Gentiles, cap. I.
aveugles et ressuscité les morts; il est Dieu parce qu'il a promis des biens invisibles, un royaume éternel à ceux qui croiront en lui; ces raisons, loin de le convaincre, exciteraient sa pitié. Renonçons donc à ces moyens, et, mettant à part les raisonnements abstraits, établissons par un fait irrécusable, dont l'appréciation est à la portée des plus ignorants, la divinité de Jésus-Christ et des dogmes qu'il est venu nous annoncer. Le païen sait que Jésus-Christ est le fondateur du christianisme, il admet sans doute que c'est lui qui a établi toutes les églises de l'univers; or, le seul fait de l'établissement de la religion chrétienne prouve à la fois sa divinité et celle de Jésus-Christ, son fondateur.
« Ne faut-il pas, en effet, être plus qu'homme pour opérer en si peu de temps des changements si extraordinaires dans toute l'étendue de la terre, pour arracher à tant de maux, à tant d'erreurs, à tant de vices, des hommes si pervers, prévenus de tant d'opinions extravagantes; pour convertir à la foi non-seulement les Romains, mais les Perses et même les peuples les plus barbares; non-seulement les pauvres et les ignorants, mais les savants, les philosophes, les riches, les puissants et les princes; pour les délivrer non-seulement de leurs erreurs, mais pour les élever à des idées si hautes et les engager à la pratique de vertus si sublimes?
« Ne faut-il pas être plus qu'homme pour opérer ces prodiges sans armes, sans argent, sans armée, sans combat, mais seulement par le ministère de douze hommes inconnus, méprisables selon le monde,. ignorants, pauvres, nus, désarmés, sans habits et sans chaussures? Si Jésus-Christ n'était pas Dieu, comment aurait-il pu inspirer aux hommes avares le mépris de l'or et de l'argent, aux ambitieux l'amour des humiliations, aux voluptueux l'amour de la croix et de la mortification? Comment aurait-il pu établir malgré les sophismes des philosophes et des savants, malgré la fureur des rois et des empereurs, malgré les passions déchaînées et au milieu des persécutions et des massacres, une religion qui contrarie la nature et qui enchaîne toutes les passions?
« Comment toutes ces révolutions qui avaient été prédites auraient-elles pu s'accomplir? D'où vient que la croix, objet d'horreur autrefois, est maintenant honorée? Pourquoi l'univers entier accourt-il aujourd'hui en pèlerinage à Bethléem (1) ? N'est-ce pas l'accomplissement de ces paroles prophétiques
« Et vous Bethléem vous êtes regardée comme un lieu trop peu considérable pour donner des princes à Juda, mais c'est de vous que sortira le dominateur d'Israël; lui, dont la génération est dès l'éternité. Il demeurera ferme, il paîtra son troupeau dans la force et dans la sublime majesté du nom du Seigneur; ses brebis seront dans la paix, parce que sa grandeur va éclater jusqu'aux extrémités du monde (2).
« Reconnaissez donc le prodige, et confessez avec nous la divinité de Celui qui a été crucifié, qui est mort et ressuscité pour le salut des hommes. »
Les Pères de cette époque se servaient souvent du fait de l'établissement du christianisme pour établir sa divinité; Chrysostome revient fréquemment sur cette idée, et saint Augustin voulant convaincre les païens leur disait : « Le christianisme s'est établi par les miracles ou sans miracles; s'il s'est établi par des miracles, il est divin; s'il ne s'est pas établi par des miracles, son établissement est le plus grand des miracles, et ce fait seul doit le faire regarder comme divin. »
Les raisonnements tirés des faits généraux de l'histoire
n'étaient pas les seuls invoqués par Chrysostome pour
1. Contra Gentiles, cap. I. — 2. Michée, V.
combattre les païens; souvent pour les confondre il leur rappelait les miracles arrivés de son temps et dans la ville même d'Antioche. Il en est un entre autres qu'il cite dans le panégyrique de saint Babylas et dans son Traité contre Julien et les Gentils : c'est le triomphe que saint Babylas remporta, après sa mort même, sur Julien l'Apostat et sur ses dieux. Ce prince impie étant venu à Antioche se rendit au faubourg de Daphné, qui était célèbre par ses fontaines, ses ruisseaux, ses jardins et surtout par un temple très-ancien dédié à Apollon. Ayant offert ses sacrifices impies, il voulut consulter l'oracle, mais l'oracle après un long silence répondit : Les morts qui sont ici m'empêchent de parler; brisez leurs cercueils, déterrez leurs ossements et transportez-les ailleurs. Julien comprit ou du moins il feignit de comprendre que l'oracle désignait les reliques de saint Babylas, évêque d'Antioche et martyr, qui avait été inhumé avec ses chaînes à Daphné, où il était devenu l'objet de la vénération des fidèles. Les restes du saint martyr sont donc, par ordre de l'empereur, exhumés et transportés vers la ville. Cet acte d'impiété ne devait pas rester impuni. Au moment même où les saintes reliques entraient dans la ville, au milieu d'un cortège immense de fidèles en pleurs, la foudre tomba du haut du ciel sur la tête de la statue d'Apollon et consuma son temple (1).
« Un homme ordinaire, s'écrie à ce sujet Chrysostome,
ne fait rien de grand après sa mort; mais un martyr opère
plusieurs prodiges non pour se rendre illustre, n'ayant nul besoin de la
gloire des hommes, mais pour apprendre aux incrédules que la mort
des martyrs est moins une mort que le commencement d'une meilleure vie.
Saint Babylas, après avoir fini son pèlerinage, a détruit
l'empire du démon, manifesté les erreurs des païens,
à
1. Contra Julianum et Gentiles.
et découvert la vanité de leurs oracles, en fermant la bouche à celui qui paraissait le plus habile dans l'art de deviner. Ces faits sont publics, il n'y a pas vingt ans qu'ils se sont accomplis; allez à Daphné, et vous verrez fumants encore, pour ainsi dire, les restes de ce temple fameux; examinez-les attentivement : vous y verrez en caractères de feu la vanité des idoles, la honte du paganisme, la puissance des saints martyrs et la gloire du christianisme. »
A cette époque le sophiste Libanius vivait encore. Il avait fait une déclamation sur la ruine du temple d'Apollon; Chrysostome en cite une partie dans son Traité et la réfute victorieusement. Le saint apôtre d'Antioche ne se contentait pas de parler et d'écrire contre l'idolâtrie, il déployait partout une sainte activité; il convertit ainsi les idolâtres du mont Amanus dans les environs d'Antioche, il fit démolir un temple au mont Cassius où l'on offrait chaque jour des sacrifices aux faux dieux. Séleucie et toute la contrée ressentirent aussi les effets de son zèle infatigable. Les sacrifices païens cessèrent, les temples furent renversés et remplacés par des oratoires et des églises. Les superstitions étaient abolies, et les peuples embrassaient en foule le christianisme.
XXI. En établissant dans ses discours la divinité de la foi chrétienne contre les païens, Chrysostome frappait en même temps les Juifs. Sa polémique contre ces derniers n'est pas moins remarquable que celle dont nous venons de donner une idée.
La situation d'Antioche au pied des montagnes de la Syrie, environnée de la Phénicie, de la grande Arménie, de la Cilicie et de la Cappadoce ; sa proximité de la grande mer, ses privilèges, son commerce florissant, avaient de tout temps attiré dans ses murs une multitude de Juifs, qui, dès le temps des Apôtres, y avaient déjà un grand nombre de synagogues. Saint Pierre y avait établi son premier siège. « Après le martyre de saint Étienne, quelques-uns des disciples que la persécution avait dispersés passèrent en Phénicie, à Chypre et à Antioche, dit le texte sacré, mais ils n'annoncèrent la parole qu'aux seuls Juifs. Bientôt après arrivèrent dans cette ville d'autres disciples, et ceux-ci parlèrent aussi aux Grecs, leur annonçant le Seigneur Jésus (1).
« Et la main du Seigneur fut avec eux, de sorte qu'un grand nombre de personnes crurent et se convertirent au Seigneur.
« La nouvelle en étant venue à l'Église de Jérusalem, on envoya Barnabé à Antioche. Lorsqu'il y fut arrivé et qu'il eut vu la grâce de Dieu, il en eut une grande joie et il les exhorta tous à demeurer fermes dans la résolution qu'ils avaient prise d'être au Seigneur (2).
« Barnabé s'en alla ensuite à Tarse pour chercher Saül, et l'ayant trouvé, il l'amena à Antioche.
« Ils demeurèrent un an entier dans cette église où ils instruisirent un grand nombre de personnes; en sorte que ce fut à Antioche que l'on commença à donner aux disciples le nom de chrétiens. On voyait parmi eux des prophètes et des docteurs, entre lesquels étaient Barnabé, Simon qu'on appelait le noir, Lucius le Cyrénéen, Manahem, frère de lait d'Hérode le Tétrarque, et Saül.
« Or, quelques-uns qui étaient venus de Judée à Antioche enseignaient cette doctrine aux frères : Si vous n'êtes circoncis selon la pratique prescrite par Moïse, vous ne pouvez être sauvés (3). »
Cette proposition, qui fait le fond du système imaginé
par Cérinthe, troubla la foi des fidèles et causa de grandes
agitations, surtout à Antioche. Paul et Barnabé s'élevèrent
1. Act. de Aposta?., cap. XI. — 2. Cap, XI. — 3 Cap. XV.
avec force contre cette doctrine. La question fut portée au tribunal des Apôtres, et le premier Concile eut lieu à Jérusalem. La décision fut celle-ci : Il a semblé bon au Saint-Esprit et à nous de ne vous point charger d'autres choses que de celles-ci qui sont nécessaires, c'est de vous abstenir de ce qui aura été offert aux idoles, du sang des chairs étouffées et de la fornication (1).
Le décret des Apôtres fut reçu avec joie par tous les fidèles; mais les disciples de Cérinthe, les chrétiens judaïsants continuèrent à dogmatiser et à mêler ensemble les pratiques judaïques et chrétiennes.
Cette superstition condamnée se perpétua, et quoique au temps de Chrysostome on ne regardât plus comme obligatoire la loi de Moïse, il restait cependant encore dans les esprits certains préjugés, et dans les moeurs quelques pratiques judaïques funestes à la piété et au salut des fidèles.
A Antioche un certain nombre de chrétiens professaient la plus
haute estime pour les cérémonies des Juifs. Soit curiosité,
soit conviction, beaucoup fréquentaient les synagogues et célébraient
les Néoménies, la faste des Trompettes, et surtout les trois
grandes solennités : Paques, la Pentecôte et la fête
des Tabernacles. La Pâque des Juifs arrivant quelquefois après
la solennité chrétienne, quelques fidèles prolongeaient
leur jeûne jusqu'à la Pâque judaïque, et étaient
encore dans le deuil de la pénitence, tandis que tout le peuple
chrétien était dans la joie de la résurrection. La
superstition allait si loin chez quelques-uns, qu'ils s'imaginaient qu'un
serment prêté dans une synagogue était plus sacré
que s'il eût été fait dans l'église en présence
de l'autel. Chrysostome raconte qu'un chrétien avait entraîné
de force une femme dans une synagogue pour qu'elle y prêtât
serment.
1 Acta Apostol., cap. XV.
Le zèle du saint apôtre s'élevait avec force contre toutes ces pratiques, et il défendait aux fidèles, sous les plus grandes peines, de s'y laisser aller. « Que sont-elles, ces synagogues, s'écriait-il, sinon des théâtres où se passent les plus honteuses orgies, des maisons de prostitution, des cavernes de voleurs, des repaires de bêtes féroces, des temples où règne le démon triomphant? Eh ! comment pouvez-vous avoir société avec les Juifs, vous qui adorez le Sauveur crucifié? Ne sont-ce pas les Juifs qui ont poussé ce cri : Crucifiez-le, crucifiez-le; que son sang retombe sur nous et sur nos enfants ? Mais j'en prends aujourd'hui le ciel et la terre à témoin, si quelqu'un de vous célèbre désormais la fête des Trompettes, s'il entre dans les synagogues, s'il monte au temple de la matrone, s'il observe le sabbat, le jeûne ou toute autre cérémonie judaïque, je me déclare innocent de la perte de son âme. Ce que je vous dis aujourd’hui vous sera rappelé au jugement de Dieu; si vous obéissez à mes paroles, vous aurez alors une grande consolation; mais si voles n'en tenez aucun compte, si vous ne dénoncez pas à l'évêque ceux qui osent se permettre de pareilles pratiques, mes paroles seront pour vous un sujet de douleur et de désespoir éternel. »
XXII. Il fallait que, sous ce rapport, le mal fût grand dans Antioche,
puisque Chrysostome, pour le combattre, consacre huit homélies et
un traité spécial , sans compter une multitude de passages
dirigés contre les Juifs dans ses autres discours (1). Pour convaincre
les chrétiens indécis, et en même temps pour éclairer
les Juifs, il résume toute sa polémique dans deux idées
principales : la religion de Moïse est abolie, le temps de la synagogue
est fini, Dieu a rejeté Israël; une ère nouvelle a
1. 1 Adversus Judaeos.
commencé, la loi évangélique, fondée sur les mystères de la vie, de la Passion et de la mort du Christ, Fils de Dieu , a remplacé la loi mosaïque avec son culte et ses cérémonies.
Pour établir ces deux points , Chrysostome part des principes admis par les Juifs; il ouvre les livres divins, et interrogeant les prophètes, il recueille leurs oracles touchant le Messie. Il naîtra à Bethléem d'une mère vierge, de la tribu de Juda, de la famille de David, dans le temps où le sceptre ne sera plus dans Israël; il aura un précurseur, il sera une pierre de scandale pour quelques-uns, une cause de salut pour beaucoup; il sera méconnu; le peuple qui l'aura renié ne sera plus son peuple; on le verra rejeté, trahi, vendu, abreuvé de fiel, il aura les pieds et les mains percés; les méchants le feront mourir, il ressuscitera et montera triomphant dans les cieux. Les Juifs seront maudits, dispersés, errants, sans rois, sans autels, sans sacrifices, sans prophète, attendant le salut et ne le trouvant pas.
Chrysostome montre comment toutes ces prophéties se sont accomplies en Jésus-Christ. Il fait voir la main de Dieu appesantie sur ce peuple ingrat, et pour faire mieux comprendre que sa désolation est finale, que ses espérances touchant une restauration sont vaines, il rappelle les tentatives des Juifs sous Adrien et sous Constantin, tentatives misérables qui n'eurent d'autres résultats que d'aggraver leurs fers et de les rendre plus malheureux.
« Ces faits, diront-ils, sont anciens. Eh! sont-ils donc si éloignés de nous, et les vieillards ici présents ne s'en souviennent-ils pas encore? Mais puisqu'ils trouvent ces événements trop anciens, et qu'ils ne veulent pas convenir de la malédiction qui pèse sur eux, je vais, pour les en convaincre, leur citer un événement qu'ils ont vu , dont les jeunes gens qui m'entendent ont été témoins, et qui est aussi clair, aussi évident que le soleil. Cet événement n'est point arrivé sous les règnes d'Adrien et de Constantin, mais sous celui de Julien qui vivait encore il y a vingt ans.
« Vous le savez, nul prince ne surpassa jamais en impiété cet empereur. Apostat du christianisme, sacrilège restaurateur du culte des idoles, païen jusqu'à exercer lui-même le ministère des augures et des aruspices, cruel jusqu'à immoler des enfants pour satisfaire sa superstition, il voulut, pour attirer les Juifs à son impiété, les engager à offrir des sacrifices. Prince, répondirent les Juifs, c'est à Jérusalem que nous devons sacrifier; ce serait pour nous une violation manifeste de la loi de Moïse, un crime exécrable, d'offrir ailleurs des victimes. Rendez-nous Jérusalem, relevez son Temple abattu, replacez-y l'Arche sainte, ouvrez-nous le Saint des saints, et nous sacrifierons.
« Ils ne rougissaient pas, ces hommes criminels et éhontés, d'implorer la puissance de cet empereur impie et païen; ils osaient demander le secours de ses mains impures pour relever l'antique sanctuaire de Dieu : insensés qu'ils étaient! Ils ne soupçonnaient pas l'impossibilité de cette restauration; non, ils ne comprenaient pas que, s'il est facile de relever ce que l'homme a détruit, il est impossible à toute la puissance des hommes de relever jamais ce que Dieu a pour jamais renversé. Et quand Julien eût pu relever leur autel, eût-il également pu faire descendre le feu du ciel sur les victimes? Et sans le feu du ciel, qu'eussent été ces sacrifices, sinon des impiétés et d'impures sacrilèges ?
« Mais aveuglés et endurcis, ils ne considéraient pas toutes ces choses, et ils suppliaient l'empereur de leur être favorable. Celui-ci, dans l'espérance de les gagner au culte des faux dieux, et voulant, du reste, poussé par sa rage impie, donner un solennel démenti au Fils de Dieu qui avait annoncé que le Temple ne serait jamais rétabli, commença l'entreprise. Des sommes immenses sont puisées dans le trésor publie; mille ouvriers accourent de toutes parts, mille intendants sont employés pour, presser, surveiller et diriger les travaux; l'or et l'argent, la science et la force, tout se réunit, tout est mis en oeuvre pour assurer le succès de ce téméraire dessein. Mais Celui qui confond les sages de la terre et qui les prend dans leurs propres piéges, éclata du haut des cieux et manifesta sa colère. Il voulut prouver à ces impies que la parole divine est immuable, et que les décrets portés par la toutepuissante et absolue volonté du Très-Haut, ne peuvent jamais être anéantis par tous les efforts des hommes réunis. Un feu terrible et mystérieux, s'élançant tout à coup des entrailles de la terre, repoussa au loin les pierres placées dans les fondations, enveloppa les travailleurs, en fit périr un grand nombre et força l'impiété obstinée d'abandonner cette oeuvre criminelle. Les Juifs furent frappés de honte et de terreur, et l'impie Julien, apprenant ce coup du ciel, craignant d'attirer sur sa personne les flammes vengeresses, fut contraint de confesser son impuissance, de s'avouer vaincu, lui et toute la nation des Juifs (1).
« Ces événements ne sont pas anciens; ils se sont passés de notre temps, sous nos yeux; vous pouvez visiter Jérusalem; allez-y, et vous trouverez encore les fondations vides et abandonnées, et sur les pierres dispersées vous lirez encore les traces de la colère et de la vengeance céleste.
« Ce fait est incontestable; s'il ne l'était pas, pourquoi
les Juifs ne rebâtiraient-ils pas le Temple? qu'est-ce qui les en
empêcherait? Ne sont-ils pas riches, leur patriarche
1. Contra Judœos.
ne possède-t-il pas d'immenses trésors? Manquent-ils d'audace, de ténacité et d'impudence? Ne sont-ils pas assez nombreux en Palestine, dans la Phénicie et partout (1)? »
XXIII Chrysostome ne se contente pas de prouver par les prophéties et les miracles l'abolition du judaïsme, mais il montre le triomphe de la religion chrétienne. « La mort, dit-il, opère de grands changements dans la fortune des hommes; ils perdent tout avec la vie. Aussi bien que les simples particuliers, les grands et les princes, les empereurs eux-mêmes sont soumis à ces vicissitudes. A peine sont-ils morts, que les lois qu'ils ont faites sont abrogées; leurs images et leurs statues sont reléguées dans des lieux obscurs; leur mémoire s'éteint bientôt, leur nom tombe dans l'oubli, et les favoris qu'ils protégeaient sont rejetés et méprisés. Ceux qui commandaient à des millions d'hommes, qui avaient droit de vie et de mort, et dont un seul signe changeait le sort des villes, des peuples et des empires, sont pour ceux qui survivent comme s'ils n'avaient jamais été.
« Il n'en a pas été ainsi du Christ, Fils de Dieu. Si pendant sa vie il souffrit les calomnies et les persécutions, la trahison de Judas, le reniement de Pierre, le délaissement de ses disciples; sa gloire et sa divinité n'en devinrent que plus éclatantes après sa mort.
« Celui qui par crainte n'osa reconnaître son Maître
dans la maison du pontife, répara sa faute en souffrant pour lui
les persécutions, la faim, la soif, les tortures et la mort. Que
de martyrs se sont immolés pour son nom ! Sa gloire n'est-elle pas
publiée partout? sa divinité n'est-elle pas confessée
dans les villes et dans les déserts? les ducs et les princes, les
consuls et les rois, les hommes
1. Contra Judaeos.
libres et les esclaves, les savants et les ignorants, les peuples civilisés et les peuples barbares ne le publient-ils pas à l'envi? Son sépulcre est glorieux; quelque étroit qu'il soit, il est mille fois plus révéré que les tombeaux des rois. Que dis-je? les tombeaux mêmes de ses serviteurs ne sont-ils pas plus glorieux que les palais des monarques? Ne voit-on pas des généraux, des consuls et des empereurs accourir à Rome pour s'agenouiller auprès des restes inanimés d'un pêcheur et d'un faiseur de tentes? A Constantinople n'a-t-on pas vu des princes ornés du diadème de l'univers demander comme une faveur d'être inhumés non auprès du tombeau des Apôtres, mais au seuil des basiliques comme pour en être les portiers?
« La Croix n'est-elle pas aujourd'hui triomphante, et ce signe de malédiction, ce symbole du dernier supplice, n'est-il pas devenu l'étendard sacré de la gloire et du salut? Oui, la Croix est honorée partout; elle couronne le diadème, elle est gravée sur les étendards et sur les armes des guerriers, partout plus éclatante que le soleil. Les princes et les sujets, les hommes et les femmes, les vierges et les veuves, l'esclave et l'homme libre font leur ornement du signe de la Croix. La Croix brille partout, dans les maisons, sur les places publiques, au sommet des montagnes, dans la profondeur des forêts, sur les bords de la mer, à la poupe des vaisseaux, sur les vêtements et sur les tables. Elle est gravée sur les anneaux, sur les vases d'or et d'argent et sur les livres; partout elle est un signe révéré et béni. On fait le signe de la Croix sur les animaux malades, sur les possédés pour les guérir. Pendant la paix et pendant la guerre, le jour et la nuit, tous ont mis leur confiance dans la Croix; personne ne rougit de ce signe autrefois maudit; la Croix est devenue un ornement plus honorable et plus précieux que toutes les couronnes.
« Que les Juifs et les païens répondent; qu'ils expliquent, s'ils le peuvent, l'affluence de pèlerins qui arrivent à Jérusalem de toutes les parties de la terre pour voir et révérer le bois sacré sur lequel Jésus souffrit et mourut. Qu'ils expliquent pourquoi un grand nombre d'entre eux, hommes et femmes, enchâssent dans l'or les parcelles de la vraie Croix pour les suspendre à leur cou; pourquoi enfin cette croix patibulaire, ce signe de honte et de malédiction, est devenue pour tous et partout un signe d'honneur, un signe de gloire et de salut?
« Ah ! puissent-ils le reconnaître! c'est que cette parole du Prophète est accomplie : En ce jour, le rejeton de Jessé sera exposé comme un étendard aux yeux de tous les peuples; les nations viendront lui offrir leurs prières et son sépulcre sera glorieux (1). Oui, c'est parce que la Croix a été pour l'humanité une source de bénédictions, un bouclier solide, un rempart inébranlable contre les attaques du démon. C'est par la Croix que le Réparateur divin a brisé les portes infernales et les chaînes de l'esclavage; c'est par la Croix qu'il a renversé la forteresse de Satan, c'est par elle qu'il a appliqué sur les blessures de l'homme le baume divin qui devait les guérir.
« La Croix a converti et sauvé le monde; elle a chassé,
l'erreur et fait briller la vérité; par elle la terre est
devenue le ciel et les hommes sont devenus des anges; par elle le démon
n'est plus à craindre, la mort n'est plus la mort, mais un sommeil;
par elle tout ce qui pouvait nous nuire a perdu sa force et sa malice ;
par la vertu de la Croix le poison reste sans effet, les tempêtes
sont apaisées, les fléaux sont suspendus, les portes des
prisons s'ouvrent, les chaînes tombent des mains des prisonniers;
par elle enfin, aujourd'hui encore, mille prodiges sont opérés.
» Cet éloge de, la Croix et de sa vertu toute-puissante pour
1. Isaïe, X.
établir la divinité du christianisme se rencontre dans plusieurs des homélies du saint prêtre d'Antioche. Nous regrettons de ne pouvoir citer ces passages admirables. Souvent il en déduit des conséquences morales applicables non-seulement à ses auditeurs, mais aux fidèles de tous les siècles. « Ne rougissez pas de la Croix, s'écrie-t-il dans l'homélie 54e sur saint Matthieu, de peur que Jésus-Christ ne rougisse de vous quand il viendra dans sa gloire pour juger le monde. »
Ce fut la première année de son sacerdoce (386) et pendant le carême que Chrysostome prononça ses homélies contre les Juifs. Les fêtes de la synagogue qui approchaient et où se rendaient un grand nombre de chrétiens l'avaient obligé d'interrompre sa polémique contre les anomiens.
