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Vénérable Marie d'Agreda
La Cité Mystique de Dieu

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   CHAPITRE VI. De la vertu de foi, et de l'exercice que la très-sainte Vierge en fit.

Instruction de la Mère de Dieu.

CHAPITRE VII. De la vertu d'espérance qu'eut la très-sainte Vierge, et de l'exercice qu'elle en fit.

Instruction de la très-sainte Vierge.

CHAPITRE VIII. De la vertu de charité de la très-sainte vierge.

Instruction de la Reine du ciel.

CHAPITRE IX. De la vertu de prudence de la très-sainte Vierge.

Instruction de la Reine du ciel.
 
CHAPITRE VI. De la vertu de foi, et de l'exercice que la très-sainte Vierge en fit.

 

486. Sainte Élisabeth comprit en peu de mots (selon que l'évangeliste saint Luc le rapporte) la grandeur de la foi de la très-sainte Vierge, lorsqu'elle lui dit : Vous êtes bien heureuse d'avoir cru, car les paroles et les promesses du Seigneur s'accompliront en vous (1). L'on doit mesurer la foi de cette divine Reine par sa félicité et par sa dignité ineffable, puis

 

(1) Luc., I, 46.

 

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qu'elle fut si excellente, que pour avoir cru elle arriva à la plus grande élévation qu'on puisse s'imaginer après celle de Dieu. Elle crut le plus grand des mystères qui se devait opérer en elle. La prudence et la science divine de l'auguste Marie furent telles, pour ajouter créance à cette vérité si nouvelle et si fort au-dessus de tout ce que l'entendement humain et angélique peut concevoir, qu'il fallait nécessairement que sa foi eût été produite dans l'essence divine, comme dans l'officine (pour ainsi dire) du pouvoir immense du Très-Haut, où toutes les vertus de cette Reine du ciel furent formées par le bras de sa toute-puissance. Plus je considère ses vertus, plus je me trouve incapable d'en parler, et surtout des intérieures, parce que je suis si fort éblouie de la grandeur des connaissances et des lumières que j'en ai reçues, que les termes me manquent pour les pouvoir déclarer, et pour exprimer les actes de foi qui ont été formés dans l'entendement de la plus fidèle et de la plus grande de toutes les pures créatures; j'en dirai pourtant ce que je pourrai, en avouant toujours mon incapacité pour en faire une aussi juste déclaration que je le voudrais, et que la grandeur du sujet dont nous allons traiter, le demanderait.

487. La foi de la très-fidèle Marie fut un étonnement de toute la nature créée, et un prodige évident du pouvoir divin, parce que cette vertu reçut en elle le plus haut degré de perfection qu'elle pouvait recevoir; Dieu étant en quelque façon satisfait par cette très-sainte Dame pour le manquement de foi que les

 

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hommes devaient avoir. Le Très-Haut départit cette excellente vertu aux mortels voyageurs, afin qu'ils eussent, sans aucun embarras de la chair mortelle, une connaissance aussi certaine et aussi infaillible de sa divinité, de ses mystères et de ses couvres admirables, que s'ils le voyaient face à face comme les bienheureux. Nous croyons, sous le voile et l'obscurité de la foi, le même objet et la même vérité qu'ils voient à découvert.

488. Si l'on considère quel a été l'état du monde et celui où il se trouve à présent, il ne sera pas difficile de s'apercevoir combien de nations, de royaumes et de provinces dès leur commencement se sont rendus indignes d'un si grand bienfait, si peu connu et si peu estimé des hommes ingrats; combien y en a-t-il eu qui ont malheureusement renoncé à cette vertu que le Seigneur leur avait accordée avec tant de miséricorde et de libéralité! Et combien y a-t-il de fidèles qui, après l'avoir reçue sans la mériter, la méprisent, la laissent oisive, sans aucun effet et sans s'en servir pour arriver à la dernière fin pour laquelle elle leur a été donnée 1 Il fallait donc que la divine équité se dédommageât en quelque façon d'une perte si déplorable, qu'un tel bienfait eût un juste et proportionné retour, autant qu'il était possible à la nature humaine, et que parmi les créatures il s'en trouvât quelqu'une en qui la vertu de foi fût en son' plus parfait degré, pour servir de modèle à toutes les autres.

489. Toutes ces prérogatives, dont nous venons

 

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de parler, se trouvèrent dans la grande foi. de la très-pure Marie; et Dieu aurait établi fort à propos seulement par elle et pour elle (quand elle aurait été seule dans le monde) l'excellente vertu de foi: parce que cette seule Princesse eût été capable de réparer le tort que les hommes faisaient à la divine Providence de la frustrer de ses prétentions dans l'établissement de cette vertu par le peu de correspondance qu'ils lui en devaient témoigner. La foi de notre auguste Reine suppléa à ce manquement, et elle copia en elle-même la divine idée de cette vertu avec autant de perfection qu'il fut possible : tous les autres fidèles se peuvent régler à la foi de cette très-sainte Dame, et leur créance sera plus ou moins grande, selon qu'ils la conformeront plus ou moins à la perfection de sa foi incomparable. C'est pourquoi elle a été destinée pour être la Maîtresse et le modèle de tous les fidèles, y comprenant même les patriarches, les prophètes, les apôtres, les martyrs et tous ceux qui ont cru avec eux, et qui croiront les articles de la foi chrétienne jusqu'à la fin du monde.

490. Quelqu'un pourrait objecter: Comment se pouvait-il faire que la Reine du ciel exerçât la foi, supposé qu'elle eut plusieurs visions claires de la Divinité, et beaucoup plus des abstractives, qui rendent en quelque façon évident ce que l'entendement tonnait, comme nous l'avons déjà dit, et comme je le répéterai plusieurs fois dans la suite? Et le doute naîtra de ce que la foi est le soutien des choses que nous espérons, et la certification de celles que nous ne

 

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voyons pas, comme dit l'Apôtre (1). Et c'est comme s'il nous disait que nous n'avons d'autre apparence ni d'autre substance des choses que nous espérons touchant la dernière fin de la béatitude pendant que nous sommes voyageurs, que celles que la foi renferme dans son objet cri obscurément et par énigme; de sorte que la force de cette habitude infuse par laquelle elle nous incline à croire ce que nous ne voyons pas, et la certitude immanquable de ce que l'on croit, forment un argument infaillible et efficace à l'entendement, afin que par ce moyen la volonté croie avec fermeté et sans aucun doute ce qu'elle désire et espère. Et selon cette doctrine, si la très-sainte Vierge vit Dieu en cette vie, et jouit de sa Divinité (ce qui est la même chose) sans le voile de la foi obscure, il semble qu'il ne lui devait rester aucune obscurité, pour croire par la foi ce qu'elle avait vu. clairement face à face, si elle eût conservé dans son entendement les espèces, acquises en la claire vision de la Divinité.

491. Cette objection non-seulement n'empêche point la foi de la très-sainte Vierge, mais au contraire elle l'augmente et l'élève à un plus haut degré, puisque le Seigneur voulut que sa Mère fût si admirable dans le privilège de cette vertu (aussi bien que dans celui de l'espérance), qu'elle surpassât tout l'ordre commun des autres voyageurs, et que, son entendement fût éclairé, pour qu'elle pût être la Maîtresse et l'ouvrière de ces grandes vertus,

 

(1) Hebr., XI, 1.

 

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quelquefois par les actes très-parfaits de la foi et de l'espérance , d'autres fois par la vision et par la jouissance (quoique passagères) de la fin et de l'objet qu'elle croyait et qu'elle espérait, afin qu'elle connût et goûtât dans leur propre source les vérités qu'elle devait enseigner à croire par la vertu de foi en qualité de Maîtresse des fidèles: il était fort facile à la puissance de Dieu d'unir ces 'deux choses en l'âme très-sainte de Marie, et cela étant, ce privilège était comme dit à sa très-pure Mère, qui s'attirait par sa dignité et par ses mérites les plus grandes faveurs, car il était très-convenable que rien ne manquât à cette éminente qualité de Mère de Dieu.

492. Il est vrai que l'obscurité de la.foi, par laquelle nous croyons ce que nous ne voyons pas, est incompatible avec la clarté de l'objet que nous connaissons; que l'espérance ne s'accorde point avec la possession, et que la très-auguste Princesse du ciel n'exerçait point les actes obscurs de la foi, et ne se servait pas de son habitude, lorsqu'elle jouissait des visions claires, et usait des espèces, qui lui manifestaient les objets avec une évidence même abstractive; mais alors elle employait seulement l'habitude de la science infuse. Les habitudes néanmoins des deux vertus théologales de foi et d'espérance ne demeuraient point oisives pour cela: parce que le Seigneur suspendait ou arrêtait l'usage des espèces évidentes, afin que la très-pure Marie se servît de ces habitudes; de manière que la science actuelle cessait, et la foi obscure opérait: toutes les connaissances claires du

 

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Seigneur étant bien souvent suspendues pour: notre auguste Reine dans cet état très-parfait, comme il lui arriva dans le très-haut mystère de l'Incarnation du Verbe, dont je ferai mention en son lieu.

493. Il ne fallait pas que la Mère de Dieu fût privée de la récompense de ces vertus infuses de foi et d'espérance; pour la recevoir, elle la devait mériter; et pour la mériter elle devait exercer leurs opérations proportionnées à cette récompense; et comme elle fut d'un prix inestimable, les actes de la foi, que cette divine Dame pratiqua dans toutes les vérités catholiques et en chacune en particulier, le furent aussi, parce qu'elle connut ces vérités et les crut explicitement comme voyageuse avec: une créance très-relevée et très-parfaite. Il n'y a point de doute que, lorsque l'entendement a une évidence de ce qu'il connaît, il n'attend point le consentement de la volonté pour le croire: parce qu'il est forcé par cette évidence de lui donner une créance ferme, avant que la volonté le lui commande; c'est pourquoi cet acte de croire ce qu'il ne peut pas nier, n'est point méritoire. Quand la très-sainte Vierge consentit à l'ambassade de l'archange, elle fut digne d'une très-grande récompense, à cause de ce qu'elle mérita dans le consentement d'un tel mystère: il arriva la même chose dans les autres, qu'elle crut, lorsque le Très-Haut voulait qu'elle usât de la foi infuse sans se servir de la science, bien qu'elle méritât beaucoup en cette science infuse, à cause de l'amour qu'elle exerçait avec elle, comme je l'ai déjà dit en divers lieux.

 

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494. Elle n'eut pas non plus l'usage de la science infuse lorsqu'elle perdit l'enfant Jésus, au moins pour connaître l'endroit où il était, comme elle connaissait plusieurs autres choses par cette lumière; ni elle ne se servait pas alors des espèces claires de la Divinité. La même chose lui arriva au pied de la croix, parce que le Seigneur suspendait la vue et les opérations, qui auraient empêché la douleur en l'Ante très-sainte de sa Mère : car il était convenable qu'elle pratiquât seulement la foi et l'espérance dans cette occasion. Parce que la joie, qu'elle eût reçue par la moindre vue ou connaissance (quoique abstractive) de la Divinité, aurait naturellement empêché cette douleur, si Dieu n'eût fait un nouveau miracle, afin que la peine et la jouissance se trouvassent ensemble. Il n'était pas convenable que sa divine Majesté fit ce miracle, puisque avec la souffrance son propre mérite et l'imitation de son très-saint Fils s'unissaient en elle par les grâces et par l'excellence de la dignité de Mère. C'est pour cela qu'elle chercha le divin Enfant avec douleur, comme elle-même l'a dit (1), ayant accompagné cette douleur d'une foi vive et d'une ferme espérance. Elle pratiqua aussi ces deux vertus dans la passion et dans la résurrection de son Fils unique et bien-aimé, en qui elle croyait et espérait; cette foi de l'Église ne se trouvant alors qu'en elle seule, comme en sa Maîtresse et en sa fondatrice.

