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Théologie du Purgatoire
édition numérique par Dominique Vandal

VII. LA SYNTHÈSE CATHOLIQUE DANS LA THÉOLOGIE POSTTRIDENTINE. -Depuis les définitions du concile de Trente, deux théologiens ont surtout contribué à donner à la théologie du purgatoire sa physionomie définitive, Bellarmin et Suarez. Ce n'est pas cependant aux détails mêmes que s'applique ce caractère définitif: des précisions exégétiques, amorcées pour une bonne part par Suarez, ont été apportées au sens des textes scripturaires; aux XIXe et XXe siècles, la critique a dû restituer certains documents patristiques à leurs véritables auteurs; la piété ou la curiosité des théologiens a soulevé, sans pouvoir d'ailleurs les résoudre sérieusement, plusieurs à-côté du problème traditionnel. Mais, en somme, le cadre et les solutions indiqués par Bellarmin et Suarez sont demeurés à la base des traités modernes De purgatorio.

Avec les théologiens posttridentins, nous ferons la synthèse de ce traité en étudiant: 1° l'existence du purgatoire; 2° les peines; 3° l'état des âmes; 4° l'efficacité des suffrages offerts pour les défunts; 5° quelques aspects secondaires du problème.

I. L'EXISTENCE DU PURGATOIRE. -Elle est considérée par tous comme un dogme de la foi. Elle est démontrée par l'Écriture, par la tradition, par la raison théologique. Enfin les apologistes font valoir l'accord de la doctrine catholique avec les exigences purement rationnelles ainsi que ses convenances morales.

1° La démonstration scripturaire. -Nous avons reproduit, au début de cet article, les témoignages sur lesquels s'appuie Bellarmin pour démontrer, en prenant le contre-pied de la proposition 37 de Luther, l'existence du purgatoire. Bellarmin, Controversiæ, De purgatorio, dans Opera, éd. Vivès, t. III, p. 53 sq. On a noté que, pour conférer à 13 plupart des textes de l'Ancien Testament une valeur démonstrative, Bellarmin avait dû les faire escorter d'un imposant cortège d'interprétations patristiques qui en précisent le sens. J. de La Servière, La théologie de Bellarmin, Paris, 1908, p. 278.

Suarez suit de plus près le sens littéral des textes. De pænitentia, disp. XLV, De purgatorio in genere, dans Opera, éd. Vivès, t. XXII, p. 879 sq. De l'Ancien Testament il ne retient comme texte vraiment probant que II Mac., XII, 42 sq. Les autres témoignages ou peuvent être discutés, ou n'apportent qu'une indication probable, ou encore doivent être abandonnés. Du Nouveau Testament certains textes lui paraissent discutables ou d'une valeur simplement probable: I Cor., XV, 29; Luc., XVI, 9; d'autres sont démonstratifs: Matth., v, 26; XII, 32; d'autres enfin lui paraissent affirmer un principe dont on pourrait déduire le purgatoire, et c'est encore bien obscur: Act., II, 24; Matth., v, 22. C'est I Cor., III, 11-15, qui retient toute l'attention de Suarez. Il est hésitant sur lé sens à donner à la métaphore du bois, de la paille, du foin: péchés véniels ou péchés mortels? Mais salvus erit indique à coup sûr non la persistance dans l'existence, mais le salut éternel. N. 14-18. Incertitude également quant à la personnalité des constructeurs de l'édifice: n'importe quel juste ou simplement les prédicateurs de la foi? Hésitation pareillement sur le feu dont il est question comme instrument de l'épreuve à laquelle seront soumises les oeuvres de chacun. N. 22-28. Mais finalement Suarez s'arrête à cette solution: «Tous seront examinés par le feu parce que tous seront jugés pour savoir si le feu purificateur doit leur être appliqué.» N. 28.

On le voit, à part le texte de II Mac., grandes hésitations partout, même dans l'interprétation de I Cor., III, 11-15. Ce texte cependant a été si universellement invoqué dans l'Église latine que presque tous les théologiens modernes l'ont retenu, unanimes à s'appuyer sur II Mac., XII, 42,; Matth., XII, 32, et I Cor., III, 11-15. Ainsi D. Palmieri, De novissimis, § 20, n. 5-11 (il ajoute un quatrième texte, Luc., XII, 58); C. Mazzella, De Deo creante, n. 1331-1333; Ch. Pesch, Prælectiones dogmaticæ, t. IX, n. 589-591; Billot, De novissimis, th. V (certains textes de l'Ancien Testament cependant cités comme illustrant, par l'usage antique de la Synagogue, le geste de Judas Machabée); Lépicier, De novissimis, q. V, a. 1, n. 3 (p. 251-254) (en plus, Matth., III, 11); Sanda, Synopsis, t. I, § 350, n. 4-5; Hugon, Tractatus dogmatici, t. IV, De novissimis, q. IV, a. 2 (en plus, Matth., v, 26); Tanquerey, Synopsis, 1:. III, n. 1126, etc. Plus strict, Perrone n'admet, avec raison, nous semble-t-il, que II Mac., XII, 42, et Matth., XII, 32, Prælectiones theologicæ, éd. Migne.,  Paris, 1856, t. I, col. 836. Diekamp s'appuie sur II Mac., XII, 42, I Cor:, III, 10-15 et II Tim., I, 16-18, Theologiæ dogmatiæ manuale, t. IV, Tournai, 1934, p. 516-517. Labauche passe sous silence l'argument scripturaire, Leçons de théologie dogmatique, t. II, Paris, 1911, p.411.

On peut s'étonner, en revanche, de trouver encore des auteurs qui accordent une importance exagérée à certains textes de l'Ancien Testament. G. Atzberger n'a pas su éviter ce défaut dans son volume, Die christliche Eschatologie in den Stadien ihrer Offenbarung, Fribourg-en-B., 1890. Et nous le rencontrons, plus, accentué encore, dans J. Bautz, Das Fegfeuer, Mayence, 1883, et Fr. Schmid, Das Fegfeuer, Brixen, 1904.

2° L'argument de tradition. -L'argument de tradition est développé avec complaisance par Bellarmin. Ce théologien montre d'anciens conciles des diverses Églises reconnaissant expressément le purgatoire, ou l'admettant équivalemment lorsqu'ils recommandent la prière pour les morts. Il signale cette prière dans toutes les liturgies connues; il montre que cette prière n'a pas seulement pour but, comme le disaient Pierre Martyr, Loci communes, Londres, 1576, p. 768, ou Calvin, Institution chrétienne, de rappeler aux vivants la pensée de la mort ou d'empêcher que le souvenir des défunts ne périsse de la communauté chrétienne; mais les textes liturgiques et les interprétations qu'en donnent les Pères montrent bien que l'objet de la prière est le soulagement, la délivrance des âmes souffrantes. Bellarmin, op. cit., C. VI, p. 76. Enfin il est possible d'apporter des textes positifs dans lesquels les Pères ou recommandent la prière pour le soulagement des défunts, ou exposent clairement la doctrine catholique sur la matière. Ibid., c. X, p. 79-82. Bellarmin n'apporte aucun texte clair antérieur au IVe siècle; mais sa démonstration lui parait si convaincante qu'il n'hésite pas à conclure: «Quand bien même, les Pères n'auraient jamais nommé le purgatoire, il suffirait de leur enseignement si clair sur le besoin que certaines âmes ont de soulagement, et sur le secours que leur apportent les prières des fidèles, pour être fixé sur leur sentiment.» Ibid., p. 81. Cf. J. de La Servière, op. cit., p. 282-283.

Suarez n'apporte rien de nouveau aux textes invoqués par Bellarmin. Il fait simplement remarquer que beaucoup d'assertions relatives au purgatoire sont formulées par les Pères dans leur commentaire des textes de l'Ancien et du Nouveau Testament qu'on a coutume d'invoquer, surtout de I Cor., III, 11-15. Plusieurs autorités citées par Suarez doivent être aujourd'hui éliminées comme inauthentiques. Op. cit., n. 30-33.

Les théologiens postérieurs n'ont pas ajouté grand chose à ces essais encore informes de théologie positive. Il convient cependant de rappeler l'opuscule d'Arcudius, De purgatorio igne adversus Barlaam, Rome, 1637 (on sait que l'étude attribuée ici à Barlaam est en réalité le discours de Bessarion au concile de Florence); l'ouvrage d'Allatius, De utriusque Ecclesiæ occidentalis atque orientalis perpetua in dogmate de purgatorio consensione, dans Migne, Theologiæ cursus,
t. XVIII (cet ouvrage, paru à Rome, en 1655, s'efforce de supprimer toute divergence entre l'Église grecque et l'Église romaine: la critique y perd parfois ses droits); Arnauld, Perpétuité de la foi, éd. Migne, t. III, 1. VIII, c. VI-X, p. 1123 sq. Les deux dernières études ont contribué dans une large mesure à attirer l'attention des théologiens sur les points de contact et de dissemblance qui règnent entre les deux Églises. Le travail a été repris, au XIX. siècle, d'une manière encore assez peu critique par Valentin Loch, Das Dogma der griechischen Kirche vom Purgatorium, Ratisbonne, 1842. Des deux ouvrages déjà cités de Bautz et de Schmid la critique est totalement absente. Bartmann, Das Fegfeuer, Paderborn, 1928, est plus au point. L'ouvrage d'Atzberger, Geschichte der christlichen Eschatologie innerhalb der vornicänischen Zeit, Fribourg-en-B., 1896, s'efforce d'élucider, pour les trois premiers siècles, plus d'un point obscur.

Les théologiens récents insistent tous sur le fait que, dès les débuts, l'Église a prié pour les morts. Quant aux textes positifs concernant le purgatoire, ils se contentent le plus souvent de faire un choix parmi ceux qui leur paraissent le plus convaincants. Le manuel de Tanquerey, op. cit., t. III; no. 1127, nous semble avoir fourni la meilleure indication relativement à la façon d'envisager l'argument de tradition: il marque trois stades dans l'affirmation du dogme du purgatoire: pendant les quatre premiers siècles, l'existence du purgatoire est confessée dans l'universelle pratique d'offrir
des prières et des sacrifices pour les défunts, et même déjà quelques Pères parlent explicitement du purgatoire; à partir de saint Augustin les témoignages en faveur du purgatoire commencent à se multiplier et à se préciser, et les Pères postérieurs à Augustin précisent encore cette doctrine; enfin la pleine possession de la vérité se manifeste au Moyen Age avec les scolastiques et s'affirme à Lyon et à Florence. On remarquera que c'est le cadre même de notre article. Ch. Pesch est peut-être l'auteur qui a le mieux utilisé les documents de la tradition, op. cit., t. IX, n. 592-596; mais aucune étude d'ensemble n'a encore été faite.

L'argument de tradition doit se compléter par l'étude des conciles. Bellarmin et Suarez ont rappelé opportunément certaines décisions de conciles particuliers concernant les suffrages accordés aux défunts. Bautz a assez bien colligé ces décisions. Op. cit., part. I, § 9, p. 105-108. Mais le concile de Florence n'a pas été suffisamment étudié sur la question du purgatoire. Les  théologiens sont d'ailleurs excusables, les Actes concernant le purgatoire n'ayant été publiés qu'en 1922. Aussi avons-nous voulu les résumer ici aussi complètement que possible. Les éditions futures devront tenir davantage compte du décret d'union qui, précisément pour permettre l'union, se tait sur la question du feu réel.

Enfin l'argument s'achève par le rappel des liturgies diverses, qui toutes comportent la prière pour les défunts. Sur ce point l'argument proposé par nos théologiens posttridentins se ressent de la solidité et de l'antiquité de la tradition ecclésiastique elle-même. Les auteurs plus récents y ont apporté une érudition plus considérable et un souci plus marqué de la critique des documents. Mais essentiellement l'argument demeure, comme il l'a toujours été, le plus solide de tous.

3° La raison théologique. -Un certain nombre d'auteurs passent sous silence cet argument, par exemple Perrone, Palmieri, Ch. Fesch. D'autres ne font que l'indiquer en passant, ou même la confondent avec l'argument de raison de convenance.

Il nous semble qu'un argument très solide et très convaincant de raison théologique doit être apporté en faveur de l'existence du purgatoire. C'est celui-là même que nous avons développé dans le § 1 de la deuxième partie de cet article: l'expiation personnelle dans l'économie de la rédemption (col. 1179 sq.).

Bellarmin, sans remonter à ce principe général, en note cependant les applications à propos du purgatoire: il y a des péchés véniels ne méritant qu'une peine temporelle; il peut donc arriver qu'un homme meure ayant de tels péchés sur la conscience; ils doivent donc être expiés dans l'autre vie. Le même raisonnement vaut pour le pécheur réconcilié avec Dieu mais ayant encore une peine temporelle à expier. Loc. cit., c. X, p. 81. Entre les très bons, à qui la récompense éternelle est immédiatement conférée, et les très mauvais, qu'attend le supplice éternel, il y a place pour les médiocres, qui doivent être purifiés avant d'entrer dans l'éternel bonheur. Ibid., p. 85.

Suarez, plus théologiquement peut-être que Bellarmin, rappelle les trois principes qui commandent l'argument de raison théologique: l'existence des péchés véniels non expiés à la mort, op. cit., n. 34; l'existence d'une peine temporelle due aux péchés mortels pardonnés, n. 35; la nécessité morale (ad divinæ justitiæ æquitatem pertinere) d'une expiation pour que le pécheur encore endetté envers la justice divine puisse entrer au ciel. N. 36.