XXIV. Ces hérétiques avaient pour chef Eunome, évêque de Cyzique. Dans le quatrième siècle, la nature de Dieu, la trinité des personnes et l'unité de la substance divine avaient été l'objet de téméraires investigations. Placés encore sous l'influence des idées païennes et philosophiques, les esprits s'agitaient, et la raison cherchait à expliquer des vérités que nous devons croire sur la parole même de Dieu, mais qui ne sont point accessibles aux faibles lumières de l'homme. Sabellius admettait en Dieu une seule substance et une seule personne. Selon lui, le Père, le Fils et le Saint-Esprit n'étaient pas trois personnes distinctes, mais seulement trois dénominations d'une même substance divine. Si Dieu portait des décrets touchant le salut des hommes, il s'appelait Dieu le Père; s'il s'incarnait dans le sein d'une vierge, il prenait le titre de Dieu le Fils; s'il déployait l'efficacité de sa grâce dans l'âme des pécheurs, c'était alors Dieu le Saint-Esprit. Cette erreur qui détruit la trinité des personnes divines révolta les fidèles et fut condamnée par l'Église. Comme l'esprit d'erreur se jette toujours dans les extrêmes, on vit naître peu après l'hérésie des Trithéistes, diamétralement opposée à celle de Sabellius. Puis parut Arius, prêtre d'Alexandrie, qui voulut à son tour expliquer le mystère de la Trinité au point de vue de la faible raison humaine. Pour ne pas tomber dans l'erreur de Sabellius, il prétendit, tout en admettant trois personnes en Dieu, que ces personnes n'étaient pas égales en substance: Il nia la divinité du Verbe et alors, comme toujours; le novateur, laissant de côté la tradition catholique pour suivre les fausses lueurs de sa raison, ne manqua pas de trouver dans l'Écriture, mal interprétée, des textes propres à appuyer son erreur.
Les anoméens n'étaient pas autre chose que des ariens. Comme ces derniers , ils niaient la consubstantialité des personnes, et prétendaient de plus que l'on ne pouvait admettre plusieurs attributs différents dans l'essence divine.
La nature de Dieu est simple, disaient-ils; or, dans une nature simple on ne peut supposer deux principes différents, l'un engendré et l'autre engendrant; d'où ils concluaient que le Fils n'était pas consubstantiel au Père, mais seulement semblable.
Les catholiques répondaient que , pour que ce raisonnement fût concluant, il faudrait comprendre l'essente divine, la voir clairement comme Dieu la voit et la comprend; que, bien qu'une substance simple ne puisse contenir plusieurs principes qui soient différents à notre point de vue, nous ne savons pas ce qu'il en est de la substance divine, et que, par conséquent, nous ne pouvons pas établir un raisonnement concluant.
Chrysostome essaya de couper le mal par la racine, et il consacra cinq discours à établir cette vérité capitale, que la nature de Dieu est incompréhensible. S'étant aperçu que les anoméens assistaient à ses sermons et l'écoutaient volontiers, il ne les attaqua pas tout d'abord de peur de les rebuter; il attendit l'occasion favorable, et les anoméens la lui fournirent en le priant de traiter les points qui les concernaient.
Dans la première homélie, après avoir montré par l'exemple de Zacharie combien il est dangereux de porter trop loin la curiosité dans les choses où Dieu ne demande que notre foi, il déplora la témérité des anoméens qui prétendaient que l'homme, cendre et poussière, faible et fragile comme l'herbe des champs, peut connaître parfaitement Celui qui est éternel, invariable, incorporel et incorruptible, qui est partout, au-dessus de tout, qui regarde la terre et la fait trembler, qui a créé l'univers en se jouant, et devant qui toutes les nations, tous les hommes et les anges même ne sont que comme une goutte d'eau. N'est-ce pas une folie de prétendre pénétrer ce que saint. Paul, en qui Jésus-Christ parlait, avoue n'avoir pas compris.
Dans les homélies suivantes, il démontre que la nature de Dieu est incompréhensible aux prophètes, aux apôtres, aux anges, aux archanges et à toutes les puissances célestes. Il développe admirablement cette pensée clé l'Écriture: Dieu habite une lumière inaccessible que nul des hommes n'a vue ni ne peut voir (1) , et il s'élève aux pensées les plus sublimes sur la grandeur, la puissance, la sagesse et les perfections de Dieu.
Comme les anoméens objectaient que, puisque la nature de Dieu
était incompréhensible, on adorait un Dieu inconnu : «
Cette objection, reprit Chrysostome, ne mériterait pas d'être
relevée, puisqu'il ne s'agit entre les anoméens et nous que
de la connaissance de Dieu selon
1. Tim. VI.
sa nature. Mais comme nous cherchons moins à confondre nos adversaires qu'à les ramener à la vérité, faisons-leur voir par une comparaison que celui qui avoue ne point comprendre la nature de Dieu, la connaît mieux en effet que celui qui prétend la comprendre. Supposons deux hommes qui disputent ensemble sur l'étendue du ciel que nous voyons; l'un soutient qu'il en connaît toutes les dimensions, et l'autre affirme que cela est impossible à l'homme. Je demande lequel des deux connaît mieux le ciel, lequel des deux en a une plus grande idée : n'est-ce pas celui qui avoue son ignorance? Ainsi en est-il des anoméens et des catholiques. »
Après avoir montré que la nature de Dieu est incompréhensible , il établit la divinité et la consubstantialité du Verbe et sa parfaite égalité avec le Père. Ses preuves sont tirées de l'Évangile selon saint Jean. Celui qui me voit, voit aussi le Père (1). Moi et mon Père nous sommes un (2). Comme le Père vivifie et ressuscite les morts, ainsi le Fils vivifie ceux qu'il veut vivifier (3). Que tous honorent le Fils comme ils honorent le Père (4).
Dans ces quatre paroles de l'évangile sont, exprimées la consubstantialité et la personnalité du Verbe, sa puissance égale à celle de son Père, et l'égalité du culte qui lui est dû.
Chrysostome consacre douze homélies à combattre les anoméens, toutes, excepté deux, prononcées à Antioche, et dans lesquelles il déploie toutes les ressources de sa science biblique et toute la puissance de son génie et de son éloquence.
XXV. Si cette polémique nous intéresse moins aujourd'hui,
c'est parce que tous, à part quelques hommes ignorants et égarés,
nous confessons la divinité et la
1. Joan. XIV. — 2 Id., X. — 3 Id., V. — 4 Id. ibid.
consubstantialité du Verbe fait chair; mais à l'époque dont nous parlons, quand l'Église infestée par l'arianisme défendait son principe vital, cette controverse était pleine d'intérêt pour les fidèles. Pour eux les discours de Chrysostome étaient mille fois plus importants que ne le sont pour nous aujourd'hui les discours des orateurs politiques qui discutent dans les assemblées délibérantes les grands intérêts de la patrie.
Du reste, sans parler de l'éloquence de Chrysostome qui savait relever les moindres détails et exciter l'attention de son auditoire, ce saint personnage ne se bornait pas à combattre les hérétiques, mais il savait admirablement amener, à l'occasion d'une parole de l'Écriture, certains avis et même quelquefois certains reproches qui s'appliquaient à la partie catholique de ses auditeurs. Ainsi dans sa troisième homélie, après avoir établi que la nature de Dieu est incompréhensible à toutes les puissances célestes, il s'écrie : « Mais mon âme est épuisée, elle est effrayée non point de l'abondante matière qui nous reste à traiter, mais de la hauteur des mystères célestes que nous avons déjà et que nous devons encore contempler. Quittons donc le ciel pour un instant, et reposons nos esprits en terminant ce discours par l'exhortation ordinaire.
« Et que pouvons-nous vous dire, mes frères, sinon de prier pour ceux qui sont égarés dans les voies tortueuses de l'hérésie? Leur sort est mille fois plus à plaindre que celui des malades, des prisonniers, des condamnés aux mines et même des énergumènes. Ne vaut-il pas mieux; en effet, être possédé du démon, que d'être impie? Le possédé peut n'être pas coupable; mais l'homme impie, rien ne peut le justifier. »
XXVI. « Ce que je vous dis de la prière me rappelle un grave désordre auquel vous vous livrez; pardonnez-moi si je le signale ici afin de le corriger; je serais coupable si, en m'appliquant à guérir les maux de ceux qui me sont étrangers, je négligeais la guérison des vôtres propres.
« Hier, après être descendu de la tribune sacrée, au moment où s'offrait le divin Sacrifice, jetant les yeux dans la basilique auguste, j'ai cherché en vain l'immense multitude qui m'avait écouté avec tant d'attention. Hélas! l'église était déserte, toute la foule avait disparu. Votre conduite m'a profondément affligé; car si vous écoutez le serviteur avec tant d'attention, avec une joie si marquée; si vous recueillez ses moindres paroles jusqu'à la fin avec tant de bonheur, comment osez-vous, quand son divin Maître s'offre et s'immole pour vous sur l'autel, abandonner l'église et fuir dans vos maisons? Que pouvez-vous dire pour vous justifier? Cette indifférence vous fait perdre le mérite de votre assiduité au sermon; je crains même qu'elle ne soit la preuve de son inutilité pour vous : car si les vérités saintes que vous entendez étaient gravées dans vos esprits, elles vous engageraient. à assister avec piété aux divins mystères.
« Ne me dites pas que vous ne pouvez entendre le sermon qu'à l'église, tandis que vous pouvez prier dans vos maisons; car bien que la prière particulière soit utile et nécessaire, elle n'est pourtant pas aussi efficace que la prière commune; Dieu exauce plus facilement celle qui se fait dans l'église. Là se trouve ce qui n'est pas dans vos maisons, la foule des suppliants, l'unanimité des voeux, les liens de la charité, les oraisons des prêtres, tout ce nuage d'encens, de désirs et de prières qui s'élève vers le ciel.
« Ne vous souvenez-vous pas qu'il y a dix ans l'on punit quelques hommes qui aspiraient à la tyrannie? L'un d'entre eux, noble d'origine, puissant et distingué, se trouvant convaincu, était traîné au supplice. A cette nouvelle tout le peuple accourut en foule dans le cirque. En un instant mille voix s'élevèrent. de toutes parts pour demander la grâce du coupable. La colère de l'empereur fut apaisée, et la conspiration commune de tout le peuple arracha comme par force à la justice un criminel indigne de tout pardon.
« Quelle est donc notre conduite? Eh quoi! quand il s'agit d'apaiser un empereur de la terre, vous accourez tous en foule, et quand il faut adoucir le Roi du ciel, quand il est nécessaire d'arracher à sa colère non pas un seul homme, mais plus de mille, mais tous les pécheurs du monde, est-il possible que vous soyez indifférents? Pourquoi rester assis hors de l'église, ou plutôt pourquoi ne pas y accourir, afin que Dieu, touché de l'union et de l'élan de vos prières communes , leur remette les supplices qu'ils ont mérités et vous pardonne à vous-mêmes vos propres péchés?
« Pourquoi négligez-vous l'occasion favorable? Ne savez-vous pas qu'au moment du sacrifice les anges du ciel sont prosternés et que les archanges sont en prières? Oui, c'est ce moment-là même qu'ils choisissent pour supplier en faveur des pécheurs. Pour apaiser le Seigneur et implorer sa clémence, ils élèvent vers le ciel, non pas comme les hommes vis-à-vis des princes, un rameau d'olivier, symbole de douceur et de miséricorde, mais le corps sacré de Jésus lui-même. Ils semblent dire à Dieu Seigneur, nous vous prions pour ceux que vous avez aimés jusqu'à mourir; Seigneur, faites grâce à ceux que vous avez rachetés par votre sang : miséricorde en faveur de ceux pour qui vous vous êtes immolé!
« Vous avez reçu avec joie et même avec transport l'avertissement que je viens de vous donner; je ne demande pas des applaudissements, mais des oeuvres; un avenir prochain montrera si vous m'avez véritablement applaudi.
Les applaudissements du peuple avaient été sincères; personne ne sortit plus de l'église avant la fin du sacrifice, et Chrysostome quelque temps après remercia les habitants d'Antioche de leur humble obéissance aux avertissements qu'il avait donnés (1).
« C'est mon devoir de vous reprendre de vos défauts, dit-il; je serais infidèle à mon ministère si j'y manquais, mais aussi il est juste que je vous témoigne ma satisfaction, quand je vous vois marcher dans la bonne voie et la pratique des saintes oeuvres. Ceux qui sortaient de l'église ont obtempéré à mes avertissements; je les en remercie de toute mon âme. Mais je dois reprendre aujourd'hui ceux qui restent dans l'église, non point parce qu'ils y restent, mais parce qu'ils s'y conduisent comme s'ils n'y étaient pas, en se livrant à des conversations inopportunes et inutiles pendant le redoutable Sacrifice. »
Le saint prêtre s'élève fortement contre ce désordre il en fait sentir la gravité tant à cause de la sainteté de l'Église que de la grandeur des mystères qui s'opèrent sur l'autel, et surtout à cause de la présence des possédés que le diacre amenait à l'église au moment où allait commencer le Saint-Sacrifice. « Eh! s'écrie-t-il, quand vous voyez ici ces malheureux, comment pouvez-vous être insensibles à leurs maux? A la vue de tant d'infortune, ne devriez-vous pas être recueillis par la crainte? vos visages ne devraient-ils pas être inondés de larmes, et toute l'église retentir de cris et de lamentations? Comment ne craignez-vous pas que Dieu, en punition de votre insensibilité et de votre peu de retenue, ne vous livre au démon pour vous faire subir tous les accès de sa rage et de sa fureur?
« Il est un autre désordre, excité par le démon
pour vous empêcher de profiter de la parole de Dieu : c'est celui
que causent quelques coupeurs de bourses répandus
1. De Incompr. Natura Dei, homil. IV.
chaque jour dans l'assemblée, et qui déjà ont dépouillé un grand nombre de personnes (1). Pour arrêter le mal et ôter à ces hommes rapaces leurs criminelles espérances, je vous prie de n'apporter ni or ni argent dans ce saint lieu, quand vous venez pour entendre la parole divine. »
XXVIII. Les hérétiques ariens, anoméens et sabelliens
ne furent pas les seuls sectaires que le zèle de Chrysostome eut
à combattre. L'Église d'Orient, et en particulier l'Église
d'Antioche, était désolée par toutes les erreurs qu'enfante
l'orgueil de la raison humaine égarée par les systèmes
d'hommes ambitieux ou dissolus. Marcionites, valentiniens, gnostiques,
manichéens, macédoniens, juifs et païens, tontes les
sectes, toutes les erreurs anciennes et nouvelles avaient leurs adeptes
dans la ville patriarcale, remplissant comme, l'ivraie le champ du père
de famille. Le saint apôtre d'Antioche les combattait, tantôt
directement soit dans des conférences publiques, soit dans des traités
spéciaux, soit dans l'exposition d'un chapitre de l'Écriture,
comme on le voit dans l'exposition du psaume 109; tantôt indirectement
à l'occasion d'un texte qu'il développe; de temps en temps
il montre l'inconséquence des sectaires; quelquefois aussi, mais
rarement, il verse le ridicule sur leur doctrine et leurs pratiques. Ainsi,
dans l'homélie 40e , sur la première Épitre aux Corinthiens,
il s'écrie : «Voulez-vous que je vous dise comment les disciples
de Marcion entendent l'Écriture sur la nécessité du
baptême? j'exciterai votre hilarité, mais néanmoins
je le dirai pour vous prémunir contre les erreurs de cette secte.
Parmi eux, quand un catéchumène vient à mourir subitement
sans avoir reçu le baptême, on trouvé le moyen de le
baptiser après sa mort. On s'approche du lit du défunt, on
lui parle, on l'interroge, on
1. De Natura Incompr, homil. IV.
lui demande s'il veut être baptisé; le mort ne répondant pas, quelqu'un caché sous le lit se charge de répondre pour lui et dit qu'il veut être baptisé. Le défunt reçoit à l'instant le baptême dans la personne de celui qui a répondu. Pour faire cette cérémonie ridicule, ils s'appuient d'un texte de l'Apôtre saint Paul aux Corinthiens, qu'ils interprètent selon leur sens particulier. »
Les marcionites avaient pour chef Marcion, né à Sinope dans le second siècle de l'ère chrétienne. Chassé de l'Eglise par son propre père à cause de sa vie dissolue, il quitta sa patrie, et vint à Rome oit il s'attacha à l'hérétique Cerdon. Bientôt il devint lui-même chef de secte. Ne pouvant expliquer l'existence du bien et du mal dans l'homme et dans le monde, il imagina deux principes, l'un bon et l'autre mauvais, l'un créateur des esprits et des âmes, l'autre créateur des corps et de la matière. Selon lui, la chair venait du mauvais principe; il condamnait le mariage; il prétendait que le Fils de Dieu n'avait pris qu'un corps fantastique. Ses partisans avaient un grand mépris pour le dieu créateur de la matière : ils s'abstenaient de viande, ne buvaient que de l'eau, et pratiquaient des jeûnes rigoureux. Théodoret rapporte que de son temps un marcionite âgé de 90 ans ne mangeait qu'à regret, et qu'il était pénétré de la plus vive douleur toutes les fois que le besoin de se nourrir l'obligeait à user des productions du dieu créateur de la matière. « Comble d'absurdité, s'écrie un savant auteur, et dont on ne croirait pas l'esprit humain capable, s'il n'en existait tant d'autres exemples; punition éclatante de l'orgueil de la raison humaine, qui veut s'élever et dogmatiser contre les saints enseignements de la foi ! »
Ces sectaires étaient nombreux à Antioche. Pendant que Chrysostome les combattait avec le plus de zèle, la bonté de Dieu se plut à sanctionner la vérité de ses discours par un éclatant miracle. C'est l'historien Théodoret qui le rapporte.
Le préfet d'Antioche était nu sectateur des doctrines de Marcion, et sa femme n'était pas moins due lui attachée à cette erreur. Pendant que ces deux grands personnages faisaient servir tout ce qu'ils avaient de forces, de fortune et de crédit à propager l'impiété, la justice de Dieu arrêta tout à coup leur zèle hérétique. La femme fut atteinte d'une cruelle maladie d'entrailles. Tous les remèdes furent employés; mais le mal ne fit qu'augmenter, et les prières des marcionites n'eurent pas plus d'efficacité. Vaincue par la douleur et presque réduite à l'extrémité, cette femme qui entendu les homélies de Chrysostome et qui l'estimait pour sa vertu autant que pour son éloquence, promit, de concert avec son mari, et embrasser le Catholicisme, si les prières des catholiques obtenaient sa guérison. S'étant fait transporter à la porte de l'église de la Palée, elle supplia l'évêque Flavien et Chrysostome d'intercéder pour elle auprès de Dieu. « Ne nous repousse.. pas, disait-elle, ayez pitié; de ceux qui sont nés dans l'erreur, intercédez pour nous; la guérison de mon corps sera aussi la guérison de nos âmes. » Chrysostome, touché de leurs supplications, fit apporter de l'eau; Flavien l'ayant bénite en répandit sur cette femme qui à l’instant se leva parfaitement guérie. Par reconnaissance, ces deux personnages donnèrent trente livres d'or pour les pèlerins, les pauvres et les malades. Ils renoncèrent aux erreurs de Marcion, et devinrent de fervents catholiques.
Ces deux conversions irritèrent les marcionites : dans leur colère, ils se permirent l'injure et la calomnie contre Flavien et Chrysostome qu'ils traitaient d'infâmes magiciens; mais la justice de Dieu mit bientôt un terme à leur fureur : il survint à Antioche un grand tremblement de terre qui renversa la maison oit étaient réunis en grand nombre les marcionites, et les fit périr misérablement.
XXIX. Ce fut pendant les années 386 et 387 que Cltrysostome combattit avec tant de vigueur les hérétiques anoméens. Sa polémique fut interrompue il l'occasion de la discorde qui régnait. à Antioche entre les catholiques pauliniens et méléciens. Pour mieux faire ressortir le zèle de Chrysostome, et en même temps pour faire connaître la situation d'Antioche et la difficulté des temps, nous devons exposer ici la cause et l'origine de cette discorde appelée le schisme de l'église d'Anlioche.
En 330, Eustathe, né à Side en Pamphylie, et vingt-quatrième patriarche d'Antioche, occupait depuis six ans le siège de cette grande ville. Sa foi vive et orthodoxe, son zèle ardent et la sainteté de sa vie lui ayant mérité la haine des ariens, il fut déposé dans un concile par Eusèbe de Césarée et Eusèbe de Nicomédie, et envoyé en exil.
Les ariens lui substituèrent Paulin Il, ennemi de la divinité de Jésus-Christ. Dès lors et pendant trente ans les ariens furent maîtres des élections, et toits les évêques qu'ils choisirent furent entachés d'hérésie; les catholiques repoussèrent ces évêques et continuèrent à vivre dans la communion d'Eustathe leur pasteur légitime. En 361, après l'exil d'Arius, les hérétiques choisirent Mélèce pour évêque d'Antioche. Trompés par on ne sait quelle apparence, ils le croyaient arien, ennemi de la consubstantialité du Verbe et tout disposé en faveur de leur cause. Mais quel ne fut pas leur étonnement, quand ils l'entendirent en plein concile professer la divinité de Jésus-Christ selon la foi de Nicée et anathématiser Arius ! Une partie des catholiques le reçut comme pasteur légitime, mais l'autre refusa de le reconnaître et resta fortement attachée à Eustathe sous la conduite de Paulin; prêtre d'Antioche. Les ariens irrités dénoncèrent Mélèce à l'empereur Constance, ennemi des catholiques. Mélèce fut exilé et remplacé par un diacre d'Alexandrie, appelé Euzoïus, qui était arien déclaré. Ainsi Antioche se trouva divisée en trois partis : celui d'Eustathe, celui de Mélèce, et celui d'Euzoïus. Deux étaient catholiques, et l'autre hérétique.
Saint Athanase, informé des maux de l'Eglise d'Antioche, voulut y apporter un remède convenable : il assembla un synode à Alexandrie, et là, par conseils, par raisons, par prières, il s'efforça de rapprocher les deux partis catholiques; il envoya même pour cet effet à Antioche, comme députés du concile, saint Astérius et saint Eusèbe de Verceil. Les choses semblaient prendre une marche pacifique ; on espérait voir bientôt consommée cette réunion si nécessaire, et déjà les députés du concile se dirigeaient vers Antioche, lorsque Lucifer de Cagliari donna la consécration épiscopale à Paulin pour succéder à Eustathe qui était mort; la division fut dès lors consommée. Les évêques eux-mêmes se trouvèrent partagés: tout l'Orient était pour Mélèce, tandis que l'Egypte et tout l'Occident reconnaissaient Paulin pour patriarche. Ce schisme déplorable dura plus de soixante ans; il ne se termina qu'en 392, sous l'épiscopat de Flavien, comme nous le verrons plus loin. Telle était donc la situation de l'Eglise d'Antioche, pendant que Chrysostome exerçait son ministère. Paulin et Flavien, successeur de Mélèce, étaient tous deux évêques; ils gouvernaient chacun leur troupeau, étaient unis entre eux par la même foi et les mêmes désirs; mais leurs partisans n'avaient ni les mêmes sentiments, ni la même modération. La guerre régnait dans les basses régions du peuple, et les deux partis, animés l'un contre l'autre, se laissaient aller à des injures et à des outrages réciproques. En parlant de Paulin, les partisans de Flavien disaient: cet homme est devenu hérétique en signant la profession de foi d'Apollinaire; il est possédé du démon, il entraîne les âmes dans l'abîme par des discours mensongers. A leur tour, les partisans de Paulin traitaient d'hérétiques ceux de Flavien, parce que celui-ci avait succédé à Mélèce, élu par les ariens.
