Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
Supplément =
5ème partie
Question 67 : Du libelle de répudiation
Nous
devons ensuite nous occuper du libelle de répudiation. A cet égard sept
questions se présentent : 1° L’indissolubilité du mariage appartient-elle à la
loi de nature ? — 2° Peut-il être permis par une dispense de répudier sa femme
? — 3° Etait-ce permis sous la loi de Moïse ? — 4° Est-il permis à la femme
répudiée de prendre un autre mari ? — 5° Est-il permis à l’homme de prendre de
nouveau la femme qu’il a répudiée ? (On croit communément qu’il était permis au
mari de reprendre sa femme si elle ne s’était pas unie à un autre homme après
sa répudiation, mais que dans ce dernier cas il ne pouvait la reprendre.) — 6°
La cause de la répudiation était-elle la haine de la femme ? — 7° Les causes de
répudiation devaient-elles être écrites sur le libelle ?
Article
1 : L’indissolubilité du mariage appartient-elle à la loi naturelle ?
Objection
N°1. Il semble que l’indissolubilité du mariage n’appartienne pas à la loi
naturelle. Car cette loi est commune à tous les hommes. Or, il n’a été défendu
par aucune autre loi que la loi du Christ de renvoyer sa femme.
L’indissolubilité du mariage n’appartient donc pas à la nature.
Réponse
à l’objection N°1 : Il n’y a que la loi du Christ qui ait amené le genre humain
à la perfection, en le ramenant à l’état de sa nature primitive. C’est ainsi
que sous la loi de Moïse et sous les lois humaines on n’a pu enlever tout ce
qui était contraire à la loi de nature. Car cela était réservé exclusivement à
la loi de l’esprit de vie.
Objection
N°2. Les sacrements n’appartiennent pas à la loi de nature. Or,
l’indissolubilité du mariage appartient au bien du sacrement. Elle n’appartient
donc pas à la loi de nature.
Réponse
à l’objection N°2 : L’indissolubilité convient au mariage, selon qu’il est un
signe de l’union perpétuelle du Christ et de l’Eglise et selon qu’il est un
devoir de nature ayant pour but le bien des enfants, comme nous l’avons dit
(dans le corps de l’article). Mais parce que la séparation du mariage répugne
plus directement à la signification du sacrement qu’au bien des enfants, auquel
elle répugne par voie de conséquence, comme nous l’avons dit (quest. 65, art. 2
ad 5), l’indissolubilité du mariage se conçoit dans le bien du sacrement plus
que dans le bien des enfants, quoiqu’elle puisse se concevoir dans l’un et
l’autre, et elle se rapporte à la loi naturelle selon qu’elle appartient au
bien des enfants, mais non selon qu’elle appartient au bien du sacrement.
Objection
N°3. L’union de l’homme et de la femme dans le mariage a principalement pour
but la génération, l’éducation et l’instruction des enfants. Or, toutes ces
choses sont terminées à une certaine époque. Il est donc permis après ce temps
de renvoyer sa femme sans porter aucun préjudice à la loi naturelle.
La
réponse à l’objection N°3 est évidente d’après ce que nous avons dit (dans le
corps de l’article et réponse précédente).
Objection
N°4. Dans le mariage on cherche principalement le bien des enfants. Or,
l’indissolubilité du mariage est contraire au bien des enfants ; parce que,
comme le disent les philosophes, il y a des hommes qui ne peuvent avoir
d’enfants d’une femme et qui pourraient en avoir d’une autre, et leur femme
pourrait aussi en avoir d’un autre homme. Donc l’indissolubilité du mariage est
plus contraire à la loi de nature qu’elle ne lui est conforme.
Réponse
à l’objection N°4 : Le mariage se rapporte principalement au bien commun, en
raison de sa fin principale qui est le bien des enfants ; quoiqu’en raison de
sa fin secondaire il se rapporte au bien de la personne qui le contracte, selon
qu’il est par lui-même un remède à la concupiscence. C’est pourquoi dans les
lois du mariage on considère plutôt ce qui est avantageux à tous que ce qui ne
peut convenir qu’à un seul. Par conséquent quoique l’indissolubilité du mariage
empêche le bien des enfants à l’égard d’un homme en particulier, néanmoins elle
est convenable au bien des enfants absolument. C’est pour cela que cette raison
n’est pas concluante.
Mais
c’est le contraire. Ce qui appartient principalement à la loi de nature c’est
ce que la nature bien établie a reçu à son origine. Or, telle est
l’indissolubilité du mariage, comme on le voit (Matth.,
chap. 19). Elle appartient donc à la loi de nature.
