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Saint Robert Bellarmin
docteur de l’Eglise catholique
Le Gémissement de la Colombe
Édition numérique par JESUSMARIE.com et Jocelyne M.
Livre premier
Le Cardinal Robert Bellarmin, de la Compagnie de Jésus,
À tous les Religieux de la même Compagnie.

  C’est avec raison, mes très-chers Pères, que j’ai cru devoir vous dédier les trois livres que j’ai composés du Gémissement de la Colombe. Car étant encore tout jeune, je fus inspiré de Dieu d’entrer dans la Compagnie de Jésus; et c’est elle qui m’a nourri, qui m’a élevé, qui m’a formé : c’est dans son sein et sous sa conduite, que j’ai travaillé premièrement à l’instruction de la jeunesse, et puis à la Prédication, qui a été mon emploi le plus ordinaire. Elle est d’ailleurs un membre vivant de l’Eglise militante, qui gémit toujours, comme la Colombe; elle ne cesse elle-même de gémir parmi les persécutions qu’elle souffre. On peut dire aussi qu’elle a, et qu’elle a eu dès sa naissance, les ailes d’une Colombe, pour voler jusqu’à aux extrémités de la terre. Elle en a de plus la fécondité : car en peu de temps elle s’est multipliée de telle sorte, avec le secours de la grâce, qu’on l’a vue s’étendre presque dans toutes les Provinces du monde. Enfin, semblable à la Colombe, elle est sans fiel; et si elle fait paraître de la chaleur, ce n’est que l’effet du zèle qu’elle a pour exterminer le vice et pour détruire l’erreur.
  J’ai encore une autre raison de présenter ce petit Ouvrage à mes Frères. C’est que faisant une retraite, au mois de septembre dernier, selon ma coutume, pour ne songer qu’à Dieu et à moi, il me vint une forte pensée de faire connaître l’utilité des larmes saintes, à ceux d’entre les Fidèles, qui ne l'auraient pas encore éprouvée. Je sais bien qu’il y a eu de tout temps des Saints dans l’Eglise, qui ne cessaient de gémir comme la Colombe; je sais qu’il y en a encore aujourd’hui qui les imitent, et qui semblent n’avoir pas besoin qu’on les y exhorte. J’ai cru cependant que mon travail pourrait être utile à tout le monde, et particulièrement aux personnes qui servent Dieu dans la Religion. C’est ce qui m’a fait résoudre de vous l’adresser, mes très-chers Pères; persuadé que ceux à qui je pourrai plus aisément inspirer l’amour des larmes, et qui en seront le moins rebutés, seront ceux avec qui j’ai été lié toute ma vie par un amour fraternel. Je le fais avec d’autant plus de liberté et de confiance, que je ne dirai rien qui doive paraître nouveau à des Enfants de saint Ignace. Les plus anciens se proposeront l’exemple de cet admirable serviteur de Dieu qui répandait tant de larmes dans l’oraison, qu’enfin il fut obligé de prier Notre-Seigneur qu’il en modérât l’excès. Il obtint ce qu’il souhaitait : mais il demeura tellement maître de ses larmes, qu’elles coulaient et qu’elles cessaient de couler quand il lui plaisait; faveur singulière, selon qu’on en peut juger par ce que dit Cassien, que Dieu qui accorde le don des larmes à ceux qui ne le lui demandent pas, le refuse assez souvent à ceux qui le lui demandent avec instance. C’est encore pour les anciens un grand exemple à suivre, que celui de saint Francois-Xavier, qui, comme remarque l’Historien de la Compagnie, était rempli de tant de consolations, et versait des pleurs en telle abondance, que souvent il s’écriait : C’est assez, Seigneur, c’est assez. À l’égard des jeunes gens, ils doivent prendre pour modèle deux jeunes hommes, non moins illustres pour leur sainteté que pour leur naissance, je veux dire le Bienheureux Stanislas Kostka, et le Bienheureux Louis de Gonzague, qui fondaient en larmes, principalement dans leurs entretiens familiers et continuels avec Dieu. Mais parmi les Religieux, tous ne sont pas égaux en vertu. Il y en a de parfaits; il y en a qui s’avancent dans le chemin de la perfection; il s’en trouve enfin beaucoup qui y sont peu avancés. Ceux-ci ont besoin de livres et d’instructions pour apprendre les moyens de s’y avancer; et l’on ne saurait trop les y exhorter. Recevez donc le petit présent que je vous fais : considérez-y plutôt la sincérité de mon affection, que le mérite de l’Ouvrage; et quand vous demanderez à Dieu pour vous la rosée céleste, employez aussi vos prières et vos soupirs, pour m’obtenir la même grâce de sa divine bonté.

Préface.

  Je composai l’année passée un petit Ouvrage sur le Bonheur éternel des Saints, pour m’exciter dans ma vieillesse à m’en rendre digne, et à le demander instamment à Dieu. Cette année, comme je songeais dans ma retraite aux moyens de l’acquérir; ce souhait du Prophète Roi m’est venu dans la pensée : Qui me donnera des ailes semblables à celles de la colombe, et je volerai, et je me reposerai? (Psal.54.7) Cependant j’ai fait réflexion que la raison principale, pour laquelle David souhaitait d’avoir des ailes, afin de voler comme la Colombe, ce n’est pas que la Colombe vole plus vite, ni même aussi vite que plusieurs autres oiseaux; mais c’est que parmi les oiseaux il n’y en a point de plus simple, de plus innocent, ni de plus fécond; que d’ailleurs elle est sans fiel, et qu’elle a cela de propre qu’elle ne cesse de gémir. De là vient que ce saint Prophète demande à Dieu, non les ailes d’une hirondelle, ou d’un faucon, ou d’un aigle, mais celles d’une Colombe, pour nous apprendre que si nous voulons nous élever par la contemplation jusqu’à Dieu, et trouver en lui le véritable repos, il faut que nous soyons simples et sans malice, nets de tout péché, et féconds en bonnes œuvres; que nous n’ayons point de fiel, et que si nous sommes obligés de reprendre les pécheurs, ou même de les punir, nous le fassions avec modération et avec douceur. Il faut surtout que retranchant toutes sortes de plaisanteries, de jeux, et de divertissements profanes, nous gémissions perpétuellement dans cette vallée de larmes.
  Mon dessein est donc d’employer le temps de cette retraite à rechercher dans l’Oraison et dans la Méditation : 1. Ce que l’écriture nous enseigne touchant le gémissemen salutaire de la Colombe; 2. Quel est le sujet de cette sorte de gémissemen; 3. Quelles en sont les utilités.
  Je sais bien qu’il est odieux de parler de gémissemens et de pleurs : mais je suis sûr que si ce discours semble d’abord à quelques-uns triste et rebutant, la tristesse qu’il leur causera se convertira bientôt en joie, suivant ces paroles de l’Apôtre aux Corinthiens : La tristesse qui est selon Dieu, est le principe du salut; et celle qui est selon le monde, cause la mort. (2. Cor. 7. 10) Mais avant que de faire voir la nécessité, le sujet et le fruit des larmes, il est à propos d’expliquer en peu de paroles de quelle nature sont celles dont nous parlons. Il y a des larmes de trois sortes. Les premières sont naturelles et indifférentes d’elles-mêmes pour le bien et pour le mal : les secondes sont mauvaises et pernicieuses : les dernières sont bonnes et salutaires. Celles que nous appelons naturelles ont pour principe les misères de cette vie, la perte des biens, la mort des amis, les maladies et les douleurs, les injures, les affronts, et cent autres choses semblables. Les larmes mauvaises et pernicieuses sont celles des hypocrites et des courtisanes, les larmes feintes et trompeuses, qui viennent de la suggestion du Démon. Nous ne toucherons point ces deux premières espèces qui ne sont que des effets d’une tendresse naturelle, ou de l’artifice du malin esprit. Nous ne parlerons que des larmes saintes, dont la source est l’Esprit de Dieu, qui, selon l’expression de saint Paul, prie pour nous avec des gémissemens ineffables. (Rom. 8. 25)
  On dit que l’Esprit de Dieu prie pour nous, parce qu’il nous fait prier, et qu’il joint à la prière des gémissemens inconnus à la nature, et que nulle langue ne peut exprimer. C’est là cette pluie volontaire, que Dieu réserve pour son héritage. (Psal. 67.26) Car les larmes naturelles ressemblent moins à la pluie qu’à l’eau des marais. Les pluies qui tombent du Ciel, sont propres pour fertiliser la terre; ce que ne font pas les eaux dormantes et bourbeuses des marais. Or il y a deux sortes de larmes saintes. Les unes viennent de haine, les autres d’amour : celles-là marquent de la douleur, et celles-ci de la joie. Celles qui naissent de la componction montrent qu’on hait le péché; et celles que cause l’impatience de voir Dieu, sont des témoignages d’un ardent amour pour lui. Ce qui fait donc que Dieu les estime et les récompense, c’est qu’il les reçoit comme des preuves de l’amour sincère qu’on lui porte, et de la haine véritable qu’on porte au péché. Sans cela que sont les larmes, qu’une humeur qui tombe naturellement du cerveau, et qui se décharge par les yeux.
  Ces deux espèces de larmes sont représentées naïvement, dit saint Grégoire, par les eaux, dont il est parlé dans Josué, qui venaient en partie d’en haut, en partie d’en bas, pour arroser une terre, que Caleb donna à sa fille Acsa. De là vient aussi que quelques-uns les comparent aux eaux du déluge, qui arriva du temps de Noé. Car c’est Dieu qui l’envoya, et qui le forma tant des sources de l’abîme, que des cataractes du Ciel. En effet celles qui procèdent de contrition et de douleur sont assez bien exprimées par les sources de l’abîme; et celles qui naissent d’amour et de joie, par les pluies qui tombent du Ciel. Mais c’est toujours Dieu, qui en est la cause, de quelque côté qu’elles viennent. Cependant quoique ce soient de vrais dons de Dieu, il ne faut pas nous imaginer que ces dons précieux nous doivent venir sans que nous fassions de notre côté tout ce qui est nécessaire pour les attirer. La sagesse est un don du Saint-Esprit : et néanmoins saint Jacques assure que si quelqu’un en a besoin, il doit la lui demander, comme à celui qui la donne libéralement. Demandons-les donc, et demandons-les comme il faut, c’est-à-dire, avec une ferme foi, et sans hésiter. Car si nous ne les avons pas, c’est que nous ne pensons pas à les demander; ou si nous les demandons, et que nous ne les obtenions point, c’est que nous les demandons mal. Afin donc que notre prière soit efficace, il est nécessaire de les demander avec une grande confiance, et un grand désir de les obtenir. C’est de cette manière que saint Grégoire dans ses Dialogues dit expressément qu’il faut demander le don des larmes, comme nous verrons dans toute la suite de cet Ouvrage.
 

Du Gémissement de la Colombe
Ou
De l’Utilité des Larmes

Livre premier

Chapitre premier.

  Il est nécessaire de gémir et de pleurer en ce monde. Preuves de cette vérité tirées des Psaumes.

