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les lettres de saint Jérôme
PREMIÈRE CLASSE
comprenant les lettres écrites dans le désert depuis l’an 365 jusqu’à l’année 380
LETTRE 1
AU MOINE RUFIN
Que Dieu donne plus qu'on ne Lui demande, et qu'Il accorde souvent ce
que l'œil n'a point vu, ce que l'oreille n'a point entendu, ce que le cœur
de l'homme n'a point compris, c'est une chose que je savais déjà,
grâces aux volumes sacrés, et que je viens d'éprouver
par moi-même, très cher Rufin. Moi, qui bornais tous mes vœux
à désirer qu'un échange de lettres put entretenir
en nous l'illusion d'une mutuelle présence, j'apprends que vous
pénétrez dans les lieux secrets de l'Égypte, que vous
visitez les chœurs des moines, et que vous parcourez ces familles qui mènent
sur la terre une vie céleste. Oh ! si maintenant le Seigneur Jésus
Christ me donnait soudain d'être transporté vers vous, comme
le fut jadis, ou Philippe auprès de l'Eunuque, ou Habacuc auprès
de Daniel en quels étroits embrassements je vous presserais cette
bouche, qui jadis erra, qui jadis reconnut avec moi la vérité,
avec quelle ardeur j'y collerais mes lèvres ! Mais, comme je suis
indigne que Dieu me fasse une telle grâce, non pas tant pour vous
rapprocher de moi, que pour me conduire à vous, et que de fréquentes
maladies ont brisé ce faible corps, débile, même dans
la santé, j'envoie cette lettre à ma place au-devant de vous,
afin qu'après vous avoir enchaÎné dans les liens de
l'amour, elle vous amène jusques à moi.
C'est notre frère Héliodore qui m'a donné, le
premier, l'heureuse nouvelle de cette joie inattendue. J'étais loin
de regarder comme certaine une chose dont la certitude me semblait si désirable,
d'autant plus qu'il prétendait ne le savoir que par ouï-dire,
et que l'étrangeté, du fait m'empêchait d'y croire.
Mon âme flottait ainsi entre le doute et le désir; un moine
d'Alexandrie, que le pieux empressement du peuple avait envoyé depuis
longtemps vers les confesseurs d'Égypte déjà martyrs
d'affection, me confirma presque une chose dont il paraissait bien informé.
J'avoue qu'alors même il me restait encore quelque incertitude. Car,
quoiqu'il ignorât et votre patrie et votre nom, il semblait toutefois
me donner des renseignements plus précis, puisqu’il me répétait
ce qu'un autre m'avait appris déjà. Enfin, la vérité
brilla dans tout son jour; une foule de voyageurs racontaient que Rufin
était à Nitrie, et qu'il était allé visiter
le bienheureux Macaire. Alors, disparurent tous mes anciens doutes, et
je fus vraiment affligé de me trouver malade. Et, si la faiblesse
d’un corps languissant ne m’eût arrêté comme par une
sorte d'entrave, ni les chaleurs brulantes de l'été, ni les
périls ordinaires de la navigation n'eussent pu me retenir dans
mon saint empressement à vous aller voir. Croyez-moi, mon frère,
il n'est point de pilote battu par la tempête qui cherche le port
avec autant d'impatience; point de terre altérée qui désire
la pluie avec autant d'ardeur; point de mère, assise au rivage,
qui attende son fils avec autant d'inquiétude.
Quand un orage soudain m'eut arraché d'auprès de vous,
quand une séparation cruelle eut rompu les liens de charité
qui nous unissaient l'un à l'autre, «Tout-à-coup la
tempête, apportant la terreur, sur l'onde au loin répand sa
ténébreuse horreur; partout les cieux, partout les noirs
gouffres de l'onde.» (Virgile Æneid. 3,193).
Enfin, après tant de pèlerinages incertains et vagabonds;
après avoir parcouru, avec des fatigues inouïes, la Thrace,
le Pont, la Bihynie, toute la Gallacie, la Cappadoce, et les brûlants
climats de la Cilicie, la Syrie s'offrit à moi, malheureux naufragé,
comme un port de salut. Là, je souffris tout ce qu'il peut y avoir
de maladies, et, de deux yeux que j'avais, j'en perdis un; car, innocent,
cette portion de mon âme, me fut enlevé par une fièvre
soudaine et violente. Maintenant, il ne me reste, pour toute lumière,
que notre cher Evagre, qui trouve dans mes continuelles infirmités
un surcroît de fatigues. Nous avions aussi avec nous Hylas, serviteur
de la pieuse Mélanie, et qui avait effacé, par l'innocence
de ses mœurs, la tache de son esclavage il a rouvert une cicatrice qui
n'était pas encore fermée. Mais, comme l'Apôtre défend
de s'attrister sur ceux qui dorment, et que l'heureuse nouvelle de votre
arrivée a tempéré l'excès de ma douleur, je
vous écris ces choses, afin de vous les apprendre, si vous les ignorez,
et pour vous faire part de ma joie, si vous les connaissiez déjà.
Votre ami Bonose, ou plutôt le mien, et, pour dire vrai, notre
ami commun, monte à présent cette échelle mystérieuse
que Jacob vit autrefois en songe; il porte sa croix, il ne songe point
au lendemain, et. ne regarde pas en arrière. Il sème dans
les larmes, pour moissonner dans la joie; il élève dans le
désert le mystérieux serpent de Moïse. Que les merveilles
imaginaires racontées par les Grecs et les Romains disparaissent
devant ce prodige réel. Voilà qu'un jeune homme, façonné
avec nous, dans les connaissances du siècle, jouissant d'une vaste
opulence et d'une grande considération parmi ses égaux, délaisse
une mère, des sœurs et un frère tendrement chéri,
pour aller, comme un nouvel habitant du paradis, s'établir en une
île battue par les flots d'une mer orageuse, que rendent si horrible
des rochers âpres et découverts, et une solitude immense.
Là, pas un laboureur, pas un moine; le petit Onésime que
vous connaissez et dont les embrassements lui rappelaient ceux d'un frère,
n'est pas même à ses côtés, dans ce vaste isolement.
Là, solitaire, si toutefois c'est être seul que d'avoir le
Christ pour compagnon, il contemple la Gloire de Dieu, que les apôtres
eux-mêmes ne purent voir qu'au désert. Il n'y aperçoit
pas, sans doute, des villes flanquées de tours, mais il s’est fait
l'habitant d'une nouvelle cité; ses membres sont couverts d’un hideux
cilice, mais de la sorte il sera mieux ravi dans les nuées au-devant
du Christ. Il n'a pas le plaisir d'y voir les frais Euripes des opulents
du monde, mais il puise au Sein du Seigneur une eau vive et salutaire.
Qu'il soit un instant devant vos yeux, mon doux ami; tournez de ce côté-là
toutes vos pensées, toute votre attention. Vous pourrez célébrer
sa victoire, alors que, vous aurez contemplé ses travaux et ses
combats. Une mer insensée frémit autour de l'île, et
les flots, en se brisant contre les rocs anguleux, retentissent au loin.
La terre ne s’y pare d'aucune verdure, et les plaines desséchées
n'y offrent point d'épais ombrages. Des rochers abruptes y forment,
en quelque sorte, une horrible prison. Lui, tranquille, intrépide
et tout armé de l'Apôtre, tantôt il écoute Dieu
en relisant les pages divines; tantôt il s'entretient avec Dieu,
en priant le Seigneur; peut-être aussi, comme Jean, voit-il quelque
chose de mystérieux, pendant qu'il réside en son île.
Quels pièges maintenant croyez-vous que le diable lui tende
? quelles embûches croyez-vous qu'il lui dresse ? Peut-être
que, se rappelant son antique fraude, il essaiera de le troubler en son
jeûne; mais on lui a déjà répondu : «L'homme
ne vit pas seulement de pain.» (Mt 4,4). Peut-être, étalera-t-il
à ses yeux l'opulence et la gloire du siècle, Ô mais
on lui dira : Ceux qui veulent devenir riches tombent dans le piège
et les tentations. Et encore : «Pour moi, toute ma gloire est en
Jésus Christ.» (Phil 3,3). Il accablera sous le poids de la
maladie des membres épuisés de jeûne; mais on le repoussera
avec ces paroles de l'Apôtre : «Lorsque je suis faible, alors
je suis fort, et la force se perfectionne dans la faiblesse.» (2
Cor 12,10). Il menacera de la mort, mais mais on lui répondra :
«Je désire, être dégagé des liens du corps,
et vivre avec le Christ.» (Phil 1,23). Il lancera des traits enflammés,
mais ils viendront se briser contre le bouclier de la foi. En un mot, Satan
l'attaquera mais Christ le protégera. Grâces te soient rendues
Seigneur Jésus, de ce que j’aurai en ton grand jour, un homme qui
puisse te prier pour moi. Tu le sais, (car tous les cœurs te sont ouverts,
toi qui pénètres les secrets de nos âmes, et qui vois
au fond de la mer le prophète enfermé dans le sein de la
baleine), tu sais que lui et moi, nous grandîmes ensemble depuis
l'enfance jusqu'à la fleur de l'âge; que le même sein
nous allaita tous deux, que les mêmes embrassements nous étreignirent.
Et, après des études achevées à Rome, lorsque
sur les rives demi-barbares du Rhin, nous partagions la même nourriture,
le même toit, je commençai enfin, le premier, de me donner
à ton service. Souviens-toi, je te prie, que ce guerrier qui suit
tes étendards, fit jadis ses premières armes avec moi. J'ai
la garantie de ta majesté : «Celui qui enseignera et ne pratiquera
pas, sera appelé le dernier dans le royaume des cieux; mais celui
qui enseignera et pratiquera, celui-là sera appelé grand
dans le royaume des cieux.» (Mt 5,19). Qu'il jouisse donc de la couronne
due à sa vertu, et que, pour son martyre de chaque jour, il marche
à la suite de l'agneau, avec la robe précieuse. «Il
y a plusieurs demeures dans la maison du Père;» (Jn 14,2).
Et encore : «Entre les étoiles, l’une est plus éclatante
que l'autre.» (1 Cor 15,41). Accorde-moi de pouvoir lever la tête
au pied de tes saints; si j'ai voulu seulement les choses qu'il a accomplies,
passe-moi ce que je n'ai pu remplir; donne-lui la récompense qu'il
mérite. Peut-être me suis-je étendu au delà
des bornes d'une lettre, mais cela m'arrive toujours, quand il faut dire
quelque chose à la louange de notre cher Bonose. Et, pour en revenir
à ce que je vous disais d'abord, ne perdez pas le souvenir d'un
ami absent, puisqu'un ami se cherche, se trouve, se conserve avec tant
de peine. Resplendisse qui voudra sous l'éclat de l'or, se plaise
qui voudra à voir ce métal briller dans de pompeuses cérémonies,
sur de magnifiques équipages. L’amour ne s'achète point;
l'affection n'a pas de prix. Une amitié qui peut cesser ne fut jamais
une amitié véritable. Adieu dans le Christ.
LETTRE 2
À FLORENTIUS
Vous pouvez juger combien votre réputation s'est étendue parmi les peuples, puisque je commence de vous aimer, avant de vous connaître. Car, si, au dire de l'Apôtre, les péchés de certains hommes sont connus avant l'examen qu’on en pourrait faire, votre mérite, au contraire, est si généralement reconnu, que l'on serait moins louable de vous aimer, qu’on ne semblerait criminel en ne vous aimant pas. Je ne parlerai point de ce nombre infini de pauvres, en la personne desquels vous avez soulagé, nourri, vêtu, visité le Christ. Les secours par vous prodigués à notre frère Héliodore seraient capables seuls de délier la langue des muets. Avec quelle reconnaissance, avec quels éloges il me redisait votre empressement à lui adoucir les incommodités du voyage ! Et moi, malgré les langueurs intolérables qui me rongent et me rendent si pesant, je me suis hâté, avec des ailes aux pieds, pour ainsi dire, de vous saluer de cœur et d'affection, de vous embrasser même. Je vous félicite donc, et je prie le Seigneur qu'il veuille serrer les nœuds d'une amitié qui ne fait que de naître. Et, comme notre frère Rufin, qui arrive, dit-on, avec la pieuse Mélanie, d’Égypte à Jérusalem, m'est uni par les liens étroits d'une tendresse fraternelle, veuillez, je vous prie, lui donner la lettre qui se trouve jointe à la vôtre. Ne me jugez pas d'après ses vertus; vous verrez briller en lui les caractères d'une éminente sainteté. Quant à moi, poussière, vile portion de boue, reste de cendre, il me suffit, pour le temps que je dois vivre encore, de pouvoir avec mes faibles yeux soutenir l'éclat de ses vertus. Il vient de se laver, il est pur et blanc comme la neige; moi, souillé de toutes sortes de pêchés, je tremble jour et nuit dans l'attente du moment fatal, où il me faudra rendre jusqu'à la dernière obole. Mais toutefois, comme le Seigneur brise les chaînes des captifs, qu'Il se repose sur les humbles et sur ceux qui écoutent sa parole avec une religieuse frayeur, il me dira peut-être à moi qui suis étendu dans le sépulcre des vices : Jérôme, viens dehors. — Le saint prêtre Evagre vous salue de tout son cœur; nous saluons ensemble notre frère Martinianus, que je souhaite ardemment de voir, mais la chaîne de mes langueurs me retient. Adieu dans le Christ.
LETTRE 3
À THÉODOSE ET À D’AUTRES ANACHORÈTES
Que je voudrais être maintenant au milieu de vous et, quoique
mes yeux soient indignes de vous voir combien j'aurais de joie d'embrasser
votre admirable communauté ! Je verrais une solitude plus agréable
que toutes les villes de la terre; je verrais des de saints se presser
en des lieux inhabitables, comme en une sorte de paradis. Mais, puisque
mes nombreux péchés ne me permettent pas d'entrer dans la
société des justes, je vous conjure, car je ne doute pas
que vous ne puissiez l'obtenir, de me délivrer, par vos prières,
des ténèbres de ce siècle. Je vous l'avais déjà
manifesté de vive voix, et je vous le répète aujourd'hui
dans cette lettre, il n'y a rien que mon âme ambitionne avec autant
d'ardeur. Maintenant, c'est à vous de faire que l'exécution
suive ma volonté; c'est à moi de vouloir. Il dépend
de vos prières que je veuille et que je puisse. Je suis comme la
brebis malade, éloignée du troupeau. À moins que le
bon pasteur ne me reporte sur ses épaules à la bergerie,
mes pas chancelleront, et je tomberai au milieu de mes efforts pour me
relever. Je suis ce prodigue enfant qui, après avoir dissipé
la portion que le père m'avait donnée, ne me sais point encore
jeté à ses genoux, et n'ai pas même commencé
de repousser loin de moi les enchantements qui m'avaient séduit.
Et, comme tous mes efforts pour abandonner le vice n'ont abouti jusqu'à
présent qu'à d'inutiles désirs, le diable m'enlace
aujourd'hui en de nouveaux filets. Me suscitant de nouveaux obstacles,
il m'environne partout d'une vaste mer. Jeté au milieu des eaux,
je ne veux pas reculer, et ne saurais avancer. La seule ressource qui me
reste, c'est que, par vos prières le souffle de l'Esprit saint me
pousse et me fasse surgir enfin au
port désiré.
LETTRE 4
À FLORENTIUS
C'est dans la partie du désert qui touche aux Sarrasins, du côté
de la Syrie, que votre lettre m'a été remise. En la lisant,
j'ai senti se rallumer en moi le désir d'aller à Jérusalem;
et ce qui avait enflammé mon amitié a failli nuire à
mes projets de solitude. Maintenant donc, autant que ma faiblesse le permet,
je me fais représenter auprès de vous par cette lettre; quoique
absent, je viens vous trouver par l'amour et l'affection. Je vous en conjure,
que la distance des lieux ou la durée du temps ne puisse donner
atteinte à une amitié naissante, cimentée par le Christ;
tâchons, au contraire, d'en resserrer les nœuds par des lettres réciproques.
Qu'elles soient toujours en chemin, qu'elles aillent au-devant les unes
des autres, qu'elles conversent avec nous. La charité n'y perdra
pas beaucoup, si nous nous entretenons de la sorte.
Notre frère Rufin, comme vous me l'écrivez, n'est pas
encore venu; fût-il arrivé, je ne pourrais guère contenter
mon désir, puisqu'il m'est impossible de le voir. Car il est trop
éloigné de moi, pour pouvoir venir jusque ici, et moi, retenu
dans les bornes de la solitude que j'ai choisie, je n'ai plus la liberté
de faire ce que je veux. Je vous conjure donc, et vous supplie instamment
de lui demander qu'il vous donne, pour que je les fasse transcrire, les
commentaires dans lesquels le bienheureux Rheticius, évêque
d'Augustodunum, a expliqué le Cantique des Cantiques avec tant d'élévation.
Un vieillard, nommé Paul, de la patrie de notre frère Rufin,
me mande aussi que ce dernier a chez lui son exemplaire de Tertullien;
il le supplie de le lui renvoyer. Veuillez me faire transcrire par la main
d’un copiste, les livres que je n'ai pas et dont vous trouverez la liste
au bas de cette lettre. Je vous prie encore de m'envoyer l'interprétation
des psaumes de David par saint Hilaire, et son grand Traité sur
les synodes, que je copiai moi-même à Trèves pour notre
ami Rufin. Vous le savez, la nourriture d'une âme chrétienne,
c’est de méditer jour et nuit la loi du Seigneur. Les autres, vous
leur donnez l'hospitalité, vous leur prodiguez les consolations,
vous les assistez dans leurs besoins; si vous m'accordez ce que je vous
demande, vous m'aurez tout donné. Et comme, grâces au Seigneur,
je suis riche en exemplaires de la Bible, demandez-moi à votre tour
ce qui vous plaira, et je vous l'enverrai. Mais ne croyez pas être
importun, j'ai ici des élèves pour transcrire les livres.
Je ne veux rien pour les services que je vous offre. Notre frère
Héliodore m'a dit que vous cherchez plusieurs ouvrages sur l'Écriture,
sans pouvoir les trouver. Les eussiez-vous tous, la charité est
toujours en droit de réclamer, d'exiger encore plus.
Souvent, le prêtre Evagre, pendant que j'étais encore
à Antioche réprimanda devant moi le maître de votre
esclave dont vous avez daigné me parler; je ne doute pas qu'il ne
vous l'ait enlevé. Il répondit : «Je ne crains rien;
l'esclave prétend que son maître l'a congédié.
Il est ici, ajoutait-il, et si vous le jugez à propos, faites-le
conduire où vous voudrez. Je ne pense pas que ce soit un crime de
retenir un vagabond.» Comme la solitude où je suis confiné
ne me permet pas d'exécuter vos ordres, j'ai prié mon très
cher Evagre de donner tous ses soins à cette affaire, en votre considération
ainsi qu'en la mienne. Je désire que vous soyez bien portant en
Jésus Christ.
LETTRE 5
AU MOINE HÉLIODORE
Mon cœur seul, qui connaît votre amitié réciproque,
peut savoir avec quelle affection, avec quelle ardeur je me suis efforcé
de vous retenir auprès de moi dans la solitude. Cette lettre même,
où vous voyez encore la trace de mes larmes, témoigne de
la désolation, de la douleur, du gémissement que me coûta
votre départ. Mais vous, comme un petit entant aux manières
délicates, vous sûtes adoucir par vos caresses, le mépris
que vous faisiez de mes prières; et moi, indécis, je ne savais
alors quel parti prendre. Fallait-il me taire ? mais ce que je désirais
ardemment, je ne pouvais guère le dissimuler. Fallait-il vous presser
davantage ? mais vous ne vouliez plus m'entendre, parce que vous n'aimiez
pas comme moi. Mon amitié dédaignée a fait tout ce
qu'il lui était possible de faire. Présent, elle n'a pu vous
retenir; absent, elle vous cherche sans cesse. En me quittant, vous m'engageâtes
à vous écrire, pour vous encourager à venir auprès
de moi, sitôt que je serais entré dans la solitude; je vous
promis de le faire; je vous invite, hâtez-vous. N'allez pas vous
rappeler les fâcheuses nécessités où vous faites
réduit d'abord, le désert ne veut que des hommes dépouillés
de tout. Ne vous laissez point épouvanter par les difficultés
de votre premier voyage. Vous qui croyez en Jésus Christ, croyez
aussi à sa parole. «Cherchez premièrement le royaume
de Dieu, et tout le reste vous sera donné par surcroît.»
(Mt 6,33). Ne prenez avec vous ni sac, ni bâton; il est assez riche,
celui qui est pauvre avec le Christ.
Mais que fais-je ? insensé que je suis, vous supplié-je
encore ? Laissons là les prières, laissons là les
caresses. L'amour blessé doit se mettre en collège. Vous
qui avez dédaigné mes prières, peut-être écouterez-vous
mes reproches. Que faites-vous dans la maison paternelle, soldat efféminé?
Où est la palissade ? où est la tranchée ? où
est l'hiver passé sous les tentes ? Voilà que, du haut du
ciel, la trompette sonne; voilà que, sur les nuées, pour
subjuguer le monde, le général tout armé s'élance;
voilà que le glaive à deux tranchants, qui sort de la bouche
du roi, moissonne tout ce qu'il rencontre; et vous, d'une couche efféminée
vous voudriez passer au combat; du sein des ombres apparaître au
soleil ? Un corps habitué à la tunique faiblit sous le poids
de la cuirasse. Une tête couverte d'un lin délicat refuse
de porter le casque. Une main amollie par l'oisiveté se déchire
à la dure poignée d'un glaive. Écoutez l'édit
de votre roi : «Celui qui n'est pas avec Moi, est contre Moi; et
celui qui n'amasse point avec Moi, disperse.» (Mt 12,30). Rappeliez-vous
le jour de votre enrôlement, alors qu'enseveli dans le baptême
avec le Christ, vous jurâtes, par les paroles du sacrement, de n'épargner
pour lui votre mère ni votre père. Voilà que l'adversaire
s'efforce, dans votre cœur, de tuer le Christ; la solde que vous recutes
pour servir sous ses drapeaux, voilà que les camps ennemis gémissent
de la voir entre vos mains. Quand même votre petit neveu se suspendrait
à votre cou, lors même que votre mère, les cheveux
épars, les vêtements déchirés, vous montrerait
les mamelles qui vous allaitèrent; lors même que votre père
se coucherait sur le seuil de la porte, foulez aux pieds votre père,
marchez; et l'œil sec, volez aux étendards de la croix. Dans une
pareille circonstance, et alors seulement, c'est une sorte de piété
que d'être insensible.
Viendra, viendra le jour, où victorieux, vous retournerez dans
la patrie; où vous marcherez, brave guerrier, la couronne sur la
tête, au milieu de la Jérusalem céleste. Alors vous
aurez avec Paul le droit de municipe; alors vous réclamerez pour
vos parents le même droit de cité; alors aussi vous prierez
pour moi, qui vous ai encouragé à vaincre. Au reste, je sais
assez quels sont les liens dont vous vous dites embarrassé. Je n'ai
point un cœur de fer, ni des entrailles insensibles; je n'ai été
ni
formé dans le sein des rochers, ni allaité par les tigresses
d'Hyrcanie; et moi aussi, j'ai passé par ces épreuves. Tantôt
une sœur dans la viduité vous serre en ses bras caressants; tantôt
ces esclaves avec lesquels vous avez grandi vous disent : À quel
maître allez-vous nous laisser désormais ? Tantôt une
nourrice cassée de vieillesse, et un gouverneur, cet autre père
après celui que la nature vous a donné, vous crient : Nous
allons mourir; attendez quelque peu, et ensevelissez- nous. Peut-être
aussi votre mère, les seins pendants et le front sillonné
de rides, viendra-t-elle vous répéter les chansons qui endormaient
votre enfance. Que les grammairiens disent encore, s'ils veulent : «Votre
illustre maison en vous seul aujourd’hui trouve, prête à tomber
un salutaire appui.» (Æn. 12,59).
L'amour de Dieu et la crainte de la géhenne brisent facilement
ces liens.
Vous allez me dire peut-être que l'Écriture ordonne d'obéir
à ses parents ? Oui, mais quiconque les aime, au-dessus du Christ
perd son âme. L'ennemi tient le glaive pour m'ôter la vie,
et je m'arrêterai aux larmes d'une mère ? Je déserterai
la milice du Christ à cause de mon père, quand il me faut,
pour le Christ, lui refuser la sépulture, que je dois néanmoins,
pour l'amour du Christ, au reste des hommes ? Le Sauveur ne regardat-Il
pas comme un sujet de scandale ces timides précautions que Pierre
prenait pour l'empêcher de souffrir la mort ? Paul répondit
aux frères qui le dissuadaient d'aller à Jérusalem.
«Que faites-vous en pleurant, et en affligeant mon cœur? car je suis
prêt, non seulement à être enchaîné, mais
encore à mourir dans Jérusalem pour le Nom du seigneur Jésus.»
(Ac 21,13). Cette arme de la piété qui ébranle la
roi, il
faut la repousser avec le bouclier de l'Évangile. «Ma
mère et mes frères, ce sont ceux qui accomplissent la Volonté
de mon Père qui est dans les cieux.» (Lc 8,21). S'ils croient
en Jésus Christ, qu'ils me soutiennent, moi qui vais combattre pour
son Nom; s'ils n'y croient pas, que les morts ensevelissent leurs morts.
Cela est bon, dites-vous, quand il s'agit du martyre ? Vous vous trompez,
mon frère, vous vous trompez, si vous pensez que le chrétien
peut rester quelquefois sans endurer persécution; lorsqu'on se doute
le moins d'être attaqué, c'est alors qu'on essuie les attaques
les plus vives. Notre adversaire, comme un lion rugissant, rôde autour
de nous, cherchant quelqu'un à dévorer, et vous croyez que
c'est là être en paix ! Il se tient en embuscade avec les
riches, pour tuer l'innocent dans l'obscurité. Ses yeux sont ouverts
sur le pauvre. Il épie en secret, comme le lion dans sa caverne;
il épie pour enlever le pauvre; et vous, à l'ombre d'un épais
feuillage, vous goûtez un sommeil paisible, lorsque vous allez devenir
la proie du lion ? D'un côté, la luxure me poursuit, de l'autre,
l'avarice s'efforce de s'ouvrir un passage dans mon cœur; tantôt
mon ventre veut s'ériger en Dieu à la place du Christ, tantôt
la concupiscence me pousse à chasser l'Esprit saint qui habite en
moi et à violer son temple. Enfin, je me vois poursuivi par un ennemi
qui porte mille noms, qui possède mille secrets pour nuire. Et moi,
infortuné, je me croirai vainqueur, lorsque je suis esclave !
N'allez donc pas, très cher frère, après avoir
examiné et pesé tous ces délits, vous imaginer qu’elles
soient moindres que le crime d'idolâtrie les choses dont nous parlons.
Apprenez qu’elle est à ce sujet la pensée de l'Apôtre.
Sachez que nul fornicateur, nul impudique, nul avare, nul trompeur, dont
le vice est une idolâtrie, ne sera héritier du royaume de
Jésus Christ et de Dieu. Et quoique, en général, tout
ce qui est relatif au démon soit contraire à Dieu; que tout
ce qui appartient au démon, à qui sont consacrées
toutes les idoles, soit une idolâtrie, néanmoins, en un autre
endroit, l'Apôtre s'explique d'une manière spéciale
et formelle, disant : «Faites mourir les membres de l'homme terrestre
qui est en vous; la fornication, l'impureté, les passions déshonnêtes,
les mauvais désirs et l'avarice, qui est une idolâtrie.»
(Col 3,5-6). — Ce sont ces crimes qui attirent la Colère de Dieu.
Car il n'y a pas acte d'idolâtrie, seulement à jeter un peu
d'encens au feu de l'autel, ou à répandre en libation du
vin puisé dans une coupe. Qu'il dise que l'avarice n'est point une
idolâtrie, celui qui peut appeler justice la trahison du disciple
vendant le Seigneur trente pièces d'argent. Qu'il dise qu'il n'y
a point de sacrilège dans la débauche, celui qui, par de
continuelles prostitutions avec les victimes de la brutalité publique,
a profané les membres du Christ, cette hostie vivante et agréable
à Dieu. Qu'il dise que la fraude n'est pas une idolâtrie l'homme
semblable à ceux des Actes des Apôtres, qui pour s’être
réservé une partie du prix de leur patrimoine, furent sur-le-champ
frappés de mort. Remarquez-le, mon frère, il ne vous est
pas permis de rien avoir de vos richesses. «Quiconque, dit le Seigneur,
n'aura pas renoncé à tout qu'il possède, ne peut être
mon disciple.» (Lc 14,33). Pourquoi donc êtes-vous si lâchement
chrétien ?
Voyez Pierre qui abandonne ses filets; voyez le Publicain se levant
de son comptoir, et devenant aussitôt apôtre. Le Fils de l'homme
n'a pas où reposer la tête, et vous vous promenez dans de
vastes portiques, vous habitez dans de magnifiques palais? Vous qui attendez
l'héritage du siècle, vous ne sauriez être le cohéritier
du Christ. Expliquez le nom de moine, c'est-à-dire votre nom. Que
faites-vous dans la foule, vous qui êtes seul ? Et si je vous donne
cet avis, ce n’est pas que je n'aie point éprouvé de perte
dans mon navire ou dans sa charge, et qu'habile pilote je n'aie jamais
connu les flots; au contraire, jeté depuis peu sur le bord par un
naufrage, ce n'est que d'une voix timide que je signale les écueils
aux navigateurs. Dans ce golfe tempétueux, l'amour du plaisir, comme
une autre Charybde, engloutit les passagers. Ici l'impureté, sous
les traits d'une femme, séduit et captive comme Scylla, et attire
la pudeur en de funestes naufrages. Ici est une côte barbare; ici
le démon, tel qu'un pirate, porte avec ses compagnons les chaînes
destinées à ses captifs. Soyez donc plein de défiance,
tenez-vous sur vos gardes. Quoique la mer vous sourie aussi calme que la
plaine d'un étang, quoique la superficie du paisible élément
soit à peine ridée par un souffle léger, ces champs
néanmoins recèlent de hautes montagnes; au dedans est caché
le péril, au dedans est l’ennemi. Préparez les cordages,
déployez les voiles. Que l'antenne de la croix s'imprime sur vos
fronts; ce calme est une tempête.
Mais peut-être allez-vous me dire : Quoi donc ? tous ceux qui
vivent dans les cités ne sont-ils pas chrétiens ? Votre cause
n'est point la même que celle des autres. Écoutez ce que dit
le Seigneur : «Si vous voulez être parfait, allez; tout ce
que vous possédez, vendez-le, donnez-le aux pauvres; venez et suivez-Moi.»
(Mt 19,21). Or, vous avez promis de devenir parfait; car, lorsqu'après
avoir abandonné la milice du siècle, vous vous êtes
fait eunuque pour le royaume des cieux, qu'avez-vous fait autre chose que
suivre la vie parfaite ? Or, un parfait serviteur du Christ ne possède
que le Christ; ou, s'il possède autre chose que le Christ, il n'est
point parfait; et s'il n'est point parfait, après avoir promis à
Dieu de le devenir, il a menti devant Dieu. Or, «la bouche qui ment
tue l'âme.» (Sag 1,2). Donc, pour conclure, si vous êtes
parfait, d'où vient que vous regrettez les biens paternels ? Si
vous n'êtes pas parfait, vous avez trompé le Seigneur. L'Évangile
crie d'une voix divine et éclatante. Vous ne pouvez servir deux
maîtres; et l'on ose faire mentir le Christ, en servant le Mammon
et le Seigneur ! Le Christ ne cesse de répéter : Si quelqu'un
veut venir à Moi, qu'il se renonce lui-même, qu'il porte sa
croix, et Me suive. Et moi, chargé d'or, je pense que je vais à
la suite du Christ ? Quiconque prétend qu'il croit en Jésus
Christ, doit marcher lui-même comme le Christ a marché.
Mais si vous n'avez rien, comme je sais que vous allez me répondre,
pourquoi donc étant si propre à la guerre, ne combattez-vous
pas ? Est-ce, par hasard, que vous pensez pouvoir faire cela dans votre
patrie, tandis que le Seigneur n'a point fait de prodiges dans la sienne
? Et pourquoi n'en a-t-Il pas fait ? En voici la raison, appuyée
sur une autorité sainte : Nul prophète n’est honoré
dans sa patrie. Je ne cherche point la gloire, direz-vouis; ma conscience
me suffit. Le Seigneur ne la cherchait pas non plus, puisqu'Il prit la
fuite pour ne point être établi roi par la foule. Mais où
il n'y a point de gloire, là il y a mépris; où il
y a mépris, là il y a de fréquents outrages; où
il y a outrage, là aussi il y a indignation; où il y a indignation,
là il n'y a point de repos; où il n'y a point de repos, là
aussi l'âme abandonne souvent ses bons desseins. Or, une fois que
l'inquiétude a rendu moins zélé, on perd quelque chose
de ce que l'on possédait; et où il y a moins, vous ne sauriez
dire qu'il y ait perfection. De tout ceci, l'on doit conclure qu'un moine,
dans sa patrie, ne saurait être parfait; or, ne vouloir pas être
parfait, c'est pêcher.
Mais, chassé de ce retranchement, vous vous prévaudrez
de l'exemple des clercs. Oserai-je dire quelque chose à leur sujet,
eux qui certainement résident dans leurs villes ? À Dieu
ne plaise que j'aille parler en mal de ceux qui, succédant au ministère
apostolique, produisent de leur bouche sacrée le Corps du Christ;
de ceux par lesquels nous sommes chrétiens, nous autres; qui, tenant
les clefs du royaume des cieux, jugent en quelque sorte avant le jour du
jugement, qui conservent l'épouse du Seigneur en une sobre chasteté.
Mais, je l'ai déjà dit, il n'en est pas des moines comme
des clercs. Ceux-ci sont les pasteurs; moi, je suis une brebis du troupeau.
Ils vivent de l'autel; et moi, je suis comme l'arbre stérile qui
voit déjà la hache à ses racines, si je ne porte pas
mes dons sur l'autel. Et je ne puis prétexter la pauvreté,
lorsque je vois, dans l'Évangile, le Seigneur louer une veuve indigente
qui jette dans le gazophylacium les deux seules pièces de monnaie
qu'elle ait encore. Il ne m'est pas permis de m’asseoir en la présence
d'un prêtre; il peut, si je pêche, me livrer à Satan
pour me punir dans mon corps, afin que mon âme soit sauvée.
Et dans la même loi, quiconque n'avait point obéi aux prêtres,
était conduit hors du camp, et lapidé par le peuple; ou bien
le glaive, en faisant tomber sa tête, lavait son offense dans le
sang. Mais aujourd'hui les insubordonnés, on les frappe du glaive
spirituel, ou bien on les chasse de l'Église, pour qu'ils soient
déchirés par les dents cruelles des démons. Que si
les sollicitations pieuses des frères vous pressent de prendre le
même ordre, je me réjouirai de votre élévation,
mais je craindrai votre chute. «Si quelqu'un désire l'épiscopal,
il désire une œuvre excellente.» (1 Tim 3,1-3). Nous savons
cela, mais ajoutez ce qui suit : il faut que l'évêque soit
irrépréhensible, mari d'une seule femme, sobre, pudique,
prudent, grave et modeste, hospitalier, capable d'instruire. Qu’il ne soit
ni adonné au vin, ni prompt à frapper, mais équitable
et modéré. Après avoir expliqué ensuite ce
qui regarde l'évêque, l’Apôtre n'apporte pas moins de
soin pour ce qui concerne les ministres du troisième ordre. «Que
les diacres de même soient pudiques; qu'ils ne soient ni doubles
dans leurs paroles, ni adonnés au vin, ni avides d'un gain sordide;
mais qu'ils retiennent le mystère de la foi avec une conscience
pure. Ils doivent aussi être éprouvés auparavant, et
admis aux fonctions du ministère, s’ils sont sans reproche.»
(1 Tim 3,8-9). Malheur à celui qui, n'ayant pa la robe nuptiale,
se présente au festin. Il ne lui reste qu'à s'entendre dire
aussitôt : «Mon ami, comment êtes-vous entré ici
? Et alors, ne répondant rien, il entendra dire encore aux serviteurs
: Prenez-le; liez-lui les mains et les pieds, jetez-le dans les ténèbres
extérieures; là, seront les pleurs el les grincements de
dents.» (Mt 22,12-13). Malheur à celui qui, enveloppant dans
un mouchoir le talent qu'il à reçu, se contente de le mettre
en réserve, tandis que les autres font valoir ce qui leur a été
confié. Aussitôt ses oreilles seront frappées de ces
paroles du maître indigné : «Méchant serviteur,
pourquoi donc n'as-tu pas donné mon argent à la banque, afin
que, revenant, je pusse l'exiger avec des intérêts ?»
(Lc 19,22-23). C'est-à-dire, vous auriez dû déposer
au pied de l'autel ce que vous ne pouviez porter. Car, en gardant mon or,
lâche négociateur, vous avez pris la place d'un autre, qui
aurait fait profiter au double la somme confiée. De même donc
qu'un fidèle ministre se rend digne d'un grade plus haut, de même
«celui qui approche du calice du Seigneur indignement se rend coupable
de crime contre le Corps et le Sang du Seigneur.» (1 Cor 11).
Tous les évêques ne sont point évêques. Vous
regardez Pierre, mais considérez aussi Judas. Vous admirez Étienne,
mais regardez aussi Nicolas, contre lequel le Seigneur, dans l'Apocalypse,
proNonce sa sentence de condamnation, et qui a émis des doctrines
si infâmes et si criminelles, qu'il a doNné naissance à
l'hérésie des Nicolaïtes. Que chacun s'éprouve,
et qu'il approche ensuite. Ce n'est pas la dignité ecclésiastique
qui fait le chrétien. Le centurion Cornélius, encore païen,
est purifié par le don du saint Esprit. Daniel, encore enfant, devient
le juge des vieillards. Amos, cueillant des mûres sauvages, fut tout-à-coup
fait prophète. David, pasteur, est choisi pour roi. C'est le plus
jeune de ses disciples que Jésus Christ aime le plus. Frère,
prenez la dernière place de la table, afin qu'à l'arrivée
d'un convive moins distingué l'on vous fasse monter plus haut. Sur
qui le Seigneur se repose-t-I ? n'est-ce pas sur l'humble, sur le pacifique,
et sur celui qui tremble à ses paroles ? Plus on donne à
quelqu'un, plus on exige de lui; les puissants seront puissamment tourmentés.
Et que personne n'aille s'applaudir d'une pureté simplement extérieure,
puisque toutes les paroles inutiles que les hommes auront dites, ils doivent
en rendre compte au jour du jugement; puisqu'une parole injurieuse contre
un frère devient un crime d'homicide. Il n'est pas aisé de
remplir la place de Paul, d'occuper le rang de Pierre, eux qui,règnent
déjà avec le Christ. N'est-il pas à craindre, par
hasard, qu'il ne vienne un ange pour déchirer le voile de votre
temple, pour ôter votre candélabre de son lieu ? Prêt
à bâtir une tour, supputez les frais de l'entreprise. Le sel
affadi n'est bon qu'à être jeté dehors et foulé
par les pourceaux. Un moine, s'il tombe, le prêtre intercédera
pour lui; mais qui priera pour le prêtre, s'il vient à tomber
?
Et, puisque mon discours a franchi tant de brisants
redoutables; puisqu'à travers des rochers que blanchit l'écume
des flots, ma barque fragile s'est élancée dans la haute
mer, il faut déployer les voiles aux vents; et, après avoir
heureusement passé par les écueils des questions, entonner,
comme les matelots joyeux, le céleusma de l'épilogue. Ô
désert, toujours émaillé, des fleurs du Christ ! Ô
solitude en laquelle naissent les pierres dont est construite, dans la
cité du grand roi ! Ô retraite admise à l'intime familiarité
de Dieu ! Que faites-vous dans le siècle, frère, vous qui
êtes plus grand que le monde ? Jusque à quand voulez-vous
de demeurer à l'ombre des maisons ? Jusque à quand voulez-vous
rester emprisonné dans les villes en fumées ? Croyez-moi,
la lumière a je ne sais quoi de plus brillant ici. L'on aime, ici,
à déposer le poids du corps, pour s'envoler aux pures et
resplendissantes régions de l'éther. Craignez-vous la pauvreté
? mais le Christ appelle bienheureux les pauvres. Etes-vous rebuté
par le travail ? mais nul athlète ne reçoit la couronne,
sans avoir sué. Songez-vous à la nourriture ? mais la foi
ne redoute pas la faim. Appréhendez-vous de meurtrir sur la terre
nue des membres épuisés déjà par les jeûnes
? mais le Seigneur y repose avec vous. Une chevelure négligée
vous fait-elle horreur sur une tête malpropre ? mais le Christ est
votre chef. L'immense étendue de la solitude vous fait-elle peur
? promettez-vous en esprit dans les cieux. Toutes les fois que vous y serez
monté par la pensée, vous ne serez plus au désert.
Sans les bains, la peau devient âpre et ridée; mais quiconque
a été une fois lavé dans le Christ n'a plus besoin
de se laver une seconde fois. En un mot, écoutez ce que répond
l'Apôtre à toutes vos difficultés : «Les souffrances
de la vie présente, dit-il, n'ont aucune proportion avec celle gloire
qui doit un jour éclater en nous.» (Rom 8,18). Vous êtes
trop délicat, frère, si vous voulez goûter ici-bas
les plaisirs du siècle, et régner ensuite avec le Christ.
Viendra, viendra le jour, où ce corps mortel et corruptible
revêtira l'incorruptible immortalité. Heureux alors le serviteur
que le maître aura trouvé veillant ! Alors, au son de la trompette,
la terre sera dans l'effroi avec les peuples, et vous, vous vous réjouirez.
À l'aspect du Seigneur prêt à juger, le monde poussera
un mugissement lugubre; les tribus, regardant les tribus, se frapperont
la poitrine. Des rois si puissants jadis, sans garde maintenant qui veille
à leur côté, palpiteront de crainte. Vénus paraîtra
là avec son fils; là, on verra Jupiter armé de ses
feux; là aussi l'insensé Platon avec ses disciples. Les arguments
d'Arisiote ne serviront de rien. Alors, vous, homme simple et pauvre, vous
tressaillirez d'allégresse, vous rirez, vous direz : Voilà
mon crucifié, voilà le juge qui, enveloppé de langes,
poussa des vagissements dans l'étable. Voilà le Fils de l'artisan
et de la femme qui gagnait sa vie avec ses mains; voilà celui qui,
sur le sein de sa mère, s'enfuit en Égypte, Lui, Dieu, devant
un mortel; voilà celui qui fut couvert de pourpre; voilà
celui qui fut couronné d'épines; voilà ce magicien,
ce démoniaque, ce samaritain. Juif, regarde ces mains que tu as
percées; Romain, vois son côte qu'a déchiré
la lance. Voyez si c'est bien là le même corps que vous disiez
avoir été enlevé furtivement pendant la nuit par ses
disciples.
L'amour que j'ai pou vous, mon frère, m'a porté à
vous dire ces choses. Faites en sorte que vous soyez un jour placé
au milieu de ceux qui endurent maintenant de si rudes travaux.
