Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
Supplément =
5ème partie
Question 20 : De ceux sur lesquels l’usage des clefs peut
s’exercer
Nous
devons ensuite nous occuper de ceux sur lesquels l’usage des clefs peut
s’exercer. A cet égard trois questions sont à examiner : 1° Un prêtre peut-il
user de la clef qu’il a à l’égard de tout homme ? (Voyez ce que nous avons déjà
dit sur l’obligation qu’il y a pour chaque fidèle de s’adresser à son propre
prêtre (quest. 8, art. 4).) — 2° Peut-il absoudre toujours la personne qui lui
est soumise ? (Un prêtre ne peut absoudre que les fautes pour lesquelles il a
juridiction, les autres constituent ce qu’on appelle les cas réservés. Le
concile de Trente a ainsi défini le droit que le pape et les évêques ont à ce
sujet : Si quis
dixerit episcopos non habere jus reservandi sibi casus, nisi quoqd externam politiam, atque ideò casuum reservationem
non prohibere quomius sacerdos à reservatis verè absolvat ; anathema sit (sess. 14, can.
11).) — 3° Peut-on user des clefs à l’égard de son supérieur ? (Les cardinaux,
les évêques et autres prélats inférieurs exempts peuvent en tout lieu se
choisir un confesseur, pourvu qu’ils s’adressent à des prêtres approuvés par
l’ordinaire. Il est même accordé aux évêques et aux cardinaux d’emmener avec
eux un confesseur qu’ils ont approuvé, et de se confesser à lui, bien qu’ils se
trouvent dans un autre diocèse. Quant aux curés, ils ne peuvent choisir pour
confesseur qu’un prêtre approuvé par l’ordinaire (Mgr Gousset, Théologie morale, t. 2, p. 310).)
Article
1 : Le prêtre peut-il user de la clef qu’il a à l’égard de tout homme ?
Objection
N°1. Il semble que le prêtre puisse faire usage de la clef qu’il a à l’égard de
tout homme. Car la puissance des clefs descend sur les prêtres par l’autorité divine
avec laquelle le Christ a dit (Jean, 20, 22) : Recevez l’Esprit-Saint, ceux dont vous
remettrez les péchés ils leur seront remis. Or, ces paroles ont été dites
d’une manière indéterminée. Il peut donc en user à l’égard de tout le monde.
Réponse
à l’objection N°1 : Pour absoudre du péché on requiert deux sortes de pouvoir :
le pouvoir d’ordre et le pouvoir de juridiction. Le premier pouvoir existe
également dans tous les prêtres, mais il n’en est pas de même du second. C’est
pourquoi le passage (Jean, chap. 20) où le Seigneur a donné à tous les apôtres
en général le pouvoir de remettre tous les péchés s’entend
du pouvoir qui découle de l’ordre, et c’est pour ce motif qu’on dit que ces
paroles aux prêtres quand on les ordonne. Mais il a donné à Pierre en
particulier le pouvoir de remettre les péchés (Matth.,
chap. 16), afin qu’on sache qu’il a plus que les autres le pouvoir de
juridiction. Le pouvoir d’ordre s’étend, autant qu’il est en lui, à tous ceux
qui doivent être absous. C’est pourquoi le Seigneur
dit d’une manière indéterminée : Ceux
dont vous aurez remis les péchés, en comprenant que l’usage de cette
puissance devait être abandonné à la puissance conférée à saint Pierre et
s’exercer selon sa détermination.
Objection
N°2. La clef corporelle qui ouvre une serrure, ouvre toutes les autres qui sont
du même genre. Or, tout péché d’un homme quelconque est un obstacle du même
genre par rapport à l’entrée du ciel. Si donc un prêtre peut délivrer un homme
par la clef qu’il a, il pourra aussi délivrer tous les autres.
Réponse
à l’objection N°2 : Une clef matérielle ne peut ouvrir que sa propre serrure,
et une vertu active ne peut agir que sur sa propre matière. Or, la matière
propre de la puissance d’ordre est déterminée par la juridiction. C’est
pourquoi on peut user des clefs à l’égard de celui sur lequel on n’a pas reçu
juridiction.
Objection
N°3. Le sacerdoce du Nouveau Testament est plus parfait que celui de l’Ancien.
Or, le prêtre de l’Ancien Testament pouvait user de la puissance qu’il avait de
discerner entre la lèpre et la lèpre, indifféremment à l’égard de tout le
monde. A plus forte raison le prêtre de l’Evangile peut-il donc user de sa
puissance envers tout le monde.