  Ayant à prouver par les saintes Écritures, tant de l’ancien que du nouveau Testament, et par les exemples aussi bien que par la doctrine des Saints, qu’il faut gémir et pleurer, en cette vie, nous commencerons par le témoignage du Roi Prophète, qui pleure et gémit sans cesse dans tous ses Psaumes. Il nous suffira d’en examiner trois versets, par lesquels il excite tout le monde à répandre des larmes, et à pousser des soupirs vers le Ciel, n’y ayant rien qui convienne mieux aux Justes, figurés par la Colombe.
  Le premier verset du Psaume 73. Heureux, ô mon Dieu, celui qui n’attend du secours que de vous seul! Il s’est élevé en esprit, comme par degrés, vers vous, dans cette vallée de larmes, où il s’est réduit par sa désobéissance. Le second est du Psaume 94. Venez, adorons Dieu; prosternons-nous devant lui; pleurons devant le Seigneur, qui nous a créés. Le dernier est du psaume 125. Ceux qui pleurent en semant, feront la moisson avec joie.
  Le Prophète, dans le premier, demande trois conditions de quiconque aspire à la souveraine béatitude. Il faut, avant toutes choses, qu’il se défie de ses forces naturelles, et qu’il mette toute sa confiance au secours de Dieu. Heureux, ô mon Dieu, celui qui n’attend du secours que de vous seul! C’est-à-dire : celui qui s’appuie, non pas sur lui-même, mais sur le Seigneur, a tout sujet d’espérer le bonheur du Ciel, et il l’obtiendra infailliblement un jour. Car Dieu hait extrêmement ces esprits vains que l’orgueil aveugle de sorte, qu’il leur cache leur faiblesse. Cependant, quelque bien fondée que soit la confiance qu’il a en Dieu, elle ne doit pas aller jusqu’à l’empêcher de faire de son côté tout ce qu’il peut. Car il faut que le libre arbitre se joigne à la grâce, suivant ce que dit saint Paul : J’ai travaillé plus que tous les autres : ce n’est point moi toutefois, mais c’est la grâce de Dieu avec moi. Il ne dit pas simplement : Ce n’est point moi, mais c’est la grâce de Dieu; de peur qu’on ne s’imagine que l’homme n’a rien à faire qu’à laisser agir la grâce dans lui. Il ajoute donc, avec moi, pour nous faire entendre ce qu’il dit ailleurs, que nous devons coopérer avec Dieu à notre salut.
  La seconde condition que demande le Prophète, c’est que l’homme juste dresse dans son cœur comme des degrés, ou des échelons pour monter. Il ne faut pas qu’il espère sortir tout d’un coup de l’abîme du péché, ni qu’en dormant, et presque sans y penser, il puisse jamais se trouver au haut de cette échelle mystérieuse, qui va de la terre au Ciel; mais il faut que prévenu et fortifié de la grâce, il tâche de s’élever peu à peu, et de monter comme par degrés, de vertu en vertu, jusqu’à ce qu’il parvienne au comble de la perfection.
  La dernière condition, c’est que cela se fasse dans cette vallée de larmes, où l’homme s’est jeté lui-même par sa faute. Il avait été créé dans le Paradis de délices, d’où il pouvait s’élever à Dieu sans peine; mais il mérita d’être relégué dans cette malheureuse terre, dont il ne saurait se détacher, sans se faire beaucoup de violence et sans verser bien des larmes. C’est pour lui un lieu de bannissement; et s’il veut marcher vers la céleste patrie, s’il veut que les forces ne lui manquent pas dans un voyage si long et si difficile, il est nécessaire que de temps en temps il implore le secours divin, qu’il gémisse, et que de ses pleurs il fasse sa nourriture ordinaire, à l’exemple de David, qui pénétré de douleur, disait : Mes pleurs m’on servi de pain, durant le jour et durant la nuit. Jugeons de là combien on s’écarte de la voie qui mène à la montagne de Dieu, lorsque l’on cherche un chemin parsemé de fleurs, au lieu de gémir et de faire pénitence dans cette vallée de larmes. Souvenons-nous que ceux qui disent, dans le livre de la Sagesse : Qu’il n’y ait point de prairie, où nous n’allions passer le temps, et nous divertir; ceux-là même avouent qu’ils se sont éloignés du sentier de la vérité, et que le soleil de justice ne les a point éclairés. Songeons enfin que ceux qui pensent pouvoir vivre sans pleurer, et qui dans cette pensée cherchent partout à se réjouir, ne sont pas dans un moindre égarement. Car Dieu permet qu’ils se trouvent presque toujours dans une telle aridité, que s’ils prient, s’ils psalmodient, c’est sans attention et sans fruit; s’ils lisent les Livres sacrés, c’est plutôt par curiosité que par dévotion.
  Passons au second verset, qui est du psaume 94 : Venez, adorons Dieu, et prosternons-nous devant-lui : pleurons devant le Seigneur qui nous a créés. Ce mot, Venez, est pour exhorter le peuple de Dieu à honorer son Seigneur, et à l’honorer non-seulement de cœur et de bouche, mais plus encore par les œuvres. Il est en usage dans l’Ecriture pour exciter tantôt au bien, et tantôt au mal. Ces fiers Géans, qui bâtirent la fameuse tour de Babel, disaient entre eux : Venez, faisons une Ville et une Tour aussi haute que le ciel; et Dieu, qui voulait punir leur orgueil, dit aussi : Venez, descendons et confondons leur langage. Il parlait aux Anges, exécuteurs de ses volontés; ou c’étaient les trois Personnes divines, qui, pour user de ce mot, s’animaient à la vengeance contre les Géans.
  Adorons Dieu. cette adoration est un acte tout spirituel. Car Dieu est esprit, et ceux qui l’adorent, doivent l’adorer en esprit et en vérité. Pour ce qui est de l’adoration extérieure, qui consiste à se prosterner, ou à fléchir le genou, on la rend à Dieu et aux hommes : ainsi Nathan et Bethsabée firent à David une profonde révérence, et l’Ecriture dit qu’ils l’adorèrent; mais l’intérieure est toute pour Dieu, comme étant un culte et un hommage souverain, qui ne se peut rendre qu’à celui qui est le premier principe et la fin dernière de toutes choses. Adorons-le donc en esprit; mais en même temps, prosternons-nous devant lui, et par cette marque de notre respect, reconnaissons qu’il est notre Roi et le Maître de l’univers. Car plus la personne qu’on veut honorer est élevée en dignité, plus on lui doit témoigner de soumission et de révérence. De cette sorte nous adorerons la divine Majesté, et nous nous abaisserons profondément devant elle, afin que l’esprit et le corps humiliés en sa présence, conspirent à lui rendre tout l’honneur qui lui est dù.
  Mais pourquoi ajouter ces mots : Et pleurons devant le Seigneur, qui nous a créés? Qu’est-il nécessaire de joindre les pleurs à l’adoration, comme si l’adoration ne demandait pas plutôt de la joie que de la tristesse? Cela se peut-il accorder avec le commencement du Psaume : Venez, réjouissons-nous, et glorifions le Seigneur, en chantant des Hymnes à l’honneur de Dieu, notre Sauveur. Sans doute que le saint Prophète a raison de vouloir qu’on pleure en adorant Dieu, puisque la ferveur dans l’oraison, et la joie du cœur produisent des larmes, qui ne sont pas moins puissantes auprès de Dieu, pour en obtenir des grâces, que pour apaiser sa colère. Ce sont elles qui animent nos désirs, qui donnent de l’efficace à nos prières; et rien n’est plus éloquent, ni pour persuader les esprits, ni pour émouvoir les cœurs. Pleurons donc, selon que David nous le conseille; Pleurons devant le Seigneur qui nous a créés; pleurons de tendresse, parce que cet aimable père nous a tirés du néant, et nous a fait ce que nous sommes; pleurons de joie, parce qu’il est doux et la douceur même, et qu’il désire la vie du pécheur, et non pas sa mort; pleurons de douleur, parce que nous l’avons indignement offensé; pleurons et tremblons de crainte, parce qu’il est en colère contre nous, qu’il a déjà bandé son arc, et qu’il est prêt à tirer. (Psal. 7.13)
  Par ce verset de David, nous apprenons, aussi-bien que par le premier, qu’il faut gémir en ce monde devant Dieu. comme donc l’Eglise, dès qu’elle commence l’Office divin, soit qu’on le chante publiquement, ou qu’on le récite en particulier, exhorte tous les Fidèles à se prosterner et à pleurer aux pieds du Seigneur, n’y a-t-il pas lieu de s’étonner qu’il se trouve si peu de gens parmi nous, ou qui écoutent sa voix, et la voix du Saint-Esprit, qui leur parle par son Prophète, ou qui l’ayant entendue, s’efforcent d’y obéir? Certainement il est à craindre que ce qu’Isaïe disait autrefois des Juifs, ne se puisse dire de nous : Le cœur de ce peuple est devenu épais et charnel; ils se sont bouché les oreilles, et ils ont fermé les yeux : tant ils craignaient de voir de leurs yeux, d’entendre de leurs oreilles, de comprendre de leur cœur, et que venant à se convertir, je ne les guérisse.
  Quelle grâce n’obtiendrait-on pas d’un Père qui nous aime tendrement, et à qui rien n’est impossible, si l’on gémissait souvent comme des Colombes, devant lui? Ne changerait-on pas bientôt de vie? Ne croîtrait-on pas continuellement en vertu? Dieu n’épargne point ses dons; il les répand libéralement sur ceux qui en ont besoin, sans jamais les reprocher à personne. Que si quelque-uns en reçoive peu, c’est qu’ils en font peu d’état, et que ni le pardon de leurs péchés, ni même la vie éternelle ne les touchent point. Car s’ils estimaient comme ils le doivent, ces sortes de grâces, ils les demanderaient instamment, et à toute heure, et avec effusion de larmes. Ceux qui dans le monde aiment passionnément les biens temporels, mettent tout en œuvre pour en avoir : ils y emploient les prières, les sollicitations, et même les pleurs, s’il est nécessaire. Les vrais serviteurs de Dieu n’en font pas moins pour obtenir les biens du Ciel, dont ils connaissent le prix : mais il s’en trouve fort peu qui le fassent, et le nombre des autres va à l’infini.
  Le dernier verset de David marque ouvertement la nécessité des pleurs. Car nous ne pouvons être sauvés sans pratiquer les bonnes œuvres, qui sont comme la semence de la gloire où nous aspirons, et que Dieu ne donne qu’à ceux qui s’efforcent de la mériter. Or en exerçant les bonnes œuvres, on sème avec larmes, pour moissonner avec joie. Car ces sortes d’œuvres ne peuvent se pratiquer sans peine, et de même que le froment, quand on l’a semé, demande de l’eau et de la chaleur : de même aussi la vertu, qui a sa racine dans le cœur, a besoin du secours des larmes, pour attirer la grâce du Ciel; laquelle, semblable au Soleil, l’échauffe et lui donne une admirable fécondité. C’est pour cela que le Prophète ayant dit : En allant, ils versent des pleurs ; incontinent il ajoute : Mais ils reviendront pleins de joie, portant leurs gerbes avec eux. Quiconque donc prétend faire au Ciel une abondante moisson, doit travailler et gémir souvent en cette vallée de larmes.

Chapitre II.

On prouve la même chose par quelques textes du Cantique des cantiques.

  Après David vient Salomon, lequel décrivant les chastes amours de Jésus-Christ et de l’Eglise, compare souvent cette Épouse sainte à la Colombe qui gémit, et qui par son gémissement se distingue des autres oiseaux. C’est en effet à cette remarque que les Prophètes veulent qu’on reconnaisse la Colombe. Nous gémissons en nous-mêmes, comme des Colombes, dit Isaïe. Ses Servantes, dit Nahum, emmenées captives, gémissaient comme des Colombes. Il n’y a rien de plus commun dans tout le Cantique que cette comparaison. Vous êtes belle, ô ma bien-aimée, vos yeux ressemblent à ceux des Colombes; levez-vous, ma bien-aimée, ma Colombe, etc.
  Les Interprètes conviennent que l’Epouse dont il s’agit, est l’Eglise, et que l’Epoux est Jésus-Christ. Saint Paul le déclare assez nettement, quand il dit : L’homme est le chef de la femme, comme Jésus-Christ est le chef de l’Eglise. De même donc que l’Eglise est soumise à Jésus-Christ; ainsi les femmes le doivent être en toutes choses à leurs maris. Et vous, maris, aimez vos femmes, comme Jésus-Christ a aimé l’Eglise, jusqu’à se livrer pour elle, afin de la rendre sainte et toute pure, sans tache et sans ride. Mais bien que l’Eglise soit la véritable Épouse de Jésus-Christ, il ne faut pourtant comprendre sous ce nom, que ceux qui non-seulement sont vrais membres de l’Eglise, mais membres vivans. Et comme parmi tous les membres de l’Eglise, la très-sainte Vierge tient le premier rang, qu’elle est nette de tout péché, souverainement parfaite, singulièrement chérie de Dieu, c’est à elle aussi, plus qu’à toute autre créature, que convient le nom d’Epouse, de Bien-aimée, de Colombe. J’ai dit cependant que ce glorieux nom est commun à tous les Fidèles, qui non-seulement sont vrais membres de l’Eglise sainte, mais membres vivans; parce que ceux d’entre les Chrétiens, qui ont la foi sans la charité, qui se vantent de connaître Dieu, mais qui le renonçant par les œuvres, n’estiment ni la pureté de cœur, ni l’exercice des bonnes œuvres, ni le gémissement de la Colombe; ceux-là ne sont dans le corps de l’Eglise que comme des membres secs, sans mouvement et sans vie; ou pour user des termes de saint Augustin, ils ne sont capables que d’augmenter le nombre des Fidèles, sans rien ajouter à leur mérite.
  La marque certaine des ames saintes et leur propre caractère est de gémir, puisque, comme dit le même Père, il n’y a rien de plus naturel à la Colombe, et qu’elle gémit jour et nuit. Saint Augustin, dans un autre endroit, remarque que les voleurs et les avares ressemblent à des oiseaux de proie, et qu’ils n’ont rien de commun avec la Colombe, qui gémit toujours, sans nuire à personne. Mais si cela est, que doit-on penser de tant d’ames tièdes et insensibles aux choses de Dieu, de tant de pécheurs, qui ne savent ce que c’est que de gémir dans l’oraison, qui cherchent à rire, à se divertir, autant ennemis de la pénitence, que passionnés pour le jeu, pour les spectacles, pour la bonne chère? Quel rapport, quelle ressemblance peuvent-ils avoir avec la Colombe? quelle liaison avec l’Epouse de Jésus-Christ?
  Mais il est bon d’avertir ici, pour la consolation de ceux qui n’ont pas le don des larmes, que la Colombe gémit et ne pleure point ; qu’ainsi dans l’Eglise dont elle est l’image, il y a beaucoup de gens de bien, qui ne sauraient jeter une seule larme, quelque effort qu’ils puissent faire; comme l’expérience le montre et que saint Athanase l'a remarqué; mais tous ceux qui sont Chrétiens, et qui le sont tout de bon, doivent gémir comme la Colombe. Sans cela ils n’auront jamais d’union avec Jésus-Christ; et s’ils en sont séparés, je ne le puis dire sans frémir de crainte, que deviendront-ils? Détournez de nous, ô mon Dieu, un si grand malheur; faites de nos yeux des sources de larmes; assistez-nous de votre grâce; fortifiez-nous dans le travail, afin qu’après avoir arrosé cette malheureuse terre, non moins de nos larmes que de nos sueurs, nous nous réjouissions éternellement avec vous et avec vos Anges, dans votre Royaume.