Il
est selon la loi de nature que l’homme ne soit pas contraire à Dieu. Or,
l’homme serait contraire à Dieu d’une certaine manière, s’il séparait ceux que Dieu a unis. Par conséquent
puisque l’indissolubilité du mariage est établie par là (Matth.,
chap. 19), il semble qu’elle appartienne à la loi de nature.
Conclusion
Puisque les fins du mariage ont été établies par la loi de nature de telle
sorte que les enfants soient perpétuellement élevés et qu’ils soient institués
héritiers, c’est avec raison que d’après le même droit l’homme ne peut se
séparer de sa femme.
Il
faut répondre que d’après l’intention de la nature le mariage a pour but
l’éducation des enfants, non seulement pour un temps, mais encore pendant toute
leur vie. Par conséquent, la loi naturelle veut que les parents thésaurisent
pour leurs enfants et que ceux-ci soient leurs héritiers (2 Cor., chap. 12). C’est pourquoi puisque les enfants sont le bien
commun de l’homme et de la femme, il faut que leur société reste perpétuellement
indivise, selon le dictamen de la loi de nature. L’indissolubilité du mariage
appartient donc aussi à la loi naturelle (D’où il suit qu’il n’appartient à
aucun pouvoir humain de dissoudre qui a été légitimement contracté. Car il n’y
a que Dieu qui puisse dispenser à l’égard de la loi naturelle).
Article
2 : A-t-il pu être permis par dispense d’abandonner sa femme ?
Objection
N°1. Il semble qu’il n’ait pas pu être permis par dispense d’abandonner sa
femme. Car ce qu’il y a dans le mariage de contraire au bien des enfants est
contraire aux premiers préceptes de la loi de nature dont on ne peut dispenser.
Or, le renvoi de la femme est de ce genre, comme on le voit d’après ce que nous
avons dit (art. préc.). Donc, etc.
Réponse
à l’objection N°1 : Dans le bien des enfants, selon qu’il appartient à
l’intention première de la nature, on comprend la procréation, la nourriture et
l’instruction jusqu’à ce que l’enfant soit un homme fait. Mais il semble qu’il
appartienne à l’intention secondaire de la loi naturelle de pourvoir au-delà à
son avenir en lui laissant un héritage et d’autres biens (Ainsi le mariage
n’est pas absolument indissoluble, puisqu’il est dissous quand un infidèle ne
veut pas cohabiter pacifiquement avec son épouse convertie à la foi, et il l’est
encore quand avant sa consommation, l’une des parties fait le vœu solennel de
religion.).
Objection
N°2. La concubine diffère de l’épouse principalement en ce qu’elle n’est pas
unie à l’homme d’une manière inséparable. Or, on n’a pu accorder par dispense
le droit d’avoir des concubines. On ne peut donc pas non plus permettre à
quelqu’un de renvoyer sa femme.
Réponse
à l’objection N°2 : Il est contraire au bien des enfants d’avoir une concubine,
par rapport à ce que la nature se propose à leur égard dans son intention
première, c’est-à-dire au sujet de l’éducation et de l’instruction qui demande
que les parents habitent longtemps ensemble, ce qui n’a pas lieu pour une
concubine qui se prend pour un temps. C’est pourquoi il n’y a pas de parité.
Cependant, quant à l’intention seconde, on peut aussi prendre une concubine par
dispense, comme on le voit d’après Osée (chap. 1).
Objection
N°3. Les hommes sont maintenant susceptibles de recevoir une dispense, comme
ils l’étaient autrefois. Or, maintenant on ne peut pas dispenser quelqu’un pour
qu’il renvoie sa femme. On ne l’a donc pas pu non plus autrefois.
Réponse
à l’objection N°3 : L’indissolubilité, quoiqu’elle appartienne à l’intention
secondaire du mariage, selon qu’il est un devoir de nature, appartient
néanmoins à son intention première, selon qu’il est un sacrement de l’Eglise.
C’est pour cela que depuis que le mariage a été institué pour être un sacrement
de l’Eglise, tant que cette institution subsiste, on ne peut dispenser de
l’indissolubilité, sinon en vertu de la seconde espèce de dispense.
Mais
c’est le contraire. Agar fut unie à Abraham comme son épouse, ainsi que nous
l’avons dit (quest. 65, art. 5, Réponse N°2 et 3). Or, il l’a renvoyée d’après
un précepte divin et il n’a pas péché (Gen., chap. 21).
Il a donc pu être permis à l’homme par dispense de renvoyer son épouse.