495. On peut considérer en la foi de la très-sainte

 

(1) Luc., II, 48.

 

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Vierge trois excellences particulières: la continuation, l'intention et l'intelligence avec laquelle elle croyait. La continuation était seulement interrompue lors qu'elle voyait la Divinité avec une clarté intuitive ou avec une évidence abstractive, comme j'ai déjà dit. Mais pour distribuer les actes intérieurs que la Reine du ciel avait de la connaissance de Dieu, quoiqu'il n'y ait que le seul Seigneur, qui les ordonnait, qui puisse savoir en quel temps sa très sainte Mère exerçait ces divers actes, je dirai que son entendement ne fut jamais oisif, et qu'il n'y eut, dès le premier moment de sa conception, aucun instant de toute sa vie auquel elle perdît Dieu de vue : car si elle suspendait la foi, c'était parce qu'elle jouissait de la claire vision de la Divinité, ou qu'elle lui était manifestée par une très-sublime science infuse; et; si le Seigneur lui cachait cette connaissance, la foi lui succédait en opérant : la succession et la vicissitude de ces actes causant une si belle harmonie dans l'entendement de la très-pure Marie, que le Très-Haut conviait les esprits angéliques à lui donner leur attention, selon ce qui est dit dans les Cantiques: Vous qui habitez dans les jardins, faites-moi entendre votre voix, parce que nos amis sont attentifs (1).

496. Cette auguste Princesse surpassait dans l'efficacité ou dans l'intention de la foi tous les apôtres, tous les prophètes et tous les saints ensemble, et elle arriva au plus haut degré qui fût possible à une pure

 

(1) Cant., VIII, 18.

 

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créature. Elle n'excella pas seulement sur tous les fidèles, mais elle eut aussi la foi dont tous ceux qui ont été assez malheureux de ne croire point furent privés; ils pouvaient même être tous éclairés par la foi de cette divine Dame. C'est pourquoi elle se trouva si ferme, si immobile et si constante en elle lorsque, dans le temps de la Passion, les apôtres chancelèrent, que, si toutes les tentations, les tromperies, les erreurs et toutes les faussetés du monde se fussent unies ensemble, elles n'auraient pu ébranler ni troubler la foi invincible de la Reine des fidèles; la fondatrice et la maîtresse de cette vertu en serait sortie victorieuse et triomphante.

497. On ne peut exprimer l'intelligence avec laquelle elle croyait explicitement toutes les vérités divines, sans la diminuer et l'obscurcir par les termes humains. La très-pure Marie savait tout ce qu'elle croyait, et croyait tout ce qu'elle savait : parce que la science infuse théologique de la créance des mystères de la foi et leur intelligence furent en cette très-sage vierge et mère au plus haut degré dont une pure créature était capable. Elle avait cette science en acte, et une mémoire angélique par laquelle elle n'oubliait jamais ce qu'elle avait une fois appris; elle se servait toujours de cette puissance et» de ces dons pour croire profondément, excepté lorsque Dieu ordonnait par sa divine providence que la foi fût suspendue par d'autres actes, comme j'ai dit ci-dessus. Et hormis qu'elle ne fût dans l'état de gloire, elle avait dans celui de voyageuse, pour croire et connaître Dieu, la plus haute de toutes les intelligences, qui ne séparait la foi

 

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d'avec la claire connaissance de la Divinité que par un imperceptible horizon; de sorte quelle surpassait (état de tous les voyageurs, et qu'elle en avait un tout particulier pour elle seule, auquel nulle autre créature n'a jamais pu atteindre.

493. Que si la très-auguste Marie descendait dans son état ordinaire et inférieur lorsqu'elle exerçait les habitudes de la foi et de l'espérance, dans ce même état elle surpassait tous les saints et tous les anges en mérite, parce qu’elle les surpassait en amour. Qu'en était-il donc de ses opérations, de son mérite et de son amour, lorsqu'elle était élevée par la puissance divine à d'autres plus grandes faveurs et au plus haut état de la vision béatifique ou de la connaissance claire de la Divinité? Que si l'entendement angélique n'est pas assez fort pour le concevoir, comment le pourrai-je exprimer par mes faibles paroles, moi qui ne suis qu'une pauvre créature terrestre? Je voudrais du moins que tous les mortels connussent et estimassent le prix de cette vertu de foi en la considérant dans ce divin modèle, où elle reçut le dernier degré de sa i perfection, et arriva justement à la fin pour laquelle elle avait été formée. Que les infidèles, les hérétiques et les idolâtres viennent à la maîtresse de la foi, la très pure Marie, afin qu'ils soient éclairés dans leurs ténébreuses erreurs, et par le secours de cette lumière ils trouveront le chemin assuré qui les conduira à la dernière fin pour laquelle ils ont été créés. Que tous les catholiques y viennent aussi; qu'ils reconnaissent l'inestimable valeur de cette excellente vertu, et qu'ils

 

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demandent au Seigneur, avec les apôtres, de leur augmenter la foi (1), non point pour atteindre à celle de l'auguste Marie, car la chose n'est pas possible, mais pour l'imiter et pour la suivre; puisqu'elle nous enseigne par sa foi et nous donne même espérance de l'obtenir par ses grands mérites.

499. Saint Paul appela le patriarche Abraham le père de tous les fidèles (2), parce qu'il fut le premier qui reçut les promesses du Messie et qui crut ce que le Seigneur lui promit, croyant en l'espérance contre l'espérance; ce qui nous exprime combien la foi du patriarche fut excellente, puisqu'il fut le premier qui crut les promesses du Seigneur (3), lorsqu'il ne pouvait avoir aucune espérance humaine en la vertu des causes naturelles, tant pour espérer un enfant de sa femme Sara, qui était stérile, que pour en attendre la succession innombrable que Dieu lui avait promise en la personne de cet enfant, après l'avoir offert en sacrifice à sa divine Majesté, comme elle le lui commandait. Abraham crut tout celât, quoiqu'il fit naturellement impossible, et ne douta nullement des promesses du Seigneur, étant très-persuadé que les moyens surnaturels ne manqueraient pas au pouvoir divin pour en venir à bout, et il mérita par cette foi d'être appelé le père des fidèles et d'en recevoir la marque, qui fut la circoncision, en laquelle il devait être justifié.

500. Mais notre très-auguste Marie a bien plus de titres et de prérogatives qu'Abraham pour être appelée

 

(1) Luc., XVII, 5. — (2) Rom., IV, 11. — (3) Ibid., 18 ; Gen., XV, 5.

 

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Mère de la foi et de tous les.. fidèles; elle en porte l'étendard, pour y conduire tous ceux qui doivent croire à la loi de grâce. Le patriarche fut premier selon l'ordre du temps; il fut destiné par une première intention pour être le père et le chef du peuple hébreu sa foi fut grande et excellente à l'égard des promesses que le Très-Haut lui avait faites de notre Seigneur Jésus-Christ, et il crut parfaitement à toutes ses paroles; mais en toutes ces choses, la foi de Marié fut sans comparaison plus admirable : ainsi elle est la première en la dignité. C'était une plus grande difficulté, et presque une impossibilité à une vierge de croire qu'elle concevrait et qu'elle enfanterait sans perdre sa virginité , qu'à une vieille stérile de croire qu'elle pourrait enfanter; le patriarche Abraham n'était pas si assuré que le sacrifice d'Isaac s'exécuterait, que l'était la sacrée Marie que son très-saint Fils serait sacrifié en effet. Ce fut elle qui crut et qui espéra en tous les mystères, et qui enseigna à toute l'Église comme elle devait croire en Dieu et les œuvres de la rédemption. Cette foi de notre auguste Reine étant donc reconnue, elle est sans contredit la Mère des fidèles, le modèle de la foi catholique et de la sainte espérance. Et pour conclure ce chapitre, je dis que, comme notre Maître et Rédempteur Jésus-Christ était compréhenseur, son âme très-sainte jouissant de la souveraine gloire et de la vision béatifique, il n'avait point la foi; il ne pouvait pas s'en servir, ni nous enseigner cette vertu par ses actes. Mais ce que le Seigneur ne put pas faire par soi-même il le fit par sa

 

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très-sainte Mère, en la constituant fondatrice, bière et modèle de la foi de son Église évangélique, afin qu'elle assistât au jour du jugement universel pour juger, avec son très-saint Fils, singulièrement ceux qui n'ont pas reçu la foi, après leur en avoir donné mi tel exemple dans le monde.

 
Instruction de la Mère de Dieu.

 

501. Ma fille, les mortels qui ne regardent qu'avec des yeux charnels et terrestres, ne découvrent pas le trésor inestimable de la vertu de la foi divine : c'est pourquoi ils ne savent pas estimer la valeur ni reconnaître le mérite et le bienfait qui se trouvent dans un don si précieux. Considérez, ma très-chère, en quel état malheureux a été le monde sans la foi : et dans quel désordre ne serait-il pas aujourd'hui si mon Fils et mon Seigneur ne la lui conservait ! Combien d'hommes que le monde estimait grands, puissants et sages, ne se sont pas précipités des ténèbres de leur infidélité dans les plus abominables péchés, et de là dans les ténèbres éternelles de l'enfer, pour n'avoir pas été éclairés par la lumière de la foi ! Combien de provinces et de royaumes entiers n'ont-ils pas entraînés dans leur aveuglement, combien ces mêmes

 

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personnes n'en entraînent-elles pas aujourd'hui jusque dans le plus profond de l'abîme ! Les mauvais fidèles, ma fille, suivent les traces .de ceux-là, puisque ayant reçu cette grâce et cet insigne bienfait de la foi; ils vivent sans la pratiquer et comme si leurs âmes ne l'avaient point.

502. Faites tous vos efforts, ma chère fille, pour reconnaître cette précieuse perle que le Seigneur vous a donnée comme un gage et un lien des épousailles qu'il a célébrées avec vous pour vous faire entrer dans le lit nuptial de sa sainte Église, et ensuite dans celui de son éternelle vision béatifique. Exercez toujours cette vertu de foi, puisque par son moyen vous parviendrez à cette dernière fin ou vous tendez, et vous vous unirez à l'objet de vos désirs et de vos amours. C'est elle qui enseigne le chemin assuré de la félicité éternelle; elle luit dans les ténèbres de la vie mortelle des voyageurs pour les conduire en toute sûreté à la possession de leur patrie, s'ils ne s'y opposent par leur infidélité et par leurs péchés. C'est elle qui excite les autres vertus, qui sert de nourriture au juste, et qui l'entretient et le soulage dans ses travaux. Elle confond et épouvante les infidèles et les lâches fidèles qui négligent de pratiquer le bien, parce qu'elle leur, découvre leurs péchés en cette vie et la punition qui les attend en l'autre. La foi est puissante pour venir à bout de tout, puisque rien n'est impossible à celui qui croit (1);  au contraire, il

 

(1) Matth., IX, 22.

