Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
Supplément =
5ème partie
Question 14 : De la qualité de la satisfaction
Nous
devons ensuite nous occuper de la qualité de la satisfaction. A ce sujet cinq
questions se présentent : 1° Peut-on satisfaire pour un péché sans satisfaire
pour un autre ? (Dans cet article saint Thomas examine si celui qui a plusieurs
péchés peut satisfaire à l’égard de l’un, tout en restant attaché aux autres
pour lesquels il ne satisfait pas ; ce qui revient à examiner si un péché mortel
peut être pardonné sans les autres.) — 2° Celui qui a été contrit d’abord de
tous ses péchés et qui retombe ensuite dans le péché mortel, pourrait-il,
n’étant plus en état de grâce, satisfaire pour les autres péchés qui lui ont
été pardonnés pendant la contrition ? — 3° La satisfaction antérieure
commence-t-elle à reprendre de la valeur une fois que l’homme a recouvré la
charité ? (Cette question revient à celle qui a été traitée au sujet des œuvres
mortes (3a pars, quest. 89, art. 6).) — 4° Les œuvres faites hors de
l’état de grâce méritent-elles quelque bien ? (Cet article est une réfutation
de l’erreur de Pélage, qui prétendait que l’homme peut mériter la vie éternelle
sans le secours de la grâce, ce qui est contraire à la doctrine catholique que
le concile de Trente a exprimé (sess. 6, chap. 16) : Christus Jesus tanquam
caput in membra… in ipsos justificatos jugiter virtutem influit : quæ virtus bona eorum opera
semper antecedit, et comitatur,
et subsequitur, et sine quâ
nullo pacto Deo grata et meritoria esse possunt.) — 5°
Ces œuvres ont-elles de la valeur pour mitiger les peines de l’enfer ? (Saint
Thomas établit que ces œuvres ne peuvent servir à mitiger directement les
peines de l’enfer, parce qu’elles n’ont pas la vertu d’affaiblir le péché qui
est la cause de ces peines.)
Article
1 : Peut-on satisfaire pour un péché sans satisfaire pour un autre ?
Objection
N°1. Il semble qu’on puisse satisfaire pour un péché sans satisfaire pour un
autre. Car à l’égard des choses qui n’ont pas de connexion entre elles on peut
enlever l’une sans l’autre. Or, les péchés n’ont pas de connexion entre eux ;
autrement celui qui aurait l’un les aurait tous. On peut donc expier l’un par
la satisfaction sans expier l’autre.
Réponse
à l’objection N°1 : Les péchés n’ayant pas de connexion entre eux dans le même
sujet on peut commettre l’un sans tomber dans l’autre ; mais il sont tous remis
d’après un seul et même principe (Ce principe unique est l’effusion de la
grâce, qui est incompatible avec le péché mortel.), et c’est pour ce motif que
la rémission des divers péchés est connexe. C’est ce qui fait qu’on ne peut
satisfaire pour l’un sans l’autre.
Objection
N°2. Dieu est plus miséricordieux que l’homme. Or, l’homme reçoit le payement
d’une dette sans le payement d’une autre. Donc Dieu reçoit aussi la
satisfaction d’un péché sans celle d’un autre.
Réponse
à l’objection N°2 : Dans l’obligation d’une dette, il n’y a que l’inégalité
opposée à la justice parce que l’un a la chose ; c’est pourquoi on n’exige pour
la réparation que le rétablissement de l’égalité de la justice, ce qui peut se
faire à l’égard d’une dette sans avoir lieu à l’égard d’une autre. Mais quand
il y a offense, il y a une inégalité qui se trouve opposée non seulement à la
justice, mais encore à l’amitié. C’est pourquoi pour que l’offense soit effacée
par la satisfaction, non seulement il faut que l’égalité de la justice soit
rétablie par la compensation d’une peine égale, mais il faut encore que
l’égalité d’amitié soit rétablie aussi ; ce qui ne peut se faire tant qu’il y a
quelque chose qui empêche l’amitié (Si l’on supposait tous les péchés mortels
pardonnés, on pourrait ensuite satisfaire à la peine méritée par l’un sans
satisfaire à la peine due à l’autre.).
