Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique

Supplément = 5ème partie

Question 13 : De la possibilité de la satisfaction

 

          Nous devons ensuite nous occuper de la possibilité de la satisfaction. A cet égard deux questions se présentent : 1° L’homme peut-il satisfaire à Dieu ? (Il est de foi que l’homme peut satisfaire à Dieu pour ses péchés. Le concile de Trente l’a ainsi défini contre Luther qui l’avait nié (sess. 14, can. 13) : Si quis dixerit pro peccatis, quoad pœnam temporalem, minimè Deo per Christi merita satisfieri pœnis ab eo inflictis et patienter toleratis ; vel à sacerdote injunctisanathema sit.) — 2° Peut-on satisfaire pour un autre ? (Saint Paul dit aux chrétiens (Gal., 6, 2) : Portez les fardeaux les uns des autres, et vous accomplirez ainsi la loi du Christ, et le dogme de la communion des saints suppose que les fidèles peuvent satisfaire les uns pour les autres.)

 

Article 1 : L’homme peut-il satisfaire à Dieu ?

 

          Objection N°1. Il semble que l’homme ne puisse pas satisfaire à Dieu. Car la satisfaction doit être égale à l’offense, comme on le voit d’après ce que nous avons dit (quest. préc., art. 2 et 3). Or, l’offense commise contre Dieu est infinie ; parce qu’elle tire de sa gravité de celui contre lequel elle est commise, puisque celui qui frappe un prince fait une faute plus grave que s’il frappait toute autre personne. Donc puisque l’action de l’homme ne peut être infinie, il semble que l’homme ne puisse satisfaire à Dieu.

          Réponse à l’objection N°1 : Comme l’offense a tiré une certaine infinité de l’infinité de la majesté divine, de même la satisfaction tire aussi une certaine infinité de l’infinité de la miséricorde divine, selon qu’elle est ennoblie par la grâce (Comme les bonnes œuvres faites par la grâce méritent la vie éternelle ex condigno, de même elles sont satisfactoires de condigno pour la peine qui reste à expier. Et comme cette satisfaction ne vient pas de ce qui est propre à l’homme, mais de la grâce du Christ, les théologiens disent qu’on ne satisfait pas ex rigore justitiæ.) qui fait agréer de Dieu ce que l’homme peut rendre. — Il y en a qui disent que l’offense tire son infinité de ce qu’elle détourne de Dieu, et qu’à cet égard elle est remise gratuitement ; mais qu’elle est finie en raison de l’acte par lequel elle porte vers les créatures et que c’est sous ce rapport qu’on peut satisfaire pour elle. Mais cette raison ne vaut rien, parce que la satisfaction ne répond au péché qu’en raison de ce qu’il est une offense contre Dieu ; et il est une offense non parce qu’il porte vers les créatures, mais parce qu’il détourne de Dieu. — D’autres disent qu’on peut aussi satisfaire pour le péché selon qu’il détourne de Dieu, en recourant à la vertu du mérite du Christ qui a été infinie d’une certaine manière. Mais ceci revient à ce que nous avons dit auparavant, parce que la grâce a été donnée à ceux qui croient par la foi du médiateur. Si cependant Dieu nous donnait la grâce d’une autre manière, la satisfaction suffirait de la manière que nous avons indiquée.

 

          Objection N°2. Un serf ne peut payer une dette, puisque tout ce qu’il a appartient à son seigneur. Or, nous sommes les serfs de Dieu et tout ce que nous avons de bon nous le tenons de lui. Par conséquent, puisque la satisfaction est la réparation d’une offense passée, il semble que nous ne puissions satisfaire à Dieu.

          Réponse à l’objection N°2 : L’homme qui a été fait à l’image de Dieu, participe d’une certaine manière à sa liberté, selon qu’il est maître de ses actes par le libre arbitre. C’est pourquoi par là même qu’il agit par son libre arbitre, il peut satisfaire à Dieu ; parce que quoiqu’il appartienne à Dieu selon qu’il a reçu de lui cette faculté, cependant elle lui a été donnée librement pour qu’il en soit le maître ; ce qui n’est pas applicable au serf.

 

          Objection N°3. Celui dont tout l’avoir ne suffit pas payer une de ses dettes, ne peut pas satisfaire pour une autre dette. Or, tout ce qu’est l’homme, ce qu’il peut et ce qu’il a ne suffit pas pour payer ce qu’il doit pour le bienfait de la création. D’où il est dit (Is., 40, 16) que les bois du Liban ne suffiront pas à l’holocauste. Il ne peut donc satisfaire d’aucune manière pour ce qu’il doit d’après l’offense qu’il a commise.