C'est l'argument ébauché par saint Thomas dans les deux articles De purgatorio de l'appendice de la Somme théologique et que l'on retrouve, plus ou moins écourté, dans la plupart des manuels de théologie. Mazzella, op. cit., n. 1335; Hugon, op. cit., q. IV, a. 2, n. 8, p. 791; Hervé, Manuale, t. IV, n. 656; Lépicier, loc. cit., n. 8; Diekamp, Manuale, t. IV, p. 518-519. Tanquerey, à tort, y voit une simple raison de convenance, toc. cit., n. 1130; Billot se contente, dans son traité des fins dernières, de parler en général des raisons théologiques per se obvias; c'est qu'il a développé cet argument ailleurs, De personali et originali peccato, Rome, 1924, De reatu pœnæ, p. 77 sq.; De peccato veniali, th. VIII, p. 109 sq.

4° Les raisons de convenance. -On les trouve développées plus ou moins en connexion avec la raison théologique. Nulle part on ne les trouve mieux présentées que dans l'art. Purgatoire du Dictionnaire apologétique de la foi catholique, t. IV, col. 512-515. L'auteur envisage tout d'abord les convenances rationnelles; ensuite les convenances morales.

1. Convenances rationnelles. -Pour les spiritualistes, le dogme du purgatoire n'a rien qui ne s'accorde pleinement avec les principes mêmes de la raison. L'ordre moral doit être rétabli dans la mesure où il a été violé; or, le rétablissement de la justice ne s'effectue en ce monde que d'une manière très imparfaite: il semble donc conforme à la justice divine qu'une dette subsistant encore à son égard après la mort appelle une réparation dans l'au-delà. Ce qui différencie cet argument de la raison théologique, c'est que la raison théologique s'appuie, en dernière analyse, sur les vérités certaines que lui apporte la révélation touchant la réparation due au péché; ici, la simple raison naturelle ne fait état que de ses propres lumières. Dans le premier cas, l'argument est de valeur contraignante; ici, il s'offre comme une simple convenance, infiniment vraisemblable, mais qui ne s'impose pas à la raison d'une manière absolument certaine. Et c'est à ce point de vue de la convenance rationnelle que les auteurs rapportent les croyances convergentes des peuples païens eux-mêmes, Égyptiens, Babyloniens, Perses, qui, sous des formes différentes, ont promulgué la nécessité d'une expiation pour les péchés, voire d'une sorte de purgatoire préparant l'entrée des âmes dans la félicité. La doctrine de Platon confirme cette convenance rationnelle du purgatoire: «À peine séparées de leur corps, les âmes arrivent devant le juge, qui les examine attentivement... Aperçoit-il une âme défigurée par le péché, il renvoie aussitôt avec ignominie aux cachots où elle doit subir les justes châtiments de ses crimes... Or il y en a qui profitent des peines qu'ils endurent; ce sont ceux dont les fautes sont de nature à être expiées... Toutefois cet amendement ne s'opère en eux que par la voie des douleurs et dès souffrances, car il n'est pas possible d'être délivré autrement de l'injustice. Pour ceux qui ont commis les plus grands crimes et qui, en raison de cette perversité, sont devenus incurables, ils servent pour l'exemple. Leur supplice ne leur est d'aucune utilité parce qu'ils sont incapables de guérison.» Gorgias, 522 sq.; Phédon, 113 sq.

2. Convenances morales. -Est-il besoin de montrer combien la doctrine du purgatoire est, pour le catholique, bienfaisante et douce?

En nous donnant une si haute idée de la sainteté et de la majesté divine et en fortifiant en nous le sens de la justice, [cette doctrine] avive dans les âmes l'appréhension de toutes fautes, même des plus légères, si bien que la pensée d'un purgatoire où se purifient les défunts est purifiante elle-même pour les vivants.

Elle répond en même temps aux sentiments les plus profonds comme aux aspirations les plus élevées du coeur humain. En nous rendant familière la croyance à l'immortalité de l'âme et en tournant le cours de nos méditations vers l'au-delà, en nous apprenant que le lien si fort et si doux qui nous attachait à nos chers disparus n'est pas entièrement brisé par le trépas, que nous restons en communion de pensée et de sainte charité avec eux; que nous pouvons encore faire quelque chose pour eux, alléger leur souffrance, leur ouvrir plus vite les joies du ciel, elle maintient vivant et agissant le culte d'affection qui les entourait dans leur vie et qui s'exalte à la mort. Et notre coeur nous pousse à leur donner, tant que nous leur survivons, le meilleur de nous-mêmes, nos prières, nos sacrifices, nos bonnes oeuvres. C'est la suprême consolation dans le déchirement des séparations cruelles. Art. cité, col. 514.

5° Les objections. -La théologie posttridentine complète ordinairement la question de l'existence du purgatoire par la réfutation des objections soulevées par les protestants. A Bellarmin, op. cit., c. XII, p. 86 sq., à Suarez, loc. cit., n. 38-40, il faut ajouter ici Estius, In IVum Sent., dist. XXI, § 4, qui semble avoir donné d'une façon plus précise encore, le cadre de cette discussion. Les efforts des adversaires portent à la fois sur le terrain scripturaire, patristique et dogmatique.

1. Au point de vue scripturaire, l'apologiste catholique doit tout d'abord rétablir et défendre l'autorité et le caractère canonique du IIe livre des Machabées. Il lui faut ensuite établir le sens exact des textes du Nouveau Testament sur lesquels il pense pouvoir fonder la révélation du dogme du purgatoire. Il est enfin nécessaire de préciser le sens et la portée de certains textes qui semblent exclure un état intermédiaire entre le ciel et l'enfer pour les âmes séparées de leurs corps.

Ces textes, dit Suarez, loc. cit., n. 38, contiennent deux affirmations. La première est qu'après cette vie il n'y a plus possibilité de mériter ou de satisfaire par ses oeuvres propres, mais il faut subir la juste sentence du juge, que cette sentence concerne l'enfer ou le purgatoire, peu importe. Ainsi doit être compris Eccl., IX, 10: «Il n'y a plus ni oeuvre, ni science, ni sagesse, dans le séjour des morts où tu vas.» La seconde est qu'après cette vie il n'y a que deux termes ultimes vers lesquels se dirige l'humanité responsable de ses actes: le paradis et l'enfer, ce qui ne veut pas dire qu'avant ce terme ultime du paradis, une expiation préparatoire ne sera pas à subir. Ainsi doivent être compris Eccl., XI, 3; Matth., XXV, 34, 41; Marc., XVI, 16. Cf. Bellarmin, op. cit., c. XII, p. 86. Si les adversaires insistent et proposent certains textes qui semblent promettre la récompense aux justes immédiatement après la mort, sans aucune attente, par exemple Ps., CXXVI, 2, 3; II Cor., v, 1; Apoc., XIV, 13; Joa., v, 24, il faut répondre que l'Écriture, en aucun de ces textes, ne parle d'une récompense immédiate: elle sous-entend toujours la condition d'une justice parfaite au moment de la récompense, si digni sunt vel perfecte purgati. Cf. saint Augustin, In Joannem, tr. XLIX, n. 10, P. L., t. XXXV, col. 1751. Suarez fait observer que ces textes n'ont pas tous besoin d'une semblable explication. Au sens littéral le ps. CXXVI ne regarde pas la récompense de la vie future; saint Paul, dans II Cor., v, 1, invite à l'espérance d'une demeure éternelle, sans préciser le moment où on pourra l'habiter; l'Apocalypse ne vise que les parfaitement justes et, pour les autres, qui ont encore quelque expiation à offrir, il est déjà exact de perler de repos, puisqu'ils sont certains de leur béatitude éternelle. Au canon de la messe nous prions pour les âmes du purgatoire, qui reposent dans le Christ et dorment du sommeil de la paix. Suarez, loc. cit., n. 39-40. Saint Augustin avait proposé ici une autre explication: le cas visé serait celui des martyrs, De civilate Dei, 1. XX, c. IX, n. 2, P. L., t. XLI, col. 674; cf. Lépicier, op. cit., p. 264. Enfin, Joa., v, 24, doit s'interpréter d'une récompense future, mais non nécessairement immédiate. Lépicier, op. cit., p. 265.

2. Au point de vue patristique, les textes objectés comportent certaines assertions relatives à l'impossibilité, dans l'autre vie, de faire pénitence et d'offrir à Dieu des satisfactions. Saint Cyprien, Contra Demetrianum, n. 25, Hartel, t. 1, p. 370; saint Jérôme, Comment. in Amos, 1. III, c. IX, 5, P. L., t. XXV, col. 1141 D; saint Jean Chrysostome, In Epist. I ad Cor., hom. XXVIII, n. 2, P. G., t. LXI, col. 234; saint Augustin, Enchiridion, c. LXVIII (simple doute sur cette possibilité). Ces textes doivent s'interpréter d'une manière générale comme les textes similaires de l'Écriture. On peut cependant trouver à chacun d'eux une explication particulière. Voir Lépicier, op. cit., p. 265-266. Bellarmin répond simplement qu'en déclarant qu'après la mort il n'y a plus de pénitence ni de satisfaction possible les Pères entendent parler de la satisfaction, de la pénitence qui précède la justification: «Les Pères, en effet, font mention expresse d'une double satisfaction: une qui précède la justification, et par laquelle Dieu est apaisé de congruo, par laquelle il est incliné à la rémission de la faute; l'autre qui suit la justification et par laquelle réparation est faite à Dieu de condigno pour la peine encore due.» Op. cit., c. XIII, p. 89. Par là nous rejoignons les objections dogmatiques.

3. Au point de vue dogmatique, en effet, les protestants insistent surtout sur le fait que le Christ a suffisamment satisfait pour nos péchés et que c'est faire injure à sa passion que d'exiger encore de notre part une satisfaction nouvelle, soit en ce monde, soit en l'autre. Ils invoquent surtout Heb., X, 14. Bellarmin répond à l'objection dans le traité du purgatoire. Sans doute les mérites du Christ sont assez grands pour effacer toute faute du pécheur et toute peine due à ces fautes, «mais, pour être efficaces, ces mérites doivent nous être appliqués; cette application se fait par les sacrements et par les actes de l'homme. Dieu a voulu en effet qu'après le baptême les mérites du Christ soient appliqués par la contrition et la confession, jointes à l'absolution du prêtre, pour la rémission de la faute; qu'ils soient appliqués par les oeuvres satisfactoires de l'homme, pour la rémission de la peine temporelle. Lorsque la faute est remise, la peine éternelle qui lui était due se change en peine temporelle, la justice exigeant que le péché soit puni en quelque façon.» Op. cit., c. XIV, p. 92. Dans les développements donnés par Bellarmin à cette idée fondamentale, on retrouve les principes qui ont guidé le concile de Trente dans l'élaboration du c. XIV, de la VIe session et du c. II de la XIVe session. Dans le sacrement de pénitence la rémission des péchés se fait d'une manière moins libérale et moins plénière que dans le baptême: le pécheur justifié doit encore ordinairement expier quelque peine, soit en ce monde, soit en l'autre. S'il est vrai d'affirmer que l'homme ne peut plus mériter au purgatoire, il est faux que toute satisfaction doive être méritoire: «Celui qui paie une dette parce qu'un arrêt du juge l'y force satisfait à ses créanciers bien qu'il soit contraint.» Op. cit., c. XIV, p. 92. Aussi, pour marquer ce caractère contraint de l'expiation temporaire d'outre-tombe, la plupart des théologiens posttridentins emploient-ils l'expression de satispassion. Mais la plupart réfutent l'objection dogmatique des protestants dans le traité de la grâce, au chapitre de la justification, ou dans le traité de la pénitence, à la question du reatus pœnæ.

La certitude d'une dette de peine, que laisse subsister la rémission de la coulpe, détruit par sa racine même une des principales objections des Orientaux. L'objection proposée en premier lieu par Bessarion a retenu l'attention de quelques théologiens modernes. Billot a bien montré qu'il n'y a aucune parité entre le bien léger des damnés et le mal léger des élus. Le mal léger des élus ne supprime pas leur mérite du ciel et n'exige qu'une expiation temporaire. Le péché mortel, au contraire, mortifie toutes les actions méritoires accomplies par le pécheur avant sa faute: les bonnes oeuvres ne sont méritoires qu'en raison de l'ordination à la récompense éternelle que leur confère la volonté divine; or, cette ordination n'existe plus dans les oeuvres mortifiées, et par conséquent celles-ci ne sauraient exiger, avant la peine éternelle, une récompense temporaire. Billot, op. cit., p. 97-98. Cf. saint Thomas, In IVum Sent., dist. XXI, q. l, a. 1.

On trouve à peu près les mêmes objections réfutées, dans Perrone, loc. cit., col. 844-847.

II. LES PEINESDU PURGATOIRE. -Les théologiens sont bien obligés de convenir que la question des peines est beaucoup plus obscure que celle de l'existence du purgatoire.

Tous sont unanimes à reconnaître que la foi n'est ici engagée que sur deux points: le purgatoire comporte des peines (c'est la définition même du purgatoire), et ces peines ne se feront plus sentir à aucune âme après le jugement dernier. Par conséquent, la peine purificatrice ne sera, pour toute âme, que temporaire. Bellarmin, op. cit., 1. II, c. IX, p. 117; Suarez, op. cit., disp. XLVI, sect. IV, p. 920 sq. Ces vérités ressortent des définitions du IIe concile de Lyon, de Benoît XII et du concile de Florence. De plus, elles s'imposent en raison de Matth., XXV, 46, au sujet duquel Pères et théologiens font unanimement observer que toute possibilité de purgatoire après le jugement est enlevée par cette affirmation du Sauveur. Billot, op. cit., th. VI, p. 98 sq.

Dans le domaine assez peu consistant des opinions théologiques, les auteurs catholiques se posent de multiples questions concernant la durée, la nature, l'intensité, l'objet des peines purificatrices.

