La Célébration qui nous rassemble
aujourd’hui veut rappeler l’institution par
saint Odilon de Cluny, pour les monastères
soumis à son autorité, d’une " journée ",
dirait-on en style moderne, consacrée à la
commémoraison, dans la prière, de tous les
fidèles trépassés.
Ce fait, la tradition le fixe à l’année 998, il y
a donc un millénaire.
[Les historiens hésitent
sur la date exacte : le
décret définitif
pourrait être plus tardif et conclure
plusieurs dispositions dont la
première
remonterait à l’an 998
: la tradition, en simplifiant,
ne s’éloigne pas de la
vérité.]
Et c’est en 1898, à l’occasion du neuvième
centenaire, qu’a été instituée par le pape Léon
XIII, en l’église Notre-Dame de Cluny,
l’Archiconfrérie de prière pour les âmes du
purgatoire. L’esprit de saint Odilon se
perpétue ainsi et fructifie à travers les siècles,
comme a voulu le manifester par la lettre que
vous avez entre les mains le Saint-Père
Jean-Paul II, dont je vous apporte une
bénédiction spéciale.
Quel est cet esprit ? C’est, simplement,
l’esprit catholique.
Et c’est aussi, chez ce grand Abbé, l’esprit
monastique, l’esprit de son ordre, voué à la
prière et à l’intercession.
C’est l’esprit catholique. Le signe en est
l’approbation universelle qu’a suscitée la
pratique instaurée par notre saint. Cette " fête
des morts ", comme l’on dit parfois de façon
inexacte, rattachée par lui à la fête de tous les
saints du 1er novembre, s’est répandue dans
l’Église entière, qui l’a approuvée
officiellement par la voix du Pontife romain,
peut-être dès le milieu du onzième siècle
avec
saint Léon IX, et l’a fait entrer plus tard dans
sa Liturgie.
À vrai dire, il ne s’agissait pas d’une création
et la prière pour les morts est aussi ancienne
que le Christianisme, plus ancienne même
puisque la piété juive, dans ses derniers
développements, la connaissait déjà.
Les Pères de l’Église recommandent
unanimement cette prière, dont la forme
privilégiée est l’offrande du Saint Sacrifice.
Saint Augustin évoque même la mémoire
générale que fait l’Église des trépassés,
en
particulier de ceux en faveur de qui personne
ne prie : elle les embrasse dans sa prière, elle,
la " pia mater communis ". Et l’on voit cette
pratique se développer largement chez les
fidèles qui multiplient les dons, les fondations,
auprès des monastères en particulier, afin
qu’après leur mort on se souvienne d’eux, de
leur famille, devant le Seigneur, pour leur
obtenir le " repos éternel " dont parle la
liturgie des défunts : " Requiem aeternam
dona eis Domine ".
C’est donc là une aspiration profonde de
l’âme chrétienne, entée d’ailleurs sur un
sentiment profondément humain : tout homme
face à la mort prend conscience de sa
pauvreté, de son besoin de salut, du mystère
de sa destinée. Il s’ouvre spontanément à une
attitude religieuse. Le soin des morts chez les
humains, nous disent les ethnologues, est une
donnée constante et caractéristique : notre
pastorale se doit de répondre à ces aspirations
du cœur de l’homme, quitte à les évangéliser.
Car la Révélation divine devait éclairer ces
pressentiments et fournir un fondement solide
à la pratique chrétienne. La mort corporelle
ne signifie pas la destruction totale de l’être
humain. Celui-ci, Image de Dieu, est " Corps,
âme et esprit ", dit saint Paul aux
Thessaloniciens [1 Thess. 5, 23] : Il est doté
d’une âme spirituelle. Devenu enfant de Dieu
par le baptême, il est appelé à le rejoindre,
au-delà de la mort, dans la vie éternelle. La
mort n’est pas le terme : " Je ne meurs pas,
j’entre dans la vie " s’écrie Thérèse de
Lisieux.
