Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique

Supplément = 5ème partie

Question 4 : De la durée de la contrition

 

         Nous devons ensuite nous occuper de la durée de la contrition. A cet égard il y a trois questions à examiner : 1° La contrition doit-elle durer toute cette vie ? (Cet article est une réfutation de l’erreur des bégards et des autres hérétiques qui ont nié les œuvres, sous prétexte que quand l’homme est arrivé à la perfection il ne doit plus faire aucune bonne œuvre, et que cette obligation ne regarde que ceux qui sont imparfaits.) — 2° Est-il convenable de gémir continuellement sur le péché ? (L’Ecriture nous insinue que l’on doit continuellement avoir de la douleur de ses fautes (Ps. 50, 3-5) : Ayez pitié de moi, ô Dieu, selon votre grande miséricorde ; et selon la multitude de vos bontés, effacez mon iniquité. Lavez-moi de plus en plus de mon iniquité, et purifiez-moi de mon péché. Car je connais mon iniquité, et mon péché est toujours devant moi ; (Lament., 2, 18) : Fais couler les larmes comme un torrent le jour et la nuit ; ne te donne pas de relâche, et que la prunelle de ton œil ne se repose pas.) — 3° Après cette vie les âmes sont-elles contrites de leurs péchés ? (L’Ecriture nous apprend dans une foule d’endroits qu’après cette vie la contrition n’existe plus dans les mêmes conditions que maintenant, c’est-à-dire qu’elle n’est plus ni satisfactoire, ni méritoire : La nuit vient, où personne ne peut agir (Jean, 9, 4) ; Tout ce que ta main peut faire, fais-le promptement, car il n’y a ni œuvre, ni raison, ni sagesse, ni science dans le séjour des morts où tu te précipites (Ecclésiaste, 9, 10) ; Avant ta mort, pratique la justice, parce qu’on ne trouve pas d’aliments dans le séjour des morts (Ecclésiastique, 14, 17).)

 

Article 1 : La contrition doit-elle durer pendant toute cette vie ?

 

          Objection N°1. Il semble que la contrition ne doive pas durer toute cette vie. Car comme on doit avoir de la douleur au sujet du péché qu’on a commis ; de même on doit aussi en avoir de la honte. Or, on n’a pas honte de ses péchés pendant toute la vie ; parce que, comme le dit saint Ambroise (De pœnit., liv. 2, chap. 7), celui qui a reçu le pardon de ses péchés n’a plus lieu d’en rougir. Il semble donc qu’il ne doive plus en avoir la contrition qui est la douleur qu’on a de ses péchés.

          Réponse à l’objection N°1 : La honte se rapporte au péché seulement, suivant ce qu’il a de honteux. C’est pour cela que quand le péché a été remis quant à la faute, il n’y a plus lieu d’en rougir ; mais il y a toujours lieu d’en avoir de la douleur, parce que la douleur ne se rapporte pas seulement à la faute en raison de ce qu’elle a de honteux, mais encore en raison du dommage qui lui est annexé.

 

          Objection N°2. Il est dit (1 Jean, 4, 18) que la charité parfaite chasse la crainte, parce que la crainte a en vue la punition. Or, la douleur a aussi en vue la punition. Donc la douleur de la contrition ne peut subsister dans l’état de charité parfaite.

          Réponse à l’objection N°2 : La crainte servile que la charité chasse est en opposition avec cette vertu, en raison de la servilité, puisqu’elle se rapporte à la peine au lieu que la douleur de la contrition est produite par la charité, comme nous n’avons dit (quest. 3, art. 2). Et c’est pour ce motif qu’il n’y a pas de parité.

 

          Objection N°3. La douleur qui a pour objet propre le mal présent ne peut se rapporter au passé qu’autant qu’il reste dans le présent quelque chose du péché passé. Or, quelquefois on parvient en cette vie à un état où il ne reste rien du péché passé, ni disposition, ni faute, ni peine à expier. Il ne faut donc plus s’affliger de ses péchés.

          Réponse à l’objection N°3 : Quoique le pécheur revienne par la pénitence à son ancien état de grâce et à l’affranchissement de toute peine, il ne revient cependant jamais à la dignité première de son innocence. C’est pour cela qu’il reste toujours en lui quelque chose de son péché passé.

 

          Objection N°4. Sait Paul dit (Rom., 8, 28) que pour ceux qui aiment Dieu tout tourne à leur avantage, même les péchés, comme l’observe la glose (Aug., liv. De corrept. et grat., chap. 9). Il ne faut donc pas pleurer ses péchés, après qu’on en a obtenu le pardon.