LETTRE 6
À JULIANUS DIACRE
Il est un vieil axiome : Les menteurs font qu'on ne les croit pas, lors
même qu'ils disent vrai. Gourmandé par vous pour mon silence,
je sens qu'il m’est arrivé quelque chose de semblable. Dirai-je
: plusieurs fois j'ai écrit, mais il faut accuser la négligence
des porteurs ? Vous me répondrez : c'est l'excuse ordinaire de tous
ceux qui sont paresseux à écrire. Dirai-je que je n'ai trouvé
personne pour vous faire tenir mes lettres ? Vous direz que beaucoup de
voyageurs sont allés d'ici vers vous. Soutiendrai-je que je leur
ai donné des lettres ? Mais, eux qui ne les ont pas remises, soutiendront
le contraire; et ainsi, éloignés l'un de l'autre, nous ne
saurons à quoi nous en tenir. Que ferai-je donc ? tout innocent
que je suis, je réclamerai mon pardon, jugeant plus convenable,
après avoir été si vivement poussé, de demander
la paix, que de soutenir encore le combat de pied ferme. Au reste, une
maladie continuelle et de l'esprit et du corps m'a réduit à
une telle extrémité, que, voisin dut trépas, je pouvais
à peine me connaître moi-même. Et, afin que vous ne
doutiez point de ce que je vous dis là, j’appellerai les témoins,
à la manière des orateurs, après avoir énuméré
les preuves. Le saint frère Héliodore était alors
ici, il voulait habiter avec moi le désert; mais, chassé
par mes crimes, il s'est retiré. Toutefois, ma verbosité
présente me lavera de toute faute. Car, ainsi que, le dit Flaccus,
dans une satyre : «On sait de tout chanteur le caprice ordinaire.
Pressez-le de chanter, il s’obstine à se taire; cessez de le prier,
il ne tarira plus.»
Je vais donc vous accabler désormais de tant de lettres que
vous me prierez, au contraire, de ne plus écrire.
Je me réjouis de ce que ma sœur, votre fille en Jésus
Christ, persévère, comme vous me l'apprenez le premier, dans
la bonne voie qu'elle a commencé de suivre. Car, aux lieux où
j'en suis, non seulement j'ignore ce qui se passe dans ma patrie, mais
je ne sais pas même si elle existe encore. Quoique l’hydre espagnole
me déchire d'une dent cruelle, je ne craindrai pas le jugement des
hommes, moi qui dois avoir mon juge; et, comme a dit un poète :
«Tombe sur moi le ciel, et les débris du monde couvriront
un front sans pâleur.»
Souvenez-vous donc, je vous prie du précepte de l'Apôtre,
qui enseigne que nos bonnes œuvres doivent toujours subsister; préparez-vous
à une récompense de la part de Dieu, en travaillant au salut
de ma pauvre sœur, et rendez-moi de plus en plus joyeux, en me donnant
de fréquentes nouvelles de ce qui fera votre commune gloire dans
le Christ.
LETTRE 7
À CHROMATIUS, JOVINUS ET EUSEBIUS
Une lettre ne doit pas séparer ceux qu'une amitié mutuelle
a unis, et je ne dois pas non plus présenter mes devoirs à
chacun de vous en particulier, puisque vous avez les uns pour les autres
une si grande tendresse, que l'intimité qui vous lie nous trois,
n'est pas moins forte que les nœuds de la nature entre les deux frères.
Bien plus, si la chose le permettait, je renfermerais en un seul nom vos
noms inséparables, comme votre lettre semble m'engager à
le faire, afin de voir trois personnes dans un seul ami, et trois amis
dans une seule personne. Car, le saint Evagre m'ayant remis votre lettre
dans cette partie du désert qui déroule sa vaste étendue
entre la Syrie et le pays des Sarrasins, j'ai ressenti une joie qui a surpassé
celle qu'éprouvèrent les Romains, en cet heureux jour, où,
depuis la bataille de Cannes, l'armée d'Hannibal fut vaincue par
Marcellus, auprès de Nola. Et quoique le cher frère me visite
fort souvent, et me chérisse dans le Christ comme ses propres entrailles,
néanmoins, aussi éloigné de moi qu'il l'est, il ne
m'a pas laissé moins de regrets à son départ qu'il
ne m’avait causé de joie à son arrivée.
Maintenant je m'entretiens avec votre lettre, je la baise; elle parle
avec moi; elle seule ici sait le latin; car, aux lieux où j'habite,
il faut apprendre un langage à demi barbare, ou se taire. Toutes
les fois que des caractères tracés par une main connue me
rappellent des visages qui me sont bien chers, alors ou je ne suis plus
ici, ou vous y êtes avec moi. Croyez-en l'amitié qui dit vrai
: lorsque j'écrivais cette lettre, il me semblait vous voir. Ce
dont je me plains d'abord, c'est que séparés par tant de
terres et de mers, vous m'ayez envoyé, une lettre si courte; peut-être
ai-je mérité d'être traité de la sorte, moi
qui ai négligé, comme vous me le dites, de vous écrire
jusqu'à présent. Je ne pense pas que le papier vous ait manqué;
l'Égypte en fournit abondamment. Et quand même Ptolémée
aurait quelque part fermé les mers, le roi Attalus eût envoyé
néanmoins de Pergame des parchemins, afin de suppléer à
la pénurie du papier, par des peaux qui, jusqu'à ce jour,
ont gardé constamment le nom de Pergamœ. Quoi donc ? irai-je croire
que le porteur ait été pressé de partir ? mais c'est
assez d'une seule nuit pour m'écrire la plus longue lettre. Que
vous en ayez été détourné par quelque occupation
? mais aucun devoir n'est plus impérieux que celui de la charité.
Restent deux choses : oui bien vous n'avez pas voulu m'écrire, ou
bien je n'ai pas mérité de votre part ce témoignage
d'amitié. J'aime mieux vous accuser de négligence, que de
me condamner, moi qui suis innocent. Il est plus facile de se corriger
de la paresse, qu'il ne l'est d'avoir de l'affection pour quelqu'un.
Bonosus, ainsi que vous me le mandez, comme un fils du poisson, se
retire au sein des eaux. Moi, souillé encore de mes vieilles iniquités,
je cherche, comme les basilics et les scorpions, tous les lieux les plus
arides. Lui, il marche déjà sur la tête de la couleuvre;
moi, je sers encore de pâture au serpent qui, d'après la sentence
de Dieu, mange la terre. Il touche déjà au dernier de ces
degrés du psaume; moi, qui pleure encore sur la première
marche, je ne sais si jamais il me sera donné, de dire : «J’ai
levé mes yeux vers les montagnes d'où viendra le secours.»
Lui, au milieu des flots menaçants du siècle, assis dans
le secret de son Île, c'est-à-dire, dans le sein de l'Église,
il dévore déjà peut-être, à l'exemple
de Jean, le livre mystérieux; moi, gisant dans le sépulcre
de mes crimes et chargé des liens du péché, j'attends
que le Seigneur me crie, comme à Lazare : Jerôme, viens dehors.
Bonosus, dis-je, car, suivant le Prophète, toute la force du diable
est dans les reins, a porté sa ceinture au delà de l'Euphrate,
l'y a cachée dans le trou d'une pierre, et la trouvant ensuite rompue,
il a chanté : Seigneur, vous avez possédé mes reins;
vous avez brisé mes fers, je vous sacrifierai une hostie de louanges.
Moi, au contraire, Nabuchodonosor m'a conduit chargé de chaînes
à Babylone, c'est-à-dire, à la confusion de mon âme;
là, il m'a imposé le joug de l'esclavage; là, mettant
un cercle de fer à mes narines, il m'a ordonné de chanter
les cantiques de Sion. Je lui ai répondu : Le Seigneur délie
les captifs, le Seigneur illumine les aveugles. Et, pour terminer brièvement
le parallèle que j'ai commencé, moi, je sollicite mon pardon;
lui, il attend la couronne.
La vie nouvelle de ma sœur est I'œuvre du saint Julianus, dans le Christ.
C'est lui qui a planté; arrosez aujourd'hui, et le Seigneur donnera
l'accroissement. Jésus me l'a donnée pour me consoler de
la blessure que le démon lui avait faite, et me l'a rendue vivante,
de morte elle était. Comme dit un poète païen, je crains
tout pour elle, même les choses sûres. Vous savez vous-même
combien est glissant le chemin de l'adolescence; j'y suis tombé,
moi; et ce n'est pas sans crainte que vous le traversez. Maintenant surtout
qu'elle entre dans cette route, il faut que chacun l'appuie de ses avis,
que chacun la soutienne de ses consolations; c'est-à-dire, qu'elle
doit être affermie par les fréquentes lettres de votre sainteté.
Et, parce que la charité souffre tout, engagez aussi, je vous eu
conjure, le pape Valerianus à lui écrire pour la fortifier.
Vous le savez, ce qui d'ordinaire consolide le plus l'âme des jeunes
personnes, c'est l'intérêt qu'elles sentent que leur portent
des supérieurs.
Dans ma patrie, centre de la rusticité, on se fait un Dieu de
son ventre; on y vit au jour le jour, et celui-là est le plus saint
qui est le plus riche. À ce vase, suivant l'axiome vulgaire, est
venu s'adapter un digne couvercle. Le prêtre Lupicinus, pour me servir
du mot qui, au rapport de Lucilius, est le seul dont ait ri Crassus, et
qui fut dit au sujet d'un âne mangeant des chardons : Telles lèvres,
telles laitues; ce prêtre donc, pilote débile, gouverne un
vaisseau percé de toutes parts, et, aveugle, il conduit des aveugles
dans la fosse. C'est un pasteur bien digne d'un pareil troupeau.
Votre mère, qui est aussi la mienne, qui, tout en marchant de
concert avec vous dans les voies de la sainteté, vous a devancé
néanmoins, en ce qu'elle a mis au monde de tels fils, et dont les
entrailles peuvent être appelées vraiment précieuses,
je la salue avec le respect que vous me connaissez pour elle; je salue
aussi vos sœurs, si dignes de la vénération publique, elles
qui ont triomphé et de leur sexe et du monde; elles qui, leurs lampes
abondamment pourvues d'huile, attendent l'arrivée de l'Époux.
Ô l'heureuse maison où résident la veuve Anna, les
vierges prophétesses et deux Samuel élevés dans le
temple ! Ô l'heureuse habitation, où l’on voit la mère
des martyrs Maccabées couronnée de la gloire de son propre
martyre ! Quoique chaque jour vous confessiez le Christ, en observant ses
préceptes, cependant à cette gloire privée vient se
joindre encore celle d'une confession publique et éclatante, puisque
c'est par vous que votre ville a été préservée
du venin de l'arianisme. Peut-être serez-vous surpris de ce que,
à la fin de ma lettre, j'aborde un nouveau sujet. Que faire ? Je
ne puis empêcher ma bouche d'exprimer les sentiments de mon cœur.
Les bornes de ma lettre me forcent à me taire; le plaisir que j'éprouve
avec vous me contraint de parler. Mes paroles courent à la hâte,
mon discours est sans liaison, sans suite; mais l'amour ne connaît
pas d'ordre.
LETTRE 8
À NICÉAS, SOUS-DIACRE D'AQUILÉE
Turpilius, poète comique, parlant du commerce des lettres, dit : C'est la seule chose qui rende présents les hommes absents. Il a dit vrai, quoique dans une matière fausse. Qu'y a-t-il, en effet, de si présent, pour ainsi dire, entre des absents, que de converser par lettres avec ceux que l'on aime, et de les entendre ? Ces peuples grossiers de l'Italie, qu'Ennius appelle Casci, et qui, au rapport de Cicéron, dans ses livres sur la rhétorique, cherchaient leur nourriture à la manière des bêtes, employaient, avant que le papier et les membranes fussent en usage, ou des tablettes de bois bien poiles, ou des écorces d'arbres, pour s'entretenir mutuellement par lettres. De là vient qu'on donnait à ceux qui portaient ces lettres le nom de Tabellarii, à ceux qui les écrivaient, celui de Librarii, du mot liber, qui signifie l'écorce des arbres. À combien plus forte raison ne devons-nous donc pas, maintenant que le monde est poli par les arts, négliger un doux commerce qu'avaient établi entre eux des hommes d'une telle grossièreté, et qui n'avaient, en quelque sorte, rien d'humain ! Voilà que le bienheureux Chromatius et le saint Eusébius, qui ne sont pas moins unis par la conformité de leurs inclinations que par les liens de la nature, m'ont prévenu par leurs lettres. Et vous, qui ne faites que de me quitter, vous déchirez une amitié, récente, plutôt que vous ne la décousez; ce que Lælius condamne sagement, dans Cicéron. Avez-vous, par hasard, en si grande aversion l’Orient, que vous ne vouliez pas même que vos lettres y viennent? Réveillez-vous, réveillez-vous; sortez de votre sommeil; donnez au moins un petit billet à l'amitié. Parmi les douceurs de la patrie, au milieu des pèlerinages que tous avons faits ensemble, soupirez quelquefois. Si vous m'aimez, écrivez-moi, je vous en conjure; si vous êtes fâché, ne laissez pas de m'écrire, malgré votre colère. Ce sera toujours pour moi une grande consolation, dans mes regrets, de recevoir des lettres d'un ami, fut-il même irrité.
LETTRE 9
À CHRYSOGONUS, MOINE D'AQUILÉE
Ce qu'il y a dans mon cœur d'affection pour vous, Héliodore,
notre ami commun, a pu vous le dire exactement, lui qui ne vous porte pas
moins d'amitié que je ne le fais moi-même. Il a pu vous dire
aussi comme toujours votre nom retentit sur mes lèvres, comme dans
toutes les conversations j'aime à rappeler ces heureux jours que
nous avons passés ensemble; comme j'admire votre humilité,
comme je loue votre vertu, comme je préconise votre charité.
Mais vous, d'une nature pareille aux lynx qui, regardant par derrière,
oublient ce qu'ils avaient devant les yeux, et ne songent plus aux objets
qu'ils cessent de voir, vous avez tellement perdu le souvenir de notre
amitié, que cette lettre écrite dans le cœur des chrétiens,
au dire de l'Apôtre, vous l'avez effacée non point par une
petite rature, mais, comme on dit, jusqu'au fond de la cire. Quand ces
bêtes, dont je viens de parler, découvrent, sous le feuillage
touffu des arbres, le chevreuil léger ou le cerf timide, ils les
saisissent, déchirent d'une dent cruelle cette proie qui fuit en
vain, entraînant avec elle son ennemi, et ne songent à butiner
qu'autant qu'un ventre vide irrite une gueule desséchée par
la faim. Mais une fois que leur férocité, repue de sang,
a gorgé leurs entrailles, avec la satiété vient l'oubli;
et l'animal ne sait plus ce qu'il doit attaquer, jusqu'à ce que
le besoin de manger le rappelle au souvenir de la proie. Vous qui n'êtes
point encore rassasié de moi, pourquoi joindre sitôt le terme
au début ? Pourquoi laisser échapper avant de tenir ? à
moins, par hasard, que ne recourant à l'excuse ordinaire des paresseux,
vous prétendiez n'avoir rien eu à me mander; mais c'est cela
même il fallait m'écrire, que vous n'aviez rien à me
mander.
LETTRE 10
À PAUL, VIEILLARD DE CONCORDIA
La brièveté de la vie humaine est la peine des péchés,
et la mort qui souvent, au berceau, enlève le nouveau-né,
proclame que les siècles vont se corrompant de jour en jour. Après
que le premier habitant du paradis, s'étant laissé prendre
dans les nœuds du serpent, eut été relégué
sur la terre, et, d'immortel qu'il était, fat devenu sujet à
la mort, une vie prolongée jusque à neuf cents ans et plus,
qui semblait une seconde immortalité, suspendait, en quelque sorte,
la sentence de malédiction prononcée contre l'homme. Puis
ensuite, la recrudescence du péché se manifestant peu à
peu, l'impiété des géants amena le naufrage de tout
l'univers. Après cette espèce de baptême, pour ainsi
dire, qui lava le monde, la vie des hommes fut resserrée en des
bornes étroites. Encore, un terme si court, avec nos crimes toujours
en rébellion flagrante contre le ciel, nous l'avons presque perdu.
Quel est l'homme, en effet, qui dépasse l'âge de cent ans
ou qui, s'il arrive jusque là, ne s'attriste pas d'y être
parvenu, selon qu'il est écrit au livre des psaumes : «Les
jours de notre vie sont soixante-dix années, ou quatre-vingt, le
plus; a tu delà, travail et douleur ?» (Ps 71,11).
À quoi bon, direz-vous, remonter si haut, et prendre les choses
de si loin ? Ne pourrait-on, pas nous appliquer avec raison la plaisanterie
d'Horace : «La Muse ne prend point, tardive en son essor, La guerre
d'Hion au berceau de Castor.»
C'est que je veux préconiser dignement votre vieillesse, et
votre tête blanche qui ressemble à celle du Christ. Voilà
que déjà se déroule le centième cercle de votre
âge; et vous, toujours fidèle observateur des préceptes
divins, vous essayez par anticipation la béatitude de la vie future.
Vous avez la vue bonne encore, la démarche ferme et assurée,
l'ouïe subtile, les dents blanches, la voix éclatante, le corps
sain et vigoureux; vos cheveux blancs contrastent avec votre visage vermeil;
votre vigueur dément vos années. Cette heureuse mémoire,
une longue vieillesse ne l'a point affaiblie; nous voyons que le contraire
arrive chez la plupart des hommes. Cette pénétrante vivacité
d'esprit, les glaces du sang y ne l'ont point émoussée. Votre
figure n'est point sillonnée de rides, ni votre front labouré
par les ans. Votre main ne conduit pas le style, tremblante et incertaine,
et ne trace pas sur la cire des routes inégales. Le Seigneur a voulu
nous montrer en vous quelle sera la verdeur de nos corps, à la résurrection
future, pour nous apprendre que c'est l'effet du péché, si
d'autres hommes, même de leur vivant, meurent déjà
dans leur chair; que c'est la recompense de la vertu, si vous montrez tout
l'éclat de la jeunesse, dans un âge qui n'est pas le sien.
Et cette vigueur de santé, quoique nous la voyions quelquefois être
le partage de beaucoup de pécheurs, c'est le diable qui la leur
donne, pour les entretenir dans le crime; c'est le Seigneur, au contraire,
qui vous la conserve, pour vous faire goûter une joie pure.
Les plus doctes parmi les Grecs (Cicéron, dans le discours pour
Flaccus, dit très bien d'eux, qu'ils ont une légèreté
innée et une docte vanité), faisaient à prix d'argent
l'éloge de leurs rois on de leurs princes. À leur exemple,
je réclame une récompense pour les éloges que je vous
donne. Et ne pensez pas que j'exige peu de chose; c'est la perle de l'Évangile
que je demande : Les paroles du Seigneur, paroles pures, argent éprouvé
par le feu, purifié par le creuset, épuré jusqu'à
sept fois, je veux dire les Commentaires de Fortunatianus, et; pour prendre
connaissance des persécutions, l'histoire d'Aurélius Victor,
puis en même temps les lettres de Novatianus, afin que, si je connais
le poison de cet homme schismatique, je prenne plus volontiers l'antidote
du saint martyr Cyprien. En attendant, je vous envoie un autre vous-même,
c'est-à-dire, que j'adresse à un Paul déjà
vieux un Paul plus vieux encore1 . Dans mon ouvrage, pour faire descendre
mon style à la portée des simples, je me suis donné
beaucoup de peine. Mais je ne sais comment un vase, fût-il même
plein d'eau, conserve néanmoins l'odeur qu'il avait d'abord. Si
ce petit présent peut vous plaire, j'ai d'autres choses en réserve,
qui avec plusieurs marchandises d’Orient, pourvu que souffle l'Esprit saint,
navigueront vers vous.
LETTRE 11
À ANTOINE, SOLITAIRE
Notre Seigneur, le Maître de l'humilité, un jour que ses disciples disputaient sur la prééminence, prit un petit enfant par la main, disant : «Quiconque d'entre vous ne deviendra pas semblable à cet enfant ne peut entrer dans le royaume des cieux.» (Mt 18,3). De peur qu'il ne parût enseigner seulement et ne point pratiquer, il donna Lui-même l'exemple, lavant les pieds à ses disciples, recevant par un baiser celui qui le trahissait, s'entretenant avec la Samaritaine, parlant du royaume des cieux, tandis que Marie était assise à ses pieds, et, après être ressuscité des enfers, apparaissant d'abord à de simples femmes. Ce qui précipita Satan de son élévation d'archange, ce n'est pas autre chose que l'orgueil contraire à l'humilité. Et le peuple juif, qui réclamait les premiers sièges et les salutations dans la place publique, après avoir eu pour successeur un peuple de gentils, regardé jusque là comme une goutte d'eau dans un vase d'airain, a été effacé de la terre. Les pécheurs Pierre et Jacques sont envoyés aussi contre les sophistes du siècle et les sages du monde. À ce sujet, l'Écriture dit : «Dieu résiste aux superbes et donne sa grâce aux humbles.» (1 Pier 5,5). Considérez, mon frère, quel mal c'est que le mal qui a Dieu pour adversaire; qui fait que, dans l'Évangile, le pharisien orgueilleux est méprisé, et que l'humble publicain est écouté. Déjà, si je ne me trompe, je vous ai envoyé dix lettres, pleines d'amitiés et de prières; vous ne daignez pas même, vous, répondre un seul mot. Le Seigneur parle bien avec ses serviteurs; et vous, vous ne parlez point avec un frère. C'est trop m'outrager, allez-vous dire ? Croyez-moi, si ma plume ne voulait garder quelque retenue, blessé que je suis, je vous accablerais de tant de reproches, que vous vous mettriez en devoir de me répondre, fût-ce même par colère. Mais comme se fâcher est le propre de l'homme, et ne pas injurier le propre du chrétien, revenant à mes premières habitudes, je vous prie encore d'aimer celui qui vous aime, et serviteur de Dieu, d'accorder quelques mots à un serviteur de Dieu comme vous. Adieu dans le Seigneur.
LETTRE 12
AUX VIERGES D'HERMON
L'exiguïté de ma lettre est une preuve de mon isolement,
et voilà pourquoi j'ai resserré un long discours dans un
petit espace. Je voulais m'entretenir longtemps avec vous, mais le manque
de papier me forçait au silence. Maintenant donc, cette ruse ingénieuse
a vaincu ma pauvreté, et, si ma lettre est petite, notre causerie
n'en sera pas moins longue. Et toutefois, au milieu de cet extrême
dénuement, jugez de ma charité, puisque n'ayant pas de quoi
vous écrire, je n'ai pas laissé néanmoins de le faire.
Au reste, pardonnez, je vous en conjure, à ma douleur. Je le dis
le cœur froissé, je le dis les larmes aux yeux et l’âme contristée,
vous ne m'avez pas même envoyé une seule lettre, à
moi qui vous ai si souvent écrit. Je sais qu'il n'y a rien de commun
entre la lumière et les ténèbres, qu'il n'y a point
de commerce entre les servantes de Dieu et un pécheur; cependant
une courtisane lava de ses larmes les pieds du Seigneur, et les chiens
mangent les miettes qui tombent de la table de leurs maÎtres. Le
Sauveur Lui-même n'est pas venu appeler les justes, mais les pécheurs,
car ceux qui se portent bien
n'ont pas besoin de médecin; et Il aime bien mieux le repentir
du pécheur que sa mort; et la brebis égarée, Il la
rapporte sur ses épaules; et le fils prodigue de retour est accueilli
par son père joyeux. L'Apôtre ne dit-il pas : «Ne jugez
point avant le temps, car, qui êtes vous, pour oser ainsi condamner
le serviteur d'autrui ? s'il tombe, ou s'il demeure ferme, cela regarde
son maître. Et ailleurs : «Que celui qui est debout, prenne
garde de ne point tomber.» Et ailleurs encore : «Portez les
fardeaux les uns des autres. » Autrement, très chères
sœurs, juge la passion des hommes, autrement juge le Christ. La sentence
de son tribunal n'est pas la même que celle que l'on porte dans les
repaires des médisants. Beaucoup de voies, qui aux hommes paraissent
justes, sont ensuite trouvées mauvaises, et l'on cache souvent un
trésor dans des vases d'argile. Pierre avait nié trois fois
son Maître; des larmes amères le rétablissent dans
son premier état. Celui à qui l'on remet davantage aime aussi
davantage. On ne dit rien de tout le troupeau, et les anges dans le ciel
se réjouissent pour le salut d'une seule brebis malade. Si quelqu'un
veut condamner cela, qu'il entende dire au Seigneur : «Mon ami, le
si je suis bon, pourquoi ton œil est-il mauvais.» (Mt 20,15).
LETTRE 13
À CASTORINA, SA TANTE
Jean, tout à la fois apôtre et évangéliste,
dit, en une épître : «Quiconque hait son frère
est homicide;» (1 Jn 3,15) et il a raison. En, effet, comme l'homicide
résulte souvent de la haine, quiconque hait, quand même il
ne frapperait pas du glaive, devient néanmoins homicide de cœur.
À quoi bon un tel début, allez-vous dire ? C'est pour que,
bannissant une vieille rancune, nous préparions à Dieu dans
notre cœur une habitation pure. «Entrez en colère, dit David,
et ne péchez point;» (Ps 4,5) ce qu'il faut entendre par ces
mots, l'Apôtre l'explique très bien : «Que le soleil
ne se couche point sur votre colère.» (Eph 4,26).
Que ferons-nous, au jour du jugement, nous sur la colère de
qui un soleil accusateur s'est couché, non point un seul jour, mais
durant tant d'années ? Le Seigneur dit, dans l'Évangile :
«Si donc vous présentez votre offrande à l’autel, et
que là vous vous souveniez que voire frère a quelque chose
contre vous, laissez là votre offrande devant l'autel, et allez
d'abord vous réconcilier avec votre frère, et alors revenant
vous présenterez votre offrande.» (Mt 5,23). Malheur à
moi, je n'ose dire malheur à vous, nous qui depuis si longtemps
n'avons pas présenté de dons à l'autel, ou qui, par
notre haine invétérée, avons perdu le fruit de nos
offrandes ! Comment avons-nous pu dire jamais dans notre prière
quotidienne : «Remettez-nous nos dettes, comme nous remettons leurs
dettes à nos débiteurs,» (Mt 11,12) puisque notre cœur
n'allait point d'intelligence avec nos paroles, et que notre prière
démentait nos actions ? Je viens donc vous conjurer, comme je l'avais
déjà fait, il y a plus d'un an, d'entretenir avec moi cette
paix que le Seigneur nous a laissée; que le Christ soit témoin
de mon désir et de vos intentions. Bientôt devant son tribunal,
notre réconciliation recevra sa récompense, ou notre rupture
son châtiment. Que si vous ne voulez pas, ce qu'à Dieu ne
plaise, accéder à mes vœux, je serai quitte. Cette lettre
que je vous écris, m'absoudra, lorsqu'on l'aura lue.
LETTRE 14
À DAMAS, PAPE
Comme l'orient, agité de ses anciennes furies, met en lambeaux
la robe du Seigneur, robe sans couture et d'un seul tissu; que les renards
dévastent la vigne du Christ , et que parmi tant de citernes entrouvertes
qui ne sauraient garder l'eau, il est difficile de découvrir où
est la fontaine scellée et le jardin fermé, j'ai cru devoir
consulter la chaire de Pierre et cette foi louée par la bouche de
l'Apôtre, et chercher la nourriture de mon âme, au lieu même
où jadis je reçus les vêtements du Christ. La vaste
étendue du liquide élément et ce long espace de terres
ne m'ont pas empêché d'y aller chercher la perle précieuse.
«Partant où sera le corps, là se rassembleront les
aigles.» (Lc 17,37).
Pendant que des enfants pervers dissipent leur patrimoine, vous seuls
conservez intact l'héritage de vos pères. Chez vous, le sol
riche et fécond, rend au centuple la pure semence du Seigneur; chez
nous le froment, étouffé dans les sillons, dégénère
en ivraie et en chaume. Aujourd'hui dans l'Occident se lève le soleil
de justice, tandis que dans l'Orient ce lucifer qui était tombé,
a établi son trône au-dessus des astres. «Vous êtes
la lumière du monde, vous êtes le sel de la terre,»
(Mt 5,13-14) vous êtes des vases d'or et d'argent; ici nous n'avons
que des vases d'argile ou de bois qui attendent la verge de fer et les
feux éternels.
Quoique votre grandeur m'effraie, votre humanité cependant me
rassure. Victime, je demande au prêtre le salut; brebis, je réclame
l'appui du pasteur. Loin donc l'envie calomnieuse; que la splendeur du
siège romain disparaisse; je parle au successeur du pêcheur,
et au disciple de la croix. Moi, qui ne veux suivre personne autre que
le Christ, je communique avec votre béatitude, c'est-à-dire,
avec la chaire de Pierre; je sais que l'Église est bâtie sur
cette pierre. Quiconque mange l'agneau hors de cette maison est un profane.
Quiconque ne se trouvera point dans cette arche de Noé périra
lors du déluge.
Et comme, pour pleurer mes crimes, je me suis retiré dans cette
solitude qui sépare la Syrie d'avec le pays des Barbares, et que
je ne puis, vu mon grand éloignement, demander toujours de votre
sainteté le saint du Seigneur, je communique ici avec les confesseurs
égyptiens vos collègues, et je me cache, humble chaloupe,
parmi ces vaisseaux de haut bord. Je ne connais pas Vitalis, je rejette
Meletius, j’ignore ce que c'est que Paulin. Quiconque n'amasse pas avec
vous dissipe, c'est-à-dire, celui qui n'appartient pas au Christ
appartient à l'antichrist. Maintenant donc, ô douleur ! après
la foi de Nicée, après le décret d'Alexandrie sanctionné
par l'Occident, le chef des ariens et les Campenses exigent que je reconnaisse
trois hypostases, moi, homme romain, pour qui ce nom est chose nouvelle.
Quels apôtres, je vous prie, ont émis de pareils dogmes ?
Quel nouveau Paul, maître des gentils, a enseigné cette doctrine
? Demandons-leur ce qu'ils pensent qu'on peut entendre par trois hypostases
? Ils disent que ce sont trois personnes subsistantes; répondrons-nous
que c'est là notre croyance ? Le sens ne suffit pas; ils veulent
les paroles elles-mêmes, parce qu'il y a je ne sais quel venin caché
sous ces mots. Nous crions : Si quelqu'un ne confesse pas trois hypostases,
c'est-à-dire, trois personnes subsistantes, qu'il soit anathème.
Mais, parce que nous n'usons pas de leurs termes, nous passons pour hérétiques.
Que si par le mot d'hypostase, on entend la substance, et qu'on ne dise
pas qu'il n'y a qu'une hypostase en trois personnes, on est séparé
de Jésus Christ; c'est sur cela qu'on me reproche d'être uni
avec vous par la même confession de foi. Décidez, je vous
en conjure; si vous le jugez à propos, je ne craindrai pas de dire
qu'il y a trois hypostases; si vous l'ordonnez, que l'on fasse une nouvelle
confession de foi, après celle de Nicée, et que nous autres
orthodoxes, nous nous servions pour expliquer notre sentiment, des mêmes
termes que les ariens.
Toutes les écoles n'entendent, par le mot d'hypostase, autre
chose que substance. Et qui donc, je vous prie, ira, d'une bouche sacrilège,
proclamer trois substances ? Il n'y a dans Dieu qu'une seule nature qui
existe véritablement, car ce qui subsiste ne prend rien d'ailleurs,
mais tient tout de soi. Les autres qui sont créées, quoiqu'elles
semblent exister, n'existent pas véritablement, parce qu'il fut
un temps où elles n’existaient point; et ce qui n'était pas
autrefois peut encore cesser d'être. Dieu seul qui est éternel,
c'est-à-dire, qui n'a point de commencement, possède proprement
le nom d'essence; c'est pour cela qu'il dit à Moïse, du milieu
du buisson : «Je suis celui qui suis;» (Ex 4,14) et encore
: «Celui,qui est m'a envoyé.» Les anges, le ciel, la
terre, la mer existaient certainement alors. Et comment Dieu S'attribue-t-Il
à Lui seul le nom d'essence, qui est commun à toutes les
créatures ? Mais, puisque la Nature divine est seule parfaite, et
qu'en trois personnes subsiste une seule Divinité, qui existe proprement,
qui forme une seule nature, dire qu’il y a trois choses, trois hypostases,
trois substances, c'est affirmer, sous un spécieux prétexte
de piété, qu'il y a trois natures. Et, s'il en est ainsi,
pourquoi des murs nous séparent-ils d'avec Arius, si nous sommes
unis avec lui par une doctrine perfide ? Que votre béatitude ne
communique-t-elle avec Ursinus; qu'Ambroise ne s'unit-il à Auxentius
? — À Dieu ne plaise que la foi romaine en vienne là, et
que les cœurs religieux des fidèles embrassent cette sacrilège
doctrine ! Qu'il nous suffise de dire qu'il y a une seule substance, trois
personnes subsistantes, parfaites, égales, coéternelles.
Qu'on ne parle point de trois hypostases, je vous prie, et qu'on en admette
une seule. Ce n'est pas un bon indice, lorsque dans un même sens,
les paroles sont en désaccord. Qu'il nous suffise de la croyance
dont je viens de parler.
Si néanmoins vous jugez à propos qu'il faille confesser
trois hypostases, en expliquant ce que l'on entend par ces mots, nous ne
nous y opposons pas. Mais, croyez-moi, le poison se cache sous le miel,
et l'ange de Satan s'est transformé en ange de lumière. Ils
expliquent très bien le mot d'hypostase, et, quoique je l'admette
dans le sens qu'ils lui donnent, je ne laisse pas de passer pour hérétique.
Pourquoi tiennent-ils si opiniâtrement à un mot seul ? Pourquoi
se cachent-ils sous un langage, ambigu ? Si leur foi se trouve conforme
à leurs explications, je ne condamne pas ce qu'ils soutiennent.
Si ma foi est semblable à celle qu'ils feignent d'avoir, qu'ils
me permettent donc d’expliquer leur sentiment avec mes expressions à
moi.
C'est pourquoi je conjure votre béatitude, au Nom du Crucifié,
qui a sauvé le monde, au Nom de la Trinité, qui n'a qu'une
même substance, de me mander si je dois confesser ou ne confesser
pas trois hypostases. Et de peur que l'obscurité du lieu où
j'habite ne vienne par hasard, à tromper les porteurs, daignez adresser
votre lettre au prêtre Évagre, que vous connaissez très
bien; dites-moi encore avec qui je dois communiquer à Antioche,
car les Campenses, unis aux hérétiques tharsiens, ne cherchent
qu'à faire recevoir, appuyés qu'ils se disent sur l'autorité
de votre communion, les trois hypostases, dans le sens qu'on leur donnait
autrefois.
LETTRE 15
À MARC, PRÊTRE
J'avais résolu de me servir des paroles du psalmiste, qui dit
: «Quand l'impie s'élevait contre moi, je me suis tu, je me
suis humilié, et j'ai gardé le silence, pour ne pas répondre,
même de bonnes choses.» (Ps 38,2-3). Puis encore : «Et
moi, je suis comme un sourd qui n'entend pas, comme un muet qui ne peut
ouvrir la bouche. Je suis comme un homme dont les oreilles sont fermées.»
(Ps 37,13-14). Mais, parce que la charité s'élève
au-dessus de tout, et que l'affection triomphe du dessein le mieux arrêté,
je vous écris, moins pour rendre la pareille à ceux qui m'outragent,
que pour répondre à votre demande. Car, chez les chrétiens,
comme a dit quelqu'un, ce n'est pas celui qui souffre une injure, mais
celui qui s'en rend coupable, qui est malheureux. Et d'abord, avant que
je vous parle de ma foi, que vous connaissez très bien, je ne puis
m'empêcher de m'élever contre la barbarie de ce lieu, en me
servant de ces vers qui sont dans la bouche de tout le monde :
«Mais quel peuple cruel habite ces climats ?
Sur la rive en tremblant nous hasardions nos pas;
Sur nous se précipite une foule barbare;
D'un coin de terre inculte un est pour nous avare,
Et le fer à la main, on vient nous arracher
L'asile du naufrage et l’abri d'un rocher.
(Æneid. 1,543)
Si j'emprunte ces vers à un poète profane, c'est afin,
que celui qui ne conserve pas la paix du Christ apprenne au moins d'un
païen à vivre en paix. On m'appelle hérétique,
lorsque je proclame une seule substance dans la Trinité. On me reproche
l'impiété sabellienne, lorsque je crie, d'une incessante
voix, qu'il y a trois personnes subsistantes, véritables, entières
et parfaites. Si les ariens me traitent de la sorte, à la bonne
heure; si les orthodoxes blâment en moi cette croyance, ils ont cessé
d'être orthodoxes, ou il faut alors qu'ils me déclarent hérétique
avec l’Occident, hérétique avec l'Égypte, c'est-à-dire,
avec Damase et Pierre. Pourquoi, exceptant ses compagnons, condamment-ils
un seul homme ? Si les eaux d'un ruisseau sont trop basses, ce n'est point
la faute du lit, mais de la source. J'ai honte de le dire; du fond de nos
cellules, nous condamnons l'univers. Dans le sac et la cendre, nous prononçons
sur les évêques. Que fait sous la tunique du pénitent
une âme royale ? Nos chaînes, notre crasse, nos cheveux, ne
sont pas les ornements de la royauté, mais les marques de la pénitence.
Qu'ils me permettent, de grâce, de rester dans le silence. Pourquoi
déchirent-ils un homme qui ne mérite pas un pareil traitement
? Je suis hérétique. Eh, que vous importe ? Demeurez en repos,
n'en parlons pas davantage. Craignez-vous que je n'aille, habile comme
je le suis dans la langue syriaque ou dans la langue grecque, parcourir
les Églises, séduire les peuples, créer un schisme
? Je n'ai rien pris à personne, je ne reçois rien gratuitement.
Chaque jour, avec mes mains et à la sueur de mon front, je gagne
ma vie, sachant que l'Apôtre a écrit : «Celui qui ne
travaille pas ne doit pas manger.» (2 Th 3,10).
Avec quel gémissement, avec quelle douleur je vous écris
ceci, vénérable et saint père, Jésus m'en est
témoin. Je me suis tu; est-ce que je me tairai toujours, dit le
Seigneur ? On ne m'accorde pas un seul coin du désert. Chaque jour
on me demande ma profession de foi, comme si j'étais né de
nouveau sans la foi. Je fais ma profession comme ils la veulent, elle ne
leur plaît pas. Je la signe, ils ne me croient pas. Tout ce qu'ils
désirent, c’est que je m'en aille d'ici. Eh bien ! je leur cède
la place; ils m'ont arraché une portion de mon âme, c'est-à-dire,
mes très chers frères qui veulent se retirer d'ici, qui se
retirent déjà, aimant mieux vivre, disent-ils, avec des bêtes
farouches qu'avec des chrétiens de ce genre. Et néanmoins,
si mes infirmités et la rigueur de l’hiver ne me retenaient ici,
je fuirais dès à présent. Néanmoins, jusqu'à
ce que revienne le printemps, je demande qu'on m'accorde encore pour quelques
mois l'asile du désert; si le temps semble trop long, je pars. «Au
Seigneur appartient la terre, et tout ce qu'elle renferme.» (Ps 23,1).
Que seuls ils montent aux cieux, que le Christ soit mort pour eux seuls,
qu'ils aient tout, qu'ils possèdent tout, qu'ils se glorifient à
leur aise. Mais quant à moi, à Dieu ne plaise que «je
me glorifie en autre chose, qu’en la croix de notre Seigneur Jésus
Christ, par qui le monde est crucifié pour moi, et par qui je sais
crucifié pour le monde.» (Gal 6,14).
Touchant les dogmes au sujet desquels vous avez daigné m'interroger,
vous saurez que j'ai donné au saint Cyrille ma profession de foi
par écrit. Quiconque ne croit point ainsi n'appartient pas au Christ.
Au reste, j'ai pour témoins de ma foi vos propres oreilles, et celles
du bienheureux frère Zénobius, que nous saluons beaucoup,
ainsi que vous, nous tous qui sommes ici.
LETTRE 16
À DAMASE, PAPE
La femme importune de l'Évangile, mérita enfin d'être
écoutée, et un ami put obtenir des pains de son ami, quoique
celui-ci fût fermé dans sa maison avec ses esclaves, et que
l'on se trouvât au milieu de la nuit. Dieu Lui-même, qui ne
saurait être dominé par aucune force, se laisse vaincre aux
prières du publicain. La cité de Ninive, qui s'était
perdue par le péché, se sauva par les pleurs. À quoi
bon reprendre les choses de si loin ? C'est pour que, du haut de votre
élévation, vous abaissiez un regard sur moi chétif;
pour que, pasteur opulent, vous ne dédaigniez pas la brebis malade.
Le Christ fit passer le larron de la croix en paradis. Et afin que personne
jamais ne pensât qu'il est trop tard pour se convertir, il changea
la peine de l’homicide en martyre. Le Christ, dis-je, embrasse avec joie
l'enfant prodigue de retour, et, laissant quatre-vingt-dix-neuf brebis,
ce bon pasteur rapporte sur ses Épaules une seule brebis qui était
restée derrière. Paul, de persécuteur devient prédicateur;
il est aveuglé des yeux de la chair, pour mieux voir des yeux de
l'âme, et lui qui emmenait chargés de chaînes les serviteurs
du Christ devant le tribunal des Juifs, il se fait gloire ensuite des fers
qu'il porte pour l'amour du Christ.
Moi qui ai reçu à Rome, ainsi que je vous l'ai déjà
mandé, la robe du Christ, je demeure maintenant sur les frontières
barbares de la Syrie. Et n'allez pas croire que ce soit un autre qui m'ait
condamné à cette retraite, j'ai décidé moi-même
ce que je méritais; mais, comme dit un poète profane : «Nous
fuyons sur les flots le chagrin qui nous presse; c'est changer de climat,
et non changer d'humeur.» (Horat. Epist. 2)
Poursuivi sans cesse par un implacable ennemi, je soutiens dans la
solitude des guerres plus cruelles que jamais. D'un côté frémit
la rage de l’hérésie arienne, appuyée sur les puissants
du jour; de l'autre, une Église divisée en trois parties,
s'efforce de m'attirer à elle. L'ancienne autorité des moines
voisins s'élève contre moi. Cependant, je ne cesse de crier.
Quiconque est uni à la chaire de saint Pierre se trouve de mon parti.
Mélétius, Vitalis et Paulinus disent qu'ils sont dans votre
communion; je pourrais le croire, s'il n'y en avait qu'un seul qui l'affirmât.
Maintenant, ou deux d'entre eux ou eux tous disent un mensonge.
Je conjure donc votre béatitude, par la croix du Seigneur, par
la gloire nécessaire de notre foi, la passion du Christ, d'imiter
par votre zèle ceux dont vous occupez le rang. Puissiez-vous, assis
sur le trône, juger avec les douze disciples; puisse un autre vous
ceindre dans votre vieillesse, comme on le fit à Pierre; puissiez-vous
obtenir, avec Paul, le droit de cité dans le ciel ! Faites-moi savoir
par votre lettre avec qui je dois communiquer dans la Syrie. Ne méprisez
pas une âme pour laquelle est mort Jésus Christ.
LETTRE 17
À INNOCENTIUS
De la femme frappée sept fois
Souvent, très cher Innocentius, vous m'avez prié de ne
point passer sous silence la chose merveilleuse qui est arrivée
de nos jours. Comme je me refusais à cela, par une appréhension
bien fondée, je l'éprouve maintenant, et que je craignais
de ne pouvoir atteindre à ce que vous me demandiez, soit parce que
tous les discours de l'homme sont trop impuissants pour louer les œuvres
du ciel, soit parce que le repos ayant jeté sur mon esprit une sorte
de rouille, j'avais vu se dessécher la faible veine de ce peu de
facilité que j'avais acquise. Vous, au contraire, vous me disiez
que, dans les choses de Dieu, l'on doit considérer, non point la
possibilité de l'entreprise, mais le courage que l'on a, et que
les paroles ne sauraient manquer à celui qui croit à la parole.
Que ferai-je donc ? ce que je ne puis accomplir, je n'ose le refuser.
Je monte sur un vaisseau de charge, navigateur sans expérience.