Chrysostome, poussé par son zèle ardent pour le bien de l'Eglise et le salut des peuples, gémissait amèrement sur toutes ces querelles intestines qui altéraient si sensiblement la charité et l'union qui doivent régner entre les enfants d'un même Père, les héritiers des mêmes promesses; il craignait que le résultat de ces divisions ne fùt l'affaiblissement de la foi et le triomphe du paganisme et de l'hérésie; il les regardait comme un obstacle sérieux à l'opération de la grâce divine dans les âmes. Son zèle ne lui permettait pas de rester spectateur indifférent, et voici comment il exprime sa douleur dans un discours qui a pour titre, de l'Anothème :
« Par où commencerai-je mon discours? s'écrie-t-il;
sera-ce en vous exposant le commandement du Seigneur, ou en vous reprochant
votre extrême ignorance? N'est-ce pas une folie qui me rendra ridicule,
de venir aujourd'hui vous parler de l'anathème? Mais le mal est
si grand, je suis si profondément humilié de tout ce que
je vois et de tout ce que j'entends, qu'il m'est impossible de garder plus
longtemps le silence. Oui, je suis profondément affecté,
mon coeur est brisé de douleur, en apprenant que des hommes sans
lettres, sans connaissance des divines Écritures, dépourvus
de certaines autres qualités dont je m'abstiens de parler, ne craignent
pas, poussés par la fureur, et au grand détriment de la religion,
de discourir sur ce qu'ils ignorent, d'anathématiser leurs frères
dans la foi, et par la destruction de la charité dans les âmes,
rendre inutile l'Incarnation du Fils de Dieu (1). » Après
ce préambule, Chrysostome demande à ses auditeurs s'ils savent
ce que c'est que l'anathème, s'ils en comprennent les effets dont
le principal est de livrer l'âme au pouvoir du démon; en vertu
de quelle autorité enfin ils prétendaient anathématiser.
Pour les convaincre de leur peu de charité, il leur rappelle l'exemple
de Jésus-Christ, qui n'a point rompu le roseau à moitié
brisé, et qui a donné sa vie non-seulement pour ses amis,
mais même pour ses bourreaux. « Pourquoi donc, continue-t-il,
usurpez-vous une autorité dont les Apôtres seuls et leurs
successeurs ont été les dépositaires, et dont ils
n'usaient, pour ainsi dire, que malgré eux ? Quel est celui d'entre
vous qui a montré autant d'amour pour Jésus que l'Apôtre
saint Paul? Nul homme, excepté lui, n'a pu dire : Je désirerais
être anathème pour le salut de mes frères (2); et cependant
cet homme si saint, cet homme si attaché à Dieu, cet Apôtre
embrasé d'un si grand zèle pour le salut des âmes,
ne chargeait d'injures, ne violentait personne, ne disait. anathème
à qui que ce fût; s'il eût agi autrement, croyez-vous
qu'il eût converti à Dieu tant de villes et tant de nations
différentes? En vain était-il humilié jusqu'à
terre, en vain était-il poursuivi par la haine et l'envie, charge
de coups, exposé à la risée du monde, sa constance
au milieu de ces épreuves n'en était point ébranlée,
et sa charité était toujours la même. Comment ne comprenez-vous
pas que c'est par là qu'il gagnait les cœurs à Dieu et qu'il
opérait ces conversions miraculeuses qui lui ont mérité
le surnom glorieux d'Apôtre des nations? Voyez-le : il arrive à
Athènes ; toute la ville est plongée dans l'idolâtrie;
les erreurs, les préjugés, les vices, les désordres
qui en sont la suite étaient immenses; quelle matière à
d'injurieuses déclamations !
1. Homil. de Anathem. — 2 Rom., cap. IX.
mations! Quel thème abondant pour un zèle moins éclairé et moins charitable que celui de Paul! Avec quelle force n'eût-il pas pu dire aux Athéniens : Vous êtes des athées, des hommes impies qui prostituez votre encens à de vaines idoles; vois adorez tout, excepté e seul et unique vrai Dieu, créateur et maître de l'univers? Cependant Paul n'agit pas ainsi; mais laissant les déclamations injurieuses, il cherche à entrer dans leur coeur par ces paroles qui commencent son discours : En parcourant votre ville, en examinant les statues de vos dieux, j'ai trouvé un autel sur lequel étaient gavés ces mots : Au Dieu inconnu. Le Dieu que vous honorez sans le connaître, je viens ici vous l'annoncer (1).
« Imitez donc sa douceur et sa charité apostolique, réprimez votre zèle trop amer, ne traitez pas vos frères sans miséricorde, condamnez l'erreur, niais épargnez les personnes, et priez pour le salut des pécheurs.
« Puissions-nous tous par notre amour pour Dieu et pour le prochain, par notre fidélité au précepte de la miséricorde, mériter de nous présenter aux pieds de l'Époux céleste, environnés de tous ceux que nous aurons gagnés à Dieu par notre douceur et par notre charité! »
Si ces querelles ne furent pas à l'instant terminées,
il est pourtant vrai de dire que les esprits se rapprochèrent d'une
manière sensible. C'est ce but que Chrysostome poursuivit avec ardeur
et persévérance pendant tout le temps de son sacerdoce. «
Point de haines, répétait-il souvent, point d'aversions,
point de persécutions, mais de la douceur, de la compassion, une
affectueuse charité. On connaîtra que vous êtes disciples
du Sauveur, si vous vous aimez les uns les autres. Sans la charité,
ni la foi, ni la science, ni l'esprit de prophétie, ni même
le martyre, ne vous serviront de rien. » Dieu récompensa son
zèle et
1. Act. Apost., cap. XVI.
ses travaux, et quelques années plus tard il eut le bonheur de voir enfin consommée cette réunion si nécessaire et si désirée.
Si le zèle qui dévorait l'âme de Chrysostome ne lui permettait pas d'être indifférent au salut des païens, des juifs, des hérétiques, il est facile de concevoir à quels nobles travaux, à quelles saintes fatigues devait le porter ce même zèle, quand il s'agissait de réformer les moeurs, de corriger les vices, d'encourager la vertu et d'assurer le salut des fidèles confiés à ses soins.
XXX. Comme le grand Apôtre, l'admirable Paul, dont il étudiait sans cesse la vie pour l'imiter, il avait la sollicitude de toutes les âmes : les éclairer, les convertir, les amener à Dieu et les sauver, c'était là tout son désir, toute son ambition. C'est à ce but qu'il consacrait toute sa vie, tout ce. que Dieu lui avait donné de forces, de talents et d'éloquence, priant sans cesse, jeûnant, étudiant, consolant les affligés, secourant les pauvres et les veuves, instruisant les ignorants, rapprochant les coeurs divisés, faible avec les faibles et petit avec les petits, se faisant enfin, comme saint Paul, tout à tous pour les gagner tous à Jésus-('h)^ist. Cependant si le zèle du saint prêtre était en quelque sorte infini, on peut dire qu'il n'était pas trop grand pour remédier aux maux sans nombre dont l'Église d'Antioche était affligée. Outre le paganisme, le judaïsme, l'hérésie et le schisme qui divisaient cette grande métropole, on avait encore à déplorer les maux que causaient parmi les fidèles l'ignorance, les superstitions, les théâtres, les haines, l'avarice des grands, l'insolence des petits et des pauvres. Mais laissons-le parler lui-même; Il dépeint admirablement dans son Traité de la Vie Monastique la corruption des moeurs qui régnait à son époque.
« Dans l'état où sont maintenant les choses, tout
est perdu, tout est corrompu'. Les maux que souffre aujourd'hui l'Église
ne sont pas moindres; que dis-je ! ils sont même plus grands que
ceux qui l'affligeaient dans les siècles précédents.
Je ne parle point ici des augures, des divinations, des horoscopes, des
signes, des ligatures, des enchantements, des sortiléges, des opérations
magiques, ni de mille autres superstitions auxquels se livrent beaucoup
de chrétiens. Je cherche parmi les brebis fidèles des chrétiens
véritables, et je n'en trouve pas. Où sont ceux qui n'injurient
pas leurs frères, qui ne leur portent pas envie, qui ne se livrent
pas à la haine et à la vengeance, qui ne s'abandonnent pas
à l'impudicité et à l'avarice? Quelle malice dans
la jeunesse ! Quelle négligence dans les vieillards ! Personne ne
prend soin de l'éducation des enfants. Les païens nous considèrent
attentivement; la sainteté de notre vie devrait les ramener à
Dieu et les convertir; mais hélas! il n'en est pas ainsi. Et comment
se convertiraient-ils, quand ils remarquent en nous les mêmes désirs
et les mêmes passions que chez eus:, quand ils nous voient ambitionner
la gloire et poursuivre avec tant d'empressement les honneurs et les dignités?
Comment embrasseraient-ils la religion chrétienne, quand ils nous
voient mener une vie terrestre et criminelle, admirer et aimer les richesses,
rechercher les commodités de la vie et trembler à la seule
pensée de la mort? Comme eux et plus qu'eux encore, ne craignons-nous
pas la pauvreté? ne souffrons-nous pas avec une égale impatience
les incommodités, les maladies et les autres misères humaines?
Ne courons-nous pas avec une espèce de fureur au cirque et au théâtre
pour nous souiller ensuite dans la boue des voluptés sensuelles
(1)? Comment donc, témoins de notre conduite, pourraient-ils croire
les vérités que
1 Adversus oppugnatores vitae, lib. 1.
nous leur annonçons? Qu'est-ce qui pourrait les convertir? Les miracles? Ils ne sont plus communs aujourd'hui. La sainteté des moeurs? On n'en voit presque plus d'exemples. Serait-ce la grandeur de notre charité? Eh! n'est-elle pas éteinte dans les âmes (1)?
« Nous sommes donc la cause du malheur des païens oui, nous rendrons compte à Dieu de l'obstacle que nous mettons à leur conversion par nos moeurs lâches et corrompues. Ah! rentrons en nous-mêmes, éveillons-nous donc d'un si profond sommeil, menons une vie toute céleste, et combattons ici-bas comme des athlètes de l'éternité. »
Dans le cours de ses homélies le saint prêtre combattait en détail tous ces désordres; mais c'est surtout contre la superstition, l'avarice, le blasphème, le parjure, la médisance, l'orgueil, le luxe et la luxure, qu'il s'élève le plus souvent et avec le plus de force et de véhémence.
XXXI. La foi qui dès le temps des Apôtres et par les Apôtres
avait été prêchée à Antioche, n'en avait
cependant pas banni les usages superstitieux. Ils étaient très-nombreux
encore au temps de saint Chrysostome. Les fidèles mûmes observaient
les temps, les jours, les rencontres fortuites; il les reprend d'observer
si en sortant de la maison ils rencontrent un homme valide, un borgne,
un boiteux, une fille honnête ou une courtisane, et d'en augurer
une bonne ou une mauvaise journée; de lier autour de leurs tûtes
ou de leurs pieds des médailles d'Alexandre de Macédoine,
au lieu de mettre leur confiance dans la croix du Sauveur; de faire venir
dans leurs maisons de vieilles femmes ivres (2) pour lever les charmes
et les enchantements; d'allumer plusieurs cierges à la naissance
des enfants, de désigner ces différents cierges
1 In Timotheum, homil. X. — 2 Ibid.
par un nom, et de donner à l'enfant le nom du cierge qui avait brûlé plus longtemps, comme présage d'une longue vie; de suspendre au cou des enfants des espèces de talismans; enfin de recourir aux juifs pour opérer, au moyen de signes superstitieux, la guérison de certaines maladies. « Ainsi, s'écrie-t-il, par toutes ces folies superstitieuses la Croix est déshonorée, la fourberie du démon est triomphante; ainsi est foulé aux pieds le saint mystère du Salut et de la Rédemption des hommes. »
Les désordres auxquels on se livrait aux calendes de janvier, premier jour de l'an, fournirent en 387 une abondante matière à son zèle (1). « Nous n'avons pas, dit-il, à combattre aujourd'hui les Amalécites; ce ne sont pas les incursions des barbares qu'il faut repousser : mais nous devons attaquer ceux qui célèbrent la fête des démons au milieu du forum, et censurer hautement les danses nocturnes, les propos obscènes, les comédies ridicules, les ivrogneries et les débauches de tout genre auxquelles se livre aujourd'hui une aveugle multitude. Ne connaissez-vous pas le mot de saint Paul : Vous observez les mois, les temps et les années; je crains d'avoir travaillé inutilement parmi vous (2). N'est-il pas de la dernière folie de penser que si le premier jour de l'année a été heureux, tout le reste de l'année se passera dans la prospérité? Toute l'année sera heureuse pour vous, non pas quand vous vous serez enivrés le premier jour de l'an, mais si vous pratiquez ce jour-là et tous les autres jours ce que Dieu demande de vous. »
XXXII. L'ivrognerie était alors si commune, qu'il était
de bon ton de s'enivrer, et que l'on traitait même de ridicules ceux
qui usaient du vin avec modération. « Le
1. Homil. In Kalend. — 2. Galat., cap, IV.
vin nous a été donné, dit-il, pour nous réjouir, nous fortifier, et non pour nous avilir et nous ruiner.
« Usez d'un peu de vin, dit saint Paul à Timothée, pour votre estomac et ci cause de vos fréquentes infirmités (1). Eh ! si ce saint évêque affaibli par les travaux et par les maladies attendait cependant l'ordre de son maître pour user d'un peu de vin, combien ne sommes-nous pas coupables de nous livrer à l'excès du vin pendant que nous sommes en santé! L'intempérance est le tombeau de la prudence, de l'humilité, de la justice, de la pudeur et de toutes les vertus. L'homme intempérant est bien inférieur à la brute.»
Le saint prêtre ne s'élève pas avec moins de force contre le blasphème en divers endroits de ses homélies; dans la première de celles qu'il adressa au peuple d'Antioche, après avoir montré ce que le blasphème a d'horrible, il s'écrie : « Je viens de vous parler du blasphème pour récompense de mes efforts je vous demande une grâce, c'est de réprimer et même de châtier les blasphémateurs. Si dans les rues, si dans les carrefours, si sur le forum, vous entendez proférer quelque blasphème contre Dieu, approchez-vous du blasphémateur, reprenez-le avec force, sans crainte; employez la violence, s'il le faut; fermez sa bouche impie, et sachez que les réprimandes que vous lui adresserez auront sanctifié vos lèvres. »
XXXIII. La société romaine, surtout en Asie, était
toute sensuelle et profondément corrompue. Les magistrats vendaient
la justice, les peuples étaient opprimés par les concussions
sans nombre des officiers publics, ou écrasés par la dureté
et les usures des riches avares; le luxe éclatait de toutes parts,
dans la structure des édifices, dans la vanité des habits,
dans les ameublements recherchés,
1. Ad Timotheum, cap. V.
dans les lambris dorés, les peintures précieuses, les colonnes magnifiques et resplendissantes, dans lés jardins artistement arrangés, dans la multitude des serviteurs, dans les repas et les festins. Mais si l'on voyait d'un côté régner l'opulence, la mollesse et la somptuosité; de l'autre, la pauvreté, l'indigence et le dénuement étaient arrivés au dernier degré. Chrysostome cherchait à rapprocher ces deux extrêmes: aux pauvres, il parlait de la bénédiction attachée à la pauvreté, des avantages spirituels qu'elle procure, du respect et des égards qu'ils doivent à ceux qui sont élevés au-dessus d'eux par la fortune et la dignité; aux riches, qui étaient nombreux à Antioche, il rappelait les obligations qui leur sont prescrites par la charité, et les dangers auxquels le luxe les expose; il cherchait ensuite à détacher leurs coeurs des richesses terrestres, attaquait le vice de l'avarice, et excitait les heureux du siècle à faire l'aumône, en leur parlant des fruits de salut qui en sont la suite.
Aucun des Pères n'a parlé dans ses écrits ni plus souvent ni avec autant d'éloquence due Chrysostome du malheur du riche avare, de la nécessité et des avantages de l'aumône (1). Dans la 64e homélie sur saint Jean, voici avec quelles terribles couleurs il décrit le malheur de l'avare :
« L'avarice, dit-il, est une maladie si grave, qu'elle rend sourds
et aveugles ceux qui en sont attaqués. Poussés par la soif
de l'or, ils deviennent. plus cruels que les bêtes féroces;
cette malheureuse passion ne leur permet de penser ni à leur conscience,
ni à leurs amis, ni à la société, ni à
leur propre salut; elle s'empare de tout leur être, et comme un cruel
tyran elle les tient dans la plus dure captivité, et, ce qu'il y
a de plus malheureux, c'est que tout en les chargeant de chaînes
elle leur persuade que plus elle les accable, plus ils sont heureux et
1. S. Joan., homil. 64.
plus ils doivent lui témoigner de reconnaissance : voilà ce qui rend ce mal incurable. Que de maux l'avarice n'a-t-elle pas causés! C'est l'avarice qui fit devenir Giési lépreux, quoiqu'il fût disciple d'un prophète et prophète lui-même (1); c'est l'avarice qui perdit Ananie, qui fit de Judas un traître et un déicide, qui corrompit les princes des juifs en les associant à des voleurs; c'est elle encore qui a excité la plupart des guerres cruelles, qui a ensanglanté les chemins publics et rempli tant de villes de pleurs et de lamentations. C'est elle qui souille les festins d'impureté, les tables de sacrilèges, et les viandes d'iniquité et de malice. L'avarice est. la racine et la source de tous les niant:; aucune passion n'est plus vile; elle soumet. l'homme au démon. L'avare est au-dessous des furieux, des démoniaques, il est plus méprisable que les voleurs; l'avare perd tous les sentiments les plus beaux, les plus légitimes de la nature : pour lui il n'y a plus ni parents, ni amis, ni femme, ni enfants, ni patrie; c'est l'ennemi (lu genre humain. »
XXXIV. Pour montrer la cruauté de l'avare, Chrysostome raconte
un trait arrivé à Antioche. « Notre ville, dit-il,
était il y a quelque temps affligée par une grande sécheresse;
le ciel était d'airain, la terre desséchée jusque
dans ses fondements n'avait presque plus de suc pour nourrir les herbes
et les plantes. Tous les habitants saisis de crainte et plongés
dans la désolation faisaient monter vers le ciel leurs prières
et le cri de leur misère. Dieu se laissa toucher p,ir leurs supplications
: une pluie abondante tombant du ciel vint rafraîchir et vivifier
la terre. Toute la ville fut dans l'allégresse; on se réjouissait
comme si l'on fût sorti des portes de la mort. Mais au milieu de
ce bonheur universel un seul homme ne
1. Ad Corinth., homil. 39.
se réjouissait pas, il marchait triste et sombre dans les rues : c'était un des plus opulents de la ville. On lui demanda la cause de sa profonde tristesse au milieu de la joie commune, et cet homme, tant l'avarice est vile, tant elle est aveugle, cet homme ne put cacher au fond de son coeur la cause de son honteux désespoir. J'ai une grande quantité de mesures de froment, dit-il, et maintenant je ne sais ce que je pourrai en faire... Cet homme était-il honorable, je vous le demande? ne méritait-il pas d'être lapidé comme une bête féroce, comme l'ennemi le plus cruel du genre humain? N'est-il pas abominable de s'attrister de ce que tout le monde ne meurt pas de faim? N'est-ce pas un crime atroce d'appeler les fléaux sur la terre pour augmenter sa fortune, et n'est-elle pas bien vraie, cette sentence de Salomon : Celui qui fait renchérir le prix du blé est maudit du peuple. Tel est l'avare. »
XXXV. Le saint prêtre d'Antioche ne se contentait pas d'attaquer l'avarice, en la montrant sous toutes ses faces les plus hideuses; très-souvent dans ses discours il s'attachait à consoler les indigents, en relevant à leurs yeux les avantages de la pauvreté. « Pourquoi craignez-vous la pauvreté, disait-il, pourquoi soupirez-vous tant après les richesses? Je crains, dites-vous, de mendier mon pain, je crains d'avoir besoin du secours d'autrui. Eh! comment ne voyez-vous pas que votre crainte est déraisonnable, et qu'il vous est impossible d'échapper à toute espèce de pauvreté? Est-ce que tous les jours, est-ce que pour ainsi dire en toutes choses nous n'avons pas besoin d'implorer le secours d'autrui? Pouvons-nous nous passer les uns des autres? Le soldat a besoin de l'artisan, l'artisan du marchand, le marchand du cultivateur; le maître a besoin de son serviteur et celui-ci de son maître; le riche ne peut rien sans le pauvre, ni le pauvre sans le riche. Mais celui qui reçoit l'aumône est beaucoup plus utile, plus nécessaire au monde que celui qui la donne (1); s'il n'y avait pas de pauvres, l'aumône serait impossible, et notre salut serait en grand danger. L'aumône guérit les blessures de nos âmes; la vile du pauvre est une leçon continuelle qui corrige l'orgueil de notre esprit; car le pauvre semble nous dire : ne vous élevez point dans vos pensées; songez à la brièveté et à la fragilité des choses périssables de ce monde; souvenez-vous que la jeunesse est promptement remplacée par la vieillesse, la beauté par la laideur, la force par la faiblesse, l'honneur par le mépris, la santé par la maladie, la richesse par la pauvreté (2).
« La main du pauvre est un autel sur lequel nous offrons à
Dieu un sacrifice d'agréable odeur; c'est un trésor dans
lequel nous renfermons de précieuses et d'immortelles richesses.
Les pauvres sont les représentants de Jésus-Christ, qui tient
pour fait à lui-même ce que nous faisons pour ses membres
souffrants. La pauvreté est la maîtresse qui enseigne la patience,
la prudence et toutes les vertus. L'inégalité des conditions
et la pauvreté entrent dans le plan de la Providence qui gouverne
le monde. S'il n'y avait pas de pauvres, où trouverait-on des matelots,
des pilotes, des laboureurs? Qui voudrait battre le fer, tailler la pierre,
porter le ciment et le mortier? Qui voudrait tanner les cuirs, faire les
chaussures et les habits? Qui voudrait exercer un art mécanique
quelconque? C'est la pauvreté qui a inventé les arts et qui
les a perfectionnés; c'est elle qui a excité le génie
de l'homme et qui l'a poussé à l'invention des arts et des
métiers. Si toits les hommes étaient riches, tous
1 Ad Corinth., homil. 17. — 2 Ibid., 31
s'endormiraient dans la paresse; l'harmonie du monde entier serait troublée, et la société périrait. »
Chrysostome appelait la vraie pauvreté un lieu de refuge et d'assurance, un port tranquille, un exercice continuel de la vraie philosophie, l'imitation de la vie des anges et le chemin du ciel. « L'âme de l'avare, disait-il, est dévorée de mille soins et de mille sollicitudes, comme un vêtement. rongé par la teigne dont pas un seul lambeau n'est intact; elle est couverte de rouille, empoisonnée, corrompue par mille péchés. Mais l'âme du véritable pauvre, du pauvre chrétien et soumis, n'est pas dans cette malheureuse condition; elle brille comme l'or, elle resplendit comme là perle, elle est fraîche, suave comme la rose; elle n'est ni rongée par les vers, ni dépouillée par les voleurs, ni inquiétée par les soins de cette vie; elle ne commande pas aux hommes, il est vrai, mais elle commande aux démons; elle n'approche pas de la personne des empereurs, mais elle approche de Dieu même; elle ne combat pas avec les hommes, mais elle a les anges pour compagnons de milice; elle ne possède pas des monceaux d'or et d'argent, elle n'a pas le plus petit trésor, mais elle est si riche dans sa pauvreté, qu'elle regarde comme rien toutes les richesses du monde. »
Cet éloge magnifique ne s'adresse pas à toute pauvreté, à tous les pauvres quels qu'ils soient, mais à la pauvreté chrétienne et véritable, aux pauvres selon l'Évangile, à ceux qui demeurent soumis et résignés à la volonté divine. La pauvreté évangélique ne consiste pas dans la privation des biens terrestres, mais dans le détachement des richesses; on peut manquer du nécessaire, et cependant être riche par l'affection et le désir, comme aussi on peut être riche des biens de la fortune, et pauvre cependant par le détachement des richesses.
XXXVI. L'estime de la pauvreté n'était pas stérile dans le coeur de Chrysostome; ses paroles et ses actions étaient dans la plus parfaite harmonie : il n'était pas du nombre de ceux qui disent et ne font pas. Maître d'une fortune considérable , il sacrifiait non-seulement ses revenus, mais même ses propriétés pour le soulagement des pauvres, tellement qu'il se réduisit. lui-même à la pauvreté la plus grande. Les vierges et les veuves, les ministres de l'autel, les pauvres honteux, les voyageurs, les pèlerins et les malades, rien n'échappait à son dévouement et à sa charité. Plus de trois mille personnes étaient à sa charge, et son zèle industrieux, sa fortune et les revenus de l'Église d'Antioche dont il était chargé, pouvaient suffire à tant de misères et à tant de besoins. Jamais le pauvre ne le quitta sans avoir été secouru et consolé dans son affliction. Sa charité était si grande, son amour pour les pauvres si connu, que les habitants d'Antioche, loin de se lasser de l'entendre recommander si souvent l'aumône, prenaient plaisir à ses homélies et applaudissaient toutes les fois qu'il se faisait l'avocat des pauvres. Il voulait que l'on donnât, mais avec générosité et avec abondance. « Je vous vois semer souvent, disait-il, mais pas à pleines mains; c'est pourquoi je crains que vous ne récoltiez pas une abondante moisson, d'après cet oracle : L'homme ne récoltera que ce qu'il aura semé.