Réponse
à l’objection N°3 : Le peuple d’Israël ne formait qu’un peuple et n’avait qu’un
temple. Il n’était donc pas nécessaire que les juridictions des prêtres fussent
distinguées, comme elles le sont maintenant dans l’Eglise où sont réunis des
peuples et des nations diverses.
Mais
c’est le contraire. Il est dit (16, quest. 1, in append. Grat. ad cap. Adjicimus) :
Qu’il ne soit permis à aucun prêtre d’absoudre ou de lier le paroissien d’un
autre. Tout prêtre ne peut donc pas absoudre tout individu.
La
justice spirituelle doit être mieux réglée que la justice temporelle. Or, dans
les tribunaux séculiers tout juge ne peut pas juger tout individu. Donc puisque
l’usage des clefs est un jugement, tout prêtre ne peut pas user des clefs à
l’égard de toute personne.
Conclusion
Le supérieur qui a indistinctement pouvoir sur tout le monde peut user de la
puissance des clefs sur tous les hommes ; mais ceux qui ont sous lui des
pouvoirs distincts ne peuvent user des clefs qu’à l’égard de ceux qui leur ont
été confiés, si ce n’est dans le cas de nécessité.
Il
faut répondre que les choses qu’il faut opérer à l’égard de chaque individu ne
conviennent pas à tous de la même manière. Par conséquent, comme indépendamment
des préceptes généraux de la médecine, il faut employer des médecins qui
appliquent, comme il convient, ces préceptes universels à chaque infirmité ; de
même dans toute société indépendamment de celui qui donne les préceptes
généraux de la loi, il fait qu’il y en ait qui les appliquent convenablement à
chaque chose particulière. C’est pour cela que dans la hiérarchie céleste sous
les Puissances qui président indistinctement, il y a les Principautés qui sont
attachées à chaque province, et sous les Principautés il y a les Anges qui sont
chargés de la garde de chaque individu, comme on le voit d’après ce que nous
avons dit (liv. 2, dist. 10, quest. 1, art. 1 et 2, et 1a pars,
quest. 113, art. 1 et 2). Ainsi dans la hiérarchie de l’Eglise militante il
doit y avoir quelqu’un qui ait indistinctement pourvoir sur tour le monde
(C’est le pape, dont la juridiction s’étend sur toute l’Eglise universelle.) et
sous lui il doit y en avoir d’autres qui aient sur des contrées diverses une
autorité distincte (tels sont les évêques, qui doivent ensuite assigner aux
prêtres les paroisses qu’ils doivent administrer, suivant ces paroles du
concile de Trente : Distincto populo in proprias
certasque parochias, unicuique suum perpetuum, peculiaremque episcopi parochum assignent qui eas cognoscere valeat et à quo solo licitè sacramenta suscipiant (sess.
24, chap. 13).). Et comme l’usage des clefs requiert une certaine puissance de
juridiction qui rend celui sur lequel cet usage s’exerce, la matière propre de
cet acte, il s’ensuit que celui qui a pouvoir indistinctement sur tout le monde
peut user des clefs à l’égard de tous, mais que ceux qui ont reçu sous lui des
pouvoirs distincts ne peuvent pas faire usage des clefs envers tout le monde.
Ils ne le peuvent qu’à l’égard de ceux qui leur sont échus ; si ce n’est dans
le cas de nécessité où l’on ne doit refuser les sacrements à personne.
Article
2 : Le prêtre peut-il toujours absoudre celui qui lui est soumis ?
Objection
N°1. Il semble que le prêtre ne puisse pas toujours absoudre celui qui lui est
soumis. Car, comme le dit saint Augustin (alius auctor liv. De verâ et fals pœnit.,
chap. 20) d’après le Maître des sentences (4, dist. 19), personne ne doit
remplir les fonctions du sacerdoce, à moins qu’il ne soit exempt des fautes
qu’il juge dans les autres. Or, quelquefois il arrive qu’un prêtre a participé
au crime que son paroissien a commis, comme dans le cas où il a péché avec sa
pénitente. Il semble donc qu’il ne puisse pas toujours user du pouvoir des
clefs sur ceux qui lui sont soumis.