1° La durée. - Il s'agit ici de la durée de la peine pour chaque âme prise en particulier. Suarez pose deux. principes opportuns: en premier lieu; il faut admettre que l'âme puisse expier seule pour un péché auquel le corps a pris part: le péché, en effet, réside essentiellement dans la volonté de faire le mal, et donc, l'âme ayant pris, dans l'acte offensant Dieu, la part principale et formelle, peut satisfaire seule à la justice divine. Un purgatoire prolongé jusqu'à la résurrection des corps n'est donc pas nécessaire. En second lieu, il faut affirmer que la durée de la peine, loin d'être égale pour toutes les âmes, sera plus ou moins longue en proportion de l'expiation requise. D'où suit une conséquence certaine, c'est que toutes les âmes ne resteront pas en purgatoire jusqu'à la fin du monde. Disp. XLVI, sect. IV, n. 3-6. Conclusion qui vaut, même abstraction faite du secours apporté par les suffrages de l'Église.

Mais peut-on, en toute hypothèse, assigner un terme à la durée des peines. On sait que Dominique Soto enseignait que les souffrances du purgatoire sont si terribles, que les suffrages de l'Église sont si efficaces, qu'aucune âme, quelle que soit sa dette n'y doit séjourner plus de vingt et même de dix ans. In IVum Sent., dist. XIX, q. III, a. 2. Bellarmin rejette cette opinion, s'appuyant sur la pratique de l'Église autorisant l'offrande du saint sacrifice de la messe pour des fidèles morts depuis cent ans et plus. Loc. cit. Quelques rares théologiens, entre autres Maldonat, De purgatorio, q. V, ont suivi Soto sur ce point, mais la presque unanimité lui est plus ou moins hostile. Tout en réprouvant l'opinion de Soto, Suarez ne la croit pas digne de censure, mais simplement incertaine, et personnelle. Toutefois, il faut se souvenir de la condamnation portée par Alexandre VII contre la proposition suivante: Un legs annuel (fondation) pour l'âme d'un défunt ne dure pas plus de dix ans. Denz.-Bannw., n.1143. Voir t. I, col. 746. Sans réprouver directement l'opinion de Soto, le pape condamne la conclusion pratique que certains en tiraient. Sur l'opinion de Soto et ses partisans, voir Diana, Resolutiones morales, Lyon, 1667, part. IV, tr. VIII, resol. 101. Reprenant une expression d'Augustin, Suarez conclut simplement: quanto magis minusve transeuntia (animæ) dilexerunt, tanto brevius tardiusve salvabuntur. Les théologiens, en général, se prononcent pour une durée assez longue. Cf. Bellarmin, De gemitu columbæ, 1. II, c. IX.

Il est d'ailleurs bien risqué de se demander combien de «temps» les âmes demeurent au purgatoire. Le temps est la durée qui mesure les choses matérielles. Au purgatoire, il n'y a plus ni jours, ni années, ni temps, mais ævum ou «éviternité». Voir ÉTERNITÉ, t. v, col. 915. Comment estimer une durée qui échappe à nos conceptions terrestres? Aussi la plupart des théologiens passent-ils rapidement sur une question parfaitement insoluble.

Un seul problème intéressant se pose au sujet des justes que la fin du monde trouvera encore en vie? Comment leur purification pourra-t-elle avoir lieu en cet instant suprême? Les auteurs se contentent en général de reproduire la réponse de saint Thomas, In IVum Sent., dist. XLVII, q. II, a. 3, qu. 2, ad 5um: ces justes auront souffert auparavant des angoisses qui leur tiendront lieu de purgatoire; le feu de la conflagration générale leur servira de feu purificateur avec d'autant plus d'efficacité qu'ils en accepteront volontairement les atteintes; enfin l'intensité de la peine (de la chaleur, dit saint Thomas) compensera sa durée. Ainsi Palmieri, op. cit., p. 76; Hugon, op. cit., p. 801; Hervé, op. cit., p. 641; Lépicier, op. cil., p. 373. Billot adoucit quelque peu, tout en demeurant dans le même sens doctrinal, ce qu'il y a de peu vraisemblable en cette explication. Op. cit., p. 101. La solution nous paraît contestable; elle est donnée dans l'hypothèse d'une purification faite nécessairement par le feu et comportant une durée temporaire. Or, même dans l'opinion des Latins, la purification faite par le feu ne s'impose pas nécessairement comme explication, et l'éviternité doit être considérée comme la durée mesurant déjà cet instant solennel du jugement dernier. L'intensité de la peine, quelle que soit cette peine, peut donc seule être invoquée ici comme explication plausible.

2° Nature des peines. - Bellarmin expose que trois choses sont certaines touchant la nature des peines purificatrices: la principale peine est la privation de la vue de Dieu; il existe en outre une peine positive du sens; enfin cette peine est essentiellement un feu, soit réel, soit métaphorique. Mais il ajoute que, de l'avis commun des théologiens, le feu du purgatoire est réel: les textes de l'Écriture qui le décrivent (!) doivent être pris au sens propre quand il n'y a pas de raison de les en détourner, et toutes les descriptions des Pères ne peuvent s'entendre que d'un feu réel. Op. cit., 1. II, c. X, XI, p. 118, 119.

1. La dilation de la vue de Dieu. -Suarez, reprenant le même thème, se demande d'abord si la privation de la vision béatifique doit être considérée chez les âmes du purgatoire comme une peine du dam. Il relate tout d'abord l'opinion de Cajétan, qui, tr. IV, De attritione et contritione, q. IV, admet sans doute dans l'âme purifiée l'absence de la vision divine, mais nie que cette absence soit une peine. Cajétan estime que, toute aversion par rapport à Dieu étant ôtée de l'âme sainte, la peine du dam, correspondant à cette aversion, ne saurait exister en elle. Suarez fait observer que, nonobstant la charité dont les âmes du purgatoire sont animées envers Dieu du fait qu'elles expient en raison des restes du péché, l'absence de vision béatifique comporte pour elles une véritable privation, donc une véritable peine. L'expiation requise est en effet une suite non seulement de la conversion vers le mal, mais encore de l'aversion de Dieu, qu'implique tout péché. Op. cit., disp. XLVI, sect. 1, n. 1-3. Mais il est bon de noter que Cajétan n'envisage pas le cas des âmes du purgatoire. Il se peut donc que la polémique de Suarez manque d'objet. L'expression pœna damni est retenue par la plupart des théologiens. Citons, parmi les modernes, Bautz, op. cit.,p.130; Palmieri, op. cit., p. 70; Mazzella, op. cit., n. 1337; Tanquerey, op. cit., t. III, n. 11.32; Hugon, op. cit., p. 792; Lépicier, op. cit., p. 268. Toutefois, la plupart de ces auteurs corrigent, par l'explication qu'ils en donnent, le sens du mot dam appliqué à la peine de la privation ou mieux, disent-ils, de la dilation de la vision béatifique. Il ne s'agit donc pas en réalité de peine du dam au sens propre du mot. Ch. Pesch, op. cit., t. IX, n. 601, et Hervé, op. cit., t. IV, n. 662, notent expressément que ce n'est qu'un dam secundum quid et Billot nous semble avoir heureusement rompu avec la terminologie reçue en parlant simplement de la peine de la dilation de la gloire. Op. cit., th. VII. C'est une véritable peine, écrit-il, puisqu'elle prive les âmes de la vision béatifique à un moment où elles auraient pu et dû la posséder. P. 101. Et c'est là précisément le caractère qui distingue la dilation du purgatoire de celle des limbes avant Jésus-Christ. Pour les justes des limbes, le temps de la vision béatifique n'était pas encore arrivé; donc la dilation n'avait aucun caractère pénal. Hugon, loc. cit., p. 794.

Nous estimons pour notre part que l'expression «peine du dam» devrait être éliminée totalement de la terminologie relative au purgatoire. Tout le monde est d'accord pour reconnaître que le prétendu dam du purgatoire n'est que très lointainement analogique au dam de l'enfer: pourquoi maintenir une expression capable d'induire en erreur sur le véritable état des âmes au purgatoire? Le seul fait de l'espérance et de la certitude du salut enlève à la privation temporaire de la vue de Dieu le caractère d'une véritable damnation.

On lira, sur cette privation de la vue de Dieu, comme peine du purgatoire, la belle page de Lessius, De perf., div., 1. XIII, C. XVII:

Les âmes justes, au moment même où la gloire qui leur est préparée devait leur être conférée, se voient rejetées et reléguées en un cruel exil, tant qu'elles n'auront pas satisfait pour leurs péchés passés: elles en ressentent une douleur incroyable. Combien est grande leur douleur, nous le pouvons conjecturer par quatre considérations. Premièrement, elles se voient privées d'un si grand bien, et cela au moment même où elles auraient dû en jouir. Elles comprennent l'immensité de ce bien avec une force qui n'a d'égale que leur ardent désir de le posséder. Deuxièmement, elles voient qu'elles en sont privées par leur faute. Troisièmement, elles déplorent la négligence qui les a empêchées de satisfaire au moment où elles auraient pu le faire facilement, alors que présentement elles sont contraintes à de grands maux, et cette constatation accroît singulièrement l'acerbité de leur douleur. Quatrièmement, enfin, elles voient quels trésors immenses de biens éternels, quels degrés de gloire céleste, si facilement accessibles, elles ont par leur faute négligés quand il était temps. En prenant conscience d'une façon extrêmement vive de tout cela, ces âmes en éprouvent une grande douleur, comme nous-mêmes l'éprouvons dans les dommages humains, quand ces quatre circonstances sont réunies.

On pourrait citer également bien des passages du Traité du purgatoire de sainte Catherine de Gênes, pris des c. III et VI principalement:

C'est une peine si excessive, écrit-elle, que la langue ne saurait l'exprimer, ni l'intelligence en concevoir la rigueur... Si, dans le monde entier, il n'y avait qu'un seul pain qui pût satisfaire la faim de toutes les créatures, et qu'il suffit de le regarder pour être rassasié, songez à ce qu'éprouverait un homme qu'un instinct naturel invite à manger quand il est bien portant, et qui ne pourrait ni manger, ni être malade, ni mourir! Sa faim deviendrait de plus en plus cruelle; sachant qu'il n'y a qu'un seul pain capable de le rassasier et qu'il ne peut y atteindre, il resterait en proie à des tortures insupportables. C. VI. Cf. P. Faber, Tout pour Jésus, Paris, 1926, p. 388; L. Rouzic, Le purgatoire, Paris, 1923, p. 165.

2. La peine du sens. -Suarez distingue nettement la question de la peine du sens, loc. cit., n. 4 sq., de la question du feu du purgatoire. Ibid., sect. II, n, 1 sq. Non qu'il admette une peine positive distincte de celle que cause le feu, mais parce qu'il se pose tout d'abord la question de savoir si toutes les âmes souffrent, en plus de la «peine du dam», une peine du sens. La tristesse qui résulte de la dilation de la vision béatifique ne saurait à proprement parler être nommée peine du sens, ibid., n. 6; mais peut-on concevoir que certaines âmes soient purifiées uniquement par cette dilation et la tristesse qui en résulte? Certains l'ont prétendu, en raison des visions rapportées par Bède. Parmi ces «certains» il faut compter Bellarmin; qui admet comme probable l'existence d'un lieu, faisant partie du purgatoire «où les âmes n'ont plus la peine du sens, mais seulement la peine du dam, purgatoire fort adouci, prison honorable, et comme sénatoriale, mais où cependant les âmes ne sont pas heureuses et souffrent même du retard apporté à leur béatitude». Op. cit., c. VII, p. 112. Sans nier absolument la vérité de cette vision, Suarez estime qu'elle doit être interprétée; quoi qu'il en soit, il n'admet pas qu'au purgatoire la peine de la dilation de la vue de Dieu soit séparée de la peine du sens. Loc. cit., sect. l, n. 9-12. L'opinion contraire n'a d'ailleurs rien qui offense la doctrine catholique: elle est simplement étrangère au sentiment de la plupart des théologiens. Palmieri s'y rallie. Op. cit., p. 74. Toutefois il est nécessaire de rappeler que les Grecs, tout en niant l'existence du feu du purgatoire, n'entendent pas nier l'existence d'une peine positive du sens, affliction, douleur, chagrin, honte de la conscience, etc. Il est donc utile que, dans la synthèse théologique de la doctrine du purgatoire, on tienne compte de cette nuance. Peu de théologiens latins l'ont fait.

3. Peu réel ou métaphorique? -Voir FEU DU PURGATOIRE, t. v, col.. 2258 sq. Sur le degré de probabilité de l'opinion des Latins, voir col. 2260.

3° Intensité. -Bellarmin n'approuve pas l'opinion de saint Thomas d'après laquelle la moindre peine du purgatoire est plus douloureuse que la plus affreuse souffrance de la terre. Il se rallie à celle de saint Bonaventure. Sans doute la privation de Dieu est une grande souffrance, mais «adoucie, soulagée par l'espoir assuré de le posséder; de cet espoir naît une incroyable joie qui s'accroît à mesure qu'approche la fin de l'exil». Op. cit., c. XIV, p. 121. Des âmes condamnées au purgatoire peuvent n'avoir, au moment de la mort, que quelques fautes légères; il semble bien dur qu'elles soient punies par un supplice plus affreux que toutes les peines de la terre. Tel est le thème général sur lequel se sont greffées des opinions nombreuses et variées.