Et l'homme qui n'a pas même guidé sur un lac une barque légère,
le voilà qui se confie aux flots bruyants de l'Euxin. Déjà
la terre disparaît à mes yeux, partout le ciel et partout
la mer; déjà les ténèbres répandent
sur les eaux leurs sombres horreurs, et, sous la nuit épaisse des
orages, les ondes se blanchissent d'écume. Vous m’exhortez à
suspendre au mât les voiles enflées, à étendre
les cordages, à prendre le gouvernail. Je vais obéir à
vos ordres, et, parce que la charité peut tout, je me confierai
au saint Esprit, qui m'accompagnera dans ma course; quel que soit le succès
de mes voyages, il me restera de quoi me consoler. Si la tempête
me jette vers le port désiré, je passerai pour un habile
pilote; si, à travers les détours difficiles de ma narration,
ma parole sans art vient à se perdre, vous me reprocherez peut-être
mon inhabileté, mais vous ne pourrez certes, demander plus de zèle.
Or donc, Verceil est une ville des Liguriens, située presque
au pied des Alpes, jadis considérable, maintenant à demi
ruinée et à peu près déserte. Comme, suivant
la coutume, le consulaire visitait ce pays, on lui présenta une
femme avec son complice d'adultère, — c'était le crime dont
l'accusait son mari — et il les fit jeter dans les horreurs d'une affreuse
prison. Peu de temps après, lorsque les ongles de fer déchiraient
le corps livide et sanglant du jeune homme, et que la torture allait chercher
la vérité dans ses flancs sillonnés, le malheureux,
jaloux, par une courte mort, d'éviter de longs supplices, accuse
la femme, tandis qu'il ment contre lui-même. Cet infortuné,
qui était seul à plaindre, fut justement condamné
à être frappé du glaive, puisqu'il ne laissait pas
à la femme innocente le moyen de nier le crime. Mais celle-ci, faible
par son sexe, forte par son courage, pendant que le chevalet étendait
ses membres, et que les chaînes retenaient derrière son dos
ses mains que l'infection du cachot avait flétries, dirige vers
le ciel ses yeux, que seuls de toutes les parties de son corps, le bourreau
n'avait pu lier, et, les joues ruisselantes de pleurs : «Vous, dit-elle,
Seigneur Jésus, à qui rien n'est caché; qui scrutez
les reins et les cœurs, vous m'êtes témoin que si je persiste
à nier, ce n'est point dans l'appréhension de la mort, mais
que la crainte seule du péché m'empêche de mentir.
Et vous, malheureux jeune homme, si vous êtes pressé de mourir,
pourquoi tuer deux innocents ? Moi aussi, je souhaite mourir, je souhaite
me dépouiller de ce corps odieux, mais non point comme étant
adultère. Je présente la gorge, j’attends sans crainte le
glaive étincelant, mais j'emporterai avec moi mon innocence. Ce
n'est pas mourir, que de mourir pour vivre.» Alors donc le consulaire,
repaît ses yeux de ce cruel spectacle, comme une bête, qui
a toujours soif du sang dont une fois elle a goûté, commande
qu'on redouble la torture, et, grinçant des dents de rage, il menace
le bourreau des mêmes supplices, s'il ne fait avouer à un
sexe faible ce qu'une force virile n'avait pas eu le courage de nier. «Venez
à mon aide, Seigneur Jésus. Quels supplices bien plus grands
n'a-t-on pas inventés contre vous ?» Pendant que la femme
parle ainsi, on l'attache à un poteau par les cheveux, on lie plus
fortement son corps au chevalet, on place du feu sous ses pieds, le bourreau
lui déchire les flancs, n'épargne pas même son sein.
La femme demeure inébranlable, et, la fermeté de son âme
l'élevant au-dessus des douleurs du corps, elle jouit des joies
d'une bonne conscience; et fait taire les tourments autour d'elle. Le juge
cruel, comme vaincu, s'emporte de colère; la femme prie Dieu; ses
membres sont rompus; elle élève les yeux au ciel; le jeune
homme confesse le crime comme s'il était commun à tous deux.
Elle le nie pour lui, et, malgré son danger propre, veut secourir
le jeune homme aussi en danger.
Cependant, elle ne fait que répéter : «Frappe,
brûle, déchire, je suis innocente. Si l'on n'ajoute pas foi
à mes paroles, viendra le jour qui éclaircira pleinement
cette accusation; j'ai mon juge.» Déjà le bourreau
fatigué, soupliait et gémissait, et il ne restait plus de
place pour de nouvelles blessures; déjà la cruauté
vaincue avait horreur d'un corps qu'elle venait de déchirer. Aussitôt,
saisi de colère, l'intendant s'écrie : «Pourquoi vous
étonner, vous qui êtes là, si cette femme préfère
les tortures à la mort ? Assurément, pour commettre un adultère,
il faut être deux, et il est plus naturel, je crois, que cette femme
coupable nie le crime, qu’il ne l'est que le jeune homme innocent le confesse.»
Le juge prononce contre eux une même sentence, et le bourreau
les mène au lieu du supplice. Tout le peuple accourt à ce
spectacle on dirait que les citoyens abandonnent leur ville tant la foule
se presse aux portes encombrées. D'abord, la tête du malheureux
jeune homme tombe au premier coup de glaive, et son cadavre roule dans
le sang. Mais lorsqu'on en est venu à la femme, qu'elle a fléchi
le genou en terre, que le glaive étincelant a été
levé sur sa tête tremblante, et que le bourreau a déployé
toute la force de son bras, le fer meurtrier, dès qu'il a senti
le corps, s'arrête soudain, et, effleurant à peine la peau,
fait sortir d'une légère blessure quelques gouttes de sang.
L'exécuteur pâlit de la faiblesse de son bras, et, honteux
de voir le glaive émoussé dans sa main vaincue, s'apprête
à frapper un second coup. Le glaive tombe de nouveau sans force
sur la femme, et, comme si le fer eût appréhendé de
la toucher, il s'amollit et s'émousse sur son cou, sans lui faire
de mal. Furieux et hors d'haleine, l'exécuteur rejette son paludamentum
en arrière, recueille toutes ses forces, fait tomber à terre,
sans s'en apercevoir, l'agrafe qui retenait les bords de sa chlamyde, et
lève son épée pour frapper. «Voilà, dit
la femme, qu'une agrafe d'or vient de tomber de ton épaule; ramasse-la,
crainte de perdre ce que tu n'as gagné qu'avec beaucoup de peine.
»
Eh ! je vous le demande, quelle n'est pas sa sécurité
? Elle ne craint pas la mort qui est là; elle se réjouit
d'être frappée; le bourreau pâlit. Elle a des yeux,
non pas pour voir le glaive, mais seulement pour voir une agrafe. Et, comme
si c'était peu de ne point redouter le trépas, elle rend
un bon office à l'exécuteur. Déjà la protection
de la Trinité avait rendu inutile un troisième coup. Déjà
le bourreau tout effrayé, et ne se fiant plus à son glaive,
se préparait à l'enfoncer dans la gorge de la femme, afin
que le fer qui ne pouvait couper, pénétrât du moins
dans le corps, sous la pression de la main. Ô merveille inouïe
jusqu'alors ! le glaive se replie vers le pommeau, et, comme s'il regardait
son maître, il semble lui avouer sa défaite et son impuissance.
Rappelons, rappelons ici l'exemple des trois enfants, qui, bien loin
de pleurer, entonnèrent des hymnes, au milieu des tourbillons de
flammes devenues froides. Le feu se jouait autour de leurs vêtements
intacts et de leur sainte chevelure. Rappelons ici l'histoire du bienheureux
Daniel, que des lions caressaient de leur queue, tremblant à l'aspect
de celui qu'on leur avait jeté pour leur servir de proie. Que Susanne,
si noble par sa foi, se retrace maintenant à tous les souvenirs,
elle qui, injustement condamnée à mort, fut sauvée
par un enfant rempli de l'Esprit saint. Voilà dans ces deux femmes
une égale miséricorde de la part du Seigneur. L'une, délivrée
par son juge, se voit soustraite au glaive; l'autre, condamnée par
son juge, se voit absoute par le glaive.
Enfin, tout le peuple s'arme pour venger cette femme. Les spectateurs
de tout âge, de tout sexe, forcent le bourreau à prendre la
fuite, et, du sein des groupes nombreux, s'élèvent contre
lui des voix accusatrices. Chacun en croit à peine ses yeux. Cette
nouvelle remue toute la cité, et tous les licteurs se rassemblent.
L'un d'entre eux, chargé de faire exécuter les condamnés,
s'avance, et, couvrant de poussière ses cheveux blancs : «Citoyens,
dit-il, que ne demandez-vous ma tête ? Que ne me prenez-vous à
sa place ? Si vous êtes miséricordieux, si vous êtes
cléments, si vous voulez sauver la condamnée, assurément
je ne dois pas périr, moi qui suis innocent.» Les pleurs émeuvent
tous les esprits, une sombre torpeur se glisse dans toutes les âmes,
et, les volontés étant changées d'une manière
merveilleuse, celle qu'on défendait auparavant par compatissance,
on l'abandonne à la mort par un nouveau genre de compatissante.
On apporte donc une autre épée, on amène un autre
exécuteur. La victime est là, défendue seulement par
la protection du Christ. Frappée d'abord, elle chancelle, frappée
de nouveau, elle est étourdie; frappée une troisième
fois, elle est blessée et tombe. Ô merveilleuse grandeur de
la puissance divine ! Celle qui avait été frappée
quatre fois, sans être blessée, semble mourir peu après,
afin qu'un innocent ne périsse pas pour elle.
Les clercs, chargés de cet office, enveloppent dans un linceul
le cadavre sanglant, construisent une fosse en pierres, et apprêtent
le tombeau, suivant la coutume. Le soleil précipite sa course vers
le couchant, et, par une miséricorde spéciale du Seigneur,
la nuit arrive d'une marche plus rapide encore. Soudain palpite le cœur
de la femme; ses yeux cherchent la lumière, son corps se ranime
et revient à la vie. Déjà elle respire, déjà
elle voit, déjà elle se lève, déjà elle
parle. Déjà elle peut s'écrier : «Le Seigneur
est mon aide; je ne craindrai pas ce que l'homme pourrait me faire.»
(Ps 117,6).
Cependant, une vieille femme, que sustentaient les aumônes de
l'Église, rend son esprit à Dieu; et, comme si les choses
eussent été disposées à dessein, son corps
est placé dans le tombeau destiné pour une autre. Au point
du jour, un licteur, possédé de l'esprit du démon,
se présente, cherche le cadavre de la femme condamnée, demande
qu'on lui montre son sépulcre, persuadé qu'elle vit encore,
et ne pouvant comprendre qu'elle ait pu mourir. Les clercs lui montrent
le tertre tout frais, et la terre tout récemment jetée sur
sa tombe; puis on répond à sa demande par ces paroles : «Exhume
des os ensevelis déjà, déclare une guerre nouvelle
à ce tombeau; et, si ce n'est point assez, mets ce cadavre en pièces,
pour en livrer les lambeaux, aux oiseaux et aux bêtes sauvages. Frappée
sept fois, la malheureuse doit souffrir quelque chose de plus que la mort.»
Confus d'un tel reproche, le bourreau se retire, et la femme reçoit
en secret des soins dans une maison. Et, de peur que les fréquentes
visites du médecin à l'église, n'ouvrissent la voie
aux soupçons, après avoir coupé les cheveux à
cette femme, on la fait passer avec quelques jeunes filles dans une métairie
écartée où, sous des habits d'homme, elle resta jusqu'à
ce que sa blessure fût cicatrisée. Oh ! qu'il est bien vrai
qu'une justice trop exacte est une souveraine injustice ! après
tant de prodiges, les lois sévissent encore.
Voilà donc où m'a entraîné l'ordre de mon
récit, car nous sommes arrivés à notre cher Évagre.
Si je me flattais de pouvoir dire tout ce qu'il a enduré de fatigues
pour le Christ, je serais peu sage. Et si je voulais garder un silence
absolu, ma joie, qui éclaterait en paroles, ne me permettrait pas
de le faire. Qui pourrait en effet, raconter comment Auxentius, qui opprimait
les Milanais, a été, grâce à sa pieuse sollicitude,
enseveli, pour ainsi dire, avant d'être mort ? comment l'évêque
de Rome, presque enlacé dans les filets de la faction schismatique,
a triomphé de ses adversaires, grâce encore à Évagre,
et pardonné aux vaincus ?
«Mais dans l'étroit espace où je suis renfermé,
D'autres pourront remplir le plan que j'ai formé.» (Virg.
Georg. 4,17)
Je me contente de terminer mon récit. Évagre va trouver
exprès l'empereur, le presse par ses prières, le gagne par
son mérite, et obtient, par son empressement, que la femme, rendue
à la vie, soit rendue aussi à la liberté.
1 Il s’agit de saint Paul l’ermite.
DEUXIÈME CLASSE
LES LETTRES ÉCRITES À ROME,
depuis l'an 380 jusqu’à l'an 385
LETTRE 18
À EUSTOCHIUM
«Écoule, ô ma fille, et vois, et prête l'oreille,
et oublie ton peuple et la maison de ton père, et le roi sera épris
de ta beauté.» (Ps 44,10). C'est ainsi que, dans le quarante-quatrième
psaume, Dieu parle à l'âme, pour l’inviter à sortir
de son pays et de sa famille, suivant l'exemple d'Abraham, à laisser
les Chaldéens, dont le nom signifie semblable aux démons,
puis à se fixer dans la région des vivants, que le Prophète
appelle ailleurs de ses soupirs quand il dit : «Je crois que je verrai
un jour les biens du Seigneur dans la terre des vivants.» (Ps 26,19).
Mais ce n'est point assez de sortir de votre pays, si vous n'oubliez votre
peuple et la maison de votre père, et si vous ne méprisez
la chair pour vous unir aux embrassements de l'époux. «Ne
regarde point derrière toi, et ne t'arrête point dans toute
cette contrée, mais sauve-toi en la montagne, de peur que tu ne
sois pris avec les autres.» (Gen 19,7). Il ne faut pas, après
avoir mis la main à la charrue, regarder derrière soi, ni
revenir des champs à sa maison, ni, après avoir revêtu
la robe du Christ, descendre du toit pour prendre un autre vêtement.
Chose merveilleuse ! un père exhorte sa fille à ne plus songer
à son père. «Le père dont vous êtes nés
est le démon, et vous voulez accomplir les désirs de votre
père,» (Lc 9,61) est-il dit aux Juifs… Et ailleurs : «Celui
qui commet le péché est enfant du diable.» (Jn 3,8)
Sortis d'abord d'un tel père, c’est par lui que nous sommes noirs,
et, après la pénitence, avant que nous soyons montés
au faîte de la vertu, nous disons : «Je suis noire, mais je
suis belle, ô filles de Jérusalem.» (Can 1,5). Je suis
sortie, de la maison de mon enfance, j’ai oublié mon père;
je renais en Christ. Quelle récompense reçois-je pour cela
? Le voici : Et le roi sera épris de la beauté. Voilà
donc le grand sacrement. «C'est pourquoi l'homme quittera son père
et sa mère, el s'attachera à sa femme,» (Gen 2) et
ils ne feront tous deux, non plus comme
autrefois, qu'une seule chair, mais qu'un seul esprit. Votre époux
n'est ni fier, ni superbe; il a pris pour femme une éthiopienne.
Dès que vous voudrez entendre les sages maximes de ce véritable
Salomon, et que vous serez venue à lui, il vous avouera tout ce
qu'il fait, et le roi vous introduira, dans sa chambre; il aura le secret
merveilleux de changer votre couleur, et alors on pourra dire de vous :
Quelle est celle-ci qui s'élève toute blanche ?
Si je vous écris ceci, chère Eustochium, ma souveraine
(car je dois appeler ma souveraine l'épouse de mon maître),
c'est afin de vous donner à comprendre, dès le début,
que je ne veux point ici faire l'éloge de la virginité, que
vous avez jugée excellente et que vous avez embrassée, ni
énumérer les ennuis du mariage, ces incommodités de
grossesse, ces cris d'enfants, ces jalousies inquiétantes, ces infidélités
d'un époux, cet embarras du ménage, ni tant de choses regardées
comme des biens, et que la mort nous enlève. Les femmes mariées
occupent aussi un rang dans l'Église, elles peuvent user du mariage
avec honnêteté, et conserver sans tache la couche nuptiale;
mais je veux vous montrer qu'au sortir de Sodome, vous avez à craindre
le malheur de la femme de Loth. Il n'y a point de flatterie dans cet écrit;
un flatteur est un agréable ennemi. Je ne veux rien étaler
de ces fleurs de rhétorique, ni vous placer déjà parmi
les anges, ni, après vous avoir exposé le bonheur de l’état
virginal, mettre le monde à vos pieds. Je ne veux pas que votre
résolution vous inspire de l'orgueil, mais de la crainte. Vous marchez
toute chargée d'or, vous devez éviter le voleur.
Cette vie est un stade pour les mortels; nous combattons ici pour être
couronnés ailleurs. L'on ne marche jamais en sûreté
parmi les serpents et les scorpions. Mon glaive, dit le Seigneur, s'est
enivré de sang dans les cieux, et vous, vous espérez trouver
la paix sur une terre qui produit des épines et des ronces, et que
mange le serpent ! «Nous avons à combattre, non point contre
des hommes de chair et de sang, mais contre les principautés et
les puissances de ce monde, c'est-à-dire, de ce siècle ténébreux,
contre les esprits de malice répandus dans l’air.» (Eph 6,12).
Nous sommes environnés de bataillons innombrables d'ennemis;
tout en est plein. Une chair fragile, et qui bientôt sera poussière,
soutient seule tous leurs assauts. Mais lorsqu'elle sera dissoute, lorsque
sera venu le prince de ce monde, et qu'il n'aura rien trouvé en
elle, alors, pleine de sécurité, vous entendrez le Prophète
dire : «Vous ne craindrez ni les alarmes de la nuit, ni la flèche
qui vole durant le jour, ni la contagion qui marche dans les ténèbres,
ni les attaques du démon du midi. — Il en tombera mille à
voire côté, et dix mille à voire droite, mais la mort
n'approchera point de vous.» (Ps 91,6-12). Que si, troublée
par leur multitude, et tremblante à chaque mouvement qu'excite la
passion, vous vous disiez à vous-même dans votre pensée
: Que ferons-nous ? Élisée vous répondra: «Ne
craignez pas, car il y a plus de gens avec nous qu'il n'y en a avec eux;»
et il priera et dira : «Ouvrez, Seigneur, les yeux de votre servante,
afin qu'elle voie.» (4 Roi 6,40). Alors, ouvrant les yeux, vous verrez
un char de feu, prêt à vous enlever dans les airs comme Élie;
et, joyeuse, vous chanterez : «Notre âme a été
délivrée, ainsi que le passereau, du filet de l'oiseleur;
le filet a été rompu et nous avons été délivrés.»
(Ps 123,6).
Tant que nous sommes retenus dans ce fragile corps, tant que nous avons
ce trésor en des vases d'argile, tant que l'esprit désire
contre la chair et la chair contre l'esprit, la victoire n'est jamais certaine.
Le démon, notre adversaire, comme un lion rugissant, tourne sans
cesse autour de nous, cherchant qui dévorer. «Vous amenez
les ténèbres, dit le psalmiste, et voilà la nuit;
alors toutes les bêtes de la forêt passeront. — Les lionceaux
rugissent pour leur proie, et demandent à Dieu leur pâture.»
(Ps 103,20-21). Le diable ne veut ni les hommes infidèles, ni ceux
du dehors, ni ceux dont le roi d'Assyrie a rôti les chairs dans une
chaudière ardente; c'est de l'Église du Christ qu'il se plaît
à arracher ses victimes. Ses mets sont choisis, comme ceux dont
parle Habacuc. Il désire abattre Job; et, après avoir dévoré
Judas, il demande les apôtres à cribler. Le Sauveur n'est
pas venu apporter la paix sur la terre, mais le glaive. Lucifer est tombé,
lui qui se levait le matin, et celui qui était nourri dans les délices
du paradis a mérité d'entendre ces terribles paroles : «Quand
vous élèveriez votre nid aussi haut que l'aigle, je vous
en arracherai,» (Ab 5) dit le Seigneur. Car il avait dit en son cœur
: «J’établirai mon trône au-dessus des astres, et je
serai semblable au Très-Haut.» (Is 14,13-14). C'est pour cela
que Dieu dit chaque jour à ceux qui descendent par l'échelle
que Jacob vit en songe. Je l'ai dit : «Vous êtes des dieux,
vous êtes tous les fils du Très-Haut; mais vous mourrez comme
des hommes, et comme un des rois vous tomberez.» (Ps 131,6-7). Le
diable est tombé, en effet, le premier; et comme Dieu se trouve
dans l'assemblée des dieux, et qu'il juge les dieux, étant
au milieu d'eux, l’Apôtre écrit à ceux qui cessent
d'être des dieux : «Puisqu'il y a parmi vous des jalousies
et des disputes, n'êtes-vous pas charnels, et ne vous conduisez-vous
pas selon l'homme ?» (1 Cor 3,3).
Si l'Apôtre, ce vase d'élection, choisi pour annoncer
l’évangile du Christ, s'applique à réprimer dans son
corps les aiguillons de la chair, le feu des passions, et le soumet à
la servitude, de peur qu'en prêchant aux autres, il ne vienne lui-même
à être réprouvé; s'il ne laisse pas de sentir
en ses membres une loi qui combat la loi de l'esprit, et de se voir mené
captif sous la loi du péché; si, après avoir souffert
la nudité, les jeûnes, la faim, la prison, les fouets, les
supplices, revenant à lui-même, il s'écrie : «Malheureux
homme que je suis, qui me délivrera de ce corps de mort ?»
(Rom 7,24). Pensez-vous que vous deviez être en sécurité
? Prenez garde, je vous prie, que Dieu ne dise un jour de vous : «La
vierge d'Israël est tombée, et il n'y a personne pour la relever.»
(Amos 5,2). Je le dirai hardiment : Dieu qui peut tout, ne peut pas cependant
relever une vierge de sa chute. Il peut bien absoudre de la peine, mais
il ne veut point couronner une vierge corrompue. Craignons de voir s'accomplir
en nous cette prophétie : «Les vierges les plus sages failliront.»
(Amos 8,13). Faites attention aux paroles du Prophète : Les vierges
sages failliront, car il est aussi des vierges déréglées.
«Quiconque, est-il dit, aura regardé une femme pour la convoiter
a déjà commis l'adultère dans son cœur.» (Mt
5,18). La virginité périt donc même par l'âme
seule. Ce sont là ces vierges déréglées, ces
vierges de corps et non d'esprit, ces vierges folles qui, n'ayant pas d'huile,
sont exclues de la salle nuptiale.
Or, si celles qui sont vierges, ne sont pas cependant, à cause
de quelques autres fautes, sauvées par la virginité du corps,
qu'adviendra-t-il à celles qui ont prostitué les membres
du Christ et changé le temple de l'Esprit saint en lupanar ? «Descendez,
asseyez-vous dans la poussière, vierge, fille de Babylone; asseyez-vous
sur la terre; il n'y a plus de trône pour la fille des Chaldéens;
on ne vous appellera plus désormais tendre et délicate. —
Attachée à la meule de l'esclavage, les cheveux couverts
de cendre, jetez au loin celle écharpe qui orna voire épaule;
dépouillez-vous de votre chaussure, passez les fleuves.» (Is
47,1-2). — Votre ignominie sera dévoilée, votre opprobre
mis à découvert. Après avoir partagé la couche
du Fils de Dieu, après avoir reçu les baisers de l'époux
chéri, celle dont le Prophète avait dit : «La reine
est restée debout à la droite, revêtue d'une robe d'or
où brille une merveilleuse variété,» (Ps 44,9)
celle-là sera dépouillée; on lui mettra sous les yeux
les actions honteuses qu'elle cacha; elle s'assiéra aux eaux de
la solitude, son vase posé à terre; elle ouvrira ses jambes
à tous les passants, et sera souillée jusque à la
tête. Il eût mieux valu s'engager sous la loi d'un mari, marcher
dans les lieux de plaine, que de tomber dans les profondeurs de l'enfer,
pour avoir voulu s’élever trop haut. Qu'elle devienne point, je
vous en conjure, une ville prostituée, la cité de Sion, de
peur qu'en un lieu où résida la Trinité, les démons
ne viennent faire leurs danses, les sirènes et les hérissons
bâtir leurs nids. Que la bandelette pectorale ne soit pas déliée,
mais, dès que la passion chatouillera les sens, ou que les feux
secrets de la volupté nous brûleront d'une douce flamme, alors
écrions-nous : «Le Seigneur est mon aide, je ne craindrai
pas ce que l'homme pourrait me faire.» (Ps 55). Lorsque l'homme intérieur
aura commencé à hésiter un peu entre le vice et la
vertu, dites alors: «Pourquoi es-tu triste, ô mon âme,
pourquoi me troubles-tu ? Espère au Seigneur, parce que je Lui rendrai
des actions de grâce, comme à celui qui est le salut, la lumière
de mon visage et mon Dieu.» (Ps 41,5). Ne laissez pas les pensées
se fortifier. Qu'il ne grandisse en vous rien de ce qui est de Babylone,
rien de ce qui est confusion. Pendant que l'ennemi est faible encore, tuez-le;
que la malice, de peur que la zizanie ne vienne à croître,
soit étouffée dans son germe. Écoutez le psalmiste
disant : «Malheur à vous, fille die Babylone; heureux celui
qui vous rendra les maux que vous nous avez faits ! — Heureux celui qui
prendra vos petits enfants, el les brisera contre la pierre !» (Ps
136,11-12). Comme il est impossible que les feux d'une concupiscence née
avec nous, et qui s'insinue jusque dans la moelle de nos os, ne viennent
pas assaillir nos sens, on loue, on estime bienheureux celui qui, lorsqu'une
pensée impure s'élève en son âme, la tue aussitôt
et la brise contre la pierre; «or, la pierre, c'est le Christ.»
(1 Cor 10,4).
Oh ! combien de fois moi-même, retenu dans le désert,
et dans cette vaste solitude qui, dévorée des feux du soleil,
n'offre aux moines qu'une demeure affreuse, je croyais assister aux délices
de Rome ! Je m'asseyais seul, parce que mon âme était pleine
d'amertume. Mes membres étaient couverts d'un sac hideux, et mes
traits brûlés avaient la teinte noire d'un Éthiopien.
Je pleurais, je gémissais chaque jour, et si le sommeil m'accablait
malgré ma résistance, mon corps décharné heurtait
contre une terre nue. Je ne dis rien de ma nourriture ni de ma boisson,
car, au désert, les malades eux-mêmes boivent de l'eau froide,
et regardent comme une sensualité de prendre quelque chose de cuit.
Eh bien 1! moi qui, par terreur de l'enfer, m'étais condamné
à cette prison, habitée par les scorpions et les bêtes
farouches, je me voyais en imagination transporté parmi les danses
des vierges romaines. Mon visage était pâle de jeûnes,
et mon corps brûlait de désirs; dans ce corps glacé,
dans cette chair morte d'avance, l'incendie seul des passions se rallumait
encore. Alors privé de tout le secours, je me jetais aux pieds de
Jésus Christ, je les arrosais de larmes, je les essuyais de mes
cheveux, et je domptais ma chair indocile par des jeûnes de plusieurs
semaines. Je ne rougis pas de mon malheur; au contraire, je regrette de
n'être plus ce que j'ai été. Je me souviens que plus
d'une fois je passai le jour et la nuit entière à pousser
des cris, et à frapper ma poitrine, jusqu'au moment où Dieu
renvoyait la paix dans mon âme. Je redoutais l'asile même de
ma cellule; il me semblait complice de mes pensées. Irrité
contre moi-même, seul je m'enfonçais dans le désert.
Si je découvrais quelque vallée plus profonde, quelque cime
plus escarpée, j'en faisais un lieu de prière et une sorte
de prison pour ma chair misérable. Souvent, le Seigneur m’en est
témoin, après des larmes abondantes, après des regards
longtemps élancés vers le ciel, je me voyais transporté
parmi les cœurs des anges, et triomphant d'allégresse, je chantais
: «Nous courrons après vous, attirés par l'odeur de
vos parfums.» (Can 1,4).
S'ils soutiennent des assauts pareils, ceux même qui, dans un
corps tout abattu, ne sont assiégés que par les pensées,
que ne souffre pas une jeune fille qui vit au milieu des délices
? L'Apôtre nous l'apprend : «Elle est morte, quoiqu'elle vive.»
(1 Tim 5,6). Si donc je peux donner quelque conseil, si l'on veut m'en
croire sur mon expérience, le premier avis que je donne, la première
grâce que je demande, c'est qu'une épouse du Christ évite
le vin comme un poison. Ce sont là les premières armes du
démon contre la jeunesse. L'avarice ébranle moins, l'orgueil
enfle moins, l'ambition séduit moins. Nous pouvons sans peine nous
dépouiller des autres vices, mais celui-ci est un ennemi renfermé
dans nous. Où que nous allions, nous le portons avec nous. Le vin
et la jeunesse, voilà un double foyer de volupté. Pourquoi
jeter de l'huile dans la flamme ? Pourquoi entretenir le feu dans un faible
corps tout brûlant déjà ? Paul écrit à
Timothée : «Ne buvez pas d'eau, mais usez d'un peu de vin,
à cause de voire estomac et de vos fréquentes maladies.»
(1 Tim 5,23). Voyez pour quels motifs l'Apôtre permet de boire du
vin. C'est dans la vue de remédier à des douleurs d’estomac
et à de fréquentes maladies. Et, de peur que nous n'allassions,
par hasard, nous faire de nos maladies un prétexte, il ordonne de
prendre fort peu de vin, parlant plutôt en médecin qu'en apôtre,
quoique, du reste, un apôtre soit un médecin spirituel, et
craignant que Timothée, accablé sous le poids de ses infirmités,
ne pût accomplir sa mission évangélique. D'ailleurs,
il se souvenait bien d'avoir dit lui-même : «La vin est une
source de dissolution.» Et encore : «Il est bon de ne point
manger de chair, de ne point boire de vin.» (Rom 14,21). Noé
but du vin, et s'enivra.» (Gen 9,21). Au sortir du déluge,
dans un âge encore grossier, alors que la vigne venait seulement
d'être plantée, peut-être ne savait-il pas que le vin
enivrât. Et, afin que vous compreniez qu'en toutes choses l'Écriture
est mystérieuse, (car la parole de Dieu est une perle qui peut être
percée de tout côté), après l'ivresse, remarquez
le bien, suivit la nudité du corps, et l'intempérance enfanta
l'impureté. Le ventre s'emplit et s'étend d'abord, et par
suite, les divers membres se remuent et s'agitent. «Le peuple mangea,
dit l'Écriture, et il but, et ils se levèrent pour danser.»
(Ex 22,6). Loth, cet ami de Dieu, qui fut sauvé sur la montagne,
et qui, seul, de tant de milliers d'hommes, avait été trouvé
juste, est enivré par ses filles; quoiqu'elles s'imaginassent que
le monde avait péri, et qu'elles agissent ainsi plutôt dans
le désir d'avoir des enfants, que par passion, cependant elles savaient
bien que cet homme juste ne ferait que dans l'ivresse une telle action.
Enfin, il ignora ce qu'il avait fait, et, quoique la volonté n'ait
aucune part au crime, l'erreur toutefois ne laisse pas d'être coupable.
De cette union vinrent les Moabites et les Ammonites, ces ennemis d’Israël
qui, non pas même après la quatorzième génération
n'entrèrent jamais dans l'assemblée du Seigneur.
Élie fuyait Jézabel, et, fatigue, se reposait sous un
chêne dans la solitude; un ange vient à lui, le réveille
et lui dit : «Lève-toi et mange. — Élie regarda, et
il vit auprès de sa tête un pain cuit sous la cendre et un
vase d'eau.» (4 Roi 19,5-6). Est-ce par hasard, que Dieu ne pouvait
pas lui envoyer un vin délicieux, des mets choisis et des viandes
assaisonnées ? Élisée invite à dîner
les fils des prophètes, et, leur servant des herbes sauvages, il
entend les convives s'écrier tous : «La mort est dans ce vase.»
(4 Roi 4,40). L'homme de Dieu ne s'emporta point contre les cuisiniers
car il n'était pas habitué à une table plus splendide
mais jetant un peu de farine sur ces herbes, il en corrigea l'amertume,
par la vertu du même esprit avec lequel Moïse avait adouci les
eaux de Mara. Et ceux qui étaient venus pour s'emparer de lui, qu'il
avait privés des yeux du corps et des yeux de l'esprit, qu'il avait
introduits dans Samarie, sans qu'ils s'en doutassent, comment voulut-il
qu'on les reçût ? vous allez l'apprendre : «Faites-leur
servir du pain et de l'eau, afin qu'ils mangent et qu'ils boivent, et qu'ils
s'en retournent vers leur maître.» (4 Roi 4,22). On pouvait
servir à Daniel, avec les plats du roi de Babylone, une table plus
opulente; néanmoins, Habacuc lui porte le dîner de ses moissonneurs,
c'est-à-dire, une nourriture grossière. Aussi le prophète
fuit-il appelé homme de désirs, parce qu'il ne mangea pas
de ce pain délicieux, et qu'il ne but pas le vin de la concupiscence.
Ils sont innombrables les témoignages divins de l’Écriture,
qui condamnent les mets recherchés, et qui louent les mets simples.
Mais comme je n'ai pas dessein de parler ici du jeûne, et que, pour
traiter la matière à fond, il faudrait un titre et un volume
particuliers, que ce soit assez de ces quelques mots sur un sujet si étendu.
Au reste, d'après le modèle que je viens de vous en donner,
vous pourrez vous-même ramasser les passages de cette nature, et
observer comment le premier homme, pour avoir obéi à son
ventre plutôt qu'à Dieu, fut relégué dans cette
vallée de larmes; comment, au désert, le démon tenta
le Seigneur par la faim; comment l'Apôtre s'écrie : «Les
aliments sont pour l'estomac, el l'estomac pour les aliments, et un jour
Dieu détruira l'un et l'autre;» (1 Cor 4,13) comment il parle
des hommes sensuels, qui se font un Dieu de leur ventre, car chacun adore
ce qu'il aime. C'est pourquoi il faut soigneusement pourvoir à ce
que le jeûne ramène dans le paradis ceux que l'intempérance
en a chassés.
Mais, si vous voulez me répondre que, sortie d'une noble race,
élevée dans les délices, dans la mollesse, vous ne
pouvez pas vous abstenir de vin et de mets exquis, ni mener une vie si
austère, je vous répondrai d'un ton ferme : Vivez donc à
votre manière, vous qui ne pouvez vivre suivant la loi de Dieu.
Ce n'est pas que Dieu, Créateur et Maître de toutes choses,
prenne plaisir à nous voir dévorés par une faim cruelle,
épuisés par de longues abstinences, consumés par des
jeûnes rigoureux, mais c'est que la pudeur ne peut être en
sûreté sans cela. Écoutez ce que Job, cet homme chéri
de Dieu, et déclaré par Lui simple et sans tâche, pense
du démon. «Sa force est dans ses reins, et sa vertu consiste
dans son nombril.» (Job 14,11). Les parties génitales de l'homme
et de la femme sont voilées sous d'autres termes. C'est pourquoi
l'on promet à David qu'un enfant sorti de ses reins siégera
sur son trône; aussi soixante-quinze personnes sorties de la cuisse
de Jacob entrèrent en Égypte; mais, depuis que dans sa lutte
avec le Seigneur il eut le nerf de la cuisse séché, il ne
procréa plus d'enfants. C'est pour cela aussi que ceux qui faisaient
la Pâque reçoivent l'ordre de ceindre et de mortifier leurs
reins, avant de la célébrer. Dieu dit aussi à Job
: Ceins tes reins comme un guerrier. Jean se ceignait d'une ceinture de
peau. Les apôtres reçoivent ordre de se ceindre les reins,
et de tenir les lampes de l’Évangile. Mais à Jérusalem
qui est trouvée couverte de sang, dans le champ de l'erreur, il
est dit en Ézéchiel : «On ne vous a point coupé
le conduit par où vous recevez la nourriture dans le sein de votre
mère.» (Ez 16,4). Toute la force du diable contre les hommes
gît dans dans les reins; toute la force contre les femmes est encore
dans les reins.
Voulez-vous savoir si je dis la vérité ? voici des exemples
: Samson, plus fort que le lion, plus dur que le rocher, qui seul et sans
armes avait poursuivi mille Philistins armés, s'amollit dans les
embrassements de Dalila. David, choisi selon le cœur de Dieu, et qui tant
de fois, de sa bouche sainte, avait chanté, le Christ à venir,
David, se promenant sur le toit de sa maison, est séduit par la
nudité de Bethsabée, et joint à l'adultère
l'homicide. Ici, remarquez en passant, qu'un seul regard peut nous perdre,
jusque dans notre maison. C'est pourquoi ce prince pénitent dit
à Dieu : «J’ai péché contre vous seul, et j'ai
commis le mal en votre présence;» (Ps 50,5) car il était
roi, et ne craignait personne. Salomon, par la bouche duquel la sagesse
avait rendu ses oracles, qui avait écrit sur tant de matières,
depuis les cèdres du Liban, jusque à l'hysope qui naît
dans les murailles, s'éloigna du Seigneur, en aimant les femmes.
Et, de peur que quelqu'un ne se tienne point en garde contre les liens
du sang, nous voyons Amnon brûler, pour sa sœur Thamar, d'une passion
criminelle.
Je ne saurais dire sans honte combien de vierges tombent chaque jour;
combien l'Église, mère affligée, en voit périr
dans son sein, sur combien d’astres un ennemi superbe élève
son trône, combien de rochers perce la couleuvre pour y établir
sa retraite. On en trouve souvent qui sont veuves avant d'avoir été
mariées, et qui cachent sous un habit modeste une conscience flétrie.
Si leur grossesse, si les vagissements de leurs enfants ne les trahissaient,
elles marcheraient la tête levée, et le pas affecté.
D'autres savent se rendre stériles, et commettent un homicide sur
un enfant qui n'est point encore né. Quelques-unes, s'apercevant
qu'elles ont conçu de leur coupable amour, cherchent des breuvages
qui les fassent avorter, et comme il arrive souvent qu'elles périssent
elles aussi, elles descendent aux enfers chargées de trois crimes,
homicides d'elles-mêmes, adultères de Jésus Christ,
parricides d'un enfant qui n'est point encore né. Voilà celles
qui ont coutume de dire : «Tout est pur pour les purs;» (Tit
1,15) ma conscience me suffit; Dieu demande un cœur pur; pourquoi m'abstiendrais-je
des viandes qu'il a créées pour mon usage ? Et si quelquefois
elles veulent plaisanter et se mettre de belle humeur, dès qu'elles
se sont gorgées de vin, joignant le sacrilège à l'ivresse,
elles disent : À Dieu ne plaise que je m'abstienne de boire le Sang
du Christ ! la vierge qu'elles voient pâle et triste, elles l'appellent
malheureuse, moinesse, manichéenne. Elles sont conséquentes,
car, avec la vie qu'elles mènent, le jeûne est une hérésie.
Voilà celles qui marchent en public d'une manière affectée;
qui, par des regards furtifs, attirent après elles une foule de
jeunes gens, et qui méritent d'entendre toujours ces paroles du
prophète : «Vous tous êtes fait un front de prostituée;
vous ne savez pas rougir.» (Jer 3,3). N’avoir sur leurs habits que
de légers filets de pourpre, se coiffer négligemment, afin
que les cheveux tombent avec plus de mollesse; porter une chaussure simple,
un voile qui voltige sur leurs épaules, des manches courtes et serrées;
marcher d'un pas brisé et avec nonchalance : voilà toute
leur virginité. Qu'elles aient des personnes pour les louer; que,
sous le nom de vierges, elles mettent à plus haut prix la perte
de leur innocence; nous ne cherchons point, nous, à plaire à
de pareilles femmes.
J'ai honte de le dire; ô crime ! cela est déplorable,
mais vrai. Comment s'est introduit dans les l'Églises ce fléau
des Agapètes ? D'où vient, hors de l'état nuptial,
cet autre nom d'épouses ? Bien plus, d'où vient ce nouveau
genre de concubines ? Je dirai plus : d'où viennent ces courtisanes
qui se donnent à un seul homme ? Il est des gens qui ont la même
maison, la même chambre, souvent aussi le même lit, et qui
nous appellent soupçonneux, lorsque nous pensons quelque chose.
Le frère se sépare de sa sœur, qui professe la virginité;
la sœur qui est vierge, méprise son frère qui vit dans le
célibat, et cherche ailleurs un autre frère; feignant l'un
et l'autre d'embrasser un même genre de vie, ils cherchent des consolations
spirituelles auprès de personnes étrangères, afin
de lier avec elles un commerce charnel. Ce sont des gens de cette espèce
que désigne Salomon, dans les Proverbes, quand il dit, en termes
si méprisants : «Quelqu’un peut-il cacher du feu dans son
sein, sans voir ses vêtements brûler ? — Peut-on marcher sur
des charbons ardents, sans consumer ses pieds ?» (Pro 27,28).
Maintenant que j'ai démasqué et repoussé loin
de nous, celles qui ne veulent pas être vierges, mais seulement le
paraître, c'est à vous que, je vais adresser mon discours,
à vous qui, étant la plus distinguée des vierges de
Rome, devriez mettre un soin d'autant plus grand à ne pas vous priver
tout à la fois et des biens présents et des biens futurs.
Et certes, les chagrins de l'état nuptial, les tristes incertitudes
qui s'y rattachent, vous les avez connus par un exemple domestique, puisque
votre sœur Blésilla, votre aînée selon la nature,
votre inférieure selon la grâce, s'est trouvée
veuve après sept mois de mariage. Ô malheureuse condition
humaine et qui ne sait rien de l'avenir ! Elle a perdu la couronne de la
virginité, et les douceurs du mariage. Quoiqu'elle soit maintenant
dans le second degré de continence, néanmoins quelle croix
pensez-vous que ce soit de temps en temps pour elle de voir en sa sœur
chaque jour ce qu'elle a perdu elle-même, et de sentir que, tout
en se privant avec plus de difficulté d'un plaisir qu'elle a goûté,
sa continence est pourtant d'un moindre prix que la vôtre ? Qu'elle
vive néanmoins sans inquiétude, sans chagrin; car le centième
comme le soixantième fruit de la chasteté vint du même
germe.
Je voudrais que vous n'eussiez point de liaison avec les femmes mariées;
je voudrais que vous ne fréquentassiez pas les personnes de qualité;
je ne voudrais pas, que vous vissiez souvent ce que vous avez méprisé
pour vous consacrer à l'état virginal. Si une femme du commun
se fait d'ordinaire un mérite d'avoir pour mari un juge ou un homme
constitué en quelque dignité; si les courtisans se bâtent
d'accourir auprès d'une impératrice, pourquoi compromettez-vous
la gloire de votre époux ? pourquoi vous empressez-vous autour de
la femme d'un homme mortel, vous l'épouse de Dieu ? Apprenez à
montrer en ceci un saint orgueil; sachez que vous êtes au-dessus
d'elles. Du reste, je ne désire pas que vous évitiez la compagnie
seulement de celles qui, fières de la dignité de leurs maris,
s'environnent d'un troupeau d'eunuques, et dont les vêtements sont
tissus de légers fils d'or; évitez encore celles qui sont
veuves par nécessité plutôt que par inclination, non
pas qu'elles aient dû souhaiter la mort de leurs maris, mais parce
qu'elles n'ont pas profité volontiers de l'occasion qu'elles avaient
de vivre dans la continence. Satisfaites d'avoir changé d'habits
seulement, elles ne changent rien à leur luxe ni à leur vanité.
Une troupe, d'eunuques précède leurs superbes litières,
et à les voir le visage plein et vermeil, on ne croirait pas, qu'elles
ont perdu leurs époux; l'on dirait, au contraire, qu'elles cherchent
à se marier. Leurs maisons sont pleines de flatteurs, pleines de
festins. Les clercs, eux-mêmes qui devraient les instruire et leur
inspirer une crainte respectueuse, les embrassent au front et quand ils
étendent la main, comme pour les bénir, du moins vous le
croiriez, c'est pour recevoir, sachez le bien, le prix de leurs indignes
complaisances. Elles cependant, qui s'aperçoivent que les prêtres
ont besoin de leur appui, deviennent fières. Comme elles ont éprouvé
la domination maritale elles préfèrent la liberté
dit veuvage, et sont appelées chastes et nonnes; puis, après
des festins équivoques, elles rêvent d'apôtres.