 

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peut faire et obtenir toutes choses par le moyen de cette vertu : elle éclaire et ennoblit l'entendement humain, puisqu'elle le redresse de peur qu’il ne s'égare dans les ténèbres de son ignorance naturelle; elle l'élève au-dessus de lui-même afin qu'il voie et connaisse avec une certitude infaillible ce qu'il ne pourrait pénétrer par ses propres forces; et le lui fait croire avec autant de fermeté que s'il le voyait effectivement; enfin elle le dépouille de cette grossièreté et de cette bassesse qui font que l'homme ne croit que ce qu'il comprend par ses faibles lumières, qui sont si bornées pendant que l'âme vit dans la prison du corps corruptible et n'agit que par la pesanteur de ses sens. Estimez donc, ma fille, cette précieuse perle de la foi catholique que Dieu vous a donnée, conservez-la avec soin et pratiquez-la avec respect.

 
CHAPITRE VII. De la vertu d'espérance qu'eut la très-sainte Vierge, et de l'exercice qu'elle en fit.

 

503. La vertu d'espérance suit celle de foi, qui est en quelque façon la cause de l'autre; parce que, si Dieu nous donne la lumière de la foi avec intention

 

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que par elle nous arrivions tous sans aucune distinction ni dépendance de temps à la connaissance infaillible de sa divinité, de ses mystères et dé ses promesses, ce n'est qu'afin qu'en le connaissant pour notre dernière fin et unique félicité, et qu'après avoir découvert les moyens d'aller à lui , nous soyons tous épris d'un désir véhément d'en jouir, chacun le souhaitant pour soi- même. Ce désir, qui est suivi du projet que l'on fait d'obtenir le souverain bien comme de son effet, est appelé espérance, dont l'habitude est infuse dans notre volonté lorsque nous recevons le baptême, et cette volonté est appelée appétit raisonnable, parce qu'il lui appartient de désirer la félicité éternelle comme son plus grand bien et ce qui lui importe le plus, de faire tout son possible avec la grâce divine pour l'acquérir, et de vaincre toutes les difficultés qui s'y pourraient opposer.

504. On connaît combien la vertu d'espérance est excellente, en ce qu'elle a Dieu pour objet, comme notre dernier et souverain bien ; et quoiqu'elle le regarde et le cherche comme absent, elle se le représente néanmoins comme un bien dont l'acquisition est possible par le moyen des mérites de Jésus-Christ et des bonnes œuvres que fait celui qui espère. Les actes de cette vertu, par lesquels nous nous appliquons les promesses ineffables du Seigneur, se règlent par la lumière de la fui et d'une prudence particulière. L'espérance infuse opère selon cette règle dans le milieu raisonnable qui se trouve entre les extrémités vicieuses du désespoir et de la présomption,

 

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afin que l'homme ne présume point vainement d'obtenir la gloire éternelle par ses propres forces, ou sans faire ce qu'il doit pour la mériter; et qu'en faisant son possible il ne tombe point dans la crainte et dans la défiance de l'obtenir, comme le Seigneur le lui promet et l'en assure. L'homme s'applique cette certitude commune et générale à tous que la vertu de foi enseigne, lorsqu'il espère par le moyen d'une prudence religieuse et d'un jugement sain et droit qu'il forme en lui-même, et qui l'éloigne également et de la présomption et du désespoir.

505. On juge par ce que nous venons de dire que le désespoir peut provenir de ne croire point ce que la foi nous promet, ou de ne s'appliquer point à soi-même, si on le croit, la certitude des promesses divines dans la pensée erronée où l'on est de ne les pouvoir pas obtenir. L'espérance marche avec sûreté entre ces deux extrêmes, en supposant et croyant que Dieu ne me refusera point ce qu'il a promis à tous; et que sa promesse n'est point absolue, mais avec condition que je travaillerais et tâcherais de mon côté à le mériter autant qu'il me serait possible avec le secours de sa divine grâce; parce que, Dieu ayant fait l'homme capable de jouir de sa vue et de sa gloire éternelle, il n'était pas convenable qu'il arrivât à une telle félicité en faisant mauvais usage de ses propres puissances, et en s'en servant pour l'offenser, puisqu'elles devaient être les organes de son bonheur éternel, mais plutôt en les appliquant à des œuvres proportionnées à la fin où il devait tendre par leur

 

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moyen. Et cette proportion consiste dans une sainte pratique de toutes les vertus, par lesquelles l'homme se dispose pour arriver à la jouissance du souverain bien, qu'il cherche dès cette vie présente par la connaissance de Dieu et par son saint amour.

506. Cette vertu d'espérance eut en Marie le plus haut degré de perfection qu'elle pouvait recevoir en elle-même, dans tous ses effets et dans toutes ses circonstances, parce que les sujets qui causaient les désirs et les projets qu'elle formait d'obtenir la dernière fin de la vue et de la jouissance de Dieu, furent plus grands en elle qu'en toutes les créatures ensemble; et bien loin d'empêcher leurs effets, cette très-fidèle et très-prudente Dame les exécuta dans la plus grande perfection qu'il fût possible à une pure créature. Elle n'eut pas seulement la foi infuse des promesses du Seigneur, à laquelle (comme à la plus excellente) répondait aussi avec proportion l'espérance la plus parfaite; mais, outre la foi, elle eut la vision béatifique, en laquelle elle connut par expérience la vérité et la fidélité infinie du Très-Haut. Et bien qu'elle ne se servît point de (espérance lorsqu'elle jouissait de la vue et de la possession de la Divinité, néanmoins, revenant ensuite dans son état ordinaire, le souvenir du souverain bien dont elle avait joui lui aidait à espérer et à le désirer dans son absence, avec plus d'ardeur et de résolution de faire tous ses efforts pour l'acquérir; et ce désir était en la Reine des vertus une espèce d'une nouvelle et singulière espérance.

 

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507. L'espérance de la très-pure Marie eut aussi une autre cause qui la faisait surpasser celle de tous les fidèles ensemble, parce que la gloire de cette auguste Princesse (qui est l'objet principal de l'espérance) surpassa celle des anges et des saints; et elle eut, par rapport à la connaissance d'une gloire si extraordinaire que le Très-Haut lui donna, la suprême espérance et la plus forte de toutes les affections pour l'acquérir. Et afin qu'elle arrivât au plus haut degré de cette vertu, en espérant avec mérite tout ce que le puissant bras de Dieu voulait opérer en elle, elle fut prévenue par la lumière de la foi la plus excellente, par les habitudes, les secours et les dons proportionnés à cette foi, et par un mouvement singulier du Saint-Esprit. Ce que nous disons de cette grande espérance qu'elle eut de l'objet principal de cette vertu, se doit aussi entendre. des autres objets (qu'on appelle, seconds ou moins principaux), parce que les faveurs, les dons et les mystères que Dieu opéra en la Reine du ciel furent si grands, que son bras tout-puissant ne put pas s'étendre davantage. Et comme cette très-sainte Dame les devait recevoir par le moyen de la foi et de l'espérance des promesses divines, se disposant par ces vertus à recevoir ces promesses, c'est pour cela qu'il fallait que sa foi et son espérance fussent les plus grandes qu'on pût s'imaginer en une pure créature.

508. Que si (comme nous avons déjà dit en parlant de la foi) la Reine du ciel eut une connaissance et une foi explicite de toutes les vérités révélées, de tous

 

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les mystères et de toutes les couvres du Très-Haut, les actes de son espérance répondant aussi à ceux de sa foi, qui pourra comprendre le nombre et les qualités des actes d'espérance que cette Maîtresse des vertus pratiqua, si ce n'est le Seigneur; puisqu'elle connut tous les mystères de sa propre gloire et de la félicité éternelle, et tous ceux qui se devaient opérer en elle et en tout le reste de l'Église évangélique par les mérites de son très-saint Fils? De sorte que Dieu aurait formé cette vertu pour la seule Marie, sa très-sainte Mère, et à sa considération il l'aurait donnée comme il la donna à tout le genre humain, ainsi que nous avons dit ci-dessus de la vertu de foi.

509. C'est pour cela que le Saint-Esprit l'appela Mère du bel amour et de la sainte espérance (1); et comme la chair qu'elle donna au Verbe éternel la fit Mère de Jésus-Christ, ainsi le Saint-Esprit la fit Mère de l'espérance, parce qu'elle conçut et enfanta par son concours spécial et par son opération , cette vertu pour les fidèles de f Église. Cette qualité de Mère de la sainte espérance qu'elle avait, fut comme annexée à celle de Mère de notre Seigneur Jésus-Christ, puisqu'elle connut qu'elle nous donnait toute notre espérance en son très-saint Fils : la très-sacrée Vierge acquérant par ces deux conceptions et ces enfantements une certaine espèce de domaine et d'autorité sur la grâce et sur les promesses du Très-Haut, qui se devaient accomplir par la mort de notre Rédempteur

 

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Jésus-Christ, fils de Marie, parce que cette auguste Princesse nous donna toutes choses lorsqu'elle conçut et enfanta par le moyen de son libre consentement le Verbe incarné, et en lui toutes nos plus assurées espérances. Ce fut alors que les paroles de l'Époux furent accomplies : Emissiones tuae paradisus (1), parce que tout ce qui sortit de cette Mère de grâce fut pour nous une félicité, un paradis et une espérance très-certaine de l'obtenir.

510. L'Église avait un Père céleste et véritable en Jésus-Christ, qui l'engendra et la fonda, et qui l'enrichit de grâces, d'exemples et de doctrines par ses mérites et par ses travaux, avec autant de profusion que la qualité d'un tel Père, auteur de cet ouvrage admirable, le demandait; il semble qu'il était convenable qu'elle eût aussi, pour n'avoir plus rien à désirer, une Mère charitable qui allaitât les enfants dans leur plus tendre jeunesse avec de douces caresses et avec une affection maternelle, qui les élevât dans son sein et qui les protégeât et les nourrit délicatement, lorsqu'ils ne pourraient souffrir le pain des robustes et des forts, à cause de leur faiblesse. Cette douce Mère fut la très-sainte Vierge, qui dès la primitive Église, quand elle naissait avec les tendres enfants de la loi de grâce, commença à leur donner le doux lait de la lumière et de la doctrine comme une mère très-pitoyable; et elle continuera par ses prières ce charitable office jusqu'à la fin du monde envers les nouveaux

 

(1)  cant., IV, 13

 

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enfants que notre Seigneur Jésus-Christ engendre tous les jours par les mérites de son sang et par les intercessions de -la Mère de miséricorde., Ils naissent par elle, elle les nourrit et les entretient; elle est notre douce Mère, notre vie et notre espérance, l'original de celle que nous avons et le modèle que nous devons imiter; nous espérons par son intercession d'obtenir la félicité éternelle que son très-saint Fils nous a méritée, et les secours qu'il nous communique par elle afin que nous y arrivions par leur moyen.

 
Instruction de la très-sainte Vierge.