Chapitre III

  Preuves de la même vérité, tirées de l’Ecclésiaste.

  Salomon qui a écrit le Cantique en faveur des ames embrasées de l’amour de Dieu, a composé un autre Ouvrage intitulé l’Ecclésiaste, pour l’instruction des personnes plus grossières, qui ont besoin qu’on les désabuse de la vanité du monde. Ce qu’il dit pour leur en inspirer de l’aversion et du mépris, semblera peut-être incroyable à ceux qui jugent des choses par les sens; mais il n’y a rien de plus vrai ni de mieux fondé sur le témoignage incontestable du Saint-Esprit.
  Voici donc comme parle ce divin Prédicateur. Je disais en moi-même : Je vais me plonger dans les délices, et jouir des biens et des douceurs de la vie; mais j’ai reconnu que tout cela n’est que vanité. Je n’ai trouvé dans le ris qu’erreur et illusion : j’ai dit à la joie : pourquoi vous laissez-vous follement séduire? Il vaut mieux, dit-il ensuite, aller dans une maison où tout est en deuil, que dans une autre où l’on se réjouit, et où l’on fait grande chère. Car dans celle-là, l’on voit clairement que tous les hommes doivent mourir; et ceux qui se portent bien pensent à ce qu’ils deviendront un jour. Les sages, ajoute-t-il, ont le cœur où est la tristesse, et les fous où est la joie. Ce sont là les sentimens du Prince le plus éclairé qui fut jamais; et il est d’autant plus croyable, que ce qu’il dit, il le sait non pas tant par la spéculation et par le raisonnement, que par une longue expérience, puisque rien ne lui avait manqué de tout ce que le monde estime : ni richesses, ni plaisirs, ni dignités. Comme donc nous avons raison de ne pas ajouter foi à ce que nous disent des gens ignorans et sans expérience : aussi avons-nous tout sujet de déférer à l'autorité de ce grand Roi, si renommé pour sa sagesse, et qui ne parle que de ce qu’il a éprouvé lui-même.
  Il dit donc, que vivre dans les délices, et jouir des biens présens, c’est un faux bonheur; il le dit, et cela est vrai, quoique les mondains, à qui le gémissement de la Colombe est très-inconnu, ne le puissent croire. En effet, si la vie sensuelle porte avec elle quelque douceur passagère, elle est souvent accompagnée de biens des chagrins, et suivie pour l'ordinaire d’infirmités longues et fâcheuses; et qui pis est, toujours pleine d’une infinité de péchés, dont il faut nécessairement ou se punir sois-même en ce monde, ou être puni à jamais en l'autre. Ce n’est donc pas sans fondement que l’Ecclésiaste assure qu’il n’y a que vanité dans l’abondance des délices, et que c’est en vain qu’on pense trouver quelque chose de solide dans des biens qui passent. Aussi croyait-il, que ceux qui perdent leur temps à rire, sont dans l’erreur. Le ris est directement opposé aux larmes, et la joie à la tristesse. Or c’est un étrange abus que de rire quand on doit pleurer, et c’est s’abuser soi-même sans nulle apparence de raison que de se réjouir dans un temps qui demande de la tristesse et des pleurs.
  Nous sommes ici dans un exil, loin de la céleste patrie; et la terre où nous habitons, s’appelle la vallée des larmes; nos ennemis nous environnent de toutes parts : pourquoi donc aimons-nous mieux rire que gémir, si ce n’est parce que l'amour du plaisir et l'attache aux biens de la terre, nous aveuglent et nous trompent? Il vaut donc bien mieux entrer dans une maison où tout est en deuil, que dans une autre où l’on fait grande chère. Il est en effet beaucoup plus utile d’être auprès d’un mort, et de pleurer avec ceux qui pleurent, que d’être à table et de se réjouir avec ceux qui sont toujours en festin. Qui le croirait, si le plus sage de tous les hommes, et si l’Esprit même de vérité, dont il est l’organe, ne nous le disait? Cependant ceux qui se conduisent par les lumières de cet Esprit saint, en sont convaincus; et il n’y a que ceux qui suivent l’Esprit de mensonge, qui le trouvent non-seulement incroyable, mais même impossible quand la mort viendra, et qu’il faudra comparaître devant le Souverain Juge, alors on sera contraint d’avouer que Salomon a dit vrai, et que le monde est un trompeur. On ne saurait donc être mieux, qu’où tout le monde est en deuil; parce que la vue ou le souvenir d’un mort est un avertissement à ceux qui se portent bien, que dans peu de temps ils mourront, et qu’ils s’y doivent préparer, de peur que surpris par la mort, ils n’aient le malheur d’être jugés, avant que d’avoir expié leurs crimes.
  Enfin l’Ecclésiaste conclut son discours par cette admirable Sentence : Les sages ont le cœur où est la tristesse, et les fous où est la joie. Certainement c’est être sage que de choisir le meilleur, et être insensé que de préférer le pire. Ceux donc qui après une mûre délibération se déterminent à gémir et à se mortifier en cette vie, où tout passe comme l’ombre, où il n’y a rien d’assuré, rien de stable, rien d’exempt de tentations et de périls, ceux-là méritent le nom de Sages : mais ceux au contraire, qui s’abandonnent de dessein formé au plaisir et à la joie, comme si ces choses ne devaient jamais finir, sont des insensés. De là vient que saint Augustin disait : Tout homme qui est heureux, ou qui pense l’être en ce monde, qui met son contentement dans les voluptés sensuelles, ou dans l’abondance des biens temporels; qui se réjouit vainement de ce faux bonheur, ressemble au Corbeau qui croasse, et ne gémit point; mais celui qui sent les misères de cette vie mortelle, qui se voit éloigné de Dieu, hors de sa patrie, et encore loin de la béatitude éternelle qui nous est promise; celui-là gémit, et tant qu’il gémit là-dessus, ses gémissemens sont justes et salutaires.
  C’est ainsi que parle saint Augustin, qui suivant l’exemple de Salomon, après avoir dit : Tout homme qui est heureux en ce monde; se reprend et corrige ce qu’il a dit, en ajoutant : ou qui s’imagine être heureux; pour marquer que la joie qu’on a dans les voluptés des sens et dans la jouissance des biens temporels, n’est point un bonheur solide, mais le bonheur d’un homme qui rêve, et qui occupé d’un songe agréable, ne s’aperçoit pas de sa pauvreté et de sa misère, ni des dangers où il est alors exposé. Ainsi il ne gémit point comme la prudente Colombe, il n’implore point le secours du Ciel, qui seul peut le rendre heureux : mais il ressemble à cette Colombe simple, qui comme dit le Prophète Osée, va se jeter imprudemment dans les filets du chasseur.

Chapitre IV

Autres preuves tirées d’Isaïe

  Isaïe prévoyant les maux extrêmes dont Jérusalem était menacée, les déplore par avance, en disant : Retirez-vous de moi, laissez-moi seul, et je pleurerai amèrement. N’essayez point de me consoler sur le malheur de la fille de mon peuple; et plus bas : Alors le Seigneur, le Dieu des armées vous exhortera à pleurer et à gémir, à vous raser les cheveux, et à vous vêtir de sacs. Mais vous ne songerez qu’à vous réjouir et à passer agréablement le temps, à tuer des veaux et à égorger des moutons : Vous mangerez de la chair, et vous boirez du vin, en disant : mangeons et buvons, nous mourrons demain. Cependant le Dieu des armées m’a dit à l’oreille : Je jure que vous mourrez, avant que ce péché vous soit pardonné.
  Isaïe pleure le malheur des Juifs, comme le Sauveur pleura un jour celui de Jérusalem, dont il prévoyait la destruction entière. Ce qui le rend si sensible à la ruine de sa patrie, c’est qu’il a pour elle une tendresse de père, et afin qu’on sache que les larmes des pénitens sont très-agréables au Seigneur, il représente le Seigneur même, qui voulant faire miséricorde à son peuple, l’exorte à verser des larmes, à se raser les cheveux et à se couvrir de sacs. Mais parce que ce peuple ingrat et incorrigible ne veut point écouter sa voix, et qu’au lieu de donner des marques d’un sincère repentir, il ne songe qu’à passer le temps, et à faire bonne chère, disant : Mangeons et buvons, car demain nous ne serons plus en vie; Dieu justement irrité proteste qu’il ne leur pardonnera jamais ce péché, et qu’une funeste mort sera la peine du mépris qu’ils ont pour lui et pour ses Ministres.
  Tout ceci prouve la nécessité des larmes. Car si Israël eût imité le Prophète envoyé de Dieu; s'il eût pleuré ses propres péchés, comme le saint homme pleurait ceux d’autrui; s’il eût écouté le Seigneur, qui pour n’être pas obligé de le punir, l’invitait à la pénitence, il eût sans doute obtenu sa grâce, parce que Dieu ne désire point que le pécheur meure, mais seulement qu’il se convertisse et qu’il vive. Ce ne fut donc que pour le punir de son endurcissement, que Dieu le livra à ses ennemis, et qu’il l’affligea par une très-rude et très–longue captivité. Plût à Dieu que les Chrétiens profitassent de cet exemple, et que pendant qu’on les exhorte partout à la pénitence, ils apprissent à la faire : ils apaiseraient par-là, sans doute, la colère de leur Juge, et détourneraient de dessus leur tête une infinité de malheurs tant généraux que particuliers. Mais combien en voyons-nous, qui non moins aveugles que les Infidèles, semblent dire dans leur cœur : Mangeons et buvons, aussi-bien mourrons-nous demain. Peut-être disent-ils plus vrai qu’ils ne pensent. Car, quoiqu’ils ne soient pas comme les Athées, qui croient que l’ame périt avec le corps, et qu’un homme mort est réduit à rien; il est pourtant vrai que lorsque s’abandonnant à la débauche, ils ne cherchent qu’à satisfaire leur sensualité, au lieu de jeûner et de gémir sur les désordres de leur vie; la mort les surprend, et ils tombent en un moment dans l’Enfer, où est la seconde mort, la mort éternelle.
  Saint Jérôme sur Isaïe, laissant à part le sens littéral de ce passage, en fait une application fort naturelle aux persécutions des hérétiques; aussi leur convient-il mieux qu’à tous les autres. Retirez-vous de moi, et n’essayez point de me consoler sur la ruine entière de la fille de mon peuple. L’hérésie ne renverse pas seulement le toit et les murs du grand édifice de l’Eglise; elle en détruit jusqu’aux fondemens. Saint Antoine connut un jour par révélation celle que méditait Arius, et qui devait bientôt éclater. Il en fut touché au-delà de tout ce qu’on peut penser. Saint Athanase, dans la vie de cet admirable serviteur de Dieu, raconte la chose en cette manière. Voici, dit-il, une vision bien triste et bien affligeante. Le saint homme travaillant un jour avec ses frères, qui étaient assis autour de lui, leva tout à coup les yeux au Ciel, et poussa un grand soupir, et Dieu, un moment après, ayant commencé à lui faire voir ce qui devait arriver, il en fut saisi d’une si violente douleur, qu’il en trembla de tout son corps. Il se jeta incontinent à genoux, et prosterné devant le Seigneur, il le conjura, les larmes aux yeux, de détourner par son infinie miséricorde, le crime qui s’allait commettre. Tous ceux qui étaient présens, saisis de frayeur, le prient de leur dire ce qu’il a vu de si lamentable. Les sanglots l’empêchent de parler; il fait un effort, mais il est interrompu : enfin jetant un grand cri, il dit : Mes chers enfans, il vaudrait mieux mourir bientôt, que d’être témoin d’une telle abomination. Ayant dit cela, il est encore obligé de s’arrêter, pour laisser couler ses larmes; puis reprenant la parole avec peine et en sanglottant : L’Eglise, continue-t-il, est menacée de la plus horrible désolation dont on ait jamais entendu parler. La foi Catholique va être violemment attaquée, et tout ce qu’il y a de plus saint dans le Christianisme, sera renversé par des hommes impies et brutaux. L’événement ne vérifia que trop la vision : car deux ans après l’Arianisme éclata. Voilà ce que dit saint Athanase; mais nous pouvons dire que de nos jours les nouveaux Sectaires ont suscité à l’Eglise une persécution non moins funeste que toutes celles des siècles passés; et plût à Dieu qu’un Isaïe ou un Antoine nous pût donner des larmes pour déplorer un si grand malheur!

