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Saint Robert Bellarmin
docteur de l’Eglise catholique
Le Gémissement de la Colombe
Édition numérique par JESUSMARIE.com et Jocelyne M.
Livre Second

  Chapitre premier.

  Première source des larmes : La considération du péché

  Dans le Livre précédent, nous avons fait voir la nécessité des larmes; nous en montrerons brièvement les sources dans celui-ci. Et d’abord nous remarquerons ce que l'on a déjà dit, qu’elles procèdent de deux causes, qui sont le bien et le mal. Les unes viennent de joie, et les autres de tristesse; les unes sont douces, et les autres amères; l’amour produit celles-là, et la douleur celles-ci. Les premières sont représentées dans l’Ecriture par les cataractes du Ciel, et les secondes par les sources de l’abîme. Mais ces deux causes générales se divisent en douze particulières, dont nous avons une figure assez naïve en ces douze fontaines, que les enfans d’Israël trouvèrent dans le Désert peu de temps après qu’ils eurent passé la mer Rouge, pour se rendre en la Terre de Promission. Ainsi les Chrétiens, après le Baptême, marchant vers leur vraie patrie par le désert de ce monde, ont besoin de douze fontaines pour ne pas périr au milieu des sables brûlans d’un si triste et affreux désert. La première est la considération du péché; en quoi il y a trois choses à examiner. 1. Ce que c’est que le péché. 2. Combien est grande la multitude des péchés. 3. Qui sont ceux qui pèchent, et qui est celui qui est offensé par le péché.
  Premièrement, quiconque pèche offense Dieu, et offense en même temps tout ce que la main de Dieu a fait dans le Ciel et sur la terre; ainsi il s’attire tout à la fois l’indignation du Créateur et celle des créatures; semblable en cela au malheureux Ismaël, dont il est écrit : Il attaquera tout le monde, et tout le monde sera contre lui. Cette seule considération devrait suffire pour effrayer et pour retenir le pécheur. Le péché mortel, qui est celui dont nous parlons maintenant, est sans doute une vraie offense de Dieu. Car selon la définition qu’en donne saint Augustin, c’est une parole, ou une action, ou un désir qui choque la Loi éternelle. Or ce qu’il appelle Loi éternelle, c’est la souveraine raison, c’est Dieu même. Il y a des Lois de diverses sortes; il y en a de naturelles et de positives, de divines et d’humaines, d’ecclésiastiques et de civiles; mais il n’y en a aucune qui ne dépende de cette Loi éternelle et immuable, et si elle est juste, ce n’est que parce qu’elle la suit, et qu’elle en est émanée. C’est un péché, par exemple, que la désobéissance d’un fils à son père, ou d’un serviteur à son maître, ou d’un sujet à son Prince; parce que la Loi éternelle ordonne, et la raison veut que tout sujet obéisse à son Prince, tout serviteur à son maître, et tout enfant à son père. D’où il s’ensuit que quiconque pèche, déshonore Dieu, qu’il se soustrait, autant qu’il peut, de son obéissance, qu’il se déclare son ennemi, et qu’il se rend digne de sa colère et de sa vengeance.
  Dieu lui-même nous enseigne cette vérité, lorsqu’il dit par Jérémie : Il y a longtemps que vous avez brisé mon joug, que vous avez rompu les liens avec lesquels je vous retenais; vous avez dit : Je n’obéirai point. Et par Isaïe : Ils ont transgressé mes Lois, ils ont altéré mes Ordonnances, ils ont rompu l’alliance que j’avais faite avec eux pour toujours. C’est pourquoi la malédiction tombera sur eux, et tout ce qui est sur la terre sera consumé.
  Mais par où pouvons-nous mieux voir combien Dieu hait le péché, que par la terrible vengeance qu’il a exercée sur les Anges apostats, sur nos premiers Pères, et sur leurs enfans, qui tous, hormis huit, périrent dans le Déluge, et par d’autres semblables malheurs; mais surtout par les peines éternelles, dont il menace les pécheurs dans les Ecritures.
  Le péché au reste n’offense pas le Créateur seul, il offense aussi les créatures, et les irrite contre le coupable. Car premièrement, on blesse de mille manières la charité du prochain, et toujours le mauvais exemple de celui qui pèche peut nuire à ceux qui en sont témoins. De plus il offense les créatures même irraisonnables; puisque lorsqu’il en abuse, il les détourne de leur véritable fin qui est Dieu, et les emplie à une autre fin tout à fait contraire. Car Dieu a créé les élémens, les plantes, les animaux et les astres même pour l’homme, afin qu’il en use si bien, que tout serve, autant qu’il se peut, à la gloire du Créateur. Mais quand l’homme en offensant Dieu vient à se séparer de lui, il en éloigne en quelque façon les choses créées, dont il fait les instrumens de ses crimes. C’est ce que saint Paul voulait dire par ces paroles remarquables : Les créatures attendent avec impatience le temps auquel les enfans de Dieu seront glorifiés; car maintenant elles sont sujettes à la corruption et au changement, non par leur propre inclination, mais à cause de celui qui les y tient assujetties, dans l’espérance qu’elles en seront affranchies un jour. Elles seront donc délivrées de cet assujettissement, et auront part à la liberté et à la gloire des enfans de Dieu. Car nous savons que jusqu’à présent tout ce qu’il y a de créatures ne fait que gémir, comme si elles sentaient les douleurs de l’enfantement. Tout cela montre qu’elles souffrent impatiemment que les pécheurs les fassent servir à leurs désordres, et par conséquent il ne faut pas s’étonner si le Sage dit qu’à la fin des siècles, tout l’Univers, par l’ordre de Dieu, s’armera et combattra avec lui contre les insensés.
  Mais ce n’est pas tout : le péché fait encore tort aux Âmes du Purgatoire, puisqu’il les prive du fruit de beaucoup de prières, qui leur seraient d’un fort grand soulagement, si tous ceux qui intercèdent pour elles étaient en état de grâce. Il offense aussi les saints Anges, et les âmes Bienheureuses, à qui la chute d’un homme juste ne déplaît pas moins, que la conversion d’un pécheur leur est agréable. Bien plus, il cause de la tristesse aux impies mêmes dans l’Enfer; car plus leur nombre s’augmente, plus s’augmentent aussi leurs tourmens. C’est ce qui fit que le mauvais Riche pria si instamment Abraham d’envoyer Lazare avertir ses frères qu’ils se donnassent bien de garde de suivre son mauvais exemple, de pour qu’ils ne vinssent où il était, et qu’ils n’eussent part à ses peines. Ce n’était point la charité qui lui faisait faire cette prière; c’était la crainte que la présence de ses frères ne redoublât sa douleur.
  Enfin le pécheur se fait plus de mal qu’à qui que ce soit, puisque par sa faute il perd la grâce, et que, s’en étant dépouillé, il devient aveugle, nu, pauvre, misérable, quoique peut-être il se croie riche, et assez accommodé pour n’avoir besoin de rien. Jugez de là combien le péché est un grand mal, quelle horrible tache il laisse dans l’âme, et jusqu’à quel point il mérite d’être détesté. Certainement saint Chrysostôme a raison de dire que nul ne peut recevoir de préjudice que de lui-même; car tout mal qui vient de dehors, ou par la malice des hommes ou par l’intempérie des saisons, ou par le dérèglement des humeurs, ou par l’artifice des Démons, tout cela ne fait que du bien, quand le péché n’y entre point. Dieu en effet se trouve partout où il n’y a point de péché, et quand Dieu, comme dit saint Paul, sera avec nous et pour nous, qui pourra nous nuire, qui osera se déclarer contre nous? Mais si quelqu’un par malheur venant à tomber dans le péché, ôte à son âme la vie de la grâce, il lui ôte en même temps une infinité de maux. Quel est le pécheur, qui faisant de sérieuses réflexions là-dessus, pourra s’empêcher de pleurer?
  Que l’homme donc qui est capable de s’empoisonner par le péché, mais qui ne peut se rendre la vie de la grâce; que l’homme, tant qu’il vivra, dise souvent : Seigneur, éclairez mes yeux, afin que jamais je ne m’endorme du sommeil de la mort; que mon ennemi ne dise jamais : Je t’ai vaincu. Et s’il est assez malheureux pour se laisser vaincre au sommeil, si après cela il entend au fond de son cœur l’Esprit de Dieu qui lui dise : Vous qui dormez, levez-vous, ne demeurez pas plus longtemps parmi les morts, et Jésus-Christ vous éclairera : qu’il se garde bien d’endurcir son cœur ; qu’au contraire il soit attentif à la voix de celui qui de la mort l’appelle à la vie, ne doutant point que puisqu’il lui offre la vie, il n’ait résolu de la lui donner; qu’il suive celui qui lui montre le chemin étroit par où l’on va à la gloire, et que jamais il ne s’éloigne de son guide; qu’il gémisse continuellement, et que toutes les nuits il arrose son lit de ses larmes. Il méritera par-là les consolations du Ciel, et en marchant dans les voies de Dieu, il chantera avec joie : Que la gloire du Seigneur est grande!
  Considérons maintenant la multitude de nos péchés, qui est la seconde chose qui mérite nos gémissemens et nos pleurs. Quiconque considérera le nombre infini des fautes que nous commettons, en sera épouvanté. Qui est-ce, s’écrie le Prophète, qui connaît tous ses péchés? Ah! Seigneur, pardonnez-moi ceux qui me sont inconnus. Il veut dire que nos péchés sont en si grand nombre qu’on ne les saurait compter; surtout étant très-certain que plusieurs nous sont cachés, qui ne le sont point aux yeux de Dieu. Je ne me sens coupable de rien, disait l'apôtre, mais ce n’est pas là ce qui me justifie. Mon Juge, c’est le Seigneur qui découvrira et condamnera en moi beaucoup de choses, que je ne puis condamner, parce que j’ai trop peu de lumière pour les découvrir, et que peut-être je me les cache à moi-même. Qui est l’homme sage, qui pourra ne pas déplorer un si grand malheur?
  David dit encore quelque chose de plus fort; car étant éclairé d’en haut, comme il l’était, il apercevait une infinité de fautes, qui ne paraissent à nous qui sommes dans les ténèbres, que de vains scrupules et des minuties qu’on ne doit compter pour rien. C’est ce qui lui faisait dire avec une vraie douleur : Mes iniquités sont montées si haut, que j’en ai par-dessus la tête, et j’en suis chargé comme d’un pesant fardeau; comme s’il disait : Mes iniquités sont si grandes et en si grand nombre, que j’en suis tout enveloppé; comme un homme au fond de la mer se trouve abîmé dans l’eau. Et non-seulement elles me couvrent tout entier par leur multitude, mais elles m’accablent par leur pesanteur, et je ne les puis porter. Voilà ce que voyait le Prophète, et c’est ce qui lui faisait verser la nuit tant de larmes, que son lit en était baigné. Pour nous, à peine pouvons-nous connaître une partie de nos crimes; et si nous les confessons, soit au Prêtre, soit à Dieu même, c’est presque toujours sans douleur. Quand est-ce que nous les pèserons dans une juste balance, pour en bien savoir le nombre et le poids?
  Mais écoutons ce que les Apôtres nous enseignent touchant cette multitude effroyable de péchés. Si nous nous vantons, dit saint Jean, de n’avoir point de péché, nous nous abusons nous-même. Il ne dit pas, si nous nous vantons de n’avoir point eu; mais de n’avoir point de péché, pour nous apprendre qu’en cet état de perfection si sublime, où il était parvenu, il se reconnaissant véritablement pécheur. Saint Jacques parle encore plus clairement, lorsqu’il dit : Nous péchons tous en beaucoup de choses. Ô aveugles et misérables que nous sommes, en combien de fautes ne tombons-nous pas! Si les Apôtres, qui avaient reçu le Saint-Esprit, et qui étaient pleins de grâce, ont pu dire sans mentir, qu’ils en commettaient plusieurs; et si le Juste, comme il est écrit, tombe sept fois; combien de fois pensons-nous que tombent non-seulement les impies, mais les gens lâches et imparfaits comme nous. Est-ce trop de dire qu’ils tombent septante-sept fois sept fois? J’avoue que cette pensée m’épouvante, et me remplit tellement de confusion, que je m’imagine marcher toujours dans la boue ou parmi des ronces et des épines, dont je ne puis éviter à chaque pas les sanglantes piqûres. On pourrait sans doute appliquer et à moi et à ceux qui me ressemblent, ces paroles d’Isaïe : Depuis la plante des pieds jusqu’au sommet de la tête, il n’y a rien de saint dans lui. Qui est-ce qui, considérant tant de plaies, tant d’espèces différentes de péchés, et de péchés très-honteux, pourra retenir ses larmes?
  Parmi tous les privilèges qu’il a plu à Dieu d’accorder à la Sainte Vierge, un de ceux dont je suis le plus charmé, et que j’envierais le plus, c’est celui d’avoir pu marcher dans ce chemin plein de boue sans se salir, et à travers les épines de ce désert sans se piquer. On peut mettre cette grâce au nombre de celles dont elle remercie le Seigneur dans son Cantique, en disant : Celui qui peut tout, a fait en moi de grandes choses. Mais si c’est pour elle une grâce toute singulière et une marque de distinction, que de n’avoir jamais commis la moindre faute, ni la moindre imperfection, et de n’avoir eu par conséquent aucun sujet de pleurer, tâchons au moins d’imiter en quelque sorte ce grand modèle, et d’approcher le plus qu’il sera possible de sa pureté. C’est ce que nous pouvons faire avec le secours des grâces qu’elle nous obtient de la Miséricorde divine, si nous essayons d’éviter jusqu’aux plus légères souillures, et d’effacer incontinent par nos larmes, celles que nous contractons par fragilité.
  Il ne reste plus qu’à examiner l’indignité du péché, par l’opposition qu’il y a entre la grandeur de Dieu et la bassesse de l’homme. C’est ce qui devrait tirer du cœur le plus dur des ruisseaux de larmes. Qu’est-ce donc que Dieu qui est offensé par l’homme, et qu’est-ce que l’homme qui offense Dieu? Dieu est un être souverain et indépendant, qui renferme tout dans lui, et qui n’a besoin de rien : l’homme est une faible créature, qui de soi n’a rien, et qui a besoin de tout. Que pouvons-nous donc imaginer de plus monstrueux qu’une créature, qui n’ayant rien de son fonds, et qui étant obligée de recourir continuellement à Dieu, comme à la source de tous les biens dont elle a besoin, ose néanmoins s’armer contre lui?
  Encore une fois, qu’est-ce que Dieu, et qu’est-ce que l’homme? Dieu est éternel et immuable, c’est le Roi des siècles; il a toujours été, il sera toujours le même, sans que le nombre des années, des jours, des heures, diminue à son égard. L’homme ressemble à une vapeur, qui se dissipe presque aussitôt qu’elle a commencé à paraître. Il y a fort peu de temps qu’il n’était point, dans peu de temps il ne sera plus; et pour ce qui est du présent, tout ce qu’il en a se réduit à un moment. Comment donc étant aussi faible et aussi fragile qu’il est, a-t-il la hardiesse d’attaquer et d’irriter contre lui un Dieu, qui, selon l’expression de saint Paul, possède l’immortalité?
  Qu’est-ce que Dieu, et qu’est-ce que l’homme? Dieu peut tout, et rien n’est capable de lui résister. L’homme est un ver sous les pieds de Dieu, qui l’écrasera, pour peu qu’il le presse. D’où vient donc que ce petit ver toujours rampant sur la terre, s’enfle et s’élève contre son Seigneur? Dieu est le seul Sage, tout est nu et découvert devant ses yeux, il connaît jusqu’aux plus secrètes pensées, il sonde les reins et les cœurs; et le Saint-Esprit nous apprend que les jugemens des hommes sont accompagnés de crainte et de doute; qu’en leurs conjectures sur l’avenir, il y a bien de l’incertitude. Comment donc ont-ils la témérité de croire qu’ils peuvent tromper celui qui voit tout, et à qui rien ne peut échapper?
  Qu’est-ce que Dieu, et qu’est-ce que l’homme? Dieu est un père plein de bonté et infiniment libéral, qui en retirant seulement la main, peut ôter à l’homme tout ce qu’il lui a donné, et le réduire au néant. Et cependant tout bon qu’il est, il a des enfans si dénaturés, que s'il leur était possible, ils le détruiraient. Car à quel excès ne se porterait pas la malice de tant d’impies, de blasphémateurs et d’athées, qui voudraient qu’il n’y eût point de Divinité au monde?
  Qu’est-ce enfin que Dieu, et qu’est-ce que l’homme? Dieu est essentiellement le Maître et le Seigneur Souverain de toutes les créatures, et l’homme est essentiellement l’esclave de celui qui l’a créé. Et néanmoins un maître si absolu nourrit des esclaves si insolens, que contre toute raison ils le quittent, et adorent en sa place les ouvrages de ses mains.
  Je veux finir ce Chapitre par un passage de saint Bernard, qui plein de l’esprit de componction, se dit à lui-même, et nous dit en sa personne : « Souvenez-vous que vous avec un Père, que vous avez un Seigneur, et que vous êtes coupable en toute manière. N’oubliez donc pas de pleurer en particulier toutes vos offenses. Dieu, continue-t-il, en a usé avec moi comme un bon père; mais moi, j’en ai usé avec lui comme un fils ingrat? De quel front un fils ingrat, comme moi, ose-t-il lever les yeux pour regarder un Père si bon? J’avoue, à ma confusion, que jusqu’à présent j’ai bien démenti mon origine. Versez donc, mes yeux, des torrens de larmes; que la honte me couvre le front, que ma vie se passe dans la douleur, et mes années dans les gémissemens et dans l’amertume : et un peu plus bas : Que celui qui est votre Père, dissimule vos ingratitudes, que celui qui est votre ami, vous les pardonne, je le veux; mais n’espérez pas que celui qui est votre Créateur et votre Seigneur, vous les remette. Celui que veut bien épargner son fils, n’épargnera pas un vase d’argile; il n’épargnera pas un serviteur désobéissant. Considérez de quelle frayeur vous devez être saisi, quand vous faites réflexion que vous avez offensé le Créateur, et le Créateur de l’Univers, que vous avez offensé le Dieu de la Majesté. C’est le propre de la Majesté, et surtout de la Majesté divine, de se faire respecter; c’est le propre de la souveraine Puissance, et surtout de celle de Dieu, de se faire craindre; car si un sujet rebelle et convaincu du crime de lèse-Majesté, est puni de mort, selon les Lois, quelle pensez-vous que sera la fin de ceux qui méprisent le Tout Puissant? Dès qu’il frappe les montagnes, elles fument : et l’homme ose s’attaquer à lui, l’homme qui n’est qu’un amas de poussière, que le moindre vent emporte, et qui étant dispersé, ne se rassemble jamais. Ô que l’on doit craindre celui qui après avoir ôté la vie du corps, peut précipiter l’âme dans l’Enfer!
  Tout ce discours est de saint Bernard, et ce n’est qu’une confirmation de ce que saint Chrystostôme a dit avant lui, au second Livre de la Componction du cœur, où il exhorte tous les Fidèles à ne se pas contenter de pleurer une seule fois leurs péchés mortels ou véniels; mais à les écrire pour les relire souvent, et pour achever de les effacer par les larmes de la Pénitence, à l’imitation de ce saint Roi, qui disait : Je repasserai dans mon esprit, en votre présence, ô mon Dieu, toutes mes années avec amertume et avec douleur.

  Chapitre II.

  Seconde source des larmes : La considération de l’Enfer.

