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Saint Robert Bellarmin
docteur de l’Eglise catholique
Le Gémissement de la Colombe
Édition numérique par JESUSMARIE.com et Jocelyne M.
Livre Troisième

LIVRE TROISIÈME
Chapitre Premier.
Premier fruit des larmes : l’espérance certaine de la rémission des péchés.
Après avoir découvert les douze principales sources des larmes saintes, nous en tirerons douze ruisseaux pour arroser cette terre sèche et stérile, qui est notre ame, et pour lui faire produire des fleurs et des fruits de diverses sortes de vertus. Les fruits qu’elle portera doivent répondre aux douze sources, et ce sont peut-être ces douze fruits de l’Arbre de vie, planté sur le bord du fleuve, que saint Jean vit dans le Ciel. Car dans le Ciel même y a-t-il des eaux plus pures et plus salutaires, que celles que le Saint-Esprit fait couler, comme des ruisseaux, de nos yeux?
Premièrement donc les larmes de la pénitence, qui viennent de la considération de nos péchés, nous donnent une espérance certaine de notre réconciliation avec Dieu; d’où naît une joie et une paix intérieure qui ne se peut exprimer. Car bien que ce soit la vraie contrition et la confession sincère de nos fautes, avec l’absolution du Prêtre, qui justifient le pécheur dans le Sacrement de la pénitence, on peut dire toutefois que les larmes qu’il y répand, sont une marque, ou un gage comme assuré de la grâce qu’il y reçoit. Nous en pouvons croire le Prophète pénitent, qui disait : J’ai longtemps gémi; et toutes les nuits j’ai arrosé mon lit de mes pleurs. Allez-vous-en loin de moi, ajoute-t-il, vous tous qui faites des œuvres d’iniquité; parce que Dieu a prêté l’oreille à mes larmes. On voit ici que le Seigneur a eu plus d’égard aux pleurs qu’aux paroles, et qu’on gagne moins auprès de lui en suppliant qu’en pleurant.
Les larmes de Magdelène prouvent encore ce que nous disons. Car ce sont elles qui sans le secours des paroles, firent voir l’extrême regret qu’elle avait conçu de ses offenses; ce sont elles qui lui tinrent lieu d’une humble exposition de ses fautes; c’est enfin par elles d’abord, et non par des jeûnes, par des prières, par des aumônes, qu’elle satisfit à la Justice divine. Ainsi, sans parler, elle mérita que Jésus lui dit : Vos péchés vous sont pardonnés; et qu’il dit au Pharisien chez qui il mangeait : Beaucoup de péchés lui sont remis, parce qu’elle a beaucoup aimé. Ses yeux seuls, tout baignés de larmes, montraient bien que son cœur brûlait d’amour pour celui qui était venu sanctifier le monde, et détruire les œuvres du Démon, qui sont les péchés.
Saint Chrysostôme, pour ne rien dire des autres Pères, marque bien la vertu des larmes, en disant qu’elles obligent le Juge éternel de révoquer la Sentence déjà portée contre le pécheur; qu’elles unissent l’ame avec Dieu dont le péché l’avait séparée, et qu’elles lui rendent la paix, que de fâcheux remords de conscience lui avaient ôtée. Il dit ailleurs qu’elles ont la force d’éteindre le feu de l’Enfer. Il ajoute en un autre endroit, qu’elles lavent les souillures du péché; et il ose même les comparer au martyre, parce qu’elles coulent des yeux du pécheur, comme le sang coule des plaies du Martyr.
Nous pourrions encore dire que si le corps du Martyr est déchiré par les tourmens, le cœur du pécheur est brisé par la pénitence, suivant ces paroles de David : Vous ne mépriserez point un cœur contrit d’humilié; et suivant ce que Dieu même disait; à son peuple, par le Prophète Joël : Brisez vos cœurs de regret. De plus, comme le Martyr, par le sacrifice qu’il fait de lui-même, rend un témoignage public de sa foi : ainsi le pécheur converti marque l’amour qu’il a pour Dieu par l’offrande qu’il lui fait d'un cœur vivement touché et pénétré de douleur. Enfin comme le Martyr va droit au Ciel, sans passer par le Purgatoire, de même le vrai Pénitent conçoit quelquefois un tel regret de son péché, et par un ardent amour de Dieu, verse tant de larmes, que Dieu lui remet tout à la fois, et le péché et la peine du péché.
C’est la grâce qu’obtint autrefois le fameux Raymond de Capoue, par l'intercession de sainte Catherine de Sienne, dont il était Confesseur. Il écrit lui-même dans la vie de cette Sainte, qu’un jour il la conjura de demander pour lui à Notre-Seigneur une abolition entière de toutes ses fautes, avec une marque certaine qu’elles lui seraient pardonnées. Elle promit de le faire; et le lendemain, après une fervente oraison, elle l’alla trouver. Ils s’entretinrent quelque temps ensemble sur l’ingratitude de l’homme envers son Seigneur, et dans cette conversation, le Saint-Esprit fit voir à Raymond si clairement la grandeur et la multitude de ses péchés, que ne pouvant soutenir la violence de la douleur qui le pressait, il se mit à sangloter, à verser des pleurs en abondance, et à jeter de grands cris, et peu s’en fallut qu’il n’en mourût sur la place. Vous avez ce que vous souhaitez, lui dit alors sainte Catherine. Ne doutez plus de votre pardon : Dieu vous en donne maintenant un gage assuré. Ayez seulement pour lui la reconnaissance que mérite une telle grâce. Ayant dit cela, elle le laissa si rempli de consolation, qu’il pouvait dire avec le Prophète Roi : O mon Dieu, j’entendrai de votre bouche des choses qui me combleront de joie; et les os que vous avez humiliés, tressailleront d’allégresse.
Voilà l’effet que font dans l’ame des pénitens les larmes saintes, qui partent d’une véritable contrition : elles calment leur conscience, que l’image de leurs crimes avait longtemps tenue dans la crainte et dans le trouble; de même qu’après que les vents ont longtemps soufflé, et ont amassé des nuées sombres et épaisses, la pluie rend à l’air sa première sérénité. La raison de ceci est que par les larmes de componction, le Saint-Esprit nous rend témoignage que nous sommes enfans de Dieu, puisque nos péchés commencent à nous déplaire, que Dieu fait renaître sa paix dans nos cœurs, que notre Père céleste nous embrasse tout de nouveau, qu’il nous redonne notre première robe, et nous remet l’anneau au doigt, en signe d’une parfaite réconciliation.
O si les pécheurs savaient combien il est doux de sortir de l’esclavage du péché, et de rentrer en grâce avec Dieu, ils avoueraient que les voluptés sensuelles n’ont rien de semblable ni d’approchant. Saint Augustin l'avait éprouvé quand il s’écriait : O que je trouvais de satisfaction à renoncer aux vaines délices du monde! Ce que j’avais jusqu’alors tant appréhendé de perdre, je le quittais avec joie. Vous bannissiez de mon ame l’amour de ce faux plaisir, ô ma véritable et souveraine Béatitude, et en sa place vous y entriez vous-même, qui êtes plus doux que toute douceur, plus brillant que toute lumière, plus élevé que toute grandeur. Ce saint Pénitent parlait à Dieu de la sorte, après avoir amèrement pleuré ses péchés, et en avoir effacé avec ses pleurs jusqu’aux moindres taches. Mais longtemps auparavant, le Prophète Roi se souvenant que la divine Bonté avait accordé à ses soupirs et à ses larmes la rémission de son crime, il en avait tant de joie, que, pleine de reconnaissance, il se disait à lui-même : O mon ame, bénis le Seigneur, et que tout ce qui est au-dedans de moi, glorifie son saint Nom. Encore une fois, ô mon ame, bénis le Seigneur, et n’oublie jamais les grâces que t’a faites celui qui te pardonne toutes tes offenses, qui te guérit de toutes tes infirmités, qui te délivre de la mort, qui répand sur toi ses miséricordes, qui te donne tous les biens que tu désires, et par qui enfin tu rajeunis comme l’aigle.
Qui croirait que dans une source aussi amère que celle des larmes, on dût puiser tant de consolations et de joies? Dieu, indignement offensé par le pécheur, ne laisse pas de lui témoigner de la bonté, en lui remettant ses fautes; il remédie à toutes ses infirmités, en le guérissant de tous ses vices; il le délivre de la mort, en lui donnant la vie de la grâce, il répand sur lui ses miséricordes, en le sanctifiant et le rendant digne de la couronne de gloire; un jour enfin il le fera rajeunir, en le tirant des ténèbres et de la poussière du tombeau, et en le renouvelant, comme l’aigle, qui recouvre dans sa vieillesse toute son ancienne vigueur.
Ajoutons à ces deux exemples celui d'une fameuse Pénitente, qui est Marie l’Egyptienne, dont Sophrone évêque de Jérusalem a écrit la vie. Il n'y eut jamais de femme plus débauchée que celle-là; on ne peut lire sans horreur jusqu’à quel excès elle porta l’impudicité. Mais enfin, Dieu l’ayant tirée de cet abîme d’ordure, elle s’alla retirer dans un désert, où durant quarante-sept ans, elle ne vit aucun homme, et où par la grâce du Saint-Esprit, et par les mérites de Marie mère de Dieu, elle parvint à un si haut point de perfection, qu’on peut dire qu’elle vivait sur la terre, non comme une créature mortelle, mais comme un Ange. Sa conversion commença par les pleurs qu’elle répandit en grande abondance; et depuis, contre les horribles tentations qu’elle souffrait jour et nuit dans sa solitude, tout son recours était l’oraison et les larmes. Mais en même temps les douceurs dont Dieu la comblait lui faisaient entièrement oublier ses plaisirs passés. Il n’en faut point d’autre preuve que sa longue persévérance, dans une manière de vie aussi dure que celle qu’elle avait choisie de son propre mouvement, et qu’elle ne quitta point, demeurant toujours exposée au chaud, au froid, et à toutes les incommodités des saisons, ne se nourrissant que des seules herbes qui croissaient dans une campagne inculte et sauvage, n’ayant pour lit que la terre, et ne voyant autour d’elle que des bêtes féroces, ou des Démons beaucoup plus cruels que les lions et les tigres. Après cela, qui ne pleurera ses péchés, sachant même que dans cet exil, où Dieu fait faire pénitence aux enfans d’Adam, leur tristesse se change en joie, et qu’en la céleste patrie, tous leurs pleurs seront essuyés?
 
Chapitre II.
Second fruit des larmes : La crainte des peines de l’Enfer.
Le second effet des larmes est celui que produit ordinairement la considération des supplices éternels. Car comment faire une sérieuse réflexion sur la grandeur et sur la durée de ces peines, et n’en être pas effrayé? Cette vérité est si claire, qu’elle n’a pas besoin de preuve, et d’ailleurs nous l’avons prouvée assez au long dans le second Livre, par l’autorité de l’Ecriture, et par divers témoignages des Pères, auxquels on peut joindre ceux des quatre plus fameux Docteurs de l’Eglise. Saint Ambroise dit que les Martyrs étaient comme entre deux craintes, l’une des bourreaux, l’autre de l’Enfer; et que par la crainte de l’Enfer, ils surmontaient celle des bourreaux. Saint Jérôme disait de lui : La crainte que j’ai de l’Enfer, est cause que je me suis condamné moi-même à cette prison. Ce qu’il appelait prison, était la cellule étroite où il s’était enfermé dans le Désert de la Palestine. Saint Augustin et saint Grégoire ne font pas difficulté de mettre au nombre des sept Dons du Saint-Esprit, la crainte du feu éternel. Cela supposé, nous avons ici deux choses à expliquer : la première en quoi consiste cette crainte; la seconde, quelles sont les utilités qu’on en peut tirer.
Pour ce qui regarde la première, les Théologiens distinguent cinq sortes de craintes, la naturelle, l’humaine, la servile, la filiale, et celle qu’ils nomment en leur langage, l’initiale. La crainte naturelle se trouve non-seulement dans les hommes, mais dans les bêtes. A la regarder par rapport aux mœurs, elle n’est ni bonne ni mauvaise : mais de sa nature elle est bonne, et elle ne sert pas peu à éviter ce qui peut nuire. La crainte humaine, qu’on appelle aussi respect humain, appréhende moins le péché que la peine du péché, et apporte beaucoup plus de soin à se garantir des maux qui passent que de ceux qui durent toujours. Celle-ci est condamnable, parce qu’elle renverse le bon ordre, et quelle est cause d’une grande négligence dans l’affaire du salut. La crainte service redoute la peine, surtout la peine éternelle, et l’appréhension qu’elle en a, lui fait haïr le péché; sans cela elle n’aurait pas assez de force pour s’en abstenir. Cependant elle vient de Dieu, et est bonne, quoiqu’elle ne soit pas incompatible avec la volonté de pécher si le péché pouvait demeurer impuni. Car elle n’est ni la cause, ni l’effet de cette mauvaise volonté, au contraire elle s’y oppose, elle la réprime, et empêche au moins qu’elle n’éclate au dehors, et ne scandalise le prochain. C'est même une disposition à la piété et à un parfait changement de vie, suivant ce mot du Psalmiste : La crainte de Dieu est le commencement de la sagesse.
La crainte filiale, que les Pères nomment aussi crainte chaste, crainte respectueuse, surpasse en mérite et en dignité toutes les autres. Aussi est-elle un des plus grands Dons du Saint-Esprit, et ceux à qui le Saint-Esprit la communique craignent tellement le péché, qu’il n’est rien qu’ils n’endurassent plutôt que d’offenser Dieu, et que quand même ils le pourraient offenser impunément, ils ne le feraient jamais. On l’appelle crainte filiale, parce qu’elle est propre des enfans; ou crainte chaste, parce qu’elle convient à l’épouse chaste et fidèle; ou crainte respectueuse, parce qu’où il y a deux amis de différente condition, celui qui est d’un rang inférieur doit toujours avoir pour l’autre un respect qui tient de la crainte.
Tout cela se trouve dans nous. Car premièrement, nous sommes enfans de Dieu, et ses héritiers légitimes, par la grâce de l’adoption que le Sauveur nous a méritée. Secondement, toute ame sainte est épouse de Jésus-Christ, et saint Paul nous en assure par ces paroles : Je vous ai unis par un mariage spirituel à l’unique Époux, afin que vous viviez en sa compagnie avec une pureté virginale. Enfin nous sommes véritablement ses amis; et ce qu’il disait à ses Apôtres, il le dit à tous les Justes : Je ne vous donnerai plus le nom de serviteurs, mais le nom d’amis. La crainte filiale ne prévient donc pas la piété, comme la crainte servile; elle l’accompagne et va toujours avec elle; et ce sont comme deux sœurs nées de la même mère, qui est la parfaite charité. De là vient que dans l’Ecriture la crainte de Dieu et la piété sont des noms qui assez souvent ne signifient que la même chose. David les confond lorsqu’il dit : Heureux l’homme qui vient le Seigneur, il désirera sur toutes choses d’accomplir ses Commandemens. Et où Isaïe, selon la Vulgate, marque sept dons du Saint-Esprit, et distingue la piété de la crainte, le Texte Hébreu n’en marque que six, ou du moins il met deux fois le nom de piété, pour faire voir que la piété n’est pas différente de la crainte.