1. Gravité de la peine de la dilation. -Suarez n'hésite pas à présenter cette peine comme la plus grave et la plus douloureuse pour les âmes du purgatoire. C'est là, dit-il, la doctrine commune, communis sententia. Op. cit., disp. XLVI, sect. l, n. 2. Le texte de Lessius, cité ci-contre, laisse entrevoir les raisons de cette douleur immense. Suarez reprend ces raisons. Ibid., sect. III, n. 1. Mais son instinct théologique lui fait entrevoir une difficulté devant laquelle saint Bonaventure déjà s'était arrêté. Si ces raisons sont vraies, il suit de là que «les plus saintes âmes du purgatoire, bien que très légèrement coupables, sont punies le plus sévèrement quant à cette peine et à cette tristesse (de la dilation). En effet elles sont privées d'une gloire plus considérable, le bien qu'elles ne possèdent pas est plus grand, et la charité, racine de la douleur dans les âmes saintes, est plus grande en elles.» Ibid., n. 2. De fait, nous trouvons chez certains mystiques des assenions de ce genre. Résumant la doctrine de sainte Catherine de Gênes, le P. Faber écrit: «L'âme se sent constamment entraînée par la violence de son amour vers Dieu, qui peut seul la satisfaire. Cette violence est sans cesse croissante, tant que l'âme demeure privée de l'objet dont elle est si avide, et ses souffrances croîtraient à proportion, si elles n'étaient pas adoucies par l'espérance ou plutôt par la certitude que chaque instant la rapproche du moment dé son bonheur éternel.» Tout pour Jésus, p. 388-389. À cette difficulté, saint Bonaventure avait répondu en disant que, du chef de la dilation, la souffrance des âmes n'était pas considérable. Suarez trouve à bon droit cette réponse trop simple, et il fait deux remarques sensées: la première est que si, par rapport à la nature même des choses, la peine de la dilation de la vue de Dieu doit apporter aux âmes les plus saintes la plus grande souffrance, cependant, par rapport à l'ordre de la justice divine, cette souffrance est tempérée en proportion de l'affection apaisée et parfaite avec laquelle les saintes âmes l'acceptent, sans compter que l'espérance certaine du bonheur adoucit la souffrance; la seconde est que la tristesse des âmes répond bien davantage aux degrés de gloire à jamais perdus qu'à la dilation même de la gloire, ce qui fait que la tristesse est plus grande en une âme moins parfaite, précisément parce qu'elle a perdu plus de degrés de gloire. Loc. cit., n. 3-4. Les modernes, en général, n'ont pas envisagé cet aspect de la question.

2. Gravité de la peine du sens. -Tous les théologiens enseignent que la peine du sens est très grave et dépasse nos estimations d'ici-bas. Toutefois l'opinion de saint Bonaventure rallie de plus en plus les suffrages des auteurs. Suarez, qui signale les deux opinions, ibid., n. 5, 6, conclut en disant qu'il n'est pas possible d'établir entre les peines du purgatoire et les souffrances d'ici-bas une comparaison proprement dite: on ne peut comparer que des réalités homogènes, et ici les peines sont de nature très différentes. Spécifiquement toute peine du purgatoire même la plus minime, dépasse les souffrances de la terre, précisément parce qu'elle est d'un autre ordre de douleur et de mal. Mais accidentellement, c'est-à-dire dans ses effets sur telle ou telle âme, la comparaison pourrait être établie; pourtant Suarez n'ose trop se prononcer. Voir, en faveur de l'opinion de saint Bonaventure, Billot, op. cit., th. VII, § 2:, p. 103-105; Pesch., op. cit., t. IX, n. 604. Lépicier, qui semble pencher en faveur de l'opinion plus dure de saint Thomas, conclut par une excellente remarque qui rappelle celle de Suarez: diximus pœnam purgatorii in suo genere omne id superare quod in hoc mundo patimur, quia cum altera sit conditio animæ separatæ ab ejus conditione in præsenti vita, oportet ut etiam alterius rationis sit pœna: unde comparatio non est univoca, sed secundum proportionem. Op. cit., p. 274.

Peu de théologiens ont tenté de supputer la gravité de la peine du sens au purgatoire par rapport à la peine du feu en enfer. Notons à ce sujet cette simple remarque des Salmanticenses: «Nous ne pensons pas inconvenant qu'un juste quittant cette terre avec une quantité si considérable de péchés véniels ou avec une dette si lourde pour des péchés mortels remis quant à la coulpe, mais non quant à la peine temporelle, subisse dans son temps de purgatoire une peine du sens plus atroce que celle qu'auront à endurer certains damnés, éternellement punis pour un ou deux péchés mortels.» La comparaison, notent ces théologiens, ne tient évidemment que pour certains aspects de l'atrocité de la peine. De vitiis et peccatis, disp. XVIII, dub. II, § 6.

4º Objet des peines purificatrices. -L'expiation purificatrice a-t-elle pour objet la coulpe ou la peine du péché? La question se pose non pour les péchés mortels, mais pour les péchés véniels. Déjà ce problème avait été envisagé par les sententiaires, et les théologiens posttridentins n'en ont guère fait progresser les solutions. Quant aux péchés mortels, seul le debitum pœnæ peut être en cause.

1. La coulpe des péchés véniels. -Bellarmin se demande comment les péchés véniels dont l'âme peut être encore souillée au moment de la mort sont remis au purgatoire? Op. cit., l. I, c. XIV, p. 93. Il suit l'opinion de saint Thomas: «Les péchés véniels sont remis dans le purgatoire par les actes d'amour et de patience qu'y produisent les âmes souffrantes; en effet, cette acceptation de la peine infligée par Dieu, procédant de la charité, peut être appelée une pénitence virtuelle, et, bien qu'elle ne soit pas proprement méritoire puisqu'elle ne mérite pas une augmentation de grâce ou de gloire, elle peut obtenir la rémission du péché.» Ibid., p. 93. Remarquons toutefois que saint Thomas, dont Bellarmin cite l'opinion d'après le Commentaire sur les sentences, a précisé, sinon corrigé, sa réponse dans le De malo: c'est tout aussitôt que l'âme est affranchie des liens du corps, qu'un acte de charité parfaite efface la coulpe du péché véniel.

Suarez, qui traite cette question dans la disp. XI, sect. IV, expose les diverses solutions bien plus clairement que Bellarmin et, après avoir rejeté les opinions qui lui paraissent improbables, se rallie finalement à celle de saint Thomas dans le De malo: «Dans le premier instant de la séparation de l'âme et du corps, l'âme émet un acte fervent d'amour de Dieu et de contrition parfaite de toutes ses fautes précédentes.» Étant en état de grâce, l'âme juste est en mesure, connaissant son état, de tendre parfaitement vers Dieu de toute la force de sa volonté soutenue et surélevée par la charité. Et ce mouvement suffit à enlever aussitôt tout ce qui est encore coulpe en elle. Loc. cit., n. 13. Ici se place une controverse extrêmement intéressante contre Cajétan. A cet instant de la séparation de l'âme d'avec le corps, Cajétan pense que l'âme est encore en état de mériter ou de démériter, puisque nondum est omnino extra viam, sed in termino vitæ. In Iam part. Sum. theol., q. LXIII, art. 5, fine. Le dernier instant de la voie se confondrait ainsi avec le premier instant de l'état de terme. Suarez rejette avec vivacité cette hypothèse insoutenable: quæ sententia semper mihi displicuit, quia ex illa sequitur passe hominem esse in gratia toto tempore vitæ, et in illo instanti illam amittere; quod, ut opinor, repugnat Scripturis. L'inverse pourrait aussi devenir vrai: un pécheur, mourant en état de faute mortelle, pourrait ainsi, in primo instanti separationis animæ a corpore, se réconcilier avec Dieu, ce qui n'est pas moins contraire aux Écritures. Suarez ajoute que le terme de la voie est extrinsèque à la voie elle-même; donc l'âme, à l'instant même où elle est séparée du corps, ne peut plus mériter ni démériter; elle est confirmée en grâce ou fixée dans le mal. Loc. cit., n. 14. Il faut donc conclure que l'acte de charité agit, dans la rémission de la coulpe des péchés véniels à l'instant de la séparation, simplement comme disposition suffisante, et non comme cause méritoire. Voir, concernant la controverse susindiquée, les arguments que nous avons fait valoir, dans le sens de la thèse de Suarez, à propos d'un article récent. L'Ami du clergé, 1933, p. 756-761.

L'opinion de saint Thomas, reprise par Suarez, est commune parmi les théologiens. Voir de Lugo, De pænitentia, dist. IX, sect. II; Palmieri, op. cit., § 22, p. 64-65 ; Mazzella, op. cit., n.1321; Pesch, op. cit., n. 598; Billot, De peccato, p. 121; Hugon, loc. cit., t. IX, p. 825; Hervé, op. cit., t. IV, n. 666; Lépicier, op. cit., p. 284; Scheeben-Atzberger, Handbuch der kath. Dogmatik, t. VIII, Fribourg-en-B.,1903, § 413, p. 855; et tous les thomistes.

Il ne reste donc à élucider que le problème de la rémission de la peine, qui est le même pour le péché véniel que pour le péché mortel.

2. Rémission de la dette de peine. -Bellarmin n'envisage que le fait général de la rémission de la peine due aux péchés pardonnés: ce fait se confond avec le dogme même du purgatoire. Mais comment cette rémission est-elle obtenue? A propos de cet aspect du problème, il se contente de rappeler que, dans le purgatoire, les âmes ne peuvent plus ni mériter ni démériter: il leur manque l'état de voie. Op. cit., 1. II, c. IIIII, p. 101 sq.

Suarez et les théologiens postérieurs partent du même principe pour établir les deux doctrines explicatives, qui marquent la position de la théologie posttridentine sur ce point: la satispassion des âmes et la rémission progressive des peines.

a) Suarez rappelle d'abord, op. cit., disp. XLVII, sect. II, n. 5-6, que les âmes du purgatoire possèdent toute la charité dont elles sont capables; que cette charité ne peut être accrue en elles puisqu'elles sont hors d'état de mériter. Et il continue:

On doit déduire de ces principes que les âmes du purgatoire sont en état d'offrir à Dieu non une véritable satisfaction, mais une simple satispassion. La chose est manifeste si l'on explique ces termes en fonction de la doctrine précédemment exposée sur la satisfaction. Du péché pardonné demeure encore, avant tout et essentiellement, une dette de peine à l'égard du feu et de la souffrance au purgatoire. Or, cette peine, les âmes peuvent l'endurer et, puisqu'elle est temporaire, ces âmes, par une durée suffisante de souffrances, peuvent offrir une satispassion répondant à la qualité ou à la quantité de leur dette: il leur suffit simplement d'être en état de grâce. Toutefois, aux justes encore sur terre, il a été concédé de pouvoir mériter en quelque façon la rémission de leur peine par l'acceptation volontaire de peines de la vie présente moralement équivalentes et conformes à la loi divine et à une juste institution: c'est là, à proprement parler, la satisfaction. Les âmes du purgatoire, disons-nous, ne peuvent offrir de telles satisfactions, car, si la vie présente est le seul temps où l'homme puisse mériter, c'est aussi le seul état pour satisfaire par des peines et des souffrances volontaires... Avant que soit portée la dernière sentence [du jugement], c'est le temps de la miséricorde; la sentence une fois portée, c'est le temps de la justice rigoureuse et de l'exécution de la peine infligée par la sentence... Si la peine du purgatoire est accompagnée dans l'âme d'une volonté soumise à la volonté divine, elle n'est cependant pas volontairement recherchée, et une telle volonté de l'âme souffrante n'apporte pas à la justice divine de quoi compenser la dette: cette compensation n'est acquise que par l'expiation accomplie selon la loi et la mesure portées par Dieu... Ibid., n. 7.

Et Suarez de conclure, n. 8, que pas même d'un mérite de convenance, les âmes du purgatoire ne peuvent, par elles-mêmes, mériter une diminution de leur peine. Cette théorie de la satispassion, avec les considérants qui l'accompagnent, est enseignée par tous les théologiens qui expliquent par là comment une satisfaction volontaire de l'état de voie est bien plus efficace qu'une satispassion imposée au purgatoire à l'âme encore endettée envers la justice divine.

b) La question d'une diminution progressive des peines du purgatoire est plus obscure. Quelques théologiens seulement l'ont envisagée. On se reportera à, MITIGATION DES PEINES DE LA VIE FUTURE, t. X, col. 2007-2009.

Le seul point qui, à notre connaissance, n'ait pas été abordé par les théologiens posttridentins est de montrer comment cette diminution progressive, possible eu égard aussi bien aux peines considérées en elles-mêmes qu'aux suffrages des vivants, peut entrer dans le cadre de la durée qui mesure l'existence des âmes du purgatoire. Cette durée n'est plus le temps, mais l'ævum ou éviternité. Or, l'éviternité, mesure des esprits séparés, est définie par saint Thomas: «la durée d'un être immuable substantiellement, mais accidentellement soumis à des changements». Immutabilité substantielle qui peut cependant, il faut le remarquer, concerner non seulement la substance de l'esprit, mais ses opérations mêmes. Cette éviternité est la durée des esprits purs et des âmes séparées, car leur vie propre est faite d'immutabilité substantielle et de successions accidentelles. Sans changement possible dans leur être, esprits et âmes séparées voient leur existence mesurée par le perpétuel présent de l'éviternité. C'est aussi ce perpétuel présent qui est la durée de la connaissance et de l'amour naturels qu'ils ont d'eux-mêmes et par eux-mêmes de Dieu, auteur de leur perfection. C'est également l'éviternité qui mesure l'acte par lequel ils adhèrent à leur fin dernière et, dans le cas des âmes du purgatoire, cette fixité de leur volonté dans le bien et dans l'amour de Dieu. Dans ces âmes, destinées au ciel mais souffrant encore au purgatoire, l'expiation purificatrice sera un «instant» accidentellement joint au présent perpétuel inclus dans l'acte d'adhésion définitive que ces saintes âmes ont faite à leur fin dernière surnaturelle. En tant que privation de Dieu, l'«instant» du purgatoire ne comporte pas, ne saurait comporter de succession. Cette privation est; elle dure ce que dure la peine essentielle du purgatoire, avec laquelle d'ailleurs elle s'identifie. Quelle succession imaginer en une durée qui n'apporte à l'être de l'âme et ne comporte en elle-même aucun changement? Aussi semble-t-il exact d'affirmer que la durée de la privation de Dieu doit être conçue au purgatoire comme une mesure ne comportant pas de succession. Mais de là à conclure que la diminution progressive de souffrances, même des souffrances résultant de la peine de la dilation de la gloire, soit impossible, il y a un abîme. Car de la privation de Dieu résultent dans l'âme divers sentiments qui se succèdent réellement, apportant leur contingent de regrets, de repentirs, de douleurs et d'actes de soumission à la volonté divine, mais auxquels également, en raison de l'acquittement de la dette et des prières des vivants, s'adjoint, de plus en plus vivement, l'espérance du bonheur futur. Quant au tourment positif de la peine du sens, même et surtout s'il s'agit du tourment causé par le feu, la souffrance endurée sera continue et sans arrêt. Nouvelle nécessité d'admettre, jointe à l'immobilité substantielle où se trouve fixée l'âme souffrante, une véritable succession de souffrances, succession mesurée par une durée qui sans doute n'est pas notre temps, mais lui ressemble. Cf. saint Thomas, Ia, q. LIII, a. 3 et ad Ium.