  Après avoir considéré le péché, nous en considérerons la peine, qui est une seconde source de larmes. Il est vrai que la douleur intérieure, causée par la crainte de la peine, est bien moins parfaite que celle que cause l’horreur de l’offense même; mais l’une et l’autre sont très-bonnes, et l’une sert de degré pour monter à l’autre.
  Le Sauveur nous le déclare en termes formels, lorsqu’il dit : Ne craignez point ceux qui ôtent la vie du corps, et qui ne peuvent rien faire de plus; mais je vous enseignerai qui vous devez craindre : Craignez celui qui après avoir ôté la vie, peut précipiter dans l’Enfer. Oui, je vous le dis, craignez celui-là. Une autre fois ayant vu quelques saintes femmes qui le suivaient tout éplorées, comme on le menait au Calvaire, pour le crucifier, il leur dit : Filles de Jérusalem, ne me pleurez point, pleurez-vous vous-mêmes, pleurez vos enfans; car dans peu de temps, on dira : Heureuses les femmes stériles, qui n’ont jamais eu d’enfans, et qui n’en ont point allaité : Alors on commencera à dire aux montagnes : Tombez sur nous; et aux collines : Ecrasez-nous; car si on fait cela au bois vert, que fera-t-on au bois sec? Il ne trouvait pas mauvais cette tendre compassion qu’on avait pour lui, il voulait marquer seulement quel est le malheur des mères qui ont des enfans reprouvés, tels qu’étaient la plupart de ceux qui avaient crié : Défaites-nous de cet homme, crucifiez-le, crucifiez-le; que la vengeance de sa mort tombe sur nous et sur nos enfans. Car c’est de ceux-ci qu’il est dit, qu’ils crieront un jour : Montagnes, tombez sur nous; collines, écrasez-nous. Que si l’on traite avec une telle rigueur le Fils de Dieu même, qui est cet arbre toujours vert, toujours chargé de fleurs et de fruits, quelle rigueur exercera-t-on sur des troncs secs, sur des impies et des réprouvés, qui ont perdu tout le suc et tout l’esprit de la charité?
  A ces deux passages de l’Ecriture, où la crainte de l’Enfer est louée et commandée par le Sauveur même, joignons-en deux autres de deux savans Pères de l’Eglise, qui nous recommandent à tous cette salutaire crainte. Saint Basile sur le Psaume 33, expliquant ces mots : Je vous apprendrai à craindre le Seigneur; Représentez-vous, dit-il, ce profond abîme, ces ténèbres d’où l’on ne saurait sortir; ce feu sombre qui brûle sans éclairer, ces vers dévorans et pleins de venin, qui ne cessent de ronger la chair sans se rassasier jamais, et qui font toujours des douleurs insupportables, et par-dessus tout cela cette confusion éternelle, qui est le plus cruel de tous les tourmens. Craignez cela, et que l'appréhension que vous en aurez, vous serve de frein pour réprimer vos passions, en arrêter les saillies. C’est là cette crainte que le Prophète promet d’enseigner.
  Après saint Basile, entendons parler saint Bernard; voici ce qu’il dit : Que je crains le feu éternel, je tremble quand je me figure les dents du Dragon infernal, le sein de l’abîme, les lions prêts à dévorer leur proie, le ver qui ronge, et le feu qui brûle; la fumée et la vapeur noire qui en sort, le soufre dont il s’entretient, les vents furieux qui servent à l’allumer et à empêcher qu’il ne s’éteigne; enfin les ténèbres effroyables où l’on jette ceux qu’on exclut du Ciel. Qui donnera de l’eau à ma tête? Qui convertira mes yeux en des sources de larmes, afin que pleurant en ce monde, je ne sois pas condamné à pleurer en l'autre?
  Ces deux grands Saints, l’un de l’Eglise Grecque, l’autre de l’Eglise Latine, n’étaient ni pécheurs, ni novices dans la spiritualité, pour s’abstenir d’offenser Dieu par le seul motif de la crainte; c’étaient des hommes parfaits, savans, d’une sagesse consommée, qui non contens d’instruire le peuple, formaient des Ecclésiastiques et des Religieux, et les conduisaient dans la voie de la plus sublime perfection; et néanmoins ils ne blâmaient pas la crainte de l’Enfer, ils l’approuvaient au contraire, ils la louaient hautement; ils en étaient pleins eux-mêmes, et tachaient de l’imprimer dans le cœur de tous les Fidèles.
  Cela supposé, expliquons en peu de mots ce que c’est que les peines de l’Enfer, et ô combien elles sont horribles. Nous ne dirons rien de douteux et de fondé sur des conjectures, pour jeter de vaines terreurs dans l’esprit du simple peuple. Ce que nous dirons, est tiré de l’Ecriture où l’on remarque huit sortes de tourmens que souffrent les Réprouvés : la privation de la vue de Dieu, qu’on nomme la peine du Dam; les ténèbres éternelles, le feu, le ver intérieur, l’impuissance de changer de situation et de place, la compagnie des Démons, d’où naissent les pleurs, et le grincement de dents, toutes peines qu’on nomme du sens.
  La peine du Dam, qui est la première, consiste à être éloigné de sa fin dernière, à ne voir jamais l’essence divine, à demeurer éternellement banni de sa véritable patrie, à ne pouvoir plus prétendre à l’héritage céleste; en un mot à être privé de toutes sortes de biens. Cette seule considération ne suffirait-elle pas pour nous tirer les larmes des yeux, eussions-nous le cœur plus dur que le marbre? Mais en quel endroit de l’Ecriture sommes-nous menacés d’un si grand malheur?
  Ecoutez l’Arrêt que le Juge des vivans et des morts prononcera au dernier jour : Il dira aux Réprouvés : Allez, maudits, loin de moi; et aux Elus : Venez, vous qui êtes bénis de mon Père. Ecoutez encore ce qu’il répondit un jour à un homme qui l’interrogeait sur le petit nombre de Prédestinés. Efforcez-vous, lui dit-il, d’entrer par la porte étroite. Car je vous le dis, plusieurs chercheront à y entrer, et ils ne le pourront. Quand le Père de famille sera entré, et qu’il aura fermé la porte, vous vous trouverez dehors, vous commencerez à heurter, en disant : Seigneur, ouvrez-nous; il vous répondra : Je ne sais ni qui vous êtes, ni d’où vous êtes : Allez-vous-en loin de moi, vous tous qui faites des œuvres d’iniquité. Ecoutez aussi ce que le prophète Isaïe dit là-dessus : Ayons de l’indulgence pour l’impie; il n’en deviendra pas meilleur. Dans la terre même des Saints, il a commis de grands crimes; il ne verra point le Seigneur dans sa gloire.
  Enfin si le bonheur de voir Dieu est la récompense des âmes pures, suivant ce mot du Sauveur : Heureux ceux qui ont le cœur pur, car ils verront Dieu; sans doute que nul de ceux qui ont l’âme souillée de péchés, ne verra Dieu. Ainsi privés de la vision béatifique, ils ne verront pas non plus la céleste Jérusalem, qui est le séjour des Bienheureux. Car il n’y entrera rien d’impur; et ceux qui commettent des abominations et des fourberies, en seront exclus. Heureux ceux qui lavent leurs robes dans le sang de l’Agneau, afin de pouvoir manger du fruit de vie, et entrer dans la sainte Cité. Que l’on en chasse les empoisonneurs, les impudiques, les meurtriers, les idolâtres, et tous ceux qui font profession de mentir. Plusieurs cependant n’appréhendent guère la peine du Dam, parce qu’attachés aux biens de la terre, ils n’ont point de goût pour les biens du Ciel. Mais ceux qui ont les yeux de l’esprit plus sains et plus éclairés, ou qui ont tant soit peu goûté les choses divines, sont bien persuadés que de toutes les peines de l’Enfer, il n’en est aucune qui l’égale.
  Pour s’en convaincre, il ne faut que considérer ce qu’en dit saint Chrysostôme. Voici ses paroles : Celui qui brûle dans l’Enfer, est banni du Royaume des Cieux pour jamais, et cette peine surpasse le tourment du feu. Je sais que beaucoup de gens ne craignent rien tant que le feu; mais moi je soutiens que la perte de ce Royaume est encore quelque chose de plus terrible; et si je ne puis le faire voir clairement, il ne s’en faut pas étonner; car nous ne connaissons pas assez combien le bonheur des Saints est grand, pour pouvoir juger combien est grand le malheur des impies qui en sont privés. Mais nous le saurons certainement, quand nous l’aurons éprouvé. Alors nos yeux s’ouvriront; le bandeau que les méchans ont devant les leurs, sera ôté, et ils verront avec douleur la différence qu’il y a d’un bien souverain et éternel, à des biens légers et périssables, comme sont ceux d’ici-bas.
  Voilà les vrais sentimens que nous devons suivre, en attendant que l'expérience apprenne à ceux d’entre nous qui les méprisent, de combien la perte des joies du Ciel est un mal plus grand que toutes les douleurs sensibles. Que si le feu nous en cause une très-cuisante, et qui nous paraît insupportable, jugeons delà quel châtiment c’est que d’être exclu de la béatitude éternelle. Maintenant donc qu’il nous est aisé de prévenir ce malheur, dans ce temps de miséricorde, de réconciliation et de salut, n’épargnons pas les gémissemens et les larmes, de peur qu’un jour étant séparés des Saints, nous ne pleurions et ne gémissions sans nulle espérance de réparer notre perte.
  Le second tourment des Damnés, est l’obscurité du lieu, de laquelle il est parlé en divers endroits de l’Evangile, comme lorsque le Sauveur dit que les enfans du Royaume seront jetés dehors dans les ténèbres; et lorsqu’il ordonne qu’on y jette le serviteur inutile. Job nous dépeint l’Enfer comme un lieu plein de misère et d’obscurité, où réside l’ombre de la mort, où tout est dans le désordre, dans la confusion et dans une éternelle horreur. Il ne faut que la raison naturelle pour juger que ce doit être un lieu bien obscur, puisqu’il est situé dans le centre de la terre, et le plus loin qu’il se peut du séjour des Bienheureux, et qu’on le nomme pour cela dans l’Ecriture, l’Enfer le plus bas, le sein de la terre, l’abîme, où la lumière du soleil ni celle de la lune et des étoiles ne peut pénétrer. Ce n’est pas qu’il n’y ait du feu dans cette obscure prison, et un feu réel, comme nous verrons bientôt; mais ce feu brûle les Damnés, et ne les éclaire point, selon la remarque de saint Basile, qu’on a déjà cité là-dessus, ou si, avec une vapeur ensoufrée, il jette quelque lueur sombre, ce n’est que pour augmenter leur peine; c’est afin qu’ils voient leurs enfans, leurs frères, leurs anciens amis, les compagnons de leurs débauches, et les visages affreux des Démons, qui se présentent à eux, malgré qu’ils en aient, et dont ils voudraient pouvoir détourner les yeux.
  Les ténèbres de l’Enfer se nomment extérieures, et on les distingue par-là des intérieures, qui sont répandues dans l’âme des enfans du siècle. Car ceux qui aiment le monde, ont maintenant les yeux de l’esprit, aussi-bien que ceux du corps, toujours ouverts pour rechercher ce qu’ils croient pouvoir contribuer à les rendre heureux sur la terre. Voilà pourquoi ils ne trouvent rien de beau, et ils n’aiment rien que ce qui flatte les sens; rien au contraire ne leur déplaît, rien ne leur fait peine que les maux de cette vie, et ils mettent tout en œuvre pour s’en garantir; mais autant ils sont clairvoyans pour les choses extérieures et sensibles, autant sont-ils aveugles pour les intérieures et spirituelles. C’est d’eux que parle l’apôtre, lorsqu’il dit que ce sont des insensés, qui ont le cœur enveloppé de ténèbres; et lorsqu’il excite les Fidèles à ne pas marcher par la même route, à ne pas suivre la même conduite que les Gentils, qui se gouvernant selon leurs fausses lumières, et ayant l’esprit obscurci, s’écartent de la voie de Dieu, à cause de leur ignorance et de l’aveuglement de leur cœur.
  Comme donc les réprouvés sont maintenant dans l’obscurité au dedans, et dans la lumière au dehors, ils seront un jour dans l’obscurité au dehors, et dans la lumière au dedans, non pas pour voir Dieu, mais pour connaître leur misère, qu’ils auront jusques alors ignorée, et dont la claire connaissance leur sera un nouveau supplice. Ils verront qu’il n’y aura plus de biens temporels pour eux, et ils auront un regret mortel d’y avoir mis leur béatitude. Ils s’en repentiront, mais trop tard, et pénétrés de douleur, ils se diront à eux-mêmes : Il est donc vrai que nous nous sommes égarés du chemin de la vérité, et que la lumière de la justice ne nous a point éclairés. Ainsi ils auront assez de lumière intérieure pour connaître leurs égaremens; mais les ténèbres extérieures, où ils seront abîmés, les empêcheront de rien voir de ce qui pourrait les consoler, ou adoucir leurs tourmens.
  On comprendra aisément cette vérité, si l’on considère ce que Tobie, quand il eut perdu la vue, répondit à l’Ange qui le saluait par ces paroles : Réjouissez-vous toujours. – Hé, quelle joie puis-je avoir, moi qui suis dans les ténèbres, et qui ne puis voir la lumière du ciel? Si ce saint homme, très-soumis d’ailleurs à la volonté divine, ne croyait pas qu’un aveugle comme lui pût se réjouir en ce monde, que sera-ce de ces malheureux, qui durant toute l’éternité demeureront ensevelis dans les ténèbres de l’abîme ? Ils attendront la lumière, et jamais ils ne la verront, et l'aurore ne se lèvera point pour eux. Quand quelqu’un de nous étant seul la nuit, se sent pressé d’un mal violent, qui lui ôte le sommeil, avec quelle inquiétude compte-t-il toutes les heures, et avec quelle impatience attend-il que le jour vienne pour soulager sa douleur ? Que feront donc les Damnés ? Et pourront-ils ne pas tomber dans la tristesse et dans l’ennui, eux qui savent certainement que leurs ténèbres dureront toujours, que leurs peines ne finiront point, et que jamais il n’y aura de consolation pour eux?
  Mais que dirons-nous du tourment du feu, qui est le troisième tourment de l’Enfer ? Qu’il y ait du feu dans l’Enfer, et un feu qui brûle ceux qui y sont, c’est une vérité si constante dans l’Evangile, qu’on n’en peut raisonnablement douter. Saint Jean-Baptiste, parlant du Sauveur, disait aux Juifs : Il a le van entre les mains, il nettoiera son aire, et amassera son blé dans le grenier; mais la paille, il la brûlera dans un feu qui ne peut s’éteindre. Tout arbre qui ne porte pas de bon fruit, sera coupé et jeté au feu. Le Sauveur lui-même s’en explique clairement : nous ramassons ici ce qu’il en dit en plusieurs endroits. Voici ses propres paroles : Les méchans séparés des Justes, seront jetés dans la fournaise ardente. Allez, maudits, au feu éternel, qui a été préparé pour le Démon et pour ses Anges. Il vous est plus avantageux de n’avoir qu’un pied, et d’arriver à la vie éternelle, que d’en avoir deux, et d’être jeté dans le feu, qui ne peut s’éteindre. Si quelqu’un ne demeure pas en moi, on le jettera dehors; comme le sarment, il deviendra sec, et on le ramassera, puis on le jettera au feu, et il brûlera. L’Evangéliste saint Jean parle le même langage que son maître : Celui, dit-il, dont le nom ne se trouva pas écrit au Livre de vie, fut jeté dans l’étang de feu. Pour ce qui est des gens lâches, des incrédules, des scélérats, des meurtriers, des impudiques, des empoisonneurs, des idolâtres, et de tous les fourbes, leur partage sera l’étang de feu et de soufre, où ils trouveront la seconde mort.
  Il est donc certain que les méchans seront tourmentés par le feu. Et qu’on n’aille pas se le figurer comme un feu purement spirituel, allumé pour les Démons, et qui n’ait que le nom de feu. Car saint Grégoire dit expressément que c’est un feu matériel, qui ne brûle pas seulement les corps, mais les esprits mêmes; et sa doctrine est reçue communément dans l’Ecole. Quant à la manière dont il brûle les esprits, c’est parmi les Théologiens un grand sujet de dispute. Saint Augustin décide en trois mots toute la question, quand il dit que cela se fait d’une façon merveilleuse, mais réelle et véritable. On peut faire la même réponse à ceux qui demandent quelle est la matière de ce feu, qui ne s’éteint point, et comment il se peut faire que les corps des Réprouvés brûlent toujours sans se consumer. C’est un mystère que nous ne comprenons pas; mais si la chose est admirable, elle n’en est pas moins vraie. L’Eglise le croit, et sa croyance est fondée sur ce que celui qui opère cette merveille est tout-puissant, et que celui qui nous la propose comme véritable, ne se peut tromper, étant la Sagesse même, et la première Vérité.
  Mais laissons cela à part, et contentons-nous de bien méditer ce qu’il nous importe le plus de savoir, quel tourment c’est à un corps humain, plus délicat et plus sensible que tout autre, d’être plongé dans un étang de feu et de soufre, sans jamais mourir. Le tourment est grand, et n’a point de fin; mais n’est-il pas juste qu’où le péché ne cesse point, la peine dure toujours ? Les tyrans ont inventé bien des sortes de supplices; le plus douloureux de tous est sans contredit celui du feu. Une seule chose en peut diminuer la rigueur, c’est que s'il est le plus violent, il est aussi le plus court, et qu’on n’y peut résister longtemps. Qui ne plaindra donc le malheur de ceux qui sont condamnés à un feu qui les tourmente cruellement, et qui jamais ne cessera de les tourmenter ? Ô ! si l’on pensait à cela, et que l’on en fût bien persuadé, qui est-ce qui se sentant la conscience chargée d’un péché mortel, pourrait s’empêcher de gémir et de fondre en larmes ? Plût à Dieu que chaque pécheur crût que c’est à lui en particulier que le Saint-Esprit adresse ces paroles d’un de ses Prophètes : Qui de vous pourra supporter l’ardeur d’un feu dévorant ? Qui de vous pourra subsister dans les flammes éternelles ? Comme s’il disait : Gardez-vous bien de vous charger d’un fardeau que vous ne sauriez porter. Essayez si vous aurez assez de force et de constance pour soutenir l’ardeur excessive de ces flammes épouvantables : mettez la main dans le feu, et voyez comment vous pourrez demeurer éternellement abîmé avec les Démons dans l’étang de feu et de soufre. Pour vous préserver d’un si grand mal, travaillez à réprimer vos passions; ne vous laissez échapper aucune parole indiscrète, ou qui blesse la charité, abstenez-vous de toute mauvaise action; et si votre conscience vous reproche quelque péché de quelque nature qu’il soit, tâchez au plus tôt de l’effacer par vos larmes, de vous en purger par la Confession, de l’expiez par le jeûne, par la prière et par l’aumône. C’est là le moyen de vous sauver du feu éternel.
  Le quatrième tourment des Damnés, est le ver qui déchire sans cesse le cœur, et dont il est fait mention dans Isaïe et dans saint Marc. Le ver des pécheurs ne mourra point, dit Isaïe, et leur feu ne s’éteindra point. Le Fils de Dieu, dans saint Marc, répète jusqu’à trois fois en un seul Chapitre ces mêmes paroles. Saint Basile, sur le Psaume 33, semble vouloir dire que c’est un ver matériel et plein de venin, qui ronge toujours la chair, sans pouvoir se rassasier, et qui cause par sa morsure d’horribles douleurs. Mais saint Augustin croit avec plus de raison, que le feu qui ne s’éteint point, est pour l’esprit. C’est aussi l’opinion commune des Théologiens. Ce ver immortel et insatiable, n’est donc autre chose que le souvenir du péché, et la syndérèse, qui comme un ver toujours affamé, pique incessamment le cœur du pécheur, en lui reprochant l’étrange folie qu’il a faite de renoncer à son salut, et de s’engager volontairement dans la damnation, pour jouir d’un plaisir également court et honteux.
  On peut en ce monde ou adoucir ou suspendre les fâcheux remords d’une mauvaise conscience, soit en reposant durant la nuit, soit en lisant, ou en travaillant durant le jour, ou en cent autres manières; mais dans l’Enfer, où il n’y a ni sommeil, ni lecture, ni occupation qui puisse distraire ou divertir, on est jour et nuit rongé de ce ver qui déchire les entrailles des impies, sans leur donner un seul moment de repos. Ainsi transportés de rage contre eux-mêmes, ils gémissent et se lamentent sans cesse, en s’écriant tout en pleurs; Ô temps heureux, ô favorables momens, que nous avons laissé s’écouler, et que nous ne retrouverons jamais ! Ô aveugles et insensés que nous étions ! qui nous avait fasciné les yeux, qui nous avait troublé la raison, pour nous ôter la pensée des maux dont on nous menaçait alors, et que nous souffrons maintenant ? Nous ne manquions pas de Prédicateurs, on ne cessait de nous avertir tantôt en public, tantôt en particulier, du danger où nous étions. De quoi nous profitent aujourd'hui les biens que le monde nous offrait, et qui ne pouvaient servir qu’à irriter contre nous le Dieu des vengeances ? Quand il nous aurait donné des Royaumes, avec toutes les richesses et tous les plaisirs imaginables, quand il aurait pu nous en assurer la jouissance durant plusieurs siècles, tout cela eût-il mérité qu’on l’achetât au prix d’une éternité de tourmens ? Mais il s’en faut bien qu’il nous promit des couronnes, et toutes sortes de délices pour beaucoup d’années : tout ce qu’il nous faisait espérer, n’était que quelque douceur passagère, mêlée d’amertume. Qui donc a pu nous ensorceler jusques à ce point, que malgré tant de sages remontrances, tant de charitables reproches, nous n’avons jamais songé tout de bon à nous préserver des maux à venir ? Voilà ce que disent et ce que diront éternellement ces malheureux, dont le ver ne mourra point, et le feu ne s’éteindra point.
  La cinquième peine des méchans est une fâcheuse captivité dans une prison, où ils sont liés si étroitement, qu’ils ne sauraient se remuer. Le Sauveur en parle au sujet de cet homme, qui était entré étourdiment dans la salle du festin, sans avoir pris sa robe de noces. Le Roi, en colère, commanda sur l’heure qu’on le chassât, et que pieds et poings liés, on le jetât dans un horrible cachot. L’Apôtre saint Jude en parle aussi dans son Epître. Dieu, dit-il, en attentant qu’il juge les Anges déchus par leur faute du glorieux état où il les avait créés, les tient enchaînés pour jamais dans une obscure prison. Ces liens et ces fers que les Damnés auront aux pieds et aux mains, marquent qu’ils seront éternellement dans la même situation, sans jamais pouvoir se remuer en aucune sorte. Encore si on leur donnait quelque moment pour prendre un peu de repos, cette terrible contrainte leur deviendrait supportable; mais comme le ver qui les pique ne les quitte point, et que le feu qui les brûle ne leur donne point de relâche, ce leur est une peine étrange que de ne pouvoir se tourner ni changer de place. Qu’y a-t-il de plus fâcheux à un malade, quoique mollement couché, que d’être contraint de demeurer immobile dans le fort d’une fièvre ardente ?
  Ce fut sans doute un cruel supplice, que celui qu’on fit souffrir au glorieux martyr Marc d’Aréthuise, lorsqu’après l’avoir lié très étroitement, et lui avoir frotté tout le corps de miel, on l’exposa nu aux aiguillons des moucherons et des guêpes, dont il ne pouvait se défaire, ni en s’enfuyant, ni en les chassant. Saint Grégoire de Nazianze rapporte ceci pour montrer jusqu’où peut aller la malice et la fureur du Démon contre les Martyrs; mais ce généreux Confesseur de Jésus-Christ avait de quoi se consoler sur le peu de temps que devait durer son Martyre, et sur la durée infinie du bonheur qui l’attendait dans le Ciel. Peut-être avait-il alors dans l’esprit cette sentence de l’apôtre : Les souffrances de cette vie, quoique courtes et légères, nous acquièrent là-haut une gloire immense et d’une éternelle durée. Au contraire, ces misérables, qui en punition de leur désobéissance et de leur libertinage brûlent dans l’Enfer, sont liés par les pieds et par les mains, et exposés en cet état aux vers qui les rongent et aux flammes qui les dévorent, sans qu’ils puissent ni se défendre des vers, ni s’échapper des flammes, ni espérer aucune sorte de soulagement, et; moins encore aucune sorte de plaisir dans tous les siècles des siècles.
  Le sixième tourmen des Damnés, est la compagnie des Démons, suivant ce terrible Arrêt que le Fils de Dieu portera contre eux : Allez loin de moi, maudits, allez au feu éternel, qui a été allumé pour le Démon et pour ses Anges. Saint Jean dans l’Apocalypse, dit que le Démon qui séduisait les nations, fut jeté dans l’étang de feu et de soufre avec la Bête, et le faux Prophète, et que tous ceux de qui le nom ne se trouva pas écrit dans le Livre de vie, y furent aussi jetés. Saint Basile, saint Augustin, saint Bernard, et les autres Pères confirment la même chose. Que chacun donc considère combien il est dur de n’avoir jamais d’autre compagnie que celle de ces cruels ennemis du genre humain, qui sont comparés dans l’Ecriture à des Lions, à des Dragons, à des Aspics, à des Basilics. Ce n’est pas la moindre partie du bonheur des Saints, que la joie qu’ils ont de pouvoir vivre éternellement avec une multitude innombrable d’Anges, dont ils sont tendrement aimés, et qui excellent en sagesse, en charité, en douceur, et en toutes sortes de perfections. Ce n’est pas non plus la moindre partie du malheur des Réprouvés, que d’être contraints d’habiter toujours avec ces Esprits immondes, dont le nombre est infini, la haine implacable, et l'aspect affreux. Il ne faut donc pas s’étonner qu’au milieu de tant d’ennemis et de bourreaux, ils versent des torrens de pleurs, et grincent les dents de rage et de désespoir.
  Ce sont là les deux dernières peines qu’ils souffrent, et que marque le Sauveur en plusieurs endroits, comme lorsqu’après avoir dit que les enfans du Royaume seront jetés dans les ténèbres, il ajoute que c’est là qu’on pleurera, et qu’on grincera les dents; et lorsqu’il adresse aux impies ces épouvantables paroles : Allez-vous-en loin de moi, vous tous qui faites des œuvres d’iniquité; allez où l’on pleure, et où l’on grince les dents. Il répète encore ailleurs la même chose, parce qu’il nous importe extrêmement d’avoir cette vérité bien imprimée dans le cœur. Les pleurs et le grincement de dents nous font connaître la grandeur des autres peines des Damnés. Les pleurs montrent l’excès de la douleur, et le grincement de dents marque un dépit qui va jusques à la rage et à la fureur. L’un et l’autre viennent de l’image triste et toujours présente du bonheur qu’ils ont perdu, du feu qui les brûle, du ver qui les ronge, des ténèbres noires et affreuses qui les environnent, et de la vue continuelle des monstres de l’abîme. Ainsi tous ceux qui non pas voulu pleurer leurs péchés en cette vie durant quelque peu de temps, les pleureront malgré eux en l’autre, mais sans fruit, durant des millions de siècles; et parce que sur le point de commettre le péché, ils n’ont pas frémi d’horreur, ils frémiront à jamais de dépit et de colère contre eux-mêmes, sans pouvoir se soulager au milieu de leurs tourmens. L’apôtre leur disait bien que c’est quelque chose de terrible que de tomber entre les mains du Dieu vivant; mais c’étaient des sourds qui se bouchaient les oreilles, de peur d’entendre sa voix.
  Toutes ces choses ont été écrites pour nous, qui sommes encore entre deux chemins, et dans une entière liberté de nous détourner de celui qui mène à la perdition. Car pour ceux qui sont arrivés au terme, ils n’ont plus de salut à espérer, quand ils répandraient autant de larmes, qu’il y a d’eau dans la mer. Pleurez donc, ô Âme chrétienne, pleurez, tandis que vos pleurs peuvent servir à l’expiation de vos offenses. Ne différez pas plus longtemps, parce que le temps passe vite. Songez combien de pécheurs, que la mort surprend tous les jours, sont étonnés de se voir en un moment précipités dans l’Enfer, où ils ne tomberaient pas, s’ils avaient tâché de prévenir par la pénitence un malheur, qui leur fera éternellement verser des larmes et grincer les dents.

  Chapitre III
  Troisième source des larmes : Le souvenir de la Passion du Sauveur