XXXVII. « Quelle honte pour nous d'être si attachés
aux choses périssables, d'être si courbés vers la terre,
d'être si peu généreux envers les pauvres qui sont
les enfants de Dieu, et en la personne desquels Jésus-Christ se
présente à nous! Car ce n'a pas été assez pour
lui de souffrir le supplice de la croix et la mort même; il a voulu,
pour nous donner occasion de lui témoigner notre amour et notre
reconnaissance, se montrer à nous dans la personne du pauvre, de
l'étranger, du prisonnier et du malade. Il semble nous dire par
la bouche de tous ces membres souffrants (1) : Si vous n'êtes pas
reconnaissants pour ce que j'ai fait et souffert pour vous, au moins ayez
compassion de ma pauvreté; si ma pauvreté ne vous touche
pas, au moins prenez pitié des douleurs, qui m'accablent et des
chaînes dont je suis chargé; si mes douleurs, si ma pauvreté,
si mes chaînes vous laissent insensibles, au moins laissez-vous fléchir
par la considération du peu que je vous demande : je ne vous demande
pas une aumône somptueuse, mais seulement un faible morceau de pain,
un misérable abri pour la nuit, un mot de bonté et de consolation.
Mais si vous êtes insensibles à mes souffrances, du moins
soyez touchés de vos propres intérêts, faites-moi l'aumône
pour augmenter vos mérites et avoir part aux récompenses
que j'ai promises. Que si ces motifs ne vous émeuvent pas, au moins
laissez-vous aller à la compassion naturelle au souvenir des ignominies,
des douleurs, des souffrances, de la pauvreté que j'ai endurées
autrefois pour vous, et que j'endure encore aujourd'hui dans la personne
des pauvres. Oui, je jeûne encore, j'ai faim, j'ai soif, j'ai froid,
je suis captif, malade, souffrant dans mes pauvres, afin de vous attirer
à moi; je veux vous donner occasion d'exercer les oeuvres de miséricorde,,
afin de vous récompenser éternellement. Je ne vous dis pas
. faites cesser ma pauvreté, rendez-moi riche, quoique je me sois
fait pauvre moi-même pour vous enrichir; mais je vous demande un
peu de pain, quelques lambeaux de toile inutile; je ne vous demande pas
de briser mes chaînes, quoique j'aie moi-même brisé
les vôtres, mais de me visiter dans ma prison : c'en sera assez pour
me consoler, et en récompense je vous promets le ciel. Je pourrais
sans cela vous couronner dans le ciel,
1. Ad Rom., homil., 16.
mais je veux être votre débiteur, je veux vous donner la joie d'avoir en quelque sorte gagné la récompense : c'est pour cela que, pouvant me suffire à moi-même, je parcours cependant le monde en mendiant, debout à votre porte et vous tendant la main; c'est par amour pour vous que je veux m'asseoir à votre table afin de pouvoir, au grand jour des justices éternelles, vous présenter à l'univers, raconter vos bonnes oeuvres, exalter votre compatissante charité, et dire en présence de tous : Voilà celui qui m'a nourri!»
A ces mots toute l'immense basilique fut en mouvement, toutes les mains de la multitude furent tendues vers l'orateur, des cris de joie, des applaudissements redoublés retentirent de toutes parts. Le saint avocat des pauvres fut interrompu dans son homélie par les acclamations du peuple. Son humilité en fut blessée, et il s'écria : « De quoi me servent vos applaudissements et vos louanges? Ce ne sont pas des paroles et des cris que je demande, ce sont des oeuvres et des aumônes abondantes. Ce sont vos aumônes qui feront ma louange, elles seront pour moi une couronne plus resplendissante que le diadème, et pour vous un immense trésor de grâces et de mérites. Tressez-moi donc au sortir d'ici cette couronne immortelle par toutes les mains des pauvres, et préparez-vous à vous-mêmes la paix, le bonheur en la vie présente et une récompense infinie dans les siècles sans fin. »
XXXVIII. Les paroles du saint prêtre étaient souvent applaudies, mais la conduite de ses auditeurs ne répondait pas toujours à ses désirs. Il gémit de temps en temps de ce que ses discours n'opéraient pas de grands résultats pour le soulagement des pauvres. Un jour il se plaignit amèrement de la dureté des riches, et, pour les en convaincre, il fit une statistique des pauvres qui se trouvaient dans Antioche. « Il y a, dit-il, dans cette ville vingt mille citoyens opulents, soixante mille citoyens riches, quatre-vingt mille qui vivent facilement du fruit de leur industrie et de leur travail , et vingt mille pauvres mendiants. Si les citoyens opulents, si les riches qui vivent dans l'aisance se partageaient les pauvres qui manquent de pain et de vêtement, il y aurait à peine un ou deux pauvres à la charge de cinquante riches.
« L'Église d'Antioche nourrit trois mille indigents, et cependant ses revenus ne sont pas aussi considérables que ceux d'une seule famille riche de la ville. Quelle excuse alléguerons-nous au tribunal de Dieu, quel moyen de salut nous restera-t-il, si, tandis que nous vivons dans les festins, la mollesse et les délices, nous laissons les pauvres mourir de faim , de froid et de misère ? J'ai eu faim, nous dira Jésus-Christ, et vous ne m'avez pas nourri, j'ai été nu, et vous ne m'avez pas revêtu. Retirez-vous de moi, maudits, allez au feu éternel (1) ! »
A cette époque il y avait, comme aujourd'hui, de grands désordres,
des misères morales profondes et sans nombre parmi ces pauvres :
chez les uns la paresse, la gourmandise, l'amour du vagabondage, la fourberie,
la ruse et le mensonge; chez les autres les préoccupations excessives
de la vie, la haine contre les riches, une ardente et jalouse convoitise,
le mépris des règles de la justice, souvent l'oubli de Dieu
et la transgression des devoirs du Christianisme. Une foule de ces misérables
assiégeaient la porte des églises; on les voyait dans les
rues et sur les places publiques, exagérant leurs maux d'une voix
lamentable, feignant des misères qu'ils n'avaient pas, quelques-uns
essayant de manger des cuirs, ou se plongeant dans des eaux glacées;
d'autres allaient pieds nus, portant des plaies qu'ils s'étaient
faites volontairement,
1. Matth., cap. XXV.
et quelques autres, chose horrible, montrant de pauvres enfants à qui ils avaient arraché les yeux, afin d'exciter plus sûrement la compassion des passants et d'obtenir de plus abondantes aumônes.
Tous ces désordres affligeaient sensiblement le coeur du généreux protecteur des pauvres; il les attaquait, mais avec douceur et avec bonté, il en gémissait et en même temps il attribuait toutes ces misères à la dureté et à l'inhumanité des riches avares. D'un autre côté, il réfutait avec force les injustes accusations de ces derniers contre ses protégés, et sa charité voulait qu'on accueillît les indigents malgré leurs défauts, et que l'on soulageât leurs misères.
« Ce n'est pas la qualité du pauvre, sa plus ou moins grande
moralité qui donne du prix à l'aumône, mais c'est l'intention,
c'est la volonté de celui qui la fait (1). Il est écrit :
Celui qui vous reçoit me refait; un verre d'eau froide donné
en mon nom ne sera point sans récompense; ce que vous avez refusé
au dernier des miens, c'est à moi-même que vous l'avez refusé.
Ce malheureux qui se présente à vous n'est pas digne de grande
considération, je le veux; mais cependant il est homme comme vous,
il habite les mêmes lieux que vous; comme vous il est éclairé
du soleil; il a une âme aussi bien que vous, il a le même maître,
il participe aux mêmes mystères, il est appelé à
la même récompense; il a droit à votre compassion,
et son droit, c'est sa pauvreté et sa misère. Voyez ici quelle
est l'injustice de votre conduite. Eh quoi! vous comblez de présents
ces vagabonds qui viennent pendant l'hiver vous fatiguer avec leurs fifres
et leurs flûtes; vous récompensez abondamment ces farceurs
et ces indignes bouffons qui, le visage tout noirci, et montés sur
des tréteaux, insultent indignement les passants et se livrent en
votre
1. In Matth., homil. 35.
présence à des propos scandaleux, à des actes ridicules et indécents; mais si un pauvre qui manque de pain vient se présenter à vous, vous le repoussez avec indignation, vous l'accablez d'injures et de malédictions, vous l'accusez de crimes qu'il n'a pas commis, vous lui reprochez sa paresse et son oisiveté! et vous ne faites pas attention que vous-même vous êtes oisif, et due pourtant Dieu ne laisse pas de vous combler des présents de sa compatissante libéralité! Que si vous me dites que vous n'êtes pas oisif, je vous prierai de me dire quelles sont les couvres que vous faites. Vous soignez vos affaires pécuniaires, dites-vous, vous exercez le métier d'hôtelier, vous cherchez à augmenter votre fortune; eh ! comment ne voyez-vous pas que ce ne sont point là des couvres, et que les couvres véritables sont l'aumône, la prière, le soutien des faibles et la défense des opprimés? Ces rouvres, vous ne les faites pas, vous ne vous y exercez pas, et votre vie se passe dans l'inutilité. Oui, vous êtes oisif aux yeux de Dieu, et cependant à cause de votre oisiveté Dieu dit-il : Je vais retirer la lumière, obscurcir le soleil et la lune, supprimer les sources, dessécher les étangs et les fleuves, retenir la pluie du ciel, vicier l'air et rendre stérile le sein de. la terre? Malgré notre honteuse oisiveté Dieu nous refuse-t-il ses bienfaits? que dis-je! ne nous les accorde-t-il pas malgré les péchés due nous commettons et les crimes auxquels nous nous livrons chaque jour?
« Ce n'est pas que j'approuve la fainéantise et la paresse;
car l'Apôtre a dit : Si quelqu'un ne veut pas Travailler, qu'il ne
mange pas; mais le même Apôtre a dit Ne nous lassons pas de
faire le bien'. Votre aumône vous délivrera du péché
de cruauté, et peut-être qu'elle retirera le pauvre du péché
de paresse. Et ne dites pas : Ce pauvre ment, il feint des misères
qu'il n'a pas... Hélas ! il en est
1. II Thessal., cap. X.
d'autant plus malheureux. Ne lui dites pas : Vous avez déjà reçu l'aumône de ma main; une aumône suffit pour un ,jour, mais non pas pour le lendemain. Est-ce que les besoins de ce pauvre ne se font pas sentir tous les jours? Ne disons pas, lorsque le pauvre se présente : mon serviteur n'est pas ici, je suis loin de mon appartement, je ne puis vous soulager. Eh ! ne pouvez-vous donc faire un pas? ne voyez-vous point qu'en faisant l'aumône dans cette circonstance, vous aurez un double mérite, celui de l'aumône et celui du chemin que vous aurez fait pour soulager le pauvre?
« Secouez votre paresse, ayez pitié du pauvre infortuné, gardez-vous de l'outrager, recevez-le avec bonté, ne vous irritez pas de son insistance, des cris de sa misère; c'est le besoin, c'est la nécessité qui l'oblige à vous importuner. C'est Dieu qui vous envoie ce pauvre, il tient pour fait à lui-même ce que vous lui ferez. Dites-lui une parole de consolation, cette parole relèvera son âme accablée par la misère; l'accueil que vous lui ferez sera plus doux que l'aumône même. Soyez miséricordieux comme votre Père céleste est miséricordieux; vous le savez, il fait lever son soleil sur les bons et sur les méchants, il donne à tous avec abondance et sans reproche. Considérez la récompense qui vous attend; l'aumône est un trésor, elle nous rend agréables à Dieu, rien au monde ne nous approche plus du Seigneur, rien ne nous rend plus semblables à lui que la charité et les oeuvres de miséricorde. »
Heureux celui qui est attentif au besoin du pauvre ! le Seigneur le
délivrera au jour de l'affliction, le Seigneur le gardera et lui
conservera la vie ; il sera heureux sur la terre, le Seigneur le soutiendra
sur le lit de sa douleur. Vous ne le livrerez point, Seigneur, à
la mauvaise volonté de ses ennemis (1).
1 Ps. XLI.
Le saint prêtre d'Antioche avait médité et compris
ces paroles du Prophète, les misères de ses frères
touchaient vivement son coeur. Pendant douze ans il fut à Antioche
le soutien des faibles, la consolation des affligés, le protecteur
des veuves, l'asile des pèlerins, le père nourricier des
vierges et des orphelins, l'âme enfin de toutes les oeuvres de miséricorde.
Sa charité ardente et ingénieuse trouvait des ressources
abondantes; sa frugalité exemplaire, la simplicité de ses
vêtements, lui fournissaient le moyen de soulager les misères
de ses frères pauvres et souffrants; il donnait ce qu'il avait,
et quand il n'avait plus, il faisait retentir avec son éloquence
divine, sous les voûtes de la basilique patriarcale, les cris et
la détresse des pauvres. Il était la providence des indigents
et des malades; Dieu voulut encore qu'il fût dans des circonstances
difficiles et périlleuses la seconde providence des riches et de
tous ses concitoyens.
LIVRE TROISIÈME. Histoire du Saint depuis la sédition
d'Antioche, 387, jusqu'à son épiscopat, 398.
I. Le grand Théodose, issu de la famille de Trajan et né dans la Galice en Espagne, s'était signalé par sa valeur dans les combats comme aussi par sa grande prudence dans les conseils. Héritier du nom et de la gloire de son hère qui avait été général en chef de l'année d'Afrique sous le règne de Valentinien h', soutenu par son propre mérite, il s'était élevé successivement aux différents grades militaires, puis à celui de gouverneur de la Mésie, et enfin à celui de général des armées de Gratien. Après la mort de Valens, Gratien ne pouvant porter seul le fardeau du gouvernement, et voulant en quelque sorte réparer le crime de Valens qoi avait fait mourir injustement le père de Théodose, l'avait associé à l'empire, 379. Il prit pour lui l'Occident et donna l'Orient à Théodose. Ces deux excellents princes réunirent leurs efforts pour repousser les invasions des barbares, détruire le paganisme, et réprimer l'audace des hérétiques ariens qui depuis longtemps troublaient l'Église. Les peuples respiraient en paix sous leur gouvernement ferme et sage, lorsque tout à coup Maxime, général de l'armée de Bretagne, poussé par son ambition, souleva ses soldats et se fit proclamer empereur d'Occident. Sans perdre de temps il traverse la mer et arrive dans les Gaules. Les provinces se soulèvent; partout les peuples reconnaissent son autorité, et Gratien abandonné par son armée tombe entre les mains des rebelles qui le font périr à Lyon, 383. L'Église qu'il avait toujours protégée pleura sa mort; et en effet Gratien méritait d'être pleuré. L'histoire rapporte que ce religieux prince n'eut, en mourant, qu'un seul regret: ce fut de n'avoir pas saint Ambroise auprès de lui pour le disposer à mourir saintement.
II. Une douleur amère remplit l’âme de Théodose en apprenant tout à la fois et la mort tragique de Gratien, son bienfaiteur, et le danger imminent de Valentinien II, frère de Gratien, qui régnait en Italie. Théodose dissimule son ressentiment; il se hâte de régler les affaires intérieures de l'empire; puis il attaque les Barbares, les refoule au delà des frontières, fait sa paix avec eux, et tout à coup suivi d'une puissante armée il marche contre le tyran usurpateur, déjà maître de plusieurs provinces de l'Italie. Mais pour soutenir les frais de la guerre il avait été obligé d'imposer un nouveau tribut. Soit que les peuples le trouvassent excessif, soit que les officiers chargés d'en faire la levée l'exigeassent avec trop de rigueur, des murmures se firent entendre; des troubles même éclatèrent dans plusieurs villes, mais nulle part avec autant de violence qu'à Antioche. — L'édit impérial n'avait point encore paru, due déjà l'on murmurait; ce n'était qu'un bruit sourd qui trouvait peu de croyance, mais qui mettait déjà les esprits dans cet état d'incertitude où ils deviennent plus faciles à émouvoir. Enfin le décret arrive le 26 février au soir, et dès le lendemain matin le gouverneur réunit le conseil des magistrats. A peine la lecture de ce décret est-elle achevée, due tous les assistants s'abandonnent à la douleur et au désespoir. Toute l'assemblée est dans la confusion. Les magistrats sans respect pour les ordres du gouverneur s'élancent de la salle du conseil, se dépouillent de leurs robes, et courant sous le portique : Tout est perdu! tout est perdu! s'écrient-ils, la ville est abîmée, la foudre vient de la frapper; on veut faire mourir de faim nos femmes et nos enfants, une cruelle imposition a détruit Antioche.
Les cris poussés par les magistrats retentissent dans tous les quartiers de la ville, la multitude soulevée en un clin d'oeil y répond par des clameurs furieuses; des paroles de malédiction et de mort s'élèvent de toutes parts contre l'empereur et son gouvernement. Les citoyens irrités ne connaissent plus ni lois, ni prince, ni magistrats, ni patrie. Ils se précipitent vers la maison du gouverneur pour en enfoncer les portes et le massacrer ; les thermes sont pillés, les vases et les ornements sont brisés, les maisons de quelques particuliers sont incendiées, les statues de l'empereur sont insultées avec rage sur toutes les places publiques; bientôt elles sont renversées, ainsi que celles d'Arcadius et d'Honorius; la fureur du peuple arrivée à son comble n'épargne même pas celles de l'impératrice Flaccile et du père de Théodose : on les arrache de leurs bases, des cordes y sont attachées, et chacun s'empresse de prêter son bras à cette oeuvre de rébellion insensée. On les brise en morceaux, on les charge d'opprobres et d'imprécations, et leurs tristes débris sont abandonnés aux enfants qui les traînent ignominieusement dans les rues.
III. Pendant que la populace s'abandonnait à tous ces excès, les citoyens et les magistrats les plus sages, frappés de terreur, se tenaient cachés dans leurs maisons, ne songeant qu'à conserver leur vie. Le comte d'Orient et le gouverneur lui-même n'avaient pas osé avec leurs soldats affronter le danger pour réprimer la sédition et défendre les Statues du prince et de l'impératrice. Mais vers la fin du jour la rage populaire s'étant ralentie, ces deux officiers se présentent à la tête de la garde qui dissipé bientôt la foule des rebelles. Le calme succède à l'orage, mais c'est un calme de terreur et de consternation. Les coupables eux-mêmes, les séditieux les plus ardents, revenus de leur fureur n'envisagent qu'en frémissant cette scène de révolte et de désolation. La vue des images de l'empereur souillées et mutilées, les débris des statues restés au coin des rues et dans la fange font sur eux une impression d'horreur; il leur semble voir les membres de l'empereur lui-même rompus et dispersés. La honte, le regret, les remords déchirants succèdent aux transports de la fureur; un silence de mort a remplacé les clameurs, et les rues et les places où s'élançait tout à l'heure ce peuple furieux n'offrent plus que l'image d'une affreuse solitude. Toute la ville est dans l'anxiété et la stupeur, chacun croit être dans l'illusion d'un rêve; pour expliquer ce qui est arrivé, on est obligé de recourir au surnaturel. Quelques-uns assurent avoir vu, la veille de la sédition, un spectre horrible qui, planant sur la ville et frappant l'air avec un fouet épouvantable, semblait exciter les esprits à la sédition.
Cependant le repentir tardif du peuple n'arrête pas le cours de la justice. Des courriers partent d'Antioche pour porter ces tristes nouvelles à l'empereur; les officiers publics sont occupés à rechercher les criminels, les tribunaux sont ouverts le jour et la nuit, et toutes les prisons regorgent de citoyens prévenus de rébellion. Mais les maux présents font une impression de terreur moins grande sur les malheureux habitants d'Antioche, que ceux qu'ils attendent inévitablement de la colère de Théodose.
IV. Pendant l'effervescence de la révolte, le peuple avait perdu de vue le saint prêtre d'Antioche, il avait oublié sa parole et son éloquence; mais, dans sa détresse, il fut heureux de le retrouver. Hélas ! ce saint prêtre, retiré dans le secret de sa maison, n'avait cessé pendant et depuis la sédition de lever ses yeux et ses mains vers le ciel; car nul mieux que lui ne sentait l'ingratitude et le malheur de ses concitoyens. N'ayant pu empêcher ces criminels excès, il se hâta du moins de tendre les mains aux coupables repentants et de les soutenir dans leur profonde affliction. Avec quelle éloquence cette grande âme, sept jours après la sédition, n'exprime-t-elle pas la douleur qui l'accable en présence de tout le peuple réuni dans la vaste basilique et prosterné dans sa tristesse au pied des autels.
V. « Que dirai-je (1)? Quelles paroles ferai-je entendre? Hélas!
nos maux sont si grands, nos blessures si profondes, nos plaies si étendues,
les remèdes humains si impuissants, que ce n'est pas le mottent
de parler, mais de pleurer ; il nous faut des gémissements et non
des paroles, nous avons besoin de prier et non de discourir. Quand le saint
homme Job, après avoir perdu sa fortune, sa santé et ses
enfants, était tristement assis, râclant, dans sa douleur
amère, les ulcères de son corps tombant en pourriture, ses
amis qui étaient venus le visiter, l'apercevant dans cet état,
s'arrêtèrent à quelque distance, puis ils déchirèrent
leurs vêtements, se couvrirent la tête de cendres, et poussèrent
de profonds gémissements. C'est ce due devraient faire toutes les
pilles voisines d'Antioche; tous leurs habitants devraient accourir, et,
en considérant les calamités de cette grande métropole,
ils devraient verser des larmes amères. Permettez-moi de pleurer
nos malheurs : pendant sept jours je me
1. Ad pop. Antioch. homil. 1.
suis tu comme les amis de Job; permettez-moi d'ouvrir aujourd'hui la bouche pour déplorer avec des larmes brûlantes notre commune calamité. 0 pères! 6 frères ! 8 amis chers à mon coeur! quel démon jaloux a donc troublé notre repos? Qui donc a pu le détruire? Comment, par qui est arrivé ce renversement étrange? Naguère rien n'était plus brillant que la cité, aujourd'hui rien n'est plus misérable; comment ce peuple si paisible, si traitable, si facile à conduire, a-t-il tout à coup brisé son frein pour s'emporter à commettre de pareils excès? Je pleure, je gémis, la douleur m'accable, non par la crainte du châtiment qui est inévitable, mais à cause de la folie d'un dérèglement si prodigieux. Quand l'empereur ne le punirait pas, le regret de nous y être abandonnés nous serait-il supportable? Comment cette ville est-elle passée de l'état heureux où nous l'avons vue dans celui où nous la voyons aujourd'hui? On peut dire d'Antioche ce qu’Isaïe disait autrefois de Jérusalem : « Notre cité est, comme un térébinthe qui a perdu ses feuilles, comme un jardin qui n'est plus arrosé, comme une ruche d'abeilles abandonnée. C’est une énigme que notre malheur : nous fuyons sans qu'aucun. ennemi nous poursuive, nous quittons notre douce patrie sans avoir combattu, nous n'avons point vu briller les armes, et nous souffrons tous les maux de l'esclavage (1). »
Après avoir exprimé sa douleur et déploré
les malheurs de la patrie, le saint prêtre cherche à relever
les esprits abattus. « Prêtez-moi une oreille attentive , s'écrie-t-il,
combattez votre tristesse, revenez à vos habitudes de paix et de
tranquillité. Réunissons-nous comme autrefois dans ce saint
lieu, laissons l'avenir à la disposition de la Providence; sa bonté
saura nous relever, et les maux qui nous accablent se changeront en biens.
Ranimons
1. Isaïe, cap. VI.
notre courage, souvenons-nous que le chrétien doit être plus fort dans le malheur que l'infidèle. Appuyé sur l'espérance des biens éternels, il doit s'élever au-dessus des orages et des tempêtes ; la générosité de son tueur doit être supérieure à tous les événements. Ayons donc confiance en Dieu qui nous a comblés de tant de bienfaits, et soyons assurés qu'il aura plus de soin de notre salut et de notre vie que nous ne pourrions en avoir nous-mêmes; remettons notre sort entre ses mains, et attendons tout de sa miséricorde. »
Il n'est pas difficile d'expliquer la consternation du peuple et la douleur de Chrysostome. Depuis la sédition les juges étaient assis sur leurs tribunaux, chaque jour une foule de malheureux étaient traînés à leurs pieds, interrogés, convaincus, suppliciés. Les instruments de la justice étaient en permanence; on entendait la voix des bourreaux, les cris des victimes auxquels répondaient les cris de leurs proches et de leurs amis. Les avenues du prétoire étaient encombrées jour et nuit d'une foule dé femmes qui enveloppées de leurs voiles, se lamentant et se roulant à terre, demandaient grâce pour leurs pères, leurs fils et leurs maris. Les magistrats étaient en prison, et un grand nombre d'habitants pour échapper à la justice s'étaient retirés dans les montagnes.