Pour ce qui est de cette autre crainte que les Théologiens appellent initiale, c'est un mélange des deux précédentes, parce qu’elle a pour objet la coulpe et la peine, mais la peine bien moins que la coulpe. On l’appelle ainsi, parce que ceux qui l’ont acquise, ont déjà quelque commencement de la charité parfaite; mais ils ne sont pas encore arrivés à ce haut degré du pur amour qui chasse la crainte, suivant ces paroles de saint Jean : Celui qui craint n’est pas encore consommé dans la charité; car la charité parfaite bannit la crainte; et elle bannit la crainte, parce qu’elle s’attache tellement à Dieu, qu’elle oublie ses intérêts propres, et que d’ailleurs elle a tant de confiance en lui, que la seule chose qu’elle craint, c'est de lui déplaire. La sainte Vierge, saint Jean-Baptiste, les Apôtres, et quelques grands serviteurs de Dieu, sont parvenus à cette sublime perfection : mais communément les justes ont eu quelque appréhension de l’Enfer, et beaucoup de Saints l’ont appréhendé, comme il paraît si clairement par les témoignages de saint Basile, de saint Jérôme, de saint Augustin, de saint Grégoire, de saint Bernard et de plusieurs autres Pères, que nous avons allégués ailleurs. Le Prophète Roi disait : Seigneur, j’ai redouté vos jugements. Et Job s’écriait : Que ferais-je, quand Dieu viendra me juger? Enfin si Notre-Seigneur conseillait à ses Apôtres, qu’il savait devoir un jour être Martyr, de craindre celui qui a le pouvoir de précipiter dans l’Enfer, l’ame et le corps; qui osera dire qu’il n’a que faire d’apphéhender la damnation éternelle?
Pour venir donc au principal point de notre question, quand on demande quelle est la crainte qui suit ou qui accompagne les gémissemens et les pleurs que cause la vue des supplices de l’Enfer, il est aisé de répondre que c’est la servile et l’initiale, qui sont bonnes toutes deux. Examinons maintenant les utilités qu’on ne peut tirer. En voici quatre :
Premièrement la crainte servile, quoique la dernière de toutes celles qui sont louables, est le commencement de la vraie sagesse, avantage si considérable, que si elle se vendait au prix de l’or, on devrait donner tout ce qu’on a de plus précieux pur l’avoir. Mais pourquoi David, Salomon et l’Ecclésiastique conviennent-ils qu’elle est le principe de la sagesse? C’est parce qu’un homme commence à montrer qu'il est sage, qu'il se sert de sa raison, qu'il juge sainement des choses, lorsqu'il commence à estimer celles qui sont grandes, et à faire peu de cas de celles qui sont petites. Quelles sont donc ces grandes choses, qui demandent toute notre application, sinon celles qui n’ont point de fin, la béatitude éternelle, et le malheur éternel? Quelles sont les choses petites et indignes de nos soins, sinon celles que nous ne pouvons posséder longtemps, les richesses, les honneurs du monde, et les plaisirs de la chair?
Écoutons l’Ecclésiaste là-dessus : Le cœur du sage, dit-il, est à sa droite, et le cœur de l’insensé est à sa gauche. Ceux qui attachent leur cœur aux biens éternels, représentés par la droite, où seront placées les brebis, c’est-à-dire, les Elus, au grand jour du Jugement, ceux-là sont véritablement sages ; mais ceux qui ont le cœur attaché aux biens temporels, marqués par la gauche, où les boucs, c’est-à-dire, les Réprouvés seront rejetés, pour qui doivent-ils passer, sinon pour des fous? Croirait-on qu’un homme eût de la raison, si ayant un fort grand voyage à faire ou sur mer ou dans des contrées désertes, il ne portait avec lui pour sa nourriture que des choses qui ne fussent pas de garde, et s’il fallait même qu’il les achetât bien cher : peut-être n’en serait-il pas moins estimé par des gens qui ne sauraient point son dessein, ou qui n’auraient jamais voyagé : mais tous les autres le blâmeraient de son imprudence, et ses amis lu représenteraient la nécessité de se pourvoir de toutes choses pour longtemps. O folie! O aveuglement des hommes! Ils doivent vivre éternellement, et dans le lieu où ils doivent vivre, ni l’or, ni l’argent ne sont d’aucun usage ; tout leur trésor sera le mérite de leurs bonnes œuvres : et néanmoins ils sont si aveugles, qu’ils ne songent qu’à amasser des richesses périssables, des biens qu'ils n’emporteront point avec eux, des trésors que les voleurs savent déterrer et que la mort leur enlèvera : mais de faire quantité de bonnes œuvres, d’acquérir beaucoup de mérites, c'est de quoi ils se soucient aussi peu que si dans un corps mortel ils n’avaient pas une ame immortelle.
Comme donc saint Paul se plaignait que parmi les Chrétiens plusieurs se vantaient de connaître Dieu, mais que par les œuvres ils le renonçaient : de même il s’en trouve une infinité dont on a sujet de se plaindre, parce que faisant profession de croire l’immortalité de l’ame, ils se gouvernent d'une manière qui dément absolument leur croyance. Il est donc vrai que la crainte, même servile, est d’une grande utilité, puisque de la gauche elle fait passer le cœur de l’homme à la droite; qu’elle le guérit d’une folie qui sans elle serait incurable, et qu’enfin elle le dispose à la justification, suivant cet axiome du Sage : La crainte de Dieu bannit le péché; car celui qui est sans crainte, ne peut être justifié.
Quant à la manière dont elle dispose l’ame à la justification, et ouvre la porte à la charité, saint Augustin nous l’explique par une comparaison fort naturelle prise de l’aiguille et du fil. Pour coudre il faut une aiguille et du fil; mais l’aiguille passe la première, et le fil sans elle ne pourrait passer. Elle entre donc dans l’étoffe; mais ce n’est pas pour y demeurer : car si elle n’en sortait, le fil n’y entrerait point. Il en est de même de la crainte et de l’amour. La charité, la justice, et la piété sont des vertus qui n’entrent pas aisément dans un cœur dur et accoutumé à n’aimer que les plaisirs de la chair; il faut que la crainte leur ouvre un passage; c’est à elle de piquer et de percer ce cœur endurci; mais quand une fois l’aiguille est entrée, elle en sort pour faire place à la charité, qui est le lien de la perfection, et qui ne sait ce que c’est que de trembler à la vue des plus grandes peines, quand elle est parfaite. Mais elle ne pique pas seulement l’aiguille, elle frappe et brise comme la foudre, tout ce qui lui fait résistance. Figurez-vous donc une assemblée de gens qui rient, qui se divertissent, et que tout à coup il se forme un grand orage, qu’il vient un éclair, qui est suivi d’un terrible éclat de tonnerre : aussitôt chacun se tait, on prend la fuite, on va se cacher; plusieurs saisis d’épouvante, rentrent en eux-mêmes, font le signe de la croix, et se recommandent à Dieu. il arrive quelque chose de pareil à des pécheurs qui ne sentent plus les remords de leur conscience, qui ne cherchent qu’à passer agréablement le temps, et qui enivrés par l’amour et la volupté, n’appréhendent point les peines de l’autre vie. Si Dieu par son infinie miséricorde, vient à leur dessiller les yeux; s'il leur fait comprendre ce que c’est que l’Enfer où ils vont tomber, alors la peur les saisit, ils tremblent de même que s’ils avaient vu la foudre tomber à leurs pieds, ils songent à fuir la vengeance dont ils se voient menacés, ils retournent promptement à Dieu avec de grands sentimens de componction, et font pénitence. Voilà comme la crainte du Seigneur est le principe de la sagesse.
Le second effet de cette crainte initiale est non seulement d’expier les fautes passées, mais d’empêcher que l’on n’en commette de nouvelles. Les Pères expliquent ceci par diverses similitudes. Saint Basile compare la crainte de Dieu aux clous qui tiennent un homme si fortement attaché à une croix, qu’il n’oserait se remuer, de peur que ses plaies ne se dilatent, et que ses douleurs ne s’augmentent par le mouvement. De même celui qui est cloué, pour ainsi dire, à la Croix de Jésus-Christ, par la crainte du Jugement et de l’Enfer, n’ose ni étendre les mains, ni ouvrir les yeux, ni prêter l’oreille, soit pour faire, ou pour regarder, ou pour entendre quelque chose qui puisse lui salir l’esprit et le cœur. C’est ce qui faisait dire au Prophète : Percez ma chair de votre crainte; car j’ai redouté vos jugemens. Du moment donc que la tentation se fait sentir, la crainte s’élève et la réprime aussitôt par le souvenir de ces flammes vengeresses qui sont allumées pour les pécheurs endurcis.
Saint Chrysostôme la compare à un soldat bien armé, qui garde la porte d’un palais, et n’y laisse entrer ni ennemi ni voleur. D’autres lui donnent la propriété du sel, qui est d’empêcher que la chair ne se corrompe. Enfin le Saint-Esprit même, dans les Ecritures, la loue en tant de manières, qu’il semble qu’elle renferme toutes les vertus, et qu’elle fasse ici-bas toute la félicité de l’homme. La crainte du Seigneur, dit Job, est la vraie sagesse. Heureux, dit David, est l’homme qui craint le Seigneur. Heureux, dit le Sage, est celui qui craint toujours. La crainte de Dieu est la plénitude de la sagesse. Enfin l'Esprit-Saint voulant nous dépeindre Judith, comme une femme accomplie en toute vertu, fait tout son éloge en disant qu’elle craignait beaucoup le Seigneur. Ce n’est pourtant pas que cette vertu contienne effectivement toutes les autres, ni qu’on y trouve toute la perfection de la sagesse, ni qu’elle fasse tout le bonheur de l’homme en ce monde; mais ce qu’on ne peut nier, c’est qu’elle donne commencement à toutes ces choses, qu’elle les conserve, et que si elle venait à manquer, elles tomberaient bientôt.
Le troisième effet de la crainte, même servile, c’est qu’elle étouffe une autre crainte vicieuse et mondaine, fondée sur le seul respect humain. C’est peut-être ici de toutes les faiblesses de l’homme, la plus commune, et en même temps la plus incurable. Il naît avec elle, et il n'y a que la mort qui l'en puisse délivrer les enfans à peine ont-ils l’âge de la raison, qu’ils commencent à mentir pour éviter quelque légère réprimande; et les grands joignent au mensonge le parjure, plutôt que de rien avouer qui leur attire quelque confusion. Le respect humain dissimule les défauts d’autrui, et est cause de la flatterie. Pourquoi tant de gens sont-ils si sensibles à la moindre injure, qu’ils ne sauraient supporter une parole de mépris, et qu’ils en poursuivent la vengeance jusques à l’extrémité, si ce n’est parce qu’ils craignent qu’on ne leur reproche qu’ils n’ont point de cœur? Pourquoi plusieurs font-ils des dépenses excessives en habits, en meubles, et en festins, si ce n’est parce qu’ils ont peur de passer ou pour avares, ou pour trop modestes et trop gens de bien, comme si la frugalité, la modestie, et la piété étaient des vices, et non des vertus? Que fait donc la crainte de Dieu? Elle réprime cette crainte humaine, qui est un mal si universel et si dangereux. Car de même que le Serpent de Moïse dévora ceux des Magiciens de Pharaon : de même une forte crainte en étouffe une moins forte. La crainte du feu éternel et de cette horrible confusion, que les pécheurs doivent souffrir au jour du Jugement, en présence de tous les Anges et de tous les hommes, l’emporte sur celle d'une douleur et d’une humiliation passagère. On ne dit plus, comme auparavant : Que pensera-t-on, et que dira-t-on de moi, si je fais cela, ou si je ne le fais pas? Enfin, qu’est-ce qui a fortifié les Martyrs parmi les supplices les plus honteux et leur a fait mettre leur gloire dans l’opprobre de la Croix? Qu’est-ce qui les a soutenus tandis que l’on disait d’eux tout le mal possible, et que tout le monde les haïssait? N’est-ce pas la crainte d’être condamnés un jour à une éternelle ignominie, en comparaison de laquelle toutes celles de ce monde ne sont rien?
Le quatrième et dernier fruit que produit en nous la crainte de Dieu, lorsque nous en sommes pénétrés, c’est qu’au milieu d’une infinité de périls qui nous environnent, elle nous sert de frein pour nous détourner du vice, où nous nous portons naturellement, et d’aiguillon pour nous exciter à la vertu, que nous n’embrassons qu’avec répugnance. C’est pour cela que le Sage assure qu’heureux est celui qui craint toujours, qui en tout temps et en tout lieu a peur de faillir, soit par la pensée, soit par la parole, soit par les œuvres. Il faut donc que chacun sentant sa faiblesse, tache de croître et de perfectionner de jour en jour en cette vertu, jusqu’à ce qu’il en soit rempli, selon ce mot d’Isaïe : Il sera plein de la crainte du Seigneur. Il faut qu’elle se répande dans ses yeux, dans ses oreilles, dans sa langue, dans ses mains et dans ses pieds, dans son cœur, dans son esprit, dans toutes les facultés de son ame, et dans tous les membres de son corps, et qu’il puisse dire avec Job : Quelque chose que je fisse, je n’étais jamais sans crainte.
Finissons tout ce discours par cette Sentence de l’Ecclésiaste qui finit par-là son Ouvrage : Craignez Dieu et gardez ses commandemens; car c’est ce qui fait toute la perfection et tout le bonheur de l’Homme. Et de vrai, un homme, pour peu de raison qu’il ait, regarde sa fin, et pense aux moyens d'y arriver. Sa fin est la vie éternelle, et le moyen qui y conduit est l’observation exacte de la Loi de Dieu. or il n’y a rien de plus efficace pour le porter à garder la Loi de Dieu, que la crainte dont nous parlons. C’était la pensée de David, lorsqu’il s’écriait : Heureux est l’homme qui criant Dieu; il n’aura point de plus grand plaisir que d’exécuter ses Commandemens. C’est donc être homme, c'est être vraiment heureux, que de conserver et dans son cœur cette crainte salutaire.
Chapitre III.
Troisième fruit des larmes : L’imitation des vertus de Jésus-Christ.
L’arbre de la Croix porte quantité de fruits très-bons, très-agréables et très-sains : mais pour s’en nourrir, il ne suffit pas de les regarder; il faut les cueillir, il faut les porter à sa bouche, il faut les manger. Qu’est-ce que considérer les fruits de la Croix? C'est méditer attentivement sur la Passion du Sauveur, et compatir à ses peines, jusqu’à en verser des larmes. Qu’est-ce que les cueillir et les manger? C’est imiter les vertus de Jésus souffrant, et croître par-là de jour en jour, jusqu’à ce qu’on devienne homme parfait. Saint Pierre y exhorte tous les Fidèles, en disant : Jésus-Christ a souffert pour nous, il a donné l’exemple, afin que vous marchiez sur ses pas. Saint Paul leur recommande la même chose : Entrez, dit-il, dans les sentimens de Jésus-Christ, qui, bien qu’il fût Dieu, s’est humilié, en se rendant obéissant jusques à la mort, et à la mort de la Croix. Le Sauveur même s’explique assez là-dessus en plusieurs endroits, comme lorsqu’il dit : Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur. Je vous ai donné l’exemple, afin que vous en usiez envers les autres, comme j’en ai usé envers vous. Celui qui ne porte pas sa Croix, et ne me suit pas, ne peut être mon Disciple.
