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Saint Jérôme
Contre un Moine de ses Ennemis
 
A DOMNION.

Il y a tout à la fois dans votre lettre amitié et reproches: amitié de votre part, puisque vous me prévenez et craignez pour moi là oit il n'y a aucun danger; reproches de la part des gens qui tic m'aiment pas, qui cherchent l'occasion de me nuire, parlent souvent contre. leur frère, et occasionnent du scandale au fils de leur mère.

Un certain moine, dites-vous, ou plutôt je ne sais quel batteur de pavé, qui passe sa vie dans les rues et sur les places publiques à colporter les nouvelles, à parler des autres à tort et à travers, et qui ne voit pas la poutre qui (444) lui crève les yeux, s'efforce de retirer la paille qu'il aperçoit dans l'oeil de son voisin. Cet homme, dites-vous, m'attaque ainsi que les livres que j'ai écrits contre Jovinien, et les incrimine avec violence.

Vous ajoutez que ce grand logicien de la ville de Rome, qui est l'appui de la famille de Plaute, n'a jamais lu ni les catégories, ni le livre de l'Interprétation, ni les lieux-communs d'Aristote, ni même ceux de Cicéron; mais que toute sa science consiste à former des syllogismes et à réfuter par la subtilité de ses raisonnements mes prétendus sophismes, au milieu des ignorants, ou à table au milieu des femmes. J'étais bien simple de m'imaginer qu'il était impossible d'acquérir toutes ces connaissances sans l'étude de la philosophie, et qu'il valait mieux savoir effacer qu'écrire. En vain donc ai-je traduit les Commentaires d'Alexandre, en vain le savant maître sous lequel j'ai étudié m'a-t-il appris les premiers éléments de la logique. Mais laissons là les sciences profanes; en vain ai-je eu pour maîtres dans les saintes Ecritures, Grégoire de Nazianze et Didyme; en vain ai-je appris l'hébreu et passé les jours entiers de ma jeunesse jusqu'à présent à méditer la loi et les prophètes, les Evangiles et les apôtres, puisqu'il se rencontre un homme qui a appris de lui-même tout ce qu'il sait, un homme plus éloquent que Cicéron, plus logicien qu'Aristote, plus profond que Platon, plus érudit qu'Aristarque, plus laborieux qu'Origène, plus savant dans l'Ecriture sainte que Didyme, supérieur à tous les écrivains de son siècle ; un homme enfin qui, sur quelque sujet qu'on lui propose, se vante, à l'exemple de Carnéadés, de soutenir également et l'affirmative et la négative, c'est-à-dire de pouvoir parler tout à la fois et pour et contre la justice.

Le monde est hors de danger, et ceux qui sont en procès pour des successions et qui plaident devant les centumvirs ne doivent point désespérer de leur cause, puisque ce grand homme a renoncé au barreau pour prendre le parti de l'Eglise. Car dès qu'il avait commencé à exposer ses arguments et à marquer sur ses doigts la division de son discours, quel innocent n'aurait-il pas perdu, et quel coupable n'aurait-il pas sauvé par son éloquence? En frappant du pied, en regardant fixement ses auditeurs, en se ridant le front, en gesticulant, en parlant d'une voix forte et tonnante, n'aurait-il pas manqué d'étourdir ses juges et de leur jeter de la poudre aux yeux ?

Faut-il s'étonner que cet habile orateur et ce profond latiniste l'emporte sur moi, absent de Rome depuis si longtemps, moi qui ai oublié la langue latine, qui sais fort peu le grec, et qui suis devenu presque barbare, puisque dans une dispute il a accablé du poids de son éloquence Jovinien, ce redoutable adversaire, ce sublime génie dont personne ne peut entendre les ouvrages, et qui n'écrit que pour lui-même et pour les muses? Je vous prie donc, mon très cher père, de l'avertir qu'il cesse de décrier un état. qu'il a embrassé lui-même, de combattre la chasteté dont il semble faire profession, de comparer les personnes mariées aux vierges, lui qui a toujours conservé sa virginité ou qui vit actuellement dans la continence; car c'est à lui de savoir ce qu'il est, et de ne point perdre son temps à combattre avec un adversaire aussi érudit.

