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Saint Jérôme
Vie de Saint Malc

VIE DE SAINT MALC.
AVANT-PROPOS.

 

Ceux qui doivent combattre sur la mer ont auparavant coutume, lorsqu'ils sont encore dans le port et dans le calme, de hausser et de baisser le gouvernail, de se servir des rames, de préparer les mains de fer destinées à accrocher les vaisseaux ennemis, et de mettre leur soldats en ordre le long des bancs pour le apprendre à demeurer fermes dans un champ de bataille aussi glissant qu'est celui d'un vaisseau agité des flots, afin que, s'étant exercés de la sorte dans ces combats qui ne sont que feints, ils n'aient point d'appréhension ni de crainte lorsqu'ils se trouveront dans des combats véritables : ainsi, après avoir demeuré longtemps dans le silence que m'a fait garder celui qui ne peut souffrir que je parle, je veux m'exercer dans un petit ouvrage et comme dérouiller ma langue, afin de pouvoir entreprendre une histoire plus étendue; car j'ai résolu d'écrire ( si Dieu me conserve la vie, et si ceux qui me déchirent par Jours médisances cessent de me persécuter au moins maintenant qu'ils voient que je m'enfuis et que je me cache) comment et par qui, depuis l'avènement de notre. Sauveur jusqu'à notre siècle, c'est-à-dire depuis les apôtres jusqu'au temps où nous vivons, l'Eglise de Jésus-Christ s'est établie, s'est fortifiée, s'est accrue par les persécutions et a été couronnée par le martyre ; et comment, depuis que les empereurs ont embrassé sa créance, ses vertus se sont diminuées par l'augmentation de son autorité et de ses richesses ; mais ce n'est pas ici le lieu de traiter cette matière, et il faut venir au sujet que j'ai entrepris.

 

 

Le petit bourg de Marone, assis du côté de l'Orient à trente milles ou environ d'Antioche, ville de Syrie, après avoir changé de plusieurs maîtres, passa enfin (lorsque, étant encore fort jeune, je demeurais en ce pays-là) entre les mains de l'évêque Evagrius, mon allié, lequel je nomme pour indiquer comment j'ai appris ce que je vais écrire.

Il y avait un vieillard nommé Male , qui est un nom syriaque, lequel signifie roi. Il était Syrien de nation, parlait fort bien cette langue, et je croyais qu'il était originaire de ce même bourg, où une bonne femme cassée de vieillesse et toute prête à mourir demeurait aussi avec. lui. lis vivaient tous deux dans une telle piété et étaient si assidus à l'église qu'on les aurait iris pour Zacharie et Elisabeth , n'eût été que saint Jean ne paraissait point au milieu d'eux. M'enquérant soigneusement des habitants si le lien qui les unissait était le mariage, ou la parenté, ou la dévotion, tous d'une commune voix me répondirent que c'étaient des personnes saintes et très agréables à Dieu, et m'en contèrent certaines choses si merveilleuses que, poussé du désir d'en apprendre la vérité, j'allai trouver ce saint personnage; et ma curiosité m'ayant fait lui demander si je devais ajouter foi à ce que l'on m'avait rapporté, voici ce que j'appris de lui.

Mon fils, me dit-il, mon père et ma mère, qui vivaient d'un petit champ qu'ils cultivaient dans le territoire de Nisibe, n'ayant point d'autres enfants que moi, et me regardant comme le seul qui restait de leur. race et l'unique héritier de leur famille, me voulurent contraindre de me marier; à quoi avant répondu que j'aimais beaucoup mieux être solitaire, il ne faut point de meilleure preuve des persécutions que néon père me fit par ses menaces, et ma mère par ses flatteries, pour me faire perdre ma virginité, que ce que je fus contraint de les abandonner pour m'enfuir de leur maison ; et comme je ne pouvais aller en Orient à cause du voisinage des Perses, et que tous les passages étaient gardés par les gens de guerre des Romains, je tournai du côté de l'Occident) portant quelque peu de chose avec moi pour me garantir seulement de l'extrême nécessité. Or, pour ne m'arrêter point à des discours inutiles, je vous dirai que j'arrivai enfin au désert de Calcide qui, étant entre Imme et Beroé, est assis un peu plus vers le midi. Là ayant trouvé des solitaires, je nie luis sous leur conduite, et comme eux je gagnais ma vie par le travail de mes mains, et domptais par les ,jeûnes les aiguillons de la chair.