Conclusion
Que l’on renferme l’indissolubilité parmi les premiers préceptes de la loi de
nature ou parmi les seconds, elle peut être l’objet d’une dispense.
Il
faut répondre que la dispense à l’égard des préceptes qui appartiennent d’une
certaine manière à la loi de nature est une sorte de changement du cours
naturel des choses. Ce changement peut être produit de deux manières : 1° Par
une cause naturelle qui détourne une autre cause naturelle de son cours, comme
cela a lieu dans toutes les choses qui arrivent quelquefois dans la nature par
accident. Le cours des choses naturelles qui existent toujours ne se change pas
de cette manière ; il n’y a que celles qui arrivent le plus souvent. 2° Par une
cause absolument surnaturelle, comme il arrive dans les miracles. Le cours
naturel peut être changé de cette manière, non seulement à l’égard de ce qui
est établi pour se produire le plus souvent, mais encore à l’égard de ce qui est
établi pour se produire toujours ; comme on le voit pour le soleil qui fut
arrêté du temps de Josué, et qui revint sur ses pas du temps d’Ezéchias, et par
l’éclipse miraculeuse qui parut au moment de la passion du Christ. Il y a ainsi
quelquefois une raison de dispenser des préceptes de la loi de nature dans les
causes inférieures, et alors la dispense peut tomber sur les préceptes
secondaires de la loi de nature, mais non sur les préceptes premiers, parce que
les préceptes sont des choses qui existent pour ainsi dire toujours, comme nous
l’avons dit (quest. 65, art. 1) au sujet de la pluralité des femmes et d’autres
choses semblables. Il y a aussi quelquefois une raison de dispenser seulement
pour des causes supérieures. Dans ce cas Dieu peut dispenser même des premiers
préceptes de la loi de nature (Saint Thomas a rétracté ce sentiment, du moins
tacitement, en enseignant le contraire (1a 2æ, quest.
100, art. 8 et 12, quest. 94, art. 5), où il démontre que Dieu ne dispense pas
des premiers préceptes de la loi de nature.) pour signifier ou pour montrer un
mystère divin ; comme on le voit au sujet de la dispense qui fut accordée à
Abraham au sujet de l’ordre qu’il reçut de mettre à mort son fils innocent. Ces
dispenses ne s’adressent pas en général à tout le monde, mais à quelques
personnes en particulier, comme il arrive également à l’égard des miracles. Si
donc l’indissolubilité du mariage est contenue parmi les premiers préceptes de
la loi de nature, on n’a pu en dispenser que de la seconde manière. Si elle est
renfermée parmi les préceptes secondaires de la loi naturelle on a pu aussi en
dispenser de la première. Mais il semble qu’elle soit plutôt contenue parmi les
préceptes secondaires de cette loi. Car l’indissolubilité du mariage ne se
rapporte au bien des enfants (ce qui est la fin principale du mariage) que
parce que les parents doivent pourvoir à leurs enfants pendant toute leur vie,
en leur préparant d’une manière convenable ce qui est nécessaire à l’existence.
Or, cette préparation n’appartient pas à l’intention première de la nature
d’après laquelle tous les biens sont communs. C’est pourquoi il ne semble pas
contraire à l’intention première de la nature de renvoyer sa femme, et par
conséquent cela n’est pas contraire aux premiers préceptes, mais aux préceptes
secondaires de la loi naturelle. Par conséquent il semble qu’on puisse en
dispenser de la première manière.
Article
3 : A-t-il été permis sous la loi de Moïse de renvoyer sa femme ?
Objection
N°1. Il semble que sous la loi de Moïse il ait été permis de renvoyer son
épouse. Car une manière de consentir à une chose c’est de ne pas l’empêcher,
lorsqu’on peut le faire. Or, il est défendu de consentir à ce qui est illicite.
Par conséquent puisque Moïse n’a pas empêché la répudiation de la femme et
qu’il n’a pas péché, parce que la loi est
sainte, selon l’expression de saint Paul (Rom., 7, 12), il semble que la répudiation ait été permise à une
époque.
Réponse
à l’objection N°1 : Quelqu’un qui peut empêcher une chose ne pèche pas, s’il
s’abstient de le faire, quand il n’espère pas corriger l’abus, mais qu’il croit
au contraire que sa défense sera l’occasion d’un plus grand mal. C’est ce qui
est arrivé à Moïse ; et c’est pour cela qu’appuyé sur l’autorité de Dieu il n’a
pas défendu le libelle de répudiation.