  La passion de Jésus-Christ est encore une source de larmes, et une de ces fontaines, où le Prophète Isaïe veut que nous allions puiser des eaux salutaires. Mais avant que de l’ouvrir, il faut d’abord éloigner ce qui est capable d’en fermer l’entrée.
  Quelqu’un pourrait demander pourquoi l’on pleure la mort du Sauveur, puisque ses souffrances sont passées, et que non-seulement, elles sont passées, mais changées en une gloire qui semble devoir les faire oublier. Qu’est-il besoin de compatir à une personne qui ne souffre plus, et qui est hors d’état de souffrir ? Quand une femme est en travail, dit le Sauveur même, elle gémit, parce que son temps est venu, et s'il y a auprès d’elle quelques-unes de ses amies, elles lui portent compassion : mais sitôt qu’elle est accouchée, et que ses douleurs ont cessé, elle se réjouit, et tous ceux qui la plaignaient auparavant, se réjouissent avec elle. L’Eglise en use de la même sorte à l’égard de ses Martyrs; car tandis qu’ils souffrent, cette mère charitable ressent vivement leurs peines; mais quand ils ont vaincu les Tyrans, elle prend part à leur gloire, et célèbre leurs triomphes. Enfin saint Léon, parlant au peuple, qui honorait la mémoire de Jésus souffrant : Voici, disait-il, la célébrité tant désirée de la Passion de Notre-Seigneur, laquelle parmi les transports d’une joie sainte, ne nous permet pas de nous taire. Que voit-on, continue-t-il, parmi les œuvres de Dieu qui ravissent en admiration ceux qui les contemplent, que voit-on de plus charmant, et qui surpasse plus la portée de l’esprit humain, que la Passion du Sauveur ? Ce saint Docteur trouve donc dans les souffrances de Jésus-Christ des sujets de réjouissance, et il devait être persuadé que le souvenir de sa mort demande plutôt de la joie que de la tristesse, des actions de grâces que des larmes.
  Pour répondre à cette question, je dis que les peines de Notre-Seigneur, mourant sur la Croix, demandent également de la joie et de la tristesse. Car on peut considérer la Passion en trois manières, ou dans elle-même, ou dans son effet, ou dans sa cause. Si on la regarde en elle-même, surtout si on se la figure comme présente, c’est un objet triste et capable d’attendrir les cœurs les plus durs. Si on l’envisage dans son effet, qui est la Rédemption du monde, c’est un sujet non pas de douleur, mais de réjouissance, puisque c’est l’unique moyen que Dieu a choisi pour ouvrir le Ciel aux pécheurs, et pour les faire triompher des Puissances de l’abîme. Si enfin on la considère dans sa cause, qui sont nos péchés, c’est sans doute une vraie matière de gémissemens et de pleurs.
  Ce qu’on disait donc de la compassion qui ne doit durer qu’autant que le mal, et qui est suivie de la joie, est très-véritable, quand le mal étant passé, on ne le regarde plus que comme un sujet de gloire. Ainsi l’Eglise ne se proposant les souffrances des Martyrs, que comme des maux passés, et comme des sources de mérites et des sujets de récompense, elle en célèbre toujours la mémoire avec des marques publiques de joie. Mais pour ce qui est de Notre-Seigneur, elle a des jours qui sont consacrés à sa Passion, comme elle en a d’autres qui le sont à sa Résurrection et à son entrée triomphante dans le Ciel. Dans ceux-là, l’on envisage sa Passion telle qu’elle est en elle-même, et dans ceux-ci on la regarde comme la matière de sa gloire; dans ceux-là, on la considère comme présente, et dans ceux-ci, comme passée. Car on ne se propose pas en même temps Jésus crucifié et Jésus ressuscité, Jésus mourant et Jésus vivant. Mais il n’en est pas des Martyrs comme du Roi des Martyrs : car par l’opprobre de sa mort, il n’a pas seulement mérité son élévation dans la gloire, il nous a aussi mérité à tous la grâce de la Rédemption, et l'on peut dire véritablement que bien que ses souffrances soient passées, sa mort toutefois opère toujours, comme présent, des effets prodigieux dans les Sacremens.
  Nous sommes donc obligés de l’honorer, et comme présente et comme passée : ce qui ne convient nullement aux souffrances des Martyrs, qui n’ont obtenu des couronnes que pour eux seuls. Les Justes, dit saint Léon, ont reçu, mais n’ont pas donné des couronnes. Ils nous ont appris par leur constance dans les tourmens, à pratiquer la patience; mais ce n’est point eux qui nous ont acquis les dons qui nous justifient. Ils sont morts chacun pour soi, et en mourant ils n’ont point payé les dettes d’autrui. Il ne s’est trouvé parmi les enfans des hommes que Jésus-Christ en qui tous aient été crucifiés, en qui tous soient morts, en qui tous aient été ensevelis, en qui tous soient ressuscités.
  Lors donc que ce Père nous enseigne ailleurs qu’il faut célébrer avec joie la Passion du Fils de Dieu, et qu’il est doux aux bonnes âmes de la méditer, il ne parle que de la douceur que les larmes saintes portent avec elles. Saint Bonaventure, qui en cent endroits exhorte tous les Chrétiens à pleurer la mort de leur Sauveur, ne sépare point de ces pleurs la joie que produit l’amour. Une âme, dit-il, qui considère attentivement Jésus crucifié, ne peut s’empêcher de verser des larmes de dévotion et de compassion; elle s’en fait même un plaisir. Cela posé, il nous est facile de faire voir que l'on ne saurait trop pleurer, lorsqu’on pense à la mort de Notre-Seigneur, soit qu’on se la figure comme présente, ou qu’on la regarde comme l'effet le plus funeste du péché.
  La première de ces deux choses se peut prouver par l’exemple du grand saint François. Car cet homme Séraphique, comme remarque saint Bonaventure, se retirait la nuit dans les bois, ou en quelque autre lieu à l’écart, et là il fondait en larmes, et jetait de grands cris, comme s'il eut vu de ses yeux Jésus-Christ en Croix. Saint Bonaventure nous conseille à tous d’en faire autant. Ceux qui ont écris des Traités ou des Méditations sur ce Mystère d’amour, nous donnent le même conseil; et si quelqu’un en veut savoir la raison, il n’a qu’à considérer ce que nous en allons dire.
  La chose du monde qui nous doit être la plus chère, et que nous devons préférer à toute autre, c’est l’amour de Dieu, tant parce que c’est la matière du premier et du plus grand commandement : Vous aimerez le Seigneur, votre Dieu, de tout votre cœur; parce que la charité est cette excellente vertu, par laquelle nous vivons, et sans laquelle nous ne saurions vivre à Dieu; que c’est elle seule qui ne peut compatir avec le péché mortel : qu’elle est le principe du mérite, et le lien qui nous attache si étroitement à Dieu, que nous devenons un même esprit avec lui; qu’enfin c’est en elle qu’est renfermée la perfection de la Loi Chrétienne. Or l’amour s’excite principalement par la considération des bienfaits : Hé ! qui peut douter que le plus grand des bienfaits de Dieu, ne soit la mort de son Fils, sacrifié pour notre salut? Le Sauveur lui-même nous le fait assez entendre, lorsqu’il dit que Dieu a aimé le monde, jusqu’à lui donner son Fils unique. Saint Paul en devait être bien convaincu, puisqu’écrivant aux Romains, il leur disait que Dieu a fait éclater l’amour qu’il nous porte, en ce que Jésus-Christ est mort pour nous, dans le temps même que nous étions encore pécheurs, et par conséquent ses ennemis.
  Mais comment nous exciter à aimer notre Souverain Bienfaiteur, si nous ne nous proposons toute la suite de sa Passion que comme une histoire, et si nous ne la regardons que comme une chose passée ? Il faut donc, autant qu’il se peut, nous en faire une peinture aussi vive, que si nous avions le Sauveur même devant les yeux, tantôt baigné d’une sueur de sang et à l’agonie dans le Jardin des Olives, et faisant les derniers efforts pour surmonter la tristesse qui l’accablait; tantôt exposé parmi les Prêtres et les Pharisiens, ses plus mortels ennemis, aux insultes des soldats qui lui crachaient au visage, et lui donnaient des soufflets; tantôt les mains liées, et debout devant Pilate, puis envoyé par Pilate même à Hérode, et renvoyé par Hérode à Pilate, après mille railleries sanglantes : tantôt attaché à la colonne, flagellé comme esclave, couronné d’épines, vêtu d’un méchant manteau de pourpre, et une canne à la main, en forme de sceptre, comme un faux Roi, et un injuste usurpateur de la Royauté; tantôt condamné à mort, et allant au lieu du supplice, chargé de sa Croix entre deux voleurs ; tantôt crucifié, et répandant par les plaies de ses mains et de ses pieds, cloués à la Croix, des ruisseaux de sang; enfin remettant son âme entre les mains de son Père, avec un grand cri et beaucoup de larmes.
  Au reste il ne suffit pas de considérer tout cela, comme en passant et presque sans réflexion ; il faut tacher de l’approfondir, et examiner attentivement quelle est la personne qui souffre, ce qu’elle souffre, pourquoi elle souffre, et qui sont ceux qui la font souffrir. Ces quatre choses bien considérées seront quatre sources de larmes, qui ne tariront jamais. Tous ceux qui ont composé des Livres sur le Mystère de la Passion, et sur la manière de la méditer, les ont expliquées fort au long : mais il me semble qu’on peut encore s’en former une juste idée, en la mesurant de la façon que saint Paul veut qu’on mesure tous les Mystères de notre religion, c’est-à-dire, selon sa longueur, sa largeur, sa hauteur et sa profondeur; aussi bien cela s’entend-il particulièrement de la Croix. Nous en ferons donc la matière de quatre considérations, par où nous découvrirons quatre avantages fort considérables, que les souffrances de Notre-Seigneur ont sur celles des Martyrs, et quatre insignes vertus, qu’il y a pratiquées d’une manière toute divine.
  La Passion de Jésus-Christ a eu sa longueur, sa largeur, sa hauteur et sa profondeur. La longueur, est sa durée; la largeur, est la multitude des peines qu’il a endurées; la hauteur est l’excès de ces même peines, plus grandes que toutes celles que les Saints ont jamais souffertes; la profondeur, est son poids et sa plénitude, qui n’a jamais été diminuée par aucune sorte de soulagement. Examinons toutes ces choses en particulier; et commençons par sa longueur.
  Le dernier tourment du Fils de Dieu, et celui par où il finit sa vie, qui fut celui de la Croix, dura depuis la sixième heure du jour jusqu’à la neuvième; si bien qu’on peut dire que sa mort fut longue, puisque pendant tout ce temps-là il souffrit des douleurs mortelles. Il ne mourut pas tout d’un coup, comme ceux à qui l’on tranche la tête; il ne languit pas un peu de temps seulement, comme ceux qui sont étranglés, ou brûlés, ou noyés, ou dévorés par les bêtes. Sa Passion ne fut pas même toute renfermée dans ces trois heures, qu’il demeura sur la Croix : elle commença dans le Jardin de Gethsémani par cette tristesse excessive, qui lui causa une prodigieuse agonie avec une sueur de sang; et elle continua jusques à la neuvième heure du lendemain. Ainsi sa durée fut de dix-huit heures entières; de neuf heures, depuis la troisième de la nuit jusqu’à la douzième; et de neuf heures depuis la première du jour suivant jusqu’à la neuvième, à laquelle il expira.
  Mais ce n’est pas tout : car, à proprement parler, la vie du Sauveur fut une mort continuelle. Dès le moment de sa Conception, il sut qu’il devait mourir sur une Croix; il accepta de bon cœur ce genre de mort pour la gloire de son Père, et pour le salut des hommes; et tant qu’il vécut, il eut tellement la Croix présente à l’esprit, qu’on peut dire qu’il y fut toujours attaché. C’est pour cela qu’il parlait souvent de sa Croix, et du Calice de sa Passion. Celui, disait-il, qui ne veut pas prendre sa Croix, et me suivre, n’est pas digne de moi. Celui qui veut marcher sur mes pas, qu’il renonce à lui-même, qu’il prenne sa Croix, et me suive. Pouvez-vous boire le Calice que je boirai? Tout homme qui ne porte pas sa Croix, et ne marche pas sur mes traces, ne peut être mon Disciple. Comprenez par-là, ô Âme chrétienne, que votre Sauveur n’a jamais eu de repos, qu’il a toujours travaillé au grand ouvrage de la Rédemption du monde; et après cela rougissez de honte, quand vous venez à penser que jusques ici vous avez étrangement négligé votre salut; que vous vous êtes occupée de toute autre chose, et que le temps qui vous devait être si précieux, vous l’avez perdu en des entretiens inutiles et en des divertissements profanes.
  Mais poursuivons. La Passion de Jésus-Christ ne fut pas seulement longue; elle eut aussi beaucoup d’étendue par la multitude et par la diversité de ses tourmens. Car pour ne rien dire de la violence avec laquelle il fut pris et lié dans le Jardin; pour ne point parler des soufflets, des crachats, des coups de fouet, du couronnement d’épines, des malédictions, des injures, des faux témoignages, des railleries, des insultes, et de mille autres sortes de peines, qu’on lui fit souffrir, voyons seulement combien de croix il endura, dans le seul supplice de la Croix.
  Premièrement on l’attacha par les pieds et par les mains, avec de gros clous, à ce bois infâme; ce qui lui fit une douleur qu’il est difficile d’exprimer. Secondement il fut élevé avec le bois même, où il était suspendu; et alors ses plaies s’étant augmentées, et s’augmentant de plus en plus par le poids du corps, il en sortit une grande quantité de sang. Troisièmement on le dépouilla, et ce fut pour lui quelque chose non-seulement de bien honteux, mais de bien fâcheux d’être ainsi exposé à l’air, dans une saison aussi froide. Quatrièmement des grandes fatigues qu’il avait souffertes, et l’agitation continuelle et violente, où il avait été jusqu’alors, l’avaient réduit à une extrême faiblesse. Car depuis la dernière Cène, jusqu’au temps qu’il fut mis en Croix, il avait beaucoup marché, et toujours à pied, sans prendre de nourriture. D’abord il était sorti de la ville, et était allé au jardin de Gethsémani sur la Montagne des Olives, d’où les Juifs l’ayant ramené à Jérusalem, le traînèrent chez Anne, et puis chez Caïphe; de là au Prétoire de Pilate, du prétoire de Pilate au Palais d’Hérode, du Palais d’Hérode, encore une fois au Prétoire, et enfin au Mont de Calvaire, où après tant de mouvemens et de tours longs et pénibles, il devait finir sa carrière.
  Ô mon Sauveur, pour gagner une seule âme, vous vous fatiguâtes tellement un jour, que vous fûtes obligé de vous asseoir sur le bord d’une fontaine : mais aujourd’hui, pour me retirer du péché, et pour m’attirer à vous, moi et tous ceux qui sont pécheurs comme moi, vous faites bien plus de chemin. Épuisé de sang par une cruelle flagellation, accablé du poids de la Croix, qu’on vous a contraint de porter, vous n’avez après cela où vous reposer que ce bois très-dur, et plus capable d’augmenter que de soulager votre lassitude. Ne devrais-je pas aussi me consumer de travaux pour votre service, ou gémir sans cesse, jusqu’à ce qu’atténué et abattu par les rigueurs de la Pénitence, je méritasse de recueillir le fruit de votre Passion?
  Mais ce quatrième tourment de Jésus en Croix, n’est pas le dernier : en voici encore un cinquième; c’est la soif qui le presse à un tel point, qu’oubliant ses autres peines, il ne se plaint que de celle-ci : J’ai soif, s’écrie-t-il. Sans doute sa soif devait être extrême, après avoir fatigué pendant dix-huit heures, et avoir perdu presque tout son sang. Car l'expérience montre qu’une grande perte des sang cause d’ordinaire dans le corps une telle sécheresse, que rien ne tourmente plus que la soif. Si tu veux donc, ô mon Âme, présenter à ton Sauveur quelque chose qui lui plaise et qui le soulage, présente-lui non pas du vinaigre comme les Juifs, mais des larmes saintes, des larmes d’amour comme Marie Magdelene, qui pleure au pied de sa Croix; c'est là cette eau qu’il souhaite, et qu’il te demande; c’est la seule qui puisse éteindre sa soif.
  La sixième peine de Jésus crucifié est de ne pouvoir se servir ni de ses pieds ni de ses mains, et d’être contraint de demeurer immobile dans une entière impuissance de changer de situation. Celle-ci, qui parait peut-être légère et tolérable à ceux qui ne l’ont point éprouvée, ne paraît pas telle aux paralytiques et aux goutteux, toujours obligés de garder le lit, sans jamais se pouvoir remuer.
  On peut compter pour une septième peine du Sauveur la vue de sa sainte Mère et du Disciple qu’il aimait le plus. Car comment aurait-il pu les voir affligés, sans s’affliger avec eux?
  La huitième est de n’entendre de tous côtés que les blasphèmes des Prêtres, des Pharisiens et des Scribes contre lui. Car à l’égard des personnes qui ont de l’honneur et un mérite extraordinaire, ces sortes d’affronts sont quelque chose de plus sensible que les maux du corps.
  La neuvième enfin est une mort honteuse et sanglante. Car quoiqu’il n’y ait rien au monde de plus terrible que la mort, il ne veut pas toutefois s’en exempter; il veut en mourant désarmer, et s'il est permis de parler ainsi, faire mourir la mort même. Il est donc vrai que sa Passion a une grande étendue, puisqu’elle renferme tant de peines et de tourmens différens; mais si l’on y trouve de la longueur et de la largeur, on y trouve aussi une espèce de hauteur et de profondeur.
  Et pour commercer par la hauteur, ce n’est point exagérer que de dire que les souffrances de Jésus-Christ ont surpassé de beaucoup toutes celles des autres hommes. Dès le moment de son Incarnation, il les prévit toutes; il y pensa continuellement depuis, et il en porta dans le cœur, jusqu’à la mort, toute l’amertume. Car lorsqu’on dit que les coups, qui sont prévus, font de plus légères blessures, cela ne se doit entendre que de ceux qu’on peut détourner tout à fait, ou parer en quelque sorte, et nullement de ceux qu’on ne saurait éviter, tels que sont ceux qui viennent du Ciel. Un homme sur qui la foudre tombe tout à coup, souffre beaucoup moins qu’un autre à qui l’on dit et qui croit qu’un certain jour il en doit être frappé. Car celui-ci est dans des frayeurs et des inquiétudes continuelles, en attendant ce jour fatal, où il croit mourir d’une si terrible mort. Le Fils de Dieu eut toujours sa Croix devant les yeux; il n’ignorait rien de ce qu’il avait à souffrir. Il savait quelle serait la multitude et la grandeur de ses peines, et cette image si triste qu’il avait toujours présente, le tourmentait jusques à l’excès.
  On peut ajouter qu’il était d’autant plus sensible à la douleur, qu'il avait un corps, formé par le Saint-Esprit, d’un tempérament délicat, propre à exercer parfaitement bien toutes les fonctions de ses sens. Enfin l’amour qu'il portait aux hommes, et qui lui faisait désirer que leur Rédemption fut abondante, ne lui permit pas de laisser tellement affaiblir ses forces par de si longues et de si rudes souffrances, qu’il n’en eut plus à la fin pour sentir ses maux. Il les conserva jusques au dernier soupir, comme il parut par ce grand cri qu’il poussa un moment avant que de rendre l’âme. Les gens malades à l’extrémité, n’ont pas coutume et ne sont pas en état d’élever beaucoup la voix, parce qu’ils la perdent d’ordinaire avec la parole; mais Jésus voulant montrer qu’il était en son pouvoir ou de mourir ou de vivre, de mourir quand il voudrait, et pas plus tôt qu’il ne voudrait, s’écria à haute voix : Mon Père je remets mon Âme entre vos mains, et en disant ces paroles, il expira. Le Centurion qui l’avait entendu crier de la sorte, en fut tellement surpris, qu’il dit aussitôt : Certainement cet homme était le Fils de Dieu.
  Ô mon Jésus, il faut avouer qu’il ne manque rien à votre Ouvrage, qui est celui de notre Rédemption; vous avez offert à votre Père un Sacrifice accompli, en conservant jusques à la mort toutes vos forces, et l’usage entièrement libre de vos sens, pour mieux goûter l’amertume de votre calice. Plaise à votre infinie Bonté que nous qui sommes vos serviteurs, étant animés par votre exemple, nous ayons assez de courage pour achever glorieusement tout ce que nous entreprendrons pour votre gloire et pour le salut des Âmes. Faites au moins que s'il nous arrive jamais d’abandonner par lâcheté de si saintes entreprises, nous témoignions par nos larmes le regret que nous en avons; qu’ainsi nous puissions suppléer ce qui manquera à notre ouvrage, et par notre humilité regagner ce que nous aurons perdu par notre faiblesse et notre inconstance.
  Il ne reste plus à considérer dans la Passion de Jésus-Christ, que ce que nous appelons profondeur. C'est une mer pleine d’amertume, où il ne se mêle pas la moindre douceur. On n’a guère de plaisir en cette vie sans quelque chagrin, ni de chagrin sans quelque plaisir : mais les souffrances de Notre-Seigneur sont toutes pures et sans nul adoucissement.
  Ce qui nous console le plus dans nos afflictions c’est la présence de nos amis : Jésus d’abord fut abandonné de tous les siens, qui le laissèrent et prirent la fuite; l’un d’eux le trahit; un autre jura qu’il ne le connaissait point, et pendant qu’on l’accusait sur beaucoup de chefs, il ne se trouvait personne parmi ses Disciples qui osât prendre sa défense ni se déclarer pour lui. Ce fut alors que se vérifia ce qu’il dit par Isaïe : J’ai regardé de toutes parts, et nul ne venait à mon secours; j’ai cherché, et il ne se trouvait personne qui me voulut soulager. Il est vrai que dans le Jardin, il lui apparut un Ange, qui le fortifia, mais ce fut avant sa passion, afin de l’y préparer; nul depuis ne se présenta pour le consoler et pour l’assister. Il n’y eut pas jusqu’à son Père qui ne semblât s’éloigner de lui : Mon Dieu, mon Dieu, disait-il, pourquoi m’avez-vous délaissé? Qui est-ce donc qui ne l'abandonne, et qui ne se retire de lui, lorsqu’il est abandonné de son propre Père
  Gardons-nous bien toutefois de prendre cette sorte d’abandon pour un éloignement véritable, ou pour un défaut de tendresse dans le Père pour son Fils; il l’aime autant que jamais, et si l’on dit qu’il l'abandonne, c’est seulement pour marquer que par le désir qu’il a de sauver les hommes, il le laisse entre les mains de ses ennemis, et veut qu’il souffre des douleurs extrêmes, sans lui donner de consolation. Le Fils souffre donc, et il ne se plaint qu’afin qu’on sache qu'il sent vivement ses peines. Car ceux qui étaient présens à son supplice, le voyaient dans une tranquillité et une paix si profonde, qu'il ne lui échappait pas le moindre soupir. Pour leur montrer donc qu'il n’était point insensible aux grands maux qu’il endurait, il crut devoir adresser à son Père ces paroles, qui marquaient en même temps et sa douleur, et une espèce d’étonnement de se voir ainsi délaissé.
  Nous vous rendons mille actions de grâces, ô mon aimable Sauveur, de la bonté que vous avez eue de nous racheter, par tant de travaux, de fatigues et de douleurs, un repos et un contentement éternel : ajoutez à toutes les grâces qu’il vous a plu de nous faire jusqu’à ce jour, celle de nous éclairer l’esprit, afin que reconnaissant les obligations infinies que nous vous avons, nous ne cessions de vous en bénir, et qu’il n’y ait rien que nous n’employions pour y profiter. Imprimez si bien dans notre mémoire et dans notre cœur l’image de votre mort, qu’elle nous serve, tant que nous vivrons, et d’un frein pour nous détourner du mal, et d’un aiguillon pour nous exciter au bien.
  Mais considérons encore d’une autre manière les dimensions de la Croix de Jésus-Christ. La longueur marque sa patience, la largeur sa charité, la hauteur son obéissance, la profondeur son humilité; quatre vertus qui éclatèrent merveilleusement dans tout le cours de sa Passion.
  La patience est désignée par la longueur, comme ayant une liaison essentielle, et, pour mieux dire, n’étant qu’une même chose avec la constance et la longanimité. Le Sauveur la pratiqua excellemment, parmi tant d’outrages et de mauvais traitements qu’il reçut tant des Pontifes et des Prêtres, que de Pilate, et d’Hérode, et des soldats, et du peuple, presque toute une nuit et tout un jour, sans se fâcher, sans menacer, sans dire un seul mot qui put offenser personne, sans ouvrir la bouche, non plus qu’un agneau qu’on mène à la boucherie. C’est ce que saint Pierre veut que nous admirions, et que nous imitions tout ensemble, quand il dit : Jésus-Christ a souffert pour nous. Il vous a laissé un exemple que vous devez suivre. Lorsqu’on lui disait des injures, il n’en disait point; lorsqu’on l’outrageait, il ne faisait point de menaces; mais il se livrait lui-même à un Juge qui le condamnait injustement.
  La largeur est la charité; parce que le précepte de la charité est d’une étendue infinie, et il faut bien que son étendue soit grande, puisqu’un Chrétien doit aimer jusques à ses ennemis. C’est ce que fit le Sauveur pour notre instruction, lorsqu’il pria pour les siens, en disant : Mon Père, pardonnez-leur; car ils ne savent ce qu’ils font. Sa charité pouvait-elle aller plus loin, qu’à pardonner, mais encore à les excuser, à les recommander à leur Juge, et à s’employer auprès de lui, pour leur obtenir leur grâce? Qui a jamais entendu parler d’un tel excès de bonté? Un homme mourant sur une croix, un homme Dieu, de qui les plaies sont encore fraîches, et les douleurs très-aiguës, s’oublie lui-même, et ne pense qu’à sauver ceux qui lui ôtent la vie, qu’à détourner de dessus leur tête la foudre qui les menace, pendant qu’à ses yeux, et au pied même de sa Croix, ils partagent entre eux ses habits. Cet exemple de charité est si merveilleux, qu’on ne saurait trop s’étonner qu’il y ait encore des Chrétiens qui respirent la vengeance, et qui ne puissent se résoudre à pardonner à leurs ennemis.
  La hauteur a rapport à l’obéissance : car cette vertu regarde la souveraine Majesté de Dieu, qui est infiniment au-dessus de toutes les choses créées, et de qui procède toute la puissance des grands de la terre. Elle parut avec autant d’éclat qu’aucune autre, dans la Passion du Sauveur, qui se soumit à la volonté de son Père, dans la chose du monde la plus difficile, et la plus contraire à la nature; s’étant humilié, comme dit l'apôtre, et rendu obéissant jusques à la mort, et à la mort de la Croix. Il est vrai que sa sainte Humanité ressentit dans le Jardin une telle horreur des peines, qu’il pria son Père de vouloir bien détourner de lui le Calice qu’il lui présentait; mais il ajouta aussitôt : Que ma volonté cependant ne se fasse point, mais la vôtre. Ô que nous avons ici une admirable leçon d’obéissance! C’est là renoncer entièrement à soi-même; c’est mortifier tout de bon sa volonté propre; c’est offrir un sacrifice excellent et d’un mérite infini à la Majesté divine.
  Enfin par la profondeur nous entendons l’humilité, qui d’elle-même tend toujours en bas, qui choisit partout la dernière place, qui cède à tous, et ne se préfère jamais à personne elle a toujours été la vertu favorite de Notre-Seigneur; c’est de lui qu’il veut qu’on apprenne à la pratiquer. Apprenez de moi, dit-il, que je suis doux et humble de cœur. Dans sa Passion, non-seulement il souffrit qu’on lui préféra un voleur, un meurtrier, un Barrabas; mais par un excès d’humilité, ils le soumirent à la mort, et à la mort de la Croix. Que dites-vous à cela, ô âme Chrétienne? Ayant cet exemple d’humilité devant les yeux, aurez-vous désormais envie de vous élever au-dessus des autres, et de contester sur la préséance?
  Mais passons à l'autre point, qui contient un second motif de pleurer et de gémir, au sujet des souffrances du Sauveur. Le premier moyen de s’y laisser attendrir, c’est de se les figurer, non comme passées, mais comme présentes : l’autre est de les regarder, non en elles-mêmes, mais comme des effets du péché. Nous avons assez parlé du premier, parlons du second, et présupposons d’abord qu’il n’y avait sur la terre aucune puissance capable d’ôter la vie au Sauveur, s’il ne se fut volontairement livré à la mort.
  Cela est facile à prouver. Car qui pourrait faire mourir le Fils unique du Tout-puissant, s'il le voulait empêcher? Serait-ce une troupe de soldats et de satellites des Juifs? En leur disant seulement : C’est moi; il les renversa par terre. Serait-ce Pilate, Gouverneur de la Judée, ou l’Empereur même? Que sont-ils, que cendre et poussière, devant celui qui est la vertu de Dieu? Serait-ce le Prince des ténèbres? Combien de fois d’un seul mot a-t-il chassé et fait rentrer dans l’Enfer les Esprits immondes? Serait-ce enfin la Justice divine? Que pourrait-elle condamner et punir dans celui qui est très-saint, et très-innocent, qui n’a rien de commun avec les pécheurs, qui est plus élevé que les Cieux, et plus pur que les Séraphins. Qu’est-ce donc qui l’a pu faire mourir? C’est la malice des hommes; c’est la bonté du Père éternel; c’est la charité de ce Fils obéissant. Je l’ai frappé, dit le Père, pour le péché de mon peuple. Il s’est humilié, dit l’apôtre, en se rendant obéissant jusques à la mort, et à la mort de la Croix.
  Il ne faut rejeter la cause de ses souffrances que sur nos péchés, sur ceux d’Adam, et sur ceux de ses enfans. Non, les épines, quoique piquantes, n’eussent pu percer cette Tête, digne de la vénération des Puissances, des Principautés, des Vertus du Ciel, si mon orgueil ne les y eut fait entrer. Jamais les coups de fouet, quoique redoublés, n’eussent déchiré cette chair sacrée, si mes passions brutales n’en eussent augmenté la force. Jamais les clous, quoique très-pointus, n’eussent fait de plaies à ces pieds et à ces mains, si mon avarice ne les y eut enfoncés. Jamais la mort n’eut attaqué l’Auteur de la vie, si mon ambition ne lui eu, pour ainsi dire, prêté la main, et n’eut conspiré avec elle. Quoi donc, les péchés des hommes ont-ils pu faire succomber la vertu de Dieu Non; c’est plutôt la haine que Dieu a pour le péché; c’est plutôt l’amour que le Père porte aux hommes; c’est plutôt l’obéissance que le Fils rend à son Père. Mais, quoi qu’on dise, il faut confesser que tout le mal vient du péché, puisque sans lui le Sauveur n’eut point eu besoin de mourir. Il aurait donc grand sujet de nous imputer sa mort, et de nous en rendre responsables; mais il aime mieux s’en prendre à sa charité, et à son zèle pour notre salut. Il nous décharge de ce crime, lorsque parlant du Sacrifice qu’il devait faire de sa vie : Nul, dit-il, ne m’ôte la vie; mais je la donne de moi-même. L’apôtre admirant ces excès de miséricorde et de bonté, disait en son nom de tous les enfans d’Adam; Jésus-Christ nous a aimés jusqu’à se livrer lui-même, et à s’offrir à Dieu, comme une victime d’agréable odeur.
  Quoi donc, ne présenterai-je rien au Seigneur qui m’a comblé de bienfaits, qui, pour me laver de mes péchés, m’a fait un bain de son sang? Je lui offrirai un cœur contrit et humilié; je lui offrirai des larmes, qui seront des preuves du regret sincère que j’ai de l’avoir grièvement offensé; je lui offrirai une volonté prête à faire tout ce qu’il demandera de moi. Demandez, Seigneur, tout ce qu’il vous plaira; car je suis à vous, et je ne puis vous refuser rien. Mais, ô mon âme, quelle autre chose crois-tu qu’il veuille de toi que ton salut? C’est ce qu’il désirait avec ardeur, lorsqu’il s’écriait sur la Croix : J’ai soif. Hé quoi, Seigneur, est-ce donc qu’après avoir travaillé pour nous jusqu’à la mort de la Croix, vous ne demandez autre chose de nous, pour marque de notre reconnaissance, sinon que nous coopérions avec vous à notre salut? C’est là sans doute l’exemple le plus admirable que vous nous puissiez donner d’une charité infinie. Donnez-nous donc ce que vous nous demandez, et demandez-nous ce que vous voudrez; car par-là votre volonté étant accomplie, notre obéissance sera parfaite, pour votre plus grande gloire, et pour notre plus grand bien.

LIVRE SECOND

Chapitre IV.

Quatrième source des larmes : Les persécutions de l’Eglise

L’Eglise, cette vraie Colombe, qui gémit toujours, tandis qu’elle est éloignée de sa patrie, et qu’elle marche par des chemins difficiles pour y arriver, l’Eglise ne sera jamais sans persécutions. Car l’apôtre ne nous trompe point, quand il nous assure que tous ceux qui avec la grâce de Jésus-Christ veulent bien vivre, doivent s’attendre à être persécutés. Or parmi les persécutions qu’elle souffre, il y en a de visibles, et il y en a de cachées. Quand les premières viennent à cesser, les autres commencent; et ce sont celles qu’on a le plus de peine à soutenir. C’est d’elles aussi qu’on peut expliquer avec saint Bernard ces paroles du Roi Ezéchias : Voici qu’au milieu de la paix, mon amertume est extrême. L’Eglise donc ne peut s’exempter de gémir, et le propre de ses vrais enfans est de compatir aux maux de leur mère.

Parcourons, si vous voulez, tous ses âges différens. Le premier qui fut celui de sa naissance, se compte depuis la venue du Sauveur jusqu’à l’empire de Néron. C’est dans ce temps-là qu’elle souffrit une rude persécution de la part des Juifs. Car ces ennemis de la vérité, non-contents d’avoir crucifié leur Messie, lapidèrent saint Etienne, poussèrent Hérode à faire mourir saint Jacques, frère de saint Jean, et à mettre saint Pierre en prison; flagellèrent tous les Apôtres, précipitèrent du haut du Temple saint Jacques le Mineur, firent fouetter saint Paul jusqu’à cinq fois, et essayèrent souvent de le tuer. Saint Luc même écrit qu’ils suscitèrent les Gentils et conspirèrent avec eux contre les nouveaux Fidèles. Mais enfin, par un juste jugement de Dieu, ils furent tous, ou tués, ou dissipés; Jérusalem leur Capitale fut saccagée, et leur Royauté détruite.

Alors l’Eglise fut attaquée par les Idolâtres. Plusieurs empereurs Romains, à commencer par Domitien, lui déclarèrent la guerre, sacrifièrent à leurs faux Dieux une infinité de Chrétiens. Il est vrai que parmi les Païens, son premier persécuteur fut Néron; mais de son temps la persécution des Juifs n’était pas finie, et Jérusalem avec son Temple subsistait encore. Quelque violentes néanmoins que fussent toutes ces tempêtes, elles s’apaisaient de temps en temps, et étaient suivies d’un calme assez doux. Mais saint Cyprien et Eusèbe de Césarée ont remarqué que lorsque du côté des Tyrans on était en paix, il s’élevait une espèce de persécution de la part des vices, qui causaient une telle corruption parmi les Fidèles, que Dieu irrité n’avait point de moyen plus sûr ni plus ordinaire pour les obliger à rentrer dans leur devoir, que de rallumer la haine des Païens contre eux.

Voici ce qu’en dit saint Cyprien : Dieu a voulu que sa famille fût éprouvée; et voyant que par une longue paix, la discipline s’était beaucoup relâchée, il a relevé par une correction salutaire notre foi toute languissante et comme endormie. Mais bien que pour nos péchés nous méritassions un châtiment plus sévère, il a su si bien modérer et adoucir toutes choses, par son infinie Bonté, que le mal qu’on nous a fait n’est pas tant une persécution qu’une simple épreuve. Eusèbe de Césarée parle de la même sorte, et dit qu’avec un grand sentiment de douleur : Nos désordres étaient arrivés à un tel excès, qu’on ne voyait plus parmi nous que lâcheté et que mollesse; que la jalousie régnait partout; qu’on ne faisait que se dire des injures, que se donner des malédictions, que se déchirer les uns les autres; que les prélats même se décriaient mutuellement; que les peuples étaient divisés entre eux, qu’enfin sous un masque de Religion, sous un visage modeste et un extérieur composé, l’on cachait une extrême méchanceté. Dieu cependant qui voyait encore partout un grand nombre de vrais Chrétiens, nous traitait avec assez de douceur, et semblait nous épargner. Mais enfin lorsqu’aveuglés par nos passions, nous ne nous sommes plus mis en peine d’apaiser sa juste colère, il a répandu, selon que parle Jérémie, d’épaisses ténèbres sur la fille de Sion, etc..

La persécution des Païens et des Idolâtres ayant cessé, du moins en partie, il en vint une autre encore plus dangereuse, qui fut celle des Hérétiques. Car quoique dès le commencement on eût semé dans l’Eglise des erreurs, comme de l’ivraie parmi le froment, néanmoins l’opiniâtreté et la fureur des Ariens, qui s’élevèrent du temps du grand Constantin, fut si excessive, qu’à peine pouvons-nous dire qu’avant eux l’Eglise ait eu de ces sortes d’ennemis. Ainsi ce fut proprement sous le règne de ce Prince que les guerres des Païens étant finies, celles des hérétiques commencèrent, et l’on n’en verra la fin qu’à la mort de l’Antéchrist : car cet homme de péché, sera le dernier persécuteur des Fidèles, et comme sa persécution sera la dernière, elle sera aussi la plus cruelle et la plus sanglante.

Mais pour ne parler que du XVIIe siècle où nous vivons, avons-nous plus de sujet de nous réjouir de la paix où l’Eglise semble être aujourd’hui, que de gémir des maux qu’elle souffre ? Pour moi, je crois et je soutiens qu’il n’est point de genre de persécution, hors celle de l’Antéchrist, où elle ne soit exposée. Premièrement celle des Juifs dure encore. Car outre que par leurs usures, ils causent un vrai préjudice aux Chrétiens, ils en abusent plusieurs, et sous le nom de Chrétien, dont ils se couvrent, ils leur inspirent en divers endroits la haine de Jésus-Christ. Les Mahométans, aussi-bien que les Idolâtres, continuent aussi à maltraiter les Fidèles, non-seulement en Asie et en Afrique, mais même en Europe. Encore s’ils se contentaient de les dépouiller de leurs biens; mais ils en engagent un assez grand nombre à renoncer au Christianisme pour embrasser la brutale Secte de Mahomet. Joignez à cela les persécutions si souvent renouvelées de nos jours dans le Japon, contre une Eglise, qui, quoique naissante, s’est signalée par la fermeté de sa foi, et par la constance de ses Martyrs.

A l’égard des Hérétiques et des Novateurs, la religion a-t-elle jamais tant souffert qu’elle souffre maintenant; soit par l’effroyable multitude des Sectes, qui se sont élevées contre elle, et qui troublent son repos, soit par le faux zèle des Sectaires, à répandre partout leurs erreurs; soit par les horribles cruautés qu’on exerce sur les Catholiques, et particulièrement sur les Prêtres ? Dans l’Orient, et du côté du Midi les anciennes hérésies de Nestorius et d’Etuichès subsistent encore. Dans l’Occident, et parmi les peuples du Nord, outre celles qu’on a inventées de nouveau, et qui sont sans nombre, on a fait revivre l’Arianisme, et les dogmes d’Ebion et de Cérinthe, qui foudroyés depuis plus de treize cents ans, paraissaient ensevelis dans l’oubli. Ainsi la persécution des Hérétiques de ce temps, surpasse toutes celles des siècles passés. Que doivent donc faire ceux à qui il reste quelque sentiment de Religion et que peuvent-ils faire de mieux que de verser des larmes en abondance ? Qu’y a-t-il de plus déplorable que la perte de tant d’âmes, que l’amour de la nouveauté précipite tous les jours et à toute heure en Enfer ? Peut-on voir sans une extrême douleur le culte de Dieu, ou notablement diminué, ou tout à fait aboli ?

Mais que dirons-nous de la persécution des vices qui naissent de notre penchant naturel au mal ? Celle-ci est intérieure et cachée; car elle nous est suscitée par des ennemis invisibles, qui sont les Démons, dont les traits ardens et envenimés, blessent d’autant plus dangereusement et plus immanquablement, que la plaie est faite avant qu’on ait pu prévoir le coup. Autrefois, comme on l'a déjà remarqué, une persécution succédait à l’autre, et Dieu qui dispose sagement de tout, pour mettre fin à celle des vices, envoyait, ou pour mieux dire, permettait celle des Tyrans. Mais aujourd’hui elles viennent toutes ensembles, sans que pour cela nous sortions de notre assoupissement, ni que nous sentions la main de Dieu, qui s’appesantit sur nous. Croyons-nous que nos vices soient, ou entièrement domptés, ou si affaiblis, qu’ils ne puissent plus nous faire la guerre, et que nous soyons en paix de ce côté là ? Plût à Dieu que cela fût vrai ! Mais je sais qu’en cette partie de l’Europe, que nous habitons, et où l’on ne craint ni les Turcs, ni les Hérétiques, on entend souvent proférer et contre Dieu et contre les Saints des blasphèmes qui feraient horreur aux Mahométans et aux Idolâtres. Et quel péché est-ce que le blasphème ? Il est si grand, que si l’on en croit saint Thomas, il n’y en a point de pareil. Aussi dans l’ancienne Loi, Dieu voulait que quiconque en serait trouvé coupable, fût puni de mort sans rémission.

Je n’ignore pas non plus, que les parjures, qui approchent fort du blasphème, sont devenus si communs en certains pays, que plusieurs n’ont point de honte d’assurer, même avec serment et en justice, les plus grandes faussetés. Je frémis, lorsque je pense aux adultères, aux homicides, aux larcins, et à tant d’autres crimes énormes, qui se commettent partout, et qui font voir clairement la vérité de ces paroles du Prophète Osée : La médisance, l’imposture, l’homicide, le larcin, l’adultère se sont répandus, et ont fait une inondation dans le monde; et un sang a été suivi d’un autre sang, c’est-à-dire, un crime a été suivi d’un autre crime. Pour marquer une quantité prodigieuse de toutes sortes de péchés, on en parle comme d’une inondation qui se fait, lorsqu’une rivière extraordinairement enflée par les pluies, se déborde avec impétuosité, et couvre les terres voisines. Ce qu’on ajoute qu’un sang a été suivi d’un autre, en fait voir aussi l’effroyable multitude. Car souvent dans l’Ecriture le mot de sang, signifie péché, et quand on dit qu’un péché en suit un autre, de manière qu’ils se touchent, ainsi que parle le Prophète, on veut dire que ce ne sont pas seulement des gouttes de sang séparées, mais que ce sont comme des ruisseaux qui venant à s’assembler, forment des torrens et des rivières larges et profondes.

Voyons encore à quel excès sont montés le luxe, et la vanité du monde. Ne les voit-on pas croître tous les jours, comme si l’on n’y avait pas renoncé solennellement au Baptême ? On en est venu au point de ne plus donner de bornes à l’avarice, à cette furieuse passion d’amasser du bien, d’augmenter ses revenus, de joindre héritage à héritage, maison à maison, comme s’il n’y avait point de pauvres au monde, à qui l’on pût donner ce qu’on a de superflu. Que les Prélats considèrent avec attention ce que saint Bernard écrit là-dessus à un Archevêque de Sens; que les Ecclésiastiques fassent réflexion sur ce qu’il en dit dans l’explication de ces paroles : Voilà que nous avons tout quitté; que les gens d’Eglise et les gens du monde lisent son Sermon XXXIII sur le Cantique, et ils verront ce qu’on doit penser de nos Chrétiens d’aujourd’hui. Voici seulement quelques paroles de ce Sermon, qui m’on semblé les plus remarquables.

" A la vérité le siècle où nous sommes est exempt de la frayeur de la nuit, et de la flèche qui vole durant le jour, figure du Paganisme et de l’hérésie; mais il est fort infecté d’un autre mal, qui, comme un poison subtil, s’insinue à la faveur des ténèbres. Malheur à cette nation, qui ne se garde pas du levain des Pharisiens, je veux dire, de l’hypocrisie; si toutefois on doit appeler hypocrisie, un vice qui est devenu tellement commun, qu’il ne se peut plus cacher. Il se glisse maintenant une grande corruption dans tous les membres de l’Eglise, et le mal est d’autant plus incurable, qu’il est général, il est d’autant plus dangereux, qu’il est interne et couvert. Car si un ennemi déclaré, si un hérétique s’élevait contre elle, il serait incontinent jeté dehors, et sécherait comme le sarment, quand il est coupé : mais aujourd’hui, qui peut-elle rejeter, et où se cacherait-elle ? Tous sont ses amis et ses ennemis en même temps : ils sont tous ses domestiques, et pas un d’eux ne veut vivre en paix; ils font profession d’être Ministres de Jésus-Christ, et ils servent l’Antéchrist; ils marchent pompeusement enrichis des biens du Seigneur, et ils ne rendent point au Seigneur l’honneur qu’ils lui doivent; ils affectent une propreté et des parures immodestes; ils se font voir en public avec des habits de comédiens, et un équipage superbe; les brides et les selles de leurs chevaux, et jusqu’à leurs épérons, tout est doré; et souvent leurs épérons brillent plus que les Autels; leurs tables sont magnifiques; ce n’est chez-eux que festins, que concerts de luths, de violons et de flûtes. Leurs pressoirs regorgent de vin; et leurs celliers sont si pleins, qu’un seul ne pouvant tout contenir, on en remplit plusieurs autres; ils ont des boites remplies de senteurs, et leur bourse n’est jamais vide. Voilà la vie des Ecclésiastiques de ce temps, Prévôts, Doyens, Archidiacres, Evêques, Archevêques. Ce désordre a été prédit autrefois, et présentement nous voyons la prédication accomplie. Ainsi la paix dont jouit l’Eglise, lui est très-amère. L’amertume qu’elle sentait dans les premiers siècles, à la mort de ses Martyrs, était grande; celle que les guerres des Hérétiques lui ont causée depuis ce temps-là, a été encore plus grande; mais la plus grande de toutes, est celle, dont elle se trouve remplie aujourd’hui, qu’elle voit les mœurs corrompues de ses domestiques et de ses enfans. "

tout ce discours est de saint Bernard; ajoutons-y celui de saint Cyprien, qui expliquant la raison pour laquelle Dieu permet que les siens soient persécutés, parle de la sorte : " Chacun ne pensait qu’à s’enrichir, et oubliant ce que les premiers Chrétiens avaient fait du temps des Apôtres, et ce qu’on devrait toujours faire, on avait une telle envie d’accroître son bien, qu’on ne croyait pas en pouvoir jamais acquérir assez. Il ne paraissait ni foi dans les Ministres de l’Eglise; point de régularité dans les mœurs, point de charité dans les œuvres. Les femmes se mettaient du fard sur le visage, les hommes savaient changer la couleur de leurs cheveux, et ils s’en étaient fait un art; on remarquait dans leurs yeux et dans leurs regards je ne sais quoi de lascif, beaucoup d’artifice dans leurs paroles pour en imposer aux plus simples et pour se tromper les uns les autres : on jurait non-seulement sans nécessité, mais à faux; on méprisait avec un orgueil insupportable les ordres des Supérieurs; on ne craignait point de médire du prochain, et l’on conservait longtemps dans son cœur des haines mortelles. Plusieurs Prélats qui devraient porter le peuple à la piété, et lui en donner l'exemple, négligeaient les choses de Dieu, quittaient leur siège, abandonnaient leur troupeau, et allaient dans des pays éloignés, pour y exercer un commerce sordide et indigne d’eux. On ne se mettait plus en peine de secourir les Fidèles dans leurs plus pressants besoins; on ne pensait qu’à amasser de l’argent, qu’à s’emparer des terres d’autrui, qu’à multiplier son bien par l’usure. Quel châtiment méritons-nous pour tant de péchés si énormes! "

Voilà ce qu’écrit saint Cyprien des désordres de son temps, voilà le tableau qu’il en fait; c’est à nous de voir si en ce temps-ci, l'on n’en commet point de pareils, et qui méritent d’être déplorés autant que ceux-là.