Quiconque donc veut profiter de la considération des souffrances du Sauveur, et ne pas pleurer inutilement, il faut qu’il s’efforce d'imiter les admirables vertus qu’il a pratiquées sur la croix. Et quelles sont ces vertus? Ce sont les quatre, dont on a parlé dans le Livre précédent, la patience, la charité, l’obéissance et l’humilité, que la Croix même représente assez naturellement par sa longueur, par sa largeur, par sa hauteur, par sa profondeur. Afin donc que ces vertus se forment en nous, qu’elles y prennent racine, et qu’à mesure qu’elles croissent, nous nous rendions plus semblables au Sauveur, il faut que les larmes que nous répandrons en le regardant avec des yeux de compassion, étendu sur une Croix, ne soient pas perdues, qu’elles ne tombent pas à terre; mais que nous sachions nous en servir pour éteindre en nous le feu de la concupiscence ennemie de ces vertus. Mais en quoi consiste cette science, et comment la réduit-on en pratique? Il n’appartient qu’au Saint-Esprit de nous l’enseigner. Car c’est à nous tous que parle saint Jean, quand il dit : Vous avez reçu l’Onction du Saint-Esprit, et vous savez toutes choses. Et plus bas : Il n’est pas besoin que personne vous instruise. Persévérez seulement dans la croyance de toutes les choses que vous savez par le moyen de l’Onction.
Voici cependant une méthode qui ne sera pas inutile, surtout à ceux qui commencent. Je me figure le Roi du Ciel et de la terre, attaché en croix, nu, tremblant de froid, épuisé de sang, et mourant de soif : je m’imagine lui voir la tête couronnée d’épines, le visage sali de crachats, les mains et les pieds percés de gros clous, tout le corps couvert de plaies : j’examine tout ce qu’il fait en cet état; je regarde s’il ne se fâche point contre ses persécuteurs, s'il ne leur reproche point leur cruauté et leur injustice, s'il souffre impatiemment ses humiliations et ses douleurs. Je l’entends prier pour les bourreaux qui le crucifient, consoler sa Mère et son Disciple bien-aimé, promettre son Paradis à un des voleurs crucifiés auprès de lui. Je remarque soigneusement toutes ces choses, et je vois qu’il ne lui échappe aucun mouvement de colère ni aucune plainte contre les auteurs de sa mort, qu’il reçoit le mal qu’on lui fait, sans en murmurer, et sans menacer ceux qui le maltraitent. Je prends part à toutes ses peines, je les ressens vivement; et plein d’admiration, je lui demande pourquoi étant innocent et saint, comme il est, il souffre tant de tourmens; s'il, les souffre malgré lui, ou de son bon gré. Il me répond : Je me suis offert à la mort, parce que je l’ai voulu. Je suis maître de ma vie, et personne ne peut me l’ôter; mais je la donne de moi-même. c’est donc volontairement, et non malgré moi, que je meurs.
Mais, Seigneur, pourquoi mourez-vous d’une manière si douloureuse et si infâme? C'est, me répondez-vous, parce que je vous aime, et que je ne puis autrement vous délivrer de l’Enfer, ni vous montrer à pratiquer la patience, la charité, l’humilité et l’obéissance, qui sont des vertus nécessaires pour gagner le Ciel, et avoir part à ma gloire. J’ai vu que mes Ecritures, que la voix de mes Ministres ne pouvaient ni vous guérir de votre impatience, de votre orgueil, de votre indocilité, du déréglement de vos passions, ni vous inspirer la haine du monde : j’ai donc résolu de venir moi-même, et d’une Croix en faire une chaire pour vous enseigner par les oeuvres plutôt que par les paroles à vous corriger de vos vices. Croyez-vous cela? Si vous le croyez, si vous en êtes bien convaincu, ne devriez-vous pas en être vivement touché, eussiez-vous le cœur aussi dur que le fer et le diamant? Pourrez-vous chercher désormais à tirer raison des injures qu’on vous aura faites? Et ne vous résoudrez-vous jamais à pardonner à vos ennemis? Ne me donnerez-vous pas vos ressentiments? L’exemple de ma patience et de ma douceur, ne vous semblera-t-il pas une assez puissante raison pour réfuter toutes celles que le monde vous peut suggérer pour vous animer à la vengeance?
Oui, mon Dieu, j’en suis entièrement persuadé : je me rends à une si forte raison : je cède à votre Bonté. Vous m’avez gagné le cœur, et vous me l’avez percé du trait enflammé de votre divin amour. Je vous promets non seulement de ne plus rendre le mal pour le bien, mais de rendre le bien pour le mal; et d’oublier tellement les injures que j’aurai reçues, qu’au lieu de m’en ressentir, je prierai pour ceux qui me calomnieront, et je n’épargnerai rien pour faire plaisir à mes plus mortels ennemis.
Le Sauveur continue à exhorter une ame qu’il veut sauver, et voici comme il lui parle : Souvenez-vous que je me suis humilié jusqu’à m’offrir à la mort, et à la mort de la Croix, tant pour vous sauver par l’ignominie de ma Passion, que pour vous montrer à ne vous point enorgueillir, à ne jamais vous préférer à personne, à ne point briguer les grands emplois, à choisir toujours la dernière place, à déférer volontiers aux autres, et à ne contester jamais sur le point d’honneur; car c’est par-là qu’on parvient à la vraie gloire, qui est celle que Dieu destine à ceux qui aiment la Croix. Choisissez donc lequel vous semblera le meilleur, ou de vous abaisser maintenant, et d’être élevé un jour avec moi, ou de vous élever maintenant avec le Démon, et d’être humilié avec lui dans toute l’éternité.
O mon Sauveur, est-il donc possible que pendant que nous avons devant les yeux l’exemple d’une humilité aussi profonde que la vôtre, le Démon puisse nous persuader de chercher à nous agrandir sur la terre? Certainement j’aurais bien eu de raison, si sachant ce que vous avez daigné faire pour m’apprendre à m’abaisser, vous qui êtes la vérité et la sagesse de Dieu, je faisais si peu d’état de vos maximes et de vous exemples, qu’au lieu de me mettre sous les pieds de tout le monde, je voulusse dominer partout, vous êtes le fils unique du Dieu vivant, et que suis-je, moi, qu’un peu de poussière et de cendre? Vous êtes le Roi des rois, et moi je suis le dernier de vos serviteurs, et le fils de votre servante. Faites-moi seulement la grâce de m’affermir dans la sainte résolution où je suis; car la fragilité humaine est si grande, et les ennemis qui nous assiégent de toutes parts sont si rusés et en même temps si furieux, que si vous ne veilliez à notre défense, nous n’oserions jamais nous promettre de persévérer dans votre service. Mais continuez encore à nous instruire, ô mon divin Maître : il me semble qu’au fond de mon cœur j’entends votre voix, et que vous me dites :
Vous me voyez accablé d’opprobres; je me suis rendu obéissant à mon Père, dans la chose du monde la plus humiliante et la plus rude, qui est de mourir sur une Croix. Je me suis même soumis à la volonté de ma mère, quoique pauvre, et à celle d’un simple artisan que j’avais choisi pour me tenir lieu de père. Bien plus, je n’ai point eu honte de me déclarer sujet et tributaire d’un Empereur idolâtre. Enfin je n’ai fait nulle résistance aux bourreaux qui me commandaient de m’étendre sur la Croix, pour être cloué à ce bois infâme. J’ai fait tout cela dans le seul dessein de vous instruire non seulement à obéir, mais à préférer toujours, s'il se peut, l’obéissance au commandement. Car il n'y a rien de plus vrai que ce qu’a dit un des humbles serviteurs, qu’il est très-avantageux d’obéir, et très-dangereux de commander si donc vous voulez montrer que vous ressentez l’affection que j’ai pour vous, ne préférez jamais rien à l’obéissance que vous me devez, et que ni menaces ni promesses ne puissent vous engager à violer la loi de votre Seigneur. Sachez de plus quand le commandement d'un homme qui vous gouverne avec une autorité légitime, n’est point contraire à celui de Dieu, vous devez vous y soumettre, bien persuadé que toute autorité légitime ne peut venir que d’en haut, et que soit que l’on obéisse ou que l’on désobéisse à celui qui tient la place de Dieu, c’est comme si l’on obéissait ou si l’on désobéissait à Dieu même.
Au reste tout ce que je vous ai dit de ma patience, de mon humilité, et de mon obéissance, je veux que vous l’appliquiez à ma charité comme à la vertu qui m’est la plus chère. Souvenez-vous donc que j’ai aimé tous les hommes jusques à l’excès, lors même qu’ils étaient mes ennemis. Songez que je me suis sacrifié pour eux, et que j’ai souffert des tourmens que la charité seule me pouvait rendre supportables. C'est en cela principalement que je désire que vous suiviez mon exemple, afin que comme je me suis livré à la mort, et à une mort cruelle et sanglante, non par l’espérance de quelque avantage qui m’en dût revenir, mais par un amour très-pur, et par un désir sincère de votre salut : de même vous soyez prêts à donner jusqu’à votre vie pour l’honneur de Dieu, et pour le service de vos frères. Ayez toujours des entrailles de charité pour votre prochain, surtout pour mes membres, qui sont les pauvres, les malades, les affligés, vous faisant un grand plaisir de les assister dans leurs misères, et y employant non seulement votre bien, mais votre sang, s'il est nécessaire.
O mon Sauveur, ce que vous nous dites pourrait nous paraître dur et impraticable, si vous ne nous l’enseigniez de dessus la Croix : mais quoique vous nous l’enseignez plutôt d’exemple que de parole, vous qui êtes notre Seigneur et notre Maître, de quel front oserions-nous nous y opposer, nous qui sommes vos serviteurs et vos disciples? Tout ce que vous nous dites est très-vrai : tout ce que vous nous ordonnez est très-juste, et il n’en faut point d’autre preuve que cette Croix qui est la Chaire où vous nous prêchez, que ce sang qui coule de vos sacrées plaies, et qui fait voir la vérité de votre doctrine, en un mot que votre Passion et votre mort. Que si au moment que vous expirâtes, le voile du Temple se déchira, et les rochers se fendirent, comment pourrons-nous y penser, et n’en avoir pas le cœur brisé de douleur, et ne pas former le dessein de mourir plutôt mille fois que de manquer à l’obéissance que nous vous devons?
Puis donc, o mon Seigneur et mon Dieu, que vous nous avez tant aimés, et que vous nous commandez de vous aimer de tout notre cœur; quoique notre amour soit encore faible, nous voulons pourtant nous efforcer de vous suivre, et si vous nous attirez après vous, nous courrons à l’odeur de vos parfums. Et afin d’être plus libres, pour nous attacher à vous, et que rien ne nous empêche de vous suivre, nous voulons absolument, avec le secours de votre grâce, renoncer au monde, et à tout ce qui est du monde : nous y sommes résolus, et nous ne pouvons nous en dispenser, quand nous faisons réflexion que depuis le premier moment de votre vie jusques au dernier, vous vous êtes privé vous-même de tous les plaisirs des sens; quand nous vous voyons mourir la bouche pleine de fiel, non dans un lit, mais sur une Croix; et quand enfin nous considérons que bien que vous soyez Roi, vous n’avez point d’autre trône que cette Croix, point d’autre couronne qu’une couronne d'épines, point d’autre pourpre que le sang dont vous êtes tout couvert, point d’autre Cour que deux criminels crucifiés à vos deux côtés. Nous renonçons donc de bon cœur au monde, nous en détestons les vanités et les délices, nous voulons porter la Croix après vous dans ce chemin si étroit et si épineux que vous nous avez frayé. Tout ce que nous vous demandons, c'est qu’après nous avoir donné l’exemple, vous nous aidiez à le suivre.
Chapitre IV.
Quatrième fruit des larmes : La charité du prochain.
Ce quatrième fruit des larmes vient de la considération des maux que l’Eglise souffre aujourd’hui, et que l’on ne saurait voir, qu’on n’en soit touché, et qu’on n’en gémisse. Ceux donc qui y font une sérieuse réflexion, sentent le feu du divin amour, qui s’allume dans leur cœur, et qui les excite à secourir le prochain, par les œuvres de miséricorde, si nécessaires aux pécheurs pour leur conversion, et si utiles aux personnes charitables, pour l’accroissement de leur mérite et de leur gloire. Mais quelles sont en particulier ses œuvres, où s’exercent ceux qui ont un vrai zèle pour le salut de leurs frères? C’est la prédication de la parole de Dieu, ce sont les ouvrages de piété, c'est l’oraison, c'est le bon exemple.
La prédication est un moyen nécessaire pour désabuser les Infidèles de leurs erreurs, et pour retirer les fidèles de leurs vices mais la charité et le zèle ne s’allument dans les cœurs, qu’après qu’on a bien considéré et pleuré longtemps le malheur de ceux qui périssent, ou qui sont près de périr. De là vient que tant de Prédicateurs, qui n’ont point l'esprit de charité, prêchent toujours bien plus volontiers dans les grandes villes, où ils peuvent acquérir plus d’estime, et satisfaire plus aisément leur délicatesse et leur avarice, que dans des endroits où il y a beaucoup à souffrir et rien à gagner que des âmes à Notre-Seigneur. Les anciens Prophètes brûlaient de ce zèle, et la liberté généreuse avec laquelle ils annonçaient la vérité devant un peuple indocile, ou devant des Rois impies, leur a mérité presque à tous une glorieuse mort. Isaïe fut scié en deux, Jérémie accablé de pierres, Ezéchiel cruellement massacré, Zacharie tué entre le temple et l’autel. Enfin le premier Martyr saint Etienne, dans une célèbre assemblée de Prêtres et de Docteurs de la Loi, disait : Qui est-ce d’entre les Prophètes qui n’ait point été persécuté par vos pères? Les Apôtres qui avaient le même zèle, eurent aussi le même sort, et tous, hors saint Jean, moururent Martyrs, après avoir soutenu de rudes persécutions, et annoncé l’Evangile aux peuples les plus barbares, avec des fruits prodigieux. Saint Jean même, quoiqu’il n’ait pas répandu son sang, comme les autres, a eu à souffrir tant de contradictions et de peines, que toute sa vie a été un véritable martyre.
Peut-être vous me direz, qu’il y a encore aujourd'hui des Prédicateurs animés de l’esprit Apostolique. Je l’avoue, mais s’il y en a, c'est parce qu'ils voient avec douleur les nécessités de l’Eglise, et qu'ils déplorent la perte de tant d’âmes, qui périssent manque de secours. Et c'est là l’effet que l’esprit de Dieu produit dans le cœur des Saints qui pleurent et qui gémissent. Plût à Dieu que maintenant que l’Eglise jouit de la paix, et qu’on ne craint ni persécution, ni bannissement, ni prison, ni mort, les Prédicateurs considérassent combien il y a de gens plongés dans le vice, qui sortiraient de ce malheureux état, et se sauveraient, si ayant pour eux une véritable compassion, ils cherchaient le bien de leur ame, et non pas l’applaudissement du monde?
La seconde chose que font ceux qui ont de la charité pour le prochain, et qui regardent avec un extrême déplaisir cette fautilde infinie, non seulement d’Idolâtres, mais de Chrétiens qui se perdent faute d’instruction, c'est de composer des Livres, propres ou à réfuter les erreurs, ou à corriger les vices. Le monde n’a jamais manqué de ce secours, parce que dans tous les temps, il s’est trouvé des Ecrivains également pieux et savans, qui pleins de tendresse pour leurs frères, se sont employés à leur faire connaître la vérité, et à les porter à la vertu.