Objection
N°2. Les prophètes ont parlé d’après l’inspiration de l’Esprit-Saint,
comme on le voit (2 Pierre, chap. 1). Or, Malachie dit (2, 16) : Si vous haïssez votre femme renvoyez-la.
Par conséquent puisque ce que l’Esprit-Saint inspire
n’est pas illicite, il semble que la répudiation de la femme ne l’ait pas
toujours été.
Réponse
à l’objection N°2 : Les prophètes inspirés par l’Esprit-Saint
ne disaient pas qu’on devait renvoyer sa femme, comme si l’Esprit-Saint
l’eût commandé, mais ils le conseillaient, comme une chose permise pour éviter
de plus grands maux.
Objection
N°3. Saint Chrysostome dit (alius auctor,
hom. 32 in op imperf. antè med.)
que comme les apôtres ont permis les secondes noces, de même Moïse a permis le
libelle de répudiation. Or, les secondes noces ne sont pas un péché. La
répudiation de la femme sous la loi de Moïse n’en était donc pas un non plus.
Réponse
à l’objection N°3 : On ne doit pas considérer ces deux permissions comme
semblables sous tous les rapports, mais seulement quant à la même cause ; parce
qu’elles avaient été accordées l’une et l’autre pour empêcher l’homme de se
dégrader.
Objection
N°4. Mais ce qui est contraire, c’est que le Seigneur dit (Matth.,
chap. 19) que le libelle de répudiation fut accordé aux Juifs par Moïse à cause de la dureté de leur cœur. Or,
la dureté de leur cœur ne les excusait pas de péché.
La loi sur le libelle de répudiation ne les en excusait donc pas non plus.
Réponse
à l’objection N°4 : Quoique la dureté de leur cœur n’exempte pas de péché,
cependant la permission donnée en raison de cette dureté excusait. Car il y a
des choses qu’on défend à ceux qui se portent bien et qu’on ne défend pas à
ceux qui ont des infirmités corporelles. Cependant ces derniers ne pèchent pas
en faisant usage de la permission qui leur a été accordée.
Objection
N°5. Saint Chrysostome dit (Sum. Matth.,
loc. cit.) que Moïse en accordant le libelle de
répudiation n’a pas montré la justice de Dieu, mais il a enlevé du péché la
coulpe qui y est attachée, de manière que ce péché n’en parût pas un aux Juifs
qui agissaient en quelque sorte selon la loi.
Réponse
à l’objection N°5 : Un bien peut être interrompu de deux manières : 1° pour
obtenir un bien plus grand, et alors la cessation de ce bien faite en vue d’un
bien plus considérable est louable. C’est ainsi que Jacob a cessé d’une manière
louable de n’avoir qu’une femme à cause du bien des enfants. 2° On cesse un
bien pour éviter un plus grand mal. Alors si elle se fait par l’autorité de
celui qui peut en dispenser, la cessation de ce bien n’a rien de coupable, mais
elle n’est pas non plus une chose louable. C’est ainsi que sous la loi de Moïse
on brisait l’indissolubilité du mariage pour éviter un plus grand mal,
c’est-à-dire le meurtre de sa femme. C’est pour ce motif que saint Chrysostome
dit que la loi a enlevé au péché sa coulpe. Car, quoiqu’il y ait dans la
répudiation quelque chose de déréglé, ce qui lui fait donner le nom de péché
cependant elle ne méritait ni peine corporelle, ni peine éternelle par suite de
la dispense que Dieu avait accordée, et par conséquent la coulpe n’existait
plus. C’est pourquoi le même Père ajoute que la répudiation était mauvaise à la
vérité, mais que par là même qu’elle était permise elle était licite. Ceux qui
soutiennent la première opinion ne rapportent ces paroles qu’à l’exemption de
la peine temporelle.
Conclusion
Sous la loi de Moïse il n’était pas permis de répudier sa femme, d’après
l’ordre de Dieu ; mais on le permettait à cause de la dureté de cœur des Juifs,
pour éviter un plus grand mal.
