LIVRE TROISIÈME
Chapitre Premier.
Premier fruit des larmes : l’espérance certaine de la rémission
des péchés.
Après avoir découvert les douze principales sources des
larmes saintes, nous en tirerons douze ruisseaux pour arroser cette terre
sèche et stérile, qui est notre ame, et pour lui faire produire
des fleurs et des fruits de diverses sortes de vertus. Les fruits qu’elle
portera doivent répondre aux douze sources, et ce sont peut-être
ces douze fruits de l’Arbre de vie, planté sur le bord du fleuve,
que saint Jean vit dans le Ciel. Car dans le Ciel même y a-t-il des
eaux plus pures et plus salutaires, que celles que le Saint-Esprit fait
couler, comme des ruisseaux, de nos yeux?
Premièrement donc les larmes de la pénitence, qui viennent
de la considération de nos péchés, nous donnent une
espérance certaine de notre réconciliation avec Dieu; d’où
naît une joie et une paix intérieure qui ne se peut exprimer.
Car bien que ce soit la vraie contrition et la confession sincère
de nos fautes, avec l’absolution du Prêtre, qui justifient le pécheur
dans le Sacrement de la pénitence, on peut dire toutefois que les
larmes qu’il y répand, sont une marque, ou un gage comme assuré
de la grâce qu’il y reçoit. Nous en pouvons croire le Prophète
pénitent, qui disait : J’ai longtemps gémi; et toutes les
nuits j’ai arrosé mon lit de mes pleurs. Allez-vous-en loin de moi,
ajoute-t-il, vous tous qui faites des œuvres d’iniquité; parce que
Dieu a prêté l’oreille à mes larmes. On voit ici que
le Seigneur a eu plus d’égard aux pleurs qu’aux paroles, et qu’on
gagne moins auprès de lui en suppliant qu’en pleurant.
Les larmes de Magdelène prouvent encore ce que nous disons.
Car ce sont elles qui sans le secours des paroles, firent voir l’extrême
regret qu’elle avait conçu de ses offenses; ce sont elles qui lui
tinrent lieu d’une humble exposition de ses fautes; c’est enfin par elles
d’abord, et non par des jeûnes, par des prières, par des aumônes,
qu’elle satisfit à la Justice divine. Ainsi, sans parler, elle mérita
que Jésus lui dit : Vos péchés vous sont pardonnés;
et qu’il dit au Pharisien chez qui il mangeait : Beaucoup de péchés
lui sont remis, parce qu’elle a beaucoup aimé. Ses yeux seuls, tout
baignés de larmes, montraient bien que son cœur brûlait d’amour
pour celui qui était venu sanctifier le monde, et détruire
les œuvres du Démon, qui sont les péchés.
Saint Chrysostôme, pour ne rien dire des autres Pères,
marque bien la vertu des larmes, en disant qu’elles obligent le Juge éternel
de révoquer la Sentence déjà portée contre
le pécheur; qu’elles unissent l’ame avec Dieu dont le péché
l’avait séparée, et qu’elles lui rendent la paix, que de
fâcheux remords de conscience lui avaient ôtée. Il dit
ailleurs qu’elles ont la force d’éteindre le feu de l’Enfer. Il
ajoute en un autre endroit, qu’elles lavent les souillures du péché;
et il ose même les comparer au martyre, parce qu’elles coulent des
yeux du pécheur, comme le sang coule des plaies du Martyr.
Nous pourrions encore dire que si le corps du Martyr est déchiré
par les tourmens, le cœur du pécheur est brisé par la pénitence,
suivant ces paroles de David : Vous ne mépriserez point un cœur
contrit d’humilié; et suivant ce que Dieu même disait; à
son peuple, par le Prophète Joël : Brisez vos cœurs de regret.
De plus, comme le Martyr, par le sacrifice qu’il fait de lui-même,
rend un témoignage public de sa foi : ainsi le pécheur converti
marque l’amour qu’il a pour Dieu par l’offrande qu’il lui fait d'un cœur
vivement touché et pénétré de douleur. Enfin
comme le Martyr va droit au Ciel, sans passer par le Purgatoire, de même
le vrai Pénitent conçoit quelquefois un tel regret de son
péché, et par un ardent amour de Dieu, verse tant de larmes,
que Dieu lui remet tout à la fois, et le péché et
la peine du péché.
C’est la grâce qu’obtint autrefois le fameux Raymond de Capoue,
par l'intercession de sainte Catherine de Sienne, dont il était
Confesseur. Il écrit lui-même dans la vie de cette Sainte,
qu’un jour il la conjura de demander pour lui à Notre-Seigneur une
abolition entière de toutes ses fautes, avec une marque certaine
qu’elles lui seraient pardonnées. Elle promit de le faire; et le
lendemain, après une fervente oraison, elle l’alla trouver. Ils
s’entretinrent quelque temps ensemble sur l’ingratitude de l’homme envers
son Seigneur, et dans cette conversation, le Saint-Esprit fit voir à
Raymond si clairement la grandeur et la multitude de ses péchés,
que ne pouvant soutenir la violence de la douleur qui le pressait, il se
mit à sangloter, à verser des pleurs en abondance, et à
jeter de grands cris, et peu s’en fallut qu’il n’en mourût sur la
place. Vous avez ce que vous souhaitez, lui dit alors sainte Catherine.
Ne doutez plus de votre pardon : Dieu vous en donne maintenant un gage
assuré. Ayez seulement pour lui la reconnaissance que mérite
une telle grâce. Ayant dit cela, elle le laissa si rempli de consolation,
qu’il pouvait dire avec le Prophète Roi : O mon Dieu, j’entendrai
de votre bouche des choses qui me combleront de joie; et les os que vous
avez humiliés, tressailleront d’allégresse.
Voilà l’effet que font dans l’ame des pénitens les larmes
saintes, qui partent d’une véritable contrition : elles calment
leur conscience, que l’image de leurs crimes avait longtemps tenue dans
la crainte et dans le trouble; de même qu’après que les vents
ont longtemps soufflé, et ont amassé des nuées sombres
et épaisses, la pluie rend à l’air sa première sérénité.
La raison de ceci est que par les larmes de componction, le Saint-Esprit
nous rend témoignage que nous sommes enfans de Dieu, puisque nos
péchés commencent à nous déplaire, que Dieu
fait renaître sa paix dans nos cœurs, que notre Père céleste
nous embrasse tout de nouveau, qu’il nous redonne notre première
robe, et nous remet l’anneau au doigt, en signe d’une parfaite réconciliation.
O si les pécheurs savaient combien il est doux de sortir de
l’esclavage du péché, et de rentrer en grâce avec Dieu,
ils avoueraient que les voluptés sensuelles n’ont rien de semblable
ni d’approchant. Saint Augustin l'avait éprouvé quand il
s’écriait : O que je trouvais de satisfaction à renoncer
aux vaines délices du monde! Ce que j’avais jusqu’alors tant appréhendé
de perdre, je le quittais avec joie. Vous bannissiez de mon ame l’amour
de ce faux plaisir, ô ma véritable et souveraine Béatitude,
et en sa place vous y entriez vous-même, qui êtes plus doux
que toute douceur, plus brillant que toute lumière, plus élevé
que toute grandeur. Ce saint Pénitent parlait à Dieu de la
sorte, après avoir amèrement pleuré ses péchés,
et en avoir effacé avec ses pleurs jusqu’aux moindres taches. Mais
longtemps auparavant, le Prophète Roi se souvenant que la divine
Bonté avait accordé à ses soupirs et à ses
larmes la rémission de son crime, il en avait tant de joie, que,
pleine de reconnaissance, il se disait à lui-même : O mon
ame, bénis le Seigneur, et que tout ce qui est au-dedans de moi,
glorifie son saint Nom. Encore une fois, ô mon ame, bénis
le Seigneur, et n’oublie jamais les grâces que t’a faites celui qui
te pardonne toutes tes offenses, qui te guérit de toutes tes infirmités,
qui te délivre de la mort, qui répand sur toi ses miséricordes,
qui te donne tous les biens que tu désires, et par qui enfin tu
rajeunis comme l’aigle.
Qui croirait que dans une source aussi amère que celle des larmes,
on dût puiser tant de consolations et de joies? Dieu, indignement
offensé par le pécheur, ne laisse pas de lui témoigner
de la bonté, en lui remettant ses fautes; il remédie à
toutes ses infirmités, en le guérissant de tous ses vices;
il le délivre de la mort, en lui donnant la vie de la grâce,
il répand sur lui ses miséricordes, en le sanctifiant et
le rendant digne de la couronne de gloire; un jour enfin il le fera rajeunir,
en le tirant des ténèbres et de la poussière du tombeau,
et en le renouvelant, comme l’aigle, qui recouvre dans sa vieillesse toute
son ancienne vigueur.
Ajoutons à ces deux exemples celui d'une fameuse Pénitente,
qui est Marie l’Egyptienne, dont Sophrone évêque de Jérusalem
a écrit la vie. Il n'y eut jamais de femme plus débauchée
que celle-là; on ne peut lire sans horreur jusqu’à quel excès
elle porta l’impudicité. Mais enfin, Dieu l’ayant tirée de
cet abîme d’ordure, elle s’alla retirer dans un désert, où
durant quarante-sept ans, elle ne vit aucun homme, et où par la
grâce du Saint-Esprit, et par les mérites de Marie mère
de Dieu, elle parvint à un si haut point de perfection, qu’on peut
dire qu’elle vivait sur la terre, non comme une créature mortelle,
mais comme un Ange. Sa conversion commença par les pleurs qu’elle
répandit en grande abondance; et depuis, contre les horribles tentations
qu’elle souffrait jour et nuit dans sa solitude, tout son recours était
l’oraison et les larmes. Mais en même temps les douceurs dont Dieu
la comblait lui faisaient entièrement oublier ses plaisirs passés.
Il n’en faut point d’autre preuve que sa longue persévérance,
dans une manière de vie aussi dure que celle qu’elle avait choisie
de son propre mouvement, et qu’elle ne quitta point, demeurant toujours
exposée au chaud, au froid, et à toutes les incommodités
des saisons, ne se nourrissant que des seules herbes qui croissaient dans
une campagne inculte et sauvage, n’ayant pour lit que la terre, et ne voyant
autour d’elle que des bêtes féroces, ou des Démons
beaucoup plus cruels que les lions et les tigres. Après cela, qui
ne pleurera ses péchés, sachant même que dans cet exil,
où Dieu fait faire pénitence aux enfans d’Adam, leur tristesse
se change en joie, et qu’en la céleste patrie, tous leurs pleurs
seront essuyés?
Chapitre II.
Second fruit des larmes : La crainte des peines de l’Enfer.
Le second effet des larmes est celui que produit ordinairement la considération
des supplices éternels. Car comment faire une sérieuse réflexion
sur la grandeur et sur la durée de ces peines, et n’en être
pas effrayé? Cette vérité est si claire, qu’elle n’a
pas besoin de preuve, et d’ailleurs nous l’avons prouvée assez au
long dans le second Livre, par l’autorité de l’Ecriture, et par
divers témoignages des Pères, auxquels on peut joindre ceux
des quatre plus fameux Docteurs de l’Eglise. Saint Ambroise dit que les
Martyrs étaient comme entre deux craintes, l’une des bourreaux,
l’autre de l’Enfer; et que par la crainte de l’Enfer, ils surmontaient
celle des bourreaux. Saint Jérôme disait de lui : La crainte
que j’ai de l’Enfer, est cause que je me suis condamné moi-même
à cette prison. Ce qu’il appelait prison, était la cellule
étroite où il s’était enfermé dans le Désert
de la Palestine. Saint Augustin et saint Grégoire ne font pas difficulté
de mettre au nombre des sept Dons du Saint-Esprit, la crainte du feu éternel.
Cela supposé, nous avons ici deux choses à expliquer : la
première en quoi consiste cette crainte; la seconde, quelles sont
les utilités qu’on en peut tirer.
Pour ce qui regarde la première, les Théologiens distinguent
cinq sortes de craintes, la naturelle, l’humaine, la servile, la filiale,
et celle qu’ils nomment en leur langage, l’initiale. La crainte naturelle
se trouve non-seulement dans les hommes, mais dans les bêtes. A la
regarder par rapport aux mœurs, elle n’est ni bonne ni mauvaise : mais
de sa nature elle est bonne, et elle ne sert pas peu à éviter
ce qui peut nuire. La crainte humaine, qu’on appelle aussi respect humain,
appréhende moins le péché que la peine du péché,
et apporte beaucoup plus de soin à se garantir des maux qui passent
que de ceux qui durent toujours. Celle-ci est condamnable, parce qu’elle
renverse le bon ordre, et quelle est cause d’une grande négligence
dans l’affaire du salut. La crainte service redoute la peine, surtout la
peine éternelle, et l’appréhension qu’elle en a, lui fait
haïr le péché; sans cela elle n’aurait pas assez de
force pour s’en abstenir. Cependant elle vient de Dieu, et est bonne, quoiqu’elle
ne soit pas incompatible avec la volonté de pécher si le
péché pouvait demeurer impuni. Car elle n’est ni la cause,
ni l’effet de cette mauvaise volonté, au contraire elle s’y oppose,
elle la réprime, et empêche au moins qu’elle n’éclate
au dehors, et ne scandalise le prochain. C'est même une disposition
à la piété et à un parfait changement de vie,
suivant ce mot du Psalmiste : La crainte de Dieu est le commencement de
la sagesse.
La crainte filiale, que les Pères nomment aussi crainte chaste,
crainte respectueuse, surpasse en mérite et en dignité toutes
les autres. Aussi est-elle un des plus grands Dons du Saint-Esprit, et
ceux à qui le Saint-Esprit la communique craignent tellement le
péché, qu’il n’est rien qu’ils n’endurassent plutôt
que d’offenser Dieu, et que quand même ils le pourraient offenser
impunément, ils ne le feraient jamais. On l’appelle crainte filiale,
parce qu’elle est propre des enfans; ou crainte chaste, parce qu’elle convient
à l’épouse chaste et fidèle; ou crainte respectueuse,
parce qu’où il y a deux amis de différente condition, celui
qui est d’un rang inférieur doit toujours avoir pour l’autre un
respect qui tient de la crainte.
Tout cela se trouve dans nous. Car premièrement, nous sommes
enfans de Dieu, et ses héritiers légitimes, par la grâce
de l’adoption que le Sauveur nous a méritée. Secondement,
toute ame sainte est épouse de Jésus-Christ, et saint Paul
nous en assure par ces paroles : Je vous ai unis par un mariage spirituel
à l’unique Époux, afin que vous viviez en sa compagnie avec
une pureté virginale. Enfin nous sommes véritablement ses
amis; et ce qu’il disait à ses Apôtres, il le dit à
tous les Justes : Je ne vous donnerai plus le nom de serviteurs, mais le
nom d’amis. La crainte filiale ne prévient donc pas la piété,
comme la crainte servile; elle l’accompagne et va toujours avec elle; et
ce sont comme deux sœurs nées de la même mère, qui
est la parfaite charité. De là vient que dans l’Ecriture
la crainte de Dieu et la piété sont des noms qui assez souvent
ne signifient que la même chose. David les confond lorsqu’il dit
: Heureux l’homme qui vient le Seigneur, il désirera sur toutes
choses d’accomplir ses Commandemens. Et où Isaïe, selon la
Vulgate, marque sept dons du Saint-Esprit, et distingue la piété
de la crainte, le Texte Hébreu n’en marque que six, ou du moins
il met deux fois le nom de piété, pour faire voir que la
piété n’est pas différente de la crainte.