Saint Hilaire, ce célèbre Évêque de Poitiers, qui étant déjà avancé en âge, comme il dit lui-même, s’était converti à la foi, bien que jusqu’alors il n’eut lu que les Livres des Philosophes; touché néanmoins de voir presque tout le monde séduit par hérésiarque Arius, fut le premier des Pères Latins, qui prit la plume pour le combattre. Et comme Dieu aide toujours ceux qui défendent sa cause, il devint en peu de temps un si grand Docteur, qu’il fit taire les Hérétiques et sauva la Religion dans la France on peut dire la même chose de saint Ambroise, lequel avant son Baptême, ayant été longtemps occupé à gouverner des Provinces, ne fut pas plus tôt fait Évêque de Milan, que pour abattre l’hérésie qui se fortifiait de plus en plus, il se mit à étudier l’Ecriture; en quoi il fit un si notable progrès, qu'il purgea de l’Arianisme l’Italie qui en était infectée.
Que dirons-nous de saint Augustin, qu’on peut justement nommer de Dompteur des hérétiques? Ce grand homme, comme chacun sait, avait employé toute sa jeunesse à l’étude des sciences profanes, et il n’abjura que fort tard les rêveries de Manès, pour embrasser la foi Catholique. Mais après avoir reçu le Baptême, il se sentit embrasé d’une telle ardeur pour la défense de la vérité, qu’il n’est pas croyable combien il écrivit de livres contre les Ariens, les Manichéens, les Donastistes et les Pélagiens, dont il extermina les erreurs presque de toute l’Afrique. Je ne dis rien des Docteurs de l’Eglise d’Occident, qui pleins d'un zèle pareil, ont rendu autant de services aux fidèles par leurs écrits, qu’ils se sont acquis de gloire à eux-mêmes, devant Dieu et devant les hommes. O qu’il serait à souhaiter qu’on ne trouvât point parmi les Fidèles, de ces écrivains lascifs, qui n’emploient ce qu’ils ont d’esprit qu’à corrompre la jeunesse, et à détruire par leurs expressions scandaleuses, ce que les meilleurs Auteurs tâchent d’établir par des Ouvrages édifians! Mais malheur à eux! Car celui qu a racheté les âmes au prix de son sang, les vengera de ces corrupteurs infâmes, auxquels il fera sentir quelle horrible peine méritent des gens qui travaillent à ruiner le fruit de sa Passion et de sa mort.
Quant aux prières accompagnées de gémissemens et de soupirs, que l’on offre à Dieu pour le salut de ces âmes que les hérétiques et les libertins, comme ministres de Satan, veulent engager dans la perdition, c’est un moyen général que Dieu a donné à tous les Chrétiens, tant hommes que femmes, savans et ignorans, soit qu’ils fréquentent les Eglises, et les assemblées des Fidèles, soit qu’ils vivent retirés dans des solitudes ou dans des cloîtres. Car saint Augustin, parlant des Anachorètes, blâme ceux qui ne voyant pas combien leurs prières sont utiles à toute l’Eglise, les condamnent comme des gens qui ne prennent pas assez d’intérêt aux nécessités publiques, et qui ne sont bons qu’à eux-mêmes. L’Empereur Justinien dit encore quelque chose de plus fort : car il assure que l’état, que la milice, que les terres, et généralement tous les biens que possèdent les gens du monde, doivent leur conservation aux prières des saints Solitaires. Nous lisons aussi dans la vie de la Bienheureuse Thérèse, qu’elle ne cessait de prier avec abondance de larmes pour tous ceux qui de parole ou par écrit, s’opposaient à l’impiété de Luther, qu’elle exhortait fortement ses filles d’en faire autant, qu’elle fondait même des Monastères, à dessein particulièrement de s’associer plusieurs saintes âmes, qui joignissent leurs prières et leurs larmes aux siennes, pour obtenir de la divine Bonté l’extinction des hérésies.
Enfin rien n’est plus efficace pour toucher les cœurs, que l’exemple d’une sainte vie, et l’on gagne d'ordinaire beaucoup plus par l’exercice public des bonnes œuvres, que par les sermons et par les disputes. Voilà pourquoi le Sauveur disait : Faites en sorte que votre lumière luise aux yeux des hommes, afin que voyant vos bonnes œuvres, s’ils en glorifient votre Père, qui est dans le Ciel. C'est par la même raison que saint Pierre recommandait aux premiers Chrétiens qu’ils se comportassent parmi les Gentils d’une manière si irréprochable, que ces infidèles accoutumés à les décrier comme des impies, étant témoins du bien qu’ils feraient, se détrompassent et bénissent Dieu. Le même Apôtre donne cet avis aux femmes : Que les femmes soient obéissantes à leurs maris, afin que s’il y en a qui ne croient pas à la parole de Dieu, ils soient gagnés sans la parole, par le bon exemple de leurs femmes, en considérant seulement leur air modeste et leur sainte vie.
Personne n’a mieux accompli ce précepte que sainte Monique, qui, au rapport de saint Augustin son fils, étant mariée à un infidèle, eut toujours pour lui tant de complaisance et de respect, qu’elle en fit par-là un parfait Chrétien, et n’eut plus depuis à souffrir de son naturel rude et fâcheux, ce qu’elle en avait longtemps souffert avant son Baptême. On peut donner la même louange à sainte Clotilde, qui étant Chrétienne, épousa Clovis, un Prince idolâtre, dans l’espérance de le convertir; ce qu’elle exécuta si heureusement, qu’après avoir adouci cet esprit fier, non pas tant par ses paroles que par sa sage conduite, elle lui persuada enfin de recevoir le Baptême de la main du grand saint Remi.
Chapitre V.
Cinquième fruit des larmes : La réformation du Clergé.
Le cinquième fruit des larmes est la réforme des Ecclésiastiques qui par leur relâchement causent toujours aux Prélats zélés un sensible déplaisir. Car donnez-moi un Évêque qui s’applique, comme il doit, aux fonctions de sa charge, et qui observe de près la conduite des Chanoines qui composent son conseil, des Curés qui composent son conseil, des autres Prêtres, destinés à tenir le Chœur, ou à célébrer la Messe, et enfin des Diacres et des Sous-diacres, en un mot de tout le Clergé; je suis sûr qu’on verra bientôt dans son Eglise les désordres cesser, et la discipline refleurir. Car comment serait-il possible qu’un Prélat jaloux de l'honneur de Dieu et de la gloire de sa maison, pût voit le vice régner en tous les Ordres de l’Eglise, sans faire d’effort pour y remédier?
La cause de tous les déréglemens est que parmi plusieurs bons Évêques, il y en a toujours quelques-uns qui se mettent peu en peine de savoir de quelle manière les Ecclésiastiques se gouvernent dans leur Diocèse; soit parce qu’ils n’y résident que rarement, soit parce qu’ils emploient tous leurs soins à augmenter leurs revenus, à embellir leurs Palais, à enrichir leurs parens, à acquérir quelque nouvelle dignité. Qui s’étonnerait après cela si les Eglises sont comme des terres abandonnées et en friche, si l’on chante les louanges de Dieu sans respect et sans attention, si l’on célèbre les divins Mystères avec des vases et des vêtemens qui font horreur : si l’on administre les Sacrements en mauvais état et à des gens qui en sont indignes; si les fidèles, par la négligence des Pasteurs, ne sont point instruits des choses nécessaires au salut; s’il périt ainsi une infinité d’âmes, pour qui Jésus-Christ est mort; et si enfin les Ecclésiastiques corrompus gâtent le peuple, et perdent ceux qu’ils devraient sauver?
Que tant de gens qui par leur mauvaise vie scandalisent le prochain, écoutent et méditent bien ces paroles de Notre-Seigneur : Si quelqu’un vient à scandaliser un de ces petits qui croient en moi, il serait plus avantageux pour lui qu’on lui attachât une meule de moulin au col, et qu’on le jetât dans la mer. Si c'est une chose souhaitable à un homme du commun que d’être noyé plutôt que de scandaliser un enfant, que doit-on penser d'un Prêtre qui au lieu de préserver du scandale les gens du siècle, leur en est lui-même un sujet? Ne vaudrait-il pas mieux pour lui qu’il mendiât son pain ou qu’il le gagnât à bêcher la terre, que de vivre de l’Autel, avec un si grand péril, ou d’abuser du Sacerdoce pour s’élever ou pour s’enrichir? Que sert à l’homme de conquérir toute la terre, s’il se perd lui-même?
La manière de négocier, propre des Prêtres et des Prélats, n’est pas comme celle des marchands qui trafiquent dans le monde. car ceux-ci dans leur négoce, peuvent quelquefois ne rien perdre et ne rien gagner : mais pour ceux-là, il est impossible, ou qu’ils ne gagnent beaucoup, ou qu’ils ne perdent beaucoup, puisque le Sauveur aime infiniment les âmes qu’il a rachetées de son sang, et que comme il réserve à ceux qui sacrifient pour elles, des couronnes qui ne flétriront jamais, il prépare aussi d’effroyables châtimens à ceux qui les négligent et les abandonnent. Malheur donc à vous, Pasteurs lâches ou intéressés, puisque pour la perte d’une seule ame, qui aura péri par votre faute, vous serez punis horriblement et à jamais dans l’Enfer. Afin donc de prévenir un si grand malheur, appliquez-vous avec un extrême soin à la réforme de votre Clergé; ayez sans cesse les yeux sur votre troupeau; veillez particulièrement sur les Ministres de l’Eglise, dont la vie doit servir de règle aux gens du monde, afin que travaillant tous comme à l’envi au salut des ames vous receviez tous un jour la récompense de vos travaux dans le Royaume éternel.
Chapitre VI.
Sixième fruit des larmes: La réforme des Ordres Religieux.
Nous avons assez déploré dans le second Livre le relâchement et la décadence des Ordres Religieux : voyons maintenant quelle utilité leur peut apporter la compassion que les gens de bien ont pour eux. La principale est de s’employer à y rétablir l’ancienne ferveur, et à leur rendre leur premier esprit. Cela regarde particulièrement ceux qui les gouvernent. Car c'est à eux sans doute plus qu’à personne, de visiter et de cultiver la vigne que Dieu a commise à leurs soins. En effet, bien que l’Eglise universelle soit comparée dans les saintes Lettres à une vigne, et que le Sauveur lui-même nous la dépeigne sous cette figure, on ne laisse pas de pouvoir user de la même comparaison pour désigner en particulier chaque Ordre Religieux, comme étant une partie considérable de la grande Vigne, qui remplit toute la terre. Afin donc de coopérer à y mettre la réforme, avec ceux qui en sont les supérieurs et les chefs, je veux expliquer ici en peu de mots quelles sont les conditions que doivent avoir les Sociétés Religieuses pour être vraiment réformées.
Il y a six choses à remarquer dans la vigne, et ces six choses représentent six vertus très-nécessaires aux Religieux, l’humilité, la pauvreté, la chasteté, l’obéissance, l’esprit d'oraison, et la charité. La vigne est un arbre bas, petit, tortu et difforme, sec, fragile, rampant à terre, et qui semble si méprisable, que Dieu en parle dans Ezéchiel, en ces termes : Que fera-ton de la vigne? En tirera-t-on du bois pour mettre en œuvre? En fera-t-on seulement une cheville pour attacher quelque chose contre la muraille? On a cru qu’il n’était bon qu’à brûler.
Voilà une image de l’humilité de Jésus-Christ, et de l’abjection volontaire que tout Religieux doit embraser avec joie, s'il a bien compris ce précepte de son divin Maître : Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur. En vérité ceux qui briguent des Prélatures, ou qui croient qu’on leur fait tort de les mettre dans quelqu’une des dernières places, ou qui disputent, soit entr’eux, soit avec d’autres Religieux pour le pas et la préséance, ceux-là ont besoin sans doute d’être réformés, et de prendre le vrai esprit de l’Evangile, où l’on ne lit point que le Fils de Dieu, tout Dieu qu’il est, ait jamais disputé le pas à personne; mais où l’on trouve au contraire, que dans une contestation qui s’éleva entre ses Disciples à qui aurait la première place, il leur parla de cette sorte : Que celui qui est le plus grand parmi vous, affecte d’être tenu pour le plus petit; et que celui qui est au-dessus des autres, se fasse semblable à celui qui sert.
Mais ce n’est pas, disent-ils, pour notre honneur particulier que nous contestons; c'est pour l’honneur de notre Ordre, qui étant le plus ancien, doit avoir le premier rang. Si cela est, il faudra donc que chaque Religieux soit humble; mais il sera permis à l’Ordre de ne l’être pas. Je ne trouve point mauvais que ceux à qui il appartient d’assigner les places aux Réguliers, préfèrent les Ordres anciens aux nouveaux; mais que les Réguliers mêmes aient entr’eux des disputes là-dessus, c'est ce que je ne puis approuver.
Secondement, si l’on veut que la vigne porte bien du fruit, il faut la tailler, et en retrancher le bois inutile. De là vient que selon la remarque du Sauveur, le Père céleste coupe toutes les branches sèches et stériles, nettoie celles qui portent du fruit, afin qu’elles en portent davantage. Si un étranger qui n’a jamais vu de vignes, les voyait tailler, sans savoir pourquoi l’on en ôte tant de bois, il se moquerait du Vigneron, qui les défigure, en leur ôtant ce qui en peut faire l’ornement dans la saison. Mais le Vigneron sait bien ce qu’il fait, et il n'en coupe les branches, qu’afin d’en recueillir plus de fruit : c'est là un symbole de la pauvreté Evangélique, que le Sauveur et sa sainte Mère ont tant aimée, et que les vrais Religieux doivent préférer à tous les trésors du monde. Or cette vertu consiste à n’avoir rien dont on puisse disposer, suivant ce qui est écrit des premiers Chrétiens, qu’ils n’avaient qu’un cœur et une ame, et que nul d’eux ne considérait ce qu’il possédait, comme lui appartenant plus qu’aux autres; mais qu’entre eux tout était commun.
Comme donc le relâchement s’est introduit avec l’esprit de propriété dans les Ordres Religieux, pour les réformer, il faut commencer par en bannir cet esprit, si contraire à la pauvreté. Certainement si les Religieux, qui s’approprient quelque chose, considéraient avec quelle sévérité Dieu punit Ananie et Saphira, pour avoir péché les premiers en cette matière; et d’autre part quelle récompense auront dans l’éternité, et de quelle paix jouissent dès à présent ceux qui peuvent dire avec saint Pierre :Voilà, Seigneur, que nous avons tout quitté, et que nous vous avons suivi; ils renonceraient de tout leur cœur à toute sorte de propriété. Il n’est pas croyable combien les Saints ont eu ce crime en horreur, et de quels termes ils se sont servis pour en exprimer la grièveté.
Saint Jérôme écrit qu’en Nitrie, un Moine ayant gardé jusques à la mort quelques pièces de monnaie, qu’il tenait cachées, saint Macaire et les autres Pères assemblés ordonnèrent que son argent serait mis en terre avec lui, et que tous diraient à haute voix : Que votre argent puisse périr avec vous! Saint Grégoire dans des Dialogues raconte une histoire toute semblable, d'un Religieux de son Monastère, à qui l’on trouva après la mort trois écus, et qui par son ordre fut enterré avec son argent, non en terre sainte, mais dans un fumier, pendant que les frères autour du corps ciraient d'une voix lugubre: Que votre argent puisse périr avec vous! Punition terrible, mais juste, et capable d’effrayer tous les Religieux qui détournent à leur propre usage quelque chose de la maison, à l’insu de leur Supérieur.