III. L'ÉTAT DES ÂMES. -Cet aspect du problème théologique du purgatoire a été traité par les théologiens posttridentins avec un soin particulier, en raison même des attaques de Luther contre l'enseignement traditionnel.

Les éclaircissements apportés peuvent se grouper autour de deux points: les âmes du purgatoire sont fixées dans la grâce; elles sont certaines de leur salut.

1° Fixées dans la grâce. -Le point de départ théologique de cette assertion certaine est la condamnation de la proposition 39 de Luther. Pour Luther, les âmes du purgatoire pécheraient perpétuellement parce qu'elles n'acceptent pas leurs peines dont elles ont horreur.

La théologie posttridentine, réfutant l'assertion luthérienne, procède par affirmations nuancées qui projettent un jour intéressant sur l'état des âmes séparées.

1. Tout d'abord elles sont, dit Suarez, dès l'instant de la séparation d'avec le corps, confirmées dans la grâce qu'elles possédaient auparavant. C'est le principe fondamental qui doit diriger tout raisonnement sur l'état de terme. La voie du mérite et du démérite est close pour l'homme par la mort. Et donc, dans l'état même où l'âme est trouvée par la mort, elle persiste d'une manière immuable soit par l'obstination dans le mal si elle est trouvée en état de péché, soit par la confirmation dans le bien si elle est en état de grâce. D'où, les âmes tiennent-elles leur confirmation dans le bien? Suarez y voit uniquement une protection de la grâce divine, rendue nécessaire par l'état même de ces âmes, qui, étant destil1ées au ciel, ne peuvent ni pécher mortellement -ce qui les éloignerait à tout jamais de leur fin dernière -ni pécher véniellement, ce qui les retarderait sans fin de leur bonheur. Op. cit., disp. XLVII, sect. 1, n. 6-7. n semble qu'on doive ajouter à cette raison extérieure à l'âme une raison tirée de sa psychologie intime: le choix définitif fait de la fin dernière par le libre arbitre, dégagé enfin des conditions d'exercice de l'état d'union avec le corps. Aussitôt, en effet, que l'âme est détachée du corps, elle prend les conditions normales de l'activité propre aux esprits, activité indépendante de toute opération sensible et procédant par vole non d'abstraction, mais d'intuition. Ainsi les esprits ne connaissent pas le bien in abstracto; ils ne s'attachent pas au bien suprême à travers les biens périssables et changeants d'ici-bas; ils ne choisissent pas leur fin dernière sous l'influence des passions ou des habitudes; d'un seul acte d'intelligence et de volonté, qui épuise du premier coup leur puissance d'activité quant à la fin dernière, ils s'arrêtent au bien qu'ils conçoivent comme cette fin et s'y fixent sans changement ultérieur possible. Ce bien est un bien concret, et l'amour par lequel ils s'y attachent devient immédiatement le principe premier de tous leurs désirs, de tous leurs vouloirs. Telle fut la
psychologie du premier acte délibéré par lequel les anges, au commencement du monde, s'attachèrent comme à leur fin dernière, les uns à Dieu, les autres à l'excellence de leur propre moi. Cet acte les fit entrer dans l'état de terme, et leur gloire, comme leur déchéance, fut acquise définitivement. Il en est de même de l'âme après la mort. Dans l'au-delà cesse
pour l'âme «toute variabilité relativement à l'objet qu'elle aura placé au sommet de ses affections et aimé par-dessus tout. Alors, l'amour de cet objet devient l'immuable pivot de son libre arbitre, et cet objet lui-même le pôle fixe vers lequel restent désormais tendues toutes les puissances de son vouloir. De là le principe énoncé par saint Jean Damascène et passé depuis axiome de la théologie: Que la mort est pour l'homme ce que le premier acte délibéré a été pour les anges.» Billot, La providence de Dieu et le nombre infini d'hommes en dehors de la voie normale du salut, dans Études, 1923, p. 402. Que survienne donc la mort, «il en résulte, ipso facto, pour les uns, une définitive obstination dans le mal ou désordre moral et, pour les autres, une confirmation, définitive aussi, dans le bien, dans la beauté de l'ordre, avec l'heureuse impossibilité de s'en jamais sortir». Ibid., p. 397. Tous les théologiens enseignent bien que l'âme au purgatoire est incapable de perdre la grâce, puisqu'elle n'est plus dans l'état de voie; mais aucun n'a donné la raison psychologique profonde qu'apporte le cardinal Billot et dont nous nous sommes inspirés nous-même dans Les fins dernières, Paris, 1927, p. 11-13.

2. Ensuite, et précisément parce qu'elles sont confirmées en la grâce qu'elles possédaient, les âmes du purgatoire ne peuvent ni perdre cette grâce par le démérite, ni l'accroître par le mérite. L'état de voie, condition indispensable au mérite ou au démérite, est passé. C'est encore ici la raison fondamentale qu'apportent tous les théologiens. Voir CONDIGNO (DE), t. III, col. 1148. À cette raison fondamentale, Suarez ajoute trois raisons accessoires: le jugement particulier qui a fixé à tout jamais le sort des âmes; la convenance du mérite acquis pendant l'union de l'âme au corps; enfin les absurdités qui résulteraient, eu égard aux lois de la Providence, d'un renversement possible des mérites grâce au purgatoire. Op. cit., disp. XL VII, sect. II, n. 3. À ces raisonnements on peut objecter que les âmes, dans l'au-delà, ne sont pas dans un état d'engourdissement et de sommeil (cf. prop. 23 de Rosmini, condamnée par le Saint-Office, 14 déc. 1887, Denz.-Bannw., n. 1913) et par conséquent peuvent agir et agir librement. Pourquoi donc, possédant la charité, ne mériteraient-elles pas? -C'est, dit Suarez, parce que leur grâce a atteint son degré complet d'intensité. Cette raison, jetée comme en passant, n. 5, est beaucoup plus profonde que peut-être Suarez lui-même ne l'a pensé. Elle répond pleinement à la doctrine thomiste de l'impossibilité d'accroître en notre âme la grâce sanctifiante ex opere operantis, sinon par des actes de charité plus intenses. Cf. GRACE, t. VI, col. 1628.

Toutefois impossibilité de mériter ne signifie pas nécessairement impossibilité de corriger les habitudes défectueuses et d'acquérir des dispositions plus parfaites.

Les habitudes défectueuses, acquises sur terre, disparaissent par la mort dans leur élément sensitif; en tant qu'elles sont dispositions mauvaises de la volonté, elles seraient appelées à disparaître par le seul fait qu'en purgatoire elles ne peuvent plus trouver l'occasion de s'exercer; mais, tout comme les péchés véniels, elles disparaissent vraisemblablement par un acte de vertu contraire assez intense pour les supprimer. Cf. Palmieri, op. cit., § 23, n. 3; Mgr Chollet, Nos morts au purgatoire, au ciel, Paris, 1908, p. 135.

Palmieri va plus loin et estime que, nonobstant l'état de terme, les âmes du purgatoire peuvent, dès le purgatoire, acquérir les dispositions vertueuses qui pourraient leur manquer pour être proportionnées à leur futur état de gloire. Loc. cit., n. 2-3. Et, à ce sujet, il cite le texte suivant de Lessius:

Les âmes détenues au purgatoire peuvent y corriger facilement et en peu de temps toutes leurs affections, et par conséquent y acquérir les habitus de toutes les vertus. Ce qui ne signifie pas qu'il y ait ici lieu à mérite: pour qu'un habitus soit infusé à l'âme, point n'est requise l'existence d'un acte méritoire de cet habitus; il suffit d'une disposition ultime correspondant aux exigences de la nature ou de Dieu. Ainsi un pécheur peut croître en foi, en espérance, en tempérance, bien qu'il ne mérite pas. De summo bono, l. II, c. XXIX.

3. Enfin, les âmes du purgatoire, en raison même de leur attachement au bien suprême, n'éprouvent aucun de ces sentiments d'angoisse ou d'horreur que leur prête Luther, et qui seraient, en elles, une faute véritable.

Leur souffrance, dit Bellarmin, ne les absorbe pas au point qu'elles en perdraient la véritable notion de leur état ou qu'elles se laisseraient aller au trouble et au désespoir comme si elles étaient en enfer. La parabole du mauvais riche ne montre-t-elle pas qu'un damné lui-même peut parfaitement se rendre compte de son supplice et de ses causes? L'Église d'ailleurs prie à la messe pour ces âmes «qui dorment du sommeil de la paix». Or, ces âmes endormies du sommeil de la paix ne sont pas des âmes anxieuses, des âmes désespérées; mais plutôt une incroyable consolation se mêle à leurs souffrances, à cause de la certitude où elles sont de leur salut». Op. cit., 1. II, c. IV, p. 108.

C'est là le thème que les théologiens reprennent à l'envi, en exposant le rôle de la volonté des âmes souffrantes par rapport à leur expiation. Les peines du purgatoire sont dites volontaires, c'est-à-dire acceptées par la volonté de l'âme, en ce sens que ces âmes, parfaitement soumises à la, volonté divine et sachant que la souffrance est pour elles le moyen de
parvenir au bonheur, acceptent avec reconnaissance et amour leur expiation. Ce qui n'empêche pas leur douleur d'être contraire aux aspirations de leur volonté et par conséquent de lui infliger une véritable tristesse présente. Suarez, op. cit., disp. XLVI, sect. I, n. 4. De là, il faut conclure que la souffrance ainsi acceptée par les âmes du purgatoire, quelle que soit la tristesse qu'elles en éprouvent, ne saurait produire en elles, ni désespoir, ni trouble, ni angoisse. Ibid., disp. XLVII, sect. III, n, 3-4. Si sur terre les âmes justes se soumettent avec amour à la divine Providence dans leurs tribulations, à plus forte raison les âmes du purgatoire, qui sont confirmées en grâce et, savent que leurs peines sont très justes et leur sont infligées par une disposition divine. Elles ne se troublent donc pas, elles n'éprouvent même pas d'impatience, elles se conforment pleinement à la divine volonté; aussi au canon de la messe, l'Église affirme-t-elle qu'elles reposent et dorment en paix. La véhémence de leur douleur ne peut même pas leur apporter un trouble involontaire: ce trouble serait concevable en une âme encore unie à son corps, mais, dans l'âme séparée du corps, il n'en peut résulter qu'une tristesse d'ordre intellectuel, incapable d'apporter le moindre trouble. Ces remarques de Suarez, loc. cit., n. 4, se retrouvent d'une façon presque identique chez les théologiens qui ont étudié cet aspect de l'état des âmes du purgatoire: «Hélas! mon Theotime, les âmes qui sont en purgatoire y sont sans doute pour leurs pechés, pechés qu'elles ont detesté et detestent souverainement; mais quant à l'abjection et peine qui leur en reste d'estre arrestées en ce lieu-là, et privées pour un temps de la jouissance de l'amour bienheureux du paradis, elles la souffrent amoureusement, et prononcent devotement le cantique de la justice divine: «Vous estes juste, Seigneur, et vostre jugement equitable.» (Ps., CXVIII, 137)» Saint François de Sales, Traité de l'amour de Dieu, 1. IX, c. VII. Sainte Catherine de Gênes a, sur ce sujet, d'admirables pages que commente avec profondeur le P. Faber, op. cit., p. 388-390.

2° Certaines de leur salut. -1. La doctrine. -Cette deuxième vérité est supposée dans tout ce qui précède. La certitude du salut, que possèdent les âmes du purgatoire, n'est pas, dit Bellarmin, celle des bienheureux, «qui exclut l'espérance et la crainte»; elle n'est pas la quasi-certitude que les justes peuvent atteindre sur terre, «laquelle n'exclut ni l'espérance ni la crainte, et peut être appelée une certitude conjecturale». C'est une certitude spéciale, «qui exclut la crainte, mais non l'espérance; le bonheur réservé à ces âmes est futur, non présent, elles peuvent donc l'espérer; par ailleurs ce bonheur leur est acquis, elles ne peuvent donc en craindre la perte». Op. cit., 1. II, c. IV, p. 105. Ayant ainsi défini cette certitude,
Bellarmin la prouve par l'existence du jugement particulier. Si le sentence définitive de ces âmes a été prononcée aussitôt après la mort, rien ne prouve qu'elles n'en aient pas connaissance: le but du jugement particulier est précisément de notifier l'arrêt divin à celui qui en est l'objet. Ibid., p. 107. Les âmes d'ailleurs peuvent se rendre compte qu'elles sont en purgatoire, non en enfer, en constatant qu'elles-mêmes et leurs compagnes de peine ne blasphèment pas Dieu, mais l'aiment et sont pleinement soumises à sa volonté. Ibid.