Pour ce qui est de cette autre crainte que les Théologiens appellent
initiale, c'est un mélange des deux précédentes, parce
qu’elle a pour objet la coulpe et la peine, mais la peine bien moins que
la coulpe. On l’appelle ainsi, parce que ceux qui l’ont acquise, ont déjà
quelque commencement de la charité parfaite; mais ils ne sont pas
encore arrivés à ce haut degré du pur amour qui chasse
la crainte, suivant ces paroles de saint Jean : Celui qui craint n’est
pas encore consommé dans la charité; car la charité
parfaite bannit la crainte; et elle bannit la crainte, parce qu’elle s’attache
tellement à Dieu, qu’elle oublie ses intérêts propres,
et que d’ailleurs elle a tant de confiance en lui, que la seule chose qu’elle
craint, c'est de lui déplaire. La sainte Vierge, saint Jean-Baptiste,
les Apôtres, et quelques grands serviteurs de Dieu, sont parvenus
à cette sublime perfection : mais communément les justes
ont eu quelque appréhension de l’Enfer, et beaucoup de Saints l’ont
appréhendé, comme il paraît si clairement par les témoignages
de saint Basile, de saint Jérôme, de saint Augustin, de saint
Grégoire, de saint Bernard et de plusieurs autres Pères,
que nous avons allégués ailleurs. Le Prophète Roi
disait : Seigneur, j’ai redouté vos jugements. Et Job s’écriait
: Que ferais-je, quand Dieu viendra me juger? Enfin si Notre-Seigneur conseillait
à ses Apôtres, qu’il savait devoir un jour être Martyr,
de craindre celui qui a le pouvoir de précipiter dans l’Enfer, l’ame
et le corps; qui osera dire qu’il n’a que faire d’apphéhender la
damnation éternelle?
Pour venir donc au principal point de notre question, quand on demande
quelle est la crainte qui suit ou qui accompagne les gémissemens
et les pleurs que cause la vue des supplices de l’Enfer, il est aisé
de répondre que c’est la servile et l’initiale, qui sont bonnes
toutes deux. Examinons maintenant les utilités qu’on ne peut tirer.
En voici quatre :
Premièrement la crainte servile, quoique la dernière
de toutes celles qui sont louables, est le commencement de la vraie sagesse,
avantage si considérable, que si elle se vendait au prix de l’or,
on devrait donner tout ce qu’on a de plus précieux pur l’avoir.
Mais pourquoi David, Salomon et l’Ecclésiastique conviennent-ils
qu’elle est le principe de la sagesse? C’est parce qu’un homme commence
à montrer qu'il est sage, qu'il se sert de sa raison, qu'il juge
sainement des choses, lorsqu'il commence à estimer celles qui sont
grandes, et à faire peu de cas de celles qui sont petites. Quelles
sont donc ces grandes choses, qui demandent toute notre application, sinon
celles qui n’ont point de fin, la béatitude éternelle, et
le malheur éternel? Quelles sont les choses petites et indignes
de nos soins, sinon celles que nous ne pouvons posséder longtemps,
les richesses, les honneurs du monde, et les plaisirs de la chair?
Écoutons l’Ecclésiaste là-dessus : Le cœur du
sage, dit-il, est à sa droite, et le cœur de l’insensé est
à sa gauche. Ceux qui attachent leur cœur aux biens éternels,
représentés par la droite, où seront placées
les brebis, c’est-à-dire, les Elus, au grand jour du Jugement, ceux-là
sont véritablement sages ; mais ceux qui ont le cœur attaché
aux biens temporels, marqués par la gauche, où les boucs,
c’est-à-dire, les Réprouvés seront rejetés,
pour qui doivent-ils passer, sinon pour des fous? Croirait-on qu’un homme
eût de la raison, si ayant un fort grand voyage à faire ou
sur mer ou dans des contrées désertes, il ne portait avec
lui pour sa nourriture que des choses qui ne fussent pas de garde, et s’il
fallait même qu’il les achetât bien cher : peut-être
n’en serait-il pas moins estimé par des gens qui ne sauraient point
son dessein, ou qui n’auraient jamais voyagé : mais tous les autres
le blâmeraient de son imprudence, et ses amis lu représenteraient
la nécessité de se pourvoir de toutes choses pour longtemps.
O folie! O aveuglement des hommes! Ils doivent vivre éternellement,
et dans le lieu où ils doivent vivre, ni l’or, ni l’argent ne sont
d’aucun usage ; tout leur trésor sera le mérite de leurs
bonnes œuvres : et néanmoins ils sont si aveugles, qu’ils ne songent
qu’à amasser des richesses périssables, des biens qu'ils
n’emporteront point avec eux, des trésors que les voleurs savent
déterrer et que la mort leur enlèvera : mais de faire quantité
de bonnes œuvres, d’acquérir beaucoup de mérites, c'est de
quoi ils se soucient aussi peu que si dans un corps mortel ils n’avaient
pas une ame immortelle.
Comme donc saint Paul se plaignait que parmi les Chrétiens plusieurs
se vantaient de connaître Dieu, mais que par les œuvres ils le renonçaient
: de même il s’en trouve une infinité dont on a sujet de se
plaindre, parce que faisant profession de croire l’immortalité de
l’ame, ils se gouvernent d'une manière qui dément absolument
leur croyance. Il est donc vrai que la crainte, même servile, est
d’une grande utilité, puisque de la gauche elle fait passer le cœur
de l’homme à la droite; qu’elle le guérit d’une folie qui
sans elle serait incurable, et qu’enfin elle le dispose à la justification,
suivant cet axiome du Sage : La crainte de Dieu bannit le péché;
car celui qui est sans crainte, ne peut être justifié.
Quant à la manière dont elle dispose l’ame à la
justification, et ouvre la porte à la charité, saint Augustin
nous l’explique par une comparaison fort naturelle prise de l’aiguille
et du fil. Pour coudre il faut une aiguille et du fil; mais l’aiguille
passe la première, et le fil sans elle ne pourrait passer. Elle
entre donc dans l’étoffe; mais ce n’est pas pour y demeurer : car
si elle n’en sortait, le fil n’y entrerait point. Il en est de même
de la crainte et de l’amour. La charité, la justice, et la piété
sont des vertus qui n’entrent pas aisément dans un cœur dur et accoutumé
à n’aimer que les plaisirs de la chair; il faut que la crainte leur
ouvre un passage; c’est à elle de piquer et de percer ce cœur endurci;
mais quand une fois l’aiguille est entrée, elle en sort pour faire
place à la charité, qui est le lien de la perfection, et
qui ne sait ce que c’est que de trembler à la vue des plus grandes
peines, quand elle est parfaite. Mais elle ne pique pas seulement l’aiguille,
elle frappe et brise comme la foudre, tout ce qui lui fait résistance.
Figurez-vous donc une assemblée de gens qui rient, qui se divertissent,
et que tout à coup il se forme un grand orage, qu’il vient un éclair,
qui est suivi d’un terrible éclat de tonnerre : aussitôt chacun
se tait, on prend la fuite, on va se cacher; plusieurs saisis d’épouvante,
rentrent en eux-mêmes, font le signe de la croix, et se recommandent
à Dieu. il arrive quelque chose de pareil à des pécheurs
qui ne sentent plus les remords de leur conscience, qui ne cherchent qu’à
passer agréablement le temps, et qui enivrés par l’amour
et la volupté, n’appréhendent point les peines de l’autre
vie. Si Dieu par son infinie miséricorde, vient à leur dessiller
les yeux; s'il leur fait comprendre ce que c’est que l’Enfer où
ils vont tomber, alors la peur les saisit, ils tremblent de même
que s’ils avaient vu la foudre tomber à leurs pieds, ils songent
à fuir la vengeance dont ils se voient menacés, ils retournent
promptement à Dieu avec de grands sentimens de componction, et font
pénitence. Voilà comme la crainte du Seigneur est le principe
de la sagesse.
Le second effet de cette crainte initiale est non seulement d’expier
les fautes passées, mais d’empêcher que l’on n’en commette
de nouvelles. Les Pères expliquent ceci par diverses similitudes.
Saint Basile compare la crainte de Dieu aux clous qui tiennent un homme
si fortement attaché à une croix, qu’il n’oserait se remuer,
de peur que ses plaies ne se dilatent, et que ses douleurs ne s’augmentent
par le mouvement. De même celui qui est cloué, pour ainsi
dire, à la Croix de Jésus-Christ, par la crainte du Jugement
et de l’Enfer, n’ose ni étendre les mains, ni ouvrir les yeux, ni
prêter l’oreille, soit pour faire, ou pour regarder, ou pour entendre
quelque chose qui puisse lui salir l’esprit et le cœur. C’est ce qui faisait
dire au Prophète : Percez ma chair de votre crainte; car j’ai redouté
vos jugemens. Du moment donc que la tentation se fait sentir, la crainte
s’élève et la réprime aussitôt par le souvenir
de ces flammes vengeresses qui sont allumées pour les pécheurs
endurcis.
Saint Chrysostôme la compare à un soldat bien armé,
qui garde la porte d’un palais, et n’y laisse entrer ni ennemi ni voleur.
D’autres lui donnent la propriété du sel, qui est d’empêcher
que la chair ne se corrompe. Enfin le Saint-Esprit même, dans les
Ecritures, la loue en tant de manières, qu’il semble qu’elle renferme
toutes les vertus, et qu’elle fasse ici-bas toute la félicité
de l’homme. La crainte du Seigneur, dit Job, est la vraie sagesse. Heureux,
dit David, est l’homme qui craint le Seigneur. Heureux, dit le Sage, est
celui qui craint toujours. La crainte de Dieu est la plénitude de
la sagesse. Enfin l'Esprit-Saint voulant nous dépeindre Judith,
comme une femme accomplie en toute vertu, fait tout son éloge en
disant qu’elle craignait beaucoup le Seigneur. Ce n’est pourtant pas que
cette vertu contienne effectivement toutes les autres, ni qu’on y trouve
toute la perfection de la sagesse, ni qu’elle fasse tout le bonheur de
l’homme en ce monde; mais ce qu’on ne peut nier, c’est qu’elle donne commencement
à toutes ces choses, qu’elle les conserve, et que si elle venait
à manquer, elles tomberaient bientôt.
Le troisième effet de la crainte, même servile, c’est
qu’elle étouffe une autre crainte vicieuse et mondaine, fondée
sur le seul respect humain. C’est peut-être ici de toutes les faiblesses
de l’homme, la plus commune, et en même temps la plus incurable.
Il naît avec elle, et il n'y a que la mort qui l'en puisse délivrer
les enfans à peine ont-ils l’âge de la raison, qu’ils commencent
à mentir pour éviter quelque légère réprimande;
et les grands joignent au mensonge le parjure, plutôt que de rien
avouer qui leur attire quelque confusion. Le respect humain dissimule les
défauts d’autrui, et est cause de la flatterie. Pourquoi tant de
gens sont-ils si sensibles à la moindre injure, qu’ils ne sauraient
supporter une parole de mépris, et qu’ils en poursuivent la vengeance
jusques à l’extrémité, si ce n’est parce qu’ils craignent
qu’on ne leur reproche qu’ils n’ont point de cœur? Pourquoi plusieurs font-ils
des dépenses excessives en habits, en meubles, et en festins, si
ce n’est parce qu’ils ont peur de passer ou pour avares, ou pour trop modestes
et trop gens de bien, comme si la frugalité, la modestie, et la
piété étaient des vices, et non des vertus? Que fait
donc la crainte de Dieu? Elle réprime cette crainte humaine, qui
est un mal si universel et si dangereux. Car de même que le Serpent
de Moïse dévora ceux des Magiciens de Pharaon : de même
une forte crainte en étouffe une moins forte. La crainte du feu
éternel et de cette horrible confusion, que les pécheurs
doivent souffrir au jour du Jugement, en présence de tous les Anges
et de tous les hommes, l’emporte sur celle d'une douleur et d’une humiliation
passagère. On ne dit plus, comme auparavant : Que pensera-t-on,
et que dira-t-on de moi, si je fais cela, ou si je ne le fais pas? Enfin,
qu’est-ce qui a fortifié les Martyrs parmi les supplices les plus
honteux et leur a fait mettre leur gloire dans l’opprobre de la Croix?
Qu’est-ce qui les a soutenus tandis que l’on disait d’eux tout le mal possible,
et que tout le monde les haïssait? N’est-ce pas la crainte d’être
condamnés un jour à une éternelle ignominie, en comparaison
de laquelle toutes celles de ce monde ne sont rien?
Le quatrième et dernier fruit que produit en nous la crainte
de Dieu, lorsque nous en sommes pénétrés, c’est qu’au
milieu d’une infinité de périls qui nous environnent, elle
nous sert de frein pour nous détourner du vice, où nous nous
portons naturellement, et d’aiguillon pour nous exciter à la vertu,
que nous n’embrassons qu’avec répugnance. C’est pour cela que le
Sage assure qu’heureux est celui qui craint toujours, qui en tout temps
et en tout lieu a peur de faillir, soit par la pensée, soit par
la parole, soit par les œuvres. Il faut donc que chacun sentant sa faiblesse,
tache de croître et de perfectionner de jour en jour en cette vertu,
jusqu’à ce qu’il en soit rempli, selon ce mot d’Isaïe : Il
sera plein de la crainte du Seigneur. Il faut qu’elle se répande
dans ses yeux, dans ses oreilles, dans sa langue, dans ses mains et dans
ses pieds, dans son cœur, dans son esprit, dans toutes les facultés
de son ame, et dans tous les membres de son corps, et qu’il puisse dire
avec Job : Quelque chose que je fisse, je n’étais jamais sans crainte.
Finissons tout ce discours par cette Sentence de l’Ecclésiaste
qui finit par-là son Ouvrage : Craignez Dieu et gardez ses commandemens;
car c’est ce qui fait toute la perfection et tout le bonheur de l’Homme.
Et de vrai, un homme, pour peu de raison qu’il ait, regarde sa fin, et
pense aux moyens d'y arriver. Sa fin est la vie éternelle, et le
moyen qui y conduit est l’observation exacte de la Loi de Dieu. or il n’y
a rien de plus efficace pour le porter à garder la Loi de Dieu,
que la crainte dont nous parlons. C’était la pensée de David,
lorsqu’il s’écriait : Heureux est l’homme qui criant Dieu; il n’aura
point de plus grand plaisir que d’exécuter ses Commandemens. C’est
donc être homme, c'est être vraiment heureux, que de conserver
et dans son cœur cette crainte salutaire.
Chapitre III.
Troisième fruit des larmes : L’imitation des vertus de Jésus-Christ.
L’arbre de la Croix porte quantité de fruits très-bons,
très-agréables et très-sains : mais pour s’en nourrir,
il ne suffit pas de les regarder; il faut les cueillir, il faut les porter
à sa bouche, il faut les manger. Qu’est-ce que considérer
les fruits de la Croix? C'est méditer attentivement sur la Passion
du Sauveur, et compatir à ses peines, jusqu’à en verser des
larmes. Qu’est-ce que les cueillir et les manger? C’est imiter les vertus
de Jésus souffrant, et croître par-là de jour en jour,
jusqu’à ce qu’on devienne homme parfait. Saint Pierre y exhorte
tous les Fidèles, en disant : Jésus-Christ a souffert pour
nous, il a donné l’exemple, afin que vous marchiez sur ses pas.
Saint Paul leur recommande la même chose : Entrez, dit-il, dans les
sentimens de Jésus-Christ, qui, bien qu’il fût Dieu, s’est
humilié, en se rendant obéissant jusques à la mort,
et à la mort de la Croix. Le Sauveur même s’explique assez
là-dessus en plusieurs endroits, comme lorsqu’il dit : Apprenez
de moi que je suis doux et humble de cœur. Je vous ai donné l’exemple,
afin que vous en usiez envers les autres, comme j’en ai usé envers
vous. Celui qui ne porte pas sa Croix, et ne me suit pas, ne peut être
mon Disciple.
