Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique

Supplément = 5ème partie

Question 44 : De la définition du mariage

 

          Nous devons ensuite nous occuper de la définition du mariage. A cet égard trois questions se présentent : 1° Le mariage est-il dans le genre de l’union ? — 2° Est-il convenablement nommé ? — 3° Est-il convenablement défini ? (Le Maître des sentences avait ainsi défini le mariage : Matrimonium est viri, mulierisque, maritalis conjunctio inter legitimas personas individuam vitæ consuetudinem retinens.)

 

Article 1 : Le mariage est-il du genre de l’union ?

 

          Objection N°1. Il semble que le mariage ne soit pas du genre de l’union. Car le lien par lequel des choses sont liées diffère de leur conjonction, comme la cause de l’effet. Or, le mariage est un lien par lequel ceux qui sont mariés sont liés. Il n’est donc pas du genre de la conjonction.

          Réponse à l’objection N°1 : Le mariage est le lien par lequel on est lié formellement, mais non d’une manière efficiente. C’est pourquoi il n’est pas nécessaire qu’il soit autre chose que la conjonction.

 

          Objection N°2. Tout sacrement est un signe sensible. Or, aucune relation n’est un accident sensible. Le mariage, puisqu’il est un sacrement, n’est donc pas du genre de la relation, et par conséquent il n’est pas non plus du genre de la conjonction.

          Réponse à l’objection N°2 : Quoique la relation elle-même ne soit pas un accident sensible, cependant ses causes peuvent être sensibles. Dans un sacrement on ne requiert pas que ce qui la chose et le sacrement soit sensible, et la conjonction dont nous parlons est la chose et le sacrement dans le mariage. Mais les paroles qui expriment le consentement, et qui sont le sacrement seul et la cause de cette conjonction, sont sensibles.

 

          Objection N°3. La conjonction est une relation d’équivalence comme d’égalité. Or, la relation d’égalité n’est pas numériquement une dans les deux extrêmes, comme le dit Avicenne. La conjonction n’est donc pas une, et par conséquent si le mariage est du genre de la conjonction, il n’y a pas qu’un seul mariage entre deux époux.

          Réponse à l’objection N°3 : La relation est fondée sur quelque chose comme sur sa cause, telle que la ressemblance sur la qualité, ou sur quelque chose comme sur son sujet, telle que la ressemblance dans les êtres semblables eux-mêmes. Et des deux côtés on peut considérer son unité et sa diversité. Par conséquent, comme pour la ressemblance la qualité n’est pas la même numériquement, mais spécifiquement dans deux êtres qui se ressemblent, et que d’autre part il y a deux sujets numériquement auxquels la ressemblance se rapporte, et qu’il en est de même de l’égalité ; il s’ensuit qu’il y a numériquement de toutes les manières une ressemblance et une égalité dans deux choses qui sont semblables et égales. Or, la relation qui forme le mariage a d’une part son unité dans chacun des deux extrêmes. Cette unité vient de sa cause, parce qu’il a pour but la même génération uniquement. Mais de la part du sujet il a une diversité numérique. C’est pourquoi cette relation est une du côté de la cause et multiple du côté du sujet. Selon qu’elle est multiple du côté du sujet on la désigne par les noms d’épouse et de mari, et selon qu’elle est une on l’exprime par le mot mariage (matrimonium).

 

          Mais c’est le contraire. La relation est ce qui fait que certaines choses sont en rapport entre elles. Or, d’après le mariage, il y a des choses qui se rapportent les unes aux autres. Ainsi le mari est appelé l’homme de l’épouse et l’épouse la femme du mari. Le mariage est donc du genre de la relation et n’est pas autre chose que la conjonction.

          L’union de deux choses en une même troisième ne se fait qu’après une conjonction. Or c’est ce que produit le mariage comme on le voit d’après ces paroles (Gen., 2, 24) : Ils seront deux dans une même chair. Le mariage est donc du genre de la conjonction.

 

          Conclusion Le mariage est une conjonction de l’homme et de la femme pour engendrer et élever les enfants, et pour la vie domestique.

          Il faut répondre que la conjonction implique une certaine union ; par conséquent, partout où il y a union de certaines choses il y a une conjonction. De plus, les choses qui se rapportent à un même but, on dit qu’elles sont unies par rapport à ce but, comme une foule d’hommes s’unissent pour faire une même armée ou pour faire le même commerce, d’où ils s’appellent mutuellement compagnons d’armes ou associés. C’est pourquoi le mariage étant cause que ceux qui le contractent s’unissent pour avoir des enfants pour les élever et mener ensemble la même vie de famille, il est constant qu’il y a dans le mariage une conjonction d’après laquelle le mari et l’épouse tirent leur nom, et cette conjonction se rapportant à un même but, on l’appelle pour cela mariage. L’union des corps et des âmes est la conséquence du mariage.