Objection
N°3. La satisfaction, suivant le Maître des sentences (4, dist. 15), consiste à
détruire les causes des péchés et à fermer l’accès à leurs suggestions. Or, on
peut agir ainsi à l’égard d’un péché sans le faire à l’égard d’un autre ; comme
quand on met un frein à l'a luxure et qu’on s’attache à l’avarice. On peut donc
satisfaire à l’égard d’un péché sans satisfaire à l’égard d’un autre.
Réponse
à l’objection N°3 : Un péché entraîne à un autre par son propre poids comme le
dit saint Grégoire (Mor., liv. 25, chap. 9, et in Ezech., hom. 11). C’est pourquoi celui qui conserve un péché ne
retranche pas suffisamment les causes des autres péchés.
Mais
c’est le contraire. Le prophète dit (Is., chap. 58) :
Le jeûne de ceux qui sont dans les
inimitiés et les procès n’est pas agréable à Dieu, quoique le jeûne soit
une œuvre de satisfaction. Or, on ne peut satisfaire que par une œuvre agréable
à Dieu. Celui qui est dans le péché ne peut donc satisfaire à Dieu.
La
satisfaction est une médecine qui guérit les péchés passés, et qui préserve des
péchés à venir, comme nous l’avons dit (quest. 12, art. 3). Or, les péchés ne
peuvent pas être évités sans la grâce. Par conséquent puisque tout péché enlève
la grâce, on ne peut pas satisfaire pour un péché sans satisfaire pour un
autre.
Conclusion
Puisque la satisfaction doit effacer l’offense d’une péché antérieur et que
l’offense n’est remise qu’autant qu’on recouvre l’amitié de Dieu, qui est
empêchée par tout péché quel qu’il soit, il ne peut se faire que qu’on
satisfasse pour un péché tout en en conservant d’autres.
Il
faut répondre qu’il y en a qui ont prétendu qu’on peut
satisfaire pour un péché sans satisfaire pour un autre, comme le dit le Maître
des sentences (4, dist. 15). Mais cela est impossible. Car puisque la
satisfaction doit effacer une offense antérieure, il faut que le mode de la
satisfaction soit tel qu’il convienne pour atteindre ce but. Or, l’offense
s’efface quand l’amitié est rendue. C’est pourquoi s’il y a quelque chose qui
empêche le rétablissement de l’amitié, même parmi les hommes, la satisfaction
ne peut avoir lieu. Par conséquent puisque tout péché empêche l’amitié de
charité qui existe de l’homme à Dieu, il est impossible qu’on satisfasse pour
un péché tout en en conservant d’autres ; comme on ne satisferait pas à l’égard
d’un homme si pour un soufflet qu’on lui a donné on se prosternerait devant lui
et qu’on lui en donnât ensuite un pareil (Il ne s’agit ici que des péchés
mortels, car à l’égard des péchés véniels on peut satisfaire pour l’un sans
satisfaire pour les autres.).
Article
2 : Celui qui n’est pas en état de grâce peut-il satisfaire à l’égard des
péchés qui lui ont été pardonnés par la contrition ?
Objection
N°1. Il semble que celui qui a été auparavant contrit de tous ses péchés et qui
tombe ensuite dans le péché mortel, puisse, quand il n’est plus en état de
grâce, satisfaire à l’égard des autres péchés qui lui ont été remis par la
contrition. Car Daniel dit à Nabuchodonosor (Dan., 4, 24) : Rachetez vos péchés par des aumônes. Or,
il était encore pécheur, ce que prouve son châtiment subséquent. Celui qui est
dans le péché peut donc satisfaire.
Réponse
à l’objection N°1 : Le conseil de Daniel voulait dire que le roi devait cesser
de pécher, se repentir et ensuite satisfaire par des aumônes.
Objection
N°2. Personne ne sait s’il est digne de
haine ou d’amour (Ecclés., 9, 1).
Si donc on ne pouvait satisfaire qu’à la condition d’être en état de grâce,
personne ne saurait s’il a satisfait ; ce qui répugne.