Quiconque donc veut profiter de la considération des souffrances
du Sauveur, et ne pas pleurer inutilement, il faut qu’il s’efforce d'imiter
les admirables vertus qu’il a pratiquées sur la croix. Et quelles
sont ces vertus? Ce sont les quatre, dont on a parlé dans le Livre
précédent, la patience, la charité, l’obéissance
et l’humilité, que la Croix même représente assez naturellement
par sa longueur, par sa largeur, par sa hauteur, par sa profondeur. Afin
donc que ces vertus se forment en nous, qu’elles y prennent racine, et
qu’à mesure qu’elles croissent, nous nous rendions plus semblables
au Sauveur, il faut que les larmes que nous répandrons en le regardant
avec des yeux de compassion, étendu sur une Croix, ne soient pas
perdues, qu’elles ne tombent pas à terre; mais que nous sachions
nous en servir pour éteindre en nous le feu de la concupiscence
ennemie de ces vertus. Mais en quoi consiste cette science, et comment
la réduit-on en pratique? Il n’appartient qu’au Saint-Esprit de
nous l’enseigner. Car c’est à nous tous que parle saint Jean, quand
il dit : Vous avez reçu l’Onction du Saint-Esprit, et vous savez
toutes choses. Et plus bas : Il n’est pas besoin que personne vous instruise.
Persévérez seulement dans la croyance de toutes les choses
que vous savez par le moyen de l’Onction.
Voici cependant une méthode qui ne sera pas inutile, surtout
à ceux qui commencent. Je me figure le Roi du Ciel et de la terre,
attaché en croix, nu, tremblant de froid, épuisé de
sang, et mourant de soif : je m’imagine lui voir la tête couronnée
d’épines, le visage sali de crachats, les mains et les pieds percés
de gros clous, tout le corps couvert de plaies : j’examine tout ce qu’il
fait en cet état; je regarde s’il ne se fâche point contre
ses persécuteurs, s'il ne leur reproche point leur cruauté
et leur injustice, s'il souffre impatiemment ses humiliations et ses douleurs.
Je l’entends prier pour les bourreaux qui le crucifient, consoler sa Mère
et son Disciple bien-aimé, promettre son Paradis à un des
voleurs crucifiés auprès de lui. Je remarque soigneusement
toutes ces choses, et je vois qu’il ne lui échappe aucun mouvement
de colère ni aucune plainte contre les auteurs de sa mort, qu’il
reçoit le mal qu’on lui fait, sans en murmurer, et sans menacer
ceux qui le maltraitent. Je prends part à toutes ses peines, je
les ressens vivement; et plein d’admiration, je lui demande pourquoi étant
innocent et saint, comme il est, il souffre tant de tourmens; s'il, les
souffre malgré lui, ou de son bon gré. Il me répond
: Je me suis offert à la mort, parce que je l’ai voulu. Je suis
maître de ma vie, et personne ne peut me l’ôter; mais je la
donne de moi-même. c’est donc volontairement, et non malgré
moi, que je meurs.
Mais, Seigneur, pourquoi mourez-vous d’une manière si douloureuse
et si infâme? C'est, me répondez-vous, parce que je vous aime,
et que je ne puis autrement vous délivrer de l’Enfer, ni vous montrer
à pratiquer la patience, la charité, l’humilité et
l’obéissance, qui sont des vertus nécessaires pour gagner
le Ciel, et avoir part à ma gloire. J’ai vu que mes Ecritures, que
la voix de mes Ministres ne pouvaient ni vous guérir de votre impatience,
de votre orgueil, de votre indocilité, du déréglement
de vos passions, ni vous inspirer la haine du monde : j’ai donc résolu
de venir moi-même, et d’une Croix en faire une chaire pour vous enseigner
par les oeuvres plutôt que par les paroles à vous corriger
de vos vices. Croyez-vous cela? Si vous le croyez, si vous en êtes
bien convaincu, ne devriez-vous pas en être vivement touché,
eussiez-vous le cœur aussi dur que le fer et le diamant? Pourrez-vous chercher
désormais à tirer raison des injures qu’on vous aura faites?
Et ne vous résoudrez-vous jamais à pardonner à vos
ennemis? Ne me donnerez-vous pas vos ressentiments? L’exemple de ma patience
et de ma douceur, ne vous semblera-t-il pas une assez puissante raison
pour réfuter toutes celles que le monde vous peut suggérer
pour vous animer à la vengeance?
Oui, mon Dieu, j’en suis entièrement persuadé : je me
rends à une si forte raison : je cède à votre Bonté.
Vous m’avez gagné le cœur, et vous me l’avez percé du trait
enflammé de votre divin amour. Je vous promets non seulement de
ne plus rendre le mal pour le bien, mais de rendre le bien pour le mal;
et d’oublier tellement les injures que j’aurai reçues, qu’au lieu
de m’en ressentir, je prierai pour ceux qui me calomnieront, et je n’épargnerai
rien pour faire plaisir à mes plus mortels ennemis.
Le Sauveur continue à exhorter une ame qu’il veut sauver, et
voici comme il lui parle : Souvenez-vous que je me suis humilié
jusqu’à m’offrir à la mort, et à la mort de la Croix,
tant pour vous sauver par l’ignominie de ma Passion, que pour vous montrer
à ne vous point enorgueillir, à ne jamais vous préférer
à personne, à ne point briguer les grands emplois, à
choisir toujours la dernière place, à déférer
volontiers aux autres, et à ne contester jamais sur le point d’honneur;
car c’est par-là qu’on parvient à la vraie gloire, qui est
celle que Dieu destine à ceux qui aiment la Croix. Choisissez donc
lequel vous semblera le meilleur, ou de vous abaisser maintenant, et d’être
élevé un jour avec moi, ou de vous élever maintenant
avec le Démon, et d’être humilié avec lui dans toute
l’éternité.
O mon Sauveur, est-il donc possible que pendant que nous avons devant
les yeux l’exemple d’une humilité aussi profonde que la vôtre,
le Démon puisse nous persuader de chercher à nous agrandir
sur la terre? Certainement j’aurais bien eu de raison, si sachant ce que
vous avez daigné faire pour m’apprendre à m’abaisser, vous
qui êtes la vérité et la sagesse de Dieu, je faisais
si peu d’état de vos maximes et de vous exemples, qu’au lieu de
me mettre sous les pieds de tout le monde, je voulusse dominer partout,
vous êtes le fils unique du Dieu vivant, et que suis-je, moi, qu’un
peu de poussière et de cendre? Vous êtes le Roi des rois,
et moi je suis le dernier de vos serviteurs, et le fils de votre servante.
Faites-moi seulement la grâce de m’affermir dans la sainte résolution
où je suis; car la fragilité humaine est si grande, et les
ennemis qui nous assiégent de toutes parts sont si rusés
et en même temps si furieux, que si vous ne veilliez à notre
défense, nous n’oserions jamais nous promettre de persévérer
dans votre service. Mais continuez encore à nous instruire, ô
mon divin Maître : il me semble qu’au fond de mon cœur j’entends
votre voix, et que vous me dites :
Vous me voyez accablé d’opprobres; je me suis rendu obéissant
à mon Père, dans la chose du monde la plus humiliante et
la plus rude, qui est de mourir sur une Croix. Je me suis même soumis
à la volonté de ma mère, quoique pauvre, et à
celle d’un simple artisan que j’avais choisi pour me tenir lieu de père.
Bien plus, je n’ai point eu honte de me déclarer sujet et tributaire
d’un Empereur idolâtre. Enfin je n’ai fait nulle résistance
aux bourreaux qui me commandaient de m’étendre sur la Croix, pour
être cloué à ce bois infâme. J’ai fait tout cela
dans le seul dessein de vous instruire non seulement à obéir,
mais à préférer toujours, s'il se peut, l’obéissance
au commandement. Car il n'y a rien de plus vrai que ce qu’a dit un des
humbles serviteurs, qu’il est très-avantageux d’obéir, et
très-dangereux de commander si donc vous voulez montrer que vous
ressentez l’affection que j’ai pour vous, ne préférez jamais
rien à l’obéissance que vous me devez, et que ni menaces
ni promesses ne puissent vous engager à violer la loi de votre Seigneur.
Sachez de plus quand le commandement d'un homme qui vous gouverne avec
une autorité légitime, n’est point contraire à celui
de Dieu, vous devez vous y soumettre, bien persuadé que toute autorité
légitime ne peut venir que d’en haut, et que soit que l’on obéisse
ou que l’on désobéisse à celui qui tient la place
de Dieu, c’est comme si l’on obéissait ou si l’on désobéissait
à Dieu même.
Au reste tout ce que je vous ai dit de ma patience, de mon humilité,
et de mon obéissance, je veux que vous l’appliquiez à ma
charité comme à la vertu qui m’est la plus chère.
Souvenez-vous donc que j’ai aimé tous les hommes jusques à
l’excès, lors même qu’ils étaient mes ennemis. Songez
que je me suis sacrifié pour eux, et que j’ai souffert des tourmens
que la charité seule me pouvait rendre supportables. C'est en cela
principalement que je désire que vous suiviez mon exemple, afin
que comme je me suis livré à la mort, et à une mort
cruelle et sanglante, non par l’espérance de quelque avantage qui
m’en dût revenir, mais par un amour très-pur, et par un désir
sincère de votre salut : de même vous soyez prêts à
donner jusqu’à votre vie pour l’honneur de Dieu, et pour le service
de vos frères. Ayez toujours des entrailles de charité pour
votre prochain, surtout pour mes membres, qui sont les pauvres, les malades,
les affligés, vous faisant un grand plaisir de les assister dans
leurs misères, et y employant non seulement votre bien, mais votre
sang, s'il est nécessaire.
O mon Sauveur, ce que vous nous dites pourrait nous paraître
dur et impraticable, si vous ne nous l’enseigniez de dessus la Croix :
mais quoique vous nous l’enseignez plutôt d’exemple que de parole,
vous qui êtes notre Seigneur et notre Maître, de quel front
oserions-nous nous y opposer, nous qui sommes vos serviteurs et vos disciples?
Tout ce que vous nous dites est très-vrai : tout ce que vous nous
ordonnez est très-juste, et il n’en faut point d’autre preuve que
cette Croix qui est la Chaire où vous nous prêchez, que ce
sang qui coule de vos sacrées plaies, et qui fait voir la vérité
de votre doctrine, en un mot que votre Passion et votre mort. Que si au
moment que vous expirâtes, le voile du Temple se déchira,
et les rochers se fendirent, comment pourrons-nous y penser, et n’en avoir
pas le cœur brisé de douleur, et ne pas former le dessein de mourir
plutôt mille fois que de manquer à l’obéissance que
nous vous devons?
Puis donc, o mon Seigneur et mon Dieu, que vous nous avez tant aimés,
et que vous nous commandez de vous aimer de tout notre cœur; quoique notre
amour soit encore faible, nous voulons pourtant nous efforcer de vous suivre,
et si vous nous attirez après vous, nous courrons à l’odeur
de vos parfums. Et afin d’être plus libres, pour nous attacher à
vous, et que rien ne nous empêche de vous suivre, nous voulons absolument,
avec le secours de votre grâce, renoncer au monde, et à tout
ce qui est du monde : nous y sommes résolus, et nous ne pouvons
nous en dispenser, quand nous faisons réflexion que depuis le premier
moment de votre vie jusques au dernier, vous vous êtes privé
vous-même de tous les plaisirs des sens; quand nous vous voyons mourir
la bouche pleine de fiel, non dans un lit, mais sur une Croix; et quand
enfin nous considérons que bien que vous soyez Roi, vous n’avez
point d’autre trône que cette Croix, point d’autre couronne qu’une
couronne d'épines, point d’autre pourpre que le sang dont vous êtes
tout couvert, point d’autre Cour que deux criminels crucifiés à
vos deux côtés. Nous renonçons donc de bon cœur au
monde, nous en détestons les vanités et les délices,
nous voulons porter la Croix après vous dans ce chemin si étroit
et si épineux que vous nous avez frayé. Tout ce que nous
vous demandons, c'est qu’après nous avoir donné l’exemple,
vous nous aidiez à le suivre.
Chapitre IV.
Quatrième fruit des larmes : La charité du prochain.
Ce quatrième fruit des larmes vient de la considération
des maux que l’Eglise souffre aujourd’hui, et que l’on ne saurait voir,
qu’on n’en soit touché, et qu’on n’en gémisse. Ceux donc
qui y font une sérieuse réflexion, sentent le feu du divin
amour, qui s’allume dans leur cœur, et qui les excite à secourir
le prochain, par les œuvres de miséricorde, si nécessaires
aux pécheurs pour leur conversion, et si utiles aux personnes charitables,
pour l’accroissement de leur mérite et de leur gloire. Mais quelles
sont en particulier ses œuvres, où s’exercent ceux qui ont un vrai
zèle pour le salut de leurs frères? C’est la prédication
de la parole de Dieu, ce sont les ouvrages de piété, c'est
l’oraison, c'est le bon exemple.
La prédication est un moyen nécessaire pour désabuser
les Infidèles de leurs erreurs, et pour retirer les fidèles
de leurs vices mais la charité et le zèle ne s’allument dans
les cœurs, qu’après qu’on a bien considéré et pleuré
longtemps le malheur de ceux qui périssent, ou qui sont près
de périr. De là vient que tant de Prédicateurs, qui
n’ont point l'esprit de charité, prêchent toujours bien plus
volontiers dans les grandes villes, où ils peuvent acquérir
plus d’estime, et satisfaire plus aisément leur délicatesse
et leur avarice, que dans des endroits où il y a beaucoup à
souffrir et rien à gagner que des âmes à Notre-Seigneur.
Les anciens Prophètes brûlaient de ce zèle, et la liberté
généreuse avec laquelle ils annonçaient la vérité
devant un peuple indocile, ou devant des Rois impies, leur a mérité
presque à tous une glorieuse mort. Isaïe fut scié en
deux, Jérémie accablé de pierres, Ezéchiel
cruellement massacré, Zacharie tué entre le temple et l’autel.
Enfin le premier Martyr saint Etienne, dans une célèbre assemblée
de Prêtres et de Docteurs de la Loi, disait : Qui est-ce d’entre
les Prophètes qui n’ait point été persécuté
par vos pères? Les Apôtres qui avaient le même zèle,
eurent aussi le même sort, et tous, hors saint Jean, moururent Martyrs,
après avoir soutenu de rudes persécutions, et annoncé
l’Evangile aux peuples les plus barbares, avec des fruits prodigieux. Saint
Jean même, quoiqu’il n’ait pas répandu son sang, comme les
autres, a eu à souffrir tant de contradictions et de peines, que
toute sa vie a été un véritable martyre.
Peut-être vous me direz, qu’il y a encore aujourd'hui des Prédicateurs
animés de l’esprit Apostolique. Je l’avoue, mais s’il y en a, c'est
parce qu'ils voient avec douleur les nécessités de l’Eglise,
et qu'ils déplorent la perte de tant d’âmes, qui périssent
manque de secours. Et c'est là l’effet que l’esprit de Dieu produit
dans le cœur des Saints qui pleurent et qui gémissent. Plût
à Dieu que maintenant que l’Eglise jouit de la paix, et qu’on ne
craint ni persécution, ni bannissement, ni prison, ni mort, les
Prédicateurs considérassent combien il y a de gens plongés
dans le vice, qui sortiraient de ce malheureux état, et se sauveraient,
si ayant pour eux une véritable compassion, ils cherchaient le bien
de leur ame, et non pas l’applaudissement du monde?
La seconde chose que font ceux qui ont de la charité pour le
prochain, et qui regardent avec un extrême déplaisir cette
fautilde infinie, non seulement d’Idolâtres, mais de Chrétiens
qui se perdent faute d’instruction, c'est de composer des Livres, propres
ou à réfuter les erreurs, ou à corriger les vices.
Le monde n’a jamais manqué de ce secours, parce que dans tous les
temps, il s’est trouvé des Ecrivains également pieux et savans,
qui pleins de tendresse pour leurs frères, se sont employés
à leur faire connaître la vérité, et à
les porter à la vertu.