VI. Les interrogatoires et les exécutions cessèrent, mais la crainte de la colère de Théodose n'était pas moins vive. On connaissait la bonté de ce prince, il est vrai, mais aussi sa justice inflexible; on savait les excès auxquels la colère pouvait le porter, et auxquels elle le porta en effet quelque temps après contre les habitants de Thessalonique, dont huit mille furent immolés par ses ordres. On craignait d'autant plus le ressentiment de l'empereur, qu'il avait eu plus de bonté pour la ville d'Antioche. Ces craintes n'étaient que trop fondées.
Tout à coup au milieu de ces perplexités on apprend que c'en est fait d'Antioche, que tous les biens des citoyens sont confisqués, que tous les habitants seront passés au fil de l'épée, que la ville sera renversée de fond en comble, et que Théodose irrité a juré d'y faire passer la charrue pour effrayer à jamais les peuples ingrats et rebelles. A cette nouvelle un immense cri de douleur s'échappe de toutes les bouches; le voile du deuil et de la mort enveloppe la ville entière. Les innocents et les coupables croient toucher à leur dernière heure; il leur semble déjà voir autour de la ville les légions avides de sang et de pillage et impatientes d'exécuter les vengeances impériales. La foule consternée n'a plus d'espérance que dans la protection miraculeuse du Seigneur; elle court an palais patriarcal, et bientôt Flavien et Chrysostome sont environnés d'un peuple livré au désespoir, qui les conjure d'avoir pitié de ses maux et de fléchir la colère de l'empereur.
VII. On était au commencement du carême; le saint évêque pressé par ses enfants désolés et accablé lui-même de douleur ne peut plus se contenir. Sa détermination est prise : sans s'occuper ni de son grand âge, ni de ses infirmités, ni des fatigues d'un voyage de trois cents lieues, ni même du triste état dans lequel il laisse une sueur chérie, réduite à la dernière extrémité par une cruelle maladie, il part pour Constantinople au milieu des larmes et des gémissements universels, résolu de mourir, ou de fléchir Théodose. Tous les coeurs suivent de leurs voeux le saint vieillard; on espère que la bonté naturelle de l'empereur ne pourra se défendre d'écouter ses paroles et de faire grâce à Antioche.
Pendant le voyage de Flavien, le peuple placé entre la vie et la mort donna des preuves éclatantes de sa foi et de sa pénitence. Cette ville voluptueuse changea tout d'un coup de face : les bains, les théâtres furent déserts; plus de jeux, plus de festins, de débauches; plus de chansons dissolues ni de danses lascives; le peuple passait les journées à l'église; toute la ville semblait être un monastère. Le sophiste Libanius en gémit; mais Chrysostome s'en réjouit devant le Seigneur.
VIII. Dès le lendemain du départ du saint évêque, les habitants d'Antioche se réunirent dans la basilique, et Chrysostome, leur consolateur, commença son homélie en rappelant le départ de Flavien.
« En contemplant cette chaire épiscopale que n'occupe plus le saint pontife qui avait coutume de présider à nos assemblées, j'éprouve tour à tour des sentiments opposés de joie et de tristesse (1) : je gémis, je verse des larmes de ne point voir ici ce saint vieillard, notre père; mais d'un autre côté je me réjouis de son absence, en considérant que son départ a pour objet notre salut commun. Oui, fidèle disciple du divin Maître, Flavien notre père a voulu exposer sa vie pour son troupeau; il est allé implorer la clémence de l'empereur. Ne désespérons donc pas de notre salut, mais rendons efficace la démarche de notre pontife par nos prières et nos supplications; implorons la clémence du Roi des rois, tandis que l'on supplie pour nous auprès des majestés de la terre; rendons plus puissantes nos prières par le jeûne et la mortification. »
Pendant tout le temps du carême qui commença cette année
à Antioche le huitième jour de mars, Chrysostome continua
de prêcher au peuple dont il sut calmer les craintes et essuyer les
larmes. Les philosophes avaient disparu. « Où sont-ils maintenant,
s'écrie Chrysostome,
1. Homil. 2.
où sont-ils ces hommes à grande barbe et, à longs manteaux, qui se promenaient autrefois le bâton à la main avec tant d'orgueil et de morgue dans les rues de la ville? Hélas! ils ont disparu; ils vous ont abandonnés à votre douleur pour se cacher dans les cavernes des montagnes. »
Tandis que les riches enfouissaient leurs richesses, tandis que les philosophes fuyaient Antioche comme si la peste y eût régné, les vrais philosophes, les moines du désert quittaient leur solitude pour venir consoler leurs concitoyens affligés. Ils surent inspirer aux uns le. détachement du monde et le mépris de la mort., aux autres la confiance en la protection de Dieu qui fléchirait l'empereur; à tous ils protestèrent qu'ils étaient venus pour obtenir leur grâce ou pour mourir avec eux. Un d'entre eux, appelé Macédone, arrêtant un jour dans la rue les officiers de l'empereur : « Allez, leur dit-il, porter ces paroles à votre maître : Vous êtes empereur, mais vous êtes homme et vous commandez à des hommes qui sont les images de Dieu. Craignez la colère du Créateur, si vous détruisez la créature. Vos statues brisées seront rétablies; mais quand vous aurez fait mourir les hommes, comment les ressusciterez-vous? »
IX. Ce fut surtout à Chrysostome que la ville fut redevable de la tranquillité où elle se maintint au milieu des cruelles alarmes qui survinrent. Le peuple accourait en foule pour l'entendre; les malheureux semblaient oublier leurs craintes et leurs terreurs en présence de l'autel; la parole, la voix de Chrysostome, ses accents divins étaient pour eux une mélodie qui calmait pour un instant les terribles inquiétudes dont ils étaient agités. Pendant l'absence de Flavien, Chrysostome parut. se multiplier; son zèle et sa charité redoublèrent. Il prononça vingt discours, supérieurs à tout ce qu'Athènes et Rome ont produit de plus éloquent. L'art en est vraiment merveilleux et divin. Incertain du parti que voudra prendre Théodose, il mêle ensemble l'espérance du pardon, le mépris des richesses, le mépris des plaisirs et de la mort; il dispose ses auditeurs à recevoir avec soumission et sans trouble les ordres de la Providence. Tantôt il entre avec tendresse dans les sentiments de ses concitoyens, mais pour les relever et les fortifier; tantôt il les arrête sur la vue de leurs propres malheurs; tantôt pour les encourager, il les transporte de la terre au ciel; quelquefois pour les distraire de la crainte présente, il leur en inspire une autre plus vive; souvent il les occupe du souvenir de leurs péchés, et leur montrant le bras de Dieu levé sur leurs têtes, il les empêche de penser au bras du prince dont ils sont menacés.
X. Théodose, en apprenant la sédition d'Antioche et l'ingratitude dont ses habitants s'étaient rendus coupables, se livra aux transports de cette violente colère qui lui était ordinaire et dont les premiers accès étaient toujours terribles. Le titre de métropole de la Syrie et de capitale de l'Orient fut transféré à Laodicée la rivale d'Antioche; les théâtres et les thermes furent interdits; Antioche perdit tous ses privilèges, en attendant le moment de la vengeance qui devait renverser ses palais et. ses murailles, et effacer pour jamais son nom et sa mémoire. Ce qui irritait l'empereur, c'était moins l'injure personnelle qu'il avait reçue, que celle qui avait été faite à la mémoire de son père Théodose et surtout à celle de l'impératrice Flaccile.
XI. Le souvenir de cette femme chérie, que la mort venait de frapper, était profondément gravé dans son coeur; la plaie que lui faisait son absence était toujours aussi douloureuse, et l'on peut dire que si rien n'égalait l'estime et l'amour qu'il lui avait voués, personne aussi n'était plus digne qu'elle de son attachement et de ses regrets. Saint Grégoire de Nysse, dans l'oraison funèbre qu'il prononça sur son tombeau, l'appelle l'ornement de la justice, l'image vivante de la bonté, le parfait modèle de la douceur et de la chasteté; il ajoute qu'elle était la gloire des saints autels, le trésor des pauvres et la consolation des affligés. Compagne de la fortune de Théodose, elle était sa joie et sa consolation et quelquefois même sa lumière et son conseil; sans cesse elle lui rappelait ce qu'il avait été, la conduite de Dieu à son égard et la reconnaissance qu'il devait à la divine Providence. Sa douceur et sa bonté modéraient l'empereur dans les emportements de la colère; ses conseils et ses exemples le portaient à la pratique des vertus. Accessible à tous, elle se dévouait an bien de tous; son titre d'impératrice, la couronne qui ornait son front, le trône sur lequel elle était assise, loin de lui inspirer des sentiments d'orgueil, la rendaient au contraire plus humble et plus débonnaire; elle ne se souvenait de sa dignité que pour faire plus de bien et secourir plus de misères. On la voyait dans les maisons des pauvres, au milieu des hôpitaux, soignant les malades, coupant leur pain, pansant leurs blessures et se livrant à leur égard à tous les ministères que peuvent inspirer le zèle, la piété la plus tendre et la plus compatissante charité. Comme on l'engageait à ne point soulager les pauvres et les malades par elle-même, elle répondit : Mon titre d'impératrice ne me dispense pas d'être chrétienne; je vois dans les pauvres et dans les malades la personne de Jésus-Christ pauvre et souffrant, et je suis trop honorée et trop heureuse de les soulager de mes propres mains.
On comprend donc aisément les regrets de Théodose et combien dut lui être sensible l'injure faite à la mémoire de cette princesse accomplie et qui lui était, si chère. Aussi dans les transports de colère qu'excitait en lui la pensée de la sédition d'Antioche, répétait-il sans cesse : « Si j'avais manqué, il fallait s'en prendre à moi-même; c'est contre moi qu'il fallait tourner les armes, mais pourquoi attaquer les morts et outrager la mémoire d'une princesse qui n'a jamais fait que du bien? »
XII. Cependant Flavien s'acheminait avec diligence, mais pas assez vite au gré de ses désirs, vers Constantinople; il traversait péniblement les plaines et les montagnes de la Cilicie, de la Cappadoce, de la Galatie et de la Bithynie, voisines de la ville impériale. Ce saint vieillard courbé sous le poids des infirmités et des ans devait naturellement succomber à la fatigue d'un pareil voyage; mais l'amour et la sollicitude de son troupeau, les larmes, la désolation dont il avait été témoin, la pensée des malheurs qui menaçaient ses enfants ranimaient son courage et semblaient lui donner des ailes. Il savait la consternation des habitants d'Antioche placés entre la vie et la mort, attendant chaque jour dans d'inexprimables angoisses l'arrivée des légions impériales, et incertains le soir s'ils ne se réveilleraient pas le lendemain au milieu des massacres et des incendies. Enfin le vénérable pontife arrive à Constantinople; il entre dans ce palais où règnent la grandeur et la magnificence; il paraît devant Théodose. D'abord il se tient loin du trône (1) dans un morne silence, les yeux baissés vers la terre comme s'il eût été chargé seul de tous les crimes de ses compatriotes.
XIII. A sa vue la plaie du coeur de Théodose s'ouvrit plus douloureusement
que jamais. Il se plaint à Flavien de l'ingratitude des habitants
d'Antioche; il rappelle
1 Ad Populum, homil. 20.
les bontés qu'il a eues pour eux, et à chaque instant il s'écrie : « Est-ce donc ainsi que j'ai mérité tant d'outrages! Quelle est donc l'injustice dont ils ont prétendu se venger? Pourquoi, non contents de m'insulter, ont-ils porté leur fureur jusque sur les morts? Si j'étais coupable à leur égard, ils devaient m'attaquer moi seul, mais pourquoi outrager ceux qui ne sont plus et qui ne les ont jamais offensés? N'ai-je pas donné à leur ville des marques de préférence sur toutes les autres villes de l'empire? Je désirais ardemment de voir Antioche, j'en parlais sans cesse, j'attendais avec impatience le moment où je pourrais en personne recevoir les témoignages de leur affection et leur en donner de ma tendresse. »
XIV. Flavien pénétré de ces justes reproches et poussant un profond soupir rompit enfin le silence, et d'une voix entrecoupée de sanglots : « Prince, dit-il, notre ville infortunée n'a que trop de preuves de votre amour, et ce qui faisait sa gloire fait aujourd'hui sa honte et notre douleur. Détruisez-la jusqu'aux fondements, réduisez-la en cendres, faites périr jusqu'à nos enfants par le tranchant de l'épée; nous méritons encore de plus sévères châtiments, et toute la terre épouvantée de notre supplice avouera cependant qu'il est au-dessous de notre ingratitude. Nous en sommes même déjà réduits à ne pouvoir être plus malheureux. Accablés de votre disgrâce, nous ne sommes plus qu'un objet d'horreur. Nous avons dans votre personne offensé l'univers entier; il s'élève contre nous plus fortement que vous-même. Il ne reste à nos maux qu'un seul remède. Imitez la bonté de Dieu : outragé par ses créatures, il leur a ouvert les cieux. J'ose le dire, grand prince; si vous nous pardonnez, nous devrons notre salut à votre indulgence, mais vous devrez à notre offense l'éclat d'une gloire nouvelle : nous vous aurons, par notre attentat, préparé une couronne plus brillante que celle dont Gratien a orné votre front (1); vous ne la tiendrez que de votre vertu. On a détruit vos statues : ah! qu'il vous est facile d'en rétablir qui soient infiniment plus précieuses! ce ne seront pas des statues muettes et fragiles, exposées dans les places aux caprices et aux injures de la multitude : ouvrages de la clémence et aussi immortelles que la vertu même, celles-ci seront placées dans tous les coeurs; et vous aurez autant de monuments qu'il y a d'hommes sur la terre et qu'il y en aura jamais. Non, les exploits guerriers, les trésors, la vaste étendue d'un empire, ne procurent pas aux princes un bonheur aussi pur et aussi durable que la bonté et la douceur, Rappelez-vous les outrages que des mains séditieuses firent aux statues de Constantin et les conseils de ses courtisans qui l'excitaient à la vengeance. Vous savez que ce prince portant alors la main à son front leur répondit en souriant: Rassurez-vous, je ne suis point blessé. On a oublié une grande partie des victoires de cet illustre empereur; mais cette parole a survécu à ses trophées
elle sera entendue des siècles à venir, elle lui méritera
à jamais les éloges et les bénédictions de
tous les hommes. Qu'est-il besoin de vous mettre sous les yeux des exemples
étrangers:' il ne faut que vous montrer vous-même à
vous-même. Souvenez-vous de ce soupir généreux que
la clémence fit sortir de votre bouche, lorsqu'aux approches de
la fête de Pâques, annonçant par un édit aux
criminels leur pardon et aux prisonniers leur délivrance, vous ajoutâtes
: Que n'ai-je aussi le pouvoir de ressusciter les morts! Vous pouvez faire
aujourd'hui ce miracle : Antioche n'est plus qu'un sépulcre; ses
habitants ne sont plus que des cadavres; ils sont morts avant le supplice
qu'ils ont mérité; vous pouvez d'un seul mot leur rendre
1. Ad Populum, homil. 20.
la vie. Les infidèles s'écrieront : Qu'il est grand le Dieu des chrétiens! Des hommes il sait faire des anges! il les affranchit de la tyrannie de la nature. Ne craignez pas que notre impunité corrompe les autres villes : hélas ! notre sort ne peut qu'effrayer. Tremblants sans cesse, regardant chaque nuit comme la dernière, chaque jour comme celui du supplice, fuyant dans les déserts, en proie aux bêtes féroces, cachés dans les cavernes, dans le creux des rochers, nous donnons au reste du monde l'exemple le plus lamentable. Détruisez Antioche; mais détruisez-la comme le Tout-Puissant détruisit autrefois Ninive : effacez notre crime par le pardon; anéantissez la mémoire de notre attentat en faisant naître l'amour et la reconnaissance. Il est aisé de brûler des maisons, d'abattre des murailles; mais de changer tout à coup des rebelles en sujets fidèles et affectionnés, c'est l'effet d'une vertu divine. Quelle conquête une seule parole peut vous procurer : elle vous gagnera le coeur de tous les hommes ! Quelle récompense vous recevrez de l'Éternel ! il vous tiendra compte non-seulement de votre bonté, mais aussi de toutes les actions de miséricorde que votre exemple produira dans la suite des siècles.
« Prince invincible, ne rougissez pas de céder à un faible vieillard après avoir résisté aux prières de vos plus braves officiers : ce sera céder au Souverain des empereurs qui m'envoie pour vous prêcher l'Évangile et vous dire de sa part : Si vous ne remettez pas les offenses commises contre vous, votre Père céleste ne vous remettra pas les vôtres. Représentez-vous ce jour terrible dans lequel les princes et les sujets comparaîtront au tribunal de la suprême justice; et faites réflexion que toutes vos fautes seront alors effacées par le pardon que vous nous aurez accordé. Pour moi, je vous le proteste, grand prince, si votre juste indignation s'apaise, si vous rendez à notre patrie votre bienveillance, j'y retournerai avec joie; j'irai bénir avec mon peuple la bonté divine et célébrer la vôtre. Mais si vous ne jetez plus sur Antioche que des regards de colère, mon peuple ne sera plus mon peuple; je ne le reverrai plus; j'irai dans une retraite éloignée cacher ma honte et mon affliction; j'irai pleurer jusqu'à mon dernier soupir le malheur d'une ville qui aura rendu implacable pour elle seule le plus humain et le plus doux de tous les princes. »
XV. Pendant le discours de Flavien, l'empereur avait fait effort sur lui-même pour comprimer sa douleur. Enfin ne pouvant plus retenir ses larmes : « Pourrions-nous, dit-il, refuser le pardon à des hommes semblables à nous, après que le Maître du monde s'étant réduit pour nous à la condition d'esclave a bien voulu demander grâce à son Père pour les auteurs de son supplice, qu'il avait comblés de ses bienfaits? » Flavien touché de la plus vive reconnaissance demandait à l'empereur la permission de demeurer à Constantinople pour célébrer avec lui la fête de Pâques : « Allez mon père, lui dit Théodose; hâtez-vous de vous montrer à votre peuple, rendez le calme à la ville d'Antioche; elle ne sera parfaitement rassurée après une si violente tempête, que lorsqu'elle reverra son pilote. » L'évêque le suppliait d'envoyer son fils Arcadius. mais le prince pour lui témoigner que, s'il lui refusait cette grâce, ce n'était par aucune impression de ressentiment, lui répondit : « Priez Dieu, mon père, qu'il me délivre des guerres dont je suis menacé, et vous me verrez bientôt moi-même. » Lorsque le prélat eut passé le détroit, Théodose lui envoya encore des officiers de sa cour pour le presser de se rendre à son troupeau avant la fête de Pâques.
XVI. Quoique Flavie n usât de toute la diligence dont il était capable, cependant, pour ne pas dérober à son peuple quelques moments de joie, il se fit devancer par des courriers qui portèrent la lettre de l'empereur avec une promptitude incroyable.
Flavien était de retour à Antioche pour la solennité de Pâques; toute la ville accourut à la basilique patriarcale pour admirer son pasteur. Ce fut dans cette circonstance solennelle que Chrysostome prêcha sa vingt-unième homélie sur la sédition d'Antioche. En commençant, il s'écria : « Béni soit le Seigneur notre Dieu, qui nous permet de célébrer aujourd'hui avec vous tous, dans les transports de l'allégresse, cette auguste et sainte solennité! Béni soit Dieu, qui a rendu la tête aux membres, le pasteur aux brebis, le maître aux disciples, le général à ses soldats et le pontife à ses prêtres ! Béni soit Dieu, qui a usé envers nous tous d'une miséricorde ineffable, et gui, dans sa bonté, nous a accordé plus que nous n'avions demandé! Qui aurait osé espérer qu'en si peu de temps le saint Pontife, notre Père, aurait pu effectuer un si long voyage, nous réconcilier avec l'empereur et se trouver aujourd'hui au milieu de ses enfants? Ce que nous n'osions espérer, Dieu l'a fait : Flavien, notre Père, est de retour; nous jouissons aujourd'hui de sa présence, il préside à cette auguste solennité. Bénissons le Seigneur, admirons sa puissance, remercions sa bonté qui a changé notre tristesse en la joie la plus vive, et qui s'est servi des calamités dont le démon nous avait accablés pour rendre plus illustres encore notre ville, l'empereur lui-même et notre saint Pontife (1).
« Oui, Antioche a manifesté sa foi dans ce péril
extrême, en implorant non pas le secours des riches et des puissants,
mais celui de Dieu et de ses ministres;
1. Homil. 21.
l'empereur a signalé sa grandeur et sa magnanime bonté, et Flavien a montré sa foi vive, son courage inébranlable et l'amour ardent qu'il porte à ses enfants. »
Chrysostome exposa, au milieu des applaudissements et des larmes de tout ce grand peuple réuni, les diverses circonstances du voyage de Flavien, telles que nous les avons déjà rapportées. Comme la ville, à la nouvelle du pardon, avait fait de grandes réjouissances, il exhorte ses auditeurs à les continuer toute leur vie, en se couronnant, non de fleurs, mais de vertus, et en allumant dans leurs âmes la flamme des bonnes oeuvres. « Vous n'êtes pas seulement obligés à Dieu d'avoir terminé vos maux, mais de les avoir fait naître; car l'un et l'autre ont concouru à la gloire de notre patrie. Annoncez toutes ces choses à vos enfants; que jusqu'à la dernière génération on sache de quelle clémence Dieu a usé envers nous; qu'on admire la foi des citoyens d'Antioche, le zèle et l'amour généreux de Flavien, et la bonté du prince magnanime qui nous a si généreusement présenté la main pour nous relever. »
XVII. La tempête, qui avait été sur le point de renverser Antioche, avait produit de salutaires effets dans toutes les classes de la société, riches et pauvres, grands et petits, fidèles et infidèles, tous reconnaissaient et bénissaient la miséricorde qui les avait sauvés. Les désordres avaient disparu, les églises remplaçaient le cirque et les théâtres; les hérétiques gardaient le silence, les catholiques étaient plus fervents, et les païens eux-mêmes, abandonnés dans le danger par les sophistes et protégés par les moines, avaient en grand nombre embrassé le christianisme; Antioche enfin avait changé de face. Cet heureux état de ferveur subsista tant que se fit sentir dans les esprits l'impression profonde de terreur produite
par les événements que nous avons racontés. Mais quand le temps, les occupations et la dissipation inhérente aux affaires eurent affaibli ce sentiment si vif, on vit peu à peu le monde, les plaisirs et les désordres reprendre leur empire accoutumé. Bientôt Antioche redevint ce qu'elle était auparavant, une ville voluptueuse et criminelle, où Chrysostome trouva toujours un vaste champ ouvert à tous les efforts de son zèle et de son inépuisable charité.
Nous ne le suivrons pas dans les hôpitaux, auprès du lit des malades, dans les réduits du pauvre, dans les maisons des veuves et des orphelins, consolant les affligés, accueillant les pèlerins, reprenant, avertissant dans le secret des familles, instruisant les vierges et la foule des catéchistes, dirigeant les diacres et les prêtres, et encourageant par ses conseils les solitaires qui vivaient sur les montagnes voisines d'Antioche. Nous nous contenterons, pour donner une idée de sa foi vive, de son amour immense pour Dieu et le salut des âmes, de le montrer encore à la tribune comme prédicateur de la parole sainte.