Après plusieurs années il me vint en l'esprit de retourner en mon pays, afin de consoler ma mère dans son veuvage durant le reste de sa vie, car j'avais déjà su la mort de mon père., et avec dessein, lorsque Dieu aurait disposé d'elle, de vendre ce peu d'héritages que j'avais pour en donner une partie aux pauvres, en employer une autre partie à bâtir un monastère,et ( ce que je ne saurais confesser sans rougir de honte de mon infidélité) réserver le reste pour m'entretenir et pour vivre. Quand je dis cela à mon abbé, il me répondit en s'écriant que c'était une tentation du diable, et une ruse dont cet ancien ennemi des hommes se servait pour me tromper sous prétexte d'une chose. qui d'elle-même n'était las mauvaise ; que c'était retourner comme un chien à son vomissement, et que plusieurs solitaires avaient été surpris de la sorte , le démon ne se montrant jamais à découvert; sur quoi il m'alléguait plusieurs exemples de l'Écriture sainte, et entre autres celui d'Adam et d'Eve, qu'il ruina dès le commencement en leur faisant concevoir l'espérance de se rendre semblables à Dieu. Ne me pouvant persuader, il se jeta à mes genoux et me conjura de ne le point abandonner, et de ne me vouloir point perdre moi-même , et de ne point regarder derrière moi après avoir mis la main à la charrue. Misérable que je suis ! je remportai par mon opiniâtreté une malheureuse victoire, m'imaginant qu'il ne recherchait pas tant en cela mon avantage que sa consolation. Il m'accompagna au sortir du monastère comme s'il m'eût porté en terre, et enfin en me disant adieu il usa de ces paroles : « Je vous regarde , mon fils , comme marqué du caractère du diable. Ne m'alléguez point de raisons, je ne reçois point d'excuses : une brebis ne saurait quitter le troupeau sans courir fortune à toute heure d'être dévorée par les loups. »

En allant de Beroé à Edesse, il y a tout contre le grand chemin une solitude par laquelle les Arabes courent de tous côtés sans demeurer jamais en même lieu. L'appréhension qu'on a d'eux fait que tous les voyageurs se rassemblent là pour éviter, par cette escorte qu'ils se font les uns aux autres, le péril qui les menace. Nous nous trouvions donc de compagnie environ soixante-dix personnes, tant hommes que femmes, vieillards, jeunes gens et enfants, lorsque soudain des Ismaélites montés sur des chevaux et sur des chameaux vinrent se jeter sur nous. Ils avaient de forts longs cheveux tout tressés, le corps à demi-nu, de grands manteaux, des carquois qui leur pendaient derrière le dos, de longs javelots, et tenaient en leurs mains des arcs débandés ; car ils ne venaient pas pour combattre , mais seulement pour voler. Ainsi nous fûmes enlevés , dispersés, et emmenés de divers côtés ; et moi, avec ma belle prétention de rentrer dans mon bien quand je serais en mon pays, me repentant trop tard du mauvais conseil que j'avais suivi, je tombai, avec la femme d'un de ceux qui étaient en notre compagnie sous la puissance d'un même maître. Nous fûmes menés, ou, pour mieux dire, nous fûmes portés comme en l'air sur des chameaux, où nous étions plutôt attachés qu'assis par l'appréhension continuelle que nous avions de tomber, et de périr dans ce vaste désert. Nous avions pour nourriture de la chair à demi crue , et pour breuvage le lait des chameaux. Enfin , après avoir passé une grande rivière, nous arrivâmes dans le désert le plus reculé de tous, où ayant reçu commandement, selon la coutume de cette nation, d'adorer la femme et les enfants de notre maître, nous nous prosternâmes devant eux. Ainsi, étant comme en prison, et ayant changé d'habits, c'est-à-dire étant réduit à aller tout nu, j'appris à marcher de la sorte ; et il est vrai que les chaleurs excessives de ce climat ne permettent de couvrir aucune partie du corps que celles qu'il serait honteux de ne point cacher. On me donna la charge d'un troupeau de brebis, et, à comparaison de mes autres maux, cette occupation me consolait lorsque je pensais qu'elle était cause que je voyais plus rarement mes maîtres et les autres esclaves. II me semblait aussi que j'avais en cela quelque conformité avec Jacob et avec Moïse, qui ont été autrefois pasteurs de brebis dans le désert. Je vivais de lait et de fromages ; je priais souvent; je chantais des psaumes que j'avais appris dans le monastère. Ma captivité me donnait de la joie, et je rendais grâces à Dieu de son juste jugement, qui me faisait trouver dans le désert la solitude que j'aurais perdue en mon pays.