Chapitre V.

  Autres preuves tirées de Jérémie.

  Jérémie, au second Chapitre de ses Lamentations, parle ainsi au peuple d’Israël : Versez jour et nuit des torrens de larmes. Ne vous donnez point de repos; et que vos yeux ne cessent jamais de pleurer. Levez-vous, louez le Seigneur durant la nuit, au commencement de chaque veille : épanchez votre cœur, comme de l'eau, en sa présence; levez les mains vers lui, au sujet de vos petits enfans qui sont morts de faim dans toutes les rues.
  Le Prophète par ces paroles excite les Juifs à la pénitence, parce qu’ils avaient grièvement offensé Dieu, et qu’après la ruine de Jérusalem, prise et saccagée par le Roi de Babylone, il leur restait encore soixante-dix ans d’une très-fâcheuse captivité. Il leur montre bien par-là qu’une véritable pénitence demande des gémissemens et des pleurs; et il semble qu’il soit impossible de rien ajouter à ce qu’il en dit.
  Versez des torrens de larmes. Il ne se contente pas de quelques larmes, il en veut une si grande abondance, qu’on les puisse comparer à des torrens qui courent avec impétuosité, et auxquels rien ne résiste. Il veut même qu’elles coulent jour et nuit, pour montrer qu’elles ne doivent jamais s'arrêter; tout au contraire des torrens qui vont vite, mais qui sont bientôt à sec. Il faut qu’elles aient, avec la rapidité des torrens, le cours perpétuel des rivières. Pleurer jour et nuit, selon la pensée du prophète, n’est donc autre chose que ne point cesser de pleurer. C’est pour cela qu’il ajoute : Ne vous donnez point de repos, et ayez toujours les larmes aux yeux. Ne vous laissez point aller au sommeil : car il n’est pas temps de vous reposer, lorsque le Seigneur a la main levée sur vous, et qu’il est prêt à vous frapper. Ayez toujours les larmes aux yeux; implorez sans cesse la miséricorde divine, non par la parole, mais par les larmes, non pas de la langue, mais des yeux. Car cette manière de prier est d’une grande efficacité pour fléchir le souverain Juge.
  Mais parce que la faiblesse humaine demande quelque repos, on nous avertit de veiller au moins une partie de la nuit, qui est le temps le plus propre pour vaquer à l’Oraison, et pour gémir devant Dieu, Levez-vous, dit le Prophète, et louez le Seigneur durant la nuit; c’est-à-dire, quand vous vous serez un peu reposé durant le jour, appliquez-vous à la prière, et n’attendez pas pour cela que la nuit soit bien avancée. La nuit se divise en quatre veilles; commencez chacune de ces veilles par vous recueillir et par élever votre cœur à Dieu : Épanchez en sa présence votre cœur comme de l’eau; c’est-à-dire, faite-lui un aveu sincère de vos péchés; purgez-en si bien votre cœur qu’il n’y reste rien, comme il ne reste nulle goutte d’eau dans le vase, quand on l’a vidé. Car voici le temps de trouver grâce devant Dieu, en confessant que l’on a péché, et reconnaissant humblement et avec larmes que l’on mérite d’être puni. C’est là le sens que saint Ambroise donne à ce verset du Psaume 61 : Epanchez vos cœurs en sa présence.
  Mais ce n’est pas assez de pleurer amèrement nos péchés, il faut encore pleurer ceux de nos frères, et contribuer autant qu’il nous est possible à leur conversion. C’est ce que veut dire Jérémie par ces paroles : Levez les mains vers le Ciel pour l’ame de vos petits enfans qui sont morts de faim dans toutes les rues. Il ne parle pas ici des enfans qui périrent durant le siège de Jérusalem, et qui n’avaient pas besoin de prières. Car, lever les mains au Ciel, selon le style de l’Ecriture, c’est implorer le secours de Dieu : ainsi le Prophète disait : Elevez vos mains durant la nuit vers le Sanctuaire, et bénissez Dieu. ce n’est donc pas sans raison que saint Jérôme, ou l’Auteur des Commentaires sur les Lamentations de Jérémie, qui sont attribuées à ce Père, dit que sous le nom de petits enfans, il faut entendre les gens ignorans et grossiers, qui mouraient dans toutes les villes, sans qu’il se trouvât personne pour leur distribuer le pain de la parole de Dieu. et de fait, cette divine nourriture ne manqua jamais plus aux Juifs, qu’après la ruine de Jérusalem, et durant leur captivité dans Babylone. Ils avaient en ce temps-là des Rois sans Religion, des Prêtres sans piété, et tellement ignorans, qu’à peine pouvait-on savoir ce qu’étaient devenues les Ecritures. Le peuple infecté des mêmes vices persécutait cruellement les Prophètes envoyés de Dieu, et les seuls Prédicateurs capables de ramener les pécheurs à leur devoir. Jérémie et Ezéchiel en furent les victimes. N’était-il donc pas à propos d’exciter les gens de bien à lever les mains au Ciel, pour le salut de tant de personnes, qui faute de nourriture spirituelle, périssaient de tous côtés dans les rues, c’est-à-dire, publiquement, et aux yeux de tout le monde?
  Ce que nous venons de dire, peut justement s’appliquer à ces derniers temps aussi déplorables que ceux des anciens Prophètes. Car il y a aujourd’hui une infinité de gens qui se perdent manque d’instruction; et hors des villes Catholiques qui ont reçu et qui conservent encore la pure doctrine de l’Evangile, on ne sait du tout ce que c’est que de manger ce pain divin; comme il arrive parmi les nations infidèles, ou si on le mange, il est corrompu et empoisonné, comme parmi les peuples hérétiques.

Chapitre VI

Autres preuves tirées d’Ezéchiel.