Réponse
à l’objection N°1 : Dans ce cas le prêtre ne doit pas entendre la confession de
la femme avec laquelle il a péché au sujet de cette faute, mais il doit
l’envoyer à un autre. Elle ne doit pas non plus se confesser à lui, mais elle
doit lui demander la permission d’aller à un autre, ou recourir au supérieur,
s’il lui refusait cette permission, soit à cause du péril, soit parce que la
honte est moindre. Si cependant il l’absolvait, l’absolution serait valide (D’après
une constitution de Benoît XIV, un prêtre ne peut absoudre sa complice. Toute
juridiction est retirée au prêtre dans ce cas : Adeo est absolutio, ce sont les paroles du
souverain pontife, si quam
impertierit, nulla atque irrita omnino sit, tanquam imperitita
à sacerdote, qui juridictione,
ac facultate ad validè absolvendum necessaria privatus existit, quam ei
per præsentes has nostras adimere intendimus.). Car
quand saint Augustin dit que le prêtre ne doit pas avoir les fautes qu’il
absout, ceci doit s’entendre de la convenance et non de la nécessité du
sacrement.
Objection
N°2. Par la puissance des clefs, l’homme est guéri de tous ses défauts. Or,
quelquefois il y a un défaut d’irrégularité ou une sentence d’excommunication
qu’un simple prêtre ne peut pas absoudre, et qui est annexé à un péché. Il
semble donc qu’il ne puisse pas user du pouvoir des clefs à l’égard de ceux qui
sont dans ce cas-là.
Réponse
à l’objection N°2 : La pénitence délivre de tous les défauts de la faute et non
de tous les défauts de la peine ; parce qu’après avoir fait pénitence d’un
homicide on reste encore irrégulier. Par conséquent le prêtre peut absoudre du
crime et pour lever la peine il doit renvoyer au supérieur ; il n’y a
d’exception que pour l’excommunication, parce que l’absolution de
l’excommunication doit précéder celle des péchés. Car, tant qu’on est
excommunié, on ne peut recevoir un sacrement de l’Eglise.
Objection
N°3. Le jugement et la puissance de notre sacerdoce est
figurée par la puissance du sacerdoce d’Aaron. Or, d’après la loi les juges
inférieurs n’étaient pas compétents pour examiner tous les crimes, mais on
recourait aux juges supérieurs, suivant ces paroles (Ex., 24, 14) : S’il s’élève
parmi vous quelque difficulté, vous vous en rapporterez à eux. Il semble
donc que le prêtre ne puisse pas absoudre de leurs péchés graves ceux qui lui
sont soumis, mais qu’il doive les renvoyer à son supérieur.
Réponse
à l’objection N°3 : Cette raison est concluante par rapport aux choses dans
lesquelles les supérieurs se réservent la puissance de juridiction.
Mais
au contraire. Celui à qui on confie le principal, on confie aussi l’accessoire.
Or, on confie aux prêtres de dispenser à leurs sujets l’eucharistie à laquelle
se rapporte l’absolution de tous les péchés quels qu’ils soient. Le prêtre peut
donc absoudre de tous ses péchés celui qui lui est soumis, pour ce qui est du
pouvoir des clefs.
La
grâce détruit tout péché, quelque faible qu’il soit. Or, le prêtre dispense les
sacrements par lesquels la grâce est conférée. Donc pour ce qui est du pouvoir
des clefs, il peut absoudre tous les péchés.
Conclusion
Un simple prêtre peut remettre tous les péchés d’après son pouvoir d’ordre ;
mais il y en a qu’il ne peut pas remettre par le défaut de la juridiction que
son supérieur ne lui a pas confiée.
Il
faut répondre que la puissance d’ordre s’étend, autant qu’il est en elle, à la
rémission de tous les péchés. Mais parce que pour l’usage de cette puissance on
requiert la juridiction qui descend des supérieurs aux inférieurs ; il s’ensuit
que le supérieur peut se réserver certains délits dont il ne confie pas le
jugement à un inférieur. Autrement un simple prêtre ayant juridiction peut
absoudre de tous les crimes. Or, il y a cinq cas où il faut qu’un simple prêtre
renvoie son pénitent au supérieur (Pour connaître les cas réservés, chacun doit
consulter le Rituel ou les statuts particuliers de son diocèse.). Le premier,
c’est quand il lui faut imposer une pénitence solennelle, parce que le ministre
propre de cette pénitence, c’est l’évêque. Le second se présente au sujet des
excommuniés, quand un prêtre inférieur ne peut pas absoudre, comme dans le cas
où le pénitent a été excommunié par un supérieur. Le troisième quand il trouve
une irrégularité contractée pour la dispense de laquelle il doit renvoyer au
supérieur. Le quatrième pour les incendiaires. Le cinquième, quand la coutume
est établie dans un diocèse de réserver à l’évêque les grands crimes pour
inspirer plus de terreur. Car en pareil cas le coutume
donne ou enlève le pouvoir.