Troisièmement, le bois de la vigne sèche bientôt, et brûle aisément, en quoi il désigne la chasteté dont les Réguliers font profession, et par où ils ont le bonheur d’être semblables aux Esprits célestes. Car rien n’est plus nécessaire pour la conservation de cette vertu, que de dessécher les humeurs, qui sont la matière des flammes impures de l’amour sensuel, et de diminuer le trop d’embonpoint à force de jeunes et d’autres mortifications. De cette sorte la chair étant affaiblie, l’esprit en devient plus fort, et le vieil homme dompté cherche à vivre, comme disait saint Hilarion, et non pas à se divertir. L’ame après cela, comme le bois sec, prend feu aussitôt, et s’embrase du divin amour, n’ayant plus que du dégoût pour les voluptés de la chair, et à l’exemple de saint Augustin, pouvant aisément se passer de ces faux plaisirs, depuis que Dieu lui a donné un avant-goût des douceurs du Ciel. Pour mettre donc la réforme dans un Ordre Religieux, il faut éloigner de ceux qui en sont, tout ce qui peut leur faire perdre le trésor inestimable de la chasteté.
Quatrièmement, on plante les vignes, non pas au hasard ni en confusion, mais de suite et avec ordre, selon le précepte du Poète le plus entendu dans l’Agriculture. Or il est certain qu'il n’y a rien de plus nécessaire ni de plus essentiel aux Sociétés Religieuses que le bon ordre. Aussi les appelle-t-on communément Ordres : on dit l’Ordre de saint Augustin, l’Ordre de saint Benoît, et on les compare justement à des Armées rangées en bataille. Mais en quoi consiste cet ordre? En ce que tous ont la même règle, soit écrite, soit vivante; et ce qu’on nomme règle vivante, c'est le Supérieur, qui de vive voix dirige ceux qu’il a sous sa charge. Une Religion n’a donc pas besoin de réforme, si l’on en veut croire saint Augustin, lorsque tout y est si bien ordonné, que les supérieurs commandent avec beaucoup d’autorité, et les inférieurs obéissent avec beaucoup de soumission. Saint Bernard dit à peu près la même chose; car selon lui, l’ordre est observé dans une Communauté régulière, quand la règle y est gardée, et qu’on rend une obéissance exacte au Supérieur, à moins qu'il n’ordonne des choses manifestement contraires à la Loi de Dieu : car en ce cas-là on lui devrait dire hardiment ce que les Apôtres dirent au grand Prêtre des Juifs : Nous sommes plus obligés d'obéir à Dieu qu’aux hommes.
Cinquièmement, la vigne rampe à terre, si elle n’est soutenue; ce qui montre que le Religieux qui a embrassé un genre de vie très-parfait, et ne même temps très-pénible, doit se défier de ses forces, et mettre tout son appui en celui qui dit : Vous ne pouvez rien faire sans moi. Persuadé de cette vérité, il aura souvent recours à l’oraison, et, fortifié de la grâce, il ne succombera pas sous le faix, il ne se dégoûtera pas de son état; il éprouvera au contraire qu’il n’y a rien de plus doux que le joug de Notre-Seigneur, rien de plus léger que son fardeau.
Enfin, quoique le bois de la vigne soit difforme, fragile, tortu, et presque inutile à tout, il ne laisse pas de porter un fruit très-doux et très-agréable, dont on fait le vin qui réjouit le cœur : mais s’il est vieux, et qu'il ne produise plus rien, on l’arrache, parce qu'il n’est bon qu’à brûler. Ainsi un vrai Religieux, qui s’acquitte comme il faut de son devoir, produit des fruits excellens, et qui sont au goût de Dieu et des hommes, parce qu’en tout temps, en tout lieu, en toute occasion il glorifie le Seigneur par le sacrifice qu'il lui fait de sa volonté. Car qui obéit aux Supérieurs, obéit à Dieu. Or il est constant que l'obéissance est une espèce de sacrifice d’excellente odeur, et préférable aux victimes qu’on lui offrait autrefois, puisque selon la remarque de saint Grégoire, dans les victimes on immole une autre chair que la sienne, et que par l’obéissance on sacrifie sa volonté propre.
Que chacun considère donc quel grand trésor de mérites doit acquérir devant Dieu un Religieux dévot et fervent, qui ne fait rien que selon l’ordre de l’obéissance, et qui fait par conséquent tout le long du jour autant de sacrifices que d’actions. Qu’on regarde d’autre part combien de mérites perd à tout moment un Religieux tiède et déréglé, qui n’obéit à ses supérieurs qu’avec répugnance, ou qui par un attachement criminel à sa propre volonté, refuse absolument de leur obéir, c’est-à-dire, d’obéir à Jésus-Christ même, dont ils sont les lieutenans et les ministres.
Après cela je conjure ceux qui ont les premières charges dans les Ordres Réguliers, s’ils gémissent, comme ils doivent, sur les abus qui s’y sont glissés, et que le relâchement de la discipline y a introduits, je les conjure de travailler de toutes leurs forces à les rétablir dans l’état d’où ils sont déchus, et de former de nouveau, dans les maisons qu’ils gouvernent, ceux que leurs pères ont engendrés en Jésus-Christ, jusqu’à ce qu’ils soient de véritables images et des portraits achevés de Jésus pauvre, chaste et obéissant. S’ils s’y emploient tout de bon, ils acquerront devant Dieu et devant les hommes une gloire immortelle. Mais s'ils n’y apportent pas tout le soin qu’ils doivent, et qu’on attend d’eux, ils en répondront à la Justice divine. Et Dieu veuille, que tant qu’ils toléreront le relâchement, ils ne portent par la peine de tous leurs péchés qui se commettront par leurs inférieurs, et du scandale qu'ils causeront non seulement au peuple Chrétien, mais aux Païens même, aux Mahométans, aux Hérétiques, parmi lesquels le nom de Dieu est blasphémé et l’Evangile méprisé.
Je finis en réduisant brièvement à quatre choses principales, tout ce qu’il y a eu de plus important pour la réforme dont nous parlons. La première est de ne donner l’habit de la Religion, qu’à ceux qui y semblent manifestement appelés de Dieu. La seconde, de les éprouver tout de bon dans le Noviciat, et de ne les point admettre à la Profession, qu'ils n’aient donné des marques certaines d’une véritable vocation à ce saint état. Car plus la perfection de la vie Chrétienne est élevée, moins il y a de personnes qui en soient capables. La troisième, de les exercer continuellement dans les six vertus que nous avons dit leur être le plus nécessaires, et de leur montrer plutôt par l’exemple que par la parole à les pratiquer. La quatrième, d’observer exactement le Décret du Concile de Trente, qui défend de recevoir dans la Religion plus de sujets quelle n’en peut entretenir, soit de ses propres revenus, soit des aumônes ordinaires. Car tant que l'on fournira aux particuliers les choses dont ils ont besoin, on sera en droit d’exiger d’eux qu'ils fuient tout ce qui ressent la propriété. C'est ce que remarque saint Jérôme, quand il dit qu’anciennement on ne souffrait pas que les Moines demandassent rien, parce que les Supérieurs ne manquaient jamais de pourvoir charitablement et par avance à tous leurs besoins.
Chapitre VII.
Septième fruit des larmes : La réforme des gens du siècle.
Comme les laïques surpassent de beaucoup en nombre les Ecclésiastiques et les Religieux, aussi ont-ils beaucoup plus de gens qui veillent sur eux, et qui prennent soin de leur conduite. Car premièrement les Rois et les Princes, tant par eux-mêmes que par leurs ministres, conservent la paix et entretiennent l’abondance dans leurs états, et c'est ce que David demandait à Dieu par ces paroles : Que la paix règne dans l’enceinte de vos murs, et l’abondance dans vos Tours et dans vos Citadelles. Secondement les mêmes Rois avec leurs ministres, et les Juges commis par eux, châtient les méchans, et défendent les gens de bien, suivant ce que dit le même Prophète : Seigneur, communiquez au Roi votre droiture, et au fils du Roi votre justice, afin qu’ils gouvernent votre peuple avec équité. Troisièmement, les Évêques et les Prêtres qui ont charge d’âmes, les instruisent en ce qui regarde la doctrine de la foi et les bonnes œuvres, par où l’on mérite la gloire éternelle. Enfin les religieux sous l’autorité des Prélats, ne contribuent pas peu à les sauver, tant par leurs prières, que par la prédication, et par l’administration des Sacremens.
Mais comme nonobstant cela, une infinité de gens dans le monde vivent très mal, et se perdent, et en perdent d’autres, ce qui ne peut qu’affliger sensiblement leurs Pasteurs, il ne sera pas mal aisé aux Princes qui ont de la piété, aux Ecclésiastiques zélés, et aux fervens Religieux de tirer un grand avantage de leurs soupirs, si pleins d’une tendre compassion pour tant d’âmes qui sont en danger de périr, ils conçoivent un ferme dessein de les assister, et de les mettre dans la voie du Ciel. Le moyen de les ramener est premièrement de leur donner bon exemple, et puis de veiller sur leur conduite. Car tel qu’est le Gouverneur de la Ville, tels sont les habitans, comme dit le Sage; et tout le monde, disait un Poète, suit l’exemple de son Roi. Que si cela se peut dire d'un Roi temporel, avec combien plus de raison se dira-t-il des Princes Ecclésiastiques, que saint Pierre propose aux peuples, comme les modèles d’une sincère piété, à qui saint Paul, adresse, aussi-bien qu’à Timothée, ces belles paroles : Soyez aux Fidèles un exemple à suivre dans la manière de converser avec le prochain, dans la charité, dans la foi, dans la chasteté.
On ne saurait croire combien le peuple a en haine la trop grande somptuosité, les excès de bouche, les jeux de hasard, et d’autres pareils abus, quand il y a des Princes et des Pasteurs, tempérants, modestes, ennemis du luxe dans les habits, dans les meubles, dans la vaisselle d'or et d’argent. Et quand il voit que les gens de qualité sont assidus à la grand’Messe, au Sermon, à Vêpres et à tout l’Office divin, et qu’ils y assistent avec dévotion, comme cela se pratique en quelques endroits, ils se fait une louable habitude de fuir l’oisiveté, et encore plus la débauche les jours de fêtes, d’aller à l’Eglise, de vaquer à la prière, d’entendre la prédication, et de s’acquitter généralement de tous les devoirs de la piété chrétienne. Enfin quand les Princes, soit Ecclésiastiques, soit séculiers, emploient partout leur autorité à bannir le vice, à établir et à défendre la vertu, à réprimer les esprits inquiets, à encourager les âmes faibles et timides, à châtier les méchans, à récompenser les bons, à honorer et à élever le mérite, il leur est facile de remettre dans le chemin du salut une infinité de personnes, qui s’en écartent faute de soin et de vigilance dans ceux qui doivent leur servir de guides.
Comme donc saint Paul appelait les premiers Chrétiens sa joie et sa couronne, parce qu’il voyait en esprit le bonheur qu’on lui préparait dans le Ciel, pour récompense des peines qu'il avait prises à gagner tant d’Infidèles à Jésus-Christ : ainsi les bons Princes et les Pasteurs vigilans doivent espérer qu'ils seront un jour, comme cet Apôtre, couronnés de gloire et comblés de joie, si, à son exemple, ils travaillent de toutes leurs forces à la conversion des pécheurs. Au contraire tout est à craindre dans cette vie et dans l’autre pour ceux qui par une extrême nonchalance laissent périr des Âmes que le Fils de Dieu a rachetées de son précieux sang.
Chapitre VIII.
Huitième fruit des larmes : Les œuvres de miséricorde.
Nous avons fait voir dans le Livre précédent, que nous sommes ici-bas comme dans une vallée de larmes, toujours accablés d’une infinité de maux. Car y a-t-il en ce monde quelque condition qui en soit exempte, s’il est vrai que non-seulement les maladies, la pauvreté, l’humiliation, la servitude, sont des misères; mais que les choses qui en doivent être les remèdes, la santé, les richesses, les honneurs, la puissance souveraine, sont elles-mêmes des misères, souvent plus grandes et plus à craindre qu’aucune autre?
Cependant pourvu que ces maux excitent en nous de vrais sentimens de compassion pour nos frères, et qu’ils servent à ranimer notre zèle pour leur salut, comme naturellement ils le doivent faire avec le secours de la grâce, nous aurons sujet de nous consoler, et il nous en reviendra de grands avantages. Car la miséricorde est comme un arbre fécond qui produit d’excellens fruits et en abondance; c'est elle en effet qui donne à manger aux pauvres, qui visite les malades, qui console les affligés, qui délivre les prisonniers, qui connaissant les périls où sont exposés ceux qui possèdent de grands biens, qui ont beaucoup de santé, qui sont élevés en dignité et en honneur dans le monde, prie instamment le Seigneur de les assister dans le besoin.
Job disait que la miséricorde était sortie avec lui du sein de sa mère, et que depuis ce temps-là elle avait crû avec lui. Puis exposant les effets qu’elle avait opérés en lui, il ajoute : Si j’ai refusé aux pauvres ce qu’ils souhaitaient, et si j’ai fait trop attendre la veuve, qui avait les yeux tournés vers moi : si j’ai mangé seul mon pain sans en faire part au pupille; si je n’ai point assisté celui qui, faute de vêtement, allait mourir; et si j’ai laissé le pauvre tout nu, s’il ne m’a remercié de l’avoir garanti du froid, quand je l’ai couvert de la laine de mes brebis, je consens que mon épaule soit séparée de mon corps, et que mon bras soit brisé avec tous ses os. J’ai été, dit-il en un autre endroit, l’œil de l’aveugle, le pied du boiteux : j’étais le père des pauvres, et quand je ne savais pas bien le fond d’une affaire, dont je devais être le Juge, j’avais un grand soin de m’en faire instruire. Ceux que je voyais abuser de leur puissance, je leur cassais les dents, et je leur arrachais la proie de la bouche. Voilà ce que Job disait de lui-même; par où il déclare que non-content de faire part de ses biens aux personnes nécessiteuse, de les nourrir, de les habiller, il les assistait encore de ses conseils : car c’est ce que signifient ces paroles : J’ai été l’œil de l’aveugle, le pied du boiteux; et de plus, il les défendait contre ceux qui les opprimaient, en arrachant, pour ainsi dire, à ces injustes ravisseurs la proie qu’ils tenaient déjà, et qu’ils allaient dévorer.
Quant au mérite des œuvres de miséricorde, on peut juger combien il est grand par les promesses avantageuses que Dieu fait dans les Ecritures, aux personnes charitables. L’aumône est louée par les Sages, par les Prophètes, par les Anges, par le Sauveur même. Salomon le Roi le plus éclairé qui fut jamais, assure que celui qui donne aux pauvres, ne sera point pauvre lui-même, et que jamais il ne manquera de rien. Ce que saint Basile explique par une comparaison. Il en est de même, dit-il, que des puits, dont les eaux sont d’autant meilleures et plus abondantes, qu’on en tire davantage, au lieu qu’elles diminuent et se corrompent dès qu’on cesse d’en tirer.
Tobie qu’on peut justement compter parmi les vrais Sages, donnait ce précepte à son fils : Faites l’aumône de votre bien, et ne détournez le visage d’aucun pauvre qui vous tend la main; car par-là vous mériterez que le Seigneur ne détourne point la vue de dessus vous. L’aumône délivre de tout péché et de la mort; et ceux qui la font ne tombent point dans l’abîme. Que peut-on promettre de plus souhaitable? Tous ceux, poursuit-il, qui donnent l’aumône, peuvent s’assurer que Dieu leur fera de grands biens.