Il
faut répondre Il faut répondre qu’à cet égard il y a deux sortes d’opinion. En
effet il y en a qui disent que sous la loi ceux qui renvoyaient leur femme,
après lui avoir donné un libelle de répudiation, n’étaient pas excusés de
péché, quoiqu’ils fussent exempts de la peine que l’on devait infliger d’après
la loi. C’est pour cela qu’il est dit que Moïse permit le libelle de
répudiation. Ils établissent ainsi quatre espèces de permission. La première
résulte de la privation du précepte. C’est ainsi que quand on ne commande pas
un plus grand bien on dit que l’on permet un bien moindre, comme l’Apôtre en
n’ordonnant pas la virginité a permis le mariage (1 Cor., chap. 7). La seconde provient de la privation de défense ;
comme on dit que les péchés véniels sont permis, parce qu’ils ne sont pas
défendus. La troisième repose sur la privation de contrainte ; on dit ainsi que
Dieu permet tous les péchés, dans le sens qu’il ne les empêche pas, lorsqu’il
pourrait le faire. La quatrième s’appuie sur la privation de punition. C’est
ainsi que le libelle de répudiation fut permis sous la loi de Moïse, non pour
produire un plus grand bien, comme la dispense qu’on accordait au sujet de la
pluralité des femmes, mais pour empêcher le mal, par exemple le meurtre de la
femme auquel les Juifs étaient très enclins à cause de la dépravation de leur
appétit irascible. C’est aussi dans ce sens qu’il leur fût permis de prêter à
usure aux étrangers, à cause de la corruption de leur appétit concupiscible,
dans la crainte qu’ils n’agissent ainsi avec leurs frères. Le sacrifice de
jalousie leur fut aussi permis à cause de l’influence fâcheuse que le soupçon
pouvait exercer sur leur raison et pour l’empêcher de corrompre en eux le
jugement. — Mais parce que la loi ancienne, quoiqu’elle ne conférât pas la
grâce, avait été cependant donnée pour montrer le péché, comme le disent
communément les Pères, il semble à d’autres pour ce motif que si les Juifs
eussent péché en répudiant leur femme, la loi ou les prophètes auraient dû au
moins les en prévenir : Annoncez à mon
peuples ses péchés, est-il dit à Isaïe (58, 1). Autrement il semblerait
qu’on les eût trop négligés si on ne leur eût jamais enseigné les choses
nécessaires au salut qu’ils ne connaissaient pas. C’est pour cette raison
qu’ils disent que quoique ce soit une chose mauvaise par soi que de répudier sa
femme, cependant elle devenait permise d’après la permission que Dieu en avait
donnée. Et ils appuient leur sentiment de l’autorité de saint Chrysostome qui
dit (loc. sup. cit.) que le législateur a enlevé du péché la coulpe, quand il a
permis la répudiation. Et quoique cette opinion soit probable (Sanchez prétend
que la répudiation de la femme était permise d’après la loi, et il cite les
autorités qui sont de son sentiment (liv. 10, disp.
1) ; mais les thomistes regardent le sentiment contraire comme plus probable.
Saint Thomas soutient d’ailleurs ce même sentiment (1a 2æ,
quest. 105, art. 4 ad 8, et quest. 108, art. 3 ad 2, et Cont. Gent., liv. 3, chap. 15).), cependant la première est
soutenue plus communément. Nous devons donc répondre aux raisons de l’un et de
l’autre.
Article
4 : Etait-il permis à la femme répudiée de prendre un autre mari ?
Objection
N°1. Il semble qu’il était permis à la femme répudiée de prendre un autre mari.
Car dans la répudiation il y avait plus de tort du côté du mari qui renvoyait
sa femme que du côté de la femme qui était renvoyée. Or, l’homme pouvait sans
péché épouser une autre femme. Donc la femme pouvait aussi sans péché épouser un
autre homme.
Réponse
à l’objection N°1 : Il était permis à l’homme d’avoir simultanément plusieurs
épouses d’après une dispense divine. C’est pour ce motif qu’après avoir renvoyé
l’une quoique le mariage ne fût pas rompu, il pouvait en épouser une autre.
Mais il n’a a jamais été permis à la femme d’avoir plusieurs maris. C’est pour
cela qu’il n’y a pas de parité.
Objection
N°2. S. Augustin dit au sujet de la pluralité des femmes (implic.
liv. De bono conjug., chap. 15 et 18) que quand c’était
la coutume (mos) il n’y avait pas de
péché. Or, sous la loi ancienne c’était la coutume que la femme répudiée
épousât un autre homme, comme on le voit (Deut., 24, 2) : quand elle aura
quitté son mari et qu’elle se mariera à un autre homme. Elle ne péchait
donc pas en prenant un autre mari.
Réponse
à l’objection N°2 : Dans ce passage de S. Augustin le mot mos ne se prend pas pour la coutume, mais pour un acte honnête,
comme on dit qu’un homme est moral, parce qu’il a de bonnes mœurs (bonorum morum), et
c’est ainsi que la philosophie morale tire sa dénomination du même mot.