          Réponse à l’objection N°4 : Comme l’homme ne doit pas faire le mal pour qu’il arrive du bien ; de même il ne doit pas se réjouir des maux, parce que la grâce de Dieu ou l’action de sa providence en tirent occasionnellement des avantages. Car, ce ne sont pas les péchés qui ont été la cause de ces biens, mais ils en ont été plutôt les obstacles ; c’est la providence divine qui les a produits. On doit donc se réjouir de son action et s’affliger du péché.

 

          Objection N°5. La contrition est une partie de la pénitence, comme la satisfaction qui est une autre partie de cette vertu. Or, il ne faut pas toujours satisfaire. Donc il ne faut pas non plus être toujours contrit de ses péchés.

          Réponse à l’objection N°5 : La satisfaction s’apprécie suivant la peine particulière qu’on doit subir pour ses péchés. C’est pourquoi elle peut être complète de manière qu’on ne soit pas obligé d’aller au-delà. Cette peine est surtout proportionnée à la faute en raison du mouvement par lequel on se porte vers la créature, et sous ce rapport elle est finie. Mais la douleur de la contrition répond à la faute par rapport au mouvement qui nous détourne de Dieu, et à ce point de vue elle a quelque chose d’infini. D’où il arrive que la contrition doit toujours subsister ; et il ne répugne pas que ce qui est en dernier lieu étant détruit, ce qui est avant reste encore.

 

          Mais c’est le contraire. Saint Augustin, dans son livre de la pénitence (seu alius auctor, De ver. et falsa pœnit., chap. 13), dit que dès la douleur cesse la pénitence fait défaut, et dès que la pénitence fait défaut il ne reste rien du pardon. Il semble donc que puisqu’il ne faut pas perdre le pardon qu’on a obtenu, on doive toujours se repentir de ses péchés.

          Il est dit (Ecclésiaste, 5, 5) : Ne soyez pas sans crainte au sujet du péché pardonné. On doit donc toujours gémir pour avoir ses fautes pardonnées.

 

          Conclusion Puisque le péché passé ralentit le cours de notre vie vers Dieu, on doit pendant tout le temps de la vie présente être contrit de ses péchés passés et les pleurer.

          Il faut répondre que dans la contrition, comme nous l’avons dit (quest. 3, art. 1), il y a deux sortes de douleur : l’une appartient à la raison, et elle est la détestation du péché qu’on a commis ; l’autre appartient à la partie sensitive et résulte de la première. Par rapport à l’une et à l’autre, la contrition doit durer pendant toute la vie présente. Car, tant qu’on est ici-bas, on déteste les obstacles qui nous retardent et qui nous empêchent de parvenir au terme de notre carrière. Ainsi, le péché peut retarder la course de notre vie vers Dieu, parce que nous ne pouvons plus recouvrer le temps qui nous avait été donné pour courir ; il faut donc que pendant la durée de cette vie l’état de la contrition subsiste toujours, quant à la détestation du péché. Il en est de même par rapport à la douleur sensible que la volonté excite à titre de châtiment. Car, comme l’homme en péchant a mérité une peine éternelle, et qu’il a péché contre Dieu qui est éternel, la peine éternelle ayant été changée en une peine temporelle, il faut au moins que la douleur subsiste pendant toute l’éternité de l’homme, c’est-à-dire pendant tout le temps que dure sa vie présente (C’est ce que suppose le concile de Trente quand il dit au sujet de l’extrême-onction (sess. 14, chap. 1) : Visum est sanctæ synodo præcedenti doctrinæ de pœnitentia adjungere ea quæ sequuntur de sacramento Extremæ unctionis : quodnon modò pœnitentiæ, sed totius christianæ vitæ quæ perpetua pœnitentia esse debet, consummativum existimatum est à Patribus.). C’est pour cela que Hugues de Saint-Victor dit (tract. 6 Sum. sent., chap. 11) : que Dieu en absolvant l’homme de la faute et de la peine éternelle, l’enchaîne par le lien de la détestation perpétuelle du péché.

 

Article 2 : Est-il avantageux de s’affliger continuellement de ses péchés ?