Cette certitude du salut est enseignée par tous les théologiens comme une vérité très certaine. Suarez, Op. cit., disp. XLVII, sect. III, n. 5. Suarez analyse cette certitude plus complètement que Bellarmin. Deux éléments, dit-il, y concourent: le premier est qu'à la sortie du corps ces âmes se sachent en état de grâce; le second est qu'elles sachent que jamais elles ne seront damnées. Le premier élément leur serait-il fourni par la science intuitive qu'elles ont d'elles-mêmes? Déjà Cajétan, op. cit., q. II, et Bellarmin lui-même ont indiqué cette raison. Suarez en doute, car, dit-il; comment l'intuition qu'elles ont de leur nature pourrait-elle les conduire à la connaissance de réalités surnaturelles? Il leur faudrait une science surnaturelle infuse, et nous ignorons si une telle science leur est octroyée par Dieu. C'est donc, tout d'abord indirectement, en raison des actes surnaturels d'amour de Dieu qu'elles accomplissent au purgatoire, qu'elles concluent avec certitude être en état de grâce. De plus, le jugement particulier leur a fait connaître qu'elles ne sont point damnées; or, elles savent que quiconque est trouvé sans l'état de grâce au jugement particulier est damné. Enfin elles savent que les damnés sont obstinés dans le mal et n'ont aucun espoir du pardon; ces deux sentiments étant contraires à leurs dispositions présentes, les âmes du purgatoire en déduisent la certitude de leur état de grâce. Loc. cit., n. 6. Le second élément, la certitude de n'être pas damnées un jour, leur est inculqué par la foi qu'elles ont retenue de la terre et qui leur apprend que, ne pouvant pécher, elles ne risquent pas d'encourir plus tard la damnation. Et si quelque âme trop ignorante ne connaît pas ces principes, Suarez estime que Dieu y suppléera par une lumière nouvelle, au besoin par l'enseignement de l'ange gardien. Ibid., n. 7. Mais toutes ces raisons ne sont qu'indirectes. Dans la sentence du jugement particulier Suarez trouve un argument direct et très démonstratif de la certitude des âmes par rapport à leur état de grâce: la sentence du jugement est pour elles une révélation leur donnant toute certitude sur leur état présent et sur leur future béatitude. N. 8.

Ces divers arguments se retrouvent plus ou moins nettement invoqués chez les théologiens modernes. Palmieri, op. cit., n. 24, p. 68, Mazzella, op. cit., n.1353, Ch. Fesch, op. cit., t. IX, n. 599 (lequel ne voit dans le jugement particulier qu'un argument de vraisemblance), se contentent de résumer Suarez. Billot est plus personnel, et son argumentation mérite d'être notée: De novissimis, p. 107-108.

L'argument de Cajétan, délaissé par Suarez, ne laisse pas de plaire aux thomistes. Le cardinal Lépicier l'adopte pleinement, De novissimis, p. 326. Le P. Hugon l'indique d'un mot, op. cit., t. IV, p. 799, 'renvoyant pour de plus amples explications au traité philosophique de la connaissance des âmes séparées, Cursus philosophiæ thomisticæ, Paris, 1907, p. 138-149; cf. Réponse théologique à quelques questions d'actualité, Paris, 1924, L'état des âmes séparées, c. III, p. 230 sq. On trouvera également de bonnes indications dans Le monde invisible, Paris, 1931, part. II, c. II, § 4, p. 191 sq., du cardinal Lépicier, et dans Mgr Chollet, La psychologie du purgatoire, Paris, 1924. Sur la pensée de Denys le Chartreux touchant la certitude qu'ont les âmes de leur salut, voir Lépicier, op. cit., p. 328, qui défend l'orthodoxie de cet auteur.

2. L'objection. -Si les âmes sont certaines de leur salut, pourquoi l'Église, à l'offertoire de la messe des défunts, demande-t-elle «que les âmes des fidèles soient délivrées des peines de l'enfer et de la fosse profonde, ne soient pas dévorées par le lion infernal, ne soient pas absorbées par le Tartare et ne tombent pas dans l'obscurité»? Et, à l'absoute, ne dit-elle pas, au nom du défunt: «Délivrez-moi, Seigneur, de la mort éternelle, en ce jour terrible, quand cieux et terre seront ébranlés?» De telles prières, qui ne peuvent être offertes que pour les âmes du purgatoire, semblent bien signifier que, dans la pensée de l'Église, ces âmes sont encore exposées aux flammes éternelles.

Bellarmin apporte deux réponses. Tout d'abord l'Église, bien que sûre du salut des âmes du purgatoire, prie cependant pour que la sentence finale du jugement dernier leur soit favorable. On la voit ainsi fréquemment demander à Dieu ce qu'elle est sûre de recevoir. Mais il est une autre solution: «L'Église, par cette prière, demande bien que les âmes soient délivrées du purgatoire, mais elle emploie une figure, comme si les âmes étaient au moment de quitter leur corps et en péril de leur salut éternel; elle se rappelle et se représente le jour de la mort ou de la sépulture.» Op. cit., c. V, p. 109. C'est ainsi que, dans sa liturgie, l'Église se représente Jésus incarné, naissant, souffrant, bien qu'elle le sache glorieux au ciel. Cette explication se trouve également chez Grégoire de Valencia, Commentariorum theologicorum, t. .III, Venise, 1608, disp. VI, q. II, punct. 8. Cf. Billuart, De ultimo fine, diss. II, a. 3, circa finem.

Benoît XIV donne une solution bien trop simple: sous le nom d'enfer, de Tartare, de gouffre obscur, l'Église entend simplement le purgatoire. De sacrificio missæ, 1. II, c. IX. Palmieri reprend la seconde explication de Bellarmin, op. cit., p. 70. Billot, tout en recevant l'explication de Benoît XIV comme plausible, reprend la solution plus complète de Bellarmin, en y ajoutant une considération (qu'il emprunte d'ailleurs au commentaire de Sylvius sur la Somme, Suppl., q. C, a. 6) relative à l'édification des fidèles:

Tantôt l'Église nous représente l'instant terrible de la mort, d'où dépend l'éternité, tantôt ce jugement dernier qui confirmera solennellement le jugement particulier. De même qu'elle célèbre la naissance, la passion. la résurrection du Sauveur comme s'il naissait encore présentement, comme s'il souffrait, comme s'il ressuscitait, de même elle commémore les défunts comme s'ils étaient encore sur terre à l'instant dernier de la vie où se décide leur sort éternel, ou au contraire comme si cet instant ultime était transféré jusqu'au jour de la colère, jour de calamité et de misère, qui dissoudra ce monde dans le feu, comme en témoignent David et la Sibylle. De novissimis, p. 108-109.

Même interprétation chez le cardinal Lépicier; De novissimis, p. 108, 328.

L'explication proposée par Suarez présente un intérêt très particulier. Sans doute elle suppose, comme les précédentes, que l'Église se reporte au moment où l'âme était sur le point de quitter son corps; mais Suarez admet une sorte d'effet rétroactif de ces prières: «Il est probable que cette prière de l'Église, même faite après la mort d'un fidèle, lui a pu profiter avant sa mort en raison de la prescience divine... Autrement comment l'Église pourrait-elle demander un bienfait dépendant absolument d'une disposition antérieure?» Op. cit., disp. XLVIII, sect. V, n. 12. Stentrup critique vivement la solution de Suarez. «Si cela suffisait, dit-il, nous pourrions au même titre prier pour les bienheureux, nous représentant le temps de leur mort et demandant à Dieu leur salut.» Soteriologia, Inspruck, 1889, th. XXXV, p. 435. A quoi Ch. Pesch fait observer que nous ne pouvons en réalité prier, même dans l'hypothèse de l'effet rétroactif de nos prières, que pour ceux à qui, hic et nunc, nos prières peuvent encore être utiles. Op. cit., t. IX, n. 617.

L'opinion de la valeur rétroactive des prières pour les défunts a été reprise de nos jours par Mgr Chollet, op. cit., Post-scriptum: Un rayon dans la nuit, p. 342-356, et Lettre pastorale sur La foi aux fins dernières, 1923, texte publié dans la Documentation catholique, 17 févr. 1923.

Que prétend donc l'Église? Elle se reporte par une sorte de fiction au moment qui précède le jugement, c'est-à-dire à la minute suprême où les âmes sont encore dans la lutte, dans l'agonie, disputées entre le lion infernal qui veut les dévorer et l'archange qui veut les conduire dans le séjour de lumière, et là, elle supplie Dieu d'accepter ses prières et ses hosties de louanges et, en retour, d'accorder aux âmes dont elle fait mémoire les grâces de foi et de repentir qui les délivreront de la mort éternelle, des peines de l'enfer, des morsures du lion, des ténèbres de l'abîme.

Or il ne serait pas digne de l'Église de se livrer à une telle fiction si le geste était inutile, et si l'âme ne devait en tirer aucun profit. La réalité, c'est que l'Église, en se plaçant ainsi, par un retour sur le passé, au moment de l'agonie finale et en intercédant pour celui qui va paraître devant Dieu, sait que ses prières actuelles ont été vraiment présentes à Dieu à l'heure de cette agonie, que Dieu les a considérées et qu'il a pu, dans sa miséricorde, s'en inspirer dans sa conduite envers l'âme... P. 355.

Pour justes que soient ces considérations, elles n'en doivent pas en faire oublier une autre; c'est que nos prières liturgiques reflètent dans leur archaïsme l'imprécision de l'eschatologie primitive qui a été signalée ci-dessus.

IV. LES SUFFRAGES DES VIVANTS POUR LES DÉFUNTS. -Le suffrage est le secours par lequel les fidèles aident les âmes du purgatoire, soit en raison du mérite de leurs bonnes oeuvres, soit par leurs prières, soit par leurs satisfactions.» Ch. Pesch, Prælect. theol., t. VII, n. 477. Les théologiens posttridentins se sont appliqués à mettre en relief trois points principaux: les bases doctrinales des suffrages, leurs bénéficiaires, leurs modalités.

1° Bases doctrinales. -1. La communion des saints et la doctrine du corps mystique. -Bien entendu le premier point de départ de nos théologiens est l'Écriture et la tradition, qu'on a étudiées plus haut; mais c'est au dogme de la communion des saints qu'ils rattachent, avec toute la tradition, l'efficacité des suffrages pour les morts.. En ce qui concerne les Pères
et les scolastiques, on trouvera la synthèse de leur doctrine à l'art; COMMUNION DES SAINTS, t. III, col. 429-447. Les erreurs protestantes sur l'Église, corps mystique du Christ, ont fait préciser la doctrine des suffrages en fonction de cette donnée spéciale.

La notion du corps mystique, étendue aux âmes du purgatoire, se trouve déjà insinuée par saint Paul, I Thess., IV, 16; I Cor., XV, 18, C'est déjà en raison du rapport de la messe au corps mystique que saint Augustin explique qu'elle puisse être offerte pour les défunts: «Les âmes des fidèles défunts ne sont pas séparées de l'Église; elles sont membres du Christ.» De civ. Dei, l. X, c. IX, P. L., t. XLI, col.. 674. Au XIIe siècle, Pierre le Vénérable reprenait explicitement cet argument, Epist. contra Petrobrussianos, P. L., t. CLXXXIX, col. 821 sq. Dans leurs commentaires sur la Somme de saint Thomas, IIIa, q. VIII, a. 2, les théologiens du XVIe siècle fo6t entrer les âmes du purgatoire comme recevant l'influx de la grâce et des mérites de Jésus-Christ. Cf. Émile Mersch, Le corps mystique du Christ, t. II, Louvain, 1933, p. 220. Si cette doctrine du corps mystique ne fut pas expressément invoquée au concile de Trente pour expliquer les rapports des vivants avec les défunts, un des évêques les plus marquants de l'assemblée, le futur cardinal Hosius, y fit appel ensuite dans sa célèbre Confessio fidei catholicæ. C'est par cette doctrine du corps mystique qu'il montre que la messe peut être appliquée aux âmes du purgatoire: un effet du saint sacrifice est d'unir en quelque façon tout «le corps» du Christ, car le Christ s'y trouve faisant un, en lui, ceux pour qui on l'offre. C. XLII, dans Opera omnia, Cologne, 1574, part. l, p. 139-140. Cf. Mersch, op. cit., t. II, p. 265, note 1.

Bellarmin reprend pour son compte l'argument du corps mystique, op. cit., 1. II, c. XV, p. 122.

Cette doctrine du corps mystique, fondement dogmatique des suffrages pour les défunts, se retrouve soit expliciteII1ent, soit implicitement exprimée par les théologiens catholiques. Elle est, chez Suarez, à la base de toute la sect. 1 de la disp. XLVIII, De suffragiis. Voir également Gonet, De pænitentia, disp. XIII, a. 5, n. 61-62.

2. Le triple mode de suffrages. -Un autre présupposé doctrinal concerne la triple façon dont un membre du corps mystique du Christ peut subvenir aux besoins d'un autre membre. Ainsi que J'expose Suarez, loc. cit., n. 4, cette action mutuelle des membres du corps mystique répond à la déclaration de saint Paul: adimpleo ea quæ desunt passionum Christi in carne mea pro corpore ejus quod est Ecclesia. Col., I, 24. Non que la passion du Christ présente quelque insuffisance, mais il s'agit ici de la participation que le corps mystique lui-même doit avoir à l'oeuvre rédemptrice du Sauveur. Suarez, loc. cit., n. 5.