Le Prophète Daniel conseillait à un Roi Païen d’expier ses crimes par l’aumône. Isaïe animé d’un semblable zèle, recommande à tous la pratique des œuvres de miséricorde. Partagez, dit-il, votre pain avec les pauvres, et recevez dans votre maison ceux qui ne savent où loger. Quand vous verrez un homme nu, donnez-lui de quoi se couvrir, et ne méprisez pas votre frère. Alors votre lumière brillera, comme celle du matin; vous serez bientôt guéri de toutes vos infirmités; votre justice ira devant vous, comme portant le flambeau, et le Seigneur dans sa gloire sera votre protecteur. Voilà les magnifiques promesses que Dieu fait aux riches charitables. On ne peut rien imaginer de plus consolant pour eux : car il leur promet de les éclairer d’une lumière céleste, sans comparaison plus claire et plus vive que celle du soleil levant, et de les guérir de la plus mortelle de leurs plaies, qui est le péché; il assure de plus, qu’étant justifiés par sa grâce, ils feront une infinité de bonnes œuvres, qui leur acquerront une gloire solide et durable, non-seulement devant lui, mais même devant les hommes; car c’est ce qu’il veut dire par ces mots : Votre justice ira devant vous, et vous serez environnés de la gloire du Seigneur. Enfin il leur dit qu’il leur accordera leurs demandes; ce que les Septante expriment plus clairement en ces termes : Alors vous crierez, et Dieu vous exaucera; vous n’aurez pas encore achevé votre prière, qu’il vous répondra : Me voici.
L’Apôtre saint Paul dit beaucoup en peu de paroles, lorsqu’en la personne de son cher Disciple Timothée il avertit tous les Fidèles de donner l’aumône de bon cœur, et d’amasser pour l’avenir un trésor, sur lequel ils puissent fonder une ferme espérance de la véritable vie. Il nous représente l’aumône, comme la disposition à la vie dont nous jouirons après celle-ci. Car amasser un trésor qui serve de fondement à la vraie vie, qu’est-ce autre chose qu’acheter à peu de frais de quoi faire les fondations d’un édifice aussi solide et aussi inébranlable, qu’est la vie ou la béatitude éternelle? Or il n’y a point de vraie vie que celle qui dure toujours; car celle qui passe, n’est rien, ou n’est tout au plus, selon saint Jacques, qu’une légère vapeur qui parait, et qui disparaît presque en même temps. Mais écoutons ce que l’Ange Raphaël dit sur cela à Tobie : L’aumône délivre de la mort, et efface les péchés. C'est par elle qu’on obtient miséricorde, et qu’on gagne la vie éternelle. Voilà comme parle un Ange envoyé de Dieu, et on le doit croire, puisqu’il voit la vérité dans sa source, et qu’ayant pour nous un amour sincère, il ne peut vouloir nous tromper.
Enfin Jésus-Christ, qui est la sagesse de Dieu, qui est Dieu lui-même, promet en beaucoup d’endroits de l’Evangile de récompenser libéralement jusques à la moindre aumône. Allez, disait-il à un jeune homme qui lui demandait ce qu’il fallait faire pour être sauvé; allez, vendez ce que vous avez, et donnez-le aux pauvres, et vous aurez un trésor dans le Ciel. Quel prodigieux gain fait un homme, qui en donnant à un de ses frères un morceau de pain, ou une pièce d’argent, que la mort lui ôterait tôt ou tard, acquiert un trésor qu’il possédera éternellement dans le Ciel? Notre-Seigneur dit une autre chose fort remarquable; il dit qu’au jour de la Résurrection générale, il mettra en possession de son Royaume céleste ceux qui auront donné aux pauvres, de quoi manger, de quoi boire, de quoi s’habiller; qui les auront retirés chez eux, qui les auront visités dans les hopitaux ou dans les prisons. Et afin qu’on sache que les œuvres de charité lui plaisent extrêmement, et sont d'un fort grand mérite devant lui, il ajoute : Toutes les fois que vous avez fait ces choses à l’un des plus petits de mes frères, vous me les avez faites à moi-même.
Par tout ce discours on peut voir combien il importe d’exercer la charité envers le prochain, et combien il est utile, pour s’y exciter, de considérer souvent les misères que souffrent sans aucun secours les membres de Jésus-Christ. Mais on n’aura pas moins de compassion pour les riches cruels et avares, si l’on regarde les terribles chatimens dont Dieu les menace. A l’égard des pauvres, il faut principalement pratiquer les œuvres de miséricorde corporelles; mais les riches n’ont besoin que des spirituelles, c’est-à-dire, de salutaires avertissemens, de bons conseils, et de ferventes prières. Car on peut leur appliquer ce que le Sauveur disait de Marthe : Ils sont inquiets, et s’embarrassent de tant de choses, qu’à peine ont-ils un moment ou pour lire, ou pour entendre, ou pour méditer ce qui est de leur salut, et ce qui regarde la vie éternelle. C'est pourquoi ils devraient avoir un ami fidèle et prudent, qui eût soin dans l’occasion de les en faire souvenir. Car on peut dire de beaucoup de gens qui ne s’occupent qu’à conserver ou à faire profiter leur bien, que s'ils s’appliquaient une fois à considérer attentivement que Dieu les a faits pour quelque chose de meilleur que tout ce que l'on estime le plus dans le monde, ils diraient peut-être avec Salomon : M’étant mis un jour à examiner tous les ouvrages que j’avais fait faire, et auxquels j’avais travaillé assez inutilement; (il parle de ses palais, de ses jardins, de ses viviers, à quoi l’on peut joindre ses trésors immenses, ses troupeaux, ses terres, ses vignes, ses prés et ses bois) J’ai reconnu qu’il n'y a en cela que vanité, que peine d’esprit, et que rien n’est stable sous le soleil.
Combien voyons-nous de gens dans les charges, soit Ecclésiastiques, soit séculières, qui pour s’appliquer avec trop d’ardeur et d’inquiétude, ou à conduire les auteurs, ou à soutenir leurs droits, et à étendre leur autorité, se négligent tout-à-fait eux-mêmes, et ne pensent à rien moins qu’à leur salut éternel? Qu’ils seraient heureux, si Dieu, pour les réveiller de leur assoupissement, mettait auprès d’eux une personne qui les avertit de leur devoir avec autant de liberté et de zèle que saint Bernard, avertissait autrefois le Pape Eugène son ancien disciple! Sans doute qu’ils apprendraient à mieux gouverner ceux qui sont sous eux, et à se mieux gouverner eux-mêmes; et que pour des biens temporels, ils n’auraient garde de renoncer aux biens éternels.
Pour ce qui est de donner conseil à ceux qui en ont besoin, la vraie charité demande qu’on ne flatte point les Grands, qu’on n’affecte point de leur dire des choses douces et agréables, et que jamais on ne leur déguise la vérité. Car il n’y a peut-être rien de plus nécessaire pour eux qu’un fidèle conseiller, qui leur dise hardiment ce qu’il leur importe de savoir, et qui craigne toujours plus de perdre la grâce de Dieu, que la bienveillance de son Prince, Vivez en paix avec tout le monde, dit le Sage, mais choisissez pour votre conseil, un homme seul entre mille. On trouve en effet assez peu de gens qui puissent ou qui veuillent donner de salutaires conseils. C'est ce que remarque le même Auteur en un autre endroit, où il préfère le conseil d’un homme de bien à celui des sages du monde. Un saint homme dit quelquefois mieux la vérité que sept autres qui observent d'un lieu élevé tout ce qui se passe. Il nous avertit encore de ne pas nous adresser à des personnes qui à cause de leur pauvreté ou pour quelque autre raison, peuvent avoir plus d’égard à leur intérêt qu’au notre : Donnez-vous de garde, dit-il, de celui que vous consultez : sachez auparavant quelles sont les choses dont il peut avoir besoin; car il ne s’oubliera pas lui-même : c’est-à-dire, ne prenez pas aisément conseil d'une personne, qu’auparavant vous ne soyez assuré de sa bonne foi, et de son intégrité. Informez-vous premièrement de l’état de ses affaires; car s'il est pauvre, il n’aura en vue dans tous les conseils qu’il vous donnera, que de soulager sa misère. C'est donc une grande charité que de donner de bons conseils aux Rois et aux Princes, surtout quand on est en place; et c'est pour les Rois et pour les Princes un grand bonheur que d’avoir toujours auprès d’eux de sages et fidèles Ministres; mais s’ils en ont de mauvais, et que faute d’en avoir de bons, ils gouvernent mal leurs sujets, ils ne sont pas pour cela excusables devant Dieu, parce qu’ils sont obligés d’examiner et d’éprouver ceux qu’ils admettent dans leur conseil, et à qui ils donnent l’administration de la Justice ou des affaires.
Il reste encore un exercice de charité envers le prochain, dont tous sont capables, et qui est également sûr et facile; c'est la prière. Saint Paul en écrit à Timothée en ces termes : La première chose que je vous demande, c'est qu’on fasse des prières, et qu’on rende des actions de grâces à Dieu pour tous les hommes, pour les Rois, et pour toutes les personnes constituées en dignité, afin que nous vivions doucemen et tranquillemen. Après que l’Apôtre a ordonné qu’on prie généralement pour tous les hommes, il ordonne qu’on prie pour les Rois en particulier; parce qu’en priant pour les Rois et pour toutes les Puissances, on ne prie pas seulement pour eux, mais pour tous les hommes. Car, de la sage conduite de ceux qui gouvernent, dépend le repos et la paix des peuples; c'est ce qui cause l'abondance, ce qui entretien la piété, et ce qui fait en un mot tout le bonheur des états.
J’ajoute qu'il y a encore une raison plus particulière de prier Dieu pour les Princes tant Ecclésiastiques que Séculiers; c'est l’extrême danger où ils sont pour leur salut. Car la tête tourne aisément à ceux qui marchent sur le bord d’un précipice, et plus le précipice est profond, plus la chute sera funeste. Si un homme était obligé de passer une rivière creuse et rapide sur un pont étroit et branlant, sans aucun appui de côté ni d’autre; de sorte qu’à tout moment il fût en danger de tomber et de se noyer, ceux qui le verraient dans les périls, trembleraient pour lui, et touchés de compassion lui crieraient qu’il prît garde à lui, l’encourageraient, et prieraient Dieu de le soutenir et de le conduire. Ce pont si étroit, c'est la voie de la justice et de la vertu. Car la vertu est comme une ligne indivisible sur laquelle il est comme une ligne indivisible sur laquelle il faut marcher, sans se détourner à droite ni à gauche. De là vient que le Fils de Dieu disait, comme en gémissant : Qu’étroite est la porte, et qu’étroit est le chemin qui mène à la vie, et que peu de personnes en trouvent l’entrée! Pour ce qui est des gens du commun, s'ils marchent par la voie étroite, ils marchent toujours sur la terre, et ils n’ont pas grand sujet de craindre, ni que le vent les enlève, ni qu’il leur prenne quelque vertige qui soit cause de leur chute. Au contraire les Grands du monde marchent sur un pont fort élevé, où souffle violemment le vent de l’orgueil, et les soins dont ils ont l’esprit occupé et la conscience troublée leur causent de ces vertiges fâcheux, qui les font tomber jusques dans le fond de l’abîme.
Qui est-ce donc, s’il est sage, qui veuille prétendre à ces hauts emplois, ou qui puissent s’empêcher d’avoir compassion de ceux qui en sont chargés? C’est pourtant une nécessité qu’il y ait dans l’Eglise et dans l’Etat des personnes exposées à tous ces périls : c'est à nous de gémir pour eux, de compatir à leurs peines, de les assister de nos prières auprès de celui qui seul peut les garantir de tout danger, les rendre humbles dans l’honneur, droits et inflexibles dans la justice, courageux dans le péril, infatigables dans le travail, zélés pour le bien de leurs sujets, autant que pour le leur propre, pieux envers Dieu, équitables à l’égard des autres, sobres et tempérans pour eux-mêmes.
Chapitre IX.
Neuvième fruit des larmes : Le soulagement des âmes du Purgatoire.
Nous avons fait voir ailleurs que le Purgatoire est plein d’une multitude d’âmes presque innombrable, et qu’elles y souffrent des peines très-rigoureuses et très-longues. Il faut montrer maintenant quel fruit on peut recueillir de la considération de ces peines. Certainement si on les regarde avec attention et à loisir, il est impossible que l’on n’en soit attendri et effrayé tout ensemble. La compassion produira un désir ardent et efficace de soulager ces saintes Ames par des œuvres satisfactoires, par des prières, par des jeûnes, par des aumônes, et surtout par le sacrifice du Corps et du Sang de Jésus-Christ. Or la charité qu’on exerce à leur égard, est une manière de commerce très-louable et très-juste, par où l’on gagne infiniment; car c’est comme si quelqu’un prêtait son argent à plusieurs personnes, et que chacun d’eux lui en payait tout l’intérêt. Expliquons ceci.
Un homme prie pour les morts par charité, avec dévotion, et avec une ferme confiance en la miséricorde de Dieu. Premièrement il mérite pour lui-même la vie éternelle; car sa prière étant faite en état de grâce et par le motif de la charité, c'est une œuvre sainte et digne par conséquent de la gloire; suivant ce que dit le Sauveur dans l’Evangile : Lorsque vous voudrez prier, entrez dans votre chambre, et ayant fermé la porte, priez votre Père, dans quelque endroit bien caché, et votre Père qui voit dans les endroits les plus cachés, vous en récompensera, à proportion de votre mérite. Secondement cette prière est satisfactoire, et celui qui la fait en cède le fruit au mort, pour lequel il prie selon l’usage de l’Eglise. Elle est dis-je, satisfactoire, parce que c'est une oeuvre pénible, que Dieu veut bien recevoir comme un châtiment volontaire, et comme une juste satisfaction qui se fait à sa Justice. Enfin la même prière par forme d’impétration, est utile au mort, en faveur duquel elle obtient de Dieu, ou qu’il le délivre du Purgatoire, ou qu’il diminue ses peines. Car ce que les Justes demandent, le Sauveur leur a promis qu’il le leur accordera. Croyez, dit-il, qu’on ne vous refusera rien de ce que vous demanderez, et vous l’obtiendrez. Voilà comme on gagne triplement en intercédant pour les morts. Ajoutez que les Ames pour lesquelles on prie n’oublieront pas la charité qu’on leur fait, et n’en seront pas ingrates; mais que quand elles seront une fois arrivées au Ciel, elles prieront à leur tour pour leurs bienfaiteurs.
Le jeûne offert pour ces Ames affligées, est aussi d’une grande utilité; car comme il est méritoire, il ne sert pas peu à celui qui jeûne. C'est ce que marquent ces Paroles du Sauveur : Lorsque vous jeûnez, parfumez-vous la tête, et lavez-vous le visage, afin qu’il paraisse que vous jeûner non pour attirer les yeux des hommes, mais pour attirer ceux de votre Père, qui est caché et invisible; et votre Père qui voit dans les endroits les plus cachés, vous en donnera la récompense. De plus le jeûne en tant que satisfactoire, soulage les morts. Car ce ne fut pas sans raison que David ayant appris la mort de Saül et de Jonathas, et la défaite d’une grande partie du Peuple de Dieu, jeûna jusqu’au soir, avec tous ses gens. Enfin la personne même qui jeûne en tire un grand avantage; car quand les Ames, pour lesquelles on jeûne, seront au Ciel, elles sauront bien reconnaître la faveur qu’on leur aura faite. Tout ce qu’elles auront de crédit auprès de Dieu, elles l’emploieront pour leurs libérateurs, et leur prière sera exaucée, comme procédant d'une parfaite charité.