  Ezéchiel eut un jour une épouvantable vision, et si nous n’en sommes pas effrayés, jusqu’à en verser des larmes, rien au monde ne sera capable de nous émouvoir. Voici de quelle manière il la décrit. Le Seigneur lui dit : Passez au travers de la Ville, parcourez les rues de Jérusalem, et ceux qui gémissent au sujet des abominations qu’ils y voient commettre, marquez-les de la lettre Thau sur le front. Et je l’entendais qui disait aux Ministres de sa Justice : Allez, suivez-le par toute la Ville, et frappez de tous côtés : Ne vous laissez point attendrir à la vue de ce carnage : Tuez tout, vieillards, jeunes hommes, filles et enfans, n’épargnez personne; seulement gardez-vous bien de toucher à ceux que vous verrez marqués de la lettre Thau sur le front, et commencez par mon Sanctuaire.
  Cette mystérieuse vision montre qu’il n’y aura de sauvé que ceux qui auront la lettre Thau sur le front : or nul ne porte cette marque que ceux qui gémissent au sujet des abominations que commet le peuple de Dieu. Cette marque, au reste, n’est autre chose que le signe de la Croix. Car si l’on en croit saint Jérôme, la lettre Thau qui est la dernière de l’Alphabet Hébraïque, avait autrefois la figure de la Croix; mais Esdras ayant changé les caractères, elle ne l’a plus. Elle L'avait toutefois encore du vivant de saint Jérôme, parmi les Samaritains, qui avaient toujours gardé les caractères anciens. Le Thau dont parle Ezéchiel, plus ancien qu’Esdras, avait donc certainement la figure de la Croix.
  Mais qu’est-ce que porter le signe de la Croix sur le front? C’est de ne point rougir des opprobres du Sauveur! Et qui sont ceux qui n’ont point de honte de reconnaître pour leur Roi Jésus crucifié? Ce sont les personnes humbles, douces et patientes, qui ne cherchent point à se venger des injures qu’on leur fait; qui rendent le bien pour le mal, qui méprisent les richesses, qui aiment la pauvreté, qui prennent partout la dernière place, en un mot, qui ne sont point de ce monde corrompu, comme Jésus-Christ n’en était point. Ceux au contraire qui n’on pas au front la marque visible de prédestination, qui par conséquent sont du nombre des Réprouvés, ceux-là gémissent, mais ce n’est pas de voir Dieu grièvement offensé; c’est de se voir maltraités eux-mêmes. Ils souffrent tranquillement qu’on blasphème en leur présence le nom du Seigneur, mais ils se fâchent et s’emportent violemment, pour peu qu’on les choque; ils ne sauraient digérer un léger affront, et ils n’ont point de repos qu’ils n’en aient tiré raison. Quel sujet y a-t-il donc de s’étonner si ces derniers ne se trouvent point parmi ceux qui portent le signe de la Croix sur le front, et si frappés par l’Ange exterminateur, ils périssent, et vont brûler à jamais avec les Démons?
  Mais afin qu’on sache que cette terrible vision ne regarde pas seulement les Juifs, mais encore les Chrétiens, saint Jean en rapporte une autre dans laquelle il vit un Ange, qui venait du côté de l’Orient, et qui tenait le sceau du Dieu vivant en la main. Cet Ange se mit à crier aux quatre autres qui avaient ordre de punir les hommes sur terre et sur mer : Ne vous hâtez point de punir les hommes sur terre et sur mer, jusqu’à ce que nous ayons marqué au front les serviteurs de notre Dieu. J’entendis alors, continue le saint Apôtre, que le nombre de ceux qui avaient été marqués, était de cent quarante quatre mille, de toutes les Tribus d’Israël. Je vis ensuite une multitude innombrable de gens de toute nation, de toute tribu, de tout peuple et de toute langue. Ils étaient debout vis à vis du trône, et devant l’Agneau, vêtus de blanc, et portant des palmes en main. Ils chantaient à haute voix : Vive notre Dieu qui est assis sur le Trône, et vive l’Agneau. Ceux dont saint Jean parle en cet endroit, et à qui il vit la lettre Thau marquée sur le front, ce sont les Elus, partie Juifs et partie Gentils; mais les Juifs sont peu en comparaison des Gentils. Car le nombre de ceux-là se réduit à cent quarante-quatre mille, au lieu que ceux-ci sont sans nombre, c’est-à-dire que, quoique Dieu en sache le compte, puisqu’il sait au juste combien ils ont de cheveux, ils surpassent toutefois de beaucoup les autres, par leur multitude qui semble infinie.
  Que personne au reste ne s’imagine que parce qu’on dit qu’il est impossible de savoir le nombre des Prédestinés parmi les Gentils, il s’ensuive qu’il y aura parmi eux plus d’Elus que de Réprouvés. Il y aura à la vérité un plus grand nombre de Prédestinés parmi les Gentils que parmi les Juifs; mais à parler en général, le nombre des Réprouvés, soit Juifs, soit Gentils, excédera de beaucoup celui des Elus, et voici comme on le prouve : Saint Jean ne compte dans tout Israël que cent quarante-quatre mille Prédestinés : or il est certain que ce nombre n’approche point de celui des réprouvés de cette même nation. Car lorsque les Israélites sortirent d’Egypte, on trouva qu’ils étaient près de six cent mille hommes de pied, sans les enfans et sans une multitude innombrable de petit peuple. Ajoutez donc à ces six cent mille, tous hommes de guerre, les femmes, les petits enfans, les valets et les servantes, vous y trouverez sans doute plus d’un million d’ames. Depuis ce temps-là, David ayant la curiosité de savoir combien il pouvait lever de soldats dans son Royaume, il s’en trouva jusqu’à treize cent mille. Joignez-y tous les enfans et toutes les femmes qui vivaient alors, joignez-y encore tout ce qu’il y a eu depuis, et tout ce qu’il y aura jamais de descendans d’Abraham, le nombre en sera si grand que les cent quarante-quatre mille Elus dont il est parlé dans l’Apocalypse, ne seront pas la millième partie de celui des Réprouvés.
  Ce que nous disons ici du peuple Hébreu, se peut dire à proportion du peuple Chrétien. Car ce n’est pas seulement pour les Juifs, c’est encore pour les Chrétiens, qu’étroite est la porte et étroit le chemin qui mène à la vie, dont peu de personnes trouvent l’entrée. C’est aussi également pour les uns et pour les autres que la porte est large et le chemin spacieux qui conduit à la perdition, où il entre une infinité de gens. En effet, celui qui pria le Fils de Dieu de lui dire s’il n’y aurait que peu de personnes qui se sauvassent, ne demandait pas s’il y en aurait peu dans la Judée, mais absolument, s’il y en aurait peu dans le monde. Aussi le Sauveur, sans marquer les Juifs en particulier, répondit en général, que le chemin qui mène à la vie est étroit, et que peu de gens le connaissent. Isaïe voulant désigner le petit nombre de ceux qui se trouveront parmi les Elus, à la fin des siècles, se sert de deux comparaisons terribles, mais naturelles; l’une d’une vigne vendangée, et l'autre d’un olivier dont on a cueilli les olives. Le Seigneur, dit-il, va désoler et ravager toute la terre. Il en sera comme si l’on ramassait quelque peu d’olives, qui restent sur l'arbre, après qu’on l’a bien secoué, ou quelque peu de raisins, qui sont demeurés à la vigne, après qu’on l’a vendangée. Ceux qui resteront, béniront à haute voix le Seigneur, lorsqu’il sera dans sa gloire.
  Le grand nombre des Réprouvés est donc figuré par la multitude presque innombrable d’olives, qui tombent de l’olivier, quand on le secoue la première fois, et le petit nombre des Prédestinés par le peu d’olives qu’on trouve sur l’arbre après la récolte. On compare aussi le grand nombre des Réprouvés, à celui des grappes dont les vignes sont chargées avant la vendange, et le petit nombre des Élus au peu de raisins qui échappent à la main et aux yeux des vendangeurs. C’est pour cela que tous les Saints loueront le Seigneur, quand ils verront ses ennemis à ses pieds. Maintenant ce n’est pas merveille, si ayant le signe de la Croix gravé sur le front, ils gémissent, lorsqu’ils voient les crimes énormes qui se commettent sur la terre, et les peines épouvantables qui sont préparées aux méchans.
  Mais il ne faut pas omettre ce que dit Ezéchiel, ou plutôt ce que Dieu dit par la bouche de ce Prophète : Commencez par mon Sanctuaire, Dieu ordonne aux exécuteurs de sa justice, de commencer par les Prêtres. Car, au Jugement dernier, ceux qu’on épargnera le moins, seront les Ministres de l’Autel, est les Pasteurs du troupeau de Jésus-Christ, qui par leurs paroles et par leurs exemples doivent enseigner aux peuples le chemin du Ciel. Saint Grégoire, qui connaissait mieux que personne cette obligation, la leur représente en ces termes : Je ne crois pas, mes très-chers Frères, que personne nuise plus à la cause de Dieu que les Prêtres, lorsqu’au lieu de travailler à la correction des autres, selon qu’ils y sont obligés, ils les gâtent par leurs mauvais exemples; lorsqu’il arrive que nous tombions dans les désordres dont nous devrions détourner nos frères, lorsque nous nous appliquons à toute autre chose qu’à procurer le salut des ames, lorsque nous n’avons en vue que nos propres intérêts, lorsque nous aimons passionnément les biens de la terre, et que nous recherchons avec ardeur la gloire du monde. On peut lire toute l’Homélie d’où ce passage est tiré. On peut lire aussi la lettre des saint Augustin à Valère son Évêque, et le Sermon de saint Bernard sur ces paroles : Voilà que nous avons tout quitté. On verra en quel effroyable danger sont les méchans Prêtres.
  Que si l’on est peu touché de ce que disent les Saints, qu’on écoute au moins le Saint-Esprit, qui fait ces reproches et ces menaces aux Prêtres dans Malachie. La bouche du Prêtre conserve la science, et c'est de lui que l’on apprendra la Loi, parce qu’il est l’Ange du Seigneur, du Dieu des armées; mais pour vous, vous avez quitté le bon chemin, et vous avez scandalisé beaucoup de personnes par le mépris de ma Loi. Vous avez rendu inutile mon alliance avec Lévi, dit le Seigneur des armées. Comme donc vous n’avez pas suivi mes voies, et que dans vos jugemens vous avez eu moins d’égard à la sainteté de ma Loi qu’à la qualité des personnes, je vous ai humiliés devant tous les peuples. Si le Seigneur avait tant de peine à supporter la négligence des Prêtres de l’ancienne Loi, combien plus doit-il avoir en horreur les méchans Prêtres de la Loi nouvelle, qui est sans comparaison plus pure et plus sainte que l'ancienne?

Chapitre VII

Autres preuves tirées de Joël.

  Le saint Prophète Joël prévoyant les grands malheurs dont le peuple d’Israël était menacé, criait d’une voix terrible : Pleurez comme une jeune personne, couverte d’un sac, pleure son époux qu’elle a perdu. Et vous, Prêtres, revêtez-vous de cilices et de sacs; pleurez, poussez de grands cris, vous qui approchez de l’Autel, car le sacrifice et l’oblation sont abolis dans la maison de votre Seigneur; allez au Temple, couvrez-vous de sacs, ô Ministres de mon Dieu. Puis adressant à tous sa parole : Sonnez, dit-il, de la trompette en Sion; faites retentir de vos cris ma sainte Montagne; que tous les peuples de la terre tremblent d’effroi, parce que le jour du Seigneur est proche, ce jour de ténèbres et d’obscurité, ce jour de nuée et de tourbillon. Après cela il fait parler Dieu même en ces termes : Convertissez-vous à moi de tout votre cœur; jeûnez, pleurez, gémissez. Et plus bas encore il ajoute : Entre le parvis et l’Autel, les Ministres du Seigneur verseront des ruisseaux de larmes, et diront : Pardonnez, Seigneur, pardonnez à votre peuple.
  Tout ce discours qui ne tend qu’à exciter à pleurer et à gémir, fait bien voir qu’il n’est pas aisé d’adoucir un Dieu en colère, ni d’en obtenir des grâces par des prières toutes simples, et souvent accompagnées de peu de ferveur; que pour cela il est nécessaire de jeûner, de porter le sac et le cilice, et surtout d’avoir une vraie douleur de ses fautes. Mais remarquons avant toutes choses, que quoique le peuple d’Israël eût beaucoup de maux à craindre, et pour le corps et pour l’ame, les maux spirituels étaient pourtant ceux qu’il appréhendait le plus. Rien en effet n’inquiétait plus et les Prêtres et le peuple, que le danger où ils se voyaient de ne plus avoir de Sacrifices, soit pour honorer le Seigneur, soit pour apaiser sa colère. De là vient que le Prophète ayant dit au peuple : Pleurez comme une jeune veuve pleure son premier époux; il en apporte la raison : parce que le sacrifice et l’oblation sont abolis dans la maison du Seigneur. Et après avoir dit aux Prêtres : Couvrez-vous de sacs, pleurez; criez les hauts cris, vous qui servez à l’Autel; il ajoute aussi : parce qu’il ne se fait plus de Sacrifices ni d’oblations dans la maison de votre Dieu. On connaît par-là que des choses aussi viles et d’aussi peu de durées que le sont les biens temporels, ne méritent pas que l’on en pleure la perte; mais qu’on ne saurait assez déplorer celle des biens spirituels, surtout de la grâce; puisque le péché qui nous en dépouille, attire après lui la mort éternelle.
  Remarquons de plus que pour satisfaire pleinement à la Justice divine, ce n’est pas assez de verser des pleurs; mais qu’avec les pleurs, il faut joindre les instrumens et les œuvres de pénitence, le sac et le jeûne. Il n’est pas croyable combien ces deux choses plaisent à Dieu. qui les considère comme des marques d’un parfait changement de vie. Il n’en faut point d’autre preuve que ce que Jonas raconte de la pénitence des Ninivites : Un héraut cria dans Ninive : De la part du Roi et de ses Princes, que les hommes, les chevaux, les bœufs, les moutons ne prennent aucune nourriture, et qu’on ne mène les troupeaux ni à l’herbe ni à l’eau; que les hommes se couvrent de sacs, et qu’ils en couvrent les bêtes; qu’ils crient au Seigneur de toute leur force; que chacun se convertisse, et qu’il sorte du mauvais chemin où il est, qu’il renonce à ses œuvres criminelles. Qui sait si Dieu ne changera point à notre égard, et si sa colère étant apaisée, il n’oubliera point nos offenses, et si enfin nous ne serons point sauvés de la mort? Dieu eut égard à leurs oeuvres, et les voyant convertis, il eut pitié d’eux, et ne les châtia pas, comme il les en avait menacés.
  Remarquons enfin que le Prophète n’exige pas seulement des pécheurs une médiocre douleur de leurs crimes; mais qu’il veut qu’elle soit vive et égale à celle d’une Épouse qui a perdu son Epoux dans la fleur de ses années. Cependant plusieurs parmi nous se confessent sans jeter une seule larme, ni un seul soupir, et sans songer seulement ni à jeûne ni à cilice. Mais on ne se moque point de Dieu. Les Ninivites et tant d’autres peuples nourris dans l’idolâtrie s’élèveront au Jugement contre ces lâches Chrétiens, et demanderont leur condamnation.

Chapitre VIII

Preuves de la même vérité, tirées des Evangiles.