Songeons que si les siècles passés ont eu des Cypriens et des Bernards, pour apprendre aux peuples par l’exemple de leur sainteté à vivre chrétiennement, et si ceux qui n’ont pas voulu les imiter sont inexcusables, on peut dire que ce dernier siècle, quelque corrompu qu’il soit, n’a pas manqué de grands hommes, dont la sainte vie peut servir à tous d’un parfait modèle des plus héroïques vertus. Pour nous autres Ecclésiastiques, nous n’avons qu’à jeter les yeux sur saint Charles Borromée, cette grande lumière du monde, qui étant, non sous le boisseau, mais sur le chandelier, a éclairé toute la maison de Dieu. on pourra juger de son mérite par l’extrême différence qu’on voit entre lui et ceux dont saint Cyprien et saint Bernard condamnent avec raison les déréglemens.

Ceux-ci négligeaient le ministère de la prédication, si propre aux Évêques; et lui ne cessa de prêcher qu’en cessant de vivre : ils abandonnaient leur troupeau, pour aller faire un honteux trafic dans des Provinces éloignées; et lui ne quitta jamais le sien, hors que ce fut pour le bien du troupeau même, et dans la seule nécessité. Ils laissaient des pauvres sans secours; et lui vendait tout, pour avoir de quoi subvenir à leurs besoins : ils exerçaient hautement l’usure, au grand scandale du peuple; et lui ne connaissait point d’autre usure que celle qui se pratique innocemment et saintement avec Dieu, suivant ce que dit le Sage : Celui qui donne l’aumône au pauvre, prête au Seigneur à usure. Ils n’étaient nullement touchés de ne voir ni piété dans les Prêtres, ni foi sincère dans les Ministères de l’Eglise, et lui travaillait jour et nuit à réformer le Clergé, à rétablir dans son Diocèse la discipline ecclésiastique; et c’est pour cela qu’il a fait tant de Statuts, et d’Ordonnances si sages qui serviront de règles à toute la postérité. Ils marchaient d’une manière pompeuse et pleine de faste, parés des biens du Seigneur, quoiqu’ils se missent peu en peine de ce qui regarde le service du Seigneur; et lui, hors les marques de sa dignité, paraissait vêtu pauvrement, toujours occupé des choses de Dieu, prêchant et catéchisant en toute occasion, et passant souvent la nuit en prière. Ils aimaient le luxe dans leur table, et buvaient dans des vases de grand prix; et lui aimait la frugalité, n’usant que de viandes très-communes, et ne se servant jamais de vaisselle d’or ni d’argent. Ils étaient toujours dans les festins, et y commettaient de grand excès; et lui jeûnait fort souvent, et pour l’ordinaire au pain et à l’eau. Ils joignaient à la bonne chère les concerts de luths, de flûtes, et de violons; et lui ne pouvait souffrir à table d’autre divertissement que celui qu’on peut tirer de la lecture des saints Livres. Ils avaient du vin en abondance dans leurs pressoirs, leurs celliers regorgeaient de biens; ils avaient des boites pleines de poudres de senteurs, et leur bourse toujours bien remplie d’argent, et lui préférant à tous les trésors du monde la pauvreté de Jésus-Christ, de riche qu’il était, s’était fait pauvre, et non content d’employer tout son patrimoine en œuvres de charité, il quitta volontairement plusieurs bénéfices considérables qu’il possédait, exemple rare, et comme inouï jusqu’alors. Ô véritable disciple, ô parfait imitateur de Jésus-Christ ! Ô que nous serions heureux, si nous imitions celui dont nous admirons et nous louions la sainteté. Mais que nous sommes à plaindre de ce qu’ayant devant les yeux un si grand exemple des plus excellentes vertus, nous ne voyons pas dans ce miroir nos défauts, et nous ne travaillons pas à les corriger!

Chapitre V

Cinquième source des larmes : La considération de la dignité et des fonctions sacerdotales.

Quoique dans le Chapitre précédent nous ayons considéré en général les misères de l’Eglise, et que nous ayons touché en particulier ce qui regarde les Prélats et les principaux Ministres de l’Eglise, néanmoins comme on ne saurait trop pleurer les déréglements qui se glissent parmi les personnes consacrées à Dieu ni s’employer avec trop de soin à y remédier, il m’a semblé à propos de dire ici ce que le Saint-Esprit me suggérera sur le pitoyable état où sont tous les membres qui composent le corps de l’Eglise.

On peut distinguer parmi les Fidèles comme trois ordres. Le premier contient toutes les personnes, qui sont dans l'état de perfection acquise, savoir les Évêques et les Prélats, auxquels nous joindrons les Prêtres qui tiennent un rang inférieur dans la Hiérarchie, avec les autres Ministres Ecclésiastiques. Le second renfermer tous ceux qui sont obligés par leur institut de tendre à la perfection, et ceux-ci sont les Religieux tant hommes que filles et femmes, qui ont renoncé au monde, soit qu’ils vivent en Communauté, ou en solitude. Le troisième comprend les laïques de toute condition, lesquels engagés dans le mariage, et ont une femme, des enfans, des serviteurs à gouverner, et sont quelquefois employés au maniement des affaires publiques, soit en temps de paix, soit en temps de guerre.

Commençons par le premier, et d’abord considérons ce que le Docteur des Gentils demande des successeurs des Apôtres, qui sont les Évêques, et nous jugerons par-là s’ils s’acquittent avec tant de soin de leur charge, qu’ils ne donnent aux bonnes âmes aucun sujet de gémir sur leur conduite. Saint Paul marque donc en peu de mots quel doit être un vrai Evêque, lorsqu’écrivant aux Romains il commence ainsi son Epître : Paul, serviteur de Jésus-Christ, appelé à l’Apostolat, et choisi pour annoncer l’Evangile. Il distingue ici trois qualités que doivent avoir les Apôtres, et leurs successeurs, c’est-à-dire, les Prélats, et en quelque sorte aussi les Prêtres. Car c’est l’ordre qu’il observe, quand il veut former les Ecclésiastiques, et régler tout le Clergé. Il commence par les Évêques, puis il passe aux Diacres, et ne parle point des autres parce qu’en enseignant les Évêques, il enseigne aussi les Prêtres, qui tiennent le second rang dans le Sacerdoce; et qu’en instruisant les Diacres, qui sont les premiers parmi les Ministres, il instruit aussi les Sous-diacres, et apprend aux autres Ministres à exercer dignement les fonctions propres de leur Ordre.

La première qualité que doivent avoir les Évêques, et tous les Ecclésiastiques, est donc celle de serviteur, et d’esclave volontaire de Jésus-Christ, leur souverain Maître; et cela se doit entendre à la rigueur. Car tout Ecclésiastique est obligé de s’attacher tellement à Dieu, qu’il renonce à tout autre soin qu’à celui de le servir, et qu’en toutes choses son unique but soit de lui procurer de la gloire, et de lui gagner des âmes. En effet l’esclave est tout à son maître, il ne travaille que pour son maître, il n’a rien qui n’appartienne à son maître. Ce fut dans cette pensée que saint Pierre dit au Sauveur : Voilà que nous avons tout quitté, et que nous vous avons suivi. C’est par la même raison que saint Paul adresse à chaque Fidèle ces paroles : Combattez, comme un bon soldat de Jésus-Christ. Qui combat pour Dieu, ne se mêle point des choses du monde, parce qu’il ne veut plaire qu’à celui auquel il s’est attaché.

Mais voyons de quelle manière les Apôtres se comportaient à cet égard. Ils ne songeaient en nulle sorte aux affaires temporelles : tout ce qui les occupait, était la prédication de l’Evangile, et la conversion du monde. Ils ne daignaient même pas prendre connaissance des biens de l’Eglise, et ils en laissaient la dispensation à d’autres, afin de vaguer plus librement aux fonctions spirituelles, qui leur convenaient davantage. Il n’est pas juste, disaient-ils, que pour prendre soin des tables et des aumônes, nous renoncions au ministère de la parole de Dieu. Le quatrième Concile de Carthage ordonne aux Évêques de se délivrer de ce soin. Que les Évêques, dit-il, ne se chargent point de l’administration de leur temporel, mais qu’ils s’emploient uniquement à la lecture, à l’oraison, et à la prédication.

Saint Bernard écrivant au Pape Eugène, lui déclare avec beaucoup de liberté ses sentimens là-dessus. " Qu’y a-t-il de plus honteux à un Prélat, que de s’amuser à compter ses meubles et ses revenus; que de mettre son principal soin à examiner jusqu’aux moindres choses et à s’en faire rendre compte; que de se remplir ainsi l’esprit de soupçons et de se troubler, dès qu’il y a quelque chose de perdu ou de négligé. Cet Egyptien qui ayant donné tout son bien en gouvernement à Joseph, ne savait seulement pas ce qu’il avait dans sa maison, n’en usait pas de la sorte. Il faudrait qu’un Chrétien eut honte de ne se pas fier en un Chrétien. Un infidèle ne craignant point d’être trompé par un esclave, et par un esclave étranger; il lui confie tout ce qu’il a. Chose surprenante ! Les Évêques trouvent assez sur qui se reposer de la conduite des âmes, et ils ne sauraient trouver à qui se remettre du maniement de leur temporel. C’est bien manquer de discernement que d’avoir beaucoup de soin des choses que l'on devrait mépriser, et d’en avoir peu ou point du tout des plus importantes. Mais il n’est que trop visible qu’on sent beaucoup plus des pertes que celles de Jésus-Christ. On est exact à marquer ce qu’on dépense chaque jour, et on n’ouvre pas les yeux pour voir le mauvais état du troupeau de Jésus-Christ. On ne dort point en repos, qu’on n’ai su d’un officier, combien de viande et combien de pain on a mangé ce jour-là, et l’on consulte rarement les Prêtres, pour savoir d’eux quels sont les vices qui règnent le plus parmi le peuple. Une ânesse tombe, et l’on accourt pour la relever; une âme périt, et l’on n’en plaint pas la perte. Mais il ne faut point s’en étonner, puisque nous ne sentons pas nous-mêmes nos propres défauts. " Voilà ce que dit saint Bernard.

Une des principales raisons pourquoi il y a parmi les Princes de l’Eglise assez peu de zélés serviteurs de Jésus-Christ, c’est qu’il y en a peu qui soient appelés comme il faut à l’Episcopat. Ainsi la seconde condition leur manque, je veux dire la vocation, que l’apôtre avait sans doute, lui qui disait hardiment : Paul, serviteur de Jésus-Christ, appelé de Dieu à l’Apostolat. Certainement ce serait merveille si ceux qui par intrusion, ou par brigue, entrent dans les charges Ecclésiastiques, cherchaient non leur intérêt, mais celui de Jésus-Christ. Quiconque donc cherche son propre intérêt, n’est point serviteur de Jésus-Christ, mais esclave de son ambition. Je dis même plus : car je soutiens que ceux qui parviennent aux Prélatures, et qu’on y élève, non pas à cause qu’on leur trouve plus de capacité et de mérite qu’à d’autres, ni parce qu’on juge qu’ils rendront de plus grands services à l’Eglise, mais ou par quelque considération de parenté, ou parce qu’ils ont trouvé de puissantes recommandations ceux-là, bien que par eux-mêmes, ils n’aient point sollicité, ne sont par pour cela du nombre de ceux que Dieu appelle, mais de ceux qu’on peut justement nommer les créatures de la chair et du sang; ce sont plutôt des gens de Cour, que des serviteurs de Jésus-Christ. Ce n’est point pour la gloire de Jésus-Christ, qu’ils souhaitent d’être Évêques, c’est pour vivre plus commodément, ou pour relever leur famille. C’est pourquoi saint Bernard écrivant au Pape Eugène : l’un, dit-il, brigue pour l'autre, et quelqu’un peut-être brigue pour lui-même. Tenez pour suspect quiconque emploie auprès de vous des intercesseurs : car celui qui sollicite par lui-même et pour lui-même, son procès est fait, il est déjà condamné, etc.. Et plus bas : Gardez-vous bien d’élever à l’Episcopat ceux qui marquent pour cela beaucoup de passion et d’empressement; prenez plutôt ceux qui s’en excusent; forcez-les même, et leur faites violence.

Mais enfin quel doit être l’emploi des Évêques ? Saint Paul le déclare, en disant de lui que Dieu l’a choisi entre plusieurs pour annoncer l’Evangile. C’est là en effet la troisième condition nécessaire à tous les Prélats, dont le principal exercice est la prédication de la parole de Dieu. Le Sauveur le fit bien comprendre à ses Apôtres, quand il leur dit : Je vous envoie, comme mon Père m’a envoyé. Pourquoi pensez-vous que le Père a envoyé son Fils au monde ? Le Fils même nous l’apprend par Isaïe, en disant : L’Esprit du Seigneur est descendu sur moi; c'est pour cela que j’ai reçu l’Onction de lui, et qu’il m’a envoyé prêcher l’Evangile aux Pauvres. Voilà l’emploi ordinaire de Jésus-Christ; ce doit être aussi l’occupation principale de ceux qui sont ici-bas ses Vicaires. Il s’en est toujours acquitté avec tant de soin, d’application, et de constance, qu’il ne faisait que parcourir les villes et les bourgades, prêchant le Royaume de Dieu partout. Il le prêchait non-seulement dans les Synagogues et dans les Temples, mais à la campagne, dans des lieux déserts, sur les montages, sur l’eau dans les maisons particulières, étant à table, ou en voyage, sans prendre jamais de repos.

Les Apôtres à qui les Évêques ont succédé, firent bien voir que ce qu’ils avaient le plus à cœur, était la prédication. Pour nous, disaient-ils, nous nous emploierons à l’oraison et à la prédication de la parole de Dieu. Ils s’y employèrent effectivement de toutes leurs forces. Témoin saint Paul qui écrivait aux Corinthiens en ces termes : Jésus-Christ ne m’a pas envoyé pour baptiser, mais pour prêcher. Si je prêche l’Evangile, je ne dois pas m’en glorifier; car c’est pour moi une obligation indispensable. Malheur à moi si j’y manque ! Le même Apôtre recommandait ce saint exercice à Timothée, Évêque d’Ephèse, et en sa personne à tous les Prélats. Prêchez l’Evangile, lui disait-il; pressez vivement vos auditeurs, soit que l’occasion le demande, ou non. Reprenez-les, conjurez-les, menacez-les, usez envers eux d’une grande patience, et ne cessez point de les instruire. Qu’y a-t-il de plus édifiant que ce que rapporte saint Jérôme du Disciple bien-aimé ? Ce saint Apôtre cassé de vieillesse, ne pouvant plus presque parler, ni aller à l’Eglise, qu’on ne l’y portât, disait sans cesse aux Fidèles qu’il instruisait : Mes chers enfans, aimez-vous les uns les autres. Ainsi voulant imiter, autant qu’il pouvait, son divin Maître, il continua jusqu’à la mort de faire l’office de Prédicateur, saint Grégoire assure qu’il est du devoir d’un Évêque de ne se jamais dispenser du ministère de la prédication. Enfin tous les Évêques anciens en étaient très-persuadés, et leurs écrits en font foi. Car la plupart des Ouvrages de saint Cyprien, de saint Athanase, de saint Basile, de saint Grégoire de Nazianze, de saint Chrysostôme, de saint Ambroise, de saint Cyrille, de saint Augustin, de saint Maxime, de saint Léon, de saint Grégoire-le-Grand, et des autres, sont des sermons ou des instructions qu’ils faisaient au peuple.

Mais nous ne sommes plus en ces temps-là, disent quelques-uns, et les choses sont bien changées. J’avoue qu’il s’est fait avec le temps de grands changemens dans la discipline et dans les mœurs : mais l’obligation est toujours la même. Ne dit-on pas encore aujourd'hui aux Evêques à leur sacre : Recevez l’Evangile, allez, instruisez le peuple qu’on vous a donné à conduire. Les Prélats ainsi ordonnés, n’ont-ils pas sujet de craindre qu’au grand jour du Jugement, on ne leur demande pourquoi ils se sont chargés de l’obligation de prêcher, s’ils n’avaient pas la volonté de le faire ? Mais si cette obligation ne subsistait plus, pourquoi le Concile de Trente dirait-il, que parmi les fonctions Episcopales, la prédication est la première ?

Quelqu’un pourra s’excuser en disant qu’il ne s’est jamais appliqué à l’étude des saintes Lettres, mais seulement à celles des lois, et qu'il sait l’éloquence du barreau, mais non pas celle de la chaire. Quand cela serait, saint Ambroise et saint Grégoire, tout éloquens qu’ils étaient, n’avaient point prêché, et ils savaient mieux plaider une cause, que faire un sermon; et néanmoins quand Dieu les eut appelés à l’Episcopat, ils commencèrent à étudier l’Ecriture, et apprirent à expliquer au peuple les Mystères de la Foi. Saint Charles en fit autant. Il était savant en Jurisprudence, mais il n’avait nulle habitude de prêcher; il n’avait pas même la langue fort libre, et cependant il surmonta toutes ces difficultés pour l'amour de Notre-Seigneur, et prêcha très-utilement jusques à la mort; tant il désirait de satisfaire à une obligation aussi pressante et aussi indispensable que celle-là.

Mais enfin, me dira-t-on, il y a en ce temps-ci, dans tous les Ordres Religieux plus de Prédicateurs que jamais. Je l’avoue, et que s’ensuit-il de là ? Les Religieux sont appelés non pas pour faire l’office des Évêques, mais pour leur aider à le faire. Peut-on dire véritablement qu’on aide un homme qui ne fait rien, et qui se contente de voir les autres agir et travailler en sa place ? Le Sauveur voulait être aidé, et c'est pour cela qu’il envoyait ses douze Apôtres et ses soixante-douze disciples publier de tous côtés sa nouvelle Loi : mais en même temps il l’a publiait lui-même, pour les animer au travail. Aussi, disait-il que les brebis entendent la voix du Pasteur, et qu’elles le suivent. Si donc les Prélats sont de vrais Pasteurs, comme il est certain qu’ils le doivent être, demeureront-ils sans rien dire ? Et ne faut-il pas qu’ils prêchent, afin que leur brebis entendant leur voix, puissent marcher sur leurs traces ? Il s’ensuit aussi de là qu’ils sont obligés de ne se pas éloigner de leur troupeau. Car comment se peut-il faire que les brebis entendent la voix de leur Pasteur, s'il est absent, et qu’elles le suivent, s’il ne va pas devant elles ?

Mais voici encore une de leurs obligations les plus essentielles : c’est d’observer ce que saint Paul ordonnait à son disciple Timothée, de n’imposer les mains à personne, sans y avoir bien pensé; car Dieu les ayant choisis pour être Pasteurs des âmes, ils doivent tâcher d’avoir des Ministres capables de les seconder dans l’exercice de leur charge, et ne se pas trop hâter de leur imposer les mains. La trop grande facilité, et le peu de circonspection qu’on apporte maintenant à donner les Ordres, fait que le Clergé est rempli de gens qui aspirent à être Prêtres, non pas afin que Dieu seul soit leur héritage, mais pour se soustraire à la Juridiction laïque, ou pour avoir de quoi subsister, ou dans l’espérance de parvenir aux dignités de l’Eglise.

De là vient aussi qu’on voit des Prêtres, qui réduits à une honteuse mendicité, vont de porte en porte demandant leur subsistance, ou qui par des crimes énormes, déshonorant leur caractère, forcent la Justice à les condamner, les uns aux galères, les autres à des prisons perpétuelles. Demandons à Dieu, dit saint Grégoire, les larmes de Jérémie, et disons avec douleur : Comment l’or a-t-il perdu son éclat ? Comment n’a-t-il plus sa couleur si belle ? On n’imposait point autrefois aux Prêtres de pénitence publique, quelque crime qu’ils eussent commis, tant on craignait de ternir en quelque manière la gloire du Sacerdoce; et s’ils méritaient quelque grande punition, on se contentait de les enfermer dans des Monastères, pour y expier leur faute; mais aujourd'hui on en trouve parmi les plus scélérats dans les cachots, et sur les galères. Ce que j’en dis, ce n’est pas pour blâmer les Juges, qui font leur devoir; c’est pour déplorer le malheur du siècle, où nous sommes, et où nous avons le déplaisir de voir flétrir honteusement des personnes consacrées au service de l’Autel.

J’ajoute à tous ces désordres qu’on ne peut assez pleurer, la négligence et l'indévotion de quelques Prêtres, qui célèbrent avec si peu de respect et de bienséance, qu’à les voir, il semble qu’ils ne croient pas que Dieu soit présent. En effet, ils disent la Messe sans dévotion, sans révérence, avec un esprit dissipé, et toujours fort vite, comme s'ils ne voyaient pas des yeux de la Foi, Jésus sur l’Autel, et entre leurs mains, ou qu’ils ne fussent pas persuadés qu’il les voit à travers les espèces du Sacrement.

Joignez à cela ce qu’on remarque en plusieurs endroits, que les vêtemens sacerdotaux, et les vases même sacrés sont si sales, qu’on devrait avoir scrupule de s’en servir pour le sacrifice. Et qu’on ne me dise pas que les Eglises sont pauvres. Si les vases ne sont pas d’un métal précieux, du moins qu’ils soient nets, et qu’en tout le reste il paraisse de la propreté. Il me souvient que faisant voyage, je fus un jour prié à souper par un Évêque fort riche et de grande qualité. On me fit entrer dans une salle magnifiquement meublée, où je vis une table couverte de tout ce qu’on peut manger de plus délicieux. Les nappes étaient fort blanches, et fort fines, et sentaient fort bon. Le lendemain étant allé de bonne heure dire la Messe à l’Eglise qui joint le Palais Episcopal, je fus bien surpris d’y trouver tout le contraire de ce que j’avais vu chez le prélat, le jour précédent. C’était une mal-propreté affreuse : tout y paraissait tellement négligé et en désordre, qu’à peine pus-je me résoudre à offrir le Sacrifice dans un lieu et avec des ornemens si sales. Je sais qu’il y a beaucoup de bons Prêtres, qui célèbrent les saints Mystères avec une grande pureté de cœur, et avec toute la décence requise pour une si grande action, et on leur en doit savoir bon gré : mais il n’y en a peut-être pas moins qui font gémir ceux qui savent que par la négligence du dehors, il font voir l’impureté et la corruption du dedans.

Chapitre VI

Sixième source des larmes : Le relâchement de plusieurs Ordres Religieux.

Comme les saints Religieux donnent à tous les Fidèles un juste sujet de louer Dieu : aussi les méchans et les libertins leur causent une vraie douleur ; ils leur font souvent verser bien des larmes, lorsqu’ils pensent à ce que disait saint Augustin, qu’il n’avait point vu de gens, ni plus vertueux, que ceux qui s’étaient perfectionnés dans les Monastères, ni plus vicieux que ceux qui s’y étaient relâchés. Les Religieux ressemblent aux figues que vit Jérémie, et dont il goûta, qui étaient toutes ou extrêmement bonnes ou extrêmement mauvaises. Avant que de rapporter la chute funeste de quelques-uns d’eux, voyons quelle était la sainteté de ces premiers Solitaires dont les Pères de l’Eglise nous ont laissé de si beaux éloges. Pour en bien juger il nous suffira du témoignage de quatre illustres Docteurs, qui sont saint Grégoire de Nazianze, saint Jean Chrysostôme, saint Jérôme, et saint Augustin.

Le premier, après avoir dit beaucoup de choses à la louange de l’état Religieux, conclut de la sorte; C'est le partage de Jésus-Christ, c’est le fruit de ses souffrances, c’est l’appui de la vraie Religion, l’honneur du peuple Chrétien, le soutien du monde, et un ornement qui ne cède guère en beauté à ce qu’il y a de plus beau et de plus brillant dans le Ciel. Saint Jean Chrysostôme en parle ainsi : Si quelqu’un vient maintenant dans les déserts de l’Egypte, il préférera sans doute cette solitude à un Paradis, il la trouvera remplie de troupes innombrables d’Anges revêtus de corps mortels. Car c’est là que campent les armées de Jésus-Christ; c’est là qu’on voit ce troupeau Royal, ces hommes divins, qui possèdent sur la terre toute la perfection des vertus célestes. Saint Jérôme n’en dit pas moins; car tout transporté de joie, il s’écrie : Ô Désert, où Jésus-Christ a mis ses plus belles fleurs ! Ô solitude, où se forment et se taillent les grandes pierres qui servent à la structure de la Cité du grand Roi, et où l’on traite familièrement avec Dieu ! Saint Augustin relève aussi beaucoup la perfection d'un état si saint. Je ne parlerai point, dit-il, de ceux, qui n’ayant plus de commerce avec les hommes, vivent de pain et d’eau dans d’horribles déserts, conversant toujours avec Dieu, se tenant très-étroitement unis à lui par une grande pureté de cœur, jouissant de la vue de son infinie beauté, que les Âmes saintes sont seules capables de contempler. Et un peu plus bas : Celui, poursuit-il, qui de lui-même n’a pas conçu pour cet état souverainement saint de l’estime et de la vénération, comment pourrais-je lui en inspirer ?

Tout cela regarde les Anachorètes; mais afin qu’on ne croie pas qu’il n’y ait qu’eux qui méritent d’être loués, j’ajouterai deux témoignages très-authentiques, l’un de saint Jérôme, l’autre de saint Augustin, en faveur des Cénobites, qui vivent en Communauté. Saint Jérôme, dans son Epître à Eustochium, expose toute la manière de vivre des Moines de ce temps-là, et l’on peut lire ce qu’il en écrit, qu’on ne soit persuadé qu’ils vivaient comme des Anges. Je ne rapporterai pas ses paroles, qui feraient un discours trop long. Saint Augustin, après avoir loué les Solitaires, comme nous l'avons remarqué, passe aux Cénobites, et voici ce qu’il en dit : Si l’on n’a pas assez de vertu pour vivre dans la solitude, qui est-ce, du moins, qui n’admirera et n’exaltera la vertu de ceux qui ayant méprisé les plaisirs du monde, se joignent ensemble, et mènent une vie toute sainte, s’employant à l’oraison et à la lecture, conférant entre eux des manières de piété, sans donner aucune marque, ni de vaine gloire, ni d’entêtement, ni de jalousie : toujours modestes, retenus, paisibles, ennemis de la discorde, unis avec Dieu par un amour très-ardent, qui est la chose du monde par laquelle ils peuvent lui témoigner davantage leur reconnaissance pour tous ses bienfaits. Nul d’entre eux ne possède rien en propre; nul n’est incommode à ses frères; les anciens qui excellent parmi eux, non-seulement en sainteté, mais en connaissance des choses divines et spirituelles, gouvernent les jeunes avec une bonté paternelle, et s'ils montrent une grande autorité à commander, les autres ne font pas moins voir de docilité à obéir. Enfin après avoir dit sur ce sujet beaucoup de choses que j’omets, et entre autres, qu’un seul Ancien avait au moins trois mille Moines sous sa conduite, il conclut de cette sorte : Si je voulais louer cette manière de vie, cet ordre, cette institution, il me serait impossible de le faire dignement.

Ce que saint Grégoire de Nazianze, saint Chrysostôme, saint Jérôme et saint Augustin disent des Moines anciens, se peut dire de tous les ordres Religieux, dans leur établissement. Car les enfans de saint Benoît, de saint Dominique, de saint François, et des autres Fondateurs, ont vécu assez longtemps d’une manière si religieuse, qu’on peut dire qu’ils étaient tous, ou presques tous, éminens en sainteté; mais les Ordres ayant commencé à s’étendre, et à s’augmenter beaucoup dans la suite, plusieurs qui n’y étaient point appelés par Dieu, y sont entrés par des motifs que leur suggérait la chair et le sang; et ainsi s’est accompli à la lettre, ce que disait Isaïe : Vous avez multiplié le peuple, mais vous n’avez pas pour cela augmenté la joie. De là sont venus tant de scandales si publics, qui ont fait gémir la Colombe, sur la décadence, pour ne pas dire, sur la ruine entière des religions les plus saintes.

Ce n’est pas qu’en tous les Ordres il ne se trouve des personnes d’une piété exemplaire, mais on ne peut nier qu’il n’y ait dans quelques-uns des dérèglements, et peut-être est-il arrivé en ceux-ci, ce qui arriva autrefois en celui de saint Pacôme. La chose est terrible, et je ne puis y penser ni en parler sans horreur. Voici de quelle manière elle est racontée par l’Abbé Denys, excellent Auteur, qui a traduit fidèlement la vie de saint Pacôme du Grec en Latin. Un jour tandis que les frères s’assemblaient au refectoire, le vénérable vieillard saint Pacôme se retira dans une cellule où il avait accoutumé de s’entretenir seul avec Dieu. Là il se mit à conjurer le Seigneur de lui faire voir ce que deviendrait après lui sa nombreuse Congrégation. Il persévéra en oraison depuis l'heure de None, jusqu’à ce qu’un Frère qui avait soin d’éveiller les Religieux pour la prière de la nuit, le vint avertir. Comme sa ferveur redoublait toujours, il eut tout à coup, sur le minuit, une vision dans laquelle Dieu lui fit connaître, sous une figure toute mystérieuse, que ses Monastères se multiplieraient dans la suite; que quelques-uns de ceux qu’on y recevrait, y vivraient avec beaucoup de piété et de pureté, mais que la plupart s'y perdraient par leur négligence.

Remarquez que d'un très-grand nombre de Religieux, il y en devrait avoir quelques-uns, c’est-à-dire, peu se sauveraient, et que la plupart devaient périr malheureusement. L’auteur continue, et raconte ainsi les particularités de la vision. Le saint homme, comme on le sut de sa propre bouche, vit une foule de Moines dans une vallée assez profonde et obscure. Quelques-uns d’eux voulaient monter; mais ils en étaient empêchés par d’autres, qui descendaient, de manière qu’il leur était impossible de sortir de là. D’autres, après quelques inutiles efforts, n’en pouvant plus, tombaient jusqu’au fond. D’autres étendus par terre, versaient des pleurs, et jetaient des cris pitoyables. Quelques-uns avec des peines extrêmes, montaient enfin, et dès qu’ils étaient arrivés au haut, ils se trouvaient environnés d’une lumière céleste, dans laquelle ils bénissaient Dieu de les avoir tirés de l’abîme.