Réponse
à l’objection N°2 : Comme l’homme ne sait pas certainement s’il a eu la charité
en satisfaisant ou s’il l’a ; de même il ne sait pas non plus avec certitude
s’il a pleinement satisfait. C’est pour cela qu’il est dit (Ecclésiastique, 5, 5) : Ne soyez pas sans crainte au sujet du péché
qui vous a été pardonné. Cependant on n’exige pas qu’en raison de cette
crainte l’on renouvelle la satisfaction qu’on a accomplie, si on ne se sentait
alors aucun péché mortel sur la conscience (Sylvius, Billuart
et les autres théologiens pensent qu’on doit recommencer sa pénitence quand on
l’a fait ayant sur la conscience un péché mortel. Ils s’appuient sur ce passage
de saint Thomas.). Car quoique par une satisfaction de cette nature on n’expie
pas sa peine, cependant on n’encourt pas non plus la faute d’omission que la
négligence de la satisfaction produit ; comme celui qui s’approche de
l’eucharistie sans avoir conscience du péché mortel dans lequel il se trouve,
ne se rend pas coupable d’une communion indigne.
Objection
N°3. Tout l’acte tire sa forme de l’intention qu’on a en le commençant. Or,
quand le pénitent a commencé sa pénitence, il était en état de grâce. Donc
toute la satisfaction qui suit doit tirer son efficacité de la charité qui
animait son intention.
Réponse
à l’objection N°3 : Cette intention a été interrompue par le péché qui est venu
ensuite ; c’est pourquoi elle ne donne pas de force aux œuvres faites après le
péché.
Objection
N°4. La satisfaction consiste dans une certaine égalité entre la faute et la
peine. Or, cette égalité de peine peut avoir lieu aussi dans celui qui n’a pas
la charité. Donc, etc.
Réponse
à l’objection N°4 : L’égalité ne peut être établie d’une manière suffisante, ni
selon l’acceptation de Dieu, ni en raison de ce que les deux choses sont
équivalentes. C’est pourquoi cette raison n’est pas concluante.
Mais
c’est le contraire. Il est dit (Prov.,
10, 12) : La charité couvre toutes les
fautes. Or, la vertu de la satisfaction consiste à effacer les fautes. Sans
la charité elle n’a donc pas sa vertu.
Dans
la satisfaction l’aumône est l’œuvre principale. Or l’aumône faite hors de
l’état de grâce ne vaut rien, comme on le voit (1 Cor., 13, 3) : Quand je
distribuerai tous mes biens pour nourrir tous les pauvres… si je n’ai pas la
charité, cela ne me sert de rien. Il n’y a donc pas de satisfaction possible
dans l’état de péché mortel.
Conclusions
Puisque Dieu n’agrée pas les œuvres faites en dehors de la charité, celui qui
n’est pas en état de grâce ne peut satisfaire pour les péchés qui lui ont été
auparavant remis par la contrition.
Il
faut répondre qu’il y a des auteurs qui ont dit qu’après que tous les péchés
ont été remis antérieurement par la contrition, si on vient à tomber dans le
péché avant que la satisfaction n’ait eu lieu et qu’on satisfasse étant dans le
péché mortel, cette satisfaction st valide (S’il s’agit de la satisfaction
sacramentelle ou de la pénitence imposée par le confesseur, d’après le
sentiment le plus commun et le plus probable on peut la remplir dans l’état de
péché ; mais d’après saint Liguori, Laymann, Suarez et d’autres théologiens, on pèche
véritablement, parce que l’on prive le sacrement d’un effet partiel.) de telle
sorte que si on mourait dans cet état on ne serait pas puni dans l’enfer pour
ces péchés antérieurs. Mais cela n’est pas possible ; parce que dans la satisfaction
il faut qu’après que l’amitié est rendue on rétablisse aussi l’égalité de la
justice dont le contraire détruit l’amitié, comme le dit Aristote (Eth., liv. 9, chap. 1 et 3). Mais comme
dans la satisfaction qui se rapporte à Dieu l’égalité n’existe pas d’une
manière équivalente, mais plutôt en raison de son acceptation, il s’ensuit que
quoique l’offense ait déjà été remise antérieurement par la contrition, il faut
néanmoins que les œuvres satisfactoires soient reçues
de Dieu, et c’est la charité qui les lui fait accepter. C’est pourquoi les
œuvres faites sans la charité ne sont pas satisfactoires.