Saint Hilaire, ce célèbre Évêque de Poitiers,
qui étant déjà avancé en âge, comme il
dit lui-même, s’était converti à la foi, bien que jusqu’alors
il n’eut lu que les Livres des Philosophes; touché néanmoins
de voir presque tout le monde séduit par hérésiarque
Arius, fut le premier des Pères Latins, qui prit la plume pour le
combattre. Et comme Dieu aide toujours ceux qui défendent sa cause,
il devint en peu de temps un si grand Docteur, qu’il fit taire les Hérétiques
et sauva la Religion dans la France on peut dire la même chose de
saint Ambroise, lequel avant son Baptême, ayant été
longtemps occupé à gouverner des Provinces, ne fut pas plus
tôt fait Évêque de Milan, que pour abattre l’hérésie
qui se fortifiait de plus en plus, il se mit à étudier l’Ecriture;
en quoi il fit un si notable progrès, qu'il purgea de l’Arianisme
l’Italie qui en était infectée.
Que dirons-nous de saint Augustin, qu’on peut justement nommer de Dompteur
des hérétiques? Ce grand homme, comme chacun sait, avait
employé toute sa jeunesse à l’étude des sciences profanes,
et il n’abjura que fort tard les rêveries de Manès, pour embrasser
la foi Catholique. Mais après avoir reçu le Baptême,
il se sentit embrasé d’une telle ardeur pour la défense de
la vérité, qu’il n’est pas croyable combien il écrivit
de livres contre les Ariens, les Manichéens, les Donastistes et
les Pélagiens, dont il extermina les erreurs presque de toute l’Afrique.
Je ne dis rien des Docteurs de l’Eglise d’Occident, qui pleins d'un zèle
pareil, ont rendu autant de services aux fidèles par leurs écrits,
qu’ils se sont acquis de gloire à eux-mêmes, devant Dieu et
devant les hommes. O qu’il serait à souhaiter qu’on ne trouvât
point parmi les Fidèles, de ces écrivains lascifs, qui n’emploient
ce qu’ils ont d’esprit qu’à corrompre la jeunesse, et à détruire
par leurs expressions scandaleuses, ce que les meilleurs Auteurs tâchent
d’établir par des Ouvrages édifians! Mais malheur à
eux! Car celui qu a racheté les âmes au prix de son sang,
les vengera de ces corrupteurs infâmes, auxquels il fera sentir quelle
horrible peine méritent des gens qui travaillent à ruiner
le fruit de sa Passion et de sa mort.
Quant aux prières accompagnées de gémissemens
et de soupirs, que l’on offre à Dieu pour le salut de ces âmes
que les hérétiques et les libertins, comme ministres de Satan,
veulent engager dans la perdition, c’est un moyen général
que Dieu a donné à tous les Chrétiens, tant hommes
que femmes, savans et ignorans, soit qu’ils fréquentent les Eglises,
et les assemblées des Fidèles, soit qu’ils vivent retirés
dans des solitudes ou dans des cloîtres. Car saint Augustin, parlant
des Anachorètes, blâme ceux qui ne voyant pas combien leurs
prières sont utiles à toute l’Eglise, les condamnent comme
des gens qui ne prennent pas assez d’intérêt aux nécessités
publiques, et qui ne sont bons qu’à eux-mêmes. L’Empereur
Justinien dit encore quelque chose de plus fort : car il assure que l’état,
que la milice, que les terres, et généralement tous les biens
que possèdent les gens du monde, doivent leur conservation aux prières
des saints Solitaires. Nous lisons aussi dans la vie de la Bienheureuse
Thérèse, qu’elle ne cessait de prier avec abondance de larmes
pour tous ceux qui de parole ou par écrit, s’opposaient à
l’impiété de Luther, qu’elle exhortait fortement ses filles
d’en faire autant, qu’elle fondait même des Monastères, à
dessein particulièrement de s’associer plusieurs saintes âmes,
qui joignissent leurs prières et leurs larmes aux siennes, pour
obtenir de la divine Bonté l’extinction des hérésies.
Enfin rien n’est plus efficace pour toucher les cœurs, que l’exemple
d’une sainte vie, et l’on gagne d'ordinaire beaucoup plus par l’exercice
public des bonnes œuvres, que par les sermons et par les disputes. Voilà
pourquoi le Sauveur disait : Faites en sorte que votre lumière luise
aux yeux des hommes, afin que voyant vos bonnes œuvres, s’ils en glorifient
votre Père, qui est dans le Ciel. C'est par la même raison
que saint Pierre recommandait aux premiers Chrétiens qu’ils se comportassent
parmi les Gentils d’une manière si irréprochable, que ces
infidèles accoutumés à les décrier comme des
impies, étant témoins du bien qu’ils feraient, se détrompassent
et bénissent Dieu. Le même Apôtre donne cet avis aux
femmes : Que les femmes soient obéissantes à leurs maris,
afin que s’il y en a qui ne croient pas à la parole de Dieu, ils
soient gagnés sans la parole, par le bon exemple de leurs femmes,
en considérant seulement leur air modeste et leur sainte vie.
Personne n’a mieux accompli ce précepte que sainte Monique,
qui, au rapport de saint Augustin son fils, étant mariée
à un infidèle, eut toujours pour lui tant de complaisance
et de respect, qu’elle en fit par-là un parfait Chrétien,
et n’eut plus depuis à souffrir de son naturel rude et fâcheux,
ce qu’elle en avait longtemps souffert avant son Baptême. On peut
donner la même louange à sainte Clotilde, qui étant
Chrétienne, épousa Clovis, un Prince idolâtre, dans
l’espérance de le convertir; ce qu’elle exécuta si heureusement,
qu’après avoir adouci cet esprit fier, non pas tant par ses paroles
que par sa sage conduite, elle lui persuada enfin de recevoir le Baptême
de la main du grand saint Remi.
Chapitre V.
Cinquième fruit des larmes : La réformation du Clergé.
Le cinquième fruit des larmes est la réforme des Ecclésiastiques
qui par leur relâchement causent toujours aux Prélats zélés
un sensible déplaisir. Car donnez-moi un Évêque qui
s’applique, comme il doit, aux fonctions de sa charge, et qui observe de
près la conduite des Chanoines qui composent son conseil, des Curés
qui composent son conseil, des autres Prêtres, destinés à
tenir le Chœur, ou à célébrer la Messe, et enfin des
Diacres et des Sous-diacres, en un mot de tout le Clergé; je suis
sûr qu’on verra bientôt dans son Eglise les désordres
cesser, et la discipline refleurir. Car comment serait-il possible qu’un
Prélat jaloux de l'honneur de Dieu et de la gloire de sa maison,
pût voit le vice régner en tous les Ordres de l’Eglise, sans
faire d’effort pour y remédier?
La cause de tous les déréglemens est que parmi plusieurs
bons Évêques, il y en a toujours quelques-uns qui se mettent
peu en peine de savoir de quelle manière les Ecclésiastiques
se gouvernent dans leur Diocèse; soit parce qu’ils n’y résident
que rarement, soit parce qu’ils emploient tous leurs soins à augmenter
leurs revenus, à embellir leurs Palais, à enrichir leurs
parens, à acquérir quelque nouvelle dignité. Qui s’étonnerait
après cela si les Eglises sont comme des terres abandonnées
et en friche, si l’on chante les louanges de Dieu sans respect et sans
attention, si l’on célèbre les divins Mystères avec
des vases et des vêtemens qui font horreur : si l’on administre les
Sacrements en mauvais état et à des gens qui en sont indignes;
si les fidèles, par la négligence des Pasteurs, ne sont point
instruits des choses nécessaires au salut; s’il périt ainsi
une infinité d’âmes, pour qui Jésus-Christ est mort;
et si enfin les Ecclésiastiques corrompus gâtent le peuple,
et perdent ceux qu’ils devraient sauver?
Que tant de gens qui par leur mauvaise vie scandalisent le prochain,
écoutent et méditent bien ces paroles de Notre-Seigneur :
Si quelqu’un vient à scandaliser un de ces petits qui croient en
moi, il serait plus avantageux pour lui qu’on lui attachât une meule
de moulin au col, et qu’on le jetât dans la mer. Si c'est une chose
souhaitable à un homme du commun que d’être noyé plutôt
que de scandaliser un enfant, que doit-on penser d'un Prêtre qui
au lieu de préserver du scandale les gens du siècle, leur
en est lui-même un sujet? Ne vaudrait-il pas mieux pour lui qu’il
mendiât son pain ou qu’il le gagnât à bêcher la
terre, que de vivre de l’Autel, avec un si grand péril, ou d’abuser
du Sacerdoce pour s’élever ou pour s’enrichir? Que sert à
l’homme de conquérir toute la terre, s’il se perd lui-même?
La manière de négocier, propre des Prêtres et des
Prélats, n’est pas comme celle des marchands qui trafiquent dans
le monde. car ceux-ci dans leur négoce, peuvent quelquefois ne rien
perdre et ne rien gagner : mais pour ceux-là, il est impossible,
ou qu’ils ne gagnent beaucoup, ou qu’ils ne perdent beaucoup, puisque le
Sauveur aime infiniment les âmes qu’il a rachetées de son
sang, et que comme il réserve à ceux qui sacrifient pour
elles, des couronnes qui ne flétriront jamais, il prépare
aussi d’effroyables châtimens à ceux qui les négligent
et les abandonnent. Malheur donc à vous, Pasteurs lâches ou
intéressés, puisque pour la perte d’une seule ame, qui aura
péri par votre faute, vous serez punis horriblement et à
jamais dans l’Enfer. Afin donc de prévenir un si grand malheur,
appliquez-vous avec un extrême soin à la réforme de
votre Clergé; ayez sans cesse les yeux sur votre troupeau; veillez
particulièrement sur les Ministres de l’Eglise, dont la vie doit
servir de règle aux gens du monde, afin que travaillant tous comme
à l’envi au salut des ames vous receviez tous un jour la récompense
de vos travaux dans le Royaume éternel.
Chapitre VI.
Sixième fruit des larmes: La réforme des Ordres Religieux.
Nous avons assez déploré dans le second Livre le relâchement
et la décadence des Ordres Religieux : voyons maintenant quelle
utilité leur peut apporter la compassion que les gens de bien ont
pour eux. La principale est de s’employer à y rétablir l’ancienne
ferveur, et à leur rendre leur premier esprit. Cela regarde particulièrement
ceux qui les gouvernent. Car c'est à eux sans doute plus qu’à
personne, de visiter et de cultiver la vigne que Dieu a commise à
leurs soins. En effet, bien que l’Eglise universelle soit comparée
dans les saintes Lettres à une vigne, et que le Sauveur lui-même
nous la dépeigne sous cette figure, on ne laisse pas de pouvoir
user de la même comparaison pour désigner en particulier chaque
Ordre Religieux, comme étant une partie considérable de la
grande Vigne, qui remplit toute la terre. Afin donc de coopérer
à y mettre la réforme, avec ceux qui en sont les supérieurs
et les chefs, je veux expliquer ici en peu de mots quelles sont les conditions
que doivent avoir les Sociétés Religieuses pour être
vraiment réformées.
Il y a six choses à remarquer dans la vigne, et ces six choses
représentent six vertus très-nécessaires aux Religieux,
l’humilité, la pauvreté, la chasteté, l’obéissance,
l’esprit d'oraison, et la charité. La vigne est un arbre bas, petit,
tortu et difforme, sec, fragile, rampant à terre, et qui semble
si méprisable, que Dieu en parle dans Ezéchiel, en ces termes
: Que fera-ton de la vigne? En tirera-t-on du bois pour mettre en œuvre?
En fera-t-on seulement une cheville pour attacher quelque chose contre
la muraille? On a cru qu’il n’était bon qu’à brûler.
Voilà une image de l’humilité de Jésus-Christ,
et de l’abjection volontaire que tout Religieux doit embraser avec joie,
s'il a bien compris ce précepte de son divin Maître : Apprenez
de moi que je suis doux et humble de cœur. En vérité ceux
qui briguent des Prélatures, ou qui croient qu’on leur fait tort
de les mettre dans quelqu’une des dernières places, ou qui disputent,
soit entr’eux, soit avec d’autres Religieux pour le pas et la préséance,
ceux-là ont besoin sans doute d’être réformés,
et de prendre le vrai esprit de l’Evangile, où l’on ne lit point
que le Fils de Dieu, tout Dieu qu’il est, ait jamais disputé le
pas à personne; mais où l’on trouve au contraire, que dans
une contestation qui s’éleva entre ses Disciples à qui aurait
la première place, il leur parla de cette sorte : Que celui qui
est le plus grand parmi vous, affecte d’être tenu pour le plus petit;
et que celui qui est au-dessus des autres, se fasse semblable à
celui qui sert.
Mais ce n’est pas, disent-ils, pour notre honneur particulier que nous
contestons; c'est pour l’honneur de notre Ordre, qui étant le plus
ancien, doit avoir le premier rang. Si cela est, il faudra donc que chaque
Religieux soit humble; mais il sera permis à l’Ordre de ne l’être
pas. Je ne trouve point mauvais que ceux à qui il appartient d’assigner
les places aux Réguliers, préfèrent les Ordres anciens
aux nouveaux; mais que les Réguliers mêmes aient entr’eux
des disputes là-dessus, c'est ce que je ne puis approuver.
Secondement, si l’on veut que la vigne porte bien du fruit, il faut
la tailler, et en retrancher le bois inutile. De là vient que selon
la remarque du Sauveur, le Père céleste coupe toutes les
branches sèches et stériles, nettoie celles qui portent du
fruit, afin qu’elles en portent davantage. Si un étranger qui n’a
jamais vu de vignes, les voyait tailler, sans savoir pourquoi l’on en ôte
tant de bois, il se moquerait du Vigneron, qui les défigure, en
leur ôtant ce qui en peut faire l’ornement dans la saison. Mais le
Vigneron sait bien ce qu’il fait, et il n'en coupe les branches, qu’afin
d’en recueillir plus de fruit : c'est là un symbole de la pauvreté
Evangélique, que le Sauveur et sa sainte Mère ont tant aimée,
et que les vrais Religieux doivent préférer à tous
les trésors du monde. Or cette vertu consiste à n’avoir rien
dont on puisse disposer, suivant ce qui est écrit des premiers Chrétiens,
qu’ils n’avaient qu’un cœur et une ame, et que nul d’eux ne considérait
ce qu’il possédait, comme lui appartenant plus qu’aux autres; mais
qu’entre eux tout était commun.
Comme donc le relâchement s’est introduit avec l’esprit de propriété
dans les Ordres Religieux, pour les réformer, il faut commencer
par en bannir cet esprit, si contraire à la pauvreté. Certainement
si les Religieux, qui s’approprient quelque chose, considéraient
avec quelle sévérité Dieu punit Ananie et Saphira,
pour avoir péché les premiers en cette matière; et
d’autre part quelle récompense auront dans l’éternité,
et de quelle paix jouissent dès à présent ceux qui
peuvent dire avec saint Pierre :Voilà, Seigneur, que nous avons
tout quitté, et que nous vous avons suivi; ils renonceraient de
tout leur cœur à toute sorte de propriété. Il n’est
pas croyable combien les Saints ont eu ce crime en horreur, et de quels
termes ils se sont servis pour en exprimer la grièveté.
Saint Jérôme écrit qu’en Nitrie, un Moine ayant
gardé jusques à la mort quelques pièces de monnaie,
qu’il tenait cachées, saint Macaire et les autres Pères assemblés
ordonnèrent que son argent serait mis en terre avec lui, et que
tous diraient à haute voix : Que votre argent puisse périr
avec vous! Saint Grégoire dans des Dialogues raconte une histoire
toute semblable, d'un Religieux de son Monastère, à qui l’on
trouva après la mort trois écus, et qui par son ordre fut
enterré avec son argent, non en terre sainte, mais dans un fumier,
pendant que les frères autour du corps ciraient d'une voix lugubre:
Que votre argent puisse périr avec vous! Punition terrible, mais
juste, et capable d’effrayer tous les Religieux qui détournent à
leur propre usage quelque chose de la maison, à l’insu de leur Supérieur.