C’est là ce que contenait toute la vision par où il paraît que le principe du relâchement des Religieux, est l’aveuglement d’esprit, comme saint Pacôme l’expliquait lui-même. Car c’est pour cela que Dieu lui montra tant de Moines, qui de l'état de perfection, où il les avait attirés, étaient tombés dans cette vallée profonde et obscure. Ce n’est point l’étoile qui les avait conduits à l'Etable de Bethléem, et s'ils avaient embrassé la pauvreté Evangélique, ce n’est pas que Dieu les y eut appelés, ni qu’il leur en eût donné la pensée; c’est parce que manquant de tout chez eux, ils espéraient ne manquer de rien dans le Monastère, ou parce que n’étant pas de naissance à être considérés dans le monde, ils croyaient qu'ils le seraient dans la Religion, ou par quelque autre semblable motif, qui ne pouvait être qu’une suggestion de la nature corrompue.

Ainsi ils avaient changé d’habit sans changer de mœurs, et après cela faut-il s’étonner si on voit tant de gens, qui cachent sous un extérieur religieux un esprit mondain, et s'il se trouve des partialités et des brigues pour les charges dans la maison même de Dieu, qui devrait être la maison de paix ? D’où vient ce désordre, sinon de ce qu’on n’y est point appelé par celui qui dit : Mettez sur vous mon joug, et apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur. Il faut donc que les Supérieurs zélés pour la réformation de leur Ordre, aient un soin très-particulier de n'y recevoir personne, dont ils n’aient examiné la vocation, et qu’au Noviciat on les éprouve tout de bon, non-seulement en les reprenant et les corrigeant de leurs fautes, mais en les accoutumant en toute rencontre, à mortifier leurs passions.

Revenons à la vision de saint Pacôme. Dans cette vallée profonde, où il vit une si grande multitude de Religieux, il en distingua de quatre sortes.

Les premiers tâchaient de monter; mais ils en étaient empêchés par d’autres qui descendaient et qui occupaient le chemin, et ils ne se connaissaient point les uns les autres. Cela voulait dire que dans les ordres les plus déréglés, il y a toujours quelques gens de bien, qui aspirent à la perfection, et qui s’efforcent d’y arriver; mais ils en sont détournés tant par le mauvais exemple, que par les discours scandaleux des autres. Or on dit qu'il ne se connaissent point, parce qu’il arrive souvent que ceux qu’on regarde comme frères, ou comme amis, et qui en ont l’apparence, sont de véritables ennemis.

Les seconds tâchaient de monter aussi-bien que les premiers; mais ils se laissaient incontinent, et perdant courage, ils tombaient au fond de l’abîme. Cela signifie qu’il n’y a point d’Ordre Religieux, quelque relâché qu’il soit, où il ne se trouve des personnes, qui non-seulement veulent la réforme et le rétablissement de la discipline, mais qui commencent à se reformer eux-mêmes, à résister aux tentations, et à réprimer leurs appétits déréglés. Cependant vaincus et entraînés par leurs anciennes habitudes, ils quittent enfin leurs bonnes résolutions, et meurent dans l’impénitence.

Les troisièmes couchés par terre, qui ne faisaient que pleurer et que gémir, représentaient assez naturellement les Religieux lâches, qui ne font pas le moindre effort pour gagner le haut de la montagne, où ils jouiraient du parfait repos, mais qui demeurent à terre, soupirant sans cesse, et pleurant non pas leurs péchés, mais leur misère, se plaignant souvent des occupations laborieuses et humiliantes que l’obéissance leur ordonne. Ô vie malheureuse, où l’on s’afflige, sans pouvoir attendre de consolation du Ciel; où l’on travaille sans mériter de récompense; où le chagrin suit le travail, et où la mortification temporelle traîne après elle la mort éternelle ! Qu’on serait heureux, si ce qu’on souffre par nécessité, on le souffrait de bon cœur, pour l’amour de Jésus-Christ ! Sans doute que l’on trouverait son joug fort doux, et son fardeau fort léger; et que par quelques peines passagères, on mériterait une éternité de bonheur.

Les derniers, avec un courage invincible, surmontant toutes les difficultés, écartant tout ce qui s’opposait à eux, arrivaient enfin à la cime de la montagne. Ceux-là figuraient les grandes Âmes, qui malgré tout ce qu’il y a de rude et d’épineux dans la voie étroite de la perfection, ne s’arrêtent point qu’elles n’y soient parvenues. Alors il leur vient d’en haut une abondance de lumière, qui dissipant toutes les ténèbres de l’erreur, leur fait connaître ce que c’est que la véritable liberté. Vous connaîtrez la vérité, disait le Sauveur, et la vérité vous affranchira. En effet, ceux à qui Dieu éclaire l’esprit, et dont il purifie le cœur, comprennent incontinent que hors sa grâce en cette vie, et sa gloire en l’autre, il n’y a rien d’estimable, rien qui puisse rendre l’homme heureux. Ainsi délivrés de toute crainte, et de tout amour des choses du monde, ils entrent dans la voie de la paix, ils y marchent sûrement et avec joie, jusqu’à ce qu’ils arrivent à la Jérusalem céleste.

On peut confirmer la vision de saint Pacôme, par celle qu’eut saint François sur le progrès et sur la décadence de son Ordre. Dieu lui fit voir une statue toute semblable à celle que Nabuchodonosor avait vue autrefois en songe. C’était un Colosse, qui avait la tête d’or, la poitrine d’argent, les jambes de fer, les pieds en partie de fer, en partie d’argile. Tout cela est expliqué assez au long dans les Chroniques de saint François qui contiennent beaucoup de choses fort remarquables de la ferveur des premiers Pères de cet Ordre, et du relâchement des derniers D’où l’on peut conclure que d’une part il faut bénir Dieu d’avoir donné et de donner encore à présent une infinité de Saints à L’Eglise, dans tous les Ordres Religieux; et que d’autre part on ne saurait assez gémir pour les grandes plaies qu’a souffertes avec le temps cette partie, autrefois si sainte et si entière, du troupeau de Jésus-Christ; qu’enfin on doit prier Dieu qu’il lui plaise tourner le cœur des pères vers les enfans, et faire revivre dans les enfans la sagesse sainte, et la fervente piété des pères.

  LIVRE SECOND

  Chapitre VII.

  Septième source des larmes : Les déréglemens des gens du siècle.

  Il nous reste encore à considérer l’état présent des gens du monde, état pitoyable, et qu’on ne pourra s’empêcher de déplorer, pour peu qu’on fasse de réflexion sur ce que les Chrétiens doivent être et sur ce qu’ils sont aujourd'hui. L’Ecriture nous apprend ce que doivent être les Chrétiens même laïques, lorsqu’elle leur ordonne à tous de se rendre saints, c’est-à-dire, purs et sans tache.
  Les gens du siècle ont beau dire aux Ecclésiastiques et aux Religieux : Nous qui vivons dans le monde, et qui ne pouvons nous dispenser de donner presque tous nos soins aux affaires temporelles, nous ne saurions être saints : cela est bon pour des gens, à qui Dieu a inspiré, comme à vous, de renoncer aux biens de la terre, afin de mener une vie toute spirituelle. S’ils veulent dire seulement que les gens d’Eglise et les Religieux doivent surpasser ne vertu les gens du monde, qui ont l’embarras d’une famille, et souvent des charges et des emplois, qui demandent toute leur application, ils disent vrai; j’en conviens : mais quelque chose qu’ils disent, je soutiens toujours que c’est pour eux une nécessité ou d’être saints, ou d’être exclus pour jamais du Royaume de Jésus-Christ.
  Saint Paul commence par ces paroles l’Epitre aux romains : Paul, serviteur de Jésus-Christ, appelé à l’Apostolat, à tous ceux qui sont à Rome, chéris de Dieu et appelés à une vie sainte. Comme il dit que sa vocation est d’être Apôtre, il dit que celle de tous les Fidèles est d’être saints. Il le déclare encore plus expressément aux Ephésiens, en disant : Dieu nous a choisi par lui, c’est-à-dire par les mérites de son Fils, avant que le monde fut créé, afin que nous soyons purs et sans tache. Et plus bas : Que nul d’entre vous ne parle de fornication, ni d’aucune autre sorte d’impureté, ni d’avarice, comme il est de la bienséance et du devoir des saints. Qu’il ne vous échappe point non plus de paroles sales, ou badines, ou bouffonnes; car tout cela ne vous convient pas. Ce n’est pont à des personnes consacrées à Dieu, que l’Apôtre parle ici; c’est en général à tous les Chrétiens, et il exige de tous une telle perfection, que non-seulement il leur ordonne de s’abstenir de toute sorte d’impudicité et d’avarice, mais qu’il semble même désirer que parmi eux on ne sache pas le nom de ces vices abominables. Saint Pierre recommande à tous la même chose en ces termes : Comme l’auteur de votre vocation est souverainement saint; soyez saints aussi dans toute votre conduite car il est écrit : Soyez saints parce que je suis saint. Et de fait ce n’est pas les Ecclésiastiques seuls, ni les Religieux seuls, qui doivent renoncer au monde, n’être point du monde, et ne point aimer le monde. Car saint Paul écrit aux Corinthiens, qui pour la plupart étaient laïques : Vous devriez vous être séparés du monde, et l’avoir quitté. Saint Jacques demande à tous les Fidèles : Ne savez-vous pas que si quelqu’un aime le monde, il est ennemi de Dieu ? Saint Jean n’excepte point les laïques, ni les personnes du siècle, lorsqu’il dit : N’aimez point le monde, ni ce qui appartient au monde. Si quelqu’un aime le monde, l’amour du Pierre n’est point en lui. Enfin le Sauveur nous dit à tous généralement, de quelque condition que nous soyons : Si quelqu’un vient à moi, et qu’il ne haïsse pas son père, sa mère, sa femme, ses enfans, ses frères, ses sœurs et même sa propre personne, il ne peut être mon Disciple.
  Cette haine qu’on doit avoir pour son père et pour sa mère, pour sa femme et pour ses enfans, pour ses frères et pour ses sœurs, et qui plus est, pour soi-même, ne peut être que l’effet d'une charité parfaite. Car la charité n’est-elle pas dans sa perfection, quand elle peut faire qu’un homme souffre avec autant de constance qu'on ôte la vie, et à lui, et à tous les siens, que s'il portait et à lui et à tous les siens une véritable haine ? Saint Paul explique parfaitement bien cette doctrine du Sauveur, en disant : Mes frères, le temps est court : tout ce qu’il y a donc à faire, c’est que ceux qui sont mariés, vivent comme s'ils n’avaient point de femme; ceux qui pleurent, comme s’ils ne pleuraient point; ceux qui se réjouissent, comme s'ils ne se réjouissaient point; ceux qui acquièrent, comme s'ils n’avaient point de bien; ceux qui usent des commodités de la vie, comme s'ils n’en usaient point. Car le monde est comme une ombre qui passe. Par ce discours de l’Apôtre, les hommes doivent apprendre à étouffer dans leur cœur toute affection déréglée envers leurs femmes et leurs enfans; à mépriser tellement toutes les choses du monde, qu’ils les regardent comme des choses de rien, et qu’ils n’aient nulle peine à y renoncer pour gagner la vie éternelle.
  Tenons donc pour indubitable cette maxime, que le Saint-Esprit nous a enseignée par la bouche de Notre-Seigneur, et par celle de ces Apôtres, qu’il y a une obligation générale, non-seulement pour les gens d’Eglise, et pour les Religieux, mais encore pour les laïques, de se rendre saints, de se séparer du monde, de quitter l’esprit du monde, d’aimer Dieu de telle sorte qu’on soit prêt à lui sacrifier tout ce qu’on a de biens, de parens, d’amis, sans épargner sa propre personne, comme si c’étaient des choses ou indifférentes, ou dignes même de haine. Mais qu’on trouve dans le siècle peu de personnes, qui comprennent cette vérité, ou qui y fassent réflexion, bien loin d’en venir à la pratique ! A peine en voit-on quelques-uns dans la Religion et dans le clergé, qui arrivent à cet entier détachement de toutes choses. Que sera-ce donc des marchands, des artisans et de tout le petit peuple ? Du temps même des apôtres, il y avait dans l’église beaucoup de gens faibles et imparfaits, qu’il fallait nourrir de lait comme des enfans, et à qui l’on n’osait donner une nourriture solide. ils mangeaient pourtant tous les jours le pain de vie, et avaient continuellement devant les yeux de grands exemples de vertu. Quelle ferveur, quel zèle pour la perfection chrétienne espérons-nous donc rencontrer en ce siècle corrompu, où les bons exemples sont rares, et où la plupart ne communient qu’une fois l’année ?
  Mais qu’est-il besoin de chercher des preuves, pour montrer qu’il n’y a rien de plus opposé aux maximes de l’Evangile que la vie des gens du monde ? Ne voyons-nous pas les meurtres, les assassinats, les vols, les sacrilèges, les adultères, les parjures, les calomnies, les fraudes, les injustices, qui se commettent partout, sans parler du luxe, des vanités, et des autres œuvres du Démon, à quoi tout Chrétien renonce solennellement au Baptême ? L’Eglise célèbre la mémoire de beaucoup de saints Évêques, de saints Prêtres, de saints Religieux; mais il y en a peu parmi les laïques, qu’elle reconnaisse pour saints; et hors les Martyrs, à peine l’histoire en marque-t-elle un ou deux de canonisés dans chaque grande Providence. En ce temps-ci même nous comptons plusieurs Prélats, et plusieurs Religieux mis au Catalogue des Saints, et il y en a encore assez d’autres, que leurs vertus et leurs miracles rendent dignes du même honneur : mais de saints laïques, on n’en parle point.
 Plut à Dieu que cette considération excitait les Rois et les Princes à imiter un saint Louis, Roi de France, un saint Edouard Roi d’Angleterre, un saint Etienne Roi de Hongrie, un saint Casimir, fils d’un Roi de Pologne, et quelques autres semblables, et que toute leur ambition fût de se rendre dignes de la Couronne de gloire ! plus à Dieu que les personnes privées dans le monde lussent souvent la vie admirable de saint Homobon Crémonais, qui quoique marié et chargé du soin d’une famille, vécut si chrétiennement, qu’incontinent après sa mort, contre la coutume, il fut déclaré Bienheureux et Saint par le Pape Innocent III. C’est ce qui serait à souhaiter, mais ce qu’on n’oserait espérer.
 L’Eglise a donc grand sujet de gémir comme la Colombe, et de répandre des larmes devant le Seigneur, comme faisait Anne, mère de Samuël, afin qu’il lui plaise guérir sa stérilité, surtout à l’égard des gens du monde; car il peut donner beaucoup d’enfans à celle qui est stérile; et des pierres même les plus dures, faire naître des enfans à Abraham.

  Chapitre VIII.

  Huitième source des larmes : Les misères du genre humain..

  Nous avons pleuré jusques à présent les misères spirituelles de l’Eglise, et de ses principaux membres; il nous reste encore à déplorer les misères temporelles du genre humain, qui sont communes et aux enfans de l’Eglise, et à tous les peuples du monde. Il y en a trois principales, auxquelles tous les hommes sont sujets, et qu’on ne peut ignorer : la maladie, la pauvreté, et la servitude. A ces trois maux, on en peut joindre trois autres encore plus grands, mais bien moins connus, qui sont le trop de santé, l’abondance des richesses, la grandeur et l’élévation. Toutes ces choses bien considérées, sont de vraies sources de larmes, et de très-justes sujets de compassion du prochain.
 A l’égard de la maladie, il n’y a personne qui ne sache ce que c’est, et tous en peuvent parler, soit pour avoir été malades, ou pour avoir vu des gens qui l’étaient. Elle attaque le corps humain par autant d’endroits, qu’il a de parties différentes. Car le souverain Ouvrier l’a composé de tant de membres, d’humeurs, de facultés, et d’organes, pour le rendre propre à exercer diverses fonctions nécessaires à la vie, qu’il est difficile que tout cela se conserve longtemps, sans qu’il s’y fasse quelque altération. Lorsque Dieu forma de terre le premier homme, il communiqua à son corps, naturellement fragile et mortel, une vertu surnaturelle, par où son tempérament devait demeurer toujours égal et inaltérable : mais cet avantage lui fut ôté en punition de sa désobéissance; et ce corps, qui jamais n’eut été sujet à la maladie, ni à la mort, réduit à sa condition naturelle, commença à éprouver les misères de cette vie, qui sont autant de dispositions à la mort.
 Sitôt que Dieu l’eut créé, il lui fit cette terrible menace : En quelques jours que vous mangiez du fruit de cet arbre, vous mourrez; et quand il en eut mangé : Souvenez-vous, lui dit-il, que vous êtes poudre, et que vous retournerez en poudre. Depuis ce temps-là, tous les élémens avec tous les animaux ont conspiré contre l’homme. Le Soleil, que le Créateur a mis dans le Ciel pour la conservation de toutes les choses vivantes, et particulièrement de l’homme, combien en a-t-il fait périr par son excessive ardeur ? L’air, cet élément si faible, et en apparence si innocent, n’est-il pas rempli de vapeurs et d’exhalaisons malignes, d’où naissent plusieurs maladies mortelles. L’eau engloutit beaucoup de monde et de vaisseaux, et souvent par sa trop grande humidité elle cause bien de la corruption dans les corps. La terre, qui est notre mère commune, ne laisse pas de porter des ronces et des chardons fort piquans, et de produire diverses sortes d’herbes vénéneuses, qui servent aux empoisonneurs. Les animaux, quoique soumis à la puissance de l’homme, se révoltent contre lui, et les uns avec leurs cornes, les autres avec leurs griffes, les autres avec leurs dents, quelques-uns avec leur haine seule, percent, déchirent, tuent une infinité de personnes, ou leur causent des langueurs longues et fâcheuses. Les hommes mêmes se font la guerre les Notre-Seigneur aux autres, et ne peuvent éteindre leurs ressentimens que dans le sang de leurs ennemis. Et ce n’est pas seulement un ennemi qui a à souffrir de son ennemi; c’est un ami qui fait de la peine à son ami. Quand les Juges font appliquer un criminel à la question, ou qu’ils le condamnent au feu, au fouet, à avoir la langue ou la main coupée, ils le font, non comme ennemis, mais comme amis; ils aiment celui qu’ils punissent, mais ils haïssent son crime; et s’ils le châtient rigoureusement, c’est afin de le corriger, s’il est possible, ou de délivrer les gens de bien des vexations et de ses violences. Ainsi ce n’est point par haine pour sa personne, mais par zèle pour le bien public, qu’ils en usent de la sorte. Les Médecins ont de l’affection pour leurs malades, ils les traitent avec soin, et ne désirent rien tant que leur guérison, et néanmoins quelles tortures ne leur font-ils pas souffrir ? Les remèdes qu’ils leur ordonnent ne leur sont-ils pas souvent plus insupportables que le mal même?
  Tout ceci nous montre combien il y a de malades qui gémissent, et qui se plaignent sans cesse en ce monde. Les uns ont mal à la tête, les autres aux yeux, les autres à la poitrine, les autres aux jambes ou aux pieds. Les hôpitaux, les places publiques, et quelques fois même les grands chemins sont tellement pleins de misérables, qu’ils surpassent de beaucoup en nombre ceux qui sont malades dans leur maison. Quand je considère une grande partie du monde, je me figure cette piscine de l’Evangile, tout entourée de galeries, où l’on ne voyait que boiteux, qu’aveugles, que paralytiques, et autres pareilles gens, qui attendaient le moment que l’Ange viendrait agiter l’eau. Quelle eau peuvent demander de nous tous ces malades dont le monde est plein, si ce n’est celle que la charité et la compassion doivent faire couler de nos yeux, à la vue de tant de maux? Car si selon la doctrine de Notre-Seigneur, tout homme est notre prochain, et notre frère; si tous peuvent dire également : Notre père, qui êtes dans le Ciel; chacun ne devrait-il pas se représenter cette multitude innombrable de malheureux étendus sur toute la face de la terre, languissans, pleurant, criaient au secours, et songer qu’ils lui touchent de fort près, que ce sont ses frères, qu’il ne peut se dispenser de prier pour eux ? Sans doute que la divine Bonté aurait égard à nos prières, qu’elle écouterait nos gémissemens, que gagnée enfin par nos larmes, elle assisterait ceux qui souffrent et saurait bien récompenser notre charité. Qu’on ne s’imagine pourtant pas que je veuille dire que la charité n’exige de nous que des pleurs, quand nous pouvons y ajouter les visites, les exhortations, les aumônes. Je ne parle que de ceux qui étant éloignés de nous, n’en peuvent attendre d’autre secours que celui de nos prières.
  La seconde sorte de misère qui afflige le genre humain, c’est la pauvreté. Celle-ci n’est peut-être pas moins insupportable ni moins commune que la maladie. Le Sage demandait à Dieu qu’il ne lui donnât ni la mendicité ni les richesses, mais seulement ce qui lui était nécessaire pour sa subsistance. Il est bien dur de dépendre entièrement de la miséricorde d’autrui, quand on a besoin de pain pour manger, ou de vêtements pour se couvrir, ou de maison pour se défendre de la rigueur des saisons. Et qui pourrait dire combien il y a de pauvres dans cette fâcheuse dépendance ? Le nombre en est infini; et cela vient de trois causes, dont la première est l’avarice ou la prodigalité des riches; la seconde, la vanité, ou la négligence des pauvres; la troisième, le manquement de confiance des uns et des autres en la bonté et en la Providence divine.
  Premièrement donc, les riches avares, oubliant les Commandemens de Dieu, et surtout celui d’aimer son prochain comme soi-même, serrent et retiennent ce qu’ils devraient distribuer aux pauvres. D’un autre côté ceux qui sont prodigues, dissipent le bien que Dieu leur a donné, et le consument en débauches, en festins, en meubles précieux, en pompes et en vanités, malgré la promesse solennelle qu’ils ont faite à Dieu sur les saints Fonts de Baptême, de renoncer à toutes ces choses : de la vient qu’il ne leur reste jamais rien pour faire l’aumône. Dieu, qui étend ses soins sur toutes ses créatures, a donné tant de fécondité à la terre, qu’elle produit en abondance tout ce qu’il faut pour la nourriture et des hommes et des bêtes même : mais la grande épargne, ou la profusion excessive de quelques-uns, fait que la plupart manquent des choses nécessaires, ou commodes à la vie. Ecoutons ce que les Pères disent là-dessus.
  Saint Basile faisant réflexion sur ces paroles d’un riche avare et insensé : J’abattrai mes greniers, et j’en ferai de plus grands : N’êtes-vous pas, dit-il, un voleur, vous qui vous appropriez ce que vous avez reçu pour en faire part aux autres ? Ce pain que vous avez de trop, appartient à ceux qui ont faim; ces habits que vous gardez, et qui se gâtent dans vos coffres, appartiennent à ceux qui sont nus ; cet argent que vous tenez caché dans la terre, appartient aux pauvres, qui manquent de tout. Vous faites donc autant d’injustices qu’il y a de personnes nécessiteuses que vous pourriez secourir, et que vous abandonnez.
  Saint Ambroise s’explique encore d'une manière plus forte : Vous me demandez : A qui fais-je tort, lorsque sans rien dérober, je conserve ce qui est à moi : O insolente parole ! » Ce qui est à vous ? Qu’avez-vous apporté au monde, de tout ce que vous gardez avec tant de soin ? Et plus bas : Refuser un pauvre, quand on a de quoi lui donner, ce n’est pas un moindre crime que de voler le bien d’autrui.
  Saint Jérôme écrivait à Hédibia en ces termes : SI vous avez quelque chose de plus que ce qui est nécessaire pour la nourriture et pour le vêtement, faite souvent des aumônes, et sachez que vous y êtes obligés.
  Saint Chrysostome prêchant au peuple d’Antioche, lui disait : Vous demande-t-on quelque chose de difficile et d’onéreux ? Dieu veut que vous employiez votre superflu à subvenir aux nécessités des pauvres, et que ce que vous gardez sans aucune utilité, vous en tiriez du profit, en le distribuant. Vous êtes les dispensateurs de leurs biens, comme les Bénéficiers le sont de ceux de l’Eglise. Ce que vous avez, vous ne l’avez pas reçu pour vivre dans les délices, mais pour en faire des charités. Pensez-vous qu’il vous appartienne ? Non, il est aux pauvres, soit que vous l’ayez acquis par votre travail, ou que ce soit l’héritage de vos pères. Voilà ce que disait saint Chrysostome en parlant du superflu, et non pas de ce qui est nécessaire pour l'entretien de la personne et de la famille.
  Saint Augustin en dit autant. Le superflu des riches est le nécessaire des pauvres. On retient le bien d’autrui, quand on garde quelque chose de superflu.
  Saint Léon est de même sentiment. Les biens temporels, dit-il, sont aussi des dons de Dieu, et il en demandera compte à ceux qui les ont reçus pour les distribuer, aussi-bien que pour s'en servir.
  Saint Grégoire, parlant de certaines gens qui ne veulent ni ravir le bien d’autrui, ni donner le leur, souhaite qu’on leur représente fortement que la terre, dont nous avons tous été formés, devant être à tous, et produisant de quoi nourrir tous les hommes, on ne doit pas se croire exempt de péché, lorsqu’on veut se rendre propre ce qui est un bien commun.
  Saint Bernard, en confirmation de tout ce qui a été dit, fait parler ainsi les pauvres : Le bien que vous prodiguez, est à nous; vous nous ôtez injustement ce que vous dépensez inutilement. Et afin qu’on voie que la doctrine des Pères s’accorde parfaitement avec celle des Docteurs les plus célèbres dans l’Ecole, voyons quelle est la pensée de saint Thomas sur cette matière. Ce que quelques-uns, dit-il, ont de superflu, au-delà du nécessaire, appartiens aux pauvres de droit naturel. Le Seigneur veut que l’on donne aux pauvres non-seulement la dixième partie de ses biens, mais tout ce qu’on a de superflu. Il dit ailleurs, que c’est là le sentiment général des théologiens. J’ai cru devoir rapporter tous ces témoignages des Pères et des Docteurs, pour montrer que ce que j’ai dit de l’obligation de l'aumône, n’a rien de trop rigoureux.
  Mais il arrive souvent que les pauvres mêmes sont cause de leur misère et de celle de leur famille. Car tout ce qu’ils gagnent durant la semaine, ils le dépensent le Dimanche, au jeu et à la débauche. D’autres, honteux de leur pauvreté, et ne pouvant se résoudre à paraître dans le monde, comme Jésus-Christ, qui de riche s’est fait pauvre, veulent être braves, et dépensent en habits ce qui leur suffirait pour s’entretenir, dans leur domestique, d’une manière honnête et frugale.
  Mais la principale raison qui fait que beaucoup de pauvres se trouvent réduits à une extrême nécessité, et que beaucoup de riches cachent leur bien, et aiment mieux quelque-fois se laisser mourir de faim que de faire de la dépense, c’est que les uns et les autres manquent de confiance en Dieu, qui, comme dit saint Paul, est riche en miséricorde. Il est surprenant qu’après ce que le Sauveur nous a dit, pour nous persuader que notre Père céleste prend son de nous, et que tant que nous espérerons en lui, il ne nous maquera rien ni pour le vivre ni pour le vêtement, il se trouve encore si peu de gens qui le croient. Examinons bien ce raisonnement, et nous en verrons la force : Si le Créateur nourrit les oiseaux du Ciel, qui ne sèment, ni ne moissonnent : s'il pare magnifiquement les lis quine travaillent ni ne filent, refusera-t-il aux hommes ce qu’il leur faut pour se nourrir et pour s’habiller, aux hommes qu’il a créés à son image, et adoptés pour ses enfans, par la grâce du Saint-Esprit ? Et si, après cette divine adoption, il leur prépare une couronne de gloire dans le Royaume des Cieux, pourra-t-il les voir dénués des choses nécessaires à la vie présente, et ne les pas assister ?
  Enfin c’est une vérité constante, que Dieu tout d’un coup peut non-seulement donner à un pauvre tout ce qui lui est nécessaire, mais même le combler de biens. C’est encore une vérité non moins assurée, qu’il veut tout de bon pourvoir aux besoins de ses amis qui attendent tout de lui. Rien n’est marqué plus expressément dans l’Ecriture : Ceux qui craignent Dieu, dit le prophète, ne manquent de rien. Je n’ai jamais vu un homme de bien délaissé, ni ses enfans demander leur vie. De ces deux principes, il s’ensuit manifestement que si plusieurs pauvres périssent de faim et de misère, c’est particulièrement parce qu’ils s confient moins en la Providence de Dieu, qu’en leur industrie. Cela ne doit pourtant pas détourner les personnes charitables, ou de leur donner l’aumône, quand ils ont de quoi, ou de prier le Seigneur, les larmes aux yeux, qu’il lui plaise de les assister. Car ils sont d’autant plus à plaindre, qu’ils manquent non-seulement de biens temporels, mais encore de foi, et que rarement ils font réflexion qu’ils ont dans le Ciel un Père infiniment bon, infiniment sage et infiniment puissant. En effet ce manque de foi, cette indigence spirituelle est un mal sans comparaison plus grand que la pauvreté temporelle, quelque excessive qu’elle puisse être.
  La troisième espèce de misère, qui rend à plusieurs la vie amère et insupportable, c'est la servitude, et particulièrement celle des esclaves, qui à cet égard ne diffèrent guères des bêtes. Toute servitude est fâcheuse à l’homme qui de sa nature est libre, et qui préfère la liberté à toutes choses; mais de toutes les conditions de l’homme, la plus rude est celle de ces misérables qu’on achète, et qu’on accable de travail, ou qui arrêtés et chargés de fers pour leurs crimes, sont condamnés les uns aux galères, les autres aux mines, les autres à tourner la meule dans un moulin. Car on ne leur donne point de repos, non plus qu’à des bêtes, et pour les presser de travailler, souvent on les bat jusqu’à les meurtrir de coups. Avec cela du pain et de l’eau font toue leur nourriture. Et néanmoins ce sont des hommes, et des hommes souvent innocens, qui ont pour maîtres des impies et des scélérats. En vérité si quelqu'un considérait des yeux de l’esprit, toute la face de la terre, et qu'il remarquât ce que soufrent tant de malheureux, qu’il doit aimer comme ses frères, pourrait-il, quand il le voudrait, retenir ses larmes ? et le voudrait-il, s'il avait quelque sentiment d’humanité ? Bien loin de cela, ne prierait-il pas le Père céleste de les consoler, et ne serait-il pas lui-même vivement touché de leurs maux ?
  Passons maintenant aux trois autres sortes de malheurs tout opposés aux premiers, qui sont le trop de santé et d’embonpoint, l’abondance des richesses, la grandeur et l’autorité. J’avoue qu’à parler absolument, ces trois choses ne sont point mauvaises; que ce sont des dons de l’Auteur de la nature; qu’elles peuvent compatir avec la vraie piété, et servir même, quand on en use comme il faut, a`acquérir les biens éternels : mais après tout, je ne laisse pas de dire que ce sont des maux plus à craindre que ceux qui leur sont contraires, parce qu’où il s’agit du salut et de mériter la vie éternelle, qui est le souverain Bien, pour lequel Dieu nous a créés, il arrive assez souvent que la santé nous nuit plus que la maladie, l’abondance des richesses que la pauvreté, la liberté que la servitude.
  Mettez donc en parallèle la santé et la maladie. Un homme qui se porte bien, pense rarement à Dieu, parce qu’il ne sent quères le besoin qu'il a de son assistance : il a un furieux pendant au vice, surtout à l’impureté et à la mollesse; il joue, il se divertit, il aime à boire, à manger et à dormir; sa plus grande pleine est de prier, de jeûner, de veiller, de se mortifier. Un malade, tout au contraire, soit que la faiblesse l'oblige de garder le lit, ou qu’étant debout, il souffre de grandes douleurs; un malade, dis-je, n’aime ni la bonne chère, ni le plaisir, ni le jeu; il songe aux misères de cette vie et aux joies de l'autre, à la mort prochaine, et au compte des paroles oiseuses, qu’il doit bientôt rendre à Dieu. de cette sorte, non-seulement il s’abstient de beaucoup de fautes, où il tomberait peut-être, s'il se portait mieux, mais il pratique beaucoup de vertus, qu’il ne pratiquerait peut-être pas, s'il jouissait d'une meilleure santé.
  Saint Grégoire écrit qu’il y avait de son temps à Rome un pauvre, nommé Servule, et une vertueuse fille nommée Romula, paralytiques l’un et l'autre, de tout le corps, et depuis plusieurs années. Il dit que Servule ne pouvait ni se lever de son lit, ni porter la main à la bouche, ni se tourner d’un côté à l’autre, et qu’il demeura toue sa vie en cet état. Il dit à peu près la même chose de Romula; il remarque ensuite combien ils surent profiter de cette longue et fâcheuse maladie, et comme Dieu fit connaître leur mérite, par les grands miracles qui arrivèrent à leur mort. Avant que Servule expirât, on ouït les Anges qui chantaient; et sitôt qu’il eut rendu l’âme, ils se répandit autour du corps une odeur très-douce. Pour ce qui est de Romula, outre que sa chambre fut éclairée d’une lumière miraculeuse et remplie d’une odeur toute céleste, on entendit deux Chœurs d’Anges chanter alternativement, et se répondre l’un à l’autre.
  Pourquoi pensez-vous que le Ciel honora ainsi la mort de ces deux paralytiques ? Ce fut sans doute, parce qu’une longue maladie leur avait ôté les occasions de pécher, et ne même temps leur avait beaucoup servi à exercer la patience, et à s’unir très-étroitement à Dieu par l’exercice continuel de l’oraison. C’est la remarque que fait saint Grégoire, quand il dit : La faiblesse de leur corps leur fut un moyen de s’affermir dans la vertu. Ils s’appliquaient d’autant plus à la prière, qu’ils étaient dans l’impuissance de faire autre chose. Je ne finirais jamais, si je voulais rapporter ici les exemples de tous ceux que la maladie a sanctifiés, et qui, sans sortir du lit, ont appris à se détacher du monde, et à s’attacher à Dieu. les infirmités du corps sont en effet comme les verges, dont Dieu se sert pour corriger les pécheurs, et les ramener à leur devoir. Lorsqu’il leur donnait de rudes coups, disait David, ils retournaient promptement à lui. Dieu lui-même parlant à son peuple : Il n’y a, lui disait-il, que l’affliction qui puisse vous faire concevoir ce qu’on vous a enseigné et ce que vous avez entendu.
  Des gens qui se sentent beaucoup de force et de santé, entendent souvent les Prédicateurs parler de la mort, du jugement, et de l’Enfer; et néanmoins on voit assez, par le peu d’amendement qui paraît dans leur conduite, que toutes ces choses ne les frappent point, ou leur entrent peu dans l’esprit. Mais si Dieu, voulant leur ouvrir les yeux, leur envoie quelque maladie dangereuse, alors ils commencent à se reconnaître, et à rentrer en eux-mêmes. Ils se ressouviennent de la mort, du jugement, de l’enfer; et l’infirmité du corps s’est souvent le salut de l’âme.
  Voyons maintenant ce qu’il faut penser de l’abondance des richesses. Le monde croit que les richesses sont une bien qu’on peut désirer, et que ce n’est point mal fait de tacher de s’enrichir. Mais le Saint-Esprit, qui est l’Esprit de sagesse, d’intelligence et de vérité, a prononcé contre les riches, et contre les richesses même, une sentence si effroyable, que je ne la puis rapporter sans frémir de crainte. Voici ce que nous lisons dans les Proverbes : Seigneur, je vous ai demandé deux choses, avant que je meure : ne me les refusez pas. Ne me donnez ni la pauvreté, ni les richesses; mais donnez-moi seulement ce qui m’est nécessaire pour vivre. Remarquez que celui qui fait cette prière, c'est Salomon, c’est un Roi puissant, c’est celui qui avait dit auparavant : Voilà ce qu’a vu, et ce que dit un homme avec lequel Dieu demeure, et qu’il fortifie par sa présence. Cet homme donc, qui rie instamment le Seigneur de ne le pont combler de biens temporels, n’était pas un ignorant ni un insensé; c’était un Prophète fort éclairé, et le plus sage de tous les hommes. Qui est-ce donc, s'il est sage, qui osera demander à Dieu des richesses, qui s’empressera pour en acquérir par toutes sortes de voies, non-seulement légitimes, mais frauduleuse et injustes ?
  Ecoutons encore ce que dit sur ce sujet un autre Ecrivain sacré, qui sans doute n’avance rien qui ne lui ait été enseigné par le Saint-Esprit : Si vous êtes riches, vous ne serez pas exempts de péché. Qu’y a-t-il de plus terrible que cette parole ? Peut-on désirer des biens, qu’on ne saurait posséder sans être pécheur, et par conséquent sans être ennemi de Dieu ? Quelqu’un à la vérité pourrait être riche et homme de bien tout ensemble, comme l’ont été Abraham, Isaac, Jacob, et David : mais un homme riche est pour l'ordinaire si porté au mal, que le Sage a cru pouvoir dire absolument et en général : Si vous êtes riche, vous ne serez pas sans péché.  Et de fait les Riches s’en font aisément accroire; ils ont du mépris pour les pauvres, et ils les traitent avec hauteur, quoiqu’aux yeux de Dieu, ils leur soient souvent fort inférieure en mérite; ils ne songent guères à faire l’aumône de leur superflu; ils n’emploient leur bien qu’à satisfaire leur cupidité; enfin, quelques riches qu’ils soient, ils ne le sont jamais assez à leur gré, et il n'y a rien qu’ils ne fassent pour accumuler trésors sur trésors.
  Le Sauveur avait donc raison de parler du salut des riches, comme d’un miracle. Il est plus aisé, disait-il, qu’un chameau passe par le trou d’une aiguille, qu’il ne l'est qu’un homme riche entre dans le Royaume des Cieux. Qui est-ce qui après cela, pour de l’or et de l’argent, exposera son salut à un tel danger? Mais, me direz-vous, il ne parle que de ceux qui ont de l’attache aux biens temporels, et qui les emploient non à des usages nécessaires, mais à vivre dans le plaisir, dans le luxe et dans la mollesse. Il est vrai : mais combien y en a-t-il qui en usent autrement? Il y en a si peu, que le Sauveur ne fait pas difficulté de dire généralement que les gens riches ne se sauvent point sans miracle. Aussi les appelle-t0-il malheureux : Malheur à vous, riches, qui avez votre satisfaction en ce monde. Et parce que ceux qui vivent dans l'opulence, ont accoutumé de se nourrir délicatement, d’aimer à se divertir et à rire, il ajoute :  Malheur à vous qui êtes rassasiés; car vous aurez faim! Malheur à vous qui riez maintenant; car vous serez affligés un jour, et vous verserez bien des larmes!  Voilà ce que pense des richesses celui même qui les a faites, et qui sachant beaucoup mieux que nous ce que l'on en doit penser, a embarrassé la pauvreté, a donné sa malédiction aux riches, et a déclaré bienheureux ceux qui sont pauvres d’esprit et d’inclination. Y aurait-il donc encore parmi les Chrétiens des avares, qui mettront leur béatitude dans les richesses? Et ne seront-ils jamais convaincus de cette maxime de Jésus-Christ, que c’est un malheur que d’être riche!
  Enfin entendons sur cela l’Apôtre saint Paul, qui ayant été ravi jusques au troisième ciel n’a pu ignorer quels sont les vrais biens, ni si les richesses servent plus qu'elles ne nuisent à notre salut. Ceux, dit-il, qui veulent amasser du bien, s’exposent à être tentés, et sont en danger d’être pris dans les filets du Démon, et de concevoir beaucoup de désirs inutiles et pernicieux, qui les mènent à la perdition. Il ne parle pas d’un petit nombre de personnes, qui ont de grands biens, mais qui les possèdent sans attache, et qui les emploient en des œuvres saintes et agréables à Dieu. ceux dont il parle, sont ceux qui désirent d’être riches, qui aiment passionnément les richesses, qui travaillent jour et nuit, non-seulement à conserver ce qu’ils ont, mais à l’augmenter, et qui en un mot n’en sont pas les maîtres, mais les esclaves. Ceux-ci, comme dit l’Apôtre, sont sujets à être tentés, et le Démon excite en eux de violens mouvemens d’orgueil, d’impureté, de jalousie, de vengeance, et une furieuse envie de satisfaire, à quelque prix que ce soit, leur cupidité : car l'argent est l’instrument général de tous les grands crimes. Et comme de si fortes tentations sont difficiles à surmonter, l’Apôtre ajoute que les gens riches tombent dans les pièges du Démon. Car succomber à la tentation, c’est s’assujettir au Tentateur, et lui engager sa liberté. Et qu’y-a-t-il de plus misérable que d’avoir pour maître un si cruel ennemi?
  Mais ce n’est pas tout. Ceux que le Démon tient ainsi captifs, bien loin de sentir leur mal, et d’essayer de rompre leurs chaînes, ne font qu’augmenter leurs engagemens, en formant toujours de nouveaux désirs ou inutiles, ou même mauvais et pernicieux; inutiles, tels que sont ceux qui ont pour but ou le vain éclat du monde, ou le divertissement et le jeu : mauvais et pernicieux, comme ceux qui se terminent à des adultères, à des meurtres, à des trahisons, à des brigandages, et à d’autres semblables crimes, dont ces esclaves du Démon ne rougissent point. De là vient aussi qu’ils tombent dans un abîme de malheurs, qui est ce que saint Paul appelle la perdition et la mort. Nous pouvons donc comparer les biens de la terre, non à des vents favorables, qui conduisent doucement le vaisseau au port; mais à des vents furieux et contraires, qui causent d’horribles tourments, et font périr le vaisseau avec l’équipage.
  Après cela n’avouera-t-on pas que les riches sont malheureux, et dignes de compassion, et qu'on doit gémir continuellement pour eux devant le Seigneur?
  Il ne reste plus qu’à voir ce qu’on doit penser de l’élévation et de la grandeur, qui est la chose dont les homes se piquent le plus, et par où souvent ils s’aveuglent, jusqu’à se croire des Dieux sur la terre. Ce qu’on en peut dire, c’est que plus on est élevé, plus on doit craindre le précipice, saint Bernard en avertit sagement son ancien disciple Eugène, qui de simple Religieux avait été fait souverain Pontife. Je considère, lui dit-il, la place où vous êtes, et j’appréhende la chute; je regarde votre dignité suprême, et je tremble quand je vois le précipice qui est sous vos pieds. On vous a mis dans une place plus élevée, mais non pas dangereuse : plus honorable, mais no pas plus sure. Nous pouvons en dire autant de toutes les dignités ou Ecclésiastiques, ou autres. Car tous ceux qui sont dans ales hautes charges, sont exposés à de grands dangers, et leurs inférieures doivent bien implorer pour eux le secours du Ciel. Que peut-on imaginer de plus terrible que ce que le Saint-Esprit leur dit par la bouche du Sage : Il se fera bientôt voir à eux d'une manière à les remplir de terreur. Car ceux  qui commandent seront jugés très-sévèrement : on a de l’indulgence pour les petits; mais on n’aura que de la rigueur pour les Grands. Dieu n’épargnera qui que ce soit, et il n’aura nul égard à la qualité des personnes; parce qu’il est le Créateur et des petits et des Grands, et qu’il a soin généralement de tous : mais c’est pour les Grands qu’il prépare de plus grands tourmens. O! si l’on faisait là-dessus de sérieuses réflexions, pour peu que l’on y pensât, on ne courrait pas, comme on fait, après les honneurs et les grands emplois.
  Mais enfin pourquoi Dieu menace-t-il d'un jugement si rigoureux les rois et les Princes? C’est particulièrement parce que leurs péchés sont d’ordinaire plus grands et plus punissables que ceux des particuliers. Les particuliers se cachent pour voler pendant la nuit assez peu de choses : mais les Princes ne craignent point d’envahir les Villes, les Provinces, et les Royaumes entiers. Ceux-là vident leurs querelles seul à seul : mais ceux-ci lèvent des armées, et entrent avec violence dans les terres de leurs ennemis; et si la guerre est injuste, qui pourrait dire de combien de péchés elle est cause? Tant de vols, de massacres, de saccagemens de villes, d’embrasemens de maisons, de profanations de Temples, de sacriléges horribles, de violences, et d’autres crimes infâmes, qui sont les suites des guerres entreprises injustement, retombent sur ceux qui les entreprennent, et ils en seront d’autant plus rigoureusement punis, qu’il n’est pas en leur pourvoir de réparer les maux infinis que cause partout la licence des soldats. Il ne faut pas s’étonner que le Saint-Esprit menace d’un jugement très-sévère ceux qui commandent :  on devrait plutôt être surpris de voir des personnes qui aiment à commander.
  Donc si Dieu châtie avec tant de sévérité les péchés des Princes temporels, il punira très-sévèrement ceux des Princes Ecclésiastiques, à proportion de la différence qu’il y a du spirituel au temporel, et du sacré au profane. Quiconque regardera des yeux de la foi les dangers inséparables de la vie des Grands de la terre, en sera ému de compassion, et aura la charité de prier pour eux. Au reste, ce que nous disons, qu'il faut plaindre plus ceux qui commandent que ceux qui obéissent, saint Augustin le confirme, lorsqu’il dit qu’il est plus aisé aux serviteurs de bien obéir, qu’aux maîtres de bien commander.