XVIII. Nous aurions pu renvoyer ces considérations à la fin de cette histoire, mais comme c'est à Antioche que ce saint prêtre prononça la plupart des homélies qui lui ont mérité l'admiration de tous les siècles et le glorieux surnom de Chrysostome, nous avons cru que c'était ici le lieu de parler du précieux talent de la parole qu'il avait reçu de Dieu et dont il fit un si saint usage. Soit qu'on envisage les discours du saint orateur quant an fond ou quant à la forme, on les trouve admirables et au-dessus de tous les éloges; c'est ce dont conviennent les païens, les hérétiques, les catholiques, tous ceux enfin qui ont lit ses écrits. Suidas le met au-dessus de tous les orateurs païens ou chrétiens. Saint Nil assure que son éloquence est plus abondante que les sources du Nil, et saint Isidore de Damiette, qui vivait dans le même siècle, ne pouvait souffrir que ses ouvrages fussent inconnus à un de ses amis. « Je m'étonne extrêmement que, la gloire des écrits que le très-sage Jean-Chrysostome a laissés après sa mort étant répandue comme elle est de toutes parts, vous soyez assez ignorant pour n'en avoir nulle connaissance. C'est ignorer les plus belles choses; c'est ne pas voir le soleil en plein midi ; peut-on lire ces écrits sans s'y laisser prendre? y a-t-il un homme qui soit assez insensible pour ne pas remercier la Providence d'avoir donné au monde une si brillante lumière, un orateur qui opérait des prodiges mille fois plus surprenants que tous ceux que la fable nous raconte de la lyre d'Orphée? »
XIX. Depuis les apôtres divinement inspirés, nul homme n'a plus dignement, plus éloquemment annoncé aux hommes les mystères du salut éternel; la douceur et la majesté règnent dans toutes ses homélies. En se rendant intelligibles aux plus simples, il conserve une élévation d'esprit, une grandeur imposante qui se fait admirer des savants. C'est un fleuve de lait et de miel, profond, large, intarissable; il s'insinue dans les esprits avec adresse pour y régner en souverain; chacune de ses paroles laisse dans l'âme une vive lumière et dans le coeur un aiguillon pénétrant. Il combat toujours avec des armes brillantes; il poursuit le vice jusque dans ses derniers retranchements et ne le laisse que quand il est terrassé. Le bruit éclatant de son tonnerre attire les pécheurs qu'il épouvante, et les éclairs qu'il jette de toutes parts ravissent les yeux sans les blesser. Le coeur de l'homme n'est point pour lui un abîme, il sait en démêler tous les secrets, il en parcourt tous les replis les plus cachés : tantôt il attaque, tantôt il défend; ici il expose, là il explique; il frappe, il fait au cœur de douloureuses blessures; il convainc, il touche, il émeut, il effraye, il console, il rassure; souvent il terrasse, mais toujours pour relever les âmes et les édifier. Son style est simple, mais parfois sublime; son expression est claire, naturelle et toujours magnifique. Ses efforts sont justes et réglés; il se soutient par ses propres forces et par les secrets de l'art; il parle aux hommes qui sont sur la terre, mais son génie s'élevant au-dessus des choses passagères, et inspiré par la foi, plane dans les régions célestes d'où il enseigne aux hommes les secrets de Dieu et les vérités éternelles. C'est donc avec juste raison que ses contemporains et tous les siècles postérieurs ont personnifié en lui l'éloquence et lui ont donné les glorieux surnoms de Chrysostome, Théostome, Chrysostome.
Mais ne nous arrêtons point à ces généralités, et, sans faire ici un traité d'éloquence étranger au but que noirs nous sommes proposé, étudions en détail les qualités de ce merveilleux génie. Examinons d'abord d'une manière plus approfondie l'objet de ses écrits et de ses travaux pendant les dix dernières années de son séjour à Antioche.
Une tâche immense lui était imposée. Ce n'était plus le siècle des martyrs où pour faire triompher la religion il suffisait, avec l'aide de la grâce, de confesser humblement sa foi et de mourir; mais c'était l'époque des combats intellectuels. Le Christianisme était attaqué au dedans par cette multitude d'hérésies qui, nées du rationalisme, allaient grossissant et se multipliant les unes les autres par voie de conséquence ou par voie d'opposition ; il était attaqué au dehors par le paganisme, qui, se sentant défaillir, réunissait ses dernières forces dans la personne des philosophes et des ambitieux pour défendre ses autels, renverser le Christianisme et reconquérir l'empire du monde. Deux fois pendant l'espace de trente ans, depuis Julien jusqu'à Eugène, il était monté sur le trône des Césars. Les païens étaient encore nombreux à la cour, dans l'armée, dans les villes et les hameaux. Jamblique, Porphyre, Libanius, Maxime et le préfet Symmaque gémissaient sur le sort de l'ancienne religion; ils défendaient l'autel de la Victoire, imploraient la clémence des empereurs pour le rétablissement des sacrifices, menaçaient l'empire de la colère des dieux et s'efforçaient de déverser le mépris sur le culte chrétien. Mais Dieu n'abandonna pas son Église : il sut opposer à ce mal un remède efficace; il suscita des hommes puissants en oeuvres et en paroles pour combattre en faveur du Christianisme.
Tandis que Théophile d'Alexandrie et saint Martin de Tours, l'un en Égypte et l'autre dans les Gaules, renversaient les temples des dieux; tandis que saint Ambroise s'opposait en Italie aux entreprises du païen Symmaque, et que le génie d'Augustin frappait en Afrique les erreurs des Manichéens et des Pélagiens, Chrysostome défendait et vengeait la foi chrétienne dans l'Asie. Nous ne répéterons pas ici ce que nous avons dit de la manière dont il attaque le paganisme ; seulement, nous devons ajouter un mot sur la manière dont il établit la divinité du Christianisme.
« Le Christianisme s'est établi dans le monde, dit-il, non point par les moyens humains, par la richesse, la force, l'éloquence, mais sans aucun moyen humain et contre tous les obstacles. Expliquez, si vous pouvez, comment des pêcheurs, des faiseurs de tentes, des ignorants sans éloquence, sans ressources, venus de la Judée, ont pu au milieu des persécutions et des périls amener à la foi les philosophes , les orateurs et les savants? Expliquez comment ils ont pu, sans le secours divin, établir le Christianisme malgré les peuples et les tyrans armes, malgré les philosophes et les sophistes, ayant à lutter contre l'erreur, l'habitude, les passions et les préjugés consacrés par les siècles; sans cesse exposés à la persécution, aux tortures et à la mort (1)? Si douze hommes faibles, sans armes, sans expérience dans les combats, s'élançaient tout à coup contre une armée de combattants, parvenaient sans recevoir aucune blessure à détruire cette armée , ne serait-ce pas une chose étrange, supérieure aux forces de la nature? Or c'est ce qu'ont fait les Apôtres; la victoire qu'ils ont remportée sur le monde est mille fois plus grande, mille fois plus admirable; elle ne peut être que l'effet de la puissance divine. »
XX. Chrysostome revient souvent sur cette preuve du Christianisme, sur la constance des martyrs, sur la force des prophéties et leur accomplissement, sur la sainteté des Apôtres et des premiers fidèles, qui persuadaient plus efficacement par leurs actions que par leurs paroles; et pour détruire d'un seul coup et par la racine toutes les objections de la raison humaine, il montre la faiblesse de la raison, la nécessité de la foi non-seulement dans les choses spirituelles, mais dans toutes les choses et les circonstances de la vie; l'impossibilité de dire le pourquoi et le comment de phénomènes qui se passent tous les jours sous nos yeux.
« Rien n'est plus déraisonnable, dit-il, que de vouloir
soumettre les mystères divins aux raisonnements humains; c'est en
voulant pénétrer les mystères et en les mesurant à
la faiblesse de la raison, que les hérétiques ont fait naufrage
(2). Les choses infinies ne peuvent s'expliquer
1 Ad Cor., homil. 3. — 2. Ibid., homil. 4.
par une intelligence bornée. Je sais que Dieu est partout et tout entier dans chaque partie de l'univers, mais comment? je l'ignore. Je sais que Dieu est éternel, sans principe, sans auteur de son être; mais comment? je l'ignore. Je sais que le Fils est engendré du Père; mais comment? je l'ignore encore. Le Saint-Esprit procède du Père et du Fils, mais le mystère de cette divine procession nous est caché. Ne vous étonnez pas de cette ignorance : la raison humaine est bornée, et il faut qu'elle admette des mystères, même dans les choses les plus ordinaires. Le pourquoi et le comment sont souvent impossibles à dire. Si un de ces hommes qui ne veulent admettre que ce qu'ils comprennent, vous demandait de lui expliquer comment et pourquoi il aperçoit les objets, ce serait en vain que vous vous efforceriez de lui dire le pourquoi et le comment; vous ne pourriez pas lui expliquer pourquoi les yeux voient et non pas les oreilles; pourquoi celles-ci entendent plutôt que les yeux, et si vous tentiez de le persuader par le raisonnement, vous perdriez votre peine et vous tomberiez dans le ridicule. Ainsi en est-il des mystères : nous avons des preuves de leur existence, mais il est ridicule de vouloir les pénétrer pour les expliquer. La foi humble et simple est donc nécessaire; c'est un vaisseau qui vogue sûrement en pleine mer, hors duquel on ne peut attendre que le naufrage et la mort. »
XXI. Ce n'était pas assez de combattre les ennemis extérieurs et de montrer la divinité du Christianisme, Chrysostome avait à combattre les ennemis intérieurs, c'est-à-dire cette foule de sectaires si nombreux à Antioche et dans l'Asie. Il avait à établir la Trinité des personnes divines contre Noétius et Sabellius, l'incarnation et la divinité du Verbe contre Cérinthe, Ébion, Arius, les anoméens et les différentes nuances de cette secte; la réalité du corps de Jésus-Christ contre les partisans de Basilide et d'Apelles qui soutenaient que le Verbe n'avait pris qu'un corps fantastique et que Marie n'était point sa mère; l'excellence de la virginité contre les osséens; la création de l'Univers par la toute-puissance de Dieu, l'honnêteté du mariage contre Ménandre, Basilide et les Manichéens; la monarchie divine contre lés deux principes égaux, l'un bon et l'autre mauvais, inventés par les derniers de ces sectaires; enfin le péché originel et la nécessité de la grâce contre les partisans de Pélage. Il fut souvent obligé de réfuter les erreurs des valentiniens et des marcionites qui prétendaient, les uns que la matière était éternelle, les autres que Dieu n'était point créateur du monde, qu'il n'était point l'auteur de l'Ancien Testament, que Jésus-Christ n'était point ressuscité et qu'après cette vie il n'y avait point d'enfer. Les manichéens combattus et réfutés par Chrysostome méprisaient la loi de Moïse , les patriarches et les prophètes, et niaient la résurrection des morts.
Outre ces erreurs enseignées par les sectaires, il en existait un grand nombre d'autres particulières à chaque individu. Les uns croyaient que Dieu avait un corps; que l'âme humaine n'était pas immortelle; les antres pensaient qu'elle était de la substance de Dieu; quelques-uns admettaient la métempsycose; ceux-ci niaient la Providence, prétendant que tout arrivait par la force du destin, et ceux-là croyaient que les âmes de ceux qui mouraient de mort violente étaient transformées en démons.
La société subissait encore l'influence des idées païennes qui l'avaient si longtemps asservie. Le philosophisme alexandrin, le judaïsme s'agitaient dans les esprits en présence du Christianisme, dont ils adoptaient quelques principes en rejetant les autres, et de ce mélange confus naissaient toutes ces erreurs, toutes ces sectes impures, toutes ces opinions qui désolaient l'Église d'Orient. Les Pères et les docteurs de cette époque, profondément versés dans la science des Écritures, appuyés sur les saines traditions, s'efforçaient de dégager tous ces éléments hétérogènes par lesquels les hérésies et le rationalisme cherchaient à troubler le fleuve limpide et pur des doctrines catholiques; armés de toute la force de leur éloquence, ils abattaient toutes ces plantes parasites qui tentaient de s'incorporer à l'arbre divin planté par Jésus-Christ et les Apôtres.
XXII. Ce n'était point dans des traités particuliers que Chrysostome attaquait et renversait l'erreur pour établir la croyance catholique, mais plutôt dans les discours et les divines homélies qu'il adressait au peuple assemblé dans les églises. Une parole, un texte de l'Écriture lui fournissait l'occasion de réfuter l'erreur , d'exposer la vraie doctrine, de reprendre le vice, de stimuler la paresse et d'exciter ses auditeurs à la pratique des préceptes et même des conseils évangéliques, Pendant les trois ou quatre premières années de son apostolat, jusqu'en 390, il s'appliqua surtout à détruire du milieu d'Antioche l'habitude coupable et invétérée des jurements et à réformer les moeurs.
Dès l'année 389 il entreprit l'explication des livres de l'Écriture. Il prêcha à Antioche huit discours et soixante-sept homélies sur la Genèse, cinquante-huit homélies sur les Psaumes, quatre-vingt-dix homélies sur l'Évangile de saint Matthieu, quatre-vingt-huit sur celui de saint Jean, trente-deux homélies sur l'Épître aux Romains, quarante-quatre sur la première, et trente sur la seconde aux Corinthiens; un commentaire sur l'Épître aux Galates, vingt-quatre homélies sur l'Épître aux Éphésiens et vingt-huit sur les deux Épîtres à Timothée et aux Thessaloniciens. Il avait déjà prêché ses discours sur Lazare, ses homélies sur la pénitence, ses vingt-deux sermons au peuple d'Antioche à l'occasion de la sédition, ses homélies contre les Juifs et les Anoméens, ses discours aux catéchumènes, un grand nombre de panégyriques sur les fêtes et les martyrs, et beaucoup d'autres homélies qui ne sont point parvenues jusqu'à nous. Parmi tous ces ouvrages on place au premier rang ses homélies sur l'Épître aux Corinthiens et celle sur Évangile de saint Matthieu. Ce dernier ouvrage est supérieur à tous les commentaires connus; aucun ne peut lui être comparé pour la richesse du fond, pour l'arrangement et la disposition des matières, pour la force et la profondeur des pensées, pour la clarté avec laquelle la vérité est exposée et la vigueur avec laquelle elle est défendue. Aucun livre ne peut être aussi utile pour la réformation des vices, l'établissement de la vertu, et l'édification des peuples. Saint Thomas, l'ange de l'école, qui n'avait de ces homélies qu'une médiocre traduction, la regardait comme si précieuse, qu'il n'aurait pas voulu la donner, pour tout l'or et toutes les richesses de Paris.
XXIII. Dans ses immortels chefs-d'oeuvre Chrysostome est non-seulement orateur éloquent, mais il est exégète, discutant les dates, les circonstances, élucidant le sens littéral des textes, conciliant les récits des historiens sacrés, indiquant les divers sentiments des interprètes, approuvant les uns et réfutant habilement les autres; docteur, exposant les dogmes chrétiens, expliquant les paroles du Fils de Dieu et les circonstances de sa naissance, de sa vie, de sa mort, de sa résurrection et de son ascension ; défenseur et apologiste, attaquant les erreurs et les hérésies, et réfutant avec vigueur les fausses doctrines, surtout celles des manichéens; moraliste et ascète, développant les préceptes et les conseils évangéliques, réprimant les vices, censurant les moeurs et attaquant avec un zèle vraiment apostolique les désordres si communs dans la ville d'Antioche. Chacune de ses homélies se termine par une exhortation que lui fournit l'explication du texte évangélique. Il y reprend avec force les riches qui abusaient de leurs richesses et qui, environnés d'une foule de parasites passaient leur vie dans les festins et les débauches; il attaque ceux qui s'enrichissaient par les fraudes et les injustices; il fait retentir à leurs oreilles les éclats du tonnerre et des vengeances du ciel, il met sous leurs yeux les justices du Seigneur et les supplices éternels de l'enfer. Combien de fois par ces saintes menaces n'effraya-t-il pas, ne toucha-t-il pas jusqu'aux larmes les malheureux esclaves des voluptés sensuelles! « Mais, hélas! dit-il, la crainte seule ne peut pas tenir longtemps les hommes dans le sentier du devoir, si elle n'est mêlée d'espérance et d'amour.» Ces hommes qui avaient paru si effrayés et si contrits retombaient bientôt dans leurs désordres. Il exhortait les riches à placer leurs richesses dans le sein de Dieu comme en un lieu sûr par la main des pauvres, pourvu que ce fussent des richesses légitimement acquises; car l'aumône faite avec le bien amassé par la rapine et l'usure est une Oeuvre abominable aux yeux de Dieu.
XXIV. Ennemi déclaré, censeur perpétuel du luxe, de l'arrogance, du faste et de la vanité, il poursuit à outrance ces monstrueux excès; animé d'une sainte liberté, il condamne hautement les édifices splendides, les salons dorés, les ameublements superflus, les chars brillants d'or et d'argent et la multitude des serviteurs; il frappe de ses censures les vêtements somptueux, les robes traînantes, les voiles légers et tremblants, les chaussures magnifiques, les coiffes à réseaux, les pendants d'oreilles, les croissants, les chaînes et les bracelets d'or; il regarde en pitié les écharpes de couleur, les rubans éclatants, les cheveux artistement tressés, les flacons d'essences odoriférantes et tous les vains ornements des femmes de son temps. « Pourquoi, leur dit-il, aller chercher au dehors des parures d'or et de pierreries? Pourquoi vouloir ainsi corriger l'œuvre de Dieu? Voulez-vous être estimées belles, revêtez-vous de l'aumône, de la bénignité, de la modestie, de la tempérance, et dépouillez-vous de tout faste et de toute vanité (1). Les vertus chrétiennes sont le plus précieux comme le plus bel ornement des femmes; foulez aux pieds toutes les pompes de Satan, méprisez tout cet art diabolique, et, laissant de côté tout ce vain étalage ou plutôt cette honteuse folie, appliquez-vous à parer vos âmes des vertus chrétiennes qui vous rendront belles aux yeux des anges et agréables à Dieu et aux hommes (2). »
XXV. Le saint orateur ne s'élève pas avec moins de force
contre le luxe honteux de certains jeunes gens efféminés
qui se paraient comme des femmes et qui montraient leur vanité jusque
dans la forme, la couleur et la richesse de leur chaussure. « Je
crains d'exciter votre indignation, s'écrie-t-il dans la 50e homélie;
vous m'accuserez de descendre dans des détails trop petits, mais
accusez-vous vous-mêmes; car c'est vous qui. me forcez de descendre
si bas, en prétendant qu'un luxe pareil n'est point péché
(3). Quelle honte, quel ridicule, de mettre dans de viles chaussures tous
ces fils de soie qu'il n'est pas même convenable de mettre dans des
vêtements ! Si vous n'en rougissez pas, si vous ne voulez pas vous
en
1. In Isaia, hom. 36. — 2 Ad Coloss., hom. 10. — 3 In Matth., hom. 50.
rapporter à mon assertion, écoutez saint Paul qui non-seulement
traite ces choses de ridicules, mais qui les défend expressément
même aux femmes. Que les femmes, s'écrie-t-il, se parent de
pudeur et de sagesse, non avec des cheveux tressés, ni des ornements
d'or, ni des perles, ni des habits somptueux (1). Comment donc osez-vous
vous permettre ce que saint Paul n'excuse pas même dans des femmes
mariées? Comment pouvez-vous employer avec tant d'affectation à
l'ornement de vos pieds ce qui est le prix de mille travaux, de mille périls;
le prix en quelque sorte de la vie de vos semblables? Eh quoi ! pour satisfaire
votre ridicule vanité, il faudra construire un vaisseau, payer des
matelots et des pilotes; déployer les voiles et traverser les mers
pour vous procurer ces soieries, objet de votre vanité ; il faudra
qu'une multitude d'hommes abandonnant leur patrie, leurs femmes et leurs
enfants s'exposent au péril des flots, affrontent mille dangers
dans les régions barbares, et tout cela, pour vous donner le plaisir
d'en orner le vil cuir de vos souliers? Ah ! je crains que bientôt
les jeunes hommes ne se revêtent comme les femmes, et qu'ils n'aient
plus de vanité qu'elles dans leur chaussure. Ne mériteriez-vous
pas d'être frappés par la foudre, d'oser ainsi fouler aux
pieds les dons de Dieu, tandis qu'une multitude de pauvres périssent
de froid, de faim et de misère? Une pareille conduite n'est-elle
pas l'indice d'une âme efféminée, inhumaine et pleine
de la plus sotte vanité? Quelle espérance peut-on fonder
sur un homme pareil ? Quelle ressource peut-il offrir? Comment s'occuper
aux choses utiles et nécessaires, quand on est tout rempli de ces
folies ? Comment penser au salut de son âme quand on ne sait pas
même si on en a une? Ce jeune homme, tout occupé d'admirer
la direction et les sinuosités
1. Act Timoth., cap. II.
des fils, la fraîcheur des couleurs et les merveilleux effet des tissus, aura-t-il du temps pour élever vers le ciel ses pensées et ses regards? Comment pourra-t-il admirer la beauté des mondes placés sur nos têtes, celui qui sans cesse courbé vers la terre s'extasie sur la beauté de sa chaussure? Quelle honte de voir ces hommes efféminés, plus glorieux de leurs cheveux, de leurs vêtements et de leur chaussure, qu'un général d'armée revenant triomphant après mille combats et mille victoires! Quelle honte de les voir marcher dans les rues avec une délicatesse et des précautions infinies, craignant que la boue en hiver ou la poussière en été ne ternisse l'éclat de leurs souliers! Eh ! misérables esclaves de la vanité, à quoi donc pensez-vous? Ne comprendrez-vous donc jamais qu'en agissant ainsi vous oubliez l'essentiel pour vous occuper de choses frivoles et inutiles, et qu'en vous livrant à un luxe pareil vous précipitez votre âme dans la boue. Apprenez donc pour quel usage vous mettez une chaussure ; comprenez que c'est pour fouler la boue et les immondices du pavé des rues, et si vous ne voulez pas le comprendre, si vous craignez de souiller votre élégante chaussure, ôtez vos souliers et portez-les suspendus à votre cou, ou bien placez-les sur votre tête »
La vanité, la trop grande recherche dans les habits est une source de péchés et de désordres; aussi le saint docteur, dans la même homélie, nous montre ces malheureux jeunes gens consumant les biens de leur famille, employant les fraudes et les injustices, inhumains et arrogants envers les pauvres qu'ils ne daignaient pas même regarder, s'abandonnant à toutes sortes d'excès et se vendant à la débauche la plus infâme, afin de se procurer l'argent nécessaire pour satisfaire leur vanité.
XXVI. Dans ses homélies Chrysostome poursuit encore les péchés opposés à la charité , il frappe avec force le calomniateur et le médisant, l'homme haineux et vindicatif, et après avoir montré combien la haine est contraire aux maximes de l'Évangile, il exhorte ses auditeurs à vivre dans l'union, la paix et la charité qui sont les marques qui distinguent les enfants de Dieu des fils de ténèbres et de perdition.
« Fuyons la médisance, parce que c'est un grand péché et un péché hélas! trop commun, s'écrie-t-il. Ne nous arrêtons pas sur les plaies d'autrui à l'exemple de la mouche importune; soyons plutôt jaloux d'imiter l'abeille industrieuse qui repose sur les fleurs. L'abeille compose de divers sucs les rayons d'un miel pur; la mouche incommode aigrit et envenime la blessure à laquelle elle touche. L'une est odieuse et méprisable, l'autre est aimable et distinguée. Reposons-nous donc sur les vertus des saints comme sur des fleurs précieuses, et travaillons de plus en plus à répandre la bonne odeur qui en émane. Fermons la bouche au médisant, et ayons pour nos frères la charité sans laquelle on ne peut plaire à Dieu.»
Chrysostome n'est pas moins éloquent lorsqu'il parle du cirque et des théâtres.
Il paraît qu'à cette époque la scène était livrée à la plus révoltante immoralité; on y entendait les paroles et les chants les plus licencieux; les acteurs et les actrices y paraissaient dans une complète nudité, et donnaient au public les leçons les plus affreuses de la lubricité et du crime; les costumes, les démarches, les personnages, tout excitait, tout enflammait les passions. «Ne me dites pas: quel grand mal est-ce donc d'assister aux représentations du théâtre? car fussiez-vous d'une nature de pierre ou de fer, vous ne me persuaderez jamais que vous êtes purs et innocents dans de pareils spectacles. Eh ! n'êtes-vous donc pas homme, c'est-à-dire faible, fragile, susceptible de recevoir en un instant les plus funestes impressions? Êtes-vous donc plus fort, plus saint que tant de grands hommes qui ont été précipités dans l'abîme du crime par un seul regard? Ne savez-vous pas ce que dit Salomon : Un homme peut-il cacher du feu dans son sein sans que ses vêtements brûlent? Peut-il marcher sur des charbons ardents sans se brûler les pieds (1)? Oui, vous êtes coupable pendant que voles assistez à ces spectacles; vous êtes coupable encore après, car vous en sortez tout rempli de ce que vous avez vu et entendu; les paroles, les chants, les démarches voluptueuses, les poses dissolues sont comme autant de traits qui ont percé votre âme et qui y ont fait de mortelles blessures. Le renversement des familles, l'humeur chagrine, les querelles, les discordes sans nombre, la négligence des affaires domestiques, le dégoût, la haine, les divorces scandaleux et les adultères : voilà les tristes suites de ces abominables représentations. »
XXVII. La passion pour le théâtre était poussée
si loin à Antioche et à Constantinople, que l'on vit une
année le peuple abandonner les églises pendant les solennités
de la grande semaine et même le vendredi saint pour courir au spectacle.
Le zèle ardent de Chrysostome ne put rester muet devant un tel scandale.