  Après avoir prouvé par divers passages du vieux Testament, la nécessité de la pénitence et des larmes, nous la prouverons encore par l’autorité de l’Evangile, et premièrement par cette parole du Fils de Dieu : Heureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés : Heureux vous qui pleurez maintenant, car vous vous réjouirez. Ce n’est point ici un simple conseil que notre Seigneur nous donne, puisqu’il ajoute : Malheur à vous qui riez maintenant; car vous pleurerez après avoir ri. Comme donc il faut maintenant s’abstenir de rire, pour n’être pas obligé de pleurer à jamais : aussi faut-il pleurer dans le temps, afin de pouvoir se réjouir dans l’éternité. Il est écrit dans l’Apocalypse, que Dieu essuiera leurs larmes. Hé! de qui doit-il essuyer les larmes, si ce n’est de ceux qui auront beaucoup pleuré? Mais sur qui tombera cette funeste Sentence portée contre Babylone : Autant qu’elle a été dans la gloire et dans les délices, autant faites-lui souffrir de tourmens? Ce sera sans doute sur ceux qui au lieu de se mortifier et de faire pénitence, mènent une vie molle et sensuelle. Gémissons donc dans cette terre étrangère, si nous voulons nous réjouir dans notre céleste patrie.
  Mais expliquons plus distinctement ce mot : Heureux ceux qui pleurent. Saint Augustin croit que le Sauveur parle de la peine qu’on a naturellement à se séparer de ses proches et de ses amis, quand on veut se donner à Dieu. car cette séparation ne peut être que très-sensible à ceux qui n’ont pas encore acquis une solide vertu; mais d’autres Pères, comme saint Jérôme, saint Chrysostôme, saint Ambroise, l’expliquent de la douleur qu’on doit avoir tant de ses péchés que de ceux d’autrui, et ce qu’ils disent là-dessus, paraît le plus vraisemblable. Il ne faut pas pourtant rejeter l’explication de saint Augustin; car ce saint Docteur ne prétend point que pour s’affliger de l’absence des personnes qu’on chérit le plus, on soit heureux, lorsque leur absence est la seule cause de la douleur qu’on ressent; mais il estime vraiment heureux ceux qui ont moins de déplaisir de l’éloignement de leurs proches que de la perte de la grâce, et qui aiment mieux se séparer, quoiqu’avec regret, de leurs plus intimes amis, que de ne pas suivre Jésus-Christ, de ne pas tendre à la perfection où ils les appellent. Cependant la pensée des autres est plus commune, plus claire et plus naturelle.
  Heureux sont donc ceux qui pleurent, ou parce qu’ils ont regret d’avoir offensé le meilleur de tous les maîtres, et le plus aimable de tous les pères, ou parce que jour et nuit ils soupirent après la vie éternelle, ou pour quelque autre raison fondée sur l’amour ou sur la crainte de Dieu; Heureux, dis-je, sont ceux-là, car un jour ils seront comblés de consolation et de délices dans le Ciel. Mais malheur à ceux qui rient maintenant, parce qu’après avoir joui de quelques plaisirs passagers; ils seront jetés dehors dans les ténèbres, où l’on pleure et où l’on grince les dents de rage et de désespoir. Ce n’est pas que par un excès de sévérité, nous défendions aux gens de bien un ris modeste et qui dure peu, ni que nous voulions leur en faire un crime : ce que nous disons seulement et ce que l’Ecriture nous enseigne, c’est qu’il n’est ni expédient, ni permis à des Chrétiens de s’abandonner tellement à la joie, qu’oubliant qu’ils sont ici dans une vallée de larmes, ils ne songent point à pleurer et à gémir, quand l’occasion le demande. Car il sera temps de nous réjouir quand nous serons dans notre patrie; maintenant que nous sommes dans un exil, environnés de très-cruels et de très-puissans ennemis, c’est le temps des gémissemens et des pleurs.
  Le Sauveur apprit autrefois à ses Disciples combien les larmes sont nécessaires et inévitables en ce monde, lorsqu’il dit; En vérité, en vérité, je vous le dis, vous verserez bien des pleurs, et tandis que vous serez dans la tristesse, le monde se réjouira; mais votre tristesse se convertira en joie. Quand une femme est en travail, elle souffre, parce que son terme est venu; mais quand elle est accouchée, la joie qu’elle a d’avoir mis un enfant au monde, lui fait oublier ses douleurs. Ainsi vous avez présentement beaucoup à souffrir; mais je vous reviendrai voir, et votre ame sera remplie d’une joie que personne ne vous ôtera. Certainement si l’on concevait ces paroles, et qu’on les méditât bien, il ne se trouverait personne dans ce lieu de bannissement, qui ne reconçat volontiers à tous les plaisirs passagers, et qui ne s’en fit un de gémir sans cesse, comme la Colombe; car c’est un principe incontestable dans le Christianisme, que ce qui fait le caractère des Disciples du Sauveur, et ce qui les distingue du monde, c’est que le monde se réjouit, et qu’ils sont dans la tristesse.
  Quelle différence y a-t-il donc entre un vrai Chrétien et le monde? La même qu’entre un Prédestiné et un Réprouvé. Je ne prie pas pour le monde, disait le Sauveur; et l’Apôtre veut que nous fassions pénitence, de peur que nous ne soyons condamnés avec le monde. Que s’ensuit-il donc de là, sinon que celui qui pleure avec les Disciples de Jésus et avec Jésus même, et qui ne se lasse point de pleurer, a le caractère des Elus; et qu’au contraire celui qui veut se réjouir avec le monde, a la marque des Réprouvés, avec lesquels il sera effectivement damné, si avant que de mourir, il ne rompt les liens qui le tiennent attaché au monde Le Sauveur ajoute : Pour vous autres, vous serez dans la tristesse; mais votre tristesse se convertira en joie. Il exhorte ses Disciples à persévérer jusqu’à la mort dans les exercices de la pénitence; il les y anime par l’espérance certaine d’un bien aussi grand qu’est cette joie ineffable et éternelle, qu’on ne pourra leur ôter.
  Et afin qu’ils sachent que le temps des pleurs est court, et que celui de la joie n’aura point de fin, il se sert de la comparaison d’une femme, qui en accouchant souffre beaucoup, parce que son heure est venue; mais à qui la joie d’avoir mis un enfant au monde, fait incontinent oublier ses douleurs passées. Il compare le temps de souffrir à une heure, parce qu’il passe vite, et le temps de se réjouir à plusieurs années, c’est-à-dire, à toute la vie de l’enfan, qui fait la joie de sa mère tant qu’il est au monde. Rien ne marque mieux l’emploi des Apôtres et des Prélats, que les douleurs de l’enfantement. C’est pour cela que saint Paul écrivant aux premiers Fidèles : Mes chers enfans, leurs disait-il, vous me causez encore une fois les douleurs de l’enfantement jusqu’à ce que Jésus-Christ soit entièrement formé en vous. Ils souffrent donc ces douleurs mortelles, ils les souffrent non pas une seule fois, comme les femmes, mais cent et cent fois. Ils ressemblent à cette femme de l’Apocalypse, qui est la figure de l’Eglise, et dont saint Jean dit : Qu’étant en travail d’enfan, elle jetait de grands cris, et avait beaucoup de peine à se délivrer de son fruit.
  Enfin pour nous assurer que tout cela est véritable, et qu’il n’en faut pas douter, le Sauveur commence par ces paroles : En vérité, en vérité, je vous le dis. Il prévoyait bien que plusieurs auraient peine à croire que le partage des Elus soient les pleurs, et qu’il soit plus avantageux de gémir avec les Disciples de Jésus, que de se réjouir avec le monde; que ceux en un mot, qui pleurent durant un temps, doivent être éternellement heureux, et que ceux qui se réjouissent durant un temps doivent être éternellement malheureux. Il confirme donc ce qu’il a dit par un serment réitéré : En vérité, en vérité je vous le dis. Plût à Dieu que l’on méditât une vérité si certaine et si importante, et que l’on sût profiter d’un temps aussi salutaire qu’est celui de pleurer, et d’acheter par quelques larmes un bonheur qui ne finira jamais!

Chapitre IX.

Autres preuves tirées des Épîtres de saint Paul, et de celle de saint Jacques.

  L’apôtre saint Paul dans sa première Epitre aux Corinthiens, les reprend très-sévèrement de ce qu’un d’eux ayant commis un horrible inceste, ils n’en avaient pas assez fait paraître d’indignation et de déplaisir. On apprend, dit-il, qu’il se commet parmi vous une sorte d’impudicité, inouï même parmi les Païens; c’est qu’un homme abuse de la femme de son père. Cependant vous êtes encore aussi orgueilleux que jamais, au lieu que vous devriez pleurer et bannir de vos assemblées celui qu a commis une telle abomination. Les premiers Chrétiens avaient tellement à cœur la pureté, qu’ils ne pouvaient même souffrir qu’on nommât le vice contraire. Que chacun, disait saint Paul, prenne garde à ne pas seulement parler de fornication, ni d’aucune autre sorte d’impureté; des Saints, comme vous, en devriez ignorer le nom.
  Comme donc on avait su que quelqu’un entretenait dans Corinthe un commerce si honteux, l’apôtre voulait que tout le peuple en marquât publiquement sa douleur, et parce qu’il ne semblait pas qu’on en fut beaucoup touché, il se plaignit de cette indolence : il écrivit à tous ceux de cette Eglise une lettre foudroyante, il leur en écrivit encore une seconde, où il témoigne qu’en l’écrivant, il avait beaucoup gémi et versé de larmes. Il leur dit donc qu’il a appris que dans leur Ville il se commettait une horrible espère d’impureté; comme s’il disait : Il y a beaucoup de choses à reprendre dans vos mœurs; car premièrement on parle d’impudicité et d’une étrange impudicité, déjà commise parmi vous, qui ne devriez seulement pas en savoir le nom, puisque parmi les Païens à peine sait-on ce que c’est. Secondement ce péché qu’on laisse impuni, n’est pas une impureté commune, mais un effroyable inceste. Il est vrai qu’il s’est trouvé des nations chez qui l’inceste était toléré; mais les plus barbares avaient peu à peu reconnu que c’était un de ces crimes qui sont contre la nature, et dont la nature même a de l’horreur.
  Cependant, continue l’apôtre, vous ne laissez pas d’avoir de l'orgueil, au lieu que vous devriez gémir. C’est ici la troisième chose que l’on condamne dans les Corinthiens. Le point d’honneur était leur passion dominante : ils disputaient éternellement entre eux sans jamais pouvoir s’accorder. Ainsi partagés et tout occupés du sujet de leurs disputes, ils ne songeaient point à ôter un si grand scandale. Sachant ce qui se passait, ils auraient dû s’assembler, ordonner des jeûnes et des prières publiques, joindre leurs larmes, implorer ensemble la miséricorde divine, et si ce pécheur ne se convertissait au plus tôt, le retrancher de leur Communion.
  Ô que nous sommes éloignés de la ferveur et de la sévérité des premiers Disciples de Jésus-Christ! Que le don des larmes si commun en ce temps-là, est rare aujourd’hui! Alors pour un seul pécheur tout le peuple gémissait; et à force de prières on tachait d’apaiser le Ciel. Maintenant pour plusieurs pécheurs, à peine se trouve-t-il un seul homme qui s’afflige de voir qu’on offense Dieu, et que les ames se perdent.
  La dernière preuve que nous tirons des Écritures pour montrer la nécessité de pleurer et de gémir en cette vie, se trouve dans l’Epitre de saint Jacques : Mortifiez-vous, dit ce saint Apôtre, reconnaissez votre misère, pleurez, changez votre ris en deuil, et votre joie en tristesse. Il parle généralement à tous les Fidèles, dont il avait dit peu auparavant : Nous péchons tous tant que nous sommes, en beaucoup de choses. Il veut que nous confessions que nous sommes misérables, que par conséquent nous avons besoin de la miséricorde de Dieu, et qu’afin de nous l’attirer, il ne suffit pas de pousser des cris vers le Ciel; mais qu’il faut entrer dans des sentimens d’une componction qui change notre ris en pleurs, et notre joie en tristesse. Car que nous servirait-il de répandre quelques larmes, si incontinent après nous recommencions à rire et à nous abandonner à la vaine joie du monde?
  O que nous pratiquons mal ce que le Saint-Esprit nous enseigne! Il nous déclare si souvent par la bouche des Prophètes et des Apôtres, qu’il faut nécessairement pleurer en ce monde pour être à jamais bienheureux en l'autre, et néanmoins la plupart sont sourds à sa voix. Ils pleurent, et rien n’est capable de les consoler sur la mort de leurs amis, sur le mauvais succès d’une affaire qui les regarde, ou sur quelque autre pareil accident; quoiqu’ils ne puissent ignorer qu’il n’y a point de comparaison des biens temporels aux biens éternels. Peut-on s’étonner de voir périr ce qui est périssable, de voir passer ce qui est passager, de voir mourir ce qui est mortel? Mais ne faut-il pas avoir perdu la raison et être stupide ou insensé, pour ne point pleurer la mort d’une ame que Dieu destine à vivre éternellement, et pour mépriser la perte d’un Royaume aussi grand et aussi beau qu’est celui du Ciel? Cependant le nombre de ces gens stupides et insensés est presque infini. Mais si la parole de Dieu ne les touche pont, voyons si les exemples les toucheront davantage.

Chapitre X

Quelques exemples tirés de l’Ecriture, qui prouvent la nécessité de la pénitence et des larmes en cette vie.