Article
3 : La satisfaction antérieure commence-t-elle à prendre de la valeur du moment
que l’homme est en état de grâce ?
Objection
N°1. Il semble qu’après que l’homme a recouvré la charité, la satisfaction
antérieure commence à prendre de la valeur. Car sur ces paroles (Lév., 25, 35) : Si votre frère est devenu pauvre, etc., la glose dit (interl. implic. et sparsim), que les fruits de la bonne vie doivent se compter
depuis le temps où l’homme a péché. Or, on ne les compterait pas, s’ils ne
retiraient une certaine efficacité de la charité qui a suivi. Donc ils
commencent à reprendre de la valeur après qu’on a recouvré la charité.
Réponse
à l’objection N°1 : On ne doit pas entendre que les fruits sont comptés depuis
le temps où l’on a commencé à être dans le péché mais depuis le temps où l’on a
cessé de pécher, c’est-à-dire depuis qu’on a été en dernier lieu dans le péché
; ou bien il faut entendre qu’on les a comptés immédiatement après qu’on a été
contrit, et qu’on a fait beaucoup de bien avant de se confesser. — Ou bien il
faut dire que plus la contrition est grande et plus elle diminue la peine, et
que plus on fait de bien (C’est-à-dire plus on fait d’œuvres moralement bonnes,
comme des jeûnes, des prières, des aumônes, etc.), quand on est dans le péché,
mieux on se dispose à la grâce de la contrition. C’est pourquoi il est probable
qu’on est passible d’une peine moindre. C’est pour ce motif que le prêtre devrait
tenir prudemment compte de toutes ces bonnes actions pour imposer au pénitent
une peine moindre selon qu’il se trouve mieux disposé.
Objection
N°2. Comme l’efficacité de la satisfaction est empêchée par le péché, de même
celle du baptême l’est par la fiction. Or, le baptême commence à revivre du
moment que la fiction cesse. La satisfaction revit donc aussi du moment que le
péché est enlevé.
Réponse
à l’objection N°2 : Le baptême imprime un caractère dans l’âme, tandis qu’il
n’en est pas de même de la satisfaction. C’est pourquoi la charité qui survient
enlevant les mauvaises dispositions et le péché, fait que le baptême a son
effet ; mais elle ne produit pas la même chose à l’égard de la satisfaction. Et
en outre le baptême justifie ex opere operato ; parce qu’il
n’est pas de l’homme, mais de Dieu ; et c’est pour cela qu’il n’est pas frappé
de mort de la même manière que la satisfaction qui est l’œuvre de l’homme (La
satisfaction sacramentelle a aussi la vertu de conférer la grâce ex opere operato, comme on le voit d’après ce que dit saint
Thomas lui-même (3a pars, quest. 90, art. 2).).
Objection
N°3. Si on enjoint à quelqu’un de jeûner pour les péchés qu’il a commis, et
qu’étant tombé dans le péché il ait rempli ces jeûnes, on ne lui ordonne pas de
les recommencer, lorsqu’il se confesse de nouveau. Or, on les lui enjoindrait,
si la satisfaction n’était pas par là accomplie. Donc les œuvres antérieures
reçoivent par le moyen de la pénitence qui suit une efficacité satisfactoire.
Réponse
à l’objection N°3 : Il y a des satisfactions d’où il résulte un certain effet
dans ceux qui les opèrent et même après que l’acte est passé. Ainsi il reste du
jeûne l’affaiblissement du corps et de la distribution des aumônes une
diminution de fortune, et ainsi des autres actes semblables. Ces sortes de
satisfactions faites en état de péché ne doivent pas être renouvelées (Il
suffit, lorsqu’on est en état de grâce, de les offrir à Dieu à titre de
satisfaction.), parce que, par rapport à ce qui en reste, Dieu les agrée au
moyen de la pénitence. Mais pour les satisfactions qui ne laissent aucun effet
dans celui qui les opère, après que l’acte est passé, il faut qu’on les
recommence. Telles sont la prière et les autres actions semblables. Mais comme
l’acte intérieur n’est ranimé d’aucune manière, parce qu’il passe totalement,
il faut qu’il soit réitéré.