« Que dirai-je, que ferai-je? ma douleur est immense, aucune douleur
ne peut l'égaler (2). J'emprunterai les paroles du Prophète
et je vous adresserai les reproches du Seigneur à son peuple : Mon
peuple, que vous ai-je fait, en quoi vous ai-je contristé? Quel
sujet de plainte avez-vous contre moi? Répondez-moi. Votre conduite
est-elle sainte, est-elle tolérable (3)? Jugez vous-mêmes,
et répondez. Eh quoi! des spectacles, des jeux, des courses de chevaux,
des cris dissolus, des clameurs qui ébranlaient la cité,
des débauches infâmes
1. Prov., cap. VI. — 2. De Lazaro, homil. 7. — 3. Michée, cap.
VI. 12
voilà donc où ont abouti tant d'instructions qui vous
ont été données et tous les saints exercices du temps
consacré à la pénitence ! Hélas! pendant ces
honteuses orgies, tandis que les spectateurs, les uns placés dans
les rangs supérieurs, les autres au milieu du cirque, excitaient
les cochers, applaudissaient et poussaient des cris effrénés,
retiré dans ma cellule je gémissais, souffrant des terreurs
plus grandes que les malheureux sur le point de faire un triste naufrage.
Que pouvons-nous dire pour justifier notre conduite? que répondre
aux étrangers qui diront est-ce donc là cette ville des Apôtres?
Est-ce donc là cette cité illustrée par ses docteurs?
C'est donc ainsi que se conduit ce peuple chéri du Christ ! Le voilà
donc, il laisse les spectacles religieux et spirituels pour se précipiter
dans les théâtres immondes, il ne respecte plus rien, pas
même le jour où se sont accomplis les glorieux et douloureux
mystères du salut du monde? Quelle a donc été votre
conduite ? est-elle tolérable (1) ? Soyez juges. Eh quoi ! le jour
même où Jésus est mort pour la rédemption des
hommes, le jour où il a ouvert le ciel, pardonné au larron
pénitent, détruit la malédiction et effacé
le péché; le jour où il a vaincu l'enfer et réconcilié
l'homme avec Dieu, réparé nos pertes et changé notre
sort; ce jour qui devait être si saint, que nous devions passer dans
le jeûne, l'humiliation de notre âme, la confession de nos
péchés, la prière ardente et la reconnaissance la
plus vive pour toutes les bontés du Seigneur, ce jour a été
indignement profané! Des chrétiens ont fui loin de l'église
et du sacrifice pour assister aux spectacles profanes ! Hélas! quel
changement subit s'est donc opéré? Il y a trois jours, quand
la pluie tombant par torrents et inondant les campagnes nous faisait craindre
la perte des moissons et la disette qui en est la suite, toute la ville
1. Contra Judaeos.
épouvantée et suppliante se précipita comme un fleuve impétueux et courut aux églises des Apôtres. Nous implorions avec ferveur, par des prières et des litanies, le secours de nos protecteurs saint Pierre et saint André, saint Paul et saint Timothée; et voilà qu'après avoir été exaucés, tout à coup poussés par le démon nous courons avec fureur au cirque et au théâtre! Quelle est donc notre conduite? comment l'excuser et quel moyen nous reste-t-il pour apaiser la juste indignation du Seigneur? Comment approcherez-vous désormais de la Table sainte'? Comment participerez-vous au pain céleste? Vous vois-je pénétrés de douleur et de confusion? Quelques-uns, il est vrai, gémissent et baissent la tête; hélas! ce sont peut-être ceux qui n'ont point péché et que l'aveuglement de leurs frères touche de compassion! Pourrais-je n'être pas accablé de tristesse lorsque je considère les horribles ravages que fait le démon dans le troupeau confié à mes soins ? Ah! si vous voulez vous joindre à moi, nous l'empêcherons de nuire et nous rendrons ses efforts inutiles; cherchons ceux qu'il a blessés, afin de les arracher de sa gueule infernale. Qu'on ne me dise pas que le nombre de ces malheureux est petit; n'y eu eût-il que dix, que cinq, que deux, qu'un seul, c'est toujours une grande perte; le bon Pasteur laisse ses quatre-vingt-dix-neuf brebis pour courir après celle qui s'est égarée. Aidez-moi donc à les réunir, et si vos exhortations et les miennes sont inutiles, j'emploierai l'autorité dont Dieu m'a fait le dépositaire. » C'est ainsi que Chrysostome, animé d'un zèle ardent, attaquait les vices, réprimait les abus et s'opposait comme un mur d'airain à tous les désordres qui s'étaient introduits dans Antioche.
XXVIII. Mais ce n'était pas assez de combattre les vices : la
vie chrétienne consistant non-seulement à éviter le
mal, mais encore à faire le bien, il exhortait sans cesse les peuples
à la pratique des vertus chrétiennes. Sa voix puissante comme
la trompette réveillait les âmes et les appelait aux combats
du Seigneur, à la pratique de l'aumône, de la charité
mutuelle, de la patience dans les adversités et de la chasteté.
« Quelque occupés que vous puissiez être aux affaires
du siècle, gardez-vous bien de négliger le saint devoir de
la prière, leur disait-il; au milieu de vos travaux, ayez soin d'entremêler
de fréquentes prières. Si vous le faites, vous n'aurez rien
à craindre; l'édifice de votre salut soutenu, cimenté
par l'oraison, n'aura à redouter ni les vents furieux des tentations,
ni la violence des Torrents de l'affliction, ni les secousses de la malice
humaine, ni quoi que ce soit au monde. Gémissez amèrement
au souvenir de vos péchés; levez souvent les yeux vers le
ciel et dites du fond de votre coeur : Seigneur, aye- pitié de moi
(1). Cette prière d'un coeur contrit attirera sur vous la grâce
et la miséricorde, elle vous réconciliera avec Dieu et vous
ouvrira le ciel. Et ne dites pas, pour vous excuser de prier, que vous
êtes éloignés de la maison de la prière; car
si vous avez bonne volonté, vous ne manquerez ni de lieu ni de temps
pour prier. Partout et toujours vous pourrez élever dans votre coeur
un autel au Seigneur. Vous ne pourrez pas toujours ni en tout lieu courber
les genoux, vous frapper la poitrine, lever les mains au ciel; mais partout
et toujours vous pourrez offrir à Dieu une volonté sincère
et la ferveur de vos saints désirs. Partout on peut prier : la femme
occupée à tisser la toile; l'homme au milieu des débats
du forum, à la ville ou en voyage; l'artisan dans son atelier, le
serviteur employé aux travaux des champs ou aux offices de la
1. Ps. L.
maison; tous peuvent élever leur coeur à Dieu et lui adresser des prières ferventes et efficaces (1). Saint Paul n'était pas debout, il ne pouvait lever ses mains chargées de chaînes, quand il priait dans sa prison; et pourtant sa prière ébranla son cachot; elle fit tomber ses chaînes et convertit son gardien. Ézéchias n'était pas debout, mais couché dans son lit de douleur; et cependant sa prière fut exaucée, elle lui obtint la santé. Fréquentez les églises, priez à la maison, à genoux et les mains élevées vers le ciel, c'est le devoir; mais si dans les autres lieux vous ne pouvez observer ces conditions ordinaires de la prière, à cause de la foule, ne laissez pas pourtant de prier, et soyez assurés que Dieu exaucera vos désirs et vos voeux.»
Un grand nombre de fidèles étaient tombés dans le relâchement par rapport à la participation aux sacrements; plusieurs ne communiaient qu'une seule fois dans l'année. Le saint prêtre les exhortait à communier souvent. « L'Eucharistie, c'est le corps et le sang du Seigneur, c'est la nourriture de nos âmes; ceux qui ne participent pas à ce banquet divin sont menacés de la faim et de la mort. Cette divine nourriture est la force de nos âmes, le lien qui nous unit à Dieu, le fondement de notre confiance, notre salut, notre lumière, notre vie (2). Que personne donc ne s'approche de cette Table sainte avec dégoût, avec négligence, ruais que tous y participent avec une pieuse avidité, et que la plus sensible de nos douleurs soit d'être privés de cette nourriture céleste. » Toutefois, en exhortant les peuples à la fréquente communion, il insiste sur la nécessité, de la pureté de conscience, et il veut que le pécheur s'humilie par la pénitence et par la confession de ses péchés faite à un prêtre (3).
Nous ne pouvons pas indiquer en détail toutes les
1. Homil. De Anna. — 2. In Matth., homil. 50. — 3 In Genes , homil.
20.
pratiques de vertu et de piété que Chrysostome prêchait aux habitants d'Antioche. Il recommandait surtout l'assistance aux saints mystères, le respect pour les églises, la lecture assidue des divines Écritures, l'usage du signe de la Croix, les prières journalières, les prières avant et après le repas, l'instruction et le soin des enfants, la piété envers les morts, l'invocation des saints, la vénération pour leurs reliques, et l'imitation de leurs vertus.
Si les protestants, nos frères séparés, étudiaient les écrits de ce saint docteur, ils ne pourraient s'empêcher de reconnaître que la doctrine et les pratiques de l'Église romaine sont les mêmes que celles des siècles apostoliques, les mêmes que celles enseignées par les Apôtres et par Jésus-Christ lui-même; ils se convaincraient que leurs prétendus réformateurs, poussés par l'orgueil et les passions sensuelles, ont mutilé honteusement l'arbre divin planté par le Rédempteur, pour ne leur laisser qu'un misérable tronçon dépourvu tout à fait de sève, de vigueur, de vie et de beauté; et bientôt aidés par la grâce, ils s'écrieraient avec saint Vincent de Lérins : Nous voulons croire et pratiquer ce que tous ont cru et pratiqué toujours et partout;
Quod semper, quod ubique, quod ab omnibus.
Pour animer ses auditeurs à la fuite du péché et à la pratique des vertus, il leur met souvent devant les yeux la sévérité des jugements de Dieu, le compte qu'ils auront à rendre, la confusion qui accablera les pécheurs, la joie des justes et les supplices de l'enfer. Il cherche à les détacher du monde en leur montrant la folie et la vanité des richesses, des honneurs et des plaisirs. « Allons ensemble aux tombeaux des morts, dit-il; venez me montrer votre père, votre femme. Où sont ceux qui étaient revêtus de pourpre, qui étaient superbement traînés dans des chars de triomphe, qui conduisaient les armées, qui étaient environnés de gardes, accompagnés d'une foule d'officiers, qui frappaient insolemment les uns, qui emprisonnaient les autres et qui avaient droit de vie ou de mort (1) ? Montrez-moi maintenant ces personnes. Je ne vois que des ossements arides, que des vers, qu'un peu de cendre et de poussière. Toutes ces grandeurs sont évanouies comme une ombre, comme un songe, comme une fable, et plût à Dieu que pour eux tout se terminât à ce néant! Mais si d'un côté toutes ces grandeurs, tous ces honneurs, tous ces plaisirs se sont évanouis comme une ombre, ils ont produit de l'autre une misère stable, réelle, qui subsistera éternellement. Les violences, les injustices, les adultères, les péchés, les crimes ne se réduisent point en poussière comme les corps. Toutes nos oeuvres suivent nos âmes dans l'éternité, et nos actions aussi bien que nos paroles sont écrites sur la pierre et sur le diamant. »
XXIX. Persuadé que rien n'est plus entraînant que l'exemple, il leur rappelle la vie toute céleste des premiers fidèles, et surtout les combats, le courage et les victoires des saints martyrs (2). Il représente les uns dans des poêles ardents, les autres dans des chaudières bouillantes, ceux-ci noyés dans la mer, ceux-là déchirés avec les ongles et les- peignes de fer; quelques-uns brisés sur la roue, d'autres précipités du haut des rochers ou combattant contre les bêtes dans l'amphithéâtre, tous montrant un courage surhumain, triomphant des tyrans et des tortures, et devenant un spectacle d'admiration pour les hommes et les anges.
« Les reliques des saints et des martyrs fortifient plus une ville
et la rendent plus imprenable que les murailles les plus épaisses.
Semblables à des rochers escarpés de toutes parts, elles
ne repoussent pas seulement les
1. In Matth., homil. 76. — 2. In Martyr., homil.
assauts des ennemis extérieurs et visibles, mais elles détournent les embûches des démons invisibles. Quiconque en approche avec foi, quiconque touche leurs châsses sacrées y trouve une force admirable, reçoit des grâces abondantes. Dieu nous les a données pour nous rappeler les exemples des saints et pour être notre refuge, notre consolation dans les maux sans nombre qui nous accablent. Visitez donc souvent les églises des martyrs; approchez-vous de leurs saintes reliques et vous y trouverez la guérison des maladies du corps et de l'âme et le pardon de vos fautes; vous goûterez une paix, un repos au-dessus de tout ce que l'on peut dire. »
Il atteste les prodiges opérés par l'intercession de saint Julien martyr : « Les démons n'osent regarder en face les blessures de saint Julien, et s'ils entreprennent d'y jeter la vue, leurs yeux éblouis ne peuvent en supporter l'éclat. C'est ce que je vais établir par des faits dont nous sommes les témoins, sans recourir aux anciens prodiges. Prenez un homme furieux, tourmenté par le démon; amenez-le au tombeau respectable où sont déposés les restes du martyr, et vous verrez l'esprit impur abandonner le corps qu'il tyrannise et prendre honteusement la fuite. Dès le seuil de la chapelle où le martyr est honoré, il s'enfuit comme s'il allait marcher sur des charbons, sans oser même regarder le vase qui renferme ses cendres.»
La ville d'Antioche possédait un grand nombre de corps saints. Leurs églises et leurs reliques étaient dans les faubourgs, surtout dans celui de Daphné. Chaque année, aux jours de leurs solennités, le peuple venait vénérer ces saintes reliques, et Chrysostome avec son éloquence ordinaire célébrait leur triomphe et exhortait les fidèles à imiter leurs vertus. Il nous a laissé comme des monuments de son zèle et de sa piété un grand nombre de panégyriques. Outre ses homélies sur la Nativité, l'Épiphanie, la Résurrection, l'Ascension, la Pentecôte, il célébra les louanges de saint Mélèce, de saint Babylas, de saint Eustache et de saint Ignace, évêques d'Antioche; celles de saint Lucien, de saint Juventin, de saint Maximin, de saint Julien, de saint Barlaam, de saint Romain et de saint Droside; celles de saint Phocas, des saints Bernice et Prosdoce, de sainte Domnine et de sainte Pélagie, martyrs. Il célébra dans trois homélies le courage et les souffrances des frères Machabées, les exemples des martyrs d'Égypte et de celui des martyrs en général. Dans ce dernier discours, après avoir parlé des divers supplices, des souffrances et du courage des martyrs, de la gloire dont ils jouissent dans les cieux, il s'écrie : « Leur gloire n'est-elle pas éternelle, ne sont-ils pas heureux d'avoir sacrifié leur vie pour Jésus-Christ? Le bonheur dont ils jouissent ne doit-il pas exciter en nous une sainte envie? Mais consolons-nous : si le temps des persécutions est passé, si l'on n'entend plus le rugissement des lions dans l'amphithéâtre, si les bûchers ne sont plus dressés, si l'on ne voit plus ni chevalets, ni grils ardents, ni peignes, ni ongles de fers, nous pouvons encore cependant en un sens souffrir le martyre, en supportant avec patience les peines et les adversités que Dieu nous envoie. Si les saints ont fait le sacrifice de leur vie, sacrifions nos plaisirs; s'ils ont méprisé les bûchers et les charbons ardents, méprisons les richesses et foulons aux pieds les voluptés sensuelles; et nous serons ainsi les imitateurs des martyrs. Ces sacrifices sont pénibles, difficiles, mais ils sont utiles et nécessaires; pour nous animer à les faire, ne considérons pas la peine que nous éprouvons, mais la récompense qui nous attend. Quand vous faites l'aumône, ne faites pas attention à l'argent que vous donnez, mais au trésor de justice que vous amassez; si vous passez les nuits dans la prière, ne pensez pas à la fatigue de la veille, mais à la confiance que l'oraison vous donne auprès de Dieu. Pensons souvent aux souffrances des martyrs, lisons le récit de leurs combats, visitons leurs tombeaux, afin que par leur intercession toute-puissante nous puissions arriver à la gloire et à la récompense éternelle. » C'est ainsi que Chrysostome, comme un ouvrier fidèle, cultivait le champ du Seigneur et l'arrosait de ses sueurs. Il était difficile, il est vrai, de réveiller ce peuple endormi par les voluptés sensuelles, de contenir le torrent de tant de désordres, de dissiper tant de ténèbres, de lutter contre tant d'erreurs et de passions; mais le zèle de Chrysostome était à l'épreuve, rien ne le rebutait. Arrêtons-nous encore un instant à considérer dans l'exercice de son saint ministère ce grand orateur, et examinons le genre de son éloquence, les circonstances, les sources de sa prédication dans la cité d'Antioche; cette étude nous portera à bénir Dieu toujours admirable dans ses saints.
XXX. Un ancien définissait l'orateur, un homme vertueux, habile dans l'art de bien dire . VIR BONUS DICENDI PERITUS. Ce mot célèbre, sorti de la bouche d'un païen, est plein de sens et de vérité, mais il n'est pas assez particulier à l'orateur sacré. C'était à Chrysostome qu'il appartenait de définir d'une manière exacte l'orateur chrétien, de tracer les règles de l'éloquence de la chaire, et de faire connaître toutes les qualités nécessaires à celui qui est chargé dans l'Église de l'important ministère de la prédication. Il exige d'abord la vertu, la sainteté, l'humilité, la modestie, la chasteté, la charité, la douceur, le bon exemple dans l'homme apostolique; mais ce n'est pas assez, il faut qu'à la vertu il joigne la science et le talent. Quiconque fera et enseignera, nous dit Jésus-Christ, sera nommé grand (1). Le bon exemple sans doute est très-profitable; mais la conduite de saint Paul démontre qu'il peut manquer quelque chose à son efficacité; l'exemple et le discours doivent se prêter un mutuel secours. Que la parole de Jésus-Christ habite en vous abondamment avec toute la sagesse, nous dit l'Apôtre; il veut que son disciple soit non-seulement savant, mais capable d'instruire les autres — UT POTENS SIT EXHORTARI IN DOCTRINA SANA (2). « S'il vient, par exemple, à s'élever une question sur le dogme, et que chacun des contendants s'appuie sur l'autorité des divines Écritures, à quoi sert la sainteté sans la science dans le ministre évangélique? Quel avantage retirera-t-on de ses veilles et de ses travaux, si, par son ignorance, les peuples sont précipités dans l'hérésie? Et ce n'est pas assez de pouvoir défendre l'Église sur un point, il faut que l'homme de Dieu puisse répondre sur tous les points aux Juifs, aux païens, aux hérétiques et même aux catholiques, dont les questions sont plus insidieuses que celles des ennemis du Christianisme (3). De quoi servirait-il d'avoir mis les païens en déroute, si les Juifs saccagent la place ? ou si après avoir battu les uns et les autres, on est en proie aux fureurs des manichéens ou des fatalistes! Le triomphe d'une seule de ces erreurs serait funeste à tout le troupeau. »
Chrysostome ajoute : « En supposant le talent de la parole au
ministre évangélique, il est encore nécessaire qu'il
travaille sans relâche. L'éloquence est moins un don de la
nature que le produit de l'art et du travail; fut-on parvenu au sommet
de la perfection, on en déchoit bientôt si l'on néglige
de s'y maintenir par une étude et un exercice continuels. L'orateur
sacré doit donc préparer avec soin ses discours, avoir assez
de force pour s'opposer au mal et briser l'iniquité, être
supérieur au blâme
1 Matth., cap. V. — 2. Ad Titum, cap. I. — 3 De Sacerdot., lib. V.
ou à la louange, respecter les sentiments de ses auditeurs dans ce qu'ils ont de juste, se prémunir contre l'envie et l'orgueil et ne chercher dans toute sa conduite et ses discours que la gloire de Dieu, l'honneur de la religion et le salut des âmes. S'il n'est pas savant, l'erreur triomphera; s'il n'est pas studieux et éloquent, il avilira la parole sainte et rebutera les peuples; s'il n'est pas profondément humble, solidement vertueux, il sera en proie à mille soucis et à mille dégoûts ; son ministère sera nuisible aux fidèles, il se perdra et il amassera sur sa tête des calamités sans nombre, des regrets et des douleurs éternelles. »
Pénétré de ces idées, Chrysostome avait fui de toutes ses forces ce redoutable ministère; il justifie sa répugnance en présence de Basile, son ami : « Ai-je eu tort , lui dit-il, de m'éloigner? suis-je coupable, connaissant ma faiblesse, d'avoir fui de peur d'entraîner avec moi tant d'âmes dans ma propre ruine? Est-il quelqu'un assez injuste pour blâmer une telle résolution, à moins d'être du nombre de ceux qui querellent sans raison, et qui dans les malheurs qui ne les touchent pas, se targuent d'une fausse philosophie? »
XXI. Toutefois, quand Flavien eut fait violence à sa modestie et qu'il l'eut chargé du ministère évangélique, Chrysostome s'y appliqua avec autant de soin qu'il en avait mis à le fuir. Quel zèle, quelle ardeur, quelle application constante à l'étude, quelle méditation, quelle science des divines Écritures! Il n'est pas une matière traitée dans les chaires chrétiennes sur laquelle nous n'ayons de lui une, deux, et souvent quatre homélies. Il était dans l'usage de prêcher plusieurs fois la semaine, le matin avant la célébration des saints mystères, quelquefois avant l'aurore, sans doute pour que le travail du peuple n'en souffrît pas; et le soir pendant le temps de pénitence. Une année pendant le carême il composa jusqu'à trente-deux homélies assez longues, sans compter celles qu'il fit sur divers sujets pendant la semaine sainte. C'était dans l'église de la Palée ou l'Ancienne, fondée par les Apôtres, qu'il prononçait la plupart de ses discours. Flavien y assistait placé sur son trône vis-à-vis de l'ambon on tribune, et confirmait par sa présence les vérités annoncées en son nom par le saint prêtre. Les autres églises d'Antioche, appelées la Romaine et la Neuve où étaient sans doute les reliques de saint Babylas, les Églises des martyrs dans les faubourgs entendaient le saint orateur surtout dans les solennités de la Nativité, de l'Ascension, de la Pentecôte et aux fêtes des martyrs. Jamais il n'était pris au dépourvu; sa science profonde, sa piété et son zèle ardent lui fournissaient abondamment de quoi instruire et édifier les milliers de fidèles qui accouraient de tous les quartiers de la ville et même de la campagne pour l'entendre.
L'Écriture Sainte qu'il connaissait si bien est le fond ordinaire et pour ainsi dire unique de sa prédication. Il lui doit son éloquence peut-être autant qu'à la nature, quoique celle-ci lui eût prodigué tout ce qui peut contribuer à rendre un orateur parfait , un extérieur avantageux, un visage expressif, une voix éclatante et sonore, un geste gracieux et noble, une mémoire heureuse, une intelligence prompte et élevée, une imagination brillante et féconde, et surtout une âme ardente et un coeur généreux.
XXXII. L'Écriture prête à Chrysostome non pas un texte isolé, pris au hasard, mais la substance et la beauté de son discours, beauté qui résulte du judicieux emploi qu'il fait du texte sacré dans son ensemble et dans ses circonstances principales, de l'intelligence du sens propre, de l'onction admirable et de la grâce particulière qui caractérisent son langage. Il l'explique verset par verset, non arbitrairement, mais par la tradition; non à la manière du critique ou du grammairien qui relève et discute minutieusement les dates et les mots, ni comme les mystiques qui ramènent tout à l'allégorie; mais il l'interprète sans nulle recherche d'esprit ni d'érudition, d'une manière littérale, claire, précise et décisive, toujours suffisante pour l'intelligence du texte et l'éclaircissement des difficultés, toujours profitable pour la direction de la foi et des mœurs.
XXXIII. Il prélude ordinairement par un exorde assez étendu sur le livre ou sur le chapitre qu'il va expliquer, sur une circonstance particulière, sur la solennité du jour, sur un événement ou sur un fait qui s'est passé dans la ville; il procède ensuite avec calme, expose son sujet, dissipe les préjugés, s'insinue doucement dans les esprits, et après avoir préparé les avenues, il s'abandonne, il s'élance, il foudroie. Dans le corps du discours il presse, il interroge, il argumente, il s'interrompt lui-même; son style est clair, élevé, facile, plein de richesse et d'abondance; tantôt c'est un torrent rapide qui se précipite, qui renverse et qui entraîne; tantôt c'est un fleuve qui s'avance majestueusement et qui porte partout la fertilité et l'abondance de ses eaux.
XXXIV. Avec quelle profusion il dispense les trésors de l'imagination ! Quelles descriptions vives et animées! quelles oppositions! quels contrastes frappants! quels mouvements pleins de chaleur et d'enthousiasme! mais surtout quelle beauté, quelle étonnante variété dans les comparaisons! Le ciel, la terre, la mer, les sciences et les arts, les usages de la vie, toute la nature est à sa disposition : il y puise ces images vives, ces rapprochements ingénieux, ces raisonnements solides qu'il fait servir avec tant de, talent au triomphe de la vérité et de la vertu.