          Réponse à l’objection N°3 : Cette raison prouve qu’on ne peut satisfaire à Dieu d’une manière équivalente, mais non qu’on ne peut satisfaire d’une manière suffisante. Car quoique l’homme doive à Dieu tout ce qu’il peut, cependant on n’exige pas de lui, comme chose nécessaire au salut, qu’il fasse tout ce qu’il peut, parce qu’il lui est impossible dans l’état de la vie présente d’employer toute sa puissance à une seule chose, puisqu’il faut que sa sollicitude en embrasse une multitude. Mais il y a une mesure qu’on applique à l’homme et qu’on exige de lui, c’est qu’il accomplisse les préceptes de Dieu (Dieu n’exige de l’homme que certaines choses ; tout le bien qui est en dehors de ce qu’il exige constitue les œuvres de surérogation.). Il peut faire au-delà quelque chose par surérogation pour satisfaire.

 

          Objection N°4. L’homme doit employer tout son temps au service de Dieu. Or, on ne peut recouvrer le temps perdu, et c’est pour cela que la perte du temps est ce qu’il y a de plus grave, comme le dit Sénèque (impl. liv. 1, epist. 1). L’homme ne peut donc faire à Dieu une compensation, d’où résulte la même conséquence qu’auparavant.

          Réponse à l’objection N°4 : Quoique l’homme ne puisse pas recouvrer le temps passé, cependant il peut dans l’avenir faire compensation à ce qu’il aurait dû faire dans le passé, parce que pour remplir ce qui est de précepte, il ne doit pas tout ce qu’il peut, comme nous l’avons dit (dans la réponse précédente).

 

          Objection N°5. Le péché actuel mortel est plus grave que le péché originel. Or, personne n’a pu satisfaire pour le péché originel, à moins d’être Dieu et homme. On ne peut donc pas non plus satisfaire pour le péché actuel.

          Réponse à l’objection N°5 : Le péché originel, quoiqu’il soit moins coupable que le péché actuel, est cependant un mal plus grave, parce qu’il souille la nature humaine elle-même. C’est pourquoi il n’a pas pu être expié par la satisfaction d’un seul homme qui ne fût qu’un simple mortel, comme le péché actuel.

 

          Mais c’est le contraire. Comme le dit saint Jérôme (Pelag. in expos. fidei. ad Damas) : Que celui qui dit que Dieu a commandé à l’homme quelque chose d’impossible soit anathème. Or, la satisfaction est commandée : Faites de dignes fruits de pénitence (Luc, 3, 8). Ile st donc possible de satisfaire à Dieu.

          Dieu est plus miséricordieux qu’un homme. Or, il est possible de satisfaire à un homme. Donc aussi à Dieu.

          Il y satisfaction quand la peine est égale à la faute ; parce que la justice est la même chose que la contrepassion, selon l’expression des pythagoriciens. Or, on peut subir une peine égale à la délectation qu’on a eue en péchant. On peut donc satisfaire à Dieu.

 

          Conclusion L’homme peut satisfaire puisqu’il rend à Dieu ce qu’il peut ; car il semble qu’il y ait d’une certaine manière une proportion égale entre les efforts de l’homme et la grâce de Dieu. Si cependant le mot satisfaire impliquait à proprement parler une égalité d’étendue, l’homme ne pourrait point du tout satisfaire.

          Il faut répondre que l’homme se rend débiteur envers Dieu de deux manières : d’abord en raison du bienfait qu’il en a reçu, ensuite en raison du péché qu’il a commis contre lui. Et comme l’action de grâces, ou le culte de latrie, ou tous les autres actes semblables se rapportent à ce qu’on lui doit en raison du bienfait qu’on a reçu, de même la satisfaction se rapporte à ce qu’on lui doit en raison du péché qu’on a commis. Or, dans les honneurs qu’on rend aux parents et à Dieu, même d’après Aristote (Eth., liv. 8, sub. fin. liv.), il est impossible de rendre l’équivalent sous le rapport de la quantité, mais il suffit qu’on rende ce qu’on peut ; parce que l’amitié n’exige pas l’équivalent, mais ce qui est possible. Il y a cependant là aussi une sorte d’égalité, c’est-à-dire une égalité de proportion ; car ce que l’offense est à l’égard de Dieu, la peine l’est à l’égard de celui qui la souffre quand il s’applique autant qu’il peut (Car comme il a offensé Dieu autant qu’il était capable, il se punit autant qu’il en est capable.) ; et par conséquent la forme de la justice est conservée d’une autre manière. Et il en est de même par rapport à la satisfaction. Par conséquent l’homme ne peut satisfaire à Dieu, si le mot satisfaire implique une égalité d’étendue (Car par le péché nous offensons en Dieu une bonté infinie, au lieu que la satisfaction par laquelle nous réparons nos fautes est toujours quelque chose de fini.), mais il le peut s’il implique une égalité de proportion, comme nous l’avons dit (hic sup.). Et comme cela suffit pour l’essence de la justice, cela suffit de même pour l’essence de la satisfaction.