Oh! qu'il est bien vrai que l'on n'est jamais assuré, ayant en tête un ennemi aussi puissant qu'est le démon! Oh! combien de piéges il nous tend, et par combien de diverses et incroyables manières il nous attaque! L'envie qu'il porte aux hommes fit qu'il me trouva dans cette solitude où je pensais être bien caché. Mon maître, voyant son troupeau multiplier entre mes mains, et ne trouvant rien à redire à ma fidélité, parce que j'avais appris de l'Apôtre « qu'il faut servir comme Dieu même ceux à qui nous sommes assujettis, » et voulant me récompenser afin d'augmenter encore mon affection à son service, me donna pour femme celle dont j'ai parlé, et qui avait été prise en même temps que moi. Sur ce que je refusais de la recevoir, et lui disais qu'étant chrétien, il ne m'était pas permis d'épouser la femme d'un homme vivant (car son mari, ayant été fait esclave en même temps que nous, avait été emmené par un  autre maître ), cet homme, qui me témoignait auparavant tant de douceur, étant devenu tout furieux , tira son épée et s'en vint à moi , et si je ne me fusse hâté de prendre cette femme par le bras, il m'eût tué à l'heure même.

La nuit vint plus tôt que je ne voulais et plus obscure que de coutume. Je menai ma nouvelle épouse dans une caverne à demi ruinée, et, la seule tristesse assistant à nos noces, nous avions horreur l'un de l'autre, et ne le confessions pas néanmoins. Ce fut alors que je sentis véritablement le malheur de ma captivité, et, me jetant contre terre, je commençai à regretter avec larmes cette pureté d'un solitaire que j'allais perdre, et je disais en moi-même : « Misérable que je suis ! étais-je donc réservé pour souffrir cette affliction? et mes péchés m'ont-ils réduit à cet excès de malheur que, mes cheveux commençant déjà à blanchir , je devienne de vierge que je suis le mari de cette femme? De quoi me sert d'avoir abandonné pour l'amour de Dieu mes parents , mon pays et mon bien , si j'entre maintenant dans une condition pour laquelle j'ai une telle répugnance que , plutôt que d'y entrer, j'ai abandonné toutes ces choses? Mais ce qui me met en cette extrémité, c'est sans doute le désir que j'ai eu de retourner en mon pays. Que ferons-nous , mon âme? succomberons-nous dans ce combat ou remporterons-nous la victoire? attendrons-nous que la main de Dieu s'appesantisse sur nous pour nous châtier, ou perdrons-nous la vie par nos propres mains ? Tourne , tourne plutôt cette épée contre ton estomac : ta mort n'est-elle pas plus à craindre que celle de ce corps ? La chasteté, conservée aux dépens de la vie , n'a-t-elle pas son martyre aussi bien que la foi? Qu'importe que je meure sans sépulture dans ce désert , pourvu que je m'acquitte de ce que je dois à Jésus-Christ et que, mourant pour lui témoigner ma fidélité, je sois tout ensemble, en me traitant ainsi moi-même , et le persécuteur et le martyr? » Ayant achevé ces paroles, je tirai mon épée qui reluisait dans ces ténèbres , et , tournant la pointe contre mon estomac , je dis : « Adieu, femme infortunée ; tu m'auras plutôt pour martyr que pour époux. » Alors , se jetant à mes pieds , elle me dit : « Je te supplie, par Jésus-Christ et par cette extrémité