Troisièmement, le bois de la vigne sèche bientôt,
et brûle aisément, en quoi il désigne la chasteté
dont les Réguliers font profession, et par où ils ont le
bonheur d’être semblables aux Esprits célestes. Car rien n’est
plus nécessaire pour la conservation de cette vertu, que de dessécher
les humeurs, qui sont la matière des flammes impures de l’amour
sensuel, et de diminuer le trop d’embonpoint à force de jeunes et
d’autres mortifications. De cette sorte la chair étant affaiblie,
l’esprit en devient plus fort, et le vieil homme dompté cherche
à vivre, comme disait saint Hilarion, et non pas à se divertir.
L’ame après cela, comme le bois sec, prend feu aussitôt, et
s’embrase du divin amour, n’ayant plus que du dégoût pour
les voluptés de la chair, et à l’exemple de saint Augustin,
pouvant aisément se passer de ces faux plaisirs, depuis que Dieu
lui a donné un avant-goût des douceurs du Ciel. Pour mettre
donc la réforme dans un Ordre Religieux, il faut éloigner
de ceux qui en sont, tout ce qui peut leur faire perdre le trésor
inestimable de la chasteté.
Quatrièmement, on plante les vignes, non pas au hasard ni en
confusion, mais de suite et avec ordre, selon le précepte du Poète
le plus entendu dans l’Agriculture. Or il est certain qu'il n’y a rien
de plus nécessaire ni de plus essentiel aux Sociétés
Religieuses que le bon ordre. Aussi les appelle-t-on communément
Ordres : on dit l’Ordre de saint Augustin, l’Ordre de saint Benoît,
et on les compare justement à des Armées rangées en
bataille. Mais en quoi consiste cet ordre? En ce que tous ont la même
règle, soit écrite, soit vivante; et ce qu’on nomme règle
vivante, c'est le Supérieur, qui de vive voix dirige ceux qu’il
a sous sa charge. Une Religion n’a donc pas besoin de réforme, si
l’on en veut croire saint Augustin, lorsque tout y est si bien ordonné,
que les supérieurs commandent avec beaucoup d’autorité, et
les inférieurs obéissent avec beaucoup de soumission. Saint
Bernard dit à peu près la même chose; car selon lui,
l’ordre est observé dans une Communauté régulière,
quand la règle y est gardée, et qu’on rend une obéissance
exacte au Supérieur, à moins qu'il n’ordonne des choses manifestement
contraires à la Loi de Dieu : car en ce cas-là on lui devrait
dire hardiment ce que les Apôtres dirent au grand Prêtre des
Juifs : Nous sommes plus obligés d'obéir à Dieu qu’aux
hommes.
Cinquièmement, la vigne rampe à terre, si elle n’est
soutenue; ce qui montre que le Religieux qui a embrassé un genre
de vie très-parfait, et ne même temps très-pénible,
doit se défier de ses forces, et mettre tout son appui en celui
qui dit : Vous ne pouvez rien faire sans moi. Persuadé de cette
vérité, il aura souvent recours à l’oraison, et, fortifié
de la grâce, il ne succombera pas sous le faix, il ne se dégoûtera
pas de son état; il éprouvera au contraire qu’il n’y a rien
de plus doux que le joug de Notre-Seigneur, rien de plus léger que
son fardeau.
Enfin, quoique le bois de la vigne soit difforme, fragile, tortu, et
presque inutile à tout, il ne laisse pas de porter un fruit très-doux
et très-agréable, dont on fait le vin qui réjouit
le cœur : mais s’il est vieux, et qu'il ne produise plus rien, on l’arrache,
parce qu'il n’est bon qu’à brûler. Ainsi un vrai Religieux,
qui s’acquitte comme il faut de son devoir, produit des fruits excellens,
et qui sont au goût de Dieu et des hommes, parce qu’en tout temps,
en tout lieu, en toute occasion il glorifie le Seigneur par le sacrifice
qu'il lui fait de sa volonté. Car qui obéit aux Supérieurs,
obéit à Dieu. Or il est constant que l'obéissance
est une espèce de sacrifice d’excellente odeur, et préférable
aux victimes qu’on lui offrait autrefois, puisque selon la remarque de
saint Grégoire, dans les victimes on immole une autre chair que
la sienne, et que par l’obéissance on sacrifie sa volonté
propre.
Que chacun considère donc quel grand trésor de mérites
doit acquérir devant Dieu un Religieux dévot et fervent,
qui ne fait rien que selon l’ordre de l’obéissance, et qui fait
par conséquent tout le long du jour autant de sacrifices que d’actions.
Qu’on regarde d’autre part combien de mérites perd à tout
moment un Religieux tiède et déréglé, qui n’obéit
à ses supérieurs qu’avec répugnance, ou qui par un
attachement criminel à sa propre volonté, refuse absolument
de leur obéir, c’est-à-dire, d’obéir à Jésus-Christ
même, dont ils sont les lieutenans et les ministres.
Après cela je conjure ceux qui ont les premières charges
dans les Ordres Réguliers, s’ils gémissent, comme ils doivent,
sur les abus qui s’y sont glissés, et que le relâchement de
la discipline y a introduits, je les conjure de travailler de toutes leurs
forces à les rétablir dans l’état d’où ils
sont déchus, et de former de nouveau, dans les maisons qu’ils gouvernent,
ceux que leurs pères ont engendrés en Jésus-Christ,
jusqu’à ce qu’ils soient de véritables images et des portraits
achevés de Jésus pauvre, chaste et obéissant. S’ils
s’y emploient tout de bon, ils acquerront devant Dieu et devant les hommes
une gloire immortelle. Mais s'ils n’y apportent pas tout le soin qu’ils
doivent, et qu’on attend d’eux, ils en répondront à la Justice
divine. Et Dieu veuille, que tant qu’ils toléreront le relâchement,
ils ne portent par la peine de tous leurs péchés qui se commettront
par leurs inférieurs, et du scandale qu'ils causeront non seulement
au peuple Chrétien, mais aux Païens même, aux Mahométans,
aux Hérétiques, parmi lesquels le nom de Dieu est blasphémé
et l’Evangile méprisé.
Je finis en réduisant brièvement à quatre choses
principales, tout ce qu’il y a eu de plus important pour la réforme
dont nous parlons. La première est de ne donner l’habit de la Religion,
qu’à ceux qui y semblent manifestement appelés de Dieu. La
seconde, de les éprouver tout de bon dans le Noviciat, et de ne
les point admettre à la Profession, qu'ils n’aient donné
des marques certaines d’une véritable vocation à ce saint
état. Car plus la perfection de la vie Chrétienne est élevée,
moins il y a de personnes qui en soient capables. La troisième,
de les exercer continuellement dans les six vertus que nous avons dit leur
être le plus nécessaires, et de leur montrer plutôt
par l’exemple que par la parole à les pratiquer. La quatrième,
d’observer exactement le Décret du Concile de Trente, qui défend
de recevoir dans la Religion plus de sujets quelle n’en peut entretenir,
soit de ses propres revenus, soit des aumônes ordinaires. Car tant
que l'on fournira aux particuliers les choses dont ils ont besoin, on sera
en droit d’exiger d’eux qu'ils fuient tout ce qui ressent la propriété.
C'est ce que remarque saint Jérôme, quand il dit qu’anciennement
on ne souffrait pas que les Moines demandassent rien, parce que les Supérieurs
ne manquaient jamais de pourvoir charitablement et par avance à
tous leurs besoins.
Chapitre VII.
Septième fruit des larmes : La réforme des gens du siècle.
Comme les laïques surpassent de beaucoup en nombre les Ecclésiastiques
et les Religieux, aussi ont-ils beaucoup plus de gens qui veillent sur
eux, et qui prennent soin de leur conduite. Car premièrement les
Rois et les Princes, tant par eux-mêmes que par leurs ministres,
conservent la paix et entretiennent l’abondance dans leurs états,
et c'est ce que David demandait à Dieu par ces paroles : Que la
paix règne dans l’enceinte de vos murs, et l’abondance dans vos
Tours et dans vos Citadelles. Secondement les mêmes Rois avec leurs
ministres, et les Juges commis par eux, châtient les méchans,
et défendent les gens de bien, suivant ce que dit le même
Prophète : Seigneur, communiquez au Roi votre droiture, et au fils
du Roi votre justice, afin qu’ils gouvernent votre peuple avec équité.
Troisièmement, les Évêques et les Prêtres qui
ont charge d’âmes, les instruisent en ce qui regarde la doctrine
de la foi et les bonnes œuvres, par où l’on mérite la gloire
éternelle. Enfin les religieux sous l’autorité des Prélats,
ne contribuent pas peu à les sauver, tant par leurs prières,
que par la prédication, et par l’administration des Sacremens.
Mais comme nonobstant cela, une infinité de gens dans le monde
vivent très mal, et se perdent, et en perdent d’autres, ce qui ne
peut qu’affliger sensiblement leurs Pasteurs, il ne sera pas mal aisé
aux Princes qui ont de la piété, aux Ecclésiastiques
zélés, et aux fervens Religieux de tirer un grand avantage
de leurs soupirs, si pleins d’une tendre compassion pour tant d’âmes
qui sont en danger de périr, ils conçoivent un ferme dessein
de les assister, et de les mettre dans la voie du Ciel. Le moyen de les
ramener est premièrement de leur donner bon exemple, et puis de
veiller sur leur conduite. Car tel qu’est le Gouverneur de la Ville, tels
sont les habitans, comme dit le Sage; et tout le monde, disait un Poète,
suit l’exemple de son Roi. Que si cela se peut dire d'un Roi temporel,
avec combien plus de raison se dira-t-il des Princes Ecclésiastiques,
que saint Pierre propose aux peuples, comme les modèles d’une sincère
piété, à qui saint Paul, adresse, aussi-bien qu’à
Timothée, ces belles paroles : Soyez aux Fidèles un exemple
à suivre dans la manière de converser avec le prochain, dans
la charité, dans la foi, dans la chasteté.
On ne saurait croire combien le peuple a en haine la trop grande somptuosité,
les excès de bouche, les jeux de hasard, et d’autres pareils abus,
quand il y a des Princes et des Pasteurs, tempérants, modestes,
ennemis du luxe dans les habits, dans les meubles, dans la vaisselle d'or
et d’argent. Et quand il voit que les gens de qualité sont assidus
à la grand’Messe, au Sermon, à Vêpres et à tout
l’Office divin, et qu’ils y assistent avec dévotion, comme cela
se pratique en quelques endroits, ils se fait une louable habitude de fuir
l’oisiveté, et encore plus la débauche les jours de fêtes,
d’aller à l’Eglise, de vaquer à la prière, d’entendre
la prédication, et de s’acquitter généralement de
tous les devoirs de la piété chrétienne. Enfin quand
les Princes, soit Ecclésiastiques, soit séculiers, emploient
partout leur autorité à bannir le vice, à établir
et à défendre la vertu, à réprimer les esprits
inquiets, à encourager les âmes faibles et timides, à
châtier les méchans, à récompenser les bons,
à honorer et à élever le mérite, il leur est
facile de remettre dans le chemin du salut une infinité de personnes,
qui s’en écartent faute de soin et de vigilance dans ceux qui doivent
leur servir de guides.
Comme donc saint Paul appelait les premiers Chrétiens sa joie
et sa couronne, parce qu’il voyait en esprit le bonheur qu’on lui préparait
dans le Ciel, pour récompense des peines qu'il avait prises à
gagner tant d’Infidèles à Jésus-Christ : ainsi les
bons Princes et les Pasteurs vigilans doivent espérer qu'ils seront
un jour, comme cet Apôtre, couronnés de gloire et comblés
de joie, si, à son exemple, ils travaillent de toutes leurs forces
à la conversion des pécheurs. Au contraire tout est à
craindre dans cette vie et dans l’autre pour ceux qui par une extrême
nonchalance laissent périr des Âmes que le Fils de Dieu a
rachetées de son précieux sang.
Chapitre VIII.
Huitième fruit des larmes : Les œuvres de miséricorde.
Nous avons fait voir dans le Livre précédent, que nous
sommes ici-bas comme dans une vallée de larmes, toujours accablés
d’une infinité de maux. Car y a-t-il en ce monde quelque condition
qui en soit exempte, s’il est vrai que non-seulement les maladies, la pauvreté,
l’humiliation, la servitude, sont des misères; mais que les choses
qui en doivent être les remèdes, la santé, les richesses,
les honneurs, la puissance souveraine, sont elles-mêmes des misères,
souvent plus grandes et plus à craindre qu’aucune autre?
Cependant pourvu que ces maux excitent en nous de vrais sentimens de
compassion pour nos frères, et qu’ils servent à ranimer notre
zèle pour leur salut, comme naturellement ils le doivent faire avec
le secours de la grâce, nous aurons sujet de nous consoler, et il
nous en reviendra de grands avantages. Car la miséricorde est comme
un arbre fécond qui produit d’excellens fruits et en abondance;
c'est elle en effet qui donne à manger aux pauvres, qui visite les
malades, qui console les affligés, qui délivre les prisonniers,
qui connaissant les périls où sont exposés ceux qui
possèdent de grands biens, qui ont beaucoup de santé, qui
sont élevés en dignité et en honneur dans le monde,
prie instamment le Seigneur de les assister dans le besoin.
Job disait que la miséricorde était sortie avec lui du
sein de sa mère, et que depuis ce temps-là elle avait crû
avec lui. Puis exposant les effets qu’elle avait opérés en
lui, il ajoute : Si j’ai refusé aux pauvres ce qu’ils souhaitaient,
et si j’ai fait trop attendre la veuve, qui avait les yeux tournés
vers moi : si j’ai mangé seul mon pain sans en faire part au pupille;
si je n’ai point assisté celui qui, faute de vêtement, allait
mourir; et si j’ai laissé le pauvre tout nu, s’il ne m’a remercié
de l’avoir garanti du froid, quand je l’ai couvert de la laine de mes brebis,
je consens que mon épaule soit séparée de mon corps,
et que mon bras soit brisé avec tous ses os. J’ai été,
dit-il en un autre endroit, l’œil de l’aveugle, le pied du boiteux : j’étais
le père des pauvres, et quand je ne savais pas bien le fond d’une
affaire, dont je devais être le Juge, j’avais un grand soin de m’en
faire instruire. Ceux que je voyais abuser de leur puissance, je leur cassais
les dents, et je leur arrachais la proie de la bouche. Voilà ce
que Job disait de lui-même; par où il déclare que non-content
de faire part de ses biens aux personnes nécessiteuse, de les nourrir,
de les habiller, il les assistait encore de ses conseils : car c’est ce
que signifient ces paroles : J’ai été l’œil de l’aveugle,
le pied du boiteux; et de plus, il les défendait contre ceux qui
les opprimaient, en arrachant, pour ainsi dire, à ces injustes ravisseurs
la proie qu’ils tenaient déjà, et qu’ils allaient dévorer.
Quant au mérite des œuvres de miséricorde, on peut juger
combien il est grand par les promesses avantageuses que Dieu fait dans
les Ecritures, aux personnes charitables. L’aumône est louée
par les Sages, par les Prophètes, par les Anges, par le Sauveur
même. Salomon le Roi le plus éclairé qui fut jamais,
assure que celui qui donne aux pauvres, ne sera point pauvre lui-même,
et que jamais il ne manquera de rien. Ce que saint Basile explique par
une comparaison. Il en est de même, dit-il, que des puits, dont les
eaux sont d’autant meilleures et plus abondantes, qu’on en tire davantage,
au lieu qu’elles diminuent et se corrompent dès qu’on cesse d’en
tirer.
Tobie qu’on peut justement compter parmi les vrais Sages, donnait ce
précepte à son fils : Faites l’aumône de votre bien,
et ne détournez le visage d’aucun pauvre qui vous tend la main;
car par-là vous mériterez que le Seigneur ne détourne
point la vue de dessus vous. L’aumône délivre de tout péché
et de la mort; et ceux qui la font ne tombent point dans l’abîme.
Que peut-on promettre de plus souhaitable? Tous ceux, poursuit-il, qui
donnent l’aumône, peuvent s’assurer que Dieu leur fera de grands
biens.
Le Prophète Daniel conseillait à un Roi Païen d’expier
ses crimes par l’aumône. Isaïe animé d’un semblable zèle,
recommande à tous la pratique des œuvres de miséricorde.