 

Article 2 : Quelqu’un peut-il remplir pour un autre la peine satisfactoire ?

 

          Objection N°1. Il semble qu’on ne puisse pas accomplir pour un autre la peine satisfactoire. Car le mérite est requis pour la satisfaction. Or, on ne peut ni mériter, ni démériter pour un autre, puisqu’il est écrit (Ps. 61, 12) : Vous rendrez à chacun selon leurs œuvres. L’un ne peut donc pas satisfaire pour l’autre.

          Réponse à l’objection N°1 : La récompense essentielle est accordée selon les dispositions de l’homme ; parce que la plénitude de la vision divine existera selon la capacité de ceux qui en jouiront. C’est pourquoi comme une personne n’est pas disposée par l’acte d’une autre, de même l’un ne mérite pas pour l’autre (L’un ne mérite pas pour l’autre de condigno, mais il peut mérite de congruo, comme saint Thomas le reconnaît (1a 2æ, quest. 114, art. 6).) la récompense essentielle, à moins que son mérite n’ait une efficacité infinie ; comme celui du Christ qui par son mérite seul fait arriver les enfants à la vie éternelle au moyen du baptême. Mais la peine temporelle due pour le péché après la rémission de la faute n’est pas déterminée selon la disposition de celui auquel elle est due, parce que quelquefois celui qui est le meilleur est aussi celui qui a la plus grande peine satisfactoire à subir. C’est pour cela que quant à la rémission de la peine, l’un peut mériter pour l’autre, et l’acte de l’un devient l’acte de l’autre, par l’intermédiaire de la charité qui fait que nous sommes tous un dans le Christ, d’après saint Paul (Gal., 3, 29).

 

          Objection N°2. La satisfaction se divise par opposition avec la contrition et la confession. Or, on ne peut être contrit ni se confesser pour un autre. On ne peut donc pas non plus satisfaire.

          Réponse à l’objection N°2 : La contrition se rapporte à la faute et elle appartient à la disposition bonne ou mauvaise de l’homme. C’est pourquoi la contrition de l’un ne délivre pas un autre du péché. De même l’homme se soumet aux sacrements de l’Eglise par la confession. Comme on ne peut pas recevoir un sacrement pour une autre personne, parce que la grâce est accordée dans le sacrement à celui qui le reçoit et non à un autre ; il s’ensuit qu’il n’y a pas de parité à établir à l’égard de la satisfaction (Quand il s’agit de la satisfaction sacramentelle ou de la pénitence enjointe par le confesseur, l’un ne peut pas la remplir pour l’autre. D’où il est dit (chap. Onis utriusque sexûs) : Et injunctam sibi pœnitentiam propriis viribus studeat adimplere pœnitens.), de la contrition et de la confession.

 

          Objection N°3. En priant pour un autre on mérite pour soi. Si donc on peut satisfaire pour un autre, en satisfaisant pour lui on satisfait pour soi ; et par conséquent on n’exige pas de celui qui satisfait pour un autre un autre satisfactoire pour ses propres péchés.

          Réponse à l’objection N°3 : Dans le payement de la dette on considère l’étendue de la peine, tandis que dans le mérite on considère la charité qui en est la racine. C’est pourquoi celui qui mérite pour un autre par charité, du moins ex congruo, mérite encore davantage pour lui-même ; mais celui qui satisfait pour un autre ne satisfait pas tout à la fois pour lui-même (Ce qui est vrai de la satisfaction hors du sacrement ; mais dans la satisfaction sacramentelle, le pénitent qui a reçu pour pénitence de prier pour les morts leur applique la valeur de son œuvre satisfactoire ex opere operantis, et il satisfait tout à la fois pour lui-même ex opere operato par la force des clefs.), parce que l’étendue de la peine ne suffit pas pour les péchés de l’un et l’autre. Cependant en satisfaisant pour un autre on mérite pour soi quelque chose de plus que la remise de la peine temporelle, puisqu’on mérite la vie éternelle.