Or, les théologiens sont unanimes à enseigner que cette, participation revêt une triple forme: l'impétralion, le mérite, la satisfaction. Cf. Bellarmin, loc. cit., C. XIV; Chollet, op. cit., 1. I, c. VI; L'Ami du clergé, 1926, p. 323 sq. Il peut arriver d'ailleurs que la même action, la prière par exemple, possède à la fois cette triple formalité. Voir PRIÈRE, t. XIII, col. 234-235. Le mérite pour autrui ne peut, en toute hypothèse, être qu'un mérite de convenance. Voir CONGRUO (DE), t. III, col. 1143-1144. De ces principes, dont on ne peut marquer ici que les grandes lignes, l'Église a déduit la légitimité des indulgences, sous la forme qu'elles revêtent présentement, appliquées aux défunts. Ici, la théorie, déjà formulée au XIIIe siècle, a singulièrement devancé l'application officielle. Voir INDULGENCES, t. VII, col. 1611 et 1616.

Les suffrages énumérés par le concile de Trente et proposés par tous les théologiens rentrent dans l'une ou l'autre des trois catégories: sacrifices de la messe, prières, aumônes, autres oeuvres de piété (dont les pénitences volontaires et les indulgences), toutes ces manifestations de notre activité surnaturelle en faveur des défunts ont valeur impétratoire, satisfactoire ou méritoire, soit disjonctivement, soit simultanément.

Sur le détail de ces suffrages pour les âmes du purgatoire, voir J. Terrisse, Le purgatoire ou pouvoir, motifs et moyens que nous avons de secourir les âmes du purgatoire, Paris, 1911-1912, p. 223-307; Chollet, op. cit., loc. laud.; J. Munford, Traité de la charité envers les âmes du purgatoire, dans Bouix, Le purgatoire, 3e éd., Paris, 1883; L. Rouzic, Le purgatoire, Paris, 1922, c. XXI-XXVII; A. Molien, La prière pour les défunts, Avignon, 1929.

3. La manière dont les suffrages aident les défunts. -C'est là un troisième point où la théologie a dû apporter quelques éclaircissements.

a) La prière. -Il s'agit de la prière considérée uniquement quant à sa valeur impétratoire. Les théologiens sont assez divisés sur la manière dont la prière, par sa seule valeur impétratoire, peut apporter secours aux âmes du purgatoire.

Les uns estiment que la prière, considérée uniquement sous la formalité d'impétration, peut obtenir de Dieu directement la remise de la peine encore due à la justice divine par les âmes du purgatoire. Le Christ n'a-t-il pas dit sans restriction: «Demandez, et vous recevrez?» De Lugo, De pænitentia, disp. XXIV, n. 20. Bellarmin adopte cette solution. «La prière,
dit-il, aide d'une double façon les âmes des défunts: d'abord en tant qu'oeuvre pénale et laborieuse...; ensuite, en tant que simple impétration, ce qui est le caractère propre de la prière, tout comme les prières des bienheureux sont utiles et à nous et aux âmes du purgatoire, bien qu'elles ne possèdent pas de valeur satisfactoire.» Op. cit., 1. II, c. XVI, p. 123. Théophile Raynaud distingue entre prières des vivants et prières des saints du ciel: les premières seules auraient une influence directe en faveur de la rémission des peines du purgatoire. Scapulare marianum, q. V, dans Opera, t. VII, Lyon, 1665, p. 289.

«Doctrine pieuse, probable et peut-être vraie», déclare Suarez, op. cit., disp. XL VIII, sect. V, n. 5; mais combien incertaine et peu fondée, ajoute-t-il aussitôt. Car, si par nos prières, considérées comme simples impétrations, il nous est impossible d'obtenir pour nous-mêmes la rémission de la dette de peine dont nous sommes encore redevables à Dieu après le pardon de nos fautes, combien la chose sera-t-elle plus impossible encore à l'égard d'autrui. C'est donc en tant qu'oeuvres satisfactoires, que nos prières obtiennent directement et pour nous-mêmes et pour autrui une rémission. des peines dues aux péchés pardonnés. En tant qu'oeuvres impétratoires, elles peuvent indirectement obtenir cette rémission en demandant à Dieu d'appliquer aux âmes souffrantes les satisfactions de Jésus-Christ, de la sainte Vierge et des saints et

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t. II, p. 763. C'est pourquoi la liturgie, s'inspirant de Luc., XVI, 22, invoque la protection de saint Michel pour les âmes souffrantes (offertoire de la messe des défunts), ou encore confie aux anges le soin de conduire l'âme au paradis: In paradisum deducant te angeli ... Ce ministère des anges s'exerce, comme l'expose saint Thomas, la, q. CVIII, a. 7, ad 3um, par le moyen d'illuminations intellectuelles. Voir plus loin le lieu du purgatoire, col. 1310. Cf. Lépicier, op. cit., p.300-301.

Une autre question connexe concerne la possibilité pour les âmes du purgatoire de demander elles-mêmes à Dieu leur libération ou leur soulagement. Parmi les théologiens qui abordent ce problème, plusieurs, notamment Bellarmin, op. cit., 1. II, c. XV, Sylvius, In Suppl. sum. theol., q. LXXI, a. 2, Grégoire de Valencia, op. cit., t. III, disp. VI, q. II, punct. 6, Suarez, De religione, tr. IV, 1. I, c. XI, n. 12, répondent par l'affirmative. La réponse négative nous semble plus probable. Les prières des âmes du purgatoire ne  peuvent avoir tout au plus que valeur impétratoire. Or, la rémission de leur peine ne peut être accordée, avons-nous dit, à la prière que si la satisfaction l'accompagne. Et il ne convient pas ici que les âmes souffrantes, qui. acceptent pleinement l'oeuvre de justice qui s'accomplit en elles, interviennent pour adoucir ou abréger cette oeuvre. Les saints du ciel et les vivants de la terre peuvent faire appel en ce sens à la miséricorde divine dans un sentiment de charité; mais la situation des âmes du purgatoire n'est pas la même que la nôtre: leurs instances près de Dieu, en leur propre faveur, serait contraire à l'ordre. Cf. Lépicier, op. cit., p. 302-303.

b) Le mérite. -Les théologiens n'envisagent guère la question du mérite de convenance offert à Dieu en vue de l'adoucissement des peines du purgatoire. Voir cependant Suarez, De pænitentia, disp. XLVIII, sect. v, n. 1. De toute évidence cette question doit être résolue conformément aux principes énoncés au sujet de la prière pour les défunts. Eu égard aux mérites offerts en faveur des âmes du purgatoire, il est convenable que Dieu, sans leur accorder directement la rémission de leur peine (quoiqu'il le puisse, s'il le veut), provoque chez les vivants l'inspiration d'offrir des satisfactions pour les morts. D'ailleurs, en fait, il n'est aucune oeuvre méritoire qui ne soit, sous quelque aspect, également satisfactoire. Cf. Gonet, Clypeus theologiæ thomisticæ, De pænitentia, disp. XIII, art. 2, § 3, n. 18.

c) La Satisfaction. -L'oeuvre satisfactoire peut être définie: une oeuvre dont le caractère expiatoire offre à Dieu une compensation pour la peine temporelle encore due aux péchés pardonnés. Cette compensation, on peut l'offrir pour soi-même. On peut aussi l'offrir pour autrui. Cf. Suarez, op. cit., disp. XLVIII, sect. II, qui cite, n. 4, une longue liste de théologiens favorables à cette doctrine, qu'on doit dire certaine dans l'Église. Elle peut être offerte pour autrui à titre de condignité, c'est-à-dire pour se substituer en toute justice à la satisfaction qu'autrui devrait offrir à Dieu. La seule condition exigée ici par les théologiens, c'est l'état de grâce en celui qui offre la satisfaction et, bien entendu, en celui pour qui elle est offerte. Telle est très certainement la doctrine exprimée par saint Thomas, Suppl., q. XI, a. 2; cf. In IVum Sent., dist. XX, a. 2; In symb. apost., a. 10; In epist. ad Galatas, VI, 2; Cont. gent., 1. III, C. CLVIII, fine. Les meilleurs commentateurs thomistes proposent et défendent cette doctrine. Cf. Salmanticenses, De pænitentia, disp. X. dub. II. Suarez lui consacre ici toute une section, op. cit., disp. XLVIII, sect. III. Billuart la rattache à la doctrine générale du corps mystique: «Nous sommes un dans le Christ, et nous sommes les membres d'un seul corps dont le Christ est le chef. Or, dans le corps humain, chaque membre agit non seulement pour son utilité propre, mais pour l'utilité de tous les membres. Il en est de même dans le corps mystique de l'Église. Et l'on peut trouver une confirmation de cette vérité dans les usages humains: la charité a plus de puissance sur Dieu que sur les hommes; or, un homme, par amour pour autrui, peut acquitter les dettes de son prochain envers les hommes; donc et à plus forte raison un chrétien le pourra faire à l'égard des jugements divins. De pænitentia, diss. IX, art. 5.

Est-il possible d'entendre cette thèse générale du cas particulier de l'oeuvre satisfactoire offerte pour les âmes du purgatoire? Peut-on admettre que cette satisfaction-vicaire d'un vivant pour un mort puisse avoir près de Dieu valeur de condignité, tout comme à l'égard d'un membre vivant? Suarez le pense, op. cit., disp. XLVIII, sect. VI, n. 4. La solution, dit-il, dépend de la promesse de Dieu.

Si nous admettons que cette promesse existe à l'égard des vivants, il n'y a aucune raison pour que nous ne l'étendions pas aux âmes du purgatoire, qui nous sont unies aussi par la charité et ont besoin de notre aide tout autant que les vivants et même davantage, puisqu'elles ne peuvent par elles-mêmes offrir qu'une satispassion et non une satisfaction. De plus, elles ne sont pas encore parvenues tout à fait au terme et elles poursuivent encore leur voie. Aussi, tant de leur côté que du nôtre, il y a fondement et possibilité pour ce pacte ou cette promesse. Du côté de Dieu il y a la même convenance de libéralité et de miséricorde, sans répugnance à la justice, la même manifestation de volonté, puisque, autant que nous le montre la pratique et la tradition de l'Église, la loi des suffrages à l'égard des défunts est la même qu'à l'égard des vivants: l'Église offre pareillement ses suffrages pour les vivants et les morts. Loc. cit.

La thèse de Suarez pèche par un point: il ne s'agit pas, du côté de Dieu, d'une convenance de libéralité et de miséricorde, mais d'une acceptation. Cette acceptation se conçoit facilement dans le corps mystique dont les membres vivants, encore dans l'état de voie, n'ont pas donné leur mesure finale; elle semble plus difficile à concevoir à l'égard de membres, vivants sans doute, mais parvenus (quoi qu'en dise Suarez en ce texte) à l'état de terme simpliciter. Aussi nombre d'auteurs pensent-ils que cette substitution de satisfaction, offerte à Dieu par manière de suffrages, n'a devant Dieu qu'une valeur de convenance à l'égard des défunts. C'est l'opinion de Cajétan, Opusc. XVI, q. V, et d'autres maîtres du XVIe siècle, Pierre Soto, Melchior Cano, Medina (Jean), Corduba, etc. L'opposition entre les deux opinions se retrouve (voir plus loin), sur l'effet infaillible ou non des suffrages. Mais ici il s'agit moins d'effet infaillible que de proportion de justice. Ils seront infailliblement agréés par Dieu, mais seront-ils agréés de telle sorte que Dieu y voie une satisfaction de condignité offerte à sa justice, ou bien n'y trouvera-t-il qu'une satisfaction de convenance proposée à sa miséricorde? Tel est le vrai point en litige.

Les deux thèses pourraient bien finalement se concilier dans l'ignorance où nous sommes de la mesure exacte de l'acceptation divine, ignorance que tous les théologiens sont obligés de confesser.

Quand on se souvient de la doctrine officiellement promulguée sur la valeur de l'indulgence plénière appliquée aux défunts (voir INDULGENCES, t. VII, col. 1622-1623), quand on se rappelle l'enseignement des théologiens sur l'application de la valeur satisfactoire du sacrifice de la messe (voir MESSE, t. X, col. 1301 sq., et surtout Conclusion, col. 1304), on doit bien convenir que la substitution de nos satisfactions aux satispassions des âmes souffrantes est de la part de Dieu beaucoup plus question de bonté et de miséricorde que de justice.

Sur l'expression suffrages et per modum suffragii voir la bulle de Sixte IV (3 août 1476) et celle du 27 novembre 1477. Cavallera, n. 1264, 1265.

2° Les bénéficiaires des suffrages. -De toute évidence, seules les âmes du purgatoire sont bénéficiaires de nos suffrages. Les bienheureux n'en ont pas besoin, et les damnés en sont radicalement incapables. L'opinion de certains scolastiques touchant l'efficacité des suffrages par rapport aux damnés mediocriter malis est désormais périmée. Il faut également éliminer du bénéfice des suffrages les âmes enfermées dans les «limbes des enfants». Suarez, op. cit., disp. XLVIII, sect. V, n. 18. Enfin, même pour leurs seuls péchés véniels ou pour la peine due aux péchés pardonnés, les damnés ne peuvent profiter des suffrages. Ibid., sect. IV, n. 16. La raison en est que le bénéficiaire doit être en état de grâce. Ibid., sect. VII, n.2.

Trois conditions, en effet, sont requises pour qu'un pécheur puisse bénéficier des suffrages offerts à son intention. 1.que la faute qui appelle le bénéfice des suffrages soit déjà remise quant à la coulpe: les suffrages ont pour objet la rémission de la peine encore due pour des péchés déjà pardonnés; 2.qu'il soit en état de grâce (le pécheur pouvant être retombé en de nouveaux péchés); 3.qu'il soit encore débiteur à l'égard de la justice divine. Suarez, ibid., n. 1, 2, 5. Or les âmes du purgatoire vérifient toutes ces conditions. Ont-elles toutes droit aux suffrages?

La question ne se pose pas pour les âmes de baptisés morts dans la communion de l'Église. Mais, même après le concile de Trente, les théologiens se sont demandé si les suffrages profitaient à toutes les catégories de pécheurs du purgatoire.