 

          Objection N°1. Il semble qu’il ne soit pas avantageux de pleurer continuellement ses péchés. Car il est quelquefois avantageux d’être dans la joie, comme on le voit d’après ces paroles (Phil., chap. 4) : Réjouissez-vous toujours dans le Seigneur, à l’occasion desquelles la glose dit (ord.) qu’il est nécessaire de se réjouir. Or, il n’est pas possible d’être tout à la fois dans la joie et la douleur. Il n’est donc pas avantageux de s’affliger continuellement de ses péchés.

          Réponse à l’objection N°1 : La joie du siècle est empêchée par la douleur de la contrition ; mais il n’en est pas de même de la joie qui vient de Dieu, parce qu’elle a cette douleur même pour matière.

 

          Objection N°2. On ne doit pas prendre ce qui est mauvais en soi et ce que l’on doit fuir, à moins que ce ne soit nécessaire comme une médecine l’est à une maladie : c’est ainsi qu’on applique à une blessure le feu et le fer. Or, la tristesse est en soi une chose mauvaise. D’où il est dit (Ecclé., 30, 24) : Dispersez loin de vous la tristesse ; l’Ecriture en donne le motif : Car la tristesse en a fait périr un grand nombre, et elle n’est utile à rien. C’est aussi ce que dit Aristote (Eth., liv. 7, chap. 13 et 14, et liv. 10, chap. 5). On ne doit donc s’affliger du péché qu’autant qu’il le faut pour en obtenir le pardon. Et comme le péché a été effacé immédiatement après la première tristesse produite par la contrition, il n’est pas avantageux de le pleurer davantage.

          Réponse à l’objection N°2 : L’Ecclésiastique parle en cet endroit de la tristesse du siècle ; et Aristote parle de la tristesse qui est une passion dont on doit user modérément, selon qu’il est avantageux à la fin pour laquelle on l’emploie.

 

          Objection N°3. Saint Bernard dit (Serm. 11 in Cant., chap. 2) : La douleur est bonne si elle n’est pas continuelle, car il faut mêler du miel à l’absinthe. Il semble donc qu’il ne soit pas avantageux de pleurer continuellement.

          Réponse à l’objection N°3 : Saint Bernard parle de la douleur qui est une passion.

 

          Mais c’est le contraire. Saint Augustin dit (alius auctor, liv. De vera et falsa pœnit., chap. 13 in fin.) : Que le pénitent soit toujours dans la douleur, et que cette douleur soit pour lui un sujet de joie.

         Il est avantageux de produire toujours, autant qu’il est possible, les actes dans lesquels la béatitude consiste. Or, la douleur que l’on a du péché est du nombre de ces actes, comme on le voit par ces paroles de l’Evangile (Matth., 5, 5) : Bienheureux ceux qui pleurent. Il est donc avantageux d’être continuellement dans la douleur autant que possible.

 

          Conclusion La contrition étant un acte de la pénitence, il serait très avantageux à l’homme d’être continuellement contrit de ses péchés et d’en être modérément attriste, pourvu qu’il n’omette pas les devoirs des autres vertus quand ils sont plus nécessaires.

          Il faut répondre que les actes des vertus sont d’une telle nature, qu’il ne peut y avoir en eux ni excès ni défaut, comme le prouve Aristote (Eth., liv. 2, chap. 6 et 7). Ainsi la contrition, considérée comme un déplaisir qui existe dans l’appétit rationnel, étant un acte de la vertu de pénitence, il ne peut jamais y avoir d’excès en elle ni quant à l’intensité, ni quant à la durée, sinon dans le cas où l’acte d’une vertu empêche l’acte d’une autre vertu qui serait plus nécessaire pour le moment. Par conséquent, plus l’homme peut vivre continuellement en produisant des actes de contrition, et mieux il fait ; pourvu qu’il pratique en leur temps et comme il faut toutes les autres vertus. Mais les passions peuvent pécher par excès et par défaut quant à l’intensité et quant à la durée. C’est pourquoi, comme la passion de la douleur que la volonté s’impose doit être modérément intense, de même elle doit être aussi d’une durée modérée, de peur qu’en se prolongeant trop elle jette l’homme dans le désespoir, la pusillanimité et les autres excès de ce genre (Les théologiens examinent si on est obligé de faire un acte de contrition immédiatement après s’être rendu coupable d’une faute grave. Ils conviennent qu’il y a à ce sujet un précepte qui oblige par lui-même toutes les fois qu’on est en danger de mourir dans le péché, et il oblige par accident : 1° lorsqu’après avoir fait un péché mortel on est obligé de faire une chose qui demande qu’on soit en état de grâce ; 2° quand on est obligé de faire un acte d’amour de Dieu, et on y est obligé au moins une fois par mois ; 3° quand on est pressé par de violentes tentations et qu’on a besoin d’’être en état de grâce pour les vaincre ; 4° quand on est obligé de remplir le devoir de la confession annuelle. La plupart des pécheurs, et surtout parmi les gens simples, pensent qu’il n’y a obligation pour eux que dans cette dernière circonstance ; Mgr Gousset conseille de les laisser dans cette bonne foi qui peut les rendre excusables (Voyez sa Théologie morale, tome 2, pages 244 et 245).).