 

511. Ma fille, mon esprit cherchant l'infini et le souverain bien, s'élevait par les deux vertus de foi et d'espérance, comme par deux ailes d'un vol infatigable, jusqu'à ce qu'il se fût reposé dans l'union de son plus fort amour. Il jouissait plusieurs fois de sa claire vision; mais comme cette faveur ne m'était point continuelle à cause de mon état de pure voyageuse , l'exercice de la foi et de l'espérance ne cessait jamais dans cet éloignement ; parce que, comme elles demeuraient hors de cette douce jouissance, je les trouvais incontinent dans mes puissances, et je ne

 

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faisais d'autre intervalle dans leurs opérations que celui de cette heureuse vision. L'entendement humain est trop faible pour comprendre tous les effets que les affections, les souhaits et les fortes résolutions que je faisais.de ne rien oublier pour arriver à la jouissance éternelle de Dieu, causaient dans mou âme; ceux qui mériteront néanmoins de jouir de sa vue dans le ciel, les connaîtront en sa divine Majesté, et lui en rendront des louanges éternelles.

512. Vous devez, ma fille, puisque vous avez reçu tant de lumière touchant (excellence de cette vertu et des oeuvres que j'exerçais par elle, tâcher de m'imiter sans aucune interruption, et autant que vous le pourrez avec les forces de la divine grâce. Renouvelez toujours dans votre souvenir les promesses du Très-Haut; élevez votre coeur par la certitude de la foi que vous avez de sa vérité, et faites que vos plus ardents désirs n'aspirent qu'à les obtenir; vous vous pourrez promettre avec cette ferme espérance d'arriver par les mérites de mon très-saint Fils à la.patrie céleste, et d'avoir le bonheur d'être en la compagnie de ceux qui y jouissent d'une gloire immortelle, et qui y voient la face du Seigneur. Que si vous vous éloignez par ce secours de tout ce qui est terrestre , et ne fixez votre coeur qu'à ce bien immuable après lequel vous soupirez , toutes les choses sensibles et mortelles vous deviendront à charge ; vous les mépriserez, et ne pourrez rien souhaiter, que ce très-aimable objet de vos désirs. Mon âme fut toute pénétrée de cette ardeur de l'espérance, comme de Celui en qui elle avait cru par

 

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la foi et qu'elle avait goûté par expérience, dont les douceurs ne se peuvent exprimer par des paroles humaines.

513. Afin que vous soyez encore plus touchée, considérez et pleurez avec une douleur sensible le malheur de tant d'âmes qui sont les images de Dieu et capables de sa gloire, et qui sont néanmoins, par leur faute, privées de la véritable espérance d'en jouir. Que si les enfants de la sainte Église faisaient quelque trêve avec leurs vaines pensées, pour faire de profondes réflexions que Dieu leur a donné une foi assurée et une espérance infaillible, les ayant séparés des ténèbres, et distingués (sans qu'ils l'eussent mérité) par ces glorieuses marques, abandonnant les païens et tant d'infidèles dans leur aveuglement, ils seraient sans doute confus de leur injuste oubli et condamneraient leur noire ingratitude. Mais qu'ils se désabusent, et qu'ils soient persuadés que les tourments qui les attendent sont bien plus formidables, et que Dieu et les saints les ont beaucoup plus en horreur à cause du mépris qu'ils font du sang que Jésus-Christ a versé, en vertu duquel ils ont reçu ces insignes bienfaits; cependant ils les traitent de fables, méprisent le fruit de la vérité, et passent toute leur vie sans donner un jour ni même une heure de réflexion à leurs obligations et au danger qui les menace. Pleurez, pleurez, ma chère fille, ce malheur déplorable; faites tous vos efforts pour n'y être pas comprise; demandez-en avec ardeur le remède à mon très-saint Fils, et soyez assurée que sa divine Majesté

 

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vous récompensera de tous les soins que vous prendrez pour l'obtenir.

 
CHAPITRE VIII. De la vertu de charité de la très-sainte vierge.

 

514. La très-éminente vertu de charité est la maîtresse, la reine, la mère, l'âme, la vie et la beauté (le toutes les autres vertus; la charité est celle qui les règle toutes, les meut et les conduit à la véritable et dernière fin; elle les produit dans leur être parfait, les augmente et les conserve, les ennoblit, les orne et leur donne la vie et l'efficacité. Que si toutes les autres vertus causent quelque avantage et quelque ornement à la créature, la charité les leur donne et les perfectionne, parce que sans la charité elles sont toutes difformes, obscures, languissantes, mortes et inutiles, parce qu'elles n'ont aucun sentiment parfait de vie. La charité est pleine de douceur, patiente, paisible, sans émulation, sans envie, sans offense; C'est elle qui ne s'approprie rien, qui distribue tout, qui cause tous les biens, et qui ne permet aucun mal (1) , autant qu'il dépend de son pouvoir, parce

 

(1) I Cor., XIII, 4, 5, 6.

 

qu'elle est la plus grande participation du véritable et souverain bien. O vertu des vertus et abrégé des trésors du ciel! vous êtes la seule qui avez les clefs du paradis; vous êtes l'aurore de la lumière éternelle, le soleil du jour de l'éternité , un feu qui purifie, un vin qui enivre en donnant de nouveaux sentiments, un nectar qui réjouit, une douceur qui rassasie sans dégoût, un lit délicieux où l'âme repose; et vous êtes un lien si étroit, que vous nous faites un avec Dieu, en la manière que le Père, le Fils, et le Saint-Esprit le sont ensemble (1).

515. La noblesse de cette maîtresse des vertus est si fort au-dessus de notre estime, que Dieu a bien voulu (selon notre manière de concevoir) s'honorer de son nom, ou l'honorer en s'appelant charité, comme l'a dit saint Jean. L'Église catholique a plusieurs raisons d'attribuer, entre les perfections divines, au Père la toute-puissance, su Fils la sagesse, et au Saint-Esprit l'amour, parce que le Père est principe sans principe, le Fils est engendré du Père par l'entendement, et le Saint-Esprit procède du Père et du Fils par la volonté; mais le Seigneur se fait l'application du nom et de la perfection de la charité sans aucune différence des personnes, lorsque l'évangéliste dit de toutes sans distinction . Dieu est charité (2). Cette vertu est dans le Seigneur comme le terme et la fin de toutes les opérations au dedans et su dehors, parce que toutes les processions divines

 

(1) Joan., XVII, 21. — (2) 1 Joan., IV, 18.

 

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(qui sont les opérations de Dieu dans lui-même) se terminent en l'union de l'amour et de la charité réciproque des trois personnes divines;-de sorte qu'elles ont entre elles un autre lien indissoluble, outre l'unité de la nature indivisible, en laquelle elles sont un même Dieu. Toutes les oeuvres au dehors, qui sont les, créatures, naissent de la charité divine et se terminent à elle, afin qu'en sortant de la mer immense de cette bonté infinie, elles s'en retournent parla charité et par l'amour à la source d'où elles étaient sorties. La vertu de charité est singulière entre toutes les autres vertus et entre tous les autres dons, en ce qu'elle est une parfaite participation de la charité divine; qu'elle sort du même principe et regarde la même fin, et que cette fin se proportionne plus avec elle qu'avec les autres vertus. Que si nous appelons Dieu notre espérance, notre patience et notre sagesse, c'est parce que nous les recevons de sa main libérale, et non pas parce que ces vertus sont eu Dieu comme en nous. Mais pour ce qui regarde la charité, nous ne la recevons pas du Seigneur de la même manière; car il ne s'appelle pas charité seulement parce qu'il nous la communique, mais parce qu'il l'a essentiellement en lui-même; et de cette divine perfection que nous concevons comme une forme et un attribut de sa nature divine, notre charité résulte avec bien plus de perfection et de proportion, qu'aucune autre vertu.

516. La charité tire du côté de Dieu,d'autres qualités admirables, qui nous sont fort avantageuses ;

 

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parce qu'étant le principe qui nous a communiqué tout le bien de notre être, et ensuite le souverain bien, qui est Dieu même, elle nous sert de modèle et d'aiguillon pour exciter notre amour envers le Seigneur: afin que, si la connaissance que nous avons, qu'il est l'infini et le souverain bien, ne nous porte point à l'aimer, nous y soyons du moins obligés en qualité de notre propre souverain bien. Et que si nous étions assez malheureux de ne savoir pas trouver les moyens de nous acquitter de ce devoir avant qu'il noue eût donné son Fils unique,, nous n'ayons aucune excuse pour ne le pas aimer après qu'il nous l'a donné car si nous pouvons alléguer de justes raisons pour ne savoir pas mériter un tel bienfait, nous rien trouverons aucune pour ne le pas reconnaître avec amour, après l'avoir reçu sans le mériter.

517. L'exemple que notre charité a en celle de Dieu , déclare beaucoup mieux l'excellence de cette vertu, bien que je ne puisse exprimer ce que j'en conçois qu'avec difficulté. Notre Seigneur Jésus-Christ nous enseigna, lorsqu'il fondait sa très-parfaite loi d'amour et de grâce, d'être parfaits à l'exemple de notre Père céleste , qui fait lever son soleil sur les bons et sur les méchants sans aucune distinction (1). Le seul fils du Père éternel pouvait donner une telle doctrine et un tel exemple aux hommes. Il n'est aucune d'entre toutes les créatures visibles qui nous manifeste la charité, divine et qui nous la propose

 

(1) Matth., V, 45.

 

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pour l'imiter, comme le soleil : parce que cette très-noble planète communique sa lumière partout, et à tous ceux qui sont capables de la recevoir, par sa seule inclinaison naturelle, sans aucune différence ni aucune autre délibération que de suivre son penchant: elle ne la refuse jamais autant qu'il dépend d'elle, et elle en fait des largesses sans y être obligée d'ailleurs, sans recevoir aucun retour dont elle puisse avoir besoin, sans trouver dans les choses qu'elle éclaire et entretient aucune bonté qui ait prévenu la sienne, pour la mouvoir et se l'attirer, et sans en espérer aucune autre utilité que de verser cette vertu qu'elle renferme en elle-même, afin que tous en participent.

518. Or, qui ne découvrira dans les qualités d'une si magnifique et généreuse créature, s'il les considère avec attention, l'image de la Charité incréée, sur laquelle il pourra se mouler? Qui ne se confondra de n'avoir pas assez de bonté pour l'imiter? Et qui s'imaginera de jouir de la véritable charité, s'il ne copie cette image en soi-même? Notre amour ne peut causer aucune bonté en l'objet qu'il aime, comme le fait la charité incréée du Seigneur; mais du moins, si nous ne pouvons rendre meilleur ce que nous aimons, nous pouvons bien aimer sans aucun intérêt, sans distinction des personnes, et faire le bien sans en espérer aucun retour. On ne doit point croire que la charité ne soit libre, ni que Dieu fasse aucune œuvre hors de lui-même par une nécessité naturelle; aussi, l'exemple que nous proposons ne s'étend, point jusque-là , parce

 

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que toutes les oeuvres au dehors (qui sont celles de la création) sont libres en Dieu. Mais la volonté libre ne doit pas détourner l'inclination de la charité ni lui faire aucune violence : au contraire, elle la doit suivre à l'exemple du souverain bien, dont la nature demandant de se communiquer, la volonté divine ne s y' opposa nullement au temps de la création; et bien loin de l'empêcher, elle se laissa emporter et mouvoir par son charitable penchant, pour communiquer. les rayons de sa lumière inaccessible à toutes les créatures, selon la capacité que chacune avait pour la recevoir, et cela sans que de notre côté aucune bonté ni aucun service eussent précédé, et sans que Dieu même en espérât ensuite aucun profit, parce qu'il n'a besoin de personne.