CHAPITRE IX

Neuvième source des larmes : Les peines du Purgatoire.

  Les Âmes qui brûlent dans le Purgatoire, sont un objet digne de pitié, et l'on peut dire que la considération de leurs peines est pour ceux qui vivent encore, une vraie source de larmes. Quatre choses montrent la grandeur de ces peines, et l’obligation où nous sommes de compatir et d’apporter tout le soulagement qu’il se peut aux maux de nos frères.
  La première est que les peines du Purgatoire surpassent de beaucoup toutes les nôtres. La seconde, que pour L'ordinaire elles durent plus longtemps. La troisième, que les Âmes qui endurent de si rudes peines, sont hors d’état de se soulager elles-mêmes. La quatrième, que ces peines sont en très-grand nombre. D’où il est aisé de conclure qu’elles méritent une extrême compassion, et que c’est une folie d’aimer mieux brûler en l’autre monde, que de se priver en celui-ci de quelque satisfaction légère.
  Premièrement donc il faut tenir pour certain qu’il n’y a point de proportion des souffrances de cette vie avec celles du Purgatoire. Saint Augustin, sur le Psaume 31, le déclare nettement : Seigneur, dit-il, ne me reprenez pas dans votre fureur, et ne me rejetez pas avec ceux à qui vous direz : Allez au feu éternel. Ne me châtiez pas non plus dans votre colère; mais purifiez-moi tellement en cette vie, que je n’aie pas besoin d’être purifié en l'autre par le feu qui a été allumé pour ceux qui seront sauvés, mais en passant auparavant par le feu. Et plus bas : Parce qu’on dit qu’ils seront sauvés, on ne craint guères ce feu. Ils seront sauvés à la vérité, après l’épreuve du feu : mais ce tourment sera plus insupportable que tout ce qu’on peut souffrir de plus douloureux en ce monde. Vous savez quels cruels supplices ont souffert et peuvent souffrir les méchans : mais qu’ont-ils souffert de plus que les Saints ? Quel criminel, quel voleur, quel adultère, quel sacrilége a jamais été condamné par la Justice à de plus horribles peines, que celles auxquelles les Tyrans ont condamné les Martyrs pour le nom de Jésus-Christ? Sachez néanmoins que tous ces tourmens sont plus supportables de beaucoup que ceux par lesquels il faut passer en l’autre vie, pour être sauvé. Et cependant il n’est point de commandement si rude, que l’on n’accomplisse pour les éviter. A combien plus forte raison doit-on obéir à Dieu, de peur d’encourir ces autres peines, infiniment plus rigoureuses ?
  Voilà ce que dit saint Augustin, et ce qu’ont dit après lui plusieurs autres Pères, saint Grégoire, expliquant le troisième Psaume de la Pénitence, remarque que quand le Prophète disait : Seigneur, ne me reprenez pas dans votre fureur, et ne me corrigez pas dans votre colère; c’était comme s'il eut dit : Je sais que de ceux qui meurent coupables, les uns doivent expier leurs fautes dans le feu du Purgatoire, et les autres seront condamner à brûler éternellement dans l’Enfer : mais parce que ce feu passager me semble lus insupportable que tous les maux de ce monde, je prie Dieu, non-seulement de ne me pas punir à jamais dans sa fureur, mais de ne me pas châtier même pour un temps dans les flammes du Purgatoire. Le vénérable Bède, saint Anselme et saint Bernard disent la même chose. saint Thomas dit encore quelque chose de plus; car il soutient que la moindre peine du Purgatoire surpasse toutes celles de cette vie, quelles qu’elles soient : et néanmoins une infinité de gens, qui ne peuvent supporter les douleurs de cette vie, méprisent celles de l'autre. O aveuglement qu’on ne saurait assez déplorer, et qu’il faut compter parmi les malheurs qui doivent faire gémir tous les gens de bien dans cette vallée de larmes !
  Voici comme saint Thomas prouve sa proposition. Il est constant que ce qu’on nomme peine du Dam est un plus grand mal que toute peine du sens : or on ne peut nier que les Âmes du Purgatoire ne souffrent la peine du Dam. Quelqu’un me dira que quand la peine du Dam est éternelle, comme elle l’est dans l’Enfer, c’est une vraie peine, et la plus grande de toutes; mais qu’il semble qu’en Purgatoire ce n’en est pas une de ne point voir Dieu, ou que du moins ce n’est pas une qui surpasse toutes celles des Martyrs. Car nous qui voyons encore, quoique nous ne voyions pas Dieu face à face, nous ne souffrons pas pour cela la peine du Dam, parce qu’un jour nous le verrons, si nous avons soin de bien purifier nos cœurs. De plus, il est très-certain que les Patriarches, les Prophètes, et tous les Pères de l’ancienne Loi, qui attendaient dans les Limbes la venue de leur Sauveur, étaient privés de la vue de Dieu; et néanmoins on ne peut pas dire que cette privation fût, à proprement parler, la peine Dam, parce qu’ils savaient certainement qu’ils verraient Dieu dans le temps que sa Providence leur avait marqué. Ne fut-ce pas pour cela qu’Abraham répondit au mauvais riche : Qu’il vous souvienne, mon fils, que vous avez été comblé de biens, pendant votre vie, et que Lazare n’a eu que du mal. Tout est changé maintenant; car il est rempli de joie, et vous êtes dans les tourmens. Le saint Patriarche ne dit pas : Lazare souffre la peine du Dam : il dit au contraire qu’il était rempli de joie, d’où il s’ensuit manifestement qu’il n’était point dans un état de souffrance. Ajoutez que le vieillard Siméon, lorsqu’il s’écriait : C’est à cette heure, Seigneur, que vous laissez aller votre serviteur en paix, ne croyait pas que la mort le dût conduire à un supplice, mais à une paix très-douce. Enfin saint Grégoire nous assure que les Pères, qui étaient captifs dans les Limbes, ne sentaient aucune peine, mais qu’ils jouissaient d'un agréable repos.
  Quelque spécieuse que soit cette objection, il est aisé d’y répondre. Premièrement pour nous qui vivons dans les ténèbres, nous ne faisons qu’entrevoir le malheur d'un homme séparé de Dieu, et nous y sommes insensibles; soit parce qu’ayant besoin du ministère des sens et de l’imagination pour concevoir toutes choses, nous ne pouvons nous en former qu’une idée fort imparfaite; soit parce que les plaisirs sensuels nous charment de sorte, que nous méprisons les délices de l’esprit. Quant aux anciens Pères, qui attendaient dans les Limbes, leur libérateur, ils ne sentaient point la peine du Dam, parce que, quoiqu’ils fussent privés pour un temps de la claire vision de Dieu, ils se consolaient, sur ce qu’ils savaient que ce n’était point par leur faute que leur bonheur était retardé, mais par la seule disposition de la Providence. Il en est tout au contraire de ceux qui depuis la mort de Notre-Seigneur, sont justement condamnés aux flammes du Purgatoire. Car comme ils sont hors d’état de trouver de la douceur dans les voluptés de la chair, dans les grands festins, dans l’abondance des richesses, dans leurs vains applaudissemens du monde; ils soupirent après le bonheur de contempler la première Vérité, et de jouir du souverain Bien, qui est la dernière fin, pour laquelle Dieu les a créés. D’ailleurs, ils n’ignorent pas que le royaume des cieux fermé autrefois, est maintenant ouvert aux Élus; que la seule chose qui les empêche d’y entrer, ce sont leurs péchés. Et que si l’on ne veut pas les y recevoir, ils doivent s’en prendre à eux-mêmes; ce qui ne peut que leur causer un très-grand chagrin. Ils ressemblent à un homme qui tourmenté de la faim et de la soif, aurait devant lui une table bien couverte, mais qui en punition de quelque faute qu’il aurait commise, n’aurait pas la liberté d’y porter la main.
  Pour ce qui est de l'autorité des Pères, qu’on nous oppose, ils ne touchent point la peine du Dam; ils ne parlent que de la peine du sens, qu’on souffre dans le Purgatoire, et qu’ils disent être plus insupportable que tout ce qu’il y a de plus douloureux en cette vie. Car bien que dans nos maisons nous ayons du feu, et que nous ayons peut-être éprouvé combien la brûlure cause de douleur, néanmoins cet autre feu quine se nourrit ni de bois ni d’huile, et qu’on ne saurait éteindre, étant l’instrument de la Justice de Dieu, ce feu, dis-je, tourmente les Âmes d'une manière encore plus rude et plus violente. Quand donc nous n’avouerions pas que la peine du Dam, lorsqu’elle n’est pas éternelle, comme elle ne l’est pas dans le Purgatoire, surpasse toutes les peines de cette vie, nous confesserions toujours que le tourment du feu les surpasse beaucoup, et nous ne le pourrions nier, sans contredire ouvertement saint Grégoire, et les autres Pères.
  Mais parce qu’une infinité de gens ne croient point ce qu’ils ne voient pas, Dieu a bien voulu ressusciter de temps en temps quelques-uns de ses serviteurs, et leur ordonner de raconter aux vivans ce qu’ils avaient vu de plus terrible dans l’autre monde. Parmi plusieurs de ces témoins oculaires et dignes de foi, j’en ai choisi deux, qui nous instruiront de ce qui se passe dans le Purgatoire. Je n’en dirai rien que je n’aie tiré d’Auteurs très-célèbres pour leur probité et pour leur savoir.
  Le premier est un Anglais, nommé Drithelme, dont le vénérable Bède a écrit l’étrange aventure, qui ne pouvait lui être inconnue, la chose étant arrivée de son temps, et presque à ses yeux, au grand étonnement d'une infinité de personnes. Voici comme il la rapporte : Il s’est fait en ce temps-ci dans l’Angleterre, un miracle insigne, et comparable à ceux qu’on a vus dans les premiers siècles. Pour exciter les vivans à craindre la mort de l’âme, Dieu permit qu’un homme mort depuis quelque temps, recouvrait la vie du corps, et racontât beaucoup de choses qu’il avait vues, et dont je ne ferai que toucher ici les plus remarquables circonstances il y avait dans un lieu appelé Nordan, un homme qui vivait fort chrétiennement avec toute sa famille. Il tomba malade, et comme son mal augmentait de jour en jour, réduit enfin à l’extrémité, il mourut au commencement de la nuit. Mais le lendemain matin il ressuscita tout à coup, et s’étant mis sur son séant, il remplit tellement d’effroi ceux qui avaient passé la nuit en pleurs auprès de son corps, qu’ils s’enfuirent tous. Sa femme, qui l’aimait beaucoup, resta seule fort épouvantée et toute tremblante. Il la rassura, en lui disant : Ne craignez point; car je suis véritablement ressuscité, et Dieu m’a permis de vivre encore, mais d’une façon bien différente de la première. Là-dessus il se leva, s’en alla droit à la Chapelle du Village, et y demeura long-temps en prière. Quand il fut revenu chez-lui, il divisa tout son bien en trois parties : il en donna une à sa femme, et une autre à ses enfans; la troisième, il se la réserva pour en faire des aumônes. Peu de temps après, ayant renoncé au monde, il se retira en un monastère, où il se fit couper les cheveux. L’Abbé avait préparé pour lui une cellule à l’écart, dans laquelle s’étant enfermé, il y passa toute sa vie, donnant toujours de si grandes marques de pénitence, et pratiquant de si étranges mortifications, que quand même il n’eut rien dit, on eut bien jugé à sa manière de vie, qu’il avait vu des choses extraordinaires, inconnues aux autres, et capables d’exciter dans tous les cœurs de grands sentimens ou de crainte, ou d’espérance. Il racontait donc ainsi sa vision : Celui qui me conduisait, avait le visage rayonnant, et paraissait environné de lumière. Nous arrivâmes dans une vallée également large et profonde, d’une longueur infinie, et située à notre gauche. D’un côté elle paraissait tout en feu, et de l’autre couverte de neige et exposée à un vent très-froid. Tout était plein d’âmes, qui comme agitées par une furieuse tempête, ne faisaient qu’aller d’un côté à l’autre. Car quand elles ne pouvaient souffrir la violence de la chaleur, elles cherchaient à se rafraîchir par les glaces et les neiges : mais n’y trouvant point de véritable soulagement, elles se rejetaient au milieu des flammes. Je considérais avec attention ces vicissitudes continuelles d’horribles tourmens, et tant que ma vue pouvait s’étendre, je ne voyais qu’une multitude innombrable d’âmes d’un aspect affreux, et qui n’avaient pas un seul moment de repos. Je crus d’abord que ce pouvait être la`l’Enfer, ce lieu de tourmens, dont j’avais souvent entendu parler. Mais mon Guide qui marchait devant, me dit : Otez-vous cela de l’esprit : Non, ce n’est point ici cet Enfer que vous vous imaginez.
  L’auteur fait ensuite de l’Enfer et du Paradis une longue description, que je ne rapporte point, de peur d’ennuyer le lecteur. Savez-vous, continua mon Guide, ce que c’est que tout cela ? Non, répondis-je. Sachez donc que cette vallée, où vous avez vu tant de feux et tant de glaces, est le lieu où sont tourmentées les Âmes de ceux, qui ayant toujours différé de se confesser et de s’amender, ont enfin recours à la pénitence, lorsqu’ils sont près de mourir. Comme ces gens-là se confessent et détestent leurs péchés, quoique fort tard, ils seront reçus dans le Royaume des Cieux, au grand jour du Jugement. Il y en a toutefois plusieurs parmi eux, qui obtiennent leur délivrance, avant ce temps-là, par le mérite des prières, des aumônes, et des jeunes des vivans, et surtout par la vertu du sacrifice de la Messe, qu’on offre pour le repos de leurs Âmes.
  Enfin l’historien fait une remarque d’une grande instruction pour nous. Il dit que quand on demandait à Drithelme pourquoi il traitait si mal son corps, pourquoi il priait et récitait le Psautier, étant plongé dans de l’eau glacée, il répondait qu’il avait bien vu d’autres glaces. Et si quelqu'un lui témoignait s’étonner qu’il put soutenir de si étranges austérités, toute sa réponse était : J’ai vu des choses bien plus surprenantes ainsi jusqu’au jour que Dieu l’appela à lui, il ne cessa point d’affliger son corps, cassé de vieillesse, et affaibli par des jeûnes continuels, au grand bien de plusieurs pécheurs, qui par l'exemple de sa vie austère, et par la force de ses discours, furent convertis.