Prenez pour compagnes celles que les jeûnes abattent, celles
dont le visage est pâle, celles que recommandent et leur âge
et leur vie; qui chantent tous les jours en leurs cœurs : «Où
conduisez-vous vos brebis, où les faites-vous reposer au milieu
du jour ?» (Can 1,7) qui disent du fond de l'âme : «Je
désire d'être dégagée des liens du corps, et
de me voir avec le Christ.» (Phil 1,23). Soyez soumise à vos
parents; imitez votre époux. N'allez que rarement en public; cherchez
les martyrs dans votre chambre; car vous ne manquerez jamais de prétexte
pour sortir, si vous le faites toutes les fois que vous en aurez besoin.
Mangez avec modération, et ne remplissez jamais de viandes votre
estomac. On voit plusieurs vierges, qui, prenant du vin avec sobriété,
s'enivrent par l'excès des viandes. Lorsque, la nuit, vous vous
lèverez pour prier, s'il vous vient quelques rapports, que ce soit
d'inanition et nos pas de réplétion. Lisez souvent, apprenez
le plus que vous pourrez. Que le sommeil vous surprenne les livres sacrés
à la main; si votre tête s'incline sous la fatigue, qu'elle
tombe sur les pages saintes. Jeûnez chaque jour, et ne mangez pas
jusque à satiété. Que sert-il de s'épuiser
par un jeûne de deux ou trois jours, si l'on mange ensuite avec excès,
pour se dédommager de cette abstinence ? Un estomac surchargé
appesantit bientôt l'âme, et, semblable à une terre
mouillée, produit les épines des passions. Si jamais vous
sentez l'homme extérieur soupirer après cette fleur d'adolescence;
si, après avoir pris de la nourriture, la séduisante pompe
des passions vient vous flatter dans votre couche, saisissez le bouclier
de la foi, pour éteindre les traits enflammés du démon.
«Ils sont tous adultères, et leurs cœurs sont semblables à
un âtre brûlant.» (Os 8,4). Mais vous, qui marchez en
la compagnie du Christ, soyez attentive à ses paroles, et dites
: «Notre cœur n'était-il pas embrasé en chemin, lorsque
Jésus nous découvrait les Écritures ?» (Lc 24,32).
Et encore : «Votre parole est toute brûlante et votre serviteur
la chérit.» (Ps 118,140). Ii est difficile à l'âme
humaine de ne pas aimer quelque chose, et il faut nécessairement
que notre cœur soit entraîné à une affection quelconque.
L'amour de la chair est étouffé par l'amour de l'esprit;
un désir est éteint par un autre désir. Tout ce qui
diminue d'un côté s'accroît de l'autre. Répétez
souvent, et ne cessez de dire sur votre couche : «Durant les nuits
j'ai cherché celui que chérit mon âme.» (Can
3,1). «Faites donc mourir, dit l'Apôtre, les membres de l'homme
terrestre qui est en vous.» (Col 3,5). C'est pourquoi il disait encore
avec confiance : «Je vis, ou plutôt ce n'est plus moi qui vis,
mais c'est Jésus Christ qui vit en moi.» (Gal 2,20). Celui
qui mortifie son corps, et qui passe dans le siècle ainsi que dans
une ombre, ne craint pas de dire : «Je suis devenu comme une outre
exposée à la gelée.» (Ps 118,83). Tout ce qu'il
y avait d'humide en moi s'est desséché; mes genoux se sont
affaiblis dans le jeûne, et «j'ai oublié de manger mon
pain.» Ps 101,4). «À la voix de mes gémissements,
ma peau s'est attachée à mes os.» (Ps 6,6).
Soyez la cigale des nuits; baignez, toutes les nuits, votre couche de
vos pleurs; veillez et devenez comme un passereau dans la solitude. Chantez
de cœur, chantez aussi d'esprit : «Bénissez le Seigneur, ô
mon âme, et n’oubliez jamais ses nombreux bienfaits. —Il pardonne
toutes vos iniquités; il guérit toutes vos langueurs. — C’est
Lui qui a racheté votre vie de la mort.» (Ps 111,2-4). Et
qui de nous peut dire du fond du cœur : «Je mangeais mon pain comme
la cendre, et je mêlais ma boisson avec mes larmes ?» (Ps 101,9).
Est-ce qu'il ne faut pas pleurer, est-ce qu'il ne faut pas gémir,
puisque le serpent m'invite encore à manger du fruit défendu
? puisque, après m'avoir chassé du paradis de la virginité,
il veut me vêtir de ces tuniques de peau, qu'Élie, retournant
au paradis, jeta sur la terre ? Qu'ai-je de commun avec la volupté,
elle qui passe si vite ? Qu'ai-je affaire de cette douce et mortelle harmonie
des sirènes ? Je ne veux point être soumis à la peine
qui fut portée contre l'homme :, «Vous enfanterez dans la
douleur el dans les angoisses.» (Gen 3,16). Cette loi est faite pour
la femme et non pour moi : «Et vous vous attacherez à votre
époux.» Qu'elle donne ses affections à un mari, celle
qui n'a point le Christ pour époux. Et enfin : Vous mourrez de mort.
Voilà où aboutit le mariage; ma profession ne connaît
point de sexe. Que celles qui sont mariées aient leur temps et leur
titre; moi, ma virginité est consacrée en Marie et en Jésus
Christ.
Quelqu'un dira : Quoi, vous osez calomnier le mariage qui a été
béni de Dieu ? — Ce n'est pas mal parler du mariage que de lui préférer
la virginité. Personne ne compare le mal avec le bien. Que les femmes
mariées se glorifient aussi, puisqu'elles marchent après
les vierges. Dieu dit à l'homme : Croissez et multipliez-vous, et
remplissez la terre. Qu'il croisse et qu'il se multiplie celui qui doit
remplir la terre; ils sont dans le ciel ceux qui marchent comme vous. Croissez
et multipliez-vous; cet ordre n'a été accompli qu'après
le bannissement du paradis, après la nudité, après
les feuilles du figuier, qui marquaient par avance les désirs déréglés
du mariage. Qu'ils se marient ceux qui mangent leur pain à la sueur
de leur front, pour qui la terre ne produit que des chardons et des épines,
pour qui l'herbe est étouffée sous les ronces. Ce que je
sème porte du fruit au centuple. Tous n'entendent pas la parole
de Dieu, mais ceux à qui il est donné de l'entendre. Qu'un
autre soit eunuque par nécessité, moi, je veux l'être
par mon propre choix. «Il est un temps d'embrasser, et un temps de
s'éloigner des embrassements; — un temps de disperser les pierres,
et un temps de les ramasser.» (Ec 3,5).
Depuis que de la dureté des nations il est sorti des enfants
d'Abraham, les pierres saintes ont commencé à rouler sur
la terre. Car elles passent à travers les tourbillons de ce monde;
et, dans le char de Dieu, elles volent avec la célérité
des roues. Qu'ils se fassent des tuniques de peaux ceux qui ont perdu la
tunique sans couture, et que charment les vagissements d'un enfant qui,
dès le premier instant de sa vie, pleure le malheur d'être
né. Éve était vierge dans le paradis terrestre; après
qu'elle eut été revêtue de tuniques de peaux, alors
commença le mariage. Votre patrie est le paradis; conservez les
droits de votre naissance, et dites : «Ô mon âme, rentre
dans ton repos.» (Ps 114,7). Et, afin que vous sachiez que la virginité
est naturelle à l'homme, que le mariage est une suite du péché,
une chair vierge naît du mariage, qui donne dans le fruit ce qu'il
avait perdu dans la ruine. «Un rejeton naîtra de la fige de
Jessé; une fleur s'élèvera de ses racines.»
(Is 2,1). Le rejeton est la Mère du Seigneur, rejeton simple, pur,
franc, qui n'est mêlé d'aucun germe étranger, et qui
est fécond, dans son unité, à la manière de
Dieu. La fleur du rejeton, c'est le Christ, Lui qui dit : «Je suis
la fleur des champs el le lis des vallées.» (Can 2,1). C'est
Lui encore qui, dans un autre endroit est figuré par «la pierre
détachée d'une montagne, sans la main de l'homme,»
(Dan 2,34) le Prophète nous marquant par là qu'un homme vierge
devait naître d'une femme vierge; car la main est prise pour l'action
même du mariage, comme dans cet endroit : «Sa main gauche est
sous ma tête, et il m'embrasse de sa droite.» (Can 2,6). Ce
sens est confirmé par ce que fit Noé en introduisant deux
à deux dans l'arche les animaux impurs, car le nombre impair est
un nombre pur. Moïse et Jésus Nayé reçoivent
l'ordre de marcher nu-pieds sur une terre sainte. Les apôtres, eux
aussi, sont envoyés sans chaussure à la prédication
de l'Évangile nouveau, afin que le poids et les liens des chaussures
ne les embarrassent pas. Aussi, les soldats, après s'être
partagé par le sort les vêtements du Sauveur, ne trouvèrent
point de chaussure à prendre, car le Maître ne pouvait avoir
ce qu'il avait interdit à ses serviteurs.
Je loue les noces, je loue le mariage, mais c'est parce qu'il enfante
des vierges; je prends une rose dans les épines, de l'or dans la
terre, une perle dans un coquillage. Est-ce que celui qui laboure labourera
tout le jour ? Ne doit-il pas goûter le fruit de ses travaux ? On
ne saurait mieux honorer le mariage, qu'en aimant beaucoup ce qu'il produit.
Ô mère, pourquoi porter envie à votre fille ? Elle
a été nourrie de votre lait, formée de vos entrailles;
elle a grandi en votre sein. Vous avez conservé sa virginité
avec une pieuse sollicitude. Trouvez-vous mauvais qu'elle ait mieux aimé
épouser un roi qu'un soldat ? Elle vous a rendu un grand service,
car vous êtes devenue la belle-mère de Dieu. «Quant
aux vierges, dit l'Apôtre, je n'ai point de commandement du Seigneur.»
(1 Cor 7,25). Pourquoi ? parce que lui-même avait embrassé
la virginité, non point d'après un ordre, mais d'après
son propre choix. Car, il ne faut pas écouter ceux qui prétendent
qu'il eut une femme, puisque, parlant de la continence, et exhortant les
chrétiens à une virginité perpétuelle, il dit
: «Je voudrais que tous les hommes fussent en l'état où
je suis moi-même.» . Et plus bas : «Or, je dis aux personnes
qui ne sont point mariées ou qui sont veuves, qu’il leur est bon
de demeurer dans cet état, comme j'y demeure moi-même.»
(1 Cor 8,7). Et ailleurs : «N'avons-nous pas le pouvoir de mener
partout avec nous des femmes, comme font les autres apôtres ?»(1
Cor 9,5) Et pourquoi donc n'a-t-il pas reçu de commandement du Seigneur
touchant la virginité ? Parce qu'il y a plus de mérite à
faire une chose sans contrainte et à l'offrir; parce que, si la
virginité eût été commandée, le mariage
semblait détruit. D'ailleurs, il était trop dur de forcer
la nature, de contraindre l'homme à mener sur la terre une vie angélique,
et de condamner en quelque sorte l'œuvre du Créateur.
Autre fut la béatitude, sous l'ancienne loi : «Heureux,
disait -on, celui qui a des enfants dans Sion, et une famille dans Jérusalem
!» Et : «Maudite soit la femme stérile, qui n'enfante
point.» Et : «Vos enfants, comme de jeunes oliviers, environneront
votre table.» Puis, l'on promettait de grandes richesses; l'on assurait
qu’il n'y aurait pas de malades dans les tribus. On nous dit aujourd’hui
: N'allez pas croire que vous soyez un tronc desséché; car,
au lieu de fils et de filles, vous avez dans les cieux une place pour l'éternité.
Aujourd'hui l'on bénit les pauvres, et Lazare est préféré
au riche couvert de pourpre. Maintenant, celui qui est faible se trouve
être plus fort. L'univers était vide; et, pour ne rien dire
de ce qu'il y avait alors de typique, la seule bénédiction
consistait dans le grand nombre d'enfants. Voilà pourquoi Abraham,
déjà vieux, s'unit à Cëéthura; pourquoi
aussi Lia rachète, avec des mandragores, le droit d'entrer dans
la couche de Jacob; pourquoi encore la belle Rachel, figure de l’Église,
se plaint de sa stérilité. Mais enfin, la moisson s'augmentant
peu à peu, le moissonneur a été envoyé. Élie
était vierge, Élisée était vierge, beaucoup
d'entre les fils des prophètes étaient vierges aussi. Il
est dit à Jérémie : «Vous, ne prenez point de
femme.» (Jer 16,2). Sanctifié dans le sein de sa mère,
ce prophète, à l'approche de la captivité, reçoit
ordre de ne point se marier. L’Apôtre nous dit la même chose
en d'autres termes : «Je crois que,» la vie célibataire
«est avantageuse à l'homme, à cause des misères
de la vie présente, je veux dire qu'il est avantageux à l'homme
de ne se point marier.» (1 Cor 7,26). Quelle est cette fâcheuse
nécessité qui nous prive des joies du mariage ? C'est que
le temps est court; ainsi, «il faut que ceux mêmes qui ont
des femmes soient comme s'il n'en avaient point.» (1 Cor 7,29). Nabuchodonosor
approche. Le lion s'est élancé hors de sa tanière.
Que ne reviendra-t-il d'un mariage qui doit donner des esclaves à
ce prince superbe ? Pourquoi mettre au monde des enfants dont le prophète
déplore la destinée, disant : «La langue de l'enfant
encore à la mamelle, s’est attachée à son palais,
dans l’ardeur de sa soif : «Les petits enfants ont demandé
du pain, et personne n’était là pour leur en donner.»
(Lam 4,4). C'était dans les hommes seulement que l'on trouvait,
comme nous l'avons dit, cette vertu de continence; Éve enfantait
toujours dans les douleurs. Mais, depuis qu'une vierge a conçu dans
son sein, et qu'elle nous a donné cet enfant qui devait porter sur
son épaule le signe de sa domination, le Dieu, le Fort, le Père
du siècle futur, la femme a été affranchie de la malédiction.
La mort était venue par Éve; la vie est venue par Marie.
Aussi la virginité a-t-elle brillé plus richement dans les
femmes, parce qu'elle a commencé par la femme. Aussitôt que
le Fils de Dieu est venu dans le monde, il S'est formé à
Lui-même une nouvelle famille, afin d'avoir aussi des anges sur la
terre, Lui qui était adoré par des anges dans le ciel. Alors
la, chaste Judith coupa la tête d'Holopherne. Alors Aman, et ce nom
veut dire iniquité, périt dans le feu qu'il avait allumé
lui-même. Alors Jacques et Jean laissèrent leur père,
leurs filets, leur nacelle, et suivirent le Sauveur, renonçant ainsi
aux affections du sang, aux liens du siècle et aux affaires domestiques.
Alors, pour la première fois, on entendit ces mots : «Si quelqu'un
veut venir après Moi, qu'il renonce à lui-même, et
prenne sa croix, et qu’il me suive;» (Mt 16,24) car, aucun soldat
ne marche au combat avec sa femme. Le Christ ne permet pas à un
disciple d'aller, suivant son désir, rendre les derniers devoirs
à son père. «Les renards ont des lanières, et
les oiseaux du ciel des nids, mais le Fils de l'homme n'a point où
reposer sa Tête.» (Lc 9,58). C'est pour apprendre à
ne pas nous attrister, si par hasard nous sommes logés à
l'étroit. «Celui qui n'est point marié s'occupe du
soin des choses du Seigneur el des moyens de plaire à Dieu. — Mais
celui qui est marié s'occupe du soin des choses du monde et des
moyens de plaire à sa femme.» (1 Cor 7,32-33). La femme est
partagée; mais la vierge, elle qui n'est point mariée, s'occupe
des choses du Seigneur, afin d'être sainte de corps et d'esprit.
Et la femme, qui est mariée, s'occupe des choses du monde et des
moyens de plaire à son mari.
Toutes les sollicitudes, tous les embarras qui accompagnent le mariage,
il me semble que je les ai retracés en peu de mots, dans le livre
que j'ai publié contre Helvidius, touchant la virginité perpétuelle
de la bienheureuse Marie. Il serait trop long de répéter
ici les mêmes choses; si quelqu'un le trouve bon, il peut recourir
à ce petit traité. Mais, afin qu'on ne m'accuse pas d'omettre
entièrement ces détails, je dirai que, l'Apôtre nous
ordonnant de prier sans cesse, que celui qui remplit les devoirs du mariage
ne pouvant pas prier, ou bien nous prions toujours, et nous sommes vierges,
ou bien nous cessons de prier, pour satisfaire aux obligations du mariage.
«Si une vierge se marie, dit encore l'Apôtre, elle ne pèche
point; mais toutefois ces personnes-là souffrent dans leur chair
des afflictions et des peines.» (1 Cor 7). Au reste, dès le
commencement de cet écrit, j'ai averti que je ne dirai rien on presque
rien des misères du mariage. Je répète maintenant
la même chose, afin que si vous voulez savoir de combien d'embarras
une vierge se trouve affranchie, à combien de peines une femme est
sujette dans le mariage, vous lisiez le traité de Tertullien, adressé
à un philosophe son ami, et les autres livres sur la virginité;
et le bel ouvrage du bienheureux Cyprien; et les écrits du pape
Damase, sur le même sujet, en prose comme en vers, et l'opuscule
que notre Ambroise a récemment adresse à sa sœur, dans lequel
il déploie tant d'éloquence, que tout ce qui relève
la gloire de la virginité, il le recueille, le dispose, et l'exprime
d'une manière admirable.
Pour nous, il nous faut prendre une autre route. Nous ne louons pas
seulement la virginité, mais nous enseignons les moyens de la conserver.
Et il ne suffit pas de connaître le bien, si l'on ne s'attache fortement
au parti que l'on a pris, car, dans le premier cas, c'est la raison qui
agit, et dans le second, c'est la constance; beaucoup savent connaître
ce qui est bon, mais peu s'y attachent d'une manière durable. «Celui
qui persévérera jusqu'à la fin, dit le Sauveur, celui-là
sera sauvé.» (Mt 24,13). Et encore : «Beaucoups sont
appelés, mais peu sont élus.» (Mt 20,16). Je vous conjure
donc, et devant Dieu, et devant le Christ Jésus, et devant ses anges
choisis, de ne pas facilement porter en publie les vases du temple du Seigneur,
que les prêtres seuls ont la liberté de voir, et cela, de
peur qu'un objet profane ne regarde le sanctuaire du Seigneur. Oza, pour
avoir porté la main à l'arche, qu'il ne lui était
pas permis de toucher, fut frappé d'une mort subite. Jamais toutefois
un vase d'or et d'argent ne fut plus précieux, aux yeux du Seigneur,
que le temple d'un corps virginal. L'ombre a disparu; c'est le règne
de la vérité maintenant. Sans doute, vous parlez en toute
simplicité; même, vous êtes douce et prévenante
pour des inconnus, mais des yeux impudiques voient bien autrement. Ils
ne savent pas contempler la beauté de l'âme, mais seulement
celle des corps. Ezéchias montre aux Assyriens le trésor
du Seigneur, mais les Assyriens ne devaient pas voir ce qui pouvait exciter
leur convoitise. Aussi, dans les fréquentes guerres qui bouleversèrent
la Judée, les vases de Dieu furent-ils pris d'abord et transportés
à Babylone. Au sein de ses orgies, avec ses troupeaux de concubines
(comme le comble du vice est de profaner les choses saintes), Balthazar
boit dans les vases sacrés.
Ne prêtez point l'oreille aux mauvais discours. Souvent, ceux
qui laissent échapper quelques paroles indécentes, ne le
font que pour sonder vos sentiments, et pour voir si vous écoutez
volontiers un pareil langage, si vous éclatez de rire à chaque
parole plaisante. Tout ce que vous dites, ils le louent; tout ce que vous
désapprouvez, ils le condamnent : ils admirent votre enjouement,
votre piété, votre franchise. «Voilà, disent-ils,
une véritable servante du Christ; voilà la candeur même.
Elle n'est point comme cette vilaine, cette malpropre, cette grossière,
cette farouche, qui peut-être n'a point de mari, seulement parce
qu'elle n'en a pas trouvé.» Par un malheureux penchant qui
nous est naturel, nous écoutons volontiers ceux qui nous flattent;
et, tout en disant que nous sommes indignes de leurs louanges, alors même
qu'une rougeur brûlante nous couvre la figure, le cœur ne laisse
pas néanmoins de se réjouir à ces éloges.
L'épouse du Christ est l'arche du testament; toute dorée
par dedans et par dehors, elle est dépositaire de la loi du Seigneur.
Comme il n'y avait dans l'arche que les tables du testament, de même
il ne doit y avoir en vous aucune pensée extérieure. C'est
là, sur ce propitiatoire, comme sur les ailes des chérubins,
que le Seigneur veut s'asseoir. Il vous envoie ses disciples, pour vous
délier comme l'ânon de l'Évangile, et pour vous affranchir
des inquiétudes du siècle, afin qu'abandonnant les pailles
et les briques de l'Égypte vous suiviez Moïse dans le désert,
et que vous entriez dans la terre de promission. Qu'il n'y ait personne
pour vous arrêter, ni père, ni sœur, ni parents, ni frère;
le Seigneur a besoin de vous. Que s'ils veulent s'opposer à vos
desseins, qu'ils redoutent les fléaux qu’éprouva Pharaon,
lorsque, refusant au peuple d'Israël la liberté d'aller adorer
le Seigneur, il endura les calamités dont parle l'Écriture.
Jésus entra dans le temple, et jeta dehors tout ce qui ne servait
point au sanctuaire; car il est un Dieu jaloux, et ne veut pas que l'on
fasse de la maison de son Père une caverne de voleurs. Autrement,
lorsque l'on compte de l'argent quelque part, que l'on y vend des colombes,
que l'on y immole la simplicité, que le cœur d'une vierge y est
agité de mille soins divers et occupé des affaires du siècle,
alors le voile du temple se déchire aussitôt, l'Époux
se lève irrité, et dit : «Voilà que voire maison
sera abandonnée.» (Mt 23,38). Lisez l'Évangile, et
voyez comment le Sauveur préfère à l'empressement
de Marthe le repos de Marie assise à ses pieds. Sans doute, Marthe,
avec tout le zèle que demande l'hospitalité, préparait
à manger au Seigneur et à ses disciples; le Seigneur cependant
lui dit : «Marthe, Marthe, vous vous inquiétez et vous vous
troublez de beaucoup de choses; cependant, peu de choses sont nécessaires,
ou plutôt une seule chose est nécessaire; Marie a choisi la
bonne part, qui ne lui sera point ôtée.» (Lc 10,41-42).
Soyez aussi Marie, vous, et préférez à la nourriture
du corps celle de l'âme. Laissez à vos sœurs l'embarras du
ménage, et le soin de recevoir le Christ en leur maison. Une fois
le fardeau du siècle jeté de côté, asseyez-vous
aux pieds du Seigneur, et dites : «J’ai trouvé celui que mon
âme cherchait; je l'arrêterai, et ne le laisserai point aller.»
(Can 3,4) Et qu'il vous réponde : Ma colombe est unique, elle est
parfaite; il n'y a qu'elle pour sa mère, elle est le choix de celle
qui l'a engendrée,» (Can 6,8) c’est-à-dire, de la céleste
Jérusalem.
Que toujours vous habitiez dans le secret de votre
chambre, que toujours votre époux y joue avec vous.
Priez-vous ? c'est à lui que vous parlez. Faites-vous quelque
lecture ? c'est Lui qui s'entretient avec vous. Lorsque vous serez endormie,
Il viendra par derrière la muraille, Il étendra sa main à
travers les treillis, et vous vous sentirez émue à son aspect.
Réveillée alors, et vous levant, vous direz : Je suis blessée
d'amour. Et il vous dira de nouveau : «Vous êtes un jardin
fermé, ma sœur, mon épouse,» (Can 4,12) une source
scellée. Gardez-vous de sortir de votre maison, et de voir les filles
d'une région étrangère, quand même vous avez
pour frères les patriarches, quand même vous vous glorifiez
d'avoir pour père Israël. Dina sort de chez elle, et perd son
innocence. Je ne veux pas que vous cherchiez votre époux dans les
places publiques. Je ne veux pas que vous alliez parcourir les détours
de la ville, quand vous diriez : «Je me lèverai et je parcourrai
la ville; dans les chemins, sur les places, je chercherai celui que cherche
mon âme;» (Can 3,2) quand vous demanderiez : «Avez-vous
vu celui que chérit mon cœur ?» (Ibid.) Personne ne daignera
vous répondre. Votre époux ne peut se trouver sur les places
publiques. «Il est petit, il est étroit le sentier qui conduit
à la vie.» (Mt 7,14). Enfin l'on ajoute : «Je l'ai cherché,
et ne l'ai' point trouvé; je l'ai appelé, et il ne m'a pas
répondu.» (Can 5,6). Et plût à Dieu que vous
n'eussiez d'autre chagrin, que de ne n'avoir pas trouvé ! Vous serez
encore blessée, dépouillée, et vous direz dans votre
douleur : «Les gardes qui parcourent la ville m'ont trouvée;
ils m'ont frappée et m'ont blessée; ils m'ont enlevé
mon voile.» (Can 5,2). Or. si, pour être sortie de sa maison,
elle souffre de pareilles choses celle qui avait dit : «Je dors et
mon cœur veille; mon bien-aimé est pour moi comme un faisceau de
myrrhe; il dormira sur mon sein,» (Can 1,13) que nous arrivera-t-il,
à nous, qui ne sommes encore que de jeunes filles, qui restent dehors,
lorsque l'épouse entre dans la chambre de l'époux ? Jésus
est jaloux, il ne veut pas que d'autres voient votre visage. Vous aurez
beau Lui dire pour vous justifier : Je me suis couvert le visage de mon
voile, je vous ai cherché, et j'ai dit : «Vous, que chérit
mon âme, apprênez-moi où vous faites paître votre
troupeau, où vous reposez au milieu du jour, de peur que, rencontrant
les troupeaux de vos compagnons, je ne sois obligée de me cacher
le visage.» (Can 1,7). Indigné, plein de courroux, il dira
: «Si vous ne vous connaissez pas, ô la plus belle d'entre
les femmes, sortez el allez sur les traces des troupeaux; conduisez vos
chevreaux dans les tentes des pasteurs.» ( Ibid. 8). Quoique vous
soyez belle, et que votre époux, épris de vos charmes, vous
aime plus que toutes les autres femmes, néanmoins, si vous ne vous
connaissez pas, si vous ne veillez à la défense de votre
cœur avec tout le soin possible; si vous ne vous dérobez aux regards
des jeunes gens, vous sortirez de son lit, et vous ferez paître ces
boucs, qui doivent être mis à la gauche.
Ainsi donc, Eustochium, ma fille, ma souveraine, ma compagne, ma sœur,
car vous êtes ma fille par l'âge, ma souveraine par le mérite,
ma compagne par la profession religieuse, ma sœur par la charité,
écoutez le prophète Isaïe, disant : «Mon peuple,
entrez dans l'inférieur de vos maisons, fermez vos portes, tenez-vous
caché quelques moments, jusqu'à ce que la Colère du
Seigneur soit passée.» (Is 17,20). Que les vierges folles
errent çà et là; pour vous, demeurez avec votre époux
dans le secret de votre maison, parce que si vous fermez votre porte, et
si, d'après le précepte évangélique, vous priez
votre père dans le secret, il viendra, cet époux, il frappera
à la porte, et dira : «Je suis à la porte, et je frappe;
si quelqu'un m'ouvre, j'entrerai, et je souperai avec lui, et lui avec
moi.» (Apo 3,20). Vous lui répondrez aussitôt avec empressement
: «C'est la voix de mon bien-aimé qui frappe à ma porte.
— Ouvrez-moi, ma sœur, mon amie, ma toute belle.» (Can 5,2). N'allez
pas lui dire : «J'ai ôté ma tunique, comment la revêtir
encore ? J'ai lavé mes pieds, comment les souiller encore ?»
(Ibid. 3). Levez-vous aussitôt, et ouvrez, de crainte que si vous
tardez, il ne passe outre, et qu'alors, affligée de son absence,
vous ne disiez : «J'ai ouvert à mon bien-aimé; il était
passé.» Et qu'est-il besoin de fermer la porte de votre cœur
à votre époux ? Qu'elle soit ouverte au Christ, et fermée
au démon, suivant ces paroles : «Si l'Esprit de celui qui
a la puissance s'élève contre vous, ne quittez point votre
place.» (Ec 10,4). Daniel se retirait dans le haut de sa maison,
car il ne pouvait demeurer en bas, et il ouvrait sa fenêtre du côté
de Jérusalem. Vous aussi, ouvrez vos fenêtres, mais d'un côté
par où puisse entrer la lumière, par où vous puisiez
voir la cité du Seigneur. N’ouvrez pas ces fenêtres dont il
est dit : «La mort est entrée par les fenêtres.»
(Jer 9,21).
Ce que vous devez éviter encore, c'est de vous laisser prendre
aux attraits de la vaine gloire : «Comment, dit Jésus y pouvez-vous
croire, vous qui recherchez l'estime des hommes ?» (Jn 5,44). Voyez
quel mal, c'est que celui qui met un obstacle à la foi ! Pour nous,
disons : «Vous seul êtes ma louange.» (Jer 17,14). Et
encore : «Que celui qui se glorifie ne se glorifie que dans le Seigneur.»
(1 Cor 1,31). Et de plus : «Si je voulais encore plaire aux hommes,
je ne serais pas serviteur du Christ.» (2 Cor 10,17). Et encore :
«À Dieu ne plaise que je me glorifie en autre chose, qu'en
la croix de notre Seigneur Jésus Christ, par qui le monde est crucifié
pour moi, et par qui je suis crucifié pour le monde.» (Gal
1,10). Et encore : «Nous nous glorifierons tous les jours en vous;»
(Ps 33,21). — «Mon âme se glorifiera dans le Seigneur.»
(Ibid. 43,8). Lorsque vous ferez l'aumône, que Dieu seul vous voie.
Lorsque vous jeûnez, que votre visage soit joyeux. Que vos vêtements
ne présentent ni une propreté étudiée, ni une
saleté dégoûtante, ni une singularité bizarre,
de peur que la foule des passants ne s'arrête pour vous regarder,
et que l'on ne vous montre au doigt. Votre frère est mort, l'on
apprête les funérailles de votre jeune sœur; prenez garde
qu'en rendant souvent aux autres ces tristes devoirs, vous ne mouriez aussi
vous-même. Ne désirez de paraître ni plus religieuse,
ni plus humble qu'il ne fait, et ne cherchez point la gloire, tout en la
fuyant. Car beaucoup de gens, soigneux de dérober aux autres la,
connaissance de leur pauvreté, de leurs aumônes et de leurs
jeûnes, recherchent l'approbation des hommes, par là même
qu'ils semblent la mépriser davantage; de la sorte, on recherche
avec une singulière avidité une gloire que l'on a l'air de
dédaigner. Je trouve bien des personnes exemptes de ces passions
qui livrent tour-à-tour le cœur de l'homme à la joie, au
chagrin, à l'espérance, à la crainte. Il est très
peu de gens qui soient étrangers à la vaine gloire; et celui-là
est le meilleur qui présente, ainsi qu'un beau corps, le moins de
défauts possibles. Je ne vous avertis point de ne pas vous glorifier
de vos richesses, de ne pas vous vanter de l'illustration de votre naissance,
de ne pas vous préférer aux autres. Je connais votre humilité,
je sais que vous dites du fond de l'âme : «Seigneur, mon cœur
ne s'est point enorgueilli, et mes yeux ne se sont point élevés.»
(Ps 131,1). Je sais que chez vous, comme chez votre mère, cet orgueil,
qui a précipité le démon, ne saurait trouver accès.
Il est donc inutile de vous écrire à ce sujet; car c'est
une folie insigne de vouloir apprendre à quelqu'un ce qu'il sait
déjà. Mais je vous dis cela, dans la crainte que vous ne
ressentiez de l'orgueil pour avoir méprisé l'orgueil du siècle;
de crainte qu'une vanité secrète ne vous porte, après
avoir cessé de plaire par des vêtements enrichis d'or, à
plaire encore par un extérieur négligé, de crainte
que si vous veniez dans l'assemblée des frères ou des sœurs,
vous ne preniez le siège le plus bas, et ne vous confessiez indigne
d'une place plus honorable. N'allez pas, à dessein, et comme épuisée
par les jeûnes, affecter une voix faible; ou bien, imitant la démarche
d'une personne défaillante, vous appuyer sur les épaules
d’un autre. Car, il y a des vierges qui «montrent un visage exténué,
afin que leurs jeûnes paraissent devant les hommes.» (Mt 6,16).
Sitôt qu'elles aperçoivent quelqu'un, elles gémissent,
elles baissent les yeux, se cachent le visage, et découvrent à
peine un œil pour se conduire. On les voit paraître avec un habit
brun, une ceinture de cuire, des mains et des pieds tout sales, tandis
que le ventre, qui ne saurait être aperçu, regorge de nourriture.
C'est pour elles que l'on chante chaque jour ces paroles du psaume : «Le
Seigneur dissipera les os de ceux qui se plaisent à eux-mêmes.»
(Ps 52,6). On en voit d'autres, déposant les habits de leur sexe,
prendre des vêtements d'hommes, rougir d'être nées femmes,
se couper les cheveux, et, d'un visage d'eunuque, marcher effrontément
la tête levée. Il en est qui revêtent des cilices, et
qui portent des capes faites avec art; pour vouloir revenir à l'enfance,
elles imitent les chouettes et les hiboux.
Mais, de peur que je ne semble parler des femmes seules, je vous avertis
aussi de fuir ces hommes que vous verrez chargés de chaînes;
qui, malgré la défense de l'Apôtre, laissent croître
leurs cheveux comme les femmes, portent une barbe de boue, un manteau noir,
et marchent les pieds nus au plus fort de l’hiver. Tout cela, c'est la
livrée du diable. Tel fut autrefois cet Anthime, tel, a été
naguère ce Sophrone, dont Rome a gémi. On voit ces sortes
de gens pénétrer dans les maisons des personnes de distinction
y entraîner des femmes chargées de péchés, qui
apprennent toujours, et ne parviennent jamais à connaître
la vérité; affecter un air de tristesse, et manger furtivement
la nuit, afin de prolonger leur prétendu jeûne.
J'ai honte de dire le reste, dans la crainte de sembler faire une satire,
et non pas donner des conseils. Il y en a d'autres, et je parle de ceux
de ma profession, qui recherchent le sacerdoce et le diaconat, pour voir
plus librement les femmes. La parure fait tout leur soin; ils veillent
à ce que leurs habits soient parfumés, et que la peau de
leurs pieds soit bien unie. Leurs cheveux sont bouclés avec le fer;
leurs doigts brillent du feu des diamants; et, de crainte de l'humidité,
à peine si leur pied effleure la terre. Vous croiriez voir de jeunes
époux, plutôt que des prêtres. Quelques-uns font toute
leur étude et leur occupation de savoir les noms, la demeure et
la manière de vivre des matrones. Je vais vous décrire exactement,
en peu de mots, un de ces clercs, qui est le roi dans cet art, afin que,
par le caractère du maître, vous reconnaissiez les disciples.
Dès que le soleil commence à paraître, il se lève
en toute hâte, règle l'ordre de ses visites, choisit les chemins
les plus courts, et cet importun vieillard pénètre presque
vers la couche des personnes endormies. Voit-il un coussin, une nappe élégante,
ou quelque meuble de ce genre, il le loue, l'admire, le touche, et, se
plaignant de manquer de ces choses-là, il arrache plutôt qu'il
n'obtient; car chaque matrone craint de blesser le courrier de la ville.
Il est ennemi de la chasteté, ennemi des jeûnes; il juge d'un
dîner par l'odeur des viandes; il est très friand du mets
qu'on appelle communément pappezo. Il a une langue cruelle, sans
honte; sa bouche est toujours ouverte à la médisance. Où
que vous alliez, c'est le premier objet qui s'offre à vos yeux.
Existe-t-il des nouvelles ? c'est lui ou qui les débite, ou qui
enchérit sur ce que disent les autres. À chaque heure, il
change de chevaux, et il les a si élégants, si fiers, que
vous le croiriez parent du roi de Thrace.
Un ennemi rusé nous tend des embûches de tout genre. «Le
serpent était le plus rusé de tous les animaux que le Seigneur
avait placés sur la terre;» (Gen 3,1) ce qui fait dire à
l'Apôtre : «Nous connaissons ses artifices.» (2 Cor 2,2).
Trop de recherche, on trop de négligence dans les habits messied
également à un chrétien. Si vous ignorez quelque chose,
si vous doutez de quelque chose dans les Écritures, consultez un
homme que sa vie recommande, que son âge mette à l'abri des
soupçons, que la renommée ne repousse pas, et qui puisse
dire : «Je vous ai fiancés à cet unique époux,
qui est le Christ, pour vous présenter à Lui comme une vierge
toute pure.» (Ibid. 11,2). Si vous ne trouvez personne qui puisse
vous éclairer, il vaut mieux ignorer quelque chose et être
en sûreté, que de s'instruire en courant du danger. Songez
que vous marchez au milieu des pièges, et que plusieurs vierges,
qui avaient vieilli dans une chasteté inviolable, ont vu, sur le
seuil même du trépas, la couronne échapper de leurs
mains. Si vous avez pour compagnes dans votre nouvelle carrière
quelques vierges d'une condition servile, ne vous élevez pas contre
elles, ne vous enflez point comme étant leur maîtresse. Vous
avez commencé d'avoir un même époux, vous psalmodiez
ensemble. Vous recevez ensemble le Corps du Christ, pourquoi n'auriez-vous
pas la même table ? Tâchez de conquérir encore des âmes.
Que la gloire des vierges serve d'encouragement à d'autres vierges.
Si vous en voyez quelqu'une qui soit faible dans sa foi, accueillez-la;
cherchez à la consoler, à la caresser, et faites en sorte
que sa pureté devienne un gain pour vous. Si quelqu'autre, pour
s'affranchir de la servitude, déguise ses pensées, représentez-lui
ouvertement ce que dit l'Apôtre : «Il vaut mieux se marier
que de brûler.» (1 Cor 11,2). Mais ces vierges et ces veuves,
oisives et curieuses, qui, de maison en maison, visitent les matrones,
et qui surpassent en impudence les parasites de théâtre, repoussez-les
comme une chose contagieuse. «Les mauvais entretiens corrompent les
bonnes mœurs.» (1 Cor 15,33). Elles n'ont soin que de leur ventre,
et de ce qui le concerne de plus près. Ces femme-là ont coutume
de donner des conseils, et de dire : Ma chère enfant, usez de ce
que vous possédez, profitez de la vie; réservez-vous quelque
chose à vos enfants ? Adonnées au vin et au plaisir, elles
conseillent tout ce qu'il y a de mal, et amollissent, pour les plier à
la volupté, les âmes les plus fermes. Quand elles ont mené
une vie sensuelle et secoué le joug du Christ, elles veulent se
marier, ayant leur condamnation, en ce qu'elles ont faussé leurs
premiers serments.
Ne vous piquez pas d'érudition, n'allez pas non plus traiter
en vers lyriques des matières joyeuses. N’imitez pas la molle délicatesse
de quelques femmes, qui affectent de ne parler qu'entre leurs dents et
du bout des lèvres, qui bégaient sans cesse, et ne prononcent
les mots qu'à demi, regardant comme grossier tout ce qui est naturel,
et par là se plaisant à corrompre jusqu'au langage même.
«Quelle
union peut-il y avoir entre la lumière el les ténèbres
? —«Quel accord entre le Christ et Bélial ?» (2 Cor
6,14-15). Que fait Horace avec le psautier, Virgile avec les Évangiles,
Cicéron avec l'Apôtre ? Est-ce que votre frère n'est
pas scandalisé de vous voir assise dans un lieu consacré
aux idoles ? Et, quoique tout soit pur pour ceux qui sont purs, que l'on
ne doive rien rejeter de ce qui se mange avec action de grâces, cependant
nous ne pouvons pas boire en même temps le calice du Christ et le
calice des démons. Je vous rapporterai l'histoire de mon malheur.
Il y a quelques années, qu'ayant quitté ma maison, les
auteurs de mes jours, ma sœur, mes proches, et, ce qui coûte plus
à laisser que tout cela, une table où j'avais coutume de
faire bonne chère, j'allais à Jérusalem pour entrer
dans la sainte milice; je ne pus me passer des livres que j'avais réunis
à Rome avec beaucoup de soin et de travail. Ainsi, homme faible
et misérable, je jeûnais avant de lire Cicéron. Après
plusieurs nuits passées dans les veilles, après les larmes
abondantes que le souvenir de mes faites passées arrachait du fond
de mon cœur, je prenais Plaute. Lorsque ensuite, revenant à moi,
je m'attachais à lire les prophètes, leur langage me semblait
rude et négligé. Aveugle que j'étais et incapable
de voir la lumière, je ne m'en prenais point à mes yeux,
mais au soleil. Pendant que l'antique serpent m'abusait ainsi, une fièvre
violente, pénétra, vers le milieu du carême, jusque
dans la plus intime partie de mon corps tout épuisé, et,
sans me laisser de repos, chose incroyable, elle consuma tellement ces
membres malheureux, que mes os se tenaient à peine entre eux. Cependant,
on apprête mes funérailles; un reste de chaleur vitale, tant
mon corps était déjà froid, ne se faisait plus sentir
que dans les palpitations d'un cœur tiède encore. Alors, je me crus
transporté en esprit devant le tribunal du juge suprême :
là, je fuis tellement ébloui de l'éclat dont brillaient
tous ceux qui étaient présents, que, prosterné contre
terre, je n'osais pas regarder en haut. Interrogé sur ma profession,
je répondis que j'étais chrétien. Et le juge alors
: Tu mens, dit-il; tu es cicéronien et non pas chrétien,
car, où «est ton trésor, là aussi est ton cœur.»
(Mt 6,21). Je me tus aussitôt, et, au milieu des coups de verges,
car il avait ordonné qu'on me frappât, j'étais déchiré
plus encore par les remords de ma conscience, en songeant à ce verset
du psaume : «Qui est-ce qui vous confessera dans le sépulcre
?» (Ps 6,5). Je me mis à crier, et à dire en gémissant
: Ayez pitié de moi, Seigneur, ayez pitié de moi. Ces paroles
retentissaient au milieu des coups de verges. Enfin, ceux qui étaient
présents, s'étant jetés aux pieds du juge, le priaient
de pardonner à ma jeunesse, et de me donner le temps de me repentir
d'une faute, dont il pourrait me punir plus tard, si jamais je lisais les
livres des auteurs païens. Pour moi, qui, dans une si fâcheuse
extrémité, aurais voulu promettre bien davantage encore,
je commençai à jurer par son Nom, à le prendre à
témoin, et à dire : Seigneur, s'il m'arrive jamais d'avoir
ou de lire des livres profanes, que je passe pour un homme qui vous a renié.
Remis en liberté, après un tel serment, je revins sur cette
terre; et, au grand étonnement de tous ceux qui m'entouraient, j'ouvris
des yeux baignés de larmes si abondantes que les plus incrédules
étaient convaincus de ma douleur. Et ce n'avait point été
là un de ces songes vains, qui souvent nous abusent. J'en atteste
ce tribunal devant lequel je me suis prosterné; j'en atteste ce
jugement redoutable, qui m'a épouvanté si fort. Fasse le
ciel que je ne sois jamais appliqué à une telle question
! J'avais les épaules meurtries, je sentais encore les coups à
mon réveil; aussi devins-je plus passionné pour la lecture
des livres saints que je ne favais été pour celle des œuvres
profanes.