Il en est de l’aumône comme de la prière et du jeûne à l’égard des Ames du Purgatoire. Car en premier lieu elle est nécessaire aux pauvres, à qui on la fait, et dont on gagne l’affection, afin qu’un jour on en soit reçu dans les demeures éternelles. En second lieu, les morts en profitent, et ce sont aussi de puissans amis que nous nous faisons pour avoir place avec eux et par leur moyen dans le Royaume éternel. Enfin par l’aumône Dieu devient notre débiteur, puisque, comme dit le Sage, c’est lui prêter à usure, que d’avoir pitié du pauvre. Il nous promet par la bouche même de son Fils qu’il nous en paiera l’intérêt. Lorsque vous donnez l’aumône, dit Notre-Seigneur, cachez tellement à votre main gauche ce que fait votre main droite, que votre aumône ne paraisse point; et votre Père qui voit dans les endroits les plus cachés, vous en récompensera.
Quant au Sacrifice de l’Autel, tout le monde sait qu'il est très-utile et à ceux qui l’offrent, puisqu’ils ne peuvent rien offrir de plus agréable à Dieu, et en général à tous les fidèles soit vivans soit morts, mais surtout aux morts, qui, comme on l’a su par plusieurs visions, souhaitent avec ardeur, et demandent avec instance qu’on l’offre pour eux, afin qu’il plaise à la Justice divine de les délivrer de leurs peines, ou d’en adoucir la rigueur. C'est aussi le sentiment de saint Grégoire, du Bienheureux Pierre de Damien, et du vénérable Bède. Il est rapporté dans la vie de saint Nicolas de Tolentin, qu'un jour il lui apparut un grand nombre d’âmes, qui d'une voix triste et plaintive le conjuraient de les assister de quelques Messes, n’y ayant rien qui fût plus capable de les soulager dans leurs tourmens.
Par tout ce que nous venons de dire, il paraît manifestement qu’on gagne beaucoup, soit à faire la charité, soit à jeûner et à pratiquer d’autres pénitences, soit à prier et à offrir le Sacrifice de la Messe pour le repos des Ames, qui du fond du Purgatoire implorent notre assistance. Mais il y a de certains esprits ou libertins, ou dissipés, qui n’en croient rien, ou qui n’y font nulle attention. De là vient que méprisant ou négligeant un gain si considérable, ils gardent pour eux leurs biens, ou s'ils les emploient, c'est à satisfaire leur sensualité ou leur ambition. Ainsi les biens qui leur devraient servir de degrés pour monter au Ciel, leur servent de degrés pour descendre dans l’Enfer.
Mais ce gain, nous disent-ils, est un gain imaginaire; on nous le promet, et nous ne le voyons point : l’argent, au contraire, nous le voyons, nous le touchons,, il nous sert pour toutes les nécessités, et pour les délices même de la vie. C'est ainsi que doivent parler des hommes charnels, qui jugent des choses plutôt par les sens que par la raison. Dites-moi, qui que vous soyez, lorsque vous semez, plaignez-vous le grain que vous jetez dans la terre, et n’êtes-vous pas bien aise de le perdre dans l’espérance d'en recueillir deux fois plus? Ne donnez-vous pas ainsi volontiers ce que vous voyez, et ce que vous avez entre les mains, pour ce que vous ne voyez pas encore? Vous me répondez que si vous ne voyez pas la moisson, vous prévoyez qu’elle se fera dans son temps; et moi, je vous dis qu’un vrai Chrétien ne peut ignorer que pour peu qu’il donne aux pauvres, il en recevra une très-ample récompense. Mais il y a bien à dire entre vous et lui : car votre espérance est incertaine : une trop longue sécheresse, de trop grandes pluies la peuvent ruiner; le blé même dans vos greniers peut se gâter; et êtes-vous sûr que les voleurs, ou par force, ou par artifice, ne vous l’enlèveront point? Mais l’espérance d'un homme de bien n’est jamais trompée; il ne peut manquer de faire une abondante récolte, et s'il se garde de pécher, ce qu’il donnera aux pauvres lui sera rendu au centuple. Car la parole de Dieu demeure éternellement.
Et pour reprendre la comparaison que nous avons déjà faite, ou pour l’éclaircir par une autre toute semblable : si un homme donne mille écus à un négociant, avec lequel il a fait un contrat de société, n’expose-t-il pas son argent à de grands risques? Ne peut-il pas arriver que le négociant périsse sur mer avec tout ce qu’il a d’effets, ou qu’il soit pris par les corsaires; ou que voyageant par terre, il tombe entre les mains des voleurs, ou que, pour avoir tout le gain, il use de quelque supercherie? Tous ces dangers sont communs; et combien de gens qui espéraient de s’enrichir par le commerce, font-ils banqueroute, et sont-ils réduits à la dernière misère? Il en est tout autrement de ceux qui négocient avec Dieu. ils ne risquent rien; et jamais on n’a vu personne, qui pour avoir fait la charité ou aux vivans, ou aux morts, se soit appauvri. Car Dieu qui jamais ne se laisse vaincre en bonté et en libéralité, augmente d'une manière admirable les biens de ceux qu'il voit portés à subvenir aux nécessités de leurs frères.
Nous en avons un exemple mémorable dans la multiplication miraculeuse des cinq pains et des deux poissons; car parce que les Apôtres qui n’avaient que cela pour vivre, le cédèrent de bon cœur à une grande multitude de gens pressés par la faim, dans un lieu désert, où tout leur manquait, Jésus multiplia tellement ce peu de pains et de poissons, qu’après que tout ce grand monde en eut mangé et fut rassasié, ils remportèrent douze corbeilles pleines des morceaux qui étaient restés, et qui suffirent pour les nourrir durant plusieurs jours. Nous avons beaucoup d’exemples pareils dans les vies des Saints, et particulièrement dans celle de l’admirable saint Jean l’Aumônier, Patriarche d’Alexandrie. Il semble qu’il y eût une espère d’émulation entre Dieu et lui; car plus il faisait de largesses aux pauvres, plus Dieu lui donnait de quoi en faire de nouvelles.
Chapitre X.
Dixième fruit des larmes : Le mépris du monde, et l’amour de Dieu.
Les larmes que cause l’amour du souverain bien, et le désir de la claire vision de Dieu, dans laquelle consiste notre vraie béatitude, produisent deux fruits excellens, le mépris du monde, et le soin de plaire à Dieu en toutes choses. Quant au mépris du monde, il est clair que c’est un effet du divin amour. Car premièrement le Sauveur du monde assure qu’il est impossible de servir deux maîtres tout à la fois, et qu’il faut nécessairement haïr l’un et aimer l'autre, ou si l’on a du respect pour celui-là, avoir du mépris pour celui-ci.
Mais ces deux maîtres si opposés, qui sont-ils? Il le déclare par ces paroles : Vous ne pouvez servir Dieu, et le Démon des richesses. Il veut dire que le service de Dieu est incompatible avec l'amour des biens de la terre. Il en pourrait dire autant de la vaine gloire, et de l’attache aux plaisirs sensuels. Car le monde ou l’esprit du monde est renfermé dans ces trois violentes passions. Je ne parle pas du monde, qui, selon saint Jean, a été fait par le Verbe, et qui comprend le Ciel et la terre avec tout ce qui y est contenu; mais d’un autre qui est ennemi de Dieu, et dont le même Apôtre fait le caractère, quand il dit que dans le monde il n'y a que concupiscence de la chair, que concupiscence des yeux, qu’orgueil de la vie. Si quelqu'un aime le monde, ajoute-t-il, l'amour du Père n'est point dans lui.
Il faut donc distinguer deux maîtres, Dieu et le monde. Quiconque aime Dieu, hait et méprise le monde; et quiconque aime le monde, hait et méprise Dieu. Appliquons à ces deux amours ce que dit saint Augustin, de l’amour de Dieu, et de l’amour propre. Deux amours ont bâti deux Villes, l’une terrestre, et l’autre céleste. La première a été bâtie par l’amour propre, qui va jusques au mépris de Dieu; la seconde par l’amour de Dieu, qui va jusques au mépris de soi-même. L’amour propre enferme les trois passions dominantes, qui sont comme nous avons dit, la mollesse, l’avarice et la vaine gloire; ou pour mieux dire, il est comme la racine d'où sortent ces trois grandes branches, qui ne portent que des fruits de malédiction et de mort. Il est donc constant, et c'est notre divin maître qui nous en assure, que comme l'amour du monde inspire le mépris de Dieu, de même l’amour de Dieu inspire le mépris du monde.
De là vient que quiconque aime Dieu de tout son cœur, hait aussi le monde de tout son cœur; et l’on doit en être parfaitement convaincu non-seulement par l’autorité de l’Evangile, mais par l’exemple de tous les Saints, qui ont témoigné en toute occasion une haine extrême pour le monde. En quoi ils ont imité le Saint des Saints, qui n’a jamais eu rien de commun avec le monde, et qui a toujours préféré la pauvreté, le travail, la douleur, et l’humiliation aux richesses, au repos, aux délices, et aux vaines grandeurs de la terre. Son saint Précurseur s’étant retiré dans un désert, dès ses premières années, n’avait ni biens, ni commodités, ni plaisirs, et vivait seul sans maison, sans toit, sans autre habit qu’un rude cilice de peau de chameau, et sans autre nourriture, que des sauterelles et du miel sauvage. Les Apôtres, avec quelle austérité ont-ils vécu? Saint Paul répondant pour tous; Il semble, dit-il, que Dieu veuille qu’on nous regarde, nous autres Apôtres, comme les derniers des hommes et comme des gens que l'on destine à la mort. Jusqu’à cette heure nous avons souffert la faim, la soif, la nudité; c'est à qui nous donnera des soufflets; nous n’avons point de demeure stable; on n’a pas pour nous plus d'égard que pour ce qu’il y a de plus vil au monde. On peut voir par-là combien étaient éloignés de l’amour des choses présentes ceux qu’on rejetait comme les balayures du monde, quoiqu’ils fussent dignes de tout honneur aux yeux de Dieu et des Anges.
J’omets ici les exemples d’un grand nombre de sains Évêques, qui faisant profession de la pauvreté de Jésus-Christ, se sont toujours déclarés ennemis du siècle. Je ne parle point non plus de tant de saints Anachorètes, qui entièrement séparés du reste des hommes, manquaient la plupart du temps des choses nécessaires à la vie, ni de ces troupes innombrables de saints Religieux, qui assemblés dans des Monastères, témoignaient beaucoup plus d’amour pour la pauvreté et pour le mépris, que les mondains ne font paraître de passion pour les richesses et pour la gloire. En un mot, je ne dis rien d’une infinité d’autres personnes éminentes en vertu, de tout âge, de tout sexe, et de toute condition, qui pour l’amour de Notre-Seigneur ont foulé le monde aux pieds avec toutes ses délices et tous ses honneurs.
Joignons la raison aux exemples. Il est certain que rien ne semble plus beau ni plus estimable que ce qu’on aime ardemment, et que tout le reste paraît peu de chose en comparaison. Saint Augustin parle d’un jeune homme de son âge et de son pays, pour qui il avait tant d’attachement, qu’il ne pouvait vivre sans lui. Cet ami intime étant venu à mourir, il en ressentit tellement la perte, qu’il s’imaginait avoir l’esprit enveloppé de ténèbres. Tout ce qu’il voyait, lui représentait la mort, tout lui parlait de la mort; c’était un supplice pour lui que de demeurer dans sa maison et dans sa patrie où était mort celui qu'il aimait. Ses yeux cherchaient partout son ami, et son ami ne paraissait point; et parce qu’il ne le voyait plus, il ne voyait rien qui ne lui parût insupportable. Ainsi l’affection qu'il portait à ce cher défun, lui faisait trouver toutes choses tristes et amères. Si l'amour de bienveillance pour une personne qu’on a tendrement aimée, et dont on est séparé, sans que jamais on puisse espérer de la revoir en ce monde, si cet amour, dis-je, peut nous rendre désagréables tous les plaisirs de la vie, que ne ferait pas l'amour de concupiscence, qui est plus actif et plus fort? Et si l’amour d’une créature mortelle a tant de pouvoir, quel pouvoir faut-il qu’ait l’amour du Créateur, qui est la douceur, la bonté, la grandeur, et la beauté même? ceux-là le savent et l'ont souvent expérimenté, qui loin du tumulte et de l’embarras du monde, contemplent dans une sainte retraite, avec un cœur pur, cet aimable objet. Et je ne m’étonne pas qu'ils en soient charmés; ce qui m’étonne, c'est qu’après cela ils puissent penser ou s’attacher à quelque autre chose.
C'est sans doute un excellent fruit de la componction et des larmes, que d’éteindre dans nos cœurs l’amour des choses du monde; mais c’en est un autre non moins estimable, de nous exciter à servir Notre-Seigneur avec tout le zèle et toute l’ardeur possible. Car ceux qui n’aiment point Dieu, ou qui l’aiment peu, ne se soucient guère si ce qu’ils font et ce qu’ils disent, lui est agréable ou non. Aussi accumulent-ils péchés sur péchés; au lieu que ceux qui l’aiment tout de bon, et qui désirent passionnément d’en être aimés, n’ont rien plus à cœur que de lui plaire dans toutes leurs œuvres et dans toutes leurs paroles. Ils s’imaginent entendre toujours le Prophète qui leur dit : O homme, je vous apprendrai ce qui est bon, et ce que le Seigneur demande de vous. Ce qu'il demande, c'est que vous pratiquiez la justice, que vous aimiez la miséricorde, et que vous marchiez avec beaucoup de circonspection devant votre Dieu.
La perfection de la vertu consiste donc à savoir mêler la miséricorde avec la justice, et tempérer l’une par l’autre; car sans la miséricorde, la justice dégénère en sévérité, et sans la justice, la miséricorde se tourne en une molle indulgence qui tolère les plus grands désordres. Pour allier ces deux vertus, il n’y a rien de meilleur que de marcher avec circonscription devant Dieu, c’est-à-dire, que d’avoir Dieu toujours présent à l’esprit, et d’examiner avec soin comment on pourra lui plaire en toutes choses. C'est ce que Dieu même recommanda particulièrement au Patriarche Abraham. Marchez, lui dit-il, en ma présence, souvenez-vous que je vous vois, et vous serez parfait. C'est ce qu’observait le Prophète Élie qui jurait souvent par le Seigneur, en la présence duquel il était. C'est aussi ce que l’Apôtre pratiquait excellemment, quand il disait : Nous souhaitons rien tant que de sortir de ce corps, et d’aller à Dieu. C'est pourquoi nous nous efforçons de lui plaire, et durant la vie et à la mort. Et de vrai, il n'y a rien qui excite plus à servir Dieu, et à faire en tout sa volonté, qu’un amour sincère pour lui, et une sainte impatience de le voir et de le posséder à jamais.
Chapitre XI.
Onzième fruit des larmes : La crainte d’offenser Dieu.
Les deux dernières sources des larmes, qui viennent de l’incertitude où nous sommes et de la grâce, produisent un très-bon effet, qui est la crainte de Dieu si importante pour le salut. Nous ne parlons point de la crainte basse et servile, mais de celle de l’épouse chaste, qui aime la présence de son époux, et qui en appréhende l’absence; au lieu que la femme infidèle désire l'absence de son mari, et en redoute la présence. C'est de cette crainte également noble et utile que parle l’Apôtre quand il nous exhorte de travailler à notre salut avec crainte et en tremblant. Le Prophète Roi nous en parle aussi en ces termes : Servez le Seigneur avec crainte, et réjouissez-vous en lui avec tremblement. Craignez le Seigneur, vous tous qui êtes du nombre de ses Saints.