Mais
c’est le contraire. Les œuvres faites en dehors de la charité n’étaient pas satisfactoires, parce qu’elles étaient des œuvres mortes.
Or, la pénitence n’en fait pas des œuvres vivantes. Elles ne commencent donc
pas à être satisfactoires.
La
charité n’anime l’acte qu’autant qu’il procède d’elle de quelque manière. Or,
les œuvres ne peuvent être reçues de Dieu, et ne sont par là même satisfactoires qu’autant qu’elles sont animées par la
charité. Par conséquent, puisque les œuvres faites en dehors de la charité ne
sont émanées d’elle d’aucune façon et ne peuvent en émaner, elles ne peuvent
d’aucune manière être satisfactoires.
Conclusion
Les œuvres faites hors de la charité ne sont pas vivifiées par la charité qui
suit, et par là même la satisfaction antérieure n’a pas de valeur, quand même
la charité viendrait ensuite.
Il
faut répondre qu’il y a des auteurs qui ont dit que les œuvres faites en état
de grâce, et qu’on appelle des œuvres vivantes, sont méritoires par rapport à
la vie éternelle et satisfactoires par rapport à la
peine qui doit être remise ; et que les œuvres faites hors de cet état sont
vivifiées par la charité qui suit, de telle sorte satisfactoires,
sans être pour cela méritoires à l’égard de la vie éternelle. Mais il ne peut
en être ainsi. Car les œuvres produites par la charité ont ce double effet pour
la même raison, c’est-à-dire parce qu’elles sont agréables à Dieu. Par
conséquent, comme la charité qui arrive ensuite ne peut rendre les œuvres
faites hors de la charité agréables sous le premier rapport, elle ne peut pas
non plus les rendre agréables sous le second rapport.
Article
4 : Les œuvres faites hors de la charité méritent-elles quelque bien ?
Objection
N°1. Il semble que les œuvres faites hors de la charité méritent quelque bien,
au moins quelque bien temporel. Car ce que la peine est aux mauvaises actions,
la récompense l’est aux bonnes. Or, aucune mauvaise action ne reste impunie
devant Dieu qui un juste juge. Il n’y a donc pas non plus de bien qui ne soit
pas récompensé, et par conséquent on mérite par là quelque chose.
Réponse
à l’objection N°1 : Comme le dit Aristote (Eth., liv. 8, chap. ult.) le fils ne pouvant pas par tout ce qu’il peut
faire rendre à son père autant qu’il a reçu, il en résulte que le père ne
devient jamais le débiteur de son fils ; et un homme peut encore moins
constituer Dieu son débiteur en égalant ses œuvres à ses bienfaits. C’est
pourquoi aucune de nos actions n’est méritoire en raison de l’étendue de sa
bonté ; mais elle tire son mérite de la puissance de la charité qui rend commun
ce que les amis possèdent. Ainsi quelle que soit la valeur d’une bonne action
faite en dehors de la charité, elle n’établit pas, à proprement parler, dans
l’homme le droit de recevoir de Dieu quelque chose. Mais une mauvaise action
mérite une peine égale à l’étendue de sa malice ; parce que les maux ne nous
viennent pas de Dieu comme les biens. C’est pour cela que quoique les mauvaises
actions méritent une peine ex condigno, cependant les bonnes actions ne méritent pas ex condigno
une récompense sans la charité.
Objection
N°2. La récompense n’est accordée qu’au mérite. Or, on donne une récompense aux
œuvres faites hors de la charité. D’où il est dit (Matth.,
chap. 5) de ceux qui font des bonnes œuvres pour la gloire humaine, qu’ils ont reçu leur récompense. Donc ces
œuvres méritent quelque bien.
Objection
N°3. Deux hommes qui sont dans le péché, dont l’un fait beaucoup de choses qui
sont bonnes dans leur genre et d’après les circonstances, tandis que l’autre
n’en fait pas, ne sont pas également près de recevoir les biens de Dieu ;
autrement on ne devrait pas conseiller de faire du bien. Or, celui qui approche
le plus de Dieu, reçoit aussi plus abondamment de ses biens. Par conséquent,
par les bonnes œuvres qu’il fait, il mérite de Dieu quelque chose de bon.