Partagez, dit-il, votre pain avec les pauvres, et recevez dans votre maison
ceux qui ne savent où loger. Quand vous verrez un homme nu, donnez-lui
de quoi se couvrir, et ne méprisez pas votre frère. Alors
votre lumière brillera, comme celle du matin; vous serez bientôt
guéri de toutes vos infirmités; votre justice ira devant
vous, comme portant le flambeau, et le Seigneur dans sa gloire sera votre
protecteur. Voilà les magnifiques promesses que Dieu fait aux riches
charitables. On ne peut rien imaginer de plus consolant pour eux : car
il leur promet de les éclairer d’une lumière céleste,
sans comparaison plus claire et plus vive que celle du soleil levant, et
de les guérir de la plus mortelle de leurs plaies, qui est le péché;
il assure de plus, qu’étant justifiés par sa grâce,
ils feront une infinité de bonnes œuvres, qui leur acquerront une
gloire solide et durable, non-seulement devant lui, mais même devant
les hommes; car c’est ce qu’il veut dire par ces mots : Votre justice ira
devant vous, et vous serez environnés de la gloire du Seigneur.
Enfin il leur dit qu’il leur accordera leurs demandes; ce que les Septante
expriment plus clairement en ces termes : Alors vous crierez, et Dieu vous
exaucera; vous n’aurez pas encore achevé votre prière, qu’il
vous répondra : Me voici.
L’Apôtre saint Paul dit beaucoup en peu de paroles, lorsqu’en
la personne de son cher Disciple Timothée il avertit tous les Fidèles
de donner l’aumône de bon cœur, et d’amasser pour l’avenir un trésor,
sur lequel ils puissent fonder une ferme espérance de la véritable
vie. Il nous représente l’aumône, comme la disposition à
la vie dont nous jouirons après celle-ci. Car amasser un trésor
qui serve de fondement à la vraie vie, qu’est-ce autre chose qu’acheter
à peu de frais de quoi faire les fondations d’un édifice
aussi solide et aussi inébranlable, qu’est la vie ou la béatitude
éternelle? Or il n’y a point de vraie vie que celle qui dure toujours;
car celle qui passe, n’est rien, ou n’est tout au plus, selon saint Jacques,
qu’une légère vapeur qui parait, et qui disparaît presque
en même temps. Mais écoutons ce que l’Ange Raphaël dit
sur cela à Tobie : L’aumône délivre de la mort, et
efface les péchés. C'est par elle qu’on obtient miséricorde,
et qu’on gagne la vie éternelle. Voilà comme parle un Ange
envoyé de Dieu, et on le doit croire, puisqu’il voit la vérité
dans sa source, et qu’ayant pour nous un amour sincère, il ne peut
vouloir nous tromper.
Enfin Jésus-Christ, qui est la sagesse de Dieu, qui est Dieu
lui-même, promet en beaucoup d’endroits de l’Evangile de récompenser
libéralement jusques à la moindre aumône. Allez, disait-il
à un jeune homme qui lui demandait ce qu’il fallait faire pour être
sauvé; allez, vendez ce que vous avez, et donnez-le aux pauvres,
et vous aurez un trésor dans le Ciel. Quel prodigieux gain fait
un homme, qui en donnant à un de ses frères un morceau de
pain, ou une pièce d’argent, que la mort lui ôterait tôt
ou tard, acquiert un trésor qu’il possédera éternellement
dans le Ciel? Notre-Seigneur dit une autre chose fort remarquable; il dit
qu’au jour de la Résurrection générale, il mettra
en possession de son Royaume céleste ceux qui auront donné
aux pauvres, de quoi manger, de quoi boire, de quoi s’habiller; qui les
auront retirés chez eux, qui les auront visités dans les
hopitaux ou dans les prisons. Et afin qu’on sache que les œuvres de charité
lui plaisent extrêmement, et sont d'un fort grand mérite devant
lui, il ajoute : Toutes les fois que vous avez fait ces choses à
l’un des plus petits de mes frères, vous me les avez faites à
moi-même.
Par tout ce discours on peut voir combien il importe d’exercer la charité
envers le prochain, et combien il est utile, pour s’y exciter, de considérer
souvent les misères que souffrent sans aucun secours les membres
de Jésus-Christ. Mais on n’aura pas moins de compassion pour les
riches cruels et avares, si l’on regarde les terribles chatimens dont Dieu
les menace. A l’égard des pauvres, il faut principalement pratiquer
les œuvres de miséricorde corporelles; mais les riches n’ont besoin
que des spirituelles, c’est-à-dire, de salutaires avertissemens,
de bons conseils, et de ferventes prières. Car on peut leur appliquer
ce que le Sauveur disait de Marthe : Ils sont inquiets, et s’embarrassent
de tant de choses, qu’à peine ont-ils un moment ou pour lire, ou
pour entendre, ou pour méditer ce qui est de leur salut, et ce qui
regarde la vie éternelle. C'est pourquoi ils devraient avoir un
ami fidèle et prudent, qui eût soin dans l’occasion de les
en faire souvenir. Car on peut dire de beaucoup de gens qui ne s’occupent
qu’à conserver ou à faire profiter leur bien, que s'ils s’appliquaient
une fois à considérer attentivement que Dieu les a faits
pour quelque chose de meilleur que tout ce que l'on estime le plus dans
le monde, ils diraient peut-être avec Salomon : M’étant mis
un jour à examiner tous les ouvrages que j’avais fait faire, et
auxquels j’avais travaillé assez inutilement; (il parle de ses palais,
de ses jardins, de ses viviers, à quoi l’on peut joindre ses trésors
immenses, ses troupeaux, ses terres, ses vignes, ses prés et ses
bois) J’ai reconnu qu’il n'y a en cela que vanité, que peine d’esprit,
et que rien n’est stable sous le soleil.
Combien voyons-nous de gens dans les charges, soit Ecclésiastiques,
soit séculières, qui pour s’appliquer avec trop d’ardeur
et d’inquiétude, ou à conduire les auteurs, ou à soutenir
leurs droits, et à étendre leur autorité, se négligent
tout-à-fait eux-mêmes, et ne pensent à rien moins qu’à
leur salut éternel? Qu’ils seraient heureux, si Dieu, pour les réveiller
de leur assoupissement, mettait auprès d’eux une personne qui les
avertit de leur devoir avec autant de liberté et de zèle
que saint Bernard, avertissait autrefois le Pape Eugène son ancien
disciple! Sans doute qu’ils apprendraient à mieux gouverner ceux
qui sont sous eux, et à se mieux gouverner eux-mêmes; et que
pour des biens temporels, ils n’auraient garde de renoncer aux biens éternels.
Pour ce qui est de donner conseil à ceux qui en ont besoin,
la vraie charité demande qu’on ne flatte point les Grands, qu’on
n’affecte point de leur dire des choses douces et agréables, et
que jamais on ne leur déguise la vérité. Car il n’y
a peut-être rien de plus nécessaire pour eux qu’un fidèle
conseiller, qui leur dise hardiment ce qu’il leur importe de savoir, et
qui craigne toujours plus de perdre la grâce de Dieu, que la bienveillance
de son Prince, Vivez en paix avec tout le monde, dit le Sage, mais choisissez
pour votre conseil, un homme seul entre mille. On trouve en effet assez
peu de gens qui puissent ou qui veuillent donner de salutaires conseils.
C'est ce que remarque le même Auteur en un autre endroit, où
il préfère le conseil d’un homme de bien à celui des
sages du monde. Un saint homme dit quelquefois mieux la vérité
que sept autres qui observent d'un lieu élevé tout ce qui
se passe. Il nous avertit encore de ne pas nous adresser à des personnes
qui à cause de leur pauvreté ou pour quelque autre raison,
peuvent avoir plus d’égard à leur intérêt qu’au
notre : Donnez-vous de garde, dit-il, de celui que vous consultez : sachez
auparavant quelles sont les choses dont il peut avoir besoin; car il ne
s’oubliera pas lui-même : c’est-à-dire, ne prenez pas aisément
conseil d'une personne, qu’auparavant vous ne soyez assuré de sa
bonne foi, et de son intégrité. Informez-vous premièrement
de l’état de ses affaires; car s'il est pauvre, il n’aura en vue
dans tous les conseils qu’il vous donnera, que de soulager sa misère.
C'est donc une grande charité que de donner de bons conseils aux
Rois et aux Princes, surtout quand on est en place; et c'est pour les Rois
et pour les Princes un grand bonheur que d’avoir toujours auprès
d’eux de sages et fidèles Ministres; mais s’ils en ont de mauvais,
et que faute d’en avoir de bons, ils gouvernent mal leurs sujets, ils ne
sont pas pour cela excusables devant Dieu, parce qu’ils sont obligés
d’examiner et d’éprouver ceux qu’ils admettent dans leur conseil,
et à qui ils donnent l’administration de la Justice ou des affaires.
Il reste encore un exercice de charité envers le prochain, dont
tous sont capables, et qui est également sûr et facile; c'est
la prière. Saint Paul en écrit à Timothée en
ces termes : La première chose que je vous demande, c'est qu’on
fasse des prières, et qu’on rende des actions de grâces à
Dieu pour tous les hommes, pour les Rois, et pour toutes les personnes
constituées en dignité, afin que nous vivions doucemen et
tranquillemen. Après que l’Apôtre a ordonné qu’on prie
généralement pour tous les hommes, il ordonne qu’on prie
pour les Rois en particulier; parce qu’en priant pour les Rois et pour
toutes les Puissances, on ne prie pas seulement pour eux, mais pour tous
les hommes. Car, de la sage conduite de ceux qui gouvernent, dépend
le repos et la paix des peuples; c'est ce qui cause l'abondance, ce qui
entretien la piété, et ce qui fait en un mot tout le bonheur
des états.
J’ajoute qu'il y a encore une raison plus particulière de prier
Dieu pour les Princes tant Ecclésiastiques que Séculiers;
c'est l’extrême danger où ils sont pour leur salut. Car la
tête tourne aisément à ceux qui marchent sur le bord
d’un précipice, et plus le précipice est profond, plus la
chute sera funeste. Si un homme était obligé de passer une
rivière creuse et rapide sur un pont étroit et branlant,
sans aucun appui de côté ni d’autre; de sorte qu’à
tout moment il fût en danger de tomber et de se noyer, ceux qui le
verraient dans les périls, trembleraient pour lui, et touchés
de compassion lui crieraient qu’il prît garde à lui, l’encourageraient,
et prieraient Dieu de le soutenir et de le conduire. Ce pont si étroit,
c'est la voie de la justice et de la vertu. Car la vertu est comme une
ligne indivisible sur laquelle il est comme une ligne indivisible sur laquelle
il faut marcher, sans se détourner à droite ni à gauche.
De là vient que le Fils de Dieu disait, comme en gémissant
: Qu’étroite est la porte, et qu’étroit est le chemin qui
mène à la vie, et que peu de personnes en trouvent l’entrée!
Pour ce qui est des gens du commun, s'ils marchent par la voie étroite,
ils marchent toujours sur la terre, et ils n’ont pas grand sujet de craindre,
ni que le vent les enlève, ni qu’il leur prenne quelque vertige
qui soit cause de leur chute. Au contraire les Grands du monde marchent
sur un pont fort élevé, où souffle violemment le vent
de l’orgueil, et les soins dont ils ont l’esprit occupé et la conscience
troublée leur causent de ces vertiges fâcheux, qui les font
tomber jusques dans le fond de l’abîme.
Qui est-ce donc, s’il est sage, qui veuille prétendre à
ces hauts emplois, ou qui puissent s’empêcher d’avoir compassion
de ceux qui en sont chargés? C’est pourtant une nécessité
qu’il y ait dans l’Eglise et dans l’Etat des personnes exposées
à tous ces périls : c'est à nous de gémir pour
eux, de compatir à leurs peines, de les assister de nos prières
auprès de celui qui seul peut les garantir de tout danger, les rendre
humbles dans l’honneur, droits et inflexibles dans la justice, courageux
dans le péril, infatigables dans le travail, zélés
pour le bien de leurs sujets, autant que pour le leur propre, pieux envers
Dieu, équitables à l’égard des autres, sobres et tempérans
pour eux-mêmes.
Chapitre IX.
Neuvième fruit des larmes : Le soulagement des âmes du
Purgatoire.
Nous avons fait voir ailleurs que le Purgatoire est plein d’une multitude
d’âmes presque innombrable, et qu’elles y souffrent des peines très-rigoureuses
et très-longues. Il faut montrer maintenant quel fruit on peut recueillir
de la considération de ces peines. Certainement si on les regarde
avec attention et à loisir, il est impossible que l’on n’en soit
attendri et effrayé tout ensemble. La compassion produira un désir
ardent et efficace de soulager ces saintes Ames par des œuvres satisfactoires,
par des prières, par des jeûnes, par des aumônes, et
surtout par le sacrifice du Corps et du Sang de Jésus-Christ. Or
la charité qu’on exerce à leur égard, est une manière
de commerce très-louable et très-juste, par où l’on
gagne infiniment; car c’est comme si quelqu’un prêtait son argent
à plusieurs personnes, et que chacun d’eux lui en payait tout l’intérêt.
Expliquons ceci.
Un homme prie pour les morts par charité, avec dévotion,
et avec une ferme confiance en la miséricorde de Dieu. Premièrement
il mérite pour lui-même la vie éternelle; car sa prière
étant faite en état de grâce et par le motif de la
charité, c'est une œuvre sainte et digne par conséquent de
la gloire; suivant ce que dit le Sauveur dans l’Evangile : Lorsque vous
voudrez prier, entrez dans votre chambre, et ayant fermé la porte,
priez votre Père, dans quelque endroit bien caché, et votre
Père qui voit dans les endroits les plus cachés, vous en
récompensera, à proportion de votre mérite. Secondement
cette prière est satisfactoire, et celui qui la fait en cède
le fruit au mort, pour lequel il prie selon l’usage de l’Eglise. Elle est
dis-je, satisfactoire, parce que c'est une oeuvre pénible, que Dieu
veut bien recevoir comme un châtiment volontaire, et comme une juste
satisfaction qui se fait à sa Justice. Enfin la même prière
par forme d’impétration, est utile au mort, en faveur duquel elle
obtient de Dieu, ou qu’il le délivre du Purgatoire, ou qu’il diminue
ses peines. Car ce que les Justes demandent, le Sauveur leur a promis qu’il
le leur accordera. Croyez, dit-il, qu’on ne vous refusera rien de ce que
vous demanderez, et vous l’obtiendrez. Voilà comme on gagne triplement
en intercédant pour les morts. Ajoutez que les Ames pour lesquelles
on prie n’oublieront pas la charité qu’on leur fait, et n’en seront
pas ingrates; mais que quand elles seront une fois arrivées au Ciel,
elles prieront à leur tour pour leurs bienfaiteurs.
Le jeûne offert pour ces Ames affligées, est aussi d’une
grande utilité; car comme il est méritoire, il ne sert pas
peu à celui qui jeûne. C'est ce que marquent ces Paroles du
Sauveur : Lorsque vous jeûnez, parfumez-vous la tête, et lavez-vous
le visage, afin qu’il paraisse que vous jeûner non pour attirer les
yeux des hommes, mais pour attirer ceux de votre Père, qui est caché
et invisible; et votre Père qui voit dans les endroits les plus
cachés, vous en donnera la récompense. De plus le jeûne
en tant que satisfactoire, soulage les morts. Car ce ne fut pas sans raison
que David ayant appris la mort de Saül et de Jonathas, et la défaite
d’une grande partie du Peuple de Dieu, jeûna jusqu’au soir, avec
tous ses gens. Enfin la personne même qui jeûne en tire un
grand avantage; car quand les Ames, pour lesquelles on jeûne, seront
au Ciel, elles sauront bien reconnaître la faveur qu’on leur aura
faite. Tout ce qu’elles auront de crédit auprès de Dieu,
elles l’emploieront pour leurs libérateurs, et leur prière
sera exaucée, comme procédant d'une parfaite charité.