  Nous voyons dans les Livres saints plusieurs exemples de personnes qui ont employé les larmes pour apaiser la juste colère de Dieu. Le premier qui se présente est celui de toute la République des Hébreux, dont il est parlé au Livre des Juges (c.2.). l’Ange du Seigneur ayant fait à ce peuple ingrat des reproches et des plaintes de la part de Dieu sur ses infidélités, ils jetèrent de grands cris, et se mirent à pleurer. Le lieu même où cela se fit, s’appela le lieu des pleurans, ou le lieu des larmes. Or il parut bien dans la suite que leurs larmes étaient sincères, et qu’elles partaient du cœur, puisqu’elles eurent la force de les remettre en grâce avec Dieu, et qu’ils le servirent constamment depuis, sous la conduite de Josué et des Anciens, qui vécurent longtemps après lui. Les pleurs véritables et salutaires sont donc celles qui produisent un changement de mœurs entier et constant.
  Le second exemple semblable au premier, se trouve dans le même Livre des Juges (c.20.), où nous lisons que les Enfans d’Israël s’assemblèrent tous dans la maison de Dieu, et que là étant assis, ils commencèrent à pleurer devant le Seigneur, qu’ils jeûnèrent ce jour-là jusqu’au soir, et qu’ils offrirent à Dieu des Holocaustes et des Hosties pacifiques. Apprenez de là combien est ancienne la coutume des Fidèles de tâcher à apaiser Dieu par les larmes, par les jeûnes, par les oblations et les sacrifices.
  Le troisième exemple est celui du Prophète Roi, qui avait reçu de Dieu un don tout particulier pour toutes sortes de larmes. En premier lieu, il pleura très-amèrement son adultère et son homicide; car voici ce qu’il en écrit lui-même : J’ai tant gémi que je n’en puis plus. Toutes les nuits je laverai et j’arroserai mon lit de mes larmes. Il faut peser chaque mot, pour bien connaître quel était l’excès de la douleur de cet illustre pénitent. J’ai tant gémi que je n’en puis plus. Il veut dire qu’il avait gémi si longtemps et avec tant de violence, qu’il en était tout épuisé et tout languissant; il ne veut pas néanmoins en demeurer là, il est résolu de continuer. Je laverai mon lit de mes larmes, ajoute-t-il, et ce sera là toute mon occupation pendant le silence de la nuit, qui est le temps le plus propre pour pleurer devant le Seigneur, comme étant celui où l’on est le moins dissipé et le moins distrait. Il dit donc qu’il passera les nuits entières à pleurer amèrement ses péchés. Remarquez bien ce mot, je laverai; car pour laver et pour emporter toutes les taches, il faut beaucoup d’eau : et deux ou trois gouttes ne suffiraient pas. Saint Jérôme traduit de l’Hébreu : J’inonderai mon lit, ce qui demande une grande abondance de larmes. Il confirme la même chose par les paroles suivantes :
J’arroserai mon lit de mes pleurs. Arroser son lit, c’est répandre des ruisseaux de larmes.
  Il est donc constant que David a eu la première espèce de larmes; mais il ne se contentait pas de pleurer ses propres péchés, il pleurait aussi ceux d’autrui. Car en parlant des pécheurs, selon l’interprétation de Théodoret et d’Euthyme, il disait : Il a coulé de mes yeux comme des torrens, parce qu’ils n’ont pas gardé votre Loi; et plus bas : mon zèle m’a fait sécher de tristesse, parce que mes ennemis n’ont pas observé vos Commandements.
  Pour ce qui est de l’autre espèce de pleurs qui vient de l’amour, ou d’un désir véhément, il l’a eue aussi, et il n’en faut point d’autre preuve que ce qu’il disait à Dieu; Vous voyez, Seigneur, tous mes désirs, et je ne puis vous cacher mes gémissemens. Et ailleurs : Mon ame brûle de soif et meurt d’impatience d’aller à Dieu, qui est le Dieu fort et le Dieu vivant. Quand irai-je à lui? Quand paraîtrai-je devant la face de mon Dieu? J’ai fait de mes larmes ma nourriture ordinaire pour le jour et pour la nuit, pendant qu’on me demandait à toute heure : Où est votre Dieu? Ainsi ce Prophète toujours brûlant de l’amour de Dieu, toujours soupirant après le Ciel, s’entretenait dans ces saints désirs, et s’en faisait une agréable nourriture.
  Son exemple mérite bien d’être proposé à toutes sortes de personnes; car c’était un Prince très-sage, qui pouvait dire hardiment et sans vanité : Je me suis rendu plus habile que les vieillards, et j’ai surpassé en science tous ceux qui m’ont enseigné. On ne doit donc pas attribuer ses larmes à simplicité ou à ignorance. D’ailleurs c’était un saint homme, un homme formé selon le cœur de Dieu, comme saint Paul le témoigne, et par conséquent ses larmes ne pouvaient être que très-agréables au Seigneur. Enfin il avait un Royaume à gouverner, des peuples à contenir dans le devoir, des guerres à soutenir, sans compter les soins qu’une nombreuse famille lui devait donner, et qui servent souvent de prétexte aux gens du monde, pour se dispenser des exercices de la pénitence et de l’oraison. Sans doute qu’au Jugement il condamnera ces Chrétiens lâches et indévots, lui qui au milieu de tant d’occupations, trouvait assez de loisir pour prier sept fois le jour, et même la nuit, et qui priait, non comme la plupart des gens sans attention et sans ferveur, mais en joignant à la prière les soupirs, les larmes, et des désirs très ardens de servir son Dieu. que s’il condamne les Rois et les peuples, à combien plus fortes raisons condamnera-t-il les Prélats, les Prêtres et les Religieux, qui sont obligés par leur profession de s’adonner davantage à la pénitence et à la prière?
  Après David, qui n’admirera Jérémie, cet homme de Dieu, qui plein de l’esprit de componction, gémissait et pleurait sans cesse, et qui ne pouvant s’empêcher de verser des larmes, s’écriait : Qui donnera de l’eau à ma tête, et fera de mes yeux deux sources de larmes? Que nos yeux fondent en pleurs, et qu’il coule de nos paupières des larmes en abondance. Passons du vieux Testament au nouveau.
  Le premier sur qui nous devons jeter les yeux pour apprendre à bien pleurer, c’est Jésus-Christ même, qui sachant mieux que personne discerner le bien du mal, a condamné par son exemple aussi-bien que par ses paroles, l’erreur de ceux qui préfèrent le ris aux pleurs, puisque l’Ecriture ne dit point qu’il ait jamais ri, et qu’elle assure qu’il a pleuré et gémi en bien des rencontres. Il est vrai qu’un jour il eut un transport de joie et d’une joie spirituelle, en considérant combien ses Disciples profitaient de ses instructions : mais ni la joie spirituelle, ni la paix de l’ame, ne sont point incompatibles avec les gémissemens que cause le Saint-Esprit; au contraire ils en sont le principal fruit, et c’est pour cela que David tout pénétré d’un vif regret de ses fautes, disait hardiment à Dieu : Vous me direz à l'oreille quelque mot de consolation et de douceur : Mes os, après avoir été humiliés, commenceront à se réjouir.
  Premièrement donc le Sauveur ne peut retenir ses larmes, lorsque sur le point d’entrer en triomphe dans Jérusalem, il se représenta la ruine de cette Ville infortunée, et le malheur éternel d’une infinité de ses habitans. Il pleura aussi la mort de Lazare son ami, lorsqu’il vit Marie Magdelène tout éplorée avec une troupe de Juifs en larmes auprès du tombeau. Peut-être que le véritable sujet de ses leurs, selon la pieuse pensée de quelques-uns, fut de voir que le mort en ressuscitant et en quittant le doux repos dont il jouissait dans les Limbes, allait rentrer dans une vie pleine de périls et de misères. Il pleura encore dans le Jardin, lorsque prosterné devant son Père, il le conjura de détourner de lui le Calice qu’il lui présentait. Car bien que les Evangélistes ne fassent pas mention de ses larmes, le sang qui coula de toutes les parties de son Corps, fait assez voir que les larmes ne pouvaient guères lui manquer. Il pleura enfin sur la Croix, comme saint Paul le témoigne; lorsqu’il dit que dans le temps de sa vie mortelle, ayant offert avec de grands cris et beaucoup de larmes ses prières à celui qui le pouvait sauver de la mort, il fut exaucé à cause de son profond respect. La prière dont parle l’apôtre est celle-ci : Mon Père, je remets mon ame entre vos mains. Car ce fut en le faisant qu’il jeta un fort grand cri, comme remarque saint Luc, et qu’il demanda d’être sauvé de la mort, c’est-à-dire, de ressusciter promptement, et de sortir au plus tôt du sein de la mort. C’est aussi celle qui fut exaucée, tant à cause du grand respect qu’il eut pour son Père, qu’en considération de la dignité de sa personne.
  Mais outre ces larmes, on peut dire vraisemblablement qu’il en répandit bien d’autres durant sa retraite de quarante jours dans le Désert, et lorsqu’il passait les nuits entières en oraison, sur des montagnes, et dans des lieux écartés. Car si L’Esprit nous fait prier, et prie pour nous avec des gémissemens qu’on ne saurait exprimer, ainsi que parle saint Paul; combien plus celui sur qui ce divin Esprit était descendu du Ciel, sous sa forme d’une Colombe, celui qui avait reçu la plénitude de ses dons, et de l’abondance duquel nous avons reçu tout ce que nous en avons, devait-il prier avec de semblables gémissemens, et une pareille effusion de larmes? Puis donc que le Fils de Dieu, notre maître et Notre-Seigneur, nous a déclaré en termes exprès, que ceux qui pleurent sont heureux, et que ceux qui rient sont malheureux; qu’il a pratiqué lui-même ce qu’il nous a enseigné : certainement des Disciples aussi dociles, et des serviteurs aussi fidèles que nous sommes obligés de l’être, doivent fuir les occasions de plaisanter et de rire, et avoir même en horreur les joies et les divertissemens du monde. Bien plus, il faut qu’ils se plaisent à gémir et à pleurer, et qu’ils demandent instamment à Dieu le don des larmes.
  Marie Magdelène est celle qui a le mieux imité en ceci le Sauveur du monde; car je ne parle point de la bienheureuse Vierge, non que je doute qu’elle ait pleuré, mais parce que les Évangélistes n’en disent rien. Cette sainte Pénitente n’eut pas plus tôt formé le dessein de changer de vie, qu’elle alla trouver le Sauveur, lui arrosa les pieds de ses larmes, les lui essuya avec ses cheveux en présence d’un grand nombre de personnes, et dans le temps qu’il était à table chez un Pharisien. Ainsi n’ayant pas eu honte de pécher, elle n’eut pas honte non plus de donner des marques visibles de son repentir. L’abondance de ses larmes lui mérita cette réponse du Sauveur : Allez, vos péchés vous sont remis. Sa grâce lui fut accordée sur l’heure, elle obtint une abolition entière de ses péchés; et de plus, elle fut si bien affermie, ou pour user des termes de l’Apôtre, si bien fondue dans la charité, qu’une autre fois ayant encore lavé les pieds de son maître, elle les lui essuya, comme auparavant, avec ses cheveux; mais les larmes qu’elle versa en cette dernière occasion, n’étaient pas des larmes amères, comme sont celles qui viennent de componction et de douleur; elles étaient douces, et de la nature de celles que produit un amour tendre et ardent. Elle pleura aussi proche du Sépulcre de Jésus, sans pouvoir se consoler, jusqu’à ce qu’elle eût le bonheur de le voir ressuscité, et de lui parler la première. O heureuses larmes, qui en un moment ont pu faire d’une pécheresse publique une Sainte, dont le mérite a presque égalé celui des ames les plus innocentes ! Aussi depuis ce temps-là elle se tint inséparablement attachée et à Jésus l’Agneau sans tache, et à Marie Vierge des Vierges, et à saint Jean, si distingué des autres Disciples par sa pureté virginale.
  Après Marie Magdelène vient le Prince des Apôtres, qui la nuit de la Passion de son Maître, pécha très-grièvement, non par une noire malice, comme Judas, mais en partie par fragilité, en partie aussi par trop de confiance en ses forces. Car il avait juré au Sauveur, que quand il lui en devrait coûter la vie, il ne le renoncerait jamais; et néanmoins dès qu’il vit qu’on le connaissait pour Disciple de Jésus, il le renonça lâchement jusques à trois fois, mais il rentra bientôt en lui-même, et pleura amèrement, comme remarquent les Évangélistes; de sorte que par ses pleurs il effaça tellement son crime, qu’on ne lit point que jamais depuis le Sauveur lui en ait fait le moindre reproche.
  Joignons saint Paul à saint Pierre, puisqu’ils ont été tous deux, et de grands pécheurs, et de parfaits Pénitens. Saint Paul avoue qu’il avait persécuté l’Eglise de Dieu, qu’il avait été un blasphémateur, et un ennemi déclaré des Disciples de Jésus-Christ; mais où il y avait eu beaucoup de péchés, la grâce, et surtout celle de la Pénitence et des larmes, y fut encore plus abondante. Car voici comme il en parla lui-même en une assemblée de Prêtres : Vous savez comme je me suis comporté, tant que j’ai vécu avec vous, depuis mon arrivée en Asie; comme j’ai servi le Sauveur avec toute humilité, et avec beaucoup de larmes. Et plus bas : Je n’ai cessé ni jour ni nuit durant trois ans de vous avertir les larmes aux yeux, de votre devoir. Saint Paul donc, lorsqu’il priait, joignait les larmes à la prière pour en obtenir plus facilement et plus sûrement l’effet; et lorsqu’il prêchait, il mêlait les gémissemens avec les paroles, pour persuader plus vivement ce qu’il enseignait. Car il savait, et l’expérience le lui avait assez appris, que les pleurs ont une vertu admirable, tant auprès de Dieu qu’auprès des hommes, pour gagner leur amitié.
  Au reste ce que nous lisons la-dessus de saint Pierre et de saint Paul, nous le lirions certainement des autres Apôtres, si saint Luc ou quelqu’autre Auteur Canonique eût écrit leur vie. Car les Disciples ayant tous le même Maître, et le même Esprit, qui prie pour les Justes avec des gémissemens ineffables, et étant les principaux membres de cette Église, qui est la Colombe qui gémit toujours, on ne peut douter qu’eux et les Saints leurs imitateurs n’aient reçu et mis en usage le don de componction et des larmes.