Un vice que vous devez éviter encore, c'est l'avarice; je ne
vous dis pas de ne point convoiter le bien qui ne vous appartient pas,
car les lois publiques punissent un tel délit, mais de ne point
conserver vos biens qui sont à d'autres. » Si vous n'avez
pas été fidèle, dit le Sauveur, en ce qui appartient
à autrui, qui vous donnera ce qui est vôtre ?» (Lc 16,12).
Des amas d'or et d'argent, voilà des biens qui nous sont étrangers;
il n'y a que les biens spirituels qui soient en notre possession, suivant
ce qu'il est dit ailleurs : «L'homme trouve, dans ses propres richesses,
de quoi se rançonner.» (Pro 13,8) — «Nul ne peut servir
deux maîtres; car, ou il haïra l’un et aimera l'autre, ou il
supportera l’un et méprisera l'autre.» (Mt 6,24). — «Vous
ne pouvez servir Dieu et Mammon,» (Ibid. 6,24) c'est-à-dire
les richesses, car, dans la langue des Syriens, on les appelle du nom de
mammon. Les soins que l'on prend pour sa nourriture sont des épines
qui étouffent la foi, une racine qui produit l'avarice, une occupation
païenne. Mais vous dites : Je suis une jeune fille délicate,
et je ne saurais travailler de mes mains. Si j'arrive à la vieillesse,
si je tombe malade, qui est-ce qui aura pitié de moi ? Écoutez
Jésus disant aux apôtres : «Ne vous inquiétez
point, en votre cœur, de ce que vous mangerez, ni pour votre corps, comment
vous vous vêtirez. La vie n'est-elle pas plus que la nourriture,
et le corps plus que le vêtement ? Regardez les oiseaux du ciel;
ils ne sèment, ni ne moissonnent, ni n'amassent dans les greniers,
et votre Père céleste les nourrit.» (Ibid. 6,25-26).
Manquez-vous de vêtements, considérez les lis. Avez vous faim,
songez que l'on appelle heureux les pauvres et ceux qui ont faim. Etes-vous
affligée de quelque maladie, écoutez l'Apôtre : «Je
me complais dans mes infirmités.» Et : «Un aiguillon
a été donné à ma chair, comme un ange de Satan,
pour me donner des soufflets,» (2 Cor 12,10) de crainte que je ne
me laisse aller à l'orgueil. Réjouissez-vous dans tous les
jugements de Dieu. «Les filles de Juda ont tressailli de joie, à
cause de vos jugements, ô Seigneur.» (Ps 47,16). Que ces paroles
retentissent toujours sur vos lèvres : «Je suis sorti nu du
sein de ma mère, et j'y retournerai nu.» (Job 1,21). Et encore
: «Nous n'avons rien apporté en ce monde, et il est certain
que nous ne pouvons non plus en rien emporter.» (1 Tim 6,7).
Nous voyons néanmoins aujourd’hui la plupart des femmes remplir
d'habits leurs garde-robes, changer chaque jour de tunique, et cependant
ne pouvoir les garantir de la teigne. Celles qui sont plus religieuses
n'ont qu'un seul vêtement, et, avec des coffres pleins, se couvrent
de haillons. Pour elles, des membranes se colorent de pourpre, l'or se
fond en lettres, les livres se revêtent de pierreries, et le Christ
se meurt nu devant leurs portes. Lorsqu'elles ont tendu la main à
l'indigent, elles sonnent de la trompette. Lorsqu'elles appellent aux agapes,
elles ont un crieur à gage. J'ai vu naguère une des matrones
romaines les plus distinguées, je ne la nomme point, de peur qu'on
ne prenne ceci pour une satire, se faisant précéder dans
la basilique du bienheureux Pierre, d'une troupe d'eunuques, donner de
sa propre main, pour paraître plus charitable, une pièce de
monnaie à chaque pauvre. Cependant, une vieille femme chargée
d'années et couverte de haillons, courant, comme on sait que cela
arrive souvent aux pauvres, se placer plus haut, afin de recevoir une seconde
fois l'aumône, la matrone, arrivée près d'elle, lui
donne un coup de poing au lieu d'une pièce de monnaie, et la met
tout en sang, pour la punir d'un si grand crime. «L'avarice est la
racine de tous les maux;» (1 Tim 6,10) aussi l'Apôtre l'appelle-t-il
une idolâtrie. (cf. Col 3,5). «Cherchez d'abord le royaume
de Dieu, et toutes ces choses vous seront données par surcroît.»
(Mt 6,33). «Le Seigneur ne laissera pas périr l'âme
du juste. J'ai été jeune, et j'ai vieilli, et je n'ai pas
vu le juste abandonné, ni ses enfants mendier leur pain.»
(Pro 10,4). Élie est nourri par le ministère des corbeaux;
la veuve de Sarepta, sur le point de mourir avec ses enfants, endure la
faim pour nourrir le prophète. Mais le vase à huile s'étant
rempli d'une manière merveilleuse, elle reçoit de la nourriture
de celui qui en venait chercher auprès d'elle. L'Apôtre Pierre
disait : «Je n'ai ni or ni argent; mais ce que j'ai, je le le donne.
Au nom du Seigneur Jésus, lève-toi, et marche.» (Ac
3,6). Bien des gens disent aujourd'hui, non pas de bouche, mais par leurs
œuvres: Je n'ai ni foi, ni charité; mais ce que j'ai, mon or et
mon argent, je ne vous le donne pas. «Ayant de quoi nous nourrir
et de quoi nous couvrir, nous devons être contents.» (1 Tim
6,8). Écoutez ce que Jacob demande en sa prière : «Si
le Seigneur Dieu est avec moi, et me préserve en ce chemin dans
lequel je marche, et me donne du pain pour me nourrir et des vêtements
pour me couvrir, je serai satisfait.» (Gen 28,20). Il ne demande
que les choses nécessaires à la vie, et, après vingt
années d'absence, riche en serviteurs, plus riche en enfants, il
revient à la terre de Chanaan. L'Écriture nous fournit une
infinité d'exemples, qui nous apprennent qu'il faut fuir l'avarice.
Mais, parce que j'en ai cité déjà quelques-uns,
et que je me réserve, si le Christ me le permet, de traiter cette
matière dans un ouvrage spécial, je rapporterai seulement
ce qui s'est passé à Nitrie, il y a peu d'années.
L'un des frères, plus ménager qu'avare, et qui ne savait
pas que le Sauveur a été vendu trente deniers, laissa en
mourant cent pièces d'or, qu'il avait gagnées à tisser
du lin. Les moines, qui habitaient en ce lieu, au nombre d'environ cinq
mille, dans des cellules séparées, tinrent conseil sur ce
qu'ils avaient à faire. Les uns disaient qu'il fallait distribuer
cet or aux pauvres; les autres, qu'il fallait le donner à l'Église;
quelques-uns, qu'il fallait l'envoyer aux parents du défunt. Macaire,
Pambo, Isidore et les autres que l'on nomme pères, le saint Esprit
parlant en eux, décidèrent qu'on l'enterrerait avec le mort,
et dirent : «Que ton argent périsse avec toi !» (Ac
8,20). Et qu'on ne s'imagine pas que cette conduite ait quelque chose de
trop cruel; car, une si grande épouvante s'empara de tous les solitaires
de l'Égypte, que c'est un crime, parmi eux, de laisser une seule
pièce d'or, en mourant.
Mais, puisque nous avons fait mention des moines, et que d'ailleurs,
je le sais, vous entendez avec plaisir ce qui est saint, prêtez un
moment l'oreille. Il y a, en Égypte, trois sortes de moines, les
Cénobites, que l'on appelle, dans la langue du pays, Sauses, ce
que nous pourrions rendre par vivant en commun. — Les anachorètes,
qui habitent seuls, dans les déserts, et qui sont ainsi appelés,
parce qu'ils se sont séparés du reste des hommes. — La troisième
espèce, est de ceux que l'on nomme Remoboth, gens fort déréglés
et méprisés; ce sont les seuls que nous ayons dans notre,
province, ou du moins y tiennent-ils le premier rang. lls habitent ensemble
deux à deux, ou trois à trois, rarement en plus grand nombre,
vivant dans l'indépendance et au gré de leurs désirs.
Une partie de ce qu'ils ont gagné avec le travail de leurs mains,
ils l'apportent en commun, pour fournir aux dépenses de la table
qui est commune entre eux. Le plus grand nombre demeure dans les villes
ou dans les bourgs; et, comme si c'était leur industrie qui fût
sainte, et non pas leur vie, ce qu'ils vendent, ils le vendent à
un prix plus élevé que les autres. Ils ont souvent des querelles
entre eux, parce que vivant à leurs dépens, ils ne veulent
relever de personne. Ils ont coutume de se disputer la gloire du jeûne;
et, ce qui devrait être une chose secrète, devient un sujet
d'ostentation. Tout est affecté parmi eux; ils portent de vastes
manches, des souliers larges, des habits grossiers; ils soupirent fréquemment,
visitent les vierges, médisent des clercs, et, les jours de fêtes,
se gorgent de mets jusque à vomir.
Rejetant donc loin de nous ces moines-là comme des fléaux
contagieux, parlons de ceux qui sont en plus grand nombre, qui habitent
en commun, et que nous avons dit être appelés cénobites.
Le premier lieu de leur association, c'est d'obéir à leurs
anciens, et de faire tout ce qu'ils ordonnent. Ils sont distribués
par décuries et par centuries, de manière qu'un décurion
commande à neuf moines, et qu'un centurion ait sous ses ordres dix
décurions. Ils habitent séparément, mais en des cellules
voisines les unes des autres. Jusque à la neuvième heure,
suivant les règles, nul religieux ne peut aller vers un autre; les
décurions seuls peuvent visiter leurs subordonnés, afin que
si quelqu'un d'entre eux flotte en des pensées affligeantes, ils
puissent le consoler par leurs allocutions. Après la neuvième
heure, on se réunit, on chante des psaumes, on lit, suivant l'usage,
les Écritures. Les prières achevées, et tous étaient
assis, celui qu'ils nomment père se place au milieu d'eux, et se
met à les instruire. Pendant qu'il parle, il se fait un si profond
silence que personne n'ose ni lever les yeux, ni cracher. L'éloge
de son éloquence est dans les pleurs de ceux qui écoutent.
Des larmes silencieuses sillonnent leurs joues, et la componction n'éclate
pas même en sanglots. Mais, lorsqu'il se met à leur parler
du royaume du Christ, de la future béatitude, et de la gloire à
venir, tous alors, avec des soupirs, et les yeux levés au ciel,
disent en eux-mêmes : «Qui me donnera des ailes comme à
la colombe, et je m'envolerai, et je me reposerai !» (Ps 44,6). Après
cela, ils se séparent, et chaque décurie, avec son chef,
va se mettre à table; ils y servent tour-à-tour, chacun sa
semaine. Point de bruit, point de conversation pendant le repas. Ils n'ont
pour nourriture que du pain, des légumes et des herbes, dont le
sel fait tout l'assaisonnement. Les vieillards seuls boivent du vin; souvent
on leur donne à dîner, comme aux plus jeunes, et par là
on soutient l'âge avancé, des uns, et l'on n'affaiblit pas
les années naissantes des autres. Ils se lèvent ensuite,
chantent l'hymne d'action de grâces, et retournent à leurs
cellules. Là, jusque aux vêpres, ils s'entretiennent chacun
avec les leurs, et disent : Avez-vous remarqué de combien de faveurs
le ciel a prévenu celui-ci ? quel parfait silence observe celui-là
? combien est grave la démarche de cet autre ? S'ils voient un faible,
ils le consolent; et celui qui est fervent dans l'amour de Dieu, ils l'exhortent
à la perfection. Et comme, la nuit, lorsqu'on ne prie pas en publie,
chacun veille en particulier dans sa chambre, il en est qui parcourent
les cellules, et qui, prêtant l'oreille, examinent soigneusement
ce que font les autres. Celui qu'ils ont surpris dans la tiédeur,
ils ne le réprimandent pas; mais, dissimulant ce qu'ils savent,
ils le visitent plus souvent; et, commençant les premiers, ils l'engagent
plutôt qu'ils ne le forcent à la prière. La tâche
du jour est réglée; quand l'ouvrage est fini, on le rend
au décurion, qui le porte à l'économe, et celui-ci
va, tous les mois, avec une crainte respectueuse, rendre compte au père
de tous. C'est l'économe encore qui goûte les mets, quand
ils sont apprêtés. Et, comme il n'est permis à personne
de dire : Je n'ai pas de tunique, pas de saie, pas de natte, l'économe
règle toutes choses de manière à ce que l'on ne demande
rien, à ce que l'on ne manque de rien. Si quelqu'un tombe malade,
on le transporte dans une chambre plus spacieuse, et les vieillards en
prennent un tel soin qu'il n'a lieu de regretter ni les délices
des villes, ni l’affection d'une mère. Les dimanches, on vaque seulement
à la prière et à la lecture; ce que l'on fait d'ailleurs,
en tout temps, une fois le travail achevé. Chaque jour on apprend
quelque chose des Écritures. Le jeûne, pour toute l'année,
est le même, excepté pour la Quadragésime, où
l'on est libre de redoubler d'austérité. Depuis la Pentecôte,
on change le souper en dîner, soit pour se conformer à la
tradition de l'Église, soit pour ne se point trop charger l'estomac,
en faisant deux repas. Tels étaient ces Esséniens dont parle
Philon, cet imitateur du langage de Platon, et que Josèphe, le Tite-Live
des Grecs, nous dépeint, dans son second livre de la captivité
des Juifs.
Mais puisque, en vous parlant des vierges, je ne vous ai déjà
que trop entretenu des moines, je passe à la troisième espèce
de solitaires, qu'on appelle anachorètes, et qui, sortant des monastères,
n'emportent avec eux, au désert, que du pain et du sel. Paul est
le fondateur de cet ordre, Antoine en est la gloire; et, si l'on remonte
à la source, Jean-Baptiste en est le chef. C'est un personnage de
ce genre que le prophète Jérémie nous dépeint,
lorsqu'il dit : «Heureux l'homme qui porte le joug, dès sa
jeunesse. — Il sera assis solitaire, et il se taira, parce qu'il l'a posé
sur lui. — Il tendra la joue à celui qui le frappe; il sera rassasié
d'opprobres. — Le Seigneur ne s'éloigne pas à jamais.»
(Lam 3,27-31). Une autre fois, si vous le voulez, je vous parlerai plus
au long et de leurs travaux, et de la vie toute céleste qu'ils mènent
dans un corps de chair. Je reviens maintenant à mon sujet; car,
en partant de l'avarice, je m'étais laissé aller à
vous entretenir des moines. Si vous voulez suivre leur exemple, vous mépriserez,
je ne dis pas seulement l'or, l'argent et toutes les richesses, mais encore
la terre et le ciel; plus, unie au Christ, vous chanterez : «Le Seigneur
est ma part.» (Ps 72,25).
Quoique l'Apôtre nous ordonne de prier sans cesse — quoique le
sommeil lui-même soit pour les saints une sorte d'oraison — nous
devons néanmoins partager en différéntes heures le
temps destiné à la prière, afin que s'il arrive que
nous soyons retenus par quelque ouvrage, le temps lui-même nous rappelle
un devoir à remplir. Qu'il faille prier à la troisième
heure, à la sixième; à la neuvième, le matin
et le soir, il n'est personne qui ne le sache. On ne doit point prendre
de nourriture sans avoir prié d'abord, ni sortir de table, sans
rendre des actions de grâces au Créateur. La nuit, il faut
se lever deux ou trois fois, et repasser dans sa mémoire les endroits
des Écritures que l'on sait par cœur. Au sortir de notre demeure,
que la prière nous serve d'armure; lorsque nous sommes revenus de
la place publique, prions encore avant de nous asseoir, et que le corps
ne se repose pas, avant que l’âme ait pris sa nourriture. À
chaque action, à chaque démarche, que notre main retrace
sur notre corps la croix du Seigneur. Ne parlez mal de personne, et ne
tendez point de piège au fils de votre mère. «Qui êtes-vous
donc, vous, pour condamner ainsi le serviteur d'autrui ? S'il tombe, ou
s'il demeure ferme, cela regarde son maître, mais il demeurera ferme,
parce que Dieu est tout puissant pour le soutenir.» (Rom 14,4). Quand
vous jeûnerez deux jours, trois jours, n'allez pas vous croire meilleur
que ceux qui ne jeûnent point. Vous jeûnez, mais vous êtes
emporté; celui-ci ne jeûne pas, et peut-être qu'il est
doux. Les peines de votre âme et la faim de votre corps, vous les
digérez, pour ainsi dise, parmi les plaintes et les murmures; celui-ci,
plus modéré dans sa nourriture, rend grâces à
Dieu. De là vient que le prophète Isaïe crie sans cesse
: «Je n'ai point choisi un tel jeûne,» (Is 58,5) dit
le Seigneur. Et encore : «En vos jours de jeûne, vous suivez
vos caprices, et vous fatiguez tous ceux qui sont sous votre domination.
— Vous jeûnez parmi les procès et les querelles; vous frappez
les petits avec une violence impitoyable.» (Ibid. 3,4). Pourquoi
jeûnez-vous pour moi ? Quel jeûne peut faire celui qui nourrit
des sentiments de colère, je ne dis pas jusqu'à la nuit,
mais durant, des mois entiers ? Attentive à vous-même, ne
vous glorifiez pas dans la chute des autres, mais glorifiez-vous dans vos
œuvres.
Ne vous proposez point pour modèle ces vierges qui, n'ayant
soin que de la chair, supputent éternellement les revenus de leurs
biens et les dépenses quotidiennes de leur maison. La trahison de
Judas n'ébranla pas les onze apôtres; lorsque Phygélus
et Alexandre firent naufrage dans la foi, les autres ne faillirent point
avec eux. Et ne dites pas : Celle-ci jouit de son bien; elle est généralement
honorée; les frères et les sœurs viennent la visiter; a-t-elle
pour cela cessé d'être vierge ? — D'abord, il est douteux
que cette personne soit véritablement vierge; car Dieu ne voit pas
comme l'homme voit. L'homme voit sur le front, mais Dieu voit dans le cœur.
Ensuite, fût-elle vierge de corps, je ne sais si elle est vierge
d'esprit. L'Apôtre définit ainsi une vierge : «Il faut
qu'elle soit sainte de corps et d'esprit.» (1 Cor 8,34). Au surplus,
qu'elle jouisse de la vaine estime des hommes, qu'elle démente le
sentiment de Paul, qu'elle goûte les délices du siècle
et conserve la vie de l'âme; pour nous; suivons l'exemple de ceux
qui valent mieux.
Proposez-vous pour modèle la bienheureuse Marie, qui fut si
pure qu'elle mérita d'être la Mère du Seigneur. L'ange
Gabriel étant descendu vers elle, sous la forme d'un homme, et lui
ayant dit : «Salut, ô pleine de grâce, le Seigneur est
avec vous,» (Lc 1,28) surprise et alarmée, elle ne sut que
répondre, car jamais un homme ne l'avait saluée. Enfin, elle
apprend le sujet du message, et parle. Et cette vierge qui tremblait devant
un homme, n'appréhende pas de s'entretenir avec un ange. Vous pouvez,
vous aussi, devenir la mère du Seigneur. Prenez ce grand livre,
ce livre nouveau du prophète, et écrivez en traits ineffaçables
: HÂTEZ-VOUS D'ENLEVER LES DÉPOUILLES; et, lorsque vous vous
serez approchée de la prophétesse, que vous aurez connu et
enfanté un fils, dites à Dieu : «Par votre crainte,
Seigneur, nous avons conçu, nous avons senti les douleurs de l'enfantement,
et nous avons mis au monde l'esprit de votre salut, que nous avons répandu
sur la terre.» (Ibid. 26,18). Alors votre fils vous répondra
et dira : «Voici ma mère et mes frères.» (Mt
12,49). Et, par un prodige étonnant, celui que vous aviez peu auparavant
décrit dans l'étendue de votre cœur, que vous aviez gravé
avec le burin dans une âme nouvelle, après qu'il aura enlevé
les dépouilles de ses ennemis, après qu'il aura mis à
nu les principautés et les puissances, après qu'Il les aura
attachées à la croix, il grandira, et, parvenu à l'âge
mûr, vous prendra pour épouse, de mère que vous étiez.
Il est difficile, mais il est bien méritoire d'être ce que
furent les martyrs, ce que furent les apôtres, ce que fut le Christ.
Tout cela devient utile, quand on le fait dans l'Église, quand on
célèbre la Pâque dans une même maison, quand
on entre dans l'arche avec Noé; quand, Jéricho tombant en
ruines, Rahab, courtisane justifiée, nous donne asile chez elle.
Mais les vierges, telles qu'elles sont dans les diverses hérésies,
telles qu'on les trouve encore, dit-on ? chez l'impur manichéen,
doivent être regardées comme des prostituées, et non
pas comme des vierges. En effet, si c'est le démon qui a formé
leur corps, quel respect peuvent-elles avoir pour l'ouvrage de leur ennemi
? Mais, parce elles savent que le nom de vierge est glorieux, elles cachent
des loups sous des peaux de brebis. L'antichrist simule le Christ, et couvre
d'un nom faussement honorable l'infamie de leurs mœurs. Réjouissez-vous,
ma sœur; réjouissez-vous, ma fille; réjouissez-vous, vierge
du Christ, car ce que les autres feignent d'être, vous l'êtes
véritablement.
Tout ce que nous venons de dire, semblera dur à ceux qui n'aiment
pas le Christ; mais ceux qui regardent comme de la boue toute la pompe
du siècle, et comme une vanité tout ce qui est sous le soleil,
afin de gagner le Christ; ceux qui, étant morts avec le Seigneur
et ressuscités avec Lui, auront crucifié leur chair, ainsi
que ses passions et ses désirs, ceux-là diront hautement
: «Qui donc nous séparera de l'amour du Christ ? Sera-ce l'affliction,
ou les angoisses, ou la faim, ou la nudité, ou les périls,
ou le glaire ?» Et encore : «Je suis assuré que ni la
mort, ni la vie, ni les anges, ni les principautés, ni les puissances,
ni les choses présentes, ni les choses futures, ni la violence,
— ni tout ce qu'il y a de plus haut ou de plus profond, ni aucune autre
créature ne pourra nous séparer de l'Amour de Dieu dans le
Christ Jésus notre Seigneur.» (Rom 8,35-39). Le Fils de Dieu
S'est fait fils de l'homme, pour notre salut. Pendant dix mois, Il attend,
au sein de sa mère, l'heure de sa naissance; Il y souffre mille
dégoûts; Il en sort tout ensanglanté; on L'enveloppe
de langes, on Le flatte, on le, caresse, et celui qui tient l'univers en
sa main, Se renferme dans les étroites limites d'une étable.
Je ne dis pas que, satisfait de la pauvreté de ses parents, Il mène
jusqu’à trente ans une vie obscure; qu'on le frappe, et qu'Il Se
tait; qu'on le crucifie, et qu'Il prie pour ses bourreaux. «Que rendrai-je
donc au Seigneur, pour tous les biens dont Il m'a comblé ? (Ps 115,3).
«Je recevrai le coupe du salut, et j'invoquerai le Nom du Seigneur.
— La mort des saints, dit Seigneur est précieuse à ses Yeux.»
La seule digne rétribution, c'est de donner sang pour sang, et,
après avoir été rachetés au prix de la vie
du Christ, de mourir volontiers pour Lui. Quel est celui des saints qui
ait été couronné sans avoir combattu ? L'innocent
Abel est mis à mort; Abraham court risque de perdre sa femme. Je
ne m'étends pas davantage sur ce sujet; examinez vous-même,
et vous verrez que tous les justes ont eu les adversités en partage.
Salomon seul a vécu dans les délices, et peut-être
ont-elles été la cause de sa chute; car le Seigneur châtie
celui qu’Il aime, et Il frappe de verges tous ceux qu'Il reçoit
parmi ses enfants. N'est-il pas mieux de combattre un peu de temps, de
se retrancher, de demeurer sous les armes, de suer sous la cuirasse, et
de goûter ensuite les fruits de la victoire, que de s'engager dans
une peine éternelle, s’affranchir d'une peine passagère ?
Rien ne coûte quand on aime, rien n'est difficile à quiconque
désire une chose. Voyez combien de travaux Jacob essuie pour Rachel,
qui lui avait été promise ! «Il servit, dit l'Écriture,
sept ans pour Rachel; et ces années ne lui semblaient que peu de
jours parce qu’il l'aimait.» (Gen 29,20). Aussi dit-il lui-même
dans la suite : «J'étais exposé à la chaleur
pendant le jour, et au froid pendant la nuit.» (Gen 31,40). Aimons
donc le Christ, cherchons ses Embrassements, et tout ce qui est difficile
nous semblera facile; blessés des traits de son Amour, nous dirons
à chaque instant : «Malheur à moi, car mon exil a été
prolongé ! Les souffrances de la vie présente n'ont aucune
proportion avec celle gloire qui doit un jour éclater en nous; car
l'affliction produit la patience; la patience, l'épreuve; et l'épreuve,
l'espérance. Or, cette espérance n'est pas trompeuse.»
Lorsque le poids de vos peines vous semblera trop lourd, lisez alors la
seconde Épître aux Corinthiens : «J'ai essuyé
beaucoup de travaux, j'ai reçu un grand nombre de coups, enduré
souvent la prison; je me suis vu plus d'une fois près de la mort.
— J'ai reçu des Juifs jusqu'à cinq fois trente-neuf coups
de fouet. — J'ai été battu de verges par trois fois, j'ai
été lapidé une fois. J'ai fait naufrage trois fois,
j'ai passé un jour et une nuit au fond de la mer. — Souvent en péril
dans les voyages, sur les fleuves, en péril parmi les voleurs ou
au milieu des miens, en péril parmi les gentils, en péril
dans les cités, en péril dans la solitude, en péril
sur la mer, en péril parmi les faux frères; — dans les travaux
et les chagrins, dans les veilles, dans la faim et la soif, dans les jeûnes,
dans le froid el la nudité.» (2 Cor 11,23-27). Quel est celui
de nous qui peut réclamer seulement la moindre partie des vertus
ici énumérées ? Ce sont ces vertus qui lui faisaient
dire plus tard, avec tant de confiance : «J'ai achevé ma course,
j'ai gardé la foi. Il ne me reste qu'à attendre la couronne
de justice, que le Seigneur, comme un juste juge, me donnera en ce grand
jour.»
Nos mets sont-ils mal apprêtés, nous entrons en mauvaise
humeur, et nous pensons faire quelque chose d'agréable à
Dieu, si nous buvons notre vin avec un peu d'eau. On brise les coupes,
on renverse la table, on frappe les esclaves, et l'on se venge par l'effusion
de leur sang de l'eau que l'on a bue. «Le royaume des cieux souffre
violence, et les violents seuls le ravissent.» (Mt 11,12). Si vous
ne faites violence, vous n'emporterez jamais le royaume des cieux. Si vous
ne frappez avec importunité, vous ne recevrez pas le pain du sacrement.
Ne vous semble-t-il pas que ce soit une violence, quand la chair veut être
ce qu'est Dieu; quand, pour juger les anges, elle monte aux lieux d'où
ils ont été précipités ?
Sortez un moment, je vous prie, de votre prison, et représentez-vous
la récompense des peines présentes, récompense que
l'œil n'a point vue, que l'oreille n'a point entendue, que le cœur de l'homme
n'a point comprise. Quel jour ne sera-ce pas, que celui où Marie,
Mère du Seigneur, viendra au-devant de vous, accompagnée
des chœurs des vierges; lorsque, après le passage de la mer Rouge,
Pharaon, se trouvant submergé avec son armée, Marie, sœur
d'Aaron, tiendra le tympanum dans sa main, et entonnera ce cantique de
triomphe : «Chantons le Seigneur, parce qu'Il a fait éclater
sa Gloire. Il a précipité dans la mer le cheval et le cavalier.
Alors Thécle volera, joyeuse, dans ses embrassements. Alors aussi
votre époux lui-même viendra à votre rencontre, et
dira : «Lève-toi, ma bien-aimée, ma toute belle, ma
colombe; car l'hiver s'est éloigné, et les pluies ont cessé.»
(Can 2,10-11). Alors les anges seront saisis d'étonnement, et diront
: «Quelle est celle-ci qui s'avance comme l'aurore naissante ? belle
comme la lune, éclatante comme le soleil ?» (Can 6,9). Les
filles vous verront, les reines vous loueront, et les autres femmes publieront
votre gloire. D'un autre côté, un chœur de femmes chastes
viendra à votre rencontre : Sara paraîtra avec les femmes
mariées; Anne, fille de Phanuel, avec les veuves. Celle- qui furent
vos mères selon la chair et selon l'esprit se verront en différents
chœurs. Celle-là se réjouira de vous avoir mise au monde;
celle-ci, de vous avoir élevée. Alors véritablement
le Seigneur s'assiéra sur une ânesse, et entrera dans la Jérusalem
céleste. Alors, les petits enfants dont le Sauveur a dit, dans Isaïe
: «Me voici, moi et les enfants que le Seigneur m'a donnés,»
(Is 8,18) portant les palmes de la victoire, chanteront d'une voix unanime
: «Hosanna au plus haut des cieux ! Béni soit celui qui vient
au Nom du Seigneur, hosanna au plus haut des cieux !» (Mc 11,10).
Alors, les cent quarante-quatre mille, qui se tiennent devant le trône
et devant les vieillards, prendront leurs harpes, et chanteront un cantique
nouveau, et personne, si ce n'est le nombre défini, ne pourra chanter
ce cantique : «Voilà ceux qui ne se sont pas souillés
avec les femmes, parce qu'ils sont demeurés vierges. Voilà
ceux qui suivent l'Agneau partout où Il va.» (Apo 14,4) Toutes
les fois que la vaine ambition du siècle aura charmé votre
cœur, toutes les fois que vous aurez vit dans le monde quelque chose de
brillant, élevez-vous en esprit jusqu'au ciel, commencez à
être ce que vous serez un jour, et votre époux vous dira :
«Mets-moi sur ton cœur comme un sceau; comme un sceau sur ton bras;»
(Can 8,6) votre corps et votre esprit se trouvant à couvert, vous
direz : «Les grandes eaux n'ont pu éteindre l’amour, les fleuves
ne pourront l’étouffer.» (ibid.)
LETTRE 19
À MARCELLA
Sur la maladie de Brésilla
Abraham est tenté dans son fils, mais Dieu le trouve plus fidèle
encore. Joseph est vendu pour l'Égypte, mais c'est afin de nourrir
son père et ses frères. Ezéchias, effrayé des
approches de la mort, verse un torrent de larmes, et le Seigneur lui prolonge
la vie de quinze ans. Pierre, l'apôtre, chancelle dans la passion
du Seigneur, mais ses pleurs amers lui méritent ce paroles : «Pais
mes brebis.» (Jn 21,17). Paul, ce loup ravisseur, ce jeune Benjamin,
perd, dans une extase, la vue du corps, afin de trouver celle de l'âme,
et, du milieu des ténèbres épaisses dont il est soudainement
environné, il appelle son Seigneur celui que naguère il persécutait
comme un homme.
Et nous aussi, ma chère Marcella, nous avons vu notre chère
Blésilla livrée, durant trente jours environ, aux ardeurs
d'une fièvre incessante; mais c'était pour qu'elle apprît
à ne pas nourrir dans les délices un corps qui devait être
bientôt la pâture des vers. Le Seigneur Jésus est venu
vers elle; Il a touché sa main, et voilà que, se levant,
elle le sert. Il perçait en elle je ne sais quelle négligence;
enlacée dans les liens des richesses, elle gisait dans le tombeau
du siècle. Mais Jésus a frémi, Il s'est troublé
en Lui-même, et, criant, Il a dit : Blésilla, viens dehors.
Elle s'est levée à cet appel, et, sortie du tombeau, elle
mange avec le Seigneur. Que les Juifs menacent et s'irritent, qu'ils cherchent
à faire mourir celle qui a été ressuscitée,
que les Apôtres seuls triomphent. Elle sait qu'elle doit sa vie à
Celui qui la lui a rendue. Elle sait qu'elle embrasse les pieds de Celui
dont naguère elle appréhendait le jugement. Son corps était
étendu presque inanimé, et les approches de la mort ébranlaient
ses membres haletants. Où étaient alors les secours de ses
parents ? Où étaient ces paroles plus vaines que la fumée
? Elle, ne vous doit rien, ô ingrate famille, celle qui est morte
au monde, et qui est ressuscitée pour le Christ. Que celui qui est
chrétien se réjouisse; quiconque s'indigne montre par là
qu'il n'est pas chrétien.
La veuve qui est dégagée du lien martial ne doit penser
qu'à persévérer. Mais quelqu'un se scandalise-t-il
de lui voir un vêtement brun ? que l'on se scandalise donc aussi
de ce que Jean, lui qui fut le plus grand parmi les enfants des hommes,
lui qui fut nommé l'ange, et qui baptisa le Seigneur Lui-même,
portait un habit de poil de chameau, et se ceignait d'une ceinture de cuir.
Trouve-t-on mauvais qu'elle use d'une nourriture simple ? mais rien de
plus commun que des sauterelles. Ah ! que plutôt un œil chrétien
se scandalise de ces femmes qui peignent leurs joues et leurs yeux de vermillon,
et de je ne sais quel autre fard; dont les visages de plâtre, défigurés
par trop de blanc, ressemblent à des idoles; qui, laissant par hasard
échapper quelques larmes involontaires, en conservent la trace et
les sillons; qui ne peuvent pas même apprendre des autres qu'elles
sont déjà vieilles; qui élèvent par étage
sur leur tête des cheveux empruntés; qui veulent faire revivre
sur des fronts ridés une jeunesse envolée; qui, chancelantes
déjà, prennent des airs de jeunes filles, devant une foule
de petits-fils et de neveux. Qu'elle rougisse, la femme chrétienne,
si elle violente la nature pour paraître belle; si elle prend soin
de la chair, pour éveiller la concupiscence, qu'on ne peut suivre,
au dire de l'Apôtre, sans déplaire au Christ.
Notre veuve s'ajustait autrefois avec une affectation puérile,
et tout le jour demandait à son miroir ce qu'il manquait dans sa
parure. Aujourd'hui, elle dit avec confiance : «Nous tous qui contemplons
la Gloire du Seigneur sans avoir de voile sur le visage, nous sommes transformées
en sa ressemblance, et nous avançons de clarté en clarté,
par l’illumination de l'Esprit du Seigneur.» (2 Cor 8,18). Alors
ses femmes arrangeaient ses cheveux avec art, et sa tête innocente
était pressée sous des mîtres de frisure; maintenant
elle néglige sa coiffure, et sait qu'il suffit à sa tête
qu'elle soit voilée. Alors, les lits de plume lui semblaient encore
trop durs, et à peine pouvait-elle reposer sur une couche délicate;
maintenant, elle se lève en toute hâte pour prier, et, d'une
voix sonore, entonnant l'Alléluia avant toutes les autres, elle
commence la première à louer son Seigneur. Elle s'agenouille
sur la terre nue, et des larmes abondantes lavent une figure que salissaient
naguère le fard et la céruse. Après la prière,
elle chante des psaumes, et sa tête fatiguée, ses genoux chancelants,
ses yeux accablés de sommeil, peuvent à peine, si grande
est sa ferveur, obtenir un peu de repos. Avec une tunique de couleur sombre,
elle appréhende moins de se salir, quand elle se prosterne. Sa chaussure
est modeste; et le prix des souliers dorés, elle le distribue aux
indigents. Sa ceinture ne brille plus d'or, ni de pierreries, mais elle
est d'une laine simple et commune, et peut serrer ses vêtements plutôt
que de les couper. Si le serpent jaloux de son choix de vie, veut l'engager,
par un langage flatteur, à manger encore du fruit défendu,
il faut qu'elle l'écrase par son anathème, et que, le voyant
expirer dans sa poussière, elle lui dise : «Retire -toi, Satan;»
(Mc 8,33) ce nom veut dire ennemi. Car, celui-là est un ennemi du
Christ et un antichrist qui ne peut souffrir les préceptes de Jésus.
Je vous le demande, qu'avons-nous fait, pour que l'on ait droit de se scandaliser,
qui approche de ce que les Apôtres ont fait ? Ils abandonnent leur
vieux père, leur barque et leurs filets. Le publicain se lève
de son comptoir, et suit le Sauveur. Le disciple veut retourner chez lui,
et dire adieu aux siens; la voix du Maître l'en empêche. Un
autre ne peut rendre les derniers devoirs à son père : c'est
une sorte de piété que d'être cruel envers ses parents
pour obéir au Seigneur. Nous, parce que nous ne sommes pas vêtus
de soie, on nous traite de moines; parce que nous ne sommes point portés
à l'ivrognerie, et que nous ne rions point avec excès, on
nous regarde comme des gens incommodes et d'une humeur chagrine. Si notre
tunique n'est pas d'une blancheur éblouissante, on trouve aussitôt
ces paroles banales : C'est un imposteur et un Grec. Qu'ils nous plaisantent
d'une manière plus spirituelle encore, qu'ils déchaînent
contre nous des hommes de bonne chère; notre Blesilla se rira d'eux,
et ne craindra pas d'entendre les coassements impurs des grenouilles, elle
qui sait que son Seigneur a été appelé Béelzebub.
LETTRE 20
À MARCELLE
Sur la mort de Léa
Lorsque, vers la troisième heure de ce jour, nous avions commencé
à lire le psaume soixante et douzième, c'est-à-dire,
le commencement du troisième livre, et que nous étions forcé
de faire observer qu'une partie du titre même tient à la fin
du second livre, que l'autre partie doit être placée au commencement
du troisième livre, que ces mots : «Ici se terminent les hymnes
de David, fils de Jessé,» sont la fin du premier livre; que
ces autres mots : «Psaume d'Asaph», forment le commencement
du livre suivant, et que nous en étions venus à cet endroit
où le juste s'exprime ainsi : «Je disais : Si je raconte ces
choses, voilà que la génération de vos enfants me
nommera prévaricateur,» (Ps 72,15) ce qui ne se trouve pas
de la même manière dans les manuscrits latins, alors on est
venu nous apprendre tout-à-coup que la très sainte Lea était
sortie de ce monde. À cette nouvelle, je vous ai vu devenir si pâle,
que j'ai connu qu'il est peu d’âmes, ou qu'il n'en est pas du tout
qui ne se contristent, envoyant se briser ce vase d'argile. Pour vous,
si vous étiez chagrine, ce n'était pas qu'il vous vint des
doutes sur sa destinée, mais vous regrettiez de ne lui avoir pas
rendu les derniers devoirs. Enfin, au milieu de nos entretiens, nous avons
appris encore que ses restes avaient été déjà
transportés à Ostia.
Vous allez me dire : À quoi bon me rappeler toute ceci ? Je
vous répondrai, par les paroles de l'Apôtre, que ces détails
sont avantageux en toute manière. Premièrement, parce que
chacun doit se réjouir de la mort de Léa, elle qui, après
avoir triomphé du démon, a reçu déjà
la couronne que nul ne peut lui ravir. Secondement, parce que nous vous
ferons ainsi connaître sa vie en peu de mots. Troisièmement,
parce que nous vous montrerons que ce consul désigné, qui
riait de la chaussure de Léa, est enseveli dans les enfers. Et,
certes, qui pourrait dignement louer la conduite de notre Léa, qui
pourrait dire comment on l'a vue se donner toute entière au Seigneur,
gouverner un monastère, devenir la mère des vierges; comment,
après avoir été accoutumée à la mollesse
des habits, elle déchirait ses membres avec un rude cilice, passait
les nuits en prières, et instruisait ses compagnes, plus par ses
exemples que par ses paroles ? Elle était d'une humilité
si grande et si profonde qu'on l'eût prise pour la servante de tous,
elle qui jadis avait commandé à beaucoup de personnes; mais
elle était plus véritablement la servante du Christ, en ne
paraissant pas dominer sur les hommes. Ses habits étaient grossiers,
sa nourriture commune, sa coiffure négligée; et toutefois,
elle pratiquait ces vertus de manière à éviter l'ostentation,
de peur de recevoir sa récompense en ce monde.
Maintenant donc, pour de courtes souffrances, elle jouit d'une béatitude
sans fin; elle est admise dans les chœurs des anges; elle se repose dans
le sein D'Abraham, et, avec Lazare autrefois pauvre, elle voit ce riche
couvert de pourpre, ce consul couvert non plus de la palmée, mais
d'un vêtement de deuil, demander que, du petit doigt de Léa,
une goutte d'eau tombe sur sa langue. Oh ! quel étrange changement
! Cet homme que naguère précédaient les insignes de
toutes les dignités; qui montait au capitole, comme pour triompher
des ennemis subjugués; cet homme que le peuple romain accueillait
avec des applaudissements et des acclamations; cet homme, à la mort
duquel toute la ville s'est émue, désolé maintenant
et dépouillé de tout, bien loin de siéger dans les
palais étoilés du ciel, comme se l'imagine faussement sa
malheureuse épouse, est enseveli dans d'horribles ténèbres.
Cette femme, au contraire, qui se retranchait dans le secret d'une chambre
solitaire, et qui semblait pauvre et obscure, dont la vie passait pour
une folie, marche maintenant à la suite du Christ, et dit : «Tout
ce qui nous avait été annoncé nous l'avons vu dans
la cité de notre Dieu,» (Ps 47,8) et le reste.
C'est pourquoi je vous préviens et vous en conjure, avec pleurs
et gémissements : pendant que nous cheminons sur la route de ce
monde, n'ayons pas deux tuniques, c'est-à-dire, deux sortes de foi.
Ne nous chargeons pas de souliers, c'est-à-dire, d'œuvres mortes;
que le poids des richesses ne nous entraîne point vers la terre.
Ne cherchons pas l'appui d'un bâton, c'est-à-dire, de la puissance
du siècle. Ne nous efforçons pas de posséder en même
temps et le Christ et le siècle; mais faisons en sorte que des biens
éternels succèdent, à des biens caducs et de courte
durée. Et, puisque chaque jour nous mourons, je parle du corps ne
nous flattons pas d'être immortels quant au reste afin que nous puissions
jouir de l'éternelle béatitude.
LETTRE 21
À MARCELLA
Éloge d'Asella
L'on ne doit pas me blâmer si, dans mes lettres je vante ou je
censure quelques personnes; parce que reprendre le vice c'est corriger
les méchants, et que louer les gens de bien c'est inspirer aux autres
l'amour de la vertu. Dernièrement, j'avais dit quelques mots de
Léa, d'heureuse mémoire. J'éprouvai aussitôt
un remords, et il me vint en pensée que je ne devais pas me taire
au sujet d'une vierge, après avoir parlé d'une chasteté
du second ordre. Je vais donc décrire en peu de mots la vie de notre
Asella, mais je vous prie de ne lui pas lire cette lettre, car elle ne
peut souffrir qu'on la loue; montrez-la plutôt aux jeunes filles,
afin que, se modelant sur son exemple, elles regardent sa conduite comme
la règle d'une vie parfaite.
Je ne dis point qu'elle a été bénie dans le sein
de sa mère, avant sa naissance; que son père la vit, durant
le sommeil, dans une fiole de verre plus pur et plus éclatant qu'une
glace, emblème de sa future virginité. Je ne dis pas qu’enveloppée
encore des langes de l'enfance, et dépassant à peine sa dixième
année, elle a été consacrée au Seigneur et
embellie déjà des prérogatives de la béatitude
future. Imputons à la grâce toutes les faveurs dont elle a
été comblée, avant de pouvoir combattre, quoique,
au reste, Dieu qui sait l'avenir, sanctifie Jérémie dans
le sein maternel, fasse tressaillir Jean dans le ventre de sa mère,
et, avant la création du monde, réserve Paul pour l'Évangile
de son Fils. J'en viens à ce qu'elle a fait elle-même depuis
sa douzième année; au genre de vie qu'elle a choisi, embrassé
et suivi avec persévérance; aux devoirs qu'elle s'est imposés
et qu'elle a remplis.