Pour lui la sainte Écriture, la parole de Dieu, c'est une lumière qui dissipe les ténèbres, c'est un pain descendu du ciel, c'est un feu qui enlève la rouille des âmes, c'est une eau qui les lave, c'est une armure divine, c'est un bouclier impénétrable, une forteresse inaccessible, un océan immense rempli de perles précieuses que l'on peut recueillir sans s'exposer au naufrage. Mais l'humilité est aussi à ses yeux la grande base de l'édifice spirituel, la mère de tous les biens, le principe de toute philosophie, la source de la vraie sagesse; c'est elle qui introduisit dans le ciel le larron pénitent, même avant les Apôtres. L'orgueil, au contraire, c'est la racine de tous les maux, c'est un écueil caché qui souvent fait échouer au port ceux qui longtemps avaient bravé les vents et les tempêtes.
Veut-il parler de la prière : c'est la lumière, le remède divin, les ailes de notre âme; c'est un lien qui nous unit à Dieu; c'est une armure invincible, un trait redoutable au démon; c'est un parfum d'agréable odeur; c'est la sueur de l'aumône et du jeûne; c'est un port ouvert à ceux que poursuit la tempête; c'est l'ancre du salut pour ceux qui sont au milieu des flots soulevés.
Si Chrysostome veut nous exhorter à l'aumône, il nous la représente comme un prêt usuraire que nous faisons à Dieu, comme un riche trésor à l'abri du danger, comme une semence féconde qui doit produire une abondante moisson. C'est un ornement magnifique qui nous fera reconnaître au grand jour; c'est le chemin facile qui conduit au ciel ; les pauvres sont les greniers de Dieu, les médecins de nos âmes, nos avocats et nos défenseurs, les substituts de Dieu et d'autres Christ.
Son sujet l'amène-t-il à parler de l'Église : elle est, nous dit-il , un port tranquille où l'on est à l'abri des orages; un vaisseau dirigé par le Christ, qui, voguant à pleines voiles, brave les efforts des vents et de la tempête. Saint Pierre est le chef des Apôtres, le coryphée du collége apostolique, le fondement de la foi, la bouche des Apôtres, le chef de la famille, le préfet de toute la terre, la colonne de l'Église, l'amant passionné de Jésus-Christ, la pierre immobile et qui ne peut être brisée, le rocher que ne peuvent ébranler tous les flots irrités. Mais quand il parle de saint Paul et de ses vertus, c'est alors surtout que Chrysostome donne l'essor à son imagination hardie, et qu'il épuise toutes les comparaisons pour relever son propre courage, son zèle et sa générosité. Nous en parlerons plus loin.
Pour Chrysostome la vie est une lutte perpétuelle, un combat qu'il compare à ceux des jeux olympiques: le chrétien est un athlète, un soldat; c'est encore un agriculteur, un voyageur ou un navigateur qui doit sans cesse diriger sa marche vers le port de la patrie; la mort n'est qu'un sommeil, un repos, une délivrance. Nous pourrions multiplier ces citations, mais ce serait nous écarter de notre sujet. Ce que nous venons de dire suffit pour donner une idée de la beauté et de la richesse de l'imagination du saint orateur.
XXXV. La facilité avec laquelle il s'exprimait, la science profonde qu'il avait acquise, l'habitude de la parole n'étaient pas pour lui des motifs de paresse. Malgré ses occupations sans nombre il préparait avec soin ses discours. Quelquefois cependant il improvisait sur-le-champ une homélie qui était recueillie par une sorte de sténographe qui se trouvait dans son auditoire. Ainsi, un jour qu'il traversait les rues étroites et la grande place qui étaient entre sa demeure et la principale église, ayant vu sur son passage un grand nombre de pauvres et de misérables, il en fut si touché, qu'arrivé à l'assemblée des fidèles, il laissa l'homélie qu'il avait préparée, pour plaider en faveur. des pauvres, ses amis les plus chers.
« Je parais aujourd'hui devant vous, mes très-chers frères, pour accomplir un message qui vous sera agréable et utile. Je ne tiens mes lettres de crédit auprès de vous que des pauvres qui sont dans notre ville (1) . Ils ne m'ont autorisé ni par leurs paroles, ni par leurs votes, ni par un sénatus-consulte, mais par le spectacle de leurs profondes misères. En traversant la place pour me rendre au milieu de vous, j'ai été frappé d'un douloureux spectacle. J'ai vu une grande multitude de pauvres dans la dernière misère, les uns étendus sans force sur la terre humide et froide, les autres se traînant à peine. Les uns avaient perdu leurs bras, les autres étaient aveugles, quelques-uns étaient couverts- d'ulcères qu'ils exposaient à la vue des passants, pour exciter leur compassion; tous enfin semblaient mourants de froid et de faim. Je n'ai pu résister à ce triste tableau et j'aurais cru manquer à l'humanité, si j'avais négligé d'en faire part à votre charité. Je viens donc plaider leur cause; j'abandonne le sujet que je devais traiter aujourd'hui, pour vous parler de l'aumône. Il est d'autant plus convenable d'en parler que l'hiver est rigoureux, et que nous avons plus besoin nous-mêmes d'obtenir grâce et miséricorde. »
Après ce début insinuant, il propose à ses auditeurs
les motifs qui doivent les déterminer à soulager la misère
la rigueur de la saison, les titres honorables du pauvre, l'exemple des
fidèles de Macédoine, de Rome et de Galatie,
1. De Eleemosyna, homil.
et les bénédictions attachées à l'aumône. Il veut qu'on fasse l'aumône avec joie et promptement, surtout le jour du dimanche; que l'on donne selon ses moyens et que l'on n'examine point, pour la faire, la vie et les moeurs des pauvres, car si on voulait sonder la vie des hommes, riches ou pauvres, personne ne serait digne de miséricorde. «Imitons la bonté de Dieu qui fait lever son soleil, descendre la pluie et la rosée pour les bons et pour les méchants; donnons, donnons largement aux pauvres, soyons miséricordieux afin d'obtenir nous-mêmes un jour miséricorde. Les pauvres sont comme les médecins de nos âmes, nos protecteurs et nos bienfaiteurs; car vous recevez plus que vous ne donnez, puisqu'on vous donne le ciel en échange d'un pou d'argent. Comme les fontaines sont auprès des lieux où l'on s'assemble pour prier, afin qu'on puisse se laver les mains avant de les lever au ciel, ainsi nos ancêtres ont placé les pauvres aux portes des églises, afin que nous puissions purifier nos mains par les aumônes avant de commencer nos prières. L'eau a moins de force pour ôter les taches du corps que l'aumône pour effacer celles de l'âme. »
XXXVI. Ce n'est pas assez pour le prédicateur sacré d'avoir une science profonde des Écritures, d'en connaître les différents sens, de pouvoir exposer avec clarté et précision le dogme et la morale, de parler avec facilité et élégance; mais il faut de plus qu'il émeuve, qu'il touche et qu'il persuade. Il faut qu'il sache attacher son auditoire, se proportionner à l'intelligence de ceux qui l'entendent, être simple avec les simples, savant avec les savants, s'élever ou s'abaisser selon les circonstances, entremêler aux discussions les plus lumineuses les exhortations les plus pressantes, remuer avec une égale souplesse les deux ressorts du coeur humain, la crainte et l'espérance; unir le reproche à la prière, le raisonnement au pathétique, et l'autorité d'un juge à tous les épanchements d'une tendresse paternelle. Il faut qu'il soit au ciel avec Dieu par la prière, l'humilité, la modestie, la pratique des vertus qu'il prêche, et sur la terre parmi les hommes par son zèle ardent et sa charité. En traçant ces règles dans son Traité du Sacerdoce, Chrysostome s'est peint parfaitement lui-même.
Guidé et soutenu par son génie, il s'élève ou s'abaisse selon les occasions; il parle sur tous les sujets et à toutes les classes de la société le langage le mieux assorti aux besoins comme à l'intelligence de chacune d'elles, élevé, sublime sans être inaccessible, simple et familier sans cesser jamais d'être noble. Cette qualité, qui est frappante dans ses homélies, il la dut à la grâce de Dieu qui l'inspirait, à son génie qui l'éclairait, peut-être aussi à la leçon importante que lui donna une pauvre femme la première année de son ministère.
XXXVII. Un jour qu'il avait prêché avec plus d'éloquence encore qu'à l'ordinaire, tandis que tout ce que son auditoire contenait de savants et d'érudits s'extasiait sur la grandeur des pensées, l'élévation du style et l'élégance de l'expression, une pauvre femme du peuple, simple, modeste et pieuse, vint le trouver et lui dit avec ingénuité : « Maître révérend et charitable Père, je bénis le Seigneur de nous avoir donné un prédicateur aussi éloquent que vous. Je le bénis pour le bien que vous devez opérer à Antioche. Je désirerais moi-même profiter de la parole de Dieu, mais hélas! je suis une pauvre ignorante, mon intelligence n'est pas assez élevée pour vous suivre dans les mouvements de votre éloquence. Aujourd'hui encore j'ai entendu votre discours, je n'ai pas pu en profiter parce que je ne comprenais pas, et tandis que tout le monde applaudissait, je versais des larmes de me voir seule aussi ignorante. » Je ne sais si cette anecdote rapportée par Métaphraste est authentique; mais quoi qu'il en soit, il est certain que dans ses homélies Chrysostome est à la portée de tous ses auditeurs. C'est la première qualité d'un prédicateur de l'Évangile. Malheur à celui qui recherche sa propre gloire au préjudice de la gloire de Dieu, les applaudissements du peuple plutôt que le salut des âmes! Il vaut mieux, dit saint Augustin, être repris par les rhéteurs, que de ne pas être compris par les peuples.
L'instruction de ses auditeurs et leur profit spirituel, tel était le but que se proposait Chrysostome avant tout le reste. Non-seulement les faits d'une importance générale, tels que les calamités, les sécheresses, les tremblements de terre, les séditions et les guerres, mais les circonstances les plus indifférentes fournissaient à son inépuisable génie des discours et des exhortations qui tournaient à l'instruction et à l'édification des fidèles.
XXXVIII. Un jour, ayant appris que quelques-uns de ses amis et de ses auditeurs se plaignaient de ses longs exordes, il prit de là occasion de leur donner d'utiles instructions. Etant monté le lendemain à la tribune : « Quelques-uns de mes amis, dit-il, sont venus se plaindre à moi de la longueur des exordes de mes discours; ont-ils tort ou raison, voles en serez les juges quand vous aurez entendu ma défense. Je commence par les remercier de m'avoir averti, persuadé comme je le suis que leur avis a été dicté par l'intérêt et l'amitié qu'ils me portent, et non point par le mauvais vouloir. Mes amis, je les aime non-seulement quand ils me louent, mais encore quand ils me reprennent et m'avertissent. L'ami véritable loue ce qui est louable, il blâme ce qui est répréhensible, tandis que le faux ami prodigue ses éloges et au bien et au mal. Les louanges d'un ennemi me sont suspectes, les corrections d'un ami me sont agréables. Celui-ci en me reprenant me réjouit, celui-là me contraste. Le baiser du flatteur me blesse et les blessures d'un ami me guérissent.» Ces idées donnent occasion à Chrysostome de faire connaître l'utilité de la correction et la manière de la recevoir. Puis il en vient à sa justification. Il use de longs exordes pour trois raisons : 1° parce que son auditoire est composé non pas seulement de personnes versées dans la science de l'Écriture, qui n'ont pas besoin de longues explications pour comprendre, mais encore de personnes qui n'étudient pas les saintes lettres, qui sont tout occupées des affaires du siècle, qui viennent rarement à l'assemblée, et qui, par conséquent, ont besoin pour saisir le sens des discours d'une explication plus étendue; 2° parce que son auditoire renfermant ainsi des personnes dont l'assiduité est plus ou moins régulière, il doit encourager le zèle des uns et blâmer la négligence des autres; 3° parce que, employant quelquefois trois ou quatre discours à traiter à fond le même sujet, il est nécessaire de rappeler aux auditeurs la fin du dernier discours, afin de mettre plus d'ordre et de suite dans l'explication, et se rendre plus clair et plus intelligible. « Et pour vous faire mieux sentir la nécessité et l'utilité des exordes, ajoutait-il, qui de vous pourrait sans explication préalable comprendre le sens de ces paroles du Sauveur : TU ES SIMON, FILS DE JONAS; DÉSORMAIS TU T’APPELLERAS PIERRE! » Ce texte le ramène au sujet qu'il avait traité dans les trois homélies précédentes, à savoir pourquoi quelques hommes de l'Ancien et du Nouveau Testament ont changé de nom?
La seconde raison alléguée par Chrysostome pour sa justification nous amène à parler du zèle qu'il avait pour exciter les peuples à venir entendre la parole de Dieu. Son auditoire n'était pas toujours également nombreux; il variait du plus au moins, selon les temps, les événements et les circonstances. Il se plaint souvent du petit nombre de ses auditeurs, parce que les jeux, les fêtes, les théâtres lui en enlevaient une partie; il gémissait alors, il déplorait amèrement leur indifférence, et il consolait, il encourageait ceux qui étaient présents. « Il ne faut pas que mes paroles vous contristent, je demande moins des auditeurs nombreux que des auditeurs attentifs, et puisque ces derniers sont aussi nombreux qu'ils étaient hier, puisque j'ai autant de convives véritables, je vous donnerai la nourriture divine aujourd'hui avec la même joie et le même empressement. (1) »
Si les fidèles ne profitaient pas de ses avertissements et de la sainte parole qu'il leur annonçait, il s'en plaignait avec douceur. « Le laboureur ne cultive pas avec goût un champ stérile qui ne répond pas à ses travaux, le médecin abandonne un malade qui ne suit aucune de ses prescriptions; mais l'un cultive la terre et l'autre soigne le corps, et moi je suis chargé de cultiver vos âmes et de travailler à leur guérison : autant l'âme l'emporte sur le corps, autant mon travail est supérieur à celui du médecin. C'est pourquoi je redoublerai de zèle loin de me décourager, et dussent mes auditeurs ne pas profiter de la parole sainte, je ne perdrai pas ma récompense (2). »
XXXIX. Dieu éprouvait de temps en temps ce serviteur laborieux
par l'indocilité et l'indifférence de ceux à qui s'adressaient
ses exhortations; mais quelquefois aussi il était amplement dédommagé
par le concours immense
1. Homil. De Anna. — 2 In Genesim, homil. 41.
qui se pressait autour de lui. Alors il félicitait ses auditeurs, et les remerciait de leur ardeur à venir l'entendre. Un jour il se crut obligé de s'excuser d'avoir la veille parlé trop longtemps, et il le fit en ces termes : « Je me suis étendu avec une sorte de diffusion et jusqu'à une prolixité sans mesure, peut-être sans exemple. Je n'étais plus le maître de l'ardeur qui dévorait mon âme et dont les transports redoublaient avec les paroles elles-mêmes. Mais c'est vous qu'il en faut accuser; ce sont vos applaudissements et vos acclamations extraordinaires qui m'entraînaient dans ces écarts. Ainsi la flamme qui doit allumer la fournaise n'est point à ses commencements vive et éclatante, mais bientôt, se faisant jour à travers les corps étrangers qui l'environnent, on la voit qui s'élève et s'emporte. De même, croissant avec l'affluence et l'ardeur toujours progressive de mes auditeurs, mon zèle a franchi toutes les bornes, et cédant au plaisir que vous goûtiez à m'entendre, je me suis abandonné malgré moi à toute la fécondité du sujet que j'avais entrepris (1). »
XL. Il parlait avec tant d'éloquence, que tantôt ses auditeurs
fondaient en larmes, tantôt ils se frappaient la tête de componction;
tantôt ils étaient saisis de terreur à la pensée
des grandes vérités qu'il annonçait, tantôt
pénétrés d'admiration pour sa doctrine et la manière
si véhémente dont il prêchait. Souvent ils l'interrompaient
tout à coup et l'église retentissait d'applaudissements et
des cris mille : fois répétés : CHRYSOSTOME ! BOUCHE
D'OR, BOUCHE D'OR! L'humilité du saint prêtre s'en affligeait;
il les suppliait d'écouter en silence et de lui épargner
ces acclamations; mais les paroles qu'il leur adressait à ce sujet
excitaient des applaudissements plus nombreux et plus vifs encore Avec
quelle modestie il les exhorte à profiter de ses
1 Homil. De Daemone.
instructions ! « Vous venez, dit-il, de louer les vérités que je vous annonce, vous avez applaudi; mais je ne vous demande ni ce tumulte, ni tous ces bruyants témoignages d'approbation : l'unique chose que je désire, c'est que vous méditiez ces vérités et que vous y conformiez votre conduite; c'est là ce qui sera ma gloire, ce qui fera véritablement mon éloge (1). »
XLI. Objet de l'admiration universelle, il conservait au milieu des triomphes de son éloquence la modestie la plus parfaite. Souvent il commençait ses homélies avec la réserve et la timidité d'un novice. Bien différent de ces orateurs présomptueux, amateurs de la gloire et des louanges, qui promettent beaucoup pour ne rien donner, il promettait peu et donnait toujours beaucoup.
« Je me réjouis de vous voir accourir de toutes parts avec tant d'empressement pour entendre aujourd'hui les oracles sacrés (2). Ce zèle est pour moi la preuve évidente des grands progrès que vous faites dans la vertu et la piété. Le désir d'écouter la parole sainte est l'indice de la santé parfaite de vos âmes, comme l'appétit pour les viandes matérielles est la preuve de la santé du corps. Cette ardeur me réjouit, j'en bénis le Seigneur; mais je crains de ne pas vous donner une nourriture qui soit en rapport avec vos besoins et vos désirs. Toutefois, comme la mère dont le sein n'est pas abondant présente cependant la mamelle à son enfant, ainsi je vous donnerai aujourd'hui ce que j'ai. Dieu demande moins l'abondance que la bonne volonté. »
XLII. Deux choses surtout attiraient les peuples autour de la chaire
sacrée : le zèle ardent avec lequel il stigmatisait les vices
et réprimait les désordres, et la bonté avec la
1. Matth., homil. 7. — 2. De Poenit., homil. 8.
laquelle il appelait les pécheurs à la pénitence. « Je vous parle souvent de la pénitence, dit-il dans sa huitième homélie sur ce sujet, mais c'est parce que j'en connais les effets salutaires (1). Elle est amère, elle est pénible, mais elle est le remède du péché, la destruction de l'iniquité, une source de délicieuses larmes et d'une sainte confiance, une armure invincible, un glaive qui tranche d'un seul coup la tête du démon, un asile contre le désespoir, et l'espérance du salut; c'est elle qui ferme l'enfer, qui ouvre le ciel et y fait entrer le pécheur. »
XLIII. « Vous êtes pécheur? ne vous désespérez
pas; non, ne vous désespérez pas! je l'ai répété
cent fois, je le répète encore, ne vous désespérez
pas! c'est le moyen de déjouer toutes les ruses du démon.
Si vous péchez tous les jours, faites pénitence tous les
jours; vous tombez chaque jour, relevez-vous avec confiance chaque jour
(2). Vous me direz peut-être : la pénitence sauvera-t-elle
celui qui a passé toute sa vie dans le péché? Oui,
elle le sauvera, et si vous en voulez un garant, je n'en ai point d'autre
à vous donner que la grande miséricorde de Dieu. La pénitence
seule ne peut rien, mais elle peut tout lorsqu'elle est jointe à
la bonté de Dieu. La malice de l'homme, quelque grande qu'elle soit,
est une malice bornée, mais la miséricorde de Dieu n'a point
de bornes, puisqu'elle est infinie. La malice de l'homme comparée
à la grandeur de la miséricorde de Dieu n'est pas même
une étincelle qui tombe au sein des mers où elle se perd
et disparaît. » Comme le saint évêque de Milan,
Chrysostome avait une tendre compassion pour les pécheurs, il les
accueillait avec une bonté paternelle, il les aidait dans l'aveu
de leurs fautes, il embrassait leurs genoux, il pleurait sur eux et avec
eux, et il avait souvent la
1. De Poenitentia, homit. 8. — 2 Ibid.
consolation de les arracher au démon pour les ramener à la pratique de la piété chrétienne.
XLIV. Dieu ne pouvait manquer de bénir les généreux efforts de Chrysostome. Aussi, malgré les désordres inséparables 'de la condition humaine et trop ordinaires surtout dans les grandes villes, la piété était florissante à Antioche, les fêtes et les solennités étaient célébrées avec une grande pompe, les louanges de Dieu étaient chantées dans les églises, les sacrements étaient fréquentés, la prière publique et particulière observée, les familles réglées; un grand nombre de parents envoyaient leurs enfants pour recevoir le bienfait de l'instruction et de l'éducation chez les solitaires des montagnes. L'habitude des jurements avait cessé,. les théâtres étaient moins fréquentés; les dissidents juifs, païens et hérétiques, écrasés par l'éloquence du saint prêtre, n'osaient élever la voix, tandis qu'une multitude de vierges et de veuves faisaient monter chaque jour vers le ciel le concert de leurs prières et de leurs louanges.
Chrysostome était l'âme, la vie et la joie d'Antioche, comme aussi Antioche tout entière était l'amour de Chrysostome. Quand les fréquentes maladies du saint prédicateur l'obligeaient à suspendre ses prédications pour soigner sa santé dans sa chambre ou à la campagne; quand les rues et les places n'étaient plus encombrées aux jours ordinaires parla multitude, qui, des quartiers éloignés de la cité, se rendait dans la vieille basilique pour entendre l'orateur, il semblait qu'un malheur avait frappé la ville et que la mort avait succédé au mouvement et à la vie. Mais quand après quelques jours d'absence Chrysostome, faible, languissant et malade encore, reparaissait au pied des autels, quels transports de joie, quel bonheur, quels applaudissements éclataient de toutes parts ! comme aussi de la part de Chrysostome quelle tendresse, quelle sainte effusion de son âme !
XLV. « Vous vous êtes donc souvenus de moi pendant tout le temps de mon absence, leur disait-il, quelle bonté! quelle charité de votre part ! Je ne puis assez vous en témoigner ma reconnaissance et ma vive amitié ; de mon côté aussi, il ne m'a pas été possible de vous oublier, et quoique absent, éloigné de la ville, je vous avais jour et nuit présents à ma pensée. Vos cris retentissaient sans cesse à mes oreilles; ils me faisaient regarder votre assemblée comme ma santé, comme mon unique plaisir, comme tire chose qui renferme à mon égard tous les biens imaginables. C'est pourquoi j'ai mieux aimé revenir avec les restes de ma maladie que d'affliger votre charité en demeurant plus longtemps éloigné de vous. Et comment aurais-je pu résister à vos plaintes, à vos lettres, à vos reproches? Ces plaintes partaient du fond de vos cœurs, le ne vous en suis pas moins obligé que de vos louanges, puisqu'il faut savoir aimer pour se plaindre comme vous avez fait. »
Le cœur de Chrysostome était tout dévoué aux habitants
d'Antioche. Il espérait y consumer le reste de sa santé et
de ses forces. Il voulait y continuer jusqu'à la fin de sa vie son
laborieux apostolat, et puis quand ses forces trahissant son courage il
ne pourrait plus annoncer la parole divine, il espérait se retirer
au sommet des saintes montagnes parmi les solitaires qu'il aimait, dont
il parlait souvent dans ses discours et vers lesquels il envoyait ses auditeurs,
afin de les frapper par le spectacle édifiant des vertus chrétiennes.
C'était un port tranquille et sûr, vers lequel ses vœux et
ses désirs le dirigeaient; il y aspirait de toutes ses forces ,
il espérait y mourir, il se consolait par cette douce espérance.
Mais ses voeux, mais ses désirs ne furent point réalisés;
au moment où il entrevoyait le port tranquille, le souffle de l'esprit
de Dieu le rejeta au milieu des tempêtes et des orages. Dieu l'appelait
à de nouveaux combats, à des sollicitudes sans fin, à
des persécutions sans nombre, et en quelque sorte à la souffrance
du martyre.
ARCHEVÊQUE DE CONSTANTINOPLE, DOCTEUR DE L'ÉGLISE.
SA VIE, SES OEUVRES, SON SIÈCLE, INFLUENCE DE SON GÉNIE.
PAR M. L'ABBÉ J.-B. BERGIER, Missionnaire de Beaupré.
Quasi sol refulgens, sic fille effulsit in templo Dei
Il a brillé comme un soleil resplendissant dans le temple de
Dieu.
Ecclésiast. c. 50, v. 7.
AMBROISE BRAY, ÉDITEUR, 66, RUE DES SAINTS-PÈRES. PARIS, 1856
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CH-2800 Delémont (JU)