Néanmoins cette entrée peut ne pas être
immédiate. L’union intime avec Dieu suppose
que soient écartés tous les obstacles, dont
l’unique source est le péché ; Jésus évoque
une pureté qui permet de voir Dieu :
" Bienheureux les cœurs purs, car ils verront
Dieu ". C’est donc l’âme elle-même, épouse
du Christ, qui quand elle meurt dans son
amitié - en état de grâce - tout en restant
marquée par des fautes vénielles ou les
conséquences de ses faiblesses passées,
implore une purification pour pouvoir s’unir à
son époux ; l’expérience de la prière du
peuple chrétien pour les morts exprimait cette
persuasion de la nécessité d’une purification,
en même temps que sa foi en la communion
des saints ; elle a amené à définir le dogme du
purgatoire [cf. DS 1304 ; 1820 ; 1580],
comme purification finale qui permet aux élus
d’obtenir la sainteté nécessaire pour entrer
dans la joie du ciel, pour parvenir à la vision
béatifique de Dieu [cf. CEC n. 1032]. Et en
cette célébration anniversaire, il semble
particulièrement opportun de le rappeler,
alors qu’une conception amputée de l’amour
de Dieu réduit sa paternité à une
" grand-paternité " condescendante. Dans le
désir de l’excuser, de le laver de tout soupçon
d’être un " Dieu vengeur ", on fait silence sur
la fin ultime de l’homme et sur l’existence de
peines après la mort ; c’est se méprendre sur
qui est Dieu, et sur qui est l’homme ! Dieu n’a
pas besoin de nos excuses embarrassées !
C’est parce que sa sainteté mérite d’être
admirée, qu’il n’y a personne de plus
désirable que Lui, que le péché qui s’oppose à
Lui est grave pour l’homme ! Et c’est parce
que " Dieu en vaut la peine ", qu’il peut rester
des peines après la mort ! D’autre part, elles
sont un signe de notre dignité : Dieu ne s’est
pas résolu à ne nous demander d’être en sa
compagnie que des enfants immatures
contraints d’accepter ses prévenances : il veut
être choisi, librement, comme l’époux de nos
âmes, et c’est pourquoi nous sommes
responsables de nos actes, de nos fautes. Ceux
qui refusent cet appel ont encore une
échappatoire qui leur permet de ne pas vivre
une cohabitation forcée : c’est la damnation
clairement évoquée par Jésus, " Allez,
maudits, au feu éternel ". Mais ceux qui
désirent cette communion ont au contraire la
possibilité d’une ultime préparation.
Nous n’avons donc pas à rougir de cette
doctrine : Dieu nous laisse libres comme
l’enfant prodigue ; c’est par miséricorde qu’il
permet à ceux qui le haïssent de s’éloigner
définitivement de Lui ; et c’est par
miséricorde qu’il permet aux autres de se
débarrasser de leurs affections désordonnées,
pour entrer de plain-pied dans la Société des
Trois Personnes divines, de la Vierge Marie,
des anges et des saints. Pouvoir nous purifier,
nous détacher, expier, pour arriver à le
regarder sans honte, à tout partager avec lui,
c’est un privilège. Le feu du purgatoire n’est
pas comme celui de l’enfer : c’est l’amour
même de Dieu qui, dans ces ultimes épreuves,
vient préparer le cœur humain à l’union où il
pourra l’étreindre et l’embrasser dans la
" vive Flamme " de l’Esprit-Saint. Le subir,
c’est être déjà plongé dans son amour
passionné, car notre Dieu est un " feu
dévorant ".
Mais cette purification est aussi douloureuse.
Sainte Catherine de Gênes compare l’âme en
purgatoire à une tige de métal rouillé, plongée
dans la fournaise, et qui souffre de ne pouvoir
s’unir à la flamme qui l’entoure tant que les
scories qui l’alourdissent ne sont pas
consumées. C’est pourquoi la deuxième
certitude présente au cœur de l’Église qui prie
pour les morts, c’est que, dans ce mystère de
justice et d’amour, le chrétien n’est pas seul.
En effet, selon la Constitution dogmatique sur
l’Eglise du Concile Vatican II [n. 49], " tous
ceux qui sont au Christ et possèdent son Esprit
s’unissent organiquement dans une même
Église et sont étroitement liés par une
cohésion mutuelle en Lui [cf. Ep 4, 16].
L’union de ceux qui sont encore en chemin
avec leurs frères qui se sont endormis dans la
paix du Christ n’est pas du tout interrompue,
bien au contraire, selon la foi constante de
l’Église, elle est renforcée par la
communication des biens spirituels ". Il est
donc possible de venir en aide aux parents,
aux amis, qui nous ont quittés, à toute la
famille des fidèles à travers le monde. C’est le
mystère de la communion des saints par lequel
tout est commun dans l’unité d’un même
Corps, le Corps mystique du Christ : prières,
œuvres de charité, œuvres de pénitence
offertes par amour, tout cela compose, ajouté
aux mérites du Christ, de la Vierge et des
saints, le trésor de l’Église, et va au bénéfice
de chacun de ses membres. Toute âme qui
s’élève élève le monde, a-t-on dit justement.