Renfermée dans les bornes étroites d'une petite cellule,
elle jouissait de la vaste étendue du paradis. La terre nue lui
servait à la fois d’oratoire et de lieu de repos. Le jeûne
était son plaisir, et la faim son aliment. Ce n'était pas
pour contenter un désir naturel, c'était pour satisfaire
les besoins du corps qu'elle se laissait entraîner à prendre
de la nourriture; du pain, du sel et de l'eau froide, tels étaient
les aliments qui servaient plutôt à irriter sa faim, qu'à
l'apaiser. J'oubliais presque ce que je devais vous dire d'abord. Aussitôt
qu'elle eut embrassé ce genre de vie, elle vendit, à l'insu
de ses parents, son collier d'or, que l'on appelle communément une
murène, parce qu'il est composé de plusieurs petits filets
d'or entrelacés les uns dans les autres, et qui s'allongent en serpentant.
Puis, elle se revêtit d'une tunique de couleur brune, qu'elle ne
pouvait obtenir de sa mère, et, par un pieux début de renoncement
au monde, elle se consacra tout-à-coup au Seigneur, de manière
que toute sa parenté comprit que l'on ne pouvait obtenir autre chose
de celle qui, dans ses vêtements, avait déjà condamné
les vanités du siècle.
Or, comme j'avais commencé de le dire, elle se conduisit toujours
avec tant de régularité, et mit tant de soins à se
cacher dans le secret de sa cellule, que jamais on ne la vit paraître
en publie, jamais parler à un homme; et, ce qu'il y a de plus merveilleux,
c'est qu'ayant une sœur vierge aussi, elle se contentait de l'aimer, et
se privait du plaisir de la voir. Elle travaillait de ses mains, sachant
qu'il est écrit : «Que celui qui ne travaille pas ne mange
pas.» (2 Th 3,10). Elle s'entretenait avec l'Époux céleste,
ou par l'oraison, ou par la psalmodie. Elle allait visiter les tombeaux
des martyrs, sans presque se laisser voir. Au milieu des jouissances que
lui procurait son genre de vie, elle trouvait son plus grand plaisir à
n'être connue de personne. Un jeûne continuel faisait sa nourriture
durant toute l'année; souvent même elle vivait ainsi deux,
trois jours, mais c'était en carême surtout qu'elle déployait
l’ardeur de son zèle, passant de la sorte, et l'air joyeux, presque
toutes les semaines. Ce que l'on regarderait peut-être comme impraticable,
si la grâce de Dieu ne l'eût rendu possible, c'est qu'elle
a vécu de cette manière jusqu'à cinquante ans, sans
éprouver aucune douleur d’estomac, ni d'entrailles; sans que ses
membres se crispassent à coucher sur la terre nue, sans contracter,
dans le sac dont sa peau était déchirée, ni malpropreté,
ni odeur fétide; le corps toujours sain, l'esprit plus vigoureux
encore, elle faisait de la solitude toutes ses délices, et savait
trouver au milieu d'une ville bruyante le calme des moines au désert.
Au reste, ces détails vous sont mieux connus qu'à moi, puisque
vous m'avez appris le peu que j'en sais; pu vous avez vu de vos yeux le
calus, pareil à celui des chameaux, qu'elle a contracté à
force de prier. Moi, je dis ce que je peux savoir. Rien de plus enjoué
que sa gravité, rien de plus grave que son enjouement; rien de plus
triste que sa douceur, rien de plus doux que sa tristesse. La pâleur
de son visage est telle que, en étant un indice de ses austérités,
elle n'a rien qui sente l'ostentation. Elle parle sans rien dire, et ce
silence même est éloquent. Sa démarche n'est ni précipitée,
ni lente. Toujours le même maintien. Ses vêtements sont d'une
propreté simple et sans recherche d'une élégance sans
ornements.
Par la seule égalité de sa vie, elle a mérité
que, dans une ville de luxe, de plaisirs et de délices, où
l'humilité passe pour misère, les gens de bien la comblent
d'éloges, et les méchants n'osent la calomnier; que les veuves
et les vierges l'imitent; que les matrones la respectent; que les femmes
de mauvaise vie la redoutent, que les prêtres l'admirent.
LETTRE 22
À PAULA
Sui, la Mort de Blésilla, sa fille
«Qui donnera de l’eau, à ma tête, et à mes
yeux une source de larmes, et je pleurerai,» non pas, comme dit Jérémie,
«les morts de mon peuple;» (Jer 9,1) ni, comme Jésus,
les malheurs de Jérusalem; mais je pleurerai la sainteté,
la miséricorde, l'innocence, la chasteté; je pleurerai toutes
les vertus ensevelies dans un même tombeau avec Blésilla.
Ce n'est pas qu'il faille donner des pleurs à celle qui s'en est
allée, mais l'on ne saurait trop s'affliger de ce que nous avons
cessé de voir une personne d'une si haute perfection. Comment, en
effet, se rappeler, sans répandre des larmes, cette jeune femme
de vingt ans, qui porta l'étendard de la croix avec une foi si ardente,
et qui regretta plus la perte de sa virginité que la perte de son
époux ? Comment redire, sans gémissements, et son assiduité
à la prière et la grâce de son langage, et la fidélité
de sa mémoire et la pénétration de son esprit ? À
l'entendre parler grec, on eût pensé qu'elle ne connaissait
pas la langue latine. Si elle se mettait à parler la langue romaine,
son discours n'offrait aucun accent étranger. Et même, ce
que toute la Grèce admire dans ce fameux Origènes, elle avait
surmonté si bien les difficultés de la langue hébraïque,
je ne dis pas en peu de mois, mais en peu de jours, qu'elle rivalisait
avec sa mère pour l'intelligence et le chant des psaumes. La pauvreté
de ses habits n'était point en elle, comme chez la plupart des femmes,
l'indice d'une vanité secrète; mais, comme son humilité
était tout intérieure, il n'y avait, pour les vêtements,
aucune différence entre elle et les vierges qui la servaient, si
ce n'est qu'on la reconnaissait plus aisément à une démarche
plus négligée. La maladie avait rendu ses pas chancelants;
son cou décharné, soutenait à peine sa tête
pâle et tremblante; et cependant elle avait toujours dans les mains
ou un prophète, ou l'Évangile. Mes joues sont baignées
de larmes, les sanglots étouffent ma voix, et mes entrailles émues,
retiennent ma langue enchaînée.
Alors que l'ardeur de la fièvre brûlait le faible corps
de la sainte, et que mourante, elle avait autour de son humble couche un
cercle de parents, elle exprimait ainsi ces dernières volontés
: «Priez le Seigneur Jésus de me pardonner, parce que je n'ai
pu accomplir ce que je voulais.» Ne craignez rien, ma Blésilla,
en pensant que vous avez toujours eu des vêtements blancs. La blancheur
des habits c'est la pureté d'une virginité perpétuelle.
Nous croyons certain ce que nous avançons; jamais la conversion
ne vient trop tard. Ces paroles ont été consacrées
pour la première fois dans la personne du larron : «En vérité,
Je te le dis, tu seras aujourd'hui en paradis avec Moi.» (Lc 23,43).
Mais aussitôt que, débarrassée de son enveloppe
charnelle, l'âme se fut envolée vers son auteur, et que, après
un long pèlerinage ici-bas, elle fut rentrée dans son antique
héritage, on apprêta, suivant la coutume, les funérailles
de
Blésilla. Des personnes de distinction marchaient en ordre devant
le cercueil qui était couvert d'un voile d'or. Il me sembla qu'elle
me criait, du haut des cieux : «Je ne reconnais pas ces habits, ce
vêtement n'est pas le mien, ces ornements ne m'appartiennent pas.»
Mais que faisons-nous là ? Je veux arrêter les larmes
d'une mère, et je pleure moi-même. Je ne puis dissimuler mes
sentiments; ce livre est écrit tout entier avec mes larmes. Jésus
lui aussi pleura Lazare, parce qu'Il l'aimait. Celui-là n'est point
un consolateur efficace qui succombe à sa propre douleur, et dont
les entrailles sont émues, dont la voix est entrecoupée par
les sanglots. Ma chère Paula, j'en atteste et Jésus que Blésilla
suit maintenant, et les saints anges en la société desquels
elle se trouve, je ressens les mêmes douleurs que vous; j’étais
son père selon l'esprit, son nourricier selon la charité,
et je ne puis ne pas dire quelquefois : «Périsse le jour où
je suis né.» (Job 3,3). Et encore : «Malheur à
moi, ô ma mère, pourquoi m'as-tu engendré pour que
je fasse un homme de contradiction et de discorde dans toute la terre ?»
(Jer 15,19). Et encore : «Vous êtes juste, Seigneur, cependant
je vous adresserai mes justes plaintes. Pourquoi les méchants prospèrent-ils
en leurs voies ?» Et encore : «Mes pieds se sont presque égarés,
mes pas ont presque chancelé, parce que je me suis indigné
contre les pécheurs, en voyant la paix des impies.» - Et j'ai
dit : «Dieu les voit-il ? Le Très-Haut en a-t-il connaissance
? Voilà que ces pécheurs, ces heureux du siècle, ont
multiplié leurs richesses.» (Ps 72,2-3). Mais en même
temps ces paroles me reviennent à l'esprit : «Si je raconte
ces choses, voilà que la génération de vos enfants
me nomme prévaricateur.» (Ibid. 15).
Combien de fois ces pensées orageuses ne sont-elles
pas venues traverser mon âme ? Pourquoi des hommes qui ont vieilli
dans le crime jouissent-ils des richesses du siècle ? Pourquoi des
jeunes gens qui ont encore toute leur innocence, qui sont sans péché,
sont-ils moissonnés à la fleur de l'âge ? D'où
vient que souvent des enfants de deux ans, de trois ans et encore à
la mamelle, sont possédés du démon, couverts de lèpre,
dévorés par la jaunisse ? Pourquoi, au contraire, voit-on
des hommes impies, adultères, homicides, sacrilèges, jouir
en paix d'une heureuse santé, et blasphémer contre Dieu,
alors surtout que l'iniquité du père ne retombe pas sur le
fils, et que l'âme qui a péché meurt elle-même
? Ou si l'antique sentence subsiste encore, et si les enfants doivent être
punis des péchés
de leurs pères, n'est-il pas inique de faire tomber sur un enfant
innocent les crimes innombrables d'un père chargé d'années
? Et j'ai dit : «C'est donc en vain que j'ai purifié mon cœur,
et que j'ai lavé mes mains parmi les innocents, — et que j'ai été
frappé de verges durant tout le jour.» (Ps 72,13-14). Et,
lorsque je songeais à toutes ces choses, j'ai appris à dire
avec le Prophète : «J'ai médité pour savoir,
et mes yeux n’ont vu qu'un grand travail; — jusqu'à ce que je sois
entré dans le sanctuaire de Dieu;» (ibid. 16) car les jugements
du Seigneur sont un abîme impénétrable, el que j’aie
compris la fin des pervers. Et, encore : «Ô profondeur des
trésors de la sagesse, et de la science de Dieu ! Que ses jugements
sont incompréhensibles, et ses voies impénétrables
!» (Rom 11,13).
Dieu est bon, et tout ce que fait un être bon doit être
bon nécessairement. Si je perds un mari, je déplore cette
perte; mais parce qu'il plaît ainsi au Seigneur, je supporterai cet
accident sans murmurer. La mort m'a-t-elle ravi un fils unique e cette
disgrâce est cruelle sans doute, mais supportable néanmoins,
parce que Dieu a repris ce qu'il avait donné. Si je deviens aveugle,
la lecture faite par un ami sera ma consolation. Si mes oreilles me refusent
la faculté d'entendre, je serai à couvert de la corruption,
et je ne songerai à rien autre chose qu'au salut. Si, pour comble
de malheur, je me vois encore en butte à la dure pauvreté,
au froid, à la maladie et à la nudité, j’attendrai
que la mort y vienne mettre un terme, et tous les maux de la vie présente
me sembleront courts, dans l'attente d'une vie plus heureuse.
Considérons ce que dit ce psaume d'une si haute morale : «Vous
êtes juste, Seigneur, et vos jugements sont droits.» (Ps 118,137).
De telles paroles ne peuvent sortir que de la bouche d'un homme qui, dans
toutes ses souffrances, bénit le Seigneur, et qui, attribuant à
ses péchés les maux qu'il endure, ne cesse, au milieu des
adversités, de louer la Clémence divine. Les filles de Juda
ont tressailli de joie à cause des jugements du Seigneur. Si Juda
se traduit par louange, si toute âme croyante loue le Seigneur, il
est nécessaire que celui qui prétend croire au Christ se
réjouisse dans tous les jugements du Christ. Me porté-je
bien, je rends grâce au Créateur. Suis-je malade, en cela
encore je bénis la Volonté de Dieu; «car lorsque je
suis faible alors je suis fort, et la force de l'esprit se perfectionne
dans la faiblesse» (2 Cor 12,9-10) de la chair. L'Apôtre souffre,
lui aussi, ce qu'il ne voudrait pas, et par trois fois il conjure le Seigneur
de l'en affranchir, mais on lui répond : «Ma grâce te
suffit, parce que la force se perfectionne dans la faiblesse.» (Ibid.
9). Afin de réprimer l’orgueil qu'il aurait pu concevoir de ses
révélations, on lui donne un esprit de malice qui le fasse
ressouvenir de la faiblesse humaine; de même que dans les triomphes,
on plaçait derrière le char du triomphateur un homme qui
lui disait, à chaque acclamation des citoyens : Souviens-toi que
tu es homme.
Mais pourquoi trouver dur, ce qu'il faut souffrir une fois enfin ?
Pourquoi, pleurer la mort de quelqu'un ? Sommes-nous donc nés pour
rester ici-bas éternellement ? Abraham, Moïse, Isaïe,
Pierre, Jacques, Jean, Paul, ce vase d'élection, et par-dessus tout
le Fils de Dieu, ont été sujets à la mort. Et nous
nous indignons, lorsque nous voyons abandonner son enveloppe mortelle à
une personne qui a été enlevée peut-être, «de
crainte que le mal ne changeât son cœur, car son âme était
agréable au Seigneur. C'est pour cela qu'il s'est hâté
de la retirer du milieu des iniquités,» (Sag 4,11-16) afin
que, dans ce long pèlerinage de la vie, elle n'allât pas s'égarer
en des sentiers écartés.
Que l'on pleure un mort, mais un mort que la géhenne reçoit,
que le tartare dévore, et pour le châtiment duquel brûlent
des feux éternels. Nous que les bataillons, des anges escortent
au sortir de ce monde; nous, à la rencontre de qui se présente
le Christ, soyons bien plutôt affligés d'habiter plus longtemps
ces tabernacles de mort, car, pendant que nous demeurons ici-bas, nous
sommes éloignés du Seigneur. Que ce désir, que ces
paroles soient toujours dans notre âme : «Malheur à
moi, car mon exil a été prolongé ! J'ai habité
sous les tentes de Cédar; mon âme y a été étrangère.»
(Ps 119,5). Comme le mot Cédar signifie ténèbres,
et que ce monde est enveloppé de ténèbres, parce que
la lumière luit dans les ténèbres, et que les ténèbres
ne l'ont point comprise, applaudissons à notre chère Blésilla,
qui a passé des ténèbres à la lumière,
et qui, par l'ardeur d'une foi naissante, a mérité la couronne
d'une vertu consommée. Si, en effet, pendant qu'elle aurait été
occupée des désirs du siècle, Dieu veuille préserver
les siens d'un pareil malheur ! si, pendant qu'elle n'aurait songé
qu'aux délices de cette vie, une mort prématurée fût
venue l'enlever, alors il faudrait la pleurer et répandre sur elle
des torrents de larmes. Mais puisque, grâces au Christ, elle a su
trouver, il y a quatre mois, comme un second baptême dans les résolutions
qu'elle avait prises, et que dès lors elle a vécu de manière
à ce que, foulant aux pieds le monde, elle eût toujours sa
pensée vers le monastère, ne craignez-vous pas que le Sauveur
vous dise : Pourquoi t'irriter, ô Paula, de ce que ta fille est devenue
la mienne ? Pourquoi t'indigner contre mes jugements, et, avec des larmes
rebelles, M'outrager, parce que je possède Blésilla ? Peux-tu
pénétrer les desseins que j'ai sur toi, que j'ai sur le reste
de ta famille ? Tu, te refuses la nourriture, non point par un jeûne
louable, mais par une douleur excessive. Je n'aime point cette frugalité-là.
Ces jeûnes sont ceux de mon ennemi. Je ne reçois aucune âme
qui se sépare du corps contre ma Volonté. Que la philosophie
insensée du siècle se glorifie de pareils martyrs. Qu'elle
se glorifie d'un Zénon, d'un Cléombrotus, d'un Caton. «Mon
esprit ne Se repose que sur les humbles et les pacifiques, et sur ceux
qui écoutent mes paroles avec tremblement.» (Is 66,2). Est-ce
donc là ce que tu promettais dans le monastère ? Est-ce pour
cela que, te distinguant du reste des matrones par un costume particulier,
tu semblais faire profession d'une vie plus religieuse ? Cette âme
qui pleure est bien digne d'un corps vêtu de soie. Te voilà
défaillante et à demi morte; et, comme si tu ne devais pas
tomber entre mes Mains, tu me fuis comme un juge cruel. Ce prophète,
dont l'âme était si grande, Jonas, avait autrefois voulu se
dérober à mes poursuites, mais il fut à Moi dans les
gouffres mêmes de la mer. Si tu croyais que ta fille est vivante,
jamais tu ne pleurerais de l'avoir vu passer à une condition meilleure.
Est-ce là ce que j'avais ordonné par mon Apôtre, de
ne point s'attrister, à la manière des gentils, sur ceux
qui dorment ? Rougis donc : une femme païenne te surpasse. La servante
du démon vaut mieux que la mienne. Celle-là se flatte que
son mari, qui était païen, a été transporté
dans le ciel; et toi, ou bien tu ne peux croire que ta fille habite avec
Moi, ou bien tu ne le veux pas.»
Vous me direz : Pourquoi me défendre de pleurer, puisque Jacob,
lui aussi, couvert d'un sac, pleura Joseph, et ne voulut pas recevoir les
consolations de ses proches, qui s'étaient tous rassemblés
auprès de lui ? «Je descendrai, disait-il, vers mon fils en
pleurant jusqu’au tombeau;» (Gen 37,35) puisque David, la tête
couverte, pleura la mort d'Absalon, en répétant ces paroles
: «Mon fils Absalon, Absalon mon fils, qui me donnera de mourir pour
toi, mon fils Absalon ?» (2 Roi 18,33) puisque les funérailles
de Moïse, d'Aaron et des autres saints furent célébrées
par un deuil solennel ? — Il est aisé, de répondre à
cela : Jacob pleura son fils, qu'il croyait tué, auprès duquel
il devait bientôt lui-même descendre au sépulcre, disant
: «Je descendrai tout en pleurs vers mon fils dans le tombeau;»
parce que le Christ n'avait point encore forcé la porte du paradis,
parce que son Sang n'avait pas encore éteint ce glaive de feu que
brandissent les chérubins. De là vient qu’Abraham, quoique
placé dans un lieu de rafraîchissement, nous est représenté
néanmoins, comme étant dans les enfers avec Lazare. David
avait raison de pleurer un fils parricide; mais, un autre fils, à
qui ses prières n'avaient pu conserver la vie, il ne le pleura point,
parce qu'il savait que ce fils n'avait pas péché. Que les
funérailles de Moïse et d'Aaron aient été, suivant
l'ancienne coutume, célébrées par un grand deuil,
il n'y a rien là d'étonnant, puisque, dans les Actes des
apôtres, l'on voit que, dès les premiers jours de l'Évangile,
les frères de Jérusalem célébrèrent
les funérailles d'Étienne avec un grand deuil; ce qui doit
s'entendre, non pas comme vous le pensez, de la douleur excessive des frères,
mais de la pompe des obsèques et de la foule prodigieuse qui s'y
trouvait. Enfin, l'Écriture parle ainsi de Jacob : «Et Joseph
monta ensevelir son père; tous les serviteurs de Pharaon, et les
anciens de sa maison, et les anciens de toute l'Égypte, et toute
la maison de Joseph et ses frères montèrent avec lui.»
(Gen 50,7) Et un peu après : «Il y eut aussi des chars et
des cavaliers qui le suivirent, et il trouva là une grande multitude.»
(Ibid. 9) Et ensuite : «Ils célébrèrent les
funérailles de Jacob avec beaucoup de pleurs et de grands cris.»
(Ibid. 10). Ce deuil solennel ne témoigne pas des larmes et de la
tristesse des Égyptiens, mais de la pompe des funérailles.
Il est manifeste aussi qu'Aaron et Moïse furent pleurés de
la même manière. Je ne saurais assez louer les mystères
de l'Écriture, et assez admirer le sens divin qu'elle présente
sous des fermes simples en apparence. D'où vient que Moïse
est pleuré, et que le saint homme Jésus, fils de Navé,
fut enseveli sans être pleuré cependant ? C'est que, du temps
de Moïse, je veux dire, dans l'ancienne loi, tous les hommes étaient
enveloppés dans la condamnation prononcée contre le péché
d'Adam, et qu'il était naturel de donner des larmes à ceux
qui descendaient aux enfers, suivant ce que dit l'Apôtre : «La
mort a régné depuis Adam jusqu’à Moïse, même
sur ceux qui n'avaient pas péché.» (rom 5,4). Mais
sous l’Évangile, c'est-à-dire, sous Jésus, par qui
nous a été ouvert le paradis, on célèbre avec
joie les funérailles des morts. Aujourd'hui encore les Juifs donnent
des larmes à ceux qui meurent, et, les pieds nus, se roulent sur
la cendre, se couchent sur le cilice. Puis, afin que rien ne manque à
cette superstitieuse cérémonie, ils ont coutume, d'après
une vaine tradition des pharisiens, de prendre des lentilles pour première
nourriture, faisant voir par là que ce mets fatal leur a fait perdre
le droit d'aînesse. Mais leur aveuglement est mérité;
car, ne croyant pas à la résurrection du Seigneur, ils ne
peuvent attendre que la venue de l'antichrist. Mais nous, qui avons été
revêtus du Christ, et qui sommes devenus, suivant l'Apôtre,
une race royale et sacerdotale, nous ne devons pas nous affliger sur les
morts. «Et Moïse dit à Aaron, et à Eldazar et
à Ithamar, ses fils qui étaient restés : Vous ne découvrirez
point votre tête, vous ne déchirerez point vos vêtements,
de peur que vous ne mouriez, et que la colère ne vienne sur tout
le peuple.» (Lev 10,6). N'allez pas, dit-il, déchirer vos
vêtements, ni étaler un deuil de gentil, de peur que vous
ne mouriez. Notre mort, c'est le péché. Et, ce qui semblera
peut-être dur à quelqu'un, mais qui néanmoins est nécessaire
à la foi, le même Lèvitique défend au grand-prêtre
d’approcher du cadavre de son père, de sa mère, de ses frères
ou de ses enfants, de peur sans doute qu'une âme occupée d’offrir
des sacrifices à Dieu et de méditer ses mystères,
ne trouve une distraction dans des affections quelconques. La même
chose n'est-elle pas recommandée en d’autres termes dans l'Évangile,
lorsque le disciple reçoit ordre d'abandonner sa maison, de ne pas
accorder la sépulture au cadavre de son père ? Et il (le
grand-prêtre) «ne sortira pas des lieux saints, afin qu'il
ne souille pas le sanctuaire du Seigneur; car il a sur la tête l'huile
de l'onction sainte de son Dieu.» (Ibid. 21,12).
Assurément, dès que nous croyons au Christ, et que, après
avoir reçu l'huile de son onction, nous le portons en nous, il ne
faut pas que nous sortions du temple, c'est-à-dire, de la voie de
la perfection chrétienne, ni que nous allions dehors pour prendre
part à l'incrédulité des gentils; mais nous devons
toujours rester au dedans, c'est-à-dire, observer la Volonté
du Seigneur. Je vous ai dit ces choses, de peur que, ne comprenant pas
l'Écriture, vous ne vous en servissiez comme d'une autorité
dans votre deuil, et que vous ne justifiassiez ainsi votre égarement.
Et encore ne vous ai-je parlé jusqu'à présent que
comme à une chrétienne ordinaire. Mais, puisque je sais que
vous avez renoncé au monde entier, et que, après avoir dédaigné
et foulé aux pieds les délices du siècle, vous vaquez
chaque jour à la prière, au jeûne, à la lecture;
puisque, à l'exemple dAbraham, vous souhaitez de sortir de votre
pays et de votre parenté, d'abandonner la Chaldée et la Mésopotamie,
pour entrer dans la terre de promesse; puisque, morte au monde avant même
de mourir, vous avez distribué vos biens aux pauvres et à
vos enfants, je m'étonne que vous fassiez des choses qui, dans les
autres personnes, seraient dignes de blâme. Il vous souvient toujours
de la conversation de Blésilla, de ses caresses, de ses paroles,
de sa compagnie, et la perte de tout cela vous semble insupportable.
Nous excusons les larmes d'une mère, mais nous voulons des bornes
dans la douleur. Si je songe que vous êtes mère, je ne vous
fais pas un crime de vos pleurs. Si je me rappelle que vous êtes
chrétienne et religieuse, je dis que ces deux noms excluent celui
de mère. La plaie est récente, et, quelque précaution
que ma main prenne pour la toucher, elle l'irrite plutôt qu'elle
ne la guérit. Cependant, un mal que le temps doit adoucir, pourquoi
ne pas en triompher par la raison ? Noémi, pour se défendre
contre la famine, s'étant réfugiée dans la terre de
Moab, y perdit son époux et ses fils. Et, lorsqu'elle était
privée du secours des siens, Ruth, quoique étrangère,
ne s'éloigna pas de ses côtés. Voyez quel mérite
ce fut d'avoir consolé une personne délaissée ! Le
Christ naît de la race de Ruth. Considérez quelles disgrâces
Job a essuyées, et vous verrez que vous êtes trop délicate,
pendant que lui, les yeux levés au ciel, au milieu des ruines de
sa maison, avec les douleurs de son ulcère, après des pertes
infinies, et en face des embûches de son épouse, fait preuve
d'une patience invincible. Je sais ce que vous allez répondre :
Toutes ces calamités ne fondirent sur cet homme juste que pour éprouver
sa vertu. De deux choses, choisissez donc celle que vous voudrez : ou vous
êtes sainte, et alors vous êtes éprouvée; ou
vous êtes pécheresse, et alors vous vous plaignez injustement;
car vous souffrez moins que vous ne méritez de souffrir.
Que parlé-je d'exemples anciens ? Imitez ceux que vous avez
sous les yeux. La sainte Mélanie, cette véritable illustration
chrétienne de nos temps (puisse le Seigneur, en son grand jour,
nous accorder, à vous et à moi, une part avec elle !) pendant
que le corps de son mari était encore chaud, et n'avait pas reçu
les derniers devoirs, perdit en même temps deux fils. Je vais dire
une chose incroyable; mais, le Christ n'en est témoin, c'est la
vérité. Qui ne penserait qu'alors Mélanie, comme une
furieuse, les cheveux épars, les vêtements en lambeaux, n’allât
se déchirer le sein ? Elle ne répandit pas une seule larme,
se tint immobile; et, prosternée aux pieds du Christ, elle sourit,
comme si elle l’eût tenu dans ses bras. Je vais, Seigneur, vous servir
avec plus de liberté, puisque vous m’avez déchargée
d’un fardeau si pesant. Mais peut-être a-t-elle été
vaincue par sa tendresse pour ses autres enfants ? Jugez de son détachement,
par la manière dont elle en agit avec le seul qui lui restât;
car, après lui avoir donné tous ses biens, elle s’embarqua,
au commencement de l’hiver, pour aller à Jérusalem.
Epargnez-vous, je vous en conjure; épargnez votre fille qui
déjà règne avec le Christ; épargnez du moins
votre Eustochium, dont l'âge tendre encore, dont l’âge l’enfance
encore extrême est guidée par vos enseignements. Aujourd'hui,
le démon frémit de rage; et, parce qu'il a vu triompher une
de vos filles, irrité d'avoir été vaincu, il s'efforce
de ressaisir en celle qui reste, la victoire qu'il a perdue dans, celle
qui est aux cieux. Trop de tendresse envers des enfants est une impiété
envers Dieu. Abraham immole avec joie son fils unique, et vous voyez avec
chagrin que, sur plusieurs de vos enfants, l’un reçoive la couronne
?
Je ne saurais exprimer sans gémissement ce que j'ai à
vous dire. Lorsque, du milieu du convoi, l'on vous rapportait à
demi-morte, le peuple murmurait tout bas : N'est-ce pas là ce que
nous disions souvent ? Elle s'attriste de ce que sa fille, tuée
par les jeûnes, ne lui a pas laissé de petits-fils, même
d'un second mariage. Que ne chasse-t-on enfin de la ville cette race détestable
des moines ? Pourquoi ne pas les lapider ? Pourquoi ne pas les précipiter
dans les flots ? Ils ont séduit cette pauvre matrone, qui n’a embrassé
que malgré elle, la vie monastique, on le voit bien, car jamais
païenne ne pleura de la sorte ses enfants.
Quelle pensez-vous qu'ait été la tristesse du Christ,
à de
tels discours ? Quelle joie n'a-ce pas été pour Satan,
qui s'efforce aujourd'hui, de vous ravir votre âme, et qui, sous
le prétexte spécieux d'une pieuse douleur, pendant que l'image
de votre fille est sans cesse devant vos yeux, désire tout à
la fois tuer la mère de celle qui a triomphé de lui, et envahir
la solitude d'Eustochium, sa sœur délaissée ? Je ne dis point
ceci pour vous alarmer, et le Seigneur m'est témoin que je vous
parle avec autant de sincérité que si j'étais devant
son tribunal. Elles sont abominables, pleines de sacrilèges, plus
remplies encore d'incrédulité, ces larmes qui n'ont pas de
mesure, et qui vous conduisent presque jusque au tombeau. Vous poussez
des hurlements, des cris continuels; et, devenue comme furieuse, vous vous
faites, autant qu'il est en votre pouvoir, homicide de vous-même.
Dans l'état où vous vous trouvez, Jésus avec douceur
s'approche de vous, et vous dit : «Ne pleurez point, votre fille
n'est pas morte, mais elle dort.» (Mc 5). Que les assistants se rient
de ces paroles; ils imitent l'infidélité des Juifs. Vous
encore, si vous voulez vous livrer à la douleur sur le tombeau de
votre fille, vous entendrez ces reproches de l’ange : «Pourquoi cherchez-vous
parmi les morts celle qui est vivante ?» (Ibid. 24,5) C’est ce que
faisait Marie Madeleine; mais aussitôt qu'elle reconnut la voix du
Seigneur qui l'appelait, elle se prosterna à ses Pieds, et le Christ
lui dit : «Ne me touchez pas, car Je ne suis pas encore monté
vers mon Père;» (Jn 20,17) c'est-à-dire, vous ne méritez
pas de me toucher à présent que je ressuscite, puisque vous
me croyez enseveli dans le sépulcre.
Quels supplices, quels tourments pensez-vous que ce soit pour notre
Blésilla de voir le Christ un peu irrité contre vous ? Elle
vous crie maintenant, à vous qui pleurez : Si jamais tu m'as aimée,
ô ma mère; si j'ai sucé tes mamelles; si j'ai grandi
au milieu de tes avertissements, ne m'envie point ma gloire, ne fais pas
que nous soyons à jamais séparées l'une de l'autre.
Penses-tu que je sois seule ? J'ai, pour te remplacer, Marie, Mère
du Seigneur. Je vois ici beaucoup de saintes personnes que je ne connaissais
pas encore. Oh ! combien cette société est préférable
! J'ai ici Anna, cette prophétesse de l'Évangile; et, ce
qui doit redoubler ta joie, j'ai obtenu en trois mois, la gloire qui lui
a coûté, à elle, tant d'années d'un pénible
travail. Nous avons reçu la même palme de chasteté.
Me plains-tu d'avoir quitté le monde ? Je vous plains aussi, vous
que la prison du siècle retient encore; vous qui chaque jour combattez,
et qu'entraînent dans une ruine fatale, tantôt la colère,
tantôt l'avarice, tantôt la volupté, tantôt les
charmes des vices divers. Si tu veux être ma mère, aies soin
de plaire au Christ; je ne reconnais pas pour mère celle qui déplaît
à mon Seigneur. Blésilla vous dit encore beaucoup d'autres
choses, que je passe sous silence; elle prie le Seigneur pour vous, et
m’obtient, car je connais ses sentiments, le pardon de mes fautes, en reconnaissance
des avis que je lui ai donnés, des exhortations que je lui ai faites,
du zèle avec lequel j'ai encouru la haine de ses proches, afin d’assurer
son salut.
Ainsi, tant qu'un faible souffle animera mes membres, tant que je poursuivrai
le pèlerinage de cette vie, je m'y engage, je le promets, je le
jure, c'est Blésilla que ma voix célébrera; c'est
à elle que seront consacrés mes travaux, pour elle que se
fatiguera mon esprit. Aucune page, dans mes livres, qui ne parle de Blésilla.
En quelque lieu que parviennent mes ouvrages, elle voyagera avec eux. Les
vierges, les veuves, les moines, les prêtres liront ses traits gravés
dans mon âme. En dédommagement d'une courte vie, elle obtiendra
une éternelle renommée. Celle qui vit dans les cieux avec
le Christ vivra aussi dans la bouche des hommes. Le siècle présent
passera; viendront les siècles futurs qui la jugeront sans amour
et sans haine. Je la placerai entre le nom de Paula et celui d'Eustochium;
elle vivra éternellement dans mes écrits; elle m'entendra
toujours parlant d'elle avec sa sœur, avec sa mère.
LETTRE 23
À EUSTOCHIUM
C'est un présent léger, en apparence, mais précieux
par la charité qui l'accompagne, que des bracelets, une lettre et
des colombes venant d'une vierge. Mais, comme dans les sacrifices on n'offrait
point de miel à Dieu, vous avez en l'art de tempérer la trop
grande douceur de vos dons, et de les assaisonner de l'austérité
du poivre, si je puis parler ainsi. Les choses les plus agréables,
les plus douces selon Dieu, paraissent fades, à moins qu'on ne les
relève par les traits d’une vérité un peu piquante.
La Pâque du Christ se mange avec des assaisonnements amers. C'est
aujourd'hui un jour de fête, et il faut, en célébrant
le triomphe du bienheureux Pierre, montrer une gaieté plus grande
que de coutume, de manière néanmoins à ce que l'enjouement
de nos paroles ne s'éloigne pas trop de la ligne tracée par
les Écritures, et que nous n'allions pas nous écarter de
nos pratiques accoutumées.
Jérusalem, dans Ézéchiel, est ornée de
bracelets; Baruch reçoit une lettre de Jérémie; l'Esprit
saint descend sous la forme d'une colombe. Ainsi, pour assaisonner une
lettre de quelque chose de vif et de piquant, pour vous rappeler celle
que je vous écrivis autrefois, je vous dirai : Gardez-vous de dédaigner
la parure des bonnes œuvres qui doivent vous servir de bracelets; gardez-vous
de déchirer la lettre qui est écrite dans votre cœur, de
suivre l'exemple du prince impie qui coupa avec un canif celle que lui
avait donnée Baruch; prenez garde enfin qu'Osée ne vous dise
comme à Ephraïm: «Vous êtes devenue semblable à
une colombe sans intelligence.» (Os 7,2). Mon style, répondrez-vous,
est trop austère, et ne convient point à un jour de fête
? Vous m'avez provoqué vous-même par vos dons, en mêlant
les choses douces aux choses amères; vous recevrez la pareille,
et je mêlerai un peu d'aigreur à mes éloges.
Mais, pour ne point paraître déprécier vos présents,
je vous remercie de la corbeille de cerises que vous m’avez envoyée;
elles m'ont semblé si fraîches et si colorées de pudeur
virginale que j'ai cru qu'elles venaient d'être seulement apportées
par Lucullus. Car ce fut lui qui, après avoir subjugué le
Pont et l'Arménie, apporta le premier de Cérasonte à
Rome cette espèce de fruit; de là vient que l'arbre a pris
son nom du pays où il croît. Ainsi donc, puisque l'Écriture
parle d'une corbeille pleine de figues, mais qu'elle ne dit rien des cerises,
j'appliquerai à celles-ci ce qu'elle dit de celles-là. Je
souhaite que vous deveniez comme ces figues qui étaient devant le
temple de Dieu, et dont le Seigneur disait : «Celles qui sont bonnes
sont très bonnes.» (Jer 3) Le Sauveur, en effet, ne veut rien
de médiocre; et comme, sans rejeter les âmes de glace, Il
fait ses délices de celles qui sont toutes de feu, de même
aussi Il nous assure, dans l'Apocalypse, qu'Il vomit les tièdes.
Ce jour solennel nous devons donc avoir grand soin de le célébrer,
non pas tant par l'abondance des mets que par une joie toute spirituelle;
car, c'est une chose absurde que de vouloir honorer, par la bonne chère,
un martyr que l'on sait avoir été agréable à
Dieu par les jeûnes. Il vous faut toujours manger de telle sorte,
que la prière et la lecture puissent succéder à vos
repas. Cela, déplaît-il à quelqu'un ? dites-lui avec
l'Apôtre : «Si je voulais encore plaire aux hommes je ne serais
pas la servante du Christ.» (Gal 1,10).
LETTRE 24
À MARCELLA
Si je ne vous ai pas écrit plus au long, c'est pour un double
motif : d'abord, le porteur était sur son départ, et, comme
je me trouvais occupé d'un autre ouvrage, je n’ai pas voulu l'interrompre.
Vous demandez quel est cette chose si grande, si importante, qui m’arrache
au plaisir d'une causerie épistolaire. — Depuis longtemps je collationne
avec le texte hébraïque l'édition d'Aquila, afin de
voir si la synagogue, dans sa haine pour le Christ, n'y aurait pas fait
quelque changement; et j'y trouve, il faut l'avouer à une personne
amie beaucoup de choses bien capables de consolider notre foi.
Après avoir scrupuleusement revu les Prophètes, Salomon,
le psautier et les livres des Règnes, j'en suis à l'Exode,
que les Hébreux appellent ELLE SEMOTH, après quoi je passerai
au Lévitique. Vous voyez donc bien qu'il ne faut rien préférer
à un ouvrage de cette importance. Cependant, de peur que notre courrier
ne fît inutile, j'ai voulu joindre à ce petit billet deux
lettres que j'adresse à votre sœur Paula et à sa fille Eustochium;
vous pouvez les lire, et si, vous y trouvez quelque chose qui vous instruise
et vous plaise, regardez comme écrit à vous-même ce
qui est écrit pour d'autres.
Je désire que notre mère Albina se porte bien, je parle
de la santé du corps pour l'esprit, je n'ignore pas comment il se
porte. Je vous conjure de la saluer, et de lui rendre tous les devoirs
de piété que nous lui devons, comme à une chrétienne
et à une mère.
SUITE DE LA DEUXIÈME CLASSE, COMPRENANT LES LETTRES ÉCRITES À ROME DEPUIS L’AN 380 JUSQU’À L’ANNÉE 385
LETTRE 25
À MARCELLA.
Depuis ma dernière lettre, dans laquelle je vous expliquais quelques
mots hébreux, j'ai appris soudainement que certaines personnes s'acharnent
à me décrier, et se plaignent de ce que, au mépris
de l'autorité des anciens et de l'opinion générale,
j’ai eu la témérité de corriger quelques endroits
dans les évangiles. Je pourrais fort bien mépriser ces sortes
de gens, car il est inutile de jouer de la lyre devant un âne; mais,
de peur que, suivant leur coutume, ils ne m'accusent d'orgueil, je répondrai
que je ne suis ni assez inepte, ni assez stupide (eux font consister toute
leur sainteté dans la sottise et l'ignorance, disant qu'ils sont
disciples des pécheurs, comme s'ils étaient saints parce
qu'ils ne savent rien), pour croire, ou qu'il y a quelque chose à
corriger dans les paroles du Seigneur, ou que tout n'est pas inspiré
dans les évangiles. J'ai voulu seulement, d'après l'original
grec, sur lequel mes censeurs eux-mêmes avouent que les versions
ont été faites, corriger les exemplaires latins qui sont
altérés, comme cela se prouve par les différences
que l'on voit dans tous les livres. Si mes adversaires dédaignent
de puiser à une source très pure, qu'ils boivent l'eau bourbeuse
des ruisseaux; qu'ils n'apportent pas, dans la lecture des Livres saints,
l'attention spéciale qu'ils mettent à savoir en quelles forêts
se trouvent les oiseaux les plus
délicats, sur quel rivage l'on pèche les meilleures huîtres;
qu’ils ne montrent de la simplicité que pour dire que les paroles
du Christ sont impolies, et que tant de sublimes esprits qui ont travaillé,
depuis tant de siècles, à chercher le véritable sens
de chaque parole, l'ont deviné bien plus qu'ils ne l'ont expliqué;
qu'ils accusent d'ignorance l'Apôtre, lui à qui l'on disait
que
son grand savoir lui faisait perdre le sens.
Je n'ignore point qu'en lisant ces lignes, vous froncerez le sourcil;
que vous craindrez que ma liberté d’expression ne devienne un nouveau
sujet de querelles, et que vous voudriez s'il était possible, mettre
votre doigt sur ma bouche, pour m’empêcher de dire ce que les autres
ne rougissent pas de faire. Je le demande, que m'est-il donc échappé
de trop libre ? Ai-je fait graver dans des bassins les images des faux
dieux ?
Parmi des convives chrétiens, ai-je exposé aux yeux des
vierges les embrassements des Bacchantes et des Satyres ? Ai-je parlé
jamais de quelqu'un avec trop d'aigreur ? Ai-je déclamé contre
ceux qui, de pauvres, sont devenus riches ? Ai-je blâmé ces
héritages pris sur la mort ? Malheureux ! j'ai dit seulement que
les vierges devraient être plutôt avec des femmes qu’avec des
hommes, et voilà que j'ai encouru l'indignation de toute la ville,
voilà que tous me montrent au doigt. Ils sont plus nombreux que
les cheveux de ma tête, ceux qui me haïssent sans motifs, —
et je suis devenu pour eux un sujet de risée, (Ps 68,5) et vous
pensez que je dirai quelque chose encore ?
Mais, de peur que Flaccus n’aille rire de moi et dire :
Tu promis une coupe, ignorant ouvrier,
Et ta roue, en tournant, donne un vase grossier
(Horat. Epist. ad Pisones)
revenons à nos ânes bipèdes, et, au lieu de jouer de la harpe devant eux, sonnons de la trompette à leurs oreilles. Qu'ils s'obstinent à lire: Réjouissez-vous dans votre espérance, accommodez-vous au temps; pour nous, lisons : Réjouissez-vous dans votre espérance, servez le Seigneur. Qu'ils disent que l'on doit recevoir les accusations contre un prêtre; pour nous, lisons : Ne recevez d'accusation contre un prêtre que sur la déposition de deux ou trois témoins. (Rom 12,12) — Reprenez devant tout le monde ceux qui pèchent. (1 Tim 5,19) Qu’ils approuvent cette leçon : C’est un discours humain et digne d’être reçu avec une soumission parfaite; pour nous, dussions-nous errer, attachons-nous aux exemplaires grecs et à l'Apôtre qui a dit en grec : C'est une vérité certaine et digne d'être reçue avec toute la soumission possible. (ibid. 1,15). Enfin, qu'ils se plaisent à soutenir que le Christ monta sur un de ces chevaux qui viennent des Gaules; quant à nous, aimons à dire qu'il prit cet ânon dégagé de tout lien, préparé, suivant Zacharie, pour le Sauveur, et, qui, en servant de monture au Christ, justifia cette prophétie d’Isaïe : Heureux celui qui sème sur les bords de toutes les eaux, où travaillent le bÏuf et l’âne ! (Is 32,20).