Objection
N°3. Le Seigneur montre (Matth., chap. 5) que la
justice du Nouveau Testament est surabondante par rapport à la justice de
l’Ancien. Or, il dit qu’il appartient à la surabondance de justice du Nouveau
Testament que la femme qui a été répudiée n’épouse pas un autre homme. C’était
donc permis sous la loi ancienne.
Réponse
à l’objection N°3 : Le Seigneur montre (Matth., chap.
5) que la loi nouvelle surpasse par ses conseils la loi ancienne non seulement
par rapport aux choses que la loi ancienne rendait licites, mais encore par
rapport à celles qui étaient défendues sous la loi ancienne, mais qu’un grand
nombre croyaient permises, parce qu’ils n’entendaient pas convenablement les
préceptes ; comme cela est évident à l’égard de la haine des ennemis. Il en a
été aussi de même au sujet de la répudiation.
Objection
N°4. Mais ce qui est contraire c’est qu’il est dit (Matth.,
5, 32) : Celui qui épouse une femme qui a
été répudiée fait une fornication. Or, la fornication n’a jamais été
permise sous la loi ancienne. Il n’a donc pas été permis non plus à la femme
répudiée de prendre un autre mari.
Réponse
à l’objection N°4 : Cette parole du Christ se rapporte au temps de la loi
nouvelle où cette permission a été retirée. C’est aussi de la sorte que
s’entend ce passage de S. Chrysostome (alius auct.) qui dit (hom. 12 in op. imperf. ant. med.)
que celui qui renvoie son épouse d’après la loi commet quatre iniquités : parce
que, par rapport à Dieu il est homicide, en ce qu’il a le dessein de tuer sa
femme, s’il ne la renvoyait ; parce qu’il la renvoie sans qu’elle soit coupable
d’adultère, ce qui est le seul cas où l’Evangile permette de la renvoyer ; et
aussi parce qu’il la rend adultère ainsi que celui qui s’unit à elle.
Objection
N°5. Il est dit aussi (Deut., 24, 3) que la femme répudiée qui
épousait un autre mari était souillée et
qu’elle devenait abominable devant le Seigneur… Elle péchait donc en
épousant un autre mari.
Réponse
à l’objection N°5 : La glose dit (interl.) : Elle est souillée et abominable,
c’est-à-dire au jugement de celui qui l’a renvoyée auparavant comme étant
souillée, et par conséquent il n’est pas nécessaire qu’elle soit souillée
absolument. — Ou bien on dit qu’elle est souillée de la même manière qu’on
disait impur celui qui touchait un mort ou un lépreux. Il ne contractait pas
l’impureté de la faute, mais celle de l’irrégularité légale. C’est pour cela
qu’il n’était pas permis à un prêtre d’épouser une veuve ou une femme qui avait
été répudiée.
Conclusion
Puisque la femme est liée à l’homme tant qu’il vit, celle qui est répudiée ne
peut prendre un autre mari, à moins que Dieu ne le lui permette par dispense.
Il
faut répondre que d’après le premier sentiment que nous avons exposé (art. préc.) la femme péchait en épousant après sa répudiation un
autre homme, parce que le premier mariage n’était pas encore détruit, d’après
ces paroles de saint Paul : La femme est
liée à son mari par la loi du mariage tant qu’il est vivant (Rom., 7, 2). Or, elle ne pouvait pas
avoir simultanément plusieurs hommes. — Mais d’après la seconde opinion, comme
il était permis à l’homme d’après une dispense divine de répudier sa femme, de
même il était permis à la femme d’épouser un autre homme. Car l’indissolubilité
du mariage était détruite par l’effet de la dispense divine ; et les paroles de
l’Apôtre s’entendent du cas où l’indissolubilité existe. Nous allons répondre
aux raisons de l’un et de l’autre.
Article
5 : Etait-il permis au mari de reprendre la femme qu’il avait répudiée ?
Objection
N°1. Il semble qu’il était permis à l’homme de reprendre la femme qu’il avait
répudiée. Car il est permis de redresser le mal qu’on a fait. Or, le mari en
répudiant sa femme faisait une mauvaise action. Il lui était donc permis de la
réparer en rappelant près de lui son épouse.
Réponse
à l’objection N°1 : Pour empêcher le mal qu’on commettait en répudiant sa
femme, il était établi que l’homme ne pourrait reprendre la femme qu’il aurait
répudiée, comme on le voit d’après ce que nous avons dit (dans le corps de
l’article). C’est pour ce motif que Dieu en avait ainsi ordonné.
Objection
N°2. Il a toujours été permis d’être indulgent pour celui qui pèche, puisque
c’est un précepte moral qui subsiste sous toute espèce de loi. Or, l’homme en
reprenant la femme qu’il avait répudiée se montrait indulgent pour ses fautes.