519. Ayant donc déjà connu en partie la- qualité de la charité en son principe, qui est Dieu, où la trouverons-nous hors du Seigneur dans toute sa perfection possible à une pure créature, afin de pouvoir plus immédiatement associer la nôtre avec la sienne, si ce n'est en la très-pure Marie? Il est certain que les rayons de cette lumière et de cette charité du Soleil incréé sortant de cette source infinie de bonté, se communiquent à toutes lés créatures, sans en excepter aucune, avec ordre, poids et mesure, et selon le degré que chacune a en son particulier, pour être plus, proche ou plus distante de son principe: la perfection de la Providence divine se trouvant dans cet ordre, puisque sans lui l'harmonie des créatures que Dieu avait tirées du néant pour leur faire part de sa

 

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bonté et de son amour, serait défectueuse et confuse. L'humanité de Celui qui était tout ensemble et Dieu incréé et homme créé, devait avoir après Dieu le premier lieu dans cet ordre, afin que la suprême union de la nature fût suivie de la souveraine grâce et de la plus étroite participation de l'amour, comme il se trouva et se trouve en notre Seigneur Jésus-Christ.

520. Le second lieu appartient à sa très-sainte Mère, en qui la charité et l'amour divin reposèrent d'une manière admirable; parce que (selon notre façon de concevoir) la Charité incréée n'aurait pas eu tout le repos qu'il lui fallait si elle ne se fut communiquée à une pure créature avec une telle plénitude, que l'amour et la charité de tout le genre humain fussent réunis en elle, et qu'elle seule pût suppléer et répondre pour lé reste de sa pure nature, lui donner tout le retour possible, et participer à cette Charité incréée sans les défectuosités que tous les autres mortels infectés du péché y mêlent: La seule Marie fut élue entre toutes les créatures comme le Soleil de justice (1), afin qu'elle l'imitât en la charité, et tirât de lui une copie de cette vertu qui fût conforme à son original. Elle seule sut aimer avec plus de perfection que toutes les autres ensemble , aimant Dieu purement pour Dieu, et les créatures pour Dieu môme et comme il les aime. Elle seule a suivi justement les mouvements et les généreuses inclinations de la charité, aimant le souverain bien

 

(1) Cant., VI, 9.

 

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pour le souverain bien, sans aucune autre prétention, et aimant les créatures à cause de la participation qu'elles ont de Dieu, et non pas pour le retour ni pour la récompense, et afin qu'imitant en toutes choses la Charité incréée, elle seule pût et sût aimer pour rendre meilleur' ce qu'elle aimait, puisqu'elle opéra de telle sorte par son amour, qu'elle procura des avantages au ciel et sur la terre en tout ce qui a l'être, excepté Dieu.

521. Que si l'on pouvait mettre la charité de cette auguste Reine dans un des bassins d'une balance, et celle de tous les hommes et de tous les anges dans l'autre, la sienne l'emporterait, puisque tous ensemble n'ont jamais pu connaître autant qu'elle seule a connu la nature et la qualité de la charité de Dieu, puisqu'il n'y a que la seule Marie qui ait su l'imiter avec une juste proportion, et avec tant de perfection, qu'elle a surpassé toute la na:ure.des pures créatures intellectuelles. Dans cet excès d'autour et de charité, elle satisfit et répondit à la dette que les créatures avaient contractée envers l'amour infini que le Seigneur leur portait, autant que cet autour le pouvait exiger, ne leur demandant pas des choses d'un prix infini, parce que cela leur était impossible. Et comme l'amour et la charité de l'âme très-sainte de Jésus-Christ eut quelque proportion dans le degré possible avec l'union hypostatique, ainsi la charité de Marie eut une autre proportion avec l'insigne faveur que le Père éternel lui fit en lui donnant sou très-saint Fils, afin qu'elle fût conjointement sa

 

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Mère, et qu'elle le conçût et l'enfantât pour le remède du monde.

522. D'où nous pouvons inférer que tout le bien et toute la félicité des créatures se terminent en quelque façon à la charité et à l'amour que la très-pure Marie a eu pour Dieu. Elle a été cause que cette vertu et cette participation de l'amour divin fut dans sa dernière et sa plus haute perfection parmi les créatures. Elle paya cette dette entièrement, pour tous, lorsque aucun ne songeait à en faire la juste satisfaction, et ne s'apercevait même de cette obligation. Elle obligea par cette très-parfaite charité le Père éternel , en la manière possible, de lui donner son très-saint Fils, pour elle et pour tout le genre humain; parce que, si la très-auguste Marie eût moins aimé, ou que sa charité eût eu le moindre défaut, il n'y avait point de disposition dans notre nature pour s'attirer l'incarnation du Verbe; mais se trouvant la créature parmi toutes qui a imité la charité divine dans un si haut degré de perfection, il semblait devoir s'ensuivre que Dieu descendit en elle comme il le fit.

523. Le Saint-Esprit nous exprime tout ce que nous venons de dire en l'appelant Mère de la belle dilection (1), et en lui attribuant ces paroles (comme je l'ai déjà dit de la sainte espérance), Marie est Mère de notre très-doux amour Jésus-Christ, notre Seigneur et Rédempteur, très-beau sur tous les enfants des

 

(1) Eccles., XXIV, 24.

 

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hommes, ayant par la Divinité une beauté infinie et incréée, et par l'humanité toutes les perfections, tous les attraits et toutes les grâces que la Divinité lui put communiquer, sans qu'aucun péché ni défaut se soient jamais pu trouver en lui (1). Elle est aussi Mère du bel amour, parce qu'elle seule conçut dans son entendement l'amour le plus parfait et la plus belle charité que toutes les autres créatures pussent jamais former avec toute cette beauté et cette perfection qu'il fallait pour mériter absolument le titre de beau. Elle est Mère de notre amour, parce qu'elle nous l'a attiré au monde, qu'elle nous l'a gagné, et qu'elle nous a enseigné à le connaître et à le pratiquer; car sans la très-pure Marie, il n'y avait aucune autre pure créature dans le ciel ni sur la terre de qui les hommes et les anges eussent pu être disciples du bel amour. C'est pourquoi tous les saints sont comme des rayons de ce soleil et comme des ruisseaux qui sortent de cette source; ils savent d'autant plus aimer, qu'ils participent davantage à l'amour et à la charité de l'auguste Marie, et qu'ils l'imitent avec plus de perfection.

524. Les causes de cette charité et de cet amour de notre Princesse Marie furent sa profonde connaissance et sa très-haute sagesse, tant pour ce qui regardait les vertus infuses de foi et d'espérance, que pour ce qui concernait les dons du Saint-Esprit, et surtout à l'égard des visions intuitives et abstractives

 

(1) I Petr., II, 22.

 

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qu'elle eut de la Divinité. Toutes ces choses lui servirent de voies pour arriver à la très-haute connaissance de la Charité incréée, qu'elle puisa dans sa propre source; et comme elle connut qu'il fallait aimer Dieu pour lui-même, et les créatures pour Dieu, elle le pratiqua ainsi avec un très-ardent amour. Le pouvoir divin, ne trouvant en la volonté de cette grande Reine aucun empêchement, aucune trace du péché, aucune ignorance, ni la moindre imperfection, opéra efficacement en elle tout ce qu'il voulut, et même ce qu'il n'opéra pas envers les autres créatures, parce qu'il ne trouva point en aucune autre la disposition qu'il rencontra en .la très-sainte Vierge.

525. Ce fut le prodige da pouvoir de Dieu, la plus grande épreuve de sa charité incréée; et l'accomplissement de ce grand précepte naturel et divin : Tu aimeras ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme, de tout ton entendement et de toutes tes forces (1), parce que la seule Marie suppléa pour toutes les créatures en payant cette dette, à laquelle elles ne savaient ni ne pouvaient entièrement satisfaire pendant cette vie et avant que de voir Dieu. Cette divine Dame s'en acquitta avec plus de perfection étant voyageuse, que les séraphins ne le font étant compréhenseurs. Elle sauva aussi en quelque façon les intérêts de Dieu dans ce précepte, afin qu'il reçût sa plénitude et ne fût pas comme frustré dans son accomplissement

 

(1) Deut., VI, 5.

 

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du côté des voyageurs, puisque la seule Marie le sanctifia et le remplit pour tous, suppléant abondamment à tous leurs défauts. Que si Dieu ne se fût pas représenté notre auguste Reine en prescrivant aux mortels ce commandement de tant d'amour et de charité, il ne l'aurait pas peut-être mis en cette forme; mais il voulut bien le faire ainsi, seulement pour cette divine Princesse; et nous pouvons dire que nous lui sommes redevables tant du commandement de la parfaite charité que de son juste accomplissement.

626. O très-douce Mère de la belle dilection et de l'ardente charité (1)! que tontes les nations vous connaissent, que toutes les générations vous Unissent, et que toutes les créatures vous glorifient et vous louent; vous êtes la seule parfaite, la seule bien-aimée et la seule choisie pour Mère par la Charité incréée; elle vous a formée unique et élue comme le soleil pour reluire dans votre très-beau et très-parfait amour. Approchons-nous tous, nous qui ne sommes que de misérables enfants d'Ève, vers ce soleil (2), afin qu'il nous éclaire et nous enflamme. Unissons-nous à cette M ère, afin quelle nous régénère en amour. Ayons recours à cette Maîtresse, afin qu'elle nous enseigne à avoir et à pratiquer le pur amour, l'ardente dilection et la belle charité sans aucune imperfection: Amour signifie une affection qui se plaît et se repose en celui qui est aimé; dilection dénote une oeuvre de quelque élection, ou une. séparation de ce

 

(1) Eccles., XXIV, 24. — (2) Cant., VI, 9.

 

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que l'on aime d'avec tout le reste; et charité, qui excelle sur tout cela, signifie une très-haute estime qu'on fait de celui qu'on veut honorer et aimer tout ensemble au plus haut degré possible. La Mère de ce bel amour nous l'enseignera tout, puisqu'il ne possède ce titre de beau que parce qu'il renferme tous ces avantages; nous apprendrons en elle à aimer Dieu pour Dieu, en lui abandonnant tout notre coeur et toutes nos affections, à le distinguer de tout ce qui n'est pas le souverain bien, puisque l'amour de celui qui veut aimer quelque autre chose avec lui est fort imparfait, et à le savoir estimer plus que l'or et plus que tout ce qui passe, pour précieux aux yeux des hommes, puisque à son égard tout ce qui est précieux est méprisable, toute la beauté n'est que laideur, et tout ce que les yeux charnels estiment grand est abject et de nulle valeur. Je parlerai dans tout le cours de cette histoire des effets de la charité de la très-pure Marie, le ciel et la terre en sont remplis; c'est pourquoi je rie m'arrête pas à particulariser ce que les langues ni les paroles des hommes, ni même celles des anges, ne peuvent exprimer.

 
Instruction de la Reine du ciel.