où nous nous trouvons 'maintenant, de ne verser point ton sang pour me faire répandre ensuite le mien ; mais si tu es résolu de mourir commence par m'ôter la vie avec cette épée, afin de nous unir plutôt en cette sorte qu'en celle que voulait notre maître. La servitude m'a si fort instruite dans la chasteté que, quand mon mari même reviendrait , je le conjurerais de trouver bon que je la gardasse. Pourquoi veux-tu donc mourir de peur d'être mon mari , puisque je mourrais si tu le voulais être ? Aie-moi plutôt pour compagne de ta pudeur, et préfère l'union de nos âmes à celle de nos corps. Que nos maîtres croient que tu es mon mari , mais que Jésus-Christ sache que tu n'es que mon frère. Il nous sera facile de leur persuader que nous sommes mariés lorsqu'ils verront que nous nous aimerons parfaitement. » J'avoue que ce discours m'épouvanta; et, admirant la vertu de cette femme , je l'aimai encore davantage que si elle eût été la mienne. Je ne l'ai pourtant jamais vue nue, ni jamais touché à sa chair, craignant de perdre dans la paix ce que j'avais conservé dans le combat. Plusieurs jours se passèrent dans cette sorte de mariage qui nous rendit plus agréables à nos maîtres, lesquels ne soupçonnaient nullement que nous eussions dessein de nous enfuir ; et , fidèle pasteur que j'étais, je passais quelquefois un mois tout entier dans le désert avec mon troupeau.

Longtemps après, comme j'étais un jour seul dans le désert et ne voyais rien que le ciel et la terre, je commençai à repasser plusieurs choses en mon esprit : il me souvint entre autres de la société dans laquelle j'avais vécu avec les solitaires ; et surtout je me représentais le visage de ce saint homme qui m'avait servi de père, qui m'avait instruit, qui m'avait tenu auprès de lui avec tant de soin, et qui avait si fort regretté ma perte. Comme j'étais dans ces pensées, j'aperçus un petit sentier tout plein de fourmis : les unes portaient des fardeaux plus grands qu'elles ; les autres traînaient avec leurs petites bouches, comme avec des tenailles, des graines d'herbes; et les autres tiraient de la terre de leurs fosses pour bouclier avec des digues les conduits qui amenaient de l'eau; celles-ci, se souvenant de l'hiver qui devait venir, coupaient le germe des grains qu'elles avaient amassés, de peur que l'humidité de la terre ne fît venir de l'herbe dans leurs greniers , et les autres , avec un grand deuil , portaient les corps morts de leurs compagnes ; mais ce que j'admirais le plus dans une si grande multitude, c'est que celles qui sortaient n'empêchaient point celles qui entraient, et, au contraire, si elles en voyaient quelques-unes tomber sous la pesanteur de leur charge, elles les soulageaient en mettant leurs épaules sous le fardeau qui les accablait. Que dirai-je plus ? sinon que ce spectacle m'étant fort agréable , et m'ayant fait ressouvenir de Salomon qui nous renvoie à la prudence des fourmis, et nous excite par leur exemple à sortir de la paresse qui tient nos âmes engourdies, Je commençai à m'ennuyer de ma captivité, à désirer de revoir les cellules du monastère, et d'avoir part à la vigilance de ces fourmis saintes qui ne travaillent que pour le bien commun, et où, nul n'ayant rien de propre, toutes choses sont à tous.