  Ce fait me parait véritable, tant parce qu’il est conforme à ce que dit Job, parlant des méchans, qu’ils passeront des neiges fondues, à une chaleur excessive; que parce qu’il est rapporté par le vénérable Bède, comme une chose assez récente, et parce qu’enfin il fut suivi de la conversion d’un grand nombre de pécheurs, qui est le principal fruit que Dieu veut tirer des ces sortes d’événemens extraordinaires.
  A ce premier témoignage d'un homme ressuscité, joignons-en un autre d’une illustre Vierge, nommée Christine, et surnommée l’Admirable, dont la vie a été écrite par Thomas de Cantimpré de l’Ordre de saint Dominique, Auteur très-digne de foi, son contemporain. Le pieux et savant Cardinal Jacques de Vitry, dans la préface de la vie de sainte Marie d’Ognies, fait l’éloge de beaucoup de saintes femmes; mais celle qu’il loue le plus, est sainte Christine, dont il rapporte en abrégé les principales actions. Entendons-la conter elle-même toute son histoire : Sitôt que mon âme fut séparée de mon corps, elle fut reçue par des Anges, qui la conduisirent dans un lieu obscur, et tout rempli d’âmes. Les tourmens qu’elles souffraient me semblaient si excessifs, qu’il est impossible d’en exprimer la rigueur. Je vis là beaucoup de gens de ma connaissance. J’en fus pénétrée de douleur, et je demandai quel lieu c’était là; car je croyais que ce fût l’Enfer; mais ceux qui m’y avaient amenée, me répondirent que ce n’était que le Purgatoire, où l’on punissait les pécheurs, qui avant que de mourir, s’étaient repentis de leurs fautes, mais qui n’en avaient pas fait à Dieu une satisfaction convenable. De là ils me conduisirent dans l’Enfer, pour y voir les supplices des Damnés, et j’y reconnus aussi quelques personnes, que j’avais vues autrefois. Ils me transportèrent après cela dans le Ciel, et jusqu’au Trône de la Majesté divine, où le Seigneur m’ayant regardée d’un œil favorable, j’en eus une joie extrême, parce que je croyais y demeurer éternellement avec lui. Mais comme il voyait ce qui se passait dans mon cœur, il me dit; Assurez-vous, ma chère fille, que vous serrez ici avec moi un jour : J vous donne cependant le choix de deux choses, ou d’être avec moi dès à présent pour jamais, ou de retourner sur la terre, et d’y endurer de très-grands tourmens, sans pourtant mourir, afin que vous délivriez des flammes du Purgatoire toutes ces âmes, qui vous ont donné tant de compassion, et que l’exemple de votre vie, pleine de souffrances porte les pécheurs à rentrer dans leur devoir, et à expier leurs crimes. Après cela vous retournerez ici comblée de mérites. L’envie que j’eue de me prévaloir d’une offre si avantageuse me fit répondre sans hésiter, que je voulais retourner vivre. Voilà comme je mourus, et comme je ressuscitai dans le seul dessein de m’employer à la conversion des pécheurs. Je vous supplie donc de ne vous pas étonner des choses que vous verrez désormais en moi : car elles seront si extraordinaires, que jamais on n’aura rien vu se semblable.
  Tout ce récit est de la sainte : Voyons maintenant ce que l’historien y a ajouté, et ce que j’ai recueilli de divers Chapitres de sa vie. Elle commença à faire des choses pour lesquelles elle avait été envoyée de Dieu. elle se jetait dans des fournaises ardentes, et y souffrait de si terribles douleurs, que n’en pouvant plus elle poussait des cris effroyables. Quand elle en sortait, il ne paraissait dans tout son corps nulle marque de brûlure. L’hiver que la Meuse était glacée, elle s'y plongeait souvent, et y demeurait des six jours entiers. Quelquefois en priant dans l’eau, elle se laissait aller au courant qui l’entraînait dans un moulin, dont la roue l’ayant enlevée, la faisait tourner horriblement, sans pourtant briser ni disloquer aucun de ses os. D’autres fois poursuivie par des chiens qui la mordaient et la déchiraient, elle courait parmi les halliers, jusqu’à ce qu’elle fut toute en sang, et néanmoins quand elle de retour, on ne lui voyait ni blessure ni cicatrice. C’est là en peu de paroles ce que raconte l’Auteur, qui était Évêque, Suffragant tout sujet d’y ajouter foi, tant parce qu’il a pour garant de ce qu’il écrit, un autre très-grave Auteur, Jacques de Vitry, Évêque et Cardinal; que parce qu’il ne dit rien que ce qui était arrivé, non-seulement de son temps, mais dans la Province même où il demeurait; et qu’enfin ce qu’endurait cette admirable fille, n’était point caché, puisqu’on la voyait souvent au milieu des flammes, sans qu’elle en fut consumée, souvent couverte de plaies, sans qu’il en parut la moindre marque un moment après.
  Au reste cette merveille continua quarante-deux ans, depuis qu’elle fut ressuscitée; et afin qu’on sût qu’il ne se faisait rien en elle que par la vertu d’en haut, les conversions insignes qu’elle opéra pendant sa vie, et les miracles évidens, qu’elle fit après sa mort, montrèrent bien que c’était l’oeuvre de Dieu. Ainsi Dieu voulut fermer la bouche à ces libertins, qui font profession de ne rien croire, et qui ont la témérité de dire en raillant : Qui est-ce qui est revenu de l'autre monde? Qui a jamais vu les tourments, ou de l’enfer, ou du Purgatoire? Voilà deux témoins fidèles, qui assurent qu’ils les ont vus, et qu’ils ont très-grands, et en très-grand nombre. Que s’ensuit-il donc, sinon qu’il faut confesser que les incrédules sont inexcusables, et que ceux qui croient, sans toutefois vouloir faire pénitence, sont encore plus condamnables.
  La seconde chose qui doit faire craindre les peines du Purgatoire, c’est leur durée. Car bien qu’un Auteur de réputation ait cru qu’elles ne durent au plus que dix ou vingt ans, son opinion est évidemment contraire à l’usage de l’Eglise, qui célèbre l’Anniversaire de plusieurs morts, non-seulement durant vingt ans, mais durant plus de cent ans.  D’ailleurs la vision rapportée par le Vénérable Bède, montre qu’il y a des Âmes condamnées à brûler dans le Purgatoire jusqu’au jour du Jugement; et cela s’accorde avec ce que dit Tertullien, qu’en cette prison souterraine plusieurs Âmes seront punies pour des fautes assez légères, jusqu’au temps de la Résurrection. saint Cyprien parle aussi de la longue durée de ces peines, lorsqu’il dit qu’autre chose est de brûler longtemps pour l'expiation de ses péchés et autre chose de les expier par la pénitence.
  Joignons à ces austérités la vision de sainte Lutgarde, dont al vie a été écrite par celui même qui a composé celle de sainte Christine. Comme la chose est très-remarquable, et très-instructive pour les Prélats, je rapporterai les propres paroles de cet Auteur. Le Pape Innocent III, étant mort, après avoir présidé au Concile de Latran, il apparut à Lutgarde, qui étonnée de le voir tout environné de flammes, lui demanda qui il était. Je suis, répondit-il, le Pape Innocent. Hé quoi, s’écria-t-elle est-il bien possible que notre Père commun soit tourmenté si horriblement? Je souffre, répliqua-t-il, cette peine pour trois péchés, qui m’auraient fart  condamner au feu éternel, si à l’article de la mort je n’en eusse eu un vrai repentir, par l’intercession de la glorieuse Mère de Dieu, en l’honneur de laquelle j’avais fondé un Monastère. J’ai donc ainsi échappé. À la mort éternelle, amis je dois brûler dans le Purgatoire jusqu’au jour du jugement. Cependant la Mère de miséricorde m’a obtenu de son Fils la grâce de pouvoir venir vous demander le secours de vos prières. Ayant dit cela il disparut. Lutgarde fit incontinent savoir à ses sœurs l’état pitoyable où était le Pape, et les exhortât de le secourir. Elle pratique elle-même pour cela de très-rudes mortifications. Nous savons au reste de la propre bouche de Lutgarde, quels furent ces trois péchés, qu’il avait commis, mais nous avons cru les devoir cacher, par respect pour ce grand Pontife.
  Tout ceci a été extrait de sa vie. J’avoue pour moi que cet exemple m’a souvent fait frémir de crainte. Car si un Pape qui avait été en réputation, non-seulement de probité et de sagesse, mais même de sainteté, et qu’on regardait comme un modèle de vertu, a failli être damné; si son Purgatoire doit durer jusques à la fin des siècles, y a-t-il au monde un Prélat, qui n’ai sujet de trembler, qui ne doive entrer en compte avec lui-même, et examiner sérieusement sa conscience ? Je ne puis me persuader qu’un si grand serviteur de Dieu ait été capable de commettre des péchés mortels, si ce n’est peut-être sous quelque apparence de bien, et pour avoir trop écouté des flatteurs, ou des domestiques intéressés, dont le Sauveur nous avertit de nous donner bien de garde, quand il dit que les ennemis de l’homme sont ses propres domestiques. Apprenons du moins par cette histoire si terrible à veiller sur notre intérieur, de crainte que nous flattant trop nous-mêmes, ou prêtant l’oreille à la flatterie, nous ne tombions dans l’illusion, et de l’illusion dans le péché.
  Mais revenons à notre sujet. Il est hors de doute  que les peines du Purgatoire ne sont limitées, ni à dix, ni à vingt ans, et qu’elles durent quelquefois des siècles entiers. Mais quand il serait vrai que leur durée ne passerait point dix ou vingt ans, compte-t-on pour rien des peines de dix et de vingt années, des peines inconcevables, sans aucun soulagement ? Si un homme était assuré que vingt ans durant il devrait souffrir ou aux pieds, ou à l’estomac, ou aux dents, ou à la tête, quelque violente douleur, sans jamais pouvoir dormir, ni prendre le moindre repos, n’aimerait-il pas mieux mourir cent fois que de vivre de la sorte ? et si on lui donnait le choix, ou d’une vie si misérable, ou de la perte de tous ses biens, balancerait-il à donner ses biens pour se délivrer de ce tourment ? Quoi donc, pour nous garantir des flammes du Purgatoire, ferons-nous difficulté d’embrasser les travaux de la Pénitence ? Craindrons-nous d’en pratiquer les plus pénibles exercices, qui sont les veilles, les jeûnes, les longues prières, les aumônes, et surtout la contrition, accompagnée de gémissemens et de larmes ?
  Ce qui augmente de beaucoup le malheur des Âmes du Purgatoire, c’est qu’outre que leurs souffrances sont excessives, et que la durée en est longue, elles se trouvent dans une entière impuissance de remédier à leurs maux. Personne n’est si malheureux en ce monde, qu’il ne puisse ou en fuyant, ou en résistant et se défendant, ou en employant ses amis, ou en faisant pitié à ses Juges, ou en appelant de leur Sentence à un Tribunal supérieur, ou en quelque autre manière, éviter le mal, dont il se voit menacé; mais en Purgatoire tout ce qu’on peut faire, c’est d’endurer avec soumission et avec patience le châtiment qu’on a mérité. Il est donc du devoir des Justes qui vivent encore, d’assister les morts, et d’essayer d’adoucir leurs peines, ou de les en délivrer, par des prières, par des aumônes, et par d’autres œuvres satisfactoires. Que si les morts apparaissent quelquefois aux vivans, pour implorer leur secours, ce n’est que par une grâce spéciale, que Dieu accorde rarement et à fort peu de personnes. Ces âmes sont donc bien à plaindre, puisqu’elles sont dans l’impossibilité de se soulager elles-mêmes, et de soulager leurs amis.
  Mais, me dira-t-on, il y en a peu qui soient réduites à cette fâcheuse nécessité, et le mal par conséquent n’est pas si grand qu’on le fait. C’est une erreur; le nombre en est grand : et cette seule considération devrait suffire pour exciter les Fidèles à les secourir, quand même leurs peines seraient moindres qu’elles ne sont. Car sans parler des visions que nous avons rapportées, et qui prouvent évidemment ce que nous disons, il est constant que rien de souillé n’entrera dans le Royaume des Cieux, et que pour être reçu dans ce lieu, où règne la pureté, pour y voir cette lumière incréé qui est tout à fait incompatible avec les ténèbres, il faut être saint et sans tache. Hé, combien en trouve-t-on qui le soient ? Ainsi tous les autres, quoique du nombre des Elus, doivent passer par le feu. C'est pourquoi l’Eglise, figurée par la Colombe, prend souvent le deuil, et est obligée de gémir devant le Seigneur, pour ses membres affligés, qui soupirent continuellement après le bonheur du Ciel, et qui n’y peuvent entrer, tant qu’il leur reste quelque faute à expier dans les flammes du Purgatoire.

CHAPITRE X.

Dixième source des larmes : Le divin amour.

  De l’amour de Dieu, comme d'une source féconde, il se répand dans les Âmes saintes des eaux très-pures, qui changées en pleurs, produisent en elles des fleurs et des fruits de toutes sortes de vertus. C’est de ces pleurs que parlait saint Augustin, lorsqu’il disait qu’il y a plus de plaisir à pleurer dans l’oraison, qu’à assister aux spectacles. De cette source viennent trois ruisseaux, qui sont trois désirs, non moins efficaces que justes. Le premier est de la gloire de Dieu; le second, de notre béatitude; et le troisième, de la grâce, qui nous conduit à la gloire, qui fait notre béatitude.
  Le Sauveur les a marqués dans les trois premières Demandes de l’Oraison Dominicale. Car qui souhaite que le nom de Dieu soit sanctifié, que souhaite-t-il, sinon que Dieu soit loué par les Anges, par les hommes, et en quelque sorte par toutes les créatures ? Qui demande que le règne de Dieu arrive, que demande-t-il, sinon l'amour pour Dieu, considérait attentivement par combien d’horribles blasphèmes, de parjures, de sacriléges, d’impiétés on l’offense continuellement, et combien de gens sans pudeur et sans conscience osent violer sa Loi, cette Loi très-pure, très-salutaire, lus désirable que l’or, et plus douce qu le miel; s'il faisait de plus cette réflexion, qu'il reste encore une infinité de Païens, qui ne connaissent ni n’adorent le vrai Dieu, et qui fléchissent le genou devant les Idoles de bois ou de Pierre, il en serait outré de douleur, et s’écrierait avec Jérémie : Qui donnera de l’eau à mes yeux, et les changera en des fontaines de larmes, afin que je pleure, tant que je vivrai, les injures qui se font à mon Créateur. Nous lisons au second Livre des Machabées, que Mathathias et ses enfans déchirèrent leurs habits, se couvrirent de cilices, et furent excessivement affligés, lorsqu’ils virent la profanation de leur Temple et de leurs mystères les plus saints, qui n’étaient pourtant que l’ombre des nôtres. Que doit donc faire un Chrétien, et quelle doit être son affliction, lorsqu’il voit en ce temps-ci non-seulement les Eglises renversées, mais le sacrifice aboli en mille endroits, par les Sectateurs de Luther et de Calvin ?
  Le second désir que l'amour divin excite en nous, est celui de jouir de Dieu, à qui nous devons souvent demander avec beaucoup de gémissements et de larmes, que son règne arrive. Le règne de Dieu dans les saintes Écritures, se prend en trois manières différentes. Premièrement il est essentiel à Dieu de régner dans tout l’Univers; secondement il règne dans l’âme des Justes par la grâce; et il règne enfin dans les Bienheureux par la gloire. Pour ce qui est du premier règne, ou de cet empire absolu qu'il a essentiellement sur toutes les choses créées, David en parle, lorsqu’il dit; Seigneur, votre règne est un règne de tous les siècles. Mais on n’a que faire de souhaiter qu'il arrive, puisqu’il a toujours été, et que jamais il ne finira. Le second, est le principal effet de la grâce, par où Dieu domine dans les Ames justes, et se les assujettit d'une manière douce et sans faire de violence à leur liberté. saint Paul le marque assez clairement par ces paroles :Dieu nous a tirés de la puissance des ténèbres, et nous a fait passer dans le Royaume de son Fils bien-aimé. Il semble qu'il soit encore inutile de demander celui-ci, puisqu’il est aussi ancien que le monde. Et de fait, Jésus-Christ s’appelle l’Agneau, qui a été immolé dès la naissance du monde, parce que toutes les grâces que les Justes ont jamais reçues, ne leurs ont été données qu’en vue de sa mort.
  Enfin le règne de la gloire commença dans le moment que le Sauveur mourut sur la Croix, où il avait dit peu auparavant au bon Larron : Dès aujourd’hui vous serez avec moi dans le Paradis; mais il ne sera consommé qu’au dernier jour, lorsque les Saints ressuscités et resplendissans de gloire, entendront de la bouche du souverain Juge cette agréable Sentence : Venez, vous qui êtes bénis de mon Père; Possédez le Royaume qui vous a été préparé dès la création du monde. Car on peut dire en effet que te temps du règne de Dieu, sera lorsque les méchans étant punis, et les Puissances de l’Enfer domptées, Dieu seul régnera éternellement avec ses Elus. C’est ainsi qu’en parlent communément les plus anciens Pères, comme Tertullien, saint Cyprine, saint Chrysostome, saint Jérôme, saint Cyrille de Jérusalem, saint Augustin, Cassien et plusieurs autres.
  On peut remarquer ici avec saint Augustin, que les Justes, dans l'ancienne Loi, ne soupiraient qu’après la venue du Messie; mais à présent que le Messie est venu, qu’il est mort et ressuscité, et monté au Ciel, les désirs et les espérances des Saints ne tendent qu’à ce dernier jour où le Fils de Dieu viendra plein de majesté, et mettra le comble à la gloire de ses Elus. C'est alors que s’accomplira cette Prophétie d’Aggée : Celui qui est désiré et attendu de toutes les nations, viendra.
  Les premiers de ces désirs, sont ceux dont Notre-Seigneur parlait un jour à ses Disciples : Je vous assure, leur disait-il, que beaucoup de Prophètes et de Rois ont fort souhaité de voir ce que vous voyez, et ne l’ont pas vu. Le vieillard Siméon, qui avait longtemps désiré et espéré ce bonheur, l’obtint enfin; et c'est ce qui lui fit dire, avec un transport de joie : Maintenant, Seigneur, vous laissez aller votre serviteur en paix, selon votre parole, parce que j’ai vu de mes yeux le Sauveur que vous avez envoyé.
  Les seconds sont ceux que l’Apôtre sentait dans son cœur, et qu’il exprimait par ces paroles : La couronne de Justice m’est réservée, et le Seigneur, comme juste juge, me la donnera pour récompense, et non-seulement à moi, mais encore à ceux qui souhaitent sa venue : c’est-à-dire, à ceux qui aiment l’Epoux d'un amour pur, et qui pour cela sont dans l’impatience de le voir. La femme qui est infidèle à son mari, ne craint rien tant que sa venue, et elle voudrait, s'il était possible, qu’il ne vint jamais, parce qu’elle ne l’aime pont. Mais l’épouse chaste, comme celle de l’Apocalypse, dit à son Epoux; Venez; et il répond, Je viens tout à l’heure. Elle le presse, et lui dit encore une fois : Jésus, mon Seigneur, venez. Le saint Prophète David marquait bien l'ardeur extrême, avec laquelle il désirait l’une et l'autre venue du Sauveur, surtout à la seconde, qui est celle où l’on verra Dieu clairement. De même, s’écriait-il, qu’un cerf altéré cherche partout des fontaines; ainsi mon ame brûle d’impatience de vous trouver, ô mon Dieu; elle soupire sans cesse après le Dieu fort, le Dieu vivant. Quand aurai-je le bonheur de voir mon Dieu face à face ? Je ne faisais jour et nuit que verser des larmes, et c’était là toute ma nourriture, pendant que l’on me disait : Où est votre Dieu ? Je n’ai demandé au Seigneur qu’un seule chose, dit-il, en un autre endroit, et je la lui demanderai encore; c'est de pouvoir demeurer toute ma vie dans sa maison, et de jouir de ses délices.
  Quiconque aime tout de bon, souffre impatiemment l’absence de la personne qu’il aime, et soit qu'il mange, ou qu'il fasse quelque autre chose, à table, et partout ailleurs, il pense à l’objet de sa passion : la nuit même, pendant son sommeil, il s’imagine le voir et le posséder. Si cela arrive à des amans, qui se laissent enchanter par quelque beauté mortelle, que doit-on attendre des âmes éprises d’un amour pur et ardent pour la Beauté souveraine? Leurs larmes sont leur nourriture ordinaire, et toute consolation qui vient d’ailleurs, leur est importune. L’Apôtre qui dans son ravissement avait entrevu quelques traits de la beauté infinie de Dieu, et qui savait que rien en pouvait l’empêcher d’en ouïr, que ce corps grossier et semblable à un voile épais qui la lui cachait, s’écriait souvent, les larmes aux yeux : Qui me délivrera de ce corps mortel? Je meurs d’envoie de me voir en liberté, et d’être avec Jésus-Christ. L’illustre Martyr saint Ignace disait dans le même sentiment : Que le Démon me fasse souffrir tous les tourmens qu’il peut inventer, j’y consens, pourvu que je jouisse de Jésus-Christ.
 Que dirons-nous de la chaste amante du Sauveur, Marie Magdelène, qui, dans le dernier souper qu’elle lui donna, sachant qu’elle l’allait perdre, lui lava les pieds, les lui arrosa de ses larmes, et les lui essuya avec ses cheveux ? O que ces larmes étaient différentes de celles dont elle avait une autre fois arrosés ces mêmes pieds chez le Pharisien Simon ! Celles-ci venaient du seul repentir de ses péchés, et celles-là d’un désir ardent d’avoir auprès d’elle son Bien-aimé : celles qu’elle répandit depuis, proche du tombeau de son Maître, étaient de même nature, et venaient de la même source. O si quelqu'un d’entre nous avait éprouvé, comme David, comme saint Paul, comme Marie Magdelène, j’ajoute, comme saint Augustin, comme saint Bernard, comme saint François, combien sont doux les pleurs que produit l'amour de la divine beauté, sans doute qu’il mépriserait toutes les douceurs et toutes les joies du monde.
  Enfin le troisième désir qui naît de l'amour de Dieu, est celui qui est contenu dans cette demande : Que votre volonté s’accomplisse sur la terre, comme dans le Ciel. Car par-là nous prions Dieu qu’il nous montre à bien garder ses Commandemens. En effet l'amour qui nous porte à désirer de voir Dieu, et à soupirer sans cesse, jusqu’à ce que nous possédions ce bonheur, dans lequel consiste la vie éternelle; cet amour même nous fait aussi demander l’entier accomplissement de la Loi divine, et que le Seigneur soit obéi par les hommes ici-bas, comme il l’est là-haut par les esprits Bienheureux, dont le Prophète loue l'obéissance, en disant : O Anges, bénissez tous le Seigneur, vous qui êtes si puissans, et qui employez toutes vos forces à exécuter ses volontés, toujours attentifs à ce qu’il lui plaît de vous ordonner. Vertus du Seigneur, et vous, ministres et exécuteurs de ses ordres, bénissez-le tous.
  David nous apprend par ces paroles, combien est parfaite l’obéissance que les Anges rendent à Dieu. car quand il dit : Vous qui êtes si puissans, et qui employez tout ce que vous avez de forces à exécuter ses commandemens, il donne à connaître que s’ils sont forts et puissans, ils sont également prompts à faire ce qu’il leur commande. Et quand il ajoute qu’ils sont toujours attentifs à sa voix et à sa parole, il marque assez que s'ils obéissent, c’est purement par le motif de l’obéissance, et pour se montrer vrais serviteurs du Dieu tout-puissant. La plupart des hommes obéissent à leurs maîtres, non parce qu’il est juste de leur obéir, mais parce qu’ils croient qu’il leur en reviendra du profit, ou de l'honneur, ou quelque plaisir; sans quoi leur obéissance est toujours lâche et imparfaite, et presque toujours de peu de durée. Celle des Anges, au contraire, ayant pour principe le pur amour, est éloignée de tout intérêt, et incompatible avec l'amour propre.

  Et afin qu’on ne croie pas que parmi les Esprits célestes, il n’y a que ceux du dernier rang, c’est-à-dire, ceux auxquels on donne le nom d’Anges, qui aient cette ardeur et cette fidélité à accomplir les ordres de Dieu, le Prophète nomme en particulier les Vertus, et sous ce nom il comprend tous les autres Chœurs et toute la milice du Ciel. Car c'est ainsi que saint Jérôme traduit de l’Hébreu les paroles de David : Armées du Seigneur, bénissez-le toutes. Ceux donc qui aiment Dieu tout de bon, tachent d’imiter cette obéissance parfaire, qui ne se rencontre jamais avec le péché, et qui plaît plus à Dieu que les sacrifices.
  Mais comme d’eux-mêmes ils n’y sauraient parvenir, ils disent en gémissant : Seigneur, que votre volonté se fasse sur la terre, comme elle se fait dans le Ciel. Nous voudrions bien vous pouvoir servir avec toute la ferveur et tout le zèle possible, sans aucune imperfection; nous ne souhaiterions rien tant que de voir votre volonté accomplie par tout ce qu’il y a d’hommes sur la terre, comme elle l’est par tous les Anges qui sont dans le Ciel. Mais comme il s’y trouve des difficultés insurmontables, tout ce que nous pouvons faire, c'est de recourir à vous, et de vous dire avec Augustin votre serviteur; Opérez en nous ce que vous nous commandez, et commandez-nous ce que vous voulez. Que si éloignées, comme nous le sommes, de notre patrie, nous ne pouvons parvenir à cette haute perfection, recevez au moins le sacrifice de nos prières et de nos vœux, dont l’unique but est que votre volonté se fasse également sur la terre et dans le Ciel. Mais si nos désirs sont encore fiables, s'ils n’ont pas toute l’ardeur et toue la force qu’ils devraient avoir, inspirez-nous-en de plus efficaces : car nous pouvons dire aussi-bien que votre Prophète, que nous souhaitons de désirer l'accomplissement de voter loi sainte. Ce souhait est une marque, quoique imparfaite, de l’estime et de la soumission que nous avons pour vos ordres, et nous espérons qu’à force de gémissemens et de prières, nous obtiendrons de votre miséricorde une volonté efficace d’observer avec toute l'exactitude possible ce qu’i vous plaira de nous commander. C'est par cette voie que nous parviendrons à notre céleste Patrie, où, avec les Anges Bienheureux, nous accomplirons éternellement et sans résistance votre sainte volonté.

CHAPITRE XI

Onzième source des larmes : l’incertitude du salut

  Les biens que renferme la béatitude éternelle, sont si grands, que comme l’espérance de les posséder donne une extrême joie, aussi la crainte d’en être privé cause une telle tristesse, qu’on ne saurait y penser, et ne pas pleurer. Représentez-vous un homme arrêté pour un crime capital, dont on l’accuse, et incertain de l'événement du procès, où il y va de sa vie. Croyez-vous que tandis qu’il est ainsi en suspens entre l’espérance et la criante, il puisse s’abandonner à la joie, jusqu’à ce que la Justice l’ait déclaré innocent, ou que le Prince lui ait accordé sa grâce ? Qui pourra ne pas gémir, s’il considère l’incertitude où il est de son salut et qu’on va bientôt prononcer l'arrêt qui le doit rendre éternellement ou heureux ou malheureux, sans qu’il sache quelle sera sa destinée ? Car, quoique sa conscience ne lui reproche aucun péché qui semble mériter l’Enfer, ayant néanmoins à répondre à Dieu qui découvre souvent dans nous des fautes qui nous sont cachées, et que nous nous cachons à nous-mêmes, quelle sûreté peut-il avoir ? Saint Paul, ce vase d’élection, cet Apôtre par excellence, disait de lui : Je ne me sens coupable de rien; mais ce n’est pas là ce qui me justifie, Dieu seul est mon Juge.
  Le Saint-Esprit rend ce témoignage de Job que c’était un homme simple, droit et craignant Dieu : Job disait lui-même que sa conscience ne lui reprochait rien de mal dans toute sa vie, et néanmoins la pensée du jugement l’effrayait de sorte, qu'il s’écriait tout hors de lui : Que ferai-je, quand Dieu viendra me juger, et quand il m’interrogera, que lui répondrai-je ? De nos jours on a trouvé plus d’une fois le Bienheureux Louis Bertrand sanglotant, et baigné de larmes; et comme on lui demandait ce qu'il avait à pleurer, d’où lui venait une si excessive tristesse : N’ai-je pas sujet de m’affliger, répondait-il, quand je pense à l'incertitude de mon salut ? Il y a deux choses qui donnent de l’inquiétude aux Âmes les plus innocents, sur le sujet de leur prédestination, ou de leur réprobation.
  La première est que, quelque saint qu’on paraisse aux yeux des hommes, n ne saurait dire certainement que l’on soit en bon état, à moins d’une révélation particulière, qui est une grâce que Dieu fait à peu de personnes. Bien plus, quand un homme après une plus longue discussion, se croirait exempt de péché, et quand il aurait pour lui le témoignage de sa conscience, il devrait encore douter s'il serait en état de grâce. Car que peut-il y avoir de plus formel là-dessus que ces paroles du Sage : Qu'on se garde bien de dire : Ma conscience est nette, je suis sans péché. Et ailleurs :  Il y a des gens de bien et des gens sages, dont les œuvres sont en la disposition de Dieu, et néanmoins personne ne sait s’il est digne d’amour ou de haine. Car tout ce qui regarde l’avenir, est incertain. Sain Jérôme explique ainsi ce passage : J’ai trouvé que les œuvres des Justes sont en la disposition de Dieu, que c’est lui qui en est l'auteur; et que néanmoins ils ne savent s'il les aime, ou s’il les hait, ni si les afflictions qu’il leur envoie sont des épreuves de leur vertu, ou des chatimens de leurs crimes, mais qu’ils le sauront un jour.  Lors donc que le Sage dit que nul ne sait s'il est digne d’amour ou de haine, il n’est pas question des impies, qui n’ont nul sujet de douter qu’ils ne soient dignes de haine, mais de ceux qui font profession de vertu, et dont la conduite  semble irréprochable. Car ceux-ci mêmes ne peuvent savoir si leurs œuvres, quelque louables qu’elles paraissent, partent de la charité.
  Cette incertitude de la prédestination et du salut ne peut-être que très-facheuse aux bonnes Âmes, et nous en pouvons juger par ce qui est écrit de saint François, qu’au commencement de sa conversion, Dieu lui ayant fait connaître que ses péchés qu’il avait pleurés longtemps, et avec une vive douleur, lui étaient remis, il n’eut une joie inconcevable. Mais après tout, quelque peine que puisse faire cette incertitude à ceux qui ont de l’amour pour Dieu, c’est un véritable effet de la Providence divine suer eux : car ils en sont plus  retenus, plus humbles, et plus vigilans; ils s’observent avec plus de soin, et ne se préfèrent à personne, pas même aux plus grands pécheurs. A l’égard des réprouvés, il est important qu’il ne sachent pas ce qui leur doit arriver, de peur que désespérant de leur salut, ils ne s’abandonnent à toutes sortes de vices.
  L’autre raison pour laquelle nul ne se peut promettre la vie éternelle, c’est que nul ne se peut répondre de sa persévérance dans le bien. Car quand un homme serait assuré qu’aujourd’hui il est en état de grâce, il devrait toujours appréhender de n’y êtres pas demain. Nous ne voyons que trop d’exemples de personnes vertueuses, qui venant à se relâcher, tombent enfin en d’épouvantables désordres. Le premier Ange avait sans doute été créé en état de grâce; il avait reçu de Dieu avec l’être, une sagesse éminente, et bien d’autres dons surnaturels. Car c’est de lui que saint Grégoire veut qu’on entende ces paroles d’Ezéchiel : Voici que le dit le Seigneur; J’avais imprimé sur vous mon image; vous étiez plein de sagesse, et vous excelliez en beauté; vous aviez goûté les plaisirs du Ciel. Et plus bas; Vous avez été parfait et sans tache dans vos voies depuis le jour de votre création, jusqu’à ce qu’on ait trouvé en vous l’iniquité. Saint Augustin dit de tous les Anges en général que Dieu a produit en eux la grâce avec la nature. Or on ne peut raisonnablement douter que les Anges, au moment qu’ils furent créés, n’aient su qu’ils étaient amis de Dieu, puisqu’éclairés, comme ils étaient, de la lumière divine, ils se voyaient clairement eux-mêmes, et voyaient tout ce qui était en eux. Cependant le premier de tous, quoique plein de grâce et de sagesse, ne se maintint pas dans la vérité : il perdit la grâce qu’il avait reçue, et étant tombé du Ciel, comme la foudre, ainsi que parle le Sauveur, d’Ange de lumière il devint en un moment Prince des ténèbres.
  Le premier homme suivit ce mauvais exemple. Car malheureusement pour lui et pour nous, il ne conserva pas longtemps la grâce, et la Justice originelle, en laquelle Dieu l’avait créé. Cependant saint Grégoire de Nazisanze et saint Chrystostôme disent qu’on pouvait nommer Adam un Ange incarné, comme étant un composé d’esprit et de chair : d’esprit par la grâce, et de chair selon la nature. Si donc ni le premier Ange, ni le premier homme n’ont été sûrs de leur persévérance dans la grâce; et si même ils ont perdu cette grâce que rien ne semblait leur devoir ôter, qui s’étonnera que nous qui naissons pécheurs, nous ne puissions nous promettre d’y persévérer jusques à la mort ? Saûl, cet homme qui avait choisi pour être le premier Roi d’Israël, et qui suivant le témoignage de L’Ecriture, ne cédait en bonnes qualités à personne, fut bientôt après rejeté et abandonné du Ciel pour sa désobéissance. Salomon, si recommandable par sa sagesse, et dès son enfance si chéri de Dieu, que Dieu même dit à David : je serai son père, et je le considérerai comme mon fils;  Salomon, dis-je, que saint Jérôme nomme le favori du Seigneur, se laissa tellement charmer par des femmes étrangères, qu’il aimait éperdument, que pour leur complaire, étant déjà vieux, il adora leurs idoles, et a donné lieu à plusieurs graves Auteurs de croire qu’il est damné. C’est de qui David son père l'avait averti, en lui disant : Pour vous, mon fils, connaissez le Dieu de votre père, servez-le parfaitement et de bon coeur; car il voit jusques aux pensées les plus secrètes. Si vous le cherchez, vous le trouverez : mais si vous l'abandonnez, il vous rejettera et vous perdra pour jamais; terrible menace qui s’exécute à la lettre ! Salomon abandonne Dieu, et Dieu l’abandonne pour toujours. Que dirons-nous du traître Judas ? Il était homme de bien, avant que d’être appelé à l’Apostolat, ou du moins il le devint, quand il y fut appelé : et néanmoins l’avarice l’aveugla et le pervertit de telle sorte, que le Sauveur même disait de lui, en parlant à ses Apôtres : Ne vous ai-je pas choisi, vous douze? et cependant il y en a un d’entre vous qui est un Démon.
  Ajoutons à tant de funestes exemples, celui de deux célèbres Docteurs de l’Eglise, l’un Grec, qui est Origène, et l’autre Latin, qui est Tertullien. Ils ne souhaitaient rien l’un et l’autre dans leur jeunesse, que d’être Martyrs; ils aimaient tous deux l’abstinence et haïssaient la mollesse; ils s’étaient également signalés par leurs écrits, non-seulement contre les païens, mais contre les hérétiques; et après avoir donné tant d’illustres marques de leur religion et de leur foi, étant déjà avancés en âge, ils se démentirent enfin; de sorte que pour avoir inventé de nouvelles erreurs, ils méritèrent d’être condamnés comme Hérésiarques, et comme ennemis déclarés de la vérité. Qui oserait donc s’assurer de n’être point ébranlé, quand on voit tomber ces fermes colonnes de la Religion ?  J’omets plusieurs autres semblables chutes : mais je ne puis passer sous silence celle du Moine Héron, qui après avoir passé cinquante ans dans le Désert, toujours priant, jeûnant, gardant le silence, pratiquant tous les exercices d’une vie sainte et parfaite, fut tellement abusé par le Démon, que s’imaginant avoir acquis assez de mérites, et de crédit auprès de Dieu, pour n’avoir plus rien à craindre en ce monde, il s’alla précipiter dans un puits profond, d’où ayant été tiré par ses frères à demi mort, et n’ayant jamais voulu confesser ni reconnaître sa faute, il mourut dans l’impénitence. Cassien qui rapporte ce fait lamentable, assure que c'était une chose arrivée de son temps, et que plusieurs en avaient eu connaissance.
 Tout ceci montre que même les gens de bien et les Saints n’ont aucune certitude de leur constance dans le service de Dieu, et qu’ils se peuvent damner, après beaucoup d’austérités et de bonnes œuvres. Certainement c’est bien mépriser la vie éternelle, et ne craindre guères la mort éternelle, que de rire, de jouer, de dormir tranquillement, pendant qu’on se voit en un manifeste danger d’être à jamais privé de l'une, et condamné pour toujours à l’autre. Car ceux qui ne voient pas le péril, sont-ils sages, et ont-ils une étincelle de raison ? et ceux qui le voient, comment peuvent-ils ne pas trembler de frayeur? Comment ne fondent-ils pas en larmes ? Comment ne jettent-ils pas de grands cris? Comment ne tâchent-ils pas, suivant le conseil de saint Pierre, d’assurer leur vocation et leur élection par les bonnes œuvres ? Dans une affaire où il ne s’agit pas de moins que d'une éternité bienheureuse ou malheureuse, et dont l’issue est très-incertaine, pourquoi n’ont-ils pas recours à leurs amis ? Comment ne cherchent-ils pas de puissans intercesseurs ? pourquoi enfin n’essaient-ils pas de fléchir leur Juge, et d’apaiser sa colère, à force de gémissemens et de larmes ? Car on gagne beaucoup plus ici par les prières et par les pleurs, et en avouant humblement ses fautes, qu’en tachant de les excuser.
  Il faudrait donc demander souvent et de tout son cœur à Dieu un ardent amour pour lui et pour le prochain, et en même temps la grâce de persévérer dans l’exercice des bonnes œuvres jusques à la mort. Car la vertu de persévérance, qui en mettant fin au travail, donne commencement au repos, est un pur don de la Miséricorde Divine : mais il est aisé de l’obtenir, en la demandant comme il faut. Saint Augustin nous en apprend le moyen, lorsqu’expliquant ces paroles du Psalmiste : Béni soit le Seigneur, qui n’a point retiré l’esprit d’oraison, ni sa miséricorde de moi; Sachez, dit-il, que tant que vous conserverez l’esprit d’oraison, Dieu ne retirera point de vous sa miséricorde. En effet le recueillement et la prière attirent toujours la miséricorde de Dieu. car puisque Dieu nous commande de prier toujours, et qu’il veut que nous le conjurions souvent de ne point éloigner de nous sa miséricorde, ne croyons pas qu’il nous en prive jamais, ni qu’il nous refuse la grâce de persévérer dans son service. Car de même que si un homme fort riche et fort libéral, disait à un pauvre : Demandez-moi toujours l’aumône : il ne pourrait honnêtement la lui refuser : ainsi quand Notre-Seigneur nous dit, qu’il faut prier continuellement, sans jamais se relâcher, et qu’en même temps il inspire à ses serviteurs la volonté de prier toujours, et de prier comme il faut, il est impossible qu'il n’exauce leurs prières, et ne leur conserve sa miséricorde, jusqu’à ce qu’il les couronne de gloire dans son Royaume céleste.