Et le Seigneur agrée que nous venions en aide
plus particulièrement à telle ou telle
personne : si la miséricorde est " un élément
indispensable pour façonner les rapports
mutuels entre les hommes, dans un esprit de
grand respect envers ce qui est humain et
envers la fraternité réciproque " (Jean-Paul II,
encyclique Dives in misericordia 14), nous
devons prendre conscience qu’il n’est pas pas
possible d’imaginer une société plus humaine
sans y instaurer cette tendresse et cette
sensibilité du coeur dont nous parle si
éloquemment la parabole de l’enfant
prodigue, ou encore celle de la brebis et de la
drachme perdue [cf. Luc 15, 1-32]. Cette
tendresse doit s’étendre à nos frères défunts
:
sans compassion pour leur peine, c’est un
monde cruel que nous préparerions. C’est
pourquoi Saint Jean Chrysostome nous
exhorte ainsi : " Portons-leur secours et
faisons leur commémoraison. Si les fils de Job
ont été purifiés par le sacrifice de leur père
[cf. Jb 1, 5], pourquoi douterions-nous que
nos offrandes pour les morts leur apportent
quelque consolation ? N’hésitons pas à porter
secours à ceux qui sont partis et à offrir nos
prières pour eux " [hom. in 1 Cor. 41, 5 : PG
61, 361C].
Parmi ces "secours", il faut placer en premier
lieu l’offrande du Sacrifice de la Messe, qui
répand sur l’humanité la grâce de la
Rédemption opérée sur la Croix. Ce Saint
Sacrifice, l’Église l’offre quotidiennement
pour les vivants et pour les morts. Et les
fidèles tiennent à juste titre, à ce que
l’Eucharistie accompagne la cérémonie des
funérailles. N’était-ce pas déjà le vœu
de
sainte Monique, demandant seulement qu’on
se souvienne d’elle, après sa mort, " à l’autel
du Seigneur " ? On sait qu’en 1915 le pape
Benoît XV accorda à tout prêtre de célébrer
le 2 novembre trois messes pour les défunts, et
ce privilège demeure dans la Liturgie rénovée
après Vatican II.
Ce sont ces convictions qui sont à l’origine de
la décision dont nous fêtons le millénaire. La
foi profonde au mystère de notre communion
dans le Christ, l’amour ardent des frères dans
le besoin, de ces frères défunts privés du seul
Bien qui puisse combler leur cœur, c’est
l’esprit catholique. C’est l’esprit monastique
aussi, si le moine n’est autre qu’un chrétien
qui veut l’être en perfection et totalement. Il
n’y a pas à s’étonner que cette initiative de la
" journée " du 2 novembre soit née dans le
cœur d’un moine. On sait comment
traditionnellement chez eux la prière pour les
morts était pratiquée avec générosité
et
ferveur : frères, amis, bienfaiteurs étaient
quotidiennement évoqués devant la
miséricorde de Dieu. Mais celle-ci est sans
mesure, et le cœur qui s’y ouvre se dilate aux
dimensions de l’amour divin : il accueille
toute détresse. C’est ainsi qu’Odilon a voulu
embrasser dans sa charité tous les défunts en
voie de purification, sans exception ni
discrimination. De même que tous les saints
du ciel sont honorés, en la fête de la
Toussaint, dans une même allégresse, de
même, le lendemain, tous nos frères du
purgatoire sont l’objet de notre charité
secourable.
La charité ne passe pas. Si elle vit dans nos
cœurs, elle y éveille les mêmes sentiments,
" ceux qui sont dans le Christ Jésus "
[Philippiens 2, 5]. Ainsi la piété pour les
morts, le souci de leur venir spirituellement en
aide, doit caractériser de façon permanente
l’Église du Christ. Alors que le passage au
second millénaire a été marqué par
l’instauration de cette forme exquise de
charité pour les défunts, qui dure depuis mille
ans, que pouvons-nous faire pour renouveler
cette charité et nous renouveler dans
l’Esprit-Saint, pour ouvrir à notre tour le
troisième millénaire ? L’initiative prise il y a
mille ans demeure un défi pour notre temps. Il
nous faut susciter un nouveau zèle de charité
envers les défunts, pour que le Peuple chrétien
se nourrisse de nouveau de la foi en la vie
éternelle. Vivants et défunts, puissions-nous
tous partager ce désir ardent de la Rencontre
définitive : " L’Esprit et l’Époux disent :
Viens - Amen, Viens Seigneur Jésus " [Apoc.
22, 17. 20].