 

527. Ma fille, si je désire avec une tendresse de mère que vous me suiviez et m'imitiez dans toutes les

 

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autres vertus, pour ce qui regarde celle de la charité (qui est la fin et la couronne de toutes), je vous enjoins et vous déclare que c'est ma volonté que vous fassiez tous vos efforts pour graver dans votre âme avec une plus grande perfection une fidèle image de tout ce que vous avez connu en la mienne. Allumez le flambeau de la foi et de la raison pour tacher de trouver cette drachme d'un prix infini (1), et quand vous l'aurez rencontrée, oubliez et méprisez tout ce qui est terrestre et corruptible, et considérez, pesez et repassez plus d'une fois dans votre esprit les raisons et les causes infinies qu'il y a en Dieu pour être aimé sur toutes choses. Et, afin que vous sachiez comme vous le devez aimer avec la perfection que vous le souhaitez, voici les marques et les effets de l'amour par lesquels vous connaîtrez si celui que vous avez est parfait et véritable : si vous méditez et pensez continuellement en Dieu, si vous observez ses commandements et ses conseils sans tiédeur et sans dégoût; si vous appréhendez de l'offenser; si, l'ayant offensé, vous faites incontinent votre possible pour l'apaiser; si vous avez de la douleur qu'il soit offensé, et vous réjouissez que toutes les créatures le servent; si vous désirez et prenez plaisir de parler incessamment de son amour; si vous ressentez une sensible joie de son souvenir et de sa présence, si vous vous affligez de son oubli et de son absence; si vous aimez ce qu'il aime et haïssez ce qu'il hait; si vous tâchez d'attirer tous les hommes à son

 

(1) Luc, XV, 8.

 

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amitié et à sa grâce; si vous demandez avec confiance; si vous recevez ses bienfaits avec gratitude; si vous ne les perdez point et les employez à son honneur et à sa gloire; et si vous désirez toujours ce qui est le plus parfait, et ne travaillez qu'à détruire en, vous-même les mouvements des passions, qui vous retardent ou empêchent les saintes et amoureuses affections et la pratique des vertus.

528. Tous ces effets et plusieurs autres que je ne déclare pas marquent, comme des indices de la charité, le plus ou le moins de perfection de celle qui est en l'âme. Et surtout lorsqu'elle est forte et enflammée, elle ne souffre aucune oisiveté dans les puissances, ni ne tolère aucune souillure dans la volonté; parce que aussitôt elle les purifie et lés consume toutes, n'ayant aucun repos que quand elle goûte la douceur du souverain bien qu'elle aime : à cause que sans lui elle languit, elle est blessée, elle est malade et altérée de ce vin qui enivre le coeur (1), en lui faisant oublier tout ce qui est corruptible, terrestre et passager. Et, comme la charité est la mère de toutes les autres vertus, on ne tarde pas longtemps de s'apercevoir de sa fécondité dans une âme qui est assez heureuse que de lui servir de demeure : parce qu'elle la remplit et l'orne des habitudes des autres vertus, qu'elle produit par les actes réitérés, comme l'Apôtre nous l'a signifié (2). L'âme qui est ornée de la charité n'a pas seulement les affections de cette vertu par lesquelles elle aime le

 

(1) Cant., V, 1. — (2) I Cor., XIII, 4, etc.

 

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Seigneur, mais elle est aimée de Dieu même; et elle reçoit de l'amour divin cet effet réciproque qui fait que Dieu est en celui qu'il aime, et que la très-sainte Trinité vient faire sa demeure en lui comme dans son temple; cette faveur étant si grande, qu'on ne la peut exprimer par des paroles, ni faire comprendre par des exemples pendant la vie des mortels.

529. L'ordre de cette vertu est d'aimer premièrement Dieu, qui est au-dessus de toutes les créatures; ensuite la créature se doit aimer elle-même, et après elle son prochain (2). On doit aimer Dieu de tout son entendement sans erreur, de toute sa volonté sans tromperie, de toute sa mémoire sans oubli, de toutes ses forces sans lâcheté, sans tiédeur et sans négligence. Le motif que la charité a d'aimer Dieu, et tout le reste sur quoi elle s'étend, est Dieu, parce qu'il doit être aimé à cause de lui-même, étant comme il est le souverain bien, infiniment parfait et infiniment saint. Et aimant Dieu par ce motif, il doit s'ensuivre que la créature est dans l'obligation de s'aimer et d'aimer son prochain comme elle-même : parce que ni elle ni son prochain ne s'appartiennent pas si étroitement qu'au Seigneur, puisque c'est de sa participation qu'ils reçoivent l'être, la vie et le mouvement. Que si fon aime véritablement Dieu pour ce qu'il est, on aime aussi tout ce qui est de Dieu, et qui a quelque participation de sa bonté. C'est pourquoi la charité regarde le prochain comme un ouvrage et une participation de

 

(1) I Joan., IV, 16. — (4) Joan., XIV, 23.

 

Dieu; elle ne met point de différence entre ami et ennemi, parce qu'elle considère seulement ce qu'ils ont reçu de Dieu, et qu'ils lui appartiennent : cette vertu ne faisant nullement réflexion sur les qualités que la créature peut avoir d'ami ou d'ennemi, de bienfaiteur ou de malfaiteur; toute la distinction qu'elle fait est entre ceux qui participent plus ou moins à la bonté infinie du Très-Haut, et elle les aime tous en Dieu, et pour Dieu, selon cet ordre.

530. Toutes les autres choses que les créatures aiment pour d'autres fins ou d'autres motifs, en espérant quelque retour et quelque utilité, ou les aimant d'un amour désordonné de concupiscence, ou avec un amour humain et naturel, bien qu'il soit vertueux et bien ordonné, tout cela n'a nulle relation à la charité infuse. Et comme c'est la coutume des hommes de se mouvoir par ces biens particuliers et par ces fins intéressées et terrestres, c'est pour cela qu'il y en a trèspeu qui recherchent, embrassent et connaissent la noblesse de cette généreuse vertu, et qui l'exercent avec la perfection requise, puisqu'ils cherchent et invoquent même Dieu pour les biens temporels ou pour les faveurs et les consolations spirituelles. Je veux, ma fille, que vous éloigniez votre coeur de tous ces amours désordonnés, et que la seule charité bien ordonnée à laquelle le Très-Haut a fait pencher vos désirs, demeure en lui. Que si vous redites tant de fois que cette vertu est la plus belle et la plus reconnaissante, la plus digne d'être aimée et estimée de toutes les créatures, faites aussi tous vos efforts pour la bien connaître, et, l'ayant

 

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connue, achetez cette précieuse perle, en oubliant et éteignant dans votre coeur tout l'amour qui n'est point de la charité très-parfaite. Vous ne devez aimer aucune créature que pour Dieu seulement, pour ce que vous connaissez en elle qui vous le représente, et comme une chose qui lui appartient, en la manière que l'épouse aime tous les serviteurs et domestiques de la maison de son époux, ne les aimant que parce qu'ils sont à lui : que si vous vous écartez d'aimer quelque créature sans aucune considération de Dieu en elle, et de ne la pas aimer pour le Seigneur, soyez persuadée que vous ne l'aimez point avec charité, ni comme je l'exige de vous, et comme le Très-Haut vous l'a commandé. Vous connaîtrez aussi si vous aimez votre prochain avec charité dans la différence que vous ferez entre l'ami et l'ennemi, le pacifique et le revêche, le civil et l'incivil, et entre celui qui a des perfections naturelles et celui qui ne les a pas. La véritable charité ne fait point toutes ces distinctions; ce désordre est causé par les inclinations naturelles ou par les passions des appétits, que vous devez maîtriser, éteindre et égorger par cette vertu.

 
CHAPITRE IX. De la vertu de prudence de la très-sainte Vierge.

 

531. Comme l'entendement précède dans ses opérations la volonté, et la dirige dans les siennes, ainsi les vertus qui appartiennent à l'entendement sont devant celles qui appartiennent à la volonté. Et, quoique le propre de l'entendement soit de connaître la vérité et de la concevoir, d'où résulte quelque sujet de douter si ses habitudes sont des vertus (dont la nature consiste à porter su bien et à le pratiquer), néanmoins il est certain qu'il y a aussi des vertus intellectuelles dont les opérations sont louables et bonnes, étant réglées par la raison et par la vérité, que l'entendement reconnaît pour son propre bien. Et lorsqu'il enseigne et propose ce bien à la volonté, afin qu'elle le désire et lui donne des règles pour le pratiquer, alors l'acte de l'entendement est bon et vertueux, par rapport à l'objet théologique, comme la foi, ou moral, comme la prudence, qui redresse et conduit par ses connaissances les opérations des appétits. Pour ce sujet la vertu de prudence est la première, et elle appartient à l'entendement, celle-ci étant comme

 

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la racine des autres trois vertus morale et cardinales; car avec la prudence leurs opérations sont louables, et sans cette vertu elles sont vicieuses et blâmables.

532. Notre auguste Reine Marie eut cette vertu de prudence dans le plus haut degré, proportionné à celui des autres vertus dont j'ai déjà fait mention, et comme je le dirai dans la suite en traitant de celles qui redent: l'Église appelant cette divine Dame Vierge très-prudente à cause de la prééminence de cette vertu. Et comme elle est celle qui conduit, qui redresse et commande toutes les oeuvres des autres vertus , et que dans toute cette histoire il est traité de celles que la très-pure Marie opérait, et que dans la suite tout le discours sera rempli . du peu que je pourrai dire et écrire de cet Océan de prudence, puisque la lumière de cette vertu éclatera dans toutes ses œuvres, qu'elle dirigeait par cette lumière, c'est pour cette raison que je parlerai maintenant plus en général de la prudence de notre très-sainte Dame, en la déclarant par ses parties et par ses qualités, selon la doctrine commune des docteurs et des saints, afin qu'on en puisse avoir par ce moyen une plus grande connaissance.

533. Notre auguste Reine eut au plus haut degré possible les trois sortes de prudence, qu'on appelle prudence politique, prudence purgative, et prudence de l'esprit purgé ou purifié et parfait : car, bien que ses puissances fussent très-purifiées ou qu'elles n'eussent, pour mieux dire, aucune chose à purifier du péché ni aucune contradiction en la vertu, elles avaient néanmoins quelque chose à purifier dans l'ignorance

 

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naturelle, et elles devaient marcher du bon et du saint au plus parfait et au très-saint. Cela se doit entendre par rapport à ses propres oeuvres, en les comparant entre elles-mêmes, et non point avec celles des autres créatures : parce que, en comparaison des autres saints, il n'y eut aucune œuvre moins parfaite en cette Cité de Dieu, dont les fondements étaient établis sur les saintes montagnes (1); mais, comme elle croissait dès l'instant de sa conception en la charité et en la grâce, les œuvres, qui furent en soi très-parfaites et supérieures à toutes celles des saints, furent en cette très-sainte Dame moins parfaites par rapport aux autres plus relevées auxquelles elle montait.

534. La prudence politique, en général, est celle qui fait réflexion sur tout ce qui est à faire, et qui le pèse avec ponctualité; et en le soumettant à la raison, elle ne fait rien qui ne soit droit et bon. La prudence purgative est celle qui arrache notre coeur de tout ce qui est sensible pour le porter à la contemplation divine et à tout ce qui est céleste. La prudence de l'esprit purgé est celle qui regarde le souverain bien et qui lui adresse toute l'affection pour s'y unir et s'y reposer, comme s'il n'y avait aucune autre chose hors de lui. Toutes ces différentes prudentes étaient dans l'entendement de la très-sainte Vierge pour discerner et pour connaître sans tromperie, pour diriger et mouvoir sans lâcheté et sans retardement le plus haut et le plus parfait de ces opérations. Le jugement de

 

(1) Ps. LXXXVI,2.