 

Article 2 : Le mariage est-il convenablement nommé ?

 

          Objection N°1. Il semble que le mariage ne soit pas convenablement nommé. Car la dénomination doit se prendre de ce qui est le plus noble. Or, le père est plus noble que la mère. L’union de l’un et de l’autre doit donc tirer son nom du père plutôt que de la mère.

          Réponse à l’objection N°1 : Quoique le père soit plus noble que la mère, cependant à l’égard des enfants la mère a plus de charge que le père. — Ou bien il faut dire que la femme a été principalement créée pour aider l’homme à l’égard des enfants, tandis que l’homme n’a pas été fait pour cela. Par conséquent appartient plus à l’essence du mariage que le père.

 

          Objection N°2. Une chose doit se dénommer d’après ce qui est de son essence ; car la raison qu’un nom signifie est la définition, comme le dit Aristote (Met., liv. 4, text. 28). Or, les noces ne sont pas de l’essence du mariage. On ne doit donc pas donner au mariage le nom de noces.

          Réponse à l’objection N°2 : Quelquefois les choses essentielles sont connues par des choses accidentelles. C’est pourquoi elles peuvent être aussi nommées par des choses accidentelles, puisqu’on donne les noms pour faire connaître les choses.

 

          Objection N°3. L’espèce ne peut pas être proprement dénommée par ce qui appartient au genre. Or, la conjonction exprime le genre par rapport au mariage. On ne peut donc pas lui donner proprement le nom d’union conjugale.

          Réponse à l’objection N°3 : Quelquefois l’espèce tire son nom de ce qui appartient au genre à cause de l’’imperfection de l’espèce, c’est-à-dire quand elle a complètement la nature du genre et qu’elle n’ajoute rien qui appartienne à la dignité. C’est ainsi que le propre accidentel retient le nom du propre qui lui est commun ainsi qu’à la définition. D’autres fois il en est ainsi à cause de la perfection de l’espèce, quand on trouve complètement dans une espèce la nature du genre et qu’on ne la trouve pas dans une autre. Ainsi l’animal tire sa dénomination de l’âme (anima), qui convient au corps animé qui est un genre d’animal, tandis que l’animation ne se rencontre pas d’une manière parfaite dans les êtres animés qui ne sont pas des animaux. Et il en est de même pour la proposition qui nous occupe. L’union que le mariage établit entre l’homme et la femme étant la plus grande, puisqu’elle a pour objet les âmes et les corps, on l’appelle pour ce motif union conjugale (conjugium).

 

          Mais c’est le contraire. Car on a coutume de s’exprimer ainsi.

 

          Conclusion C’est avec raison qu’on donne à ce sacrement le nom de mariage (matrimonium), puisque c’est surtout à la mère qu’incombe la charge d’élever les enfants, et on lui donne avec raison le nom de noces (nuptiæ), parce que dans la solennité du mariage on voile la tête des parties contractantes ; et on lui donne le nom d’union conjugale (conjugium) à cause de l’union de l’homme et de la femme.

          Il faut répondre que dans le mariage il y a trois choses à considérer : 1° Son essence, qui est la conjonction, et c’est sous ce rapport qu’on lui donne le nom d’union conjugale. 2° Sa cause, qui est l’engagement qu’on contracte. Par rapport à cet engagement on li donne le nom de noces (nuptiæ), du mot nubo ; parce que dans la solennité de l’engagement qui consomme le mariage la tête de ceux qui le contractent est voilée. 3° Son effet, qui est la génération des enfants. On lui donne à cet égard le nom de mariage (matrimonium), parce que, selon la pensée de saint Augustin (Cont. Faust., liv. 19, chap. 26), la femme ne doit pas se marier pour autre chose que pour être mère. Le mot de matrimonium peut signifier la charge de la mère (matris munium), parce que c’est aux femmes principalement qu’incombe la charge d’élever les enfants. Ou ce mot signifie matrem muniens, fortifiant la mère, parce qu’elle a dans la personne de son mari un défenseur et un protecteur ; ou bien ce mot revient à matrem monens, avertissant la femme qu’elle n’abandonne pas son mari pour s’attacher à un autre ; ou bien il signifie materia unius, la matière d’un seul, suivant l’étymologie du mot μόνος, et materia, parce que l’on s’unit dans le mariage pour produire matériellement une même génération ; ou enfin, selon saint Isidore (Etym., liv. 9, chap. ult.), le mot matrimonium vient des mots matre et nato, parce que par le mariage on devient mère d’un enfant.