Pourquoi pensez-vous que Dieu ait voulu que nous ne puissions savoir si nous sommes en bon état, et si nous y persévérerons? C'est sans doute pour nous tenir dans la crainte, pour nous rendre vigilans, pour réprimer notre orgueil, et nous conserver dans l’humilité. Dieu nous a caché ce secret, il nous en a fait un mystère impénétrable, afin, dit saint Augustin, que personne ne s’enorgueillisse, mais que tous, et ceux même qui courent bien, ne laissent pas de trembler, puisqu’ils ne savent où se terminera leur course.
Cependant quelque incertitude qu’on ait sur cela, les gens de bien ne doivent pas se laisser aller à l’abattement et au désespoir. Car ceux qui servent Dieu sincèrement et avec crainte, ont plusieurs marques pour connaître que Dieu les aime, et qu’il veut les faire persévérer dans sa grâce. C’était la pensée de saint Bernard, qui disait : Qui se peut vanter qu'il est du nombre des Elus, qu'il est de ceux que Dieu a prédestinés à la gloire? Nous n’avons rien de certain là-dessus : mais nous espérons, et c'est cequi nous console. Le Saint-Esprit même dans les Ecritures nous enseigne que la bonne conscience, que l’esprit de componction, que l’exercice de l’amour de Dieu, que la patience dans l’adversité nous sont des sujets d’une extrême joie et d’une ferme espérance, qui doit bien modérer nos craintes.
Quant à la bonne conscience, saint Paul dit que son témoignage est ce qui fait notre gloire : et saint Jean assure que si nous n’avons rien à nous reprocher, nous devons avoir une grande confiance en Dieu.
Pour ce qui est de l’esprit de componction et de pénitence, le Sage dit qu’une ame qui sent l’amertume dont elle est remplie, aura une joie toute pure et toute intérieure. En effet il n’est pas croyable combien il y a de douceur dans l’amertume que cause à l’ame le regret de ses péchés.
A l’égard du divin amour nous savons que le premier fruit du Saint-Esprit, c'est la paix et la joie du cœur. Les fruits de l’Esprit, dit l’Apôtre, sont l’amour, la paix, la joie, etc.
Enfin rien ne donne plus de consolation, ni n’assure plus le salut, que la patience dans les maux qu’on a à souffrir en cette vie. Nul ne l’a jamais mieux éprouvé que cet homme si mort au monde, qui se sentait plein de consolation, et comblé de joie parmi toutes ses souffrances, et qui écrivait aux premiers Chrétiens en ces termes : L’affection est le sujet de la patience; la patience, de l’épreuve; l'épreuve, de l’espérance; et l’espérance ne trompe point. Le Prophète Roi avait dit longtemps auparavant, en parlant à Dieu : La multitude de mes peines intérieures a été comme la mesure des consolations dont vous avez rempli mon ame.
Tout ceci fera connaître au Lecteur, que nous recommandons la crainte sans diminuer la confiance, et que nous louons les pleurs sans ôter la joie. Car le même Esprit qui produit la crainte, et fait gémir la Colombe, produit aussi l’espérance et la joie du cœur.
Chapitre XII.
Douzième fruit des larmes : La facilité d’obtenir les grâces du Ciel.
La dernière utilité des larmes vient de leur mérite et de leur prix. Car qui pourrait dire de quelle efficace elles sont auprès de Dieu? On en peut juger par les paroles et les expressions de l’Ecriture.
Anne, mère de Samuël, après une longue stérilité, pria instamment le Seigneur de lui donner des enfans; et il lui donna un fils, qui fut ce grand homme, ce fameux Prophète, ce sage Juge du Peuple, ce modèle de vertu et de sainteté. Et afin qu’on sache comme elle obtint une faveur si inespérée, l’Ecriture ajoute qu’Anne versa pour cela une grande quantité de larmes. David en plus d'un endroit dit non-seulement que Dieu écoute les prières que nous lui faisons, mais qu’il considère nos pleurs et qu’il en entend la voix : Seigneur, vous avez regardé mes larmes, vous les avez mises devant vos yeux. Daignez, ô mon Dieu, prêter l’oreille à mes larmes. Sur quoi Cassiodore donne aux larmes dans la prière une force qui va jusqu’à la violence. Il est écrit dans Isaïe qu’Ezéchias, Roi de Juda, étant malade à l’extrémité, pria le Seigneur, avec effusion de larmes, et qu’aussitôt le Seigneur lui envoya son Prophète pour lui dire de sa part : J’ai entendu votre prière, et j’ai vu vos larmes. Je prolongerai votre vie de dix années.
Mais il n'y a rien de plus formel pour cela que ces paroles de l’Ecclésiastique : Dieu ne rejettera point le pupille qui l’invoque, ni la veuve qui le réclame par ses soupirs.
O admirable vertu des larmes, qui ont un si grand pouvoir auprès de Dieu, que c'est assez qu’une veuve pleure devant lui, et que ses yeux parlent tandis que sa langue se tait, que c'est, dis-je, assez pour en obtenir tout ce qu’elle lui demande! N’est-il pas vrai, continue le même Auteur, que les larmes qui coulent le long des joues de la veuve, crient contre ceux qui la font pleurer ? C’est-à-dire, pendant que les pleurs coulent des yeux de la veuve, ne pousse-t-elle pas des cris, qui vont jusqu’à Dieu, et qui demandent justice contre ceux qui en sont la cause? Le Verset suivant qui n’est que l’explication de celui-ci, exprime la chose encore plus clairement : Les pleurs de la veuve montent de ses joues jusques au Ciel, et Dieu qui écoute sa prière, ne se plaira pas à la voir pleurer. Ainsi les leurs tombant à terre, montent par une secrète vertu, jusqu’au Ciel, où ils se font entendre au Souverain Juge, qui ne prendra pas plaisir, ou selon une autre Version, prendra plaisir à les voir couler. On peut dire qu’à considérer la cause des pleurs de la veuve, qui est l’injustice de ceux qui l’oppriment, ils déplaisent à Dieu; mais qu’à ne les regarder que comme un agrément de la prière, ils lui plaisent infiniment. Car quand on peut joindre les larmes à l’oraison, c'est une marque de ferveur, et qu'on implore tout de bon la divine Miséricorde.
L’exemple de sainte Monique en est une preuve convaincante. Car comme elle pleurait continuellement pour la conversion d’Augustin son fils, un saint Évêque lui dit : Allez, et vivez en paix : car un fils pour qui l’on répand tant de larmes, ne saurait périr. Elle reçut cette réponse comme un oracle, et l’événement montra qu’elle n’avait du venir que du Ciel. Ajoutons ce qui est rapporté dans la vie de saint Antoine, qu’un jour voyant que ses Religieux manquaient d’eau dans le désert, il pria Dieu de les assister au besoin, et qu’à peine avait-il jeté quelques larmes, que dans le lieu même il sortit une fontaine qui leur donna en abondance de quoi soulager leur soif. Voilà ce que nous avons à dire du pouvoir des larmes, à quoi si l’on joint ce que nous en avons dit au premier chapitre de ce Livre, il n’y a personne qui ne doive en admirer l’efficace et la vertu.
Il nous reste seulement à faire voir quel en est le prix. Saint Grégoire pourra nous l’apprendre, et son témoignage seul, nous suffira. Il explique d’une manière qui convient très-bien à notre sujet, le mystère des deux Autels du Temple de Jérusalem, l’un d’airain dans le Parvis, et l'autre d'or devant l’Arche dans le Tabernacle même. Le premier, dit ce saint Docteur, désignait les pénitens qui pleurent que par la crainte de la peine : le second marquait les parfaits, qui pleurent par le seul motif de l’amour de Dieu. mais entendons-le parler lui-même :
" Pourquoi pensez-vous, mes très-chers frères, qu’on brûle les chairs dans le Parvis et les parfums dans le Tabernacle, si ce n’est pour signifier ce que nous voyons tous les jours, qu’il y a deux sortes de componction. La crainte fait pleurer les uns, l’amour les autres. Plusieurs se ressouvenant de leurs péchés, et appréhendant la punition, versent des larmes, détestent leur mauvaise vie, et par le feu de la componction consument les vices, dont ils ressentent encore les atteintes dans leur cœur. N’est-ce pas ceux-ci qui sont figurés par l’Autel d’airain, sur lequel on brûle les chairs, et n’est-ce pas eux qui sont toujours occupés à faire pénitence de leur vie charnelle et impure? Pour les autres qui ne savent ce que c'est que les vices de la chair, ou qui à force de pleurer et de gémir s’en étant défaits, brûlent du Divin amour, ils aspirent au doux repos de la céleste Patrie; ils voudraient jouir déjà de la Compagnie des Bienheureux, leur long pèlerinage sur la terre est pour eux une facheuse servitude; ils désirent ardemment de voir le Roi du Ciel dans sa gloire, et ils l’aiment si tendrement, que jour et nuit ils fondent en larmes. N’est-ce pas là ceux, dans le cœur desquels, ainsi que sur l’Autel d’or, on offre les doux parfums, qui sont les symboles des vertus Chrétiennes? "
Tout ce discours est de saint Grégoire, et la conclusion qu’on en doit tirer, c'est qu’avec les larmes, dont nous parlons, nous faisons un sacrifice odoriférant devant Dieu, suivant ce mot du Psalmiste : C’est une victime agréable à Dieu qu’une ame toute pénétrée de douleur. Considérons donc les larmes de la pénitence comme un sacrifice d’agneaux et de bœufs que l’on brûle dans le parvis sur l’Autel d’airain; mais regardons celles qui proviennent de l’amour de Dieu, et du désir de le voir, comme un sacrifice de précieux parfums, que l’on offre dans le sanctuaire sur l’Autel d’or. Ce dernier est sans contredit le plus excellent et le plus parfait. Car quoique tout sacrifice doive plaire au Seigneur, puisque ce n’est qu’une solennelle reconnaissance de son domaine souverain, et de l’empire qu’il a sur toutes les choses créées; néanmoins parmi tous ceux de l’antiquité le plus innocent et le plus doux était celui que le seul Grand-Prêtre offrait une fois l’année sur l’Autel d'or, dans l’endroit le plus saint du Temple, selon que l’Apôtre le déclare dans son Epitre aux Hébreux. Jugeons de là combien les larmes des pénitens sont agréables à Dieu, puisqu’on les compare à des sacrifices; et de quel prix sont celles des Saints, dont la source est le pur amour, puisqu’on les égale en mérite et en excellence au sacrifice le plus noble qui est celui de l’encens. Certainement si les hommes considéraient et comprenaient bien ceci, ils verraient que ceux qui pleurent sont heureux, et ils feraient sans comparaison plus d’état de ces larmes saintes, que de toutes les joies du monde.
Finissons par un passage du bienheureux Laurent Justinien, qui confirme tout ce que nous avons dit : Personne ne s’est présenté les larmes aux yeux devant le Seigneur, qu’il n’ait obtenu ce qu’il souhaitait, et personne ne l’a prié de quelque grâce, qu’il n’en ait été exaucé. Car c'est lui qui console ceux qui pleurent; c’est lui qui prend soin des affligés, qui forme et instruit les pénitens. O humble larme, vous êtes aussi puissante qu’une Reine; vous ne craignez point le Tribunal du souverain Juge; vous fermez la bouche à ceux qui accusent vos amis; rien ne vous empêche d’approcher de Dieu. si vous entrez seule et dénuée de tout, vous ne sortez point les mains vides. En un mot vous surmontez l’invincible, vous liez le Tout-puissant, vous attirez le Fils de la Vierge; vous ouvrez le Ciel; vous mettez les Démons en fuite. Vous êtes la nourriture des âmes, l’affermissement des sens, l’abolition des péchés, l’extinction des vices. Vous prévenez les vertus, vous accompagnez la grâce, vous purifiez les cœurs. On trouve dans vous le bonheur de la vie, la satisfaction de l’esprit, le recouvrement de l’innocence, la douceur d’une parfaite réconciliation, le calme d'une bonne conscience, et une ferme espérance de la béatitude éternelle. Que celui qu peut vous joindre à sa prière, s’estime heureux, parce qu’il en sortira plein de confiance et de joie. Ainsi soit-il.
Fin
 
LIVRE PREMIER

Chapitre I.
Il est nécessaire de gémir et de pleurer en ce monde. Preuves de cette vérité tirées des Psaumes.
Chapitre II.
On prouve la même chose par quelques textes du Cantique des cantiques.
Chapitre III.
Preuves de la même vérité, tirées de l’Ecclésiaste.
Chapitre IV.
Autres preuves tirées d’Isaïe.
Chapitre V.
Autres preuves tirées de Jérémie.
Chapitre VI.
Autres preuves tirées d’Ezéchiel.
Chapitre VII.
Autres preuves tirées de Joël.
Chapitre VIII.
Preuves de la même vérité, tirées des Evangiles.
Chapitre IX.
Autres preuves tirées des Epitres de saint Paul, et de celle de saint Jacques.
Chapitre X.
Quelques exemples tirés de l’Ecriture, qui prouvent la nécessité de la pénitence et des larmes en cette vie.
Chapitre XI.
Autres preuves tirées tant de la doctrine que des exemples des Saints.
Chapitre XII.
Dernières preuves tirées de l’autorité de l’Eglise.

LIVRE SECOND
Chapitre I.
Première source des larmes : La considération du péché.
Chapitre II.
Seconde source des larmes : La considération de l’Enfer.
Chapitre III.
Troisième source des larmes : Le souvenir de la Passion du Sauveur.
Chapitre IV.
Quatrième source des larmes : Les persécutions de l’Eglise.
Chapitre V.
Cinquième source des larmes : La considération de la dignité et des fonctions sacerdotales.
Chapitre VI.
Sixième source des larmes : Le relâchement de plusieurs Ordres Religieux.
Chapitre VII.
Septième source des larmes : Les déréglemens des gens du siècle.
Chapitre VIII.
Huitième source des larmes : Les misères du genre humain.
Chapitre IX.
Neuvième source des larmes : Les peines du Purgatoire.
Chapitre X.
Dixième source des larmes : Le divin amour.
Chapitre XI.
Onzième source des larmes : L’incertitude du salut.
Chapitre XII.
Douzième source des larmes : Les tentations qu’on a à souffrir dans le chemin du salut.

LIVRE TROISIÈME
Chapitre I.
Premier fruit des larmes : L’espérance certaine de la rémission.
Chapitre II.
Second fruit des larmes : La crainte des peines de l’Enfer.
Chapitre III.
Troisième fruit des larmes : L’imitation des vertus de Jésus-Christ.
Chapitre IV.
Quatrième fruit des larmes : La charité du prochain.
Chapitre V.
Cinquième fruit des larmes : La réforme du Clergé.
Chapitre VI.
Sixième fruit des larmes : La réforme des Ordres Religieux.
Chapitre VII.
Septième fruit des larmes : La réforme des gens du siècle.
Chapitre VIII.
Huitième fruit des larmes : Les œuvres de miséricorde.
Chapitre IX.
Neuvième fruit des larmes : Le soulagement des âmes du Purgatoire.
Chapitre X.
Dixième fruit des larmes : Le mépris du monde, et l’amour de Dieu.
Chapitre XI.
Onzième fruit des larmes : La crainte d’offenser Dieu.
Chapitre XII.
Douzième fruit des larmes : La facilité d’obtenir les grâces du Ciel.
 
 

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