 

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cette auguste Princesse ne put jamais inspirer ni estimer aucune chose dans toutes sortes de matières que ce ne fût le meilleur et le plus droit. Personne n'a pu si bien qu'elle éloigner tout ce qui est mondain et sensible, pour porter avec plus de liberté l'affection à la contemplation des choses divines. Et, les ayant connues, comme elle le fit avec tant de différentes lumières, elle était si fort unie par amour au souverain bien, que rien ne la retarda ni l'empêcha de reposer dans le centre de son amour.

535. Il n'y a point de doute que toutes les parties qui composent la prudence ne se trouvassent en notre Reine dans leur plus haut degré de perfection. La première est la mémoire, pour rendre présentes les choses passées et expérimentées, d'où plusieurs règles de procéder et d'opérer dans le futur et dans le présent sont déduites : parce que cette vertu traite des opérations en particulier; et comme elle ne peut avoir une règle générale pour toutes, on est dans la nécessité d'en tirer plusieurs de beaucoup d'exemples et d'expériences; et pour cela il faut avoir recours à la mémoire. Cette partie fut si constante en notre auguste Reine, qu'elle ne fut jamais sujette au défaut naturel de l'oubli, parce qu'elle eut toujours immobile et présent dans sa mémoire ce qu'elle conçut et ce qu'elle apprit une fois. La très-pure Marie surpassa en cette faveur tout l'ordre de la nature humaine et même l'angélique, Dieu faisant en elle un épilogue de tout ce qu'il y avait de plus parfait dans toutes les deux. Elle eut de la nature humaine l'essentiel, et de l'accidentel

 

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ce qui en était le plus parfait, le plue éloigné du péché et le nécessaire pour mériter; et quant aux dons naturels et surnaturels de la nature angélique, elle en eut plusieurs dans un plus haut degré que les anges mêmes par une grâce singulière : l'un desquels fut la mémoire ferme et constante sans pouvoir oublier ce qu'elle apprenait, et autant qu'elle surpassa lés anges eu la prudence, autant elle les surpassa en cette partie, la mémoire.

536. L'humble pureté de la très-sainte vierge limita cette faveur avec mystère en une seule chose, parce que, comme les espèces de toutes les choses demeuraient fermes en sa mémoire, il n'était pas possible qu'elle n'eût connu parmi elles plusieurs souillures et péchés des créatures; c'est pourquoi la très-humble et très-pure Princesse demanda au Seigneur que le bienfait de la mémoire ne s'étendit à conserver ces espèces que sur ce qui serait nécessaire pour exercer la charité fraternelle envers son prochain, et pour l'exercice des autres vertus. Le Très-Haut lui accorda cette demande, plus en témoignage de son humilité très-candide que pour son propre danger, puisque le soleil ne peut être souillé par les ordures que ses rayons touchent, ni les anges être troublés par nos saletés, parce que tout est net pour les purs (1). Mais le Seigneur des anges voulut avantager, sa Mère en cette faveur plus qu'ils ne l'avaient été, et conserver seulement en sa mémoire les espèces de

 

(1) Tit., I, 15.

 

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tout ce qui était le plus saint, le plus honnête et le plus net, le plus aimé de sa pureté et le plus agréable à sa divine Majesté : de sorte que cette très-sainte âme était (même touchant cet article) plus belle et plus ornée d'espèces en sa mémoire que tout ce qu'on peut s'imaginer de plus pur et de plus à souhaiter.

537. La seconde partie de la prudence s'appelle intelligence, qui regarde principalement ce qui se doit faire dans le présent. Elle consiste à pénétrer profondément et véritablement les raisons et les principes assurés des oeuvres vertueuses pour les exécuter; en déduisant leur exécution de cette intelligence, tant en ce que l'entendement connaît de l'honnêteté de la vertu en général, qu'en ce que doit faire eu particulier celui qui se propose d'opérer avec rectitude et avec perfection; par exemple, lorsque j'ai une profonde intelligence de cette vérité : Tu ne dois faire à personne le dommage que tu. ne veux pas recevoir d'un autre; donc tu ne dois pas faire à ton frère ce tort particulier que tu trouverais mauvais que l'on te fit. La très-sainte Vierge eut cette intelligence en un degré d'autant plus haut que toutes les créatures, qu'elle connut plus que toute autre des vérités morales, et qu'elle pénétra plus profondément leur droiture ineffable et la participation que cette rectitude avait de la divine. Dans cet entendement très-éclairé par les plus grandes splendeurs de la divine lumière, il n'y avait ni tromperie, ni igorance, ni doute, ni opinions, comme dans les autres créatures, parce qu'il pénétra toutes les vérités (spécialement dans les

 

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matières pratiques des vertus), et les conçut en général et en particulier comme elles sont en elles-mêmes, ayant cette partie de la prudence dans ce degré incomparable.

538. La troisième est appelée prévoyance, et elle est la principale partie de la prudence, parce que le plus important dans la direction des actions humaines, est d'ordonner le . présent à l'avenir, afin qu'on règle toutes choses avec droiture, et c'est ce que la prévoyance fait. Notre Reine et Maîtresse eut cette partie de la prudence en un degré plus excellent que toutes les autres, selon une certaine manière, car le moins ne se pouvait point trouver en elle, parce que outre la mémoire du passé et la profonde intelligence du présent, elle avait une science et une connaissance infaillible de plusieurs choses futures, sur lesquelles la bonne prévoyance s'étendait. Elle prévoyait les choses futures par cette connaissance et par cette lumière infuse, et elle réglait les événements de telle sorte qu'il n'y en pût avoir aucun qui fût fortuit et inconsidéré à son égard. Elle avait prévu, considéré et pesé toutes choses dans le poids du sanctuaire de son entendement, éclairé par la lumière infuse ; ainsi elle attendait sans aucun doute ni aucune incertitude, au contraire des autres hommes, mais avec une assurance très-claire, tous les événements avant qu'ils arrivassent : disposant toutes choses de façon que chacun trouvât son lieu, son temps et sa conjoncture convenable, afin que tout fit bien ordonné.

 

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539. Ces trois parties de la prudence renferment les opérations que l'entendement a par le moyen de cette vertu, en les distribuant par rapport aux trois parties du temps, passé, présent et futur. Mais si nous considérons toutes les opérations de cette vertu en tant qu'elle connaît les moyens des autres vertus et qu'elle dirige les opérations de la volonté, nous trouverons que les docteurs et les philosophes ajoutent dans cette considération cinq autres parties et cinq opérations à la prudence, qu'on appelle docilité, raisonnement, pénétration, circonspection et précaution. La docilité est la banne disposition qu'a la créature pour être enseignée par les plus sages, et qui l'empêche de croire l'être et de s'appuyer sur son propre jugement, ni sur sa sagesse particulière. Le raisonnement consiste à discourir juste, tirant des connaissances générales qu'on a les raisons ou les conseils particuliers pour les opérations vertueuses. La pénétration est une grande attention et une application diligente et avisée qui s'étend sur tout ce qui arrive (comme la docilité sur ce qu'on nous enseigne) pour juger sainement et tirer des règles qui nous fassent bien opérer dans nos actions. La circonspection est une considération des circonstances que l'oeuvre vertueuse doit avoir, parce que la bonne fin qu'on se propose ne la rend pas louable, si les circonstances et le temps propre et requis ne l'accompagnent. La précaution est un soin discret que l'on prend pour prévoir et pour éviter les dangers, ou les obstacles qui nous peuvent arriver sous des apparences de

 

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vertu , et qui pourraient nous surprendre si nous ne nous tenions sur nos gardes.

540. Toutes ces parties de la prudence se trouvèrent sans aucun défaut et avec leur dernière perfection en la Reine du ciel. La docilité fut en elle comme la fille légitime de son humilité incomparable, puisque ayant reçu dès l'instant de son immaculée conception une si grande plénitude de science, et étant la Maîtresse et la Mère de la véritable sagesse

elle se laissa néanmoins toujours enseigner par les plus grands et par les égaux selon la nature, aussi bien que par les plus petits, s'estimant la moindre de tous, et voulant bien être disciple de ceux qui étaient très-ignorants par rapport à elle. Elle donna durant toute. sa vie des marques de cette docilité comme une très-innocente colombe, cachant sa sagesse avec une prudence plus grande que celle du serpent (1). Elle se laissa enseigner par ses parents, par sa maîtresse Anne, par ses compagnes, par son époux Joseph et par les apôtres, voulant apprendre de toutes les créatures pour être un exemple admirable de cette vertu et de celle de l'humilité, comme j'ai déjà dit.

541. Le raisonnement de la très auguste Marie se découvre fort clairement dans les endroits où l'évangéliste saint Luc parlant d;elle, dit qu'elle conservait et ruminait dans son coeur ce qui arrivait touchant les couvres et les mystères de son très-saint Fils (2). Cette réflexion qu'elle y faisait ne pouvait être qu'un

 

(1) Matth., X,16. — (2) Luc., II, 19 et 51.

 

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effet de son raisonnement, par lequel elle confrontait les choses premières avec celles qui succédaient, les méditant en elle-même pour former dans son coeur des conseils très-prudents, et les appliquer ensuite à tout ce qui était convenable pour opérer aussi justement et avec cette rectitude qu'elle le faisait. Et quoiqu'elle connût plusieurs choses sans discours, et par une vue ou intelligence très-simple qui surpassait tous les discours humains, elle pouvait néanmoins se servir du raisonnement, par rapport aux couvres qu'elle devait exercer dans les vertus et appliquer par le discours le raisonnement général des vertus à ses propres opérations.

542. La Princesse du ciel fut aussi fort avantagée en la pénétration, qui est un prompt avertissement de la prudence, parce qu'elle n'était aucunement embarrassée du pesant fardeau des passions et de la corruption; ainsi elle ne ressentait ni défaut, ni retardement dans ses puissances; au contraire, elle était toujours prête et fort dégagée en toute sorte de rencontre pour délibérer et prendre garde sur tout ce qui pouvait servir à faire un jugement droit et un conseil sain et judicieux lorsqu'elle voulait pratiquer les vertus, pénétrant avec une grande vivacité d'esprit tous les moyens d'arriver à la vertu et de la pratiquer dans toute sa perfection. Elle fut également admirable en la circonspection, parce que toutes ses oeuvres furent si accomplies qu'il ne leur manqua aucune bonne circonstance, étant toutes accompagnées de celles qui purent les élever dans le plus haut degré de perfection ;

 

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et comme la plus grande partie de ses oeuvres se terminait à la charité du prochain, et qu'elle les faisait toutes si à propos, c'est pour cela que, soit qu'elle enseignât, consolât, avertit, priât, ou corrigeât, on ressentait toujours avec quelque profit la douceur efficace de ses raisonnements, et l'on était charmé de l'agrément de ses oeuvres.

