Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique

Supplément = 5ème partie

Question 51 : De l’empêchement de l’erreur

 

          Nous devons ensuite nous occuper des empêchements du mariage en particulier. Nous parlerons en premier lieu de l’empêchement de l’erreur. A ce sujet deux questions se présentent : 1° L’erreur, de sa nature, empêche-t-elle le mariage ? — 2° Quelle erreur l’empêche ?

 

Article 1 : Est-il convenable de faire de l’erreur un empêchement de mariage ?

 

          Objection N°1. Il semble qu’on ne doive pas faire de l’erreur un empêchement de mariage par elle-même. Car le consentement qui est la cause efficiente du mariage est empêché de la même manière que le volontaire. Or, le volontaire, d’après Aristote (Eth., liv. 3, chap. 1) peut être empêché par l’ignorance qui n’est pas la même chose que l’erreur ; parce que l’ignorance ne suppose pas de connaissances, tandis que l’erreur en suppose ; puisque errer c’est approuver le faux pour le vrai, d’après saint Augustin (De Trin., liv. 9, chap. 2). On n’aurait donc pas dû mettre comme empêchement de mariage l’erreur, mais plutôt l’ignorance.

          Réponse à l’objection N°1 : Absolument parlant, l’ignorance diffère de l’erreur ; parce que l’ignorance n’implique pas de sa nature un acte de connaissance, tandis que l’erreur suppose un jugement faux de la raison sur une chose. Cependant quant à la cause qui empêche le volontaire, il est indifférent qu’on lui donne le nom d’ignorance ou d’erreur ; parce qu’aucune ignorance ne peut empêcher le volontaire qu’autant qu’elle est adjointe à l’erreur, parce que l’acte de la volonté présuppose une opinion ou un jugement sur la chose vers laquelle il se porte. Par conséquent s’il y a là ignorance il faut qu’il y ait erreur. C’est pourquoi on désigne l’erreur comme la cause la plus prochaine.

 

          Objection N°2. Ce qui de sa nature peut empêcher le mariage est en opposition avec les biens du mariage. Or, l’erreur n’est pas en opposition avec eux. De sa nature elle n’empêche donc pas le mariage.

          Réponse à l’objection N°2 : Quoique l’erreur ne soit pas contraire au mariage en lui-même, cependant elle lui est contraire quant à sa cause.

 

          Objection N°3. Comme le consentement est requis pour le mariage, de même l’intention est requise pour le baptême. Or, si on baptise Jean et qu’on croie baptiser Pierre, néanmoins Jean a véritablement été baptisé. L’erreur n’empêche donc pas le mariage.

          Réponse à l’objection N°3 : Le caractère du baptême n’est pas produit directement d’après l’intention de celui qui baptise, mais par l’élément matériel qu’on emploie extérieurement. Alors l’intention n’opère qu’en ce qu’elle applique l’élément matériel à son effet propre, tandis que le lien conjugal résulte directement du consentement lui-même. C’est pourquoi il n’y a pas de parité.

 

         Objection N°4. Il y a eu entre Lia et Jacob un mariage véritable. Or, il y a eu erreur dans cette circonstance. Donc l’erreur n’empêche pas le mariage.

          Réponse à l’objection N°4 : Comme le dit le Maître des sentences (Sent. 4, dist. 30), le mariage qui se fit entre Lia et Jacob ne fut pas parfait par suite du rapport qu’ils eurent ensemble et qui eut lieu par erreur, mais il résulta du consentement qu’ils se donnèrent ensuite. Néanmoins ils furent l’un et l’autre exempts de péché comme on le voit dans la même distinction.

 

          Mais c’est le contraire. Dans les Digestes il est dit (liv. Si per errorem, ff. De juridict. omn. judic.) : Qu’y a-t-il d’aussi contraire au consentement que l’erreur ? Or, le consentement est requis pour le mariage. Donc l’erreur l’empêche.

          Le consentement désigne quelque chose de volontaire. or, l’erreur empêche le volontaire, parce que d’après Aristote (Eth., liv. 3, chap. 1) et saint Grégoire de Nysse (vel Nemes, liv. De antura hom., chap. 30), et saint Jean Damascène (Orth. fid., liv. 2, chap. 24), le volontaire est ce dont le principe existe dans un sujet qui sait les choses particulières dans lesquelles consiste l’action, ce qui ne convient pas à celui qui erre. L’erreur empêche donc le mariage.

 

          Conclusion L’erreur étant ce qui empêche le plus le consentement, qui est la cause du mariage, c’est elle aussi qui empêche le plus le mariage de droit naturel.