Il en est de l’aumône comme de la prière et du jeûne
à l’égard des Ames du Purgatoire. Car en premier lieu elle
est nécessaire aux pauvres, à qui on la fait, et dont on
gagne l’affection, afin qu’un jour on en soit reçu dans les demeures
éternelles. En second lieu, les morts en profitent, et ce sont aussi
de puissans amis que nous nous faisons pour avoir place avec eux et par
leur moyen dans le Royaume éternel. Enfin par l’aumône Dieu
devient notre débiteur, puisque, comme dit le Sage, c’est lui prêter
à usure, que d’avoir pitié du pauvre. Il nous promet par
la bouche même de son Fils qu’il nous en paiera l’intérêt.
Lorsque vous donnez l’aumône, dit Notre-Seigneur, cachez tellement
à votre main gauche ce que fait votre main droite, que votre aumône
ne paraisse point; et votre Père qui voit dans les endroits les
plus cachés, vous en récompensera.
Quant au Sacrifice de l’Autel, tout le monde sait qu'il est très-utile
et à ceux qui l’offrent, puisqu’ils ne peuvent rien offrir de plus
agréable à Dieu, et en général à tous
les fidèles soit vivans soit morts, mais surtout aux morts, qui,
comme on l’a su par plusieurs visions, souhaitent avec ardeur, et demandent
avec instance qu’on l’offre pour eux, afin qu’il plaise à la Justice
divine de les délivrer de leurs peines, ou d’en adoucir la rigueur.
C'est aussi le sentiment de saint Grégoire, du Bienheureux Pierre
de Damien, et du vénérable Bède. Il est rapporté
dans la vie de saint Nicolas de Tolentin, qu'un jour il lui apparut un
grand nombre d’âmes, qui d'une voix triste et plaintive le conjuraient
de les assister de quelques Messes, n’y ayant rien qui fût plus capable
de les soulager dans leurs tourmens.
Par tout ce que nous venons de dire, il paraît manifestement
qu’on gagne beaucoup, soit à faire la charité, soit à
jeûner et à pratiquer d’autres pénitences, soit à
prier et à offrir le Sacrifice de la Messe pour le repos des Ames,
qui du fond du Purgatoire implorent notre assistance. Mais il y a de certains
esprits ou libertins, ou dissipés, qui n’en croient rien, ou qui
n’y font nulle attention. De là vient que méprisant ou négligeant
un gain si considérable, ils gardent pour eux leurs biens, ou s'ils
les emploient, c'est à satisfaire leur sensualité ou leur
ambition. Ainsi les biens qui leur devraient servir de degrés pour
monter au Ciel, leur servent de degrés pour descendre dans l’Enfer.
Mais ce gain, nous disent-ils, est un gain imaginaire; on nous le promet,
et nous ne le voyons point : l’argent, au contraire, nous le voyons, nous
le touchons,, il nous sert pour toutes les nécessités, et
pour les délices même de la vie. C'est ainsi que doivent parler
des hommes charnels, qui jugent des choses plutôt par les sens que
par la raison. Dites-moi, qui que vous soyez, lorsque vous semez, plaignez-vous
le grain que vous jetez dans la terre, et n’êtes-vous pas bien aise
de le perdre dans l’espérance d'en recueillir deux fois plus? Ne
donnez-vous pas ainsi volontiers ce que vous voyez, et ce que vous avez
entre les mains, pour ce que vous ne voyez pas encore? Vous me répondez
que si vous ne voyez pas la moisson, vous prévoyez qu’elle se fera
dans son temps; et moi, je vous dis qu’un vrai Chrétien ne peut
ignorer que pour peu qu’il donne aux pauvres, il en recevra une très-ample
récompense. Mais il y a bien à dire entre vous et lui : car
votre espérance est incertaine : une trop longue sécheresse,
de trop grandes pluies la peuvent ruiner; le blé même dans
vos greniers peut se gâter; et êtes-vous sûr que les
voleurs, ou par force, ou par artifice, ne vous l’enlèveront point?
Mais l’espérance d'un homme de bien n’est jamais trompée;
il ne peut manquer de faire une abondante récolte, et s'il se garde
de pécher, ce qu’il donnera aux pauvres lui sera rendu au centuple.
Car la parole de Dieu demeure éternellement.
Et pour reprendre la comparaison que nous avons déjà
faite, ou pour l’éclaircir par une autre toute semblable : si un
homme donne mille écus à un négociant, avec lequel
il a fait un contrat de société, n’expose-t-il pas son argent
à de grands risques? Ne peut-il pas arriver que le négociant
périsse sur mer avec tout ce qu’il a d’effets, ou qu’il soit pris
par les corsaires; ou que voyageant par terre, il tombe entre les mains
des voleurs, ou que, pour avoir tout le gain, il use de quelque supercherie?
Tous ces dangers sont communs; et combien de gens qui espéraient
de s’enrichir par le commerce, font-ils banqueroute, et sont-ils réduits
à la dernière misère? Il en est tout autrement de
ceux qui négocient avec Dieu. ils ne risquent rien; et jamais on
n’a vu personne, qui pour avoir fait la charité ou aux vivans, ou
aux morts, se soit appauvri. Car Dieu qui jamais ne se laisse vaincre en
bonté et en libéralité, augmente d'une manière
admirable les biens de ceux qu'il voit portés à subvenir
aux nécessités de leurs frères.
Nous en avons un exemple mémorable dans la multiplication miraculeuse
des cinq pains et des deux poissons; car parce que les Apôtres qui
n’avaient que cela pour vivre, le cédèrent de bon cœur à
une grande multitude de gens pressés par la faim, dans un lieu désert,
où tout leur manquait, Jésus multiplia tellement ce peu de
pains et de poissons, qu’après que tout ce grand monde en eut mangé
et fut rassasié, ils remportèrent douze corbeilles pleines
des morceaux qui étaient restés, et qui suffirent pour les
nourrir durant plusieurs jours. Nous avons beaucoup d’exemples pareils
dans les vies des Saints, et particulièrement dans celle de l’admirable
saint Jean l’Aumônier, Patriarche d’Alexandrie. Il semble qu’il y
eût une espère d’émulation entre Dieu et lui; car plus
il faisait de largesses aux pauvres, plus Dieu lui donnait de quoi en faire
de nouvelles.
Chapitre X.
Dixième fruit des larmes : Le mépris du monde, et l’amour
de Dieu.
Les larmes que cause l’amour du souverain bien, et le désir
de la claire vision de Dieu, dans laquelle consiste notre vraie béatitude,
produisent deux fruits excellens, le mépris du monde, et le soin
de plaire à Dieu en toutes choses. Quant au mépris du monde,
il est clair que c’est un effet du divin amour. Car premièrement
le Sauveur du monde assure qu’il est impossible de servir deux maîtres
tout à la fois, et qu’il faut nécessairement haïr l’un
et aimer l'autre, ou si l’on a du respect pour celui-là, avoir du
mépris pour celui-ci.
Mais ces deux maîtres si opposés, qui sont-ils? Il le
déclare par ces paroles : Vous ne pouvez servir Dieu, et le Démon
des richesses. Il veut dire que le service de Dieu est incompatible avec
l'amour des biens de la terre. Il en pourrait dire autant de la vaine gloire,
et de l’attache aux plaisirs sensuels. Car le monde ou l’esprit du monde
est renfermé dans ces trois violentes passions. Je ne parle pas
du monde, qui, selon saint Jean, a été fait par le Verbe,
et qui comprend le Ciel et la terre avec tout ce qui y est contenu; mais
d’un autre qui est ennemi de Dieu, et dont le même Apôtre fait
le caractère, quand il dit que dans le monde il n'y a que concupiscence
de la chair, que concupiscence des yeux, qu’orgueil de la vie. Si quelqu'un
aime le monde, ajoute-t-il, l'amour du Père n'est point dans lui.
Il faut donc distinguer deux maîtres, Dieu et le monde. Quiconque
aime Dieu, hait et méprise le monde; et quiconque aime le monde,
hait et méprise Dieu. Appliquons à ces deux amours ce que
dit saint Augustin, de l’amour de Dieu, et de l’amour propre. Deux amours
ont bâti deux Villes, l’une terrestre, et l’autre céleste.
La première a été bâtie par l’amour propre,
qui va jusques au mépris de Dieu; la seconde par l’amour de Dieu,
qui va jusques au mépris de soi-même. L’amour propre enferme
les trois passions dominantes, qui sont comme nous avons dit, la mollesse,
l’avarice et la vaine gloire; ou pour mieux dire, il est comme la racine
d'où sortent ces trois grandes branches, qui ne portent que des
fruits de malédiction et de mort. Il est donc constant, et c'est
notre divin maître qui nous en assure, que comme l'amour du monde
inspire le mépris de Dieu, de même l’amour de Dieu inspire
le mépris du monde.
De là vient que quiconque aime Dieu de tout son cœur, hait aussi
le monde de tout son cœur; et l’on doit en être parfaitement convaincu
non-seulement par l’autorité de l’Evangile, mais par l’exemple de
tous les Saints, qui ont témoigné en toute occasion une haine
extrême pour le monde. En quoi ils ont imité le Saint des
Saints, qui n’a jamais eu rien de commun avec le monde, et qui a toujours
préféré la pauvreté, le travail, la douleur,
et l’humiliation aux richesses, au repos, aux délices, et aux vaines
grandeurs de la terre. Son saint Précurseur s’étant retiré
dans un désert, dès ses premières années, n’avait
ni biens, ni commodités, ni plaisirs, et vivait seul sans maison,
sans toit, sans autre habit qu’un rude cilice de peau de chameau, et sans
autre nourriture, que des sauterelles et du miel sauvage. Les Apôtres,
avec quelle austérité ont-ils vécu? Saint Paul répondant
pour tous; Il semble, dit-il, que Dieu veuille qu’on nous regarde, nous
autres Apôtres, comme les derniers des hommes et comme des gens que
l'on destine à la mort. Jusqu’à cette heure nous avons souffert
la faim, la soif, la nudité; c'est à qui nous donnera des
soufflets; nous n’avons point de demeure stable; on n’a pas pour nous plus
d'égard que pour ce qu’il y a de plus vil au monde. On peut voir
par-là combien étaient éloignés de l’amour
des choses présentes ceux qu’on rejetait comme les balayures du
monde, quoiqu’ils fussent dignes de tout honneur aux yeux de Dieu et des
Anges.
J’omets ici les exemples d’un grand nombre de sains Évêques,
qui faisant profession de la pauvreté de Jésus-Christ, se
sont toujours déclarés ennemis du siècle. Je ne parle
point non plus de tant de saints Anachorètes, qui entièrement
séparés du reste des hommes, manquaient la plupart du temps
des choses nécessaires à la vie, ni de ces troupes innombrables
de saints Religieux, qui assemblés dans des Monastères, témoignaient
beaucoup plus d’amour pour la pauvreté et pour le mépris,
que les mondains ne font paraître de passion pour les richesses et
pour la gloire. En un mot, je ne dis rien d’une infinité d’autres
personnes éminentes en vertu, de tout âge, de tout sexe, et
de toute condition, qui pour l’amour de Notre-Seigneur ont foulé
le monde aux pieds avec toutes ses délices et tous ses honneurs.
Joignons la raison aux exemples. Il est certain que rien ne semble
plus beau ni plus estimable que ce qu’on aime ardemment, et que tout le
reste paraît peu de chose en comparaison. Saint Augustin parle d’un
jeune homme de son âge et de son pays, pour qui il avait tant d’attachement,
qu’il ne pouvait vivre sans lui. Cet ami intime étant venu à
mourir, il en ressentit tellement la perte, qu’il s’imaginait avoir l’esprit
enveloppé de ténèbres. Tout ce qu’il voyait, lui représentait
la mort, tout lui parlait de la mort; c’était un supplice pour lui
que de demeurer dans sa maison et dans sa patrie où était
mort celui qu'il aimait. Ses yeux cherchaient partout son ami, et son ami
ne paraissait point; et parce qu’il ne le voyait plus, il ne voyait rien
qui ne lui parût insupportable. Ainsi l’affection qu'il portait à
ce cher défun, lui faisait trouver toutes choses tristes et amères.
Si l'amour de bienveillance pour une personne qu’on a tendrement aimée,
et dont on est séparé, sans que jamais on puisse espérer
de la revoir en ce monde, si cet amour, dis-je, peut nous rendre désagréables
tous les plaisirs de la vie, que ne ferait pas l'amour de concupiscence,
qui est plus actif et plus fort? Et si l’amour d’une créature mortelle
a tant de pouvoir, quel pouvoir faut-il qu’ait l’amour du Créateur,
qui est la douceur, la bonté, la grandeur, et la beauté même?
ceux-là le savent et l'ont souvent expérimenté, qui
loin du tumulte et de l’embarras du monde, contemplent dans une sainte
retraite, avec un cœur pur, cet aimable objet. Et je ne m’étonne
pas qu'ils en soient charmés; ce qui m’étonne, c'est qu’après
cela ils puissent penser ou s’attacher à quelque autre chose.
C'est sans doute un excellent fruit de la componction et des larmes,
que d’éteindre dans nos cœurs l’amour des choses du monde; mais
c’en est un autre non moins estimable, de nous exciter à servir
Notre-Seigneur avec tout le zèle et toute l’ardeur possible. Car
ceux qui n’aiment point Dieu, ou qui l’aiment peu, ne se soucient guère
si ce qu’ils font et ce qu’ils disent, lui est agréable ou non.
Aussi accumulent-ils péchés sur péchés; au
lieu que ceux qui l’aiment tout de bon, et qui désirent passionnément
d’en être aimés, n’ont rien plus à cœur que de lui
plaire dans toutes leurs œuvres et dans toutes leurs paroles. Ils s’imaginent
entendre toujours le Prophète qui leur dit : O homme, je vous apprendrai
ce qui est bon, et ce que le Seigneur demande de vous. Ce qu'il demande,
c'est que vous pratiquiez la justice, que vous aimiez la miséricorde,
et que vous marchiez avec beaucoup de circonspection devant votre Dieu.
La perfection de la vertu consiste donc à savoir mêler
la miséricorde avec la justice, et tempérer l’une par l’autre;
car sans la miséricorde, la justice dégénère
en sévérité, et sans la justice, la miséricorde
se tourne en une molle indulgence qui tolère les plus grands désordres.
Pour allier ces deux vertus, il n’y a rien de meilleur que de marcher avec
circonscription devant Dieu, c’est-à-dire, que d’avoir Dieu toujours
présent à l’esprit, et d’examiner avec soin comment on pourra
lui plaire en toutes choses. C'est ce que Dieu même recommanda particulièrement
au Patriarche Abraham. Marchez, lui dit-il, en ma présence, souvenez-vous
que je vous vois, et vous serez parfait. C'est ce qu’observait le Prophète
Élie qui jurait souvent par le Seigneur, en la présence duquel
il était. C'est aussi ce que l’Apôtre pratiquait excellemment,
quand il disait : Nous souhaitons rien tant que de sortir de ce corps,
et d’aller à Dieu. C'est pourquoi nous nous efforçons de
lui plaire, et durant la vie et à la mort. Et de vrai, il n'y a
rien qui excite plus à servir Dieu, et à faire en tout sa
volonté, qu’un amour sincère pour lui, et une sainte impatience
de le voir et de le posséder à jamais.
Chapitre XI.
Onzième fruit des larmes : La crainte d’offenser Dieu.
Les deux dernières sources des larmes, qui viennent de l’incertitude
où nous sommes et de la grâce, produisent un très-bon
effet, qui est la crainte de Dieu si importante pour le salut. Nous ne
parlons point de la crainte basse et servile, mais de celle de l’épouse
chaste, qui aime la présence de son époux, et qui en appréhende
l’absence; au lieu que la femme infidèle désire l'absence
de son mari, et en redoute la présence. C'est de cette crainte également
noble et utile que parle l’Apôtre quand il nous exhorte de travailler
à notre salut avec crainte et en tremblant. Le Prophète Roi
nous en parle aussi en ces termes : Servez le Seigneur avec crainte, et
réjouissez-vous en lui avec tremblement. Craignez le Seigneur, vous
tous qui êtes du nombre de ses Saints.