Article
3 : Peut-on user des clefs à l’égard de son supérieur ?
Objection
N°1. Il semble qu’on ne puisse pas user des clefs à l’égard de son supérieur. Car
tout acte sacramentel requiert une matière propre. Or, l’usage des clefs a pour
matière propre la personne soumise à celui qui l’exerce, comme nous l’avons dit
(quest. préc., art. 6). Donc le prêtre ne peut user des clefs à l’égard
de celui qui ne lui est pas soumis.
Réponse
à l’objection N°1 : Quoique l’évêque qu’un simple prêtre absout, soit supérieur
à lui absolument, cependant il lui est inférieur, en tant qu’il se soumet à lui
comme pécheur.
Objection
N°2. L’Eglise militante imite l’Eglise triomphante. Or,
dans l’Eglise du ciel jamais un ange inférieur ne purifie, n’illumine ou ne
perfectionne celui qui lui est supérieur. Donc un prêtre inférieur ne peut user
sur son supérieur de l’action hiérarchique qui s’accomplit par l’absolution.
Réponse
à l’objection N°2 : Dans les anges il ne peut pas trouver de défaut en raison
duquel les supérieurs soient soumis aux inférieurs, comme il arrive parmi les
hommes. C’est pour cela qu’il n’y a pas de ressemblance.
Objection
N°3. Le jugement de la pénitence doit être mieux réglé que celui du for
extérieur. Or, dans le for extérieur l’inférieur ne peut excommunier, ni
absoudre le supérieur. Il semble donc qu’il ne le puisse pas non plus au for de
la pénitence.
Réponse
à l’objection N°3 : Le jugement extérieur est selon les hommes tandis que le
jugement de la confession se rapporte à Dieu devant lequel on est abaissé par
là même qu’on pèche, mais il n’en est pas de même devant les hommes. C’est
pourquoi comme dans le jugement extérieur personne ne peut porter contre
lui-même la sentence d’excommunication, il ne peut pas non plus charger un
autre de l’excommunier (Ainsi le pape ne peut être excommunié par personne,
parce qu’il n’y a personne qui soit au-dessus de lui.). Mais il peut au for de
la conscience confier à un autre le pouvoir de l’absoudre, quoiqu’il ne puisse
pas en user lui-même. — Ou bien il faut dire que l’absolution au tribunal de la
confession appartient principalement à la puissance des clefs, et se rapporte
par de voie de conséquence à la juridiction, tandis que l’excommunication se
rapporte totalement à la juridiction. Et comme à l’égard de la puissance
d’ordre tous les prêtres sont égaux et qu’ils ne le sont pas quand à la
juridiction, il n’y a pas de parité.
Mais
c’est le contraire. Un supérieur est aussi environné d’infirmité, et il lui
arrive de pécher. Or, le remède contre le péché, c’est la puissance des clefs.
Par conséquent, puisqu’il ne peut en user pour lui-même, parce qu’il ne peut
pas être tout à la fois juge et accusé, il semble que l’inférieur puisse en
user dans son intérêt.
L’absolution
produite par la vertu des clefs a pour but la réception de l’eucharistie. Or,
l’inférieur peut dispenser l’eucharistie à son supérieur, s’il la demande. Donc
il peut aussi à son égard faire usage des clefs, s’il se soumet à lui.
Conclusion
Un prélat supérieur ne pouvant pas user des clefs pour lui-même et pouvant
étendre le pouvoir limité de son inférieur à lui et aux autres, il s’ensuit que
l’inférieur peut user à l’égard du supérieur du pouvoir des clefs ainsi étendu.
Il
faut répondre que le pouvoir des clefs considéré en lui-même s’étend à tout le
monde, comme nous l’avons dit (art. préc.). Mais il
arrive qu’un prêtre ne peut pas user du pouvoir des
clefs à l’égard de quelqu’un, parce que sa puissance a été spécialement limitée
à certaines personnes. Par conséquent celui qui l’a limitée peut l’étendre sur
qui il veut. C’est pour cela qu’il peut aussi lui donner pouvoir sur lui-même,
quoiqu’il ne puisse pas faire usage des clefs envers sa propre personne parce
que la puissance des clefs requiert pour matière un sujet et par conséquent un
autre individu. Car on ne peut être soumis à soi-même.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
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l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
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