          Il faut répondre que tout ce qui empêche une cause naturellement empêche aussi son effet. Le consentement étant la cause du mariage, comme nous l’avons dit (quest. 45, art. 1), il s’ensuit que ce qui détruit le consentement détruit le mariage. Et comme le consentement de la volonté est un acte qui présuppose l’acte de l’intellect, il s’ensuit que quand il y a défaut dans le premier, il faut nécessairement qu’il y en ait un aussi dans le second. C’est pourquoi quand l’erreur empêche la connaissance, il en résulte aussi dans le contrat lui-même un défaut et par conséquent dans le mariage. Ainsi de droit naturel l’erreur peut détruire le mariage.

 

Article 2 : Toute erreur empêche-t-elle le mariage ?

 

          Objection N°1. Il semble que toute erreur empêche le mariage et qu’il n’y ait pas que l’erreur de la condition ou de la personne, comme on le voit (Sent., liv. 4, dist. 30). Car ce qui convient à une chose par elle-même lui convient selon toute son étendue. Or, l’erreur a de sa nature le pouvoir d’empêcher le mariage comme nous l’avons dit (art. préc.). Donc toute erreur empêche le mariage.

          Réponse à l’objection N°1 : L’erreur n’a pas la vertu, d’après la nature de son genre, d’empêcher le mariage, mais elle l’empêche d’après la nature de la différence qui y est adjointe, selon qu’elle a pour objet une des choses qui sont de l’essence du mariage.

 

          Objection N°2. Si l’erreur comme telle empêche le mariage, une erreur plus grande doit l’empêcher davantage. Or, l’erreur de la foi qui existe dans les hérétiques qui ne croient pas dans ce sacrement est plus grande que l’erreur de la personne. Elle doit donc être plutôt un empêchement que l’erreur de la personne.

          Réponse à l’objection N°2 : L’erreur de la foi au sujet du mariage a pour objet des choses qui résultent du mariage lui-même, par exemple, si c’est un sacrement, ou s’il est licite. C’est pourquoi une erreur de cette nature n’empêche le mariage, comme l’erreur qui se rapporte au baptême n’empêche pas d’en recevoir le caractère, pourvu qu’on ait l’intention de recevoir ce que l’Eglise donne, quoiqu’on croie que ce n’est rien.

 

          Objection N°3. L’erreur n’annule le mariage qu’autant qu’elle détruit le volontaire. Or, l’ignorance d’une circonstance quelconque détruit le volontaire, comme on le voit (Eth., liv. 3, chap. 1). Il n’y a donc pas que l’erreur de la condition et de la personne qui empêche le mariage.

          Réponse à l’objection N°3 : Toute ignorance d’une circonstance ne produit pas l’involontaire qui excuse le péché, comme nous l’avons dit (dans le corps de l’article et art. préc.), et c’est pour cela que la raison n’est pas concluante.

 

          Objection N°4. Comme la condition de la servitude est un accident annexé à la personne, de même la qualité du corps ou de l’âme. Or, l’erreur de la condition empêche le mariage. Donc pour la même raison l’erreur de la qualité ou de la fortune.

          Réponse à l’objection N°4 : La diversité de la fortune ne change pas l’une des choses qui sont de l’essence du mariage, ni la diversité de qualité, comme le fait la condition de la servitude. C’est pourquoi cette raison est nulle.

 

          Objection N°5. Comme la servitude et la liberté appartiennent à la condition de la personne, il en est de même de la noblesse ou de la roture, de la dignité de l’état ou de sa privation. Or, l’erreur de la condition de la servitude empêche le mariage. Donc l’erreur qui porte sur les autres choses dont nous venons de parler.

          Réponse à l’objection N°5 : L’erreur de la noblesse considérée comme telle ne rend pas nul le mariage, pour la même raison que l’erreur de la qualité. Mais si l’erreur de la noblesse ou de la dignité revient à l’erreur de la personne, dans ce cas elle empêche le mariage. Par conséquent, si le consentement de la femme se porte directement sur la personne, l’erreur de la noblesse n’empêche pas le mariage ; mais si elle a directement l’intention de donner son consentement au fils du Roi, quel qu’il soit, alors si un autre que le fils du Roi se présente à elle, il y a erreur de la personne et le mariage serait empêché.

 

          Objection N°6. Comme la condition de la servitude est un empêchement, de même aussi la différence de culte et l’impuissance, ainsi que nous le dirons (quest. 52, art. 2, et quest. 58, art. 1, et quest. 59, art. 1). Par conséquent comme on fait de l’erreur de la condition un empêchement de mariage, on devrait aussi en faire un de l’erreur qui porte sur les autres choses de cette nature.

          Réponse à l’objection N°6 : L’erreur des autres empêchements de mariage empêche aussi le mariage, quant à ce qu’ils rendent les personnes incapables de le contracter. Mais il ne fait pas mention de l’erreur qui se rapporte à ces choses, parce qu’elles empêchent le mariage, soit qu’elles existent avec l’erreur, soit qu’elles existent sans elle. Ainsi dans le cas où une femme se marierait avec un sous-diacre, qu’elle le sache ou non, il n’y a pas de mariage. Au lieu que la condition de la servitude n’est pas un empêchement si elle est connue. C’est pourquoi il n’y a pas de parité.