Cela lui était donc permis.
Réponse
à l’objection N°2 : Il est toujours permis d’avoir de l’indulgence pour celui
qui pèche quant aux sentiments du cœur, mais non quant à la peine que Dieu
avait établie.
Objection
N°3. Le Deutéronome (24, 4) donnant la raison pour laquelle la femme répudiée
ne peut être reprise dit que c’est parce
qu’elle a été souillée. Or, une femme répudiée ne se souille qu’en épousant
un autre homme. Il était donc permis de la reprendre du moins avant qu’elle
n’eût contracté un second mariage.
Réponse
à l’objection N°3 : A cet égard il y a deux sortes d’opinion. Car il y en a qui
prétendent qu’il était permis à l’homme de se réconcilier avec sa femme, si
elle ne s’était pas mariée avec un autre ; mais que dans ce cas, à cause de
l’adultère auquel la femme était soumise volontairement, on lui infligeait pour
peine de ne pas retourner à son premier mari. Mais parce que la défense de la
loi est générale, d’autres disent pour ce motif que même avant de s’être mariée
à un autre elle ne pouvait être rappelée du moment qu’elle avait été répudiée :
parce que la pollution ne s’entend pas de la faute, mais d’après ce que nous
avons dit (art. préc., Réponse N°3).
Mais
c’est le contraire. Il est dit (Deut., 24, 4) que son premier mari ne pouvait la reprendre.
Conclusion
Pour que l’homme ne répudiât pas témérairement son épouse, il lui a été défendu
de la reprendre après l’avoir une fois répudiée.
Il
faut répondre que dans la loi sur le libelle de répudiation il y avait des
choses qui étaient permises, c’était le renvoi de la femme, et le droit qu’elle
avait de s’unir à un autre, et il y avait deux préceptes, l’un qui ordonnait
d’écrire le libelle de répudiation et l’autre qui défendait au mari qui avait
répudié sa femme de pouvoir la reprendre. D’après ceux qui soutiennent la
première opinion, cette défense fut établie pour punir la femme qui s’est
alliée à un autre homme et qui s’est souillée par ce péché. D’après les autres
ce fut pour que l’homme ne répudiât pas facilement sa femme qu’il était dans
l’impossibilité de reprendre dans la suite d’aucune manière.
Article
6 : La cause de la répudiation a-t-elle été la haine du mari contre la femme ?
Objection
N°1. Il semble que la cause de la répudiation ait été la haine du mari contre
la femme. Car il est dit (Malach., 2, 16) : Si vous avez de la haine contre elle,
renvoyez-la. Donc, etc.
Objection
N°2. Il est dit (Deut., 24, 1) : Si elle n’a pas trouvé faveur devant ses yeux à cause de quelque défaut
honteux, etc. Donc, etc.
Objection
N°3. Mais au contraire. La stérilité et la fornication sont plus contraires au
mariage que la haine. Donc ces choses ont dû être la cause de la répudiation plutôt
que la haine.
Réponse
à l’objection N°3 : La stérilité et les autres choses semblables sont une cause
de haine, et par conséquent elles sont des causes éloignées de la répudiation.
Objection
N°4. La haine peut être produite par la vertu de celui qui en est l’objet. Si
donc la haine est une cause suffisante, alors la femme aurait pu être répudiée
à cause de sa vertu ; ce qui est absurde.
Réponse
à l’objection N°4 : Personne n’est haïssable à cause de la vertu, absolument
parlant, parce que la bonté est la cause de l’amour. C’est pourquoi cette
raison n’est pas solide.
Objection
N°5. Il est dit encore (Deut., 22, 13) : Si un homme ayant épousé une femme en conçoit ensuite de l’aversion et
qu’il lui reproche un crime honteux avant son mariage, s’il échoue dans la
preuve de son accusation, il sera battu de verges et condamné à cent sicles
d’argent, et il ne pourra la répudier tant qu’il vivra. La haine n’est donc
pas une cause suffisante de répudiation.
Réponse
à l’objection N°5 : C’était pour punir le mari qu’on lui enlevait le droit de
répudier jamais sa femme, comme dans le cas où il avait défloré une jeune
fille.
Conclusion
La haine de l’homme contre la femme est la cause la plus prochaine de
répudiation, lorsqu’elle se fait d’après une cause ; on doit reconnaître
qu’elle a aussi d’autres causes, mais ce sont des
causes éloignées.