Mais
c’est le contraire. Saint Augustin dit que le pécheur n’est pas digne du pain
qu’il mange. Il ne peut donc pas mériter de Dieu quelque chose.
Celui
qui n’est rien ne peut mériter quelque chose. Or, le pécheur, puisqu’il n’a pas
la charité, n’est rien sous le rapport spirituel, comme on le voit (1 Cor., chap. 13). Il ne peut donc pas
mériter quelque chose.
Conclusion
Puisque tous les biens temporels et éternels nous sont accordés par la
libéralité de Dieu ; les bonnes œuvres faites hors de la charité ne sont
méritoires d’aucun bien ex condigno ; mais on peut cependant dire qu’elles
méritent quelque chose ex congruo.
Il
faut répondre que le mérite proprement dit est une action qui fait qu’il est
juste de donner quelque chose à celui qui l’opère. Or, la justice s’entend de
deux manières : dans le sens propre, suivant qu’elle se rapporte au droit que
l’on a de recevoir une chose ; ensuite métaphoriquement, suivant qu’elle se
rapporte au droit que l’on a de la donner. Car il convient que celui qui donne
fasse don d’une chose à quelqu’un qui n’a cependant pas le droit de l’exiger.
Cette justice est appelé la convenance de
la divine bonté, selon l’expression de saint Anselme qui dit (in Prosol., chap. 10) que Dieu est juste, quand il épargne les
pécheurs, parce que c’est une chose convenable. Dans le même sens on distingue
aussi deux sortes de mérite : l’un qui consiste dans l’acte qui donne à celui
qui fait le droit de recevoir une récompense, c’est ce qu’on a appelé le mérite
de condigno
(Le mérite de condigno
existe à titre de justice ; au lieu que l’autre, qui n’existe qu’à titre de
bienséance, n’est qu’un mérite improprement dit. ) ; l’autre fait qu’il y a
pour celui qui donne de la bienséance à donner, et c’est pour cela que ce
mérite se nomme le mérite de convenance (ex
congruo). Comme dans tout ce que l’on donne
gratuitement, l’amour est la première raison qui porte à donner, il est
impossible que celui qui n’a pas l’amitié de quelqu’un le fasse proprement son
débiteur. C’est pourquoi tous les biens temporels et éternels nous étant donnés
par la libéralité de Dieu, personne ne peut acquérir le droit de recevoir
quelques-uns de ces biens autrement que par son amour envers Dieu. C’est pour
ce motif que les œuvres faites hors de la charité ne méritent ex condigno devant
Dieu ni bien éternel, ni bien temporel. Mais parce qu’il convient à la bonté
divine d’ajouter la perfection partout où elle trouve une disposition, il
s’ensuit qu’on dit qu’on mérite ex congruo par les bonnes œuvres que l’on fait en dehors
de la charité (Les œuvres moralement bonnes sont de deux espèces : il y en a
qui ne sont inspirées que par la raison et d’autres qui le sont par la grâce,
comme celles que font les pénitents, d’après l’impulsion de l’Esprit de Dieu,
avant leur justification. Les premières ne méritent de congruo que les biens temporels, les
secondes méritent la grâce de la justification.). Ainsi ces bonnes œuvres
conduisent à trois sortes de biens : elles aident à acquérir les biens
temporels, elles disposent à la grâce et elles habituent à faire du bien. Toutefois
comme ce mérite n’est pas appelé proprement un mérite, il vaut mieux dire que
ces sortes d’œuvres ne sont nullement méritoires que de dire qu’elles le sont.
Il
faut répondre à la seconde et à la troisième objection, qu’ils s’appuient sur
le mérite de congruo.
Quant aux autres raisons, elles s’appuient au contraire sur le mérite ex condigno.
Article
5 : Les œuvres faites hors de l’état de grâce peuvent-elles servir à mitiger
les peines de l’enfer ?
Objection
N°1. Il semble que les œuvres faites hors de l’état de grâce ne puissent pas
servir à mitiger les peines de l’enfer. Car en enfer l’étendue de la peine sera
proportionnée à l’étendue de la faute. Or, les œuvres faites hors de l’état de
grâce n’affaiblissent pas la gravité de la faute. Elles n’adoucissent donc pas
non plus la peine de l’enfer.