On m'a rapporté encore que cet homme honnête visite fréquemment les vierges et les veuves, et qu'il raisonne en maître avec elles sur les saintes Ecritures. Mais que peut-il apprendre à ces femmes en secret et dans l'intérieur de leur appartement? à ne mettre aucune différence entre les vierges et les personnes mariées? à profiter des beaux jours de la jeunesse? à boire, à manger, à prendre des bains? à se parfumer et à être coquettes? ou bien leur apprend-il à jeûner, à conserver la chasteté, à mortifier leur corps? Pour moi, je m'imagine qu'il leur donne des leçons de vertu; qu'il dise donc publiquement ce qu'il leur dit en secret? ou s'il leur parle en secret comme il parle en public, il faut absolument l'éloigner de la société des jeunes filles.

Au reste, je m'étonne qu'un solitaire (car il se flatte de l'être), qu'un jeune homme de la bouche duquel les grâces semblent couler comme de leur source, qui joint l'enjouement de la conversation à la pureté et à l'élégance du langage; je m'étonne dis-je, qu'un homme de ce caractère ne rougisse point d'être sans cesse dans les maisons des nobles, de faire assidûment sa cour aux femmes, d'assimiler ainsi la religion chrétienne au paganisme, d'abandonner la foi de Jésus-Christ aux discussions du monde, et (445) de nuire par ses calomnies à la réputation de son frère. S'il est persuadé que je me suis trompé, « car nous faisons tous beaucoup de fautes, et c'est être parfait que de n'en point faire en parlant, » il devait ou me répondre charitablement, ou me demander par lettres quelques explications, comme l'a fait le noble et savant sénateur Pammaque ; aussi lui ai-je répondu le mieux que j'ai pu, en lui exposant mes opinions dans une longue lettre. Du moins aurait-il dû imiter votre modération; car, après avoir fait un extrait des passages de mon livre qui paraissaient devoir scandaliser quelques personnes, vous m'avez prié, ou de les modifier, ou de les expliquer, persuadé que je n'étais pas dépourvu de jugement au point d'avoir parlé dans le même traité pour et contre le mariage.

Qu'il ait donc égard à sa réputation et à la mienne, qu'il ait souci du nom de chrétien, qu'il se rappelle que c'est par le silence et par la retraite qu'il est moine, et non par des causeries et des courses continuelles. Qu'il lise ce que dit Jérémie : «Il est avantageux à l'homme de porter le joug dès sa jeunesse; il s'assiéra tout seul, et demeurera dans le silence parce qu'il s'est mis sous le joug. » Ou s'il veut critiquer tous les auteurs, s'il se pique d'érudition parce qu'il est le seul qui entende les écrits de Jovinien, d'après le proverbe : « Un bègue entend mieux que personne un autre bègue,» il faut donc chasser tous les autres écrivains puisque ce nouvel Attilius l'ordonne ainsi. Jovinien lui-même, qui n'a jamais étudié, sera en droit de dire: « Si les évêques me condamnent, c'est par cabale et non point par justice. »Je ne veux point d'hommes qui peuvent m'opprimer par leur autorité, au lieu de m'instruire par de bonnes raisons. Que j'aie pour adversaire un homme dont j'entende le langage, et dont la défaite entraîne celle de tous les autres. Croyez-moi, je sais par ma propre expérience comment il manie le bouclier, et avec quelle intrépidité il lance le javelot; c'est un brave, et dans la lutte on ne peut être plus ferme, plus roide et plus intrépide. Tantôt il présente le flanc à son ennemi, tantôt il va fondre sur lui tête baissée; souvent on l'a vu dans les rues et sur les places publiques déclamer contre moi depuis le matin jusqu'au soir. Il est vigoureusement constitué; il a la taille et la force d'un athlète; il me parait être un partisan secret de ma doctrine; du reste il ne rougit jamais. Il cherche non le sens, mais le nombre des paroles, et il passe pour être si éloquent qu'on a coutume de le proposer pour modèle aux jeunes gens de famille. Combien de fois m'a-t-il irrité dans les réunions, et m'a-t-il mis en colère! combien de fois s'est-il retiré confus après m'avoir lui-même bafoué! Mais ces discussions sont vulgaires, et le moindre de mes disciples peut les soutenir. Ecrivons pour la postérité, écrivons l'un contre l'autre, afin que nos lecteurs jugent à loisir de nos ouvrages, et que comme je suis à la tête d'un grand nombre de disciples qui ont embrassé ma doctrine, ceux aussi qui suivent la sienne puissent s'appeler Gnathoniciens ou Phormioniciens.