Étant retourné au lieu où je couchais, ma femme de nom vint au-devant de moi. Je ne pus cacher dans mon visage la tristesse que j'avais dans le cour : elle me demanda pourquoi j'étais si abattu : je lui en dis la cause. Elle m'exhorta à la fuite et me supplia d'avoir pour agréable qu'elle me tint compagnie. Je lui demandai le secret, elle me le promit; et, nous entretenant souvent en particulier, nous flottions entre l'espérance et la crainte.

J'avais deux boucs dans mon troupeau d'une merveilleuse grandeur : je les tuai pour me servir de leur peau à ce que je vais dire, et de leur chair pour nous nourrir en chemin. Aussitôt que la nuit s'approcha, nos maîtres pensant que nous étions couchés ensemble, nous nous mimes en chemin, portant ces peaux de bouc et une partie de leur chair. Etant arrivés au fleuve qui est à dix milles de là, nous enflâmes ces peaux, montâmes dessus et nous laissâmes aller au fil de l'eau; remuant seulement un peu les pieds pour nous en servir comme d'avirons afin que le fleuve, nous portant en bas et nous faisant aborder de l'autre côté du rivage, beaucoup plus loin que le lieu d'où nous étions partis, ceux qui voudraient nous suivre perdissent notre piste. Une partie de la chair que nous portions s'étant mouillée et l'autre étant tombée dans l'eau, à peine nous en restait-il pour trois jours. Nous bûmes par-delà notre soif pour nous préparer à celle que nous devions souffrir. Nous courions plutôt que de marcher, regardant toujours derrière nous, et avancions davantage la nuit que le jour, tant par la crainte des Arabes, qui faisaient des courses de tous côtés, qu'à cause de L'ardeur excessive du soleil. Je tremble encore en vous rapportant ceci et tout le corps m'en frémit, bien que je sois en sûreté.

Le troisième jour nous entrevîmes de fort loin deux hommes montés sur des chameaux qui venaient en très grande diligence; et, comme, notre esprit présage toujours notre malheur,  nous crûmes que c'était notre maître : nous n'eûmes plus d'autre pensée que la mort, et il nous semblait que le soleil était couvert de ténèbres. Etant dans cet effroi, et connaissant que nous avions été trahis par les marques de nos pas imprimés sur le sable, nous vicies à notre main droite une caverne qui allait fort avant sous terre. Craignant qu'il n'y eût dedans des animaux venimeux (car les vipères, les basilics, les scorpions et les serpents, cherchent d'ordinaire ces lieux-là pour éviter l'ardeur du soleil et trouver de l'ombre), nous entrâmes bien dedans la caverne, mais nous nous arrêtâmes dans une fosse qui était tout à l'entrée, sur la main gauche, n'osant passer outre de peur de rencontrer la mort en voulant la fuir, et pensant en nous mêmes : Si Dieu nous veut assister dans ce péril nous sommes en sûreté, et s'il nous abandonne à cause de nos péchés, nous trouverons ici un sépulcre. Mais dans quel abattement d'esprit et dans quelle frayeur croyez-vous que nous nous trouvâmes lorsque nous vîmes notre maître et l'un de ses esclaves arrêtés tout contre la caverne; et, nous, ayant suivis à la piste, être arrivés au lieu où nous croyions être cachés? O combien la mort est plus rude à attendre qu'à souffrir! La crainte fait encore maintenant bégayer ma langue, et comme si mon maître criait encore, je n'ose pas seulement ouvrir la bouche. Il envoya cet esclave pour nous tirer de la caverne, et lui cependant tenait les chameaux, et avait l'épée nue à la main pour nous tuer aussitôt que nous sortirions. L'esclave étant entré et passé trois ou quatre pas plus avant que le lieu où nous étions, nous lui voyions le dos, mais lui ne nous voyait point (parce que c'est le propre des yeux de ne pouvoir distinguer aucun objet lorsqu'au sortir de la lumière ils passent dans les ténèbres) ; et nous entendîmes aussitôt retentir ces paroles dans cet antre : « Sortez, pendards ; sortez, misérables ; sortez pour recevoir la mort. Qu'attendez-vous? Pourquoi tardez-vous? Sortez, votre maître vous appelle. Comme il parlait encore, nous vîmes à travers l'obscurité venir une lionne qui le saisit, l'é1rangla et le traîna ainsi tout sanglant dans le plus profond de la caverne. Bon Dieu! quelles furent alors tout ensemble notre frayeur et notre joie! Nous voyions périr notre ennemi sans que son martre le sût; lequel, voyant qu'il demeurait si longtemps; s'imagina que deux personnes se défendaient contre une seule, et, ne pouvant davantage retenir sa colère, vint à, la caverne l'épée nue à la main; et, lorsqu'avec des cris furieux il reprochait à son esclave sa lâcheté, il fut plutôt emporté par la lionne qu'il rie fut arrivé au lieu où nous étions cachés. Chose étrange, et qui le croirait, qu'une bête sauvage ait ainsi devant nos yeux coup battu pour nous !