Chapitre XII.
  Douzième source des larmes : Les tentations qu’on a à souffrir dans le chemin du salut.

  Il reste encore une douzième source de larmes, et ce sont les tentations, qu’il faut soutenir dans la voie du Ciel. Quiconque aime Dieu, et brûle d’envie de le voir, souffre avec peine les tentations qui l’empêchent de courir à lui, et est obligé de ne rien omettre pour les surmonter. Il gémit, il pleure, et s’écrie à tout moment : Seigneur, ne permettez pas que nous succombions à la tentation, mais délivrez-nous du mal. Voyons donc premièrement ce que c’est que le tentations, et examinons ensuite d’où elles viennent, et quels en sont les instrumens et les causes.
  Ceux qui nous attaquent le plus violemment, ce sont les Démons, qui non contens de nous tenter, nous accusent devant Dieu, lorsque nous avons consenti à la tentation. Ils nous dressent partout des embûches, et nous n’avons point d’ennemis plus à craindre qu’eux. Ils sont donc et Tentateurs et accusateurs tout ensemble, et l'Écriture nous marque distinctement l’un et l’autre. Celui d’entre’eux, qui osa tenter Jésus-Christ dans le désert, est appelé Tentateur dans l’Evangile; et il n’y a point de nom qui convienne mieux au malin Esprit. Saint Paul avertit tous les fidèles de prendre garde qu’ils ne soient tentés par celui qui tente, c’est-à-dire, par le Démon, par le vieux Serpent, dont le propre est de tenter. Saint Pierre, lorsqu’il reprit Ananie d’avoir menti au Saint-esprit : Pourquoi, lui dit-il,  avez-vous prêté l’oreille aux suggestions de l’ennemi, qui vous tentait? Enfin saint Jean voulant prémunir les premiers Chrétiens contre les persécutions, dont ils étaient menacés, leur prédit que le Démon devait faire emprisonner quelques-uns d’eux, afin qu’ils fussent tentés et mis à l'épreuve.
  Mais si le malin Esprit fait tous ses efforts pour nous porter au péché, il nous en accuse dès qu’il est commis : et c’est ce que nous apprend le même Apôtre qui en parle ainsi : l’Accusateur de nos frères, qui les accusait jour et nuit devant notre Dieu, fut précipité dans l’abîme. Sur quoi saint Grégoire dit ces paroles : Il nous accuse durant le jour, lorsqu’il fait voir que nous abusons de la prospérité, et il nous accuse durant la nuit, lorsqu’il montre que nous manquons de patience dans l’adversité. Il accusa Job, en disant de lui : Est-ce donc, Seigneur, que Job vous sert gratuitement et pour rien ? Vous avez mis à couvert de tout péril et sa personne et sa famille, et tout ce qui lui appartient; vous avez béni ses travaux, et son bien s’est fort accru et multiplié sur la terre. Mais étendez un peu votre main, frappez-le, et le dépouillez de tout ce qu’il a, et vous verrez s’il vous bénira, et s'il ne murmurera pas ouvertement contre vous. Je pourrais alléguer ici plusieurs visions, où le Démon a paru, disputant avec le bon Ange sur le sujet de quelque personne qu’il accusait, et que le bon Ange défendait à l’article de la mort. Celle que rapporte saint Athanase dans la vie de saint Antoine, est célèbre. D’un côté cet ennemi du genre humain accusait le saint Abbé, et de l’autre les Anges le défendaient. On sait ce qui en arriva. Ce que nous avons à recueillir de tout ceci, c’est que les Démons portent aux hommes une haine implacable, et qu’on n’a jamais plus de sujet de s’en défier, que lorsqu’ils couvrent leur malice de vaines promesses ou de biens, ou de plaisirs.
  Mais voyons quelles sont les qualités de ces Tentateurs, et si le nombre en est grand. Premièrement ils sont très-rusés, tant à cause de leur nature toute spirituelle, qu’à cause de l’habitude qu'ils ont depuis si longtemps de tenter les hommes. C’est pourquoi saint Paul, qui connaissait leurs artifices, ne se contente pas de dire qu’ils sont fins et malicieux, mais il les appelle Malices spirituelles, répandues dans l’air.  Sa pensée est qu’il n’y a point de créature plus maligne au monde, que c’est la malignité même; qu’ils règnent dans l’air, et que de là ils observent tout ce que les hommes font sur la terre.
  De plus ils sont très-puissants, et si Dieu ne les arrêtait, ils feraient partout d’étranges ravages. Saint Paul leur donne la qualité de Princes et de Puissances, et dit que ce sont eux qui gouvernent ce bas monde plein de ténèbres, où règnent l’ignorance, l’erreur et le vice. Saint Pierre nous les représente sous la forme de Lions rugissans : Saint Jean en vit un qui ressemblait à un grand Dragon. Hé! Quelle bête y a-t-il qui soit plus furieuse que le Lion et le Dragon ? Dieu lui-même nous en fait dans Job une terrible peinture. Il nomme le Démon Leviathan, et dit qu’ici-bas il n’est point de force pareille à la sienne; qu’avec cette force, qui lui est naturelle, il ne craint personne. Mais enfin ces ennemis si rusés et si puissans, sont-ils en grand nombre? Il y en a tant qu’on ne les saurait compter. Tout l'air qui environne la terre, en est rempli, et s’ils avaient des corps, comme nous, ils obscurciraient le Soleil en plein midi. Ecoutons ce que saint Jérôme dit là-dessus. L’opinion commune des Docteurs est que l'air, qui sépare le Ciel de la terre, et auquel on donne le nom de vide, est plein de puissans ennemis. Les visions de saint Antoine, rapportées par saint Athanase, confirment cette vérité.
  Si nous voyions donc des yeux du corps ces montres affreux, qui de nous ne tremblerait? Qui ne quitterait le divertissement et le jeu ? qui ne jetterait les hauts cris? Qui ne lèverait les mains au Ciel pour en implorer le secours? Et si de plus nous voyions la terre toute couverte de pièges et de filets, comme saint Antoine la vit autrefois, de combien notre frayeur s’augmenterait-elle? Avec combien plus d’empressement invoquerions-nous celui qui seul est capable de nous sauver de tant d’ennemis? Mais s’ils ne sont pas visibles, ils n’en sont ni moins présens, ni moins déterminés à nous nuire.
  Considérons maintenant quels sont les pièges dont les Démons ont accoutumé de se servir, pour nous engager au péché? Ce qu’on peut dire en général, c’est qu’il y en a autant d’espèces, que nous avons de facultés ou sensitives, ou raisonnables. Mais si nous voulions les marquer tous en particulier, nous trouverions que le nombre en est infini. Car toutes les créatures, comme dit le Sage, sont à l’homme autant de sujets de tentation et autant de pièges où les insensés se laissent prendre. Et l’Ecclésiastique, pour nous obliger de nous tenir sur nos gardes, nous avertit que le chemin où nous marchons, est rempli de tacs, et qu’on nous y dresse partout des embûches.
  La première faculté de l’ame, c’est l’entendement, qui précède la volonté raisonnable. Sa tentation, c'est la gloire : car les animaux sans raison n’en sont point touchés. Qui pourrait dire combien la gloire a de charmes, et combien c'est un grand mal que l’orgueil, qui fait son idole de l’honneur mondain? Le cœur du superbe, dit l’Ecclésiastique, est aussi aisé à surprendre, que la perdrix qu’on fait entrer dans les filets, ou que le chevreuil qu’on engage dans les toiles. Saint Paul en était si persuadé, qu’il recommandait à Timothée de n’élever à l’Episcopat aucun Néophyte, de peur que venant à s’en faire accroire, il ne bombât dans les filets du Démon, et ne fût damné comme lui. Le Démon même y a été pris le premier, et l'envie qu’il a d’avoir des imitateurs de sa désobéissance et des compagnons de sa peine, fait qu’il emploie le même moyen pour nous perdre. Mais que font ceux qui sont sages? Ils prennent bien garde de ne pas donner dans le piège; ils fuient l’honneur, à l’exemple d’un saint Ambroise, d’un saint Augustin, d’un saint Chrysostome, d’un saint Grégoire, et de tant d’autres Pères anciens, pour qui les premières dignités étaient des croix, dont ils se chargeaient, no par esprit d’ambition, mais par pure obéissance. Au contraire, les insensés, dont le nombre est infini, cherchent le piège, au lieu de s’en éloigner, et c'est à qui y sera pris le premier. O aveuglement déplorable! Que peut-on imaginer de plus dangereux que la Prélature, surtout pour des gens, qui n’ayant pas assez de sagesse pour se gouverner eux-mêmes, veulent gouverner des peuples entiers? D’où il arrive ce que disait le Sauveur, que des aveugles conduisant d’autres aveugles, ils tombent les uns et les autres dans le précipice.
  C’est encore un grand sujet de tentation pour l’homme que l'argent, qui sert de matière à l'avarice. Je dis, pour l’homme : parce que les bêtes, quand elles ont de quoi manger et de quoi boire, méprisent le reste et ne se soucient point d’avoir de magnifiques palais, ni de grandes terres, ni des meubles forts précieux. L’argent donc est un de ces pièges que le Démon tend aux hommes et saint Paul nous en assure par ces paroles : Ceux qui veulent devenir riches, sont sujets à être tentés, et à tomber dans les filets du Démon. L’amour des richesses va souvent si loin, que l’on fait son Dieu de l'argent : et c’est pour cela que l’Apôtre, en plus d'un endroit, nomme l’avarice une idolâtrie. Le mal est qu’au lieu d’éviter le péril, ion l’aime, on le cherche, on estime heureux ceux qui y sont le plus engagés. Plût à Dieu que ceux dont toute la passion est le gain, se missent bien dans l'esprit cette Sentence de l’Apôtre : On est bien riche, quand on a de la piété, et qu’on a avec cela ce qui suffit, c’est-à-dire, quand on croit avoir ce qu’il faut, et qu’on est content, soit qu’on ait peu, ou qu’on ait beaucoup!
  La grande richesse consiste donc premièrement à avoir de la piété, c’est-à-dire, à avoir pour Dieu un amour filial. Car ceux qui savent ce que c’est qu’être enfant de Dieu, et qui l’aiment comme leur Père, s’attachent à lui, gardent ses préceptes, se confient en lui, et se reposent de tout sur sa Providence; en sorte que pauvres ou riches, ils sont toujours très-contens, parce qu’ils savent qu’ils ont un Père qui les aime tendrement, qui voit leurs besoins, qui connaît ce qui leur suffit, et de quoi ils manquent, et qui leur fournit dans le temps, ce qu’il sait leur être le plus nécessaire. O bien infini! O Trésor inestimable, mais connu de peu de personnes ! Car qui doit passer pour riche, selon l’opinion des Philosophes même Païens, hors celui qui ne désire rien? Hé qui ne désire rien, si ce n’est celui qui croit fermement qu’il a un père très-bon et très-libéral, un Père qui a des trésors inépuisables, et qui donne à ses enfans dans cet exil, ce qui suffit à leur subsistance, en attendant qu’il les mette ne pleine possession de son Royaume éternel?
  Le troisième piège du Démon, ce sont les voluptés de la chair, dont il imprime vivement l’idée dans l’imagination des homes,  et même de ceux qui loin du commerce du monde, vivent à l’écart dans des solitudes, où l’on ne sait ce que c’est que divertissement et que délices. Il a l’adresse de les leur représenter beaucoup plus douces et moins honteuses qu’elles ne sont; et souvent la simple représentation fait en eux un plus dangereux effet que ne pourrait faire l’objet même, s’il était présent. Car quelques belles et quelque agréables que soient les choses, on y sent toujours je ne sais quoi de dégoûtant : mais les images avec les couleurs que le Démon sait leur donner, n’ont rien qui choque, rien qui ne plaise et qui ne charme. Il ne faut donc pas s’étonner si elles excitent dans l’appétit sensitif de très violens mouvemens.
  Le Tentateur s’est toujours servi de ce moyen pour engager dans le péché les personnes les plus saintes, que ni l’ambition, ni l'avarice n’avaient pu corrompre. Témoin saint Paul, qui après avoir été ravi au troisième Ciel, sentant la révolte de la chair contre l’esprit, disait avec un profond sentiment d’humilité, qu’afin que ses grandes révélations ne l’enflassent point, Dieu avait permis au Démon de le tourmenter, d’une manière honteuse, avec l’aiguillon de sa chair, et que par trois fois il avait prié en vain le Seigneur de l'en délivrer.  Témoin saint Antoine, ce parfait modèle des saints Solitaires, duquel nous lisons qu’après qu’il eût triomphé dans ses premières années des Puissances infernales, tant par la prière, que par la confiance qu’il avait en la Passion de Notre-Seigneur, le malin Esprit résolut de l’attaquer par l’endroit le plus délicat pour la jeunesse : il se mit à lui remplir l’imagination d’idées déshonnêtes; mais Antoine s’en défendait par l'exercice continuel de l’oraison. Il excitait dans sa chair des mouvemens sales : mais le saint jeune homme les réprimait à force de pénitence, et par une ardente foi. Il s’apparaissait à lui sous la figure d’une courtisane; mais le généreux serviteur de Dieu, se représentait le feu de l’Enfer, et le ver qui ronge le cœur des Damnés; et par-là il éteignait les flammes impures de la concupiscence, que l’Esprit immonde allumait en lui.
  Saint Jérôme assure que saint Hilarion, au commencement de sa retraite, eut à soutenir de pareils combats; et que fâché contre lui-même, il se donnait des coups de poing contre la poitrine, en se traitant d’âne, et en se disant : Je t’empêcherai bien de regimber; je tenourrirai, non pas d’orge, mais de paille; je te ferai mourir de faim et de soif; je te chargerai jusqu’à t’accabler, et je t’apprendrai à souffrir le chaud et le froid : enfin je te réduirai à chercher plutôt de quoi manger qu’à te divertir.
  Saint Jérôme même ne fut pas exempt de cette persécution : car voici ce qu’il en dit; O combien de fois m’est-il arrivé dans ce vaste et affreux désert, de m’imaginer être au milieu des délices et des divertissements de Rome! Alors je me tenais seul et dans le silence, parce que j’avais le cœur rempli d’amertume; j’étais revêtu d’un sac, et ma peau toute desséchée était aussi noire que celle d’un Ethiopien. Je ne faisais que pleurer et que gémir; et quand le sommeil m’accablait, je me couchais à plate terre, ayant le corps tout brisé. Je ne parle point de ma nourriture : c’est tout dire, que quelque infirme que je fusse, je ne buvais que de l'eau, et que de manger quelque chose de cuit c’eût été pour moi une trop grande délicatesse. Moi donc, qui par la crainte des feux éternels, m’étais retiré dans cette triste solitude, où je n’avais point d’autre compagnie que celle des bêtes sauvages et des scorpions; moi, dis-je, qui par le jeûne étais devenu si pâle, que je ressemblais à un mort, je ne laissais pas de ressentir dans un corps froid et tout languissant les ardeurs de l’amour impur, de même que si j’eusse été au bal et parmi des femmes. Ainsi destitué de toute consolation, je me prosternais aux pieds du Sauveur, je les arrosais de mes larmes, et je les essuyais avec mes cheveux, tâchant toujours de dompter ma chair par des jeûnes de plusieurs semaines.
  Ce que saint Jérôme dit de lui, on le peut dire pareillement de saint Benoît, qui pour se défaire des sales pensées dont il était tourmenté, eut le courage de se rouler parmi des épines, jusqu’à ce qu’il eût le corps tout en sang. On le peut dire de saint Bernard, qui pressé par une semblable tentation, se plongea dans un lac glacé. Enfin, pour ne point parler de beaucoup d’autres, on le peut dire de saint François, qui triompha de l’Esprit immonde en se jetant tout nu dans la neige, après une longue et sanglante discipline. Ces grands exemples n’ont pas empêché qu’une infinité de gens ne se soient perdus, pour avoir honteusement succombé à la tentation. Qui est-ce donc qui ne gémira dans cet exil, et qui n’en déplorera les misères, en considérant que les Démons usent de tant d’artifices pour nous porter au péché, que les plus grands Saints ne trouvent point d’asile assuré dans les solitudes les plus reculées et les plus profondes ?
  Mais ils ont encore bien d’autres moyens pour nous troubler l'imagination et l’esprit; car comme ils observent les différentes dispositions des hommes, et qu’ils les connaissent à fond, ils prennent plaisir à en inquiéter quelques-uns par de vains scrupules, pendant qu’ils en trompent d’autres par des maximes d’une morale corrompue, qui va toujours au relâchement et à l’illusion; de sorte que plusieurs d’entr’eux se trouvent plutôt en Enfer, qu’ils n’ont commencé à connaître et à pleurer leurs égarements. Les uns et les autres sont malheureux, parce qu’ils le veulent être. Car les scrupuleux dans leurs peines ne devraient pas s’en rapporter à leur propre jugement, mais au jugement d’autrui, surtout à celui de leurs Supérieurs, dont le Fils de Dieu a dit, que quiconque les écoute, l’écoute lui-même.  En effet ils doivent savoir qu’il y a peu de bons Juges dans leurs propres maladies. A l’égard des autres, qui ne font scrupule de rien, c'est une grande témérité, dans une matière aussi importante qu’est celle où il s’agit de la vie ou de la mort éternelle, que de se former sa conscience et de régler sa conduite, ou selon sa fantaisie ou suivant les fausses lumières de gens ignorans ou suspects, qu’on va consulter, au lieu de prendre conseil de personnes éclairées, qui connaissent la vérité, et qui n’appréhendent point de la dire.
  Parlons maintenant des sens extérieurs, et voyons en combien de sortes de Démons nous y tend des pièges. Le piège le plus dangereux est la vue et la familiarité des personnes de sexe différent. J’ai considéré toutes choses, dit le Sage, et j’ai trouvé que la femme est un plus grand mal que la mort; qu’elle est le lacet des chasseurs, que son cœur est comme un filet, et ses mains, comme des chaînes. Quiconque veut se rendre agréable à Dieu, la fuira. Mais le pécheur se laissera prendre à ses charmes. Ce que le Sage dit ici des femmes à l’égard des hommes, se doit dire aussi des hommes, à l’égard des femmes. Car la vue du chaste Joseph fut aussi funeste à la femme de Putiphar, que la vue de Susanne le fut depuis aux deux impudiques vieillards, qui essayèrent de la corrompre.
  Ce qu’il y a de plus pitoyable, et ce qu’on ne peut assez déplorer, c’est qu’au lieu d’éviter le piège, on l’aime, on le cherche, et l’on achète même bien cher son malheur. Le Sauveur crie à haute voix : Celui qui regarde une femme avec des yeux de concupiscence, en a déjà abusé dans son cœur. Si votre œil droit, ajoute-t-il, vous est une occasion de chute, arrachez-le, et le jetez loin de vous. Car il vous est plus avantageux qu’une partie de votre corps périsse, que si votre corps tout entier était jeté dans l’Enfer. Et cependant combien y a-t-il de Chrétiens, ou qui ne croient point ce que Jésus-Christ leur dit, ou qui en font si peu de cas, qu’ils ne voient point de beauté, dont ils ne soient aussitôt épris. Mais n’est-ce pas la chose du monde la plus indigne, que d’en voir plusieurs porter l'impudicité jusques dans les lieux les plus saints, et y commettre, selon le langage de l’Ecriture, par des regards lascifs, des adultères dans leur cœur, sans respecter même souvent les Prédicateurs en chaire, ni les Prêtres à l’Autel? Saint Jean Chrysostôme ayant perçu un jour à Antioche quelques laïques qui causaient pendant que l’on célébrait les saints Mystères, et ayant su qu’ils avaient souri entr’eux, il en fut si indigné, qu’il dit hautement qu’une telle profanation méritait que le feu Ciel tombât sur l’Eglise, et qu’il consumât tous ceux qui étaient dedans. Si c’est donc un crime digne de la foudre, que de parler et de sourire pendant la Messe, quelle punition méritent ceux qui déshonorent le Lieu saint et les saints Mystères, par des regards impudiques et des adultères de cœur?
  A cette sorte de piège, joignons-en un autre, où le Démon a accoutumé de faire tomber les esprits faibles et crédules, par le moyen des méchantes langues. O que le Sage a raison de se réjouir  de ce que Dieu l’en a délivré! Et que ceux qui n’ont pas été surpris par les faux raisonnements des hérétiques, peuvent bien en remercier le Seigneur! Saint Epiphane dit que l’hérésiarque Arius parlait d’une manière si naturelle et si engageante, qu’en peu de temps il pervertit plusieurs Prêtres et plusieurs Evêques, sept cent vingt Vierges consacrées à Dieu, et un grand nombre d’autres personnes de tout sexe et de toute condition. Saint Augustin dit que Fuaste Manichéen trompait bien du monde par ses discours étudiés et captieux, et que son langage poli était un piège, dont le Démon se servait pour abuser et pour perdre beaucoup d’Ames. Nous pouvons en dire autant des Hérésiarques de notre siècle, et surtout de Martin Luther, qui en sa Langue Allemande passait pour un Orateur éloquent. Que dirai-je de la médisance, de la flatterie, du mensonge, et des autres vices de la langue, à laquelle il échappe tant de paroles inconsidérées et criminelles, que saint Jacques l’appelle pour cela un monde d’iniquité, un mal inquiet et turbulent, une bête venimeuse, un monstre indomptable.
  Pour ce qui est de l’odorat, il se prend par toutes sortes d’odeurs agréables, que les gens sensuels aiment si passionnément, que plusieurs d’entre eux dépensent beaucoup en eaux et en poudre de senteur, et qu’ils en parfument jusqu’à leurs habits, à leur linge, à leurs gants, et aux meubles de leurs chambres. Mais que cette dépense est inutile; car l’odeur qu’est-ce autre chose qu’une fumée, qu’une vapeur qui se dissipe en un moment, et qui n’a rien de solide?
  Le sens du goût a aussi son piège, et il le trouve dans les viandes exquises, et dans les vins délicieux. C’est de là que viennent les excès de bouche, qui nuisent presque également au corps et à l’ame, et qui sont cause souvent de la ruine entière des familles. Prenez garde à vous, dit le Fils de Dieu, de peur que vos cœurs ne s’appesantissent par l’intempérance et par la crapule.  Il ne dit pas, de peur que votre estomac n’en soit chargé; mais de peur que vos cœurs n’en soient appesantis; parce que, quoique la débauche ne nuise pas peu à la santé, c’est un mal auquel on peut aisément remédier par l’abstinence et par le jeune : mais la pesanteur que l'intempérance cause dans l’ame, la rend si terrestre, qu’elle ne saurait ni élever sa pensée au Ciel, ni penser en aucune sorte à ce qui est de son salut.
  Salomon explique ceci fort naïvement par une agréable comparaison. Il dit qu’un homme qui aime le vin, ressemble à un Pilote, qui, après avoir bien bu, dort profondément à la poupe du vaisseau, et en rêvant s’imagine encore demander à boire, pendant qu’un coup de mer emporte le gouvernail. Vous serez, dit-il, comme un homme qui dort au milieu de la mer, et comme un pilote assoupi qui n’a plus de gouvernail. Vous direz : On m’a frappé, et je ne l’ai point senti; on m’a tiré violemment, et je ne m’en suis point aperçu. Quand m’éveillerai-je, et trouverai-je encore du vin? Voilà un tableau fidèle des maux auxquels les ivrognes sont sujets. Leur entendement ne raisonne plus, ils ont l’esprit enveloppé de ténèbres; ils sont dans un tel assoupissement, que bien qu’ils reçoivent une plaie mortelle dans le cœur, qu’ils perdent la grâce par le péché, ils ne s’en aperçoivent point, et que prêts à faire naufrage, prêts à tomber dans l’abîme, ils rient, ils plaisantent, ils se divertissent, comme si c’était un jeu. Ils disent toujours : Quand m’éveillerai-je, et trouverai-je encore du vin? Non, malheureux, vous ne trouverez point de vin; mais avec le mauvais Riche, vous demanderez une goutte d’eau, et jamais vous ne l’obtiendrez. C’est ainsi que finissent d’ordinaire les gens de débauche, qui font leur Dieu de leur ventre, selon que parle saint Paul. Et néanmoins la plupart des homes, par un étrange aveuglement, ne craignent point ce malheur : bien loin de le fuir, ils y courent, et n’attendent pas que le Démon les y pousse.
  Le dernier et le plus dangereux de tous les pièges, c’est celui du sentiment du toucher, dont le grand attrait est la volupté. L’Ecclésiaste, comme nous l’avons déjà remarqué, dit que la femme est le lacet du chasseur, c’est-à-dire du Démon; et qu’il suffit de la regarder pour devenir son esclave. Le funeste exemple d’Holoferne en est une preuve. Car quand il eut vu Judith, l’Historien sacré assure qu’il fut pris incontinent par les yeux. S’il y a adonc tant de danger à regarder curieusement une femme, combien plus y en a-t-il à s’approcher d’elle, et à la toucher? Le Saint-Esprit par la bouche de l’Apôtre, nous ordonne à tous de fuir la fornication, et à plus forte raison, l’adultère, l’inceste et le sacrilège. Mais il est de ce piège, comme des autres qui flattent les sens. Plus l’Ecriture nous avertit de nous en donner de garde, plus nous le cherchons, et nous nous y engageons volontairement.
  Le monde est rempli de pièges; mais quand il n’y en aurait point d’autre que celui-ci, ce serait assez pour nous obliger à gémir, et à verser des torrens de larmes. Car il n’y a point de mal plus commun, ni plus honteux, ni plus pernicieux. Moïse dit qu’autrefois il infecta et corrompit tout le monde, et que Dieu en fut irrité à un tel point, qu’il se repentit d’avoir créé l’homme; qu’ensuite il envoya le déluge, qui fit périr tout le genre humain, à la réserve de peu de personnes, et qui servit en quelque façon à laver la terre, et à emporter toutes ses souillures. Un si terrible châtiment exercé sur ces infâmes pécheurs, ne devrait-il pas remplir d'épouvante ceux qui les imitent? Ne devrait-il pas les obliger de garder la chasteté, du moins dans un légitime mariage? Et si les Païens, qui n’ont nulle connaissance de Jésus-Christ, ni de sa doctrine, se laissent aller à ces vices abominables, faut-il que ceux qui se glorifient d’être Chrétiens, d’être les Disciples de ce Jésus toujours Vierge, et Fils d’une Vierge, l’ami des Vierges, et le modèle parfait de la pureté, faut-il qu’ils se portent à de semblables excès? Si l’Apôtre ne veut pas qu’on en sache seulement le nom, d’où vient qu'il se trouve tant de corruption et parmi les gens du monde, et parmi les personnes même consacrées à Dieu par le vœu de continence? Pour les punir, comme ils le méritent, Dieu leur enverra non pas un déluge d’eau, mais un déluge de feu, qui purgera de tant d’ordures toute la terre; et ceux qui auront négligé de se purifier par les larmes de la pénitence, seront condamnés au feu; et à quel feu? Au feu éternel, à ce feu qui brûle toujours, et que toutes les eaux du monde ne sauraient éteindre.
 

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