LETTRE 26
À MARCELLA.
Au sujet d'Onasus.
Les médecins, que l’on nomme chirurgiens, passent pour des gens
cruels; moi, je les trouve malheureux. N'est-ce pas être malheureux,
en effet, que de toucher sans miséricorde les blessures d’autrui,
et de porter un fer impitoyable sur des chairs mortes; de traiter de sang-froid
une chose que le malade lui-même ne peut regarder sans horreur, et
de passer pour un ennemi ? Tel est le caractère de l'homme : la
vérité lui semble amère, et le vice a des attraits
pour lui. Isaïe, pour figurer la captivité à venir,
n'a pas honte de marcher nu. Jérémie est envoyé du
sein de Jérusalem vers l'Euphrate, fleuve de Mésopotamie
afin de cacher, au milieu de peuples ennemis, chez l'Assyrien et dans le
camp du Chaldéen, sa ceinture, et l'y laisser pourrir. Ézéchiel
reçoit ordre de manger un pain, cuit d'abord sous des excréments
humains, puis sous de la bouse, et composé de plusieurs espèces
de grains. Il voit, d'un Ïil sec, mourir sa femme. Amos est chassé
de Samarie. Pourquoi, je le demande ? Si ce prophète est banni,
c'est que les chirurgiens spirituels, qui emploient le fer pour guérir
les plaies faites par le péché, exhortent à la pénitence.
L'apôtre Paul a dit : Je suis devenu votre ennemi, parce que je vous
ai dit la vérité. (Gal 4,16). Et comme les discours du Sauveur
semblaient trop durs à ses disciples, plusieurs d'entre eux L'abandonnèrent.
Il n'y a donc pas lieu de s'étonner, si, déclamant contre
le vice, j'offense beaucoup de gens. Je veux couper un nez qui sent mauvais;
c'est à ceux, qui ont les écrouelles de trembler. Je veux
rabattre le caquet de la corneille; que la corneille reconnaisse qu'elle
n'est qu'une babillarde. Ny a-t-il dans Rome qu'un seul homme à
qui l'on ait coupé le nez et défiguré le
visage ? N’y a-t-il que le seul Onasus de Ségeste qui, d'une
voix emphatique, pèse gravement comme dans une balance, des mots
sonores et enflés outre mesure ? Je dis que certaines gens, à
l'aide du crime, du parjure et du mensonge, sont parvenus à je ne
sais quelles dignités. que te fait cela, toi qui te sens innocent
? Je ris à d’un avocat qui a besoin de patron; je me moque de son
éloquence de bas aloi; que te fait cela, toi qui es disert ? Je
veux m'élever contre des prêtres amis de l’or; toi, qui n'es
pas riche, quel sujet as-tu de te fâcher ? Je veux enfermer Vulcain,
et le consumer dans ses propres feux; es-tu son hôte ou son voisin,
toi qui t'efforces d'écarter l'incendie des temples de l'idole ?
Il me plaît à moi de tourner en dérision les larves,
le chat-huant, le hibou et tes monstres du Nil; tout ce que je dis, tu
crois qu'on te l'applique. Dès que ma plume s'efforce de stigmatiser
un vice, tu vas criant que c'est à toi qu’on en veut. Là-dessus,
tu me prends à partie, et tu m'accuses sottement de faire des satires
en prose. Te semble-t-il que tu sois beau parce que tu as un nom qui porte
quelque chose d'heureux ? Comme si l'on ne donnait pas à un bois
le nom de lucus, parce que la lumière ne peut y pénétrer;
aux déesses qui président à la vie, le nom de ParcÏ,
justement parce qu'elles n'épargnent personne; aux furies, celui
d'Eumènides, parce qu'elles sont loin d'être bienveillantes;
aux Éthiopiens, celui d'hommes argentés ! Que si toujours
tu te fâches, quand on décrit des objets hideux, je te dirai
avec Perse :
Puissent un roi et une reine désirer de t'avoir pour gendre !
Puissent les jeunes filles se disputer ta main ! Que les roses naissent
en foule sous tes pas !
(SAT 2,37-38)
Je te donnerai néanmoins un conseil, et te dirai ce qu'il faut que tu caches, afin de paraître plus beau. Que l’on ne voie pas ton nez au milieu de ton visage; que l'on n'entende pas le son de ta voix; tu pourras sembler alors et beau et éloquent.
LETTRE 27
A MARCELLA.
Un certain sectateur de Montanus a voulu vous objecter des passages
de l'évangile de Jean, dans lesquels notre Sauveur parle de retourner
vers son Père, et promet d'envoyer le Paraclet. Pour quel temps
a été faite cette promesse, en quel temps elle a été
accomplie, c'est ce que nous apprennent les Actes des Apôtres. Il
est raconté que dix jours après l'ascension du Seigneur,
c'est-à-dire, cinquante jours après sa résurrection,
le saint Esprit descendit, et que les croyants parlèrent diverses
langues, en sorte que chacun d’eux s'exprimait dans la langue de tous les
peuples. Alors, quelques hommes d’une foi encore faible prétendaient
qu'ils étaient ivres de vin nouveau, mais Pierre, se levant au milieu
des apôtres et de toute l'assemblée, dit : Hommes de la Judée,
et vous tous qui habitez Jérusalem, considérez ceci, et prêtez
l'oreille à mes paroles; — car, ceux-ci ne sont pas ivres, comme
vous pensez, puisqu'il n'est que la troisième heure du jour. — Mais
c'est ce qui a été dit par le prophète Joël :
— Il arrivera dans les derniers jours, dit le Seigneur : Je répandrai
mon Esprit sur toute chair, et vos fils et vos filles prophétiseront,
et vos jeunes gens verront des visions, et vos vieillards auront des songes.
— En ces jours-là, je répandrai mon esprit sur mes serviteurs
et sur mes servantes. (Joël 2,28).
Si donc l’apôtre Pierre, sur qui le Seigneur a fondé l'Église,
affirme que la prophétie et la promesse dit Seigneur ont eu leur
accomplissement en ce temps-là, comment pouvons -nous assigner un
autre temps ? Mais si les montanistes veulent répondre que les quatre
filles de Philippe ont prophétisé ensuite, — qu'il s'est
trouvé un prophète Agabus, — que, dans le dénombrement
des dons de l’Esprit, Paul à placé aussi des prophètes
parmi les apôtres et les docteurs, — que lui-même a prédit
beaucoup de choses touchant les hérésies futures et la fin
du siècle; si les montanistes nous objectent cela, qu'ils sachent
que nous ne rejetons pas une prophétie scellée par la passion
du Seigneur, mais que nous n'avons point de communion avec ceux qui refusent
de se rendre à l’autorité de l'ancienne et de la nouvelle
Écriture. D'abord, nous différons quant aux règles
de la foi. Nous disons que le Père, le Fils et le saint Esprit sont
des personnes distinctes, tout en, n'ayant qu'une même substance
mais les montanistes, suivant la doctrine de Sabellius resserrent la Trinité
dans les bornes étroites d'une seule personne.
Nous permettons les secondes noces, plutôt que nous ne les autorisons,
selon le précepte de Paul qui veut que les jeunes veuves se remarient;
eux, au contraire, regardent les secondes noces comme quelque chose de
si criminel qu'ils traitent d'adultère quiconque se marie une seconde
fois. Nous ne jeûnons, avec tout l'univers chrétien qu'un
seul carême, suivant la tradition des apôtres; les montanistes
font trois carêmes par an, comme si trois Sauveurs avaient souffert.
Ce n'est pas qu'il ne soit permis de jeûner pendant toute l'année,
excepté les jours de la Pentecôte; mais autre chose est d'offrir
un présent par nécessité, autre chose de l'offrir
de son propre mouvement.
Chez nous, les évêques tiennent le rang des apôtres;
chez les montanistes, l'évêque n'occupe que la troisième
place. Ils mettent au premier rang leurs patriarches de Pépusa en
Phrygié; au second, ceux qu'ils appellent Cenonas, et dès
lors les évêques sont relégués au troisième,
c'est-à-dire presque au dernier rang, comme s'ils relevaient l'éclat
de leur religion, on rejetant chez eux à la dernière place
ceux qui chez nous occupent la première.
Ils ferment les portes de l'Église, presque pour chaque faute;
nous autres, nous lisons chaque jour : J’aime mieux la pénitence
du pécheur que sa mort; (Ez 18,23) et encore : Celui qui tombe ne
se relèvera-t-pas, (Jer 8,4) dit le Seigneur ? et encore : Revenez
à moi, enfants rebelles, et je guérirai vos plaies. (Ibid.
22) S'ils sont rigides ce n'est pas qu'ils ne pèchent plus grièvement
eux-mêmes; la différence entre nous et eux, c'est qu'ils rougissent
de confesser leurs péchés, comme se croyant justes; tandis
que nous, en faisant pénitence, nous obtenons plus facilement le
pardon.
Je ne dis rien de ces mystères criminels où ils emploient
le sang d'un enfant à la mamelle, qui doit être regardé
comme un martyr. Oui, j'aime mieux n'y pas croire; tenons pour faux tout
ce qui est sanguinaire. Ce que nous devons confondre, c'est le blasphème
qui leur fait dire ouvertement que Dieu avait voulu d'abord, dans l'Ancien
Testament, sauver le monde par Moïse et les prophètes; mais,
que n'ayant pu le faire, il a pris un Corps dans le sein de la Vierge,
qu'Il à prêché, qu'Il est mort pour nous dans le Christ,
sous la figure du Fils; que, n'ayant pu sauver le monde par ces deux degrés,
Il est descendu enfin par l'Esprit saint dans Montanus, Prisea et Maximilla,
ces deux femmes insensées, et que Montanus, cet efféminé,
ce demi-homme, a reçu la plénitude que Paul n’a pas eue,
puisqu'il dit : Nous ne connaissons, nous ne prophétisons qu’en
partie; et encore : Nous voyons maintenant comme en un miroir, et en énigme.
(1 Cor 13,9-12). Voilà des choses qui n'ont pas besoin d'être
relevées; c'est confondre leurs erreurs, que de les dévoiler.
Il n'est pas nécessaire non plus, dans une courte lettre, de chercher
à détruire toutes les rêveries qu'ils débitent,
puisque, possédant très bien les Écritures, vous n'avez
pas été ébranlée par leurs arguments, et que
vous avez simplement voulu me demander ce que j'en pense.
LETTRE 28
À ASELLA
Si je croyais pouvoir me reconnaître envers vous, je serais un
insensé. Dieu seul est capable de rendre à votre sainte âme
ce qu'elle mérite. Indigne que je suis de votre affection, je n'ai
jamais dû penser, ni espérer de votre part une si grande amitié
en Jésus Christ. Et, quoique certaines gens me prennent pour un
scélérat, pour un homme plongé dans tous les crimes,
ce qui est fort peu de chose encore en comparaison de mes péchés,
vous faites bien toutefois de juger bons ceux mêmes qui sont méchants
dans votre pensée; car il est dangereux de condamner le serviteur
d'autrui, et l'on obtient difficilement le pardon, quand on parle mal des
gens de bien. Viendra, viendra le jour où nous gémirons tous
deux de ce que tant de personnes brûleront dans les feux.
Je suis un infâme, un fourbe et un artificieux, un menteur et
un homme qui trompe avec l'art de Satan. Lequel est préférable,
d'avoir cru cela, ou de l'avoir imaginé contre des innocents, ou
même de ne l'avoir pas voulu croire touchant des coupables ? Quelques
uns me baisaient les mains, et déchiraient ma réputation
avec leurs langues de vipère; ils me plaignaient des lèvres,
et se réjouissaient au fond du cÏur. Le Seigneur les voyait
et se riait d'eux, et moi, son pauvre serviteur, il me réservait
avec eux pour son jugement futur. Celui-ci calomniait ma démarche
et mon rire, celui-là médisait de mon visage, et cet autre
suspectait ma simplicité. J'ai vécu de la sorte près
de trois ans avec eux. Souvent un cercle nombreux de vierges m'environnait.
J'expliquais souvent les livres divins à quelques-unes, le mieux
qu'il m'était possible. Cette étude avait occasionnée
l'assiduité, l'assiduité donnait lieu à l familiarité,
la familiarité avait fait naître la confiance. Qu'elles disent
si jamais elles ont observé en moi quelque chose qui ne fût
pas digne d’un chrétien. Ai-je reçu de l'argent de l'une
d'elles ? Les dons, soit grands, soit petits, ne les ai-je pas dédaignés
? L'or d'autrui a-t-il jamais retenti dans mes mains ? mes discours ont-ils
été équivoques ? mon regard a-t-il été
passionné ? On ne m'objecte que mon sexe, et encore ne me l'objecte-t-on
que lorsque Paula se rend à Jérusalem. Soit : ils ont ajouté
foi à la calomnie; pourquoi n'en croiraient-ils pas à la
dénégation ? C'est le même homme que d'abord; il avoue
mon innocence, lui qui depuis, longtemps me disait criminel; et certes,
la vérité se trouve bien mieux dans les tortures que dans
les plaisanteries; mais peut-être croit-on plus facilement des impostures,
parce qu'il y a plus de plaisir à les entendre, et qu'on force les
autres à les débiter.
Avant que je connusse la maison de la sainte Paula, Rome entière
m'avait en haute estime. Au jugement de presque tout le monde, j'étais
regardé comme digne du souverain sacerdoce. Damasus, de bienheureuse
mémoire faisait le sujet de mes discours. On me disait saint on
me disait humble et disert. Suis-je entré dans la demeure de quelque
femme peu régulière ? Est-ce que des vêtements soyeux,
des pierreries éclatantes, un visage fardé, l'amour de l’or
ont pu m'entraîner et me séduire ? N’y avait-il donc, parmi
les matrones romaines, d'autre femme capable de subjuguer mon cÏur
qu’une femme pénitente et mortifiée, négligée
dans son extérieur, presque aveuglée par les larmes; une
femme qui passait les nuits à fléchir la Miséricorde
du Seigneur, et que le soleil trouva plus d'une fois en prière;
une femme qui n'avait pour toute chanson que les psaumes, pour tout entretien
que l'évangile, pour tout plaisir que la continence, pour toute
nourriture que le jeûne ? Nulle autre femme ne pouvait-elle me séduire,
que celle que je ne vis jamais manger ? Ravi de sa chasteté merveilleuse,
à peine avais-je commencé de lui vouer mon respect, mon admiration,
que toutes mes vertus m'abandonnèrent !
Ô envie, qui toujours te déchires toi-même la première
! Ô astuce de Satan, qui attaques toujours la sainteté ! De
toutes les matrones romaines, les seules qui soient devenues la fable de
la ville, c'est Paula et Mélanie, elles qui, méprisant leurs
richesses, abandonnant leurs enfants, ont arboré la croix du Seigneur
comme une sorte d'étendard de piété. Si elles allaient
à Baies, si elles usaient de parfums exquis, si elles se faisaient
de leur opulence et de leur veuvage un moyen de luxe et de liberté,
on leur prodiguerait les titres de respect, on les appellerait saintes.
Mais elles veulent, dit-on, paraître belles sous le sac et la cendre,
et descendre dans la géhenne avec leurs jeûnes et leurs mortifications;
apparemment elles ne peuvent se perdre en même temps que la foule,
au milieu des applaudissements publics. Si des Gentils, si des Juifs condamnaient
ce genre de vie, elles auraient la consolation de ne déplaire qu'à
ceux à qui le Christ ne plaît pas. Mais, ô crime, ce
sont des chrétiens qui, négligeant de soigner leurs propres
affaires, et d'arracher une poutre de leurs yeux, cherchent une paille
dans l'Ïil d'autrui, blâment un projet de vie religieuse, en
s'imaginent que c'est un remède à leurs maux, s'il n'y a
personne de saint, si l'on calomnie tout le monde, si la foule de ceux
qui se perdent se grossit, si la multitude de ceux qui pèchent va
s'augmentant.
Vous aimez à prendre le bain chaque jour; un autre regarde comme
quelque chose de sale cette sorte de propreté. Vous êtes rassasié
de francolins, et vous vous faites gloire d'avoir mangé de l'esturgeon;
moi, c'est de fèves que je me nourris. Vous vous plaisez au milieu
des rires d'un cercle de bouffons; ce qui m'enchante, moi y ce sont les
larmes de Paula et de Mélanie. Vous désirez ce qui est à
autrui; elles méprisent ce qui est à elles. Vous savourez
les vins mêlés de miel; elle, trouvent l'eau froide plus agréable.
Vous croyez perdre tout ce que vous ne possédez pas, tout ce que
vous ne mangez pas, tout ce que vous ne dévorez pas dès à
présent; elles désirent les biens futurs, et regardent comme
vrai ce qui est écrit. Je le veux : qu'elle soit ridicule et vaine,
cette conduite, fondée sur l'espérance de la résurrection
des corps; que vous importe ? Pour nous, au contraire, votre vie nous déplaît.
Soyez donc rempli d'embonpoint; ce qui me charme, c’est la maigreur et
la pâleur. Vous vous persuadez que de tels gens sont malheureux;
nous vous croyons bien plus malheureux encore. Nous nous rendons la pareille,
et nous nous traitons l'un l'autre d'insensés. Ceci, noble Asella,
je vous l'écris à la hâte, triste et les yeux pleins
de larmes, au moment de m'embarquer; je rends grâces à mon
Dieu d'avoir été digne d'être haï par le monde.
Obtenez-moi par vos prières que je puisse retourner de Babylone
à Jérusalem, et avoir pour maître, non point Nabuchodonosor,
mais Jésus, fils de Josédech. Vienne Ezras, et qu'il me reconduise
en ma patrie. Insensé ! je voulais chanter le cantique du Seigneur
sur une terre étrangère, et, abandonnant le mont Sinaï,
je mendiais le secours de l'Égypte. Je ne me rappelais pas l'Évangile,
qui nous apprend qu’au sortir de Jérusalem, on tombe aussitôt
dans les mains des voleurs, on est dépouillé, blessé,
tué. Mais, bien que le prêtre et le lévite me méprisent,
il reste ce miséricordieux Samaritain qui, lorsqu'on lui disait
: Vous êtes Samaritain, vous êtes possédé du
démon, (Jn 20) rejeta le nom de possédé, et ne refusa
pas celui de Samaritain; car ce qui est appelé gardien chez nous,
est appelé Samaritain par les Hébreux. — Quelques-uns m'accusent
de Magie; serviteur du Christ, je reconnais le titre de ma foi. Les Juifs
donnent à mon Maître le nom de magicien; l'Apôtre, lui
aussi, a été traité de séducteur. Dieu veuille
que je ne sois exposé qu'à des tentations humaines et ordinaires
1! Quelle part ai-je encore prise aux angoisses du Christ, moi qui combats
sous l'étendard de la croix ? On a jeté sur moi la honte
d'un faux crime; mais je sais qu'à travers la bonne et la mauvaise
renommée, on arrive également au royaume des cieux.
Saluez Paula et Eustochium, qui sont toujours, en dépit du onde,
mes sÏurs dans le Christ. Saluez notre mère Albina, notre sÏur
Marcella, ainsi que Marcellina et la sainte Félicité; dites-leur
: Nous serons tous un jour devant le tribunal du Christ, où chacun
montrera la conscience qu'il eut pendant sa vie. Souvenez-vous de moi,
ô modèle admirable de pudeur et de virginité, et, par
vos prières, apaisez les flots sur ma route.
LETTRE 29
À PAULA.
L'antiquité admire Marcus Térentius Varro, parce qu’il
a doté les Latins d'un nombre si prodigieux d'écrits. Les
Grecs composé plus de livres que nul de nous ne pourrait, de sa
main, en copier d’un auteur. Comme il serait assez inutile, chez des Latins,
de donner un catalogue d'ouvrages grecs, je dirai quelques mots de l'auteur
qui à écrit en latin; nous comprendrons alors que nous dormons
le sommeil d'Épiménide, et que ce qu’ils mirent de zèle
à s'instruire dans les lettres profanes, nous le mettons, nous,
à amasser des richesses.
0r, Varro a écrit quarante-cinq livres sur les Antiquités,
quatre livres sur la Vie du peuple romain...
Mais à quoi bon parler de Varro et de Chalcentérus ?
C'est pour en venir à Adamantius, notre Chalcentérus, qui
a étudié les saintes Écritures avec tant de courage
et d'ardeur, qu'il a reçu bien justement le nom d'Adamantius. Voulez-vous
savoir combien il a laissé de monuments de son génie ? La
liste suivante vous l'apprendra. Il a écrit :
Sur la Genèse treize livres.
De mystiques Homélies, deux livres.
Sur l'Exode des fragments.
Sur le Lévitique des fragments.
É
Plus des Monobiblia.
Peri archon quatre livres.
Sur la Résurrection deux livres.
Encore sur la Résurrection douze dialogues.
É
Voyez-vous et les Grecs et les Latins surpassés par un seul
écrivain ? Car, où est l'homme qui ait pu jamais autant lire
que celui-là a écrit ? Or, pour de semblables travaux, quelle
récompense reçut-il ? Il est condamné par l'évêque.
Démétrius, quoique défendu par les prêtres de
Palestine, d'Arabie, de Phénicie et d'Achaïe. La ville de Rome
souscrit à cette condamnation; elle suscite le sénat contre
lui, non point à cause de quelque dogme nouveau, non point à
cause d'une hérésie, comme le prétendent aujourd'hui
les chiens qui aboient contre lui, mais parce qu'on ne lui pardonnait pas
l'éclat de son éloquence et de son savoir, et que, devant
sa parole tous paraissaient muets.
Comment il s’est fait que j'aie écrit ces lignes, à la
faible lueur d'une modeste lampe, et avec plus de rapidité que de
circonspection, c'est ce que vous pourrez comprendre, si vous songez aux
Epicure et aux Aristippe.
LETTRE 30
À PAMMACHIUS
Apologétique de Jérôme, prêtre, à Pammachius, pour les livres contre Jovinianus.
Si j'ai différé jusqu’à présent de vous
écrire, votre silence en a été cause; car je craignais,
en l'interrompant, de vous causer plus d'importunité que de plaisir.
Maintenant, prévenu par votre douce lettre, par une lettre qui m’invite
à philosopher sur un de nos dogme je reçois à bras
ouverts, comme on dit, un ancien condisciple, mon camarade et mon ami.
Je cherche à faire de vous le défenseur de mes faibles ouvrages;
mais auparavant je voudrais en vous fléchir mon juge, ou plutôt
instruire mon avocat de tous les griefs dont on me charge; car, ainsi que
le dit Tullius, votre compatriote, et que l'avait déjà dit
Autonius, dans un petit ouvrage, le seul qu'il ait composé : «Le
premier moyen d'assurer le gain d'une cause, c'est de l’étudier
avec soin.»
Quelques uns donc me blâment d'avoir, dans les livres contre
Jovinianus, trop élevé la virginité, et trop abaissé
le mariage. Ils disent que c'est, en quelque façon, condamner le
mariage que de louer si fort la chasteté, de manière à
mettre une énorme différence entre une vierge et une femme
mariée. S'il m'en souvient bien y le sujet de mes débats
avec Jovinianus consiste en ce qu'il égale le mariage à la
virginité, tandis que je mets la virginité au-dessus du mariage;
qu'il trouve peu de différence ou qu'il n'en trouve point, tandis
que j'en trouve une très grande, entre l'un et l'autre état.
Enfin, et c'est de quoi nous vous sommes redevables à vous, après
le Seigneur, il n'a été condamné que pour avoir osé
égaler le mariage à la virginité perpétuelle.
Mais, s'il n'y a point de différence entre une vierge et une femme
mariée, pourquoi donc Rome n'a-t-elle pu entendre professer une
doctrine aussi impie ? L'homme engendre les vierges, mais les vierges n'engendrent
pas l'homme. Point de milieu : il faut être, ou de mon sentiment
ou de celui de Jovinianus. Si l'on me blâme de mettre le mariage
au-dessous de la virginité, on doit le louer de les mettre sur le
même rang; mais puisqu'il a été condamné pour
cela, sa condamnation doit autoriser mon ouvrage. Si les gens du monde
ne peuvent souffrir qu'on les place dans un rang inférieur à
celui des vierges, je m'étonne que des clercs, des moines et des
hommes voués à la continence ne fassent pas l'éloge
de la profession qu'ils ont embrassée. Ces derniers s'abstiennent
de leurs épouses pour garder la chasteté comme les vierges,
et cependant ils ne mettent aucune différence entre les femmes mariées
et les vierges. Qu'ils reprennent donc leurs femmes qu'ils avaient abandonnées;
ou, s'ils persistent à s'en tenir éloignés, leur silence
même fera bien connaître que l'état qu'ils préfèrent
au mariage est le meilleur.
Suis-je si peu versé dans les Écritures, et si novice
dans les pages sacrées, que je n'aie pu suivre une ligne, et le
plus faible enchaînement de paroles entre la virginité et
le mariage ? Sans doute, j'ignorais qu'il est écrit : Ne sois pas
trop juste; (Ec 7,017) et, en me tenant en garde d'un côté,
je me suis laissé blesser à l'autre. Je m'explique : est-ce
que par hasard, en combattant de pied ferme contre Jovinianus, je me suis
laissé blesser par derrière au manichéen ? Dès
le commencement du livre, n'ai-je pas dit : «Je ne vais point, à
l'exemple de Marcion et du manichéen, déclamer contre le
mariage, ni regarder comme impure toute union des deux sexes, me laissant
prendre aux erreurs de Tatianus chef des encratites, qui condamne et réprouve,
non seulement le mariage, mais encore les viandes que Dieu a créées
pour l'usage des hommes. Nous savons que, dans une grande maison, il se
trouve, non seulement des vases d'or et d'argent, mais, aussi des vases
de bois et d'argile; (21 Cor 3,10-12) et, sur les fondements du Christ,
fondements que l'architecte Paul a jetés, les uns bâtissent
avec de l'or, de argent et des pierres précieuses, les autres, au
contraire, avec du foin, du bois et de la paille. Nous n'ignorons point
que le mariage est chose respectable, et que la couche nuptiale est sans
tâche. Nous avons lu le premier commandement de Dieu : Croissez,
multipliez, et remplissez la terre. (Gen 1,28) mais si nous approuvons
le mariage, nous lui préférons néanmoins la virginité,
qui en est le fruit. Est-ce que l'argent cessera d'être argent, parce
qu'il est moins précieux que l'or ? Est-ce faire injure à
l'arbre et au blé que de préférer les fruits à
la racine et aux feuilles le froment à la tige et à l’épi
? De même que les fruits proviennent de l'arbre, le froment de la
tige, de même la virginité est produite par le mariage. Le
grain qui donne cent pour un, celui qui donne simandre, celui qui donne
trente, ne laisse pas, quoiqu'il provienne d'une même terre, d'une
même semence, de différer beaucoup en nombre. Le nombre trente
a rapport au mariage; car l'union même des doigts, qui s'enlacent
et s'allient comme en une sorte de doux baiser, représente l’union
du mari et de la femme. Le nombre soixante se rapporte aux veuves, et on
le désigne en mettant un doigt sur un autre; car elles sont dans
les angoisses et les tribulations; mais plus il leur est pénible,
d'être privés d'un plaisir qu'elles goûtèrent
jadis, plus aussi leur récompensé sera grande. Pour le nombre
cent, — faites bien attention à ceci, lecteur, — on passe de la
main gauche à la droite, puis, avec les mêmes doigts dont,
à la main gauche, où s'était servi pour désigner
l'état des personnes mariées et des veuves, on forme un cercle
qui représente la couronne de la virginité.
Or, je vous prie, parler de la sorte est-ce condamner le mariage P?
Nous avons comparé la virginité à l'or, le mariage
à l'argent. Nous avons dit que les grains dont, les uns rendent
cent pour un, les autres soixante et les autres trente, sont produits de
la même terre et de la même semence,bien qu'ils diffèrent
beaucoup en nombre. Et quel lecteur sera donc assez peu équitable
pour me condamner, non point d'après mes paroles, mais d'après
sa propre pensée ? Assurément, nous avons été,
à l’égard du mariage, beaucoup plus indulgents que la plupart
des docteurs grecs et latins, qui appliquent aux martyrs le nombre cent,
aux vierges le nombre soixante, aux veuves le nombre trente, et qui, par
là, excluent le mariage de la bonne terre et du champ que le père
de famille a ensemencé. Mais, afin qu’il ne semblât pas que,
après avoir été réservé dans le commencement
de mon livre, je ne gardais plus de bornes par la suite, n'ai-je pas eu
soin, une fois les division, établies, et prêt à entrer
en matière, de dire aussitôt : «Je vous en conjure,
vierges de l'un et de l'autre sexe, et vous qui vivez dans la continence,
et vous qui êtes engagés dans le mariage ou même dans
de secondes noces, aidez mes efforts par vos
prières, c’est de vous tous que Jovinianus est l’ennemi.»
Ceux dont les prières me sont nécessaires, que je réclame
pour soutiens de mon Ïuvre, ai-je pu, me laissant aller aux erreurs
des manichéens, condamner leur profession ?
Poursuivons, car les bornes étroites d'une lettre ne me permettent
pas de m'arrêter longtemps à chaque chose l'une après
l’autre. En expliquant ce passage de Paul : Le corps de la femme n'est
point à elle, mais à son mari; de même le corps du
mari n'est point à lui, mais à sa femme, (1 Cor 7,4) nous
avons ajouté : «Toute cette question ne regarde que les hommes
engagés dans le mariage, et il s'agit de savoir s'il leur est permis
de renvoyer leur femme, ce que le Seigneur a défendu dans l'Évangile.
C'est pour cela que l’Apôtre dit : Il est avantageux à l’homme
de ne s'approcher d'aucune femme, (Ibid. 1) comme s'il y avait du danger
à toucher une femme, et que l'on pût s'en approcher sans se
perdre. De là vient que Joseph, lorsque cette Égyptienne
voulait le toucher, s'échappa de ses mains et lui abandonna son
manteau. Mais, comme celui qui s'est une fois marié ne peut, sans
le consentement de sa femme, vivre dans la continence, ni la répudier
sans motif, il faut qu'il lui rende le devoir conjugal, parce qu'il s'est
engagé, volontairement à être obligé de le lui
rendre.» Celui qui dit que c'est un précepte du Seigneur de
ne pas répudier une femme, et que l'homme ne doit pas, sans un mutuel
consentement, séparer ce que Dieu a uni, peut-on dire que celui-là
condamne le mariage ?
L'Apôtre dit ensuite : Mais chacun a son don particulier, selon
qu'il le reçoit de Dieu, celui-ci une manière, celui-là
d'une autre. (1 Cor 7) En expliquant ce passage, nous avons ajouté
: «Il est facile, dit l'Apôtre, de voir ce que je demande.
Mais, comme dans l'Église, les dons sont divers, je permets le mariage,
pour qu'il ne semble pas que je condamne la nature. Remarquez encore ceci
: Autre est le don de la virginité, autre celui du mariage; car,
si la récompense du mariage et de la virginité était
la même, l'Apôtre, après avoir conseillé de garder
la continence, n'eût point ajouté : Mais chacun a son don
particulier, selon qu'il le reçoit de Dieu, celui-ci d'une manière,
celui-là d’une autre. Là où chacun a son don spécial,
là se trouve diversité de dons. J'avoue que le mariage est
aussi un don de Dieu, mais entre un don et un don il y a, une grande différence.
Enfin, l'Apôtre, parlant d'un incestueux qui faisait pénitence
: Pardonnez-lui plutôt, dit-il, et tâchez de le consoler. —
Ce que vous lui accorderez, je l'accorde aussi. (2 Cor 2,7-10). Et, de
peur que nous ne pensions que l'on puisse faire cas d'un don qui vient
de l'homme, il ajoute : Car, si j'ai accordé quelque chose, je l'ai
accordé à cause de vous, et devant Jésus Christ. (Ibid.).
Les dons du Christ ne sont pas tous de même nature. Voilà
pourquoi Joseph, qu’était le type du Sauveur, avait une robe de
couleurs diverses. Nous lisons aussi dans le psaume quarante-quatrième
: La reine est restée debout à votre droite, ayant un habit
enrichi d'or, et étant couverte de ses divers ornements. (Ps 44,10).
L'apôtre saint Pierre dit encore : Comme cohéritiers de la
grâce infinie de Dieu, (Pi 3,7) ce que le grec exprime d'une manière
plus forte et plus énergique, par le mot pikilis, qui signifie varié.»
Je vous le demande, qu’elle opiniâtreté n'est-ce pas de
ne vouloir point ouvrir les yeux à la plus éclatante lumière
? Nous avons dit qu'il est, dans l'Église, plusieurs sortes de dons,
que le don de la virginité diffère de celui du mariage; nous
avons ajouté un peu après : Oui, le mariage est un don de
Dieu; mais entre un don et un don il y a une grande différence.
Et ce que je proclame à haute voix, comme un don de Dieu, l'on m'accuse
de le condamner ? Or, si Joseph est le type du Seigneur, cette robe de
couleurs diverses dont il était revêtu nous représente
aussi les divers états des vierges, des veuves, de ceux qui vivent
dans la continence ou qui sont engagés dans le mariage. Puis-je
donc avoir regardé comme profanes ceux qui appartiennent à
la tunique du Christ, surtout quand j'ai dit que la reine elle-même,
c'est-à-dire, l'Église du Seigneur, qui est revêtue
d'un habit d'or, est aussi environnée de divers ornements ? Parlant
ensuite du mariage, toujours nous avons professé la même opinion.
«Cet endroit, avons-nous dit, ne fait rien à notre sujet;
car saint Paul nous apprend par là, suivant les enseignements du
Sauveur, qu'un mari ne doit point, hors le cas de fornication, répudier
sa femme, et qu’une femme répudiée ne peut, du vivant de
son mari, épouser un autre homme; mais qu'elle doit, au contraire,
se réconcilier avec son époux. Et dans un autre endroit :
La femme est liée à la loi du mariage, tant que son mari
est vivant; mais si son mari meurt, elle est affranchie de cette loi :
qu'elle se marie à qui elle voudra, pourvu que ce soit selon le
Seigneur, (1 Cor 7,39) c'est-à-dire, qu'elle se marie à un
chrétien. Celui qui permet les secondes et les troisièmes
noces, pourvu, qu’elles se fassent dans le Seigneur, défend-il les
premières noces avec un païen ?» Que mes détracteurs
ouvrent les oreilles, je les en conjure, et qu'ils voient que j'ai permis
le secondes et les troisièmes noces, pourvu qu'elles se fassent
dans le Seigneur. Moi, qui n'ai pas condamné les secondes, ni les
troisièmes, ai-je donc pu condamner les premières ?
Lorsque j’ai expliqué ce passage de l’Apôtre : Un homme
est-il appelé, à la foi, étant incirconcis, qu'il
n'affecte point de paraître incirconcis. Un autre y est-il appelé,
n'étant pas circoncis, qu'il ne se fasse point, circoncire, (1 Cor
7,18) alors, quoique certains interprètes, fort versés dans
les Écritures, prétendent que ceci doit s'appliquer à
la circoncision et à la servitude de la loi, n’en ai-je pas fait
clairement l'application au mariage, et n'ai-je pas dit : «Si un
homme est appelé à la foi, étant incirconcis, qu’il
ne se fasse pas circoncire.» En d'autres termes, vous aviez une épouse
quand, vous fûtes appelé à la foi, ne croyez pas que
la foi du Christ soit pour vous, un motif de séparation. Ce n'est
rien d'être circoncis ou d'être incirconcis, mais observer
les commandements de Dieu c'est tout. (Ibid. 19). Le célibat, comme
le mariage, ne sert à rien, sans les Ïuvres, puisque la foi
même, apanage particulier des chrétiens, est une foi morte,
si elle n'est soutenue par les Ïuvres; autrement, l'on pourrait mettre
au nombre des saintes et les vierges de Vesta, et les femmes qui, après
un premier Avez-vous été appelé à la foi, étant
esclave ? que cela ne vous trouble point; mais faites-en un bon usage,
quand même vous pourriez être libre. (1 Cor 7,25). En d'autres
termes, si vous êtes marié et attaché à une
femme; si vous lui rendez le devoir conjugal, parce que, votre cÏur
n'est pas en votre puissance; ou, pour mieux dire, si vous êtes esclave
de votre femme, ne vous attristez point pour cela, et ne regrettez pas
la perte de votre virginité. Et quand même vous pourriez trouver
quelque motif de séparation, afin de vivre librement en continence,
ne compromettez pas le salut de votre épouse pour faciliter le vôtre;
gardez encore un peu votre épouse ne la devancez pas, attendez qu'elle
vous suive; et si vous montrez quelque patience, votre épouse deviendra
votre sÏur.»
Dans cet endroit aussi où nous avons expliqué ce passage
de Paul : Quant aux vierges, je n'ai point reçu de commandement
du Seigneur, mais voici le conseil que je donne, comme ayant reçu
de Dieu la grâce d'être son fidèle ministre, (1 Cor
7,25) nous avons préféré la virginité en conservant
la prérogative du mariage. «Si le Seigneur, disions-nous,
eût fait un précepte de la virginité, Il aurait semblé
condamner le mariage et détruire cette source de génération
qui produit les vierges elles-mêmes. S'il avait coupé la racine
de l'arbre, comment pourrait-Il cueillir des fruits ? S'il n'eût
d'abord jeté les bases, comment élèverait-Il l’édifice
et y mettrait-Il le comble ?» Puisque j'ai dit que le mariage c'est
la racine, que la virginité ce sont les fruits; que le mariage c'est
le fondement, et que la chasteté perpétuelle c'est l'édifice
ou le comble, qui sera donc assez rongé par l'envie, assez aveuglé
par le désir de décrier, pour ne pas vouloir, là où
il se trouve un édifice ou un comble, reconnaître qu'il y
a un fondement qui supporte le tout ?
Après avoir, en un autre endroit, cité ce passage de
l'Apôtre : Êtes-vous lié avec une femme ? ne chercher
point à vous délier. N'avez-vous point de femme ? ne cherchez
pas a vous marier, (1 Cor 7,27) nous avons aussitôt ajouté
: «Chacun de vous a ses limites; rendez-moi ce qui m’appartient,
et gardez ce qui est à vous. Si vous êtes lié avec
une femme, ne la répudiez pas; si vous ne l’êtes pas, n'en
cherchez point une autre. Comme je ne prétends pas, moi, délier
ceux qui sont unis par les liens du mariage, n'entreprenez pas non plus
de lier ceux qui sont dégagés de tout lien.»
J'ai déclaré aussi dans un autre endroit, et de la manière
la plus formelle, ce que je pense de la virginité et du mariage.
«L'Apôtre, ai-je dit, ne veut pas nous surprendre ni forcer
nos inclinations; mais il nous conseille ce qu'il y a d'honnête et
de saint, nous exhorte à servir Dieu du fond de notre âme,
à considérer attentivement ce qu'il exige de nous, à
être toujours prêts à faire sa Volonté, afin
que, s'Il nous ordonne quelque chose, nous l'exécutions sur-le-champ:
pareils, à des soldats généreux, qui sont toujours
sous les armes, et que nous ne nous embarrassions pas de ces frivoles soins
qui, suivant l'Ecclésiaste, font la seule occupation des gens du
monde.
Après avoir comparée l'état des vierges avec celui
des personnes mariées, nous avons fini par ces mots: «Là
où il est un bon et un meilleur état, il ne saurait y avoir
une même récompense pour chacun de ces états. Or, si
la récompense ne peut être la même, il à faut
bien que les dons soient différents aussi. Il y a donc autant de
différence entre le mariage et la virginité qu'il y en a
entre ne pas pécher et faire le bien, ou, tout au moins entre ce
qui est bon et ce qui est meilleur.
Et dans la suite, lorsque nous disons: «L'Apôtre, après
avoir achevé d’examiner la question du mariage et de la virginité
avec une telle sagesse, une telle réserve dans les préceptes,
qu'il ne s'écarte ni à droite ni à gauche., mais qu'il
marche par la voie royale, et suit le conseil du Sage : Ne sois pas juste
à l’excès, (Ec 7,17) l'Apôtre compare de nouveau la
monogamie à la bigamie, et de même qu'il avait préféré
la virginité au mariage, de même il préfère
les premières noces aux secondes,» ne Écritures, que
la gauche, ce que c'est que la droite, et ce qu'il faut entendre par ces
mots : Ne sois pas juste à l'excès ? En effet, c’est aller
à gauche que de s'abandonner, comme les Juifs et les Gentils, à
la fougue de la passion, et de soupirer toujours pour de honteux plaisirs.
C'est aller à droite que de suivre les erreurs des manichéens,
et, sous le voile d'une chasteté simulée, de se laisser prendre
aux filets de l'impureté. C'est aller par la voie royale que d'aspirer
à la virginité, sans condamner le mariage.
En outre, qui donc jugera mes faibles écrits d'une manière
assez peu équitable pour prétendre que je condamne les premières
noces, moi surtout qui, parlant des secondes, ai dit en termes formels
: «L'Apôtre permet les secondes noces, mais aux personnes qui
veulent se marier, mais à celles qui ne peuvent garder la continence,
de peur que, après avoir vécu avec mollesse, elles ne secouent
le joug du Christ, et ne veuillent se remarier, encourant ainsi la condamnation,
parce qu'elles ont rendu vaine la foi qu'elles lui avaient donnée,
(1 Cor 7,40) et s'il fait cette concession, c’est que beaucoup d'entre
elles sont retournées en arrière, et ont suivi Satan. — Au
reste, elles seront plus heureuses, si elles demeurent veuves. (1 Tim 5,11).
Et aussitôt il s'appuie de l'autorité apostolique : C'est
ce que je leur conseille. Mais, dans la crainte que l'autorité de
l'Apôtre, comme celle d'un homme ordinaire, ne semblât pas
avoir assez de poids, il ajoute : Or, je crois que j'ai aussi Esprit de
Dieu. Lorsqu'il exhorte à la continence, il donne un conseil qui
vient, non pas de l'homme, mais de l'Esprit de Dieu; et, lorsqu'il permet
de se marier une seconde fois, il n'en appelle pas à l'esprit de
Dieu, mais il use d'une prudence merveilleuse, sachant proportionner les
obligations aux forces de chacun.»
Après donc avoir cité les passages dans lesquels l'Apôtre
permet les secondes noces, nous avons aussitôt ajouté : «De
même qu'aux vierges il permet le mariage comme une sauvegarde contre
la fornication, et rend excusable un état qui, de soi, ne leur offre
aucun attrait, de même il permet aux veuves un second mariage, comme
un préservatif contre un danger semblable; car il vaut mieux ne
connaître qu'un homme, quoique en secondes ou en troisièmes
noces, que d'en connaître plusieurs, c'est-à-dire, qu'il est
plus pardonnable de se prostituer à Un seul homme qu’à plusieurs.
Loin d'ici la calomnie. Nous avons, en cet endroit, parlé des
secondes, des troisièmes, et même, si l'on le veut, des quatrièmes
noces, mais, non pas des premières. Et, pour montrer que, lorsque
nous avons dit qu'il est plus pardonnable de se prostituer à lun
seul homme qu’à plusieurs, nous n'avons point voulu parler des premières
noces, puisqu'il ne s’agissait que des secondes et des troisièmes,
voici comment nous avons terminé la question de la bigamie et de
la trigamie : «Tout est permis, mais tout n'est pas expédient.
Je ne condamne point ceux qui se marient deux fois, trois même, si
cela se peut, huit fois. Je dis plus encore : Je suis loin de repousser
un débauché qui se repent. Il faut juger également
de ce qui est également permis.»
Qu’il rougisse donc mon détracteur, lui qui m'accuse de condamner
les premières noces, qu’il rougisse en lisant ces mots : «Je
ne condamne point ceux qui se marient deux fois, trois fois, et même,
si cela se peut, huit fois.» Il y a de la différence entre
ne pas condamner une chose et la louer, entre excuser des faiblesses et
vanter des vertus. Si l'on me trouve trop sévère lorsque
je dis «qu'il faut juger également de ce qui est également
permis», on ne me trouvera pas, je pense, cruel et rigide, quand
on verra que j'assigne une place à la virginité et au mariage,
une autre place à ceux, qui se marient trois fois, ou même
huit fois, une autre place enfin à ceux qui se repentent.