Avant le concile de Trente, Cajétan admettait qu'une catégorie d'âmes s'étaient rendues indignes des suffrages de l'Église par le mépris qu'elles en avaient fait pendant leur vie ou leur négligence à prier pour les morts. Opusc. XVI, De indulgentiis, q. V. Même opinion chez Navarrus (Aspilcueta), De indulgentiis, notab. 22, n. 42. Sur cette opinion, voir Lépicier, op. cit., p. 310-312. Bellarmin, au contraire, ne voit aucune raison d'établir une catégorie d'âmes auxquelles il serait impossible d'appliquer les suffrages. «Rien ne prouve, dit-il, que des dispositions ou des mérites spéciaux soient requis pour qu'une âme puisse bénéficier des suffrages de l'Église: l'état de grâce suffit.» Op. cit., 1. II, c. XVIII, p. 127.

C'est aussi l'avis de Suarez: «Si nous parlons des suffrages en général et sans précision, il faut dire que toutes les âmes sont capables d'en profiter.» Op. cit., disp. XLVIII, sect. VI, n. 9. Toutefois, en ce qui concerne spécialement l'application du sacrifice de la messe, Suarez se demande s'il peut être appliqué à un catéchumène défunt, et il répond par la négative. De même, il lui semble que les suffrages communs de l'Église ne peuvent être appliqués qu'aux défunts baptisés. Ibid. Et, par analogie, il déduit que vraisemblablement les indulgences ne peuvent être appliquées qu'aux défunts baptisés. Op. cit., disp. LIII, sect. IV, n.7-8.

Pour la solution de ces problèmes, et dans la mesure où cette solution, en matières où l'initiative principale vient de Dieu, peut être conjecturée avec quelque vraisemblance, on se reportera, en ce qui concerne l'application du sacrifice eucharistique, à l'art. MESSE, t. X, col. 1313-1316. L'opinion de Cajétan pourrait sans doute trouver une justification qui l'accorde avec le sentiment commun dans la distinction qu'on a faite entre propitiation et satisfaction (ibid., col. 1303), certaines âmes trop coupables ne pouvant bénéficier des satisfactions qu'après que les suffrages et surtout la messe auraient obtenu pour elles la propitiation divine.

Quant à l'action des suffrages par mode d'impétration, on ne saurait lui poser aucune limitation de personnes. Sur tous ces points lire l'excellente mise au point de Lehmkuhl, Theologia moralis, t. II, n. 175-181.

3° Les modalités. -Sous ce nom de modalités, il ne peut être question d'exposer en détail les diverses formes qu'ont prises au cours des siècles, sous la poussée des dévotions introduite par la piété chrétienne, les suffrages offerts pour les défunts. Nous nous tenons dans le domaine des généralités et nous envisagerons simplement la valeur des suffrages ex opere operato et ex opere operantis : l'application des suffrages à des défunts déterminés et l'infaillibilité de cette application; les suffrages communs; les cérémonies funéraires.

1. Valeur «ex opere operato» et «ex opere operantis» -La célèbre formule sacramentaire (voir t. X, col. 1084) trouve une application à propos des suffrages. Certains suffrages produisent leur effet ex opere operato, en ce sens qu'il suffit d'accomplir l'oeuvre prescrite par l'Église pour que soit présenté à Dieu, au nom de l'Église même, le secours d'impétration ou de satisfaction en faveur des défunts. C'est le cas des indulgences et de la prière publique. L'état de grâce pourra être requis comme une des conditions prescrites par l'Église, par exemple dans le gain de l'indulgence plénière; mais la rémission de la peine eu égard à l'indulgence offerte sera indépendante de la ferveur et du mérite de qui l'a gagnée. Cf. Galtier, De pænitentia, n. 592. Parfois, l'état de grâce ne sera pas absolument nécessaire, comme dans le cas de la valeur d'impétration annexée à la prière publique faite au nom de l'Église pour les défunts. Cf. Suarez, op. cit., disp. XL VIII, sect. VIII, n. 2, 3. La valeur propitiatoire et satisfactoire de la messe, à fortiori sa valeur impétratoire, sont en soi indépendantes de la valeur morale et de la foi du célébrant. Voir MESSE, t. X, col. 1299: c'est qu'elles sont ex opere operato, Ibid., col. 1301.

En revanche, toute valeur d'impétration des prières privées, toute valeur de mérite ou de satisfaction des bonnes oeuvres, offertes comme suffrages pour les défunts, dépendent de la qualité de l'oeuvre accomplie ainsi que de la grâce ornant l'âme du fidèle qui offre, du degré de sa ferveur et de sa charité. C'est là un suffrage qui obtient son effet ex opere operantis.

Cette distinction permet de résoudre le cas de la communion «offerte pour les défunts». Cette communion ne saurait agir ex opere operato à la façon du sacrifice de la messe, des indulgences ou de la prière publique. Mais elle est profitable aux défunts ex opere operantis, c'est-à-dire tant en raison des oeuvres de pénitence qu'elle implique, confession, jeûne, etc., qu'en raison de la ferveur de la charité qui est l'effet propre de ce sacrement et d'où proviennent les prières ardentes, les désirs plus fervents, qui peuvent agir plus efficacement sur Dieu en laveur de la libération des âmes du purgatoire. Aussi, pour avoir universellement et sans restriction blâmé cette pratique populaire, Théophile Raynaud a vu condamner par l'Index son livre Error popularis de communione pro mortuis, 18 décembre 1646.

2. L'application des suffrages à des défunts déterminés et son infaillibilité. -Cette application pose trois problèmes: le fait de l'application, son extension à plusieurs défunts, son infaillibilité.

a) Le fait. -D'anciens auteurs que cite saint Thomas, In IVum Sent., tiennent que les suffrages offerts pour une âme ne servent pas à elle seule, mais à toutes les autres aussi bien qu'à elle-même, comme une lampe allumée par le maître de la maison éclaire aussi bien que lui les serviteurs qui habitent le même domicile. Mais l'enseignement commun des théologiens, consacré d'ailleurs, en ce qui regarde la messe, par une décision officielle de l'Église, est que les suffrages offerts pour des défunts déterminés profitent «aux seules âmes pour lesquelles les suffrages sont offerts, car l'application de ces biens dépend de l'intention de celui qui les applique, et ces suffrages ne doivent pas être comparés à la lumière d'une lampe, mais plutôt à une somme d'argent payée par un homme pour un autre». Bellarmin, op. cit., 1. II, C. XVIII, p. 127.

Sans doute, la charité qui unit les membres du corps mystique n'exclut personne du bénéfice des suffrages, mais dans l'application des suffrages intervient un élément autre que la charité, l'intention. Si l'intention doit ne pas contrarier la charité et, par conséquent, ne porter aucune exclusive, cependant elle suffit à diriger le suffrage en un sens déterminé. Aussi la thèse catholique semble-t-elle exactement formulée en ces termes: Suffragia specialiter pro uno defuncto facta, illi magis quam ceteris prosunt. Lépicier, op. cit., p. 309. On peut appliquer aux suffrages en général l'indication fournie par Pie VI dans la condamnation de la proposition 30 du synode janséniste de Pistoie. Voir ce mot, t. XII, col. 2211.

b) L'extension à plusieurs défunts. -De la doctrine qui a été exposée à l'article MESSE, t. X, col. 1294 sq., on peut déduire avec certitude que l'extension à plusieurs défunts d'un même suffrage en diminue d'autant l'application à chacun d'eux. Si la chose est vraie de la messe, dont la valeur est infinie, à plus forte raison sera-t-elle vraie d'un suffrage de valeur finie, comme la prière, l'indulgence, le mérite. Aussi Suarez en conclut-il que la même oeuvre satisfactoire exclusivement offerte à l'intention d'un défunt, ne peut profiter aux autres qu'à titre d'impétration ou de mérite de simple
convenance. Op. cit., disp. XLVIII, sect. VI, n. 8.

c) L'infaillibilité de l'application. -À supposer qu'un défunt se trouve dans les conditions générales requises pour pouvoir profiter des suffrages, recevra-t-il infailliblement l'effet du suffrage présenté à Dieu à son intention?

Les théologiens se divisent sur ce mot «infailliblement».  Les uns, avec Suarez, répondent affirmativement. Op. cit., disp. XLVIII, sect. VI, n. 6-7. Et le même auteur ajoute que les suffrages profitent aux défunts selon toute leur valeur. Ibid., n.8. On trouve un écho de cette opinion chez Lépicier, op. cit., p. 314 sq. Ce qu'on peut dire, c'est que les suffrages sont infailliblement présentés à Dieu et dans toute leur valeur. Mais comment Dieu les applique-t-il? Il semble difficile de faire jouer ici une règle infaillible. C'est surtout à propos du fruit de la messe que la question se pose. Et la solution que nous apportions à cet aspect du problème (voir t. X, col. 1298 et 1303) vaut à fortiori pour les suffrages autres que le sacrifice eucharistique. Les dispositions des défunts, en raison non seulement de leur charité présente, mais encore de leur attitude au cours de la vie terrestre envers les autres membres du corps mystique et de leur soin à se procurer des suffrages après leur mort, régleront les décisions divines à leur endroit. Cf. Salmanticenses, De eucharistia, disp. XIII, dub. VI; Ch. Pesch, op. cit., t; IX, n.616.

Est-il donc possible d'être jamais assuré de la libération d'une âme retenue au purgatoire? La réponse ne peut-être que négative. Lépicier, op. cit., p. 330. L'Église en accordant des indulgences plénières, en multipliant les autels privilégiés, en permettant la pratique du trentain grégorien, n'a jamais entendu affirmer qu'une chose: la possibilité de libérer une âme. Voir la réponse de la Congrégation des Indulgences à l'évêque de Saint-Flour, sur l'indulgence plénière de l'autel privilégié, 28 juill. 1840, INDULGENCES, t. VII, col. 1623; voir, sur l'efficacité du trentain grégorien et les interprétations abusives que l'Église a voulu éliminer, Beringer, Les indulgences, trad. fr., t. 1, Paris, 1925, n. 977; sur l'autel privilégié, ibid., n. 978 sq., et surtout n. 980. Il est interdit d'ajouter à l'inscription: autel privilégié, qu'il est louable de conserver, une autre inscription indiquant que la célébration de la messe à cet autel délivre immédiatement et infailliblement l'âme, pour laquelle la messe est célébrée. Décret du 9 déc. 1606, Analecta ecclesiastica, vol. III, fasc. 11, n. 773, p.460. L'âme est délivrée, si placuerit Deo.

3. Les suffrages communs. -Restent les suffrages communs, c'est-à-dire ceux que l'Église ou les fidèles offrent à Dieu pour les défunts en général, sans désignation de bénéficiaire particulier. Nous ignorons certes la loi qui préside à leur application. Cette loi cependant doit exister dans la sagesse et la justice divines; Dieu doit régler l'application d'après certaines dispositions qu'ont possédées les défunts au cours de leur vie mortelle, par exemple leur soin à gagner pour eux et pour d'autres des indulgences, leur dévotion envers la sainte Vierge, leur charité à l'égard d'autrui, etc. Aucune injustice dans cette distribution inégale puisque la charité des. âmes est, d'une manière normale, la condition de la possibilité de leur soulagement. C'est toujours l'application du principe formulé par saint Augustin: non pro quibus fiant, omnibus prosunt, sed iis tantum qui bus, dam vivant, comparatur ut prosint. De cura pro mortuis gerenda, c. XVIII, n. 22, P. L., t. XL, col. 609. Et puis, comme le déclare Ch. Pesch, op. cit., t. IX, n. 616: «Il est impossible de savoir ce que Dieu décide pour chaque défunt en particulier puisqu'il s'agit ici de ses secrets desseins.»

4. Les cérémonies funéraires. -Reprenant le thème souvent développé par les théologiens du Moyen Age, Bellarmin termine son traité du purgatoire par la défense des cérémonies en usage pour la sépulture des morts. Ces cérémonies sont anciennes et pieuses; elles sont pleines d'utilité pour les fidèles qui les accomplissent; par elles est attestée la foi à l'immortalité de l'âme et à la résurrection du corps; par elles la pensée de la mort reste présente aux vivants; par elles la reconnaissance et l'affection des vivants est témoignée aux morts. Enfin ces cérémonies sont utiles aux morts eux- mêmes puisqu'elles attirent à leurs âmes les prières des vivants.

Tel est le thème, emprunté lui-même à saint Thomas, Suppl., q. LXXI, a. 11 et aux autres sententiaires que développent les considérations des théologiens modernes touchant l'utilité des cérémonies des obsèques et des divers rites funéraires. Tous rappellent l'assertion de saint Augustin: Ista omnia, id est curatio funeris, conditio sepulturæ, pompa exequiarum, magis sunt vivorum solatia, quam subsidia mortuorum. De cura..., c. IV, n. 6, P. L., t. XL, col. 596. Toutefois, si ces cérémonies sont faites pour une fin dictée par l'esprit de foi, on doit dire avec Bellarmin qu'indirectement elles peuvent profiter aux défunts eux-mêmes. Cf. Palmieri, op. cit., § 32, p. 86; L. Rouzic, Le purgatoire, c. IV; A. Molien, La prière pour les défunts. Quant au détail des cérémonies funéraires, à leur signification, à leur origine, à leur utilité, au choix des jours consacrés au souvenir des défunts, nous ne pouvons ici que renvoyer le lecteur aux ouvrages spéciaux de liturgie.

V. QUELQUES ASPECTS SECONDAIRER DU PROBLÈME -On étudiera brièvement ce qui se rapporte au lieu du purgatoire, aux visions, aux révélations privées concernant le purgatoire, à la dévotion aux âmes du purgatoire, enfin à la prédication que l'Église demande des vérités relatives au purgatoire.

1° Le lieu du purgatoire. -Au Moyen Age, la foi au purgatoire, à l'enfer, au ciel se confond pour ainsi dire

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( à suivre )

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