Il n'est pas difficile, mon cirer Domnion, de parler sans cesse sur les places publiques et dans les boutiques des apothicaires, de juger le mérite des autres; celui-ci a très bien réussi, celui-là n'a rien fait de bon ; un tel connaît parfaitement l'Ecriture sainte, cet autre divague; celui-là est un bavard, celui-ci n'est encore qu'un enfant. Qui donc lui a donné mission de juger et de condamner tout le genre humain ? C'est l'affaire des bouffons et des parasites de critiquer les passants sur les places publiques, et de noircir sans sujet la réputation de chacun. Encore une fois, qu'il écrive, qu'il se remue un peu, qu'il nous fasse voir par quelque ouvrage de quoi il est Capable; qu'il nous donne une occasion de répondre à ses savants écrits. Je pourrais bien, si je voulais, l'attaquer et lui rendre injures pour injures; j'ai étudié aussi bien que lui; j'ai souvent dérobé ma main à la férule, et l'on peut bien m'appliquer ce que dit le poète : « Fuyez, il a du foin aux cornes. »

Mais j'aime mieux être disciple de celui qui dit: « J'ai abandonné mon corps à ceux qui me frappaient, et je n'ai point détourné mon visage de ceux qui me couvraient de confusion et de crachats; » de ce divin Sauveur« qui n'a point dit d'injures à ceux qui l'en chargeaient; »qui après avoir reçu des soufflets, enduré la croix, le fouet, les blasphèmes, pria enfin pour ceux qui le crucifiaient, en disant: « Mon Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils l'ont. » Je veux donc aussi pardonner à l'erreur de mon frère, dans la persuasion qu'il s'est laissé séduire par le démon. Au milieu des femmes il se croyait (446) seul savant et seul éloquent; mais dès que mes ouvrages ont paru dans Rome, il m'a vu avec effroi comme son rival, et il a voulu se faire un mérite et une gloire de combattre mes opinions, afin que: tout le monde baissât la tête devant lui, excepté ceux à l'autorité desquels il est. obligé de céder, quoique d'ailleurs il ne les ménage pas trop, et qu'il les craigne plus qu'il ne les respecte. Cet habile homme, comme un vieux soldat aguerri, a voulu en percer deux du même coup d'épée, et faire voir que l'Ecriture sainte ne peut avoir d'autre sens que celui qu'il se plait à lui donner.

Qu'il daigne donc m'envoyer ses opinions par écrit, et me corriger par de bons avis de cette démangeaison d'écrire qu'il me reproche, et alors il verra que les choses se passent tout autrement dans une dispute réglée que dans un cercle d'amis, et qu'il n'est pas si aisé de raisonner sur les dogmes de la foi dans une assemblée de savants qu'au milieu des fuseaux et des corbeilles à ouvrage des jeunes filles. Il marche maintenant tête levée, il fait grand bruit en public, il condamne hautement le mariage, et quand il se trouve avec des femmes enceintes ou auprès du lit des gens mariés, et au milieu d'enfants qui crient dans le berceau, il supprime méchamment ce que l'Apôtre dit en faveur du mariage, afin de l'aire tomber sur moi seul la haine du public. Mais une fois que nous aurons publié nos opinions, que la discussion sera commencée, que nous citerons l'un et l'autre les passages de l'Ecriture, alors on verra notre homme se tourmenter et demeurer muet. Les Epicure et les Aristippe ne seront point là pour le soutenir ; on n'y verra point de porchers, on n'y entendra point de truie grogner; « et nous aussi, nous lançons nos traits d'une main sûre, et le sang coule des blessures que nous faisons. »

Au reste, s'il ne veut point écrire, et s'il est résolu à n'employer contre moi que la médisance et la calomnie, qu'il écoute du moins, malgré la vaste étendue de terres et de mers qui nous séparent, qu'il écoute, dis-je, cette déclaration: Je ne blâme point les noces, je ne condamne point, le mariage. Et afin qu'il soit pleinement convaincu de mes sentiments, je veux bien que tous ceux qui n’osent coucher seuls se marient.
 

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