 

          Objection N°7. Mais au contraire. Il semble que l’erreur de la personne n’empêche pas le mariage. Car comme l’achat est un contrat, de même aussi le mariage. Or, dans l’achat et la vente si on donne de l’or pour de l’autre or à quantité équivalente, la vente n’en est pas moins valide. Donc le mariage n’est pas nul si on prend une femme pour une autre.

          Réponse à l’objection N°7 : Dans les contrats, l’argent est considéré comme la mesure des autres choses, suivant la pensée d’Aristote (Eth., liv. 5, chap. 5), mais non comme une chose qu’on rechercher pour elle-même. C’est pourquoi si on ne donne pas l’argent qu’on croit, mais qu’on en donne de l’autre qui a la même valeur, cela ne fait rein au contrat. Mais si l’erreur portait sur une chose qu’on recherche pour elle-même, le contrat serait nul, comme dans le cas où l’on vendrait à quelqu’un un âne pour un cheval. Et il en est de même pour le mariage.

 

          Objection N°8. Il peut se faire que l’erreur dure plusieurs années et qu’on ait ensemble des enfants. Or, il serait dur de dire qu’on devrait alors se séparer. Donc la première erreur n’a pas annulé le mariage.

          Réponse à l’objection N°8 : Quels que soient les rapports qu’on aient avec une femme, si elle ne veut pas donner de nouveau son consentement il n’y a pas mariage.

 

          Objection N°9. Il peut se faire que le frère de l’homme auquel une femme croit donner son consentement s’offre à elle et qu’elle ait avec lui des rapports charnels. Dans ce cas il semble qu’elle ne puisse pas retourner à celui auquel elle a cru donner son consentement, mais qu’elle doive rester avec son frère. Et par conséquent l’erreur de la personne n’empêche pas le mariage.

          Réponse à l’objection N°9 : Si elle n’avait pas donné auparavant son consentement au frère de celui qui a abusé d’elle, elle pourrait conserver celui qu’elle a accepté par erreur. Elle ne peut pas retourner au premier, surtout si elle a eu des rapports charnels avec celui qu’elle a reçu. Mais si elle avait donné son consentement au premier per verba de præsenti, elle ne peut avoir le second pour époux, tant que le premier vit, mais elle peut ou abandonner le second ou retourner au premier. L’ignorance du fait excuse du péché, comme elle serait excusée si, après la consommation du mariage, un parent de son mari s’unissait avec elle par fraude, puisqu’elle n’a pas à être blâmé à cause de la tromperie d’un autre.

 

          Conclusion Puisque le mariage a lieu entre deux personnes déterminées qui se donnent mutuellement pouvoir l’une sur l’autre, il est nécessaire qu’il soit empêché par l’erreur de la personne et de la condition des personnes.

          Il faut répondre que comme l’erreur excuse le péché parce qu’elle produit l’involontaire, de même elle empêche le mariage pour le même motif. Or, elle n’excuse du péché qu’autant qu’elle a pour objet une circonstance dont la présence ou l’éloignement produit la différence qu’il y a entre ce qui est permis et ce qui ne l’est pas dans les actions. Car si on frappe son père avec un bâton de fer qu’on croit être de bois , on n’est pas excusé de l’acte totalement, quoiqu’on puisse l’être à l’égard de la gravité du coup. Mais si on croit frapper le fils pour corriger et qu’on frappe le père, on est totalement excusé, si on a employé la diligence nécessaire pour éviter l’erreur. Par conséquent il faut que l’erreur qui empêche le mariage porte sur quelques-unes des choses qui sont de son essence. Or, le mariage en renferme deux : ce sont les deux personnes qui s’unissent et le pouvoir mutuel qu’elles se donnent l’une sur l’autre, dans lequel le mariage consiste. La première de ces deux choses est détruite par l’erreur de la personne (Il y a erreur sur la personne lorsqu’on croit épouser une personne tandis qu’on en épouse une autre. Il est évident que dans ce cas il n’y a pas de mariage, puisqu’il n’y a pas de consentement. Cet empêchement est de droit naturel, et il ne peut être levé par aucune dispense. Pour rendre le mariage valide, il faut que la partie qui a été trompée donne son consentement avec connaissance de cause.) ; la seconde par l’erreur de la condition ; parce qu’un serf ne peut pas donner librement à un autre pouvoir sur son corps sans le consentement de son maître. C’est pour cela que ces deux erreurs empêchent le mariage, tandis que les autres ne l’empêchent pas.

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.