Etant délivrés de la crainte que nous avions de lui, nous nous voyions exposés à toute heure à une mort semblable à la sienne, si ce n'est que la fureur d'une lionne est moins à craindre que' la colère d'un homme. Nous étions saisis de frayeur, et, n'osant pas seulement nous remuer, nous attendions quel serait le succès de cette aventure ; et notre seul espoir, au milieu de tant de périls, était en la connaissance que nous avions de notre chasteté, qui nous servait tomme d'un mur contre cette bête furieuse: La lionne, voyant qu'elle avait été découverte et craignant qu'on ne lui dressât quelque piège, emporta dès le matin dans sa gueule son lionceau et nous quitta la place. N'osant néanmoins nous fier à cela, nous fie partîmes pas si tôt; mais, ayant longtemps attendu et pensant à sortir, nous nous imaginions toujours de l'avoir, à la rencontre.

Ayant passé tout le jour dans cette appréhension, nous sortîmes le soir et trouvâmes ces chameaux (auxquels ils donnent en ce pays le nom de dromadaires à causé de leur vitesse) qui ruminaient. Nous montâmes dessus, et, après avoir repris un peu de forcé avec quelques grains nouveaux, nous traversâmes le désert et' arrivâmes enfin le dixième jour au camp des Romains, où, ayant été présentés au maître de camp, nous lui contâmes tout ce qui nous était arrivé. De là, étant envoyés à Sabinien qui commandait en Mésopotamie, nous y vendîmes nos chameaux. Et parce que mon abbé, dont j'ai ci-devant parlé, était déjà mort pour aller jouir avec Dieu d'une meilleure vie, je retournai avec les solitaires qu'il avait laissés; et mis cette femme entre les mains de quelques vierges très vertueuses, l'aimant comme ma soeur, et vivant néanmoins avec elle avec plus de menue que si elle eût été ma soeur.

Malc, étant déjà fort vieux, me contait ces choses lorsque j'étais encore fort jeune, et je vous les conte dans ma vieillesse. Je présente aux chastes un exemple célèbre de chasteté, et j'exhorte les vierges à la conserver. Contez cette histoire à ceux qui viendront après vous, afin qu'ils sachent qu'au milieu même des épées, des déserts et des bêtes farouches, la chasteté n'est jamais captive; et qu'un véritable serviteur de Jésus-Christ peut bien être tué, mais non pas vaincu.
 

édition numérique originale http://www.abbaye-saint-benoit.ch/bibliotheque.htm
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