Notre langage a montré, dans les pages suivantes, que le Christ
est vierge selon la chair, et, selon l'esprit, marié une seule fois,
puisqu'Il n'a qu'une épouse, qui est l’Église; puis, après
cela, on nous accuse de condamner le mariage ? L'on prétend que
je condamne le mariage, moi qui m'exprime en ces termes : «Nul doute
que les prêtres de l’ancienne loi ne soient descendus d'Aaron, d'Eléazar
et de Phinées; or, comme ceux-ci furent mariés, l'on pourrait
avec raison se prévaloir contre nous de leur exemple, si, professant
l'erreur des Encratites, nous prétendions qu'il faut condamner le
mariage.» Quoi ! nous combattons Tatianus, chef des Encratites, qui
rejette le mariage et nous sommes censés nous-mêmes le rejeter
aussi ! D’ailleurs, en comparant les vierges avec les veuves, je montre
bien ce que je pense du mariage, et j’ai placé dans trois classes
différentes les vierges, les veuves ou les personnes continentes,
puis les personnes mariées; c'est ce que prouvent assez les lignes
suivantes : «Je ne nie pas que les veuves ne soient heureuses, si,
après le baptême, elles demeurent dans leur état. Je
ne veux pas non plus diminuer le mérite des femmes qui vivent chastement
avec leurs maris. Toutefois, comme les veuve sont, aux yeux de Dieu, plus
dignés de récompense que les femmes asservies au devoir conjugal,
elles ne doivent pas trouver mauvais que l'on préfère la
virginité au veuvage.»
Ayant encore cité ces paroles de l'Apôtre aux Galates
: Nul homme ne sera justifié par les Ïuvres de la loi, (Gal
2,16) voici comment nous les avons expliquées : «Le mariage
est aussi une Ïuvre de la loi; c'est pour cette raison qu'elle maudit
les femmes qui n'ont pas d'enfants. Que si l'évangile même,
permet le mariage, autre chose est néanmoins de compatir à
la faiblesse, autre chose de promettre des récompenses à
la vertu. Ainsi, nous avons dit clairement que la loi èvangélique
permet le mariage, mais cependant que les personnes mariées, qui
pourtant remplissent les devoirs de leur état, ne peuvent obtenir
la gloire due à la virginité.» Que si un tel sentiment
révolte les gens mariés, ce n'est pas à moi qu’ils
doivent s'en prendre, mais aux saintes Écritures, mais aux évêques,
aux prêtres, aux diacres, à tout l’ordre sacerdotal et lévitique,
parce que ceux-ci, savent bien qu'ils ne peuvent offrir des sacrifices,
et être en même temps asservis aux obligations conjugales.
Et à l’occasion d'un passage de l'Apocalypse, que nous avons cité,
n’avons-nous pas déclaré manifestement ce que nous pensons
des vierges, des veuves et des personnes mariées ? Ce sont là
ceux qui chantent ce cantique nouveau, que nul ne peut chanter, s'il n'est
vierge. Ce sont là les prémices de Dieu et de l’Agneau, et
ils sont sans tâche. (Ap 14,4). «Si les vierges sont les prémices
que l'on offre à Dieu, les veuves et ceux qui, dans le mariage,
gardent la continence, seront donc après les prémices, c’est-,à-dire,
au second et au troisième rang. Nous mettons au second et au troisième
rang les veuves et les personnes mariées, et l'on dit que, par une
fureur d'hérétiques, je condamne le mariage.»
Il est, dans notre livre, beaucoup d'autres choses, que nous avons
dites avec une sage réserve, touchant les vierges, les veuves et
les personnes mariées. Jaloux d'être bref, je ne rapporterai
plus
qu'un passage; et il n'y a, je pense, qu'un ennemi déclaré
ou un fou, qui puisse y trouver à redire. Ayant doue rappelé
que le Seigneur S'était trouvé aux noces de Cana,
en Galilée, voici ce que j’ajoutai après quelques autres
raisons : «Celui qui n'assista qu'une fois à des noces, enseigne
qu’il ne faut non plus se marier qu'une fois. Ce serait nuire peut-être
au mérite de la virginité que de ne pas mettre le mariage
au troisième rang, c’est-à-dire, après la virginité,
après la chasteté des veuves. Mais comme il n'appartient
qu'à des hérétiques de condamner le mariage, nous
les écoutons volontiers, car l’Église ne condamne pas le
mariage, mais elle lui préfère le veuvage et la virginité;
elle ne le rejette pas, mais elle le met au rang qui lui convient, comme
je l'ai dit, que dans une grande maison il n’y a pas seulement des vases
d’or et d’argent, mais qu’il y en a aussi de bois et de terre, et les uns
sont pour des usages honorables, et les autres pour des usages vils et
honteux. — Celui qui se purifiera deviendra un vase d'honneur, un vase
nécessaire et propre à toutes sortes de bonnes Ïuvres.
(2 Tim 2,20-21). Tous les éloges que l’on peut faire du mariage
nous les écoutons donc volontiers. Nous entendons volontiers louer
le mariage, et l’on nous accuse de le condamner ! L'Église ne condamne
pas le mariage, mais elle lui préfère le veuvage et la virginité.;
que vous le vouliez, que vous ne le vouliez pas, les personnes mariées
sont au-dessous des vierges et des veuves. L'Église ne condamne
pas le mariage, quand il reste dans ses limites naturelles, mais elle lui
préfère le veuvage et la virginité; elle ne le rejette
pas, mais elle le met au rang qui lui convient. Il ne tient qu'à
vous si vous le voulez, de vous élever au second rang de la chasteté;
pourquoi vous indigner de n’être qu'au troisième rang, si
vous ne voulez pas monter plus haut ?
Donc, puisque j’ai marché, voyageur circonspect, avec tant de
prudence, de l'un à l'autre mille du chemin, et que j’ai si souvent
averti le lecteur que j'approuve le mariage, de manière cependant
à lui préférer les personnes vouées à
la continence, les veuves et les vierges, un lecteur sage et bienveillant
aurait dû, par tout le reste juger, de ce qui lui semblait sévère,
et ne pas m’accuser d’avoir professé, dans un même livre,
des opinions contraires. Où trouver, en effet, un homme assez stupide,
assez peu versé dans l'art d’écrire, pour louer et blâmer
à la fois une même chose, pour abattre ce qu’il a élevé,
pour élever ce qu’il a abattu, enfin, pour se blesser lui-même
de sa propre épée, après avoir triomphé de
son adversaire ? Si les hommes grossiers et sans aucune teinture de la
rhétorique ou de la dialectique, déchiraient, ma réputation,
j'excuserais volontiers leur manque de savoir, et je ne m’irriterais pas
d'une attaque où il y aurait plus d’ignorance que de méchanceté.
Maintenant, puisque ce sont des hommes instruits et versés dans
les belles lettres, qui aiment mieux flétrir mes écrits que
de se donner la peine de les comprendre, je leur réponds en deux
mots qu’ils doivent apporter remède aux fautes, et non pas les blâmer
seulement. Le champ est ouvert, l'ennemi est en présence; la pensée
de l'adversaire est manifeste; et, pour me servir des paroles de Virgile,
il faut regarder en face celui qui, défie; qu'ils viennent donc
lui répondre, qu'ils se présentent dans la lice d’une manière
convenable, et non pas la verge à la main, comme dans leurs écoles;
qu’ils me montrent ce que j'ai pu ajouter à leurs écrits,
ou bien en retrancher. Je n’écoute pas des censeurs, je suis docile
à des "maîtres. C'est une manière d'enseigner molle
et efféminée que de venir, du haut des remparts, apprendre
au soldat qui combat comment il doit porter ses coups quand on est embaumé
de parfums, on a mauvaise grâce à taxer de lâcheté
un guerrier tout inondé de sang.
Et lorsque je parle de la sorte, je ne dois point être accusé
de vanité, comme si je disais que j'ai combattu seul pendant que
les autres dormaient. Je dis seulement que ceux-là peuvent combattre
avec moins de péril qui m’ont vu couvert de blessures. Je ne veux
pas vous voir dans un combat où vous n'ayez qu'à vous défendre,
et où, laissant oisive la main droite, vous parez de la gauche,
avec le bouclier, les coups de l'ennemi. Il faut, ou frapper, ou mourir;
je ne puis vous proclamer vainqueur, si je ne vois votre adversaire étendu
mort. Nous aussi, très docte personnage, nous avons hanté
les écoles; nous aussi, nous nous sommes imbus des ces préceptes
que l'on doit à Aristote, ou qui viennent de Gorgias, savoir, qu'il
est plusieurs manières d'écrire, et que dans ces manières
diverses, autre chose est d'écrire d'un style déclamatoire,
autre chose d'écrire d'un style dogmatique. Dans le premier cas,
on parle d’une façon vague, et, en répondant à l'adversaire,
l'on propose tantôt ceci, tantôt cela; on raisonne comme l'on
veut : on dit une chose, et l'on en fait une autre; on présente
du pain, comme dit le proverbe, et l'on tient une pierre. Dans le second
cas, il faut de la droiture et de la bonne foi. Autre chose est de proposer
une question, autre chose est de définir d'un côté
: l'on attaque, de l'autre l'on instruit. Pendant que je suis aux prises,
et que ma vie se trouve en danger, vous me dites avec l'empressement d'un
maître officieux : Ne porte pas tes coups obliquement et par où
l'on ne s'attend point à les recevoir; frappe en avant; il est honteux
pour toi de vaincre l'ennemi par le stratagème, et non point par
la force.» — Comme si ce n'était point le comble de l'art,
en combattant, de menacer un endroit, et de frapper à un autre.
Lisez, je vous prie, Démosthène, lisez Cicéron; ou
si les rhéteurs vous déplaisent, parce qu’ils s'appliquent
à dire des choses vraisemblables plutôt que des choses vraies,
lisez Platon, Théophraste, Xénophon, Aristote, et les autres
philosophes qui sont sortis de l'école de Socrate, comme autant
de ruisseaux venus d'une même source. Qu’y a-t-il chez eux qui respire
la franchise et la simplicité ? Comme ils savent accommoder les
paroles à leurs sentiments ! Comme ils savent leur donner un sens
favorable Origène, Méthodius, Eusébius, Apollinaire
ont beaucoup écrit contre Celse et Porphyre; voyez de quels arguments,
de quelles subtilités ils se servent pour combattre des erreurs
inventées par l'esprit du démon ! Comme ils sont amenés
quelquefois à dire non pas ce qu'ils pensent, mais ce qu'il faut
dire; ils parlent contre ceux que l'on nomme Gentils. Je ne dis rien des
auteurs latins, de Tertullien, de Cyprien, de Minutius, de Victorinus,
de Lactance, d'Hilaire, de peur qu'il ne semble que j'accuse les autres,
au lieu de me défendre. Je citerai l'apôtre Paul; car, toutes
les fois que je le lis, je crois entendre, non pas des paroles, mais des
coups de tonnerre. Lisez ses Épîtres, celles principalement
qu'il adresse aux Romains, aux Galates, aux Ephésiens, et dans lesquelles
il est tout entier à la polémique; vous verrez, dans les
témoignages qu'il emprunte à l'ancien Testament, quelle habileté,
qu’elle prudence, qu’elle finesse il met à déguiser le but
qu'il se propose. Certaines paroles ont un air simple, et paraissent venir
d'un homme sans malice et sans culture, qui est aussi inhabile à
tendre des pièges qu'à éviter ceux qu'on lui tend;
mais, où que vous jetiez les yeux, vous apercevez la foudre. Il
s’attache à un sujet, il s'empare de tout ce qu'il aborde, tourne
le dos pour vaincre, et fait semblant de fuir pour tuer. Efforçons-nous
donc de le calomnier, et disons-lui :
Les passages dont, vous vous êtes servi contre les Juifs et contre
les hérétiques n'ont pas, dans les lieux d'où vous
les tirez, le même sens que dans vos Épîtres. Nous trouvons
des exemples réduits, pour ainsi dire, en captivité; vous
faites servir à votre triomphe des choses qui, dans les volumes
où vous les puisez, sont inaptes au combat. — Cet Apôtre ne
nous dit-il pas comme le Sauveur : Autre est mon langage avec les étrangers,
autre avec ceux de la maison. La foule reçoit les paraboles, les
disciples entendent la vérité. Le Seigneur propose des questions
aux pharisiens, et ne les explique pas. Autre chose est d'instruire un
disciple, autre chose de combattre un ennemi. Mon secret est pour moi,
dit le Prophète; mon secret est pour moi et pour les miens. (Is
24,16).
Vous vous irritez contre moi de ce que j'ai vaincu Jovinianus, et ne
l'ai point instruit; je veux dire qu'ils s'irritent ceux qui sont fâchés
de le voir anathématisé, et qui, en vantant ce qu'ils sont,
accusent ce qu'ils feignent d'être. Comme si j'avais dû le
prier de me céder la victoire; comme si, malgré son opiniâtre
résistance, je n'avais pas dû l'enchaîner dans les liens
de la vérité ! C'est là ce que je dirais si, dans
le désir de vaincre, je m'étais écarté, en
quelque chose, du sens des Écritures, et, comme font d'ordinaire
les hommes éminents, je contrebalancerais ma faute par mes services
antérieurs. Mais, parce que je suis interprète de l'Apôtre,
que je ne donne point mon opinion personnelle, et que je me borne à
remplir les fonctions de commentateur, tout ce qui peut sembler trop sévère
on doit l'attribuer à l'auteur que j'explique, plutôt qu'à
moi qui le commente, à moins, par hasard, qu'il ne tienne un autre
langage, et que, par une maligne interprétation je n’aie altéré
le sens naturel de ses paroles. Que celui qui m'accuse vienne me convaincre,
les Écritures à la main.
Nous avons dit : «S’il est bon de ne pas toucher de femme, c'est
donc mal d'en toucher quelqu'une, car il n'y a d'opposé au bien
que le mal; or, si c'est mal de toucher une femme, et si cela se pardonne,
on ne le passe que pour éviter, quelque chose de pire.» Ainsi
de suite jusqu'au chapitre suivant. Noue nous sommes exprimé de
la sorte, parce que l’Apôtre avait dit : Il est avantageux à
l'homme de ne s’approcher d'aucune femme; néanmoins pour éviter
la fornication, que chaque homme vive avec sa femme et chaque femme avec
son mari. (1 Cor 7,1-2). En quoi mes paroles diffèrent-elles du
sens de l'Apôtre ? Peut-être en ce qu'il prononce, tandis que
je doute; en ce qu'il décide tandis que je propose une question;
en ce qu'il dit formellement : Il est avantageux à l’homme de ne
s'approcher d'aucune femme, tandis que je demande avec réserve s'il
est avantageux à l'homme de ne s'approcher d'aucune femme. Le mot
si est d'un homme qui doute, et non pas d'un homme qui affirme. L'Apôtre
dit : Il est avantageux de ne s'approcher d'aucune femme; et moi je ne
fais qu'ajouter ce qui peut être opposé à ce bien dont
il parle. Je dis encore immédiatement après : «Il faut
remarquer la prudence de l'Apôtre; car il n'a pas dit : Il est bon
que l'homme n'ait pas de femme, mais : Il est bon de ne point toucher de
femme, comme s'il y avait du danger à en toucher tune, et qu'on
ne pût le faire sans se perdre.» Vous le voyez donc, j'ai voulu
parler, non pas des personnes mariées, mais simplement des devoirs
du mariage; ce qui n'est autre chose que comparer le mariage lui-même
avec la continence et la virginité, qui nous rendent semblables
aux anges, et faire voir qu'il est bon à l'homme de ne toucher aucune
femme.
Vanité des vanités, et tout est vanité, (Ec 1,2)
dit l'Ecclésiaste. Si toutes les créatures sont bonnes, en
tant que sorties des mains d'un créateur qui est bon, comment tout
n'est-il que vanité ? Si la terre est vanité, est-ce que
les cieux, les anges, les trônes, les dominations, les puissances
et les vertus le sont également ? — Les choses qui sont bonnes,
en tant que sorties des mains d’un créateur qui est bon, sont appelées
vanité, quand on les compare à des choses qui valent mieux
: par exemple, comparée à un flambeau, une lampe n'est rien;
comparé à une étoile, un flambeau n'a point d'éclat;
une étoile, comparée à la lune, est obscure; rapprochez
la lune du soleil, elle n'aura pas de clarté; mettez en parallèle
le Christ et le soleil, celui-ci ne sera que ténèbres. Je
suis celui qui est, (Ex 3,14) dit le Seigneur; toutes les créatures,
comparées à Dieu, sont, donc un pur néant. Seigneur,
dit Esther, ne livre point voire héritage à ceux qui ne sont
rien, (Es 14,11) c'est-à-dire, aux idoles et aux démons.
Cependant ils existaient ces démons et ces faux dieux auxquels Esther
conjurait le Seigneur de ne pas livrer son peuple. Nous voyous aussi, dans
Job, que Baldad, en parlant de l'impie, s'exprime en ces mots : Que les
choses dans lesquelles il mettait sa confiance soient arrachées
de sa maison, et que la mort, comme un roi, le foule aux pieds; — que ses
compagnons habiteront la demeure où il n'est plus. (Job 18,14) Nul
doute qu'il ne s'agisse du diable, qui, tout en ayant des compagnons, —
et il n’en aurait point, s'il n'existait, pas, — se trouve cependant considéré
comme n'existant point, parce qu'il est, en quelque sorte, perdu pour Dieu.
C'est dans ce sens que nous avons dit, sans néanmoins faire mention
des femmes mariées, que c'est un mal de toucher une femme, parce
que c'est un bien de ne point en toucher. Voilà pourquoi nous avons
comparé ensuite la virginité au froment, les noces à
l'orge, et la fornication au fumier. Sans doute, le froment et l'orge sont
des créatures de Dieu; néanmoins, dans l'évangile,
la foule la plus nombreuse est nourrie avec des pains d'orge, et la moins
nombreuse avec des pains de froment. Seigneur, dit le Prophète,
vous sauverez les hommes et les animaux. (Ps 35,7). C'est là précisément
ce que nous avons dit en d'autres termes, lorsque nous avons comparé
la virginité à l'or, les noces à l'argent; lorsque
nous avons parlé des cent quarante-quatre mille vierges marqués
du signe, lesquels ne se sont point souillés avec des femmes, et
qu'ainsi nous avons voulu montrer que tous ceux quine sont pas demeurés
vierges, sont, en quelque sorte, souillés, si l'on compare leur
état à une vie pure et chaste comme celle des anges et de
notre Seigneur Jésus Christ.
Que si l'on trouve quelque chose de trop dur dans mes paroles, et si
l'on me blâme d'avoir mis entre le mariage et la virginité
autant de distance qu'il y en a entre le froment et l'orge, qu'on lise
le livre de saint Ambroise, concernant les veuves, et l'on verra que, en
parlant de la virginité et du mariage, il dit entre autres choses
: «L'Apôtre ne loue pas tellement le mariage qu'il étouffe
dans les cÏurs l'amour de la virginité; mais, conseillant d'abord
de garder la continence, il donne ensuite des remèdes contre l'incontinence.
Après avoir montré aux forts quelle récompense est
réservée à leur vocation sublime, il ne laisse néanmoins
défaillir personne en route, et, s'il applaudit ceux qui marchent
les premiers, il ne
méprise pas ceux qui viennent ensuite; car il avait appris lui-même
que le Seigneur Jésus donna aux uns du pain d'orge, crainte qu'ils
ne tombassent de faiblesse dans le chemin, aux autres son Corps, afin qu'ils
marchassent vers le royaume.» Et un peu après : «Il
ne faut donc pas s'abstenir du mariage comme d'une action criminelle, mais
il faut l'éviter comme un joug qui nous assujettit à de nombreuses
nécessités; car la loi condamne la femme à enfanter
dans le travail et dans la tristesse, à se tourner vers son mari,
et à se soumettre à son empire. Ce sont donc les femmes mariées,
et non pas les veuves, que la loi condamne à enfanter dans le travail
et dans la douleur; ce sont les femmes mariées, et non pas les veuves,
que la loi condamne à enfanter dans le travail et dans la douleur;
ce sont les femmes mariées, et non pas les vierges, qui doivent
se soumettre à l'empire d’un mari.» Dans un autre endroit,
expliquant ce passage de l’Apôtre : Vous avez été achetés
bien cher, n’allez pas vous rendre esclaves des hommes, (1 Cor 7,2-3) il
dit : «Vous voyez clairement que le mariage est une servitude.»
puis un peu après : «Si donc le mariage, quelque bon qu’il
soit, n’est qu'une servitude, que doit-ce être d’un mauvais mariage,
où, loin de se sanctifier mutuellement, l'on ne travaille qu’à
se perdre.
Tout ce que nous avons dit assez longuement sur la virginité
et le mariage, Ambroise l'a resserré dans des bornes étroites,
renfermant beaucoup de choses en peu de mots. Il appelle la virginité
une exhortation à la chasteté, et le mariage un remède
contre l'incontinence; puis d'une manière significative, descendant
des choses les plus élevées à celles qui le sont moins,
il montre aux vierges qu’elle récompense est réservée
à leur vocation sublime, et il console les femmes mariées,
crainte qu'elles ne défaillent en route; il loue les uns, sans mépriser
les autres. Il compare le mariage à l'orge, et la virginité
au Corps de Jésus Christ. Or, il y a, ce me semble, beaucoup moins
de différence entre le froment et l'orge, qu'entre l'orge et le
Corps de Jésus Christ. Enfin, il dit qu'il faut éviter le
mariage comme un joug qui assujettit à de nombreuses nécessités,
et qu'il est la définition d'une servitude manifeste. Il dit beaucoup
d'autres choses, et assez au long dans ses trois livres concernant les
vierges.
D'après cela, il est manifeste que je n'ai rien dit de nouveau
touchant les vierges ou les femmes mariées, et que j'ai en tout
suivi le sentiment des anciens, d'Ambroise comme des autres auteurs, qui
ont développé les dogmes ecclésiastiques, et dont
j'aime beaucoup mieux imiter l'heureuse négligence que l'exactitude
obscure de certains rigoristes. Que les hommes mariés s'irritent
contre moi parce que j'ai dit : «Comment, je vous prie, peut-on appeler
un bien ce qui nous empêche de prier et de recevoir le Corps du Christ
? Quand je remplis les devoirs d'un homme marié, je ne remplis pas,
ceux d'un homme continent. Le même Apôtre, dans un autre endroit,
nous ordonne de prier sans cesse. S'il faut prier toujours, il ne faut
donc jamais user du mariage, car, lorsque je remplis le devoir conjugal,
je ne saurais prier.» Il est évident que j'ai dit cela, parce
que j'expliquais ce passage de l'Apôtre : Ne vous refusez point l'un
à l'autre le devoir conjugal, si ce n'est du consentement de l'un
et de l’autre, pour un temps, afin de vaquer à la prière.
(1 Cor 7). L’apôtre Paul assure que, lorsqu'on remplit le devoir
conjugal, on ne saurait prier. Si donc l'usage du mariage nous empêche
de vaquer à une chose moins importante c'est-à-dire de prier,
à combien plus forte raison ne nous empêche-t-il point de
vaquer à une chose plus importante, c'est-à-dire, de recevoir
le Corps du Christ ? Pierre nous exhorte à la continence, afin que
nos prières ne soient pas interrompues. Quel est en ce point, je
vous prie, le péché que je commets ? de quoi peut-on m'accuser
? quelle est ma faute ? Si les eaux d'une rivière sont troubles
et bourbeuses, c'est la faute, non pas de la rivière, mais de la
source. Mon crime est-il d'avoir osé ajouter de moi-même :
«Comment peut-on appeler un bien ce qui nous empêche de recevoir
le Corps du Christ ?» À cela je répondrai en peu de
mots : Qu'est-ce qui vaut le mieux, prier, on recevoir le corps de Jésus
Christ? Assurément c'est de recevoir le Corps du Christ ? Si donc
l'usage du mariage nous empêche de vaquer à ce qui est moins
important, à plus forte raison nous empêche-t-il de vaquer
à ce qui l'est davantage.
Nous avons dit dans le même traité, que David et ses compagnons
n'auraient pu, suivant la loi, manger les pains de proposition, s'ils n'avaient
répondu qu'ils n'avaient vu, depuis trois jours, aucune femme; je
n'entends pas des courtisanes, ce qui était défendu par la
loi, mais je parle de leurs propres épouses, dont il leur était
permis d'approcher. J'ai dit encore que, les Israélites étant
près de recevoir la loi sur le mont Sinaï, il leur fut défendu
d'approcher de leurs femmes durant trois jours. Je sais qu'il est d'usage,
à Rome, que les fidèles reçoivent tous les jours le
Corps de Jésus Christ, et je ne veux ni blâmer ni approuver
cela, car chacun abonde en son sens; mais j'en appelle à la conscience
de ceux qui communient le jour même où ils ont usé
du mariage, et qui, suivant l'expression de Perse : Purifient leur nuit
dans le courant des eaux. Pourquoi n'osent-ils pas approcher des tombeaux
des martyrs ? Pourquoi n'entrent-ils pas dans les églises ? Autre
est donc le Christ qu'on adore en publie, autre celui que l'on adore chez
soi ? Ce qui n'est pas permis dans l'église, ne l'est pas non plus
dans la maison. Rien n'est caché à Dieu, les ténèbres
mêmes sont lumineuses pour lui. Que chacun donc s'éprouve
et approche ainsi du Corps de Jésus Christ. Ce n'est pas que, en
différant un ou deux jours de communier, on devienne meilleur chrétien,
ni que, ce que je n'ai pas mérité aujourd'hui, je le mérite
davantage demain ou après-demain; mais il faut que la douleur que
j'ai de n'avoir point participé au Corps du Christ m'engage à
me priver pour un temps de l'usage du mariage, et qu'à l'amour d'une
femme je préfère celui du Christ. Cela est dur, cela n'est
pas supportable, direz-vous ? Quel homme, dans le siècle, pourrait
s'astreindre à cette loi ? Que celui qui peut le faire le fasse;
que celui qui ne le peut pas prenne le parti qu’il voudra. Je ne me soucie
point de ce que chacun peut ou veut faire, mais je parle suivant ce qu'ordonnent
les Écritures.
On me blâme encore d'avoir dit, en mes commentaires sur le même
Apôtre : «Mais, de peur que quelqu'un ne s'imagine que, par
les paroles suivantes : Afin que vous puissiez vaquer à l'oraison,
et ensuite vivre ensemble comme auparavant. L'Apôtre veut qu'on use
du mariage, tandis qu'il n'en permet l'usage qu'afin de prévenir
une plus grande ruine, Paul ajoute aussitôt : Crainte que Satan ne
vous tente à cause de votre incontinence. Il dit après cela
: Vivez ensemble comme auparavant. La merveilleuse indulgence de permettre
ce qu'on n'ose pas même nommer, ce que l'on préfère
aux tentations de Satan, ce qui a pour pause l'incontinence. Nous nous
donnons beaucoup de peine, comme pour expliquer l'obscurité de ce
passage, tandis que celui-là même qui l'écrivit l'explique
en ces termes : Au reste ce que je vous dis, c'est par condescendance,
et je n'en fais point un commandement. (1 Cor 7,5). Et nous hésitons
encore à dire que le mariage est une indulgence, et non pas un précepte,
comme si l'on ne permettait pas de même les secondes et les troisièmes
noces et le reste.
Ou'ai-je dit ici que n'ait pas dit l'Apôtre ? Est-ce donc ceci
: «Il a honte de nommer ce qu'il permet ?» Je pense, moi, que
lorsqu'il dit : Vivez comme auparavant, sans parler de la chose même,
il n'indique pas ouvertement l’usage du mariage, mais le désigne
en des termes honnêtes. Seraient-ce les paroles suivantes : «Il
préfère aux tentations de Satan ce qui a pour cause l'incontinence
?» Mais l'Apôtre ne dit-il pas la même chose en d'autres
termes : De peur que Satan ne vous tente à cause de votre incontinence
? Est-ce enfin parce que j'ai dit : «Et nous hésitons encore
à dire que le mariage est une indulgence, et non point un précepte
?» Si cela paraît trop dur, qu'on s'en prenne à l'Apôtre
qui dit : Je vous parle ainsi par indulgence, et ne vous fais point un
commandement. Et qu'on ne vienne pas m'accuser, moi qui, si j'ai renversé
l'ordre des choses, n'ai rien changé au sens ni aux paroles.
Passons au reste, car je suis resserré dans les bornes étroites
d’une lettre. Or, dit l'Apôtre, je déclare aux personnes qui
ne sont point mariées, ou qui sont veuves, qu'il leur est bon de
rester dans cet état comme j’y reste moi-même. — Que si elles
ne peuvent garder la continence, qu'elles se marient, car il vaut mieux
se marier que de brûler. (1 Cor 7,8-9). Voici comment nous avons
expliqué ce passage : «Après avoir accordé aux
personnes mariées l'usage du mariage, et leur avoir montré
ce qu'il exigeait, ou ce qu'il permettait, l'Apôtre en vient aux
célibataires et aux veuves, puis se propose lui même pour
exemple, et les appelle heureuses, si elles peuvent persévérer
en cet état. Mais, si elles ne peuvent garder la continence, il
leur ordonne de se marier, répétant ce qu'il avait dit plus
haut : À cause de la fornication, et encore : De peur que Satan
ne vienne à vous tenter, à cause de votre incontinence. Puis
il expose le motif pour lequel il a dit : Si elles ne peuvent garder la
continence, qu’elles se marient, car il vaut mieux se marier que de brûler.
Il vaut mieux se marier parce que c’est un plus grand mal de brûler.
Éteignez les feux de la passion, et l'Apôtre ne dira pas qu'il
vaut mieux se marier. Quand on dit qu'une chose est meilleure, c'est toujours
par rapport à une chose pire, et non point à une chose absolument
bonne d'elle-même. C'est comme si l'Apôtre disait : Il vaut
mieux n'avoir qu'un Ïil que de n’en point avoir.» Ensuite, ayant
adressé la parole à l'Apôtre, j'ai ajouté :
«Si le mariage est bon de lui-même, gardez-vous de le comparer
à un embrasement; bornez-vous à dire : Il est bon de se marier.
Je me défie de la bonté d’une, chose que la grandeur d'un
autre mal me contraint seule de regarder comme un moindre mal; car, pour
moi, je veux, non point ce qui est moins mauvais, mais ce qui est absolument
bon.»
L'Apôtre veut que les célibataires et les veuves ne sortent
pas de leur état; il les exhorte à suivre son exemple, et
les, appelle heureuses si elles peuvent vivre de la sorte; mais, si elles
ne peuvent garder la continence et qu'elles veuillent éteindre les
feux des désirs, moins par la continence que par la fornication,
alors il vaut mieux pour elles se marier que de brûler. À
cela nous avons ajouté : «Il vaut mieux se marier, parce que
c'est quelque chose de moins mauvais que de brûler;» ne donnant
pas mon propre sentiment, mais interprétant ces paroles de l'Apôtre
: Il vaut mieux se marier que de brûler, c'est-à-dire, il
vaut mieux prendre un mari que de se livrer à la fornication. Si
vous me faites voir que c'est bien de brûler ou de forniquer, alors
ce que l’on aura préféré à ce bien sera quelque
chose de meilleur; mais le mariage ne passe pour meilleur que par rapport
à ce qui est mauvais, il ne saurait égaler cette pureté
chaste et sainte, qui nous rend semblables aux anges. Si je dis que la
virginité est préférable au mariage, alors je préfère
ce qui est meilleur à ce qui est bon; mais si je viens à
dire ensuite : Le mariage est préférable à la fornication,
alors je ne préfère pas ce qui est meilleur à ce qui
est bon, mais ce qui est bon à ce qui est mauvais. Il y a une grande
différence entre ce qui est meilleur par rapport au mariage, et
ce qui est meilleur par rapport à l'impureté.
Or, je vous prie, qu'y a-t-il à reprendre dans cette explication
? Mon dessein était, non pas de plier les Écritures à
ma pensée, mais de développer le sens que je voyais dans
les Écritures. Le devoir du commentateur, c'est d'exposer, non point
ce qu'il pense, lui, mais ce que pense l'auteur qu'il interprète,
Le faire parler autrement qu'il n'a pensé, c'est être bien
moins interprète que l'adversaire de celui que l'on s’efforce d'interpréter,
Oui lorsque je n'explique pas les Écritures, mais que je parle en
toute liberté, d'après ma pensée, que l'on me fasse
voir que j'ai dit quelque chose contre le mariage; mais, si l'on ne peut
le prouver, alors ce que l'on trouvera de trop austère et de trop
dur en mes livres, qu'on l'attribue à l'écrivain sacré
et -non pas à son interprète.
Qui donc pourrait souffrir que l'on me blâme de ce que, en expliquant
les chapitre où l'Apôtre parle ainsi des gens mariés
: Ces personnes-là souffriront, dans leur chair, des peines et des
afflictions, (1 Cor 7,28) — j'ai dit : «Ignorants que nous sommes
nous nous imaginons que, dans le mariage, on goûte du moins les plaisirs
qui peuvent flatter la chair; mais si les gens mariés ont a souffrir
des tribulations dans les plaisirs mêmes qui semblent faire tout
le bonheur de leur état, quel attrait le mariage pourra-t-il encore
avoir pour eux, puisque l'esprit, le cÏur et la chair y trouvent leur
torture ?» Est-ce condamner le mariage que de dire que, les vagissements
et la mort des enfants, que les fausses couches, que les malheurs domestiques
et diverses calamités sont des peines inséparables du mariage
?
Lorsque vivait Damase, de sainte mémoire, nous écrivîmes
contre Helvidius un traité sur la virginité perpétuelle
de la bienheureuse Marie, dans lequel nous fûmes obligés,
pour relever le bonheur des vierges, de dire beaucoup de choses touchant
les maux et les chagrins du mariage. Cet homme distingué, cet homme
habile dans les Écritures, et qui était vierge et docteur
de l'Église vierge, trouva-t-il rien à reprendre dans notre
ouvrage ? En un livre adressé à Eustochium, nous avons écrit
sur le mariage des choses beaucoup plus dures, et personne n'en a été
choqué. Ami de la chasteté, Damase en écoutait attentivement
l'éloge. Lisez Tertullien, lisez Cyprien, lisez Ambroise, et condamnez-moi
ou justifiez-moi avec eux. Il s'est rencontré des gens de la famille
de ceux que Plaute met en scène, gens qui sont habiles seulement
à médire des autres, qui font consister leur science à
décrier les ouvrages de tout le monde, et qui, nous enveloppant,
mon adversaire et moi, dans une même condamnation, prétendent
que nous avons tort l'un et l'autre, bien qu'il soit nécessaire
que l’un des deux ait raison.
Lors parlant de ceux qui se marient en secondes et en troisièmes
noces, nous avons dit : «Il vaut mieux ne connaître qu’un seul
homme, même en secondes et en troisièmes noces, que d'en connaître
plusieurs, c’est-à-dire, il est plus pardonnable de s'abandonner
à un seul homme que de se prostituer à plusieurs.»
Ne nous sommes-nous point expliqué aussitôt, quand nous avons
ajouté : «En effet, à cette Samaritaine qui, dans l'évangile,
dit qu'elle compte son sixième mari, le Seigneur prouve, que cet
homme n’est point son mari véritable ?» Je le déclare
hautement encore, l’Église ne condamne ni les secondes, ni les troisièmes
noces, et ainsi elle permet d'épouser un cinquième, un sixième
mari et plus encore, de même qu'elle permet d'en épouser un
second; mais comme on ne condamne pas ces sortes de mariages, aussi ne
veut-on pas les approuver: Ils sont un allégement pour notre faiblesse,
mais ils de font point honneur à la continence. Voilà pourquoi
j'ai dit ailleurs : «Quand on se marie plus d'une fois, il importe
peu qu'on aille aux secondes et aux troisièmes noces, puisqu'il
n'y a plus monogamie. Tout est permis, mais tout n'est pas avantageux.
(1 Cor 6,12). Je ne condamne ni les secondes, ni les troisièmes,
ni même, si cela peut se dire, les huitièmes noces; qu'une
femme donc épouse, si elle veut, un huitième mari, plutôt
que de vivre dans le libertinage.»
Venons au reproche que l'on me fait d'avoir écrit que, dans
le texte hébreu, il n'est pas dit du second jour de la création
comme du premier, du troisième et des autres : Dieu vit que cela
était bon, puis d'avoir ajouté que l'Écriture nous
donne ainsi à entendre que le nombre deux n'est pas bon, parce qu'il
détruit l'unité et qu'il est la figure du mariage; que c'est
la raison pour laquelle les animaux impurs entrèrent par couples
dans l'arche de Noé, les animaux purs étant en nombre impair.»
Quant à ce que j'ai dit du second jour, je ne vois pas ce que
l'on peut y reprendre. Me blâme-t-on de n'avoir pas dit que les paroles
citées se trouvent dans l'Écriture; ou, si j'ai dit qu'elles
s'y trouvent, de les avoir expliquées autrement que ne le permet
la simplicité de l'Écriture ?
Non, il n'est pas dit du second jour : Dieu vit que cela était
bon; que l'on s'en rapporte là-dessus, non point à mon témoignage,
mais à celui de tous les Hébreux et des autres interprètes,
j'entends aux témoignages d'Aquila, de Symmaque, de Théodotion.
Que si cela ne se trouve point dit du second jour, tandis qu'il en est
autrement pour les autres, que l'on m'apporte une meilleure raison de ce
silence, ou lien, si l'on n'en aucune, que l’on se rende, bon gré,
à celle que j’ai donnée.
Et quant aux animaux qui furent dans l'arche de Noé, si ceux
qui entraient par couples étaient impurs, tandis que ceux qui entraient
en nombre pair étaient des animaux purs, et tout le monde convient
que cela est écrit, alors que l'on nous dise pourquoi; si on ne
le fait pas, alors il faut que l'on reçoive, bon gré, malgré,
la raison que j'en ai donnée. Ou servez de meilleurs mets et recevez-moi
pour convive, ou bien soyez content dé ma table, quelque frugale
qu'elle soit. Me faut-il énumérer tous les auteurs ecclésiastiques
qui ont écrit sur le nombre impair, Clément, Hippolyte, Origènes,
Dionysius, Eusèbe, Didymus, et parmi les nôtres Tertullien,
Cyprien, Victorinus, Lactance, Hilaire. Quant à Cyprien, en quels
termes, avec quelle étendue il à parlé du nombre sept,
je veux dire du nombre impair, c’est ce que l'on voit assez par son livre
adressé à Fortunatus. Faut-il, par hasard, citer ici tout
ce que Pythagore, Architas de Tarente et Publius Scipion, au sixième
livre de la république disent du nombre impair ? Si mes détracteurs
ne veulent pas écouter ces illustres personnages, je leur ferai
crier par les écoles des grammairiens :
Du nombre impair les dieux sont réjouis.
Virgile Ect. 8,59
Crime affreux ! les églises sont renversées, l'univers
est indigné, si nous disons que la virginité est quelque
chose de plus pur que le mariage; si nous préférons le nombre
impair au nombre, pair; si nous montrons que les figures de l'Ancien Testament
ont servi à la vérité évangélique.
Tout ce que l'on trouve encore de répréhensible dans
mon livre, je le crois peu important, ou bien analogue aux explications
déjà données; c'est pourquoi je n'ai pas voulu y répondre,
crainte de dépasser les bornes d’une lettre, crainte aussi de paraître
n'avoir pas assez foi en vos talents, vous en qui j'ai trouvé le
défenseur de ma cause, avant même que je vous priasse de l'être.
Donc, en finissant, je proteste que je n'ai pas condamné le mariage
et que je ne le condamne pas, mais que j'ai voulu répondre à
un adversaire, sans appréhender les embûches des miens. Si
j'élève jusqu’aux cieux la virginité, ce n'est pas
que je l'aie conservée, mais je suis pénétré
d'une admiration plus grande pour un bien que je ne possède plus.
Il y a de l'ingénuité et de la candeur à louer dans
les autres ce que l'on n'a plus soi-même. Parce que le poids de mon
corps me retient attaché à la terre, est-ce donc que je n'admirerai
pas
le vol des oiseaux, je ne vanterai pas la colombe
Qui nage mollement, et, dans un air tranquille,
Soutient l'agilité de son vol immobile.
Aeneid. 217
Que nul ne se trompe lui-même, ou ne se jette dans le précipice
creusé par un insidieux louangeur. La première virginité
date de la première naissance; la seconde virginité date
de la seconde naissance. Ce n'est pas moi qui dit cela; il y a longtemps
qu'il est écrit : Personne ne peut servir deux maîtres, (Mt
6,2) la chair et l'esprit. La chair a des désirs contraires à
ceux de l’esprit, l'esprit en a de contraires à ceux de la chair;
ils sont opposés l’un à l’autre, en sorte que nous ne faisons
pas ce que nous voudrions faire. (Gal 5,17).
Lorsque vous trouvez, dans mon ouvrage, quelque chose de trop sévère,
prenez-vous-en, non point à mes paroles, mais à l'Écriture,
d'où elles sont tirées. Le Christ est vierge; la Mère
du Dieu vierge fut vierge toujours, mère el vierge tout à
la fois. Jésus entra, les portes étant fermées; puis,
dans son sépulcre, qui était neuf et taillé dans le
roc vif, personne n'a été déposé, ni avant
ni après Lui. Il est ce jardin fermé, cette fontaine scellée,
et d'où, selon Joël, (Jo 3,18) tire sa source, le fleuve qui
arrose le torrent des liens ou des épines : — des liens du péché
qui jadis nous tenaient captifs; — des épines qui étouffent
la semence du père de famille. Il est cette porte orientale, dont
parlait Ézéchiel, (Ez 44,44) cette porte toujours fermée,
toujours brillante, qui cache ou dévoile le Saint des saints, et
par laquelle entre et sort le soleil de justice, notre pontife suivant
l'ordre de Melchisédech. Que l'on me dise comment Jésus entra,
les portes étant fermées, lorsqu'il présenta ses mains
à toucher, son côté à examiner, qu'il montra
ses os et sa chair, afin que l'on ne prit pas un corps réel pour
une ombre, et, moi je dirai comment la sainte Marie est tout à la
fois mère et vierge, vierge après l'enfantement, et mère
avant le mariage.
Ainsi, comme nous avions commencé de le dire, le Christ vierge,
Marie vierge ont consacré la virginité dans l'un et dans
l'autre sexe. Les Apôtres furent vierges, ou gardèrent la
continence dans le mariage. Les évêques, les prêtres,
les diacres doivent être, lors de leur élection, ou vierges
ou veufs; du moins faut-il que, après leur ordination, ils se vouent
à une éternelle chasteté. Pourquoi nous faisons-nous
illusion à nous-mêmes, et trouvons nous mauvais que, si nous
brûlons toujours de feux impurs, l'on nous refuse les récompenses
destinées à la chasteté ? Nous voulons user de mets
somptueux et recherchés, nous délecter eux embrassements
de nos épouses, et après cela, régner avec le Christ
parmi les vierges et les veuves ! La même récompense attend-elle
donc la faim et la bonne chère, le vêtement négligé
et le vêtement pompeux, le rude sac et la soie moelleuse ? Lazare
a reçu les souffrances pendant sa vie, et ce riche, couvert de pourpre,
toujours plongé dans l'opulence et la splendeur, a joui, pendant
sa vie, de tous les biens de la chair; mais après leur mort, ils
occupent l'un et l'autre une place bien différente; la misère
est échangée contre les plaisirs, et les plaisirs contre
la misère. Il est en notre pouvoir de suivre ou Lazare, ou le riche.
Source : http://perso.club-internet.fr/orthodoxie/ecrits/peres/jerome/lettres.htm
Traduites par J.-F. Grégoire et F. Z. Collomet 1837
www.JesusMarie.com