Objection
N°2. Quoique la peine de l’enfer soit infinie en durée, elle est cependant
finie en intensité. Or tout ce qui est fini s’évanouit du moment qu’on en
retranche quelque chose. Si donc les œuvres faites hors de l’état de grâce
retranchaient quelque chose à la peine due aux péchés, il arriverait qu’on
pourrait multiplier ces œuvres au point de détruire totalement la peine de
l’enfer ; ce qui est faux.
Objection
N°3. Ses suffrages de l’Eglise sont plus efficaces que les œuvres faites hors
de l’état de grâce. Or, comme le dit saint Augustin (Ench., chap. 110) : les suffrages de l’Eglise ne servent pas aux damnés
qui sont en enfer. Donc les peines sont encore beaucoup moins adoucies par les
œuvres faites en dehors de la charité.
Mais
le contraire, c’est que le même Père dit (Ench., ibid.) que ces œuvres sont utiles ou pour obtenir une pleine
rémission du péché, ou du moins pour mitiger la damnation qu’on a encourue.
Il
est mieux de faire le bien que d’abandonner le mal. Or, l’abandon du mal évite
toujours la peine, même dans celui qui n’a pas la charité. Donc à plus forte
raison la pratique du bien.
Conclusion
Quoique les bonnes œuvres faites hors de l’état de grâce ne puissent délivrer
personne de la peine éternelle, cependant elles peuvent la diminuer en
empêchant de la mériter, et elles méritent un adoucissement ou un délai de la
peine temporelle.
Il
faut répondre qu’on peut entendre l’adoucissement des peines de l’enfer de deux
manières : 1° On peut entendre qu’on est délivré d’une peine qu’on a déjà
méritée. Comme on ne peut être ainsi délivrée de la peine qu’autant qu’on est
absous de la faute, parce que les effets ne sont affaiblis ou détruits
qu’autant que la cause est elle-même amoindrie ou enlevée, il s’ensuit que les
œuvres faites hors de l’état de grâce ne peuvent ni enlever la faute, ni la
diminuer, elles ne peuvent mitiger en ce sens les peines de l’enfer. 2° On peut
entendre par là qu’on est empêché de mériter la peine. De la sorte ces œuvres
adoucissent les peines de l’enfer : 1° parce que celui qui les accompli échappe
à une faute d’omission ; 2° parce que ces œuvres disposent au bien d’une
certaine manière de telle façon que l’on pèche avec moins de mépris et qu’on
est aussi détourné d’une foule de péché par ces mêmes œuvres. Toutefois elles
méritent (Elles méritent cette diminution ou ce délai ex congruo, comme elles méritent les
biens temporels.) une diminution ou délai de la peine temporelle, comme on le
voit à l’égard d’Achab (3 Rois, chap.
21), comme elles méritent aussi d’obtenir des biens temporels. — Il y en a qui
disent qu’elles mitigent la peine de l’enfer, non pas en lui retirant quelque
chose quant à la substance, mais en fortifiant le sujet qui la subit de manière
qu’il puisse mieux la supporter. Mais il ne peut en être ainsi ; parce qu’on ne
peut fortifier quelqu’un qu’en lui enlevant quelque chose de sa passibilité ou
de sa souffrance. Or, la souffrance est proportionnée à l’étendue de la faute.
C’est pourquoi si la faute n’est pas affaiblie, le sujet ne peut être fortifié.
— D’autres disent encore que la peine est diminuée relativement au ver rongeur
de la conscience, mais qu’elle ne l’est pas relativement au feu. Mais ce
sentiment n’est pas non plus soutenable ; parce que comme la peine du feu est
égale à la faute, de même aussi la peine du remords de la conscience. Par
conséquent on doit raisonner sur l’un et l’autre de la même manière (Les
suffrages de l’Eglise, d’Après Albert le Grand, sont cependant utiles
indirectement aux damnés : Valent et damnatis in inferno per modum diminutionis,
dit-il, quia, quantò
plures salvantur per metirum Ecclesiæ,
tantò pauciores damnabuntur ; et ita minor erit pœna
per substractionem consorti illorum.).
La
réponse aux objections est par là même évidente.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de
l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec
l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous
puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au
respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune
évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de
la morale catholique et des lois justes.