Chapitre XI.

Autres preuves tirées tant de la doctrine que des exemples des Saints.

  Considérons maintenant les témoignages et les exemples des Saints, qui par leurs œuvres aussi-bien que par leurs écrits, ont confirmé et fait passer jusqu’à nous la doctrine des Apôtres sur l’utilité des gémissemens et des pleurs.
  Commençons par saint Cyprien, qui parlant à ceux qui revenaient à l’Eglise après leur chute : Plus notre péché est grand, leur dit-il, plus il faut que nous tachions de l’effacer par nos larmes. Nous devons passer le jour dans le deuil, employer les nuits à veiller et à pleurer; tout ce que nous avons de temps, le consacrer aux exercices de la Pénitence, coucher à terre et sur la cendre, porter partout le sac et le calice. O que ce discours semble dur ! Hé, que dirait aujourd'hui ce Prédicateur si sévère, en voyant une infinité de pécheurs qui s’imaginent avoir pleinement satisfait à Dieu, quand ils se sont confessés sans jeter le moindre soupir ?
  Saint Basile dans l’éloge de sainte Julitte, loue aussi beaucoup les larmes de la Pénitence. Lorsque vous voyez, dit-il, quelqu’un de vos frères pleurer ses péchés, pleurez avec lui par compassion. Que le souvenir du péché vous tire les larmes des yeux, et les sanglots du cœur. Saint Paul déplorait l'aveuglement des ennemis de la Croix; Jérémie déplorait l’infidélité et la ruine de son peuple; et parce que les larmes ordinaires ne suffisaient pas pour les pleurer comme il eût voulu, il priait Dieu de lui en donner une source qui ne tarit point. Ce sont-là les larmes salutaires que la parole de Dieu recommande.
  Saint Ambroise, dans le Livre qu’il a fait pour une fille qui s’était laissé abuser, lui dit ces paroles : Que les pleurs, comme des ruisseaux, coulent de ces yeux, qui ont jeté sur un homme des regards qui n’étaient pas innocens. Le même Saint ayant interdit à l’Empereur Théodose l’entrée de l’Eglise, à cause de son péché, ce religieux Prince voulut donner à tous les Fidèles un exemple rare de pénitence et d’humilité. Car pour s’excuser, ayant remontré que David avait failli, qu’il avait commis un adultère et un homicide, saint Ambroise lui repartit : Comme vous avez imité David pécheur, imitez David pénitent. Il employa donc plusieurs mois à pleurer son crime en particulier, et obtint enfin la permission de revenir à l’Eglise : il y rentra, et y parut devant tout le peuple, non pas debout, ni même à genoux; mais prosterné, le visage contre terre, tout baigné de larmes, s’arrachant les cheveux, et se frappant la poitrine, tachant en un mot de satisfaire en toutes façons à Dieu et aux hommes. Voilà ce qu’en écrit Théodoret, qui parlant ailleurs de la manière de faire pénitence, dit ces paroles : Il y a des plaies qu’on reçoit après le Baptême, qui ne sont pas incurables; mais on n’y remédie pas, comme on fait à celles qu’on a reçues auparavant; il faut quelque chose de plus que la foi pour les guérir; il faut des larmes, des gémissemens, des jeûnes, des prières et d’autres sortes de pénitence, selon la grandeur du crime que l’on a commis, sans cela nous n’avons point accoutumé de recevoir les pécheurs, et c’est la règle que l’Eglise nous a prescrite.
  Saint Grégoire de Nazianze est du même sentiment : Je reçois, dit-il, les pénitens, quand je les vois fondre en larmes. O s’il vivait en ce siècle, qu'il recevrait peu de pénitens !
  Saint Jérôme écrivant à Rustique, lui montre par plusieurs passages de l’Ecriture, qu'il devait pleurer. Et dans son Epître à Sabinien, il dit qu'il l’a averti de se concilier par des larmes continuelles la miséricorde de Dieu. il dit de lui-même, qu’après avoir bien pleuré, et bien contemplé le Ciel, il s’imaginait quelquefois être au milieu des Chœurs des Anges. Dans l’Epitaphe de sainte Paule, qui est un éloge de cette admirable veuve, il la loue de ce qu'il semblait que ses yeux fussent des fontaines de larmes, et qu’à la voir pleurer de légères fautes, on l’eût cru coupable de quelques péchés énormes.
  Saint Augustin, au huitième Livre de ses Confessions, Chapitre douze, décrit ainsi sa Pénitence : Après de profondes réflexions, qui me rappelèrent dans l’esprit toutes mes misères, il s’éleva tout à coup au-dedans de moi une violente tempête, qui allait être suivie d’un déluge de larmes. Voyant cela, ajoute-t-il, je m’allais jeter sous un figuier, et là je donnai toute liberté à mes larmes; il en coula comme des ruisseaux de mes yeux, et je ne pouvais vous faire, ô mon Dieu, un Sacrifice plus agréable. Voilà comme cet illustre Pénitent pleurait ses désordres, avant même qu’il eût reçu le Baptême. Qu’eût-il fait, si après l’avoir reçu, il fût tombé dans quelque grand crime ? Combien ce Catéchumène condamnera-t-il, un jour, de Chrétiens régénérés par le Baptême? Malheur à nous, qui après cette divine renaissance, continuons à pécher et ne pleurons point ! Possidius écrit dans la vie de ce saint Docteur, que durant sa dernière maladie, il fit attacher autour de son lit les Psaumes de la Pénitence, et qu’il les lisait en versant beaucoup de larmes, quoique depuis sa conversion il eût mené une vie très-sainte. C’est là être sage, c’est connaître la malice du péché, c’est apporter à un grand mal le remède nécessaire.
  Saint Chrysostôme faisant le portrait d’un homme de bien, tel qu’étaient les premiers Fidèles : Cet homme, dit-il, méprise les choses présentes; il est toujours dans des sentimens de componction, il ne cesse de pleurer, et c’est là tout son plaisir. Car rien ne l’attache plus étroitement à Dieu, que ces larmes qui procèdent de la haine du péché, et de l’amour de la vertu. Le même Père nous enseigne ailleurs, que durant toute la vie il faut pleurer et gémir, afin que l’ame ainsi occupée, ait honte enfin de s’abandonner au péché. On serait trop long, si l’on voulait recueillir tous les endroits de ses ouvrages, où il relève le mérite et l’utilité des larmes.
  Saint Grégoire, au troisième Livre de ses Dialogues, chapitre trente-quatre, parlant des larmes de la pénitence, veut qu’avec de grands gémissemens, nous conjurions le Créateur de nous en communiquer le don. Il rapporte en un autre endroit l’exemple de saint Cassie, Évêque de Narni, qui, quand le temps du Sacrifice approchait, fondait en larmes, et avec un cœur contrit, s’offrait lui-même en holocauste au Seigneur. Effacez donc, conclut-il, effacez, mes très chers Frères, vos iniquités par vos pleurs, rachetez-les par vos aumônes, expiez-les par vos Sacrifices.
  Enfin saint Bernard marquant toutes les journées que font ceux qui marchent dans la Loi de Dieu, les réduit à six, dont la première s’appelle le gémissement intérieur. Quiconque ne commence point par-là, espère en vain de parvenir à quelque chose de plus élevé et de plus parfait. Ailleurs exhortant ses Religieux à la componction : Songez dit-il, que Dieu est votre Créateur, qu’il est votre Bienfaiteur, qu’il est votre Père, qu’il est votre Maître; vous avez péché contre tous ces titres; faites-vous de chacun un juste sujet de pleurer. Tous les Écrivains sacrés sont pleins de semblables sentimens, et rien ne s’accorde mieux avec la pratique des Saints.

Chapitre XII.

Dernières preuves tirées de l’autorité de l’Église.

  Je finirai ce premier Livre par une preuve que me fournit l’autorité de l’Eglise. Souvenons-nous donc que l’Eglise Catholique, notre mère, dans les Hymnes qu’elle chante à chaque Heure de l’Office, nous exhorte fort souvent à pleurer et à gémir. C’est elle qui a ordonné qu’on dise à la fin de Laudes, et à la fin de Complies, en l’honneur de la Sainte Vierge, l’Antienne Salve Regina, où entre autres choses que nous disons à cette Vierge incomparable, nous lui adressons ces paroles : Nous, enfans d’Eve, bannis en ce monde, nous vous réclamons, et nous soupirons vers vous, gémissant, pleurant en cette vallée de larmes. Plût à Dieu que l’on chantât ces Hymnes sacrées avec plus de dévotion et de respect qu’on ne le fait communément; car beaucoup d’Ecclésiastiques y sont si peu attentifs, qu’ils paraissent ne pas entendre ce qu’ils disent, ou que s’ils l’entendent, ils n’y font aucune réflexion; qu’ainsi lorsqu’ils pensent attirer les bénédictions de Dieu par les louanges qu’ils lui donnent, ils l’irritent davantage par leurs mensonges; car n’est-ce pas mentir à Dieu, que de lui dire qu’on gémit, qu’on pleure, pendant qu’on ne jette aucune larme, qu’on est sec et sans dévotion, que peut-être même on rit, ou qu’on songe à toute autre chose ? Qu’y a-t-il à espérer de la miséricorde de Dieu, si les sentimens ne s’accordent pas avec les paroles, et que le cœur démente la langue ? Quelle excuse pouvons-nous avoir pour assurer hautement que nous faisons une chose, qu’en effet nous ne faisons point, comme si Dieu, qui remplit le Ciel et la terre, n’avait pas des yeux et des oreilles partout, et qu’on pût impunément se moquer de lui ?
  À l’égard de la Sainte Vierge, espérons-nous en être écoutés favorablement, quand nous lui disons : O Reine du Ciel, nous enfans d’Eve, bannis en ce monde, nous vous réclamons, et nous soupirons vers vous, pleurant, gémissant en cette vallée de larmes; espérons-nous, dis-je, qu’elle daigne nous écouter, si dans ce temps-là, nous ne songeons seulement pas que nous sommes enfans d’Eve; si nous ne poussons point de soupirs vers la Mère de miséricorde, si nous ne pleurons ni ne gémissons; si au contraire nous chantons gaiement sans tâcher de nous élever en esprit de cette vallée de larmes à la montagne de Dieu, sans même penser qu’il y ait une vallée de larmes, ni que nous soyons ici-bas dans un exil, et étant peut-être alors si fort attachés à la terre, qui est le lieu de notre bannissement, que si nous pouvions y vivre à jamais, nous oublierions tout-à-fait notre céleste patrie ?
  Souvenez-vous donc, Seigneur, qui êtes plein de miséricorde, de douceur et de bonté, souvenez-vous que nous ne sommes que poudre et que cendre; guérissez nos plaies et soulagez nos misères; envoyez-nous votre Saint-Esprit, afin qu’il nous montre à prier avec de grands gémissemens; et que par son souffle divin, il fasse fondre et couler les eaux; faites au moins, que si les larmes nous manquent, les soupirs ne nous manquent pas, et si enfin vous nous jugez indignes de cette grâce, ne nous ôtez pas l’envie de la demander, ni l’espérance de l’obtenir.
 
 

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