 

          Objection N°4. Si on peut satisfaire pour un autre, par là même qu’on paye la peine qu’un autre a méritée, celui-ci en est immédiatement délivré. Par conséquent s’il meurt, après qu’un autre a pris sur lui toute la peine qu’il devait, il doit aller directement au ciel ; ou s’il est encore puni, on aura appliqué au même péché une double peine, la peine de celui qui commence à satisfaire et la peine de celui qui est puni dans le purgatoire.

          Réponse à l’objection N°4 : Si on s’était obligé à une peine quelconque, on ne serait pas exempt de sa dette avant de l’avoir payée. C’est pourquoi celui qui a pris un engagement doit souffrir sa peine jusqu’à ce qu’il ait satisfait pour l’autre. S’il ne satisfait pas, ils sont l’un et l’autre redevables de cette peine, l’un pour le péché qu’il a commis, l’autre pour l’engagement qu’il n’a pas tenu. Par conséquent, il ne s’ensuit pas que le même péché soit puni deux fois.

 

          Mais c’est le contraire. Il est dit (Gal., 6, 2) : Portez les fardeaux les uns des autres. Il semble donc que l’un puisse porter pour l’autre le fardeau de la peine imposée.

          La charité a plus de pouvoir devant Dieu que devant les hommes. Or, devant les hommes l’un peut payer la dette d’un autre par amour pour lui. A plus forte raison cela peut-il se faire au jugement de Dieu.

 

          Conclusion Celui qui est en état de grâce peut accomplir pour un autre la peine satisfactoire, selon qu’elle a pour but de payer ce qui est dû, mais non selon qu’elle est un remède au péché qui suit, si ce n’est par accident.

          Il faut répondre que la peine satisfactoire se rapporte à deux choses : au payement d’une dette, et à la guérison de l’âme par rapport au péché que l’on veut éviter. Selon qu’elle a pour but de remédier au péché qui suit, la satisfaction de l’un ne sert pas à l’autre ; parce que la chair de l’un n’est pas domptée par le jeûnes que fait l’autre, et ce n’est pas d’après les actes de l’un que l’autre prend l’habitude de se bien conduire, si ce n’est par accident, en ce sens qu’on peut par ses bonnes œuvres mériter pour un autre un accroissement de grâce, ce qui est le remède le plus efficace pour éviter le péché. Mais on arrive à ce résultat plutôt par manière de mérite que par manière de satisfaction. Si on considère la satisfaction par rapport au payement de ce qui est dû, l’un peut satisfaire pour l’autre, pourvu qu’il soit en état de grâce et que ses actions puissent être satisfactoires (Un fidèle ne peut satisfaire pour un autre de condigno, ou à titre de justice qu’autant qu’ils sont l’un et l’autre en état de grâce ; s’ils sont l’un et l’autre vraiment pénitents, mais qu’ils ne soient pas encore en état de grâce, la satisfaction de l’un ne sert pour l’autre que de congruo.). Il n’est pas nécessaire que l’on impose une peine plus grande à celui qui satisfait pour un autre qu’à l’auteur même de la faute, comme quelques-uns le prétendent, sous prétexte que la peine propre satisfait plus que la peine d’autrui ; parce que la peine tire surtout sa vertu satisfactoire de la charité avec laquelle on la supporte. Et comme il y a plus de charité à satisfaire pour un autre que si on satisfaisait pour soi-même, il s’ensuit qu’on exige une peine moindre de celui qui satisfait pour un autre que de l’auteur même de la faute. D’où il est dit dans les vies des Pères (liv. 5, libel. 5, num. 27) que par la charité d’un frère qui a fait la pénitence d’un autre pour un péché qu’il n’avait pas commis, se laissant guider en cela par l’amour qu’il lui portait, la faute de ce dernier lui a été pardonnée. Il n’est pas non plus requis par rapport au payement de la dette que celui pour lequel on satisfait soit impuissant à le faire ; parce que, quoiqu’il puisse satisfaire, du moment qu’un autre satisfait pour lui, il n’en est pas moins affranchi de sa dette. Mais on le requiert si on considère la peine satisfactoire comme remède. Par conséquent on ne doit pas permettre de faire une pénitence pour un autre, à moins qu’on ne remarque dans le pénitent un défaut corporel qui le mette dans l’impossibilité de supporter sa peine, ou un défaut spirituel qui l’empêche de s’y résigner. Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.