 

Article 3 : Le mariage est-il convenablement défini par le Maître des sentences ?

 

          Objection N°1. Il semble que la mariage ne soit pas convenablement défini (Sent. 4, dist. 27). Car il faut que l’on fasse entrer le mot mariage dans la définition du mari ; parce que le mari est celui qui est uni à la femme par le mariage. Or, dans la définition du mariage on se sert des mots maritalis conjunctio. Il semble donc qu’il y ait un cercle dans ces définitions.

          Réponse à l’objection N°1 : Quelquefois les premiers principes d’après lesquels la définition doit se donner ne sont pas connus par rapport à nous. C’est pourquoi la définition de certaines choses on met des choses qui sont postérieures absolument, mais antérieures à notre égard. Ainsi dans la définition de la qualité, Aristote fait entrer le mot quale quand il dit (chap. De qualit.) : Qualitas est secundùm quam quales esse dicimur. De même dans la définition du mariage on met les mots conjunctio maritalis, union conjugale, pour signifier que le mariage est une union à l’égard des choses que requiert l’office du mari ; ce qui ne pouvait s’exprimer par un seul mot.

 

          Objection N°2. Comme le mariage fait que l’homme est le mari de la femme, de même il fait de la femme l’épouse du mari. On ne doit donc pas dire l’union du mari plutôt que l’union de la femme.

          Réponse à l’objection N°2 : Par cette différence on marque la fin de l’union, comme nous l’avons dit (art. préc.). Et parce que, selon l’expression de saint Paul (1 Cor., 11, 9) : L’homme n’existe pas pour la femme, mais la femme pour l’homme, il s’ensuit que cette différence doit se prendre de l’homme plutôt que de la femme.

 

          Objection N°3. Les habitudes sociales appartiennent au genre des mœurs. Or, souvent ceux qui se marient sont de mœurs bien différentes. On ne doit donc pas mettre dans la définition du mariage qu’ils doivent former une seule et même société.

          Réponse à l’objection N°3 : Comme la vie civile n’implique pas l’acte particulier de tel ou tel individu, mais ce qui appartient à la société en général ; de même la vie conjugale n’est rien autre chose qu’un genre d’existence qui appartient à cette espèce d’association commune. C’est pourquoi les époux n’en sont pas moins unis d’une manière indissoluble par rapport à cette vie, quoiqu’ils soient divisés relativement aux actes particuliers de l’un et de l’autre.

 

          Objection N°4. On trouve encore d’autres définitions qu’on donne au mariage. Ainsi d’après Hugues de Saint-Victor (De sacram., liv. 2, part. 11, chap. 4 et tract. 7 Sum. Sent., chap. 6 in princ.), le mariage est le consentement légitime donné par deux personnes capables au sujet de leur union. D’après d’autres, le mariage est une société de vie commune et une communication du droit divin et humain. On demande en quoi ces définition diffèrent.

 

          Conclusion Le mariage est une union conjugale indissoluble entre personnes capables de se marier ensemble, laquelle les oblige à vivre perpétuellement dans une seule et même société.

          Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. préc.), dans le mariage il y a trois choses à considérer : sa cause, son essence et son effet. D’après cela on définit le mariage de trois manières. Ainsi la définition de Hugues de Saint-Victor indique la cause, c’est-à-dire le consentement, et elle est évidente par elle-même. La définition que donne le Maître des Sentences désigne l’essence du mariage, c’est-à-dire l’union ; elle y ajoute la détermination du sujet en disant entre personnes légitimes ; elle marque aussi la différence spécifique des contractants par le mot (maritalis) conjugale ; parce que le mariage étant une union qui se rapporte au même but, cette union est spécifiquement déterminée par l’objet auquel elle se rapporte, et c’est ce qui appartient au mari. Elle désigne aussi la vertu de cette union, qui est indissoluble, en ajoutant le mot individuam. La troisième définition indique l’effet auquel le mariage se rapporte, c’est-à-dire la vie commune pour les affaires domestiques. Et comme toute communication est réglée par une loi, on désigne ce qui doit régler cette communication (Cette définition s’exprime ainsi : Matrimonium est consortium communis vitæ, et communicatio divini et humani juris.), c’est-à-dire le droit humain et divin. Quant aux autres échanges ou communications, comme celles qui regardent les négociant et les soldats, elles n’ont été établies que de droit humain.

          La réponse à la quatrième objection est évidente d’après ce que nous avons dit (dans le corps de l’article.).

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.