Pourquoi pensez-vous que Dieu ait voulu que nous ne puissions savoir
si nous sommes en bon état, et si nous y persévérerons?
C'est sans doute pour nous tenir dans la crainte, pour nous rendre vigilans,
pour réprimer notre orgueil, et nous conserver dans l’humilité.
Dieu nous a caché ce secret, il nous en a fait un mystère
impénétrable, afin, dit saint Augustin, que personne ne s’enorgueillisse,
mais que tous, et ceux même qui courent bien, ne laissent pas de
trembler, puisqu’ils ne savent où se terminera leur course.
Cependant quelque incertitude qu’on ait sur cela, les gens de bien
ne doivent pas se laisser aller à l’abattement et au désespoir.
Car ceux qui servent Dieu sincèrement et avec crainte, ont plusieurs
marques pour connaître que Dieu les aime, et qu’il veut les faire
persévérer dans sa grâce. C’était la pensée
de saint Bernard, qui disait : Qui se peut vanter qu'il est du nombre des
Elus, qu'il est de ceux que Dieu a prédestinés à la
gloire? Nous n’avons rien de certain là-dessus : mais nous espérons,
et c'est cequi nous console. Le Saint-Esprit même dans les Ecritures
nous enseigne que la bonne conscience, que l’esprit de componction, que
l’exercice de l’amour de Dieu, que la patience dans l’adversité
nous sont des sujets d’une extrême joie et d’une ferme espérance,
qui doit bien modérer nos craintes.
Quant à la bonne conscience, saint Paul dit que son témoignage
est ce qui fait notre gloire : et saint Jean assure que si nous n’avons
rien à nous reprocher, nous devons avoir une grande confiance en
Dieu.
Pour ce qui est de l’esprit de componction et de pénitence,
le Sage dit qu’une ame qui sent l’amertume dont elle est remplie, aura
une joie toute pure et toute intérieure. En effet il n’est pas croyable
combien il y a de douceur dans l’amertume que cause à l’ame le regret
de ses péchés.
A l’égard du divin amour nous savons que le premier fruit du
Saint-Esprit, c'est la paix et la joie du cœur. Les fruits de l’Esprit,
dit l’Apôtre, sont l’amour, la paix, la joie, etc.
Enfin rien ne donne plus de consolation, ni n’assure plus le salut,
que la patience dans les maux qu’on a à souffrir en cette vie. Nul
ne l’a jamais mieux éprouvé que cet homme si mort au monde,
qui se sentait plein de consolation, et comblé de joie parmi toutes
ses souffrances, et qui écrivait aux premiers Chrétiens en
ces termes : L’affection est le sujet de la patience; la patience, de l’épreuve;
l'épreuve, de l’espérance; et l’espérance ne trompe
point. Le Prophète Roi avait dit longtemps auparavant, en parlant
à Dieu : La multitude de mes peines intérieures a été
comme la mesure des consolations dont vous avez rempli mon ame.
Tout ceci fera connaître au Lecteur, que nous recommandons la
crainte sans diminuer la confiance, et que nous louons les pleurs sans
ôter la joie. Car le même Esprit qui produit la crainte, et
fait gémir la Colombe, produit aussi l’espérance et la joie
du cœur.
Chapitre XII.
Douzième fruit des larmes : La facilité d’obtenir les
grâces du Ciel.
La dernière utilité des larmes vient de leur mérite
et de leur prix. Car qui pourrait dire de quelle efficace elles sont auprès
de Dieu? On en peut juger par les paroles et les expressions de l’Ecriture.
Anne, mère de Samuël, après une longue stérilité,
pria instamment le Seigneur de lui donner des enfans; et il lui donna un
fils, qui fut ce grand homme, ce fameux Prophète, ce sage Juge du
Peuple, ce modèle de vertu et de sainteté. Et afin qu’on
sache comme elle obtint une faveur si inespérée, l’Ecriture
ajoute qu’Anne versa pour cela une grande quantité de larmes. David
en plus d'un endroit dit non-seulement que Dieu écoute les prières
que nous lui faisons, mais qu’il considère nos pleurs et qu’il en
entend la voix : Seigneur, vous avez regardé mes larmes, vous les
avez mises devant vos yeux. Daignez, ô mon Dieu, prêter l’oreille
à mes larmes. Sur quoi Cassiodore donne aux larmes dans la prière
une force qui va jusqu’à la violence. Il est écrit dans Isaïe
qu’Ezéchias, Roi de Juda, étant malade à l’extrémité,
pria le Seigneur, avec effusion de larmes, et qu’aussitôt le Seigneur
lui envoya son Prophète pour lui dire de sa part : J’ai entendu
votre prière, et j’ai vu vos larmes. Je prolongerai votre vie de
dix années.
Mais il n'y a rien de plus formel pour cela que ces paroles de l’Ecclésiastique
: Dieu ne rejettera point le pupille qui l’invoque, ni la veuve qui le
réclame par ses soupirs.
O admirable vertu des larmes, qui ont un si grand pouvoir auprès
de Dieu, que c'est assez qu’une veuve pleure devant lui, et que ses yeux
parlent tandis que sa langue se tait, que c'est, dis-je, assez pour en
obtenir tout ce qu’elle lui demande! N’est-il pas vrai, continue le même
Auteur, que les larmes qui coulent le long des joues de la veuve, crient
contre ceux qui la font pleurer ? C’est-à-dire, pendant que les
pleurs coulent des yeux de la veuve, ne pousse-t-elle pas des cris, qui
vont jusqu’à Dieu, et qui demandent justice contre ceux qui en sont
la cause? Le Verset suivant qui n’est que l’explication de celui-ci, exprime
la chose encore plus clairement : Les pleurs de la veuve montent de ses
joues jusques au Ciel, et Dieu qui écoute sa prière, ne se
plaira pas à la voir pleurer. Ainsi les leurs tombant à terre,
montent par une secrète vertu, jusqu’au Ciel, où ils se font
entendre au Souverain Juge, qui ne prendra pas plaisir, ou selon une autre
Version, prendra plaisir à les voir couler. On peut dire qu’à
considérer la cause des pleurs de la veuve, qui est l’injustice
de ceux qui l’oppriment, ils déplaisent à Dieu; mais qu’à
ne les regarder que comme un agrément de la prière, ils lui
plaisent infiniment. Car quand on peut joindre les larmes à l’oraison,
c'est une marque de ferveur, et qu'on implore tout de bon la divine Miséricorde.
L’exemple de sainte Monique en est une preuve convaincante. Car comme
elle pleurait continuellement pour la conversion d’Augustin son fils, un
saint Évêque lui dit : Allez, et vivez en paix : car un fils
pour qui l’on répand tant de larmes, ne saurait périr. Elle
reçut cette réponse comme un oracle, et l’événement
montra qu’elle n’avait du venir que du Ciel. Ajoutons ce qui est rapporté
dans la vie de saint Antoine, qu’un jour voyant que ses Religieux manquaient
d’eau dans le désert, il pria Dieu de les assister au besoin, et
qu’à peine avait-il jeté quelques larmes, que dans le lieu
même il sortit une fontaine qui leur donna en abondance de quoi soulager
leur soif. Voilà ce que nous avons à dire du pouvoir des
larmes, à quoi si l’on joint ce que nous en avons dit au premier
chapitre de ce Livre, il n’y a personne qui ne doive en admirer l’efficace
et la vertu.
Il nous reste seulement à faire voir quel en est le prix. Saint
Grégoire pourra nous l’apprendre, et son témoignage seul,
nous suffira. Il explique d’une manière qui convient très-bien
à notre sujet, le mystère des deux Autels du Temple de Jérusalem,
l’un d’airain dans le Parvis, et l'autre d'or devant l’Arche dans le Tabernacle
même. Le premier, dit ce saint Docteur, désignait les pénitens
qui pleurent que par la crainte de la peine : le second marquait les parfaits,
qui pleurent par le seul motif de l’amour de Dieu. mais entendons-le parler
lui-même :
" Pourquoi pensez-vous, mes très-chers frères, qu’on
brûle les chairs dans le Parvis et les parfums dans le Tabernacle,
si ce n’est pour signifier ce que nous voyons tous les jours, qu’il y a
deux sortes de componction. La crainte fait pleurer les uns, l’amour les
autres. Plusieurs se ressouvenant de leurs péchés, et appréhendant
la punition, versent des larmes, détestent leur mauvaise vie, et
par le feu de la componction consument les vices, dont ils ressentent encore
les atteintes dans leur cœur. N’est-ce pas ceux-ci qui sont figurés
par l’Autel d’airain, sur lequel on brûle les chairs, et n’est-ce
pas eux qui sont toujours occupés à faire pénitence
de leur vie charnelle et impure? Pour les autres qui ne savent ce que c'est
que les vices de la chair, ou qui à force de pleurer et de gémir
s’en étant défaits, brûlent du Divin amour, ils aspirent
au doux repos de la céleste Patrie; ils voudraient jouir déjà
de la Compagnie des Bienheureux, leur long pèlerinage sur la terre
est pour eux une facheuse servitude; ils désirent ardemment de voir
le Roi du Ciel dans sa gloire, et ils l’aiment si tendrement, que jour
et nuit ils fondent en larmes. N’est-ce pas là ceux, dans le cœur
desquels, ainsi que sur l’Autel d’or, on offre les doux parfums, qui sont
les symboles des vertus Chrétiennes? "
Tout ce discours est de saint Grégoire, et la conclusion qu’on
en doit tirer, c'est qu’avec les larmes, dont nous parlons, nous faisons
un sacrifice odoriférant devant Dieu, suivant ce mot du Psalmiste
: C’est une victime agréable à Dieu qu’une ame toute pénétrée
de douleur. Considérons donc les larmes de la pénitence comme
un sacrifice d’agneaux et de bœufs que l’on brûle dans le parvis
sur l’Autel d’airain; mais regardons celles qui proviennent de l’amour
de Dieu, et du désir de le voir, comme un sacrifice de précieux
parfums, que l’on offre dans le sanctuaire sur l’Autel d’or. Ce dernier
est sans contredit le plus excellent et le plus parfait. Car quoique tout
sacrifice doive plaire au Seigneur, puisque ce n’est qu’une solennelle
reconnaissance de son domaine souverain, et de l’empire qu’il a sur toutes
les choses créées; néanmoins parmi tous ceux de l’antiquité
le plus innocent et le plus doux était celui que le seul Grand-Prêtre
offrait une fois l’année sur l’Autel d'or, dans l’endroit le plus
saint du Temple, selon que l’Apôtre le déclare dans son Epitre
aux Hébreux. Jugeons de là combien les larmes des pénitens
sont agréables à Dieu, puisqu’on les compare à des
sacrifices; et de quel prix sont celles des Saints, dont la source est
le pur amour, puisqu’on les égale en mérite et en excellence
au sacrifice le plus noble qui est celui de l’encens. Certainement si les
hommes considéraient et comprenaient bien ceci, ils verraient que
ceux qui pleurent sont heureux, et ils feraient sans comparaison plus d’état
de ces larmes saintes, que de toutes les joies du monde.
Finissons par un passage du bienheureux Laurent Justinien, qui confirme
tout ce que nous avons dit : Personne ne s’est présenté les
larmes aux yeux devant le Seigneur, qu’il n’ait obtenu ce qu’il souhaitait,
et personne ne l’a prié de quelque grâce, qu’il n’en ait été
exaucé. Car c'est lui qui console ceux qui pleurent; c’est lui qui
prend soin des affligés, qui forme et instruit les pénitens.
O humble larme, vous êtes aussi puissante qu’une Reine; vous ne craignez
point le Tribunal du souverain Juge; vous fermez la bouche à ceux
qui accusent vos amis; rien ne vous empêche d’approcher de Dieu.
si vous entrez seule et dénuée de tout, vous ne sortez point
les mains vides. En un mot vous surmontez l’invincible, vous liez le Tout-puissant,
vous attirez le Fils de la Vierge; vous ouvrez le Ciel; vous mettez les
Démons en fuite. Vous êtes la nourriture des âmes, l’affermissement
des sens, l’abolition des péchés, l’extinction des vices.
Vous prévenez les vertus, vous accompagnez la grâce, vous
purifiez les cœurs. On trouve dans vous le bonheur de la vie, la satisfaction
de l’esprit, le recouvrement de l’innocence, la douceur d’une parfaite
réconciliation, le calme d'une bonne conscience, et une ferme espérance
de la béatitude éternelle. Que celui qu peut vous joindre
à sa prière, s’estime heureux, parce qu’il en sortira plein
de confiance et de joie. Ainsi soit-il.
Fin
LIVRE PREMIER
Chapitre I.
Il est nécessaire de gémir et de pleurer en ce monde.
Preuves de cette vérité tirées des Psaumes.
Chapitre II.
On prouve la même chose par quelques textes du Cantique des cantiques.
Chapitre III.
Preuves de la même vérité, tirées de l’Ecclésiaste.
Chapitre IV.
Autres preuves tirées d’Isaïe.
Chapitre V.
Autres preuves tirées de Jérémie.
Chapitre VI.
Autres preuves tirées d’Ezéchiel.
Chapitre VII.
Autres preuves tirées de Joël.
Chapitre VIII.
Preuves de la même vérité, tirées des Evangiles.
Chapitre IX.
Autres preuves tirées des Epitres de saint Paul, et de celle
de saint Jacques.
Chapitre X.
Quelques exemples tirés de l’Ecriture, qui prouvent la nécessité
de la pénitence et des larmes en cette vie.
Chapitre XI.
Autres preuves tirées tant de la doctrine que des exemples des
Saints.
Chapitre XII.
Dernières preuves tirées de l’autorité de l’Eglise.
LIVRE SECOND
Chapitre I.
Première source des larmes : La considération du péché.
Chapitre II.
Seconde source des larmes : La considération de l’Enfer.
Chapitre III.
Troisième source des larmes : Le souvenir de la Passion du Sauveur.
Chapitre IV.
Quatrième source des larmes : Les persécutions de l’Eglise.
Chapitre V.
Cinquième source des larmes : La considération de la
dignité et des fonctions sacerdotales.
Chapitre VI.
Sixième source des larmes : Le relâchement de plusieurs
Ordres Religieux.
Chapitre VII.
Septième source des larmes : Les déréglemens des
gens du siècle.
Chapitre VIII.
Huitième source des larmes : Les misères du genre humain.
Chapitre IX.
Neuvième source des larmes : Les peines du Purgatoire.
Chapitre X.
Dixième source des larmes : Le divin amour.
Chapitre XI.
Onzième source des larmes : L’incertitude du salut.
Chapitre XII.
Douzième source des larmes : Les tentations qu’on a à
souffrir dans le chemin du salut.
LIVRE TROISIÈME
Chapitre I.
Premier fruit des larmes : L’espérance certaine de la rémission.
Chapitre II.
Second fruit des larmes : La crainte des peines de l’Enfer.
Chapitre III.
Troisième fruit des larmes : L’imitation des vertus de Jésus-Christ.
Chapitre IV.
Quatrième fruit des larmes : La charité du prochain.
Chapitre V.
Cinquième fruit des larmes : La réforme du Clergé.
Chapitre VI.
Sixième fruit des larmes : La réforme des Ordres Religieux.
Chapitre VII.
Septième fruit des larmes : La réforme des gens du siècle.
Chapitre VIII.
Huitième fruit des larmes : Les œuvres de miséricorde.
Chapitre IX.
Neuvième fruit des larmes : Le soulagement des âmes du
Purgatoire.
Chapitre X.
Dixième fruit des larmes : Le mépris du monde, et l’amour
de Dieu.
Chapitre XI.
Onzième fruit des larmes : La crainte d’offenser Dieu.
Chapitre XII.
Douzième fruit des larmes : La facilité d’obtenir les
grâces du Ciel.