543. Il fallait que la dernière partie, qui est la précaution, fût avec plus de perfection en la Reine des anges que dans eux-mêmes, afin qu'elle allât au-devant des empêchements qui peuvent détourner ou détruire la vertu, parce que la grande sagesse qu'elle avait, et l'amour qui répondait à cette sagesse, la rendaient si fort avisée, qu'il n'y out aucun événement ni aucun obstacle qui pussent la surprendre, et qu'elle ne surmontât pour opérer toutes les vertus dans une très-haute perfection. Et comme l'ennemi (selon que je le dirai dans la suite) était si vigilant à lui former des empêchements extraordinaires pour la détourner du bien, ne pouvant les exciter dans ses passions, c'est pour cela que la très-prudente Vierge exerça plusieurs fois cette précaution avec l'admiration de tous les anges. Le démon conçut de cette conduite discrète de la très-pure Marie autant de rage que de crainte et d'envie; et il aurait bien voulu connaître par quel pouvoir elle détruisait tant d'embûches et tant de tromperies, qu'il lui dressait pour la faire manquer en quelque chose, dont il demeurait toujours trompé, confus et vaincu parce que la maîtresse des vertus opérait toujours en toutes les matières

 

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et dans toutes les occasions ce qui en était le plus parfait. Outre les parties dont nous venons de parler, qui composent la prudence, on partage encore cette vertu en diverses espèces, selon que les objets et les fins pour lesquelles on s'en sert, le demandent; et comme la conduite de la prudence se peut étendre sur soi-même ou sur les autres, c'est pour cela qu'on la divise selon qu'elle nous enseigne à nous conduire nous-mêmes, et à gouverner les autres. Je crois que celle qui sert à chacun pour la conduite de ses propres actions, s'appelle énarchique, et de celle-ci nous n'en dirons pas davantage que ce que nous en avons dit ci-dessus, parlant de la conduite que la Reine du ciel observait principalement envers elle-même. Celle qui enseigne le gouvernement de plusieurs, est appelée poliarchique, et on la divise en quatre espèces, selon les différentes manières de gouverner les diverses parties de la multitude. La première de ces espèces se nomme prudence monarchique, qui enseigne à gouverner les royaumes par des lois justes et nécessaires; c'est la propre des rois, des princes, des monarques, et de ceux en qui la puissance suprême se. trouve. La seconde est la politique, on applique ce nom à celle qui enseigne le gouvernement des villes où des républiques. La troisième est la prudence économique, qui s'étend sur le gouvernement domestique des familles et des maisons particulières. La quatrième, la prudence militaire, qui enseigne à faire la guerre et à conduire les armées.

644. Il ne manqua aucune de ces sortes de prudences

 

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à notre grande Reine, parce qu'elle les reçut toutes en habitude dans l'instant qu'elle fut conjointement et conçue et sanctifiée, afin qu'elle eût toutes les grâces, toutes. les vertus et toutes les perfections qui la devaient embellir et élever au-dessus de toutes les créatures. Le Très-Haut la forma pour être la trésorière et la dépositaire de tous ses dons, le modèle de toutes les autres créatures, pour faire éclater sa puissance et sa grandeur, et afin que l'on connût entièrement dans la Jérusalem céleste ce qu'il put et ce qu'il voulut, opérer en une pure créature. Les habitudes de ces vertus ne furent point oisives dans la très-pure Marie, parce qu'elle les exerça toutes en des occasions qui lui arrivèrent pendant le cours de sa vie. Pour ce qui regarde la prudence économique, on sait assez combien elle y excella dans le gouvernement de sa maison, envers son époux Joseph et envers son très-saint Fils; se comportant dans son éducation et dans le service qu'elle lui rendait, avec la prudence que le plus haut et le plus caché mystère que Dieu ait confié aux créatures, demandait, comme j'en traiterai dans son lieu, où je dirai ce qu'il me sera possible de ce que j'en ai connu.

645. Elle eut, en qualité de seule Impératrice de l'Église, la prudence monarchique, enseignant, instruisant et gouvernant les saints apôtres dans la primitive Église, afin de l'assurer et d'établir en elle les lois et les cérémonies les plus nécessaires et les plus convenables à sa propagation et à sa fermeté; et quoiqu'elle leur obéît et les interrogeât, dans les choses

 

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particulières, singulièrement saint Pierre, comme vicaire de Jésus-Christ, et saint Jean, comme son aumônier ; néanmoins ils la consultaient et lui obéissaient conjointement avec les autres fidèles dans les choses générales et dans toutes les affaires qui concernaient le gouvernement de l'Église. Elle enseigna aussi les rois et les princes chrétiens qui lui demandèrent conseil, parce que plusieurs s'adressèrent à elle après la glorieuse ascension de son très-saint Fils pour avoir le bien de la connaître et d'en être instruits ; principalement les trois rois mages , qui le consultèrent après avoir adoré l'Enfant; et elle leur répondit et leur enseigna tout ce qu'ils devaient faire clans leur gouvernement et dans leurs États, avec tant de lumière et si à propos, quelle fut l'étoile et la guide qui leur enseigna le chemin de l'éternité. Ils s'en retournèrent en leur pays éclairés, consolés et remplis d'admiration de sa sagesse , de sa prudence et de la très-douce efficace des paroles qu'ils avaient ouïes d'une si jeune vierge; et pour être convaincus de cette vérité, il ne faut qu'entendre cette même Reine quand elle dit : Les rois règnent par moi, et c'est par moi que les princes commandent, et les législateurs ordonnent ce qui est juste (1).

546. Elle exerça aussi la prudence politique, enseignant les républiques, les peuples et les assemblées des premiers fidèles, singulièrement comment ils se devaient comporter dans leurs actions publiques et

 

(1) Prov., VIII, XV.

 

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dans leurs gouvernements; comment il fallait obéir aux rois, aux princes temporels, et particulièrement au vicaire de Jésus-Christ et chef de l'Église, aux supérieurs et aux évêques; et en quelle manière on devait régler les conciles, aussi bien que les définitions et les décrets qu'on y faisait. La prudence militaire se trouva pareillement en notre auguste Reine, parce qu'elle fut aussi consultée sur ce qui regardait cet exercice, par quelques fidèles à qui elle conseilla et enseigna ce qu'ils devaient faire dans les guerres justes contre leurs ennemis, afin qu'elles se fissent avec plus de justice et avec un plus grand agrément du Seigneur. On pourrait rapporter ici le courage invincible et la prudence héroïque dont cette puissante Dame se servit pour vaincre le prince des ténèbres, nous enseignant de combattre contre lui avec bien plus de sagesse et de prudence que ne le firent David contre le géant (1), Judith coutre Holopherne (2), ni Esther contre Aman (3). Quand nième ces espèces et ces habitudes de prudence n'eussent point dû servir à la Mère de la sagesse pour toutes les actions que nous venons de raconter, il, était convenable qu'elle les eût toutes, non-seulement à cause de l'ornement qui en résultait à son âme très-sainte, mais aussi pour être la médiatrice et l'avocate incomparable du monde; car devant demander sous ces qualités tous les secours que Dieu avait destinés aux hommes, sans qu'ils en dussent recevoir aucun qui ne leur vint par

 

(1) 1 Reg., XVII, 50. — (2) Judith., XIII, 10. — (3) Esther., VII, 6.

 

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ses mains et par son intercession, il fallait qu'elle eût une connaissance parfaite des vertus quelle demandait pour eux , et qu'elles sortissent de cette Dame comme de leur origine et de leur source, après notre Seigneur Jésus-Christ, où elles se trouvent comme dans leur principe incréé.

547. On attribue d'autres aides à la prudence, qui sont comme ses instruments, qu'on appelle, parties potentielles, dont elle se sert pour opérer. Ces aides sont la force ou la vertu , qui fait un jugement sain, et qui s'appelle synesis; celle qui forme un bon conseil et qu'on nomme ebulia; et celle qui dans certains cas particuliers enseigne de sortir des règles communes, qui s'appelle gnome; celle-ci est nécessaire pour l'epiqueya, qui juge certains cas par des règles supérieures aux lois ordinaires. La prudence se trouva dans toutes ces perfections ,et dans toute cette force en la très-sage Marie, parce que personne ne sut former comme elle un bon conseil pour tous dans les occasions, et ne put aussi (quand même ç'aurait été le plus élevé de tous les anges) faire un jugement si solide qu'elle le faisait sur tous les objets qui se présentaient. Notre très-prudente Reine pénétra surtout les raisons et les règles supérieures d'agir très à propos dans les cas qu'on ne pouvait pas décider par les règles ordinaires et communes, et dont il nous faudrait faire un trop long discours si nous les voulions raconter ici; on en verra plusieurs dans la continuation de sa très-sainte vie. Enfin, pour conclure tout ce présent discours de sa prudence, on n'a qu'à la mesurer

 

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sur celle de l'âme très-sainte de notre Seigneur Jésus-Christ, et l'on trouvera qu'elle lui était égale en toutes choses, autant que la qualité d'inférieure à ce divin Seigneur, et de supérieure à toutes les pures créatures le pouvait permettre, comme avant été formée pour être sa coadjutrice, et semblable à lui dans les oeuvres de la plus grande prudence et de la plus haute sagesse qu'opéra le Maître- absolu de tout ce qui est créé et le Rédempteur du monde.

 
Instruction de la Reine du ciel.

 

648. Ma fille, je veux que tout ce que vous avez écrit et connu dans ce chapitre, vous serve comme d'une instruction que je vous y donne pour la conduite de toutes vos actions. Gravez dans votre entendement, et conservez avec fermeté dans votre mémoire la connaissance que vous avez reçue de ma prudence dans tout ce que je pensais, que je voulais et que j'exécutais; et cette lumière vous guidera parmi les ténèbres de l'ignorance humaine, afin que l'enchantement des passions ne vous trouble et ne vous laisse faire.quelque faux pas, et principalement celui que vos ennemis tâchent avec tant de soin et de malice d'introduire dans votre esprit. La créature

 

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n'est point coupable de n'avoir pas toutes les règles de la prudence, mais bien de négliger de les acquérir, pour être avisée en toutes choses comme elle le doit, puisque cette négligence est une faute très-considérable, et la cause que ses oeuvres sont pleines. de tromperies et de péchés. Outre que de là vient que les passions s'émancipent, et qu'elles détruisent et empochent la prudence, surtout la tristesse désordonnée et le plaisir déréglé qui détournent le jugement droit de la prudente considération du bien et du mal. Ce désordre produit deux vices bien dangereux , qui sont la précipitation dans tout ce que l'on fait sans découvrir les moyens convenables, ou l'inconstance dans les bons propos et dans les bonnes oeuvres commencées. La colère démesurée ou le zèle indiscret précipitent également dans plusieurs actions extérieures que l'on fait sans considération et sans conseil. La légèreté dans le jugement et le peu de fermeté dans le bien sont cause que l'âme chancelle imprudemment dans tout ce qu'elle commence de bon, parce qu'elle reçoit aveuglément les choses contraires qui se présentent, embrassant à l'étourdie tantôt le véritable bien , et tantôt l'apparent et le trompeur, que les passions demandent avec importunité, et que le démon représente avec malice.

549. Je veux que vous soyez prévenue et prudente contre tous ces dangers ; et vous le serez si vous vous réglez sur mes couvres et si vous suivez les avis et les conseils que vous donnent vos pères spirituels, sans l'ordre desquels vous ne devez rien entreprendre pour

 

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agir avec conseil et docilité. Sachez que par cette obéissance le Très-Haut vous communiquera une abondante sagesse, parce qu'un coeur souple, soumis et docile porte extrêmement sa miséricorde à faire part de ses faveurs. Souvenez-vous toujours du malheur de ces vierges imprudentes et folles (1) qui méprisèrent par leur liche négligence le soin et le bon conseil lorsqu'elles en étaient dans la plus grande nécessité; et que le cherchant ensuite, elles trouvèrent la porte du secours et de la consolation fermée. Tâchez , ma fille, d'unir la prudence. du serpent avec la sincérité de la colombe (2), et vos couvres seront parfaites.
 
 

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