Il
faut répondre que la cause pour laquelle il a été permis de répudier sa femme,
ce fût pour empêcher qu’elle ne fût mise à mort, comme
le disent communément les Pères. Mais la cause la plus prochaine d’homicide
c’est la haine. C’est pour cela qu’elle est aussi la cause la plus prochaine de
la répudiation. Or, la haine provient d’une cause comme l’amour aussi. Et c’est
pour cette raison qu’il faut reconnaître d’autres causes de la répudiation qui
sont des causes éloignées ; ce sont celles qui étaient cause de la haine. Car
saint Augustin dit (Glos. ord. sup. illud : Si acceperit homo, liv. 1, De serm.
dom. in monte, chap. 14, à princ. Deut., chap. 24). Il y avait dans la loi beaucoup de causes de renvoyer
son épouse (Les causes de répudiation s’étaient tellement multipliées à
l’avènement du Christ, qu’on lui demande si le mari peut renvoyer sa femme quacumque ex causa, et il ne fait d’exception que
pour la fornication.), le Christ n’a excepté que la fornication, et il ordonne
de supporter les autres fautes en vue de la fidélité et de la chasteté
conjugale. Or, ces causes s’entendent soit des souillures du corps, comme une
infirmité ou une tache notable ; soit des fautes de l’âme comme la fornication,
ou quelque autre chose semblable qui soit contraire aux mœurs. Il y en a qui
restreignent davantage ces causes en disant avec assez de probabilité qu’il
n’était permis de répudier que pour une cause qui survenait après le mariage,
et non pour toute espèce de cause, mais seulement pour celles qui peuvent
empêcher le bien des enfants soit pour le corps, comme la stérilité ou la
lèpre, ou quelque chose de semblable ; soit pour l’âme, comme si elle avait des
mœurs mauvaises que les enfants pourraient imiter par suite de leurs rapports
avec elle. Mais il y a une glose (interl. sup. illud Deut., chap. 24 : Si non invenerit gratiam, etc.) qui paraît trop restreindre ces causes
en les rapportant au péché, quand elle dit que là par souillure on entend le
péché. Toutefois le mot péché ne désigne pas seulement les fautes de l’âme,
mais encore les défauts du corps.
Nous
accordons par là les deux premières objections.
Article
7 : Les causes de la répudiation devaient-elles être écrites sur le libelle ?
Objection
N°1. Il semble que l’on devait écrire sur le libelle les causes de la
répudiation. Car le libelle de répudiation quand il était écrit mettait à
l’abri de la peine de la loi. Or, cela paraît absolument injuste, si l’on ne
donnait pas des causes suffisantes pour la répudiation. Il fallait donc les
écrire sur le libelle.
Objection
N°2. Cet écrit ne paraissait pas avoir d’autre but que de montrer les causes de
la répudiation. Si on ne les écrivait pas, il était donc inutile de faire ce
libelle.
Objection
N°3. Le Maître des sentences le dit (Sent.
4, dist. 33).
Mais
c’est le contraire. Les causes de la répudiation étaient suffisantes ou elles
ne l’étaient pas. Si elles étaient suffisantes, on enlevait à la femme le moyen
de se marier à nouveau, ce que la loi lui permettait. Si elles étaient
insuffisantes, on faisait voir que la répudiation était injuste, et par
conséquent la répudiation ne pouvait avoir lieu. On n’inscrivait donc en détail
d’aucune manière les causes de la répudiation.
Conclusion
Les causes de la répudiation ne s’inscrivaient pas en particulier, mais en
général sur le libelle de répudiation, afin que par le délai qui était
nécessaire et par le conseil des scribes l’homme abandonnât son projet de
répudiation.
Il
faut répondre que les causes de répudiation n’étaient pas écrites en détail sur
le libelle, mais en général pour montrer que la répudiation était juste.
D’après Josèphe (liv. 4, Antiq.,
chap. 6, circ. med.) on agissait ainsi pour que la
femme qui avait son libelle de répudiation par écrit, pût
se marier avec un autre ; car autrement on n’aurait pas cru en elle. D’après
cet auteur il était écrit sur le libelle : Je
te promets que je ne vivrai jamais avec toi. Mais d’après saint Augustin
(liv. 19, Cont. Faust., chap. 26) on
écrivait le libelle pour que le délai qui intervenait (Il fallait un délai
déterminé pour présenter ce libelle au conseil des scribes, et dans cet
intervalle le mari pouvait réfléchir et renoncer à son projet.) et le conseil
des scribes parvinssent à détourner l’homme du projet de répudiation qu’il
avait conçu.
La
réponse aux objections est par là même évidente.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous
moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
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