 

Article 3 : Après cette vie les âmes sont-elles encore contrites de leurs péchés ?

 

          Objection N°1. Il semble que les âmes soient encore contrites de leurs péchés après cette vie. Car l’amour de la charité est cause du déplaisir que l’on a du péché. Or, la charité reste dans les âmes après cette vie et quant à l’acte et quant à l’habitude, parce que la charité ne périt jamais, comme l’a dit l’Apôtre (1 Cor., 13, 8). Le déplaisir qu’on a du péché que l’on a commis et qui est essentiellement la même chose que la contrition, subsiste donc.

          Réponse à l’objection N°1 : La charité ne produit cette douleur que dans ceux qui en sont capables ; mais la plénitude de la joie qu’éprouvent les bienheureux les rend absolument incapables de toute douleur ; c’est pourquoi, quoiqu’ils aient la charité, cependant ils n’ont pas la contrition.

 

          Objection N°2. On doit avoir plus de douleur pour la faute que pour la peine. Or, les âmes dans le purgatoire s’affligent de la peine sensible qu’elles éprouvent et de ce que leur gloire est différée. A plus forte raison s’affligent-elles donc de la faute qu’elles ont commise.

          Réponse à l’objection N°2 : Les âmes dans le purgatoire s’affligent de leurs péchés ; mais cette douleur n’est pas la contrition parce qu’elle n’en a pas l’efficacité.

 

          Objection N°3. La peine du purgatoire est satisfactoire à l’égard du péché. Or, la satisfaction tire son efficacité de la force de la contrition. Donc la contrition subsiste après cette vie.

          Réponse à l’objection N°3 : Cette peine que les âmes souffrent dans le purgatoire ne peut pas être appelée proprement une satisfaction, parce que la satisfaction requiert une œuvre méritoire ; mais on appelle satisfaction d’une manière large le payement d’une dette qui était due.

 

          Mais c’est le contraire. La contrition est une partie du sacrement de pénitence. Or, les sacrements ne subsistent pas après cette vie. Donc la contrition ne subsiste pas non plus.

          La contrition peut être si grande qu’elle efface la faute et la peine. Si donc les âmes peuvent être contrites dans le purgatoire, elles pourraient obtenir par la force de leur contrition la remise de leur dette et par conséquent être délivrées de la peine sensible ; ce qui est faux.

 

          Conclusion Puisqu’on requiert pour la contrition que l’on ait une douleur qui soit formée par la charité et méritoire, et puisque pour toutes ces conditions ne peuvent se trouver dans les âmes après cette vie, il est impossible qu’elles aient alors en elles la contrition.

          Il faut répondre que dans la contrition il y a trois choses à considérer : la première, c’est le genre de la contrition qui est une douleur ; la seconde, c’est la forme de la contrition qui est un acte de vertu ennobli par la grâce ; la troisième c’est l’efficacité de la contrition qui est un acte méritoire et sacramentel et satisfactoire d’une certaine manière. Après cette vie les âmes qui sont dans le ciel ne peuvent donc avoir la contrition, parce que la plénitude de leur joie les empêche de ressentir de la douleur. Celles qui sont dans l’enfer n’ont pas de contrition ; parce que quoiqu’elles de la douleur (Cette douleur est produite par les peines qu’elles endurent, mais elles ne sont pas affligées de leurs péchés selon qu’ils sont une offense contre Dieu, puisqu’au contraire elles s’endurcissent et s’obstinent dans leurs fautes.), elles n’ont pas la grâce qui doit lui donner sa forme. Quant à celles qui sont dans le purgatoire, elles ont de leurs fautes une douleur ennoblie par la grâce, mais elles n’ont pas une douleur méritoire, parce qu’elles ne sont plus en état de mériter. Il n’y a donc que dans cette vie que ces trois choses peuvent se rencontrer.

 

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.